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Le Maître de la lumière

Le Maître de la lumière

de Maurice Renard

Chapitre 1 L’AVENTURE TENDRE ET ROMANESQUE

Cette histoire extraordinaire commence très ordinairement.

À la fin du mois de septembre 1929, le jeune historien Charles Christiani résolut d’aller passer quelques jours à La Rochelle. Spécialisé dans l’étude de la Restauration et du règne de Louis-Philippe, il avait déjà publié, à cette époque, un petit livre très remarqué sur Les Quatre Sergents de La Rochelle ; il en préparait un autre sur le même sujet et estimait nécessaire de retourner sur place, pour y consulter certains documents.

Il nous a paru sans intérêt de rechercher pourquoi la famille Christiani était déjà rentrée à Paris, rue de Tournon, à une époque de l’année où les heureux de ce monde sont encore aux bains de mer, en voyage, à la campagne. L’automne se montrait morose, et ce fut, croyons-nous, la seule raison de ce retour un peu prématuré. Car Mme Christiani, sa fille et son fils ne manquaient pas des moyens de mener l’existence la plus large, et disposaient des gîtes champêtres où l’on goûte un repos plus ou moins mouvementé. Deux belles propriétés familiales,en effet, s’offraient à leur choix : le vieux château de Silaz en Savoie, qu’ils délaissaient complètement, et une agréable maisonde campagne située près de Meaux ; c’est là qu’ils avaientpassé tout l’été.

Au moment où nous sommes, le noble et spacieuxappartement de la rue de Tournon abritait, en les Christiani, troisêtres parfaitement unis : Mme LouiseChristiani, née Bernardi, cinquante ans, veuve d’Adrien Christiani,mort pour la France en 1915 ; son fils Charles, vingt-sixans ; Colomba, sa fille, moins de vingt ans, charmante, à quinous devons l’adjonction d’un quatrième personnage : BertrandValois, le benjamin de nos auteurs dramatiques, le plus heureuxfiancé sur le globe terrestre.

Il faut noter queMme Christiani tenta – sans insister, du reste – dedécider son fils à retarder son départ pour La Rochelle. Elle avaitreçu, le matin même, une lettre qui lui semblait motiver un séjourde Charles en Savoie, à ce château de Silaz où l’on n’allait jamaisque pour régler des questions de fermages ou de réparations. Cettelettre émanait d’un antique et dévoué régisseur, le bonhomme Claude(prononcez « Glaude » si vous voulez respecter l’usagelocal). Il y parlait de diverses affaires relatives à la gestion dudomaine, disant que la présence de M. Charles serait bienutile à ce sujet, et que, au surplus, il souhaitait cette présencepour une autre raison qu’il ne voulait pas exposer, parce que« Madame se moquerait de lui, et pourtant, il se passait àSilaz des choses qui le bouleversaient, lui et la vieillePéronne ; des choses extraordinaires dont il fallaitabsolument s’occuper ».

– Il a l’air affolé, ditMme Christiani. Tu ferais peut-être bien, Charles,d’aller d’abord à Silaz.

– Non, maman. Vous connaissez Claude etPéronne. Ce sont de vénérables célibataires, mais des primitifs,des superstitieux. Je vous parie qu’il s’agit encore d’une histoirede revenant, de servant, comme ils disent !Croyez-moi, cela peut attendre, j’en suis certain. Et comme j’aiprévenu de mon arrivée le bibliothécaire de La Rochelle, je ne vaispas, vous le pensez bien, lui donner contre-avis en l’honneur deces excellents mais simples vieillards. Quant aux affaires, auxvéritables affaires, rien ne presse ; c’estvisible.

– À ton aise, mon enfant. Je te laisselibre. Combien de temps resteras-tu à La Rochelle ?

– À La Rochelle même, deux joursexactement. Mais j’ai l’intention de revenir en faisant un petitdétour par l’île d’Oléron, que je ne connais pas. J’ai appris toutà l’heure, du concierge, que Luc de Certeuil s’y trouve. Il disputeun tournoi de tennis à Saint-Trojan ; c’est une bonne occasionpour moi…

– Luc de Certeuil…, prononçaMme Christiani sans le moindre enthousiasme et mêmeavec une réprobation assez marquée.

– Oh ! soyez tranquille, maman. Jene nourris pas pour lui une tendresse excessive. Mais enfin,n’exagérons rien. Il est comme bien d’autres, ni mieux ni plusmal ; je serais content de trouver quelqu’un de connaissancedans cette île inconnue de moi ; et je sais qu’il sera trèsheureux de ma visite.

– Parbleu ! fitMme Christiani, pendant qu’une lueur d’irritationbrillait dans ses yeux noirs.

Et, d’un geste qui révélait sonmécontentement, elle lissa les bandeaux presque bleus quiencadraient son visage bistre de Méditerranéenne. Luc de Certeuillui était antipathique. Il occupait, dans l’immeuble, unappartement de trois pièces, sur la cour ; Charles, peumondain, ne l’eût sans doute jamais rencontré sans cettecirconstance, que l’autre avait mise à profit pour entrer enrelations. C’était un joli homme sans scrupules, un sportif, undanseur. Il plaisait aux femmes, malgré son regard déroutant.Mme Christiani l’avait tenu à l’écart jusqu’auxfiançailles de sa fille Colomba : car elle était méfiante etrésolue.

– Enfin, dit-elle, penses-tu pouvoir êtreà Silaz dans une semaine ?

– Assurément.

– Bien. Je vais l’écrire à Claude.

Ces propos s’échangeaient un lundi.

Le jeudi suivant, à deux heures del’après-midi, Charles Christiani, accompagné du bibliothécaire quilui avait grandement facilité ses investigations, débouchait sur leport de La Rochelle et cherchait des yeux le vapeurBoyardville, en partance pour l’île d’Oléron.

Son compagnon, M. Palanque, conservateurde la bibliothèque municipale, le lui désigna ; un steamer dedimensions plus imposantes que Charles ne l’eût imaginé. Le bateau,rangé le long du quai, était animé de cette effervescence humainequi précède toujours les traversées, si insignifiantessoient-elles. Les mâts de charge, avec un bruit de chaînesdéroulées, descendaient des marchandises par les panneaux de cale.Des passagers franchissaient la passerelle.

Depuis de longues années, leBoyardville accomplit quotidiennement le voyage aller etretour de La Rochelle à Boyardville (île d’Oléron), avecescale à l’île d’Aix quand l’état de la mer le permet, c’est-à-direle plus souvent. L’horaire des départs varie selon les marées. Ladurée du voyage, dans un sens, est d’environ deux heures ;quelquefois davantage.

M. Palanque accompagna sur le pont lejeune historien, qui déposa sa valise contre la cloison du rouf despremières classes et s’assura d’un de ces fauteuils pliants dit« transatlantiques ».

Le temps, sans être splendide, ne laissaitrien à désirer. Bien que le ciel manquât de pureté, le soleil étaitassez vif pour projeter les ombres et baigner d’une lumière chaudel’incomparable tableau du port de La Rochelle, avec ses vieillesmurailles et ses tours historiques.

– À Boyardville, disaitM. Palanque, vous trouverez aisément une auto qui vousconduira en moins d’une demi-heure à Saint-Trojan. D’ailleurs, enété, il y a peut-être un car qui fait le service.

– J’aurais pu prévenir de mon arrivéel’ami que je vais retrouver, il ne se déplace jamais qu’enautomobile – à des allures, du reste, vertigineuses ! – maisil se serait cru obligé de venir me prendre à Boyardville,et je tiens surtout à ne déranger personne.

M. Palanque, qui regardait CharlesChristiani le plus ordinairement du monde, surprit un brusquechangement dans la physionomie de son interlocuteur : une trèsbrève secousse, aussitôt réprimée, et, dans les yeux, l’éclair queproduit tout à coup l’attention subitement éveillée. Malgré lui,M. Palanque suivit la direction de ces regards, attirés versquelque particularité imprévue et, sans nul doute, des plusintéressantes. Et il découvrit ainsi l’objet d’une curiositéintense à ce point.

Deux jeunes femmes, discrètement maisparfaitement élégantes, issues de la passerelle, mettaient le piedsur le pont.

Deux jeunes femmes ? Un instant d’examenmodifiait le premier jugement. La blonde, oui, celle-là, était unejeune femme. Mais la brune ne pouvait être qu’une jeunefille ; elle en portait les marques exquises dans l’éclatjuvénile de sa beauté.

– Voici d’aimables compagnes devoyage ! dit le bon M. Palanque, avec l’air de féliciterl’heureux passager.

– Certes ! murmura Charles. DesRochelaises ? Les connaissez-vous ?

– Je n’ai pas cet honneur et je leregrette ! C’est la première fois qu’il m’est donné de lesapercevoir.

– Elle est ravissante, n’est-cepas ?

– Laquelle ? demandaM. Palanque, en souriant.

– Oh ! dit Charles, d’un ton dereproche, la brune, voyons !

Un commissionnaire, porteur de légers bagages,suivait les deux voyageuses. Sur leur indication, il déposa sonfardeau non loin de la valise de Charles Christiani.

La sirène du Boyardville siffla troisfois, dans un jet de vapeur blanche. On allait larguer lesamarres.

– Je vous quitte ! ditprécipitamment M. Palanque. Bon séjour à Oléron et bon retourà Paris !

Quelques minutes plus tard, leBoyardville, sortant du port de La Rochelle, laissaitderrière lui le célèbre décor de donjons et de lanternes etgouvernait cap au sud.

Les deux femmes s’étaient installées dans leurfauteuil de pont. Charles, pour être tout près d’elles, n’eut qu’às’asseoir dans celui qu’il avait préparé. Les passagers n’étaientpas très nombreux. Abritées dans une sorte d’encoignure, ces trois« premières classes » se trouvaient relativementisolées.

Charles écouta les propos de ses voisines.Elles parlaient d’ailleurs librement, et point n’était besoin deprêter l’oreille pour entendre ce qu’elles disaient. La jeune femmeblonde, d’un blond très pâle, faisait, à elle seule, presque tousles frais de la conversation. Sa voix faible et languissante étaitinfatigable. Charles en jugeait énervantes les molles inflexions.Quant à la jeune fille brune, elle se bornait à répliquersobrement, lorsque cela était motivé par des : « Tu netrouves pas ? » « Dis, Rita ? » qui laforçaient à répondre, sous peine d’incivilité. Elle le faisaitalors avec calme, d’une voix grave et profonde, musicale.

Donc, elle s’appelait Rita. Et son amie :Geneviève. Rien ne venait apprendre à Charles leurs noms defamille ; mais, à la façon dont elles s’entretenaient de LaRochelle, il lui fut facile de comprendre qu’elles venaient d’ypasser quarante-huit heures pour visiter la ville. Puis certainesphrases lui révélèrent qu’après cette excursion instructive onregagnait Oléron où l’on villégiaturait depuis quelque temps déjà.Il fut question de matches de tennis. Le mot« Saint-Trojan » revint plusieurs fois : c’était làqu’on rentrait, là qu’on séjournait. Il fut parlé, du côté blond,de « mon oncle, mes cousins, mon frère » ; du côtébrun, de « ma mère, mes parents ». Des noms passèrent,familiers, celui-ci entre autres : Luc de Certeuil.

Singulièrement satisfait, comme toutes lesfois qu’un homme constate en sa faveur la connivence du hasard,Charles Christiani pensa se présenter lui-même et tout de suite. Illui parut décent, toutefois, de patienter encore et d’attendrel’occasion quelconque qui ne manquerait pas de lui en fournir unprétexte à peu près admissible. Ce prétexte, il s’arrangerait, aubesoin, pour le faire naître.

Mais le hasard continua de lui être favorable– si étrangement favorable même que le jeune homme en conçut lamerveilleuse assurance d’une main providentielle dirigeant lesévénements au mieux de ses désirs et de son bonheur.

La conversation deMlle Geneviève X… et de Mlle RitaZ… se ralentissait. Épuisé le premier élan, les devis s’espaçaient,d’autant plus aisément que Rita n’avait jamais rien fait pour lesalimenter. Le grand bateau berçait sa masse au gré d’une mertranquille. Une jolie brise vivifiante courait dans l’espace. Lajeune fille s’empara d’un sac, y prit un livre et l’ouvrit endisant :

– Il faut que je finisse.

Or, ce livre n’était autre que le dernierouvrage de Charles Christiani : Les Quatre Sergents de LaRochelle, ce récit court et substantiel qu’il avait composésur la demande d’un éditeur et qui constituait, évidemment, unexcellent petit bouquin à l’usage des touristes.

Il vit – avec quel ravissement ! – labelle inconnue s’absorber dans la lecture de son œuvre et dévorerles pages qui lui restaient à lire. C’était pour lui une joieprofonde et d’une qualité rare. Rita, cette mystérieuse Rita,ignorait qu’il fût là, tout près, et elle lui donnait le régald’une admiration indéniablement sincère, elle qui l’avait subjuguéau premier coup d’œil et qu’il venait de placer soudainement avanttoutes les femmes de la terre.

Mais Rita ferma le volume et, le portantmachinalement jusqu’à sa joue, se prit à rêver.

– Fini ? questionna Geneviève.Toujours emballée ?

La voix grave précisa :

– C’est vraiment très, très bien.

Là-dessus, Charles se rendit compte que, s’ilvoulait intervenir, le moment en était arrivé. Déjà la louange queRita lui avait décernée rendait la situation quelque peu gênantepour lui, pour elle et pour Geneviève qui avait révélél’« emballement » de la lectrice. Laisser les jeunesfemmes s’engager plus avant dans la voie de l’éloge, c’eût étécompromettre sottement la suite de l’aventure. Sa délicatesse, ausurplus, protestait. Il se leva et, ôtant son chapeau, dit avec unebonne grâce mêlée de confusion :

– Pardonnez-moi, madame, et vous aussi,mademoiselle, mais j’ai surpris bien involontairement descoïncidences qui m’enchantent : c’est que vous allez où jevais moi-même, à Saint-Trojan : que nous avons un ami commun,Luc de Certeuil. Par surcroît, mademoiselle, le livre dont vousvenez d’achever la lecture est d’un auteur à qui je suis trèsattaché.

« Permettez-moi donc de me présenter àvous : Charles Christiani. »

Comme il l’avait prévu et redouté, sonintrusion causa un grand trouble. Elles avaient commencé par leregarder avec des yeux étonnés ; puis, à mesure qu’ils’expliquait, leurs joues s’étaient violemment colorées ; etmaintenant il pouvait les voir devant lui, rouges comme deux rosesrouges et leurs jeunes poitrines se soulevant très fort.

– Monsieur, fit Rita, je suischarmée…

Charles, aussitôt, reprit la parole. Ilappréhendait le silence embarrassé qui, sans cela, eût laissé l’uneet l’autre sans voix. Aussi bien, il avait son idée – une idée quilui livrerait à coup sûr le nom de son adorable admiratrice.

– Ce serait pour moi, dit-il, en armantson stylo, un vrai plaisir de vous dédicacer ce petit volume,puisqu’il ne vous a pas déplu. M’en donnez-vousl’autorisation ?

Rita, souriante, hocha la tête :

– J’en serais flattée, monsieur, mais celivre ne m’appartient pas. Il est à mon amie ici présente :Mme Le Tourneur, qui sera, n’en doutez pas, trèsheureuse de votre dédicace.

L’historien des Quatre Sergentss’inclina, contraignant son sourire à rester sur sa bouche, bienque ce sourire-là n’y fût point disposé. Car Mme LeTourneur, au lieu de se récrier et d’offrir immédiatement le volumeà Rita, gardait un mutisme exaspérant.

– J’aurai donc l’agrément de vous enenvoyer un exemplaire, fit-il en se tournant vers la jeunefille.

Mais, sur le point de lui demander, à cepropos, son nom et son adresse, il s’arrêta. Le mauvais ton duprocédé le retenait de l’employer, en infraction à toutes lesrègles du savoir-vivre, qu’on observait encore, grâce à Dieu, danssa famille et dans son monde.

Il écrivit, sur la page du titre, quelqueslignes d’une galanterie classique, au-dessous du nom de GenevièveLe Tourneur. En suite de quoi, celle-ci, charmée, lut la dédicace,la fit lire à Rita, enfin replaça le livre dans le sac d’où ilétait sorti et dont le cuir fauve portait ses initiales : G.L. T. Les autres sacs et mallettes n’étaient marqués d’aucunsigne.

« Je suis vraiment inexcusable de memontrer si peu dans les salons, pensait Charles. C’est proprementidiot. Sans cela, il y a belle lurette que je laconnaîtrais. Qu’importe ! Elle est exquise ; ellem’admire un peu ; elle est, indubitablement, d’excellentefamille… Il fait beau ! Dieu, qu’il faitbeau ! »

C’était, comme on voit, le « coup defoudre » dans toute sa magnificence. Mais, cette fois, àl’inverse des cas les plus communs, tout semblait prouver que lafoudre était tombée en même temps dans les deux sens et que deuxéclairs, jaillis de deux êtres, s’étaient croisés, si bien que cetéchange d’étincelles avait frappé l’un et l’autre, simultanément,d’une commotion puissante, inouïe et délicieuse. Voilà qui estrare.

Cette pauvre Geneviève Le Tourneur, ayantassumé la responsabilité de chaperonner Rita, s’aperçut très vitede la réalité. Elle le fit bien voir en s’agitant, en remuant lesdoigts sur un piano imaginaire, en prêtant à son visage uneexpression effarée.

Mais Rita ne remarquait rien, ou se riait detout.

Geneviève semblait ne plus exister pour elle,qui s’abandonnait aux joies d’un dialogue admirablement banal, maisoù ils se complaisaient, elle et Charles, à s’entendre parler tourà tour. Charles ne pouvait douter des sentiments de Rita ; àvrai dire, dans l’état de son cœur, il n’en eût pas douté, même sices sentiments n’avaient pas été tels qu’il les souhaitait.Geneviève, étant femme et spectatrice sans passion, ne s’y trompaitpas.

Aussi, quoique vainement, donnait-elle cestémoignages d’inquiétude et de réprobation. Délaissée, elle finitpar se lever, et, jetant à Rita un regard chargé d’une fouled’avertissements, elle s’éloigna d’un pas nonchalant.

Ce fut pour revenir presque aussitôt et pourdire :

– Nous arrivons à l’île d’Aix.

Elle avait l’air contente de rompre l’intimitéde ce doux entretien, auquel les Grecs auraient donné le nomchantant « d’oaristys ».

Charles et Rita parurent s’éveiller.

– Déjà ! s’écrièrent-ils àl’unisson.

Le bateau virait. L’île d’Aix leur apparut.Alors, parmi les groupes de passagers, un matelot circula et fitsavoir que, par exception, l’escale serait d’une demi-heure et nonde quelques minutes, à cause d’un débarquement de marchandises plusimportant que d’habitude. Les touristes qui désiraient descendre àterre y étaient autorisés.

– Je connais l’île d’Aix, dit Rita. Jel’ai visitée l’année dernière avec mes parents. Mais je lareverrais volontiers.

– Moi, je ne la connais pas, fitGeneviève, mais crois-tu qu’en une demi-heure on ait le temps…

– C’est tout petit. On peut très bien serendre compte de l’aspect général. M. Christiani, lui nonplus, n’est jamais venu… Monsieur, voulez-vous descendre avecnous ?

– À vos ordres ! accepta joyeusementl’interpellé.

Il admirait la décision de Rita, l’ardeurcontenue qui émanait de sa svelte personne, le feu sombre de sesprunelles et, quand elle le regardait bien en face, tout ce que sesyeux décelaient de franchise, de volonté, avec, parfois, l’ombreénigmatique d’une pensée profonde, consciente des actes, de leurimportance et de leurs suites. Cette petite fille était« quelqu’un ». Une force. Une intelligence. Une énergie.Une vraie femme, surtout, vers laquelle il se sentait attiré parmille influences, jusqu’à l’esprit aventureux, jusqu’au mystèreféminin qu’il devinait en elle. Et puis quelque chose encoreagissait pour l’aimanter vers tant de grâce et de beauté : lasourde conviction – illusoire peut-être ! – qu’ils étaienttous deux, on ne sait comment, du même pays sentimental ;qu’un même climat réglait leur tempérament et que, parlant le mêmelangage, leurs cœurs avaient une patrie commune dans l’Europe del’amour.

– Allons ! dit-elle.

Le Boyardville pivotait, machinearrière, machine avant, coups de timbre, grincements des chaînes dugouvernail. On jetait les amarres. Un rassemblement de passagerss’était formé à la coupée, prêts à débarquer.

Ils pouvaient contempler les murs desfortifications et, plus haut, devant la bastille reculée dusémaphore, deux tours jumelles, d’un blanc cru : l’unesurmontée d’un lanterneau, l’autre d’un écran de verre rouge.

La passerelle relia le vapeur à l’extrémitéd’un môle.

– Venez vite ! reprit Rita. Nousallons traverser le village et donner un coup d’œil sur leschamps…

Ils allongèrent le pas et devancèrentrapidement le gros des touristes.

Des ponts-levis déserts. Des corps de gardesans soldats. Une place d’armes verdoyante et ombragée, dans soncadre de glacis et de talus géométriques. Au bout : un villageblême et silencieux, où l’on respire un air qui n’est plusd’aujourd’hui.

Geneviève dit, s’adressant àCharles :

– C’est bien d’ici, n’est-ce pas, queNapoléon est parti pour Sainte-Hélène ?

Le jeune historien précisa en quelques mots cechapitre tragique de l’épopée impériale. Il s’en acquittabrièvement, soucieux de ne faire aucun étalage de sa science. Lesujet, pourtant, l’intéressait à titre personnel. Non qu’il eût lamoindre velléité d’écrire sur Napoléon Ier. Maisl’histoire de l’empereur était liée à l’histoire de son aïeul, lecapitaine corsaire César Christiani, né à Ajaccio comme Napoléon etle même jour que lui, de sorte que « l’autre » l’avaittoujours protégé, en mémoire de cette conjoncture qui lui semblaitfatidique.

Il ne pouvait être question de visiter lemusée napoléonien installé dans la maison dite « del’Empereur » : le temps faisait défaut. Ils secontentèrent de marcher moins vite en passant devant la portevieillotte, avec ses marches usées et ses humbles colonnes, par oùl’on peut dire que l’homme de Waterloo sortit de France pour n’yjamais rentrer, du moins vivant.

Encore des ponts-levis, ou plutôt des pontsqui, jadis, avaient des levis… Des fossés d’eau dormante. Et,devant les trois visiteurs, bordée à droite par une anse gracieuse,au fond par des bois moutonnants, à gauche par des ouvragesmilitaires couverts de gazon : une petite plaineensoleillée.

Toute l’île, à peu de chose près, étaitlà.

– Il est inutile d’aller plus loin,déclara Rita. Le temps nous manque. C’est regrettable, parce quelà-bas, à la lisière opposée des bois, on a la vue la plus bellesur le pertuis d’Antioche, l’île de Ré, La Rochelle, etc. N’ysongeons pas.

– Il faut revenir au port, décidaGeneviève. Nous n’avons plus que treize minutes.

– Je connais un raccourci. Par là, surnotre gauche, en longeant la côte de l’île, nous serons tout desuite arrivés. Et, en passant, nous verrons la plage, qui estgentille. L’année dernière, nous sommes restés trois jours ici, mesparents et moi ; j’aurais voulu y rester des semaines !Mais papa s’ennuyait…

– Et il ne devait pas le cacher !s’égaya Mme Le Tourneur. Quel ours !

Rita eut un froncement de sourcils presqueimperceptible, et se rembrunit. Elle marchait à côté de Charles,coude à coude, dans l’étroit chemin jaunâtre. Peu de femmesallaient, sur les chemins de la vie, d’une démarche aussiharmonieuse.

Charles, sensible déjà à tout ce queressentait la fine jeune fille, l’enveloppait d’un regard aussiaimant qu’attentif, mais sans oser la questionner au sujet de cepère qui était un « ours ».

Elle releva la tête et lui souritgaiement.

– Tenez ! dit-elle. Vousvoyez : l’île d’Oléron !

Ils avaient passé sous une voûte qui, là,perce un talus, et ils se trouvaient en face de la mer.

À l’horizon, une ligne solide, terminée par letrait vertical d’un phare, séparait du grand ciel lumineuxl’étendue verte des flots.

– Vous êtes sûre que c’est unraccourci ? demanda Charles en consultant sa montre.

– Dépêchons-nous ! fitMme Le Tourneur.

Rita n’avait rien répondu. Elle suivait, lapremière, le sentier sinueux qui serpentait, non loin du rivage,entre des blocs de pierre, à travers une herbe folle poussée hautet dru. Cette voie semblait zigzaguer à plaisir.

Tout à coup, derrière la masse des buttesau-delà desquelles on apercevait les sommets du sémaphore et dudouble phare, le mugissement du Boyardville se fitentendre par trois fois. Signal du départ imminent.

– Ça y est ! grommela Geneviève.J’en étais certaine. Nous voilà bien !

Charles supposa que le bateau siffleraitencore avant de reprendre la mer. « N’était-ce pas lacoutume ? »

Rita poursuivit son chemin silencieusement.Ses compagnons, cheminant à la file indienne, ne voyaient pas sonvisage.

Comme ils arrivaient à la plage, où plusieursbaigneurs s’ébattaient, un grand vapeur se montra par l’arrière,s’éloignant et paraissant sortir du bloc d’arbres et de roches quil’avait masqué jusque-là.

– Eh bien ! dit Charles,paisiblement. C’est le Boyardville.

– Oh ! Rita ! Vraiment !gémit Mme Le Tourneur.

– Je suis désolée, ma petiteGeneviève…

– Ah ! fit la jeune femme,contractée. Qu’allons-nous faire, maintenant ? C’est drôle,oui, tu peux rire !…

– Mais je ne ris pas, Geneviève.Seulement, qu’y puis-je ? Nous avons manqué le bateau, c’estune chose qui arrive à tout le monde…

– On nous attend à Saint-Trojan. On nousattend même, certainement, à Boyardville…, reprocha laplaintive petite dame.

Elle baissa les paupières sous le regard deRita qui souriait toujours, mais dont les yeux venaient de prendreune certaine fixité. Leur douceur, sans se démentir, dénonçait uncalme si profond, si absolu, qu’elle en devenait dominatrice.

– Et nos bagages ! récriminaGeneviève d’un ton vaincu.

Charles ne disait rien. Une joie immense lecomblait. Il avait la certitude que Rita venait d’exécuter un planpréconçu. Elle n’était pas de celles qui se trompent de cettefaçon, et elle savait singulièrement ce qu’elle voulait.Qu’avait-elle voulu ? Passer vingt-quatre heures avec lui,dans la retraite de cette île de silence et de quiétude. Car ilssavaient bien, tous les trois, que le Boyardville nerepasserait que le lendemain dans l’après-midi, allant vers Oléron.Pour quelle raison s’était-elle résolue à ce subterfuge quelque peuromanesque ?

Romanesque, elle ? Charles hésitait à lecroire. Non, non, si elle avait fait cela, c’est qu’elle avaitcompris qu’une aussi belle occasion ne se représenterait pas delongtemps et que, rentrée à Saint-Trojan, elle ne s’appartiendraitplus comme aujourd’hui, reprise qu’elle serait par les obligationsdu monde, du monde curieux, malveillant, cancanier, sous l’autoritéd’un père qui ne badinait pas… Voulait-elle étudier Charles àloisir, mieux qu’elle n’eût pu le faire en toute autrecirconstance ? Avait-elle cédé tout simplement à l’envie deprolonger un tendre tête-à-tête que la présence de Genevièvesanctionnait sans trop le gêner ? Qu’importe ! Il y avaitdans cette action, certainement préméditée, tant d’indépendancemise si fermement au service d’une telle inclination, que Charles,ébloui, en perdait la tête.

Il attendit, pour parler, que sa gorge sedesserrât. D’ailleurs, on s’était remis en marche et le village futsoudain tout près d’eux, au détour d’un mamelon.

– Je vais télégraphier àBoyardville et à Saint-Trojan, dit Rita. L’hôtelier deBoyardville gardera nos bagages jusqu’à demain.

– Il pourrait peut-être nous envoyerchercher par un cotre à moteur ? suggéra Geneviève.

Négligeant sa proposition, Rita lui prit lebras :

– Viens avec moi à la poste. Pendant cetemps-là M. Christiani sera assez bon pour s’occuper de noschambres. Il y a deux hôtels, l’un contre l’autre, monsieur, aucoin de la Grand-Rue et de la place d’Armes. Voulez-vous yaller ?

Il crut comprendre qu’elle jugeait opportun decauser seule à seule avec son amie. Elle désirait sans douteachever de se la concilier, ce qui ne se pouvait faire, Charlesétant présent, que par une manœuvre de regards et de minesnotoirement insuffisants.

De fait, quand elles le rejoignirent, iltrouva Mme Le Tourneur beaucoup plus souriante ettout à fait prête, semblait-il, à jouer jusqu’au bout son rôle dejeune duègne complaisante. La suite démontra, au surplus, qu’elle yétait des plus aptes.

Les deux hôtelleries de l’île d’Aix sontexiguës. Des quelques chambres dont elles se composent, une seuleétait libre ; on y mettrait une couchette supplémentaire etles jeunes femmes, ainsi, passeraient une nuit supportable. Quant àCharles, il devrait se contenter, dans l’autre établissement, d’uncanapé auquel des couvertures seraient adjointes. La saisonbalnéaire n’était pas close et les habitués de l’île profitent,jusqu’au bout, du repos qu’ils y trouvent.

Mme Le Tourneur parutsatisfaite d’un arrangement qui sépareraient, sous des toitsdifférents, le sommeil de Rita d’avec celui de Charles. Rassuréesur ce point et se conformant peut-être aux instructions qu’ellevenait de recevoir, elle se déclara un peu lasse, disposée às’étendre sur un lit jusqu’au dîner…

Ses compagnons d’infortune repartirent, enfinseuls, et dénichèrent sans tarder, non loin du village, unebanquette de gazon qui avait l’air de les attendre, sous de beauxarbres. De là, entre les terre-pleins buissonneux d’une embrasured’artillerie, on découvrait un pan de mer en forme de trapèze. Lesoir commençait à venir. Le soleil baissait dans un ciel empourpré,de plus en plus ardent…

Et, de plus en plus, à mesure qu’ilscausaient, le cœur de Charles s’embrasait. Et, de plus en plus, ilsavourait le ravissement de la merveilleuse aventure pimentée d’unmystère que Rita s’appliquait à entretenir.

Qui était-elle ? Au fond, cela n’avaitpas d’importance, puisqu’ils se plaisaient mutuellement,puisqu’elle montrait une éducation sans défaut et un esprit élevé.Aussi, Charles accepta-t-il docilement le jeu piquant du secret etne fit-il rien pour violer l’incognito de sa compagne.

L’atmosphère qui se dégageait d’un pareilaccord exhalait un parfum spécial, curieux, amusant : celuides intrigues et des contes. Chassant de nouveau le mot« romanesque » qui revenait pourtant se proposer avec uneinsistance significative, Charles pensa qu’on voulait l’éprouver,s’assurer de sa conscience et de ses sentiments, acquérir lacertitude qu’on était aimée pour soi-même, en dehors de touteconsidération étrangère à l’être, à l’âme et au cœur.

Était-elle, par exemple, très pauvre ?Tout le démentait : sa robe et l’ensemble de ce qu’elleportait, ses mains charmantes et pures, l’indéfinissable assurancequi empreint les traits dont nulle angoisse ne monte jamais crisperles lignes sereines.

Alors, était-elle très riche ? Tropriche ? Redoutait-elle que Charles, mû par des scrupulestout-puissants, ne reculât devant des millions ? Voulait-elle,auparavant, l’attacher par des liens si solides que rien au mondene pût les desserrer ?

En tout cela, Charles ne discernait avecsagesse qu’une raison de plus de l’aimer, puisque tout cela, quellequ’en fût la cause, lui prouvait qu’elle l’aimait.

Ils s’aimaient ! L’évidence en éclataitpour eux, lorsque, à la nuit tombante, ils regagnèrent, pour ydîner, l’un des hôtels. Ils s’aimaient ! Cette choseprodigieuse, inimaginable, s’était produite, brusque comme un choc,violente et étourdissante comme une sorte d’attaque divinementmorbide, une espèce de voluptueux transport au cerveau qui, d’uneexquise manière, eût modifié le régime de leur sang.

Mme Le Tourneur, assise prèsde la porte, à la terrasse de l’hôtel, les entrevoyait revenant.Elle manqua d’être effrayée à leur approche, comme si, dans l’ombredu crépuscule ils eussent fait de la lumière.

Tout le temps du dîner, qui fut de coquillageset de poissons principalement, elle éprouva la même impression, ets’efforça de dissimuler l’embarras d’être en tiers entre deuxvictimes aussi pantelantes et aussi rayonnantes du dieu Amour. Ellene savait cacher, pourtant, ni cet embarras ni le trouble quil’envahissait elle-même peu à peu, d’être baignée dans cetteirradiation frémissante dont ils étaient, si l’on peut dire, lesbienheureux émetteurs.

Le pire, en ce qui la concerne, fut que laveillée s’éternisa. Rita mit une obstination farouche à laprolonger fort avant dans la nuit. Charles, qui l’eût suivie aubout de l’espace et du temps, subissait avec délices cettefantaisie noctambule. Enfin l’on céda aux objurgations suppliantesde Mme Le Tourneur, et, vers deux heures du matin,la séparation fut acceptée.

Le jour n’avait pas acquis toute sa forcelorsque Charles descendit dans la rue.

Le silence pesait sur le village mort.Néanmoins, des pas légers firent résonner des marches de bois, dansles profondeurs de l’autre hôtellerie. C’était Rita. Elle avaitjuré de ne pas perdre une minute des heures qu’elle avaitconquises.

À sa vue, Charles sentit s’évanouir un douteque la solitude et la lucidité matinale entretenaient en lui. Queldoute ? Celui-ci. Après tout, il s’était peut-êtreabusé ; il prenait peut-être ses désirs pour desréalités ; ce bateau, Rita peut-être n’avait aucunement désiréle manquer…

La jeune fille n’eut qu’à surgir dansl’encadrement de la porte et tout redevint très simple etfavorable.

Elle était fraîche comme au sortir d’uncabinet de toilette où rien n’eût manqué des raffinements du luxe.Son teint de brune, sans poudre, s’échauffait aux pommettes commele vermeil reflète l’aurore. Sa chevelure sombre et brillante avaitdes nuances bleues. L’air, autour d’elle, sentait le matin, parmile matin.

Mais des persiennes claquèrent au seul étagede la maison. Ébouriffée, les cheveux dans les yeux, lourds encorede sommeil et ses bras blancs levés, Geneviève, angoissée,criait :

– Rita !

– Quoi donc ? lui fut-il réponduavec une tranquille et joyeuse ironie.

– Oh ! mon Dieu ! Tu eslà ! Je me suis réveillée. Je ne t’ai pas vue près de moi.Alors…

Ils se mirent à rire.

– Allons, descends, dépêche-toi,conseilla Rita. J’ai une idée. Nous allons organiser quelque chose.Tu m’en diras des nouvelles !

Pudique, d’une main relevant ses bouclesblondes, de l’autre se voilant le sein, Geneviève, faisantretraite, se lamenta :

– Oui, j’y vais. Quelque chose ?Qu’est-ce que c’est encore ?

Sitôt descendue, elle en eut l’explication. Ils’agissait d’aller déjeuner à cet endroit dont Rita leur avaitparlé la veille, à la lisière du bois, face au nord. La journées’annonçait particulièrement belle. L’épicerie et la cuisine desauberges fourniraient les éléments d’un repas très convenable.

Geneviève acquiesça, soulagée. Elle avaitappréhendé des éventualités plus redoutables qu’un déjeuner surl’herbe.

Les préparatifs de la petite fête occupèrenttoute la matinée. Cela rompit à propos un désœuvrement qu’il fauttoujours éviter. Si mince qu’elle fût, cette coopération mitnéanmoins en valeur la communauté de goûts de Charles et de Rita,ou, du moins, l’agrément qu’ils prenaient à adopter les vues et lesprédilections l’un de l’autre.

Un âne se trouva qui transporta sur son échineles paniers de provisions. On longea, à sa suite, le rivage de labaie si agréablement incurvée. Puis une faible montée conduisit àl’orée d’un bois qu’on traversa.

Et bientôt – car l’île est restreinte – ilsatteignirent le but de leur expédition. C’était, à la corne dubois, dans le haut d’une falaise rocheuse, ce qu’on pourraitappeler un kiosque de verdure. Le sol était moussu et souple. Unombrage hospitalier tamisait une lumière cristalline. L’abri, bienque forestier, offrait un confortable intérieur et un caractèrepoétique qu’on ne pouvait définir qu’en évoquant les« bocages » des romances surannées.

Cependant, au bas de la falaise, l’Océanfaisait blanchir ses écumes, et, golfe immense, il montait jusqu’àmoitié du ciel, se bordant de minces bandes fumeuses ou blêmes,frappées çà et là de soleil, et qui étaient l’île de Ré et lelittoral de la France.

Nous prétendons que c’est là l’un des pluscharmants points de vue qui soient sur la côte de l’Atlantique.

Rita, qui s’en souvenait si bien, eut la joiede savoir que Charles, lui aussi, s’en souviendrait.

Le déjeuner ne laissa rien à désirer, sinonqu’il parut court. La journée s’avançait. Et Rita, tout à coup,devint mélancolique, c’est-à-dire qu’un moment vint où elle perditla force de maîtriser sa tristesse croissante.

Charles se rapprocha d’elle, assise sur un dosde mousse, les yeux perdus dans les espaces. Ah ! qu’aurait-ildonné pour lui rendre sa belle gaieté ! Mais une déférence,une délicatesse impérieuse l’empêchaient d’intervenir dans cettemélancolie, soit avec des mots, soit avec le geste qui tentait samain et la sollicitait de s’avancer tendrement vers celle deRita.

Aussi bien, lui aussi voyait sans allégressela fin de ce prologue plein de fantaisie. Tous deux avaient besoind’un dérivatif, et qui fût sérieux. Mme Le Tourneurcueillait des bruyères à l’écart. Charles et Rita, suivant la pentede leurs pensées, causèrent gravement.

Et toujours, ils tombaient d’accord. Toujours,en toute chose, leurs opinions coïncidaient. Instruit dans lesprincipes rigides d’une éducation sans faiblesse, Charles mettaitau-dessus de tout la religion de la famille, la fidélitéirréductible aux traditions ancestrales, l’amour filial et lerespect des institutions, des croyances et des lois domestiques surlesquelles se fondent les seuls foyers durables. Et Rita, loin des’effaroucher d’une telle profession de foi, l’écoutait enl’approuvant. Et chacun était fort ému de découvrir en soi unepareille harmonie de jugements, qu’il s’agît de petites questionsou des plus grandes.

Ainsi le temps s’écoula, riche de leurréunion, pauvre d’une séparation que Charles supputait passagère,mais qui, tout de même, approchait – et revêtit soudain un aspectmatériel, une forme visible et mouvante : celle d’une fuméegrise au-dessus d’un point noir qui, là-bas, du côté de LaRochelle, grossissait sur la mer et semblait descendre verseux.

– Le voilà ! soupira la jeunefille.

– Bah ! fit-il d’un airintentionnellement détaché.

Et ils se regardèrent sans plus rien dire etsans bouger, se donnant la clarté de leurs yeux et le sourirepresque douloureux de ces lèvres qui ne s’étaient pas mêmeeffleurées.

– En route ! dit-elle.Geneviève ! le Boyardville.

Charles, songeant qu’il lui faudrait, danstrois jours, s’éloigner d’elle pour un temps, connut la misèred’une détresse enfantine.

Deux heures plus tard, le Boyardvilleentrait dans le chenal du port oléronnais. Le cœur battant, Charleset Rita voyaient défiler les sables de la rive, ses fourrés dejeunes pins, ses maisons, le quai.

Des voitures variées, campagnardes ousomptueuses, se groupaient. Au bord du chenal, un gentleman d’uncertain âge brandissait son chapeau. Près de lui, les mains dansles poches de ses larges culottes, un grand garçon, tête nue,fouillait des yeux l’assemblée arrivante des passagers.

– Ah ! dit dolemmentMme Le Tourneur, Rita, tu vois, mon oncle est venupour nous chercher avec M. de Certeuil !

Elle agita son écharpe. Le mouchoir de Charlesse déploya. Rita leva la main gauche ; mais sa main droite,cachée par le bordage, saisit le poignet de son voisin ; etils s’étreignirent ainsi, secrètement, passionnément.

Chapitre 2UN CYCLONE DANS UN CŒUR

Un vif étonnement s’était peint au visage deLuc de Certeuil lorsque soudain il avait aperçu Charles Christianisur le pont du Boyardville. Et tout de suite il avait prissoin de donner à sa surprise une expression de joie superlativequ’elle n’offrait peut-être pas au début. Charles le vit fort bien,et cela ne lui fit ni chaud ni froid. Il connaissait le personnage,le savait de son temps, et le prenait pour ce qu’il était. Del’attitude du camarade, il déduisit que Rita, lorsqu’elle avaittélégraphié de l’île d’Aix, s’était abstenue d’annoncer l’arrivéede son compagnon inopiné – abstention bien naturelle, puisqueCharles lui avait confié son désir de ne déranger et par conséquentde ne prévenir personne.

Les trois voyageurs, parmi les autres, mirentle pied sur le sol d’Oléron.

– Eh bien ! s’écria l’oncle deMme Le Tourneur, en riant. Vous en faites debelles ! En voilà une équipée !

Geneviève prit sa voix la plus aiguë et sesintonations les plus sinueuses :

– Mon oncle, je vous présenteM. Charles Christiani, l’historien, qui a partagé nossouffrances.

Luc de Certeuil n’avait pas encore repéré que,dans la foule, Charles et les deux femmes formaient un groupe.

– Comment ! s’exclama-t-il avecstupéfaction. Vous vous connaissez ! Ça, alors ! Ça,alors !

Et il laissait voir un amusement prodigieux,tandis que les serrements de main, les inclinations, les amabilitéss’échangeaient de part et d’autre.

Rita, peu bruyante, souriait sans gaieté.

– Tiendrons-nous tous les cinq dans votrevoiture ? demanda l’oncle à Luc de Certeuil. Si j’avais su,j’aurais pris la mienne…

– Ne vous inquiétez pas ! fitdistraitement le sportsman, qui n’était pas encore revenu de sonétonnement. Mon tacot en a vu d’autres ! On sera un peucomprimé, derrière, et voilà tout. Vous monterez devant, monsieur,près de moi.

Il avait pris familièrement le bras deCharles, et, cependant que tous se dirigeaient vers lesvoitures :

– Mais quelle bonne surprise,Christiani ! Quelle gentille idée ! Vous ne pouviez pasme faire plus de plaisir ! Alors, si je comprends bien, vousaussi vous avez raté le bateau à l’île d’Aix ! C’esttordant !…

Charles n’aima pas beaucoup la grimace joyeusequi accompagnait l’appréciation de Luc. Rita marchait à côtéd’eux ; il voulut interroger le visage de la jeune fille, maisne rencontra qu’un masque au sourire impénétrable. D’ailleurs, encette aventure, l’opinion de Luc de Certeuil lui était, au fond,totalement indifférente.

– J’espère, reprit celui-ci, que vousavez apporté votre raquette ? Où sont vos bagages ?

On allait les oublier. Il y fut pourvu.Pendant quoi, Charles expliqua qu’il ne ferait à Saint-Trojan qu’unséjour rapide, quatre ou cinq jours au maximum.

– Bah ! Nous verrons ! affirmaLuc de Certeuil, qui avait recouvré toute sa désinvolture. Il nefaut jamais jurer de rien !

En fait, le voyageur songeait à prolonger sonvoyage. Somme toute, il était libre ! Rien ne le rappelaitimpérativement à Paris. Il y avait bien cette histoire du châteaude Silaz et la promesse qu’il avait faite à sa mère d’aller enSavoie dans la huitaine… À la pensée de sa mère, un sourire luivint. Quand elle saurait pourquoi son fils ne tenait pas sa parole,Mme Christiani serait la plus heureuse desmamans !

Une question, cependant, lui brûlait leslèvres. Il aurait voulu se trouver un instant seul avec Luc, pourla lui poser. Mais il comprit qu’un peu de patience lui seraitencore nécessaire. On était arrivé auprès de la voiture, et Lucprocédait à des arrangements destinés à permettre, dans cet élégantvéhicule, l’accession de cinq créatures humaines et de plusieurssacs et valises.

Au premier abord, le problème paraissaitinsoluble. L’auto, revêtue d’un vernis écarlate, était de ces types« sport » que nos jeunes gens affectionnent, au mépris detout autre. C’est dire qu’elle s’allongeait à ras de terre et quel’emplacement réservé à ses occupants leur était mesuré autantqu’il est possible.

– Beaucoup de chic, votre auto, ditCharles.

– Cent billets, laissa tomber l’autrenégligemment.

« Allons, pensa Charles, on ne ferajamais de cet aristocrate un gentilhomme. D’autre part, je voudraisbien savoir où il a trouvé les « cent billets » enquestion ! »

Cependant il se faisait tout mince, carGeneviève et Rita, s’écartant, lui avaient laissé entre elles unlogement aussi étroit qu’enviable. Devant eux, Luc, au volant, seretourna et s’assura, d’un œil railleur, qu’ils étaient parés. Enmême temps, la mitrailleuse de l’échappement libre, cher auxsportifs, se mit à pétarader. Et le démarrage s’exécuta comme d’unfougueux mustang à qui son cow-boy rend la main et qui,d’une lançade, se jette en avant.

Deux virages, à l’entrée et au sortir d’unpont. En quelques secondes, ils fuyaient le long d’un chenal à plusde cent à l’heure. Et bientôt il fallut ralentir, la routeraboteuse décrivant force courbes à travers une plaine sans charme,coupée de fossés d’eau.

« Tout s’arrange toujours mieux qu’on nele craint, se disait Charles. Je supposais que nous allions êtreimmédiatement séparés, et… c’est le contraire. »

Il sentait, pressée contre lui par l’exiguïtédu siège, cette forme infiniment précieuse vers laquelle, àprésent, comme vers un aimant inconcevable, toutes ses« lignes de force » convergeaient. Son cœur battait aucontact d’un être qui lui semblait choisi entre tous les êtres, demême qu’entre les choses il y a des choses suprêmement rares,délicates, riches et pures : des choses en or, en dentelles,en diamant. Et pour la première fois, Charles comprenait les vieuxmots : « idole », « déesse »,« divinité » ; ils perdaient pour lui tout ridiculeet il lui fallait bien reconnaître que ces vieux mots-là disaientavec une adorable exactitude ce qu’ils voulaient dire.

Aurait-il jamais, pour cette petite fée, assezd’attentions, de prévenances, d’égards ? De quels brassanctifiés la porterait-il, aux heures de fatigue, au passage desgués de la vie ? De quelles pieuses caresses ses mains, pourla toucher, devraient-elles s’ailer ?…

L’automobile traversa des villages blancs auxtoits vieux rose, aux volets vivement colorés. Luc annonçasuccessivement : « Les Allards, Dolus. » On coupaune route droite, alignant sa double rangée d’arbres. La chaussées’embellit. Des bois frais s’approfondirent. On en sortit, pour encôtoyer d’autres, à travers une succession de hameaux propres commelinge en armoire. Au bout d’un quart d’heure, la petite voiturerouge et ronflante s’engagea sur une ligne droite, en lisière deforêt. Sa vitesse dépassa le cent vingt-cinq. On revit la mer, surla gauche, au-delà des marais. Enfin, Rita dit :

– Saint-Trojan.

L’hôtel s’élevait devant la plage. Pour yparvenir, on avait traversé de part en part la bourgade et roulésur une large avenue au milieu des pins. Luc arrêta sa voiture à lahauteur d’un passage entre deux haies taillées. Dans le fond :un décor de roseraie, avec des joueurs de tennis qui couraient çàet là, sautant aux balles invisibles.

– Plus loin, à cause des bagages !implora Geneviève.

– Vos désirs sont des ordres, ditLuc.

Et il poussa plus avant, en face d’unperron.

Le vestibule, les salles étaient vides.

– Tout le monde est dehors, ditl’oncle.

Rita et Mme Le Tourneurs’étaient esquivées prestement. Luc de Certeuil conduisit Charlesau bureau et demanda pour lui une belle chambre sur la mer.

– Faites-moi l’amitié de m’accompagner,dit Charles. J’ai hâte de vous poser une question.

– Très volontiers ! fit l’autre,intrigué.

Ils montèrent ensemble.

La chambre était spacieuse. Par la fenêtreouverte à deux battants, on découvrait la passe des Couraux, lecommencement du pertuis de Maumusson et, dans la distance, bornantla vue, la côte du continent, avec le donjon du fort Chapus, enavancée. Contre le ciel immense et déjà plus sombre, des mouettes,à grands coups d’ailes, s’entrecroisaient. On entendait les crisdes enfants sur la plage.

Quand la porte se fut refermée sur le départde la femme de chambre :

– Mon cher Certeuil, dit CharlesChristiani, ma façon d’être doit vous sembler un peu bizarre.Pardonnez-moi… Vous voyez devant vous un homme assez ému…Voilà : cette jeune fille, Mlle Rita… elle afait sur moi une profonde impression…

Luc, sans rien dire, le considérait d’un airsi indéchiffrable que Charles s’interrompit un instant et, à sontour, fixa curieusement les yeux qui le fixaient.

– Qu’y a-t-il ? reprit Charles,légèrement démonté.

– Rien. Je vous écoute avec beaucoupd’intérêt.

– Rien, vraiment ? J’aurais cru…

– C’est-à-dire que, enfin… Vous devezbien penser, mon cher ami, que je ne serai pas le seul à éprouverquelque surprise…

– Quoi ! dit Charles très gaiement.Parce que je ne danse pas, parce que je ne vais pas dans le monde,parce que je suis un explorateur d’archives et de bibliothèques,va-t-on croire à des vœux perpétuels et me prendre pour unmoine ? Dites ?

Luc de Certeuil affecta de cligner les yeuxprécipitamment, pour manifester son incompréhension.

– Vous voudrez bien m’excuser, dit-il. Jen’y suis plus. Quelque chose m’échappe. Pour ne pas dire :plusieurs choses…

– Lesquelles ? de grâce ?

– D’abord… Enfin, mon cher, voyons,réellement, est-ce à moi de vous rappeler… Allons ! vous mefaites marcher !

– Pardon, pardon, dit Charles qui setroublait et parlait maintenant d’une voix changée. Je n’ai pasrêvé, cependant. N’est-elle pas charmante ? Pleined’esprit ? Irréprochable ?

– Certes ! confirma Luc sans quitterson rictus ironique.

– Je ne suppose pas qu’il n’y ait rien àdire sur ses parents. Honnêtes, eh ?

– D’accord !

– De son côté, donc, pas une ombre autableau. Alors, alors… serait-ce de mon côté que ?… Mais je nevois rien, moi, de ce côté-là !…

– Une seconde, mon cher. Je pensais vousconnaître et, même en cet instant, j’ai la conviction, en effet,que je vous connais très bien. Mais nous nous débattonscertainement dans un imbroglio. Il n’est pas possible que,vous, vous parliez comme vous venez de le faire. Dans cesconditions… Oh ! je serais suffoqué qu’on se fût joué de vous,qu’on vous eût abusé, pour se divertir… Et cependant, siinvraisemblable que ce soit, je ne découvre pas d’autreexplication…

– Comment ! s’indigna Charles.

– Pas d’autre ! Il faut, mon cherami, qu’on vous ait livré un faux nom.

– On ne m’a livré aucun nom ! Etc’est justement cela que je voulais vous demander : quiest-elle ?

Un silence.

– Qui est-elle ?

Charles crispait ses mains aux épaules de Luc,dont les lèvres closes souriaient avec une expression demalaise.

– Marguerite Ortofieri, dit-il enfin.Rita, pour ses amies.

Affreusement pâle, Charles s’écarta delui.

Le silence était retombé. Debout devant lafenêtre, assommé par la révélation, l’infortuné regardait, sans lesvoir, voler les mouettes. Il répéta, scandant lessyllabes :

– Marguerite Ortofieri !

Et s’assit lentement, le front dans lesmains.

De longs instants passèrent sur saprostration.

Luc de Certeuil réfléchissait profondément.Les sourcils froncés et l’œil mobile, il examinait tantôt cet hommeabîmé dans ses propres méditations, et tantôt, lui aussi, lesoiseaux, le ciel, la mer, la côte lointaine, grand tableau lumineuxqui attirait les regards.

Son attitude témoignait d’un travail intérieurtrès intense, d’hésitations, d’incertitudes et d’ignorance. Puisses traits s’apaisèrent, il s’approcha de Charles et, doucement,fraternellement, lui posa la main sur l’épaule.

– Allons ! dit-il avecbienveillance.

Charles, paraissant sortir d’un profondsommeil, démasqua son visage.

– Je vous demande pardon, dit-il. Je nesuis qu’un sot. Un étourdi sans excuses, tout au moins.

– Des excuses, on en a toujours. Il estcertain que si Mlle Ortofieri s’était nommée àvous, comme elle devait le faire… En somme, elle vous a mystifié.Pas très méchamment peut-être. Quand même : mystifié. Danscette conjoncture, vous cacher son vrai nom, c’était presque vousdonner un faux nom. C’est regrettable.

– Vous vous trompez, dit Charles. Je memets à sa place et je pense que j’aurais agi précisément commeelle. Se trouvant tout à coup en présence d’un homme correct quin’a d’autre tort, à ses yeux, que de s’appeler Christiani, alorsqu’elle se nomme Ortofieri, elle a préféré, par courtoisie, pardélicatesse, ne pas le repousser brutalement, en lui jetant ce nomd’Ortofieri, comme on claque une porte au nez d’unrustre !

– Soit, accepta Luc. Mais tout à l’heure,en vous voyant si chaud, j’avais l’impression fort nette que là nes’était pas bornée cette… courtoisie.

– Que voulez-vous dire ?

– J’essaie de vous démontrer que vousn’êtes pas le seul responsable de votre déconvenue. Soyez justeenvers vous-même. Une admiration, quand elle n’est pas encouragée,ne se développe pas si vite ni si bellement. Sachant qui vous êtes,sachant que cette intrigue de bal masqué serait fatalement sanslendemain, Mlle Ortofieri est reprochable d’avoirpoussé la politesse jusqu’à l’amabilité. C’était pousser le jeujusqu’à la témérité.

– Mlle Ortofieri n’a rienfait pour encourager ma sympathie, déclara Charles d’un ton sec.Elle s’est montrée ce qu’elle est, simplement : jolie etnaturelle, intelligente et bonne.

– C’est bien ! Ne vous fâchezpas ! Mon intention n’était nullement de l’attaquer.

– Je l’espère ! dit Charles.

Et il enfouissait dans les profondeurs lesplus inaccessibles de sa mémoire la vérité resplendissante etdouloureuse, le secret inoubliable que Rita, Geneviève et luiseraient seuls à connaître. Car il savait maintenant, hélas !pourquoi ce nom – ce nom corse comme le sien – ne lui avait pas étérévélé ; pourquoi, surtout, la jeune fille avait saisil’occasion de rester avec lui pendant toute une journée – unejournée magnifiquement volée au destin, bravement arrachée à lavieille haine de leurs familles-, une journée qui serait lapremière et la dernière de leurs amours ! Et de cesvingt-quatre heures de rêve, bercées sur les flots et caressées parles douces brises d’une île bienheureuse, il revoyait désespérémenttoutes les minutes, depuis le moment où il avait aperçu aux mainsde Rita le petit livre qu’elle ne pouvait lire qu’à l’insu de sesparents et qu’elle n’avait pas le droit de posséder – jusqu’aumoment suprême de l’étreinte si chaste, quand leurs doigtss’étaient mêlés, derrière le bordage du Boyardville. Làs’était achevée l’idylle sans avenir possible. Un Christiani et uneOrtofieri ne pouvaient pas s’aimer.

– Oublions ! dit Charlesrésolument.

– De vous, le contraire m’eût surpris.Mais, je le confesse, je me suis demandé, un instant, si l’amourn’allait pas transformer bien des choses…

– Je vous ai laissé voir mes sentiments,je ne vais pas les renier. Soyez seulement assuré que demain je lesaurai oubliés, comme je vous prie de les oublier vous-même dèsmaintenant.

Luc de Certeuil s’inclina. On ne sait quelleincrédulité flottait dans son regard.

– Comptez sur moi, dit-il. Voilà qui estfait. Et je vous admire, mon cher. Cela ne manque pas de grandeur,ni de noblesse, cette hautaine fidélité aux rancunes de votrerace…

– Je suis corse et je me soumets aux loisde ma famille.

– Personnellement, vous n’avez jamais euà vous plaindre d’un Ortofieri ?

– Jamais. J’ai entendu parler du chef defamille actuel, le banquier. Mais je ne l’ai pas rencontré…Oh ! si j’étais seul au monde, peut-être ferais-je bon marchéd’une haine ancestrale dont j’ai, sans plus, accepté la succession.Mais il y a ma famille ; on ne se conduit pas de la même façonpour soi et pour les autres. Et puis, en tête de ma famille, il y ama mère… Elle est plus corse que tous mes compatriotesréunis ; songez qu’elle a baptisé ma sœur« Colomba » ! C’est tout dire ! J’ai euplusieurs aïeules originaires de provinces diverses : l’unefut champenoise, l’autre normande, une autre encore savoyarde. Mamère, née Bernardi, a vu le jour à Bastia. Elle est irréductiblesur le chapitre des aversions. En épousant mon père, en devenantChristiani, elle a épousé toutes les querelles héréditaires de lafamille… Je sais d’ailleurs que, fussions-nous disposés à faire lapaix, le banquier Ortofieri, pour sa part, s’y refuserait.

– Il s’agit donc d’une affaire biengrave ? L’hostilité des Christiani et des Ortofieri est connuede beaucoup de gens, mais combien pourraient en préciser lesraisons ? J’ai entendu parler d’un meurtre qui remonterait ausiècle dernier…

– Oui, c’est bien cela, dit Charles endénouant sa cravate et en déboutonnant, d’une main énervée, le colde sa chemise. Le meurtre de mon quadrisaïeul César Christiani, lemarin, par Fabius Ortofieri, un ancêtre deMlle Rita…

– Je crains de vous importuner, voussemblez un peu las ; voulez-vous que je vous laissereposer ?

– Non. Au contraire. J’aime mieux parler.Cela m’occupe, cela me soulage. Et je vous suis reconnaissant dem’en fournir l’occasion, Certeuil.

« Là-bas, en Corse, depuis leXVIème siècle, les deux familles étaient en proie àtoutes sortes de dissentiments, pour des histoires de forêts, detroupeaux, de bornages. Cependant, jusqu’au meurtre de CésarChristiani, aucune vendetta n’avait amené mort d’homme.

« Notez, au demeurant, que FabiusOrtofieri a toujours nié sa culpabilité et qu’il n’y eut jamaiscontre lui que des présomptions. Pas de preuves irréfutables.

– Il avait pris le maquis ?

– Pas du tout. C’est à Paris quel’assassinat fut commis, le 28 juillet 1835, il y aura bientôt centans. Fabius Ortofieri fut arrêté le surlendemain, toujours à Paris,et mourut dans sa prison, avant le jugement, de sa mort naturelle.On prévoyait sa condamnation. Tout l’accablait et la conviction desChristiani n’a pas varié. Il était coupable.

– Permettez : je conçois aisémentque les Christiani aient gardé rancune aux Ortofieri. Il est plusdifficile de comprendre pourquoi les Ortofieri en veulent auxChristiani. Que les parents d’un meurtrier se prennent à détesterles parents de sa victime, cela me paraît invraisemblable, àpremière vue.

– Vous allez saisir. D’abord il y avait,comme je vous l’ai dit, entre les deux clans, un amoncellement dedisputes, de procès, de rixes, de mauvais tours, deux sièclesd’inimitié ! sans compter les âges précédents, qui ne nous ontpas légué de documents sur ce sujet. À cause de cela, sans doute,l’opinion des Ortofieri sur le crime de 1835, si elle a varié selonles individus, est toujours restée défavorable – haineusementdéfavorable – aux Christiani.

– Parce que ?

– Parce que certains Ortofieri,convaincus de l’innocence de Fabius, ne pardonnaient pas à mespères de l’avoir accusé d’un forfait que, suivant eux, il n’avaitpas commis. Et parce que certains autres Ortofieri, persuadés aucontraire de la culpabilité de Fabius, soutenaient qu’un hommeaussi juste et aussi calme n’avait pu tuer l’un de ses semblablesque pour se venger d’un crime encore plus grand. Quel crime ?Mystère. Fabius, disaient-ils, n’avait pas voulu le révéler, soitpar magnanimité, par élégance morale, soit parce que, le révélant,il eût articulé contre lui-même une charge écrasante qui l’eûtconvaincu du meurtre de César.

– C’est assez curieux,psychologiquement.

– Bah ! C’était, pour ces derniers,une manière de concilier deux sentiments assezcontradictoires : le désir de continuer à nous détester et lebesoin plus honorable d’avouer que le procureur du roi avait raisonet que leur Fabius était bel et bien le meurtrier de César. Je saisqu’aujourd’hui encore le banquier Ortofieri est convaincu que sonancêtre s’est vengé sur le mien d’un outrage infâme : qui nese défend pas lorsqu’on connaît bien, lorsqu’on étudie sans partipris le caractère de César Christiani. La droiture même. Et uneintelligence remarquable. Je pensais à lui pas plus tard qu’hier, àl’île d’Aix. Napoléon l’aimait beaucoup…

Cette évocation de l’île d’Aix ramena desnuages au front de Charles Christiani. Il fit un vaillant effortpour se surmonter.

« Oublions ! Oublions ! »se dit-il avec une sorte de frénésie.

Et il se remit à parler, pour s’étourdir, pourque Luc de Certeuil fût bien persuadé de son détachement et querien ne trahît cette blessure à l’âme, qu’il comprimait de toutesses forces spirituelles. Derrière cette façade de bravoure, dansles coulisses de son être, des pensées sourdes se déroulaientpourtant, celle-ci entre autres, terre à terre, quigrandissait : partir au plus tôt, gagner bien vite ce Chapusqu’on distinguait là-bas, avec sa station de chemin de fer ;être à Paris le lendemain matin. Mais cela, il savait ne pouvoirl’exécuter que tout à l’heure ; sa fuite était subordonnée àl’horaire du bateau, dont il se souvenait pour l’avoir consultéd’avance quand il croyait à un retour si heureux !

Une autre pensée, aussi, mais plus vague, setenait en lui durant qu’il causait. Une pensée interrogative. Lucde Certeuil, tout en l’écoutant avec un indéniable intérêt,semblait néanmoins préoccupé, dans le secret de ses proprescogitations. Pourquoi ?

Luc devina sans doute, à quelque hésitation deCharles, la crainte qu’il avait d’être importun ; car, chaquefois que l’historien faisait mine de s’arrêter, il le relançait parune question. Et il résultait de tout cela que Luc de Certeuildevenait pour Charles Christiani un peu plus qu’une relationmondaine : un confident occasionnel.

– Tout compte fait, poursuivit Charles,César est le grand homme de ma famille.

« Il était né le 15 août 1769, à l’heuremême où, tout près de là, Mme Bonaparte accouchaitde son deuxième fils. Ainsi, le petit César, au nom impérial,devint le camarade d’enfance du petit Napoléon, de qui le nom nevoulait rien dire. Or, jamais l’amitié du futur empereur ne sedémentit. Il fit de mon aïeul un capitaine corsaire dont laréputation brilla près de la gloire de Surcouf. Il l’enrichit et lereçut aux Tuileries toutes les fois que le loup de mer revint enFrance. Napoléon se plaisait à lui rappeler le temps d’Ajaccio et àse moquer de son accent coloré, d’autant plus volontiers quelui-même se piquait de l’avoir perdu, ce qui n’était pas tout àfait exact.

« Par malheur, il y eut Waterloo. LaRestauration ne fut pas propice à César Christiani. Fidèle à sondieu Napoléon, il connut la disgrâce, Louis XVIII et Charles Xprétendaient l’ignorer dans la masse des bonapartistesimpénitents.

« Il se retira en 1816. La Corse ne letentait pas. Je crois très fermement qu’après une existence decombats et d’abordages, il souhaitait se reposer, loin desquerelles, des vendettas et des Ortofieri. C’est pourquoi nous levoyons alors habiter un petit domaine savoyard que sa femme luiavait apporté en dot et qui était le berceau de sa famille. Ilavait épousé Hélène de Silaz en 1791. Elle était morte lorsqu’ils’installa dans cette propriété, à l’âge de quarante-sept ans,pourvu d’un fils, Horace, mon ascendant, et d’une fille, Lucile,dont il reste une descendante aujourd’hui fort âgée.

« Pourquoi, treize ans plus tard, vint-illoger à Paris, 53, boulevard du Temple ? Pourquoi, sans espoirde retour, délaissa-t-il sa retraite de Silaz ? Ses papiers,ses Mémoires que j’ai compulsés, manquent de précision surce point. Il est à supposer, tout simplement, qu’il en avait assezde la campagne et de la solitude, ainsi qu’il arrive à beaucoupd’hommes au tournant de la soixantaine. Peut-être aussi – maisc’est une hypothèse encore plus gratuite – avait-il toujoursregretté la France et se hâtait-il d’y entrer, secrètement avertide la chute imminente des Bourbons.

« C’est là, boulevard du Temple, qu’ilfut assassiné, d’une balle de pistolet, par Ortofieri, qui pénétrachez lui, alors que, de sa fenêtre, il regardait le roiLouis-Philippe passer la revue des gardes nationales, le 28 juillet1835. Il avait soixante-six ans.

– La revue du 28 juillet 1835 ? ditLuc de Certeuil. Je ne suis pas fort en Histoire, mais je crois merappeler quelque chose à ce propos. Quoi donc ?Attendez-moi…

– L’attentat de Fieschi contre le roi,dit Charles, la machine infernale qui fit tant de victimes dans lafoule. Fieschi tira sur Louis-Philippe et sa suite, au moyen d’unemachine de son invention. Il l’avait braquée à la fenêtre de sonpetit appartement, au 50 du boulevard du Temple, presque en face dela maison de César. On a même pensé que l’explosion de la machine,analogue à un feu de peloton, avait masqué le coup de pistolet quitua César, personne ne s’étant souvenu d’une détonation quelconqueà l’intérieur de l’immeuble portant le numéro 53.

– Voilà une extraordinairecoïncidence !

– J’en connais d’autres, observa Charlesavec une triste ironie. La vie, Certeuil, la vie la plus banale estsemée de coïncidences extraordinaires. Seulement, nous ne lesdistinguons pas toujours…

– D’après ce que vous me disiez du coupde pistolet, César Christiani était donc seul, chez lui, au momentde l’assassinat ?

– Seul. Avec ses bêtes.

– Quelles bêtes ? Tout cela estpassionnant !

– Il avait rapporté de ses voyages desanimaux curieux, surtout des oiseaux et des singes. Ses portraitsle représentent toujours avec un perroquet sur l’épaule et,quelquefois, un ouistiti de l’autre côté, ou un chimpanzé pendu àson gilet.

– Et… on est sûr que c’est bien « unhomme » qui l’a tué ? risqua Luc de Certeuil enriant.

– Tout ce qu’il y a de plus sûr.

– Autant, n’est-ce pas, que lescertitudes soient en ce monde !

Charles songea une seconde etrepartit :

– Les dépositions contre Ortofieri nelaissent vraiment aucun doute sur sa culpabilité. Le policierchargé du service dans cette partie du boulevard l’a vu rôder auxalentours et pénétrer dans la maison de César quelques minutesavant l’heure présumée de l’assassinat.

– C’est-à-dire ?

– Le moment où, en face, explosa lamachine de Fieschi, puisqu’il y avait présomption de simultanéité –de synchronisme comme on dit aujourd’hui. D’ailleurs, le cadavre deCésar, quand on le découvrit, quelques heures plus tard,confirmait, au dire d’experts, cette présomption. La mort devaitremonter à l’heure de midi.

– Vous connaissez merveilleusement toutel’affaire ?

– C’est mon métier d’historien et c’estmon devoir d’arrière-petit-fils. J’ai longuement étudié l’attentatde Fieschi. J’ai, non moins minutieusement, au Palais de justice,repris, pièce à pièce ; tout le dossier du procès Ortofieri,et je me suis donné la tâche de le compléter, pour moi-même, partout ce qui nous reste des papiers de César, sa correspondance, sesSouvenirs, etc.

– Est-ce qu’il y fait mention desOrtofieri ?

– De temps en temps. Bien entendu, ilavait conservé en Corse des biens, des terres, des fermes. D’oùcontestations avec les éternels voisins, éternels ennemis, etdémêlés dont j’ai trouvé les traces un peu partout, non seulementdans nos archives familiales, mais aux greffes et chez lesnotaires.

« Il est bien évident que César seméfiait de Fabius, de même que Fabius, à coup sûr, se méfiait deCésar. Le maquis, pour eux, c’était celui de la procédure. C’étaitencore – et d’une manière plus dangereuse – le Paris d’il y a centans, avec ses rues étroites, ses passages sombres, le Paris desbarricades et des embuscades, le Paris des Mystères deParis qui devaient paraître sept ans après.

– Fabius, donc, s’était fixé dans lacapitale, lui aussi ?

– Rue Saint-Honoré. Il finançait. Ce futl’origine de leur prospérité. On dit que le banquier a une trèsgrosse situation.

– On le dit.

Là-dessus, la rêverie fut la plus forte.Charles alluma machinalement une cigarette que Luc venait de luioffrir et s’accouda à l’appui de la fenêtre. Il recula un peu,presque aussitôt, pour éviter le regard de baigneurs qui passaienten levant les yeux vers son apparition. Et il essaya de prendretout l’intérêt possible aux ébats de nageurs et de nageuseschevauchant des montures saugrenues en caoutchouc gonflé. Cesenfantillages lui firent grand-pitié, vu le deuil de soncœur ; et, détournant son attention de ces jeux balnéaires, ilaperçut, dans la vitre du battant de fenêtre ouvert à l’intérieur,l’image obscure de Luc de Certeuil plongé au sein de réflexions siardues qu’elles ressemblaient fort à des perplexités.

Il ne dit mot et surveilla curieusement, ducoin de l’œil, l’attitude du jeune homme. Il le voyait de profil,assis, penché en avant, les coudes sur les cuisses, la tête basse,les mains plaquées l’une contre l’autre, doigt contre doigt, et cesdoigts se tambourinant. Il voyait ce profil camus, ce visage sanscesse animé d’une audace avantageuse qui imposait à beaucoup. Et iln’en fut pas très favorablement impressionné.

À quoi diantre ce Certeuil pouvait-il doncsonger si ardemment ?

– Plaît-il ? dit Charles. Ah !j’avais cru que vous vouliez dire quelque chose.

– C’est vrai, j’ai levé la langue, etpuis… je ne sais plus si je dois…

– Allez donc, voyons !

– Oui, cela peut être mieux. Nous sommestous deux, n’est-ce pas, des gens loyaux ? Vous allez partir,je le présume…

– Exactement dans une demi-heure.

– Il est possible que je ne vousrencontre pas avant plusieurs semaines. D’ici là, des bavardspourraient vous rapporter… ce que je préfère décidément vous diremoi-même.

– Cela est bien solennel ! Parlez,mon cher Certeuil.

– Si on vous rapporte que, ici, àSaint-Trojan, et ailleurs ensuite, je me suis montré très assiduauprès de Mlle Ortofieri, faites-moi l’amitié devous souvenir que je fus le premier à vous l’avoir dit.

Résistant au coup brutal, Charles, pour resterimpassible, dut commander à tous ses nerfs.

– Pardon, dit-il, sont-ce des fiançaillesque vous m’annoncez ?

– Presque.

– Mes félicitations.

Il tendit la main. Luc de Certeuil la luiserra énergiquement.

– Maintenant, je vous laisse, déclara Lucd’une voix incertaine. Je vous retrouverai au bateau, àl’appontement.

– Oui… C’est préférable…

Luc, par sa franchise – ou par son cynisme-,venait de créer une situation intolérablement fausse. Abasourdi,Charles, une fois seul, eut quelque peine à reprendre ses esprits.Une clarté nouvelle se posait sur les choses.

En premier lieu, il se félicitait sans mesured’avoir modéré ses confidences, déjà trop indiscrètes !Voyons, n’avait-il rien laissé échapper, vraiment, de toute latendresse que Rita lui avait témoignée ? Non, rien. Quellechance ! Ah ! ce n’était pas la faute de Luc !Dieu ! Il avait bien fait l’impossible pour en savoirdavantage ! Son élan de sincérité s’était produit sur le tard…Enfin, il y avait cédé, et on pouvait lui en savoir gré – jusqu’àplus ample informé.

Aussi bien, qu’importait Luc deCerteuil ! Ce qui dominait tout, ce qui effaçait tout dans unéblouissement, c’était l’ineffable révélation qu’il venait de faireà Charles en s’imaginant lui en faire une autre ! C’était lajoie qu’il lui avait causée, en pensant ne lui causer que de lapeine. Triste joie, certes, puisque rien n’était changé auxnécessités inéluctables. Immense joie, pourtant ; car, dans lavie de Rita, Charles n’avait donc pas été seulement celui qui plaîtparce qu’il surgit, seul et premier, auréolé de mystère etd’aventure, fruit défendu de l’amour, mais celui qu’on fait plusque d’aimer ; non pas, en vérité celui qu’on aime, mais celui,bien mieux, qu’on préfère, et véritablement : l’élu.

Ah ! la belle journée ! Plusfollement belle encore qu’il ne l’avait rêvé. Et quel sillageétincelant elle laissait derrière soi !

Presque effrayé de sentir vivre en lui, avectant de force vibrante, un souvenir qui ne pouvait s’accompagnerd’aucune espérance, Charles se surprit à faire un geste coupant età prononcer très haut :

– Il faut oublier ! Il fautoublier !

On frappa discrètement à la porte.

Éprouvant un peu de confusion à la pensée quela domestique avait entendu ses paroles et que, pourtant, elleallait le trouver seul, Charles rougit d’avance.

– Entrez ! Entrez ! répéta-t-ilcar personne ne se présentait.

Il se dirigea vers la porte, dans l’intentionde l’ouvrir.

Une grande enveloppe bleu pâle gisait sur leplancher, l’un de ses coins encore engagé sous la porte.

Il la prit et lut son nom, tracé d’uneécriture élégante, posée, féminine.

Dehors, dans le couloir, pas une âme.

Au dos de l’enveloppe, un chiffre :M. O.

Voici la lettre :

« Vous savez tout, maintenant, puisquevous savez qui je suis. Mais ce que je suis, le savez-vousassez ?

« C’est cela que je viens vous dire. Ouplutôt, c’est de cela que je veux vous assurer. Car, non, je nevous ferai pas l’injure de douter de votre jugement, c’est-à-direde votre estime. Je suis certaine que, pas une minute, vous n’avezsoupçonné Marguerite Ortofieri d’être ce qu’elle n’est pas. Aucuneaccusation, j’en suis sûre, ne s’est levée, dans votre esprit,contre moi, contre mes sentiments et mon caractère. En commençantcette lettre, je voulais vous apporter la confirmation de vospensées, comme un témoignage qui leur était dû – avec aussi,peut-être, l’espoir inavoué de les renforcer et de les affermir. Enécrivant cette lettre, je m’aperçois qu’elle ne serait digne ni devous ni de moi si elle contenait quoi que ce fût qui ressemblât àun plaidoyer, ou même à une attestation. Elle ne saurait être qu’unremerciement.

« Je ne vous dirai donc pas : Croyezqu’en tout cela je fus la plus sincère des femmes.

« Je vous remercie, simplement, de lecroire, et je vous prie de me pardonner si quelqu’une des phrasesprécédentes a pu vous abuser sur mes intentions.

« C’est que, mes intentions, je ne lesaperçois pas très clairement, faut-il vous en faire l’aveu ?C’est que l’état de ma conscience est tout nouveau pour moi et quej’ai quelque peine à m’y retrouver. C’est enfin que je ne me suisjamais appliquée à écrire une lettre comme celle-ci, dont je n’osemême pas prononcer le nom ! Une lettre, monsieur, que j’aitant de chagrin et néanmoins tant de joie à vous adresser.

« Mais ce n’est pas pour vous parler demon chagrin et de ma pauvre joie que j’ai pris la plume. Et je m’enveux de me laisser entraîner à remplir ces quatre grandes pages(car je les remplirai, je le sais bien), au lieu d’y mettreseulement le mot : « Merci ! »

« Merci d’avoir la certitude que j’aiété, pendant un jour, aussi heureuse qu’on peut l’être d’un bonheurpassager.

« Merci de cette journée-là.

« Merci d’en garder un souvenir sanstache et fidèle.

« Merci d’être ce que vous êtes, et parlà je veux dire, avec bien d’autres choses, je veux dire,monsieur : chevaleresque, vieille France, dévoué, comme je lesuis moi-même, à toutes sortes d’idées qui ne sont plus très à lamode, mais qui, j’imagine, sont assez éternelles.

« Merci de placer au plus haut desdevoirs celui de ne rien sacrifier, même l’amour, à la religion dela race, au culte de la famille. Car, sans qu’on me l’ait dit, jejurerais que vous allez partir sans me revoir. Et comment vousreprocher les sentiments qui vous le dictent, puisque ce sont euxque j’apprécie davantage dans ce que vous êtes ?

« Merci, par conséquent, d’allerdésormais loin de moi, qui donnerais tout au monde pour vivre prèsde vous, mais qui ne vous le dirais pas si ce n’étaitimpossible.

« Merci de votre amour et merci de votrehaine.

« Merci d’être Christiani, comme jesuis

« ORTOFIERI. »

C’était signé « Ortofieri »,brièvement. » Ortofieri », fièrement. On aurait dit quetoute la lignée des Ortofieri avait paraphé ce billet tendre etcruel, par la seule petite main de son unique descendante. Et, eneffet, on sentait bien que toute l’âme des générations avaitinspiré cette vaillante confirmation, si digne et si touchante à lafois.

Charles tenait la lettre bleue dans la lumièrelimpide du couchant. Il n’en distinguait qu’un mot, qui la résumaittout entière et qui résumait non moins cette tragique situation, lemot « impossible ».

Et Charles croyait entendre l’abominableparole répétée par tous les Christiani et tous les Ortofieri quis’étaient succédé depuis le 2 juillet 1835, y compris le vieuxCésar avec son accent méridional, le vieux Fabius levant sonpistolet – jusqu’à sa mère, qu’il lui semblait voir se dresserdevant lui, jaune et autoritaire, lissant d’un doigt coléreux sesbandeaux pareils aux ailes d’un corbeau, et lui criant, comme lesautres, comme Horace Christiani, comme Napoléon Christiani, Eugèneet Achille, les deux frères, et Adrien son père, mort au champd’honneur :

– Impossible ! Impossible !Impossible !

Comme si tous ces Corses avaient oublié que,depuis Louis XV, la Corse est française.

Chapitre 3EN FAMILLE

Le train qui ramenait Charles Christianin’atteignit qu’à neuf heures du matin la gare Montparnasse. Ilavait beaucoup de retard et contenait en surnombre plus devoyageurs debout que de voyageurs assis. On rentrait devacances.

Charles, en dépit de ses efforts les plussincères, ne pouvait entraîner sa pensée loin des événements sirapides qui venaient de se dérouler. Il ne se lassait pas d’yrevenir, de les analyser et d’en remâcher le goût amer et pourtantdélicieux. À présent, il s’expliquait mieux certains détails duséjour à l’île d’Aix et de la traversée qui en avait été simémorablement interrompue. La grande confusion dans laquelle, en seprésentant, il avait jeté Mme Le Tourneur et Ritalui apparaissait maintenant avec tous ses motifs, qui n’étaient pasminces ! Et comme il comprenait l’inquiétude effarée de cettepauvre Geneviève, lorsqu’elle avait vu son amie se lancer dans uneaventure avec un Christiani. Il comprenait aussi le bain de merrefusé par Rita, pour toutes les obscures raisons de la prévoyance,de la bonté et de la pudeur, afin de ne pas laisser à Charles unsouvenir trop vif de celle qu’il ne reverrait pas et dont il avaitinstinctivement perçu la race et le rythme, qui étaient sa proprerace et le rythme même de son sang corse.

Dans ces souvenirs il s’engourdissait ets’hypnotisait, incapable d’en tirer autre chose qu’une sorte devolupté confuse et désolante. L’arrivée à Paris lui produisit uneffet presque funèbre. Tout lui semblait changé, sans qu’il pûtcomprendre comment. Il n’aurait pas été plus dépaysé au retour d’untrès long voyage à travers des contrées lointaines et singulières.C’était comme si sa mémoire, en quelques jours, se fût déformée, ouque Paris eût subi mystérieusement des modifications impossibles àpréciser, dans ses proportions, dans la couleur du temps, dans sestonalités, dans je ne sais quels autres aspects qu’on eût cherchévainement à définir. Il voyait tout plus petit, plus pauvre, plussombre ; il y avait dans le bruit des rues un élémentsilencieux, une valeur sourde qui lui mettait sur l’âme un poidsd’anxiété dont la cause d’ailleurs lui échappait complètement. Ilétait navré et ne réagissait en rien.

Il prit un taxi, donna au chauffeur l’adressede la rue de Tournon, puis, en chemin, se ravisa et se fit conduirequai Malaquais, chez son futur beau-frère, Bertrand Valois. Avantde se retrouver en face de sa mère, il lui semblait excellent decauser avec un ami à toute épreuve, homme de bon sens, plein decœur, jouissant d’une gaieté perpétuelle, et qui, certainement, lui« remonterait le moral ». Il ne s’avouait pas qu’il avaitbesoin de se raconter, besoin de revivre les faits en les parlant.Et il ne se rendait pas compte qu’en allant quai Malaquais ilcédait aussi à l’impulsion qui nous dirige tous, quand « ça neva pas », vers les êtres qui ont de la chance, auxquels toutréussit constamment et de qui la veine prend l’apparence d’unpouvoir contagieux. Près de ces favoris du sort, nous avonsl’illusion d’être immunisés contre l’infortune et de renouveler,là, notre provision de confiance, de force et de savoir-faire.

Bertrand Valois, cet auteur gai, ne pouvaitmieux représenter le bonheur. Ses pièces remportaient un succèsétourdissant ; tout le monde l’aimait et se réjouissait de saréussite. Il était doué, au demeurant, d’un physique ouvert etriant qui légitimait bien des sympathies. Non qu’il fût beau, àproprement parler ; heureusement pour lui ; car la beautéd’un homme le désavantage auprès de beaucoup de ses frères. Mais sajoyeuse bonhomie lui gagnait les suffrages de la gent masculine, etsa gaieté spirituelle lui assurait tous les concoursféminins ; car Dieu sait si nos sœurs aiment de rire.

Pourquoi ne pas dire qu’il avait fallu àBertrand Valois tout le prestige de sa gentille renommée, toutesles promesses d’un avenir radieux, pour fléchir la rigideMme Christiani et obtenir d’elle la main deColomba ? À lui-même on ne pouvait rien reprocher, sinond’être né de parents fort modestes ; mais son père n’étaitqu’un simple pupille de l’Assistance publique, un enfant trouvé, etMme Christiani, férue d’ancêtres, orgueilleuse desa généalogie, avait balancé pendant de longs mois avant de donnersa fille à ce garçon qui n’avait recueilli, pour tout héritage dessiècles passés, qu’une vieille bague et une vieille canne.

C’étaient les seuls objets qu’on eûtdécouverts, un matin de l’année 1872, auprès du nouveau-né quivagissait dans une encoignure de la galerie de Valois, auPalais-Royal. D’où le nom de « Valois » que Bertrandportait, à la suite de son père, lequel devait ce vocableparticulièrement sonore au hasard du lieu de son abandon et aucaprice irréfléchi de l’Assistance. Car enfin « Valois »est un nom historique, et il était peut-être audacieux d’en parerce marmot inconnu qui pouvait plus tard déshonorer, dans la mesurede sa destinée, le souvenir des Louis XII, des FrançoisIer et des Henri III, dont il était douteux pourtantqu’il descendît.

La bague, en effet – cette bague d’or émailléede noir et pourvue d’un pauvre petit brillant, cette bague queColomba avait désiré porter le jour de ses fiançailles-,n’indiquait pas une origine royale, mais à peine bourgeoise. Et lacanne – une haute canne de jonc, surmontée d’un pommeau d’argentorné de maigres guirlandes – abondait sur ce point dans le mêmesens que la bague. Ces deux témoins, offrant l’un et l’autre lescaractéristiques du style Louis XVI, figuraient, à vrai dire, lesseuls aïeux de Bertrand Valois – et nous devions noter cettecirconstance pour faire comprendre la façon dont Charles Christianiaborda le jeune auteur.

Il le trouva dans son studio, qui travaillaità quelque comédie. L’endroit était arrangé pour le plaisir des yeuxet la commodité des besoins. Une grande baie prenait vue sur laSeine et le Louvre. Quant à Bertrand, déjà soigneusement rasé, sescheveux cuivrés plaqués sur le crâne le plus rond qui se pûtrencontrer, il avait serré autour de sa fine taille la ceintured’une robe de chambre élégante à désespérer un don Juan decinéma.

À l’entrée de Charles, il se dirigeaprestement vers lui, les bras ouverts. Et le visiteur se sentitmieux, rien qu’à voir ce visage accueillant où veillait le nez mêmedu génie comique, un nez pétri de malice, aux narines dégagées, auxailes méritant vraiment le nom d’ailes – le nez au vent, célèbre,avec lequel feu M. de Choiseul flairait les brises deVersailles-, le nez des grands acteurs, qui ne trompe jamais surune vocation de théâtre. Un peu grand, sans doute. Un peu tropretroussé, d’accord. Mais, en définitive, un fameux nez, plaisant,généreux, artiste et réjoui, de ceux qu’on aime à voir entre deuxyeux bien clairs.

– Eh ! déjà revenu ? fitBertrand. Je croyais… Mais d’où sors-tu ? Tu as couché àl’asile ?

– Dans le train.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demandal’autre en haussant les sourcils.

– Il y a que tu ne connais pas tonbonheur.

– Lequel, bonheur ? J’en ai un petitlot.

– Le bonheur de n’avoir pas d’ancêtres,prononça Charles.

– Inattendu !

– Ah ! mon ami, quand je pense quetoi, un garçon intelligent, un homme d’esprit, tu regrettescela : des ancêtres !

– C’est vrai, reconnut Bertrand. J’ai cetravers inexcusable !

– Oui, oui, je sais. Je ne t’ai vumélancolique qu’une seule fois : nous parlions du passé, desaïeux… Eh bien ! aujourd’hui mon vieux, je donnerais beaucoup,moi, pour n’avoir pas d’ascendants !

– Du moins connus, observa Bertrand. Car,depuis Adam, on n’a pas encore trouvé le moyen de s’en passer, dansl’ordre naturel. Allons, dis-moi : qu’est-ce qu’ils t’ontfait, tes aïeux ?

– Je parle de César et de ceux qui l’ontsuivi.

– Autrement dit ?

– Roméo et Juliette. Les Capuletet les Montaigu. Y es-tu ?

– Parfaitement. Tu as rencontréJuliette, toi Roméo, et Juliettes’appelle Ortofieri.

– Voilà. Juliette s’appelleMarguerite Ortofieri. Elle est la fille du banquier etl’arrière-petite-fille du meurtrier de César Christiani.

– Cela se corse, dit Bertrand.Pardonne-moi le mot, je ne l’ai pas fait exprès. Et que vas-tufaire ?

– Effacer. Oublier.

– Tu ne lui es donc passympathique ?

– Mais si ! Très, trèssympathique ; j’en suis certain !

– Alors, au diable les querelles desmorts !

Charles le regarda d’un air surpris.

– C’est toi qui dis cela, Bertrand ?Réfléchis. Mets-toi à ma place. Je t’ai entendu dire – assezfréquemment – qu’au fond de toi-même tu étais bien convaincu d’êtrele rejeton d’une vieille et grande famille…

– Oh ! fit Bertrand avec un sourire.Des blagues ! Parfois, tu sais, on sent des choses, millechoses qui s’agitent dans l’ombre de la cervelle : desregrets, des inclinations, des désirs, des élans, des espècesd’intuitions, de fausses certitudes… On prend tout ça pour del’argent comptant, je veux dire : pour des avertissements del’hérédité, la voix de l’atavisme ! Mais…

– Sois sincère.

– Eh bien, je l’avoue, là ! J’auraistant de plaisir à descendre de types épatants, que j’ai fini parcroire que c’est arrivé, et qu’un jour, comme dans les mélodrames,on retrouvera des papiers, dans une cassette, des papiers qui meferont reconnaître ! Duc de je ne sais quoi ! Marquis dececi ou de cela !

Il éclata de rire.

– Tu ris, dit Charles en hochant la tête,mais écoute : figure-toi un instant – toi qui es loyal, toiqui ne badines pas avec l’honneur, malgré ta face de bon enfantplein d’indulgence, toi enfin qui te conduis comme si tut’attachais à ne pas déchoir d’une noblesse de plusieursquartiers-, figure-toi, dis-je, que réellement tu aiesderrière toi des dizaines de générations entêtées d’honneur et detradition, voire de préjugés stupides mais superbes !Figure-toi que tu tiens l’étendard et l’épée de ta race !

– Diable ! reconnut Bertrand. C’estvrai…

– Songe que je ne puis trahir lesmiens…

– Oh ! ce n’est pas Colomba qui t’entiendrait rancune !

– Et ma mère ?

– Oh ! là ! là ! c’estautre chose !

– Enfin Mlle Ortofieriest de mon avis, rigoureusement.

– Alors, en effet, je ne vois pasd’issue…

– Je ne suis pas venu pour que tu m’aidesà en trouver, mais pour que tu m’aides à oublier.

– Il est bien dommage, reprit Bertrand,que nul Christiani n’ait pensé à venger le vieux César. Depuisbientôt un siècle, une bonne vendetta, un sérieux coup de torchon…Aujourd’hui, vous seriez quittes.

– Nos deux familles ont évolué, depuislors, dans un monde où les rancœurs ne se manifestent pas à coupsde poignard ou d’escopette. Et puis, cela vaut mieux ainsi ;on n’en finit jamais avec les vendettas ; toute vengeance enappelle une autre.

– Et le sang de César crievengeance ! déclama Bertrand.

– Malgré quoi les Ortofieri nous enveulent, comme si, pardieu, c’était leur Fabius qui eût étéassassiné par sa victime !

– Ah ! vous n’êtes vraiment pas desgens commodes ! Quand je pense que mes enfants, à moi, serontà moitié corses ! Quels défenseurs j’aurai là !

– Qui sait ? remarqua Charles. Tu espeut-être plus corse que je ne le suis !

– Avec un nez comme ça ? Un nez… àla Choiseul ?

– Aristocrate, va ! dit son ami ensouriant avec affection.

– Je me suis laissé dire que ma canneprovient sans doute d’une boutique parisienne, ce qui ne prouved’ailleurs absolument rien quant au pays de mon aïeul…

Il décrocha l’objet qui pendait le long d’unmur.

– Ah ! si les choses pouvaientparler ! hein ! dit Charles.

– Au train dont va la science, tout estpossible. Du reste, cette canne a déjà parlé, si peu que ce fût.Voici comment. Elle est haute, à la mode de son temps ; mais,toutes proportions gardées, elle a dû appartenir à quelqu’un de mataille. Le cordon est ancien, contemporain ; la boucle est auxdimensions d’un poignet comme le mien. La canne a beaucoupservi : regarde le pommeau d’argent, qui ressemble à un petitshako sans visière ; il est poli par le frottement de lapaume, les guirlandes décoratives en sont usées ; cependant,l’embout de fer qui termine l’autre extrémité n’est pas très entamépar le contact du sol. Nous en déduirons que le possesseur de cettecanne devait la porter la plupart du temps sous le bras ; et,en effet, au tiers supérieur du jonc, nous remarquons que le vernisest patiné à force d’avoir éprouvé le contact du bras et du torse,pendant que la main droite caressait le pommeau.

– Bravo, Sherlock Holmes !… L’as-tuenlevé, ce pommeau, pour voir si d’aventure on n’y avait pasdissimulé une quelconque indication ?

– Enfant ! mon père n’avait pasnégligé cette opération-là ! Il n’y avait rien sous lepommeau. Et j’ai beau interroger davantage la canne de mon aïeul,elle ne m’en dit pas plus.

« Mais en quoi puis-je te servir ?Revenons à nos moutons.

– Tu m’as servi autant que tu le pouvais,en me laissant te confier mes tristesses. Je n’en dirai rien à mamère. À quoi bon ?

– Ne pourrais-tu changer d’air ?C’est encore le meilleur traitement contre le cafard.

– Justement. J’ai l’intention de partir,dès cet après-midi, pour Silaz. Claude me réclame là-bas. Quelquesjours de calme et de solitude me feront du bien.

– Méfie-toi de l’isolement.

– Bah ! J’emporterai quelquespaperasses ; et les quatre sergents de La Rochelle metiendront compagnie. Si j’ai du vague à l’âme, j’écrirai unchapitre de mon nouveau bouquin.

– Brrr ! Des histoires deconspiration et d’échafaud ! Tu ferais mieux d’écrire unvaudeville !

– Je n’ai pas de sujet ! répliquaCharles du même ton badin, en lui serrant la main.

Quand il fut parti, Bertrand sourit finementde sa bouche charnue, de ses yeux malins, et, si l’on peut dire, deson nez si expressif.

« Pas de sujet ! se dit-il.Qu’est-ce qu’il lui faut ! Mais les uns « voienttragédie » et les autres « comédie ». Et ce seratoujours ainsi, tant qu’il y aura des hommes ou je ne sais quoid’analogue. »

 

– Tu arrives à propos, Charles, j’allaiste télégraphier de rentrer ou de prendre à La Rochelle le train deGenève.

Mme Christiani était assise àson bureau, devant des lettres ouvertes et des livres decomptabilité domestique. Son dur profil se détachait en silhouettesur le fond doucement ensoleillé de grands arbres jaunissants et duchevet de l’église Saint-Sulpice.

Ainsi, elle ne soupçonnait même pas que sonfils eût été à Oléron. Elle exprima simplement :

– Tu as renoncé à ce crochet que tu avaisl’intention de faire ? Je t’approuve. Ton Luc de Certeuil neme plaît guère, comme tu sais. Mais j’ai reçu de Claude ceci.

Elle lui tendait une lettre, du bout de sesdoigts bruns, extrêmement soignés.

Charles s’empressa de saisir la feuillequadrillée, sans répondre, mais en songeant que sa mère venait delui dicter involontairement la meilleure marche à suivre.Voilà : pour tout le monde, pour lui-même, ilarrivait de La Rochelle, directement. La veille encore, ilcompulsait les pièces les plus poudreuses de la bibliothèque, guidédans ses recherches par l’érudit M. Palanque. Il n’avaitjamais foulé le spardeck du Boyardville. L’île d’Aix etl’île d’Oléron continuaient de lui être inconnues. Et Rita,Rita…

Une émotion qui lui faisait très mal arrêta lecours de ces vigoureuses pensées. Il lisait, d’ailleurs, la lettredu vieux Claude, dont nous respecterons, sinon l’orthographe, dumoins le style.

« Madame,

« Madame voudra bien nous excuser, laPéronne et votre serviteur, de vous refaire une lettre coup surcoup, autant dire, avec la dernière que j’ai eu l’honneur d’envoyerà Madame, il y aura seulement dimanche huit jours.

« La présente est pour lui faireconnaître que la situation ici n’est pas supportable. Les chosessont à vous faire dresser les cheveux, et c’est rapport à notredévouement à Madame, à sa demoiselle et à notre monsieur Charles,que nous avons resté au château jusqu’à présent. Que Madame mecroie. Vous dire ce qui se passe, oh ! non, je ne suis qu’unpauvre paysan, et je le répète : l’on se moquerait. Mais celane peut durer. Monsieur Charles aura certainement la bonté de venirnous faire tout de suite une petite visite. Autrement, que Madamem’excuse, mais nous irions chacun chez nous, aussitôt la vendange,moi à Virieu, la Péronne à Aignoz, pour jusqu’à quand que tout soitfini, au château, de ces effrayantes fantasmagories.

« Je prie Madame de recevoir messalutations respectueuses, ainsi que la demoiselle etM. Charles ; Et que Péronne y envoie de même sesrespects.

Claude CORNAREL. »

Il faut que tu partes immédiatement, Charles,je me demande ce qu’il peut y avoir. Tu arrangeras ça.

« Tu arrangeras ça »,« arrangez ça », c’était le mot deMme Christiani pour tout ce qui se rapportait àSilaz. Elle n’y avait fait, depuis son mariage, que trois ou quatreapparitions. Elle n’aimait pas les montagnes qui, disait-elle,l’écrasaient, l’oppressaient. La vieille demeure lui paraissaitodieusement triste. À peine si Colomba la connaissait ; maisCharles s’y rendait de loin en loin, pour « arrangerça ». Il ne s’y déplaisait pas, du reste. Dans son enfance, ilavait passé à Silaz, avec son père, de courtes périodes. Plus tard,quand sa vocation d’historien commençait à se dessiner, il y étaitrevenu pour étudier et classer la masse de papiers de famille quis’y trouvait, et notamment les Souvenirs et correspondance ducorsaire César Christiani. Amoureux du passé sous toutes sesformes, il respirait avec délices les odeurs anciennes du manoir,que l’on n’ouvrait plus depuis bien longtemps, sinon pour l’aérerou lorsque Charles venait, en courant, décider d’un bail defermier, visiter les toitures, vendanger la vigne et serrerquelques mains calleuses dans les hameaux du voisinage.

Quant à Mme Christiani, noncontente de fuir Silaz, elle l’avait pris en aversion, comme elleprenait certaines gens qui ne lui avaient pourtant causé nuldommage. Ce n’était pas une mauvaise femme, mais, comme disaientles domestiques, « elle se faisait des idées ». C’estainsi, par exemple, qu’elle ne voulait plus voir, depuis un tempsinfini, la très vieille cousine Drouet, dernière représentante desChristiani de l’autre branche. Elle l’avait rayée de ses relations.Charles et Colomba ignoraient le visage de cette parente, etlorsqu’ils interrogeaient leur mère à son sujet, celle-ci leurrépondait invariablement que la cousine Drouet s’étant « malconduite avec Mélanie », elle ne voulait plus entendre parlerd’elle. Mélanie – autre cousine, mais du côté Bernardi – ne sesouvenait pas du tout que Mme Drouet lui eût jamaismanqué en quoi que ce fût ; maisMme Christiani, elle, ne l’oubliait pas. Oh !elle n’aurait pu préciser ; elle ne savait plus de quoi ils’agissait ; mais une chose était sûre : la cousineDrouet s’était mal conduite avec Mélanie, et cela ne se pouvaitpardonner.

On juge par là de l’exécration queMme Christiani dédiait aux Ortofieri. Quand elleparlait de Silaz, ses prunelles de jais reflétaient la partiehostile et acrimonieuse de son âme, et tout ce qu’elle nourrissaitde rancunes embrasait son regard de courtes lueurs. Charles devinaqu’à propos de Silaz elle maudissait, entre autres, la cousineDrouet et les Ortofieri. Et les yeux noirs de sa sombre mère leremplirent d’un découragement qu’il s’étonna d’éprouver, parcequ’il croyait avoir banni toute espérance.

– Il me serait agréable de voyager enauto, dit-il. Puis-je prendre le cabriolet ?

– Certainement.

– Par le Bordeaux-Genève, ajouta-t-il,j’aurais dû m’imposer un très long voyage en chemin de fer et jevous confesse que cela ne me tentait pas.

– Du reste, décrétaMme Christiani, je me demande comment tu pourraiste passer d’auto à Silaz. Dans ce trou !

– Mais je vous prive de votre voiture, etcela…

– Cela n’a aucune importance, Bertrandnous prêtera la sienne ; il en sera ravi, et puis les loueursont des voitures aussi bonnes que les nôtres.

– Je vous remercie, dit Charles.

Il embrassa sa mère sur le front, juste à lanaissance de la raie qui partageait sa coiffure en deux bandeauxplats et lustrés. Mme Christiani, en retour,renifla contre la joue de son fils ; c’était sa façon, à elle,d’embrasser : ses lèvres minces n’y participaient en aucunecirconstance et il était visible qu’elles n’étaient pas faites pourcet usage.

Colomba se joignit à eux pour déjeuner. Elleétait le sourire de la maison. Et tout, en revanche, luisouriait : sa jeunesse, sa beauté, ses fiançailles, son fiancé– jusqu’à Mme Christiani qui, en sa faveur,relevait un coin de sa bouche et souriait d’un seul côté,impuissante à mieux faire.

En présence de sa sœur, Charles s’évertua plusencore qu’auparavant à cacher sa mélancolie. Il plaisanta non sansesprit les terreurs de Claude, se dit toujours persuadé que lessuperstitions, aidées de quelque mystificateur, avaient fait,là-bas, tout le mal. Il parla beaucoup, gaiement, sans rien prendreau sérieux, si bien qu’en sortant de table, quand il vit Colombas’approcher de lui, quand elle l’entraîna un peu à l’écart, il sedemanda quelle requête allait lui être adressée, à la faveur desjoyeuses dispositions qu’il venait de montrer.

Or, elle lui dit tout bas :

– Tu as du chagrin ?

Il en reçut une commotion, perdit pied, rougitet pâlit, pour rougir encore. Mais elle reprit :

– Veux-tu que je demande à maman lapermission d’aller avec toi à Silaz ?

– Et Bertrand ! Non, non, resteauprès de lui, va ! Reste à Paris. C’est trop bon, quand ons’aime, de ne pas se séparer !… D’autre part, quelques joursde retraite…

– Qui est-ce ? luidemanda-t-elle entre ses dents, les yeux fixés de biais surMme Christiani.

– Personne ! C’étaitquelqu’un, ce n’est plus rien !

– Colomba, donne donc le café !

– Au revoir ! dit Charlesbrusquement. Je vais faire mes préparatifs.

Quand les deux femmes furent seules :

– Tu ne trouves pas qu’il a quelquechose ? fit Mme Christiani.

– Mon Dieu, maman, peut-être bien…

– Comme si tu ne t’en étais pas aperçue,petit masque ! Seulement, moi, je n’ai pas besoin de luidemander ce qu’il a, pour le savoir. Il est amoureux, ma fille, ilest amoureux, et ça ne va pas à son gré. Une histoired’amour ! Nous y voilà. Il fallait s’y attendre, à lafin ! Bah ! c’est un Christiani, tout s’arrangera, etcela nous fera un second mariage… et je serai forcée d’inviter deuxfois pour une cette cousine Drouet ! – qui s’est mal conduiteavec Mélanie.

La jeune fille, amusée, n’en demeurait pasmoins songeuse, tournant autour de son doigt la petite bagued’émail noir que Bertrand lui avait offerte.

Au bout d’un instant :

– C’est triste, dit-elle, d’êtremalheureux parce qu’on aime.

– Quand on aime à bon escient, ma belle,il est impossible d’être longtemps malheureux. Et je suis sûre demon Charles, à ce point de vue. S’il aime, c’est à bon escient.

– À bon escient ?

– Oui. Une femme digne de lui. Et libre.Alors, tu comprends, je suis tranquille. Tout s’arrangera.

– Évidemment, dit Colomba.

Chapitre 4LE FANTÔME DE SILAZ

Le château de Silaz est situé sur la rivegauche du Rhône, à quelques kilomètres de Culoz. Il s’élève dansles bois, entre le large fleuve et la grand-route aux longueslignes droites qui en suit le cours. Le hameau de Silaz groupequelques feux autour du domaine, au pied d’une petite montagnerocheuse, ronde, isolée, couverte de buissons et d’arbustes bas,qu’on nomme le Molard de Silaz. Ces parages se trouvent donc enbordure du département de la Savoie ; et, comme dans toutel’ancienne province sarde, il se trouve encore de vieux campagnardspour dire « en France » lorsqu’ils parlent de la rivedroite du Rhône, où s’étend le département de l’Ain.

La situation du château est fort belle, àcause des montagnes, qu’on aperçoit de toutes parts, et des bois,coupés de champs, de vignes et de marais, qui l’entourent. Lesbâtiments toutefois manquent d’élévation et donnent l’impression –fausse – d’être construits en contrebas, la vaste butte qui lessupporte étant dominée par la masse du Molard et la hauteurimposante de l’horizon.

C’est un lieu retiré. Le chemin qui vient dela grande route toute proche s’arrête là, ou du moins ne secontinue au-delà de Silaz, que par des sentiers rocailleux, commetous les sentiers de la contrée.

Le jour déclinait lorsque le cabriolet deCharles Christiani, conduit par le chauffeur Julien, quitta laroute et s’engagea dans le dernier chemin de l’itinéraireParis-Silaz.

Cinq cent cinquante kilomètres. Parti laveille au début de l’après-midi, Charles avait recommandé auchauffeur de ne pas faire de vitesse. Le voyage, ainsi, luidevenait salutaire. Il s’était placé à côté de Julien. L’air libreentrait largement dans ses poumons. Le spectacle du monde faisaitdéfiler pour lui ses cent mille scènes. Et il avait la facultéd’échanger quelques propos avec son voisin, qui n’était ni sot niindiscrètement bavard.

Charles ne s’inquiétait en aucune façon dumotif qui l’amenait en Savoie. Il avait, à Saulieu, bien dîné, biendormi ; on avait repris la route sans se presser. Ils’abandonnait doucement au plaisir pensif, à la rêveriebienfaisante de retrouver un pays et une maison où il savait que samélancolie ne serait heurtée par rien, ni présence, ni souvenirintempestif, ni laideur, ni petitesse : du silence dans unbeau désert.

Une douceur profonde l’avait pénétré quand, àAmbérieu, la voiture était entrée, tout à coup, de plain-pied dansles gorges, suivant des courbes incessantes au fond du magnifiquedéfilé. Lui, il aimait la montagne, il était physiquement heureuxd’en respirer l’atmosphère énergique et légère, d’en mesurer lessommets et les pentes, de voir contre le ciel pur, tout là-haut, sedécouper les cimes, ou, dans les nuages mouvants, les voir seperdre.

Puis, au débouché des vallons, dans legrandiose élargissement du pays et du ciel, dans l’éblouissement dela grande lumière retrouvée, comme la route descendante dominaitencore le vaste panorama, il avait aperçu, au milieu de la plaine,le Molard de Silaz, et ressenti une secousse presque imperceptible,au cœur. Alors il avait pensé que c’était, dans ce cœur, un peu depassé qui survivait, un peu de l’arrière-grand-mère savoyarde quise troublait en approchant de Silaz, et cette idée le charmaitencore d’un étrange agrément secret, lorsqu’il aperçut les toits detuiles du manoir et sa tour carrée.

Tout cela fut dissipé en une seconde. Levisage de Claude lui rappela instantanément qu’il n’était pas venuà Silaz pour n’y goûter qu’un repos romantique.

Le vieil homme était accouru, aux clameurs declaxon, aussi vite que son âge le lui permettait. Proprement vêtude son costume des dimanches, il leva ses mains travailleuses dansun geste presque adorateur, primitif et touchant.

– Oh ! Monsieur Charles !

La joie et l’effarement se combinaient sur safigure : une joie toute neuve, au-dessus d’un effarementantérieur, qu’elle ne parvenait pas encore à effacer. Il avait sonchapeau à la main, il était chauve, sa bonne moustache griseaccentuait le hâle étonnamment foncé de son teint ; les cordesde son cou disparaissaient dans l’encolure d’une chemise de grossetoile blanche, vestige des temps anciens.

– Je ne peux pas vous dire, monsieurCharles, comme je suis content de votre venue !

– À cause du servant ? ditCharles en riant.

– Comment c’est-il que vous lesavez ? Je n’ai rien mis sur mes lettres ? s’étonna legardien de Silaz.

Mais Péronne, à son tour, s’en venait, sousson bonnet blanc tuyauté, essuyant ses mains à son tablier bleu.Bonne face simple pétrie d’honnêteté et de dévouement, de bon sensaussi ; deux yeux fidèles comme on n’en voit guère, tant ilsexprimaient, pour Charles, de respectueuse soumission.

Ménage paradoxal ! Couple bizarre quin’était pas un couple, mais une couple plutôt. Claude etPéronne vivaient là, depuis leur jeunesse, au service de la familleChristiani. Aucun autre lien ne les unissait, mais ilss’entendaient à merveille, en camarades, et jamais entre eux rienn’était venu déranger cette amitié. Vieux garçon, vieille fille,ayant « du bien » chacun dans son village, ils restaientà Silaz, contents de servir les mêmes maîtres avec une mêmeprobité.

– Monsieur Charles est-il déjà aucourant ? dit Péronne en levant vers le voyageur un regardcraintif. Lui avez-vous expliqué, Claude ?

– Non, mais Monsieur sait déjà que c’estle servant.

Ils étaient au seuil de la remise, abrités parle hangar d’un « débridé ». La petite route passait entreles communs et le parc. Charles, encadré des deux vieillards, sedirigea vers le château. Ils y entrèrent par la porte descuisines.

– Venez avec moi, dit Charles. Vous meraconterez.

Les fenêtres des salons étaient ouvertes, demême que la porte vitrée donnant sur le parc anglais. Il faisaitdoux et la lumière avait des dorures. Le grand silence de lacampagne régnait comme une fascination ; Charles après unejournée d’automobile ronronnante, en sentait pesammentl’ampleur.

– Alors ? interrogea le jeunehomme.

– C’est dans la petite chambre haute, ditClaude. Toutes les nuits, il y a une lumière qui s’allume. Et onvoit quelqu’un.

Charles sourit.

– Monsieur Charles verra lui-même, ditrespectueusement Péronne. C’est au soir, quand la nuit est tombée,que le servant entre dans la petite chambre haute. Lesgens du village l’ont vu comme nous.

– Soit ! J’admets. Depuisquand ?

– Nous nous en sommes aperçus voilà unequinzaine, dit Claude. Ce soir-là, nous allions nous coucher aprèssouper, je venais de lâcher le chien Milord, qui est, comme voussavez, très bon pour la garde. Et tout à coup, voilà que jel’entends aboyer dans le parc, près du château. Je sors, je fais letour des bâtiments…

– Il faut vous dire, compléta Péronne,que le chien aboyait très fort, plus fort qu’il ne le fait de tempsen temps pour des bêtes qui rôdent ou des gens qui passent sur laroute.

– Oui, confirma Claude. Et alors donc,j’arrive en étouffant mes pas sur le gravier. Tenez, monsieurCharles, Milord était là, ajouta-t-il en désignant, par la fenêtreouverte, un point de l’espace extérieur. Si ça ne vous fait rien desortir devant le château, je vas vous montrer…

Ils sortirent.

Le parquet du salon était de niveau avec lesol de l’esplanade, couverte de gravier, qui précédait lespelouses. Une marquise, au-dessus de la porte, étendait son auventde verre. Charles, en passant, lui donna une pensée réprobatrice.Cette adjonction datait de 1860 ; Napoléon Christiani l’avaitfait faire au moment de l’annexion de la Savoie à l’occasion delaquelle il s’était prodigué en fêtes et festins, ayant dupatriotisme et de l’ambition. La marquise, de style Napoléon III,détonnait dans l’aspect de la façade bien savoyarde avec son vieuxcrépi, ses fenêtres petites et ses grands toits lourds, à penterapide, qui la dépassaient comme une coiffure solidementenfoncée.

À part la marquise, en effet, le château deSilaz, légèrement délabré, présentait un remarquable modèle del’architecture régionale du XVIIème siècle, frustre maischarmante. Charles le remarqua une fois de plus en levant les yeuxvers les fenêtres de la « petite chambre haute » – qu’ilnous semble indispensable de situer, pour le lecteur, avec beaucoupde précision.

Du côté du parc, la façade du château – quiexiste encore, bien entendu, à l’heure où nous écrivons – n’est pasétablie sur un seul plan vertical, mais composée de deux corps delogis, dont l’un s’élève plus avant que l’autre. Pour l’observateurplacé dans le parc, c’est le bâtiment de droite qui recule surcelui de gauche, de la profondeur d’une chambre ; et c’est dece bâtiment en retrait que Charles, Claude et Péronne venaient desortir, sous la marquise.

L’autre corps de logis, celui de gauche, celuiqui fait saillie par rapport à celui de droite, offre, commecelui-là, un rez-de-chaussée et un premier étage ; mais il estsurélevé d’un second étage dans la partie droite seulement, du côtéqui fait un angle droit avec la façade en retrait. Ce second étagen’étant composé que d’une seule pièce, cela figure une tour carrée,coiffée également d’un toit de tuiles et dont la base se confondavec la construction avancée.

Cette tour est percée de deux fenêtres àchaque étage, une fenêtre regardant le sud (orientation d’ensemblede la façade), l’autre regardant l’est et prenant vue, en équerre,sur la façade rentrante.

Le rez-de-chaussée de la tour est un cabinetde travail.

Le premier étage est un cabinet de toiletteattenant à la chambre voisine.

Le deuxième et dernier étage, c’est la« petite chambre haute », bibliothèque, salle detravail.

– C’est là-haut ! dit Claude. Je neme doutais de rien quand je suis arrivé près de Milord, comme debien entendu. La nuit était déjà noire, sans lune. Tout de suite,mon attention s’est trouvée attirée par la fenêtre, là.

Il désignait la fenêtre de l’est, celle quiplonge dans l’encoignure, abritée du vent, que forment surl’esplanade de gravier les deux corps de constructions.

– Le chien levait la tête, donnait de lavoix et tournait en rond avec des grondements. Et là-haut, monsieurCharles, il y avait de la lumière, comme dans une pièce où se tientquelqu’un.

« Mon premier mouvement a été d’allerprendre mon revolver et de monter à la petite chambre haute. Parceque ma première pensée était que nous avions affaire à descambrioleurs… Mais je ne sais pas pourquoi, je me suis ditsubitement que ce devait être le servant…

Charles le blâma d’un ton railleur :

– Allons, Claude ! Sérieusement,vous en êtes encore à croire aux fantômes ?

Les deux vieux baissèrent la tête, Charles serappelait toutes les histoires de revenants qu’il leur avait faitraconter dans son enfance. Il savait que l’un et l’autre étaientpersuadés d’avoir entrevu le servant sous des formes diverses,indécises mais effrayantes, à la brune, au clair de lune, dans lesténèbres, au fond des celliers bas et obscurs, traversant uncouloir de maison déserte ou s’éclipsant au détour d’un escaliernoyé de crépuscule.

Qu’est-ce au juste qu’un servant, ousarvant ? Une ombre, un spectre, un esprit, un démon,une âme en peine, tout ce qu’on veut. Les légendes savoyardes etbugistes en sont hantées. Les esprits simples, influencés par lesfarouches solitudes des gorges sombres, n’ont pas encore abjurél’ancienne superstition et ils créent pour eux-mêmes ces nocturnesépouvantails dont ils frissonnent d’autant plus qu’ils les ontimaginés à la taille de leurs craintes et tels que rien ne sauraitmieux les épouvanter.

– Alors, poursuivit Charles, vous n’êtespas monté voir ce qu’était la lumière ? Ce qui laproduisait ?

– Je n’y serais pas monté pour tout l’orde la terre !

– Il est venu me chercher, dit Péronne.Il ramenait le chien…

– Oui ; je voulais être deux,d’abord. Ensuite, je voulais enfermer Milord, pour écouter sansêtre gêné par ses grognements et ses aboiements.

– Tout ce vacarme, dû au chien, demandaCharles, n’avait donc pas dérangé le personnage de lalumière ? Car vous m’avez parlé de quelqu’un, tout à l’heure –de quelqu’un qui s’est introduit dans la petite chambre haute-, dequelqu’un qui continue à s’y introduire, chaque nuit. C’est biencela ?

– Oui, monsieur Charles, c’est cela. Maistout le raffut de Milord n’avait attiré personne à la fenêtre, nicausé aucune espèce de mouvement à l’intérieur. Au fond, c’estpeut-être ça qui m’a paru bizarre, tenez !… Quand je suisrevenu, avec Péronne, quelques minutes après, sans le chien, lalumière était toujours là…

– Quelle sorte de lumière ?Blanche ? Jaune ? Vive ?

– Une clarté de lampe, dit Péronne, etencore : pas forte. Jaunâtre. Comme d’une petite lampe. Nousnous étions avancés sans faire de bruit, moi avec mes savates,Claude avec ses chaussettes. On n’entendait toujours rien. Et rienne bougeait dans la chambre. Nous sommes restés là trois quartsd’heure, le nez levé, en regardant derrière nous, la nuit, à chaqueinstant. On n’était pas rassurés, allez, monsieurCharles !

Claude reprit la parole :

– Enfin, vous avez vuquelqu’un ?

– L’ombre de quelqu’un, d’abord,sur la muraille et sur le plafond, puis sur la bibliothèque. Ettout à coup – ah ! bonsoir ! je m’en souviendrai ! –un homme, ou le faux semblant d’un homme, est venu, de la gauche,se planter devant les carreaux.

Charles, fort tranquillement, examinait lafenêtre. D’en bas, il apercevait tout juste, à travers les vitres,un coin du plafond et la corniche de la bibliothèque, qu’ilreconnaissait. Cette « petite chambre haute » lui étaitfamilière. Il y avait travaillé jadis. La bibliothèque à vitrines,en acajou verni, contenait la plus grande partie des documentsqu’il s’était donné la peine de classer. Sa mémoire lui rappelaitles autres meubles : un bureau dos-d’âne en bois fruitier, unejolie commode Directoire d’une facture naïve ; tout celaformant un ensemble très « bon vieux temps », auquel onn’avait vraisemblablement pas touché depuis le commencement duXIXème siècle.

La fenêtre qu’il regardait n’était pas muniede persiennes. Il contourna l’angle du bâtiment, pour regarderl’autre fenêtre de la petite chambre haute ; celle-là étaithermétiquement close par des volets pleins. (Il ne faut pass’étonner de ces disparates, elles sont fréquentes dans lesvieilles demeures du pays.) Or, pour l’arrivée de Charles, Claudeavait ouvert les volets, contrevents ou persiennes de toutes lesfenêtres du château. En apercevant ces volets clos, Charles connutque le brave homme n’était décidément pas un homme brave et qu’iln’avait pas osé, même en plein jour, visiter la petite chambrehaute.

Claude avoua qu’il n’avait fait qu’en ouvrirla porte, y jeter un coup d’œil et s’assurer que tout y était dansl’ordre habituel. » On aurait dit que personne n’était venu làdepuis la dernière inspection. Mais un servant n’est pasquelqu’un ! »

Le vieux bonhomme, surpris et contrarié devoir son maître si manifestement incrédule et indifférent, lui dit,d’un air consterné :

– Monsieur Charles ne me demande même pasla fin de mon histoire.

– Eh bien ! allez, mon brave Claude.Qu’arriva-t-il ensuite ?

– Il arriva, Monsieur, que l’homme fitdemi-tour. Et puis il s’est mis à marcher, à aller vite, commecelui qui réfléchit. Et pensez bien à ceci, monsieur Charles :ses pas ne faisaient pas le moindre bruit, et le silence étaitsi profond que nous l’aurions entendu marcher dans la chambre, mêmes’il avait eu des pantoufles. Il n’y a pas de tapis là-haut,sur le plancher, et nous avons encore l’ouïe fine, Péronne et moi,grâce au bon Dieu !

« Enfin, vers les minuit, nous l’avons vusortir de la chambre. Rapport à l’élévation, nous ne distinguionsque sa tête. Il emportait la lumière, mais nous ne pouvions pasapercevoir s’il tenait une lampe ou un falot, ou autre chose. Parexemple – n’est-ce pas, Péronne ? – nous avons très bienobservé qu’il ouvrait la porte. Et cette porte s’est refermée surlui, silencieusement, comme une porte fantôme ! Et tout estredevenu noir dans la chambre haute… Seulement, il a dû éteindre salampe aussitôt sorti, parce que nous n’avons pas remarqué lamoindre lueur aux lucarnes du grenier.

– C’est vrai, dit Charles, la porte de lapetite chambre haute donne dans le grenier, par un escalier.

Il se souvenait de cette dispositionpittoresque qui l’avait enchanté lorsque, tout petit garçon, iljouait sous les combles de Silaz – trop rarement à son gré !La petite chambre haute n’occupait pas entièrement, au dernierétage, la contenance de la tour carrée. Sa porte s’ouvrait sur unléger escalier de sapin qui, dans le bas, communiquait avec legrenier du bâtiment en retrait, par une ouverture sans porte. Iln’y avait pas d’autre issue à la petite chambre haute.

– Qu’est-ce que monsieur Charles pense detout ça ? questionna anxieusement Péronne. Pas de bruit !Pas un souffle ! Et toutes les nuits, le servant revient à lamême heure, se retire à la même heure ! Je ne sais pas siMonsieur se représente ce que c’est que de loger sous le même toitqu’une épouvante pareille ! Sans compter qu’on ne sait pas oùil va, ce maudit, quand il quitte de là-haut !

– En somme, dit Charles, qu’avez-vousfait ? Quelles mesures avez-vous prises ?

Claude fit un geste d’impuissance.

– J’ai écrit à Madame… J’ai installé noslits au rez-de-chaussée, pour pouvoir dormir, parce que nosmansardes, dans le grenier… Vous comprenez !… D’ailleurs, j’aicontinué à surveiller, et même avec des hommes du hameau. Ils m’onttenu compagnie et vous répéteront ce que je viens de vous dire…

– Surveiller ? Où ?Comment ?

– Mais… d’ici où nous sommes… depuis latombée du jour jusqu’à la disparition de… la chose…

– À quoi ressemble-t-il, votreservant ?

– On ne saurait bien le connaître,monsieur Charles. La lumière est faible. On ne distingue qu’uneforme obscure et on n’en voit que le buste, comme de bienentendu.

– Parmi les gens du village, aucun n’a eul’idée de monter là-haut pendant que votre visiteur s’ytrouvait ?

– Oh ! se récria Claude, tandis quePéronne exprimait le même sentiment. Pas un ne voudrait s’enmêler !

– Bien. Et dites-moi, Claude :avez-vous soupçonné quelqu’un de vous jouer cette désagréablecomédie ? Voilà évidemment une supposition que vous avezfaite, n’est-ce pas ? Avez-vous des ennemis ? Enavons-nous ? Un mauvais plaisant vous mystifie, cela meparaît certain. Cherchez bien. Qui ? Cherchez du côté de ceuxqui auraient intérêt à tout cela, ou bien qui croient avoir unerancune à satisfaire contre vous, si ce n’est contre mafamille…

– Ma foi, je ne vois personne. Mais,allez, monsieur Charles, croyez-moi, ce n’est pas dans ce sens-làqu’il faut chercher l’explication. Car ce qui se passe n’estpas naturel, et je parierais bien cent francs que vousserez de notre avis tout à l’heure, quand vous aurez vu, de vosyeux…

– À moins que le servant présumé ne mefasse pas l’honneur de m’apparaître !

Le soleil venait de glisser derrière leschaînes bleuies du couchant. La température fraîchit soudain. Leparc s’emplissait d’ombres. Seul, un massif montagneux, assezrapproché, bénéficiait encore des rayons du soir, mais l’ombre enfaisait l’ascension comme une marée et la montagne d’or devenaitpeu à peu une montagne sombre. Bientôt les cimes elles-mêmes,submergées, s’éteignirent. Des chauves-souris commencèrent leurronde dans le demi-jour crépusculaire.

Péronne et Claude suivirent Charles Christianiqui rentrait dans le salon. Les deux serviteurs, en expectative,attendaient des questions, des ordres…

– Où me faites-vous coucher ?demanda-t-il.

– Je préparerai la chambre que Monsieurvoudra, dit Péronne.

– Alors, comme d’habitude.

– Bien, Monsieur, obtempéra la servante.Monsieur Charles se rend compte ?

– De quoi, ma bonne ? fit-il aveccordialité. De ce que la chambre que j’ai coutume d’habiteravoisine la tour ? De ce que son cabinet de toilette estimmédiatement sous la petite chambre haute ? Je vous assureque cela m’est fort égal ! Ah ! je dinerai tôt pour nepas manquer l’arrivée du servant ! ajouta-t-il avec un grandrire.

– J’espère que monsieur Charles ne ferapas d’imprudence ! dit Péronne, effarée.

– J’ai idée que les circonstances ne mepermettront aucune témérité, répondit-il. Je suis convaincu, mesamis, qu’on a voulu vous effrayer ; j’essaierai, ces jours-ci,de savoir pourquoi et de pénétrer les secrets de cette mise enscène. Quant à ce soir, je parierais bien, moi, que tout se tiendratranquille et que votre mystificateur ne viendra pas ! Jeregrette à présent d’être arrivé sans précautions. J’aurais dûlaisser l’auto dans les environs et me glisser jusqu’ici à pied ouà bicyclette, sans me faire voir.

« En tout cas, ne parlez pas de monarrivée dans le village. Tâchez de ne pas faire ici plus demouvement que d’habitude. N’entrez pas, avant que je vous le dise,dans la chambre que je dois occuper ; je n’y entrerai moi-mêmequ’à l’heure du coucher, et, bien entendu, je me garderai bien demonter présentement dans la petite chambre haute. Bref, faisonsnotre possible pour ne pas donner l’éveil à ce joyeux farceur.

– Mais s’il vient, monsieurCharles ? dit Claude.

– S’il vient, monsieur Claude, noussommes de taille, Julien et moi, à lui ôter l’envie derevenir !

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! gémit Péronne en se dirigeant vers sa cuisine.

– J’ai mon revolver, rappela Claude.

– Vous feriez mieux de prendre votrefusil et de le charger avec du gros sel ! Appelez donc Julien,s’il vous plaît, que je lui fasse la leçon…

 

À neuf heures et demie, Charles, le chauffeurJulien et Claude étaient postés sous un marronnier. À travers lefeuillage, ils pouvaient observer commodément la fenêtre suspecte,croisée formée de quatre carreaux, deux à gauche, deux à droite. Lechien Milord, un assez beau briard, tenait compagnie à Péronne dansla cuisine fermée.

Un croissant de lune cheminait, au sud-ouest,dans un ciel clair. Une fraîcheur d’automne venait du Rhône, avecun brouillard rampant. Des odeurs d’herbe et de terre mouilléesvoyageaient. On entendait tomber des feuilles et choir des marronsqui dégringolaient parfois en rebondissant sur les branches. Auloin, des trains grondaient, puis laissaient le silence de lanature se rétablir comme une eau dormante, un instant émue.

Ce fut dans un de ces silences presque absolusque la fenêtre s’éclaira doucement. Là-haut, on ouvrait laporte, on entrait. La clarté se répandit davantage. Laporte ayant été refermée, un homme passa et disparut vers lagauche. Les ombres s’immobilisèrent ; sans doute la lampe setrouvait-elle maintenant posée sur un meuble. Puis la fenêtre restaéclairée dans le mur sombre, car la lune ne frappait pas ce murmais baignait la façade d’angle, à droite, et faisait luire laverrière de la marquise. On n’avait pas perçu le moindre bruit.

– Qu’est-ce que je vous disais !triompha Claude, qui se sentait en sécurité avec sescompagnons.

– Il y a quelque chose de changé à lafenêtre, murmura Charles. On en a bouché la moitié ; on a misje ne sais quoi, un rideau peut-être, sur toute la partiegauche ; à aucun moment je n’ai vu de lumière de ce côté-là,ce qui me ferait croire qu’on est entré sans lumière dans lachambre, pour obturer cette moitié de fenêtre, avant d’y entreravec une lampe. Nous reviendrons plus tard là-dessus.

« Pour le moment, il faut agir. D’ici, onne voit rien. J’ai mon plan. Vous, Claude, vous allez rester sousle marronnier. Et vous, Julien, vous allez venir avec moi. Nousmonterons au grenier. La lucarne la plus rapprochée de la fenêtreéclairée n’en est pas distante de plus de trois ou quatre mètres etne se tient pas si au-dessous d’elle qu’on ne puisse, de là,observer aisément ce qui se passe dans la chambre… Tout cela estpassablement curieux. Nous avons affaire à un ingénieux malandrin,mais rien ne prouve qu’il se sache guetté, ce soir, par des forcesnouvelles… Julien, je vous recommande le silence.Déchaussons-nous.

Pendant qu’ils procédaient à cette opérationpréalable, Claude fortement impressionné, chuchota :

– Faites bien attention, monsieurCharles !

– Soyez tranquille. Nos poings suffiront,mais nous avons chacun, nous aussi, un revolver.

Claude secoua la tête :

– À cette heure, quelque chose me ditqu’un revolver et puis rien, c’est tout pareil.

– Venez ! dit Charles auchauffeur.

Celui-ci, solide gaillard dans toute la forcede l’âge, contenait à peine sa jubilation. Cette aventure luiplaisait énormément.

Dans le salon, Charles fit jouer le contactd’une lampe électrique de poche. Précédant son auxiliaire, iltraversa la pièce, gagna, par l’office, un escalier tournant. Etils montèrent à pas de loup.

La porte du grenier n’était pas fermée. Ilsentrèrent. Deux lucarnes, face à la porte, découpaient deuxrectangles de ciel lunaire – les autres lucarnes visibles del’extérieur étant celles des mansardes.

Une clarté laiteuse et bleutée remplissait celieu léthargique, extraordinairement silencieux. Entre les poutreset dans les coins : d’épaisses ténèbres. À droite dela lucarne de droite, faisant dans la grisaille du mur uneobscurité rectangulaire : une trouée, l’ouverture donnant surle bas du petit escalier de cinq ou six degrés qui accédait à lachambre mystérieuse ; de telle sorte que, pour sortir de cettechambre, il fallait inévitablement passer par le grenier. Et, poursortir de ce grenier par la porte des chrétiens, il fallait s’enaller devant les lucarnes.

Marchant sur la pointe des pieds, ayant éteintla minuscule ampoule électrique, Charles, suivi de Julien,atteignit sans encombre la lucarne de droite. Pas un craquement nes’échappait de l’antique plancher, épais et dense.

Comme il était prévu, cet observatoire, sansêtre parfait, présentait des avantages fort appréciables. Il nepermettait pas de découvrir toute la petite chambre haute, mais enlaissait apercevoir beaucoup plus que Charles ne l’avait espéré. Sila porte n’en était plus du tout visible, du moins la bibliothèqueapparaissait-elle dans presque toute sa largeur, et le tiersinférieur seul en demeurait caché ; car, souvenons-nous-en, lalucarne est en contrebas.

Enfin, à gauche de la bibliothèque, un pan demur se voyait, revêtu du vieux papier à fleurs que Charlesreconnut, et ornée de gravures non moins chères à sessouvenirs.

Il se haussa sur la pointe des pieds. Le hautd’un verre de lampe se montra. Et il fut certain que cette lampeétait posée sur le plat inférieur du bureau dos-d’âne.

Mais il maudissait ce rideau ou cet écranquelconque qui bouchait tout le côté gauche de la fenêtre éclairée,empêchant l’observateur de découvrir une importante portion de lapetite chambre haute.

On ne pouvait rien voir de plus, concernantl’intrus, que ce sommet du verre de lampe. Il n’y avait qu’àprendre patience et attendre les événements. Selon ce qu’ilsseraient, on agirait.

Ils restèrent immobiles, pendant des minutesqui leur semblèrent singulièrement développées, les yeux fixés surcette demi-fenêtre, faiblement éclairée (la lampe devait être munied’un abat-jour), attentifs à ne déceler leur présence par aucunedistraction.

Charles, soudain, se recula vers l’ombre dugrenier, instinctivement. L’homme venait de se lever sanshâte. Nul doute qu’il n’eût été assis, jusqu’à ce moment,devant le bureau. Il saisit la lampe, s’approcha de labibliothèque, en ouvrit l’un des battants vitrés, et, haussant lalumière, se mit à chercher quelque livre ou quelque document.

Julien, dans un souffle presque inexistant,constata :

– On ne l’entend pas ! Comment celase fait-il ?

Une pression de Charles lui imposa silence.Celui-ci ouvrait des yeux si extraordinaires que le chauffeur,voyant au clair de lune cette face de stupeur, commença d’êtrebeaucoup moins rassuré.

Charles, en effet, éprouvait, à cette minute,une stupéfaction sans nom.

L’homme à la lampe était de taille moyenne. Ilportait de courts favoris grisonnants ; ses cheveux abondantsfaisaient un beau désordre de boucles. Ses traits révélaientl’énergie ; son œil jetait des regards vifs. Il était vêtud’une veste mal ajustée, lâche, de couleur vert olive, avec uncollet de velours brun. Le col de sa chemise souple s’ouvraitnégligemment, très large, maintenu par une cravate de soie, ajustéeau petit bonheur.

Ce n’était pas un homme de notre époque.Et pourtant Charles Christiani le connaissait comme lui-même.Car il avait devant lui, de l’autre côté de la fenêtre dans lapetite chambre haute, le personnage que représentait certaintableau romantique, certain portrait plein de vie et d’allure,pendu dans le salon de la rue de Tournon… Seuls, manquaient à laressemblance absolue un fusil dans une main, une lunette d’approchedans l’autre, un pistolet passé dans une ceinture rouge, unperroquet sur l’épaule.

Bref, si incroyable que ce fût, Charles voyaitse mouvoir, voyait vivre (ou plutôt revivre) dans cette nuit deseptembre 1929, qui ? On l’a deviné :

César Christiani, ancien capitaine corsaire deS. M. l’Empereur Napoléon Ier, mort assassiné àParis, 53, boulevard du Temple, le 28 juillet 1835, à l’âge desoixante-six ans.

Frémissant d’une fièvre indescriptible,Charles dévorait des yeux le spectacle inacceptable. Puis,brusquement, il revint à la conception rationnelle des choses. Lamystification était montée avec soin, très intelligemment et, sansaucun doute, le visait, lui, Charles Christiani. Car une tellereconstitution n’aurait pu émouvoir particulièrement niClaude, ni Péronne, ni l’un des villageois du voisinage.

Il observa donc plus froidement l’individudéguisé et la scène qu’il jouait pour son spectateurclandestin.

C’était bien fait, c’était bien joué. Parfaiteimitation du vieux loup de mer, âgé d’environ soixante ans ;le geste bourru, la prestance originale et on ne savait quoi desuranné, de passé, d’étranger à notre temps. Et la lampe ! Lavieille lampe à huile du premier Empire, qui était toujours dans lecabinet du rez-de-chaussée, où le mystificateur l’avait dérobée àl’insu de Claude !…

Cependant, le personnage poursuivait sesrecherches avec une admirable conviction, sur les tablettes de labibliothèque. Il fit semblant de trouver ce qu’il feignait dedésirer : une liasse de papiers. Ensuite, il retourna aubureau invisible et, de nouveau, on ne vit plus que le haut de labibliothèque et la muraille.

Dire que Charles y comprenait quelque choseserait fausser la vérité. Il allait de supposition en supposition,et rien ne l’incitait à s’arrêter plutôt à l’une qu’à l’autre. Leseul point net de ses pensées était relatif à la conduite desopérations : il avait fermement résolu d’attendre, sans piper,la sortie du mauvais plaisant, afin de savoir où il irait et cequ’il deviendrait après avoir quitté la petite chambre haute,puisqu’il en sortait régulièrement vers minuit.

L’attente fut longue. L’homme ne se montraqu’une fois avant son départ, pour marcher de long en large,toujours dans ce silence truqué qui finissait par devenirimpressionnant.

Le moment vint, néanmoins, où, reprenant lamauvaise lampe ancienne, il passa la main dans sa chevelureébouriffée, comme un veilleur las de sa veillée ; et jetantvers la fenêtre un regard qui semblait un peu ironique, ilétendit son bras libre vers le bouton de la porte qu’on ne voyaitpas.

– Attention ! dit Charles, toutbas.

Et ils se plaquèrent tous deux contre lemur.

Instant assez critique, ambigu, troublant. Auvrai, ils avaient perdu, un brin, le sens de la réalité. Et, dansle fin fond de leur âme, ils n’étaient pas trop sûrs de la formedes événements. Quelqu’un allait sortir de la chambre, descendreles quelques marches de l’escalier, entrer dans le grenier, passerdevant eux ou s’éloigner dans la direction des autres galetas… Celase ferait sans bruit, comme dans un rêve, et il était désagréablede prévoir cette marche fantomale…

En attendant, rien ne se produisait. Trèsévidemment, l’homme mystérieux avait éteint sa lampe, comme Claudel’avait annoncé ; cela, on s’en doutait. Mais personne ne sedressait dans l’ouverture, au bas de l’escalier. Personne netraversait le clair de lune qui dessinait sur le plancher l’ombrenoire et blanche des lucarnes avec leurs croisillons.

Au bout d’un certain temps, Charles revint àson premier poste d’observation, s’attendant à revoir de la lumièredans la chambre. Ils avaient dû assister à une fausse sortie dunoctambule…

Non, il n’y avait plus de lumière de lampedans la chambre. Mais la lune y jetait une clarté plus intensequ’on aurait pu le croire ; cette anomalie provenait à coupsûr de la réverbération de la façade d’angle…

À la faveur de cette luminosité, Charlesregarda encore.

Rien ne bougeait, ni dans la chambre, ni dansle grenier. Et pas un frémissement n’était perceptible.

Alors, où était passé le personnage ?

Chapitre 5LA MERVEILLEUSE RÉALITÉ

Charles alluma sa lampe électrique. Lechauffeur en fit autant.

La cage du petit escalier de la chambre hauteétait absolument vide. On le vérifiait avec autant de facilité quede certitude, les marches n’étant que des planches posées àclaire-voie.

Ils gravirent ces marches, l’un derrièrel’autre. Le premier, Charles se trouva sur l’étroit palier, contrela porte de la petite chambre haute.

Là, il écouta, et là, puérilement, ilhésita.

Aucun bruit.

Il poussa la porte, d’un coup, ayant tourné lebouton avec rapidité.

Les deux minuscules projecteurs de pochefirent bien leur office.

La petite chambre haute était déserte.Glacialement, durement, mélancoliquement déserte. Il n’y avaitpersonne derrière le battant de la porte, personne sous le sofa.Rien, dans l’atmosphère, ne vous confiait qu’un homme venait deséjourner là, trois heures durant, avec sa lampe allumée.

Charles, qui promenait partout le rayonéblouissant de sa pile de poche, poussa une exclamation.

– Regardez ça ! dit-il en désignantla bibliothèque.

– Eh bien ! c’est une toiled’araignée…

– Ça ne vous dit rien ?Réfléchissez. Cette toile d’araignée est placée de telle sortequ’on l’arracherait en ouvrant la bibliothèque. Or, cettebibliothèque a été ouverte tout à l’heure. Nous avons vu l’hommeouvrir et refermer ce vantail ! Ça, par exemple, c’estprodigieux ! Il faut que Claude se rende compte ; je vaisl’appeler.

Pour ce faire, il se tourna vers la fenêtre,par laquelle il comptait héler le vieux régisseur.

La stupéfaction le pétrifia.

– La… La lune ! Regardez lalune ! prononça-t-il d’une voix rauque.

– Bon Dieu, monsieur Charles, mais c’estla pleine lune, ça !

– Oui, une lune toute ronde et qui setrouve à l’orient, une lune qui s’est levée il y a troisquarts d’heure à peine, alors que, nous le savons, la lune,cette nuit, est en croissant et elle va se coucher par là, àl’occident ! C’est un rêve ! On nous a fait boire quelquechose…

Sans plus palabrer, Julien courut à la fenêtredu fond (celle du sud), en poussa vivement les persiennes, quiclaquèrent…

Le croissant de nacre apparut ausud-ouest.

– Deux lunes ! s’exclama Charles,qui était resté en face du rond d’argent montant dans le cielpur.

Il s’approcha davantage de la fenêtre quidonnait sur cette pleine lune.

– Julien, je deviens fou !cria-t-il.

– Quoi donc encore ?

– Venez, approchez, éteignez votre lampe,et voyez. Puis dites-moi… La marquise… vous… l’apercevez ?

– Non, Monsieur. Elle n’y est plus. Ellea disparu.

– Ce n’est pas tout !… Le parc…

Il y avait de quoi devenir dément, en effet.Les grands marronniers étaient maintenant de petits arbres. Lespelouses, escamotées, faisaient place à une vigne percée d’uneallée droite, au bout de laquelle s’élevait un léger pavillonrustique. Tout cela, dans un grand clair de lune, était aussivisible qu’en plein jour.

– Comprenez ! Comprenez bien !disait Charles. Ceci est le jardin d’autrefois, le châteaud’autrefois, le château avant l’adjonction de la marquise, avant1860 ! Je possède des dessins, des peintures de ce temps-là,on ne peut s’y tromper ! Ce petit pavillon, là-bas, estirrécusable !

– Quel pavillon ? Je n’en voispas ! fit Julien. Et, du reste – est-ce que j’ai laberlue ? – la marquise est revenue, monsieurCharles !

– Mais non ! balbutia le jeunehomme, anxieux.

– Mais si ! insista l’autre, nonmoins inquiet.

– Ah ! Je croiscomprendre !

Charles avait remarqué que Julien, à présent,regardait dehors non par les mêmes vitres que lui, mais à traversla partie de la fenêtre qui, tout à l’heure, vue de l’extérieur,semblait bouchée et qu’ils avaient maintenant à leur droite.L’historien, à son tour, se plaça devant cette moitié de fenêtre –qui comportait deux vitres – et revit le paysage moderne, ses hautsmarronniers, sa marquise, ses pelouses et son ciel sans lune de cecôté-là.

– J’y suis tout à fait !annonça-t-il avec une merveilleuse allégresse.

Julien attendait, bouche bée,l’explication.

À ce moment, Claude, ayant vu d’en bas lesdeux hommes gesticuler, les ayant entendus parler et ouvrir lafenêtre du sud, arriva sur les lieux du prodige.

– Voici deux carreaux bien singuliers,dit Charles en désignant la moitié gauche de la fenêtre. Quand onles regarde de l’intérieur, on voit, au travers, le jardin telqu’il était avant 1860 – peut-être beaucoup d’années avant 1860. Etquand on regarde ces carreaux de l’extérieur, on voit, au travers,la petite chambre haute comme elle était jadis – comme elle étaitavant 1829, année où mon aïeul César Christiani a quitté Silaz pourn’y jamais revenir.

Claude n’y voyait encore que du feu. MaisJulien, plus renseigné, demanda pourquoi Charles savait que lavision leur avait montré une chambre antérieure à 1829 et au départde « ce monsieur son grand-père ».

– Parce que, révéla Charles, parce quec’est lui que nous avons vu. Et c’est vous qui avez gagnévotre pari, Claude. Il s’agit bien réellement d’un fantôme, d’unspectre absolument vrai, d’un servant indiscutable. Et, comme lesurnaturel n’existe pas, il faut conclure que ce phénomène est desplus naturels, et que notre fantôme n’est qu’une image tout à faitexplicable.

« Qu’on se place d’un côté ou de l’autrede ces deux vitres surprenantes, ce qu’on découvre au-delà n’estpas ce qui s’y trouve, mais ce qui s’y trouvait avant1829, ou en 1829 avant l’automne, époque du départ en question,quand César Christiani s’en est allé à Paris.

– Mais comment cela peut-il sefaire ?

– Je le cherche… Je le cherche…

« D’abord, je me rappelle maintenant,avec beaucoup de précision, un fait dont je ne m’étais souvenu quevaguement, tout à l’heure, sous le marronnier, au moment où j’aiconstaté que la moitié de la fenêtre semblait bouchée (la moitiégauche, qui, à présent que nous sommes dans la chambre, setrouve naturellement à notre droite).

« Ce fait, c’est que, depuis mon enfance,j’ai toujours vu l’autre moitié recouverte de plaques que jeprenais pour des plaques de bois. Entendez-moi bien : –l’autre moitié ; non pas celle qui me semblait bouchée tout àl’heure, mais l’autre, celle qui est maintenant pour nous la moitiégauche, celle où se produit la fantasmagorie. Oui : desplaques obscures, que je croyais être des planches. Je supposaisque, faute de verre, on avait, un jour, autrefois, exécuté là uneréparation provisoire, et puis qu’on avait négligé, par la suite,de substituer des vitres à ces planches. La demi-fenêtre vitrée etla fenêtre du sud donnaient, d’ailleurs, un jour très suffisantdans cette chambre. Si je m’étais souvenu de cette particularitéquand vous m’avez parlé des apparitions, je vous aurais tout desuite demandé à quel moment on avait remplacé par des carreaux deverre les deux panneaux opaques.

– Mais, rétorqua le régisseur, à aucunmoment ! Moi, n’est-ce pas ? je n’ai jamais fait grandeattention à ces détails. Ce que je peux certifier, c’est que,depuis plus de trente ans que je suis au service de votre famille,monsieur Charles, le vitrier n’a fait aucune réparation dans lapetite chambre haute.

– Tiens !… médita Charles. Aussibien, en y réfléchissant, on arrive à conclure, en effet, que cespanneaux ont dû être placés là du temps même de César Christiani.Mais alors, il faut admettre que, soudainement, ils ont cesséd’être opaques, pour devenir tels que nous les voyons, c’est-à-direrévélateurs d’une époque consommée…

– « Rétroviseurs », osa lechauffeur Julien, comme les miroirs qu’on adapte aux automobilespour voir derrière la voiture, pour voir le chemin parcouru…

Charles sourit :

– Ce ne doit pas être tout à fait ça. Carnotre passé ne me semble pas pouvoir être observé directement, dumoins par nous-mêmes.

– Naturellement, dit Julien, puisqu’iln’existe plus.

– Si, dit Charles. Le passé existetoujours dans l’ordre de la lumière, dans l’ordre del’optique ; mais jusqu’ici, notre passé à nous, habitants dela Terre, n’avait pu tomber sous nos propres regards. Cela nel’empêche pas de s’éterniser visuellement, comme tous les passés oùrègne la lumière. Ainsi, quand nous regardons les étoiles, c’estleur passé que nous voyons. Car la lumière, malgré sa rapidité detrois mille kilomètres à la seconde, met cependant des années pournous parvenir de l’étoile la plus proche, autrement dit pour nousenvoyer l’image de cette étoile. Si bien que nous ne voyons jamais,au firmament, que les étoiles telles qu’elles brillaient il y adix, vingt, cinquante, cent ans, selon la distance qui nous ensépare, et non pas telles qu’elles brillent au moment où nous lescontemplons.

« En somme, trouva-t-il après un silence,ces carreaux agissent exactement comme si la lumière mettait, à lestraverser, autant de temps qu’elle en met à franchir d’immensesespaces célestes. Tout se passe comme s’ils étaient des condensésd’espace, des comprimés de distance… Je crois que c’est là dans cesens qu’il faut chercher la solution de cette merveilleuse énigme –quelle que soit, au premier abord, l’étrangeté de cetteformule ; mais je ne doute pas d’en trouver une autre, quisera recevable, puisqu’elle sera vraie.

« De toute façon, je m’explique à présentpourquoi, du dehors, une fois la nuit venue, et une image lumineuseétant produite par ces carreaux mystérieux, la partie gauche de lafenêtre nous paraissait obscure et recouverte d’un rideauquelconque. C’est tout simplement parce que, derrière les carreauxordinaires comme derrière les autres, il n’y avait en réalité quede l’ombre. Seulement, les carreaux… « rétroviseurs »nous montraient les clartés du passé qu’ils contiennent.

– Mon Dieu, monsieur Charles, dit Claude,tout cela commence à devenir à peu près clair pour moi ; maiscomment expliquerez-vous que ces carreaux se soient mis subitementà mirer le temps jadis, puisque ni vous ni moi ne nous étionsjamais aperçus de rien ? Ils ont été, comme qui dirait, morts,inanimés, durant des années et des années ; et tout à coup,crac ! les voilà vivants et qui nous donnent le cinéma…

– Laissez-moi le loisir d’étudier laquestion, dit Charles. Je n’ai rien expliqué encore, quoi que vousen disiez. J’ai simplement décrit le phénomène, en le comparant àce qui se passe dans le ciel des astres.

« Vérifions quelque chose.

Il ouvrit alors la fenêtre, non sans peine, cequi lui prouva qu’on ne l’avait pas fait depuis très longtemps.

Comme il s’y attendait, les imagesinexplicables suivirent le mouvement du battant. Quelle que fût laposition de celui-ci, on apercevait toujours à travers, d’un côtéle parc lunaire, de l’autre la chambre sombre, comme si le battanteût toujours occupé sa position primitive dans la fenêtrefermée.

Charles réfléchissait sans relâche.

– Apportez-moi des outils, Claude, jevais enlever ces deux carreaux ; ce sera plus commode pour lesexaminer. Et montez-nous une bonne lampe à essence.

Une demi-heure plus tard, les deux carreaux dubattant de fenêtre étaient transportés dans la chambre de CharlesChristiani.

Et Charles Christiani se livrait sur eux à desinvestigations méticuleuses.

C’étaient des plaques relativement pesantes etfort épaisses. Quand on les examinait par la tranche, cette trancheapparaissait composée d’une infinité de raies très minces dont lesunes étaient noires, d’autres lumineuses et d’autres plus ou moinsclaires ou obscures. Il palpa cette tranche, cette coupe ;elle lui sembla de contexture feuilletée.

Les plaques avaient été fixées dans le châssisde la croisée à l’aide de pointes et de mastic, comme des vitresordinaires, mais beaucoup trop épaisses.

Ce qui souleva d’émerveillement celui qui lesétudiait, ce fut qu’elles se comportaient exactement comme lesvitres d’une fenêtre et pas du tout comme un écran à projection oubien le verre dépoli d’une chambre noire.

Nous nous expliquons immédiatement.

S’il s’agit d’un écran ou d’un fond de chambrenoire, vous avez beau changer de place par rapport à ces plans,c’est toujours la même image qui vous apparaîtra. Baissez-vous,élevez-vous, écartez-vous sur les côtés, vous n’en découvrirez pas,pour cela, un pouce d’image supplémentaire.

Au rebours, Charles, déjà tout ébahi d’avoirdans sa chambre à coucher ces vues vivantes attachées à un autrelieu, s’aperçut que, suivant sa position, il en faisait varier lechamp et la perspective, de même que, lorsqu’on regarde par unefenêtre ; soit de gauche, soit de droite, soit en plongeant,soit d’en bas, soit de face, soit de près, soit de loin, lepaysage, au gré de ces mouvements, se cache par-ci, se découvrepar-là, modifie les rapports de ses lignes, se développe ou seréduit.

Charles essaya de se rappeler quel aspectprésentait naguère la substance secrète lorsqu’elle était encoreopaque et qu’il l’avait aperçue en venant travailler dans la petitechambre haute. Il crut ne pas se tromper en évoquant une surfacemate, analogue à une ardoise polie, ou bien à du bois dur et noir,ou noirci ; c’était d’ailleurs l’idée d’un bois de poirier oud’ébène qui s’attardait en lui avec le plus de ténacité. Maismaintenant, à cause de la contexture feuilletée, il penchait àcroire que c’était là une espèce d’ardoise et ilsupposait :

« Une matière naturelle ? Non. Unproduit fabriqué, plus vraisemblablement. »

Quand on frappait du doigt cette« ardoise », elle rendait un son très sourd, trèsétouffé. Ce qui fit que Charles pensa à cet autre corps formé defeuillets innombrables : le mica.

Pour l’heure, que faire de plus ?

La nuit s’avançait. Les trois serviteurss’étaient retirés, beaucoup moins émus que ne le méritait unedécouverte aussi sensationnelle, mais dont toute la portée leuréchappait de même que toute l’étrangeté.

Le grand lit, sous ses courtines vieillottes,entrouvrait ses draps d’une blancheur hospitalière. Mais Charlesn’avait pas la moindre envie de se coucher.

Il lui semblait être électrisé, avoir dans lesang comme du champagne ! Une magnifique exaltation l’animait.Il était pareil au premier qui découvrit l’existence del’électricité, la force de la vapeur, la possibilité de parler àdistance ou les propriétés toutes-puissantes d’un liquide ou d’ungaz.

Et aussi, l’historien qu’il était éprouvait làune volupté incomparable. Ouvrier du passé, aimant les époquesdisparues comme le musicien aime les sons et le sculpteur lemarbre, il jouissait d’une joie aiguë à posséder dans cettechambre, en face de lui, ces choses, ces deux merveilles semblablesqui étaient, quoique présentes, du passé. Du passé réel, palpitant.Elles étaient le lieu extraordinaire où, du moins pour les yeux, lavie du monde se déroulait avec un retard d’un siècle environ. Ellesétaient de l’Histoire, non pas cinématographiée, mais admirablementactuelle, quoique séculaire !

Il en frissonnait. D’autant que, confusément,mais avec une véhémence croissante, avec un trouble qu’il finit parpréciser, la conviction le gagnait, superstitieuse, quel’apparition de César Christiani n’était pas l’effet du hasard. Quecette apparition fût scientifique, cela lui importait peu. Enfut-il jamais d’autres, au surplus ? Et rien peut-il arriver,même du ciel, qui ne soit conforme aux lois de la Création ?Le fait indiscutable était que César venait d’apparaître, revenantnaturel, mais revenant quand même ; et à quel moment parmi lesmilliards de moments de la durée ? Juste à l’heure où lamémoire de sa mort tragique s’opposait au bonheur de sonarrière-petit-fils.

Coïncidence ? Un poète qui mettrait envers cette histoire ferait rimer le mot avec« Providence ».

Oh ! bien sûr, cela ne pouvait rienchanger à la situation directement. Mais, pour Charles, celaprenait un sens profond, fatidique. C’était on ne savait quelencouragement, un signe, autre chose encore de plus inexprimable etqui, enveloppé de mystère, dégageait un obscur appel à dessentiments nouveaux, imprécis mais salutaires.

Rien ne frappe les hommes autant que lecroisement imprévu des événements aux carrefours de ladestinée ; ils sont toujours tentés de nommer l’aiguilleurautrement que hasard ; ceux qui ne résistent pas à latentation sont heureux.

Aussi peut-on dire que Rita Ortofieri était decette fête pourtant solitaire. Charles, débordant d’idées,d’émotions, exultant d’enthousiasme, s’était aperçu que désormais,en dépit de sa volonté, il ne pourrait plus goûter de joie, nisouffrir, ni éprouver quelque vive réaction, sans associer Rita àson propre sort, Rita même absente, lointaine, vieillie,morte ! La pensée de Rita ne pourrait jamais lui devenirétrangère. Il fallait se l’avouer : elle ne l’avait pas quittéun instant. Ni la diversion berçante du voyage, ni la bizarrerieétourdissante de l’aventure consécutive n’avaient réussi à éloignercette présence imaginaire. Et comment n’aurait-elle pas pris unnouveau relief à l’heure où Charles, séparé de tous, environné desilence et de paix, se trouvait en tête à tête avec une nuitd’autrefois, et contemplait – c’était magique ! c’étaitterrible et ravissant ! – cette façade toute blême de lune,derrière quoi dormait ce César Christiani dont il connaissait lamort future, l’assassinat par Fabius Ortofieri !

Car la nuit du passé se déroulait dans lesdeux carreaux, paisible et lente, mais pas plus lente ni plusrapide que la nuit du présent. Et Charles ne se rassasiait pasd’assister à ces heures tombées dans le néant.

Tout à coup il vit, au fond du tableaud’antan, la planète Vénus scintiller dans une ombre plus pâle, etle ciel blanchissant découper en silhouette la dentelure del’horizon.

Il retourna l’une des plaques et vit dans sonrectangle les premières lueurs de l’aube éclairer la petite chambrehaute, comme si, accroché à la gouttière de la tour, il eût épié, àtravers la fenêtre, cet intérieur.

Mais le spectacle de l’extérieur l’intéressaitdavantage. Il y revint donc.

L’aurore ancienne répandit sur le jardind’antan sa rosée, ses rayons, sa tendresse nuancée.

À peine le soleil avait-il paru que despaysans se dirigèrent vers la vigne. Les uns portaient des culottescourtes et des gros bas. D’autres étaient en pantalon. Mais tous –tous ces gens morts aujourd’hui – arboraient des costumes quiressemblaient à des déguisements. Une charrette traînée par uncheval fut amenée. On déchargea des cuveaux. Une douzaine d’hommeset de femmes entrèrent dans la vigne. C’était la vendange.

Alors il vit s’ouvrir la porte du château –celle que la marquise devait plus tard abriter – et le châtelainmatinal sortit.

Il était vêtu, comme la veille, de sa vesteverte à col brun. Un large pantalon de marin, à rayures, flottaitautour de ses jambes. Son chapeau de feutre avait de grands bordsrelevés en rouleaux. Un singe gambadait à ses côtés, un magnifiqueperroquet vert et jaune se tenait sur son épaule.

Charles, féru de tout ce qui était del’Histoire, n’avait rien oublié des annales du capitaine César. Ilsavait le nom du perroquet : Pitt, le nom du chimpanzé :Cobourg, noms facétieusement trouvés par César pour caricaturerl’Anglais et l’Autrichien, adversaires de la Révolution et deNapoléon Ier ; et rien ne pouvait l’amuser autantque de voir, auprès de l’ancien corsaire, ces animaux qui tenaientleur bonne place dans ses Souvenirs.

Il vit le maître entrer dans l’allée de lavigne ; les serviteurs le saluer avec un empressementrespectueux, qui a bien disparu de nos mœurs. Puis un solidegaillard, qui semblait commander aux autres, fit approcher unevieille femme en bonnet, toute courbée sous les ans, et Charlescomprit qu’il expliquait à César quelque chose au sujet de cettevieille. En effet, César tendit une bourse rebondie à la pauvrefemme, qui se mit à lui baiser les mains, tandis que Pitt etCobourg s’évertuaient, chacun à sa façon.

La scène de l’aumône fut pour Charles un traitde lumière, car (il s’en souvenait fort bien) César, dans sesécrits, avait consigné cette largesse faite par lui à unevendangeuse digne d’intérêt, lorsqu’il était sur le point dequitter Silaz pour Paris.

Il en résultait que ce jour automnal, simerveilleusement conservé et restitué par les plaquesrétrospectives, était un des derniers jours du mois de septembre1829.

À ce moment, Charles s’aperçut que le soleils’était levé sur le présent comme sur le passé et que commençaitune nouvelle journée du mois de septembre 1929.

Un siècle, juste, séparait les deux matinéesqu’il contemplait en même temps.

Chapitre 6UN SIÈCLE

Un siècle. Exactement.

Il est aisé de se représenter l’état d’espritde Charles. La merveille qu’il venait de découvrir l’emplissaitd’une curiosité passionnée qui n’était pas près de s’atténuer.

D’ailleurs, à l’instant dont nous parlons, ilétait encore plongé dans l’ignorance ; un épais mystèreenveloppait le prodige. Ce prodige, il le constatait, mais nepouvait se l’expliquer, circonstance qui prêtait à l’aventure unattrait incomparable.

Toute la journée, il resta dans sa chambreabsorbé par la contemplation extraordinaire des vitres hantées etpar l’examen du problème qu’elles posaient relativement à laphysique et à quelque autre science très probablement.

Il avait débarrassé la cheminée et, à la placede la pendule et des candélabres rococo, il avait installé les deuxvitres l’une à côté de l’autre.

La première lui montrait le parc de 1829.

La seconde, parce qu’elle était placée dansl’autre sens, lui montrait l’intérieur de la petite chambrehaute.

Et dans la glace, contre laquelle les plaquesétaient appuyées, des vues inverses se reflétaient : lapremière plaque montrant le parc. Envers, endroit ; endroit,envers.

Claude, Péronne et Julien, de temps en temps,venaient tenir compagnie à « monsieur Charles » ets’ébahir avec lui du spectacle mirobolant, presque incroyable àcause de la soudaineté et de l’imprévu qui lecaractérisaient ; car l’humanité en a vu et en verra biend’autres ; et ce phénomène, qui était assez étonnant pourstupéfier un jeune homme admirablement cultivé, n’était pas,certes, plus prodigieux que l’effet des rayons X, une manifestationdes ondes de la TSF ou la télévision.

À l’heure où ces miracles de la science fontvoir nos squelettes à travers notre chair, transmettent sans fil,dans l’espace, des paroles et des images et projettent, à deslieues de distance, l’aspect même d’une personne ou d’un paysage –en vérité, ce que Charles Christiani voyait devant lui-, cephénomène de télévision spécial, ce phénomène derétrovision, n’était pas si formidable. Seulement,voilà : on ne s’y attendait pas du tout.

Charles, cependant, s’y habituait. (Tout,hélas ! est soumis à l’action calmante, ternissante del’habitude, cette inexorable dédoreuse.) Il s’y habituait d’autantplus qu’il le voulait. Et il le voulait, sachant que touthomme doit se garder des moindres distractions sentimentales ouémotionnelles.

Aussi étouffait-il les mouvements d’âme et decœur qui tentaient de l’agiter quand, par une quantité de détailsineffables vraiment, le tableau de 1829 lui rappelait qu’il voyaitlà un coin de la Savoie non encore française, alors qu’en Francerégnait pour quelques mois encore le roi Charles X ; qu’ilvoyait des choses, des bêtes et des gens, des arbres et des nuagesséculaires !

Sans doute à cause des vendanges – fêtetraditionnelle-, la famille du vieux corsaire était réunie à Silaz.À mesure que la matinée s’avança, au clair soleil d’un jourcharmant, Charles vit, mêlés aux vendangeurs, le fils deCésar : Horace, âgé de trente-sept ans, et sa femme quel’observateur eut quelque peine à identifier et à ne pas confondreavec la sœur d’Horace : Lucile, âgée de trente-quatre ans,coiffée d’une capeline enrubannée, ayant, comme sa belle-sœur, devastes manches à gigot et une jupe cloche à volants. Deux enfants,délicieusement attifés, jouèrent au jeu de grâces devant lechâteau : le petit Napoléon, quinze ans, fils unique d’Horace,et le petit Anselme Leboulard, quatorze ans, fils de Lucile…Charles n’en pouvait douter. C’étaient eux. Ce gentil damoiseau encasquette à gland, c’était vraisemblablement son bisaïeul, mort en1899, à quatre-vingt-cinq ans – cinq ans seulement avant lanaissance de Charles. Et cet autre, avec sa petite veste àl’anglaise et sa chemise si galamment ouverte sur la poitrine, ehoui, ce devait être le futur conseiller à la Cour, mort à Paris en1883, le père même de la cousine Drouet « qui s’était si malconduite avec Mélanie » ! Car, ainsi qu’il arrivefréquemment, des deux branches issues de César Christiani, celle deCharles comptait cinq générations, et celle de la cousine Drouettrois seulement.

– Ainsi, murmurait Charles, voici monarrière-grand-père Napoléon, et voici le cousin Anselme… À moinsque ce ne soit le contraire… Des enfants ! et qui jouent auxgrâces devant moi. On dirait un tableau peint par Isabey… Mais,bah ! Après tout, si le cinéma avait été inventé du temps deCharles X, voilà une scène de famille qui ne me surprendraitnullement ! Dans un siècle, mes petits-fils me verront surl’écran et n’en éprouveront pas le moindre étonnement… Mespetits-fils ! songea-t-il avec une ombre sur sa pensée. Mesfils !…

Et Rita, en dépit de tout, revint une fois deplus passer dans sa rêverie, avec son lumineux regard si franc etsi ferme.

Péronne était là, qui, tout en mettant lecouvert sur un guéridon, ne cessait de regarder les plaques et derépéter, avec enthousiasme, qu’elle n’y comprenait rien.

Charles toucha une fois de plus la surface dela substance énigmatique. Toujours la même impression : cellede caresser une vitre dépolie, du côté du dépolissage. Aucunechaleur ni froidure remarquables. Le phénomène paraissait dûexclusivement à la lumière et à la nature de la matière où elle sejouait ainsi…

Le paysage centenaire était légèrementassombri par l’effet des causes qui l’avaient conservé.

« La nature de la matière… « seredisait Charles.

En examinant de biais les plaques, avecbeaucoup d’attention, un imperceptible velouté était sensible,toujours à la ressemblance du verre dépoli. Aucun miroitement.

– La nature de la matière… Voyons,raisonnait le jeune historien. Quand la lumière traverse un verrerouge, elle devient rouge et nous voyons un paysage de couleurrouge. Résultats analogues pour toutes les couleurs.

– Ça, dit Péronne, je comprends ;mais ce que je ne comprends pas…

– Attendez ! fit Charles. Quand lalumière traverse des lentilles de cristal ou des prismes decristal, elle est déviée ou décomposée… Quand la lumière, au lieude cheminer dans l’air, chemine dans l’eau, elle est retardée. Oui,Péronne dans l’eau, par exemple, l’image des objets nous parvientmoins vite qu’à la surface du sol, très peu moins vite,mais tout de même moins vite, mathématiquement.

– Alors, dit Péronne, ces plaques, ceserait comme qui dirait pareil à des plaques d’eau quiretarderaient la lumière cent mille fois plus que l’eauordinaire ?

– Évidemment ! s’écria Charles. Cesvitres sont d’une composition à travers laquelle la lumière estretardée de la même manière qu’elle l’est dans l’eau, de la mêmemanière que le son est retardé dans certains milieux. Vous savezbien, Péronne, qu’on entend plus vite un son à travers, parexemple, un conduit métallique, un solide quelconque, qu’à traversl’espace libre ! Eh bien ! tout cela, tout cela est de lamême famille, Péronne !

« Voici donc la solution. Ces espèces devitres retardent la lumière dans des proportions extrêmementremarquables, puisqu’il suffit d’une épaisseur relativement faiblepour la retarder de cent ans. Il faut cent ans à un rayon lumineuxpour transpercer cette couche de matière ! Il lui faut un anpour transpercer un centième de cette profondeur. »

C’est alors que, prenant une décisionsoudaine, Charles Christiani saisit l’une des deux plaques et avecbeaucoup de précautions, inséra son canif en plein milieu de latranche, pour essayer de diviser la plaque, dans toute sa largeuret toute sa longueur, en deux moitiés, toujours de même surface etchacune d’épaisseur à peu près égale.

Il y réussit sans effort. Rien n’était plusfacile que de séparer l’une de l’autre, de « cliver » lesinnombrables feuillets de cette substance stratifiée.

Ayant ainsi dédoublé l’une des deux plaques,il observa les plans qu’il venait de désunir. Et il vit ce qu’ils’attendait à voir, c’est-à-dire : d’une part, le parc et lafaçade de Silaz tels qu’ils devaient être à mi-chemin de 1829 à1929 : en 1879, avec la marquise au-dessus de la porte dusalon, et la petite chambre haute toujours semblable à elle-même àtravers le temps, puisqu’on n’y avait pas touché pendant une trèslongue période.

Continuant ses expériences, Charles, évaluantà vue d’œil les épaisseurs, planta son canif dans la tranche striéede la plaque – la tranche aux mille raies lumineuses etsombres ; il le planta à deux millimètres de l’un des bords(le bord avoisinant la vue de la petite chambre haute). Et ildétacha, avec un bruit sec, les feuilles micacées…

Il vit Claude, plus jeune de vingt ans, s’enaller vers le fond du parc avec une brouette.

Charles répéta la même opération tout près del’autre bord, et alors, et alors ! comme il avait pratiqué sasection à quelques années seulement des temps présents, ilaperçut, dans la petite chambre haute, courbé sur des paperasses,un jeune homme dont la vue le secoua violemment dans toutes lesfibres de son être mental.

LUI-MÊME. Trois ans plus tôt.

Tout, maintenant, se trouvait éclairci, dumoins quant aux propriétés optiques de cette merveilleuse matière,naturelle ou composée. Elle était telle que la lumière latraversait en tous sens, comme une vitre, mais trèslentement, au train d’une fraction de millimètre parvingt-quatre heures.

En ce point de notre récit, nous nousexcuserons auprès de nos lecteurs de continuer à simplifier –peut-être jusqu’à l’excès – tout ce qui touche à la partiescientifique de cette histoire. Chaque chose à sa place. Il existemaints rapports, maints ouvrages techniques sur le sujet de lamatière que Charles Christiani venait de découvrir – ou plutôt deredécouvrir – et qu’il baptisa luminite. Nousrenvoyons à ces savants travaux les amateurs de détails et deprécisions qui, du reste, pourront déjà se livrer à bien desrêveries fécondes en partant des données, fort élémentairespourtant, que nous venons de leur fournir. Nous n’estimons pas, ence qui nous concerne, devoir descendre plus avant aux profondeursde la science. Car nous ne sommes qu’un scribe chargé de conter unehistoire d’amour curieusement mouvementée, et rien de plus. C’estdéjà, en soi-même, une tâche assez belle et qui nous enchante.

Laissons donc de côté tout ce qui relève de lachimie et des mathématiques, sans compter le reste, et même, siquelque lectrice a rechigné en lisant ce qui précède, demandons-luitout simplement de retenir, pour le moment, que laluminite (ainsi Charles Christiani baptisa-t-il lasubstance rétrospective) est une chose qui produit le résultatsuivant : la lumière cheminant dans cette matière à unevitesse extrêmement freinée, on voit, de part et d’autredes plaques de luminite, ce qui se trouvait là jadis. Etplus la plaque est épaisse, plus le passé qu’elle montre estlointain, sur une face comme sur une autre.

Cela posé, reprenons le fil desévénements.

Le premier qui se présente à nous, pour êtreretracé, se passa le soir même.

Quand la nuit fut venue, Charles Christiani,qui n’avait pas, de la journée, quitté sa chambre, vit pour laseconde fois l’ancêtre César pénétrer dans la petite chambre haute,comme si, au lieu d’être devant sa cheminée, Charles eût étélà-haut, à regarder du dehors ce qui se passait au deuxième étagede la tour. Et, à ce propos, il se fit à lui-même une remarqueassez plaisante : c’était que, même si la petite chambre hautese fût trouvée vide de tout mobilier en 1929, la vitre deluminite la lui eût montrée comme en 1829, ainsi qu’ildécoule de tout ce que nous avons rapporté.

Or, tout indiquait, dans les allures du vieuxCésar, qu’il mettait la dernière main aux dispositions précédantson départ.

Bien mieux placé que derrière la lucarne dugrenier, Charles pouvait s’approcher de la plaque autant qu’il ledésirait. De la sorte, il découvrit le bureau dos-d’âne sur lequelCésar avait déposé sa lampe en entrant.

L’excentrique bonhomme en vert écrivitquelques pages à l’aide d’une plume d’oie. Au bas de la cinquième,il traça, d’une main rude, un trait. En suite de quoi, réunissant àtoute une liasse d’autres feuillets les feuillets qu’il venait denoircir, il plaça le tout dans un cartonnage marbré jaune et noirdont il noua les trois cordons à la diable.

Se levant alors, il s’en vint à labibliothèque, l’ouvrit, monta sur un escabeau, déplaça sur le rayonle plus élevé un assez grand nombre de bouquins et plongea sa maindans l’intérieur du meuble.

Charles, qui regardait cela dans le panneauinférieur de la fenêtre (celui qui, la veille encore, était fixésous l’autre dans le châssis de la croisée), changea de plaque et,pour mieux voir, poursuivit son observation au moyen du panneausupérieur. Ainsi se trouvait-il placé comme au niveau même du hautde la bibliothèque, c’est-à-dire aussi commodément que possiblepour voir la main de César faire glisser dans des rainures unepartie du fond de l’armoire aux livres.

La muraille apparut donc.

La muraille, si l’on veut. Disons mieux :une petite porte dans la muraille.

Cette porte glissa, elle aussi, obéissant à lamain de César, et démasqua une cavité, une cachette pratiquée dansla masse du mur.

C’est là que César déposa le cartonnagecontenant le manuscrit.

Mais il ne borna point ses actes à ce dépôt.Fouillant au fond du logement secret, il en retira quelquechose.

Quoi ? Un paquet plat, rectangulaire,enveloppé d’une étoffe noire, ou de papier noir. Cela pouvait êtreun livre, un volume du format in-folio, ou bien… une plaque…

La glissière fonctionna. La cavité du mur futrefermée. De même le fond mobile de la bibliothèque. César replaçales bouquins, descendit de l’escabeau…

Quelques minutes après, il sortait de lapetite chambre haute, emportant la lampe et le paquet noir…

Charles, dans l’obscurité de sa chambre àcoucher, où le mince croissant de la lune actuelle ne répandaitqu’une blanche lueur, ne vit plus sur la cheminée que deux tableauxnocturnes : d’un côté, le parc ancien, tout neigeux, de lavieille Phœbé qui argentait ses bosquets, ses allées françaises etsimplettes, sa vigne et son pavillon rustique ; de l’autre, lapetite chambre haute, déserte, endormie.

Sans perdre une minute, malgré la fatigue quile terrassait, il prit une forte lampe, l’alluma et montarapidement au deuxième étage de la tour, vers la bibliothèquemachinée et la cachette de la muraille.

Il était bien naturel que ces dispositionssecrètes lui eussent échappé lorsque, naguère, il avait entreprisl’exploration et le rangement du meuble monumental. L’idée ne luiserait jamais venue qu’une partie du fond en fût mobile et qu’onpût la faire glisser latéralement, en prenant appui sur unetraverse. Cette caractéristique ne se trouvait mentionnée dansaucun des vieux papiers qu’il avait compulsés et, particulièrement,les Souvenirs de César Christiani ne contenaient pas unmot de nature à laisser soupçonner l’existence de la cachette.L’ancêtre, pourtant, savait bien que l’enlèvement du meuble eûtdémasqué la petite porte dans la muraille. On pouvait conclure delà qu’il comptait revenir à Silaz et prendre, avant de mourir,relativement à ce secret, des dispositions moins précaires.

Charles songeait fort judicieusement que lalecture du manuscrit l’éclairerait sur ce point – et sur beaucoupd’autres.

Il retrouva sans difficulté le cartonnagejaune et noir dont les cordons étaient toujours noués à ladiable. Et ensuite il retira de la logette, méticuleusementenveloppés d’étoffes noires, plusieurs paquets plus ou moins plats,semblables à celui que César avait emporté sous son bras un siècleauparavant. Il les soupesa et présuma que c’étaient des plaques deluminite. Néanmoins, avant de s’en assurer, il crut bon delire le manuscrit, ne sachant pas pourquoi ces plaques présuméesavaient été mises si soigneusement à l’abri de lalumière.

Nous avons eu entre les mains cette relationd’un intérêt puissant, qui révèle tout ce que César Christianisavait, en 1829, concernant la substance que son arrière-petit-filsdevait appeler luminite et qu’il nommait, lui, verreoptique, dans un esprit conforme au langage de son temps commeaussi, disons-le, à son ignorance des choses scientifiques et de lavaleur des mots.

L’ampleur de ce document unique nous interditde le publier ici dans son entier. Nous le résumons de notre mieux,en regrettant de le dépouiller, par cela même, de la verveétonnante que le capitaine corsaire y déploie et de la truculentebonhomie dont il empreint son récit, l’échauffant d’une chaleur siméridionale qu’on se surprend à lire sa narration avec l’accent deson pays.

Le jour se levait pour la seconde fois sansque Charles Christiani eût goûté le moindre repos, lorsqu’il achevalui-même, au paroxysme de la surexcitation, d’apprendre ce que nousallons maintenant condenser.

Chapitre 7LA « PIERRE-QUI-SE-SOUVIENT »

Le 28 mai 1814, le trois-mâts laFinette, armé en course, portant dix-huit canons, centtrente hommes d’équipage et le capitaine César Christiani, croisaitdans la mer des Indes afin de nuire au commerce anglais par tousles moyens qu’il se pourrait.

C’était un joli navire, aux formes rases etélancées, dont les qualités de marche étaient fameuses autant quel’intrépidité des frères de la Côte qui le montaient.

César, les jours précédents, avait fait deuxprises d’importance et les avait envoyées à Port-Napoléon,ci-devant Port-Louis, capitale de l’île de France, les amarinantsous la conduite de deux de ses lieutenants, avec une partie de sonéquipage.

Or, vers la fin du jour, la vigie signala, duhaut de sa hune, plusieurs voiles au vent. Un convoi de huitbâtiments de la Compagnie des Indes fut reconnu, naviguant sous laprotection de trois vaisseaux de guerre.

L’un d’eux ne tarda point à se détacher.César, sans l’attendre, vira de bord et prit chasse devant lui.

Il ne se souciait pas d’approcher l’anglais,grosse frégate d’au moins cinquante canons et six cents hommes,qui, toutes voiles dehors, courait sus à la Finette.

La chasse, pensait-il, ne se prolongerait pas.La frégate serait soucieuse de rallier son convoi. Cependant, bienaprès le coucher du soleil, la nuit étant claire, on pouvait voir,à deux portées de canon, l’ennemi labourer la mer et,insensiblement, gagner de distance.

César comprit qu’il ne devrait son salut qu’àson adresse. Combattre, c’était courir à sa perte. Ruser semblaitimpossible. Et, dans ces parages lointains, il ne fallait comptersur aucun secours français.

Il mit donc le cap au vent le plus favorable àsa retraite, et, de la sorte, s’enfuit vers le sud, ayant l’anglaisdans son sillage.

Celui-ci, marcheur remarquable, paraissaitbien résolu à pousser la chasse jusqu’à l’abordage. Avait-ilreconnu la Finette ? César le pensait, en constatantson obstination et la décision qu’il avait prise d’abandonner leconvoi. Certes, au coup de semonce de la frégate, laFinette s’était bien gardée de montrer ses couleurs à lacorne d’artimon et, moins encore, de hisser en tête du grand mât leguidon de César Christiani : un Christ d’or sur fondrouge ; mais les lignes et l’allure du corsaire n’étaientignorées d’aucun officier de la marine britannique et l’on pouvaitgager que le commandant de ce maudit bateau se réjouissait déjàd’envoyer César Christiani et son équipage sur les pontonsd’Angleterre.

Augmenter la vitesse de la Finette,distancer l’anglais, le perdre de vue, il n’y avait pas d’autreissue. César, qui connaissait son navire de l’étrave à l’étambot etde la quille à la pomme des mâts, commanda d’arroser les voilesafin de leur donner plus de prise au vent. Les gabiers mirent lesbonnettes et les cacatois, ce qui fit que le bâtiment se trouvacouvert de toute sa toile. Cette manœuvre tout indiquée nesuffisant pas, César fit lancer par-dessus bord quatre descaronades qui surchargeaient les hauts de la Finette. Ilordonna d’arrimer la cargaison, de telle sorte que le navire en fûtsoulagé ; des ballots et des caisses furent jetés à la mer,six pièces de douze descendues à fond de cale.

En dépit de ces efforts, la frégate anglaisene perdait que peu de distance. Ce que voyant, César eut recoursaux grands expédients. Les charpentiers décoincèrent les mâts etenlevèrent les épontilles ; les caliers vidèrent lesréservoirs d’eau des extrémités.

Grâce à ces mesures suprêmes, le corsaire,allégé, assoupli, mais n’offrant plus à la houle qu’une faiblerésistance et courbant sa mâture devenue flexible, bondit sur lesflots. Et, peu à peu, les marins de l’Empereur virent s’éloignerdans l’ombre la silhouette penchée du grand vaisseau où déjà,braquant sa longue-vue, César avait distingué les canonniersoccupés à mettre en place les pièces de chasse.

La poursuite, cependant, n’était pas terminée.L’ennemi, loin d’y renoncer, s’attachait à sa proie, espérantquelque fortune de mer qui la mettrait à sa merci. Et, de fait, enconséquence des extrêmes mesures que l’anglais, lui aussi, avaitsans doute prises, le soleil se leva sur des conjecturesincertaines. À vrai dire, l’espace s’était augmenté de la poupe dela Finette à la proue de la frégate acharnée, maiscelle-ci, courant au plus près, ne semblait nullementdésespérer.

Une ardeur si tenace devait céder à la sciencemarine du capitaine César, stimulée par son amour de laliberté.

Sur le soir, après vingt-quatre heures d’unefuite épuisante, un « hourrah » vigoureux monta de laFinette. À l’horizon, toute petite dans la distance, lafrégate virait de bord. On vit, comme elle tournait, luire sesbouches à feu.

Ce serait mal connaître César que de croirequ’il cessa tout à coup d’entretenir sa vitesse. Il la maintint,et, par surcroît, « fit fausse route » pour tromper leretour possible de l’autre. Ainsi, cinglant plus à l’est, ils’enfonça davantage vers les mers qui sont les déserts du mondeliquide.

Au matin, alors qu’il méditait sur samésaventure et qu’il déplorait la perte de toute cette eau potabledont la nécessité l’avait obligé à se délester, il fit le point etse rembrunit.

Nous devons noter ici que, nulle part, dans sarelation, pourtant secrète, le capitaine César Christiani n’aindiqué le point où il se trouvait à l’aube de ce 30 mai 1814. Etd’ailleurs, il faut préciser que, dans ses Souvenirs, non secrets,l’épisode de la frégate anglaise ne tient que peu de place etn’éveille aucune curiosité.

Ce point, ce croisement d’un méridien et d’unparallèle restés inconnus, cette position déterminée par larencontre idéale d’une ligne de longitude et d’une ligne delatitude, aurait pu cependant servir de base à des recherchesultérieures. Mais, outre que César douta plus tard d’avoir manœuvréson sextant convenablement, nous croyons que, jusqu’à sa mort, ildevait garder l’espoir de demeurer, seul, le maître de lalumière.

Il en était donc à réfléchir sans joie surl’ennui d’être au bout du monde, sous un ardent soleil, avec centet quelques gaillards de toute couleur, grands amateurs de café,rhum et bishop, certes, mais qui, à huit jours de là, réclameraientà grands cris de l’eau à boire. Or, d’eau à boire, il n’y avaitplus beaucoup. Et de vent moins encore.

L’île apparut sur ces entrefaites et si àpropos que César se demanda s’il rêvait ou si l’homme de quartrêvait lui-même en annonçant une terre.

Cette île, pourtant, n’avait rien d’un songeenfanté par le désir, et, bien que les cartes du bord n’en fissentpas mention, elle était là, verdoyante, montagneuse, accompagnéed’une demi-douzaine d’îlots des plus riants.

Le tout n’était pas plus étendu que lecentième de la Corse. Mais la vue en était plaisante comme celled’un havre de grâce ; et César, humant la bonne odeur de solet de feuillage qui venait au-devant de lui, et voyant des goélandset des foulques voler autour de sa mâture, remercia le ciel del’avoir dirigé vers ce petit archipel volcanique.

Volcanique, évidemment. À mesure que laFinette s’approchait, la longue-vue du capitaine faisaitressortir l’aspect calciné des hauteurs montagneuses et la naturede certaines fumées qu’il avait prises d’abord pour des témoignagesd’habitation – singulièrement nombreux, il est vrai. Ce n’étaientlà que des fumerolles, sortant de crevasses rocheuses.

Mais l’île n’en était pas moins habitée. Auloin, des naturels, ne se doutant guère qu’on les épiait parl’instrument d’une lunette d’approche, regardaient venir laFinette.

Ils disparurent comme par enchantementlorsqu’elle prit son mouillage dans une baie hospitalière, et qu’onjeta l’ancre, par neuf brasses, sur un fond de sable lisse.

César fit descendre à terre sur-le-champ unequinzaine de matelots pour la corvée d’eau et de bois. Lui-mêmesauta dans le canot, s’étant muni de son fusil de chasse et d’unegibecière.

La chaleur était forte. Le ciel aveuglantn’avait pas un nuage. La plage où l’on aborda paraissait déserte.La petite troupe, armée, remonta le cours d’un ruisseau qui sejetait dans la mer ; plus près de sa source, l’eau en seraitmeilleure.

Ce ruisseau sortait d’une forêt. On entra doncsous bois. Bientôt un endroit fut trouvé, propice au puisage del’eau comme à l’abattage de quelques arbres. Pendant que ses hommesy procédaient, sous l’autorité d’un bas officier, César s’écarta,entraîné par son instinct de coureur des bois et des mers.

« Il n’y avait rien, dit-il, rien de plusbeau que cette magnifique forêt où les rayons du soleil se jouaientà travers les ramures les plus diverses, parmi des fleurs énormeset charmantes, tandis que mille oiseaux chanteurs s’élançaient detoutes parts, étalant de somptueux plumages. »

Il en tua quelques-uns, prenant garde de nepas s’aventurer si loin qu’il cessât d’entendre les coups de hachedes travailleurs sonnant sur les arbres qu’on abattait. Mais cesbruits et les détonations de son fusil avaient guidé de ce côté unebande d’insulaires. Et César, à l’instant qu’il ajustait sur unebranche un volatile versicolore, se trouva tout à coup saisi,ficelé, bâillonne emporté sur les épaules de petits hommes jaunesqui trottaient merveilleusement vite.

C’étaient des sortes de Javanais, pas du toutbarbares, quoique très primitifs. Sveltes, délicatement musclés,ils portaient autour des reins une écharpe tordue d’un bleu sombre.César connut sans tarder leurs demeures, qui présentaient cetteparticularité d’être à demi souterraines. Elles étaient constituéespar des paillotes légères, assez élégantes, auxquellescorrespondaient des salles de fraîcheur creusées sous le sol.

Ce fut dans l’une de ces caves que César futinvité à descendre. Les indigènes le traitaient avec douceur etmême avec politesse. On lui avait enlevé son bâillon et ses liens.Il s’engagea d’assez bonne grâce dans l’escalier qu’on luidésignait et dont l’entrée s’ouvrait dans la grande salle, fortpropre, d’une vaste maison de paille et de bambous.

Avant de pénétrer dans ce fragile édifice,César avait eu le loisir d’observer que le village était situé dansune clairière, au pied de la montagne principale.

Au bas de l’escalier, on le poussa sansrudesse dans un espace caverneux qu’il eut la surprise de voir trèsbien éclairé.

La porte, ou plutôt la claie ; s’étaitrefermée derrière lui. On le laissait seul. Il fit quelques pasvers le centre de sa prison, doutant confusément que ce fût uneprison véritable, puisque, en plusieurs endroits, des ouverturesdonnaient à même sur l’extérieur.

Immédiatement, toutefois, un fait inexplicablele remplit d’une soudaine perplexité qui, étant donné lescirconstances, se mêlait d’inquiétude et de méfiance.

Ces ouvertures, en effet, semblables à desissues de grotte, n’étaient pas grillées, aucun obstacle neparaissait s’opposer au passage d’un entrant ou d’un sortant ;voilà qui pouvait déjà surprendre un prisonnier. Mais il y avaitplus.

César écarquilla les yeux, craignant un piège.Et il regardait tour à tour les ouvertures ensoleillées, au-delàdesquelles s’étendaient des paysages…

Des paysages bizarres. Ensoleillés, oui. Maispourtant obscurcis d’une manière étrange. Enfin, les arbres et lesplantes, qui s’y enchevêtraient, donnaient à César une idéesurprenante de la végétation de l’île. Dans ces parages, rien nerappelait à première vue la forêt luxuriante où les naturelsl’avaient capturé tout à l’heure. Ce qu’il voyait à présent formaitune mêlée monstrueuse de racines, de tiges vertes et poilues et detentacules végétaux. C’était une forêt de plantes grasses,baroques, géantes, terrifiques, absolument anormales.

– Qu’est-ce que cela signifie ?murmura César.

Il n’eut pas le temps de réfléchir plus avant.Quelque chose venait de se produire, qui lui retira momentanémentl’usage du discernement. Une chose inimaginable, affreuse etsplendide, non pareille et affolante.

Là-bas, le fouillis gigantesque et verdâtres’agita. Les tubercules, les branches velues et les épaissesfeuillées toutes gorgées de sucs furent violemment écartés, rompus,crevés comme un rideau massif.

Et, sorti de là, immobile tout à coup, faisantaller de droite et de gauche sa tête épouvantable, un animal énormese dressait.

Il y avait en lui du dragon, du lézard ;son chef était d’un boa, son cou d’une tortue, sa queue d’unesalamandre, sa posture d’un kangourou ; mais il portait, d’unbout à l’autre de son échine une formidable crête armée de piquantset sa taille ne pouvait se comparer à rien de commun dans le mondedes animaux vivants. Un éléphant des plus hauts n’en eût atteintque la moitié, en levant sa trompe toute droite.

La bête effroyable garda pendant quelquessecondes son attitude vigilante. Puis, lourdement, lentement,s’éloigna, sautillant sur sa queue et ses colossales pattes dederrière, touchant le sol par instants de ses bras trop petits,mais armés de griffes menaçantes. César vit longtemps son dosinterminable, incliné, se hausser et s’abaisser, tandis que lacrête hérissée ondulait et que, tout au bout, la tête stupide etattentive se tournait de-ci de-là.

César n’avait que des notions extrêmementrestreintes d’une science qui, alors, n’était que naissante :la paléontologie. Cependant, il ne pouvait douter que le monstre nefût un survivant des époques qu’il nommait« antédiluviennes » et il fut certain d’avoir abordé dansune île où, par un hasard extraordinaire, des animaux et desplantes, disparus partout ailleurs, continuaient d’exister –prodigieusement.

Il était en sueur. L’effroi, tout à l’heure,l’avait fait frémir. Il avait regretté que les ouvertures de saprison ne fussent pas munies de solides barreaux. Une seconde, ils’était demandé si les indigènes ne l’avaient pas destiné au repasdu lézard titanesque.

Il se ressaisit, s’approcha d’une autreouverture, pour voir si la bête n’avait pas obliqué dans ce sens…Alors, il fit plusieurs constatations qui le précipitèrent dans unecascade d’étonnements.

Le soleil rayonnait d’un côté, mais, parl’autre ouverture, une pluie abondante ruisselait sur unvitrage.

Par une troisième ouverture latérale, desespèces d’oiseaux, qui ressemblaient à de grandes chauves-sourisavec une tête de cheval, passèrent en volant à tire d’aile. MaisCésar ne les vit plus, dans le ciel, en regardant par la baie dumilieu.

Les paysages, ici et là, ne concordaient pas.Ils se trouvaient à des hauteurs différentes. Il yen avait même unqui était tout de travers, comme un tableau mal accroché. Ce qu’ilsmontraient offrait des dissemblances inconcevables : on auraitdit des saisons diverses, des heures diverses, des âges, même,divers.

Ces ouvertures n’étaient pas libres le moinsdu monde, mais (la pluie ruisselante l’avait révélé) garnies d’unevitre légèrement assombrissante, sans aucun bâti pour lasupporter ; une grande glace d’un seul morceau.

Enfin, les yeux du prisonnier s’étantaccoutumés à l’obscurité qui régnait dans cette cave, sur lesparois, entre les vues de lumière, il découvrit que ces ombresn’étaient pas toutes absolument ténébreuses, mais que de vagueslueurs s’y tenaient et bougeaient.

Il y avait là, en effet, trois nouvellesmerveilles du même genre que les autres. C’étaient trois paysagesnocturnes, trois nuits : deux paysages et un ciel nuageux, unciel sans rien d’autre que des nuées et des étoiles pâlottes, commesi César avait levé les yeux au plafond au lieu de diriger sesregards devant lui.

Notre capitaine commençait à comprendrecertaines choses. Il ne s’ébahissait plus de voir, sous terre, desvues de surface, de plein jour, ou bien des vues de nuit à cielouvert, non plus que des perspectives sur un passé infinimentreculé. Il avait dès lors parfaitement saisi, avec sa pénétrationsi vive et si sûre, que tout cela provenait de ces corps vitreuxqui tapissaient les parois de la salle souterraine et qui,lorsqu’on les heurtait avec un objet dur, comme un couteau,rendaient un son mat, un son d’épaisseur, de bloc très dense,minéral, résistant.

Ces blocs, contrairement aux apparences, nes’interposaient en aucune façon entre l’intérieur et l’extérieur, àl’instar des vitres d’une fenêtre. Ils étaient enchâssés dans lesparois de terre, sourdes et aveugles, qui bornaient la cave.

Mais pourquoi les avait-on mis là ?Pourquoi ces murs étaient-ils ainsi pavés de ces grands morceaux,d’un quartz inconnu, qui renfermaient des visions vertigineusementanciennes ? Cette cave où, d’ailleurs, le silence et l’airrenfermé avaient aidé César à faire justice de toute illusion,cette cave était-elle donc une sorte de musée ?

Hypothèse peu probable.

César mit le doigt sur la vérité quand le soirdescendit sur quelques vues, l’une après l’autre, et qu’en mêmetemps le jour se leva successivement sur les trois nocturnes.

Les naturels avaient trouvé tout simplement unéclairage économique et infaillible pour leurs logissouterrains ; et l’on pouvait même supposer que la possessionde sources lumineuses aussi commodes les avait provoqués à se logerainsi, partiellement sous terre, où ils trouvaient un refugetoujours éclairé contre la chaleur de leur île.

Ce fut pendant les jours suivants que Césarconnut les mœurs et coutumes de ses hôtes et comment ils seservaient de la substance merveilleuse à laquelle ils avaient donnéle nom de mong-tiô, c’est-à-dire la pierre-qui-se-souvient.

Ils utilisaient également ces blocs pour voirclair pendant la nuit dans leurs petits logements, pour se fairedes signaux sur les sommets des monts, pour écarter les bêtesféroces. Et ils tissaient des espèces de rideaux épais, afin d’envoiler au besoin leurs singulières lampes qui, non contentes de lesilluminer, leur montraient toutes sortes de scènes incroyables.

Mais voici comment le corsaire apprit toutcela et d’autres singularités qui n’ont pas leur place dans notrerécit. Ce fut très simple.

Les matelots de corvée ne voyant pas revenirleur capitaine se mirent à sa recherche et, suivant à la piste lapetite troupe de ses ravisseurs, ne tardèrent pas à découvrir levillage au pied de la montagne.

Ils en firent le siège, en hommes qui seconnaissaient à ce genre de divertissement ; mais, craignantpour la vie de César, ils commencèrent par une démonstrationtonitruante de coups de fusil tirés en l’air.

Comme ils l’avaient prévu, les indigènesprirent peur à cette fusillade nourrie, soutenue de hurlementsappropriés, dont les frères de la Côte accompagnaient d’habitudeleur ruée d’abordage, quand les grappins avaient saisi le bâtimentennemi et que les tambours battaient sinistrement. Les quelquesdétonations du fusil de César n’avaient pas préparé les naturels àce charivari diabolique, évocateur de la foudre, du tonnerre etd’une éruption volcanique.

Ils se crurent perdus et ne trouvèrent rien demieux que d’aller quérir César dans sa cave féerique.

Le capitaine comprit immédiatement de quoi ilretournait. Il calma sans tarder tout ce vacarme, se fit rendre sonfusil, sa poire à poudre et sa gibecière, qu’on lui avaitconfisqués. Et, libre à bon compte, s’en retourna vers laFinette avec ses sauveurs. Il n’avait pas couru de grandsdangers.

Cependant l’idée de la matière mystérieuse nele quittait pas. Rentré à bord, il y réfléchit profondément. Duséjour qu’il avait fait sous terre, éclairé par la lumière dejournées préhistoriques, un émerveillement lui restait. Et unecuriosité encore insatisfaite. Et, de plus, la certitude qu’il yavait une fortune à gagner au moyen du secret de l’îleinconnue.

C’est pourquoi il avait empêché ses hommesd’entrer dans l’enceinte du village.

C’est pourquoi, dès le lendemain, sur le seuilde cette enceinte, il reparut aux yeux de ses agresseurs.

Seul, sans armes, mais avec une provisiond’objets propres à flatter les instincts d’une population simple etnaïve.

Il fut reçu avec tous les égards dus à saloyauté. Et pendant plusieurs jours il revint au milieu desinsulaires, gagnant peu à peu leur amitié et pénétrant dans leurconfiance.

Ils le laissèrent vaquer comme bon luisemblait, se renseigner sur toutes choses en baragouinant tant bienque mal les éléments de leur idiome.

Les blocs de mont-tiô se trouvaient àl’état naturel dans l’île et les îlots, à la surface du sol, maissurtout dans la terre. Il en existait des carrières et des mines.C’étaient toujours des masses plus ou moins lisses, dont lestranches rugueuses et inégales indiquaient bien la structurefeuilletée. Beaucoup d’analogie avec les ardoises. Mais il étaitassez rare de déterrer un bloc, ou une plaque de mont-tiô,qui ne fût pas « impressionné », qui n’eût pas encore vule jour.

Il y en avait qu’on exhumait sans que leursfaces unies fussent illustrées d’une image mouvante. Mais cela nevoulait pas dire que le jour ne les eût jamais frappés. Parfois, àtravers ces plaques-là, une vieille image cheminait occultement, etl’examen de la tranche le révélait, en laissant voir une ouplusieurs raies lumineuses en marche, les unes vers l’un des bords,les autres vers l’autre bord. C’était la lumière qui, au plus épaisde la substance, avançait lentement, lentement, lentement…

Chaque soir, le capitaine Christiani regagnaitson navire, chargé d’un paquet enveloppé d’étoffes noires. Lesmatelots qui, à son signal, venaient le chercher avec le canot,comptèrent douze soirs et douze paquets. César emportait ainsiquelques plaques vierges, extraites à tâtons dans les ténèbres dufond de la mine, et quelques autres prélevées à la surface de blocstrès épais (trop volumineux pour être emportés) et qui restituaientle spectacle émouvant de l’ère des grands sauriens, des lézardsvolants et, plus tard, des hommes singes, nos premiersancêtres.

Ces dernières plaques, par les panoramasqu’elles exposaient, par les bouleversements dont ellestémoignaient, décelaient un fait auquel César n’attacha pas assezd’importance sur le moment, mais qui, plusieurs années après, luirevint à la mémoire. Ce fait, c’est que, aux époques antiques,l’île et les îlots avaient fait partie d’une vaste terre, peut-êtreun continent, et que peu à peu, ce continent s’était englouti parmorceaux. Une série de cataclysmes n’en laissait, en 1814, que cesfragments épars, visités par le capitaine Christiani :quelques îles, vestiges d’un archipel qui n’avait été lui-mêmequ’un vestige.

Le douzième soir, César fit appareiller pourregagner l’île de France. Un groupe d’indigènes l’avait accompagnéjusque sur la plage. Il les vit, à mesure que la Finettereprenait la mer, lancer dans l’espace, en signe d’adieu, desjavelots qu’ils avaient parés de lambeaux éclatants, afin que, dularge, on les distinguât encore.

Ce soir-là, un nuage noir jaillissait de lamontagne et les fumerolles étaient fortes.

L’équipage de la Finette manifestaitpar des chants sa joie de retour. Parmi ces hommes rudes, il s’enétait trouvé pour murmurer contre une escale qui se prolongeaitsans raison ou, ce qui revenait au même, pour le bon plaisir ducapitaine. Ils avaient grommelé d’autant plus que celui-ci avaitdéfendu à quiconque de descendre à terre. Quelques-uns s’étaientpermis des observations contraires à la discipline. César les avaitfait mettre aux fers ou condamnés à recevoir quelques vigoureuxcoups de garcette. C’étaient toujours les mêmes. On retrouvait làles noms des têtes chaudes que les Souvenirs du capitainecitaient fréquemment à propos de cette campagne dans la mer desIndes.

Nous ne saurions trop insister sur cepoint : que les Souvenirs ne font nulle mention des aventuresqui viennent d’être relatées. Aussi bien, le manuscrit secretlaisse voir avec quelle fièvre César Christiani envisageait leparti qu’il comptait tirer du verre optique pour faire unefortune de Crésus. Il en projetait plusieurs applications pratiqueset ne doutait pas que la substance ne dût atteindre en Europe etdans le Nouveau Monde des prix fabuleusement élevés. Il avaitl’esprit positif, et, d’après lui, la propriété la plus précieusedu verre optique n’était pas d’apporter au siècle deNapoléon les témoignages du siècle des reptiles et des âges deglace ou de pierre. Il y voyait surtout un instrument d’utilitéjournalière, destiné, dans mainte circonstance de la vie, à servirde preuve, à montrer comment tel ou tel événement s’était passé. Nesuffisait-il pas, en effet, d’un morceau de verre optiquepour qu’une scène fût enregistrée aussi durablement que l’épaisseurdu verre le comportait. Et cela fait, il n’y avait qu’à feuilleterla plaque, comme un bloc de feuillets rigides, pour retrouverl’image vivante de la scène en question, cheminant tout doucement àl’intérieur de ce mica prodigieux.

Mais quand nous disons« prodigieux », il faut bien comprendre que nous nousmettons dans la peau de César et que nous employons là sa propreexpression ; car, à nos yeux modernes, accoutumés auxmerveilles de la photographie et de la cinématographie, leverre optique n’est, après tout, dans ses effets, qu’unesorte de cinématographe naturel qui demeure pour nous extrêmementcurieux, mais ne nous frappe pas de la stupeur dont César restaitsidéré.

La Finette tenait la mer depuis deuxans. Il avait été convenu que, cette année-là, son capitainerallierait Saint-Malo et ferait en France un séjour nécessité parla gestion de ses affaires personnelles. César ne crut pas devoirmodifier ses projets. Il eut la chance d’effectuer ce long voyagesans incident notable. Son plan, relativement au verreoptique, était de revenir l’année suivante jeter l’ancredevant l’île, avec un équipage choisi et quelques compagnons sûrs,afin d’embarquer discrètement de grandes quantités de la denréeinestimable.

Jusque-là, il s’était promis de garder lesilence.

Les prises qu’il avait faites depuisl’avènement de l’Empereur lui assuraient la richesse. Il fit sesaffaires avec les banquiers et les tabellions, convertit son butinen rentes et biens-fonds, passa quelques semaines à Paris, vitNapoléon aux prises avec d’immenses difficultés, n’en conçut riende bon, et, nonobstant, alla se reposer en Savoie. C’est à cemoment que les plaques, après plusieurs mois de navigation et detransports de toute nature dans une caisse hermétique, gagnèrent lapetite chambre haute de Silaz et cette cachette derrière labibliothèque, que César, soupçonneux, aménagea lui-même.

La chute de l’Empereur, le retour des Bourbonset la disgrâce qui s’ensuivit pour le capitaine vinrent bousculertoutes ses prévisions. Il ne pouvait plus être question dereprendre la mer sur un bâtiment de course.

César n’hésita pas à fréter pour son proprecompte un yacht gréé en goélette, bien marin ; et, malgré ladépense considérable d’une telle entreprise, il partit un beaumatin, de Bordeaux, pour une destination sans mystère :Madagascar.

On devine que Madagascar n’avait rien à faireen ceci et que l’île du verre optique était le véritablebut de cette campagne dite de plaisance.

Mais soit qu’un tremblement de terre eûtachevé d’anéantir les restes de l’archipel, soit que César eût malrepéré sa position, ce but ne fut pas atteint. L’île et les îlotsdemeurèrent introuvables. En vain le yacht croisa-t-il dans larégion de l’océan où César pensait les atteindre. Il n’y avait làque l’étendue morne et déserte des flots.

César en fut grièvement déçu. Son tempéramentvif et franc le porta à s’accuser de maladresse. Il revient sanscesse, dans son écrit, sur la faute qu’il a peut-être commise,dit-il, en faisant le point. Il préfère attribuer sa déconvenue àsa faute plutôt qu’à un séisme, probablement pour entretenir dansson esprit on ne sait quelle espérance de retrouver un jour cetteîle au trésor qui se fût appelée l’île Christiani et qu’il eûtofferte à la France. Mais aujourd’hui, la surface du globe étantconnue pouce par pouce, et les cartes n’indiquant, dans cette zonede l’océan Indien, rien qui ressemble à une île, même minuscule,nous devons croire que le sextant du capitaine avait bienfonctionné, que ses calculs étaient justes et que tout le mal étaitvenu d’un cataclysme sismique auquel il fallait d’ailleurss’attendre tôt ou tard.

Quant aux lieutenants et aux matelots de laFinette, il ne faut pas s’étonner qu’ils n’aient jamaisrien dit de l’île. Le second et les meilleurs lieutenants étaientpartis sur les prises de César vers Port-Napoléon ; les autresajoutèrent foi au dire du chef qui, les trompant, assura son mondeque ces terres avaient été signalées par d’obscurs navigateurs.

Si l’on apprend qu’à bord du yacht personne nese doutait des desseins de César, compère matois comme tout boncorsaire, on s’expliquera sans difficulté que le mystère se soitperpétué.

À la suite de ces diverses péripéties, leyacht, rentré à Bordeaux, y fut vendu, et César, désappointé,soucieux des sommes dépensées, mal en cour et peu sociable, seretira tout de bon à Silaz, avec ses singes, ses perroquets et sesoiseaux exotiques, dont il avait une pleine volière touterésonnante de gazouillis et de ramages. On était en 1816.

Il y avait bien une sorte d’avarice dans lesoin qu’il prenait de cacher l’existence du verre optique,une espèce de jouissance égoïste. Cependant, il faut reconnaîtreque, s’il voulait se réserver la faculté d’utiliser la matière dansson propre intérêt, il était assez à propos d’en garder le secret.Or, un témoin aussi fidèle, aussi muet et aussi insoupçonnable quele verre optique pouvait lui être d’un grand secours dansbien des cas, notamment le cas où il aurait jugé bon de prendrepart à quelqu’un de ces complots dont les partisans de l’Empereurexilé et du duc de Reichstadt ne manquaient pas del’entretenir.

Attendait-il son heure pour s’y mêler ?Rien ne l’indique ; ce qui ne l’empêcha pas de passer, auxyeux des Bourbons, pour un bonapartiste enragé et dangereux.

La fin du manuscrit rapporte quelquesexpériences peu intéressantes qu’il fit sur le verreoptique durant les années de Silaz, des considérations sansportée au sujet d’une idée qu’il abandonna : de confier à deschimistes un échantillon de la matière, pour qu’ils tentassent del’analyser puis de la reproduire. Enfin, il explique pourquoi,avant de s’en aller à Paris, il eut la pensée de remplacer deuxvitres de la petite chambre haute par deux plaques de verreoptique vierge.

C’était tout bonnement pour laisser là unobservateur invisible. Quand il reviendrait à Silaz, il n’auraitqu’à déclouer les plaques, à les feuilleter ; ainsi tout cequi se serait passé en son absence, dans le parc et sur le devantdu château, lui apparaîtrait de loin en loin ; et si quelqueincident lu semblait digne d’examen, il n’aurait qu’à en observertranquillement le cours.

Cependant, il songea que peut-être il nereviendrait jamais en Savoie, et il se divertit à placer desplaques épaisses d’un siècle lumière, à vue de nez, afinque, cent ans plus tard, on eût la surprise sans égaled’apercevoir, à travers ces plaques, les choses de son temps.

La fenêtre n’avait pas de volets ; doncaucun obstacle, du moins pour quelque temps, ne viendrait masquerla vue, s’opposer à l’action de la lumière.

Les plaques, étant vierges, resteraientopaques durant cent ans ; elles n’attireraient pasl’attention.

César les ajusta donc au châssis de lacroisée, en mastiquant avec soin les bords, pour éviter que lafaible luminosité des tranches ne trahît son stratagème.

Il termina enfin sa confession, qu’il étaitvenu écrire tous les soirs dans la petite chambre haute, oùpersonne, à cette heure tardive, ne pouvait l’importuner. Sonavant-dernière phrase annonce qu’il a l’intention d’emporter àParis une plaque de verre optique. La dernière laisseentendre qu’il partira trois jours plus tard, et, revenant sur lesujet de ces plaques qui, dès ce moment, couvraient, derrière lui,une moitié de la fenêtre, César donne à sa conclusion un tourmalicieux.

Cette malice, lorsque Charles Christiani, sonarrière-petit-fils, lut le mot final du mémoire, lui rappelavivement le coup d’œil ironique que César – l’ombre de César, plusjustement – avait jeté sur la fenêtre ainsi équipée. Coup d’œil quele jeune homme et le chauffeur Julien avaient cru leur êtredestiné.

En refermant sur le manuscrit la couverturejaune et noir, Charles, la tête bourdonnante, regarda autour delui, ne sachant plus vraiment dans quel siècle il se trouvait.Fiévreux, exalté, il était inconsciemment sous le coup d’unedésillusion puérile. Car la découverte d’un manuscrit inconnu,œuvre de César Christiani, lui avait fait espérer confusément il nesavait quelle révélation concernant les rapports du corsaire avecson assassin, Fabius Ortofieri. Et quelle que fût l’importance dece qu’il venait d’apprendre, si extraordinaire qu’il sentît sonémerveillement, il lui semblait pourtant qu’une fois de plus ladestinée trompeuse, qui pouvait le servir peut-être, s’obstinait àn’en rien faire.

Chapitre 8MALHEUR MOINS CINQ

Les derniers matches de tennis se disputaientsur les courts de Saint-Trojan. Hors des grillages, parmi lesrosiers défleuris, des groupes, peuplant les bancs et les chaisesdu jardin, regardaient les joueurs.

C’était les demi-finales et les finales des« simples messieurs ».

Après cette journée, ce serait la grandedislocation. Le lendemain, le bateau du Chapus regorgerait depassagers qui, dans la pure clarté de l’automne oléronnais, s’eniraient vers des cieux plus sévères.

Luc de Certeuil, qualifié dans leséliminatoires, causait à l’écart avec Marguerite Ortofieri. Ilavait la certitude de gagner la coupe et ne s’inquiétait pas desavoir quel adversaire lui donnerait, pour la suprême partie, lademi-finale qui se jouait devant lui.

Une préoccupation plus grave l’absorbait.

Il aurait bien voulu que la saison nes’achevât point sans apporter, dans sa situation à l’égard de Rita,une précision définitive.

– Enfin, lui disait-il, je crois quemaintenant nous attendrions pendant des années sans nous connaîtredavantage. Demain, à pareille heure j’aurai repris la route, de moncôté ; vous l’aurez reprise du vôtre. Je ne vous reverrai quepar intervalles. Ne croyez-vous pas qu’il est temps de mettre unterme à ces préliminaires ? Votre père et votre mère sont ici,et j’ai tout lieu de croire qu’ils ne feront aucune opposition…Rita, voulez-vous m’autoriser à faire ma demande ce soir ?

Rita garda le silence, un moment, les yeuxdistraits par la lutte dansante des deux adversaires aux abords dufilet. Mais visiblement troublée.

– Pardonnez-moi, dit-elle avec effort.J’avais prévu ce que vous venez de me dire, mais pas du toutl’effet que cela me fait. Les choses ne se passent jamais comme onl’avait supposé. Vous me voyez très émue et… commentdirai-je ? sans bravoure. J’ai un peu peur.

– Je ne ferai rien sans votre permission,prononça Luc avec beaucoup de douceur et un certain dépit qui setrouvait pardonnable.

– Naturellement, dit Rita qui sourit uneseconde.

– Je conçois fort bien votre étatd’esprit et je serais un sot de m’en formaliser. Il s’agit d’unechose assez solennelle pour qu’on y réfléchisse. Mais,permettez-moi d’insister, nous n’avons plus besoin, j’espère, deréfléchir… Allons, décidez-vous, j’en serai si heureux !

– Quelques minutes encore,voulez-vous ? implora la jeune fille. Vraiment, je suis… jesuis…

Elle tamponnait de son mouchoir le creux deses mains moites. Il y avait sur son visage de brune, encore brunipar le grand air marin, comme un reflet de neige. Et ses traitssemblaient avoir perdu le pouvoir de s’adoucir.

– Ma chère Rita ! murmura Luc d’unevoix caressante.

Elle ne l’entendit pas plus distinctement queles paroles sportives des joueurs, leurs play et leursready, mêlés aux annonces monotones de l’arbitre juché surson mirador. Elle n’entrevoyait qu’à travers un brouillardd’angoisse les taches blanches ou multicolores des spectateurs etdes spectatrices silencieux. Et pourtant…

Pourtant, depuis le départ de CharlesChristiani, elle s’était dit qu’il fallait en arriver là dans leplus bref délai. Le mieux était d’en finir une bonne fois et sanstergiverser. Ne pas s’attarder vainement, douloureusement, à desregrets superflus, à des rêves sans fondement. Passer à la suite del’existence, vite, vite ; entasser de la vie sur l’impossiblesonge, le reculer précipitamment au fond d’un passé où l’onaccumulerait avec frénésie, pour s’étourdir, événement surévénement, irréparable sur irréparable.

La demande que Luc venait de lui faire, elles’était promis de la susciter elle-même, avant leur départ, s’ilavait continué à se tenir sur la réserve. C’était la meilleuresolution, la plus franche, la plus courageuse – et la plusprudente. Aussi bien, pendant tout le temps qu’elle était restéeauprès de Charles Christiani sans se faire connaître de lui, elleavait gardé la ferme résolution d’annuler, aussitôt après, cesheures de roman soustraites en fraude à la nécessité. Elle s’étaitjuré alors de reprendre immédiatement le fil de la destinéeinterrompue et de se fiancer à Luc de Certeuil dès le lendemain,ayant fait au rêve et à l’amour une concession – une seule pourtoute la vie.

Geneviève Le Tourneur, consultée les joursprécédents, avait approuvé énergiquement la décision de Rita. Oui,tout était bien qui effacerait le plus tôt possible le souvenir deCharles Christiani. Elle encouragea son amie et la félicita de sasagesse. Rita s’était sentie très forte, stoïque, presque contented’accomplir avec intrépidité un acte de devoir et de renoncement…« Renoncement ? avait-elle dit, mais à quoi doncest-ce que je renonce ? À rien, hélas ! Puisque c’estimpossible ! » Là-dessus, Geneviève lui avaitreprésenté qu’en se fiançant à Luc de Certeuil elle travaillait àla tranquillité, à l’apaisement de Charles Christiani qui, sansdoute, n’était pas, en ce moment, plus heureux qu’elle.

Rita voulait donc que Luc la demandâten mariage ce jour-là. Elle avait fait des vœux pour qu’il en prîtl’initiative. Tout à l’heure, en s’asseyant sur ce banc, elle avaitsongé :

« Pourvu qu’il parle ! »

Et maintenant qu’il avait parlé, une affreusedétresse lui étreignait le cœur. Il lui semblait que tout à coup onlui proposait brutalement de sacrifier la plus belle chimère detous les temps. Jusqu’ici, rien n’avait été fait contre son amour.Maintenant, on lui présentait un couteau pour le poignarder. Lemoment était venu d’être fidèle ou infidèle, de renoncer, oh !oui ! de renoncer ! À quoi ? Elle ne savaitpas. Elle savait seulement qu’il allait falloir renoncer à quelquechose de si beau et de si grand qu’il n’y avait pas de sacrificeplus atroce que celui-là.

Il le fallait cependant. Mais son désarroiimplorait un délai. Elle répéta, le plus fermement qu’elleput :

– Quelques minutes, n’est-cepas ?

Fort à propos, Geneviève Le Tourneur survintalors. Rita l’aperçut, avec une vive satisfaction, s’avancer verseux, de sa démarche dolente. La jeune femme, souffrant d’unemigraine, s’était excusée auprès de Luc de ne pouvoir assister autournoi ; elle avait eu l’intention de passer l’après-midiétendue dans sa chambre, comme cela lui arrivait trop souvent.Rita, la voyant, éprouva, en même temps que de la joie, uneagréable surprise.

Jamais elle n’avait eu, davantage, besoin desentir à côté d’elle une amitié de femme pour la réconforter et luidonner de l’assurance dans sa lutte contre l’homme, l’éternellejoute des sexes. Geneviève ondula mollement, avec un sourireaimable.

Ils lui firent place entre eux, sur le banc.Aux pommettes, sa peau craintive de très blonde s’enfiévrait derouge.

– Guéri, le mal de tête ? demandaRita tendrement.

– Pas tout à fait, dit Geneviève enappuyant un doigt sur sa tempe. Mais suffisamment pour que je nemanque pas la victoire de M. de Certeuil.

Ledit M. de Certeuil ne bronchapas.

Mme Le Tourneur sortit d’unimmense sac de cretonne à ramages une sorte de napperon qu’elle semit flegmatiquement à broder de soie mauve et orange. Elle entenditRita dire à Luc :

– Jouez votre match. Après, aussitôt, jevous promets de vous répondre.

– Mais… voyons… ce ne peut être que« oui » ? dit-il avec quelque vivacité et un soupçond’inquiétude.

Rita, allongeant le bras, avait posé une mainsur une main de Geneviève qui, docile, chôma.

– Luc, vous m’avez demandé si vous deviezparler à mes parents aujourd’hui ou plus tard, n’est-ce pas ?Je ne crois pas qu’il soit question d’autre chose ? Vous êteslà qui vous alarmez subitement !…

– Ah ! bien, bien.

Le mouvement du spectacle qui s’agitait enface d’eux venait de se modifier. Sur le court, les joueurs,s’arrêtant, se mêlaient à d’autres tennismen qui envahissaientl’enceinte grillagée. À l’extérieur, les groupes bougeaient.

– C’est Simpson qui a gagné, dit Luc deCerteuil. Ohé ! Simpson, dans combien de temps notrepartie ?

– Tout de suite ! J’aime autant,répondit l’Américain.

– Ça va.

Luc se leva et dit, en riant, à la jeunefille :

– Il y a des chances pour que cettepartie soit la plus rapide de ma carrière.

– Oh !… commença Ritaévasivement.

– Allons ! insista Luc qui caressaitle manche de sa raquette. Dites « oui « tout de suite. Çam’aidera à gagner.

Rita, incertaine, le regardait. Mais, aumoment où, peut-être, elle allait lancer la parole souhaitée, lasensation la plus inattendue, la plus surprenante, la plusinconcevable, lui ferma la bouche.

D’une pression subite et brève, la main deGeneviève Le Tourneur venait de lui donner un avertissement secret,mais des plus péremptoires.

Rien ne fut visible. Les mains des deux amies,en apparence, n’avaient pas tressailli. Leurs visages étaientimpassibles.

– Après la partie ! confirma Rita.Ce qui est dit est dit. Allez, mon cher, je crois que vous faitesattendre Simpson.

Une seconde encore, il resta devant elle, à laregarder profondément, faisant, avec sa raquette, des moulinets etdes tourniquets.

Deux charmantes jeunes filless’approchaient.

– Nous allons contempler vos prouesses,déclama l’une d’elles. Puis, s’adressant à Geneviève : Madame,vous voulez bien de nous, à côté de vous ? en se serrant unpeu…

– Comment donc !

Geneviève et Rita dégagèrent la moitié dubanc.

– À tout à l’heure, dit Luc.

Il s’éloigna. Les spectateurs étaientmaintenant plus nombreux. Tous les sièges se trouvaient occupés.Beaucoup d’hommes restaient debout ou s’asseyaient sur le sol.

Rita, d’un regard suprêmement intrigué,interrogeait Geneviève. Mais leurs deux voisines, qu’ellesconnaissaient, avaient engagé une conversation d’allure générale, àlaquelle il fallait bien prendre part. Quitter la place, elles n’ypouvaient songer. La descendante des Ortofieri bouillaitd’impatience. Qu’est-ce que Geneviève avait voulu lui faireentendre ? Pourquoi Geneviève lui avait-elle imposésilence ? Son calme était insupportable ! Comment faire,pour savoir, avant la fin de la partie ? Cette partiequ’il était nécessaire de suivre jusqu’au bout !

Geneviève, cependant, n’avait pas abandonnéson ouvrage. Tout en parlant, tout en levant les yeux de temps àautre sur Luc et Simpson qui se démenaient dans leur cage, courant,bondissant et pirouettant, elle ne cessait guère de tirerl’aiguille. Toutefois :

– J’en ai assez, dit-elleinopinément.

Et elle ouvrit son immense sac pour yréintégrer le napperon.

– Tu ne me complimentes pas sur montalent ! dit-elle. C’est pourtant gentil. Comment trouves-tumes fleurs ?

Elle tendait aux regards de Rita la toileornée de corolles orange et de feuillages mauves.

– C’est tout à fait joli, reconnutRita.

Mais elle n’en dit pas davantage, pétrifiée dece qu’elle venait d’apercevoir.

À grands points, autour d’une fleur, Genevièveavait, en quelques aiguillées, tracé les sept lettres d’unnom : CHARLES. Ce nom qui semblait de loin couronner la fleurmerveille d’une arabesque capricieuse et purement décorative,éclatait pour Rita en jambages de soleil.

– Bravo ! Bravo ! s’écria l’unedes jeunes filles, parce que Luc de Certeuil venait de reprendre,par un savant revers, une balle de fond.

Les yeux démesurément agrandis, Rita fixaitGeneviève. Celle-ci, d’un geste négligent, fourra le napperon dansle sac et remarqua :

– Seigneur ! Que de choses dans cecabas ! C’est inouï ! Non, mais regarde-moi cefouillis !

Elle le tenait béant, son fameux sac, béant ducôté de Rita. Elle y avait plongé une main nonchalante, et cettemain raffinée, baguée, féminine autant qu’il se pouvait, brandit,un dixième de seconde, dans les obscures profondeurs de la vastepoche, le rectangle bleu d’un télégramme.

Puis, comme le rideau tombe sur la fin d’unacte, l’étoffe ramagée du précieux réceptacle se trouva close, auclaquement de son fermoir.

Des applaudissements s’élevaient, sur uneballe coupée de Luc de Certeuil. Son adversaire, précipité dans unecourse subite, manqua la reprise.

– Game ! annonçal’arbitre.

– Deux à zéro, fit la voisine àGeneviève.

Luc, se préparant à servir, lança un coupd’œil du côté du banc. Élégant, mobile, précis, il offrait, à lalumière incomparable du ciel pur, la forme d’un beau modèle humain.À distance, sa silhouette blanche enchantait la vue, annulant cequi déplaisait parfois de ses traits trop pâles, de son nez courtet ramassé, de ses regards chargés d’énigmes.

Silencieuse, statufiée, Rita, l’œil fixe, nevoyait plus rien. Elle avait beau retourner toutes les possibilitésimaginables, l’explication du télégramme lui échappait cruellementet délicieusement. Mais Charles Christiani rentrait en scène. Cequi était arrivé influençait Geneviève au point de l’avoir faitrevenir sur son attitude précédente. Et cela, c’était enivrant,délirant, divin ! Et cela emportait dans une magnifique vaguede joie toutes les suppositions de sa fiévreuse curiosité.

La finale fut expédiée en un temps record.Simpson ne marqua rien, pas un set. Jamais Luc de Certeuil n’avaitjoué si brillamment. Tout lui avait réussi. Pourtant, il était àmille lieues de croire que sa chance pût tenir au vieuxproverbe : « Malheureux en amour… »

Et ce fut avec l’expression la plus suffisantedu monde qu’il revint auprès de Rita.

– Mes compliments ! luidit-elle.

Il salua en souriant :

– Les compliments, c’est très bien. Mais…la réponse ?

– Plus tard, dit Rita, simplement.

Il en demeura déconfit, si bien qu’un instant,les bras ballants, la bouche ouverte, il perdit une bonne part deson élégance.

– Oh ! reprocha-t-il.Comment !…

– Patience ! conseilla-t-elle avecdouceur.

– Eh bien ! lâcha-t-il. Vous êtesvraiment femme, vous !

– Ne soyez pas fâché. Patience !vous dis-je.

– Ah ! proféra Luc, furieux etconsterné.

Mais, sur-le-champ, il se dompta :

– Je m’inclinerai toujours devant vosdésirs.

– Avec le sourire ? dit-ellemalicieusement.

– Avec le sourire, bien entendu.

Et il parvint à prendre une contenance assezhumble et assez touchante pour que Rita lui en sût gré et compatîtsans arrière-pensée à sa déception.

 

Rita entra dans la chambre deMme Le Tourneur sur les pas de celle-ci.

– Mais que se passe-t-il donc ? luidemanda-t-elle avidement. Qui t’a envoyé ce télégramme ?

– Lui-même, tout bêtement ! flûtaGeneviève de sa faible voix mourante et chantonnante.

Elle était, au fond, ravie. Les chosesreprenaient un tour romanesque qui ne pouvait que plaire à laplupart des femmes. De plus, le télégramme de Charles lui donnait àpenser que l’aventure pourrait peut-être bien se terminer de lafaçon la plus conforme aux lois de la société et aux plus chersdésirs de sa très chère Rita. Elle trouvait donc licite et mêmelouable de servir des amours qu’elle avait réprouvées jusqu’ici,d’autant que, divorcée à la fleur de l’âge, elle nourrissait, sanstrop le savoir, cet étrange besoin qui affecte l’humanité toutentière et qui consiste à désirer pour autrui les tribulationsqu’on a soi-même essuyées. En sorte que, sourdement, elle n’étaitpas fâchée de travailler à rompre un mariage en train.

Luc et Rita n’étaient même pas encorefiancés ; qu’importe ! Il y a un peu de mariage dans lesfiançailles les plus vagues ; c’est dire qu’il y a un peu dedivorce dans leur rupture. Et, fort inconsciemment, la douce etblonde Mme Le Tourneur aurait souhaité que toutesses amies fussent logées, comme elle, à l’enseigne de laséparation. Ainsi va le monde, et personne n’y peut rien changer.Ainsi les amitiés les plus sincères sont parfois le jeu d’obscurspenchants qui les influencent. Ainsi Geneviève Le Tourneurprenait-elle, à son insu, autant de plaisir à brouiller les cartesde Luc de Certeuil qu’à pousser à la roue de la Fortune, quisemblait maintenant favoriser Charles Christiani – au dire de sontélégramme.

Ce télégramme, Rita le lisait et relisait dansun désordre mental inexprimable :

Madame Geneviève Le Tourneur,

Hôtel Floria Saint-Trojan (île d’Oléron)

(Charente-Inférieure)

Ruffieux, 2 octobre 1929.

« Vous prie respectueusement bien vouloirfaire connaître à qui de droit que j’envisage possible révisioninstruction procès 1835 en vertu d’un fait nouveau découvert cematin.

« Remerciements et hommages. – CharlesChristiani. »

– Un fait nouveau ! monologuait Ritapassionnément. Un fait nouveau ! Naturellement, ce ne peutêtre qu’une chose d’importance capitale ! Une chose propre àdémolir tout ce qu’on sait, tout ce qu’on s’imagine, sur le meurtrede César Christiani ! Un fait nouveau ! Lequel ? Undocument retrouvé parmi des paperasses ? Une révélationimprévue ? Et de quelle nature ? « Ruffieux »,oui, je me rappelle. Il m’a parlé d’un voyage en Savoie, qu’ildevait faire. Est-ce donc en Savoie qu’il a découvert… Car le mot yest : « découvert ». Il semble bien que ce soitlui qui ait découvert quelque chose. Oh !mon Dieu ! mais c’est providentiel ! C’est tropbeau !

– Oui. Trop beau. Ne t’emballe pas sivite, ma chérie. Pèse les termes de cette dépêche. Il envisagecomme possible une révision de l’instruction. Ce n’est qu’unespoir. Il est évident que de nouvelles perspectives se sontouvertes pour lui, à cause d’un fait inconnu jusqu’ici. Mais rienne prouve la solidité de ses conjectures. Songe qu’il a dû,certainement, expédier ce télégramme dès qu’une lueur d’espoir luiest apparue : avant d’avoir beaucoup réfléchi. Carl’essentiel, à ses yeux, était de t’avertir immédiatement,puisqu’il n’ignore pas l’imminence de tes fiançailles. Il fautcompter avec la précipitation.

Chapitre 9 «LE SERMENT D’AMOUR »

Charles, fortement instruit de toutes choses,était de ceux qui ne connaissent que des étonnements passagers.Nous pouvons ajouter qu’en ces jours critiques il n’était disposé às’enthousiasmer pour rien, hormis ce qui l’eût rapproché de Rita,inaccessible ! Tout miracle étranger à son amour et n’enpouvant servir la cause n’avait pour lui qu’un intérêt trèslimité.

Pour l’exalter pareillement, il avait fallu,en vérité que la luminite fût, pour lui, au début, unemerveille des plus merveilleuses ! Encore reconnaissait-il quecette exaltation n’aurait pas atteint un tel degré, s’il n’avaitpas cru, fugitivement et vaguement, que l’ombre de César Christianiallait lui révéler le secret de sa mort – et que cette mort n’étaitpoint l’œuvre de Fabius Ortofieri.

Il avait, malgré lui, dans la confusion de sespensées, remué toute cette histoire criminelle qui le ramenaittoujours à ce fait indéniable : « Fabius n’a rien avoué.Il est mort en protestant de son innocence ! » Iloubliait que les témoignages les plus accablants avaient confondule grand-père de Rita.

Et, comme un soir précoce enténébrait lecabinet de travail, il était repris, comme le matin même, par ledécouragement, le spleen, une sorte de colère stupide contre cettemagnificence qu’il avait trouvée et qui était inutile puisqu’ellen’apportait rien de nouveau à l’affaire Ortofieri.

On le voit : son amour avait beaucoupdemandé aux événements. Et il paraissait bien, à cette heurecrépusculaire, que les événements eussent dit tout ce qu’ilssavaient.

 

Passablement taciturne, répondant parmonosyllabes aux humbles et respectueuses questions de Péronne quile servait, Charles dîna rapidement et gagna sa chambre.

Un grand feu véhément pétillait dans l’âtre etpeignait des reflets vacillants par toute la pièce.

Il alluma deux grosses lampes et, faute desommeil, passa la revue des meubles et des tableaux quigarnissaient le lieu. Beaucoup de vieilleries, beaucoup desouvenirs. Certaines choses l’attiraient particulièrement qui,jusque-là ne l’avaient que médiocrement intéressé.

On trouvait là une partie du mobilier queCésar avait acheté à Paris, pour meubler son appartement duboulevard du Temple, une partie aussi des objets qu’il y avait mis,provenant de Silaz. À sa mort, son héritage s’était partagé entreles deux branches de sa postérité. Aujourd’hui, la moitié de cequ’il en restait appartenait à la cousine Drouet, néeLeboulard ; l’autre moitié était la possession de Charles etde Colomba ; mais, d’accord avec son mari, leur mère avaitdepuis longtemps renvoyé à Silaz une assez grande quantité de cesmeubles qui, disait-elle, encombreraient son logis et seraient bienmieux à leur place dans le château que César avait habité pendanttreize ans.

À cet envoi, Mme Christianiavait joint toutes sortes de choses qui lui semblaient indésirablesà Paris et, notamment, un petit tableau assez macabre, de grandevaleur pourtant, mais qui, en effet, n’était pas bon à suspendre aumur d’une maison que l’on désire joyeuse et où il y a desenfants.

Ce tableau, que Charles décrocha pourl’examiner sous la lampe, est un « intérieur » dessiné etpeint à l’aquarelle rehaussé de gouache par le peintre Lami, à quil’on doit tant d’inappréciables documents sur le règne deLouis-Philippe et, entre autres, sur l’attentat de Fieschi dont ila reproduit le sanglant spectacle.

L’« intérieur » représente la sallede travail de César Christiani, boulevard du Temple, avec lecadavre de l’ancien corsaire, étendu tout du long du plancher, dansune mare de sang, la poitrine trouée d’une balle. Au fond, unefenêtre ouverte donne sur le boulevard dont on aperçoit les arbreset les maisons d’en face. De chaque côté de la fenêtre, qui a desrideaux de fleurs bleues et vertes, on voit des panoplies forméesde haches et de sabres, de pistolets et de poignards, mêlés deflèches sauvages. Le mur de droite est invisible, mais celui degauche est garni de portraits et de cartes marines, d’un râtelierde pipes, d’une croix de la Légion d’honneur encadrée, d’un petitdessin sous verre que l’œuvre de Lami ne permet pas de distinguer,mais que Charles savait être l’image de la cabine de César à bordde la Finette (dessin resté à Paris). Un grand pastel,portrait d’Hélène de Silaz, la défunte et regrettée épouse deCésar, ornait encore cette muraille tapissée d’un papier fond crèmeà palmettes d’or, très premier Empire, avec, au-dessus d’un jolibureau à cylindre, en bois de rose, une ardoise dans un cadre desapin, portant quelques chiffres tracés à la craie. Le bureau àcylindre est ouvert sur des tiroirs clos, des casiers contenant despapiers et des registres bien en ordre. L’encrier, les plumes d’oiesont là. Sur le dessus du meuble, il y a une profusion dechoses : pot à tabac, chandelier de cuivre, bibelotsexotiques, des livres et d’autres objets qu’on ne peut spécifier,le pinceau de l’artiste les ayant simplement esquissés.

Le cadavre de César est étendu les pieds enavant, la tête vers le coin de la chambre, à gauche de la fenêtre,où, dans la pénombre, s’arrondit un globe terrestre. Il est vêtud’une redingote marron et d’un pantalon gris fer. La tête gît surle plancher non ciré, le corps sur un tapis de la Savonnerie, àencadrement noir, qui se prolonge sous le bureau. L’un des brasrepose entre un pied du bureau et ceux d’un fauteuil Louis XVarrondi, canné et pourvu d’un coussin de cuir verdâtre – évidemmentle siège où César s’asseyait pour écrire. L’autre bras s’en vatoucher l’une des trois assises d’acajou d’un de ces grandsguéridons circulaires, à table de marbre blanc, supporté par un fûtde bois verni, dont la Restauration nous a légué tant de lourdsspécimens. Entre les battants ouverts de la fenêtre à petitscarreaux, une longue-vue marine est basculée sur son hauttrépied.

Tel était le cabinet de César Christianilorsque l’assassinat fut découvert. Ou, du moins, tel était-il àpeu près. Car le peintre Lami – qui vécut jusqu’à nos jours – pritsoin de noter, au dos même de son aquarelle, et de confirmeroralement, à maintes reprises, que cette reconstitution n’est pasrigoureusement authentique. Il n’avait pénétré dans l’appartementde César Christiani que le lendemain du crime ; à ce moment,le corps ne s’y trouvait plus ; il l’avait figuré sur sonpapier d’après les indications des témoins, des policiers etd’après les observations qu’il venait de faire à la morgue.

Cette note du peintre Lami est aisémentlisible ; car, afin qu’il en soit ainsi, le dessin fut missous verre des deux côtés.

Charles relut assez distraitement l’écriturequi en couvrait tout le dos. Il s’en souvenait, en effet. Il avaitétudié tout cela, pris lui-même sur tout cela desmementos. Et puis, le musée Carnavalet avait obtenu de luil’autorisation de faire photographier l’œuvre de Lami – précieusepour l’histoire de Paris, moins en vérité parce qu’elle se rapporteà la mort du corsaire, que pour ceci : qu’elle augmente d’unfidèle témoignage toutes les reproductions connues du boulevard duTemple au moment de l’attentat de Fieschi, attentat caractérisé parune coïncidence si singulière avec le meurtre de César Christiani.Et souvent Charles avait sorti de ses cartonniers les épreuvesphotographiques dont le musée lui avait fait don. L’attentat deFieschi était, pour un historien de la Restauration et du règne deLouis-Philippe, un sujet tout indiqué ; Charles y songeaitdepuis quelque temps déjà et ne s’était pas fait faute de comparerentre eux les divers documents, gravures, lithographies, crayons,etc., qui nous rendent l’aspect du boulevard au mois de juillet1835. Il faut dire, du reste, que, jusqu’alors, l’aquarelle de Lamine l’avait retenu qu’à ce titre, la mort de l’ancêtre luiparaissant un fait classé, n’offrant plus qu’un intérêt privé et,de nos jours, assez faible.

La note du peintre, au demeurant, rédigée dansun esprit semblable, concernait l’attentat de Fieschi au même degréque le meurtre individuel. Et la chose était d’autant plusnaturelle que Lami l’avait écrite, cette note, le matin du 29juillet 1835, alors que non seulement l’attentat formidable faisaitpeser sur tout Paris une consternation sans égale, mais alors quel’autopsie du corps de César n’avait pas encore établi avecprécision le caractère de sa blessure. À cette heure, on supposaittoujours qu’il avait été tué, en ricochet, par l’une des balles deFieschi, et l’on ne voyait en lui qu’une dix-neuvième victime de lamachine infernale – qui, en réalité, avait fait dix-huit morts etvingt-deux blessés.

Au sujet de l’attentat, la note ditceci :

« Les maisons qu’on découvre par lafenêtre portent les numéros 54, 56 et 58. Celle de droite, la plushaute, contient le cabinet des figures de cire, de Curtius. Celledu milieu, la plus basse, contient un estaminet et le café Aurendez-vous des théâtres. Celle de gauche est le Théâtre Lazari. Ens’approchant de la fenêtre, on découvrirait, plus à gauche, contreLazari, le numéro 60 qui est le Théâtre des marionnettes deMme Saqui. Et à droite, contre le numéro 54, onverrait le numéro 52 : l’Estaminet rustique ; puis,contre ce dernier qui est bas, la maison très étroite qui porte lenuméro 50 et qui est celle d’où Joseph Fieschi[1] a tirésur le roi. Il a tiré vers sa propre droite, comme la tête ducortège passait juste entre sa maison et celle où j’ai pris cecroquis et dont la façade a été criblée de mitraille ayant ricochésur le pavé de la chaussée. Je n’ai pas suffisamment rendul’éloignement des maisons vers la gauche. C’est à partir de là, eneffet, que le boulevard s’élargit vers le château d’eau, et maperspective devrait donner davantage l’impression que les façadesvont s’éloignant, de biais. »

Relativement au meurtre de César, la noteajoute les indications suivantes à celles dont nous avons déjàconnaissance :

« J’ai dessiné en me plaçant contre laporte qui ouvre dans l’antichambre, laquelle communique avec lepalier. Cette porte, comme on peut s’en rendre compte, est percée àdroite dans la cloison. Dans la muraille qu’on ne voit pas sur mondessin, à droite et tout auprès de cette porte d’entrée, il y en aune autre qui donne sur un salon et qui fait donc un angle droitavec la première. C’est dans ce salon que se trouvaient lesvolières et les singes du capitaine. Près de la porte du salon, estla cheminée, juste en face du bureau cylindre. Sur lacheminée : un buste de Napoléon. Énormément d’objets de toutessortes. L’appartement est au premier étage. Cette fenêtre est ladeuxième en comptant de la droite, quand on regarde la maison dudehors ; la première donne sur le palier. La maison a troisétages. Elle porte le numéro 53 et n’est séparée du Jardin turc quepar un petit bâtiment d’un étage à une seule croisée : lamaison Bertin. Le Jardin turc étend son mur à terrasse sur unegrande longueur en face de la maison de Joseph Fieschi. »

« Signé : LAMI.

« 29 juillet 1835, dix heures du matin. »

Charles, d’un geste découragé, raccrocha lepetit tableau et se mit à se promener dans la chambre, à la clartédu feu et des deux lampes, autour de la table ronde. C’étaitprécisément celle-là qui figurait dans l’aquarelle de Lami, avecson marbre blanc. Elle avait vu, cette table ronde, CésarChristiani tomber sur le tapis de la Savonnerie !

La pluie continuait, dans la nuit montagnarde,à chuchoter son murmure innombrable. Le jeune homme marchaitlentement autour des sièges, pensif. Par un effet logique descirconstances, sa pensée s’attachait obstinément à la mort deCésar, et son imagination grossissait tout ce que cette mortcomportait de mystérieux. Il n’en voyait plus que l’énigme. Quinzejours auparavant, aucun doute ne l’assaillait à ce propos ; ilétait fermement convaincu que César avait été assassiné par FabiusOrtofieri, comme tout le monde l’avait toujours admis. Maintenant,il en doutait. Sachant que le contraire lui eût été favorable, ilavait commencé à souhaiter ce contraire ; puis, très vite, ilavait acquis la conviction artificielle que l’opinion publiques’était trompée. Une voix intérieure plaidait la cause de l’accusé,du meurtrier présumé. Dans son esprit, les faits articulés à ladécharge de Fabius Ortofieri prenaient une ampleur démesurée. Ileût été si follement heureux de prouver cette innocence que,progressivement, selon les lois d’un phénomène bien connu desavocats, il en était arrivé à croire que cette mauvaise cause étaitexcellente et que le grand-père de Rita n’avait pas trempé dans lemeurtre du sien. Les magistrats commis pour instruire ce procèsavaient trop largement tenu compte des inquiétudes que César, danssa correspondance, avait laissé voir touchant ses interminablesdiscussions avec les Ortofieri et la présence à Paris de Fabius,son ennemi héréditaire. Il y avait eu, sans doute, contre cedernier, des hasards terribles, des coïncidences fatales… Car ilavait nié, jusqu’à son dernier soupir !

Toutes ces rêveries n’étaient bonnes à rien.Les événements avaient sur eux trop de poussière. Trop de poussièrequ’on ne pouvait plus balayer. Trop de poussière hors deportée.

Charles fit halte devant un autretableau : copie à la plume d’une gravure célèbre de Mathieu,d’après Fragonard : Le Serment d’amour. Copie naïve mais nonsans charme. Patiente besogne de la grand-mère Estelle, qui l’avaitencadrée avec tendresse et simplicité dans un vieux cadre sansvaleur du XVIIIème. On sait toute la grâce de cettecharmante composition où deux amants enlacés se jurent leur foidevant l’autel d’Éros, au cœur d’un bocage luxuriant dont lalumière du jour flatte les rameaux. La grand-mère Estelle – auxépaules fameuses – de sa plume docile et patiente, n’avait pas tropmal copié son modèle. L’élan des amoureux demeurait plein d’ardeur.Une musique d’oiseaux se devinait dans le feuillage, et l’amourbaignait de son indicible bonheur cette chambre de verdure,allégorique et voluptueuse.

Il est facile de comprendre pourquoi Charlesne s’attarda pas longtemps devant ce symbole triomphant de lafélicité par l’amour. Un peu puérilement, il retourna face au murl’ouvrage de la grand-mère Estelle, dont la vue lui était pénible,et, s’asseyant dans une bergère, au coin du feu, se reprit àrêver.

Bientôt, toutes les idées qui l’avaient occupéau cours de la soirée s’enchevêtrèrent. Il se remémora la revue desgardes nationales du 28 juillet 1835. Il entendit le fracas de lamachine infernale. Il vit, sur la chaussée du boulevard du Temple,le tumulte ensanglanté des victimes. En même temps, les phases del’instruction criminelle du procès Ortofieri lui revenaient à lamémoire, mais c’était pour se combiner bizarrement avec le départde César en chaise de poste, son apparition spectrale dans lapetite chambre haute, la vision de Rita sur le tillac duBoyardville, tenant un livre à la main et portant unperroquet sur l’épaule ! Finalement, il eut la sensationd’envelopper de son bras la taille flexible de la jeune fille,d’étendre la main vers un sanctuaire bocager où l’Amour souriant sedressait dans une douce gloire. Là-dessus, ses yeux se fermèrentcomme s’il poussait son dernier soupir dans un cabinet de travailtapissé d’un papier Empire et rempli de choses disparates.« Ah ! murmura-t-il, c’est Fabius, hélas ! C’estFabius Ortofieri qui m’a tué ! »

Et, plongeant plus profondément dans leroyaume ténébreux des cauchemars, il s’endormit.

Il s’endormit si bien qu’il se réveillaplusieurs heures après, sans avoir entendu Péronne frappermaternellement à la porte, pénétrer jusqu’à lui sur la pointe despieds, éteindre les deux lampes et se retirer silencieusement,comme l’un de ces personnages dont la luminite faisaitvoir les gestes centenaires, sans faire entendre, à jamais perdu,le bruit de leurs actions.

Mais « se réveilla-t-il »vraiment ? N’était-ce pas plutôt l’un de ces faux réveils qui,au milieu du songe le plus épais, nous donnent l’illusion de sortirdu sommeil et, au contraire, nous y enfoncent plus avant ?

Charles crut ouvrir les yeux. Il n’en doutapoint sur le moment. Et il aperçut, au milieu de l’obscurité, unelumière. Un rectangle éclairé. Une petite lucarne remplie d’uneclarté diurne. Elle répandait dans la chambre un peu de jour.Pourtant, le jour ne luisait pas encore. Les fenêtres étaientnoires.

Dans l’âtre, quelques braises sombres ;plus de feu. La nuit devait être avancée.

Charles se leva de la bergère – ou s’imaginaqu’il se levait. Et, ayant fait deux pas vers cette lucarne, restadebout devant elle, hébété, stupéfié, dormant à coup sûr.

Le rêve continuait à mélanger follement touteschoses. Cette lucarne n’en était pas une. C’était le tableau deLami devenu animé, comme une plaque de luminite ! Letableau de Lami non pas tel que Charles l’avait contemplé avant des’endormir, mais le tableau montrant le cabinet de César sous unautre angle, comme si les indications de la note manuscrite sefussent trouvées réalisées sous forme de dessin,d’aquarelle et de gouache. Mais non ! Ce n’était pas l’ouvraged’un peintre ! C’était l’image réelle du cabinet, dela fenêtre, des rideaux à fleurs, du mur avec sa cheminée et lebuste de Napoléon ! Et César n’était plus couché, mort, sur letapis de la Savonnerie ! César, assis au bureau à cylindre,écrivait une lettre. Il bougeait ! Sa main, armée d’une plumed’oie, parcourait le papier. Et on le voyait de haut, enperspective. De haut et de face. On le voyait comme si l’on eûtété juché sur le bureau à cylindre !

Ah ! rien n’est plus pénible, plus cruelqu’un cauchemar ! Charles, violemment impressionné parcelui-ci, saisit son briquet, et, d’un déclic, fit naître laminuscule flamme jaune.

Cette fois, il était sûr d’êtreéveillé. Or, la vision absurde persistait, du tableau de Lamimétamorphosé en autre chose, demeurant le cabinet de César, mais uncabinet vu d’un point nouveau et vivant comme un spectacleenregistré sur une plaque de luminite !

Les deux lampes furent rallumées fébrilement.Il y avait toujours, au même endroit, la même vue plongeante sur lecabinet de César, le même rectangle plein de la lumière d’unematinée parisienne, la même lucarne percée, pour ainsi dire, dansle mur du temps !

Mais le tableau de Lami était resté bel etbien ce qu’il était encore la veille. On le voyait accroché au mur,non loin de la vision à laquelle il ne participait d’aucune sorte.Car cette vision se peignait au naturel sur l’envers du cadre queCharles avait retourné pour ne plus voir Le Sermentd’amour.

Alors, saisi d’une grande émotion, comprenanttout à coup l’enchaînement des faits, Charles saisit ce cadre et semit à l’examiner, puis, avec précaution, à le manipuler.

C’était un cadre de sapin verni, avec un filetnoir, quelque chose de très simple et qui avait été très banal enson temps. Mais ces cadres-là ont un charme« bon-vieux-temps » qui, aujourd’hui, les fait rechercherdes amateurs. Charles – tout de suite, comme l’y poussait la marchedes faits – remarqua l’analogie de ce cadre avec celui de l’ardoiseque le peintre Lami avait figurée au-dessus du bureau àcylindre.

Évidemment c’était le même. Pour une raison oupour une autre, César avait cru devoir suspendre au mur de soncabinet une plaque de luminite vierge qu’il avait apportéede Silaz à Paris. Et, pour que cette plaque, pareille à uneardoise, passât inaperçue, il l’avait, pour ainsi dire,« déguisée » en ardoise véritable, l’encadrant d’un cadresans valeur et traçant à la craie dans un coin de ce faux tableaunoir, quelques chiffres qui, probablement, n’avaient aucunesignification.

Ces mesures de prudence étaient, de sa part,indispensables. La présence d’un cadre ne contenant qu’une surfacenoire eût, en effet, semblé bien étrange au-dessus du bureau. Ainsimaquillée, la plaque n’avait pu provoquer aucune curiosité, aucunequestion indiscrète.

Charles la sépara aisément du rectangle desapin. Elle s’y adaptait avec justesse, comme le fond d’un tableauou d’un miroir, mais n’était pas clouée. Les clous ordinaires setrouvaient remplacés par huit petits loquets de cuivre, plats,pivotant, tout à fait analogues à ceux que vous voyez ajustésderrière les cadres à photographies pour maintenir appliqué contreeux le fond de carton. L’exactitude de l’emboîtement empêchait laluminosité des tranches de se trahir à l’extérieur.

Il était facile de deviner pourquoi Césaravait voulu que la plaque fût amovible et pût être aisément séparéede son cadre. Il avait fait d’elle un témoin et désiraitla feuilleter commodément toutes les fois qu’il éprouvait le besoinde savoir ce qui s’était passé chez lui en son absence. Autrepreuve de cela : cette plaque ne constituait pas un plateaucompact comme celles de la fenêtre haute lorsque Charles les avaitdécadrées ; mais, sur une faible épaisseur, elle était diviséeen un grand nombre de très minces feuillets, exactement comme unlivre non broché, et il fallait la manier avec attention pourmaintenir juxtaposées ces divisions et les empêcher de sedisjoindre comme se disjoignent les cartes à jouer quand les doigtsqui tiennent le jeu négligent de le serrer. César avait donc opéréjadis avec cette plaque comme Charles en avait agi pour celles dela fenêtre haute. Il l’avait lue à maintes reprises.

Isolée, la plaque fut débarrassée du dessin àla plume de la grand-mère Estelle, et ce côté-là montra, dans uneclarté plus douce, estompée d’une ombre s’épaississant vers le bas,le papier de la muraille, le papier Empire, crème à palmettesdorées. Sans aucun doute possible, la plaque encadrée avait faitpartie de l’héritage attribué à Napoléon Christiani, qui devaitépouser la grand-mère Estelle en 1842, sept ans après la mort deCésar. La grand-mère Estelle, beaucoup plus tard, cherchant uncadre pour sa copie du Serment d’amour, avait déniché, en quelquegrenier, ce cadre de sapin qui, pensait-elle, avait sans doutecontenu, autrefois, une gravure disparue à cette heure. Elle s’enétait servie pour encadrer son œuvre, utilisant comme fond laplaque de luminite. Puis, plus tard encore, le Sermentd’amour était venu échouer, avec beaucoup d’autres souvenirsde famille, au château de Silaz et dans cette chambre àcoucher.

Pendant des années, le cadre, le dessin et laplaque étaient restés là, hétéroclite et mystérieux assemblage.Charles, toutes les fois qu’il avait occupé cette chambre, n’avaitrien remarqué. La plaque, obscure, cachait à tous les yeux lalumière qui, lentement, progressait en elle dans un sens et dansl’autre. Cette plaque avait, à peu de chose près, l’épaisseur decelles que Charles avait enlevées de la fenêtre haute ; parconséquent, il avait fallu un siècle environ pour que la lumière latraversât, pour qu’elle émergeât enfin sur une face et surl’autre ; l’événement s’était produit, certainement, depuis ledernier séjour de Charles à Silaz.

Il observa, en regardant la face où, par unechance insensée, il retrouvait le vieux César dans son cabinet deParis, il observa que le tableau vivant était, dans un coin,oblitéré par une inscription parfaitement opaque, qui semblaittracée sur la plaque même : les chiffres à la craie, leschiffres insidieux qui avaient « travesti » la plaque enardoise à écrire. Sur l’autre face, en examinant la plaque parcôté, il retrouva, dans le coin correspondant, un vague vestiged’effacement, et, l’ayant essuyé du doigt, il vit ce doigt blanchid’un peu de craie. La grand-mère Estelle, renommée pour ses épauleset non moins pour son esprit « artiste », ne s’était pasdonné la peine de laver cette ardoise dont elle faisait l’envers deson Serment d’amour. Il fallait, au surplus, que la bonnedame fût, comme on le savait, brouillonne et distraite, pourn’avoir pas fait attention aux raies lumineuses de la tranche. Ilest vrai que, vues au grand jour, ces raies, extrêmement fines,pouvaient se confondre avec des miroitements, et la grand-mèreEstelle se souciait peu de savoir s’il y a des ardoises qui ne sontpoint si mates que d’autres.

Avec quelle fièvre Charles Christianidévorait-il des yeux le cabinet de César, qu’il découvrait commed’une ouverture percée dans la muraille au-dessus du bureau àcylindre, comme d’un « judas » secret, pratiqué dans lessiècles XIXème et XXème ! Et quellefantastique espérance se développait en lui ! Car l’aquarellede Lami attestait la présence de luminite dans le cabinet,au lendemain du crime, au jour même du crime ! Et alors cetteplaque avait assisté à la mort de César, elle en avaitcinématographié en couleurs toutes les phases ! Et,en conséquence, il n’y avait qu’à la diviser et à la feuilleterjudicieusement pour parvenir, de feuillet en feuillet, à l’époquequi avait précédé le meurtre, au jour de juillet 1835 où ce meurtres’était perpétré, à la minute même où l’assassin avait tiré sur savictime le coup de pistolet mortel ! L’assassin de César étaitphotographié au cœur de la plaque ! Était-il FabiusOrtofieri ? Charles avait le pouvoir de s’enassurer !

La journée du 28 juillet 1835,merveilleusement conservée en pleine masse de la luminite,s’avançait là-dedans, peu à peu, vers l’une des deuxsurfaces ; et une coupe, un « clivage » pratiqué àla distance voulue des bords pouvait la faire apparaîtresur-le-champ.

Charles Christiani n’en fit rien, comme bienl’on pense. Il avait immédiatement aperçu toutes les précautionsdont il fallait entourer une telle opération. Réfléchir longuementétait nécessaire avant de rien entreprendre. Rien ne devait êtrenégligé, à aucun point de vue, et les points de vue étaientinnombrables.

Il les envisageait, sans pour cela quitter sonincomparable poste d’observation qui le plaçait dans le passé…

Dans le passé, certes. Mais à quelledate ?

Il le sut avec une facilité qui l’enchanta etraviva dans son esprit cette heureuse présomption d’être protégépar le sort.

Sur la cheminée du cabinet de César, il yavait, nous ne l’ignorons pas, un buste de l’Empereur. Aucune glacene s’y trouvait (circonstance assez fâcheuse, ainsi que nous leverrons plus tard). Mais, dans le haut, immense, par rapport àl’exiguïté de la pièce, et drapé cependant pour tenir moins deplace, rutilait le guidon du corsaire : l’étamine pourpre, auChrist d’or. Au-dessous, une pendule Empire, de la forme« œil-de-bœuf » à huit pans fleuris, était fixée au mur,à l’aplomb du centre de la cheminée, et, au-dessous encore, parmiune profusion d’armes accrochées, entre un sextant et un baromètrenon loin de gravures coloriées représentant des navires toutesvoiles dehors, un calendrier, bordé d’un galon de papier orange,alignait les six colonnes d’un semestre.

Cette pancarte se trouvait trop loin pour queCharles fût à même d’en épeler les plus gros caractères. Ildescendit dans le cabinet de travail du rez-de-chaussée de la tourpour y prendre une loupe et une jumelle.

Comme il s’y attendait, la loupe ne donnaaucun résultat, puisque la vision exhalée par la luminiten’avait rien de commun avec une image dessinée sur une surface,mais puisque, au contraire, elle siégeait à même l’espace, commeune réalité qu’elle était, une réalité à retardement, une réalitésemblable à celle des étoiles qui ont disparu depuis très longtempset dont l’image demeure encore visible au firmament, à cause dutemps qu’il faut à la lumière pour franchir la distance entre lepoint où elles étaient et le point où nous sommes.

Mais, dans ces conditions, la jumelle fitmerveille. Elle rapprochait tout ce qui se trouvait dans la chambrede travail du boulevard du Temple aussi aisément que s’il avait étéquestion d’une vision ordinaire.

Ainsi Charles put lire, sur le calendrier,l’année « 1833 ».

Il abaissa son instrument d’optique vers levieux corsaire attablé à son bureau. Il aurait pu compter sesrides, les poils de ses sourcils broussailleux. Il voyait lesnarines se mouvoir imperceptiblement au souffle de la respiration.C’était presque effrayant, la vie de cet homme de jadis, quin’était plus, depuis près d’un siècle, qu’un mort sous une tombe duPère-Lachaise, cette vie détaillée dont Charles sentait le rythmeet la chaleur.

César portait maintenant des besicles decorne. Il se penchait pour écrire une nouvelle lettre et il venaitde la dater, dans le haut du papier : ce douze mai1833. Charles le déchiffra en plaçant la plaque deluminite la tête en bas, car, placé lui-même comme ill’était, en face de César, il voyait normalement àl’envers la lettre que César écrivait devant lui.

Plus que deux ans à vivre, mon pauvreCésar !

Le douze mai. En effet, par la fenêtre àpetits carreaux, les arbres du boulevard du Temple, très touffus –les quatre rangées d’arbres – avaient leur jeune feuillageprintanier…

En cet instant, Charles éprouva l’une des plusfortes émotions de sa vie d’historien. La situation de la plaque deluminite était telle que, de l’endroit où César l’avaitsuspendue comme un tableau ou comme une glace (c’est à dessein quenous le répétons), elle embrassait la vue du boulevard vers ladroite, vers l’est. Et par là, entre la maison de l’Estaminetrustique et le modeste Café des mille colonnes, qui étalait dans ungrand renfoncement, à hauteur d’entresol, le toit surbaissé de sahalle à quatre pentes, une masure toute en hauteur se dressait,avec ses trois étages à une seule croisée, dont le premier étaitpeint – déjà – en rouge sang, et dont le troisième, sous unetoiture oblique comme un sourcil de fourbe, ouvrait sur la largevoie parisienne un œil de borgne : une fenêtre carrée, tassée,avec une jalousie remontée.

À l’aide de la jumelle qui tremblait entre sesdoigts, Charles lut, à droite de la fenêtre du premier, sur un« blanc » ménagé dans le badigeon écarlate, le chiffre50. Plus haut, au-dessus de la même fenêtre, en lettres blêmes surtout ce rouge : MARCHAND DE VINS.

Plus haut encore, couronnant la fenêtre dusecond étage, une espèce d’enseigne peinte :

Par an : 4 francs

JOURNAL DES CONNAISSANCES UTILES

Rue des Moulins, n° 18

La maison de la machine infernale !

Deux ans encore ! Exactement deux ans,deux mois et seize jours, et, de cette fenêtre à jalousie partiraitla salve meurtrière ! Et cette chaussée pavée serait jonchéede morts et de blessés ! Et l’un des attentats les plustristement célèbres de l’histoire universelles’accomplirait !

Jamais sensation plus étrange avait-elleenvahi l’âme d’un historien  ! Tenir au bout de salunette, visiter des yeux, à loisir, pierre à pierre, dans ledétail du grossissement télescopique, avec son auvent de bois, salanterne, ses trois fenêtres disparates, ses tuiles et le groupe decheminées agglomérées qui la dominait à gauche, la fatale, lamaudite, l’abominable maison de Fieschi !

Un mouvement se fit dans le cabinet deCésar.

Sortant de la porte qui, à droite de lacheminée, faisait communiquer cette pièce avec le salon, le singeCobourg, poursuivant Pitt, le perroquet favori, se précipita enagitant ses bras disproportionnés. Il s’était probablementdétaché ; un bout de chaîne pendait à sa ceinture de cuir.

L’oiseau bicolore ayant regagné l’épaule deCésar, celui-ci corrigea vertement le chimpanzé et l’entraîna dansle salon, qui devait constituer un local assez bizarre, étant donnéles hôtes dont il était la demeure. Charles, s’étant déporté versla gauche de la plaque, entr’aperçut ainsi, dans une glace de cettedeuxième pièce, la volière remplie de battements d’ailes. Par lamême occasion, il repéra la porte du cabinet donnant sur l’entréeet contre laquelle Lami s’était assis pour peindre sonaquarelle.

Là, du reste, se limitait le champ visuel.

Quoi qu’il en fût, le spectateur avait devantlui le théâtre même du meurtre. Ce meurtre ayant été commis enplein jour, l’assassin n’ayant certainement pas le moindre soupçond’un espionnage quelconque, la plaque se trouvant à coup sûr dansle cabinet au moment de l’assassinat, la conclusion qui sedégageait en toute évidence était admirablement nette. Il étaitpossible de refaire, après quatre-vingt-quatorze ans, l’instructionde l’affaire Ortofieri, avec des moyens nouveaux qui permettraientaux intéressés d’assister, de leur personne, non pas à unereconstitution du crime, mais au crime même. Et de cetteprodigieuse contre-enquête sortirait enfin la vérité, l’innocenceou la culpabilité de Fabius Ortofieri.

Bien naturellement, il n’était pas questiond’intéresser la justice à ces nouvelles recherches. Il y avaitprescription… depuis longtemps ! Et, puisque aucun jugementn’était intervenu, on ne pouvait parler de réhabilitation ;Fabius, mort en prison, n’avait pas été condamné. Il ne s’agissaitdonc que d’obtenir, des faits nouveaux, une certitude. Si lerésultat était favorable à Fabius, on le publierait avecéclat ; Charles, connaissant la droiture de sa mère, nedoutait pas qu’alors elle ne tendît la main au père de Rita en luiexprimant de bon cœur ses regrets, touchant une ancienneaccusation, justifiée d’ailleurs par d’écrasantes dépositions. Etsi le résultat était conforme à l’opinion du parquet de 1835, si laculpabilité de Fabius se trouvait établie irrécusablement – et laluminite était irrécusable ! – on ferait le silence,et, en faveur de Rita – en faveur, hélas ! de celle quideviendrait alors Mme de Certeuil-, la vieilleaffaire resterait, pour le public, une histoire oubliée lointaineet indécise.

Progressivement, Charles apercevait, une àune, toutes les dispositions que cette contre-enquête allaitnécessiter. Il avait dès lors résolu de demander à Bertrand Valoisson étroite collaboration. Il se souvenait des déductionspolicières auxquelles le jeune auteur s’était livré en sa présence,à propos de la canne du XVIIème siècle. Bertrand seraitheureux de participer à l’extraordinaire investigation, et Charlesaurait en lui le plus précieux et le plus discret desauxiliaires.

Mais tout cela n’était que projets etcogitations. Or, un acte s’imposait sur-le-champ et Charles priaitDieu pour qu’il fût encore temps de l’accomplir sans avoir àcraindre de graves complications.

Avertir Rita par le procédé le plusrapide.

Elle devait quitter Saint-Trojan le lendemain.Ses fiançailles avec Luc de Certeuil étaient-elles chosefaite ? Il fallait espérer qu’aucune promesse, encore, n’avaitété échangée. Elle pouvait l’être, en tout cas, d’un moment àl’autre. Ce départ du lendemain en serait peut-être l’occasion.

Allons ! Pas de temps à perdre !

Oui. Mais le moyen de communiquer rapidementavec Rita ? Par l’intermédiaire de Mme LeTourneur ? Hum ! Charles n’aimait guère ce genre demanœuvre.

Cependant, il ne doutait pas de réussir enl’employant. L’amitié de Geneviève Le Tourneur pour MargueriteOrtofieri l’assurait que son message serait transmis à qui de droitdans le plus bref délai.

Il n’avait pas l’embarras du choix, etl’urgence le talonnait.

« Bah ! se dit-il. Qui veut la finveut les moyens ! »

De là : le télégramme qui avait plongéRita dans une grande allégresse, mêlée d’ardente curiosité.

Chapitre 10RÉPONSE TÉLÉGRAPHIQUE

Ce télégramme, Geneviève Le Tourneur l’avaitrepris des mains de Rita.

– La prudence est la mère de la sûreté,dit-elle doctoralement. Brûlons ce témoignage compromettant.

Elle prit une boîte d’allumettes bougies, queses longues mains bichonnées ouvrirent du bout des doigts.

– Non, dit Rita. Rends-le-moi,veux-tu ? Il est peut-être le premier souvenir de toute unesuite… Je voudrais tant cela ! Qui sait ? Qui saitcombien d’autres dépêches, combien de lettres, combien de fleursfanées et de riens de toute sorte viendront lui tenir compagnie,noués de beaux rubans, dans un tiroir de mon bonheur-du-jour !Ne le brûle pas…

– C’est imprudent. Si ta mère ou tonpère…

– Je suis libre de disposer demoi-même ! riposta orgueilleusement la jeune fille, avec unbrusque redressement de sa tête brune.

– D’accord, ma petite enfant. Mais c’està moi que je pensais, je te l’avoue sans fard. Si ta mère ou tonpère apprenait ma complaisance…

– Ne crains rien.

– Eh bien ! Voilà ton souvenirn° 1. Je souhaite qu’il inaugure une brillantecollection ! Mais, de grâce, ne l’égare pas. Adieu, messaged’espérance ! Il y a des cas où les télégrammes devraient êtreverts.

– Personne ne le lira jamais et taréputation n’est pas en danger, affirma Rita en se saisissant dupapier léger.

– Je l’espère bien… Dis-moi, Luc deCerteuil va, très certainement, réfléchir à ce qui s’est passé toutà l’heure. Il a ta réponse sur le cœur et se demande pourquoi tul’as prié d’attendre encore… Ne penses-tu pas qu’il ait l’idéed’établir une corrélation entre mon arrivée au tennis et la façondont tu l’as édifié sur ton impatience d’être à lui ?

– Assurément non. Avant ton arrivée,j’avais déjà manifesté beaucoup d’incertitude…

– Hum ! c’est entendu, mais beaucoupd’incertitude émue, apeurée. Tandis qu’en dernier lieu, tu n’avaisplus du tout le même air ! Tu semblais contente, excitée, lesyeux brillaient, belle Rita !

– J’ai pourtant fait bien attention. Maisc’était si difficile !

– Je crois, ma chérie, que les tempsprochains te réservent plus d’une occasion de maîtriser ton jolivisage, railla gentiment Mme Le Tourneur.

– Il faut lui répondre ! découvritRita tout à coup. Il faut le rassurer. Ce pauvre garçon ne sait pasoù nous en sommes, ici. Et enfin, c’est la moindre des choses quede lui faire connaître que sa dépêche m’est parvenue.Geneviève ! S’il te plaît !

Elle suppliait.

La boîte d’allumettes n’avait pas été ouverteinutilement. Geneviève fumait une mince cigarette de tabacturc.

Elle s’assit, posant sur ses genoux, avec unedocilité affectée, un grand bloc-notes.

– Dicte, fit-elle en dévissant unstylographe d’émail mauve.

– Monsieur Charles Christiani…

– Tu en as plein la bouche. Monsieurcomment ? Répète.

– Charles Christiani, redit Rita sans sefaire prier.

Le nom, prononcé par sa belle voix de bronze,sonnait de toute sa musicalité cristalline, à la fois pompeuse,aérienne et comme évangélique.

– Je ne saurais jamais le dire commeça ! admit Geneviève. On voit bien que tu es corse etamoureuse…

– Chut ! Pas ce mot-là !… Pasencore !

– J’ai mis l’adresse. Ensuite ?

– Reçu et transmis télégramme. Rien denouveau. Toute décision différée. Nos meilleurs souvenirs. LeTourneur.

– Voilà qui est fait. C’est simple et debon goût. Avec ces deux lignes de mon écriture, n’importe quipourrait me faire pendre haut et court par ton aimable père !…Alors, maintenant, naturellement, il faut que j’aille à laposte ?

– Naturellement. Et même… il esttard.

– Quel métier ! se lamentaMme Le Tourneur, délicieusement ravie.

Elle mit un béret rouge sur ses pâlesblondeurs et sortit de sa chambre en poussant devant elle, sansforce, son amie.

– À tout à l’heure,« Juliette », lui dit-elle. À nous le rossignol,l’alouette et l’échelle de soie avec un petit balcon aubout !

Elles se séparèrent dans le couloir, où lachute du jour ajoutait aux ombres accoutumées les ombres del’heure.

– Il partira ce soir ? n’est-cepas ? dit Geneviève à la demoiselle du guichet, séparée d’ellepar un grillage.

– Oui, madame, nous allons l’expédierimmédiatement.

– Je vous remercie.

Avec un gracieux sourire qui prenait son tempspour s’effacer, elle pivota sans hâte, à la manière de cesnonchalantes vapeurs qui flottent, sous la lune, au-dessus desmarais.

Sur le seuil du bureau de poste, Luc deCerteuil, qui arrivait, tenant des lettres à la main, se rangeapour la saluer.

– Voilà le triomphateur ! fit-elle,rieuse, en passant.

– Excusez-moi, dit-il très aimablement.Je crains fort que mon courrier ne manque le départ.

Il s’engouffra dans le bureau.

« Cet homme n’a pas l’air de m’envouloir, songea Geneviève. Après tout, il est bien probablequ’aucun soupçon ne lui est venu… Quand même, il faut joliment seméfier du hasard. S’il était arrivé quelques minutes plus tôt, ilaurait pu jeter à la dérobée un coup d’œil sur mon télégramme. Etil aurait suffi d’un peu de malchance pour que la receveuse nefasse répéter le nom du destinataire : « Charles Chris…Christiani ? c’est bien cela, madame ? » Charmantesoirée ! Mon Dieu, je vous suis bien reconnaissante de m’avoirépargné cet aria, comme disent les bonnes gens. Les amours de Ritaseront fortunées, car un heureux sort les favorise. »

Mais, cependant que Mme LeTourneur s’en allait tout doucettement de là, confiant à la pentedu terrain ses pas tranquilles, Luc de Certeuil, à la fenêtre de laposte, la regardait s’éloigner. Il en avait tout le loisir.

– C’est pour quoi, monsieur ? luiavait demandé la jeune employée de service.

– Deux recommandées.

– Elles ne partiront que demain matin, aupremier courrier. Voulez-vous me permettre de passer cetélégramme ; je suis seule en ce moment…

– Mais oui. Puisqu’il est trop tard pourmes lettres.

Dans le fond de la salle, l’appareil morsescanda de son tac tac la transmission électrique de la dépêche.

Lentement, Mme Le Tourneurdescendait le chemin. Son béret rouge prenait, aux feux du soir,dans la blancheur si pure des murailles, qu’elle côtoyait, uneacuité de coloris extrêmement rare. Luc de Certeuil ne paraissaitpas s’intéresser à Geneviève et, si elle avait pu le considérer,voilà qui l’aurait pleinement rassurée. Peut-être même eût-elle étéchoquée d’une indifférence aussi peu flatteuse et qui dépassait sesvœux. Ce n’était point la femme qu’il regardait, maismachinalement, dans toute la blancheur du décor, le point rouge,flambant comme un morceau de vitrail, que faisait ce béret frappépar le couchant. Ses yeux, absents, n’étaient pas d’un homme quivoit.

Le calme du soir était profond. On n’entendaitque des voix confuses et intermittentes, dans le voisinage, et lessaccades sèches du manipulateur télégraphique.

– Je suis à vous, monsieur ! dit lareceveuse.

Elle piqua sur une longue aiguille la feuilledu texte et se hâta vers le guichet.

– Monsieur !… Monsieur !…

– Ah ! oui, voilà !Tenez : deux lettres et deux « formules »…

Il avait l’air intensément absorbé. Son œildroit, la paupière plissée, – deux sillons inégaux creusés dans sesjoues-, sa bouche crispée d’un seul côté lui faisaient une assezvilaine figure.

– Trois francs, monsieur… Monsieur :trois francs.

– Ah ! pardon, mademoiselle. J’étaisdistrait. J’étais distrait parce que je pensais à une réforme dontla nécessité vient de m’apparaître. Une réforme dans lefonctionnement de vos services.

– Vraiment ?

La jeune fille, en encaissant la recette, eutpour lui une œillade bienveillante, voire attendrie de ferveur. Onle connaissait pour un sportsman intrépide et des télégrammesavaient été passés, informant de sa récente victoire les journauxde Paris et de la région.

– On m’a dit, reprit-il, que rien n’étaitplus aisé que de lire, au son, un télégramme. Est-il vrai qu’enécoutant le bruit d’un appareil on puisse, avec l’habitude, prendreconnaissance des mots qu’il frappe ?

– C’est aussi facile que de lestransmettre, monsieur.

– Et pourtant, mademoiselle, pourtant,vous n’avez pas le droit, vous fonctionnaire, de communiquer aupremier venu le texte d’une dépêche qu’un citoyen vous aconfié ?

– Oh ! non !

– Alors, alors, pourquoi l’administrationdes PTT tolère-t-elle que des télégrammes soient transmis à grandrenfort de cliquetis, mademoiselle, dans une salle publique,ouverte à tout venant ? Supposez que je vous remette unedépêche confidentielle et que, tout justement il se trouve ici,pendant que vous l’expédiez, une personne très ferrée surl’alphabet morse et qui ait intérêt à savoir ce que jetélégraphie…

– Mon Dieu, oui, monsieur, vous avezraison…

– Eh bien ! vous voyez ! ditLuc avec componction. Voilà une réforme qui s’impose !Ah ! il y en a, il y en a des réformes à faire !

Satisfait de l’effet produit, il adressa unjoli sourire à la jeune fille qui en conçut visiblement uneagréable vanité.

– Il faut même, acheva-t-il, que je notecela, pour en parler au ministre, à l’occasion.

Et il écrivit sur son carnet, à la suite d’uneréférence sportive :

Monsieur Charles Christiani,

Château de Silaz, par Ruffieux

(Savoie)

« Reçu et transmis télégramme. Rien denouveau. Toute décision différée. Nos meilleurs souvenirs. LeTourneur. »

Chapitre 11LE VIEUX CRIME

Malgré l’assurance que « toutedécision » était « différée », Charles Christianicontinua de penser qu’il fallait aller vite en besogne. En matièrede fiançailles, on ne peut tenir bien longtemps suspendus lesévénements, et Luc de Certeuil n’était pas homme à se laisseramuser. Une solution, dans un sens ou dans l’autre, devaitintervenir au plus tôt. Le plan était de rapprocher autant qu’il sepourrait la date à laquelle, en présence de témoins et toutesprécautions ayant été prises, on procéderait à la rétrovision dumeurtre de César.

Cette séance extraordinaire ne pouvait avoirlieu qu’à Paris. C’est là qu’on trouverait toutes les commoditésdésirables, tous les conseils, le maximum de garanties.

Charles, cependant, se retint d’agirprécipitamment, et fixa son départ au surlendemain seulement. Ilvoulait emporter, en effet, tout ce qui lui semblerait propre àservir ses efforts ; non seulement la plaque précieuse entretoutes, mais les autres, mais l’aquarelle de Lami, le manuscritsecret, les Souvenirs du corsaire, sa correspondance, jusqu’aumoindre document, écrit ou autre, se rapportant à César. Et dans cedessein, il prit le parti de visiter de fond en comble le château,d’en fouiller les meubles, d’examiner avec soin les surfaces quipouvaient être, clandestinement, des plaques de luminite,disposées là par César.

C’est pourquoi il contrôla tous panneauxobscurs, de lambris, de portes d’armoires et bahuts, voulantvérifier si ce n’étaient point des plaques que la lumière n’avaitpas encore traversées. Et il démonta tous les tableaux sous verre,pour vérifier que l’image peinte ou gravée que l’on voyait àtravers n’était pas une image d’autrefois. Il fit même, endécadrant ainsi une vieille Tentation de saint Antoine, laréflexion que, si le verre eût été une plaque de luminite,et si la gravure avait été enlevée après avoir jadis séjourné dansson cadre, on aurait continué pourtant à la voir, pendant desannées, là où elle n’était plus ; et maintenant, derrière laglace, il ne trouverait plus rien, quoique la glace montrâttoujours la gravure.

Aucune glace, aucun verre, aucun panneaun’était suspect. Aussi bien, dans le cas où César eût placé quelquepart d’autres plaques de luminite, son manuscrit secret enaurait fait mention très probablement. Et, par ailleurs, si laluminite encore obscure passait facilement inaperçue, iln’en était pas de même de la luminite qui avait commencéd’émettre sa lumière. Celle-là eût été repérée avant que Charless’en mêlât ; on n’en saurait douter, surtout si l’on veut bienréfléchir à ceci : que, tout naturellement, la substance,parfois, montrait en pleine nuit des vues de grand jour ou des vuesde nuit bien éclairées de lampes ou de lustres, de lune oud’étoiles, et que c’était par hasard que les plaques de la fenêtrehaute avaient fait si exactement coïncider avec les soirs et lesmatins de 1929 les soirs et les matins de 1829. Sans quoi le vieuxClaude et la vieille Péronne auraient pu voir en plein midi lefantôme nocturne de César agiter sa faible lueur derrière unefenêtre presque ténébreuse, et, la nuit, la petite chambre hauteleur eût semblé baignée d’un soleil inexplicable.

Avec l’aide intelligente du chauffeur Julien,ces opérations de contrôle furent conduites rondement. La journéedu lendemain n’était pas achevée que, dans la remise, l’automobilecontenait déjà, sous forme de paquets entourés de couverturesamortissantes, les principaux éléments d’une contre-enquête comme,de mémoire d’homme, on n’en avait jamais menée. Charles trouveraità Paris les autres éléments, à savoir : toutes choses venantde César et conservées rue de Tournon, les pièces du procèsOrtofieri, classées au Palais de justice, où Charles les avait déjàcompulsées, aux Archives nationales, les vingt-sept cartons duprocès Fieschi, qu’il importait sans doute d’étudiersubsidiairement, enfin certains documents que Rita Ortofieri nerefuserait assurément pas de prêter, concernant son aïeul.

Le lendemain, de très bonne heure, Charles fitses adieux aux deux serviteurs. L’aube était grise et blafarde. Leciel pendait en haillons de nuages sur les montagnes terreuses etjaunies. Les toits mouillés luisaient désolément. La routemiroitait, semée de flaques d’eau. Une odeur de vin sortait dupressoir, et d’un petit char à quatre roues, traîné par deuxvaches, s’en allait, pas vite, avec des tonneaux, dans un bruit demoyeux grinçants et d’essieux craquants et cliquetants.

– Merci bien, monsieur Charles, ditClaude.

– Oh ! oui, merci ! renchéritPéronne avec gratitude.

– Croirez-vous encore auservant ? dit Charles.

Mais Claude préférait un autre sujet deconversation :

– Alors, à quand, monsieurCharles ?

Il s’appuyait à la portière, son chapeau à lamain.

– Je ne sais. Au printemps, à Pâques…

À Pâques ! D’ici là, sa destinée seserait fixée. Quelle âme aurait-il quand il reverrait, à l’époquedes marronniers fleuris et des lilas, ce triste paysage ruisselantqui sentait aujourd’hui l’herbe humide, la feuille morte et le vinnouveau ? Bonheur ou malheur ?

– Allez, Julien. En route ! Aurevoir, Péronne, Claude !

La voiture laquée, étincelante, parée de milleéclats et d’autant de reflets, démarra en souplesse sous le« débridé ». Des gerbes d’eau jaillirent au passage desénormes pneus abordant les ornières.

À Pâques ! Énigme ! Mystère del’avenir !

« Et pourtant, tout est écrit !pensait Charles. Je ne sais où, ce qui va se passer maintenant, estécrit, représenté d’avance, comme sur une plaque fantastique – uneplaque impossible à concevoir, celle-là, dans le domainephysique ! »

Et il cherchait à deviner quelle avait étél’âme de César, quand il avait quitté Silaz en berline de poste, unsiècle auparavant, pour atteindre Paris dix jours plus tard, avecses oiseaux et ses singes : Paris où l’attendait, au détour del’avenir, embusqué derrière le 28 juillet 1835, l’assassin avec sonpistolet.

César, c’est certain, eût été plus surpris devoir son petit-fils filer à cent à l’heure sur les routes deSavoie, que Charles ne l’avait été d’apercevoir son grand-pèremonter en chaise au bout d’une avenue plantée de centannées !

Charles s’assura que les mouvements de lavoiture ne pouvaient nuire aux plaques de luminite. Lacrainte d’un accident, d’une brisure, commençait à le hanter. Et ilse demandait s’il y avait au monde un trésor plus précieux que cepaquet emmitouflé où, par l’effet d’un prodige naturel – aussirarissime maintenant que la présence, sur terre, d’une de ces bêtesdont l’antique espèce est à peu près éteinte-, une scène centenairese déroulait, retenue comme les glaces millénaires retiennentparfois, intacts, des mammouths tout entiers, comme les résines,les gommes, les ambres préhistoriques retiennent, eux aussi, desinsectes qui semblent vivre encore et seulement dormir. Une scènesanglante. Une scène dont son bonheur ou sa détresse dépendait,selon le visage du meurtrier qui apparaîtrait dans le cabinet deCésar…

À moins que l’assassin ne se fût caché pourtirer…

À moins que des choses ne se fussentproduites, auxquelles on ne pouvait penser ! Des chosesabsolument imprévisibles et qui réduiraient à néant toutes lesespérances de clarté !

Et penser qu’il n’y avait, pour tout savoir,pour être fixé, qu’à empoigner cette plaque, à dissocier sesfeuillets !…

Erreur. Charles se souvenait trèsimparfaitement des traits de Fabius Ortofieri, l’homme qu’ilfallait reconnaître ou non.

« Je n’ai vu de lui…« songeait-il.

 

– Je n’ai vu de lui, et ce n’est pashier, qu’un mauvais portrait, répétait Charles Christiani, lelendemain après-midi, en s’adressant à Bertrand Valois. C’est unemédiocre lithographie qui fut mise en vente à l’époque du crime etdont la famille Ortofieri a, du reste, acheté presque toutes lesépreuves (ainsi que l’espérait l’auteur, je suppose !).

Bertrand Valois, une flamme vive animant sonregard, et flairant le vent de son nez malicieux, fit halte devantson futur beau-frère. Car il allait et venait dans la chambre decelui-ci, rue de Tournon.

– Mlle Ortofieri nousconfiera d’autres portraits, n’est-ce pas ? C’est la base denotre entreprise.

– Elle fera, j’en suis sûr, tout ce queje lui demanderai.

Le jeune auteur dramatique, sur un coup detéléphone de Charles, était venu déjeuner avec les Christiani.Mme Christiani n’avait pas encore été mise aucourant des projets de son fils, elle ignorait le premier mot de sadécouverte, ne s’étant même pas souciée d’apprendre pourquoiClaude, à Silaz, avait réclamé le secours de son maître. MaisColomba savait l’essentiel depuis l’arrivée matinale de son frère,et Bertrand venait d’entendre, en sa présence, le récit de Charles,qu’il avait écouté comme le sultan Schariar dut se repaître deshistoires de Schéhérazade.

Il était ébloui, charmé, transportéd’enthousiasme, impatient d’agir.

Les paquets étaient là, au fond d’un vasteplacard ouvert, qu’on pouvait refermer à la moindre alerte. Et,dans cette ombre qu’elles éclairaient d’une lumière fabuleuse, lesplaques déballées, perçaient des semblants de fenêtres : unesur le parc de Silaz, une autre sur la petite chambre haute, latroisième, l’inestimable troisième, sur le cabinet deCésar, boulevard du Temple. Et, dans cette plaque, César lui-mêmefumait sa pipe à sa fenêtre, tournant le dos, regardant lespromeneurs, les voitures, les nuages du printemps 1833.

On le vit se retourner, l’air souriant, àl’entrée d’une jeune fille qui pénétra dans le cabinet par la portedu salon et se mit à lui parler. Elle était fort jolie ;dix-sept ou dix-huit ans, pas davantage ; coquettementhabillée d’une robe d’indienne, avec une collerette et un petittablier noir, coiffure lisse à grandes coques haut perchées, nouéesd’un nœud aux larges ailes ; manches ballonnées ; basblanc ; légers escarpins dont les rubans s’entrecroisaientautour de sa fine cheville.

– Quelle est celle-ci ? fitBertrand. Ce n’est pas une visiteuse.

– Elle est charmante, dit Colomba. Quicela peut-il être, Charles ? Pour une servante, je latrouverais bien dégagée…

– Ce n’est pourtant pas non plus uneparente, répondit Charles. À cette époque-là, César ne comptaitparmi ses proches aucune jeune fille. Ah ! parbleu, m’yvoici ! C’est Henriette Delille !

– Qui ça, Henriette Delille ?demanda Bertrand.

– Une orpheline que César recueillit à lafin de l’année 1832, si j’ai bonne mémoire. C’était la fille d’unde ses anciens lieutenants, qui, avant de mourir, lui avait léguécette petite, dont il fut nommé tuteur. César détestait lesdomestiques. Henriette a tenu son ménage jusqu’à la fin. On luidonnerait dix-huit ans ; je crois bien qu’en 1833 elle n’enavait que seize. C’est une bien jolie personne !

– Eh ! Eh ! Est-ce que notreCésar aurait eu quelque inclination pour sa pupille ?

– Ses Souvenirs, en tout cas,n’en font rien présumer. Il ne lui a laissé par testament qu’unesomme convenable. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue après lamort de son tuteur. C’est elle qui a découvert le cadavre, au soirdu 28 juillet 1835. Sa déposition figure au dossier du procèsOrtofieri.

– Pourrais-tu, dit Bertrand, me donner unaperçu de ce procès ?

– Rien n’est plus simple. J’ai là, dansma bibliothèque, toutes les notes que j’ai prises naguère, et quirésument l’instruction. Accorde-moi deux minutes, et jereviens.

Le cabinet de Charles attenait à sa chambre.Ces deux pièces, prenant vue sur les jardins et sur le chevet del’église Saint-Sulpice, étaient enfouies dans un silence de petiteville provinciale. Un travailleur ne pouvait souhaiter une retraiteplus quiète, en plein cœur de Paris.

Pendant que Charles fouillait dans sesarchives, Bertrand et Colomba, les mains enlacées, regardaienttoujours le vieux César s’entretenir avec sa protégée. Ill’enveloppait d’un regard très doux, mais aussi très paternel, etla petite Henriette, gaiement respectueuse, ne semblait ni lecraindre, ni toutefois le traiter familièrement. On voyait leurslèvres remuer, leurs gestes et leurs expressions accompagner leursparoles ; et, chose frappante, il y avait, dans ces mouvementset ces jeux de physionomie, une valeur caractéristique quiétonnait, une forme à laquelle on ne se serait pas attendu :quelque chose d’étranger – d’étranger, non pas à notre pays, mais ànotre temps. On devinait qu’ils prononçaient parfois des motstombés aujourd’hui en désuétude, et qu’à d’autres mots ilsdonnaient un accent qui nous ferait sourire. Bertrand se souvenaitd’un très vieux bonhomme qu’il avait connu et qui ressassait :« Louis-Flippe, Louis-Flippe ; je l’ai vupasser, Louis-Flippe ! » Henriette et César,comme ce bonhomme, devaient dire :« Louis-Flippe ». Bertrand l’assura à Colomba,et, comme tout est prétexte aux amoureux pour se caresser, ilss’embrassèrent sur-le-champ, avec des rires, en l’honneur deLouis-Flippe.

Charles rentrait, portant des notes biensanglées dans un cartonnage, et un fichier de petites dimensions.Il toussota :

– Hum ! Hum !

– À ta disposition ! fit Bertrandqui, non sans rire, s’écarta de sa fiancée.

L’historien s’assit devant une table etcommença la revue de ses papiers.

– Voici, dit-il. Le 28 juillet 1835, àquatre heures du soir, une jeune fille, déclarant se nommerHenriette Delille, se présenta au poste de police du Château-d’Eau,accompagnée d’un sieur Tripe. Devant le commissaire de policeDyonnet – celui-là même qui, quatre heures auparavant, avaitenfermé dans son « violon » Fieschi ensanglanté, presquemourant-, Henriette Delille s’expliqua.

« En rentrant tout à l’heure à la maison,dit-elle à peu près, j’ai trouvé, étendu et baignant dans son sang,le cadavre de mon tuteur, M. César Christiani. Aussitôt jesuis sortie sur le palier, pour appeler à l’aide. Ce monsieur, quis’appelle Tripe, m’a entendue. Il est accouru et m’a assuré qu’eneffet mon tuteur était mort et que la seule chose à faire était deprévenir la police. Je l’ai prié de venir avec moi jusqu’ici.

« Immédiatement, le commissaire Dyonnetse rendit sur les lieux avec un sergent de ville et M. Joly,chef de la police municipale, qui se trouvait au poste pour veillerà certaines suites de l’attentat et de l’arrestation de Fieschi.Ces fonctionnaires, parvenus au premier étage du numéro 53,boulevard du Temple, ne doutèrent pas que César Christiani n’eûtété touché par une balle de la machine. La température du corps,déjà froid, sa rigidité indiquaient que la mort s’était produitevers midi. La nature de la blessure révélait qu’une balle l’avaitfaite. La fenêtre ouverte plaidait également en faveur de la thèsequi, logiquement, s’imposait au premier abord : César, victimeadditionnelle de la machine infernale. Il est vrai que le cadavreétait orienté la tête vers la fenêtre, les pieds vers la ported’entrée, et qu’il gisait sur le dos – présentation qui semblaitcontredire la conjecture d’une balle ou d’un éclat de mitrailleayant frappé César Christiani après avoir ou non ricoché sur lepavé du boulevard. Le projectile avait atteint le vieillardpar-devant, en pleine poitrine, et si César, foudroyé, était tombéà la renverse, il devait sembler évident qu’on avait tiré sur luid’un point opposé à la fenêtre. M. Dyonnet et son supérieur,M. Joly, ne s’arrêtèrent pas, sur le moment, à cetteconsidération, et nous aurions tous raisonné comme eux. En effet,rien n’était plus simple que de supposer ceci : César debout,au centre de la petite chambre, fait face à la fenêtre, s’enapproche sans doute pour voir passer le roi Louis-Philippe et sonbrillant état-major. Fieschi, là-bas, du haut de sa maison rouge,commet son crime. Une balle perdue frappe César, qui tombe. Maispourquoi ne tomberait-il pas en tournant surlui-même ? Il peut tomber aussi, le nez en avant, dans lesens de sa marche, et, par terre, il peut alors se retourner sur ledos, dans une convulsion d’agonie ou dans un suprêmeeffort !

– Parfaitement juste, approuvaBertrand.

Charles reprit :

– Dans le cabinet de César, en présencedu corps, M. Dyonnet et M. Joly achevèrent d’interrogerHenriette Delille et ce Tripe qui ne joue qu’un rôle des pluseffacés dans toute la procédure. Tripe passait devant la porte du53, examinant les ravages de la machine infernale et les affreuxdébris, les taches rouges qui souillaient encore le boulevard. Ilavait entendu des appels. C’est tout ce qu’il savait. Pour lereste, il ne pouvait que confirmer les dires d’HenrietteDelille.

« Celle-ci déposa que, le matin, aprèsavoir déjeuné avec son tuteur (je vous rappelle qu’à cette époqueles bourgeois déjeunaient à dix heures et dînaient au plus tard àsix heures), elle était partie avec des compagnes pour aller voirla revue des gardes nationales aux Champs-Élysées, vers le CarréMarigny. En effet, cette revue était une manifestation trèsimposante. Pour fêter le cinquième anniversaire des TroisGlorieuses et de l’avènement de la monarchie de Juillet,Louis-Philippe avait ordonné un grand déploiement de troupes. Elless’étendaient, à droite et à gauche des voies, depuis le CarréMarigny jusqu’à la Bastille, en passant par la Concorde, la rueRoyale et les boulevards. Mais la cavalerie et l’artillerie étaientmassées aux Champs-Élysées où les arbres formaient, par surcroît,un décor plus agréable que les vieilles maisons du boulevard duTemple ; et voilà pourquoi Henriette Delille, cédant à l’amourdes éperons et de la nature, s’était rendue au Carré Marigny.

« Elle dit que son tuteur lui avait donnécampos jusqu’au soir, c’est-à-dire jusqu’à cinq heures. Néanmoins,elle était rentrée plus tôt, à cause de l’attentat. Elle seraitmême revenue immédiatement après l’avoir appris, si elle avaitconnu l’emplacement réel de la catastrophe ; mais, dans Parisatterré, les rumeurs s’accordaient pour situer la maison de Fieschibeaucoup plus près du Château-d’Eau qu’elle n’était enréalité ; on la disait voisine de l’Ambigu-Comique. Et,certaine à la fois que César n’avait couru aucun danger et qu’il nepouvait s’inquiéter à son sujet, Henriette, avec ses amies, avaitcontinué à remonter les Champs-Élysées après la dislocation destroupes. Cependant, la consternation générale l’ayant peu à peugagnée, elle n’avait pas profité de toute sa liberté et elle étaitrentrée environ à quatre heures. Peut-être aussi « un sourdpressentiment s’était-il glissé dans son sein » commel’exprime le touchant procès-verbal qui nous apprend tout cela.

« Questionnée plus tard sur l’état del’appartement lors de sa rentrée, Henriette Delille affirma que laporte du palier était fermée, de même celle qui faisait communiquerl’antichambre et le cabinet. La porte du salon était ouverte – dumoins, spécifia-t-elle, la porte donnant dans le cabinet, cartoutes les autres issues du salon se trouvaient closes. Elle ne ditrien des oiseaux ni des singes, ce qui donne à croire que l’ordrerégnait dans cette bizarre ménagerie ; mais nous pouvonssupposer que le fracas tonitruant de la machine infernale et ducoup de feu simultané, tiré dans l’appartement même, avait dûviolemment agiter Pitt, Cobourg et leurs congénères.

« De toute évidence, le fracas s’estconfondu avec le coup de pistolet, insista Charles Christiani,puisque personne ne l’a entendu, par la fenêtre ouverte, sur ceboulevard qui était plein de soldats et de peuple, à l’heure où,sans discussion possible, nous sommes forcés d’admettre que lepistolet fit son office. Il était donc absolument normal queMM. Joly et Dyonnet ne soupçonnassent en aucune façon qu’unedétonation d’arme à feu avait éclaté indépendamment de l’explosionde la machine, explosion qui, du reste, fut prolongée comme un feude peloton, décomposée en une suite saccadée de détonationsroulantes qui durèrent plus d’une seconde.

« Le lendemain, il leur fallut changerd’avis. Les médecins légistes s’étaient prononcés, aprèsl’autopsie.

– Excuse-moi de t’interrompre, ditColomba qui suivait avec attention la petite conférence de sonfrère. Mais pourquoi la fenêtre n’aurait-elle pas été fermée aumoment du meurtre, puis ouverte par le meurtrier ?

– C’est douteux, d’abord parce que Césaravait dû l’ouvrir, par ce beau temps, par cette magnifique journéede juillet, pour voir commodément la parade. La preuve, c’est que,ayant la vue très mauvaise, il avait installé un télescope devantl’accoudoir, afin de dévisager le roi, les princes, les maréchauxet le fameux petit M. Thiers, télescope qui fut trouvé à laplace que je viens d’indiquer, entre les battants de la fenêtre,ainsi qu’en témoigne l’aquarelle de Lami. Ensuite, pourquoi lemeurtrier aurait-il ouvert cette fenêtre, l’ayant vue fermée ?Pourquoi, alors, aurait-il dressé cette lunette d’approche entreles battants ? Cette mise en scène soignée n’aurait eu qu’unbut, à mon avis : faire croire que César avait été tué par lamachine infernale ; car, pour qu’il en eût été ainsi, lafenêtre étant close, celle-ci eût été traversée par le projectile.Mais alors…

– Alors, acheva Bertrand, alors, lemeurtrier aurait à coup sûr parachevé sa mise en scène…

– Naturellement ! dit Charles. C’estce que j’allais dire !

– Comment cela ? s’enquitColomba.

– Parbleu ! continua Bertrand. Ill’aurait parachevée en plaçant le cadavre dans une position qui nelaissât pas l’ombre d’un doute sur la provenance de la balle, jeveux dire qu’il aurait disposé le corps face à la fenêtre.

– Tu remarqueras, du reste, dit Charles àsa sœur, que, en 1835, la détonation d’un pistolet était quelquechose de très formidable, et que, par suite, si l’explosion de lamachine ne l’avait pas masquée, on l’aurait entendue du boulevard,même à travers une fenêtre close, surtout si cette fenêtre était aupremier étage.

« Cela posé, j’en reviens à la premièreopinion de MM. Joly et Dyonnet, et je ne puis que les absoudrede s’être abusés. Aussi bien, devant le rapport des médecinslégistes, ils s’empressèrent de s’incliner et de reconnaître leurerreur.

– C’est une chance, dit Bertrand, qu’onait pratiqué l’autopsie. Dans les conditions que tu viensd’exposer, il se pouvait parfaitement que l’affaire fût classée, lemeurtre mis au compte de Fieschi purement et simplement etl’autopsie jugée inutile.

– Non. Car, de toute façon, un examensuperficiel du cadavre était obligatoire et les rapports médicauxrelatent que l’aspect extérieur de la plaie suffisait à convaincrede la vérité un spécialiste. Il s’agissait d’une balle tirée à boutportant et qui, cependant, était restée dans le thorax de lavictime. En effet, on trouva le plomb dans une vertèbre, qu’ilavait fendue après avoir traversé le cœur.

« Dès le 29 juillet, il fut évident queCésar avait été tué d’un coup de pistolet tiré dans son cabinet detravail, de près, de trop près sans doute pour admettre quel’assassin se tînt alors dans l’antichambre. La mort avait étéinstantanée, César s’était abattu d’une seule pièce, sur place, etn’avait pu, à terre, esquisser le moindre mouvement, étant déjàmort avant de tomber.

« C’est ici que se place l’accusationportée contre Fabius Ortofieri par ma famille représentée par lejeune Napoléon Christiani, petit-fils du défunt ; LucileLeboulard, fille et gendre de César et son mari le magistrat, etmême leur fils, Anselme, le futur conseiller, le « futurpère » de notre cousine Drouet, lequel, paraît-il, ne fut pasle moins acharné, malgré ses vingt ans, à la perte de Fabius. Ilfaut dire, au demeurant, que Napoléon Christiani lui-même venait àpeine d’atteindre sa majorité.

« Si quelqu’un était désigné comme ayanteu des raisons de tuer César, c’était bien, reconnaissons-le,Fabius Ortofieri, son ennemi héréditaire, avec lequel il avaitpersonnellement quelques difficultés, de petites difficultés à vraidire, mais que le tempérament et la rancune des deux hommesenvenimaient.

« Sur-le-champ, les Christiani furentconvaincus que Fabius avait fait le coup. C’était lui qui s’étaitdébarrassé de César. La concomitance du meurtre et de l’attentat deFieschi était-elle due au seul hasard ? Cela semblait à nosaïeux peu probable. Entre Fieschi, Corse, et Fabius Ortofieri,Corse, il devait y avoir quelque correspondance mystérieuse qu’ondécouvrirait peut-être par la suite. Pour l’heure, ce quis’imposait, c’était la culpabilité de Fabius.

« Leboulard s’en ouvrit au parquet et aujuge d’instruction commis pour instruire à la fois cette affaire etcelle de la machine infernale : M. d’Archiac. Mais il lefit avec toute la discrétion d’un magistrat rompu aux habitudes duPalais et qui, sachant combien il est délicat d’accuser sanspreuves, n’apporte à la justice qu’une simple indication.

« Malheureusement pour Fabius, un témointerrible se dressa contre lui en la personne du policierCartoux.

« Fabius, invité par le juged’instruction à venir librement, comme ennemi de César, préciserles relations qu’il avait entretenues avec lui, fut reconnu par ceJean Cartoux, présent à sa comparution.

« Jean Cartoux, de service en civil,boulevard du Temple, le 28 juillet, avait vu… Mais j’ai là unecopie de son rapport, écrit aussitôt que l’assassinat de César futséparé de l’attentat de Fieschi. Ce rapport est daté du 30juillet.

J’ai l’honneur d’exposer les faitssuivants :

Bien que je bénéficie d’un congé dequarante-huit heures qui m’a été accordé sur ma demande le 28dernier au soir, vu la grande fatigue du travail de la nuitprécédant la revue, pendant laquelle nuit nous avons opéré desperquisitions dans les maisons des boulevards Saint-Martin et duCrime… »

– Voilà un bavard, dit Colomba. Mais quelest ce boulevard du Crime ?

– C’était le boulevard du Temple,expliqua Charles. On le surnommait ainsi à cause des nombreuxthéâtres qui s’y trouvaient où l’on jouait des drames et desmélodrames dont les personnages s’entre-tuaient à l’envi.

– Mais à quelles perquisitions ce JeanCartoux fait-il allusion ? demanda Bertrand Valois.

– On se doutait vaguement, le 28, depuisla veille, qu’un attentat serait commis au passage du roi. Un nomméBoireau, employé par Fieschi et ses complices à certainspréparatifs et mis au courant sur le tard et confusément, de leurvéritable but, bavarda, par gloriole, le 27 juillet. Un de sescamarades d’atelier, sans trop démêler si Boireau voulaitplaisanter, apprit de lui qu’une machine infernale ferait explosiondans un souterrain, entre l’Ambigu et la Bastille. Le père ducamarade rapporta ces paroles au commissaire de police. Celui-ciles transmit au préfet Gisquet, incrédule peut-être qui, par lavoie hiérarchique, en informa Thiers, lequel, tardivement instruit,ne put avertir les princes qu’au moment de monter à cheval. Lerapport que le ministre avait reçu avec une lenteur si regrettableportait qu’un souterrain devait sauter à hauteur de l’Ambigu. Ilétait trop tard alors pour tenir compte de ce renseignement dontl’origine semblait, d’ailleurs, un racontar et dont l’allureromanesque accusait le caractère fantaisiste.

« Mais la police n’était pas restéeinactive et on avait visité, dès trois heures du matin, toutes lesmaisons avoisinant l’Ambigu. Le malheur fut que, le renseignementétant exact, on se trompa d’Ambigu, car il y en avait deux :l’Ambigu-Comique, ouvert en 1828 boulevard Saint-Martin, etl’ancien Ambigu, situé au 76 du boulevard du Temple – pas trèsloin, celui-là, de la maison de Fieschi. On ne pensa qu’àl’Ambigu-Comique, car l’ancien Ambigu avait été remplacé par lesDélassements-Comiques, et c’était par habitude que la population duquartier disait encore « Ambigu » pour désigner lethéâtre du numéro 76. On peut supposer que, sans cette erreur, lamaison de Fieschi aurait été fouillée comme les autres, de la caveau grenier et que l’attentat aurait avorté. Le préfet de policeavait d’ailleurs négligé de faire arrêter Boireau, qui ne futappréhendé que le 28 au soir, quand la calamité étaitconsommée.

« Je reprends, si vous le voulez bien, lalecture du rapport Cartoux. Voyons :

Bien que je bénéficie, etc., etc., apprenantqu’un homme a été trouvé assassiné dans la maison portant le numéro53 du boulevard du Temple, je tiens à faire connaître sans délai àmon supérieur hiérarchique que je crois pouvoir donner à ce sujetcertaines indications.

Étant de service le mardi 28 juillet, à midi,sur le boulevard du Temple, côté des numéros impairs, entre la rueCharlot et la rue du Temple, qui est le côté où Sa Majesté devaitpasser en allant vers la Bastille avant de revenir en longeantl’autre côté, j’ai remarqué un individu bien vêtu qui stationnaquelque temps devant la porte du 53, puis se décida brusquement àpénétrer dans cette maison.

Je faisais les cent pas derrière la foule,surveillant la façade des maisons, ainsi qu’il m’avait étéprescrit. Néanmoins, les façons de ce bourgeois attirèrent monattention. Il semblait préoccupé. Au lieu de regarder, comme toutle monde, la chaussée qui était bordée, de ce côté-là, par lesgardes nationaux et, de l’autre, par l’infanterie de ligne, ilallait et venait, jetant à la dérobée des coups d’œil sur lesfenêtres. Cependant, je dois reconnaître qu’il ne m’inspirait pasd’inquiétude. Il avait l’air de chercher quelqu’un à l’une de cesfenêtres, dont la plupart étaient garnies de spectateurs.

Lorsqu’il disparut dans le vestibule du 53,les tambours battaient aux champs vers le Château-d’Eau, annonçantl’approche de Sa Majesté et de son escorte. Au moment où le cortègeparvint à ma hauteur, je redoublai de vigilance, observant, detoute mon attention, suivant les ordres, les maisons et leursabords. Je ne pensais plus à cet homme, lorsque la machineinfernale fit tout à coup les ravages que l’on connaît. Je meprécipitai alors vers la maison rouge d’où s’élevait la fumée del’explosion et je dus, pour cela, traverser la boucherie et ledésordre du boulevard.

Jusqu’au soir, je fus occupé des conséquencesde l’attentat. Puis je quittai le service, harassé de fatigue.Hier, 29, je goûtai un repos bien gagné. Ce matin seulement, lapensée de l’homme m’est revenue en mémoire lorsque j’appris l’heureet les circonstances du meurtre de M. César Christiani. J’aitout lieu de présumer que son assassin n’est autre que l’individuagité que j’ai vu s’élancer vers le numéro 53 et qui, sur l’heure,n’avait pas frappé outre mesure mon imagination ; d’où ilrésulte que son signalement n’est pas gravé dans mon souvenir avecprécision. Toutefois, je me ferais fort de le reconnaître s’ilm’était présenté.

« Ce rapport fit une grande impressionsur M. Duret d’Archiac. Avant de faire introduire dans soncabinet Fabius Ortofieri, il installa auprès de lui, en posture desecrétaire, le policier Jean Cartoux, qui put tout à loisirexaminer le comparant. Quand celui-ci se fut retiré, il affirma quec’était bien là l’homme du boulevard. Il reconnaissait son teintbruni, ses favoris noirs, sa décoration de Juillet, sa stature etsa démarche.

« Fabius, le lendemain, était écroué. Ilnia de toutes ses forces, prétendant n’avoir jamais voulu la mortde César, et, d’autre part, avoir assisté à la revue place de laBastille.

« Mais personne ne l’y avait vu. Il nepouvait exciper d’aucun alibi. Les déclarations d’un agent de laforce publique l’accusaient formellement. De telles circonstancesétaient de nature à convaincre notre aïeul et notre grand-tante queFabius Ortofieri avait assassiné leur grand-père et père. Ils seportèrent donc partie civile au procès et vous pouvez être certainque l’accusé eût été condamné par la cour d’assises si son décès nelui avait épargné cette honte.

En somme, conclut Bertrand Valois, toutel’accusation reposait sur les dires de ce roussin.

– Et sur le fait que César n’avait pasd’autre ennemi connu que Fabius.

– Ils ne s’en voulaient pas à mort,pourtant !

– Cela ne ressort pas des documents quenous possédons. Mais une chose m’impressionne depuis que j’aidécouvert cette plaque de luminite accrochée par Césardans son cabinet de travail.

– Quoi ?

– Simplement le fait qu’il l’avaitaccrochée là et qu’il la décrochait fréquemment, pour y voir ce quis’était passé chez lui en son absence. Pourquoi se serait-il donnéla peine d’installer contre le mur cet espion insoupçonnable s’iln’avait pas éprouvé je ne sais quelles craintes ? La premièreidée qui m’est venue à ce propos c’est qu’il redoutait des visitessubreptices…

– Les sociétés secrètes abondaient dansce temps-là. Crois-tu qu’il fît partie de l’une d’elles ?

– Je ne le crois pas. Certes, il n’étaitpartisan d’aucune monarchie, constitutionnelle ou autre. Mais sesSouvenirs nous le montrent, dans une certaine mesure,indulgent à Louis-Philippe qui, lui-même, ne haïssait pas lesouvenir de Napoléon dont il devait faire revenir les cendres àParis. L’année 1835 est d’un temps où les bonapartistes se tenaientfort tranquilles. Après l’Empereur, ils avaient perdu le duc deReichstadt ; il était à peine question du princeLouis-Napoléon, le futur Napoléon III, qui ne devait commencer àfaire vraiment parler de lui qu’en 1836, à Strasbourg. J’ai donc laconviction que César n’était pas suspect au gouvernement du roicitoyen et même que sa disgrâce n’était plus que de l’indifférence.Selon moi, il n’eût tenu qu’à lui d’être bien en cour. Un homme quiavait déplu aux Bourbons pouvait plaire aisément à celui qui venaitde les chasser. Au fond, c’est César qui ne voulait rien demanderet non pas Louis-Philippe qui dédaignait ses services.

– Ce qui me trouble, moi, dit Colomba,c’est la simultanéité de l’attentat de Fieschi et du meurtre deCésar. On admet difficilement que le hasard seul soit en cause,Fieschi, Ortofieri, Christiani, ce sont trois Corses, il n’y a pasà sortir de là !…

– Je te ferai remarquer, dit Charles, quel’origine corse de Fieschi ne fut pour rien, absolument pour rien,dans son crime. Lui aussi, parbleu ! avait aimé Napoléon qu’ilavait servi en Russie, sous l’uniforme ; mais, je le répète,le bonapartisme, en 1835, n’avait plus d’objet, temporairement,Fieschi fut l’instrument des sociétés secrètes, acharnées contreLouis-Philippe, parce que celui-ci avait fait tourner à son profitla révolution de juillet 1830, destinée à établir la république.Mais c’est à peine si Fieschi savait pour quelle cause il allaitcommettre son forfait. Assassin dans l’âme, il s’est soumis à desmaîtres ténébreux, sans même les connaître bien, ni les connaîtretous, et il a mis à mort, d’un seul coup, une foule d’innocents,moins par ambition que par vanité, moins surtout par conviction quepar cruauté féroce et rancune sociale.

– Monsieur l’historien, dit Bertrand, necrois-tu pas que nous nous écartons…

– Non, fit Charles en souriant. Tout celase tient. J’en ai le pressentiment, comme Colomba. Et si je metrompe, le mal ne sera pas grand ; nous aurons fait un peud’Histoire, cela sert toujours à quelque chose.

Aucun d’eux, pendant cet entretien n’avaitdétourné les yeux de la plaque de luminite où, simerveilleusement, ils voyaient au naturel le futur décordes actions passées dont ils venaient de causer. Maintenant,Henriette Delille s’était retirée. César Christiani fumait sa pipede terre, assis auprès du guéridon, en lisant Le Moniteur.À travers les carreaux de la croisée on apercevait, là-bas, lamaison dite de Fieschi, ou plutôt la maison qui serait plus tardcelle dite de Fieschi.

À la fenêtre, nantie d’une jalousie, quiservirait d’embrasure aux vingt-quatre canons de fusil composant lamachine infernale, Charles, armé d’une jumelle, distingua le profild’une jeune femme qui cousait paisiblement. Le soleil donnait danscette chambre, sur un modeste papier de tenture jaune, à fleurs,qui, vraisemblablement, était déjà celui que les constats de 1835décrivaient : déchiré par places, rapiécé grossièrement.

Charles avait laissé la plaque telle qu’ill’avait trouvée. Seulement, il l’avait remboîtée dans le cadre desapin, dont les huit tenons, la maintenant dans la feuillure,assuraient la cohésion des minces, très minces tables que César,autrefois, avait désunies, pour les besoins de sa mystérieusesurveillance. La lumière, depuis lors, avait fait son chemin dansla substance, les images du passé s’y étaient avancées et toute lapartie la plus ancienne de ce passé se trouvait prise dansl’épaisseur intacte de la plaque – épaisseur qui constituait, dureste, la presque totalité de la profondeur d’ensemble, puisque laplaque renfermait quatre-vingt-seize années de lumière retardée etque César n’en avait feuilleté que deux années et quelquesmois.

À présent, les fines plaques que César avaitméticuleusement détachées faisaient voir l’envers du dessin à laplume de la grand-mère Estelle, le Serment d’amour,tamisant à travers sa feuille une clarté pauvre – la clarté,probablement, de la chambre à coucher de Silaz, aux persiennespresque toujours closes.

Charles avait fait à Bertrand et à Colomba unedémonstration complète des propriétés de la luminite.D’abord déroutés par un phénomène aussi nouveau, ils s’en étaientformé, assez vite, une conception très claire, en rapport avec lasimplicité de ses effets. Et, dans le ravissement qu’ilséprouvaient à regarder dès maintenant revivre ce qui avait vécu,gens, bêtes et choses, César avec sa bonne pipe, passants, chevaux,hirondelles, mouches venant se poser sur la plaque, maisons duboulevard, quadruple rangée d’ormes où voletaient des moineaux,décor historique aujourd’hui disparu à cause des reconstructions etde l’ouverture de la place de la République, ils n’en étaient pasmoins dominés par l’idée que, bientôt, à l’heure que Charleschoisirait, la sanglante journée du 28 juillet apparaîtrait dans cecadre et qu’ils seraient les témoins du meurtre de CésarChristiani.

Et Bernard Valois, pratique avant tout,réalisateur autant que peut l’être un auteur dramatique à succès(ce n’est pas rien), revint à ce qu’il considérait justement commela première des nécessités :

– Des portraits de Fabius Ortofieri, monvieux Charles ! Voilà ce qu’il nous faut ! Le plus deportraits possible ! Tout est là.

– J’ai fait le nécessaire, dit Charlesavec une placidité souriante. Écrire àMlle Ortofieri, il n’y fallait pas songer. Maisj’ai trouvé, dans l’Annuaire des téléphones, l’adresse deMme Le Tourneur qui doit rentrer à Parisaujourd’hui ou demain, si ce n’est déjà fait. Et je lui ai adressé,dès mon arrivée, une lettre explicative qu’on attendait, j’en suissûr, avec une impatiente avidité. En même temps, je lui demande depressentir Rita, relativement aux portraits de son grand-père.

– Bien travaillé, jugea Bertrand.

– Je compte beaucoup sur toi, ditCharles.

– Pour quelle besogne ?

– J’estime indispensable de savoir, heurepar heure, ce qui a pu se passer, dans le cabinet de César,plusieurs jours avant le 28. Mettons une quinzaine de jours.

– Rien n’est plus sensé.

– Mon plan consiste donc, dès que nousaurons pris toutes les dispositions préliminaires, à mettre à nu,par des coupes progressives, la surface de cette plaquecorrespondant, le jour de cette opération, avec le 15 juillet 1835.Ensuite, un observateur devra rester en permanence devant laplaque. Nous devrons nous relayer, pour cette faction, toi, moi,Colomba aussi, d’autres collaborateurs si c’est utile, pendant lesdouze jours que durera cette phase précédant le crime.

« Pendant toute la journée du 28 juillet1835, des appareils de prise de vues cinématographiques en couleurstourneront la vision de cette journée critique. Je ne puis songer àfaire cinématographier les douze ou vingt-quatre heuresantérieures, mais cette période n’en sera pas moins enregistrée,pour que nous puissions la revoir une seconde fois si c’étaitnécessaire.

– Enregistrée ? Sans le concours ducinéma ? Comment cela ? dit la jeune fille. Ah !pardon ! je comprends ! au moyen d’une autre plaque deluminite vierge !

– Pourquoi vierge ? rétorquaBertrand. N’importe laquelle ! Le pouvoir de laluminite est inépuisable, n’est-ce pas, Charles ?

– Bien entendu. Je ne saurais trop redireque le seul intérêt d’une plaque vierge est d’apparaîtrecomplètement obscure, tant sur ses deux faces que sur sestranches.

– Évidemment, reconnut Colomba. Que jesuis sotte !

– Vous me permettez de vousdémentir ! fit Bertrand. Tout cela est trop neuf pour qu’onpuisse, du premier coup, se l’assimiler. Quellemerveille !

Son nez spirituel, son nez voluptueux humait,semblait-il, dans l’espace, un parfum rarissime.

– Puis-je compter sur toi, sur vousdeux ?

– Ça ne se demande pas ! ditBertrand, confirmé par sa fiancée. Dans combien de temps espères-tucommencer ?

– Quand j’aurai les portraits de Fabiuset quand je me serai assuré, pour la grande journée, le concours etl’assistance de certaines personnalités.

– Quelles ?

Des savants, des historiens, des magistrats,des témoins officiels et des représentants de la familleOrtofieri…

– En effet, dit Bertrand. Nous nepourrons pas faire autrement. Il sera indispensable de mettre lebanquier au fait de la contre-enquête. Et le secret est impossibleà garder.

– Nous tâcherons cependant de conserver àl’affaire de famille – qui est une affaire criminelle – uncaractère tant soit peu privé et confidentiel. Quant à laluminite, elle est comprise dans le patrimoine del’humanité, et nous n’avons pas le droit de la soustraire à lascience, pas plus qu’il ne nous appartient de priver l’Histoired’une vision directe et d’un film cinématographique de l’attentatde Fieschi. J’avais d’abord espéré mener les choses en catimini,mais…

– Tu as raison, mon petit Charles,déclara Bertrand. Tout cela nous dépasse ; nous ne sommes pasles maîtres.

À peine avait-il parlé qu’on frappadélibérément à la porte.

Charles referma le placard sur les prodigieuxtableaux qu’il contenait.

– Entrez !

Le valet de chambre apportait un messagepneumatique sur un plateau.

– Pour Monsieur, dit-il.

Le jeune homme dépouilla le pneu.

– Eh ! fit-il. C’est de cette bonneMme Le Tourneur. Avant même d’avoir reçu ma lettre,elle me prie de passer chez elle !

– Que c’est amusant ! s’écriaColomba, à l’étourdie. On en fera une comédie, n’est-ce pas,Bertrand ?

– Moi, dit Bertrand, je verrais plutôtune pièce pour le Châtelet. Une féerie moderne…

Mais Charles, silencieux, les regarda d’un airde reproche. Son espérance n’était pas de taille à l’égayer.

Chapitre 12SURPRISES DANS LE PRÉSENT ET DANS LE PASSÉ

Avant de se rendre chez Mme LeTourneur, Charles réalisa qu’il ne pouvait pas laisser pluslongtemps sa mère dans l’ignorance de sa découverte et du projetqu’il avait conçu de tirer au clair les circonstances del’assassinat de 1835. Il regretta même, alors, de n’avoir pas parlédès les premières minutes de son retour et fut mécontent de s’êtrelaissé gagner par un sentiment qui n’avait rien d’héroïque.

Au fond, Mme Christiani luiinspirait encore une certaine crainte, vestige du passé, souvenird’enfance. La brave dame avait mené à la baguette l’éducation deses enfants ; il en reste toujours quelque chose. Or, Charlessavait que le premier choc serait rude…

Il le fut. Mme Christiani nes’étonnait de rien. L’existence de la luminite ne lasurprit nullement. Elle dit : « c’est curieux »,consacra deux minutes à l’agrément de savoir qu’une tellebizarrerie comptait au nombre des phénomènes physiques et, suivantla pente habituelle de son esprit, s’en tint là, négligeant deréfléchir ou de rêver sur le thème de cette merveille et de seseffets. Elle se souciait peu des conséquences possibles de satrouvaille. Les deux minutes étant écoulées, Charles se renditcompte que les pensées de sa mère avaient déjà repris leur coursquotidien et qu’elles s’appliquaient derechef aux comptes de lacuisinière, au dernier article politique du Temps et à ladivision des contemporains en bons et en mauvais esprits,c’est-à-dire en gens bien pensants et autres.

Tout changea lorsqueMme Christiani connut le projet de contre-enquêteet ce qui pouvait en résulter, à savoir l’innocence de FabiusOrtofieri.

Ce nom la fit frémir. Depuis longtemps, avantmême qu’elle fût devenue par ses noces une Christiani, elle savaitque Fabius avait assassiné César. Elle le savait comme nous savonstous que Ravaillac a poignardé Henri IV. C’était de l’Histoire, del’Évangile. Revenir là-dessus ? Elle en suffoquaitd’ébahissement et d’indignation.

Charles fit appel à ses sentiments de justice.Après avoir plaidé assez longuement la cause de l’impartialité, ilvit sa mère s’apaiser, mais en fermant son visage, comme cela seproduisait quand on essayait de lui prouver que la cousine Drouets’était toujours bien conduite avec Mélanie.Mme Christiani cédait en apparence, elle renonçaità discuter, mais tout indiquait qu’elle restait sur sespositions.

Ce n’était pas une victoire. Galilée devaitfaire cette figure-là en déclarant que la Terre ne tournait point.Aussi, Charles n’aborda pas sans appréhension la suite de sonexposé.

– Il faudrait… dit-il. Enfin, il seraitbon et même… nécessaire que M. Ortofieri, le banquier, pûtcontrôler les faits et vérifier…

– Qu’est-ce que tu veux dire ?explosa Mme Christiani. Si j’entends bien, tuaurais la prétention d’inviter ce brigand à venir ici ?

– Vous savez bien qu’il n’y viendra pas,ma mère ; qu’il déléguera quelqu’un…

– Jamais ! fulmina la terriblefemme. Je m’y oppose. Moi vivante, jamais un Ortofieri ne mettra lepied chez moi, même par procuration !

Charles ne put s’empêcher de sourire.

– Je ne ris pas ! déclara sèchementsa mère.

– Je vous en prie, dit Charles d’une voixprofonde. Vous êtes beaucoup trop bonne et trop juste pour vousopposer à qui que ce soit, du moment qu’il s’agit de la vérité.Nous devons faire ici tout notre devoir.

– Ce n’est pas toi qui m’apprendras lemien !

– Vous me causeriez une peine infinie sivous n’approuviez pas tout ce que j’ai l’intention de faire.

Mme Christiani se tut. Dansl’excès de son mécontentement, elle avait tourné le dos à son filset regardait par la fenêtre le fond du jardin qui se creusaitdevant elle.

La dernière phrase de Charles, le ton qu’ilavait mis à la prononcer suscita en elle une sorte d’alerte dontelle ne laissa rien voir. Mais sans doute ce saisissement était-ildifficile à cacher, car elle prolongea sa station devant lafenêtre.

Son silence, pourtant, encouragea le jeunehomme, qui reprit :

– Si vous m’aimez, ayez confiance en moi.Allez ! Je ne ferai rien de contraire à notre dignité. Maisune œuvre de justice peut-elle jamais cesser d’êtrenoble ?

Il s’était promis de ne la convaincre qu’àl’aide d’arguments généraux et de ne pas sortir de la question dejustice. Il ne doutait pas que sa mère n’eût cédé sur tous lespoints si elle avait su que le bonheur de son enfant était en jeu,à présent qu’on lui faisait envisager si étonnamment l’innocence deFabius Ortofieri. Mais Charles prévoyait le cas où la culpabilitéde Fabius serait confirmée, le cas où, par conséquent, Ritademeurerait pour lui un impossible rêve. Et, voulant épargner àMme Christiani le grand chagrin de savoir sonCharles malheureux, il eût tout fait, plutôt que de lui avouer sonamour.

Mme Christiani, sans se hâter,fit face. Elle s’était livrée, dans le secret de son âme, à desremarques, des réflexions, des recoupements qui avaient affermi sasoudaine et première supposition.

Il vit tout de suite qu’il avait gain decause. Non pas que le dur visage sombre accusât la moindre détente.Les yeux seuls, adoucis, montraient le consentement, lacapitulation.

– Enfin soupira-t-elle. Arrange-toi.

– Merci s’écria-t-il avec fougue.

Elle s’était assise à son bureau et commençaittranquillement à écrire. Charles voulut l’entourer de sesbras ; il ne résistait pas, comme d’habitude, au besoin des’épancher auprès d’elle en baisers pleins de tendresse.

– Allons, fit-elle. C’est bien, c’estbien !

Et, ayant reniflé brusquement contre la jouede son fils, elle l’écarta sans douceur.

– Laisse-moi travailler. À présent, leschoses sérieuses me réclament.

– Je vous aime bien ! dit-il.

Elle haussa les épaules et il sortit.

Alors, Mme Christiani posa saplume et joignit les mains.

– Plus de doute, murmura-t-elle. Ilm’embrasse, il me dit qu’il m’aime !… Allons ! voilà bienles hommes ! Il n’y a sur la terre qu’une fille Ortofieri etil a fallu que mon Christiani s’en éprît ! Maintenant, nousn’avons plus qu’un espoir et il est faible. Si ce bandit de Fabiusreste coupable – et je suis convaincue qu’il l’est-, voilà mon filsmalheureux ! Car je le connais ! Jamais l’assassin deCésar n’entrera dans notre famille, quand il serait représenté parson héritière à la vingtième génération ! Cela, jamais, tantqu’il y aura chez nous des hommes comme Charles et des femmes commemoi !… Pauvre garçon ! dit-elle en rêvant. C’est encoreune chance qu’il ait trouvé ces plaques…

Mais elle jugeait cela tout naturel, tandisque l’amour de Charles pour une Ortofieri lui semblait la chose dumonde la plus invraisemblable.

 

Mme Geneviève Le Tourneuravait dit à Charles, comme il prenait congé d’elle :

– C’est donc entendu. Revenez me voirdemain. Évitons autant que possible les lettres. Demain j’aurai vuRita et je vous transmettrai son avis au sujet des portraits et dela marche à suivre.

Et Charles avait ajouté :

– Permettez-moi de vous recommander lesilence à propos de la luminite. Je voudrais en finircomplètement avec l’affaire Ortofieri avant de rendre publique ladécouverte. Si les journaux s’en emparaient prématurément, c’enserait fini de notre tranquillité, nous serions assaillis, et ilest effrayant de constater avec quelle promptitude se répandent lesnouvelles qu’on voudrait garder secrètes. Tout à l’heure, quand jesuis sorti de chez moi, ma concierge, émerveillée, ne s’est pasgênée pour me demander des détails sur « le trucextraordinaire que j’ai rapporté de Savoie ». Le chauffeur adû bavarder, malgré mes recommandations…

– Soyez tranquille, avait réponduGeneviève de ce ton enjoué et un peu pédant qu’elle prenaitparfois, en vertu d’une petite culture dont elle était grandementfière. J’imiterai de Conrart le silence prudent.

Le lendemain, lorsque Charles se présenta chezla blonde émule de cet obscur littérateur, il eut la forte émotionde la trouver en compagnie de Rita Ortofieri.

– N’est-ce pas beaucoup plussimple ? dit Geneviève avec un petit rire.

– En effet…, approuva Charlesmachinalement.

Il y eut alors un terrible moment de troubleet de malaise, à cause de l’effort immense que devaient faire cesdeux cœurs pour réprimer l’élan de leur joie.

D’un commun accord, Charles et Rita prirenttacitement le parti de ne pas prononcer un mot qui se rapportât àleur amour. La moindre étincelle eût allumé un feu redoutable. Ilsne parleraient donc que de l’entreprise qui peut-être leurpermettrait bientôt de lâcher la bride à cette passion sidouloureusement contenue. Et là encore, comme avecMme Christiani, il ne serait question que derechercher la vérité et de faire triompher la justice. Ilssembleraient s’intéresser seulement aux deux vieux ennemis, Césaret Fabius, et ne plus savoir qu’à travers le drame ancien qu’ils’agissait d’éclairer, c’était leur propre destinée qu’ils’agissait de découvrir.

Tout tremblants d’une fièvre délicieuse dontil leur fallait constamment surmonter les assauts, ils réglèrent lamarche à suivre avec des phrases banales et sans chaleur, évitantde croiser leurs regards, dévorés du désir de se contempleréperdument et éternellement.

– Le mieux, dit Rita, est d’agir enversmon père avec beaucoup de franchise et de netteté. C’est uncaractère taciturne et bourru, mais sa conscience, son intégritésont irréprochables. Quand il saura qu’un moyen lui est offert deréviser le procès de notre aïeul, soyez certain qu’il n’hésiterapas un instant.

– Dois-je lui demanderaudience ?

– Non. Oh ! non !

– Je lui écrirai donc ?

– Il est préférable qu’un autre luiécrive : votre notaire, par exemple. Tout cela devra rester,jusqu’au bout, très froid, très inexpressif. C’est la meilleurefaçon d’éviter tout désaccord.

– Bien, dit Charles. Et lesportraits ?

– Faites-les-lui demander par le mêmeintermédiaire qui prendra la responsabilité de les rendreintacts.

– Sont-ils nombreux ?

– J’en connais trois, pas davantage. Unportrait à l’huile, grandeur nature, montrant le buste. Un autreportrait au pastel, plus petit. Et une miniature, ou plutôt deuxminiatures semblables, exécutées par le même artiste. L’une d’ellesest pendue dans le salon, l’autre se trouve dans ma chambre. Jevous ai apporté celle-là. Tenez, la voici. Examinez-la tout àloisir, mais ne la gardez pas, je désire la remporter ; nousdevons prendre toutes les précautions et il ne faut pas, absolumentpas, qu’on me soupçonne d’être de connivence avec vous.

– Vous avez eu une excellente idée, ditCharles. Dès maintenant, il peut m’être très utile de connaître laphysionomie de votre grand-père.

– Je ne puis vous assurer que cetteminiature est la plus ressemblante des deux…

Charles avait mis dans la lumière d’unecroisée le petit cadre de bois ciré, creusé en ovale, où, sertid’un filet doré, le portrait de Fabius Ortofieri offrait sescouleurs encore vives. Cette miniature n’évoquait que de fort foinla lithographie dont Charles avait connaissance. Elle représentaitun homme robuste, d’âge mûr, ayant l’œil bleu et le teint chaud, lenez quelconque, la bouche relevée dans un sourire un peu pincé. Sescheveux formaient un toupet et, sur les tempes, revenaient enavant. De courts favoris, dit « pattes-de-lapin »,barraient les joues. Le bourgeois portait une haute cravate blancheà plusieurs tours, un gilet blanc très ouvert et une redingotenoire dont la boutonnière s’ornait d’un ruban bleu ciel à lisérérouge.

– La décoration de Juillet, n’est-cepas ? dit Rita.

– Exactement. Et cela nous indique que laminiature a été faite après 1830. Il résulte que Fabius Ortofieridevait être à peu près comme cela en 1835.

– Le grand portrait est de 1834, ditRita. Et le pastel a été exécuté pendant le procès dans laprison.

– Même coupe de barbe ?

– Toujours. Le visage entièrement rasé, àl’exception des favoris.

– Puis-je me permettre unequestion ? exhala Mme Le Tourneur d’une voixprécieuse et défaillante. La décoration de Juillet,qu’était-ce ?

– Une croix, répondit Charles, accordéepar Louis-Philippe, en récompense nationale, à tous les citoyensqui s’étaient distingués pendant les trois journées de Juillet etqui, en conséquence, l’avaient élevé au trône.

On en avait distribué beaucoup, jecrois ? dit Rita.

Oui. Un peu trop, il faut bien le dire. Ontrouve toutes sortes d’individus parmi des émeutiers, et la croixde Juillet ne fut pas toujours portée dignement.

Il continuait de regarder avec attention laminiature, pour se la mettre bien en mémoire et pouvoir reconnaîtreFabius, si la luminite lui en donnait l’occasion àl’improviste.

Cela fait, il rendit l’objet à la jeune fille.Et l’heure était venue pour eux de se séparer.Mme Le Tourneur les sentit si désolés de cettenécessité qu’elle s’empressa d’aller quérir elle-même dans la salleà manger, un plateau tout préparé, lourd de flacons et degâteaux.

Mais Charles et Rita eurent en même temps lemême mouvement de frayeur. L’aspect de ce plateau, la perspectivede ce goûter transformaient dangereusement la tonalité de larencontre. Elle allait perdre son caractère impersonnel. Une tièdeintimité naîtrait, qui s’échapperait, comme toujours du carafon deporto ou de la théière fumante. Charles comprit aussitôt le périlet l’incorrection. Il excipa de l’urgence qu’il attachait à causerle jour même avec son notaire et s’excusa de ne pouvoir resterdavantage.

La main de Rita était si froide et sifrémissante qu’il fut désespéré de l’abandonner.

– Quand vous aurez quelque chose à vousdire, déclara Geneviève, vous pourrez toujours vous retrouverici.

Elle allongeait le pas en reconduisant Charlesqui avait l’air de s’enfuir et ne répondait pas.

– Pardonnez-moi, dit-il. Ce notaire,n’est-ce pas…

– Je vous comprends très bien, fit-elleen demi-teinte, laissant sa voix descendre de syllabe ensyllabe.

Rita ouvrait la fenêtre pour le regarderpartir.

 

Le résultat de ces entretiens et conciliabulesne tarda point à se manifester.

Deux jours plus tard, en effet, Charlesrecevait du notaire la communication téléphoniquesuivante :

– Allô ! la réponse deM. Ortofieri m’est parvenue ce matin, cher monsieur. J’espèreque vous serez satisfait. Tout va comme vous le souhaitiez, et lalettre de M. Ortofieri est empreinte de la plus exquisepolitesse. Il ne pouvait d’ailleurs en être autrement. Comme il estnaturel, M. Ortofieri, de sa personne, ne se mêlera de rien.Les portraits seront confiés à son mandataire, lequel se présenterachez vous incessamment. M. Ortofieri a choisi ce mandataireavec un tact que vous apprécierez sans nul doute. À un hommed’affaires qui vous serait inconnu il a préféré une relation quivous est commune ; c’est un M. Luc de Certeuil, qui est,paraît-il, de vos amis et loge dans votre maison, circonstanceparticulièrement heureuse… Allô ! Allô ! Vousm’entendez ?

– Oui, dit Charles. C’est parfait. Jevous remercie.

 

Luc de Certeuil s’avança vers Charles, la maintendue. Il foulait d’un pas assuré le tapis du salon, et ilaccentuait avec une fausse désinvolture son maintien habituel, quiconsistait à grandir encore sa haute taille, à plastronner et àlever la tête. Il y avait toujours de l’exagération dans cettemanière de poitriner perpétuellement ; on la soupçonnaitd’être par trop voulue, imposée par une âme de comédien à un corpsdont ce n’était point là la pose naturelle. Luc avait l’air de seméfier de son corps, de craindre à chaque minute qu’il nes’affaissât, qu’il ne perdît un pouce de sa stature et de son tourde thorax. Aujourd’hui plus que jamais, il semblait moins êtredroit que se redresser, moins être grand que se grandir. Ce brastendu se tendait à l’excès ; cette main ouverte s’ouvrait avecune franchise vraiment trop étudiée, et il n’était pas sans intérêtde voir un visage aussi ingrat revêtir une expression aussiflatteuse. Ce visage et cette expression ne s’accordaient pas. Laface était carrée, pourvue de puissants maxillaires, mal éclairéepar des yeux étrangement incolores ; le nez court, large,faisait penser au sinistre mufle d’une hyène ; tout cela étaitpâle et déjà fatigué, mais tout cela, soigneusement apprêté,poudré, parfumé, n’avait jamais déplu à aucune femme. La chevelureondée, rejetée en arrière, découvrant un front large et solideétait une crinière luxueusement entretenue. Une sorte desupériorité travaillée émanait de ce personnage, dont la laideur,parce qu’elle était virile, arrogante et athlétique, faisait direaux femmes : « Il est beau », tandis que certainshommes en disaient autant, à cause de cette prestance de robustegaillard, cette allure décidée et cette rondeur de franccompagnon.

Charles, sur ses gardes, perplexe etmécontent, regarda venir à lui, dans le salon de sa mère, ce grandgentleman si affable qui, sur une figure en somme démoniaque,portait une expression archangélique et s’efforçait de répandre surtout son être la lumière même des sentiments les plus élevés et desintentions les plus pures.

– Mon cher ami, dit Luc, je viens memettre à votre entière disposition. Votre notaire vous a téléphoné,n’est-ce pas ? Vous savez donc que M. Ortofieri m’a faitl’honneur de…

– Si vous le voulez bien, dit Charlespromptement, nous enregistrerons en silence le mandat qui vous aété donné par M. Ortofieri. Ma mère, dont vous connaissez lesidées, ne reviendra sur sa prévention à son égard que si la preuveest faite de l’innocence du vieux Fabius. Je prends sur moi de direà ma mère que je vous ai choisi de mon propre mouvement, pour êtremon délégué auprès du banquier, en raison des relationsque vous entretenez avec lui, car si elle savait que vous êtes lesien, je craindrais qu’elle ne vous fît grise mine.

En effet, il avait compris queMme Christiani serait incapable d’aller au-delà desconcessions qu’elle lui avait faites. C’était bien beau de l’avoirdécidée à admettre l’intervention des Ortofieri par personneinterposée, dans une opération qui se poursuivrait chez elle. Maislui faire accepter que ce fondé de pouvoir fût Luc de Certeuil,qu’elle abominait, il n’y fallait pas songer.

– Tout ce que vous voudrez, répondit Luc.Je vous prie de voir en moi un ami disposé à faire ce qu’il doit entoute conscience, sans aucune autre préoccupation que de remplirimpartialement le mandat qui lui a été confié. La situation, jem’en rends compte, est des plus délicates. Je n’ai rien oublié dela conversation que nous avons engagée, vous et moi, l’autre jour,à Saint-Trojan, au cours de laquelle nous avons, je crois, tousdeux, rivalisé de franchise… N’est-il pas vrai ?

– Oui, reconnut Charles ainsi apostrophé,mais dont la réponse eut quelque mollesse.

Luc poursuivit, sans insister :

– Je vous laisse à penser quelle surprisefut la mienne lorsque M. Ortofieri m’a mis au courant de cequi se passe et, pour finir, m’a demandé de le représenter auprèsde vous. Mon premier mouvement a été de décliner cet honneur ;pour quelles raisons, vous le savez. Mais je me suis vu dansl’impossibilité de me récuser sans révéler, précisément, cesraisons-là. Et il m’a semblé qu’un gentilhomme n’en avait pas ledroit. J’espère que vous m’approuverez.

Charles vivait des instants pénibles. L’autreprofitait des circonstances pour faire montre d’un espritchevaleresque. Il se plaçait sur le terrain de la générosité et del’élégance. Plutôt qu’une approbation, c’était un remerciementqu’il sollicitait, et le lui refuser semblait impossible. Pourtant,son intervention dans la contre-enquête avait quelque chose deparadoxal, d’insoutenable, puisque – il ne l’ignorait pas – lerésultat des observations pouvait ruiner ses plus chèresespérances. D’autre part, disait-il la vérité ? N’avait-il pasappris l’aventure de la luminite par les bavardages quicouraient du haut en bas de la maison ? La concierges’était-elle montrée avec lui plus discrète qu’avec tout lemonde ? Et n’était-ce pas lui qui, spontanément, avait offertau banquier sa collaboration, lorsque celui-ci l’avait mis au faitde la lettre du notaire ? Qui sait même si Luc de Certeuiln’avait pas devancé cette lettre en rapportant à M. Ortofieril’histoire qui défrayait les papotages des locataires de la rue deTournon ? Là, du reste, s’arrêtaient les soupçons de Charles.Il était sûr par intuition, que le prétendant de Rita n’avait riendit, à personne, qui pût nuire en quoi que ce fût à la jeune fille.Rita ne l’aurait jamais pardonné et c’eût été la perte immédiate deLuc.

Cependant, le seul parti à prendre était, pourl’heure, de s’incliner devant la nécessité, si fâcheuse qu’elleapparût. Il fallait accepter, en feignant de sourire, qu’un ennemientrât dans la citadelle, fût à même de tout observer et de toutbrouiller. On ne pouvait pas commettre la maladresse d’éconduirel’ambassadeur de M. Ortofieri et ses déclarations devaientêtre acceptées pour franches et véridiques. C’était une partie àjouer où le bluff serait indispensable. Une vigilanceinattendue s’imposait. Cela compliquait les chosesintempestivement. Mais qu’y faire ? Rien d’autre que sesoumettre, ouvrir l’œil en pliant l’échine.

– Mon cher Certeuil, dit Charles en luiserrant la main, je ne vous dirai pas que j’aime beaucoup cettesituation. Mais je suis persuadé que vous ne la goûtez pasdavantage. Je salue en vous celui qui vous a délégué et, dansl’assurance des sentiments que vous venez de m’exprimer et dont jevous remercie, je vous dis : soyez le bienvenu.

– À mon tour de vous remercier, ditLuc.

Et il mit dans cette phrase une bonne grâce siparfaite que Charles, un moment, se demanda si, après tout, l’hommequ’il avait devant lui n’était pas pénétré de ses devoirs et tout àfait sincère.

– Voici les portraits que vous avezdemandés.

Luc s’appuyait, en effet, sur un grandrectangle plat, empaqueté et ficelé. Il défit le léger emballage etles quatre portraits de Fabius apparurent, tels que Rita les avaitdécrits : la peinture à l’huile, le pastel fait dans la prisonet les deux miniatures, ce qui prouvait queM. Ortofieri avait prié sa fille de prêter la sienne. Unexemplaire de la lithographie dont nous avons parlé s’y trouvaitjoint.

Charles éprouva d’abord une certainesatisfaction. Il s’était demandé si Luc de Certeuil apportait lesvéritables portraits de Fabius Ortofieri. Ruser sur ce point eûtété fort audacieux, mais la consigne était de veiller et le motd’ordre était « méfiance ». Ensuite, le juged’instruction improvisé, rassuré sur l’authenticité des portraits,ressentit la déception la plus inattendue et pourtant celle qu’unamateur de tableaux anciens lui aurait certainement faitprévoir.

Les portraits n’offraient pas entre eux uneressemblance stricte ; même les deux miniatures, ouvrages d’unseul artiste et faites simultanément, différaient quelque peu. Onavait bien là, dans l’ensemble, quatre images de l’homme correct,robuste, à la prunelle bleue, au visage foncé encadré de« pattes-de-lapin », mais, connaissant l’une des images,aurait-on reconnu d’emblée Fabius dans une autre ? Tous ceuxqui possèdent des portraits d’aïeuls savent fort bien ce que nousvoulons dire ; il n’est pas d’ailleurs jusqu’aux photographiesqui ne produisent souvent une impression analogue et ne nous fontvoir sous des traits changeants la même personne.

– Espérons, dit Charles, que nousn’aurons pas besoin d’une précision absolue.

– Oh ! dit Luc. Le personnage estvigoureusement typé. Il ne rappelle aucune figure de toutes cellesque j’ai vues en ce monde depuis que je m’y trouve.

– Évidemment, il a du caractère, fitCharles en promenant ses regards de la toile au pastel et du pastelaux miniatures. N’empêche qu’il nous faut remédier, dans toute lamesure du possible, au défaut d’indications. Le dossier del’affaire nous en livre très peu. En 1835, rien n’existait desadmirables moyens d’identification dont la justice dispose de nosjours. Vous ne trouveriez pas, dans ce dossier, la moindredescription de l’accusé. Nous ne savons même pas si Fabius étaitgrand ou petit !

Charles, en finissant de parler, regarda Lucde Certeuil. Il le vit non pas attentif, non plus indifférent commeon eût pu le présumer, mais laissant percer un état d’esprit toutautre que l’intérêt et surtout que le détachement.

Un étonnement profond semblait ledominer. Il avait l’air – sans pouvoir le cacher – de revenir avecstupéfaction d’une idée qu’il se fût faite, d’une conviction qu’ileût acquise. On lisait dans ses yeux quelque chose comme :« C’était donc vrai ? Ce n’est donc pas unemanœuvre ? Est-ce possible ? »

– Voulez-vous voir laluminite ? lui demanda Charles en souriant.

– Vous appelez comme cela cette choseextraordinaire qui… enfin qui conserve le passé ?

– Qui retarde la lumière, corrigeaCharles. Cela revient au même, mais c’est plus exact.

– Formidable !

– Mais non. La luminite existecomme existent les miroirs, les prismes et les lentilles, commeexistent l’eau et tous les corps qui affectent la lumière, endirection, en intensité ou en vitesse. Elle existe comme l’air, àtravers lequel le son va beaucoup plus lentement qu’à travers laterre. Elle existe aussi naturellement que votre monocle et quevotre œil. Il n’y a jamais rien eu de plus simple, rien de pluslogique. Ce qui serait illogique, c’est qu’elle n’existât pointquelque part.

– Oui, dit Luc. Tout de même, c’estrenversant !

– Comme tout ce qui surgit sans qu’on s’yattende. Au bout d’une heure, il n’y a plus qu’une chose qui vousétonne, c’est d’avoir été étonné. Mes plaques de luminite,mais, mon pauvre Certeuil, elles ne me font plus aucun effet parelles-mêmes. C’est comme mon phonographe, mon téléphone, monappareil de TSF, qui ne m’intéressent plus qu’en raison de l’usageque j’en peux faire !

Dans les yeux de Luc il croyait voir encoreflotter une indécision : l’idée, pourtant presque effacée,d’un subterfuge possible.

– Allons, venez ! décidal’historien.

Les plaques avaient été transportées dans unesorte d’atelier éclairé par une large baie et présentant toutescommodités pour d’éventuelles opérations.

Dans cet atelier, Bertrand Valois et Colombaéchangeaient de tendres propos.

Luc ne prévoyait pas qu’il trouverait làMlle Christiani et son fiancé. Mais il réfléchit,se dit qu’il avait, comme il sied, informé Charles de l’heure àlaquelle sa visite pouvait lui agréer, et, dès lors, il compritqu’on ne le laisserait jamais approcher la luminite qu’enprésence de plusieurs personnes aussi polies que vigilantes.

Il n’en demanda pas moins, en exprimant sonadmiration et en poussant des clameurs d’enchantement, à considérerles plaques sur toutes leurs faces. Charles mit beaucoupd’empressement à l’y autoriser – et plus encore d’attention à luifaciliter sa tâche en maintenant d’une poigne vigoureuse l’objet desa curiosité. Un accident est si vite arrivé !

Les plaques qu’ils maniaient ainsi étaientcelles qui avaient si longtemps servi de carreaux à la fenêtre dela petite chambre haute.

Quant à l’illustre plaque du boulevard duTemple, elle était déjà disposée pour l’observation. Dressée sur unsolide support qui la tenait bien verticale et qui l’encadrait,elle présentait au spectateur sa face qu’on était tenté de nommerl’« endroit », celle qui montrait le cabinet de César en1833. L’autre face – l’« envers » si l’on veut, et quidécouvrait le mur – était visible sans que l’on eût à contourner laplaque, grâce à un miroir appliqué au fond de l’atelier et quireflétait cet « envers ».

Devant la plaque, un appareil de prise de vuescinématographique (disons une « caméra ») était braqué,prêt à fonctionner sur l’ordre d’un commutateur. Et sous cettecaméra, une autre plaque de luminite, convenablementplacée, réenregistrait, pour une nouvelle suite d’années, lesimages successives que la première livrait à la vue des hommes,après les avoir couvées pendant cent ans. Cette transmissionsilencieuse et invisible, cette sorte de photographie incessante etinsoupçonnable ne laissait pas que d’être émouvante, car c’était làcomme un siècle léguant au siècle suivant ce qu’il avait vu.

César, la pipe aux dents, le perroquet surl’épaule, sembla, dans la plaque, s’en approcher. Il monta sur unechaise, tendit les bras en l’air ; son visage s’amplifia commeun gros plan sur l’écran du cinéma. Puis, dans le périmètre dutableau, tout bascula.

Évidemment, César décrochait la plaque pour lafeuilleter. On vit, pendant ce temps, l’étoffe et les boutons deson gilet, contre lequel il appuyait la chose, tandis que l’autreface, appuyée contre la tablette mobile du bureau, faisait, voir,sous une perspective plafonnante, le dessus et le dessous de cemeuble qui ornait, à présent, en 1929, la chambre deMme Christiani.

Enfin César raccrocha la plaque et saphysionomie ne laissa aucun doute sur son contentement. Son« verre optique », son agent secret ne lui avaitcertainement pas fait de révélation contrariante. Et cela futencore plus manifeste lorsque, ayant pris sur son index le sieurPitt, il engagea avec lui un dialogue, hélas, impossible à saisir,mais qui faisait rire aux larmes le vieux corsaire. Là-dessus, ilalla chercher, dans la chambre voisine, le singe Cobourg et sedivertit de ses grimaces et gambades.

– Quel type ! s’exclama Colomba.

Luc, saisi par le ravissement où leluminite plongeait toujours ses observateurs, oubliaitd’arborer un flegme de bon ton et s’extasiait comme un campagnard –un campagnard, d’ailleurs, bourrelé d’inquiétude.

N’avait-il, pas maintenant la preuve qu’aucunesupercherie n’avait été montée ? Ici même, dans quelquesjours, on saurait si vraiment Fabius avait assassiné César. Et si,d’aventure, ce n’était pas Fabius ? Si les Ortofieri étaientinnocents du meurtre, qu’est-ce donc alors qui empêcherait Charlesd’épouser Rita, puisqu’ils s’aimaient, puisqu’elle l’aimait aupoint d’avoir passé avec lui toute une journée à l’île d’Aix et delui avoir fait connaître télégraphiquement, par Geneviève LeTourneur, qu’elle différait d’autoriser Luc à faire sa demande enmariage ?

Charles croyait pénétrer les pensées ducamarade et il discernait fort bien la crainte qui, dans ces yeuxsans couleur, se mêlait à la surprise.

– Et qu’attendez-vous pour commencervotre incroyable, votre merveilleuse contre-enquête ? ditLuc.

– J’attends tout simplement que lescinématographistes soient parés.

– Mais ceci ? dit Luc en désignantla caméra.

– Insuffisant pour la grande séancesolennelle du 28 juillet 1835. Je tiens, en effet, à conserver lefilm de tout ce que la luminite restituera pour desobservateurs placés de face, en haut, en bas et par côtés. Il mefaut donc cinq caméras diversement orientées : une en avant,comme celle-ci, les quatre autres pointées sur les quatre angles dela plaque, deux vers la gauche, deux vers la droite, les deuxsupérieures dirigées vers le bas, les deux inférieures vers lehaut, tous ces appareils filmant en couleurs, à l’exception decelui du centre.

– Pourquoi une exception ?

– Parce que le film en couleurs esttoujours plus sombre que l’autre et que je désire posséder unebande, au moins, aussi claire que possible.

– Donc, vous commencerez ?…

– Dans huit jours. Dans une semaine nous« cliverons » la plaque jusqu’au 15 juillet 1835, puisnous ne cesserons plus de la surveiller jusqu’à la date du meurtre,en réservant pour toute cette journée du 28 juillet l’emploi – dureste, intermittent – des cinq caméras et l’accès de cet atelieraux personnalités que j’ai conviées et qui m’ont déjà promis leurconcours. J’ai réduit ces invitations au minimum. Malgré mes soins,la nouvelle s’est répandue. On m’assaille de sollicitations ;si je faisais droit à toutes celles qu’on m’exprime, le grandamphithéâtre de la Sorbonne serait trop petit pour contenirl’assistance.

– Évidemment ! remarqua BertrandValois. Que d’attractions en une seule ! La démonstrationd’une merveille de la nature, inconnue jusqu’ici, la rétrovision del’attentat de Fieschi contre Louis-Philippe et celle d’unassassinat dont le mystère ressort tout à coup !

Et ce fut lui qui, là-dessus, pritl’initiative d’une proposition qui devait avoir certainesconséquences assez curieuses et relativement importantes.

– Pourquoi, dit-il à Charles, pourquoi nepas commencer dès aujourd’hui à attaquer la luminite pourparvenir aux approches du 15 juillet 1835 ? Les regards quenous jetterions sur la période antérieure au 15 juillet ne seraientpeut-être pas inutiles et pourraient nous apprendre quelquechose ? Toutes tes précautions sont prises désormais.M. Ortofieri est informé ; M. de Certeuil, quile représente, sait à quoi s’en tenir ; la caméra est enposition ainsi que la plaque de retransmission ; tu possèdesdes portraits du vieux Fabius… Il est bien indiqué d’employer àquelques sondages la semaine qui nous sépare du véritable début desopérations…

– Je n’y vois pas d’inconvénient, ditCharles après avoir réfléchi.

Il déboîta la plaque de son cadre, priaBertrand de la tenir dressée sur une large table recouverte d’unépais tapis, et, s’armant d’une lame très fine, il l’enfonça àpetits coups de maillet dans l’épaisseur de la luminite,presque au bord du mois d’octobre 1833 qui, à cette heure,éclairait la chambre de César Christiani, 53, boulevard duTemple.

Un petit craquement sec se fit entendre et unepremière feuille de luminite se détacha, si mince, en sarigidité coupante, qu’elle semblait un plan purementgéométrique.

Les lueurs des jours lointains donnaient detous côtés. L’effrayante minceur fut rangée avec mille précautionsdans un casier feutré, préparé à cet effet.

– 1834, annonça Charles après avoirlorgné la cheminée du cabinet. Voyez le nouveau calendrier. Etconsidérez les arbres du boulevard, c’est l’hiver.

– Quel hiver ? Celui de janvier oucelui de décembre ? dit Bertrand.

– Janvier, affirma Charles.

– Pourquoi ? demanda Luc en mêmetemps que Colomba.

– Allons ! j’ai deviné repritBertrand. Parce que le nouveau calendrier, comme l’ancien, porte unsemestre seulement sur chacune de ses faces et que c’est le premiersemestre qui est visible actuellement. César n’aurait pas tournécontre le mur le semestre en cours, cela tombe sous le sens.

– Et voilà ! dit Charlesgaiement.

– En somme, remarqua Luc de Certeuil, ence moment, partis de 1833, nous allons au-devant d’un avenir,au-devant de 1835…

– C’est tout à fait exact, ditCharles.

Il était passionnément absorbé par sa tâche,redoutant de briser ou de fêler la substance impressionnée d’imagesinestimables.

La chance et son habileté le favorisèrent. Ilput poursuivre son travail subtil avec autant de précision queCésar en avait apportée jadis pour effeuiller, sur un autre pointde la plaque, ces étranges éphémérides.

Ayant lu, à l’aide d’une jumelle, la date dujournal frondeur Le Charivari – que César, sensiblement vieilli,avait abandonné sur le guéridon de marbre blanc et d’acajou-,Charles, assez ému, déposa son couteau :

– 30 juin 1835. Arrêtons-nous.

Puis il replaça dans son cadre, sur le bâti,la plaque ensoleillée.

Le cabinet de César était relativementombreux, par rapport à la fenêtre où rayonnait une magnifiquejournée. Les maisons d’en face éblouissaient, au-dessus de laverdure touffue des ormes. La pendule œil-de-bœuf, fixée au mursous le guidon du corsaire, marquait trois heures.

Henriette Delille entra, achevant de nouersous son menton les brides de son chapeau cabriolet. César secouvrit la tête d’un bizarre haut-de-forme en paille. Ilséchangèrent quelques mots. L’ancien corsaire était sombre etparaissait hargneux, bougon. La jeune fille, plus svelte qu’en1833, toujours extrêmement jolie – davantage peut-être –, semblaittriste, sinon malheureuse. Avec une grâce touchante, elle posa samain sur le bras de César et, d’un regard implorant, parutl’encourager ou, comme dit Bertrand, « lui remonter lemoral ». Mais on n’en vit pas plus, car ils sortirent ainsi,lui taciturne, elle douce et filiale.

La chambre resta vide, sa croisée ouverte surle beau temps.

Charles porta la jumelle à ses yeux, non sansvivacité. Il en tourna nerveusement la molette de mise aupoint.

– Fieschi ! dit-il. Et sa maîtresse,Nina Lassave.

Il y avait là plusieurs lorgnettes, car toutétait prévu. Chacun des assistants se munit de l’une d’elles.

Là-bas, à la fenêtre du troisième étage de lamaison rouge, sous la jalousie relevée, un petit personnage maigre,osseux, ardent, causait avec une fille beaucoup plus jeune que lui,modestement vêtue d’une robe terne. Fieschi, en parlant,gesticulait à la manière des Italiens ; ses yeux noirsbrillaient dans son teint gris ; il portait de courts favoris.La fenêtre où ils s’encadraient tous deux n’avait pas de barred’appui. Ils regardaient l’animation du boulevard en appuyant leursmains à même le rebord.

Charles se fit le cicérone de ce vivant muséeGrévin :

– Fieschi a loué ce petit appartementdepuis le mois de mars, sous le nom de Gérard, mécanicien. Lamaison lui a semblé favorable au crime qu’il veut commettre. Morey,son complice, l’a choisie avec lui, mais n’y reviendra que laveille de l’attentat, pour charger les vingt-quatre canons de fusilde la machine infernale. Nina Lassave n’habite pas avec sonamant ; elle est employée à la Salpêtrière. Regardez-la, elleest borgne, son œil gauche est fermé et il lui manque troisdoigts ; c’est une pauvre créature dont l’enfance futabominablement maladive.

– Elle a tout de même du charme, ditColomba : le visage frais, de beaux cheveux, la taille rondeet flexible…

– Une grisette, une pauvre petite bonnefemme qui a failli se suicider après le forfait de Fieschi.

– Quel prodige et quelle horreur !reprit Colomba. Voir sur les épaules de ce terrible individu latête qui tombera sous le couperet de la guillotine !

– La caméra ! dit Bertrand. Nousl’oublions. C’est pourtant le cas de l’utiliser. Cinématrographierce couple si tristement célèbre !

Il abaissa sa jumelle.

– Attention ! s’exclama-t-il.Pendant que nous regardions Fieschi, quelqu’un est entré dans lecabinet de César. Il y a un homme, là !

Tous délaissèrent Fieschi et Nina pour lenouveau venu.

Charles avait actionné l’appareil de prise devues.

Celui qui venait de pénétrer dans la vision,laissant entrouverte derrière lui la porte de l’antichambre,s’approcha de la cheminée comme un voleur. Il tenait de la maingauche une clé avec laquelle il venait probablement de faire jouerla serrure de la porte palière. Habillé sans aucun luxe d’uneespèce de frac noirâtre, le haut col blanc pris dans l’enroulementd’une cravate noire, coiffé d’un lourd chapeau de castor formanttube au sommet arrondi, il se hâtait, furtif, donnant uneimpression de mystère. Qui ? À coup sûr, un visiteurclandestin qui s’introduisait chez César pour y perpétrer quelquebesogne illicite. C’était clair. Son allure circonspecte, la façonincertaine dont il posait sur le tapis de la Savonnerie sessouliers bas où le sous-pied tendait le pantalon, sa démarchescandée par ce pas précautionneux qui, assurément, voulaits’étouffer pour n’être pas entendu des voisins d’en dessous, safaçon de remonter les épaules en serrant les coudes, tout disaitl’intrusion, le complot, l’entreprise délictueuse, l’attentepréalable derrière un arbre du boulevard ou dans un coind’escalier, pour guetter la sortie de César et d’Henriette.

Était-ce Fabius ? Non, cet homme – dontla figure disparaissait maintenant derrière les épaules, puisqu’onavait manqué son entrée de face-, cet homme était à coup sûrbeaucoup plus jeune que Fabius Ortofieri.

Il porta la main sur le buste de Napoléon, lesouleva d’un côté. On vit mal ce qu’il faisait. Cela fut rapide. Ilse retourna et commença de se retirer comme il était venu.

Alors, on put le dévisager commodément.

– Par exemple ! s’exclama Luc deCerteuil. Voilà un gaillard d’autrefois qui vous ressemble d’unemanière surprenante ! Est-ce que par hasard vous auriez déjàvécu en 1835 ?

Il s’adressait à Bertrand Valois.

Celui-ci ne savait que dire. Il avait blêmi,sous le coup d’une stupeur indicible. Colomba et Charles, lesouffle arrêté, cherchaient à comprendre…

L’homme furtif était le sosie de Bertrand. Ilavait le même âge que lui, la même face spirituelle, le même nezrarissime et inimitable, le même poil, d’un blond cuivré. S’il eûtété gai et plaisant, au lieu de montrer tant de mystérieusepréoccupation, on aurait cru vraiment que, dans la plaque deluminite, Bertrand Valois, costumé, jouait un rôle !Cet inconnu lui ressemblait comme un frère – ou comme ungrand-père.

Colomba avait saisi le poignet de son fiancéet l’étreignait convulsivement.

La caméra, tournant toujours, ronronnait ensourdine.

Luc considérait avec ironie le jeune auteurdramatique. Et les trois autres se taisaient, crispés, secrètementangoissés, car l’homme de 1835, celui qui s’introduisait enconspirateur chez César, en son absence, un mois avant sonassassinat, présentait maintenant le côté droit de sa personne, et,de ce côté, il serrait sous son bras, contre son corps, une longuecanne de jonc terminée par un pommeau d’argent, pareille à celleque Bertrand Valois avait héritée de ses ancêtres inconnus,trop pareille pour n’être pas cette canne même et non uneautre.

Chapitre 13L’HOMME À LA CANNE

– Ce hasard est amusant ! ditBertrand pour Luc de Certeuil.

Ce dernier n’avait pas été sans remarquer lacrise qui venait d’affecter assez violemment l’auteur dramatique,sa fiancée et son futur beau-frère. Mais, complètement ignorant desorigines de Bertrand Valois ainsi que de l’histoire de la canne etde la bague, il mit leur émotion sur le compte d’une surprisedésagréable, uniquement causée par la ressemblance de Bertrand avecl’inconnu. Maintenant ils en riaient et Luc pensait qu’ils avaientraison. « N’est-il pas naturel que, dans le cours des âges,beaucoup d’êtres se soient ressemblé ? Ressemblé plus encoreque Bertrand ne ressemblait à l’homme de 1835 ? Et nesommes-nous pas tous convaincus d’avoir eu plusieurs sosies, depuisles commencements de l’humanité ? »

Ainsi songeait Luc de Certeuil.

Il n’aurait pas raisonné de la sorte s’ilavait su que la canne – cette canne qu’il venait de voir sous lebras de l’homme énigmatique – donnait une signification certaine etdramatique à la ressemblance de Bertrand avec cet homme.

Au reste, Luc de Certeuil avait des soucisplus personnels et s’il s’égaya en compagnie des trois autres, iln’en ressentait pas le besoin plus qu’eux-mêmes. Comme eux, maispour un autre motif qui ne leur était pas inconnu, Luc feignait uneaimable indifférence.

Comment n’eût-il pas été légèrementinquiet ? L’apparition de l’homme à la canne jetait dansl’aventure du meurtre de César un élément inopiné, et l’onn’apercevait jusqu’ici aucun rapport entre cet élément et FabiusOrtofieri. Cela paraissait profiter à la cause de son innocence.C’était peut-être bien l’homme à la canne qui avait tué César. Etvoilà qui ne faisait nullement l’affaire de Luc de Certeuil. Pourlui, pour sa réussite, il fallait que l’aïeul de Rita eût assassinél’aïeul de Charles. Voir, si peu que ce fût, diminuer ses chances,c’était une déconvenue qui le laissait rêveur derrière sonsourire.

La porte du cabinet s’était referméedoucement. L’étranger avait disparu. De nouveau, c’était le logisde César, le vide et un silence relatif qu’on se figurait sanspeine, où le roulement des voitures sur le pavé faisait une bassecontinuelle, percée par les petits cris des oiseaux de lavolière.

Fieschi et Nina Lassave avaient quitté leurfenêtre, sur laquelle la jalousie bientôt historique était baisséecontre le soleil.

Charles Christiani fit stopper l’entraînementélectrique de la caméra. Elle cessa de ronfler. Le silences’établit aussi sur le présent, certainement plus complet que surle passé.

Une demi-heure s’écoula, longue pour tous.Chacun ruminait des pensées pénibles. La présence de Luc n’étaitpas plus agréable maintenant qu’au début ; à Charles, ellecontinuait d’être parfaitement odieuse. Luc, pour sa part, songeaità ce qu’on sait ; Bertrand et Colomba songeaient à ce qu’ondevine.

Les idées de Mme Christiani,en effet, leur étaient familières. Jamais, de son vivant, lepetit-fils du meurtrier de César n’entrerait dans la familleChristiani. Et voilà que, par un caprice inouï du destin, BertrandValois était menacé d’être le descendant de cet assassin ! Caron ne pouvait hésiter un seul instant : il descendait del’homme à la canne ; la luminite lui avait retrouvécet ancêtre. Comment se nommait l’ancêtre en question, cela, onaurait peut-être beaucoup de peine à le savoir ; il étaitpossible que la luminite restât muette là-dessus. Mais cequi était sûr, c’est que, bientôt, la damnée substance révéleraitsi l’homme à la canne avait tué César. Elle le révélerait enprésence de Mme Christiani qui ne pourrait manquer,avec son regard perçant et son astuce pénétrante, d’identifierl’ascendant de son gendre éventuel. Si une telle catastrophe seproduisait, le mariage de Bertrand deviendrait impossible.

Aussi, dès que Luc de Certeuil se fut retiré,las de ne plus rien voir et finalement gêné de la gêne même queprovoquait son séjour, les fiancés, sentant qu’ils ne le seraientpeut-être plus un mois après, s’effondrèrent.

– Pour une tuile ! fit Bertrand.Toute une toiture !

– C’est affreux ! affreux !répétait Colomba.

– Ah ! les ancêtres ! ditCharles. Tu vois ce que je te disais, mon petit Bertrand.

Colomba pleurait.

– Allons ! reprit son frère. Ne tedésole pas encore. Tout n’est pas perdu, loin de là ! Rienn’est prouvé. Le manège mystérieux de ce personnage…

– Mon arrière-grand-père ! rectifiaBertrand avec un sourire ironique et un frémissement de ce nez nonpareil qui l’avait trahi autant que la canne à pommeaud’argent.

– Soit, dit Charles. Je disais : sonmanège mystérieux ne nous apporte rien de décisif.

Et comme sa sœur, énervée, redoublait desanglots :

– Colomba, lui dit-il doucement,calme-toi. Va, n’en doute pas, l’assassin, c’est Fabius !

– Mais je ne veux pas non plus que cesoit Fabius ! s’écria Colomba en pleurant de plus belle commeune petite fille. Je veux que tu épouses celle que tu aimes, que tusois heureux, toi aussi ! Ah ! Charles, Charles, comme jete comprends, à présent ! Mille fois mieux qu’avant ! Etpourtant, tu sais, tu sais, avant, je te comprenais déjà…

Elle hoquetait, la pauvre. Charles l’embrassatendrement.

– Il n’est pas indispensable que l’un desdeux mariages soit manqué, observa Bertrand. L’assassin, sommetoute, n’est peut-être ni Fabius ni mon grand-père anonyme.

– Hélas ! fit Colomba. (Desmouvements insurmontables lui secouaient la tête et les épaules.Ses bras frissonnaient.) Cet homme a une clé del’appartement ; il peut entrer chez César quand il luiplaît.

– Ne vous agitez pas avec dessuppositions, supplia Bertrand. Confiance ! patience ! ettranquillité ! Pourquoi les meilleures surprises ne nousseraient-elles pas réservées ? Tenez, ma chère Colomba,imaginez celle-ci : personne n’ayant tué César !

– Vous voulez me divertir pour m’empêcherde pleurer. « Personne », vous riez !

– Il arrive parfois des accidents sibizarres !

Et Bertrand examinait la plaque deluminite, faisait, des yeux, l’inventaire de tout ce querenfermait le cabinet aujourd’hui disparu : les meubles àprésent répartis en plusieurs lieux, les objets maintenant anéantisou dispersés. Là, c’était toujours le calme des chambres désertes,le mouvement extérieur des passants, les ombres voletantes dusalon, où l’on discerna soudain les ombres sautantes des singesqui, probablement, se querellaient.

– A-t-on jamais présumé le suicide ?demanda Bertrand, qui fit volte-face sans avoir attenté àl’existence de la plaque.

– L’hypothèse a été envisagée parl’avocat de Fabius. Mais elle ne s’appuyait sur aucune base, moraleou matérielle. César n’avait pas de raison de se supprimer…

– Sait-on jamais !

– Enfin, l’arme, le pistolet, qu’est-cequ’il en aurait fait, puisqu’il est mort foudroyé ?

– La fenêtre ouverte, les arbres… Unebranche retenant l’objet lancé par la fenêtre…

Mort foudroyé, te dis-je, face à la ported’entrée…

Face à la porte de l’antichambre ou à laporte du salon. Vois : elles sont l’une à côté del’autre, dans l’angle.

Colomba, s’essuyant les yeux, soupira.

– Mieux ? lui demanda Charles.

– Oui, murmura-t-elle avec un jolisourire.

– C’est tout ce que je voulais !reconnut Bertrand.

– Comme vous êtes bon et que je vousaime, Bertrand ! dit-elle.

Sans quitter la main de Charles, elle allaits’accoter gentiment contre la poitrine de son fiancé, lorsquecelui-ci la prévint :

– Alerte ! Voici César et sa pupillequi rentrent.

Cette annonce les ramena devant la plaque, enobservation, prenant bien garde de ne pas s’interposer entre elleet les engins « photographiques », à savoir non seulementla caméra, mais encore l’autre plaque de luminite qu’onpouvait comparer à une caméra naturelle et permanente.

Henriette Delille ne fit qu’une brève stationdans le cabinet de son tuteur. Elle portait de petits paquets,donnant à penser qu’elle venait de faire des emplettes en compagniede César. Celui-ci, l’air distrait, lui confia son chapeau depaille haut de forme, une ombrelle verte qu’il tenait à la main, etla jeune fille, après avoir rangé l’ombrelle dans un coin etaccroché le chapeau à une patère fixée sur la porte, sortit par lesalon, allant ainsi vers ses besognes de ménagère.

Dès qu’elle eut disparu, la physionomie deCésar, sans quitter son expression maussade et sombre, s’animad’une surexcitation qu’il avait certainement contenue en présenced’Henriette. On le vit s’immobiliser dans l’angle de la pièce, prèsdes deux portes, et là écouter visiblement si sa pupille s’étaitbel et bien retirée à l’écart. Puis il ferma les deux portes à cléet, cela fait, se dirigea promptement vers la plaque deluminite qui, nous le rappelons, était alors suspendueau-dessus du bureau à cylindre.

La plaque, à n’en pouvoir douter, était le butde sa marche. Il la regardait pendant qu’il s’en approchait trèsvite.

Colomba, gouvernée par ses nerfs, eut unmouvement de recul. César, naturellement, semblait les regarder,eux, et non la plaque. C’était vers eux qu’il avait l’air des’avancer d’un pas si résolu, le visage durci et l’œil allumé.L’illusion était impressionnante. On aurait dit, en vérité, que levieil homme allait sortir du cadre et se trouver soudain au milieude ses arrière-petits-enfants. On oubliait qu’il n’était qu’uneimage véhiculée par la lumière éternelle – l’image d’un corpsanéanti depuis longtemps-, une image rigoureusement analogue àcelle des étoiles qui n’existent plus depuis des siècles et quepourtant la lumière nous apporte, parce qu’il lui a fallu plus desiècles encore pour arriver jusqu’à notre planète.

César décrocha la plaque, saisit un stylet.Les effets d’optique que nous avons décrits précédemment sereproduisirent. Les doigts du travailleur, leur ombre, se mouvaientau bord de la luminite qu’il allait feuilleter.

Dix minutes plus tard, la plaque avait regagnécontre la muraille son poste d’observation secrète. Et César, sansune hésitation, marchait vers la cheminée en contournant la tableronde. Il avait – on l’a compris – assisté pour son compte,rétrospectivement, à toute la scène de l’homme à la canne et savaitce que le personnage avait fait chez lui pendant qu’il n’y étaitpas.

Il souleva, à son tour, le buste de Napoléon,prit un papier plié qu’il trouva dessous, chaussa vivement sesbesicles de corne et gagna la fenêtre pour y voir plus clair.

Là, les mains tremblantes, le visage en émoi,fronçant ses gros sourcils broussailleux, il lut le billet.

Depuis quelques instants, Charles avait remisen marche l’appareil cinématographique. Il fit alors usage de salorgnette pour tenter de lire le texte du billet. Mais il échoua,César étant placé de face et nulle écriture ne couvrant le verso dela feuille de papier.

À mesure qu’il lisait, une rage terribles’emparait du vieillard. Il froissa coléreusement la missive, enfit une boulette qu’il fourra dans sa poche et se mit à marcherautour de la table comme une bête fauve dans sa cage. Cheminfaisant, passant près des portes, il en détourna les clés, rouvritsur le salon ce battant qui n’était jamais clos et reprit sa rondefurieuse.

– Qu’est-ce que tout cela signifie ?dit Bertrand.

Charles raisonna.

– L’homme à la canne agit pour lui-mêmeou pour un autre. Est-il le messager de quelqu’un ? Et dans cecas, comment hésiter à croire qu’il sert FabiusOrtofieri ?

Bertrand tira sa montre et se leva de sachaise.

– Je t’en prie, lui dit Charles, ne t’enva pas maintenant. Reste encore.

– Oui, restez ! renchérit Colombad’une voix inquiète. Il se rassit sans mot dire. On l’attendait,aux Variétés, pour une répétition. Mais Colomba ! Quen’aurait-il manqué, pour l’amour de Colomba ! Surtout àprésent !

Or, il fit bien de rester. Comme Charlesl’avait pressenti, ce qui suivit valait la peine d’être vu.

César tourne toujours, en forcené. Il s’arrêtetout à coup et réfléchit. Il a une idée et complote quelque chose.D’un signe de tête, il s’approuve lui-même. Sa décision est prise.C’est une chance qu’il soit méridional, car, même dans la solitude,il ne ménage pas les gestes, et sa mimique est expressive. Si peude pensée qu’elle traduise, c’est encore beaucoup plus qu’un hommedu Nord n’en laisserait paraître dans les mêmes circonstances.

Il prend son ombrelle et son chapeau, lesdissimule dans le bureau, dont il abaisse, pour cela, le cylindrede bois de rose qui forme abattant.

Puis il ouvre violemment la porte del’antichambre, sort en frappant du pied le parquet, claque laporte, mais, presque aussitôt, reparaît sur la pointe des pieds etreferme la porte avec précaution, sans bruit.

Évidemment, il vient de simuler un départ, etl’on parierait qu’il a claqué également, dans l’antichambre, laporte d’entrée.

Vite, il court à l’un des rideaux de lafenêtre et se cache derrière l’étoffe à bouquets de fleurs verteset bleues. Le voilà invisible.

Il n’attendra pas longtemps.

Une ombre passe sur le mur du salon, unecouleur dans le miroir. Et la jolie Henriette paraît sur le seuil,un peu penchée, une main au chambranle de la porte, le regardanxieux et interrogateur.

Que regarde-t-il d’abord, ce regard ?

La patère. Le chapeau de paille n’est pluslà.

Le coin où se trouvait l’ombrelle. Il estvide.

Henriette, légère et vive, l’oreille au guet,s’élance vers le buste de Napoléon, le soulève… le soulèvedavantage, cherche quelque chose qu’elle ne trouve pas, s’énerve,se dépite, déplace vainement des objets aux alentours du buste…

Ah ! on jurerait qu’elle a crié desaisissement !

César est là, devant elle, sorti de sonrideau. Il se dresse, tout pâle, redoutable, autoritaire. Et iltient dans une main le billet défroissé que son autre main frapperageusement. Il parle. Que dit-il ?

Ce qu’il dit, les faits l’ont annoncé et sapantomime ne dément pas leur prédiction. « Ah ! ah !la belle ! Tu venais prendre sous ce buste un billet qu’on estvenu, pendant notre absence, y déposer pour toi ! Ehbien ! c’est moi qui l’ai découvert, ton billet. Le voilà,tiens, ton billet ! C’est du joli !… Ainsi, mademoisellese permet d’entretenir des relations avec un sire qui pénètre chezmoi à mon insu, qui viole mon domicile ! Tu tolèrescela : qu’un homme se glisse sous mon toit, grâce à taconnivence, pour y cacher un message, à un endroit convenu entrevous ! »

Il eût été téméraire de faire dire plus quecela aux gestes et à la physionomie de César. Connaissait-ill’homme à la canne ? Avait-il déjà interdit à Henriette de levoir et de correspondre avec lui ? Parlait-il de laclé et faisait-il à sa pupille un grief de l’avoirprocurée à un indésirable galant ? Aussi bien, considérait-ilcomme un « galant » l’auteur du billet ?Énumérait-il, dans ce cas, toutes les considérations qui leportaient à l’écarter ? Touchant ces diverses questions, on nepouvait se livrer qu’à des hypothèses.

Mais la fureur de César ne faiblissait pas. Iltonnait. Il fulminait…

– Il souffre, dit Bertrand.

– Je le crois, confirma Charles.

Le vieux corsaire, redressant sa staturetrapue, solidement campé sur ses courtes jambes, retrouvait lavigueur et la flamme de sa jeunesse.

Et l’infortunée Henriette, ployée, prostrée,s’accoudant à la cheminée dans une attitude désespérée, recevaitl’orage sans essayer de se justifier. De temps à autre, ellerelevait craintivement la tête, tendait la main poursupplier ; mais l’aspect du furieux lui ôtait tout courage, etelle retombait sans force.

– Pauvre petite ! compatit la bonneColomba. Oh ! mon Dieu, que va-t-il lui faire ? Jevoudrais bien que ce soit fini !

César, au comble de la colère, avait saisi sapupille aux poignets et la secouait cruellement, en lui soufflant àla figure on ne savait quelles injures. Elle se laissa glisser àgenoux, inerte, n’opposant aucune résistance aux rudes secoussesqui brutalisaient son jeune corps si souple et si gracieux.

Enfin, l’irascible géronte la repoussa d’unedernière violence.

Et tandis qu’elle demeurait à ses pieds,affaissée, mais sans larmes et ne donnant aucun signe de repentir,il lui parla comme un maître qui enjoint d’exécuter ses ordres.

Elle se releva péniblement, comme si la divinelégèreté de ses dix-huit ans se fût alourdie tout à coup. Elle setint debout, pensive, endeuillée, en face de son tuteur qui laregardait maintenant d’un air sombre, en silence. Le visaged’Henriette était en pleine lumière. Ses yeux sans vie fixaient lenéant. Elle plissait machinalement, de ses doigts fins, l’étoffe deson petit tablier.

César, calmé en apparence, les traitscontractés mais ne présentant plus rien de véhément, reprit laparole sur un autre ton, que trahissaient ses haussements d’épaulespleins de réprobation pondérée. Soulagé, ayant donné libre cours àl’excès de sa colère, il se livrait à une remontrance teintée desentiment. Il parlait sagesse et morale, sans doute ; ilfaisait appel au raisonnement et à la sensibilité de la jeunefille. Enfin, bien droit devant elle, lui prenant les brasau-dessous de l’épaule, parmi l’ampleur de ses manches bouffantes,il regarda très paternellement les beaux yeux absents qui serivaient ailleurs. Et, la face grave, un reflet d’angoisse ypassant et repassant, il articula lentement une phrase qui devaitêtre une interrogation. Henriette ne broncha pas. On ne voyait enelle que tristesse et douceur, résolution et persévérance. Ellerépondit simplement en agitant la tête à plusieurs reprises, dedroite à gauche, avec lenteur. Son parti était irrévocable.

Alors César, comme découragé, l’abandonna,recula de deux pas et, très froid, sans courroux, avec une fermetétempérée de regret, dit quelques mots. Son attitudesignifiait : « Puisqu’il en est ainsi… »

La jeune fille l’écouta, raidie dans sacourageuse tristesse. Avec un pâle sourire navré, elle fit« oui » de telle sorte qu’elle semblait plutôt se courbersous le mauvais sort que répondre silencieusement à un ordre. Etelle ne se retira que sur un mot de César, accompagné d’un gestedésabusé qui la libérait.

Resté seul, César alla vers la fenêtre, appuyason front contre l’un des carreaux et ne bougea plus. Il demeura delongues minutes immobile, les mains derrière le dos, à songer.Brusquement, il fit demi-tour et releva la tête, se secoua, se pritles tempes, battit des paupières, comme suffoqué de la situation oùil se trouvait à l’improviste. « Voyons ! semblait-ilpenser, c’est impossible ! Moi ! C’est moi qui en suislà ! Reprenons-nous, mille sabords ! »

Et, soudain, il se laissa tomber dans unfauteuil, cachant son visage de ses mains tremblantes.

Le soir venait dans la vision.

Pour satisfaire aux exigences domestiques deMme Christiani, Charles ne jugea pas à propos defaire retarder le dîner, auquel prit part Bertrand Valois.

Quand ils revinrent dans l’atelier, où lesdernières lueurs de la journée d’octobre s’étaient éteintes depuislongtemps, la plaque de luminite jetait encore un faiblejour.

La belle soirée du 30 juin 1835, l’une desplus longues de l’année, emplissait de sa clarté mourante letableau du cabinet de César Christiani. Quelques fenêtres, en face,s’éclairaient de feux jaunes et médiocres. Une lanterne suspendaitson misérable lumignon au-dessus du boulevard. Les toits et lescheminées recevaient l’ultime rougeur du crépuscule.

Dans l’ombre, ployé sur lui-même, le vieuxCésar était toujours là.

 

– Quoi de neuf ? demanda BertrandValois, qui ne cherchait pas à dissimuler son inquiétude etl’intérêt très vif qu’il prenait désormais aux révélations de laluminite.

C’était le lendemain de la colère et dudésespoir de César. Charles se trouvait dans l’atelier, aucommencement de l’après-midi.

– Il y a, dit celui-ci, que tongrand-père, sous la forme de ce jeune homme qui a ton nez et tacanne, a « pris quelque chose » ce matin, si j’osem’exprimer ainsi.

– Il est donc revenu ?

– Oui. Et selon moi, il a été convié parCésar. J’ai idée qu’hier, à la fin de cette scène si pathétique,Henriette a reçu l’ordre d’inviter son amoureux à venir s’expliqueravec César, une bonne fois. Et il a déféré immédiatement à cetteinvitation impérative.

– Comment cela s’est-il passé ?

– Tu le verras sur l’écrancinématographique, quand la bande sera développée et tirée. J’ai« tourné » l’entrevue, qui fut tempétueuse. Ou bienveux-tu que nous feuilletions tout de suite la seconde plaque deluminite qui l’a enregistrée ?

– Bah ! Raconte d’abord. Necompliquons rien. Mais, dis-moi, as-tu l’impression que cetteentrevue augmente les charges d’accusation contre monaïeul ?

– Cet aïeul supposé n’est peut-être queton grand-oncle. L’homme à la canne a peut-être une sœur qui luiressemble, et si c’est d’elle que tu descends… touts’arrange !

– Je me le suis déjà dit. Tant qu’unsupplément de preuves ne viendra pas confirmer mes appréhensions,un faible espoir me restera. Je me suis dit aussi que ta mèrepourrait ne pas s’apercevoir de cette maudite ressemblance.

– C’est douteux, fit Charles d’un tonambigu.

– Cependant, objecta Bertrand, supposonsque César ait été tué par l’homme à la canne,Mme Christiani assistant fatalement à larétrovision du meurtre, si l’assassin, ce jour-là, n’a pas sacanne.

– Eh bien ?

– Eh bien ! ta mère ignorera l’unedes principales raisons pour lesquelles nous estimons que cet hommeest mon aïeul ! Car – soyons sincères tous les deux, ne nousberçons pas de vaines espérances – c’est cela que nous croyons, etrien d’autre : il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur centpour que je sois le petit-fils et non le petit-neveu de l’homme àla canne !

Charles se rembrunit :

– Bon, dit-il. Supposons donc que ma mèrereste incertaine. Supposons même qu’elle ne se doute de rien dutout, ce qui serait invraisemblable. Et après ?

– Après, parbleu, nous sommessauvés ! Non seulement tu épouseras Mlle RitaOrtofieri, puisque son grand-père sera innocent, mais rien nes’opposera à ce que Colomba soit ma femme, puisque ta mèreignorera, dans notre hypothèse, que mon grand-père estcoupable !

Le mutisme de Charles et son regarddéconcertant causèrent quelque déroute dans l’esprit de Bertrand etlui rappelèrent sur-le-champ que Mme Christianin’était pas le seul membre de la famille qui plaçât au-dessus detoute autre considération le respect fanatique des traditions et lesouvenir farouche des offenses.

– C’est vrai, dit-il. Toiaussi !

Il y eut, après cela, un silence extrêmementlourd.

Puis Bertrand tendit la main :

– Je te demande pardon.

Il n’essayait pas d’argumenter ou de supplierpour agir sur l’esprit de Charles et modifier ses sentimentstraditionnels. Il savait bien que de tels sentiments sontinébranlables et que, s’ils paraissent extrêmes à ceux qui ne lespartagent pas, ceux qui les éprouvent de père en fils, depuisplusieurs générations, les tiennent au contraire pour lesfondements mêmes du devoir et les bases de la morale.

– Laissons là les hypothèses, ditCharles. Les si ne nous mèneraient à rien. Tenons-nous-enaux présomptions, elles sont un peu moins vaines. Tu me demandaistout à l’heure si l’entrevue de César et de l’homme à la cannerenforce les charges d’accusation contre celui-ci. Je te répondsnettement : oui.

– Ah ! fit Bertrand avec une brèvecontraction de tout son visage.

– La pendule du cabinet marquait neufheures, dit Charles. Neuf heures du matin, le 1erjuillet 1835. Nous sommes maintenant à vingt-huit jours du meurtre.Or, c’est en ce jour, très rapproché du forfait, que César et notreinconnu se sont trouvés face à face, au cours d’un entretien d’unerare violence. Et quand je dis « entretien », c’est unefaçon de parler. César n’a pas laissé son visiteur répliquerabondamment à ses apostrophes.

« Il était assis de biais, écrivant surla table tirette de son bureau à cylindre, exactement, du reste,comme tu le vois en ce moment-ci.

Bertrand regardait comme toujours cette plaquequ’on ne pouvait quitter des yeux, dont le spectacle extraordinaires’imposait à l’attention avec une force incroyable.

– La porte de l’antichambre s’estouverte, continua Charles. Henriette Delille fit passer devant ellele jeune homme et se retira aussitôt. Elle faisait peine àvoir : sa pâleur, ses traits tirés, son expression simalheureuse auraient fléchi le cœur le plus endurci. Mais César sedispensa de jeter les yeux sur elle. Peut-être redoutait-il toutsimplement la vue de son chagrin et se sentait-il trop disposé àfaiblir… Il avait pivoté sur son fauteuil et toisait le nouveauvenu, qui se tenait devant lui, à distance respectueuse, sonchapeau à la main, la canne sous le bras. Certes, lui non plusn’était pas trop rose. Ses joues n’avaient plus de sang, son nez sepinçait…

– Autant qu’un nez comme le nôtre peut sepincer ! dit Bertrand Valois avec une grimace narquoise.

– Il souriait cependant, poursuivitCharles, et s’efforçait de faire bonne contenance. César leconsidéra pendant quelques secondes, que l’homme dut trouver pluslongues que les autres. Enfin, ce fut l’attrapade telle que tu peuxl’imaginer, telle que la mimique de César a pu m’en donner une idéed’ensemble : le vieux, toujours assis, vitupérant,invectivant, blême, puis congestionné, empoignant l’accoudoir dufauteuil et le rebord du bureau, se démenant, allant fermer lafenêtre pour amortir ses éclats de voix, et debout, ferme, noir etblanc, le jeune homme pâle, laissant passer l’avalanche,flegmatique d’abord, puis jouant avec sa canne, négligemment,lorsque le vieux, posté devant lui, les mains dans les poches, latête dans les épaules, lui intimait je ne sais quoi, comme à undomestique.

« Il me paraît certain que César luidemanda la clé à l’aide de laquelle il s’était introduit, laveille, dans l’appartement. La suite me l’a fait croire.

« L’inconnu tira cette clé des basques deson habit et la tendit au terrible bonhomme qui s’en saisit avecrudesse et montra la porte.

« Ce geste significatif n’eut pas l’effetqu’il en attendait. On ne bougea point.

« César s’avança, menaçant. L’homme à lacanne, très maître de lui, leva la main pacifiquement et put direenfin quelques paroles ; avec un air très digne et très doux,empreint toutefois d’une grande énergie.

« Sa petite harangue parut faireréfléchir César. Il ne répliqua rien, demeura quelque temps dans laposture d’un homme qui étudie un problème, examine uneproposition…

« Il se décida et, ouvrant la porte,appela.

« Henriette vint à son appel.

« À ce moment, il ne fut pas difficile decomprendre quel amour unissait la jeune fille à son sympathiquecomplice. Leurs regards me l’apprirent.

« La scène fut dramatique. Je ne pensepas me tromper en disant que César avait fait venir Henriette, à laprière de l’inconnu, pour recevoir ses adieux. Ce que je n’avaispas saisi jusque-là, c’est que le jeune homme ne renonçait enaucune façon à celle qu’il aimait. Autant qu’il me semble, ils’était incliné devant la volonté souveraine d’un tuteur, maisseulement pour la période pendant laquelle cette volonté avait ledroit de s’exercer encore.

« En effet, dès qu’Henriette fut auprèsde lui, il fit une chose que César n’avait certainement pas prévueet qui va te surprendre aussi, Bertrand, désagréablement…

– Moi ?

– Oui, toi. Et ce n’est pas sans avoirréfléchi que je me suis résolu à tout te raconter. Mais si je ne tele disais pas maintenant, demain tu le devinerais en voyant…

– Ah ! s’écria Bertrand, n’hésitepas, ne me cache rien !

– Tu le devinerais en voyant, au doigtd’Henriette, la bague d’émail noir que porte Colomba depuis vosfiançailles !

– Ma bague !

– Oui, ta bague, mon pauvre vieux, lapreuve surabondante de ce que tu craignais tant !

– Mais tout à l’heure, toi-même, tusemblais douter encore…

– Je me suis laissé aller à teleurrer…

– Oh ! mais, maintenant, fitBertrand sans s’attarder à des reproches, maintenant il faut à toutprix que cet homme ne soit pour rien dans l’assassinat ! Cethomme est mon aïeul, on n’en peut plus douter ! Il estimpossible qu’il ait tué César !

– Rien n’est encore prouvé, dit Charles.Mais tout s’annonce mal pour l’homme à la canne.

– Ah ! oui, c’est vrai, les chargess’accumulent contre lui, m’as-tu dit. Comment ?

– Voici. Je te racontais doncqu’Henriette s’est avancée dans le cabinet de César. Aussitôt,l’inconnu lui a pris la main et, sous les yeux du vieillard quetant d’audace paraissait confondre, il s’est mis à lui parlertendrement, solennellement. La bague était dans son gousset, ill’avait prise et passée au doigt de la jeune fille, à la foisheureuse, épouvantée, défaillante enfin !

– Mais César ?

– César, par malheur, ne s’est pascontenu. Je le répète : il ne s’attendait certes pas à cesaccordailles passionnées, célébrées malgré lui, à sa barbe. Ils’est emporté une fois de plus. La scène a été effroyable. Uneespèce de gourdin figurait au milieu d’autres armes sauvages :celui-ci, tiens, tu vois, dans cette panoplie où César l’a replacédepuis. Il s’est emparé de cette trique et l’a brandie sur la têtede l’homme, en proférant des gentillesses que je regrette de ne pasavoir entendues.

« C’est ainsi qu’il l’a mis dehors,chassé, sous la menace de son bâton.

– Je veux croire que l’autre n’a pasmanqué de dignité !

– Non, dit Charles en souriant malgrélui. Il s’en est allé très honorablement, à reculons, la cannetoujours maintenue sous son bras, comme si le vieux César n’avaitété, déjà, qu’une image impondérable. Il adressait à Henriette unregard chargé de toute sa tendresse. Et elle, à demi morte, tenantsur sa bouche sa main baguée de noir, le regardait partir, poussépar ce tuteur de comédie, et lui destinait ce long baiser.

– C’est du pur Beaumarchais ! Enpantomime.

– Hélas ! c’est de la vie !C’est de la douleur pour trois êtres. Ou plutôt,« c’était ». Ils ne souffrent plus aujourd’hui.

– Aujourd’hui, c’est nous. À cause d’eux.Voilà tout un drame que personne n’avait jamais soupçonné.

– Personne. L’Histoire est ainsi faite.Nous n’en connaissons pas la moitié.

– Conclusion, dit Bertrand, moins d’unmois avant sa mort, César s’était fait un ennemi mortel. Et cetennemi, c’était mon ancêtre.

Charles objecta complaisamment :

– Il n’a plus la clé…

– C’est un détail, pour un garçon aussiavisé.

– Aussi avisé ? Qu’entends-tu parlà ?

– J’estime très fort, de sa part, d’avoircaché le billet sous le buste de Napoléon, dans le cabinet même deCésar. Il aurait pu le nicher en mille endroits plus facilementaccessibles à la jeune fille : dans sa chambre, par exemple.Au premier abord, cela paraît plus simple, plus rationnel. Mais là,le vieux corsaire, en furetant, pouvait tout découvrir. Aurait-iljamais eu l’idée de chercher dans son propre cabinet, si laluminite ne l’avait sournoisement renseigné ?

– Et si, par hasard, l’idée ne venait pasde lui, mais d’Henriette ?

– Cela m’est égal, dit Bertrand enfaisant son nez le plus spirituel. Cela m’est égal…

– Parce que ?

– Parce que Henriette est ma grand-mère,parbleu ! Nul doute qu’elle ne soit devenue la femme del’homme à la canne… à la bague !

– Comtesse ou marquise ! assuraCharles en riant.

Bien entendu ! dit Bertrand. L’homme à lacanne est un aristocrate, cela se voit. Je t’avais toujoursdit ! Et un noble n’assassine pas les gens !

– Que Dieu t’entende, mon bonBertrand ! Je le souhaite pour toi, de tout cœur !

Était-ce lui, pourtant, le coupable, l’homme àla canne ?

Était-ce Fabius Ortofieri ?

La luminite ferait-elle mentirl’Histoire ?

Mais était-ce un autre ? Ou, comme onl’avait insinué, n’était-ce personne ?

Chapitre 14LE GRAND JOUR DU PRODIGIEUX SPECTACLE

Nous ne pouvons songer à détailler ici lesseize jours qui précédèrent l’émouvante et tragique rétrovision du28 juillet 1835, c’est-à-dire, en réalité, la période quis’étendit du 30 octobre au 15 novembre 1929.

Charles et ses amis vécurent alors, rue deTournon, une quinzaine surchauffée, une phase de préparatifs etd’observation continuelle, qui empruntait aux circonstances unintérêt extraordinaire. Il n’était pas une minute qui ne contînt sabonne dose d’attrait, due aux propriétés merveilleuses de laluminite, au spectacle du passé qu’elle restituait, auxscènes formidables dont on attendait à jour fixe la surprenantevision, à tous les mystères qui allaient s’éclairer de ce fait, auxbonheurs et aux malheurs qui en résulteraient.

Mais, pendant ce temps, la surveillance de lafameuse plaque ne donna lieu qu’à des constatations générales quin’apportèrent aucun changement essentiel à ce qu’on savait déjà,tant au sujet de César Christiani qu’à propos de Joseph Fieschi,son voisin.

Le cabinet de César ne fut, durant cettepériode précédant sa mort, le théâtre d’aucune scène marquante. Lavie de l’ancien corsaire et de sa pupille s’écoulait avecmonotonie, sans joie ; tout ce qu’on put déduire de ce qu’onvoyait, c’est que, selon les apparences, Henriette ne sortait passouvent seule, mais accompagnée de son tuteur. Les visites reçuespar César Christiani ne suscitèrent aucune remarque. Parmi lesvisiteurs, Charles crut reconnaître les parents de sonquadrisaïeul : le petit-fils, Napoléon, âgé, on s’en souvient,de vingt et un ans ; Lucile Leboulard et son mari, la fille etle gendre ; leur fils, Anselme Leboulard, jouvenceau de vingtans qui, rappelons-le, devait devenir le père de la cousine Drouet.Rien que d’affectueux et de déférent dans leur maintien ;c’étaient des gens sérieux, qui montraient à César beaucoup derespect et à Henriette une considération souriante etfamilière.

De Fabius Ortofieri, pas la moindremanifestation.

Quant à l’homme à la canne, il avaitdisparu.

Voilà pour ce qui se rapporte à CésarChristiani. Ses derniers jours furent neutres, gris, exempts detoute inquiétude, simplement attristés par son dissentiment avecHenriette Delille.

Du côté de Fieschi, la surveillance neproduisit que des résultats secondaires – fort précieux, il estvrai, pour l’Histoire-, mais qui n’étaient de nature ni à modifierles annales de l’attentat, ni à donner quelque indication préalablesur le mystère du meurtre de César. Les apparitions de Fieschi à safenêtre ou fumant la pipe sur le pas de porte avec le conciergePierre, celles de Nina Lassave, leurs allées et venuesjournalières, ne revêtaient qu’un intérêt médiocre. Il fut beaucoupplus palpitant de contrôler, à peu de chose près, les assertions del’Histoire : de voir, par exemple, la veille du crime, leferblantier Boireau passer à cheval sur le boulevard, afin depermettre à Fieschi de pointer convenablement l’orgue diabolique devingt-quatre canons de fusil, qu’on distinguait à peine sous lajalousie, à l’aide d’une lorgnette – de voir, entre les lames decette jalousie, s’agiter dans l’ombre la forme de cet homme déjàlamentablement glorieux d’être un régicide-, et d’apercevoir, à labrune, le vieux et massif Morey sortir de la maison rouge pourmonter en cabriolet, après avoir chargé de poudre, de balles et demitraille la machine infernale.

Ces constatations, ce ne fut pas Charles quiles fit. Pour éviter les regrettables conséquences d’undédoublement de l’attention, il s’était assigné la tâcheparticulière de suivre l’affaire César, avec la collaboration deBertrand et de Colomba. Et l’affaire Fieschi, il en avait laissé lesoin à un historien de grande valeur, M. Colas-Dunormand, qui,nul ne l’ignore, s’est spécialisé lui aussi dans l’étude de laRestauration et du règne de Louis-Philippe. Colas-Dunormand (oul’un de ses propres collaborateurs) ne quittait l’atelier que fortavant dans la nuit, pour y revenir dès l’aube, et, chaque foisqu’un fait notable se produisait touchant Fieschi, il ne manquaitpas d’en informer Charles qui accourait, ou, s’il était là, sefaisait attentif.

On le voit, c’était, dans l’atelier de la ruede Tournon et dans l’appartement de Mme Christiani,une effervescence qui ne cessait que pendant la nuit, pour faireplace, alors, à une observation moins intense, mais qui, cependantne se relâchait jamais.

Luc de Certeuil y prenait part avec uneréserve qui, à vrai dire, s’imposait, mais dont Charles lui savaitgré néanmoins, sachant que la nature du personnage ne l’y poussaitpas.

Une consigne des plus sévères arrêtait à laporte de l’appartement les curieux que la concierge n’avait pudécourager. Certains, d’ailleurs, ne pouvaient être évincés ;c’étaient des personnalités trop considérables pour qu’on se permîtde leur refuser l’approche de la luminite, le spectacle duprologue de l’attentat de Fieschi et du meurtre de César.

Dans les dernières journées, alors qu’on avaitdéjà disposé autour de la plaque les quatre caméras différemmentbraquées, il y eut continuellement dans l’atelier une douzaine degêneurs puissamment captivés, qui, plus ou moins à l’écart et aunom de la science, de l’art, du journalisme ou d’une curiositésoi-disant élevée, écarquillaient les yeux devant ce tableau,dressé sur son chevalet, où le ciel de l’été de 1835 éclairait unechambre et un boulevard d’autrefois, tandis que cinq appareils deprise de vues le couchaient en joue et que des messieurs armés dejumelles, le bloc-notes et le stylo placés devant eux, étaient ensurveillance, à scruter sans trêve les phases d’événements passésdepuis un siècle.

Ces visiteurs, il fallait, de temps en temps,les prier de se retirer, car ils ne se fatiguaient pas de goûterdes yeux une représentation si nouvelle. D’autres les remplaçaient.Mais, à mesure qu’approchait le 15 novembre, l’affluence croissaitet l’insistance suivait la même progression. Un service d’ordredevint nécessaire. Il y eut, à la porte de l’immeuble, un agent depolice inexorable, cependant qu’à l’intérieur même del’appartement, des auxiliaires veillaient à ce que nul reporter,non convié à la grande séance, ne se cachât quelque part jusqu’à ceque l’heure eût sonné.

Pour ce qui était des autres mesures à prendreen vue de préserver toutes choses, Mme Christianis’en chargeait. Des « chemins » de toile forteparcouraient l’itinéraire de l’antichambre à l’atelier et lespièces en enfilade qu’il fallait traverser sur ce trajet étaientbizarrement démunies de tous les bibelots qui, par leur petitesse,leur mobilité et leur charme, auraient pu induire en tentation lesamateurs de jolies babioles. Un esprit mal informé se seraitdemandé quel grand mariage ou quelles grandes funérailles sepréparaient ici.

Au fait, c’est bien ce que demandaientCharles, Bertrand et Colomba. Que se préparait-il ? Leursnoces ou l’enterrement de leurs espoirs ? On n’en savait rienencore. Rien, à la veille du jour même où tout devait sesavoir.

Mais eux, au moins, pour distraire leurinquiétude, avaient toujours à faire. Ils étaient perpétuellementen contact avec l’instrument de la révélation, plongés dans lebouillonnement qui l’entourait, occupés de mille soins. Et Charlessongeait à Rita, éloignée de ce foyer d’attraction, privée de toutdérivatif, seule autant qu’on peut l’être, et qui passait chezGeneviève Le Tourneur tout le temps qu’elle pouvait, afin de suivrede son mieux le cours de la contre-enquête. Charles, en effet,avait pris pour règle de téléphoner à Geneviève, de loin en loin,et celle-ci consignait, pour les transmettre à Rita, lescommunications de l’historien.

Il savait que Mlle Ortofieripasserait chez son amie toute la journée du 15 novembre et ilfrissonnait d’avance en pensant au coup de téléphone qu’il aurait àdonner à Mme Le Tourneur, un peu après onze heuresdu matin.

C’était, en effet, à midi que César avait ététué, le 28 juillet 1835, puisque l’attentat de Fieschi, simultané,s’était produit à cet instant. Mais on avait noté un certaindécalage horaire entre le temps présent et le temps tel que laplaque de luminite le déroulait alors. Pour le moment,compte tenu des modifications apportées depuis 1835 à l’heurefrançaise officielle, la plaque avançait d’environ soixante minutessur le soleil de 1929. Comme tous les jours, l’horloge de Césarmarquerait donc midi lorsque onze heures sonneraient aux pendulesde la rue de Tournon et à l’église Saint-Sulpice.

Le 14 novembre au soir, Charles Christiani, àpeu près sûr de n’avoir rien oublié, ne déplorait qu’une chose.C’était que la cousine Drouet ne fût pas en état devenir s’asseoirdans le bon fauteuil qu’on lui eût réservé devant la plaque deluminite, à l’heure de la double tragédie. Il avait, àforce d’arguments et d’obstination, décidé sa mère à faire unedémarche auprès de la vieille dame, estimant que, en dépit de touteprévention plus ou moins gratuite, la place del’arrière-petite-fille de César, seule et dernière représentante dela branche cadette, était, en une telle occasion, au milieu desautres membres de la famille. Au demeurant, s’il n’avait jamais cruque la cousine Drouet se fût « mal conduite avecMélanie », il s’était dit que l’héritière de l’ancêtredétenait peut-être bien des documents de valeur et que, parconséquent, lui marquer de la déférence c’était joindre le juste àl’utile et faire une action aussi judicieuse que recommandable.Mme Christiani lui avait cédé, au bout d’un certaintemps, vaincue finalement par l’esprit de race et de famille,qu’elle mettait si haut dans l’échelle des bons sentiments, et sedisant par ailleurs que, puisqu’elle serait bientôt dansl’obligation d’inviter la cousine au mariage de Colomba, autantvalait la revoir tout de suite. Aussi, accompagnée de sa fille,Mme Christiani s’était-elle rendue rue de Rivoli oùMme Drouet leur avait fait le plus charmantaccueil. Malheureusement, l’âge l’ayant à moitié percluse, elleavait exprimé, avec une politesse toute d’Ancien Régime, sesregrets de ne pouvoir aller rue de Tournon le 15 novembre. Elleespérait seulement que ses douleurs lui donneraient congéd’assister, pour la messe du moins, aux noces de cette chèreenfant.

En attendant ces noces encore problématiques,Charles devait se passer de la cousine Drouet. Disons qu’elleétait, d’ailleurs, bien loin de sa pensée, lorsqu’il se leva, àtrois heures du matin, le jour qui était le grandjour.

Bertrand Valois avait veillé jusque-là.

– Rien de nouveau, dit-il en voyantCharles entrer dans l’atelier.

Il faisait nuit noire. Une petite pluie fineagaçait la grande baie vitrée.

Mais, dans la plaque, les persiennes closes ducabinet de César laminaient une lueur d’aurore assez claire déjàpour permettre de distinguer le cadran de la pendule octogonale.Elle marquait quatre heures et quelques minutes.

– Ainsi, murmura Charles, pour ladernière nuit de César, rien d’anormal dans cette chambre où ilsera bientôt assassiné. Bien.

À ce moment, Colas-Dunormand et son secrétairearrivèrent, en même temps que les opérateurs de cinéma. Lesprincipaux ouvriers de la journée étaient exacts. D’autrespersonnes les suivirent presque aussitôt, parmi lesquelles Luc deCerteuil. Par les soins de Mme Christiani, les gensde la maison étaient sur pied. L’atelier s’emplissait peu à peu destrente-huit invités – nombre strictement limité – que Charles avaitconviés pour cette heure matinale. Il s’excusa auprès d’euxd’écourter les salutations. Des chaises légères avaient étédisposées en amphithéâtre. Savants, techniciens divers s’yassirent, parlant à voix basse instinctivement, se pressant autourdu célèbre chimiste qui avait analysé un échantillon deluminite, « une sorte, disait-il, une sorte desilico-aluminate de potasse ». Ils avaient apporté deslorgnettes, sur le conseil de leur hôte. Tous étaient venusantérieurement se rendre compte des propriétés de laluminite, il n’y avait donc plus aucune explication à leurdonner. Ils savaient même ce qu’étaient ces ombres de chiffresqu’on voyait dans un coin de la plaque et qui rappelaient d’unemanière indélébile le stratagème employé par César pour latravestir en ardoise à écrire.

Plus d’un s’était muni, outre sa jumelle, d’unappareil photographique.

Est-il besoin de dire que tous ces importantsspectateurs s’intéressaient surtout à l’attentat de Fieschi, etque, sans le manifester, ils mettaient au second plan la tragédieobscure du meurtre de César Christiani ?

Quelqu’un demanda qu’on éteignît le lustre del’atelier, pour mieux voir encore, dans le cabinet du corsaire,grandir l’aube du 28 juillet 1835.

Un autre proposa que Colas-Dunormand, ouCharles Christiani, commentât brièvement les premières lueurs de cejour qui devait inscrire sa date dans l’Histoire.

Charles se récusa, voulant se confiner dans lerôle d’observateur. Mais Colas-Dunormand s’exécuta de bonne grâceet commença par regretter que les persiennes du cabinet de Césarfussent fermées.

– Car, disait-il, si elles étaientouvertes, nous pourrions sans doute apercevoir quelque chose deFieschi. Il s’est levé au point du jour après une très mauvaisenuit. Il va sortir, à cinq heures, assez désemparé, hésitant. Ilira chez un de ses compatriotes, le nommé Sorba…

Il cessa de parler tout à coup et l’assistancelaissa monter une brève rumeur faite de petites exclamations :César entrait dans son cabinet par la porte du salon.

Il traversa la pièce, alla jusqu’à la fenêtreet l’ouvrit ainsi que les persiennes.

On vit le vieil homme, vêtu d’une robe dechambre et chaussé de pantoufles, s’accouder à la barre d’appui,pour regarder le boulevard.

C’était le début d’une splendide matinée. Auxfenêtres des maisons d’en face, une multitude de drapeauxtricolores recevaient, venant de la droite, une lumière déjà vive.On remarqua que leur bleu et rouge étaient plus clairs que de nostemps.

Les quatre rangées d’ormes avaient de beauxfeuillages épais que l’éveil des moineaux faisait tressaillir parendroits. À travers les ramures et les troncs s’apercevaient lesboutiques, les estaminets pavoisés d’étoffes aux couleursnationales. Des banderoles multicolores pendaient auxlanternes.

La chaussée pavée s’allongeait entre les deuxbordures verdoyantes, séparée des contre-allées par de grossesbornes de pierre plantées de distance en distance.

Des volets s’ouvraient un peu partout. LesParisiens étaient matineux, ce jour-là. De nouveaux drapeauxs’ajoutaient aux autres, égayant les fenêtres dont on avait fermé,pour la nuit, les contrevents.

– Dois-je vous rappeler, ditColas-Dunormand, que les Trois Glorieuses, les trois journées dejuillet 1830, étaient les 27, 28 et 29 ? Aussi lescommémorait-on chacune à leur date. Les fêtes de l’année 1835devaient confirmer cette habitude. Nous sommes au 28 juillet ;hier, 27, ce fut la fête des morts ; plusieurs cérémoniesfunèbres ont été célébrées en l’honneur non seulement descombattants tués en 1830, mais des victimes des émeutes de 1832 et1834 ; c’est pourquoi vous voyez déjà tant de drapeaux ;ils étaient là dès hier.

« Aujourd’hui, ce n’est plus le jour desRequiem. C’est celui des Te Deum et dessolennités militaires. Grande revue des gardes nationales de larégion parisienne et des troupes de la garnison.

« Demain doit être le jour desréjouissances populaires, des salves de joie, des joutes sur lascène : représentations gratuites, mâts de cocagne, bals,illuminations, feux d’artifice, embrasement des monuments publics.Mais rien de tout cela n’aura lieu. À la suite, de l’attentatauquel vous assisterez tout à l’heure, les fêtes cesserontbrusquement.

César quitta la fenêtre et passa dans cetextraordinaire « salon » qui était une volière et uneménagerie de singes. Un jeu de lumière permit de croire qu’il enouvrait la croisée. Et un temps s’écoula pendant lequel, auxreflets de la glace et au mouvement des ombres, on put déduirequ’il s’occupait de soigner ses bêtes. C’était d’ailleurs sonhabitude ; l’observation des jours précédents l’avaitétabli.

Pendant ce temps, Colas-Dunormand guettait laporte d’entrée du numéro 50, surmontée d’un écriteau portant le nomPaul. Il espérait en voir sortir Fieschi chargé de cette mallequ’on devait retrouver et qui le perdrait, lui et ses complices,irrémissiblement. Mais le fait ne devait se produire que plustard.

L’animation du boulevard du Temple s’accrutprogressivement. Aux charrettes des maraîchers succédèrent desvoitures citadines, des tilburys et d’immenses fiacres munis demarchepieds à plusieurs étages. Petit à petit, augmentait le nombredes passants endimanchés, quelques-uns déjà arborant à laboutonnière l’œillet rouge, signe de ralliement pour les membresdes sociétés secrètes. À sept heures, deux tambours de la gardenationale passèrent en battant le rappel sur leurs caisses. Unebande de gamins les suivait et les flanquait, marchant au pas. Duhaut des fenêtres, plusieurs bourgeois, en train de passer leuruniforme, firent des signes aux deux tambours dont on vits’éloigner le dos bleu barré du large baudrier blanc et sebalançant en cadence.

Puis les passants, de plus en plus nombreux,se mêlèrent de gardes nationaux en grande tenue, qui, les armes àla main, se rendaient au point de ralliement de leur légion.

Henriette Delille avait apporté à César, surun plateau, une petite soupière, une assiette et une cuiller.L’ancien corsaire avait pris son déjeuner du matin sur le guéridonde marbre, puis s’était éclipsé, laissant sa pupille, aidée d’unefemme de ménage, balayer et nettoyer le cabinet de travail.

À neuf heures, les troupes, soulevant uneassez forte poussière, commencèrent à passer, gagnant lesemplacements qu’on leur avait assignés pour la parade. Et dès lors,on vit les balcons se garnir de spectateurs, les fenêtres sepeupler et même les toitures se transformer en tribunes à l’usagedes audacieux qui se rassemblaient autour des cheminées.

Fieschi sortit alors, avec sa malle, en quêted’un commissionnaire. Ce ne fut pas sans émotion queColas-Dunormand le désigna à la curiosité de l’assemblée. On nel’aperçut qu’un instant, alors qu’il aidait le commissionnaireMeunier à charger le colis sur son crochet.

L’histoire résuma rapidement l’odyssée decette malle que la police finit par retrouver chez Nina Lassavelaquelle fut ainsi compromise à l’heure où elle avait résolu de sesuicider.

Ensuite, la physionomie du boulevard ne futpas modifiée pendant un assez long temps. La 5ème légionde la garde nationale se tint d’abord le long de la chaussée, sousles arbres, sur deux rangs, le dos tourné à la contre-allée.Bientôt, sur un commandement qu’on vit prononcer par lelieutenant-colonel Ladvocat, les faisceaux furent formés et leshommes, au repos, se groupèrent à l’ombre.

En face, les soldats du 14ème deligne en faisaient autant.

César Christiani reparut sur les dix heures.Il avait fait sa toilette et portait son habit brun et son pantalongris, costume avec lequel le peintre Lami devait le représenter,vingt-quatre heures plus tard, gisant sur le tapis de laSavonnerie. Sans doute venait-il de déjeuner dans la salle àmanger, car son teint était coloré, il se passait la langue sur leslèvres et il alluma sa pipe d’une certaine façon dont il seraitassez difficile de dire pourquoi elle indiquait que le fumeursortait de table. Il avait sur l’épaule le perroquet Pitt, dont ils’amusait, et fit faire quelques pirouettes au singe Cobourg.

Le vieil homme paraissait plus gai. Il sedérida tout à fait lorsque deux gentilles jeunes filles entrèrent,précédant Henriette. Elles avaient toutes trois de petites robessimples et riantes, de grands chapeaux cabriolets qui nouaient sousleur menton les rubans de leurs brides, des châles très légers,retenus au cou, des ombrelles fines dont le taffetas se découpaiten festons dentelés.

– Ah ! dit Charles, voici Henriettequi part avec ses amies pour aller voir la revue auxChamps-Élysées !

César se montra extrêmement aimable avec lescompagnes de sa pupille ; il embrassa très paternellementcette dernière qui, paraissant toute joyeuse de l’humble partie deplaisir qu’il lui accordait, accepta sans impatience lesrecommandations de César.

Le vieillard avait remisé Cobourg. Quand lecharmant trio fut parti, il jucha sur un perchoir Pitt qui sedandinait, une chaînette à la patte, puis, développant les tubesd’une lunette marine, il se divertit à regarder, dedans, la foulequi s’épaississait et les bataillons qu’on devinait échelonnés surle boulevard, de part et d’autre, à perte de vue.

Tout ce préambule d’une imposante revueparisienne devait faire un majestueux et pacifique brouhaha. Rienne trahissait, dans le peu qu’on en apercevait, cette fièvre etcette inquiétude qui, nous dit-on, régnaient sourdement parce ques’était répandue depuis quelques jours la nouvelle qu’il y auraitun attentat. Seule, pour les hôtes deMme Christiani – qui étaient là comme au théâtre ouplutôt au cinéma-, la sinistre maison barbouillée d’écarlateprenait une expression abjecte, hypocrite et traîtresse.L’embuscade s’y cachait, au troisième étage, derrière la jalousie.On éprouvait un malaise à ne pouvoir crier aux gens et auxtroupiers : « C’est là-haut que tout est préparé :vingt-quatre canons de fusil sur une charpente. Prévenez ces beauxsergents de ville qui déambulent dans leur frac bleu et leurpantalon blanc, l’épée au côté, le bicorne sur l’œil. Dites-leurqu’ils montent… »

Une fumée grise s’échappa très abondammentd’un tuyau de cheminée, sur le toit de la maison rouge.

– Fieschi vient d’allumer du feu, avertitColas-Dunormand. Il est, par conséquent, rentré.

– Et il ne tardera pas à ressortir,ajouta Charles.

– Quel feu ? demanda-t-on. Du feu,par ce soleil caniculaire ?

– C’est, dit Charles, pour avoir sous lamain un brandon, qui enflammera la traînée de poudre verséed’avance en travers des canons de fusil, sur ces trous dont ilsétaient percés au « tonnerre » et qu’on nomme« lumières ».

De toute évidence et comme toujours, le vieuxCésar ne s’intéressait nullement à la maison de Fieschi. L’idée luiétait venue d’ajuster sa longue-vue sur un trépied ad hoc,et il s’appliquait paisiblement à serrer sur l’instrument d’optiqueles boucleteaux de cuir de la gouttière en bois.

– Voilà un homme qui ne s’attend guère àêtre assassiné, remarqua Colas-Dunormand.

Ses paroles tombèrent dans le silence trèsrelatif que le ronronnement des caméras laissait régner, car l’uned’elles, au moins, fonctionnait sans cesse et, la plupart du temps,selon les ordres de Charles, les cinq appareils enregistraientchacun sous un angle différent, la resplendissante et terriblematinée.

À mesure qu’elle s’avançait et qu’on voyaittourner les aiguilles de l’horloge à huit pans sous le guidon depourpre du corsaire, une oppression étreignait les poitrines.Colomba, fatiguée d’ailleurs d’être sur pied depuis trois heures dumatin, était pâle comme une cire. Bertrand et Luc souriaient tropconstamment pour que cela fût naturel. Mais il n’était personne quine se sentît troublé par l’attente fatale du drame inévitable.

À onze heures trois quarts (heure de laluminite), les troupes reprirent les armes ets’alignèrent. L’instant fatidique approchait.

Colomba, incapable de résister à la faiblessedont elle éprouvait l’envahissement, dut se retirer. Sa mèrel’accompagna mais fut de retour au bout de quelques minutes, augrand regret de Bertrand qui, malgré tout, eût préféré l’absence del’implacable Corse.

Dans la plaque, César, une pipe à la bouche,s’était écarté de la fenêtre et en considérait benoîtement lespectacle.

Des gavroches montaient dans les arbres. Lafoule s’intensifia, se fit masse.

– Je cherche, dit Colas-Dunormand, jecherche à découvrir Fieschi sous la halle du Café des millecolonnes. Il a rencontré, rue des Fossés-du-Temple, Morey, qui luia reproché de n’être pas encore à son poste. Aux mille colonnes, ence moment, il doit, par hasard, se trouver en face de Boireau quiaccompagne Martinault, chef de section de la société des Droits del’homme… Il ne quittera le café, pour remonter chez lui, quatre àquatre, qu’au moment où les tambours battront dans le lointain.Alors il avalera vivement un verre d’eau-de-vie… Ah ! voici lemouvement de troupes dont parle Maxime Du Camp dans son livre.

Les troupes, en effet, appuyaient vers ladroite du tableau. D’autres prenaient leur place.

– Maintenant, compléta Colas-Dunormand,c’est le 2ème bataillon de la 8ème légion quiest devant nous… Colonel Rieussec, qui va être tué.Regardez-le.

Il était midi moins dix.

La batterie de tambours d’un régiment de ligneprit position de l’autre côté de la voie, en face de la fenêtre.Les tapins tenaient leurs baguettes, dégainées de leurs logements.En avant, le tambour-major s’appuyait sur sa canne ornée de tressestricolores.

Le colonel Rieussec fit ranger son cheval, del’éperon, et mit pied à terre. À travers les feuillagess’allongeaient les deux haies de shakos à pompon rouge, despantalons blancs, des buffleteries blanches croisées, des boutonsde métal blanc, piqués sur le bleu sombre des longuestuniques ; les traits de lumière des baïonnettes hachaientl’ombre.

Soudain, les troupiers étant au repos, il sefit, dans l’ensemble de la foule, un vaste frissonnementd’orientation vers la gauche. Les têtes se tournaient, les bustesse penchaient. Les soldats et les gardes nationaux eux-mêmestendaient le cou, lorsque les officiers rectifièrent l’alignement.Le colonel Rieussec, étant remonté à cheval vivement, leva sonépée. Ses hommes s’immobilisèrent. En face, les lignards, d’unesecousse, furent au garde-à-vous.

César se pencha et regarda vers la gauche,comme tout le monde.

Dans l’atelier, la voix de Bertrand s’élevasur le ronflement des cinq caméras :

– Il doit y avoir un formidable roulementde tambours. Regardez, dans vos lorgnettes, ce verre de cristalposé sur le dessus du bureau : il vibre.

Charles, à ce moment, se plaça bien à gauchede la plaque, pour voir en plein les deux portes du cabinet,puisque l’une d’elles allait livrer passage, certainement,à l’assassin de César.

– Le verre vibre de plus en plus, ditBertrand.

Dans la plaque, au-dessus et autour dessoldats statufiés, la multitude, tournée vers l’approche du roi,s’animait. Des bras, des chapeaux, des mouchoirs, des écharpess’agitaient déjà, par anticipation, comme des appels. Leurmouvement s’accélérait, se multipliait ; ces vivats gesticulésgagnaient toute la masse, courant au long des étages et escaladantles toitures.

L’horloge de César marquait midi.

Celui qui allait mourir dans quelques secondesregardait par la fenêtre avec intérêt, l’âme évidemment sereine etla conscience tranquille.

Tout à coup, le tambour-major leva sa canneenguirlandée et, derrière lui, ses hommes se mirent à battre auxchamps.

– Attention ! dit Charles d’un tonnet. Voici les municipaux de l’escorte.

Un peloton de cavalerie – casques de cuivre etplumets rouges – s’avançait au pas, sabre au clair. Deux rangs decavaliers. Tous regardaient vers leur droite, inspectant lesmaisons et les spectateurs du côté des troupes que Louis-Philippeallait passer en revue. Et ils négligeaient complètement l’autrecôté, où Fieschi, à l’abri de sa jalousie, était posté, le brandonà la main.

Les gardes municipaux passèrent trèslentement. Le sous-officier serre-file jetait fréquemment desregards en arrière, pour régler l’allure du peloton sur la marchedu roi, encore invisible aux yeux de Charles et de ses invités.

Aussitôt après cette avant-garde vinrentquelques hommes armés de triques qui marchaient ici et là et qu’onreconnaissait aisément pour des agents de police en bourgeois. Euxaussi, sans vergogne, promenaient des regards inquisiteurs sur lesarbres, les gens et les façades qui se trouvaient à leurdroite.

Les acclamations atteignaient – visiblement –leur paroxysme. Les tambours battaient la caisse avec un ensemblevigoureux, leurs pieds guêtrés de blanc marquant le pas.

– Le maréchal comte de Lobeau, commandanten chef les gardes nationales ! annonça Colas-Dunormand quifrémissait de tout son être.

– Attention ! Attention !grommela Charles en serrant les dents.

Le maréchal chevauchait isolément. Il portaitouvert son uniforme chamarré, la main droite passée dans un gilet,sous le grand cordon de la Légion d’honneur. C’est bien vrai qu’ilavait un air de bouledogue. Il fronçait les sourcils et, tout enexaminant les maisons, ne cachait nullement son inquiétude.

– Voyez comme il est anxieux !observa Colas-Dunormand. Et pourtant, il l’est moins qu’il nel’était tout à l’heure, car maintenant ils ont dépassé l’Ambigu oùchacun croyait que l’attentat se produirait, et ils commencent àrespirer. Trompeuse sécurité !

Alors, comme il achevait, tous ceux à qui cesmots venaient de s’adresser se levèrent de leurs chaises, mus parun sentiment bien singulier, et plusieurs, sous l’empire d’émotionscomplexes, s’écrièrent :

– Le roi !

Rien, en effet, ne leur semblait plusprodigieux que de voir, de leurs propres yeux, un roi de France, ledernier, en un pareil jour d’apparat et de sang.

César, à sa fenêtre, faisait, de ses deux braslevés, des signes acclamatoires.

Louis-Philippe salua d’un geste large etassura sur sa tête son grand bicorne à plumes blanches et à cocardetricolore, posé en travers. Il était en général de la gardenationale, avec l’habit bleu tout brodé d’argent, le grand cordonde la Légion d’honneur, les épaulettes d’argent et le pantalonblanc qui ressortait sur le velours cramoisi de la selle. Le roimontait le Régent, magnifique cheval gris pommelé, qui allait d’unpas relevé, caracolant ; la bride était d’or, avec descocardes au frontail ; les fontes et le tapis de sellemélangeaient les dorures et la pourpre.

À une longueur, cavalcadaient, sur la gauchedu monarque et en tenue de général de brigade, le duc d’Orléans etle duc de Nemours. À droite : le prince de Joinville, enuniforme de capitaine de vaisseau. C’était sa première sortiepublique.

Le colonel Rieussec, saluant de l’épée, étaitvenu se placer à la droite du roi. Les gardes nationauxbrandissaient leurs fusils, acclamaient leur souverain. Un officier– le comte de Laborde – longeait leurs rangs pour recueillir lespétitions. Des policiers en civil cheminaient à la hauteur deLouis-Philippe.

Derrière le roi et les princes, l’imposantechevauchée du cortège commençait d’apparaître : les maréchauxet les généraux tout plastronnés de broderies d’or, deux ministresen habit non moins brillants, dont l’un étaitM. de Broglie et l’autre, tout petit, hissé sur ungigantesque cheval, écrasé sous le poids de son chapeau àplumes : M. Thiers, avec ses lunettes et son nezcrochu.

– Ah ! s’écria Charles malgrélui.

César, à sa fenêtre, s’était brusquementretourné vers l’intérieur de la pièce, les traits contractés dansune expression de vive surprise et d’insécurité. Il fit trois pasdans la direction des portes. Celle de l’antichambre s’ouvrit avecviolence. César s’arrêta devant cette porte, tournant le dos. Unhomme de haute taille, au teint coloré, portant favoris, sedressait au seuil de la pièce, le chapeau haut de forme sur latête, la redingote strictement boutonnée jusqu’au menton, le rubande Juillet noué à son parement. Ses regards se portèrent rapidementvers la fenêtre. Il soufflait, comme s’il avait grimpé l’escalieren hâte. On vit qu’il prononçait quelques mots brefs, du haut deson redressement. Sa face était dure, ses yeux brillaient.

César, dont on ne découvrait que le dos, fitun geste vague qui pouvait signifier bien des chosesvéhémentes : la révolte, une protestation, la surprise. Sesbras levés furent tout ce qu’on perçut de sa réaction, et s’ilrépliqua quelque chose à l’interpellation de l’autre, personne neput le savoir.

L’homme, avec la promptitude de la foudre,avait tendu le bras. Un pistolet courtaud allongeait son poingcomme un index monstrueux.

Un éclair jaillit. César tomba lourdement, encroix, la face au ciel, sans une convulsion. Mais son meurtriers’élança impétueusement vers la fenêtre. Car…

Car, à l’instant même où fulgurait le coup depistolet, une autre lueur instantanée avait jailli de dessous lajalousie, au troisième étage de la maison rouge. Une épaisse fuméemontait devant la fenêtre maudite, et le brillant état-major, prisen écharpe par la décharge de la machine infernale, était creusé,obliquement, d’une tranchée où des chevaux abattus et des officiersjetés à terre gisaient, morts, ou se débattaient, blessés, dans desmares de sang. En avant, le roi, enfonçant son bicorne, talonnaitson cheval gris qui bronchait, une tache au garrot… Louis-Philippepassait sur son front sa main gantée de blanc, comme s’il eût étésurpris de ne pas la retirer souillée d’un peu de sang. Les princesfrappaient le Régent du plat de leurs sabres, pour le faireavancer. La monture du prince de Joinville reculait cependant,ployant les jarrets, le grasset ouvert par un projectile. Lesmaréchaux et les généraux faisaient, par terre, un tas de doruresensanglantées. Le maréchal Mortier était mort, le colonel Rieussecétait mort ; le général Heymès, le nez emporté, se relevaitavec son masque épouvantable. Un cheval emballé prenait sa coursevers le Château-d’Eau, monté par un cadavre qui brimbalait.

Et la tranchée de mort se continuait parmi lesgardes nationaux et la foule, sous les ormes où le carnage étaitbalayé par un ouragan humain, la poussée du peuple affolé quifuyait.

L’assassin de César, enjambant le cadavre desa victime, considéra tout cela, une seconde, les poings crispéssur la barre d’appui. Et aussitôt – sa face, devenue terreuse,exprimant une indicible stupeur-, il contempla d’un air hébété lalongue-vue sur son rapport, la tapota machinalement, puis, prenanttout à coup sa résolution, se précipita dehors en refermant laporte derrière lui, avec précaution.

La fumée du coup de pistolet se dissipaitlentement, entraînée vers la fenêtre où elle s’évanouissait.

– Ortofieri, n’est-ce pas ? demandaCharles à ses voisins.

– C’est certain, dit Luc avecfermeté.

– Je ne trouve pas que cela saute auxyeux, fit Bertrand. Tous ces citoyens de 1835 ont entre eux un aird’époque qui les assimile curieusement. C’est peut-êtreFabius Ortofieri. Je n’en jurerais pas.

– En tout cas, te voilà rassuré, ditCharles en lui serrant la main. Ce n’est pas l’homme à lacanne.

– Ah ! cela, sûrement ! C’esttrès chic de ta part d’y avoir pensé.

Ces propos furent échangés à voix basse etrapidement. La scène historique s’achevait dans un désordre atrocequi s’opposait au calme solennel de ce cabinet de travail où Césardormait son dernier somme, les yeux fixes et les bras étendus, àpeu près tel que le représentait l’aquarelle de Lami.

Le roi avait réussi à porter son cheval enavant. Il adressait aux gardes nationaux, en agitant son chapeau,des signes de présence et d’amitié, accompagnés d’apostrophes qu’ondevinait chaleureuses. Le tumulte atteignait à son comble. Pendantque Louis-Philippe, entraînant le reste de son escorte, repartaiten avant, suivi encore de plus de cent officiers empanachés ayantaprès eux des grooms et des piqueurs, la foule, refluant sur leslieux de l’attentat, autour du massacre, piétinait une quantitéd’objets, vestiges de la panique : ombrelles, couvre-chefs,châles, fusils, shakos et bonnets d’ourson. Des civils et desmilitaires relevaient les tués et les blessés qu’on emportait surdes brancards improvisés. On tirait de côté les chevaux morts.L’horrible corvée s’accomplissait dans la consternation. Des femmesblêmes, en cheveux, passaient à petits pas, soutenues par despersonnes compatissantes.

Cependant, une ruée s’était produite dès ledébut, vers la maison du crime ; des policiers et des sergentsde ville, la trique et l’épée hautes, avaient couru à leur devoir.Une agglomération s’attroupa tout à coup devant la porte del’Estaminet rustique, la maison voisine de celle de Fieschi.C’était là, dans la cour du fond, que l’assassin venait d’êtrearrêté.

Demeuré sur place, le petit M. Thiers,cerclé d’une large ceinture blanche, gesticulait, donnait desordres, interpellait les officiers, les soldats et les gens depolice. Il sautait, trépignait, allait de droite et de gauche, sonpantalon de casimir blanc éclaboussé du sang du maréchal Mortier.Et un monsieur livide, que Colas-Dunormand affirma être le préfetde police Gisquet, lui parlait de temps en temps, la mineatterrée.

– Je sais ce qu’il dit, c’est del’Histoire ! fit Colas-Dunormand. Il répète : « Maison m’avait dit : À la hauteur del’Ambigu ! »

– Oui, approuva Charles. Toujours cetteconfusion !

L’attention se détendait légèrement parmi lesassistants. Le drame était joué. L’instant d’horreur étaitpassé.

Il n’avait pas donné le résultat que Charlesescomptait en toute certitude. On avait vu en face le meurtrier deCésar et il était impossible de soutenir qu’il fût FabiusOrtofieri. Cet homme pouvait être celui dont les portraits setrouvaient là ; mais il n’y avait pas certitude, parce que lesportraits n’étaient pas suffisamment pareils et que l’homme neressemblait pas assez à l’un ou à l’autre.

Charles, totalement déçu, se raccrocha àl’espoir que la confrontation des images cinématographiques avecles portraits de Fabius produirait un résultat meilleur. On setrouverait, pour y procéder, dans des conditions infinimentpréférables. On opérerait posément, tranquillement, au lieu d’êtretroublé par l’émotion du meurtre… N’importe ! La déconvenueétait forte et Charles se sentait navré de ne pouvoir transmettrequ’une telle indécision à Geneviève Le Tourneur.

Il le fit cependant, s’excusant de luitéléphoner très vite, à cause de la journée du 28 juillet 1835 quicontinuait à s’écouler et dont il lui fallait suivre les phases,non seulement par devoir d’historien, mais aussi parce qu’il sepouvait que le meurtrier de César revînt sur le théâtre de sonforfait.

Devinant que Rita, auprès de Geneviève,écoutait ses paroles, il afficha sur la suite probable desopérations un optimisme qu’il n’éprouvait guère.

– Mais, demanda Geneviève, qui doncserait-ce si ce n’était pas Fabius, puisque maintenant voici horsde cause l’homme à la canne ?

Parbleu ! C’est bien cette pensée-là quiglaçait le cœur de Charles. Douter que ce fût Fabius n’était pasraisonnable.

– Nous verrons, répondit-il pourtant. Laluminite n’a peut-être pas dit son dernier mot.

– Oh ! fit Geneviève. Nous sommesconsternées.

– Non ! s’écria-t-il. Je vous ensupplie. Tant qu’il restera une petite chance, il faut nous ycramponner !… Au revoir !

– Oui, dit faiblement une autre voix,grave et prenante, qui le fit tressaillir. Au revoir !

– Rita ! Rita !murmura-t-il.

Mais il entendit seulement qu’on raccrochaitavec douceur l’appareil téléphonique.

Quand il rentra dans l’atelier, les choses ysuivaient leur cours. C’était toujours l’attention du publicpassionnément appliqué à ne rien perdre du spectacle rétrospectif.C’était toujours, sur le chevalet, l’éclatant tableau du Paris de1835, avec, aux fenêtres, un autre public, qui avait perdu, à cetteheure, son joyeux papillotement, avec, en bas, une foulemétamorphosée, frappée de lenteur et de gravité, le lugubredéblaiement de la chaussée couverte de débris et de sang, l’arrivéede voitures où montaient péniblement des officiers couverts dedorures et de pansements.

Le corps de César habitait la solitude ducabinet. Des mouches envahissaient la pièce.

Un quart d’heure plus tard, Louis-Philippe etson escorte, revenant de la place de la Bastille, repassèrent ensens inverse, appuyant cette fois sur les troupes de droite. Il yeut alors un prompt reflux dans la direction de la voie et letableau donna le mouvement muet d’acclamations passionnémentchaleureuses.

La pendule octogonale marquait une heurelorsque les régiments prirent leur formation pour défiler.

Au même moment, une voiture fermée amenaitFieschi, qu’on voulait interroger dans la chambre même de lamachine infernale. Une bousculade de curieux, se précipitant dansles deux sens, assaillit sa rentrée dans la maison du crime.C’était une loque, un homme à moitié mort, qu’on portait. Etbientôt, à travers les lames de la jalousie relevée de guingois, onentr’aperçut des formes qui se mouvaient.

Colomba, revenue, remontée par un cordial,causait tout bas avec Charles et Bertrand. Luc de Certeuil etColas-Dunormand échangeaient quelques propos.Mme Christiani veillait à l’approvisionnement d’unegrande table qu’elle avait fait dresser dans le bout de l’atelieret qui constituait un buffet fourni de comestibles simples maissucculents, auxquels chacun se sentait disposé à faire honneur. Caril était midi aux pendules du présent et la matinée avait été aussilongue qu’impressionnante.

Les troupes, pendant ce temps, défilaient,section par section, de la droite vers la gauche, de la Bastillevers la place Vendôme. Les gardes nationaux et les fantassins de laligne, les voltigeurs et les sapeurs rangeaient la contre-alléeopposée, en dépit de quoi, au niveau du champ de massacre, lagauche de leurs rangs se repliait pour éviter de marcher dansl’horreur du sang. Tous, en passant avec la lenteur alorsréglementaire, regardaient de-ci de-là et rompaient l’alignement,intrigués, effarés, tendant à ralentir encore pour mieux voir.

Les derniers disparurent. Les façadess’étaient dépeuplées, cessant d’être des tribunes.

Dans le cabinet de César, les mouchestourbillonnaient au-dessus du corps. Et les aiguilles de la pendulecontinuaient à marquer les heures de la journée.

Charles espérait une entrée inattendue dans lapièce mortuaire, mais la porte de l’antichambre ne se rouvrit quesur le tard, lorsque se produisit, au moment prévu, le retourd’Henriette Delille.

Elle entra en coup de vent, la figure crispéed’émotion, pour avoir vu sur le boulevard le funèbre spectacle quis’y étalait, peut-être même des civières sortant du Jardin turc, oùl’on avait installé une sorte d’ambulance.

Tout de suite, ses yeux se portèrent sur lecadavre, s’horrifièrent, et, chancelante, une main au front,l’autre griffant sa bouche qui semblait laisser échapper un cri –un long cri d’abomination-, elle s’approcha un peu du corps et, àdistance, se pencha, craintive et révulsée.

Mais n’en pouvant supporter davantage, elle sedétourna et sortit en tumulte pour appeler au secours, ainsiqu’elle devait bien le dire dans sa déposition auprès ducommissaire de police Dyonnet.

– Elle va crier à l’aide dans l’escalier,rappela Charles. Et c’est alors que le sieur Tripe l’entendra.

Moins d’une minute après, en effet, HenrietteDelille reparaissait, s’arrêtant, appuyée au chambranle de la porteet faisant signe à quelqu’un d’entrer, tragiquement.

Le sieur Tripe – puisque c’était lui – avançalentement.

– Mon Dieu ! s’écria Colomba.

À quoi Bertrand fit l’écho d’une manière plussourde, mais aussi plus blasphématoire.

– Ça c’est drôle, dit Charles.

Ce qui était drôle, c’était que le dénomméTripe ne fût en aucune façon un inconnu, quelque passant banal, quel’on s’était imaginé, instinctivement, ventru et gonflant lesbonnes joues roses d’un quelconque charcutier.

Point du tout.

Mons Tripe, mince jeune homme sanglé dans sonhabit noirâtre, la canne sous le bras et le nez au vent, n’étaitautre que l’amoureux d’Henriette et – à coup sûr – le grand-père deBertrand Valois : – l’homme à la canne !

– Voilà bien les femmes ! ditBertrand. La coquine avait certifié à César qu’elle passerait lajournée avec ses deux amies, et…

– Et, reprit Charles, voilà pourquoi ellen’est pas revenue plus tôt. Henriette devait être, avec son galant,dans une guinguette fleurie de Meudon ou d’ailleurs, et non auCarré Marigny des Champs Élysées. Ainsi n’a-t-elle apprisl’attentat qu’en rentrant à Paris. Tripe – puisque tel est son nom– l’a reconduite jusqu’à la porte du numéro 53, que dis-je !jusqu’au palier du premier étage ! Et si elle est ressortie siprécipitamment, c’est qu’elle savait bien qu’il n’était pas loin etqu’elle le rattraperait aisément.

– C’est clair comme de l’eau de roche,dit Bertrand. Seulement, elle n’a pas cru devoir confier tout celaau commissaire. Elle a préféré lui laisser croire qu’elle neconnaissait pas ce monsieur… hum ! ce monsieur…

– Tripe, acheva Charlesmalicieusement.

Bertrand, désappointé, vexé, regardait Colombad’un œil calamiteux. Charles reprit :

– Le baron Tripe, peut-être !

– Ah ! n’insiste pas ! Je t’enprie ! gémit Bertrand.

– Que tu es méchant ! ditColomba.

– Bah ! décida son fiancé en prenantson parti. Que mon aïeul se nomme Tripe ou autrement, c’était quandmême un brave cœur. Voyez-le.

Le nouveau venu, ayant déposé sur le guéridonde marbre blanc sa canne et son chapeau, s’était agenouillé auprèsdu mort. Un rapide examen lui suffit pour s’assurer del’irréparable malheur. Il se releva, pâle, laissant retomber sesmaigres mains sur ses maigres jambes et, enveloppant la jeune filled’un triste regard tout fondant de tendresse et de fidélité, unvrai regard de bon chien.

Henriette se jeta contre lui en sanglotant. Iltouchait de ses lèvres le front de la jeune fille. Et ilsdemeurèrent ainsi de longues minutes douces et profondes.

 

Henriette et Tripe, l’homme à la canne,revinrent peu après, en compagnie de M. Dyonnet, lecommissaire, M. Joly, chef de la police municipale, et unsergent de ville.

Tripe jouait convenablement son rôled’inconnu, de passant, de témoin désintéressé.

Les magistrats se livrèrent aux constatationshabituelles en 1835, usant de méthodes primitives et expéditives.On sait quel en fut le résultat.

Avant la nuit, beaucoup de messieurs pénétrésde leur valeur, beaucoup d’auxiliaires également avaient passé dansle cabinet de feu César Christiani, dont la dépouille mortelle futenlevée aux fins d’autopsie.

– C’est effrayant ce qu’ils seressemblent ! Ils ont tous l’air d’être parents ! ditBertrand Valois.

– Tu exagères, repartit Charles. Mais jereconnais pourtant qu’à nos yeux tous ces gens vêtus d’une manièresurannée, portant presque tous les mêmes favoris, accusant uneexpression correspondant aux goûts, aux sentiments de leur siècle,à la mode psychologique de leur temps, me semblentbeaucoup moins dissemblables que mes contemporains. C’est fortbizarre et, dans le cas qui nous occupe, c’est bien regrettable.Ah ! pourquoi la photographie n’a-t-elle pas été inventéequelques années plus tôt ! Si nous possédions desphotographies – une seule ! – de Fabius Ortofieri, je suisbien certain qu’en la comparant aux images du film qu’on vadévelopper, nous saurions tout de suite à quoi nous en tenir surl’identité de l’assassin ! Nous saurions s’il est Fabius, ounon. Mais, avec ces portraits à la main, arriverons-nous à unrésultat décisif ?…

Les portraits étaient alignés devantlui : la peinture à l’huile, le pastel, les deuxminiatures.

La nuit était venue dans l’atelier de la ruede Tournon.

Puis le soir s’assombrit dans le cabinet duboulevard du Temple, désormais privé de l’homme sympathique et sioriginal qui avait vécu là ses dernières années. Henriette y reçut,avec tout l’effacement et la déférence que lui imposait sacondition, les parents de César ;Mme Leboulard pleura beaucoup. Le jeune NapoléonChristiani regarda longuement, d’un air sombre, la grande tache desang qui noircissait maintenant le tapis de la Savonnerie.

Aux suprêmes clartés de ce jour sinistrementfameux, l’animation persistait au pied de la maison Fieschi. Dessoldats en gardaient les abords. Le Café des mille colonnes étaittransformé en corps de garde. Et là-haut, derrière la célèbrejalousie relevée de travers, une vive lumière, qui ne devaits’éteindre qu’à l’aurore, éclairait la scène des interrogatoires.On avait procédé à beaucoup d’arrestations et il était facile dedistinguer, à la lorgnette, la face blême des pauvres diablesterrorisés qui défendaient leur innocence.

Le lendemain matin, une nouvelle descente dejustice eut lieu sur le théâtre de l’assassinat de CésarChristiani, en présence de la famille Leboulard, de Napoléon etd’Henriette, vêtus de deuil. La pupille de l’ancien corsaire futinterrogée minutieusement, mais avec bienveillance. Le guéridon demarbre servait de table au magistrat instructeur et à son greffier.Le bureau à cylindre, vidé de tous ses papiers, reçut les scellés.Des policiers examinèrent la chambre du haut en bas. Ils allaientrouler le tapis sanglant pour l’emporter comme pièce à conviction,lorsqu’un homme se présenta, jeune encore, d’allure artiste,portant sous son bras un léger attirail de peintre. On reconnutsans peine Eugène Lami et l’on comprit qu’il demandaitl’autorisation de lever un croquis du cabinet tel qu’il setrouvait. Il l’obtint de bonne grâce et, pendant que les acteurs decette scène judiciaire continuaient leur besogne en explorant lesalon des singes, Eugène Lami s’installa dans le coin, entre lesdeux portes, plaça devant lui un mince chevalet pliant, et ses yeuxbleus prirent possession de l’« intérieur » dont ilallait fixer l’aspect pour la postérité.

Chapitre 15DE SINGULIERS AUXILIAIRES

À présent, l’atelier de la rue de Tournonavait subi quelques modifications. Un rideau noir, glissant sur unelongue tringle, pouvait masquer la baie et plonger la vaste salledans l’obscurité. Contre une muraille, un écran blanc se dressaiten face d’un appareil de projection cinématographique.

On avait tiré les positifs des films tournéspendant la grande séance. On avait agrandi plusieurs images dumeurtrier. Et Charles ne se lassait ni de faire passer à l’écran lareproduction de l’événement rapide et violent, ni de comparer entreeux les portraits de Fabius et les photographies de celui qui avaittué son quadrisaïeul.

C’était à désespérer. Les ressemblancesn’étaient pas si accentuées que l’on pût assurer :« Fabius est l’assassin. » Les dissemblances n’éclataientpas au point de prouver le contraire. Si les juges de 1835 avaienteu les films en leur possession, ils en auraient tiré un excellentparti, eux qui avaient la faculté d’appeler en leur présence FabiusOrtofieri en chair et en os, mais aujourd’hui, l’accusé n’étantplus représenté que par des effigies imparfaites et diverses, onn’arrivait à conclure ni dans un sens ni dans l’autre. Et laquestion se posait de savoir ce que le policier Cartoux aurait dit,pour peu qu’on l’eût mis en présence des photographies si précisesde l’assassin, en admettant, d’ailleurs, que l’assassin fût bienl’homme qu’il avait vu rôder sur le boulevard – cet homme qu’iln’avait fait, somme toute qu’entrevoir. Devant laprécision des photographies, Cartoux aurait-il persisté à soutenirque Fabius et ce personnage se confondaient ?

Un seul s’était fait une idée bienarrêtée : Luc de Certeuil. Il persévérait dans son opinionpremière. Selon lui – mais était-il sincère ? – l’évidenceétait incontestable. Fabius et le meurtrier ne faisaient qu’un.

On l’amena pourtant à se montrer moinsaffirmatif. Charles consulta des spécialistes de l’anthropométrie.Ils renoncèrent à se prononcer, à cause des divergencesconsidérables qui séparaient les différents portraits de Fabius. Lerapport de ces experts ébranla la religion de Luc. Ou plutôt,devant une assertion aussi qualifiée, il n’osa plussoutenir avec tant d’opiniâtreté qu’on ne pouvait hésiter àreconnaître Fabius Ortofieri dans l’individu bien campé, grand,haut en couleur, décoré de Juillet, qui, maintenant sur l’écran ducinéma, tuait et retuait vingt fois par jour l’infortuné CésarChristiani, enjambait son corps inerte, courait à la fenêtre,restait hébété durant quelques secondes à regarder l’effet de lamachine infernale, à tripoter stupidement la longue-vue ets’enfuyait à toutes jambes.

Il y avait, dans ce terrible drame si bref, unmoment qui intriguait tout particulièrement Charles et tous ceuxque passionnait l’énigme de ce film policier. C’était – on l’a déjàcompris – le moment où l’assassin, dressé en face de son adversairesans défense, lui avait adressé quelques mots, d’un air cassant,impérieux…

Qu’avait-il dit, alors ? Quelle insulte,quel rappel, quelle sentence inflexible avait-ilprononcés ?

La phrase, sans nul doute, était sortienettement de sa bouche, articulée avec force. L’absence demoustache permettait de voir admirablement remuer les lèvres. Mais,hélas ! tout ce qu’on pouvait affirmer, c’est que l’hommeavait parlé, et rien de plus. La luminite n’avait pas étécréée pour enregistrer les sons comme elle attardait les images.Muette avait été la merveilleuse rétrovision du 28 juillet, muetdemeurait le film que cinq caméras en avaient conservé.

Et pourtant, cette phrase-là était peut-êtrela clé du mystère ! Ce qu’on dit à l’homme qu’on va tuer nesaurait être banal. Ce sont des mots lourds de sens, assurément.S’ils n’expliquent pas tout, au moins sont-ils de nature à mettreun témoin sur la voie d’importantes découvertes !

Charles Christiani eut alors une idée assezheureuse et qu’un détective professionnel aurait pu lui envier. Iln’en dit rien à personne. Mais, un après-midi, comme il causaitavec Colomba en regardant la plaque de luminite qui neleur montrait plus qu’une chambre fermée, persiennes et portescloses, dépouillées de sa carpette, trop bien rangée, portant ledeuil comme savent si bien le faire les chambres des morts, ledomestique lui présenta une carte de visite.

– C’est bien, dit-il. Faites entrer.

– Je te laisse, dit Colomba.

– Reste, reste, au contraire !

– Mais qui est-ce ?

– Quelqu’un que j’ai prié de venir et quej’attendais.

– Tu as l’air joliment satisfait… C’estune surprise ?

Le domestique rentra, introduisant un jeunegarçon, puis un autre, vêtus tous deux d’un uniforme d’institution.Derrière eux, un homme simple et correct s’avançait. Il prit lesdevants, et, tandis qu’il passait auprès de ses deux compagnons,ses mains exécutèrent une série de mouvements auxquels il étaitimpossible de se méprendre. C’était là le langage dessourds-muets.

Le visiteur salua Colomba et Charles.

– Voici, monsieur, dit-il, les jeunesgens dont vous avez bien voulu solliciter le concours. Je viens deleur parler par signes, mais ils peuvent prononcer quelques mots,grâce à l’enseignement que nous donnons maintenant dans nosinstituts, et ils sont de première force pour lire les paroles surles lèvres.

Colomba et Charles serrèrent la main aux deuxadolescents sourds-muets.

– Veuillez, mademoiselle, leur direquelque chose, et vous verrez avec quelle facilité ils vouscomprendront.

Légèrement troublée, Colomba sourit etarticula :

– Bonjour, messieurs, soyez lesbienvenus.

Le professeur, au lieu de parler par gestes,se plaça devant ses élèves qui ne cessaient de regarder, avec unesorte de vigilance aiguë, les lèvres  des personnesprésentes.

– Répétez ce que mademoiselle vient dedire. Vous d’abord, Emmanuel. Ensuite, vous, Martial.

Il s’était exprimé sans hâte, sans forcevocale, tout bas, mais en décomposant quelque peu les mouvements dela bouche, par habitude professionnelle. Colomba était loin d’enavoir fait autant ; néanmoins, le jeune Emmanuel, toutmuet qu’il était, prit la parole à son tour – d’un ton, il estvrai, péniblement rauque, métallique et qui faisait penser à lavoix artificielle d’un automate. Les syllabes, détachées,bourdonnaient inhumainement, sans aucune intonation.

– Mad-moi-selle a dit :« Bon-jour, mes-sieurs, soy-ez les bien-ve-nus. »

Et Martial, d’une voix identique, répéta lamême phrase.

– C’est merveilleux, dit Colomba.

Mais cette émission de sons purement mécaniquesemblait coûter certains efforts aux deux infirmes et les fatiguer.Ils employaient plus couramment avec leur maître le langagesilencieux des mains et des doigts.

Charles avait fermé sur la baie le rideaunoir. L’exploration du passé allait se poursuivre par un nouveaumoyen.

L’écran s’éclaira. Les rouages du projecteurcinématographique se mirent en branle avec leur cliquetis de petiteusine. Le cabinet de César apparut. Le vieux corsaire, accoudé à lafenêtre, regardait le colonel Rieussec qui, saluant de l’épée,venait se placer à la droite du roi Louis-Philippe.

Pour obtenir le maximum de netteté, Charlesfaisait passer le film en noir, celui que la caméra centrale avaittourné et qui représentait de face la scène restituée par laluminite. La bande était parfaite, le soleil n’ayant pasfrappé directement la fenêtre de ce cabinet exposé au nord. Quandl’assassin fit son entrée impressionnante, il se mit en lumièreaussi complètement qu’on pouvait le désirer. Dès qu’il eut parlé, àl’instant même où il levait son arme pour tirer, Charles arrêta laprojection et refit le jour dans l’atelier.

Les deux muets agitaient prestement leursmains.

– Eh bien ? demanda Charles auprofesseur.

– Ils sont d’accord, déclara ce dernier.L’homme au pistolet a prononcé la phrase suivante…

Le frère et la sœur écoutaient avec uneextraordinaire émotion, saisis d’une espèce de frayeur bizarre, àl’idée qu’ils allaient entendre, grâce au concours d’admirablescirconstances, l’écho de paroles éteintes depuis près d’un siècleet qui, peut-être, dénoueraient le plus passionnant, le plusagaçant des mystères.

Le professeur continua :

– L’homme a dit : « Vous mereconnaissez, n’est-ce pas, capitaine ? »

– C’est tout ? fit Charles, une foisde plus désillusionné.

Colomba prit un air attristé.

– Pas de chance ! dit-elle. Cela etrien…

– Nous ne sommes pas plus avancésqu’auparavant, reconnut Charles. Fabius Ortofieri pouvait fort biense présenter devant César en lui jetant cette apostrophe. Il yavait peut-être longtemps qu’ils ne s’étaient rencontrés.

– Monsieur, dit Colomba, vos élèvespourraient-ils nous dire quelque chose sur l’accent aveclequel cette phrase a été prononcée ?

– Ce serait trop leur demander,mademoiselle. Ils saisissent la forme des paroles, c’est tout. Etil faut que celles-ci soient bien déformées pour dénoncer unaccent.

Celui qui s’appelait Martial fit des gestes.Il avait suivi des yeux ce que le professeur venait de dire.

– Martial me confirme qu’il lui estimpossible de nous renseigner davantage. Il n’a rien remarqué departiculier. Tout ce qu’il peut certifier, c’est que l’élocutionfut précise et qu’aucun balbutiement ne l’a brouillée. L’hommearticulait normalement, sans grasseyer ni zézayer.

Charles expliqua :

– Ma sœur vous posait cette questionparce que, si l’assassin avait eu l’accent méridional, le fait nousaurait donné une précieuse indication. Certaines personnesprésument que le crime a été commis par un Corse ; vouscomprenez ?

Le professeur, d’un geste, exprima sonimpuissance.

On en fut réduit à déplorer, purement etsimplement, que le meurtrier eût été si laconique et, aussi, queCésar eût tourné le dos pendant tout le temps – bien court ! –où les deux ennemis étaient restés face à face. Car il étaitvraisemblable que César avait parlé, de son côté. Non seulementcela paraissait probable, étant donné les conjonctures del’événement, mais encore les gestes du vieillard, les mouvements desa tête et de ses épaules semblaient bien indiquer qu’il avaitrépondu quelque chose à cette brusque interrogation :« Vous me reconnaissez n’est-ce pas,capitaine ? »

Il est vrai que les dernières paroles de Césarn’avaient peut-être été qu’une exclamation, ou bien qu’ellesn’auraient jeté nulle lumière sur la ténébreuse aventure de cettemort. Un miroir, reflétant la figure du corsaire, n’eût révélépeut-être qu’un cri ou qu’une phrase aussi inutile que celle del’assassin : « Vous me reconnaissez… »

On regretta cependant qu’aucune glace n’ornâtla cheminée et l’on chercha néanmoins avec acharnement, au long desimages du film, si quelque surface polie, quelque verre de tableau,quelque vitre de fenêtre ouverte, ou bien même le bois verni d’unmeuble, n’avait pas réfléchi obscurément le visage et parconséquent la parole de celui qui allait mourir…

Rien. On ne trouva rien. Ni les yeux deCharles et de Colomba, avivés par le désir du cœur, ni lesprunelles des sourds-muets, renforcées par une loi de nature, nepurent découvrir l’ombre d’un reflet.

Charles, pensant que la face de César s’étaitpourtant, à coup sûr, reflétée dans la pupille même de sonmeurtrier, agrandit sur l’écran, par une manœuvre facile, l’imagede ces yeux farouches qui fixaient durement ceux de César. Mais,dès que l’agrandissement atteignit l’ampleur qui eût permis dereconnaître, sur le miroir rond de à pupille, la face réduite duvieillard, la projection devint confuse, nuageuse, pâle ;l’agrandissement s’effaça par son propre jeu et Charles dutrenoncer sans retard à une espérance qui ne manquait pas d’unecertaine beauté audacieuse et singulière.

De guerre lasse, on abandonna le film dumeurtre et l’opérateur amateur fit passer d’autres bandes :celles qui avaient été prises antérieurement au 28 juillet 1835 et,entre autres, les scènes dramatiques entre César, Henriette etl’homme à la canne, dont le nom était Tripe.

Ainsi fut reconstitué tout le dialogue de cesaltercations qui apparurent alors un peu différentes de l’idéequ’on avait pu s’en faire. Il en ressortait que César n’avaitjamais laissé échapper un seul mot qui fût de nature à trahir,auprès d’Henriette, ses profonds sentiments. Il s’opposait auxassiduités de Tripe, « parce que, disait-il, c’était un garçonde rien, sans sou ni maille et qui ne savait que rimer desbillevesées » ; mais jamais sa tendresse amoureuse nes’était exprimée ; il en avait gardé les souffrances pour lasolitude et toujours il était resté, aux yeux de la jeune fille, untuteur tyrannique, violent, mais sans reproche.

– J’aime mieux cela, fit Charles avec unregard vers sa sœur. César était un digne homme, j’en suiscontent.

– Et Tripe était poète ! ditColomba. C’est Bertrand qui va être heureux !

– Une noblesse qui en vaut biend’autres !

Les sourds-muets s’en allèrent, ne laissantpas inconnue la moindre des paroles visibles sur lesfilms.

– Et voilà ! s’exclama Charles.Résultat : zéro. « Vous me reconnaissez, n’est-ce pas,capitaine ? » Qui César a-t-il reconnu ? Il y avaitdes milliers de gens qui auraient été dans le cas de l’aborderainsi. Des milliers ! parmi lesquels, c’est certain, FabiusOrtofieri, dont les portraits, en somme, pourraient à larigueur, être ceux du criminel !

Colomba gardait le silence.

– J’espérais mieux de la journéed’aujourd’hui, reprit son frère. « Vous mereconnaissez… » Que faire de cela ?

– Le ranger avec les autres acquisitionsque nous avons faites, avec tout ce que nous avons appris depuis tatrouvaille de la luminite. Et puis… attendre.

– Attendre quoi ? Qu’est-ce que laluminite pourrait bien nous révéler, maintenant ?L’heure des révélations est passée, sur ce chapitre !Attendre ! J’en connais, moi, qui n’attendront pas. Lesparents de Rita et Luc de Certeuil n’ont, tu le penses, aucuneraison de retarder… ce que nous savons ! Va, c’estfini !

– Tu l’as déjà dit naguère, et pourtanttout a recommencé. Charles ne sais-tu pas que rien n’est jamaisfini ?

Chapitre 16L’APPROCHE D’UN DÉNOUEMENT FUNESTE

Le mariage de Colomba Christiani et deBertrand Valois avait été fixé au jeudi 12 décembre. Lespréparatifs de cette imposante cérémonie n’empêchèrent pas lesrecherches de se poursuivre touchant l’énigme du boulevard duTemple. Au contraire, elles furent menées, durant cette période,d’une façon particulièrement active. Charles avait repris courageavec une ardeur nouvelle et acharnée, comme tous ceux qui,apercevant le désespoir, lui échappent d’un sursaut. Il ressentaitd’ailleurs la nécessité croissante de multiplier ses efforts, carbientôt le départ des nouveaux mariés le priverait de sescollaborateurs les plus précieux, et chaque matin il redoutait,plus cruellement que la veille, d’apprendre les fiançaillesofficielles de Rita et de Luc. Rita, il le savait bien, pressée detoutes parts, ne pouvait pas différer éternellement l’heure de sonrenoncement définitif.

Bertrand, tout en enrageant de ces préjugésqu’il estimait fossiles et qui, disait-il, le ramenaient de deuxsiècles en arrière, n’en travaillait pas moins de bon cœur à lasolution du mystère criminel.

– Puisqu’il n’y a que cette manière-làd’en sortir, disait-il à Charles, allons-y ! Cherchons !Besognons ! Mais, parole d’honneur ! avec vos grandsprincipes et vos belles traditions, vous me navrez ! Il estvrai, ajoutait-il en levant son nez matois, il est vrai qu’undescendant de M. Tripe n’a point voix au chapitre. Silence auxcroquants ! Et travaillons.

Ils travaillaient. Ils procédaientminutieusement à toutes les observations, à tous les recoupementsque pouvait leur suggérer l’étude serrée des films, combinés avecles pièces des dossiers, la vaste paperasse des documents divers,jusqu’au plan en relief qui, sous une vitrine du musée Carnavalet,reproduit l’aspect du boulevard du Temple lors de l’attentat deFieschi.

Pourquoi l’assassin avait-il choisi, pourcommettre son crime, le moment même où le roi passait ?L’instruction du procès Ortofieri en donnait une explication.Chacun savait alors que le passage du souverain devant le front destroupes s’accompagnait toujours d’un grand fracas de tambours et demusiques, renforcé d’une tempête d’acclamations. L’occasion de cevacarme était unique. Et Bertrand avait fourni la preuve qu’eneffet le bruit avait été considérable, puisqu’un verre de cristalen avait vibré sur le bureau à cylindre. Il était indéniable, d’unepart, que ce bruit pouvait, dans une large mesure, étouffer unedétonation éclatant à l’intérieur d’une chambre, d’autant plus que– particularité à laquelle Charles n’avait pas songé au début –cette détonation provenait peut-être d’un pistolet peu chargé depoudre, puisqu’il était destiné au tir à bout portant. Il était nonmoins évident, d’autre part, que la foule massée sur le boulevardoffrirait à un fugitif toutes les facilités pour disparaîtrepromptement ; ne savait-on pas que Fieschi s’était tenu lemême raisonnement ?

De ces déductions, malheureusement, rien nerésultait au point de vue de l’identité du criminel. FabiusOrtofieri, tout comme un autre, avait le droit d’être astucieuxdans sa préméditation.

On rechercha, au dossier de l’affaire, si lepistolet, présumé « arme du crime » par l’instruction de1835, était semblable à celui que la luminite avait montrédans la main du tireur et que les caméras avaient photographié. Cefut en pure perte, les perquisitions opérées, dès le 30 juillet1835, au domicile de Fabius n’ayant amené qu’une découverteinutile : celle de plusieurs pistolets de différentes formes,tous bien nettoyés, dont chacun avait pu servir récemment, sans querien dénonçât que l’un d’eux eût, en effet, servi. Du reste, aucunede ces armes ne se trouvait décrite dans les constats.

Ces exemples font voir avec quelle logique etquelle attention les recherches étaient conduites. On pourrait enaccumuler beaucoup d’autres, ce qui n’aurait pour résultat qued’allonger vainement notre récit.

Tout n’aboutissait à rien. Et les nouvellesque Geneviève Le Tourneur recevait chaque jour, venant del’atelier, étaient aussi désespérantes que celles dont la jeunefemme transmettait à Charles l’écho douloureux. Rita, assiégéed’objurgations, seule contre tous ses proches, murée dans lesilence de son secret, se voyait acculée à une capitulation qui,d’un moment à l’autre, au hasard des attaques et de sesdéfaillances, pouvait se produire. Elle jetait vers Charles, parl’intermédiaire de son amie, des appels désolés. Sur le point de serendre, elle informait tristement Geneviève de l’impossibilité oùelle serait bientôt de temporiser davantage ; Charles enrecevait la nouvelle avec un sombre désespoir, traduisant tout cequ’il apprenait de la sorte en cris d’alarme :« Vite ! Vite ! Trouvez ! Demain il sera troptard ! Je suis à bout de forces ! »

Il n’avait pas revu Rita et redoutait de larevoir. Mais Mme Le Tourneur lui faisait de lajeune fille un portrait affligeant. Elle craignait que sa santé nefût compromise par tout le souci qu’elle prenait et le tourment quila rongeait sans cesse.

Le mariage de Colomba eut lieu dans cesconditions. À ce moment, Charles n’entrevoyait plus qu’une toutepetite chance de salut, si faible qu’elle existait à peine.

Cette chance résidait dans les documents quela cousine Drouet avait hérités de César Christiani, sonbisaïeul.

Charles savait qu’en 1835 la majeure partiedes papiers de famille avait échu non à Lucile, grand-mère de lacousine, mais à Napoléon, comme il convenait, puisque Napoléonreprésentait la branche aînée et qu’en ces matières les mâles onttoujours le pas sur les femmes, attendu que le nom leur est attachéet qu’ils ont charge de le perpétuer. Mais, si maigres que fussentles archives familiales de la cousine Drouet, peut-êtrecontenaient-elles cependant, par hasard, une pièce quelconque qui,on ne sait comment, donnerait une indication sur un certain pointcapital que rien, jusqu’ici, n’avait éclairé de la moindre lueur, àsavoir : César Christiani avait-il eu des ennemis autres queles Ortofieri ? Et, plus précisément : s’était-il attiréla haine d’un homme qui n’était pas Fabius ?

De deux choses l’une : ou l’assassinétait Fabius, ou il n’était pas un Ortofieri, car, en 1835, aucunmembre de la famille Ortofieri, autre que Fabius, n’avait l’âge decelui-ci, c’est-à-dire l’âge même de l’homme qu’on avaitvu tuer César. Si donc l’assassin n’était pas Fabius, ilfallait le chercher soit parmi les partisans des Ortofieri, soitn’importe où, dans le vaste monde.

Dirigé par cette pensée, Charles s’étaitefforcé de découvrir – surtout dans la correspondance de César –une trace de discussion, de dissentiment, la révélation, mêmefugace, d’une querelle ou de n’importe quel incident susceptibled’avoir engendré contre César une rancune mortelle. Aucune allusionne lui avait semblé digne d’être retenue ; la plus préciseétait trop vague ; ses investigations étaient restéesinfructueuses sur ce point comme sur les autres. Les papiers de lacousine Drouet seraient-ils plus instructifs que les documentsdétenus par la branche aînée ? La chose était douteuse, maisil fallait la vérifier, et, comme un peu d’inconnu s’y fortifiaitencore, un peu d’espérance s’y réfugiait aussi.

Charles vit la cousine Drouet, pour lapremière fois de sa vie, le matin même de la cérémonie nuptiale,dans le salon de la rue de Tournon. La vue de cette damesurprenante atténua sensiblement la mélancolie que lui causaitl’obligation de participer à une fête de cette nature alors quetout semblait conspirer à reculer indéfiniment l’avènement de sonpropre bonheur.

Il s’efforçait de surmonter son affliction etde faire bonne figure aux invités qui affluaient : témoins,parents, garçons et demoiselles d’honneur, habits noirs etdécorations, toilettes exquises, jeunesse, pompes et fleurs, quandAmélie Drouet s’avança, au milieu de tout ce beau monde élégant,comme l’ambassadrice charmante d’un passé malheureusement disparu àjamais.

Comment cette petite vieille n’était-elle pasridicule en ses atours démodés ? Pourquoi n’y eut-il qu’un cripour la déclarer adorable avec ses quatre-vingt-trois ans, sesrides et sa démarche saccadée ? C’est que tout, en elle,provenait d’une époque dont la grâce, oubliée, était faited’impérissables séductions, léguées par les aïeules. Elle avaitbeau n’être qu’une antique Carabosse ratatinée, harnachée defalbalas invraisemblables, elle portait l’indéfinissable marque dela politesse d’antan et d’une éducation non pareille. Tantd’aisance et de sûreté surprenait les jeunes filles qui necomprenaient pas pourquoi cette caricature, au lieu de les fairerire, leur en imposait. De grands siècles s’étaient succédé pourrevêtir ce petit bout d’ancêtre d’une insaisissable élégance, quedes générations avaient cultivée et qui, maintenant, étonnait lesgens comme une merveille dont le secret s’était perdu.

Charles s’élança véritablement vers elle, tantla cousine Drouet – qui pourtant n’avait jamais été qu’une grandebourgeoise et non pas même une fille de petite noblesse – avait, ense présentant, de la race et « de la branche ». Ses yeuxd’un bleu passé, regardaient comme ceux d’un pastel ; ilsavaient l’air d’avoir été conçus par un La Tour ou un Chardin, puiseffacés, un peu, par l’estompe du temps. Et, tout à coup, CharlesChristiani réalisa pleinement pourquoi elle lui était sisympathique. C’est qu’elle ressemblait sans conteste à César. Lescaprices de l’hérédité avaient privé la branche aînée, du moinsjusqu’à présent, de cette succession charnelle ; mais levisage du corsaire revivait, adouci, sous les bandeaux blancs de lavieille cousine, et c’était pour Charles une joie et un soulagementque retrouver de César quelque chose de vivant, depuis qu’ilcontemplait le corsaire défunt comme derrière la vitre del’au-delà.

La cérémonie faite avec un magnifiquedéploiement de fastes religieux, tout Paris défila dans lasacristie de Saint-Sulpice, rapprochant coude à coude les Corsesnotoires de la capitale, des comédiens obscurs ou célèbres et forcehistoriens, biographes et autres messieurs de bibliothèque quitenaient à rendre hommage au frère de la mariée.

Ce dernier s’empara de la cousine Drouet etl’entreprit sur le sujet des papiers qu’elle pouvait posséder.

La bonne dame était dure non d’oreille, maisd’entendement. Un léger brouillard commençait à embrumer sonesprit. Cependant, les anciens souvenirs gardaient en elle unecertaine précision. Elle assura son petit-neveu qu’elle nepossédait aucun document d’importance. Des meubles, oui, elle avaitdes meubles qui lui venaient de César. Mais des papiers, presquepas, autant dire : rien.

Charles insista pour qu’il lui fût permis decompulser ces quelques feuilles. Il fut convenu qu’il se rendraitrue de Rivoli dès le lendemain.

Sans attendre toutefois que l’antique etaimable parente lui ouvrît son logis et ses tiroirs à vestiges,Charles la sollicita de lui ouvrir sa mémoire. La serrure en étaitrouillée, les gonds ankylosés ; mais, si quelques souvenancesy tombaient en poussière, d’autres se tenaient encore et l’onpouvait les manier sous toutes leurs faces, comme de fragilesvieilleries d’étagère.

Amélie Drouet était née en 1846. Elle avaitdéjà vingt ans lorsque sa grand-mère, née Lucile Christiani, étaitmorte, et trente-sept ans lorsque son père, le conseiller AnselmeLeboulard avait, à son tour, quitté cette terre. Ces deux témoinsde la vie de César, qui avaient joué un rôle important dans leprocès de Fabius Ortofieri, ne s’étaient pas fait faute de parler àAmélie de son arrière-grand-père et de sa mort tragique. Mais, poureux, la culpabilité de Fabius ne faisait pas question. Et Charles,devant une croyance aussi enracinée et que la cousine Drouetpartageait depuis l’âge le plus tendre, jugea téméraire de dévoilerqu’il remettait en cause ce qu’elle avait considéré, toute sa vie,comme une indiscutable vérité. Il préféra lui laisser croire que larétrovision à laquelle naguère on l’avait conviée ne revêtaitd’autre intérêt que d’apercevoir, à travers les âges, un événementdont personne n’avait songé à contester les péripétiesprincipales.

La cousine Drouet parlait volontiers de César.Elle avait un culte pour sa mémoire, sachant bien qu’elleressemblait au corsaire et qu’il n’avait pas dépendu d’elle-même demener une vie aventureuse et navale, plutôt que d’être unebourgeoise sédentaire, fille et femme de magistrats.

César avait-il eu beaucoup d’ennemis ? Lesavait-elle ?

Là-dessus, aucun souvenir. Amélie errait.

On l’avait ramenée de Saint-Sulpice à la ruede Tournon sans trop avoir à la prier. Charles lui fit les honneursde la luminite. Elle en comprit à moitié la merveille, n’yattacha qu’une importance confuse et se retira en faisant assaut decivilités avec Mme Christiani. Toutes deuxparaissaient oublier les nombreuses années pendant lesquelles l’uneavait tenu rigueur à l’autre d’une faute hypothétique.

– Quelle agréable douairière ! ditCharles.

– Oui, repartit sa mère ; Si elles’était bien conduite avec Mélanie…

Il en rit. Mais c’était le moment où BertrandValois allait emmener sa jeune femme. Ils entrèrent tous deux, encostume de voyage, et si notre historien continua de rire, c’estbien qu’il s’y força.

 

Avec quelle surprise, avec quel émoi CharlesChristiani retrouva-t-il chez la cousine tant d’objets qu’il avaitvus dans le cabinet de César, grâce aux effets de laluminite, et qu’il pensait perdus !

Mme Drouet ne logeait pas dansla plus noble partie de la rue de Rivoli. Elle occupait un belappartement, un peu bas de plafond, au deuxième étage d’un immeublesitué non loin du Châtelet. Elle vivait là depuis plus de vingtans, avec deux vieilles bonnes, en de vieux meubles, au milieud’une quantité de souvenirs dont la profusion suffisait à rappelerle caractère de César.

Aujourd’hui, l’âge accablait d’indifférence lapropriétaire de ce pittoresque bric-à-brac, mais il était facile decomprendre que, depuis sa jeunesse, elle avait vénéré avecfanatisme la mémoire du capitaine corsaire.

Dans son salon Louis-Philippe, où parvenaient,à travers la grille d’un étroit balcon, les bruits de la ruepopuleuse, on reconnaissait le buste de l’Empereur, la penduleoctogonale, la mappemonde, des gravures marines, un petit modèle decorvette, la longue-vue et je ne sais combien d’armes qu’avaitéclairées, le 28 juillet 1835, la lumière du boulevard duTemple.

En somme, lors du partage des biens de César,c’était une chance que la plaque de luminite, travestie enardoise, fût allée à Napoléon Christiani plutôt qu’à sa tanteLucile. Sans s’attarder à supposer ce qui fût résulté de cetteinterversion, Charles se laissait prendre à l’agrémentsingulièrement vif et doux de contempler des choses chères qu’ilavait crues anéanties et de sentir, par suite, que le passé n’étaitpas aussi passé qu’on l’aurait supposé. Et puis, dans ce milieu,chez elle, la cousine Drouet lui rappelait davantage encore le plusoriginal des ancêtres. Elle adorait les animaux. À défaut desinges, deux petits chiens gras trottaient en jappant sur un tapis…(Seigneur ! mais c’était tout simplement le tapis de laSavonnerie que la mort de César avait ensanglanté ! Toutetrace macabre en avait disparu et l’usure blanchissait la trame deses arabesques.) Devant les fenêtres, deux grandes volièresagitaient des envols et des sautillements : toute unepopulation multicolore et voyante sifflait, gazouillait, menait unincroyable concert qui eût réjoui les oreilles du vieil amateurdéfunt.

La cousine Drouet, pour évoluer parmi cedécor, avait des gestes et des mouvements dont la brusquerieévoquait, à travers deux générations, celui dont elle descendait.Tout cela formait un ensemble séduisant qui charmait l’historien.Il lui semblait que César s’acharnait à se prolonger, qu’ilemployait à cela tous les pauvres petits moyens dont les mortsdisposent, et, malgré lui, le rêveur que chacun porte en soi s’entrouvait réconforté, songeant que les morts ne doivent pas sedonner tant de peine pour rien.

Hélas ! Si Charles Christiani avait léguéà sa petite-fille quelques traits de son visage et quelque allurede son maintien, le goût des bêtes et la propriété d’une foule dechoses disparates, là s’arrêtaient les bienfaits de sa succession.Les papiers provenant du partage de 1835 dépassaient eninsignifiance tout ce que la cousine Drouet avait faitprévoir ; c’étaient des comptes, des lettres d’affaires ;dix minutes suffirent à Charles pour se convaincre du buissoncreux.

Il cacha sa déconvenue, non sans efforts, caril s’apercevait maintenant que, dans les profondeurs de son âme, ilavait fondé sur cette dernière chance beaucoup plus d’espoirs qu’iln’était raisonnable, et il prit congé de la cousine Drouet en luipromettant de revenir la voir très prochainement.

Cependant, comme chacun sait, « l’hommepropose, mais Dieu dispose », et sept mois devaient s’écouleravant que la bonne vieille dame reçût la visite qui lui étaitannoncée.

En effet, les jours suivants, des incidents demauvais augure frappèrent l’esprit de Charles.Mme Le Tourneur, qu’il avait demandée au téléphone,n’était pas chez elle, et sa femme de chambre dit qu’elle seraitabsente pendant un certain temps. D’un autre côté, Luc de Certeuil,que Charles ne rencontrait plus que par hasard, sembla bizarrementcontraint, gêné, lorsque, à deux reprises, il se trouva devant sonvoisin, à la porte de l’immeuble. Il y eut même un changement toutà fait mystérieux dans la manière d’être deMme Christiani, qui parut subitement préoccupée etse montra pour son fils tantôt plus roide et tantôt plusaffectueuse qu’à l’ordinaire.

Charles pressentit son malheur. Il en eut laconfirmation par des indifférences : Rita Ortofieri étaitfiancée à Luc de Certeuil. Du même coup, il avait compris que samère n’ignorait pas son déplorable amour.

Il ne dit rien. Il ne se plaignit pas. Aucunmot ne fut échangé entre Mme Christiani et lui.Seulement, ils demeurèrent ensemble plus souvent, dans une intimitéplus étroite et plus chaude, qu’ils mettaient leur orgueil àmotiver par le départ de Colomba, exclusivement. Et la mère,secrètement torturée, priait de tout son cœur pour l’allégement deleur double souffrance.

Peut-on dire que cet allégement seproduisit ? Ce serait sans doute bien mal traduire leurssentiments. Cependant, lorsque la nouvelle que la fiancée deM. de Certeuil était gravement malade leur parvint,est-ce que leur saisissement, est-ce que, même, l’affreuse angoissede Charles ne furent pas mêlés d’on ne sait quel relâche ?Charles voulait croire que Rita guérirait, il se refusait àadmettre toute autre suite à cette maladie dont il connaissait lescauses et qui lui rendait la jeune fille aussi chère qu’une martyrebien-aimée. Mais pouvait-il ne pas voir une intervention vraimentprovidentielle dans ce délai, dans cet effrayant sursis quiremettait à plus tard l’événement dont l’imminencel’épouvantait ?

Sur le moment, il fit taire en lui les voixqui s’écriaient : « Rien n’est perdu ! La destinéegagne du temps ! Courage ! » Aussi bien, une semaineplus tard, les bulletins de santé que Geneviève Le Tourneur luicommuniquait quotidiennement se firent si menaçants que l’anxiétéseule régna dans son cœur et qu’il se reprocha avec abominationd’avoir pu se laisser distraire par des pensées étrangères au salutde Rita. Et pour qu’elle vécût, pour que la nature continuât decompter au nombre des vivants celle qui la parait de tant de grâceet de grandeur, il offrit au monde le sacrifice de la perdre,pourvu que le monde ne la perdît point.

De telles décisions, prises dans le mystèredes consciences, sont-elles propres à modifier le cours dudestin ? Les forces qui règlent l’avenir, dirigent lesépisodes et préparent les dénouements sont-elles – comme nous levoudrions – sensibles aux réactions des âmes ? Nos attitudesont-elles le pouvoir de déterminer le futur dans un sens ou dansl’autre ? L’heure n’est pas venue encore de révéler au lecteurcomment ces forces devaient tenir compte du vœu si pur et si élevéde Charles Christiani. Des mois passèrent, pendant lesquels sespensées, désormais invariables, ne démentirent pas sa bellerésolution. Il y fut fidèle à tous les instants, même quand on luiapprit que Rita était hors de danger et qu’après une convalescencequi serait longue, elle pourrait reprendre la vie là où ellel’avait laissée.

Tant que la jeune fille avait été en péril,Charles, pour persévérer dans son abnégation, ne s’était pas trouvéaux prises avec son instinct. Ce fut plus difficile quand il sutque Rita reprenait le souffle et les couleurs et qu’après avoircessé, pendant des semaines, d’être à quiconque, elle allaitmaintenant rentrer dans le siècle et bientôt même se donner à unautre. C’est là véritablement que commença le sacrifice. Le vœuexaucé : il fallait payer, en acceptant avec sérénité ce quel’avenir apporterait.

Il n’apporta rien pendant toute la premièremoitié de l’année 1930. Rien que la tristesse, entretenue par lefait que toutes choses restaient en suspens et que, par conséquent,l’incertitude n’autorisait ni quelque espoir nouveau qui eût chassécette tristesse, ni l’abandon total qui l’eût poussée àl’accablement.

Rita, en février, était partie pour la Côted’Azur afin d’y mener sa convalescence.

Elle en revint à la fin de mai et on reparlade son mariage. Cette fois, Mme Le Tourneur nejugea pas à propos de se soustraire aux visites de CharlesChristiani. Un jour, elle lui déclara, en même temps, que le cœurde Rita n’avait pas changé et que, chez les Ortofieri, oncommençait à parler beaucoup de bans à publier et de contrat àétablir.

Ce fut à cette circonstance que la cousineDrouet dut l’avantage de recevoir tardivement la visite qu’on luiavait promise plus d’un semestre auparavant.

Charles avait appris, fort malencontreusement,que le banquier Ortofieri venait de convoquer son notaire avec Lucde Certeuil et le sien. Il dut faire de grands efforts, ce jour-là– qui était le 13 juillet-, pour dissimuler son chagrin et serappeler ses hautes résolutions. Colomba et Bertrand, installésdans leur bonheur conjugal, lui conseillèrent vivementd’entreprendre un grand voyage. Au moment dont nous parlons, il setrouvait chez eux ; on l’y voyait souvent, car il était enproie au perpétuel besoin de changer de place.

Aucune obligation ne le retenait à Paris.Aucun espoir non plus. Pendant ces sept mois, la luminitene lui avait donné que des déceptions, pas la moindre, indicationqui fût à retenir. La destinée, jusqu’ici, s’obstinait à lui êtrecontraire.

– Je veux bien, dit-il. Je partirai aprèsla fête nationale. J’irai… n’importe où. Trois de mes amis s’envont en Suède et en Norvège, dans quelques jours ; je lessuivrai. Allons, c’est dit. Mais, auparavant, il me faut aller voirla cousine Drouet et prendre congé d’elle. Je l’ai traitéelégèrement. Elle ne doit plus rien comprendre à mon silence.

– J’irai avec toi, dit Colomba. Ellem’enchante.

– Allons-y tous les trois, demain !proposa Bertrand.

Charles objecta le 14 juillet, qui luisemblait impropre à une visite correcte. Bertrand reprit :

– Tu lui feras une visite« correcte » la veille de ton départ. Mais, demain, ellesera ravie de nous offrir son balcon pour voir la revue.

– C’est vrai ! fit Charles. La revue1830.

– Tu ne voudrais pas manquer cela,j’imagine ! dit Colomba. Toi, l’historien de cetteépoque-là !

– Oh ! nous avons assisté, il y aquelques mois, à une revue autrement exacte et singulièrementémouvante ! Et quand le cœur m’en dit, je fais défiler, dansmon imagination, des armées entières, dont la reconstitution, jet’en réponds, et sans défaut ! Mais, après tout, l’idée n’estpas mauvaise. J’envoie un pneu à la cousine, n’est-ce pas, pour laprévenir ?…

– C’est entendu ! dit Bertrand.Passe nous prendre demain matin.

Le lecteur se souvient très certainement de laparade militaire à laquelle Bertrand Valois venait de faireallusion. Le 14 juillet 1930, la traditionnelle revue des troupesde la garnison de Paris se doubla d’un spectacle peu commun. Legouvernement de la République voulut montrer aux Parisiens lesofficiers et soldats qui, portant les uniformes de l’ancienne arméed’Afrique, avaient récemment défilé, à Alger, devantM. Doumergue, lors des fêtes du centenaire de la conquête. Lebey de Tunis assista, auprès du prince de Monaco, à cette curieuseet imposante manifestation, et quarante chefs arabes y prirent partà cheval. La revue fut passée sur l’esplanade des Invalides. Aprèsquoi eut lieu le défilé qui, pour les troupes reconstituées, seprolongea par la Concorde, la rue Royale, les boulevards de laMadeleine et des Capucines, l’avenue de l’Opéra et la rue deRivoli, jusqu’à la place de l’Hôtel-de-Ville.

L’appartement de la cousine Drouet se trouvaitadmirablement situé, en effet, pour servir de première loge à cettevaste représentation militaire qui, sans le secours de laluminite, allait offrir aux yeux de Charles, de Bertrandet de Colomba, en plein XXème siècle, un spectaclerappelant d’assez loin la fameuse revue du 28 juillet 1835, maisqui, on pouvait en être sûr, ne serait bouleversée par aucunemachine infernale.

– Demain, disait Charles en quittant sasœur, demain, au moins, rien à craindre. Pas d’imprévu !

– Qu’en sais-tu ? fit Bertrand, lesnarines hautes.

Colomba l’embrassa tumultueusement.

– Quel fou ! dit-elle.

Chapitre 17ÉLÉGIE

À l’heure où Charles quittait sa sœur et sonbeau-frère, deux jeunes femmes, l’une très brune et l’autre trèsblonde, les bras chargés d’un monceau de roses, suivaient une alléeretirée, dans le cimetière du Père-Lachaise. Rita, aujourd’hui plusmince, plus élancée, semblait avoir grandi depuis sa convalescence.Un reste de pâleur accusait encore le cerne de ses yeux, plusbrillants que naguère et plus profonds. Maintenant, à côté deGeneviève Le Tourneur, ce n’étaient plus sa démarche, ni l’air deson visage, ni les reliefs inexprimables d’une adolescence à peinerévolue, ce n’était plus rien de tout cela qui la distinguait deson amie. Deux « jeunes femmes », on l’eût dit. Les robeset la coiffure seulement tentaient d’y mettre bon ordre, mais toutle monde n’entend pas le langage des modistes et des couturières.Ce n’était plus comme sur le pont du Boyardville. Sansdoute, la beauté de Mlle Ortofieri ne perdait rienà cette finesse, à cette grave pâleur et à cette ardentemélancolie. Mais sa grande peine et sa longue bataille contre lamort avaient à jamais chassé de son être les dernières traces de ladivine enfance.

– Ce doit être par ici, dit-elle.

Les allées s’enchevêtraient. Cette contrée duPère-Lachaise est ombreuse et romantique. Les monuments ont uneapparence d’autrefois. Les arbres eux-mêmes sont funèbres àl’ancienne mode et leur feuillage est éploré selon le saule dupoète.

Geneviève et Rita cherchaient, des yeux, parmiles stèles, entre les cyprès et les ifs. Geneviève fit halte.

– C’est là.

Une tombe allongeait sa dalle moussue dans unpetit enclos qui la bordait de chaînes reliant quelques bornes.Sous un frêne pleureur, la stèle ogivale se dressait toute droite,comme le chevet d’un dur et froid lit de pierre. Et, gravés l’unsous l’autre, au plat de la table, des noms s’alignaient.

Le premier :

Paul Maximilien Horace Christiani

né à Silaz (Savoie) le 2 avril 1792

décédé à Paris le 13 novembre 1832

Le second :

Louis Joseph César Christiani

capitaine de vaisseau

né à Ajaccio le 15 août 1769

décédé à Paris le 28 juillet 1835

Le troisième : EugénieChristiani, 1844-1850. Puis : Lucile Christiani,épouse Leboulard, 1795-1866 ; AnselmeLeboulard-Christiani, 1815-1883 ; NapoléonChristiani, 1814-1899 ; Achille Christiani,1848-1923 ; Adrien Christiani, mort pour la France,1873-1915.

Elles lisaient en silence, immobiles, Ritaplus pieusement, roses toutes deux du reflet des fleurs dont ellespressaient contre leurs seins la masse somptueuse.

Rita soupira profondément.

– Les tristes amours ! dit-elle avecun sourire fugitif et plein d’amertume.

Le soir venait après une journée sans éclat.Le soleil couchant blêmissait les branches dans les bosquetsfunéraires et archaïques. Les oiseaux, sur le point de disparaîtrepour la nuit, pépiaient à l’envi dans le grand silence du jardindes morts, et c’était infiniment triste.

Toutes les roses jonchèrent la dalle, montantvers la stèle, en buisson clair et magnifique.

Rita, interrogeant Geneviève du regard, eut ungeste évasif.

– Mais oui, c’est très bien, réponditl’amie. Puisque tu tenais à t’exprimer, tu ne pouvais mieux lefaire.

Rita songeait tout haut :

– Il n’en saura rien, jamais…

Puis, avec une ironie glaciale :

– C’est discret, c’est poétique, enfinc’est parfait.

– Tais-toi ! supplia Geneviève.

– Voilà ! reprit Rita en s’éloignantpas à pas et sans cesser de regarder la tombe fleurie. Ci-gîtl’amour de Charles et de Rita, 1929-1930.

Geneviève Le Tourneur se taisait.

– Viens, va, dit-elle.Allons-nous-en.

– Ah ! nous avons bien letemps ! Pense que c’est la dernière fois que je me donne ledroit de m’occuper de lui. Rien que cela : porter des rosesici en songeant à lui, en guise d’adieu… rien que cela me causaitune joie… une joie sans égale… Alors, comme c’est fini, n’est-cepas…

– Viens, répéta Geneviève.

Elle l’entraîna doucement.

Dans la solitude recueillie où le soirsemblait en oraison, la jonchée de roses avait l’air d’une jeunefille prosternée. Rita, de loin, en se retournant, pouvait croirequ’elle avait laissé en arrière le suave fantôme de son rêve, etqu’il priait.

On ne sait pas. La prière des roses ne futpeut-être pas sans influence sur la suite des événements. Parcequ’il n’y a jamais de prière vaine, ni de rose inutile.

Chapitre 18LA REVUE DU 14 JUILLET 1930

Les oiseaux chantaient dans le salonvieillot.

La cousine Drouet glissa au-devant de sesvisiteurs, en exécutant un aimable petit plongeon.

– Eh ! bonjour donc !modula-t-elle de la façon la plus accueillante qui se pûtimaginer.

Elle était tout de noir attifée, d’une jupe desoie à volants, d’un spencer de velours avec applications de jais,d’un bonnet de dentelles d’Angleterre dont les brides tombaient depart et d’autre de sa vieille figure fripée, réduite, tant soit peubarbue, où les yeux voilés ressemblaient à deux turquoisescomplètement fanées.

– Ma cousine !

– Ma cousine !

– Ma cousine !

Colomba, Charles et Bertrand s’empressaient.Il y avait plaisir à revoir ce siècle souriant et cocasse, cetexemple pittoresque de belle humeur et de bon ton. Et puis, ne sedevait-on pas d’honorer la cousine dans la mesure même oùMme Christiani, née Bernardi, l’avaitnégligée ?

– Ah ! s’écria-t-elle en décroisantses mains vétustes qu’elle se mit à lever brusquement. Que je suisheureuse de vous voir, mes chers enfants, et tout justementaujourd’hui où nous allons assister au défilé des soldats de montemps ! Car, si j’en crois les gazettes, il y aura destroupiers déguisés en tourlourous second Empire.

– De 1830 à 1913, ma cousine, ditBertrand. Mais surtout de 1830.

– C’est avant moi ! Maisqu’importe ! Une femme de mon âge est plus près deLouis-Philippe que de M. Gaston Doumergue ! C’est bienton avis, l’historien ? Eh ! Eh ! Un peu pâlot, unpeu blanchet, l’historien… Tu travailles trop, je gage ?Allons, je vais faire débarrasser ces fenêtres…

Elle sonna. L’une de ses bonnes vint auxordres.

– Delphine, ouvrez-nous ça, ditMme Drouet en montrant les croisées.

Puis elle pivota avec une étonnante pétulanceet se dirigea d’un pas heurté vers un fin guéridon au pied fuselé,sur lequel brillaient un flacon et des verres de cristal largementtaillé.

– Aimez-vous le muscat-frontignan ?Celui-ci est de 83, on disait que c’était une bonne année…

Elle empoigna vivement le flacon, cravatéd’une espèce de pectoral retenu à son col par une chaînette.

– Que Madame me laisse faire !s’exclama la servante en accourant.

Elle venait d’écarter les volières, non sansavoir provoqué un éblouissement de plumages et un frénétiquefroufrou d’ailes battantes. Les fenêtres, à présent, étaientgrandes ouvertes sur le balcon, où les petits chiens gras venaientse précipiter aussi vite que leur embonpoint le leurpermettait.

Delphine saisit, aux mains de sa maîtresse, lebeau carafon Charles X.

– C’est que Madame brise tout !dit-elle avec une familiarité retentissante, dont le respect senuançait d’autorité.

– Ah ! ah ! c’est bienvrai ! Versez, ma fille. Colomba, ma chère, deux doigts demuscat-frontignan ?

Ils étaient tout aises d’une hospitalité qui,déjà en prélude de la revue, les situait dans le passé. Et Charlesne se rassasiait pas de contempler, autour de lui, tant de témoins– muets, par malheur ! – de la vie et de la mort de ce typiqueCésar qui se prenait à reparaître tant bien que mal sous la formedivertissante de la cousine Drouet.

Au demeurant, ce matin-là – et plus d’un,croyons-nous, à la lecture de ces lignes, s’en souviendra-, ilfaisait à Paris un temps particulier, le plus propre du monde àfavoriser les rétrospections. L’atmosphère, seulement tiède, pesaitun peu. Il y avait de la brume, insaisissablement, et une touffeurvous oppressait par instants. L’espace, comme poudré, revêtait unton gris, parfois mauve. C’était quelque chose d’assez« clos ». Les rues n’avaient pas l’air d’être àl’extérieur. Le dehors semblait dedans. La rue de Rivoli pouvait secroire sous une vitrine de musée, comme le boulevard du Temple auCarnavalet. Mais, de temps en temps, à l’improviste, un soleilblême perçait la grisaille, la mousseline impondérable, et cesoleil blanc était à la fois si spectral et si ravissant qu’onl’aurait pris volontiers pour un soleil contemporain de la conquêtede l’Algérie, celui de Constantine ou celui d’Isly, un soleilhistorique, tiré, pour la circonstance, d’une armoire desInvalides.

L’on se mit au balcon, et les hommes y vinrentaussi. L’affluence était grande et grandissait sans trêve. Auxfaçades, abondamment garnies de drapeaux bleu, blanc, rouge, unpublic très nombreux se tenait avec sagesse, beaucoup plus froid,plus averti et blasé que celui de 1835, auquel Charles ne pouvaits’empêcher de le comparer. Les trottoirs foisonnaient d’unemultitude dont la densité s’accroissait continûment. La circulationdes voitures était interrompue.

Quelle différence avec la revue royale dont laluminite avait restitué la physionomie ! Aujourd’hui,quelle tranquillité et quelle discipline civile et militaire !Mais aussi, combien les visages exprimaient moins d’ardeur et plusde fatalisme !

Cependant, une rumeur courut, montant dupeuple aggloméré en deux foules parallèles. Tout là-bas,l’extrémité de la rue de Rivoli se traversait d’une barre sombre,piquetée de points colorés et de petits éclairs d’or etd’argent.

Le brouhaha gonfla, puis retomba, demeuranttoutefois plus animé que précédemment.

La barre multicolore avançait, peuplée deremuements. Le bruit des acclamations commençait à devenirperceptible. Les troupes approchaient. Des éclats de trompettes,des cadences de tambours arrivaient, par bouffées.

Tenant par son long manche une jumelle denacre, la cousine Drouet, jouant des narines et des sourcils,lorgnait le rapprochement progressif du défilé.

Un concert de hurrahs l’accompagnait.

Enfin, prenant presque toute la largeur de lachaussée, un peloton de gardes républicains, au pas, fit sonner lepavé de bois. Derrière, à bonne distance, s’avançait lentement unevision de rêve : la musique, les caisses et les clairons duvieux 14ème de ligne, précédés du tambour-major jonglantavec sa canne. Et comme ils venaient, ces revenants, le soleil,fonctionnant comme un projecteur adroitement manié, les plaça toutà coup dans une éclatante lumière dorée, si bien qu’ils parurentsurgir hors d’eux-mêmes, ou se dépouiller soudain des dernierscrêpes de la mort. Ce fut saisissant. Et la multitude, emballée,hurla son enthousiasme, applaudissant à la fois l’effet de lumière,l’ingénieuse surprise du temps et la solennelle prestance desmannequins vivants qui passaient sous les shakos de jadis, battantla caisse, soufflant aux cuivres et jouant la majestueuseMarche de Moïse, celle-là qui avait accompagné l’entréevictorieuse de l’armée française à Alger.

En cet instant, tout possédé qu’il fût par lespectacle des détachements anciens qui se suivaient en colonne etbien espacés, Charles s’avisa que cette parade lui donnait fortprécisément ce que la luminite avait été impuissante àreproduire : le bruit – le bruit gigantesque et divers qui, le28 juillet 1835, avait combiné, lors du passage de Louis-Philippe,l’accent des musiques, la basse des tambours et cet extraordinairefeu d’artifice sonore où retentissent tous les vivats, tous lescris, les saluts, les appels et les joyeux lazzis d’une populationsoulevée d’enthousiasme.

La musique, surtout, cette marche si auguste,prêtait à la représentation auditive un cachet très impressionnantd’ancienneté. En fermant les yeux, en écoutant cette mélodiemesurée battre son rythme processionnel au sein de la clameurimmense, on pouvait aisément se croire transporté boulevard duTemple, le 28 juillet 1835, par l’opération d’une luminiteretardatrice non plus de la lumière, mais des sons.

C’est alors que se produisit la chose qui, detoutes les choses de l’univers, pouvait davantage suffoquer,stupéfier, affoler Charles Christiani, non moins que sa sœur etBertrand Valois. La chose la plus invraisemblable, la plusapparemment impossible. Une chose enfin qui va sembler pire encoreque tout cela, bien que nous l’ayons annoncée prudemment. Unechose, bref, que voici.

Pendant que Charles fermait, pour un instant,ses paupières, afin de goûter la reconstitution acoustique de larevue du roi Louis-Philippe, en se plaçant par la pensée quelquessecondes avant l’affreuse interruption voulue par Fieschi, tout àcoup, derrière lui, dans cet appartement orné des dépouilles deCésar, décoré pour une part comme le cabinet où le vieux corsaireétait tombé sous les balles de son assassin, oui, tout à coup, dansl’ombre, on ne sait où, une voix effrayante résonna :

– Vous me reconnaissez n’est-ce pas,capitaine ?

Charles sursauta. Il se retourna, d’un bloc,vers l’intérieur du salon. Mais, cette voix, voyons ! cettevoix n’avait retenti qu’en lui-même ! C’était… c’était unehallucination de l’ouïe, complémentaire de sa rêverie ! Ilavait cru entendre cela ! Son imagination s’était échappéeau-delà des musiques et des clameurs !…

Mais non ! Bertrand et Colomba, tous deuxsidérés, statufiés, le regardaient, les yeux ronds, bouchebée ! Alors, quoi ? Eux aussi ? Eux aussi, ilsavaient entendu la terrible voix lançant la terriblequestion ?

Ces réactions s’étaient déclenchées avec larapidité de l’éclair. Trois secondes n’avaient pas suivi laprodigieuse apostrophe, et une autre voix – claironnante, celle-ci,colorée et nettement méridionale – s’écria, sur un ton de surpriseeffarée :

– Bon Dieu ! JeanCartoux !

La voix de César, parbleu ! La voixpathétique du Corse, répondant à celle de son agresseur, prononçantles mots qu’on n’avait pas vu articuler, puisque, en lesprononçant, César tournait le dos ! Mais quel était cephénomène, ce prestige sonore ? Comment ces parolesvenaient-elles d’éclater là ? Par quel miracle du genreluminite ce dialogue s’était-il dégelé soudain, au milieudes objets légués par César – les objets ayant appartenu à lavictime ?…

Par les deux fenêtres, d’un commun accord,Charles, Bertrand et Colomba rentrèrent impétueusement dans lesalon de la cousine Drouet.

Personne. Seuls : les meubles, le bustede Napoléon, la corvette toutes voiles dehors, la mappemonde…

La cousine, à son tour, se penchait àl’intérieur. Elle n’avait pas perdu de temps, mais tout s’étaitpassé si vite ! Du reste, elle souriait paisiblement.

Et encore tout à coup, la voix corse entonna,vibrante :

– Vive l’Empereur !

– Eh ! fit la cousine. Levoilà qui se réveille. Il y avait longtemps qu’il n’en avait tantdit ! C’est le soleil et tout ce tapage, sans doute !

Mais, cette fois, Charles et les deux autresavaient localisé la source de la voix ; cette voix venait nond’une bouche et non d’un cornet de machine, mais d’un bec. Et cebec, remarquablement crochu, appartenait à un perroquet si dépluméqu’il fallait y regarder à deux fois pour reconnaître que sescouleurs avaient dû être quelque chose comme le vert et lejaune.

Charles fixa la cousine d’un airilluminé :

– Pitt ? interrogea-t-il. Le…perroquet de César ?

– Naturellement. Il n’est pas encore trèsâgé pour un perroquet. Je crois bien qu’il n’a pas plus de centquarante ans, et l’on m’a assuré qu’il pouvait aller jusqu’à deuxcents ans, avec un peu de chance. Ces animaux-là sont mieuxpartagés que nous autres. Leur longévité est extraordinaire. Net’en souvenais-tu pas ? Tu sembles stupéfait.

Pitt, sans presque bouger, comme un bonzevénérable, reprit à tue-tête, avec l’accent de son défuntmaître :

– Vive l’Empereur ! BonDieu ! Jean Cartoux !… Vive la Charte, ah !ah !…

Puis, sur le grand vacarme fastueux de la rue,revint l’altercation à deux voix :

– Vous me reconnaissez, n’est-ce pas,capitaine ?… Bon Dieu ! Jean Cartoux !…

Les trois jeunes gens, ahuris, s’extasiaienten silence.

Charles triomphait, et ce triomphe si imprévu,si insolite, l’étouffait de joie.

– Il parle très rarement, depuis quelquesannées, disait la cousine Drouet, du balcon qu’elle avait réintégrépour ne rien perdre de la revue costumée. Il faut, pour l’ydécider, des occasions comme celle-ci : des visages qu’il n’apas l’habitude de voir, des bruits inaccoutumés…

– Mais, ma cousine, ma cousine, ditCharles, vous ne savez pas… Ce qu’il vient de répéter, vous nesoupçonnez pas ce que c’est ! Ce nom : Jean Cartoux…

– Oh ! il a toujours dit cela, avecun tas de choses que nous ne pouvons plus comprendre.

– Et vous n’avez jamais eu l’idée dechercher l’explication…

– Certes, non ! Je n’y ai jamaisattaché d’importance. Est-ce que c’est important ? Tu me leferais croire.

Le perroquet retrouvait sa mémoire, éveilléeen commotion par le vacarme du peuple et du défilé. À présent, ilchantonnait, en inclinant son petit crâne chauve :

Quand je bois du vin clairet,

Tout tourne, tout tourne,

Quand je bois du vin clairet,

Tout tourne, au cabaret !

– Je vous crois, que c’estimportant ! s’exclamait Charles. Ma cousine, tenez-vousbien ! C’est le nom du meurtrier de César que Pitt vient denous révéler. Jean Cartoux !

– Ce n’est donc pas FabiusOrtofieri ?

– Eh ! non. Heureusement, macousine, heureusement.

La bonne dame, regardant tour à tour lesvisages exultant d’allégresse qui s’offraient à elle, sembla douterde bien des choses, à commencer de son propre bon sens.

– « Jean Cartoux », ditBertrand, ce nom-là ne vous rappelle rien ?

– Rien du tout.

– Voyons ! le procès ? Leprocès Ortofieri ?… Votre père ou votre grand-mère vous en ontparlé, pourtant, de ce procès… Vous ne vous souvenez pas qu’unpolicier a joué un rôle prépondérant, à l’instruction, en attestantqu’il reconnaissait Fabius Ortofieri pour certain homme.

– Si fait… On m’a dit qu’un inspecteur depolice avait formellement accusé Fabius. Il affirmait l’avoir vurôder autour de la maison du boulevard du Temple et même yentrer.

– Eh bien ! cet inspecteur senommait Jean Cartoux !

– On ne me l’a pas dit.

– C’est très naturel, remarqua Charles ens’adressant à Bertrand. Quand ma cousine s’est trouvée en âge decomprendre le drame – sujet de conversation peu recommandé pour uneenfant-, elle avait sans doute environ seize ou dix-huit ans.C’était donc, au plus tôt, en 1862 ; le procès faisait déjàfigure de vieille histoire ; près de trente ans s’étaientécoulés depuis le meurtre. Le nom des témoins n’avait plusd’importance, surtout le nom d’un fonctionnaire ayant déposé enqualité de fonctionnaire.

– En effet, dit Colomba. Mais, macousine, comment se fait-il que Pitt, en répétant ce nom« Jean Cartoux », n’ait pas attiré l’attention de vosparents ? Il me semble que cela aurait dû se produire,d’autant plus que l’oiseau donne à ce nom l’intonation de César, cequi prouve bien que c’est par son maître qu’il l’a entenduprononcer, en réponse à une interpellation tout au moins bizarre etqui…

– Pardonnez-moi, fit la cousine Drouet,mais ne pourriez-vous, mes bons enfants, m’expliquer un peu de quoiil retourne ? Je m’y perds, ma parole !

– C’est vrai, reconnut Charles gaiement.Vous ne pouvez pas vous y retrouver si nous négligeons de vousraconter toute l’histoire telle que nous la connaissons.

Il fit le nécessaire sur ce point. Après quoi,la cousine Drouet éclaircit la question qui troublait Colomba. Leperroquet Pitt avait été confié, aussitôt après la mort de César, àune bonne femme qui faisait des ravaudages pourMme Leboulard, car M. Leboulard avait lesperroquets en horreur. Le petit camarade de César était resté dansla famille de cette femme jusqu’à ce qu’un jour, un peu par hasard,Amélie Drouet se rappelât son existence et réussît à le recouvrer,dans sa passion pour tout ce qui avait appartenu au corsaire, songrand homme d’ancêtre.

L’excellente femme n’avait pu se repaîtretranquillement du spectacle de la revue. C’est du coin de l’œilqu’elle avait admiré les grenadiers et les fusiliers, puis leszouaves, les turcos, les spahis et, pour finir, la cavalcadeorientale des aghas et des bachaghas. Mais elle s’en consolait,ayant compris que, grâce au perroquet, Charles avait trouvé chezelle une joie extraordinaire, dont elle attendait discrètement unerévélation plus précise.

Elle avait pris place sur une méridienneRestauration et caressait, en son giron, les deux chiensrondouillards. Charles eut conscience de ce qu’elle souhaitaitd’apprendre, et, sur le point de lui confier que, Pitt ayantinnocenté Fabius Ortofieri, cette réhabilitation allait autorisercertain mariage, il s’aperçut désagréablement qu’il n’était pasencore au bout de ses peines. Car, si la vérité éclatait pour luicomme pour Bertrand et Colomba, est-ce que les parents de Rita secontenteraient d’un témoignage aussi fragile que celui-ci… d’unperroquet ?

À vrai dire, la luminite était làpour prouver à quiconque que Pitt se trouvait dans le cabinet deCésar au moment de l’assassinat ; les films cinématographiquesavaient, eux aussi, comme la seconde plaque, enregistré sa présenceet son émoi, lesquels avaient paru totalement négligeables auxspectateurs d’un drame aussi terrible (un perroquet devient unobjet insignifiant, voire inexistant, dans une chambre où unmeurtre vient d’être commis). Mais cela suffisait-il ? Non.Certains esprits, de nature incrédule ou tatillonne, pouvaient serefuser à admettre le rapport nécessaire entre cette présence del’oiseau et le fait qu’il s’écriait aujourd’hui,quatre-vingt-quinze ans plus tard : « JeanCartoux ! » et « Vive l’Empereur ! », avecl’accent du Midi. Un détracteur pouvait nier l’authenticité dePitt.

Non, non, le témoignage de l’animal centenairene suffisait pas, ou, du moins, il se pouvait qu’il ne suffît pas.Il avait révélé la vérité, mais ne la prouvait pas d’unemanière suffisamment irrécusable.

Pourtant, par bonheur, que de cheminparcouru ! À cette heure, le principal était fait. Charlessavait. Le doute, qui jusqu’alors l’avait entravé, venait de sedissiper totalement. Et puisque la vérité lui était connue – connueavec une précision remarquable-, il devait être relativement aiséde remonter aux origines… Maintenant, ces origines, on lespossédait. On n’errait plus au hasard dans l’immensité inconnue dupassé et de la multitude humaine. C’était mieux qu’une piste qu’ontenait ; c’était l’assassin lui-même livré par sa victime,entre les millions d’hommes de son temps, d’un mot ! Livréd’un mot, qu’un vivant phonographe avait capté, conservé, et qu’ilrestituait par moments, au gré de son caprice !

Connaissant l’assassin, Charles se sentaitmaintenant très fort pour rechercher, fût-ce après un siècle, lespreuves de sa culpabilité et confondre sa mémoire. Seulement, ilfallait aller vite. Ce matin même, les notaires du banquierOrtofieri et de Luc de Certeuil n’avaient-ils pas conféré, avenueHoche, en compagnie des intéressés ?

Midi sonna. La servante poussa dansl’entrebâillement d’une porte un visage inquiet.

– C’est bon, fit la cousine Drouet. Jedéjeunerai plus tard, Delphine…

Bertrand, les mains dans ses poches, allait etvenait, l’esprit en travail.

– Jean Cartoux ! disait-il. De tousles personnages d’autrefois, dont nous avons fait la connaissance,voilà bien le dernier que j’aurais soupçonné ! Pourquoi diablecet homme-là a-t-il tué César ? Et pourquoi l’a-t-il tuéprécisément à la minute où Fieschi faisait jouer sa machineinfernale ? C’est un drame policier, cetteaffaire-là !

– Hum ! objecta Charles. Note bienque César connaissait Cartoux, puisque l’autre lui a demandé s’ille « reconnaissait ». Or, nous savons – nous croyonssavoir – que César n’a jamais rien fait qui pût légitimerl’intervention de la justice. Ce ne serait donc pas en tant quepolicier qu’il aurait connu Jean Cartoux…

Colomba fit observer :

– Du reste, qu’est-ce donc que cetétrange inspecteur, ce Cartoux qui n’a pas reculé devant le plusabject des faux témoignages pour égarer l’instruction ? Ilaurait laissé condamner un innocent à sa place ! Il auraitfait guillotiner Fabius Ortofieri !

Et Bertrand :

– Je comprends pourquoi il a demandé uncongé le soir du 28 juillet. Le vrai motif, ce n’était pas qu’ilfût fatigué, comme il l’a dit, mais il craignait d’être employé auxconstats dans l’appartement de César. Il avait peur d’être mis, dela sorte, en face de sa victime… Et voilà pourquoi nous ne l’avonspas revu, lui, l’assassin ; voilà pourquoi il n’était pas aunombre des policiers qui ont instrumenté chez César !

– Je pense que ce Jean Cartoux s’estvengé, dit Charles. Son attitude, quand il est entré, semblaitindiquer une colère froide, triomphante…

– C’est vrai, reprit Bertrand. Mais cetteexpression s’est transformée du tout au tout, lorsqu’il s’est renducompte qu’un attentat venait d’avoir lieu contre le cortègeroyal.

– Cela s’explique assez ! N’avait-ilpas délaissé son service, abandonné son poste, pour monterl’escalier du numéro 53 et fusiller César !… Oh ! plusj’y réfléchis, plus je crois à une vengeance préméditée. Ceservice, cette obligation d’être sur la voie publique au moment dupassage du roi et des princes, quel alibi pour un policier !…Attends donc, attends donc… « Jean Cartoux », est-ce quepar hasard ce serait ?…

Le perroquet vieillard, parmi les caquets desperruches et l’étourdissant gazouillis des oiseaux chanteurs,murmurait en nasillant, sur un air qui fut illustre :

Vir’lof pour lof, au même instant,

Nous l’attaquâmes par son avant,

Àcoups de z’haches d’abordage…

– Tais-toi, Pitt ! s’exclama lacousine. Oh ! le voilà encore à chanter cette vilaine chansonqui s’achève par un gros mot à l’adresse du roid’Angleterre !

Charles sourit :

– La chanson ne manque pas d’à-propos, macousine. Je songeais précisément aux marins qui ont constituél’équipage de la Finette, commandée par César. Et je merappelle que ses Souvenirs de même que son mémoire secret,mentionnent l’insubordination habituelle d’un petit nombre dematelots qui avaient embarqué sur le navire, pour la fameuse coursependant laquelle l’île inconnue fut découverte…

– Eh bien ? pressa Bertrand.

– Ces diables de gaillards, César lesfaisait mettre aux fers assez facilement, ou bien il ordonnait deleur appliquer quelques vigoureux coups de garcette… Or, il en estun qu’il nomme, si je ne me trompe, Jean Carton. Du moins,comme il n’écrivait pas très lisiblement, j’ai lu, moi, JeanCarton. Mais aujourd’hui, tout me porte à croire que notre corsairea formé un u comme un n (négligence, du reste,très fréquente chez tout le monde) et que, simplifiantl’orthographe selon la coutume de son temps, il a tout bonnementignoré l’x qui termine le nom de Cartoux.

– En sorte, dit la cousine Drouet, ensorte que ce Jean Cartoux serait devenu policier ?

– Rien de plus vraisemblable, affirmaCharles. Tenez, ma cousine : Fieschi, ancien sergent desarmées napoléoniennes, Fieschi lui-même avait été policier après larévolution de 1830.

– Et qui nous dit alors, fit Colomba, queJean Cartoux n’a pas connu Fieschi, puisqu’il a été soncollègue ?

– Ma foi, c’est fort possible ! Maisj’avoue ne distinguer, pour le moment, aucune relation entre cettepossibilité et ce qui s’est passé le 28 juillet 1835. En revanche,il me semble avoir bien établi l’origine de la haine qui a dirigéle pistolet de Cartoux contre la poitrine de César. L’ancienmatelot voulait faire payer à son ancien capitaine les durstraitements qu’il avait subis à bord de la Finette.

– Tout cela est fort bien, dit Bertrand,répondant aux préoccupations de son beau-frère. Fort bien. Mais ilfaudrait que cela fût confirmé, prouvé…

– Oui, mais comment ? Voilà ce queje me demande. Au fond, qu’importent les hypothèses relatives aumobile du crime ? Ce qu’il nous faut, ce qui nous suffirait,c’est posséder la preuve que Jean Cartoux est l’assassin : unepreuve, du moins, que nous puissions administrer sans contestationpossible. Opérer des recherches au sujet de Jean Cartoux, dans lesarchives de la Sûreté générale, savoir ce qu’il est devenu… Oui,c’est très bien. Mais quelle tâche encore ! Et le tempspresse !

– Et l’heure s’avance, remarqua Colomba.Il faut laisser ma cousine déjeuner.

– Si j’avais pu prévoir, dit celle-ci,j’aurais fait mettre vos couverts.

On se récria poliment. Mais Charles, soucieux,ne déployait qu’une galanterie distraite.

– Excusez-le, ma cousine, dit Bertrand,de joyeuse humeur. Il est amoureux. Mais il a bien tort de se fairedu mauvais sang, car maintenant, j’en suis sûr, il a partiegagnée.

– Voire ! murmura Charles, quisourit cependant.

– Amoureux ! Le bel état !s’extasiait la cousine Drouet. Et peut-on savoir… ?

La lune lui serait tombée sur la tête qu’elleen eût été moins hébétée. Le nom de Rita Ortofieri lui fit l’effetd’un coup de massue. Les deux familles étaient ennemies depuis silongtemps qu’elle ne concevait pas une réconciliation, même dans lecas où cette vieille haine aurait perdu toute raison d’être. Il luisemblait qu’on dût se haïr depuis des siècles et spécialementdepuis un siècle. Cependant, elle se rendit vite à l’évidence desraisonnements, et elle était d’un temps où l’amour avait été tropjoliment cultivé pour qu’elle ne se rangeât point volontiers ducôté des amoureux.

– Vive la Charte ! s’écriaPitt en sourdine. Tout le monde sur le pont ! Larguez lescacatois !

Bouffonnerie risible et pourtanttroublante ! La voix même de César, chaude et chantante, quisurvivait !

Bertrand s’approcha de la bestiole qui, têtebasse, puis tête haute, allait d’une extrémité à l’autre de sonperchoir. Il la sollicita, amorçant la phrase :

– Vous me reconnaissez, n’est-ce pas,capitaine… Allons, Pitt, après ?… Vous mereconnaissez…

L’oiseau se taisait. Il fit entendred’abominables cris inarticulés, et ce fut tout.

– Oh ! dit la cousine. Quand il neveut pas parler, rien ne l’y déciderait. En voilà peut-être pourdes semaines, maintenant, sans qu’il dise un mot.

– Sapristi ! fit Bertrand, qui jetales yeux sur Charles.

Chapitre 19CARTOUX

Charles, au sortir de cette maison où lalumière s’était faite avec une étrangeté si imprévue, héla un taxi.Ils y montèrent tous trois. Bertrand et Colomba furent déposés àleur porte. Un peu avant treize heures, l’historien descendait devoiture, rue de Tournon.

Dans la cour, en levant les yeux, il vit levalet de chambre qui, du haut d’une fenêtre, semblait guetter sonretour – action très normale à l’heure du déjeuner.

Mais il trouva le domestique sur le seuil del’appartement et qui l’attendait dans l’entrebâillement de laporte.

– M. de Certeuil est au salon,dit-il à mi-voix.

– Quoi ? fit Charles, persuadéd’avoir mal entendu.

– M. de Certeuil est là depuismidi. Comme je lui ai dit que Monsieur rentrerait sûrement pour lerepas, il a tenu à rester.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? sedemanda Charles, extrêmement intrigué. Certeuil ici ?Aujourd’hui ? et à cette heure ? Certeuil qui veut mevoir absolument ? Comment se fait-il que les Ortofieri nel’aient pas retenu à déjeuner, avenue Hoche, avec lesnotaires ? Bizarre, bizarre ! »

Il s’empressa vers le salon. Luc de Certeuilse leva de sa chaise en souriant. Détail inhabituel, il tenait à lamain une serviette de cuir, ce qui lui prêtait l’air nouveau d’unhomme d’affaires.

– Pardonnez-moi, mon cher Christiani, deme faire recevoir à une heure aussi indue. Mais j’ai à voussoumettre une proposition qui ne manquera certainement pas de vousintéresser.

L’homme parlait avec sa rondeur accoutumée.Mais cette rondeur, toujours artificielle, était peut-être moinshabilement jouée qu’à l’ordinaire.

Charles, très froid, distant, se tenait sur laréserve.

– Asseyez-vous, je vous prie, dit-il,sans nuance.

Toujours souriant et blafard de cette pâleurcrayeuse qui aujourd’hui frappait davantage le regard, Luc serassit et dressa sur ses genoux le grand portefeuille de cuir quesa forte main, baguée d’une chevalière à ses armes et tenant desgants crème, assurait paisiblement. De l’autre bras, il arrondit ungeste, pour entrer en matière.

– Voici ce qui m’amène, mon cherChristiani. Je viens vous proposer une affaire. Imaginez-vous quej’ai en ma possession, depuis longtemps, des… papiers, des…documents qui, je le présume, ont beaucoup de valeur… historique.Et, mon Dieu, je m’en dessaisirai avec plaisir en votre faveur. Jele répète d’ailleurs, pour éviter tout malentendu dèsl’abord : c’est une affaire. Une affaire comme une autre.

Un court silence régna. Charles, quelque peufigé, cherchait à mettre de l’ordre dans sa stupéfaction.

– Voyons, dit-il, vous m’offrez de mevendre des documents historiques ; c’est bien cela, n’est-cepas ? Vous. À moi. Je vous demande pardon, Certeuil, sij’insiste. Je vous avoue que votre démarche est tellementinattendue, pour ne pas dire… étonnante… Car enfin, pourl’accomplir, cette démarche, il faut que vous y soyez contraint parune impérieuse nécessité. Parlons net : vous avez grand besoind’argent.

– C’est cela ! fit Luc avec uneallègre désinvolture. Et j’ai pensé – continuons à parler net – quevous me paieriez mes parchemins un bon prix.

– Mais enfin, reprit Charles, interloqué,étant donné les circonstances actuelles – que je n’ai pas à vousrappeler, Certeuil-, je dois conclure que, pour vous adresser àmoi, vous vous trouvez dans une situation non seulement trèsprécaire, mais encore… spéciale. Car, si vous n’offrez paspersonnellement des garanties dont peut-être un prêteur pourrait secontenter, que diable ! il n’en va plus de même quand onconsidère en vous le fiancé de Mlle Ortofieri,fille du banquier ! Voilà un titre qui devrait vous ouvrir àdeux battants tous les coffres-forts de tous les prêteurs dumonde ! Pourquoi n’allez-vous pas frapper à la porte de l’unou de l’autre ? N’avez-vous pas, dans toutes vos relations,cent amis pour un qui vous avanceront les sommes qu’il vous plaira,sur la dot de Mlle Ortofieri ? Pourquoipréférez-vous ce petit trafic ? Il y a une raison !

– C’est que, répondit Luc, de plus enplus souriant, je ne suis plus le futur mari deMlle Ortofieri.

– Hein ? Vos fiançailles sontrompues ?

– On ne saurait mieux le formuler.

– Tiens ! tiens ! fit Charles,qui ne put se retenir de considérer Luc de Certeuil avec une ironieinvestigatrice.

Un soupçon d’embarras fut visible sur lestraits pâles du jeune sportsman.

– Depuis tout à l’heure, dit-il,Mlle Ortofieri est libre. Je me suis rappeléqu’elle avait eu l’heur de vous plaire. »Mais, me suis-je dit,il ne suffit pas qu’elle soit libre pour que ce charmant garçonl’épouse. Il faut encore que certains obstacles tombent, quis’opposent à cette union… « Vous m’entendez, cherami ?

– Et alors ? dit Charles, au comblede la curiosité et du mépris.

– Eh bien ! c’est tout simple. Lespapiers que je vous apporte, qui sont ici, dans ma serviette, ontle pouvoir d’aplanir toute difficulté…

– Vous êtes fantastique !fantastique, Certeuil ! Allons ! Qu’est-ce que c’est quecette histoire ? Je demande à voir clair, moi ! J’aibesoin de tout connaître, et vous m’autoriserez, je vous prie, àvous poser quelques questions. Procédons par ordre. Que s’est-ilpassé, ce matin ? Pourquoi n’êtes-vous plus fiancé ?

– Bah !… Vous rappelez-vous, moncher, cette longue conversation que nous eûmes, vous et moi, àSaint-Trojan, l’automne dernier ? N’avez-vous pas remarqué,alors, quand vous m’eûtes confié – imprudemment, d’ailleurs – votreadmiration pour Mlle Ortofieri, combien j’hésitaiavant de vous confier, moi, que j’étais presque sonfiancé ?

– Si fait, je m’en souviens.

– C’est que j’étais fort embarrassé. Jeme demandais si, plutôt que de courir la chance d’un mariageincertain, je ne ferais pas mieux de vous vendre tout de suite – ettrès cher, naturellement – le moyen d’épouser celle que vousaimiez. Vos révélations venaient de m’ouvrir de nouvellesperspectives, moins avantageuses, il est vrai, que ce mariage verslequel je louvoyais depuis des mois, mais aussi beaucoup plussûres. Car, hélas ! je craignais qu’au dernier moment mesespérances nuptiales ne se heurtassent à certain butoir – comme ilest arrivé ce matin. Après avoir âprement réfléchi, pesé le pour etle contre (cruelle alternative !), je me suis décidé à tenterle mariage, quitte à retomber sur l’autre solution si le mariagevenait à manquer. Il a manqué ; je suis ma ligne de conduite,je retombe sur la négociation de mes papiers. Évidemment, sij’avais su, je vous aurais épargné ces mois d’attente. Vous m’enexcuserez ; les affaires sont les affaires, et, après tout,les mœurs actuelles étant ce qu’elles sont, il se pouvaitparfaitement que la famille Ortofieri acceptât ce qui, ce matin,les a tous enflammés d’une noble indignation.

– Mais, à la fin, qu’est-cedonc ?

– C’est mon nom, surtout, vous le savez,qui m’avait permis de conquérir la sympathie de M. etMme Ortofieri – mon nom et mes titres nobiliairesdont je n’ai, d’ailleurs, jamais fait étalage… Malheureusement, cenom n’est pas le mien et je n’ai point de titres, ce qui s’estrévélé par-devant notaire, pas plus tard qu’aujourd’hui. En cestemps où l’on rencontre force gens qui sont reçus partout etportent de faux noms, j’avais espéré que cela passerait… Cela n’apoint passé. Ainsi soit-il ! Et voilà comment Luc de Certeuil,qui se nomme en réalité Lucien Cartoux…

Charles bondit.

– Cartoux ! s’écria-t-il. Vous vousnommez Cartoux ?

– Je comprends votre surprise, dit Luc.« Cartoux », cela vous rappelle, n’est-il pas vrai, cebrave policier qui déposa, en 1835, contre Fabius Ortofieri ?Il était mon aïeul, en effet. Je ne m’en cache pas, et je l’aireconnu fort gentiment tout à l’heure, devant le banquierOrtofieri, qui n’a pu m’en faire grief. Mon grand-père n’a-t-il pasaccompli son devoir ?

– Très bien ! Très bien !ricana Charles Christiani. Vous vous appelez Cartoux, votre aïeulétait le Jean Cartoux du procès Ortofieri, et vous venez me vendredes papiers qui – c’est probable – se rapportent à ce procès ?Des papiers provenant – je le présume – du policier enquestion ?

– Vous l’avez dit, et je n’avais pasl’intention de faire mystère d’une chose aussi facile àdeviner.

– Ah ! ah ! triste sire quevous êtes ! Comment ! c’est pour en arriver à cetteabjecte négociation que, pendant dix mois, vous nous avez laisséssouffrir, elle et moi, le martyre ! Comment !lorsqu’elle était à deux doigts de la mort, vous pouviez,d’un mot, la sauver, et vous n’avez rien dit !

– Je ne prétends pas à la vertu, dit Lucavec une sournoise fermeté.

– Laissons ce sujet, décida Charles. Jene suis pas chargé de vous juger. Causons affaires, comme vousdites. Ces documents, bien entendu, sont probants,indiscutables ?

– Je vous en donne ma paroled’honneur !

– Laissez-moi rire.

– Bon. Eh bien ! je vous assure,plus modestement, que ces papiers renferment la preuve indéniableque Fabius Ortofieri ne fut pas le meurtrier de CésarChristiani.

– Je suppose donc que, plusieurs annéessans doute après la mort de Fabius, survenue durant sa détentionpréventive, votre grand-père, le policier Cartoux, fut informé decertains faits nouveaux relatifs à l’assassinat ?

– Ce n’est pas tout à fait cela, maiscela revient au même. Vous serez fixé lorsque je vous aurai mis enpossession du document.

– Il n’y en a donc qu’un seul ?

– Un seul, en effet.

– Combien ? demanda Charles.

– Le million.

– Peste ! Un million ! Commevous y allez, mon cher homme ! Un million pour la confessionde Jean Cartoux, matelot à bord de la Finette, commandantCésar Christiani ! Jean Cartoux, inspecteur de la Sûreté, deservice boulevard du Temple, le 28 juillet 1835 ! JeanCartoux, assassin de son ancien capitaine !

Luc cria, hurlant presque :

– Comment savez-vous ça ?

– Vos calculs étaient faux, mon pauvreCerteuil. Vous avez trop attendu. Ce matin, moi aussi, j’ai apprisquelque chose. C’est le jour des révélations, il faut lecroire ! César Christiani, avant de mourir, a formellementreconnu et dénoncé son meurtrier, et nous sommes maintenantplusieurs à le savoir !

– Pas de chance ! soupira Luc, quis’était repris avec une merveilleuse rapidité. Dites plutôt quec’est le jour des tapes. Je manque tout. Si j’avais pu me douter dece qui arrive, c’est moi qui n’aurais pas hésité, àSaint-Trojan !… Enfin, rien ne sert d’y revenir. Au revoir,Christiani. Puisque vous savez tout, puisque ce document n’a aucunevaleur pour vous…

– Pardon, dit Charles avec négligence, entant qu’historien je suis curieux de tout ce qui touche àl’Histoire et je parierais que la confession de Jean Cartouxrenferme des détails intéressants. Je consens, pour cette seuleraison à vous l’acheter.

– Combien ? dit Luc à son tour.

– À ma discrétion.

– Cela ne vaut plus cher, dédaigna leci-devant Certeuil. Allons, j’ai confiance en vous. Prenez l’objet.J’accepterai ce que vous me donnerez.

– Merci, dit Charles en recevant uncahier de parchemins reliés par une humble ficelle.

Il le jeta dans un tiroir qu’il ferma et dontil empocha la clé.

– Maintenant, payons, dit-il.

– Tout de même, fit Luc, pas moins decinq cents francs ?

– Attendez.

Charles sortit son stylo et un carnet dechèques.

– Dites-moi, vous êtes « à lacôte », n’est-il pas vrai ?

– C’est-à-dire que…

– Pas de vanité. Répondez-moifranchement.

– Oui, dit Luc. Et même pire :coulé.

– Si je vous aide à vous remettre à flot,me jurez-vous de changer d’existence ?

– Parbleu ! Je ne demande queça ! s’écria Luc.

– Jurez.

– Je le jure, et de bon cœur.

– Bien. Alors, pour débuter, je vaismettre ce chèque au nom de Lucien Cartoux, n’est-ce pas ?

– Mais « Cartoux » c’est le nomd’un assassin !

– D’un assassin que vous n’êtespas ! Tandis que « Certeuil » c’est le nom d’unescroc que… que vous avez été.

– Merci pour ce « passécomposé » du verbe être. Allons ! C’est dit. Certeuil,Luc de Certeuil est mort. Mettez : Lucien Cartoux.

– Nous commençons à nous entendre. Voicile chèque.

Luc, ébloui, passa la main sur sonfront :

– Vous êtes un chic type !

– Pas tant que cela, répliqua Charles enle prenant par l’épaule. D’abord, une promesse comme celle que vousvenez de faire, cela n’a point de prix. Et puis…

– C’est trop ! Quand même, c’esttrop !

– Et puis, poursuivit Charles, il étaitjuste et nécessaire que votre victime prît sa petite revanche. Ledocument que vous venez de me remettre a plus de valeur pour moique je ne vous l’ai laissé croire. Je n’avais pas de preuveincontestable. Grâce à vous, maintenant, plus rien ne me faitdéfaut.

– Eh bien ! j’en suis ravi, foi deCerteuil ! Au temps : foi de Cartoux !

– À la bonne heure !

– Il ne me reste plus qu’à meretirer…

Le valet de chambre s’avançadiscrètement :

– Madame fait dire à Monsieur que ledéjeuner…

– Je me sauve ! dit Luc avecconfusion.

– Sauvez-vous donc, reprit Charles, etdans les deux sens du terme !

– Au revoir, mon sauveur !

Charles prit sans affectation la main qu’onlui tendait un peu à la légère. Mais, très nettement :

– Adieu, dit-il.

Chapitre 20TOUTE LA LUMIÈRE

Cet appartement de l’avenue Hoche était unesorte de palais. Le banquier Ortofieri se souleva d’un admirablefauteuil et, à travers l’immense table Louis XV de son gigantesquecabinet de travail, tendit la main vers le vieux manuscrit queCharles Christiani lui tendait de son côté, en disant :

– Pour finir, monsieur, voici laconfession de ce misérable. Pris de remords, il l’a rédigée dans savieillesse, sans avoir pourtant le courage de se constituerprisonnier. Ce cahier, s’il était isolé, pourrait ne pas êtreconsidéré comme la preuve absolue de la vérité. Tout écrit peutn’être qu’un faux. Mais si nous joignons ce témoignage à ceux dontje viens de parler, nous serons en présence d’un faisceau depreuves rigoureusement distinctes les unes des autres et dontl’ensemble est cent pour cent décisif. Il n’y a plus maintenantaucun doute. Lisez ceci.

– Je pense dit le banquier avec unecharmante courtoisie, je pense qu’il convient de perdre le moins detemps possible. Voilà près d’un siècle qu’une fâcheuse erreursépare nos deux familles. À présent que l’erreur est dissipée,chaque minute qui prolonge cette séparation consacre un déni dejustice, et nous en sommes responsables. Ne pouvez-vous, monsieur,en quelques mots, me résumer le contenu de ce mémoire ? Toutce que vous m’avez dit des reconstitutions obtenues par laluminite et jusqu’à ce délicieux épisode du perroquet,tout cela m’a préparé à comprendre ce que vous voudrez bien meraconter, même brièvement, et dont j’espère – dois-je leconfesser ? – l’éclaircissement d’une suprême énigme.

Charles, merveilleusement heureux de l’accueilqu’il recevait, étonné d’avoir apprivoisé l’« ours »qu’on lui avait dépeint, se doutait qu’une tierce influence avaitpréparé sa visite au père de Rita. Mme Le Tourneurayant été informée, par téléphone, des événements de la matinée, iln’était pas très compliqué de deviner quelle fée avait changél’« ours » en un businessman des plus affables. Ce futdonc avec feu et en colorant son récit de tout l’éclat del’enthousiasme, qu’il se fit, pour quelques minutes, le biographede Jean Cartoux.

– Ce matin, dit-il, nous avions fait, masœur, mon beau-frère et moi, au sujet de ce policier, desinductions qui, j’en suis assez fier, se sont trouvées vérifiéespar le manuscrit que vous avez sous la main. Jean Cartoux fut,comme nous l’avions présumé, matelot à bord de la Finette.Exactement : gabier. La sévérité de César, sans doutejustifiée, l’ulcéra, le gorgea de rancune et lui fit abandonner lamer. Comment de marin il devint policier, après avoir fait le coupde feu sur les barricades pendant les Trois Glorieuses, c’est ceque je vais vous dire.

« À la fin de l’année 1830, le préfet depolice, nommé Baude, prit la résolution de purger Paris d’une foulede gens sans aveu qui, depuis la révolution de Juillet, inondaientla capitale. Pour opérer les rafles nécessaires, il recruta deshommes capables de prêter main-forte à la police régulière. Fieschifut de ce nombre. Cartoux aussi.

– Ah ! fit le banquier, nous yvoilà !

– Illusion ! dit Charles. Nous n’ysommes pas. Écoutez la suite. Tandis que Fieschi cessait de figureraux contrôles de M. Baude et qu’il était nommé, sur larecommandation de celui-ci, surveillant de l’entreprise derectification du cours de la Bièvre, Jean Cartoux, au contraire,ayant fait preuve des qualités requises, passait du provisoire audéfinitif et prenait rang parmi les trente-deux agents du servicede la Sûreté.

« Il était donc inspecteur de la Sûreté àl’époque où Fieschi préparait son attentat.

« Vous vous le rappelez, monsieur,certain complice de Fieschi, le nommé Boireau, avait imprudemmentbavardé, la veille de l’événement. La police tenait lerenseignement suivant : un attentat doit se produire au coursde la revue, à hauteur de l’Ambigu.

« Or, si le préfet, qui était alorsM. Gisquet, avait été mieux servi ; si l’un de sesinspecteurs n’avait pas gardé pour lui une indication que cet hommesurprit par hasard, M. Gisquet aurait su, primo, que l’Ambiguen question n’était pas le nouvel Ambigu, mais l’ancien ;secundo, que l’auteur éventuel de l’attentat était un corse.

« L’inspecteur dont il s’agit, c’étaitJean Cartoux.

« Pourquoi, en se taisant, commit-il unefaute de service aussi grave ? Par ambition et parvengeance.

« Il savait, depuis très longtemps, queCésar Christiani habitait 53, boulevard du Temple. Il surveillaithaineusement son ancien capitaine, le corsaire qui l’avait sisouvent tenu à fond de cale, les fers aux pieds, et dont ilconservait un souvenir indéfectible, sous forme de zébrures dans ledos. Il le soupçonnait de tous les défauts, de tous les complots,et guettait la première occasion de lui nuire – au besoin de leperdre.

« César Christiani était Corse.

« Le 53 du boulevard du Temple setrouvait à la hauteur de l’ancien Ambigu.

« Donc, pour Jean Cartoux, l’hommedésigné par la dénonciation c’était César Christiani.

« Tout le monde craignait un attentatlégitimiste. À d’autres ! Jean Cartoux, lui, fut convaincuqu’il s’agissait d’un attentat impérialiste. Car il était sûr quele conspirateur s’appelait César Christiani, et il savait bien queCésar Christiani ne pouvait être que bonapartiste. Si surprenantque cela fût, le vieux serviteur de Napoléon devait entretenir desrelations secrètes avec le neveu du grand empereur, ce jeuneLouis-Napoléon sur lequel couraient de très faibles bruitsd’ambition… Enfin, assurément, c’était César qu’on avait dénoncésans le nommer, puisqu’il n’y avait pas, à l’endroit désigné,d’autre Corse que lui et ce Fieschi que Jean Cartoux ne pouvaitsoupçonner, l’ayant connu policier comme lui, faisant bien sonservice, paisible, humain et pourvu ensuite d’un emploi officielpar les soins mêmes du préfet Baude. Il est vrai que Fieschi vivaitsous un faux nom : Gérard. Mais telle était, chez JeanCartoux, la fureur de sa rancune, tels étaient en lui la force del’idée préconçue, la certitude de ne pas se tromper, l’aveuglementde tenir à la fois sa vengeance et la fortune, qu’iln’attacha aucune importance au faux nom de Fieschi.

« J’ai dit : lafortune.

« En effet, Jean Cartoux avait résolud’être le héros qui, seul, sauverait le roi. Ce qu’il avait appris,il n’en soufflerait mot à personne, pour se réserver, à lui seul,tout l’honneur de l’action. Il se ferait désigner par sessupérieurs pour la surveillance du quartier de César. À l’instantoù le roi passerait, il pénétrerait chez son ennemi à l’aide d’unefausse clé, et il ferait justice à la minute même où le régicide sepréparerait à commettre son forfait. Rien de plus facile que de nejamais parler de la dénonciation, de mettre sa prouesse au compted’une intuition providentielle. Et alors ce serait la renommée,l’avancement, l’auguste reconnaissance de Leurs Majestés.

« Malheureusement, de même que la polices’était trompée d’Ambigu, Jean Cartoux se trompa de Corse. Au lieude courir à Fieschi, il entra chez Christiani, le tua et s’aperçutimmédiatement de sa méprise, en voyant ce qui se passait sur leboulevard, l’effet terrifiant de la machine infernale et le nuagede fumée qui, presque en face, s’échappait de la fenêtre de sonex-collègue. Le télescope braqué à la fenêtre de César n’étaitnullement truqué, comme il l’avait cru tout d’abord ; ce longtube de cuivre ne renfermait pas l’ombre d’un canon de fusil. Amèredéception. Et terreur soudaine. Jean Cartoux venait d’assassiner unhomme. Son crime n’avait aucune excuse. Par surcroît, il avaitabandonné son poste au moment d’un attentat sans précédent.Qu’adviendrait-il, si l’on trouvait ici, auprès de sa victime, lemeurtrier traître à son devoir ? Arrêté, il était perdu ;peut-être même, alors, apprendrait-on qu’il avait su et caché lavérité concernant l’Ambigu, concernant un Corse…

« Il s’enfuit. Le désordre du boulevardfut son complice. Nul ne le remarqua. Tout le reste du jour, ildéploya, dans les arrestations, un zèle particulier, qui contribuacertainement à lui faire accorder, le soir même, le congé qu’ilsollicitait.

« Ce congé, ainsi que nous l’avionsflairé, n’avait qu’un but : lui épargner l’épreuve d’avoirpeut-être à remonter l’escalier du 53. Ce qu’il avait fait leremplissait d’épouvante. L’idée de revoir le cadavre de sa victimelui était intolérable.

« Cependant, votre aïeul, M. FabiusOrtofieri, était incarcéré. C’est alors que Jean Cartoux commit sondeuxième crime, en jurant qu’il le reconnaissait.

– Et c’est au petit-fils de cettecanaille que j’allais donner ma fille ! dit M. Ortofierien esquissant un rictus de commisération.

Il prit le manuscrit et le rejeta sur latable, avec une dédaigneuse pitié.

– Je voudrais maintenant vous présenter àma femme, poursuivit-il. Et, hum ! hum ! à ma filleaussi… Je suppose qu’elles sont à la maison…

Charles, fort embarrassé, s’empressa derépliquer :

– Ma mère serait heureuse, monsieur, derendre ses devoirs à Mme Ortofieri. Elle voudrait,de plus, au nom des Christiani, vous apporter l’hommage de nosexcuses. Nous les devons à l’héritier de Fabius Ortofieri.

– Paix aux morts, dit le banquier.Oublions ces vieilles choses. L’essentiel c’est qu’il n’y aitjamais eu de sang entre nous, ni rien qui justifiât le sang. Desexcuses ! Vous ne voudriez pas !

– De toute façon, reprit Charles, ma mèredésirerait beaucoup…

– Venez, monsieur Christiani !

« Pourquoi rit-il ? » sedemandait Charles en obéissant à la poussée très cordiale qui ledirigeait vers une porte, au fond du vaste et fastueux cabinet.

Il ne devait pas tarder à le savoir.

– Ma chère amie, disait le banquier enouvrant cette porte, laisse-moi te présenter M. CharlesChristiani, l’historien distingué.

L’historien distingué s’était arrêté assezbrusquement.

Au milieu du salon, autour d’une table à thé,plusieurs personnages bien connus se groupaient, tournés vers laporte et momentanément immobiles, à cause de l’apparition deCharles, qui les tenait comme suspendus dans leur attitude et leursourire. Cette immobilité d’un instant participait à la fois dusonge et du cabinet de cires. Charles pensa automatiquement à ceM. Curtius qui avait monté jadis, sous Louis-Philippe, roi desFrançais, un établissement de ce genre, boulevard du Temple, 54,vis-à-vis la maison de César. Il faillit se demander si ces êtresqu’il découvrait à l’improviste n’étaient pas des effigiesinsensibles, plutôt qu’en vérité Mme Ortofieri,Mme Christiani née Bernardi, la cousine Drouetflanquée de l’ombre de Mélanie, Bertrand et son nez, Colomba labrune, Geneviève Le Tourneur si blonde et si dolente, enfinl’incomparable Rita. À ce compte, il aurait pu s’étonner de nepoint voir entre eux les simulacres du maître de la lumière, sonfameux quadrisaïeul, de Fabius, l’invisible accusé, de la jolieHenriette Delille, de mons Tripe, l’homme à la canne et du sinistreJean Cartoux…

Mais il n’y avait là – du moins au centre dece salon – que des gens de 1930, vivants et fort sympathiques.Charles, qui n’en doutait d’ailleurs aucunement, le vit bienlorsque tout ce monde affectueux se reprit à bouger, lorsqueMme Ortofieri se mit en marche vers lui, les mainsen avant… et qu’elle fut distancée par l’élan irrésistible de cettepetite divinité rapide, envolée, folle de joie et d’émotion,accourant vers lui comme emportée par les zéphyrs du dieuAmour : Rita, la fée diligente qui, de connivence avecColomba, avait machiné l’enchantement de cette assemblée.

Cette enfant ! La passion l’enlevait.C’était, comme on dit, plus fort qu’elle. Et Charles, incapabled’une parole, la reçut sur sa poitrine, où elle s’abattit enpleurant de bonheur. Elle le serrait si puissamment qu’il ensuffoquait.

– Rita ! gronda sans convictionMme Ortofieri, qui faisait de louables efforts pourretenir ses larmes.

Mais tous les parents du monde s’y seraientmis que rien n’aurait empêché Charles et Rita de joindre enfinleurs lèvres. Ils se seraient embrassés sous le feu de cent milleregards, devant l’humanité tout entière, présente, future ettrépassée.

Moitié riant, moitié pleurant, Charles, pouressayer de restaurer la seule gaieté, dit à Bertrand :

– Dommage qu’on n’ait pas songé à laluminite ! Elle est de la famille. Et puis, uneplaque, ici, aujourd’hui, c’était bien l’occasion !

– Pour qui me prends-tu ? s’indignaplaisamment Bertrand Valois. Est-ce qu’un auteur dramatique pouvaitmanquer ce dénouement ? Regarde !

Charles se retourna.

La plaque dite « secondaire » étaitlà, pendue au mur. Vitre prodigieuse, elle avait silencieusementabsorbé la lumière de toute la scène. Maintenant, elle gardait pourde longues, longues années, l’image du premier baiser de Charles etde Rita, l’image de la tendre réconciliation des Christiani et desOrtofieri. Et comme Bertrand, adroit metteur en scène, l’avait« feuilletée » ingénieusement, elle montrait, cetteplaque, comme à la fenêtre du passé, le vieux corsaire CésarChristiani, qui, la pipe à la bouche et caressant sur son épaule leperroquet jaune et vert, souriait doucement à ces jeunesamours.

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