Le Misanthrope

de Molière

Représentée en 1666.

Âge de Molière, 44 ans.

Cette comédie fut jouée pour la première fois, à Paris, le vendredi 4 juin, sur le théâtre du Palais-Royal, que Louis  XIV avait accordé à Molière et à sa troupe en 1660. Ce théâtre était situé dans la partie occidentale du palais, du côté où est aujourd’hui la rue de Valois.

EXPOSITION DU SUJET DU MISANTHROPE

Alceste, homme honnête et vertueux, mais exagérant l’honnêteté et la probité jusqu’à un rigorisme qui ne lui permet pas de supporter les travers et les imperfections de la nature humaine, est occupé d’un procès dont dépend une partie de sa fortune. Philinte, son ami, homme d’une humeur douce et indulgente, en un mot le parfait contraste d’Alceste, l’engage à visiter ses juges, à opposer la brigue à la brigue. Mais Alceste s’y refuse opiniâtrement ; il a pour lui, dit-il, le bon droit et l’équité, et il ne fera pas une démarche. Cependant cet homme si choqué du spectacle de la corruption générale, dont il ne sent pas son cœur atteint, est épris de Célimène, jeune veuve de 20 ans, coquette et médisante. Il rencontre chez elle deux femmes qui devraient lui plaire davantage par la solidité de leur caractère, et qui même ont du penchant pour lui, Éliante et Arsinoé, l’une cousine, et l’autre amie de Célimène. Mais cette dernière, malgré ses imperfections, l’a captivé, et il veut l’épouser.

Célimène connaît les sentiments d’Alceste pour elle, s’en montre flattée, et reçoit ses vœux, sans néanmoins se prononcer d’une manière définitive. Sa beauté lui attire les hommages de plusieurs seigneurs de la cour, et entre autres d’Oronte et de deux jeunes marquis, Acaste et Clitandre. Faire un choix la priverait des hommages des soupirants rejetés, et pour éviter cet échec à sa vanité de coquette, elle les entretient tous dans l’espoir d’une préférence. Alceste voit ce manège, et poursuit Célimène pour la forcer à se décider entre lui et ses rivaux. Plusieurs incidents retardent ce moment fatal : Oronte, qui a la manie du bel esprit est venu lire à notre misanthrope de méchants vers que celui-ci a critiqués trop franchement, et il en est résulté pour Alceste une citation devant les maréchaux de France, qui l’ont obligé à faire des excuses à Oronte.

Arsinoé, jalouse de Célimène, cherche à persuader Alceste qu’elle le trahit, et pour preuve, lui remet une lettre ambiguë de la coquette. Armé de cette lettre, Alceste vient lui faire une scène de jalousie qui éloigne encore tout éclaircissement. Enfin Alceste est mandé devant ses juges, pour son grand procès, qu’il perd, ainsi que le lui avait prédit Philinte. Presque ruiné par ce procès inique, qu’il se refuse à faire réviser, il revient chez Célimène pour éprouver son amour après une pareille catastrophe, et voir si la coquette lui fera l’aveu qu’il sollicite depuis longtemps. Au même instant, elle arrive avec Oronte, qui la conjure aussi de mettre fin à ses incertitudes, et de se prononcer entre Alceste et lui. Alors notre misanthrope s’approche et joint ses instances à celles de son rival. Célimène, jetée dans le plus grand embarras, esquive une décision en disant qu’elle ne saurait la faire connaître ici, et que ce sont des choses désobligeantes qui ne se doivent point dire en présence des gens.

Sur ces entrefaites, surviennent Acaste et Clitandre. L’un et l’autre croyait être préféré par Célimène ; ils s’étaient fait mutuellement cette confidence, et, ne pouvant tomber d’accord sur ce point, ils étaient convenus que si l’un d’eux pouvait obtenir un témoignage de son affection, l’autre se retirerait en renonçant à toute rivalité. Ils ont sollicité ce témoignage, et chacun a reçu de Célimène une lettre qu’ils se sont communiquée, et dont ils viennent donner connaissance à la compagnie. Ces deux lettres, lues à haute voix par les marquis, dévoilent la perfidie de la coquette : elle écrit à Clitandre qu’elle n’aime point Acaste, cherche à persuader à Acaste qu’elle n’a d’affection que pour lui, et tourne en ridicule tous ses adorateurs. Après cette lecture, les deux marquis et Oronte adressent à Célimène d’ironiques remerciements, en lui déclarant tour à tour qu’ils renoncent à sa main.

Alceste seul, dominé par sa passion, oublie les railleries de la coquette, et lui offre encore de l’épouser, si elle consent à venir vivre avec lui dans un désert, loin des hommes qu’il abhorre et qu’il veut fuir. Touchée d’abord du généreux pardon d’Alceste, Célimène s’effraye ensuite de quitter le monde tandis qu’elle est encore si jeune. Alors le misanthrope, profondément blessé de ce refus, abandonne aussi une femme qu’il reconnaît enfin n’être point digne de lui. Il s’excuse auprès d’Éliante de ne lui pas offrir son cœur ; mais cette dernière lui déclare qu’elle épousera Philinte. Alceste, plus exaspéré que jamais contre le genre humain, déclare qu’il va le fuir pour toujours,

Et chercher, sur la terre, un endroit écarté

Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.

Nous ajouterons ici un passage curieux du Phédon, qui peut avoir été connu de Molière, et dont il résulterait, en admettant cette supposition, que le grand poète aurait emprunté à Platon l’idée première du caractère de son misanthrope.

« La misanthropie, dit Platon, vient de ce qu’après s’être beaucoup trop fié, sans aucune connaissance, à quelqu’un, et l’avoir cru tout à fait sincère, honnête et digne de confiance, on le trouve, peu de temps après, méchant et infidèle, et tout autre encore dans une autre occasion ; et lorsque cela est arrivé à quelqu’un plusieurs fois, et surtout relativement à ceux qu’il avait crus ses meilleurs et plus intimes amis, après plusieurs mécomptes, il finit par prendre en haine tous les hommes, et ne croire plus qu’il y ait rien d’honnête dans aucun d’eux… N’est-ce donc pas une honte ? N’est-il pas évident que cet homme-là entreprend de traiter avec les hommes, sans avoir aucune connaissance des choses humaines ? car s’il en avait eu un peu connaissance, il eût pensé, comme cela est en réalité, que les bons et les méchants sont les uns et les autres en bien petite minorité, et ceux qui tiennent le milieu, en un très-grand nombre. » (Œuvres de Platon, §. I, p. 258, in-8°, traduct. de M. Cousin.)

 

Personnages…

ALCESTE : amant de Célimène

PHILINTE : ami d’Alceste.

ORONTE : amant de Célimène.

CÉLIMÈNE.

ÉLIANTE : cousine de Célimène.

ARSINOÉ : amie de Célimène.

ACASTE : marquis.

CLITANDRE : marquis.

BASQUE : valet de Célimène.

UN GARDE de la maréchaussée de France.

DUBOIS : valet d’Alceste.

La scène est à Paris, dans la maison de Célimène.

ACTE I

SCÈNE I

Philinte, Alceste
Philinte
Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ?
Alceste, assis.
Laissez-moi, je vous prie1
Philinte
Mais encore, dites-moi, quelle bizarrerie…
Alceste
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.
Philinte
Mais on entend les gens au moins sans se fâcher.
Alceste
Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.
Philinte
Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre,
Et, quoique amis enfin, je suis tout des premiers…
Alceste, se levant brusquement.
Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.
J’ai fait jusques ici profession de l’être ;
Mais, après ce qu’en vous je viens de voir paraître,
Je vous déclare net que je ne le suis plus,
Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.
Philinte
Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte ?
Alceste
Allez, vous devriez mourir de pure honte ;
Une telle action ne saurait s’excuser,
Et tout homme d’honneur s’en doit scandaliser.
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner pour lui les dernières tendresses ;
De protestations, d’offres, et de serments,
Vous chargez la fureur de vos embrassements ;
Et, quand je vous demande après quel est cet homme,
À peine pouvez- vous dire comme il se nomme2 ;
Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi, d’indifférent.
Morbleu ! c’est une chose indigne, lâche, infâme,
De s’abaisser ainsi, jusqu’à trahir son âme ;
Et si, par un malheur, j’en avais fait autant,
Je m’irais, de regret, pendre tout à l’instant.
Philinte
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable ;
Et je vous supplierai d’avoir pour agréable
Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
Et ne me pende pas pour cela, s’il vous plaît.
Alceste
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !
Philinte
Mais sérieusement que voulez-vous qu’on fasse
Alceste
Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.
Philinte
Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnaie3,
Répondre comme on peut à ses empressements,
Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.
Alceste
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d’embrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles4,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.
Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsqu’au premier faquin il court en faire autant ?
Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située5
Qui veuille d’une estime ainsi prostituée,
Et la plus glorieuse a des régals peu chers6,
Dès qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers7 :
Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,
Morbleu ! vous n’êtes pas pour être de mes gens ;
Je refuse d’un cœur la vaste complaisance
Qui ne fait de mérite aucune différence ;
Je veux qu’on me distingue, et, pour le trancher net,
L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait.
Philinte
Mais, quand on est du monde, il faut bien que l’on rende
Quelques dehors civils que l’usage demande.
Alceste
Non, vous dis-je, on devrait châtier sans pitié
Ce commerce honteux de semblants d’amitié8.
Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre
Le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais sous de vains compliments.
Philinte
Il est bien des endroits où la pleine franchise
Deviendrait ridicule, et serait peu permise ;
Et parfois, n’en déplaise à votre austère honneur,
Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur.
Serait-il à propos, et de la bienséance,
De dire à mille gens tout ce que d’eux on pense ?
Et, quand on a quelqu’un qu’on hait ou qui déplaît9,
Lui doit-on déclarer la chose comme elle est10 ?
Alceste
Oui.
Philinte
Quoi ! vous iriez dire à la vieille Émilie
Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie,
Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun ?
Alceste
Sans doute.
Philinte
À Dorilas, qu’il est trop importun ;
Et qu’il n’est, à la cour, oreille qu’il ne lasse
À conter sa bravoure et l’éclat de sa race ?
Alceste
Fort bien.
Philinte
Vous vous moquez.
Alceste
Je ne me moque point.
Et je vais n’épargner personne sur ce point.
Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile ;
J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;
Je ne trouve partout que lâche flatterie,
Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;
Je n’y puis plus tenir, j’enrage ; et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.
Philinte
Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage11.
Je ris des noirs accès où je vous envisage,
Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,
Les deux frères que peint l’École des Maris,
Dont…
Alceste
Mon dieu ! laissons là vos comparaisons fades.
Philinte
Non : tout de bon, quittez toutes ces incartades.
Le monde par vos soins ne se changera pas :
Et, puisque la franchise a pour vous tant d’appas,
Je vous dirai tout franc que cette maladie,
Partout où vous allez, donne la comédie ;
Et qu’un si grand courroux contre les mœurs du temps
Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens12.
Alceste
Tant mieux, morbleu ! tant mieux, c’est ce que je demande.
Ce m’est un fort bon signe, et ma joie en est grande.
Tous les hommes me sont à tel point odieux,
Que je serais fâché d’être sage à leurs yeux.
Philinte
Vous voulez un grand mal à la nature humaine.
Alceste
Oui, j’ai conçu pour elle une effroyable haine13.
Philinte
Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,
Seront enveloppés dans cette aversion ?
Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes…
Alceste
Non, elle est générale, et je hais tous les hommes,
Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants,
Et les autres, pour être aux méchants complaisants,
Et n’avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses14.
De cette complaisance on voit l’injuste excès,
Pour le franc scélérat avec qui j’ai procès.
Au travers de son masque on voit à plein le traître ;
Partout il est connu pour tout ce qu’il peut être ;
Et ses roulements d’yeux, et son ton radouci
N’imposent qu’à des gens qui ne sont point d’ici.
On sait que ce pied-plat, digne qu’on le confonde,
Par de sales emplois s’est poussé dans le monde,
Et que par eux son sort, de splendeur revêtu,
Fait gronder le mérite et rougir la vertu ;
Quelques titres honteux qu’en tous lieux on lui donne,
Son misérable honneur ne voit pour lui personne :
Nommez-le fourbe, infâme, et scélérat maudit,
Tout le monde en convient, et nul n’y contredit ;
Cependant sa grimace est partout bienvenue ;
On l’accueille, on lui rit, partout il s’insinue ;
Et, s’il est, par la brigue, un rang à disputer,
Sur le plus honnête homme on le voit l’emporter.
Têtebleu ! ce me sont de mortelles blessures,
De voir qu’avec le vice on garde des mesures ;
Et parfois il me prend des mouvements soudains
De fuir dans un désert l’approche des humains.
Philinte
Mon Dieu ! des mœurs du temps mettons-nous moins en peine,
Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
Ne l’examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;
À force de sagesse, on peut être blâmable ;
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l’on soit sage avec sobriété15.
Cette grande raideur des vertus des vieux âges
Heurte trop notre siècle et les communs usages ;
Elle veut aux mortels trop de perfection :
Il faut fléchir au temps sans obstination ;
Et c’est une folie à nulle autre seconde,
De vouloir se mêler de corriger le monde16.
J’observe, comme vous, cent choses tous les jours,
Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours ;
Mais, quoi qu’à chaque pas je puisse voir paraître,
En courroux, comme vous, on ne me voit point être ;
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont,
J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font ;
Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile17.
Alceste
Mais ce flegme, monsieur, qui raisonne si bien18,
Ce flegme pourra-t-il ne s’échauffer de rien ?
Et s’il faut par hasard, qu’un ami vous trahisse,
Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,
Ou qu’on tâche à semer de méchants bruits de vous,
Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux ?
Philinte
Oui, je vois ces défauts dont votre âme murmure,
Comme vices unis à l’humaine nature ;
Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage19.
Alceste
Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler,
Sans que je sois… Morbleu ! je ne veux point parler,
Tant ce raisonnement est plein d’impertinence.
Philinte
Ma foi, vous ferez bien de garder le silence20.
Contre votre partie éclatez un peu moins,
Et donnez au procès une part de vos soins.
Alceste
Je n’en donnerai point, c’est une chose dite.
Philinte
Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite ?
Alceste
Qui je veux ? La raison, mon bon droit, l’équité.
Philinte
Aucun juge par vous ne sera visité ?
Alceste
Non. Est-ce que ma cause est injuste ou douteuse ?
Philinte
J’en demeure d’accord ; mais la brigue est fâcheuse,
Et…
Alceste
Non. J’ai résolu de n’en pas faire un pas.
J’ai tort, ou j’ai raison.
Philinte
Ne vous y fiez pas.
Alceste
Je ne remuerai point.
Philinte
Votre partie est forte,
Et peut, par sa cabale, entraîner…
Alceste
Il n’importe.
Philinte
Vous vous tromperez.
Alceste
Soit. J’en veux voir le succès21.
Philinte
Mais…
Alceste
J’aurai le plaisir de perdre mon procès.
Philinte
Mais enfin…
Alceste
Je verrai, dans cette plaiderie22,
Si les hommes auront assez d’effronterie,
Seront assez méchants, scélérats, et pervers,
Pour me faire injustice aux yeux de l’univers.
Philinte
Quel homme !
Alceste
Je voudrais, m’en coûta t-il grand-chose,
Pour la beauté du fait, avoir perdu ma cause.
Philinte
On se rirait de vous, Alceste, tout de bon,
Si l’on vous entendait parler de la façon.
Alceste
Tant pis pour qui rirait.
Philinte
Mais cette rectitude
Que vous voulez en tout avec exactitude,
Cette pleine droiture où vous vous renfermez,
La trouvez-vous ici dans ce que vous aimez ?
Je m’étonne, pour moi, qu’étant, comme il le semble,
Vous et le genre humain, si fort brouillés ensemble,
Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,
Vous ayez pris chez lui ce qui charme vos yeux ;
Et ce qui me surprend encore davantage,
C’est cet étrange choix où votre cœur s’engage.
La sincère Éliante a du penchant pour vous,
La prude Arsinoé vous voit d’un œil fort doux ;
Cependant à leurs vœux votre âme se refuse,
Tandis qu’en ses liens Célimène l’amuse,
De qui l’humeur coquette et l’esprit médisant
Semblent si fort donner dans les mœurs d’à présent.
D’où vient que, leur portant une haine mortelle,
Vous pouvez bien souffrir ce qu’en tient cette belle ?
Ne sont-ce plus défauts dans un objet si doux ?
Ne les voyez-vous pas, ou les excusez-vous ?
Alceste
Non. L’amour que je sens pour cette jeune veuve
Ne ferme point mes yeux aux défauts qu’on lui treuve23 ;
Et je suis, quelque ardeur qu’elle m’ait pu donner,
Le premier à les voir, comme à les condamner.
Mais avec tout cela, quoi que je puisse faire,
Je confesse mon faible ; elle a l’art de me plaire :
J’ai beau voir ses défauts, et j’ai beau l’en blâmer,
En dépit qu’on en ait, elle se fait aimer ;
Sa grâce est la plus forte ; et sans doute ma flamme
De ces vices du temps pourra purger son âme.
Philinte
Si vous faites cela, vous ne ferez pas peu.
Vous croyez être donc aimé d’elle ?
Alceste
Oui, parbleu !
Je ne l’aimerais pas, si je ne croyais l’être.
Philinte
Mais, si son amitié pour vous se fait paraître24,
D’où vient que vos rivaux vous causent de l’ennui ?
Alceste
C’est qu’un cœur bien atteint veut qu’on soit tout à lui,
Et je ne viens ici qu’à dessein de lui dire
Tout ce que là-dessus ma passion m’inspire.
Philinte
Pour moi, si je n’avais qu’à former des désirs,
Sa cousine Éliante aurait tous mes soupirs25 ;
Son cœur, qui vous estime, est solide et sincère,
Et ce choix plus conforme était mieux votre affaire.
Alceste
Il est vrai : ma raison me le dit chaque jour ;
Mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour.
Philinte
Je crains fort pour vos feux, et l’espoir où vous êtes
Pourrait…
1L’ouverture de cette pièce est admirable ; dès les premiers mots, le théâtre est en feu ; les deux principaux caractères sont en action. GEOFFROY.
2On dirait aujourd’hui comment il se nomme. Du temps de Molière c’était une habitude presque générale parmi les hommes de la cour, de ne s’aborder qu’avec de grandes embrassades, accompagnées de bruyantes protestations d’amitié. AUGER.
La Bruyère, dont les Caractères ne furent publiés qu’en 1687, c’est-à-dire 21 ans après le Misanthrope, dit dans le chapitre des Grands :
« Théognis embrasse un homme qu’il trouve sous sa main il lui presse la tête contre sa poitrine ; il demande ensuite qui est celui qu’il a embrassé. » — Le poète et le moraliste ont tous deux vu le même original.
3Joie et monnaie ne riment pas. Du temps de Louis XIV, bien qu’on écrivît monnaie par un o, cette rime n’était pas meilleure, car l’usage était de prononcer monnaie, comme on l’écrit aujourd’hui.
4Ces grands faiseurs…, ces affables donneurs…, ces obligeants diseurs… Partout ailleurs, ces trois hémistiches qui riment ensemble seraient une faute ; ici, c’est le contraire : la triple répétition du même son semble allonger cette énumération de personnages ridicules que fait Alceste, et marquer la conformité qui existe entre leurs travers. AUGER.
5On ne dit pas une âme bien située ; on dit un cœur bien placé. IBID.
6Une estime glorieuse est chère ; mais elle n’a pas des régals chers. Il fallait dire des plaisirs peu chers. VOLT.
7On qui voit n’est pas on qui mêle ; c’est un même mot qui fait en même temps deux fonctions différentes. Ceci est fautif.
8VAR. Ce commerce honteux de semblant d’amitié.
9J’ai quelqu’un que je hais. L’expression est vicieuse. On dit j’ai une chose à faire ; non pas, j’ai une chose que je fais. VOLT.
10Si Alceste était moins dominé par son humeur, et plus capable de réflexion, il pourrait répondre à Philinte : Je n’ai pas prétendu qu’il fallût dire aux gens tout ce qu’on pense d’eux ; j’ai soutenu seulement qu’il fallait ne leur rien dire qu’on ne le pensât, ce qui est fort différent. AUGER.
11Lorsque Molière eut conçu et arrêté le caractère de son misanthrope, et qu’il n’eut plus à s’occuper que de l’exécution et des détails, il s’entoura de tout ce qui pouvait ajouter à ses propres observations. Il nous paraît évident, qu’ayant à peindre un homme continuellement irrité, et souvent pour des vétilles, il consulta le traité De irâ de Sénèque. Nous ne pourrions rapporter ici tous les passages de ce livre dont le grand poète s’est inspiré ; cela nous mènerait trop loin : nous nous contenterons de quelques-uns où l’imitation est plus directe. Voici le premier : Gaudere, lœtarique proprium et naturale virtutis est ; irasci non est dignitatis non magis quam mœrere. (De Ira, II, 6.)
12Et quid indignius quam sapientis affectum ex aliena pendere nequitia ? (De Ira, II, 6.)
13Alceste, dans sa colère, se calomnie lui-même. Il ne hait point la nature humaine, il ne hait que ses vices, dont il voudrait qu’elle fût purgée. AUGER
14On demandait à Timon d’Athènes, appelé le Misanthrope, pourquoi il haïssait tous les hommes. « Je hais les méchants, répondit-il, parce qu’ils le méritent, et les autres, parce qu’ils ne haïssent pas les méchants. »
15C’est exactement la pensée et l’expression même de saint Paul, dans son Épître aux Romains, ch. XII, v. 3 : Non plus sapere quam oportet sapere ; sed sapere ad sobrietatem. AUGER.
16Nunquam irasci desinet sapiens, si semel coeperit. Omnia sceleribus ac vitiis plena sunt ; plus committitur quam quod possit coercitione sanari. (SENEC., De Irâ, II, 8.)
17Qu’on nous vante tant qu’il plaira la pureté de Térence au désavantage de Molière, j’affirmerais que ni lui, ni Ménandre, s’ils reparaissaient, n’auraient à nous offrir un fragment plus pur ou même d’une égale perfection, que ces vers de Philinte, où l’auteur établit la moralité fondamentale de sa comédie du Misanthrope. LEMERCIER.
18VAR. Mais ce flegme, monsieur, qui raisonnez si bien.
19Non irascetur sapiens peccantibus. Quare ? Quia scit neminem nasci sapientem, sed fieri… Multi mini occurrent vino dediti, multi libidinosi, multi ingrati, multi avari, multi furiis ambitionis agitati. Omnia ista tam propitius adspiciet, quam œgros suos medicus Quid enim si mirari velit non in silvesiribus dumis poma pendere ? Quid si miretur spineta sentesque non utili aliquà fruge compleri ?… Nemo irascitur, ubi vitium natura défendit. (SENEC., De ira, II, 10.)
20VAR. Ma foi, vous feriez bien de garder le silence.
21Succès, qui, aujourd’hui, se prend toujours dans un sens favorable, avait alors un sens indéterminé qu’il fallait fixer par un adjectif ; il signifiait issue quelconque, issue bonne ou mauvaise. AUGER.
22Molière n’a pas employé ici plaiderie pour plaidoirie. Par la raison qu’un nomme qui a un procès dit je plaide, Alceste appelle le procès même une plaiderie. C’est un mot factice, un de ces mots qu’on forge dans la conversation pour rendre sa pensée d’une manière plus précise ou plus piquante. IBID. Plaiderie ne se trouve, en effet, dans aucun bon dictionnaire.
23Du temps de Molière on disait encore treuve. La Fontaine a dit : Dans les citrouilles, je la treuve ; mais l’usage a aboli ce terme. VOLT.
24Une amitié paraît, et ne se fait point paraître. VOLT.
25VAR. La cousine Éliante aurait tous mes soupirs

SCÈNE II

Oronte, Alceste, Philinte
Oronte, à Alceste.
J’ai su là-bas que, pour quelques emplettes,
Éliante est sortie, et Célimène aussi.
Mais comme l’on m’a dit que vous étiez ici,
J’ai monté pour vous dire, et d’un cœur véritable,
Que j’ai conçu pour vous une estime incroyable,
Et que, depuis longtemps, cette estime m’a mis
Dans un ardent désir d’être de vos amis26.
Oui, mon cœur au mérite aime à rendre justice,
Et je brûle qu’un nœud d’amitié nous unisse.
Je crois qu’un ami chaud, et de ma qualité,
N’est pas assurément pour être rejeté.

[Pendant le discours d’Oronte, Alceste est rêveur, et semble ne pas entendre que c’est à lui qu’on parle. Il ne sort de sa rêverie que quand Oronte lui dit :]

C’est à vous, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse.
Alceste
À moi, monsieur ?
Oronte
À vous. Trouvez-vous qu’il vous blesse ?
Alceste
Non pas. Mais la surprise est fort grande pour moi,
Et je n’attendais pas l’honneur que je reçoi27.
Oronte
L’estime où je vous tiens ne doit point vous surprendre,
Et de tout l’univers vous la pouvez prétendre.
Alceste
Monsieur…
Oronte
L’État n’a rien qui ne soit au-dessous
Du mérite éclatant que l’on découvre en vous.
Alceste
Monsieur…
Oronte
Oui, de ma part, je vous tiens préférable
À tout ce que j’y vois de plus considérable.
Alceste
Monsieur…
Oronte
Sois-je du ciel écrasé, si je mens ;
Et, pour vous confirmer ici mes sentiments,
Souffrez qu’à cœur ouvert, monsieur, je vous embrasse,
Et qu’en votre amitié je vous demande place.
Touchez là, s’il vous plaît. Vous me la promettez,
Votre amitié ?
Alceste
Monsieur…
Oronte
Quoi ! vous y résistez28 ?
Alceste
Monsieur, c’est trop d’honneur que vous me voulez faire ;
Mais l’amitié demande un peu plus de mystère ;
Et c’est assurément en profaner le nom
Que de vouloir le mettre à toute occasion.
Avec lumière et choix cette union veut naître ;
Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître29 ;
Et nous pourrions avoir telles complexions,
Que tous deux du marché nous nous repentirions.
Oronte
Parbleu ! c’est là-dessus parler en homme sage,
Et je vous en estime encore davantage.
Souffrons donc que le temps forme des nœuds si doux ;
Mais cependant je m’offre entièrement à vous.
S’il faut faire à la cour pour vous quelque ouverture,
On sait qu’auprès du roi je fais quelque figure ;
Il m’écoute ; et dans tout il en use, ma foi,
Le plus honnêtement du monde avecque moi30.
Enfin je suis à vous de toutes les manières ;
Et, comme votre esprit a de grandes lumières,
Je viens, pour commencer entre nous ce beau nœud,
Vous montrer un sonnet que j’ai fait depuis peu,
Et savoir s’il est bon qu’au public je l’expose.
Alceste
Monsieur, je suis mal propre à décider la chose.
Veuillez m’en dispenser.
Oronte
Pourquoi ?
Alceste
J’ai le défaut
D’être un peu plus sincère en cela qu’il ne faut.
Oronte
C’est ce que je demande, et j’aurais lieu de plainte31,
Si, m’exposant à vous pour me parler sans feinte,
Vous alliez me trahir, et me déguiser rien.
Alceste
Puisqu’il vous plaît ainsi, monsieur, je le veux bien.
Oronte
Sonnet. C’est un sonnet…. L’espoir… C’est une dame
Qui de quelque espérance avait flatté ma flamme.
L’espoir… Ce ne sont point de ces grands vers pompeux,
Mais de petits vers doux, tendres, et langoureux.
Alceste
Nous verrons bien.
Oronte
L’espoir… Je ne sais si le style
Pourra vous en paraître assez net et facile,
Et si du choix des mots vous vous contenterez.
Alceste
Nous allons voir, monsieur.
Oronte
Au reste, vous saurez
Que je n’ai demeuré qu’un quart d’heure à le faire.
Alceste
Voyons, monsieur ; le temps ne fait rien à l’affaire.
Oronte, lit.
L’espoir, il est vrai, nous soulage,
Et nous berce un temps notre ennui ;
Mais, Philis, le triste avantage,
Lorsque rien ne marche après lui
Philinte
Je suis déjà charmé de ce petit morceau.
Alceste, bas, à Philinte.
Quoi vous avez le front de trouver cela beau ?
Oronte
Vous eûtes de la complaisance ;
Mais vous en deviez moins avoir,
Et ne vous pas mettre en dépense
Pour ne me donner que l’espoir.
Philinte
Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises !
Alceste, bas, à Philinte.
Morbleu vil complaisant, vous louez des sottises32 !
Oronte
S’il faut qu’une attente éternelle
Pousse à bout l’ardeur de mon zèle,
Le trépas sera mon recours.
Vos soins ne m’en peuvent distraire ;
Belle Philis, on désespère,
Alors qu’on espère toujours33
Philinte
La chute en est jolie, amoureuse, admirable.
Alceste, bas, à part.
La peste de ta chute empoisonneur au diable
En eusses-tu fait une à te casser le nez !
Philinte
Je n’ai jamais ouï de vers si bien tournés.
Alceste, bas, à part.
Morbleu !
Oronte, à Philinte.
Vous me flattez, et vous croyez peut-être…
Philinte
Non, je ne flatte point.
Alceste, bas, à part.
Hé ! que fais-tu donc, traître ?
Oronte, à Alceste.
Mais, pour vous, vous savez quel est notre traité.
Parlez-moi, je vous prie, avec sincérité.
Alceste
Monsieur, cette matière est toujours délicate,
Et sur le bel esprit nous aimons qu’on nous flatte.
Mais un jour, à quelqu’un dont je tairai le nom,
Je disais, en voyant des vers de sa façon,
Qu’il faut qu’un galant homme ait toujours grand empire
Sur les démangeaisons qui nous prennent d’écrire ;
Qu’il doit tenir la bride aux grands empressements
Qu’on a de faire éclat de tels amusements ;
Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages,
On s’expose à jouer de mauvais personnages.
Oronte
Est-ce que vous voulez me déclarer par là
Que j’ai tort de vouloir…
Alceste
Je ne dis pas cela.
Mais je lui disais, moi, qu’un froid écrit assomme,
Qu’il ne faut que ce faible à décrier un homme34,
Et, qu’eût-on d’autre part cent belles qualités,
On regarde les gens par leurs méchants côtés35.
Oronte
Est-ce qu’à mon sonnet vous trouvez à redire ?
Alceste
Je ne dis pas cela. Mais, pour ne point écrire,
Je lui mettais aux yeux comme, dans notre, temps36,
Cette soif a gâté de fort honnêtes gens.
Oronte
Est-ce que j’écris mal, et leur ressemblerais-je ?
Alceste
Je ne dis pas cela. Mais enfin, lui disais-je37,
Quel besoin si pressant avez-vous de rimer ?
Et qui diantre vous pousse à vous faire imprimer ?
Si l’on peut pardonner l’essor d’un mauvais livre,
Ce n’est qu’aux malheureux qui composent pour vivre
Croyez-moi, résistez à vos tentations,
Dérobez au public ces occupations,
Et n’allez point quitter, de quoi que l’on vous somme,
Le nom que dans la cour vous avez d’honnête homme38,
Pour prendre, de la main d’un avide imprimeur,
Celui de ridicule et misérable auteur39.
C’est ce que je tâchai de lui faire comprendre.
Oronte
Voilà qui va fort bien, et je crois vous entendre.
Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet ?…
Alceste
Franchement, il est bon à mettre au cabinet40
Vous vous êtes réglé sur de méchants modèles,
Et vos expressions ne sont point naturelles.
Qu’est-ce que, Nous berce un temps notre ennui ?
Et que, Rien ne marche après lui ?
Que, Ne vous pas mettre en dépense
Pour ne me donner que l’espoir ?
Et que, Philis on désespère
Alors qu’on espère toujours ?
Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité ;
Ce n’est que jeu de mots, qu’affectation pure,
Et ce n’est point ainsi que parle la nature.
Le méchant goût du siècle en cela me fait peur ;
Nos pères, tout grossiers, l’avaient beaucoup meilleur ;
Et je prise bien moins tout ce que l’on admire,
Qu’une vieille chanson que je m’en vais vous dire.
Si le roi m’avait donné
Paris, sa grand’ville,
Et qu’il me fallût quitter
L’amour de ma mie !
Je dirais au roi Henri,
Reprenez votre Paris,
J’aime mieux ma mie, ô gué !
J’aime mieux ma mie.
La rime n’est pas riche, et le style en est vieux :
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces colifichets dont le bon sens murmure,
Et que la passion parle là toute pure ?
Si le roi m’avait donné
Paris, sa grand’ville,
Et qu’il me fallût quitter
L’amour de ma mie !
Je dirais au roi Henri,
Reprenez votre Paris,
J’aime mieux ma mie, ô gué !
J’aime mieux ma mie.
Voilà ce que peut dire un cœur vraiment épris

[À Philinte, qui rit.]

Oui, monsieur le rieur, malgré vos beaux esprits,
J’estime plus cela que la pompe fleurie
De tous ces faux brillants où chacun se récrie.
Oronte
Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons.
Alceste
Pour les trouver ainsi, vous avez vos raisons ;
Mais vous trouverez bon que j’en puisse avoir d’autres
Qui se dispenseront de se soumettre aux vôtres.
Oronte
Il me suffit de voir que d’autres en font cas.
Alceste
C’est qu’ils ont l’art de feindre ; et moi, je ne l’ai pas.
Oronte
Croyez-vous donc avoir tant d’esprit en partage ?
Alceste
Si je louais vos vers, j’en aurais davantage.
Oronte
Je me passerai bien que vous les approuviez41.
Alceste
Il faut bien, s’il vous plaît, que vous vous en passiez.
Oronte
Je voudrais bien, pour voir, que de votre manière,
Vous en composassiez sur la même matière.
Alceste
J’en pourrais, par malheur, faire d’aussi méchants ;
Mais je me garderais de les montrer aux gens.
Oronte
Vous me parlez bien ferme, et cette suffisance…
Alceste
Autre part que chez moi cherchez qui vous encense.
Oronte
Mais, mon petit monsieur, prenez-le un peu moins haut.
Alceste
Ma foi, mon grand monsieur, je le prends comme il faut.
Philinte, se mettant entre deux.
Hé ! messieurs, c’en est trop. Laissez cela, de grâce.
Oronte
Ah ! j’ai tort, je l’avoue, et je quitte la place.
Je suis votre valet, monsieur, de tout mon cœur.
Alceste
Et moi, je suis, monsieur, votre humble serviteur42.
26L’estime qu’on a pour une personne ne met pas dans un ardent désir d’être de ses amis ; elle donne ce désir, elle le fait naître, elle l’inspire. AUGER.
27Autrefois les premières personnes des verbes, au singulier, ne prenaient point d’s à la fin. On réservait cette lettre pour les secondes personnes, et on mettait un t aux troisièmes. Par là, chaque personne ayant sa lettre caractéristique, nos conjugaisons étaient plus régulières. Les poètes commencèrent par ajouter un s aux premières personnes du singulier des verbes terminés par une voyelle, afin d’éviter des hiatus. N’ayant rien à craindre pour les verbes qui finissent par un e muet, parce que ceux-là s’élident, ils les laissèrent sans s. Insensiblement l’usage des poètes est devenu si général, qu’enfin l’omission de l’s aux premières personnes des verbes qui finissent par une consonne, ou par toute autre voyelle que l’e muet, a été regardée comme une négligence dans la prose, et comme une licence dans le vers. D’OLIVET.
28Le mot y n’est pas ici très-clair ; car il ne peut se rapporter à voire amitié.
29Il faudrait : Avant que de nous lier, ou simplement : Avant de nous lier. Aujourd’hui on retranche presque toujours le que, soit en vers, soit en prose. AUGER.
30Avecque ne s’emploie plus aujourd’hui.
31On ne dit pas avoir lieu de plainte ; mais avoir lieu de se plaindre. M’exposant à vous, pour dire apparemment me livrant, me confiant à vous, est une espèce de barbarisme. AUGER
32VAR. Hé quoi ! vil complaisant, vous louez des sottises ?
33Une tradition, sans preuves, attribue ce sonnet à Benserade. L’auteur, quel qu’il soit, semblerait en avoir emprunté la pointe au Combibado de Piedra, cette comédie espagnole qui est l’original du Festin de Pierre :
El que un ben gozar espera,
Quanto espera desespera.
« Celui qui espère jouir d’un bien désespère tout le temps qu’il espère. » AUGER.
34On dirait aujourd’hui pour décrier un homme. Du temps de Molière la préposition à s’employait souvent à la place de pour. AUGER.
35Voilà encore que, dans une même phrase, le mot on exprime deux différents sujets de proposition. AUGER. — (V. la note 5 de la page 421.)
36On ne dit pas, dans ce sens, mettre aux yeux ; mais, mettre sous les yeux. AUGER.
37Chaque fois qu’Alceste répète je ne dis pas cela, il dit en effet tout ce qu’on peut dire de plus dur ; en sorte que, malgré ce qu’il croit devoir aux formes, il s’abandonne à son caractère dans le temps même où il croit en faire le sacrifice. LA HARPE.
38Depuis longtemps on ne dit plus indéterminément, dans la cour ; c’est à la cour qu’il faut dire. AUGER.
39Un poète comique est un peintre ; il peut et doit choisir ses modèles partout, et pour être vrai et fidèle, ne jamais travailler que d’après nature. C’était ainsi que Molière faisait ; ses œuvres le prouvent, et on ne sera pas étonné de voir que les derniers vers du couplet qu’Alceste vient de dire soient empruntés, presque textuellement, à une lettre que Balzac écrivit à Chapelain en 1637, et dans laquelle il dit, en parlant d’un grand seigneur qui faisait de mauvais livres : « Est-il possible qu’un homme qui n’a pas appris l’art d’écrire, et à qui il n’a point été fait de commandement de par le roi et sur peine de la vie, de faire des livres, veuille quitter son rang d’honnête homme qu’il tient dans le monde, pour aller prendre celui d’impertinent et de ridicule parmi les docteurs et les écoliers ? »
40Un grand nombre de termes ont vieilli depuis Molière, et leur signification a été considérablement altérée. À cette époque, le mot de cabinet, exclusivement consacré à un lieu de recueillement et d’étude, n’avait point encore été détourné à l’acception qu’il a reçue des utiles et commodes innovations de l’architecture moderne. Du temps de Molière, des vers bons à mettre au cabinet ne signifiaient autre chose que des vers indignes de voir le jour et de recevoir les honneurs de l’impression. C’est ainsi que dans le procès de la Femme juge et partie, comédie qui n’est guère postérieure que de deux ans au Misanthrope, Montfleuri fait dire à la prude qui prononce la condamnation de l’ouvrage :
Ordonnons, par pitié pour raison de ses faits,
Qu’il entre au cabinet, et n’en sorte jamais.
C’était donc là une expression consacrée, dont le sens ne donnait lieu à aucune équivoque. DUVIQUET. — Ajoutons que l’équivoque eût été si grossière, qu’on ne peut pas supposer que Molière l’aurait prêtée à un homme comme Alceste. ;
41VAR. Je me passerai fort que vous les approuviez.
42Il n’y a point de scène où le sot orgueil des petits poètes et le charlatanisme de leurs lectures soient mieux peints que dans celle d’Oronte. C’est un chef-d’œuvre de vérité et de bon comique. GEOFFROY.

SCÈNE III

Philinte, Alceste
Philinte
Hé bien ! vous le voyez. Pour être trop sincère,
Vous voilà sur les bras une fâcheuse affaire ;
Et j’ai bien vu qu’Oronte, afin d’être flatté…
Alceste
Ne me parlez pas.
Philinte
Mais…
Alceste
Plus de société.
Philinte
C’est trop…
Alceste
Laissez-moi là.
Philinte
Si je…
Alceste
Point de langage.
Philinte
Mais quoi…
Alceste
Je n’entends rien.
Philinte
Mais…
Alceste
Encore ?…
Philinte
On outrage…
Alceste
Ah ! parbleu ! c’en est trop. Ne suivez point mes pas.
Philinte
Vous vous moquez de moi. Je ne vous quitte pas.

ACTE II

SCÈNE I

Alceste, Célimène
Alceste
Madame, voulez-vous que je vous parle net ?
De vos façons d’agir je suis mal satisfait :
Contre elles dans mon cœur trop de bile s’assemble,
Et je sens qu’il faudra que nous rompions ensemble :
Oui, je vous tromperais de parler autrement ;
Tôt ou tard nous romprons indubitablement ;
Et je vous promettrais mille fois le contraire,
Que je ne serais pas en pouvoir de le faire.
Célimène
C’est pour me quereller donc, à ce que je voi,
Que vous avez voulu me ramener chez moi ?
Alceste
Je ne querelle point. Mais votre humeur, madame,
Ouvre au premier venu trop d’accès dans votre âme :
Vous avez trop d’amants qu’on voit vous obséder,
Et mon cœur de cela ne peut s’accommoder.
Célimène
Des amants que je fais me rendez-vous coupable ?
Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable ?
Et, lorsque pour me voir ils font de doux efforts,
Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors ?
Alceste
Non, ce n’est pas, madame, un bâton qu’il faut prendre,
Mais un cœur, à leurs vœux, moins facile et moins tendre.
Je sais que vos appas vous suivent en tous lieux ;
Mais votre accueil retient ceux qu’attirent vos yeux,
Et sa douceur offerte à qui vous rend les armes,
Achève sur les cœurs l’ouvrage de vos charmes.
Le trop riant espoir que vous leur présentez
Attache autour de vous leurs assiduités,
Et votre complaisance, un peu moins étendue,
De tant de soupirants chasserait la cohue.
Mais, au moins, dites-moi, madame, par quel sort
Votre Clitandre a l’heur de vous plaire si fort1 ?
Sur quel fonds de mérite et de vertu sublime
Appuyez-vous en lui l’honneur de votre estime ?
Est-ce par l’ongle long qu’il porte au petit doigt2,
Qu’il s’est acquis chez vous l’estime où l’on le voit ?
Vous êtes-vous rendue, avec tout le beau monde,
Au mérite éclatant de sa perruque blonde ?
Sont-ce ses grands canons qui vous le font aimer3 ?
L’amas de ses rubans a-t-il su vous charmer ?
Est-ce par les appas de sa vaste rhingrave4
Qu’il a gagné votre âme en faisant votre esclave5 ?
Ou sa façon de rire, et son ton de fausset,
Ont-ils de vous toucher su trouver le secret ?
Célimène
Qu’injustement de lui vous prenez de l’ombrage !
Ne savez-vous pas bien pourquoi je le ménage ;
Et que dans mon procès, ainsi qu’il m’a promis,
Il peut intéresser tout ce qu’il a d’amis ?
Alceste
Perdez votre procès, madame, avec constance,
Et ne ménagez point un rival qui m’offense.
Célimène
Mais de tout l’univers vous devenez jaloux ?
Alceste
C’est que tout l’univers est bien reçu de vous.
Célimène
C’est ce qui doit rasseoir votre âme effarouchée,
Puisque ma complaisance est sur tous épanchée ;
Et vous auriez plus lieu de vous en offenser,
Si vous me la voyiez sur un seul ramasser.
Alceste
Mais moi, que vous blâmez de trop de jalousie,
Qu’ai-je de plus qu’eux tous, madame, je vous prie ?
Célimène
Le bonheur de savoir que vous êtes aimé.
Alceste
Et quel lieu de le croire à mon cœur enflammé6 ?
Célimène
Je pense qu’ayant pris le soin de vous le dire,
Un aveu de la sorte a de quoi vous suffire.
Alceste
Mais, qui m’assurera que, dans le même instant,
Vous n’en disiez, peut-être, aux autres tout autant ?
Célimène
Certes, pour un amant, la fleurette est mignonne,
Et vous me traitez là de gentille personne.
Hé bien ! pour vous ôter d’un semblable souci,
De tout ce que j’ai dit je me dédis ici ;
Et rien ne saurait plus vous tromper que vous-même :
Soyez content.
Alceste
Morbleu ! faut-il que je vous aime !
Ah ! que si de vos mains je rattrape mon cœur,
Je bénirai le ciel de ce rare bonheur !
Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible
À rompre de ce cœur l’attachement terrible ;
Mais mes plus grands efforts n’ont rien fait jusqu’ici7
Et c’est pour mes péchés que je vous aime ainsi.
Célimène
Il est vrai, votre ardeur est pour moi sans seconde.
Alceste
Oui, je puis là-dessus défier tout le monde.
Mon amour ne se peut concevoir, et jamais
Personne n’a, madame, aimé comme je fais.
Célimène
En effet, la méthode en est toute nouvelle,
Car vous aimez les gens pour leur faire querelle ;
Ce n’est qu’en mots fâcheux qu’éclate votre ardeur,
Et l’on n’a vu jamais un amour si grondeur8.
Alceste
Mais il ne tient qu’à vous que son chagrin ne passe.
À tous nos démêlés coupons chemin, de grâce ;
Parlons à cœur ouvert, et voyons d’arrêter…
1Heur, pour bonheur : « Heur se plaçait où bonheur ne saurait entrer ; il a fait heureux, qui est si français, et il a cessé de l’être : si quelques poètes s’en sont servis, c’est moins par choix que par la contrainte de la mesure. LA BRUYÈRE, Caractères, de quelques usages.
2Les petits-maîtres du temps de Louis XIV étaient dans l’usage de se laisser croître démesurément l’ongle du petit doigt de la main gauche. BRET.
3Les canons étaient une large bande d’étoffe que l’on attachait au-dessous du genou, et qui couvrait la moitié de la jambe en l’entourant. Ils étaient ordinairement plissés avec soin, et quelquefois garnis de dentelles. Les petits-maîtres (les marquis) affectaient de les porter d’une ampleur démesurée. AUGER.
4La rhingrave était un haut-de-chausses fort ample, attaché aux bas avec plusieurs rubans. La mode en fut apportée en France par un seigneur allemand qu’on appelait M. le Rhingrave (comte du Rhin), et qui était gouverneur de Maëstricht. AUGER.
5En faisant votre esclave est barbare et presque inintelligible. IBID.
6VAR. Et quel lieu de le croire à mon cœur enflammé ?
7Mais et mes, légère négligence.
8VAR. Et l’on n’a vu jamais un amant si grondeur.

SCÈNE II

Célimène, Alceste, Basque
Célimène
Qu’est-ce ?
Basque
Acaste est là-bas.
Célimène
Hé bien ! faites monter.

SCÈNE III

Alceste, Célimène
Alceste
Quoi ! l’on ne peut jamais vous parler tête à tête ?
À recevoir le monde on vous voit toujours prête ;
Et vous ne pouvez pas, un seul moment de tous,
Vous résoudre à souffrir de n’être pas chez vous ?
Célimène
Voulez-vous qu’avec lui je me fasse une affaire ?
Alceste
Vous avez des égards qui ne sauraient me plaire9.
Célimène
C’est un homme à jamais ne me le pardonner,
S’il savait que sa vue eût pu m’importuner.
Alceste
Et que vous fait cela pour vous gêner de sorte ?…
Célimène
Mon Dieu ! de ses pareils la bienveillance importe ;
Et ce sont de ces gens qui, je ne sais comment,
Ont gagné, dans la cour, de parler hautement.
Dans tous les entretiens on les voit s’introduire ;
Ils ne sauraient servir, mais ils peuvent vous nuire ;
Et jamais, quelque appui qu’on puisse avoir d’ailleurs,
On ne doit se brouiller avec ces grands brailleurs.
Alceste
Enfin, quoi qu’il en soit, et sur quoi qu’on se fonde,
Vous trouvez des raisons pour souffrir tout le monde ;
Et les précautions de votre jugement…
9VAR. Vous avez des regards qui ne sauraient me plaire.
Anciennement on disait regard au lieu d’égard, qui n’en est que l’abréviation. Au regard de, pour à l’égard de, se trouve fréquemment dans les vieux auteurs.

SCÈNE IV

Alceste, Célimène, Basque
Basque
Voici Clitandre encore, madame.
Alceste
Justement.
Célimène
Où courez-vous
Alceste
Je sors.
Célimène
Demeurez.
Alceste
Pourquoi faire ?
Célimène
Demeurez.
Alceste
Je ne puis.
Célimène
Je le veux.
Alceste
Point d’affaire.
Ces conversations ne font que m’ennuyer,
Et c’est trop que vouloir me les faire essuyer.
Célimène
Je le veux, je le veux.
Alceste
Non, il m’est impossible.
Célimène
Hé bien ! allez, sortez, il vous est tout loisible.

SCÈNE V

Éliante, Philinte, Acaste, Clitandre, Alceste, Célimène, Basque
Éliante, à Célimène.
Voici les deux marquis qui montent avec nous.
Vous l’est-on venu dire ?
Célimène

[À Basque.]

Oui. Des sièges pour tous.

[Basque donne des sièges, et sort.]

[À Alceste.]

Vous n’êtes pas sorti ?
Alceste
Non ; mais je veux, madame,
Ou pour eux, ou pour moi, faire expliquer votre âme.
Célimène
Taisez-vous.
Alceste
Aujourd’hui vous vous expliquerez.
Célimène
Vous perdez le sens.
Alceste
Point. Vous vous déclarerez.
Célimène
Ah !
Alceste
Vous prendrez parti.
Célimène
Vous vous moquez, je pense.
Alceste
Non. Mais vous choisirez, c’est trop de patience,

[Ils s’asseyent tous.]

Clitandre
Parbleu ! je viens du Louvre, où Cléonte, au levé10,
Madame, a bien paru ridicule achevé.
N’a-t-il point quelqu’ami qui pût, sur ses manières,
D’un charitable avis lui prêter les lumières ?
Célimène
Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort ;
Partout il porte un air qui saute aux yeux d’abord ;
Et, lorsqu’on le revoit après un peu d’absence,
On le retrouve encore plus plein d’extravagance.
Acaste
Parbleu ! s’il faut parler de gens extravagants11,
Je viens d’en essuyer un des plus fatigants ;
Damon le raisonneur, qui m’a, ne vous déplaise,
Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise12.
Célimène
C’est un parleur étrange, et qui trouve toujours
L’art de ne vous rien dire avec de grands discours :
Dans les propos qu’il tient on ne voit jamais goutte,
Et ce n’est que du bruit, que tout ce qu’on écoute.
Éliante, à Philinte.
Ce début n’est pas mal ; et, contre le prochain,
La conversation prend un assez bon train.
Clitandre
Timante encore, madame, est un bon caractère.
Célimène
C’est de la tête aux pieds un homme tout mystère,
Qui vous jette, en passant, un coup d’œil égaré,
Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.
Tout ce qu’il vous débite en grimaces abonde ;
À force de façons, il assomme le monde ;
Sans cesse il a, tout bas, pour rompre l’entretien,
Un secret à vous dire, et ce secret n’est rien ;
De la moindre vétille il fait une merveille,
Et, jusques au bonjour, il dit tout à l’oreille13.
Acaste
Et Géralde, madame ?
Célimène
O l’ennuyeux conteur !
Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur.
Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
Et ne cite jamais que duc, prince, ou princesse.
La qualité l’entête ; et tous ses entretiens
Ne sont que de chevaux, d’équipage, et de chiens :
Il tutaye, en parlant, ceux du plus haut étage14,
Et le nom de monsieur est chez lui hors d’usage.
Clitandre
On dit qu’avec Bélise il est du dernier bien.
Célimène
Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien !
Lorsqu’elle vient me voir, je souffre le martyre ;
Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire ;
Et la stérilité de son expression
Fait mourir à tous coups la conversation.
En vain, pour attaquer son stupide silence,
De tous les lieux communs vous prenez l’assistance ;
Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud,
Sont des fonds qu’avec elle on épuise bientôt.
Cependant sa visite, assez insupportable,
Traîne en une longueur encore épouvantable ;
Et l’on demande l’heure, et l’on bâille vingt fois,
Qu’elle grouille aussi peu qu’une pièce de bois15.
Acaste
Que vous semble d’Adraste ?
Célimène
Ah ! quel orgueil extrême !
C’est un homme gonflé de l’amour de soi-même.
Son mérite jamais n’est content de la cour,
Contre elle il fait métier de pester chaque jour ;
Et l’on ne donne emploi, charge, ni bénéfice,
Qu’à tout ce qu’il se croit on ne fasse injustice.
Clitandre
Mais le jeune Cléon, chez qui vont aujourd’hui
Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui ?
Célimène
Que de son cuisinier il s’est fait un mérite,
Et que c’est à sa table à qui l’on rend visite16.
Éliante
Il prend soin d’y servir des mets fort délicats.
Célimène
Oui ; mais je voudrais bien qu’il ne s’y servit pas ;
C’est un fort méchant plat que sa sotte personne,
et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu’il donne.
Philinte
On fait assez de cas de son oncle Damis
Qu’en dites-vous, madame ?
Célimène
Il est de mes amis.
Philinte
Je le trouve honnête homme, et d’un air assez sage.
Célimène
Oui ; mais il veut avoir trop d’esprit, dont j’enrage.
Il est guindé sans cesse ; et, dans tous ses propos,
On voit qu’il se travaille à dire de bons mots.
Depuis que dans la tête il s’est mis d’être habile,
Rien ne touche son goût, tant il est difficile.
Il veut voir des défauts à tout ce qu’on écrit,
Et pense que louer n’est pas d’un bel esprit,
Que c’est être savant que trouver à redire,
Qu’il n’appartient qu’aux sots d’admirer et de rire,
Et qu’en n’approuvant rien des ouvrages du temps,
Il se met au-dessus de tous les autres gens.
Aux conversations même il trouve à reprendre ;
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre ;
Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit,
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit17.
Acaste
Dieu me damne, voilà son portrait véritable.
Clitandre, à Célimène.
Pour bien peindre les gens vous êtes admirable.
Alceste
Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour18 ;
Vous n’en épargnez point, et chacun a son tour :
Cependant aucun d’eux à vos yeux ne se montre,
Qu’on ne vous voie en hâte aller à sa rencontre,
Lui présenter la main, et d’un baiser flatteur
Appuyer les serments d’être son serviteur.
Clitandre
Pourquoi s’en prendre à nous ? Si ce qu’on dit vous blesse.
Il faut que le reproche à madame s’adresse.
Alceste
Non, morbleu c’est à vous ; et vos ris complaisants
Tirent de son esprit tous ces traits médisants.
Son humeur satirique est sans cesse nourrie
Par le coupable encens de votre flatterie ;
Et son cœur à railler trouverait moins d’appas,
S’il avait observé qu’on ne l’applaudît pas.
C’est ainsi qu’aux flatteurs on doit partout se prendre
Des vices où l’on voit les humains se répandre19.
Philinte
Mais pourquoi, pour ces gens, un intérêt si grand,
Vous qui condamneriez ce qu’en eux on reprend ?
Célimène
Et ne faut-il pas bien que monsieur contredise ?
À la commune voix veut-on qu’il se réduise,
Et qu’il ne fasse pas éclater en tous lieux
L’esprit contrariant qu’il a reçu des cieux ?
Le sentiment d’autrui n’est jamais pour lui plaire :
Il prend toujours en main l’opinion contraire,
Et penserait paraître un homme du commun,
Si l’on voyait qu’il fût de l’avis de quelqu’un.
L’honneur de contredire a pour lui tant de charmes,
Qu’il prend contre lui-même assez souvent les armes,
Et ses vrais sentiments sont combattus par lui
Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.

[Tous rient.]

Alceste
Les rieurs sont pour vous, madame, c’est tout dire ;
Et vous pouvez pousser contre moi la satire.
Philinte
Mais il est véritable aussi que votre esprit
Se gendarme toujours contre tout ce qu’on dit ;
Et que, par un chagrin que lui-même il avoue,
Il ne saurait souffrir qu’on blâme ni qu’on loue.
Alceste
C’est que jamais, morbleu ! les hommes n’ont raison,
Que le chagrin contre eux est toujours de saison,
Et que je vois qu’ils sont, sur toutes les affaires,
Loueurs impertinents, ou censeurs téméraires.
Célimène
Mais…
Alceste
Non, madame, non, quand j’en devrais mourir
Vous avez des plaisirs que je ne puis souffrir ;
Et l’on a tort ici de nourrir dans votre âme
Ce grand attachement aux défauts qu’on y blâme.
Clitandre
Pour moi, je ne sais pas ; mais j’avouerai tout haut
Que j’ai cru jusqu’ici madame sans défaut.
Acaste
De grâces et d’attraits je vois qu’elle est pourvue ;
Mais les défauts qu’elle a ne frappent point ma vue.
Alceste
Ils frappent tous la mienne ; et, loin de m’en cacher,
Elle sait que j’ai soin de les lui reprocher.
Plus on aime quelqu’un, moins il faut qu’on le flatte ;
À ne rien pardonner le pur amour éclate ;
Et je bannirais, moi, tous ces lâches amants
Que je verrais soumis à tous mes sentiments,
Et dont, à tout propos, les molles complaisances
Donneraient de l’encens à mes extravagances.
Célimène
Enfin, s’il faut qu’à vous s’en rapportent les cœurs,
On doit, pour bien aimer, renoncer aux douceurs,
Et du parfait amour mettre l’honneur suprême
À bien injurier les personnes qu’on aime.
Éliante
L’amour, pour l’ordinaire, est peu fait à ces lois,
Et l’on voit les amants vanter toujours leur choix.
Jamais leur passion n’y voit rien de blâmable,
Et dans l’objet aimé tout leur devient aimable ;
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle est aux jasmins en blancheur comparable ;
La noire à faire peur, une brune adorable ;
La maigre a de la taille et de la liberté ;
La grasse est, dans son port, pleine de majesté ;
La malpropre sur soi, de peu d’attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée ;
La géante paraît une déesse aux yeux ;
La naine, un abrégé des merveilles des cieux ;
L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne ;
La fourbe a de l’esprit ; la sotte est toute bonne ;
La trop grande parleuse est d’agréable humeur ;
Et la muette garde une honnête pudeur.
C’est ainsi qu’un amant, dont l’amour est extrême20,
Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime21.
Alceste
Et moi, je soutiens, moi…

[Célimène se lève, tous en font autant.]

Célimène
Brisons là ce discours
Et dans la galerie allons faire deux tours.
Quoi ! vous vous en allez, messieurs ?
Clitandre et Acaste
Non pas, madame.
Alceste
La peur de leur départ occupe fort votre âme.
Sortez quand vous voudrez, messieurs ; mais j’avertis
Que je ne sors qu’après que vous serez sortis.
Acaste
À moins de voir madame en être importunée,
Rien ne m’appelle ailleurs de toute la journée
Clitandre
Moi, pourvu que je puisse être au petit couché22,
Je n’ai point d’autre affaire où je sois attaché.
Célimène, à Alceste.
C’est pour rire, je crois.
Alceste
Non, en aucune sorte.
Nous verrons si c’est moi que vous voudrez qui sorte.
10Au levé du roi, c’est-à-dire à l’instant où le roi reçoit dans sa chambre après être levé. Autrefois on écrivait le lévé : aujourd’hui cette orthographe est changée, et la sixième édition du dictionnaire de l’Académie, publiée en 1835, porte le lever.
11VAR. Parbleu ! s’il faut parler des gens extravagants.
12Du temps de Louis XIV on allait beaucoup en chaise à porteurs.
13La Bruyère, dans ses Caractères, parait avoir encore emprunté ce trait à l’auteur du Misanthrope : « Théodote est fin, cauteleux, mystérieux ; il s’approche de vous, et il vous dit à l’oreille : Voilà un beau temps, voilà un grand dégel ! » De la Cour.
14Dans il tutaye, Molière a écrit la prononciation de son temps. Beaucoup de personnes prononcent encore tutayer ; elles ont tort : Tutoyer signifie dire aux gens tu et toi, il est nécessaire de faire sentir, dans la prononciation de ce verbe, le son entier des doux pronoms dont il est formé. AUGER. — Tutoyer est l’orthographe du Dictionnaire de l’Académie.
15VAR. Qu’elle s’émeut autant qu’une pièce de bois.
Cette variante n’est point de Molière, mais de l’éditeur de ses œuvres imprimées en 1682. Il en est de même de toutes les variantes qu’on trouvera ici. Au surplus, du temps de Molière, grouiller n’avait pas l’acception basse qu’il a aujourd’hui.
16Le redoublement de la préposition à est certainement superflu, et c’en est assez pour qu’il soit préférable de dire, c’est sa table à qui, ou mieux encore, c’est à sa table que. AUGER.
17Remarquez cette expression il regarde ; comme elle achève de peindre le caractère. Il écoute eût été un contre-sens, et il entend n’eût pas rendu ce superbe dédain qui assiste aux conversations pour les regarder sans daigner les écouter
18Les portraits que fait Molière, par l’organe de la médisante Célimène, surpassent en beauté de style les plus achevés de La Bruyère ; et l’éloquence même inspira ce mouvement d’Alceste lorsqu’il eut à s’écrier allons, ferme, etc. LEMERCIER.
19On ne dit pas se prendre, mais s’en prendre à quelqu’un d’une chose, pour dire la lui attribuer, l’en rendre responsable. On ne dit pas non plus, les hommes se répandent dans les vices : l’expression est impropre. AUGER.
20VAR. C’est ainsi qu’un amant dont l’ardeur est extrême.
21Ce morceau est tout ce qui reste d’une traduction libre du poème de Lucrèce, De Rerum natura, que Molière avait presque achevée, et qui périt par accident. Voici le passage de Lucrèce :
Nam hoc faciunt homines plerumque cupidine cœci ;
Et tribuunt ea, quœ non sunt his commoda vere :
Multimodis igitur pravas turpesque videmus
Esse in deliciis, summoque in honore vigere :
Alque alios alii inrident, Veneremaue suadent
Ut placent, quoniam fœdo adflictantur amore,
Nec sua respiciunt miseri mala maxima sœpe.
Nigra, μελίχροος est : immunda et fœtida, άΧοσμος :
Cœsia, παλλάδιον : nervosa et lignea, ίορχάς :
Parvola, pumilio, χαρίτων ίά, tota merum sal :
Magna algue immanis χατάπληξις, plenaque honoris :
Balba, loqui non quit, τραυλίξει  : muta, pudens est :
At flagrans, odiosa, loquacula, λαμπάδιον fit :
Ισχνόνέρωμένιον tum fit, cum vivere non quit,
Prœ macie : ξαδινή vero est, jam mortua tussi :
At gemina et mammosa, Ceres est ipsa ab Iaccho :
Simula, σιληνή, ac satyra est : labiosa, φίλημα.
Cœtera de genere hoc, longum est si dicere coner.
Lib. IV, v. 1146 et seqq.
22Le couché du roi. Ce mot s’écrit aujourd’hui par un r, le coucher.

SCÈNE VI

Alceste, Célimène, Éliante, Acaste, Philinte, Clitandre, Basque
Basque, à Alceste.
Monsieur, un homme est là, qui voudrait vous parler
Pour affaire, dit-il, qu’on ne peut reculer.
Alceste
Dis-lui que je n’ai point d’affaires si pressées.
Basque
Il porte une jaquette à grand-basques plissées,
Avec du dor dessus23.
Célimène, à Alceste.
Allez voir ce que c’est,
Ou bien faites-le entrer24.
23Le hoqueton des gardes de la maréchaussée de France était une jaquette, c’est-à-dire un vêtement assez ample qui tombait jusqu’aux genoux. — Avec du dor dessus. Les gens du peuple et ceux de la campagne disaient du dor, pour de l’or, AUGER.
24Faites-le entrer mauvaise élision qu’il faut éviter.

SCÈNE VII

Alceste, Célimène, Éliante, Acaste, Philinte, Clitandre, un garde de la Maréchaussée
Alceste, allant au-devant du garde.
Qu’est-ce donc qu’il vous plaît ?
Venez, monsieur.
Le garde
Monsieur, j’ai deux mots à vous dire.
Alceste
Vous pouvez parler haut, monsieur, pour m’en instruire.
Le garde
Messieurs les maréchaux, dont j’ai commandement,
Vous mandent de venir les trouver promptement,
Monsieur.
Alceste
Qui ? moi, monsieur ?
Le garde
Vous-même.
Alceste
Et pourquoi faire ?
Philinte, à Alceste.
C’est d’Oronte et de vous la ridicule affaire.
Célimène, à Philinte.
Comment ?
Philinte
Oronte et lui se sont tantôt bravés
Sur certains petits vers, qu’il n’a pas approuvés ;
Et l’on veut assoupir la chose en sa naissance25.
Alceste
Moi, je n’aurai jamais de lâche complaisance.
Philinte
Mais il faut suivre l’ordre : allons, disposez-vous.
Alceste
Quel accommodement veut-on faire entre nous ?
La voix de ces messieurs me condamnera-t-elle
À trouver bons les vers qui font notre querelle ?
Je ne me dédis point de ce que j’en ai dit,
Je les trouve méchants.
Philinte
Mais, d’un plus doux esprit…
Alceste
Je n’en démordrai point, les vers sont exécrables.
Philinte
Vous devez faire voir des sentiments traitables.
Allons, venez.
Alceste
J’irai ; mais rien n’aura pouvoir
De me faire dédire.
Philinte
Allons vous faire voir.
Alceste
Hors qu’un commandement exprès du roi me vienne,
De trouver bons les vers dont on se met en peine,
Je soutiendrai toujours, morbleu ! qu’ils sont mauvais,
Et qu’un homme est pendable après les avoir faits26.

[À Clitandre et à Acaste, qui rient.]

Par la sambleu ! messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis.
Célimène
Allez vite paraître
Où vous devez.
Alceste
J’y vais, madame ; et sur mes pas
Je reviens en ce lieu pour vider nos débats.
25Avant la révolution de 1789, les maréchaux de France formaient un tribunal auquel était exclusivement réservée la connaissance des affaires d’honneur entre gentilshommes ou officiers. Ce tribunal avait à Paris une garde dite de la connétablie, chargée d’exécuter ses ordres. Dès qu’un officier ou un simple garde de la connétablie était averti qu’une provocation avait eu lieu, il s’assurait des deux adversaires, et les faisait comparaître devant le tribunal, qui prescrivait à l’agresseur des réparations capables de satisfaire l’offensé, et exigeait de tous deux leur parole d’honneur qu’ils ne donneraient point suite à l’affaire. AUGER.
26On prétend que cette saillie d’Alceste est échappée à Boileau devant Molière qui l’engageait à moins maltraiter Chapelain dans ses satires, en lui représentant que ce poète était considéré de M. Colbert et du roi lui-même. « Ho ! le roi et M. Colbert feront ce qu’il leur plaira, répondit le satirique ; mais à moins que le roi ne m’ordonne expressément de trouver bons les vers de Chapelain, je soutiendrai toujours qu’un homme, après avoir fait la Pucelle, mérite d’être pendu. » AUGER.

ACTE III

SCÈNE I

Clitandre, Acaste

Clitandre

Cher marquis, je te vois l’âme bien satisfaite ;
Toute chose t’égaie, et rien ne t’inquiète.
En bonne foi, crois-tu, sans t’éblouir les yeux,
Avoir de grands sujets de paraître joyeux ?
Acaste
Parbleu ! je ne vois pas, lorsque je m’examine,
Où prendre aucun sujet d’avoir l’âme chagrine.
J’ai du bien, je suis jeune, et sors d’une maison
Qui se peut dire noble avec quelque raison ;
Et je crois, par le rang que me donne ma race,
Qu’il est fort peu d’emplois dont je ne sois en passe.
Pour le cœur, dont surtout nous devons faire cas,
On sait, sans vanité, que je n’en manque pas ;
Et l’on m’a vu pousser dans le monde une affaire
D’une assez vigoureuse et gaillarde manière.
Pour de l’esprit, j’en ai, sans doute ; et du bon goût,
À juger sans étude et raisonner de tout ;
À faire, aux nouveautés, dont je suis idolâtre,
Figure de savant sur les bancs du théâtre1 ;
Y décider en chef, et faire du fracas
À tous les beaux endroits qui méritent des Ahs2 !
Je suis assez adroit ; j’ai bon air, bonne mine,
Les dents belles, surtout, et la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
Qu’on serait malvenu de me le disputer.
Je me vois dans l’estime autant qu’on y puisse être,
Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître.
Je crois qu’avec cela, mon cher marquis, je croi
Qu’on peut, par tout pays, être content de soi.
Clitandre
Oui. Mais, trouvant ailleurs des conquêtes faciles,
Pourquoi pousser ici des soupirs inutiles ?
Acaste
Moi ? Parbleu ! je ne suis de taille ni d’humeur
À pouvoir d’une belle essuyer la froideur.
C’est aux gens mal tournés, aux mérites vulgaires,
À brûler constamment pour des beautés sévères,
À languir à leurs pieds et souffrir leurs rigueurs,
À chercher le secours des soupirs et des pleurs,
Et tacher, par des soins d’une très longue suite,
D’obtenir ce qu’on nie à leur peu de mérite3.
Mais les gens de mon air, marquis, ne sont pas faits
Pour aimer à crédit, et faire tous les frais.
Quelque rare que soit le mérite des belles,
Je pense, dieu merci, qu’on vaut son prix comme elles ;
Que, pour se faire honneur d’un cœur comme le mien,
Ce n’est pas la raison qu’il ne leur coûte rien ;
Et qu’au moins, à tout mettre en de justes balances,
Il faut qu’à frais communs se fassent les avances.
Clitandre
Tu penses donc, marquis, être fort bien ici ?
Acaste
J’ai quelque lieu, marquis, de le penser ainsi.
Clitandre
Crois-moi, détache-toi de cette erreur extrême :
Tu te flattes, mon cher, et t’aveugles toi-même.
Acaste
Il est vrai, je me flatte, et m’aveugle en effet.
Clitandre
Mais qui te fait juger ton bonheur si parfait ?
Acaste
Je me flatte.
Clitandre
Sur quoi fonder tes conjectures ?
Acaste
Je m’aveugle.
Clitandre
En as-tu des preuves qui soient sûres ?
Acaste
Je m’abuse, te dis-je.
Clitandre
Est-ce que de ses vœux
Célimène t’a fait quelques secrets aveux ?
Acaste
Non, je suis maltraité.
Clitandre
Réponds-moi, je te prie.
Acaste
Je n’ai que des rebuts.
Clitandre
Laissons la raillerie,
Et me dis quel espoir on peut t’avoir donné.
Acaste
Je suis le misérable, et toi le fortuné ;
On a pour ma personne une aversion grande,
Et quelqu’un de ces jours il faut que je me pende.
Clitandre
Oh ! çà, veux-tu, marquis, pour ajuster nos vœux,
Que nous tombions d’accord d’une chose tous deux ;
Que, qui pourra montrer une marque certaine
D’avoir meilleure part au cœur de Célimène,
L’autre ici fera place au vainqueur prétendu4,
Et le délivrera d’un rival assidu ?
Acaste
Ah ! parbleu ! tu me plais avec un tel langage,
Et, du bon de mon cœur, à cela je m’engage.
Mais, chut.
1Il y avait autrefois sur le théâtre même, de chaque côté de l’avant-scène, des banquettes qui formaient des places fort recherchées par les jeunes seigneurs et les jeunes gens à la mode, qui aiment à attirer l’attention du public. Ces banquettes, qui nuisaient à l’illusion théâtrale, en mêlant des spectateurs aux acteurs, furent supprimées en 1759.
2VAR. À tous les beaux endroits qui méritent des ah !
3On a dit autrefois, et on peut dire encore, denier pour refuser ; mais on ne dit pas nier, qui signifie seulement dire qu’une chose n’est-pas vraie. AUGER.
4Par vainqueur prétendu, Molière entend celui qui sera vainqueur, suivant qu’il l’a prétendu ; mais il ne le dit pas. Un vainqueur prétendu est celui à qui la qualité de vainqueur est faussement attribuée.

SCÈNE II

Célimène, Acaste, Clitandre
Célimène
Encore ici ?
Clitandre
L’amour retient nos pas.
Célimène
Je viens d’ouïr entrer un carrosse là-bas.
Savez-vous qui c’est ?
Clitandre
Non.

SCÈNE III

Célimène, Acaste, Clitandre, Basque
Basque
Arsinoé, madame,
Monte ici pour vous voir.
Célimène
Que me veut cette femme ?
Basque
Éliante là-bas est à l’entretenir.
Célimène
De quoi s’avise-t-elle, et qui la fait venir ?
Acaste
Pour prude consommée en tous lieux elle passe,
Et l’ardeur de son zèle…
Célimène
Oui, oui, franche grimace.
Dans l’âme elle est du monde ; et ses soins tentent tout
Pour accrocher quelqu’un, sans en venir à bout.
Elle ne saurait voir qu’avec un œil d’envie
Les amants déclarés dont une autre est suivie ;
Et son triste mérite, abandonné de tous,
Contre le siècle aveugle est toujours en courroux.
Elle tâche à couvrir d’un faux voile de prude
Ce que chez elle on voit d’affreuse solitude ;
Et, pour sauver l’honneur de ses faibles appas,
Elle attache du crime au pouvoir qu’ils n’ont pas.
Cependant un amant plairait fort à la dame,
Et même pour Alceste elle a tendresse d’âme5.
Ce qu’il me rend de soins outrage ses attraits ;
Elle veut que ce soit un vol que je lui fais ;
Et son jaloux dépit, qu’avec peine elle cache,
En tous endroits sous main contre moi se détache6
Enfin je n’ai rien vu de si sot à mon gré ;
Elle est impertinente au suprême degré,
Et…
5On dirait aujourd’hui elle a de la tendresse d’âme. AUGER.
6Le dépit peut se déchaîner contre quelqu’un, s’attacher à le décrier, éclater, etc. On détache un ennemi, un parti ; on se détache de quelqu’un. VOLT.

SCÈNE IV

Arsinoé, Célimène, Clitandre, Acaste
Célimène
Ah ! quel heureux sort en ce lieu vous amène7 ?
Madame, sans mentir, j’étais de vous en peine.
Arsinoé
Je viens pour quelque avis que j’ai cru vous devoir.
Célimène
Ah ! mon Dieu ! que je suis contente de vous voir !

[Clitandre et Acaste sortent en riant.]

7Et… Ah ! fait un hiatus qui a échappé à Molière ; il serait facile de mettre : Et… mais.

SCÈNE V

Arsinoé, Célimène
Arsinoé
Leur départ ne pouvait plus à propos se faire.
Célimène
Voulons-nous nous asseoir ?
Arsinoé
Il n’est pas nécessaire.
Madame, l’amitié doit surtout éclater
Aux choses qui le plus nous peuvent importer ;
Et, comme il n’en est point de plus grande importance
Que celles de l’honneur et de la bienséance,
Je viens, par un avis qui touche votre honneur,
Témoigner l’amitié que pour vous a mon cœur.
Hier j’étais chez des gens de vertu singulière8,
Où sur vous du discours on tourna la matière ;
Et là, votre conduite, avec ses grands éclats,
Madame, eut le malheur qu’on ne la loua pas.
Cette foule de gens dont vous souffrez visite,
Votre galanterie, et les bruits qu’elle excite,
Trouvèrent des censeurs plus qu’il n’aurait fallu,
Et bien plus rigoureux que je n’eusse voulu.
Vous pouvez bien penser quel parti je sus prendre ;
Je fis ce que je pus pour vous pouvoir défendre ;
Je vous excusai fort sur votre intention,
Et voulus de votre âme être la caution.
Mais vous savez qu’il est des choses dans la vie
Qu’on ne peut excuser, quoiqu’on en ait envie ;
Et je me vis contrainte à demeurer d’accord
Que l’air dont vous vivez vous faisait un peu tort ;
Qu’il prenait dans le monde une méchante face ;
Qu’il n’est conte fâcheux que partout on n’en fasse ;
Et que, si vous vouliez, tous vos déportements
Pourraient moins donner prise aux mauvais jugements.
Non que j’y croie au fond l’honnêteté blessée ;
Me préserve le ciel d’en avoir la pensée !
Mais aux ombres du crime on prête aisément foi
Et ce n’est pas assez de bien vivre pour soi.
Madame, je vous crois l’âme trop raisonnable
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.
Célimène
Madame, j’ai beaucoup de grâces à vous rendre,
Un tel avis m’oblige ; et, loin de le mal prendre,
J’en prétends reconnaître à l’instant la faveur,
Par un avis aussi qui touche votre honneur ;
Et, comme je vous vois vous montrer mon amie,
En m’apprenant les bruits que de moi l’on publie,
Je veux suivre, à mon tour, un exemple si doux,
En vous avertissant de ce qu’on dit de vous.
En un lieu, l’autre jour, où je faisais visite,
Je trouvai quelques gens d’un très rare mérite,
Qui, parlant des vrais soins d’une âme qui vit bien,
Firent tomber sur vous, madame, l’entretien.
Là, votre pruderie et vos éclats de zèle
Ne furent pas cités comme un fort bon modèle ;
Cette affectation d’un grave extérieur,
Vos discours éternels de sagesse et d’honneur,
Vos mines et vos cris aux ombres d’indécence
Que d’un mot ambigu peut avoir l’innocence,
Cette hauteur d’estime où vous êtes de vous,
Et ces yeux de pitié que vous jetez sur tous,
Vos fréquentes leçons et vos aigres censures
Sur des choses qui sont innocentes et pures ;
Tout cela, si je puis vous parler franchement,
Madame, fut blâmé d’un commun sentiment.
« À quoi bon, disaient-ils cette mine modeste,
« Et ce sage dehors que dément tout le reste ?
« Elle est à bien prier exacte au dernier point ;
« Mais elle bat ses gens, et ne les paye point9.
« Dans tous les lieux dévots elle étale un grand zèle ;
« Mais elle met du blanc, et veut paraître belle.
« Elle fait des tableaux couvrir les nudités ;
« Mais elle a de l’amour pour les réalités. »
Pour moi, contre chacun je pris votre défense,
Et leur assurai fort que c’était médisance ;
Mais tous les sentiments combattirent le mien,
Et leur conclusion fut que vous feriez bien
De prendre moins de soin des actions des autres,
Et de vous mettre un peu plus en peine des vôtres ;
Qu’on doit se regarder soi-même un fort long temps
Avant que de songer à condamner les gens ;
Qu’il faut mettre le poids d’une vie exemplaire
Dans les corrections qu’aux autres on veut faire ;
Et qu’encore vaut-il mieux s’en remettre, au besoin,
À ceux à qui le ciel en a commis le soin.
Madame, je vous crois aussi trop raisonnable,
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.
Arsinoé
À quoi qu’en reprenant on soit assujettie,
Je ne m’attendais pas à cette repartie,
Madame ; et je vois bien, par ce qu’elle a d’aigreur,
Que mon sincère avis vous a blessée au cœur.
Célimène
Au contraire, madame ; et, si l’on était sage,
Ces avis mutuels seraient mis en usage.
On détruirait par là, traitant de bonne foi,
Ce grand aveuglement où chacun est pour soi.
Il ne tiendra qu’à vous qu’avec le même zèle
Nous ne continuions cet office fidèle,
Et ne prenions grand soin de nous dire, entre nous,
Ce que nous entendrons, vous de moi, moi de vous.
Arsinoé
Ah ! madame, de vous je ne puis rien entendre ;
C’est en moi que l’on peut trouver fort à reprendre.
Célimène
Madame, on peut, je crois, louer et blâmer tout ;
Et chacun a raison, suivant l’âge ou le goût.
Il est une saison pour la galanterie,
Il en est une aussi propre à la pruderie.
On peut, par politique, en prendre le parti,
Quand de nos jeunes ans l’éclat est amorti ;
Cela sert à couvrir de fâcheuses disgrâces.
Je ne dis pas qu’un jour je ne suive vos traces ;
L’âge amènera tout ; et ce n’est pas le temps,
Madame, comme on sait, d’être prude à vingt ans.
Arsinoé
Certes, vous vous targuez d’un bien faible avantage,
Et vous faites sonner terriblement votre âge.
Ce que de plus que vous on en pourrait avoir,
N’est pas un si grand cas pour s’en tant prévaloir10 ;
Et je ne sais pourquoi votre âme ainsi s’emporte,
Madame, à me pousser de cette étrange sorte.
Célimène
Et moi, je ne sais pas, madame, aussi pourquoi
On vous voit en tous lieux vous déchaîner sur moi11.
Faut-il de vos chagrins sans cesse à moi vous prendre ?
Et puis-je mais des soins qu’on ne va pas vous rendre ?
Si ma personne aux gens inspire de l’amour,
Et si l’on continue à m’offrir chaque jour
Des vœux que votre cœur peut souhaiter qu’on m’ôte,
Je n’y saurais que faire, et ce n’est pas ma faute ;
Vous avez le champ libre, et je n’empêche pas
Que, pour les attirer, vous n’ayez des appas.
Arsinoé
Hélas ! et croyez-vous que l’on se mette en peine
De ce nombre d’amants dont vous faites la vaine
Et qu’il ne nous soit pas fort aisé de juger
À quel prix aujourd’hui l’on peut les engager ?
Pensez-vous faire croire, à voir comme tout roule,
Que votre seul mérite attire cette foule ?
Qu’ils ne brûlent pour vous que d’un honnête amour,
Et que pour vos vertus, ils vous font tous la cour ?
On ne s’aveugle point par de vaines défaites,
Le monde n’est point dupe ; et j’en vois qui sont faites
À pouvoir inspirer de tendres sentiments,
Qui chez elles pourtant ne fixent point d’amants ;
Et de là nous pouvons tirer des conséquences,
Qu’on n’acquiert point leurs cœurs sans de grandes avances ;
Qu’aucun, pour nos beaux yeux, n’est notre soupirant,
Et qu’il faut acheter tous les soins qu’on nous rend.
Ne vous enflez donc pas d’une si grande gloire,
Pour les petits brillants d’une faible victoire12 ;
Et corrigez un peu l’orgueil de vos appas,
De traiter pour cela les gens de haut en bas13.
Si nos yeux enviaient les conquêtes des vôtres,
Je pense qu’on pourrait faire comme les autres,
Ne se point ménager, et vous faire bien voir
Que l’on a des amants quand on en veut avoir.
Célimène
Ayez-en donc, madame, et voyons cette affaire ;
Par ce rare secret efforcez-vous de plaire ;
Et sans…
Arsinoé
Brisons, madame, un pareil entretien,
Il pousserait trop loin votre esprit et le mien ;
Et j’aurais pris déjà le congé qu’il faut prendre,
Si mon carrosse encore ne m’obligeait d’attendre.
Célimène
Autant qu’il vous plaira vous pouvez arrêter,
Madame, et là-dessus rien ne doit vous hâter.
Mais, sans vous fatiguer de ma cérémonie,
Je m’en vais vous donner meilleure compagnie ;
Et monsieur, qu’à propos le hasard fait venir,
Remplira mieux ma place à vous entretenir14.
8Autrefois hier ne comptait que pour une syllabe. Ces petites bizarreries de prosodie, que l’on doit attribuer à la prononciation, s’étendaient encore à quelques autres mots, tels que sanglier, meurtrier, qui ne comptaient que pour deux syllabes. L’Académie française, dans ses Sentiments sur les vers du Cid (act. II, sc. VII), reproche à Corneille de faire meurtrier de trois syllabes. Corneille avait raison en innovant ainsi.
9Paye est un de ces mots qui ne peuvent entrer dans le vers, qu’autant qu’ils sont suivis d’un mot commençant par une voyelle ou par une h non aspirée : alors l’e muet qui les termine est élidé. Cette règle ne s’observait pas rigoureusement du temps de Molière. AUGER.
10N’est pas un si grand cas, pour dire, n’est pas une si grande chose. Cette locution, qui se trouve dans le Dictionnaire de l’Académie, édition de 1694, n’est plus d’aucun usage. AUGER.
11On s’emporte, on se déchaîne, on s’irrite, on crie, on cabale contre une personne, et non sur elle. VOLT.
12Ce mot de brillants était autrefois d’un usage plus étendu qu’aujourd’hui : on disait : il y a bien des brillants, de grands brillants dans ce poème. Ces exemples sont tirés du Dictionnaire de l’Académie, édition de 1694. Brillants ne se dit plus, au figuré, qu’accompagné de l’adjectif faux ; cet ouvrage est rempli de faux brillants. AUGER.
13VAR. De traiter pour cela les gens du haut en bas.
14On ne peut pas dire, je remplis la place à travailler ; il faut dire en travaillant. Je remplis la place par mon travail. Je remplis la place de monsieur, en m’entretenant avec vous. VOLT.

SCÈNE VI

Alceste, Célimène, Arsinoé
Célimène
Alceste, il faut que j’aille écrire un mot de lettre,
Que, sans me faire tort, je ne saurais remettre.
Soyez avec madame ; elle aura la bonté
D’excuser aisément mon incivilité.

SCÈNE VII

Alceste, Arsinoé
Arsinoé
Vous voyez, elle veut que je vous entretienne,
Attendant un moment que mon carrosse vienne ;
Et jamais tous ses soins ne pouvaient m’offrir rien
Qui me fût plus charmant qu’un pareil entretien.
En vérité, les gens d’un mérite sublime
Entraînent de chacun et l’amour et l’estime ;
Et le vôtre, sans doute, a des charmes secrets
Qui font entrer mon cœur dans tous vos intérêts.
Je voudrais que la cour, par un regard propice,
À ce que vous valez rendît plus de justice.
Vous avez à vous plaindre ; et je suis en courroux,
Quand je vois chaque jour qu’on ne fait rien pour vous.
Alceste
Moi, madame ? Et sur quoi pourrais-je rien prétendre ?
Quel service à l’État est-ce qu’on m’a vu rendre ?
Qu’ai-je fait, s’il vous plait, de si brillant de soi,
Pour me plaindre à la cour qu’on ne fait rien pour moi15 ?
Arsinoé
Tous ceux sur qui la cour jette des yeux propices
N’ont pas toujours rendu de ces fameux services.
Il faut l’occasion ainsi que le pouvoir ;
Et le mérite enfin que vous nous faites voir,
Devrait…
Alceste
Mon dieu ! laissons mon mérite, de grâce
De quoi voulez-vous là que la cour s’embarrasse ?
Elle aurait fort à faire, et ses soins seraient grands
D’avoir à déterrer le mérite des gens.
Arsinoé
Un mérite éclatant se déterre lui-même.
Du vôtre en bien des lieux on fait un cas extrême ;
Et vous saurez de moi qu’en deux fort bons endroits,
Vous fûtes hier loué par des gens d’un grand poids.
Alceste
Hé ! madame, l’on loue aujourd’hui tout le monde,
Et le siècle par là n’a rien qu’on ne confonde.
Tout est d’un grand mérite également doué,
Ce n’est plus un honneur que de se voir loué ;
D’éloges on regorge, à la tête on les jette,
Et mon valet de chambre est mis dans la gazette.
Arsinoé
Pour moi, je voudrais bien que, pour vous montrer mieux,
Une charge à la cour vous pût frapper les yeux.
Pour peu que d’y songer vous nous fassiez les mines16,
On peut, pour vous servir, remuer des machines ;
Et j’ai des gens en main que j’emploierai pour vous,
Qui vous feront à tout un chemin assez doux.
Alceste
Et que voudriez-vous, madame, que j’y fisse ?
L’humeur dont je me sens veut que je m’en bannisse ;
Le ciel ne m’a point fait, en me donnant le jour,
Une âme compatible avec l’air de la cour.
Je ne me trouve point les vertus nécessaires
Pour y bien réussir, et faire mes affaires.
Être franc et sincère est mon plus grand talent ;
Je ne sais point jouer les hommes en parlant ;
Et qui n’a pas le don de cacher ce qu’il pense,
Doit faire en ce pays fort peu de résidence17.
Hors de la cour, sans doute, on n’a pas cet appui,
Et ces titres d’honneur qu’elle donne aujourd’hui ;
Mais on n’a pas aussi, perdant ces avantages,
Le chagrin de jouer de fort sots personnages :
On n’a point à souffrir mille rebuts cruels,
On n’a point à louer les vers de messieurs tels18
À donner de l’encens à madame une telle,
Et de nos francs marquis essuyer la cervelle.
Arsinoé
Laissons, puisqu’il vous plaît, ce chapitre de cour :
Mais il faut que mon cœur vous plaigne en votre amour ;
Et, pour vous découvrir là-dessus mes pensées,
Je souhaiterais fort vos ardeurs mieux placées.
Vous méritez, sans doute, un sort beaucoup plus doux,
Et celle qui vous charme est indigne de vous.
Alceste
Mais en disant cela, songez-vous, je vous prie,
Que cette personne est, madame, votre amie ?
Arsinoé
Oui. Mais ma conscience est blessée en effet
De souffrir plus longtemps le tort que l’on vous fait.
L’état où je vous vois afflige trop mon âme,
Et je vous donne avis qu’on trahit votre flamme.
Alceste
C’est me montrer, madame, un tendre mouvement,
Et de pareils avis obligent un amant.
Arsinoé
Oui, toute mon amie, elle est et je la nomme19
Indigne d’asservir le cœur d’un galant homme ;
Et le sien n’a pour vous que de feintes douceurs.
Alceste
Cela se peut, madame, on ne voit pas les cœurs ;
Mais votre charité se serait bien passée
De jeter dans le mien une telle pensée.
Arsinoé
Si vous ne voulez pas être désabusé,
Il faut ne vous rien dire, il est assez aisé.
Alceste
Non. Mais sur ce sujet quoi que l’on nous expose,
Les doutes sont fâcheux plus que toute autre chose ;
Et je voudrais, pour moi, qu’on ne me fît savoir
Que ce qu’avec clarté l’on peut me faire voir.
Arsinoé
Hé bien ! c’est assez dit ; et, sur cette matière,
Vous allez recevoir une pleine lumière.
Oui, je veux que de tout vos yeux vous fassent foi.
Donnez-moi seulement la main jusque chez moi ;
Là, je vous ferai voir une preuve fidèle
De l’infidélité du cœur de votre belle20
Et, si pour d’autres yeux le vôtre peut brûler,
On pourra vous offrir de quoi vous consoler.
15Me plaindre qu’on ne fait rien. Il fallait de ce qu’on ne fait rien, ou qu’on ne fasse rien. AUGER.
16Faire mine de quelque chose est une bonne expression dans le style familier. Faire la mine signifie faire la grimace ; et on ne doit pas dire je fais la mine d’aimer, la mine de haïr, parce que la mine est une expression absolue, comme faire le plaisant, le dévot, le connaisseur. VOLT.
17La Bruyère eut peut-être une réminiscence de ce passage, lorsqu’il écrivit : « Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux, de son visage : il est profond, impénétrable il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle, agit contre ses sentiments. » De la cour.
18Quid Romæ faciam ? Mentiri nescio : librum,
Si malus est, nequeo laudare et poscere ; etc.
Juv., Sat. ni, v. 41.
19Il faut dire, toute mon amie qu’elle est, et non pas toute mon amie elle est. Je la nomme est vicieux : le terme propre est je la déclare. On ne peut nommer qu’un nom : Je le nomme grand, vertueux, barbare : je la déclare indigne de mon amitié. VOLT.
20Une preuve fidèle de l’infidélité est un jeu de mots qu’on a désapprouvé. Malherbe avait dit avant Molière, dans les Larmes de saint Pierre, poème imité du Transillo :
Fait, de tous les assauts que la rage peut faire,
Une fidèle preuve à l’infidélité.
Et Corneille dans Cinna :
Rends un sang infidèle à l’infidélité.
Le goût des concetti, puisé dans la poésie italienne, exerçait encore son influence sur les esprits les plus vigoureux. AUGER. ;

ACTE IV

SCÈNE I

Éliante, Philinte
Philinte
Non, l’on n’a point vu d’âme à manier si dure
Ni d’accommodement plus pénible à conclure :
En vain de tous côtés on l’a voulu tourner,
Hors de son sentiment on n’a pu l’entraîner ;
Et jamais différend si bizarre, je pense,
N’avait de ces messieurs occupé la prudence.
« Non, messieurs, disait-il, je ne me dédis point,
« Et tomberai d’accord de tout, hors de ce point.
« De quoi s’offense-t-il ? et que veut-il me dire ?
« Y va-t-il de sa gloire à ne pas bien écrire ?
« Que lui fait mon avis qu’il a pris de travers ?
« On peut être honnête homme, et faire mal des vers :
« Ce n’est point à l’honneur que touchent ces matières.
« Je le tiens galant homme en toutes les manières,
« Homme de qualité, de mérite, et de cœur,
« Tout ce qu’il vous plaira, mais fort méchant auteur.
« Je louerai, si l’on veut, son train et sa dépense,
« Son adresse à cheval, aux armes, à la danse ;
« Mais, pour louer ses vers, je suis son serviteur ;
« Et, lorsque d’en mieux faire on n’a pas le bonheur,
« On ne doit de rimer avoir aucune envie,
« Qu’on n’y soit condamné sur peine de la vie1. »
Enfin toute la grâce et l’accommodement
Où s’est avec effort plié son sentiment,
C’est de dire, croyant adoucir bien son style2,
« Monsieur, je suis fâché d’être si difficile ;
« Et, pour l’amour de vous, je voudrais, de bon cœur,
« Avoir trouvé tantôt votre sonnet meilleur. »
Et, dans une embrassade, on leur a, pour conclure,
Fait vite envelopper toute la procédure.
Éliante
Dans ses façons d’agir il est fort singulier ;
Mais j’en fais, je l’avoue, un cas particulier ;
Et la sincérité dont son âme se pique
A quelque chose en soi de noble et d’héroïque.
C’est une vertu rare au siècle d’aujourd’hui,
Et je la voudrais voir partout comme chez lui.
Philinte
Pour moi, plus je le vois, plus surtout je m’étonne
De cette passion où son cœur s’abandonne.
De l’humeur dont le ciel a voulu le former,
Je ne sais pas comment il s’avise d’aimer ;
Et je sais moins encore comment votre cousine
Peut être la personne où son penchant l’incline3.
Éliante
Cela fait assez voir que l’amour, dans les cœurs,
N’est pas toujours produit par un rapport d’humeurs ;
Et toutes ces raisons de douces sympathies,
Dans cet exemple-ci se trouvent démenties.
Philinte
Mais croyez-vous qu’on l’aime, aux choses qu’on peut voir4 ?
Éliante
C’est un point qu’il n’est pas fort aisé de savoir.
Comment pouvoir juger s’il est vrai qu’elle l’aime ?
Son cœur, de ce qu’il sent n’est pas bien sûr lui-même ;
Il aime quelquefois sans qu’il le sache bien,
Et croit aimer aussi, parfois qu’il n’en est rien.
Philinte
Je crois que notre ami, près de cette cousine,
Trouvera des chagrins plus qu’il ne s’imagine ;
Et, s’il avait mon cœur, à dire vérité,
Il tournerait ses vœux tout d’un autre côté ;
Et, par un choix plus juste, on le verrait, madame,
Profiter des bontés que lui montre votre âme.
Éliante
Pour moi, je n’en fais point de façons, et je croi
Qu’on doit, sur de tels points, être de bonne foi.
Je ne m’oppose point à toute sa tendresse ;
Au contraire, mon cœur pour elle s’intéresse ;
Et, si c’était qu’à moi la chose pût tenir,
Moi-même à ce qu’il aime, on me verrait l’unir.
Mais, si dans un tel choix, comme tout se peut faire,
Son amour éprouvait quelque destin contraire,
S’il fallait que d’un autre on couronnât les feux,
Je pourrais me résoudre à recevoir ses vœux ;
Et le refus souffert en pareille occurrence
Ne m’y ferait trouver aucune répugnance.
Philinte
Et moi, de mon côté, je ne m’oppose pas,
Madame, à ces bontés qu’ont pour lui vos appas ;
Et lui-même, s’il veut, il peut bien vous instruire
De ce que, là-dessus, j’ai pris soin de lui dire.
Mais si, par un hymen qui les joindrait eux deux,
Vous étiez hors d’état de recevoir ses vœux,
Tous les miens tenteraient la faveur éclatante
Qu’avec tant de bonté votre âme lui présente.
Heureux si, quand son cœur s’y pourra dérober,
Elle pouvait sur moi, madame, retomber.
Éliante
Vous vous divertissez, Philinte.
Philinte
Non, madame,
Et je vous parle ici du meilleur de mon âme.
J’attends l’occasion de m’offrir hautement,
Et, de tous mes souhaits, j’en presse le moment.
1On raconte qu’un jeune homme de robe étant venu consulter Malherbe sur quelques petits vers qu’il avait faits, ce poète lui dit : « Avez-vous l’alternative de faire paraître ces vers ou d’être pendu ? À moins de cela, vous ne devez pas exposer votre réputation en produisant une pièce si ridicule. » AUGER.
2VAR. C’est-à-dire croyant adoucir mieux son style.
3On dit, la personne vers laquelle son penchant l’attire, l’entraîne, le porte, l’emporte ; mais on ne doit pas dire vers laquelle son penchant l’incline : il y a pléonasme, parce que penchant et inclination sont synonymes ; il y a impropriété, parce qu’une chose n’incline pas une personne mais la fait incliner. AUGER.
4Voici encore le mot on employé dans la même phrase pour exprimer deux différents sujets de proposition. Le premier on, c’est Célimène ; le second c’est tout le monde. C’est une négligence de style.

SCÈNE II

Alceste, Éliante, Philinte
Alceste
Ah ! faites-moi raison, madame, d’une offense
Qui vient de triompher de toute ma constance.
Éliante
Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous qui vous puisse émouvoir ?
Alceste
J’ai ce que, sans mourir, je ne puis concevoir ;
Et le déchaînement de toute la nature
Ne m’accablerait pas comme cette aventure.
C’en est fait… Mon amour… Je ne saurais parler.
Éliante
Que votre esprit un peu tâche à se rappeler.
Alceste
O juste ciel ! Faut-il qu’on joigne à tant de grâces
Les vices odieux des âmes les plus basses ?
Éliante
Mais encore, qui vous peut…
Alceste
Ah ! tout est ruiné ;
Je suis, je suis trahi, je suis assassiné.
Célimène… Eût-on pu croire cette nouvelle !
Célimène me trompe, et n’est qu’une infidèle.
Éliante
Avez-vous, pour le croire, un juste fondement ?
Philinte
Peut-être est-ce un soupçon conçu légèrement ;
Et votre esprit jaloux prend parfois des chimères…5
Alceste
Ah ! morbleu ! mêlez-vous, monsieur, de vos affaires.

[À Eliante.]

C’est de sa trahison n’être que trop certain,
Que l’avoir, dans ma poche, écrite de sa main.
Oui, madame, une lettre écrite pour Oronte,
A produit à mes yeux ma disgrâce et sa honte ;
Oronte, dont j’ai cru qu’elle fuyait les soins,
Et que de mes rivaux je redoutais le moins.
Philinte
Une lettre peut bien tromper par l’apparence,
Et n’est pas quelquefois si coupable qu’on pense.
Alceste
Monsieur, encore un coup, laissez-moi, s’il vous plaît,
Et ne prenez souci que de votre intérêt.
Éliante
Vous devez modérer vos transports, et l’outrage…
Alceste
Madame, c’est à vous qu’appartient cet ouvrage ;
C’est à vous que mon cœur a recours aujourd’hui
Pour pouvoir s’affranchir de son cuisant ennui.
Vengez-moi d’une ingrate et perfide parente,
Qui trahit lâchement une ardeur si constante,
Vengez-moi de ce trait qui doit vous faire horreur.
Éliante
Moi, vous venger ? Comment ?
Alceste
En recevant mon cœur.
Acceptez-le, madame, au lieu de l’infidèle :
C’est par là que je puis prendre vengeance d’elle ;
Et je la veux punir par les sincères vœux,
Par le profond amour, les soins respectueux,
Les devoirs empressés et l’assidu service,
Dont ce cœur va vous faire un ardent sacrifice.
Éliante
Je compatis, sans doute, à ce que vous souffrez,
Et ne méprise point le cœur que vous m’offrez ;
Mais peut-être le mal n’est pas si grand qu’on pense,
Et vous pourrez quitter ce désir de vengeance6.
Lorsque l’injure part d’un objet plein d’appas,
On fait force desseins qu’on n’exécute pas ;
On a beau voir, pour rompre, une raison puissante,
Une coupable aimée est bientôt innocente ;
Tout le mal qu’on lui veut se dissipe aisément,
Et l’on sait ce que c’est qu’un courroux d’un amant7.
Alceste
Non, non, madame, non. L’offense est trop mortelle ;
Il n’est point de retour, et je romps avec elle ;
Rien ne saurait changer le dessein que j’en fais,
Et je me punirais de l’estimer jamais.
La voici. Mon courroux redouble à cette approche,
Je vais de sa noirceur lui faire un vif reproche,
Pleinement la confondre, et vous porter après
Un cœur tout dégagé de ses trompeurs attraits.
5Un esprit ne prend pas, mais conçoit, enfante, se forge des chimères. Peut-être cependant, comme le sens est suspendu, Philinte veut-il dire : votre esprit jaloux prend parfois des chimères pour des réalités. Alors l’expression serait juste. AUGER.
6VAR. Et vous pouvez quitter ce désir de vengeance.
7Pour plus de correction, il faudrait, ou : que le courroux d’un amant, ou, qu’un courroux d’amant, AUGER.

SCÈNE III

Célimène, Alceste
Alceste, à part.
O ciel ! de mes transports puis-je être ici le maître ?
Célimène, à part.

[À Alceste.]

Ouais ! Quel est donc le trouble où je vous vois paraître,
Et que me veulent dire, et ces soupirs poussés,
Et ces sombres regards que sur moi vous lancez ?
Alceste
Que toutes les horreurs dont une âme est capable,
À vos déloyautés n’ont rien de comparable ;
Que le sort, les démons, et le ciel en courroux,
N’ont jamais rien produit de si méchant que vous.
Célimène
Voilà certainement des douceurs que j’admire.
Alceste
Ah ! ne plaisantez point, il n’est pas temps de rire.
Rougissez bien plutôt, vous en avez raison ;
Et j’ai de sûrs témoins de votre trahison.
Voilà ce que marquaient les troubles de mon âme ;
Ce n’était pas en vain que s’alarmait ma flamme ;
Par ces fréquents soupçons qu’on trouvait odieux,
Je cherchais le malheur qu’ont rencontré mes yeux ;
Et, malgré tous vos soins et votre adresse à feindre,
Mon astre me disait ce que j’avais à craindre :
Mais ne présumez pas que, sans être vengé,
Je souffre le dépit de me voir outragé.
Je sais que sur les vœux on n’a point de puissance,
Que l’amour veut partout naître sans dépendance,
Que jamais par la force on n’entra dans un cœur,
Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur.
Aussi ne trouverais-je aucun sujet de plainte,
Si, pour moi, votre bouche avait parlé sans feinte ;
Et, rejetant mes vœux dès le premier abord,
Mon cœur n’aurait eu droit de s’en prendre qu’au sort.
Mais d’un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
C’est une trahison, c’est une perfidie,
Qui ne saurait trouver de trop grands châtiments ;
Et je puis tout permettre à mes ressentiments.
Oui, oui, redoutez tout après un tel outrage ;
Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage.
Percé du coup mortel dont vous m’assassinez,
Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés ;
Je cède aux mouvements d’une juste colère,
Et je ne réponds pas de ce que je puis faire.
Célimène
D’où vient donc, je vous prie, un tel emportement ?
Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement ?
Alceste
Oui, oui, je l’ai perdu, lorsque dans votre vue
J’ai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue,
Et que j’ai cru trouver quelque sincérité
Dans les traîtres appas dont je fus enchanté.
Célimène
De quelle trahison pouvez-vous donc vous plaindre ?
Alceste
Ah ! que ce cœur est double, et sait bien l’art de feindre !
Mais, pour le mettre à bout, j’ai des moyens tout prêts.
Jetez ici les yeux, et connaissez vos traits ;
Ce billet découvert suffit pour vous confondre,
Et, contre ce témoin, on n’a rien à répondre.
Célimène
Voilà donc le sujet qui vous trouble l’esprit ?
Alceste
Vous ne rougissez pas en voyant, cet écrit !
Célimène
Et par quelle raison faut-il que j’en rougisse ?
Alceste
Quoi ! vous joignez ici l’audace à l’artifice !
Le désavouerez-vous, pour n’avoir point de seing ?
Célimène
Pourquoi désavouer un billet de ma main ?
Alceste
Et vous pouvez le voir, sans demeurer confuse
Du crime dont vers moi son style vous accuse8 !
Célimène
Vous êtes, sans mentir, un grand extravagant.
Alceste
Quoi ! vous bravez ainsi ce témoin convaincant !
Et ce qu’il m’a fait voir de douceur pour Oronte,
N’a donc rien qui m’outrage, et qui vous fasse honte ?
Célimène
Oronte qui vous dit que la lettre est pour lui ?
Alceste
Les gens qui, dans mes mains, l’ont remise aujourd’hui.
Mais je veux consentir qu’elle soit pour un autre,
Mon cœur en a-t-il moins à se plaindre du vôtre ?
En serez-vous vers moi moins coupable en effet ?
Célimène
Mais si c’est une femme à qui va ce billet,
En quoi vous blesse-t-il, et qu’a-t-il de coupable ?
Alceste
Ah ! le détour est bon, et l’excuse admirable.
Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à ce trait ;
Et me voilà, par là, convaincu tout à fait.
Osez-vous recourir à ces ruses grossières ?
Et croyez-vous les gens si privés de lumières ?
Voyons, voyons un peu par quel biais, de quel air,
Vous voulez soutenir un mensonge si clair ;
Et comment vous pourrez tourner pour une femme
Tous les mots d’un billet qui montre tant de flamme ?
Ajustez, pour couvrir un manquement de foi,
Ce que je m’en vais lire…
Célimène
Il ne me plaît pas, moi.
Je vous trouve plaisant d’user d’un tel empire,
Et de me dire au nez ce que vous m’osez dire.
Alceste
Non, non, sans s’emporter, prenez un peu souci
De me justifier les termes que voici.
Célimène
Non, je n’en veux rien faire ; et, dans cette occurrence,
Tout ce que vous croirez m’est de peu d’importance.
Alceste
De grâce, montrez-moi, je serai satisfait,
Qu’on peut, pour une femme, expliquer ce billet.
Célimène
Non, il est pour Oronte ; et je veux qu’on le croie
Je reçois tous ses soins avec beaucoup de joie,
J’admire ce qu’il dit, j’estime ce qu’il est,
Et je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît.
Faites, prenez parti, que rien ne vous arrête,
Et ne me rompez pas davantage la tête.
Alceste, à part.
Ciel ! rien de plus cruel peut-il être inventé,
Et jamais cœur fut-il de la sorte traité !
Quoi ! d’un juste courroux je suis ému contre elle,
C’est moi qui me viens plaindre, et c’est moi qu’on querelle !
On pousse ma douleur et mes soupçons à bout,
On me laisse tout croire, on fait gloire de tout ;
Et cependant mon cœur est encore assez lâche
Pour ne pouvoir briser la chaîne qui l’attache,
Et pour ne pas s’armer d’un généreux mépris
Contre l’objet ingrat dont il est trop épris !

[À Célimène.]

Ah ! que vous savez bien ici, contre moi-même,
Perfide, vous servir de ma faiblesse extrême,
Et ménager pour vous l’excès prodigieux
De ce fatal amour né de vos traîtres yeux !
Défendez-vous au moins d’un crime qui m’accable,
Et cessez d’affecter d’être envers moi coupable.
Rendez-moi, s’il se peut, ce billet innocent ;
À vous prêter les mains ma tendresse consent.
Efforcez-vous ici de paraître fidèle,
Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle.
Célimène
Allez, vous êtes fou dans vos transports jaloux,
Et ne méritez pas l’amour qu’on a pour vous.
Je voudrais bien-savoir qui pourrait me contraindre
À descendre pour vous aux bassesses de feindre ;
Et pourquoi, si mon cœur penchait d’autre côté,
Je ne le dirais pas avec sincérité.
Quoi ! de mes sentiments l’obligeante assurance,
Contre tous vos soupçons ne prend pas ma défense ?
Auprès d’un tel garant, sont-ils de quelque poids ?
N’est-ce pas m’outrager que d’écouter leur voix ?
Et, puisque notre cœur fait un effort extrême,
Lorsqu’il peut se résoudre à confesser qu’il aime ;
Puisque l’honneur du sexe, ennemi de nos feux,
S’oppose fortement à de pareils aveux ;
L’amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle,
Doit-il impunément douter de cet oracle ?
Et n’est-il pas coupable, en ne s’assurant pas9
À ce qu’on ne dit point qu’après de grands combats ?
Allez, de tels soupçons méritent ma colère,
Et vous ne valez pas que l’on vous considère.
Je suis sotte, et veux mal à ma simplicité
De conserver encore pour vous quelque bonté ;
Je devrais autre part attacher mon estime,
Et vous faire un sujet de plainte légitime.
Alceste
Ah ! traîtresse ! mon faible est étrange pour vous ;
Vous me trompez, sans doute, avec des mots si doux ;
Mais il n’importe, il faut suivre ma destinée :
À votre foi mon âme est tout abandonnée ;
Je veux voir jusqu’au bout quel sera votre cœur,
Et si de me trahir il aura la noirceur.
Célimène
Non, vous ne m’aimez point comme il faut que l’on aime.
Alceste
Ah ! rien n’est comparable à mon amour extrême ;
Et, dans l’ardeur qu’il a de se montrer à tous,
Il va jusqu’à former des souhaits contre vous.
Oui, je voudrais qu’aucun ne vous trouvât aimable,
Que vous fussiez réduite en un sort misérable ;
Que le ciel, en naissant, ne vous eût donné rien ;
Que vous n’eussiez ni rang, ni naissance, ni bien ;
Afin que de mon cœur l’éclatant sacrifice
Vous pût, d’un pareil sort, réparer l’injustice ;
Et que j’eusse la joie et la gloire en ce jour
De vous voir tenir tout des mains de mon amour.
Célimène
C’est me vouloir du bien d’une étrange manière !
Me préserve le ciel que vous ayez matière…
Voici monsieur Dubois plaisamment figuré.
8Vers pour envers ne se dit plus. Du temps de Molière et de Racine on disait encore indifféremment l’un pour l’autre AUGER.
9On a dit, on peut dire encore, s’assurer en quelqu’un, s’y confier ; mais je doute qu’on ait jamais dit s’assurer à quelque chose. AUGER.

SCÈNE IV

Célimène, Alceste, Dubois
Alceste
Que veut cet équipage et cet air effaré ?
Qu’as-tu ?
Dubois
Monsieur…
Alceste
Hé bien ?
Dubois
Voici bien des mystères.
Alceste
Qu’est-ce ?
Dubois
Nous sommes mal, monsieur, dans nos affaires
Alceste
Quoi ?
Dubois
Parlerai-je haut ?
Alceste
Oui, parle, et promptement.
Dubois
N’est-il point là quelqu’un ?
Alceste
Ah ! que d’amusement !
Veux-tu parler ?
Dubois
Monsieur, il faut faire retraite.
Alceste
Comment ?
Dubois
Il faut d’ici déloger sans trompette.
Alceste
Et pourquoi ?
Dubois
Je vous dis qu’il faut quitter ce lieu.
Alceste
La cause ?
Dubois
Il faut partir, monsieur, sans dire adieu.
Alceste
Mais par quelle raison me tiens-tu ce langage ?
Dubois
Par la raison, monsieur, qu’il faut plier bagage.
Alceste
Ah ! je te casserai la tête assurément,
Si ne veux, maraud, t’expliquer autrement.
Dubois
Monsieur, un homme noir et d’habit et de mine,
Est venu nous laisser, jusque dans la cuisine,
Un papier griffonné d’une telle façon,
Qu’il faudrait, pour le lire, être pis que démon10
C’est de votre procès, je n’en fais aucun doute ;
Mais, le diable d’enfer, je crois, n’y verrait goutte.
Alceste
Hé bien ! quoi ? Ce papier qu’a-t-il à démêler,
Traître, avec le départ dont tu viens me parler ?
Dubois
C’est pour vous dire ici, monsieur, qu’une heure ensuite11,
Un homme, qui souvent vous vient rendre visite,
Est venu vous chercher avec empressement,
Et, ne vous trouvant pas, m’a chargé doucement,
Sachant que je vous sers avec beaucoup de zèle,
De vous dire… Attendez, comme est-ce qu’il s’appelle12 ?
Alceste
Laisse là son nom, traître, et dis ce qu’il t’a dit.
Dubois
C’est un de vos amis ; enfin cela suffit.
Il m’a dit que d’ici votre péril vous chasse,
Et que d’être arrêté le sort vous y menace.
Alceste
Mais quoi ! n’a-t-il voulu te rien spécifier ?
Dubois
Non. Il m’a demandé de l’encre et du papier,
Et vous a fait un mot, où vous pourrez, je pense,
Du fond de ce mystère avoir la connaissance.
Alceste
Donne-le donc.
Célimène
Que peut envelopper ceci ?
Alceste
Je ne sais ; mais j’aspire à m’en voir éclairci.
Auras-tu bientôt fait, impertinent au diable ?
Dubois, après avoir longtemps cherché le billet.
Ma foi, je l’ai, monsieur, laissé sur votre table.
Alceste
Je ne sais qui me tient…
Célimène
Ne vous emportez pas,
Et courez démêler un pareil embarras.
Alceste
Il semble que le sort, quelque soin que je prenne,
Ait juré d’empêcher que je vous entretienne13 ;
Mais, pour en triompher, souffrez à mon amour14
De vous revoir, madame, avant la fin du jour.
10VAR. Qu’il faudrait pour le lire être pis qu’un démon.
Pis est un adverbe comparatif qui signifie, plus mal. On ne pourrait pas dire être plus mal qu’un, pour dire, être plus mauvais qu’un démon. L’adjectif pire était le mot nécessaire. AUGER.
11Une heure ensuite ne se dit pas pour une heure après ; c’est un barbarisme. AUGER.
12Il aurait fallu comment est-ce.
13Quand le verbe empêcher est employé négativement, la préposition subordonnée peut rejeter ou admettre à volonté la négation : Je n’empêche pas qu’il vienne, ou qu’il ne vienne ; mais empêcher, employé affirmativement, comme il l’est dans ce vers, veut toujours après lui la négation. AUGER.
14Souffrir à quelqu’un de faire une chose, se disait anciennement pour permettre. IBID.

ACTE V

SCÈNE I

Philinte, Alceste
Alceste
La résolution en est prise, vous dis-je.
Philinte
Mais, quel que soit ce coup, faut-il qu’il vous oblige ?…
Alceste
Non, vous avez beau faire et beau me raisonner,
Rien de ce que je dis ne peut me détourner ;
Trop de perversité règne au siècle où nous sommes,
Et je veux me tirer du commerce des hommes.
Quoi ! contre ma partie on voit tout à la fois
L’honneur, la probité, la pudeur et les lois ;
On publie en tous lieux l’équité de ma cause ;
Sur la foi de mon droit mon âme se repose :
Cependant je me vois trompé par le succès,
J’ai pour moi la justice, et je perds mon procès !
Un traître, dont on sait la scandaleuse histoire,
Est sorti triomphant d’une fausseté noire !
Toute la bonne foi cède à sa trahison !
Il trouve, en m’égorgeant, moyen d’avoir raison !
Le poids de sa grimace, où brille l’artifice,
Renverse le bon droit, et tourne la justice1 !
Il fait par un arrêt couronner son forfait !
Et, non content encore du tort que l’on me fait,
Il court parmi le monde un livre abominable,
Et de qui la lecture est même condamnable ;
Un livre à mériter la dernière rigueur,
Dont le fourbe a le front de me faire Fauteur !
Et là-dessus on voit Oronte qui murmure,
Et tâche méchamment d’appuyer l’imposture !
Lui qui d’un honnête homme à la cour tient le rang,
À qui je n’ai rien fait qu’être sincère et franc,
Qui me vient, malgré moi, d’une ardeur empressée,
Sur des vers qu’il a faits demander ma pensée ;
Et parce que j’en use avec honnêteté,
Et ne le veux trahir, lui, ni la vérité,
Il aide à m’accabler d’un crime imaginaire !
Le voilà devenu mon plus grand adversaire !
Et jamais de son cœur je n’aurai de pardon,
Pour n’avoir pas trouvé que son sonnet fût bon !
Et les hommes, morbleu ! sont faits de cette sorte !
C’est à ces actions que la gloire les porte !
Voilà la bonne foi, le zèle vertueux,
La justice et l’honneur que l’on trouve chez eux !
Allons, c’est trop souffrir les chagrins qu’on nous forge.
Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge.
Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
Traîtres ! vous ne m’aurez de ma vie avec vous.
Philinte
Je trouve un peu bien prompt le dessein où vous êtes ;
Et tout le mal n’est pas si grand que vous le faites.
Ce que votre partie ose vous imputer
N’a point eu le crédit de vous faire arrêter ;
On voit son faux rapport lui-même se détruire,
Et c’est une action qui pourrait bien lui nuire.
Alceste
Lui ? De semblables tours il ne craint point l’éclat :
Il a permission d’être franc scélérat ;
Et, loin qu’à son crédit nuise cette aventure,
On l’en verra demain en meilleure posture.
Philinte
Enfin, il est constant qu’on n’a point trop donné
Au bruit que contre vous sa malice a tourné ;
De ce côté déjà vous n’avez rien à craindre :
Et pour votre procès, dont vous pouvez vous plaindre,
Il vous est en justice aisé d’y revenir,
Et contre cet arrêt…
Alceste
Non, je veux m’y tenir.
Quelque sensible tort qu’un tel arrêt me fasse,
Je me garderai bien de vouloir qu’on le casse ;
On y voit trop à plein le bon droit maltraité,
Et je veux qu’il demeure à la postérité,
Comme une marque insigne, un fameux témoignage
De la méchanceté des hommes de notre âge.
Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter ;
Mais pour vingt mille francs j’aurai droit de pester
Contre l’iniquité de la nature humaine,
Et de nourrir pour elle une immortelle haine.
Philinte
Mais enfin…
Alceste
Mais enfin, vos soins sont superflus.
Que pouvez-vous, Monsieur, me dire là-dessus ?
Aurez-vous bien le front de me vouloir, en face,
Excuser les horreurs de tout ce qui se passe2 ?
Philinte
Non, je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît :
Tout marche par cabale et par pur intérêt ;
Ce n’est plus que la ruse aujourd’hui qui l’emporte,
Et les hommes devraient être faits d’autre sorte.
Mais est-ce une raison que leur peu d’équité
Pour vouloir se tirer de leur société ?
Tous ces défauts humains nous donnent, dans la vie,
Des moyens d’exercer notre philosophie :
C’est le plus bel emploi que trouve la vertu ;
Et, si de probité tout était revêtu,
Si tous les cœurs étaient francs, justes, et dociles,
La plupart des vertus nous seraient inutiles,
Puisqu’on en met l’usage à pouvoir, sans ennui,
Supporter dans nos droits l’injustice d’autrui ;
Et, de même qu’un cœur, d’une vertu profonde…
Alceste
Je sais que vous parlez, Monsieur, le mieux du monde
En beaux raisonnements vous abondez toujours ;
Mais vous perdez le temps et tous vos beaux discours.
La raison, pour mon bien, veut que je me retire :
Je n’ai point sur ma langue un assez grand empire ;
De ce que je dirais je ne répondrais pas,
Et je me jetterais cent choses sur les bras.
Laissez-moi, sans dispute, attendre Célimène.
Il faut qu’elle consente au dessein qui m’amène ;
Je vais voir si son cœur a de l’amour pour moi ;
Et c’est ce moment-ci qui doit m’en faire foi.
Philinte
Montons chez Éliante, attendant sa venue.
Alceste
Non : de trop de souci je me sens l’âme émue.
Allez-vous-en la voir, et me laissez enfin
Dans ce petit coin sombre avec mon noir chagrin.
Philinte
C’est une compagnie étrange pour attendre ;
Et je vais obliger Éliante à descendre.
1Tourner la justice ne peut signifier séduire, corrompre la justice. VOLT.
2On ne dit point excuser une chose à quelqu’un. AUGER.

SCÈNE II

Célimène, Oronte, Alceste
Oronte
Oui, c’est à vous de voir si, par des nœuds si doux,
Madame, vous voulez m’attacher tout à vous.
Il me faut de votre âme une pleine assurance :
Un amant là-dessus n’aime point qu’on balance.
Si l’ardeur de mes feux a pu vous émouvoir,
Vous ne devez point feindre à me le faire voir ;
Et la preuve, après tout, que je vous en demande,
C’est de ne plus souffrir qu’Alceste vous prétende3,
De le sacrifier, madame, à mon amour,
Et de chez vous enfin le bannir dès ce jour.
Célimène
Mais quel sujet si grand contre lui vous irrite,
Vous à qui j’ai tant vu parler de son mérite ?
Oronte
Madame, il ne faut point ces éclaircissements ;
Il s’agit de savoir quels sont vos sentiments.
Choisissez, s’il vous plaît, de garder l’un ou l’autre ;
Ma résolution n’attend rien que la vôtre.
Alceste, sortant du coin où il était.
Oui, Monsieur a raison ; madame, il faut choisir ;
Et sa demande ici s’accorde à mon désir4.
Pareille ardeur me presse, et même soin m’amène :
Mon amour veut du vôtre une marque certaine :
Les choses ne sont plus pour traîner en longueur,
Et voici le moment d’expliquer votre cœur.
Oronte
Je ne veux point, Monsieur, d’une flamme importune
Troubler aucunement votre bonne fortune5.
Alceste
Je ne veux point, Monsieur, jaloux ou non jaloux,
Partager de son cœur rien du tout avec vous.
Oronte
Si votre amour au mien lui semble préférable…
Alceste
Si du moindre penchant elle est pour vous capable…
Oronte
Je jure de n’y rien prétendre désormais.
Alceste
Je jure hautement de ne la voir jamais.
Oronte
Madame, c’est à vous de parler sans contrainte.
Alceste
Madame, vous pouvez vous expliquer sans crainte.
Oronte
Vous n’avez qu’à nous dire où s’attachent vos vœux.
Alceste
Vous n’avez qu’à trancher, et choisir de nous deux.
Oronte
Quoi ! sur un pareil choix vous semblez être en peine !
Alceste
Quoi ! votre âme balance et paraît incertaine !
Célimène
Mon Dieu ! que cette instance est là hors de saison !
Et que vous témoignez tous deux peu de raison !
Je sais prendre parti sur cette préférence,
Et ce n’est pas mon cœur maintenant qui balance :
Il n’est point suspendu, sans doute, entre vous deux ;
Et rien n’est sitôt fait que le choix de nos vœux.
Mais je souffre, à vrai dire, une gêne trop forte
À prononcer en face un aveu de la sorte :
Je trouve que ces mots, qui sont désobligeants,
Ne se doivent point dire en présence des gens ;
Qu’un cœur de son penchant donne assez de lumière,
Sans qu’on nous fasse aller jusqu’à rompre en visière ;
Et qu’il suffit enfin que de plus doux témoins
Instruisent un amant du malheur de ses soins.
Oronte
Non, non, un franc aveu n’a rien que j’appréhende ;
J’y consens pour ma part,
Alceste
Et moi, je le demande ;
C’est son éclat surtout qu’ici j’ose exiger,
Et je ne prétends point vous voir rien ménager.
Conserver tout le monde est votre grande étude :
Mais plus d’amusement, et plus d’incertitude ;
Il faut vous expliquer nettement là-dessus,
Ou bien pour un arrêt je prends votre refus ;
Je saurai, de ma part, expliquer ce silence,
Et me tiendrai pour dit tout le mal que j’en pense.
Oronte
Je vous sais fort bon gré, Monsieur, de ce courroux,
Et je lui dis ici même chose que vous.
Célimène
Que vous me fatiguez avec un tel caprice !
Ce que vous demandez a-t-il de la justice ?
Et ne vous dis-je pas quel motif me retient ?
J’en vais prendre pour juge Liante qui vient.
3On dit, prétendre à une femme, à la main d’une femme ; et non pas une femme. AUGER.
4Il faudrait s’accorder avec, et non s’accorder à. IBID.
5On ne dit pas, je ne veux point aucunement troubler, mais, je ne veux aucunement troubler. Point est de trop. AUGER.
2. Même remarque que la précédente.

SCÈNE III

Éliante, Philinte, Célimène, Oronte, Alceste
Célimène
Je me vois, ma cousine, ici persécutée
Par des gens dont l’humeur y paraît concertée.
Ils veulent, l’un et l’autre, avec même chaleur,
Que je prononce entre eux le choix que fait mon cœur,
Et que, par un arrêt qu’en face il me faut rendre,
Je défende à l’un d’eux tous les soins qu’il peut prendre.
Dites-moi si jamais cela se fait ainsi.
Éliante
N’allez point là-dessus me consulter ici ;
Peut-être y pourriez-vous être mal adressée,
Et je suis pour les gens qui disent leur pensée.
Oronte
Madame, c’est en vain que vous vous défendez.
Alceste
Tous vos détours ici seront mal secondés.
Oronte
Il faut, il faut parler, et lâcher la balance.
Alceste
Il ne faut que poursuivre à garder le silence6.
Oronte
Je ne veux qu’un seul mot pour finir nos débats.
Alceste
Et moi, je vous entends, si vous ne parlez pas.
6Il est aisé de voir qu’on ne doit pas dire, poursuivre, mais, continuer à garder le silence. L’idée d’activité attachée au verbe poursuivre ne compatit point avec garder le silence, qui exprime une suspension, une privation d’action. AUGER.

SCÈNE IV

Arsinoé, Célimène, Éliante, Alceste, Philinte, Acaste, Clitandre, Oronte
Acaste, à Célimène.
Madame, nous venons tous deux, sans vous déplaire,
Éclaircir avec vous une petite affaire.
Clitandre, à Oronte et à Alceste.
Fort à propos, messieurs, vous vous trouvez ici ;
Et vous êtes mêlés dans cette affaire aussi.
Arsinoé, à Célimène.
Madame, vous serez surprise de ma vue ;
Mais ce sont ces messieurs qui causent ma venue :
Tous deux ils m’ont trouvée, et se sont plaints à moi
D’un trait à qui mon cœur ne saurait prêter foi.
J’ai du fond de votre âme une trop haute estime
Pour vous croire jamais capable d’un tel crime ;
Mes yeux ont démenti leurs témoins les plus forts,
Et, l’amitié passant sur de petits discords,
J’ai bien voulu chez vous leur faire compagnie,
Pour vous voir vous laver de cette calomnie.
Acaste
Oui, madame, voyons d’un esprit adouci,
Comment vous vous prendrez à soutenir ceci.
Cette lettre, par vous, est écrite à Clitandre.
Clitandre
Vous avez, pour Acaste, écrit ce billet tendre.
Acaste, à Oronte et à Alceste.
Messieurs, ces traits pour vous n’ont point d’obscurité,
Et je ne doute pas que sa civilité
À connaître sa main n’ait trop su vous instruire ;
Mais ceci vaut assez la peine de le lire :

Vous êtes un étrange homme7, de condamner mon enjouement, et de me reprocher que je n’ai jamais tant de joie que lorsque je ne suis pas avec vous. Il n’y a rien de plus injuste ; et, si vous ne venez bien vite me demander pardon de cette offense, je ne vous la pardonnerai de ma vie8. Notre grand flandrin de vicomte…

Il devrait être ici.

Notre grand flandrin de vicomte, par qui vous commencez vos plaintes, est un homme qui ne saurait me revenir ; et, depuis que je l’ai vu, trois quarts d’heure durant, cracher dans un puits pour faire des ronds, je n’ai pu jamais prendre bonne opinion de lui. Pour le petit marquis….

C’est moi-même, messieurs, sans nulle vanité.

Pour le petit marquis, qui me tint hier longtemps la main je trouve qu’il n’y a rien de si mince que toute sa personne ; et ce sont de ces mérites qui n’ont que la cape et l’épée9. Pour l’homme aux rubans verts…

[À Alceste.]

À vous le dé, Monsieur.

Pour l’homme aux rubans verts 10, il me divertit quelquefois avec ses brusqueries et son chagrin bourru ; mais il est cent moments où je le trouve le plus fâcheux du monde. Et pour l’homme à la veste…..11

[À Oronte.]

Voici votre paquet.

Et pour l’homme à la veste, qui s’est jeté dans le bel esprit, et veut être auteur malgré tout le monde, je ne puis me donner la peine d’écouter ce qu’il dit ; et sa prose me fatigue autant que ses vers. Mettez-vous donc en tête que je ne me divertis pas toujours si bien que vous pensez ; que je vous trouve à dire12, plus que je ne voudrais, dans toutes les parties où l’on m’entraîne ; et que c’est un merveilleux assaisonnement aux plaisirs qu’on goûte, que la présence des gens qu’on aime.

Clitandre
Me voici maintenant, moi13.

Votre Clitandre, dont vous me parlez, et qui fait tant le doucereux, est le dernier des hommes pour qui j’aurais de l’amitié. Il est extravagant de se persuader qu’on l’aime ; et vous l’êtes de croire qu’on ne vous aime pas. Changez, pour être raisonnable, vos sentiments contre les siens ; et voyez-moi le plus que vous pourrez, pour m’aider à porter le chagrin d’en être obsédée.

D’un fort beau caractère on voit là le modèle,
Madame, et vous savez comment cela s’appelle.
Il suffit. Nous allons, l’un et l’autre en tous lieux,
Montrer de votre cœur le portrait glorieux.
Acaste
J’aurais de quoi vous dire, et belle est la matière ;
Mais je ne vous tiens pas digne de ma colère
Et je vous ferai voir que les petits marquis
Ont, pour se consoler, des cœurs du plus haut prix14.
7VAR. Vous êtes un étrange homme, Clitandre.
8VAR. Je ne vous le pardonnerai.
9Avant la révolution de 1789, les fils aînés héritaient seuls des biens dans les familles. Les cadets déshérités n’avaient que la ressource d’entrer dans un régiment. On disait de ces cadets qu’ils n’avaient que la cape et l’épée pour toute fortune. La cape était un manteau militaire, à capuchon.
10Du temps de Molière, les homme portaient des nœuds de rubans à la cravate, aux manches, aux jarretières et aux souliers. AUGER.
11La veste se portait sous l’habit. Dans notre costume moderne le gilet a remplacé la veste.
12Cette expression, trouver quelqu’un à dire, qui signifie, trouver qu’il manque, qu’il fait faute quelque part, était d’un usage très-fréquent autrefois. Aujourd’hui on courrait le risque de n’être pas compris, si l’on disait à une personne : Je sors d’une maison où l’on vous a trouvé à dire. AUGER.
13VAR. Me voici maintenant.
14VAR. Ont, pour se consoler, des cœurs de plus haut prix.
De plus haut prix valait peut-être mieux, parce que ce terme est ici plus impertinent.

SCÈNE V

Célimène, Éliante, Arsinoé, Alceste, Oronte, Philinte
Oronte
Quoi ? de cette façon, je vois qu’on me déchire,
Après tout ce qu’à moi je vous ai vu m’écrire !
Et votre cœur, paré de beaux semblants d’amour,
À tout le genre humain se promet tour à tour !
Allez, j’étais trop dupe, et je vais ne plus l’être ;
Vous me faites un bien, me faisant vous connaître :
J’y profite d’un cœur qu’ainsi vous me rendez,
Et trouve ma vengeance en ce que vous perdez.

[À Alceste.]

Monsieur, je ne fais plus d’obstacle à votre flamme,
Et vous pouvez conclure affaire avec madame.

SCÈNE VI

Célimène, Éliante, Arsinoé, Alceste, Philinte
Arsinoé, à Célimène.
Certes, voilà le trait du monde le plus noir ;
Je ne m’en saurais taire, et me sens émouvoir15.
Voit-on des procédés qui soient pareils aux vôtres ?
Je ne prends point de part aux intérêts des autres ;

[Montrant Alceste.]

Mais Monsieur, que chez vous fixait votre bonheur,
Un homme, comme lui, de mérite et d’honneur,
Et qui vous chérissait avec idolâtrie,
Devait-il…16
Alceste
Laissez-moi, madame, je vous prie,
Vider mes intérêts moi-même là-dessus ;
Et ne vous chargez point de ces soins superflus.
Mon cœur a beau vous voir prendre ici sa querelle,
Il n’est point en état de payer ce grand zèle ;
Et ce n’est pas à vous que je pourrai songer,
Si, par un autre choix, je cherche à me venger.
Arsinoé
Hé ! croyez-vous, Monsieur, qu’on ait cette pensée,
Et que de vous avoir on soit tant empressée ?
Je vous trouve un esprit bien plein de vanité,
Si de cette créance il peut s’être flatté17.
Le rebut de Madame est une marchandise
Dont on aurait grand tort d’être si fort éprise.
Détrompez-vous, de grâce, et portez-le moins haut.
Ce ne sont pas des gens comme moi qu’il vous faut.
Vous ferez bien encore de soupirer pour elle,
Et je brûle de voir une union si belle.
15VAR. Je ne me saurais taire, et me sens émouvoir.
16VAR. Devrait-il ?…
17Vaugelas nous apprend que, de son temps, croyance et créance, qui avaient beaucoup de rapport pour le sens, se prononçaient de même à la cour ; et, suivant Th. Corneille, cette délicatesse de prononciation avait passé dans l’orthographe : peu de personnes écrivaient croyance. L’usage a changé sur ce point. On écrit et on prononce croyance, dans le sens de conviction, persuasion, opinion ; et créance, dont l’ancienne signification ne s’est conservée que dans quelques expressions de la diplomatie, du commerce et de la vénerie, n’a plus d’autre signification, dans le langage ordinaire, que celle de dette active. AUGER. On trouve cependant dans la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie : « Créance, croyance, foi. Ne donnez aucune créance à ce qu’il dit. »

SCÈNE VII

Célimène, Éliante, Alceste, Philinte
Alceste, à Célimène.
Hé bien ! je me suis tu, malgré ce que je voi,
Et j’ai laissé parler tout le monde avant moi.
Ai-je pris sur moi-même un assez long empire ?
Et puis-je maintenant ?…
Célimène
Oui, vous pouvez tout dire ;
Vous en êtes en droit, lorsque vous vous plaindrez,
Et de me reprocher tout ce que vous voudrez.
J’ai tort, je le confesse ; et mon âme confuse
Ne cherche à vous payer d’aucune vaine excuse.
J’ai des autres ici méprisé le courroux ;
Mais je tombe d’accord de mon crime envers vous.
Votre ressentiment, sans doute, est raisonnable ;
Je sais combien je dois vous paraître coupable,
Que toute chose dit que j’ai pu vous trahir,
Et qu’enfin vous avez sujet de me haïr.
Faites-le, j’y consens.
Alceste
Hé ! le puis-je, traîtresse ?
Puis-je ainsi triompher de toute ma tendresse ?
Et, quoique avec ardeur je veuille vous haïr,
Trouvé-je un cœur en moi tout prêt à m’obéir ?

[À Liante et à Philinte.]

Vous voyez ce que peut une indigne tendresse,
Et je vous fais tous deux témoins de ma faiblesse.
Mais, à vous dire vrai, ce n’est pas encore tout,
Et vous allez me voir la pousser jusqu’au bout,
Montrer que c’est à tort que sages on nous nomme,
Et que dans tous les cœurs il est toujours de l’homme.

[À Célimène.]

Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits ;
J’en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits,
Et me les couvrirai du nom d’une faiblesse,
Où le vice du temps porte votre jeunesse,
Pourvu que votre cœur veuille donner les mains18
Au dessein que j’ai fait de fuir tous les humains,
Et que dans mon désert, où j’ai fait vœu de vivre,
Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre.
C’est par là seulement que, dans tous les esprits,
Vous pouvez réparer le mal de vos écrits,
Et qu’après cet éclat qu’un noble cœur abhorre,
Il peut m’être permis de vous aimer encore.
Célimène
Moi, renoncer au monde avant que de vieillir,
Et dans votre désert aller m’ensevelir !
Alceste
Et, s’il faut qu’à mes feux votre flamme réponde,
Que vous doit importer tout le reste du monde ?
Vos désirs avec moi ne sont-ils pas contents ?
Célimène
La solitude effraye une âme de vingt ans.
Je ne sens point la mienne assez grande, assez forte,
Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte19.
Si le don de ma main peut contenter vos vœux,
Je pourrai me résoudre à serrer de tels nœuds ;
Et l’hymen…
Alceste
Non. Mon cœur à présent vous déteste,
Et ce refus lui seul fait plus que tout le reste.
Puisque vous n’êtes point, en des liens si doux,
Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous,
Allez, je vous refuse ; et ce sensible outrage,
De vos indignes fers pour jamais me dégage.
18On dira bien mon cœur y consent ; mais on ne doit pas dire, mon cœur y donne les mains ; parce qu’un cœur qui a des mains est une figure impossible à concevoir. AUGER.
19On disait, du temps de Molière, prendre un dessein, comme on dit prendre une résolution. On dit aujourd’hui, concevoir, former un dessein. IBID.

SCÈNE VIII

Éliante, Alceste, Philinte
Alceste, à Liante.
Madame, cent vertus ornent votre beauté,
Et je n’ai vu qu’en vous de la sincérité ;
De vous, depuis longtemps, je fais un cas extrême.
Mais laissez-moi toujours vous estimer de même,
Et souffrez que mon cœur, dans ses troubles divers,
Ne se présente point à l’honneur de vos fers ;
Je m’en sens trop indigne, et commence à connaître
Que le ciel, pour ce nœud, ne m’avait point fait naître ;
Que ce serait pour vous un hommage trop bas,
Que le rebut d’un cœur qui ne vous valait pas ;
Et qu’enfin…
Éliante
Vous pouvez suivre cette pensée20 :
Ma main de se donner n’est pas embarrassée ;
Et voilà votre ami, sans trop m’inquiéter,
Qui, si je l’en priais, la pourrait accepter.
Philinte
Ah ! cet honneur, Madame, est toute mon envie,
Et j’y sacrifierais et mon sang et ma vie.
Alceste
Puissiez-vous, pour goûter de vrais contentements,
L’un pour l’autre, à jamais, garder ces sentiments !
Trahi de toutes parts, accablé d’injustices,
Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices,
Et chercher, sur la terre, un endroit écarté,
Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.
Philinte
Allons, Madame, allons employer toute chose.
Pour rompre le dessein que son cœur se propose.

FIN DU MISANTHROPE.

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Tags: Molière