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Le Manteau – Le Nez

Le Manteau – Le Nez

de Nikolai Gogol

Partie 1

LE MANTEAU

Dans une division de ministère… mais il vaut peut-être mieux ne pas vous dire dans quelle division. Il n’y a, en Russie, pas de race plus susceptible que les fonctionnaires des ministères, de l’armée,de la chancellerie, bref, tous ceux que l’on comprend sous le nom générique de bureaucrates. Pour peu que l’un d’eux se croie froissé, il s’imagine que toute l’Administration subit un affront dans sa personne.

Donc un ispravnik[1], je ne sais plus dans quelle ville, avait rédigé un rapport ayant pour objet de démontrer que les ordres du gouvernement n’étaient plus respectés, attendu qu’on se permettait de donner au titre sacré d’ispravnik une signification de mépris ; et, pour le prouver, il avait joint à son rapport un énorme in-folio, contenant une espèce de roman où l’on rencontrait, à toutes les dix pages, unispravnik en parfait état d’ivresse.

Aussi, pour pousser d’avance le verrou surtoutes les réclamations, ai-je mieux aimé ne pas préciser d’unemanière indubitable la division du ministère où se passe mon récit,et me contenter de dire : « dans unechancellerie. »

Il y avait donc dans une chancellerie unhomme, un employé qui, je ne puis le cacher, était d’un extérieurassez insignifiant. De petite taille, il avait le visage quelquepeu grêlé, les cheveux quelque peu rouges, le crâne passablementchauve, les tempes et les joues sillonnées de rides, sans compterles autres imperfections. Tel était le portrait de notre héros,comme l’avait fait le climat de Saint-Pétersbourg.

Quant à son rang dans l’Administration – carchez nous il convient avant tout de désigner le rang d’unfonctionnaire –, il était ce qu’on appelle communément un« conseiller titulaire[2] »,c’est-à-dire un de ces malheureux sur lesquels s’exerce, comme onsait, la verve ironique de certains écrivains entachés de ladéplorable habitude de s’en prendre à des gens qui ne peuvent passe défendre.

Notre héros s’appelait de son nom de familleBaschmaschkin[3]. Il se nommait de son prénom et decelui de son père Akaki Akakievitch[4].

Peut-être le lecteur trouvera-t-il ces noms unpeu étranges et un peu recherchés, mais je puis lui donnerl’assurance qu’ils ne le sont pas et que les circonstances m’ontmis dans l’impossibilité d’en choisir d’autres.

Voici en effet ce qui s’était passé.

Akaki Akakievitch, si ma mémoire ne me faitpas défaut, vint au monde dans la nuit du 22 mars. Feu sa mère, quiavait épousé un fonctionnaire et qui était une bonne petite femme,s’occupa aussitôt, comme il était bien séant, de faire baptiser sonnouveau-né. À sa droite se tenait debout le parrain, IvanIvanovitch Jeroschkin, personnage très important, qui était chargéd’enregistrer les actes du Sénat, et, à sa gauche, la marraine,Arina Semenovna Biellocrou-schkoff, femme d’un inspecteur de policeet douée de rares vertus.

On proposa trois noms au choix del’accouchée : Mokuis, Kokuis et Chosdasakuis.

– Non, dit-elle, aucun des trois ne meplaît.

Pour répondre à ses désirs on ouvritl’almanach à un autre endroit et on mit le doigt sur deux autresnoms : Trifili et Warachatius.

– Mais c’est une punition du bon Dieu !s’exclama la mère. A-t-on jamais vu des noms pareils ! C’estla première fois de ma vie que j’en entends parler. Si c’étaitencore Waradat ou Baruch, mais Trifili et Warachatius !

On feuilleta de nouveau l’almanach et ontrouva Pavsikachi et Wachlissi.

– Non. Vrai, dit la mère, c’est jouer demalheur ; s’il n’y a pas mieux à choisir, qu’il garde le nomde son père. Le père s’appelle Akaki. Eh bien, que le fils se nommeaussi Akaki.

Et voilà comment on le baptisa AkakiAkakievitch.

L’enfant fut tenu sur les fonts[5], ce qui le fit crier et faire toutessortes de grimaces, comme s’il avait prévu qu’il deviendrait unjour conseiller titulaire.

Nous avons tenu à rapporter les faitsexactement pour que le lecteur puisse bien se convaincre qu’il n’enpouvait être autrement et que le petit Akaki ne pouvait avoir reçud’autre nom.

À quelle époque Akaki Akakiewitch entra dansla chancellerie et qui lui fit obtenir sa place, personneaujourd’hui ne pourrait le dire. Mais les supérieurs de tous ordresavaient beau se succéder, on le voyait toujours à la même place,dans la même attitude, occupé du même travail, gardant le même ranghiérarchique, si bien qu’on était forcé de croire qu’il était venuau monde tel qu’il était, avec les tempes chauves et son uniformeofficiel.

Dans la chancellerie où il était employé,personne ne lui témoignait d’égards. Les garçons de bureaueux-mêmes ne se levaient pas devant lui lorsqu’il entrait, ils nefaisaient pas attention à lui, ils ne faisaient pas plus de cas delui que d’une mouche qui aurait passé en volant. Ses supérieurs letraitaient avec toute la froideur du despotisme. Les aides du chefde bureau se gardaient bien de lui dire, quand ils lui jetaient aunez une montagne de papiers :

– Ayez la bonté de copier ceci. Oubien :

– Voici quelque chose d’intéressant, un jolipetit travail.

Ou toute autre parole aimable comme il estd’usage entre employés bien élevés.

Akaki, lui, prenait les actes, sans sedemander si on avait tort ou raison de les lui apporter. Il lesprenait et il se mettait aussitôt à les copier.

Ses collègues, plus jeunes que lui, enfaisaient l’objet de leurs railleries et la cible de leurs traitsd’esprit – pour autant que des employés et surtout des employés dechancellerie puissent prétendre à l’esprit. Tantôt ils racontaientdevant lui un tas d’histoires imaginées à plaisir sur son compte etsur celui de la femme chez qui il logeait, une vieilleseptuagénaire. On disait qu’elle le battait ou bien on luidemandait quand il allait la conduire à l’autel, ou bien onlaissait pleuvoir sur sa tête des rognures de papier et onsoutenait que c’étaient des flocons de neige.

Mais Akaki n’avait pas un mot de réplique àtoutes ces attaques ; il faisait comme s’il n’y avait eupersonne autour de lui. Toutes ces petites vexations n’avaientaucune influence sur son assiduité au travail ; au milieu detoutes ces tentations de distraction, il ne faisait pas une seulefaute d’écriture. Et, lorsque la raillerie devenait par tropintolérable, lorsqu’on le prenait par le bras et qu’on l’empêchaitd’écrire, il disait :

– Laissez-moi donc ! Pourquoi vouloirabsolument me déranger dans ma besogne ?

Et il y avait quelque chose departiculièrement touchant dans ces paroles et dans la manière dontil les prononçait.

Un jour, il arriva qu’un tout jeune homme quivenait d’obtenir un emploi dans les bureaux, poussé par l’exempledes autres, voulut rire comme eux à ses dépens, et se trouva tout àcoup cloué au sol par cette voix ; si bien qu’à partir de cemoment il vit le vieil employé d’un tout autre œil.

On eût dit qu’une puissance surnaturellel’éloignait de ses autres collègues qu’il avait appris à connaîtreet qu’il avait pris d’abord pour des gens comme il faut et bienélevés. Maintenant il éprouvait pour eux une véritable répulsion.Et bien longtemps après, au milieu des plus joyeuses compagnies, ilavait toujours sous les yeux l’image du pauvre petit conseillertitulaire avec son front chauve, et il entendait résonner à sesoreilles :

– Laissez-moi donc ! Pourquoi tenez-vousabsolument à me déranger dans ma besogne ?

Et avec ces paroles il en entendaitd’autres :

– Ne suis-je pas votre frère ?

Le jeune homme cacha son visage dans ses mainset il songea combien il y a dans le cœur de l’homme peu desentiments vraiment humains, et combien la dureté et la rudesse estle propre de ceux qui ont reçu une bonne éducation, même de ceuxqui passent généralement pour bons et estimables.

Nulle part on n’eût trouvé d’employé quiremplît ses devoirs avec autant de zèle que notre AkakiAkakievitch. Que dis-je, zèle, il travaillait avec amour, avecpassion. Quand il copiait des actes officiels, il voyait s’ouvrirdevant lui un monde tout beau et tout riant. Le plaisir qu’il avaità copier se lisait sur son visage. Il y avait des caractères qu’ilpeignait, au vrai sens du mot, avec une satisfaction touteparticulière ; quand il arrivait à un passage important ildevenait un tout autre homme : il souriait, ses yeuxpétillaient, ses lèvres se plissaient et ceux qui le connaissaientpouvaient deviner à sa physionomie quelles lettres il moulait en cemoment.

S’il avait été payé selon son mérite, il seserait élevé, à sa propre surprise, peut-être au rang de conseillerd’État. Mais, comme disaient ses collègues, il ne pouvait porterune croix à sa boutonnière et toute son assiduité ne lui valait quedes hémorroïdes.

Je dois dire, toutefois, qu’il lui arriva unjour d’attirer une certaine attention. Un directeur, qui était unbrave homme, et qui voulait le récompenser de ses longs services,ordonna de lui confier un travail plus important que les actesqu’il avait coutume de copier. Ce nouveau travail consistait àrédiger un rapport adressé à un magistrat, à modifier les en-têtesde divers actes et à remplacer au cours du texte le pronom de lapremière personne par celui de la troisième.

Akaki s’acquitta de cette tâche. Mais elle lemit si bien hors de lui, elle lui coûta tant d’efforts que la sueurruissela de son front et qu’il finit par s’écrier :

– Non ! donnez-moi plutôt quelque chose àcopier.

Et depuis lors on le laissa jusqu’à la fin desa vie exclusivement copier.

Il semblait qu’en dehors de la copie iln’existât pour lui rien, rien au monde. Il ne pensait pas às’habiller. Son uniforme, qui était originellement vert, avaittourné au rouge ; sa cravate était devenue si étroite, sirecroquevillée, que son cou, bien qu’il ne fût pas long, sortait ducollet de son habit et paraissait d’une grandeur démesurée, commeces chats de plâtre à la tête branlante que les marchandscolportent dans les villages russes pour les vendre auxpaysans.

Il y avait toujours quelque chose quis’accrochait à ses vêtements, tantôt un bout de fil, tantôt un fétude paille. Il avait aussi une prédilection toute spéciale à passersous les fenêtres juste au moment où l’on lançait dans la rue unobjet qui n’était rien moins que propre, et il était rare que sonchapeau ne fût orné de quelque écorce d’orange ou d’un autre débrisde ce genre. Jamais il ne lui arrivait de s’occuper de ce qui sepassait dans les rues et de tout ce qui frappait les regardsperçants de ses collègues, accoutumés à voir tout de suite sur letrottoir opposé à celui qu’ils suivaient un mortel en pantaloneffilé, ce qui leur procurait toujours un contentementinexprimable.

Akaki Akakievitch, lui, ne voyait que leslignes bien droites, bien régulières de ses copies et il fallaitqu’il se heurtât soudainement à un cheval qui lui soufflait àpleins naseaux dans la figure, pour se rappeler qu’il n’était pas àson pupitre, devant ses beaux modèles de calligraphie, mais au beaumilieu de la rue.

Aussitôt arrivé chez lui, il se mettait àtable, avalait à la hâte sa soupe de choux et dévorait, sans soucide ce qu’il mangeait, un morceau de bœuf à l’ail qu’ilengloutissait avec les mouches et autres condiments que Dieu et lehasard y avaient semés. Sa faim apaisée, il prenait place, sansperdre de temps, à son pupitre et se mettait en devoir de copierles actes qu’il avait emportés chez lui. Si par hasard il n’avaitpas de pièces officielles à copier, il récrivait, pour son propreplaisir, les documents auxquels il attachait une importanceparticulière, non à cause de leur teneur plus ou moinsintéressante, mais parce qu’ils s’adressaient à quelque hautpersonnage.

Quand le ciel gris de Saint-Pétersbourgs’enveloppe du voile de la nuit et que le monde des fonctionnairesa achevé son repas, qui selon son penchant gastronomique, qui selonle poids de sa bourse ; quand chacun cherche à faire diversionau grattage des plumes de bureau, aux soucis et aux affaires quel’homme se crée si souvent inutilement, il est tout naturel quel’on veuille consacrer le reste de sa journée à quelque distractionpersonnelle. Les uns vont au théâtre, les autres se promènent etprennent plaisir à regarder les toilettes, les autres adressent àquelque étoile qui se lève à l’horizon modeste de leur cielbureaucratique quelques paroles flatteuses et bien senties.D’autres enfin vont voir un collègue qui occupe au troisième ou auquatrième un petit appartement composé d’une cuisine et d’unechambre, cette dernière ornée de quelque objet de luxe convoitédepuis longtemps, une lampe ou tout autre article de ménage achetéau prix de longues privations.

Bref, c’est l’heure où chaque employé jouitd’une façon ou d’une autre de ses loisirs : ici on fait unepartie de whist, là on prend le thé avec des biscuits bon marché oul’on fume une grande pipe de tabac. On raconte les cancans quicourent dans le grand monde, car le Russe a beau être dansn’importe quelle condition, il ne peut détourner sa pensée de cegrand monde où circulent tant d’anecdotes curieuses comme, parexemple, celle du commandant à qui l’on vint apprendre en secretqu’un malfaiteur avait mutilé la statue de Pierre le Grand encoupant la queue de son cheval.

Dans ces moments de récréation et de répit,Akaki Akakievitch restait fidèle à ses habitudes. Personne n’eût pudire qu’il l’avait rencontré rien qu’une fois le soir en société.Quand il était harassé de copier et n’en pouvait plus, il secouchait et songeait aux joies du lendemain, aux belles copies quele bon Dieu pourrait lui envoyer à faire.

Ainsi s’écoulait l’existence paisible d’unhomme qui, avec quatre cents roubles de traitement, étaitparfaitement content de son sort, et il aurait peut-être atteint unâge avancé s’il n’avait été la victime d’un malheureux accident quipeut arriver non seulement aux conseillers titulaires, mais auxconseillers secrets, aux conseillers effectifs, aux conseillers dela Cour et même à ceux qui ne donnent jamais un conseil ou n’enreçoivent point.

À Saint-Pétersbourg, tous ceux qui n’ont qu’unrevenu de quatre cents roubles, ou un peu plus ou un peu moins, ontun terrible ennemi, et cet ennemi si redoutable n’est autre que lefroid du nord, quoiqu’on le dise généralement très favorable à lasanté.

Vers neuf heures du matin, quand les employésdes diverses divisions se rendent à leur bureau, le froid leurpince si rudement le nez que la plupart d’entre eux ne savent s’ilsdoivent poursuivre leur chemin ou rentrer chez eux.

Si dans ces moments les hauts dignitaires enpersonne souffrent du froid au point que les larmes leur enviennent aux yeux, que ne doivent pas avoir à endurer lestitulaires qui n’ont pas les moyens de se garantir contre lesrigueurs de l’hiver ? S’ils n’ont pu s’envelopper que dans unmanteau léger, il ne leur reste pour ressource que d’enfiler à lacourse cinq ou six rues, et de faire ensuite une halte chez leportier pour se réchauffer en attendant qu’ils aient recouvré leursfacultés bureaucratiques.

Depuis quelque temps Akaki avait dans le doset dans les épaules des douleurs lancinantes, quoiqu’il eûtl’habitude de parcourir au pas de course et hors d’haleine ladistance qui séparait sa demeure de son bureau. Après avoir bienpesé la chose, il aboutit définitivement à la conclusion que sonmanteau devait avoir quelque défaut. De retour dans sa chambre, ilexamina le vêtement avec soin et constata que l’étoffe si chèreétait devenue en deux ou trois endroits si mince qu’elle étaitpresque transparente ; en outre, la doublure étaitdéchirée.

Ce manteau était depuis longtemps l’objetincessant des railleries des impitoyables collègues d’Akaki. On luiavait même refusé le noble nom de manteau pour le baptisercapuchon. Le fait est que ce vêtement avait un air passablementétrange. D’année en année, le collet avait été raccourci, card’année en année le pauvre titulaire en avait retranché une partiepour rapiécer le manteau en un autre endroit, et les raccommodagesne trahissaient pas la main expérimentée d’un tailleur. Ils avaientété exécutés avec autant de gaucherie que possible et étaient loinde faire bel effet. Quand Akaki Akakievitch eut achevé ses tristesexplorations, il se dit qu’il devait sans hésiter porter sonmanteau au tailleur Petrovitch qui habitait au quatrième unecellule toute sombre.

Petrovitch était un individu aux yeux louches,au visage grêlé, qui avait l’honneur de faire les habits et lespantalons des hauts fonctionnaires, quand il n’était pas ivre. Jepourrais me dispenser de parler ici plus longuement de ce tailleur,mais puisqu’il est d’usage de n’introduire dans un récit aucunpersonnage sans le présenter sous sa physionomie propre, je suisobligé de dépeindre bien ou mal mon Petrovitch. Autrefois, quand ilétait encore serf chez son maître, il s’appelait tout simplementGregor. Devenu libre, il se crut tenu de prendre un nouveau nom. Ilse mit aussi à boire, d’abord aux grands jours fériés seulement,puis à tous les jours qui dans le calendrier sont marqués d’unecroix. Il soutenait qu’en observant ainsi les solennités prescritespar l’Église, il restait fidèle aux principes de son enfance, etquand sa femme le querellait, il la traitait de mondaine etd’Allemande. Quant à sa femme, tout ce que nous avons à en direici, c’est qu’elle était la femme de Petrovitch et qu’elle portaitun bonnet sur la tête. Elle n’était d’ailleurs pas jolie et biendes fois ceux qui passaient devant elle, ne pouvaient s’empêcher desourire en la regardant.

Akaki Akakievitch grimpa jusqu’à la mansardedu tailleur. Il y arriva par un escalier noir, sale, humide, qui,comme tous ceux des maisons occupées par les gens ordinaires àSaint-Pétersbourg, exhalait une odeur d’eau-de-vie montant au nezet aux yeux.

Tandis que le conseiller titulaire escaladaitles marches glissantes, il calculait ce que Petrovitch pourraitbien lui demander pour la réparation, et il résolut de lui offrirun rouble.

La porte de l’ouvrier était ouverte pourdonner une issue aux nuages émanés de la cuisine où la femme dePetrovitch faisait en ce moment cuire du poisson. Akaki traversa lacuisine, presque aveuglé par la fumée, sans que la femme le vît, etentra dans la chambre où le tailleur était assis sur une grandetable grossièrement façonnée, les jambes croisées comme un pachaturc et, suivant l’habitude de la plupart des tailleurs russes, lespieds nus.

Ce qui attirait tout d’abord l’attentionlorsqu’on s’approchait de lui, c’était l’ongle de son pouce, un peuébréché, mais dur et raide comme une écaille de tortue. Il portaitau cou plusieurs écheveaux de fil, et sur ses genoux, il avait unhabit déguenillé. Depuis quelques minutes, il s’évertuait à enfilerson aiguille, sans y réussir. Il avait d’abord tempêté contrel’obscurité, puis contre le fil.

– Entreras-tu, vaurien ! cria-t-il.

Akaki s’aperçut aussitôt qu’il était arrivédans un moment inopportun. Il aurait mieux aimé trouver Petrovitchdans un de ces instants favorables où le tailleur s’administrait unnouveau rafraîchissement ou, comme disait sa femme, s’octroyait unesolide ration d’eau-de-vie. Il était alors facile au client de luifaire accepter le prix et il poussait même la complaisance jusqu’às’incliner respectueusement devant lui en l’accablant deremerciements.

Mais souvent la femme intervenait dans lesnégociations, le traitait d’ivrogne, criait et tempêtait, luidéfendant d’accepter le travail à trop bas prix. Alors on ajoutaitquelque petite chose et l’affaire était conclue.

Pour le malheur du conseiller titulaire,Petrovitch n’avait pas encore en ce moment touché à la bouteille,et dans ces conditions, le tailleur était têtu, obstiné et capablede réclamer un prix effroyable. Akaki prévit ce danger etvolontiers il aurait rebroussé chemin, mais il était troptard ; l’œil du tailleur, son œil unique, car il était borgne,l’avait déjà aperçu et Akaki Akakievitch balbutiamachinalement :

– Bonjour, Petrovitch.

– Soyez le bienvenu, monsieur, répondit letailleur dont le regard s’arrêta sur la main du conseillertitulaire pour reconnaître ce qu’elle tenait.

– J’étais venu… pour… Je voudrais…

Nous ferons remarquer ici que le timideconseiller titulaire avait pour règle de n’exprimer ses pensées quepar des bouts de phrases, verbes, prépositions, adverbes ouparticules, qui ne formaient jamais un sens suivi.

L’affaire dont il s’agissait était-elle d’uncaractère important, difficile, jamais il ne parvenait à achever laproposition commencée. Il s’embarrassait dans ses formules. Ce futle cas cette fois : il resta court.

En même temps il demeura debout, immobile,oubliant ce qu’il avait voulu dire ou croyant l’avoir dit.

– Que désirez-vous, monsieur ? fitPetrovitch le toisant des pieds à la tête et promenant son regardinterrogateur sur le collet, les manches, la taille, les boutons,bref sur tout l’uniforme d’Akaki, quoiqu’il le connût bien puisquec’était lui qui l’avait fait. Les tailleurs n’ont pas la coutumed’inspecter avec cette persistance les vêtements qui ne sortent pasde chez eux ; mais c’est leur première pensée quand ilsrencontrent une connaissance.

Akaki répondit en balbutiant commed’habitude :

– Je voudrais… Petrovitch… ce manteau…voyez-vous… d’ailleurs, selon moi… je le crois encore bon… sauf unpeu de poussière… Eh ! sans doute il a l’air un peu vieux…mais il est encore tout neuf… seulement un peu de frottement… làdans le dos… et ici à l’épaule… deux ou trois petits accrocs… Vousvoyez ce que c’est… cela ne vaut pas la peine d’en parler… Vous meraccommoderez cela en une couple de minutes.

Petrovitch prit le malheureux manteau, l’étalasur la table, le considéra en silence et hocha la tête. Puis ilétendit le bras vers la fenêtre pour atteindre sa tabatière rondeornée d’un portrait de général. Je ne saurais dire de quel général,car cette image héroïque ayant été endommagée par hasard, letailleur, en homme avisé, avait collé dessus un morceau depapier.

Quand Petrovitch eut fini de humer sa prise,il examina de nouveau le capuchon, l’exposa à la lumière et hochala tête pour la seconde fois. Puis il visita la doublure, soulevaderechef le couvercle de sa tabatière jadis ornée de l’image dugénéral, prit une seconde prise et s’écria enfin :

– Il n’y a plus rien à raccommoder àcela ! Ce n’est plus qu’une misérable guenille !

À ces mots Akaki perdit tout courage.

– Comment ! demanda-t-il d’une voixgeignante d’enfant, il n’y a rien à raccommoder à ce trou ?Mais regardez donc, Petrovitch, vous voyez bien qu’il n’y a qu’unecouple d’accrocs, et vous avez assez de morceaux pour lesréparer.

– Des morceaux, sans doute j’en ai assez, maiscomment voulez-vous que je les couse ? Le drap est usé, il n’ya plus un point qui puisse y tenir.

– Bah ! où les points ne tiendront pas,vous mettrez une pièce.

– Il n’y a pas de pièce à mettre ; ledrap n’est en somme que du drap et dans l’état où est celui-ci, ilne faut qu’un coup de vent pour le réduire en loques.

– Mais si… pourtant… cela le faisait durerencore un peu… voyez-vous… vraiment…

– Non, répliqua Petrovitch d’un ton décidé, iln’y a rien à faire, c’est une étoffe qui a fait tout son temps. Ilvaudrait mieux en faire des chaussons pour l’hiver, cela voustiendrait les pieds plus chauds que des bas. Ce sont les Allemandsqui ont inventé les chaussons, et ils ont gagné beaucoup d’argentavec cet article.

Petrovitch ne laissait passer aucune occasionde donner un coup de boutoir aux Allemands.

– Vous devez vous faire faire un nouveaumanteau, ajouta-t-il.

– Un nouveau manteau ?

Akaki Akakievitch vit noir. L’atelier dutailleur tournoyait autour de lui et le seul objet qu’il y pût voirdistinctement était le portrait du général couvert de papier sur latabatière de Petrovitch.

– Un nouveau manteau ? murmura-t-il commeperdu dans un rêve ; mais je n’ai pas d’argent.

– Oui, un nouveau manteau, répéta Petrovitchavec une cruelle insistance.

– Mais… même… si… en supposant que je prenneune semblable résolution… combien ?…

– Vous voulez dire combien il vous encoûtera ?

– Quelque chose comme cent cinquante roublespapier, répondit le tailleur avec un pincement des lèvres.

Ce maudit tailleur prenait un plaisir toutparticulier à mettre ses clients en émoi et à épier de son œilunique et louche l’expression de leur visage.

– Cent cinquante roubles pour unmanteau ? dit Akaki Akakievitch.

Et le conseiller titulaire prononça cesparoles d’un ton qui ressemblait à un cri, peut-être le premierqu’il eût poussé depuis sa naissance, car d’ordinaire il ne parlaitqu’avec la plus grande timidité.

– Oui, reprit Petrovitch, sans le collet demartre et la doublure de soie pour le capuchon, ce qui feraensemble deux cents roubles.

– Petrovitch, je vous en conjure, interrompitAkaki Akakievitch d’une voix suppliante, n’entendant plus et nevoulant plus entendre le tailleur, je vous conjure de réparer cemanteau, pour qu’il puisse durer encore quelque temps.

– Non ! ce serait peine perdue et unedépense inutile, un pur gaspillage.

Akaki se retira absolument écrasé, tandis quePetrovitch, les lèvres serrées, satisfait de lui-même pour avoir sivaillamment défendu la corporation des tailleurs, restait assis surla table.

Sans but, éperdu, Akaki erra dans la rue commeun somnambule.

– Quelle contrariété ! se disait-il enmarchant devant lui. Vraiment, je n’aurais jamais pensé que celafinirait ainsi… Non, continua-t-il, après un court silence, je nepouvais supposer qu’il en arriverait à ce point… Me voilà dans unesituation absolument inattendue… dans un embarras que…

Et tout en poursuivant de la sorte sonmonologue, il prit, au lieu du chemin de sa maison, une directiontout opposée, sans même s’en apercevoir. Un ramoneur lui noircit ledos en passant. Du haut d’une maison en construction, un panier deplâtre lui saupoudra la tête en descendant, mais il ne voyait,n’entendait rien. Ce ne fut que lorsqu’il donna tête baissée contreun factionnaire qui lui barra le chemin en croisant la hallebardeet en vidant sur lui sa tabatière, qu’il sortit brusquement de sarêverie.

– Que viens-tu faire ici ? lui cria lerude gardien de la paix publique ; ne peux-tu point suivrecomme il faut le trottoir ?

Cette soudaine apostrophe arracha enfin Akakicomplètement à son état de torpeur. Il rassembla ses idées,envisagea sa situation d’un regard froid et prit conseil delui-même, sérieusement, franchement, comme il l’eût fait d’un ami àqui l’on confie tous les secrets de son cœur.

– Non, dit-il à la fin, aujourd’hui jen’obtiendrai rien de Petrovitch ; aujourd’hui il est demauvaise humeur… peut-être a-t-il été battu par sa femme… je lereverrai dimanche prochain. Le dimanche il aura soif, il voudraboire, sa femme ne lui donne pas d’argent ; je lui mettrai ungrivenik[6] dans lamain, il sera plus accommodant et nous pourrons reparler dumanteau.

Soutenu par cette espérance, Akaki attenditjusqu’au dimanche. Ce jour-là, quand il eut vu la femme dePetrovitch sortir de chez elle et qu’elle fut bien loin, il serendit chez le tailleur et le trouva, comme il s’y était attendu,dans un état d’abattement prononcé. Mais à peine Akaki eut-illaissé tomber de ses lèvres le premier mot au sujet du manteau quele diabolique tailleur quitta tout à coup son humeur noire pours’écrier :

– Non, il n’y a rien à faire ! Vousn’avez qu’à vous acheter un manteau neuf.

Le conseiller titulaire lui glissa songrivenik dans la main.

– Merci, votre honneur, répondit Petrovitch,cela m’aidera un peu à recouvrer mes forces et je le boirai à votresanté. Mais quant à votre manteau, voyez-vous, pourquoi en parlerdavantage ? Il ne vaut plus un rouge liard. Laissez-moi faire,je vous ferai un manteau magnifique, je vous en réponds.

Le pauvre Akaki Akakievitch supplia une foisde plus le tailleur de réparer le vieux.

– Non, encore une fois non, répliquaPetrovitch, absolument impossible. Rapportez-vous-en à moi. Je nevous surferai[7] pas. Et je mettrai, comme c’est lamode, des œillets et des agrafes d’argent au collet.

Akaki comprit qu’il devait se soumettre à lavolonté du tailleur et pour la seconde fois il sentit toutes sesforces l’abandonner. Se faire faire un manteau neuf ? Maisavec quoi le payer ? Il avait, à vrai dire, à compter sur unegratification officielle. Mais il lui avait déjà trouvé unedestination. Il devait s’acheter un pantalon et payer son bottier,qui lui avait réparé deux paires de bottes ; il devait faireemplette de linge, bref tout était réglé d’avance. Si le directeur– ce qui eût été un bonheur inespéré – portait la gratification dequarante roubles à cinquante, qu’était ce maigre surplus encomparaison de la somme inouïe, énorme, demandée parPetrovitch ? Une goutte d’eau dans l’Océan.

Il y avait encore à espérer de la part dePetrovitch, s’il était de bonne humeur, une réduction importantesur le prix, d’autant plus que sa femme lui dit :

– Es-tu fou ? Tantôt tu travailles pourrien, et d’autres fois tu exiges un prix absolument inhumain.

Il crut donc que Petrovitch consentirait à luifaire son manteau pour quatre-vingts roubles ; mais cesquatre-vingts roubles, où les trouver ? Peut-êtreparviendrait-il, en mettant à contribution tous les leviers, à seprocurer la moitié.

Nous devons compte au lecteur des moyens quele conseiller titulaire avait idée d’employer pour réunir cettemoitié.

Il avait pris l’habitude, chaque fois qu’ilrecevait un rouble, de mettre un kopeck dans une petite tirelire. Àla fin du semestre, il reprenait ces petites pièces de cuivre etles remplaçait par l’équivalent en monnaie d’argent. Il avaitpratiqué ce système d’épargne depuis très longtemps et en ce momentses économies se montaient à quarante roubles. De cette façon, ilse trouvait en possession de la moitié de la somme nécessaire. Maisl’autre moitié ! Akaki fit des calculs à perte de vue ;puis il finit par se dire qu’il pourrait réduire au moins pendantune année plusieurs de ses dépenses quotidiennes, qu’il pouvaitrenoncer au thé le soir et, quand il avait de l’ouvrage à faire,aller s’asseoir avec ses actes dans la chambre de sa propriétaire,afin d’économiser son propre feu. Il prit aussi la résolutiond’éviter dans la rue les pluies de plâtre pour ménager sessouliers, et il décida de ne pas acheter de linge.

Dans le commencement, ces privations luifurent un peu pénibles ; mais petit à petit il s’y accoutumaet il en arriva même à se coucher sans souper. Tandis que son corpssouffrait de ces retranchements de nourriture, son esprit trouvaitun aliment nouveau dans l’incessante préoccupation que lui créaitson manteau. Depuis ce moment, on eût dit que sa nature s’étaitcomplétée, qu’il s’était marié, qu’il avait une compagne qui ne lequittait plus dans le sentier de la vie ; et cette compagne,c’était l’image de son manteau, bien ouaté et bien doublé.

Aussi le vit-on plus décidé, plus animéqu’auparavant, comme un homme qui a choisi un but qu’il veutatteindre à tout prix. L’insignifiance de ses traits, l’insouciancede sa démarche, le laisser-aller de son maintien, tout cela avaitdisparu. Parfois un éclat tout nouveau brillait dans ses yeux, etdans ses rêves hardis il se posait déjà la question s’il ne feraitpas tout aussi bien d’avoir un collet de martre à son manteau.

Ces pensées lui occasionnaient parfois desingulières distractions. Un jour qu’il copiait des actes, ils’aperçut tout à coup qu’il avait commis une erreur :

– Oh ! oh ! s’écria-t-il.

Et bien vite il fit le signe de la croix.

Au moins une fois par mois, il se rendait chezPetrovitch, pour s’entretenir avec lui du précieux manteau et luidemander plusieurs renseignements importants, par exemple sur leprix qu’il pourrait mettre au drap et sur la couleur qu’ilchoisirait de préférence.

Chacune de ces visites donnait lieu à denouvelles considérations ; mais il rentrait, chaque fois, plusheureux chez lui, car le jour devait enfin arriver où tout seraitacheté, où le manteau serait prêt.

Ce grand événement se produisit plus tôt qu’ilne l’avait espéré. Le directeur donna une gratification non dequarante, de cinquante, mais de soixante-cinq roubles. Ce dignefonctionnaire avait-il remarqué que notre ami Akaki Akakievitchavait besoin d’un manteau ? Ou bien notre héros ne devait-ilcette libéralité exceptionnelle qu’à une bonne fortune ?

Quoi qu’il en fût, Akaki s’enrichissait devingt roubles. Une pareille augmentation de ses ressources devaitnécessairement hâter la réalisation de sa mémorable entreprise.

Encore deux ou trois mois de faim et Akakiaurait ses quatre-vingts roubles. Son cœur, d’ordinaire sipaisible, commença à battre la charge. Dès qu’il eut en main lasomme énorme de quatre-vingts roubles, il alla trouver Petrovitchet tous deux se rendirent ensemble chez un marchand de draps.

Sans hésiter ils en achetèrent une bonnepièce. Depuis plus d’une année ils s’étaient entretenus de cetteacquisition, ils en avaient débattu tous les détails, et tous lesmois ils avaient passé en revue l’étalage du marchand pour serendre compte des prix. Petrovitch donna quelques coups secs sur ledrap et déclara qu’on n’en pourrait trouver de meilleur. Pourdoublure, ils prirent de la toile forte bien serrée, qui dansl’opinion du tailleur valait mieux que la soie et avait un éclatincomparable. De martre ils n’en achetèrent point, la trouvant tropchère, mais ils se décidèrent pour la plus belle fourrure de chatqu’il y eût dans le magasin et qui pouvait fort bien passer pour dela martre.

Pour confectionner ce vêtement, Petrovitch eutbesoin de quinze jours pleins, car il fit une quantité innombrablede points, sans cela il aurait été prêt plus tôt. Il évalua sontravail à douze roubles ; il ne pouvait demander moins ;tout était cousu à la soie et le tailleur avait repassé lescoutures avec les dents dont on voyait encore les traces.

À la fin il arriva, le manteau tantsouhaité…

Je ne puis dire exactement le jour, mais cefut certainement le plus solennel que le conseiller titulaire Akakieût connu de sa vie.

Le tailleur apporta le manteau lui-même, debon matin, avant le départ du conseiller titulaire pour son bureau.Il n’aurait pu venir mieux à propos, car la gelée commençait à sefaire sentir âprement.

Petrovitch aborda son client avec l’air digned’un tailleur important. Sa physionomie était d’une gravitéexceptionnelle : jamais le conseiller titulaire ne l’avait vuainsi. Il était pénétré de son mérite et mesurait dans sa penséeavec orgueil l’abîme qui sépare l’ouvrier qui ne fait que lesréparations de l’artiste qui fait le neuf.

Le manteau était enveloppé dans une toileneuve, tout récemment lavée, que le tailleur dénoua soigneusementet replia ensuite pour la mettre dans sa poche. Il prit alors avecfierté le manteau des deux mains et le plaça sur les épaulesd’Akaki Akakievitch. Puis il le drapa et eut un sourire desatisfaction en le voyant tomber majestueusement de toute salongueur. Akaki voulut essayer les manches ; elles allaientmerveilleusement bien. Bref, le manteau était irréprochable soustous les rapports, et la coupe ne laissait rien à désirer.

Tandis que le tailleur contemplait son œuvre,il ne manqua pas de dire que s’il l’avait laissé à si bon compte,c’est qu’il n’avait pas un très fort loyer et qu’il connaissaitAkaki Akakievitch depuis longtemps ; puis il fit remarquerqu’un tailleur de la Perspective Nievsky aurait demandé au moinssoixante-quinze roubles rien que pour la façon d’un semblablemanteau. Le conseiller titulaire ne voulut pas s’engager dans unediscussion avec lui sur ce point. Il paya, remercia et sortit pourse rendre à son bureau.

Petrovitch sortit avec lui et s’arrêta au beaumilieu de la rue pour le suivre du regard aussi loin qu’il put,puis il enfila à la hâte une rue de traverse pour jeter un derniercoup d’œil sur le conseiller titulaire et sur son manteau.

Plein des plus agréables pensées, Akakigagnait pas à pas son bureau. Il sentait à chaque instant qu’ilavait un vêtement neuf sur ses épaules et s’adressait à lui-même undoux sourire de contentement.

Deux choses avant tout lui trottaient dans lecerveau : d’abord le manteau était chaud et puis il étaitbeau. Sans prendre garde au chemin qu’il parcourut, il entra toutdroit dans l’hôtel de la Chancellerie, déposa son trésor dansl’antichambre, l’inspecta en tous sens et regarda ensuite leportier d’un air tout particulier.

Je ne sais si le bruit s’était répandu dansles bureaux que le vieux capuchon avait cessé d’exister. Tous lescollègues d’Akaki accoururent pour admirer son superbe manteau etle comblèrent de félicitations si chaleureuses qu’il ne puts’empêcher d’abord de leur répondre par un sourire de satisfactionqui fit place ensuite à une certaine appréhension.

Mais quelle ne fut point sa surprise lorsqueses terribles collègues lui firent observer qu’il devait inaugurerson manteau d’une manière solennelle et qu’ils comptaient sur unrepas fin. Le pauvre Akaki était si ébahi, si abasourdi qu’il nesut que dire pour s’excuser. Il balbutia en rougissant que levêtement n’était pas aussi neuf qu’on voulait bien le croire et quel’étoffe en était toute vieille.

Alors un de ses supérieurs, qui voulait sansdoute montrer qu’il n’était pas fier de son rang et de son titre,et qu’il ne dédaignait pas la société de ses subordonnés, prit laparole et dit :

– Messieurs, au lieu d’Akaki Akakievitch,c’est moi qui vous régalerai. Je vous invite à prendre ce soir lethé chez moi, c’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance.

Tous les employés remercièrent leur supérieurde sa bonté et s’empressèrent d’accepter l’invitation avec joie.Akaki voulut la décliner, mais on lui représenta que ce serait unegrossière impolitesse, un acte impardonnable, et il dut céder à lafatalité.

Il éprouvait d’ailleurs une certaine joie à lapensée qu’il aurait de cette manière l’occasion de se montrer dansla rue avec son manteau. Toute cette journée fut pour lui un jourde fête. Dans cette heureuse disposition, il rentra chez lui, ôtason manteau, et après avoir une fois de plus examiné le drap et ladoublure, le pendit au mur. Puis il alla chercher son vieuxcapuchon pour le comparer au chef-d’œuvre de Petrovitch. Sesregards allaient d’un vêtement à l’autre et il pensait en souriantintérieurement :

– Quelle différence !

Tout joyeux il dîna, et son repas achevé, ilne s’assit point pour faire des copies. Non, il s’étala comme unsybarite sur le canapé et attendit la soirée. Puis il s’habilla,prit son manteau et sortit.

Il ne me serait pas possible de vous dire oùdemeurait ce supérieur, qui avait si libéralement invité sessubordonnés. Ma mémoire commence un peu à faiblir, et les rues, lesmaisons sans nombre de Saint-Pétersbourg font un tel fouillis dansma tête que j’ai de la peine à m’y retrouver. Tout ce que je merappelle, c’est que l’honorable fonctionnaire habitait un des beauxquartiers de la capitale, et que par conséquent sa demeure étaittrès éloignée de celle d’Akaki Akakievitch.

D’abord le conseiller titulaire traversaplusieurs rues mal éclairées, qui semblaient toutes désertes, maisplus il se rapprochait de l’habitation de son supérieur, plus lesrues devenaient brillantes et animées. Il rencontra un nombreincalculable de passants vêtus à la dernière mode, de belles dameset de messieurs qui avaient des collets de castor. Les traîneaux depaysans avec leurs bancs de bois devenaient de plus en plus rares,et à chaque instant, il apercevait des cochers habiles en bonnet develours qui conduisaient des traîneaux en bois vernis, garnis depeaux d’ours, ou de splendides carrosses.

C’était pour notre Akaki un spectacleabsolument nouveau. Depuis nombre d’années il n’était pas sorti lesoir. Il s’arrêta tout curieux devant l’étalage d’un marchandd’objets d’art. Un tableau attira surtout son attention. C’était leportrait d’une femme, tirant son soulier et montrant son petit piedmignon à un jeune homme, à grandes moustaches et à grands favoris,qui regardait par la porte entrouverte.

Après s’être attardé un instant à considérerce portrait de l’école française, Akaki Akakievitch hocha la têteet poursuivit son chemin en souriant. Pourquoi doncsouriait-il ? Était-ce à cause de l’originalité dusujet ? Ou bien parce qu’il pensait, comme la plupart de sescollègues, que les Français ont parfois des idées bizarres ?Ou bien il ne pensait à rien, et d’ailleurs il est bien difficilede lire dans le cœur des gens pour savoir ce qu’ils pensent.

Le voici enfin arrivé à la maison où il a étéinvité. Son supérieur est logé en grand seigneur ; il y a unelanterne à sa porte et il occupe tout le second. Lorsque notreAkaki entra, il vit une longue file de galoches ; sur unetable bouillait et fumait un samovar ; au mur étaientaccrochés des manteaux dont plusieurs étaient garnis de collets develours et de fourrure. Dans la chambre voisine on menait un bruitconfus qui devint un peu plus distinct quand un domestique ouvritla porte et sortit de la pièce avec un plateau rempli de tassesvides, d’un pot au lait et d’une corbeille à biscuits. Les invitésdevaient être réunis depuis longtemps et ils avaient déjà vidé leurpremière tasse de thé.

Akaki suspendit son manteau à une patère et sedirigea vers la chambre où ses collègues, armés de longues pipes,étaient groupés autour d’une table à jeu et faisaient duvacarme.

Il entra, mais resta cloué sur le seuil de laporte, ne sachant que faire ; mais ses collègues le saluèrentà grands cris et accoururent dans l’antichambre pour admirer sonmanteau. Cet assaut fit perdre toute contenance au brave conseillertitulaire. Mais il se réjouissait au fond de son cœur desfélicitations que l’on prodiguait à son précieux vêtement. Bientôtaprès, ses collègues lui rendirent la liberté et allèrent reprendreleur partie de whist.

Cette agitation, cette excitation, l’animationde la conversation troublèrent le timide Akaki au plus haut point.Il ne savait où mettre ses mains, où les cacher ; à la fin ils’assit auprès des joueurs, regardant tantôt leurs cartes, tantôtleurs visages, puis il bâilla, car il sentait que depuis longtempsl’heure était passée où il avait l’habitude de se coucher. Ilvoulut se retirer, mais on le retint en lui déclarant qu’il nepouvait s’éloigner sans avoir bu un verre de Champagne pourcélébrer ce jour mémorable.

On servit le souper, qui se composait debouillon froid, de veau froid, de gâteaux et de diversespâtisseries, le tout accompagné de pseudo-champagne. Akaki se vitobligé de vider deux grands verres de ce liquide mousseux, etquelque temps après, tout autour de lui revêtit un aspect joyeux.Cependant il n’oubliait point qu’il était passé minuit et qu’ilaurait dû être au lit depuis plusieurs heures.

Craignant d’être encore retenu, il se glissa àla dérobée dans l’antichambre où il eut la douleur de voir sonmanteau par terre. Il le secoua avec le plus grand soin, l’endossaet partit.

Les rues étaient encore éclairées. Les petitscabarets hantés par les domestiques et par le bas peuple étaientencore ouverts ; quelques-uns étaient déjà fermés, mais auxlumières qui se voyaient à l’extérieur il était facile de devinerque les clients n’étaient pas encore partis.

Tout joyeux et en ébriété, Akaki Akakievitchprit le chemin de sa maison. Tout à coup il s’aperçut qu’il étaitdans une rue où le jour et encore plus la nuit tout étaitsilencieux. Autour de lui tout avait un aspect sinistre. Çà et làune lanterne qui, faute d’huile, menaçait de s’éteindre, desmaisons de bois, des palissades, mais nulle part une âme vivante. Àla pâle lueur de ces lanternes mourantes scintillait la neige et,enveloppées dans les ténèbres, les petites constructionss’alignaient tristement. Il arriva à un endroit où la ruedébouchait dans une immense place à peine bordée, à l’autreextrémité, de quelques maisons, et offrant l’apparence d’un vasteet lugubre désert.

Au loin, Dieu sait où, vacillait la lumièred’un falot éclairant une guérite qui lui sembla au bout du monde.Le conseiller titulaire perdit tout d’un coup son humeur joyeuse.Il alla, le cœur serré, vers la lumière ; il pressentaitl’imminence d’un danger. L’espace qu’il avait devant lui ne luiapparaissait plus que comme un océan.

– Non, dit-il, j’aime mieux ne pasregarder.

Et il continua à marcher en baissant la tête.Lorsqu’il la releva, il se vit tout à coup entouré de plusieurshommes, à longue barbe, dont il ne pouvait distinguer les visages.Sa vue s’obscurcit, son cœur se crispa.

– Ce manteau est à moi, cria l’un des hommesen saisissant le conseiller titulaire au collet.

Akaki voulut appeler au secours. Un autre desagresseurs lui cloua son poing sur la bouche et lui dit :

– Avise-toi seulement de crier !

Au même moment, le malheureux conseillertitulaire sentit qu’on lui enlevait son manteau et presque en mêmetemps un coup de pied l’envoya rouler dans la neige où il restaévanoui.

Quelques instants après il reprit sessens ; mais il ne vit plus personne. Dépouillé de son vêtementet tout gelé, il se mit à crier de toutes ses forces, mais ses crisne pouvaient arriver jusqu’à l’autre bout de la place. Éperdu, ilse précipita avec l’élan suprême du désespoir vers la guérite où lasentinelle, l’arme au repos, lui demanda pourquoi diable il faisaittant de tapage et courait ainsi comme un fou.

Quand Akaki fut tout près de lui, il traita lesoldat d’ivrogne pour n’avoir pas vu qu’à très peu de distance deson poste on volait et pillait les passants.

– Je vous ai vu parfaitement, réponditl’homme, au milieu de la place avec deux individus. J’ai cru quevous étiez des amis. Il est inutile de se mettre sens dessusdessous. Allez trouver demain l’inspecteur de la police, il prendral’affaire en main, fera rechercher les voleurs et ouvrira uneenquête.

Que faire ?

Le malheureux conseiller titulaire arriva chezlui dans un état affreux : les cheveux lui pendaient endésordre sur le front, ses habits étaient couverts de neige. Quandsa propriétaire l’entendit frapper comme un fou furieux à la porte,elle se leva en sursaut et accourut à demi vêtue, mais elle reculad’effroi à l’aspect d’Akaki.

Quand il lui raconta ce qui lui était arrivé,elle joignit les mains et s’écria :

– Ce n’est pas à l’inspecteur de police quevous devez vous adresser, mais au commissaire du quartier.L’inspecteur vous amusera de belles paroles et ne fera rien. Maisle commissaire du quartier, je le connais depuis longtemps. Monancienne cuisinière Anna est maintenant en service chez lui et jele vois souvent passer sous nos fenêtres. Il va tous les jours defête à l’église et l’on voit tout de suite à sa mine que c’est unbrave homme.

Après cette recommandation pleine desollicitude, Akaki se retira tristement dans sa chambre. Pour peuqu’on se représente sa situation, on comprendra quelle nuit ilpassa.

Le lendemain matin il se rendit chez lecommissaire du quartier. On lui apprit que ce haut fonctionnairedormait encore. À dix heures, il y revint. Le haut fonctionnairedormait toujours. À midi, le commissaire était sorti. Le conseillertitulaire se représenta encore à l’heure du repas, mais alors lescommis lui demandèrent pourquoi il mettait tant d’insistance àvouloir voir leur chef. Pour la première fois de sa vie, Akaki fitpreuve d’énergie. Il déclara qu’il avait besoin de parler aucommissaire sur-le-champ et qu’on ne devait pas reconduire, car ils’agissait d’une affaire officielle et si quelqu’un se permettaitde lui mettre des bâtons dans les roues, il pourrait lui en coûtercher.

Il n’y avait rien à répliquer à ce ton. Un descommis sortit pour aller prévenir son chef. Celui-ci donna audienceà Akaki, mais l’écouta d’une façon assez singulière. Au lieu des’intéresser au fait principal, c’est-à-dire au vol, il demanda auconseiller titulaire comment il se faisait qu’il courait les rues àune heure indue et s’il ne s’était pas trouvé à quelque réunionsuspecte.

Abasourdi par cette question, le conseillertitulaire ne trouva pas de réponse et se retira sans savoirexactement si l’on donnerait ou non suite à son affaire.

Il n’avait pas été à son bureau de toute lajournée, événement inouï dans sa vie. Le jour suivant il y reparut,mais dans quel état ! blême, agité, avec son vieux manteau,qui avait l’air encore plus pitoyable qu’auparavant. Quand sescollègues apprirent le malheur qui l’avait frappé, il y en eutplusieurs d’assez cruels pour en rire à gorge déployée ;cependant le plus grand nombre se sentirent émus d’une véritablepitié et organisèrent une souscription en sa faveur.Malheureusement cette louable entreprise n’eut qu’un résultat toutà fait insignifiant, parce que ces mêmes employés ou fonctionnairessupérieurs avaient déjà fourni leur cotisation à deux souscriptionsantérieures : la première pour faire faire le portrait de leurdirecteur, la seconde pour s’abonner à un ouvrage qu’un ami de leurchef venait de faire paraître.

Un d’eux, qui avait réellement compassiond’Akaki, voulut, à défaut de mieux, lui donner un bon conseil. Illui dit que ce serait peine perdue de retourner chez le commissairedu quartier, car, en supposant que ce fonctionnaire eût la chancede retrouver le manteau, la police garderait ce vêtement aussilongtemps que le conseiller titulaire n’aurait pas démontrépéremptoirement qu’il en était le vrai et seul propriétaire. Ill’engagea donc à s’adresser à quelque personnage haut placé, lequelpersonnage haut placé, grâce à ses bons rapports avec lesautorités, mènerait l’affaire rondement.

Dans son égarement, Akaki se décida à suivrecet avis. Quelle était la position hiérarchique occupée par ce hautpersonnage et quel était son degré d’élévation dans la hiérarchie,on n’eût pu le dire. Tout ce que l’on savait, c’est que ce hautpersonnage était arrivé depuis peu à son haut emploi. Il y avait,il est vrai, d’autres personnages encore plus haut placés et lefonctionnaire dont il s’agit mettait en œuvre tous les levierspossibles pour pouvoir lui-même monter encore plus haut. Parcontre, il obligeait tous les autres employés au-dessous de lui àl’attendre au bas de l’escalier et personne ne pouvait arriverdirectement jusqu’à lui. Le secrétaire du collège faisait part dela demande d’audience à un secrétaire de gouvernement qui à sontour transmettait la demande à un haut fonctionnaire, lequel enfinla communiquait au haut personnage.

C’est la marche ordinaire des affaires dansnotre sainte Russie. Le désir de faire comme les hautsfonctionnaires fait que chacun singe les manières de son supérieur.Il n’y a pas longtemps, un conseiller titulaire devenu chef d’unpetit bureau fit mettre sur l’une de ses pièces un écriteau portantces mots : Salle des délibérations. Là se tenaientdes valets à collet rouge en habits brodés, pour annoncer lespostulants qu’ils introduisaient dans la salle, si petite qu’il yavait tout juste la place pour une chaise.

Mais revenons à notre haut personnage. Ilavait le maintien imposant, mais un peu embarrassé : sonsystème se résumait en un mot : sévérité, sévérité, sévérité.Il répétait ce mot trois fois de suite, et la dernière fois, ilfixait un regard pénétrant sur celui à qui il avait affaire. Ilaurait pu se dispenser de déployer tant d’énergie, car les dixsubalternes qu’il avait sous ses ordres le craignaient assez sanscela. Dès qu’ils le voyaient arriver de loin, ils s’empressaient dedéposer leur plume et accouraient se tenir debout sur son passage.Dans ses conversations avec ses subordonnés, il gardait toujoursune attitude fière et ne disait guère que ces paroles :

– Que voulez-vous ? Savez-vous à qui vousparlez ? N’oubliez pas à qui vous vous adressez !

Au demeurant, c’était un brave homme, aimableet complaisant pour ses amis. Son titre de directeur général luiavait tourné la tête. Depuis le jour qu’on le lui avait donné, ilpassait la plus grande partie de sa journée dans une espèce devertige, tout en gardant toute sa présence d’esprit avec ses égaux,qui ne se doutaient point qu’il lui manquait quelque chose. Maisdès qu’il se trouvait avec un inférieur, il se renfermait dans unmutisme sévère et cette tenue lui était d’autant plus pénible qu’ilsentait combien il aurait pu passer son temps plusagréablement.

Tous ceux qui l’observaient en pareillecirconstance ne pouvaient mettre en doute qu’il brûlait du désir dese mêler à une conversation intéressante, mais la crainte de faireparaître quelque imprudente prévenance, de se montrer trop familieret de compromettre par là sa dignité, le retenait. Pour sesoustraire aux périls de ce genre, il gardait une réserveextraordinaire et ne parlait que de temps à autre par monosyllabes.Bref, il avait poussé son système si loin que l’on ne l’appelaitque l’ennuyé, et ce titre était parfaitement mérité.

Tel était le haut personnage dont Akaki devaitse concilier l’aide et la protection. Le moment qu’il choisit pourtenter sa démarche semblait tout à fait opportun pour flatter lavanité du directeur général et pour servir la cause du conseillertitulaire.

Le haut personnage se trouvait dans soncabinet et causait gaiement avec un vieil ami qu’il n’avait pas vudepuis nombre d’années, lorsqu’on lui annonça queM. Baschmaschkin sollicitait l’honneur d’obtenir une audiencede Son Excellence.

– Quel homme est-ce ? demanda-t-il avechauteur.

– Un employé.

– Faire attendre. Occupé. Pas le temps derecevoir.

Le haut personnage mentait. Rien nel’empêchait d’accorder l’audience demandée. Son ami et lui avaientdéjà épuisé plusieurs sujets de conversation. Déjà plus d’une foisleur entretien avait été interrompu par de longues pauses au boutdesquelles ils s’étaient levés l’un et l’autre en se tapantfamilièrement sur l’épaule :

– Et voilà, mon cher.

– Eh ! oui, Stepan.

Mais le directeur général ne voulait pasrecevoir le solliciteur pour faire sentir toute son importance àson ami qui avait quitté le service et habitait la campagne, etpour lui faire comprendre que les employés devaient faire le piedde grue dans l’antichambre jusqu’à ce qu’il lui plût de lesaccueillir.

À la fin, après plusieurs autres dialogues etplusieurs autres pauses, pendant lesquelles les deux amis, étendusdans leurs fauteuils, envoyaient au plafond la fumée de leurscigares, le directeur général se rappela tout à coup qu’on luiavait demandé audience. Il appela son secrétaire qui se tenait à laporte avec plusieurs dossiers et lui ordonna de faire entrer lesolliciteur.

Quand il vit Akaki l’air humble, en vieiluniforme usé, s’approcher de lui, il se tourna brusquement vers luiet d’un ton raide :

– Que voulez-vous ?

Sa voix était encore plus sévère qued’habitude et il cherchait à lui donner une intonation encore plusvibrante, car il y avait huit jours qu’il s’y exerçait devant saglace.

Le timide Akaki se trouva complètement écrasésous cette rude apostrophe. Cependant il fit un effort pourreprendre son sang-froid et pour raconter comme quoi et comment onlui avait volé son manteau, non sans émailler son récit d’une foulede détails oiseux. Il ajouta qu’il s’était adressé à Son Excellencedans l’espoir que, grâce à cette haute et bienveillante protectionauprès du président de la police ou auprès des autres autoritéssupérieures, il pourrait rentrer en possession de son vêtement.

Le directeur général trouva cette démarchefort peu bureaucratique.

– Eh ! monsieur, dit-il, vous ne savezdonc pas ce que vous aviez à faire en pareil cas ? D’oùvenez-vous donc ? Vous ne savez donc pas quelle est la voiehiérarchique à suivre ? Vous auriez dû adresser une pétitionqui serait parvenue aux mains du chef de bureau et des siennes auchef de division qui l’aurait renvoyée à mon secrétaire, et monsecrétaire me l’aurait remise.

– Permettez-moi, interrompit Akaki en faisantun nouvel effort, mais cette fois un effort suprême pour recueillirle peu d’esprit qu’il eût conservés, car il sentait que la sueurlui coulait sur le front. Permettez-moi, Votre Excellence, de vousfaire remarquer que si j’ai pris la liberté de vous déranger pourcette affaire, c’est que les secrétaires… les secrétaires sont desgens dont il n’y a rien à attendre.

– Hein ? Quoi ? Vraiment !s’écria le directeur général. Vous osez tenir un pareillangage ! Où avez-vous pris de semblables suppositions ?Il est honteux de voir les jeunes gens, les subordonnés s’insurgercontre leurs chefs !

Dans son transport, le directeur général nevoyait pas que le conseiller titulaire avait dépassé lacinquantaine et que la qualité de jeune ne lui convenait plus querelativement, c’est-à-dire dans le cas de comparaison avec un hommede soixante-dix ans.

– Savez-vous, continua le haut personnage, àqui vous parlez ? Souvenez-vous devant qui vous vous trouvezici ! Souvenez-vous-en ! Je dis :souvenez-vous-en !

Et en disant ces paroles il frappait du piedet sa voix prenait un accent, une ampleur redoutables.

Akaki était complètement foudroyé ; iltressaillait, il frémissait et pouvait à peine se tenir sur sesjambes, et sans un garçon de bureau, qui accourut à son secours, ilserait tombé par terre. On l’emporta, ou plutôt on le traîna dehorspresque évanoui.

Le directeur général était tout stupéfait del’effet produit par ses paroles ; cet effet dépassait sonattente, et satisfait de ce que son ton impérieux eût exercé sur unvieillard une impression telle que le pauvre homme en avait perduconnaissance, il jeta un regard oblique sur son ami, pour voircomment celui-ci avait pris cette sortie. Quel ne fut point soncontentement, lorsqu’il constata que son ami lui-même était toutému et ne le considérait plus qu’avec un certain effroi.

Comment Akaki arriva au bas de l’escalier etcomment il traversa la rue, il eût été sans doute incapable d’enrendre compte lui-même, car il était plus mort que vivant. De savie il n’avait été grondé par un directeur général et surtout parun directeur général aussi sévère.

Il marcha sous l’orage, qui rugissait audehors, sans s’apercevoir du temps affreux qu’il faisait, sanschercher contre la tempête un abri sur le trottoir. Le vent quisoufflait de toutes les directions et sortait en rafales de toutesles ruelles lui causa une inflammation de la gorge. Arrivé chezlui, il fut hors d’état de prononcer une parole. Il se mit au lit,tant était décisif l’effet produit par la leçon du directeurgénéral.

Le lendemain, Akaki eut une fièvre violente.Grâce au climat de Saint-Pétersbourg, sa maladie fit en très peu detemps des progrès alarmants. Quand le médecin arriva, tous lessecours de l’art étaient déjà inutiles. Le docteur lui tâta lepouls, rédigea une ordonnance pour ne pas le laisser mourir sansl’assistance de la Faculté, et déclara que le malade n’avait plusque deux jours à vivre.

Il dit ensuite à la propriétaired’Akaki :

– Vous n’avez pas de temps à perdre ;occupez-vous de lui faire faire une bière en sapin, car pour unhomme pauvre comme lui une bière en chêne coûterait trop cher.

Le conseiller titulaire entendit-il cesparoles ? lui donnèrent-elles un nouvel accès de fièvre plusviolent encore ? plaignait-il tout bas son triste sort ?C’est ce qu’aucun homme n’eût pu dire, car il délirait. Des visionsétranges passaient sans relâche dans son faible cerveau. Tantôt ilse voyait en présence de Petrovitch, qu’il chargeait de faire unmanteau avec des cordes pour les voleurs qui le poursuivaient dansson lit. Tantôt il priait sa propriétaire de chasser les voleursqui s’étaient cachés sous sa couverture. Tantôt il se voyait devantle directeur général, qu’il entendait l’accabler de reproches et ildemandait grâce à Son Excellence. Tantôt il se perdait dans desdiscours si étranges que la pauvre femme se signait avec épouvante.Jamais de sa vie elle n’avait entendu pareille chose et les proposinouïs du malade la mettaient d’autant plus hors d’elle-même que letitre d’excellence y revenait à chaque instant. Tantôt il murmuraitde nouveau des paroles sans suite qui manquaient de liaison, si cen’est qu’elles roulaient toujours sur la même chose : lemanteau.

À la fin, Akaki rendit le dernier soupir. Onne mit les scellés ni sur sa chambre ni sur son armoire, par lasimple raison qu’il n’avait point d’héritier et ne laissait pourtout héritage qu’un paquet de plumes d’oie, un cahier de papierblanc, trois paires de bas, quelques boutons de culotte et sonvieux manteau. À qui échurent ces reliques ? Dieu le sait.L’auteur de ce récit ne s’en est pas informé.

Akaki fut enveloppé dans un linceul ettransporté au cimetière où on l’inhuma. La grande ville deSaint-Pétersbourg continua à mener son train de vie ordinaire,comme si le conseiller titulaire n’avait jamais existé.

Ainsi disparut un être humain qui n’avait euni protecteur ni ami ; qui n’avait inspiré d’intérêtréellement cordial à personne, qui n’avait jamais excité lacuriosité des questionneurs, pourtant si ardents à s’enquérir, àpiquer un insecte rare au bout d’une épingle pour l’examinermicroscopiquement. Sans une seule parole de plainte, cet être avaitsupporté le mépris et la raillerie de ses collègues. Sans qu’il yeût été poussé par un événement extraordinaire, il avait pris lechemin du tombeau et lorsque, à la fin de ses jours, un manteau luiavait donné tous les transports de la jeunesse, le malheur l’avaitterrassé.

Quelques jours après son audience, son chef,personne ne sachant ce qu’il était devenu, lui fit dire, chez lui,d’avoir à se rendre sur-le-champ à son poste. Le garçon de bureaurevint avec la nouvelle que l’on ne reverrait plus le conseillertitulaire.

– Et pourquoi cela ? demandèrent tous lesemployés.

– Parce qu’il a été enterré il y a quatrejours.

Ce fut ainsi que les collègues d’Akakiapprirent sa mort.

Le lendemain sa place fut occupée par un autreemployé d’une nature un peu plus robuste et qui ne se donna pas lapeine de mouler les lettres en copiant les actes.

Il semblerait que l’histoire d’Akaki dût finirici et que nous n’eussions plus rien à apprendre de lui. Mais lemodeste conseiller titulaire était destiné à faire après sa mortplus de bruit que de son vivant, et ici notre récit prend un tourfantastique.

Un jour la nouvelle se répandit à Pétersbourgque dans le voisinage du pont de Katinka apparaissait toutes lesnuits un fantôme en uniforme des fonctionnaires de la chancellerieet que ce fantôme, ce mort, cherchait un manteau volé et enlevait,sans s’inquiéter des titres ni des rangs, à tous les passants leursmanteaux ouatés, avec fourrures de chat, de loutre, d’ours, decastor, bref tout ce qui lui tombait sous la main. Un des ancienscollègues du conseiller titulaire avait vu le spectre et avaitparfaitement reconnu Akaki. Il avait couru de toutes ses forcespour lui échapper, mais il était déjà loin qu’il le voyait encoremenacer du poing. Partout on apprenait que des conseillers et nonseulement des conseillers titulaires, mais des conseillers d’Étatavaient pris de sérieux refroidissements à la suite de cet acteinqualifiable qui les avait dépouillés de leur plus chaudvêtement.

La police employa toutes les mesures possiblespour se saisir de ce spectre, mort ou vivant, et lui infliger unchâtiment exemplaire ; mais toutes les tentatives restèrentinfructueuses.

Un soir, pourtant, une sentinelle eut lachance d’arrêter le malfaiteur au moment où celui-ci enlevait lemanteau d’un musicien. Le factionnaire appela deux camarades à sonsecours et leur confia le prisonnier, pendant qu’il cherchait satabatière pour ranimer son nez gelé. Il faut croire que le tabacavait une odeur telle qu’il était capable de réveiller un mort. Àpeine en eut-il approché quelques grains de ses narines, que leprisonnier se mit à éternuer si fortement que les trois soldatssentirent comme un voile leur couvrir les yeux. Tandis qu’ils sefrottaient les paupières, le prisonnier disparut. Depuis ce jour,toutes les sentinelles eurent une si grande frayeur du spectrequ’elles n’osèrent plus se risquer à l’arrêter vivant et sebornèrent à lui crier de loin.

– Passez au large ! Au large !

Le fantôme continua à hanter les abords dupont de Katinka et répandit la terreur dans tout le quartier.

Revenons maintenant au directeur général, lacause première de notre récit fantastique mais absolument vrai.Nous devons à la vérité de dire qu’après la mort d’Akaki, il eutune certaine pitié du défunt. Le sentiment de l’équité n’était pasétranger à son cœur ; il avait même d’excellentes qualités etson seul défaut était de s’empêcher lui-même, par orgueil de sontitre, de se montrer sous son bon côté. Quand son ami l’avaitquitté, son esprit s’était occupé du malheureux conseillertitulaire qu’il voyait toujours prosterné, terrassé sous la rudealgarade qu’il lui avait fait subir. Cette vision l’obsédait à untel point, qu’un jour il chargea un de ses employés de s’informerde ce qu’était devenu Akaki et si l’on pouvait faire encore quelquechose pour lui.

Quand le messager revint avec la nouvellequ’aussitôt après son audience le pauvre petit fonctionnaire étaitdécédé, le directeur général eut un remords de conscience et restatoute la journée plongé dans des idées noires.

Pour chasser ses impressions désagréables, ilse rendit vers le soir chez un ami où il espérait rencontrer unesociété charmante et, ce qui était le point capital, d’autrespersonnes que des fonctionnaires de son rang, de manière à ne pasdevoir se sentir gêné.

Et en effet, il se vit bientôt délivré detoutes ses pensées mélancoliques, il s’anima, il prit feu, il semêla à la conversation comme si de rien n’eût été et il passa unetrès belle soirée.

Au souper, il but deux verres de Champagne, cequi, comme on le sait, est un excellent moyen pour recouvrer lagaieté. Sous l’influence du breuvage mousseux, il eut l’idée de nepas rentrer immédiatement chez lui et d’aller faire une visite à unautre ami qu’il n’avait pas revu depuis un certain temps.

Il monta dans son traîneau et donna à soncocher l’adresse.

Soigneusement enveloppé dans son manteau, ilétait dans un des plus agréables états où un Russe puisse souhaiterde se trouver, dans un de ces états où l’esprit se meut dans uncercle de pensées tour à tour plus charmantes les unes que lesautres. Il songeait à la société qu’il venait de quitter, à tousles propos spirituels qu’il avait entendus et qu’il répétait àmi-voix avec de petits éclats de rire.

De temps à autre, il était troublé dans sesméditations par quelque violent coup de vent qui l’assaillaitbrusquement au détour d’un coin de rue et lui lançait au visage destas de neige. La bise pénétrait sous son manteau, l’enflait commeune voile et l’obligeait à employer toutes ses forces pour legarder sur ses épaules.

Tout à coup il se sentit saisir au collet parune main puissante. Il se retourna et aperçut un petit homme vêtud’un vieil uniforme. Il reconnut avec épouvante les traits d’Akaki,et ces traits étaient blêmes, livides, émaciés, comme ceux d’unmort.

– À la fin, je te tiens… Je puis te prendre aucollet… Je veux mon manteau. Tu ne t’es pas soucié de moi quandj’étais dans le besoin, tu t’es imaginé que tu n’avais qu’àm’accabler de rebuffades. Rends-moi mon manteau.

Le haut fonctionnaire se sentit étouffer. Dansses bureaux, devant ses subordonnés, c’était un homme d’un aspectimposant ; il n’avait qu’à lever les yeux sur un subalternepour que tout le monde autour de lui s’écriât : « Quelgrand personnage ! »

Mais comme beaucoup de fonctionnaireshautains, il n’avait du héros que l’apparence extérieure, et en cemoment il était dans une situation qui lui inspirait des craintessérieuses pour sa santé.

D’une main tremblante et fébrile, il ôtalui-même son manteau et cria à son cocher :

– Vite à la maison ! vite !

Quand le cocher entendit cette voix quin’avait rien de celle qu’il avait coutume d’entendre etqu’accompagnaient maintenant des coups de cravache, il baissaprudemment la tête et fit partir son traîneau comme une flèche.Bientôt après, le directeur général arriva chez lui. Il monta danssa chambre, le visage blême, effaré, et passa une nuit si terribleque le lendemain matin, sa fille s’écria tout épouvantée :

– Mais, papa, tu es donc malade ?

Il ne dit rien, ni de ce qu’il avait vu, ni dece qu’il avait fait la veille. Cependant cet événement fit uneprofonde impression sur lui. À partir de ce jour, il n’interpellaplus ses subordonnés, il ne leur dit plus :

– Savez-vous à qui vous parlez ?Savez-vous qui est devant vous ? Ou s’il lui arrivait encorede s’adresser à eux d’un ton impérieux, c’était du moins aprèsavoir écouté leur requête.

Et encore, rarement ! Depuis ce jouraussi le spectre cessa de se montrer. Il est probable qu’il n’avaiteu d’autre dessein que de mettre la main sur le manteau dudirecteur général ; maintenant qu’il l’avait, il ne désiraitplus rien. Toutefois, plusieurs personnes assuraient que le fantômeapparaissait encore dans d’autres quartiers de la ville… Unfactionnaire racontait qu’il l’avait vu de ses propres yeux, commeune ombre fugitive, se glisser derrière une maison. Mais cefactionnaire était d’un naturel si craintif, que les gens prenaientsouvent plaisir à le railler de ses craintes chimériques. Comme iln’osait pas arrêter le spectre au passage, il s’était contenté dese glisser à son tour prudemment derrière lui. Mais le spectres’était brusquement retourné et avait crié : « Queveux-tu ? » en montrant un poing si formidable quepersonne n’en avait jamais vu de pareil.

– Je ne veux rien, répondit le factionnaire,et il s’empressa de rebrousser chemin.

Cette ombre était plus grande que celle duconseiller titulaire et portait une barbe énorme. Elle traversa àgrands pas le pont d’Obuchoff et disparut ensuite dans les ténèbresde la nuit.

Partie 2
LE NEZ

Chapitre 1

 

Le 25 mars, il se passa à Saint-Pétersbourg un événementextraordinairement bizarre. Le barbier Ivan Iakovlievitch (son nomde famille s’est enseveli dans la nuit des temps, de sorte que,même sur l’enseigne qui représente un homme avec une joue couvertede mousse de savon, avec, dessous, cette inscription :« On tire aussi le sang », – ce nom ne se trouve pas) –,Ivan Iakovlievitch donc s’éveilla d’assez bonne heure et futaussitôt frappé par une odeur de pain chaud. Se levant un peu surson séant, il s’aperçut que son épouse, matrone très respectable,qui avait un goût prononcé pour le café, sortait du four des painsfraîchement cuits.

– Praskovia Ossipovna, lui dit IvanIakovlievitch, je ne prendrai pas de café aujourd’hui, parce quej’aime mieux déjeuner avec du pain chaud et de l’oignon(c’est-à-dire qu’Ivan Iakovlievitch aurait préféré l’un et l’autre,mais il savait qu’il lui était absolument impossible de demanderdeux choses à la fois, Praskovia Ossipovna ne tolérant jamaissemblables fantaisies).

« Qu’il mange du pain, l’imbécile, se diten elle-même la digne matrone, ce n’en est que mieux pour moi,j’aurai un peu plus de café. »

Et elle jeta un pain sur la table.

Ivan Iakovlievitch, par respect pour lesconvenances, endossa un vêtement par-dessus sa chemise et, ayantpris place à table, posa devant lui deux oignons et du sel ;puis, s’emparant d’un couteau, il se mit en devoir de couper lepain. L’ayant divisé en deux, il jeta un regard dans l’intérieur etaperçut avec surprise quelque chose de blanc. Il y plongea avecprécaution le couteau, y enfonça un doigt :

« C’est solide ! fit-il à part soi,qu’est-ce que cela pourrait bien être ? »

Il enfonça encore une fois les doigts et enretira… un nez !…

Les bras lui en tombèrent, il se mit à sefrotter les yeux, à le tâter : c’était en effet un nez et ausurplus, lui semblait-il, un nez connu. La terreur se peignit surla figure d’Ivan Iakovlievitch. Mais cette terreur n’était rien encomparaison de l’indignation qui s’empara de son épouse.

– À qui, bête féroce, as-tu coupé le nez commecela ? s’écria-t-elle avec colère. Coquin, ivrogne, je tedénoncerai moi-même à la police. Brigand que tu es ! J’ai déjàouï dire à trois personnes que tu avais l’habitude, en faisant labarbe, de tirer si fort les nez, qu’ils avaient peine à rester enplace.

Mais Ivan Iakovlievitch était plus mort quevif. Il avait enfin reconnu, dans ce nez, le propre nez del’assesseur de collège Kovaliov, à qui il faisait la barbe tous lesmercredis et dimanches.

– Attends un peu, Praskovia Ossipovna !Je vais l’envelopper dans un chiffon et le poser dans lecoin ; qu’il demeure là quelque peu, je l’emporterai plustard.

– Je ne t’écoute même pas ! Que jeconsente à garder dans ma chambre un nez coupé ?… Biscuitroussi que tu es ! Tu ne sais que manier ton rasoir, etbientôt tu ne seras même plus en état d’accomplir tes devoirs,coureur, vaurien. Que je sois responsable pour toi devant lapolice !… Imbécile, soliveau, va !… hors d’ici avec lui,hors d’ici ! Porte-le où tu voudras ! Que je n’en entendeplus parler !

Ivan Iakovlievitch se tenait dans une attituded’accablement profond. Il réfléchissait, réfléchissait, et nesavait que croire.

– Du diable si je comprends comment cela estarrivé ? fit-il enfin, en se grattant derrièrel’oreille ; suis-je rentré ivre hier ou non, je ne saurais ledire avec certitude. Pourtant, selon tous les indices, ce doit êtreimpossible… puisque le pain est une chose cuite, et qu’un nez esttout autre chose. Je n’y comprends absolument rien.

Ivan Iakovlievitch se tut. L’idée que lesagents de police finiraient par trouver le nez chez lui etl’accuseraient de l’avoir coupé, cette idée le terrifiait. Il luisemblait déjà voir devant lui un col de drap pourpre brodéd’argent, une épée… et il tremblait de tous ses membres.Finalement, il passa sa culotte, se chaussa et, enveloppant le nezdans un mouchoir, sortit dans la rue, accompagné par lesexhortations peu aimables de Praskovia Ossipovna.

Il avait l’intention de le glisser quelquepart sous une borne, une porte cochère, ou bien de le laissertomber comme par hasard et de disparaître ensuite dans la ruelle laplus proche. Mais, pour son malheur, il ne faisait que rencontrerdes gens qui le connaissaient et qui l’abordaient en luidisant : « Où vas-tu ? » ou bien :« À qui veux-tu donc faire la barbe de si bonneheure ? », de sorte qu’Ivan Iakovlievitch ne pouvaittrouver un moment propice pour réaliser son dessein. Une fois, ilréussit pourtant à le faire tomber, mais le garde de police le luiindiqua de loin avec sa hallebarde, en lui criant :

– Ramasse, tu viens de perdre quelquechose.

Et Ivan Iakovlievitch fut obligé de ramasserle nez et de le cacher dans sa poche. Le désespoir s’empara de lui,d’autant que les rues commençaient à se peupler de plus en plus, àmesure que s’ouvraient les magasins et les boutiques.

Il résolut de se diriger vers le pontd’Issaky ; là, il réussirait peut-être à le jeter dans laNéva ?

… Mais j’eus tort de ne vous avoir rien ditjusqu’à présent d’Ivan Iakovlievitch, qui pourtant était un hommed’assez grande importance dans le monde.

Comme tout brave ouvrier russe, IvanIakovlievitch était un incorrigible ivrogne. Et quoiqu’il rasâttous les jours les mentons des autres, le sien ne l’était jamais.Son habit (Ivan Iakovlievitch ne portait jamais de redingote) étaitde couleur pie, c’est-à-dire qu’il était noir, mais tout couvert detaches grises et brunes ; son col était graisseux et à laplace des boutons on voyait seulement pendre des fils. IvanIakovlievitch était un grand cynique, et lorsque l’assesseur decollège Kovaliov lui disait, pendant qu’il lui faisait labarbe : « Tes mains, Ivan Iakovlievitch, sentent toujoursmauvais », il se contentait de répondre par laquestion :

– Pourquoi donc sentiraient-ellesmauvais ?

– Je n’en sais rien, mon ami, disait alorsl’assesseur de collège, le fait est qu’elles sentent mauvais.

Et Ivan Iakovlievitch, après avoir humé uneprise, se mettait à le savonner, en manière de représailles, et surles joues, et au-dessous du nez, et derrière l’oreille, et sous lementon, partout enfin où l’envie lui en prenait.

Ce citoyen respectable arriva donc sur le pontd’Issaky. Il jeta un regard autour de lui, puis se pencha sur leparapet comme pour voir la quantité de poisson qui passait sous lepont, et fit tomber tout doucement le chiffon qui renfermait lenez. Il se sentit immédiatement soulagé, comme si on lui avaitenlevé un grand fardeau ; un sourire apparut même sur seslèvres. Et au lieu de s’en aller raser les mentons desfonctionnaires, il se dirigeait vers l’établissement qui portaitpour enseigne : Repas et thé – dans l’intention de secommander un verre de punch –, quand tout à coup il aperçut àl’extrémité du pont un commissaire de police du quartier, à laphysionomie imposante, ornée de larges favoris, un fonctionnaireportant tricorne et épée. Il se sentit glacé de terreur, tandis quele commissaire, lui faisant signe du doigt, lui criait :

– Viens donc par ici, mon cher !

Ivan Iakovlievitch, qui connaissait lesusages, ôta de loin sa casquette et accourant avec empressementdit :

– Bonne santé à Votre Noblesse !

– Non, non, mon ami, pas de Noblesse ;raconte-moi plutôt ce que tu faisais là, sur le pont ?

– Par ma foi, monsieur, en revenant de fairela barbe, je me suis seulement arrêté pour voir si le courant étaitrapide.

– Tu mens, tu mens ! Tu n’en seras pasquitte à si bon marché. Dis plutôt la vérité.

– Je suis prêt à faire la barbe à Votre Grâce,deux, trois fois par semaine, sans résistance aucune, répondit IvanIakovlievitch.

– Mais, mon ami, ce n’est rien, tout cela.J’ai trois barbiers qui me font la barbe, et s’en trouvent encoretrès honorés. Raconte-moi donc plutôt ce que tu faisais là-bas.

Ivan Iakovlievitch pâlit.

Mais ici les événements s’obscurcissent d’unbrouillard, et tout ce qui se passa après demeure absolumentinconnu.

Chapitre 2

 

L’assesseur de collège Kovaliov s’éveilla d’assez bonne heure etfit avec ses lèvres « brrr… », ce qu’il faisait toujoursen s’éveillant, quoiqu’il n’eût jamais pu expliquer pourquoi. Ils’étira et demanda une petite glace qui se trouvait sur la table.Il voulait jeter un coup d’œil sur le bouton qui lui était venu surle nez la veille au soir ; mais, à sa grande surprise, ilaperçut à la place du nez un endroit parfaitement plat.

Effrayé, Kovaliov se fit apporter de l’eau etse frotta les yeux avec une serviette. En effet, le nez n’y étaitpas. Il se mit à se tâter pour s’assurer qu’il ne dormaitpas ; non, il ne dormait pas. Il sauta en bas du lit, sesecoua : pas de nez ! Il demanda immédiatement seshabits, et courut droit chez le grand maître de la police.

Il faut pourtant que je dise quelques mots deKovaliov, afin que le lecteur puisse voir ce que c’était que cetassesseur de collège. Les assesseurs qui reçoivent ce grade grâce àleurs certificats de sciences ne doivent pas être confondus avecceux que l’on fabriquait au Caucase. Ce sont deux espècesabsolument différentes. Les assesseurs de collège savants…

Mais la Russie est une terre si bizarre, qu’ilsuffit de dire un mot sur un assesseur quelconque, pour que tousles assesseurs, depuis Riga jusqu’au Kamtchatka, y voient uneallusion à eux-mêmes. Ceci s’applique du reste à tous les grades, àtous les rangs.

Kovaliov était un assesseur de collège duCaucase. Il n’était en possession de ce titre que depuis deux ans,c’est pourquoi il ne l’oubliait pas, fût-ce pour un instant, etafin de se donner encore plus d’importance, il ne se faisait jamaisappeler assesseur de collège, mais toujours« major ».

– Écoute, ma colombe, disait-il ordinairementquand il rencontrait dans la rue une bonne femme qui vendait desfaux cols, viens chez moi, j’habite rue Sadovaïa ; tu n’asqu’à demander l’appartement du major Kovaliov, chacun tel’indiquera.

Pour cette raison, nous appellerons dorénavantmajor cet assesseur de collège.

Le major Kovaliov avait l’habitude de sepromener chaque jour sur la Perspective de Nievsky. Son faux colétait toujours d’une blancheur éblouissante et très empesé. Sesfavoris appartenaient à l’espèce qu’on peut rencontrer encoreaujourd’hui chez les arpenteurs des gouvernements et des districts,chez les architectes et les médecins de régiment, chez biend’autres personnes occupant des fonctions diverses et, en général,chez tous les hommes qui possèdent des joues rebondies etrubicondes et jouent en perfection au boston : ces favorissuivent le beau milieu de la joue et viennent rejoindre en lignedroite le nez.

Le major Kovaliov portait une grande quantitéde petits cachets sur lesquels étaient gravés des armoiries, lesjours de la semaine, etc. Il était venu de Saint-Pétersbourg pouraffaires, et notamment pour chercher un emploi qui convînt à sonrang : celui de gouverneur, s’il se pouvait, sinon, celuid’huissier dans quelque administration en vue. Le major Kovaliovn’aurait pas refusé non plus de se marier, mais dans le casseulement où la fiancée lui apporterait 200 000 roubles de dot. Quele lecteur juge donc par lui-même quelle devait être la situationde ce major, lorsqu’il aperçut, à la place d’un nez assez bienconformé, une étendue d’une platitude désespérante.

Pour comble de malheur, pas un seul fiacre nese montrait dans la rue et il se trouva obligé d’aller à pied, ens’emmitouflant dans son manteau et, le mouchoir sur sa figure,faisant semblant de saigner du nez.

« Mais peut-être tout cela n’est-il quele fait de mon imagination ; il n’est pas possible qu’un nezdisparaisse ainsi sottement », pensa-t-il.

Et il entra exprès dans une pâtisserie, rienque pour se regarder dans une glace. Heureusement pour lui, il n’yavait pas de clients dans la boutique ; seuls, des marmitonsbalayaient les pièces ; d’autres, les yeux ensommeillés,apportaient sur des plats des gâteaux tout chauds ; sur lestables et les chaises traînaient les journaux de la veille.

– Dieu merci, il n’y a personne, se dit-il, jepuis me regarder maintenant.

Il s’approcha timidement de la glace et y jetaun coup d’œil.

– Peste, que c’est vilain, fit-il en crachantde dégoût, s’il y avait du moins quelque chose pour remplacer lenez !… mais comme cela… rien !

Dépité, se mordant les lèvres, il sortit de lapâtisserie, résolu, contre toutes ses habitudes, à ne regarderpersonne, à ne sourire à personne. Tout à coup, il s’arrêta commepétrifié devant la porte d’une maison ; quelque chosed’inexplicable venait de se passer sous ses yeux. Une voiture avaitfait halte devant le perron : la portière s’ouvrit, unmonsieur en uniforme sauta en bas de la voiture et monta rapidementl’escalier. Quelle ne fut donc pas la terreur, et en même temps lastupéfaction de Kovaliov, lorsqu’il reconnut chez ce monsieur sonpropre nez !

À ce spectacle inattendu, tout semblatournoyer devant ses yeux ; il eut peine à se maintenirdebout, mais, quoiqu’il tremblât comme dans un accès de fièvre, ilrésolut d’attendre le retour du nez. Deux minutes plus tardcelui-ci sortait en effet de la maison. Il portait un uniformebrodé d’or avec un grand col droit, un pantalon en peau et une épéeau côté. Son chapeau à plumet pouvait faire croire qu’il possédaitle grade de conseiller d’État. Selon toute évidence, il était entournée de visites. Il regarda autour de lui, jeta au cocherl’ordre d’avancer, monta en voiture et partit.

Le pauvre Kovaliov faillit devenir fou. Il nesavait que penser d’un événement aussi bizarre. Comment avait-il puse faire, en effet, qu’un nez qui, la veille encore, se trouvaitsur son propre visage, et qui était certainement incapable d’allerà pied ou en voiture, portât maintenant uniforme ? Il suiviten courant la voiture qui, heureusement pour lui, s’arrêta àquelques pas de là, devant le grand Bazar de Moscou. Il se hâta dele rejoindre, en se faufilant à travers la rangée des vieillesmendiantes à la tête entortillée de bandes avec des ouverturesménagées pour les yeux, et dont il s’égayait fort autrefois.

Il y avait peu de monde devant le Bazar.Kovaliov était si ému qu’il ne pouvait se résoudre à rien, etcherchait des yeux ce monsieur dans tous les coins. Il l’aperçutenfin devant une boutique. Le nez avait complètement dissimulé safigure sous son grand col et examinait avec beaucoup d’attention jene sais quelles marchandises.

– Comment l’aborder ? se demandaitKovaliov. À en juger par tout son uniforme, son chapeau, il estévident qu’il est conseiller d’État. Du diable si je sais commentm’y prendre !

Il se mit à toussoter à côté de lui, mais lenez gardait toujours la même attitude.

– Monsieur, commença Kovaliov, en faisant uneffort pour reprendre courage, monsieur…

– Que désirez-vous ?… répondit le nez ense retournant.

– Il me semble étrange, monsieur, je crois…vous devez connaître votre place ; et tout à coup je vousretrouve, où ?… Vous conviendrez. …

– Excusez-moi, je ne comprends pas bien dequoi il vous plaît de me parler… Expliquez-vous.

« Comment lui expliquercela ? » pensait Kovaliov. Et, prenant son courage à deuxmains, il continua :

– Certes, moi, d’ailleurs… je suis major… Pourmoi, ne pas avoir de nez, vous en conviendrez, n’est pas bienséant. Une marchande qui vend des oranges sur le pont deVozniessensk peut rester là sans nez, mais moi qui ai en vued’obtenir… avec cela, qui fréquente dans plusieurs maisons où setrouvent des dames : Mme Tchektyriev, femme de conseillerd’État, et d’autres encore… Jugez vous-même… Je ne sais vraimentpas, monsieur… (ici le major Kovaliov haussa les épaules)excusez-moi… si on envisage cela au point de vue des principes dudevoir et de l’honneur… Vous pouvez comprendre cela vous-même.

– Je n’y comprends absolument rien, répliquale nez. Veuillez vous expliquer d’une façon plus satisfaisante.

– Monsieur, fit Kovaliov avec dignité, je nesais comment je dois entendre vos paroles… Il me semble que toutcela est d’une évidence absolue… ou bien, vous voudriez… Mais vousêtes pourtant mon propre nez.

Le nez regarda le major en fronçant lessourcils.

– Vous vous trompez, monsieur, je suismoi-même. En outre, il ne peut exister entre nous aucun rapport,puisque, à en juger par les boutons de votre uniforme, vous devezservir dans une administration autre que la mienne.

Après avoir dit ces mots, le nez sedétourna.

Kovaliov se troubla au point de ne plus savoirni que faire, ni même que penser. En ce moment, il entendit lefrou-frou soyeux d’une robe de femme, et Kovaliov vit s’approcherune dame d’un certain âge, toute couverte de dentelles, accompagnéed’une autre, mince et fluette avec une robe blanche qui dessinait àmerveille sa taille fine et un chapeau de paille léger comme ungâteau feuilleté. Derrière elles marchait un haut laquais à favorisénormes avec une douzaine de collets à sa livrée.

Kovaliov fit quelques pas en avant, rajustason col de batiste, arrangea ses cachets suspendus à une chaînetted’or et, la figure souriante, fixa son attention sur la damefluette qui, pareille à une fleurette printanière, se penchaitlégèrement et portait à son front sa menotte blanche aux doigtstransparents. Le sourire de Kovaliov s’élargit encore lorsqu’ilaperçut sous le chapeau un petit menton rond d’une blancheuréclatante et une partie de la joue, teintée légèrement de rose.

Mais tout à coup il fit un bond en arrièrecomme s’il s’était brûlé. Il se rappela qu’il avait, à la place dunez, un vide absolu, et des larmes jaillirent de ses yeux. Il seretourna pour déclarer sans ambages au monsieur en uniforme qu’iln’avait que les apparences d’un conseiller d’État, qu’il n’étaitqu’un lâche et qu’un coquin et enfin pas autre chose que son proprenez… Mais le nez n’était plus là ; il avait eu le temps derepartir, sans doute pour continuer ses visites.

Cette disparition plongea Kovaliov dans ledésespoir. Il revint en arrière et s’arrêta un instant sous lesarcades, en jetant des regards de tous les côtés, dans l’espéranced’apercevoir le nez quelque part. Il se rappelait très bien qu’ilportait un chapeau à plumes et un uniforme brodé d’or, mais iln’avait pas remarqué la forme de son manteau, ni la couleur de savoiture et de ses chevaux, ni même s’il avait derrière la voitureun laquais et quelle était sa livrée. Et puis, tant de voiturespassaient devant lui qu’il lui eût été difficile d’en reconnaîtreune et, l’eût-il reconnue, qu’il n’aurait eu nul moyen del’arrêter.

La journée était belle et ensoleillée. Unefoule immense se pressait sur la Perspective ; toute unecascade fleurie de dames se déversait sur le trottoir. Voilà unconseiller de cour qu’il connaît et à qui il octroie le titre delieutenant-colonel, surtout en présence des autres. VoilàIaryghine, son grand ami, qui toujours fait faire remise[8] au boston, quand il joue huit, et voilàaussi un autre major qui a obtenu au Caucase le grade d’assesseurde collège : ce dernier lui fait signe de s’approcher.

– Au diable ! se dit Kovaliov… Eh,cocher ! mène-moi droit chez le maître de police.

Kovaliov monta en fiacre et ne cessa de criertout le temps au cocher :

– Cours ventre à terre !

– Le maître de la police est-il chezlui ? s’écria-t-il en entrant dans l’antichambre.

– Non, monsieur, répondit le suisse, il vientde sortir.

– Allons bon !…

– Oui, continua le suisse ; il n’y a paslongtemps, mais il est parti ; si vous étiez venu un instantplus tôt, peut-être l’auriez-vous trouvé.

Kovaliov, le mouchoir toujours appliqué sur safigure, remonta en fiacre et cria d’une voix désespérée :

– Va !

– Où ? demanda le cocher.

– Va tout droit.

– Comment, tout droit ?… mais c’est uncarrefour ici !… Faut-il prendre à droite ou àgauche ?

Cette question fit réfléchir Kovaliov. Dans sasituation, il devait avant tout s’adresser à la police, non pas queson affaire eût un rapport direct avec celle-ci, mais parce qu’elleserait capable de prendre des mesures plus rapides que les autresadministrations. Quant à demander satisfaction au ministère où lenez se prétendait attaché, cela n’était rien moins que raisonnable,car les réponses de ce monsieur donnaient à conclure qu’iln’existait rien de sacré pour lui, et il aurait pu tout aussi bienavoir menti dans ce cas-là, comme il mentait en affirmant qu’il nel’avait jamais vu, lui, Kovaliov.

Mais au moment où Kovaliov était déjà prêt àdonner l’ordre au cocher de le conduire au tribunal de police,l’idée lui vint que ce coquin, ce fripon, qui, dès la premièrerencontre, s’était conduit vis-à-vis de lui d’une façon si peuloyale, pouvait très bien, profitant du répit, quitterclandestinement la ville ; et alors toutes les recherchesseraient vaines, ou pourraient durer, ce qu’à Dieu ne plaise, unmois entier. Enfin, comme si le ciel lui-même l’avait inspiré, ilrésolut de se rendre directement au bureau des annonces, et defaire publier par avance un avis avec la description détaillée detous les caractères distinctifs du nez, pour que quiconque l’eûtrencontré pût le ramener immédiatement chez lui, Kovaliov, ou dumoins lui faire connaître le lieu où il séjournait.

Cette résolution enfin prise, il donna ordreau cocher de se rendre au bureau des annonces ; et tout lelong du chemin il ne cessait de le bourrer de coups dans le dos endisant :

– Vite, misérable, vite, coquin !

– Eh ! maître ! répondait le cocheren secouant la tête et en cinglant des rênes son cheval aux poilslongs comme ceux d’un épagneul.

Enfin le fiacre s’arrêta et Kovaliov,essoufflé, entra en courant dans une petite pièce où unfonctionnaire à cheveux blancs, vêtu d’un habit râpé, des lunettessur son nez, était assis devant une table, une plume à la bouche,et comptait la monnaie de cuivre qu’on venait de lui apporter.

– Qui est-ce qui reçoit ici lesannonces ? s’écria Kovaliov. Ah ! c’est vous,bonjour.

– Tous mes respects, répondit le fonctionnaireà cheveux blancs, levant les yeux pour un moment et les abaissantde nouveau sur les tas de monnaie placés devant lui.

– Je voudrais faire publier…

– Permettez, veuillez patienter un moment, fitle fonctionnaire, en traçant d’une main des chiffres sur le papieret en déplaçant de l’autre deux boules sur l’abaque.

Un laquais galonné, dont l’extérieur indiquaitqu’il servait dans une grande maison aristocratique, se tenait prèsde la table, un billet à la main et, jugeant à propos de fairepreuve de sociabilité, exposait ainsi ses idées :

– Le croiriez-vous, monsieur, ce petitchien-là ne vaut pas au fond quatre-vingts kopecks, et quant à moi,je n’en donnerais même pas huit liards ; mais la comtessel’aime, ma foi ; elle l’aime, et voilà, elle offre à celui quile ramènera cent roubles. Il faut avouer, tels que nous sommes là,que les goûts des gens sont tout à fait disproportionnés avec leurobjet : si l’on est amateur, eh bien, qu’on ait un chiencouchant ou un barbet, qu’on ne craigne pas de le payer cinq centsroubles, qu’on en donne même mille, mais que ce soit au moins unbon chien.

L’honorable fonctionnaire écoutait avec un airentendu, tout en calculant le nombre des lettres renfermées dans lebillet. De chaque côté de la table se tenait une foule de bonnesfemmes, de commis et de portiers, avec des billets à la main. L’unannonçait la vente d’une calèche n’ayant servi que très peu detemps, amenée de Paris en 1814 ; un autre, celle d’un« drojki[9] » solide, auquel manquait unressort ; on vendait aussi un jeune cheval fougueux dedix-sept ans, et ainsi de suite. La pièce où était réunie cettesociété était très petite et l’air y était très lourd, maisl’assesseur de collège ne pouvait pas sentir l’odeur, puisqu’ilavait couvert sa figure d’un mouchoir et aussi parce que son nezlui-même se trouvait on ne savait dans quels parages.

– Monsieur, je voudrais vous prier… Il y aurgence, fit-il enfin, impatienté.

– Tout de suite, tout de suite ! Deuxroubles quarante-trois kopecks… À l’instant ! Un roublesoixante-quatre kopecks !… disait le monsieur aux cheveuxblancs, en jetant les billets au visage des bonnes femmes et desportiers.

– Que désirez-vous, fit-il enfin en setournant vers Kovaliov.

– Je voudrais… dit celui-ci… il vient de sepasser une escroquerie ou une supercherie, je ne suis pas encorefixé sur ce point. Je vous prie seulement d’insérer l’annonce quecelui qui me ramènera ce coquin recevra une récompense honnête.

– Quel est votre nom, s’il vousplaît ?

– Mon nom, pourquoi ? Je ne peux pas ledire. J’ai beaucoup de connaissances : Mme Tchektyriev,femme de conseiller d’État ; Mme Podtotchina, femmed’officier supérieur… Si elles venaient à l’apprendre, ce qu’à Dieune plaise !… Vous pouvez simplement mettre : assesseur decollège, ou encore mieux, major.

– Et celui qui s’est enfui était votreserf ?

– Quel serf ! ce ne serait pas, aprèstout, une si grande escroquerie ! Celui qui s’est enfui,c’est… le nez…

– Hum !… quel nom bizarre ! Et lasomme que vous a volée ce monsieur Le Nez est-elleconsidérable ?

– Le nez, mais non, vous n’y êtes pas. Le nez,mon propre nez a disparu on ne sait où. Le diable a voulu se jouerde moi.

– Comment a-t-il donc disparu ? Je necomprends pas bien.

– Je ne peux pas vous dire comment, mais cequi importe le plus, c’est qu’il se promène maintenant en ville, etse fait appeler conseiller d’État. C’est pourquoi je vous pried’annoncer que celui qui s’en saisira ait à le ramener sans tarderchez moi, le plus vite possible. Pensez donc, comment vivre sansune partie du corps aussi en vue ? Il ne s’agit pas ici d’unorteil : je n’aurais qu’à fourrer mon pied dans ma botte, etpersonne ne s’apercevrait s’il manque… Je vais les jeudis chez lafemme du conseiller d’État, Mme Tchektyriev ;Mme Podtotchina, femme d’officier supérieur et qui a une trèsjolie fille, est aussi de mes connaissances, et pensez doncvous-même, comment ferais-je maintenant ?… Je ne peux plus memontrer chez elles.

Le fonctionnaire se mit à réfléchir, ce quedénotaient ses lèvres fortement serrées.

– Non, je ne peux pas insérer une annoncesemblable dans les journaux, fit-il enfin après un silence assezlong.

– Comment ? Pourquoi ?

– Parce que. Le journal peut être compromis.Si tout le monde se met à publier que son nez s’est enfui, alors…On répète assez sans cela qu’on imprime une foule de chosesincohérentes et de faux bruits.

– Mais pourquoi est-ce une choseincohérente ? Il me semble qu’il n’y a rien de pareil dans moncas.

– Vous croyez ?… Tenez, la semainedernière, il m’arriva précisément un cas pareil. Un fonctionnaireest venu, comme vous voilà venu, vous, maintenant, en apportant unbillet qu’il a payé, le compte fait, deux roubles soixante-treizekopecks, et ce billet annonçait simplement la fuite d’un barbet àpoil noir. Il semblerait qu’il n’y eût rien d’étrange là-dedans.C’était pourtant un pamphlet : ce barbet se trouvait être lecaissier de je ne sais quel établissement. …

– Je ne vous parle pas de barbet, mais de monpropre nez, donc presque de moi-même.

– Non, je ne puis insérer une telleannonce.

– Mais si mon nez a réellementdisparu !…

– S’il a disparu, c’est l’affaire d’unmédecin. On dit qu’il y a des gens qui peuvent vous remettre telnez qu’on voudra. Je m’aperçois, du reste, que vous devez être unhomme d’humeur assez gaie et que vous aimez à plaisanter ensociété.

– Mais, je vous jure, par ma foi !… Soit,puisqu’il en est ainsi, je vais vous montrer…

– À quoi bon vous déranger ? continua lefonctionnaire, en prenant une prise… Du reste, si cela ne vous gênepas trop, ajouta-t-il avec un mouvement de curiosité, il me seraitagréable de jeter un coup d’œil.

L’assesseur de collège enleva le mouchoir desa figure.

– En effet, c’est très bizarre, fit lefonctionnaire : c’est tout à fait plat, comme une crêpefraîchement cuite. Oui, c’est uni à n’y pas croire.

– Eh bien, allez-vous discuter encoremaintenant ? Vous voyez bien qu’il est impossible de ne pasfaire publier cela. Je vous en serai particulièrementreconnaissant, et je suis très heureux que cet incident m’aitprocuré le plaisir de faire votre connaissance.

Le major, comme on le voit, n’avait même pasreculé devant une légère humiliation.

– L’insérer n’est certes pas chose difficile,fit le fonctionnaire ; seulement je n’y vois aucune utilitépour vous. Toutefois, si vous y tenez absolument, adressez-vousplutôt à quelqu’un qui possède une plume habile, afin qu’il ledécrive comme un phénomène de la nature et publie cet article dansl’Abeille du Nord (à ces mots le fonctionnaire prit uneautre prise) pour le plus grand profit de la jeunesse (il s’essuyale nez) ou tout simplement comme une chose digne de la curiositépublique.

L’assesseur de collège se sentit complètementdécouragé. Distraitement il abaissa les yeux sur un journal où setrouvait l’indication des spectacles du jour : en y lisant lenom d’une artiste qu’il connaissait pour être jolie, sa figure sepréparait déjà à esquisser un sourire et sa main tâtait sa poche,afin de s’assurer s’il avait sur lui un billet bleu, car selonl’opinion de Kovaliov, des officiers supérieurs tels que lui nepouvaient occuper une place d’un moindre prix ; mais l’idée dunez vint se mettre à la traverse et tout gâter. Le fonctionnairelui-même semblait touché de la situation difficile de Kovaliov.Désirant soulager quelque peu sa douleur, il jugea convenabled’exprimer l’intérêt qu’il lui portait en quelques paroles biensenties :

– Je regrette infiniment, fit-il, qu’il voussoit arrivé pareille mésaventure ! N’accepteriez-vous pas uneprise ?… cela dissipe les maux de tête et les dispositions àla mélancolie, c’est même bon contre les hémorroïdes.

Et ce disant, le fonctionnaire tendit satabatière à Kovaliov en dissimulant habilement en dessous lecouvercle orné d’un portrait de je ne sais quelle dame enchapeau.

Cet acte, qui ne cachait pourtant aucundessein malveillant, eut le don d’exaspérer Kovaliov.

– Je ne comprends pas que vous trouviez àpropos de plaisanter là-dessus, s’écria-t-il avec colère. Est-ceque vous ne voyez pas que je manque précisément de l’essentiel pourpriser ? Que le diable emporte votre tabac ! Je ne peuxpas le voir maintenant, et non seulement votre vilain tabac deBérézine, mais même du râpé.

Sur ce, il sortit, profondément irrité, dubureau des annonces et se rendit chez le commissaire de police.

Il fit son entrée juste au moment où celui-ci,en s’allongeant sur son lit, se disait avec un soupir desatisfaction :

– Et maintenant, je m’en vais faire un bonpetit somme.

Il était donc à prévoir que la venue del’assesseur de collège serait tout à fait inopportune. Cecommissaire était un grand protecteur de tous les arts et de toutesles industries, mais il préférait encore à tout un billet debanque.

– C’est une chose, avait-il coutume de dire,dont on ne trouve pas aisément l’équivalent : cela ne demandepas de nourriture, ne prend pas beaucoup de place, cela tienttoujours dans la poche, et si cela tombe, cela ne se casse pas.

Le commissaire fit à Kovaliov un accueil assezfroid, en disant que l’après-midi n’était pas précisément un bonmoment pour ouvrir une instruction ; que la nature ordonnaitqu’après avoir mangé on se reposât un peu (ceci indiquait àl’assesseur de collège que le commissaire n’ignorait pas lesaphorismes des anciens sages), et qu’à un homme comme il faut onn’enlèverait pas le nez.

L’allusion était vraiment par trop directe. Ilfaut vous dire que Kovaliov était un homme très susceptible. Ilpouvait excuser tout ce qu’on disait sur son propre compte, maisjamais il ne pardonnait ce qui était blessant pour son rang ou songrade. Il avait même la conviction que, dans les pièces de théâtre,on ne devrait permettre des attaques que contre les officierssubalternes, mais en aucune manière contre les officierssupérieurs. L’accueil du commissaire l’avait tellement froissé,qu’il releva fièrement la tête, écarta les bras, et déclara avecdignité :

– J’avoue qu’après des observations aussiblessantes de votre part, je n’ai plus rien à vous dire.

Et il sortit.

Il revint chez lui, accablé de fatigue. Ilfaisait déjà sombre. Triste et même laid lui parut son appartementaprès toutes ses recherches infructueuses. En pénétrant dansl’antichambre, il aperçut sur le vieux canapé en cuir son valetIvan qui, commodément étendu sur le dos, s’occupait à lancer descrachats au plafond et, avec beaucoup d’adresse, touchait toujoursau même endroit. Cette indifférence de son domestique le renditfurieux ; il lui donna un coup de son chapeau sur le front endisant :

– Toi, vaurien, tu ne fais jamais que dessottises.

Ivan se leva brusquement et s’élança vers sonmaître pour lui retirer son manteau.

Une fois dans sa chambre, le major, fatigué ettriste, se jeta dans un fauteuil et finalement, après avoir pousséquelques soupirs, se mit à dire :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi cemalheur m’accable-t-il ? Si c’était un bras ou une jambe quime manquent, ce serait moins insupportable, mais un homme sans nez,cela ne vaut pas le diable ; qu’est-il donc ? Ni oiseau,ni citoyen ; il n’est bon qu’à se jeter par la fenêtre. Sic’était du moins à la guerre ou en duel qu’on me l’eût enlevé, ousi je l’avais perdu par ma propre faute !… Non, le voilàdisparu, comme cela, sans raison aucune !… Toutefois, non,cela ne se peut pas, ajouta-t-il après avoir réfléchi, c’est unechose incroyable qu’un nez puisse ainsi disparaître, tout à faitincroyable. Il faut croire que je rêve, ou que je suis toutsimplement halluciné ; peut-être ai-je par mégarde avalé, aulieu d’eau, de l’alcool dont j’ai coutume de me frotter le mentonaprès qu’on m’a rasé. Cet imbécile d’Ivan aura négligé del’emporter, et je l’aurai avalé.

Afin de s’assurer qu’il n’était pas ivre, lemajor se pinça si fort qu’un cri lui échappa malgré lui. Cettedouleur lui donna la certitude qu’il vivait et agissait en état deveille. Il s’approcha tout doucement de la glace et ferma d’abordles yeux, espérant de revoir tout à coup le nez à sa placeordinaire ; mais en les rouvrant, il reculaaussitôt :

– Quel vilain aspect ! murmura-t-il.

C’était en effet incompréhensible. Qu’unbouton, une cuiller d’argent, une montre ou quelque chose desemblable eût ainsi disparu, passe ; mais un tel objet, etencore dans son propre appartement !…

Le major Kovaliov, après avoir pesé toutes lescirconstances, s’était arrêté à la supposition, qui était peut-êtrela plus proche de la vérité, que la faute de tout cela ne devaits’imputer à nul autre qu’à la femme de l’officier supérieur,Mme Podtotchina, laquelle désirait le voir épouser sa fille.Lui-même lui faisait volontiers la cour, mais il évitait de sedéclarer définitivement. Et lorsque la dame lui dit un jour, àbrûle-pourpoint, qu’elle voudrait marier sa fille avec lui, il fitdoucement machine en arrière, en prétextant qu’il était encore tropjeune, qu’il lui fallait encore servir au moins cinq années pourqu’il eût juste quarante-deux ans. Et voilà pourquoi la femmed’officier supérieur, sans doute par esprit de vengeance, auraitrésolu de lui jeter un sort et soudoyé à cet effet des sorcières,parce qu’en aucune façon on ne pouvait admettre que le nez eût étécoupé : personne n’était entré dans sa chambre, et quant àIvan Iakovlievitch, il lui avait fait la barbe le mercredi et,durant cette journée et même tout le jeudi, son nez était là, celail le savait et se le rappelait très bien. En outre, si tel avaitété le cas, il aurait naturellement ressenti une douleur et sansnul doute la plaie ne se serait pas cicatrisée aussi vite et n’eûtpas été plate comme une crêpe.

Il se mit à ruminer toutes sortes de projets,ne sachant s’il devait citer la femme d’officier supérieurdirectement en justice, ou se rendre chez elle et la convaincre desa mauvaise foi.

Ses réflexions furent interrompues par un jetde lumière qui brilla tout à coup à travers toutes les fentes de laporte et qui lui apprit qu’Ivan venait d’allumer la bougie dansl’antichambre. Bientôt apparut Ivan lui-même, portant devant lui labougie qui éclaira toute la pièce. Le premier mouvement de Kovaliovfut de saisir un mouchoir et d’en couvrir l’endroit où la veilleencore trônait son nez, afin que ce dadais de domestique nedemeurât là bouche bée, en apercevant une telle bizarrerie chez sonmaître.

À peine le domestique avait-il eu le temps deretourner dans sa niche, qu’une voix inconnue se fit entendre dansl’antichambre :

– C’est ici que demeure l’assesseur de collègeKovaliov ? demandait-on.

– Entrez. Le major Kovaliov est là, dit-illui-même en se levant rapidement et en ouvrant la porte.

Il vit entrer un fonctionnaire de police àl’extérieur agréable, aux favoris ni trop clairs ni trop foncés,aux joues assez potelées, le même qui, au commencement de ce récit,se tenait à l’extrémité du pont d’Issaky.

– Vous avez égaré votre nez ?

– Précisément.

– Il vient d’être retrouvé.

– Que… dites-vous ? balbutia le majorKovaliov.

La joie avait subitement paralysé sa langue.Il regardait de tous ses yeux le commissaire, dont les joues et leslèvres pleines se détachaient sous la lumière tremblotante de labougie.

– Comment ?… put-il enfin proférer.

– Par un hasard tout à fait singulier. On l’aarrêté presque en route. Il montait déjà en voiture pour se rendreà Riga… Son passeport était depuis longtemps fait au nom d’unfonctionnaire. Et ce qui est encore plus bizarre, c’est quemoi-même je l’avais pris tout d’abord pour un monsieur.Heureusement que j’avais sur moi des lunettes, et j’ai reconnuaussitôt que c’était un nez. Je suis myope, vous savez, et lorsquevous vous tenez devant moi, je vois seulement que vous avez unvisage, mais je ne distingue ni le nez, ni la barbe, ni rien. Mabelle-mère, elle non plus n’y voit goutte.

Kovaliov était hors de lui :

– Où est-il, où ?… J’y cours tout desuite.

– Ne vous dérangez pas. Sachant que vous enaviez besoin, je l’ai apporté avec moi. Et ce qu’il y a desingulier, c’est que le principal coupable, en cette affaire, estun coquin de barbier de la rue Vozniessensk qui est maintenantenfermé au violon. Depuis longtemps je le soupçonnais d’ivrognerieet de vol : avant-hier encore, il avait dérobé dans uneboutique une douzaine de boutons… Votre nez est resté tel qu’ilétait.

À ces mots, le commissaire fourra ses mainsdans sa poche et en retira le nez enveloppé dans du papier.

– C’est cela, c’estlui ! s’écria Kovaliov, c’est bien lui… Voulez-vous prendretout à l’heure, avec moi, une tasse de thé ?

– Cela me ferait bien plaisir, mais je ne peuxpas. Je dois me rendre d’ici à la maison de force… Les vivres sontdevenus très chers maintenant… J’ai avec moi ma belle-mère et puisdes enfants, l’aîné surtout donne de grandes espérances ;c’est un garçon très intelligent, mais les moyens nécessaires pourleur éducation me font absolument défaut.

Après le départ du commissaire, Kovaliovdemeura dans un état d’âme en quelque sorte vague, et ce ne fut quequelques instants après qu’il reconquit la faculté de voir et desentir, si grand avait été le saisissement dans lequel l’avaitplongé cette joie inattendue. Il prit avec précaution le nezretrouvé dans le creux de ses mains et l’examina encore une foisavec la plus grande attention :

– C’est lui, c’est bien lui ! disait-il.Voici même le bouton qui m’a poussé hier sur le côté gauche.

Et le major faillit rire de ravissement.

Mais rien n’est durable dans ce monde, etc’est pourquoi la joie est moins vive dans l’instant qui suit lepremier, s’atténue encore dans le troisième, et finit par seconfondre avec l’état habituel de notre âme, comme le cercle que lachute d’un caillou a formé sur la surface de l’eau finit par seconfondre avec cette surface. Kovaliov se mit à réfléchir,comprenant bien que l’affaire n’était pas encore terminée : lenez était retrouvé, mais il fallait encore le recoller, le remettreà sa place.

– Et s’il ne se recollait pas ?

À cette question qu’il se posait à lui-même,Kovaliov pâlit.

Avec un sentiment d’indicible frayeur, ils’élança vers la table et se plaça devant la glace afin de ne pasreposer le nez de travers. Ses mains tremblaient.

Avec toutes sortes de précautions, ill’appliqua à l’endroit qu’il occupait antérieurement.Horreur ! le nez n’adhérait pas !… Il le porta à sabouche, le réchauffa légèrement avec son haleine et de nouveau leplaça sur l’espace uni qui se trouvait entre les deux joues ;mais le nez ne tenait pas.

– Voyons, va donc, imbécile ! luidisait-il.

Mais le nez semblait être de bois, etretombait sur la table avec un bruit étrange, comme si c’eût été unbouchon. La face du major se convulsa.

– Est-il possible qu’il n’adhère pas ? sedisait-il, plein de frayeur. Mais il avait beau l’ajuster à laplace qui était pourtant la sienne, tous ses efforts restaientvains.

Il appela Ivan et l’envoya chercher lemédecin, qui occupait dans la même maison le plus bel appartement.Ce médecin était un homme de belle prestance, qui possédait demagnifiques favoris d’un noir de goudron, une femme jeune et bienportante, mangeait le matin des pommes fraîches, et tenait sabouche dans une propreté extrême, se la rinçant chaque matin troisquarts d’heure durant, et se nettoyant les dents avec cinq espècesdifférentes de brosses. Le médecin vint immédiatement. Après avoirdemandé au major depuis quand ce malheur lui était arrivé, ilsouleva son menton et lui donna une pichenette avec le pouce, justeà l’endroit qu’occupait autrefois le nez, de sorte que le majorrejeta la tête en arrière avec une telle force que sa nuque allafrapper contre la muraille. Le médecin lui dit que ce n’étaitrien ; il l’invita à se reculer quelque peu du mur, puis, luifaisant plier la tête à droite, tâta l’emplacement du nez et poussaun « hum ! » significatif ; après quoi, il luifit plier la tête à gauche, poussa encore un « hum !» et,en dernier lieu, lui donna de nouveau une chiquenaude avec sonpouce, si bien que le major Kovaliov sursauta comme un cheval donton examinerait les dents. Après cette épreuve, le médecin secoua latête et dit :

– Non, cela ne se peut pas. Restez plutôt telquel, parce qu’il vous arriverait pis peut-être. Certes, on peut leremettre tout de suite, mais je vous assure que le remède seraitpire que le mal.

– Voilà qui est bien ! Comment doncrester sans nez ? fit Kovaliov ; il n’y a rien de pireque cela. Où puis-je me montrer avec un aspect aussi vilain ?…Je fréquente la bonne compagnie, aujourd’hui je suis encore invitéà deux soirées. Je connais beaucoup de dames : la femme duconseiller d’État Mme Tchektyriev, Mme Podtotchina, femmed’officier supérieur, – quoique, après ses agissements, je neveuille plus avoir affaire à elle autrement que par l’entremise dela police… Je vous en prie, continua Kovaliov, d’un ton suppliant,trouvez un moyen quelconque, remettez-le d’une façon ou d’uneautre ; que ce ne soit même pas tout à fait bien, pourvu quecela tienne, je pourrai même le soutenir un peu avec ma main, dansles cas dangereux. D’ailleurs, je ne danse même pas, de sorte queje ne risque pas de lui causer aucun dommage par quelque mouvementimprudent. Quant à vos honoraires, soyez sans crainte, tout ce quisera dans la mesure de mes moyens…

– Croyez-moi, fit le docteur d’une voix nihaute ni basse, mais très douce et comme magnétique, je ne traitejamais par amour du gain. C’est contraire à mes principes et à monart. J’accepte, il est vrai, des honoraires, mais seulement afin dene pas blesser, par mon refus, les malades qui ont recours à moi.Certes, j’aurais pu remettre votre nez, mais je vous assure, surl’honneur, si vous ne voulez pas croire à ma simple parole, que cesera bien pis. Laissez plutôt faire la nature elle-même. Lavezsouvent la place avec de l’eau froide et je vous assure que, sansnez, vous vous porterez tout aussi bien que si vous l’aviez. Etquant au nez lui-même, je vous conseille de le mettre dans unflacon rempli d’alcool ou, ce qui vaut encore mieux, de vinaigrechauffé, mêlé à deux cuillerées d’eau régale, et alors vous pourrezle vendre encore à un bon prix. Moi-même je vous le prendrais bien,pourvu que vous n’en demandiez pas trop cher.

– Non, non, je ne le vendrai pas pour rien aumonde. J’aime mieux qu’il soit perdu.

– Excusez, fit le docteur en prenant congé. Jecroyais vous être utile ; je n’y puis rien ; du moinsvous êtes-vous convaincu de ma bonne volonté.

Ce disant, le docteur quitta la chambre, d’unedémarche noble et fière. Kovaliov ne la regarda même pas ;plongé dans une insensibilité profonde, il ne vit passer devant luique le bord de ses manchettes, blanc comme neige, qui sortait desmanches de son habit noir.

Il se résolut dès le lendemain, avant deporter plainte, à écrire à la femme d’officier supérieur, pour voirsi elle ne consentirait pas à lui rendre sans contestation cequ’elle lui avait pris. La lettre était libellée commesuit :

« MadameAlexandra Podtotchina,

« Je comprends difficilement vos façonsde faire. Soyez certaine qu’en agissant ainsi vous ne gagnerez rienet ne me contraindrez nullement à épouser votre fille. Croyez-moi,l’histoire de mon nez est éventée ; c’est vous et nul autrequi y avez pris la part principale. Sa séparation inopinée d’avecla place qu’il occupait, sa fuite et ses déguisements, tantôt sousles traits d’un fonctionnaire, tantôt enfin sous son propre aspect,ne sont que la conséquence de maléfices employés par vous ou pardes personnes qui, comme vous, s’adonnent à d’aussi noblesoccupations. De mon côté, je crois devoir vous prévenir que si lenez sus indiqué ne se retrouve pas dès aujourd’hui à sa place, jeserai forcé de recourir à la protection des lois.

« D’ailleurs, avec tous mes respects,j’ai l’honneur

« d’être votre humble serviteur,

« Platon Kovaliov. »

La réponse ne se fit pas attendre, elle étaitainsi conçue :

« Monsieur PlatonKovaliov,

« Votre lettre m’a profondément étonnée.Je l’avoue, je ne m’y attendais nullement, surtout pour ce quiregarde les reproches injustes de votre part. Je vous avertis quele fonctionnaire dont vous me parlez n’a jamais été reçu chez moi,ni déguisé ni sous son propre aspect. Il est vrai que PhilippeIvanovitch Potantchikoff fréquentait chez moi, et quoiqu’il eût eneffet recherché la main de ma fille, quoiqu’il fût un homme debonne conduite, sobre, et qu’il eût beaucoup de lecture, je ne luiai jamais donné aucun espoir. Vous faites encore mention d’un nez.Si vous voulez dire par là que je voulais vous laisser avec un piedde nez, c’est-à-dire vous opposer un refus formel, je suis fortétonnée de vous l’entendre dire, puisque moi, comme vous le savezbien, j’étais d’un avis tout opposé. Et si dès maintenant vousvouliez demander la main de ma fille, je suis disposée à voussatisfaire, puisque tel a toujours été l’objet de mon plus vifdésir ; dans l’attente de quoi je reste toute prête à vousservir.

« Alexandra Podtotchina. »

– Non, fit Kovaliov, après avoir relu lalettre ; elle n’est vraiment pas la coupable. Cela ne se peutpas. Une lettre pareille ne pourrait être écrite par quelqu’un quiaurait commis un crime.

L’assesseur de collège s’y connaissait,puisqu’il avait été plusieurs fois commis pour instruire desaffaires criminelles, lorsqu’il était encore au Caucase.

– De quelle manière, par quel hasard, celaa-t-il pu se produire ? Le diable seul saurait s’yreconnaître ! fit-il enfin avec un geste de découragement.

Cependant le bruit de cet événementextraordinaire avait couru dans toute la capitale et, comme il estd’usage, non sans s’agrémenter de petites particularités nouvelles.À cette époque, tous les esprits étaient portés vers lemiraculeux : le public se trouvait encore sous l’impressiond’expériences récentes, relatives au magnétisme. L’histoire deschaises dansantes, dans la rue Koniouchennaïa, était encore toutefraîche ; il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que bientôton en vint à dire que le nez de l’assesseur de collège Kovaliov sepromenait tous les jours, à trois heures précises, sur laPerspective de Nievsky. L’affluence des curieux était tous lesjours énorme. Quelqu’un s’avisa tout à coup de dire que le nez setrouvait dans le magasin de Jounker ; et le magasin futassiégé par une telle foule, que la police elle-même dut s’en mêleret rétablir l’ordre. Un spéculateur à mine grave, portant favoris,qui vendait des gâteaux secs à l’entrée des théâtres, fit fabriquerexprès de beaux bancs solides, qu’il plaça devant le magasin et surlesquels il invitait obligeamment les assistants à monter, pour leprix modique de quatre-vingts kopecks. Un colonel qui avait de trèsbeaux états de service sortit même exprès pour cela de meilleureheure qu’à l’ordinaire, et il ne réussit qu’à grand’peine à sefrayer un passage à travers la foule ; mais à sa grandeindignation, il aperçut, dans la vitrine du magasin, au lieu dunez, un simple gilet de flanelle et une lithographie quireprésentait une jeune fille reprisant un bas, tandis qu’un jeuneélégant, avec une barbiche et un gilet à grands revers, laregardait de derrière un arbre – lithographie qui se trouvait àcette même place depuis plus de dix ans.

Le colonel s’éloigna en disant avecdépit :

– Comment peut-on troubler le monde avec desrécits aussi stupides et aussi peu vraisemblables !

Puis ce fut un autre bruit : le nez dumajor Kovaliov se promenait non sur la Perspective de Nievsky, maisdans le jardin de Tauride ; on ajoutait même qu’il s’ytrouvait depuis longtemps déjà, que le fameux Kozrev-Mirza,lorsqu’il y séjournait encore, s’étonnait beaucoup de ce jeubizarre de la nature. Quelques étudiants de l’académie de chirurgiese rendirent exprès dans ce jardin. Une grande dame écrivit ausurveillant, le priant de montrer à ses enfants ce rare phénomèneet de leur donner à cette occasion quelques explicationsinstructives et édifiantes pour la jeunesse.

Tous ces incidents faisaient la joie deshommes du monde, habitués des raouts, très à court en ce momentd’anecdotes capables de dérider les dames. Par contre, la minoritédes gens graves et bien pensants manifestait un vif mécontentement.Un monsieur très indigné disait même qu’il ne comprenait pascomment, dans notre siècle éclairé, des inepties semblablespouvaient se répandre, et il se trouvait très surpris de voir quele gouvernement ne finissait pas par diriger son attention de cecôté. Le monsieur en question appartenait évidemment à la catégoriedes gens qui voudraient immiscer le gouvernement dans tout, mêmedans leurs querelles quotidiennes avec leurs moitiés. Aprèscela…

Mais ici les événements s’enveloppent encoreune fois d’un brouillard, et ce qui vient après demeure absolumentinconnu.

Chapitre 3

 

D’étranges événements se passent dans ce monde, des événements quisont même parfois dénudés de toute vraisemblance : voilà quele même nez qui circulait sous les espèces d’un conseiller d’Étatet faisait tant de bruit dans la ville se trouva, comme si de rienn’était, de nouveau à sa place, c’est-à-dire par conséquent entreles deux joues du major Kovaliov. Ceci arriva en avril, le 7 dumois. En s’éveillant, le major jeta par hasard un regard dans laglace et aperçut un nez ; il y porta vivement la main :c’en était un effectivement !

– Eh ! se dit Kovaliov.

Et de joie il faillit exécuter, nu-pieds, unedanse échevelée à travers la chambre ; mais l’entrée d’Ivanl’en empêcha. Il se fit apporter immédiatement de l’eau et, en sedébarbouillant, il se mira encore une fois dans la glace ; lenez était là. En s’essuyant avec sa serviette, il y jeta un nouveauregard ; le nez était là !

– Regarde donc, Ivan, il me semble que j’ai unbouton sur le nez, dit-il à son domestique.

Et il pensait en même temps :

« C’est cela qui sera joli, lorsque Ivanva me dire : mais non, monsieur, non seulement il n’y a pas debouton, mais le nez lui-même est absent. »

Mais Ivan répondit :

– Il n’y a rien, monsieur, on ne voit aucunbouton sur votre nez.

– C’est bon, cela, que le diablem’emporte ! se dit à part soi le major, en faisant claquer sesdoigts.

En ce moment le barbier Ivan Iakovlievitchpassa sa tête par la porte timidement, comme un chat qu’onviendrait de fouetter pour avoir volé du lard.

– Dis-moi d’abord : tes mains sont-ellespropres ? lui cria Kovaliov en l’apercevant.

– Oui, monsieur.

– Tu mens.

– Par ma foi, elles sont parfaitement propres,monsieur.

– Tu sais, prends garde !

Kovaliov s’assit, Ivan Iakovlievitch lui nouaune serviette sous le menton et en un instant, à l’aide dublaireau, lui transforma toute la barbe et une partie des joues enune crème telle qu’on en sert chez les marchands le jour de leurfête.

– Voyez-vous cela, se dit-il, en jetant uncoup d’œil sur le nez. Puis il pencha la tête et l’examina decôté :

– Le voilà lui-même en personne… vraiment,quand on y songe… continua-t-il en poursuivant son monologue mentalet en attachant un long regard sur le nez.

Puis, tout doucement, avec des précautionsinfinies, il leva en l’air deux doigts, afin de le saisir par lebout : tel était le système d’Ivan Iakovlievitch.

– Allons, allons, prends garde !s’exclama Kovaliov.

Ivan Iakovlievitch laissa tomber ses bras etse troubla comme il ne s’était encore jamais troublé de sa vie.Finalement, il se mit à chatouiller tout doucement du rasoir lementon du major, et quoiqu’il fût très difficile de faire la barbesans avoir un point d’appui dans l’organe olfactif, il réussitpourtant, en appliquant son pouce rugueux contre la joue et lamâchoire inférieure du major, à vaincre tous les obstacles et àmener à bonne fin son entreprise.

Lorsque tout fut prêt, Kovaliov s’empressa des’habiller, prit un fiacre et se rendit tout droit à la pâtisserie.En entrant, il cria de loin :

– Garçon, une tasse de chocolat !

Et il courut aussitôt vers la glace : lenez était là ! Il se retourna triomphant et jeta un coup d’œilironique sur deux officiers qui se trouvaient là et dont l’unpossédait un nez pas plus gros qu’un bouton de gilet. Après quoi ilse rendit au bureau de l’administration où il faisait des démarchesdans le but d’obtenir une place de gouverneur, ou à défaut unemploi d’huissier. En traversant la salle de réception, il jeta uncoup d’œil dans la glace : le nez était là. Puis il allarendre visite à un autre assesseur de collège ou major, esprit trèsironique, à qui il avait coutume de dire en réponse à sesobservations gouailleuses :

– Toi, je te connais, tu es piquant comme uneépingle.

Chemin faisant, il s’était dit :

– Si le major lui-même n’éclate pas de rire àma vue, ce sera l’indice le plus certain que tout se trouve à saplace accoutumée.

Mais l’assesseur de collège ne dit rien.

– C’est bien, c’est bien, c’est parfait, sedit à part lui Kovaliov. En revenant, il rencontra la femme del’officier supérieur Podtotchine avec sa fille ; il les abordaet fut accueilli par elles avec de grandes démonstrations dejoie : donc il ne présentait aucunedéfectuosité ! Il s’entretint très longtemps avec elles et,sortant sa tabatière, se mit à bourrer exprès de tabac son nez desdeux côtés, en se disant :

« Tenez, je me moque bien de vous,femmelettes, coquettes que vous êtes !… et quant à la fille,je ne l’épouserai tout de même pas. Comme cela – par jeu – je veuxbien. »

Et, depuis lors, le major Kovaliov sepromenait comme si de rien n’était, et sur la Perspective deNievsky et dans les théâtres et partout. Et son nez aussi, comme side rien n’était, restait sur sa figure sans même avoir l’air des’être jamais absenté. Et depuis lors on voyait le major Kovaliovtoujours de bonne humeur, toujours souriant, courtisant toutes lesjolies personnes sans exception aucune.

Chapitre 4

 

Telle fut l’histoire qui se passa dans la capitale du nord de notrevaste empire ! Maintenant, tout bien pesé, nous nousapercevons qu’elle offre beaucoup de côtés invraisemblables. Sansparler du fait vraiment étrange de la fuite miraculeuse du nez, etde sa présence en différents endroits sous l’aspect d’un conseillerd’État. Comment Kovaliov ne comprit-il pas qu’on ne pouvaitdécemment publier une annonce sur un nez perdu ? Non que jeveuille dire par là qu’il lui aurait fallu la payer beaucoup tropcher ; cela, c’est une bagatelle, et je ne suis pas du tout dunombre des gens cupides. Mais ce n’est pas convenable, cela ne sefait pas, ce n’est pas bien. Et puis encore… comment le nezs’était-il trouvé dans le pain cuit et comment Ivan Iakovlievitchlui-même… non, cela, je ne le comprends pas du tout ! Mais cequi est le plus étrange et le plus incompréhensible, c’est que lesauteurs puissent choisir des sujets pareils pour leurs récits.Cela, je l’avoue, est tout à fait inconcevable ; cela,vraiment… non, non, cela me dépasse. En premier lieu, il n’enrésulte aucun bien pour la patrie et en second lieu… mais en secondlieu également, il n’en résulte non plus aucun mal. C’est toutsimplement un je-ne-sais-quoi.

Et pourtant, avec tout cela, quoique… certes,on puisse admettre bien des choses, peut-être même… et enfin où nese glisse-t-il pas certaines discordances ?… Et tout de même,quand on y réfléchit bien, il y a vraiment quelque chose là-dedans.On a beau dire, de pareils faits arrivent dans ce monde, rarement,mais ils arrivent…

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