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Le Maître de Ballantrae

Le Maître de Ballantrae

de Robert Louis Stevenson

Dédicace

Voici une histoire qui s’étend sur de nombreuses années et emmène le lecteur dans bien des pays. Grâce à des circonstances particulièrement favorables l’auteur la commença, la continua et la termina dans des décors éloignés les uns des autres et très différents. Avant tout, il s’est très souvent trouvé en mer. Le personnage et le destin des frères ennemis, le château et le parc de Durrisdeer, le problème du drap de Mackellar et de la forme à lui donner pour les grandes migrations ; tels furent ses compagnons sur le pont, dans bien des ports où l’eau reflétait les étoiles, telles furent les idées qui traversèrent souvent son esprit au chant de la voile qui claque et furent interrompues(quelquefois très brutalement) à l’approche des requins. Mon espoir est que l’entourage ayant ainsi présidé à la composition de cette histoire réussisse dans une certaine mesure à lui assurer la faveur des navigateurs et des amoureux de la mer que vous êtes.

Et au moins, cette dédicace vient de très loin : elle a été écrite sur les rivages hauts en couleur d’une île subtropicale à près de dix mille milles de Boscombe Chine et du Manoir : décors qui m’apparaissent tandis que j’écris, en même temps que je crois voir les visages et entendre les voix de mes amis.

Eh bien, me voilà une fois de plus reparti en mer ; sans aucun doute il en est de même de Sir Percy. Envoyons le signal B.R.D. !

R. L S

Waikiki, 17 mai 1889.

Chapitre 1Ce qui se passa en l’absence du Maître

Tout le monde aspire depuis longtemps à connaître la véritévraie sur ces singuliers événements, et la curiosité publique luifera sans nul doute bon accueil. Il se trouve que je fus intimementmêlé à l’histoire de cette maison, durant ces dernières années, etpersonne au monde n’est aussi bien placé pour éclaircir les choses,ni tellement désireux d’en faire un récit fidèle. J’ai connu leMaître. Sur beaucoup d’actions secrètes de sa vie, j’ai entre lesmains des mémoires authentiques ; je fus presque seul àl’accompagner dans son dernier voyage ; je fis partie de cetteautre expédition d’hiver, sur laquelle tant de bruits ontcouru ; j’assistai à sa mort. Quant à mon feu Durrisdeer, jele servis avec amour durant près de trente ans, et mon estime pourlui s’accrut à mesure que je le connaissais mieux. Bref, je necrois pas convenable que tant de témoignages viennent à disparaître: je dois la vérité à la mémoire de Mylord, et sans doute mesdernières années s’écouleront plus douces, et mes cheveux blancsreposeront sur l’oreiller plus paisiblement, une fois ma detteacquittée.

Les Duries de Durrisdeer et de Ballantrae[1]étaient une grande famille du Sud-Ouest, dès l’époque de DavidIer[2] Ces vers qui circulent encore dans lepays :

Chatouilleuses gens sont les Durrisdeer,

Ils montent à cheval avec plusieurs lances[3] ,

portent le sceau de leur antiquité. Le nom est également citédans une strophe que la commune renommée attribue (est-ce avecraison, je l’ignore) à Thomas d’Ercildoune lui-même, et quecertains ont appliquée (est-ce avec justice, je n’ose le dire) auxévénements de ce récit :

Deux Durie à Durrisdeer,

Un qui harnache, un qui chevauche.

Mauvais jour pour le mari

Et pire jour pour l’épousée[4] .

L’histoire authentique est remplie également de leurs exploits,lesquels, à notre point de vue moderne, seraient peurecommandables ; et la famille prend sa bonne part de ceshauts et bas auxquels les grandes maisons d’Écosse ont toujours étésujettes. Mais je passe sur tout ceci, pour en arriver à cettemémorable année 1745, où furent posées les bases de cettetragédie.

À cette époque, une famille de quatre personnes habitait lechâteau de Durrisdeer, proche Saint-Bride, sur la rive duSolway[5] , résidence principale de leur racedepuis la Réforme. Le vieux Lord huitième du nom, n’était pas trèsâgé, mais il souffrait prématurément des inconvénients de l’âge. Saplace favorite était au coin du feu. Il restait là, dans sonfauteuil, en robe de chambre ouatée, à lire, et ne parlant guère àpersonne, mais sans jamais un mot rude à quiconque. C’était le typedu vieux chef de famille casanier. Il avait néanmoinsl’intelligence fort développée grâce à l’étude, et la réputationdans le pays d’être plus malin qu’il ne semblait. Le Maître deBallantrae, James, de son petit nom, tenait de son père l’amour deslectures sérieuses ; peut-être aussi un peu de son tact, maisce qui était simple politesse chez le père devint chez le filsnoire dissimulation. Il affectait une conduite uniment grossière etfarouche : il passait de longues heures à boire du vin, de pluslongues encore à jouer aux cartes ; on le disait dans le pays« un homme pas ordinaire pour les filles » ; et on le voyaittoujours en tête des rixes. Mais, par ailleurs, bien qu’il fût lepremier à y prendre part, on remarquait qu’il s’en tiraitimmanquablement le mieux, et que ses compagnons de débauche étaientseuls, d’ordinaire, à payer les pots cassés. Ce bonheur ou cettechance lui suscita quelques ennemis, mais, chez la majorité,rehaussa son prestige ; au point qu’on augurait pour lui degrandes choses, dans l’avenir, lorsqu’il aurait acquis plus depondération. Une fort vilaine histoire entachait saréputation ; mais elle fut étouffée à l’époque, et la légendel’avait tellement défigurée dès avant mon arrivée au château, quej’ai scrupule de la rapporter. Si elle est vraie, ce fut une actionatroce de la part d’un si jeune homme ; et si elle est fausse,une infâme calomnie. Je dois faire remarquer d’abord qu’il setarguait sans cesse d’être absolument implacable, et qu’on l’encroyait sur parole : aussi avait-il dans le voisinage la réputationd’être « un homme pas commode à contrarier ». Bref, ce jeune noble(il n’avait pas encore vingt-quatre ans en 1745) était, pour sonâge, fort connu dans le pays. On s’étonnera d’autant moins qu’ilfût peu question du second fils, Mr. Henry (mon feu LordDurrisdeer), lequel n’était ni très mauvais, ni très capable nonplus, mais un garçon de cette espèce honnête et solide, fréquenteparmi ses voisins. Il était peu question de lui, dis-je ; maisil n’y avait effectivement pas grand-chose à en dire. Il étaitconnu des pêcheurs de saumon du firth[6] , car ilaimait beaucoup à les accompagner ; il était en outreexcellent vétérinaire et il donnait un bon coup de main, presquedès l’enfance, à l’administration du domaine. Combien ce rôle étaitdifficile, vu la situation de la famille, nul ne le sait mieux quemoi ; et non plus avec quelle faible apparence de justice unhomme pouvait y acquérir la réputation d’être un tyran et un ladre.Le quatrième personnage de la maison était Miss Alison Graeme, uneproche parente, orpheline et l’héritière d’une fortune considérableque son père avait acquise dans le commerce. Cet argent était fortnécessaire aux besoins de Mylord, car les terres étaient lourdementhypothéquées ; et Miss Alison fut en conséquence destinée àêtre l’épouse du Maître, ce qui lui plaisait assez, à elle ;mais quel bon vouloir il y mettait, lui, c’est une autre question.C’était une fille avenante et, en ce temps-là, très vive etvolontaire ; car le vieux Lord n’avait pas de fille à lui, et,sa femme étant morte depuis longtemps, elle avait grandi au petitbonheur.

La nouvelle du débarquement du prince Charles[7]parvint alors à ces quatre personnes, et les divisa. Mylord, enhomme de coin du feu qu’il était, inclinait à temporiser. MissAlison prit le parti opposé, vu son allure romanesque, et le Maître(bien que j’aie entendu dire qu’ils ne s’accordaient pas souvent)fut pour cette fois du même avis. L’aventure le tentait, j’imagine: il était séduit par cette occasion de relever l’éclat de samaison, et non moins par l’espoir de régler ses dettesparticulières, excessivement lourdes. Quant à Mr. Henry, il ne ditpas grand-chose, au début : son rôle vint plus tard. Tous troispassèrent une journée entière à discuter, avant de tomber d’accordpour adopter un moyen terme : l’un des fils irait se battre pour leroi Jacques ; l’autre resterait avec Mylord, pour conserver lafaveur du roi Georges[8] . Sans nuldoute, cette décision fut inspirée par Mylord ; et, comme onle sait, maintes familles considérables prirent un parti analogue.Mais cette discussion terminée, une autre commença. Car Mylord,Miss Alison et Mr. Henry étaient tous d’un même avis : c’était aucadet de partir ; et le Maître, par impatience et vanité, nevoulait à aucun prix rester au château. Mylord argumenta, MissAlison pleura, Mr. Henry fut plein de franchise. Rien n’y fit.

– C’est l’héritier direct de Durrisdeer qui doit chevaucher auxcôtés de son roi, dit le Maître.

– Si nous jouions franc jeu, répliqua Mr. Henry, ce que vousdites serait plein de sens. Mais que faisons-nous en réalité ?Nous trichons aux cartes !

– Nous sauvons la maison de Durrisdeer, Henry ! reprit sonpère.

– Et puis voyez, James, dit Mr. Henry, si je pars et que lePrince ait le dessus, il vous sera facile de faire votre paix avecle roi Jacques. Mais si vous partez, et que l’expédition avorte,nous séparons le droit du titre. Et que serai-je, alors ?

– Vous serez Lord Durrisdeer, dit le Maître. Je mets sur tabletout ce que je possède.

– Je ne joue pas un pareil jeu, s’écria M. Henry. Je metrouverais dans une situation que pas un homme d’honneur neconsentirait à supporter. Je ne serais ni chair ni poisson ! –ajouta-t-il. Et, peu après, il eut une autre expression, peut-êtreplus claire qu’il ne voulait : – C’est votre devoir d’être iciauprès de mon père, dit-il. Vous savez bien que vous êtes lefavori.

– En vérité ? dit le Maître. Voilà l’envie qui parle !Prétendriez-vous me supplanter… Jacob ? dit-il, en appuyantsur le mot avec malice.

Mr. Henry se leva sans répondre, et arpenta le bas bout de lasalle, car il avait une faculté de silence admirable. Puis il s’enrevint.

– Je suis le cadet, et je dois partir, dit-il. Mylordici présent est le maître, et il dit que je partirai. Qu’avez-vousà répondre, mon frère ?

– J’ai à répondre ceci, Harry, répliqua le Maître. Lorsque desgens très obstinés se heurtent, il n’y a que deux moyens d’ensortir : se battre – et je crois bien que ni l’un ni l’autre nevoulons aller jusque-là – ou s’en rapporter au sort. Voici uneguinée. Acceptez-vous la décision de la pièce ?

– J’en accepte le risque, dit Mr. Henry. Face, je pars ;pile, je reste.

La pièce fut jetée. Elle retomba pile.

– Voici une leçon pour Jacob, dit le Maître.

– Toute notre vie, nous nous en repentirons ! dit Mr.Henry.

Et il quitta aussitôt la salle.

Quant à Miss Alison, elle ramassa la pièce d’or qui venaitd’envoyer son fiancé à la guerre, et la projeta au travers dublason de la famille qui décorait la grande verrière de lafenêtre.

– Si vous m’aviez aimée autant que je vous aime, vous seriezresté ! s’écria-t-elle.

– Je ne vous aimerais pas autant, ma très chère, si je n’aimaisl’honneur encore plus, déclama le Maître.

– Oh ! s’écria-t-elle, vous n’avez pas de cœur !… Jesouhaite que vous soyez tué !

Et quittant la pièce, toute en pleurs, elle s’enfuit dans sachambre.

Le Maître alors se tourna vers Mylord et, de son air le plusdrôle, lui dit :

– En voilà une diablesse de femme !

– C’est plutôt vous qui êtes pour moi un diable de fils,répliqua son père ; vous qui avez toujours été mon favori,soit dit à ma honte. Jamais vous ne m’avez fait passer une heureagréable depuis votre naissance ; non, jamais une heureagréable, – et il le répéta une troisième fois.

Si ce fut la légèreté du Maître, ou son insubordination, ou lemot de Mr. Henry concernant le fils favori, qui troubla ainsiMylord, je ne sais ; mais je croirais volontiers que ce fut cemot, car tout démontre qu’à partir de cette heure Mylord fit plusde cas de Mr. Henry.

Bref, ce fut en très mauvais termes avec sa famille que leMaître partit pour le Nord, – et le souvenir de son départ endevint d’autant plus amer, lorsqu’il fut trop tard. Tant parmenaces que par promesses, il avait rassemblé près d’une douzained’hommes, principalement fils de tenanciers. Tous avaient beaucoupbu lorsqu’ils se mirent en route, et leur cavalcade monta la côteet dépassa la vieille abbaye avec des cris et des chants, lacocarde blanche à tous les chapeaux. C’était une entreprisedésespérée, pour une aussi faible troupe, que de traverserisolément la plus grande partie de l’Écosse. Et chacun le crutd’autant plus que, tandis que cette pauvre douzaine de cavalierstrottait sur la colline, un grand vaisseau de la marine royale,dont une seule embarcation aurait pu les anéantir, était mouillédans la baie, enseigne déployée. L’après-midi, ayant donné auMaître une bonne avance, ce fut le tour de Mr. Henry. Il partit àcheval, tout seul, offrir son épée et porter une lettre de son pèreau gouvernement du roi George. Miss Alison resta enfermée dans sachambre et ne fit que pleurer jusqu’après leur départ à tousdeux ; seulement, elle cousit la cocarde au chapeau du Maître,et (comme le dit John-Paul) la cocarde était toute mouillée depleurs lorsqu’il la lui porta.

Par la suite, Mr. Henry et Mylord s’en tinrent fidèlement à leurmarché. Qu’ils accomplirent quelque chose, c’est plus que je n’ensais ; et qu’ils furent bien fermement attachés au roi, plusque je n’en saurais croire. Mais ils observèrent la lettre de laloyauté, correspondirent avec le Lord Président, se tinrenttranquilles chez eux, et n’eurent que peu ou point de rapports avecle Maître, tant que dura la lutte. Lui, de son côté, ne fut guèreplus communicatif. Miss Alison, il est vrai, ne cessait de luienvoyer des exprès, mais je doute qu’elle reçut beaucoup deréponses. Macconochie fit le voyage une fois pour elle, et trouvales Highlanders devant Carlisle[9] et, nonloin du Prince, le Maître à cheval et en haute faveur. Il prit lalettre (raconte Macconochie), l’ouvrit, la parcourut en pinçant leslèvres comme pour siffler, et la mit dans sa ceinture. Son chevalfit un écart ; elle tomba sans qu’il s’en aperçût, etMacconochie la ramassa par terre : il l’a toujours gardée, et jel’ai vue entre ses mains. Des nouvelles, pourtant, arrivaient àDurrisdeer, par cette rumeur publique qui va se répandant à traversun pays, – ce qui m’a toujours émerveillé. Par ce moyen, la familleen sut davantage concernant la faveur du Maître auprès du Prince,et sur quel pied il était censé être. Par une condescendancesingulière chez un homme aussi orgueilleux – mais plus ambitieuxencore – il avait, paraît-il, gagné de la notoriété en flagornantles Irlandais. Sir Thomas Sullivan, le colonel Burke, et lesautres, étaient ses amis de chaque jour, et il s’éloignait de plusen plus de ses compatriotes. Il prenait part à la fomentation desmoindres intrigues ; il raillait Lord George[10] sur mille détails ; toujours del’avis qui semblait bon au Prince, bon ou mauvais, il n’importe. Ensomme, – joueur comme il ne cessa de l’être toute sa vie, – il sesouciait moins du succès de la campagne que de la haute faveur oùil pouvait aspirer, au cas où par chance elle réussirait.D’ailleurs, il se comporta fort bien sur le champ debataille ; personne ne le contestait, car il n’était paslâche.

Ensuite vinrent les nouvelles de Culloden, apportées àDurrisdeer par un des fils de tenanciers, – l’unique survivant,affirmait-il, de tous ceux qui étaient partis en chantant sur lacolline. Par un malheureux hasard, John-Paul et Macconochieavaient, le matin même, découvert la guinée – origine de tout lemal – enfoncée dans un buisson de houx. Ils s’en étaient allés «haut le pied » comme disaient les serviteurs à Durrisdeer, chez lechangeur ; et il leur restait peu de chose de la guinée, maisencore moins de sang-froid. Aussi John-Paul ne s’avisa-t-il pas dese précipiter dans la salle où la famille était en train de dîner,en s’écriant que « Tam Macmorland venait d’arriver et –hélas ! hélas ! – il ne restait plus personne pour veniraprès lui ! »

Ils accueillirent ces paroles avec un silence de condamnés.Seulement, Mr. Henry se mit la main devant le visage, et MissAlison cacha entièrement sa tête entre ses bras étendus sur latable. Quant à Mylord, il était couleur de cendre.

– J’ai encore un fils, dit-il. Oui, Henry, et je vous rendscette justice : c’est le meilleur qui reste.

C’était là une chose singulière à dire en pareil temps ;mais Mylord se souvenait toujours des paroles de Mr. Henry, et ilavait sur la conscience des années d’injustice. C’était néanmoinsune chose singulière, et plus que Miss Alison n’en pouvaitsupporter. Elle éclata, blâmant Mylord pour ce mot dénaturé, et Mr.Henry parce qu’il était assis là en sécurité, alors que son frèreétait mort, et elle-même parce qu’elle avait parlé durement à sonfiancé lorsqu’il était parti, l’appelant à présent la fleur deshommes, se tordant les mains, protestant de son amour, et criantson nom à travers ses larmes, – au point que les serviteurs endemeuraient stupéfaits.

Mr. Henry se leva, tenant toujours sa chaise. C’était à son tourd’être couleur de cendre.

– Oh ! s’écria-t-il soudain. Je sais combien vousl’aimiez.

– Tout le monde le sait, grâce à Dieu !s’exclama-t-elle ; puis, à Mr. Henry : – Il n’y a personneautre que moi à savoir une chose, c’est que vous le trahissiez dufond du cœur.

– Dieu sait, gémit-il, ce fut de l’amour perdu des deuxcôtés.

Après cette scène, le temps s’écoula sans amener grandchangement dans le château, sauf qu’ils étaient désormais trois aulieu de quatre, ce qui leur rappelait sans cesse leur perte.L’argent de Miss Alison était grandement nécessaire pour ledomaine, et, l’un des frères étant mort, Mylord résolut bientôtqu’elle épouserait l’autre. Jour après jour, il agissait sur elle,assis au coin du feu, le doigt dans un livre latin, et les yeuxfixés sur son visage avec une sorte d’attention aimable qui seyaitfort bien au vieux gentilhomme. Pleurait-elle, il la consolaitcomme un vieillard qui a vu de pires temps, et qui commence à neplus faire grand cas même du chagrin. S’irritait-elle, il seremettait à lire dans son livre latin, mais toujours en s’excusantavec politesse. Offrait-elle – comme elle le faisait souvent – deleur faire donation de tous ses biens, il lui démontrait combiencela s’accordait peu avec son honneur à lui, et lui rappelait quemême si elle y consentait, Mr. Henry refuserait à coup sûr. Nonvi sed saepe cadendo[11] ,tel était son mot favori ; et nul doute que cette persécutiondébonnaire n’emportât beaucoup de sa résolution ; nul douteencore qu’il n’eût sur la demoiselle une grande influence, car ilavait servi de père et de mère ; et, sur ce point, elle-mêmeétait pleine de l’esprit des Duries, et aurait fait beaucoup pourla gloire de Durrisdeer, sauf toutefois, je pense, d’épouser monpauvre maître, n’eût été – assez singulièrement – le fait de sonextrême impopularité.

Celle-ci fut l’œuvre de Tam Macmorland. Tam n’était guèreméchant ; mais il avait une fâcheuse faiblesse : la languetrop longue ; puis, en sa qualité de seul homme du pays quifût parti – ou plutôt qui fût revenu –, les auditeurs ne luimanquaient pas. Ceux qui ont eu le dessous dans une lutte, je l’airemarqué, tiennent toujours à se persuader qu’on les a trahis.D’après le récit de Tam, les rebelles avaient été trahis à toutbout de champ et par chacun de leurs officiers : trahis à Derby,trahis à Falkirk ; la marche de nuit fut un coup de traîtrisede Mylord George ; la bataille de Culloden fut perdue par latrahison des Macdonalds. Cette habitude d’accuser de trahison sedéveloppa chez l’imbécile, au point qu’il finit par y faire entrerMr. Henry lui-même. Mr. Henry (à l’entendre) avait trahi lesgarçons de Durrisdeer : il avait promis de suivre avec desrenforts ; et, en place, il avait été trouver le roiGeorge.

– Oui, et dès le lendemain ! geignait Tam ; le pauvrebon Maître, et les pauvres chers gars qui l’accompagnaient, nefurent pas au haut de la côte, qu’il était en route, leJudas ! Ah ! oui ! il a réussi ; il va êtreMylord, à présent, mais il y a bien des cadavres refroidis sur labruyère du Highland !

Après quoi, s’il avait bu, Tam se remettait à larmoyer.

Parlez assez longtemps, vous trouverez des gens pour vouscroire. Cette manière d’envisager la conduite de Mr. Henry serépandit peu à peu dans le pays : des gens l’affirmaient, quisavaient le contraire, mais se trouvaient à cours de sujets ;quant aux ignorants et aux malintentionnés, ils y prêtaientl’oreille, y ajoutaient foi, et redisaient ensuite cette paroled’Évangile. On s’écarta de Mr. Henry ; bientôt même, lepopulaire murmura sur son passage, et les femmes (toujours plushardies parce qu’elles n’ont rien à craindre) lui criaient desreproches en pleine figure. Le Maître fut proclamé saint. Onrappela qu’il n’avait jamais rien fait pour pressurer lestenanciers ; – et, en effet, il se contentait de dépenserl’argent. Il était un peu sauvage, peut-être, disaient lesgens ; mais combien un garçon naturellement sauvage, qui seserait bientôt amendé, valait mieux qu’un fesse-mathieu et unétrangleur, toujours le nez dans ses registres de comptes, àpersécuter les pauvres tenanciers ! Une vulgaire traînée, quiavait eu un enfant du Maître et qui, d’un commun accord, avait étéfort mal traitée par lui, se posait néanmoins en une sorte dechampion de sa mémoire. Un jour, elle jeta une pierre à Mr. Henry,en criant :

– Où est le brave garçon qui s’est fié à vous ?

Mr. Henry arrêta son cheval et la considéra, tandis que le sanglui coulait de la lèvre.

– Comment, Jess ? dit-il, vous aussi ? Vous devriezpourtant mieux me connaître.

Car c’était lui qui l’avait secourue pécuniairement.

La femme tenait prêt un autre caillou, qu’elle fit mine dejeter ; et lui, par un geste défensif, leva la main qui tenaitla cravache.

– Quoi ! vous iriez battre une femme, vous vilain…s’écria-t-elle ; et elle s’enfuit en hurlant comme s’ill’avait frappée.

Le lendemain, le bruit courait dans le pays, comme un feu debruyère, que Mr. Henry avait battu Jessie Broun qui en était à deuxdoigts de la mort. Je cite ce fait comme un exemple de la façondont grossissait la boule de neige, une calomnie entraînantl’autre. À la fin, mon pauvre maître fut si perdu de réputationqu’il se mit à garder la maison comme Mylord. Cependant, soyez sûrqu’il ne prononça pas une plainte chez lui : le fond même duscandale était un sujet trop scabreux à traiter ; et Mr. Henryétait très fier et singulièrement obstiné dans son silence. Monvieux Lord en apprit sans doute quelque chose par John-Paul, ou parun autre ; à tout le moins dut-il remarquer à la fin lechangement survenu dans les habitudes de son fils. Mais il estprobable que lui-même ignorait à quel point l’opinion publiqueétait montée. Quant à Miss Alison, elle était toujours la dernièreà écouter les nouvelles, et ne s’y intéressait guère.

Au plus fort de ces mauvaises dispositions (car elles sedissipèrent comme elles étaient venues, personne n’eût su direpourquoi) une élection se préparait dans la ville de Saint-Bride,qui est la plus proche de Durrisdeer, et se trouve surl’Eau-de-Swift. On réclamait contre un abus, j’ai oublié lequel, sije l’ai jamais su ; et l’on disait couramment qu’il y auraitdes têtes cassées avant le soir, et que le shérif[12] avait fait venir de la troupe d’aussiloin que Dumfries. Mylord émit l’idée que Mr. Henry devait s’ymontrer, lui affirmant que cette apparition était nécessaire pourl’honneur de la maison :

– L’on finira par dire, ajouta-t-il, que nous n’avons pasd’influence, même dans notre voisinage.

– C’est une singulière influence que la mienne, répliqua Mr.Henry ; – et, quand on l’eut poussé encore un peu : – je vousdirai la simple vérité, ajouta-t-il, je n’ose montrer monvisage.

– Vous êtes le premier de notre maison qui ait jamais dit cela,s’écria Miss Alison.

– Nous irons tous les trois, dit Mylord.

Et en effet, il mit ses bottes (pour la première fois depuisquatre ans, ce fut pour John-Paul toute une affaire de les luienfiler), Miss Alison revêtit son amazone, et tous trois montèrentà cheval et gagnèrent Saint-Bride.

Les rues étaient pleines de la racaille de tout le pays, et l’onn’eut pas plus tôt jeté les yeux sur Mr. Henry, que les siffletspartirent, et les huées, et les cris : « Judas ! – Où est leMaître ? – Où sont les pauvres gars qui s’en sont allés aveclui ? » Une pierre même fut lancée ; mais la plupart serécrièrent que c’était une honte, à cause de Mylord et de MissAlison. Il ne fallut pas dix minutes pour persuader à Mylord queMr. Henry avait raison. Sans dire un mot, il fit faire volte-face àson cheval et s’en retourna, le menton sur la poitrine. Miss Alisonnon plus ne dit pas un mot ; elle n’en pensait pas moins, sansdoute ; sans doute elle eut sa fierté piquée, car c’était uneDurie de la vraie sorte ; et sans doute elle fut touchée aufond du cœur de voir son cousin traité aussi indignement. Cettenuit-là, elle ne se coucha pas. J’ai souvent blâmé Mylady ;mais, au souvenir de cette nuit, je suis prêt à lui toutpardonner ; et, dès le matin, elle s’en alla trouver le vieuxLord à son fauteuil habituel.

– Si Henry veut toujours de moi, dit-elle, il peut m’avoir àprésent.

À lui-même, elle parla différemment.

– Je ne vous apporte pas d’amour, Henry ; mais, Dieu lesait, toute la pitié du monde.

Le 1er juin 1748 eut lieu leur mariage. Ce fut en décembre de lamême année que je vins frapper à la porte du château ; etdepuis lors j’ai consigné l’histoire des événements à mesure qu’ilsse déroulèrent sous mes yeux, comme un témoin en justice.

Chapitre 2En l’absence du Maître

J’accomplis ma dernière étape, en cette froide fin de décembre,par une journée de gelée très sèche, et mon guide n’était autre quePatey Macmorland, le frère de Tam. Ce gamin de dix ans, à cheveuxd’étoupe et à jambes nues, me débita plus de méchants contes que jen’en ouïs jamais ; car il avait bu parfois au verre de sonfrère. Je n’étais pas encore bien âgé moi-même ; ma fiertén’avait pas encore la haute main sur ma curiosité ; et,d’ailleurs, n’importe qui eût été séduit, par cette froide matinée,d’entendre tous les vieux racontars du pays et de se voir montrerau long du chemin tous les endroits où s’étaient passés desévénements singuliers. Il me servit les contes des Claverhousequand nous fûmes aux fondrières, et les contes du diable quand nousarrivâmes au haut de la côte. En longeant la façade de l’abbaye, cefut le tour des vieux moines, et plus encore des contrebandiers, àqui les ruines servent de magasins, de qui, pour ce motif,débarquent à une portée de canon de Durrisdeer ; et tout lelong de la route, les Duries et le pauvre Mr. Henry occupèrent lepremier rang de la calomnie. J’étais donc grandement prévenu contrela famille que j’allais servir, et je fus à moitié surpris de voirs’élever, dans une jolie baie abritée, le château de Durrisdeerlui-même, construit à la mode française, ou peut-être italienne,car je ne suis guère compétent là-dessus ; et le lieu quej’aie jamais vu le plus embelli de jardins, de pelouses, decharmilles et de grands arbres. L’argent improductif absorbé danstout cela eût rétabli entièrement la famille ; mais, enréalité, l’entretien seul du domaine coûtait une fortune.

Mr. Henry en personne m’accueillit dès la porte. C’était ungrand jeune homme brun (comme tous les Duries), au visage franc etsans gaieté, très robuste de corps mais non de santé. Il me pritpar la main sans la moindre morgue et me mit à l’aise par despropos simples et cordiaux. Il m’introduisit dans la salle, toutbotté que je fusse, pour me présenter à Mylord. Il faisait encorejour ; et la première chose que je remarquai fut un losange deverre incolore au milieu des armoiries de la verrière, à lafenêtre. Je m’en souviens, je trouvai que cela déparait une salleautrement si belle, avec ses portraits de famille, le plafond destuc à pendentifs, et la cheminée sculptée, où mon vieux Lord étaitassis dans un coin, à lire son Tite-Live. Il ressemblait à Mr.Henry, avec le même air franc et simple, quoique plus fin etagréable, et d’une conversation cent fois plus intéressante. Il meposa beaucoup de questions, sur l’Université d’Édimbourg où jevenais de passer maître ès arts, et sur les différents professeurs,dont il paraissait bien connaître les noms et les qualités. Etainsi, parlant de choses familières, je pris vite mon franc-parlerdans ma nouvelle demeure.

Nous en étions là, quand Mme Henry entra dans la salle. Elleétait dans un état de grossesse avancée, car elle attendait dansmoins de six semaines la naissance de Miss Katharine et, à premièrevue, sa beauté me sembla médiocre ; de plus, elle me traitaavec plus de condescendance que les autres ; aussi, sous tousrapports, je la plaçai au troisième rang dans mon estime.

Au bout de très peu de temps, j’avais cessé de croire un mot detoutes les histoires de Patey Macmorland, et j’étais devenu, ce queje suis toujours resté, un fidèle serviteur de la maison deDurrisdeer. Mr. Henry possédait la meilleure part de mon affection.C’est avec lui que je travaillais, et je trouvai en lui un maîtreexigeant, qui gardait toute sa bonté pour les heures où nous étionsde loisir. Dans le bureau du régisseur, non seulement il mechargeait de besogne, mais il me surveillait avec sévérité. Unjour, cependant, il leva de son papier des yeux presque timides, etme dit :

– Mr. Mackellar, je crois devoir vous déclarer que je suis trèssatisfait de vous.

Ce fut son premier mot d’éloge ; et, de ce jour, son espècede méfiance au sujet de mon travail se relâcha ; bientôt cefurent des Mr. Mackellar par-ci, Mr. Mackellar par-là, de toute lafamille ; et pendant la plus longue durée de mon service àDurrisdeer, j’ai accompli toute chose à mon loisir et à mafantaisie, et sans qu’on me chicanât d’un farthing. Alors mêmequ’il me tenait sévèrement, j’avais senti mon cœur se porter verslui, en partie par pitié sans doute, car c’était un hommeévidemment malheureux. Au beau milieu de nos comptes, il luiarrivait de tomber dans une profonde rêverie, les yeux fixés sansvoir sur la page ou par la fenêtre, au-dehors ; et, à cesmoments-là, l’air de son visage et les soupirs qu’il laissaitéchapper éveillaient en moi de vifs sentiments de curiosité et decommisération. Un jour, je me souviens, nous nous étions attardés àquelque affaire dans la chambre du régisseur. Cette pièce est auhaut de la maison, et a vue sur la baie, et sur un petitpromontoire boisé, au milieu des vastes grèves ; et là, sedécoupant en plein sur le soleil, qui s’enfonçait à l’horizon, nousaperçûmes les contrebandiers, un grand nombre d’hommes et dechevaux qui couraient sur le sable. Mr. Henry venait de regarderfixement vers l’ouest, et je le croyais ébloui par le soleil,lorsque tout à coup le voilà qui fronce les sourcils, se passe lamain sur le front, et se tourne vers moi en souriant :

– Vous ne devineriez pas à quoi je pensais, dit-il. Je pensaisque je serais plus heureux si je partais à cheval pour courir desdangers de mort avec cette troupe de bandits.

Je lui répondis qu’en effet il m’avait paru jouir de peu degaieté ; mais que c’était une illusion fréquente d’envier lesautres et de croire que le changement nous serait profitable ;et je citai Horace, en jeune émoulu de collège.

– C’est ma foi juste, dit-il. Et nous ferons mieux de nousremettre à nos comptes.

Bientôt après, j’eus vent des causes de sa tristesse.D’ailleurs, un aveugle même aurait vite découvert qu’une ombrepesait sur le château, l’ombre du Maître de Ballantrae. Mort ou vif(on le croyait mort à l’époque), cet homme fut le rival de sonfrère : son rival au-dehors, où personne n’avait jamais une bonneparole pour Mr. Henry, et où chacun regrettait et louangeait leMaître ; et son rival dans le château, non seulement auprès deson père et de sa femme, mais chez les domestiques mêmes.

C’étaient deux vieux serviteurs qui donnaient le branle.John-Paul, un petit homme chauve, solennel et ventru, grandprofesseur de piété et (tout compte fait) un serviteur vraimentfidèle, était le chef de la faction du Maître. Nul n’osait alleraussi loin que John. Il prenait plaisir à étaler publiquement sondédain de Mr. Henry, souvent même avec une comparaison offensante.Mylord et Mme Henry le réprimandaient, certes, mais jamais aussirésolument qu’ils l’auraient dû ; il lui suffisait de montrerson visage en pleurs et de commencer ses jérémiades sur le Maître,– « son petit gars », comme il l’appelait, – pour se faire toutpardonner. Quant à Mr. Henry, il laissait parler la chose ensilence, parfois avec un regard navré, parfois avec un air sombre.Pas de rivalité possible avec le mort, il le savait ; et quantà blâmer un vieux serviteur pour un manque de fidélité, il n’ysongeait même pas. Sa langue en eût été incapable.

Le chef de l’autre parti était Macconochie, un vieil ivrogne malembouché, sans cesse à brailler et sacrer ; et j’ai toujoursconsidéré comme un trait singulier de la nature humaine le fait quechacun de ces deux serviteurs fût ainsi destiné à être le championde son contraire, et à condamner ses propres vices et faire bonmarché de ses vertus, lorsqu’il les retrouvait chez un de sesmaîtres. Macconochie eut vite fait de flairer mon inclinationsecrète, il me mit dans ses confidences, et déblatéra contre leMaître, des heures d’affilée, au point que mon travail ensouffrait.

– Ils sont toqués, ici, s’écriait-il, et qu’ils soientdamnés ! Le Maître… le diable les étouffe, de l’appelerainsi ! c’est Mr. Henry qui doit être le maître, à cetteheure ! Ils n’étaient pas tellement férus du Maître, quand ilsl’avaient ici, je vous le garantis. Malheur sur son nom !Jamais une bonne parole ne sortait de ses lèvres, pour moi ni pourpersonne ; rien que railleries, réprimandes et juronsprofanes, – le diable soit de lui ! Personne n’a connu toutesa méchanceté : lui un gentilhomme !… Avez-vous jamais entenduparler, Mr. Mackellar, de Willy White le tisserand ?Non ? Eh bien, Willy était un homme singulièrementpieux ; un assommant individu, pas du tout dans mon genre, etje n’ai jamais pu le supporter ; seulement, il avait beaucoupde savoir-faire dans sa partie, et il sut tenir tête au Maître etle gourmander à plusieurs reprises. C’était un haut fait, pour leMaître de Ballantrae, d’entretenir une bisbille avec un tisserand,n’est-ce pas ?

Et Macconochie ricanait. En fait, il ne prononçait jamais le nomtout entier sans une espèce de râle haineux.

– Eh bien, il le fit. Jolie occupation ! d’aller beugler àla porte de cet homme, lui crier : Boû ! dans le dos, mettrede la poudre dans son feu, et des pétards sur sa fenêtre ;tant que notre homme se figurait que c’était le vieuxCornu[13] qui venait le chercher. Eh bien, pourabréger, Willy s’affecta. En fin de compte, on ne pouvait plus lefaire lever de ses genoux, il ne cessait de prier avec de grandséclats, jusqu’à ce qu’il en mourût. Ce fut un meurtre véritable, del’avis de chacun. Demandez à John-Paul : – il était franchementhonteux d’un pareil jeu, lui, le bon chrétien ! Quel haut faitpour le Maître de Ballantrae !

Je lui demandai ce que le Maître lui-même en pensait.

– Comment le saurais-je ? dit-il. Jamais il ne disaitrien.

Et il revint à sa manière habituelle de sacrer et maudire,répétant à tout coup : « Maître de Ballantrae », avec un ricanementnasillard. Ce fut au cours d’une de ces confidences qu’il me fitvoir la lettre de Carlisle, qui portait encore l’empreinte du fer àcheval. En fait ce fut là notre dernière confidence ; car ils’exprima d’une façon tellement inconvenante sur Mme Henry, que jedus le réprimander vertement et, par la suite, le tenir àdistance.

Mon vieux Lord était d’une amabilité uniforme envers Mr.Henry ; il avait même de jolies façons de gratitude, etparfois lui donnait une tape sur l’épaule, en disant, comme si toutle monde devait l’entendre : – « J’ai là un bon fils ! » Et,certes, il était reconnaissant, vu son grand sens de justice. Maisje crois que c’était tout, et je suis sûr que Mr. Henry pensait demême. Tout son amour allait au fils défunt. Non qu’il y fît guèreallusion ; en ma présence, du moins, une seule fois. Mylordm’avait demandé en quels termes j’étais avec Mr. Henry, et je luiavais répondu la vérité.

– Oui, dit-il, en regardant brûler le feu, Henry est un bongarçon, un très bon garçon. Vous savez sans doute, Mr. Mackellar,que j’avais un autre fils ? Il n’était pas, je le crains,aussi vertueux que Mr. Henry ; mais, mon Dieu, il est mort,Mr. Mackellar ! et tant qu’il vivait, nous étions tous fiersde lui, très fiers. S’il ne fut pas tout ce qu’il eût dû être, souscertains rapports, ma foi, peut-être ne l’en aimions-nous quedavantage !

Ces derniers mots, il les prononça en regardant pensivement lefeu ; puis s’adressant à moi, avec une grande vivacité :

– Mais je suis enchanté que vous vous accordiez si bien avec Mr.Henry. Vous trouverez en lui un bon maître.

Là-dessus, il ouvrit son livre, ce qui était sa manièrehabituelle de congédier. Mais il ne dut guère lire, et moins encorecomprendre : le champ de bataille de Culloden, et le Maître, voilàsans doute ce qui occupait son esprit ; et ce qui occupait lemien, c’était une jalousie mauvaise contre le défunt, à la penséede Mr. Henry, jalousie qui dès alors avait commencé dem’envahir.

J’ai réservé Mme Henry pour la fin ; c’est pourquoil’expression de mes sentiments paraîtra naturellement plus forte :le lecteur en jugera. Mais je dois parler d’abord d’une autreaffaire qui rendit plus étroite mon intimité avec mon maître. Jen’étais pas encore de six mois à Durrisdeer, que John-Paul tombamalade, et qu’il dut s’aliter. À mon humble avis, la boisson étaitl’origine de son mal ; mais il fut soigné, et se comportalui-même, comme un saint dans le malheur ; et le ministre quivint le voir se déclara fort édifié en se retirant. Le troisièmematin de sa maladie, Mr. Henry vint me trouver avec une mine quasipatibulaire.

– Mackellar, dit-il, je vais vous demander un petit service.Nous payons une pension ; c’est John qui est chargé de laporter et, à présent qu’il est malade, je ne vois personne autreque vous à qui m’adresser. Il s’agit d’une commission très délicate: je ne l’exécute pas moi-même, et pour cause ; je n’oseenvoyer Macconochie, car c’est un bavard, et je suis… j’ai… je suisdésireux que cela n’aille pas aux oreilles de Mme Henry,ajouta-t-il, en rougissant jusqu’au cou.

À vrai dire, quand je sus qu’il me fallait porter de l’argent àune Jessie Broun, qui ne valait pas mieux qu’il ne fallait,j’imaginai que Mr. Henry avait là quelque farce de jeunesse àdissimuler. Je fus d’autant plus impressionné quand la vérité sefit jour.

C’était au haut d’une allée, donnant sur une petite rue deSaint-Bride, que Jessie avait son logement. L’endroit était fortmal peuplé, surtout de contrebandiers. Il y avait à l’entrée unhomme au crâne fendu ; un peu plus haut, dans une taverne, desgens criaient et chantaient, bien qu’il ne fût pas neuf heures dumatin. Bref, je n’ai jamais vu pire voisinage, même dans la grandeville d’Édimbourg, et je fus à deux doigts de m’en retourner.L’appartement de Jessie comprenait une pièce avec ses dépendances,et elle-même ne valait guère mieux. Elle refusa de me donner unreçu (que Mr. Henry m’avait dit de réclamer, car il était fortméthodique) avant d’avoir envoyé chercher des alcools, et sans quej’eusse trinqué avec elle ; et tout le temps elle ne cessa dese comporter d’une manière folâtre et détachée, – singeant parfoisles manières d’une dame, parfois éclatant d’une gaieté sans cause,ou bien me faisant des agaceries et des avances qui meremplissaient de dégoût. Sur le chapitre de l’argent, elle futtragique.

– C’est le prix du sang, dit-elle ; c’est ainsi que je lereçois ; le prix du sang de celui qui fut trahi ! Voyez àquoi j’en suis réduite ! Ah ! si le bon petitgas[14] était de retour, cela marcheraitautrement. Mais il est mort, – il est couché mort dans lesmontagnes du Highland, – le bon petit gas ! le bon petitgas !

Elle avait une telle façon inspirée de larmoyer sur le bon petitgas, mains jointes et yeux au ciel, qu’elle devait, je pense,l’avoir apprise des comédiens ambulants. Je crus voir que sonchagrin était pure affectation et qu’elle insistait sur sadégradation uniquement parce que c’était alors la seule chose dontelle pût se glorifier. Il serait faux de dire que je ne laplaignais pas, mais c’était avec un mélange de dégoût, et sadernière façon d’agir balaya entièrement cette pitié. Lorsqu’elleen eut assez de me donner audience, elle apposa son nom au bas dureçu. « Voilà ! » dit-elle, et, lâchant une bordée deblasphèmes les moins féminins, elle m’enjoignit de partir et deporter cela au Judas qui m’avait envoyé. C’était la première foisque j’entendais qualifier de la sorte Mr. Henry ; je fus enoutre déconcerté par la soudaine brutalité de sa voix et de sesallures, et sortis de la chambre sous une grêle de malédictions,comme un chien battu. Même dehors, je n’en fus pas quitte : lamégère ouvrit la fenêtre et, se penchant, continua de me vitupérer,tandis que je descendais l’allée. Les contrebandiers, sortant surle seuil de la taverne, joignirent leurs sarcasmes aux siens, etl’un d’eux eut la cruauté de lancer à mes trousses un petit roquetféroce, qui me mordit à la cheville. C’était là un bonavertissement, au cas où j’en aurais eu besoin, d’éviter lesmauvaises fréquentations ; et je tournai la bride vers lechâteau, souffrant beaucoup de la morsure, et considérablementindigné.

Mr. Henry m’attendait dans le bureau du régisseur, simulantd’être occupé ; mais je vis bien qu’il était uniquementimpatient de savoir les nouvelles de mon expédition.

– Eh bien ? dit-il, dès mon entrée.

Je lui racontai une partie de ce qui s’était passé, ajoutant queJessie me paraissait loin de mériter ses bontés, et incapable dereconnaissance.

– Elle n’est pas mon amie, dit-il. En fait, je n’ai guèred’amis, et Jessie a quelque raison d’être injuste. Je nedissimulerai pas ce que tout le pays connaît : elle fut assez maltraitée par un membre de la famille.

C’était la première fois que je l’entendais faire une allusion,même lointaine, au Maître ; et il me parut que sa langue serefusait presque à en dire autant. Mais il reprit :

– Voilà pourquoi je voulais qu’on n’en sût rien. Cela ferait dela peine à Mme Henry… et à mon père, ajouta-t-il, en rougissant denouveau.

– Mr. Henry, dis-je, si vous m’en laissez prendre la liberté, jevous conseille de ne plus vous occuper de cette femme. De quelleutilité peut être votre argent à quelqu’un de son espèce ?Elle n’a ni sobriété, ni épargne, – et pour la reconnaissance, voustireriez plutôt du lait d’une meule de rémouleur ; et si vousvoulez mettre un terme à vos bontés, cela n’y changera rien, si cen’est d’épargner les chevilles de vos messagers.

Mr. Henry eut un sourire.

– Mais je suis désolé pour votre cheville, dit-il l’instantd’après, avec le sérieux voulu.

– Et remarquez, continuai-je, que je vous donne cet avis aprèsréflexion, et bien que mon cœur fût ému par cette femme, toutd’abord.

– N’est-ce pas ? vous voyez bien ! dit Mr. Henry. Etil faut vous souvenir que je l’ai connue jadis très convenable.Outre cela, bien que je ne parle guère de ma famille, sa réputationme tient à cœur.

Là-dessus, il coupa court à cet entretien, le premier que nouseûmes ensemble sur ce genre de sujet. Mais l’après-midi même,j’acquis la preuve que son père était parfaitement au courant del’histoire, et que c’était seulement pour sa femme que Mr. Henrydésirait le secret.

– J’ai bien peur que vous n’ayez fait aujourd’hui une commissionpénible, me dit Mylord. Et, comme elle ne relève en aucune façon devos attributions, je tiens à vous en remercier, et à vous rappeleren même temps (au cas où Mr. Henry l’aurait oublié) qu’il est fortà désirer que pas un mot n’en soit prononcé devant ma fille. Lesréflexions sur les défunts, Mr. Mackellar, sont doublementpénibles.

La colère me remplit le cœur, et je faillis dire en face, àMylord, combien peu c’était son rôle, de grandir l’image du défuntaux yeux de Mme Henry, et qu’il aurait beaucoup mieux fait dedétrôner cette fausse idole ; car dès cette époque, je voyaistrès bien sur quel pied se trouvait mon maître vis-à-vis de safemme.

Ma plume possède la clarté nécessaire pour raconter simplementune histoire ; mais rendre l’effet d’une multitude de petitsdétails, dont pas un seul ne mérite d’être rapporté ; traduirele langage des coups d’œil, et l’intonation de voix qui ne disentpas grand-chose, et condenser en une demi-page l’essentiel depresque dix-huit mois, – je désespère d’y arriver. La faute, pourparler net, fut toute à Mme Henry. Elle s’estimait fort méritanted’avoir consenti à ce mariage qu’elle supportait comme unmartyre ; à quoi Mylord, à son insu ou non, l’excitait encore.Elle se faisait aussi un mérite de sa constance envers le défunt,quoique le simple prononcé de son nom fût apparu à une conscienceplus droite comme une déloyauté envers le vivant. Là-dessus,également, Mylord lui donnait l’approbation de son attitude. Jesuppose qu’il était heureux de parler de sa perte, et répugnait àle faire devant Mr. Henry. En tout cas, ils formaient une petitecoterie à part dans cette famille de trois personnes, et c’était lemari qui en était exclu. Il semble que ce fût une vieille coutume,lorsque la famille se trouvait seule au château, que Mylord bût sonvin au coin de la cheminée, et que Miss Alison, au lieu de seretirer, apportât un tabouret auprès de ses genoux, pour bavarderprivément avec lui. Lorsqu’elle fut devenue l’épouse de mon maître,la même manière d’agir continua. Il m’eût semblé agréable de voirce vieux gentilhomme si aimant avec sa fille, si je n’avais étépartisan de Mr. Henry au point d’être fâché de son exclusion.Maintes fois, je l’ai vu prendre une résolution évidente, quitterla table et aller se joindre à sa femme et à Mylord Durrisdeer.Eux, de leur côté, ne manquaient jamais de lui faire bon accueil,se tournaient vers lui en souriant comme à un enfant intrus, etl’admettaient dans leur conversation avec un effort si peudissimulé qu’il revenait bientôt s’attabler auprès de moi, et lasalle de Durrisdeer était si vaste que nous entendions à peine lemurmure des voix auprès de la cheminée. Il restait à les regarder,et moi de même ; et de temps en temps, à voir Mylord hochertristement la tête, ou poser sa main sur le front de Mme Henry, ouelle la sienne sur son genou, en un geste consolateur, ou encored’un échange de regards pleins de larmes, nous tirions laconclusion que l’entretien était retombé sur l’éternel sujet, etque l’ombre du défunt planait dans la salle.

À certains jours, je blâme Mr. Henry d’avoir pris le tout avectrop de patience ; mais nous devons nous rappeler qu’épousépar pitié, il avait accepté sa femme sous cette même condition. Unefois, je m’en souviens, il annonça qu’il avait trouvé quelqu’unpour remplacer le vitrail de la verrière, – ce qui rentraitclairement dans ses attributions, puisqu’il dirigeait toutes lesaffaires du château. Mais, pour les fervents du Maître, ce vitrailétait une espèce de relique ; et au premier mot deremplacement, le sang monta à la face de Mme Henry.

– Vous m’étonnez ! s’écria-t-elle.

– C’est moi qui m’étonne, répliqua Mr. Henry, avec plusd’amertume que je ne lui en connus jamais.

Là-dessus, mon vieux Lord intervint avec ses discours apaisants,de sorte qu’avant même la fin du repas tout parut oublié.Néanmoins, après le dîner, lorsque le couple se fut retiré commed’habitude au coin de la cheminée, nous vîmes la jeune femmepleurer, la tête sur le genou du vieillard. Mr. Henry soutint laconversation avec moi, sur quelque matière concernant le domaine, –car il ne savait guère parler que d’affaires, et sa sociétémanquait un peu d’intérêt ; – mais il conversa ce jour-là avecplus de continuité, lançant à tout moment des regards vers lacheminée, et modifiant sans cesse l’intonation de sa voix, maissans faire mine de s’arrêter. Le vitrail, en tout cas, ne fut pointremplacé, et je pense qu’il y vit une grande défaite.

J’ignore s’il était ou non assez ferme ; mais Dieu saitqu’il était trop bon. Mme Henry affectait envers lui une sorte decondescendance qui, venant d’une femme, eût piqué mon amour-proprejusqu’au sang ; lui, acceptait cela comme une grâce. Elle letenait à distance ; faisait mine de l’oublier, puis de sesouvenir de lui, et se déridait un peu, comme on fait avec lesenfants ; l’accablait d’une froide amabilité ; lereprenait en changeant de couleur et se mordant les lèvres, commequelqu’un regrettant son malheur ; lui donnait des ordres avecun regard mauvais, lorsqu’elle ne se surveillait pas ;lorsqu’elle faisait attention, lui demandait humblement, comme s’ilse fût agi de faveurs inouïes, les services les plus naturels. Iln’opposait à tout cela que la plus inlassable complaisance ;il eût, comme on dit, baisé la trace de ses pas, et portait cetamour dans ses yeux comme l’éclat d’une lampe. Juste avant lanaissance de Miss Katharine, il voulut tenir lieu de tous lesserviteurs, et ne bougea plus de la chambre. Il était assisderrière le chevet du lit, aussi blanc (me dit-on) qu’un drap, etle front baigné de sueur ; et le mouchoir qu’il tenait à lamain était tordu en une petite boule pas plus grosse qu’une ballede fusil. Durant plusieurs jours, il ne put supporter la vue deMiss Katharine ; et je doute même qu’il fut jamais ce qu’ileût dû être envers ma jeune Lady : – défaut de sentiment paterneldont on le blâma beaucoup.

Tel fut l’intérieur de cette famille jusqu’au 7 avril 1749, dateoù arriva le premier de ces événements destinés par la suite àbriser tant de cœurs et perdre tant d’existences.

Ce jour-là, un peu avant l’heure du souper, j’étais assis dansma chambre, lorsque John-Paul ouvrit brusquement la porte sans sedonner la peine de frapper, et me dit qu’il y avait en basquelqu’un désirant parler au régisseur ; – et il ricana enprononçant le mot.

Je demandai quel genre de personnage c’était, et son nom. Maisje compris alors d’où venait la mauvaise humeur de John, car levisiteur avait refusé de se nommer, excepté à moi, – affrontpénible pour l’importance du majordome.

– Eh bien, dis-je, en riant sous cape, je vais voir ce qu’il meveut. Je trouvai dans le vestibule un gros homme, très simplementvêtu, et enveloppé d’un manteau de marin, comme un nouveaudébarqué, et c’était d’ailleurs son cas. Non loin, Macconochieétait aux aguets, la langue hors de la bouche, et la main aumenton, comme quelqu’un d’obtus qui réfléchit profondément ;et l’étranger, qui avait ramené son manteau sur son visage,paraissait mal à l’aise. Il ne m’eut pas plus tôt aperçu, qu’ils’avança à ma rencontre avec des manières démonstratives.

– Mon cher garçon, dit-il, un millier d’excuses pour vous avoirdérangé, mais je suis dans la plus gênante situation. Et il y a làun écouteur dont je connais trop bien la mine, et qui me regarde jevoudrais savoir pourquoi. Les fonctions que vous remplissez danscette famille, Monsieur, impliquent une certaine responsabilité(c’est d’ailleurs pourquoi j’ai pris la liberté de vous faireappeler) et vous êtes sans doute du parti honnête ?

– Je puis du moins vous affirmer, dis-je, que tous les gens dece parti-là sont en parfaite sécurité à Durrisdeer.

– Mon cher garçon, dit-il, c’est bien ainsi que je l’entends.Voyez-vous, je viens d’être déposé à terre ici près par un trèshonnête homme, dont je ne me rappelle pas le nom, et qui valouvoyer et m’attendre jusqu’au matin, non sans danger pourlui ; et, à parler franc, j’ai mes raisons de croire que cedanger me concerne également. J’ai sauvé ma vie si souvent, Mr…,j’ai oublié votre nom, cependant très honorable, – que ma foi, jerépugne assez à la perdre. Et cet écouteur là-bas, que je suis sûrd’avoir vu devant Carlisle…

– Oh, monsieur, dis-je, vous pouvez vous fier à Macconochiejusqu’à demain.

– Bon, et c’est un plaisir de vous entendre parler de la sorte,dit l’étranger. Le fait est que mon nom n’est guère convenable àporter dans cette région de l’Écosse. Avec un gentleman comme vous,mon cher garçon, je ne veux rien cacher ; et si vous lepermettez, je vais vous le glisser dans l’oreille. Je m’appelleFrancis Burke, – le colonel Francis Burke ; et je suis venuici, à mon plus grand péril, pour voir vos maîtres – vous mepardonnerez, mon brave garçon, de leur donner ce nom, car c’est làun détail que je n’aurais à coup sûr jamais deviné, au premierabord. Et si vous voulez bien avoir l’extrême obligeance d’allerleur dire mon nom, vous pourriez ajouter que je leur apporte deslettres dont j’aime à croire que la lecture leur fera très grandplaisir.

Le colonel Francis Burke était un de ces Irlandais du Prince,qui firent tant de mal à sa cause, et que détestaient tellement lesÉcossais, à l’époque de la révolte ; et je me rappelaiaussitôt que le Maître de Ballantrae avait étonné tout le monde ense liant avec ces gens-là. À l’instant même, un vif pressentimentde la vérité envahit mon âme.

– Si vous voulez entrer ici, dis-je, en lui ouvrant la ported’une chambre, je vais avertir Mylord.

– Et ce sera fort bien à vous, Mr. Quel-est-donc-votre-nom, ditle colonel.

Je gagnai à pas lents l’extrémité de la salle. Ils étaient làtous trois : – mon vieux Lord à sa place, Mme Henry travaillantauprès de la fenêtre ; Mr. Henry (selon sa coutume) arpentantle bas bout. Au milieu, la table était dressée pour le souper. Jeleur dis brièvement ce que j’avais à dire. Mon vieux Lord se laissaaller dans son fauteuil, Mme Henry se mit debout, d’un mouvementmachinal, et elle et son mari se regardèrent dans les yeux, d’uneextrémité à l’autre de la salle : ce fut le plus singulier regardde défi qu’ils échangèrent tous deux et, en même temps, leursvisages pâlirent. Puis Mr. Henry se tourna vers moi, non pourparler, mais pour me faire un signe du doigt. Mais cela me suffit,et je redescendis chercher le colonel.

À notre retour, tous trois étaient encore dans la situation oùje les avais laissés ; ils n’avaient pas dû prononcer unmot.

– Mylord Durrisdeer, je pense ? dit le colonel ens’inclinant, et Mylord s’inclina en guise de réponse. – EtMonsieur, continua le colonel, est sans doute le Maître deBallantrae ?

– Je n’ai jamais pris ce titre, dit Mr. Henry ; je suisHenry Durie, pour vous servir.

Puis le colonel se tourna vers Mme Henry, et la salua, enportant son chapeau sur son cœur, et avec la plus parfaitegalanterie.

– On ne peut s’y méprendre devant une aussi exquise lady,reprit-il Je m’adresse à la séduisante Miss Alison, dont j’ai sisouvent ouï parler ?

De nouveau, mari et femme échangèrent un regard.

– Je suis Mme Henry Durie, dit-elle ; mais, avant monmariage, mon nom était Alison Graeme.

Alors, Mylord parla.

– Je suis vieux, colonel Burke, dit-il, et d’une santé délicate.Ce sera de votre part une grâce que d’être prompt. M’apportez-vousdes nouvelles de… Il hésita, puis, avec un changement de tonsingulier, il laissa échapper : – mon fils ?

– Mon cher Lord, je serai franc avec vous, comme un soldat, ditle colonel. J’en apporte.

Mylord leva la main ; il semblait faire un signe, maisétait-ce pour lui donner du temps ou pour le faire parler, nuln’eût pu le deviner. À la fin, il prononça ce seul mot :

– Bonnes ?

– Mais oui, les meilleures du monde ! s’exclama le colonel.Car mon excellent ami et honoré camarade est à cette heure dans labelle ville de Paris et vraisemblablement, si je connais seshabitudes, il se met à table pour dîner… Mais parbleu, je crois queMylady va s’évanouir !

Mme Henry, en effet, pâle comme la mort, s’était accotée àl’appui de la fenêtre. Mais quand Mr. Henry fit un mouvement commepour l’élancer, elle se redressa avec une espèce de frisson.

– Je suis très bien, dit-elle, les lèvres blanches.

Mr. Henry s’arrêta, et une expression de colère passa sur sestraits. Au bout d’un instant, il se retourna vers le colonel.

– Vous n’avez pas de reproches à vous faire, dit-il, au sujet dece malaise de Mme Durie. C’est trop naturel : nous avons tous iciété élevés comme frères et sœur.

Mme Henry lança à son mari un regard mêlé de soulagement et dereconnaissance. Dans ma façon de penser, cette phrase lui fit faireson premier pas dans les bonnes grâces de sa femme.

– Il faut tâcher de me pardonner, Mme Durie, car, en fait, je nesuis qu’un brutal d’Irlandais, dit le colonel ; et jemériterais d’être tué pour n’avoir pas su présenter la chose avecplus d’art devant une lady. Mais voici les propres missives duMaître ; une pour chacun de vous trois ; et à coup sûr(si je connais tant soit peu l’esprit de mon ami) il vous raconteson histoire avec meilleure grâce.

Tout en parlant, il tira de sa poche les trois lettres, lesarrangea par ordre d’après leurs suscriptions, offrit la première àMylord, qui la prit avidement, et s’avança vers Mme Henry, en luitendant la deuxième.

Mais elle le repoussa d’un geste.

– À mon mari, dit-elle, d’une voix troublée.

Le colonel était prompt, mais ceci le démonta un peu.

– Bien entendu, dit-il ; sot que je suis ! Bienentendu ! Mais il tenait toujours la lettre.

Enfin, Mr. Henry avança la main, et il ne lui resta plus qu’à ladonner. Mr. Henry prit les lettres (la sienne et celle de sa femme)et considéra leurs enveloppes, les sourcils froncés, comme s’ilréfléchissait profondément. Il venait de m’étonner par son attitudeparfaite ; mais à ce moment, il se surpassa.

– Permettez que je vous reconduise chez vous, dit-il à sa femme.L’événement a été un peu brusque, et, d’ailleurs, vous souhaitezsans doute lire votre lettre en particulier.

De nouveau elle lui lança le même regard de surprise ; maissans lui laisser de temps, il s’avança vers elle.

– Cela vaut mieux ainsi, croyez-moi, dit-il ; et le colonelBurke est trop intelligent pour ne pas vous excuser.

Là-dessus, il lui prit le bout des doigts et l’emmena hors de lasalle.

Mme Henry ne reparut plus de la soirée ; et lorsque Mr.Henry alla lui rendre visite le lendemain matin, comme je l’ai sulongtemps après, elle lui rendit la lettre, non décachetée.

– Oh ! lisez-la, et que ce soit fini !s’écria-t-il.

– Épargnez-moi cela, dit-elle.

Et par ces deux phrases, à mon idée, chacun défit une grandepart de ce qu’ils avaient si bien commencé auparavant. Mais lalettre, pour finir, parvint entre mes mains, et fut brûlée par moi,non décachetée.

Afin de relater avec une exactitude parfaite les aventures duMaître, après Culloden, j’écrivis dernièrement au colonel Burke,aujourd’hui chevalier de l’ordre de Saint-Louis, pour lui demanderquelques notes écrites, car je ne pouvais guère me fier à mamémoire après un si long intervalle. Sa réponse, je l’avoue,m’embarrassa un peu ; car il m’envoyait les mémoires completsde sa vie, n’ayant trait au Maître que çà et là ; s’étendantsur une période beaucoup plus longue que mon histoire entière, etdont certains passages me semblaient peu édifiants. Il me priaitdans sa lettre, datée d’Édimbourg, de lui trouver un éditeur pourle tout, après en avoir fait l’usage que bon me semblerait. Jepense mieux servir mon dessein personnel et répondre à son désir,en imprimant tout au long certains passages. Mes lecteurs ytrouveront un récit détaillé et, je crois, véridique, de quelquesépisodes essentiels ; et si le style du chevalier séduitquelque éditeur, il sait à qui demander le reste, que je tiens à sadisposition. J’insère ici mon premier extrait, qui tiendra lieu durécit fait par le chevalier, après souper, dans la salle deDerrisdeer. Vous supposerez toutefois qu’il offrit à Mylord non pasle fait brutal, mais une version très expurgée.

Chapitre 3Les pérégrinations du Maître

(Extrait des Mémoires du Chevalier de Burke)

Je quittai Ruthven (est-il besoin de le dire ?) avecbeaucoup plus de satisfaction que je n’y étais arrivé ; maissoit que je me trompai de chemin dans les solitudes, ou soit quemes compagnons m’abandonnèrent, je me trouvai bientôt seul. Masituation était fort désagréable ; car je n’ai jamais riencompris à cet affreux pays ni à ses sauvages habitants, et ledernier coup de la retraite du Prince nous avait rendus, nousautres Irlandais, plus impopulaires que jamais. Je réfléchissais àmes tristes perspectives, lorsque je découvris sur la colline unautre chevalier, que je pris d’abord pour un fantôme, car le bruitde sa mort, en plein front de bataille, à Culloden, avait courudans l’armée entière. C’était le Maître de Ballantrae, fils deMylord Durie, un jeune gentilhomme exceptionnellement brave etdoué, et destiné par la nature aussi bien à faire l’ornement d’unecour, qu’à moissonner des lauriers sur le champ de bataille. Cetterencontre nous fit grand plaisir à tous deux, car il était de cesrares Écossais qui avaient traité les Irlandais avec bienveillance,et il pouvait à présent m’être des plus utiles en favorisant monévasion. Toutefois, notre amitié ne devint plus intime qu’après uneaventure romanesque comme une légende du roi Arthur. C’était lesecond jour de notre fuite. Nous venions de passer la nuit sous lapluie, au flanc de la montagne. Il se trouva qu’un homme d’Appin,Alan Black Stewart[15] (ouquelque nom de ce genre, mais je l’ai revu depuis en France),suivait aussi notre chemin, et qu’il eut une pique avec moncompagnon. Des paroles fort inciviles furent échangées, et Stewartsomma Ballantrae de mettre pied à terre et de lui rendreraison.

– Non, Mr. Stewart, dit le Maître, j’ai plutôt idée, pourl’heure, de faire la course avec vous.

Et il donna de l’éperon à son cheval.

Stewart courut derrière nous durant près d’un mille ; et –ce qui était un vrai enfantillage – je ne pus m’empêcher de rirelorsqu’en me retournant pour la dernière fois je le vis dans unemontée, qui se tenait le flanc et n’en pouvait plus de courir.

– Quand même, ne pus-je m’empêcher de dire à mon compagnon, jene laisserais personne courir ainsi derrière moi, après de tellesparoles, sans lui donner satisfaction. La plaisanterie est bonne,mais elle fleure un peu la couardise.

Il me regarda en fronçant le sourcil.

– J’ose pourtant bien, dit-il, me mettre sur le dos l’homme leplus impopulaire d’Écosse ; et le courage est suffisant.

– Oh ! parbleu, dis-je, je puis vous en faire voir un plusimpopulaire encore, et à l’œil nu. Et si vous n’aimez pas masociété, vous pouvez vous mettre sur le dos quelqu’un d’autre.

– Colonel Burke, dit-il, pas de querelle entre nous et, à cepropos, je dois vous avertir que je suis l’homme du monde le moinspatient.

– Je suis aussi peu patient que vous, dis-je, et peu m’importequi l’entend.

– De ce pas, dit-il, en retenant son cheval, nous n’irons guèreloin. Je propose que nous fassions sur-le-champ de deux chosesl’une : ou bien nous battre et en finir, ou bien conclure un pacteferme de supporter n’importe quoi l’un de l’autre.

– Comme un couple de frères ? demandai-je.

– Je ne dis pas semblable bêtise, répliqua-t-il. J’ai un frère,moi, et je ne l’estime pas plus qu’un chou vert. Mais si nousdevons réciproquement nous étriller un peu au cours de cette fuite,que chacun ose être lui-même comme un sauvage, et que chacun jurequ’il n’aura ni ressentiment ni mépris envers l’autre. Je suis untrès méchant individu, au fond, et j’estime très fastidieusel’affectation de la vertu.

– Oh ! je suis aussi méchant que vous, dis-je. FrancisBurke n’a pas du lait battu dans les veines. Mais quedécidons-nous ? Le combat ou l’amitié ?

– Bah ! dit-il, le mieux sera, je pense, de jouer la choseà pile ou face.

La proposition était trop chevaleresque pour ne pas meséduire ; et, aussi étrange que cela puisse paraître pour deuxbons gentilshommes contemporains, nous lançâmes en l’air unedemi-couronne (tels deux paladins de jadis) afin de savoir si nousallions nous couper la gorge ou devenir amis jurés. Une aventureplus romanesque n’a pas dû arriver souvent ; et c’est là pourmoi un de ces exemples d’où il appert que les contes d’Homère etdes poètes sont encore vrais aujourd’hui, – du moins chez lesnobles et les gens de bon ton. La pièce décida la paix et nousscellâmes le pacte d’une poignée de main. Ce fut alors que moncompagnon m’expliqua pour quelle raison il avait fui Mr. Stewart,raison digne à coup sûr de son intelligence politique. Le bruit desa mort, dit-il, était sa meilleure sauvegarde. Mr. Stewart l’ayantreconnu devenait un danger, et il avait pris le chemin le pluscourt pour s’assurer le silence du gentilhomme.

– Car, dit-il, Alan Black est trop vain pour raconter delui-même pareille aventure.

Dans l’après-midi, nous atteignîmes les bords de celoch[16] qui était notre but. Le navire étaitlà, qui venait à peine de jeter l’ancre. C’était laSainte-Marie-des-Anges, du Havre de Grâce. Le Maître,après avoir appelé par signaux une embarcation, me demanda si jeconnaissais le capitaine. Je lui répondis que c’était un miencompatriote de la plus entière probité, mais, je le craignais,assez timoré.

– Peu importe, dit-il. Malgré tout, il faut qu’il sache lavérité.

Je lui demandai s’il voulait parler de la bataille ? car sile capitaine apprenait le mauvais état des affaires, nul doutequ’il ne remît à la voile aussitôt.

– Et quand bien même ! dit-il ; les armes ne sont plusd’aucune utilité à présent.

– Mon cher ami, dis-je, qui pense aux armes ? Ce sont nosamis dont il faut se souvenir. Ils doivent être sur nos talons,voire le Prince en personne, et, si le navire est parti, voilàmaintes existences précieuses en péril.

– À ce compte, le capitaine et l’équipage ont aussi leursexistences, dit Ballantrae.

Il me servait là un faux-fuyant, déclarai-je ; et je nevoulais toujours pas qu’il dît rien au capitaine. Ce fut alors queBallantrae me fit une réponse spirituelle, à cause de quoi (etaussi parce que l’on m’a blâmé pour cette affaire de laSainte-Marie-des-Anges) je rapporte ici nos parolestextuelles.

– Francis, dit-il, rappelez-vous notre pacte. Je n’ai rien àobjecter à ce que vous teniez votre langue, ce que je vous engagemême à faire par la suite ; mais, d’après nos conventions,vous devez me laisser libre de parler.

Je ne pus m’empêcher de rire ; mais je persistai àl’avertir de ce qui en sortirait.

– Que le diable en sorte, peu m’en chaut, dit l’enragé garçon.J’ai toujours exactement suivi mes impulsions.

Comme chacun sait, ma prédiction se réalisa. Le capitaine n’eutpas plus tôt appris les nouvelles, qu’il coupa son amarre et repritla mer. Avant l’aube, nous étions dans le Grand Minch[17] .

Le navire était très vieux ; et le capitaine, encore quetrès honnête homme (et Irlandais en outre), était des moinscapables. Le vent soufflait avec fureur, et la mer étaitexcessivement grosse. Tout ce jour, il nous fut impossible de boireni de manger ; nous allâmes nous coucher de bonne heure, nonsans inquiétude ; et (comme pour nous donner une leçon) dansla nuit le vent passa subitement au nord-est, et se mit à souffleren ouragan. Nous fûmes éveillés par l’effroyable fracas de latempête, et les pas précipités des matelots sur le pont ; desorte que je crus notre dernière heure arrivée ; et ma terreurs’accrut démesurément à voir Ballantrae railler mes dévotions.C’est en des heures comme celle-là qu’un homme de pitié apparaîtsous son vrai jour, et que nous découvrons (ce qu’on nous enseignedès notre plus jeune âge) quelle faible confiance on peut mettre enses amis profanes : je serais indigne de ma religion si je laissaispasser l’occasion de faire cette remarque. Pendant trois jours nousrestâmes dans l’obscurité de la cabine, sans autre chose qu’un peude biscuit à grignoter. Le quatrième jour, le vent tomba, laissantle navire démâté et se balançant sur d’énormes lames. Le capitainen’avait aucun soupçon des parages où nous avions été chassés ;il ignorait parfaitement son métier, et ne savait faire autre chosequ’invoquer la sainte Vierge : excellente pratique, certes, maisqui n’est pas tout le talent du marin. Nous avions pour uniqueespoir d’être recueillis par un autre navire ; mais s’ilarrivait que ce navire fût anglais, cela ne profiterait guère auMaître ni à moi.

Les cinquième et sixième jours, nous fûmes ballottés sansremède. Le septième, on hissa de la toile, mais le navire étaitlourd, et nous ne fîmes guère que dériver. Tout le temps, en effet,nous avions porté vers le sud-ouest, et, durant la tempête, nousavions dû être entraînés dans cette direction avec une violenceinouïe. Le neuvième jour se leva froid et sombre, avec une grossemer et tous les symptômes du mauvais temps. Dans cette situation,nous eûmes le ravissement d’apercevoir à l’horizon un petit navire,et de voir qu’il s’approchait et venait droit sur laSainte-Marie. Mais notre joie ne fut pas de longue durée,car lorsqu’il fut assez proche pour mettre à la mer uneembarcation, celle-ci fut immédiatement remplie d’une tourbedésordonnée de gens qui chantaient et criaient en ramant vers nous,et qui se répandirent sur notre pont, le coutelas nu au poing, etblasphémant effroyablement. Leur chef était un odieux sacripant, levisage noirci et les favoris frisés en bouclettes : il se nommaitTeach, et c’était un pirate très notoire. Il frappait du pied lepont, s’écriant qu’il s’appelait Satan, et son navirel’Enfer. Il y avait dans ses allures quelque chose del’enfant vicieux et de l’individu timbré, qui me stupéfia. Jeglissai à l’oreille de Ballantrae que je ne serais certes pas ledernier à m’engager, et que je priais seulement Dieu qu’ils fussentà court de matelots. Il m’approuva d’un signe de tête.

– Parbleu, dis-je à Maître Teach, si vous êtes Satan, voici undiable pour vous.

Le mot lui plut ; et (pour ne m’appesantir sur ces détailsrévoltants) Ballantrae et moi, plus deux autres, fûmes admis commerecrues, mais le capitaine et tout le reste furent précités à lamer par la méthode de « la promenade sur la planche ». C’était lapremière fois que je la voyais expérimenter, mon cœur défaillit àce spectacle, et Master Teach, ou l’un de ses acolytes, fitremarquer ma pâleur, d’un air très inquiétant. J’eus le courage deleur danser deux ou trois pas de gigue, et de lâcher quelquegrossièreté, ce qui me sauva pour l’instant ; mais quand il mefallut descendre dans la yole, au milieu de ces mécréants, mesjambes faillirent se dérober sous moi ; et tant par dégoût decette société, que par effroi des lames monstrueuses, je fus àpeine capable d’user de ma langue en bon Irlandais, et de lancerquelques plaisanteries durant le trajet. Par la bénédiction deDieu, il y avait un crincrin sur le bateau pirate, et je ne l’euspas plus tôt aperçu que je m’en emparai ; et ma qualité deménétrier me valut la chance merveilleuse de gagner leurs bonnesgrâces. Pat-le-Violoneux[18] , telfut le sobriquet dont ils m’affublèrent ; mais je me souciaispeu du nom, tant que ma peau était sauve.

Quel genre de pandémonium était ce navire, je ne saurais ledécrire, mais il était commandé par un fou, et pourrait s’appelerun Bedlam[19] flottant. Buvant, braillant, chantant,querellant, dansant, jamais tous à la fois n’étaient sobres ;à certains jours même, s’il était survenu un grain, il nous auraitenvoyés au fond ; ou si un vaisseau du roi avait passé près denous, il nous aurait trouvés incapables de défense. Deux ou troisfois, nous aperçûmes une voile et, lorsqu’on n’avait pas beaucoupbu, on s’en emparait, Dieu nous pardonne ! et si nous étionstous trop ivres, elle s’échappait, et je bénissais les saints àpart moi. Teach gouvernait, si l’on peut dire, bien qu’il ne fîtrégner aucun ordre, par la terreur qu’il inspirait ; et je visque notre homme était infatué de son importance. J’ai connu desmaréchaux de France moins ouvertement bouffis de la leur ; cequi jette un jour singulier sur la poursuite des honneurs et de lagloire. En fait, à mesure que nous avançons en âge, nous percevonsmieux la sagacité d’Aristote et des autres philosophes del’antiquité ; et, bien que j’aie toute ma vie recherché lesdistinctions légitimes, je puis, à la fin de ma carrière, déclarer,la main sur la conscience, qu’il n’en est pas une, – non, et pasmême la vie non plus, – qui vaille d’être acquise ou conservée aumoindre préjudice de notre dignité.

Je fus longtemps avant de pouvoir m’entretenir en particulieravec Ballantrae ; mais à la fin, une nuit, nous allâmes enrampant nous poster sur le beaupré, alors que les autres étaientmieux occupés, et nous causâmes de notre situation.

– Nul ne peut nous délivrer que les saints, dis-je.

– Mon opinion est tout autre, répliqua Ballantrae ; car jevais me délivrer moi-même. Ce Teach est la dernière desnullités ; il ne nous sert de rien, et nous expose sans cesseà être capturés. Je n’ai pas envie de faire le pirate goudronnépour rien, ni de me laisser pendre si je puis l’empêcher.

Et il m’exposa le plan qu’il avait conçu pour améliorer ladiscipline du navire, ce qui nous donnerait la sécurité pour leprésent, et l’espoir d’une prochaine délivrance, lorsqu’on auraitgagné assez pour rompre l’association.

Je lui avouai ingénument que j’avais les nerfs très éprouvés parcet horrible milieu, et que je n’osais guère lui répondre demoi.

– Je ne me laisse pas effrayer aisément, répliqua-t-il, nibattre.

Quelques jours plus tard, survint un incident qui faillit nousfaire pendre tous, et qui offre l’exemple le plus extravagant de lafolie qui présidait à notre conduite. Nous étions tous trèsivres ; et quelque bedlamite[20] ayantsignalé une voile, Teach la prit en chasse, sans même y regarder,et nous commençâmes le branle-bas de combat et les vantardises deshorreurs à venir. Ballantrae demeurait tranquillement au bossoir, àregarder sous sa main en abat-jour ; mais quant à moi, suivantma politique vis-à-vis de ces sauvages, j’étais tout à la besogneavec les plus actifs, et les divertissais par mes boutadesirlandaises.

– Hissez le pavillon ! s’écria Teach. Montrez à ces jean-f…le Jolly-Roger !

C’était, en l’occurrence, pure forfanterie, et qui pouvait nouscoûter une prise de valeur ; mais je ne me permis pas dediscuter et, de ma main, je hissai le pavillon noir.

Ballantrae s’en vint aussitôt vers l’arrière, avec un souriresardonique.

– Vous aurez peut-être plaisir à apprendre, vous, chiend’ivrogne, dit-il, que vous donnez la chasse à un vaisseauroyal ?

Teach brailla qu’il en avait menti ; mais il se précipitanéanmoins aux bastingages, et tous l’imitèrent. Je n’ai jamais vutant d’hommes ivres plus soudainement dégrisés. Le croiseur avaitviré de bord à notre impudente démonstration ; ses voiless’enflaient dans la nouvelle direction ; son enseigne sedéployait, bien visible ; et, tandis que nous regardions, il yeut une bouffée de fumée puis une détonation, et un boulet plongeadans les vagues, à bonne distance de nous, trop court. On s’élançaaux manœuvres, et la Sarah s’éloigna avec une céléritéincroyable. Un matelot attrapa le fût de rhum qui était en percesur le pont, et le fit rouler par-dessus bord. Quant à moi, jem’occupai du Jolly-Roger, l’amenai et le jetai à la mer, où je meserais volontiers précipité avec lui, tant j’étais vexé de mamaladresse. Pour Teach, il devint pâle comme la mort, et descenditsur-le-champ dans sa cabine. Deux fois seulement, de toutl’après-midi, il se montra sur le pont : il s’accouda au bordage depoupe, considéra longuement le vaisseau royal qu’on apercevaitencore à l’horizon, s’acharnant après nous ; puis, sans motdire, regagna sa cabine. On peut dire qu’il nous déserta ; et,n’eussent été un matelot fort capable que nous avions à bord, et lajolie brise qui souffla tout le jour, nous étions immanquablementpendus à la grand-vergue.

On imagine combien Teach fut humilié, voire inquiet pour sonprestige aux yeux de l’équipage ; et la méthode qu’il employapour regagner le terrain perdu fut tout à fait dans son caractère.Le lendemain matin, très tôt, l’odeur du soufre qui brûle s’échappade sa cabine, et on l’entendit crier : « Enfer ! enfer !» exclamation bien connue de l’équipage, qui remplit chacund’appréhension. Puis il monta sur le pont, en parfait personnage defarce, le visage noirci, les cheveux et les favoris nattés, laceinture bourrée de pistolets ; du sang plein le menton, ilmâchait des fragments de verre, et brandissait un poignard. Je nesais s’il avait emprunté ces façons aux Indiens de l’Amérique, dontil était originaire ; mais telle était sa coutume, et ilpréludait toujours ainsi à d’effroyables exécutions. Le premierqu’il trouva sur son chemin fut l’individu qui avait envoyé le rhumpar-dessus bord, la veille. Celui-là, il lui transperça le cœur, enle traitant de mutin ; puis, sautant sur le cadavre, enbeuglant et sacrant, il nous défia tous d’approcher. C’était leplus absurde spectacle ; et redoutable, aussi, car le vilpersonnage s’apprêtait, de toute évidence, à commettre un nouveaumeurtre.

Soudain, Ballantrae s’avança.

– En voilà assez de cette représentation, dit-il. Croyez-vousnous faire peur avec vos grimaces ? On ne vous a pas vu hier,quand c’était utile ; mais nous nous sommes bien passés devous, sachez-le.

Il se fit un murmure et un mouvement, parmi l’équipage, deplaisir et d’inquiétude, me sembla-t-il, en proportions égales.Teach, lui, poussa un hurlement féroce, et balança son poignardcomme pour le projeter, – exercice qui lui était familier, ainsiqu’à beaucoup de marins.

– Faites-lui tomber cela de la main ! ordonna Ballantrae,si prompt et si net que mon bras lui obéit avant même que j’eussecompris.

Teach demeura stupide, sans s’aviser de ses pistolets.

– Descendez à votre cabine, s’écria Ballantrae. Vous remonterezsur le pont quand vous serez de sang-froid. Vous imaginez-vous quenous allons nous laisser pendre pour vous, brute d’ivrogne auvisage noirci, espèce de boucher toqué ? Descendez !

Et il frappa du pied d’un air si menaçant que Teach s’encourutvers le capot d’échelle.

– Et maintenant, camarades, dit Ballantrae, un mot pour vous. Jene sais si vous êtes des gentlemen de fortune pour la blague, maismoi pas. Je veux de l’argent, puis retourner à terre, le dépenseren homme. Et sur un point je suis bien résolu : je ne me laisseraipendre que si je ne puis l’éviter. Allons, donnez-moi unconseil ; je ne suis qu’un débutant ! N’y a-t-il pasmoyen d’introduire un peu de discipline et de sens commun danscette entreprise ?

L’un des hommes parla : il dit que, régulièrement, ils devraientavoir un quartier-maître ; et il n’eut pas plus tôt prononcéle mot, que tous furent de son avis. La chose passa paracclamation, Ballantrae fut fait quartier-maître, le rhum fut remisà sa discrétion, des lois furent votées à l’instar de celles d’unpirate nommé Roberts, et la dernière motion fut d’en finir avecTeach. Mais Ballantrae craignit qu’un autre capitaine plus effectifne vînt contrebalancer son autorité, et il s’opposa fortement à lachose. Teach, dit-il, était bon assez pour aborder les navires etépouvanter les imbéciles avec sa figure noircie et sesblasphèmes ; nous ne pouvions guère trouver meilleur que Teachpour jouer ce rôle ; et, d’ailleurs, l’individu pouvant êtreconsidéré comme déposé, on diminuerait sa part de butin. Ce dernierargument décida l’équipage : la portion de Teach fut réduite à unepure dérision, – moindre que la mienne ! – et il ne resta plusà résoudre que deux difficultés : consentirait-il ; et quiirait lui annoncer les décisions prises ?

– Ne vous occupez pas de ça, dit Ballantrae. Je m’en charge.

Et il descendit par le capot d’échelle, pour aller seulaffronter dans sa cabine le sauvage ivre.

– Voilà notre homme ! s’écria l’un des matelots. Troishourras pour notre quartier-maître !

Les hourras furent aussitôt poussés avec unanimité. Ma voix nefut pas la moins forte, et je crois bien que ces acclamationsproduisirent leur effet sur maître Teach dans sa cabine, tout commenous avons vu naguère à quel point les clameurs de la rue peuventtroubler l’esprit des législateurs eux-mêmes.

Ce qui se passa au juste, on ne le sut jamais ; par lasuite seulement, il transpira quelques détails de leurconversation ; mais nous fûmes tous aussi étonnés que contentsde voir Ballantrae déboucher sur le pont bras dessus bras dessousavec Teach, et nous annoncer que ce dernier consentait à tout.

Je passe rapidement sur ces douze ou quinze mois durant lesquelsnous continuâmes de naviguer dans l’Atlantique Nord, tirant notreeau et nos vivres des navires capturés et, bref, faisant de trèsbonnes affaires. Certes, nul n’aimerait lire des mémoires d’aussimauvais goût que ceux d’un pirate, même involontaire, commemoi ! Les choses tournèrent au mieux de nos desseins, etdorénavant Ballantrae suivait sans dévier la ligne de conduitequ’il s’était tracée. Je croirais volontiers qu’un gentilhomme doitnécessairement occuper la première place, même à bord d’un écumeurde mer ; mais je suis d’aussi bonne naissance que n’importequel lord d’Écosse, et je confesse sans nulle honte que je demeuraijusqu’à la fin Pat-le-Violoneux, et que je ne valais guère mieuxque le bouffon de l’équipage. En somme, ce n’était pas un théâtrepropice à manifester mes talents. Ma santé souffrait pour diversmotifs ; je me suis toujours trouvé mieux à ma place sur uncheval que sur un pont de navire ; et, pour être franc, lacrainte de la mer, alternant avec celle de mes compagnons,affligeait sans cesse mon esprit. Je n’ai pas besoin de rappelermon courage : je me suis vaillamment comporté en maintes batailles,sous les yeux de généraux illustres, et j’ai mérité mon dernieravancement par un haut fait des plus remarquables, exécuté devantde nombreux témoins. Mais lorsqu’il nous fallait procéder à unabordage, le cœur défaillait à Francis Burke ; la petitecoquille de noix dans laquelle je devais embarquer, l’effroyabledénivellation des lames, la hauteur du navire à escalader, lapensée qu’il pouvait y avoir là-haut une nombreuse garnison en étatde légitime défense, le ciel tempétueux qui (sous le climat)étalait si souvent sur nos exploits sa sombre menace, et jusqu’auhurlement du vent dans mes oreilles, étaient toutes conditions fortdéplaisantes à ma valeur. En outre, comme je fus toujours de laplus exquise sensibilité, les scènes qui devaient suivre notresuccès me tentaient aussi peu que les chances de défaite. Par deuxfois, il se trouva des femmes à bord ; et j’ai beau avoirassisté à des sacs de ville, et dernièrement, en France, aux plusaffreux excès populaires, il y avait dans le petit nombre descombattants, et dans les dangers de cette immensité de mer àl’entour de nous, un je ne sais quoi qui rendait ces actes depiraterie infiniment plus révoltants. J’avoue franchement qu’il mefut toujours impossible de les exécuter avant d’être aux troisquarts ivre. Il en allait de même pour l’équipage ; Teach enpersonne n’était bon à rien, s’il n’était gorgé de rhum ; etla fonction de Ballantrae la plus délicate consistait à distribuerles liqueurs en juste quantité. Cela même, il s’en tirait à laperfection, car il était sur toutes choses l’homme le plus capableque j’aie jamais rencontré, et du génie le plus réel. Il necherchait pas à capter les bonnes grâces de l’équipage, comme moi,par des bouffonneries continuelles, exécutées d’un cœuranxieux ; mais, dans la plupart des occasions, il demeuraitgrave et distant ; on eût dit un père au milieu d’une famillede jeunes enfants, ou un maître d’école avec ses élèves.

Ce qui augmentait les difficultés de son rôle, c’est que leshommes étaient d’invétérés mécontents ; la discipline deBallantrae, toute minime qu’elle fût, pesait à leur amour de lalicence ; et, ce qui était pis, en les empêchant de boire, illeur donnait le loisir de penser. Plusieurs, en conséquence,commencèrent à regretter leurs abominables forfaits ; l’un enparticulier, bon catholique, et avec qui je me retirais parfois àl’écart pour dire une prière, surtout par mauvais temps,brouillard, pluie battante, etc., lorsque l’on ne nous remarquaitpas ; et je suis sûr que deux criminels sur la charrette n’ontjamais accompli leurs dévotions avec une plus anxieuse sincérité.Mais le reste de l’équipage, n’ayant pas de semblables motifsd’espoir, se livrait à un autre passe-temps, celui des calculs.Tout le long du jour, ils ressassaient leurs parts, ou sedépitaient du résultat. J’ai dit que nos affaires allaient bien.Mais il faut remarquer ceci : que dans ce monde, en aucuneentreprise de ma connaissance, les bénéfices ne sont à la hauteurde l’attente. Nous rencontrâmes de nombreux navires, et en prîmesbeaucoup ; cependant bien peu contenaient de l’argent, leursmarchandises ne nous étaient à l’ordinaire d’aucun usage, –qu’avions-nous besoin d’une cargaison de charrues, ou même detabac ? – et il est triste de songer au nombre d’équipagestout entiers auxquels nous avons fait faire la « promenade de laplanche » pour guère plus qu’un stock de biscuits ou deux ou troisquartauts d’alcool.

Cependant, notre navire faisait beaucoup d’eau, et il étaitgrand temps de nous diriger vers notre port de carénage, qui étaitl’embouchure d’une rivière environnée de marais. Il était bienentendu que nous devions alors nous séparer en emportant chacun sapart du butin, et ceci rendait nos hommes plus avides del’augmenter encore, de sorte que la résolution était ajournéequotidiennement. Ce qui, pour finir, décida les choses, fut unbanal incident, qu’un ignorant pourrait croire familier à notrefaçon de vivre. Mais je dois donner ici une explication. Sur unseul de tous les navires que nous abordâmes, le premier de ceux oùse trouvaient des femmes, on nous opposa une résistance réelle.Dans cette occasion, nous eûmes deux tués et plusieurs blessés et,sans la valeur de Ballantrae, nous aurions été finalementrepoussés. En tout cas, la défense (lorsqu’elle se produisait)était de nature à faire rire les plus mauvaises troupes del’Europe ; en somme, le plus périlleux de notre métier étaitd’escalader le flanc du navire, et j’ai même vu de pauvres âmesnous jeter du bord une amarre, dans leur empressement à s’engagerau lieu de passer sur la planche. Cette impunité constante avaitrendu nos gens si mous, que je comprenais sans peine comment Teachavait fait une telle impression sur leurs esprits ; car, enfait, la société de ce lunatique était le plus grand danger denotre existence. Voici l’incident auquel j’ai fait allusion. Nousvenions de découvrir fort près de nous dans le brouillard un petitnavire toutes voiles dehors. Il marchait presque aussi bien quenous, – il serait plus vrai de dire : presque aussi mal, – et nousdégageâmes la pièce de chasse, pour voir si nous pourrions leurtirer deux ou trois coups aux oreilles. La mer était très forte, leroulis du navire indescriptible ; rien d’étonnant si noscanonniers firent feu à trois reprises sans atteindre, et de loin,leur but. Mais cependant sur l’autre navire on avait apprêté uncanon de poupe, que le brouillard épais nous dissimulait ; etcomme ils avaient de meilleurs pointeurs, leur premier boulet nousatteignit par l’avant, réduisit nos deux canonniers en bouillie, sibien que nous fûmes tous éclaboussés de sang, et plongea dans legaillard où nous logions. Ballantrae voulait qu’on mît enpanne ; en réalité, il n’y avait rien dans cecontre-temps[21] quidût affecter l’esprit d’un soldat ; mais il eut une prompteintuition du désir de l’équipage, et il était clair que ce coup dehasard les avait tous dégoûtés de leur métier. Sur l’instant, nousfûmes d’un commun accord : le navire s’éloignait de nous, ildevenait inutile de mettre en panne, la Sarah était tropavariée pour embarquer un verre d’eau de plus ; c’était foliede tenir la mer davantage ; et sous ces prétextes, on vira debord immédiatement pour se diriger vers la rivière. Je vis avecsurprise la joie se répandre parmi l’équipage, et tous se mettre àdanser sur le pont en plaisantant, et chacun calculer de combien sapart s’était accrue grâce à la mort des deux canonniers. Il nousfallut neuf jours pour gagner notre port, tant la brise étaitfaible et notre carène avariée ; mais le dixième, avantl’aube, par une légère brume, nous doublâmes la pointe. Peu après,la brume se leva un instant et, avant de retomber, nous laissa voirun croiseur, tout proche. Le coup était désagréable, survenant siprès de notre asile. Il y eut grande discussion pour savoir si l’onnous avait aperçus, et s’il était vraisemblable qu’ils eussentreconnu la Sarah. Nous prenions grand soin, en supprimantjusqu’au dernier membre des équipages capturés, de ne laissersubsister aucune preuve contre nous, mais l’aspect de laSarah ne se pouvait dissimuler aussi aisément ; etsurtout vers la fin, une fois avariée, et quand nous eûmespoursuivi sans succès plusieurs navires, sa description avaitcertainement été publiée. Cette alerte aurait dû nous inciter à uneséparation immédiate. Mais ici encore le génie de Ballantrae meréservait une surprise. Teach et lui (et ce fut son succès le plusremarquable) avaient marché la main dans la main depuis le premierjour de son élection. Je l’ai souvent questionné là-dessus, maissans obtenir de réponse qu’une fois, où il me dit que Teach et luiavaient passé une convention « qui surprendrait beaucoupl’équipage, s’il l’apprenait, et qui le surprendrait lui-mêmeencore plus, si elle se réalisait ». Eh bien, cette fois encore,Teach et lui furent du même avis ; et, de leur commun accord,l’ancre ne fut pas plus tôt mouillée, que tout l’équipage se livraà une scène d’orgie indescriptible. Dans l’après-midi, nousn’étions plus qu’une troupe de déments, jetant les chosespar-dessus bord, braillant plusieurs chansons à la fois, nousquerellant et nous battant, puis oubliant la querelle pour nousembrasser. Ballantrae m’avait enjoint de ne rien boire et desimuler l’ivresse si je tenais à ma vie ; et je n’ai jamaispassé journée plus fastidieuse, couché la plupart du temps sur legaillard d’avant à considérer les marécages et les buissons quisemblaient enfermer de toutes parts notre petit bassin.

Peu après le crépuscule, Ballantrae vint trébucher contre moi,feignit de tomber, avec un rire d’ivrogne et, avant de se relever,me chuchota de « descendre dans la cabine et feindre de m’endormirsur une couchette, car on aurait bientôt besoin de moi ». Je fiscomme il me le disait et, m’en allant dans la cabine, où il faisaittout à fait obscur, me laissait tomber sur la première couchettevenue. Il s’y trouvait déjà un homme ; à la façon dont il merepoussa, je ne pouvais croire qu’il eût beaucoup bu ; etpourtant, lorsque j’eus trouvé une autre place, il parut serendormir. Mon cœur se mit à battre avec force, car je voyais qu’ilse préparait quelque coup désespéré. Alors descendit Ballantrae,qui alluma la lampe, regarda autour de lui dans la cabine, hocha latête avec satisfaction, et retourna sur le pont sans mot dire. Jerisquai un coup d’œil entre mes doigts, et vis que nous étionstrois sur les couchettes à sommeiller ou faire semblant : moi, uncertain Dutton et Grady, deux hommes résolus. Sur le pont, lesautres en arrivaient à un point d’ivresse véritablement inhumain,et nul qualificatif raisonnable ne peut décrire les sons qu’ilsémettaient à cette heure. J’ai entendu pas mal de cris d’ivrognes,pour ma part, dont beaucoup à bord de cette même Sarah,mais jamais rien qui ressemblât à ceux-ci, de sorte que j’en vins àcroire que la boisson avait été droguée. Il se passa longtempsavant que ces cris et ces hurlements se réduisissent à de lugubresgémissements, puis au silence ; et cela me parut long,ensuite, jusqu’à ce que Ballantrae redescendît, cette fois avecTeach sur ses talons. Ce dernier se mit à jurer en nous voyant toustrois sur les couchettes.

– Ta ! ta ! dit Ballantrae, vous pouvez leur tirer uncoup de pistolet aux oreilles. Vous savez quelle drogue ils ontabsorbée.

Il y avait dans le plancher de la cabine un panneau sous lequelle plus précieux du butin avait été renfermé jusqu’au jour dupartage. Il se fermait à l’aide d’un anneau muni de trois cadenas,dont les clefs étaient réparties, pour plus de sûreté, l’une àTeach, l’autre à Ballantrae, la troisième au capitaine en second,un nommé Hamond. Cependant, je fus surpris de voir que toutes troisétaient à cette heure dans la même main, et plus surpris encore(toujours regardant entre mes doigts) lorsque Teach et Ballantraesortirent l’un après l’autre quatre ballots, très soigneusementficelés et munis d’une courroie pour les porter.

– Et maintenant, dit Teach, allons-nous-en.

– Un mot, dit Ballantrae. J’ai découvert un homme qui, en dehorsde vous, connaît un passage secret à travers le marais, et le siena l’air plus court que le vôtre.

Teach s’écria qu’alors ils étaient perdus.

– Je ne vois rien de ce genre, dit Ballantrae. Car il y a encored’autres particularités que je dois vous révéler. Premièrement, iln’y a pas de balles dans vos pistolets que, s’il vous en souvient,j’ai eu l’amabilité de charger tous les deux pour vous, ce matin.Deuxièmement, puisqu’un autre connaît le moyen de traverser, vouspensez bien que je ne vais pas m’encombrer d’un lunatique de votreespèce. Troisièmement, ces gentlemen (ce n’est plus la peine qu’ilsfassent semblant de dormir) sont tous de mon parti, et vontmaintenant procéder à l’opération de vous bâillonner et ficeler aumât ; et lorsque vos hommes s’éveilleront (s’ils s’éveillentjamais, après les drogues que nous avons mêlées à leur rhum) jesuis sûr qu’ils auront l’obligeance de vous délier, et que vousn’aurez aucune difficulté à expliquer l’affaire des clefs.

Teach ne dit mot, et se laissa bâillonner et garrotter, en nousregardant comme un bébé effrayé.

– Vous voyez donc à présent, espèce d’imbécile, dit Ballantrae,pourquoi nous avons fait quatre ballots. Jusqu’ici, vous vousappeliez le capitaine Teach, mais je crois que vous êtes devenu lecapitaine Learn[22] .

Il ne nous restait plus rien à faire sur la Sarah. Tousquatre, chargés de nos quatre ballots, descendîmes sans bruit dansla yole, et laissâmes derrière nous le navire muet comme la tombe,sauf quelque vagissement d’ivrogne. La couche de brume reposant surl’eau s’élevait à hauteur de poitrine ; Dutton, celui quisavait le chemin, était obligé de se tenir debout afin de dirigernotre nage, ce qui nous forçait de ramer doucement, mais aussi noussauva. Nous étions encore peu éloignés du navire, quand l’aubecommença à poindre, et les oiseaux à tournoyer au ras de l’eau.Tout à coup Dutton se laissa retomber sur son séant, et noussusurra de ne plus faire le moindre bruit, et de prêter l’oreille.Nous entendîmes, indéniable, un très léger bruit d’avirons, sur unbord, et puis, mais plus éloigné, un bruit d’avirons, de l’autre.Il était clair qu’on nous avait aperçus, la veille ; c’étaientles embarcations du croiseur qui venaient nous couper laretraite ; et nous étions pris entre les deux, sans défense.Jamais, à coup sûr, on ne vit pauvres âmes en un péril aussiimminent ; et, tandis que nous restions penchés sur nosavirons, à prier Dieu que le brouillard tînt, la sueur meruisselait du front. Alors nous entendîmes l’une des embarcationspasser si près que nous aurions pu lancer dedans un biscuit. « Endouceur, les hommes », disait bas un officier ; et je crusqu’ils entendraient battre mon cœur.

– Ne nous occupons plus du sentier, dit Ballantrae ; à toutprix nous mettre en sûreté : nageons droit au rivage.

Nous lui obéîmes avec les plus grandes précautions, nageant dumieux possible, presque couchés dans le fond de la yole, et nousdirigeant au hasard dans la brume, qui restait notre uniqueprotection. Mais le ciel nous guida ; nous allâmes touchercontre un buisson, escaladâmes la rive avec nos trésors ; et,la brume commençant à se dissiper, faute de pouvoir cacherautrement la yole, nous la chavirâmes pour la couler. À peineétions-nous à couvert que le soleil se leva ; en même temps,du milieu du bassin, une grande clameur s’éleva, et nous apprit quela Sarah venait d’être abordée. J’entendis par la suitefaire grand honneur de son exploit à l’officier qui s’enempara ; et, à la vérité, il s’en était approché avec assezd’habileté ; mais je soupçonne qu’une fois à bord, la capturefut aisée[23] .

Je rendais grâce aux saints de notre évasion, lorsque jem’aperçus que nous étions tombés en d’autres maux. Nous avionsabordé au hasard sur la côte d’un marécage étendu etpérilleux ; et l’entreprise d’arriver au sentier était pleined’aléas, de fatigues et de dangers. Dutton était d’avis d’attendrele départ du croiseur, pour aller repêcher la yole ; car toutdélai serait plus sage que de nous lancer à l’aveuglette dans cemarais. L’un de nous retourna donc au rivage et, regardant àtravers le buisson, vit le brouillard complètement dissipé, et lepavillon anglais flottant sur la Sarah, mais nulpréparatif pour son appareillage. Notre situation devenait fortinquiétante. Le marais était un lieu des plus malsains ; dansnotre rage d’emporter des richesses, nous avions presque négligéles vivres ; il était nécessaire, en outre, de quitter cevoisinage et d’arriver aux colonies avant la nouvelle de lacapture ; et, pour balancer toutes ces considérations, il yavait, en regard, les périls de la traversée. Rien d’étonnant à ceque nous nous décidâmes pour l’action.

La chaleur était déjà étouffante lorsque nous entreprîmes lepassage, ou plutôt la recherche du passage, à l’aide du compas.Dutton prit l’instrument et l’un de nous trois se chargea de sapart du trésor. Je vous assure qu’il surveillait activement leporteur, car c’était comme son âme qu’il lui avait confiée. Labrousse était aussi dense qu’un fourré ; le terrain absolumentperfide, si bien que souvent nous nous enfoncions de la plusterrifiante manière, et qu’il fallait faire un détour ; lachaleur, du reste, était accablante, l’atmosphère singulièrementlourde, et les insectes piquants abondaient par myriades, au pointque chacun de nous marchait sous sa nuée propre. Ce fait a étésouvent commenté, que les personnes bien nées supportent la fatiguebeaucoup mieux que les gens du commun ; en sorte que lesofficiers forcés de marcher à pied à côté de leurs hommes leshumilient par leur endurance. La chose se vérifia une fois de plus,car nous étions là, deux gentilshommes des meilleures familles,d’une part ; et de l’autre, Grady, un vulgaire matelot, d’undéveloppement physique quasi gigantesque. Dutton reste hors decause, car j’avoue qu’il se comporta aussi bien que nous[24] . Mais Grady, lui, ne tarda pas à selamenter sur son sort ; il restait en arrière, refusait deporter le ballot de Dutton lorsque venait son tour, réclamaitcontinuellement du rhum (nous n’en avions que trop peu) et finitmême par nous menacer de derrière avec son pistolet tout armé, sinous ne lui accordions du repos. Ballantrae aurait voulu lecombattre ; mais je l’en dissuadai, et nous fîmes halte pourmanger quelque chose. Ce repas ne fit guère de bien à Grady : ilrecommença tout aussitôt à rester en arrière, grommelant etmurmurant contre son sort et, finalement, faute d’attention àmarcher exactement sur nos traces, il trébucha dans un endroit dubourbier où l’eau était profonde, poussa quelques cris affreux, etavant que nous eussions pu le secourir, il avait disparu avec sacharge. Sa fin et surtout ses cris nous terrifièrent ;cependant, la circonstance fut en somme heureuse et contribua ànotre salut. En effet, Dutton eut alors l’idée de grimper sur unarbre d’où il put distinguer et me désigner, car j’étais montéderrière lui, un boqueteau élevé, qui repérait le sentier. Ils’avança ensuite d’autant plus négligemment, je suppose, car peuaprès, nous le vîmes s’enfoncer un peu et retirer ses pieds, pourenfoncer de nouveau, et cela par deux fois. Alors il se tourna versnous, très pâle.

– Donnez-moi un coup de main, dit-il ; je suis dans unmauvais endroit.

– Je m’en moque, dit Ballantrae, s’arrêtant.

Dutton éclata en blasphèmes violents, s’enfonçant toujoursdavantage, tant que la lise atteignit presque sa ceinture. Il tiraun pistolet :

– Aidez-moi, s’écria-t-il, ou bien mourez et soyezdamnés !

– Non, dit Ballantrae, je plaisantais. Me voici.

Et il déposa son ballot avec celui de Dutton, que c’était sontour de porter.

– Ne vous risquez pas plus près, tant que je ne vous appelle, medit-il, en s’avançant tout seul vers l’homme enlisé.

Celui-ci à présent restait tranquille, mais tenait toujours sonpistolet, et la terreur que décelaient ses traits m’émutprofondément.

– Pour l’amour de Dieu, dit-il, faites vite !

Ballantrae était tout proche de lui.

– Ne bougez pas, dit-il ; et il sembla réfléchir ;puis : Tendez-moi vos deux mains !

Dutton déposa son pistolet, et la surface était si aqueuse qu’ilfut absorbé et disparut aussitôt ; avec un blasphème, il sebaissa pour le reprendre ; au même instant, Ballantrae sepencha et le poignarda entre les épaules. Ses deux mainss’agitèrent au-dessus de sa tête, – je ne sais si ce fut de douleurou pour se défendre ; mais une seconde plus tard, il retombaitle nez dans la vase.

Ballantrae en avait déjà par-dessus les chevilles ; mais ilse dépêtra et revint vers moi. Mes genoux s’entrechoquaient.

– Le diable vous emporte, Francis, dit-il. Je crois après toutque vous n’êtes qu’un poltron. Je viens de faire justice d’unpirate. Et nous voici entièrement libres de laSarah ! Qui peut dire à présent si nous avons trempédans quelque irrégularité ?

Je lui assurai qu’il me faisait injure ; mais mon sens del’humanité était si touché par cette action atroce que le souffleme manquait pour lui répondre.

– Allons, dit-il, tâchez d’être plus résolu. Notre besoin de cethomme cessait du moment où il vous avait montré le sentier ;et vous ne nierez pas que j’eusse été fou de laisser échapper unesi belle occasion.

Je reconnus qu’il avait raison, en principe. Néanmoins, je nepouvais m’empêcher de verser des pleurs, – nullementdéshonorants ; et il me fallut boire une gorgée de rhum pourme rendre la force d’avancer. Je le répète, je suis loin d’avoirhonte de ma généreuse émotion : la pitié honore le guerrier ;et cependant je ne saurais tout à fait blâmer Ballantrae, dont legeste fut réellement heureux, car nous trouvâmes le sentier sansautre mésaventure et, le même soir, vers le coucher du soleil, nousatteignîmes l’extrémité du marais.

Nous étions trop harassés pour aller plus loin ; sur lesable sec, encore échauffé par les rayons du soleil, et à l’abrid’un bois de pins, nous nous couchâmes et fûmes aussitôt plongésdans le sommeil.

Nous nous éveillâmes très tôt, fort abattus, et commençâmes unentretien qui faillit dégénérer en coups. Nous étions là, jetés surla côte des provinces du Sud, à mille milles de tout établissementfrançais : voyage redoutable, au cours duquel nous attendaientmille périls ; et à coup sûr, si notre amitié fut jamaisnécessaire, c’était en une pareille heure. J’imagine que Ballantraeavait perdu le sens exact de la politesse ; en fait, masupposition n’a rien d’étrange, après notre longue cohabitationavec de tels loups de mer ; mais bref, il me rabroua sigrossièrement, que tout homme d’honneur s’en serait formalisé.

Je lui dis sous quel aspect je voyais sa conduite ; ils’éloigna de quelques pas, tandis que je le suivais, parlanttoujours ; enfin, il m’arrêta d’un geste.

– Francis, dit-il, vous savez ce que nous avons juré ;cependant, il n’existerait pas de serment capable de me faireavaler pareilles expressions, si je ne vous étais sincèrementattaché. Il est impossible que vous en doutiez : vous en avez lapreuve. Il me fallait emmener Dutton, parce qu’il connaissait lepassage, et Grady, parce que Dutton ne voulait pas marcher sanslui ; mais quel besoin avais-je de vous ? Vous êtes pourmoi un danger perpétuel avec votre maudite langue irlandaise.Régulièrement, vous devriez être à cette heure aux fers sur lecroiseur. Et vous me cherchez noise puérilement, pour desvétilles !

Je considère ce discours comme un des plus désobligeants quifurent jamais et, aujourd’hui encore, je ne puis concilier sonsouvenir avec celui du gentilhomme qu’était mon ami. Je luirenvoyais que son accent écossais, sans avoir rien d’exagéré,suffisait néanmoins à le rendre incorrect et ridicule ; et,comme je parlais sans circonlocutions, l’affaire aurait pu allerloin s’il ne s’était produit une alerte inquiétante.

Nous avions fait quelques pas sur le sable. L’endroit où nousavions dormi, avec les ballots tout défaits, et de l’argentéparpillé alentour, se trouvait alors entre nous et les pins ;et ce dut être de derrière ceux-ci que l’étranger sortit. En toutcas, il y avait là devant nous un grand et solide gaillard du pays,portant une large hache sur l’épaule, qui regardait bouche béetantôt le trésor, juste à ses pieds, et tantôt notre combat, carnous venions de tirer nos épées. À peine l’eûmes-nous remarqué, ilretrouva l’usage de ses jambes, et s’éclipsa derrière les pins.

Cette apparition était peu propre à nous rassurer. Deux hommesarmés et vêtus en marins, que l’on trouve à se quereller auprèsd’un trésor, non loin de l’endroit où l’on vient de capturer unpirate, – c’en était assez pour nous amener tout le pays. Laquerelle ne fut pas simplement interrompue : elle nous sortit del’esprit ; en un clin d’œil, nos ballots étaient refaits etnous repartis, courant de la meilleure volonté du monde. Mais lemalheur fut que nous ne connaissions pas le chemin, et qu’il nousfallut sans cesse retourner sur nos pas. Ballantrae avait en effettiré de Dutton tous les renseignements possibles, mais il n’est pasaisé de voyager par ouï-dire ; et l’estuaire, qui forme unvaste havre irrégulier, nous présentait de tous côtés une nouvelleétendue d’eau.

Nous en perdions la tête et n’en pouvions plus de courir,lorsque, arrivant au haut d’une dune, nous nous vîmes encore unefois coupés par une autre ramification de la baie. Cette crique-ci,toutefois, était très différente de celles qui nous avaient arrêtésauparavant ; elle était formée par des rochers si abruptementtaillés qu’un petit navire avait pu aborder tout contre, et s’yamarrer ; même, son équipage avait disposé une planche pouraccéder au rivage. Là auprès, ils étaient assis, autour d’un feu, àmanger. Quant au navire, c’était un de ceux que l’on construit auxBermudes.

La soif de l’or et la grande haine que chacun nourrit envers lespirates étaient bien de quoi lancer tout le pays à nos trousses. Deplus, nous n’étions maintenant que trop certains de nous trouversur une sorte de presqu’île découpée à l’instar des doigts de lamain ; et le poignet, c’est-à-dire l’accès à la terre ferme,que nous aurions dû suivre tout d’abord, était à cette heureprobablement gardé. Ces considérations nous firent prendre un partides plus téméraires. Aussi longtemps que nous l’osâmes, nousattendant sans cesse à percevoir des bruits de poursuite, nousrestâmes couchés derrière les buissons, sur la dune. Puis, ayantrepris haleine, et un peu plus présentables, nous descendîmesenfin, affectant un air très détaché, vers la compagnie assiseauprès du feu.

C’étaient un trafiquant et ses nègres, du port d’Albany, dans laprovince de New York, qui revenaient des Indes, avec unecargaison ; – je ne puis me rappeler son nom. Nous fûmesstupéfaits d’apprendre qu’il s’était réfugié ici par crainte de laSarah ; car nous n’avions pas idée que nos exploitsfussent si notoires. Dès que l’Albanien sut qu’elle avait été prisela veille, il se leva d’un bond, nous donna un gobelet de rhum pournotre bonne nouvelle, et envoya ses nègres mettre à la voile sur lebermudan. De notre côté, nous profitâmes de la goutte pour devenirplus communicatifs, et nous offrir à la fin comme passagers. Ilregarda de travers nos vêtements tachés de goudron et nospistolets, et répondit poliment qu’il n’avait pas trop de placepour lui. Impossible, ni par nos prières, ni par nos offresd’argent, de plus en plus fortes, d’ébranler sa résolution.

– Je vois que vous n’avez pas confiance en nous, dit Ballantrae,mais je vais vous prouver la nôtre en vous disant la vérité. Noussommes des Jacobites fugitifs, et nos têtes sont mises à prix.

Ce discours toucha visiblement l’Albanien. Il nous posa sur laguerre en Écosse maintes questions, auxquelles Ballantrae réponditfort patiemment. Puis, avec un clin d’œil, et d’un ton vulgaire,l’homme conclut :

– Il me semble que vous et votre prince Charles en avez prisplus que vous ne désiriez.

– Parbleu, c’est bien ça, dis-je. Et, mon cher ami, je souhaiteque vous en donniez une nouvelle preuve, en nous prenant à votrebord.

Je dis cette phrase à la façon irlandaise, que l’on s’accorde àtrouver assez plaisante. C’est un fait remarquable et qui témoignede la faveur avec laquelle on regarde notre peuple, que cette façonne manque guère son effet sur les honnêtes gens. Je ne saurais direcombien de fois j’ai vu un simple soldat esquiver une punition, ouun mendiant attraper une bonne aumône, grâce à son accent. Et, enfait, aussitôt que l’Albanien eut ri de moi, je fus tout à faittranquille. Même alors, il est vrai, il posa beaucoup de conditionset, – entre autres, – nous enleva nos armes, avant de nous admettreà son bord. Ce fut le signal de l’appareillage et, un instant plustard, nous filions sur la baie avec une bonne brise, bénissant Dieude notre délivrance. Presque à l’entrée de l’estuaire, nousdépassâmes le croiseur et, un peu plus loin, la pauvreSarah avec son équipage de prise ; et la vue de cesdeux navires était bien propre à nous faire trembler. Sur lebermudan, toutefois, nous étions saufs et la réussite de notre coupd’audace nous parut plus heureuse, de nous rappeler ainsi le sortde nos compagnons. Malgré cela, nous n’avions guère que changé depiège, sauté de la poêle à frire dans le feu, couru de la vergue aubillot, et fui l’hostilité ouverte du vaisseau de guerre, pour nousen remettre à la bonne foi douteuse de notre marchand albanien.

Plusieurs circonstances nous démontrèrent bientôt que nousétions plus en sûreté qu’on ne pouvait l’espérer. Les gensd’Albany, à cette époque, s’occupaient beaucoup de la contrebande,à travers le désert, avec les Indiens et les Français. Ces traficsillégaux relâchaient leur loyauté et, les mettant en relations avecle peuple le plus policé de la terre, divisaient leurs sympathies.Bref ils étaient comme tous les contrebandiers du monde, espions etagents tout prêts pour l’un et l’autre parti. Notre Albanien, enoutre, était un homme vraiment honnête et très avide ; et pourmettre le comble à notre chance, il prit beaucoup de goût à notresociété. Avant d’avoir atteint la ville de New York, nous avionsfait une convention ferme, qu’il nous emmènerait sur son navirejusqu’à Albany, et de là nous mettrait sur le chemin pour gagnerles frontières et les établissements français. Pour tout cela, nouseûmes à payer un bon prix ; mais ce ne sont pas les mendiantsqui choisissent, ni les hors-la-loi qui dictent les marchés.

Nous remontâmes donc la rivière d’Hudson, un très beau fleuve, àmon avis, et descendîmes aux « Armes royales » en Albany. La villeregorgeait des milices de la province qui ne respiraient quemassacre contre les Français. Le gouverneur Clinton, un personnagetrès actif, y était aussi et, d’après ce que j’entendis, l’espritfactieux de son Assemblée le rendait presque fou. Les Indiens desdeux partis étaient sur le sentier de la guerre ; nous envîmes des troupes qui ramenaient des prisonniers et (ce qui étaitpire) des scalps, d’hommes et de femmes, dont ils recevaient un bonprix ; mais je vous assure que cette vue n’était guèreencourageante. En somme, nous ne pouvions arriver en un temps moinspropice à nos desseins ; notre situation dans l’aubergeprincipale était terriblement remarquable ; notre Albaniennous lanternait de mille manières, et semblait sur le pointd’éluder ses engagements ; rien que des dangers, semblait-il,environnaient les pauvres fugitifs ; et pendant quelquesjours, nous noyâmes nos soucis dans un train de vie fortdésordonnée.

Ceci même tourna à bien ; et l’on a trop omis de remarquer,à propos de notre évasion, la manière providentielle dont tous nospas furent conduits jusqu’au bout. Quelle humiliation pour ladignité humaine ! Ma philosophie, le génie supérieur deBallantrae, notre valeur, en laquelle nous étions, je crois, égaux,– tout cela n’eût servi de rien, si la bénédiction de Dieu n’eûtsecondé nos efforts. Et comme il est exact, selon ce que l’Églisenous enseigne, que les Vérités de la Religion sont, après tout,applicables entièrement à nos affaires quotidiennes ! Dumoins, ce fut au cours de nos orgies que nous fîmes la connaissanced’un jeune homme d’esprit distingué, nommé Chew. C’était l’un desplus audacieux trafiquants indiens, très familier avec les pistesdu désert, nécessiteux, dissolu, et, par une dernière chanceheureuse, un peu brouillé avec sa famille. Nous lui persuadâmes devenir à notre aide ; il apprêta en secret tout ce qui étaitnécessaire à notre fuite et, un beau jour, nous nous esquivâmesd’Albany, pour nous embarquer, un peu plus loin, sur un canot.

Pour raconter les fatigues et les périls de ce voyage, et leurrendre pleine justice, il faudrait une plume autrement habile quela mienne. Le lecteur doit imaginer l’effrayante solitude qu’ilnous fallait parcourir : fourrés, fondrières, rochers, précipices,rivières impétueuses et cascades fantastiques. Au milieu de cespaysages barbares, nous peinions tout le jour, parfois pagayant oubien portant notre canot sur nos épaules ; et la nuit, nousdormions auprès d’un feu, environnés des hurlements des loups etautres bêtes féroces. Notre plan était de remonter l’Hudson jusqu’àsa source, au voisinage de Crown Point, où les Français ont un fortdans les bois, sur le lac Champlain. Mais il eût été fort dans lesbois, sur le lac Champlain. Mais il eût été trop périlleux de lefaire directement ; aussi nous passâmes par un tel labyrinthede rivières, de lacs et de portages, que la tête m’en tourne à meles rappeler. En temps ordinaire, ces chemins étaient absolumentdéserts, mais le pays était alors en effervescence, les tribus surle sentier de la guerre, les bois remplis d’éclaireurs indiens. Àdiverses reprises nous tombâmes sur l’une ou l’autre de ces troupesquand nous nous y attendions le moins ; et, un jour enparticulier, je n’oublierai jamais comment, au lever de l’aube,nous fûmes soudain entourés par cinq ou six de ces diablespeinturlurés, poussant une manière de cri rauque, et brandissantleurs hachettes. Cette rencontre fut inoffensive, d’ailleurs, commeles autres ; car Chew était bien connu et très apprécié desdifférentes tribus. C’était, en effet, un très honnête etrespectable jeune homme ; mais on peut croire que, même avecl’avantage de sa société, ces rencontres n’allaient pas sans unréel danger. En vue de prouver notre amitié, nous devions de notrepart puiser à notre stock de rhum, – et d’ailleurs, au fond, soustoute espèce de déguisement, c’est toujours la véritable affaire dutrafiquant indien, de tenir un cabaret ambulant dans la forêt : etquand une fois les braves ont reçu leur bouteille descaura (comme ils appellent cet abominable liquide) ilconvenait de nous mettre en route et de pagayer pour sauver nosscalps. Sitôt qu’ils avaient un peu bu, adieu touteconvenance ; il ne leur restait plus qu’une idée : avoirencore du scaura. S’il leur avait aussi bien pris lafantaisie de nous donner la chasse, et que nous eussions étérattrapés, je n’aurais jamais écrit ces mémoires.

Nous étions arrivés à la partie la plus critique de notretrajet, où nous pouvions également nous attendre à tomber aux mainsdes Français ou des Anglais, lorsqu’il nous arriva un grandmalheur. Chew fut pris d’un mal subit offrant tous les symptômesd’un empoisonnement et, au bout de quelques heures, il expirait aufond du canot. Nous venions de perdre à la fois notre guide, notreinterprète, notre batelier et notre passeport, car il était toutcela réuni ; et nous nous trouvâmes réduits tout d’un coup etsans remède à la plus sombre détresse. Chew, qui s’enorgueillissaitde son savoir, nous avait fait souvent des conférencesgéographiques ; et Ballantrae avait dû les écouter. Mais, pourma part, ce genre d’enseignement m’a toujours causé un ennuisouverain ; et, en dehors du fait que nous étions alors dansle pays des Indiens Adirondacks, et pas très loin de notredestination, si toutefois nous en avions trouvé le chemin, je nesavais rien d’autre. La sagesse de ma méthode apparut bientôt car,en dépit de toutes ses peines, Ballantrae n’était pas plus avancéque moi. Il savait bien que nous devions remonter un cours d’eau,puis, par voie de portage, en redescendre un autre ; et puisremonter un troisième. Mais il faut se rendre compte que dans unpays de montagnes, une foule de cours d’eau ruissellent de toutesparts. Et comment un gentilhomme, un parfait étranger dans cettepartie du monde, ira-t-il les distinguer l’un de l’autre ? Etce n’était pas là notre unique souci. Nous étions très novices dansla manœuvre du canot : les portages dépassaient presque nos forces,à ce point que je nous ai vus rester accablés de désespoir pendanttoute une demi-heure, sans dire un mot ; et l’apparition d’ununique Indien, depuis que nous n’avions plus le moyen de converseravec eux, aurait amené fort probablement notre perte. Il n’est doncpas trop étonnant que Ballantrae fût d’une humeur plutôtsombre ; son habitude, de rejeter la faute sur des gens toutaussi capables que lui, s’accrut de façon intolérable, et sonlangage devint parfois inadmissible. Auparavant déjà, il avaitcontracté à bord d’un bateau pirate une manière de vous parler desplus inusitées entre gentlemen ; et, à cette époque, lorsqu’ilétait un peu fébrile, cette façon s’accentuait chez lui àl’excès.

Le troisième jour de ces tribulations, tandis que nousremontions un portage au milieu des rochers, avec le canot sur nosépaules, celui-ci tomba, et fut entièrement défoncé. Le portagemenait d’un lac à l’autre, tous deux fort étendus ; la piste,à peine visible, aboutissait à l’eau, des deux extrémités et, àdroite comme à gauche, la forêt vierge l’entourait. De plus, lesbords des lacs étaient vaseux et absolument impraticables : ainsi,nous étions condamnés non seulement à nous passer d’embarcation etde la plus grande partie de nos provisions, mais à plonger dans lesfourrés impénétrables, et abandonner le dernier fil conducteur quinous restât, – le cours de la rivière. Nous mîmes chacun nospistolets à nos ceintures, une hache sur l’épaule, nous fîmes unballot de nos richesses et d’autant de vivres que nous en pouvionsporter ; et, abandonnant le reste de notre avoir, jusqu’à nosépées, qui nous auraient beaucoup gênés parmi les bois, nousentreprîmes cette déplorable aventure. Les travaux d’Hercule, sibien décrits par Homère, étaient une bagatelle, comparés à ceux quenous subissions. Certains endroits de la forêt étaient un parfaitmassif jusqu’au niveau du sol, et nous devions nous y frayer unchemin comme des vers dans un fromage. Ailleurs, le terrain étaitprofondément marécageux, et les arbres tout à fait pourris. J’aisauté sur un grand fût renversé par terre, et m’y suis enfoncéjusqu’aux cuisses, comme dans de l’amadou. Une autre fois, entombant, je voulus m’appuyer contre ce qui avait l’air d’un troncsolide, lequel sous mon toucher céda comme une feuille de papier.Trébuchant, tombant, nous enlisant jusqu’aux genoux, taillant notrechemin à la hache, à demi éborgnés par les épines et les branches,les vêtements en lambeaux, nous peinâmes tout le jour, et je douteque nous ayons fait deux milles. Le pis, c’est que nous pouvionsrarement jeter un coup d’œil sur les alentours, et que nous étionsperpétuellement détournés de notre chemin par des obstacles, – d’oùil nous était impossible d’avoir le moindre indice sur la directionsuivie.

Un peu avant le coucher du soleil, dans une clairière au bordd’un cours d’eau et environnée de montagnes farouches, Ballantraejeta son chargement par terre.

– Je ne vais pas plus loin, dit-il.

Puis, il m’ordonna d’allumer du feu, maudissant ma race, entermes peu propres à un homme bien élevé.

Je le priai d’oublier qu’il eût jamais été un pirate, et de sesouvenir qu’il avait été un gentilhomme.

– Êtes-vous fou ? s’écria-t-il. Ne me contrariez pasaujourd’hui !

Puis, montrant le poing aux montagnes :

– Quand je songe, s’écria-t-il, que je vais laisser mes os dansce misérable désert ! Plût à Dieu que je sois mort surl’échafaud en bon gentilhomme !

Il déclama cette phrase comme un acteur, et puis il s’assit,mordant ses poings, les yeux fixés sur le sol, l’air aussi peuchrétien que possible.

Il m’inspira une véritable horreur, car je pensais qu’un soldatet un gentilhomme aurait dû envisager sa fin avec plus dephilosophie. Je ne lui répliquai pas, néanmoins ; et comme lanuit tombait, glacée, je fus bien aise d’allumer du feu pour monpropre compte. Dieu sait cependant que, dans un lieu aussidécouvert, et avec le pays plein de sauvages, c’était là presque unacte de folie. Ballantrae ne semblait pas me voir ; mais à lafin, comme je faisais griller un peu de blé, il leva les yeux.

– Avez-vous jamais eu un frère ? demanda-t-il.

– Par la permission du ciel, dis-je, pas moins de cinq.

– Je n’en ai qu’un, reprit-il, d’une voix bizarre ; et,aussitôt : – Il me paiera tout ceci, ajouta-t-il. – Et quand je luieus demandé quel rôle jouait son frère dans notre malheur ? –Comment ! s’écria-t-il, il a pris ma place, il porte mon nom,il courtise ma femme ; et me voilà seul ici avec un damnéIrlandais, à claquer les dents au fond de ce désert !Oh ! quelle vulgaire dupe je fais !

Cette sortie était de tous points si opposée au caractère de monami, que la stupéfaction émoussa mon juste ressentiment. Et puis,une expression injurieuse, même vive, apparaît une bien petiteaffaire en des conjonctures aussi angoissantes. Mais il faut noterun point singulier. Une seule fois auparavant, il avait faitallusion à la dame sa fiancée : nous arrivions alors devant NewYork, et il me dit que, s’il avait joui de ses droits, il étaitalors en vue de sa propriété, car Miss Alison Graeme possédait danscette province des biens considérables. L’occasion était sans doutenaturelle, ce jour-là ; mais aujourd’hui qu’il nommait la damepour la seconde fois, se produisait une coïncidence bien digne deremarque : en ce même mois de novembre 1747 et, je crois ce mêmejour où nous étions perdus au milieu de ces montagnes farouches,son frère épousait Miss Graeme[25] . Jesuis le moins superstitieux des hommes ; mais le doigt de laProvidence est ici trop visible pour n’en point fairel’observation.

Le jour suivant, puis l’autre, se passèrent en travauxanalogues. Ballantrae décidait à pile ou face de notredirection ; et une fois, comme je lui reprochais cetenfantillage, il me fit une réponse que je n’ai jamais oubliée:

– C’est le meilleur moyen que je connaisse d’exprimer mon dédainde la raison humaine.

Ce fut, je crois, le troisième jour, que nous découvrîmes lecadavre d’un chrétien, scalpé et affreusement mutilé, gisant dansune mare de son sang ; les oiseaux du désert s’acharnaient surlui à grands cris, aussi nombreux que des mouches. Je ne sauraisdire à quel point ce spectacle nous fut odieux ; en tout cas,il me fit perdre mes dernières forces et tout espoir de ce monde.Le même jour, et peu après, nous traversions péniblement une partiede la forêt qui avait brûlé, quand je vis soudain Ballantrae, quime précédait, se baisser derrière un tronc abattu. Je le rejoignisdans sa cachette, d’où l’on voyait aux alentours, sans êtrevu ; et, au fond du ravin proche, je découvris une fortetroupe de sauvages armés en guerre, dont la marche allait coupernotre chemin. Il y avait là peut-être l’équivalent d’unbataillon ; leurs torses étaient nus, enduits de graisse et denoir de fumée, et peinturlurés de céruse et de vermillon, suivantleur coutume barbare. Ils s’avançaient l’un derrière l’autre, à lafile, comme des oies, et à un petit trot assez rapide, en sortequ’ils mirent peu de temps à passer et à disparaître de nouveauparmi les bois. Pourtant, je crois bien que nous souffrîmes uneplus forte torture d’hésitation et de suspens au cours de cesquelques minutes qu’il n’en tient d’ordinaire en toute la vie d’unhomme. Ces Indiens étaient-ils Français ou Anglais ?voulaient-ils des scalps ou des prisonniers ? Devions-nous àtout hasard nous montrer, ou rester cachés pour continuer ensuitenotre démoralisant voyage ? Ces questions auraient mis enéchec le cerveau d’Aristote lui-même. Ballantrae se tourna versmoi. Un rictus affreux lui tordait la bouche et laissait voir sesdents, comme j’ai lu que cela se produit chez ceux qui meurent defaim. Il ne dit rien, mais toute sa personne semblait poser unequestion redoutable.

– Ils sont peut-être du parti anglais, chuchotai-je, et songez,alors ! ce que nous aurions de mieux à espérer, ce serait derecommencer pareille évasion !

– Je sais… je sais… dit-il. Cependant, il faut en finir.

Et soudain il tira son éternelle pièce de monnaie, l’agita dansle creux de ses mains, regarda, puis se coucha la face dans lapoussière.

Addition de Mr. Mackellar

J’abandonne le récit du chevalier, parce que tous deux sequerellèrent et se séparèrent le même jour ; et la façon dontle chevalier rapporte les querelles me semble (je dois l’avouer)tout à fait incompatible avec le caractère des deux personnages.Par la suite, ils errèrent isolément, et connurent des souffrancesindicibles. À la fin, l’un, puis l’autre furent recueillis par unepatrouille du fort Saint-Frédéric. Il n’y a plus à ajouter que deuxchoses. Primo (et c’est ce qui importe surtout à mon récit) leMaître, au cours de ces tribulations, enterra ses richesses, en unpoint qui n’a pas été retrouvé, mais dont il leva la topographie, àl’aide de son propre sang, sur la doublure de son chapeau. Etsecundo, en arrivant ainsi sans le sou au fort, il fut accueillicomme un frère par le chevalier, qui plus tard lui paya son retouren France. La simplicité de caractère de Mr. Burke l’induit à cetexcès de louer le Maître. À des yeux plus mondainement sages, ilsemblerait que le chevalier seul fût digne d’éloges. J’ai d’autantplus de plaisir à citer ce noble trait de mon honorablecorrespondant, que je crains de l’avoir blessé, quelques lignesplus haut. Je me dispense de tous commentaires sur aucune de sesopinions si extraordinaires et (à mon sens) immorales, car je lesais fort pointilleux en matière de respect. Mais sa version de laquerelle dépasse vraiment ce que je puis reproduire ; car j’aimoi-même connu le Maître, et on ne peut imaginer homme moinssusceptible de crainte. Je déplore cette négligence du chevalier,et d’autant plus que l’allure de son récit (à part quelquesfioritures) me frappe par sa haute ingénuité.

Chapitre 4Persécutions que subit Mr. Henry

On devine sur quelle partie de ses aventures le colonels’étendit principalement. À coup sûr, si nous les avions ouïes aucomplet, il est à croire que le cours des événements eût étémodifié de beaucoup ; l’épisode du bateau pirate fut trèsexpurgé. Et je n’entendis même pas jusqu’à la fin ce que le colonelvoulut bien en révéler, car Mr. Henry, qui depuis un momentparaissait plongé en de sombres réflexions, se leva de son siège et(s’excusant auprès du colonel sur ce que des affaires leréclamaient) m’ordonna de le suivre au bureau.

Une fois là, il ne chercha plus à dissimuler son souci, et semit à marcher de long en large avec un visage bouleversé, et sepassant la main sur le front à diverses reprises.

– Nous avons à faire, commença-t-il enfin.

Mais il s’interrompit, déclara qu’il nous fallait boire un coupde vin et envoya chercher un magnum du meilleur. Ceciétait tout à fait en dehors de ses habitudes et, davantage, quandle vin fut apporté, il avala coup sur coup deux verres, commeinsoucieux de tout décorum. Mais de boire le remonta.

– Vous ne serez pas étonné, Mackellar, dit-il, d’apprendre quemon frère – que nous sommes tous heureux de savoir en sûreté – setrouve dans un certain besoin d’argent.

Je lui répondis que je m’en doutais, mais que le moment étaitmal choisi, car les fonds étaient bas.

– Pas les miens, dit-il. Il y a l’argent pour l’hypothèque.

Je lui rappelai que cette somme appartenait à Mme Henry.

– J’en répondrai auprès de ma femme, répliqua-t-ilviolemment.

– Et, puis, ajoutai-je, il y a l’hypothèque elle-même.

– Je sais, dit-il, et c’est là-dessus que je voulais vousconsulter.

Je lui fis voir que ce n’était pas du tout le moment dedétourner ces fonds de leur destination ; et aussi que, cefaisant, nous perdions le bénéfice de nos économies passées, pourreplonger le domaine dans le bourbier. Je pris même la liberté delui faire des remontrances ; et comme il persistait àm’opposer le même hochement de tête et un sourire d’amèrerésolution, mon zèle m’emporta tout à fait hors de mon rôle.

– Mais c’est de la folie en plein, m’écriai-je ; et quant àmoi, je n’y prendrai aucune part.

– Vous avez l’air de vous figurer que je le fais pour monplaisir, dit-il. Mais j’ai maintenant un enfant ; et, de plus,j’aime l’ordre et pour dire la simple vérité, Mackellar, jecommençais à mettre ma fierté dans le domaine. – Il réfléchit uneminute. – Mais que voulez-vous, poursuivit-il. Rien n’est à moi,rien. Depuis ce que je viens d’apprendre, mon existence a perdutoute valeur. Je suis réduit au nom et à l’ombre des choses, – oui,à l’ombre ; il n’y a pas de réalité dans mes droits.

– Ils se trouveront assez réels devant les tribunaux,répliquai-je.

Il me jeta un regard enflammé, et parut sur le point de direquelque chose ; et je me repentis de ce que je venais de dire,car je voyais que, tout en parlant du domaine, il avait aussi envue son mariage. Et alors, brusquement, il tira de sa poche lalettre toute froissée, la lissa sur la table avec rage, et me lutd’une voix tremblante ces mots : « Mon cher Jacob… voilà comme ildébute, s’écria-t-il. – Mon cher Jacob, je vous ai donné ce nom unefois, vous vous le rappelez sans doute, et vous avez à présentréalisé la chose, et m’avez envoyé par-dessus les moulins… » Quepensez-vous de ceci, Mackellar, venant d’un frère unique ?J’affirme devant Dieu que je l’aimais bien ; je lui fustoujours attaché, et voilà ce qu’il m’écrit ! Mais je ne veuxpas rester sous cette imputation – (marchant de long en large) – jele vaux bien ; je vaux mieux que lui, je le prouverai devantDieu ! je ne saurais lui donner les sommes énormes qu’ilréclame ; il sait que nos biens n’y suffiraient pas, mais jeveux lui donner ce que j’ai, et c’est plus qu’il n’espère. J’aisupporté tout ceci trop longtemps… Voyez ce qu’il écrit encore,lisez vous-même : « Je vous connais pour un chien d’avaricieux… »Un chien d’avaricieux ! Moi, avaricieux ! Est-ce vrai,Mackellar ? le croyez-vous ? – (Je pensai réellementqu’il allait me frapper.) – Oh ! vous le croyez tous ! Ehbien, vous verrez, et il verra, et Dieu verra. Dussé-je ruiner ledomaine et aller nu-pieds, je gorgerai cette sangsue. Qu’il demandetout… tout, et il l’aura ! Tout est à lui, régulièrement…Ah ! s’écria-t-il, et dire que j’avais prévu tout ceci, et pismême, quand il refusa de me laisser partir.

Il se versa encore un verre de vin, et allait le porter à seslèvres, quand je me permis de poser le doigt sur son bras. Ils’arrêta.

– Vous avez raison, dit-il. – Et il jeta dans l’âtre le verreavec son contenu. – Allons compter l’argent.

Je n’osai plus l’empêcher ; d’ailleurs, j’étais fortaffecté de voir tellement bouleversé un homme d’habitude si retenu.Je m’assis à côté de lui, comptai l’argent, et l’empaquetai, pourla plus grande commodité du colonel, qui devait le prendre aveclui. Ceci fait, Mr. Henry s’en retourna dans la salle, où Mylord etlui passèrent la nuit à causer avec leur hôte.

Un peu avant l’aube, on m’appela pour escorter le colonel. Ileût préféré sans doute un autre convoyeur, car il s’estimaitbeaucoup ; mais nous ne pûmes lui en offrir un plus digne, carMr. Henry ne devait pas se faire voir avec les contrebandiers.C’était une matinée de vent très âpre et, comme nous descendionssous la grande charmille, le colonel s’emmitoufla dans sonmanteau.

– Monsieur, dis-je, c’est une grosse somme d’argent que réclamevotre ami. Je suppose qu’il a de très grands besoins.

– Supposons-le, dit-il (un peu sèchement, pensai-je, maisc’était peut-être à cause du manteau sur sa bouche).

– Je ne suis que le serviteur de la famille, repris-je. Vouspouvez causer sans détours avec moi. Je pense que nous n’avons pasgrand-chose de bon à espérer de lui ?

– Mon cher ami, dit le colonel, Ballantrae est un gentilhommedes plus hautes capacités naturelles, et je l’admire et le révèrejusqu’à la semelle de ses bottes.

Et alors, il me parut qu’il rencontrait une difficulté.

– Mais, malgré tout, dis-je, nous n’avons pas grand-chose de bonà espérer de lui ?

– Pour sûr, et vous avez raison de le croire, mon cher ami, ditle colonel.

Nous étions arrivés au bord de la crique où le canotl’attendait.

– Eh bien, dit-il, je reste à coup sûr votre débiteur pour voscivilités, Mr. Quel-est-votre-nom ; et pour dernier mot, etpuisque vous montrez une curiosité si intelligente, je vousconfierai un petit détail qui peut servir à la famille. Car jecrois que mon ami a oublié de mentionner que le Secours-Écossaislui sert une pension plus forte qu’à aucun réfugié de Paris, et leplus honteux, Monsieur, ajouta-t-il en s’échauffant, – c’est qu’ilsn’ont pas un traître sou pour moi !

Il mit son chapeau de côté en me regardant, comme s’il merendait responsable de cette injustice ; puis il revint à sonhabituel excès de politesse, me serra la main, et descendit vers lecanot, son argent sous le bras, et sifflant l’air pathétique deShule Aroon. C’était la première fois que j’entendais cetair ; je devais l’entendre à nouveau, avec les paroles, commeon le verra, mais je me souviens que cette simple mesure me trottadans la tête après que les contrebandiers l’eurent fait taire d’un: « Chut ! au nom du diable ! » Les avirons grincèrent,et je restai à regarder l’aube se répandre sur la mer, où le canots’éloignait, vers le lougre qui l’attendait, sa voile d’avantmasquée.

La brèche faite à notre budget nous embarrassa beaucoup, etentre autres conséquences, il me fallut faire le voyage d’Édimbourget, là, obtenir un nouveau prêt, à des conditions fort onéreusespour maintenir l’autre à flot ; et je fus ainsi, pendant prèsde trois semaines, absent du château de Durrisdeer.

Ce qui se passa dans l’intervalle, je n’eus personne pour me leraconter, mais à mon retour, je trouvai Mme Henry fort changéed’allures. Les entretiens de jadis avec Mylord étaient devenusrares ; elle avait parfois l’air d’adresser comme une prièremuette à son mari, et il me sembla qu’elle lui parlait plussouvent ; enfin, elle était absolument férue de MissKatharine. On croit peut-être que ce changement était agréable àMr. Henry ? En aucune façon. Au contraire, chacune de cesinnovations lui portait un coup ; il croyait y lire l’aveu descoupables désirs de sa femme. Cette fidélité constante au Maître,dont elle était si fière lorsque nous le pensions mort, elle avaità en rougir, depuis qu’elle le savait en vie, et cette vergogneétait la source de sa nouvelle manière d’être. Je ne dois cacheraucune vérité ; et je le dirai ici nettement, ce fut, jecrois, l’époque où Mr. Henry se comporta le plus mal. En public, ilsavait se contenir ; mais on percevait en lui une irritationprofonde et latente. Avec moi, il prenait moins de précautions pourla dissimuler, et se montrait souvent des plus injustes. Même avecsa femme, il lui échappait des réponses acerbes : soit qu’ellel’eût froissé par quelque amabilité intempestive ; oupeut-être sans motif plausible, et par un simple épanchementspontané de l’irritation habituelle chez lui. Quand il s’oubliaitde la sorte (ce qui jurait singulièrement avec les conditions deleur union), un malaise passait sur la société, et le couple seregardait avec une sorte d’étonnement douloureux.

Tout ce temps aussi, outre qu’il se nuisait par ce défautd’humeur, il compromettait sa position par un silence dont je n’osedécider s’il provenait de la générosité ou de l’orgueil. Lescontrebandiers revinrent à plusieurs reprises, amenant desmessagers du Maître, et aucun ne s’en retourna les mains vides. Jen’osais plus discuter avec Mr. Henry ; il donnait ce qui luiétait demandé, avec une sorte de noble rage. Peut-être parce qu’ilse savait d’un naturel enclin à la parcimonie, il prenait unplaisir pervers à fournir sans trêve aux exigences de son frère.Peut-être la fausseté de sa position aurait aiguillonné un hommemoins fier jusqu’au même excès. Mais le domaine gémissait, pourainsi dire, sous le faix ; nos dépenses quotidiennes serestreignaient chaque jour ; les écuries se vidaient, il n’yresta plus que quatre bidets de fatigue ; les domestiquesfurent congédiés, ce qui fit murmurer hautement dans le pays, etraviva l’ancienne animosité contre Mr. Henry. Finalement, il fallutrenoncer au voyage annuel d’Édimbourg.

Ceci advint en 1756. Il faut se rendre compte que depuis septans cette sangsue pompait le sang et la vie de Durrisdeer, et quedurant tout ce laps de temps, mon maître s’était tu. C’était eneffet de sa diabolique malice que le Maître s’adressait à Mr. Henryseul sur le chapitre des demandes, et qu’il n’en touchait pas unmot à Mylord. La famille avait considéré avec surprise noséconomies. Elle s’était plainte, je n’en ai pas le moindre doute,que mon maître fût devenu d’une telle ladrerie, – défaut toujoursméprisable, mais répugnant chez les personnes jeunes, et Mr. Henryn’avait pas trente ans.

À cette époque, je crois bien que mon maître et sa femme sevoyaient à peine en dehors des repas. Immédiatement après larévélation du colonel Burke, Mme Henry avait fait des avancesvisibles à son mari ; on pourrait presque dire qu’elle lui fitalors une espèce de cour timide, en absolu contraste avec sesmanières d’autrefois, indifférentes et hautaines. Je n’ai jamais eule courage de blâmer Mr. Henry pour avoir décliné ces avances, nonplus que de blâmer sa femme lorsqu’elle se piquait au vif de lesvoir rejeter. Mais ils devinrent de plus en plus étrangers l’un àl’autre, et finirent par ne plus guère se parler (comme je l’aidit) en dehors des repas. Même le sujet du voyage à Édimbourg futd’abord entamé à table, et il se trouva que Mme Henry était cejour-là souffrante et mal disposée. Elle n’eut pas plus tôt comprisoù voulait en venir son mari, que le rouge lui monta au visage.

– C’en est trop, à la fin ! s’écria-t-elle. Je n’ai déjàpas tant de plaisirs dans l’existence, qu’on doive me priver decette unique consolation. Il faut refouler ces honteuxpenchants ; nous sommes déjà la risée de tout le voisinage. Jene souffrirai pas cette nouvelle insanité.

– Je n’y puis rien, répliqua, Mr. Henry.

– Rien ? s’écria-t-elle. Vous n’avez pas honte !Heureusement, j’ai de l’argent à moi.

– Tout est mien, Madame, de par notre mariage, lança-t-il,rageusement. Et aussitôt, il quitta la salle.

Mon vieux lord leva les bras au ciel, et lui et sa fille seretirèrent au coin de la cheminée, ce qui me signifiait mon congé.J’allai retrouver Mr. Henry dans son refuge habituel, le bureau durégisseur. Il était assis au bord de la table, dans laquelle ilenfonçait son canif, d’un air sinistre.

– Mr. Henry, dis-je, vous vous faites trop de tort, et il esttemps que cela cesse.

– Oh ! s’écria-t-il, personne ne s’en aperçoit, ici. Ils sefigurent que c’est tout naturel. J’ai de honteux penchants. Je suisun chien d’avaricieux (et il enfonça le canif jusqu’à la garde).Mais je ferai voir à cet individu, lança-t-il avec un juron, je luiferai voir qui est le plus généreux.

– Ceci n’est pas de la générosité, dis-je, c’est simplement del’orgueil.

– Croyez-vous que j’aie besoin de morale ?répliqua-t-il.

Je crus qu’il avait besoin de secours, et que je lui endonnerais, bon gré mal gré. Mme Henry ne fut pas plus tôt retiréechez elle, que je me présentai à sa porte, et lui demandai uneaudience.

Elle laissa voir un étonnement réel.

– Que désirez-vous de moi, Mr. Mackellar ? dit-elle.

– Dieu sait, Madame, répondis-je, que je ne vous ai jamaisjusqu’ici importunée de mes libertés ; mais cette fois, lachose me pèse trop sur la conscience, et il faut que cela sorte.Peut-on véritablement être aussi aveugle que vous et Mylord ?Peut-on vivre depuis tant d’années avec un noble cœur comme Mr.Henry, sans mieux comprendre son caractère ?

– Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.

– Ne savez-vous donc pas où va son argent ? le sien… et levôtre… et l’argent même du vin qu’il ne boit pas à table ?… ÀParis !… à cet homme ! Huit mille livres qu’il a eues denous en sept ans, et mon maître assez fou pour n’en riendire !

– Huit mille livres ! répéta-t-elle. C’est impossible : lesrevenus n’y suffiraient pas.

– Dieu sait comment nous avons usé les farthings pour faire lasomme, dis-je. Mais elle est de huit mille soixante, et desshillings. Si vous pouvez croire après cela que mon maître estregardant, je ne me mêle plus de rien.

– N’en dites pas davantage, Mr. Mackellar, répondit-elle. Vousavez parfaitement agi de vous en mêler, comme vous le dites tropmodestement. Je suis fort à blâmer, et vous devez me croireincapable d’observation (et elle me regardait avec un singuliersourire), mais je veux sur-le-champ remettre les choses au point.Le Maître a toujours été d’un naturel fort irréfléchi ; maisil a un cœur d’or, il est la générosité incarnée. Je vais luiécrire moi-même. Vous ne pouvez vous figurer combien votrecommunication m’a fait de peine.

– J’avais espéré plutôt, Madame, vous faire plaisir, dis-je, carj’étais furieux de la voir toujours penser au Maître.

– Et plaisir, dit-elle, plaisir aussi, bien entendu.

Le même jour (je ne puis dire que je ne les guettais pas), j’eusla satisfaction de voir Mr. Henry sortir de la chambre de sa femmeen un état qui lui ressemblait fort peu ; car son visageportait des traces abondantes de pleurs, et néanmoins, il netouchait plus terre. Je compris, à le voir, que sa femme lui avaitfait amende honorable. – « Ah ! me dis-je en moi-même, j’aifait aujourd’hui un beau coup ! »

Le lendemain, j’étais assis devant mes livres, quand Mr. Henryarriva doucement derrière moi, me saisit aux épaules et me secouaen manière de jeu.

– Ah ! ah ! je sais tout ; vous n’êtes donc pourfinir qu’un individu sans foi, dit-il.

Ce fut sa seule illusion[26] ;mais il la fit d’un ton plus éloquent que toute protestation degratitude. Et là ne se borna pas ma réussite ; car lorsqu’unnouveau messager se présenta (et ce ne fut guère longtemps après)de la part du Maître, il n’emporta rien qu’une missive. Depuisquelque temps, c’était moi qui traitais ce genre d’affaires. Mr.Henry ne mettait pas la main à la plume et, moi-même, je n’usaisque des termes les plus secs et les plus formalistes. Mais cetteépître-là, je ne la vis même point. Elle ne devait pas être d’unelecture fort agréable, car Mr. Henry se sentait soutenu par safemme, – et je remarquai, le jour où il l’expédia, qu’il avait uneexpression très satisfaite.

Les choses allaient mieux dans la famille, – sans toutefoisprétendre qu’elles allaient bien. Du moins n’y avait-il plusdésormais de malentendu : on était aimable des deux parts ; etje crois qu’un retour d’intimité n’était pas impossible entre monmaître et sa femme, s’ils eussent pu seulement, lui, mettre sonorgueil dans sa poche, et elle oublier (ce qui était l’origine dumal) ses rêvasseries sur un autre homme. C’est merveille comme unepensée cachée transpire au-dehors ; c’est merveille à présentpour moi de me rappeler à quel point nous suivions le cours de sessentiments. Elle avait beau être d’allures paisibles, et dedispositions égales, nous savions toujours quand son imaginationl’emportait vers Paris. Et qui ne se serait figuré voir l’idoleabattue par ma révélation ? C’est à croire que les femmes sontpossédées du diable. Toutes ces années écoulées sans jamais revoirl’homme, bien peu de tendresse à se rappeler (d’un commun accord)même du temps où il était auprès d’elle, la nouvelle de sa mort et,depuis, sa rapacité sans cœur étalée à nu devant elle ; quetout cela ne pût suffire, et qu’elle gardât toujours la meilleureplace en son cœur à ce maudit individu, il y a de quoi exaspérer unhonnête homme. Je n’eus jamais beaucoup de sympathie naturelle pourla passion amoureuse, mais cette démence chez la femme de monmaître me dégoûta entièrement de la chose. Je me souviens d’avoirrepris une servante parce qu’elle chantait une bêtise sentimentaletandis que j’étais dans ces dispositions ; et ma sévérité mevalut la rancune de tous les cotillons du château. Je m’en souciaisfort peu, mais cela amusait Mr. Henry, qui me raillait souvent surnotre impopularité jumelle. La chose est singulière (car ma mèreétait assurément la perle des femmes, et ma tante Dickson, qui payames études à l’Université, une femme remarquable), mais je n’aijamais eu grande indulgence pour le sexe féminin, ni même peut-êtrebeaucoup de compréhension ; et comme je suis loin d’être unhomme hardi, j’ai toujours esquivé leur société. Non seulement jene vois aucun motif de regretter ma défiance, mais j’ai remarquéinvariablement que les pires catastrophes frappent ceux qui ont étémoins sages. C’est par crainte de m’être montré injuste envers MmeHenry que j’ai jugé utile de consigner cette mienne tournured’esprit. Et d’ailleurs la remarque m’est venue tout naturellement,à relire la lettre qui provoqua de nouveaux événements, et qui mefut, à mon grand étonnement, remise en particulier, une semaineenviron après le départ du précédent messager.

LETTRE DU COLONEL BURKE (PAR LA SUITE CHEVALIER) À MR.MACKELLAR

Troyes-en-Champagne, le 12 juillet 1756.

Mon cher Monsieur,

Vous serez sans doute surpris de recevoir une communicationd’une personne si peu connue de vous ; mais cette fois oùj’eus l’heureuse chance de vous rencontrer à Durrisdeer, j’aidistingué en vous un jeune homme du caractère le plussérieux ; et j’admire cette qualité et l’estime à peine moinsque le génie spontané ou la hardiesse chevaleresque du soldat. Jem’intéresse en outre à la famille que vous avez l’honneur deservir, ou plutôt, dont vous êtes l’humble et respectableami ; et une conversation que j’eus le plaisir d’avoir avecvous, un matin de très bonne heure, ne m’est pas sortie de lamémoire.

Me trouvant ces jours-ci à Paris, où je m’étais rendu, decette cité fameuse où je suis en garnison, je m’informai de votrenom (que j’avais oublié, je l’avoue) à mon ami le Maître deBallantrae, et je saisis une occasion favorable pour vous écrire etvous mander les nouvelles.

Le Maître de Ballantrae (la dernière fois que nous enparlâmes, vous et moi) était titulaire, je crois vous l’avoir dit,d’une pension très avantageuse du Secours-Écossais. On lui donnaensuite une compagnie, puis bientôt un régiment. Mon cher Monsieur,je ne tenterai pas d’expliquer la chose ; et non plus pourquoimoi-même, qui ai chevauché à la droite des princes, on me bernesous divers prétextes, et on m’envoie pourrir dans un trou perdu deprovince. Accoutumé comme je le suis aux cours, je ne puis ne pasm’apercevoir que l’atmosphère ici n’est point faite pour un vraisoldat ; et je n’ai aucun espoir d’avancement analogue,dussé-je même m’abaisser à le solliciter. Mais notre ami a uneaptitude spéciale pour réussir par les dames ; et si tout ceque l’on raconte est vrai, il jouissait d’une protectionexceptionnelle. Vraisemblablement, la chose s’est retournée contrelui, car lorsque j’eus l’honneur de lui serrer la main, il sortaitde la Bastille, où il s’était vu enfermer sur une lettre decachet ; et, malgré sa mise en liberté, il a perdu sonrégiment et sa pension. Mon cher Monsieur, la simple franchiseirlandaise me tiendra lieu ici de savoir-faire, et je suis certainqu’un gentleman de votre honnêteté sera d’accord avec moi.

Maintenant, Monsieur, le Maître est un homme dont j’admirele génie au-delà de toute expression et, de plus, il est monami ; mais j’ai pensé qu’un petit mot de la révolutionsurvenue dans l’état de ses affaires ne serait pas de trop, car, àmon avis, il est désespéré. Il parlait, la dernière fois que jel’ai vu, d’aller aux Indes (où j’ai moi-même quelque espoird’accompagner mon illustre concitoyen Mr. Lally[27] ,mais pour cela, il aurait besoin, à ce que j’ai compris, de plusd’argent qu’il n’en avait à sa disposition. Vous connaissezpeut-être ce proverbe militaire : « Il vaut mieux faire un pontd’or à l’ennemi qui fuit. » Vous me comprenez, j’en suis persuadé,et je me dis, avec mes respects à Mylord Durie, à son fils, et à lacharmante Mme Durie.

Mon cher Monsieur,

Votre humble et obéissant serviteur.

Francis Burke.

Je portai sur-le-champ cette missive à Mr. Henry. Nous eûmestous deux la même pensée : elle arrivait une semaine trop tard. Jeme hâtai de répondre au colonel Burke, et le priai, au cas où ilverrait le Maître, de lui garantir que son prochain messagerrecevrait satisfaction. Mais j’eus beau me hâter, j’arrivai troptard et je ne pus détourner le coup qui nous menaçait : la flècheétait décochée, elle devait atteindre son but. Ce serait à sedemander si la Providence a le pouvoir (ou plutôt la volonté) deprédéterminer le résultat des événements ; car il est étrangede songer combien chacun de nous a accumulé, pendant longtemps etavec une aveugle ignorance, tous les éléments d’unecatastrophe.

Depuis la réception de la lettre du colonel, j’avais unelongue-vue dans ma chambre, et posais des questions aux tenanciers.Comme les contrebandiers ne se souciaient guère du secret, etqu’ils exerçaient leur métier par force autant que par ruse (dumoins dans nos environs) j’eus tôt fait de connaître les signaux enusage, et je sus à une heure près quand il fallait attendre unmessager. Je questionnai, dis-je, les tenanciers ; car, avecles fraudeurs eux-mêmes, affreux gredins qui allaient toujoursarmés, j’aurais difficilement pris sur moi de me frotter à eux. Enfait (et la circonstance, par la suite, fut heureuse), j’étais unobjet de risée pour quelques-uns de ces bravaches. Non seulementils m’avaient gratifié d’un sobriquet, mais ils m’attrapèrent unsoir dans un chemin de traverse, et comme ils étaient tous (selonleur expression) un peu gais, ils me contraignirent à danser pourleur amusement. La méthode employée consistait à taillader lesbouts de mes chaussures avec leurs coutelas nus, en criant : «Bouts-carrés ! » Je n’en subis aucun mal physique, mais n’enfus pas moins déplorablement affecté, et dus garder le litplusieurs jours : – scandaleux échantillon de l’état de l’Écosse,sur lequel il est inutile d’insister.

Dans l’après-midi du 7 novembre de cette malheureuse année, ilm’arriva, tout en me promenant, de remarquer un feu sur leMuckleross. L’heure de mon retour approchait ; mais j’avaisl’esprit si inquiet ce jour-là que, m’élançant à travers lesbuissons, j’escaladai la pointe nommée Craig Head. Le soleil étaitdéjà couché, mais il subsistait à l’occident une vaste luminositéqui me laissa voir sur le Ross quelques contrebandiers occupés àentretenir leur signal et, dans la baie, le lougre immobile sous savoilure carguée. Celui-ci venait évidemment de jeter l’ancre, maisla yole était déjà mise à l’eau, et faisait force de rames vers ledébarcadère à l’extrémité de la grande charmille. Et cela, je lesavais, ne pouvait signifier qu’une chose : la venue d’un messagerà Durrisdeer.

Oubliant mes autres craintes, je dévalai la pente abrupte – oùje ne m’étais jamais aventuré – et parvins à me cacher parmi lesbuissons du rivage assez tôt pour voir aborder la yole.Contrairement à son habitude, le capitaine Crail lui-même tenait labarre ; auprès de lui était assis un passager ; et leshommes manœuvraient avec difficulté, encombrés qu’ils étaient parune douzaine de valises, grandes et petites. Mais l’affaire de lesdébarquer fut menée rondement, et bientôt le bagage fut empilé surla rive, la yole s’en retourna vers le lougre, et le passager restaseul sur la pointe du roc. C’était un grand et svelte gentlemanvêtu de noir, l’épée au côté et la canne de promenade au poignet.Il agita sa canne dans la direction du capitaine Crail, en guised’adieu, et avec un mélange de grâce et de raillerie qui gravaprofondément le geste dans ma mémoire.

La yole ne se fut pas plus tôt éloignée avec mes ennemis jurés,que je retrouvai une partie de mon assurance, m’avançai sur lalisière des buissons, et fis halte de nouveau, partagé entre madéfiance naturelle et un sinistre pressentiment de la vérité.J’aurais pu rester là toute la nuit à balancer, mais l’étranger seretourna, m’aperçut dans la brume qui commençait à se lever, et mefit signe en me criant d’approcher. Je lui obéis, mais mon cœurétait de plomb.

– Voici, mon brave, dit-il avec l’accent anglais, voici quelquesobjets pour Durrisdeer.

J’étais alors assez près de lui pour distinguer ses traits finset son visage brun, mince et allongé, son regard vif, alerte etsombre, qui décelait l’homme de guerre et l’habitude ducommandement. Il avait sur la joue une envie, qui ne lui seyait pasmal ; un gros diamant étincelait à son doigt ; seshabits, quoique de couleur uniforme, étaient d’une coupe et d’uneélégance françaises ; ses manchettes, plus longues qu’il n’estd’usage, de dentelle très fine ; et je m’étonnais d’autantplus de le voir en si bel appareil, qu’il venait de débarquer d’unsale lougre de contrebandiers. Après m’avoir mieux examiné, il metoisa une seconde avec sévérité, et puis sourit :

– Je gage, mon garçon, dit-il, que je connais à la fois votrenom et votre surnom. J’avais deviné à votre écriture cette façon devous vêtir, Mr. Mackellar.

À ces mots, je me mis à trembler.

– Oh ! dit-il, vous n’avez pas à avoir peur de moi. Je nevous en veux pas pour vos ennuyeuses épîtres ; et j’ail’intention de me servir beaucoup de vous. Vous m’appellerez Mr.Bally : c’est le nom que j’ai choisi, ou plutôt (car je parle à ungrand formaliste) c’est ainsi que j’ai abrégé le mien. Allons,attrapez ceci, et cela – (et il m’indiquait deux des valises). –C’est tout ce que vous êtes capable de porter, et le reste peutfort bien attendre. Allons, ne perdons pas de temps, s’il vousplaît.

Son ton était si tranchant que je lui obéis comme par une sorted’instinct, bien que mon esprit demeurât entièrement éperdu. Dèsque j’eus empoigné les valises, il me tourna le dos et se mit enroute sous la grande charmille, où déjà il commençait à faire noir,car le bois est épais et toujours vert. Je suivais, pliant sous macharge, bien que je n’eusse pas conscience du fardeau : j’étaisabsorbé dans la stupéfaction de ce retour, et mon esprit oscillaitcomme une navette de tisserand.

Soudain, je déposai les valises sur le sol, et m’arrêtai. Il seretourna pour me regarder.

– Hé bien ? dit-il.

– Vous êtes le Maître de Ballantrae ?

– Vous me rendrez cette justice, dit-il, que je ne me suis pascaché de l’astucieux Mackellar.

– Et au nom de Dieu, m’écriai-je, que venez-vous faireici ? Retournez, il en est encore temps.

– Non, merci, dit-il. Votre maître a choisi ce moyen, pasmoi ; mais ayant fait ce choix, il doit (et vous aussi) ensubir les conséquences. Et maintenant, ramassez mes affaires quevous avez déposées dans un endroit fort humide, et occupez-vous dela besogne dont je vous ai chargé.

Mais je n’avais plus aucune intention d’obéir ; jem’avançai jusqu’à lui.

– Si rien ne peut vous faire retourner, dis-je ; quoique, àtout point de vue, un chrétien ou un simple gentleman se feraitscrupule d’avancer…

– Voilà des expressions flatteuses, interrompit-il.

– Si rien ne peut vous décider à repartir, continuai-je, il y anéanmoins des convenances à respecter. Attendez ici avec votrebagage, et j’irai en avant préparer votre famille. Votre père estvieux, et… (j’hésitai)… il y a des convenances à respecter.

– En vérité, dit-il, ce Mackellar gagne à être connu. Maisécoutez un peu, mon garçon, et comprenez-le une fois pour toutes :vous perdez votre salive avec moi, et je vais droit mon chemin,d’une force inéluctable.

– Ah ! dis-je. C’est ainsi ? Eh bien, nous allonsvoir !

Et, faisant volte-face, je courus à toutes jambes versDurrisdeer. Il tâcha de me retenir, avec un cri de colère, et puisje crois que je l’entendis ricaner, et je suis certain qu’il mepoursuivit deux ou trois pas et, sans doute, y renonça. Mais lefait est que j’arrivai quelques minutes plus tard à la porte duchâteau, hors d’haleine, et seul. Je montai l’escalier quatre àquatre, fis irruption dans la salle, et m’arrêtai en présence de lafamille, incapable de parler. Mais on devait lire dans mes yeuxtoute l’histoire, car ils se levèrent de leurs sièges, et meregardèrent, médusés.

– Il est venu, haletai-je enfin.

– Lui ? demanda Mr. Henry.

– Lui-même, dis-je.

– Mon fils ? s’écria Mylord. Imprudent ! imprudentgarçon ! Oh ! que ne restait-il où il se trouvait ensûreté !

Mme Henry ne prononça pas une parole ; et je ne la regardaipas, je ne sais pourquoi.

– Eh bien, dit Mr. Henry, après avoir longuement pris sarespiration, où est-il ?

– Je l’ai laissé sous la grande charmille, dis-je.

– Menez-moi auprès de lui, dit-il.

Nous partîmes tous les deux, lui et moi, sans échanger un mot deplus ; et au milieu de l’allée nous rencontrâmes le Maître,qui arpentait le gravier en sifflant et battant l’air avec sacanne. Il y avait encore assez de lumière pour reconnaître unvisage, mais non son expression.

– Ah ! Jacob ! dit le Maître. Voici donc Esaü deretour.

– James, dit Mr. Henry, pour l’amour de Dieu, appelez-moi parmon nom. Je ne dirai pas que je suis bien aise de vousrecevoir ; mais je vous accueillerai le mieux possible dans lamaison de nos pères.

– Ou dans ma maison ? ou la vôtre ?dit le Maître. Lequel des deux alliez-vous dire ? Mais c’estune vieille plaie qu’il ne faut pas raviver. Si vous n’avez pasvoulu partager avec moi lorsque j’étais à Paris, j’espère que vousne refuserez pas à votre frère aîné une place au coin du feu deDurrisdeer.

– Voilà qui est mal parler, dit Mr. Henry. Et vous sentezadmirablement la force de votre situation.

– Ma foi, je le pense, dit l’autre, avec un petit rire.

Et ce fut là, bien qu’ils ne se fussent pas donné la main, toutela bienvenue des deux frères ; car le Maître se tourna ensuitevers moi et m’ordonna de prendre son bagage.

Moi, de mon côté, je me tournai vers Mr. Henry pour avoirconfirmation ; et non sans quelque défi, peut-être.

– Aussi longtemps que le Maître sera ici, Mr. Mackellar, vousm’obligerez beaucoup en regardant ses désirs comme vous feriez desmiens, dit Mr. Henry. Nous ne cessons de vous importuner :voulez-vous avoir l’obligeance d’envoyer un des domestiques ?– et il appuya sur le mot.

Si cette phrase signifiait quelque chose, elle était à coup sûrun blâme bien mérité par l’étranger ; et cependant, sadiabolique imprudence était telle, qu’il la prit au rebours.

– Et aurons-nous la vulgarité d’ajouter : Baissez le nez ?interrogea-t-il doucement, en me regardant de côté ?

Quand bien même un royaume en eût dépendu, je n’aurais suprononcer une parole : même appeler un domestique était hors de monpouvoir ; je préférai servir moi-même cet homme ; je medétournai en silence et descendis la grande charmille, le cœurplein de rage et de désespoir.

Il faisait obscur sous les arbres, et je marchai devant moi sansplus savoir ce que j’étais venu faire là, jusqu’au moment où jefaillis me rompre le cou sur les valises. Ce fut alors que je fisune curieuse remarque : tout à l’heure, j’en portais deux sanspresque m’en apercevoir ; à présent, une me suffisait, etau-delà. Il me fallut donc faire deux voyages, ce qui me retint unbon moment éloigné de la salle.

Lorsque j’y entrai, les effusions de l’accueil avaient pris findepuis longtemps : on venait de se mettre à table ; mais,inadvertance qui me piqua au vif, ma place avait été oubliée. Jevenais de voir le retour du Maître sous une face ; j’allaisapercevoir l’autre. Il fut le premier à remarquer mon arrivée, eteut un léger mouvement de recul analogue au mien. Puis, il se levaavec vivacité.

– Voilà que j’ai pris la place du bon Mackellar !s’écria-t-il. John, mettez un autre couvert pour Mr. Bally ;j’affirme qu’il n’est venu déranger personne ; et votre tableest assez grande pour nous tous.

J’en crus à peine mes oreilles, et mes sens, lorsqu’il me saisitaux épaules et, tout riant, m’assit à ma place ordinaire, – tant savoix était affectueuse et gaie. Et tandis que John mettait lenouveau couvert (il y insista encore : pour lui), il allas’accouder au fauteuil de son père, en considérant le vieillard quise détourna pour lever les yeux vers son fils, avec une si doucetendresse mutuelle que je faillis, de stupéfaction, me prendre latête à deux mains.

Et tout fut à l’avenant. Ses lèvres n’eurent pas un mot rude, nile moindre ricanement. Renonçant même à son roide accent anglais,il parlait la chère langue écossaise, qui donne plus de valeur auxparoles tendres ; et bien qu’il conservât une gracieuseélégance fort étrangère à nos façons de Durrisdeer, ses airs decour se faisaient néanmoins familiers, et nous flattaient, loin denous humilier. Il ne s’en départit point de tout le repas, buvant àma santé avec un égard sensible, se tournant pour adresser à Johnun mot aimable, caressant la main de son père, contant avec gaietédes bribes de ses aventures, rappelant avec bonheur les souvenirsde passé ; – tout ce qui émanait de lui était si plein degrâce et d’accord avec sa distinction personnelle, que je nem’étonnais pas de voir Mylord et Mme Henry avec des visagesrayonnants, et derrière eux John faire son service avec des yeuxpleins de larmes.

Sitôt le souper terminé, Mme Henry se leva pour se retirer.

– Tiens, ce n’était pas votre habitude, Alison, dit leMaître.

– Ce l’est, à présent, répondit-elle ; – ce qui étaitnotoirement faux ; – et je vous donne le bonsoir, James, et jesalue votre retour… d’entre les morts, – acheva-t-elle après unehésitation, et d’une voix défaillante.

Le pauvre Mr. Henry, qui avait fait durant le repas une assezpiètre figure, s’assombrit encore : il aima de voir sa femme seretirer, malgré le déplaisir de songer aux motifs qui lapoussaient ; et l’instant d’après, il fut confondu par lachaleur de son discours.

De mon côté, je sentis que j’étais de trop ; et j’allaissuivre l’exemple de Mme Henry, mais le Maître s’en aperçut.

– Ceci, Mr. Mackellar, dit-il, n’est guère aimable. Je ne vouslaisse par sortir : vous faites du fils prodigue un étranger ;et cela, laissez-moi vous le rappeler, sous le toit de sespères ! Allons, rasseyez-vous, et buvez à la santé de Mr.Bally !

– Certes oui, Mr. Mackellar, dit Mylord, nous ne ferons unétranger pas plus de lui que de vous. Je disais justement à monfils, ajouta-t-il, – en soulignant le mot avec sa complaisanceordinaire, – combien nous apprécions tous vos services amicaux.

Je me rassis donc, et demeurai en silence, jusqu’à mon heurehabituelle ; et je me serais peut-être laissé abuser sur lecaractère de cet homme, n’eût été un incident où sa perfidieapparut en plein. Voici le fait ; et le lecteur en jugera parlui-même, d’après ce qu’il sait de la rencontre des deux frères.Mr. Henry était assis, un peu morne, en dépit de tous ses effortspour garder les apparences, vis-à-vis de Mylord. Soudain, le Maîtrese lève, fait le tour de la table, et va frapper sur l’épaule deson frère.

– Allons, allons, Hairry mon garçon, dit-il, – avec lefort accent qu’ils devaient avoir entre eux dans leur enfance – ilne faut pas vous laisser abattre par l’arrivée de votre frère. Toutest à vous, c’est certain, et je ne vous chicanerai pas surgrand-chose. Vous ne devez pas non plus me chicaner ma place aufoyer paternel.

– C’est trop juste, Henry, dit mon vieux lord, en fronçant unpeu le sourcil, chose rare chez lui. Vous avez été le frère aîné dela parabole dans le bon sens ; ne le soyez pas dansl’autre.

– Je me laisse facilement induire en erreur, dit Mr. Henry.

– Qui vous induit en erreur ? s’écria Mylord, un peurudement, me sembla-t-il, pour un homme si doux. Vous avez méritéma reconnaissance et celle de votre frère, mille et millefois ; vous pouvez compter sur sa durée ; et c’estassez.

– Sans nul doute, Harry, vous pouvez y compter, dit leMaître ; et je crus voir une lueur féroce dans le regard quelui lança Mr. Henry.

Concernant les malheureux épisodes qui vont suivre, il y aquatre questions que je me suis souvent posées à cette époque, etque je me pose toujours. – L’homme était-il mû par un ressentimentparticulier envers Mr. Henry ? ou par ce qu’il croyait êtreson intérêt ? ou par ce simple goût de la cruauté quemanifestent les chats et que les théologiens attribuent audiable ? ou par ce qu’il eût appelé de l’amour ?… Je m’entiens le plus fréquemment aux trois premières hypothèses ; –mais il est possible que sa conduite participât de toutes quatre.En effet, l’animosité contre Mr. Henry expliquerait la façonhaineuse dont il le traitait lorsqu’ils étaient seuls ; sesintérêts expliqueraient son attitude très différente devantMylord ; ses intérêts encore, plus une pointe de galanterie,son désir de bonne entente avec Mme Henry ; et le plaisir dumal pour lui-même, les peines qu’il prenait sans cesse à entremêleret opposer ces diverses lignes de conduite.

En partie parce que j’étais si ouvertement l’ami de mon maître,en partie parce que, dans mes épîtres adressées à Paris, j’avaissouvent pris la liberté de lui faire des remontrances, je fusenglobé dans son diabolique amusement. Lorsque j’étais seul aveclui, il me harcelait de sarcasmes ; devant les autres, ilétait tout à fait aimable et familier. Ce contraste était d’abordpénible en soi ; puis il m’induisait sans cesse enerreur ; mais surtout, il comportait un élément d’injuresinexprimable. Qu’il voulût ainsi me tenir en dehors de sadissimulation, comme si mon témoignage même était trop vil pourcompter, me blessait jusqu’à l’âme… Mais ce que j’en pensais n’apas d’importance. Je le note simplement pour mémoire, et surtoutparce que cette persécution me fit deviner plus tôt le martyre deMr. Henry.

Ce fut sur lui que tomba le plus lourd. Comment répondre enpublic aux avances de celui qui ne perdait jamais une occasion dele mortifier en particulier ? Comment sourire à qui letrompait et l’insultait ? Il était condamné à paraîtremalgracieux. Il était condamné au silence. S’il eût été moins fier,s’il eût parlé, qui aurait cru la vérité ? La calomnie enaction avait donc réussi. Mylord et Mme Henry étaient les témoinsjournaliers de ce qui se passait : ils auraient pu affirmer sousserment que le Maître était un modèle de douceur et de longanimité,et Mr. Henry la jalousie et l’ingratitude incarnées. Et cesdéfauts, si vilains en quiconque, semblaient dix fois plus laidschez Mr. Henry ; car personne ne pouvait oublier que la vie duMaître était en danger, et qu’il avait déjà perdu sa fiancée, sontitre et sa fortune.

– Henry, sortez-vous à cheval avec moi ? demanda un jour leMaître.

Et Mr. Henry, qui avait été mortifié par l’homme toute lamatinée, de répondre sèchement :

– Non.

– Je souhaiterais parfois vous voir plus aimable, Henry, ditl’autre d’un air peiné.

Je cite cet exemple ; mais des scènes analogues avaientlieu sans cesse. Rien d’étonnant si Mr. Henry était blâmé ;rien d’étonnant si je me tourmentais, presque à en avoir lajaunisse ; et le simple souvenir de cette période me faitbouillir le sang dans les veines.

À coup sûr, jamais en ce monde il n’y eut plus diaboliquemachination : si perfide, si simple, si impossible à combattre. Etpourtant, je crois, et croirai encore et toujours, que Mme Henryétait à même de lire entre les lignes ; elle aurait dû mieuxconnaître le caractère de son mari ; après tant d’années demariage, elle aurait dû posséder ou capter sa confiance. Et monvieux lord aussi, – ce gentleman si avisé, où était sa facultéd’observation ? Mais il est vrai, la ruse était pratiquée demain de maître, et aurait déçu un ange. D’autre part (en ce quiconcerne Mme Henry) j’ai remarqué que deux individus ne sont jamaisplus étrangers l’un à l’autre qu’en étant à la fois mariés etbrouillés : on les croirait alors sourds ou parlant une autrelangue. En troisième lieu (dans le cas de nos deux spectateurs) ilsétaient aveuglés par une prédilection invétérée. Et quatrièmement,le risque supposé du Maître (supposé, dis-je, – on saura bientôtpourquoi) rendait toute critique des moins généreuses ; et, enleur inspirant une continuelle et tendre sollicitude au sujet de savie, les aveuglait encore plus sur ses défauts.

Ce fut à cette époque que je commençai à mieux comprendre leprestige des bonnes manières, et à déplorer profondément lavulgarité des miennes. Mr. Henry avait l’essentiel du gentleman :une fois ému, ou si la circonstance l’exigeait, il jouait son rôleavec esprit et dignité ; mais dans le commerce de tous lesjours (il serait vain de le nier) il manquait d’élégance. LeMaître, au contraire, ne faisait pas un geste qui ne fût réfléchiet voulu. Et, par conséquent, lorsque l’un se montrait aimable etl’autre malgracieux, le moindre trait de leurs personnes venaitconfirmer leur attitude. Il y avait pis : car plus Mr. Henrys’empêtrait dans les pièges de son frère, plus gauche ildevenait ; et plus le Maître jouissait de son odieux plaisir,plus il apparaissait aimable et souriant. De sorte que la trame, ens’allongeant et progressant, se développait et se renforçaitd’elle-même.

Entre autres astuces, cet homme mettait à profit le danger(comme je l’ai dit) qu’il était censé courir. Il en parlait à ceuxqui l’aimaient, sous forme d’agréable badinage, ce qui le rendaitplus intéressant. Il en faisait contre Mr. Henry une arme offensivecruelle. Je le vois encore poser son doigt sur le losange incolorede la verrière, un jour que nous étions seuls à trois dans lasalle.

– C’est par là qu’a passé votre bienheureuse guinée, Jacob,dit-il. – Et, comme Mr. Henry le regardait sombrement :

– Oh, ajouta-t-il, ne prenez donc pas inutilement cet airféroce, ma bonne mouche. Vous serez débarrassé de votre araignéedès qu’il vous plaira. Jusques à quand, ô Seigneur ? Quandserez-vous mûr pour me dénoncer, frère scrupuleux ? C’est unede mes distractions dans ce trou lugubre. J’ai toujours aimé lesexpériences.

De nouveau, Mr. Henry se contenta de fixer sur lui un regardsombre, et il changea de couleur. Mais le Maître, avec un éclat derire, lui frappa sur l’épaule, en l’appelant balourd. Sur quoi monmaître fit un bond en arrière avec un geste qui me sembla fortmenaçant ; et je suppose que l’autre pensa de même, car ilparut un rien décontenancé, et jamais plus, à ma connaissance, ilne porta la main sur Mr. Henry.

Mais bien qu’il eût sans cesse à la bouche son danger, sous uneforme ou l’autre, je trouvais sa conduite singulièrementimprudente, et commençais à me dire que le Gouvernement, – lequelavait mis sa tête à prix, – avait le sommeil bien dur. Je ne nieraipas quelle tentation m’effleura de le dénoncer ; mais deuxconsidérations me retinrent. D’abord, s’il finissait honorablementsur l’échafaud, le personnage serait canonisé pour de bon dans lesesprits de son père et de sa belle-sœur ; d’autre part, sij’étais le moins du monde mêlé à l’affaire, Mr. Henry n’échapperaitpas aux soupçons. Et cependant, notre ennemi allait et venaitau-dehors plus que je ne l’aurais cru possible, la nouvelle de sonretour s’était répandue sur toute la côte, et jamais il ne futinquiété. Parmi toutes les personnes au courant de sa présence, pasune qui fût cupide, – comme je songeais avec tristesse, – niattachée au gouvernement ; et l’homme courait le pays àcheval, – beaucoup mieux reçu, en dépit d’un reste del’impopularité passée, que Mr. Henry, – et, au regard descontrebandiers, bien plus en sûreté que moi.

Il n’était pas néanmoins sans avoir sa tablature ; et,comme il en résulta les plus graves conséquences, je dois relaterl’affaire. Le lecteur n’a sans doute pas oublié Jessie Broun. Safaçon de vivre la mettait en contact fréquent avec lescontrebandiers ; le capitaine Crail lui-même était de sesintimes ; et elle fut des premières à savoir la présence deMr. Bally au château. À mon idée, elle n’avait cure depuislongtemps de la personne du Maître ; mais elle avait prisl’habitude de s’associer perpétuellement au nom du Maître : c’étaitle fond de toute sa comédie ; en conséquence, puisqu’il étaitrevenu elle crut de son devoir à elle de hanter le voisinage deDurrisdeer. Le Maître ne pouvait sortir qu’il ne trouvât àl’attendre cette femme de scandale, presque toujours ivre. Ellehélait à grands cris « son bon petit gas », lui débitait des versde mirliton, et même, paraît-il, fit semblant de pleurer sur sonépaule. Je l’avoue, je me frottai les mains de cettepersécution ; mais le Maître, si rude à autrui, était, poursoi-même, le moins patient des hommes. Il se passa d’étrangesscènes en leur particulier. Certains disent qu’il leva sa canne surelle, et que Jessie recourut à ses armes de jadis, – les pierres.Il est certain que pour finir il demanda au capitaine Craild’attirer la femme dans un guet-apens, et que le capitaine repoussala proposition, avec une chaleur inusitée. À la fin du compte,Jessie l’emporta. On réunit de l’argent, il y eut une entrevue, aucours de laquelle mon fier gentilhomme dut consentir à recevoir desbaisers et des larmes ; et la femme fut installée dans uncabaret à elle, situé quelque part sur le Solway (mais où, je l’aioublié) et, d’après le peu que j’en sais, des plus malfréquentés.

Mais nous anticipons. Il y avait quelque temps que Jessies’attachait à ses pas, lorsque le Maître vint un jour me trouverdans le bureau du régisseur, et me dit, avec plus de politesse qu’àl’ordinaire :

– Mackellar, il y a une maudite folle de traînée qui rôde auxalentours. Il ne m’est guère possible de m’en occuper moi-même,aussi j’ai recours à vous. Ayez l’obligeance de voir à ce que nosgens aient l’ordre strict de chasser cette traînée.

– Monsieur, dis-je, en tremblant un peu, vous pouvez fairevous-même vos sales commissions.

Sans dire un mot, il quitta la chambre.

Peu après arriva Mr. Henry.

– Voici du nouveau ! s’écria-t-il. Il paraît que tout nesuffit pas encore, et que vous voulez ajouter à mes maux. Il paraîtque vous avez offensé Mr. Bally.

– Avec votre permission, Mr. Henry, répliquai-je, c’est lui quim’a offensé ; et, à mon avis, grossièrement. Mais je n’aipeut-être pas assez considéré votre situation, en parlant ; etsi vous le croyez aussi, lorsque vous saurez tout, mon cher maître,vous n’avez qu’un mot à dire. Pour vous, j’obéirai sur n’importequoi, même jusqu’au péché, Dieu me pardonne !

Et je lui racontai ce qui venait de se passer.

Mr. Henry eut un sourire, – je n’ai jamais vu plus affreuxsourire.

– Vous avez parfaitement agi, dit-il. Il boira jusqu’à la lie saJessie Broun.

Puis, apercevant le Maître au-dehors, il ouvrit la fenêtre, etlui cria, en l’appelant Mr. Bally, de monter un instant.

– James, dit-il, – quand notre persécuteur fut entré et qu’ileut refermé la porte derrière lui, en me regardant avec un sourire,comme s’il se figurait que j’allais être tancé, – vous êtes venuvous plaindre à moi de Mr. Mackellar. J’ai pris mes renseignements.Je n’ai pas besoin de vous dire que je le croirai toujours depréférence à vous ; car nous sommes seuls, et je vais user unpeu de votre liberté. Mr. Mackellar est un gentleman quej’estime ; et vous devez tâcher, aussi longtemps que vousserez sous ce toit, de ne plus entrer en collision avec unepersonne que je soutiendrai quoi qu’il doive en coûter à moi ou auxmiens. Quant à la commission que vous lui proposiez, vous pouvezaller vous-même vous dépêtrer des conséquences de votre méchanceté,et nul de mes serviteurs ne sera employé en pareil cas.

– Les serviteurs de mon père, je crois, dit le Maître.

– Allez donc lui raconter cette histoire, dit Mr. Henry.

Le Maître devint très pâle. Il me désigna du doigt.

– Je veux que vous renvoyiez cet homme, dit-il.

– Je ne le renverrai pas, dit Mr. Henry.

– Vous me le paierez joliment cher, dit le Maître.

– J’ai payé si cher déjà pour un mauvais frère, dit Mr. Henry,que j’ai fait banqueroute, même de craintes. Il ne reste plusd’endroit où vous puissiez me frapper.

– C’est ce que nous verrons, dit le Maître.

Et il se retira lentement.

– Que va-t-il faire, Mackellar ? demanda Mr. Henry.

– Laissez-moi partir, dis-je. Mon cher maître, laissez-moipartir : je vais vous attirer de nouveaux ennuis.

– Voudriez-vous me laisser tout seul ? demanda-t-il.

Notre incertitude sur le nouveau genre d’attaque ne fut paslongue. Jusqu’à cette heure, le Maître avait joué très serré avecMme Henry. Il évitait délibérément de rester seul avec elle, ce queje pris d’abord pour un respect des convenances, mais ce quej’attribue aujourd’hui à une habileté plus insidieuse ; il nela voyait pour ainsi dire qu’au moment des repas, et se comportaitalors en frère affectionné. Jusqu’à cette heure, on peut dire,qu’il ne s’était pas directement interposé entre Mr. Henry et safemme ; il s’était contenté de soustraire à l’un les bonnesgrâces de l’autre. Or, tout ceci allait changer ; mais fut-cepar vengeance réelle, ou parce qu’il était las de Durrisdeer, etcherchait une distraction, le diable seul peut le dire.

Dès cette heure, en tout cas, il entreprit le siège de MmeHenry. Les opérations furent menées si habilement qu’elle-même s’enaperçut à peine, et que son mari dut y assister en silence. Lapremière tranchée fut ouverte (semble-t-il) par accident. Laconversation tomba, une fois de plus, sur les exilés deFrance ; puis elle dévia sur ce qu’ils chantaient.

– Voici une de leurs chansons, dit le Maître, si cela vousintéresse, qui m’a toujours paru très émouvante. Les vers en sontmauvais ; et cependant, peut-être à cause de ma situation, ilsme sont toujours allés au cœur. Celle qui chante, je dois vous ledire, est supposée être la fiancée d’un exilé ; et les parolesexpriment moins ses vraies pensées à elle que ce que lui espèred’elle, en ces terres lointaines – (et ici le Maître soupira). – Jevous assure que c’est un spectacle poignant, de voir une vingtainede grossiers Irlandais, tous simples soldats, entonner cettechanson ; et l’on peut se rendre compte, à voir couler leurslarmes, à quel point elle les émeut. Elle commence ainsi, père –(dit-il, en prenant fort habilement Mylord pour auditeur), – et sije ne puis aller jusqu’au bout, vous songerez que c’est un casordinaire chez nous autres exilés.

Et alors il chanta cet air que j’avais entendu siffler par lecolonel ; mais cette fois avec les paroles, frustes en effet,mais exprimant avec d’autant plus de force les désirs d’une pauvrefille envers son amant exilé. Je m’en rappelle ces quelques vers(si l’on peut dire) :

Oh ! je veux teindre en rouge mon jupon,

Avec mon cher garçon, j’irai mendier mon pain,

Dussent toutes mes amies souhaiter me voir morte

Pour Willie dans les roseaux ! Ô !

Il la chanta bien, mais la mima encore mieux. J’ai entendu desacteurs fameux, alors qu’il n’y avait pas un œil sec dans tout lethéâtre d’Édimbourg, spectacle bien étonnant ; mais pas plusétonnant que de voir le Maître jouer de cette petite ballade, et deceux qui l’écoutaient, comme d’un instrument. Parfois, on lecroyait prêt à défaillir, puis il domptait sa faiblesse, tant queles paroles et la musique semblaient sortir de son cœur et de sonpassé propres, et viser directement Mme Henry. Et son art alla plusloin : car le tout fut si subtilement nuancé qu’il était impossiblede le soupçonner de la moindre intention, et loin de faire étalagede son trouble, on eût juré qu’il s’efforçait de rester calme.Quand il eut fini, nous demeurâmes tous silencieux un moment. Ilavait choisi l’heure du crépuscule, et personne ne distinguait lestraits de son voisin ; mais il sembla que nous avions cessé derespirer ; seul, Mylord s’éclaircit la gorge. Le premier àfaire un mouvement fut le chanteur, qui soudain se leva sans bruit,et se mit à marcher lentement et de long en large au bas bout de lasalle, où Mme Henry se tenait d’habitude. Nous devions supposerqu’il luttait avec un reste d’émotion ; mais il revint bientôts’asseoir, et s’embarqua dans un examen du caractère irlandais(toujours si mal interprété, et qu’il défendit) de sa voixnormale ; et, par suite, les lumières n’étaient pas encoreapportées, que nous causions tous comme à l’ordinaire. Même alors,toutefois, je crus remarquer une certaine pâleur sur le visage deMme Henry ; en outre, elle se retira presque tout desuite.

Un nouvel indice fut l’amitié que cet insidieux démon sutinspirer à l’innocente Miss Katharine. Ils étaient toujoursensemble, la main dans la main, ou bien elle grimpait sur son genou: – on eût dit une paire d’enfants. Comme toutes ses actionsdiaboliques, celle-ci atteignit plusieurs buts. Ce fut pour Mr.Henry le dernier coup, de voir sa propre fille détournée delui ; il en devint dur à l’égard de la pauvre innocente, cequi le mit encore un cran plus bas dans l’estime de sa femme ;et (pour conclure) ce fut un trait d’union entre Mylady et leMaître. Sous cette influence, leur réserve ancienne se fonditchaque jour davantage. Bientôt, ce furent des promenades sous lagrande charmille, des causeries dans le belvédère, et je ne saisquelle tendre familiarité. Je suis sûr que Mme Henry était commebeaucoup d’honnêtes femmes : elle avait la conscience en repos,mais peut-être s’aveuglait-elle un peu. Car même à un observateuraussi obtus que moi, son affection apparaissait plus tendre qu’ilne convient à une sœur. Sa voix s’enrichit de notes plusmélodieuses ; son regard s’illumina de douceur ; elledevint plus aimable avec nous tous, même avec Mr. Henry, même avecmoi ; il émanait d’elle une sorte de bonheur discret etmélancolique.

Quel tourment pour Mr. Henry, d’assister à ceschangements ! Et toutefois, notre délivrance finale en fut lerésultat, comme je vais bientôt l’exposer.

Le but du Maître en restant au château était tout bassement(quelque dorure qu’on y mît) de soutirer de l’argent. Il avaitprojeté de faire fortune aux Indes françaises, comme l’écrivit lechevalier ; et c’était la somme nécessaire qu’il était venuchercher. Pour le reste de la famille, cela signifiait laruine ; mais Mylord, dans son incroyable partialité, nouspoussait continuellement à céder. La famille était à présent siréduite (elle comprenait juste le père et les deux frères) qu’ildevenait possible d’entamer le patrimoine et d’aliéner une pièce deterre. À quoi Mr. Henry, d’abord par des allusions, puis par unepression directe, fut amené à consentir. Il n’y aurait jamaisconsenti, j’en suis persuadé, sans le faix du malheur sous lequelil succombait. N’eût été son désir passionné de voir son frèreparti, il n’aurait jamais enfreint de la sorte ses propressentiments et les traditions de sa race. Même ainsi, il leur venditcher son acceptation. Il parla pour une fois sans détours, et fitvoir la honteuse affaire sous son véritable jour.

– Vous remarquerez, dit-il, que c’est une injustice envers monfils, si j’en ai jamais un.

– Mais il est peu probable que vous en ayez un, dit Mylord.

– Dieu le sait ! dit Mr. Henry. Et considérant la positioncruellement fausse dans laquelle je me trouve vis-à-vis de monfrère, et aussi que vous, Mylord, êtes mon père, et avez le droitde me condamner, je signerai ce papier. Mais je dirai d’abord unechose : on m’y contraint d’une manière peu généreuse ; etensuite, Mylord, quand vous serez tenté de comparer vos deux fils,je vous prie de vous rappeler ce que j’ai fait et ce que lui afait. Les actes sont la vraie pierre de touche.

Mylord était l’homme le plus mal à l’aise que j’aie vu. Savieille face trouva moyen de s’empourprer.

– Le moment, je crois, n’est pas très bien choisi pour vousplaindre, Henry, dit-il. Cela diminue le mérite de votregénérosité.

– Ne vous y trompez pas, Mylord, dit Mr. Henry. Ce n’est pointpar générosité envers lui que je commets cette injustice, c’estpour vous obéir.

– Devant des étrangers… commença Mylord, encore plus malinspiré.

– Il n’y a ici que Mackellar, dit Mr. Henry, et il est mon ami.D’ailleurs, Mylord, comme Mackellar est le témoin fréquent de vosblâmes, il ne serait pas juste que je l’empêche d’ouïr une choseaussi rare que ma défense.

Pour un peu, Mylord serait revenu sur sa décision ; mais leMaître veillait.

– Ah ! Henry, Henry ! dit-il, c’est encore vous quiêtes le meilleur de nous tous. Rude, mais franc ! Ah !mon ami, je voudrais avoir votre bonté.

À cette nouvelle preuve de la générosité de son favori,l’hésitation de Mylord cessa, et l’acte fut signé.

Dans le plus bref délai possible, la terre d’Ochterhall futvendue bien au-dessous de sa valeur, et l’argent remis à notresangsue, qui l’expédia en France par ses moyens privés. Ou dumoins, il nous le fit croire, et j’ai soupçonné depuis qu’il n’allapas aussi loin. Les manigances de l’homme avaient donc aboutiheureusement, et ses poches, une fois de plus, regorgeaient denotre or ; mais nous attendions toujours la récompense de nossacrifices, et le visiteur s’attardait à Durrisdeer. Était-ce parmalignité, ou parce que le temps n’était pas encore venu pour luide gagner les Indes, ou parce qu’il avait un espoir de réussiteauprès de Mme Henry, ou bien par ordre du gouvernement, qui peut ledire ? Mais bref, il s’attarda, et durant des semaines.

J’ai dit, vous l’avez remarqué : par ordre dugouvernement ; car ce fut vers cette époque que le déshonorantsecret de cet homme transpira au-dehors.

Ce qui me donna l’éveil fut le propos d’un tenancier, commentantle séjour du Maître, et surtout ma sécurité ; car ce tenancierétait de sympathies jacobites, et avait perdu un fils à Culloden,ce qui aiguisait sa critique.

– Il y a un détail que je ne puis m’empêcher de trouver bizarre,me dit-il ; c’est le fait de son arrivée à Cockermouth.

– À Cockermouth ? dis-je, me rappelant alors ma surprise devoir l’homme débarquer en un tel point de vue[28] , après un si long voyage.

– Eh bien oui, dit le tenancier, c’est là qu’il fut recueillipar le capitaine Crail. Vous vous figuriez qu’il était venu deFrance par mer ? Nous aussi.

Je retournai dans ma tête cette nouvelle, que j’allaicommuniquer à Mr. Henry.

– Voici un détail curieux, dis-je. Et je lui contai lachose.

– Qu’importe la façon dont il est venu, Mackellar, aussilongtemps qu’il est ici ? répliqua tristement Mr. Henry.

– Non, non, dis-je, pensez-y mieux. Cela ne sent-il pas laconnivence gouvernementale ? Vous savez combien de fois déjàla sécurité de l’homme nous a étonnés.

– Attendez, dit Mr. Henry. Laissez-moi réfléchir.

Et peu à peu je vis naître sur son visage ce sourire féroce quiressemblait un peu à celui du Maître.

– Donnez-moi du papier, dit-il.

Et, sans un mot de plus, il s’assit pour écrire à un gentlemande ses connaissances, – le nom est inutile, mais c’était quelqu’unde haut placé. Je fis porter cette lettre par le seul messagerauquel je pusse me fier en l’occurrence, – Macconochie. Le vieilhomme dut galoper, car il était revenu avec la réponse avant mêmeque mon impatience osât commencer à espérer. En la lisant, Mr.Henry eut le même sourire féroce. « Voici le meilleur tour que vousnous ayez fait encore, Mackellar, dit-il. Avec ce document, je vaislui donner une fière secousse. Observez-nous au dîner. »

Au dîner donc, Mr. Henry proposa une visite où le Maître seraitfort en vue ; et, comme il s’y attendait, Mylord objecta ledanger.

– Oh ! dit Mr. Henry d’un air détaché, ce n’est plus lapeine de m’en faire un secret. Je suis dans la confidence toutcomme vous.

– La confidence ? dit Mylord. Un secret ? Quevoulez-vous dire, Henry ? Je vous donne ma parole que je n’aipas de secret dont vous soyez exclu.

Le Maître avait changé de contenance, et je vis qu’il étaittouché au défaut de la cuirasse.

– Comment ? lui dit Mr. Henry, d’un air fort étonné. Jesais que vous servez vos maîtres avec fidélité ; mais je mefigurais que vous aviez eu pitié de notre père, et l’avieztranquillisé.

– De quoi parlez-vous ? Je ne veux pas que l’on discute mesaffaires en public. J’ordonne que cela cesse, s’écria le Maître,avec une folle impétuosité, plus digne d’un enfant que d’unhomme.

– On n’attendait pas de vous semblable discrétion, je vousaffirme, continua Mr. Henry. Car voici ce que m’écrit moncorrespondant – (il déploya le papier, et lut 🙂 – « Il est eneffet de l’intérêt du gouvernement comme du gentleman qu’il vautmieux continuer d’appeler Mr. Bally, que cet accord demeuresecret ; mais on n’eut jamais l’intention de laisseraujourd’hui encore sa famille dans les transes que vous dépeignezsi chaudement ; et je suis heureux de venir le premier apaiserses craintes. Mr. Bally est aussi bien que vous en sécurité dans laGrande-Bretagne. »

– Est-il possible ? s’écria Mylord, regardant son fils avecbeaucoup d’étonnement, et plus encore de soupçon.

– Mon cher père, dit le Maître, qui s’était déjà ressaisi, jesuis enchanté de pouvoir enfin parler. Mes instructions, à moi,étaient tout autres, et m’obligeaient de garder le secret à tout lemonde, sans vous excepter, et même à vous expressément désigné, –comme je puis vous le faire voir par écrit, si je n’ai supprimé lalettre. Ils ont dû changer d’avis très promptement, car la choseest encore toute récente ; ou plutôt, Henry, votrecorrespondant aura mal interprété ce point, comme il a malinterprété les autres. À vous dire vrai, Monsieur, continua-t-il,avec toujours plus d’assurance, j’avais supposé que cette faveurinattendue accordée à un rebelle était un effet de votreintervention ; et l’ordre de garder le secret même de mafamille, le résultat d’un désir à vous de cacher votre bonté. C’estpourquoi j’obéissais aussi strictement aux ordres. Il nous restemaintenant à deviner par quelle entremise cette faveur s’est poséesur un coupable aussi notoire que moi. Car je ne crois pas quevotre fils ait besoin de se justifier de cette imputation querenferme la lettre d’Henry. On n’a pas encore ouï-dire qu’un Duriefût jamais un traître ou un espion, ajouta-t-il avec superbe.

Il semblait donc sortir indemne de ce mauvais pas ; mais ilcomptait sans une bévue qu’il avait commise, et sans la pénétrationde Mr. Henry, qui allait manifester quelque chose de l’esprit deson frère.

– Vous dites que l’affaire est toute récente ? dit Mr.Henry.

– Elle est récente, dit le Maître, d’un ton très assuré, maisnon sans une légère hésitation.

– Si récente que cela ? demanda Mr. Henry d’un airintrigué, et déployant de nouveau sa lettre.

Elle ne contenait pas un mot touchant la date ; maiscomment le Maître l’aurait-il su ?

– En tout cas, la faveur est venue bien tard pour moi, dit-il,avec un rire.

Au son de ce rire, faux comme une cloche fêlée, Mylord leregarda encore une fois par-dessus la table, et je vis ses vieilleslèvres se pincer.

– Non, dit Mr. Henry, toujours examinant sa lettre, mais je merappelle votre expression. Vous disiez que c’était tout récent.

Et alors, nous eûmes la preuve de notre victoire, et le plusfort exemple de l’incroyable faiblesse de Mylord, car ce fut luiqui intervint pour épargner la honte à son favori.

– Je crois, Henry, dit-il, avec une sorte d’empressement piteux,je crois superflu de disputer davantage. Nous nous réjouissonstous, pour finir, que votre frère soit sauf : nous sommes tousd’accord là-dessus ; et, en sujets reconnaissants, nous nepouvons mieux faire que de boire à la santé du roi et à saclémence !

Le Maître était donc hors d’affaire ; mais il avait étéréduit à se défendre, il s’en était tiré sans gloire, et leprestige de son danger personnel lui était publiquement retiré.Mylord, dans son for intérieur, connaissait désormais son favoripour un espion du gouvernement ; et Mme Henry (quel que fûtson avis) se montra visiblement plus froide envers le héros deroman déchu. C’est ainsi que le meilleur édifice de duplicitépossède quelque point faible, et il suffit de l’atteindre, pour quetout croule ; et si, par cet heureux coup, nous n’avions pasébranlé l’idole, qui peut dire ce qui en aurait résulté pour nouslors du dénouement ?

Toutefois, à l’époque, c’était comme si nous n’avions rien fait.Au bout d’un jour ou deux, il avait effacé les traces de sadéfaite, et, selon toute apparence, restait aussi fort que jamais.Quant à Mylord Durrisdeer, il était plongé dans sa prédilectionpaternelle ; il s’agissait moins d’amour, qualité active, qued’une apathie torpide de ses autres facultés ; et le pardon(pour employer aussi mal ce terme noble) s’échappait de lui parpure faiblesse, comme des larmes séniles. Le cas de Mme Henry étaittrès différent ; et Dieu sait ce qu’il trouva à lui dire, oucomment il parvint à esquiver son mépris. C’est l’un des piresprivilèges du sentiment, que le ton de voix prenne plusd’importance que les mots, et celui qui parle, plus que ce qu’ildit. Mais le Maître dut trouver une excuse, ou peut-être même ildécouvrit le moyen de tourner ce scandale à son avantage ;car, après un temps de froideur, les relations se firent plusétroites que jamais entre lui et Mme Henry. Ils étaientperpétuellement ensemble. Je ne veux pas avoir l’air de jeter uneombre de blâme, en dehors de ce qui est dû à un aveuglementsemi-volontaire, sur cette malheureuse lady ; mais je croisque, durant ces derniers jours, elle joua de très près avec lefeu ; et que je me trompe ou non là-dessus, une chose du moinsest claire et suffisante : Mr. Henry le croyait. Ce pauvregentilhomme restait assis des journées entières dans ma chambre,avec un air si malheureux que je n’osais m’aventurer à luiparler ; cependant, il faut croire qu’il trouvait quelqueréconfort dans ma simple présence et dans la conscience de masympathie. À d’autres fois, nous causions, et c’était unesingulière causerie : personne n’était nommé, l’on ne citait aucundétail personnel ; mais nous avions le même sujet dansl’esprit, et nous le savions l’un et l’autre. C’est là un curieuxexercice auquel on peut se livrer : parler d’une chose pendant desheures, sans la désigner, ni même y faire allusion. Et je medemandai si ce n’était pas à l’aide d’un artifice analogue que leMaître courtisait Mme Henry tout le long du jour (comme il étaitmanifeste), sans jamais alarmer sa pudeur.

Pour montrer à quel point en étaient venues les choses, jerapporterai quelques mots de Mr. Henry, prononcés (j’ai des raisonspour ne pas l’oublier) le 26 février 1757. C’était par un tempshors de saison, un retour à l’hiver : pas de vent, un froidglacial, un monde tout blanc de givre, un ciel bas et gris, une mernoire et silencieuse comme l’ouverture d’un puits de mine. Mr.Henry était assis devant le feu, et se demandait (ce qui étaitdevenu fréquent chez lui) si « un homme » doit « agir », si « uneintervention serait opportune », et autre propositions générales,dont chacun de nous faisait l’application. J’étais à la fenêtre,regardant au-dehors, quand passèrent au-dessous de moi le Maître,Mme Henry et Miss Katharine, ce trio devenu sempiternel. L’enfantcourait çà et là, enchantée de la gelée ; le Maître parlait àl’oreille de Madame avec une grâce qui semblait (même de si loin)insinuante et diabolique ; et elle, de son côté, regardait àterre comme absorbée dans son attention. Je sortis de maréserve.

– Si j’étais de vous, Mr. Henry, dis-je, je m’ouvriraisfranchement à Mylord.

– Mackellar, Mackellar, dit-il, vous ne voyez pas la fausseté dema position. Je ne puis révéler d’aussi basses pensées à personne –à mon père encore moins ; ce serait me vouer à son plusprofond mépris. La fausseté de ma situation, reprit-il, elle est enmoi : ma personne n’attire pas la sympathie. Je possède leurreconnaissance, chacun me dit cela ; et je n’en suis pas plusriche ! Mais je ne figure pas dans leurs esprits ; ils nesont tentés ni de penser comme moi, ni de penser à moi. C’est là cequi me perd ! – (il se mit debout, et donna un coup de piedsur une bûche). – Mais il faut trouver un moyen, Mackellar, dit-il,me regardant tout à coup par-dessus son épaule ; – nous devonstrouver un moyen. J’ai beaucoup de patience… beaucoup trop. Je meméprise, à la fin. Et cependant, il est sûr que personne jamais nefut enveloppé dans une pareille trame !

Et il retomba dans sa méditation.

– Courage ! lui dis-je. Elle se rompra d’elle-même.

– J’ai depuis longtemps dépassé la colère, à cette heure,dit-il.

Et sa réponse avait si peu de rapport avec ma remarque, que jen’insistai pas.

Chapitre 5Ce qui se passa dans la nuit du 27 février 1757

Le soir de l’entrevue racontée plus haut, le Maître sortit duchâteau, et ne rentra que dans la journée du lendemain, ce fatal 27février ; mais où il alla, et ce qu’il fit, personne ne sedonna la peine de le demander avant le surlendemain. Si nousl’avions fait, cependant, ce que nous fîmes alors, fut fait sansrien savoir, et doit être jugé pareillement : aussi raconté-je lesévénements tels qu’ils nous apparurent à l’origine, et je gardetout ce que j’ai découvert depuis pour l’époque de la découverte.Car j’en suis arrivé maintenant à l’un des épisodes les plussombres de mon récit, et je dois réclamer pour mon maîtrel’indulgence du lecteur.

Ce temps rigoureux dura toute la journée du 27. Le froid étaitmortel ; les gens que l’on croisait fumaient comme descheminées ; les bûches s’empilaient dans l’âtre spacieux de lasalle ; quelques oiseaux printaniers qui s’étaient déjàfourvoyés jusque dans nos contrées du nord assiégeaient lesfenêtres du château, ou sautillaient sur le gazon gelé, commedépaysés. Vers midi, un rayon de soleil perça, éclairant unmerveilleux paysage hivernal et glacé de collines et de bois toutblancs. Là-bas, derrière le cap, le lougre de Crail attendait levent, et de chaque ferme ou cottage, les fumées montaient droitdans l’air. Avec le soir, la trouée se referma dans la brume ;la nuit tomba, sombre, sans étoiles et excessivement froide : unenuit des plus hors de saison, digne d’événements singuliers.

Mme Henry se retira, selon sa nouvelle habitude, très tôt. Nousnous étions mis récemment à passer les soirées en jouant auxcartes, – nouveau symptôme que notre hôte s’ennuyait profondémentde l’existence de Durrisdeer ; – et nous jouions depuis peu detemps, lorsque Mylord quitta sans bruit sa place au coin du feu etpartit sans rien dire se réchauffer dans son lit. Les troispersonnes restantes n’avaient ni sympathie ni politesse àéchanger ; pas un de nous ne serait demeuré un instant pour enobliger un autre ; néanmoins, par la force de l’habitude, etcomme on venait de distribuer les cartes, nous continuâmes lapartie. Je dois dire que nous nous couchions tard ; et bienque Mylord se fût retiré plus tôt qu’à son ordinaire, la penduleavait déjà dépassé minuit, et les domestiques étaient au lit depuislongtemps. Je dois dire également que le Maître, bien que je nel’aie jamais vu influencé par la boisson, avait bu abondamment, etse trouvait peut-être un peu échauffé sans toutefois qu’il yparût.

En tout cas, il recourut alors à une de ses transitions ;et, sitôt la porte refermée derrière Mylord, et sans le moindrechangement de ton, il passa de la conversation polie habituelle àun torrent d’injures.

– Mon cher Henry, c’est à vous de jouer, venait-il dedire ; – et il continua : – il est vraiment curieux de vousvoir, jusque dans cette mince affaire d’un jeu de cartes, déployerune telle rusticité. Vous jouez, Jacob, comme un vieuxlaird[29] à bonnet, ou un matelot dans unetaverne. Même pesanteur, même avidité mesquine, cette lenteurd’hébété qui me fait rager[30] ;il est bizarre que j’aie un pareil frère. Même Bouts-Carrés montreune certaine vivacité lorsqu’il craint pour son enjeu ; maistoute la fastidiosité de jouer avec vous, je manque de mots pourl’exprimer.

Mr. Henry continua de regarder ses cartes, comme s’il méditaitlonguement quelque coup ; mais il avait l’esprit ailleurs.

– Bon Dieu ! ce sera-t-il jamais fini ? s’écria leMaître. Quel lourdaud[31] . Maisque vais-je embarrasser d’expressions françaises quelqu’un perdudans une telle ignorance ? Un lourdaud, mon cherfrère, est comme qui dirait un colas, un benêt, un croûton, unindividu sans grâce, sans légèreté ni alacrité ; aucun talentde plaire, aucun brillant naturel : celui que vous pourrez voirquand vous le voudrez, en regardant un miroir. Je vous dis celapour votre bien, je vous assure ; et en outre, Bouts-Carrés –(et il me regarda en étouffant un bâillement) – c’est une de mesdistractions en ce lieu d’ennui, de vous retourner, vous et votremaître, comme des châtaignes au feu. Je prends un vif plaisir àvotre cas, et observe que le surnom, tout grossier qu’il soit, atoujours le pouvoir de vous faire faire la grimace. Mais j’aiparfois plus de difficulté avec ce cher garçon-ci, qui sembles’être endormi sur ses cartes. Ne voyez-vous pas l’application del’épithète que je viens de vous gloser, mon cher Henry ? Jevais vous la faire voir. Par exemple, avec toutes ces solidesqualités que j’ai plaisir à vous reconnaître, je ne sache pas defemme qui ne me préfère, – ni, je pense (poursuivit-il avec la plussuave délibération) – je pense, qui ne continue à me préférer.

Mr. Henry déposa ses cartes. Il se leva très lentement, sanscesser de paraître absorbé en de profondes réflexions.

– Lâche ! dit-il doucement, comme à lui-même. Et puis, sansnulle hâte ni violence spéciales, il frappa le Maître sur labouche.

Le Maître bondit et sembla transfiguré. Je ne le vis jamaisaussi beau.

– Un coup ! s’écria-t-il. Je n’en recevrais pas du DieuTout-Puissant !

– Baissez la voix, dit Mr. Henry. Voulez-vous donc que votrepère intervienne de nouveau en votre faveur ?

– Messieurs ! Messieurs ! m’écriai-je, tâchant dem’interposer.

Le Maître me prit par l’épaule, me tint à bout de bras, ets’adressant toujours à son frère :

– Savez-vous ce que cela signifie ? demanda-t-il.

– Ce fut le geste le plus délibéré de ma vie, répliqua Mr.Henry.

– Je veux du sang, j’aurai du sang pour cela, dit le Maître.

– Le vôtre, s’il plaît à Dieu, dit Mr. Henry.

Et il s’en alla décrocher à une panoplie du mur une paire desabres nus. Puis il les présenta au Maître par les pointes.

– Mackellar, veillez à ce que le combat soit loyal. Je crois lachose indispensable.

– Vous n’avez pas besoin de m’insulter davantage, dit le Maître,qui prit l’un des sabres au hasard. Je vous ai haï depuistoujours.

– Mon père vient seulement de se mettre au lit, dit Mr. Henry.Il nous faut aller quelque part en dehors du château.

– La grande charmille conviendrait tout à fait, dit leMaître.

– Messieurs, dis-je, honte sur vous deux ! Allez-vous, filsde la même mère, détruire la vie qu’elle vous a donnée ?

– Si fait, Mackellar, dit Mr. Henry, avec la même tranquillitéd’allures qu’il n’avait cessé de manifester.

– C’est ce que je saurai empêcher, dis-je.

Il y a ici une tache sur ma vie. À ces mots que je venais deprononcer, le Maître dirigea sa lame contre ma poitrine. Je vis lalueur courir le long de l’acier ; et je levai les bras au cielen tombant à genoux devant lui.

– Non ! non ! m’écriai-je, comme un enfant.

– Il ne nous gênera plus, dit le Maître. C’est une bonne choseque d’avoir un lâche à son service.

– Il nous faut de la lumière, dit Mr. Henry, comme s’il nes’était rien passé.

– Ce trembleur portera une couple de bougies, dit le Maître.

Soit dit à ma honte, j’étais encore tellement aveuglé parl’éclat de ce sabre nu que j’offris d’aller chercher unelanterne.

– Nous n’avons pas besoin de l-l-lanterne, dit le Maître, en mecontrefaisant. Il n’y a pas un souffle d’air. Allons, debout,prenez une couple de bougies et marchez devant. Je viens derrièrevous avec ceci. Et tout en parlant, il fit étinceler la lame.

Je pris les flambeaux et le précédai ; – je donnerais mamain droite pour racheter cette démarche ; mais un couard nepeut être qu’esclave, et tout en marchant, mes dentss’entrechoquaient. Il en était comme il l’avait dit : l’air, sansun souffle, était saisi par une constriction glacée, et tandis quenous avancions à la clarté des bougies, les ténèbres faisaientcomme un toit par-dessus nos têtes. Pas un mot ne fut prononcé : onn’entendait d’autre bruit que le craquement de nos pas sur lechemin gelé. Le froid de la nuit tombait sur moi comme uneseillée[32] d’eau ; je ne tremblais pas que deterreur ; mais mes compagnons, nu-tête comme moi, et venant dela salle chauffée, ne semblaient pas même s’apercevoir duchangement.

– Voici l’endroit, dit le Maître. Déposez les bougies.

J’obéis, et les flammes montèrent aussi droites que dans unechambre, au milieu des ramures givrées. Je regardai les deux frèresprendre leurs places.

– J’ai un peu de lumière dans les yeux, dit le Maître.

– Je vous donnerai tous les avantages, répliqua Mr. Henry, en sedéplaçant, car je crois que vous allez mourir.

Sa voix était plus triste qu’autre chose, mais avec une sonoritéspéciale.

– Henry Durie, dit le Maître, deux mots avant de commencer. Vousêtes un escrimeur, vous savez tenir un fleuret ; mais vous nesavez pas quel changement cela fait de tenir un sabre ! Et àce que je pense, c’est vous qui tomberez. Mais voyez la force de masituation ! Si vous tombez, je m’évade de ce pays et vaisrejoindre mon argent. Si je tombe, qu’advient-il de vous ? Monpère, votre femme, – qui est en galanterie avec moi, vous le saveztrès bien – comme ils me vengeront ! Aviez-vous pensé à cela,mon cher Henry ?

Il regarda son frère en souriant, puis fit un salut de salled’armes.

Sans dire un mot, Mr. Henry salua aussi, et les sabres secroisèrent.

Je ne suis pas juge du combat ; d’ailleurs, j’avais perdula tête, de froid, de crainte et d’horreur ; mais il me sembleque Mr. Henry prit et garda le dessus dès l’engagement, pressantson adversaire avec une furie contenue et bouillonnante. Il leserrait de plus en plus près, quand soudain le Maître fit un bonden arrière et étouffa un juron ; et je crois que ce mouvementlui mit une fois de plus la lumière dans les yeux. Ensuite, ilsreprirent, sur le nouveau terrain ; mais d’un peu plus près,ce me semble, et Mr. Henry avec une ardeur toujours croissante, leMaître avec une confiance sans nul doute ébranlée. Car il est sûrqu’il se sentait perdu, et goûtait quelque chose de la froideagonie de la peur ; sinon, il n’eût pas tenté son coup detraître. Je ne puis dire que je le suivais, car mon œil inexpertn’était pas assez prompt pour saisir les détails, mais il dutempoigner la lame de son frère avec sa main gauche, – pratique nonautorisée. – Il est sûr que Mr. Henry ne se sauva qu’en faisant unbond de côté ; et sûr aussi que le Maître, emporté par sonélan, tomba sur un genou, et, avant qu’il pût faire un geste, ilavait reçu le sabre dans le corps.

Je poussai un cri étouffé, et accourus ; mais le corpsétait déjà étendu sur le sol, où il se débattit un instant comme unver écrasé, puis resta immobile.

– Regardez sa main gauche, dit Mr. Henry.

– Elle est pleine de sang, dis-je.

– À l’intérieur ? demanda-t-il.

– Elle est coupée à l’intérieur, répondis-je.

– Je le pensais, dit-il, en tournant le dos.

J’ouvris les vêtements de l’homme ; le cœur était muet : ilne battait plus.

– Dieu nous pardonne, Mr. Henry ! m’écriai-je. Il estmort !

– Mort ? répéta-t-il, avec stupeur ; puis, élevant lavoix : – Mort ? mort ? dit-il. Et tout à coup il jeta surle sol son sabre ensanglanté.

– Qu’allons-nous faire ? dis-je. Soyez vous-même, Monsieur.Il est trop tard, maintenant, il faut vous ressaisir.

Il se retourna, les yeux fixés sur moi.

– Oh ! Mackellar ! dit-il, en cachant son visage entreses mains.

Je le tirai par son habit.

– Pour Dieu, pour nous tous, soyez plus courageux ! dis-je.Qu’allons-nous faire ?

Il me montra de nouveau son visage avec le même regardstupide.

– Faire ? dit-il. Et alors son regard tomba sur le corps,et il cria : Oh ! en portant la main à son front, comme s’ilne se souvenait plus ; et, me laissant là, il s’en fut vers lechâteau, courant et titubant.

Je demeurai un instant pensif ; puis il m’apparutclairement que mon devoir était du côté des vivants ; et jecourus après lui, laissant les bougies sur le sol glacé et lecadavre gisant à leur clarté sous les arbres. Mais j’eus beaucourir, il avait de l’avance sur moi, et il était rentré dans lamaison et monté à la salle, où je le trouvai debout devant le feu,le visage une fois de plus entre les mains. Il tremblaitvisiblement.

– Mr. Henry, Mr. Henry, dis-je, ceci va causer notre perte àtous.

– Qu’est-ce que j’ai fait ? s’écria-t-il.

Puis me regardant avec une expression que je n’oublierai jamais:

– Qui va le dire au vieux[33] ?dit-il.

Le mot me frappa au cœur ; mais ce n’était pas le momentdes faiblesses. J’allai lui verser un verre d’eau-de-vie.

– Buvez cela, dis-je, buvez tout.

Je le forçai d’avaler, comme un enfant ; et comme j’étaistout transi du froid nocturne, je suivis son exemple.

– Il faut qu’il le sache, Mackellar, dit-il, il faut qu’ilsache.

Et il se laissa tomber dans un fauteuil – celui de Mylord, aucoin de la cheminée – et fut secoué de sanglots spasmodiques.

Une détresse m’envahit ; il était clair que je n’avais rienà attendre de Mr. Henry.

– Allons, dis-je, restez ici, je me charge de tout.

Et prenant un flambeau à la main, je m’avançai hors de la piècedans l’obscurité de la maison. Personne ne bougeait : il était àcroire qu’on ne s’était aperçu de rien ; et j’avais à chercherle moyen d’accomplir le reste dans le même secret. Ce n’était pasl’heure des cérémonies : j’ouvris la porte de Mylady sans me donnerla peine de frapper, et pénétrai directement chez elle.

– Il est arrivé un malheur ! s’écria-t-elle, de son lit, ense mettant sur son séant.

– Madame, dis-je, je vais retourner dans le corridor, et vousvous vêtirez au plus vite. Il y a beaucoup à faire.

Elle ne me harcela point de questions, et ne se fit pasattendre. Je n’avais pas eu le temps de préparer un mot de ce queje devais lui dire, lorsqu’elle apparut sur le seuil et me fitsigne d’entrer.

– Madame, dis-je, si vous n’êtes pas résolue à montrer beaucoupde courage, j’irai m’adresser ailleurs ; car si personne nem’aide cette nuit, c’en est fait de la maison de Durrisdeer.

– Je suis pleine de courage, dit-elle ; et elle me regardaavec une espèce de sourire, très pénible à voir, mais très braveaussi.

– On en est venu à un duel, dis-je.

– Un duel ? répéta-t-elle. Un duel ? Henry et…

– Et le Maître, dis-je. On a supporté si longtemps des choses,des choses dont vous ne savez rien, et que vous ne croiriez pas sije vous les disais. Mais cette nuit, cela a été trop loin, etlorsqu’il vous eut insultée…

– Attendez, dit-elle. Qui, il ?

– Oh ! Madame, m’écriai-je, donnant libre cours à monamertume, vous me posez une telle question ? En ce cas, jen’ai plus qu’à chercher de l’aide ailleurs. Il n’y en a pasici !

– Je ne sais en quoi je vous ai offensé, dit-elle. Pardon. Maistirez-moi de cette incertitude.

Mais je n’osais parler encore ; je n’étais pas sûrd’elle ; et, dans ce doute, et avec la sensation d’impuissancequ’il créait en moi, je m’adressai à la malheureuse avec une sortede colère.

– Madame, dis-je, il est question de deux hommes. L’un d’euxvous a insultée, et vous me demandez lequel. Je vais vous aider àrépondre. Avec l’un de ces hommes vous avez passé toutes vos heures: l’autre vous l’a-t-il reproché ? Envers l’un, vous aveztoujours été aimable, envers l’autre, comme Dieu me voit et nousjuge, non, je ne le crois pas : vous en a-t-il moins aimée ?Ce soir, l’un de ces deux hommes a dit à l’autre, devant moi – moi,un étranger à gages – que vous étiez en galanterie avec lui. Sansque je dise un mot de plus, vous pouvez répondre à votre question :Qui était-ce ? Mais, Madame, répondez encore à cette autre :S’ils en sont venus à cet affreux dénouement, à qui lafaute ?

Elle me regarda comme égarée. – Grand Dieu ! exclama-t-elleune première fois ; puis une seconde fois, elle se répéta toutbas : – Grand Dieu !… Par pitié, Mackellar, qu’est-ilarrivé ? Je suis prête à tout entendre.

– Vous n’êtes pas prête, dis-je. N’importe ce qui est arrivé, ilvous faut d’abord avouer que c’est par votre faute.

– Oh ! s’écria-t-elle en se tordant les mains, – cet hommeme rendra folle ! Ne pouvez-vous me séparer de vospensées ?

– Je ne pense aucunement à vous, m’écriai-je. Je ne pense à rienqu’à mon cher et infortuné maître.

– Ah ! s’écria-t-elle, en portant la main à son cœur,est-ce que Henry est mort ?

– Baissez la voix, dis-je. – L’autre.

Elle vacilla comme sous une rafale ; et j’ignore si ce futpar lâcheté ou par détresse, elle se détourna et regarda leparquet.

– Voilà de terribles événements, dis-je à la fin, lorsque sonsilence eut commencé à me faire peur ; – et nous avons besoin,vous et moi, de tout notre courage, si nous voulons sauver lamaison.

Elle ne répondit rien. Je repris :

– Il y a miss Katharine, en outre. Si nous ne venons à boutd’étouffer cette affaire, le déshonneur sera son seul héritage.

Je ne sais si ce fut l’idée de son enfant, ou le simple mot dedéshonneur qui la ranima ; mais je n’eus pas plus tôt parlé,qu’un soupir s’échappa de ses lèvres, un soupir tel que je n’enouïs jamais : on eût dit qu’elle était écrasée sous une montagne,et qu’elle cherchait à rejeter ce faix. Un instant plus tard, elleavait recouvré la voix.

– Ce fut un combat, murmura-t-elle. Ce ne fut pas…

Et elle n’osait prononcer le mot.

– Ce fut un combat loyal du côté de mon maître, dis-je. Quant àl’autre, il fut tué tout juste comme il employait un coup detraîtrise.

– Impossible ! s’écria-t-elle.

– Madame, dis-je, la haine de cet homme flambe dans mon seincomme un feu ; oui, et malgré sa mort. Dieu sait, j’eussearrêté le combat, si j’avais osé. J’avoue à ma honte que je ne l’aipas fait. Mais en le voyant tomber, si ma pitié envers mon maîtrem’avait laissé le loisir de penser à autre chose, c’eût été pour meréjouir de cette délivrance.

Je ne sais si elle prit garde à mes paroles. Elle prononça :

– Et Mylord ?

– Je m’en charge, dis-je.

– Vous ne lui parlerez pas comme vous m’avez parlé ?demanda-t-elle.

– Madame, dis-je, n’avez-vous pas d’autre souci ?Remettez-moi Mylord.

– Et qui encore ? reprit-elle.

– Votre mari, dis-je.

Elle me regarda d’un air impénétrable.

– Allez-vous lui tourner le dos ? insistai-je.

Elle me regardait toujours. Puis sa main se posa de nouveau surson cœur.

– Non, dit-elle.

– Dieu vous bénisse pour ce mot ! Allez donc le trouver :il est dans la salle. Parlez-lui, – peu importe ce que vousdirez ; tendez-lui la main : dites : Je sais tout… et si Dieuvous en donne la grâce, ajoutez : Pardonnez-moi.

– Que Dieu vous fortifie, et vous inspire la pitié, dit-elle. Jevais trouver mon mari.

– Permettez-moi de vous éclairer, dis-je, en prenant leflambeau.

– Je trouverai bien ma route dans l’obscurité, dit-elle, avec unfrisson ; – et ce frisson, je crois, était à mon adresse.

Nous nous séparâmes donc. Elle descendit l’escalier et sedirigea vers le mince rai de lumière qui filtrait par la porte dela salle, – tandis que je suivais le couloir jusqu’à la chambre deMylord. Je ne saurais dire pourquoi, mais il m’était impossible depénétrer chez ce vieillard comme je l’avais fait chez la jeunefemme : bien à contrecœur, il me fallut frapper. Mais sa vieillesseavait le sommeil léger, ou peut-être il ne dormait pas ; et àmon premier coup, il me cria d’entrer.

Lui aussi, il se redressa dans son lit. Il avait la pâleurexsangue de la vieillesse ; et, malgré l’apparence d’unecertaine carrure que lui donnaient ses vêtements de jour, ilsemblait à cette heure frêle et ratatiné, avec une tête (il avaitenlevé sa perruque) guère plus grosse que celle d’un enfant. Cecim’intimida non moins que son air égaré où se lisait lepressentiment d’un malheur. Ce fut, néanmoins, d’une voix calmequ’il me demanda ce que je lui voulais. Je posai mon flambeau surune chaise, m’accoudai sur le pied du lit, et le regardai.

– Lord Durrisdeer, vous êtes bien persuadé que je suis unpartisan dans votre famille.

– J’espère qu’il n’y a chez moi aucun parti, dit-il. Que vousaimiez mon fils sincèrement, cela j’ai toujours été heureux de lereconnaître.

– Oh, Mylord, ce n’est pas l’heure de ces politesses,répliquai-je. Si nous voulons faire la part du feu, il estnécessaire de voir les choses comme elles sont. Je suis unpartisan, tous nous avons été des partisans ; c’est en qualitéde partisan que je suis venu au milieu de la nuit pour plaiderdevant vous. Il faut que vous m’écoutiez : avant de sortir, je vousdirai pourquoi.

– C’est volontiers que je vous écouterai, Mr. Mackellar, dit-il,à toute heure du jour comme de la nuit, car je suis persuadé quevous ne direz rien sans motif. Vous avez parlé une fois très àpropos, je ne l’ai pas oublié.

– Je suis ici pour plaider la cause de mon maître, dis-je. Jen’ai pas besoin de vous exposer sa manière d’agir. Vous savez dansquelle situation il est placé. Vous savez avec quelle générosité ila toujours accueilli les désirs de votre… vos désirs, – repris-je,arrêté par le nom de fils. – Vous savez… vous devez savoir… cequ’il a souffert… ce qu’il a souffert à cause de sa femme.

– Mr. Mackellar ! s’écria Mylord, se dressant dans son litcomme un lion irrité.

– Vous avez dit que vous m’écouteriez ! Ce que vous nesavez pas, ce que vous devez savoir, l’une des choses dont je suisvenu vous entretenir, c’est la persécution qu’il lui a fallusupporter en particulier. Vous n’avez pas le dos tourné, que celuique je n’ose vous nommer le harcèle des brocards les plusféroces ; il lui jette au nez – pardonnez-moi, Mylord, – illui jette au nez votre partialité, l’appelle Jacob, l’appellelourdaud, le poursuit de lâches railleries, insupportables àquiconque. Mais si l’un de vous se montre, sur l’instant toutchange ; et mon maître est réduit à sourire et caresse l’hommequi vient de l’abreuver d’injures ; je le sais parce que j’aireçu ma part de celles-ci, et je vous affirme que cette existenceest insupportable. Depuis des mois il l’a subie ; elle acommencé avec la venue de cet homme ; c’est du nom de Jacobque mon maître a été salué le premier soir.

Mylord fit un mouvement comme pour sortir des draps et selever.

– Si tout cela est vrai, … dit-il. !

– Ai-je l’air de mentir ? interrompis-je, l’arrêtant de lamain.

– Vous auriez dû me prévenir tout de suite.

– Ah ! Mylord, sans doute, je l’aurais dû, et vous pouvezbien honnir votre infidèle serviteur ! m’écriai-je.

– Je vais y mettre bon ordre, dit-il, et à l’instant même.

De nouveau, il alla pour se lever.

De nouveau, je l’arrêtai.

– Je n’ai pas fini, dis-je. Et plût à Dieu ! Tout ceci, moncher et infortuné patron l’a enduré sans aide ni réconfort. Vosmeilleures paroles, Mylord, ont été des paroles de reconnaissance.Mais il était votre fils, en outre ! Il n’avait pas d’autrepère. Il était détesté dans tout le pays, Dieu sait avec quelleinjustice. Il avait fait un mariage sans amour. Il se trouvait detoutes parts sans affection ni soutien, – le cher, généreux etnoble cœur, seul avec son triste sort !

– Vos pleurs me font beaucoup d’honneur et beaucoup de honte,dit-il avec un trouble sénile. – Mais vous êtes un peu injuste.Henry m’a toujours été cher, très cher. James (je ne le nie pas,Mr. Mackellar), James m’est peut-être plus cher encore. Vous n’avezpas vu mon James sous un jour très favorable : ses malheurs l’ontaigri ; rappelez-vous combien ceux-ci furent grands etimmérités. Malgré cela, aujourd’hui encore c’est lui qui a lecaractère le plus affectueux. Mais il n’est pas question de lui.Tout ce que vous dites de Henry est parfaitement exact ; celane m’étonne pas, je connais toute sa magnanimité. Vous allez direque je spécule sur celle-ci ? Peut-être. Il y a des qualitésdangereuses, des qualités qui exposent à voir abuser d’elles. Mr.Mackellar, je veux m’acquitter avec lui ! je veux mettre ordreà tout cela. J’ai été faible, et, pis encore, aveugle.

– Je ne veux pas que vous vous blâmiez, Mylord, ayant sur laconscience tout ce qui me reste à vous dire, – répliquai-je. Vousn’avez pas été faible ; vous avez été abusé par un infernalhypocrite. Rappelez-vous comme il vous a trompé sur le danger qu’ilcourait soi-disant ; il vous a trompé du commencement à lafin, à chaque pas. Je veux l’extirper de votre cœur, je veuxtourner vos yeux sur votre autre fils. Ah ! c’est en lui quevous avez un vrai fils !

– Non, non, dit-il, deux fils… c’est deux fils que j’ai.

Je laissai échapper un geste de désespoir qui le surprit. Il meregarda en changeant de visage.

– Avez-vous pis encore à m’annoncer ? demanda-t-il, d’unevoix défaillante.

– Bien pis, répondis-je. Cette nuit même, il a dit ces paroles àMr. Henry : « Il n’y a pas de femme qui ne me préfère à vous, ni,je pense, qui ne continue à me préférer. »

– Je ne veux rien entendre contre ma fille, s’écria-t-il. Et savivacité à m’interrompre sur ce sujet me fit conclure que ses yeuxn’étaient pas aussi aveugles que je l’avais cru, et qu’il avaitsuivi, non sans anxiété, les progrès du siège de Mme Henry.

– Je ne songe pas à la blâmer, dis-je. Il ne s’agit pas de cela.Ces paroles ont été dites en ma présence à Mr. Henry ; et sivous ne les trouvez pas assez claires, en voici d’autres quivinrent après : « Votre femme, qui est en galanterie avec moi.»

– Ils se sont querellés ? dit-il.

Je fis un signe affirmatif.

– J’y cours, dit-il, allant une fois encore pour sortir de sonlit.

– Non, non ! m’écriai-je, tendant vers lui mes mainsjointes.

– Vous ne comprenez pas, dit-il. Ce sont là phrasesimpardonnables.

– Est-ce que rien ne vous fera comprendre, Mylord ?dis-je.

Ses yeux implorèrent la vérité.

Je me jetai à genoux contre le lit.

– Oh ! Mylord, m’écriai-je, pensez à celui qui vousreste ; pensez à ce pauvre pécheur que vous avez obtenu duciel, que votre épouse vous a donné, que nous n’avons, aucun denous, affermi comme il convenait ; pensez à lui, non àvous ; il souffre, lui aussi… pensez à lui ! Voici devantvous la porte des douleurs… la porte qui mène à Christ, à Dieu.Oh ! quelle est grande ouverte. Pensez à lui, de même qu’il apensé à vous : Qui va le dire à mon père ? – Ce sontses paroles textuelles. C’est pour cela que je suis venu !c’est pourquoi je suis en train de plaider à vos pieds.

– Laissez-moi me lever, s’écria-t-il, me rejetant de côté.

Il fut debout avant moi. Sa voix tremblait comme une voile auvent, mais il parlait avec force ; son visage était de neige,mais il avait les yeux secs et le regard assuré.

– C’est trop de discours, dit-il. Où cela s’est-ilpassé ?

– Sous la charmille, dis-je.

– Et Mr. Henry ? demanda-t-il.

Et, sur ma réponse, son vieux visage se plissa de ridesméditatives.

– Et Mr. James ? dit-il.

– Je l’ai laissé par terre, dis-je, – à côté des bougies.

– Des bougies ? s’écria-t-il ; et, courant à lafenêtre, il l’ouvrit et regarda au-dehors. – Elles sont visibles dela route.

– Il n’y passe personne à cette heure, objectai-je.

– Peu importe, dit-il. Quelqu’un pourrait passer. Écoutez !Qu’est cela ?

C’était, sur la baie, un bruit d’avirons maniés trèsdiscrètement. Je le lui dis.

– Les contrebandiers, reprit Mylord. Courez vite,Mackellar ; éteignez ces bougies. En attendant, je vaism’habiller ; et à votre retour, nous verrons ce qu’il convientde faire.

Je descendis l’escalier à tâtons, et gagnai la porte. Dans ladistance, on distinguait une lueur qui faisait des points brillantsdans la charmille ; par une nuit aussi noire, elle devait êtrevisible en mer, à plusieurs milles ; et je me reprochaiamèrement cette imprudence. Et combien davantage lorsque je fusarrivé sur les lieux ! Un des flambeaux était renversé, et sabougie éteinte. Celle qui restait brûlait paisiblement, et faisaitun grand rond de lumière sur le sol gelé. L’intérieur de ce cerclesemblait, par contraste avec les ténèbres environnantes, plus clairque le jour. Au milieu, il y avait la flaque de sang ; et unpeu plus loin, le sabre de Mr. Henry dont le pommeau étaitd’argent ; mais de corps, nulle trace. Mon cœur sursauta dansma poitrine, mes cheveux se hérissèrent sur mon crâne, à cespectacle inattendu, qui m’emplit d’une crainte affreuse. Jeregardai de tous côtés ; la terre était si dure qu’elle neportait aucune empreinte. Je tendis les oreilles jusqu’à me lesendolorir ; mais la nuit se creusait au-dessus de moi commeune église vide ; pas la moindre vaguelette ne se brisait surle rivage ; on eût pu entendre une épingle tomber dans lecomté.

J’éteignis la bougie, et les ténèbres se refermèrent sur moi,absolues. Elles m’environnaient comme une foule dense ; et jeretournai au château de Durrisdeer, la tête sans cesse tournéepar-dessus l’épaule, en proie aux plus folles imaginations. Sur leseuil, une forme s’avança à ma rencontre ; et je faillispousser un cri de terreur, lorsque je reconnus Mme Henry.

– Lui avez-vous parlé ? dit-elle.

– C’est lui qui m’a envoyé, dis-je. Il a disparu. Mais pourquoiêtes-vous ici ?

– Il a disparu ! répéta-t-elle. Qui a disparu ?

– Le cadavre, dis-je. Pourquoi n’êtes-vous pas auprès de votremari ?

– Disparu ? dit-elle. Vous n’avez pas bien regardé.Retournez.

– Il n’y a plus de lumière, dis-je. Je n’ose pas.

– J’y verrai dans l’obscurité. Je suis restée ici longtemps, silongtemps, dit-elle. Allons, donnez-moi la main.

Nous retournâmes la main dans la main jusque sous la charmille,à l’endroit fatal.

– Prenez garde au sang ! dis-je.

– Au sang ! s’écria-t-elle, se rejetant en arrière.

– Je crois qu’il y en a. Je suis quasi aveugle.

– Non, dit-elle, rien ! N’avez-vous pas rêvé ?

– Ah ! plût à Dieu !

Elle aperçut le sabre, le ramassa, et, à la vue du sang, lelaissa retomber en ouvrant les mains toutes grandes. – Ah !s’écria-t-elle. Et puis, avec un réel courage, elle le reprit uneseconde fois et l’enfonça jusqu’à la garde dans la terre gelée.

– Je vais l’emporter pour le nettoyer à fond, dit-elle, enregardant de nouveau de tous côtés. – Il n’est peut-être pas mort,ajouta-t-elle.

– Son cœur ne battait plus. Puis, me souvenant : Pourquoin’êtes-vous pas auprès de votre mari ?

– Ce n’est pas la peine, dit-elle ; il ne me répondrapas.

– Lui, ne pas vous répondre ? Oh ! vous n’avez pasessayé.

– Vous avez le droit de douter de moi, répondit-elle, avec unesimplicité digne.

À ces mots, et pour la première fois, elle m’inspira de lapitié.

– Dieu sait, Madame, dis-je, Dieu sait que je ne suis pas si durque j’en ai l’air ; en cette nuit de malheur, comment peserses paroles ? Mais je suis l’ami de tous ceux qui ne sont pasles ennemis d’Henry Durie.

– En tout cas, il est dur à vous d’hésiter au sujet de safemme !

Je découvris, comme si un voile se déchirait, avec quellenoblesse elle supportait ce cruel malheur, et quelle générositéelle opposait à mes reproches.

– Rentrons. Il faut aller raconter ceci à Mylord, dis-je.

– Lui ? je n’oserai jamais, s’écria-t-elle.

– Vous verrez que c’est lui le moins ému de nous tous.

– Et malgré cela, je n’oserai jamais.

– Eh bien, dis-je, retournez auprès de Mr. Henry. Je verraiMylord. Nous retournions, moi portant les flambeaux, elle le sabre– singulier fardeau pour une femme – lorsqu’elle eut une autreidée.

– Devons-nous le dire à Henry ? demanda-t-elle.

– Mylord décidera, répondis-je.

Mylord était presque habillé lorsque j’entrai dans sa chambre.Il fronça les sourcils en m’écoutant.

– Les contrebandiers, dit-il. Mais était-il mort ouvivant ?

– Je l’ai cru… dis-je ; et je m’arrêtai, n’osant prononcerle mot.

– Je sais. Mais vous avez pu fort bien vous tromper. Pourquoil’auraient-ils emporté, s’il n’était plus en vie ? Oh !voilà une porte grande ouverte à l’espérance. Il faut faire courirle bruit qu’il est reparti – comme il est venu – à l’improviste.Nous devons à tout prix éviter le scandale.

Je vis qu’il songeait, comme nous autres, surtout à l’honneur dela maison. À présent que tous les membres vivants de la familleétaient plongés dans une irrémédiable douleur, il était singulierde nous voir tous préoccupés de cette entité abstraite, la familleen soi, nous efforçant de soutenir le rien immatériel de saréputation : non seulement les Duries, mais jusqu’à l’intendant àgages.

– Allons-nous le dire à Mr. Henry ? demandai-je àMylord.

– Je verrai, dit-il. Je veux d’abord lui rendre visite ;puis j’irai avec vous examiner la charmille, et je réfléchirai.

Nous descendîmes à la salle. Mr. Henry était assis devant latable, le front dans la main, comme un homme de pierre. Sa femme setenait un peu à l’écart, la main sur la bouche ; évidemment,elle n’avait pas réussi à attirer son attention. Mylord s’avançalentement vers son fils ; il avait l’air grave, certes, maisun peu froid, à mon avis. Quand il fut près de lui, il avança lesdeux mains, et dit :

– Mon fils !

Avec un cri étouffé et inarticulé, Mr. Henry sauta au cou de sonpère, en sanglotant. Ce fut une scène navrante.

– Oh ! père, s’écria-t-il, vous savez que jel’aimais ; vous savez que je l’avais aimé au début ; jeserais mort pour lui, – vous savez cela ! J’aurais donné mavie pour lui, comme pour vous. Oh ! dites que vous lesavez ! Oh ! dites que vous me pardonnez ! Oh !père, père, qu’ai-je fait… qu’ai-je fait ? Et nous avons passénotre jeunesse ensemble !

Il sanglotait, caressait le vieillard, s’accrochait à son cou,comme un enfant qui a peur.

Puis, il aperçut sa femme (pour la première fois, eût-on dit)qui pleurait tout près de lui, et aussitôt il tomba à sesgenoux.

– Oh ! mon amie, s’écria-t-il, vous avez aussi à mepardonner. Moi, votre mari, j’ai toujours fait le malheur de votreexistence. Mais rappelez-vous quand j’étais petit ; HenryDurie était inoffensif, alors ; il ne demandait qu’à êtrevotre ami. C’est lui, c’est le vieil enfant qui jouait avec vous…Oh ! pourrez-vous, pourrez-vous jamais me pardonner ?

Durant toute cette scène, Mylord semblait un froid et bénévolespectateur, ayant gardé toute sa lucidité. Au premier cri, qui eûtsuffi à nous attirer toute la maison, il m’avait dit à mi-voix:

– Fermez la porte. Et puis il hocha la tête en silence. Nouspouvons le laisser avec sa femme, maintenant, dit-il. Prenez unflambeau, Mr. Mackellar.

En accompagnant Mylord, je m’aperçus d’un phénomène singulier.Bien qu’il fît tout à fait noir, et que la nuit fût en somme peuavancée, je croyais sentir l’approche du matin. Il y avait unremuement parmi les ramures vertes, qui faisaient le bruit d’unemer paisible, et des bouffées d’air nous soufflant au visagefaisaient vaciller la flamme de la bougie. Cette agitation qui nousenvironnait augmenta, je pense, notre hâte ; nous parcourûmesle théâtre du duel, où Mylord vit le sang avec stoïcisme ; et,poussant plus loin vers le débarcadère, nous découvrîmes enfinquelques indices de la vérité. Car tout d’abord, à l’endroit où uneflaque s’étalait en travers du chemin, la glace avait cédé sous unpoids qui devait excéder de beaucoup celui d’un homme. Ensuite, àquelques pas au-delà, un jeune arbuste était cassé, et en bas, nonloin du débarcadère, où s’amarraient d’habitude les canots descontrebandiers, une nouvelle tache de sang montrait évidemment laplace où les porteurs avaient déposé le corps pour reprendrehaleine.

Nous nous occupâmes de laver cette tache avec de l’eau de mer,que nous transportions dans le chapeau de Mylord ; et, durantce travail, une bouffée de vent passa tout à coup en gémissant, etnous laissa dans l’obscurité.

– Il va neiger, dit Mylord, et c’est le mieux que nous ayons àattendre. Retournons à présent ; nous ne pouvons faire plusdans l’obscurité.

Durant notre retour au château, comme le vent s’était calmé denouveau, nous entendîmes autour de nous dans la nuit un fortcrépitement ; et, une fois hors de l’abri des feuillages, nousvîmes qu’il pleuvait à verse.

La lucidité d’esprit de Mylord aussi bien que son activitéphysique n’avaient cessé, depuis le début de ces événements,d’exciter mon admiration. Il y mit le comble lors du conseil quenous tînmes à notre retour. Les contrebandiers s’étaient, à coupsûr, emparés du Maître, – mort ou vif, nous étions réduits auxconjectures ; – dès avant le jour, la pluie aurait effacétoutes traces de ce qui s’était passé ; et par là, elle nousserait favorable. Le Maître était arrivé à l’improviste, après latombée de la nuit ; on pouvait maintenant faire croire qu’ilétait parti brusquement, avant le lever du jour ; et, pourrendre la chose plausible, il ne me restait plus qu’à monter danssa chambre, afin de réunir et de cacher ses bagages. En fait nousdemeurions à la merci des contrebandiers ; mais il n’y avaitpas de remède à ce point faible de notre culpabilité.

Je l’écoutais, comme je l’ai dit, avec admiration, etm’empressais de lui obéir. Mr. et Mme Henry avaient quitté lasalle ; Mylord alla se réchauffer dans son lit ; personnene bougeait encore chez les domestiques ; et, lorsque jemontai l’escalier de la tour, et pénétrai dans la chambre du mort,une sensation de lugubre solitude s’empara de moi. À ma grandesurprise, je trouvai tout dans le désordre d’un départ. De sestrois valises, deux étaient déjà bouclées ; la troisième étaitouverte et presque remplie. Aussitôt, je soupçonnai une portion dela vérité. Notre homme allait bien en effet partir ; iln’attendait plus que le capitaine Crail, comme Crail attendait levent ; au début de la nuit, les matelots s’étaient aperçusd’un changement de temps ; le canot était venu pour en donneravis et emmener le passager à bord, et les gens du canot s’étaientheurtés à son corps sanglant. Mais il y avait plus. Ce départprémédité jetait un nouveau jour sur son insulte inconcevable de lanuit précédente : c’était un trait du Parthe, et la politique, enlui, avait cessé de contenir la haine. Par ailleurs, la nature decette insulte et la conduite de Mme Henry tendaient à uneconclusion, que je n’ai jamais vérifiée, et qui ne peut plusaujourd’hui se vérifier avant le jugement suprême ; – laconclusion qu’il s’était à la fin oublié, qu’il avait été trop loindans ses avances, et qu’elle l’avait repoussé. L’hypothèse estinvérifiable, dis-je ; mais ce matin-là, lorsqu’elle m’apparuten présence des bagages, cette pensée me fut douce comme miel.

J’examinai un peu le contenu de la valise ouverte, avant de larefermer. Du linge et des dentelles admirables, plusieurs costumescomplets, de ceux qu’il aimait à revêtir ; quelques livres desmieux choisis, les Commentaires de César, un volume de M.Hobbes, la Henriade de M. de Voltaire, un ouvrage sur lesIndes, un sur les mathématiques, dépassant de beaucoup le niveau demes études, – tels furent les objets que je remarquai avec dessentiments divers. Mais dans la valise ouverte, aucuns papiersd’aucun genre. Ceci me donna à réfléchir. Il était possible quenotre homme fût mort : mais, puisque les contrebandiers l’avaientemporté, peu vraisemblable. Il était encore possible qu’il dûtmourir de sa blessure ; mais le contraire l’était également.Et, en prévision de ce dernier cas, j’étais résolu à me pourvoir dequelques moyens de défense.

L’une après l’autre, je transportai les valises au plus haut dela maison, dans un galetas que nous tenions fermé à clef ; jeretournai dans ma chambre, pris mes clefs ; et, remontant augrenier, j’eus la satisfaction d’en trouver deux qui s’adaptaient àmerveille. L’une des valises contenait un portefeuille de chagrin,où je fis une incision à l’aide de mon canif. Désormais (autant queje pus en juger) notre homme était à ma merci. Il y avait làbeaucoup de billets doux, principalement de l’époque deParis ; et, ce qui nous était beaucoup plus utile, lesbrouillons de ses rapports au Secrétaire d’État anglais, avec lesoriginaux des réponses : collection bien compromettante, et dont lapublication eût déshonoré le Maître et mis sa vie en péril. Jeriais tout seul en parcourant ces documents ; je me frottaisles mains, je chantais tout haut, de jubilation. Le jour me surpritdans cette agréable besogne ; mais je ne me relâchai point dema diligence, si ce n’est que j’allai à la fenêtre, jeter un coupd’œil au-dehors. Je vis la gelée disparue, la face du mondeobscurcie de nouveau ; la pluie et le vent s’abattaient sur labaie ; – et j’acquis la certitude que le lougre avait quittéson mouillage, et que le Maître (mort ou vif) était à cette heureballotté sur la mer d’Irlande.

Il est bon que je mentionne ici le peu que j’ai pu glaner par lasuite sur les événements de cette nuit. Je mis longtemps à lesrassembler ; car nous n’osions pas questionner ouvertement, etles contrebandiers me regardaient avec animosité, sinon avecmépris. Il se passa près de six mois avant que nous fussions mêmecertains que notre homme vivait ; et des années, avant quej’apprisse d’un des matelots de Crail, devenu cabaretier grâce àson argent mal acquis, quelques détails qui ont pour moi un air devérité. À son dire, les contrebandiers trouvèrent le Maître relevésur un coude, promenant ses regards autour de lui, puis contemplantd’un regard stupide la bougie ou sa main tout ensanglantée. À leurvenue, il recouvra ses esprits, leur ordonna de le porter à bord etde se taire ; et lorsque le capitaine lui demanda comment ilavait été blessé, il répondit par un torrent d’affreux blasphèmes,et s’évanouit sur-le-champ. Ils tinrent conseil, mais comme ilsattendaient le vent d’une minute à l’autre, et qu’ils étaient bienpayés pour le passer en France, ils ne se soucièrent pas de tarder.En outre, il était fort aimé de ces abominables gredins ;ceux-ci se figuraient qu’il était sous le coup d’une sentencecapitale, car ils ignoraient en quelle mésaventure il avait étéblessé ; et ils jugèrent de bonne amitié de le mettre hors dedanger. On l’emporta donc à bord, il guérit durant la traversée, etfut débarqué, en pleine convalescence, au Havre-de-Grâce. Il estencore à noter qu’il ne dit pas un mot du duel à personne, et quepas un contrebandier, aujourd’hui encore, ne sait dans quellequerelle ou par la main de quel adversaire il tomba. Chez toutautre, j’aurais attribué cette discrétion à une prudencenaturelle ; chez lui, j’y vois de l’orgueil. Il ne supportaitpas d’avouer, ni peut-être vis-à-vis de lui-même, qu’il eût étévaincu par celui qu’il avait outragé si longtemps et qu’ilméprisait aussi cruellement.

Chapitre 6Ce qui se passa durant la deuxième absence du Maître

La grave maladie qui se déclara chez mon maître le lendemainmatin fut le dernier malheur sans compensation qui le frappa ;et cette maladie même fut peut-être un bienfait déguisé, car nullepeine physique ne pouvait égaler les souffrances de son esprit. MmeHenry et moi veillions à son chevet. Mon vieux lord venait de tempsen temps aux nouvelles, mais en général sans franchir le seuil. Uneseule fois, je me souviens, alors que tout espoir était perdu, ils’avança jusqu’auprès du lit, considéra le visage de son fils, ets’en alla, avec un geste particulier de la tête et du bras levé,qui me revient à la mémoire comme quelque chose de tragique, tantil exprimait de douleur et de dédain pour les choses sublunaires.Mais la plupart du temps, Mme Henry et moi restions seuls dans lachambre, nous relayant la nuit, et, le jour, supportant notrecompagnie réciproque, car ces veillées étaient plutôt lugubres. Mr.Henry, une serviette liée autour de son crâne rasé, s’agitait sansinterruption dans son lit, qu’il frappait de ses poings. Sa languen’arrêtait pas ; sa voix ne cessait de fluer, comme unerivière, à m’en donner presque la nausée. Chose remarquable, etpour moi mortifiante à l’excès, il parlait sans cesse demesquineries vulgaires : allées et venues, chevaux – qu’ilordonnait de seller pour lui, se figurant peut-être (pauvreâme !) qu’il pouvait fuir sa maladie – jardinages, filets àsaumon, et (ce qui me faisait le plus enrager) continuellement deses affaires, additionnant des chiffres, et discutant avec sesfermiers. Jamais un mot de son père ou de sa femme, ni du Maître, àpart une fois ou deux, où il fit un retour sur le passé, et se crutredevenu petit garçon, en train de jouer avec son frère. Ce futd’autant plus émouvant que le Maître avait, paraît-il, couru ungrand danger, et que Mr. Henry s’écria, à plusieurs reprises, avecune chaleur passionnée : « Oh ! Jammie va se noyer !…Oh ! sauvez Jammie ! »

Ceci, dis-je, nous toucha tous les deux, Mme Henry et moi, maisen général, les divagations de mon maître ne lui faisaient guèrehonneur. Il semblait avoir pris à tâche de justifier les calomniesde son frère et de prouver qu’il était d’un caractère sec, immergédans les intérêts matériels. Si j’avais été seul, je n’en auraispas levé un doigt ; mais je ne cessais, tout en l’écoutant,d’évaluer l’effet produit sur sa femme, et je sentais qu’il tombaitchaque jour plus bas dans son estime. J’étais la seule personne àla surface du globe qui le comprît, et j’entendais qu’il y en eûtune autre. Allait-il mourir là et périr avec ses vertus ; oubien n’aurait-il la vie sauve que pour recouvrer ce patrimoine dechagrins, sa vraie mémoire : – je voulais qu’il fût pleuré de toutcœur, dans le premier cas, et accueilli avec simplicité, dansl’autre, par la personne qu’il aimait le plus, sa femme.

Ne trouvant pas l’occasion de m’exprimer librement, je m’avisaienfin de mettre ma révélation par écrit. Au lieu de me coucher, jeconsacrai plusieurs nuits où j’étais de loisir à préparer ce que jepuis appeler mon bilan. Mais je m’aperçus que, si la rédaction enétait facile, l’opération restante – c’est-à-dire de présenter lachose à Mylady – dépassait en quelque sorte les limites de moncourage. Plusieurs jours de suite, je promenai mes papiers sous monbras, guettant le joint d’un propos qui m’eût servi d’introduction.Je ne puis nier qu’il s’en offrit plusieurs, mais à ces moments-là,je trouvais ma langue clouée à mon palais, et j’aurais pu, jecrois, porter mon dossier jusqu’à l’heure actuelle, si un heureuxincident n’était venu couper court à mes hésitations. Une nuit quej’allais une fois de plus quitter la chambre, sans avoir rien osé,et désespéré de ma couardise, Mme Henry me demanda :

– Que portez-vous donc là, Mr. Mackellar ? Voici plusieursjours que je vous vois entrer et sortir avec ce même rouleau sousle bras.

Je revins sur mes pas, sans mot dire, déposai les papiers sur latable devant elle, et la laissai à sa lecture. Pour donner une idéede ce qui lui passa sous les yeux, je crois bon de reproduire iciune mienne lettre, la première du dossier, et dont j’ai gardé(suivant ma bonne habitude) le brouillon. Elle fera voir, en outre,la modestie du rôle que j’ai joué dans ces affaires, modestie quifut contestée par certains.

« Durrisdeer, 1757.

Honorée Madame,

Je me flatte de ne pas outrepasser mon rôle sans justeraison, mais je vois le mal qu’a engendré dans le passé, pour votrenoble maison, ce malheureux abus de la discrétion et desréticences, et les papiers sur lesquels j’ose appeler votreattention sont des papiers de famille qui méritent tous grandementd’être connus de vous.

J’annexe ci-après une série de notes indispensables, etsuis, honorée Madame, de votre Seigneurie,

L’obligé et obéissant serviteur,

Éphraïm Mackellar.

Liste des documents

A – Brouillon de dix lettres écrites par Éphraïm Mackellar, àl’honorable James Durie, esq., par respect Maître de Ballantrae,durant le séjour à Paris de ce dernier : datées… (suivent lesdates)… Nota : À lire en même temps que B et C.

B. – Sept lettres originales dudit Maître de Ballantrae, auditÉphraïm Mackellar, datées… (suivent les dates)…

C. – Trois lettres originales dudit Maître de Ballantrae àl’honorable Henry Durie, esq, datées… (suivent les dates)…Nota : À moi données par Mr. Henry pour y répondre. Les copies demes réponses figurent ici sous les rubriques A4, A5 et A9. lecontenu des communications de Mr. Henry, dont je ne retrouve pasles brouillons, peut se déduire de ce qu’écrivait ce frèredénaturé.

D. – Une correspondance, originaux et brouillons, comprenant unepériode de trois années, jusqu’en janvier de la présente année,entre lesdits Maître de Ballantrae et X…, sous-secrétaired’État ; soit 27 lettres en tout. – Nota : Trouvédans les papiers du Maître.

La lassitude de mes veilles et l’inquiétude m’empêchèrent dedormir. Toute la nuit, j’arpentai ma chambre, réfléchissant à cequi résulterait de mon immixtion en des affaires aussi intimes, et,parfois, regrettant ma hardiesse. Dès la première aube, j’étais àla porte du malade. Mme Henry avait ouvert les volets et même lafenêtre, car le temps était doux. Elle regardait fixement devantelle, où il n’y avait rien d’autre à voir que le matin bleu répandusur les bois. Au bruit de mes pas, elle ne tourna même pas la tête,– circonstance dont je n’augurai rien de bon.

– Madame, commençai-je ; et je répétai encore une fois : –Madame… Mais je ne trouvai rien de plus à dire. Mme Henry non plusne prononça pas un seul mot pour me venir en aide. Alors jem’approchai de la table et réunis les documents épars ; maisje m’aperçus tout de suite que leur nombre avait diminué. Je lesparcourus une fois, puis deux, sans retrouver la correspondanceavec le secrétaire d’État, sur laquelle je comptais beaucoup pourl’avenir. Je regardai dans l’âtre. Parmi les tisons brûlants, descendres de papiers frémissaient dans le courant d’air. À cette vue,ma timidité disparut.

– Grand Dieu ! Madame, m’écriai-je, d’un ton fort déplacédans une chambre de malade, – Grand Dieu ! Madame,qu’avez-vous fait de mes papiers ?

– Je les ai brûlés, dit Mme Henry, en se tournant vers moi. – Ilsuffit, et c’est même trop, que vous et moi les ayons lus.

– Vous avez fait là une jolie besogne, cette nuit !m’écriai-je. – Et tout cela, pour sauver la réputation d’un hommequi gagnait son pain en répandant le sang de ses amis, comme jegagne le mien avec de l’encre.

– Pour sauver la réputation de cette famille dont vous êtes unserviteur, Mr. Mackellar, répliqua-t-elle, et pour laquelle vous enavez déjà tant fait.

– Cette famille, je ne la servirai pas plus longtemps,m’écriai-je, car je désespère, à la fin ! Vous m’avez arrachémes armes, et vous nous laissez sans défense. J’aurais eu, en toutcas, ces lettres à lui brandir sur la tête ; mais désormais,que faire ? Notre situation est tellement fausse que nous nepouvons mettre cet homme à la porte ; le pays prendrait feucontre nous ; et j’avais barre sur lui par ces seuls papiers…et les voilà disparus !… À présent, il peut revenir demain, etnous serons forcés de nous attabler avec lui, de sortir sur laterrasse avec lui, ou de faire sa partie de cartes, mettons, pourle distraire ! Non, Madame ! Que Dieu vous pardonne, s’ilen a envie, mais pour ma part, je ne saurais.

– J’admire votre simplicité, Mr. Mackellar, dit Mme Henry. Quelprix cet homme attache-t-il à l’honneur ? Aucun. Par contre,il sait combien nous l’apprécions ; il sait que nouspréférerions mourir plutôt que de publier ces lettres. Croyez-vousqu’il n’userait pas de cette connaissance ? Ce que vousappelez votre arme, Mr. Mackellar, et qui en eût été une, en effet,contre quelqu’un doué d’un reste de pudeur, ne servirait contre luipas plus qu’un sabre de bois. Il vous rirait au nez si vous l’enmenaciez. Il foule aux pieds sa dégradation, c’est elle qui fait saforce. Il est vain de lutter contre de tels caractères.

Elle lança cette dernière phrase avec une sorte de désespoir etreprit ensuite plus posément :

– Non, Mr. Mackellar, j’ai réfléchi toute la nuit sur cettematière, et il n’y a pas d’issue. Papiers ou non, la porte de cechâteau lui est ouverte, c’est lui l’héritier légitime,songez-y ! Si nous prétendions la lui interdire, toutretomberait sur le pauvre Henry, et je le verrais lapider dans larue. Ah ! si Henry venait à mourir, ce serait une autreaffaire. Ils ont entamé le capital comme ils le jugeaient bon, maisle domaine revient à ma fille, et je voudrais voir qu’on y portâtla main ! Mais si Henry vit, mon pauvre Mackellar, et que cethomme revienne, nous aurons à souffrir ; seulement, cettefois, ce sera ensemble.

Au fond, j’étais fort satisfait de la disposition d’esprit deMme Henry ; et je ne pouvais nier qu’il n’y eût quelqueapparence de vérité dans ce qu’elle avançait au sujet despapiers.

– N’en parlons plus, dis-je. Je regrette seulement d’avoirconfié les originaux à une dame, ce qui était à tout prendre unefaçon d’agir peu régulière. Quant à quitter le service de lafamille, ma langue seule a parlé, rassurez-vous. J’appartiens àDurrisder, Mme Henry, comme si j’y étais né.

Je dois lui rendre cette justice de dire qu’elle parutextrêmement soulagée ; et nous commençâmes cette journée,comme nous devions passer tant d’années, sur un terrain solided’indulgence et d’estime réciproques.

Ce même jour, qui était sûrement prédestiné à la joie,apparurent chez Mr. Henry les premiers symptômes de guérison. Verstrois heures de l’après-midi, il recouvra sa lucidité, et me saluapar mon nom, avec les plus vifs témoignages d’affection. Mme Henryétait également dans la chambre, au pied du lit ; mais il nefit pas mine de s’en apercevoir. Et d’ailleurs (la fièvre ayantdisparu), il était si faible qu’il se borna à cet unique effort, etretomba dans sa léthargie. Les progrès de la convalescence furentlents mais continus ; au bout de quelques jours, son appétitrevint ; au bout d’une semaine, on le vit reprendre des forceset de l’embonpoint ; et le mois n’était pas écoulé qu’il selevait et se faisait porter dans un fauteuil sur la terrasse.

Ce fut peut-être à cette époque que Mme Henry et moi éprouvâmesle plus d’inquiétude. Nous avions cessé de craindre pour savie ; mais cette crainte fut remplacée par une appréhensionpire. Quotidiennement nous pensions voir venir le jour où il seretrouverait lui-même ; et cependant les jours passaient, sansque rien se produisît. Mr. Henry regagnait ses forces, il avaitavec nous de longs entretiens sur des sujets variés, son pèrevenait s’asseoir auprès de lui et repartait, sans qu’il fût fait lamoindre allusion au drame, ou aux incidents qui l’avaient provoqué.S’en souvenait-il, et nous cachait-il son affreuseconnaissance ? ou le tout s’était-il effacé de samémoire ? Tel était le problème qui nous tenait en suspens etnous faisait trembler tout le jour lorsque nous étions en sacompagnie, le problème qui nous tenait réveillés la nuit dans notrelit solitaire. Nous ne savions même quelle alternative espérer,tant l’une et l’autre apparaissaient troublantes et eussent déceléun cerveau dérangé. Obsédé par cette crainte, je surveillai saconduite avec une attention extrême. Elle avait quelque chose depuéril : une gaieté fort étrangère à sa manière d’être antérieure,un intérêt vite éveillé, et alors très soutenu, pour des bagatellesqu’il avait jusque-là dédaignées. À l’époque où le mal le terrassa,j’étais son seul confident, je puis dire son seul ami, et il étaiten mauvais termes avec sa femme ; après sa guérison, toutchangea, le passé fut oublié, sa femme devint son principal, voireson unique souci. Assuré de sa sympathie, il lui dédiait tous sessentiments, comme fait un enfant avec sa mère ; il l’appelaitdans tous ses besoins avec un peu de cette familiarité quinteusequi dénote la certitude d’être écouté ; et je dois dire, pourêtre juste envers sa femme, qu’il ne fut jamais déçu. Pour elle, eneffet, ce changement de conduite était des plusattendrissants ; elle y discernait, je pense, un reprochesecret ; et même je l’ai vue, dans les premiers temps, quitterla chambre afin de pouvoir pleurer sans contrainte. À mes yeux,toutefois, cette modification ne paraissait pas naturelle ; etlorsque je la considère avec le reste, j’en viens à me demander,mélancoliquement, si sa raison était tout à fait intacte.

Comme ce doute s’est prolongé pendant plusieurs années, qu’il aduré. en somme jusqu’au décès de mon maître, et a influé sur nosrelations ultérieures, je dois l’examiner plus au long. Lorsque Mr.Henry fut en état de reprendre un soin partiel de ses affaires,j’eus maintes occasions de mettre à l’épreuve son exactitude. Iln’y avait pas défaut de compréhension, ni de volonté ; maisl’intérêt soutenu de jadis s’était entièrement évanoui ; il sefatiguait vite, et se mettait à bâiller ; en outre, ilapportait dans les relations pécuniaires, où elle est certes trèsdéplacée, une facilité qui confinait à la négligence. Au vrai,comme nous n’avions plus à lutter contre les exactions du Maître,il n’y avait plus de raison pour ériger la parcimonie en principe,ou batailler à propos d’un farthing. Au vrai encore, ce relâchementn’avait rien d’excessif, sinon j’y aurais refusé ma complicité.Mais il révélait, en somme, un changement très léger quoique fortperceptible ; et si l’on n’avait pas le droit de dire que monmaître eût perdu la raison, indéniablement son caractère s’étaitaltéré. Il fut le même jusqu’à la fin, dans ses manières et sonapparence, il lui restait dans les veines comme une chaleur de lafièvre, qui précipitait un peu ses mouvements, et faisait sondiscours notablement plus volubile, sans aller toutefois jusqu’à lerendre confus. Tout son être s’épanouissait aux impressionsagréables, qu’il accueillait avec délices ; mais la moindreapparence de tracas ou de peine éveillait en lui une impatiencevisible, et il s’en débarrassait au plus vite. Ce fut à cettehumeur qu’il dut la félicité de ses derniers jours ; etpourtant ce fut alors, ou jamais, qu’on eût pu l’appeler insensé.Un grand point dans la vie consiste à prévoir ce qu’il estimpossible d’éviter ; mais Mr. Henry, lorsqu’il n’arrivait pasà écarter le souci par un effort mental, devait sur-le-champ et àtout prix en abolir la cause. Il imitait tour à tour l’autruche etle taureau. C’est à cette excessive lâcheté devant la douleur queje dois attribuer toutes les démarches outrancières et malheureusesde son existence ultérieure. C’est pour cette raison, à coup sûr,qu’il battit Mac Manus, le groom, chose tellement étrangère à samanière d’agir antécédente, et qui provoqua tant de commentaires àl’époque. C’est encore à cette raison que j’attribue la pertetotale de près de deux cents livres, dont la moitié eût été sauvée,si son impatience m’eût laissé faire. Mais il préférait une perteou n’importe quel moyen désespéré, à la souffrance mentaleprolongée.

Cette digression m’a entraîné bien loin de notre inquiétudeimmédiate : se rappelait-il, ou avait-il oublié son dernier gestetragique ; et s’il se le rappelait, sous quel jour levoyait-il ? La vérité nous apparut soudain, et ce fut là unedes plus grandes surprises de ma vie. Il était sorti plusieursfois, et commençait à se promener à mon bras ; il advint unjour que je me trouvai seul avec lui sur la terrasse. Il se tournavers moi avec un sourire singulièrement furtif, comme en ont lesécoliers pris en faute ; et il me dit, tout bas, et sans lemoindre préambule :

– Où l’avez-vous enterré ?

Il me fut impossible de répondre un mot.

– Où l’avez-vous enterré ? reprit-il. Je veux voir satombe.

Je compris que mieux valait prendre le taureau par lescornes.

– Mr. Henry, dis-je, j’ai à vous annoncer une nouvelle qui vousréjouira beaucoup. Selon toute vraisemblance, vos mains sont puresde sang. Je raisonne d’après certains indices ; et ilssemblent démontrer que votre frère n’était pas mort, mais évanoui,et qu’il fut transporté à bord du lougre. Présentement, il doitêtre tout à fait rétabli.

Son visage me demeura indéchiffrable.

– James ? demanda-t-il.

– Votre frère James, répondis-je. Je ne voudrais pas vous donnerune fausse joie, mais en mon for intérieur, je crois qu’il est trèsprobablement en vie.

– Ah ! dit Mr. Henry. Puis soudain, se levant de son siègeavec plus d’alacrité qu’il n’en avait montré encore, il posal’index sur ma poitrine et me cria pour ainsi dire tout bas : –Mackellar – (je cite ses paroles textuelles) – rien ne peut tuercet homme. Il n’est pas mortel. Je l’ai sur le dos pour toutel’éternité… pour toute l’éternité de Dieu ! – Et, serasseyant, il s’enfonça dans un silence obstiné.

Un jour ou deux plus tard, avec le même sourire coupable, etregardant d’abord autour de lui, comme pour s’assurer que nousétions seuls :

– Mackellar, dit-il, lorsque vous saurez quelque chose,avertissez-moi. Il nous faut prendre garde à lui, sinon il noussurprendra lorsque nous nous y attendrons le moins.

– Il n’osera plus se montrer ici, dis-je.

– Oh ! si fait ! dit Mr. Henry. Où que je sois, il ysera.

Et de nouveau il regarda autour de lui.

– Il ne faut pas vous préoccuper de la sorte, Mr. Henry,dis-je.

– Non, dit-il, votre avis est très bon. Nous n’y penseronsjamais, excepté lorsque vous aurez des nouvelles. Et puis, on nesait pas, ajouta-t-il ; il est peut-être mort !

Sa manière de prononcer la phrase me convainquit entièrement dece que j’osais à peine soupçonner : à savoir que, bien loin de serepentir d’avoir voulu tuer son frère, il regrettait seulement den’y avoir pas réussi. Je gardai pour moi cette découverte,craignant qu’elle ne lui portât préjudice vis-à-vis de sa femme.Mais j’aurais pu m’épargner l’embarras ; elle avaitd’elle-même deviné le sentiment, et l’avait jugé tout à faitnaturel. En somme, je peux dire que nous étions tous trois du mêmeavis ; et aucune nouvelle n’eût été mieux venue à Durrisdeerque celle de la mort du Maître.

Ceci m’entraîne à parler de l’exception, mon vieux lord. Dès quemes inquiétudes au sujet de mon maître furent un peu moins vives,je m’aperçus d’un changement chez le vieux gentilhomme, son père,changement qui devait aboutir à de fatales conséquences.

Il avait le visage livide et tuméfié ; tout en lisant dulatin, assis au coin du feu, il tombait en des somnolences, et sonlivre roulait dans les cendres ; à certains jours, il traînaitle pied ; d’autres fois, il achoppait en parlant. L’aménité deses allures devint excessive ; il s’excusait sans fin dumoindre dérangement, et se préoccupait de chacun, de moi enparticulier, avec la plus flatteuse politesse. Un jour qu’il avaitenvoyé chercher son notaire[34] , etqu’il était resté enfermé longtemps avec lui, il s’avançapéniblement à ma rencontre dans la salle, d’un pas, et me pritcordialement la main.

– Mr. Mackellar, dit-il, j’ai eu maintes occasions d’estimer vosservices à leur juste valeur ; et aujourd’hui, en révisant montestament, j’ai pris la liberté de vous nommer pour un de sesexécuteurs. Je vous crois suffisamment attaché à notre maison pourme rendre ce service.

À cette époque, il passait la plus grande partie de ses journéesà dormir, et on avait souvent de la peine à l’éveiller ; ilperdait toute notion du temps, et il avait plusieurs fois(spécialement à son réveil) demandé sa femme, ainsi qu’un vieuxdomestique dont la pierre tombale était verdie par la mousse. Sij’avais dû en témoigner sous serment, je l’aurais déclaré incapablede tester ; et cependant jamais volontés dernières ne furentrédigées avec plus de lucidité dans les moindres détails, ou nedécelèrent un jugement plus sûr des personnes et des choses.

Sa décadence, qui fut très prompte, eut lieu par degrésinsensibles. Ses facultés s’affaiblissaient toutes à la fois demanière continue ; la force avait presque abandonné sesmembres, sa surdité devint extrême, sa parole était réduite à unmarmottement confus, et cependant jusqu’à la fin il réussit àmanifester quelque chose de sa politesse et de sa bontéantérieures, serrant la main de quiconque l’aidait, me faisantcadeau d’un de ses livres latins, sur lequel il avaitlaborieusement tracé mon nom, – et nous rappelant de mille façonsla grandeur de cette perte que nous avions pour ainsi dire déjàsubie. Vers la fin, la faculté d’articuler lui revint paréclairs ; on eût dit qu’il avait oublié l’art de la parole,comme un enfant oublie sa leçon, et que parfois il s’en rappelaitquelque chose. Son dernier soir, il rompit brusquement le silencepar ce vers de Virgile :

Gnatique, patrisque, aima, precor, miserere,[35]

parfaitement prononcé, avec l’accent voulu. Nous tressaillîmesde l’entendre, surpris dans nos diverses occupations ; chacunse tourna vers lui, mais en vain : il était retombé dans sonmutisme et son apparente stupeur. Un peu plus tard, nous eûmesbeaucoup de peine à le mettre au lit ; et, dans la nuit, sanssouffrance physique, il rendit le dernier soupir.

Je vins par la suite à m’entretenir de ces détails avec undocteur en médecine, homme d’une réputation si éminente que je mefais un scrupule de le nommer. Selon lui, père et fils souffraientde la même affection – née chez le père à la suite de ses chagrinssuccessifs – due peut-être chez le fils à l’excitation de lafièvre. L’un et l’autre s’étaient rompu quelque artère ducerveau ; et il y avait sans doute dans la famille (ajoutaitle docteur) une prédisposition aux accidents de cette nature. Lepère succomba, le fils recouvra toutes les apparences de lasanté ; mais il est à croire qu’il avait subi quelquedestruction dans ces tissus délicats où l’âme réside et remplit sesfonctions terrestres ; – car au ciel, je l’espère, elle nesaurait être entravée par des accidents matériels. Et cependant, àplus mûre réflexion, ceci n’importe pas d’un iota ; car Celuiqui nous jugera, sur ce que fut notre vie, est le même qui nouscréa dans la fragilité.

La mort de mon vieux lord fut une nouvelle occasion de surprisepour ceux qui observaient la conduite de son successeur. Pour toutesprit réfléchi, les deux fils avaient à eux deux fait mourir leurpère, et l’on peut même dire qu’en maniant le sabre, l’un d’euxl’avait tué de sa main, mais il ne parut point que cetteconsidération vînt troubler mon nouveau lord. Il montra la graviténécessaire ; mais d’affliction, à peine, si ce n’est del’affliction badine : parlant du défunt avec une légèretéregrettable, citant de vieux traits de son caractère, et souriantalors en tout repos de conscience ; et d’ailleurs, le jour desobsèques arrivé, faisant les honneurs dans toutes les règles. Jem’aperçus, en outre, que son accession au titre lui causa un grandplaisir, et il fut très pointilleux à l’exiger.

Et voici qu’apparaît sur la scène un nouveau personnage, quijoua également un rôle dans l’histoire ; je parle du présentlord, Alexander, dont la naissance (17 juillet 1757) emplit lacoupe du bonheur de mon pauvre maître. Il ne lui resta plus rien àdésirer. Il n’en eût pas eu le loisir, d’ailleurs, car jamais pèrene montra engouement aussi passionné. L’absence de son fils luicausait des inquiétudes continuelles. L’enfant était-ildehors ? Le père guettait les nuages et redoutait la pluie. Denuit ? il se levait pour aller le regarder dormir. Saconversation devenait fatigante pour les étrangers, car il neparlait plus guère que de son fils. Dans les matières concernant lebien, tout était disposé particulièrement en vue d’Alexander. Etc’était : « Mettons-nous-y tout de suite, afin que la futaie soithaute pour la majorité d’Alexander. » Ou bien : « Ceci tombera àpoint pour le mariage d’Alexander. » Chaque jour, cettepréoccupation du père devenait plus visible, à maints détails, lesuns touchants, les autres fort blâmables. Bientôt l’enfant putsortir avec lui, d’abord sur la terrasse, et tenu par la main, puisen liberté dans le domaine ; et ces sorties devinrent leprincipal souci de Mylord. Le son de leurs deux voix (qu’onentendait de loin, car ils parlaient fort) devint familier dans levoisinage ; et pour ma part, je le trouvais plus doux que legazouillis des oiseaux. C’était un spectacle charmant de les voirrevenir tous les deux chargés de bruyères, et le père aussi animé,voire parfois aussi crotté que le fils, car ils aimaient égalementtoutes sortes de jeux enfantins, faire des trous dans le sable,endiguer des ruisseaux, et le reste ; et je les ai vusregarder les bêtes à travers une clôture avec le même ravissementpuéril.

Ces randonnées me font songer à une scène bizarre dont je fus letémoin. Il y avait un chemin que je ne suivais jamais sans trouble,car je l’avais pris fréquemment pour remplir de fâcheuses missions,et il avait été le théâtre d’événements funestes à la maison deDurrisdeer. Mais le sentier était trop commode pour revenir de plusloin que le Muckle Ross ; et j’étais forcé, bien à regret, dem’en servir environ tous les deux mois. Mr. Alexander avait sept ouhuit ans ; j’avais eu affaire ce matin-là tout au bout dudomaine, et je m’en revenais par la charmille. C’était la saison oùles bois revêtent leur livrée printanière, où les épines sont enfleur, où les oiseaux déploient leurs plus beaux chants. Lecontraste de cette allégresse rendait pour moi la charmille plussombre, et les souvenirs m’y oppressaient davantage. En cet étatd’esprit, je fus fâché d’entendre, un peu plus haut sur le chemin,des voix que je reconnus pour celles de Mylord et de Mr. Alexander.Je continuai d’avancer, et ne tardai pas à les apercevoir, deboutdans l’espace découvert où avait eu lieu le duel. Mylord avait lamain sur l’épaule de son fils, et parlait avec une certainegravité. Mais quand il leva la tête à mon approche, je vis sestraits s’épanouir.

– Ah ! dit-il, voilà ce bon Mackellar. Je viens justementde raconter à Sandie l’histoire de cet endroit-ci, comment il y eutun homme que le diable essaya de tuer, et comment ce fut lui, aucontraire, qui faillit tuer le diable.

J’avais déjà trouvé singulier qu’il menât l’enfant là ;mais qu’il l’entretînt de son action, dépassait la mesure.Toutefois, le pis était encore à venir ; car il ajouta, setournant vers l’enfant :

– Vous pouvez interroger Mackellar ; il était là, et il atout vu.

– Est-ce vrai, Mr. Mackellar ? demanda le petit. Avez-vousvu réellement le diable ?

– Je ne connais pas l’histoire, répliquai-je ; et j’ai desaffaires pressantes.

Ce fut tout ce que je dis, un peu aigrement, pour dissimuler monembarras, et soudain l’amertume du passé avec cette affreuse scèneaux bougies me remontèrent à la mémoire. Je m’avisai que, pour unedifférence d’une seconde dans la rapidité de la parade, cet enfantque j’avais sous les yeux eût pu ne jamais naître ; etl’émotion qui ne manquait jamais d’assaillir mon cœur sous cettesombre charmille se fit jour en ces mots :

– Mais ce qui est vrai, c’est que j’ai rencontré le diable dansce bois, et que je l’ai vu désarmer. Loué soit Dieu que nous nousen soyons tirés vivants… Loué soit Dieu qu’il reste pierre surpierre des murailles de Durrisdeer. Ah ! Mr. Alexander, quandvous reviendrez ici, fût-ce dans cent ans, et dans la plus belle etgaie société du pays, n’oubliez pas de vous recueillir un instantpour prier.

Mylord hocha gravement la tête.

– Ah ! dit-il, Mackellar a toujours raison. Oui, ôtez votrecoiffure (lui-même se découvrit et étendit la main). Ô Seigneur,reprit-il, je Te remercie, et mon fils Te remercie, pour Tesgrandes et manifestes bontés. Accorde-nous un peu de répit ;défends-nous du méchant. Frappe-le, Ô Seigneur, sur sa bouchementeuse !

Ces derniers mots lui échappèrent comme un cri ; etlà-dessus, soit que la colère remémorée lui coupât la parole, ousoit qu’il s’aperçût de l’étrangeté de sa prière, il s’arrêtacourt ; puis, une minute après, il remit son chapeau sur satête.

– Je crois que vous oubliez une phrase, Mylord, dis-je.Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nousont offensés. Car le Royaume est Tien, et la puissance, et lagloire, pour les siècles des siècles. Amen.

– Ah ! c’est facile à dire, répliqua Mylord. C’est bienfacile à dire, Mackellar. Moi, pardonner !… Mais j’auraisl’air d’un imbécile si j’avais l’audace de le prétendre.

– L’enfant, Mylord ! dis-je, non sans sévérité, car jetrouvais ses expressions peu convenables en présence d’unenfant.

– Oui, c’est juste, dit-il. Ce sont histoires un peu sombrespour un gamin. Allons chercher des nids.

Ce fut sinon le même jour, du moins peu après, que Mylord, metrouvant seul, se déboutonna davantage sur le même sujet.

– Mackellar, dit-il, je suis à présent très heureux.

– Je le crois bien, Mylord, dis-je, et de vous voir ainsi medilate le cœur.

– Le bonheur a ses obligations, ne croyez-vous pas ? dit-ilrêveusement.

– J’en suis persuadé, dis-je, tout comme le malheur. Si nousn’étions ici-bas pour tâcher de faire mieux, à mon humble avis,plus tôt nous serions disparus, mieux cela vaudrait pour tout lemonde.

– Oui, mais si vous étiez dans ma peau, luipardonneriez-vous ? La brusquerie de l’attaque me déconcertaun peu.

– C’est notre devoir strict, dis-je.

– Tu ! tu ! dit-il. Ce sont des mots. Vous-même, luipardonnez-vous ?

– Eh bien… non ! dis-je. Dieu me pardonne, mais je ne peuxpas.

– Serrons-nous la main là-dessus ! s’écria Mylord, presquegaiement.

– C’est une mauvaise occasion de se serrer la main, dis-je, pourdes chrétiens. Je me réserve pour une autre, plus évangélique.

Je dis cela en souriant un peu ; mais Mylord, lui, quittala chambre avec un grand éclat de rire.

Je ne trouve pas d’expression adéquate pour qualifierl’esclavage de Mylord à l’égard de l’enfant. Il était perdu danscette pensée continuelle : affaires, amis, femme, tout étaitoublié, ou il ne se les rappelait que par un effort pénible, commecelui qui lutte avec une idée fixe. Cette obsession était surtoutremarquable en ce qui concernait sa femme. Depuis que jeconnaissais Durrisdeer, elle n’avait cessé d’être le lest de sespensées, et l’aimant de ses yeux ; mais désormais ill’ignorait entièrement. Je l’ai vu paraître sur le seuil d’unechambre, y jeter un regard circulaire, et passer devant Myladycomme devant un chien couché auprès du feu. C’était Alexander qu’ilcherchait, et Mylady le savait bien. Je l’ai entendu lui parler sirudement que je faillis le lui faire remarquer : c’était pour unecause analogue, car elle avait contrarié Alexander. Sans doute,c’était là une sorte de châtiment qui pesait sur Mylady. Sansdoute, la situation était renversée contre elle, comme seule laProvidence sait le faire ; elle qui s’était, durant tantd’années, montrée inaccessible à toutes les marques de tendresse,c’était son tour d’être négligée ; elle est d’autant pluslouable d’avoir fait bonne figure.

Il en résulta une situation étrange. Nous avions une fois deplus deux partis dans le château, mais j’étais à présent avecMylady. Ce n’est pas que je perdis rien de mon affection pour monmaître. Mais, d’abord, il avait beaucoup moins besoin de masociété. Ensuite, le cas de Mr. Alexander n’était aucunementcomparable à celui de Miss Katharine, pour laquelle Mylord n’avaitjamais eu la moindre attention. Et, en troisième lieu, j’étaisblessé par le changement qu’il manifestait envers sa femme,changement où je voyais une sorte d’infidélité. Je ne pouvaisqu’admirer, d’ailleurs, la constance et la douceur qu’elledéployait. Peut-être ses sentiments à l’égard de Mylord, fondésprimitivement sur la pitié, étaient-ils d’une mère plus que d’uneépouse ; peut-être se plaisait-elle à voir, pour ainsi dire,ses deux enfants si heureux l’un avec l’autre ; d’autant quel’un avait autrefois souffert si injustement. Mais, malgré tout, etbien que je ne découvrisse en elle aucune trace de jalousie, ellese rejetait sur la société de la pauvre délaissée MissKatharine ; et moi, de mon côté, j’en arrivais de plus en plusà passer mes heures de loisir avec la mère et la fille. J’attachaispeut-être trop d’importance à cette division, car la famille étaitrelativement heureuse ; pourtant le fait était là ; maisMylord s’en apercevait-il ou non, je l’ignore. Je ne le crois pas,tant il était féru absolument de son fils ; mais nous autresle savions, et cette connaissance nous faisait parfoissouffrir.

Ce qui nous inquiétait surtout, néanmoins, était le danger réelet croissant qui en résultait pour le petit. Mylord était son pèreressuscité ; on pouvait craindre qu’à son tour le fils nedevînt un second Maître. Le temps a fait voir que ces craintesétaient fort exagérées. À coup sûr, il n’est pas aujourd’hui deplus digne gentilhomme dans toute l’Écosse, que le septième lordDurrisdeer. Touchant mon abandon de son service, il ne m’appartientpas de rien dire, surtout dans ces mémoires écrits uniquement pourjustifier son père…

NOTE DE L’ÉDITEUR

On omet ici cinq pages du manuscrit de M. Mackellar. Leurlecture m’a laissé l’impression que celui-ci, dans sa vieillesse,était devenu un serviteur assez exigeant. Contre le septième lordDurrisdeer (avec lequel, en tout cas, nous n’avons rien à voir) iln’allègue aucun fait précis.

R.L.S.

… Mais nous avions la crainte, à cette époque, qu’il ne devînt,en la personne de son fils, une seconde édition de son frère.Mylady avait tenté d’instaurer un peu de saine discipline ;elle avait dû y renoncer, et laissait aller les choses, avec unsecret déplaisir. Elle hasardait parfois quelques allusions ;et parfois, lorsqu’il lui revenait un exemple trop abusif del’indulgence de Mylord, elle se trahissait par un geste, voire uneexclamation. Quant à moi, cette crainte me hantait jour et nuit,moins à cause de l’enfant qu’à cause du père. Celui-ci s’étaitendormi, il rêvait son rêve, et un réveil trop brusque lui eûtinfailliblement été funeste. Je ne concevais pas qu’il pûtsurvivre, et je me voilais la face à la perspective de sondéshonneur.

Ce fut cette continuelle préoccupation qui me donna enfin lecourage de parler : la chose mérite d’être contée en détail. Mylordet moi étions un jour assis à mon bureau, en train de réglerquelque fastidieuse affaire ; il avait, je l’ai dit, perdu sonintérêt d’autrefois en ce genre d’occupations ; il aspiraitclairement à en avoir fini, et il avait l’air chagrin, las, et uneidée plus vieux que je ne l’avais vu auparavant. Ce fut, je pense,son visage ravagé qui me fit soudain entreprendre uneexplication.

– Mylord, dis-je, la tête baissée, et feignant de poursuivre montravail, ou plutôt laissez-moi vous appeler encore Mr. Henry, carje redoute votre colère, et je désire que vous pensiez aux joursd’autrefois…

– Mon bon Mackellar ! dit-il ; et cela d’un ton sidoux que je faillis renoncer à mon dessein. Mais je me rappelai queje parlais pour son bien, et tins ferme mon drapeau.

– N’avez-vous jamais réfléchi à ce que vous faisiez ?demandai-je.

– Qu’est-ce que je fais ? répondit-il. Je n’ai jamais étéfameux pour deviner les charades.

– Que faites-vous avec votre fils ? dis-je.

– Eh bien, dit-il, avec un ton presque de défi, et qu’est-ce queje fais avec lui ?

– Votre père était un excellent homme, dis-je, biaisant. Maiscroyez-vous qu’il fut un père sage ?

Il prit un temps avant de parler ; puis répliqua :

– Je ne dis rien contre lui. J’en aurais beaucoup à dire,peut-être ; mais je me tais.

– C’est bien cela, dis-je. Vous en avez du moins sujet. Etcependant votre père était un excellent homme ; impossibled’être meilleur, sauf sur un point, ni plus sage. Où il achoppait,il est fort possible qu’un autre serait tombé. Ses deux fils…

Soudain, Mylord frappa violemment sur la table.

– Qu’est-ce ceci ? s’écria-t-il. Expliquez-vous !

– Je vais le faire, dis-je, d’une voix presque étouffée par lesbattements de mon cœur. Si vous continuez à gâter Mr. Alexander,vous marchez sur les traces de votre père. Prenez garde, Mylord,car votre fils, en grandissant, pourrait bien suivre celles duMaître.

Je n’avais aucunement l’intention de lui dire les choses aussicrûment ; mais une peur excessive inspire une manière decourage brutal, et même le plus brutal de tous. Je brûlai mesvaisseaux par ce simple mot. Je ne reçus pas de réponse. Quand jelevai la tête, Mylord s’était mis debout ; mais l’instantd’après, il tombait pesamment sur le parquet. L’accès ne duraguère ; il revint à lui tout vertigineux, porta la main à satête, que je supportais alors, et dit, d’une voix entrecoupée : «Je me suis senti mal. » – Et peu après : « – Aidez-moi. » Je leremis sur ses pieds, et il resta debout, mais en se tenant à latable. – « Je me suis senti mal, Mackellar, répéta-t-il. Quelquechose s’est brisé en moi, Mackellar, ou a été sur le point de sebriser, et puis tout s’est mis à tourner. J’étais, je pense, trèsen colère. Cela ne fait rien, Mackellar, cela ne fait rien, monami. Je ne voudrais pas faire tomber un cheveu de votre tête. Il ya trop de choses entre nous. L’une, particulièrement. Mais j’ypense, Mackellar, je vais aller voir Mme Henry, je pense que jeferai bien de l’aller voir.

Et il quitta posément la pièce, me laissant accablé deremords.

Bientôt, la porte s’ouvrit brusquement, et Mylady entra, en coupde vent. Ses yeux lançaient des éclairs.

– Qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-elle. Qu’avez-vous fait àmon mari ? Est-ce que rien ne vous apprendra jamais votreposition dans la maison ? Cesserez-vous jamais de faire lebrouillon et de vous mêler de tout ?

– Mylady, répondis-je, depuis que je suis dans ce château, j’aireçu beaucoup de mauvaises paroles. Pendant un temps, elles furentmon régime quotidien, et j’ai tout avalé. Mais aujourd’hui, vouspouvez m’appeler comme il vous plaira ; vous ne trouverez pasde nom assez dur pour qualifier ma maladresse. Elle procédaitcependant de la meilleure intention.

Je lui avouai tout avec simplicité, tel que je l’expose ici.Après m’avoir écouté, elle se recueillit, et je m’aperçus que sacolère s’apaisait.

– Oui, dit-elle, votre intention était bonne. J’ai eu, moiaussi, la même idée, ou plutôt la même tentation, ce qui fait queje vous pardonne. Mais, grand Dieu, ne comprenez-vous pas qu’iln’en peut supporter davantage ? Il n’en peut plussupporter !… La corde est tendue à se rompre. Qu’importel’avenir, si le présent est supportable ?

– Amen, dis-je. Je ne me mêlerai plus de rien. Je suis bien aiseque vous reconnaissiez la pureté de mes intentions.

– Oui, dit Mylady ; mais une fois le moment venu, je penseque le courage vous a manqué ; car vous avez parlé d’une façonfort cruelle.

Elle se tut, me considéra ; puis soudain, elle eut un légersourire, et me dit cette phrase singulière :

– Savez-vous ce que vous êtes, Mr. Mackellar ? Vous êtesune vieille fille.

Aucun autre incident notable ne survint dans la famille jusqu’auretour de cet oiseau de mauvais augure, le Maître. Mais je doisinsérer ici un second extrait des mémoires du chevalier Burke,intéressant par lui-même, et tout à fait nécessaire à mon dessein.Ces pages contiennent nos seuls renseignements sur les voyages duMaître dans l’Inde ; et on y voit pour la première foisapparaître Secundra Dass. Un fait, en outre, y est clairementindiqué, fait dont la connaissance, il y a vingt ans, nous eûtépargné bien des malheurs et des chagrins ! le fait queSecundra Dass savait l’anglais.

Chapitre 7Aventures du chevalier Burke dans l’Inde

(Extrait de ses mémoires)

Je m’étais donc égaré par les rues de cette ville, dont j’aioublié le nom, et je la connaissais alors si mal que j’ignoraiss’il me fallait prendre au Nord ou au Sud. Vu la soudaineté del’alerte, je m’étais précipité au-dehors sans souliers nibas ; j’avais perdu mon chapeau dans la bagarre ; monviolon de poche était tombé aux mains des Anglais ; j’avaispour seul compagnon le cipaye, pour seule arme ma seule épée, etpas un rouge liard en poche. Bref, j’étais absolument dans lasituation d’un de ces calenders que M. Galland nous a faitconnaître dans ses jolis contes. On sait que ces gentlemenrencontraient sans cesse des aventures extraordinaires ; et ilm’en était réservé une si étonnante que je n’en suis pas encorerevenu aujourd’hui.

Le cipaye était un très brave homme : il avait servi des annéessous les couleurs françaises, et se serait laissé couper enmorceaux pour un quelconque des braves concitoyens de Mr. Lally.C’est le même individu (son nom m’échappe) dont j’ai déjà conté unexemple étonnant de générosité d’âme, lorsqu’il nous trouva, M. deFassac et moi, sur les remparts, entièrement perdus de boisson, etnous cacha sous de la paille tandis que le commandant passait parlà. Je le consultai donc en toute franchise. Que faire ? Laquestion était délicate. Nous décidâmes finalement d’escalader lemur d’un jardin, où nous pourrions dormir à l’abri des arbres, et,qui sait, nous procurer une paire de sandales et un turban. Nousn’avions que l’embarras du choix, dans cette partie de la ville,car le quartier comprenait uniquement des jardins clos de murs, et,à cette heure de la nuit, les allées qui les séparaient étaientdésertes. Je fis la courte échelle au cipaye, et nous noustrouvâmes bientôt tous les deux dans un vaste enclos pleind’arbres. Ceux-ci dégouttaient de rosée, fort nuisible en ce pays,surtout pour les Blancs ; néanmoins, comme j’étais brisé defatigue, je dormais déjà à moitié lorsque le cipaye vint merappeler à la réalité. À l’autre bout de l’enclos, une lumièrebrillante avait soudainement paru, qui continua de brûlerpaisiblement parmi le feuillage. La circonstance était fortinsolite, en un tel endroit et à cette heure ; et, dans notresituation, elle nous incitait à n’avancer qu’avec circonspection.J’envoyai le cipaye en reconnaissance, et il revint bientôtm’apporter la nouvelle que nous étions tombés au plus mal, car lamaison appartenait à un homme blanc, qui était, selon toutevraisemblance, anglais.

– Ma foi, dis-je, s’il y a là un homme blanc, je veux lui donnerun coup d’œil ; car, grâce à Dieu, il y a plus d’une sorte deBlancs !

Donc, le cipaye me conduisit à un endroit d’où je pouvais bienvoir la maison. Elle était entourée d’une large véranda ; il yavait à terre une lampe, bien mouchée, et de chaque côté de lalampe se tenait assis un homme, jambes croisées, à la manièreorientale. De plus, tous deux étaient enveloppés de mousselinescomme deux indigènes ; mais pourtant l’un était non seulementun Blanc, mais quelqu’un bien connu de moi et du lecteur. C’étaiten personne ce Maître de Ballantrae, dont j’ai fait connaîtremaintes fois le génie et la valeur. J’avais ouï dire qu’il étaitvenu aux Indes, mais je ne l’avais pas encore rencontré, et n’enavais rien appris. En tout cas, sitôt que je l’eus reconnu, et queje me vis en présence d’un si vieux camarade, je crus mestribulations à leur fin. Je m’avançai au clair de lune, qui étaittrès lumineux ; et, appelant Ballantrae par son nom, luiexposai en peu de mots ma triste situation. Il se retourna, sansparaître surpris le moins du monde, me regarda bien en face tandisque je parlais, et, quand j’eus fini, s’adressa à son compagnondans le patois barbare du pays. Ce second individu, d’un aspectsingulièrement délicat, et qui avait des jambes comme des cannes etdes doigts comme des tuyaux de pipe[36] , se mitdebout.

– Le sahib, dit-il, comprend pas langage anglais. Je lecomprends, moi, et je vois vous faire une petite méprise… Oh !qui peut arriver à tout le monde. Mais le sahib aimerait savoircomment vous venir dans cette jardin.

– Ballantrae ! m’écriai-je, avez-vous la damnée impudencede me renier en face ?

Ballantrae, sans qu’un de ses muscles bougeât, me regardaitfixement comme une statue dans une pagode.

– Le sahib comprend pas langage anglais, dit l’indigène, aussidoucereux que devant. Il aimer savoir comment vous venir dans cettejardin.

– Oh ! le diable l’emporte ! dis-je. Il aimeraitsavoir comme je venir dans cette jardin, n’est-ce pas ? Ehbien, mon brave, ayez l’obligeance de dire au sahib, en luiprésentant mes respects, que nous voici deux soldats qu’il n’ajamais ni vus ni connus, mais que le cipaye est un fameux lapin, etmoi aussi ; et que s’il ne nous donne pas bien à manger, plusun turban et des chaussures, et la valeur d’un mohur d’or en petitemonnaie comme viatique, parbleu, mon ami, je pourrais vous fairevoir un jardin où il va se passer des choses.

Ils poussèrent leur comédie au point de converser un moment enhindoustani ; et puis l’Hindou, avec le même sourire, mais ensoupirant comme s’il était fatigué de se répéter, prononça :

– Le sahib aimerait savoir comment vous venir dans cettejardin.

– C’est donc comme ça ! dis-je. Et portant la main à monépée, j’ordonnai au cipaye de dégainer.

L’Hindou de Ballantrae, toujours souriant, tira un pistolet deson sein, et, bien que Ballantrae ne fît pas un mouvement, je leconnaissais assez pour être sûr qu’il se tenait prêt.

– Le sahib pense vous mieux partir, dit l’Hindou.

Eh bien, franchement, c’est ce que je croyais aussi ; carun coup de pistolet nous eût, sauf intervention de la Providence,fait pendre tous les deux.

– Dites au sahib que je ne le considère pas comme un gentleman,dis-je. Et je me détournai avec un geste de mépris.

Je n’avais pas fait trois pas que la voix de l’Hindou merappela.

– Le sahib aimerait savoir si vous êtes un damné Irlandais,dit-il ; et à ces mots, Ballantrae sourit en s’inclinant trèsbas.

– Qu’est-ce que c’est ? dis-je.

– Le sahib dire vous demander votre ami Mackellar, dit l’Hindou.Le sahib il crie quitte.

– Dites au sahib que je lui donnerai un remède contre la blagueécossaise, à notre prochaine rencontre, lançai-je.

Ils souriaient encore lorsque je me retirai.

Ma conduite n’est sans doute pas exempte de défauts ; etlorsqu’un homme, tout vaillant qu’il soit, en appelle à lapostérité comme juge de ses exploits, il peut s’attendre presqueinfailliblement à subir le sort de César et d’Alexandre, et àtrouver des détracteurs. Mais s’il y a une chose que l’on ne pourrajamais reprocher à Francis Burke, c’est d’avoir tourné le dos à unami !…

 

(Vient ensuite un passage que le chevalier Burke s’est donné lapeine de raturer avant de m’envoyer son manuscrit. Sans doute s’yplaignait-il très naturellement de ce qu’il supposait être uneindiscrétion de ma part ; bien que je n’aie souvenir d’enavoir commis aucune. Peut-être Mr. Henry fut-il moinsréservé ; ou, plus simplement, il est possible que le Maîtreait trouvé le moyen de parcourir ma correspondance, et qu’il aitainsi lu la lettre de Troyes. Ce fut pour en tirer vengeance quecette cruelle plaisanterie fut infligée à Mr. Burke dans un aussipressant besoin. En dépit de sa perversion, le Maître n’était pasdépourvu d’une certaine affectuosité ; il fut, je crois,sincèrement attaché à Mr. Burke dans les premiers temps ; maiscette idée de trahison tarit les sources déjà peu abondantes de sonamitié, et son détestable caractère se fit voir à nu. – E.Mck.)

Chapitre 8L’ennemi dans la place

C’est un fait singulier, que j’hésite au sujet d’une date,celle, surtout, d’un incident qui modifia si profondément ma vie,et nous envoya tous sur une terre étrangère. Mais à la vérité,toutes mes habitudes se trouvaient alors désorganisées, et je voisque mon journal est tenu à cette époque irrégulièrement, la dateomise pendant une semaine et plus, et son allure générale dénoteque son auteur était bien proche du désespoir. Ce fut vers la finde mars, en tout cas, ou au début d’avril 1764. Après un lourdsommeil, je m’étais réveillé avec le pressentiment qu’il allaitarriver un malheur. Ce pressentiment était si fort que je descendisen hâte, vêtu de ma chemise et de mon pantalon. Ma main, je me lerappelle, tremblait sur la rampe.

C’était une matinée froide et ensoleillée, avec une forte geléeblanche, les merles chantaient très suavement et très haut alentourdu château de Durrisdeer, et le bruit de la mer emplissait leschambres. Je n’étais pas encore à la salle, lorsqu’un autre bruitm’arrêta : celui d’une conversation. Je m’avançai, puis m’arrêtai,croyant rêver. J’entendis à coup sûr une voix humaine, et ce dansla maison de mon maître, et cependant je ne la reconnaissaispas ; à coup sûr un langage humain, et ce dans mon paysnatal ; et cependant, j’avais beau écouter, je n’y comprenaispas un mot. Un vieux conte me revint à l’esprit (d’une fée oupeut-être simplement d’une étrangère égarée) qui vint s’asseoir aufoyer de mes pères, quelques générations auparavant, et y séjournaenviron une semaine, parlant fréquemment dans une langue qui nedisait rien à ses auditeurs ; et elle s’en alla comme elleétait venue, sous le couvert de la nuit, et sans laisser même unnom derrière elle. J’avais tant soit peu de peur, mais encore plusde curiosité ; j’ouvris donc la porte, et entrai dans lasalle.

La vaisselle du souper garnissait encore la table ; lesvolets étaient encore fermés quoique le jour pénétrât par leursinterstices ; et la vaste salle était éclairée uniquement parune seule bougie et les reflets mourants du feu. Devant l’âtre, ily avait deux hommes assis.

L’un, qui était enveloppé dans un manteau, et qui portait desbottes, je le reconnus tout de suite : l’oiseau de mauvais augureétait de retour. De l’autre, qui se tenait tout contre les tisonsrouges, ramassé sur lui-même, à l’instar d’une momie, je voyaisseulement que c’était un étranger, d’un teint plus foncé quen’importe quel Européen, d’une constitution très frêle, avec unfront singulièrement élevé, et un œil impénétrable. Plusieurspaquets et une petite valise gisaient au milieu de la pièce ;et à en juger sur ce modeste bagage, et sur les bottes du Maître,grossièrement rafistolées par un savetier de village peuscrupuleux, le méchant n’avait guère prospéré.

À mon entrée, il se leva ; nos regards se croisèrent, et jene sais pourquoi, mon courage s’éleva comme une alouette dans unmatin de mai.

– Ha ha ! dis-je, c’est donc vous ? – Et je fusenchanté de mon ton dégagé.

– Moi-même en personne, digne Mackellar, répliqua le Maître.

– Cette fois-ci, vous avez ramené ostensiblement « le chiennoir[37] » avec vous, continuai-je.

– Cela s’applique à Secundra Dass ? demanda le Maître.Permettez-moi de vous présenter. C’est un gentilhomme natif del’Inde.

– Hum ! fis-je. Je n’aime guère ni vous ni vos amis, Mr.Bally. Mais je vais faire entrer un peu de jour, et jeter un coupd’œil sur vous.

Et, ce disant, j’ouvris les volets de la fenêtre de l’Est.

À la lumière du matin, je pus voir que l’homme avait changé.Plus tard, quand nous fûmes tous réunis, je fus frappé davantage devoir combien le temps l’avait peu éprouvé ; mais ce premierabord fut différent.

– Vous vous faites vieux, dis-je.

Une ombre passa sur son visage.

– Si vous vous voyiez, vous n’insisteriez pas là-dessus.

– Baste ! répliquai-je, la vieillesse ne me dérange pas. Jeme figure que j’ai toujours été âgé ; et me voici à présent,grâce à Dieu, mieux connu et plus considéré qu’autrefois. Tout lemonde ne peut en dire autant, Mr. Bally ! Les rides de votrefront marquent des calamités ; votre vie se referme sur vouscomme une prison ; bientôt la mort viendra frapper à la porte,et je ne vois pas trop de quelle source vous tirerez vosconsolations.

Ici, le Maître s’adressa en hindoustani à Secundra Dass, d’où jeconclus (et non sans quelque plaisir, je l’avoue) que ma remarquelui était désagréable. Cependant, on peut bien penser que j’avaisd’autres soucis, alors même que je raillais mon ennemi. Avant tout,je me demandais par quel moyen communiquer en secret et vite avecMylord. Sur ce problème, durant le bref répit qui m’était accordé,je concentrai toutes les forces de mon âme ; lorsque soudain,levant les yeux, je découvris Mylord lui-même debout dans le cadrede la porte, et selon toute apparence, parfaitement calme. Il n’eutpas plus tôt rencontré mes yeux, qu’il franchit le seuil. Le Maîtrel’entendit venir, et s’avança de son côté. À quatre piedsd’intervalle, les deux frères firent halte, et restèrent à échangerdes regards assurés ; puis Mylord sourit, fit une légèreinclination, et se retourna vers moi, vivement.

– Mackellar, dit-il, il nous faut faire déjeuner cesvoyageurs.

Évidemment, le Maître était un peu décontenancé ; mais iln’en affecta que plus d’impudence de langage et d’attitude.

– Je suis affamé comme un faucon, dit-il. Voyez à ce que ce soitbon, Henry.

Mylord se tourna vers lui, avec le même sourire dur.

– Lord Durrisdeer, dit-il.

– Oh ! pas en famille ! répliqua le Maître.

– Chacun dans cette maison me donne le titre qui m’appartient,dit Mylord. S’il vous plaît de faire exception, je vous laisse àjuger l’impression que cela fera sur les étrangers, et si l’on n’yverra pas un effet d’une jalousie impuissante.

J’aurais volontiers applaudi ; d’autant que Mylord, sanslui laisser le temps de répondre, me fit signe de le suivre, etsortit aussitôt de la salle.

– Venez vite, dit-il ; nous avons à balayer une verminehors du château.

Et il se hâta le long des corridors, d’un pas si rapide que jepouvais à peine le suivre, jusqu’à la porte de John-Paul. Ill’ouvrit sans frapper, et entra. John était, en apparence,profondément endormi, mais Mylord ne fit même pas semblant del’éveiller.

– John-Paul, dit-il de sa voix la plus calme, vous avez servimon père longtemps, sinon je vous chasserais comme un chien. Sidans une demi-heure je vous trouve parti, vous continuerez àrecevoir vos gages à Édimbourg. Si vous vous attardez ici ou àSt-Bride, vieux serviteur, vieil homme et tout, je trouveraiquelque moyen singulier de vous faire repentir de votre déloyauté.Debout ! et en route ! Que la porte par où vous les avezintroduits serve à votre départ. Je ne veux plus que mon filsaperçoive votre figure.

– Je suis heureux de voir que vous prenez la chose aussicalmement, dis-je, une fois dehors et seuls.

– Calmement ? s’écria-t-il. Et il saisit avec brusquerie mamain pour la placer sur mon cœur, qui martelait sa poitrine àgrands coups.

Cette révélation m’emplit d’étonnement et de crainte. Il n’étaitpas d’organisme capable de supporter pareille épreuve, surtout lesien, déjà ébranlé ; et je résolus de mettre un terme à cettesituation contre nature. Je parlai :

– Il serait bon, je pense, que je touche un mot à Mylady.

Au vrai, c’était à lui de le faire, mais je comptais – et ce nefut pas en vain – sur son indifférence.

– Oui, dit-il, faites. Je vais presser le déjeuner ; ilnous faut paraître à table, même Alexander ; et n’ayons pasl’air troublé.

Je courus à la chambre de Mylady, et sans cruels préliminaires,lui révélai ma nouvelle.

– Je suis résolue depuis longtemps, dit-elle. Nous ferons nospaquets en cachette, aujourd’hui, et partirons en cachette la nuitprochaine. Grâce au ciel, nous avons une autre demeure ! Lepremier navire en partance nous emmènera à New York.

– Et qu’adviendra-t-il de lui ? demandai-je.

– Nous lui laisserons Durrisdeer, s’écria-t-elle. Et grand bienlui fasse !

– Que non pas, avec votre permission, dis-je. Il trouvera unchien à ses grègues pour le retenir. Il aura le lit, la table, etun cheval de selle, s’il se conduit bien ; mais les clefs, sivous le jugez bon, Mylady, resteront aux mains du nommé Mackellar.Il en aura soin, je vous le garantis.

– Mr. Mackellar, s’écria-t-elle, je vous remercie pour cetteidée. Tout sera laissé entre vos mains. S’il nous faut partir pourun pays barbare, du moins je vous remets le soin de nous venger.Expédiez Macconochie à St-Bride afin qu’il dispose les chevaux ensecret et ramène le notaire. Mylord lui laissera uneprocuration.

À cet instant Mylord entra, et nous lui exposâmes notreplan.

– Je ne veux pas entendre parler de cela, s’écria-t-il ; ilse figurerait que j’ai peur de lui. Je resterai chez moi, si Dieuveut, jusqu’à ma mort. Il n’est personne capable de m’en déloger.Une fois pour toutes, j’y suis, j’y reste, en dépit de tous lesdiables de l’enfer.

Je ne saurais donner une idée de la véhémence avec laquelle ils’exprimait ; nous en fûmes tous abasourdis, et surtout moi,qui venais de le voir si bien en possession de lui-même.

Mylady me lança un regard suppliant qui m’alla au cœur et medonna du courage. Je lui fis signe de partir, et quand elle m’eutlaissé seul avec Mylord, j’allai retrouver celui-ci au bout de lasalle, qu’il arpentait de long en large comme à demi fou, et luiposai avec fermeté la main sur l’épaule.

– Mylord, dis-je, je vais une fois de plus vous parler toutnet ; si c’est pour la dernière fois, tant mieux, car je suisfatigué de ce rôle.

– Rien ne me fera changer, répondit-il. Dieu garde que je refusede vous entendre ; mais rien ne me fera changer.

Il prononça ces mots avec décision, mais sans plus trace deviolence, ce qui me rendit de l’espoir.

– Très bien, dis-je ; peu importe si je perds masalive.

Je lui montrai un siège, où il s’assit tourné vers moi, et jecommençai :

– Il fut un temps, je me souviens, où Mylady vous négligeabeaucoup…

– Jamais je n’en ai parlé, tant qu’il a duré, me répliquaMylord, tout rouge ; et c’est tout à fait changé, àprésent.

– Savez-vous à quel point ? dis-je. Savez-vous à quel pointc’est changé ? La situation est renversée, Mylord ! C’estMylady qui mendie de vous un mot, un regard… oui, et elle lesmendie en vain. Savez-vous avec qui elle passe ses journées, alorsque vous êtes à baguenauder par le domaine ? Mylord, elle estbien aise de les passer avec un certain vieux régisseur du nomd’Éphraïm Mackellar ; et vous êtes, je crois, à même de vousrappeler ce que cela signifie, car, ou je me trompe beaucoup, vousavez vous-même été réduit à cette société-là.

– Mackellar ! s’écria Mylord, en se levant. Ô monDieu ! Mackellar !

– Ce n’est pas le nom de Mackellar, ni celui de Dieu, quichangeront rien à la vérité, dis-je ; et je vous expose ce quiest. Or, pour vous, qui avez tant souffert, est-ce le rôle d’unchrétien d’infliger cette même souffrance à autrui ? Mais vousêtes si entiché de vos nouveaux amis que vous en oubliez lesanciens. Ils sont effacés de votre mémoire. Et cependant ils vousont soutenu aux heures les plus sombres ; et Mylady lapremière. Mais songez-vous jamais à Mylady ? Songez-vous à cequ’elle a souffert cette nuit-là… ou à l’époque qu’elle a été pourvous depuis ?… ou en quelle situation elle se trouveaujourd’hui ? Pas du tout ! Vous avez résolu dans votreorgueil de demeurer pour le braver, et elle doit rester avec vous.Oh ! l’orgueil de Mylord… voilà la grande affaire ! Etpourtant elle n’est qu’une femme, et vous êtes un homme grand etfort ! Elle est la femme que vous avez juré de protéger, et,par-dessus tout, la mère de votre fils !

– Votre langage est bien amer, Mackellar, dit-il ; mais,Dieu sait, je crains que vous ne disiez vrai. Je n’étais pas dignede mon bonheur. Rappelez Mylady.

Mylady était tout proche, attendant l’issue de la discussion.Lorsque je rentrai avec elle, Mylord nous prit à chacun la main,qu’il mit à la fois sur son cœur.

– J’ai eu deux amis dans mon existence, dit-il. Toute laconsolation que j’ai jamais reçue provenait de l’un ou de l’autre.Puisque vous êtes tous les deux d’un même avis, je serais unmonstre d’ingratitude… (ses mâchoires se contractèrent étroitement,et il nous regarda avec des yeux hagards)… Faites de moi ce quevous voudrez. Seulement, n’allez pas croire… (Il s’arrêta encore).– Faites ce que vous voudrez de moi : Dieu sait combien je vousaime et vous honore.

Et, lâchant nos deux mains, il nous tourna le dos et s’en allaregarder par la fenêtre. Mais Mylady courut à lui, l’appelant parson nom, et, se jetant à son cou, elle fondit en larmes.

Je sortis, fermant la porte derrière moi, et remerciant Dieu dufond de mon cœur.

Au déjeuner, suivant le dessein de Mylord, nous étions tousprésents. Le Maître avait eu le loisir de changer ses bottesrapiécées et de faire une toilette convenable ; Secundra Dassn’était plus drapé dans ses étoffes, mais portait un habit simpleet décent, qui lui messeyait étrangement. Tous deux étaient à lagrande fenêtre, et regardaient au-dehors, quand la famille entra.Ils se retournèrent ; l’homme noir (comme on l’avait déjàsurnommé dans le château) salua jusqu’à terre, mais le Maître allapour se précipiter vers nous comme quelqu’un de la famille. Myladyl’arrêta, lui faisant la révérence dès le bas de la salle, etmettant ses enfants derrière elle. Mylord était un peu en avant :les trois cousins de Durrisdeer se rencontraient donc là face àface. L’œuvre du temps était inscrite sur tous les visages ;je croyais y lire un memento mori ; et cequi m’affectait le plus, c’est que le méchant supportait mieux quetous le poids des années. Mylady était métamorphosée en matrone,bien faite pour présider une vaste tablée d’enfants et desubalternes. Mylord s’était relâché dans toutes sesarticulations ; il se voûtait ; il allait à petits paspressés, comme s’il eût réappris de Mr. Alexander ; son visageétait tiré, et semblait plus allongé que jadis ; et il yerrait parfois un sourire singulièrement mêlé d’amertume et desouffrance. Mais le Maître plastronnait toujours, quoique peut-êtreavec effort, son front se barrait, entre les sourcils, de ridesimpérieuses ; ses lèvres se serraient comme pour ordonner. Ilavait toute la gravité de Satan dans le Paradis perdu, etquelque chose de sa beauté. Je ne pouvais m’empêcher de l’admirer,surpris d’ailleurs qu’il ne m’inspirât pas plus de crainte.

Mais en fait (tout le temps que nous fûmes à table) son prestigesemblait évanoui et ses crocs arrachés. Nous l’avions connu pour unmagicien qui dominait les éléments, nous le revoyions transformé enun gentleman ordinaire, papotant comme ses voisins à la table dudéjeuner. Car, à présent que le père était défunt, et Mylord etMylady réconciliés, dans quelle oreille eût-il pu insinuer sescalomnies ? Je compris par une sorte de révélation à quelpoint j’avais surévalué sa finesse. Il possédait toujours samalice ; il était aussi faux que jamais ; toutefois, parla disparition de ce qui faisait sa force, il était réduit àl’impuissance ; la vipère demeurait, mais à présent c’étaitsur une lime qu’elle gaspillait son venin. Deux autres penséesm’occupèrent aussi au cours du déjeuner : la première, qu’il étaitstupéfait – j’allais presque dire désespéré – de voir sa méchancetéabsolument inefficace ; la deuxième, que peut-être Mylordétait dans le vrai, et que nous aurions tort de fuir devant notreennemi désemparé. Mais je resongeai au cœur bondissant de monpauvre maître, et je me souvins que nous nous faisions lâches pourlui sauver la vie.

Le repas terminé, le Maître m’accompagna jusque dans ma chambre,et, prenant une chaise (que je ne lui offrais pas), il me demandace qu’on allait faire de lui.

– Mais, Mr. Bally, répondis-je, le château vous restera ouvertpour un temps.

– Pour un temps ? répéta-t-il. Je ne sais si je vousentends bien.

– C’est assez clair, dis-je. Nous vous gardons par convenance.Dès que vous vous serez déconsidéré publiquement par quelqu’une devos frasques, nous vous mettrons dehors aussitôt.

– Vous êtes devenu un bien impudent drôle, dit le Maître, lessourcils froncés d’un air menaçant.

– J’ai appris à bonne école, répliquai-je. Et vous avez pu vousapercevoir qu’avec le décès de Mylord votre père, votre pouvoir acomplètement disparu. Je ne vous crains plus, Mr. Bally ; jecrois même – Dieu me pardonne ! – que je prends un certainagrément à votre société.

Il eut un éclat de rire, visiblement feint.

– Je suis venu les poches vides, dit-il, après une pause.

– Je ne crois pas que l’argent roule de nouveau, répliquai-je.Je vous préviens de ne pas faire fond là-dessus.

– J’aurais cependant quelque chose à dire.

– En vérité ? Je ne devine pas quoi, en tout cas.

– Oh ! vous affectez la confiance, dit le Maître. Maposition est toujours forte, – car vous craignez tous un scandale,et j’en profite.

– Pardonnez-moi, Mr. Bally, dis-je. Nous ne craignons pas lemoins du monde un scandale qui vous atteindrait.

Il se remit à rire.

– Vous avez étudié l’art de la repartie. Mais la parole estaisée, et parfois bien trompeuse. Je vous le dis en face : je seraipour vous du vitriol dans le château. Vous feriez plus sagement deme lâcher la somme et de ne voir plus que mes talons.

Là-dessus il me salua de la main, et quitta la chambre.

Peu après, Mylord entra, accompagné du notaire, Mr. Carlyle. Onfit monter une bouteille de vieux vin, dont nous bûmes un verreavant de nous mettre à la besogne. Les actes voulus furent ensuiterédigés et signés, et les terres d’Écosse remises en fidéicommis àMr. Carlyle et à moi-même.

– Il y a un point, Mr. Carlyle, dit Mylord, quand tout futréglé, sur lequel je voudrais que vous me rendiez service. Cebrusque départ coïncidant avec l’arrivée de mon frère va sans douteprovoquer des commentaires. Je voudrais que vous persuadiez auxgens qu’il n’y a aucun rapport entre les deux faits.

– Je m’y essaierai, Mylord, dit Mr. Carlyle. Le Maî… Mr. Bally,donc, ne vous accompagne point ?

– C’est ce dont je vais vous parler, dit Mylord. Mr. Bally resteà Ballantrae, sous la surveillance de Mr. Mackellar ; et je neveux pas qu’il sache où nous allons.

– Mais, la rumeur publique… commença le notaire.

– Ah ! Mr. Carlyle, n’oubliez pas que ceci doit resterentre nous, interrompit Mylord. Personne autre que vous etMackellar ne doit être au courant de nos déplacements.

– Alors, Mr. Bally demeure ici ? Très bien, dit Mr.Carlyle. Les pouvoirs que vous laissez… (Mais il s’interrompit ànouveau). – Mr. Mackellar, nous avons là une bien lourderesponsabilité.

– Sans doute, Monsieur, dis-je.

– Oui, sans doute, reprit-il. Mr. Bally n’aura pas voix auchapitre ?

– Pas la moindre, dit Mylord ; ni d’influence, j’espère.Mr. Bally n’est pas de bon conseil.

– Je saisis, dit le notaire. Entre parenthèses, est-ce que Mr.Bally a de l’argent ?

– J’entends qu’il n’ait rien, répondit Mylord. Je lui donne latable, le feu et la bougie dans ce château.

– Et en fait d’allocation ? Si je dois partager laresponsabilité, vous sentez combien il est désirable que jecomprenne vos intentions, dit le notaire. Sur le chapitreallocation ?

– Pas d’allocation, dit Mylord. Je désire que Mr. Bally vivetrès retiré. Nous n’avons pas toujours été satisfaits de saconduite.

– Et en matière d’argent, ajoutai-je, il s’est montré un ménagerdéplorable. Jetez un coup d’œil, Mr. Carlyle, sur cette liste oùj’ai réuni les différentes sommes qu’il a tirées de nous en cesderniers quinze ou vingt ans. Cela fait un joli total.

Mr. Carlyle esquissa un sifflement.

– Je n’avais pas idée de cela, dit-il. Excusez-moi encore unefois, Mylord, si je semble vous pousser ; mais il estréellement souhaitable que je pénètre vos intentions. Il se peutque Mr. Mackellar vienne à décéder, et que je me trouve seulfidéicommis. Ne serait-ce pas plutôt la préférence de VotreSeigneurie que Mr. Bally… que Mr. Bally… hum !… quitte lepays ?

Mylord regarda Mr. Carlyle.

– Pourquoi demandez-vous cela ? dit-il.

– Je soupçonne, Mylord, que Mr. Bally n’est pas une consolationpour sa famille, dit en souriant le notaire.

Le visage de Mylord se contracta soudain.

– Je voudrais qu’il fût en enfer ! s’écria-t-il.

Et il versa un verre de vin, mais d’une main si tremblante qu’ilen répandit la moitié en buvant. C’était la deuxième fois que, aumilieu de la conduite la plus sage et la plus pondérée, sonanimosité se faisait jour. Elle surprit Mr. Carlyle, qui ne cessaplus d’observer Mylord avec une curiosité discrète. Quant à moi,elle me rendit la certitude que nous agissions pour le mieux auregard de la santé de Mylord et de sa raison. À part cet éclat,l’entrevue aboutit très heureusement. Sans doute Mr. Carlyle, commetous les notaires, ne lâchait ses paroles qu’une à une. Mais ilétait sensible que nous avions amorcé un revirement d’opinion ennotre faveur dans le pays ; et la mauvaise conduite même decet homme achèverait certainement ce que nous avions commencé. Et,avant de partir, le notaire nous laissa entrevoir qu’il s’étaitdéjà répandu au-dehors un certain soupçon de la vérité.

– Je devrais peut-être vous avouer, Mylord, dit-il, ens’arrêtant, le chapeau à la main, – que les dispositions prises parVotre Seigneurie dans le cas de Mr. Bally ne m’ont pas tropsurpris. Quelques bruits d’une nature analogue ont transpiré, lorsde son dernier séjour à Durrisdeer. On parlait d’une femme deSaint-Bride, avec laquelle vous vous êtes admirablement conduit, etMr. Bally avec un haut degré de cruauté. La substitutiond’héritier, encore, a été fort commentée. Bref, il y a eu pas malde propos, à droite et à gauche ; et certains de nos Salomonsde village ont motivé fortement leur opinion. Je restais dansl’expectative, comme il sied à mon habit ; mais la note de Mr.Mackellar m’a finalement ouvert les yeux. Je ne crois pas, Mr.Mackellar, que ni vous ni moi lui laissions prendre beaucoup delibertés.

La suite de cette importante journée se passa heureusement.C’était notre tactique de garder l’ennemi à vue, et je pris montour de guet comme les autres. Je crois que son attentions’éveilla, de se voir ainsi observé, et je sais que la miennedéclina peu à peu. Ce qui m’étonnait le plus était la dextéritésingulière de cet homme à s’insinuer dans nos préoccupations. Vousavez peut-être senti (après un accident de cheval, par exemple) lamain du rebouteur séparer avec art les muscles, les interroger, etappuyer avec force sur l’endroit blessé ? La langue du Maître,à l’aide de questions insidieuses, produisait le même effet ;et ses yeux, si prompts à tout remarquer. Je croyais n’avoir riendit, et cependant tout m’avait échappé. Sans me laisser le temps deme reconnaître, il s’affligeait avec moi de ce que Mylady nousnégligeait de la sorte, Mylord et moi, et de ce que Mylord gâtaitaussi déplorablement son fils. Sur ce dernier point, je le vis (nonsans une crainte irraisonnée) appuyer à diverses reprises. L’enfantavait manifesté à la vue de son oncle un certain éloignement ;l’idée me vint alors que son père avait été assez fou pourl’endoctriner, ce qui constituait un triste début ; et enregardant l’homme qui se tenait devant moi, toujours si aimable, sibeau parleur, avec une telle diversité d’aventures à conter, je visque c’était le vrai personnage destiné à séduire une imagination degarçon. John-Paul n’était parti que du matin ; on ne pouvaitcroire qu’il fût resté entièrement muet sur son sujet favori : nousavions donc ici Mr. Alexander dans le rôle de Didon, plein d’uneardente curiosité ; et là, le Maître, tel un diabolique Énée,rempli des sujets les plus agréables du monde pour une oreillejuvénile : batailles, naufrages, évasions, et les forêts del’Ouest, et (grâce à son dernier voyage) les antiques cités desIndes. Avec quelle ruse il saurait mettre en jeu ces appâts, etquel empire il s’assurerait ainsi, peu à peu, sur l’âme del’enfant, tout cela m’apparut clairement. Il n’y avait pas dedéfense, aussi longtemps que l’homme serait au château, assez fortepour les éloigner l’un de l’autre ; car, s’il est malaisé decharmer les serpents, il n’est pas très difficile de fasciner unpetit bout d’homme qui commence à peine à porter des culottes. Jeme souvins d’un vieux marin qui habitait une maison isolée (il lanommait, je crois, Portobello) au-delà du faubourg deFiggate-Whins, et autour de qui les enfants de Leith serassemblaient le samedi, pour écouter ses histoires émaillées dejurons, aussi nombreux que des corbeaux sur une charogne : –spectacle que j’ai souvent remarqué en passant, à l’époque oùj’étais étudiant, au cours de mes promenades. Beaucoup de cesgamins allaient sans doute à rencontre d’une défense expresse,beaucoup craignaient et même haïssaient la vieille brute en qui ilsvoyaient un héros ; et je les ai vus s’enfuir devant luilorsqu’il était éméché, et lui jeter des pierres lorsqu’il étaitivre. Et néanmoins ils venaient chaque samedi ! À plus forteraison un garçon comme Mr. Alexander devait tomber sous le charmed’un gentilhomme-aventurier à la belle prestance, au beau langage,à qui viendrait la fantaisie de l’enjôler ; or, ce prestigeobtenu, comme il l’emploierait volontiers à pervertirl’enfant !

Notre ennemi n’avait pas encore nommé trois fois Mr. Alexander,que je pénétrais son dessein. Toutes ces réflexions et cessouvenirs me traversèrent en une seule onde, et je faillis reculercomme si un gouffre béant venait de s’ouvrir sur mon chemin. Mr.Alexander : là était le point faible, là était l’Ève de notreparadis éphémère ; et déjà le serpent sifflait et s’était misen chasse.

Je poussai activement les préparatifs, je vous legarantis ; mes derniers scrupules avaient disparu, le dangerde l’attente s’inscrivait devant moi en gros caractères. De cetinstant je n’eus plus ni repos ni trêve. Je ne quittais mon posteauprès du Maître et de son Indien, que pour aller dans le grenier,boucler une valise ; j’envoyais Macconochie la porter aurendez-vous, par la poterne et le sentier sous bois ; et jeretournais chez Milady pour un bref conciliabule. Tel fut le versode notre vie à Durrisdeer, ce jour-là. Quant au recto, parfaitetranquillité apparente, comme il sied à une famille occupant lelogis de ses aïeux ; quant au peu de trouble que nouslaissâmes voir, le Maître ne put que l’attribuer au coup de sonarrivée inattendue, et à la crainte qu’il avait accoutuméd’inspirer.

Le souper se passa correctement ; on échangea de froidescivilités, et chacun se retira dans sa chambre respective. Jeconduisis le Maître à la sienne. Nous l’avions mis porte à porteavec son Indien, dans l’aile nord, car cette partie du châteauétait la plus éloignée, et susceptible d’être isolée par plusieursportes du bâtiment principal. Je m’aperçus qu’il était un amiaffectueux, ou un bon maître (au choix) pour son Secundra Dass : –il veillait à son bien-être ; il lui arrangea son feu, de samain, lorsque l’Indien se plaignit du froid ; il surveilla lacuisson du riz qui faisait la nourriture de l’étranger ; ilparlait aimablement avec lui en hindoustani, cependant que jerestais avec mon bougeoir à la main, affectant d’être accablé desommeil. À la fin, le Maître s’aperçut de mes bâillements.

– Je vois, dit-il, que vous avez conservé toutes vos ancienneshabitudes : tôt couché, et tôt levé. Allez bâiller chezvous !

Une fois dans ma chambre, j’accomplis les rites du déshabillage,afin de gagner du temps ; et lorsque j’eus achevé le cycle desopérations, j’apprêtai mon briquet, et soufflai ma bougie. Uneheure plus tard environ, je la rallumai, passai à mes pieds leschaussons de lisière que j’avais portés au chevet de Mylord, durantsa maladie, et m’en allai par la maison, avertir les voyageurs. Ilsm’attendaient, tout habillés, – Mylord, Mylady, Miss Katharine, Mr.Alexander, et Christie, la femme de chambre de Milady ; – etje remarquai que, par suite du secret exigé, et en dépit de leurinnocence, toutes ces personnes avançaient tour à tour dansl’entrebâillement des portes un visage blanc comme du papier. Nousnous glissâmes par la poterne dans une nuit de ténèbres où neluisaient qu’une ou deux étoiles ; en sorte qu’au début nousallions à l’aveuglette et trébuchant parmi les buissons. À quelquescents yards plus haut sur le sentier, Macconochie nous attendaitavec une grosse lanterne, et le reste du chemin s’accomplit assezfacilement, quoique toujours dans un silence de mort. Un peuau-delà de l’abbaye, le sentier débouchait sur lagrand-route ; et un quart de mille plus loin, au lieu ditEngles, où commence la lande, nous vîmes briller les lumières dedeux voitures arrêtées au bord de la chaussée. On n’échangea quepeu de mots, lors de la séparation, et sur des seuls sujetspratiques, une poignée de main silencieuse, des visages détournés,et ce fut tout ; les chevaux se mirent au trot, la lumière deslanternes s’éloigna sur la lande déserte, puis s’enfonça derrièreStony Brae ; et Macconochie et moi restâmes seuls avec notrelanterne sur la route. Mais nous attendîmes la réapparition desvoitures sur la côte de Cartmore. Les voyageurs durent faire halteau sommet pour regarder une dernière fois en arrière, et voir notrelanterne demeurée sur le lieu de la séparation ; car une lampefut prise à une voiture, et agitée par trois fois de haut en bas,en guise d’adieu. Après quoi ils repartirent, pour ne plus revoirle toit familial de Durrisdeer, en route vers une contrée barbare.Je n’avais jamais senti jusqu’alors l’étendue démesurée de cettevoûte nocturne sous laquelle deux pauvres serviteurs – l’un vieuxet l’autre déjà sur l’âge – se trouvaient pour la première foisdélaissés ; je n’avais jamais senti auparavant à quel pointmon existence dépendait de celle des autres. Une sensationd’isolement me brûla les entrailles comme du feu. On eût dit queles vrais exilés étaient nous qui demeurions au pays ; on eûtdit que Durrisdeer et les rives du Solway, et tout ce quiconstituait mon pays natal, son air si doux, sa langue sifamilière, s’en étaient allés bien au-delà des mers avec mes vieuxmaîtres.

Durant la fin de cette nuit-là, je me promenai de long en largesur le palier de la route, songeant au futur et au passé. Mesréflexions, qui d’abord se posaient tendrement sur ceux quivenaient de nous quitter, prirent peu à peu un tour plus viril enconsidérant ce qui me restait à faire. Le jour se leva sur lessommets de l’intérieur, les oiseaux se mirent à pépier, et la fuméedes chaumières s’éleva parmi les creux de la rousse bruyère. Alors,me retournant vers les toits de Durrisdeer, qui étincelaient aubord de la mer dans le matin, je descendis le sentier.

À l’heure habituelle, je fis éveiller le Maître, et attendispaisiblement qu’il entrât dans la salle. Il regarda autour de lui,étonné de voir la pièce vide et trois seuls couverts dressés.

– Nous sommes en petit comité, dit-il. D’où vientcela ?

– C’est le comité auquel il faudra vous habituer,répondis-je.

Il me regarda avec une soudaine rudesse.

– Que veut dire tout ceci ?

– Vous et moi, avec votre ami Mr. Dass, formons à présent toutela compagnie, répliquai-je. Mylord, Milady et les enfants sontpartis en voyage.

– Ma parole ! dit-il. Est-ce possible ? Voilà donc quej’ai fait fuir vos Volsques à Corioles ! Mais ce n’est pas uneraison pour laisser refroidir notre déjeuner. Mr. Mackellar,veuillez vous asseoir – (et il prit, tout en parlant, le haut boutde la table, que j’avais l’intention d’occuper) – et tandis quenous mangerons, vous nous donnerez des détails sur cetteévasion.

Il était plus troublé que son langage ne l’indiquait, je levoyais bien ; et je résolus d’imiter son sang-froid.

– J’allais vous prier d’occuper le haut bout de la table,dis-je, car, si je me trouve placé dans la situation d’un hôtevis-à-vis de vous, je ne puis oublier que vous êtes, tout comptefait, un membre de la famille.

Durant quelques minutes, il joua le rôle d’amphitryon, donnant àMacconochie des ordres que celui-ci recevait de mauvaise grâce, ets’occupant principalement de Secundra Dass, puis, d’un air détaché,il me demanda :

– Et où donc est allée ma chère famille ?

– Ah ! Mr. Bally, ceci est une autre question. Je n’ai pasreçu l’ordre de communiquer leur adresse.

– Mais à moi ?

– À quiconque.

– C’est moins direct ainsi, dit le Maître ; c’est debon ton[38] : mon frère ira loin s’il continue.Et moi, cher Mr. Mackellar ?

– Vous aurez le vivre et le couvert, Mr. Bally. J’ail’autorisation de vous confier les clefs de la cave, qui est trèshonnêtement garnie. Il vous suffira de rester bien avec moi, ce quin’est pas difficile, pour ne manquer ni de vin ni de chevaux deselle.

Il renvoya Macconochie sous un prétexte.

– Et de l’argent ? demanda-t-il. Dois-je aussi rester bienavec mon bon ami Mackellar pour avoir de l’argent de poche ?Voilà un plaisant retour aux principes de l’enfance.

– On n’a pas fixé d’allocation, dis-je. Mais je prendrai sur moide veiller à ce que vous soyez modérément pourvu.

– Modérément, répéta-t-il. Et vous le prendrez sur vous ? –(Il se redressa, et considéra la sombre série des portraitssuspendus autour de la salle). – Au nom de mes ancêtres, je vousremercie, dit-il ; et puis, avec un retour d’ironie : – Maison a dû certainement fixer une allocation pour Secundra Dass ?Il n’est pas possible qu’ils aient oublié cela ?

– Je vais en prendre note, et demander des instructions quandj’écrirai, dis-je.

Mais lui, changeant soudain d’allures, se pencha vers moi, uncoude sur la table.

– Croyez-vous ceci entièrement sage ?

– J’exécute mes ordres, Mr. Bally.

– Profondément modeste, dit le Maître ; mais peut-être pasaussi exact. Vous me racontiez hier que mon pouvoir était tombéavec le décès de mon père. D’où vient alors qu’un pair du royaumes’enfuit sous le couvert de la nuit, loin d’un château où ses aïeuxont soutenu plusieurs sièges ? qu’il cache son adresse, ce quipourrait causer des ennuis à Sa Gracieuse Majesté et au pays toutentier ? et qu’il me laisse en possession et sous la gardepaternelle de son inappréciable Mackellar. Je flaire là-dessous unecrainte très considérable et très réelle.

Je cherchai à placer une dénégation peu convaincue ; maisil poursuivit sans m’écouter :

– Je la flaire, dis-je ; mais j’irai plus loin, je croiscette appréhension bien fondée. Je suis venu dans ce château avecune certaine répugnance. Considérant de quelle façon j’en suisparti la dernière fois, la nécessité seule était capable de m’yfaire rentrer. De l’argent, voilà ce qu’il me faut. Vous ne voulezpas m’en donner de bon gré ? Hé bien, je saurai l’obtenir deforce. Avant une semaine, sans quitter Durrisdeer, j’auraidécouvert où ces imbéciles se sont enfuis. Je lespoursuivrai ; et quand je les tiendrai, je torturerai cettefamille de façon à la faire une fois de plus éclater en sanglots.Je verrai alors si Mylord Durrisdeer – (il prononça le nom avec unefureur et un mépris indicibles) – n’aimera pas mieux acheter mondépart ; et vous verrez tous, à ce moment, si je me décidepour le profit ou pour la vengeance.

J’étais stupéfait de l’entendre se découvrir ainsi. Mais ilétait exaspéré de l’heureuse fuite de Mylord ; il se sentaitfaire figure de dupe ; et il n’était pas d’humeur à mâcher sesparoles.

– Considérez-vous ceci comme entièrement sage ? lui dis-je,en copiant ses mots.

– Voilà vingt ans que je vis sur mon humble sagesse, répondit-ilavec un sourire presque niais à force de fatuité.

– Pour aboutir enfin à être mendiant, dis-je ; si toutefoismendiant est un terme assez fort.

– Je vous ferai remarquer, Mr. Mackellar, s’écria-t-il, avec unechaleur impérative qui força mon admiration, que je suis d’unepolitesse scrupuleuse. Tâchez de m’imiter là-dessus, nous en seronsmeilleurs amis.

Au cours de tout ce dialogue, j’avais été gêné par les regardsobservateurs de Secundra Dass. Personne de nous, depuis le premiermot, n’avait fait mine de manger ; nous nous regardions dansle blanc des yeux – pour ainsi dire jusqu’au fond de l’âme ;et ceux de l’Indien me troublaient par certaines lueurschangeantes, comme s’il eût compris. Mais je rejetai cette idée, merépétant qu’il ne comprenait pas l’anglais, mais que, d’après lesérieux de nos inflexions, et les éclats de colère et de mépris duMaître, il devinait un entretien sur des sujets d’importance.

Durant une période d’environ trois semaines, nous continuâmes àvivre en commun dans le château de Durrisdeer. Ce fut là le débutdu plus singulier chapitre de ma vie, – celui que j’intitulerai monintimité avec le Maître. Au début, son humeur était assezchangeante : ou bien poli, ou bien recourant à son anciennehabitude de me bafouer en face ; mais, dans l’une ou l’autremanière, je lui rendais la pareille. Grâce à la Providence, jen’avais plus de mesure à garder avec lui ; et ce qui me faitpeur, ce ne sont pas les sourcils froncés, mais les sabres nus. Jeprenais même un certain plaisir à ces passes d’incivilité, et mesrépliques n’étaient pas toujours mal inspirées. À la fin (nousétions à souper), j’eus une expression dont la drôlerie le séduisittout à fait. Il se mit à rire aux éclats, puis s’écria :

– Qui donc aurait jamais cru que cette vieille femme pût avoirde l’esprit sous ses jupes !

– Ce n’est pas de l’esprit, Mr. Bally, dis-je : c’est de simplehumour écossais, voire du plus sec. Et, en réalité, je n’ai jamaiseu la moindre prétention à passer pour un homme d’esprit.

À partir de cette heure il cessa d’être grossier avec moi ;et tout se passa entre nous sous forme de facétie. Nos principalesoccasions de badinage étaient lorsqu’il lui fallait un cheval, ouune autre bouteille, ou de l’argent. Alors il s’en venait vers moià la façon d’un écolier, et je faisais semblant d’être son père :cette comédie nous amusait beaucoup tous les deux. Je m’apercevaisbien qu’il m’estimait davantage, ce qui chatouillait en moi cetriste privilège de l’homme : la vanité. Il lui arrivait même de selaisser aller (inconsciemment, je suppose) à un abandon mieux quefamilier, amical ; et, venant de l’homme qui m’avait détestési longtemps, ce fut là le plus insidieux. Il ne sortait guère, etvoire refusait parfois les invitations. « Non, disait-il, peu mechaut de ces épaisses cervelles de lairds à bonnet. Je resteraichez nous, Mackellar, nous boirons à nous deux une bouteille, enbavardant tranquillement. » Et, ma foi, n’importe qui eût trouvéparfaite l’heure des repas à Durrisdeer, tant la conversation étaitbrillante. Maintes fois, il m’exprima sa surprise d’avoir pudédaigner si longtemps ma société. « Mais voyez-vous, ajoutait-il,nous étions dans le camp opposé. Nous le sommes encoreaujourd’hui ; mais ne parlons jamais de cela. Je ne vousestimerais pas à beaucoup près autant, si vous n’étiez aussi fidèleà votre maître. » Il faut considérer qu’il me semblait tout à faithors d’état de nuire ; et que c’est pour nous une des formesles plus attrayantes de la flatterie que de voir rendre (après delongues années) une justice tardive à notre caractère et à notrerôle. Mais je ne songe pas à m’excuser. J’étais en faute, de melaisser cajoler par lui, et je crois bien que le chien de gardeallait s’assoupir tout à fait, lorsqu’il eut un brusque réveil.

Je dois dire que l’Indien ne cessait de frôler çà et là par lamaison. Il ne parlait jamais, sauf dans son patois, et avec leMaître ; il marchait sans bruit ; et on le rencontraittoujours où on l’attendait le moins, absorbé dans sesméditations ; il sursautait à votre approche et avait l’air dese moquer de vous par une de ses révérences jusqu’à terre. Ilparaissait si paisible, si frêle, et tellement perdu dans sespensées, que j’avais fini par le croiser sans faire attention àlui, voire en m’apitoyant sur le sort de cet innocent exilé si loinde son pays. Cependant il n’est pas douteux que l’individu necessait d’être aux écoutes ; et ce dut être grâce à sonhabileté et à ma confiance que notre secret fut connu duMaître.

C’était par une nuit tempétueuse, après souper, et nous étionsplus gais qu’à l’ordinaire, lorsque le coup tomba sur moi.

– Tout cela est très joli, dit le Maître, mais nous ferionsmieux de boucler nos valises.

– Hé quoi ! m’écriai-je. Allez-vous partir ?

– Nous partons demain matin. Pour le port de Glasgow d’abord,pour la province de New York ensuite.

Je poussai un gémissement.

– Oui, reprit-il, je me vantais, j’avais dit une semaine, et ilm’en a fallu près de trois. Mais peu importe, je merattraperai ; je voyagerai d’autant plus vite.

– Mais avez-vous l’argent nécessaire ?

– Oui, cher et ingénu personnage, je l’ai, dit-il. Blâmez-moi sivous voulez pour ma duplicité, mais cependant que je soutirais desshillings à mon papa, j’avais mis à part une réserve en prévisiondes mauvais jours. Vous paierez votre passage, si vous tenez à nousaccompagner dans notre mouvement tournant ; ce que j’aisuffira pour Secundra Dass et pour moi, mais tout juste ; –j’ai assez pour être dangereux, pas assez pour être généreux. Il ya, du reste, à notre chaise un strapontin extérieur, que je vouscéderai moyennant une modeste compensation ; de sorte quetoute la ménagerie fera route ensemble : le chien de garde, lesinge et le tigre.

– Je vous accompagne, dis-je.

– J’y compte, dit le Maître. Vous m’avez vu battu ; je veuxque vous me voyiez victorieux. Dans ce but, je hasarderai de vousfaire tremper comme une soupe par ce mauvais temps.

– Et d’ailleurs, ajoutai-je, vous savez très bien que vous nepourriez vous débarrasser de moi.

– Pas aisément, non, dit-il. Vous avez mis le doigt dessus avecvotre parfait bon sens habituel. Je ne lutte jamais contrel’inévitable.

– Je suppose que les prières seraient inutiles avecvous ?

– Tout à fait, croyez-m’en.

– Et pourtant, si vous consentiez à me donner le loisird’écrire… commençai-je.

– Et que répondrait Mylord Durrisdeer ?

– Oui, dis-je, c’est là le hic.

– Et en tout cas, voyez combien il sera plus expéditif que j’yaille moi-même ?… Mais nous perdons notre salive. Demain matinà sept heures, la chaise sera devant la porte. Car je pars de laporte, Mackellar ; je ne me faufile pas à travers bois pourretrouver ma chaise sur la route – dirai-je à Engles ?

J’étais alors tout à fait décidé.

– Voulez-vous m’accorder un quart d’heure à Saint-Bride, dis-je.J’ai quelques mots indispensables à dire à Carlyle.

– Une heure si vous préférez. Je ne vous cacherai pas quel’argent de votre strapontin est pour moi de quelque importance, etvous arriveriez toujours premier à Glasgow en allant àfranc-étrier.

– Ma foi, dis-je, je ne me serais jamais attendu à quitter lavieille Écosse.

– Cela vous dégourdira, dit-il.

– Ce voyage sera funeste à quelqu’un, dis-je ; à vous,monsieur, j’espère. Quelque chose me le dit ; et ce quelquechose ajoute, en tout cas, que ce voyage est de mauvais augure.

– Si vous croyez aux prophéties, dit-il, écoutez cela.

Une bourrasque violente s’abattait sur le golfe de Solway, et lapluie fouettait les hautes fenêtres.

– Savez-vous ce que cela présage, sorcier ? dit-il, enpatoisant : qu’il y aura un certain Mackellar malade comme pas un,en mer.

Une fois rentré dans ma chambre, je m’assis en proie à unepénible surexcitation, prêtant l’oreille au tumulte de la tempête,qui battait en plein ce mur du château.

L’inquiétude de mes esprits, les miaulements diaboliques du ventautour des poivrières, et la trépidation continuelle de lamaçonnerie du château, m’empêchèrent absolument de dormir. Jerestais devant mon bougeoir à contempler les ténébreux carreaux dela fenêtre, par où la tourmente paraissait devoir faire irruption àchaque instant ; et sur ce tableau noir je voyais se déroulerdes conséquences qui me faisaient dresser les cheveux sur la tête.L’enfant corrompu, la maisonnée dispersée, mon maître mort ou pisque mort, ma maîtresse plongée dans la désolation – voilà ce que jevis se peindre vivement sur l’obscurité ; et la clameur duvent paraissait railler mon impuissance.

Chapitre 9Le voyage de Mr. Mackellar avec le Maître

La chaise arriva devant la porte au milieu d’un brouillard épaiset humide. Nous prîmes congé en silence du château de Durrisdeerqui apparaissait avec ses chéneaux crachants et ses fenêtres closescomme un lieu voué à la mélancolie. Le Maître garda la tête à laportière, pour jeter un dernier regard sur ces murs éclaboussés etces toits ruisselants, jusqu’à leur brusque disparition dans lebrouillard ; et je pense qu’une tristesse réelle envahit cethomme à l’instant du départ ; à moins qu’il ne pressentît ledénouement ? Quoi qu’il en fût, lors de la longue montée surla lande au partir de Durrisdeer, que nous fîmes en marchant côte àcôte sous la bruine, il se mit à siffler, puis chanter, le plustriste de nos airs rustiques, celui qui fait pleurer les gens dansles tavernes, « Willie-le-Vagabond[39] ». Lesparoles qu’il y appliqua, je ne les ai jamais entendues ailleurs,ni ne les ai vues imprimées ; quelques vers seulement, mieuxappropriés à notre exode, me sont restés à la mémoire. Un coupletcommençait :

Le home était le home, alors, ô mon ami, tout plein de chersvisages ;

Le home était le home, alors, ô mon ami, heureux pour lesenfants,

et finissait à peu près ainsi :

Aujourd’hui quand l’aurore se lève au front de lalande,

Déserte est la maison, et la pierre du foyer estfroide ;

Qu’elle reste déserte, aujourd’hui que ses habitants s’ensont tous allés,

Les chers cœurs, les cœurs fidèles, qui aimaient le lieud’autrefois.

J’ai toujours été incapable d’apprécier le mérite de ces vers,car ils furent auréolés pour moi par la mélancolie de l’air, et ilsm’étaient alors chantés (ou plutôt modulés) par un maître chanteur,et en un temps si propice. Il me regarda quand il eut terminé, etvit mes yeux humides.

– Ah ! Mackellar, dit-il, croyez-vous donc que je n’aijamais un regret ?

– Je ne crois pas que vous seriez un aussi méchant homme, sivous n’aviez toute l’étoffe voulue pour être bon.

– Non, pas toute, dit-il, pas toute. Vous vous trompezlà-dessus, mon évangéliste. La manie de ne pas vouloir delacunes ! – Mais je crus l’entendre soupirer en remontant dansla chaise.

Tout au long du jour nous voyageâmes par ce même tempsdéplorable : le brouillard nous enserrait étroitement, les cieux necessaient de pleurer sur ma tête. La route parcourait desondulations marécageuses, où l’on n’entendait d’autre bruit que lecri des oiseaux sauvages dans la bruyère mouillée et le déversementdes torrents gonflés. Parfois, je me laissais aller au sommeil, etme trouvais plongé presque aussitôt dans quelque sinistrecauchemar, dont je m’éveillais strangulé d’horreur. Parfois, quandla côte était dure et que les roues tournaient lentement, jesurprenais les voix de l’intérieur, parlant dans cet idiometropical, pour moi aussi peu articulé que le gazouillis desoiseaux. Parfois, lors des montées plus longues, le Maître mettaitpied à terre et marchait à mon côté, presque sans rien dire. Ettout le temps, éveillé comme endormi, je voyais la même perspectivefunèbre de catastrophe imminente ; et les mêmes tableaux sedéroulaient à mes yeux, mais ils se peignaient alors sur un flancde colline embrumé. L’un de ces tableaux, il m’en souvient,m’apparut avec les couleurs d’une hallucination authentique. Ilreprésentait Mylord assis à une table dans une petitechambre ; sa tête, d’abord cachée entre ses mains, se relevalentement, et il tourna vers moi un visage que toute espéranceavait déserté. J’avais vu cette scène d’abord sur le noir de lafenêtre, ma dernière nuit de Durrisdeer ; elle revint mehanter durant la moitié du voyage ; mais il ne s’agissait paslà d’un symptôme de démence, car je suis arrivé à la maturité et àla vieillesse sans que ma raison ait décliné ; il ne faut yvoir non plus (comme je fus alors tenté de le croire) unavertissement céleste, car tous les malheurs survinrent, sauf cemalheur, – et j’ai vu maints spectacles navrants, mais pascelui-là.

On avait décidé de voyager toute la nuit ; et, faitsingulier, une fois le crépuscule tombé, je repris courage. Leslanternes allumées éclairant devant nous le brouillard, les croupesfumantes des chevaux et le postillon au trot, me faisaient voirintérieurement les choses sous un aspect plus aimable que durant lejour ; ou peut-être mon esprit était-il las de sa mélancolie.Du moins, je passai plusieurs heures éveillé, l’esprit assezdispos, quoique mouillé et mal à l’aise de corps ; après quoije tombai dans un sommeil sans rêves. Cependant il est à croire queje conservai un reste d’activité, même au plus profond de monsommeil, activité au moins en partie intelligente. Car je meréveillai tout à coup en plein, juste comme je déclamais :

Le home était le home, alors, ô mon ami,

heureux pour les enfants.

frappé d’y voir une adaptation, que je n’avais pas remarquée laveille, au but détestable que le Maître se proposait dans le voyageactuel.

Nous étions alors près de la ville de Glasgow, où nous fûmesbientôt pour déjeuner ensemble à l’auberge, et où (comme si lediable s’en mêlait) nous trouvâmes un navire prêt à mettre à lavoile. Nous retînmes nos places dans la cabine, et deux jours plustard, nous apportions nos effets à bord. Ce navire, qui s’appelaitle Nonesuch[40] , était très vieux et trop biennommé. Au dire de chacun, ce voyage devait être son dernier ;les gens hochaient la tête sur les quais, et plusieurs étrangersm’arrêtèrent dans la rue pour m’avertir que ce bateau était pourricomme un fromage, beaucoup trop chargé, et qu’il sombreraitinfailliblement à la première tempête. Nous fûmes en conséquenceles seuls passagers. Le capitaine Mac Murtrie était un hommetaciturne et méditatif, avec l’accent gaélique de Glasgow ;les matelots, des hommes de mer grossiers et ignorants ; aussile Maître et moi en fûmes-nous réduits à notre compagnieréciproque.

Le Nonesuch sortit de la Clyde par un bon vent. Lapremière semaine, le beau temps nous favorisa, et nous progressâmesheureusement. Je me découvris (et cela m’étonna) les qualités d’unmarin né, en ce sens que je n’avais pas le mal de mer ;toutefois, j’étais loin de jouir de ma santé habituelle. Grâce aubalancement du navire sur les lames, ou bien à l’air confiné, ouaux salaisons, ou au tout réuni, je me sentais l’âme assombrie etl’humeur péniblement irritée. La nature de la mission que jeremplissais sur ce navire devait y contribuer ; mais pasplus ; car le mal (quel qu’il fût) provenait de monentourage ; et si le navire n’en était pas responsable,c’était donc le Maître. La haine et la crainte sont de mauvaiscompagnons de lit ; mais (soit dit à ma honte) je les aisavourées en d’autres lieux, je me suis couché et levé, j’ai mangéet bu avec elles, mais jamais, auparavant ni plus tard, je n’ai étési complètement empoisonné, corps et âme, que je le fus à bord duNonesuch. J’avoue sans fard que je reçus de mon ennemil’exemple de la longanimité ; dans nos pires jours il déployala patience la plus allègre, entretenant la conversation avec moiaussi longtemps que je le supportais et, lorsque je rebutais sesavances, allant se coucher sur le pont pour lire. Le volume qu’ilavait apporté à bord était la fameuse Clarissa de Mr.Richardson, et, entre autres petites attentions, il m’en lisaittout haut des passages ; et aucun diseur n’eût su donner plusde force aux parties pathétiques de l’œuvre. Je lui répliquais pardes extraits de la Bible, qui constituait toute la bibliothèque –et qui était toute nouvelle pour moi, car mes devoirs religieux (jel’avoue à regret) ont toujours été et sont encore aujourd’hui desplus négligés. Il goûta les mérites du livre en connaisseur qu’ilétait ; et parfois il me le prenait des mains, le feuilletanten homme familiarisé avec le texte, et l’habile déclamateur medonnait un Roland pour mon Olivier. Mais il était curieux de voircombien peu il se faisait à lui-même l’application de salecture ; elle passait loin au-dessus de sa tête comme letonnerre d’été : Lovelace et Clarissa, les récits de la générositéde David, les psaumes de la Pénitence, les solennelles questions duLivre de Job, la poésie touchante d’Isaïe n’étaient pour lui qu’unesource de divertissement, comme un raclement de crincrin dans uncabaret. Cette sensibilité superficielle et cette obnubilationintime m’indisposèrent contre lui ; elles s’accordaient tropbien avec cette impudente callosité que je savais cachée sous levernis de ses belles manières ; et tantôt il m’inspirait lemême dégoût que s’il eût été difforme – et d’autres fois la mêmerépulsion qu’un être à demi spectral. À certains moments je me lefigurais tel qu’un fantoche de carton – comme si un coup sec frappédans ce modelage superficiel n’eût rencontré par-dessous que levide. Cette appréhension (pas uniquement imaginaire, je crois) mefit détester encore plus son voisinage ; il m’arrivait àprésent de me sentir parcouru d’un frisson à son approche ;j’ai failli plusieurs fois pousser un cri ; d’autres jours,j’avais envie de le battre. À cette disposition d’espritcontribuait sans doute le remords de m’être laissé aller, durantnos derniers jours à Durrisdeer, à une certaine tolérance à sonégard, et si quelqu’un était venu me dire alors que j’y retomberaisde nouveau, je lui aurais ri au nez. Il se peut qu’il n’eût pasconscience de cette ardeur extrême de mon ressentiment ; jecrois néanmoins qu’il était trop subtil pour cela ; il enétait arrivé plutôt, après une longue vie d’oisiveté, à unimpérieux besoin de compagnie, qui l’obligeait à tolérer monaversion non dissimulée. Il est certain, en tout cas, qu’il aimaits’écouter parler, comme d’ailleurs il aimait toutes les facultés etles parties de son individu : – genre de faiblesse qui s’attachepresque fatalement aux méchants. Je l’ai vu, lorsque je me montraisrécalcitrant, s’embarquer en de longs discours avec lecapitaine ; et ce, nonobstant que l’autre ne dissimulât pointson ennui, tambourinant des doigts et battant du pied, etrépliquant par de simples grognements.

La première semaine écoulée, nous trouvâmes des vents contraireset du mauvais temps. La mer était grosse. Le Nonesuch,bateau de construction ancienne, et mal arrimé, roulait au-delà detoute expression. Nous ne faisions aucun progrès sur notre route.Une insupportable mauvaise humeur s’abattit sur le navire : hommes,quartiers-maîtres et officiers se querellaient tout le long dujour. Un gros mot d’une part, et un coup de l’autre, était painquotidien. À certains moments, tout l’équipage à la fois refusaitl’obéissance ; et nous autres de l’arrière prîmes deux foisles armes – c’était la première fois de ma vie que j’en portais –crainte d’une mutinerie.

Au pis de cette fâcheuse période survint une bourrasque de venttelle que nous nous attendions à sombrer. Je fus enfermé dans lacabine depuis un certain midi jusqu’au lendemain soir ; leMaître s’était amarré quelque part sur le pont ; Secundra Dassavait absorbé quelque drogue et gisait inerte ; et l’on peutdire que je passai toutes ces heures dans une entière solitude.Tout d’abord je fus paralysé par l’effroi, presque incapable depenser, et mon cerveau me semblait être congelé. Puis j’entrevis unrayon d’espérance. Si le Nonesuch sombrait, il entraînerait aveclui dans les abîmes de cette mer insondable l’être que nouscraignions et haïssions tous, il n’y aurait plus de Maître deBallantrae, les poissons joueraient à la poursuite au travers deses côtes ; ses plans réduits à néant, ses innocents ennemisseraient en paix. Au début, comme je l’ai dit, ce n’était qu’unsimple rayon d’espérance ; mais il ne tarda pas à s’épanouiren jour éblouissant. La mort de cet homme, sa suppression d’unmonde qu’il rendait si cruel à beaucoup, – ces idées s’emparèrentde mon esprit. Je les dorlotais, je les savourais. J’imaginais leplongeon suprême du navire, les flots se refermant de toutes partssur la cabine, ma brève lutte contre la mort, là, tout seul danscet espace clos ; je dénombrais ces épouvantements, j’allaisdire avec joie ; je sentais que je les supporterais tous, etdavantage encore, si le Nonesuch abîmait avec lui sous lesflots, dans la même catastrophe, l’ennemi de la famille de monmaître infortuné. Le second jour, vers midi, les hurlements du ventdiminuèrent ; le navire donna une bande moins inquiétante, etje compris que le plus fort de la tempête était passé. J’oseespérer que je fus simplement déçu. Absorbé dans le vil égoïsme dema passion haineuse, j’oubliais mes innocents compagnons de bord,et ne pensais qu’à moi et à mon ennemi. Pour moi, j’étais déjàvieux ; je n’avais pas eu de jeunesse, je n’étais pas faitpour les plaisirs du monde, j’avais peu d’attaches ; iln’importait pas le pile ou face d’un teston d’argent si j’étaisnoyé sur-le-champ dans l’Atlantique, ou si je survivais quelquesannées, pour mourir, peut-être de façon non moins affreuse, demaladie, sans personne à mon chevet. Je tombai à genoux – meretenant à un anneau, sans quoi j’eusse été précipité à l’instantpar le roulis de la cabine – et, élevant la voix parmi les bruitsde la tempête déclinante, je fis une prière impie afin d’obtenir mapropre mort. – « Ô Dieu ! m’écriai-je, je ressembleraisdavantage à un homme, si je me levais pour abattre cettecréature ; mais Tu m’as fait lâche dès le sein de ma mère. ÔSeigneur, Tu m’as fait tel, Tu connais ma faiblesse, Tu sais quetout visage de la mort me fait trembler. Mais voici que Tonserviteur est prêt, il dépouille sa cruelle faiblesse. Ô ! Queje donne ma vie pour celle de cette créature ; prends-lestoutes deux, Seigneur ! prends les deux, et aie pitié del’innocent ! » Telles furent à peu près les paroles, plusirrévérencieuses toutefois, et accompagnées de plus sacrilègessupplications, où je continuai à déverser mes sentiments. Dieu nem’écouta pas, il me fit cette grâce : mais j’étais encore perdudans ma détresse suppliante lorsque, soulevant la bâche goudronnée,quelqu’un fit entrer dans la cabine la lumière du couchant. Je merelevai plein de confusion, et fut tout surpris de m’apercevoir queje titubais et que j’avais les membres brisés comme si l’on m’eûtroué. Secundra Dass, ayant cuvé sa drogue, se tenait dans un coin,à me considérer avec des yeux hagards, et par le vasistas ouvert,le capitaine me remerciait pour mes prières.

– Vous avez sauvé le navire, Mr. Mackellar, dit-il. Toutel’habileté nautique du monde n’eût pu le maintenir à flot ;nous pouvons bien le dire : La cité que le Seigneur ne garde pas,les sentinelles la gardent en vain.

J’étais abasourdi de l’erreur du capitaine, et aussi de lasurprise craintive que l’Indien me manifesta d’abord, et desobséquieuses politesses dont il ne tarda pas à m’accabler. Je saisaujourd’hui qu’il dut m’entendre et saisir mon singulier genre deprières. En tout cas, il les avait certainement révélées aussitôt àson patron ; et, sachant tout ce que je sais aujourd’hui, jecomprends aussi un mot qui lui échappa au cours de la conversation,ce soir-là, lorsque, levant la main et souriant, il dit : «Ah ! Mackellar ! chacun n’est pas un aussi grand lâchequ’il ne croit, – ni un aussi bon chrétien. » Il ne se doutait pasà quel point il disait vrai ! Car les pensées qui m’avaientenvahi au fort de la tempête gardaient leur emprise sur moi ;et les paroles involontaires qui m’étaient montées aux lèvres sousforme de prière continuaient à me tinter aux oreilles : – avec leshumiliants résultats dont il convient de faire l’aveu loyal ;car je n’admettrais pas de jouer le rôle perfide qui consiste àdévoiler les péchés d’autrui en dissimulant les siens propres.

Le vent tomba, mais la mer restait grosse. Toute la nuit, leNonesuch roula outrageusement ; le lendemain se leva,puis le surlendemain, sans apporter aucun changement. Traverser lacabine était quasi impossible ; de vieux matelots pleinsd’expérience furent renversés sur le pont, et l’un d’euxcruellement meurtri dans sa chute ; on entendait gémir chaquemembrure, chaque poulie du vieux bateau, et la grosse cloche desbossoirs d’ancre ne cessait de sonner lugubrement. Un de cesjours-là, le Maître et moi étions assis tout seuls à la coupée del’arrière. Je dois dire que le Nonesuch avait une poupesurélevée. Tout autour de celle-ci couraient de hauts bastingages,qui donnaient prise au vent et alourdissaient le navire. Or, cesbastingages, vers les deux extrémités latérales, s’abaissaient enune belle volute sculptée à la vieille mode qui rejoignait la lissede coursive. De cette disposition, mieux faite pour l’ornement quepour la commodité, il s’ensuivait que le garde-fou étaitinterrompu ; et ce, précisément au bord extrême de la partiehaute où (lors de certains mouvements du navire) elle eût été plusnécessaire. Ce fut là que nous nous assîmes, les jambes pendantes,le Maître situé entre moi et le bordage, et moi me retenant desdeux mains à la grille du vasistas de cabine ; car je voyaisle danger de notre position, d’autant que j’avais sans cesse sousles yeux un moyen d’apprécier l’amplitude de nos oscillations, enla personne du Maître, qui se détachait à contre-soleil dans lacoupée des bastingages. Tantôt son front touchait au zénith et sonombre s’allongeait bien en dehors du Nonesuch, du côtéopposé ; tantôt il redescendait jusqu’au-dessous de mes pieds,et la ligne d’horizon surgissait bien au-dessus de lui comme leplafond d’une chambre. Je considérais ce jeu, qui me fascinait deplus en plus, comme les oiseaux regardent, dit-on, les serpents.J’avais d’ailleurs l’esprit confondu par une étourdissantemultiplicité de bruits : car on avait déployé toutes les voilesdans le vain espoir de tenir tête à la mer, et le navireretentissait de leurs claquements, comme une manufacture. Nousparlâmes d’abord de la révolte dont nous avions été menacés ;sujet qui nous conduisit à celui de l’assassinat ; et cedernier offrit au Maître une tentation à laquelle il ne putrésister. Il lui fallut me raconter une histoire, et me montrer parla même occasion toute l’étendue de sa méchanceté. C’était unexercice auquel il ne manquait pas de se livrer avec un granddéploiement d’affectation ; et d’ordinaire avec succès. Maiscette histoire-ci, racontée sur un diapason élevé au milieu d’unfracas aussi intense, et par un narrateur qui un instant meregardait du haut des cieux et l’instant d’après levait les yeuxvers moi de plus bas que les semelles de mes souliers, – cettehistoire-ci, dis-je, m’impressionna singulièrement.

– Mon ami le comte (ce fut ainsi qu’il débuta) avait pour ennemiun certain baron allemand, nouveau venu dans Rome. Peu importe surquoi reposait l’inimitié du comte ; mais, comme il avait laferme intention de se venger, et cela sans nuire à sa sûreté, iln’en laissait rien voir, même au baron. Car c’est le premierprincipe de la vengeance qu’une haine avouée est une haineimpuissante. Le comte était un homme de goût délicat etscrupuleux ; il y avait de l’artiste en lui ; tout cequ’il exécutait, il voulait que ce fût fait avec une exacteperfection, non seulement de résultat, mais de moyens etd’instruments. Sinon, il jugeait la chose manquée. Un jour qu’ilerrait à cheval en dehors des faubourgs, il rencontra un chemin detraverse peu fréquenté qui s’enfonçait dans les maremmes avoisinantRome. D’un côté, il y avait un vieux tombeau romain ; del’autre, une maison abandonnée dans un clos de chênes verts. Cechemin le conduisit bientôt parmi les ruines. Au milieu, dans leflanc d’un monticule, il vit une porte béante, et, non loin, un pinisolé et rabougri, pas plus haut qu’un groseillier. L’endroit étaitdésert et fort écarté ; une voix intérieure avertit le comtequ’il s’y trouvait quelque chose d’avantageux pour lui. Il attachason cheval au pin, prit en main son briquet pour faire de lalumière, et pénétra dans le monticule. La porte donnait accès à uncorridor de vieille maçonnerie romaine qui, un peu plus loin, sebifurquait. Le comte prit le boyau de droite, le suivit à tâtonsdans les ténèbres, et s’arrêta contre une espèce de clôture àhauteur d’appui qui barrait entièrement le passage. En sondant avecle pied, devant lui, il trouva une arête de pierre polie, etau-delà, le vide. Alors, toute sa curiosité en éveil, il ramassaquelques bouts de bois épars sur le sol, et alluma du feu. Il avaitdevant lui un puits profond. Sans doute quelque paysan du voisinages’était servi de son eau, jadis, et avait installé le garde-fou.Longtemps le comte resta penché sur la rampe à regarder au fond dupuits. Celui-ci était de construction romaine, et, comme tout cequi sortit des mains de ce peuple, bâti pour l’éternité : lesparois étaient encore d’aplomb et les joints unis. À quiconque ytomberait, pas de salut possible. « Voyons, pensait le comte, uneforte impulsion m’a conduit à cet endroit. Dans quel but ?Qu’y ai-je gagné ? pourquoi ai-je été amené à regarder dans cepuits ? » Soudain, le garde-fou céda sous son poids, il s’enfallut d’un rien qu’il ne fût précipité. Dans le bond qu’il fit enarrière, il écrasa le dernier brandon du feu, qui ne donna plus, aulieu de lumière, qu’une fumée infecte. « Ai-je été envoyé ici pourmourir ? » se dit-il, en tremblant de la tête aux pieds. Maisalors une idée l’illumina. Il s’avança, rampant sur les mains etles genoux, jusqu’à l’orifice du puits, et tâtonna dans l’air,au-dessus de lui. La rampe avait été assujettie à une paire demontants ; elle s’était arrachée d’un seul, et tenait encorepar l’autre. Le comte la rajusta comme il l’avait trouvée ; desorte que c’était la mort assurée pour le prochain visiteur. Puisil s’évada de la catacombe, pareil à un malade. Le lendemain, commele baron et lui parcouraient à cheval le Corso, il affecta une vivepréoccupation. L’autre (comme il le prévoyait) en demanda lacause ; et lui, après quelques feintes, avoua qu’il avait eul’esprit frappé d’un songe extraordinaire.

« Il comptait avec cela tenir le baron, homme superstitieux, quiaffectait de mépriser la superstition. Après quelques railleries,le comte parut tout à coup céder à une impulsion et avertit son amide prendre garde, car c’était de lui qu’il avait rêvé. Vousconnaissez suffisamment la nature humaine, mon excellent Mackellar,pour être certain d’une chose : à savoir que le baron n’eut pas decesse qu’il n’eût ouï le songe. Sûr qu’il n’en démordrait pas, lecomte le tint en suspens, afin de mieux enflammer sacuriosité ; puis, avec une répugnance affectée, il parut selaisser vaincre, et commença :

« Je vous préviens, il en résultera un malheur : quelque choseme le dit. Mais comme nous n’aurons de trêve, ni vous ni moi, qu’àcette condition, la faute en retombe sur votre tête !… Voicile songe. Vous étiez à cheval, je ne sais où, mais je suppose quec’était près de Rome, car vous aviez d’un côté un tombeau antique,et de l’autre un clos de chênes verts. Il me semblait vous crier,avec une terreur angoissée, de vous en retourner. Je ne sais sivous m’entendiez, mais vous vous obstiniez à aller de l’avant. Laroute vous conduisit parmi des ruines, en un lieu désert, où il yavait une porte dans le flanc d’un monticule, et tout près de laporte un pin rabougri. Là, vous mîtes pied à terre (je vous criaistoujours de prendre garde) et, attachant votre cheval au pin, vouspassâtes résolument la porte. À l’intérieur, il faisait noir ;mais, dans mon rêve, je continuais cependant à vous voir, et,prenant un embranchement vers la droite, vous arrivâtes à unepetite chambre où il y avait un puits avec un garde-fou. Alors – jene sais pourquoi – ma frayeur s’accrut démesurément, et jem’égosillai à vous appeler : il était encore temps,criais-je ; et je vous adjurais de fuir à l’instant hors de cevestibule. Tel fut le mot que j’employai dans mon rêve, et il meparut alors avoir un sens clair ; mais aujourd’hui, éveillé,j’avoue ne plus savoir ce qu’il veut dire. Vous, sans faire lamoindre attention à tous mes appels, restiez accoudé sur la rampe àregarder attentivement dans l’eau. Et alors, une communication vousfut faite. Je ne crois pas l’avoir comprise, mais l’épouvante metira net de mon sommeil, et je me réveillai tremblant etsanglotant. Et maintenant, poursuivit le comte, je vous remercie detout cœur pour votre insistance. Ce rêve me pesait comme unfardeau ; mais une fois raconté clairement et en plein jour,ce n’est plus une telle affaire. – Je ne sais, dit le baron.Certains points en sont étrangers. Une communication,dites-vous ? Oui, c’est un rêve singulier. Cela fera un contepour amuser nos amis. – Je n’en suis pas si sûr, dit le comte. Ilm’inspire quelque appréhension. Oublions-le plutôt. – Certainement», dit le baron. Et, de fait, il ne fut plus question du rêve.Quelques jours après, le comte proposa une randonnée dans lacampagne et, comme leur amitié devenait chaque jour plus étroite,le baron accepta aussitôt. Lors du retour, le comte le mena, à soninsu, par une route déterminée. Soudain, il arrêta son cheval et,poussant un cri, se mit la main devant les yeux. Quand il découvritson visage, il était très pâle (car c’était un comédien achevé), etregardait fixement le baron. « Qu’avez-vous ? s’écriacelui-ci, que vous arrive-t-il ? – Rien, dit le comte, cen’est rien. Un étourdissement, je ne sais. Retournons vite. » Maisentre-temps le baron avait regardé autour de lui ; et là, surla gauche de la route en regardant vers Rome, il vit un chemin detraverse poussiéreux, avec un tombeau d’un côté et un clos dechênes verts de l’autre. « Oui, dit-il d’une voix altérée, c’estcela, retournons vite à Rome. Je crains que vous ne soyez pas bien.– Oh ! pour l’amour de Dieu, s’écria le comte en frissonnant,vite à Rome, et que je me mette au lit ! » Ils s’enretournèrent presque sans mot dire ; et le comte, bien qu’ilfût attendu dans le monde, s’alita en faisant croire à un accès defièvre du pays. Le lendemain, on trouva, attaché au pin, le chevaldu baron ; mais du baron lui-même, plus de nouvelles jusqu’àcette heure.

– Et maintenant, dites-moi, était-ce un assassinat ?conclut le Maître en s’interrompant brusquement.

– Êtes-vous sûr que c’était un comte ? demandai-je.

– Je ne suis pas certain du titre, dit-il ; mais c’était ungentilhomme de naissance ; et que le Seigneur vous préserve,Mackellar, d’un ennemi aussi subtil !

Il m’adressa ces derniers mots en souriant, de bien au-dessus demoi ; l’instant d’après, il était sous mes pieds. Je suivaisces évolutions avec une fixité puérile ; elles me rendaientvertigineux et absent, et je parlais comme dans un rêve.

– Et il haïssait le baron d’une grande haine ?demandai-je.

– Il en avait des sursauts dans le ventre, à son approche, ditle Maître.

– J’ai ressenti cela, dis-je.

– Réellement ! s’écria le Maître. En voilà desnouvelles ! Je me demande – mais je me flatte peut-être – sije ne suis pas la cause de ces perturbations gastriques ?

Il était fort capable d’affecter une posture gracieuse, mêmesans autre témoin que moi, et d’autant plus s’il avait un élémentde péril. Il était alors assis un genou passé par-dessus l’autre,les bras croisés, suivant les oscillations du navire avec unparfait équilibre, que le poids d’une plume eût rompu. Tout à coupj’eus la vision de Mylord à la table, sa tête entre ses mains, avecla différence que cette fois, lorsqu’il me laissa voir son visage,celui-ci était lourd de reproche. Les mots de ma prière : – Jeressemblerais davantage à un homme si j’abattais cettecréature. – frappèrent en même temps ma mémoire. Je rassemblaimes énergies, et (le navire penchant alors vers mon ennemi) luidécochai un coup de pied rapide. Il était écrit que j’aurais lahonte de cette tentative mais non le profit. Soit indécision de mapart, soit promptitude incroyable de la sienne, il esquiva le coup,se remettant sur pieds d’un bond, et se rattrapant aussitôt à unétai.

Je ne sais combien de temps s’écoula. Je restai étendu à maplace sur le pont, accablé de terreur, de remords et de honte, luidebout, l’étai en main, adossé aux bastingages, et me regardantavec un singulier mélange d’expression. À la fin, il parla :

– Mackellar, je ne vous ferai pas de reproches, mais je vousoffre un marché. De votre côté, je ne crois pas que vous désiriezvoir publier cet exploit ; du mien, j’avoue franchement que jene tiens pas à vivre dans une crainte continuelle d’être assassinépar mon voisin de table. Promettez-moi… mais non, dit-il, ens’interrompant, vous n’êtes pas encore en pleine possession devous-même ; vous pourriez croire que je vous ai extorqué lapromesse par intimidation ; et je ne veux laisser aucune porteouverte au casuisme – cette malhonnêteté des consciencieux. Prenezle temps de réfléchir.

Là-dessus, il s’éloigna, vif comme un écureuil, le long du pontglissant, et disparut dans la cabine. Une demi-heure plus tardenviron il reparut. J’étais toujours couché à la même place.

– Maintenant, dit-il, vous allez me donner votre parole, commechrétien et fidèle serviteur de mon frère, que désormais jen’aurais plus rien à craindre de vous.

– Vous avez ma parole, dis-je.

– Votre main pour la ratifier, je l’exige.

– Vous avez le droit de faire vos conditions,répliquai-je ; et nous nous serrâmes la main.

Il se rassit à la même place et dans la même attitudepérilleuse.

– Arrêtez ! m’écriai-je, en me cachant les yeux. Je nesupporte pas de vous voir dans cette posture. La moindreirrégularité de la mer vous jetterait par-dessus bord.

– Vous êtes bien incohérent, répondit-il avec un sourire, maisfaisant comme je le lui demandais… Avec tout cela, Mackellar,sachez que vous avez haussé de quarante pieds dans mon estime. Mejugez-vous incapable d’apprécier à sa valeur la fidélité ?Mais pourquoi croyez-vous que je traîne Secundra Dass par le mondeaprès moi ? Parce qu’il mourrait ou tuerait pour moidemain ; et je l’aime à cause de cela. Eh bien, vous trouverezpeut-être ceci bizarre, mais je vous aime davantage pour votregeste de tantôt. Je vous croyais magnétisé par les dixcommandements ; mais non – Dieu me damne ! –s’écria-t-il, la vieille femme a du sang dans les veines, aprèstout ! Ce qui ne change rien au fait, continua-t-il, souriantde nouveau, que vous avez bien fait de me donner votreparole ; car je ne crois pas que vous auriez jamais brillédans votre nouvelle carrière.

– Je pense, dis-je, qu’il me faut demander pardon à vous et àDieu pour cet attentat. Du moins, vos avez ma parole, quej’observerai fidèlement. Mais quand je songe à ceux que vouspersécutez…

– La vie est bien singulière, dit-il ; et l’humanité aussi.Vous vous figurez que vous aimez mon frère. Je vous affirme quec’est là pure habitude. Interrogez votre mémoire ; et voustrouverez qu’en arrivant à Durrisdeer, vous n’avez vu en lui qu’unjeune homme ordinaire et borné. Il est aussi ordinaire et borné àprésent, quoique moins jeune. M’eussiez-vous rencontré à sa place,c’est à moi que vous seriez aujourd’hui fermement attaché.

– Je ne dirai pas que vous étiez ordinaire, Mr. Bally,répliquai-je ; mais ici vous vous montrez borné. Vous venez dedire que vous vous fiez à ma parole. En d’autres termes, jel’appelle ma conscience, – la même qui se détourne instinctivementà votre approche, comme l’œil blessé par une lumière trop vive.

– Ah ! dit-il, mais c’est autre chose que je veux dire. Jeveux dire, si je vous avais rencontré dans ma jeunesse. Il vousfaut considérer que je n’ai pas toujours été commeaujourd’hui ; et même (si j’avais rencontré un ami dans votregenre) je ne le serais peut-être pas devenu.

– Mais, Mr. Bally, dis-je, vous vous seriez moqué de moi ;vous n’auriez jamais consenti à échanger dix mots de politesse avecce Bouts-Carrés !

Mais il était alors trop bien parti sur cette nouvelle méthodede réhabilitation, avec laquelle il m’assomma tout le restant duvoyage. Sans doute, dans le passé, il avait pris plaisir à semontrer plus noir que nature ; il faisait étalage de saperversité, s’en revêtant comme d’une cotte d’armes. Et il n’étaitpas non plus assez illogique pour retrancher un iota de sesconfessions. « Mais à présent que je vous connais pour un êtrehumain, disait-il, je veux bien prendre la peine de m’expliquer.Car je vous assure que je suis sensible, et que j’ai mes vertus,comme mes voisins. » Je le dis, il m’assommait, car je n’avaisqu’une réponse à lui faire, et vingt fois je la lui fis : «Abandonnez votre présent dessein, et retournez avec moi àDurrisdeer : alors, je vous croirai. »

Là-dessus, il hochait la tête. « Ah ! Mackellar, vouspourriez vivre mille ans sans comprendre mon caractère,disait-il ; ce combat est désormais inévitable, l’heure de laréflexion passée depuis longtemps, et celle de la pitié encoreloin. Les hostilités ont commencé entre nous lorsque fut jetée enl’air cette pièce, dans la salle de Durrisdeer, il y a vingtans ; nous avons eu nos hauts et nos bas, mais jamais aucun denous deux n’a songé à capituler ; et, quant à moi, lorsque mongant est jeté, ma vie et mon honneur en dépendent.

– Foin de votre honneur ! disais-je. Et, avec votre congé,ces comparaisons guerrières sont de trop haut vol pour l’affaire enquestion. C’est un peu de vil métal que vous voulez ; tel estle fond de votre dispute ; et quant aux moyens, lesquelsemployez-vous ? susciter le chagrin dans une famille qui nevous a jamais fait de mal, débaucher (si possible) votre propreneveu, et crever le cœur de votre frère ! Un chemineau quiassomme à coups d’ignoble trique une vieille, en train de filer salaine, et cela pour une pièce de un shilling et un cornet de prise…voilà un guerrier de votre espèce.

Lorsque je l’attaquais ainsi (ou dans le même genre) il seprenait à sourire, et à soupirer comme quelqu’un d’incompris. Unefois, je me souviens, il se défendit plus au long, et me servitquelques sophismes curieux, dignes d’être rapportés, commeéclairant son caractère.

– Vous ressemblez fort à un civil qui se figure que toute laguerre consiste en tambours et drapeaux, dit-il. La guerre (commeles Anciens disaient très justement) est l’ultima ratio.Profiter implacablement de nos avantages, voilà la guerre.Ah ! Mackellar, vous êtes un diantre de soldat, dans votrebureau de régisseur à Durrisdeer, où les tenanciers vous font graveinjure !

– Je me soucie peu de ce que la guerre est ou n’est pas,répliquai-je. Mais vous m’assommez, de prétendre à mon respect.Votre frère est un homme bon, et vous en êtes un mauvais, – ni plusni moins.

– Si j’avais été Alexandre… commença-t-il.

– Voilà comme nous nous leurrons nous-mêmes, m’écriai-je. Sij’avais été saint Paul, c’eût été tout un ; j’aurais de mêmegâché ma carrière comme vous me le voyez faire à présent.

– Je vous dis, s’écria-t-il, après m’avoir laissé parler, que sij’avais été le moindre petit chef des Highlands, si j’avais été ledernier des rois nègres au centre de l’Afrique, mon peuple m’eûtadoré. Un mauvais homme, moi ? Mais j’étais né pour faire unbon tyran ! Demandez à Secundra Dass ; il vous dira queje le traite comme un fils. Mettez votre enjeu sur moi demain,devenez mon esclave, ma chose, une dépendance de moi-même, quim’obéisse à l’instar de mes membres et de mon esprit, – et vous neverrez plus ce mauvais côté que je tourne vers le monde, dans macolère. Il me faut tout ou rien. Mais si c’est tout que je reçois,je le rends avec usure. J’ai le tempérament d’un roi, c’est ce quifait ma perte.

– Ce qui fait plutôt la perte des autres, observai-je ; etc’est là le revers de la médaille avec la royauté.

– Vétilles ! s’écria-t-il ; aujourd’hui encore,sachez-le, j’épargnerais cette famille, à laquelle vous prenez sigrand intérêt ; oui, aujourd’hui encore – et dès demain je leslaisserais à leur petit train-train, et m’enfoncerais dans cettejungle de larrons et de coupe-jarrets qui se nomme le monde. Oui,je le ferais demain !… mais… mais…

– Mais quoi ? demandai-je.

– Mais j’exige qu’ils viennent m’en supplier à genoux. En publicaussi, il me semble, ajouta-t-il avec un sourire. Du reste,Mackellar, je doute qu’il existe une salle assez grande pour donnerla publicité que j’entends à cette cérémonie expiatoire.

– Vanité, vanité ! moralisai-je. Et dire que cettepuissance pour le mal procède de ce même sentiment qui pousse unefille à minauder devant sa glace !

– Oh ! il y a deux mots pour tout : le mot qui amplifie, lemot qui rapetisse ; vous n’avez pas le droit de me combattreavec un mot ! s’écria-t-il. Vous avez dit l’autre jour que jespéculais sur votre conscience ; si j’étais en votre humeur dedénigrement, je dirais que je table sur votre vanité. Vous avez laprétention d’être un homme de parole[41] ; la mienne est de n’accepter point la défaite. Appelez-lavanité, appelez-la vertu, grandeur d’âme, – qu’importe leterme ? Toutefois, reconnaissez en nous deux un trait commun :savoir, que nous vivons pour une idée.

On aura conclu, de ces propos familiers, et de cette patienceexcessive des deux parts, que nous vivions alors en excellentstermes. C’était bien redevenu le cas, et cette fois plussérieusement que la première. À part des discussions analogues àcelle que j’ai tâché de reproduire, il régnait entre nous plus quede la considération, presque de la cordialité. Quand je tombaimalade (peu après la grande tempête) il vint s’asseoir devant macouchette pour me distraire par sa conversation, et il me traitapar des remèdes efficaces, que je recevais en toute confiance.Lui-même insista sur ce fait. « Voyez-vous, dit-il, vous commencezà me mieux connaître. Il n’y a que peu de temps, sur ce bateausolitaire, où personne autre que moi n’a le plus petit rudiment desavoir, vous auriez été persuadé que j’avais des desseins sur votrevie. Et remarquez-le, c’est depuis le jour où j’ai découvert quevous aviez des desseins sur la mienne, que je vous ai montré plusde considération. Dites-moi donc si c’est le fait d’un espritétroit. » – Je ne trouvai pas grand-chose à répondre. En ce qui meconcernait, je croyais réellement à ses bonnes intentions ;peut-être suis-je encore plus dupe de sa fourberie, mais je croyais(et je crois toujours) qu’il me considérait avec une réellesympathie. Fait bizarre et attristant ! dès le début de cettemétamorphose, mon hostilité tomba, et ces visions obsédantes de monmaître s’évanouirent tout à fait. En sorte que, peut-être, il yavait du vrai dans la dernière vantardise qu’il m’adressa le 2juillet, alors que notre long voyage touchait à sa fin, et que lecalme plat nous retenait en mer, à l’entrée du vaste port de NewYork, par une chaleur suffocante, que remplaça peu après unestupéfiante cataracte de pluie. Je me tenais à la poupe, regardantles rivages verdoyants et tout proches, et les fumées éparses de lapetite ville qui était notre destination. J’étais en train deréfléchir aux moyens de prendre les devants sur mon ennemifamilier, et je ressentis une ombre de gêne, lorsqu’il s’approchade moi, la main tendue.

– Je suis venu vous dire adieu, dit-il, et cela pour toujours.Car vous vous en allez chez mes ennemis, qui vont raviver tous vosanciens préjugés. Je n’ai jamais manqué de séduire tous ceux quej’ai voulu ; même vous mon bon ami, – pour vous appeler unedernière fois ainsi – même vous, gardez aujourd’hui en votremémoire un portrait de moi tout différent, et que vous n’oublierezjamais. Le voyage n’a pas assez duré, sans quoi l’empreinte eût étéplus profonde. Mais à présent, tout cela est fini, et nous revoilàen guerre. Jugez, d’après ce petit intermède, combien je suisdangereux ; et dites à ces idiots – (et il désigna la ville) –d’y réfléchir à deux fois, et même à trois, avant de me mettre audéfi.

Chapitre 10Ce qui se passa à New York

J’étais résolu, ai-je dit, à prendre les devants sur leMaître ; et cette résolution, grâce à la complicité ducapitaine Mac Murtrie, fut exécutée sans peine : un canot étant àdemi chargé sur un flanc du navire, et le Maître placé à son bord,cependant ma yole démarra de l’autre, qui m’emmenait seul. Je n’euspas la moindre difficulté à me faire enseigner l’habitation deMylord, où je me rendis en toute hâte. C’était, aux abordsextérieurs de la ville, une résidence très convenable, située dansun beau jardin, avec des communs fort vastes, granges, resserres etécuries tout ensemble. C’était là que mon maître se promenait lorsde mon arrivée ; il en faisait d’ailleurs son lieufavori ; car il était alors engoué d’exploitation agricole. Jel’abordai tout hors d’haleine, et lui communiquai mesnouvelles ; nouvelles qui n’en étaient pas, plusieurs naviresayant dépassé le Nonesuch dans l’intervalle.

– Nous vous attendions depuis longtemps, dit Mylord, et même,ces jours derniers, nous avions cessé de vous attendre. Je suisheureux de vous serrer la main encore une fois, Mackellar. Je vouscroyais au fond de la mer.

– Ah ! Mylord, plût à Dieu que ce fût vrai !m’écriai-je. Cela vaudrait mieux pour vous.

– Pas du tout, dit-il, d’un air sardonique. Je ne pouvaisdésirer mieux. La note à payer est longue, et, aujourd’hui,enfin ! je puis commencer à la régler.

Je me récriai devant son assurance.

– Oh ! dit-il, nous ne sommes plus à Durrisdeer, et j’aipris mes précautions. Sa réputation l’attend ; j’ai préparé àmon frère sa bienvenue. D’ailleurs, le hasard m’a servi ; carj’ai retrouvé ici un marchand d’Albany qui l’a connu après 45, etqui le soupçonne fort d’un assassinat : il s’agirait d’un nomméChew, Albanien également. Personne ici ne sera étonné de me voirlui refuser ma porte ; il ne sera pas autorisé à voir mesenfants, ni même à saluer ma femme ; quant à moi, j’admettraienvers un frère cette exception, qu’il puisse me parler. Jeperdrais mon plaisir, autrement, – dit Mylord, en se frottant lesmains.

Après quelques réflexions, il expédia des messagers, avec desbillets convoquant les notables de la province. Je ne me rappellepas sous quel prétexte, mais il réussit ; et lorsque notrevieil ennemi apparut sur la scène, il trouva Mylord en train de sepromener à l’ombre des arbres, devant la façade de sa maison, avecle gouverneur de la ville d’un côté, et plusieurs grandspersonnages de l’autre. Mylady, qui était assise dans la véranda,se leva d’un air pincé, et emmena ses enfants à l’intérieur.

Le Maître, bien vêtu et une élégante épée de ville au côté,salua la compagnie d’une manière distinguée, et fit un signe detête familier à Mylord. Mylord, sans tenir compte du salut, regardason frère les sourcils froncés.

– Eh bien, monsieur, dit-il enfin, quel mauvais vent vous amène,ici en particulier, où (pour notre malheur commun) votre réputationvous a précédé ?

– Votre Seigneurie est priée d’être polie s’écria le Maître,avec un sursaut.

– Je tiens d’abord à être clair, répliqua Mylord ; car ilest indispensable que vous compreniez votre situation. Chez nous,quand on ne vous connaissait pas bien, il était encore possible degarder les apparences ; ce serait tout à fait inutile danscette province ; et j’ai à vous dire que de vous, je me laveles mains : j’y suis résolu. Vous m’avez déjà presque réduit à lamendicité, comme vous avez ruiné mon père avant moi, – après luiavoir brisé le cœur. Vos crimes échappent à la loi ; mais monami le gouverneur m’a promis aide et protection pour ma famille.Prenez garde, monsieur ! cria Mylord en le menaçant de sacanne ; si l’on vous surprend à dire deux mots à l’un de mesjeunes innocents, on saura bien étirer la loi pour vous en fairerepentir.

– Ah ! dit le Maître, très lentement. Ainsi donc, voilàl’avantage d’une terre étrangère ! Ces messieurs ne sont pasau courant de notre histoire, je le vois. Ils ignorent que c’estmoi le lord Durrisdeer ; ils ignorent que vous êtes mon frèrecadet, et que vous êtes en mes lieu et place par suite d’un pactede famille ; ils ignorent (sans quoi on ne les verrait pasaussi amicalement liés avec vous) que tout est mien jusqu’audernier arpent devant Dieu Tout-Puissant, – et que jusqu’au dernierliard de l’argent que vous détenez à moi, vous le détenez comme unvoleur, un parjure, et un frère déloyal !

– Général Clinton, m’écriai-je, n’écoutez pas ses mensonges. Jesuis le régisseur du domaine, et il n’y a pas un mot de vrai danstout cela. Cet homme est un rebelle confisqué, devenu espion àgages : telle est en deux mots son histoire.

Ce fut ainsi que (dans réchauffement de l’heure) je laissaiéchapper son infamie.

– L’ami, dit le gouverneur en braquant sur le Maître un regardsévère, j’en sais sur vous plus long que vous ne croyez. Il nousest revenu quelques bribes de vos aventures dans les provinces, quevous ferez bien de ne pas me forcer à sonder. Il y a entre autresla disparition corps et biens de M. Jacob Chew ; il y a laquestion de savoir d’où vous veniez quand vous vous trouvâtes àterre avec tout cet argent et ces bijoux, alors que vous fûtesrecueilli par un marchand albanien. Croyez-moi, si je laisse cesmatières dans l’ombre, c’est en considération de votre famille, etpar respect envers mon excellent ami lord Durrisdeer.

Un murmure d’approbation parcourut les rangs desprovinciaux.

– J’aurai dû me rappeler quel prestige possède un titre dans untrou de ce genre-ci, dit le Maître, blanc comme un drap de lit : –n’importe l’injustice qui l’a procuré. Il ne me reste donc plusqu’à mourir à la porte de Mylord, où mon cadavre fera un trèsjoyeux ornement.

– Assez de vos simagrées, s’écria Mylord. Vous savez fort bienque telle n’est pas mon intention ; je ne veux que nousprotéger, moi contre vos calomnies, et ma demeure contre vosintrusions. Je vous donne à choisir. Ou bien je paye votre passageen Europe sur le premier bateau, et vous pourrez reprendre vosoccupations auprès du gouvernement, quoique, Dieu sait ! jepréférerais vous voir mendier sur les grand-routes ! Ou bien,si cela ne vous plaît pas, restez ici et soyez le bienvenu !je me suis informé du coût minimum auquel on peut décemment ne pasmourir de faim à New York ; c’est la somme que vous aurez,payée chaque semaine ; et si vous ne connaissez pas de métiermanuel susceptible de l’augmenter, il est temps de vous mettre à enapprendre un. La condition est : – que vous ne parliez à aucunmembre de ma famille, sauf moi.

Je ne crois pas avoir vu jamais personne aussi pâle que leMaître ; mais il continua de poitriner, et sa bouche netremblait pas.

– Je viens ici d’être accueilli par des insultes fortimméritées, dit-il ; insultes auxquelles je n’ai pas lamoindre idée d’échapper par la fuite. Donnez-moi votrepitance ; je la reçois sans rougir, car elle est mienne déjà –comme la chemise que vous avez sur le dos ; et je tiens àrester ici jusqu’à ce que ces messieurs me comprennent mieux. Déjàils doivent deviner le pied fourchu, puisque, avec tout votreprétendu soin de l’honneur de la famille, vous vous faites un jeude la dégrader en ma personne.

– Tout cela est très joli, dit Mylord ; mais pour nous quivous connaissons depuis longtemps, soyez sûr que cela ne signifierien. Vous choisissez le parti que vous croyez devoir vous être leplus avantageux. Prenez-le, si possible, en silence ; lesilence vous conviendra mieux à la longue, croyez-moi, que cetétalage d’ingratitude.

– Oh ! gratitude, Mylord, s’écria le Maître, sur une gammeascendante, et l’index levé de façon très ostensible. – Soyez enrepos ; ma gratitude ne vous manquera pas. Il ne me reste plusqu’à saluer ces messieurs, que nous avons détournés du soin deleurs affaires.

Et il s’inclina devant chacun à tour de rôle, assura son épée,et se retira, laissant chacun ébaubi de sa conduite, et moi decelle de Mylord.

Alors, cette division de famille entra dans une nouvelle phase.Le Maître n’était en aucune façon aussi dépourvu que Mylord se lefigurait, ayant sous la main, et tout dévoué à ses intérêts, unhabile artiste en toutes sortes de travaux d’orfèvrerie.L’allocation de Mylord, moins réduite qu’il ne l’avait annoncé,suffisait au couple pour vivre ; et tous les gains de SecundraDass pouvaient ainsi être mis de côté pour une occasion à venir. Jene doute pas que ce fut fait. Selon toute apparence, le but duMaître était de réunir une somme suffisante, puis de se mettre enquête du trésor qu’il avait enfoui longtemps auparavant au cœur desmontagnes. Il eût mieux fait de s’en tenir à ce projet strict.Mais, malheureusement pour lui et pour nous, il écouta sa colère.La honte publique de sa réception – je m’étonne fort qu’il ait pu ysurvivre – lui rongeait les moelles ; il était dans cettehumeur où – selon le vieil adage – on se couperait le nez pour sedéfigurer ; et il en vint à s’afficher en spectacle cynique,dans l’espoir qu’un peu de sa honte rejaillirait sur Mylord.

Il dénicha, dans un quartier misérable de la ville, une maisonen planches, petite et isolée, ombragée par deux ou trois acacias.Il y avait sur la façade un appentis ouvert, espèce de niche àchien, mais élevée à partir du sol environ comme une table, danslaquelle son humble constructeur avait jadis étalé sa marchandise.Ce fut cette niche qui séduisit l’imagination du Maître et luiinspira probablement sa tactique nouvelle. Il avait acquis à borddu bateau-pirate quelque habileté aux travaux d’aiguille, – assez,en tout cas, pour jouer le rôle de tailleur aux yeux dupublic ; il n’en fallait pas plus à sa vengeance. Il apposaau-dessus de la niche une pancarte avec cette inscription :

JAMES DURIE

Ci-devant Maître de Ballantrae

Raccommode les Habits proprement.

Secundra Dass

Gentilhomme déchu de l’Inde

Orfèvrerie fine.

Sous cette pancarte, lorsqu’il avait du travail, mon gentilhommes’asseyait en tailleur dans la niche, et cousait activement. Je dislorsqu’il avait du travail, mais les chalands qu’il recevaitvenaient surtout pour Secundra, et la couture du Maître étaitplutôt une toile de Pénélope. Il ne pouvait même prétendre gagnerle beurre de son pain grâce à son genre d’industrie : il luisuffisait que le nom de Durie fût traîné dans la boue sur lapancarte, et que l’héritier de cette orgueilleuse famille trônâtjambes croisées en public comme vivant témoignage de la ladreriefraternelle. Et son plan réussit à un tel point qu’il y eut desmurmures dans la ville et qu’un parti se forma, très hostile àMylord. Par contre, la faveur de Mylord auprès du gouverneur devintplus apparente ; Mylady (elle ne fut jamais si bien reçuequ’alors dans la colonie) rencontrait des allusions pénibles ;dans une société de femmes, où c’est cependant le thème deconversation le plus naturel, le seul mot de couture lui étaitpresque insupportable ; et je l’ai vue revenir toutebouleversée de ces réunions et jurant qu’elle n’irait plus dans lemonde.

Entre-temps, Mylord demeurait dans sa belle maison, férud’agriculture. Populaire dans son entourage, et insoucieux ouinconscient du reste, il engraissait ; sa face rayonnaitd’activité ; même les chaleurs semblaient lui réussir ;et Mylady – en dépit de ses préoccupations secrètes – bénissaitchaque jour le ciel de ce que son père lui eût légué un telparadis. Elle avait contemplé, de derrière une fenêtre,l’humiliation du Maître ; et dès lors, elle parut soulagée. Jel’étais moins, pour ma part, car, avec le temps, des symptômesmorbides se révélèrent dans les allures de Mylord. Heureux, ill’était sans doute, mais les causes de son bonheur étaientcachées ; même au sein de sa famille, il lui arrivait desavourer avec une joie visible quelque pensée secrète ; etj’eus enfin le soupçon (tout à fait indigne de nous deux) qu’ilavait une maîtresse quelque part en ville. Cependant, il sortaitpeu, et ses journées étaient très occupées ; en fait, il yavait une heure unique de son temps, et cela très tôt dans lamatinée, alors que Mr. Alexander étudiait ses leçons, dontj’ignorais l’emploi. Il faut bien se dire, en vue de justifier ceque je fis alors, que je gardais toujours des craintes surl’intégrité de sa raison ; et avec notre ennemi se tenant coiainsi dans la même ville que nous, je faisais bien d’être sur mesgardes. Donc, sous un prétexte, je changeai l’heure à laquellej’enseignais à Mr. Alexander les principes de la numérotation etdes mathématiques, et me mis en place à suivre les pas de monmaître.

Chaque matin, beau ou mauvais, il prenait sa canne à pomme d’or,mettait son chapeau en arrière sur sa tête – habitude récente, quej’attribuais à une excessive chaleur de son front – et partait pourfaire un circuit déterminé. Son chemin passait d’abord sousd’aimables ombrages et le long d’un cimetière, où il s’asseyait unmoment, s’il faisait beau, à méditer. Puis il gagnait le bord del’eau, et revenait par les quais du port et la boutique du Maître.Arrivé à cette deuxième partie de son tour, Mylord Durrisdeerralentissait le pas, comme pour mieux jouir du bon air et dupaysage ; et devant la boutique, juste à mi-chemin entrecelle-ci et le bord de l’eau, il faisait une brève halte, appuyésur sa canne. C’était l’heure où le Maître jouait de l’aiguille,assis sur son établi. Les deux frères se considéraient avec desvisages durs ; puis Mylord repartait en souriant toutseul.

Deux fois seulement, je dus m’abaisser à cette ingrate nécessitéde jouer le rôle d’espion. Elles me suffirent à vérifier le but quepoursuivait Mylord dans ses flâneries et l’origine secrète de sonplaisir. C’était donc là sa maîtresse ; la haine, et nonl’amour, lui donnait ce teint florissant. Des moralistes auraientpeut-être été soulagés par une telle découverte ; j’avouequ’elle m’inquiéta. Je trouvai cette situation des deux frères nonseulement odieuse en elle-même, mais grosse de dangers possiblespour l’avenir ; et je pris l’habitude, pour autant que mesoccupations le permettaient, d’aller, par un chemin plus court,assister secrètement à leur entrevue. Un jour que j’arrivais un peutard, après avoir été empêché presque une semaine, je fus frappé deconstater qu’il y avait du nouveau. Je dois dire qu’un bancs’adossait à la maison du Maître, où les clients pouvaients’asseoir afin de parlementer avec le boutiquier ; sur cebanc, je trouvai Mylord assis, les bras croisés sur sa canne, etpromenant sur la baie un regard satisfait. À moins de trois piedsde lui, le Maître était assis à coudre. Aucun des deux neparlait ; et, dans cette nouvelle position, Mylord ne jetaitmême pas un coup d’œil sur son ennemi. Il se délectait de sonvoisinage, il faut croire, plus directement par cette proximité deleurs personnes ; et, sans aucun doute, il buvait à longstraits jouisseurs à la coupe de la haine.

Il ne se fut pas plus tôt éloigné que je le rattrapai sans medissimuler davantage.

– Mylord, Mylord, dis-je, ceci n’est pas une manière d’agir.

– Je m’en engraisse, répliqua-t-il ; et non seulement sesmots, qui étaient déjà fort singuliers, mais l’expression de saphysionomie, me choquèrent.

– Je vous mets en garde, Mylord, contre ce laisser-aller auxmauvais sentiments, dis-je. Je ne sais si le péril est plus grandpour l’âme ou pour la raison ; mais vous prenez le chemin deles tuer toutes les deux.

– Vous ne pouvez pas comprendre, dit-il. Vous n’avez jamais eusur le cœur pareilles montagnes d’amertume.

– Et à tout le moins, ajoutai-je, vous finirez sûrement parpousser cet homme à quelque extrémité.

– Au contraire, je le démoralise, répliqua Mylord.

Chaque matin, durant près d’une semaine, Mylord alla s’asseoirsur le même banc. C’était un lieu agréable, sous les acacias verts,ayant vue sur la baie et les navires, et non loin, des mariniers autravail chantaient. Les deux frères restaient là sans parler, sansqu’on les vît faire un mouvement, autre que celui de l’aiguille duMaître coupant son fil avec ses dents, car il s’obstinait à sonsimulacre d’industrie ; et c’est là que je me faisais undevoir de les rejoindre, étonné de moi-même et de mes compagnons.S’il venait à passer un des amis de Mylord, celui-ci l’appelaitgaiement, et lui criait qu’il était en train de donner de bonsconseils à son frère, lequel devenait à présent (ce qui lecharmait) tout à fait habile. Et ce nouvel outrage, le Maîtrel’acceptait sans broncher ; mais ce qu’il avait dans l’esprit,Dieu seul le sait, ou peut-être Satan.

Tout à coup, un beau jour calme de cette saison dite « l’étéindien », alors que les bois se nuent d’or, de rosé et de pourpre,le Maître déposa son aiguille, et fut pris d’un accès d’hilarité.Il avait dû, je crois, le préparer longtemps en silence, car lanote de son rire était des plus naturelles ; mais rompantsoudain un pareil silence, et en des circonstances si éloignées dela gaieté il résonna sinistrement à mes oreilles.

– Henry, dit-il, j’ai pour une fois fait un pas de clerc, etpour une fois vous avez le bon esprit d’en profiter. La farce dutailleur prend fin aujourd’hui ; et je vous avoue (avec tousmes compliments) que vous y avez eu le beau rôle. Il en sortira dusang ; et vous avez trouvé à coup sûr un moyen admirable devous rendre odieux.

Mylord ne dit pas un mot ; c’était juste comme si le Maîtren’avait pas rompu le silence.

– Allons, reprit le Maître, ne faites pas l’imbécile ; celagâterait votre attitude. Vous pouvez maintenant vous permettre(croyez-moi) d’être un peu aimable ; car je n’ai pas seulementune défaite à supporter. J’avais l’intention de poursuivre ce jeutant que j’aurais amassé de l’argent pour un certain but. Jel’avoue franchement, je n’en ai pas le courage. Vous désirez, bienentendu, me voir quitter la ville ; je suis arrivé par uneautre route à la même idée. Et j’ai une proposition à vousfaire ; ou, si Votre Seigneurie l’aime mieux, une faveur àvous demander.

– Demandez, répondit Mylord.

– Vous avez peut-être ouï dire que j’ai eu autrefois dans cepays un trésor considérable, reprit le Maître ; qu’on vousl’ait dit ou non, peu importe ; – tel est le fait ; et jefus contraint de l’enfouir en un lieu sur lequel j’ai des repèressuffisants. C’est à recouvrer ce trésor que mon ambition se borneaujourd’hui ; et, comme il est à moi, vous ne me le chicanerezpas.

– Allez le chercher, dit Mylord. Je n’y vois pasd’inconvénient.

– Oui, dit le Maître ; mais, pour ce faire, il me faut deshommes et des moyens de transport. La route est longue etdifficile, et le pays infesté d’Indiens sauvages. Avancez-moiseulement le nécessaire ; soit une somme globale, tenant lieude mon allocation ; ou, si vous l’aimez mieux, sous forme deprêt, remboursable à mon retour. Et alors, si vous acceptez, vousm’aurez vu pour la première fois.

Mylord le regarda dans le blanc des yeux ; il avait sur lestraits un sourire dur ; mais il ne dit rien.

– Henry, dit le Maître, avec une tranquillité redoutable, et sereculant un peu, – Henry, j’ai l’honneur de vous parler.

– Retournons à la maison, me dit Mylord, comme je le tirais parla manche ; et, se levant, il s’étira, assura son chapeau, et,toujours sans une syllabe de réponse, se mit en route paisiblementle long du quai.

J’hésitai une seconde entre les deux frères, car nous touchionsà une crise aiguë. Mais le Maître avait repris son ouvrage, lesyeux baissés, la main en apparence aussi sûre que devant ; etje décidai de courir après Mylord.

– Êtes-vous fou ? m’écriai-je, dès que je l’eus rattrapé.Laisserez-vous passer une aussi belle occasion ?

– Se peut-il que vous le croyiez encore ? demanda Mylord,ricanant à demi.

– Je voudrais tant qu’il sorte de la ville ! m’écriai-je.Je voudrais le savoir n’importe où, mais pas ici !

– J’ai dit mon avis, répliqua Mylord, et vous le vôtre. Celasuffit.

Mais je tenais à faire déguerpir le Maître. L’avoir vu reprendrepatiemment ses travaux d’aiguille en était plus que je ne pouvaisdigérer. Personne au monde, et le Maître moins que tout autre,n’était capable de supporter une telle série d’outrages. Il y avaitdu sang dans l’air. Et je me jurai de ne rien négliger qui fût enmon pouvoir, s’il en était encore temps, pour détourner le crime.Ce même jour, donc, j’allai trouver Mylord dans son cabinet detravail, où, il était à écrire.

– Mylord, dis-je, j’ai trouvé un bon placement pour mes petiteséconomies. Malheureusement, je les ai laissées en Écosse ; ilfaudrait du temps pour les faire venir, et l’affaire est urgente. Yaurait-il moyen que Votre Seigneurie m’avançât la somme, sur masignature ?

Il me lança un regard scrutateur.

– Je n’ai jamais mis le nez dans vos affaires, Mackellar,dit-il. Outre le montant de votre caution, vous ne devez pas valoirun farthing, que je sache.

– J’ai été longtemps à votre service, sans jamais dire unmensonge, ni vous demander une faveur pour moi, jusqu’à cejour.

– Une faveur pour le Maître, répliqua-t-il tranquillement. Meprenez-vous pour un idiot, Mackellar ? Comprenez une fois pourtoutes que je traite cette bête féroce à ma manière ; lacrainte ni la prière ne peuvent m’en détourner ; et ilfaudrait pour me duper un leurre moins transparent que le vôtre. Jedemande à être servi loyalement ; et non à ce que l’onmanigance derrière mon dos, et que l’on me vole mon argent pour metromper.

– Mylord, dis-je, voilà des expressions tout à faitimpardonnables.

– Réfléchissez un peu, Mackellar, reprit-il, et vous verrezqu’elles s’appliquent bien à votre cas. C’est votre subterfuge quiest impardonnable. Niez, si vous l’osez, que cet argent soitdestiné à éluder mes ordres, et je vous présente aussitôt mesexcuses. Sinon, il vous faut avoir le courage d’entendre nommervotre conduite par son nom.

– Si vous croyez que mon dessein n’est pas uniquement de voussauver… commençai-je.

– Oh ! mon vieil ami, dit-il, vous savez très bien ce queje pense ! Voici ma main, et de tout mon cœur ; maisd’argent, pas un patard.

Battu de la sorte de ce côté, j’allai droit à ma chambre,écrivis une lettre, courus la porter au port, car je savais qu’unnavire allait mettre à la voile, et arrivai à la porte du Maîtreavant le crépuscule. J’entrai sans frapper et le trouvai assis avecson Indien, devant un bol de porridge au maïs et au lait.L’intérieur de la maison était propre et nu ; quelques livressur un rayon en faisaient le seul ornement, avec, dans un coin, lepetit établi de Secundra Dass.

– Mr. Bally, dis-je, j’ai près de cinq cents livres déposées enÉcosse, toute l’épargne d’une existence laborieuse. Une lettre s’enva par ce bateau là-bas jusqu’au retour du bateau, et le tout est àvous, aux mêmes conditions que vous offriez à Mylord ce matin.

Il se leva de table, s’avança vers moi, me prit par les épaules,et me regarda au visage, en souriant.

– Et vous tenez beaucoup à l’argent ! dit-il. Et vous aimezl’argent plus que toute chose, excepté mon frère !

– Je crains la vieillesse et la pauvreté, dis-je, ce qui esttout différent.

– Ne chicanons pas sur les mots, et appelons cela comme vousvoulez, reprit-il. Ah ! Mackellar, Mackellar ! si vous mefaisiez cette offre pour l’amour de moi, avec quel plaisir je mejetterais dessus.

– Et toutefois, m’empressai-je de répondre, – je rougis de ledire, mais je ne puis vous voir dans cette misérable demeure sansvous plaindre. Ce n’est pas là mon unique sentiment, ni leprincipal ; toutefois, je l’éprouve ! Je serais heureuxde vous voir délivré. Je ne vous fais pas mon offre pour l’amour devous, loin de là ; mais, comme Dieu me voit – et j’en suisémerveillé : – sans la moindre inimitié.

– Ah ! dit-il, me tenant toujours les épaules, et mesecouant tout doucement, vous m’estimez plus que vous ne croyez. Etj’en suis émerveillé, ajouta-t-il, en reprenant ma phrase et, jecrois, mon intonation. – Vous êtes un honnête homme, et c’est pource motif que je vous épargne.

– Vous m’épargnez ? fis-je.

– Je vous épargne, répéta-t-il, en me lâchant et se retournant.Puis, me faisant face de nouveau : – Vous ne savez pas encore cedont je suis capable, Mackellar ! Vous imaginiez-vous quej’avais avalé ma défaite ? Tenez, ma vie a été une successionde revers indus. Ce fou de prince Charlie, m’a fait manquer uneaffaire du plus bel avenir : là tomba ma fortune pour la premièrefois. À Paris, j’avais une fois de plus le pied surl’échelle ; cette fois-là, il s’agit d’un accident : unelettre s’égare entre les mains qu’il ne fallait pas, et me revoilàsur le pavé. Une troisième fois, j’avais trouvé mon fait ; jeme ménageai une place dans l’Inde avec des soins infinis ; etpuis Clive arrive, mon rajah est par terre, et j’échappe à lacatastrophe, tel un nouvel Énée, avec Secundra Dass sur mon dos.Trois fois j’ai mis la main sur la plus haute situation ; etj’ai à peine quarante-cinq ans. Je connais le monde comme bien peule connaîtront au jour de leur mort : – la cour et les camps,l’Orient et l’Occident ; je sais où aller, j’aperçois milledétours. Me voici arrivé en pleine possession de mes moyens,robuste de santé, d’ambition peu commune. Eh bien, tout cela, j’yrenonce ; peu m’importe si je meurs et que le monde n’entendeplus parler de moi ; je ne désire plus qu’une chose, et jel’aurai. Faites attention, quand le toit tombera, que vous ne soyezenseveli sous les ruines.

En sortant de chez lui, tout espoir d’intervention perdu, je visun rassemblement sur le bord du quai, et, levant les yeux, un grandnavire qui venait de jeter l’ancre. Il paraît singulier que j’aiepu le voir avec une telle indifférence, car il apportait la mortaux frères de Durrisdeer. Après tous les tragiques épisodes de leurlutte, les outrages, les intérêts opposés, le duel fratricide de lacharmille, il était réservé à quelque pauvre diable de Grub Street,griffonnant pour vivre, et insoucieux de ce qu’il griffonnait, dejeter un sort par-delà quatre mille milles d’océan, et d’envoyerces deux frères en des solitudes barbares et venteuses, pour ymourir. Mais cette idée était bien éloignée de mon esprit ; ettandis que tous les provinciaux étaient mis en émoi par l’animationinusitée de leur port, je traversai leur foule pour retourner à lamaison, tout occupé à me remémorer cette visite au Maître et sesdiscours.

Le même soir, on nous apporta du navire en question un petitpaquet de pamphlets. Le lendemain, Mylord était invité par legouverneur à une partie de plaisir ; l’heure approchait, et jele laissai un moment seul dans sa chambre parcourir les pamphlets.Lorsque je revins, son front était retombé sur la table, ses braslarges étalés parmi les brochures froissées.

– Mylord ! Mylord ! m’écriai-je en courant àlui ; car je le croyais en proie à une attaque.

Il se releva comme mû par un ressort, les traits défigurés parla fureur, à un tel point que, si je l’avais rencontré au-dehors,je ne l’aurais pas reconnu. En même temps, il leva le poing commepour me frapper. « Laissez-moi tranquille ! » râla-t-il, et jem’encourus, aussi vite que mes jambes flageolantes me lepermettaient, avertir Mylady.

Elle ne perdit pas de temps ; mais quand nous revînmes à laporte, celle-ci était fermée à clef, et de l’intérieur, il nouscria de le laisser en paix. Nous nous entre-regardâmes, tout pâles,– persuadés l’un et l’autre que la catastrophe était arrivée.

– Je vais écrire au gouverneur pour l’excuser, dit-elle. Il nousfaut garder nos amis influents. Mais lorsqu’elle prit la plume,celle-ci tomba des doigts : Je ne saurais écrire, dit-elle. Etvous ?

– Je vais essayer, Mylady.

Elle suivit des yeux ce que j’écrivais. « Cela suffit, dit-ellequand j’eus terminé. Grâce à Dieu, j’ai vous sur qui mereposer ! Mais que peut-il bien lui être arrivé ?Quoi ? quoi donc ? »

À mon idée, je ne voyais aucune explication possible, et je netrouvais pas nécessaire d’en chercher une ; je craignais à lavérité que la folie de mon maître ne vînt juste d’éclater, aprèsavoir couvé longtemps, comme un volcan fait éruption ; maiscette pensée (par pitié pour Mylady) je n’osais la formuler.

– Il est urgent de chercher la conduite à tenir, dis-je.Devons-nous le laisser seul.

– Je n’ose le déranger, répondit-elle. C’est peut-être la naturequi réclame la solitude ; et nous ne savons rien. Oh !oui, j’aime mieux le laisser comme il est.

– Je vais, en ce cas, faire porter cette lettre, Mylady, etreviendrai ensuite, si vous le permettez, m’asseoir auprès devous.

– Je vous en prie ! s’écria Mylady.

Tout l’après-midi, nous restâmes l’un et l’autre silencieux, àsurveiller la porte de Mylord. J’avais l’esprit occupé de la scènequi venait d’avoir lieu, et de sa singulière ressemblance avec mavision. Je dois toucher un mot de celle-ci, car l’histoire, en sedivulguant, a été fort exagérée, et je l’ai moi-même vue imprimée,avec mon nom cité comme référence. Or, voici qu’elle fut ma vision: Mylord était dans une chambre, avec son front sur la table, etquand il releva la tête, il avait cette expression qui me navrajusqu’à l’âme. Mais la chambre était tout à fait différente,l’attitude de Mylord devant la table n’était pas du tout la même etson visage, quand il le tourna vers moi, exprimait un degré péniblede fureur au lieu de cet affreux désespoir qui l’avait toujours(sauf une fois, comme je l’ai dit) caractérisé dans cette vision.Telle est la vérité que le public doit enfin connaître ; et siles divergences sont considérables, la coïncidence suffit àm’emplir de malaise. Tout l’après-midi, je le répète, je restai àméditer sur ce sujet, à part moi ; car Mylady en avait assezde ses ennuis, et il ne me serait jamais venu à l’idée de latourmenter avec mes imaginations. Vers le milieu de notre attente,elle conçut un plan ingénieux, fit chercher Mr. Alexander, et luidit d’aller frapper à la porte de son père. Mylord envoya promenerle gamin, mais sans aucune rudesse, et l’espoir me vint que l’accèsétait passé.

Comme la nuit tombait, et que j’allumais la lampe, la portes’ouvrit et Mylord apparut sur le seuil. La lumière trop faible nepermettait pas de discerner ses traits ; quand il parla, savoix me sembla un peu altérée, quoique parfaitement posée.

– Mackellar, dit-il, portez vous-même ce billet à son adresse.Il est rigoureusement personnel. Il vous faut le remettre sanstémoins.

– Henry, dit Mylady, vous n’êtes pas malade ?

– Non, non, dit-il, d’un ton agacé, je suis occupé. Pas dutout ; je suis simplement occupé. C’est une chose singulièrequ’on veuille vous croire malade, quand vous avez desaffaires ! Envoyez-moi à souper dans ma chambre, avec unpanier de vin : j’attends la visite d’un ami. Pour rien autrechose, je ne veux être dérangé. Et là-dessus il se renferma denouveau chez lui. Le billet portait l’adresse d’un certaincapitaine Harris, à une taverne du port. Je connaissais Harris (deréputation) pour un dangereux aventurier, véhémentement soupçonnéde piraterie dans le passé, et faisant alors le dur métier detrafiquant indien. Ce que Mylord pouvait bien avoir à lui dire, oului à dire à Mylord, cela passait mon imagination ; et nonplus comment Mylord avait ouï parler de lui, sinon à l’occasiond’un procès peu honorable dont cet homme s’était récemment dépêtré.Bref, je remplis ma mission à contrecœur, et d’après le peu que jevis du capitaine, j’en revins préoccupé. Je le trouvai dans unepetite pièce malodorante, assis devant une chandelle qui coulait etune bouteille vide ; il lui restait quelque chose d’une alluremilitaire, ou plutôt c’était là une affectation, car ses manièresétaient triviales. – Vous direz à Mylord, en lui présentant mesrespects, que je serai chez Sa Seigneurie dans moins d’unedemi-heure, dit-il, après avoir lu le billet ; puis il eut lavulgarité, en me montrant la bouteille vide, de vouloir me fairechercher à boire pour lui.

Je revins au plus vite, mais le capitaine me suivit de près, etil resta jusque tard dans la nuit. Le coq chantait pour la deuxièmefois quand je vis (de ma fenêtre) Mylord le reconduire enl’éclairant jusqu’à la porte, – et tous deux, affectés par leurslibations, s’appuyaient parfois l’un sur l’autre pour confabuler.Cependant dès le matin, très tôt, Mylord sortit avec cent livres enpoche. Je ne crois pas qu’il revint avec la somme ; mais jesuis sûr qu’elle n’était pas destinée au Maître, car je rôdai toutela matinée aux abords de sa boutique. Ce fut la dernière fois queMylord Durrisdeer sortit de chez lui jusqu’à notre départ de NewYork ; il se promenait dans le jardin, ou restait en famille,comme à l’ordinaire ; mais la ville ne le voyait plus, et sesvisites quotidiennes au Maître paraissaient oubliées. Quant à ceHarris, il ne reparut plus, ou du moins pas avant la fin.

J’étais alors très opprimé par l’intuition des mystères parmilesquels nous avions commencé de nous mouvoir. À lui seul, sonchangement d’habitudes dénotait que Mylord avait quelque gravesouci ; mais quel était ce souci, d’où il provenait, oupourquoi Mylord ne sortait plus de la maison ou du jardin, je ne ledevinais pas. Il était clair, jusqu’à l’évidence, que les pamphletsavaient joué un certain rôle dans cette transformation. Je lisaistous ceux que je pouvais découvrir, et tous étaient des plusinsignifiants, et contenaient les mêmes grossièretésscurriles[42] que d’habitude : voire un grandpolitique n’y eût pu trouver matière à offense déterminée ; etMylord s’intéressait peu aux questions publiques. La vérité est quele pamphlet origine de tout ne cessa de reposer sur le sein deMylord. Ce fut là que je le trouvai pour finir, après son trépas,au milieu des solitudes du Nord. C’était en un tel lieu, en d’aussipénibles circonstances, que je devais lire pour la première foisces phrases ineptes et mensongères d’un pamphlétaire whig déclamantcontre l’indulgence à l’égard des jacobites : – « Un autre Rebellenotoire, le M…e de B…e, va recouvrer son Titre. Cette Mesure a étélongtemps ajournée, car il exerçait de peu honorables Fonctions enÉcosse et en France. Son frère, L…d D…r, est connu pour ne valoirguère mieux que lui en Inclination ; et l’Héritier supposé,qui va être destitué, fut élevé dans les plus détestablesPrincipes. Selon la vieille Expression, c’est six de l’un etune demi-douzaine de l’autre ; mais la Faveur d’unesemblable Restauration est trop excessive pour passer inaperçue. »Un homme en possession de tous ses moyens ne se fût pas soucié pourdeux liards d’un conte si évidemment absurde ; que legouvernement eût conçu un tel projet, était inadmissible pour toutecréature raisonnable, sauf peut-être l’imbécile dont la plume luiavait donné naissance ; et Mylord avait beau être peubrillant, son bon sens était remarquable. Qu’il pût admettrepareille invention, et garder le pamphlet sur son sein et sesphrases dans son cœur, cela prouve sa folie jusqu’à l’évidence.Sans doute la simple mention de Mr. Alexander, et la menace dirigéecontre l’héritage de l’enfant, précipitèrent le coup si longtempssuspendu. Ou bien mon maître était réellement fou depuis quelquetemps, et nous étions trop peu perspicaces ou trop habitués à luipour discerner toute l’étendue de son mal.

Une semaine environ après la journée des pamphlets, je m’étaisattardé sur le port, à faire un tour jusqu’à la maison du Maître,comme il m’arrivait souvent. La porte s’ouvrit, un flot de lumières’étala sur la chaussée, et je vis un homme prendre congé avec dessalutations amicales. Je ne saurais dire l’impression singulièreque cela me fit de reconnaître l’aventurier Harris. Il me fallaitconclure que la main de Mylord l’avait amené ici ; et jepoursuivis ma promenade, envahi des pires suppositions. Il étaittard quand je rentrai, et Mylord était occupé à faire sa valisepour un voyage.

– Pourquoi donc arrivez-vous si tard ? s’écria-t-il. Nouspartons demain pour Albany, vous et moi ; vous n’avez que letemps de faire vos préparatifs.

– Pour Albany, Mylord ? Et dans quel but, grandDieu !

– Changement d’air, répondit-il.

Et Mylady, qui semblait avoir pleuré, me fit signe d’obéir sansautre réplique. Elle me conta un peu plus tard (quand nous eûmes leloisir d’échanger quelques mots) qu’il avait soudain manifesté sonintention après une visite du capitaine Harris, et que toutes sestentatives, aussi bien pour le détourner de ce voyage que pourobtenir l’explication de son but, avaient eu aussi peu desuccès.

Chapitre 11L’expédition dans le désert

Nous fîmes un heureux voyage en remontant cette belle rivière del’Hudson, par un temps agréable, entre des hauteurs singulièrementembellies par les teintes de l’automne. Arrivés à Albany, nousdescendîmes à l’auberge, et j’eus vite fait de percer à jour ledessein de mon maître, qui était de m’y garder prisonnier. Letravail qu’il inventa de me faire faire n’était pas tellementurgent que nous dussions l’exécuter loin des documents utiles, dansune chambre d’auberge, et non plus de telle importance qu’onm’obligeât de reproduire la même note à quatre ou cinq exemplaires.Je me soumis en apparence ; mais je pris de mon côté mesmesures particulières, et les nouvelles locales me furentcommuniquées chaque jour grâce à la bienveillance de notre hôte.C’est par ce canal que j’appris enfin une nouvelle que j’avais,pour ainsi dire, pressentie. Le capitaine Harris (me dit-on) avec «Mr. Mountain, le trafiquant », étaient partis pour remonter larivière dans une barque. Je soutins mal le regard du patron del’auberge, tant je soupçonnais que mon maître ne fût impliqué dansl’affaire. Cependant je me hasardai à dire que je connaissais unpeu le capitaine, mais pas Mr. Mountain, et je demandai qui encorefaisait partie de l’expédition. Mon informateur l’ignorait ;Mr. Mountain était descendu à terre pour quelques achatsindispensables ; il avait parcouru la ville en achetant,buvant et jasant ; et il paraissait bien que l’expéditionétait organisée en vue de rechercher un trésor ; car il avaitbeaucoup parlé des grandes choses qu’il ferait à son retour. Onn’en savait pas plus, aucun des autres n’étant venu à terre, et ilssemblaient pressés d’arriver à un certain point avant lesneiges.

Et de fait, le lendemain il tomba quelques flocons même enAlbany ; mais il n’en fut rien de plus que de nous fairesouvenir de ce qui nous attendait. Je prenais la chose à la légère,étant peu au courant du rude climat de cette province : il n’en estplus de même aujourd’hui, lorsque je me reporte en arrière ;et je me demande parfois si l’horreur des événements qu’il me fautà présent raconter ne provenait pas en partie des ciels sinistreset des vents farouches auxquels nous fûmes exposés, et du froidmortel qu’il nous fallut subir.

Comme la barque était passée, je crus d’abord que nous allionsquitter la ville. Mais il n’en fut pas question. Mylord prolongeaitson séjour en Albany, où nous n’avions pas d’affaires visibles, etme gardait auprès de lui, éloigné de mon véritable devoir, sous unprétexte de travail. C’est là-dessus que j’attends et que je méritepeut-être le blâme. Je n’étais pas assez obtus pour n’avoir pas mesidées à moi. Il m’était impossible de voir le Maître se confier auxmains de Harris, sans deviner là-dessous quelque manigance. Laréputation de Harris était déplorable, et il avait été soudoyé ensecret par Mylord ; mes informations me firent voir dansMoutain le trafiquant un personnage du même acabit ; leurentreprise commune, la recherche d’un trésor volé, était bien faitepour les inciter à un mauvais coup ; et la nature du pays oùils s’engageaient assurait l’impunité au crime. Eh bien, il estexact que toutes ces idées me vinrent, avec ces craintes et cespressentiments du sort réservé au Maître. Mais il faut considérerque c’était moi-même qui avais essayé de le précipiter desbastingages du navire, au beau milieu de la mer ; moi-mêmequi, peu auparavant, avais offert à Dieu un marché très impie maissincère, m’efforçant d’obtenir que Dieu se fît mon séide. Il estvrai encore que ma haine envers mon ennemi s’était considérablementatténuée. Mais j’ai toujours vu dans cette diminution une faiblessede la chair, presque coupable, car mon esprit demeurait fermementdressé contre lui. Il est vrai encore que c’était une chosed’assumer la responsabilité et le danger d’un attentat criminel, etque c’en était une autre de laisser de gaieté de cœur Mylord courirle danger de s’avilir. Mais c’était sur cette dernièreconsidération elle-même que reposait mon inaction. Car (eussé-jeété capable d’intervenir) je pouvais bien ne pas sauver le Maître,mais je ne pouvais laisser Mylord devenir la fable du public. Voilàdonc pourquoi je n’agis pas ; et c’est encore sur les mêmesraisons que je me fonde pour justifier ma ligne de conduite. Nousvivions donc en Albany, mais bien que nous fussions tous deuxétrangers dans la ville, Mylord avait quantité de connaissancesau-delà du coup de chapeau. Mylord s’était muni de lettresd’introduction pour les notabilités de la ville et desenvirons ; il avait fréquenté d’autres personnes à New York :il sortait donc beaucoup, et j’ai le regret de dire qu’il était enmême temps d’habitudes trop faciles. J’étais toujours couché, maisje ne dormais pas, lorsqu’il rentrait ; et il ne se passaitguère de nuit où il ne trahît pas l’influence de la boisson. Lejour, il persistait à m’accabler de tâches sans fin, qu’ils’efforçait de diversifier avec une ingéniosité remarquable, telleune toile de Pénélope. Je ne m’y dérobais point, car j’étais payépour obéir à ses ordres ; mais je ne prenais pas la peine delui dissimuler que je le perçais à jour, et le raillais quelquefoisen face.

– Je finirai par croire que vous êtes le diable et moi MichaelScott, lui dis-je un matin. Voilà que j’ai jeté un pont sur laTweed et séparé les Eildons ; et maintenant vous me mettez àfiler la corde de sable.

Il me considéra de ses yeux luisants, puis les détourna enremuant les lèvres, mais sans parler.

– Bon, bon, Mylord, dis-je, votre volonté est mon plaisir. Jerecopierai ceci pour la quatrième fois ; mais je vous prieraisd’inventer une nouvelle besogne pour demain ; car, ma foi, jesuis las de celle-ci.

– Vous ne savez pas ce que vous dites, répliqua Mylord, enmettant son chapeau et me tournant le dos. C’est une chosesingulière que vous preniez ainsi plaisir à me tourmenter. Un ami…mais il ne s’agit pas de cela. C’est une chose singulière. Je suisun homme que le mauvais sort n’a cessé de poursuivre. Je suisentouré de trames. Je ne fais que rencontrer des embûches. Le mondeentier est ligué contre moi.

– Je ne raconterais pas de telles absurdités, si j’étais vous,dis-je ; mais je vais vous dire ce que je ferais. – Je meplongerais la tête dans l’eau froide, car vous avez bu la nuitdernière plus que vous n’en pouvez supporter.

– Croyez-vous ? dit-il, d’un air vivement intéressé. Celame ferait du bien ? Je ne l’ai jamais essayé.

– Je me rappelle le temps où vous n’aviez pas besoin d’essayer,et je souhaite, Mylord, qu’il revienne. Mais la vérité est que sivous continuez ces excès, ils finiront par vous causer dudésagrément.

– Il me semble que je ne supporte plus la boisson commeautrefois, dit Mylord. Je suis dompté par elle, Mackellar. Mais jeferai plus attention.

– C’est ce dont je vous prierais, répliquai-je. Il faut voussouvenir que vous êtes le père de Mr. Alexander : faites donc ensorte que l’enfant reçoive de vous un nom sans tache.

– Oui, oui, dit-il, vous êtes un homme de sens, Mackellar, etavez longtemps été à mon service. Mais je crois que vous n’avezplus rien à me dire ? ajouta-t-il, avec cette vivacité ardenteet puérile qui lui était devenue si familière.

– Non, Mylord, plus rien, dis-je, assez sèchement.

– Alors, je m’en vais, dit Mylord, continuant à me regarder,tambourinant sur son chapeau qu’il avait retiré de nouveau. Jesuppose que vous n’aurez pas à sortir. Non ? Je dois voir SirWilliam Johnson, mais je me tiendrai sur mes gardes. – Il resta uneminute silencieux, puis, souriant : – Vous rappelez-vous cetendroit, Mackellar, – un peu avant Engles, – où le torrent couletrès encaissé sous un bois de hêtres ? Je me rappelle y avoirété dans ma jeunesse – mon Dieu ! cela me fait l’effet d’unevieille ballade – j’étais à la pêche, et j’avais pris beaucoup depoisson. Oh ! j’étais heureux, alors. Je me demande,Mackellar, pourquoi je ne suis plus heureux, à présent ?

– Mylord, dis-je, si vous buviez avec plus de modération, vouspourriez le redevenir. C’est un vieux dicton que la bouteille estmauvaise consolatrice.

– Sans doute, dit-il, sans doute. Eh bien, je crois que je m’envais.

– Au revoir, Mylord, dis-je.

– Au revoir, au revoir, dit-il. Et il sortit enfin del’appartement.

J’offre ici comme un bon échantillon de ce qu’était mon maîtredans la matinée ; et j’aurai donné de lui une idée bien faussesi le lecteur ne s’aperçoit pas d’une déchéance notable. De voircet homme ainsi tombé, de le savoir accepté de ses compagnons commeun pauvre biberon hébété, bienvenu (s’il l’était) par simpleconsidération de son titre ; et de me rappeler les vertusqu’il déployait jadis contre d’analogues revers de fortune, –n’était-ce pas irritant et aussi humiliant ?

Une fois dans les vignes, il était plus excessif. Je nerapporterai qu’une scène, survenue peu avant la fin, qui estaujourd’hui encore fortement imprimée dans ma mémoire, et qui àl’époque me remplit d’une sorte d’horreur.

J’étais au lit, tout éveillé, lorsque je l’entendis monterl’escalier en titubant et en chantant. Mylord n’avait pas le donmusical : son frère possédait toutes les grâces de lafamille ; aussi quand je parle de chanter, il faut entendreune sorte de mélopée élevée, intermédiaire à la diction et auchant. Il sort quelque chose d’analogue de la bouche des enfantsqui n’ont pas encore appris à se contraindre ; venant d’unhomme mûr, cela produisait un effet bizarre. Il ouvrit la porteavec des précautions bruyantes ; jeta un coup d’œil àl’intérieur, en abritant de la main sa bougie ; crut que jedormais ; entra, déposa son bougeoir sur la table, et ôta sonchapeau. Je le voyais en plein ; une vive surexcitationfiévreuse bouillait dans ses veines, et il restait à sourire devantla bougie d’une façon contrainte. Puis il leva le bras, claqua desdoigts, et se mit à se déshabiller. Ce faisant, il oublia maprésence, et reprit sa chanson ; et alors je compris lesparoles. C’étaient celles d’une vieille complainte, « les deuxcorbeaux », indéfiniment répétées.

Et sur ses os dénudés

Le vent soufflera pour jamais.

J’ai dit qu’il n’avait pas l’oreille musicale. Il n’observaitaucune règle déterminée pour le ton, sauf qu’il montrait plutôt unetendance au mode mineur ; mais ses frustes modulationsexerçaient un pouvoir singulier sur la sensibilité, et, d’accordavec les mots, elles exprimaient sur un mode barbare les sentimentsdu chanteur. Il avait débuté d’une façon vive etdéclamatoire ; puis cette verve intempestive tomba, ses notesacquirent plus d’émotion, et elles s’abaissèrent, pour finir, à undiapason plaintif dont le pathétique m’était quasi intolérable. Pardegrés correspondants, l’alacrité initiale de ses gestes déclina,et quand son déshabillage en fut arrivé aux culottes, il s’assit aubord du lit et se mit à larmoyer. Je ne sais rien de moinsrespectable que les pleurs d’un ivrogne, et je me détournai avecirritation de cette triste vue.

Mais il s’était arrêté de lui-même (il faut croire) sur cettepente glissante d’égoïste complaisance, laquelle n’offre à unhomme, démoralisé par les chagrins et les libations répétées,d’autre terme que l’épuisement. Ses larmes ne cessaient de couler,et il restait assis là, aux trois quarts nu, dans l’air froid de lachambre. Je m’accusais tour à tour d’inhumanité et de faiblessesentimentale, tantôt à demi relevé dans mon lit pour intervenir,tantôt m’exhortant à l’indifférence et invoquant le sommeil. Tout àcoup, le quantum mutatus ab illo[43] mefrappa l’esprit ; et rappelant à ma mémoire sa sagesse, saconstance et sa patience d’autrefois, je fus pris d’une pitié quasidésespérée, moins pour mon maître que pour les fils de l’homme.

Aussitôt je bondis de ma place, m’approchai de lui et posai mamain sur son épaule nue, qui était froide comme pierre. Il levavers moi son visage tout gonflé et marqué de larmes comme celuid’un enfant. À cette vue, mon irritation se raviva en partie.

– Rougissez donc de vous-même, dis-je. Votre conduite estpuérile. Je serais moi aussi à renifler, si j’avais voulu m’emplirl’estomac de vin. Mais je me suis couché en homme sobre. Allons,couchez-vous aussi, et terminez cette pitoyable comédie.

– Oh ! Mackellar, dit-il, j’ai le cœur navré !

– Navré ? Il y a de quoi, je pense. Quelles paroleschantiez-vous quand vous êtes rentré ? Ayez pitié de votreprochain, il pourra être question de pitié pour vous. Peu importeque vous soyez l’un ou l’autre, mais je ne suis pas partisan desà-moitié. Si vous voulez frapper, faites-le ; et si vous êtesun mouton, bêlez.

– C’est cela, s’écria-t-il soudain ; c’est cela,frapper ! voilà qui est parler ! Ami, j’ai supporté celatrop longtemps. Mais puisqu’on s’en prend à mon enfant, puisque lepetit est menacé, – (sa vigueur passagère retomba) – mon petitAlexander ! – et ses larmes coulèrent de nouveau.

Je le saisis par les épaules et le secouai.

– Alexander ! dis-je. Pensez-vous jamais à lui ? Maisnon ! Examinez-vous en brave, et vous verrez que vous vousleurrez vous-même. Femme, ami, enfant sont également oubliés, etvous êtes enseveli dans un égoïsme opaque.

– Mackellar, dit-il, avec un surprenant retour à sa manière et àson aspect d’autrefois, vous pourrez dire ce que vous voudrez demoi, mais il y a une chose que je ne fus jamais… je ne fus jamaiségoïste.

– Je vais vous ouvrir les yeux malgré vous, dis-je. Depuiscombien de temps sommes-nous ici ? Et combien de lettresavez-vous écrites à votre famille ? C’est la première fois, jepense, que vous en êtes séparé : avez-vous écrit du tout ?Savent-ils si vous êtes mort ou vivant ?

Je n’avais mis aucun ménagement à cette attaque : elle le rendità sa noblesse primitive ; ses larmes s’arrêtèrent ; il meremercia, me dit ses regrets, se coucha, et s’endormit bientôtprofondément. À peine levé, le lendemain matin, il s’attabla pourcommencer une lettre à Mylady : lettre pleine de tendresse, maisqu’il n’acheva jamais. Car toutes communications avec New York sefaisaient par mon entremise, et on a pu voir que c’était là unetâche ingrate. Quoi dire à ma maîtresse, et en quels termes, etjusqu’à quel point pousser le mensonge et la cruauté, – cesproblèmes m’empêchaient souvent de dormir.

Cependant, Mylord attendait avec une impatience croissante lesnouvelles de ses complices. Harris, sans doute, lui avait promis defaire diligence ; le temps était déjà plus que passé derecevoir un mot de lui ; et l’attente est mauvaise conseillèrechez un homme d’intelligence débilitée. La pensée de Mylord, danscet intervalle, ne fut occupée qu’à suivre à travers le désertcette expédition dont la réussite lui importait si fort. Ilévoquait sans cesse leur campement, leur avance, les aspects de lacontrée, la perpétration suivant mille modes divers du même acteaffreux, et le spectacle consécutif des os du Maître épars dans levent. Ces méditations cachées et criminelles, je les voyaiscontinuellement surgir dans sa conversation, comme des lapins horsde leurs trous. Et il n’est guère étonnant que le théâtre de saméditation exerçât peu à peu sur lui une attraction physique.

On sait quel prétexte il invoqua. Sir William Johnson avait unemission diplomatique à remplir dans ces parages ; et Mylord etmoi (par curiosité, soi-disant) partîmes en sa compagnie. SirWilliam était bien accompagné et libéralement fourni. Des chasseursnous apportaient du gibier, chaque jour on pêchait du poisson pournous dans les rivières, et le brandy coulait comme de l’eau. Nousmarchions le jour et dressions notre camp pour la nuit, à lamanière militaire ; on plaçait des sentinelles ; chacunavait ses fonctions désignées ; et Sir William était le centreoù tout aboutissait. Cette expédition offrait maints détails quieussent, en autre temps, été susceptibles de m’intéresser ;mais, pour notre malheur, la saison était des plus rudes, le cield’abord pur, mais les nuits glacées dès le début. Un ventdouloureusement coupant soufflait presque sans arrêt, et nousétions assis dans le bateau avec des ongles bleuis, et la nuit,cependant que nous nous rôtissions la figure au feu, nos habitssemblaient de papier sur notre dos. Une effroyable solitudeenvironnait nos pas ; la terre était absolument désertée,nulle fumée de feux, et, à part un unique bateau de marchands ledeuxième jour, nulle rencontre de voyageurs. À vrai dire, il étaittard en saison, mais cet abandon émut Sir William lui-même ;et je l’ai ouï plus d’une fois exprimer son inquiétude. « Je crainsd’arriver trop tard ; ils doivent avoir déterré la hache »,disait-il ; et les événements nous prouvèrent qu’il avaitraisonné juste.

Je ne saurais dépeindre l’accablement de mon âme durant cevoyage. Je ne suis pas de ces esprits amoureux du nouveau ;voir l’hiver approcher et me trouver perdu si loin de toutehabitation, cela m’oppressait comme un cauchemar ; il mesemblait presque braver la puissance divine ; et cette idée,qui, je suppose, me classe parmi les lâches, s’aggravait encore dema connaissance secrète du but que nous poursuivions. J’étaisd’ailleurs accaparé par mes devoirs envers Sir William, que j’avaisla corvée de distraire ; car Mylord était perdu dans un étatvoisin du somnambulisme, promenant sur la forêt un œil hagard,dormant à peine, et ne prononçant quelquefois pas vingt mots de lajournée. Ce qu’il disait signifiait encore quelque chose ;mais cela concernait presque inévitablement cette troupe qu’ilguettait avec une obstination démente. Il répétait souvent à SirWilliam, et toujours comme s’il s’agissait d’une nouveauté, qu’ilavait « un frère quelque part dans la forêt », et il lui demandaitsi les sentinelles eussent l’ordre de « s’informer de lui ». «J’attends avec impatience des nouvelles de mon frère », disait-il.Et parfois, en cours de route, il se figurait apercevoir un canotau loin sur le fleuve, ou un camp sur la rive, et il montrait uneagitation fébrile. Il était impossible que Sir William ne fût pasfrappé de ces bizarreries ; et à la fin, il me prit à part etme découvrit ses inquiétudes. Je me touchai le front en branlant latête ; trop heureux de nous ménager un témoignage en cas descandale possible.

– Mais alors, s’écria Sir William, est-il prudent de le laisseren liberté ?

– Ceux qui le connaissent mieux, dis-je, sont persuadés qu’il abesoin de distraction.

– Bien, bien, répondit Sir William, cela ne me regarde pas. Maissi j’avais su, vous ne seriez pas ici.

Notre avance parmi cette contrée sauvage s’était poursuivie unesemaine environ sans encombre, lorsqu’un soir le camp fut établi enun lieu où le fleuve coulait entre de hautes montagnes revêtues debois. On alluma les feux sur un terrain plat de la rive ; puisl’on soupa et l’on se coucha comme à l’ordinaire. La nuit étaitd’un froid meurtrier ; la constriction du gel me saisissait etme mordait à travers mes couvertures, au point que la douleur metint éveillé ; et je fus de nouveau sur pied dès avant lapointe du jour, m’accroupissant auprès des feux, ou trottant çà etlà au bord du fleuve, pour combattre l’engourdissement de mesmembres. À la fin, l’aube se leva sur la blancheur des bois et desmontagnes, et je vis les dormeurs roulés dans leurs, sacs decouchage, et le fleuve tumultueux bouillonnant parmi des épieux deglace. Je restais à regarder autour de moi, serré dans mon grospaletot de fourrure de bison, et mon haleine fumant de mes narinesgercées, lorsque, soudain, un singulier cri d’angoisse s’éleva dela lisière du bois. Les sentinelles y répondirent, les dormeurs selevèrent d’un bond ; quelqu’un pointa l’index, les autressuivirent des yeux la direction indiquée, et là, sur la lisière dela forêt, entre deux arbres, nous vîmes un homme qui tendait lesdeux bras, comme en extase. L’instant d’après il se mit à courirvers nous, tomba sur ses genoux à l’entrée du camp, et fondit enlarmes. C’était John Mountain, le trafiquant, échappé aux affreuxpérils ; et son premier mot, quand il recouvra la parole, futpour demander si nous avions vu Secundra Dass.

– Vu quoi ? s’écria Sir William.

– Non, dis-je, nous ne l’avons pas vu. Pourquoi ?

– Pas vu ? dit Mountain. Alors, c’était moi qui avaisraison.

Et il porta la main à son front.

– Mais quoi donc, en ce cas, le fait retourner en arrière ?cria-t-il. Qu’est-ce qui le ramène au milieu des cadavres ? Ily a là-dessous quelque maudit mystère.

Cette phrase excita vivement notre curiosité, mais je feraimieux de raconter ici les événements selon leur ordrechronologique.

Voici une narration que j’ai puisée à trois sources différentes,qui ne concordent pas de tous points :

1° Une déposition par écrit de Mountain, où les faits criminelssont habilement déguisés ;

2° Deux conversations avec Secundra Dass ;

3° Plusieurs conversations avec Mountain lui-même, danslesquelles il voulut bien se montrer entièrement franc ; car àvrai dire il me croyait de complicité.

Récit de Mountain le Trafiquant

L’équipage qui remonta le fleuve sous le double commandement ducapitaine Harris et du Maître comptait en tout neuf personnes, dontil n’était pas une (à l’exception de Secundra Dass) qui n’eûtmérité l’échafaud. Depuis Harris jusqu’au dernier, les voyageursétaient bien connus dans cette colonie pour de parfaits etsanguinaires mécréants ; plusieurs réputés pirates, les autresfraudeurs de rhum ; tous fanfarons et ivrognes ; tousdignes associés, tous s’embarquant à la fois sans remords dans cedessein perfide et meurtrier. Je ne pense pas qu’il y eut beaucoupde discipline établie ou un capitaine bien déterminé dans labande ; mais Harris et quatre autres, Mountain lui-même, deuxÉcossais – Pinkerton et Hastie – et un nommé Hicks, savetierivrogne, après une délibération en commun, fixèrent la route àsuivre. Au point de vue matériel, ils étaient assez bienapprovisionnés ; et le Maître en particulier s’était munid’une tente afin de pouvoir s’isoler et s’abriter un peu.

Ce minime privilège indisposa contre lui les esprits de sescompagnons. Mais il était d’ailleurs dans une position sientièrement fausse (et voire absurde) que son habitude ducommandement et sa faculté de plaire étaient rendues inutiles. Auxyeux de tous, à part Secundra Dass, il faisait figure de vulgairedupe et de victime désignée, allant inconsciemment à la mort ;toutefois, il ne pouvait que se croire l’organisateur et le chef del’expédition ; c’était en cette qualité qu’il agissait ;mais au moindre signe d’autorité ou de hauteur de sa part, sesimposteurs riaient sous cape. J’étais si habitué à le voir et àl’imaginer dans un rôle autoritaire et hautain que j’étais peiné etque je rougissais presque de songer à sa position au cours de cevoyage. Tarda-t-il lui-même à en acquérir le premier soupçon, je nesais ; mais ce ne fut pas tout de suite, et la troupe s’étaitenfoncée dans le désert hors de portée de tout secours, sans qu’ils’éveillât pleinement à la réalité.

Voici comment le fait se produisit. Harris et quelques autress’étaient retirés à part dans les bois pour délibérer, quand ilsfurent mis en éveil par un froissement dans les buissons. Ilsétaient tous accoutumés aux ruses de la guerre indienne. Mountainavait non seulement vécu et chassé, mais combattu et gagné quelqueréputation parmi les sauvages. Il savait se glisser à travers boissans bruit, et suivre une piste comme un chien ; et àl’occasion de cette alerte, il fut député par les autres poursonder le fourré. Il acquit bien vite la certitude qu’un homme semouvait dans son voisinage immédiat, avec précaution mais sans art,parmi les feuilles et les branches ; et arrivé à un endroitavantageux, il découvrit Secundra Dass qui rampait activement dansla direction opposée, en jetant derrière lui des regards furtifs. Àcette vue, il demeura indécis entre le rire et la colère ; etses complices, lorsqu’il fut revenu leur conter la chose, setrouvèrent dans la même incertitude. On n’avait plus à craindre uneembuscade indienne ; mais d’autre part, puisque Secundra Dassse mettait en peine de les épier, il était bien probable qu’ilsavait l’anglais, et s’il savait l’anglais, il était certain quetous leurs projets se trouvaient connus du Maître. La situationétait bizarre. En effet, si Secundra Dass savait et cachait qu’ilsavait l’anglais, Harris était familiarisé avec plusieurs languesde l’Inde, et comme ses aventures dans cette partie du monden’avaient été rien moins que recommandables, il n’avait pas jugéutile de mentionner la chose. Chaque côté avait donc ainsi son troude vrille sur les délibérations de l’autre. Les conspirateurs,aussitôt que cet avantage leur eut été exposé, retournèrent aucamp ; Harris, entendant que l’Hindou était une fois de pluschambré avec son maître, se glissa jusque derrière la tente ;et les autres, assis à fumer autour du feu, attendirentimpatiemment son rapport. Lorsqu’il revint enfin, son visage étaitsombre. Il en avait vu assez pour confirmer les pires de sessoupçons. Secundra Dass connaissait bien l’anglais ; il lesavait durant plusieurs jours suivis et épiés ; le Maître étaità cette heure informé de tout le complot, et tous deux seproposaient pour le lendemain de s’écarter de la troupe à unportage et de s’enfoncer au hasard dans les bois ; préféranttous les risques de la famine, des bêtes féroces et des sauvages, àleur position au milieu de traîtres. Que faire, donc ? Les unsétaient d’avis de massacrer le Maître sur-le-champ ; maisHarris leur affirma que ce serait là un crime sans profit, puisquele secret du trésor périrait avec celui qui l’avait enterré.D’autres voulaient abandonner l’entreprise et regagner NewYork ; mais le mot prestigieux de trésor, et le souvenir de lalongue route déjà parcourue, en dissuada la majorité. J’imagine quec’étaient pour la plupart des cervelles épaisses. Harris, il estvrai, avait quelques talents, Mountain n’était pas bête, Hastieavait reçu quelque éducation ; mais ces trois-là eux-mêmesavaient manifestement raté leur vie, et les autres étaient la liedes ruffians coloniaux. La conclusion où ils en vinrent,finalement, fut donc le simple résultat de la cupidité et del’espoir plutôt que de la raison. On allait temporiser, se tenirsur ses gardes et surveiller le Maître, se taire désormais et neplus offrir d’aliment à ses soupçons, et s’en remettre entièrement(si j’ai bien compris) à la chance que leur victime fût aussicupide et déraisonnable qu’eux-mêmes, et consentît, pour tout dire,à leur livrer sa vie et son trésor.

Deux fois au cours de la journée suivante, Secundra Dass et leMaître purent se figurer qu’ils leur avaient échappé ; et deuxfois, ils se trouvèrent cernés. Le Maître, si ce n’est que laseconde fois il pâlit un peu, ne montra aucun symptôme dedécouragement, s’excusa de la maladresse qui l’avait faits’écarter, remercia comme d’un service ceux qui le recapturaient,et rejoignit la caravane avec toute sa vaillance et son entrainhabituels. Mais il avait sûrement flairé quelque chose ; cardès lors lui et Secundra Dass ne se parlèrent plus qu’à l’oreille,et Harris écouta et grelotta en vain derrière la tente.

Le même soir, on annonça qu’il fallait abandonner les canots etcontinuer à pied, circonstance qui (en mettant fin à la confusiondes portages) diminuait beaucoup les chances d’évasion.

À partir de ce moment il y eut entre les deux partis une luttetacite, pour la vie d’un côté, pour le trésor de l’autre. Ilsapprochaient de cette région du désert où le Maître devait lui-mêmejouer le rôle de guide ; et, saisissant le prétexte, Harris etses hommes le persécutaient en s’asseyant avec lui chaque soirautour du feu, et tâchant de le faire tomber dans quelque piègepour lui arracher des aveux. Laisser échapper son secret, il lesavait bien, équivaudrait à signer son arrêt de mort ; d’autrepart, il ne pouvait éluder leurs questions, et devait paraître lesaider de tous ses moyens, sinon il avouait sa méfiance. Etcependant Harris m’affirme que le front de cet homme semblaitexempt de soucis. Il s’asseyait au milieu de ces chacals, sa vietenant à un cheveu, avec l’aise d’un hôte en belle humeur au coinde son feu ; il avait réponse à tout, – voire souvent réponseplaisante, esquivait les menaces, se dérobait aux insultes ;parlait, riait, écoutait, d’un air dégagé. Bref, il se conduisit demanière à désarmer les soupçons, et faillit ébranler leurcertitude. En fait, Mountain m’avoua qu’ils auraient bientôt cesséde croire au récit du capitaine, et admis que leur victime désignéeétait dans une parfaite ignorance de leurs desseins, n’eût été lefait qu’il continuait (ingénieusement, il est vrai) à détournerleurs questions, et la preuve encore plus grande de ses effortsrépétés pour leur échapper. Sa dernière tentative, qui provoqua ledénouement, je vais la raconter. Et d’abord, je dois dire que verscette époque l’humeur des compagnons de Harris était devenue desplus mauvaises ; toute civilité était presque oubliée ;et sur un prétexte insignifiant, le Maître et Secundra avaient étédépouillés de leurs armes. De son côté, néanmoins, le couple menacécontinuait à bien jouer la comédie de la confiance ; Secundramultipliait ses saluts, le Maître ses sourires ; et le derniersoir de la trêve, il avait même poussé la complaisance jusqu’àchanter pour divertir la compagnie. On observa aussi qu’il mangeaitplus qu’à l’ordinaire et buvait copieusement, – non sans intentionprobable.

Bref, vers trois heures du matin, il sortit de sa tente, avecdes plaintes et des gémissements, comme s’il souffraitd’indigestion. Secundra passa une heure à soigner devant tous sonmaître, qui finit par s’apaiser, et s’endormit sur le sol geléderrière la tente. L’Indien, lui, rentra dans l’intérieur. Peuaprès, la sentinelle fut relevée ; on lui désigna le Maître,couché dans une de ces robes dites « buffalo » : et dès lors il necessa plus (a-t-il déclaré) d’avoir les yeux sur lui. Au point dujour, survint une bouffée de vent qui souleva un pan de larobe ; et en même temps le chapeau du Maître s’envola et allaretomber à quelques yards. La sentinelle, trouvant bizarre que ledormeur ne s’éveillât point, s’en approcha ; et l’instantd’après, avec un grand cri, elle annonçait au camp que leprisonnier s’était envolé. Il avait laissé derrière lui son Indien,qui faillit (dans le premier moment de surprise) payer de sa vie cestratagème, et fut, en tout cas, cruellement maltraité ; maisSecundra, sous les menaces et les coups, s’obstina avec unefidélité singulière à jurer qu’il ne savait rien du plan de sonmaître, ce qui pouvait à la rigueur être vrai, ni de son évasion,ce qui était manifestement faux. Il ne restait donc plus auxconspirateurs qu’à s’en remettre du tout à l’habileté de Mountain.Il avait gelé la nuit ; le sol était très dur ; et, lesoleil à peine levé, le dégel fut rapide. Mountain affirmehautement que peu d’hommes auraient suivi cette piste, et que moinsencore (y compris les Indiens du pays) auraient pu la relever. LeMaître était déjà loin lorsque la poursuite prit le vent, et il dutcheminer avec une vélocité qui étonne, vu son peu d’accoutumance,car il était près de midi lorsque Mountain le découvrit. Dans cetteconjoncture, le trafiquant était seul, tous ses compagnons lesuivant, comme lui-même l’avait demandé, à plusieurs centaines deyards ; il savait le Maître désarmé ; il était en outreéchauffé par l’exercice et le feu de la chasse ; et voyant saproie si voisine, si dépourvue de défense, et visiblement fatiguée,il voulut se donner la gloriole d’effectuer la capture de sa propremain. Un pas ou deux encore l’amenèrent à l’orée d’une petiteclairière ; le Maître était de l’autre côté, les bras croiséset assis le dos contre un gros roc. Il est possible que Mountainait fait du bruit, il est certain, en tout cas, que le Maîtrereleva la tête et fixa les yeux droit sur ce fourré où se cachaitson persécuteur ; « je n’étais pas sûr qu’il me vît, raconteMountain ; il regardait dans ma direction avec un air sirésolu que tout mon courage s’échappa de moi comme le rhums’échappe d’une bouteille. » Aussi, quand le Maître eut détournéles yeux, et sembla reprendre la méditation où il était plongéavant l’arrivée du trafiquant, Mountain se retira furtivement etretourna chercher l’aide de ses compagnons.

Et ici commence le chapitre des surprises, car l’éclaireur avaità peine informé les autres de sa découverte, et ils étaient encoreà apprêter leurs armes pour tomber à la fois sur le fugitif, quelui-même s’avança au milieu d’eux, d’un pas tranquille et dégagé,les mains derrière le dos.

– Ah ! les camarades ! dit-il, en les voyant. Larencontre est heureuse. Retournons au camp.

Mountain n’avait pas parlé de sa faiblesse ni du regarddéconcertant dirigé sur le fourré, de sorte que (pour les autres)son retour apparut spontané. Malgré cela, une rumeur s’éleva ;des blasphèmes éclatèrent, des poings furent brandis, et des canonsde mousquets le menacèrent.

– Retournons au camp, dit le Maître. J’ai une explication àdonner, mais il faut que vous soyez tous là. En attendant, mieuxvaudrait relever ces armes, dont l’une ou l’autre pourrait sifacilement partir, et emporter vos espérances de trésor. Il ne fautpas tuer, ajouta-t-il en souriant, l’oie aux œufs d’or.

Le prestige de sa supériorité se faisait sentir une fois deplus ; et la troupe, sans suivre un ordre déterminé, se mit enroute vers le camp. Chemin faisant, il trouva l’occasion de direquelques mots en particulier à Mountain.

– Vous êtes hardi, et fin, lui dit-il, mais je ne suis pas aussicertain que vous vous rendiez justice. J’aimerais vous voirconsidérer si vous ne feriez pas mieux, et voir s’il ne serait pasplus sûr, de me suivre, moi, au lieu de servir un aussi vulgairebandit que Mr. Harris. Réfléchissez-y, conclut-il, en lui donnantune petite tape sur l’épaule, et ne vous pressez pas trop. Mort ouvif, vous trouverez qu’il ne fait pas bon se frotter à moi.

Quand on fut de retour au camp, où Harris et Pinkerton étaientrestés à garder Secundra, tous deux se jetèrent sur le Maître commedes harpies, et furent démesurément surpris de s’entendre ordonnerpar leurs camarades de « reculer et d’écouter ce que le gentlemanavait à dire ». Le Maître n’avait pas bronché devant leurassaut ; à cette preuve du terrain qu’il avait regagné, il netrahit pas la moindre suffisance.

– Ne soyons pas si pressés, dit-il. Le repas d’abord et lediscours public ensuite.

On fit donc un repas hâtif ; et aussitôt après, le Maître,appuyé sur un coude, entama son discours. Il parla longtemps,s’adressant à chacun (excepté Harris), trouvant pour chacun (avecla même exception) un mot de flatterie spéciale. Il les appela «honnêtes et hardis lurons », affirma n’avoir jamais vu plus jovialecompagnie, besogne mieux faite, ou peines plus joyeusementsupportées. « Mais alors, dit-il, si quelqu’un me demande pourquoidiable je me suis encouru, j’ai à peine besoin de répondre, car jecrois que vous le savez tous très bien. Mais il y a autre chose quevous ne savez pas : c’est un point auquel j’arrive à présent, et oùvous allez me prêter votre attention. Il y a un traître ici, undouble traître ; c’est assez pour l’instant. Mais ici un autregentleman viendra me demander : Pourquoi diable je suisrevenu ? Eh bien, avant de répondre à cette question, j’en aiune à vous poser. Est-ce ce vil mâtin, ce Harris, qui parlehindoustani ? » s’écria-t-il en se relevant sur un genou etdésignant l’homme en plein visage, avec un geste de menaceindicible ; et puis, quand on lui eut répondu affirmativement: « Ah ! dit-il, voilà donc tous mes soupçons vérifiés, etj’ai bien fait de revenir. Maintenant, camarades, vous allez savoirla vérité pour la première fois. » Là-dessus, il s’embarqua dansune longue histoire, contée avec une adresse extraordinaire, commequoi il avait depuis longtemps suspecté Harris, comment sescraintes s’étaient trouvées confirmées, et que Harris avait sansdoute faussement rapporté ses conversations avec Secundra. Arrivélà, il tenta un coup d’audace, avec pleine réussite. « Vous vousfigurez, je suppose, dit-il, que vous allez partager avecHarris ; vous vous figurez que vous veillerez vous-mêmes à larépartition. Vous ne croyez naturellement pas qu’un aussi platgredin puisse vous flouer. Mais prenez garde ! Cesdemi-crétins possèdent une espèce de ruse, comme le skuns a sapuanteur ; et ce vous sera peut-être une nouvelle de savoirque Harris a déjà pris soin de lui-même. Oui, pour lui la totalitédu trésor est de l’argent trouvé. Vous, il vous faut le découvrirou vous en passer. Mais lui a déjà été payé d’avance ; monfrère l’a payé pour me faire disparaître ; regardez-le, sivous en doutez, – regardez donc sa mine embarrassée de voleur prissur le fait ! » Puis, cette heureuse impression produite, ilraconta comme quoi il s’était échappé, puis ravisé, puis avaitenfin pris son parti de revenir exposer la vérité devant lacompagnie, et courir la chance avec eux tous encore une fois ;persuadé qu’il était de les voir déposer Harris sur-le-champ, etélire un autre chef. « Voilà toute la vérité, dit-il : et, à uneseule exception près, je me remets absolument entre vos mains.Quelle est cette exception ? C’est l’homme que voilà assis là,cria-t-il, désignant de nouveau Harris ; cet homme qui doitmourir ! Les armes et les conditions me sont égales ;mettez-moi face à face avec lui, et ne me donneriez-vous autrechose qu’un bâton, en cinq minutes, je vous ferai voir une charogneen marmelade, bonne pour les chiens. »

Il faisait nuit noire quand il s’arrêta ; ils avaientécouté en un silence presque parfait, à peine si la lueur du feupermettait à chacun de juger de l’effet produit sur son voisin,persuasion ou condamnation. D’ailleurs, le Maître s’était mis à laplace la mieux éclairée, pour faire converger tous les yeux sur sonvisage, – sans doute par un calcul prémédité. Le silence duraquelques minutes, puis on entama une discussion. Le Maîtres’étendit à plat dos. Les mains croisées sous la nuque et un genoupassé par-dessus l’autre, comme insoucieux du résultat. Et ici, jedois dire que son goût de la bravade l’emporta trop loin, et fittort à sa cause. Du moins après avoir oscillé deux ou trois fois depart et d’autre, l’opinion se tourna finalement contre lui.Peut-être espérait-il renouveler l’aventure du bateau-pirate, et sevoir élire, même à de dures conditions, comme chef ; et leschoses allèrent si loin dans cette voie, que Mountain en fitnettement la proposition. Mais l’écueil sur lequel il échoua futHastie. On n’aimait guère ce garçon morose et lent, d’un caractèreaigre et hargneux ; mais il avait étudié quelque temps pourêtre d’église au Collège d’Édimbourg, avant que son inconduite eûtbrisé sa carrière, et il se remémora dans cette circonstance, etappliqua ce qu’il avait appris. En fait, il n’en avait pas encorebeaucoup dit, que le Maître se laissa négligemment rouler sur lecôté, dans le but (pense Mountain) de cacher le désespoir quienvahissait ses traits. Hastie élimina la plus grande partie de cequ’ils avaient entendu comme n’ayant rien à faire avec laquestion ; ce qu’ils voulaient, c’était le trésor. Tout ce quiconcernait Harris pouvait bien être vrai, et on s’en occuperait entemps et lieu. Mais qu’est-ce que cela avait à voir avec letrésor ? Ils avaient écouté un déluge de mots ; mais lasimple vérité était que Mr. Durie avait une peur bleue, et qu’ils’était enfui à plusieurs reprises. Il était ici, – repris ourevenu de lui-même importait peu à Hastie : mais l’urgent était demener l’affaire à terme. Quant à cette histoire de déposer etd’élire des capitaines, il espérait bien que tous ici étaient deshommes libres, et capables de se gouverner eux-mêmes. Tout celan’était que poudre aux yeux, comme la proposition de combattreHarris. « Il ne combattra personne de ce camp, je vous le garantis,dit Hastie. Nous avons eu assez de difficulté à lui enlever sesarmes, et nous serions de fiers imbéciles de les lui rendre. Maissi c’est de l’agrément que le gentleman désire, je lui enfournirai, plus peut-être qu’il n’en a envie. Car je n’aiaucunement l’intention de passer la fin de mes jours dans cesmontagnes, je n’y suis resté déjà que trop ; et je proposequ’il vous dise immédiatement où est ce trésor, ou bien qu’il soitimmédiatement passé par les armes. Et voici, ajouta-t-il, enmontrant son pistolet, celle dont j’entends me servir. »

– Allons, vous êtes ce que j’appelle un homme, s’écria leMaître, en se mettant sur son séant et regardant l’orateur avec unair d’admiration.

– Je ne vous demande pas comment vous m’appelez, répliquaHastie ; lequel des deux ?

– La question est oiseuse, dit le Maître. Nécessité fait loi. Levrai est que nous sommes à portée de marche de l’endroit, et jevous y mènerai demain.

Là-dessus, comme si tout était conclu, et conclu exactementselon ses désirs, il regagna sa tente, où Secundra l’avaitprécédé.

Je ne puis repenser sans admiration à ces derniers tours etdétours de mon vieil ennemi ; c’est à peine si quelque pitiése mêle à ce sentiment, si belle était sa vaillance, si hardi lefront qu’il opposait à l’adversité. Même à cette heure, où il sevoyait entièrement perdu, où il s’apercevait qu’il avait simplementchangé d’ennemi, et abattu Harris pour susciter Hastie, aucunetrace de faiblesse ne se révéla dans son attitude, et il rentrasous sa tente, déjà déterminé (faut-il croire) à affronter lesredoutables hasards de son suprême expédient, avec la mêmeexpression d’aisance assurée et la même démarche gracieuse qu’ileût pu avoir en sortant du théâtre pour aller à un souper de beauxesprits. Mais au fond de lui-même, si nous avions pu y regarder,son âme voyait la mort.

Tôt dans la soirée, le bruit qu’il était malade se répandit dansle camp ; et tout au matin, il fit venir Hastie à son chevetpour lui demander d’un air inquiet s’il connaissait un peu demédecine. En fait, c’était à une fatuité de ce dieu tombéd’étudiant qu’il s’adressait habilement. Hastie l’examina ; etcomme il était flatté, ignorant et très soupçonneux, il ne savaitplus du tout si le Maître était malade ou simulait. Dans ce doute,il alla retrouver ses compagnons, et (nouvelle qui, de toute façon,lui donnerait plus d’importance) leur annonça que le patient étaiten bonne voie pour mourir.

– Malgré tout, ajouta-t-il avec un blasphème, et dût-il creveren chemin, il faut qu’il nous mène ce matin jusqu’à ce trésor.

Mais ils furent plusieurs dans le camp (Mountain entre autres)que cette brutalité révolta. Ils auraient vu pistoleter le Maître,ou lui auraient eux-mêmes brûlé la cervelle, sans ressentir lamoindre pitié ; mais ils semblaient impressionnés par savaillante lutte et sa défaite non équivoque du soirprécédent ; peut-être aussi commençaient-ils déjà l’oppositionà leur nouveau chef ; en tout cas, ils se hâtèrent de déclarerque (si l’homme était malade) il aurait un jour de repos, quoiqu’en pût dire Hastie.

Le lundi matin, il était manifestement plus mal, et Hastielui-même commença de montrer quelque souci d’humanité, car cesimple simulacre de doctorat suffisait à éveiller sa sympathie. Letroisième jour, le Maître fit venir Mountain et Hastie sous satente, leur annonça qu’il allait dormir, leur donna tous lesdétails concernant la position de la cache, et les pria de semettre aussitôt en quête. Ils pourraient voir ainsi qu’il ne lestrompait pas, et, le cas échéant, il serait à même de corriger leurerreur.

Mais alors s’éleva une difficulté sur laquelle il comptait sansdoute. Aucun de ces hommes ne se fiait aux autres, aucun neconsentirait à rester en arrière. D’autre part, encore que leMaître semblât extrêmement bas, que sa parole fût réduite à unmurmure, et qu’il fût la plupart du temps sans connaissance, il sepouvait à la rigueur que sa maladie fût feinte ; et si touspartaient à la chasse au trésor, ils pourraient bien être partis «chasser l’oie sauvage », et trouver au retour leur prisonnierenvolé. On résolut donc, invoquant la sympathie, de ne pass’éloigner, et à coup sûr nos sentiments sont si complexes, queplusieurs étaient sincèrement (sinon profondément) affectés de voirainsi en danger de mort l’homme qu’ils avaient froidement résolud’assassiner. Dans l’après-midi, Hastie fut appelé auprès de sacouche pour prier ; ce qu’il fit (tout incroyable que celapuisse paraître) avec onction ; vers huit heures du soir, leslamentations de Secundra leur apprirent que tout était fini ;et avant dix, l’Indien, à la clarté d’une torche fichée dans lesol, se mettait à creuser la tombe. Le jour suivant, à son lever,éclaira les funérailles du Maître, auxquelles tout le monde pritpart avec le plus décent maintien ; et le corps fut mis enterre, enveloppé d’une robe de fourrure, la face découverte.Celle-ci était d’une pâleur de cire, et les narines étaientbouchées conformément à quelque rite oriental de Secundra. La tombene fut pas plus tôt comblée que les lamentations de l’Indienrépandirent de nouveau la tristesse dans tous les cœurs ; etil paraît que cette bande de meurtriers, bien loin d’être agacéspar ces clameurs, toutes pénibles qu’elles fussent et (dans cetterégion) préjudiciables à leur sûreté, s’efforcèrent rudement maisamicalement de le consoler.

Mais si la nature humaine est à l’occasion tendre jusque chezles pires individus, elle est aussi avant tout cupide, et ilslaissèrent bientôt Secundra à son chagrin pour s’occuper de leursintérêts. La cache du trésor étant toute proche, quoique non encoredécouverte, on résolut de ne pas lever le camp ; et le jour sepassa, de la part des voyageurs, en vaines explorations dans lesbois, cependant que Secundra gisait sur la tombe de son maître.Cette nuit-là, ils n’établirent pas de sentinelles, mais restèrentcouchés alentour du feu à la façon coutumière des hommes des bois,les têtes tournées en dehors, comme les rayons d’une roue. Le matinles trouva dans la même disposition ; toutefois, Pinkerton,qui était à la droite de Mountain, entre celui-ci et Hastie, avaitété (durant les heures d’obscurité) secrètement égorgé, et ilgisait là, encore drapé, quant au corps, dans son manteau, maisoffrant, plus haut, le spectacle abominable et affreux d’un crânescalpé. Toute la bande était ce matin-là aussi pâle qu’une troupede spectres, car l’obstination des Indiens à la guerre ou, pourparler plus correctement, à l’assassinat, était bien connue detous. Mais ils en attribuaient la principale responsabilité à leurdéfaut de sentinelles, et, enflammés par le voisinage du trésor,ils se résolurent à demeurer où ils étaient. Pinkerton fut enterrénon loin du maître ; les survivants passèrent encore cejour-là en explorations, et s’en revinrent d’une humeur mêléed’angoisse et d’espoir, étant presque assurés de toucher au but deleurs recherches, et se trouvant par ailleurs (avec le retour del’obscurité) envahis par la crainte des Indiens. Mountain monta lapremière garde ; il affirme ne s’être pas endormi ni assis, etavoir veillé avec un soin continuel et soutenu, et ce fut même d’uncœur léger que (voyant aux étoiles que l’heure était venue) ils’approcha du feu pour éveiller son remplaçant. Celui-ci (Hicks lesavetier) dormait du côté sous le vent du cercle, un peu plus loindonc que ceux au vent, et en une place obscurcie par lestourbillons de fumée. Mountain se pencha vers lui et le secoua parl’épaule ; sa main rencontra une humidité visqueuse ; et(comme le vent tournait juste alors) la clarté du feu se répanditsur le dormeur et fit voir qu’il était, comme Pinkerton, mort etscalpé.

Ils étaient évidemment tombés entre les mains d’un de cesIndiens partisans et sans chefs, qui suivent parfois une troupedurant des jours, et, en dépit de marches forcées et d’unesurveillance assidue, ne cesseront de se tenir à sa hauteur et deprélever un scalp à chaque lieu de repos. Après cette découverte,les chercheurs de trésor, déjà réduits à une pauvre demi-douzaine,furent pris de panique, s’emparèrent de quelques objetsindispensables, et, abandonnant le reste de leurs effets,plongèrent tout droit dans la forêt. Ils laissèrent leur feu brûlerauprès de leur camarade mort sans sépulture. Tout le jour ils necessèrent de fuir, mangeant sans s’arrêter, de la main à la bouche,et comme ils n’osaient dormir, ils continuèrent d’avancer, auhasard, même pendant les heures d’obscurité. Mais les limites del’endurance humaine sont vite atteintes ; quand ils sereposèrent à la fin, ce fut pour s’endormir profondément ; etquand ils se réveillèrent, ce fut pour découvrir que leur ennemiétait toujours sur leurs talons, et que la mort et la mutilationavaient une fois de plus atteint et défiguré un de leurscamarades.

Alors ils perdirent la tête. Ils se trouvaient égarés dans ledésert, leurs provisions s’épuisaient. Quant au détail de leursmaux ultérieurs, je l’épargne au lecteur de ce récit déjà tropprolongé. Il suffit de dire que lorsque à la fin une nuit se futpassée sans malheur et qu’ils respirèrent de nouveau, dans l’espoirque l’assassin avait abandonné la poursuite, Secundra et Mountainse trouvaient seuls. Le trafiquant est intimement persuadé que leurinvisible ennemi était un guerrier de sa connaissance, qui l’avaitépargné par faveur. Que cette grâce s’étendît à Secundra, ill’explique par l’hypothèse que l’Oriental passait pourinsensé ; à cause d’abord que, au milieu des horreurs de lafuite et alors que les autres jetaient armes et vivres, Secundra necessa de marcher courbé sous le poids d’une pioche ; ensuiteparce, dans les derniers jours, et avec une volubilité extrême, ilse parlait sans arrêt à lui-même dans sa propre langue. Mais ilavait toute sa raison quand il revenait à l’anglais.

– Vous croire il sera parti tout à fait ? demanda-t-il,lorsqu’ils se furent si heureusement éveillés sains et saufs.

– Je prie Dieu qu’il en soit ainsi, je crois, j’espère qu’il enest bien ainsi, avait répliqué Mountain de façon presqueincohérente quand il me décrivit la scène.

Et en fait il était démoralisé au point que jusqu’à cette heureoù il nous rencontra, le lendemain matin, il se demandait s’iln’avait pas rêvé, ou si c’était bien un fait, que Secundra,aussitôt après cette réponse et sans dire un mot de plus, étaitretourné sur ses pas, face à ces solitudes de l’hiver et de lafaim, par un chemin dont chaque étape avait pour jalon un cadavremutilé.

Chapitre 12L’expédition dans le désert (Suite)

Lorsqu’il fit ce récit devant Sir William Johnson et Mylord,Mountain avait, naturellement, supprimé les détails ci-dessus, etprésentait l’expédition comme s’étant déroulée sans incident,jusqu’à la maladie du Maître. Mais la dernière partie fut évoquéeavec force, tandis que le narrateur frémissait visiblement àrappeler ses souvenirs ; et grâce à notre situation, là, surla limite même du Désert, grâce aux intérêts privés de chacun, ilavait un auditoire tout disposé à partager ses émotions. Car lerécit de Mountain non seulement changea la face du monde pourMylord Durrisdeer, mais modifia positivement les projets de SirWilliam.

Ces projets, il me semble que je dois les exposer au lecteur.Des bruits d’une origine suspecte avaient couru dans Albany ;on parlait d’hostilités prêtes à éclater, et le diplomate indiens’était en conséquence hâtivement mis en marche à travers lessolitudes, malgré l’approche de l’hiver, pour couper le mal dans saracine. Or, ici, sur les frontières, il apprenait qu’il était venutrop tard ; et un choix difficile s’offrait à un homme (toutcompte fait) guère plus hardi que prudent. Son attitude vis-à-visdes braves peinturlurés est comparable à celle de Mylord PrésidentCulloden au milieu des chefs de nos Highlands, en 45 ;c’est-à-dire qu’il était à peu près, pour ces hommes, un simpleporte-voix, et que les conseils de paix et de modération, s’ilsdevaient du tout prévaloir, ne le pouvaient que par son influence.Si donc il s’en retournait, la province serait ouverte à toutes lesabominables tragédies de la guerre indienne, – maisons incendiées,voyageurs égorgés, et les hommes des bois prélèveraient leurrépugnant tribut de scalps humains. D’autre part, s’avancer troploin dans le nord, risquer une si faible troupe dans le désert,porter des paroles de paix chez des sauvages belliqueux seréjouissant déjà de reprendre la guerre : cette extrémité, on leconçoit fort aisément, répugnait à son esprit.

– Je suis venu trop tard, répéta-t-il coup sur coup, et, absorbédans ses réflexions, il se prit la tête à deux mains, en battant dupied sur le sol.

À la fin il releva la tête et nous regarda, c’est-à-dire Mylord,Mountain et moi, assis autour d’un petit feu que nous avions allumédans un coin du camp, afin d’être seuls.

– Mylord, à parler franchement, je vous avouerai mon indécision.Je crois tout à fait nécessaire de pousser de l’avant, mais pas dutout convenable d’avoir plus longtemps le plaisir de votre société.Nous sommes encore ici au bord du fleuve, et j’estime que le risquen’est pas grand vers le sud. Ne voulez-vous pas, vous et Mr.Mackellar, prendre un bateau avec son équipage et vous en retournerà Albany ?

Mylord avait écouté Sir William avec une attention qui faisaitpeine à voir, et, quand il eut fini de parler, il sembla perdu dansun songe. Il y avait dans son regard quelque chose de trèstroublant, quelque chose à mes yeux de non entièrementhumain ; son visage était émacié, hâlé, vieilli, la bouchedouloureuse, découvrant les dents par un rictus continuel, etl’iris de ses yeux nageait sans toucher aux paupières sur le champdu blanc injecté. Moi-même je ne pouvais le voir sans éprouvercette irritation sourde que nous inspire trop souvent, plus quetout autre sentiment, la maladie de ceux qui nous sont chers. Lesautres, je m’en apercevais bien, étaient presque incapables desupporter sa proximité : Sir William évitait son contact, Mountainfuyait son regard, ou bien, s’il le rencontrait, blêmissait ets’interrompait dans son récit. Interpellé de la sorte, néanmoins,Mylord parut se ressaisir.

– À Albany ? dit-il, d’une voix naturelle.

– Jusqu’aux environs, du moins, répondit Sir William. Vous neseriez pas en sûreté avant.

– Je suis très peu désireux de m’en retourner, dit Mylord. Jen’ai pas peur… des Indiens, ajouta-t-il en tressaillant.

– Je voudrais pouvoir en dire autant, reprit Sir William avec unsourire ; et cependant, s’il y avait quelqu’un à même de ledire, ce serait bien moi. Mais vous devez considérer maresponsabilité, et aussi que ce voyage est à présent devenu desplus dangereux, et que votre affaire – si toutefois vous en aviezune – est arrivée à sa conclusion par la triste nouvelle de familleque vous avez reçue. Je n’ai donc plus guère le droit de vouslaisser poursuivre, et je courrais le risque d’être blâmé s’ildevait survenir quelque aventure regrettable.

Mylord se tourna vers Mountain.

– De quoi donc a-t-il fait semblant de mourir ?demanda-t-il.

– Je n’entends pas Votre Honneur, dit le trafiquant, d’un airtrès troublé en s’interrompant de soigner des engelurescruelles.

Pendant quelques minutes, Mylord sembla tout déconcerté ;et puis non sans irritation :

– Je vous demande de quoi il est mort. La question est claire,je pense.

– Oh, je ne sais pas, dit Mountain. Hastie même l’ignorait. Samaladie a paru lui venir naturellement, et il a trépassé.

– Là ! vous voyez bien ! conclut Mylord, en setournant vers Sir William.

– Votre Seigneurie est trop profonde pour moi, répliqua SirWilliam.

– Pourtant, dit Mylord, c’est une affaire de succession ;le titre de mon fils peut être révoqué en doute ; et sipersonne ne peut dire de quoi cet homme est mort, il y a là matièreà provoquer de graves soupçons.

– Mais, Dieu me damne ! cet homme est enterré, s’écria SirWilliam.

– C’est ce que je ne croirai jamais, répliqua Mylord, tremblantà faire peur. Je ne le croirai jamais, cria-t-il en se levant d’unbond. Avait-il l’air mort ? demanda-t-il à Mountain.

– L’air mort ? répéta le trafiquant. Il était tout blanc.Quoi ? qu’est-ce que vous croyez ? C’est moi, vousdis-je, moi qui ai jeté les pelletées sur lui.

Mylord agrippa de ses doigts contractures l’habit de Sir William:

– Cet homme passe pour être mon frère, dit-il, mais chacun saitbien qu’il n’est pas naturel.

– Pas naturel ? reprit Sir William, comment cela ?

– Il n’est pas de ce monde, chuchota Mylord, ni lui ni le diablenoir son serviteur. Je lui ai passé mon sabre au travers du corps,s’écria-t-il ; j’en ai senti la garde résonner sur sonbréchet, son sang chaud m’a jailli au visage, à plusieurs reprises,répéta-t-il avec un geste fou. – Mais il n’est pas mort pour sipeu, dit-il. (Et je poussai moi-même un gros soupir). – Pourquoiirais-je maintenant le croire mort ?… Non, tant que je nel’aurai pas vu décomposé.

Sir William me regarda de côté, la mine allongée. Mountain enoubliait ses blessures, et nous considérait, béant.

– Mylord, dis-je, je vous conjure de rassembler vos esprits. –Mais j’avais la gorge tellement sèche, et la tête si perdue, qu’ilme fut impossible de rien ajouter.

– Non, dit Mylord, il n’est pas croyable qu’il me comprenne.Mackellar, oui, car il sait tout, et il l’a vu enterré déjà unefois. Ce Mackellar, Sir William, est un très bon serviteur pourmoi ; il l’a enterré de ses propres mains – avec l’aide de monpère – à la lueur de deux flambeaux d’argent. Cet autre homme estun esprit familier : il l’a ramené du Coromandel. Je vous auraisconté tout cela depuis longtemps, Sir William, si ce n’avait été unsecret de famille. – Ces dernières remarques furent faites avec unsérieux mélancolique, et il semblait que son égarement fût passé. –Vous pourrez comprendre vous-même ce que tout cela veut dire,reprit-il. Mon frère tombe malade, il meurt, et est enterré, voilàce qu’on raconte ; et cela paraît tout simple. Mais pourquoile familier retourne-t-il sur ses pas ? Vous voyez vous-même,je pense, que ce point demande un éclaircissement.

– Je serai à votre service, Mylord, dans une demi-minute, ditSir William en se levant. Mr. Mackellar, deux mots à part. – Et ilm’entraîna hors du camp. Le gel grinçait sous nos pas, les arbresnous entouraient, chargés de givre, comme cette nuit de laGrande-Charmille. – Bien entendu, tout cela est de la folie pure,dit Sir William, dès que nous fûmes hors de portée d’êtreentendus.

– Oui, assurément, il est fou. La chose est, je crois,manifeste.

– Vais-je le faire saisir et lier ? demanda Sir William. Jem’en remets à votre avis. Si tout cela est pur délire, il fautcertainement le faire.

Je regardai le sol devant moi, puis le camp, avec ses jeuxclairs et les gens qui nous considéraient, et puis, autour de moi,les bois et les montagnes. Il y avait une seule direction danslaquelle je ne pouvais regarder, celle de Sir William.

– Sir William, dis-je enfin, je crois que Mylord n’est pas dansson état normal, et je le crois depuis longtemps. Mais il y a desdegrés dans la folie ; et si oui ou non il doit être enfermé,Sir William, je n’en suis pas bon juge.

– Je le serai, dit Sir William. Je demande des faits. Y avait-ildans tout ce jargon un seul mot de vérité ou de raison ? Voushésitez ? demanda-t-il. Dois-je comprendre que vous avez déjàenterré ce gentleman auparavant ?

– Pas enterré, dis-je, puis reprenant enfin courage : – SirWilliam, dis-je, si je ne vous raconte pas d’abord une longuehistoire, qui compromettrait une noble famille (et pas du toutmoi), il m’est impossible de rendre l’affaire compréhensible pourvous. Dites un mot, et je la raconte, à tort ou à droit. Mais entout cas, je puis vous dire sans scrupule que Mylord n’est pasaussi fou qu’il le semble. C’est là une affaire singulière, dontvous subissez malheureusement le contrecoup.

– Je n’ai aucune envie de savoir vos secrets, répondit SirWilliam ; mais je serai clair, et vous avouerai, quitte à êtreimpoli, que ma présente société me procure peu d’agrément.

– Je serai le dernier à vous le reprocher, dis-je.

– Je ne vous demande ni blâme, ni louange, monsieur, répliquaSir William. Je désire seulement être débarrassé de vous ; età cet effet, je mets un bateau avec son équipage à votredisposition.

– L’offre est honnête, dis-je, après avoir réfléchi. Mais vousme permettrez de dire un mot contre elle. Nous sommes positivementcurieux d’apprendre la vérité sur cette affaire, je le suismoi-même ; Mylord (c’est bien évident) ne l’est que trop. Leretour de l’Indien est une véritable énigme.

– Je le crois, moi aussi, interrompit Sir William ; et jepropose (puisque je vais dans cette direction) de la sonder à fond.Que l’homme soit ou non retourné pour mourir sur la tombe de sonmaître, comme un chien, sa vie, du moins, est en danger, et je mepropose de la sauver, si possible. Il n’y a rien à dire contrelui ?

– Rien, Sir William.

– Et l’autre ? J’ai entendu Mylord, c’est vrai ; maisd’après la fidélité de son serviteur, je dois supposer qu’il avaitquelques nobles vertus.

– Ne demandez pas cela ! m’écriai-je. L’enfer peut avoir denobles flammes. Je l’ai connu depuis vingt ans, et je l’ai toujourshaï, et toujours admiré, et toujours redouté servilement.

– Il me semble que je pénètre dans vos secrets, dit SirWilliam ; croyez-moi, c’est sans le vouloir. Il me suffit devoir cette tombe, et, si possible, de sauver l’Indien. À cesconditions, persuaderez-vous à votre maître de retourner àAlbany ?

– Sir William, je vous dirai ce qui en est. Vous ne voyez pasMylord à son avantage ; il peut même vous sembler bizarre queje l’aime tant ; mais je l’aime, et je ne suis pas le seul.S’il s’en retourne à Albany, ce ne sera que par force, et ce retourest l’arrêt de mort de sa raison, et peut-être de sa vie. Telle estma sincère conviction ; mais je suis entre vos mains, et prêtà vous obéir, si vous voulez assumer la responsabilité de donner untel ordre.

– Je ne veux aucune part de responsabilité ; précisémenttous mes efforts tendent à l’éviter, s’écria Sir William. Vousinsistez pour suivre cette expédition ; ainsi soit-il !Et je me lave les mains de toute l’affaire.

Ayant dit ces paroles, il fit volte-face, et donna l’ordre delever le camp. Mylord, qui n’avait cessé de rôder autour de nous,s’approcha aussitôt de moi.

– Qu’est-ce qu’on fait ? dit-il.

– Vous aurez votre volonté, répondis-je. Vous allez voir latombe. L’emplacement de la tombe du Maître fut, entre guides,aisément déterminé ; car elle se trouvait toute proche d’undes repères principaux du Désert, une certaine rangée de hauteurs,remarquables par leur forme et leur altitude, et où prenaient leursource maints torrents tributaires du lac Champlain, cette merintérieure. Il était donc possible de couper tout droit dans cettedirection, au lieu de remonter la piste sanglante desfugitifs ; et nous couvririons en quelque seize heures demarche une distance que leurs méandres affolés avaient allongée àplus de soixante. On laissa les bateaux sous bonne garde au bord dufleuve ; mais il était probable qu’au retour nous lestrouverions pris dans les glaces ; et le petit équipement aveclequel nous entreprîmes notre expédition comprenait, outre unequantité de fourrures destinées à nous protéger du froid, unarsenal de raquettes pour nous rendre le voyage possible, lorsquetomberait la neige inévitable. Notre départ fut entouré des plusgrandes précautions ; la marche conduite avec une sévéritémilitaire ; le camp nocturne soigneusement choisi et gardé. Cefut une considération de cette espèce qui nous arrêta, le secondjour, à quelques cents yards seulement de notre but : – la nuitallait tomber, le lieu où nous nous trouvions faisait un camp trèsconvenable pour une troupe de notre importance ; bref, SirWilliam se détermina soudain à nous faire faire halte.

Devant nous s’élevait une haute chaîne de montagnes dont nousn’avions cessé tout le jour de nous rapprocher en ligne plus oumoins directe. Dès la première lueur de l’aube, leurs pics d’argentavaient été notre point de direction dans une forêt enchevêtrée etmarécageuse, coupée de torrents farouches, et parsemée de rocsénormes ; – j’ai dit les pics d’argent, car déjà, sur leshauteurs, la neige tombait chaque nuit ; mais la forêt et lesterrains bas ne subissaient que l’haleine du givre. Tout le jour,le ciel avait été chargé de sinistres vapeurs à travers lesquellesle soleil blafard luisait comme une pièce d’un shilling ; toutle jour, le vent nous souffla sur la joue gauche, sauvagementfroid, mais très pur à respirer. Vers la fin de l’après-midi,toutefois, le vent tomba ; les nuages, faute de recevoir denouveaux renforts, se dissipèrent ou se résorbèrent ; lesoleil se coucha derrière nous avec une splendeur hivernale, et lablanche crête des montagnes se teignit de son mourant éclat.

Il faisait déjà noir quand nous eûmes à souper. On mangea ensilence, et, le repas à peine terminé, Mylord s’esquiva d’auprès dufeu et gagna les abords du camp, où je me hâtai de le suivre. Lecamp était un lieu élevé, dominant un lac gelé de peut-être unmille dans sa plus grande dimension ; tout autour de nous, laforêt tapissait les creux et les hauteurs ; dans le ciel sedressaient les blanches montagnes ; et, au-dessus d’elles, lalune planait dans l’azur sombre. Il n’y avait pas un souffled’air ; pas une feuille ne remuait ; et les bruits denotre camp étaient silenciés et absorbés par la paix environnante.À cette heure où le soleil et le vent avaient l’un et l’autredisparu, il semblait presque faire chaud comme un soir dejuillet ; – singulière illusion des sens, alors que l’air, laterre et l’eau étaient pris et contractés par l’intensité dugel.

Mylord (ou l’être que je continuais à appeler de ce nombien-aimé) se tenait debout, le coude dans une main, le menton dansl’autre, considérant devant lui l’étendue de la forêt. Mon regardsuivit le sien, et se reposa presque avec plaisir sur les pinschargés de givre, qui se dressaient sur les monticulesillunés[44] , ou s’enfonçaient dans l’ombre desravines. Tout proche, me disais-je, était la tombe de notre ennemi,enfin parti là où les méchants cessent de nuire, et la terrerecouvrait pour toujours ses membres autrefois si actifs. J’enviaispresque, en songeant à lui, son bonheur d’en avoir fini avec lesinquiétudes et les fatigues humaines, ce quotidien gaspillaged’énergies, ce fleuve quotidien des contingences qu’il nous fautpasser à la nage, à tout risque, sous peine de honte ou de mort. Jeréfléchissais à la douceur d’en être quitte avec ce voyage ;et cette idée m’entraîna par la tangente vers Mylord. PourquoiMylord n’était-il pas mort aussi ? Mylord, soldat mutilé,attendant en vain son congé, dérisoirement resté sur le front debataille ? Je le revoyais doux et sage, avec son honnêtefierté, fils peut-être trop respectueux, mari trop aimant, sachantsouffrir et se taire, celui dont j’aimais à serrer la main. Tout àcoup la pitié me monta à la gorge dans un sanglot ; j’auraisvolontiers pleuré tout haut de me le rappeler et de le voirlà ; et, debout auprès de lui, sous la lune éclatante, jepriai avec ferveur, demandant ou bien la délivrance pour lui, oubien pour moi la force de persévérer dans mon affection.

« Oh ! mon Dieu, dis-je, cet homme était tout, à mes yeuxcomme aux siens, et voilà qu’à présent j’ai horreur de lui. Il n’apas fait le mal, du moins avant d’être brisé par le chagrin. Cesont ses blessures honorables qui nous font horreur. Oh !cache-les, mon Dieu, ou reprends-le, avant que nous lehaïssions ! »

J’étais ainsi replié sur moi-même, lorsqu’un bruit s’élevasoudain dans la nuit. Il n’était ni très fort ni très proche ;mais, rompant ce silence profond et prolongé, il émut le camp telleune fanfare de trompettes. Je n’avais pas repris mon souffle, queSir William était auprès de moi, suivi de près par la plupart desvoyageurs, tous prêtant l’oreille attentivement. Je crus, en jetantun coup d’œil par-dessus mon épaule, voir sur leurs joues unepâleur autre que celle de la lune : les rais de l’astre mettaientun reflet brillant sur les yeux de certains et l’ombre noireemplissait les orbites des autres (selon qu’ils levaient oubaissaient la tête pour écouter), de telle sorte que tout le groupeoffrait un aspect étrange d’animation et d’inquiétude. Mylord étaitau-devant d’eux, à demi penché, la main levée comme pour imposersilence, – changé en statue. Et toujours les sons s’élevaient,renouvelés à perdre haleine sur un rythme précipité.

Soudain, Mountain parla, d’une voix haut-chuchotante etentrecoupée, comme celle d’un homme délivré.

– Je comprends tout, maintenant, dit-il ; et, chacun setournant pour l’écouter, – l’Indien devait connaître lacache. C’est lui, lui en train de déterrer letrésor !

– Oui, c’est évident, s’écria Sir William. Quelles oies nousétions de ne l’avoir pas deviné !

– Pourtant, reprit Mountain, le bruit est tout proche de notrecamp. Et, vrai, je ne vois pas de quelle façon il a pu y être avantnous, à moins qu’il n’ait des ailes !

– La cupidité et la peur sont des ailes, fit observer SirWilliam. Mais ce bandit nous a donné une alerte, et j’ai bonneenvie de lui rendre la pareille. Que dites-vous, gentlemen, d’unechasse au clair de lune ?

La chose fut agréée ; on se disposa à prendre Secundra surle fait ; quelques Indiens de Sir William partirent enavant ; et une forte garde étant laissée à notre quartiergénéral, on se mit en marche sur le sol accidenté de la forêt. Legivre craquait, la glace éclatait parfois bruyamment sous lepied ; et nous avions sur nos têtes la noirceur de la pinède,et la clarté intermittente de la lune. Notre chemin descendit dansun creux, et à mesure que nous nous y enfoncions, le bruitdiminuait, et il s’évanouit presque. L’autre versant était plusdécouvert, parsemé simplement de quelques pins et de gros rochersespacés, qui faisaient des ombres d’encre parmi le clair de lune.Là, le bruit recommença, plus distinct ; on discernait àprésent la sonorité du fer, et on pouvait mieux apprécier la hâtefrénétique que le piocheur apportait à manier son outil. Quand nousatteignîmes le haut de la montée, deux ou trois oiseauxs’envolèrent et se mirent à tournoyer, ombres noires dans le clairde lune. Un instant après, notre regard plongeait, à travers unrideau d’arbres, sur un spectacle singulier.

Un étroit plateau, dominé par les blanches montagnes, et enserréde plus près par les bois, étalait sa nudité sous l’irradiation dela pleine lune. Des équipements grossiers, de ceux qui constituentla richesse des forestiers, étaient épars çà et là sur le sol dansun désordre sans nom. Au milieu se dressait une tente roide degivre, dont la porte béait sur un intérieur noir. Vers uneextrémité de cette scène minuscule, gisaient les restes défigurésd’un homme. Sans nul doute, nous avions atteint le campement deHarris ; c’étaient là les effets abandonnés dans la panique dela fuite ; sous cette tente, le Maître avait rendu le derniersoupir ; et ce cadavre gelé que nous voyions était le corps dusavetier ivrogne. On est toujours ému d’arriver sur le théâtre d’unévénement tragique : le fait d’y arriver après des jours écoulés,et de le trouver (grâce à l’isolement du désert) toujours dansl’état primitif, eût ému les plus insouciants. Et néanmoins ce nefut pas ce fait qui nous pétrifia sur place, mais la vue (àlaquelle nous nous attendions pourtant) de Secundra enfoncé jusqu’àla cheville dans la tombe de son défunt maître. Bien qu’il eûtrejeté la plupart de ses vêtements, une sueur abondante reluisaitau clair de la lune sur ses bras et ses épaules grêles ; sestraits étaient contractés par l’inquiétude et l’attente, ses coupsrésonnaient sur la tombe, lourds comme des sanglots ; etderrière lui, étrangement difforme et d’un noir d’encre sur le solgivré, son ombre répétait en la parodiant sa gesticulationprécipitée. À notre arrivée, des oiseaux de nuit s’élevèrent desbranches pour s’y reposer bientôt, mais Secundra, l’attention toutabsorbée dans sa besogne, ne s’aperçut de rien.

J’entendis Mountain chuchoter à Sir William : « Bon Dieu !c’est la tombe ! Il est en train de le déterrer ! »C’était ce que nous avions tous deviné ; mais je frémis del’entendre formuler en paroles. Sir William sursauta violemment, ets’écria :

– Holà ! damné chien sacrilège ! Qu’estceci ?

Secundra sauta en l’air, avec un léger cri étouffé, l’outils’échappa de ses mains, et il resta ébahi devant soninterpellateur. L’instant d’après, vif comme une flèche, ils’élança vers la forêt, mais presque aussitôt, levant les bras dansun geste de résolution véhémente, il retournait sur ses pas.

– Eh bien, alors, vous venir, vous aider… dit-il. Mais Mylords’était avancé jusqu’auprès de Sir William ; la lune éclairaiten plein ses traits ; et Secundra, avant même d’avoir fini saphrase, distingua et reconnut l’ennemi de son maître. « Lui !» hurla-t-il en se tordant les mains et se ramassant surlui-même.

– Allons, allons, dit Sir William. Personne ici ne vous fera demal, si vous êtes innocent ; et si vous êtes coupable, touteretraite vous est fermée. Répondez, que faites-vous ici, entre lestombes des morts et les cadavres sans sépulture ?

– Vous pas assassin ? demanda Secundra. Vous hommeloyal ? Vous mettre moi en sûreté ?

– Je vous mettrai en sûreté si vous êtes innocent, répliqua SirWilliam. Je vous l’ai déjà dit ; et vous n’avez pas de raisond’en douter.

– Là tous assassins, s’écria Secundra, voilà pourquoi ! Luituer… assassin, – (et il désigna Mountain) – ces deuxloue-assassins – (il désigna Mylord et moi-même) – tous assassinspour le gibet ! Ah ! je voir vous tous au bout d’unecorde. Maintenant je vais sauver le sahib : il verra vous tous aubout d’une corde. Le sahib – (il désigna la tombe) – lui pas mort.Lui enterré, lui pas mort.

Mylord poussa un léger grognement, se rapprocha de la tombe, etne la quitta plus des yeux.

– Enterré et pas mort ? exclama Sir William. Quellestupidité nous racontez-vous là ?

– Voyez, sahib, dit Secundra. Le sahib et moi, seuls avecassassins ; essayer tous moyens d’échapper, aucun moyen bon.Alors essayer ce moyen : bon moyen pays chaud, bon moyen dansl’Inde ; ici dans cet endroit damnément froid, qui sait ?Je vous dis dépêchez-vous vite : vous aider, vous allumer un feu :aider frictionner.

– Qu’est-ce qu’il raconte là ? s’écria Sir William. La têteme tourne.

– Je vous dis, je enterrer lui vivant. Je enseigner lui avalersa langue[45] . Maintenant déterrer lui,dépêchez-vous vite, et lui pas de mal. Vous allumer du feu.

Sir William se tourna vers les plus rapprochés de seshommes.

– Allumez du feu, dit-il. Il paraît que mon sort est de nerencontrer que des fous.

– Vous homme bon, répondit Secundra. Maintenant je déterre lesahib.

Tout en parlant il revint à la tombe et se remit à la besogne.Mylord semblait avoir pris racine, et moi, à son côté, je redoutaisje ne savais quoi.

La gelée n’était pas encore très profonde, et bientôt l’Indienrejeta sa pioche, et se mit à retirer la terre à pleines mains.Puis il dégagea le pan d’une robe de buffle ; et puis je visdes cheveux pris entre ses doigts ; un instant plus tard, lalune brillait sur quelque chose de blanc. Alors Secundras’accroupit sur les genoux, raclant avec ses doigts graciles,respirant les joues gonflées ; et quand il s’écarta un peu, jevis la face du Maître complètement dégagée. Elle était d’une pâleurmortelle, les yeux clos, les oreilles et les narines bouchées, lesjoues creusées, le nez aminci comme chez les morts ; mais,bien qu’il fût demeuré tant de jours sous terre, la décompositionne l’avait pas atteint, et (ce qui nous fit à tous un effetétrange) ses lèvres et son menton étaient revêtus d’une barbeépaisse.

– Mon Dieu ! s’écria Mountain, il avait la figure lissecomme celle d’un bébé quand nous l’avons déposé là.

– On dit que le poil pousse sur les morts, fit observer SirWilliam : mais sa voix était faible et embarrassée.

Secundra, sans faire attention à nos remarques, creusait aussivite qu’un chien dans la terre meuble. D’instant en instant lesformes du Maître, enveloppées dans la robe de buffle, devenaientplus distinctes au fond du trou ; la lune éclairait fortement,et les ombres des assistants, selon qu’ils approchaient ou sereculaient, tombaient et passaient sur l’homme en train d’émerger.Le spectacle nous poignait d’une horreur inconnue. Je n’osaisregarder Mylord au visage ; mais, tant que dura la chose, jene le vis pas respirer une seule fois, et l’un des hommes, qui setenait un peu en arrière (je ne sais qui), éclata en sanglots.

– Maintenant, dit Secundra, vous aider moi retirer luidehors.

Du temps qui s’écoula, je n’ai pas la moindre idée ; ce futpeut-être durant trois heures, ou bien cinq, que l’Indien peinapour ranimer le corps de son maître. Je sais seulement qu’ilfaisait toujours nuit, et que la lune, non encore couchée, maisdéjà très basse, barrait le plateau de longues ombres, quandSecundra poussa un léger cri de satisfaction. Je me penchaivivement, et crus distinguer une modification sur les traits glacésdu déterré. Un instant plus tard, je vis battre ses paupières, puiselles se soulevèrent tout à fait, et ce cadavre d’une semaine meregarda en face durant quelques instants.

Qu’il ait montré ce signe de vie, je puis quant à moi en jurer.J’ai ouï dire à d’autres qu’il s’efforça visiblement de parler, queses dents apparurent dans sa barbe, et que son front se plissad’une sorte d’agonie douloureuse. Cela se peut, je ne sais, j’étaisoccupé ailleurs. Car sitôt que se furent ouverts les yeux du mort,Mylord Durrisdeer tomba sur le sol, et quand je le relevai, iln’était plus qu’un cadavre.

Le jour vint, sans que Secundra pût être encore dissuadé derenoncer à ses vains efforts. Sir William, laissant une petitetroupe sous mes ordres, repartit dès la première aube pouraccomplir sa mission et toujours l’Indien frictionnait les membresdu corps mort et lui insufflait son haleine dans la bouche. On eûtpensé que de tels efforts devaient donner la vie à un marbre ;mais, sauf cet unique moment (qui fut celui de la mort de Mylord),le noir esprit du Maître se refusa à rentrer dans l’argile qu’ilavait abandonnée ; et vers l’heure de midi enfin, le fidèleserviteur lui-même en fut convaincu. Il accepta la chose avec unequiétude égale.

– Trop froid, dit-il. Bon moyen dans l’Inde, pas bon ici.

Puis, ayant réclamé quelque nourriture, qu’il dévora en affamésitôt placée devant lui, il s’approcha du feu et prit place à moncôté. En ce lieu même, dès qu’il eut fini de manger, il s’étenditde son long, et s’endormit d’un sommeil d’enfant, dont il me fallutle réveiller, quelques heures plus tard, afin qu’il assistât auxdoubles funérailles. Il ne se départit pas de sa conduite ; ilsemblait avoir oublié sur l’instant, et du même effort, son chagrinenvers son maître et la terreur que Mountain et moi luiinspirions.

Un des hommes laissés avec moi savait un peu tailler lapierre ; et avant que Sir William fût revenu nous prendre, jefis graver sur un bloc de rocher cette inscription, dont la copieviendra tout à point clore ma narration :

J. D.

HÉRITIER D’UN GRAND NOM D’ÉCOSSE,

MAÎTRE DES ARTS ET EN TALENTS,

ADMIRÉ EN EUROPE, ASIE, AMÉRIQUE,

EN GUERRE COMME EN PAIX,

SOUS LA TENTE DES CHASSEURS SAUVAGES

ET DANS LES FORTERESSES DES ROIS, APRÈS AVOIR TANT

ACQUIS, ACCOMPLI ET SOUFFERT,

GÎT ICI OUBLIÉ.

H. D.

SON FRÈRE,

APRÈS UNE VIE DE SOUFFRANCES IMMÉRITÉES

BRAVEMENT SUPPORTÉES,

MOURUT PRESQUE À LA MÊME HEURE,

ET REPOSE DANS CE TOMBEAU

AVEC SON FRATERNEL ENNEMI.

LA PIÉTÉ DE SA FEMME

ET D’UN VIEUX SERVITEUR

A ÉLEVÉ UN MONUMENT

À TOUS DEUX.

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