Categories: Romans

Le Médecin de campagne

Le Médecin de campagne

d’ Honoré de Balzac

Aux cœurs blessés, l’ombre et le silence.

A ma mère

Chapitre 1Le pays et l’homme

En 1829, par une jolie matinée de printemps, un homme âgé d’environ cinquante ans suivait à cheval un chemin montagneux qui mène à un gros bourg, situé près de la Grande-Chartreuse. Ce bourg est le chef-lieu d’un canton populeux circonscrit par une longue vallée. Un torrent à lit pierreux souvent à sec, alors rempli parla fonte des neiges, arrose cette vallée serrée entre deux montagnes parallèles, que dominent de toutes parts les pics de la Savoie et ceux du Dauphiné. Quoique les paysages compris entre la chaîne des deux Mauriennes aient un air de famille, le canton à travers lequel cheminait l’étranger présente des mouvements de terrain et des accidents de lumière qu’on chercherait vainement ailleurs. Tantèt la vallée subitement élargie offre un irrégulier tapis de cette verdure que les constantes irrigations dues aux montagnes entretiennent si fraîche et si douce à l’oeil pendant toutes les saisons. Tantèt un moulin à scie montre ses humbles constructions pittoresquement placées, sa provision de longs sapins sans écorce, et son cours d’eau pris au torrent et conduit par de grands tuyaux de bois carrément creusés, d’où s’échappe par les fentes une nappe de filets humides. Çà et là, des chaumières entourées de jardins pleins d’arbres fruitiers couverts de fleurs réveillent les idées qu’inspire une misère laborieuse. Plus loin,des maisons à toitures rouges, composées de tuiles plates et rondes semblables à des écailles de poisson, annoncent l’aisance due à de longs travaux. Enfin au-dessus de chaque porte se voit le panier suspendu dans lequel sèchent les fromages. Partout les haies, les enclos sont égayés par des vignes mariées, comme en Italie, à de petits ormes dont le feuillage se donne aux bestiaux. Par un caprice de la nature, les collines sont si rapprochées en quelques endroits qu’il ne se trouve plus ni fabriques, ni champs, ni chaumières. Séparées seulement par le torrent qui rugit dans ses cascades, les deux hautes murailles granitiques s’élèvent tapissées de sapins à noir feuillage et de hêtres hauts de cent pieds. Tous droits, tous bizarrement colorés par des taches de mousse, tous divers de feuillage, ces arbres forment de magnifiques colonnades bordées au-dessous et au-dessus du chemin par d’informes haies d’arbousiers, de viornes, de buis, d’épine rose. Les vives senteurs de ces arbustes se mêlaient alors aux sauvages parfums de la nature montagnarde, aux pénétrantes odeurs des jeunes pousses du mélèze,des peupliers et des pins gommeux. Quelques nuages couraient parmiles rochers en se voilant, en en découvrant tour à tour les cimesgrisâtres, souvent aussi vaporeuses que les nuées dont les moelleuxflocons s’y déchiraient. A tout moment le pays changeait d’aspectet le ciel de lumière; les montagnes changeaient de couleur, lesversants de nuances, les vallons de forme: images multipliées quedes oppositions inattendues, soit un rayon de soleil à travers lestroncs d’arbres, soit une clairière naturelle ou quelques éboulis,rendaient délicieuses à voir au milieu du silence, dans la saisonoù tout est jeune, où le soleil enflamme un ciel pur. Enfin c’étaitun beau pays, c’était la France.

Homme de haute taille, le voyageur était entièrement vêtu dedrap bleu aussi soigneusement brossé que devait l’être chaque matinson cheval au poil lisse, sur lequel il se tenait droit et vissécomme un vieil officier de cavalerie. Si déjà sa cravate noire etses gants de daim, si les pistolets qui grossissaient ses fontes,et le portemanteau bien attaché sur la croupe de son cheval,n’eussent indiqué le militaire, sa figure brune marquée de petitevérole, mais régulière et empreinte d’une insouciance apparente,ses manières décidées, la sécurité de son regard, le port de satête, tout aurait trahi ces habitudes régimentaires qu’il estimpossible au soldat de jamais dépouiller, même après être rentrédans la vie domestique. Tout autre se serait émerveillé des beautésde cette nature alpestre, si riante au lieu où elle se fond dansles grands bassins de la France mais l’officier, qui sans douteavait parcouru les pays où les armées françaises furent emportéespar les guerres impériales, jouissait de ce paysage sans paraîtresurpris de ces accidents multipliés. L’étonnement est une sensationque Napoléon semble avoir détruite dans l’âme de ses soldats. Aussile calme de la figure est-il un signe certain auquel un observateurpeut reconnaître les hommes jadis enrégimentés sous les aigleséphémères mais impérissables du grand empereur. Cet homme était eneffet un des militaires, maintenant assez rares, que le boulet arespectés, quoiqu’ils aient labouré tous les champs de bataille oùcommande Napoléon. Sa vie n’avait rien d’extraordinaire. Il s’étaitbien battu en simple et loyal soldat, faisant son devoir pendant lanuit aussi bien que pendant le jour, loin comme près du maître, nedonnant pas un coup de sabre inutile, et incapable d’en donner unde trop. S’il portait à sa boutonnière la rosette appartenant auxofficiers de la Légion d’honneur, c’est qu’après la bataille de laMoskowa la voix unanime de son régiment l’avait désigné comme leplus digne de la recevoir dans cette grande journée. Du petitnombre de ces hommes froids en apparence, timides, toujours en paixavec eux-mêmes, dont la conscience est humiliée par la seule penséed’une sollicitation à faire, de quelque nature qu’elle soit, sesgrades lui furent conférés en vertu des lentes lois del’ancienneté. Devenu sous-lieutenant en 1802, il se trouvaitseulement chef d’escadron en 1829, malgré ses moustaches grises;mais sa vie était si pure que nul homme de l’armée, fût-il général,ne l’abordait sans éprouver un sentiment de respect involontaire,avantage incontesté que peut-être ses supérieurs ne luipardonnaient point. En récompense, les simples soldats lui vouaienttous un peu de ce sentiment que les enfants portent à une bonnemère; car, pour eux, il savait être à la fois indulgent et sévère.Jadis soldat comme eux, il connaissait les joies malheureuses etles joyeuses misères, les écarts pardonnables ou punissables dessoldats qu’il appelait toujours ses enfants, et auxquelsil laissait volontiers prendre en campagne des vivres ou desfourrages chez les bourgeois. Quant à son histoire intime, elleétait ensevelie dans le plus profond silence. Comme presque tousles militaires de l’époque, il n’avait vu le monde qu’à travers lafumée des canons, ou pendant les moments de paix si rares au milieude la lutte européenne soutenue par l’empereur. S’était-il ou nonsoucié du mariage? La question restait indécise. Quoique personnene mît en doute que le commandant Genestas n’eût eu des bonnesfortunes en séjournant de ville en ville, de pays en pays, enassistant aux fêtes données et reçues par les régiments, cependantpersonne n’en avait la moindre certitude. Sans être prude, sansrefuser une partie de plaisir, sans froisser les mœurs militaires,il se taisait ou répondait en riant lorsqu’il était questionné surses amours. A ces mots: « Et vous, mon commandant? » adressés par unofficier après boire, il répliquait:

-Buvons, messieurs!

Espèce de Bayard sans faste, monsieur Pierre-Joseph Genestasn’offrait donc en lui rien de poétique ni rien de romanesque, tantil paraissait vulgaire. Sa tenue était celle d’un homme cossu.Quoiqu’il n’eût que sa solde pour fortune, et que sa retraite fûttout son avenir; néanmoins, semblable aux vieux loups du commerceauxquels les malheurs ont fait une expérience qui avoisinel’entêtement, le chef d’escadron gardait toujours devant lui deuxannées de solde et ne dépensait jamais ses appointements. Il étaitsi peu joueur, qu’il regardait sa botte quand en compagnie ondemandait un rentrant ou quelque supplément de pari pour l’écarté.Mais s’il ne se permettait rien d’extraordinaire, il ne manquait àaucune chose d’usage. Ses uniformes lui auraient plus longtempsqu’à tout autre officier du régiment, par suite des soinsqu’inspire la médiocrité de fortune, et dont l’habitude étaitdevenue chez lui machinale. Peut-être l’eût-on soupçonné d’avaricesans l’admirable désintéressement, sans la facilité fraternelleavec lesquels il ouvrait sa bourse à quelque jeune étourdi ruinépar un coup de carte ou par toute autre folie. Il semblait avoirperdu jadis de grosses sommes au jeu, tant il mettait dedélicatesse à obliger; il ne se croyait point le droit de contrèlerles actions de son débiteur et ne lui parlait jamais de sa créance.Enfant de troupe, seul dans le monde, il s’était fait une patrie del’armée, et de son régiment de famille. Aussi, rarementrecherchait-on le motif de sa respectable économie, on se plaisaità l’attribuer au désir assez naturel d’augmenter la somme de sonbien-être pendant ses vieux jours. A la veille de devenirlieutenant-colonel de cavalerie, il était présumable que sonambition consistait à se retirer dans quelque campagne avec laretraite et les épaulettes de colonel. Après la manœuvre, si lesjeunes officiers causaient de Genestas, ils le rangeaient dans laclasse des hommes qui ont obtenu au collège les prix d’excellence,et qui durant leur vie restent exacts. probes, sans passions,utiles et fades comme le pain blanc; mais les gens sérieux lejugeaient bien différemment. Souvent quelque regard, souvent uneexpression pleine de sens comme l’est la parole du Sauvage,échappaient à cet homme et attestaient en lui les orages de l’âme.Bien étudié, son front calme accusait le pouvoir d’imposer silenceaux passions et de les refouler au fond de son cœur, pouvoirchèrement conquis par l’habitude des dangers et des malheursimprévus de la guerre. Le fils d’un pair de France, nouveau venu aurégiment, ayant dit un jour, en parlant de Genestas, qu’il eût étéle plus consciencieux des prêtres ou le plus honnête desépiciers:

-Ajoutez, le moins courtisan des marquis! » répondit-il entoisant le jeune fat qui ne se croyait pas entendu par soncommandant.

Les auditeurs éclatèrent de rire, le père du lieutenant était leflatteur de tous les pouvoirs, un homme élastique habitué àrebondir au-dessus des révolutions, et le fils tenait du père. Ils’est rencontré dans les armées françaises quelques-uns de cescaractères, tout bonnement grands dans l’occurrence, redevenantsimples après l’action, insouciants de gloire, oublieux du danger;il s’en est rencontré peut-être beaucoup plus que les défauts denotre nature ne permettraient de le supposer. Cependant l’on setromperait étrangement en croyant que Genestas fût parfait.Défiant, enclin à de violents accès de colère, taquin dans lesdiscussions et voulant surtout avoir raison quand il avait tort, ilétait plein de préjugés nationaux. Il avait conservé de sa viesoldatesque un penchant pour le bon vin. S’il sortait d’un repasdans tout le décorum de son grade, il paraissait sérieux,méditatif, et il ne voulait alors mettre personne dans le secret deses pensées. Enfin, s’il connaissait assez bien les mœurs du mondeet les lois de la politesse, espèce de consigne qu’il observaitavec la roideur militaire; s’il avait de l’esprit naturel etacquis, s’il possédait la tactique, la manœuvre, la théorie del’escrime à cheval et les difficultés de l’art vétérinaire, sesétudes furent prodigieusement négligées. Il savait, mais vaguement,que César était un consul ou un empereur romain; Alexandre, un Grecou un Macédonien; il vous eût accordé l’une ou l’autre origine ouqualité sans discussion. Aussi, dans les conversationsscientifiques ou historiques, devenait-il grave, en se bornant à yparticiper par des petits coups de tête approbatifs, comme un hommeprofond arrivé au pyrrhonisme. Quand Napoléon écrivit àSchoenbrunn, le 13 mai 1809, dans le bulletin adressé à la GrandeArmée, maîtresse de Vienne, que, comme Médée, les princesautrichiens avaient de leurs propres mains égorgé leursenfants, Genestas, nouvellement nommé capitaine, ne voulut pascompromettre la dignité de son orade en demandant ce qu’étaitMédée, il s’en reposa sur le génie de Napoléon, certain quel’empereur ne devait dire que des choses officielles à la GrandeArmée et à la maison d’Autriche; il pensa que Médée était unearchiduchesse de conduite équivoque. Néanmoins, comme la chosepouvait concerner l’art militaire, il fut inquiet de la Médée dubulletin, jusqu’au jour où mademoiselle Raucour fit reprendreMédée. Après avoir lu l’affiche, le capitaine ne manquapas de se rendre le soir au Théâtre-Français pour voir la célèbreactrice dans ce rèle mythologique dont il s’enquit à ses voisins.Cependant un homme qui, simple soldat, avait eu assez d’énergiepour apprendre à lire, écrire et compter, devait comprendre que,capitaine, il fallait s’instruire. Aussi, depuis cette époque,lut-il avec ardeur les romans et les livres nouveaux qui luidonnèrent des demi-connaissances desquelles il tirait un assez bonparti. Dans sa gratitude envers ses professeurs, il allait jusqu’àprendre la défense de Pigault-Lebrun en disant qu’il le trouvaitinstructif et souvent profond.

Cet officier, à qui sa prudence acquise ne laissait faire aucunedémarche inutile, venait de quitter Grenoble et se dirigeait versla Grande-Chartreuse, après avoir obtenu la veille de son colonelun congé de huit jours. Il ne comptait pas faire une longue traite;mais, trompé de lieue en lieue par les dires mensongers des paysansqu’il interrogeait, il crut prudent de ne pas s’engager plus loinsans se reconforter l’estomac. Quoiqu’il eût peu de chances derencontrer une ménagère en son logis par un temps où chacuns’occupe aux champs, il s’arrêta devant quelques chaumières quiaboutissaient à un espace commun, en décrivant une place carréeassez informe, ouverte à tout-venant. Le sol de ce territoire defamille était ferme et bien balayé, mais coupé par des fosses àfumier. Des rosiers, des lierres, de hautes herbes s’élevaient lelong des murs lézardés. A l’entrée du carrefour se trouvait unméchant groseillier sur lequel séchaient des guenilles. Le premierhabitant que rencontra Genestas fut un pourceau vautré dans un tasde paille, lequel, au bruit des pas du cheval, grogna, leva latête, et fit enfuir un gros chat noir. Une jeune paysanne, portantsur sa tête un gros paquet d’herbes, se montra tout à coup, suivieà distance par quatre marmots en haillons, mais hardis, tapageurs,aux yeux effrontés, jolis, bruns de teint, de vrais diables quiressemblaient à des anges. Le soleil pétillait et donnait je nesais quoi de pur à l’air, aux chaumières, aux fumiers, à la troupeébouriffée. Le soldat demanda s’il était possible d’avoir une tassede lait. Pour toute réponse, la fille jeta un cri rauque. Unevieille femme apparut soudain sur le seuil d’une cabane, et lajeune paysanne passa dans une étable, après avoir indiqué par ungeste la vieille, vers laquelle Genestas se dirigea, non sans bientenir son cheval afin de ne pas blesser les enfants qui déjà luitrottaient dans les jambes. Il réitéra sa demande, que la bonnefemme se refusa nettement à satisfaire. Elle ne voulait pas,disait-elle, enlever la crème des potées de lait destinées à fairele beurre. L’officier répondit à cette objection en promettant debien payer le dégât, il attacha son cheval au montant d’une porte,et entra dans la chaumière. Les quatre enfants, qui appartenaient àcette femme, paraissaient avoir tous le même âge, circonstancebizarre qui frappa le commandant. La vieille en avait un cinquièmepresque pendu à son jupon, et qui, faible, pâle, maladif, réclamaitsans doute les plus grands soins; partant il était le bien-aimé, leBenjamin.

Genestas s’assit au coin d’une haute cheminée sans feu, sur lemanteau de laquelle se voyait une Vierge en plâtre colorié, tenantdans ses bras l’enfant Jésus. Enseigne sublime! Le sol servait deplancher à la maison. A la longue, la terre primitivement battueétait devenue raboteuse, et, quoique propre, elle offrait en grandles callosités d’une écorce d’orange. Dans la cheminée étaientaccrochés un sabot plein de sel, une poêle à frire, un chaudron. Lefond de la pièce se trouvait rempli par un lit à colonnes garni desa pente découpée. Puis, çà et là, des escabelles à trois pieds,formées par des bâtons fichés dans une simple planche de fayard,une huche au pain, une grosse cuiller en bois pour puiser de l’eau,un seau et des poteries pour le lait, un rouet sur la huche,quelques clayons à fromage, des murs noirs, une porte vermoulueayant une imposte à claire-voie; tels étaient la décoration et lemobilier de cette pauvre demeure. Maintenant, voici le drame auquelassista l’officier, qui s’amusait à fouetter le sol avec sacravache sans se douter que là se déroulerait un drame. Quand lavieille femme, suivie de son Benjamin teigneux, eut disparu par uneporte qui donnait dans sa laiterie, les quatre enfants, après avoirsuffisamment examiné le militaire, commencèrent par se délivrer dupourceau. L’animal, avec lequel ils jouaient habituellement, étaitvenu sur le seuil de la porte; les marmots se ruèrent sur lui sivigoureusement et lui appliquèrent des gifles si caractéristiques,qu’il fut forcé de faire prompte retraite. L’ennemi dehors, lesenfants attaquèrent une porte dont le loquet, cédant à leursefforts, s’échappa de la gâche usée qui le retenait; puis ils sejetèrent dans une espèce de fruitier où le commandant, que cettescène amusait, les vit bientèt occupés à ronger des pruneaux secs.La vieille au visage de parchemin et aux guenilles sales rentradans ce moment, en tenant à la main un pot de lait pour sonhète.

-Ah! les vauriens, dit-elle.

Elle alla vers les enfants, empoigna chacun d’eux par le bras,le jeta dans la chambre, mais sans lui èter ses pruneaux, et fermasoigneusement la porte de son grenier d’abondance.

-Là, là, mes mignons, soyez donc sages. -Si l’on n’y prenaitgarde, ils mangeraient le tas de prunes, les enragés! dit-elle enregardant Genestas.

Puis elle s’assit sur une escabelle, prit le teigneux entre sesjambes, et se mit à le peigner en lui lavant la tête avec unedextérité féminine et des attentions maternelles. Les quatre petitsvoleurs restaient, les uns debout, les autres accotés contre le litou la huche, tous morveux et sales, bien portants d’ailleurs,grugeant leurs prunes sans rien dire, mais regardant l’étrangerd’un air sournois et narquois.

– C’est vos enfants? demanda le soldat à la vieille.

– Faites excuse, monsieur, c’est les enfants de l’hospice. On medonne trois francs par mois et une livre de savon pour chacund’eux.

– Mais, ma bonne femme, ils doivent vous coûter deux foisplus.

– Monsieur, voilà bien ce que nous dit monsieur Benassis; maissi d’autres prennent les enfants au même prix, faut bien en passerpar là. N’en a pas qui veut des enfants! On a encore besoin de lacroix et de la bannière pour en obtenir. Quand nous leur donnerionsnotre lait pour rien, il ne nous coûte guère. D’ailleurs, monsieur,trois francs, c’est une somme. Voilà quinze francs de trouvés, sansles cinq livres de savon. Dans nos cantons, combien faut-il doncs’exterminer le tempérament avant d’avoir gagné dix sous parjour!

– Vous avez donc des terres à vous? demanda le commandant.

– Non, monsieur. J’en ai eu du temps de défunt mon homme; maisdepuis sa mort j’ai été si malheureuse que j’ai été forcée de lesvendre.

– Hé! bien, reprit Genestas, comment pouvez-vous arriver sansdettes au bout de l’année en faisant le métier de nourrir, deblanchir et d’élever des enfants à deux sous par jour?

– Mais, reprit-elle en peignant toujours son petit teigneux,nous n’arrivons point sans dettes à la Saint-Sylvestre, mon chermonsieur. Que voulez-vous? le bon Dieu s’y prête. J’ai deux vaches.Puis ma fille et moi nous glanons pendant la moisson, en hiver nousallons au bois; enfin, le soir nous filons. Ah! par exemple, il nefaudrait pas toujours un hiver comme le dernier. Je doissoixante-quinze francs au meunier pour de la farine. Heureusementc’est le meunier de monsieur Benassis. Monsieur Benassis, voilà unami du pauvre! Il n’a jamais demandé son dû à qui que ce soit, ilne commencera point par nous. D’ailleurs notre vache a un veau, çanous acquittera toujours un brin.

Les quatre orphelins, pour qui toutes les protections humainesse résumaient dans l’affection de cette vieille paysanne, avaientfini leurs prunes. Ils profitèrent de l’attention avec laquelleleur mère regardait l’officier en causant, et se réunirent encolonne serrée pour faire encore une fois sauter le loquet de laporte qui les séparait du bon tas de prunes. Ils y allèrent, noncomme les soldats français vont à l’assaut, mais silencieux commedes Allemands, poussés qu’ils étaient par une gourmandise naïve etbrutale.

– Ah! les petits drèles. Voulez-vous bien finir?

La vieille se leva, prit le plus fort des quatre, lui appliqualégèrement une tape sur le derrière et le jeta dehors; il ne pleurapoint, les autres demeurèrent tout pantois.

– Ils vous donnent bien du mal.

– Oh! non, monsieur, mais ils sentent mes prunes, les mignons.Si je les laissais seuls pendant un moment, ils se crèveraient.

– Vous les aimez?

A cette demande la vieille leva la tête, regarda le soldat d’unair doucement goguenard, et répondit:

– Si je les aime! J’en ai déjà rendu trois, ajouta-t-elle ensoupirant, je ne les garde que jusqu’à six ans.

– Mais où est le vètre?

– Je l’ai perdu.

– Quel âge avez-vous donc? demanda Genestas pour détruirel’effet de sa précédente question.

– Trente-huit ans, monsieur. A la Saint-Jean prochaine, il yaura deux ans que mon homme est mort.

Elle achevait d’habiller le petit souffreteux, qui semblait laremercier par un regard pâle et tendre.

– Quelle vie d’abnégation et de travail! pensa le cavalier.

Sous ce toit, digne de l’étable où Jésus-Christ prit naissance,s’accomplissaient gaiement et sans orgueil les devoirs les plusdifficiles de la maternité. Quels cœurs ensevelis dans l’oubli leplus profond! Quelle richesse et quelle pauvreté! Les soldats,mieux que les autres hommes, savent apprécier ce qu’il y a demagnifique dans le sublime en sabots, dans l’Evangile en haillons.Ailleurs se trouve le Livre, le texte historié, brodé, découpé,couvert en moire, en tabis, en satin; mais là certes était l’espritdu Livre. Il eût été impossible de ne pas croire à quelquereligieuse intention du ciel, en voyant cette femme qui s’étaitfaite mère comme Jésus-Christ s’est fait homme, qui glanait,souffrait, s’endettait pour des enfants abandonnés, et se trompaitdans ses calculs, sans vouloir reconnaître qu’elle se ruinait àêtre mère. A l’aspect de cette femme il fallait nécessairementadmettre quelques sympathies entre les bons d’ici-bas et lesintelligences d’en-haut; aussi le commandant Genestas laregarda-t-il en hochant la tête.

– Monsieur Benassis est-il un bon médecin? demanda-t-ilenfin.

– Je ne sais pas, mon cher monsieur, mais il guérit les pauvrespour rien.

– Il paraît, reprit-il en se parlant à lui-même, que cet hommeest décidément un homme.

– Oh! oui, monsieur, et un brave homme! aussi n’est-il guère degens ici qui ne le mettent dans leurs prières du soir et dumatin!

– Voilà pour vous, la mère, dit le soldat en lui donnantquelques pièces de monnaie. Et voici pour les enfants, reprit-il enajoutant un écu. Suis-je encore bien loin de chez monsieurBenassis? demanda-t-il quand il fut à cheval.

– Oh! non, mon cher monsieur, tout au plus une petite lieue.

Le commandant partit, convaincu qu’il lui restait deux lieues àfaire. Néanmoins il aperçut bientèt à travers quelques arbres unpremier groupe de maisons, puis enfin les toits du bourg ramassésautour d’un clocher qui s’élève en cène et dont les ardoises sontarrêtées sur les angles de la charpente par des lames de fer-blancétincelant au soleil. Cette toiture, d’un effet original, annonceles frontières de la Savoie, où elle est en usage. En cet endroitla vallée est large. Plusieurs maisons agréablement situées dans lapetite plaine ou le long du torrent animent ce pays bien cultivé,fortifié de tous cètés par les montagnes, et sans issue apparente.A quelques pas de ce bourg assis à mi-cète, au midi, Genestasarrêta son cheval sous une avenue d’ormes, devant une trouped’enfants, et leur demanda la maison de monsieur Benassis. Lesenfants commencèrent par se regarder les uns les autres, et parexaminer l’étranger de l’air dont ils observent tout ce qui s’offrepour la première fois à leurs yeux: autant de physionomies, autantde curiosités, autant de pensées différentes. Puis le pluseffronté, le plus rieur de la bande, un petit gars aux yeux vifs,aux pieds nus et crottés lui répéta, selon la coutume desenfants:

-La maison de monsieur Benassis, monsieur?

– Et il ajouta:

-Je vais vous y mener.

Il marcha devant le cheval autant pour conquérir une sorted’importance en accompagnant un étranger, que par une enfantineobligeance, ou pour obéir à l’impérieux besoin de mouvement quigouverne à cet âge l’esprit et le corps. L’officier suivit dans salongueur la principale rue du bourg, rue caillouteuse, àsinuosités, bordée de maisons construites au gré des propriétaires.Là un four s’avance au milieu de la voie publique, ici un pignons’y présente de profil et la barre en partie, puis un ruisseau venude la montagne la traverse par ses rigoles. Genestas aperçutplusieurs couvertures en bardeau noir, plus encore en chaume,quelques-unes en tuiles, sept ou huit en ardoises, sans doutecelles du curé, du juge de paix et des bourgeois du lieu. C’étaittoute la négligence d’un village au-delà duquel il n’y aurait pluseu de terre, qui semblait n’aboutir et ne tenir à rien, seshabitants paraissaient former une même famille en dehors dumouvement social, et ne s’y rattacher que par le collecteurd’impèts ou par d’imperceptibles ramifications. Quand Genestas eutfait quelques pas de plus, il vit en haut de la montagne une largerue qui domine ce village. Il existait sans doute un vieux et unnouveau bourg. En effet, par une échappée de vue, et dans unendroit où le commandant modéra le pas de son cheval, il putfacilement examiner des maisons bien bâties dont les toits neufségaient l’ancien village. Dans ces habitations nouvelles quecouronne une avenue de jeunes arbres, il entendit les chantsparticuliers aux ouvriers occupés, le murmure de quelques ateliers,un grognement de limes, le bruit des marteaux, les cris confus deplusieurs industries. Il remarqua la maigre fumée des cheminéesménagères et celle plus abondante des forges du charron, duserrurier, du maréchal. Enfin, à l’extrémité du village verslaquelle son guide le dirigeait, Genestas aperçut des fermeséparses, des champs bien cultivés, des plantations parfaitemententendues, et comme un petit coin de la Brie perdu dans un vastepli du terrain dont, à la première vue, il n’eût pas soupçonnél’existence entre le bourg et les montagnes qui terminent lepays.

Bientèt l’enfant s’arrêta. « Voilà la porte de sa maison »dit-il.

L’officier descendit de cheval, en passa la bride dans son bras;puis, pensant que toute peine mérite salaire, il tira quelques sousde son gousset et les offrit à l’enfant qui les prit d’un airétonné, ouvrit de grands yeux, ne remercia pas, et resta là pourvoir.

– En cet endroit la civilisation est peu avancée, les religionsdu travail y sont en pleine vigueur, et la mendicité n’y a pasencore pénétré, pensa Genestas.

Plus curieux qu’intéressé, le guide du militaire s’accota sur unmur à hauteur d’appui qui sert à clore la cour de la maison, etdans lequel est fixée une grille en bois noirci, de chaque cèté despilastres de la porte.

Cette porte, pleine dans sa partie inférieure et jadis peinte engris, est terminée par des barreaux jaunes taillés en fer de lance.Ces ornements, dont la couleur a passé, décrivent un croissant dansle haut de chaque vantail, et se réunissent en formant une grossepomme de pin figurée par le haut des montants quand la porte estfermée. Ce portail, rongé par les vers, tacheté par le velours desmousses, est presque détruit par l’action alternative du soleil etde la pluie. Surmontés de quelques aloès et de pariétaires venuesau hasard, les pilastres cachent les tiges de deux acacias inermisplantés dans la cour, et dont les touffes vertes s’élèvent en formede houppes à poudrer. L’état de ce portail trahissait chez lepropriétaire une insouciance qui parut déplaire à l’officier, ilfronça les sourcils en homme contraint de renoncer à quelqueillusion. Nous sommes habitués à juger les autres d’après nous, etsi nous les absolvons complaisamment de nos défauts, nous lescondamnons sévèrement de ne pas avoir nos qualités. Si lecommandant voulait que monsieur Benassis fût un homme soigneux ouméthodique, certes, la porte de sa maison annonçait une complèteindifférence en matière de propriété. Un soldat amoureux del’économie domestique autant que l’était Genestas devait doncconclure promptement du portail à la vie et au caractère del’inconnu; ce à quoi, malgré sa circonspection, il ne manqua point.La porte était entrebâillée, autre insouciance! Sur la foi de cetteconfiance rustique, l’officier s’introduisit sans façon dans lacour, attacha son cheval aux barreaux de la grille, et pendantqu’il y nouait la bride, un hennissement partit d’une écurie verslaquelle le cheval et le cavalier tournèrent involontairement lesyeux; un vieux domestique en ouvrit la porte, montra sa têtecoiffée du bonnet de laine rouge en usage dans le pays, et quiressemble parfaitement au bonnet phrygien dont on affuble laLiberté. Comme il y avait place pour plusieurs chevaux, lebonhomme, après avoir demandé à Genestas s’il venait voir monsieurBenassis, lui offrit pour son cheval l’hospitalité de l’écurie, enregardant avec une expression de tendresse et d’admiration l’animalqui était fort beau. Le commandant suivit son cheval, pour voircomment il allait se trouver. L’écurie était propre, la litière yabondait, et les deux chevaux de Benassis avaient cet air heureuxqui fait reconnaître entre tous les chevaux un cheval de curé. Uneservante, arrivée de l’intérieur de la maison sur le perron,semblait attendre officiellement les interrogations de l’étranger,à qui déjà le valet d’écurie avait appris que monsieur Benassisétait sorti.

– Notre maître est allé au moulin à blé, dit-il. Si vous voulezl’y rejoindre, vous n’avez qu’à suivre le sentier qui mène à laprairie, le moulin est au bout.

Genestas aima mieux voir le pays que d’attendre indéfiniment leretour de Benassis, et s’engagea dans le chemin du moulin à blé.Quand il eut dépassé la ligne inégale que trace le bourg sur leflanc de la montagne, il aperçut la vallée, le moulin, et l’un desplus délicieux paysages qu’il eût encore vus.

Arrêtée par la base des montagnes, la rivière forme un petit lacau-dessus duquel les pies s’élèvent d’étage en étage, en laissantdeviner leurs nombreuses vallées par les différentes teintes de lalumière ou par la pureté plus ou moins vive de leurs arêteschargées toutes de sapins noirs. Le moulin, construit récemment àla chute du torrent dans le petit lac, a le charme d’une maisonisolée qui se cache au milieu des eaux, entre les têtes deplusieurs arbres aquatiques. De l’autre cèté de la rivière, au basd’une montagne alors faiblement éclairée à son sommet par lesrayons rouges du soleil couchant, Genestas entrevit une douzaine dechaumières abandonnées, sans fenêtres ni portes; leurs toituresdégradées laissaient voir d’assez fortes trouées, les terresd’alentour formaient des champs parfaitement labourés et semés;leurs anciens jardins convertis en prairies étaient arrosés par desirrigations disposées avec autant d’art que dans le Limousin. Lecommandant s’arrêta machinalement pour contempler les débris de cevillage.

Pourquoi les hommes ne regardent-ils point sans une émotionprofonde toutes les ruines, même les plus humbles? sans doute ellessont pour eux une image du malheur dont le poids est senti par euxsi diversement. Les cimetières font penser à la mort, un villageabandonné fait songer aux peines de la vie; la mort est un malheurprévu, les peines de la vie sont infinies. L’infini n’est-il pas lesecret des grandes mélancolies? L’officier avait atteint lachaussée pierreuse du moulin sans avoir pu s’expliquer l’abandon dece village, il demanda Benassis à un garçon meunier assis sur dessacs de blé à la porte de la maison.

– Monsieur Benassis est allé là, dit le meunier en montrant unedes chaumières ruinées.

– Ce village a donc été brûlé? dit le commandant.

– Non, monsieur.

– Pourquoi donc alors est-il ainsi? demanda Genestas.

– Ah! pourquoi? répondit le meunier en levant les épaules etrentrant chez lui, monsieur Benassis vous le dira.

L’officier passa sur une espèce de pont fait de grosses pierresentre lesquelles coule le torrent, et arriva bientèt à la maisondésignée. Le chaume de cette habitation était encore entier,couvert de mousse, mais sans trous, et les fermetures semblaientêtre en bon état. En y entrant, Genestas vit du feu dans lacheminée au coin de laquelle se tenaient une vieille femmeagenouillée devant un malade assis sur une chaise, et un hommedebout, le visage tourné vers le foyer. L’intérieur de cette maisonformait une seule chambre éclairée par un mauvais châssis garni detoile. Le sol était en terre battue. La chaise, une table et ungrabat composaient tout le mobilier. Jamais le commandant n’avaitrien vu de si simple ni de si nu, même en Russie où les cabanes desMoujiks ressemblent à des tanières. Là, rien n’attestait les chosesde la vie, il ne s’y trouvait même pas le moindre ustensilenécessaire à la préparation des aliments les plus grossiers. Vouseussiez dit la niche d’un chien sans son écuelle. N’était legrabat, une souquenille pendue à un clou et des sabots garnis depaille, seuls vêtements du malade, cette chaumière eût paru désertecomme les autres. La femme agenouillée, paysanne fort vieille,s’efforçait de maintenir les pieds du malade dans un baquet pleind’une eau brune. En distinguant un pas que le bruit des éperonsrendait insolite pour des oreilles accoutumées au marcher monotonedes gens de la campagne, l’homme se tourna vers Genestas enmanifestant une sorte de surprise, partagée par la vieille.

– Je n’ai pas besoin, dit le militaire, de demander si vous êtesmonsieur Benassis. Etranger, impatient de vous voir, vousm’excuserez, monsieur, d’être venu vous chercher sur votre champ debataille au lieu de vous avoir attendu chez vous. Ne vous dérangezpas, faites vos affaires. Quand vous aurez fini, je vous dirail’objet de ma visite.

Genestas s’assit à demi sur le bord de la table et garda lesilence. Le feu répandait dans la chaumière une clarté plus viveque celle du soleil dont les rayons, brisés par le sommet desmontagnes, ne peuvent jamais arriver dans cette partie de lavallée. A la lueur de ce feu, fait avec quelques branches de sapinrésineux qui entretenaient une flamme brillante, le militaireaperçut la figure de l’homme qu’un secret intérêt le contraignait àchercher, à étudier, à parfaitement connaître. Monsieur Benassis,le médecin du canton, resta les bras croisés, écouta froidementGenestas, lui rendit son salut, et se retourna vers le malade sansse croire l’objet d’un examen aussi sérieux que le fut celui dumilitaire.

Benassis était un homme de taille ordinaire, mais large desépaules et large de poitrine. Une ample redingote verte, boutonnéejusqu’au cou, empêcha l’officier de saisir les détails sicaractéristiques de ce personnage ou de son maintien; mais l’ombreet l’immobilité dans laquelle resta le corps servirent à faireressortir la figure, alors fortement éclairée par un reflet desflammes. Cet homme avait un visage semblable à celui d’un satyre:même front légèrement cambré, mais plein de proéminences toutesplus ou moins significatives; même nez retroussé, spirituellementfendu dans le bout; mêmes pommettes saillantes. La bouche étaitsinueuse, les lèvres étaient épaisses et rouges. Le menton sereleva brusquement. Les yeux bruns et animés par un regard vifauquel la couleur nacrée du blanc de l’oeil donnait un grand éclat,exprimaient des passions amorties. Les cheveux jadis noirs etmaintenant gris, les rides profondes de son visage et ses grossourcils déjà blanchis, son nez devenu bulbeux et veiné, son teintjaune et marbré par des taches rouges, tout annonçait en lui l’âgede cinquante ans et les rudes travaux de sa profession. L’officierne put que présumer la capacité de la tête, alors couverte d’unecasquette; mais quoique cachée par cette coiffure, elle lui parutêtre une de ces têtes proverbialement nommées têtescarrées. Habitué, par les rapports qu’il avait eus avec leshommes d’énergie que recherche Napoléon, à distinguer les traitsdes personnes destinées aux grandes choses, Genestas devina quelquemystère dans cette vie obscure, et se dit en voyant ce visageextraordinaire :

-Par quel hasard est-il resté médecin de campagne? Après avoirsérieusement observé cette physionomie qui, malgré ses analogiesavec les autres figures humaines, trahissait une secrète existenceen désaccord avec ses apparentes vulgarités, il partageanécessairement l’attention que le médecin donnait au malade, et lavue de ce malade changea complètement le cours de sesréflexions.

Malgré les innombrables spectacles de sa vie militaire, le vieuxcavalier ressentit un mouvement de surprise accompagné d’horreur enapercevant une face humaine où la pensée ne devait jamais avoirbrillé, face livide où la souffrance apparaissait naïve etsilencieuse, comme sur le visage d’un enfant qui ne sait pas encoreparler et qui ne peut plus crier, enfin la face tout animale d’unvieux crétin mourant. Le crétin était la seule variété de l’espècehumaine que le chef d’escadron n’eût pas encore vue. A l’aspectd’un front dont la peau formant un gros pli rond, de deux yeuxsemblables à ceux d’un poisson cuit, d’une tête couverte de petitscheveux rabougris auxquels la nourriture manquait, tête toutedéprimée et dénuée d’organes sensitifs, qui n’eût pas éprouvé,comme Genestas, un sentiment de dégoût involontaire pour unecréature qui n’avait ni les grâces de l’animal ni les privilèges del’homme, qui n’avait jamais eu ni raison ni instinct, et n’avaitjamais entendu ni parlé aucune espèce de langage? En voyant arriverce pauvre être au terme d’une carrière qui n’était point la vie, ilsemblait difficile de lui accorder un regret; cependant la vieillefemme le contemplait avec une touchante inquiétude, et passait sesmains sur la partie des jambes que l’eau brûlante n’avait pasbaignée, avec autant d’affection que si c’eût été son mari.Benassis lui-même, après avoir étudié cette face morte et ces yeuxsans lumière, vint prendre doucement la main du crétin et lui tâtale pouls.

– Le bain n’agit pas, dit-il en hochant la tête,recouchons-le.

Il prit lui-même cette masse de chair, la transporta sur legrabat d’où il venait sans doute de la tirer, l’y étenditsoigneusement en allongeant les jambes déjà presque froides, enplaçant la main et la tête avec les attentions que pourrait avoirune mère pour son enfant.

– Tout est dit, il va mourir, ajouta Benassis qui resta deboutau bord du lit.

La vieille femme, les mains sur ses hanches, regarda le mouranten laissant échapper quelques larmes. Genestas lui-même demeurasilencieux, sans pouvoir s’expliquer comment la mort d’un être sipeu intéressant lui causait déjà tant d’impression. Il partageaitinstinctivement déjà la pitié sans bornes que ces malheureusescréatures inspirent dans les vallées privées de soleil où la natureles a jetées. Ce sentiment, dégénéré en superstition religieusechez les familles auxquelles les crétins appartiennent, nedérive-t-il pas de la plus belle des vertus chrétiennes, lacharité, et de la foi le plus fermement utile à l’ordre social,l’idée des récompenses futures, la seule qui nous fasse accepternos misères? L’espoir de mériter les félicités éternelles aide lesparents de ces pauvres êtres et ceux qui les entourent à exercer engrand les soins de la maternité dans sa sublime protectionincessamment donnée à une créature inerte qui d’abord ne lacomprend pas, et qui plus tard l’oublie. Admirable religion! elle aplacé les secours d’une bienfaisance aveugle près d’une aveugleinfortune. Là où se trouvent des crétins, la population croit quela présence d’un être de cette espèce porte bonheur à la famille.Cette croyance sert à rendre douce une vie qui, dans le sein desvilles, serait condamnée aux rigueurs d’une fausse philanthropie età la discipline d’un hospice. Dans la vallée supérieure de l’Isère,où ils abondent, les crétins vivent en plein air avec les troupeauxqu’ils sont dressés à garder. Au moins sont-ils libres et respectéscomme doit l’être le malheur.

Depuis un moment la cloche du village tintait des coups éloignéspar intervalles égaux, pour apprendre aux fidèles la mort de l’und’eux. En voyageant dans l’espace, cette pensée religieuse arrivaitaffaiblie à la chaumière, où elle répandait une double mélancolie.Des pas nombreux retentirent dans le chemin et annoncèrent unefoule, mais une foule silencieuse. Puis les chants de l’Eglisedétonnèrent tout à coup en réveillant les idées confuses quisaisissent les âmes les plus incrédules, forcées de céder auxtouchantes harmonies de la voix humaine. L’Eglise venait au secoursde cette créature qui ne la connaissait point. Le curé parut,précédé de la croix tenue par un enfant de chœur, suivi dusacristain portant le bénitier, et d’une cinquantaine de femmes, devieillards, d’enfants, tous venus pour joindre leurs prières àcelles de l’Eglise. Le médecin et le militaire se regardèrent ensilence et se retirèrent dans un coin pour faire place à la foule,qui s’agenouilla au-dedans et au-dehors de la chaumière. Pendant laconsolante cérémonie du viatique, célébrée pour cet être quin’avait jamais péché, mais à qui le monde chrétien disait adieu, laplupart de ces visages grossiers furent sincèrement attendris.Quelques larmes coulèrent sur de rudes joues crevassées par lesoleil et brunies par les travaux en plein air. Ce sentiment deparenté volontaire était tout simple. Il n’y avait personne dans laCommune qui n’eût plaint ce pauvre être, qui ne lui eût donné sonpain quotidien; n’avait-il pas rencontré un père en chaque enfant,une mère chez la plus rieuse petite fille?

– Il est mort, dit le curé.

Ce mot excita la consternation la plus vraie. Les cierges furentallumés. Plusieurs personnes voulurent passer la nuit auprès ducorps. Benassis et le militaire sortirent. A la porte quelquespaysans arrêtèrent le médecin pour lui dire:

– Ah! monsieur le maire, si vous ne l’avez pas sauvé, Dieuvoulait sans doute le rappeler à lui.

– J’ai fait de mon mieux, mes enfants, répondit le docteur. Vousne sauriez croire, monsieur, dit-il à Genestas quand ils furent àquelques pas du village abandonné dont le dernier habitant venaitde mourir, combien de consolations vraies la parole de ces paysansrenferme pour moi. Il y a dix ans, j’ai failli être lapidé dans cevillage aujourd’hui désert, mais alors habité par trentefamilles.

Genestas mit une interrogation si visible dans l’air de saphysionomie et dans son geste, que le médecin lui raconta, tout enmarchant, l’histoire annoncée par ce début.

– Monsieur, quand je vins m’établir ici, je trouvai dans cettepartie du canton une douzaine de crétins, dit le médecin en seretournant pour montrer à l’officier les maisons ruinées. Lasituation de ce hameau dans un fond sans courant d’air, près dutorrent dont l’eau provient des neiges fondues, privé des bienfaitsdu soleil, qui n’éclaire que le sommet de la montagne, tout yfavorise la propagation de cette affreuse maladie. Les lois nedéfendent pas l’accouplement de ces malheureux, protégés ici parune superstition dont la puissance m’était inconnue, que j’aid’abord condamnée, puis admirée. Le crétinisme se serait doncétendu depuis cet endroit jusqu’à la vallée. N’était-ce pas rendreun grand service au pays que d’arrêter cette contagion physique etintellectuelle? Malgré son urgence, ce bienfait pouvait coûter lavie à celui qui entreprendrait de l’opérer. Ici, comme dans lesautres sphères sociales, pour accomplir le bien, il fallaitfroisser, non pas des intérêts, mais, chose plus dangereuse àmanier, des idées religieuses converties en superstition, la formela plus indestructible des idées humaines. Je ne m’effrayai derien. Je sollicitai d’abord la place de maire du canton, etl’obtins puis, après avoir reçu l’approbation verbale du préfet, jefis nuitamment transporter à prix d’argent quelques-unes de cesmalheureuses créatures du cèté d’Aiguebelle, en Savoie, où il s’entrouve beaucoup et où elles devaient être très bien traitées.Aussitèt que cet acte d’humanité fut connu, je devins en horreur àtoute la population. Le curé prêcha contre moi. Malgré mes effortspour expliquer aux meilleures têtes du bourg combien étaitimportante l’expulsion de ces crétins, malgré les soins gratuitsque je rendais aux malades du pays, on me tira un coup de fusil aucoin d’un bois. J’allai voir l’évêque de Grenoble et lui demandaile changement du curé. Monseigneur fut assez bon pour me permettrede choisir un prêtre qui pût s’associer à mes œuvres, et j’eus lebonheur de rencontrer un de ces êtres qui semblent tombés du ciel.Je poursuivis mon entreprise. Après avoir travaillé les esprits, jedéportai nuitamment six autres crétins. A cette seconde tentative,j’eus pour défenseurs quelques-uns de mes obligés et les membres duconseil de la Commune de qui j’intéressai l’avarice en leurprouvant combien l’entretien de ces pauvres êtres était coûteux,combien il serait profitable pour le bourg de convertir les terrespossédées sans titre par eux en communaux qui manquaient au bourg.J’eus pour moi les riches, mais les pauvres, les vieilles femmes,les enfants et quelques entêtés me demeurèrent hostiles. Parmalheur, mon dernier enlèvement se fit incomplètement. Le crétinque vous venez de voir n’était pas rentré chez lui, n’avait pointété pris, et se retrouva le lendemain, seul de son espèce, dans levillage où habitaient encore quelques familles dont les individus,presque imbéciles, étaient encore exempts de crétinisme. Je voulusachever mon ouvrage et vins de jour, en costume, pour arracher cemalheureux de sa maison. Mon intention fut connue aussitèt que jesortis de chez moi, les amis du crétin me devancèrent, et jetrouvai devant sa chaumière un rassemblement de femmes, d’enfants,de vieillards qui tous me saluèrent par des injures accompagnéesd’une grêle de pierres. Dans ce tumulte, au milieu duquel j’allaispeut-être périr victime de l’enivrement réel qui saisit une fouleexaltée par les cris et l’agitation de sentiments exprimés encommun, je fus sauvé par le crétin! Ce pauvre être sortit de sacabane, fit entendre son gloussement, et apparut comme le chefsuprême de ces fanatiques. A cette apparition, les cris cessèrent.J’eus l’idée de proposer une transaction, et je pus l’expliquer àla faveur du calme si heureusement survenu. Mes approbateursn’oseraient sans doute pas me soutenir dans cette circonstance,leur secours devait être purement passif, ces gens superstitieuxallaient veiller avec la plus grande activité à la conservation deleur dernière idole, il me parut impossible de la leur èter. Jepromis donc de laisser le crétin en paix dans sa maison, à lacondition que personne n’en approcherait, que les familles de cevillage passeraient l’eau et viendraient loger au bourg dans desmaisons neuves que je me chargeai de construire en y joignant desterres dont le prix plus tard devait m’être remboursé par laCommune. Eh! bien, mon cher monsieur, il me fallut six mois pourvaincre les résistances que rencontra l’exécution de ce marché,quelque avantageux qu’il fût aux familles de ce village.L’affection des gens de campagne pour leurs masures est un faitinexplicable. Quelque insalubre que puisse être sa chaumière, unpaysan s’y attache beaucoup plus qu’un banquier ne tient à sonhètel. Pourquoi? je ne sais. Peut-être la force des sentimentsest-elle en raison de leur rareté. Peut-être l’homme qui vit peupar la pensée vit-il beaucoup par les choses? et moins il enpossède, plus sans doute il les aime. Peut-être en est-il du paysancomme du prisonnier?… il n’éparpille point les forces de son âme,il les concentre sur une seule idée, et arrive alors à une grandeénergie de sentiment. Pardonnez ces réflexions à un homme quiéchange rarement ses pensées. D’ailleurs ne croyez pas, monsieur,que je me sois beaucoup occupé d’idées creuses. Ici, tout doit êtrepratique et action. Hélas! moins ces pauvres gens ont d’idées, plusil est difficile de leur faire entendre leurs véritables intérêts.Aussi me suis-je résigné à toutes les minuties de mon entreprise.Chacun d’eux me disait la même chose, une de ces choses pleines debon sens et qui ne souffrent pas de réponse: « Ah monsieur, vosmaisons ne sont point encore bâties!

– Eh! bien, leur disais-je promettez-moi de venir les habiteraussitèt qu’elles seront achevées. « Heureusement, monsieur, je fisdécider que notre bourg est propriétaire de toute la montagne aupied de laquelle se trouve le village maintenant abandonné. Lavaleur des bois situés sur les hauteurs put suffire à payer le prixdes terres et celui des maisons promises qui se construisirent.Quand un seul de mes ménages récalcitrants y fut logé, les autresne tardèrent pas à le suivre. Le bien-être qui résulta de cechangement fut trop sensible pour ne pas être apprécié par ceux quitenaient le plus superstitieusement à leur village sans soleil,autant dire sans âme. La conclusion de cette affaire, la conquêtedes biens communaux dont la possession nous fut confirmée par leConseil d’Etat, me firent acquérir une grande importance dans lecanton. Mais, monsieur, combien de soins! dit le médecin ens’arrêtant et en levant une main qu’il laissa retomber par unmouvement plein d’éloquence. Moi seul connais la distance du bourgà la Préfecture d’où rien ne sort, et de la Préfecture au Conseild’Etat où rien n’entre. Enfin, reprit-il, paix aux puissances de laterre, elles ont cédé à mes importunités, c’est beaucoup. Si voussaviez le bien produit par une signature insouciamment donnée?…Monsieur, deux ans après avoir tenté de si grandes petites choseset les avoir mises à fin, tous les pauvres ménages de ma communepossédaient au moins deux vaches, et les envoyaient pâturer dans lamontagne où, sans attendre l’autorisation du Conseil d’Etat,j’avais pratiqué des irrigations transversales semblables à cellesde la Suisse, de l’Auvergne et du Limousin. A leur grande surprise,les gens du bourg y virent poindre d’excellentes prairies, etobtinrent une plus grande quantité de lait, grâce à la meilleurequalité des pâturages. Les résultats de cette conquête furentimmenses. Chacun imita mes irrigations. Les prairies, les bestiaux,toutes les productions se multiplièrent. Dès lors je pus sanscrainte entreprendre d’améliorer ce coin de terre encore inculte etde civiliser ses habitants jusqu’alors dépourvus d’intelligence.Enfin, monsieur, nous autres solitaires nous sommes très causeurs;si l’on nous fait une question, l’on ne sait jamais où s’arrêterala réponse; lorsque j’arrivai dans cette vallée, la populationétait de sept cents âmes; maintenant on en compte deux mille.L’affaire du dernier crétin m’a obtenu l’estime de tout le monde.Après avoir montré constamment à mes administrés de la mansuétudeet de la fermeté tout à la fois, je devins l’oracle du canton. Jefis tout pour mériter la confiance sans la solliciter ni sansparaître la désirer; seulement, je tâchai d’inspirer à tous le plusgrand respect pour ma personne par la religion avec laquelle je susremplir tous mes engagements, même les plus frivoles. Après avoirpromis de prendre soin du pauvre être que vous venez de voirmourir, je veillai sur lui mieux que ses précédents protecteurs nel’avaient fait. Il a été nourri, soigné comme l’enfant adoptif dela Commune. Plus tard, les habitants ont fini par comprendre leservice que je leur avais rendu malgré eux. Néanmoins ilsconservent encore un reste de leur ancienne superstition; je suisloin de les en blâmer, leur culte envers le crétin ne m’a-t-il passouvent servi de texte pour engager ceux qui avaient del’intelligence à aider les malheureux?

– Mais nous sommes arrivés, reprit après une pause Benassis enapercevant le toit de sa maison. Loin d’attendre de celui quil’écoutait la moindre phrase d’éloge ou de remerciement, enracontant cet épisode de sa vie administrative, il semblait avoircédé à ce naïf besoin d’expansion auquel obéissent les gens retirésdu monde.

– Monsieur, lui dit le commandant, j’ai pris la liberté demettre mon cheval dans votre écurie, et vous aurez la bonté dem’excuser quand je vous aurai appris le but de mon voyage. – Ah!quel est-il? demanda Benassis en ayant l’air de quitter unepréoccupation et de se souvenir que son compagnon était unétranger. Par suite de son caractère franc et communicatif, ilavait accueilli Genestas comme un homme de connaissance.

– Monsieur, répondit le militaire, j’ai entendu parler de laguérison presque miraculeuse de monsieur Gravier de Grenoble, quevous avez pris chez vous. Je viens dans l’espoir d’obtenir lesmêmes soins, sans avoir les mêmes titres à votre bienveillance:cependant, peut-être la mérité-je! Je suis un vieux militaireauquel d’anciennes blessures ne laissent pas de repos. Il vousfaudra bien au moins huit jours pour examiner l’état dans lequel jesuis, car mes douleurs ne se réveillent que de temps à autre,etc…

– Eh! bien, monsieur, dit Benassis en l’interrompant, la chambrede monsieur Gravier est toujours prête, venez…

Ils entrèrent dans la maison, dont la porte fut alors pousséepar le médecin avec une vivacité, que Genestas attribua au plaisird’avoir un pensionnaire. Jacquotte, cria Benassis, monsieur vadîner ici.

– Mais, monsieur, reprit le soldat, ne serait-il pas convenablede nous arranger pour le prix…

– Le prix de quoi? dit le médecin.

– D’une pension. Vous ne pouvez pas me nourrir, moi et moncheval, sans…

– Si vous êtes riche, répondit Benassis, vous paierez bien,sinon, je ne veux rien.

– Rien, dit Genestas, me semble trop cher. Mais riche ou pauvre,dix francs par jour, sans compter le prix de vos soins, vousseront-ils agréables?

– Rien ne m’est plus désagréable que de recevoir un prixquelconque pour le plaisir d’exercer l’hospitalité, reprit lemédecin en fronçant les sourcils. Quant à mes soins, vous ne lesaurez que si vous me plaisez. Les riches ne sauraient acheter montemps, il appartient aux gens de cette vallée. Je ne veux ni gloireni fortune, je ne demande à mes malades ni louanges nireconnaissance. L’argent que vous me remettrez ira chez lespharmaciens de Grenoble pour payer les médicaments indispensablesaux pauvres du canton.

Qui eût entendu ces paroles, jetées brusquement mais sansamertume, se serait intérieurement dit, comme Genestas: « Voilà unebonne pâte d’homme. »

– Monsieur, répondit le militaire avec sa ténacité accoutumée,je vous donnerai donc dix francs par jour, et vous en ferez ce quevous voudrez. Cela posé, nous nous entendrons mieux, ajouta-t-il enprenant la main du médecin et la lui serrant avec une cordialitépénétrante. Malgré mes dix francs, vous verrez bien que je ne suispas un Arabe.

Après ce combat, dans lequel il n’y eut pas chez Benassis lemoindre désir de paraître ni généreux ni philanthrope, le prétendumalade entra dans la maison de son médecin où tout se trouvaconforme au délabrement de la porte et aux vêtements du possesseur.Les moindres choses y attestaient l’insouciance la plus profondepour ce qui n’était pas d’une essentielle utilité. Benassis fitpasser Genestas par la cuisine, le chemin le plus court pour allerà la salle à manger. Si cette cuisine, enfumée comme celle d’uneauberge, était garnie d’ustensiles en nombre suffisant, ce luxeétait l’œuvre de Jacquotte, ancienne servante de curé, qui disaitnous, et régnait en souveraine sur le ménage du médecin. S’il yavait en travers du manteau de la cheminée une bassinoire bienclaire, probablement Jacquotte aimait à se coucher chaudement enhiver, et par ricochet bassinait les draps de son maître, qui,disait-elle, ne songeait à rien; mais Benassis l’avait prise àcause de ce qui eût été pour tout autre un intolérable défaut.Jacquotte voulait dominer au logis, et le médecin avait désirérencontrer une femme qui dominât chez lui. Jacquotte achetait,vendait, accommodait, changeait, plaçait et déplaçait, arrangeaitet dérangeait tout selon son bon plaisir; jamais son maître ne luiavait fait une seule observation. Aussi Jacquotte administrait-ellesans contrèle la cour, l’écurie, le valet, la cuisine, la maison,le jardin et le maître. De sa propre autorité se changeait lelinge, se faisait la lessive et s’emmagasinaient les provisions.Elle décidait de l’entrée au logis et de la mort des cochons,grondait le jardinier, arrêtait le menu du déjeuner et du dîner,allait de la cave au grenier, du grenier dans la cave, en ybalayant tout à sa fantaisie sans rien trouver qui lui résistât.Benassis n’avait voulu que deux choses: dîner à six heures, et nedépenser qu’une certaine somme par mois. Une femme à laquelle toutobéit chante toujours; aussi Jacquotte riait-elle,rossignolait-elle par les escaliers, toujours fredonnant quand ellene chantait point, et chantant quand elle ne fredonnait pas.Naturellement propre, elle tenait la maison proprement. Si son goûteût été différent, monsieur Benassis eût été bien malheureux,disait-elle, car le pauvre homme était si peu regardant qu’onpouvait lui faire manger des choux pour des perdrix; sans elle, ileût gardé bien souvent la même chemise pendant huit jours. MaisJacquotte était une infatigable plieuse de linge, par caractèrefrotteuse de meubles, amoureuse d’une propreté tout ecclésiastique,la plus minutieuse, la plus reluisante, la plus douce despropretés. Ennemie de la poussière, elle époussetait, lavait,blanchissait sans cesse. L’état de la porte extérieure lui causaitune vive peine. Depuis dix ans elle tirait de son maître, tous lespremiers du mois, la promesse de faire mettre cette porte à neuf,de réchampir les murs de la maison, et de tout arranger gentiment,et monsieur n’avait pas encore tenu sa parole. Aussi, quand ellevenait à déplorer la profonde insouciance de Benassis,manquait-elle rarement à prononcer cette phrase sacramentale parlaquelle se terminaient tous les éloges de son maître:

– On ne peut pas dire qu’il soit bête, puisqu’il fait quasimentdes miracles dans l’endroit; mais il est quelquefois bête tout demême, mais bête qu’il faut tout lui mettre dans la main comme à unenfant!

Jacquotte aimait la maison comme une chose à elle. D’ailleurs,après y avoir demeuré pendant vingt-deux ans, peut-être avait-ellele droit de se faire illusion? En venant dans le pays, Benassis,ayant trouvé cette maison en vente par suite de la mort du curé,avait tout acheté, murs et terrain, meubles, vaisselle, vin,poules, le vieux cartel à figures, le cheval et la servante.Jacquotte, le modèle du genre cuisinière, montrait un corsageépais, invariablement enveloppé d’une indienne brune semée de poisrouges, ficelé, serré de manière à faire croire que l’étoffe allaitcraquer au moindre mouvement. Elle portait un bonnet rond plissé,sous lequel sa figure un peu blafarde et à double menton paraissaitencore plus blanche qu’elle ne l’était. Petite, agile, la mainleste et potelée, Jacquotte parlait haut et continuellement. Sielle se taisait un instant, et prenait le coin de son tablier pourle relever triangulairement, ce geste annonçait quelque longueremontrance adressée au maître ou au valet. De toutes lescuisinières du royaume, Jacquotte était certes la plus heureuse.Pour rendre son bonheur aussi complet qu’un bonheur peut l’êtreici-bas, sa vanité se trouvait sans cesse satisfaite, le bourgl’acceptait comme une autorité mixte placée entre le maire et legarde champêtre.

En entrant dans la cuisine, le maître n’y trouva personne.

– Où diable sont-ils donc allés? dit-il. Pardonnez-moi,reprit-il en se tournant vers Genestas, de vous introduire ici.L’entrée d’honneur est par le jardin, mais je suis si peu habitué àrecevoir du monde que… Jacquotte!

A ce nom, proféré presque impérieusement, une voix de femmerépondit dans l’intérieur de la maison. Un moment après, Jacquotteprit l’offensive en appelant à son tour Benassis, qui vintpromptement dans la salle à manger.

– Vous voilà bien, monsieur! dit-elle, vous n’en faites jamaisd’autres. Vous invitez toujours du monde à dîner sans m’enprévenir, et vous croyez que tout est troussé quand vous avez crié: »Jacquotte! » Allez-vous pas recevoir ce monsieur dans la cuisine?Ne fallait-il pas ouvrir le salon, y allumer du feu? Nicolle y estet va tout arranger. Maintenant promenez votre monsieur pendant unmoment dans le jardin; ça l’amusera, cet homme, s’il aime lesjolies choses, montrez-lui la charmille de défunt monsieur, j’auraile temps de tout apprêter, le dîner, le couvert et le salon.

– Oui. Mais, Jacquotte, reprit Benassis, ce monsieur va resterici. N’oublie pas de donner un coup d’oeil à la chambre de monsieurGravier, de voir aux draps et à tout, de…

– N’allez-vous pas vous mêler des draps, à présent? répliquaJacquotte. S’il couche ici, je sais bien ce qu’il faudra lui faire.Vous n’êtes seulement pas entré dans la chambre de monsieur Gravierdepuis dix mois. Il n’y a rien à y voir, elle est propre comme monoeil. Il va donc demeurer ici, ce monsieur? ajouta-t-elle d’un tonradouci.

– Oui.

– Pour longtemps?

– Ma foi, je ne sais pas. Mais qu’est-ce que cela te fait?

– Ah! qu’est-ce que cela me fait, monsieur? Ah! bien, qu’est-ceque cela me fait? En voilà bien d’une autre! Et les provisions, ettout, et…

Sans achever le flux de paroles par lequel, en toute autreoccasion, elle eût assailli son maître pour lui reprocher sonmanque de confiance, elle le suivit dans la cuisine. En devinantqu’il s’agissait d’un pensionnaire, elle fut impatiente de voirGenestas, à qui elle fit une révérence obséquieuse en l’examinantde la tête aux pieds. La physionomie du militaire avait alors uneexpression triste et songeuse qui lui donnait un air rude, lecolloque de la servante et du maître lui semblait révéler en cedernier une nullité qui lui faisait rabattre quoique à regret, dela haute opinion qu’il avait prise en admirant sa persistance àsauver ce petit pays des malheurs du crétinisme.

– Il ne me revient pas du tout ce particulier, ditJacquotte.

– Si vous n’êtes pas fatigué, monsieur, dit le médecin à sonprétendu malade, nous ferons un tour de jardin avant le dîner.

– Volontiers, répondit le commandant.

Ils traversèrent la salle à manger, et entrèrent dans le jardinpar une espèce d’antichambre ménagée au bas de l’escalier, et quiséparait la salle à manger du salon. Cette pièce, fermée par unegrande porte-fenêtre, était contiguë au perron de pierre, ornementde la façade sur le jardin. Divisé en quatre grands carrés égauxpar des allées bordées de buis qui dessinaient une croix, ce jardinétait terminé par une épaisse charmille, bonheur du précédentpropriétaire. Le militaire s’assit sur un banc de bois vermoulu,sans voir ni les treilles, ni les espaliers, ni les légumesdesquels Jacquotte prenait grand soin par suite des traditions dugourmand ecclésiastique auquel était dû ce jardin précieux, assezindifférent à Benassis.

Quittant la conversation banale qu’il avait engagée, lecommandant dit au médecin:

– Comment avez-vous fait, monsieur, pour tripler en dix ans lapopulation de cette vallée où vous aviez trouvé sept cents âmes, etqui, dites-vous, en compte aujourd’hui plus de deux mille?

– Vous êtes la première personne qui m’ait fait cette question,répondit le médecin. Si j’ai eu pour but de mettre en plein rapportce petit coin de terre, l’entraînement de ma vie occupée ne m’a paslaissé le loisir de songer à la manière dont j’ai fait en grand,comme le frère quêteur, une espèce de soupe au caillou. MonsieurGravier lui-même, un de nos bienfaiteurs et à qui j’ai pu rendre leservice de le guérir, n’a pas pensé à la théorie en courant avecmoi à travers nos montagnes pour y voir le résultat de lapratique.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel Benassis se mit àréfléchir sans prendre garde au regard perçant par lequel son hèteessayait de le pénétrer.

– Comment cela s’est fait, mon cher monsieur? reprit-il, maisnaturellement et en vertu d’une loi sociale d’attraction entre lesnécessités que nous nous créons et les moyens de les satisfaire.Tout est là. Les peuples sans besoins sont pauvres. Quand je vinsm’établir dans ce bourg, on y comptait cent trente familles depaysans, et, dans la vallée, deux cents feux environ. Les autoritésdu pays, en harmonie avec la misère publique, se composait d’unmaire qui ne savait pas écrire, et d’un adjoint, métayer domiciliéloin de la Commune; d’un juge de paix, pauvre diable vivant de sesappointements, et laissant tenir par force les actes de l’EtatCivil à son greffier, autre malheureux à peine en état decomprendre son métier. L’ancien curé mort à l’âge de soixante-dixans, son vicaire, homme sans instruction, venait de lui succéder.Ces gens résumaient l’intelligence du pays et le régissaient. Aumilieu de cette belle nature, les habitants croupissaient dans lafange et vivaient de pommes de terre et de laitage; les fromagesque la plupart d’entre eux portaient sur de petits paniers àGrenoble ou aux environs constituaient les seuls produits desquelsils tirassent quelque argent. Les plus riches ou les moinsparesseux semaient du sarrasin pour la consommation du bourgquelquefois de l’orge ou de l’avoine, mais point de blé. Le seulindustriel du pays était le maire qui possédait une scierie etachetait à bas prix les coupes de bois pour les débiter. Faute dechemins, il transportait ses arbres un à un dans la belle saison enles traînant à grand-peine au moyen d’une chaîne attachée au licoude ses chevaux, et terminée par un crampon de fer enfoncé dans lebois. Pour aller à Grenoble, soit à cheval, soit à pied, il fallaitpasser par un large sentier situé en haut de la montagne, la valléeétait impraticable. D’ici au premier village que vous avez vu enarrivant dans le canton, la jolie route, par laquelle vous êtessans doute venu, ne formait en tout temps qu’un bourbier. Aucunévénement politique, aucune révolution n’était arrivée dans ce paysinaccessible, et complètement en dehors du mouvement social.Napoléon seul y avait jeté son nom, il y est une religion, grâce àdeux ou trois vieux soldats du pays revenus dans leurs foyers, etqui, pendant les veillées, racontent fabuleusement à ces genssimples les aventures de cet homme et de ses armées. Ce retour estd’ailleurs un phénomène inexplicable. Avant mon arrivée, les jeunesgens partis à l’armée y restaient tous. Ce fait accuse assez lamisère du pays pour me dispenser de vous la peindre. Voilà,monsieur, dans quel état j’ai pris ce canton duquel dépendent,au-delà des montagnes, plusieurs Communes bien cultivées, assezheureuses et presque riches. Je ne vous parle pas des chaumières dubourg, véritables écuries où bêtes et gens s’entassaient alorspêle-mêle. Je passai par ici en revenant de la Grande-Chartreuse.N’y trouvant pas d’auberge, je fus forcé de coucher chez levicaire, qui habitait provisoirement cette maison, alors en vente.De questions en questions, j’obtins une connaissance superficiellede la déplorable situation de ce pays, dont la belle température,le sol excellent et les productions naturelles m’avaientémerveillé. Monsieur, je cherchais alors à me faire une vie autreque celle dont les peines m’avaient lassé. Il me vint au cœur unede ces pensées que Dieu nous envoie pour nous faire accepter nosmalheurs. Je résolus d’élever ce pays comme un précepteur élève unenfant. Ne me sachez pas gré de ma bienfaisance, j’y étais tropintéressé par le besoin de distraction que j’éprouvais. Je tâchaisalors d’user le reste de mes jours dans quelque entreprise ardue.Les changements à introduire dans ce canton, que la nature faisaitsi riche et que l’homme rendait si pauvre, devaient occuper touteune vie; ils me tentèrent par la difficulté même de les opérer. Dèsque je fus certain d’avoir la maison curiale et beaucoup de terresvaines et vagues à bon marché, je me vouai religieusement à l’étatde chirurgien de campagne, le dernier de tous ceux qu’un hommepense à prendre dans son pays. Je voulus devenir l’ami des pauvressans attendre d’eux la moindre récompense. Oh! je ne me suisabandonné à aucune illusion, ni sur le caractère des gens de lacampagne, ni sur les obstacles que l’on rencontre en essayantd’améliorer les hommes ou les choses. Je n’ai point fait desidylles sur mes gens, je les ai acceptés pour ce qu’ils sont, depauvres paysans, ni entièrement bons ni entièrement méchants,auxquels un travail constant ne permet point de se livrer auxsentiments, mais qui parfois peuvent sentir vivement. Enfin, j’aisurtout compris que je n’agirais sur eux que par des calculsd’intérêt et de bien-être immédiats. Tous les paysans sont fils desaint Thomas, l’apètre incrédule, ils veulent toujours des faits àl’appui des paroles. Vous allez peut-être rire de mon début,monsieur, reprit le médecin après une pause. J’ai commencé cetteœuvre difficile par une fabrique de paniers. Ces pauvres gensachetaient à Grenoble leurs clayons à fromages et les vanneriesindispensables à leur misérable commerce. Je donnai l’idée à unjeune homme intelligent de prendre à ferme, le long du torrent, unegrande portion de terrain que les alluvions enrichissentannuellement, et où l’osier devait très bien venir. Après avoirsupputé la quantité de vanneries consommées par le canton, j’allaidénicher à Grenoble quelque jeune ouvrier sans ressourcepécuniaire, habile travailleur. Quand je l’eus trouvé, je ledécidai facilement à s’établir ici en lui promettant de lui avancerle prix de l’osier nécessaire à ses fabrications jusqu’à ce que monplanteur d’oseraies pût lui en fournir. Je lui persuadai de vendreses paniers au-dessous des prix de Grenoble, tout en les fabriquantmieux. Il me comprit. L’oseraie et la vannerie constituaient unespéculation dont les résultats ne seraient appréciés qu’aprèsquatre années. Vous le savez sans doute, l’osier n’est bon à couperqu’à trois ans. Pendant sa première campagne, mon vannier vécut ettrouva ses provisions en bénéfice. Il épousa bientèt une femme deSaint-Laurent-du-Pont qui avait quelque argent. Il se fit alorsbâtir une maison saine, bien aérée dont l’emplacement fut choisi,dont les distributions se firent d’après mes conseils. Queltriomphe, monsieur! J’avais créé dans ce bourg une industrie, j’yavais amené un producteur et quelques travailleurs. Vous traiterezma joie d’enfantillage?… Pendant les premiers jours del’établissement de mon vannier, je ne passais point devant saboutique sans que les battements de mon cœur ne s’accélérassent.Lorsque dans cette maison neuve, à volets peints en vert, et à laporte de laquelle étaient un banc, une vigne et des bottes d’osier,je vis une femme propre, bien vêtue, allaitant un gros enfant roseet blanc au milieu d’ouvriers tous gais, chantant, façonnant avecactivité leurs vanneries, et commandés par un homme qui, naguèrepauvre et hâve, respirait alors le bonheur; je vous l’avoue,monsieur, je ne pouvais résister au plaisir de me faire vannierpendant un moment en entrant dans la boutique pour m’informer deleurs affaires, et je m’y laissais aller à un contentement que jene saurais peindre. J’étais joyeux de la joie de ces gens et de lamienne. La maison de cet homme, le premier qui crût fermement enmoi, devenait toute mon espérance. N’était-ce pas l’avenir de cepauvre pays, monsieur, que déjà je portais en mon cœur, comme lafemme du vannier portait dans le sien son premier nourrisson?…J’avais à mener bien des choses de front, je heurtais bien desidées. Je rencontrai une violente opposition fomentée par le maireignorant, à qui j’avais pris sa place, dont l’influences’évanouissait devant la mienne; je voulus en faire mon adjoint etle complice de ma bienfaisance. Oui, monsieur, ce fut dans cettetête, la plus dure de toutes, que je tentai de répandre lespremières lumières. Je pris mon homme et par l’amour-propre et parson intérêt. Pendant six mois nous dînâmes ensemble, et je le misde moitié dans mes plans d’amélioration. Beaucoup de gens verraientdans cette amitié nécessaire les plus cruels ennuis de ma tâche:mais cet homme n’était-il pas un instrument, et le plus précieux detous? Malheur à qui méprise sa cognée ou la jette même avecinsouciance! N’aurais-je pas été d’ailleurs fort inconséquent si,voulant améliorer le pays, j’eusse reculé devant l’idée d’améliorerun homme? Le plus urgent moyen de fortune était une route. Si nousobtenions du conseil municipal l’autorisation de construire un bonchemin, d’ici à la route de Grenoble, mon adjoint était le premierà en profiter, car, au lieu de traîner coûteusement ses arbres àtravers de mauvais sentiers, il pourrait, au moyen d’une bonneroute cantonale, les transporter facilement, entreprendre un groscommerce de bois de toute nature, et gagner, non plus six centsmalheureux francs par an, mais de belles sommes qui lui donneraientun jour une certaine fortune. Enfin convaincu, cet homme devint monprosélyte. Pendant tout un hiver, mon ancien maire alla trinquer aucabaret avec ses amis, et sut démontrer à nos administrés qu’un bonchemin de voiture serait une source de fortune pour le pays enpermettant à chacun de commercer avec Grenoble. Lorsque le conseilmunicipal eut voté le chemin, j’obtins du préfet quelque argent surles fonds de charité du Département, afin de payer les transportsque la Commune était hors d’état d’entreprendre, faute decharrettes. Enfin, pour terminer plus promptement ce grand ouvrageet en faire apprécier immédiatement les résultats aux ignorants quimurmuraient contre moi en disant que je voulais rétablir lescorvées, j’ai, pendant tous les dimanches de la première année demon administration, constamment entraîné, de gré ou de force, lapopulation du bourg, les femmes, les enfants, et même lesvieillards, en haut de la montagne où j’avais tracé moi-même sur unexcellent fonds le grand chemin qui mène de notre village à laroute de Grenoble. Des matériaux abondant bordaient fortheureusement l’emplacement du chemin. Cette longue entreprise medemanda beaucoup de patience. Tantèt les uns, ignorant les lois, serefusaient à la prestation en nature, tantèt les autres, quimanquaient de pain, ne pouvaient réellement pas perdre une journée;il fallait donc distribuer du blé à ceux-ci, puis aller calmerceux-là par des paroles amicales. Néanmoins, quand nous eûmesachevé les deux tiers de ce chemin, qui a deux lieues de paysenviron, les habitants en avaient si bien reconnu les avantages,que le dernier tiers s’activa avec une ardeur qui me surprit.J’enrichis l’avenir de la Commune en plantant une double rangée depeupliers le long de chaque fossé latéral. Aujourd’hui ces arbressont déjà presque une fortune, et donnent l’aspect d’une routeroyale à notre chemin, toujours sec par la nature de sa situation,et si bien confectionné d’ailleurs, qu’il coûte à peine deux-centsfrancs d’entretien par an; je vous le montrerai, car vous n’avez pule voir: pour venir, vous avez sans doute pris le joli chemin dubas, une autre route que les habitants ont voulu faire eux-mêmes,il y a trois ans, afin d’ouvrir des communications auxétablissements qui se formaient alors dans la vallée. Ainsi,monsieur, il y a trois ans, le bon sens public de ce bourg, naguèresans intelligence, avait acquis les idées que cinq ans auparavantun voyageur aurait peut-être désespéré de pouvoir lui inculquer.Poursuivons. L’établissement de mon vannier était un exemple donnéfructueusement à cette pauvre population. Si le chemin devait êtrela cause la plus directe de la prospérité future du bourg, ilfallait exciter toutes les industries premières afin de féconderces deux germes de bien-être. Tout en aidant le planteur d’oseraieset le faiseur de paniers, tout en construisant ma route, jecontinuais insensiblement mon œuvre. J’eus deux chevaux, lemarchand de bois, mon adjoint, en avait trois, il ne pouvait lesfaire ferrer qu’à Grenoble quand il y allait, j’engageai donc unmaréchal-ferrant, qui connaissait un peu l’art vétérinaire, à venirici en lui promettant beaucoup d’ouvrage. Je rencontrai le mêmejour un vieux soldat assez embarrassé de son sort qui possédaitpour tout bien cent francs de retraite, qui savait lire et écrire;je lui donnai la place de secrétaire de la mairie; par un heureuxhasard, je lui trouvai une femme, et ses rêves de bonheur furentaccomplis. Monsieur, il fallut des maisons à ces deux nouveauxménages, à celui de mon vannier et aux vingt-deux familles quiabandonnèrent le village des crétins. Douze autres ménages dont leschefs étaient travailleurs, producteurs et consommateurs vinrentdonc s’établir ici: maçons, charpentiers, couvreurs, menuisiers,serruriers, vitriers qui eurent de la besogne pour longtemps; nedevaient-ils pas se construire leurs maisons après avoir bâticelles des autres? n’amenaient-ils pas des ouvriers avec eux?Pendant la seconde année de mon administration, soixante-dixmaisons s’élevèrent dans la Commune. Une production en exigeait uneautre. En peuplant le bourg, j’y créais des nécessités nouvelles,inconnues jusqu’alors à ces pauvres gens. Le besoin engendraitl’industrie, l’industrie le commerce, le commerce un gain, le gainun bien-être et le bien-être des idées utiles. Ces différentsouvriers voulurent du pain tout cuit, nous eûmes un boulanger. Maisle sarrasin ne pouvait plus être la nourriture de cette populationtirée de sa dégradante inertie et devenue essentiellement active;je l’avais trouvée mangeant du blé noir, je désirais la fairepasser d’abord au régime du seigle ou du méteil, puis voir un jouraux plus pauvres gens un morceau de pain blanc. Pour moi lesprogrès intellectuels étaient tout entiers dans les progrèssanitaires. Un boucher annonce dans un pays autant d’intelligenceque de richesses. Qui travaille mange, et qui mange pense. Enprévoyant le jour où la production du froment serait nécessaire,j’avais soigneusement examiné la qualité des terres; j’étais sûr delancer le bourg dans une grande prospérité agricole, et de doublersa population dès qu’elle se serait mise au travail. Le momentétait venu. Monsieur Gravier de Grenoble possédait dans la Communedes terres dont il ne tirait aucun revenu, mais qui pouvaient êtreconverties en terres à blé. Il est, comme vous le savez, Chef dedivision à la Préfecture. Autant par attachement pour son pays quevaincu par mes importunités, il s’était déjà prêté fortcomplaisamment à mes exigences; je réussis à lui faire comprendrequ’il avait à son insu travaillé pour lui-même. Après plusieursjours de sollicitations, de conférences, de devis débattus; aprèsavoir engagé ma fortune pour le garantir contre les risques d’uneentreprise de laquelle sa femme, cervelle étroite, essayait del’épouvanter, il consentit à bâtir ici quatre fermes de centarpents chacune, et promit d’avancer les sommes nécessaires auxdéfrichements, à l’achat des semences, des instruments aratoires,des bestiaux, et à la confection des chemins d’exploitation. De moncèté, je construisis deux fermes, autant pour mettre en culture mesterres vaines et vagues que pour enseigner par l’exemple les utilesméthodes de l’agriculture moderne. En six semaines, le bourgs’accrut de trois cents habitants. Six fermes où devaient se logerplusieurs ménages, des défrichements énormes à opérer, des laboursà faire, appelaient des ouvriers. Les charrons, les terrassiers,les compagnons, les manœuvriers affluaient. Le chemin de Grenobleétait couvert de charrettes, d’allants et venants. Ce fut unmouvement général dans le pays. La circulation de l’argent faisaitnaître chez tout le monde le désir d’en gagner, l’apathie avaitcessé, le bourg s’était réveillé. Je finis en deux mots l’histoirede monsieur Gravier, l’un des bienfaiteurs de ce canton. Malgré ladéfiance assez naturelle à un citadin de province, à un homme debureau, il a, sur la foi de mes promesses, avancé plus de quarantemille francs sans savoir s’il les recouvrerait. Chacune de sesfermes est louée aujourd’hui mille francs, ses fermiers ont si bienfait leurs affaires que chacun d’eux possède au moins cent arpentsde terre, trois cents moutons, vingt vaches, dix bœufs, cinqchevaux, et emploie plus de vingt personnes. Je reprends. Dans lecours de la quatrième année nos fermes furent achevées. Nous eûmesune récolte en blé qui parut miraculeuse aux gens du pays,abondante comme elle devait l’être dans un terrain vierge. J’aibien souvent tremblé pour mon œuvre pendant cette année! La pluieou la sécheresse pouvait ruiner mon ouvrage en amoindrissant laconfiance que j’inspirais déjà. La culture du blé nécessita lemoulin que vous avez vu, et qui me rapporte environ cinq centsfrancs par an. Aussi les paysans disent-ils dans leur langage quej’ai la chance, et croient-ils en moi comme en leurs reliques. Cesconstructions nouvelles, les fermes, le moulin, les plantations,les chemins ont donné de l’ouvrage à tous les gens de métier quej’avais attirés ici. Quoique nos bâtiments représentent bien lessoixante mille francs que nous avons jetés dans le pays, cet argentnous fut amplement rendu par les revenus que créent lesconsommateurs. Mes efforts ne cessaient d’animer cette naissanteindustrie. Par mon avis un jardinier pépiniériste vint s’établirdans le bourg, où je prêchais aux plus pauvres de cultiver lesarbres fruitiers afin de pouvoir un jour conquérir à Grenoble lemonopole de la vente des fruits. « Vous y portez des fromages, leurdisais-je, pourquoi ne pas y porter des volailles, des œufs, deslégumes, du gibiers du foin, de la paille, etc.? » Chacun de mesconseils était la source d’une fortune, ce fut à qui les suivrait.Il se forma donc une multitude de petits établissements dont lesprogrès, lents d’abord, ont été de jour en jour plus rapides. Tousles lundis il part maintenant du bourg pour Grenoble plus desoixante charrettes pleines de nos divers produits, et il serécolte plus de sarrasin pour nourrir les volailles qu’il ne s’ensemait autrefois pour nourrir les hommes. Devenu trop considérable,le commerce des bois s’est subdivisé. Dès la quatrième année denotre ère industrielle, nous avons eu marchands de bois dechauffage, de bois carrés, de planches, d’écorces, puis descharbonniers. Enfin il s’est établi quatre nouvelles scieries deplanches et de madriers. En acquérant quelques idées commerciales,l’ancien maire a éprouvé le besoin de savoir lire et écrire. Il acomparé le prix des bois dans les diverses localités, il a remarquéde telles différences à l’avantage de son exploitation, qu’il s’estprocuré, de place en place de nouvelles pratiques, et il fournitaujourd’hui le tiers du Département. Nos transports ont sisubitement augmenté que nous occupons trois charrons, deuxbourreliers, et chacun d’eux n’a pas moins de trois garçons. Enfinnous consommons tant de fer, qu’un taillandier s’est transportédans le bourg et s’en est très bien trouvé. Le désir du gaindéveloppe une ambition qui dès lors a poussé mes industriels àréagir du bourg sur le Canton et du Canton sur le Département, afind’augmenter leurs profits en augmentant leur vente. Je n’eus qu’unmot à dire pour leur indiquer les débouchés nouveaux, leur bon sensfaisait le reste. Quatre années avaient suffi pour changer la facede ce bourg. Quand j’y étais passé, je n’y avais pas entendu lemoindre cri, mais au commencement de la cinquième année, tout yétait vivant et animé. Les chants joyeux, le bruit des ateliers, etles cris sourds ou aigus des outils retentissaient agréablement àmes oreilles. Je voyais aller et venir une active population,agglomérée dans un bourg nouveau, propre, assaini, bien plantéd’arbres. Chaque habitant avait la conscience de son bien-être, ettoutes les figures respiraient le contentement que donne une vieutilement occupée.

– Ces cinq années forment à mes yeux le premier âge de la vieprospère de notre bourg, reprit le médecin après une pause. Pendantce temps j’avais tout défriché, tout mis en germe dans les têtes etdans les terres. Le mouvement progressif de la population et desindustries ne pouvait plus s’arrêter désormais. Un second âge sepréparait. Bientèt ce petit monde désira se mieux habiller. Il nousvint un mercier, avec lui le cordonnier, le tailleur et lechapelier. Ce commencement de luxe nous valut un boucher, unépicier; puis une sage-femme, qui me devenait bien nécessaire, jeperdais un temps considérable aux accouchements. Les défrichisdonnèrent d’excellentes récoltes. Puis la qualité supérieure de nosproduits agricoles fut maintenue par les engrais et par les fumiersdus à l’accroissement de la population. Mon entreprise put alors sedévelopper dans toutes ses conséquences. Après avoir assaini lesmaisons et graduellement amené les habitants à se mieux nourrir, àse mieux vêtir, je voulus que les animaux se ressentissent de cecommencement de civilisation. Des soins accordés aux bestiauxdépend la beauté des races et des individus, partant celle desproduits; je prêchai donc l’assainissement des étables. Par lacomparaison du profit que rend une bête bien logée, bien pansée,avec le maigre rapport d’un bétail mal soigné, je fisinsensiblement changer le régime des bestiaux de la commune: pasune bête ne souffrit. Les vaches et les bœufs furent pansés commeils le sont en Suisse et en Auvergne. Les bergeries, les écuries,les vacheries, les laiteries, les granges se rebâtirent sur lemodèle de mes constructions et de celles de monsieur Gravier quisont vastes, bien aérées, par conséquent salubres. Nos fermiersétaient mes apètres, ils convertissaient promptement les incrédulesen leur démontrant la bonté de mes préceptes par de promptsrésultats. Quant aux gens qui manquaient d’argent, je leur enprêtais en favorisant surtout les pauvres industrieux; ilsservaient d’exemple. D’après mes conseils, les bêtes défectueuses,malingres ou médiocres furent promptement vendues et remplacées parde beaux sujets. Ainsi nos produits, en un temps donné,l’emportèrent dans les marchés sur ceux des autres Communes. Nouseûmes de magnifiques troupeaux, et partant de bons cuirs. Ceprogrès était d’une haute importance. Voici comment. Rien n’estfutile en économie rurale. Autrefois nos écorces se vendaient à vilprix et nos cuirs n’avaient pas une grande valeur; mais nos écorceset nos cuirs une fois bonifiés, la rivière nous permit deconstruire des moulins à tan, il nous vint des tanneurs dont lecommerce s’accrut rapidement. Le vin, jadis inconnu dans le bourg,où l’on ne buvait que des piquettes, y devint naturellement unbesoin; des cabarets se sont établis. Puis le plus ancien descabarets s’est agrandi, s’est changé en auberge et fournit desmulets aux voyageurs qui commencent à prendre notre chemin pouraller à la Grande-Chartreuse. Depuis deux ans nous avons unmouvement commercial assez important pour faire vivre deuxaubergistes. Au commencement du second âge de notre prospérité, lejuge de paix mourut. Fort heureusement pour nous, son successeurfut un ancien notaire de Grenoble ruiné par une fausse spéculation,mais auquel il restait encore assez d’argent pour être riche auvillage; monsieur Gravier sut le déterminer à venir ici; il a bâtiune jolie maison, il a secondé mes efforts en y joignant les siens;il a construit une ferme et défriché des bruyères, il possèdeaujourd’hui trois chalets dans la montagne. Sa famille estnombreuse. Il a renvoyé l’ancien greffier, l’ancien huissier, etles a remplacés par des hommes beaucoup plus instruits et surtoutplus industrieux que leurs prédécesseurs. Ces deux nouveaux ménagesont créé une distillerie de pommes de terre et un lavoir de laines,deux établissements fort utiles que les chefs de ces deux famillesconduisent tout en exerçant leurs professions. Après avoirconstitué des revenus à la Commune, je les employai sans oppositionà bâtir une Mairie dans laquelle je mis une école gratuite et lelogement d’un instituteur primaire. J’ai choisi pour remplir cetteimportante fonction un pauvre prêtre assermenté rejeté par tout leDépartement, et qui a trouvé parmi nous un asile pour ses vieuxjours. La maîtresse d’école est une digne femme ruinée qui nesavait où donner de la tête, et à laquelle nous avons arrangé unepetite fortune; elle vient de fonder un pensionnat de jeunespersonnes où les riches fermiers des environs commencent à envoyerleurs filles. Monsieur, si j’ai eu le droit de vous raconterjusqu’ici l’histoire de ce petit coin de terre en mon nom, il estun moment où monsieur Janvier, le nouveau curé, vrai Fénelon réduitaux proportions d’une Cure, a été pour moitié dans cette œuvre derégénération; il a su donner aux mœurs du bourg un esprit doux etfraternel qui semble faire de la population une seule famille.Monsieur Dufau, le juge de paix, quoique venu plus tard, mériteégalement la reconnaissance des habitants. Pour vous résumer notresituation par des chiffres plus significatifs que mes discours, laCommune possède aujourd’hui deux cents arpents de bois et centsoixante arpents de prairies. Sans recourir à des centimesadditionnels, elle donne cent écus de traitement supplémentaire aucuré, deux cents francs au garde champêtre, autant au maître et àla maîtresse d’école; elle a cinq cents francs pour ses chemins,autant pour les réparations de la mairie, du presbytère, del’église, et pour quelques autres frais. Dans quinze ans d’ici,elle aura pour cent mille francs de bois à abattre, et pourra payerses contributions sans qu’il en coûte un denier aux habitants; ellesera certes l’une des plus riches Communes de France. Mais,monsieur, je vous ennuie peut-être, dit Benassis à Genestas ensurprenant son auditeur dans une attitude si pensive qu’elle devaitêtre prise pour celle d’un homme inattentif.

– Oh! non, dit le commandant.

– Monsieur, reprit le médecin, le commerce, l’industrie,l’agriculture et notre consommation n’étaient que locales. A uncertain degré, notre prospérité se fût arrêtée. Je demandai bien unbureau de poste, un débit de tabac, de poudre et de cartes; jeforçai bien, par les agréments du séjour et de notre nouvellesociété, le percepteur des contributions à quitter la Commune delaquelle il avait jusqu’alors préféré l’habitation à celle duchef-lieu de canton; j’appelai bien, en temps et lieu, chaqueproduction quand j’avais éveillé le besoin; je fis bien venir desménages et des gens industrieux, je leur donnai bien à tous lesentiment de la propriété; ainsi, à mesure qu’ils avaient del’argent, les terres se défrichaient; la petite culture, les petitspropriétaires, envahissaient et mettaient graduellement en valeurla montagne. Les malheureux que j’avais trouvés ici portant à piedquelques fromages à Grenoble y allaient bien en charrette, menantdes fruits, des œufs, des poulets, des dindons. Tous avaientinsensiblement grandi. Le plus mal partagé était celui qui n’avaitque son jardin, ses légumes, ses fruits, ses primeurs à cultiver.Enfin, signe de prospérité, personne ne cuisait plus son pain, afinde ne point perdre de temps, et les enfants gardaient lestroupeaux. Mais, monsieur, il fallait faire durer ce foyerindustriel en y jetant sans cesse des aliments nouveaux. Le bourgn’avait pas encore une renaissante industrie qui pût entretenircette production commerciale et nécessiter de grandes transactions,un entrepèt, un marché. Il ne suffit pas à un pays de ne rienperdre sur la masse d’argent qu’il possède et qui forme soncapital, vous n’augmenterez point son bien-être en faisant passeravec plus ou moins d’habileté, par le jeu de la production et de laconsommation, cette somme dans le plus grand nombre possible demains. Là n’est pas le problème. Quand un pays est en pleinrapport, et que ses produits sont en équilibre avec saconsommation, il faut, pour créer de nouvelles fortunes etaccroître la richesse publique, faire à l’extérieur des échangesqui puissent amener un constant actif dans sa balance commerciale.Cette pensée a toujours déterminé les Etats sans base territoriale,comme Tyr, Carthage, Venise, la Hollande et l’Angleterre, às’emparer du commerce de transport. Je cherchai pour notre petitesphère une pensée analogue, afin d’y créer un troisième âgecommercial. Notre prospérité, sensible à peine aux yeux d’unpassant, car notre Chef-lieu de canton ressemble à tous les autres,fut étonnante pour moi seul. Les habitants, agglomérésinsensiblement, n’ont pu juger de l’ensemble en participant aumouvement. Au bout de sept ans, je rencontrai deux étrangers, lesvrais bienfaiteurs de ce bourg, qu’ils métamorphoseront peut-êtreen une ville. L’un est un Tyrolien d’une adresse incroyable, et quiconfectionne les souliers pour les gens de la campagne, les bottespour les élégants de Grenoble, comme aucun ouvrier de Paris ne lesfabriquerait. Pauvre musicien ambulant, un de ces Allemandsindustrieux qui font et l’œuvre et l’outil, la musique etl’instrument, il s’arrêta dans le bourg en venant de l’Italie qu’ilavait traversée en chantant et travaillant. Il demanda si quelqu’unn’avait pas de souliers, on l’envoya chez moi, je lui commandaideux paires de bottes dont les formes furent façonnées par lui.Surpris de l’adresse de cet étranger, je le questionnai, je letrouvai précis dans ses réponses; ses manières, sa figure, tout meconfirma dans la bonne opinion que j’avais prise de lui; je luiproposai de se fixer dans le bourg en lui promettant de favoriserson industrie de tous mes moyens, et je mis en effet à sadisposition une assez forte somme d’argent. Il accepta. J’avais mesidées. Nos cuirs s’étaient améliorés, nous pouvions dans un certaintemps les consommer nous-mêmes en fabriquant des chaussures à desprix modérés. J’allais recommencer sur une plus grande échellel’affaire des paniers. Le hasard m’offrait un homme étonnemmenthabile et industrieux que je devais embaucher pour donner au bourgun commerce productif et stable. La chaussure est une de cesconsommations qui ne s’arrêtent jamais, une fabrication dont lemoindre avantage est promptement apprécié par le consommateur. J’aieu le bonheur de ne pas me tromper, monsieur. Aujourd’hui nousavons cinq tanneries, elles emploient tous les cuirs duDépartement, elles en vont chercher quelquefois jusqu’en Provence,et chacune possède son moulin à tan. Eh! bien, monsieur, cestanneries ne suffisent pas à fournir le cuir nécessaire auTyrolien, qui n’a pas moins de quarante ouvriers!… L’autre homme,dont l’aventure n’est pas moins curieuse, mais qui serait peut-êtrepour vous fastidieuse à entendre, est un simple paysan qui a trouvéles moyens de fabriquer à meilleur marché que partout ailleurs leschapeaux à grands bords en usage dans le pays; il les exporte danstous les départements voisins, jusqu’en Suisse et en Savoie. Cesdeux industries, sources intarissables de prospérité, si le cantonpeut maintenir la qualité des produits et leur bas prix, m’ontsuggéré l’idée de fonder ici trois foires par an; le préfet, étonnédes progrès industriels de ce canton, m’a secondé pour obtenirl’ordonnance royale qui les a instituées. L’année dernière nostrois foires ont eu lieu; elles sont déjà connues jusque dans laSavoie sous le nom de la foire aux souliers et aux chapeaux. Enapprenant ces changements, le principal clerc d’un notaire deGrenoble, jeune homme pauvre mais instruit, grand travailleur, etauquel mademoiselle Gravier est promise, est allé solliciter àParis l’établissement d’un office de notaire, sa demande lui futaccordée. Sa charge ne lui coûtant rien, il a pu se faire bâtir unemaison en face de celle du juge de paix, sur la place du nouveaubourg. Nous avons maintenant un marché par semaine, il s’y conclutdes affaires assez considérables en bestiaux et en blé. L’annéeprochaine il nous viendra sans doute un pharmacien, puis unhorloger, un marchand de meubles et un libraire, enfin lessuperfluités nécessaires à la vie. Peut-être, finirons-nous parprendre tournure de petite ville et par avoir des maisonsbourgeoises. L’instruction a tellement gagné, que je n’ai pasrencontré dans le conseil municipal la plus légère opposition quandj’ai proposé de réparer, d’orner l’église, de bâtir un presbytère,de tracer un beau champ de foire, d’y planter des arbres, et dedéterminer un alignement pour obtenir plus tard des rues saines,aérées et bien percées. Voilà, monsieur, comment nous sommesarrivés à avoir dix-neuf cents feux au lieu de cent trente-sept,trois mille bêtes à cornes au lieu de huit cents, et, au lieu desept cents âmes, deux mille personnes dans le bourg, trois mille encomptant les habitants de la vallée. Il existe dans la Communedouze maisons riches, cent familles aisées, deux cents quiprospèrent. Le reste travaille. Tout le monde sait lire et écrire.Enfin nous avons dix-sept abonnements à différents journaux. Vousrencontrerez bien encore des malheureux dans notre canton, j’envois certes beaucoup trop; mais personne n’y mendie, il s’y trouvede l’ouvrage pour tout le monde. Je lasse maintenant deux chevauxpar jour à courir pour soigner les malades; je puis me promenersans danger à toute heure dans un rayon de cinq lieues, et quivoudrait me tirer un coup de fusil ne resterait pas dix minutes envie. L’affection tacite des habitants est tout ce que j’aipersonnellement gagné à ces changements, outre le plaisir dem’entendre dire par tout le monde d’un air joyeux, quand je passe: »Bonjour, monsieur Benassis! » Vous comprenez bien que la fortuneinvolontairement acquise dans mes fermes modèles est entre mesmains, un moyen et non un résultat.

– Si dans toutes les localités chacun vous imitait, monsieur, laFrance serait grande et pourrait se moquer de l’Europe, s’écriaGenestas exalté.

– Mais il y a une demi-heure que je vous tiens là, dit Benassis,il est presque nuit, allons nous mettre à table.

Du côté du jardin, la maison du médecin présente une façade decinq fenêtres à chaque étage. Elle est composée d’unrez-de-chaussée surmonté d’un premier étage, et couverte d’un toiten tuiles percé de mansardes saillantes. Les volets peints en verttranchent sur le ton grisâtre de la muraille, où pour ornement unevigne règne entre les deux étages, d’un bout à l’autre, en forme defrise. Au bas, le long du mur, quelques rosiers du Bengale végètenttristement, à demi noyés par l’eau du toit, qui n’a pas degouttières. En entrant par le grand palier qui forme antichambre,il se trouve à droite un salon à quatre fenêtres donnant les unessur la cour, les autres sur le jardin. Ce salon, sans doute l’objetde bien des économies et de bien des espérances pour le pauvredéfunt, est planchéié, boisé par en bas, et garni de tapisseries del’avant-dernier siècle. Les grands et larges fauteuils couverts enlampas à fleurs, les vieilles girandoles dorées qui ornent lacheminée et les rideaux à gros glands, annonçaient l’opulence dontavait joui le curé. Benassis avait complété cet ameublement, qui nemanquait pas de caractère, par deux consoles de bois à guirlandessculptées, placées en face l’une de l’autre dans l’entre-deux desfenêtres, et par un cartel d’écaille incrustée de cuivre quidécorait la cheminée. Le médecin habitait rarement cette pièce, quiexhale l’odeur humide des salles toujours fermées. L’on y respiraitencore le défunt curé, la senteur particulière de son tabacsemblait même sortir du coin de la cheminée où il avait l’habitudede s’asseoir. Les deux grandes bergères étaient symétriquementposées de chaque cèté du foyer, où il n’y avait pas eu de feudepuis le séjour de monsieur Gravier, mais où brillaient alors lesflammes claires du sapin.

– Il fait encore froid le soir, dit Benassis, le feu se voitavec plaisir.

Genestas, devenu pensif, commençait à s’expliquer l’insouciancedu médecin pour les choses ordinaires de la vie.

– Monsieur, lui dit-il, vous avez une âme vraiment citoyenne, etje m’étonne qu’après avoir accompli tant de choses, vous n’ayez pastenté d’éclairer le gouvernement.

Benassis se mit à rire, mais doucement et d’un air triste.

– Ecrire quelque mémoire sur les moyens de civiliser la France,n’est-ce pas? Avant vous, monsieur Gravier me l’avait dit,monsieur. Hélas! on n’éclaire pas un gouvernement, et, de tous lesgouvernements, le moins susceptible d’être éclairé, c’est celui quicroit répandre des lumières. Sans doute ce que nous avons fait pource Canton, tous les maires devraient le faire pour le leur, lemagistrat municipal pour sa ville, le Sous-préfet pourl’Arrondissement, le Préfet pour le Département, le Ministre pourla France, chacun dans la sphère d’intérêt où il agit. Là où j’aipersuadé de construire un chemin de deux lieues, l’un achèveraitune route, l’autre un canal; là où j’ai encouragé la fabricationdes chapeaux de paysan, le ministre soustrairait la France au jougindustriel de l’étranger, en encourageant quelques manufacturesd’horlogerie, en aidant à perfectionner nos fers, nos aciers, noslimes ou nos creusets, à cultiver la soie ou le pastel. En fait decommerce, encouragement ne signifie pas protection. La vraiepolitique d’un pays doit tendre à l’affranchir de tout tributenvers l’étranger, mais sans le secours honteux des douanes et desprohibitions. L’industrie ne peut être sauvée que par elle-même, laconcurrence est sa vie. Protégée, elle s’endort; elle meurt par lemonopole comme sous le tarif. Le pays qui rendra tous les autresses tributaires sera celui qui proclamera la liberté commerciale,il se sentira la puissance manufacturière de tenir ses produits àdes prix inférieurs à ceux de ses concurrents. La France peutatteindre à ce but beaucoup mieux que l’Angleterre, car elle seulepossède un territoire assez étendu pour maintenir les productionsagricoles à des prix qui maintiennent l’abaissement du salaireindustriel: là devrait tendre l’administration en France, car làest toute la question moderne. Mon cher monsieur, cette étude n’apas été le but de ma vie, la tâche que je me suis tardivementdonnée est accidentelle. Puis de telles choses sont trop simplespour qu’on en compose une science, elles n’ont rien d’éclatant nide théorique, elles ont le malheur d’être tout bonnement utiles.Enfin l’on ne va pas vite en besogne. Pour obtenir un succès en cegenre, il faut trouver tous les matins en soi la même dose ducourage le plus rare et en apparence le plus aisé, le courage duprofesseur répétant sans cesse les mêmes choses, courage peurécompensé. Si nous saluons avec respect l’homme qui, comme vous, aversé son sang sur un champ de bataille, nous nous moquons de celuiqui use lentement le feu de sa vie à dire les mêmes paroles à desenfants du même âge. Le bien obscurément fait ne tente personne.Nous manquons essentiellement de la vertu civique avec laquelle lesgrands hommes des anciens jours rendaient service à la patrie, ense mettant au dernier rang quand ils ne commandaient pas. Lamaladie de notre temps est la supériorité. Il y a plus de saintsque de niches. Voici pourquoi. Avec la monarchie nous avons perdul’honneur, avec la religion de nos pères la vertu chrétienne, avecnos infructueux essais de gouvernement le patriotisme. Cesprincipes n’existent plus que partiellement, au lieu d’animer lesmasses, car les idées ne périssent jamais. Maintenant, pour étayerla société, nous n’avons d’autre soutien que l’égoïsme. Lesindividus croient en eux. L’avenir, c’est l’homme social; nous nevoyons plus rien au-delà. Le grand homme qui nous sauvera dunaufrage vers lequel nous courons se servira sans doute del’individualisme pour refaire la nation, mais en attendant cetterégénération nous sommes dans le siècle des intérêts matériels etdu positif. Ce dernier mot est celui de tout le monde. Nous sommestous chiffrés, non d’après ce que nous valons, mais d’après ce quenous pesons. S’il est en veste, l’homme d’énergie obtient à peineun regard. Ce sentiment a passé dans le gouvernement. Le ministreenvoie une chétive médaille au marin qui sauve au péril de sesjours une douzaine d’hommes, il donne la croix d’honneur au députéqui lui vend sa voix. Malheur au pays ainsi constitué! Les nations,de même que les individus, ne doivent leur énergie qu’à de grandssentiments. Les sentiments d’un peuple sont ses croyances. Au lieud’avoir des croyances, nous avons des intérêts. Si chacun ne pensequ’à soi et n’a de foi qu’en lui-même, comment voulez-vousrencontrer beaucoup de courage civil, quand la condition de cettevertu consiste dans le renoncement à soi-même? Le courage civil etle courage militaire procèdent du même principe. Vous êtes appelésà donner votre vie d’un seul coup, la nètre s’en va goutte àgoutte. De chaque cèté, mêmes combats sous d’autres formes. Il nesuffit pas d’être homme de bien pour civiliser le plus humble coinde terre, il faut encore être instruit; puis l’instruction, laprobité, le patriotisme, ne sont rien sans la volonté ferme aveclaquelle un homme doit se détacher de tout intérêt personnel pourse vouer à une pensée sociale. Certes, la France renferme plus d’unhomme instruit, plus d’un patriote par Commune; mais je suiscertain qu’il n’existe pas dans chaque Canton un homme qui, à cesprécieuses qualités, joigne le vouloir continu, la pertinacité dumaréchal battant son fer. L’homme qui détruit et l’homme quiconstruit sont deux phénomènes de volonté: l’un prépare, l’autreachève l’œuvre; le premier apparaît comme le génie du mal, et lesecond semble être le génie du bien; à l’un la gloire, à l’autrel’oubli. Le mal possède une voix éclatante qui réveille les âmesvulgaires et les remplit d’admiration, tandis que le bien estlongtemps muet. L’amour-propre humain a bientèt choisi le rèle leplus brillant. Une œuvre de paix, accomplie sans arrière-penséeindividuelle, ne sera donc jamais qu’un accident, jusqu’à ce quel’éducation ait changé les mœurs de la France. Quand ces mœursseront changées, quand nous serons tous de grands citoyens, nedeviendrons-nous pas, malgré les aises d’une vie triviale, lepeuple le plus ennuyeux, le plus ennuyé, le moins artiste, le plusmalheureux qu’il y aura sur la terre? Ces grandes questions, il nem’appartient pas de les décider, je ne suis pas à la tête du pays.A part ces considérations, d’autres difficultés s’opposent encore àce que l’Administration ait des principes exacts. En fait decivilisation, monsieur, rien n’est absolu. Les idées quiconviennent à une contrée sont mortelles dans une autre, et il enest des intelligences comme des terrains. Si nous avons tant demauvais administrateurs, c’est que l’administration, comme le goût,procède d’un sentiment très élevé, très pur. En ceci le génie vientd’une tendance de l’âme et non d’une science. Personne ne peutapprécier ni les actes ni les pensées d’un administrateur, sesvéritables juges sont loin de lui, les résultats plus éloignésencore. Chacun peut donc se dire sans péril administrateur. EnFrance, l’espèce de séduction qu’exerce l’esprit nous inspire unegrande estime pour les gens à idées; mais les idées sont peu dechose là où il ne faut qu’une volonté. Enfin l’Administration neconsiste pas à imposer aux masses des idées ou des méthodes plus oumoins justes, mais à imprimer aux idées mauvaises ou bonnes de cesmasses une direction utile qui les fasse concorder au bien général.Si les préjugés et les routines d’une contrée aboutissent à unemauvaise voie, les habitants abandonnent d’eux-mêmes leurs erreurs.Toute erreur en économie rurale, politique ou domestique, neconstitue-t-elle pas des pertes que l’intérêt rectifie à la longue?Ici j’ai rencontré fort heureusement table rase. Par mes conseils,la terre s’y est bien cultivée; mais il n’y avait aucun errement enagriculture, et les terres y étaient bonnes: il m’a donc été faciled’introduire la culture en cinq assolements, les prairiesartificielles et la pomme de terre. Mon système agronomique neheurtait aucun préjugé. L’on ne s’y servait pas déjà de mauvaiscoutres, comme en certaines parties de la France, et la houesuffisait au peu de labours qui s’y faisaient. Le charron étaitintéressé à vanter mes charrues à roues pour débiter soncharronnage, j’avais en lui un compère. Mais là, comme ailleurs,j’ai toujours tâché de faire converger les intérêts des uns versceux des autres. Puis je suis allé des productions quiintéressaient directement ces pauvres gens, à celles quiaugmentaient leur bien-être. Je n’ai rien amené du dehors audedans, j’ai seulement secondé les exportations qui devaient lesenrichir, et dont les bénéfices se comprenaient directement. Cesgens-là étaient mes apètres par leurs œuvres et sans s’en douter.Autre considération! Nous ne sommes ici qu’à cinq lieues deGrenoble, et près d’une grande ville se trouvent bien des débouchéspour les productions. Toutes les communes ne sont pas à la portedes grandes villes. En chaque affaire de ce genre, il fautconsulter l’esprit du pays, sa situation, ses ressources, étudierle terrain, les hommes et les choses, et ne pas vouloir planter desvignes en Normandie. Ainsi donc, rien n’est plus variable quel’administration, elle a peu de principes généraux. La loi estuniforme, les mœurs, les terres, les intelligences ne le sont pas;or, l’administration est l’art d’appliquer les lois sans blesserles intérêts, tout y est donc local. De l’autre cèté de la montagneau pied de laquelle gît notre village abandonné, il est impossiblede labourer avec des charrues à roues, les terres n’ont pas assezde fond; eh! bien, si le maire de cette Commune voulait imiternotre allure, il ruinerait ses administrés, je lui ai conseillé defaire des vignobles; et l’année dernière, ce petit pays a eu desrécoltes excellentes, il échange son vin contre notre blé. Enfinj’avais quelque crédit sur les gens que je prêchais, nous étionssans cesse en rapport. Je guérissais mes paysans de leurs maladies,si faciles à guérir, il ne s’agit jamais en effet que de leurrendre des forces par une nourriture substantielle. Soit économie,soit misère, les gens de la campagne se nourrissent si mal, queleurs maladies ne viennent que de leur indigence, et généralementils se portent assez bien. Quand je me décidai religieusement àcette vie d’obscure résignation, j’ai longtemps hésité à me fairecuré, médecin de campagne ou juge de paix. Ce n’est pas sansraison, mon cher monsieur, que l’on assemble proverbialement lestrois robes noires, le prêtre, l’homme de loi, le médecin; l’unpanse les plaies de l’âme, l’autre celles de la bourse, le derniercelles du corps; ils représentent la société dans ses troisprincipaux termes d’existence: la conscience, le domaine, la santé.Jadis le premier, puis le second, furent tout l’Etat. Ceux qui nousont précédés sur la terre pensaient, avec raison peut-être, que leprêtre, disposant des idées, devait être tout le gouvernement: ilfut alors roi, pontife et juge, mais alors tout était croyance etconscience. Aujourd’hui tout est changé, prenons notre époque tellequ’elle est. Eh! bien, je crois que le progrès de la civilisationet le bien-être des masses dépendent de ces trois hommes, ils sontles trois pouvoirs qui font immédiatement sentir au peuple l’actiondes Faits, des Intérêts et des Principes, les trois grandsrésultats produits chez une nation par les Evénements, par lesPropriétés et par les Idées. Le temps marche et amène deschangements, les propriétés augmentent ou diminuent, il faut toutrégulariser suivant ces diverses mutations: de là des principesd’ordre. Pour civiliser, pour créer des productions, il faut fairecomprendre aux masses en quoi l’intérêt particulier s’accorde avecles intérêts nationaux, qui se résolvent par les faits, lesintérêts et les principes. Ces trois professions, en touchantnécessairement à ces résultats humains, m’ont donc semblé devoirêtre aujourd’hui les plus grands leviers de la civilisation; ellespeuvent seules offrir constamment à un homme de bien les moyensefficaces d’améliorer le sort des classes pauvres, avec lesquelleselles ont des rapports perpétuels. Mais le paysan écoute plusvolontiers l’homme qui lui prescrit une ordonnance pour lui sauverle corps, que le prêtre qui discourt sur le salut de l’âme: l’unpeut lui parler de la terre qu’il cultive, l’autre est obligé del’entretenir du ciel, dont il se soucie aujourd’hui malheureusementfort peu; je dis malheureusement, car le dogme de la vie à venirest non seulement une consolation, mais encore un instrument propreà gouverner. La religion n’est-elle pas la seule puissance quisanctionne les lois sociales? Nous avons récemment justifié Dieu.En l’absence de la religion, le gouvernement fut forcé d’inventerLA TERREUR pour rendre ses lois exécutoires; mais c’était uneterreur humaine, elle a passé. Hé! bien, monsieur, quand un paysanest malade, cloué sur un grabat ou convalescent, il est forcéd’écouter des raisonnements suivis, et il les comprend bien quandils lui sont clairement présentés. Cette pensée m’a fait médecin.Je calculais avec mes paysans, pour eux; je ne leur donnais que desconseils d’un effet certain qui les contraignaient à reconnaître lajustesse de mes vues. Avec le peuple, il faut toujours êtreinfaillible. L’infaillibilité a fait Napoléon, elle en eût fait unDieu, si l’univers ne l’avait entendu tomber à Waterloo. Si Mahometa créé une religion après avoir conquis un tiers du globe, c’est endérobant au monde le spectacle de sa mort. Au maire de village etau conquérant, mêmes principes: la Nation et la Commune sont unmême troupeau. Partout la masse est la même. Enfin, je me suismontré rigoureux avec ceux que j’obligeais de ma bourse. Sans cettefermeté, tous se seraient moqués de moi. Les paysans, aussi bienque les gens du monde, finissent par mésestimer l’homme qu’ilstrompent. Etre dupé, n’est-ce pas avoir fait un acte de faiblesse?la force seule gouverne. Je n’ai jamais demandé un denier àpersonne pour mes soins, excepté à ceux qui sont visiblementriches; mais je n’ai point laissé ignorer le prix de mes peines. Jene fais point grâce des médicaments, à moins d’indigence chez lemalade. Si mes paysans ne me paient pas, ils connaissent leursdettes; parfois ils apaisent leur conscience en m’apportant del’avoine pour mes chevaux, du blé quand il n’est pas cher. Mais lemeunier ne m’offrirait-il que des anguilles pour le prix de messoins, je lui dirais encore qu’il est trop généreux pour si peu dechose; ma politesse porte ses fruits: à l’hiver, j’obtiendrai delui quelques sacs de farine pour les pauvres. Tenez, monsieur, cesgens-là ont du cœur quand on ne le leur flétrit pas. Aujourd’hui jepense plus de bien et moins de mal d’eux que par le passé.

– Vous vous êtes donné bien du mal? dit Genestas.

– Moi, point, reprit Benassis. Il ne m’en coûtait pas plus dedire quelque chose d’utile que de dire des balivernes. En passant,en causant, en riant, je leur parlais d’eux-mêmes. D’abord ces gensne m’écoutèrent pas, j’eus beaucoup de répugnances à combattre eneux: j’étais un bourgeois, et pour eux un bourgeois est un ennemi.Cette lutte m’amusa. Entre faire le mal ou faire le bien, iln’existe d’autre différence que la paix de la conscience ou sontrouble, la peine est la même. Si les coquins voulaient se bienconduire, ils seraient millionnaires au lieu d’être pendus, voilàtout.

– Monsieur, cria Jacquotte en entrant, le dîner serefroidit.

– Monsieur, dit Genestas en arrêtant le médecin par le bras, jen’ai qu’une observation à vous présenter sur ce que je viensd’entendre. Je ne connais aucune relation des guerres de Mahomet,en sorte que je ne puis juger de ses talents militaires; mais sivous aviez vu l’empereur manœuvrant pendant la campagne de France,vous l’auriez facilement pris pour un dieu; et s’il a été vaincu àWaterloo, c’est qu’il était plus qu’un homme, il pesait trop sur laterre, et la terre a bondi sous lui, voilà. Je suis d’ailleursparfaitement de votre avis en toute autre chose, et, tonnerre deDieu! la femme qui vous a pondu n’a pas perdu son temps.

– Allons, s’écria Benassis en souriant, allons nous mettre àtable.

La salle à manger était entièrement boisée et peinte en gris. Lemobilier consistait alors en quelques chaises de paille, un buffet,des armoires, un poêle, et la fameuse pendule du feu curé, puis desrideaux blancs aux fenêtres. La table, garnie de linge blanc,n’avait rien qui sentît le luxe. La vaisselle était en terre depipe. La soupe se composait, suivant la mode du feu curé, dubouillon le plus substantiel que jamais cuisinière ait fait mijoteret réduire. A peine le médecin et son hète avaient-ils mangé leurpotage qu’un homme entra brusquement dans la cuisine, et fit,malgré Jacquotte, une soudaine irruption dans la salle àmanger.

– Hé! bien, qu’y a-t-il? demande le médecin.

– Il y a, monsieur, que notre bourgeoise, madame Vigneau, estdevenue toute blanche, blanche que ça nous effraie tous.

– Allons, s’écria gaiement Benassis, il faut quitter latable.

Il se leva. Malgré les instances de son hète, Genestas juramilitairement, en jetant sa serviette, qu’il ne resterait pas àtable sans son hète, et revint en effet se chauffer au salon enpensant aux misères qui se rencontraient inévitablement dans tousles états auxquels l’homme est ici-bas assujetti.

Benassis fut bientèt de retour, et les deux futurs amis seremirent à table.

– Taboureau est venu tout à l’heure pour vous parler, ditJacquotte à son maître en apportant les plats qu’elle avaitentretenus chauds.

– Qui donc est malade chez lui? demanda-t-il.

– Personne, monsieur, il veut vous consulter pour lui, à cequ’il dit, et va revenir.

– C’est bien. —Ce Taboureau, reprit Benassis en s’adressant àGenestas, est pour moi tout un traité de philosophie; examinez-lebien attentivement quand il sera là, certes il vous amusera.C’était un journalier, brave homme, économe, mangeant peu,travaillant beaucoup. Aussitèt que le drèle a eu quelques écus àlui, son intelligence s’est développée; il a suivi le mouvement quej’imprimais à ce pauvre canton, en cherchant à en profiter pours’enrichir. En huit ans, il a fait une grande fortune, grande pource canton-ci. Peut-être possède-t-il maintenant une quarantaine demille francs. Mais je vous donnerais à deviner en mille par quelmoyen il a pu acquérir cette somme, que vous ne le trouverez pas.Il est usurier, si profondément usurier, et usurier par unecombinaison si bien fondée sur l’intérêt de tous les habitants ducanton, que je perdrais mon temps si j’entreprenais de lesdésabuser sur les avantages qu’ils croient retirer de leur commerceavec Taboureau. Quand ce diable d’homme a vu chacun cultivant lesterres, il a couru aux environs acheter des grains pour fournir auxpauvres gens les semences, qui devaient leur être nécessaires. Ici,comme partout, les paysans, et même quelques fermiers, nepossédaient pas assez d’argent pour payer leurs semences. Aux uns,maître Taboureau prêtait un sac d’orge pour lequel ils luirendaient un sac de seigle après la moisson; aux autres, un setierde blé pour un sac de farine. Aujourd’hui mon homme a étendu cesingulier genre de commerce dans tout le Département. Si rien nel’arrête en chemin, il gagnera peut-être un million. Eh! bien, moncher monsieur, le journalier Taboureau, brave garçon, obligeant,commode, donnait un coup de main à qui le lui demandait, mais, auprorata de ses gains, monsieur Taboureau est devenu processif,chicaneur, dédaigneux. Plus il s’est enrichi, plus il s’est vicié.Dès que le paysan passe de sa vie purement laborieuse à la vieaisée ou à la possession territoriale, il devient insupportable. Ilexiste une classe à demi vertueuse, à demi vicieuse, à demisavante, ignorante à demi, qui sera toujours le désespoir desgouvernements. Vous allez voir un peu l’esprit de cette classe dansTaboureau, homme simple en apparence, ignare même, maiscertainement profond dès qu’il s’agit de ses intérêts.

Le bruit d’un pas pesant annonça l’arrivée du prêteur degrains.

– Entrez, Taboureau! cria Benassis.

Ainsi prévenu par le médecin, le commandant examina le paysan etvit dans Taboureau un homme maigre, à demi voûté, au front bombé,très ridé. Cette figure creuse semblait percée par de petits yeuxgris tachetés de noir. L’usurier avait une bouche serrée, et sonmenton effilé tendait à rejoindre un nez ironiquement crochu. Sespommettes saillantes offraient ces rayures étoilées qui dénotent lavie voyageuse et la ruse des maquignons. Enfin, ses cheveuxgrisonnaient déjà. Il portait une veste bleue assez propre dont lespoches carrées rebondissaient sur ses hanches, et dont les basquesouvertes laissaient voir un gilet blanc à fleurs. Il resta plantésur ses jambes en s’appuyant sur un bâton à gros bout. MalgréJacquotte, un petit chien épagneul suivit le marchand de grains etse coucha près de lui.

– Hé! bien, qu’y a-t-il? lui demanda Benassis.

Taboureau regarda d’un air méfiant le personnage inconnu qui setrouvait à table avec le médecin, et dit:

– Ce n’est point un cas de maladie, monsieur le maire; mais voussavez aussi bien panser les douleurs de la bourse que celles ducorps, et je viens vous consulter pour une petite difficulté quenous avons avec un homme de Saint-Laurent.

– Pourquoi ne vas-tu pas voir monsieur le juge de paix ou songreffier?

– Eh! c’est que monsieur est bien plus habile, et je serais plussûr de mon affaire si je pouvais avoir son approbation.

– Mon cher Taboureau, je donne volontiers gratis aux pauvres mesconsultations médicales, mais je ne puis examiner pour rien lesprocès d’un homme aussi riche que tu l’es. La science coûte cher àramasser.

Taboureau se mit à tortiller son chapeau.

– Si tu veux mon avis, comme il t’épargnera des gros sous que tuserais forcé de compter aux gens de justice à Grenoble, tu enverrasune poche de seigle à la femme Martin, celle qui élève les enfantsde l’hospice.

– Dame, monsieur, je le ferai de bon cœur si cela vous paraîtnécessaire. Puis-je dire mon affaire sans ennuyer monsieur?ajouta-t-il en montrant Genestas.

Pour lors, monsieur, reprit-il à un signe de tête du médecin, unhomme de Saint-Laurent, y a de ça deux mois, est donc venu metrouver: « Taboureau, qu’il me dit, pourriez-vous me vendre centtrente-sept setiers d’orge? – Pourquoi pas? que je lui dis, c’estmon métier. Les faut-il tout de suite? – Non, qu’il me dit, aucommencement du printemps, pour les mars. – Bien! » Voilà que nousdisputons le prix, et, le vin bu, nous convenons qu’il me lespaiera sur le prix des orges au dernier marché de Grenoble, et queje les lui livrerai en mars, sauf les déchets du magasin, bienentendu. Mais, mon cher monsieur, les orges montent, montent; enfinvoilà mes orges qui s’emportent comme une soupe au lait. Moi,pressé d’argent, je vends mes orges. C’était bien naturel, pasvrai, monsieur?

– Non, dit Benassis, tes orges ne t’appartenaient plus, tu n’enétais que le dépositaire. Et si les orges avaient baissé,n’aurais-tu pas contraint ton acheteur à les prendre au prixconvenu?

– Mais, monsieur, il ne m’aurait peut-être point payé, cethomme. A la guerre comme à la guerre! Le marchand doit profiter dugain quand il vient. Après tout, une marchandise n’est à vous quequand vous l’avez payée, pas vrai, monsieur l’officier? car on voitque monsieur a servi dans les armées.

– Taboureau, dit gravement Benassis, il t’arrivera malheur. Dieupunit tèt ou tard les mauvaises actions. Comment un homme aussicapable, aussi instruit que tu l’es, un homme qui faithonorablement ses affaires, peut-il donner dans ce canton desexemples d’improbité? Si tu soutiens de semblables procès, commentveux-tu que les malheureux restent honnêtes gens et ne te volentpas? Tes ouvriers te déroberont une partie du temps qu’ils tedoivent, et chacun ici se démoralisera. Tu as tort. Ton orge étaitcensée livrée. Si elle avait été emportée par l’homme deSaint-Laurent, tu ne l’aurais pas reprise chez lui: tu as doncdisposé d’une chose qui ne t’appartenait plus, ton orge s’étaitdéjà convertie en argent réalisable suivant vos conventions. Maiscontinue.

Genestas jeta sur le médecin un coup d’oeil d’intelligence pourlui faire remarquer l’immobilité de Taboureau. Pas une fibre duvisage de l’usurier n’avait remué pendant cette semonce, son frontn’avait pas rougi, ses petits yeux restaient calmes.

– Eh! bien, monsieur, je suis assigné à fournir l’orge au prixde cet hiver, mais moi, je crois que je ne la dois point.

– Ecoute, Taboureau, livre bien vite ton orge, ou ne compte plussur l’estime de personne. Même en gagnant de semblables procès, tupasserais pour un homme sans foi ni loi, sans parole, sanshonneur…

– Allez, n’ayez point peur, dites-moi que je suis un fripon, ungueux, un voleur. En affaire, ça se dit, monsieur le maire, sansoffenser personne. En affaire, voyez-vous, chacun pour soi.

– Eh! bien, pourquoi te mets-tu volontairement dans le cas demériter de pareils termes?

– Mais, monsieur, si la loi est pour moi…

– Mais la loi ne sera point pour toi.

– Etes-vous bien sûr de cela, monsieur, là, sûr, sûr? car,voyez-vous, l’affaire est importante.

– Certes j’en suis sûr. Si je n’étais pas à table, je te feraislire le Code. Mais si le procès a lieu, tu le perdras, et tu neremettras jamais les pieds chez moi, je ne veux point recevoir desgens que je n’estime pas. Entends-tu? Tu perdras ton procès.

– Ah! nenni, monsieur, je ne le perdrai point, dit Taboureau.Voyez-vous, monsieur le maire, c’est l’homme de Saint-Laurent quime doit l’orge; c’est moi qui la lui ai achetée, et c’est lui quime refuse de la livrer. Je voulions être bien certain que jegagnerions avant d’aller chez l’huissier m’engager dans desfrais.

Genestas et le médecin se regardèrent en dissimulant la surpriseque leur causait l’ingénieuse combinaison cherchée par cet hommepour savoir la vérité sur ce cas judiciaire.

– Eh! bien, Taboureau, ton homme est de mauvaise foi, et il nefaut point faire de marchés avec de telles gens.

– Ah! monsieur, ces gens-là entendent les affaires.

– Adieu, Taboureau.

– Votre serviteur, monsieur le maire et la compagnie.

– Eh! bien, dit Benassis quand l’usurier fut parti, croyez-vousqu’à Paris cet homme-là ne serait pas bientèt millionnaire?

Le dîner fini, le médecin et son pensionnaire rentrèrent ausalon, où ils parlèrent pendant le reste de la soirée de guerre etde politique, en attendant l’heure du coucher, conversation pendantlaquelle Genestas manifesta la plus violente antipathie contre lesAnglais.

– Monsieur, dit le médecin, puis-je savoir qui j’ai l’honneurd’avoir pour hète?

– Je me nomme Pierre Bluteau, répondit Genestas, et je suiscapitaine à Grenoble.

– Bien, monsieur. Voulez-vous suivre le régime de monsieurGravier? Dès le matin, après le déjeuner, il se plaisait àm’accompagner dans mes courses aux environs. Il n’est pas biencertain que vous preniez plaisir aux choses dont je m’occupe, tantelles sont vulgaires. Après tout, vous n’êtes ni propriétaire nimaire de village, et vous ne verrez dans le canton rien que vousn’avez vu ailleurs, toutes les chaumières se ressemblent mais enfinvous prendrez l’air et vous donnerez un but à votre promenade.

– Rien ne me cause plus de plaisir que cette proposition, et jen’osais vous la faire de peur de vous être importun.

Le commandant Genestas, auquel ce nom sera conservé malgré sapseudonymie calculée, fut conduit par son hète à une chambre situéeau premier étage au-dessus du salon.

– Bon, dit Benassis, Jacquotte vous a fait du feu. Si quelquechose vous manque, il se trouve un cordon de sonnette à votrechevet.

– Je ne crois pas qu’il puisse me manquer la moindre chose,s’écria Genestas. Voici même un tire-bottes. Il faut être un vieuxtroupier pour connaître la valeur de ce meuble-là! A la guerre,monsieur, il se rencontre plus d’un moment où l’on brûlerait unemaison pour avoir un coquin de tire-bottes. Après plusieursmarches, et surtout après une affaire, il arrive des cas où le piedgonflé dans un cuir mouillé ne cède à aucun effort; aussi ai-jecouché plus d’une fois avec mes bottes. Quand on est seul, lemalheur est encore supportable. Le commandant cligna des yeux pourdonner à ces derniers mots une sorte de profondeur matoise; puis ilse mit à regarder, non sans surprise, une chambre où tout étaitcommode, propre et presque riche.

– Quel luxe! dit-il. Vous devez être logé à merveille.

– Venez voir, dit le médecin, je suis votre voisin, nous nesommes séparés que par l’escalier.

Genestas fut assez étonné d’apercevoir en entrant chez lemédecin une chambre nue dont les murs avaient pour tout ornement unvieux papier jaunâtre à rosaces brunes, et décoloré, par places. Lelit, en fer grossièrement verni, surmonté d’une flèche de bois d’oùtombaient deux rideaux de calicot gris, et aux pieds duquel étaitun méchant tapis étroit qui montrait la corde, ressemblait à un litd’hèpital. Au chevet se trouvait une de ces tables de nuit à quatrepieds dont le devant se roule et se déroule en faisant un bruit decastagnettes. Trois chaises, deux fauteuils de paille, une commodeen noyer sur laquelle étaient une cuvette et un pot à eau fortantique dont le couvercle tenait au vase par un enchâssement deplomb, complétaient cet ameublement. Le foyer de la cheminée étaitfroid, et toutes les choses nécessaires pour se faire la barbetraînaient sur la pierre peinte du chambranle devant un vieuxmiroir accroché par un bout de corde. Le carreau proprement balayé,se trouvait en plusieurs endroits usé, cassé, creusé. Des rideauxde calicot gris bordés de franges vertes ornaient les deuxfenêtres. Tout, jusqu’à la table ronde sur laquelle erraientquelques papiers, une écritoire et des plumes, tout, dans cetableau simple auquel l’extrême propreté maintenue par Jacquotteimprimait une sorte de correction, donnait l’idée d’une vie quasimonacale, indifférente aux choses et pleine de sentiments. Uneporte ouverte laissa voir au commandant un cabinet où le médecin setenait sans doute fort rarement. Cette pièce était dans un état àpeu près semblable à celui de la chambre. Quelques livres poudreuxy gisaient épars sur des planches poudreuses, et des rayons chargésde bouteilles étiquetées faisaient deviner que la Pharmacie yoccupait plus de place que la Science.

– Vous allez me demander pourquoi cette différence entre votrechambre et la mienne, reprit Benassis. Ecoutez, j’ai toujours euhonte pour ceux qui logent leurs hètes sous des toits, en leurdonnant de ces miroirs qui défigurent à tel point qu’en s’yregardant on peut se croire ou plus petit ou plus grand que nature,ou malade, ou frappé d’apoplexie. Ne doit-on pas s’efforcer defaire trouver à ses amis leur appartement passager le plus agréablepossible? L’hospitalité me semble tout à la fois une vertu, unbonheur et un luxe, mais, sous quelque aspect que vous laconsidériez, sans excepter le cas où elle est une spéculation, nefaut-il pas déployer pour son hète et pour son ami toutes leschatteries, toutes les câlineries de la vie? Chez vous donc, lesbeaux meubles, le chaud tapis, les draperies, la pendule, lesflambeaux et la veilleuse, à vous la bougie, à vous les soins deJacquotte, qui vous a sans doute apporté des pantoufles neuves, dulait et sa bassinoire. J’espère que vous n’aurez jamais été mieuxassis que dans le moelleux fauteuil dont la découverte a été faitepar le défunt curé, je ne sais où; mais il est vrai qu’en toutechose, pour rencontrer les modèles du bon, du beau, du commode, ilfaut avoir recours à l’Eglise. Enfin, j’espère que dans votrechambre, tout vous plaira. Vous y trouverez de bons rasoirs, dusavon excellent, et tous les petits accessoires qui rendent lechez-soi chose si douce. Mais, mon cher monsieur Bluteau, quandmême mon opinion sur l’hospitalité n’expliquerait pas déjà ladifférence qui existe entre nos appartements, vous comprendrezpeut-être à merveille la nudité de ma chambre et le désordre de moncabinet, lorsque demain vous serez témoin des allées et venues quiont lieu chez moi. D’abord ma vie n’est pas une vie casanière, jesuis toujours dehors. Si je reste au logis, à tout moment lespaysans viennent m’y parler, je leur appartiens corps, âme etchambre. Puis-je me donner les soucis de l’étiquette et ceux causéspar les dégâts inévitables que me feraient involontairement cesbonnes gens? Le luxe ne va qu’aux hètels, aux châteaux, auxboudoirs et aux chambres d’amis. Enfin, je ne me tiens guère icique pour dormir, que m’importent donc les chiffons de la richesse?D’ailleurs vous ne savez pas combien tout ici-bas m’estindifférent.

Ils se dirent un bonsoir amical en se serrant cordialement lesmains, et ils se couchèrent. Le commandant ne s’endormit pas sansfaire plus d’une réflexion sur cet homme qui, d’heure en heure,grandissait dans son esprit.

Chapitre 2 Atravers champs

L’amitié que tout cavalier porte à sa monture attira dès lematin Genestas à l’écurie, et il fut satisfait du pansement fait àson cheval par Nicolle.

– Déjà levé, commandant Bluteau? s’écria Benassis qui vint à larencontre de son hète. Vous êtes vraiment militaire, vous entendezla diane partout, même au village.

– Cela va-t-il bien? lui répondit Genestas en lui tendant lamain par un mouvement d’ami.

– Je ne vais jamais positivement bien, répondit Benassis d’unton moitié triste et moitié gai.

– Monsieur a-t-il bien dormi? dit Jacquotte à Genestas.

– Parbleu! la belle, vous aviez fait le lit comme pour unemariée.

Jacquotte suivit en souriant son maître et le militaire. Aprèsles avoir vus attablés:

– Il est bon enfant tout de même, monsieur l’officier, dit-elleà Nicolle.

– Je crois bien; il m’a déjà donné quarante sous!

– Nous commencerons par aller visiter deux morts, dit Benassis àson hète en sortant de la salle à manger.

Quoique les médecins veuillent rarement se trouver face à faceavec leurs prétendues victimes, je vous conduirai dans deux maisonsoù vous pourrez faire une observation assez curieuse sur la naturehumaine. Vous y verrez deux tableaux qui vous prouveront combienles montagnards diffèrent des 97habitants de la plaine dansl’expression de leurs sentiments. La partie de notre canton situéesur les pics conserve des coutumes empreintes d’une couleurantique, et qui rappellent vaguement les scènes de la Bible. Ilexiste, sur la chaîne de nos montagnes, une ligne tracée par lanature, à partir de laquelle tout change d’aspect: en haut laforce, en bas l’adresse; en haut des sentiments larges, en bas uneperpétuelle entente des intérêts de la vie matérielle. Al’exception du val d’Ajou dont la cète septentrionale est peupléed’imbéciles, et la méridionale de gens intelligents, deuxpopulations qui, séparées seulement par un ruisseau, sontdissemblables en tout point, stature, démarche, physionomie, mœurs,occupations, je n’ai vu nulle part cette différence plus sensiblequ’elle ne l’est ici. Ce fait obligerait les administrateurs d’unpays à de grandes études locales relativement à l’application deslois aux masses. Mais les chevaux sont prêts, allons!

Les deux cavaliers arrivèrent en peu de temps à une habitationsituée dans la partie du bourg qui regardait les montagnes de laGrande-Chartreuse. A la porte de cette maison, dont la tenue étaitassez propre, ils aperçurent un cercueil couvert d’un drap noir,posé sur deux chaises au milieu de quatre cierges, puis sur uneescabelle un plateau de cuivre où trempait un rameau de buis dansde l’eau bénite. Chaque passant entrait dans la cour, venaits’agenouiller devant le corps, disait un Pater, et jetait quelquesgouttes d’eau bénite sur la bière. Au-dessus du drap noirs’élevaient les touffes vertes d’un jasmin planté le long de laporte, et en haut de l’imposte courait le sarment tortueux d’unevigne déjà feuillée. Une jeune fille achevait de balayer le devantde la maison pour obéir à ce vague besoin de parure que commandentles cérémonies, et même la plus triste de toutes. Le fils aîné dumort, jeune paysan de vingt-deux ans, était debout, immobile,appuyé sur le montant de la porte. Il avait dans les yeux despleurs qui roulaient sans tomber, ou que peut-être il allait parmoments essuyer à l’écart. A l’instant où Benassis et Genestasentraient dans la cour après avoir attaché leurs chevaux à l’un despeupliers placés le long du petit mur à hauteur d’appui, par-dessuslequel ils avaient examiné cette scène, la veuve sortait de sonétable, accompagnée d’une femme qui portait un pot plein delait.

– Ayez du courage, ma pauvre Pelletier, disait celle-ci.

– Ah! ma chère femme, quand on est resté vingt-cinq ans avec unhomme, il est bien dur de se quitter! Et ses yeux se mouillèrent delarmes. Payez-vous les deux sous? ajouta-t-elle après une pause entendant la main à la voisine.

– Ah! tiens, j’oubliais, fit l’autre femme en lui tendant sapièce. Allons, consolez-vous, ma voisine. Ah! voilà monsieurBenassis.

– Hé! bien, ma pauvre mère, allez-vous mieux? demanda lemédecin.

– Dame, mon cher monsieur, dit-elle en pleurant, faut bien allertout de même. Je me dis que mon homme ne souffrira plus. Il a tantsouffert! – Mais entrez donc, messieurs. – Jacques! donne donc deschaises à ces messieurs. Allons, remue-toi. Pardi! va, tu neranimeras pas ton pauvre père, quand tu resterais là pendant centans! Et maintenant, il te faut travailler pour deux.

– Non, non, bonne femme, laissez votre fils tranquille, nous nenous assiérons pas. Vous avez là un garçon qui aura soin de vous,et bien capable de remplacer son père.

– Va donc t’habiller. Jacques, cria la veuve, ils vont venir lequérir.

– Allons, adieu la mère, dit Benassis.

– Messieurs, je suis votre servante.

– Vous le voyez, reprit le médecin, ici la mort est prise commeun accident prévu qui n’arrête pas le cours de la vie des familles,et le deuil n’y sera même point porté. Dans les villages, personnene veut faire cette dépense, soit misère, soit économie. Dans lescampagnes le deuil n’existe donc pas. Or, monsieur, le deuil n’estni un usage ni une loi; c’est bien mieux, c’est une institution quitient à toutes les lois dont l’observation dépend d’un mêmeprincipe, la morale. Eh! bien, malgré, nos efforts, ni moi nimonsieur Janvier nous n’avons pu réussir à faire comprendre à nospaysans de quelle importance sont les démonstrations publiques pourle maintien de l’ordre social. Ces braves gens, émancipés d’hier,ne sont pas aptes encore à saisir les rapports nouveaux qui doiventles attacher à ces pensées générales, ils n’en sont maintenantqu’aux idées qui engendrent l’ordre et le bien-être physique; plustard, si quelqu’un continue mon œuvre, ils arriveront aux principesqui servent à conserver les droits publics. Il ne suffit pas eneffet d’être honnête homme, il faut le paraître. La société ne vitpas seulement par des idées morales; pour subsister, elle a besoind’actions en harmonie avec ces idées. Dans la plupart des communesrurales, sur une centaine de familles que la mort a privées de leurchef, quelques individus seulement, doués d’une sensibilité vive,garderont de cette mort un long souvenir, mais tous les autresl’auront complètement oubliée dans l’année. Cet oubli n’est-il pasune grande plaie? Une religion est le cœur d’un peuple, elleexprime ses sentiments et les agrandit en leur donnant une fin;mais sans un Dieu visiblement honoré, la religion n’existe pas, etpartant, les lois humaines n’ont aucune vigueur. Si la conscienceappartient à Dieu seul, le corps tombe sous la loi sociale, or,n’est-ce pas un commencement d’athéisme que d’effacer ainsi lessignes d’une douleur religieuse, de ne pas indiquer fortement auxenfants qui ne réfléchissent pas encore, et à tous les gens qui ontbesoin d’exemples, la nécessité d’obéir aux lois par unerésignation patente aux ordres de la Providence qui frappe etconsole, qui donne et ète les biens de ce monde? J’avoue qu’aprèsavoir passé par des jours d’incrédulité moqueuse, j’ai compris icila valeur des cérémonies religieuses, celle des solennités defamille, l’importance des usages et des fêtes du foyer domestique.La base des sociétés humaines sera toujours la famille. Là commencel’action du pouvoir et de la loi, là du moins doit s’apprendrel’obéissance. Vus dans toutes leurs conséquences, l’esprit defamille et le pouvoir paternel sont deux principes encore trop peudéveloppés dans notre nouveau système législatif. La Famille, laCommune, le Département, tout notre pays est pourtant là. Les loisdevraient donc être basées sur ces trois grandes divisions. A monavis, le mariage des époux, la naissance des enfants, la mort despères ne sauraient être environnés de trop d’appareil. Ce qui afait la force du catholicisme, ce qui l’a si profondément enracinédans les mœurs, c’est précisément l’éclat avec lequel il apparaîtdans les circonstances graves de la vie pour les environner depompes si naïvement touchantes, si grandes, lorsque le prêtre semet à la hauteur de sa mission et qu’il sait accorder son officeavec la sublimité de la morale chrétienne. Autrefois je considéraisla religion catholique comme un amas de préjugés et desuperstitions habilement exploités desquels une civilisationintelligente devait faire justice; ici, j’en ai reconnu lanécessité politique et l’utilité morale; ici, j’en ai compris lapuissance par la valeur même du mot qui l’exprime. Religion veutdire LIEN, et certes le culte, ou autrement dit la religionexprimée, constitue la seule force qui puisse relier les Espècessociales et leur donner une forme durable. Enfin ici j’ai respiréle baume que la religion jette sur les plaies de la vie; sans ladiscuter, j’ai senti qu’elle s’accorde admirablement avec les mœurspassionnées des nations méridionales. « Prenez le chemin qui monte,dit le médecin en s’interrompant, il faut que nous gagnions leplateau. De là nous dominerons les deux vallées, et vous y jouirezd’un beau spectacle. Elevés à trois mille pieds environ au-dessusde la Méditerranée, nous verrons la Savoie et le Dauphiné, lesmontagnes du Lyonnais et le Rhène. Nous serons sur une autrecommune, une commune montagnarde, où vous trouverez dans une fermede monsieur Gravier le spectacle dont je vous ai parlé, cette pompenaturelle qui réalise mes idées sur les grands événements de lavie. Dans cette commune, le deuil se porte religieusement. Lespauvres quêtent pour pouvoir s’acheter leurs vêtements noirs. Danscette circonstance, personne ne leur refuse du secours. Il se passepeu de jours sans qu’une veuve parle de sa perte, toujours enpleurant; et dix ans après son malheur, comme le lendemain, sessentiments sont également profonds. Là, les mœurs sontpatriarcales: l’autorité du père est illimitée, sa parole estsouveraine; il mange seul assis au haut bout de la table, sa femmeet ses enfants le servent, ceux qui l’entourent ne lui parlentpoint sans employer certaines formules respectueuses, devant luichacun se tient debout et découvert. Elevés ainsi, les hommes ontl’instinct de leur grandeur. Ces usages constituent, à mon sens,une noble éducation. Aussi dans cette commune sont-ils généralementjustes, économes et laborieux. Chaque père de famille a coutume departager également ses biens entre ses enfants quand l’âge lui ainterdit le travail, ses enfants le nourrissent. Dans le derniersiècle, un vieillard de quatre-vingt-dix ans, après avoir fait sespartages entre ses quatre enfants, venait vivre trois mois del’année chez chacun d’eux. Quand il quitta l’aîné pour aller chezle cadet, un de ses amis lui demanda: « Hé! bien, es-tu content? -Ma foi oui, lui dit le vieillard, ils m’ont traité comme leurenfant. « Ce mot, monsieur, a paru si remarquable à un officiernommé Vauvenargues, célèbre moraliste, alors en garnison àGrenoble, qu’il en parla dans plusieurs salons de Paris où cettebelle parole fut accueillie par un écrivain nommé Chamfort. Eh!bien, il se dit souvent chez nous des mots encore plus saillantsque ne l’est celui-ci, mais il leur manque des historiens dignes deles entendre…

– J’ai vu des frères Moraves, des Lollards en Bohême et enHongrie, dit Genestas, c’est des chrétiens qui ressemblent assez àvos montagnards. Ces braves gens souffrent les maux de la guerreavec une patience d’anges.

– Monsieur, répondit le médecin, les mœurs simples doivent êtreà peu près semblables dans tous les pays. Le vrai n’a qu’une forme.A la vérité, la vie de la campagne tue beaucoup d’idées, mais elleaffaiblit les vices et développe les vertus. En effet, moins il setrouve d’hommes agglomérés sur un point, moins il s’y rencontre decrimes, de délits, de mauvais sentiments. La pureté de l’air entrepour beaucoup dans l’innocence des mœurs.

Les deux cavaliers qui montaient au pas un chemin pierreux,arrivèrent alors en haut du plateau dont avait parlé Benassis. Ceterritoire tourne autour d’un pic très élevé, mais complètement nu,qui le domine, et où il n’existe aucun principe de végétation; lacime en est grise, fendue de toutes parts, abrupte, inabordable; lefertile terroir, contenu par des rochers, s’étend au-dessous de cepic, et le borde inégalement dans une largeur d’une centained’arpents environ. Au midi, l’oeil embrasse, par une immensecoupure, la Maurienne française, le Dauphiné, les rochers de laSavoie et les lointaines montagnes du Lyonnais. Au moment oùGenestas contemplait ce point de vue, alors largement éclairé parle soleil du printemps, des cris lamentables se firententendre.

– Venez, lui dit Benassis, le Chant est commencé. Le Chant estle nom que l’on donne à cette partie des cérémonies funèbres.

Le militaire aperçut alors, sur le revers occidental du pic, lesbâtiments d’une ferme considérable qui forment un carré parfait. Leportail cintré, tout en granit, a un caractère de grandeur querehaussent encore la vétusté de cette construction, l’antiquité desarbres qui l’accompagnent, et les plantes qui croissent sur sesarêtes. Le corps de logis est au fond de la cour, de chaque cèté delaquelle se trouvent les granges, les bergeries, les écuries, lesétables, les remises, et au milieu la grande mare où pourrissentles fumiers. Cette cour, dont l’aspect est ordinairement si animédans les fermes riches et populeuses, était en ce momentsilencieuse et morne. La porte de la basse-cour étant close, lesanimaux restaient dans leur enceinte, d’où leurs cris s’entendaientà peine. Les étables, les écuries, tout était soigneusement fermé.Le chemin qui mettait à l’habitation avait été nettoyé. Cet ordreparfait où régnait habituellement le désordre, ce manque demouvement et ce silence dans un endroit si bruyant, le calme de lamontagne, l’ombre projetée par la cime du pic, tout contribuait àfrapper l’âme. Quelque habitué que fût Genestas aux impressionsfortes, il ne put s’empêcher de tressaillir en voyant une douzained’hommes et de femmes en pleurs, rangés en dehors de la porte de lagrande salle, et qui tous s’écrièrent: « LE MAITRE, EST MORT! » avecune effrayante unanimité d’intonation et à deux reprisesdifférentes, pendant le temps qu’il mit à venir du portail aulogement du fermier. Ce cri fini, des gémissements partirent del’intérieur, et la voix d’une femme se fit entendre par lescroisées.

– Je n’ose pas aller me mêler à cette douleur, dit Genestas àBenassis.

– Je viens toujours, répondit le médecin, visiter les famillesaffligées par la mort, soit pour voir s’il n’est pas arrivé quelqueaccident causé par la douleur, soit pour vérifier le décès; vouspouvez m’accompagner sans scrupule; d’ailleurs la scène est siimposante, et nous allons trouver tant de monde, que vous ne serezpas remarqué.

En suivant le médecin, Genestas vit en effet la première piècepleine de parents. Tous deux traversèrent cette assemblée, et seplacèrent près de la porte d’une chambre à coucher attenant à lagrande salle qui servait de cuisine et de lieu de réunion à toutela famille, il faudrait dire la colonie, car la longueur de latable indiquait le séjour habituel d’une quarantaine de personnes.L’arrivée de Benassis interrompit les discours d’une femme degrande taille, vêtue simplement, dont les cheveux étaient épars, etqui gardait dans sa main la main du mort par un geste éloquent.Celui-ci, vêtu de ses meilleurs habillements, était étendu roidesur son lit, dont les rideaux avaient été relevés. Cette figurecalme, qui respirait le ciel, et surtout les cheveux blancs,produisaient un effet théâtral. De chaque cèté du lit se tenaientles enfants et les plus proches parents des époux, chaque lignegardant son cèté, les parents de la femme à gauche, ceux du défuntà droite. Hommes et femmes étaient agenouillés et priaient, laplupart pleuraient. Des cierges environnaient le lit. Le curé de laParoisse et son cierge avaient leur place au milieu de la chambre,autour de la bière ouverte. C’était un tragique spectacle, que devoir le chef de cette famille en présence d’un cercueil prêt àl’engloutir pour toujours.

– Ah! mon cher seigneur, dit la veuve en montrant le médecin, sila science du meilleur des hommes n’a pu te sauver, il était doncécrit là-haut que tu me précéderais dans la fosse! Oui, la voilàfroide cette main qui me pressait avec tant d’amitié! J’ai perdupour toujours ma chère compagnie, et notre maison a perdu sonprécieux chef, car tu étais vraiment notre guide. Hélas! tous ceuxqui te pleurent avec moi ont bien connu la lumière de ton cœur ettoute la valeur de ta personne, mais moi seule savais combien tuétais doux et patient! Ah! mon époux, mon homme, faut donc te direadieu, à toi notre soutien, à toi mon bon maître! Et nous tesenfants, car tu chérissais chacun de nous également, nous avonstous perdu notre père!

La veuve se jeta sur le corps, l’étreignit, le couvrit delarmes, l’échauffa de baisers, et pendant cette pause, lesserviteurs crièrent:

– Le maître est mort!

– Oui, reprit la veuve, il est mort, ce cher homme bien-aimé quinous donnait notre pain, qui plantait, récoltait pour nous, etveillait à notre bonheur en nous conduisant dans la vie avec uncommandement plein de douceur; je puis le dire maintenant à salouange, il ne m’a jamais donné le plus léger chagrin, il étaitbon, fort, patient, et, quand nous le torturions pour lui rendre saprécieuse santé: « Laissez-moi, mes enfants, tout est inutile! » nousdisait ce cher agneau de la même voix dont il nous disait quelquesjours auparavant: « Tout va bien, mes amis! » Oui, grand Dieu!quelques jours ont suffi pour nous èter la joie de cette maison etobscurcir notre vie en fermant les yeux au meilleur des hommes, auplus probe, au plus vénéré, à un homme qui n’avait pas son pareilpour mener la charrue, qui courait sans peur nuit et jour par nosmontages, et qui au retour souriait toujours à sa femme et à sesenfants. Ah! il était bien notre amour à tous! Quand ils’absentait, le foyer devenait triste, nous ne mangions pas de bonappétit. Hé! maintenant que sera-ce donc lorsque notre ange gardiensera mis sous terre et que nous ne le verrons plus jamais! jamais,mes amis! jamais, mes bons parents! jamais, mes enfants! Oui, mesenfants ont perdu leur bon père, nos parents ont perdu leur bonparent, mes amis ont perdu un bon ami, et moi j’ai perdu tout,comme la maison a perdu son maître!

Elle prit la main du mort, s’agenouilla pour y mieux coller sonvisage et la baisa. Les serviteurs crièrent trois fois:

– Le maître est mort!

En ce moment le fils aîné vint près de sa mère et lui dit:

– Ma mère, voilà ceux de Saint-Laurent qui viennent, il leurfaudra du vin.

– Mon fils, répondit-elle à voix basse en quittant le tonsolennel et lamentable dans lequel elle exprimait ses sentiments,prenez les clefs, vous êtes le maître céans; voyez à ce qu’ilspuissent trouver ici l’accueil que leur faisait votre père, et quepour eux rien n’y paraisse changé.

– Que je te voie donc encore une fois à mon aise, mon dignehomme! reprit-elle. Mais, hélas! tu ne me sens plus, je ne puisplus te réchauffer! Ah! tout ce que je voudrais, ce serait de teconsoler encore en te faisant savoir que tant que je vivrai tudemeureras dans le cœur que tu as réjoui, que je serai heureuse parle souvenir de mon bonheur, et que ta chère pensée subsistera danscette chambre. Oui, elle sera toujours pleine de toi tant que Dieum’y laissera. Entends-moi, mon cher homme! Je jure de maintenir tacouche telle que la voici. Je n’y suis jamais entrée sans toi,qu’elle reste donc vide et froide. En te perdant, j’aurairéellement perdu tout ce qui fait la femme: maître, époux, père,ami, compagnon, homme, enfin tout!

– La maître est mort! crièrent les serviteurs.

Pendant le cri qui devint général, la veuve prit des ciseauxpendus à sa ceinture, et coupa ses cheveux qu’elle mit dans la mainde son mari. Il se fit un grand silence.

– Cet acte signifie qu’elle ne se remariera pas, dit Benassis.Beaucoup de parents attendaient sa résolution.

– Prends, mon cher seigneur, dit-elle avec une effusion de voixet de cœur qui émut tout le monde, garde dans la tombe la foi queje t’ai jurée. Nous serons par ainsi toujours unis, et je resteraiparmi tes enfants par amour pour cette lignée qui te rajeunissaitl’âme. Puisses-tu m’entendre, mon homme, mon seul trésor, etapprendre que tu me feras encore vivre, toi mort, pour obéir à tesvolontés sacrées et pour honorer ta mémoire! Benassis pressa lamain de Genestas pour l’inviter à le suivre, et ils sortirent. Lapremière salle était pleine de gens venus d’une autre communeégalement située dans les montagnes; tous demeuraient silencieux etrecueillis, comme si la douleur et le deuil qui planaient sur cettemaison les eussent déjà saisis. Lorsque Benassis et le commandantpassèrent le seuil, ils entendirent ces mots dits par un dessurvenants au fils du défunt:

– Quand donc est-il mort?

– Ah! s’écria l’aîné, qui était un homme de vingt-cinq ans, jene l’ai pas vu mourir! Il m’avait appelé, et je ne me trouvais paslà!

Les sanglots l’interrompirent, mais il continua:

La veille il m’a dit: « Garçon, tu iras au bourg payer nosimpositions, les cérémonies de mon enterrement empêcheraient d’ysonger, et nous serions en retard, ce qui n’est jamais arrivé. » Ilparaissait mieux; moi, j’y suis allé. Pendant mon absence, il estmort sans que j’ai reçu ses derniers embrassements!

A sa dernière heure, il ne m’a pas vu près de lui comme j’yétais toujours!

– Le maître est mort! criait-on.

– Hélas! il est mort, et je n’ai reçu ni ses derniers regards nison dernier soupir. Et comment penser aux impositions? Ne valait-ilpas mieux perdre tout notre argent que de quitter le logis? Notrefortune pouvait-elle payer son dernier adieu? Non. Mon Dieu! si tonpère est malade, ne le quitte pas, Jean, tu te donnerais desremords pour toute ta vie.

– Mon ami, lui dit Genestas, j’ai vu mourir des milliersd’hommes sur les champs de bataille, et la mort n’attendait pas queleurs enfants vinssent leur dire adieu; ainsi consolez-vous, vousn’êtes pas le seul.

– Un père, mon cher monsieur, dit-il en fondant en larmes, unpère qui était un si bon homme.

– Cette oraison funèbre, dit Benassis en dirigeant Genestas versles communs de la ferme, va durer jusqu’au moment où le corps seramis dans le cercueil, et pendant tout le temps le discours de cettefemme éplorée croîtra en violence et en images. Mais pour parlerainsi devant cette imposante assemblée, il faut qu’une femme en aitacquis le droit par une vie sans tache. Si la veuve avait lamoindre faute à se reprocher, elle n’oserait pas dire un seul mot;autrement, ce serait se condamner elle-même, être à la foisl’accusateur et le juge. Cette coutume qui sert à juger le mort etle vivant n’est-elle pas sublime? Le deuil ne sera pris que huitjours après, en assemblée générale. Pendant cette semaine lafamille restera près des enfants et de la veuve pour les aider àranger leurs affaires et pour les consoler. Cette assemblée exerceune grande influence sur les esprits, elle réprime les passionsmauvaises par ce respect humain qui saisit les hommes quand ilssont en présence les uns des autres. Enfin le jour de la prise dudeuil, il se fait un repas solennel où tous les parents se disentadieu. Tout cela est grave, et celui qui manquerait aux devoirsqu’impose la mort d’un chef de famille n’aurait personne à sonChant.

En ce moment le médecin, se trouvant près de l’étable, en ouvritla porte et fit entrer le commandant pour la lui montrer.

– Voyez-vous, capitaine, toutes nos étables ont été rebâties surce modèle. N’est-ce pas superbe?

Genestas ne put s’empêcher d’admirer ce vaste local, où lesvaches et les bœufs étaient rangés sur deux lignes, la queuetournée vers les murs latéraux et la tête vers le milieu del’étable, dans laquelle ils entraient par une ruelle assez largepratiquée entre eux et la muraille, leurs crèches à jour laissaientvoir leurs têtes encornées et leurs yeux brillants. Le maîtrepouvait ainsi facilement passer son bétail en revue. Le fourrageplacé dans la charpente où l’on avait ménagé une espèce deplancher, tombait dans les râteliers, sans effort ni perte. Entreles deux lignes de crèches se trouvait un grand espace pavé, propreet aéré par des courants d’air.

– Pendant l’hiver, dit Benassis en se promenant avec Genestasdans le milieu de l’étable, la veillée et les travaux se font encommun ici. L’on dresse des tables, et tout le monde se chauffeainsi à bon marché. Les bergeries sont également bâties d’après cesystème. Vous ne sauriez croire combien les bêtes s’accoutumentfacilement à l’ordre, je les ai souvent admirées quand ellesrentrent. Chacune d’elles connaît son rang et laisse entrer cellequi doit passer la première. Voyez? il existe assez de place entrela bête et le mur pour qu’on puisse la traire ou la panser; puis lesol est en pente, de manière à procurer aux eaux un facileécoulement.

– Cette étable fait juger de tout le reste, dit Genestas. Sansvouloir vous flatter, voilà de beaux résultats!

– Ils n’ont pas été obtenus sans peine, répondit Benassis; maisaussi quels bestiaux!

– Certes ils sont magnifiques, et vous aviez raison de me lesvanter, répondit Genestas.

– Maintenant, reprit le médecin quand il fut à cheval et qu’ileut passé le portail, nous allons traverser nos nouveaux défrichiset les terres à blé, le petit coin de ma commune que j’ai nommé laBeauce.

Pendant environ une heure, les deux cavaliers marchèrent àtravers des champs sur la belle culture desquels le militairecomplimenta le médecin; puis ils regagnèrent le territoire du bourgen suivant la montagne, tantèt parlant, tantèt silencieux, selonque le pas des chevaux leur permettait de parler ou les obligeait àse taire.

– Je vous ai promis hier, dit Benassis à Genestas en arrivantdans une petite gorge par laquelle les deux cavaliers débouchèrentdans la grande vallée, de vous montrer un des deux soldats qui sontrevenus de l’armée après la chute de Napoléon. Si je ne me trompe,nous allons le trouver à quelques pas d’ici recreusant une espècede réservoir naturel où s’amassent les eaux de la montagne, et queles atterrissements ont comblé. Mais pour vous rendre cet hommeintéressant, il faut vous raconter sa vie. Il a nom Gondrin,reprit-il, il a été pris par la grande réquisition de 1792, à l’âgede dix-huit ans, et incorporé dans l’artillerie. Simple soldat, ila fait les campagnes d’Italie sous Napoléon, l’a suivi en Egypte,est revenu d’Orient à la paix d’Amiens; puis, enrégimenté sousl’Empire dans les pontonniers de la Garde, il a constamment servien Allemagne. En dernier lieu, le pauvre ouvrier est allé enRussie.

– Nous sommes un peu frères, dit Genestas, j’ai fait les mêmescampagnes. Il a fallu des corps de métal pour résister auxfantaisies de tant de climats différents. Le bon Dieu a, par mafoi, donné quelque brevet d’invention pour vivre à ceux qui sontencore sur leurs quilles après avoir traversé l’Italie, l’Egypte,l’Allemagne, le Portugal et la Russie.

– Aussi allez-vous voir un bon tronçon d’homme, reprit Benassis.Vous connaissez la déroute, inutile de vous en parler. Mon hommeest un des pontonniers de la Bérézina, il a contribué à construirele pont sur lequel a passé l’armée; et pour en assujettir lespremiers chevalets, il s’est mis dans l’eau jusqu’à mi-corps. Legénéral Eblé, sous les ordres duquel étaient les pontonniers, n’ena pu trouver que quarante-deux assez poilus, comme dit Gondrin,pour entreprendre cet ouvrage. Encore le général s’est-il mis àl’eau lui-même en les encourageant, les consolant, et leurpromettant à chacun mille francs de pension et la croix delégionnaire. Le premier homme qui est entré dans la Bérézina a eula jambe emportée par un gros glaçon, et l’homme a suivi sa jambe.Mais vous comprendrez mieux les difficultés de l’entreprise par lesrésultats: des quarante-deux pontonniers, il ne reste aujourd’huique Gondrin. Trente-neuf d’entre eux ont péri au passage de laBérézina, et les deux autres ont fini misérablement dans leshèpitaux de la Pologne. Ce pauvre soldat n’est revenu de Wilnaqu’en 1814, après la rentrée des Bourbons. Le général Eblé, de quiGondrin ne parle jamais sans avoir les larmes aux yeux, était mort.Le pontonnier devenu sourd, infirme, et qui ne savait ni lire niécrire, n’a donc plus trouvé ni soutien, ni défenseur. Arrivé àParis en mendiant son pain, il y a fait des démarches dans lesbureaux du ministre de la guerre pour obtenir, non les mille francsde pension promis, non la croix de légionnaire, mais la simpleretraite à laquelle il avait droit après vingt-deux ans de serviceet je ne sais combien de campagnes; mais il n’a eu ni soldearriérée, ni frais de route, ni pension. Après un an desollicitations inutiles, pendant lequel il a tendu la main à tousceux qu’il avait sauvés, le pontonnier est revenu ici désolé, maisrésigné. Ce héros inconnu creuse des fossés à dix sous la toise.Habitué à travailler dans les marécages, il a, comme il le dit,l’entreprise des ouvrages dont ne se soucie aucun ouvrier. Encurant les mares, en faisant les tranchées dans les prés inondés,il peut gagner environ trois francs par jour. Sa surdité lui donnel’air triste, il est peu causeur de son naturel, mais il est pleind’âme. Nous sommes bons amis. Il dîne avec moi les jours de labataille d’Austerlitz, de la fête de l’Empereur, du désastre deWaterloo, et je lui présente au dessert un napoléon pour lui payerson vin de chaque trimestre. Le sentiment de respect que j’ai pourcet homme est d’ailleurs partagé par toute la Commune, qui nedemanderait pas mieux que de le nourrir. S’il travaille, c’est parfierté. Dans toutes les maisons où il entre, chacun l’honore à monexemple et l’invite à dîner. Je n’ai pu lui faire accepter ma piècede vingt francs que comme portrait de l’Empereur. L’injusticecommise envers lui l’a profondément affligé, mais il regretteencore plus la croix qu’il ne désire sa pension. Une seule chose leconsole. Quand le général Eblé présenta les pontonniers valides àl’Empereur, après la construction des ponts, Napoléon a embrassénotre pauvre Gondrin, qui sans cette accolade serait peut-être déjàmort; il ne vit que par ce souvenir et par l’espérance du retour deNapoléon; rien ne peut le convaincre de sa mort, et persuadé que sacaptivité est due aux Anglais, je crois qu’il tuerait sur le plusléger prétexte le meilleur des Aldermen voyageant pour sonplaisir.

– Allons! allons! s’écria Genestas en se réveillant de laprofonde attention avec laquelle il écoutait le médecin, allonsvivement, je veux voir cet homme!

Et les deux cavaliers mirent leurs chevaux au grand trot.

– L’autre soldat, reprit Benassis, est encore un de ces hommesde fer qui ont roulé dans les armées. Il a vécu comme vivent tousles soldats français, de balles, de coups, de victoires; il abeaucoup souffert et n’a jamais porté que des épaulettes de laine.Son caractère est jovial, il aime avec fanatisme Napoléon, qui luia donné la croix sur le champ de bataille à Valoutina. VraiDauphinois, il a toujours eu soin de se mettre en règle; aussia-t-il sa pension de retraite et son traitement de légionnaire.C’est un soldat d’infanterie, nommé Goguelat, qui a passé dans laGarde en 1812. Il est en quelque sorte la femme de ménage deGondrin. Tous deux demeurent ensemble chez la veuve d’un colporteurà laquelle ils remettent leur argent; la bonne femme les loge, lesnourrit, les habille, les soigne comme s’ils étaient ses enfants.Goguelat est ici piéton de la poste. En cette qualité, il est lediseur de nouvelles du canton, et l’habitude de les raconter en afait l’orateur des veillées, le conteur en titre; aussi Gondrin leregarde-t-il comme un bel esprit, comme un malin. Quand Goguelatparle de Napoléon, le pontonnier semble deviner ses paroles au seulmouvement des lèvres. S’ils vont ce soir à la veillée qui a lieudans une de mes granges, et que nous puissions les voir sans êtrevus, je vous donnerai le spectacle de cette scène. Mais nous voiciprès de la fosse, et je n’aperçois pas mon ami le pontonnier.

Le médecin et le commandant regardèrent attentivement autourd’eux, ils ne virent que la pelle, la pioche, la brouette, la vestemilitaire de Gondrin auprès d’un tas de boue noire, mais nulvestige de l’homme dans les différents chemins pierreux parlesquels venaient les eaux, espèces de trous capricieux presquetous ombragés par de petits arbustes.

– Il ne peut être bien loin. Ohé! Gondrin! cria Benassis.

Genesias aperçut alors la fumée d’une pipe entre les feuillagesd’un éboulis, et la montra du doigt au médecin qui répéta son cri.Bientèt le vieux pontonnier avança la tête, reconnut le maire etdescendit par un petit sentier.

– Hé! bien, mon vieux, lui cria Benassis en faisant une espècede cornet acoustique avec la paume de sa main, voilà un camarade,un qui t’a voulu voir. Gondrin leva promptement la tête versGenestas et lui jeta ce coup d’oeil profond et investigateur queles vieux soldats ont su se donner à force de mesurer promptementleurs dangers. Après avoir vu le ruban rouge du commandant, ilporta silencieusement le revers de sa main à son front.

– Si le petit tondu vivait encore, lui cria l’officier, tuaurais la croix et une belle retraite, car tu as sauvé la vie àtous ceux qui portent des épaulettes et qui se sont trouvés del’autre cèté de la rivière le 1er décembre 1812; mais, mon ami,ajouta le commandant en mettant pied à terre et lui prenant la mainavec une soudaine effusion de cœur, je ne suis pas ministre de laguerre.

En entendant ces paroles, le vieux pontonnier se dressa sur sesjambes après avoir soigneusement secoué les cendres de sa pipe etl’avoir serrée, puis il dit en penchant la tête:

– Je n’ai fait que mon devoir, mon officier, mais les autresn’ont pas fait le leur à mon égard. Ils m’ont demandé mes papiers!Mes papiers?… leur ai-je dit, mais c’est le vingt-neuvièmebulletin.

– Il faut réclamer de nouveau, mon camarade. Avec desprotections il est impossible aujourd’hui que tu n’obtiennes pasjustice.

– Justice! cria le vieux pontonnier d’un ton qui fit tressaillirle médecin et le commandant. Il y eut un moment de silence, pendantlequel les deux cavaliers regardèrent ce débris des soldats debronze que Napoléon avait triés dans trois générations. Gondrinétait certes un bel échantillon de cette masse indestructible quise brisa sans rompre. Ce vieil homme avait à peine cinq pieds, sonbuste et ses épaules s’étaient prodigieusement élargis, sa figure,tannée, sillonnée de rides, creusée, mais musculeuse, conservaitencore quelques vestiges de martialité. Tout en lui avait uncaractère de rudesse: son front semblait être un quartier depierre, ses cheveux rares et gris retombaient faibles comme si déjàla vie manquait à sa tête fatiguée; ses bras, couverts de poilsaussi bien que sa poitrine, dont une partie se voyait parl’ouverture de sa chemise grossière, annonçaient une forceextraordinaire. Enfin il était campé sur ses jambes presque torsescomme sur une base inébranlable.

– Justice! répéta-t-il, il n’y en aura jamais pour nous autres!Nous n’avons point de porteurs de contraintes pour demander notredû. Et comme il faut se remplir le bocal, dit-il en se frappantl’estomac, nous n’avons pas le temps d’attendre. Or, vu que lesparoles des gens qui passent leur vie à se chauffer dans lesbureaux n’ont pas la vertu des légumes, je suis revenu prendre masolde sur le fonds commun, dit-il en frappant la boue avec sapelle.

– Mon vieux camarade, cela ne peut pas aller comme ça! ditGenestas. Je te dois la vie, et je serais ingrat si je ne tedonnais un coup de main! Moi, je me souviens d’avoir passé sur lesponts de la Bérézina, je connais de bons lapins qui en ont aussi lamémoire toujours fraîche, et ils me seconderont pour te fairerécompenser par la patrie comme tu le mérites.

– Ils vous appelleront bonapartiste! Ne vous mêlez pas de cela,mon officier. D’ailleurs, j’ai filé sur les derrières, et j’ai faitici mon trou comme un boulet mort. Seulement je ne m’attendais pas,après avoir voyagé sur les chameaux du désert et avoir bu un verrede vin au coin du feu de Moscou, à mourir sous les arbres que monpère a plantés, dit-il en se remettant à l’ouvrage.

– Pauvre vieux, dit Genestas. A sa place, je ferais comme lui,nous n’avons plus notre père. Monsieur, dit-il à Benassis, larésignation de cet homme me cause une tristesse noire, il ne saitpas combien il m’intéresse, et va croire que je suis un de cesgueux dorés insensibles aux misères du soldat. Il revintbrusquement, saisit le pontonnier par la main, et lui cria dansl’oreille: Par la croix que je porte, et qui signifiait autrefoishonneur, je jure de faire tout ce qui sera humainement possibled’entreprendre pour t’obtenir une pension, quand je devrais avalerdix refus de ministre, solliciter le roi, le dauphin et toute laboutique! En entendant ces paroles, le vieux Gondrin tressaillit,regarda Genestas et lui dit:

– Vous avez donc été simple soldat?

Le commandant inclina la tête. A ce signe le pontonnier s’essuyala main, prit celle de Genestas, la lui serra par un mouvementplein d’âme, et lui dit:

– Mon général, quand je me suis mis à l’eau là-bas, j’avais faità l’armée l’aumène de ma vie, donc il y a eu du gain, puisque jesuis encore sur mes ergots. Tenez, voulez-vous voir le fond du sac?Eh! bien, depuis que l’autre a été dégommé, je n’ai plus goût àrien. Enfin ils m’ont assigné ici, ajouta-t-il gaiement en montrantla terre, vingt mille francs à prendre, et je m’en paie en détail,comme dit c’t’ autre!

– Allons, mon camarade, dit Genestas ému par la sublimité de cepardon, tu auras du moins ici la seule chose que tu ne puisses pasm’empêcher de te donner.

Le commandant se frappa le cœur, regarda le pontonnier pendantun moment, remonta sur son cheval, et continua de marcher à cèté deBenassis.

– De semblables cruautés administratives fomentent la guerre despauvres contre les riches, dit le médecin. Les gens auxquels lepouvoir est momentanément confié n’ont jamais pensé sérieusementaux développements nécessaires d’une injustice commise envers unhomme du peuple. Un pauvre, obligé de gagner son pain quotidien, nelutte pas longtemps, il est vrai; mais il parle, et trouve deséchos dans tous les cœurs souffrants. Une seule iniquité semultiplie par le nombre de ceux qui se sentent frappés en elle. Celevain fermente. Ce n’est rien encore. Il en résulte un plus grandmal. Ces injustices entretiennent chez le peuple une sourde haineenvers les supériorités sociales. Le bourgeois devient et restel’ennemi du pauvre, qui le met hors la loi, le trompe et le vole.Pour le pauvre, le vol n’est plus ni un délit, ni un crime, maisune vengeance. Si, quand il s’agit de rendre justice aux petits, unadministrateur les maltraite et filoute leurs droits acquis,comment pouvons-nous exiger de malheureux sans pain résignation àleurs peines et respect aux propriétés?… Je frémis en pensant qu’ungarçon de bureau, de qui le service consiste à épousseter despapiers, a eu les mille francs de pension promis à Gondrin. Puiscertaines gens, qui n’ont jamais mesuré l’excès des souffrances,accusent d’excès les vengeances populaires! Mais le jour où legouvernement a causé plus de malheurs individuels que deprospérités, son renversement ne tient qu’à un hasard; en lerenversant, le peuple solde ses comptes à sa manière. Un hommed’Etat devrait toujours se peindre les pauvres aux pieds de laJustice, elle n’a été inventée que pour eux.

En arrivant sur le territoire du bourg, Benassis avisa dans lechemin deux personnes en marche, et dit au commandant, qui depuisquelque temps allait tout pensif:

– Vous avez vu la misère résignée d’un vétéran de l’armée,maintenant vous allez voir celle d’un vieux agriculteur. Voilà unhomme qui, pendant toute sa vie, a pioché, labouré, semé, recueillipour les autres.

Genestas aperçut alors un pauvre vieillard qui cheminait decompagnie avec une vieille femme. L’homme paraissait souffrir dequelque sciatique, et marchait péniblement, les pieds dans demauvais sabots. Il portait sur son épaule un bissac, dans la pocheduquel ballottaient quelques instruments dans les manches, noircispar un long usage et par la sueur, produisaient un léger bruit; lapoche de derrière contenait son pain, quelques oignons crus et desnoix. Ses jambes semblaient déjetées. Son dos, voûté par leshabitudes du travail, le forçait à marcher tout ployé; aussi, pourconserver son équilibre, s’appuyait-il sur un long bâton. Sescheveux, blancs comme la neige, flottaient sous un mauvais chapeaurougi par les intempéries des saisons et recousu avec du fil blanc.Ses vêtements de grosse toile, rapetassés en cent endroits,offraient des contrastes de couleurs. C’était une sorte de ruinehumaine à laquelle ne manquait aucun des caractères qui rendent lesruines si touchantes. Sa femme, un peu plus droite qu’il nel’était, mais également couverte de haillons, coiffée d’un bonnetgrossier, portait sur son dos un vase de grès rond et aplati, tenupar une courroie passée dans les anses. Ils levèrent la tête enentendant le pas des chevaux, reconnurent Benassis et s’arrêtèrent.Ces deux vieillards, l’un perclus à force de travail, l’autre, sacompagne fidèle, également détruite, montrant tous deux des figuresdont les traits étaient effacés par les rides, la peau noircie parle soleil et endurcie par les intempéries de l’air, faisaient peineà voir. L’histoire de leur vie n’eût pas été gravée sur leursphysionomies, leur attitude l’aurait fait deviner. Tous deux ilsavaient travaillé sans cesse, et sans cesse souffert ensemble,ayant beaucoup de maux et peu de joies à partager; ils paraissaients’être accoutumés à leur mauvaise fortune comme le prisonniers’habitue à sa geèle; en eux tout était simplesse. Leurs visages nemanquaient pas d’une sorte de gaie franchise. En les examinantbien, leur vie monotone, le lot de tant de pauvres êtres, semblaitpresque enviable. Il y avait bien chez eux trace de douleur, maisabsence de chagrins.

– Eh! bien, mon brave père Moreau, vous voulez donc absolumenttoujours travailler?

– Oui, monsieur Benassis. Je vous défricherai encore une bruyèreou deux avant de crever, répondit gaiement le vieillard dont lespetits yeux noirs s’animèrent.

– Est-ce du vin que porte là votre femme? Si vous ne voulez pasvous reposer, au moins faut-il boire du vin.

– Me reposer! ça m’ennuie. Quand je suis au soleil, occupé àdéfricher, le soleil et l’air me raniment. Quant au vin, oui,monsieur, ceci est du vin, et je sais bien que c’est vous qui nousl’avez fait avoir pour presque rien chez monsieur le maire deCourteil. Ah! vous avez beau être malicieux, on vous reconnaît toutde même.

– Allons, adieu, la mère. Vous allez sans doute à la pièce duChampferlu aujourd’hui?

– Oui, monsieur, elle a été commencée hier soir.

– Bon courage! dit Benassis. Vous devez quelquefois être biencontents en voyant cette montagne que vous avez presque toutedéfrichée à vous seuls.

– Dame, oui, monsieur, répondit la vieille, c’est notre ouvrage!Nous avons bien gagné le droit de manger du pain.

– Vous voyez, dit Benassis à Genestas, le travail, la terre àcultiver, voilà le Grand Livre des Pauvres. Ce bonhomme se croiraitdéshonoré s’il allait à l’hèpital ou s’il mendiait; il veut mourirla pioche en main, en plein champ, sous le soleil. Ma foi, il a unfier courage! A force de travailler, le travail est devenu sa vie;mais aussi, ne craint-il pas la mort! Il est profondémentphilosophe sans s’en douter. Ce vieux père Moreau m’a donné l’idéede fonder dans ce canton un hospice pour les laboureurs, pour lesouvriers, enfin pour les gens de la campagne qui, après avoirtravaillé pendant toute leur vie, arrivent à une vieillessehonorable et pauvre. Monsieur, je ne comptais point sur la fortuneque j’ai faite, et qui m’est personnellement inutile. Il faut peude chose à l’homme tombé du faîte de ses espérances. La vie desoisifs est la seule qui coûte cher, peut-être même est-ce un volsocial que de consommer sans rien produire. En apprenant lesdiscussions qui s’élevèrent lors de sa chute au sujet de sapension, Napoléon disait n’avoir besoin que d’un cheval et d’un écupar jour. En venant ici, j’avais renoncé à l’argent. Depuis, j’aireconnu que l’argent représente des facultés et devient nécessairepour faire le bien. J’ai donc par mon testament donné ma maisonpour fonder un hospice où les malheureux vieillards sans asile, etqui seront moins fiers que ne l’est Moreau, puissent passer leursvieux jours. Puis une certaine partie des neuf mille francs derentes que me rapportent mes terres et mon moulin sera destinée àdonner, dans les hivers trop rudes, des secours à domicile auxindividus réellement nécessiteux. Cet établissement sera sous lasurveillance du conseil municipal, auquel s’adjoindra le curé,comme président. De cette manière, la fortune que le hasard m’afait trouver dans ce canton y demeurera. Les règlements de cetteinstitution sont tous tracés dans mon testament, il seraitfastidieux de vous les rapporter, il suffit de vous dire que j’y aitout prévu. J’ai même créé un fonds de réserve qui doit permettreun jour à la Commune de payer plusieurs bourses à des enfants quidonneraient de l’espérance pour les arts ou pour les sciences.Ainsi, même après ma mort, mon œuvre de civilisation se continuera.Voyez, capitaine Bluteau, lorsqu’on a commencé une tâche, il estquelque chose en nous qui nous pousse à ne pas la laisserimparfaite. Ce besoin d’ordre et de perfection est un des signesles plus évidents d’une destinée à venir. Maintenant allons vite,il faut que j’achève ma ronde, et j’ai encore cinq ou six malades àvoir.

Après, avoir trotté pendant quelque temps en silence, Benassisdit en riant à son compagnon:

– Ah! çà, capitaine Bluteau, vous me faites babiller comme ungeai, et vous ne me dites rien de votre vie, qui doit êtrecurieuse. Un soldat de votre âge a vu trop de choses pour ne pasavoir plus d’une aventure à raconter.

– Mais, répondit Genestas, ma vie est la vie de l’armée. Toutesles figures militaires se ressemblent. N’ayant jamais commandé,étant toujours resté dans le rang à recevoir ou à donner des coupsde sabre, j’ai fait comme les autres. Je suis allé là où Napoléonnous a conduits, et me suis trouvé en ligne à toutes les bataillesoù a frappé la Garde impériale. C’est des événements bien connus.Avoir soin de ses chevaux, souffrir quelque-fois la faim et lasoif, se battre quand il faut, voilà toute la vie du soldat.N’est-ce pas simple comme bonjour? Il y a des batailles qui pournous autres sont tout entières dans un cheval déferré qui nouslaisse dans l’embarras. En somme, j’ai vu tant de pays, que je mesuis accoutumé à en voir, et j’ai vu tant de morts que j’ai finipar compter ma propre vie pour rien.

– Mais cependant vous avez dû être personnellement en périlpendant certains moments, et ces dangers particuliers seraientcurieux racontés par vous.

– Peut-être, répondit le commandant.

– Eh! bien, dites-moi ce qui vous a le plus ému. N’ayez paspeur, allez! je ne croirai pas que vous manquiez de modestie quandmême vous me diriez quelque trait d’héroïsme. Lorsqu’un homme estbien sûr d’être compris par ceux auxquels il se confie, ne doit-ilpas éprouver une sorte de plaisir à dire: « J’ai fait cela. »?

– Eh! bien, je vais vous raconter une particularité qui me causequelquefois des remords. Pendant les quinze années que nous noussommes battus, il ne m’est pas arrivé une seule fois de tuer unhomme hors le cas de légitime défense. Nous sommes en ligne, nouschargeons: si nous ne renversons pas ceux qui sont devant nous, ilsne nous demandent pas permission pour nous saigner; donc il fauttuer pour ne pas être démoli, la conscience est tranquille. Mais,mon cher monsieur, il m’est arrivé de casser les reins à uncamarade dans une circonstance particulière. Par réflexion, lachose m’a fait de la peine, et la grimace de cet homme me revientquelquefois. Vous allez en juger… C’était pendant la retraite deMoscou. Nous avions plus l’air d’être un troupeau de bœufs harassésque d’être la Grande Armée. Adieu la discipline et les drapeaux!chacun était son maître, et l’Empereur, on peut le dire, a su là oùfinissait son pouvoir. En arrivant à Studzianka, petit villageau-dessus de la Bérézina, nous trouvâmes des granges, des cabanes àdémolir, des pommes de terre enterrées et quelques betteraves.Depuis quelque temps nous n’avions rencontré ni maisons nimangeaille, l’armée a fait bombance. Les premiers venus, comme vouspensez, ont tout mangé. Je suis arrivé un des derniers.Heureusement pour moi je n’avais faim que de sommeil. J’avise unegrange, j’y entre, j’y vois une vingtaine de généraux, desofficiers supérieurs, tous hommes, sans les flatter, de grandmérite: Junot, Narbonne, l’aide de camp de l’Empereur, enfin lesgrosses têtes de l’armée. Il y avait aussi de simples soldats quin’auraient pas donné leur lit de paille à un maréchal de France.Les uns dormaient debout, appuyés contre le mur faute de place, lesautres étaient étendus à terre, et tous si bien pressés les unscontre les autres afin de se tenir chaud, que je cherche vaillamentun coin pour m’y mettre. Me voilà marchant sur ce plancherd’hommes: les uns grognaient, les autres ne disaient rien, maispersonne ne se dérangeait. On ne se serait pas dérangé pour éviterun boulet de canon; mais on n’était pas obligé là de suivre lesmaximes de la civilité puérile et honnête. Enfin j’aperçois au fondde la grange une espèce de toit intérieur sur lequel personnen’avait eu l’idée ou la force peut-être de grimper, j’y monte, jem’y arrange, et quand je suis étalé tout de mon long, je regardeces hommes étendus comme des veaux. Ce triste spectacle me fitpresque rire. Les uns rongeaient des carottes glacées en exprimantune sorte de plaisir animal, et des généraux enveloppés de mauvaischâles ronflaient comme des tonnerres. Une branche de sapin alluméeéclairait la grange, elle y aurait mis le feu, personne ne seserait levé pour l’éteindre. Je me couche sur le dos, et avant dem’endormir je lève naturellement les yeux en l’air, je vois alorsla maîtresse poutre sur laquelle reposait le toit et qui supportaitles solives, faire un léger mouvement d’orient en occident. Cettesacrée poutre dansait très joliment. « Messieurs, leur dis-je, il setrouve dehors un camarade qui veut se chauffer à nos dépens. » Lapoutre allait bientèt tomber. « Messieurs, messieurs, nous allonspérir, voyez la poutre! » criai-je encore assez fort pour réveillermes camarades de lit. Monsieur, ils ont bien regardé la poutre;mais ceux qui dormaient se sont remis à dormir, et ceux quimangeaient ne m’ont même pas répondu. Voyant cela, il me fallutquitter ma place, au risque de la voir prendre, car il s’agissaitde sauver ce tas de gloires. Je sors donc, je tourne la grange, etj’avise un grand dible de Wurtembourgeois qui tirait la poutre avecun certain enthousiasme. « Aho! aho! lui dis-je en lui faisantcomprendre qu’il fallait cesser son travail. Geh’ mir aus demgesicht, oder ich schlag dich todt! cria-t-il – Ah bien oui?Qué mire aous dem guesit, lui répondis-je, il ne s’agitpas de cela! » Je prends son fusil qu’il avait laissé par terre, jelui casse les reins, je rentre et je dors. Voilà l’affaire.

– Mais c’était un cas de légitime défense appliquée contre unhomme au profit de plusieurs, vous n’avez donc rien à vousreprocher, dit Benassis.

– Les autres, reprit Genestas, ont cru que j’avais eu quelquelubie; mais, lubie ou non, beaucoup de ces gens-là vivent à leuraise aujourd’hui dans de beaux hètels sans avoir le cœur oppressépar la reconnaissance.

– N’auriez-vous donc fait le bien que pour en percevoir cetexorbitant intérêt appelé reconnaissance? dit en riant Benassis. Ceserait faire l’usure.

– Ah! je sais bien, répondit Genestas, que le mérite d’une bonneaction s’envole au moindre profit qu’on en retire; la raconter,c’est s’en constituer une rente d’amour-propre qui vaut bien lareconnaissance. Cependant si l’honnête homme se taisait toujours,l’obligé ne parlerait guère du bienfait. Dans votre système, lepeuple a besoin d’exemples; or, par ce silence général, où donc entrouverait-il? Encore autre chose! si notre pauvre pontonnier qui asauvé l’armée française, et qui ne s’est jamais trouvé en positiond’en jaser avec fruit, n’avait pas conservé l’exercice de ses bras,sa conscience lui donnerait-elle du pain?… répondez à cela,philosophe?

– Peut-être n’a-t-il rien d’absolu en morale, répondit Benassis;mais cette idée est dangereuse, elle laisse l’égoïsme interpréterles cas de conscience au profit de l’intérêt personnel. Ecoutez,capitaine: l’homme qui obéit strictement aux principes de la moralen’est-il pas plus grand que celui qui s’en écarte, même parnécessité? Notre pontonnier, tout à fait perclus et mourant defaim, ne serait-il pas sublime au même chef que l’est Homère. Lavie humaine est sans doute une dernière épreuve pour la vertu commepour le génie également réclamés par un monde meilleur. La vertu,le génie, me semblent les deux plus belles formes de ce complet etconstant dévouement que Jésus-Christ est venu apprendre aux hommes.Le génie reste pauvre en éclairant le monde, la vertu garde lesilence en se sacrifiant pour le bien général.

– D’accord, monsieur, dit Genestas, mais la terre est habitéepar des hommes et non par des anges, nous ne sommes pasparfaits.

– Vous avez raison, reprit Benassis. Pour mon compte, j’airudement abusé de la faculté de commettre des fautes. Mais nedevons-nous pas tendre à la perfection? La vertu n’est-elle paspour l’âme un beau idéal qu’il faut contempler sans cesse comme uncéleste modèle?

– Amen, dit le militaire. On vous le passe, l’homme vertueux estune belle chose; mais convenez aussi que la Vertu est une divinitéqui peut se permettre un petit bout de conversation, en tout bientout honneur.

– Ah! monsieur, dit le médecin en souriant avec une sorte demélancolie amère, vous avez l’indulgence de ceux qui vivent en paixavec eux-mêmes; tandis que je suis sévère comme un homme qui voitbien des taches à effacer dans sa vie.

Les deux cavaliers étaient arrivés à une chaumière située sur lebord du torrent. Le médecin y entra. Genestas demeura sur le seuilde la porte, regardant tour à tour le spectacle offert par ce fraispaysage, et l’intérieur de la chaumière où se trouvait un hommecouché. Après avoir examiné son malade, Benassis s’écria tout àcoup:

– Je n’ai pas besoin de venir ici, ma bonne femme, si vous nefaites pas ce que j’ordonne. Vous avez donné du pain à votre mari,vous voulez donc le tuer? Sac à papier! si vous lui faites prendremaintenant autre chose que son eau de chiendent, je ne remets pasles pieds ici, et vous irez chercher un médecin où vousvoudrez.

– Mais, mon cher monsieur Benassis, le pauvre vieux criait lafaim, et quand un homme n’a rien mis dans son estomac depuis quinzejours…

– Ah! çà, voulez-vous m’écouter? Si vous laissez manger uneseule bouchée de pain à votre homme avant que je lui permette de senourrir, vous le tuerez, entendez-vous?

– On le privera de tout, mon cher monsieur. Va-t-il mieux?dit-elle en suivant le médecin.

– Mais non, vous avez empiré son état en lui donnant à manger.Je ne puis donc pas vous persuader, mauvaise tête que vous êtes, dene pas nourrir les gens qui doivent faire diète? Les paysans sontincorrigibles! ajouta Benassis en se tournant vers l’officier.Quand un malade n’a rien pris depuis quelques jours, ils le croientmort, et le bourrent de soupe ou de vin. Voilà une malheureusefemme qui a failli tuer son mari.

– Tuer mon homme pour une pauvre petite trempette au vin!

– Certainement, ma bonne femme. Je suis étonné de le trouverencore en vie après la trempette que vous lui avez apprêtée.N’oubliez pas de faire bien exactement ce que je vous ai dit. – Oh!mon cher monsieur, j’aimerais mieux mourir moi-même que d’ymanquer.

– Allons, je verrai bien cela. Demain soir je reviendrai lesaigner.

Suivons à pied le torrent, dit Benassis à Genestas, d’ici à lamaison où je dois me rendre il n’existe point de chemin pour leschevaux. Le petit garçon de cet homme nous gardera nos bêtes.Admirez un peu notre jolie vallée, reprit-il, n’est-ce pas unjardin anglais? Nous allons maintenant chez un ouvrier inconsolablede la mort d’un de ses enfants. Son aîné, jeune encore, a voulupendant la dernière moisson travailler comme un homme, le pauvreenfant a excédé ses forces, il est mort de langueur à la fin del’automne. Voici la première fois que je rencontre le sentimentpaternel si développé. Ordinairement les paysans regrettent dansleurs enfants morts la perte d’une chose utile qui fait partie deleur fortune, les regrets sont en raison de l’âge. Une fois adulte,un enfant devient un capital pour son père. Mais ce pauvre hommeaimait son fils véritablement. « Rien ne me console de cette perte!m’a-t-il dit un jour que je le vis dans un pré, debout, immobile,oubliant son ouvrage, appuyé sur sa faux, tenant à la main sapierre à repasser qu’il avait prise pour s’en servir et dont il nese servait pas. Il ne m’a plus reparlé de son chagrin; mais il estdevenu taciturne et souffrant. Aujourd’hui, l’une de ses petitesfilles est malade…  »

Tout en causant, Benassis et son hète étaient arrivés à unemaisonnette située sur la chaussée d’un moulin à tan. Là, sous unsaule, ils aperçurent un homme d’environ quarante ans qui restaitdebout en mangeant du pain frotté d’ail.

– Eh! bien, Gasnier, la petite va-t-elle mieux?

– Je ne sais pas, monsieur, dit-il d’un air sombre, vous allezla voir, ma femme est auprès d’elle. Malgré vos soins, j’ai bienpeur que la mort ne soit entrée chez moi pour tout m’emporter.

– La mort ne se loge chez personne, Gasnier, elle n’a pas letemps. Ne perdez pas courage, Benassis entra dans la maison suividu père. Une demi-heure après, il sortit accompagné de la mère, àlaquelle il dit:

– Soyez sans inquiétude, faites ce que je vous ai recommandé defaire, elle est sauvée. « Si tout cela vous ennuyait, dit ensuite lemédecin au militaire en remontant à cheval, je pourrais vous mettredans le chemin du bourg, et vous retourneriez.

– Non, par ma foi, je ne m’ennuie pas.

– Mais vous verrez partout des chaumières qui se ressemblent,rien n’est en apparence, plus monotone que la campagne.

– Marchons, dit le militaire.

Pendant quelques heures, ils coururent ainsi dans le pays,traversèrent le canton dans sa largeur, et, vers le soir, ilsrevinrent dans la partie qui avoisinait le bourg.

– Il faut que j’aille maintenant là-bas, dit le médecin àGenestas en lui montrant un endroit où s’élevaient des ormes. Cesarbres ont peut-être deux cents ans, ajouta-t-il. Là demeure cettefemme pour laquelle un garçon est venu me chercher hier au momentde dîner, en me disant qu’elle était devenue blanche.

– Etait-ce dangereux?

– Non, dit Benassis, effet de grossesse. Cette femme est à sondernier mois. Souvent dans cette période quelques femmes éprouventdes spasmes. Mais il faut toujours, par précaution, que j’aillevoir s’il n’est rien survenu d’alarmant; j’accoucherai moi-mêmecette femme. D’ailleurs je vous montrerai là l’une de nosindustries nouvelles, une briqueterie. Le chemin est beau,voulez-vous galoper?

– Votre bête me suivra-t-elle? dit Genestas en criant à soncheval: Haut, Neptune!

En un clin d’oeil l’officier fut emporté à cent pas, et disparutdans un tourbillon de poussière; mais malgré la vitesse de soncheval, il entendit toujours le médecin à ses cètés. Benassis ditun mot à sa monture, et devança le commandant qui ne le rejoignitqu’à la briqueterie, au moment où le médecin attachaittranquillement son cheval au pivot d’un échalier.

– Que le diable vous emporte! s’écria Genestas en regardant lecheval qui ne suait ni ne soufflait. Quelle bête avez-vous donclà?

– Ha! répondit en riant le médecin, vous l’avez prise pour unerosse. Pour le moment, l’histoire de ce bel animal nous prendraittrop de temps, qu’il vous suffise de savoir que Roustan est un vraibarbe venu de l’Atlas. Un cheval barbe vaut un cheval arabe. Lemien gravit les montagnes au grand galop sans mouiller son poil, ettrotte d’un pied sûr le long des précipices. C’est un cadeau biengagné, d’ailleurs. Un père a cru me payer ainsi la vie de sa fille,une des plus riches héritières de l’Europe, que j’ai trouvéemourant sur la route de Savoie. Si je vous disais comment j’aiguéri cette jeune personne, vous me prendriez pour un charlatan.Eh! eh! j’entends des grelots de chevaux et le bruit d’unecharrette dans le sentier, voyons si par hasard ce serait Vigneaului-même, et regardez bien cet homme. Bientèt l’officier aperçutquatre énormes chevaux harnachés comme ceux que possèdent lescultivateurs les plus aisés de la Brie. Les bouffettes de laine,les grelots, les cuirs avaient une sorte de propreté cossue. Danscette vaste charrette, peinte en bleu, se trouvait un gros garçonjoufflu bruni par le soleil, et qu’il sifflait en tenant son fouetcomme un fusil au port d’armes.

– Non, ce n’est que le charretier, dit Benassis. Admirez un peucomme le bien-être industriel du maître se reflète sur tout, mêmesur l’équipage de ce voiturier! N’est-ce pas l’indice d’uneintelligence commerciale assez rare au fond des campagnes?

– Oui, oui, tout cela paraît très bien ficelé, reprit lemilitaire.

– Eh! bien, Vigneau possède deux équipages semblables. En outre,il a le petit bidet d’allure sur lequel il va faire ses affaires,car son commerce s’étend maintenant fort loin, et quatre ansauparavant cet homme ne possédait rien; je me trompe, il avait desdettes. Mais entrons!

– Mon garçon, dit Benassis au charretier, madame Vigneau doitêtre chez elle?

– Monsieur, elle est dans le jardin, je viens de l’y voirpar-dessus la haie, je vais la prévenir de votre arrivée.

Genestas suivit Benassis qui lui fit parcourir un vaste terrainfermé par des haies. Dans un coin étaient amoncelées les terresblanches et l’argile nécessaires à la fabrication des tuilles etdes carreaux, d’un autre cèté, s’élevaient en tas les fagots debruyères et le bois pour chauffer le four, plus loin, sur une aireenceinte par des claies, plusieurs ouvriers concassaient despierres blanches ou manipulaient les terres à brique; en face del’entrée, sous les grands ormes, était la fabrique de tuillesrondes et carrées, grande salle de verdure terminée par les toitsde la sécherie, près de laquelle se voyait le four et sa gueuleprofonde, ses longues pelles, son chemin creux et noir. Il setrouvait, parallèlement à ces constructions, un bâtiment d’aspectassez misérable qui servait d’habitation à la famille et où lesremises, les écuries, les étables, la grange, avaient étépratiquées. Des volailles et des cochons vaguaient dans le grandterrain. La propreté qui régnait dans ces différents établissementset leur bon état de réparation attestaient la vigilance dumaître.

– Le prédécesseur de Vigneau, dit Benassis, était un malheureux,un fainéant qui n’aimait qu’à boire. Jadis ouvrier, il savaitchauffer son four et payer ses façons, voilà tout; il n’avaitd’ailleurs ni activité ni esprit commercial. Si l’on ne venait paschercher ses marchandises, elles restaient là, se détérioraient etse perdaient. Aussi mourait-il de faim. Sa femme, qu’il avaitrendue presque imbécile par ses mauvais traitements, croupissaitdans la misère. Cette paresse, cette incurable stupidité mefaisaient tellement souffrir, et l’aspect de cette fabrique m’étaitsi désagréable, que j’évitais de passer par ici. Heureusement cethomme et sa femme étaient vieux l’un et l’autre. Un beau jour letuilier eut une attaque de paralysie, et je le fis aussitèt placerà l’hospice de Grenoble. Le propriétaire de la tuilerie consentit àla reprendre sans discussion dans l’état où elle se trouvait, et jecherchai de nouveaux locataires qui pussent participer auxaméliorations que je voulais introduire dans toutes les industriesdu canton. Le mari d’une femme de chambre de madame Gravier, pauvreouvrier gagnant fort peu d’argent chez un potier où il travaillait,et qui ne pouvait soutenir sa famille, écouta mes avis. Cet hommeeut assez de courage pour prendre notre tuilerie à bail sans avoirun denier vaillant. Il vint s’y installer, apprit à sa femme, à lavieille mère de sa femme et à la sienne à façonner des tuiles, ilen fit ses ouvriers. Je ne sais pas, foi d’honnête homme! commentils s’arrangèrent. Probablement Vigneau emprunta du bois pourchauffer son four, il alla sans doute chercher ses matériaux lanuit par hottées et les manipula pendant le jour; enfin il déployasecrètement une énergie sans bornes, et les deux vieilles mères enhaillons travaillèrent comme des nègres. Vigneau put ainsi cuirequelques fournées, et passa sa première année en mangeant du painchèrement payé par les sueurs de son ménage; mais il se soutint.Son courage, sa patience, ses qualités le rendirent intéressant àbeaucoup de personnes, et il se fit connaître. Infatigable, ilcourait le matin à Grenoble, y vendait ses tuilles et ses briques;puis il revenait chez lui vers le milieu de la journée, retournaità la ville pendant la nuit; il paraissait se multiplier. Vers lafin de la première année, il prit deux petits gars pour l’aider.Voyant cela, je lui prêtai quelque argent. Eh! bien, monsieur,d’année en année, le sort de cette famille s’améliora. Dès laseconde année, les deux vieilles mères ne façonnèrent plus debriques, ne broyèrent plus de pierres; elles cultivèrent les petitsjardins, firent la soupe, raccommodèrent les habits, filèrentpendant la soirée et allèrent au bois pendant le jour. La jeunefemme, qui sait lire et écrire, tint les comptes. Vigneau eut unpetit cheval pour courir dans les environs, y chercher despratiques; puis, il étudia l’art du briquetier, trouva le moyen defabriquer de beaux carreaux blancs et les vendit au-dessous ducours. La troisième année il eut une charrette et deux chevaux.Quand il monta son premier équipage sa femme devint presqueélégante. Tout s’accorda dans son ménage avec ses gains, ettoujours il y maintint l’ordre, l’économie, la propreté, principesgénérateurs de sa petite fortune. Il put enfin avoir six ouvrierset les paya bien; il eut un charretier et mit tout chez lui sur untrès bon pied; bref, petit à petit, en s’ingéniant, en étendant sestravaux et son commerce, il s’est trouvé dans l’aisance. L’annéedernière, il a acheté la tuilerie; l’année prochaine, il rebâtirasa maison. Maintenant toutes ces bonnes gens sont bien portants etbien vêtus. La femme maigre et pâle, qui d’abord partageait lessoucis et les inquiétudes du maître, est redevenue grasse, fraîcheet jolie. Les deux vieilles mères sont très heureuses et vaquentaux menus détails de la maison et du commerce. Le travail a produitl’argent, et l’argent, en donnant la tranquillité, a rendu lasanté, l’abondance et la joie. Vraiment ce ménage est pour moi lavivante histoire de ma Commune et celle des jeunes Etatscommerçants. Cette tuilerie, que je voyais jadis morne, vide,malpropre, improductive, est maintenant en plein rapport, bienhabitée, animée, riche et approvisionnée. Voici pour une bonnesomme de bois, et tous les matériaux nécessaires aux travaux de lasaison; car vous savez que l’on ne fabrique la tuile que pendant uncertain temps de l’année, entre juin et septembre. Cette activiténe fait-elle pas plaisir? Mon tuilier a coopéré à toutes lesconstructions du bourg. Toujours éveillé, toujours allant etvenant, toujours actif, il est nommé le dévorant par les gens duCanton.

A peine Benassis avait-il achevé ces paroles qu’une jeune femmebien vêtue, ayant un joli bonnet, des bas blancs, un tablier desoie, une robe rose, mise qui rappelait un peu son ancien état defemme de chambre, ouvrit la porte à claire-voie qui menait aujardin, et s’avança aussi vite que pouvait le permettre son état;mais les deux cavaliers allèrent à sa rencontre. Madame Vigneauétait en effet une jolie femme assez grasse, au teint basané, maisde qui la peau devait être blanche. Quoique son front gardâtquelques rides, vestiges de son ancienne misère, elle avait unephysionomie heureuse et avenante.

– Monsieur Benassis, dit-elle d’un accent câlin en le voyants’arrêter, ne me ferez-vous pas l’honneur de vous reposer un momentchez moi?

– Si bien, répondit-il. Passez, capitaine.

– Ces messieurs doivent avoir bien chaud! Voulez-vous un peu delait ou de vin? Monsieur Benassis, goûtez donc au vin que mon maria eu la complaisance de se procurer pour mes couches; vous me direzs’il est bon.

– Vous avez un brave homme pour mari.

– Oui, monsieur, dit-elle avec calme en se retournant, j’ai étébien richement partagée.

– Nous ne prendrons rien, madame Vigneau, je venais voirseulement s’il ne vous était rien arrivé de fâcheux.

– Rien, dit-elle. Vous voyez, j’étais au jardin occupée à binerpour faire quelque chose.

En ce moment, les deux mères arrivèrent pour voir Benassis, etle charretier resta immobile au milieu de la cour dans unedirection qui lui permettait de regarder le médecin.

– Voyons, donnez-moi votre main, dit Benassis à madameVigneau.

Il tâta le pouls de la jeune femme avec une attentionscrupuleuse, en se recueillant et demeurant silencieux. Pendant cetemps, les trois femmes examinaient le commandant avec cettecuriosité naïve que les gens de la campagne n’ont aucune honte àexprimer.

– Au mieux, s’écria gaiement le médecin.

– Accouchera-t-elle bientèt? s’écrièrent les deux mères.

– Mais, cette semaine sans doute. Vigneau est en route?demanda-t-il après une pause.

– Oui, monsieur, répondit la jeune femme, il se hâte de faireses affaires pour pouvoir rester au logis pendant mes couches, lecher homme!

– Allons, mes enfants, prospérez! Continuez à faire fortune et àfaire le monde. Genestas était plein d’admiration pour la propretéqui régnait dans l’intérieur de cette maison presque ruinée. Envoyant l’étonnement de l’officier, Benassis lui dit:

– Il n’y a que madame Vigneau pour savoir approprier ainsi unménage! Je voudrais que plusieurs gens du bourg vinssent prendredes leçons ici.

La femme du tuilier détourna la tête en rougissant; mais lesdeux mères laissèrent éclater sur leurs physionomies tout leplaisir que leur causaient les éloges du médecin, et toutes troisl’accompagnèrent jusqu’à l’endroit où étaient les chevaux.

– Eh! bien, dit Benassis en s’adressant aux deux vieilles, vousvoilà bien heureuses! Ne vouliez-vous pas être grands-mères?

– Ah! ne m’en parlez pas, dit la jeune femme, ils me fontenrager. Mes deux mères veulent un garçon, mon mari désire unepetite fille, je crois qu’il me sera bien difficile de lescontenter tous.

– Mais vous, que voulez-vous? dit en riant Benassis.

– Ah! moi, monsieur, je veux un enfant.

– Voyez, elle est déjà mère, dit le médecin à l’officier enprenant son cheval par la bride.

– Adieu, monsieur Benassis, dit la jeune femme. Mon mari serabien désolé de ne pas avoir été ici, quand il saura que vous y êtesvenu.

– Il n’a pas oublié de m’envoyer mon millier de tuiles à laGrange-aux-Belles?

– Vous savez bien qu’il laisserait toutes les commandes duCanton pour vous servir. Allez, son plus grand regret est deprendre votre argent; mais je lui dit que vos écus portent bonheur,et c’est vrai.

– Au revoir, dit Benassis.

Les trois femmes, le charretier et les deux ouvriers sortis desateliers pour voir le médecin restèrent groupés autour del’échalier qui servait de porte à la tuilerie, afin de jouir de saprésence jusqu’au dernier moment, ainsi que chacun le fait pour lespersonnes chères. Les inspirations du cœur ne doivent-elles pasêtre partout uniformes? aussi les douces coutumes de l’amitiésont-elles naturellement suivies en tout pays.

Après avoir examiné la situation du soleil, Benassis dit à soncompagnon:

– Nous avons encore deux heures de jour, et si vous n’êtes pastrop affamé, nous irons voir une charmante créature à qui je donnepresque toujours le temps qui me reste entre l’heure de mon dîneret celle où mes visites sont terminées. On la nomme ma bonne amiedans le Canton; mais ne croyez pas que ce surnom, en usage ici pourdésigner une future épouse, puisse couvrir ou autoriser la moindremédisance. Quoique mes soins pour cette pauvre enfant la rendentl’objet d’une jalousie assez concevable, l’opinion que chacun aprise de mon caractère interdit tout méchant propos. Si personne nes’explique la fantaisie à laquelle je parais céder en faisant à laFosseuse une rente pour qu’elle vive sans être obligée detravailler, tout le monde croit à sa vertu; tout le monde sait quesi mon affection dépassait une fois les bornes d’une amicaleprotection, je n’hésiterais pas un instant à l’épouser. Mais,ajouta le médecin en s’efforçant de sourire, il n’existe de femmepour moi ni dans ce Canton ni ailleurs. Un homme très expansif, moncher monsieur, éprouve un invincible besoin de s’attacherparticulièrement à une chose ou à un être entre tous les êtres etles choses dont il est entouré, surtout quand pour lui la vie estdéserte. Aussi croyez-moi, monsieur, jugez toujours favorablementun homme qui aime son chien ou son cheval! Parmi le troupeausouffrant que le hasard m’a confié, cette pauvre petite malade estpour moi ce qu’est dans mon pays de soleil, dans le Languedoc, labrebis chérie à laquelle les bergères mettent des rubans fanés, àqui elles parlent, qu’elles laissent pâturer le long des blés, etde qui jamais le chien ne hâte la marche indolente. En disant cesparoles Benassis restait debout, tenant les crins de son cheval,prêt à le monter, mais ne le montant pas, comme si le sentimentdont il était agité ne pouvait s’accorder avec de brusquesmouvements.

– Allons, s’écria-t-il, venez la voir! Vous mener chez elle,n’est-ce pas vous dire que je la traite comme une sœur?

Quand les deux cavaliers furent à cheval, Genestas dit aumédecin:

– Serais-je indiscret en vous demandant quelques renseignementssur votre Fosseuse? Parmi toutes les existences que vous m’avezfait connaître, elle ne doit pas être la moins curieuse.

– Monsieur, répondit Benassis en arrêtant son cheval, peut-êtrene partagerez-vous pas tout l’intérêt que m’inspire la Fosseuse. Sadestinée ressemble à la mienne: notre vocation a été trompée; lesentiment que je lui porte et les émotions que j’éprouve en lavoyant viennent de la parité de nos situations. Une fois entré dansla carrière des armes, vous avez suivi votre penchant, ou vous avezpris goût à ce métier; sans quoi vous ne seriez pas resté jusqu’àvotre âge sous le pesant harnais de la discipline militaire; vousne devez donc comprendre ni les malheurs d’une âme dont les désirsrenaissent toujours et sont toujours trahis, ni les chagrinsconstants d’une créature forcée de vivre ailleurs que dans sasphère. De telles souffrances restent un secret entre ces créatureset Dieu qui leur envoie ces afflictions, car elles seulesconnaissent la force des impressions que leur causent lesévénements de la vie. Cependant vous-même, témoin blasé de tantd’infortunes produites par le cours d’une longue guerre,n’avez-vous pas surpris dans votre cœur quelque tristesse enrencontrant un arbre dont les feuilles étaient jaunes au milieu duprintemps, un arbre languissant et mourant faute d’avoir été plantédans le terrain où se trouvaient les principes nécessaires à sonentier développement? Dès l’âge de vingt ans, la passive mélancolied’une plante rabougrie me faisait mal à voir; aujourd’hui, jedétourne toujours la tête à cet aspect. Ma douleur d’enfant étaitle vague pressentiment de mes douleurs d’homme, une sorte desympathie entre mon présent et un avenir que j’apercevaisinstinctivement dans cette vie végétale courbée avant le temps versle terme où vont les arbres et les hommes.

– Je pensais en vous voyant si bon que vous aviez souffert!

– Vous le voyez, monsieur, reprit le médecin sans répondre à cemot de Genestas, parler de la Fosseuse, c’est parler de moi. LaFosseuse est une plante dépaysée, mais une plante humaine,incessamment dévorée par des pensées tristes ou profondes qui semultiplient les unes par les autres. Cette pauvre fille esttoujours souffrante. Chez elle, l’âme tue le corps. Pouvais-je voiravec froideur une faible créature en proie au malheur le plus grandet le moins apprécié qu’il y ait dans notre monde égoïste, quandmoi, homme et fort contre les souffrances, je suis tenté de merefuser tous les soirs à porter le fardeau d’un semblable malheur?Peut-être m’y refuserais-je même, sans une pensée religieuse quiémousse mes chagrins et répand dans mon cœur de douces illusions.Nous ne serions pas tous les enfants d’un même Dieu, la Fosseuseserait encore ma sœur en souffrance.

Benassis pressa les flancs de son cheval, et entraîna lecommandant Genestas comme s’il eût craint de continuer sur ce tonla conversation commencée.

– Monsieur, reprit-il lorsque les chevaux trottèrent decompagnie, la nature a pour ainsi dire créé cette pauvre fille pourla douleur, comme elle a créé d’autres femmes pour le plaisir. Envoyant de telles prédestinations, il est impossible de ne pascroire à une autre vie. Tout agit sur la Fosseuse: si le temps estgris et sombre, elle est triste et pleure avec le ciel; cetteexpression lui appartient. Elle chante avec les oiseaux, se calmeet se rassérène avec les cieux, enfin elle devient belle dans unbeau jour, un parfum délicat est pour elle un plaisir presqueinépuisable; je l’ai vue jouissant pendant toute une journée del’odeur exhalée par des résédas après une de ces matinéespluvieuses qui développent l’âme des fleurs et donnent au jour jene sais quoi de frais et de brillant, elle s’était épanouie avec lanature, avec toutes les plantes. Si l’atmosphère est lourde,électrisante, la Fosseuse a des vapeurs que rien ne peut calmer,elle se couche et se plaint de mille maux différents sans savoir cequ’elle a; si je la questionne, elle me répond que ses oss’amollissent, que sa chair se fond en eau. Pendant ces heuresinanimées, elle ne sent la vie que par la souffrance; son cœur esten dehors d’elle, pour vous dire encore un de ses mots. Quelquefoisj’ai surpris la pauvre fille pleurant à l’aspect de certainstableaux qui se dessinent dans nos montagnes au coucher du soleil,quand de nombreux et magnifiques nuages se rassemblent au-dessus denos cimes d’or: « Pourquoi pleurez-vous, ma petite? luidisais-je.

– Je ne sais pas, monsieur, me répondait-elle, je suis là commeune hébétée à regarder là-haut, et j’ignore où je suis, à force devoir. – Mais que voyez donc? – Monsieur, je ne puis vous le dire.Vous auriez beau la questionner alors pendant toute la soirée, vousn’en obtiendriez pas une seule parole; mais elle vous lancerait desregards pleins de pensées, ou resterait les yeux humides, à demisilencieuse, visiblement recueillie. Son recueillement est siprofond qu’il se communique; du moins elle agit alors sur moi commeun nuage trop chargé d’électricité. Un jour je l’ai pressée dequestions, je voulais à toute force la faire causer et je lui disquelques mots un peu trop vifs; eh! bien, monsieur, elle s’est miseà fondre en larmes. En d’autres moments, la Fosseuse est gaie,avenante, rieuse, agissante, spirituelle; elle cause avec plaisir,exprime des idées neuves, originales. Incapable d’ailleurs de selivrer à aucune espèce de travail suivi: quand elle allait auxchamps elle demeurait pendant des heures entières occupée àregarder une fleur, à voir couler l’eau, à examiner lespittoresques merveilles qui se trouvent sous les ruisseaux clairset tranquilles, ces jolies mosaïques composées de cailloux, deterre, de sable, de plantes aquatiques, de mousse, de sédimentsbruns dont les couleurs sont si douces, dont les tons offrent de sicurieux contrastes. Lorsque je suis venu dans ce pays, la pauvrefille mourait de faim; humiliée d’accepter le pain d’autrui, ellen’avait recours à la charité publique qu’au moment où elle y étaitcontrainte par une extrême souffrance. Souvent sa honte lui donnaitde l’énergie, pendant quelques jours elle travaillait à la terre;mais bientèt épuisée, une maladie la forçait d’abandonner sonouvrage commencé. A peine rétablie, elle entrait dans quelque fermeaux environs en demandant à y prendre soin des bestiaux; mais aprèss’y être acquittée de ses fonctions avec intelligence, elle ensortait sans dire pourquoi. Son labeur journalier était sans douteun joug trop pesant pour elle, qui est toute indépendance et toutcaprice. Elle se mettait alors à chercher des truffes ou deschampignons, et les allait vendre à Grenoble. En ville, tentée pardes babioles, elle oubliait sa misère en se trouvant riche dequelques menues pièces de monnaie, et s’achetait des rubans, descolifichets, sans penser à son pain du lendemain. Puis si quelquefille du bourg désirait sa croix de cuivre, son cœur à la Jeannetteou son cordon de velours, elle les lui donnait, heureuse de luifaire plaisir, car elle vit par le cœur. Aussi la Fosseuseétait-elle tour à tour aimée, plainte, méprisée. La pauvre fillesouffrait de tout, de sa paresse, de sa bonté, de sa coquetterie,car elle est coquette, friande, curieuse: enfin elle est femme,elle se laisse aller à ses impressions et à ses goûts avec unenaïveté d’enfant: racontez-lui quelque belle action, elletressaille et rougit, son sein palpite, elle pleure de joie, sivous lui dites une histoire de voleurs, elle pâlira d’effroi. C’estla nature la plus vraie, le cœur le plus franc et la probité laplus délicate qui se puissent rencontrer; si vous lui confiez centpièces d’or, elle vous les enterrera dans un coin et continuera demendier son pain.

La voix de Benassis s’altéra quand il dit ces paroles.

– J’ai voulu l’éprouver, monsieur, reprit-il, et je m’en suisrepenti. Une épreuve, n’est-ce pas de l’espionnage, de la défiancetout au moins?

Ici le médecin s’arrêta comme s’il faisait une réflexionsecrète, et ne remarqua point l’embarras dans lequel ses parolesavaient mis son compagnon, qui, pour ne pas laisser voir saconfusion, s’occupait à démêler les rênes de son cheval. Benassisreprit bientèt la parole.

– Je voudrais marier ma Fosseuse, je donnerais volontiers une demes fermes à quelque brave garçon qui la rendrait heureuse, et ellele serait. Oui, la pauvre fille aimerait ses enfants à en perdre latête, et tous les sentiments qui surabondent chez elles’épancheraient dans celui qui les comprend tous pour la femme,dans la maternité; mais aucun homme n’a su lui plaire. Elle estcependant d’une sensibilité dangereuse pour elle; elle le sait, etm’a fait l’aveu de sa prédisposition nerveuse quand elle a vu queje m’en apercevais. Elle est du petit nombre de femmes surlesquelles le moindre contact produit un frémissement dangereux;aussi faut-il lui savoir gré de sa sagesse, de sa fierté de femme.Elle est fauve comme une hirondelle. Ah! quelle riche nature,monsieur! Elle était faite pour être une femme opulente, aimée;elle eût été bienfaisante et constante. A vingt-deux ans, elles’affaisse déjà sous le poids de son âme, et dépérit victime de sesfibres trop vibrantes, de son organisation trop forte ou tropdélicate. Une vive passion trahie la rendrait folle, ma pauvreFosseuse. Après avoir étudié son tempérament, après avoir reconnula réalité de ses longues attaques de nerfs et de ses aspirationsélectriques, après l’avoir trouvée en harmonie flagrante avec lesvicissitudes de l’atmosphère, avec les variations de la lune, faitque j’ai soigneusement vérifié, j’en pris soin, monsieur, commed’une créature en dehors des autres, et de qui la maladiveexistence ne pouvait être comprise que par moi. C’est, comme jevous l’ai dit, la brebis aux rubans. Mais vous allez la voir, voicisa maisonnette.

En ce moment, ils étaient arrivés au tiers environ de lamontagne par des rampes bordées de buissons, qu’ils gravissaient aupas. En atteignant au tournant d’une de ces rampes, Genestasaperçut la maison de la Fosseuse. Cette habitation était située surune des principales bosses de la montagne. Là, une jolie pelouse enpente d’environ trois arpents, plantée d’arbres et d’oùjaillissaient plusieurs cascades, était entourée d’un petit murassez haut pour servir de clèture, pas assez pour dérober la vue dupays. La maison, bâtie en briques et couverte d’un toit plat quidébordait de quelques pieds, faisait dans le paysage un effetcharmant à voir. Elle était composée d’un rez-de-chaussée et d’unpremier étage à porte et contrevents peints en vert. Exposée aumidi, elle n’avait ni assez de largeur ni assez de profondeur pouravoir d’autres ouvertures que celles de la façade, dont l’élégancerustique consistait en une excessive propreté. Suivant la modeallemande, la saillie des auvents était doublée de planches peintesen blanc. Quelques acacias en fleur et d’autres arbresodoriférants, des épines roses, des plantes grimpantes, un grosnoyer que l’on avait respecté, puis quelques saules pleureursplantés dans les ruisseaux s’élevaient autour de cette maison.Derrière se trouvait un gros massif de hêtres et de sapins, largefond noir sur lequel cette jolie bâtisse se détachait vivement. Ence moment du jour l’air était embaumé par les différentes senteursde la montagne et du jardin de la Fosseuse. Le ciel, pur ettranquille, était nuageux à l’horizon. Dans le lointain, les cimescommençaient à prendre les teintes de rose vif que leur donnesouvent le coucher du soleil. A cette hauteur la vallée se voyaittout entière, depuis Grenoble jusqu’à l’enceinte circulaire desrochers, au bas desquels est le petit lac que Genestas avaittraversé la veille. Au-dessus de la maison et à une assez grandedistance, apparaissait la ligne de peupliers qui indiquait le grandchemin du bourg à Grenoble. Enfin le bourg, obliquement traversépar les lueurs du soleil, étincelait comme un diamant enréfléchissant par toutes ses vitres de rouges lumières quisemblaient ruisseler. A cet aspect, Genestas arrêta son cheval,montra les fabriques de la vallée, le nouveau bourg, et la maisonde la Fosseuse:

– Après la victoire de Wagram et le retour de Napoléon auxTuileries en 1815, dit-il en soupirant, voilà ce qui m’a donné leplus d’émotions. Je vous dois ce plaisir, monsieur, car vous m’avezappris à connaître les beautés qu’un homme peut trouver à la vued’un pays.

– Oui, dit le médecin en souriant, il vaut mieux bâtir desvilles que de les prendre.

– Oh! monsieur, la prise de Moscou et la reddition de Mantoue!Mais vous ne savez donc pas ce que c’est! N’est-ce pas notre gloireà tous? Vous êtes un brave homme, mais Napoléon aussi était un bonhomme; sans l’Angleterre, vous vous seriez entendus tous deux, etil ne serait pas tombé, notre empereur; je peux bien avouer que jel’aime maintenant, il est mort. Et, dit l’officier en regardantautour de lui, il n’y a pas d’espions ici. Quel souverain! Ildevinait tout le monde! il vous aurait placé dans son Conseild’Etat, parce qu’il était administrateur, et grand administrateur,jusqu’à savoir ce qu’il y avait de cartouches dans les gibernesaprès une affaire. Pauvre homme! Pendant que vous me parliez devotre Fosseuse, je pensais qu’il était mort à Sainte-Hélène, lui.Hein! était-ce le climat et l’habitation qui pouvaient satisfaireun homme habitué à vivre les pieds dans les étriers et le derrièresur un trène? On dit qu’il y jardinait. Diantre! il n’était pasfait pour planter des choux! Maintenant il nous faut servir lesBourbons, et loyalement, monsieur, car, après tout, la France estla France, comme vous le disiez hier.

En prononçant ces derniers mots, Genestas descendit de cheval,et imita machinalement Benassis qui attachait le sien par la brideà un arbre.

– Est-ce qu’elle n’y serait pas? dit le médecin en ne voyantpoint la Fosseuse sur le seuil de la porte.

Ils entrèrent, et ne trouvèrent personne dans la salle durez-de-chaussée.

– Elle aura entendu le pas de deux chevaux, dit Benassis ensouriant, et sera montée pour mettre un bonnet, une ceinture,quelque chiffon.

Il laissa Genestas seul et monta pour aller chercher laFosseuse. Le commandant examina la salle. Le mur était tendu d’unpapier à fond gris parsemé de roses, et le plancher couvert d’unenatte de paille en guise de tapis. Les chaises, le fauteuil et latable étaient en bois encore revêtu de son écorce. Des espèces dejardinières faites avec des cerceaux et de l’osier, garnies defleurs et de mousse, ornaient cette chambre aux fenêtres delaquelle étaient drapés des rideaux de percale blancs à frangesrouges. Sur la cheminée une glace, un vase en porcelaine unie entredeux lampes; près du fauteuil, un tabouret de sapin; puis sur latable, de la toile taillée, quelques goussets appareillés, deschemises commencées, enfin tout l’attirail d’une lingère, sonpanier, ses ciseaux, du fil et des aiguilles. Tout cela étaitpropre et frais comme une coquille jetée par la mer en un coin degrève. De l’autre cèté du corridor, au bout duquel était unescalier, Genestas aperçut une cuisine. Le premier étage comme lerez-de-chaussée ne devait être composé que de deux pièces.

– N’ayez donc pas peur, disait Benassis à la Fosseuse. Allons,venez?…

En entendant ces paroles, Genestas rentra promptement dans lasalle. Une jeune fille mince et bien faite, vêtue d’une robe àguimpe de percaline rose à mille raies, se montra bientèt, rouge depudeur et de timidité. Sa figure n’était remarquable que par uncertain aplatissement dans les traits, qui la faisait ressembler àces figures cosaques et russes que les désastres de 1814 ontrendues si malheureusement populaires en France. La Fosseuse avaiten effet, comme les gens du Nord, le nez relevé du bout et trèsrentré; sa bouche était grande, son menton petit, ses mains et sesbras étaient rouges, ses pieds larges et forts comme ceux despaysannes. Quoiqu’elle éprouvât l’action du hâle, du soleil et dugrand air, son teint était pâle comme l’est une herbe flétrie, maiscette couleur rendait sa physionomie intéressante dès le premieraspect; puis elle avait dans ses yeux bleus une expression sidouce, dans ses mouvements tant de grâce, dans sa voix tant d’âme,que, malgré le désaccord apparent de ses traits avec les qualitésque Benassis avait vantées au commandant, celui-ci reconnut lacréature capricieuse et maladive en proie aux souffrances d’unenature contrariée dans ses développements. Après avoir vivementattisé un feu de mottes et de branches sèches, la Fosseuse s’assitdans un fauteuil en reprenant une chemise commencée, et resta sousles yeux de l’officier, honteuse à demi, n’osant lever les yeux,calme en apparence, mais les mouvements précipités de son corsage,dont la beauté frappa Genestas, décelaient sa peur.

– Hé! bien, ma pauvre enfant, êtes-vous bien avancée? lui ditBenassis en maniant les morceaux de toile destinés à faire deschemises.

La Fosseuse regarda le médecin d’un air timide et suppliant:

– Ne me grondez pas, monsieur, répondit-elle, je n’y ai rienfait aujourd’hui, quoiqu’elles me soient commandées par vous etpour des gens qui en ont grand besoin, mais le temps a été si beau!je me suis promenée, je vous ai ramassé des champignons et destruffes blanches que j’ai portés à Jacquotte; elle a été biencontente, car vous avez du monde à dîner. J’ai été toute heureused’avoir deviné cela. Quelque chose me disait d’aller en chercher.Et elle se remit à tirer l’aiguille.

– Vous avez là, mademoiselle, une bien jolie maison, lui ditGenestas.

– Elle n’est point à moi, monsieur, répondit-elle en regardantl’étranger avec des yeux qui semblaient rougir, elle appartient àmonsieur Benassis. Et elle reporta doucement ses regards sur lemédecin.

– Vous savez bien, mon enfant, dit-il en lui prenant la main,qu’on ne vous en chassera jamais.

La Fosseuse se leva par un mouvement brusque et sortit.

– Hé! bien, dit le médecin à l’officier, comment latrouvez-vous?

– Mais, répondit Genestas, elle m’a singulièrement ému. Ah! vouslui avez bien gentiment arrangé son nid!

– Bah! du papier à quinze ou vingt sous, mais bien choisi, voilàtout. Les meubles ne sont pas grand-chose, ils ont été fabriquéspar mon vannier qui a voulu me témoigner sa reconnaissance. LaFosseuse a fait elle-même les rideaux avec quelques aunes decalicot. Son habitation, son mobilier si simple vous semblent jolisparce que vous les trouvez sur le penchant d’une montagne, dans unpays perdu où vous ne vous attendiez pas à rencontrer quelque chosede propre; mais le secret de cette élégance est dans une sorted’harmonie entre la maison et la nature qui a réuni là desruisseaux, quelques arbres bien groupés, et jeté sur cette pelouseses plus belles herbes, ses fraisiers parfumés, ses joliesviolettes.

– Hé! bien, qu’avez-vous? dit Benassis à la Fosseuse quirevenait.

– Rien, rien, répondit-elle, j’ai cru qu’une de mes poulesn’était pas rentrée.

Elle mentait; mais le médecin fut seul à s’en apercevoir, et illui dit à l’oreille:

– Vous avez pleuré.

– Pourquoi me dites-vous de ces choses-là devant quelqu’un? luirépondit-elle.

– Mademoiselle, lui dit Genestas, vous avez grand tort de resterici toute seule; dans une cage aussi charmante que l’est celle-ci,il vous faudrait un mari.

– Cela est vrai, dit-elle, mais que voulez-vous, monsieur? jesuis pauvre et je suis difficile. Je ne me sens pas d’humeur àaller porter la soupe aux champs ou à mener une charrette, à sentirla misère de ceux que j’aimerais sans pouvoir la faire cesser, àtenir des enfants sur mes bras toute la journée, et à rapetasserles haillons d’un homme. Monsieur le curé me dit que ces penséessont peu chrétiennes, je le sais bien, mais qu’y faire? En certainsjours, j’aime mieux manger un morceau de pain sec que dem’accommoder quelque chose pour mon dîner. Pourquoi voulez-vous quej’assomme un homme de mes défauts? il se tuerait peut-être poursatisfaire mes fantaisies, et ce ne serait pas juste. Bah! l’on m’ajeté quelque mauvais sort, et je dois le supporter toute seule.

– D’ailleurs elle est née fainéante, ma pauvre Fosseuse, ditBenassis, et il faut la prendre comme elle est. Mais ce qu’ellevous dit là signifie qu’elle n’a encore aimé personne, ajouta-t-ilen riant.

Puis il se leva et sortit pendant un moment sur la pelouse.

– Vous devez bien aimer monsieur Benassis, lui demandaGenestas.

– Oh! oui, monsieur! et comme moi bien des gens dans le Cantonse sentent l’envie de se mettre en pièces pour lui. Mais lui quiguérit les autres, il y a quelque chose que rien ne peut guérir.Vous êtes son ami? vous savez peut-être ce qu’il a? qui donc a pufaire du chagrin à un homme comme lui, qui est la vraie image dubon Dieu sur terre? J’en connais plusieurs ici qui croient queleurs blés poussent mieux quand il a passé le matin le long de leurchamp.

– Et vous, que croyez-vous?

– Moi, monsieur, quand je l’ai vu… Elle parut hésiter, puis elleajouta: je suis heureuse pour toute la journée. Elle baissa latête, et tira son aiguille avec une prestesse singulière.

– Hé! bien, le capitaine vous a-t-il conté quelque chose surNapoléon? dit le médecin en rentrant.

– Monsieur a vu l’Empereur? s’écria la Fosseuse en contemplantla figure de l’officier avec une curiosité passionnée.

– Parbleu! dit Genestas, plus de mille fois.

– Ah! que je voudrais savoir quelque chose de militaire.

– Demain nous viendrons peut-être prendre une tasse de café aulait chez vous. Et l’on te contera quelque chose de militaire, monenfant, dit Benassis en la prenant par le cou et la baisant aufront. C’est ma fille, voyez-vous? ajouta-t-il en se tournant versle commandant, lorsque je ne l’ai pas baisée au front, il me manquequelque chose dans la journée. La Fosseuse serra la main deBenassis, et lui dit à voix basse: « Oh! vous êtes bien bon! » Ils laquittèrent; mais elle les suivit pour les voir monter à cheval.Quand Genestas fut en selle: « Qu’est-ce donc que ce monsieur-là? »souffla-t-elle à l’oreille de Benassis.

– Ha! Ha! répondit le médecin en mettant le pied à l’étrier,peut-être un mari pour toi.

Elle resta debout occupée à les voir descendant la rampe, etlorsqu’ils passèrent au bout du jardin, ils l’aperçurent déjàperchée sur un monceau de pierres pour les voir encore et leurfaire un dernier signe de tête.

– Monsieur, cette fille a quelque chose d’extraordinaire, ditGenestas au médecin quand ils furent loin de la maison.

– N’est-ce pas? répondit-il. Je me suis vingt fois dit qu’elleferait une charmante femme; mais je ne saurais l’aimer autrementque comme on aime sa sœur ou sa fille, mon cœur est mort.

– A-t-elle des parents? demanda Genestas. Que faisaient son pèreet sa mère?

– Oh! c’est toute une histoire, reprit Benassis. Elle n’a plusni père, ni mère, ni parents. Il n’est pas jusqu’à son nom qui nem’ait intéressé. La Fosseuse est née dans le bourg. Son père,journalier de Saint-Laurent-du-Pont, se nommait le Fosseur,abréviation sans doute de fossoyeur, car depuis un temps immémorialla charge d’enterrer les morts était restée dans sa famille. Il y adans ce nom toutes les mélancolies du cimetière. En vertu d’unecoutume romaine encore en usage ici comme dans quelques autres paysde la France, et qui consiste à donner aux femmes le nom de leursmaris, en y ajoutant une terminaison féminine, cette fille a étéappelée la Fosseuse, du nom de son père. Ce journalier avait épousépar amour la femme de chambre de je ne sais quelle comtesse, dontla terre se trouve à quelques lieues du bourg. Ici, comme danstoutes les campagnes, la passion entre pour peu de chose dans lesmariages. En général, les paysans veulent une femme pour avoir desenfants, pour avoir une ménagère qui leur fasse de bonne soupe etleur apporte à manger aux champs, qui leur file des chemises etraccommode leurs habits. Depuis longtemps pareille aventure n’étaitarrivée dans ce pays, où souvent un jeune homme quitte sa promisepour une jeune fille plus riche qu’elle de trois ou quatre arpentsde terre. Le sort du Fosseur et de sa femme n’a pas été assezheureux pour déshabituer nos Dauphinois de leurs calculsintéressés. La Fosseuse, qui était une belle personne, est morte enaccouchant de sa fille. Le mari prit tant de chagrin de cetteperte, qu’il en est mort dans l’année, ne laissant rien au monde àson enfant qu’une vie chancelante et naturellement fort précaire.La petite fut charitablement recueillie par une voisine qui l’élevajusqu’à l’âge de neuf ans. La nourriture de la Fosseuse devenantune charge trop lourde pour cette bonne femme, elle envoya sapupille mendier son pain dans la saison où il passe des voyageurssur les routes. Un jour l’orpheline étant allée demander du pain auchâteau de la comtesse, y fut gardée en mémoire de sa mère. Elevéealors pour servir un jour de femme de chambre à la fille de lamaison, qui se maria cinq ans après, la pauvre petite a été pendantce temps la victime de tous les caprices des gens riches, lesquelspour la plupart n’ont rien de constant ni de suivi dans leurgénérosité: bienfaisants par accès ou par boutades, tantètprotecteurs, tantèt amis, tantèt maîtres, ils faussent encore lasituation déjà fausse des enfants malheureux auxquels ilss’intéressent, et ils en jouent le cœur, la vie ou l’avenir avecinsouciance, en les regardant comme peu de chose. La Fosseusedevint d’abord presque la compagne de la jeune héritière: on luiapprit alors à lire, à écrire, et sa future maîtresse s’amusaquelquefois à lui donner des leçons de musique. Tour à tourdemoiselle de compagnie et femme de chambre, on fit d’elle un êtreincomplet. Elle prit là le goût du luxe, de la parure, et contractades manières en désaccord avec sa situation réelle. Depuis, lemalheur a bien rudement réformé son âme, mais il n’a pu en effacerle vague sentiment d’une destinée supérieure. Enfin un jour, jourbien funeste pour cette pauvre fille, la jeune comtesse, alorsmariée, surprit la Fosseuse, qui n’était plus que sa femme dechambre, parée d’une de ses robes de bal et dansant devant uneglace. L’orpheline, alors âgée de seize ans, fut renvoyée sanspitié; son indolence la fit retomber dans la misère, errer sur lesroutes, mendier, travailler, comme je vous l’ai dit. Souvent ellepensait à se jeter à l’eau, quelquefois aussi à se donner aupremier venu, la plupart du temps elle se couchait au soleil lelong du mur, sombre, pensive, la tête dans l’herbe; les voyageurslui jetaient alors quelques sous, précisément parce qu’elle ne leurdemandait rien. Elle est restée pendant un an à l’hèpital d’Annecyaprès une moisson laborieuse, à laquelle elle n’avait travaillé quedans l’espoir de mourir. Il faut lui entendre raconter à elle-mêmeses sentiments et ses idées durant cette période de sa vie, elleest souvent bien curieuse dans ses naïves confidences. Enfin elleest revenue au bourg vers l’époque où je résolus de m’y fixer. Jevoulais connaître le moral de mes administrés, j’étudiai donc soncaractère, qui me frappa; puis, après avoir observé sesimperfections organiques, je résolus de prendre soin d’elle.Peut-être avec le temps finira-t-elle par s’accoutumer au travailde la couture, mais en tout cas j’ai assuré son sort.

– Elle est bien seule là, dit Genestas.

– Non, une de mes bergères vient coucher chez elle, répondit lemédecin. Vous n’avez pas aperçu les bâtiments de ma ferme qui sontau-dessus de la maison, ils sont cachés par les sapins. Oh! elleest en sûreté. D’ailleurs il n’y a point de mauvais sujets dansnotre vallée; si par hasard il s’en rencontre, je les envoie àl’armée, où ils font d’excellents soldats.

– Pauvre fille! dit Genestas.

– Ah! les gens du canton ne la plaignent point, reprit Benassis,ils la trouvent au contraire bien heureuse, mais il existe cettedifférence entre elle et les autres femmes, qu’à celles-ci Dieu adonné la force, à elle la faiblesse, et ils ne voient pas cela.

Au moment où les deux cavaliers débouchèrent sur la route deGrenoble, Benassis, qui prévoyait l’effet de ce nouveau coup d’oeilsur Genestas, s’arrêta d’un air satisfait pour jouir de sasurprise. Deux pans de verdure hauts de soixante pieds meublaient àperte de vue un large chemin bombé comme une allée de jardin, etcomposaient un monument naturel qu’un homme pouvait s’enorgueillird’avoir créé. Les arbres, non taillés, formaient tous l’immensepalme verte qui rend le peuplier d’Italie un des plus magnifiquesvégétaux. Un cèté du chemin atteint déjà par l’ombre représentaitune vaste muraille de feuilles noires, tandis que fortement éclairépar le soleil couchant qui donnait aux jeunes pousses des teintesd’or, l’autre offrait le contraste des jeux et des reflets queproduisaient la lumière et la brise sur son mouvant rideau.

– Vous devez être bien heureux ici, s’écria Genestas. Tout y estplaisir pour vous.

– Monsieur, dit le médecin, l’amour pour la nature est le seulqui ne trompe pas les espérances humaines. Ici point de déceptions.Voilà des peupliers de dix ans. En avez-vous jamais vu d’aussi bienvenus que les miens?

– Dieu est grand! dit le militaire en s’arrêtant au milieu de cechemin dont il n’apercevait ni la fin ni le commencement.

– Vous me faites du bien, s’écria Benassis. J’ai du plaisir àvous entendre répéter ce que je dis souvent au milieu de cetteavenue. Il se trouve, certes, ici quelque chose de religieux. Nousy sommes comme deux points, et le sentiment de notre petitesse nousramène toujours devant Dieu.

Ils allèrent alors lentement et en silence, écoutant le pas deleurs chevaux qui résonnait dans cette galerie de verdure, commes’ils eussent été sous les voûtes d’une cathédrale.

– Combien d’émotions dont ne se doutent pas les gens de laville! dit le médecin. Sentez-vous les parfums exhalés par lapropolis des peupliers et par les sueurs du mélèze? Quellesdélices!

– Ecoutez, s’écria Genestas, arrêtons-nous.

Ils entendirent alors un chant dans le lointain.

– Est-ce une femme ou un homme, est-ce un oiseau? demanda toutbas le commandant. Est-ce la voix de ce grand paysage?

– Il y a de tout cela, répondit le médecin en descendant de soncheval et en l’attachant à une branche de peuplier.

Puis il fit signe à l’officier de l’imiter et de le suivre. Ilsallèrent à pas lents le long d’un sentier bordé de deux haiesd’épine blanche en fleur qui répandaient de pénétrantes odeurs dansl’humide atmosphère du soir. Les rayons du soleil entraient dans lesentier avec une sorte d’impétuosité que l’ombre projetée par lelong rideau de peupliers rendait encore plus sensible, et cesvigoureux jets de lumière enveloppaient de leurs teintes rouges unechaumière située au bout de ce chemin sablonneux. Une poussièred’or semblait être jetée sur son toit de chaume, ordinairement bruncomme la coque d’une châtaigne, et dont les crêtes délabréesétaient verdies par des joubarbes et de la mousse. La chaumière sevoyait à peine dans ce brouillard de lumière; mais les vieux murs,la porte, tout y avait un éclat fugitif, tout en était fortuitementbeau, comme l’est par moments une figure humaine, sous l’empire dequelque passion qui l’échauffe et la colore. Il se rencontre dansla vie en plein air de ces suavités champêtres et passagères quinous arrachent le souhait de l’apètre disant à Jésus-Christ sur lamontagne: « Dressons une tente et restons ici. »Ce paysage semblaitavoir en ce moment une voix pure et douce autant qu’il était pur etdoux, mais une voix triste comme la lueur près de finir àl’occident; vague image de la mort, avertissement divinement donnédans le ciel par le soleil, comme le donnent sur la terre lesfleurs et les jolis insectes éphémères. A cette heure, les tons dusoleil sont empreints de mélancolie, et ce chant étaitmélancolique; chant populaire d’ailleurs, chant d’amour et deregret, qui jadis a servi la haine nationale de la France contrel’Angleterre, mais auquel Beaumarchais a rendu sa vraie poésie, enle traduisant sur la scène française et le mettant dans la bouched’un page qui ouvre son cœur à sa marraine. Cet air était modulésans paroles sur un ton plaintif par une voix qui vibrait dansl’âme et l’attendrissait.

– C’est le chant du cygne, dit Benassis. Dans l’espace d’unsiècle, cette voix ne retentit pas deux fois aux oreilles deshommes. Hâtons-nous, il faut l’empêcher de chanter! Cet enfant setue, il y aurait de la cruauté à l’écouter encore. – Tais-toi donc,Jacques! Allons, tais-toi! cria le médecin.

La musique cessa. Genestas demeura debout, immobile etstupéfait. Un nuage couvrait le soleil, le paysage et la voixs’étaient tus ensemble. L’ombre, le froid, le silence remplaçaientles douces splendeurs de la lumière, les chaudes émanations del’atmosphère et les chants de l’enfant.

– Pourquoi, disait Benassis, me désobéis-tu? je ne te donneraiplus ni gâteaux de riz, ni bouillons d’escargot, ni dattesfraîches, ni pain blanc. Tu veux donc mourir et désoler ta pauvremère?

Genestas s’avança dans une petite cour assez proprement tenue,et vit un garçon de quinze ans, faible comme une femme, blond, maisayant peu de cheveux, et coloré comme s’il eût mis du rouge. Il seleva lentement du banc où il était assis sous un gros jasmin, sousdes lilas en fleur qui poussaient à l’aventure et l’enveloppaientde leurs feuillages.

– Tu sais bien, dit le médecin, que je t’ai dit de te coucheravec le soleil, de ne pas t’exposer au froid du soir, et de ne pasparler. Comment t’avises-tu de chanter?

– Dame, monsieur Benassis, il faisait bien chaud là, et c’est sibon d’avoir chaud! J’ai toujours froid. En me sentant bien, sans ypenser, je me suis mis à dire pour m’amuser: Malbroug s’en va-t-enguerre, et je me suis écouté moi-même, parce que ma voixressemblait presque à celle du flûtiau de votre berger.

– Allons, mon pauvre Jacques, que cela ne t’arrive plus,entends-tu? Donne-moi la main.

Le médecin lui tâta le pouls. L’enfant avait des yeux bleushabituellement empreints de douceur, mais qu’une expressionfiévreuse rendait alors brillants.

– Eh! bien, j’en étais sûr, tu es en sueur, dit Benassis. Tamère n’est donc pas là?

– Non, monsieur.

– Allons! rentre et couche-toi.

Le jeune malade, suivi de Benassis et de l’officier, rentra dansla chaumière.

– Allumez donc une chandelle, capitaine Bluteau, dit le médecinqui aidait Jacques à èter ses grossiers haillons.

Quand Genestas eut éclairé la chaumière, il fut frappé del’extrême maigreur de cet enfant, qui n’avait plus que la peau etles os. Lorsque le petit paysan fut couché, Benassis lui frappa surla poitrine en écoutant le bruit qu’y produisaient ses doigts;puis, après avoir étudié des sons de sinistre présage, il ramena lacouverture sur Jacques, se mit à quatre pas, se croisa les bras etl’examina.

– Comment te trouves-tu, mon petit homme?

– Bien, monsieur.

Benassis approcha du lit une table à quatre pieds tournés,chercha un verre, et une fiole sur le manteau de la cheminée, etcomposa une boisson en mêlant à de l’eau pure quelques gouttesd’une liqueur brune contenue dans la fiole et soigneusementmesurées à la lueur de la chandelle que lui tenait Genestas.

– Ta mère est bien longtemps à revenir.

– Monsieur, elle vient, dit l’enfant, je l’entends dans lesentier. Le médecin et l’officier attendirent en regardant autourd’eux. Aux pieds du lit était un matelas de mousse, sans draps nicouverture, sur lequel la mère couchait tout habillée sans doute.Genestas montra du doigt ce lit à Benassis, qui inclina doucementla tête comme pour exprimer que lui aussi avait admiré déjà cedévouement maternel. Un bruit de sabots ayant retenti dans la cour,le médecin sortit.

– Il faudra veiller Jacques pendant cette nuit, mère Colas. S’ilvous disait qu’il étouffe, vous lui feriez boire de ce que j’ai misdans un verre sur la table. Ayez soin de ne lui en laisser prendrechaque fois que deux ou trois gorgées. Le verre doit vous suffirepour toute la nuit. Surtout ne touchez pas à la fiole, et commencezpar changer votre enfant, il est en sueur.

– Je n’ai pu laver ses chemises aujourd’hui, mon cher monsieur,il m’a fallu porter mon chanvre à Grenoble pour avoir del’argent.

– Hé! bien, je vous enverrai des chemises.

– Il est donc plus mal, mon pauvre gars? dit la femme.

– Il ne faut rien attendre de bon, mère Colas, il a faitl’imprudence de chanter; mais ne le grondez pas, ne le rudoyezpoint, ayez du courage. Si Jacques se plaignait trop, envoyez-moichercher par une voisine. Adieu.

Le médecin appela son compagnon et revint vers le sentier.

– Ce petit paysan est poitrinaire? lui dit Genestas.

– Mon Dieu! oui, répondit Benassis. A moins d’un miracle dans lanature, la science ne peut le sauver. Nos professeurs, à l’école demédecine de Paris, nous ont souvent parlé du phénomène dont vousvenez d’être témoin. Certaines maladies de ce genre produisent,dans les organes de la voix, des changements qui donnentmomentanément aux malades la faculté d’émettre des chants dont laperfection ne peut être égalée par aucun virtuose. Je vous ai faitpasser une triste journée, monsieur, dit le médecin quand il fut àcheval. Partout la souffrance et partout la mort, mais aussipartout la résignation. Les gens de la campagne meurent tousphilosophiquement, ils souffrent, se taisent et se couchent à lamanière des animaux. Mais ne parlons plus de mort, et pressons lepas de nos chevaux. Il faut arriver avant la nuit dans le bourg,pour que vous puissiez en voir le nouveau quartier.

– Hé! voilà le feu quelque part, dit Genestas en montrant unendroit de la montagne d’où s’élevait une gerbe de flammes.

– Ce feu n’est pas dangereux. Notre chaufournier fait sans douteune fournée de chaux. Cette industrie nouvellement venue utilisenos bruyères.

Un coup de fusil partit soudain, Benassis laissa échapper uneexclamation involontaire, et dit avec un mouvementd’impatience:

– Si c’est Butifier, nous verrons un peu qui de nous deux serale plus fort.

– On a tiré là, dit Genestas en désignant un bois de hêtressitué au-dessus d’eux, dans la montagne. Oui, là-haut, croyez-enl’oreille d’un vieux soldat.

– Allons-y promptement! cria Benassis, qui, se dirigeant enligne droite sur le petit bois, fit voler son cheval à travers lesfossés et les champs, comme s’il s’agissait d’une course auclocher, tant il désirait surprendre le tireur en flagrantdélit.

– L’homme que vous cherchez se sauve, lui cria Genestas qui lesuivait à peine.

Benassis fit retourner vivement son cheval, revint sur ses pas,et l’homme qu’il cherchait se montra bientèt sur une rocheescarpée, à cent pieds au-dessus des deux cavaliers.

– Butifer, cria Benassis en lui voyant un long fusil,descends!

Butifer reconnut le médecin et répondit par un signerespectueusement amical qu’annonçait une parfaite obéissance.

– Je conçois, dit Genestas, qu’un homme poussé par la peur oupar quelque sentiment violent ait pu monter sur cette pointe deroc, mais comment va-t-il faire pour en descendre?

– Je ne suis pas inquiet, répondit Benassis, les chèvres doiventêtre jalouses de ce gaillard-là! Vous allez voir.

Habitué, par les événements de la guerre, à juger de la valeurintrinsèque des hommes, le commandant admira la singulièreprestesse, l’élégante sécurité des mouvements de Butifer, pendantqu’il descendait le long des aspérités de la roche au sommet delaquelle il était audacieusement parvenu. Le corps svelte etvigoureux du chasseur s’équilibrait avec grâce dans toutes lespositions que l’escarpement du chemin l’obligeait à prendre; ilmettait le pied sur une pointe de roc plus tranquillement que s’ill’eût posé sur un parquet, tant il semblait sûr de pouvoir s’ytenir au besoin. Il maniait son long fusil comme s’il n’avait euqu’une canne à la main. Butifer était un homme jeune, de taillemoyenne, mais sec, maigre et nerveux, de qui la beauté virilefrappa Genestas quand il le vit près de lui. Il appartenaitvisiblement à la classe des contrebandiers qui font leur métiersans violence et n’emploient que la ruse et la patience pourfrauder le fisc. Il avait une mâle figure, brûlée par le soleil.Ses yeux, d’un jaune clair, étincelaient comme ceux d’un aigle,avec le bec duquel son nez mince, légèrement courbé par le bout,avait beaucoup de ressemblance. Les pommettes de ses joues étaientcouvertes de duvet. Sa bouche rouge, entrouverte à demi, laissaitapercevoir des dents d’une étincelante blancheur. Sa barbe, sesmoustaches, ses favoris roux qu’il laissait pousser et quifrisaient naturellement, rehaussaient encore la mâle et terribleexpression de sa figure. En lui tout était force. Les muscles deses mains continuellement exercées avaient une consistance, unegrosseur curieuse. Sa poitrine était large, et sur son frontrespirait une sauvage intelligence. Il avait l’air intrépide etrésolu, mais calme d’un homme habitué à risquer sa vie, et qui a sisouvent éprouvé sa puissance corporelle ou intellectuelle en despérils de tout genre, qu’il ne doute plus de lui-même. Vêtu d’uneblouse déchirée par les épines, il portait à ses pieds des semellesde cuir attachées par des peaux d’anguilles. Un pantalon de toilebleue rapiécé, déchiqueté laissait apercevoir ses jambes rouges,fines, sèches et nerveuses comme celles d’un cerf.

– Vous voyez l’homme qui m’a tiré jadis un coup de fusil, dit àvoix basse Benassis au commandant. Si maintenant je témoignais ledésir d’être délivré de quelqu’un, il le tuerait sans hésiter.Butifer, reprit-il en s’adressant au braconnier, je t’ai cruvraiment homme d’honneur, et j’ai engagé ma parole parce quej’avais la tienne. Ma promesse au procureur du roi de Grenobleétait fondée sur ton serment de ne plus chasser, de devenir unhomme rangé, soigneux, travailleur. C’est toi qui viens de tirer cecoup de fusil, et tu te trouves sur les terres du comte deLabranchoir. Hein! si son garde t’avait entendu, malheureux?Heureusement pour toi, je ne dresserai pas de procès-verbal, tuserais en récidive; et tu n’as pas de port d’armes! Je t’ai laisséton fusil par condescendance pour ton attachement à cettearme-là.

– Elle est belle, dit le commandant en reconnaissant unecanardière de Saint-Etienne. Le contrebandier leva la tête versGenestas comme pour le remercier de cette approbation.

– Butifer, dit en continuant Benassis, ta conscience doit tefaire des reproches! Si tu recommences ton ancien métier, tu tetrouveras encore une fois dans un parc enclos de murs; aucuneprotection ne pourrait alors te sauver des galères; tu seraismarqué, flétri. Tu m’apporteras ce soir même ton fusil, je te legarderai.

Butifer pressa le canon de son arme par un mouvementconvulsif.

– Vous avez raison, monsieur le maire, dit-il. J’ai tort, j’airompu mon ban, je suis un chien. Mon fusil doit aller chez vous,mais vous aurez mon héritage en me le prenant. Le dernier coup quetirera l’enfant de ma mère atteindra ma cervelle! Que voulez-vous!j’ai fait ce que vous avez voulu, je me suis tenu tranquillependant l’hiver mais au printemps, la sève a parti. Je ne saispoint labourer, je n’ai pas le cœur de passer ma vie à engraisserdes volailles; je ne puis ni me courber pour biner des légumes, nifouailler l’air en conduisait une charrette, ni rester à frotter ledos d’un cheval dans une écurie; il faut donc crever de faim? Je nevis bien que là-haut, dit-il après une pause en montrant lesmontagnes. J’y suis depuis huit jours, j’avais vu un chamois, et lechamois est là, dit-il en montrant le haut de la roche, il est àvotre service! Mon bon monsieur Benassis, laissez-moi mon fusil.Ecoutez, foi de Butifer, je quitterai la Commune, et j’irai dansles Alpes, où les chasseurs de chamois ne me diront rien; bien aucontraire, ils me recevront avec plaisir, et j’y crèverai au fondde quelque glacier. Tenez, à parler franchement, j’aime mieuxpasser un an ou deux à vivre ainsi dans les hauts, sans rencontrerni gouvernement, ni douanier, ni garde-champêtre, ni procureur duroi, que de croupir cent ans dans votre marécage. Il n’y a que vousque je regretterai, les autres me scient le dos! Quand vous avezraison, au moins vous n’exterminez pas les gens…

– Et Louise? lui dit Benassis.

Butifer resta pensif.

– Hé! mon garçon, dit Genestas, apprends à lire, à écrire, viensà mon régiment, monte sur un cheval, fais-toi carabinier. Si unefois le boute-selle sonne pour une guerre un peu propre, tu verrasque le bon Dieu t’a fait pour vivre au milieu des canons, desballes, des batailles, et tu deviendras général.

– Oui, si Napoléon était revenu, répondit Butifer.

– Tu connais nos conventions? lui dit le médecin. A la secondecontravention, tu m’as promis de te faire soldat. Je te donne sixmois pour apprendre à lire et à écrire; puis je te trouveraiquelques fils de famille à remplacer.

Butifer regarda les montagnes.

– Oh! tu n’iras pas dans les Alpes, s’écria Benassis. Un hommecomme toi, un homme d’honneur, plein de grandes qualités, doitservir son pays, commander une brigade, et non mourir à la queued’un chamois. La vie que tu mènes te conduira droit au bagne. Testravaux excessifs t’obligent à de longs repos; à la longue, tucontracterais les habitudes d’une vie oisive qui détruirait en toitoute idée d’ordre, qui t’accoutumerait à abuser de ta force, à tefaire justice toi-même, et je veux, malgré toi, te mettre dans lebon chemin.

– Il me faudra donc crever de langueur et de chagrin? J’étouffequand je suis dans une ville. Je ne peux pas durer plus d’unejournée à Grenoble quand j’y mène Louise.

– Nous avons tous des penchants qu’il faut savoir ou combattre,ou rendre utiles à nos semblables. Mais il est tard, je suispressé, tu viendras me voir demain en m’apportant ton fusil, nouscauserons de tout cela, mon enfant. Adieu. Vends ton chamois àGrenoble.

Les deux cavaliers s’en allèrent.

– Voilà ce que j’appelle un homme, dit Genestas.

– Un homme en mauvais chemin, répondit Benassis. Mais que faire?Vous l’avez entendu. N’est-il pas déplorable de voir se perdre desi belles qualités? Que l’ennemi envahisse la France, Butifer, à latête de cent jeunes gens, arrêterait dans la Maurienne une divisionpendant un mois; mais en temps de paix, il ne peut déployer sonénergie que dans des situations où les lois sont gravées. Il luifaut une force quelconque à vaincre; quand il ne risque pas sa vie,il lutte avec la Société, il aide les contrebandiers. Cegaillard-là passe le Rhène, seul sur une petite barque, pour porterdes souliers en Savoie; il se sauve tout chargé sur un picinaccessible, où il peut rester deux jours en vivant avec descroûtes de pain. Enfin, il aime le danger comme un autre aime lesommeil. A force de goûter le plaisir que donnent des sensationsextrêmes, il s’est mis en dehors de la vie ordinaire. Moi je neveux pas qu’en suivant la pente insensible d’une voie mauvaise, unpareil homme devienne un brigand et meure sur un échafaud. Maisvoyez, capitaine, comment se présente notre bourg?

Genestas aperçut de loin une grande place circulaire, plantéed’arbres, au milieu de laquelle était une fontaine entourée depeupliers. L’enceinte en était marquée par des talus sur lesquelss’élevaient trois rangées d’arbres différents: d’abord des acacias,puis des vernis du Japon et, sur le haut du couronnement, de petitsormes.

– Voilà le champ où se tient notre foire, dit Benassis. Puis lagrande rue commence par les deux belles maisons dont je vous aiparlé, celle du juge de paix et celle du notaire.

Ils entrèrent alors dans une large rue assez soigneusement pavéeen gros cailloux, de chaque cèté de laquelle se trouvait unecentaine de maisons neuves presque toutes séparées par des jardins.L’église, dont le portail formait une jolie perspective, terminaitcette rue, à moitié de laquelle deux autres étaient nouvellementtracées, et où s’élevaient déjà plusieurs maisons. La Mairie,située sur la place de l’Eglise, faisait face au Presbytère. Amesure que Benassis avançait, les femmes, les enfants et leshommes, dont la journée était finie, arrivaient aussitèt sur leursportes; les uns lui ètaient leurs bonnets, les autres lui disaientbonjour, les petits enfants criaient en sautant autour de soncheval, comme si la bonté de l’animal leur fût connue autant quecelle du maître. C’était une sourde allégresse qui, semblable àtous les sentiments profonds, avait sa pudeur particulière et sonattraction communicative. En voyant cet accueil fait au médecin,Genestas pensa que la veille il avait été trop modeste dans lamanière dont il lui avait peint l’affection que lui portaient leshabitants du Canton. C’était bien là la plus douce des royautés,celle dont les titres sont écrits dans les cœurs des sujets,royauté vraie d’ailleurs. Quelque puissants que soient lesrayonnements de la gloire ou du pouvoir dont jouit un homme, sonâme a bientèt fait justice des sentiments que lui procure touteaction extérieure, et il s’aperçoit promptement de son néant réel,en ne trouvant rien de changé, rien de nouveau, rien de plus granddans l’exercice de ses facultés physiques. Les rois, eussent-ils laterre à eux, sont condamnés, comme les autres hommes, à vivre dansun petit cercle dont ils subissent les lois, et leur bonheur dépenddes impressions personnelles qu’ils y éprouvent. Or Benassis nerencontrait partout dans le Canton qu’obéissance et amitié.

Chapitre 3Le Napoléon du peuple

– Arrivez donc, monsieur, dit Jacquotte. Il y a jolimentlongtemps que ces messieurs vous attendent. C’est toujours commeça. Vous me faites manquer mon dîner quand il faut qu’il soit bon.Maintenant tout est pourri de cuire.

– Eh&|160;! bien, nous voilà, répondit Benassis en souriant.

Les deux cavaliers descendirent de cheval, se dirigèrent vers lesalon, où se trouvaient les personnes invitées par le médecin.

– Messieurs, dit-il en prenant Genestas par la main, j’ail’honneur de vous présenter monsieur Bluteau, capitaine au régimentde cavalerie en garnison à Grenoble, un vieux soldat qui m’a promisde rester quelque temps parmi nous. Puis s’adressant à Genestas, illui montra un grand homme sec, à cheveux gris, et vêtu de noir. -Monsieur, lui dit-il, est monsieur Dufau, le juge de paix, de quije vous ai déjà parlé, et qui a si fortement contribué à laprospérité de la Commune. – Monsieur, reprit-il en le mettant enprésence d’un jeune homme maigre, pâle, de moyenne taille,idéalement vêtu de noir, et qui portait des lunettes, monsieur estmonsieur Tonnelet, le gendre de monsieur Gravier, et le premiernotaire établi dans le bourg. Puis se tournant vers un gros homme,demi-paysan, demi-bourgeois, à figure grossière, bourgeonnée, maispleine de bonhomie : – Monsieur, dit-il en continuant, est mondigne adjoint, monsieur Cambon, le marchand de bois à qui je doisla bienveillante confiance que m’accordent les habitants. Il est undes créateurs du chemin que vous avez admiré. – Je n’ai pas besoin,ajouta Benassis en montrant le curé, de vous dire quelle est laprofession de monsieur. Vous voyez un homme que personne ne peut sedéfendre d’aimer.

La figure du prêtre absorba l’attention du militaire parl’expression d’une beauté morale dont les séductions étaientirrésistibles. Au premier aspect, le visage de monsieur Janvierpouvait paraître disgracieux, tant les lignes en étaient sévères etheurtées. Sa petite taille, sa maigreur, son attitude, annonçaientune grande faiblesse physique&|160;; mais sa physionomie, toujoursplacide, attestait la profonde paix intérieure du chrétien et laforce qu’engendre la chasteté de l’âme. Ses yeux où semblait seréfléter le ciel, trahissaient l’inépuisable foyer de charité quiconsumait son cœur. Ses gestes, rares et naturels, étaient ceuxd’un homme modeste, ses mouvements avaient la pudique simplicité deceux des jeunes filles. Sa vue inspirait le respect et le désirvague d’entrer dans son intimité.

– Ah&|160;! monsieur le maire, dit-il en s’inclinant comme pouréchapper à l’éloge que faisait de lui Benassis.

Le son de sa voix remua les entrailles du commandant, qui futjeté dans une rêverie presque religieuse par les deux motsinsignifiants que prononça ce prêtre inconnu.

– Messieurs, dit Jacquotte en entrant jusqu’au milieu du salon,et y restant le poing sur la hanche, votre soupe est sur latable.

Sur l’invitation de Benassis, qui les interpella chacun à sontour pour éviter les politesses de préséance, les cinq convives dumédecin passèrent dans la salle à manger et s’y attablèrent, aprèsavoir entendu le Benedicite que le curé prononça sans emphase àdemi-voix. La table était couverte d’une nappe de cette toiledamassée inventée sous Henri IV par les frères Graindorge, habilesmanufacturiers qui ont donné leur nom à ces épais tissus si connusdes ménagères. Ce linge étincelait de blancheur et sentait le thymmis par Jacquotte dans ses lessives. La vaisselle était en faïenceblanche bordée de bleu, parfaitement conservée. Les carafes avaientcette antique forme octogone que la province seule conserve de nosjours. Les manches des couteaux, tous en corne travaillée,représentaient des figures bizarres. En examinant ces objets d’unluxe ancien et néanmoins presque neufs, chacun les trouvait enharmonie avec la bonhomie et la franchise du maître de la maison.L’attention de Genestas s’arrêta pendant un moment sur le couverclede la soupière que couronnaient des légumes en relief très-biencoloriés, à la manière de Bernard de Palissy, célèbre artiste duXVIe siècle. Cette réunion ne manquait pas d’originalité. Les têtesvigoureuses de Benassis et de Genestas contrastaient admirablementavec la tête apostolique de monsieur Janvier&|160;; de même que lesvisages flétris du juge de paix et de l’adjoint faisaient ressortirla jeune figure du notaire. La société semblait être représentéepar ces physionomies diverses sur lesquelles se peignaientégalement le contentement de soi, du présent, et la foi dansl’avenir. Seulement monsieur Tonnelet et monsieur Janvier, peuavancés dans la vie, aimaient à scruter les événements futursqu’ils sentaient leur appartenir, tandis que les autres convivesdevaient ramener de préférence la conversation sur le passé&|160;;mais tous envisageaient gravement les choses humaines, et leursopinions réfléchissaient une double teinte mélancolique : l’uneavait la pâleur des crépuscules du soir, c’était le souvenirpresque effacé des joies qui ne devaient plus renaître&|160;;l’autre, comme l’aurore, donnait l’espoir d’un beau jour.

– Vous devez avoir eu beaucoup de fatigue aujourd’hui, monsieurle curé, dit monsieur Cambon.

– Oui, monsieur, répondit monsieur Janvier&|160;; l’enterrementdu pauvre crétin et celui du père Pelletier se sont faits à desheures différentes.

– Nous allons maintenant pouvoir démolir les masures du vieuxvillage, dit Benassis à son adjoint. Ce défrichis de maisons nousvaudra bien au moins un arpent de prairie&|160;; et la Communegagnera de plus les cent francs que nous coûtait l’entretien deChautard le crétin.

– Nous devrions allouer pendant trois ans ces cent francs à laconstruction d’un pontceau sur le chemin d’en bas, à l’endroit dugrand ruisseau, dit monsieur Cambon. Les gens du bourg et de lavallée ont pris l’habitude de traverser la pièce de Jean-FrançoisPastoureau, et finiront par la gâter de manière à nuire beaucoup àce pauvre bonhomme.

– Certes, dit le juge de paix, cet argent ne saurait avoir unmeilleur emploi. A mon avis, l’abus des sentiers est une desgrandes plaies de la campagne. Le dixième des procès portés devantles tribunaux de paix a pour cause d’injustes servitudes. L’onattente ainsi, presque impunément, au droit de propriété dans unefoule de communes. Le respect des propriétés et le respect de laloi sont deux sentiments trop souvent méconnus en France, et qu’ilest bien nécessaire d’y propager. Il semble déshonorant à beaucoupde gens de prêter assistance aux lois, et le Va te faire pendreailleurs&|160;! phrase proverbiale qui semble dictée par unsentiment de générosité louable, n’est au fond qu’une formulehypocrite qui sert à gazer notre égoïsme. Avouons-le&|160;?… nousmanquons de patriotisme. Le véritable patriote est le citoyen assezpénétré de l’importance des lois pour les faire exécuter, même àses risques et périls. Laisser aller en paix un malfaiteur,n’est-ce pas se rendre coupable de ses crimes futurs&|160;?

– Tout se tient, dit Benassis. Si les maires entretenaient bienleurs chemins il n’y aurait pas tant de sentiers. Puis, si lesconseillers municipaux étaient plus instruits, ils soutiendraientle propriétaire et le maire, quand ceux-ci s’opposent àl’établissement d’une injuste servitude&|160;; tous feraientcomprendre aux gens ignorants que le château, le champ, lachaumière, l’arbre, sont également sacrés, et que le Droit nes’augmente ni ne s’affaiblit par les différentes valeurs despropriétés. Mais de telles améliorations ne sauraient s’obtenirpromptement, elles tiennent principalement au moral des populationsque nous ne pouvons complétement réformer sans l’efficaceintervention des curés. Ceci ne s’adresse point à vous, monsieurJanvier.

– Je ne le prends pas non plus pour moi, répondit en riant lecuré. Ne m’attaché-je pas à faire coïncider les dogmes de lareligion catholique avec vos vues administratives&|160;? Ainsi j’aisouvent tâché, dans mes instructions pastorales relatives au vol,d’inculquer aux habitants de la paroisse les mêmes idées que vousvenez d’émettre sur le droit . En effet, Dieu ne pèse pas le vold’après la valeur de l’objet volé, il juge le voleur. Tel a été lesens des paraboles que j’ai tenté d’approprier à l’intelligence demes paroissiens.

– Vous avez réussi, monsieur le curé, dit Cambon. Je puis jugerdes changements que vous avez produits dans les esprits, encomparant l’état actuel de la Commune à son état passé. Il estcertes peu de cantons où les ouvriers soient aussi scrupuleux quele sont les nôtres sur le temps voulu du travail. Les bestiaux sontbien gardés et ne causent de dommages que par hasard. Les bois sontrespectés. Enfin vous avez très-bien fait entendre à nos paysansque le loisir des riches est la récompense d’une vie économe etlaborieuse.

– Alors, dit Genestas, vous devez être assez content de vosfantassins, monsieur le curé&|160;?

– Monsieur le capitaine, répondit le prêtre, il ne fauts’attendre à trouver des anges nulle part, ici-bas. Partout où il ya misère, il y a souffrance. La souffrance, la misère, sont desforces vives qui ont leurs abus comme le pouvoir a les siens. Quanddes paysans ont fait deux lieues pour aller à leur ouvrage etreviennent bien fatigués le soir, s’ils voient des chasseurspassant à travers les champs et les prairies pour regagner plus tôtla table, croyez-vous qu’ils se feront un scrupule de lesimiter&|160;? Parmi ceux qui se fraient ainsi le sentier dont seplaignaient ces messieurs tout à l’heure, quel sera ledélinquant&|160;? celui qui travaille ou celui qui s’amuse&|160;?Aujourd’hui les riches et les pauvres nous donnent autant de malles uns que les autres. La foi, comme le pouvoir, doit toujoursdescendre des hauteurs ou célestes ou sociales&|160;; et certes, denos jours, les classes élevées ont moins de foi que n’en a lepeuple, auquel Dieu promet un jour le ciel en récompense de sesmaux patiemment supportés. Tout en me soumettant à la disciplineecclésiastique et à la pensée de mes supérieurs, je crois que,pendant longtemps, nous devrions être moins exigeants sur lesquestions du culte, et tâcher de ranimer le sentiment religieux aucœur des régions moyennes, là où l’on discute le christianisme aulieu d’en pratiquer les maximes. Le philosophisme du riche a étéd’un bien fatal exemple pour le pauvre, et a causé de trop longsinterrègnes dans le royaume de Dieu. Ce que nous gagnonsaujourd’hui sur nos ouailles dépend entièrement de notre influencepersonnelle, n’est-ce pas un malheur que la foi d’une Commune soitdue à la considération qu’y obtient un homme&|160;? Lorsque lechristianisme aura fécondé de nouveau l’ordre social, en imprégnanttoutes les classes de ses doctrines conservatrices, son culte nesera plus alors mis en question. Le culte d’une religion est saforme, les sociétés ne subsistent que par la forme. A vous desdrapeaux, à nous la croix…

– Monsieur le curé, je voudrais bien savoir, dit Genestas, eninterrompant monsieur Janvier, pourquoi vous empêchez ces pauvresgens de s’amuser à danser le dimanche.

– Monsieur le capitaine, répondit le curé, nous ne haïssons pasla danse en elle-même&|160;; nous la proscrivons comme une cause del’immoralité qui trouble la paix et corrompt les mœurs de lacampagne. Purifier l’esprit de la famille, maintenir la sainteté deses liens, n’est-ce pas couper le mal dans sa racine&|160;?

– Je sais, dit monsieur Tonnelet, que dans chaque canton il secommet toujours quelques désordres&|160;; mais dans le nôtre ilsdeviennent rares. Si plusieurs de nos paysans ne se font pas grandscrupule de prendre au voisin un sillon de terre en labourant, oud’aller couper des osiers chez autrui quand ils en ont besoin,c’est des peccadilles en les comparant aux péchés des gens de laville. Aussi trouvé-je les paysans de cette valléetrès-religieux.

– Oh&|160;! religieux, dit en souriant le curé, le fanatismen’est pas à craindre ici.

– Mais, monsieur le curé, reprit Cambon, si les gens du bourgallaient tous les matins à la messe, s’ils se confessaient à vouschaque semaine, il serait difficile que les champs fussentcultivés, et trois prêtres ne pourraient suffire à la besogne.

– Monsieur, reprit le curé, travailler, c’est prier. La pratiqueemporte la connaissance des principes religieux qui font vivre lessociétés.

– Et que faites-vous donc du patriotisme&|160;? ditGenestas.

– Le patriotisme, répondit gravement le curé, n’inspire que dessentiments passagers, la religion les rend durables. Le patriotismeest un oubli momentané de l’intérêt personnel, tandis que lechristianisme est un système complet d’opposition aux tendancesdépravées de l’homme.

– Cependant, monsieur, pendant les guerres de la Révolution, lepatriotisme…

– Oui, pendant la Révolution nous avons fait des merveilles, ditBenassis en interrompant Genestas&|160;; mais vingt ans après, en1814, notre patriotisme était déjà mort&|160;; tandis que la Franceet l’Europe se sont jetées sur l’Asie douze fois en cent ans,poussées par une pensée religieuse.

– Peut-être, dit le juge de paix, est-il facile d’atermoyer lesintérêts matériels qui engendrent les combats de peuple àpeuple&|160;; tandis que les guerres entreprises pour soutenir desdogmes, dont l’objet n’est jamais précis, sont nécessairementinterminables.

– Hé&|160;! bien, monsieur, vous ne servez pas le poisson, ditJacquotte, qui aidée par Nicolle avait enlevé les assiettes.

Fidèle à ses habitudes, la cuisinière apportait chaque plat l’unaprès l’autre, coutume qui a l’inconvénient d’obliger les gourmandsà manger considérablement, et de faire délaisser les meilleureschoses par les gens sobres dont la faim s’est apaisée sur lespremiers mets.

– Oh&|160;! messieurs, dit le prêtre au juge de paix, commentpouvez-vous avancer que les guerres de religion n’avaient pas debut précis&|160;? Autrefois la religion était un lien si puissantdans les sociétés, que les intérêts matériels ne pouvaient seséparer des questions religieuses. Aussi chaque soldat savait-iltrès-bien pourquoi il se battait…

– Si l’on s’est tant battu pour la religion, dit Genestas, ilfaut donc que Dieu en ait bien imparfaitement bâti l’édifice. Uneinstitution divine ne doit-elle pas frapper les hommes par soncaractère de vérité&|160;?

Tous les convives regardèrent le curé.

– Messieurs, dit monsieur Janvier, la religion se sent et ne sedéfinit pas. Nous ne sommes juges ni des moyens ni de la fin duTout-Puissant.

– Alors, selon vous, il faut croire à tous vos salamalek, ditGenestas avec la bonhomie d’un militaire qui n’avait jamais pensé àDieu.

– Monsieur, répondit gravement le prêtre, la religion catholiquefinit mieux que toute autre les anxiétés humaines&|160;; mais iln’en serait pas ainsi, je vous demanderais ce que vous risquez encroyant à ses vérités.

– Pas grand’chose, dit Genestas.

– Eh&|160;! bien, que ne risquez-vous pas en n’y croyantpoint&|160;? Mais, monsieur, parlons des intérêts terrestres quivous touchent le plus. Voyez combien le doigt de Dieu s’est impriméfortement dans les choses humaines en y touchant par la main de sonvicaire. Les hommes ont beaucoup perdu à sortir des voies tracéespar le christianisme. L’Eglise, de laquelle peu de personness’avisent de lire l’histoire, et que l’on juge d’après certainesopinions erronées, répandues à dessein dans le peuple, a offert lemodèle parfait du gouvernement que les hommes cherchent à établiraujourd’hui. Le principe de l’Election en a fait longtemps unegrande puissance politique. Il n’y avait pas autrefois une seuleinstitution religieuse qui ne fût basée sur la liberté, surl’égalité. Toutes les voies coopéraient à l’œuvre. Le principal,l’abbé, l’évêque, le général d’ordre, le pape, étaient alorschoisis consciencieusement d’après les besoins de l’Eglise, ils enexprimaient la pensée&|160;; aussi l’obéissance la plus aveugleleur était-elle due. Je tairai les bienfaits sociaux de cettepensée qui a fait les nations modernes, inspiré tant de poëmes, decathédrales, de statues, de tableaux et d’œuvres musicales, pourvous faire seulement observer que vos élections plébéiennes, lejury et les deux Chambres ont pris racine dans les concilesprovinciaux et oecuméniques, dans l’épiscopat et le collége descardinaux&|160;; à cette différence près, que les idéesphilosophiques actuelles sur la civilisation me semblent pâlirdevant la sublime et divine idée de la communion catholique, imaged’une communion sociale universelle, accomplie par le Verbe et parle Fait réunis dans le dogme religieux. Il sera difficile auxnouveaux systèmes politiques, quelque parfaits qu’on les suppose,de recommencer les merveilles dues aux âges où l’Eglise soutenaitl’intelligence humaine.

– Pourquoi&|160;? dit Genestas.

– D’abord, parce que l’élection pour être un principe demandechez les électeurs une égalité absolue, ils doivent être desquantités égales , pour me servir d’une expression géométrique, ceque n’obtiendra jamais la politique moderne. Puis, les grandeschoses sociales ne se font que par la puissance des sentiments quiseule peut réunir les hommes, et le philosophisme moderne a baséles lois sur l’intérêt personnel, qui tend à les isoler. Autrefoisplus qu’aujourd’hui se rencontraient, parmi les nations, des hommesgénéreusement animés d’un esprit maternel pour les droits méconnus,pour les souffrances de la masse. Aussi le Prêtre, enfant de laclasse moyenne, s’opposait-il à la force matérielle et défendait-illes peuples contre leurs ennemis. L’Eglise a eu des possessionsterritoriales, et ses intérêts temporels, qui paraissaient devoirla consolider, ont fini par affaiblir son action. En effet, leprêtre a-t-il des propriétés privilégiées, il sembleoppresseur&|160;; l’Etat le paie-t-il, il est un fonctionnaire, ildoit son temps, son cœur, sa vie&|160;; les citoyens lui font undevoir de ses vertus, et sa bienfaisance, tarie dans le principe dulibre arbitre, se dessèche dans son cœur. Mais que le prêtre soitpauvre, qu’il soit volontairement prêtre, sans autre appui queDieu, sans autre fortune que le cœur des fidèles, il redevient lemissionnaire de l’Amérique, il s’institue apôtre, il est le princedu bien. Enfin, il ne règne que par le dénûment et il succombe parl’opulence.

Monsieur Janvier avait subjugué l’attention. Les convives setaisaient en méditant des paroles si nouvelles dans la bouche d’unsimple curé.

– Monsieur Janvier, au milieu des vérités que vous avezexprimées, il se rencontre une grave erreur, dit Benassis. Jen’aime pas, vous le savez, à discuter les intérêts généraux mis enquestion par les écrivains et par le pouvoir modernes. A mon avis,un homme qui conçoit un système politique doit, s’il se sent laforce de l’appliquer, se taire, s’emparer du pouvoir et agir&|160;;mais s’il reste dans l’heureuse obscurité du simple citoyen,n’est-ce pas folie que de vouloir convertir les masses par desdiscussions individuelles&|160;? Néanmoins je vais vous combattre,mon cher pasteur, parce qu’ici je m’adresse à des gens de bien,habitués à mettre leurs lumières en commun pour chercher en toutechose le vrai. Mes pensées pourront vous paraître étranges, maiselles sont le fruit des réflexions que m’ont inspirées lescatastrophes de nos quarante dernières années. Le suffrageuniversel que réclament aujourd’hui les personnes appartenant àl’Opposition dite constitutionnelle fut un principe excellent dansl’Eglise, parce que, comme vous venez de le faire observer, cherpasteur, les individus y étaient tous instruits, disciplinés par lesentiment religieux, imbus du même système, sachant bien ce qu’ilsvoulaient et où ils allaient. Mais le triomphe des idées aveclesquelles le libéralisme moderne fait imprudemment la guerre augouvernement prospère des Bourbons serait la perte de la France etdes Libéraux eux-mêmes. Les chefs du Côté gauche le savent bien.Pour eux, cette lutte est une simple question de pouvoir. Si, àDieu ne plaise, la bourgeoisie abattait, sous la bannière del’opposition, les supériorités sociales contre lesquelles sa vanitéregimbe, ce triomphe serait immédiatement suivi d’un combat soutenupar la bourgeoisie contre le peuple, qui, plus tard, verrait enelle une sorte de noblesse, mesquine il est vrai, mais dont lesfortunes et les priviléges lui seraient d’autant plus odieux qu’illes sentirait de plus près. Dans ce combat, la société, je ne dispas la nation, périrait de nouveau&|160;; parce que le triomphetoujours momentané de la masse souffrante implique les plus grandsdésordres. Il suit de là qu’un gouvernement n’est jamais plusfortement organisé, conséquemment plus parfait, que lorsqu’il estétabli pour la défense d’un privilége plus restreint. Ce que jenomme en ce moment privilége n’est pas un ces droits abusivementconcédés jadis à certaines personnes au détriment de tous&|160;;non, il exprime plus particulièrement le cercle social dans lequelse renferment les évolutions du pouvoir. Le pouvoir est en quelquesorte le cœur d’un état. Or, dans toutes ses créations, la nature aresserré le principe vital, pour lui donner plus de ressort : ainsidu corps politique. Je vais expliquer ma pensée par des exemples.Admettons en France cent pairs, ils ne causeront que centfroissements. Abolissez la pairie, tous les gens riches deviennentdes privilégiés&|160;; au lieu de cent, vous en aurez dix mille, etvous aurez élargi la plaie des inégalités sociales. En effet, pourle peuple, le droit de vivre sans travailler constitue seul unprivilége. A ses yeux, qui consomme sans produire est unspoliateur. Il veut des travaux visibles et ne tient aucun comptedes productions intellectuelles qui l’enrichissent le plus. Ainsidonc, en multipliant les froissements, vous étendez le combat surtous les points du corps social au lieu de la contenir dans uncercle étroit. Quand l’attaque et la résistance sont générales, laruine d’un pays est imminente. Il y aura toujours moins de richesque de pauvres&|160;; donc à ceux-ci la victoire aussitôt que lalutte devient matérielle. L’histoire se charge d’appuyer monprincipe. La république romaine a dû la conquête du monde à laconstitution du privilége sénatorial. Le sénat maintenait fixe lapensée du pouvoir. Mais lorsque les chevaliers et les hommesnouveaux eurent étendu l’action du gouvernement en élargissant lepatriciat, la chose publique a été perdue. Malgré Sylla, et aprèsCésar, Tibère en a fait l’empire romain, système où le pouvoir,s’étant concentré dans la main d’un seul homme, a donné quelquessiècles de plus à cette grande domination. L’empereur n’était plusà Rome, quand la Ville éternelle tomba sous les Barbares. Lorsquenotre sol fut conquis, les Francs, qui se le partagèrent,inventèrent le privilége féodal pour se garantir leurs possessionsparticulières. Les cent ou les mille chefs qui possédèrent le paysétablirent leurs institutions dans le but de défendre les droitsacquis par la conquête. Aussi, la féodalité dura-t-elle tant que leprivilége fut restreint. Mais quand les hommes de cette nation ,véritable traduction du mot gentilshommes, au lieu d’être cinqcents furent cinquante mille, il y eut révolution. Trop étendue,l’action de leur pouvoir était sans ressort ni force, et setrouvait d’ailleurs sans défense contre les manumissions del’argent et de la pensée qu’ils n’avaient pas prévues. Donc letriomphe de la bourgeoisie sur le système monarchique ayant pourobjet d’augmenter aux yeux du peuple le nombre des privilégiés, letriomphe du peuple sur la bourgeoisie serait l’effet inévitable dece changement. Si cette perturbation arrive, elle aura pour moyenle droit de suffrage étendu sans mesure aux masses. Qui vote,discute. Les pouvoirs discutés n’existent pas. Imaginez-vous unesociété sans pouvoir&|160;? Non. Eh&|160;! bien, qui dit pouvoirdit force. La force doit reposer sur des choses jugées . Tellessont les raisons qui m’ont conduit à penser que le principe del’Election est un des plus funestes à l’existence des gouvernementsmodernes. Certes je crois avoir assez prouvé mon attachement à laclasse pauvre et souffrante, je ne saurais être accusé de vouloirson malheur&|160;; mais tout en l’admirant dans la voie laborieuseoù elle chemine, sublime de patience et de résignation, je ladéclare incapable de participer au gouvernement. Les prolétaires mesemblent les mineurs d’une nation, et doivent toujours rester entutelle. Ainsi, selon moi, messieurs, le mot élection est près decauser autant de dommage qu’en ont fait les mots conscience etliberté , mal compris, mal définis, et jetés aux peuples comme dessymboles de révolte et des ordres de destruction. La tutelle desmasses me paraît donc une chose juste et nécessaire au soutien dessociétés.

– Ce système rompt si bien en visière à toutes nos idéesd’aujourd’hui que nous avons un peu le droit de vous demander vosraisons, dit Genestas en interrompant le médecin.

– Volontiers, capitaine.

– Qu’est-ce que dit donc notre maître&|160;? s’écria Jacquotteen rentrant dans sa cuisine. Ne voilà-t-il pas ce pauvre cher hommequi leur conseille d’écraser le peuple&|160;! et ilsl’écoutent.

– Je n’aurais jamais cru cela de monsieur Benassis, réponditNicolle.

– Si je réclame des lois vigoureuses pour contenir la masseignorante, reprit le médecin après une légère pause, je veux que lesystème social ait des réseaux faibles et complaisants, pourlaisser surgir de la foule quiconque a le vouloir et se sent lesfacultés de s’élever vers les classes supérieures. Tout pouvoirtend à sa conservation. Pour vivre, aujourd’hui comme autrefois,les gouvernements doivent s’assimiler les hommes forts, en lesprenant partout où ils se trouvent, afin de s’en faire desdéfenseurs, et enlever aux masses les gens d’énergie qui lessoulèvent. En offrant à l’ambition publique des chemins à la foisardus et faciles, ardus aux velléités incomplètes, faciles auxvolontés réelles, un Etat prévient les révolutions que cause lagêne du mouvement ascendant des véritables supériorités vers leurniveau. Nos quarante années de tourmente ont dû prouver à un hommede sens que les supériorités sont une conséquence de l’ordresocial. Elles sont de trois sortes et incontestables : supérioritéde pensée, supériorité politique, supériorité de fortune. N’est-cepas l’art, le pouvoir et l’argent, ou autrement : le principe, lemoyen et le résultat&|160;? Or, comme, en supposant table rase, lesunités sociales parfaitement égales, les naissances en mêmeproportion, et donnant à chaque famille une même part de terre,vous retrouveriez en peu de temps les irrégularités de fortuneactuellement existantes, il résulte de cette vérité navrante que lasupériorité de fortune, de pensée et de pouvoir est un fait àsubir, un fait que la masse considérera toujours comme oppressif,en voyant des priviléges dans les droits le plus justement acquis.Le contrat social, parlant de cette base, sera donc un pacteperpétuel entre ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdentpas. D’après ce principe, les lois seront faites par ceux auxquelselles profitent, car ils doivent avoir l’instinct de leurconservation, et prévoir leurs dangers. Ils sont plus intéressés àla tranquillité de la masse que ne l’est la masse elle-même. Ilfaut aux peuples un bonheur tout fait. En vous mettant à ce pointde vue pour considérer la société, si vous l’embrassez dans sonensemble, vous allez bientôt reconnaître avec moi que le droitd’élection ne doit être exercé que par les hommes qui possèdent lafortune, le pouvoir ou l’intelligence, et vous reconnaîtrezégalement que leurs mandataires ne peuvent avoir que des fonctionsextrêmement restreintes. Le législateur, messieurs, doit êtresupérieur à son siècle. Il constate la tendance des erreursgénérales, et précise les points vers lesquels inclinent les idéesd’une nation&|160;; il travaille donc encore plus pour l’avenir quepour le présent, plus pour la génération qui grandit que pour cellequi s’écoule. Or, si vous appelez la masse à faire la loi, la massepeut-elle être supérieure à elle-même&|160;? Non. Plus l’assembléereprésentera fidèlement les opinions de la foule, moins elle aural’entente du gouvernement, moins ses vues seront élevées, moinsprécise, plus vacillante sera sa législation. La loi emporte unassujettissement à des règles, toute règle est en opposition auxmœurs naturelles, aux intérêts de l’individu&|160;; la masseportera-t-elle des lois contre elle-même&|160;? Non. Souvent latendance des lois doit être en raison inverse de la tendance desmœurs. Mouler les lois sur les mœurs générales, ne serait-ce pasdonner, en Espagne, des primes d’encouragement à l’intolérancereligieuse et à la fainéantise&|160;; en Angleterre, à l’espritmercantile&|160;; en Italie, à l’amour des arts destinés à exprimerla société, mais qui ne peuvent pas être toute la société&|160;; enAllemagne, aux classifications nobiliaires&|160;; en France, àl’esprit de légèreté, à la vogue des idées, aux factions qui nousont toujours dévorés. Qu’est-il arrivé depuis plus de quarante ansque les colléges électoraux mettent la main aux lois&|160;! nousavons quarante mille lois. Un peuple qui a quarante mille lois n’apas de loi. Cinq cents intelligences médiocres peuvent-elles avoirla force de s’élever à ces considérations&|160;? Non. Les hommessortis de cinq cents localités différentes ne comprendront jamaisd’une même manière l’esprit de la loi et la loi doit être une.Mais, je vais plus loin. Tôt ou tard une assemblée tombe sous lesceptre d’un homme, et au lieu d’avoir des dynasties de rois, vousavez les changeantes et coûteuses dynasties des premiers ministres.Au bout de toute délibération se trouvent Mirabeau, Danton,Roberspierre ou Napoléon : des proconsuls ou un empereur. En effetil faut une quantité déterminée de force pour soulever un poidsdéterminé, cette force peut être distribuée sur un plus ou moinsgrand nombre de leviers&|160;; mais, en définitif, la force doitêtre proportionnée au poids : ici, le poids est la masse ignoranteet souffrante qui forme la première assise de toutes les sociétés.Le pouvoir, étant répressif de sa nature, a besoin d’une grandeconcentration pour opposer une résistance égale au mouvementpopulaire. C’est l’application du principe que je viens dedévelopper en vous parlant de la restriction du privilégegouvernemental. Si vous admettez des gens à talent, ils sesoumettent à cette loi naturelle et y soumettent le pays&|160;; sivous assemblez des hommes médiocres, ils sont vaincus tôt ou tardpar le génie supérieur : le député de talent sent la raison d’Etat,le député médiocre transige avec la force. En somme, une assembléecède à une idée comme la Convention pendant la Terreur&|160;; à unepuissance, comme le corps législatif sous Napoléon&|160;; à unsystème ou à l’argent, comme aujourd’hui. L’assemblée républicaineque rêvent quelques bons esprits est impossible&|160;; ceux qui laveulent sont des dupes toutes faites, ou des tyrans futurs. Uneassemblée délibérante qui discute les dangers d’une nation, quandil faut la faire agir, ne vous semble-t-elle donc pasridicule&|160;? Que le peuple ait des mandataires chargésd’accorder ou de récuser les impôts, voilà qui est juste, et qui aexisté de tout temps, sous le plus cruel tyran comme sous le princele plus débonnaire. L’argent est insaisissable, l’impôt ad’ailleurs des bornes naturelles au delà desquelles une nation sesoulève pour le refuser, ou se couche pour mourir. Que ce corpsélectif et changeant comme les besoins, comme les idées qu’ilreprésente, s’oppose à concéder l’obéissance de tous à une loimauvaise, tout est bien. Mais supposer que cinq cents hommes, venusde tous les coins d’un empire, feront une bonne loi, n’est-ce pasune mauvaise plaisanterie que les peuples expient tôt outard&|160;? Ils changent alors de tyrans, voilà tout. Le pouvoir,la loi, doivent donc être l’œuvre d’un seul, qui, par la force deschoses, est obligé de soumettre incessamment ses actions à uneapprobation générale. Mais les modifications apportées à l’exercicedu pouvoir, soit d’un seul, soit de plusieurs, soit de lamultitude, ne peuvent se trouver que dans les institutionsreligieuses d’un peuple. La religion est le seul contrepoidsvraiment efficace aux abus de la suprême puissance. Si le sentimentreligieux périt chez une nation, elle devient séditieuse parprincipe, et le prince se fait tyran par nécessité. Les Chambresqu’on interpose entre les souverains et les sujets ne sont que despalliatifs à ces deux tendances. Les assemblées, selon ce que jeviens de dire, deviennent complices ou de l’insurrection ou de latyrannie. Néanmoins le gouvernement d’un seul, vers lequel jepenche, n’est pas bon d’une bonté absolue, car les résultats de lapolitique dépendront éternellement des mœurs et des croyances. Siune nation est vieillie, si le philosophisme et l’esprit dediscussion l’ont corrompue jusqu’à la moelle des os, cette nationmarche au despotisme malgré les formes de la liberté&|160;; de mêmeque les peuples sages savent presque toujours trouver la libertésous les formes du despotisme. De tout ceci résulte la nécessitéd’une grande restriction dans les droits électoraux, la nécessitéd’un pouvoir fort, la nécessité d’une religion puissante qui rendele riche ami du pauvre, et commande au pauvre une entièrerésignation. Enfin il existe une véritable urgence de réduire lesassemblées à la question de l’impôt et à l’enregistrement des lois,en leur en enlevant la confection directe. Il existe dans plusieurstêtes d’autres idées, je le sais. Aujourd’hui, comme autrefois, ilse rencontre des esprits ardents à chercher le mieux , et quivoudraient ordonner les sociétés plus sagement qu’elles ne le sont.Mais les innovations qui tendent à opérer de complets déménagementssociaux ont besoin d’une sanction universelle. Aux novateurs, lapatience. Quand je mesure le temps qu’a nécessité l’établissementdu christianisme, révolution morale qui devait être purementpacifique, je frémis en songeant aux malheurs d’une révolution dansles intérêts matériels, et je conclus au maintien des institutionsexistantes. A chacun sa pensée, a dit le christianisme&|160;; àchacun son champ, a dit la loi moderne. La loi moderne s’est miseen harmonie avec le christianisme. A chacun sa pensée, est laconsécration des droits de l’intelligence&|160;; à chacun sonchamp, est la consécration de la propriété due aux efforts dutravail. De là notre société. La nature a basé la vie humaine surle sentiment de la conservation individuelle, la vie sociale s’estfondée sur l’intérêt personnel. Tels sont pour moi les vraisprincipes politiques. En écrasant ces deux sentiments égoïstes sousla pensée d’une vie future, la religion modifie la dureté descontacts sociaux. Ainsi Dieu tempère les souffrances que produit lefrottement des intérêts, par le sentiment religieux qui fait unevertu de l’oubli de lui-même, comme il a modéré par des loisinconnues les frottements dans le mécanisme de ses mondes. Lechristianisme dit au pauvre de souffrir le riche, au riche desoulager les misères du pauvre&|160;; pour moi, ce peu de mots estl’essence de toutes les lois divines et humaines.

– Moi, qui ne suis pas un homme d’Etat, dit le notaire, je voisdans un souverain le liquidateur d’une société qui doit demeurer enétat constant de liquidation, il transmet à son successeur un actifégal à celui qu’il a reçu.

– Je ne suis pas un homme d’Etat, répliqua vivement Benassis eninterrompant le notaire. Il ne faut que du bon sens pour améliorerle sort d’une Commune, d’un Canton ou d’un Arrondissement&|160;; letalent est déjà nécessaire à celui qui gouverne unDépartement&|160;; mais ces quatre sphères administratives offrentdes horizons bornés que les vues ordinaires peuvent facilementembrasser&|160;; leurs intérêts se rattachent au grand mouvement del’Etat par des liens visibles. Dans la région supérieure touts’agrandit, le regard de l’homme d’Etat doit dominer le point devue où il est placé. Là, où pour produire beaucoup de bien dansDépartement, dans un Arrondissement, dans un Canton ou dans uneCommune, il n’était besoin que de prévoir un résultat à dix ansd’échéance, il faut, dès qu’il s’agit d’une nation, en pressentirles destinées, les mesurer au cours d’un siècle. Le génie desColbert, des Sully n’est rien s’il ne s’appuie sur la volonté quifait les Napoléon et les Cromwell. Un grand ministre, messieurs,est une grande pensée écrite sur toutes les années du siècle dontla splendeur et les prospérités ont été préparées par lui. Laconstance est la vertu qui lui est le plus nécessaire. Mais aussi,en toute chose humaine, la constance n’est-elle pas la plus hauteexpression de la force&|160;? Nous voyons depuis quelque temps tropd’hommes n’avoir que des idées ministérielles au lieu d’avoir desidées nationales, pour ne pas admirer le véritable homme d’Etatcomme celui qui nous offre la plus immense poésie humaine. Toujoursvoir au delà du moment et devancer la destinée, être au-dessus dupouvoir et n’y rester que par le sentiment de l’utilité dont on estsans s’abuser sur ses forces, dépouiller ses passions et même touteambition vulgaire pour demeurer maître de ses facultés, pourprévoir, vouloir et agir sans cesse&|160;; se faire juste etabsolu, maintenir l’ordre en grand, imposer silence à son cœur etn’écouter que son intelligence&|160;; n’être ni défiant, niconfiant, ni douteur ni crédule, ni reconnaissant ni ingrat, ni enarrière avec un événement ni surpris par une pensée&|160;; vivreenfin par le sentiment des masses, et toujours les dominer enétendant les ailes de son esprit, le volume de sa voix et lapénétration de son regard en voyant non pas les détails, mais lesconséquences de toute chose n’est-ce pas être un peu plus qu’unhomme&|160;? Aussi les noms de ces grands et nobles pères desnations devraient-ils être à jamais populaires.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel les convivess’entre-regardèrent.

– Messieurs, vous n’avez rien dit de l’armée, s’écrie Genestas.L’organisation militaire me paraît le vrai type de toute bonnesociété civile, l’épée est la tutrice d’un peuple.

– Capitaine, répondit en riant le juge de paix, un vieil avocata dit que les empires commençaient par l’épée et finissaient parl’écritoire, nous en sommes à l’écritoire.

– Maintenant, messieurs, que nous avons réglé le sort du monde,parlons d’autre chose. Allons, capitaine, un verre de vin del’Ermitage, s’écria le médecin en riant.

– Deux plutôt qu’un, dit Genestas en tendant son verre, et jeveux les boire à votre santé comme à celle d’un homme qui faithonneur à l’espèce.

– Et que nous chérissons tous, dit le curé d’une voix pleine dedouceur.

– Monsieur Janvier, voulez-vous donc me faire commettre quelquepéché d’orgueil&|160;?

– Monsieur le curé a dit bien bas ce que le Canton dit touthaut, répliqua Cambon.

– Messieurs, je vous propose de reconduire monsieur Janvier versle presbytère, en nous promenant au clair de lune.

– Marchons, dirent les convives qui se mirent en devoird’accompagner le curé.

– Allons à ma grange, dit le médecin en prenant Genestas par lebras après avoir dit adieu au curé et à ses hôtes. Là, capitaineBluteau, vous entendrez parler de Napoléon. J’ai quelques compèresqui doivent faire jaser Goguelat, notre piéton, sur ce dieu dupeuple. Nicolle, mon valet d’écurie, nous a dressé une échelle pourmonter par une lucarne en haut du foin, à une place d’où nousverrons toute la scène. Croyez-moi, venez, une veillée a son prix.Ce n’est pas la première fois que je me serai mis dans le foin pourécouter un récit de soldat ou quelque conte de paysan. Maiscachons-nous bien, si ces pauvres gens voient un étranger, ils fontdes façons et ne sont plus eux-mêmes.

– Eh&|160;! mon cher hôte, dit Genestas, n’ai-je pas souventfait semblant de dormir pour entendre mes cavaliers aubivouac&|160;? Tenez, je n’ai jamais ri aux spectacles de Parisd’aussi bon cœur qu’au récit de la déroute de Moscou, racontée enfarce par un vieux maréchal-des-logis à des conscrits qui avaientpeur de la guerre. Il disait que l’armée française faisait dans sesdraps, qu’on buvait tout à la glace, que les morts s’arrêtaient enchemin, qu’on avait vu la Russie blanche, qu’on étrillait leschevaux à coups de dents, que ceux qui aimaient à patiner s’étaientbien régalés, que les amateurs de gelées de viande en avaient euleur soûl, que les femmes étaient généralement froides, et que laseule chose qui avait été sensiblement désagréable était de n’avoirpas eu d’eau chaude pour se raser. Enfin il débitait des gaudriolessi comiques&|160;; qu’un vieux fourrier qui avait eu le nez gelé,et qu’on appelait Nezrestant , en riait lui-même.

– Chut, dit Benassis, nous voici arrivés, je passe le premier,suivez-moi.

Tous deux montèrent à l’échelle et se blottirent dans le foin,sans avoir été entendus par les gens de la veillée, au-dessusdesquels ils se trouvèrent assis de manière à les bien voir.Groupées par masses autour de trois ou quatre chandelles, quelquesfemmes cousaient, d’autres filaient, plusieurs restaient oisives,le cou tendu, la tête et les yeux tournés vers un vieux paysan quiracontait une histoire. La plupart des hommes se tenaient debout oucouchés sur des bottes de foin. Ces groupes profondément silencieuxétaient à peine éclairés par les reflets vacillants des chandellesentourées de globes de verre pleins d’eau qui concentraient lalumière en rayons, dans la clarté desquelles se tenaient lestravailleuses. L’étendue de la grange, dont le haut restait sombreet noir, affaiblissait encore ces lueurs qui coloraient inégalementles têtes en produisant de pittoresques effets de clair-obscur. Icibrillait le front brun et les yeux clairs d’une petite paysannecurieuse&|160;; là, des bandes lumineuses découpaient les rudesfronts de quelques vieux hommes, et dessinaient fantasquement leursvêtements usés ou décolorés. Tous ces gens attentifs, et diversdans leurs poses, exprimaient sur leurs physionomies immobilesl’entier abandon qu’ils faisaient de leur intelligence au conteur.C’était un tableau curieux où éclatait la prodigieuse influenceexercée sur tous les esprits par la poésie. En exigeant de sonnarrateur un merveilleux toujours simple ou de l’impossible presquecroyable, le paysan ne se montre-t-il pas ami de la plus purepoésie&|160;?

– Quoique cette maison eût une méchante mine, disait le paysanau moment où les deux nouveaux auditeurs se furent placés pourl’entendre, la pauvre femme bossue était si fatiguée d’avoir portéson chanvre au marché, qu’elle y entra, forcée aussi par la nuitqui était venue. Elle demanda seulement à y coucher&|160;; car,pour toute nourriture, elle tira une croûte de son bissac et lamangea. Pour lors l’hôtesse, qui était donc la femme des brigands,ne sachant rien de ce qu’ils avaient convenu de faire pendant lanuit, accueillit la bossue et la mit en haut, sans lumière. Mabossue se jette sur un mauvais grabat, dit ses prières, pense à sonchanvre et va pour dormir. Mais, avant qu’elle ne fût endormie,elle entend du bruit, et voit entrer deux hommes portant unelanterne&|160;; chacun d’eux tenait un couteau : la peur la prend,parce que, voyez-vous, dans ce temps-là les seigneurs aimaient tantles pâtés de chair humaine, qu’on en faisait pour eux. Mais commela vieille avait le cuir parfaitement racorni, elle se rassura, enpensant qu’on la regarderait comme une mauvaise nourriture. Lesdeux hommes passent devant la bossue, vont à un lit qui était danscette grande chambre, et où l’on avait mis le monsieur à la grossevalise, qui passait donc pour nécromancien. Le plus grand lève lalanterne en prenant les pieds du monsieur&|160;; le petit, celuiqui avait fait l’ivrogne, lui empoigne la tête et lui coupe le cou,net, d’une seule fois, croc&|160;! Puis ils laissent là le corps etla tête, tout dans le sang, volent la valise et descendent. Voilànotre femme bien embarrassée. Elle pense d’abord à s’en aller sansqu’on s’en doute, ne sachant pas encore que la Providence l’avaitamenée là pour rendre gloire à Dieu et faire punir le crime. Elleavait peur, et quand on a peur on ne s’inquiète de rien du tout.Mais l’hôtesse, qui avait demandé des nouvelles de la bossue auxdeux brigands, les effraie, et ils remontent doucement dans lepetit escalier de bois. La pauvre bossue se pelotonne de peur etles entend qui se disputent à voix basse. – Je te dis de la tuer. -Faut pas la tuer. – Tue-la&|160;! – Non&|160;! Ils entrent. Mafemme, qui n’était pas bête, ferme l’oeil et fait comme si elledormait. Elle se met à dormir, comme un enfant, la main sur soncœur, et prend une respiration de chérubin. Celui qui avait lalanterne, l’ouvre, boule la lumière dans l’oeil de la vieilleendormie, et ma femme de ne point sourciller, tant elle avait peurpour son cou. – Tu vois bien qu’elle dort comme un sabot, que ditle grand. – C’est si malin les vieilles, répond le petit. Je vaisla tuer, nous serons plus tranquilles. D’ailleurs nous la saleronset la donnerons à manger à nos cochons. En entendant ce propos, mavieille ne bouge pas. – Oh&|160;! bien, elle dort, dit le petitcrâne en voyant que la bossue n’avait pas bougé. Voilà comment lavieille se sauva. Et l’on peut bien dire qu’elle était courageuse.Certes, il y a bien ici des jeunes filles qui n’auraient pas eu larespiration d’un chérubin en entendant parler des cochons. Les deuxbrigands se mettent à enlever l’homme mort, le roulent dans sesdraps et le jettent dans la petite cour, où la vieille entend lescochons accourir en grognant : hon, hon&|160;! pour le manger. Pourlors, le lendemain, reprit le narrateur après avoir fait une pause,la femme s’en va, donnant deux sous pour son coucher. Elle prendson bissac, fait comme si de rien n’était, demande les nouvelles dupays, sort en paix et veut courir. Point&|160;! La peur lui coupeles jambes, bien à son heur. Voici pourquoi.Elle avait à peine faitun demi-quart de lieue, qu’elle voit venir un des brigands qui lasuivait par finesse pour s’assurer qu’elle n’eût rien vu. Elle tedevine ça et s’assied sur une pierre. – Qu’avez-vous, ma bonnefemme&|160;? lui dit le petit, car c’était le petit, le plusmalicieux des deux, qui la guettait. – Ah&|160;! mon bon homme,qu’elle répond, mon bissac est si lourd, et je suis si fatiguée,que j’aurais bien besoin du bras d’un honnête homme (voyez-vousc’te finaude&|160;!) pour gagner mon pauvre logis. Pour lors lebrigand lui offre de l’accompagner. Elle accepte. L’homme lui prendle bras pour savoir si elle a peur. Ha&|160;! ben, c’te femme netremble point et marche tranquillement. Et donc les voilà tous deuxcausant agriculture et de la manière de faire venir le chanvre,tout bellement jusqu’au faubourg de la ville où demeurait la bossueet où le brigand la quitta, de peur de rencontrer quelqu’un de lajustice. La femme arriva chez elle à l’heure de midi et attenditson homme en réfléchissant aux événements de son voyage et de lanuit. Le chanverrier rentra vers le soir. Il avait faim, faut luifaire à manger. Donc, tout en graissant sa poêle pour lui fairefrire quelque chose, elle lui raconte comment elle a vendu sonchanvre, en bavardant à la manière des femmes, mais elle ne ditrien des cochons, ni du monsieur tué, mangé, volé. Elle fait doncflamber sa poêle pour la nettoyer. Elle la retire, veut l’essuyer,la trouve pleine de sang. – Qu’est-ce que tu as mislà-dedans&|160;? dit-elle à son homme. – Rien, qu’il répond. Ellecroit avoir une lubie de femme et remet sa poêle au feu.Pouf&|160;! une tête tombe par la cheminée. – Vois-tu&|160;? C’estprécisément la tête du mort, dit la vieille. Comme il meregarde&|160;! Que me veut-il donc&|160;? – Que tu le venges&|160;!lui dit une voix. – Que tu es bête, dit le chanverrier&|160;; tevoilà bien avec tes berlues qui n’ont pas le sens commun. Il prendla tête, qui lui mord le doigt, et la jette dans sa cour. – Faismon omelette, qui dit, et ne t’inquiète pas de ça. C’est un chat. -Un chat&|160;! qu’elle dit, il était rond comme une boule. Elleremet sa poêle au feu. Pouf&|160;! tombe une jambe. Même histoire.L’homme, pas plus étonné de voir le pied que d’avoir vu la tête,empoigne la jambe et la jette à sa porte. Finalement, l’autrejambe, les deux bras, le corps, tout le voyageur assassiné tombe unà un. Point d’omelette. Le vieux marchand de chanvre avait bienfaim. – Par mon salut éternel, dit-il, si mon omelette se fait,nous verrons à satisfaire cet homme-là. – Tu conviens doncmaintenant que c’est un homme&|160;? dit la bossue. Pourquoim’as-tu dit tout à l’heure que c’était pas une tête, grandasticoteur&|160;? La femme casse les œufs, fricasse l’omelette etla sert sans plus grogner, parce qu’en voyant ce grabuge ellecommençait à être inquiète. Son homme s’assied et se met à manger.La bossue, qui avait peur, dit qu’elle n’a pas faim. – Toc,toc&|160;! fait un étranger en frappant à la porte. – Qui estlà&|160;? – L’homme mort d’hier. – Entrez, répond le chanverrier.Donc, le voyageur entre, se met sur l’escabelle et dit : -Souvenez-vous de Dieu, qui donne la paix pour l’éternité auxpersonnes qui confessent son nom&|160;! Femme, tu m’as vu fairemourir, et tu gardes le silence. J’ai été mangé par lescochons&|160;! Les cochons n’entrent pas dans le paradis. Donc moi,qui suis chrétien, j’irai dans l’enfer faute par une femme deparler. Ça ne s’est jamais vu. Faut me délivrer&|160;! et autrespropos. La femme, qu’avait toujours de plus en plus peur, nettoiesa poêle, met ses habits du dimanche, va dire à la justice le crimequi fut découvert, et les voleurs joliment roués sur la place dumarché. Cette bonne œuvre faite, la femme et son homme ont toujourseu le plus beau chanvre que vous ayez jamais vu. Puis, ce qui leurfut plus agréable, ils eurent ce qu’ils désiraient depuislongtemps, à savoir un enfant mâle qui devint, par suite des temps,baron du roi. Voilà l’histoire véritable de la Bossue courageuse.

– Je n’aime point ces histoires-là, elles me font rêver, dit laFosseuse. J’aime mieux les aventures de Napoléon.

– C’est vrai, dit le garde-champêtre. Voyons, monsieur Goguelat,racontez-nous l’Empereur.

– La veillée est trop avancée, dit le piéton, et je n’aime pointà raccourcir les victoires.

– C’est égal, dites tout de même&|160;! Nous les connaissonspour vous les avoir vu dire bien des fois&|160;; mais ça faittoujours plaisir à entendre.

– Racontez-nous l’Empereur&|160;! crièrent plusieurs personnesensemble.

– Vous le voulez, répondit Goguelat. Eh&|160;! bien, vous verrezque ça ne signifie rien quand c’est dit au pas de charge. J’aimemieux vous raconter toute une bataille. Voulez-vous Champ-Aubert,où il n’y avait plus de cartouches, et où l’on s’est astiqué toutde même à la baïonnette&|160;?

– Non&|160;! l’Empereur&|160;! l’Empereur&|160;!

Le fantassin se leva de dessus sa botte de foin, promena surl’assemblée ce regard noir, tout chargé de misère, d’événements etde souffrances qui distingue les vieux soldats. Il prit sa vestepar les deux basques de devant, les releva comme s’il s’agissait derecharger le sac où jadis étaient ses hardes, ses souliers, toutesa fortune&|160;; puis il s’appuya le corps sur la jambe gauche,avança la droite et céda de bonne grâce aux veux de l’assemblée.Après avoir repoussé ses cheveux gris d’un seul côté de son frontpour le découvrir, il porta la tête vers le ciel afin de se mettreà la hauteur de la gigantesque histoire qu’il allait dire.

– Voyez-vous, mes amis, Napoléon est né en Corse, qu’est une îlefrançaise, chauffée par le soleil d’Italie, où tout bout comme dansune fournaise, et où l’on se tue les uns les autres, de père enfils, à propos de rien : une idée qu’ils ont. Pour vous commencerl’extraordinaire de la chose, sa mère, qui était la plus bellefemme de son temps et une finaude, eut la réflexion de le vouer àDieu, pour le faire échapper à tous les dangers de son enfance etde sa vie, parce qu’elle avait rêvé que le monde était en feu lejour de son accouchement. C’était une prophétie&|160;! Donc elledemande que Dieu le protége, à condition que Napoléon rétablira sasainte religion, qu’était alors par terre. Voilà qu’est convenu, etça s’est vu.

 » Maintenant, suivez-moi bien, et dites-moi si ce que vous allezentendre est naturel.

 » Il est sûr et certain qu’un homme qui avait eu l’imaginationde faire un pacte secret pouvait seul être susceptible de passer àtravers les lignes des autres, à travers les balles, les déchargesde mitraille qui nous emportaient comme des mouches, et qui avaientdu respect pour sa tête. J’ai eu la preuve de cela, moiparticulièrement, à Eylau. Je le vois encore, monte sur unehauteur, prend sa lorgnette, regarde sa bataille et dit : Ça vabien&|160;! Un de mes intrigants à panaches qui l’embêtaientconsidérablement et le suivaient partout, même pendant qu’ilmangeait, qu’on nous a dit, veut faire le malin, et prend la placede l’empereur quand il s’en va. Oh&|160;! raflé&|160;! plus depanache. Vous entendez ben que Napoléon s’était engagé à garder sonsecret pour lui seul. Voilà pourquoi tous ceux quil’accompagnaient, même ses amis particuliers, tombaient comme desnoix : Duroc, Bessières, Lannes, tous hommes forts comme des barresd’acier et qu’il fondait à son usage. Enfin, à preuve qu’il étaitl’enfant de Dieu, fait pour être le père du soldat, c’est qu’on nel’a jamais vu ni lieutenant ni capitaine&|160;! Ah&|160;! bien oui,en chef tout de suite. Il n’avait pas l’air d’avoir plus devingt-trois ans, qu’il était vieux général, depuis la prise deToulon, où il a commencé par faire voir aux autres qu’ilsn’entendaient rien à manœuvrer les canons. Pour lors, nous tombetout maigrelet général en chef à l’armée d’Italie, qui manquait depain, de munitions, de souliers, d’habits, une pauvre armée nuecomme un ver. –  » Mes amis, qui dit, nous voilà ensemble. Or,mettez-vous dans la boule que d’ici à quinze jours vous serezvainqueurs, habillés à neuf, que vous aurez tous des capotes, debonnes guêtres, de fameux souliers&|160;; mais, mes enfants, fautmarcher pour les aller prendre à Milan, où il y en a.  » Et l’on amarché. Le Français, écrasé, plat comme une punaise, se redresse.Nous étions trente mille va-nu-pieds contre quatre-vingt millefendants d’Allemands, tous beaux hommes, bien garnis, que je voisencore. Alors Napoléon, qui n’était encore que Bonaparte, noussouffle je ne sais quoi dans le ventre. Et l’on marche la nuit, etl’on marche le jour, l’on te les tape à Montenotte, on court lesrosser à Rivoli, Lodi, Arcole, Millesimo, et on ne te les lâchepas. Le soldat prend goût à être vainqueur. Alors Napoléon vousenveloppe ces généraux allemands qui ne savaient où se fourrer pourêtre à leur aise, les pelote très-bien, leur chippe quelquefois desdix mille hommes d’un seul coup en vous les entourant de quinzecents Français qu’il faisait foisonner à sa manière. Enfin, leurprend leurs canons, vivres, argent, munitions, tout ce qu’ilsavaient de bon à prendre, vous les jette à l’eau, les bat sur lesmontagnes, les mord dans l’air, les dévore sur terre, les fouaillepartout. Voilà des troupes qui se remplument&|160;; parce que,voyez-vous, l’empereur, qu’était aussi un homme d’esprit, se faitbien venir de l’habitant, auquel il dit qu’il est arrivé pour ledélivrer. Pour lors, le péquin nous loge et nous chérit, les femmesaussi, qu’étaient des femmes très-judicieuses. Fin finale, enventôse 96, qu’était dans ce temps-là le mois de marsd’aujourd’hui, nous étions acculés dans un coin du pays desmarmottes&|160;; mais après la campagne, nous voilà maîtres del’Italie, comme Napoléon l’avait prédit. Et au mois de marssuivant, en une seule année et deux campagnes, il nous met en vuede Vienne : tout était brossé. Nous avions mangé trois arméessuccessivement différentes, et dégommé quatre généraux autrichiens,dont un vieux qu’avait les cheveux bancs, et qui a été cuit commeun rat dans les paillassons, à Mantoue. Les rois demandaient grâceà genoux&|160;! La paix était conquise. Un homme aurait-il pu fairecela&|160;? Non. Dieu l’aidait, c’est sûr. Il se subdivisionnaitcomme les cinq pains de l’Evangile, commandait la bataille le jour,la préparait la nuit, que les sentinelles le voyaient toujoursallant et venant, et ne dormait ni ne mangeait. Pour lors,reconnaissant ces prodiges, le soldat te l’adopte pour son père. Eten avant&|160;! Les autres, à Paris, voyant cela, se disent&|160;; » Voilà un pélerin qui paraît prendre ses mots d’ordre dans leciel, il est singulièrement capable de mettre la main sur laFrance&|160;; faut le lâcher sur l’Asie ou sur l’Amérique, il s’encontentera peut-être&|160;!  » Ça était écrit pour lui comme pourJésus-Christ. Le fait est qu’on lui donne ordre de faire faction enEgypte. Voilà sa ressemblance avec le fils de Dieu. Ce n’est pastout. Il rassemble ses meilleurs lapins, ceux qu’il avaitparticulièrement endiablés, et leur dit comme ça :  » Mes amis, pourle quart d’heure, on nous donne l’Egypte à chiquer. Mais nousl’avalerons en un temps et deux mouvements, comme nous avons faitde l’Italie. Les simples soldats seront des princes qui auront desterres à eux. En avant&|160;!  » En avant&|160;! les enfants, disentles sergents. Et l’on arrive à Toulon, route d’Egypte. Pour lors,les Anglais avaient tous leurs vaisseaux en mer. Mais quand nousnous embarquons, Napoléon nous dit :  » Ils ne nous verront pas, etil est bon que vous sachiez, dès à présent, que votre généralpossède une étoile dans le ciel qui nous guide et nousprotége&|160;!  » Qui fut dit fut fait. En passant sur la mer, nousprenons Malte, comme une orange pour le désaltérer de sa soif devictoire, car c’était un homme qui ne pouvait pas être sans rienfaire. Nous voilà en Egypte. Bon. Là, autre consigne. LesEgyptiens, voyez-vous, sont des hommes qui, depuis que le monde estmonde, ont coutume d’avoir des géants pour souverains, des arméesnombreuses comme des fourmis&|160;; parce que c’est un pays degénies et de crocodiles, où l’on a bâti des pyramides grosses commenos montagnes, sous lesquelles ils ont eu l’imagination de mettreleurs rois pour les conserver frais, chose qui leur plaîtgénéralement. Pour lors, en débarquant, le petit caporal nous dit : » Mes enfants, les pays que vous allez conquérir tiennent à un tasde dieux qu’il faut respecter, parce que le Français doit êtrel’ami de tout le monde, et battre les gens sans les vexer.Mettez-vous dans la coloquinte de ne toucher à rien, d’abord&|160;;parce que nous aurons tout après&|160;! Et marchez&|160;!  » Voilàqui va bien. Mais tous ces gens-là, auxquels Napoléon était prédit,sous le nom de Kébir-Bonaberdis, un mot de leur patois qui veutdire : le sultan fait feu , en ont une peur comme du diable. Alors,le Grand-Turc, l’Asie, l’Afrique ont recours à la magie, et nousenvoient un démon, nommé Mody, soupçonné d’être descendu du cielsur un cheval blanc qui était, comme son maître, incombustible auboulet, et qui tous deux vivaient de l’air du temps. Il y en a quil’ont vu&|160;; mais moi je n’ai pas de raisons pour vous en fairecertains. C’était les puissances de l’Arabie et les Mameluks, quivoulaient faire croire à leurs troupiers que le Mody était capablede les empêcher de mourir à la bataille, sous prétexte qu’il étaitun ange envoyé pour combattre Napoléon et lui reprendre le sceau deSalomon, un de leurs fourniments à eux, qu’ils prétendaient avoirété volé par notre général. Vous entendez bien qu’on leur a faitfaire la grimace tout de même.

 » Ha&|160;! çà, dites-moi d’où ils avaient su le pacte deNapoléon&|160;? Etait-ce naturel&|160;?

 » Il passait pour certain dans leur esprit qu’il commandait auxgénies et se transportait en un clin d’oeil d’un lieu à un autre,comme un oiseau. Le fait est qu’il était partout. Enfin, qu’ilvenait leur enlever une reine, belle comme le jour, pour laquelleil avait offert tous ses trésors et des diamants gros comme desœufs de pigeons, marché que le Mameluk, de qui elle était laparticulière, quoiqu’il en eût d’autres, avait refusé positivement.Dans ces termes-là, les affaires ne pouvaient donc s’arrangerqu’avec beaucoup de combats. Et c’est ce dont on ne s’est pas faitfaute, car il y a eu des coups pour tout le monde. Alors, nous noussommes mis en ligne à Alexandrie, à Giseh et devant les Pyramides.Il a fallu marcher sous le soleil, dans le sable, où les genssujets d’avoir la berlue voyaient des eaux desquelles on ne pouvaitpas boire, et de l’ombre que ça faisait suer. Mais nous mangeons leMameluk à l’ordinaire, et tout plie à la voix de Napoléon, quis’empare de la haute et basse Egypte, l’Arabie, enfin jusqu’auxcapitales des royaumes qui n’étaient plus, et où il y avait desmilliers de statues, les cinq cents diables de la Nature, puis,chose particulière, une infinité de lézards, un tonnerre de pays oùchacun pouvait prendre ses arpents de terre, pour peu que ça luifût agréable. Pendant qu’il s’occupe de ses affaires dansl’intérieur, où il avait idée de faire des choses superbes, lesAnglais lui brûlent sa flotte à la bataille d’Aboukir, car ils nesavaient quoi s’inventer pour nous contrarier. Mais Napoléon, quiavait l’estime de l’Orient et de l’Occident, que le pape l’appelaitson fils, et le cousin de Mahomet son cher père, veut se venger del’Angleterre, et lui prendre les Indes, pour se remplacer de saflotte. Il allait nous conduire en Asie, par la mer Rouge, dans despays où il n’y a que des diamants, de l’or, pour faire la paie auxsoldats, et des palais pour étapes, lorsque le Mody s’arrange avecla peste, et nous l’envoie pour interrompre nos victoires.Halte&|160;! Alors tout le monde défile à c’te parade, d’où l’on nerevient pas sur ses pieds. Le soldat mourant ne peut pas te prendreSaint-Jean-d’Acre, où l’on est entré trois fois avec un entêtementgénéreux et martial. Mais la peste était la plus forte&|160;; iln’y avait pas à dire : Mon bel ami&|160;! Tout le monde se trouvaittrès-malade. Napoléon seul était frais comme une rose, et toutel’armée l’a vu buvant la peste sans que ça lui fit rien dutout.

 » Ha ça, mes amis, croyez-vous que c’était naturel&|160;?

 » Les Mameluks, sachant que nous étions tous dans lesambulances, veulent nous barrer le chemin&|160;; mais, avecNapoléon, c’te farce-là ne pouvait pas prendre. Donc, il dit à sesdamnés, à ceux qui avaient le cuir plus dur que les autres : « Allez me nettoyer la route.  » Junot, qu’était un sabreur au premiernuméro, et son ami véritable, ne prend que mille hommes, et vous adécousu tout de même l’armée d’un pacha qui avait la prétention dese mettre en travers. Pour lors, nous revenons au Caire, notrequartier général. Autre histoire. Napoléon absent, la Frances’était laissé détruire le tempérament par les gens de Paris quigardaient la solde des troupes, leur masse de linge, leurs habits,les laissaient crever de faim, et voulaient qu’elles fissent la loià l’univers, sans s’en inquiéter autrement. C’était des imbécilesqui s’amusaient à bavarder au lieu de mettre la main à la pâte. Etdonc, nos armées étaient battues, les frontières de la Franceentamées : l’homme n’était plus là. Voyez-vous, je dis l’homme ,parce qu’on l’a nommé comme ça, mais c’était une bêtise, puisqu’ilavait une étoile et toutes ses particularités : c’était nous autresqui étions les hommes&|160;! Il apprend l’histoire de France aprèssa fameuse bataille d’Aboukir, où, sans perdre plus de trois centshommes, et, avec une seule division, il a vaincu la grande arméedes Turcs forte de vingt-cinq mille hommes, et il en a bousculédans la mer plus d’une grande moitié, rrah&|160;! Ce fut sondernier coup de tonnerre en Egypte. Il se dit, voyant tout perdulà-bas :  » Je suis le sauveur de la France, je le sais, faut quej’y aille.  » Mais comprenez bien que l’armée n’a pas su son départ,sans quoi on l’aurait gardé de force, pour le faire empereurd’Orient. Aussi nous voilà tous tristes, quand nous sommes sanslui, parce qu’il était notre joie. Lui, laisse son commandement àKléber, un grand mâtin qu’a descendu la garde, assassiné par unEgyptien qu’on a fait mourir en lui mettant une baïonnette dans lederrière, qui est la manière de guillotiner dans ce pays-là&|160;;mais ça fait tant souffrir, qu’un soldat a eu pitié de ce criminel,il lui a tendu sa gourde&|160;; et aussitôt que l’Egyptien a eu bude l’eau, il a tortillé de l’oeil avec un plaisir infini. Mais nousne nous amusons pas à cette bagatelle. Napoléon met le pied sur unecoquille de noix, un petit navire de rien du tout qui s’appelait LaFortune , et, en un clin d’oeil, à la barbe de l’Angleterre qui lebloquait avec des vaisseaux de ligne, frégates et tout ce quifaisait voile, il débarque en France, car il a toujours eu le donde passer les mers en une enjambée. Etait-ce naturel&|160;!Bah&|160;! aussitôt qu’il est à Fréjus, autant dire qu’il a lespieds dans Paris. Là, tout le monde l’adore&|160;; mais lui,convoque le Gouvernement.  » Qu’avez-vous fait de mes enfants lessoldats&|160;? qui dit aux avocats&|160;; vous êtes un tas degalapiats qui vous fichez du monde, et faites vos choux gras de laFrance. Ça n’est pas juste, et je parle pour tout le monde qu’estpas content&|160;!  » Pour lors, ils veulent babiller et letuer&|160;; mais minute&|160;! Il les enferme dans leur caserne àparoles, les fait sauter par les fenêtres, et vous les enrégimenteà sa suite, où ils deviennent muets comme des poissons, souplescomme des blagues à tabac. De ce coup passe consul&|160;; et, commece n’était pas lui qui pouvait douter de l’Etre Suprême, il remplitalors sa promesse envers le bon Dieu, qui lui tenait sérieusementparole&|160;; lui rend ses églises, rétablit sa religion&|160;; lescloches sonnent pour Dieu et pour lui. Voilà tout le monde content: primo, les prêtres qu’il empêche d’être tracassés&|160;; segondo, le bourgeois qui fait son commerce, sans avoir à craindre lerapiamus de la loi qu’était devenue injuste&|160;; tertio , lesnobles qu’il défend d’être fait mourir, comme on en avaitmalheureusement contracté l’habitude. Mais il y avait des ennemis àbalayer, et il ne s’endort pas sur la gamelle, parce que,voyez-vous, son oeil vous traversait le monde comme une simple têted’homme. Pour lors, paraît en Italie, comme s’il passait la têtepar la fenêtre, et son regard suffit. Les Autrichiens sont avalés àMarengo comme des goujons par une baleine&|160;! Haouf&|160;! Ici,la victoire française a chanté sa gamme assez haut pour que lemonde entier l’entende, et ça a suffi.  » Nous n’en jouons plus, quedisent les Allemands. – Assez comme ça&|160;!  » disent les autres.Total : l’Europe fait la cane, l’Angleterre met les pouces. Paixgénérale, où les rois et les peuples font mine de s’embrasser.C’est là que l’empereur a inventé la Légion-d’Honneur, une bienbelle chose, allez&|160;!  » En France, qu’il a dit à Boulogne,devant l’armée entière, tout le monde a du courage&|160;! Donc, lapartie civile qui fera des actions d’éclat sera sœur du soldat, lesoldat sera son frère, et ils seront unis sous le drapeau del’honneur.  » Nous autres, qui étions là-bas, nous revenonsd’Egypte. Tout était changé&|160;! Nous l’avions laissé général, enun rien de temps nous le retrouvons empereur. Ma foi, la Frances’était donnée à lui, comme une belle fille à un lancier. Or, quandça fut fait, à la satisfaction générale, on peut le dire, il y eutune sainte cérémonie comme il ne s’en était jamais vu sous lacalotte des cieux. Le pape et les cardinaux, dans leurs habits d’oret rouges, passent les Alpes exprès pour le sacrer devant l’arméeet le peuple, qui battent des mains. Il y a une chose que je seraisinjuste de ne pas vous dire. En Egypte, dans le désert, près de laSyrie, l’Homme Rouge lui apparut dans la montagne de Moïse, pourlui dire :  » Ça va bien.  » Puis, à Marengo, le soir de la victoire,pour la seconde fois, s’est dressé devant lui sur ses pieds,l’Homme Rouge, qui lui dit :  » Tu verras le monde à tes genoux, ettu seras empereur des Français, roi d’Italie, maître de laHollande, souverain de l’Espagne, du Portugal, provincesillyriennes, protecteur de l’Allemagne, sauveur de la Pologne,premier aigle de la Légion-d’Honneur, et tout.  » Cet Homme Rouge,voyez-vous, c’était son idée, à lui&|160;; une manière de piétonqui lui servait, à ce que disent plusieurs, pour communiquer avecson étoile. Moi, je n’ai jamais cru cela&|160;; mais l’Homme Rougeest un fait véritable, et Napoléon en a parlé lui-même, et a ditqu’il lui venait dans les moments durs à passer, et restait aupalais des Tuileries, dans les combles. Donc, au couronnement,Napoléon l’a vu le soir pour la troisième fois, et ils furent endélibération sur bien des choses. Lors, l’empereur va droit à Milanse faire couronner roi d’Italie. Là commence véritablement letriomphe du soldat. Pour lors, tout ce qui savait écrire passeofficier. Voilà les pensions, les dotations de duchés quipleuvent&|160;; des trésors pour l’état-major qui ne coûtaient rienà la France&|160;; et la Légion-d’Honneur fournie de rentes pourles simples soldats, sur lesquels je touche encore ma pension.Enfin, voilà des armées tenues comme il ne s’en était jamais vu.Mais l’empereur, qui savait qu’il devait être l’empereur de tout lemonde, pense aux bourgeois, et leur fait bâtir, suivant leursidées, des monuments de fées, là où il n’y avait pas plus que surma main&|160;; une supposition, vous reveniez d’Espagne, pourpasser à Berlin&|160;; hé bien&|160;! vous retrouviez des arches detriomphe avec de simples soldats mis dessus en belle sculpture, niplus ni moins que des généraux. Napoléon, en deux ou trois ans,sans mettre d’impôts sur vous autres, remplit ses caves d’or, faitdes ponts, des palais, des routes, des savants, des fêtes, deslois, des vaisseaux, des ports&|160;; et dépense des millions demilliasses, et tant, et tant, qu’on m’a dit qu’il en aurait pupaver la France de pièces de cent sous, si ça avait été safantaisie. Alors, quand il se trouve à son aise sur son trône, etsi bien le maître de tout, que l’Europe attendait sa permissionpour faire ses besoins : comme il avait quatre frères et troissœurs, il nous dit en manière de conversation, à l’ordre du jour : » Mes enfants, est-il juste que les parents de votre empereurtendent la main, Non. Je veux qu’ils soient flambants, tout commemoi&|160;! Pour lors, il est de toute nécessité de conquérir unroyaume pour chacun d’eux, afin que le Français soit le maître detout&|160;; que les soldats de la garde fassent trembler le monde,et que la France crache où elle veut, et qu’on lui dise, comme surma monnaie, Dieu vous protége&|160;! – Convenu&|160;! répondl’armée, on t’ira pêcher des royaumes à la baïonnette.  » Ha&|160;!c’est qu’il n’y avait pas à reculer, voyez-vous&|160;! et s’ilavait eu dans sa boule de conquérir la lune, il aurait fallus’arranger pour ça, faire ses sacs, et grimper&|160;; heureusementqu’il n’en a pas eu la volonté. Les rois, qu’étaient habitués auxdouceurs de leur trône, se font naturellement tirerl’oreille&|160;; et alors, en avant, nous autres. Nous marchons,nous allons, et le tremblement recommence avec une soliditégénérale. En a-t-il fait user, dans ce temps-là, des hommes et dessouliers&|160;! Alors on se battait à coups de nous si cruellement,que d’autres que les Français s’en seraient fatigués. Mais vousn’ignorez pas que le Français est né philosophe, et, un peu plustôt, un peu plus tard, sait qu’il faut mourir. Aussi nous mourionstous sans rien dire, parce qu’on avait le plaisir de voirl’empereur faire ça sur les géographies. (Là, le fantassin décrivitlestement un rond avec son pied sur l’aire de la grange.) Et ildisait :  » Ca, ce sera un royaume&|160;!  » et c’était un royaume.Quel bon temps&|160;! Les colonels passaient généraux, le temps deles voir&|160;; les généraux maréchaux, les maréchaux rois. Et il yen a encore un, qui est debout pour le dire à l’Europe, quoique cesoit un Gascon, traître à la France pour garder sa couronne, quin’a pas rougi de honte, parce que, voyez-vous, les couronnes sonten or&|160;! Enfin, les sapeurs qui savaient lire devenaient noblestout de même. Moi qui vous parle, j’ai vu à Paris onze rois et unpeuple de princes qui entouraient Napoléon, comme les rayons dusoleil&|160;! Vous entendez bien que chaque soldat, ayant la chancede chausser un trône, pourvu qu’il en eût le mérite, un caporal dela garde était comme une curiosité qu’on l’admirait passer, parceque chacun avait son contingent dans la victoire, parfaitementconnu dans le bulletin. Et y en avait-il de ces batailles&|160;!Austerlitz, où l’armée a manœuvré comme à la parade&|160;; Eylau,où l’on a noyé les Russes dans un lac, comme si Napoléon avaitsoufflé dessus&|160;; Wagram, où l’on s’est battu trois jours sansbouder. Enfin, y en avait autant que de saints au calendrier. Aussialors fut-il prouvé que Napoléon possédait dans son fourreau lavéritable épée de Dieu. Alors le soldat avait son estime, et il enfaisait son enfant, s’inquiétait si vous aviez des souliers, dulinge, des capotes, du pain, des cartouches&|160;; quoiqu’il tîntsa majesté, puisque c’était son métier à lui de régner. Mais c’estégal&|160;! un sergent et même un soldat pouvait lui dire :  » Monempereur,  » comme vous me dites à moi quelquefois  » Mon bon ami. « Et il répondait aux raisons qu’on lui faisait, couchait dans laneige comme nous autres&|160;; enfin, il avait presque l’air d’unhomme naturel. Moi qui vous parle, je l’ai vu, les pieds dans lamitraille, pas plus gêné que vous êtes là, et mobile, regardantavec sa lorgnette, toujours à son affaire&|160;; alors nousrestions là, tranquilles comme Baptiste. Je ne sais pas comment ils’y prenait, mais quand il nous parlait, sa parole nous envoyaitcomme du feu dans l’estomac&|160;; et, pour lui montrer qu’on étaitses enfants, incapables de bouquer, on allait pas ordinaire devantdes polissons de canons qui gueulaient et vomissaient des régimentsde boulets, sans dire gare. Enfin, les mourants avaient la chose dese relever pour le saluer et lui crier :  » Vive l’empereur&|160;! « Etait-ce naturel&|160;! auriez-vous fait cela pour un simplehomme&|160;?

 » Pour lors, tout son monde établi, l’impératrice Joséphine,qu’était une bonne femme tout de même, ayant la chose tournée à nepas lui donner d’enfants, il fut obligé de la quitter quoiqu’ill’aimât considérablement. Mais il lui fallait des petits, rapportau gouvernement. Apprenant cette difficulté, tous les souverains del’Europe se sont battus à qui lui donnerait une femme. Et il aépousé, qu’on nous a dit, une Autrichienne, qu’était la fille desCésars, un homme ancien dont on parle partout, et pas seulementdans nos pays, où vous entendez dire qu’il a tout fait, mais enEurope. Et c’est si vrai que, moi qui vous parle en ce moment, jesuis allé sur le Danube où j’ai vu les morceaux d’un pont bâti parcet homme, qui paraît qu’a été, à Rome, parent de Napoléon d’oùs’est autorisé l’empereur d’en prendre l’héritage pour son fils.Donc, après son mariage, qui fut une fête pour le monde entier, etoù il a fait grâce au peuple de dix ans d’impositions, qu’on apayés tout de même, parce que les gabelous n’en ont pas tenucompte, sa femme a eu un petit qu’était roi de Rome&|160;; unechose qui ne s’était pas encore vue sur terre, car jamais un enfantn’était né roi, son père vivant. Ce jour-là, un ballon est parti deParis pour le dire à Rome, et ce ballon a fait le chemin en unjour. Ha&|160;! ça, y a-t-il maintenant quelqu’un de vous autresqui me soutiendra que tout ça était naturel&|160;? Non c’étaitécrit là-haut&|160;! Et la gale à qui ne dira pas qu’il a étéenvoyé par Dieu même pour faire triompher la France. Mais voilàl’empereur de Russie, qu’était son ami, qui se fâche de ce qu’iln’a pas épousé une Russe et qui soutient les Anglais, nos ennemis,auxquels on avait toujours empêché Napoléon d’aller dire deux motsdans leur boutique. Fallait donc en finir avec ces canards-là.Napoléon se fâche et nous dit : –  » Soldats&|160;! vous avez étémaîtres dans toutes les capitales de l’Europe&|160;; reste Moscou,qui s’est allié à l’Angleterre. Or, pour pouvoir conquérir Londreset les Indes qu’est à eux, je trouve définitif d’aller à Moscou. « Pour lors, assemble la plus grande des armées qui jamais ait traînéses guêtres sur le globe, et si curieusement bien alignée, qu’en unjour il a passé en revue un million d’hommes. – Hourra&|160;!disent les Russes. Et voilà la Russie tout entière, des animaux decosaques qui s’envolent. C’était pays contre pays, un boulevarigénéral, dont il fallait se garer. Et comme avait dit l’Homme Rougeà Napoléon : C’est l’Asie contre l’Europe&|160;! – Suffit, qu’ildit, je vais me précautionner. Et voilà, fectivement tous les roisqui viennent lécher la main de Napoléon&|160;! L’Autriche, laPrusse, la Bavière, la Saxe, la Pologne, l’Italie, tout est avecnous, nous flatte, et c’était beau&|160;! Les aigles n’ont jamaistant roucoulé qu’à ces parades-là, qu’elles étaient au-dessus detous les drapeaux de l’Europe. Les Polonais ne se tenaient pas dejoie, parce que l’empereur avait idée de les relever&|160;; de là,que la Pologne et la France ont toujours été frères. Enfin  » A nousla Russie&|160;!  » crie l’armée. Nous entrons bien fournis&|160;;nous marchons, marchons : point de Russes. Enfin nous trouvons nosmâtins campés à la Moskowa. C’est là que j’ai eu la croix, et j’aicongé de dire que ce fut une sacrée bataille&|160;! L’empereurétait inquiet, il avait vu l’Homme Rouge, qui lui dit : Mon enfant,tu vas plus vite que le pas, les hommes te manqueront, les amis tetrahiront. Pour lors, proposa la paix. Mais avant de lasigner&|160;;  » Frottons les Russes&|160;?  » qui nous dit. « Tope&|160;!  » s’écria l’armée.  » En avant&|160;!  » disent lessergents. Mes souliers étaient usés, mes habits décousus, à forced’avoir trimé dans ces chemins là qui ne sont pas commodes dutout&|160;! Mais c’est égal&|160;!  » Puisque c’est la fin dutremblement, que je me dis, je veux m’en donner tout monsoûl&|160;!  » Nous étions devant le grand ravin&|160;; c’était lespremières places&|160;! Le signal se donne, sept cents piècesd’artillerie commencent une conversation à vous faire sortir lesang par les oreilles. Là, faut rendre justice à ses ennemis, mesRusses se faisaient tuer comme des Français, sans reculer, et nousn’avancions pas.  » En avant, nous dit-on, voilà l’empereur&|160;! « C’était vrai, passe au galop en nous faisant signe qu’ils’importait beaucoup de prendre la redoute. Il nous anime, nouscourons, j’arrive le premier au ravin. Ah&|160;! mon Dieu, leslieutenants tombaient, les colonels, les soldats&|160;! C’estégal&|160;! Ça faisait des souliers à ceux qui n’en avaient pas etdes épaulettes pour les intrigants qui savaient lire.Victoire&|160;! c’est le cri de toute la ligne. Par exemple, ce quine s’était jamais vu, il y avait vingt-cinq mille Français parterre. Excusez du peu&|160;! C’était un vrai champ de blé coupé :au lieu d’épis, mettez des hommes&|160;! Nous étions dégrisés, nousautres. L’Homme arrive, on fait le cercle autour de lui. Pour lors,il nous câline, car il était aimable quand il le voulait, à nousfaire contenter de vache enragée par une faim de deux loups. Alorsmon câlin distribue soi-même les croix, salue les morts&|160;; puisnous dit : A Moscou&|160;! – Va pour Moscou&|160;! dit l’armée.Nous prenons Moscou. Voilà-t-il pas que les Russes brûlent leurville&|160;? C’a été un feu de paille de deux lieues, qui a flambépendant deux jours. Les édifices tombaient comme desardoises&|160;! Il y avait des pluies de fer et de plomb fondus quiétaient naturellement horribles&|160;; et l’on peut vous le dire, àvous, ce fut l’éclair de nos malheurs. L’empereur dit : Assez commeça, tous mes soldats y resteraient&|160;! Nous nous amusons à nousrafraîchir un petit moment et à se refaire le cadavre parce qu’onétait réellement fatigué beaucoup. Nous emportons une croix d’orqu’était sur le Kremlin, et chaque soldat avait une petite fortune.Mais, en revenant, l’hiver s’avance d’un mois, chose que lessavants qui sont des bêtes n’ont pas expliquée suffisamment, et lefroid nous pince. Plus d’armée, entendez-vous&|160;? plus degénéraux, plus de sergents même. Pour lors, ce fut le règne de lamisère et de la faim, règne où nous étions réellement touségaux&|160;! On ne pensait qu’à revoir la France, l’on ne sebaissait pas pour ramasser son fusil ni son argent&|160;; et chacunallait devant lui, arme à volonté, sans se soucier de la gloire.Enfin le temps était si mauvais que l’empereur n’a plus vu sonétoile. Il y avait quelque chose entre le ciel et lui. Pauvrehomme, qu’il était malade de voir ses aigles à contrefil de lavictoire&|160;! Et ça lui en a donné une sévère, allez&|160;!Arrive la Bérézina. Ici, mes amis, l’on peut vous affirmer par cequ’il y a de plus sacré&|160;; sur l’honneur, que, depuis qu’il y ades hommes, jamais, au grand jamais, ne s’était vu pareillefricassée d’armée, de voitures, d’artillerie, dans de pareilleneige, sous un ciel pareillement ingrat. Le canon des fusilsbrûlait la main, si vous y touchiez, tant il était froid. C’est làque l’armée a été sauvée par les pontonniers, qui se sont trouvéssolides au poste, et où s’est parfaitement comporté Gondrin, leseul vivant des gens assez entêtés pour se mettre à l’eau afin debâtir les ponts sur lesquels l’armée a passé, et se sauver desRusses qui avaient encore du respect pour la grande armée, rapportaux victoires. Et, dit-il en montrant Gondrin qui le regardait avecl’attention particulière aux sourds, Gondrin est un troupier fini,un troupier d’honneur même, qui mérite vos plus grands égards. J’aivu, reprit-il, l’empereur debout près du pont, immobile, n’ayantpoint froid. Etait-ce encore naturel&|160;? Il regardait la pertede ses trésors, de ses amis, de ses vieux Egyptiens. Bah&|160;!tout y passait, les femmes, les fourgons, l’artillerie, tout étaitconsommé, mangé, ruiné. Les plus courageux gardaient lesaigles&|160;; parce que les aigles, voyez-vous, c’était la France,c’était tout vous autres, c’était l’honneur du civil et dumilitaire qui devait rester pur et ne pas baisser la tête à causedu froid. On ne se réchauffait guère que près de l’empereur,puisque quand il était en danger, nous accourions, gelés, nous quine nous arrêtions pas pour tendre la main à des amis. On dit aussiqu’il pleurait la nuit sur sa pauvre famille de soldats. Il n’yavait que lui et des Français pour se tirer de là&|160;; et l’ons’en est tiré, mais avec des pertes et de grandes pertes que jedis&|160;! Les alliés avaient mangé nos vivres. Tout commençait àle trahir comme lui avait dit l’Homme Rouge. Les bavards de Paris,qui se taisaient depuis l’établissement de la Garde impériale, lecroient mort et trament une conspiration où l’on met dedans lepréfet de police pour renverser l’empereur. Il apprend ceschoses-là, ça vous le taquine, et il nous dit quand il est parti : » Adieu, mes enfants, gardez les postes, je vais revenir. « Bah&|160;! ses généraux battent la breloque, car sans lui cen’était plus ça. Les maréchaux se disent des sottises, font desbêtises, et c’était naturel&|160;; Napoléon, qui était un bonhomme, les avait nourris d’or, ils devenaient gras à lard qu’ils nevoulaient plus marcher. De là sont venus les malheurs, parce queplusieurs sont restés en garnison sans frotter le dos des ennemisderrière lesquels ils étaient, tandis qu’on nous poussait vers laFrance. Mais l’empereur nous revient avec des conscrits et defameux conscrits, auxquels il changea le moral parfaitement et enfit des chiens finis à mordre quiconque, avec des bourgeois engarde d’honneur, une belle troupe qui a fondu comme du beurre surun gril. Malgré notre tenue sévère, voilà que tout est contrenous&|160;; mais l’armée fait encore des prodiges de valeur. Pourlors se donnent des batailles de montagnes, peuples contre peuples,à Dresde, Lutzen, Bautzen… Souvenez-vous de ça, vous autres, parceque c’est là que le Français a été si particulièrement héroïque,que dans ce temps-là, un bon grenadier ne durait pas plus de sixmois. Nous triomphons toujours&|160;; mais sur les derrières, nevoilà-t-il pas les Anglais qui font révolter les peuples en leurdisant des bêtises. Enfin on se fait jour à travers ces meutes denations. Partout où l’empereur paraît, nous débouchons, parce que,sur terre comme sur mer, là où il disait :  » Je veux passer&|160;! » nous passions. Fin finale, nous sommes en France, et il y a plusd’un pauvre fantassin à qui, malgré la dureté du temps, l’air dupays a remis l’âme dans un état satisfaisant. Moi, je puis dire, enmon particulier, que ça m’a rafraîchi la vie. Mais à cette heure ils’agit de défendre la France, la patrie, la belle France enfin,contre toute l’Europe qui nous en voulait d’avoir voulu faire laloi aux Russes, en les poussant dans leurs limites pour qu’ils nenous mangeassent pas, comme c’est l’habitude du Nord, qui estfriand du Midi, chose que j’ai entendu dire à plusieurs généraux.Alors l’empereur voit son propre beau-père, ses amis qu’il avaitassis rois, et les canailles auxquelles il avait rendu leurstrônes, tous contre lui. Enfin, même des Français et des alliés quise tournaient, par ordre supérieur, contre nous, dans nos rangs,comme à la bataille de Leipsick. N’est-ce pas des horreurs dontseraient peu capables de simples soldats&|160;? Ca manquait à saparole trois fois par jour, et ça se disait des princes&|160;!Alors l’invasion se fait. Partout où notre empereur montre sa facede lion, l’ennemi recule, et il a fait dans ce temps-là plus deprodiges en défendant la France, qu’il n’en avait fait pourconquérir l’Italie, l’Orient, l’Espagne, l’Europe et la Russie.Pour lors, il veut enterrer tous les étrangers, pour leur apprendreà respecter la France, et les laisse venir sous Paris, pour lesavaler d’un coup, et s’élever au dernier degré du génie par unebataille encore plus grande que toutes les autres, une mèrebataille enfin&|160;! Mais les Parisiens ont peur pour leur peau dedeux liards et pour leurs boutiques de deux sous, ouvrent leursportes&|160;; voilà les Ragusades qui commencent et les bonheursqui finissent, l’impératrice qu’on embête, et le drapeau blanc quise met aux fenêtres. Enfin les généraux, qu’il avait faits sesmeilleurs amis, l’abandonnent pour les Bourbons, de qui on n’avaitjamais entendu parler. Alors il nous dit adieu à Fontainebleau. – « Soldats&|160;!..  » Je l’entends encore, nous pleurions tous commede vrais enfants&|160;; les aigles, les drapeaux étaient inclinéscomme pour un enterrement, car on peut vous le dire, c’étaient lesfunérailles de l’empire, et ses armées pimpantes n’étaient plus quedes squelettes. Donc il nous dit de dessus le perron de son château:  » Mes enfants, nous sommes vaincus par la trahison, mais nousnous reverrons dans le ciel, la patrie des braves. Défendez monpetit que je vous confie : vive Napoléon II&|160;!  » Il avait idéede mourir&|160;; et pour ne pas laisser voir Napoléon vaincu, prenddu poison de quoi tuer un régiment, parce que, comme Jésus-Christavant sa passion, il se croyait abandonné de Dieu et de sontalisman&|160;; mais le poison ne lui fait rien du tout. Autrechose&|160;! se reconnaît immortel. Sûr de son affaire et d’êtretoujours empereur, il va dans une île pendant quelque temps étudierle tempérament de ceux-ci, qui ne manquent pas à faire des bêtisessans fin. Pendant qu’il faisait sa faction, les Chinois et lesanimaux de la côte d’Afrique, barbaresques et autres qui ne sontpas commodes du tout, le tenaient si bien pour autre chose qu’unhomme, qu’ils respectaient son pavillon en disant qu’y toucher,c’était se frotter à Dieu. Il régnait sur le monde entier, tandisque ceux-ci l’avaient mis à la porte de sa France. Alors s’embarquesur la même coquille de noix d’Egypte, passe à la barbe desvaisseaux anglais, met le pied sur la France, la France lereconnaît, le sacré coucou s’envole de clocher en clocher, toute laFrance crie : Vive l’empereur&|160;! Et par ici l’enthousiasme pourcette merveille des siècles a été solide, le Dauphiné s’est trèsbien conduit&|160;; et j’ai été particulièrement satisfait desavoir qu’on y pleurait de joie en revoyant sa redingote grise. Le1er mars Napoléon débarque avec deux cents hommes pour conquérir leroyaume de France et de Navarre, qui le 20 mars était redevenul’empire français. L’Homme se trouvait ce jour-là dans Paris, ayanttout balayé, il avait repris sa chère France, et ramassé sestroupiers en ne leur disant que deux mots :  » Me voilà&|160;! « C’est le plus grand miracle qu’a fait Dieu&|160;! Avant lui, jamaisun homme avait-il pris d’empire rien qu’en montrant sonchapeau&|160;? L’on croyait la France abattue&|160;? Du tout. A lavue de l’aigle, une armée nationale se refait, et nous marchonstous à Waterloo. Pour lors, là, la garde meurt d’un seul coup.Napoléon au désespoir se jette trois fois au-devant des canonsennemis à la tête du reste, sans trouver la mort&|160;! Nous avonsvu ça, nous autres&|160;! Voilà la bataille perdue. Le soir,l’empereur appelle ses vieux soldats, brûle dans un champ plein denotre sang ses drapeaux et ses aigles&|160;; ces pauvres aigles,toujours victorieuses, qui criaient dans les batailles : – Enavant&|160;! et qui avaient volé sur toute l’Europe, furent sauvéesde l’infamie d’être à l’ennemi. Les trésors de l’Angleterre nepourraient pas seulement lui donner la queue d’un aigle. Plusd’aigles&|160;! Le reste est suffisamment connu. L’Homme Rougepasse aux Bourbons comme un gredin qu’il est. La France estécrasée, le soldat n’est plus rien, on le prive de son dû, on te lerenvoie chez lui pour prendre à sa place des nobles qui nepouvaient plus marcher, que ça faisait pitié. L’on s’empare deNapoléon par trahison, les Anglais le clouent dans une île désertede la grande mer, sur un rocher élevé de dix mille pieds au-dessusdu monde. Fin finale, est obligé de rester là, jusqu’à ce quel’Homme Rouge lui rende son pouvoir pour le bonheur de la France.Ceux-ci disent qu’il est mort&|160;! Ah&|160;! bien oui,mort&|160;! on voit bien qu’ils ne le connaissent pas. Ils répètentc’te bourde-là pour attraper le peuple et le faire tenir tranquilledans leur baraque de gouvernement. Ecoutez. La vérité du tout estque ses amis l’ont laissé seul dans le désert, pour satisfaire àune prophétie faite sur lui, car j’ai oublié de vous apprendre queson nom de Napoléon veut dire le lion du désert. Et voilà ce quiest vrai comme l’Evangile. Toutes les autres choses que vousentendrez dire sur l’empereur sont des bêtises qui n’ont pas formehumaine. Parce que, voyez-vous, ce n’est pas à l’enfant d’une femmeque Dieu aurait donné le droit de tracer son nom en rouge comme ila écrit le sien sur la terre, qui s’en souviendra toujours&|160;!Vive Napoléon, le père du peuple et du soldat&|160;!  »

– Vive le général Eblé&|160;! cria le pontonnier.

– Comment avez-vous fait pour ne pas mourir dans le ravin de laMoscowa&|160;? dit une paysanne.

– Est-ce que je sais&|160;? Nous y sommes entrés un régiment,nous n’y étions debout que cent fantassins, parce qu’il n’y avaitque des fantassins capables de le prendre&|160;! l’infanterie,voyez-vous, c’est tout dans une armée…

– Et la cavalerie, donc&|160;! s’écria Genestas en se laissantcouler du haut du foin et apparaissant avec une rapidité qui fitjeter un cri d’effroi aux plus courageux. Hé&|160;! mon ancien, tuoublies les lanciers rouges de Poniatowski, les cuirassiers, lesdragons, tout le tremblement&|160;! Quand Napoléon, impatient de nepas voir avancer sa bataille vers la conclusion de la victoire,disait à Murat :  » Sire, coupe-moi ça en deux&|160;!  » Nousparlions d’abord au trot, puis au galop&|160;; une, deux.&|160;!l’armée ennemie était fendue comme une pomme avec un couteau. Unecharge de cavalerie, mon vieux, mais c’est une colonne de bouletsde canon&|160;!

– Et les pontonniers&|160;? cria le sourd.

– Ha&|160;! çà, mes enfants&|160;! reprit Genestas tout honteuxde sa sortie en se voyant au milieu d’un cercle silencieux etstupéfait, il n’y a pas d’agents provocateurs ici&|160;! Tenez,voilà pour boire au petit caporal.

– Vive l’empereur&|160;! crièrent d’une seule voix les gens dela veillée.

– Chut&|160;! enfants, dit l’officier en s’efforçant de cachersa profonde douleur. Chut&|160;! il est mort en disant :  » Gloire,France et bataille.  » Mes enfants, il a dû mourir, lui, mais samémoire&|160;!… jamais.

Goguelat fit un signe d’incrédulité, puis il dit tout bas à sesvoisins : – L’officier est encore au service, et c’est leurconsigne de dire au peuple que l’empereur est mort. Faut pas lui envouloir, parce que, voyez-vous, un soldat ne connaît que saconsigne.

En sortant de la grange, Genestas entendit la Fosseuse quidisait : – Cet officier-là, voyez-vous, est un ami de l’empereur etde monsieur Benassis. Tous les gens de la veillée se précipitèrentà la porte pour revoir le commandant&|160;; et, à la lueur de lalune, ils l’aperçurent prenant le bras du médecin.

– J’ai fait des bêtises, dit Genestas. Rentrons vite&|160;! Cesaigles, ces canons, ces campagnes&|160;!… je ne savais plus oùj’étais.

– Eh&|160;! bien, que dites-vous de mon Goguelat&|160;? luidemanda Benassis.

– Monsieur, avec des récits pareils, la France aura toujoursdans le ventre les quatorze armées de la République, et pourraparfaitement soutenir la conversation à coups de canon avecl’Europe. Voilà mon avis.

En peu de temps ils atteignirent le logis de Benassis, et setrouvèrent bientôt tous deux pensifs de chaque côté de la cheminéedu salon où le foyer mourant jetait encore quelques étincelles.Malgré les témoignages de confiance qu’il avait reçus du médecin,Genestas hésitait encore à lui faire une dernière question quipouvait sembler indiscrète&|160;; mais après lui avoir jetéquelques regards scrutateurs, il fut encouragé par un de cessourires pleins d’aménité qui animent les lèvres des hommesvraiment forts, et par lequel Benassis paraissait déjà répondrefavorablement. Il lui dit alors : – Monsieur, votre vie diffèretant de celle des gens ordinaires, que vous ne serez pas étonné dem’entendre vous demander les causes de votre retraite. Si macuriosité vous semble inconvenante, vous avouerez qu’elle est biennaturelle. Ecoutez&|160;! j’ai eu des camarades que je n’ai jamaistutoyés, pas même après avoir fait plusieurs campagnes aveceux&|160;; mais j’en ai eu d’autres auxquels je disais : Vachercher notre argent chez le payeur&|160;! trois jours après nousêtre grisés ensemble, comme cela peut arriver quelquefois aux plushonnêtes gens dans les goguettes obligées. Hé&|160;! bien, vousêtes un de ces hommes de qui je me fais l’ami sans attendre leurpermission, ni même sans bien savoir pourquoi.

– Capitaine Bluteau…

Depuis quelque temps, toutes les fois que le médecin prononçaitle faux nom que son hôte avait pris, celui-ci ne pouvait réprimerune légère grimace. Benassis surprit en ce moment cette expressionde répugnance, et regarda fixement le militaire pour tâcher d’endécouvrir la cause&|160;; mais comme il lui eût été bien difficilede deviner la véritable, il attribua ce mouvement à quelquesdouleurs corporelles, et dit en continuant : – Capitaine, je haisparler de moi. Déjà plusieurs fois depuis hier je me suis fait unesorte de violence en vous expliquant les améliorations que j’ai puobtenir ici&|160;; mais il s’agissait de la Commune et de seshabitants, aux intérêts desquels les miens se sont nécessairementmêlés. Maintenant, vous dire mon histoire, ce serait ne vousentretenir que de moi-même, et ma vie est peu intéressante.

– Fût-elle plus simple que celle de votre Fosseuse, réponditGenestas, je voudrais encore la connaître, pour savoir lesvicissitude qui ont pu jeter dans ce canton un homme de votretrempe.

– Capitaine, depuis douze ans je me suis tu. Maintenant quej’attends, au bord de ma fosse, le coup qui doit m’y précipiter,j’aurai la bonne foi de vous avouer que ce silence commençait à mepeser. Depuis douze ans je souffre sans avoir reçu les consolationsque l’amitié prodigue aux cœurs endoloris. Mes pauvres malades, mespaysans m’offrent bien l’exemple d’une parfaite résignation&|160;;mais je les comprends, et ils s’en aperçoivent&|160;; tandis quenul ici ne peut recueillir mes larmes secrètes, ni me donner cettepoignée de main d’honnête homme, la plus belle des récompenses, quine manque à personne, pas même à Gondrin.

Par un mouvement subit, Genestas tendit la main à Benassis, quece geste émut fortement.

– Peut-être la Fosseuse m’eût-elle angéliquement entendu,reprit-il d’une voix altérée&|160;; mais elle m’aurait aimépeut-être, et c’eût été un malheur. Tenez, capitaine, un vieuxsoldat indulgent comme vous l’êtes, ou un jeune homme pleind’illusions, pouvait seul écouter ma confession, car elle nesaurait être comprise que par un homme auquel la vie est bienconnue, ou par un enfant à qui elle est tout à fait étrangère.Faute de prêtre, les anciens capitaines mourant sur le champ debataille se confessaient à la croix de leur épée, ils en faisaientune fidèle confidente entre eux et Dieu. Or, vous, une desmeilleures lames de Napoléon, vous, dur et fort comme l’acier,peut-être m’entendrez-vous bien&|160;? Pour s’intéresser à monrécit, il faut entrer dans certaines délicatesses de sentiment etpartager des croyances naturelles aux cœurs simples, mais quiparaîtraient ridicules à beaucoup de philosophes habitués à seservir, pour leurs intérêts privés, des maximes réservées augouvernement des Etats. Je vais vous parler de bonne foi, comme unhomme qui ne veut justifier ni le bien ni le mal de sa vie, maisqui ne vous en cachera rien, parce qu’il est aujourd’hui loin dumonde, indifférent au jugement des hommes, et plein d’espérance enDieu.

Benassis s’arrêta, puis il se leva en disant : – Avant d’entamermon récit, je vais commander le thé. Depuis douze ans, Jacquotten’a jamais manqué à venir me demander si j’en prenais, elle nousinterromprait certainement. En voulez-vous, capitaine&|160;?

– Non, je vous remercie.

Benassis rentra promptement.

Chapitre 4La confession du médecin de campagne

Je suis né, reprit le médecin, dans une petite ville duLanguedoc, où mon père s’était fixé depuis longtemps, et où s’estécoulée ma première enfance. A l’âge de huit ans, je fus mis aucollége de Sorrèze, et n’en sortis que pour aller achever mesétudes à Paris. Mon père avait eu la plus folle, la plus prodiguejeunesse ; mais son patrimoine dissipé s’était rétabli par unheureux mariage, et par les lentes économies qui se font enprovince, où l’on tire vanité de la fortune et non de la dépense,où l’ambition naturelle à l’homme s’éteint et tourne en avarice,faute d’aliments généreux. Devenu riche, n’ayant qu’un fils, ilvoulut lui transmettre la froide expérience qu’il avait échangéecontre ses illusions évanouies : dernières et nobles erreurs desvieillards qui tentent vainement de léguer leurs vertus et leursprudents calculs à des enfants enchantés de la vie et pressés dejouir. Cette prévoyance dicta pour mon éducation un plan dont jefus victime. Mon père me cacha soigneusement l’étendue de sesbiens, et me condamna dans mon intérêt à subir, pendant mes plusbelles années, les privations et les sollicitudes d’un jeune hommejaloux de conquérir son indépendance ; il désirait m’inspirerles vertus de la pauvreté : la patience, la soif de l’instructionet l’amour du travail. En me faisant connaître ainsi tout le prixde la fortune, il espérait m’apprendre à conserver monhéritage ; aussi, dès que je fus en état d’entendre sesconseils, me pressa-t-il d’adopter et de suivre une carrière. Mesgoûts me portèrent à l’étude de la médecine. De Sorrèze, où j’étaisresté pendant dix ans sous la discipline à demi conventuelle desOratoriens, et plongé dans la solitude d’un collége de province, jefus, sans aucune transition, transporté dans la capitale. Mon pèrem’y accompagna pour me recommander à l’un de ses amis. Les deuxvieillards prirent, à mon insu, de minutieuses précautions contrel’effervescence de ma jeunesse, alors très-innocente. Ma pensionfut sévèrement calculée d’après les besoins réels de la vie, et jene dus en toucher les quartiers que sur la présentation desquittances de mes inscriptions à l’Ecole de Médecine. Cettedéfiance assez injurieuse fut déguisée sous des raisons d’ordre etde comptabilité. Mon père se montra d’ailleurs libéral pour tousles frais nécessités par mon éducation, et pour les plaisirs de lavie parisienne. Son vieil ami, heureux d’avoir un jeune homme àconduire dans le dédale où j’entrais, appartenait à cette natured’hommes qui classent leurs sentiments aussi soigneusement qu’ilsrangent leurs papiers. En consultant son agenda de l’année passée,il pouvait toujours savoir ce qu’il avait fait au mois, au jour età l’heure où il se trouvait dans l’année courante. La vie étaitpour lui comme une entreprise de laquelle il tenait commercialementles comptes. Homme de mérite d’ailleurs, mais fin, méticuleux,déliant, il ne manqua jamais de raisons spécieuses pour pallier lesprécautions qu’il prenait à mon égard ; il achetait meslivres, il payait mes leçons ; si je voulais apprendre àmonter à cheval, le bonhomme s’enquérait lui-même du meilleurmanége, m’y conduisait et prévenait mes désirs en mettant un chevalà ma disposition pour les jours de fête. Malgré ces ruses devieillard, que je sus déjouer du moment où j’eus quelque intérêt àlutter avec lui, cet excellent homme fut un second père pour moi. – » Mon ami, me dit-il, au moment où il devina que je briserais malaisse s’il ne l’allongeait pas, les jeunes gens font souvent desfolies auxquelles les entraîne la fougue de l’âge, et il pourraitvous arriver d’avoir besoin d’argent, venez alors à moi. Jadisvotre père m’a galamment obligé, j’aurai toujours quelques écus àvotre service ; mais ne me mentez jamais, n’ayez pas honte dem’avouer vos fautes, j’ai été jeune, nous nous entendrons toujourscomme deux bons camarades.  » Mon père m’installa dans une pensionbourgeoise du quartier latin, chez des gens respectables, où j’eusune chambre assez bien meublée. Cette première indépendance, labonté de mon père, le sacrifice qu’il paraissait faire pour moi, mecausèrent cependant peu de joie. Peut-être faut-il avoir joui de laliberté pour en sentir tout le prix. Or les souvenirs de ma libreenfance s’étaient presque abolis sous le poids des ennuis ducollége, que mon esprit n’avait pas encore secoués ; puis lesrecommandations de mon père me montraient de nouvelles tâches àremplir ; enfin Paris était pour moi comme une énigme, on nes’y amuse pas sans en avoir étudié les plaisirs. Je ne voyais doncrien de changé dans ma position, si ce n’est que mon nouveau lycéeétait plus vaste et se nommait l’Ecole de médecine. Néanmoinsj’étudiai d’abord courageusement, je suivis les Cours avecassiduité ; je me jetai dans le travail à corps perdu, sansprendre de divertissement, tant les trésors de science dont abondela capitale émerveillèrent mon imagination. Mais bientôt desliaisons imprudentes, dont les dangers étaient voilés par cetteamitié follement confiante qui séduit tous les jeunes gens, mefirent insensiblement tomber dans la dissipation de Paris. Lesthéâtres, leurs acteurs pour lesquels je me passionnai,commencèrent l’œuvre de ma démoralisation. Les spectacles d’unecapitale sont bien funestes aux jeunes gens, qui n’en sortentjamais sans de vives émotions contre lesquelles ils luttent presquetoujours infructueusement ; aussi la société, les lois mesemblent-elles complices des désordres qu’ils commettent alors.Notre législation a pour ainsi dire fermé les yeux sur les passionsqui tourmentent le jeune homme entre vingt et vingt-cinq ans ;à Paris tout l’assaille, ses appétits y sont incessammentsollicités, la religion lui prêche le bien, les lois le luicommandent ; tandis que les choses et les mœurs l’invitent aumal : le plus honnête homme ou la plus pieuse femme ne s’ymoquent-ils pas de la continence ? Enfin cette grande villeparaît avoir pris à tâche de n’encourager que les vices, car lesobstacles qui défendent l’abord des états dans lesquels un jeunehomme pourrait honorablement faire fortune, sont plus nombreuxencore que les piéges incessamment tendus à ses passions pour luidérober son argent. J’allai donc pendant longtemps, tous les soirs,à quelque théâtre, et contractai peu à peu des habitudes deparesse. Je transigeais en moi-même avec mes devoirs, souvent jeremettais au lendemain mes plus pressantes occupations ;bientôt, au lieu de chercher à m’instruire, je ne fis plus que lestravaux strictement nécessaires pour arriver aux grades parlesquels il faut passer avant d’être docteur. Aux Cours publics, jen’écoutais plus les professeurs, qui, selon moi, radotaient. Jebrisais déjà mes idoles, je devenais Parisien. Bref, je menai lavie incertaine d’un jeune homme de province qui, jeté dans lacapitale, garde encore quelques sentiments vrais, croit encore àcertaines règles de morale, mais qui se corrompt par les mauvaisexemples, tout en voulant s’en défendre. Je me défendis mal,j’avais des complices en moi-même. Oui, monsieur, ma physionomien’est pas trompeuse, j’ai eu toutes les passions dont lesempreintes me sont restées. Je conservai cependant au fond de moncœur un sentiment de perfection morale qui me poursuivit au milieude mes désordres, et qui devait ramener un jour à Dieu, par lalassitude et par le remords, l’homme dont la jeunesse s’étaitdésaltérée dans les eaux pures de la Religion. Celui qui sentvivement les voluptés de la terre n’est-il pas tôt ou tard attirépar le goût des fruits du ciel ? J’eus d’abord les millefélicités et les mille désespérances qui se rencontrent plus oumoins actives dans toutes les jeunesses : tantôt je prenais lesentiment de ma force pour une volonté ferme, et m’abusais surl’étendue de mes facultés ; tantôt, à l’aperçu du plus faibleécueil contre lequel j’allais me heurter, je tombais beaucoup plusbas que je ne devais naturellement descendre ; je concevaisles plus vastes plans, je rêvais la gloire, je me disposais autravail ; mais une partie de plaisir emportait ces noblesvelléités. Le vague souvenir de mes grandes conceptions avortées melaissait de trompeuses lueurs qui m’habituaient à croire en moi,sans me donner l’énergie de produire. Cette paresse pleine desuffisance me menait à n’être qu’un sot. Le sot n’est-il pas celuiqui ne justifie pas la bonne opinion qu’il prend de lui-même ?J’avais une activité sans but, je voulais les fleurs de la vie,sans le travail qui les fait éclore. Ignorant les obstacles, jecroyais tout facile, j’attribuais à d’heureux hasards et les succèsde science et les succès de fortune. Pour moi, le génie était ducharlatanisme. Je m’imaginais être savant parce que je pouvais ledevenir, et sans songer ni à la patience qui engendre les grandesœuvres, ni au faire qui en révèle les difficultés, je m’escomptaistoutes les gloires. Mes plaisirs furent promptement épuisés, lethéâtre n’amuse pas longtemps. Paris fut donc bientôt vide etdésert pour un pauvre étudiant dont la société se composait d’unvieillard qui ne savait plus rien du monde, et d’une famille où nese rencontraient que des gens ennuyeux. Aussi, comme tous lesjeunes gens dégoûtés de la carrière qu’ils suivent, sans avoiraucune idée fixe, ni aucun système arrêté dans la pensée, ai-jevagué pendant les journées entières à travers les rues, sur lesquais, dans les musées et dans les jardins publics. Lorsque la vieest inoccupée, elle pèse plus à cet âge qu’à un autre, car elle estalors pleine de séve perdue et de mouvement sans résultat. Jeméconnaissais la puissance qu’une ferme volonté met dans les mainsde l’homme jeune, quand il sait concevoir ; et quand, pourexécuter, il dispose de toutes les forces vitales, augmentéesencore par les intrépides croyances de la jeunesse. Enfants, noussommes naïfs, nous ignorons les dangers de la vie ;adolescents, nous apercevons ses difficultés et son immenseétendue ; à cet aspect, le courage parfois s’affaisse ;encore neufs au métier de la vie sociale, nous restons en proie àune sorte de niaiserie, à un sentiment de stupeur, comme si nousétions sans secours dans un pays étranger. A tout âge, les chosesinconnues causent des terreurs involontaires. Le jeune homme estcomme le soldat qui marche contre des canons et recule devant desfantômes. Il hésite entre les maximes du monde : il ne sait nidonner ni accepter, ni se défendre ni attaquer, il aime les femmeset les respecte comme s’il en avait peur : ses qualités ledesservent, il est tout générosité, tout pudeur, et pur des calculsintéressés de l’avarice ; s’il ment, c’est pour son plaisir etnon pour sa fortune. au milieu de voies douteuses, sa conscience,avec laquelle il n’a pas encore transigé, lui indique le bonchemin, et il tarde à le suivre. Les hommes destinés à vivre parles inspirations du cœur, au lieu d’écouter les combinaisons quiémanent de la tête, restent longtemps dans cette situation. Ce futmon histoire. Je devins le jouet de deux causes contraires. Je fusà la fois poussé par les désirs du jeune homme et toujours retenupar sa niaiserie sentimentale. Les émotions de Paris sont cruellespour les âmes douées d’une vive sensibilité : les avantages dont yjouissent les gens supérieurs ou les gens riches irritent lespassions ; dans ce monde de grandeur et de petitesse, lajalousie sert plus souvent de poignard que d’aiguillon ; aumilieu de la lutte constante des ambitions, des désirs et deshaines, il est impossible de ne pas être ou la victime ou lecomplice de ce mouvement général ; insensiblement, le tableaucontinuel du vice heureux et de la vertu persiflée fait chancelerun jeune homme ; la vie parisienne lui enlève bientôt levelouté de la conscience ; alors commence et se consommel’œuvre infernale de sa démoralisation. Le premier des plaisirs,celui qui comprend d’abord tous les autres, est environné de telspérils, qu’il est impossible de ne pas réfléchir aux moindresactions qu’il provoque, et de ne pas en calculer toutes lesconséquences. Ces calculs mènent à l’égoïsme. Si quelque pauvreétudiant entraîné par l’impétuosité de ses passions est disposé às’oublier, ceux qui l’entourent lui montrent et lui inspirent tantde méfiance, qu’il lui est bien difficile de ne pas la partager, dene pas se mettre en garde contre ses idées généreuses. Ce combatdessèche, rétrécit le cœur, pousse la vie au cerveau, et produitcette insensibilité parisienne, ces mœurs où, sous la frivolité laplus gracieuse, sous des engouements qui jouent l’exaltation, secachent la politique ou l’argent. La, l’ivresse du bonheurn’empêche pas la femme la plus naïve de toujours garder sa raison.Cette atmosphère dut influer sur ma conduite et sur mes sentiments.Les fautes qui empoisonnèrent mes jours eussent été d’un légerpoids sur le cœur de beaucoup de gens ; mais les méridionauxont une foi religieuse qui les fait croire aux vérités catholiqueset à une autre vie. Ces croyances donnent à leurs passions unegrande profondeur, à leurs remords de la persistance. A l’époque oùj’étudiais la médecine, les militaires étaient partout lesmaîtres ; pour plaire aux femmes, il fallait alors être aumoins colonel. Qu’était dans le monde un pauvre étudiant ?rien. Vivement stimulé par la vigueur de mes passions, et ne leurtrouvant pas d’issue ; arrêté par le manque d’argent à chaquepas, à chaque désir ; regardant l’étude et la gloire comme unevoie trop tardive pour procurer les plaisirs qui metentaient ; flottant entre mes pudeurs secrètes et les mauvaisexemples ; rencontrant toute facilité pour des désordres enbas lieu, ne voyant que difficulté pour arriver à la bonnecompagnie, je passai de tristes jours, en proie au vague despassions, au désœuvrement qui tue, à des découragements mêlés desoudaines exaltations. Enfin cette crise se termina par undénoûment assez vulgaire chez les jeunes gens. J’ai toujours eu laplus grande répugnance à troubler le bonheur d’un ménage ;puis, la franchise involontaire de mes sentiments m’empêche de lesdissimuler ; il m’eût donc été physiquement impossible devivre dans un état de mensonge flagrant. Les plaisirs pris en hâtene me séduisent guère, j’aime à savourer le bonheur. N’étant pasfranchement vicieux, je me trouvais sans force contre monisolement, après tant d’efforts infructueusement tentés pourpénétrer dans le grand monde, où j’eusse pu rencontrer une femmequi se fût dévouée à m’expliquer les écueils de chaque route, à medonner d’excellentes manières, à me conseiller sans révolter monorgueil, et à m’introduire partout où j’eusse trouvé des relationsutiles à mon avenir. Dans mon désespoir, la plus dangereuse desbonnes fortunes m’eût séduit peut-être ; mais tout memanquait, même le péril ! et l’inexpérience me ramenait dansma solitude, où je restais face à face avec mes passions trompées.Enfin, monsieur, je formai des liaisons, d’abord secrètes, avec unejeune fille à laquelle je m’attaquai, bon gré malgré, jusqu’à cequ’elle eût épousé mon sort. Cette jeune personne, qui appartenaità une famille honnête, mais peu fortunée, quitta bientôt pour moisa vie modeste, et me confia sans crainte un avenir que la vertului avait fait beau. La médiocrité de ma situation lui parut sansdoute la meilleure des garanties. Dès cet instant, les orages quime troublaient le cœur, mes désirs extravagants, mon ambition, touts’apaisa dans le bonheur, le bonheur d’un jeune homme qui neconnaît encore ni les mœurs du monde, ni ses maximes d’ordre, ni laforce des préjugés ; mais bonheur complet, comme l’est celuid’un enfant. Le premier amour n’est-il pas une seconde enfancejetée à travers nos jours de peine et de labeur ? Il serencontre des hommes qui apprennent la vie tout à coup, la jugentce qu’elle est, voient les erreurs du monde pour en profiter, lespréceptes sociaux pour les tourner à leur avantage, et qui saventcalculer la portée de tout. Ces hommes froids sont sages selon leslois humaines. Puis il existe de pauvres poëtes, gens nerveux quisentent vivement, et qui font des fautes ; j’étais de cesderniers. Mon premier attachement ne fut pas d’abord une passionvraie, je suivis mon instinct et non mon cœur. Je sacrifiai unepauvre fille à moi-même, et ne manquai pas d’excellentes raisonspour me persuader que je ne faisais rien de mal. Quant à elle,c’était le dévouement même, un cœur d’or, un esprit juste, unebelle âme. Elle ne m’a jamais donné que d’excellents conseils.D’abord, son amour réchauffa mon courage ; puis elle mecontraignit doucement à reprendre mes études, en croyant à moi, meprédisant des succès, la gloire, la fortune. Aujourd’hui la sciencemédicale touche à toutes les sciences, et s’y distinguer est unegloire difficile, mais bien récompensée. La gloire est toujours unefortune à Paris. Cette bonne jeune fille s’oublia pour moi,partagea ma vie dans tous ses caprices, et son économie nous fittrouver du luxe dans ma médiocrité. J’eus plus d’argent pour mesfantaisies quand nous fûmes deux que lorsque j’étais seul. Ce fut,monsieur, mon plus beau temps. Je travaillais avec ardeur, j’avaisun but, j’étais encouragé ; je rapportais mes pensées, mesactions, à une personne qui savait se faire aimer, et mieux encorem’inspirer une profonde estime par la sagesse qu’elle déployaitdans une situation où la sagesse semble impossible. Mais tous mesjours se ressemblaient, monsieur. Cette monotonie du bonheur,l’état le plus délicieux qu’il y ait au monde, et dont le prixn’est apprécié qu’après toutes les tempêtes du cœur, ce doux étatoù la fatigue de vivre n’existe plus, où les plus sécrètes penséess’échangent, où l’on est compris ; hé ! bien, pour unhomme ardent, affamé de distinctions sociales, qui se lassait desuivre la gloire parce qu’elle marche d’un pied trop lent, cebonheur fut bientôt à charge. Mes anciens rêves revinrentm’assaillir. Je voulais impétueusement les plaisirs de la richesse,et les demandais au nom de l’amour. J’exprimais naïvement cesdésirs, lorsque, le soir, j’étais interrogé par une voix amie aumoment où, mélancolique et pensif, je m’absorbais dans les voluptésd’une opulence imaginaire. Je faisais sans doute gémir alors ladouce créature qui s’était vouée à mon bonheur. Pour elle, le plusviolent des chagrins était de me voir désirer quelque chose qu’ellene pouvait me donner à l’instant. Oh ! monsieur, lesdévouements de la femme sont sublimes !

Cette exclamation du médecin exprimait une secrète amertume, caril tomba dans une rêverie passagère que respecta Genestas.

– Eh ! bien, monsieur, reprit Benassis, un événement quiaurait dû consolider ce mariage commencé le détruisit, et fut lacause première de mes malheurs. Mon père mourut en laissant unefortune considérable ; les affaires de sa successionm’appelèrent pendant quelques mois en Languedoc, et j’y allai seul.Je retrouvai donc ma liberté. Toute obligation, même la plus douce,pèse au jeune âge : il faut avoir expérimenté la vie pourreconnaître la nécessité d’un joug et celle du travail. Je sentis,avec la vivacité d’un Languedocien, le plaisir d’aller et de venirsans avoir à rendre compte de mes actions à personne, mêmevolontairement. Si je n’oubliai pas complétement les liens quej’avais contractés, j’étais occupé d’intérêts qui m’endivertissaient, et insensiblement le souvenir s’en abolit. Je nesongeai pas sans un sentiment pénible à les reprendre à monretour ; puis je me demandai pourquoi les reprendre. Cependantje recevais des lettres empreintes d’une tendresse vraie ;mais à vingt-deux ans, un jeune homme imagine les femmes touteségalement tendres ; il ne sait pas encore distinguer entre lecœur et la passion ; il confond tout dans les sensations duplaisir qui semblent d’abord tout comprendre ; plus tardseulement, en connaissant mieux les hommes et les faits, je susapprécier ce qu’il y avait de véritable noblesse dans ces lettresoù jamais rien de personnel ne se mêlait à l’expression dessentiments, où l’on se réjouissait pour moi de ma fortune, où l’ons’en plaignait pour soi, où l’on ne supposait pas que je pussechanger, parce qu’on se sentait incapable de changement. Mais déjàje me livrais à d’ambitieux calculs, et pensais à me plonger dansles joies du riche, à devenir un personnage, à faire une bellealliance. Je me contentais de dire : Elle m’aime bien ! avecla froideur d’un fat. Déjà j’étais embarrassé de savoir comment jeme dégagerais de cette liaison. Cet embarras, cette honte, mènent àla cruauté ; pour ne point rougir devant sa victime, l’hommequi a commencé par la blesser, la tue. Les réflexions que j’aifaites sur ces jours d’erreurs m’ont dévoilé plusieurs abîmes ducœur. Oui, croyez-moi, monsieur, ceux qui ont sondé le plus avantles vices et les vertus de la nature humaine sont des gens quil’ont étudiée en eux-mêmes avec bonne foi. Notre conscience est lepoint de départ. Nous allons de nous aux hommes, jamais des hommesà nous. Quand je revins à Paris, j’habitai un hôtel que j’avaisfait louer sans avoir prévenu, ni de mon changement ni de monretour, la seule personne qui y fût intéressée. Je désirais jouerun rôle au milieu des jeunes gens à la mode. Après avoir goûtépendant quelques jours les premières délices de l’opulence, etlorsque j’en fus assez ivre pour ne pas faiblir, j’allai visiter lapauvre créature que je voulais délaisser. Aidée par le tact naturelaux femmes, elle devina mes sentiments secrets, et me cacha seslarmes. Elle dut me mépriser ; mais toujours douce et bonne,elle ne me témoigna jamais de mépris. Cette indulgence me tourmentacruellement. Assassins de salon ou de grande route, nous aimons quenos victimes se défendent, le combat semble alors justifier leurmort. Je renouvelai d’abord très-affectueusement mes visites. Si jen’étais pas tendre, je faisais des efforts pour paraîtreaimable ; puis je devins insensiblement poli ; un jour,par une sorte d’accord tacite, elle me laissa la traiter comme uneétrangère, et je crus avoir agi très-convenablement. Néanmoins jeme livrai presque avec furie au monde, pour étouffer dans ses fêtesle peu de remords qui me restaient encore. Qui se mésestime nesaurait vivre seul, je menai donc la vie dissipée que mènent àParis les jeunes gens qui ont de la fortune. Possédant del’instruction et beaucoup de mémoire, je parus avoir plus d’espritque je n’en avais réellement, et crus alors valoir mieux que lesautres : les gens intéressés à me prouver que j’étais un hommesupérieur me trouvèrent tout convaincu. Cette supériorité fut sifacilement reconnue, que je ne pris même pas la peine de lajustifier. De toutes les pratiques du monde, la louange est la plushabilement perfide. A Paris surtout, les politiques en tout genresavent étouffer un talent dès sa naissance, sous des couronnesprofusément jetées dans son berceau. Je ne fis donc pas honneur àma réputation, je ne profitai pas de ma vogue pour m’ouvrir unecarrière, et ne contractai point de liaisons utiles. Je donnai dansmille frivolités de tout genre. J’eus de ces passions éphémères quisont la honte des salons de Paris, où chacun va cherchant un amourvrai, se blase à sa poursuite, tombe dans un libertinage de bonton, et arrive à s’étonner d’une passion réelle autant que le mondes’étonne d’une belle action. J’imitais les autres, je blessaissouvent des âmes fraîches et nobles par les mêmes coups qui memeurtrissaient secrètement. Malgré ces fausses apparences qui mefaisaient mal juger, il y avait en moi une intraitable délicatesseà laquelle j’obéissais toujours. Je fus dupé dans bien desoccasions où j’eusse rougi de ne pas l’être, et je me déconsidéraipar cette bonne foi de laquelle je m’applaudissais intérieurement.En effet, le monde est plein de respect pour l’habileté, sousquelque forme qu’elle se montre. Pour lui, le résultat fait en toutla loi. Le monde m’attribua donc des vices, des qualités, desvictoires et des revers que je n’avais pas ; il me prêtait dessuccès galants que j’ignorais ; il me blâmait d’actionsauxquelles j’étais étranger ; par fierté, je dédaignais dedémentir les calomnies, et j’acceptais par amour-propre lesmédisances favorables. Ma vie était heureuse en apparence,misérable en réalité. Sans les malheurs qui fondirent bientôt surmoi, j’aurais graduellement perdu mes bonnes qualités et laissétriompher les mauvaises par le jeu continuel des passions, parl’abus des jouissances qui énervent le corps, et par lesdétestables habitudes de l’égoïsme qui usent les ressorts de l’âme.Je me ruinai. Voici comment. A Paris, quelle que soit la fortuned’un homme, il rencontre toujours une fortune supérieure delaquelle il fait son point de mire et qu’il veut surpasser. Victimede ce combat comme tant d’écervelés, je fus obligé de vendre, aubout de quatre ans, quelques propriétés, et d’hypothéquer lesautres. Puis un coup terrible vint me frapper. J’étais resté prèsde deux ans sans avoir vu la personne que j’avais abandonnée ;mais au train dont j’allais, le malheur m’aurait sans doute ramenévers elle. Un soir, au milieu d’une joyeuse partie, je reçus unbillet tracé par une main faible, et qui contenait à peu près cesmots :  » Je n’ai plus que quelques moments à vivre ; mon ami,je voudrais vous voir pour connaître le sort de mon enfant, savoirs’il sera le vôtre ; et aussi, pour adoucir les regrets quevous pourriez avoir un jour de ma mort .  » Cette lettre me glaça,elle révélait les douleurs secrètes du passé, comme elle renfermaitles mystères de l’avenir. Je sortis, à pied, sans attendre mavoiture, et traversai tout Paris, poussé par mes remords, en proieà la violence d’un premier sentiment qui devint durable aussitôtque je vis ma victime. La propreté sous laquelle se cachait lamisère de cette femme peignait les angoisses de sa vie ; ellem’en épargna la honte en m’en parlant avec une noble réserve,lorsque j’eus solennellement promis d’adopter notre enfant. Cettefemme mourut, monsieur, malgré les soins que je lui prodiguai,malgré toutes les ressources de la science vainement invoquée. Cessoins, ce dévouement tardif, ne servirent qu’à rendre ses derniersmoments moins amers. Elle avait constamment travaillé pour élever,pour nourrir son enfant. Le sentiment maternel avait pu la soutenircontre le malheur, mais non contre le plus vif de ses chagrins, monabandon. Cent fois elle avait voulu tenter une démarche près demoi, cent fois sa fierté de femme l’avait arrêtée ; elle secontentait de pleurer sans me maudire, en pensant que, de cet orrépandu à flots pour mes caprices, pas une goutte détournée par unsouvenir ne tombait dans son pauvre ménage pour aider à la vied’une mère et de son enfant. Cette grande infortune lui avaitsemblé la punition naturelle de sa faute. Secondée par un bonprêtre de Saint-Sulpice, dont la voix indulgente lui avait rendu lecalme, elle était venue essuyer ses larmes à l’ombre des autels ety chercher des espérances. L’amertume versée à flots par moi dansson cœur s’était insensiblement adoucie. Un jour, ayant entendu sonfils disant : Mon père ! mots qu’elle ne lui avait pas appris,elle me pardonna mon crime. Mais dans les larmes et les douleurs,dans les travaux journaliers et nocturnes, sa santé s’étaitaffaiblie. La religion lui apporta trop tard ses consolations et lecourage de supporter les maux de la vie. Elle était atteinte d’unemaladie au cœur, causée par ses angoisses, par l’attenteperpétuelle de mon retour, espoir toujours renaissant, quoiquetoujours trompé. Enfin, se voyant au plus mal, elle m’avait écritde son lit de mort ce peu de mots exempts de reproches et dictéspar la religion, mais aussi par sa croyance en ma bonté. Elle mesavait, disait-elle, plus aveuglé que perverti ; elle allajusqu’à s’accuser d’avoir porté trop loin sa fierté de femme.  » Sij’eusse écrit plus tôt, me dit-elle, peut-être aurions-nous eu letemps de légitimer notre enfant par un mariage.  » Elle nesouhaitait ces liens que pour son fils, et ne les eût pas réclaméssi elle ne les avait sentis déjà dénoués par la mort. Mais iln’était plus temps, elle n’avait alors que peu d’heures à vivre.Monsieur, près de ce lit où j’appris à connaître le prix d’un cœurdévoué, je changeai de sentiments pour toujours. J’étais dans l’âgeoù les yeux ont encore des larmes. Pendant les derniers jours quedura cette vie précieuse, mes paroles, mes actions et mes pleursattestèrent le repentir d’un homme frappé dans le cœur. Jereconnaissais trop tard l’âme d’élite que les petitesses du monde,que la futilité, l’égoïsme des femmes à la mode m’avaient appris àdésirer, à chercher. Las de voir tant de masques, las d’écoutertant de mensonges, j’avais appelé l’amour vrai que me faisaientrêver des passions factices ; je l’admirais là, tué par moi,sans pouvoir le retenir près de moi, quand il était encore si bienà moi. Une expérience de quatre années m’avait révélé mon propre etvéritable caractère. Mon tempérament, la nature de mon imagination,mes principes religieux, moins détruits qu’endormis, mon genred’esprit, mon cœur méconnu, tout en moi depuis quelque temps meportait à résoudre ma vie par les voluptés du cœur, et la passionpar les délices de la famille, les plus vraies de toutes. A forcede me débattre dans le vide d’une existence agitée sans but, depresser un plaisir toujours dénué des sentiments qui le doiventembellir, les images de la vie intime excitaient mes plus vivesémotions. Ainsi la révolution qui se lit dans mes mœurs futdurable, quoique rapide. Mon esprit méridional, adultéré par leséjour de Paris, m’eût porté certes à ne point m’apitoyer sur lesort d’une pauvre fille trompée, et j’eusse ri de ses douleurs siquelque plaisant me les avait racontées en joyeuse compagnie ;en France, l’horreur d’un crime disparaît toujours dans la finessed’un bon mot ; mais, en présence de cette céleste créature àqui je ne pouvais rien reprocher, toutes les subtilités setaisaient : le cercueil était là, mon enfant me souriait sanssavoir que j’assassinais sa mère. Cette femme mourut, elle mourutheureuse en s’apercevant que je l’aimais, et que ce nouvel amourn’était dû ni à la pitié, ni même au lien qui nous unissaitforcément. Jamais je n’oublierai les dernières heures de l’agonieoù l’amour reconquis et la maternité satisfaite firent taire lesdouleurs. L’abondance, le luxe dont elle se vit alors entourée, lajoie de son enfant qui devint plus beau dans les jolis vêtements dupremier âge, furent les gages d’un heureux avenir pour ce petitêtre en qui elle se voyait revivre. Le vicaire de Saint-Sulpice,témoin de mon désespoir, le rendit plus profond en ne me donnantpas de consolations banales, en me faisant apercevoir la gravité demes obligations ; mais je n’avais pas besoin d’aiguillon, maconscience me parlait assez haut. Une femme s’était fiée à moinoblement, et je lui avais menti en lui disant que je l’aimais,alors que je la trahissais ; j’avais causé toutes les douleursd’une pauvre fille qui, après avoir accepté les humiliations dumonde devait m’être sacrée ; elle mourait en me pardonnant, enoubliant tous ses maux, parce qu’elle s’endormait sur la paroled’un homme qui déjà lui avait manqué de parole. Après m’avoir donnésa foi de jeune fille, Agathe avait encore trouvé dans son cœur lafoi de la mère à me livrer. Oh ! monsieur, cet enfant !son enfant ! Dieu seul peut savoir ce qu’il fut pour moi. Cecher petit être était, comme sa mère, gracieux dans ses mouvements,dans sa parole, dans ses idées ; mais pour moi n’était-il pasplus qu’un enfant ? Ne fut-il pas mon pardon, monhonneur ! je le chérissais comme père, je voulais encorel’aimer comme l’eût aimé sa mère, et changer mes remords enbonheur, si je parvenais à lui faire croire qu’il n’avait pas cesséd’être sur le sein maternel ; ainsi, je tenais à lui par tousles liens humains et par toutes les espérances religieuses. J’aidonc eu dans le cœur tout ce que Dieu a mis de tendresse chez lesmères. La voix de cet enfant me faisait tressaillir, je leregardais endormi pendant longtemps avec une joie toujoursrenaissante, et souvent une larme tombait sur son front ; jel’avais habitué à venir faire sa prière sur mon lit dès qu’ils’éveillait. Combien de douces émotions m’a données la simple etpure prière du Pater noster dans la bouche fraîche et pure de cetenfant ; mais aussi combien d’émotions terribles ! Unmatin, après avoir dit :  » Notre père qui êtes aux cieux … « il s’arrêta :  » Pourquoi pas notre mère ?  » me demanda-t-il.Ce mot me terrassa. J’adorais mon fils, et j’avais déjà semé danssa vie plusieurs causes d’infortune. Quoique les lois aient reconnules fautes de la jeunesse et les aient presque protégées, endonnant à regret une existence légale aux enfants naturels, lemonde a fortifié par d’insurmontables préjugés les répugnances dela loi. De cette époque, monsieur, datent les réflexions sérieusesque j’ai faites sur la base des sociétés, sur leur mécanisme, surles devoirs de l’homme, sur la moralité qui doit animer lescitoyens. Le Génie embrasse tout d’abord ces liens entre lessentiments de l’homme et les destinées de la société ; laReligion inspire aux bons esprits les principes nécessaires aubonheur ; mais le Repentir seul les dicte aux imaginationsfougueuses : le repentir m’éclaira. Je ne vécus que pour un enfantet par cet enfant, je fus conduit à méditer sur les grandesquestions sociales. Je résolus de l’aimer personnellement paravance de tous les moyens de succès, afin de préparer sûrement sonélévation. Ainsi, pour lui apprendre l’anglais, l’allemand,l’italien et l’espagnol, je mis successivement autour de lui desgens de ces divers pays, chargés de lui faire contracter, dès sonenfance, la prononciation de leur langue. Je reconnus avec joie enlui d’excellentes dispositions dont je profitai pour l’instruire enjouant. Je ne voulus pas laisser pénétrer une seule idée faussedans son esprit, je cherchai surtout à l’accoutumer de bonne heureaux travaux de l’intelligence, à lui donner ce coup d’oeil rapideet sûr qui généralise, et cette patience qui descend jusque dans lemoindre détail des spécialités ; enfin, je lui ai appris àsouffrir et à se taire. Je ne permettais pas qu’un mot impur ouseulement impropre fût prononcé devant lui. Par mes soins, leshommes et les choses dont il était entouré contribuèrent à luiennoblir, à lui élever l’âme, à lui donner l’amour du vrai,l’horreur du mensonge, à le rendre simple et naturel en paroles, enactions, en manières. La vivacité de son imagination lui faisaitpromptement saisir les leçons extérieures, comme l’aptitude de sonintelligence lui rendait ses autres études faciles. Quelle jolieplante à cultiver ! Combien de joie ont les mères ! j’aicompris alors comment la sienne avait pu vivre et supporter sonmalheur. Voilà, monsieur, le plus grand événement de ma vie, etmaintenant j’arrive à la catastrophe qui m’a précipité dans cecanton. Maintenant je vais donc vous dire l’histoire la plusvulgaire, la plus simple du monde, mais pour moi la plus terrible.Après avoir donné pendant quelques années tous mes soins à l’enfantde qui je voulais faire un homme, ma solitude m’effraya ; monfils grandissait, il allait m’abandonner. L’amour était dans monâme un principe d’existence. J’éprouvais un besoin d’affection qui,toujours trompé, renaissait plus fort et croissait avec l’âge. Enmoi se trouvaient alors toutes les conditions d’un attachementvrai. J’avais été éprouvé, je comprenais et les félicités de laconstance et le bonheur de changer un sacrifice en plaisir, lafemme aimée devait toujours être la première dans mes actions etdans mes pensées. Je me complaisais à ressentir imaginairement unamour arrivé à ce degré de certitude où les émotions pénètrent sibien deux êtres, que le bonheur a passé dans la vie, dans lesregards, dans les paroles, et ne cause plus aucun choc. Cet amourest alors dans la vie comme le sentiment religieux est dans l’âme,il l’anime, la soutient et l’éclaire. Je comprenais l’amourconjugal autrement que ne le comprend la plupart des hommes, et jetrouvais que sa beauté, que sa magnificence gît précisément en ceschoses qui le font périr dans une foule de ménages. Je sentaisvivement la grandeur morale d’une vie à deux assez intimementpartagée pour que les actions les plus vulgaires n’y soient plus unobstacle à la perpétuité des sentiments. Mais où rencontrer descœurs à battements assez parfaitement isochrones, passez-moi cetteexpression scientifique, pour arriver à cette union céleste ?s’il en existe, la nature ou le hasard les jettent à de si grandesdistances, qu’ils ne peuvent se joindre, ils se connaissent troptard ou sont trop tôt séparés par la mort. Cette fatalité doitavoir un sens, mais je ne l’ai jamais cherché. Je souffre trop dema blessure pour l’étudier. Peut-être le bonheur parfait est-il unmonstre qui ne perpétuerait pas notre espèce. Mon ardeur pour unmariage de ce genre était excitée par d’autres causes. Je n’avaispoint d’amis. Pour moi le monde était désert. Il est en moi quelquechose qui s’oppose au doux phénomène de l’union des âmes. Quelquespersonnes m’ont recherché, mais rien ne les ramenait près de moi,quelques efforts que je fisse vers elles. Pour beaucoup d’hommes,j’ai fait taire ce que le monde appelle la supériorité ; jemarchais de leur pas, j’épousais leurs idées, je riais de leurrire, j’excusais les défauts de leur caractère ; si j’eusseobtenu la gloire, je la leur aurais vendue pour un peu d’affection.Ces hommes m’ont quitté sans regrets. Tout est piége et douleur àParis pour les âmes qui veulent y chercher des sentiments vrais. Làoù dans le monde se posaient mes pieds, le terrain se brûlaitautour de moi. Pour les uns, ma complaisance était faiblesse, si jeleur montrais les griffes de l’homme qui se sentait de force àmanier un jour le pouvoir, j’étais méchant ; pour les autres,ce rire délicieux qui cesse à vingt ans, et auquel plus tard nousavons presque honte de nous livrer, était un sujet de moquerie, jeles amusais. De nos jours, le monde s’ennuie et veut néanmoins dela gravité dans les plus futiles discours. Horrible époque !où l’on se courbe devant un homme poli, médiocre et froid que l’onhait, mais à qui l’on obéit. J’ai découvert plus tard les raisonsde ces inconséquences apparentes. La médiocrité, monsieur, suffit àtoutes les heures de la vie ; elle est le vêtement journalierde la société ; tout ce qui sort de l’ombre douce projetée parles gens médiocres est quelque chose de trop éclatant ; legénie, l’originalité, sont des bijoux que l’on serre et que l’ongarde pour s’en parer à certains jours. Enfin, monsieur, solitaireau milieu de Paris, ne pouvant rien trouver dans le monde, qui neme rendait rien quand je lui livrais tout ; n’ayant pas assezde mon enfant pour satisfaire mon cœur, parce que j’étaishomme ; un jour où je sentis ma vie se refroidir, où je pliaisous le fardeau de mes misères secrètes, je rencontrai la femme quidevait me faire connaître l’amour dans sa violence, les respectspour un amour avoué, l’amour avec ses fécondes espérances debonheur, enfin l’amour ! J’avais renoué connaissance avec levieil ami de mon père, qui jadis prenait soin de mesintérêts ; ce fut chez lui que je vis la jeune personne pourlaquelle je ressentis un amour qui devait durer autant que ma vie.Plus l’homme vieillit, monsieur, plus il reconnaît la prodigieuseinfluence des idées sur les événements. Des préjugés fortrespectables, engendrés par de nobles idées religieuses, furent lacause de mon malheur. Cette jeune fille appartenait à une familleextrêmement pieuse dont les opinions catholiques étaient dues àl’esprit d’une secte improprement appelée janséniste, et qui causajadis des troubles en France ; vous savez pourquoi ?

– Non, dit Genestas.

– Jansénius, évêque d’Ypres, fit un livre où l’on crut trouverdes propositions en désaccord avec les doctrines du Saint-Siége.Plus tard les propositions textuelles ne semblèrent plus offrird’hérésie, quelques auteurs allèrent même jusqu’à nier l’existencematérielle des maximes. Ces débats insignifiants firent naître dansl’Eglise gallicane deux partis, celui des jansénistes, et celui desjésuites. Des deux côtés se rencontrèrent de grands hommes. Ce futune lutte entre deux corps puissants. Les jansénistes accusèrentles jésuites de professer une morale trop relâchée, et affectèrentune excessive pureté de mœurs et de principes ; lesjansénistes furent donc en France des espèces de puritainscatholiques, si toutefois ces deux mots peuvent s’allier. Pendantla Révolution française il se forma, par suite du schisme peuimportant qu’y produisit le Concordat, une congrégation decatholiques purs qui ne reconnurent pas les évêques institués parle pouvoir révolutionnaire et par les transactions du pape. Cetroupeau de fidèles forma ce que l’on nomme la petite Eglise dontles ouailles professèrent, comme les jansénistes, cette exemplairerégularité de vie, qui semble être une loi nécessaire à l’existencede toutes les sectes proscrites et persécutées. Plusieurs famillesjansénistes appartenaient à la petite Eglise. Les parents de cettejeune fille avaient embrassé ces deux puritanismes égalementsévères qui donnent au caractère et à la physionomie quelque chosed’imposant ; car le propre des doctrines absolues estd’agrandir les plus simples actions en les rattachant à la viefuture ; de là cette magnifique et suave pureté du cœur, cerespect des autres et de soi ; de là je ne sais quelchatouilleux sentiment du juste et de l’injuste ; puis unegrande charité, mais aussi l’équité stricte, et pour tout direimplacable ; enfin une profonde horreur pour les vices,surtout pour le mensonge qui les comprend tous. Je ne me souvienspas d’avoir connu de moments plus délicieux que ceux pendantlesquels j’admirai pour la première fois, chez mon vieil ami, lajeune fille vraie, timide, façonnée à toutes les obéissances, enqui éclataient toutes les vertus particulières à cette secte, sansqu’elle en témoignât néanmoins aucun orgueil. Sa taille souple etdéliée donnait à ses mouvements une grâce que son rigorisme nepouvait atténuer ; la coupe de son visage avait lesdistinctions, et ses traits avaient la finesse d’une jeune personneappartenant à une famille noble ; son regard était à la foisdoux et fier, son front était calme ; puis sur sa têtes’élevaient des cheveux abondants, simplement nattés qui luiservaient à son insu de parure. Enfin, capitaine, elle m’offrit letype d’une perfection que nous trouvons toujours dans la femme dequi nous sommes épris ; pour l’aimer, ne faut-il pasrencontrer en elle les caractères de cette beauté rêvée quiconcorde à nos idées particulières ? Quand je lui adressai laparole, elle me répondit simplement, sans empressement ni faussehonte, en ignorant le plaisir que causaient les harmonies de sonorgane et de ses dons extérieurs. Tous ces anges ont les mêmessignes auxquels le cœur les reconnaît : même douceur de voix, mêmetendresse dans le regard, même blancheur de teint, quelque chose dejoli dans les gestes. Ces qualités s’harmonient, se fondent ets’accordent pour charmer sans qu’on puisse saisir en quoi consistele charme. Une âme divine s’exhale par tous les mouvements. J’aimaipassionnément. Cet amour réveilla, satisfit les sentiments quim’agitaient : ambition, fortune, tous mes rêves, enfin !Belle, noble, riche et bien élevée, cette jeune fille possédait lesavantages que le monde exige arbitrairement d’une femme placée dansla haute position où je voulais arriver ; instruite, elles’exprimait avec cette spirituelle éloquence à la fois rare etcommune en France, où chez beaucoup de femmes, les plus jolis motssont vides, tandis qu’en elle l’esprit était plein de sens. Enfin,elle avait surtout un sentiment profond de sa dignité qui imprimaitle respect ; je ne sais rien de plus beau pour une épouse. Jem’arrête, capitaine ! on ne peint jamais quetrès-imparfaitement une femme aimée ; entre elle et nous ilpréexiste des mystères qui échappent à l’analyse. Ma confidence futbientôt faite à mon vieil ami, qui me présenta dans la famille, oùil m’appuya de sa respectable autorité. Quoique reçu d’abord aveccette froide politesse particulière aux personnes exclusives quin’abandonnent plus les amis qu’elles ont une fois adoptés, plustard je parvins à être accueilli familièrement. Je dus sans doutece témoignage d’estime à la conduite que je tins en cetteoccurrence. Malgré ma passion, je ne fis rien qui pût me déshonorerà mes yeux, je n’eus aucune complaisance servile, je ne flattaipoint ceux de qui dépendait ma destinée, je me montrai tel quej’étais, et homme avant tout. Lorsque mon caractère fut bien connu,mon vieil ami, désireux autant que moi de voir finir mon tristecélibat, parla de mes espérances, auxquelles on fit un favorableaccueil, mais avec cette finesse dont se dépouillent rarement lesgens du monde, et dans le désir de me procurer un bon mariage ,expression qui fait d’un acte si solennel une sorte d’affairecommerciale où l’un des deux époux cherche à tromper l’autre, levieillard garda le silence sur ce qu’il nommait une erreur de majeunesse. Selon lui, l’existence de mon enfant exciterait desrépulsions morales en comparaison desquelles la question de fortunene serait rien et qui détermineraient une rupture. Il avait raison. » Ce sera, me dit-il, une affaire qui s’arrangera très-bien entrevous et votre femme, de qui vous obtiendrez facilement une belle etbonne absolution.  » Enfin, pour étouffer mes scrupules, il n’oubliaaucun des captieux raisonnements que suggère la sagesse habituelledu monde. Je vous avouerai, monsieur, que, malgré ma promesse, monpremier sentiment me porta loyalement à tout découvrir au chef dela famille ; mais sa rigidité me fit réfléchir, et lesconséquences de cet aveu m’effrayèrent ; je transigeailâchement avec ma conscience, je résolus d’attendre, et d’obtenirde ma prétendue assez de gages d’affection pour que mon bonheur nefût pas compromis par cette terrible confidence. Ma résolution detout avouer dans un moment opportun légitima les sophismes du mondeet ceux du prudent vieillard. Je fus donc, à l’insu des amis de lamaison, admis comme un futur époux chez les parents de la jeunefille. Le caractère distinctif de ces pieuses familles est unediscrétion sans bornes, et l’on s’y tait sur toutes les choses,même sur les indifférentes. Vous ne sauriez croire, monsieur,combien cette gravité douce, répandue dans les moindres actions,donne de profondeur aux sentiments. Là les occupations étaienttoutes utiles ; les femmes employaient leur loisir à faire dulinge pour les pauvres ; la conversation n’était jamaisfrivole, mais le rire n’en était pas banni, quoique lesplaisanteries y fussent simples et sans mordant. Les discours deces Orthodoxes semblaient d’abord étranges, dénués du piquant quela médisance et les histoires scandaleuses donnent auxconversations du monde ; car le père et l’oncle lisaient seulsles journaux, et jamais ma prétendue n’avait jeté les yeux sur cesfeuilles, dont la plus innocente parle encore des crimes ou desvices publics ; mais plus tard l’âme éprouvait, dans cettepure atmosphère, l’impression que nos yeux reçoivent des couleursgrises, un doux repos, une suave quiétude. Cette vie était enapparence d’une monotonie effrayante. L’aspect intérieur de cettemaison avait quelque chose de glacial : j’y voyais, chaque jourtous les meubles, même les plus usagers, exactement placés de lamême façon, et les moindres objets toujours également propres.Néanmoins cette manière de vivre attachait fortement. Après avoirvaincu la première répugnance d’un homme habitué aux plaisirs de lavariété, du luxe et du mouvement parisien, je reconnus lesavantages de cette existence ; elle développe les idées danstoute leur étendue, et provoque d’involontairescontemplations ; le cœur y domine, rien ne le distrait, ilfinit par y apercevoir je ne sais quoi d’immense autant que la mer.Là, comme dans les cloîtres, en retrouvant sans cesse les mêmeschoses, la pensée se détache nécessairement des choses et sereporte sans partage vers l’infini des sentiments. Pour un hommeaussi sincèrement épris que je l’étais, le silence, la simplicitéde la vie, la répétition presque monastique des mêmes actesaccomplis aux mêmes heures, donnèrent plus de force à l’amour. Parce calme profond, les moindres mouvements, une parole, un gesteacquéraient un intérêt prodigieux. En ne forçant rien dansl’expression des sentiments, un sourire, un regard offrent, à descœurs qui s’entendent d’inépuisables images pour peindre leursdélices et leurs misères. Aussi ai-je compris alors que le langage,dans la magnificence de ses phrases, n’a rien d’aussi varié,d’aussi éloquent que la correspondance des regards et l’harmoniedes sourires. Combien de fois n’ai-je pas tenté de faire passer monâme dans mes yeux ou sur mes lèvres, en me trouvant obligé de taireet de dire tout ensemble la violence de mon amour à une jeune fillequi, près de moi, restait constamment tranquille, et à laquelle lesecret de ma présence au logis n’avait pas encore été révélé ;car ses parents voulaient lui laisser son libre arbitre dans l’actele plus important de sa vie. Mais quand on éprouve une passionvraie, la présence de la personne aimée n’assouvit-elle pas nosdésirs les plus violents ? quand nous sommes admis devantelle, n’est-ce pas le bonheur du chrétien devant Dieu ? Voir,n’est-ce pas adorer ? Si, pour moi, plus que pour tout autre,ce fut un supplice de ne pas avoir le droit d’exprimer les élans demon cœur ; si je fus forcé d’y ensevelir ces brûlantes parolesqui trompent de plus brûlantes émotions en les exprimant ;néanmoins cette contrainte, en emprisonnant ma passion, la fitsaillir plus vive dans les petites choses, et les moindresaccidents contractèrent alors un prix excessif. L’admirer pendantdes heures entières, attendre une réponse et savourer longtemps lesmodulations de sa voix pour y chercher ses plus secrètespensées ; épier le tremblement de ses doigts quand je luiprésentais quelque objet qu’elle avait cherché, imaginer desprétextes pour effleurer sa robe ou ses cheveux, pour lui prendrela main, pour la faire parler plus qu’elle ne le voulait ;tous ces riens étaient de grands événements. Pendant ces sortesd’extases, les yeux, le geste, la voix apportaient à l’âmed’inconnus témoignages d’amour. Tel fut mon langage, le seul que mepermît la réserve froidement virginale de cette jeune fille ;car ses manières ne changeaient pas, elle était bien toujours avecmoi comme une sœur est avec son frère ; seulement, à mesureque ma passion grandissait, le contraste entre mes paroles et lessiennes, entre mes regards et les siens, devenait plus frappant, etje finis par deviner que ce timide silence était le seul moyen quipût servir à celle jeune fille pour exprimer ses sentiments.N’était-elle pas toujours dans le salon quand j’y venais ? n’yrestait-elle pas durant ma visite attendue et pressentiepeut-être ! cette fidélité silencieuse n’accusait-elle pas lesecret de son âme innocente ? Enfin, n’écoutait-elle pas mesdiscours avec un plaisir qu’elle ne savait pas cacher ? Lanaïveté de nos manières et la mélancolie de notre amour finirentsans doute par impatienter les parents, qui, me voyant presqueaussi timide que l’était leur fille, me jugèrent favorablement, etme regardèrent comme un homme digne de leur estime. Le père et lamère se confièrent à mon vieil ami, lui dirent de moi les chosesles plus flatteuses : j’étais devenu leur fils d’adoption, ilsadmiraient surtout la moralité de mes sentiments. Il est vraiqu’alors je m’étais retrouvé jeune. Dans ce monde religieux et pur,l’homme de trente-deux ans redevenait l’adolescent plein decroyances. L’été finissait, des occupations avaient retenu cettefamille à Paris contre ses habitudes ; mais, au mois deseptembre elle fut libre de partir pour une terre située enAuvergne, et le père me pria de venir habiter, pendant deux mois,un vieux château perdu dans les montagnes du Cantal. Quand cetteamicale invitation me fut faite, je ne répondis pas tout d’abord.Mon hésitation me valut la plus douce, la plus délicieuse desexpressions involontaires par lesquelles une modeste jeune fillepuisse trahir les mystères de son cœur. Evelina…

Dieu ! s’écria Benassis, qui resta pensif etsilencieux.

– Pardonnez-moi, capitaine Bluteau, reprit-il après une longuepause. Voici la première fois, depuis douze ans, que je prononce unnom qui voltige toujours dans ma pensée, et qu’une voix me criesouvent pendant mon sommeil. Evelina donc, puisque je l’ai nommée,leva la tête par un mouvement dont la rapidité brève contrastaitavec la douceur innée de ses gestes ; elle me regarda sansfierté, mais avec une inquiétude douloureuse ; elle rougit etbaissa les yeux. La lenteur avec laquelle elle déplia ses paupièresme causa je ne sais quel plaisir jusqu’alors ignoré. Je ne pusrépondre que d’une voix entrecoupée, en balbutiant. L’émotion demon cœur parla vivement au sien, et elle me remercia par un regarddoux, presque humide. Nous nous étions tout dit. Je suivis lafamille à sa terre. Depuis le jour où nos cœurs s’étaient entendus,les choses avaient pris un nouvel aspect autour de nous ; rienne nous fut plus indifférent. Quoique l’amour-vrai soit toujours lemême, il doit emprunter des formes à nos idées, et se trouver ainsiconstamment semblable et dissemblable à lui-même en chaque être dequi la passion devient une œuvre unique où s’expriment sessympathies. Aussi le philosophe, le poëte, savent-ils seuls laprofondeur de cette définition de l’amour devenue vulgaire : unégoïsme à deux. Nous nous aimons nous-mêmes en l’autre . Mais sil’expression de l’amour est tellement diverse que chaque coupled’amants n’a pas son semblable dans la succession des temps, ilobéit néanmoins au même mode dans ses expansions. Ainsi les jeunesfilles, même la plus religieuse, la plus chaste de toutes,emploient le même langage, et ne diffèrent que par la grâce desidées. Seulement, là où, pour une autre, l’innocente confidence deses émotions eût été naturelle, Evelina y voyait une concessionfaite à des sentiments tumultueux qui l’emportaient sur le calmehabituel de sa religieuse jeunesse, le plus furtif regard semblaitlui être violemment arraché par l’amour. Cette lutte constanteentre son cœur et ses principes donnait au moindre événement de savie, si tranquille à la surface et si profondément agitée, uncaractère de force bien supérieur aux exagérations des jeunesfilles de qui les manières sont promptement faussées par les mœursmondaines. Pendant le voyage, Evelina trouvait à la nature desbeautés dont elle parlait avec admiration. Lorsque nous ne croyonspas avoir le droit d’exprimer le bonheur causé par la présence del’être aimé, nous déversons les sensations dont surabonde notrecœur dans les objets extérieurs que nos sentiments cachésembellissent. La poésie des sites qui passaient sous nos yeux étaitalors pour nous deux un truchement bien compris, et les éloges quenous leur donnions contenaient pour nos âmes les secrets de notreamour. A plusieurs reprises, la mère d’Evelina se plut àembarrasser sa fille par quelques malices de femme : –  » Vous avezpassé vingt fois dans cette vallée, ma chère enfant, sans paraîtrel’admirer, lui dit-elle après une phrase un peu trop chaleureused’Evelina. – Ma mère, je n’étais sans doute pas arrivée à l’âge oùl’on sait apprécier ces sortes de beautés.  » Pardonnez-moi cedétail sans charme pour vous, capitaine ; mais cette réponsesi simple me causa des joies inexprimables, toutes puisées dans leregard qui me fut adressé. Ainsi, tel village éclairé par le soleillevant, telle ruine couverte de lierre que nous avons contempléeensemble, servirent à empreindre plus fortement dans nos âmes parla souvenance d’une chose matérielle de douces émotions où pournous il allait de tout notre avenir. Nous arrivâmes au châteaupatrimonial, où je restai pendant quarante jours environ. Ce temps,monsieur, est la seule part de bonheur complet que le ciel m’aitaccordée. Je savourai des plaisirs inconnus aux habitants desvilles. Ce fut tout le bonheur qu’ont deux amants à vivre sous lemême toit, à s’épouser par avance, à marcher de compagnie à traversles champs, à pouvoir être seuls parfois, à s’asseoir sous un arbreau fond de quelque jolie petite vallée, à y regarder lesconstructions d’un vieux moulin, à s’arracher quelques confidences,vous savez, de ces petites causeries douces par lesquelles ons’avance tous les jours un peu plus dans le cœur l’un de l’autre.Ah ! monsieur, la vie en plein air, les beautés du ciel et dela terre, s’accordent si bien avec la perfection et les délices del’âme ! Se sourire en contemplant les cieux, mêler des parolessimples aux chants des oiseaux sous la feuillue humide, revenir aulogis à pas lents en écoutant les sons de la cloche qui vousrappelle trop tôt, admirer ensemble un petit détail de paysage,suivre les caprices d’un insecte, examiner une mouche d’or, unefragile création que tient une jeune fille aimante et pure,n’est-ce pas être attiré tous les jours un peu plus haut dans lescieux ? Il y eut pour moi, dans ces quarante jours de bonheur,des souvenirs à colorer toute une vie, souvenirs d’autant plusbeaux et plus vastes, que jamais depuis je ne devais être compris.Aujourd’hui, des images simples en apparence, mais pleines designifiances amères pour un cœur brisé, m’ont rappelé des amoursévanouis, mais non pas oubliés. Je ne sais si vous avez remarquél’effet du soleil couchant sur la chaumière du petit Jacques. En unmoment les feux du soleil ont fait resplendir la nature, puissoudain le paysage est devenu sombre et noir. Ces deux aspects sidifférents me présentaient un fidèle tableau de cette période demon histoire. Monsieur, je reçus d’elle le premier, le seul etsublime témoignage qu’il soit permis à une jeune fille innocente dedonner ; et qui, plus furtif il est, plus il engage : suavepromesse d’amour, souvenir du langage parlé dans un mondemeilleur ! Sûr alors d’être aimé, je jurai de tout dire, de nepas avoir un secret pour elle, j’eus honte d’avoir tant tardé à luiraconter les chagrins que je m’étais créés. Par malheur, lelendemain de cette bonne journée, une lettre du précepteur de monfils me fit trembler pour une vie qui m’était si chère. Je partissans dire mon secret à Evelina, sans donner à la famille d’autremotif que celui d’une affaire grave. En mon absence, les parentss’alarmèrent. Craignant que je n’eusse quelques engagements decœur, ils écrivirent à Paris pour prendre des informations sur moncompte. Inconséquents avec leurs principes religieux, ils sedéfièrent de moi, sans me mettre à même de dissiper leurssoupçons ; un de leurs amis les instruisit, à mon insu, desévénements de ma jeunesse, envenima mes fautes, insista surl’existence de mon enfant, que, disait-il, j’avais à desseincachée. Lorsque j’écrivis à mes futurs parents, je ne reçus pas deréponse ; ils revinrent à Paris, je me présentai chez eux, jene fus pas reçu. Alarmé, j’envoyai mon vieil ami savoir la raisond’une conduite à laquelle je ne comprenais rien. Lorsqu’il enapprit la cause, le bon vieillard se dévoua noblement, il assumasur lui la forfaiture de mon silence, voulut me justifier et ne putrien obtenir. Les raisons d’intérêt et de morale étaient tropgraves pour cette famille, ses préjugés étaient trop arrêtés, pourla faire changer de résolution. Mon désespoir fut sans bornes.D’abord je tâchai de conjurer l’orage ; mais mes lettres mefurent renvoyées sans avoir été ouvertes. Lorsque tous les moyenshumains furent épuisés ; quand le père et la mère eurent ditau vieillard, auteur de mon infortune, qu’ils refuseraientéternellement d’unir leur fille à un homme qui avait à se reprocherla mort d’une femme et la vie d’un enfant naturel, même quandEvelina les implorerait à genoux, alors, monsieur, il ne me restaplus qu’un dernier espoir, faible comme la branche de saule àlaquelle s’attache un malheureux quand il se noie. J’osai croireque l’amour d’Evelina serait plus fort que les résolutionspaternelles, et qu’elle saurait vaincre l’inflexibilité de sesparents ; son père pouvait lui avoir caché les motifs du refusqui tuait notre amour, je voulus qu’elle décidât de mon sort enconnaissance de cause, je lui écrivis. Hélas ! monsieur, dansles larmes et la douleur, je traçai, non sans de cruelleshésitations, la seule lettre d’amour que j’aie jamais faite. Je nesais plus que vaguement aujourd’hui ce que me dicta ledésespoir ; sans doute, je disais à mon Evelina que, si elleavait été sincère et vraie, elle ne pouvait, elle ne devait jamaisaimer que moi ; sa vie n’était-elle pas manquée, n’était-ellepas condamnée à mentir à son futur époux ou à moi ? netrahissait-elle pas les vertus de la femme, en refusant à son amantméconnu le même dévouement qu’elle aurait déployé pour lui, si lemariage accompli dans nos cœurs se fût célébré ? et quellefemme n’aimerait à se trouver plus liée par les promesses du cœurque par les chaînes de la loi ? Je justifiai mes fautes eninvoquant toutes les puretés de l’innocence, sans rien oublier dece qui pouvait attendrir une âme noble et généreuse. Mais, puisqueje vous avoue tout, je vais vous aller chercher sa réponse et madernière lettre, dit Benassis en sortant pour monter à sachambre !

Il revint bientôt en tenant à la main un portefeuille usé,duquel il ne tira pas sans une émotion profonde des papiers mal enordre et qui tremblèrent dans ses mains.

– Voici la fatale lettre, dit-il. L’enfant qui traça cescaractères ne savait pas de quelle importance serait pour moi lepapier qui contient ses pensées. Voici, dit-il en montrant uneautre lettre, le dernier cri qui me fut arraché par messouffrances, et vous en jugerez tout à l’heure. Mon vieil ami portama supplication, la remit en secret, humilia ses cheveux blancs enpriant Evelina de la lire, d’y répondre, et voici ce qu’ellem’écrivit :  » Monsieur…  »

– Moi qui naguère étais son aimé , nom chaste trouvé par ellepour exprimer un chaste amour, elle m’appelait monsieur ! Ceseul mot disait tout. Mais écoutez la lettre.  » Il est bien cruelpour une jeune fille d’apercevoir de la fausseté dans l’homme à quisa vie doit être confiée ; néanmoins j’ai dû vous excuser,nous sommes si faibles ! Votre lettre m’a touchée, mais nem’écrivez plus, votre écriture me cause des troubles que je ne puissupporter. Nous sommes séparés pour toujours. Les raisons que vousm’avez données m’ont séduite, elles ont étouffé le sentiment quis’était élevé dans mon âme contre vous, j’aimais tant à vous savoirpur ! Mais vous et moi, nous nous sommes trouvés trop faiblesen présence de mon père ! Oui, monsieur, j’ai osé parler envotre faveur. Pour supplier mes parents, il m’a fallu surmonter lesplus grandes terreurs qui m’aient agitée, et presque mentir auxhabitudes de ma vie. Maintenant, je cède encore à vos prières, etme rends coupable en vous répondant à l’insu de mon père ;mais ma mère le sait ; son indulgence, en me laissant libred’être seule un moment avec vous, m’a prouvé combien elle m’aimait,et m’a fortifiée dans mon respect pour les volontés de la famille,que j’étais bien près de méconnaître. Aussi, monsieur, vousécrivé-je pour la première et dernière fois. Je vous pardonne sansarrière-pensée les malheurs que vous avez semés dans ma vie. Oui,vous avez raison, un premier amour ne s’efface pas. Je ne suis plusune pure jeune fille, je ne saurais être une chaste épouse.J’ignore donc quelle sera ma destinée. Vous le voyez, monsieur,l’année que vous avez remplie aura de longs retentissements dansl’avenir ; mais je ne vous accuse point. Je serai toujoursaimée ! pourquoi me l’avoir dit ? ces parolescalmeront-elles l’âme agitée d’une pauvre fille solitaire ? Nem’avez-vous pas déjà perdue dans ma vie future, en me donnant dessouvenirs qui reviendront toujours ! Si maintenant je ne puisêtre qu’à Jésus, acceptera-t-il un cœur déchiré ? Mais il nem’a pas envoyé vainement ces afflictions, il a ses desseins, etvoulait sans doute m’appeler à lui, lui mon seul refugeaujourd’hui. Monsieur, il ne me reste rien sur cette terre. Vous,pour tromper vos chagrins, vous avez toutes les ambitionsnaturelles à l’homme. Ceci n’est point un reproche, mais une sortede consolation religieuse. Je pense que si nous portons en cemoment un fardeau blessant, j’en ai la part la plus pesante. Celuien qui j’ai mis tout mon espoir, et de qui vous ne sauriez êtrejaloux, a noué notre vie ; il saura la dénouer suivant sesvolontés. Je me suis aperçu que vos croyances religieuses n’étaientpas assises sur cette foi vive et pure qui nous aide à supporterici-bas nos maux. Monsieur, si Dieu daigne exaucer les vœux d’uneconstante et fervente prière, il vous accordera les dons de salumière. Adieu, vous qui avez dû être mon guide, vous que j’ai punommer mon aimé sans crime, et pour qui je puis encore prier sanshonte. Dieu dispose à son gré de nos jours, il pourrait vousappeler à lui le premier de nous deux ; mais si je restaisseule au monde, eh ! bien, monsieur, confiez-moi cet enfant. »

– Cette lettre, pleine de sentiments généreux, trompait mesespérances, reprit Benassis. Aussi d’abord n’écoutai-je que madouleur ; plus tard, j’ai respiré le parfum que cette jeunefille essayait de jeter sur les plaies de mon âme en s’oubliantelle-même ; mais, dans le désespoir, je lui écrivis un peudurement.

 » Mademoiselle, ce seul mot vous dit que je renonce à vous etque je vous obéis ! Un homme trouve encore je ne sais quelleaffreuse douceur à obéir à la personne aimée, alors même qu’ellelui ordonne de la quitter. Vous avez raison, et je me condamnemoi-même. J’ai jadis méconnu le dévouement d’une jeune fille, mapassion doit être aujourd’hui méconnue. Mais je ne croyais pas quela seule femme à qui j’eusse fait don de mon âme se chargeâtd’exercer cette vengeance. Je n’aurais jamais soupçonné tant dedureté, de vertu peut-être, dans un cœur qui me paraissait et sitendre et si aimant. Je viens de connaître l’étendue de mon amour,il a résisté à la plus inouïe de toutes les douleurs, au mépris quevous me témoignez en rompant sans regret les liens par lesquelsnous nous étions unis. Adieu pour jamais. Je garde l’humble fiertédu repentir, et vais chercher une condition où je puisse expier desfautes pour lesquelles vous, mon interprète dans les cieux, avezété sans pitié. Dieu sera peut-être moins cruel que vous nel’êtes ! Mes souffrances, souffrances pleines de vous,puniront un cœur blessé qui saignera toujours dans lasolitude ; car, aux cœurs blessés, l’ombre et le silence.Aucune autre image d’amour ne s’imprimera plus dans mon cœur.Quoique je ne sois pas femme, j’ai compris comme vous qu’en disant: Je t’aime , je m’engageais pour toute ma vie. Oui, ces motsprononcés à l’oreille de mon aimée n’étaient pas un mensonge ;si je pouvais changer, elle aurait raison dans ses mépris ;vous serez donc à jamais l’idole de ma solitude. Le repentir etl’amour sont deux vertus qui doivent inspirer toutes lesautres ; ainsi, malgré les abîmes qui vont nous séparer, vousserez toujours le principe de mes actions. Quoique vous ayez emplimon cœur d’amertume, il ne s’y trouvera point contre vous depensées amères ; ne serait-ce pas mal commencer mes nouvellesœuvres que de ne pas épurer mon âme de tout levain mauvais ?Adieu donc, vous le seul cœur que j’aime en ce monde et d’où jesuis chassé. Jamais adieu n’aura embrassé plus de sentiments niplus de tendresse ; n’emporte-t-il pas une âme et une viequ’il n’est au pouvoir de personne de ranimer ? Adieu, à vousla paix, à moi tout le malheur !  »

Ces deux lettres lues, Genestas et Benassis se regardèrentpendant un moment, en proie à de tristes pensées qu’ils ne secommuniquèrent point.

– Après avoir envoyé cette dernière lettre dont le brouillon estconservé, comme vous voyez, et qui, pour moi, représenteaujourd’hui toutes mes joies, mais flétries, reprit Benassis, jetombai dans un abattement inexprimable. Les liens qui peuventici-bas attacher un homme à l’existence se trouvaient réunis danscette chaste espérance, désormais perdue. Il fallait dire adieu auxdélices de l’amour permis, et laisser mourir les idées généreusesqui florissaient au fond de mon cœur. Les vœux d’une âme repentantequi avait soif du beau, du bon, de l’honnête étaient repoussés pardes gens vraiment religieux. Monsieur, dans le premier moment, monesprit fut agité par les résolutions les plus extravagantes, maisl’aspect de mon fils les combattit heureusement. Je sentis alorsmon attachement pour lui s’accroître de tous les malheurs dont ilétait la cause innocente et dont je devais m’accuser seul. Ildevint donc toute ma consolation. A trente-quatre ans, je pouvaisencore espérer d’être noblement utile à mon pays, je résolus d’ydevenir un homme célèbre afin d’effacer à force de gloire ou sousl’éclat de la puissance la faute qui entachait la naissance de monfils. Combien de beaux sentiments je lui dois, et combien il m’afait vivre pendant les jours où je m’occupais de son avenir !J’étouffe, s’écria Benassis. Après onze ans, je ne puis encorepenser à cette funeste année… Cet enfant, monsieur, je l’aiperdu.

Le médecin se tut et se cacha la figure dans ses mains, qu’illaissa tomber quand il eut repris un peu de calme. Genestas ne vitpas alors sans émotion les larmes qui baignaient les yeux de sonhôte.

– Monsieur, ce coup de foudre me déracina d’abord, repritBenassis. Je ne recueillis les lumières d’une saine morale qu’aprèsm’être transplanté dans un sol autre que celui du monde social. Jene reconnus que plus tard la main de Dieu dans mes malheurs, etplus tard je sus me résigner en écoutant sa voix. Ma résignation nepouvait être subite, mon caractère exalté dut se réveiller ;je dépensai les dernières flammes de ma fougue dans un dernierorage, j’hésitai longtemps avant de choisir le seul parti qu’ilconvient à un catholique de prendre. D’abord je voulus me tuer.Tous ces événements ayant, outre mesure, développé chez moi lesentiment mélancolique, je me décidai froidement à cet acte dedésespoir. Je pensai qu’il nous était permis de quitter la viequand la vie nous quittait. Le suicide me semblait être dans lanature. Les peines doivent produire sur l’âme de l’homme les mêmesravages que l’extrême douleur cause dans son corps ; or, cetêtre intelligent, souffrant par une maladie morale, a bien le droitde se tuer au même titre que la brebis qui, poussée par le tournis, se brise la tête contre un arbre. Les maux de l’âme sont-ils doncplus faciles à guérir que ne le sont les maux corporels ? j’endoute encore. Entre celui qui espère toujours et celui qui n’espèreplus, je ne sais lequel est le plus lâche. Le suicide me parut êtrela dernière crise d’une maladie morale, comme la mort naturelle estcelle d’une maladie physique ; mais la vie morale étantsoumise aux lois particulières de la volonté humaine, sa cessationne doit-elle pas concorder aux manifestations del’intelligence ? Aussi est-ce une pensée qui tue et non lepistolet. D’ailleurs le hasard qui nous foudroie au moment où lavie est toute heureuse, n’absout-il pas l’homme qui se refuse àtraîner une vie malheureuse ? Mais, monsieur, les méditationsque je fis en ces jours de deuil m’élevèrent à de plus hautesconsidérations. Pendant quelque temps je fus complice des grandssentiments de l’antiquité païenne ; mais en y cherchant desdroits nouveaux pour l’homme, je crus pouvoir, à la lueur desflambeaux modernes, creuser plus avant que les Anciens lesquestions jadis réduites en systèmes. Epicure permettait lesuicide. N’était-ce pas le complément de sa morale ? il luifallait à tout prix la jouissance des sens ; cette conditiondéfaillant, il était doux et loisible à l’être animé de rentrerdans le repos de la nature inanimée ; la seule fin de l’hommeétant le bonheur ou l’espérance du bonheur, pour qui souffrait etsouffrait sans espoir, la mort devenait un bien ; se la donnervolontairement était un dernier acte de bon sens. Cet acte, il nele vantait pas, il ne le blâmait pas ; il se contentait dedire, en faisant une libation à Bacchus : Mourir, il n’y a pas dequoi rire, il n’y a pas de quoi pleurer . Plus moral et plus imbude la doctrine des devoirs que les Epicuriens, Zénon, et tout lePortique, prescrivait, en certains cas, le suicide au stoïcien.Voici comment il raisonnait : l’homme diffère de la brute en cequ’il dispose souverainement de sa personne ; ôtez-lui cedroit de vie et de mort sur lui-même, vous le rendez esclave deshommes et des événements. Ce droit de vie et de mort bien reconnuforme le contre-poids efficace de tous les maux naturels etsociaux ; ce même droit, conféré à l’homme sur son semblable,engendre toutes les tyrannies. La puissance de l’homme n’existedonc nulle part sans une liberté indéfinie dans ses actes : faut-iléchapper aux conséquences honteuses d’une faute irrémédiable ?l’homme vulgaire boit la honte et vit, le sage avale la ciguë etmeurt ; faut-il disputer les restes de sa vie à la goutte quibroie les os, au cancer qui dévore la face, le sage juge del’instant opportun, congédie les charlatans, et dit un dernieradieu à ses amis qu’il attristait de sa présence. Tombé au pouvoirdu tyran que l’on a combattu les armes à la main, que faire ?l’acte de soumission est dressé, il n’y a plus qu’à signer ou àtendre le cou : l’imbécile tend le cou, le lâche signe, le sagefinit par un dernier acte de liberté, il se frappe.  » Hommeslibres, s’écriait alors le stoïcien, sachez vous maintenirlibres ! Libres de vos passions en les sacrifiant aux devoirs,libres de vos semblables en leur montrant le fer ou le poison quivous met hors de leurs atteintes, libres de la destinée en fixantle point au delà duquel vous ne lui laissez aucune prise sur vous,libres des préjugés en ne les confondant pas avec les devoirs,libres de toutes les appréhensions animales en sachant surmonterl’instinct grossier qui enchaîne à la vie tant de malheureux. « Après avoir dégagé cette argumentation dans le fatras philosophiquedes Anciens, je crus y imprimer une forme chrétienne en lacorroborant par les lois du libre arbitre que Dieu nous a donnéesafin de pouvoir nous juger un jour à son tribunal, et je medisais ;  » J’y plaiderai !  » Mais, monsieur, cesraisonnements me forcèrent de penser au lendemain de la mort, et jeme trouvai aux prises avec mes anciennes croyances ébranlées. Toutalors devient grave dans la vie humaine quand l’éternité pèse surla plus légère de nos déterminations. Lorsque cette idée agit detoute sa puissance sur l’âme d’un homme, et lui fait sentir en luije ne sais quoi d’immense qui le met en contact avec l’infini, leschoses changent étrangement. De ce point de vue, la vie est biengrande et bien petite. Le sentiment de mes fautes ne me fit pointsonger au ciel tant que j’eus des espérances sur la terre, tant queje trouvai des soulagements à mes maux dans quelques occupationssociales. Aimer, se vouer au bonheur d’une femme, être chef d’unefamille, n’était-ce pas donner de nobles aliments à ce besoind’expier mes fautes qui me poignait ? Cette tentative ayantéchoué, n’était-ce pas encore une expiation que de se consacrer àun enfant ? Mais quand, après ces deux efforts de mon âme, ledédain et la mort y eurent mis un deuil éternel, quand tous messentiments furent blessés la fois, et que je n’aperçus plus rienici-bas, je levai les yeux vers le ciel et j’y rencontrai Dieu.Cependant j’essayai de rendre la religion complice de ma mort. Jerelus les Evangiles, et ne vis aucun texte où le suicide fûtinterdit ; mais cette lecture me pénétra de la divine penséedu Sauveur des hommes. Certes, il n’y dit rien de l’immortalité del’âme, mais il nous parle du beau royaume de son père ; il nenous défend aussi nulle part le parricide, mais il condamne tout cequi est mal. La gloire de ses évangélistes et la preuve de leurmission est moins d’avoir fait des lois que d’avoir répandu sur laterre l’esprit nouveau des lois nouvelles. Le courage qu’un hommedéploie en se tuant me parut alors être sa propre condamnation :quand il se sent la force de mourir, il doit avoir celle delutter ; se refuser à souffrir n’est pas force, maisfaiblesse ; d’ailleurs, quitter la vie par découragementn’est-ce pas abjurer la foi chrétienne à laquelle Jésus a donnépour base ces sublimes paroles : Heureux ceux qui souffrent !Le suicide ne me parut donc plus excusable dans aucune crise, mêmechez l’homme qui par une fausse entente de la grandeur d’âmedispose de lui-même un instant avant que le bourreau ne le frappede sa hache. En se laissant crucifier, Jésus-Christ ne nous a-t-ilpas enseigné à obéir à toutes les lois humaines, fussent-ellesinjustement appliquées. Le mot Résignation , gravé sur la croix, siintelligible pour ceux qui savent lire les caractères sacrés,m’apparut alors dans sa divine clarté. Je possédais encorequatre-vingt mille francs, je voulus d’abord aller loin des hommes,user ma vie en végétant au fond de quelque campagne ; mais lamisanthropie, espèce de vanité cachée sous une peau de hérisson,n’est pas une vertu catholique. Le cœur d’un misanthrope ne saignepas, il se contracte, et le mien saignait par toutes ses veines. Enpensant aux lois de l’Eglise, aux ressources qu’elle offre auxaffligés, je parvins à comprendre la beauté de la prière dans lasolitude, et j’eus pour idée fixe d’ entrer en religion , suivantla belle expression de nos pères. Quoique mon parti fût pris avecfermeté, je me réservai néanmoins la faculté d’examiner les moyensque je devais employer pour parvenir à mon but. Après avoir réaliséles restes de ma fortune, je partis presque tranquille, La paixdans le Seigneur était une espérance qui ne pouvait me tromper.Séduit d’abord par la règle de saint Bruno, je vins à laGrande-Chartreuse à pied, en proie à de sérieuses pensées. Ce jourfut un jour solennel pour moi. Je ne m’attendais pas au majestueuxspectacle offert par cette route, où je ne sais quel pouvoirsurhumain se montre à chaque pas. Ces rochers suspendus, cesprécipices, ces torrents qui font entendre une voix dans lesilence, cette solitude bornée par de hautes montagnes et néanmoinssans bornes, cet asile où de l’homme il ne parvient que sacuriosité stérile, cette sauvage horreur tempérée par les pluspittoresques créations de la nature, ces sapins millénaires et cesplantes d’un jour, tout cela rend grave. Il serait difficile derire en traversant le désert de Saint-Bruno, car là triomphent lessentiments de la mélancolie. Je vis la Grande-Chartreuse, je mepromenai sous ses vieilles voûtes silencieuses, j’entendis sous lesarcades l’eau de la source tombant goutte à goutte. J’entrai dansune cellule pour y prendre la mesure de mon néant, je respirai lapaix profonde que mon prédécesseur y avait goûtée, et je lus avecattendrissement l’inscription qu’il avait mise sur sa porte suivantla coutume du cloître ; tous les préceptes de la vie que jevoulais mener y étaient résumés par trois mots latins : Fuge, late,tace…

Genestas inclina la tête comme s’il comprenait.

– J’étais décidé, reprit Benassis. Cette cellule boisée ensapin, ce lit dur, cette retraite, tout allait à mon âme. LesChartreux étaient à la chapelle, j’allai prier avec eux. Là, mesrésolutions s’évanouirent. Monsieur, je ne veux pas juger l’Eglisecatholique, je suis très orthodoxe, je crois à ses œuvres et à seslois. Mais en entendant ces vieillards inconnus au monde et mortsau monde chanter leurs prières, je reconnus au fond du cloître unesorte d’égoïsme sublime. Cette retraite ne profite qu’à l’homme etn’est qu’un long suicide, je ne la condamne pas, monsieur. Sil’Eglise a ouvert ces tombes, elles sont sans doute nécessaires àquelques chrétiens tout à fait inutiles au monde. Je crus mieuxagir, en rendant mon repentir profitable au monde social. Auretour, je me plus à chercher quelles étaient les conditions où jepourrais accomplir mes pensées de résignation. Déjà je menaisimaginairement la vie d’un simple matelot, je me condamnais àservir la patrie en me plaçant au dernier rang, et renonçant àtoutes les manifestations intellectuelles ; mais si c’étaitune vie de travail et de dévouement, elle ne me parut pas encoreassez utile, N’était-ce pas tromper les vues de Dieu ? s’ilm’avait doué de quelque force dans l’esprit, mon devoir n’était-ilpas de l’employer au bien de mes semblables ? Puis, s’il m’estpermis de parler franchement, je sentais en moi je ne sais quelbesoin d’expansion que blessaient des obligations purementmécaniques. Je ne voyais dans la vie des marins aucune pâture pourcette bonté qui résulte de mon organisation, comme de chaque fleurs’exhale un parfum particulier. Je fus, comme je vous l’ai déjàdit, obligé de coucher ici. Pendant la nuit, je crus entendre unordre de Dieu dans la compatissante pensée que m’inspira l’état dece pauvre pays. J’avais goûté aux cruelles délices de la maternité,je résolus de m’y livrer entièrement, d’assouvir ce sentiment dansune sphère plus étendue que celle des mères, en devenant une sœurde charité pour tout un pays, en y pansant continuellement lesplaies du pauvre. Le doigt de Dieu me parut donc avoir fortementtracé ma destinée, quand je songeai que la première pensée grave dema jeunesse m’avait fait incliner vers l’état de médecin, et jerésolus de le pratiquer ici. D’ailleurs, aux cœurs blessés l’ombreet le silence , avais-je dit dans ma lettre ; ce que jem’étais promis à moi-même de faire, je voulus l’accomplir. Je suisentré dans une voie de silence et de résignation. Le Fuge, late,tace du chartreux est ici ma devise, mon travail est une prièreactive, mon suicide moral est la vie de ce canton, sur lequelj’aime, en étendant la main, à semer le bonheur et la joie, àdonner ce que je n’ai pas. L’habitude de vivre avec des paysans,mon éloignement du monde m’ont réellement transformé. Mon visage achangé d’expression, il s’est habitué au soleil qui l’a ridé,durci. J’ai pris d’un campagnard l’allure, le langage, le costume,le laissez-aller, l’incurie de tout ce qui est grimace. Mes amis deParis, ou les petites-maîtresses dont j’étais le sigisbé , nereconnaîtraient jamais en moi l’homme qui fut un moment à la mode,le sybarite accoutumé aux colifichets, au luxe, aux délicatesses deParis. Aujourd’hui, tout ce qui est extérieur m’est complétementindifférent, comme à tous ceux qui marchent sous la conduite d’uneseule pensée. Je n’ai plus d’autre but dans la vie que celui de laquitter, je ne veux rien faire pour en prévenir ni pour en hâter lafin ; mais je me coucherai sans chagrin pour mourir, le jouroù la maladie viendra. Voilà, monsieur, dans toute leur sincérité,les événements de la vie antérieure à celle que je mène ici. Je nevous ai rien déguisé de mes fautes, elles ont été grandes, elles mesont communes avec quelques hommes. J’ai beaucoup souffert, jesouffre tous les jours ; mais j’ai vu dans mes souffrances lacondition d’un heureux avenir. Néanmoins, malgré ma résignation, ilest des peines contre lesquelles je suis sans force. Aujourd’huij’ai failli succomber à des tortures secrètes, devant vous, à votreinsu…

Genestas bondit sur sa chaise.

– Oui, capitaine Bluteau, vous étiez là. Ne m’avez-vous pasmontré le lit de la mère Colas lorsque nous avons couchéJacques ? Hé ! bien, s’il m’est impossible de voir unenfant sans penser à l’ange que j’ai perdu, jugez de mes douleursen couchant un enfant condamné à mourir ? Je ne sais pas voirfroidement un enfant.

Genestas pâlit.

– Oui, les jolies têtes blondes, les têtes innocentes desenfants que je rencontre me parlent toujours de mes malheurs etréveillent mes tourments. Enfin il m’est affreux de penser que tantde gens me remercient du peu de bien que je fais ici, quand ce bienest le fruit de mes remords. Vous connaissez seul, capitaine, lesecret de ma vie. Si j’avais puisé mon courage dans un sentimentplus pur que ne l’est celui de mes fautes, je serais bienheureux ! mais aussi, n’aurais-je eu rien à vous dire demoi.

Chapitre 5Elégies

Son récit terminé, Benassis remarqua sur la figure du militaireune expression profondément soucieuse qui le frappa. Touché d’avoirété si bien compris, il se repentit presque d’avoir affligé sonhôte, et lui dit : – Mais, capitaine Bluteau, mes malheurs…

– Ne m’appelez pas le capitaine Bluteau, s’écria Genestas eninterrompant le médecin et se levant soudain par un mouvementimpétueux qui semblait accuser une sorte de mécontentementintérieur. Il n’existe pas de capitaine Bluteau, je suis ungredin !

Benassis regarda, non sans une vive surprise, Genestas qui sepromenait dans le salon comme un bourdon cherchant une issue poursortir de la chambre où il est entré par mégarde.

– Mais, monsieur, qui donc êtes-vous ? demandaBenassis.

– Ah ! voilà ! répondit le militaire en revenant seplacer devant le médecin, qu’il n’osait envisager. Je vous aitrompé ! reprit-il d’une voix altérée. Pour la première foisde ma vie, j’ai fait un mensonge, et j’en suis bien puni, car je nepeux plus vous dire l’objet ni de ma visite ni de mon mauditespionnage. Depuis que j’ai pour ainsi dire entrevu votre âme,j’aurais mieux aimé recevoir un soufflet que de vous entendrem’appeler Bluteau ! Vous pouvez me pardonner cette imposture,vous ; mais moi, je ne me la pardonnerai jamais, moi,Pierre-Joseph Genestas, qui, pour sauver ma vie, ne mentirais pasdevant un conseil de guerre.

– Vous êtes le commandant Genestas, s’écria Benassis en selevant. Il prit la main de l’officier, la serra fortaffectueusement, et dit : – Monsieur, comme vous le prétendiez toutà l’heure, nous étions amis sans nous connaître. J’ai bien vivementdésiré de vous voir en entendant parler de vous par monsieurGravier. Un homme de Plutarque, me disait-il de vous.

– Je ne suis point de Plutarque, répondit Genestas, je suisindigne de vous, et je me battrais. Je devais vous avouer toutbonnement mon secret. Mais non ! J’ai bien fait de prendre unmasque et de venir moi-même chercher ici des renseignements survous. Je sais maintenant que je dois me taire. Si j’avais agifranchement, je vous eusse fait de la peine. Dieu me préserve devous causer le moindre chagrin !

– Mais je ne vous comprends pas, commandant.

– Restons-en là. Je ne suis pas malade, j’ai passé une bonnejournée, et je m’en irai demain. Quand vous viendrez à Grenoble,vous y trouverez un ami de plus, et ce n’est pas un ami pour rire.La bourse, le sabre, le sang, tout est à vous chez Pierre-JosephGenestas. Après tout, vous avez semé vos paroles dans un bonterrain. Quand j’aurai ma retraite, j’irai dans une manière detrou, j’en serai le maire, et tâcherai de vous imiter. S’il memanque votre science, j’étudierai.

– Vous avez raison, monsieur, le propriétaire qui emploie sontemps à corriger un simple vice d’exploitation dans une communefait à son pays autant de bien que peut en faire le meilleurmédecin : si l’un soulage les douleurs de quelques hommes, l’autrepanse les plaies de la patrie. Mais vous excitez singulièrement macuriosité. Puis-je donc vous être utile en quelque chose ?

– Utile, dit le commandant d’une voix émue. Mon Dieu ! moncher monsieur Benassis, le service que je venais vous prier de merendre est presque impossible. Tenez, j’ai bien tué des chrétiensdans ma vie, mais on peut tuer les gens et avoir un bon cœur ;aussi, quelque rude que je paraisse, sais-je encore comprendrecertaines choses.

– Mais parlez ?

– Non, je ne veux pas vous causer volontairement de lapeine.

– Oh ! commandant, je puis beaucoup souffrir.

– Monsieur, dit le militaire en tremblant, il s’agit de la vied’un enfant.

Le front de Benassis se plissa soudain, mais il fit un gestepour prier Genestas de continuer.

– Un enfant, reprit le commandant, qui peut encore être sauvépar des soins constants et minutieux. Où trouver un médecin capablede se consacrer à un seul malade ? à coup sûr, il n’était pasdans une ville. J’avais entendu parler de vous comme d’un excellenthomme, mais j’avais peur d’être la dupe de quelque réputationusurpée. Or, avant de confier mon petit à ce monsieur Benassis, surqui l’on me racontait tant de belles choses, j’ai voulu l’étudier.Maintenant…

– Assez, dit le médecin. Cet enfant est donc à vous ?

– Non, mon cher monsieur Benassis, non. Pour vous expliquer cemystère, il faudrait vous raconter une histoire où je ne joue pasle plus beau rôle ; mais vous m’avez confié, vos secrets, jepuis bien vous dire les miens.

– Attendez, commandant, dit le médecin en appelant Jacquotte quivint aussitôt, et à laquelle il demanda son thé. Voyez-vous,commandant, le soir, quand tout dort, je ne dors pas, moi !…Mes chagrins m’oppressent, je cherche alors à les oublier en buvantdu thé. Cette boisson procure une sorte d’ivresse nerveuse, unsommeil sans lequel je ne vivrais pas. Refusez-vous toujours d’enprendre ?

– Moi, dit Genestas, je préfère votre vin de l’Ermitage.

– Soit. Jacquotte, dit Benassis à sa servante, apportez du vinet des biscuits.

– Nous nous coifferons pour la nuit, reprit le médecin ens’adressant à son hôte.

– Ce thé doit vous faire bien du mal, dit Genestas.

– Il me cause d’horribles accès de goutte, mais je ne saurais medéfaire de cette habitude, elle est trop douce, elle me donne tousles soirs un moment pendant lequel la vie n’est plus pesante.Allons, je vous écoute, votre récit effacera peut-être l’impressiontrop vive des souvenirs que je viens d’évoquer.

– Mon cher monsieur, dit Genestas en plaçant sur la cheminée sonverre vide, après la retraite de Moscou, mon régiment se refit dansune petite ville de Pologne. Nous y rachetâmes des chevaux à prixd’or, et nous y restâmes en garnison jusqu’au retour de l’empereur.Voilà qui va bien. Il faut vous dire que j’avais alors un ami.Pendant la retraite je fus plus d’une fois sauvé par les soins d’unmaréchal-des-logis nommé Renard, qui fit pour moi de ces chosesaprès lesquelles deux hommes doivent être frères, sauf lesexigences de la discipline. Nous étions logés dans la même maison,un de ces nids à rats construits en bois où demeurait toute unefamille, et où vous n’auriez pas cru pouvoir mettre un cheval.Cette bicoque appartenait à des Juifs qui y pratiquaient leurstrente-six commerces, et le vieux père juif, de qui les doigts nese trouvèrent pas gelés pour manier de l’or, avait très-bien faitses affaires pendant notre déroute. Ces gens-là, ça vit dansl’ordure et ça meurt dans l’or. Leur maison était élevée sur descaves, en bois bien entendu, sous lesquelles ils avaient fourréleurs enfants, et notamment une fille belle comme une Juive quandelle se tient propre et qu’elle n’est pas blonde. Ca avait dix-septans, c’était blanc comme neige, des yeux de velours, des cils noirscomme des queues de rat, des cheveux luisants, touffus quidonnaient envie de les manier, une créature vraimentparfaite ! Enfin, monsieur, j’aperçus le premier cessingulières provisions, un soir que l’on me croyait couché, et queje fumais tranquillement ma pipe en me promenant dans la rue. Cesenfants grouillaient tous, pêle-mêle comme une nichée de chiens.C’était drôle à voir. Le père et la mère soupaient avec eux. Aforce de regarder, je découvris dans le brouillard de fumée quefaisait le père avec ses bouffées de tabac, la jeune Juive qui setrouvait là comme un napoléon tout neuf dans un tas de gros sous.Moi, mon cher Benassis, je n’ai jamais eu le temps de réfléchir àl’amour ; cependant, lorsque je vis cette jeune fille, jecompris que jusqu’alors je n’avais fait que céder à lanature ; mais cette fois tout en était, la tête, le cœur et lereste. Je devins donc amoureux de la tête aux pieds, oh ! maisrudement. Je demeurai là, fumant ma pipe, occupé à regarder laJuive, jusqu’à ce qu’elle eût soufflé sa chandelle et qu’elle sefût couchée. Impossible de fermer l’oeil ! je restai pendanttoute la nuit, chargeant ma pipe, la fumant, me promenant dans larue. Je n’avais jamais été comme ça. Ce fut la seule fois de ma vieque je pensai à me marier. Quand vint le jour, j’allai seller moncheval, et je trottai pendant deux grandes heures dans la campagnepour me rafraîchir ; et, sans m’en apercevoir, j’avais presquefourbu ma bête… Genestas s’arrêta, regarda son nouvel ami d’un airinquiet, et lui dit : – Excusez-moi, Benassis, je ne suis pasorateur, je parle comme ça me vient, si j’étais dans un salon, jeme gênerais, mais avec vous et à la campagne…

– Continuez, dit le médecin.

– Quand je revins à ma chambre, j’y trouvai Renard tout affairé.Me croyant tué en duel, il nettoyait ses pistolets, et avait idéede chercher chicane à celui qui m’aurait mis à l’ombre… Oh !mais voilà le caractère du pèlerin. Je confiai mon amour à Renard,en lui montrant la niche aux enfants. Comme mon Renard entendait lepatois de ces Chinois-là, je le priai de m’aider à faire mespropositions au père et à la mère, et de tâcher d’établir unecorrespondance avec Judith. Elle se nommait Judith. Enfin,monsieur, pendant quinze jours je fus le plus heureux des hommes,parce que tous les soirs le Juif et sa femme nous firent souperavec Judith. Vous connaissez ces choses-là, je ne vous enimpatienterai nullement ; cependant, si vous ne comprenez pasle tabac, vous ignorez le plaisir d’un honnête homme qui fumetranquillement sa pipe avec son ami Renard et le père de la fille,en voyant la princesse. C’est très-agréable. Mais je dois vous direque Renard était un Parisien, un fils de famille. Son père, quifaisait un gros commerce d’épicerie, l’avait élevé pour êtrenotaire, et il savait quelque chose ; mais la conscriptionl’ayant pris, il lui fallut dire adieu à l’écritoire. Mouléd’ailleurs pour porter l’uniforme, il avait une figure de jeunefille, et connaissait l’art d’enjôler le monde parfaitement bien.C’était lui que Judith aimait, et elle se souciait de moi comme uncheval se soucie de poulets rôtis. Pendant que je m’extasiais etque je voyageais dans la lune en regardant Judith, mon Renard, quin’avait pas volé son nom, entendez-vous ! faisait son cheminsous terre ; le traître s’entendait avec la fille, et si bien,qu’ils se marièrent à la mode du pays, parce que les permissionsauraient été trop de temps à venir. Mais il promit d’épousersuivant la loi française, si par hasard le mariage était attaqué.Le fait est qu’en France madame Renard redevint mademoiselleJudith. Si j’avais su cela, moi, j’aurais tué Renard, et net, sansseulement lui laisser le temps de souffler ; mais le père, lamère, la fille et mon maréchal-des-logis, tout cela s’entendaitcomme des larrons en foire. Pendant que je fumais ma pipe, quej’adorais Judith comme un saint sacrement, mon Renard convenait deses rendez-vous, et poussait très-bien ses petites affaires. Vousêtes la seule personne à qui j’aie parlé de cette histoire, que jenomme une infamie ; je me suis toujours demandé pourquoi unhomme, qui mourrait de honte s’il prenait une pièce d’or, vole lafemme, le bonheur, la vie de son ami sans scrupule. Enfin, mesmâtins étaient mariés et heureux, que j’étais toujours là le soir,à souper, admirant comme un imbécile Judith, et répondant comme untenor aux mines qu’elle faisait pour me clore les yeux. Vous pensezbien qu’ils ont payé leurs tromperies singulièrement cher. Foid’honnête homme, Dieu fait plus attention aux choses de ce mondeque nous ne le croyons. Voici les Russes qui nous débordent. Lacampagne de 1813 commence. Nous sommes envahis. Un beau matin,l’ordre nous arrive de nous trouver sur le champ de bataille deLutzen à une heure dite. L’empereur savait bien ce qu’il faisait ennous commandant de partir promptement. Les Russes nous avaienttournés. Notre colonel s’embarbouille à faire des adieux à unePolonaise qui demeurait à un demi-quart de lieue de la ville, etl’avant-garde des Cosaques l’empoigne juste, lui et son piquet.Nous n’avons que le temps de monter à cheval, de nous former enavant de la ville pour livrer une escarmouche de cavalerie etrepousser mes Russes, afin d’avoir le temps de filer pendant lanuit. Nous avons chargé durant trois heures et fait de vrais toursde force. Pendant que nous nous battions, les équipages et notrematériel prenaient les devants. Nous avions un parc d’artillerie etde grandes provisions de poudre furieusement nécessaires àl’empereur, il fallait les lui amener à tout prix. Notre défense enimposa aux Russes, qui nous crurent soutenus par un corps d’armée.Néanmoins, bientôt avertis de leur erreur par des espions, ilsapprirent qu’ils n’avaient devant eux qu’un régiment de cavalerieet nos dépôts d’infanterie. Alors, monsieur, vers le soir, ilsfirent une attaque à tout démolir, et si chaude, que nous y sommesrestés plusieurs. Nous fûmes enveloppés. J’étais avec Renard aupremier rang, et je voyais mon Renard se battant et chargeant commeun démon, car il pensait à sa femme. Grâce à lui, nous pûmesregagner la ville, que nos malades avaient mise en état dedéfense ; mais c’était à faire pitié. Nous rentrions lesderniers, lui et moi, nous trouvons notre chemin barré par un grosde Cosaques, et nous piquons là-dessus. Un de ces Sauvages allaitm’enfiler avec sa lance, Renard le voit, pousse son cheval entrenous deux pour détourner le coup ; sa pauvre bête, un belanimal, ma foi ! reçoit le fer, entraîne, en tombant parterre, Renard et le Cosaque. Je tue le Cosaque, je prends Renardpar le bras et le mets devant moi sur mon cheval, en travers, commeun sac de blé.

– Adieu, mon capitaine, tout est fini, me dit Renard. – Non, luirépondis-je, faut voir. J’étais alors en ville, je descends, etl’assieds au coin d’une maison, sur un peu de paille. Il avait latête brisée, la cervelle dans ses cheveux, et il parlait. Oh !c’était un fier homme. – Nous sommes quittes, dit-il. Je vous aidonné ma vie, je vous avais pris Judith. Ayez soin d’elle et de sonenfant, si elle en a un. D’ailleurs, épousez-la. Monsieur, dans lepremier moment, je le laissai là comme chien ; mais quand marage fut passée, je revins… il était mort. Les Cosaques avaient misle feu à la ville, je me souvins alors de Judith, j’allai donc lachercher, elle se mit en croupe, et, grâce à la vitesse de moncheval, je rejoignis le régiment, qui avait opéré sa retraite.Quant au Juif et à sa famille, plus personne ! tous disparuscomme des rats. Judith seule attendait Renard, je ne lui ai riendit, vous comprenez, dans le commencement. Monsieur, il m’a fallusonger à cette femme au milieu de tous les désastres de la campagnede 1813, la loger, lui donner ses aises, enfin la soigner, et jecrois qu’elle ne s’est guère aperçue de l’état où nous étions.J’avais l’attention de la tenir toujours à dix lieues de nous, enavant, vers la France ; elle est accouchée d’un garçon pendantque nous nous battions à Hanau. Je fus blessé à cette affaire-là,je rejoignis Judith à Strasbourg, puis je revins sur Paris, carj’ai eu le malheur d’être au lit pendant la campagne de France.Sans ce triste hasard, je passais dans les grenadiers de la garde,l’empereur m’y avait donné de l’avancement. Enfin, monsieur, j’aidonc été obligé de soutenir une femme, un enfant qui nem’appartenait point, et j’avais trois côtes ébréchées ! Vouscomprenez que ma solde, ce n’était pas la France. Le père Renard,vieux requin sans dents, ne voulut pas de sa bru ; le pèrejuif était fondu, Judith se mourait de chagrin. Un matin ellepleurait en achevant mon pansement. – Judith, lui dis-je, votreenfant est perdu. – Et moi aussi, dit-elle. – Bah !répondis-je, nous allons faire venir les papiers nécessaires, jevous épouserai et reconnaîtrai pour mien l’enfant de… Je n’ai paspu achever. Ah ! mon cher monsieur, l’on peut tout faire pourrecevoir le regard de morte par lequel Judith me remercia ; jevis que je l’aimais toujours, et dès ce jour-là son petit entradans mon cœur. Pendant que les papiers, le père et la mère juifsétaient en route, la pauvre femme acheva de mourir. L’avant-veillede sa mort, elle eut la force de s’habiller, de se parer, de fairetoutes les cérémonies d’usage, de signer leurs tas depapiers ; puis, quand son enfant eut un nom et un père, ellerevint se coucher, je lui baisai les mains et le front, puis ellemourut. Voilà mes noces. Le surlendemain, après avoir acheté lesquelques pieds de terre où la pauvre fille est couchée, je me suistrouvé le père d’un orphelin que j’ai mis en nourrice pendant lacampagne de 1815. Depuis ce temps-là, sans que personne sût monhistoire, qui n’était pas belle à dire, j’ai pris soin de ce petitdrôle comme s’il était à moi. Son grand-père est au diable, il estruiné, il court avec sa famille entre la Perse et la Russie. Il y ades chances pour qu’il fasse fortune, car il paraît s’entendre aucommerce des pierres précieuses. J’ai mis cet enfant aucollége ; mais, dernièrement, je l’ai fait si bien manœuvrerdans ses mathématiques pour le colloquer à l’Ecole Polytechnique,et l’en voir sortir avec un bon état, que le pauvre petit bonhommeest tombé malade. Il a la poitrine faible. A entendre les médecinsde Paris, il y aurait encore de la ressource s’il courait dans lesmontagnes, s’il était soigné comme il faut, à tout moment, par unhomme de bonne volonté. J’avais donc pensé à vous, et j’étais venupour faire une reconnaissance de vos idées, de votre train de vie.D’après ce que vous m’avez dit, je ne saurais vous donner cechagrin-là, quoique nous soyons déjà bons amis.

– Commandant, dit Benassis après un moment de silence amenez-moil’enfant de Judith. Dieu veut sans doute que je passe par cettedernière épreuve, et je la subirai. J’offrirai ces souffrances auDieu dont le fils est mort sur la croix. D’ailleurs mes émotionspendant votre récit ont été douces, n’est-ce pas d’un favorableaugure ?

Genestas serra vivement les deux mains de Benassis dans lessiennes, sans pouvoir réprimer quelques larmes qui humectèrent sesyeux et roulèrent sur ses joues tannées.

– Gardons-nous le secret de tout cela, dit-il.

– Oui, commandant. Vous n’avez pas bu ?

– Je n’ai pas soif, répondit Genestas. Je suis tout bête.

– Hé ! bien, quand me l’amènerez-vous ?

– Mais demain, si vous voulez. Il est à Grenoble depuis deuxjours.

– Hé bien ! partez demain matin et revenez, je vousattendrai chez la Fosseuse, où nous déjeunerons tous les quatreensemble.

– Convenu, dit Genestas.

Les deux amis allèrent se coucher, en se souhaitant mutuellementune bonne nuit. En arrivant sur le palier qui séparait leurschambres, Genestas posa sa lumière sur l’appui de la croisée ets’approcha de Benassis.

– Tonnerre de Dieu ! lui dit-il avec un naïf enthousiasme,je ne vous quitterai pas ce soir sans vous dire que, vous letroisième parmi les chrétiens, m’avez fait comprendre qu’il y avaitquelque chose là-haut ! Et il montra le ciel.

Le médecin répondit par un sourire plein de mélancolie, et serratrès-affectueusement la main que Genestas lui tendait.

Le lendemain, avant le jour, le commandant Genestas partit pourla ville, et vers le milieu de la journée, il se trouvait sur lagrande route de Grenoble au bourg, à la hauteur du sentier quimenait chez la Fosseuse. Il était dans un de ces chars découvertset à quatre roues, menés par un seul cheval, voiture légère qui serencontre sur toutes les routes de ces pays montagneux. Genestasavait pour compagnon un jeune homme maigre et chétif, quiparaissait n’avoir que douze ans, quoiqu’il entrât dans sa seizièmeannée. Avant de descendre, l’officier regarda dans plusieursdirections afin de trouver dans la campagne un paysan qui sechargeât de ramener la voiture chez Benassis, car l’étroitesse dusentier ne permettait pas de la conduire jusqu’à la maison de laFosseuse. Le garde-champêtre déboucha par hasard sur la route ettira de peine Genestas, qui put, avec son fils adoptif, gagner àpied le lieu du rendez-vous, à travers les sentiers de lamontagne.

– Ne serez-vous pas heureux, Adrien, de courir dans ce beau payspendant une année, d’apprendre à chasser, à monter à cheval, aulieu de pâlir sur vos livres ? Tenez, voyez !

Adrien jeta sur la vallée le regard pâle d’un enfantmalade ; mais, indifférent comme le sont tous les jeunes gensaux beautés de la nature, il dit sans cesser de marcher : – Vousêtes bien bon, mon père.

Genestas eut le cœur froissé par cette insouciance maladive, etatteignit la maison de la Fosseuse sans avoir adressé la parole àson fils.

– Commandant, vous êtes exact, s’écria Benassis en se levant dubanc de bois sur lequel il était assis.

Mais il reprit aussitôt sa place, et demeura tout pensif envoyant Adrien ; il en étudia lentement la figure jaune etfatiguée, non sans admirer les belles lignes ovales quiprédominaient dans cette noble physionomie. L’enfant, le vivantportrait de sa mère, tenait d’elle un teint olivâtre et de beauxyeux noirs, spirituellement mélancoliques. Tous les caractères dela beauté juive polonaise se trouvaient dans cette tête chevelue,trop forte pour le corps frêle auquel elle appartenait.

– Dormez-vous bien, mon petit homme ? lui demandaBenassis.

– Oui, monsieur.

– Montrez-moi vos genoux, retroussez votre pantalon.

Adrien dénoua ses jarretières en rougissant, et montra son genouque le médecin palpa soigneusement.

– Bien. Parlez, criez, criez fort !

Adrien cria.

– Assez ! Donnez-moi vos mains ?…

Le jeune homme tendit des mains molles et blanches, veinées debleu comme celles d’une femme.

– Dans quel collége étiez-vous à Paris ?

– A Saint-Louis.

– Votre proviseur ne lisait-il pas son bréviaire pendant lanuit ?

– Oui, monsieur.

– Vous ne dormiez donc pas tout de suite ?

Adrien ne répondant pas, Genestas dit au médecin : – Ceproviseur est un digne prêtre, il m’a conseillé de retirer monpetit fantassin pour cause de santé.

– Hé ! bien, répondit Benassis en plongeant un regardlumineux dans les yeux tremblants d’Adrien, il y a encore de laressource. Oui, nous ferons un homme de cet enfant, Nous vivronsensemble comme deux camarades, mon garçon ! Nous nouscoucherons et nous nous lèverons de bonne heure. J’apprendrai àvotre fils à monter à cheval, commandant. Après un mois ou deuxconsacrés à lui refaire l’estomac par le régime du laitage, je luiaurai un port d’armes, des permis de chasse, et le remettrai entreles mains de Butifer, et ils iront tous deux chasser le chamois.Donnez quatre ou cinq mois de vie agreste à votre fils, et vous nele reconnaîtrez plus, commandant. Butifer va se trouver bienheureux ! je connais le pèlerin, il vous mènera, mon petitami, jusqu’en Suisse, à travers les Alpes, vous hissera sur lespics, et vous grandira de six pouces en six mois ; il rougiravos joues, endurcira vos nerfs, et vous fera oublier vos mauvaiseshabitudes de collége. Vous pourrez alors aller reprendre vosétudes, et vous deviendrez un homme. Butifer est un honnête garçon,nous pouvons lui confier la somme nécessaire pour défrayer ladépense de vos voyages et de vos chasses, sa responsabilité me lerendra sage pendant une demi-année ; et pour lui, ce seraautant de gagné.

La figure de Genestas semblait s’éclairer de plus en plus, àchaque parole du médecin.

– Allons déjeuner. La Fosseuse est impatiente de vous voir, ditBenassis en donnant une petite tape sur les joues d’Adrien.

– Il n’est donc pas poitrinaire ? demanda Genestas aumédecin en le prenant par le bras et l’entraînant à l’écart.

– Pas plus que vous ni moi.

– Mais qu’a-t-il ?

– Bah ! répondit Benassis, il est dans un mauvais moment,voilà tout.

La Fosseuse se montra sur le seuil de sa porte, et Genestas n’envit pas sans surprise la mise à la fois simple et coquette. Cen’était plus la paysanne de la veille, mais une élégante etgracieuse femme de Paris qui lui jeta des regards contre lesquelsil se trouva faible. Le soldat détourna les yeux sur une table denoyer sans nappe, mais si bien cirée, qu’elle semblait avoir étévernie, et où étaient des œufs, du beurre, un pâté, des fraises demontagne qui embaumaient. Partout la pauvre fille avait mis desfleurs qui faisaient voir que pour elle ce jour était une fête. Acet aspect, le commandant ne put s’empêcher d’envier cette simplemaison et cette pelouse, il regarda la paysanne d’un air quiexprimait à la fois des espérances et des doutes ; puis ilreporta ses yeux sur Adrien, à qui la Fosseuse servait des œufs, ens’occupant de lui par maintien.

– Commandant, dit Benassis, vous savez à quel prix vous recevezici l’hospitalité. Vous devez conter à ma Fosseuse quelque chose demilitaire.

– Il faut d’abord laisser monsieur déjeuner tranquillement, maisaprès qu’il aura pris son café…

– Certes je le veux bien, répondit le commandant ;néanmoins je mets une condition à mon récit, vous nous direz uneaventure de votre ancienne existence.

– Mais, monsieur, répondit-elle en rougissant, il ne m’estjamais rien arrivé qui vaille la peine d’être raconté. -Voulez-vous encore un peu de ce pâté au riz, mon petit ami,dit-elle en voyant l’assiette d’Adrien vide.

– Oui, mademoiselle.

– Il est délicieux, ce pâté, dit Genestas.

– Que direz-vous donc de son café à la crème, s’écriaBenassis.

– J’aimerais mieux entendre notre jolie hôtesse.

– Vous vous y prenez mal, Genestas, dit Benassis. Ecoute, monenfant, reprit le médecin en s’adressant à la Fosseuse, à qui ilserra la main, cet officier que tu vois là près de toi cache uncœur excellent sous des dehors sévères, et tu peux causer ici à tonaise. Parle, ou tais-toi, nous ne voulons pas t’importuner. Pauvreenfant, si jamais tu peux être entendue et comprise, ce sera parles trois personnes avec lesquelles tu te trouves en ce moment.

Raconte-nous tes amours passés, ce ne sera point prendre sur lessecrets actuels de ton cœur.

– Voici le café que nous apporte Mariette, répondit-elle.Lorsque vous serez tous servis, je veux bien vous dire mes amours.- Mais, monsieur le commandant n’oubliera pas sa promesse,ajouta-t-elle en lançant à Genestas un regard à la fois modeste etagressif.

– J’en suis incapable, mademoiselle, répondit respectueusementGenestas.

– A l’âge de seize ans, dit la Fosseuse, quoique je fussemalingre, j’étais forcée de mendier mon pain sur les routes de laSavoie. Je couchais aux Echelles, dans une grande crèche pleine depaille. L’aubergiste qui me logeait était un bon homme, mais safemme ne pouvait pas me souffrir et m’injuriait toujours. Ca mefaisait bien de la peine, car je n’étais pas une mauvaisepauvresse ; je priais Dieu soir et matin, je ne volais point,j’allais au commandement du ciel, demandant de quoi vivre, parceque je ne savais rien faire et que j’étais vraiment malade, tout àfait incapable de lever une houe ou de dévider du coton. Eh !bien, je fus chassée de chez l’aubergiste à cause d’un chien. Sansparents, sans amis, depuis ma naissance, je n’avais jamaisrencontré chez personne de regards qui me fissent du bien. La bonnefemme Morin qui m’a élevée était morte, elle a été bien bonne pourmoi ; mais je ne me souviens guère de ses caresses ;d’ailleurs, la pauvre vieille travaillait à la terre comme unhomme ; et, si elle me dorlotait, elle me donnait aussi descoups de cuiller sur les doigts quand j’allais trop vite enmangeant notre soupe dans son écuelle. Pauvre vieille, il ne sepasse point de jours que je ne la mette dans mes prières !veuille le bon Dieu lui faire là-haut une vie plus heureusequ’ici-bas, surtout un lit meilleur ; elle se plaignaittoujours du grabat où nous couchions toutes les deux. Vous nesauriez vous imaginer mes chers messieurs, comme ça vous blessel’âme que de ne récolter que des injures, des rebuffades et desregards qui vous percent le cœur comme si l’on vous y donnait descoups de couteau. J’ai fréquenté de vieux pauvres à qui ça nefaisait plus rien du tout ; mais je n’étais point née pour cemétier-là. Un non m’a toujours fait pleurer. Chaque soir, jerevenais plus triste, et je ne me consolais qu’après avoir dit mesprières. Enfin, dans toute la création de Dieu, il ne se trouvaitpas un seul cœur où je pusse reposer le mien ! Je n’avais quele bleu du ciel pour ami. J’ai toujours été heureuse en voyant leciel tout bleu. Quand le vent avait balayé les nuages, je mecouchais dans un coin des rochers, et je regardais le temps. Jerêvais alors que j’étais une grande dame. A force de voir, je mecroyais baignée dans ce bleu ; je vivais là-haut en idée, jene me sentais plus rien de pesant, je montais, montais, et jedevenais tout aise. Pour en revenir à mes amours, je vous dirai quel’aubergiste avait eu de sa chienne un petit chien gentil comme unepersonne, blanc, moucheté de noir aux pattes ; je le voistoujours, ce chérubin ! Ce pauvre petit est la seule créaturequi dans ce temps-là m’ait jeté des regards d’amitié, je luigardais mes meilleurs morceaux, il me connaissait, venait au-devantde moi le soir, n’avait point honte de ma misère, sautait sur moi,me léchait les pieds ; enfin il y avait dans ses yeux quelquechose de si bon, de si reconnaissant, que souvent je pleurais en levoyant. – Voilà pourtant le seul être qui m’aime bien, disais-je.L’hiver il se couchait à mes pieds. Je souffrais tant de le voirbattu, que je l’avais accoutumé à ne plus entrer dans les maisonspour y voler des os, et il se contentait de mon pain. Si j’étaistriste, il se mettait devant moi, me regardait dans les yeux, etsemblait me dire : – Tu es donc triste, ma pauvre Fosseuse ?Si les voyageurs me jetaient des sous, il les ramassait dans lapoussière et me les apportait, ce bon caniche. Quand j’ai eu cetami-là, j’ai été moins malheureuse. Je mettais de côté tous lesjours quelques sous pour tâcher de faire cinquante francs afin del’acheter au père Manseau. Un jour, sa femme, voyant que le chienm’aimait, s’avisa d’en raffoler. Notez que le chien ne pouvait pasla souffrir. Ces bêtes-là, ça flaire les âmes ! elles voienttout de suite quand on les aime. J’avais une pièce d’or de vingtfrancs cousue dans le haut de mon japon ; alors je dis àmonsieur Manseau : – Mon cher monsieur, je comptais vous offrir meséconomies de l’année pour votre chien ; mais avant que votrefemme ne le veuille pour elle, quoiqu’elle ne s’en soucie guère,vendez-le-moi vingt francs ; tenez, les voici. – Non, mamignonne, me dit-il, serrez vos vingt francs. Le ciel me préservede prendre l’argent des pauvres ! Gardez le chien. Si ma femmecrie trop, allez-vous-en. Sa femme lui fit une scène pour le chien…ah ! mon Dieu, l’on aurait dit que le feu était à lamaison ; et vous ne savez pas ce qu’elle imagina ? Voyantque le chien était à moi d’amitié, qu’elle ne pourrait jamaisl’avoir, elle l’a fait empoisonner. Mon pauvre caniche est mortentre mes bras, je l’ai pleuré comme si c’eût été mon enfant, et jel’ai enterré sous un sapin. Vous ne savez pas tout ce que j’ai misdans cette fosse. Je me suis dit, en m’asseyant là, que je seraisdonc toujours seule sur la terre, que rien ne me réussirait, quej’allais redevenir comme j’étais auparavant, sans personne aumonde, et que je ne verrais pour moi d’amitié dans aucun regard. Jesuis restée enfin là toute une nuit, à la belle étoile priant Dieude m’avoir en pitié. Quand je revins sur la route, je vis un petitpauvre de dix ans qui n’avait pas de mains. Le bon Dieu m’aexaucée, pensais-je. Je ne l’avais jamais prié comme je le fispendant cette nuit-là. Je vais prendre soin de ce pauvre petit, medis-je, nous mendierons ensemble et je serai sa mère ; à deuxon doit mieux réussir ; j’aurai peut-être plus de courage pourlui que je n’en ai pour moi ! D’abord le petit a paru content,il lui aurait été bien difficile de ne pas l’être, je faisais toutce qu’il voulait, je lui donnais ce que j’avais de meilleur, enfinj’étais son esclave, il me tyrannisait ; mais ça me semblaittoujours mieux que d’être seule. Bah ! aussitôt que le petitivrogne a su que j’avais vingt francs dans le haut de ma robe, ill’a décousue et m’a volé ma pièce d’or, le prix de mon pauvrecaniche ! je voulais faire dire des messes avec. Un enfantsans mains ! ça fait trembler. Ce vol m’a plus découragée dela vie que je ne sais quoi. Je ne pouvais donc rien aimer qui ne mepérit entre les mains. Un jour je vois venir une jolie calèchefrançaise qui montait la côte des Echelles. Il se trouvait dedansune demoiselle belle comme une vierge Marie, et un jeune homme quilui ressemblait. –  » Vois donc la jolie fille  » lui dit ce jeunehomme en me jetant une pièce d’argent. Vous seul, monsieurBenassis, pouvez savoir le bonheur que me causa ce compliment, leseul que j’aie jamais entendu ; mais le monsieur aurait biendû ne pas me jeter d’argent. Aussitôt, poussée par mille je ne saisquoi qui m’ont tarabusté la tête, je me suis mise à courir par dessentiers qui coupaient au plus court ; et me voilà dans lesrochers des Echelles, bien avant la calèche qui montait toutdoucement. J’ai pu revoir le jeune homme, il a été tout surpris deme retrouver, et moi j’étais si aise que le cœur me battait dans lagorge ; un je ne sais quoi m’attirait vers lui ; quand ilm’eut reconnue, je repris ma course, en me doutant bien que lademoiselle et lui s’arrêteraient pour voir la cascade deCouz ; lorsqu’ils sont descendus, ils m’ont encore aperçuesous les noyers de la route, ils m’ont alors questionnée enparaissant s’intéresser à moi. Jamais de ma vie je n’avais entendude voix plus douce que celle de ce beau jeune homme et de sa sœur,car c’était sûrement sa sœur ; j’y ai pensé pendant un an,j’espérais toujours qu’ils reviendraient. J’aurais donné deux ansde ma vie, rien que pour revoir ce voyageur, il paraissait sidoux ! Voilà, jusqu’au jour où j’ai connu monsieur Benassis,les plus grands événements de ma vie ; car, quand ma maîtressem’a renvoyée pour avoir mis sa méchante robe de bal, j’ai eu pitiéd’elle, je lui ai pardonné ; et foi d’honnête fille, si vousme permettez de vous parler franchement, je me suis crue bienmeilleure qu’elle ne l’était quoiqu’elle fût comtesse.

– Hé ! bien, dit Genestas après un moment de silence, vousvoyez que Dieu vous a prise en amitié ; ici, vous êtes commele poisson dans l’eau.

A ces mots, la Fosseuse regarda Benassis avec des yeux pleins dereconnaissance.

– Je voudrais être riche ! dit l’officier.

Cette exclamation fut suivie d’un profond silence.

– Vous me devez une histoire, dit enfin la Fosseuse d’un son devoix câlin.

– Je vais vous la dire, répondit Genestas. La veille de labataille de Friedland, reprit-il après une pause, j’avais étéenvoyé en mission au quartier du général Davoust, et je revenais àmon bivouac, lorsqu’au détour d’un chemin je me trouve nez à nezavec l’empereur. Napoléon me regarde : – Tu es le capitaineGenestas ? me dit-il. – Oui, sire. – Tu es allé enEgypte ? – Oui, sire – Ne continue pas d’aller par cechemin-là, me dit-il, prends à gauche, tu te trouveras plus tôt àta division. Vous ne sauriez imaginer avec quel accent de bontél’empereur me dit ces paroles, lui qui avait bien d’autres chats àfouetter, car il parcourait le pays pour reconnaître son champ debataille. Je vous raconte cette aventure pour vous faire voirquelle mémoire il avait, et vous apprendre que j’étais un de ceuxdont la figure lui était connue. En 1815, j’ai prêté le serment.Sans cette faute-là je serais peut-être colonel aujourd’hui ;mais je n’ai jamais eu l’intention de trahir les Bourbons ;dans ce temps-là je n’ai vu que la France à défendre. Je me suistrouvé chef d’escadron dans les grenadiers de la garde impériale,et malgré les douleurs que je ressentais encore de ma blessure,j’ai fait ma partie de moulinet à la bataille de Waterloo. Quandtout a été dit, j’ai accompagné Napoléon à Paris puis, lorsqu’il agagné Rochefort, je l’ai suivi malgré ses ordres. J’étais bien aisede veiller à ce qu’il ne lui arrivât pas de malheurs en route.Aussi, lorsqu’il vint se promener sur le bord de la mer, metrouva-t-il en faction à dix pas de lui.  » – Hé ! bien,Genestas, me dit-il en s’approchant de moi, nous ne sommes donc pasmorts ? Ce mot-là m’a crevé le cœur. Si vous l’aviez entendu,vous auriez frémi, comme moi, de la tête aux pieds. Il me montra cescélérat de vaisseau anglais qui bloquait le port, et me dit :  » -En voyant ça, je regrette de ne m’être pas noyé dans le sang de magarde !  » – Oui, dit Genestas en regardant le médecin et laFosseuse, voilà ses propres paroles.  » – Les maréchaux qui vous ontempêché de charger vous-même, lui dis-je, et qui vous ont mis dansvotre berlingot n’étaient pas vos amis. – Viens avec moi,s’écria-t-il vivement, la partie n’est pas finie. – Sire, je vousrejoindrai volontiers ; mais quant à présent j’ai sur les brasun enfant sans mère, et je ne suis pas libre.  » Adrien que vousvoyez là m’a donc empêché d’aller Sainte-Hélène.  » – Tiens, medit-il, je ne t’ai jamais rien donné, tu n’étais pas de ceux quiavaient toujours une main pleine et l’autre ouverte ; voici latabatière qui m’a servi pendant cette dernière campagne. Reste enFrance, il y faut des braves après tout ! Demeure au service,souviens-toi de moi. Tu es de mon armée le dernier Egyptien quej’aurai vu debout en France.  » Et il me donna une petite tabatière. » – Fais graver dessus : honneur et patrie , me dit-il, c’estl’histoire de nos deux dernières campagnes.  » Puis ceux quil’accompagnaient l’ayant rejoint, je restai pendant toute lamatinée avec eux. L’empereur allait et venait sur la côte, il étaittoujours calme, mais il fronçait parfois les sourcils. A midi, sonembarquement fut jugé tout à fait impossible. Les Anglais savaientqu’il était à Rochefort, il fallait ou se livrer à eux ouretraverser la France. Nous étions tous inquiets ! Les minutesétaient comme des heures. Napoléon se trouvait entre les Bourbonsqui l’auraient fusillé, et les Anglais qui ne sont point des genshonorables, car ils ne se laveront jamais de la honte dont ils sesont couverts jetant sur un rocher un ennemi qui leur demandaitl’hospitalité. Dans cette anxiété, je ne sais quel homme de sasuite lui présente le lieutenant Doret, un marin qui venait luiproposer les moyens de passer en Amérique. En effet, il y avaitdans le port un brick de l’Etat et un bâtiment marchand.  » -Capitaine ! lui dit l’empereur, comment vous y prendriez-vousdonc ! – Sire, répondit l’homme, vous serez sur le vaisseaumarchand, je monterai le brick sous pavillon blanc avec des hommesdévoués, nous aborderons l’anglais, nous y mettrons le feu, noussauterons, vous passerez.

– Nous irons avec vous !  » criai-je au capitaine. Napoléonnous regarda tous et dit :  » – Capitaine Doret, restez à la France. » C’est la seule fois que j’ai vu Napoléon ému. Puis-il nous fit unsigne de main et rentra. Je partis quand je l’eus vu abordant levaisseau anglais. Il était perdu, et il le savait. Il y avait dansle port un traître qui, par des signaux, avertissait les ennemis dela présence de l’empereur. Napoléon a donc essayé un dernier moyen,il a fait ce qu’il faisait sur les champs de bataille, il est alléà eux, au lieu de les laisser venir à lui. Vous parlez de chagrins,rien ne peut vous peindre le désespoir de ceux qui l’ont aimé pourlui.

– Où donc est sa tabatière, dit la Fosseuse.

– Elle est à Grenoble, dans une boîte, répondit lecommandant.

– J’irai la voir, si vous me le permettez. Dire que vous avezune chose où il a mis ses doigts. Il avait une bellemain ?

– Très-belle.

– Est-il vrai qu’il soit mort ? demanda-t-elle. Là,dites-moi bien la vérité.

– Oui, certes, il est mort, ma pauvre enfant.

– J’étais si petite en 1815, que je n’ai jamais pu voir que sonchapeau, encore ai-je manqué d’être écrasée à Grenoble.

– Voilà de bien bon café à la crème, dit Genestas. Hé !bien, Adrien, ce pays-ci vous plaira-t-il ? viendrez-vous voirmademoiselle ?

L’enfant ne répondit pas, il paraissait avoir peur de regarderla Fosseuse. Benassis ne cessait d’examiner ce jeune homme, dansl’âme duquel il semblait lire.

– Certes, il viendra la voir, dit Benassis. Mais revenons aulogis, il faut que j’aille prendre un de mes chevaux pour faire unecourse assez longue. Pendant mon absence vous vous entendrez avecJacquotte.

– Venez donc avec nous, dit Genestas à la Fosseuse.

– Volontiers, répondit-elle, j’ai plusieurs choses à rendre àmadame Jacquotte.

Ils se mirent en route pour revenir chez le médecin, et laFosseuse, que cette compagnie rendait gaie, les conduisit par depetits sentiers à travers, les endroits les plus sauvages de lamontagne.

– Monsieur l’officier, dit-elle après un moment de silence, vousne m’avez rien dit de vous, et j’aurais voulu vous entendreraconter quelque aventure de guerre. J’aime bien ce que vous avezdit de Napoléon, mais ça m’a fait mal… Si vous étiez bienaimable…

Elle a raison, s’écria doucement Benassis, vous devriez nousconter quelque bonne aventure, pendant que nous marchons. Allons,une affaire intéressante, comme celle de votre poutre, à laBérésina.

– J’ai bien peu de souvenirs, dit Genestas. Il se rencontre desgens auxquels tout arrive, et moi, je n’ai jamais pu être le hérosd’aucune histoire. Tenez, voici la seule drôlerie qui me soitarrivée. En 1805 je n’étais encore que sous-lieutenant, je fispartie de la Grande-Armée, et je me trouvai à Austerlitz. Avant deprendre Ulm, nous eûmes à livrer quelques combats où la cavaleriedonna singulièrement. J’étais alors sous le commandement de Murat,qui ne renonçait guère sur la couleur. Après une des premièresaffaires de la campagne, nous nous emparâmes d’un pays où il yavait plusieurs belles terres. Le soir, mon régiment se cantonnadans le parc d’un beau château habité par une jeune et jolie femme,une comtesse ; je vais naturellement me loger chez elle, etj’y cours afin d’empêcher tout pillage. J’arrive au salon au momentoù mon maréchal-des-logis couchait en joue la comtesse, et luidemandait brutalement ce que cette femme ne pouvait certes luidonner, il était trop laid ; je relève d’un coup de sabre sacarabine, le coup part dans une glace ; puis, je flanque unrevers à mon homme, et l’étends par terre. Aux cris de la comtesse,et en entendant le coup de fusil, tout son monde accourt et memenace. –  » Arrêtez, dit-elle en allemand à ceux qui voulaientm’embrocher, cet officier m’a sauvé la vie !  » Ils seretirent. Cette dame m’a donné son mouchoir, un beau mouchoir brodéque j’ai encore, et m’a dit que j’aurais toujours un asile dans saterre, et que si j’éprouvais un chagrin, de quelque nature qu’ilfût, je trouverais en elle une sœur et une amie dévouée ;enfin, elle y mit toutes les herbes de la Saint-Jean. Cette femmeétait belle comme un jour de noces, mignonne comme une jeunechatte. Nous avons dîné ensemble. Le lendemain j’étais devenuamoureux fou ; mais le lendemain il fallait se trouver enligne à Guntzbourg, je crois, et je délogeai muni du mouchoir. Lecombat se livre ; je me disais : – A moi les balles ! MonDieu, parmi toutes celles qui passent n’y en aura-t-il pas une pourmoi ? Mais je ne la souhaitais pas dans la cuisse, je n’auraispas pu retourner au château. Je n’étais pas dégoûté, je voulais unebonne blessure au bras pour pouvoir être pansé, mignotté par laprincesse. Je me précipitais comme un enragé sur l’ennemi. Je n’aipas eu de bonheur, je suis sorti de là sain et sauf. Plus decomtesse, il a fallu marcher. Voilà.

Ils étaient arrivés chez Benassis, qui monta promptement àcheval et disparut. Lorsque le médecin rentra, la cuisinière, àlaquelle Genestas avait recommandé son fils, s’était déjà emparéed’Adrien, et l’avait logé dans la fameuse chambre de monsieurGravier. Elle fut singulièrement étonnée de voir son maîtreordonnant de dresser un simple lit de sangle dans sa chambre à luipour le jeune homme, et le commandant d’un ton si impératif qu’ilfut impossible à Jacquotte de faire la moindre observation. Aprèsle dîner, le commandant reprit la route de Grenoble, heureux desnouvelles assurances que lui donna Benassis du prochainrétablissement de l’enfant.

Dans les premiers jours de décembre, huit mois après avoirconfié son enfant au médecin, Genestas fut nommé lieutenant-coloneldans un régiment en garnison à Poitiers. Il songeait à mander sondépart à Benassis lorsqu’il reçut une lettre de lui par laquelleson ami lui annonçait le parfait rétablissement d’Adrien.

 » L’enfant, disait-il, est devenu grand et fort, il se porte àmerveille. Depuis que vous ne l’avez vu, il a si bien profité desleçons de Butifer, qu’il est aussi bon tireur que notrecontrebandier lui-même ; il est d’ailleurs, leste et agile,bon marcheur, bon cavalier. En lui tout est changé. Le garçon deseize ans, qui naguère paraissait en avoir douze, semble maintenanten avoir vingt. Il a le regard assuré, fier. C’est un homme, et unhomme à l’avenir de qui vous devez maintenant songer.  »

– J’irai sans doute voir Benassis demain, et je prendrai sonavis sur l’état que je dois faire embrasser à ce camarade-là, sedit Genestas en allant au repas d’adieu que ses officiers luidonnaient, car il ne devait plus rester que quelques jours àGrenoble.

Quand le lieutenant-colonel rentra, son domestique lui remit unelettre apportée par un messager qui en avait longtemps attendu laréponse. Quoique fort étourdi par les toasts que les officiersvenaient de lui porter, Genestas reconnut l’écriture de son fils,crut qu’il le priait de satisfaire quelque fantaisie de jeunehomme, et laissa la lettre sur sa table, où il la reprit lelendemain, lorsque les fumées du vin de Champagne furentdissipées.

 » Mon cher père… – Ah ! petit drôle, se dit-il, tu nemanques jamais de me cajoler quand tu veux quelque chose !Puis il reprit et lut ces mots :  » Le bon monsieur Benassis estmort…  » La lettre tomba des mains de Genestas qui n’en reprit lalecture qu’après une longue pause.  » Ce malheur a jeté laconsternation dans le pays, et nous a d’autant plus surpris, quemonsieur Benassis était la veille parfaitement bien portant, etsans nulle apparence de maladie. Avant-hier, comme s’il eût connusa fin, il alla visiter tous ses malades, même les plus éloignés,il avait parlé à tous les gens qu’il rencontrait, en leur disant :Adieu, mes amis. Il est revenu, suivant son habitude, pour dîneravec moi, sur les cinq heures. Jacquotte lui trouva la figure unpeu rouge et violette ; comme il faisait froid, elle ne luidonna pas un bain de pieds, qu’elle avait l’habitude de le forcer àprendre quand elle lui voyait le sang à la tête. Aussi la pauvrefille, à travers ses larmes, crie-t-elle depuis deux jours : Si jelui avais donné un bain de pieds, il vivrait encore ! MonsieurBenassis avait faim, il mangea beaucoup, et fut plus gai que decoutume. Nous avons beaucoup ri ensemble, et je ne l’avais jamaisvu riant. Après le dîner, sur les sept heures, un homme deSaint-Laurent-du-Pont vint le chercher pour un cas très-pressé. Ilme dit :  » – Il faut que j’y aille ; cependant ma digestionn’est pas faite, et je n’aime pas monter à cheval en cet état,surtout par un temps froid ; il y a de quoi tuer unhomme !  » Néanmoins il partit. Goguelat, le piéton, apportasur les neuf heures une lettre pour monsieur Benassis. Jacquotte,fatiguée d’avoir fait sa lessive, alla se coucher en me donnant lalettre, et me pria de préparer le thé dans notre chambre au feu demonsieur Benassis, car je couche encore près de lui sur mon petitlit de crin. J’éteignis le feu du salon, et montai pour attendremon bon ami. Avant de poser la lettre sur la cheminée, je regardai,par un mouvement de curiosité, le timbre et l’écriture. Cettelettre venait de Paris, et l’adresse me parut avoir été écrite parune femme. Je vous en parle à cause de l’influence que cette lettrea eue sur l’événement. Vers dix heures j’entendis les pas du chevalde monsieur Benassis. Il dit à Nicolle :  » – Il fait un froid deloup, je suis mal à mon aise. – Voulez-vous que j’aille réveillerJacquotte, lui demanda Nicolle. – Non ! non !  » Et ilmonta.  » – Je vous ai apprêté votre thé, lui dis-je. – Merci,Adrien !  » me répondit-il en me souriant comme vous savez. Cefut son dernier sourire. Le voilà qui ôte sa cravate comme s’ilétouffait.  » – Il fait chaud ici !  » dit-il. Puis il se jetasur un fauteuil.  » – Il est venu une lettre pour vous, mon bon ami,la voici, lui dis-je.  » Il prend la lettre, regarde l’écriture ets’écrie :  » – Ha ! mon Dieu, peut-être est-elle libre ! « Puis il s’est penché la tête en arrière, et ses mains onttremblé ; enfin, il mit une lumière sur la table, et décachetala lettre. Le ton de son exclamation était si effrayant, que je leregardai pendant qu’il lisait, et je le vis rougir et pleurer. Puistout à coup il tomba la tête la première en avant, je le relève etlui vois le visage tout violet.  » – Je suis mort, dit-il enbégayant et en faisant un effort affreux pour se dresser. Saignez,saignez-moi ! cria-t-il, en me saisissant les main. Adrien,brûlez cette lettre !  » Et il me tendit la lettre, que jejetai au feu. J’appelle Jacquotte et Nicolle ; mais Nicolleseul m’entend ; il monte, et m’aide à mettre monsieur Benassissur mon petit lit de crin. Il n’entendait plus, notre bonami ! Depuis ce moment il a bien ouvert les yeux, mais il n’aplus rien vu. Nicolle, en partant à cheval, pour aller cherchermonsieur Bordier, le chirurgien, a semé l’alarme dans le bourg.Alors en un moment tout le bourg a été sur pied. Monsieur Janvier,monsieur Dufau, tous ceux que vous connaissez sont venus lespremiers. Monsieur Benassis était presque mort, il n’y avait plusde ressources. Monsieur Bordier lui a brûlé la plante des piedssans pouvoir en obtenir signe de vie. C’était à la fois un accès degoutte et un épanchement au cerveau. Je vous donne fidèlement tousces détails parce que je sais, mon cher père, combien vous aimezmonsieur Benassis. Quant à moi, je suis bien triste et bienchagrin. Je puis vous dire qu’excepté vous, il n’est personne quej’aie mieux aimé. Je profitais plus en causant le soir avec ce bonmonsieur Benassis, que je ne gagnais en apprenant toutes les chosesdu collége. Quand le lendemain matin sa mort a été sue dans lebourg, ç’a été un spectacle incroyable. La cour, le jardin ont étéremplis de monde. C’était des pleurs, des cris ; enfinpersonne n’a travaillé, chacun se racontait ce que monsieurBenassis lui avait dit, quand il lui avait parlé pour la dernièrefois ; l’un racontait tout ce qu’il lui avait fait debien ; les moins attendris parlaient pour les autres ; lafoule croissait d’heure en heure, et chacun voulait le voir. Latriste nouvelle s’est promptement répandue, les gens du Canton, etceux même des environs, ont eu la même idée : hommes, femmes,filles et garçons sont arrivés au bourg de dix lieues à la ronde.Lorsque le convoi s’est fait, le cercueil a été porté dans l’églisepar les quatre plus anciens de la Commune, mais avec des peinesinfinies, car il se trouvait entre la maison de monsieur Benassiset l’église, près de cinq mille personnes qui, pour la plupart, sesont agenouillées comme à la procession. L’église ne pouvait pascontenir tout le monde. Quand. l’office a commencé, il s’est fait,malgré les pleurs, un si grand silence, que l’on entendait laclochette et les chants au bout de la grande rue. Mais lorsqu’il afallu transporter le corps au nouveau cimetière que monsieurBenassis avait donné au bourg, ne se doutant guère, le pauvrehomme, qu’il y serait enterré le premier, il s’est alors élevé ungrand cri. Monsieur Janvier disait les prières en pleurant, et tousceux qui étaient là avaient des larmes dans les yeux. Enfin il aété enterré. Le soir, la foule était dissipée, et chacun s’en estallé chez soi, semant le deuil et les pleurs dans le pays. Lelendemain matin, Gondrin, Goguelat, Butifer, le garde-champêtre etplusieurs personnes se sont mis à travailler pour élever sur laplace où gît monsieur Benassis une espèce de pyramide en terre,haute de vingt pieds, que l’on gazonne, et à laquelle tout le mondes’emploie. Tels sont, mon bon père, les événements qui se sontpassés ici depuis trois jours. Le testament de monsieur Benassis aété trouvé tout ouvert dans sa table, par monsieur Dufau. L’emploique notre bon ami fait de ses biens a encore augmenté, s’il estpossible, l’attachement qu’on avait pour lui, et les regrets causéspar sa mort. Maintenant, mon cher père, j’attends par Butifer, quivous porte cette lettre, une réponse pour que vous me dictiez maconduite. Viendrez-vous me chercher, ou dois-je aller vousrejoindre à Grenoble ?Dites-moi ce que vous souhaitez que jefasse, et soyez sûr de ma parfaite obéissance.

 » Adieu, mon père, je vous envoie les mille tendresses de votrefils affectionné.

 » Adrien Genestas.  »

– Allons, il faut y aller, s’écria le soldat.

Il commanda de seller son cheval, et se mit en route par une deces matinées de décembre où le ciel est couvert d’un voilegrisâtre, où le vent n’est pas assez fort pour chasser lebrouillard à travers lequel les arbres décharnés et les maisonshumides n’ont plus leur physionomie habituelle. Le silence étaitterne, car il est d’éclatants silences. Par un beau temps, lemoindre bruit a de la gaieté ; mais par un temps sombre, lanature n’est pas silencieuse, elle est muette. Le brouillard, ens’attachant aux arbres, s’y condensait en gouttes qui tombaientlentement sur les feuilles, comme des pleurs. Tout bruit mouraitdans l’atmosphère. Le colonel Genestas, dont le cœur était serrépar des idées de mort et par de profonds regrets, sympathisait aveccette nature si triste. Il comparait involontairement le joli cieldu printemps et la vallée qu’il avait vue si joyeuse pendant sonpremier voyage, aux aspects mélancoliques d’un ciel gris de plomb,à ces montagnes dépouillées de leurs vertes parures, et quin’avaient pas encore revêtu leurs robes de neige dont les effets nemanquent pas de grâce. Une terre nue est un douloureux spectaclepour un homme qui marche au-devant d’une tombe ; pour lui,cette tombe semble être partout. Les sapins noirs qui, çà et là,décoraient les cimes, mêlaient des images de deuil à toutes cellesqui saisissaient l’âme de l’officier ; aussi, toutes les foisqu’il embrassait la vallée dans toute son étendue, ne pouvait-ils’empêcher de penser au malheur qui pesait sur ce Canton, et auvide qu’y faisait la mort d’un homme. Genestas arriva bientôt àl’endroit où, dans son premier voyage, il avait pris une tasse delait. En voyant la fumée de la chaumière où s’élevaient les enfantsde l’hospice, il songea plus particulièrement à l’espritbienfaisant de Benassis, et voulut y entrer pour faire en son nomune aumône à la pauvre femme. Après avoir attaché son cheval à unarbre, il ouvrit la porte de la maison, sans frapper.

– Bonjour, la mère, dit-il à la vieille, qu’il trouva au coin dufeu, et entourée de ses enfants accroupis, mereconnaissez-vous ?

– Oh ! oui bien, mon cher monsieur. Vous êtes venu par unjoli printemps chez nous, et vous m’avez donné deux écus.

– Tenez, la mère, voilà pour vous et pour les enfants !

– Mon bon monsieur, je vous remercie. Que le ciel vousbénisse !

– Ne me remerciez pas, vous devez cet argent au pauvre pèreBenassis.

La vieille leva la tête et regarda Genestas.

– Ah ! monsieur, quoiqu’il ait donné son bien à notrepauvre pays, et que nous soyons tous ses héritiers, nous avonsperdu notre plus grande richesse, car il faisait tout venir à bienici.

– Adieu, la mère, priez pour lui ! dit Genestas après avoirdonné aux enfants de légers coups de cravache.

Puis, accompagné de toute la petite famille et de la vieille, ilremonta sur son cheval et partit. En suivant le chemin de lavallée, il trouva le large sentier qui menait chez la Fosseuse. Ilarriva sur la rampe d’où il pouvait apercevoir la maison ;mais il n’en vit pas, sans une grande inquiétude, les portes et lesvolets fermés ; il revint alors par la grande route dont lespeupliers n’avaient plus de feuilles. En y entrant, il aperçut levieux laboureur presque endimanché, qui marchait lentement toutseul et sans outils.

– Bonjour, bonhomme Moreau.

– Ah ! bonjour, monsieur ! Je vous remets, ajouta lebonhomme après un moment de silence. Vous êtes un ami de défuntmonsieur notre maire. Ah ! monsieur, ne valait-il pas mieuxque le bon Dieu prît à sa place un pauvre sciatique comme moi. Jene suis rien ici, tandis que lui était la joie de tout lemonde.

– Savez-vous pourquoi il n’y a personne chez laFosseuse ?

Le bonhomme regarda dans le ciel.

– Quelle heure est-il, monsieur ? On ne voit point lesoleil, dit-il.

– Il est dix heures.

– Oh ! bien, elle est à la messe ou au cimetière. Elle y vatous les jours, elle est son héritière de cinq cents livres deviager et de sa maison pour sa vie durante ; mais elle estquasi folle de sa mort.

– Où allez-vous donc, mon bon homme ?

– A l’enterrement de ce pauvre petit Jacques, qu’est mon neveu.Ce petit chétif est mort hier matin. Il semblait vraiment que cefût ce cher monsieur Benassis qui le soutînt. Tous ces jeunes, çameurt ! ajouta Moreau d’un air moitié plaintif, moitiégoguenard.

A l’entrée du bourg, Genestas arrêta son cheval en apercevantGondrin et Goguelat tous deux armés de pelles et de pioches.

– Hé ! bien, mes vieux troupiers, leur cria-t-il, nousavons donc eu le malheur de le perdre…

– Assez, assez, mon officier, répondit Goguelat d’un ton bourru,nous le savons bien, nous venons de tirer des gazons pour satombe.

– Ne sera-ce pas une belle vie à raconter ? ditGenestas.

– Oui, reprit Goguelat, c’est, sauf les batailles, le Napoléonde notre vallée.

En arrivant au presbytère, Genestas aperçut à la porte Butiferet Adrien causant avec monsieur Janvier, qui revenait sans doute dedire sa messe. Aussitôt Butifer, voyant l’officier se disposer àdescendre, alla tenir son cheval par la bride, et Adrien sauta aucou de son père ; qui fut tout attendri de cetteeffusion ; mais le militaire lui cacha ses sentiments, et luidit : – Vous voilà bien réparé, Adrien ! Tudieu ! vousêtes, grâce à notre pauvre ami, devenu presque un homme ! Jen’oublierai pas maître Butifer, votre instituteur.

– Ha ! mon colonel, dit Butifer, emmenez-moi dans votrerégiment ! Depuis que monsieur le maire est mort, j’ai peur demoi. Ne voulait-il pas que je fusse soldat, hé ! bien, jeferai sa volonté. Il vous a dit qui j’étais, vous aurez quelqueindulgence pour moi…

– Convenu, mon brave, dit Genestas en lui frappant dans la main.Sois tranquille, je te procurerai quelque bon engagement.

– Hé ! bien, monsieur le curé…

– Monsieur le colonel, je suis aussi chagrin que le sont tousles gens du Canton, mais je sens plus vivement qu’eux combien estirréparable la perte que nous avons faite. Cet homme était unange ! Heureusement il est mort sans souffrir. Dieu a dénouéd’une main bienfaisante les liens d’une vie qui fut un bienfaitconstant pour nous.

– Puis-je vous demander sans indiscrétion de m’accompagner aucimetière ? je voudrais lui dire comme un adieu.

Butifer et Adrien suivirent alors Genestas et le curé, quimarchèrent en causant à quelques pas en avant. Quand lelieutenant-colonel eut dépassé le bourg, en allant vers le petitlac, il aperçut, au revers de la montagne, un grand terrainrocailleux environné de murs.

– Voilà le cimetière, lui dit le curé. Trois mois avant d’yvenir, lui, le premier, il fut frappé des inconvénients quirésultent du voisinage des cimetières autour des églises ; et,pour faire exécuter la loi qui en ordonne la translation à unecertaine distance des habitations, il a donné lui-même ce terrain àla Commune.

Nous y enterrons aujourd’hui un pauvre petit enfant : nousaurons ainsi commencé par y mettre l’Innocence et la Vertu. La mortest-elle donc une récompense ? Dieu nous donne-t-il une leçonen appelant à lui deux créatures parfaites ? allons-nous verslui, lorsque nous avons été bien éprouvés au jeune âge par lasouffrance physique, et dans un âge plus avancé par la souffrancemorale ? Tenez voilà le monument rustique que nous lui avonsélevé.

Genestas aperçut une pyramide en terre, haute d’environ vingtpieds, encore nue, mais dont les bords commençaient à se gazonnersous les mains actives de quelques habitants. La Fosseuse fondaiten larmes, la tête entre ses mains et assise sur les pierres quimaintenaient le scellement d’une immense croix faite avec un sapinrevêtu de son écorce. L’officier lut en gros caractères ces motsgravés sur le bois :

D. O. M.

CI GIT

LE BON MONSIEUR BENASSIS,

NOTRE PERE

ATOUS.

PRIEZ POUR LUI !

– C’est vous, monsieur, dit Genestas, qui avez…

– Non, répondit le curé, nous avons mis la parole qui a étérépétée depuis le haut de ces montagnes jusqu’à Grenoble.

Après être demeuré silencieux pendant un moment, et s’êtreapproché de la Fosseuse qui ne l’entendit pas, Genestas dit au curé: – Dès que j’aurai ma retraite, je viendrai finir mes jours parmivous.

Octobre 1832. – Juillet 1833.

Share