Categories: Romans d'aventures

Le Monde perdu

Le Retour de Sherlock Holmes

de Sir Arthur Ignatius Conan Doyle

Chapitre 1 Tout autour de nous, des héroïsmes…

M. Hungerton, son père, n’avait pas de rival sur la terre pour le manque de tact. Imaginez un cacatoès duveteux, plumeux, malpropre, aimable certes, mais qui aurait centré le monde sur sa sotte personne. Si quelque chose avait pu m’éloigner de Gladys, ç’aurait été la perspective d’un pareil beau-père. Trois jours par semaine je venais aux Chesnuts, et il croyait dans le fond de son cœur que j’y étais attiré uniquement par le plaisir de sa société, surtout pour l’entendre discourir sur le bimétallisme ; il traitait ce sujet avec une autorité croissante.

Un soir, j’écoutais depuis plus d’une heure son ramage monotone : la mauvaise monnaie qui chasse la bonne,la valeur symbolique de l’argent, la dépréciation de la roupie, ce qu’il appelait le vrai taux des changes, tout y passait.

– Supposez, s’écria-t-il soudain avec une véhémence contenue, que l’on batte partout le rappel simultané de toutes les dettes, et que soit exigé leur remboursement immédiat.Étant donné notre situation présente, que se produirait-il ?

J’eus le malheur de lui répondre par une vérité d’évidence : à savoir que je serais ruiné. Sur quoi il bondit de son fauteuil et me reprocha ma perpétuelle légèreté qui,dit-il, « rendait impossible toute discussion sérieuse ».Claquant la porte, il quitta la pièce ; d’ailleurs il avait à s’habiller pour une réunion maçonnique.

Enfin je me trouvais seul avec Gladys. Le moment fatal était arrivé ! Toute cette soirée j’avais éprouvé les sentiments alternés d’espoir et d’horreur du soldat qui attend le signal de l’attaque.

Elle était assise : son profil, fier,délicat, se détachait avec noblesse sur le rideau rouge. Qu’elleétait belle ! Belle, mais inaccessible aussi, hélas !Nous étions amis, très bons amis ; toutefois, je n’avais pu mehasarder avec elle au-delà d’une camaraderie comparable à celle quim’aurait lié tout aussi bien avec l’un de mes confrères reporters àla Daily Gazette : une camaraderie parfaitementsincère, parfaitement amicale, parfaitement asexuée… Il est exactque tous mes instincts se hérissent devant les femmes qui semontrent trop sincères, trop aimables : de tels excès neplaident jamais en faveur de l’homme qui en est l’objet. Lorsques’ébauche d’un sexe à l’autre un vrai sentiment, la timidité et laréserve lui font cortège, par réaction contre la perverse Antiquitéoù l’amour allait trop souvent de pair avec la violence. Une têtebaissée, le regard qui se détourne, la voix qui se meurt, destressaillements, voilà les signes évidents d’une passion ! Etnon des yeux hardis, ou un bavardage impudent. Je n’avais pasencore beaucoup vécu, mais cela je l’avais appris… à moins que jene l’eusse hérité de cette mémoire de la race que nous appelonsinstinct.

Toutes les qualités de la femmes’épanouissaient en Gladys. Certains la jugeaient froide et dure,mais c’était trahison pure. Cette peau délicatement bronzée auteint presque oriental, ces cheveux noirs et brillants, ces grandsyeux humides, ces lèvres charnues mais raffinées réunissaient tousles signes extérieurs d’un tempérament passionné. Pourtant,jusqu’ici j’avais été incapable de l’émouvoir. N’importe, quoiqu’il pût advenir, ce soir même j’irais jusqu’au bout ! Finiesles hésitations ! Après tout, elle ne pourrait faire pis quede refuser ; et mieux valait être un amoureux éconduit qu’unfrère agréé.

Mes pensées m’avaient conduit jusque-là, etj’allais rompre un silence long et pénible quand deux yeux noirssévères me fixèrent, je vis alors le fier visage que j’aimais secontracter sous l’effet d’une réprobation souriante.

– Je crois deviner ce que vous êtes sur lepoint de me proposer, Ned, me dit-elle. Je souhaite que vous n’enfassiez rien, car l’actuel état de choses me plaît davantage.

J’approchai ma chaise.

– Voyons, comment savez-vous ce que j’étaissur le point de vous proposer ? demandai-je avec uneadmiration naïve.

– Comme si les femmes ne savaient pastoujours ! Une femme se laisse-t-elle jamais prendre audépourvu ? Mais, Ned, notre amitié a été si bonne et siagréable ! Ce serait tellement dommage de la gâcher ! Netrouvez-vous pas merveilleux qu’un jeune homme et une jeune fillepuissent se parler aussi librement que nous l’avons fait ?

– Peut-être, Gladys. Mais, vous comprenez, jepeux parler très librement aussi avec… avec un chef degare !

Je me demande encore pourquoi cet honorablefonctionnaire s’introduisit dans notre débat, mais son immixtionprovoqua un double éclat de rire.

– Et cela ne me satisfait pas le moins dumonde, repris-je. Je veux mes bras autour de vous, votre tête surma poitrine et, Gladys, je veux…

Comme elle vit que j’allais passer à ladémonstration de quelques-uns de mes vœux, elle se leva de sachaise.

– Vous avez tout gâché, Ned ! medit-elle. Tant que cette sorte de chose n’intervient pas, tout estsi beau, si normal !… Quel malheur ! Pourquoi nepouvez-vous pas garder votre sang-froid ?

– Cette sorte de chose, ce n’est pas moi quil’ai inventée ! argumentai-je. C’est la nature. C’estl’amour.

– Hé bien ! si nous nous aimions tousdeux, ce serait différent. Mais je n’ai jamais aimé !

– Mais vous devez aimer ! Vous, avecvotre beauté, avec votre âme !… Gladys, vous êtes faite pourl’amour ! Vous devez aimer !

– Encore faut-il attendre que l’amourvienne…

– Mais pourquoi ne pouvez-vous pas m’aimer,Gladys ? Est-ce ma figure qui vous déplaît, ou quoi ?

Elle se contracta un peu. Elle étendit la main(dans quel gracieux mouvement !…) et l’appuya sur ma nuquepour contempler avec un sourire pensif le visage que je levaisanxieusement vers elle.

– Non, ce n’est pas cela, dit-elle enfin. Vousn’êtes pas naturellement vaniteux : aussi puis-je vouscertifier en toute sécurité que ce n’est pas cela. C’est… plusprofond !

– Alors, mon caractère ?

Elle secoua la tête sévèrement,affirmativement.

– Que puis-je faire, repris-je, pour lecorriger ? Asseyez-vous, et parlons. Non, réellement, je metiendrai tranquille si seulement vous vous asseyez.

Elle me regarda avec une surprenante défiancequi me transperça le cœur. Ah ! plût au Ciel qu’elle fûtrestée sur le ton de la confidence ! (Que tout cela paraîtgrossier, bestial même, quand on l’écrit noir sur blanc ! Maispeut-être est-ce là un sentiment qui m’est personnel ?…).Finalement, elle s’assit.

– Maintenant, dites-moi ce qui ne vous plaîtpas en moi.

– Je suis amoureuse de quelqu’un d’autre, merépondit-elle.

À mon tour, je sautai de ma chaise.

– De personne en particulier,m’expliqua-t-elle en riant du désarroi qu’elle lut sur maphysionomie. Seulement d’un idéal. Je n’ai jamais rencontré l’hommequi pourrait personnifier cet idéal.

– Dites-moi à qui il ressemble. Parlez-moi delui.

– Oh ! il pourrait très bien vousressembler !

– Je vous chéris pour cette parole ! Bon,que fait-il que je ne fasse pas ? Prononcez hardiment lemot ; serait-il antialcoolique, végétarien, aéronaute,théosophe, surhomme ? Si vous consentiez à me donner une idéede ce qui pourrait vous plaire, Gladys, je vous jure que jem’efforcerais de la réaliser !

L’élasticité de mon tempérament la fitsourire :

– D’abord je ne pense pas que mon idéals’exprimerait comme vous. Il serait un homme plus dur, plus ferme,qui ne se déclarerait pas si vite prêt à se conformer au capriced’une jeune fille. Mais par-dessus tout il serait un hommed’action, capable de regarder la mort en face et de ne pas en avoirpeur, un homme qui accomplirait de grandes choses à travers desexpériences peu banales. Jamais je n’aimerais un homme en tantqu’homme, mais toujours j’aimerais les gloires qu’il ceindraitcomme des lauriers autour de sa tête, car ces gloires seréfléchiraient sur moi. Pensez à Richard Burton ! Quand je lisla vie de sa femme, comme je comprends qu’elle l’ait aimé ! Etlady Stanley ! Avez-vous lu le dernier et magnifique chapitrede ce livre sur son mari ? Voilà le genre d’homme qu’une femmepeut adorer de toute son âme, puisqu’elle est honorée parl’humanité entière comme une inspiratrice d’actes nobles.

Son enthousiasme l’embellissait ! Pour unrien j’aurais mis un terme à notre discussion… Mais je me continset me bornai à répliquer :

– Nous ne pouvons pas être tous des Stanley nides Burton ! En outre, nous n’avons pas la chance de pouvoirle devenir… Du moins, à moi, l’occasion ne s’est jamaisprésentée : si elle se présentait un jour, j’essaierais de lasaisir au vol.

– Mais tout autour de vous il y a desoccasions ! Et je reconnaîtrais justement l’homme dont je vousparle au fait que c’est lui qui saisit sa propre chance !Personne ne pourrait l’en empêcher… Jamais je ne l’ai rencontré, etcependant il me semble que je le connais si bien ! Tout autourde nous, des héroïsmes nous invitent. Aux hommes il appartientd’accomplir des actes héroïques, aux femmes de leur réserverl’amour pour les en récompenser. Rappelez-vous ce jeune Françaisqui est monté en ballon la semaine dernière. Le vent soufflait entempête, mais comme son envol était annoncé, il a voulu partirquand même. En vingt-quatre heures le vent l’a poussé sur deuxmille cinq cents kilomètres ; savez-vous où il esttombé ? En Russie, en plein milieu de la Russie ! Voilàle type d’homme dont je rêve. Songez à la femme qu’il aime, songezcomme cette femme a dû être enviée par combien d’autresfemmes ! Voilà ce qui me plairait : qu’on m’envie monmari !

– J’en aurais fait autant, pour vousplaire !

– Mais vous n’auriez pas dû le faire toutbonnement pour me plaire ! Vous auriez dû le faire… parce quevous n’auriez pas pu vous en empêcher, parce que ç’aurait été devotre part un acte naturel, parce que la virilité qui est en vousaurait exigé de s’exprimer par l’héroïsme… Tenez, quand vous avezfait le reportage sur l’explosion dans les mines de Wigan, vousauriez dû descendre et aider les sauveteurs malgré la mofette.

– Je suis descendu.

– Vous ne l’avez pas raconté !

– Ça ne valait pas la peine d’en parler.

– Je ne le savais pas…

Elle me gratifia d’un regard intéressé, etmurmura :

– De votre part, c’était courageux.

– J’y étais obligé. Quand un journaliste veutfaire de la bonne copie, il faut bien qu’il se trouve à l’endroitoù se passent les événements.

– Quel prosaïsme ! Nous voilà loinévidemment du romanesque, de l’esprit d’aventure… Cependant, quelqu’ait été le mobile qui vous a inspiré, je suis heureuse que voussoyez descendu dans cette mine.

Elle me donna sa main, mais avec une telledouceur et une telle dignité que je ne sus que m’incliner vers elleet la baiser délicatement.

« J’avoue, reprit-elle, que je suis unefemme un peu folle, avec des caprices de jeune fille. Et pourtantces caprices sont si réels, font tellement partie de mon moi que mavie s’y conformera ; si je me marie, j’épouserai un hommecélèbre !

– Et pourquoi pas ? m’écriai-je. Ce sontdes femmes comme vous qui exaltent les hommes. Donnez-moi unechance, et vous verrez si je ne la saisis pas ! D’ailleurs,comme vous l’avez souligné, les hommes doivent susciter leurspropres chances, sans attendre qu’elles leur soient offertes.Considérez Clive, un petit secrétaire, et il a conquis les Indes.Par Jupiter ! je ferai quelque chose dans ce monde, moiaussi !

Le bouillonnement de mon sang irlandais la fitrire.

– Et pourquoi pas ? dit-elle. Vouspossédez tout ce qu’un homme peut souhaiter : la jeunesse, lasanté, la force, l’instruction, l’énergie. J’étais désolée que vousparliez… Mais à présent je me réjouis que vous ayez parlé… Oui,j’en suis très heureuse… Si notre entretien a éveillé en vous unevolonté…

– Et si je…

Comme un velours tiède, sa main se posa surmes lèvres.

– Plus un mot, monsieur ! Vous devriezêtre à votre bureau depuis une demi-heure déjà pour votre travaildu soir ; mais je n’avais pas le cœur de vous le rappeler. Unjour peut-être, si vous vous êtes taillé une place dans le monde,nous reprendrons cette conversation.

Voilà les paroles sur lesquelles, par unebrumeuse soirée de novembre, je courus à la poursuite du tram deCamberwell, j’avais la tête en feu, le cœur en fête ; je prisla décision que vingt-quatre heures ne s’écouleraient pas sans quej’eusse inventé l’occasion de réaliser un exploit digne de ma dame.Mais qui aurait imaginé la forme incroyable que cet exploit allaitrevêtir, ainsi que les invraisemblables péripéties auxquellesj’allais être mêlé ?

Oui ! Il se peut que ce premier chapitredonne l’impression qu’il n’a rien à voir avec mon récit. Pourtant,sans lui, il n’y aurait pas de récit. Quand un homme s’en va de parle monde avec la conviction que tout autour de lui des acteshéroïques l’invitent, quand il est possédé du désir forcené deréaliser le premier qui se présentera, c’est alors qu’il rompt(comme je l’ai fait) avec la vie quotidienne, et qu’il s’aventuredans le merveilleux pays des crépuscules mystiques où le guettentles grands exploits et les plus hautes récompenses.

Me voyez-vous dans mon bureau de la DailyGazette (dont je n’étais qu’un rédacteur insignifiant), toutanimé de ma fraîche résolution ? Cette nuit, cette nuit mêmeje trouverais l’idée d’une enquête digne de ma Gladys ! Biensur, vous vous demandez si ce n’était pas par dureté de cœur, parégoïsme, qu’elle me poussait à risquer ma vie pour sa seulegloire ! De telles suppositions peuvent ébranler un homme mûr,mais pas un instant elles n’effleurèrent un garçon de vingt-troisans enfiévré par son premier amour.

Chapitre 2Essayez votre chance avec le Pr Challenger !

J’ai toujours aimé McArdle, notre vieuxrédacteur en chef grognon, voûté, rouquin. J’avais l’espoir qu’ilm’aimait aussi. Bien sûr, Beaumont était le vrai patron, mais ilvivait dans l’atmosphère raréfiée d’un olympe particulier d’où ilne distinguait rien en dehors d’une crise internationale ou d’unedislocation ministérielle. Parfois nous le voyions passer, dans samajesté solitaire, pour se rendre à son sanctuaire privé : ilavait les yeux vagues, car son esprit errait dans les Balkans ouau-dessus du golfe Persique. Il nous dominait de très haut ;de si haut qu’il était à part. Mais McArdle était son premierlieutenant, et c’était lui que nous connaissions. Lorsque jepénétrai dans son bureau, le vieil homme me fit un signe de tête etremonta ses lunettes sur son front dégarni.

– Monsieur Malone, me dit-il avec son fortaccent écossais, il me semble que, d’après tout ce qui m’estrapporté à votre sujet, vous travaillez très bien.

Je le remerciai.

« L’explosion dans les mines, c’étaitexcellent. Excellent aussi l’incendie à Southwark. Vous êtes douépour la description. Pourquoi désirez-vous me voir ?

– Pour vous demander une faveur.

Il parut inquiet ; ses yeux sedétournèrent des miens.

– Tut, tut, tut ! De quois’agit-il ?

– Pensez-vous, monsieur, que vous pourriezm’envoyer sur une grande enquête, me confier une mission pour lejournal ? Je ferais de mon mieux pour la réussir et vousrapporter de la bonne copie.

– Quel genre de mission avez-vous en tête,monsieur Malone ?

– Mon Dieu, monsieur, n’importe quoi quicumule l’aventure et le danger. Réellement, je ferais de mon mieux.Plus ce serait difficile, mieux cela me conviendrait.

– On dirait que vous avez très envie derisquer votre vie.

– De la justifier, monsieur !

– Oh ! oh ! Voici qui est, monsieurMalone, très… très excessif. J’ai peur que l’époque pour ce genrede travail ne soit révolue. Les frais que nous engageons pour unenvoyé spécial sont généralement supérieurs au bénéfice qu’en tirele journal… Et puis, naturellement, de telles missions sontuniquement octroyées à des hommes expérimentés, dont le nomreprésente une garantie pour le public qui nous fait confiance.Regardez la carte : les grands espaces blancs qui y figurentsont en train de se remplir, et nulle part il ne reste de placepour le romanesque… Attendez, pourtant !…

Un sourire imprévu éclaira son visage. Ilréfléchit, puis : « En vous parlant de ces espaces blancssur la carte, une idée m’est venue. Pourquoi ne démasquerions-nouspas un fraudeur… un Münchhausen moderne… et n’exposerions-nous passes ridicules ? Vous pourriez le présenter au public pour cequ’il est : c’est-à-dire un menteur ! Eh ! eh !ça ne serait pas mal ! Qu’est-ce que vous en pensez ?

– N’importe quoi. N’importe où. Ça m’estégal.

McArdle se plongea dans une longue méditation,d’où il sortit pour murmurer :

– Je me demande si vous pourriez avoir desrapports amicaux… ou même des rapports tout court avec cephénomène. Il est vrai que vous paraissez posséder un vague géniepour vous mettre bien avec les gens : appelons cela de lasympathie, ou un magnétisme animal, ou la vitalité de la jeunesse,ou je ne sais quoi… Moi-même je m’en rends compte.

– Vous êtes très aimable, monsieur !

– Dans ces conditions, pourquoi netenteriez-vous pas votre chance auprès du Pr Challenger, de EnmorePark ?

Je conviens que je fus momentanémentdésarçonné.

– Challenger ! m’écriai-je. Le PrChallenger, le zoologiste célèbre ? Celui qui fracassa lecrâne de Blundell, du Telegraph ?

Mon rédacteur en chef me dédia son plus largesourire.

– Et après ? Ne m’avez-vous pas dit quevous cherchiez des aventures ?

Je m’empressai de rectifier :

– En rapport avec mon travail,monsieur !

– Que vous dis-je d’autre ? Je ne supposepas qu’il soit toujours aussi violent… Il est probable que Blundelll’a pris au mauvais moment, ou maladroitement. Peut-être aurez-vousplus de chance, ou plus de tact, en le maniant. Je discerne làquelque chose qui vous irait comme un gant, et dont laGazette pourrait profiter.

– Je ne sais rien du tout sur lui. Je merappelle son nom parce qu’il a comparu devant le tribunal pouravoir frappé Blundell…

– J’ai quelques renseignements pour votreinformation, monsieur Malone.

« J’ai tenu le professeur à l’œil pendantquelque temps, ajouta-t-il en tirant un papier d’un tiroir. Voiciun résumé biographique ; je vais vous en donner rapidementconnaissance : Challenger George Edward, né à Largs en 1863, afait ses études à l’académie de Largs et à l’universitéd’Édimbourg. Assistant au British Museum en 1892. Conservateuradjoint de la section d’anthropologie comparée en 1893. Démissionnéla même année à la suite d’une correspondance acerbe. Lauréat de lamédaille Crayston pour recherches zoologiques. Membre étranger de…bah ! de toutes sortes de sociétés, il y en a plusieurs lignesimprimées en petit !… Société belge, Académie américaine dessciences, La Plata, etc. Ex-président de la Société depaléontologie. Section H. British Association… et j’enpasse !… Publications : Quelques observations sur unecollection de crânes kalmouks ; Grandes Lignes de l’évolutiondes vertébrés ; et de nombreux articles de revues, parmilesquels : L’Erreur de base de la théorie deWeissmann, qui a suscité de chaudes discussions au congrèszoologique de Vienne. Distractions favorites : la marche àpied, l’alpinisme. Adresse : Enmore Park, Kensington, West.Prenez ce papier avec vous. Ce soir, je n’ai rien d’autre à vousoffrir.

Je mis le papier dans ma poche.

– Une minute, monsieur ! dis-je enréalisant soudain que j’avais encore en face de moi une tête roseet non un dangereux sanguin. Je ne vois pas très bien pourquoij’interviewerais ce professeur. Qu’a-t-il fait ?

– Il est allé en Amérique du Sud. Uneexpédition solitaire. Il y a deux ans. Rentré l’année dernière.Indiscutablement s’est bien rendu en Amérique du Sud, mais a refuséde dire où exactement. A commencé à raconter ses aventures d’unemanière imprécise… Mais quelqu’un s’est mis à lui chercher des pouxdans la tête, et il s’est refermé comme une huître. Il a trouvé jene sais quoi de merveilleux… à moins qu’il ne soit le champion dumonde des menteurs, ce qui est l’hypothèse la plus probable. Aproduit quelques photographies en mauvais état, qu’on supposetruquées. Est devenu si susceptible qu’il boxe le premier venu quil’interroge, et balance les journalistes dans l’escalier. Selonmoi, c’est un mégalomane qui a d’égales dispositions pour lemeurtre et pour la science. Tel est votre homme, monsieurMalone ! Maintenant filez, et voyez ce que vous pouvez entirer. Vous êtes assez grand pour vous défendre. De toute façon,vous n’avez rien à craindre : il y a une loi sur les accidentsdu travail, n’est-ce pas ?

Il ne me restait plus qu’à me retirer.

Je sortis donc, et je me dirigeai vers le clubdes Sauvages : mais, au lieu d’y pénétrer, je m’accoudai surla balustrade d’Aldelphi Terrace, où je demeurai un long moment àregarder couler l’eau brune, huileuse. À ciel ouvert, je pensetoujours plus sainement, et mes idées sont plus claires. Je sortisde ma poche la notice sur le Pr Challenger, et je la relus à lalumière du lampadaire. C’est alors que j’eus une inspiration (je nepeux pas trouver un autre mot). D’après ce que je venaisd’entendre, j’étais certain que je ne pourrais jamais approcher lehargneux professeur en me présentant comme journaliste. Mais lesmanifestations de sa mauvaise humeur, deux fois mentionnées dans sabiographie, pouvaient simplement signifier qu’il était un fanatiquede la science. Par ce biais, ne me serait-il pas possible d’entreren contact avec lui ? J’essaierais.

J’entrai dans le club. Il était onze heurespassées, la grande salle était presque pleine, mais on ne s’ybousculait pas encore. Je remarquai au coin du feu un homme grand,mince, anguleux, assis dans un fauteuil. Lorsque j’approchai unechaise, il se retourna. C’était exactement l’homme qu’il mefallait. Il s’appelait Tarp Henry, il appartenait à l’équipe deNature ; sous son aspect desséché, parcheminé, iltémoignait aux gens qu’il connaissait une gentille compréhension.Immédiatement, j’entamai le sujet qui me tenait à cœur.

– Qu’est-ce que vous savez du PrChallenger ?

– Challenger ? répéta-t-il en rassemblantses sourcils en signe de désaccord scientifique. Challenger estl’homme qui est rentré d’Amérique du Sud avec une histoire jailliede sa seule imagination.

– Quelle histoire ?

– Oh ! une grossière absurdité à proposde quelques animaux bizarres qu’il aurait découverts. Je crois quedepuis il s’est rétracté. En tout cas, il n’en parle plus. Il adonné une interview à l’agence Reuter, et ses déclarations ontsoulevé un tel tollé qu’il a compris que les gens ne marcheraientpas. Ce fut une affaire plutôt déshonorante. Il y eut deux ou troispersonnes qui paraissaient disposées à le prendre au sérieux, maisil n’a pas tardé à les en dissuader.

– Comment cela ?

– Hé bien ! il les a rebutées par soninsupportable grossièreté, par des manières impossibles.Tenez : le pauvre vieux Wadley, de l’Institut dezoologie ! Wadley lui envoie ce message : « Leprésident de l’Institut de zoologie présente ses compliments au PrChallenger et considérerait comme une faveur particulière s’ilconsentait à lui faire l’honneur de participer à sa prochaineréunion ». La réponse a été… impubliable !

– Dites-la-moi !

– Voici une version expurgée : Le PrChallenger présente ses compliments au président de l’Institut dezoologie et considérerait comme une faveur particulière s’il allaitse faire…

– Mon Dieu !

– Oui, je crois que c’est ainsi que le vieuxWadley traduisit sa réponse. Je me rappelle ses lamentations à laréunion : « En cinquante années d’expérience de relationsscientifiques… » Ça l’a pratiquement achevé !

– Rien de plus sur Challenger ?

– Vous savez moi, je suis unbactériologiste : je vis penché sur un microscope qui grossitneuf cents fois, et il me serait difficile de dire que je tienscompte sérieusement de ce que je vois à l’œil nu. Je suis unfrontalier qui vagabonde sur l’extrême bord du connaissable ;alors je me sens tout à fait mal à l’aise quand je quitte monmicroscope et que j’entre en rapport avec vous autres, créatures degrande taille, rudes et pataudes. Je suis trop détaché du mondepour parler de choses à scandales ; cependant, au cours deréunions scientifiques, j’ai entendu discuter de Challenger, car ilfait partie des célébrités que nul n’a le droit d’ignorer. Il estaussi intelligent qu’on le dit : imaginez une batterie chargéede force et de vitalité ; mais c’est un querelleur, unmaniaque mal équilibré, un homme peu scrupuleux. Il est alléjusqu’à truquer quelques photographies relatives à son histoired’Amérique du Sud.

– Un maniaque, dites-vous ? Quelle manieparticulière ?

– Il en a des milliers, mais la dernière endate a trait à Weissmann et à l’évolution. Elle a déclenché un beauvacarme à Vienne, je crois.

– Vous ne pouvez pas me donner des détailsprécis ?

– Pas maintenant, mais une traduction desdébats existe. Nous l’avons au bureau. Si vous voulez y passer…

– Oui, c’est justement ce que je désirerais.Il faut que j’interviewe ce type, et j’ai besoin d’un filconducteur. Ce serait vraiment chic de votre part si vous me leprocuriez. En admettant qu’il ne soit pas trop tard, j’irais bientout de suite à votre bureau avec vous.

Une demi-heure plus tard, j’étais assis dansle bureau de Tarp Henry, avec devant moi un gros volume ouvert àl’article : « Weissmann contre Darwin. » Ensous-titre : « Fougueuse protestation à Vienne. Débatsanimés. » Mon éducation scientifique ayant été quelque peunégligée, j’étais évidemment incapable de suivre de près toute ladiscussion ; mais il m’apparut bientôt que le professeuranglais avait traité son sujet d’une façon très agressive et avaitprofondément choqué ses collègues du continent.« Protestations », « Rumeurs », « Adressesgénérales au président », telles furent les trois premièresparenthèses qui me sautèrent aux yeux. Mais le reste me sembleaussi intelligible que du chinois.

– Pourriez-vous me le traduire ?demandai-je sur un ton pathétique à mon collaborateuroccasionnel.

– C’est déjà une traduction, voyons !

– Alors j’aurais peut-être plus de chance avecl’original…

– Dame, pour un profane, c’est assezcalé !

– Si seulement je pouvais découvrir une bonnephrase, pleine de suc, qui me communiquerait quelque choseressemblant à une idée précise, cela me serait utile… Ah !tenez ! Celle-là fera l’affaire. Je crois vaguement lacomprendre. Je la recopie. Elle me servira à accrocher ce terribleprofesseur.

– Je ne peux rien de plus pour vous ?

– Si, ma foi ! Je me propose de luiécrire. Si vous m’autorisez à écrire ma lettre d’ici et à donnervotre adresse, l’atmosphère serait créée.

– Pour que ce phénomène vienne ici, fasse unscandale, et casse le mobilier !

– Non, pas du tout ! Vous allez voir lalettre : elle ne suscitera aucune bagarre, je vous lepromets !

– Bien. Prenez mon bureau et mon fauteuil.Vous trouverez là du papier, je préfère vous censurer avant quevous n’alliez à la poste.

Elle me donna du mal, cette lettre, mais jepeux certifier sans me flatter qu’elle était joliment bientournée ! Je la lus fièrement à mon censeur :

Cher professeur Challenger,

L’humble étudiant en histoire naturelleque je suis a toujours éprouvé le plus profond intérêt pour vosspéculations touchant les différences qui séparent Darwin deWeissmann. J’ai eu récemment l’occasion de me rafraîchir la mémoireen relisant…

– Infernal menteur ! murmura TarpHenry.

… en relisant votre magistralecommunication à Vienne. Cette déclaration lucide et en tous pointsadmirable me paraît clore le débat. Elle contient cependant unephrase que je cite : « Je proteste vigoureusement contrel’assertion intolérable et purement dogmatique que chaque élémentséparé est un microcosme en possession d’une architecturehistorique élaborée lentement à travers des séries degénérations. » Ne désireriez-vous pas, en vue de recherchesultérieures, modifier cette déclaration ? Ne croyez-vous pasqu’elle est trop catégorique ? Avec votre permission, je vousdemanderais la faveur d’un entretien, car il s’agit d’un sujet queje sens très vivement, et j’aurais certaines suggestions à vousfaire, que je pourrais seulement présenter dans une conversationprivée. Avec votre consentement, j’espère avoir l’honneur d’êtrereçu chez vous à onze heures du matin, après-demainmercredi.

Avec l’assurance de mon profond respect,je reste, Monsieur, votre très sincère

Edward D. Malone.

– Comment trouvez-vous cela ? demandai-jetriomphalement.

– Si votre conscience ne vous fait pas dereproches…

– Dans ces cas-là, jamais !

– Mais qu’est-ce que vous avez l’intention defaire ?

– Me rendre là-bas. Une fois que je serai chezlui, je trouverai bien une ouverture. Je peux aller jusqu’à uneconfession complète. Si c’est un sportif, ça ne lui déplairapas.

– Ah ! vous croyez ça ? Revêtezalors une cotte de mailles, ou un équipement pour le rugbyaméricain ! ça vaudra mieux… Eh bien ! mon cher,bonsoir ! J’aurai mercredi matin la réponse que vous espérez…s’il daigne vous répondre. C’est un tempérament violent, dangereux,hargneux, détesté par tous ceux qui ont eu affaire à lui ; latête de turc des étudiants, pour autant qu’ils osent prendre uneliberté avec lui. Peut-être aurait-il été préférable pour vous quevous n’ayez jamais entendu prononcer son nom !

Chapitre 3Un personnage parfaitement impossible

L’espoir ou la crainte de mon ami ne devaientpas se réaliser. Quand je passai le voir mercredi, il y avait unelettre timbrée de West Kensington ; sur l’enveloppe mon nométait griffonné par une écriture qui ressemblait à un réseau defils de fer barbelés. Je l’ouvris pour la lire à haute voix à TarpHenry.

Monsieur,

J’ai bien reçu votre billet, par lequelvous affirmez souscrire à mes vues. Apprenez d’abord qu’elles nedépendent pas d’une approbation quelconque, de vous ou de n’importequi. Vous avez aventuré le mot « spéculation » pourqualifier ma déclaration sur le darwinisme, et je voudrais attirervotre attention sur le fait qu’un tel mot dans une telle affaireest offensant jusqu’à un certain point. Toutefois, le contexte meconvainc que vous avez péché plutôt par ignorance et manque de tactque par malice, aussi je ne me formaliserai pas. Vous citez unephrase isolée de ma conférence, et il apparaît que vous éprouvez dela difficulté à la comprendre. J’aurais cru que seule uneintelligence au-dessous de la moyenne pouvait avoir du mal à ensaisir le sens ; mais si réellement elle nécessite undéveloppement, je consentirai à vous recevoir à l’heure indiquée,bien que je déteste cordialement les visites et les visiteurs detoute espèce. Quant à votre hypothèse que je pourrais modifier monopinion, sachez que je n’ai pas l’habitude de le faire une fois quej’ai exprimé délibérément des idées mûries. Vous voudrez bienmontrer cette enveloppe à mon domestique Austin quand vousviendrez, car il a pour mission de me protéger contre ces canaillesindiscrètes qui s’appellent « journalistes ».

Votre dévoué

George Edward Challenger.

Le commentaire qui tomba des lèvres de TarpHenry fut bref :

– Il y a un nouveau produit, la cuticura, ouquelque chose comme ça, qui est plus efficace que l’arnica.

Les journalistes ont vraiment un sensextraordinaire de l’humour !

Il était près de dix heures et demie quand lemessage me fut remis, mais un taxi me fit arriver en temps voulupour mon rendez-vous. Il me déposa devant une imposante maison àportique ; aux fenêtres, de lourds rideaux défendaient leprofesseur contre la curiosité publique ; tout l’extérieurindiquait une opulence certaine.

La porte me fut ouverte par un étrangepersonnage au teint basané, sans âge ; il portait une vestenoire de pilote et des guêtres de cuir fauve. Je découvris plustard qu’il servait de chauffeur, mais qu’également il comblait lestrous dans la succession de maîtres d’hôtel très éphémères. Son œilbleu clair, inquisiteur en diable, me dévisagea.

– Convoqué ? me demanda-t-il.

– Un rendez-vous.

– Avez-vous votre lettre ?

Je lui montrai l’enveloppe.

– Ça va !

Il semblait avare de paroles. Je le suivisdans le corridor, mais je fus assailli au passage par une petitebonne femme qui jaillit de la porte de la salle à manger. Elleétait vive et pétillante, elle avait les yeux noirs, elle inclinaitdavantage vers le type français que vers le type anglais.

– Un instant ! dit-elle. Attendez,Austin. Rentrez par ici, monsieur. Puis-je vous demander si vousavez déjà rencontré mon mari ?

– Non, madame, je n’ai pas eu cet honneur.

– Alors d’avance je vous présente des excuses.Je dois vous prévenir qu’il est un personnage parfaitementimpossible… absolument impossible ! Vous voilà averti :tenez-en compte !

– C’est très aimable à vous, madame.

– Quittez rapidement la pièce s’il paraîtdisposé à la violence. Ne perdez pas votre temps à vouloir discuteravec lui. Plusieurs visiteurs ont couru ce risque : ils ontété abîmés plus ou moins gravement ; il s’ensuit toujours unscandale public qui nous éclabousse tous, et moi enparticulier.

« Je suppose que ce n’est pas à propos del’Amérique du Sud que vous désirez le voir ?

Comment mentir à une dame ?

– Mon Dieu ! C’est le sujet le plusdangereux ! Vous ne croirez pas un mot de ce qu’il vous dira…J’en suis sûre ! Je n’en serais pas surprise !… Mais nele lui faites pas voir, car sa violence atteindrait son paroxysme.Faites semblant de le croire : peut-être alors tout sepassera-t-il bien. Rappelez-vous qu’il y croit lui-même. Je m’enporte garante. Il n’y a pas plus honnête que lui ! Mais jevous quitte, autrement ses soupçons pourraient s’éveiller… Si voussentez qu’il devient dangereux… réellement dangereux, alors sonnezla cloche et échappez-lui jusqu’à ce que j’arrive. Généralement,même dans ses pires moments, je parviens à l’apaiser.

Ce fut sur ces propos très encourageants quela dame me remit aux mains du taciturne Austin qui, comme ladiscrétion statufiée en bronze, avait attendu la fin de notreentretien. Il me conduisit au bout du corridor. Là, il y eutd’abord un petit coup à la porte ; ensuite, émis del’intérieur, un beuglement de taureau ; enfin, seul à seul, lePr Challenger et votre serviteur.

Il était assis sur un fauteuil tournant,derrière une large table couverte de livres, de cartes, de schémas.Il fit virer de cent quatre-vingts degrés son siège lorsquej’entrai : le choc de son apparition me cloua sur place. Jem’étais préparé à un spectacle étrange, certes ; mais cettepersonnalité formidable, accablante, irrésistible ! Son volumevous coupait le souffle : son volume et sa stature imposante.Il avait une tête énorme ; je n’en avais jamais vu d’aussigrosse qui couronnât un être humain ; je suis sûr que sonhaut-de-forme, si je m’étais hasardé à m’en coiffer, me seraittombé sur les épaules. Tout de suite j’associai son visage et sabarbe à l’image d’un taureau d’Assyrie ; sur le visagerubicond, la barbe était si noire qu’elle avait des refletsbleus ; mais elle était taillée en forme de bêche et elledescendait jusqu’au milieu du buste. Sur son front massif lescheveux retombaient, bien cosmétiqués en un long accroche-cœur. Lesyeux gris-bleu s’abritaient sous de grandes touffes noires :ils étaient très clairs, très dédaigneux, très dominateurs.Au-dessus de sa table émergeaient encore des épaules immensémentlarges et un torse comme une barrique… Ah ! j’oublie lesmains : énormes, velues ! Cette image, associée à unevoix beuglante, rugissante, grondante, constitua la premièreimpression que je reçus du réputé Pr Challenger.

– Alors ? dit-il en me couvrant d’unregard insolent. Qu’est-ce que vous me voulez, vous ?

Il fallait bien que je persévérasse un momentdans ma supercherie ; sinon j’étais proprement éjecté.

– Vous avez été assez bon, monsieur, pourm’accorder un rendez-vous, dis-je de mon air le plus humble enprésentant mon enveloppe.

Il s’en empara, déplia la lettre et l’étirasur sa table.

– Oh ? Vous êtes ce jeune homme incapablede comprendre votre langue maternelle, n’est-ce pas ? etcependant assez bon pour approuver mes conclusions générales,d’après ce que j’ai compris ?

– C’est cela, monsieur ! Tout à faitcela !

J’étais très positif.

– Hé bien ! Voilà qui consolidegrandement ma position, hein ? Votre âge et votre mineconfirment doublement la validité de votre appui… Tout de même,vous valez mieux que ce troupeau de porcs viennois dont legrognement grégaire n’est pas plus désobligeant, en fin de compte,que la hargne solitaire du pourceau britannique.

Il me lança un regard qui me fit comprendrequ’il me tenait pour le représentant actuel de cette espèce.

– Leur conduite me semble avoir étéabominable ! hasardai-je.

– Je vous assure que je suis capable de mebattre tout seul, et que votre sympathie m’indiffère totalement.Laissez-moi seul, monsieur, seul le dos au mur. C’est alors que G.E. C. est l’homme le plus heureux du monde… Bien, monsieur !Faisons ce que nous pouvons l’un et l’autre pour écourter cettevisite : elle ne vous offrira pas grand-chose d’agréable, etpour moi elle m’ennuie au-delà de toute expression. Vous aviez, àvous en croire, des commentaires à ajouter à la proposition quej’ai formulée dans ma thèse ?

Ses méthodes étaient empreintes d’unebrutalité directe qui rendait difficile toute échappatoire.Pourtant je devais continuer à jouer le jeu, jusqu’à ce quej’entrevisse une ouverture. De loin, cela m’avait semblé facile…Esprits de l’Irlande, qu’attendiez-vous pour m’aider ? J’avaissi grand besoin d’être secouru !

Il me transperça de ses deux yeux aigus, durscomme de l’acier.

« Allons, allons ! gronda-t-il.

– Bien sûr, je ne suis qu’un simple étudiant,dis-je avec un sourire imbécile. À peine mieux qu’un curieux.Pourtant il m’est apparu que vous avez été un peu sévère à proposde Weissmann dans cette affaire. Est-ce que depuis cette date laposition de Weissmann n’a pas été… renforcée pas de nombreuxtémoignages ?

– Quels témoignages ?

Il parlait avec un calme menaçant.

– Hé bien ! naturellement, je sais qu’iln’y en a aucun à qui vous pourriez attribuer la qualité de preuvedéfinitive. Je faisais simplement allusion à la tendance généralede la pensée moderne et au point de vue de la science prisecollectivement, si j’ose ainsi m’exprimer.

Il se pencha en avant avec une grandegravité.

– Je suppose que vous savez, dit-il encomptant sur ses doigts, que l’indice crânien est un facteurconstant ?

– Naturellement !

– Et que cette télégonie est encore subjudice ?

– Sans aucun doute.

– Et que le protoplasme du germe est différentde l’œuf parthéno-génétique ?

– Mais voyons, sûrement !m’écriai-je.

J’étais tout émoustillé par ma propreaudace.

– Mais qu’est-ce que cela prouve ?interrogea-t-il d’une voix aimablement persuasive.

– Ah ! en vérité ! murmurai-je.Qu’est-ce que cela prouve ?

– Vous le dirai-je ? roucoula-t-il.

– Je vous en prie !

– Cela prouve, rugit-il dans un subit éclat defureur, que vous êtes le plus répugnant imposteur de Londres !Un journaliste de l’espèce la plus vile, la plus rampante, et quin’a pas plus de science que de décence !

Il s’était dressé sur ses pieds ; unerage folle étincelait dans son regard. Même à ce moment de tensionentre tous, je trouvai le temps de m’étonner parce que jedécouvrais qu’il était de petite taille : sa tête me venait àl’épaule. Le professeur était une sorte d’Hercule rabougri dont lavitalité sensationnelle s’était réfugiée dans la profondeur, dansla largeur, et dans le cerveau.

« Du baragouin ! s’écria-t-il en sepenchant toujours plus en avant, avec sa figure et ses doigtsprojetés vers moi. Voilà ce que je vous ai raconté, monsieur !Du baragouin scientifique ! Aviez-vous donc cru que vouspourriez rivaliser avec moi en astuce ? Vous qui n’avez qu’unenoix à la place du cerveau ? Ah ! vous vous croyezomnipotents, vous, gribouilleurs de l’enfer ! Vous vousimaginez que vos louanges peuvent faire un homme et vos critiquesle démolir ? Ah ! nous devrions tous nous incliner devantvous dans l’espoir d’obtenir un mot favorable, n’est-ce pas ?De celui-ci on se paie la tête, et à celui-là on adresse une vertesemonce ! Je vous connais, vermine rampante ! Vousoutrepassez constamment vos limites ! Il fut un temps où onvous coupait les oreilles. Vous avez perdu le sens des proportions.Sacs bourrés de vent ! Je vous maintiendrai dans vos limites,moi ! Non, monsieur, vous n’avez pas eu G. E. C. ! Il y aencore un homme qui ne se soumet pas. Il vous a avertis, mais parle Seigneur, si vous venez, tant pis, c’est à vos risques etpérils. Un gage, mon bon monsieur Malone ! Je réclame ungage ! Vous avez joué un jeu assez dangereux ; et vousavez tout l’air d’avoir perdu.

– Un instant, monsieur ! dis-je, faisantretraite vers la porte et l’entrouvrant. Vous pouvez être aussigrossier que cela vous plaît. Mais il y a tout de même desbornes : vous ne me toucherez pas !

– Ah ! je ne vous toucheraipas ?

Il avançait vers moi d’une façon tout à faitmenaçante, mais il s’arrêta brusquement et enfouit ses grossesmains dans les poches latérales d’une courte veste d’enfant. Ilpoursuivit :

« J’ai déjà jeté à la porte de cettemaison plusieurs d’entre vous. Vous seriez le quatrième ou lecinquième. Trois livres quinze shillings chacun, voilà ce qu’ilsm’ont coûté en moyenne. Cher, mais indispensable ! Dans cesconditions, monsieur, pourquoi ne subiriez-vous pas le mêmetraitement que vos confrères ? Il me semble au contraire quevous le méritez…

Il repartit sur moi ; il avait une façonde marcher en relevant les orteils qui s’apparentait à celle d’unmaître à danser.

J’aurais pu déguerpir et foncer vers la portedu vestibule, mais j’aurais eu honte ! Par ailleurs, une justecolère commençait à s’allumer en moi. Jusqu’ici je m’étais sentidans mon tort ; les menaces de ce Challenger me ramenèrentdans mon droit.

– Je vous recommande de ne pas me toucher,monsieur ! Je ne le supporterais pas…

– Mon Dieu ! s’exclama-t-il en relevantsa moustache qui découvrit un croc blanc prêt à mordre. Vous ne lesupporteriez pas, eh ?

– Ne faites pas l’idiot, professeur !criai-je. Qu’est-ce que vous espérez ? Je pèse cent kilos, etchaque kilo est aussi dur qu’une pierre ; je joue trois-quartscentre tous les samedis chez les Irlandais de Londres, je ne suispas homme…

Ce fut à cet instant qu’il se rua sur moi. Parchance, j’avais ouvert la porte, sinon nous serions passés àtravers. Nous exécutâmes ensemble un magnifique soleil dans lecorridor. Je ne me rappelle pas comment nous attrapâmes une chaiseau passage dans notre mêlée ni comment nous nous engageâmes avecelle vers la rue. J’avais de sa barbe plein la bouche, nos brasétaient étroitement liés dans un corps à corps que compliquaitencore cette maudite chaise dont les pieds s’acharnaient à nousfaire des crocs-en-jambe. L’attentif Austin avait ouvert toutegrande la porte du vestibule. Une sorte de saut périlleux nous fitdégringoler les marches ensemble. J’ai vu au cirque deux acrobatess’essayer à une gymnastique semblable, mais il faut sans doutebeaucoup d’entraînement pour la pratiquer sans se faire mal !La chaise se réduisit en allumettes, et nous roulâmes jusque dansle caniveau. Il se remit debout, agita ses poings, il respiraitpéniblement, comme un asthmatique.

– Ça vous suffit ? haleta-t-il.

– Taureau de l’enfer ! criai-je en merelevant.

Séance tenante, nous aurions repris le combat,tant son humeur batailleuse était effervescente, mais par bonheurje fus sauvé d’une situation odieuse. Un policeman se tenait à côtéde nous, son calepin à la main.

– Qu’est-ce que c’est ? Vous devriezavoir honte ! dit l’agent. C’était la remarque la plus senséeque j’eusse entendue dans Enmore Park.

– Alors, insista-t-il en se tournant vers moi,de quoi s’agit-il ?

– Cet homme m’a attaqué !répondis-je.

– L’avez-vous attaqué ? interrogea lepoliceman.

Le professeur soufflait comme un forgeron etse tut.

– Ce n’est pas la première fois, ditsévèrement le policeman en secouant la tête. Vous avez eu desennuis le mois dernier pour les mêmes faits. Et vous avez mis l’œilde ce jeune homme au beurre noir. Portez-vous plainte contre lui,monsieur ?

Je me laissai attendrir.

– Non, dis-je. Je ne porte pas plainte.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda lepoliceman.

– Je suis moi-même à blâmer. Je me suisintroduit chez lui. Il m’avait loyalement averti.

Le policeman referma son calepin.

– Ne recommencez plus ! dit-il. Etmaintenant, filez. Allons, filez !

Cela s’adressait à un garçon boucher, à unecuisinière, ainsi qu’à deux badauds qui s’étaient rassemblés. Ildescendit la rue de son pas lourd, en poussant devant lui ce petittroupeau. Le professeur me lança un coup d’œil ; dans ceregard, je crus discerner un reflet d’humour.

– Rentrez ! me dit-il. Je n’en ai pasencore terminé avec vous.

L’intonation était sinistre, mais je ne l’ensuivis pas moins. Le domestique Austin, un vrai visage de bois,referma la porte derrière nous.

Chapitre 4La chose la plus formidable du monde

À peine était-elle refermée queMme Challenger s’élança de la salle à manger. Cettepetite bonne femme était d’humeur furieuse. Elle barra la route àson mari comme l’aurait fait devant un taureau une pouletteenragée. De toute évidence, elle avait assisté à ma sortie, maiselle ne m’avait pas vu rentrer.

– Tu n’es qu’une brute, George !hurla-t-elle. Tu as blessé ce gentil garçon.

Il pointa son pouce derrière lui.

– Regarde-le : il est sain et sauf.

Elle était confuse, mais pas tellement.

– Excusez-moi : je ne vous avais pasvu.

– Je vous assure, madame, que tout va trèsbien.

– Il a marqué votre pauvre visage !Oh ! George, quelle brute tu fais ! D’une semaine àl’autre, rien que des scandales ! Tout le monde te déteste etse moque de toi. Ma patience est à bout. Et ceci est la goutted’eau…

– Le linge sale se lave en famille !gronda le professeur.

– Mais il n’y a plus de secret !s’écria-t-elle. Qu’imagines-tu ? Toute la rue, tout Londres…Sortez, Austin, nous n’avons pas besoin de vous ici. Est-ce que tusupposerais par hasard que tous ne brocardent pas sur toi ? Oùest ta dignité ? À toi, un homme qui aurait dû être le recteurd’une grande université où mille étudiants t’auraient révéré ?Qu’as-tu fait de ta dignité, George ?

– Et que fais-tu de la tienne, machère ?

– Tu me mets à trop rude épreuve. Une brute,une brute braillarde et vulgaire, voilà ce que tu esdevenu !

– Sois gentille, Jessie !

– Un taureau furieux, un taureau qui beugleperpétuellement !

– As-tu fini de me dire des chosesdésagréables ?

À ma grande surprise, il se pencha, la leva àbout de bras, et la fit s’asseoir sur un haut socle en marbre noirdans un angle du vestibule. Ce socle avait au moins deux mètres, etil était si mince qu’elle pouvait à peine se tenir en équilibre.Rien de plus ridicule que le spectacle de sa figure convulsée derage, de ses pieds qui battaient dans le vide et de son bustepétrifié dans la crainte d’une chute.

– Fais-moi descendre ! gémit-elle.

– Dis « s’il te plaît » !

– Sale brute ! Fais-moi descendre àl’instant même !

– Venez dans mon bureau, monsieur Malone…

– En vérité, monsieur… hasardai-je en luidésignant la dame.

– M. Malone plaide en ta faveur, Jessie.Dis « s’il te plaît », et immédiatement tu te retrouverasen bas.

– Brute ! Brute ! S’il teplaît ! S’il te plaît !

Il la redescendit comme s’il s’était agi d’uncanari.

– Il faut bien te tenir, chérie.M. Malone est un journaliste. Il racontera demain tout celadans sa feuille de chou, et il en vendra une demi-douzaine de pluschez nos voisins : « L’étrange histoire d’une vie enaltitude »… Car tu te sentais plutôt en altitude sur ce socle,n’est-ce pas ? Puis un sous-titre : « Quelquesaperçus sur un ménage singulier. » Il se nourrit d’immondices,M. Malone ! Il se repaît de charognes, comme tous ceux deson espèce… porcus ex grege diaboli… un cochon du troupeaudu diable. N’est-ce pas, Malone ? Hein ?

– Vous êtes réellement invivable !

Il éclata de rire.

– Nous nous coaliserons bientôt, hein ?rugit-il en fixant alternativement sa femme et moi.

Il bomba son énorme torse, puis tout à coupson intonation se transforma :

« Pardonnez-moi ce frivole badinagefamilial, monsieur Malone. Je vous ai appelé pour des motifs plussérieux. Vous n’avez pas à vous mêler de ces petites plaisanteriesdomestiques… File, petite bonne femme, et ne te tracasse pas…

Il posa sur ses épaules une grosse patte, enajoutant :

« Tout ce que tu dis est la vérité même.Je serais un homme meilleur si je suivais tes conseils ; maissi je les suivais, je ne serais plus tout à fait George EdwardChallenger. Il existe quantité d’hommes meilleurs, ma chère, maisil n’existe qu’un G. E. C. Alors arrange-toi pour le mieux…

Il lui décocha un baiser bruyant, qui me gênaencore plus que toute sa violence.

« Maintenant, monsieur Malone, reprit-ilavec toute sa dignité retrouvée, par ici s’il vous plaît !

Nous rentrâmes dans la pièce que nous avionssi tumultueusement quittée dix minutes plus tôt. Le professeurferma la porte, me poussa vers un fauteuil, et plaça une boîte decigares sous mon nez.

« De vrais San Juan Colorado !dit-il. Les gens émotifs de votre espèce sont les meilleurs expertsen narcotiques. Ciel ! Ne mordez pas dedans ! Coupez-le…coupez-le avec respect ! Maintenant, adossez-vous paisiblementet écoutez ce que je vais vous dire. Si vous avez une observation àme faire, réservez-la pour un autre jour.

« En premier lieu, pour ce qui est devotre retour chez moi après votre expulsion si justifiée…

Il lança sa barbe en avant et me regarda commequelqu’un qui défie et invite à la contradiction ; mais je nebronchai pas.

« … après, comme je l’ai dit, votreexpulsion bien méritée, la raison en est la réponse que vous avezfaite à ce policeman ; j’ai cru y discerner un éclair de bonsentiment… meilleur, en tout cas, que ceux que jusqu’ici votreprofession m’a témoignés. En admettant que la responsabilité del’incident vous incombait, vous avez administré la preuve d’uncertain détachement de l’esprit et d’une largeur de vues qui m’ontimpressionné favorablement. La sous-espèce de la race humaine àlaquelle vous appartenez malheureusement s’est toujours maintenueau-dessous de mon horizon mental. Vos paroles vous ont élevésoudain au-dessus de lui : alors je vous ai remarqué. C’estpour cette raison que je vous ai prié de rentrer, afin que jepuisse faire plus ample connaissance avec vous. Veuillez déposervotre cendre dans le petit cendrier japonais, sur la table debambou qui est à votre coude gauche.

Tout ceci, il l’avait proféré sur le ton d’unprofesseur s’adressant à sa classe. Il avait fait virer sa chaisepivotante de façon à me faire face, et il était assis tout gonflécomme une gigantesque grenouille mugissante. Brusquement, il setourna de côté, et tout ce que je vis de lui fut une oreille rouge,saillante, sous des cheveux hirsutes. Il fouillait parmi la liassede papiers qu’il avait sur son bureau. Et bientôt, tenant à la maince qui me parut être un album de croquis déchiré, il se replaça enface de moi.

« Je vais vous parler de l’Amérique duSud, commença-t-il. Pas de commentaires s’il vous plaît !D’abord, je tiens à ce que vous compreniez que rien de ce que jevous dirai n’est destiné à être communiqué d’une façon ou d’uneautre au public sans mon autorisation expresse. Cette autorisation,selon toutes les probabilités humaines, je ne vous la donneraijamais. Est-ce clair ?

– Difficile ! fis-je. Sûrement, un compterendu judicieux…

Il reposa son album sur le bureau.

– Terminé ! fit-il. Je vous souhaite unebonne journée.

– Non, non ! m’écriai-je. Je me soumets àtoutes vos conditions. Au reste, je n’ai pas le choix !

– Non, c’est à prendre ou à laisser !

– Et bien ! alors, je promets…

– Parole d’honneur ?

– Parole d’honneur !

Il me dévisagea : un scepticisme brillaitdans ses yeux insolents.

– Après tout, qu’est-ce que je sais de votrehonneur ?

– Décidément, monsieur, protestai-je avec unefurieuse véhémence, vous prenez avec moi de grandes libertés !Je n’ai jamais été pareillement offensé dans toute mavie !

Cette sortie parut l’intéresser davantage quele gêner.

– Tête ronde, marmonna-t-il. Brachycéphale.L’œil gris. Le cheveu noir. Une tendance au négroïde. Celte, jeprésume ?

– Je suis un Irlandais, monsieur.

– Irlandais irlandais ?

– Oui, monsieur.

– Voilà l’explication. Voyons : vousm’avez promis que vous tiendriez votre langue ? Lesconfidences que je vais vous faire seront forcément restreintes.Mais je me sens disposé à vous donner quelques indicationsintéressantes. Premièrement, vous savez sans doute qu’il y a deuxans j’ai fait un voyage en Amérique du Sud : voyage qui seraclassique dans l’histoire scientifique du monde. Son objet était devérifier quelques conclusions de Wallace et de Bâtes, ce qui nepouvait être fait qu’en observant les faits qu’ils avaient notés,dans les mêmes conditions que celles où ils s’étaient trouvés. Jepensais que si mon expédition n’aboutissait qu’à ce résultat, ellevalait néanmoins la peine d’être tentée : mais un incidentcurieux se produisit pendant que je me trouvais là-bas, etm’orienta vers une enquête tout à fait nouvelle.

« Vous n’ignorez pas – ou probablement, àvotre âge de demi-culture, vous ignorez – que le pays qui environnecertaines parties de l’Amazone n’est encore que très partiellementexploré : un grand nombre d’affluents, dont quelques-uns n’ontjamais figuré sur une carte, se jettent dans le fleuve. Mon affaireconsistait à visiter l’arrière-pays peu connu et à examiner safaune, afin de rassembler les matériaux de plusieurs chapitres envue d’un travail monumental sur la zoologie qui sera lajustification de ma vie. J’allais revenir, après avoir effectué mesrecherches, quand j’eus l’occasion de passer une nuit dans un petitvillage indien, à l’endroit où un certain affluent – dont je taisle nom et la position géographique – se jette dans le fleuve. Lesindigènes étaient des Indiens Cucuma ; c’est une race aimablemais dégénérée, dont l’efficacité mentale ne dépasse pas celle duLondonien moyen. J’avais soigné quelques malades de leur tribu enremontant le fleuve, et ma personnalité les avait considérablementimpressionnés ; je ne fus donc pas surpris le moins du mondequand je les revis qui attendaient impatiemment mon retour. À leurssignes, je devinai que l’un d’entre eux avait un besoin urgent demes soins médicaux ; je suivis le chef dans une hutte ;quand j’entrai, je découvris que le malade auprès duquel j’avaisété appelé venait d’expirer. Et je découvris, avec une immensestupéfaction, que cet homme n’était pas un Indien, mais un Blanc…En vérité, je devrais dire un homme très blanc, car il avait descheveux blond filasse, et il portait quelques-unes descaractéristiques de l’albinos. Il était vêtu de haillons, sonvisage était très émacié, il en avait certainement vu dedures ! Pour autant que j’eusse compris le récit desindigènes, ils ne le connaissaient pas du tout ; il étaitarrivé seul dans leur village, à travers les grands bois, dans unétat d’extrême fatigue.

« Son sac était posé à côté de sapaillasse ; j’en inspectai le contenu. Son nom était écrit surune étiquette à l’intérieur : Maple White, Lake Avenue,Detroit, Michigan. C’est un nom devant lequel je tirerai toujoursmon chapeau. Il n’est pas excessif de dire qu’il se situera au mêmeplan que le mien quand les mérites de toute la terre serontéquitablement répartis.

« D’après ce que contenait le sac, ilétait clair que cet homme avait été un artiste et un poète en quêted’inspiration. Il y avait des vers ; je ne prétends pas êtreun bon juge en poésie, mais ils m’apparurent singulièrementdépourvus de valeur. Il y avait aussi quelques tableaux médiocresqui représentaient le fleuve, une boîte de peinture, une boîte decraies de couleur, quelques pinceaux, cet os incurvé que vous voyezsur mon buvard, un volume de Baxter, Phalènes etPapillons, un revolver de modèle courant et quelques balles.Quant à son équipement personnel, il n’en possédait aucun,peut-être l’avait-il perdu au cours de ses pérégrinations.L’inventaire des trésors de cet étrange bohémien d’Amérique futdonc vite fait.

« J’allais me détourner quand j’aperçusun objet qui dépassait de sa veste déchirée : c’était un albumà dessins, que je trouvai déjà dans le triste état où vous le voyezaujourd’hui. Cependant, je vous jure qu’un manuscrit de Shakespearen’aurait pas été plus respectueusement traité que cette relique,depuis qu’elle entra en ma possession. Prenez-le, feuilletez-lepage par page afin d’en examiner le contenu.

Il s’offrit un cigare, et se recula dans sonfauteuil pour mieux me fixer de ses deux yeux férocementcritiques ; il attendait l’effet que son document produiraitsur moi.

J’avais ouvert l’album en escomptant unerévélation sensationnelle, sans pouvoir d’ailleurs en imaginer paravance la nature. Toutefois, la première page me déçut, car elle necontenait rien d’autre que le dessin d’un très gros homme envareuse, avec pour légende : « Jimmy Colver sur lepaquebot ». Les quelques pages suivantes étaient consacrées àde petites illustrations des Indiens et de leurs mœurs. Puis vintle portrait d’un ecclésiastique joyeux et corpulent, assis en faced’un mince Européen, et au-dessous était écrit au crayon :« Déjeuner avec Fra Cristofero à Rosario ». Des études defemmes et d’enfants occupaient d’autres pages, puis j’arrivai à unelongue suite de dessins d’animaux avec des explications dans legenre de celle-ci : « Lamantin sur banc de sable, Tortueset leurs œufs, Ajouti noir sous un palmier de Miriti ». Leditajouti ressemblait à un porc. Enfin j’ouvris une double pageremplie de dessins de sauriens fort déplaisants, à la gueuleallongée. Comme je ne parvenais pas à les identifier, je demandaiau professeur :

– Ce sont de vulgaires crocodiles, n’est-cepas ?

– Des alligators ! des alligators !Il n’y a pratiquement pas de véritables crocodiles en Amérique duSud. La distinction entre…

– Je voulais dire par là que je ne voyais riend’extraordinaire, rien dans ce cahier qui justifiât ce que vousavez dit sur son contenu précieux.

Il sourit avec une grande sérénité avant dem’inviter à regarder la page suivante.

Encore une fois, il me fut impossible dem’enthousiasmer. Il s’agissait sur toute la page d’un paysagegrossièrement colorié : le genre d’ébauche qui sert à unartiste de guide et de repère pour un travail ultérieur. Un premierplan vert pâle de végétation touffue, en pente ascendante, et quise terminait par une ligne de falaises rouge foncé, avec decurieuses stries qui leur donnaient l’apparence de formationsbasaltiques comme j’en avais vu ailleurs. Elles s’étendaient pourconstituer une muraille continue à l’arrière-plan. Sur un point, ily avait un piton rocheux pyramidal isolé, couronné par un grandarbre, et qu’un gouffre semblait séparer de l’escarpementprincipal. Sur tout cela la lumière d’un ciel bleu tropical. Unecouche mince de végétation bordait le sommet de l’escarpementrouge.

Sur la page suivante, s’étalait une autrereproduction peinte à l’eau du même paysage, mais prise de beaucoupplus près : les détails se détachaient nettement.

– Alors ? me demanda le professeur.

– C’est indubitablement une curieuseformation, répondis-je. Mais je ne suis pas suffisamment géologuepour m’émerveiller.

– Vous émerveiller ! répéta-t-il. Maisc’est unique. C’est incroyable. Personne sur la terre n’avaitjamais imaginé une telle possibilité. Passez à la pagesuivante…

Je tournai la page, et poussai une exclamationde surprise. Sur toute la hauteur se dressait l’image de l’animalle plus extraordinaire que j’eusse jamais vu. On aurait dit le rêvesauvage d’un fumeur d’opium, une vision de délirant… La têteressemblait à celle d’un oiseau, le corps à celui d’un lézardbouffi, la queue traînante était garnie de piquants dressés enl’air, et le dos voûté était bordé d’une haute frange en dents descie analogues à une douzaine de fanons de dindons placés l’underrière l’autre. Face à cette créature invraisemblable, se tenaitun ridicule petit bout d’homme, sorte de nain à forme humaine, quila regardait.

« Alors, qu’est-ce que vous pensez deça ? cria le professeur, qui se frotta vigoureusement lesmains avec un air triomphant.

– C’est monstrueux… grotesque !

– Mais qu’est-ce qui lui a fait dessiner unanimal pareil ?

– L’abus du gin, je pense…

– Oh ! C’est la meilleure explication quevous puissiez fournir, n’est-ce pas ?

– Ma foi, monsieur, quelle est lavôtre ?

– De toute évidence, cet animal existe. Il aété dessiné vivant.

J’aurais éclaté de rire si la perspective d’unautre soleil dans le corridor ne m’avait pas enjoint de conservermon sérieux.

– Sans doute, sans doute ! dis-je sur lemême ton que j’aurais pris pour railler un idiot. Puis-je cependantvous confesser que cette minuscule silhouette humainem’embarrasse ? S’il s’agissait d’un Indien, nous pourrions endéduire qu’une race de pygmées existe en Amérique ; mais il aplutôt l’air d’un Européen, avec son chapeau de paille…

Le professeur renifla comme un buffleirrité :

– Vous êtes vraiment à la limite !dit-il. Mais vous élargissez le champ de mes observations. Paressecérébrale ! Inertie mentale ! Magnifique !

Il aurait été trop absurde que je me misse encolère. Ça aurait été un terrible gaspillage d’énergie, car aveccet homme, il aurait fallu se mettre tout le temps en colère. Je mebornai à esquisser un sourire las :

– J’avais été frappé par le fait qu’il étaitpetit, lui dis-je.

– Regardez ici ! s’écria-t-il en sepenchant et en posant sur le dessin un doigt qui ressemblait à unegrande saucisse poilue. Voyez-vous cette prolifération arborescentederrière l’animal ? Je suppose que vous vous imaginez quec’est du pissenlit ou des choux de Bruxelles, n’est-ce-pas ?Oui, eh bien ! c’est un palmier d’ivoire végétal, monsieur,qui a près de vingt mètres de haut ! Ne comprenez-vous paspourquoi un homme a été placé là ? Il a été ajouté, car iln’aurait raisonnablement pas pu se tenir face à cette brute et ladessiner tranquillement. L’artiste s’est représenté lui-même pourfournir une échelle des proportions. Disons qu’il mesurait un mètrequatre-vingts. L’arbre est plus haut que lui, faites le calcul.

– Seigneur ! criai-je. Vous pensez doncque la bête serait… Mais il faudrait un zoo spécial pour un pareilphénomène !

– Toute exagération mise à part, convint leprofesseur, c’est assurément un spécimen bien développé !

– Mais, protestai-je, ce n’est tout de mêmepas sur la foi d’un seul dessin que toute l’expérience de la racehumaine va vaciller…

J’avais feuilleté les dernières pages del’album pour vérifier que ce dessin était unique.

« Un dessin exécuté par un Américainvagabond qui pouvait être sous l’influence de hachisch ou de lafièvre, ou qui tout simplement satisfaisait les caprices d’uneimagination morbide. Vous, homme de science, vous ne pouvez pasdéfendre une position semblable !

Pour me répondre, le professeur saisit unlivre sur un rayon.

– Voici, me dit-il, une excellente monographiedont l’auteur est mon talentueux ami Ray Lankester. Elle contientune illustration qui vous intéressera… Ah ! la voici !Elle porte pour légende ces mots : « Aspect probable,lorsqu’il vivait, du stégosaure dinosaure jurassique ; à elleseule, la patte arrière est deux fois plus haute qu’un homme detaille normale. » Hein ! qu’est-ce que vous dites deça ?

Il me tendit le livre ouvert. Je sursautaiquand je vis l’illustration. Dans cet animal reconstitué d’un mondemort, il entrait assurément une grande ressemblance avec le dessinde l’Américain.

– C’est remarquable ! dis-je.

– Mais pas définitif, selon vous ?

– Il peut s’agir d’une coïncidence, à moinsque cet Américain n’ait vu autrefois une image semblable et qu’ilne l’ait conservée dans sa mémoire, d’où elle aurait été projetéeau cours d’une crise de délire.

– Très bien ! fit avec indulgence le PrChallenger. Laissons pour l’instant les choses en état.Voudriez-vous considérer à présent cet os ?

Il me fit passer l’os dont il m’avait indiquéqu’il l’avait trouvé dans le sac du mort. Il avait bien quinzecentimètres de long, il était plus gros que mon pouce, et ilportait à une extrémité quelques traces de cartilage séché.

– À quelle créature connue appartient cetos ? interrogea le professeur.

Je le retournai dans tous les sens, enessayant de me remémorer des connaissances à demi oubliées.

– Une clavicule humaine trèsépaisse ?

Mon compagnon agita sa main avec uneréprobation méprisante.

– La clavicule humaine est courbée. Cet os estdroit, et sur sa surface il y a une gouttière qui montre qu’ungrand tendon jouait en travers, ce qui ne se produit pas dans lecas de la clavicule.

– Alors je vous avoue que j’ignore de quoi ils’agit.

– Vous n’avez pas à être honteux de votreignorance, car il n’y a pas beaucoup de savants qui pourraientmettre un nom dessus.

Il sortit d’une boîte à pilules un petit os dela taille d’un haricot.

– Pour autant que j’en puisse juger, cet oshumain est l’homologue de celui que vous tenez dans votre main.Voilà qui vous en dit long sur la taille de l’animal enquestion ! Le cartilage vous enseigne également qu’il nes’agit pas d’un fossile, mais d’un spécimen récemment vivant.Qu’est-ce que vous dites de cela ?

– Certainement dans un éléphant…

Il poussa un véritable cri de douleur.

– Ah ! non ! Ne parlez pasd’éléphants en Amérique du Sud. Même à la communale…

– Eh bien ! interrompis-je, n’importequelle grosse bête de l’Amérique du Sud, un tapir, par exemple…

– Apprenez, jeune homme, que les basesélémentaires de la zoologie, ne me sont pas étrangères… Ceci n’estpas un os de tapir, et n’appartient d’ailleurs à aucune autrecréature connue. Ceci appartient à un animal très grand, très fort,donc très féroce, qui existe sur la surface de la terre et quin’est pas encore venu se présenter aux savants. Êtes-vousconvaincu ?

– Prodigieusement intéressé, tout aumoins.

– Alors votre cas n’est pas désespéré. Je sensque quelque part en vous la raison se dissimule ; nousavancerons donc à tâtons et patiemment pour la déterrer… Quittonsmaintenant cet Américain mort d’épuisement, et reprenons notrerécit. Vous devinez bien que je ne tenais pas à quitter l’Amazonesans avoir approfondi cette histoire. Je cherchai à glaner quelquesrenseignements sur la direction d’où était venu notrevoyageur : des légendes indiennes me servirent deguides ; je découvris en effet que les tribus riverainesévoquaient couramment un étrange pays. Naturellement, vous avezentendu parler de Curupuri ?

– Jamais.

– Curupuri est l’esprit des forêts, quelquechose de terrible, quelque chose de malveillant, quelque chose àéviter… Personne ne peut décrire sa forme ni sa nature, mais c’estun nom qui répand l’effroi sur les bords de l’Amazone. De plus,toutes les tribus s’accordent quant à situer approximativementl’endroit où vit Curupuri. Or de cette direction était justementvenu l’Américain. Je soupçonnai donc quelque chose de terrible parlà : c’était mon devoir de découvrir ce que c’était.

– Et qu’avez-vous fait ?

Mon irrévérence avait disparu. Cet hommemassif forçait mon attention et mon respect.

– Je surmontai l’extrême réserve desindigènes, ils répugnent même à parler de Curupuri ! Mais pardes cadeaux, par ma puissance de persuasion, par certaines menacesaussi, je dois le dire, de coercition, je réussis à me faire donnerdeux guides. Après diverses aventures que je n’ai pas besoin derappeler, après avoir franchi une distance que je ne préciseraipas, après avoir marché dans une direction que je garde pour moi,nous sommes enfin parvenus dans une vaste étendue qui n’a jamaisété décrite ni visitée, sauf par mon infortuné prédécesseur.Voudriez-vous avoir l’obligeance de jeter un coup d’œil ?

Il me tendit une photographie format 12 x16,5.

« L’aspect non satisfaisant de cettephoto provient du fait qu’en descendant une rivière mon bateau seretourna, la malle qui contenait les pellicules non développées sefracassa ; les conséquences de ce naufrage furentdésastreuses. Presque tous les négatifs furent détruits :perte irréparable ! Vous voudrez bien accepter cetteexplication pour les déficiences et les anomalies que vousremarquerez. On a avancé le mot de fraude : je ne suis pasd’humeur à discuter ce point.

La photographie était évidemment trèsdécolorée, et un critique mal disposé aurait pu interpréter tout detravers sa surface incertaine. C’était un paysage gris,terne ; en me penchant sur les détails pour les déchiffrer, jeréalisai qu’elle représentait une longue ligne extrêmement haute defalaises : on aurait dit une immense cataracte vue deloin ; et au premier plan une plaine en pente ascendante étaitparsemée d’arbres.

– Je crois que c’est le même endroit que celuiqui a été peint par l’Américain, dis-je.

– Effectivement, c’est bien le mêmeendroit ! répondit le professeur. J’ai trouvé les traces ducampement du type. Maintenant, regardez ceci.

C’était une vue, prise de plus près, du mêmeendroit ; mais la photographie était très défectueuse.Pourtant, je pus distinguer le piton rocheux couronné d’un arbre etisolé, qui se détachait devant l’escarpement.

– Pas de doute, c’est la même chose !déclarai-je.

– Hé bien ! voilà un fait acquis !dit le professeur. Nous progressons, n’est-il pas vrai ? Àprésent, voulez-vous regarder au haut de ce piton rocheux ? Yobservez-vous quelque chose ?

– Un arbre immense.

– Mais sur l’arbre ?

– Un gros oiseau.

Il me tendit une loupe.

– Oui, dis-je en me penchant avec la loupe. Ungros oiseau est perché sur l’arbre. Il a un bec considérable. Jedirais presque que c’est un pélican.

– Je ne peux guère vous complimenter pourvotre bonne vue ! marmonna le professeur. Ce n’est pas unpélican ni même un oiseau. Vous n’apprendrez pas sans intérêt quej’ai réussi à tuer d’un coup de fusil cet échantillon trèsparticulier. J’ai eu là une preuve formelle, la seule que jepouvais ramener en Angleterre.

– Bon. Alors, vous l’avez ?

Enfin il y avait corroboration tangible.

– Je l’avais. Elle a été malheureusementperdue avec quantité d’autres choses dans le même accident debateau qui a abîmé ou détruit mes photographies. Je me suiscramponné à une aile quand la bête a disparu dans le tourbillon durapide, et il m’est resté une partie de ladite aile. Quand je fusrejeté sur le rivage, j’étais évanoui, mais le pauvre vestige demon splendide spécimen était intact. Le voici.

D’un tiroir, il sortit ce qui me parut être lapartie supérieure de l’aile d’une grande chauve-souris, elle avaitbien soixante centimètres de long ; c’était un os courbé, avecun tissu membraneux au-dessous.

– Une chauve-souris monstrueuse !suggérai-je.

– Absolument pas ! répliqua sévèrement leprofesseur. Vivant comme j’en ai l’habitude dans une atmosphèrescientifique, je n’aurais pas pu supposer que les principes de basede la zoologie étaient si ignorés ? Est-ce possible que vousne connaissiez pas ce fait élémentaire en zoologie comparée, àsavoir que l’aile d’une chauve-souris consiste en trois doigtsétirés reliés entre eux par des membranes ?… Or, dans cetexemple, l’os n’est certainement pas un avant-bras, et vous pouvezvoir par vous-même qu’il n’y a qu’une seule membrane pendant sur unos unique, par conséquent, s’il ne peut appartenir à unechauve-souris, de quoi s’agit-il ?

Ma modeste réserve de connaissances techniquesétait épuisée.

– En vérité, je n’en sais rien !murmurai-je.

Il ouvrit le livre qu’il m’avait déjàmontré.

– Ici, dit-il en me désignant l’image d’unextraordinaire monstre volant, il y a une excellente reproductiondu dimorphodon, ou ptérodactyle, reptile volant de la périodejurassique. À la page suivante, vous trouverez un schéma sur lemécanisme de son aile. Comparez-le donc, s’il vous plaît, avecl’échantillon que vous tenez dans votre main.

Je fus submergé par une vague d’ahurissement.J’étais convaincu. Il n’y avait pas moyen de ne pas être convaincu.La preuve cumulative était accablante. Le croquis peint, lesphotographies, le récit, et maintenant cet échantillon récent…l’évidence sautait aux yeux. Je le dis. Et je le dis avec unegrande chaleur de sincérité, car je comprenais à présent que leprofesseur avait été fort injustement traité. Il m’écouta en secalant le dos dans son fauteuil ; il avait à demi baissé sespaupières, et un sourire tolérant flottait sur ses lèvres ; unrayon de soleil imprévu se posa sur lui.

« C’est la chose la plus sensationnelledont j’aie jamais entendu parler ! dis-je.

Pour être tout à fait franc, je conviens quemon enthousiasme professionnel de journaliste était plus fort quemon enthousiasme de savant amateur. Je poursuivis :

« C’est colossal ! Vous êtes leChristophe Colomb de la science ! Vous avez découvert un mondeperdu ! Réellement, je suis désolé de vous avoir donnél’impression que j’étais sceptique. Mais c’était tellementincroyable ! Tout de même, je suis capable de comprendre unepreuve quand je la vois, et je ne dois pas être le seul aumonde !

Le professeur ronronna de satisfaction.

« Mais ensuite, monsieur, qu’avez-vousfait ?

– C’était la saison des pluies, monsieurMalone, et mes provisions étaient épuisées. J’ai exploré une partiede cette falaise énorme, mais je n’ai trouvé aucun moyen del’escalader. Le piton pyramidal sur lequel j’avais vu et abattu leptérodactyle était absolument inaccessible. Comme j’ai faitbeaucoup d’alpinisme, je suis cependant parvenu à mi-hauteur ;de là j’ai eu une vue plus précise du plateau qui s’étend au sommetde l’escarpement ; il m’a paru immense : ni vers l’est nivers l’ouest je n’ai pu apercevoir la fin de cette ligne coiffée deverdure. Au-dessous, c’est une région marécageuse, une junglepleine de serpents, d’insectes, de fièvres, une ceinture deprotection naturelle pour ce singulier pays.

– Avez-vous discerné d’autres vestiges devie ?

– Non, monsieur, je n’en ai vu aucun autre.Mais tout au long de la semaine où nous avons campé à la base de ceplateau, nous avons entendu au-dessus de nos têtes des bruits trèsétranges.

– Mais cette créature dessinée parl’Américain ? Comment l’expliquez-vous ?

– Nous pouvons seulement supposer qu’il a dûarriver au sommet et qu’il l’a vue là-haut. Il doit donc y avoirune route, un moyen d’accès, certainement un accès très difficile,car autrement ces animaux descendraient et envahiraient le paysenvironnant. Est-ce assez clair ?

– Mais comment seraient-ils parvenuslà-haut ?

– Je ne crois pas que ce soit là un problèmeinsoluble, répondit le professeur. Selon moi, l’explication estcelle-ci : l’Amérique du Sud est, on vous l’a peut-êtreappris, un continent de formation granitique. À cet endroit précis,à l’intérieur, il y a eu, autrefois, une grande et soudaineéruption volcanique. Ces escarpements, comme je l’ai observé, sontbasaltiques, donc plutoniens. Une surface, peut-être aussi étendueque le Sussex, a été surélevée en bloc avec tout ce qu’ellecontenait par des précipices perpendiculaires dont la soliditédéfie l’érosion. Quel en a été le résultat ? Hé bien !les lois ordinaires de la nature se sont trouvées suspendues. Lesdivers freins qui influent sur la lutte pour la vie dans le mondesont là-haut neutralisés ou modifiés. Des créatures survivent,alors qu’ailleurs elles auraient disparu. Vous remarquerez que leptérodactyle autant que le stégosaure remontent à l’époquejurassique, et sont, par conséquent, fort anciens dans l’ordre dela vie. Ils ont été artificiellement conservés par d’étrangescirconstances.

– Mais naturellement ! m’écriai-je. Votrethèse est concluante. Il ne vous reste plus qu’à la soumettre auxautorités compétentes !

– C’est ce que, dans ma simplicité, je m’étaisimaginé, soupira, non sans amertume, le professeur. Mais les chosesne tardèrent pas à se gâter : à chaque tournant, j’étaisguetté par un scepticisme, dicté par la stupidité, et aussi par lajalousie. Il n’est pas dans ma nature, monsieur, de m’aplatirdevant un homme quel qu’il soit ni de chercher à prouver un fait sima parole est mise en doute. Aussi ai-je dédaigné de faire état despreuves corroboratives que je possède. Le sujet m’est même devenuodieux, je ne voulais plus en parler. Quand des gens de votreespèce, qui représentent la folle curiosité du public, viennenttroubler ma discrétion, il m’est impossible de les accueillir avecune réserve digne. Par tempérament je suis, je l’admets, un peupassionné, et toute provocation déchaîne ma violence. Je crains quevous ne vous en soyez aperçu.

Je baissai les yeux et ne dis rien.

« Ma femme m’a souvent querellé à cesujet, et pourtant je crois que tout homme d’honneur réagiraitcomme moi. Ce soir, par exemple, je me propose de fournir unexemple de contrôle des émotions par la volonté. Je vous invite àassister à cette démonstration…

Il me tendit une carte.

« Vous verrez que M. PercivalWaldron, naturaliste réputé, doit faire une conférence, à huitheures et demie, dans le hall de l’Institut de zoologie, sur le« Dossier du temps ». J’ai été spécialement invité àm’asseoir sur l’estrade et à proposer une motion de remerciements àl’adresse du conférencier. À ce propos, je me fais fort de lancer,avec autant de tact que de délicatesse, quelques remarques denature à intéresser l’assistance et à donner envie à certainsd’approfondir le sujet. Rien qui ait l’air d’une querelle !J’indiquerai seulement qu’au-delà de ce qui est su, il existe dessecrets formidables. Je me tiendrai soigneusement en laisse, et jeverrai si une attitude réservée me permettra d’obtenir une audienceplus favorable auprès du public.

– Et… je pourrai venir ? demandai-je avecune ardeur non feinte.

– Mais oui, entendu !

Cette énorme masse était douée d’une douceurqui subjuguait autant que sa violence. Son sourire, quand il étaitempreint de bienveillance, était un spectacle merveilleux, sesjoues se groupaient pour former deux pommes bien rouges entre sesyeux mi-clos et sa grande barbe noire. Il reprit :

« Venez ! Ce sera un réconfort pourmoi de savoir que j’ai un allié dans la place, quelles que puissentêtre son insuffisance et son ignorance du sujet… Je pense qu’il yaura du monde, car Waldron, qui n’est qu’un charlatan, attiretoujours la foule. Maintenant, monsieur Malone, il se trouve que jevous ai accordé beaucoup plus de temps que je ne l’avais prévu. Orl’individu doit s’effacer devant la société, ne pas monopoliser cequi est destiné au monde entier. Je serai heureux de vous voir cesoir à la conférence. Entre-temps, comprenez qu’il ne saurait êtrefait usage des sujets que nous avons abordés ensemble.

– Mais M. McArdle, mon rédacteur en chef,voudra savoir ce que j’ai fait !

– Dites-lui ce que vous voudrez. Entre autreschoses, vous pouvez lui dire que s’il m’envoie quelqu’un d’autre,j’irai le trouver avec un fouet de cavalerie. Mais je me fie à vouspour que rien de ceci ne soit imprimé. Parfait ! À ce soirdonc, huit heures trente, dans le hall de l’Institut dezoologie.

En quittant la pièce, je jetai un dernierregard sur ses joues rouges, sa barbe presque bleue, et ses yeuxd’où toute tolérance avait disparu.

Chapitre 5Au fait !

Étant donné les chocs physiques consécutifs àmon premier entretien avec le Pr Challenger, et les chocs mentauxque je subis au cours du second, j’étais plutôt démoralisé – entant que journaliste naturellement ! – quand je me retrouvaidans Enmore Park. J’avais mal à la tête, mais cette tête-làabritait une idée : dans l’histoire de cet homme il y avait duvrai, du vrai à conséquences formidables, du vrai qui fournirait dela copie sensationnelle pour la Gazette quand je seraisautorisé à m’en servir. Au bout de la rue, un taxi attendait ;je sautai dedans et me fis conduire au journal. Comme d’habitude,McArdle était à son poste.

– Alors ? s’écria-t-il très impatient.Comment est-ce que ça se présente ?… M’est avis, jeune homme,que vous avez été à la guerre ! Vous aurait-il boxé ?

– Au début, nous avons eu un petitdifférend.

– Quel homme ! Qu’avez-vousfait ?

– Hé bien ! il est devenu plusraisonnable, et nous avons causé. Mais je n’ai rien tiré de lui…enfin, rien qui soit publiable.

– Je n’en suis pas aussi sûr que vous !Il vous a mis un œil au beurre noir, et ce fait divers mérite déjàd’être publié… Nous ne pouvons pas accepter ce règne de la terreur,monsieur Malone ! Il faut ramener notre homme à ses justesproportions. Demain, je vais m’occuper de lui dans un petitéditorial… Donnez-moi simplement quelques indications, et je lemarquerai au fer rouge pour le restant de ses jours. Le PrMünchhausen… pas… mal pour un gros titre, non ? Sir JohnMandeville ressuscité… Cagliostro… Tous les imposteurs et lestyrans de l’Histoire. Je révélerai le fraudeur qu’il est !

– À votre place, je ne le ferais pas,monsieur.

– Et pourquoi donc ?

– Parce qu’il n’est pas du tout le fraudeurque vous supposez.

– Quoi ! rugit McArdle. Vous n’allez pasme dire que vous croyez à ses histoires de mammouths, demastodontes et de grands serpents volants ?

– Je ne vous le dirai pas parce que je n’ensais rien. Je ne crois pas d’ailleurs qu’il émette des théories surces points précis. Mais ce que je crois, c’est qu’il a découvertquelque chose de neuf.

– Alors, mon vieux, écrivez-le, pour l’amourde Dieu !

– Je ne demanderais pas mieux, mais tout ceque j’ai appris, il me l’a dit sous le sceau du secret ; àcondition que je n’en publie rien…

En quelques phrases, je résumai le récit duprofesseur. McArdle semblait terriblement incrédule.

– Bon ! dit-il enfin. À propos de cetteréunion scientifique de ce soir, vous n’êtes pas tenu au secret,n’est-ce pas ? Je ne pense pas que d’autres journaux s’yintéressent, car Waldron ne fera que répéter ce qu’il a déclarémaintes fois, et nul ne sait que Challenger viendra et parlera.Avec un peu de chance, nous pouvons avoir une belle exclusivité. Detoute façon, vous y serez et vous nous rapporterez un compte rendu.Je vous réserverai de la place pour minuit.

J’eus une journée fort occupée. Je dînai debonne heure au club des Sauvages avec Tarp Henry, à qui je racontaiune partie de mes aventures. Il m’écouta avec un sourire indulgentet sceptique, jusqu’au moment où il éclata de rire quand je luiavouai que le professeur m’avait convaincu.

– Mon cher ami, dans la vie réelle, les chosesne se passent pas ainsi. Les gens ne tombent pas sur desdécouvertes sensationnelles pour égarer après coup leurs preuves.Laissez cela aux romanciers. Le type en question est aussi plein demalice qu’une cage de singes au zoo. Tout ça, c’est de lablague !

– Mais le poète américain ?

– Il n’a jamais existé !

– J’ai vu son album à croquis.

– C’est l’album à croquis de Challenger.

– Vous croyez qu’il a dessiné cetanimal ?

– Naturellement ! Qui d’autre l’auraitfait ?

– Tout de même, les photographies…

– Il n’y avait rien sur les photographies. Devotre propre aveu, vous n’y avez vu qu’un oiseau.

– Un ptérodactyle !

– À ce qu’il dit ! Il vous a mis unptérodactyle dans l’idée.

– Alors, les os ?

– Le premier, il l’a tiré d’un ragoût demouton. Le second, il l’a rafistolé pour l’occasion. Pour peu quevous soyez intelligent et que vous connaissiez votre affaire, vouspouvez truquer un os aussi aisément qu’une photographie.

Je commençais à me sentir mal à l’aise. Aprèstout, peut-être avais-je donné prématurément mon accord ?

– Venez-vous à la conférence ?demandai-je à brûle-pourpoint à Tarp Henry.

Mon compagnon réfléchit :

– Ce génial Challenger n’est pas troppopulaire ! répondit-il. Des tas de gens ont des comptes àrégler avec lui. Il est sans doute l’homme le plus détesté deLondres. Si les étudiants en médecine s’en mêlent, ce sera unchahut infernal. Je n’ai nulle envie de me trouver dans une fosseaux ours !

– Au moins pourriez-vous avoir l’impartialitéde l’entendre exposer lui-même son affaire !

– Oui… Ce ne serait que juste, en somme… Trèsbien ! Je suis votre homme.

Quand nous arrivâmes dans le hall, nous fûmessurpris par la foule qui s’y pressait. Une file de coupésdéchargeait sa cargaison de professeurs à barbe blanche. Le flotfoncé des humbles piétons qui se précipitaient par la porte ogivalelaissait prévoir que la réunion aurait un double succès, populaireautant que scientifique. Dès que nous fûmes installés, il nousapparut que toute une jeunesse s’était emparée du poulailler, etqu’elle débordait jusque dans les derniers rangs du hall. Jeregardai derrière nous, je reconnus beaucoup de visages familiersd’étudiants en médecine. Selon toute vraisemblance, les grandshôpitaux avaient délégué chacun une équipe de représentants. Labonne humeur régnait, mais l’espièglerie perçait déjà. Des coupletsétaient repris en chœur avec un enthousiasme qui préludaitbizarrement à une conférence scientifique. Pour une belle soirée,ce serait sûrement une belle soirée !

Par exemple, lorsque le vieux docteur Meldrum,avec son célèbre chapeau d’opéra aux bords roulés, apparut surl’estrade, il fut accueilli par une clameur aussi généralequ’irrespectueuse : « Chapeau !Chapeau ! » Le vieux docteur Meldrum se hâta de sedécouvrir et dissimula son haut-de-forme sous sa chaise. Quand lePr Wadley, chancelant sous la goutte, s’avança vers son siège, detoutes parts jaillirent d’affectueuses questions sur l’état de sespauvres orteils, ce qui ne laissa pas de l’embarrasser. Mais laplus grande démonstration fut réservée cependant à ma nouvelleconnaissance, le Pr Challenger, quand il traversa l’assemblée pourprendre place au bout du premier rang sur l’estrade : dès quesa barbe noire apparut, il fut salué par de tels hurlements debienvenue que je me demandai si Tarp Henry n’avait pas vu juste, etsi cette nombreuse assistance ne s’était pas dérangée parce qu’elleavait appris que le fameux professeur interviendrait dans lesdébats.

À son entrée, il y eut quelques rires desympathie sur les premiers bancs, où s’entassaient des spectateursbien habillés : comme si la manifestation des étudiants neleur déplaisait pas. Cette manifestation fut l’occasion, en vérité,d’un vacarme épouvantable : imaginez la bacchanale quis’ébauche dans la cage des grands fauves lorsque se fait entendredans le lointain le pas du gardien chargé de les nourrir. Peut-êtrey avait-il dans ce bruit de confuses velléités d’offense ?Pourtant je l’assimilai plutôt à une simple turbulence, à labruyante réception de quelqu’un qui amusait et intéressait, et nond’un personnage détesté ou méprisé. Challenger sourit avec unelassitude dédaigneuse mais indulgente, comme tout homme poli souritdevant les criailleries d’une portée de chiots. Avec une sagelenteur il s’assit, bomba le torse, caressa sa barbe et inspectaentre ses paupières mi-closes la foule qui lui faisait face. Letumulte qui l’avait accueilli ne s’était pas encore apaisé quand lePr Ronald Murray, qui présidait, et M. Waldron, leconférencier, s’avancèrent sur l’estrade. La séance commençait.

Le Pr Murray m’excusera, j’en suis sûr, sij’ose écrire qu’il partage avec beaucoup d’Anglais le don del’inaudibilité. Pourquoi diable des gens qui ont quelque chose devalable à dire ne se soucient-ils pas d’être entendus ? Voilàbien l’un des mystères de la vie moderne ! Leur méthodeoratoire est aussi peu raisonnable que celle qui, pour alimenter unréservoir, s’obstinerait à faire passer de l’eau de source àtravers un tuyau bouché, alors qu’un effort minuscule ledéboucherait. Le Pr Murray adressa quelques remarques profondes àsa cravate blanche et à sa carafe d’eau, puis se livra à un apartéhumoristique et même pétillant avec le chandelier d’argent quiétait dressé à sa droite. Après quoi il se rassit, etM. Waldron, notre célèbre conférencier, suscita en se levantun murmure d’approbation générale. C’était un homme au visagemaigre et austère, à la voix rude, aux manières agressives ;au moins avait-il le mérite de savoir comment assimiler les idéesdes autres, et les transmettre d’une manière intéressante pour leprofane ; il possédait également le don d’être amusantlorsqu’il traitait des sujets aussi rébarbatifs que la précessionde l’équinoxe ou la formation d’un vertébré.

Il développa devant nous le panorama de lacréation, tel du moins que la science l’interprète, dans une languetoujours claire et parfois pittoresque. Il nous parla du globeterrestre, une grosse masse de gaz enflammés tournoyant dans lescieux. Puis il nous représenta la solidification, lerefroidissement, l’apparition des rides qui formèrent lesmontagnes, la vapeur qui tourna en eau, la lente préparation de lascène sur laquelle allait être joué le drame inexplicable de lavie. Sur l’origine de la vie, il se montra discrètement imprécis.Il se déclara presque certain que les germes de la vie auraientdifficilement survécu à la cuisson originelle. Donc elle étaitsurvenue ultérieurement. Mais comment ? Avait-elle surgi deséléments inorganiques du globe en cours de refroidissement ?C’était très vraisemblable. Les germes de la vie auraient-ils étéapportés du dehors par un météore ? C’était moinsvraisemblable. En somme, le sage devait se garder de toutdogmatisme sur ce point, nous ne pouvions pas, ou du moins pasencore, créer de la vie organique en laboratoire à partird’éléments inorganiques. L’abîme entre le mort et le vivant n’avaitpas encore été franchi par la chimie. Mais il y avait une chimieplus haute et plus subtile, la chimie de la nature, qui travaillaitavec de grandes forces sur de longues époques : pourquoi neproduirait-elle pas des résultats qu’il nous était impossibled’obtenir ?

Cela amena le conférencier à dresser untableau de la vie animale. Au bas de l’échelle, les mollusques etles faibles créatures de la mer ; puis, en remontant par lesreptiles et les poissons, un rat-kangourou femelle, créature quiporte devant elle ses petits, ancêtre en droite ligne de tous lesmammifères et, probablement, de tous les auditeurs de cetteconférence.

– Non, non ! protesta un étudiantsceptique dans les derniers rangs.

– Si le jeune gentleman à la cravate rouge quia crié « non, non ! » et qui a ainsivraisemblablement revendiqué d’être éclos d’un œuf avait la bontéde l’attendre après la conférence, le conférencier serait heureuxde contempler un tel phénomène. [Rires.]

Il était étrange de penser que le plus hautdegré de l’antique processus naturel consistait dans la création dece gentleman à la cravate rouge. Mais est-ce que le processuss’était arrêté ? Est-ce que ce gentleman pouvait êtreconsidéré comme le type ultime – l’apogée, la conclusion del’évolution ? Il espérait qu’il ne froisserait pas lessentiments du gentleman à la cravate rouge s’il soutenait que,quelles que fussent les qualités que pouvait posséder ce gentlemandans sa vie privée, le processus universel ne se trouverait pasentièrement justifié s’il n’aboutissait qu’à cette production.L’évolution n’était pas une force épuisée, mais une force quitravaillait encore, et qui tenait en réserve de bien plus grandesréussites.

Ayant ainsi joué très joliment, sous lespetits rires de l’assistance, avec son interrupteur, leconférencier revint à son tableau du passé : l’assèchement desmers, l’émergence des bancs de sable, la vie léthargique etvisqueuse qui gisait sur leurs bords, les lagons surpeuplés, latendance des animaux aquatiques à se réfugier sur les plages devase, l’abondante nourriture qui les y attendait, et en conséquenceleur immense prolifération et leur développement.

« D’où, mesdames et messieurs,s’écria-t-il, cette terrifiante engeance de sauriens quiépouvantent encore notre regard quand nous les voyons dans desreproductions approximatives, mais qui ont heureusement disparu dela surface du globe longtemps avant que l’homme y fût apparu.

– C’est à savoir ! gronda une voix surl’estrade.

M. Waldron était doué pour l’humouracide, comme le gentleman à la cravate rouge en avait faitl’expérience, et il était dangereux de l’interrompre. Mais cetteinterjection lui sembla tellement absurde qu’il en resta pantois.Semblable à l’astronome assailli par un fanatique de la terreplate, il s’interrompit, puis répéta lentement :

– Disparu avant l’apparition de l’homme.

– C’est à savoir ! gronda une nouvellefois la voix.

Waldron, ahuri, passa en revue la rangée deprofesseurs sur l’estrade, jusqu’à ce que ses yeux se posassent surChallenger, bien enfoncé sur sa chaise et les yeux clos : ilavait une expression heureuse, à croire qu’il souriait endormant.

– Je vois ! fit Waldron en haussant lesépaules. C’est mon ami le Pr Challenger !

Et parmi les rires il reprit le fil de saconférence, comme s’il avait fourni une explication concluante etqu’il n’avait nul besoin d’en dire davantage.

Mais l’incident était loin d’être vidé. Quelque fût le chemin où s’engageait le conférencier pour nous rameneraux régions inexplorées du passé, il aboutissait invariablement àla conclusion que la vie préhistorique était éteinte ; et, nonmoins invariablement, cette conclusion provoquait aussitôt le mêmegrondement du professeur. L’assistance se mit à anticiper surl’événement et à rugir de plaisir quand il se produisait. Lestravées d’étudiants se piquèrent au jeu ; chaque fois que labarbe de Challenger s’ouvrait, avant qu’un son n’en sortît, centvoix hurlaient :

– C’est à savoir !

À quoi s’opposaient des voix aussinombreuses :

– À l’ordre ! C’est une honte !

Waldron avait beau être conférencier endurciet homme robuste, il se laissa démonter. Il hésitait, bafouillait,se répétait, s’embarquait dans de longues phrases où il se perdait…Finalement il se tourna, furieux, vers le responsable de sesennuis.

– Cela est réellement intolérable !cria-t-il. Je me vois dans l’obligation de vous demander,professeur Challenger, de mettre un terme à ces interruptionsgrossières qui suent l’ignorance !

Ce fut un beau chahut ! Les étudiantsétaient ravis de voir les grands dieux de leur olympe se querellerentre eux. Challenger souleva de sa chaise sa silhouettemassive.

– Et à mon tour je me vois dans l’obligationde vous demander, monsieur Waldron, de mettre un terme à desassertions qui ne sont pas strictement conformes aux faitsscientifiques.

Ces paroles déchaînèrent une tempête.

– C’est honteux ! Honteux !Écoutez-le ! Sortez-le ! Jetez-le à bas del’estrade ! Soyez beaux joueurs !

Voilà ce qui traduisait l’amusement ou lafureur. Le président, debout, battait des mains et bêlait trèsexcité :

– Professeur Challenger… Des idées…personnelles… plus tard…

Ces mots étaient les pics solides quiémergeaient au-dessus d’un murmure inaudible. L’interrupteurs’inclina, sourit, caressa sa barbe et retomba sur sa chaise.Waldron, très rouge, poursuivit ses observations. De temps à autre,quand il se livrait à une affirmation, il lançait un regardvenimeux à son contradicteur, qui semblait sommeiller lourdement,avec le même large sourire béat sur son visage.

Enfin la conférence prit fin. Je suppose quela conclusion fut légèrement précipitée, car la péroraison manquade tenue et de logique : le fil de l’argumentation avait étébrutalement cassé. L’assistance demeura dans l’expectative. Waldronse rassit. Le président émit un gazouillement ; sur quoi le PrChallenger se leva et s’avança à l’angle de l’estrade. Animé parmon zèle professionnel, je pris son discours en sténo.

– Mesdames et messieurs… commença-t-il.Pardon ! Mesdames, messieurs, mes enfants… Je m’excuse :j’avais oublié par inadvertance une partie considérable de cetteassistance. [Tumulte, pendant lequel le professeur demeura une mainen l’air et la tête penchée avec sympathie : on aurait ditqu’il allait bénir la foule.] J’ai été désigné pour mettre aux voixune adresse de remerciements à M. Waldron pour le message trèsimagé et très bien imaginé que vous venez d’entendre. Sur certainspoints, je suis en désaccord avec lui, et mon devoir me commandaitde le dire au fur et à mesure qu’ils défilaient. Mais néanmoins,M. Waldron a bien atteint son but, ce but étant de nous faireconnaître, d’une manière simple et intéressante, sa conceptionpersonnelle de l’histoire de notre planète. Les conférencespopulaires sont ce qu’il y a de plus facile à écouter, maisM. Waldron… [ici il darda un regard pétillant en direction duconférencier] m’excusera si j’affirme que de toute nécessité ellessont à la fois superficielles et fallacieuses, puisqu’elles doiventse placer à la portée d’un auditoire ignorant. [Applaudissementsironiques.] Les conférenciers populaires sont par nature desparasites. [Furieuse dénégation de M. Waldron.] Ilsexploitent, pour se faire une renommée ou pour gagner de l’argent,le travail qui a été accompli par leurs frères pauvres et inconnus.Le plus petit fait nouveau obtenu en laboratoire, une briquesupplémentaire apportée pour l’édification du temple de la sciencea beaucoup plus d’importance que n’importe quel exposé de secondemain, qui fait certes passer une heure, mais qui ne laisse derrièrelui aucun résultat utile. J’exprime cette réflexion qui estl’évidence même, pas du tout mû par le désir de dénigrerM. Waldron personnellement, mais afin que vous ne perdiez pasle sens des proportions et que vous ne preniez pas l’enfant dechœur pour le grand prêtre. [À cet endroit, M. Waldronchuchota quelques mots au président, qui se leva à demi ets’adressa avec sévérité à la carafe.] Mais assez là-dessus. [Vifsapplaudissements prolongés.] Abordons un sujet d’un intérêt plusvaste. Quel est le point particulier sur lequel, moi, chercheurdepuis toujours, j’ai défié l’habileté de notre conférencier ?Sur la permanence de certains types de la vie animale sur la terre.Je ne parle pas sur ce sujet en amateur, non plus, ajouterai-je, enconférencier populaire. Je parle comme quelqu’un dont la consciencescientifique lui impose de coller aux faits. En cette qualité, jedéclare que M. Waldron commet une grosse erreur lorsqu’ilsuppose, parce qu’il n’a jamais vu de ses propres yeux ce qu’onappelle un animal préhistorique, que ce genre de créatures n’existeplus. Ils sont en fait, ainsi qu’il l’a dit, nos ancêtres, mais ilssont, si j’ose ainsi m’exprimer, nos ancêtres contemporains, quen’importe qui peut encore rencontrer avec toutes leurscaractéristiques hideuses et formidables, à condition d’avoirl’énergie et la hardiesse de les chercher dans leurs repaires. Descréatures que l’on suppose être jurassiques, des monstres quichasseraient et dévoreraient nos plus gros et nos plus férocesmammifères existent encore. [Cris de : « Idiot !…Prouvez-le !… Comment le savez-vous ?… àdémontrer ! »] Comment est-ce que je sais ? medemandez-vous. Je le sais parce que j’en ai vu quelques-uns.[Applaudissements, vacarme, et une voix :« Menteur ! »] Suis-je un menteur ? [Chaleureuxet bruyant assentiment général.] Ai-je bien entendu quelqu’un metraiter de menteur ? La personne qui m’a traité de menteuraurait-elle l’obligeance de se lever pour que je puisse faire saconnaissance ? [Une voix : « La voici,monsieur ! » et un petit bonhomme inoffensif à lunettes,se débattant désespérément, fut hissé par-dessus un grouped’étudiants.] C’est vous qui vous êtes aventuré à me traiter dementeur ? [« Non, monsieur, non ! » crial’accusé, qui disparut comme un diable dans sa boîte.] Si dans lasalle il se trouve quelqu’un qui doute de ma sincérité, je seraitrès heureux de lui dire deux mots après la conférence.[« Menteur ! »] Qui a dit cela ? [De nouveau lebonhomme inoffensif fut levé à bout de bras alors qu’il tentait deplonger, épouvanté, dans la foule.] Si je descends parmi vous…[Chœur général : « Viens, poupoule ! Viens. »La séance fut interrompue pendant quelques minutes. Le président,debout et agitant ses bras, semblait conduire un orchestre. Leprofesseur, écarlate, avec ses narines dilatées et sa barbehérissée, allait visiblement donner libre cours à son humeur dedogue.] Toutes les grandes découvertes ont été accueillies par lamême incrédulité. Quand de grands faits vous sont exposés, vousn’avez pas l’intuition ni l’imagination qui vous aideraient à lescomprendre. Vous êtes tout juste bons à jeter de la boue aux hommesqui risquent leur vie pour ouvrir de nouvelles avenues à lascience. Vous persécutez les prophètes ! Galilée, Darwin, etmoi… [Acclamations prolongées et interruption complète dudébat.]

Tout ceci est tiré des notes prises sur lemoment, mais elles rendent compte très imparfaitement du chaosabsolu qui régna alors. Le vacarme était si effrayant que plusieursdames avaient déjà opéré une prudente retraite. Des hommes d’âge,graves et pleins d’onction, criaient plus fort que les étudiants.Je vis des vieillards chenus et à barbe blanche menacer du poing leprofesseur impavide. L’assistance était en ébullition. Leprofesseur fit un pas en avant et leva les deux mains. Dans cethomme il y avait quelque chose de si fort, de si imposant, de siviril que les cris s’éteignirent. Son attitude de chef, ses yeuxdominateurs imposèrent le silence. Il paraissait avoir unecommunication précise à faire, ils se turent pour l’écouter.

– Je ne vous retiendrai pas longtemps, dit-il.À quoi bon ? La vérité est la vérité, et rien ne la changera,même pas le chahut de plusieurs jeunes imbéciles, et pas non pluscelui de leurs aînés… apparemment aussi stupides ! Je proclameque j’ai ouvert à la science une avenue nouvelle. Vous lecontestez. [Acclamations.] Dans ces conditions, je vous mets àl’épreuve. Voulez-vous accréditer l’un de vous, ou deux, ou trois,qui vous représenteront et qui vérifieront en votre nom mesdéclarations ?

M. Summerlee, le vieux maître del’anatomie comparée, se leva : c’était un homme grand, mince,glacial ; il ressemblait à un théologien. Il déclara qu’ilvoulait demander au professeur si les résultats auxquels il avaitfait allusion dans ses observations avaient été obtenus au coursd’un voyage datant de deux ans vers les sources de l’Amazone.

Le Pr Challenger répondit parl’affirmative.

M. Summerlee exprima le désir de savoircomment il se faisait que le Pr Challenger revendiquait desdécouvertes dans ces régions qui avaient été explorées par Walace,Bates, et bien d’autres dont la réputation scientifique étaitsolidement établie.

Le Pr Challenger répondit queM. Summerlee confondait sans doute l’Amazone avec laTamise ; que l’Amazone était un fleuve beaucoup plusimportant ; que M. Summerlee pourrait être intéressé parle fait qu’avec l’Orénoque, qui communique avec l’Amazone,quatre-vingts mille kilomètres carrés s’offraient aux recherches,et que dans un espace aussi vaste, il n’était pas surprenant quequelqu’un eût pu découvrir ce qui avait échappé à d’autres.

Avec un sourire acide, M. Summerleedéclara qu’il appréciait pleinement la différence entre la Tamiseet l’Amazone, différence qu’il analysa ainsi : touteaffirmation quant à la Tamise peut être vérifiée facilement, ce quin’est pas le cas pour l’Amazone. Il serait reconnaissant au PrChallenger de lui communiquer la latitude et la longitude de larégion où des animaux préhistoriques pourraient êtredécouverts.

Le Pr Challenger répliqua qu’il avait debonnes raisons personnelles pour ne pas les divulguer à la légère,mais qu’il serait disposé à les révéler moyennant quelquesprécautions à un comité choisi dans l’assistance. M. Summerleeaccepterait-il de faire partie du comité et de vérifier ses diresen personne ?

M. Summerlee : « Oui,j’accepte ! » [Longues acclamations.]

Le Pr Challenger dit alors :

– Je vous garantis que je vous fournirai tousles moyens pour que vous trouviez votre chemin. Il n’est que juste,cependant, que puisque M. Summerlee va vérifier mesdéclarations, d’autres personnes l’accompagnent, ne serait-ce quepour contrôler sa vérification. Je ne vous dissimulerai pas quevous rencontrerez des difficultés et des dangers. M. Summerleeaurait besoin d’un compagnon plus jeune. Puis-je demander s’il yaurait des volontaires parmi vous ?

C’est ainsi que se déclenche dans la vie d’unhomme une crise capitale. Aurais-je pu imaginer, en entrant danscette salle, que j’allais me lancer dans une aventure que mes rêvesn’avaient même pas envisagée ? Mais Gladys… n’était-ce pas làl’occasion, la chance dont elle m’avait parlé ? Gladysm’aurait dit de partir. Je me levai. Je me mis à hurler mon nom.Tarp Henry, mon camarade, me tirait par le pan de ma veste, et jel’entendais me chuchoter :

– Asseyez-vous, Malone ! Ne vousconduisez pas publiquement comme un âne !

Mais en même temps je remarquai qu’à quelquesrangs devant moi quelqu’un s’était levé, grand, mince, avec descheveux roux foncé. Il se tourna pour me lancer un regard furieux,mais je ne cédai pas.

– Je suis volontaire, monsieur leprésident ! Je suis volontaire… Je le répétai jusqu’à ce queje me fisse entendre.

– Le nom ! Le nom ! scandal’assistance.

– Je m’appelle Edward Dun Malone. Je suisjournaliste à la Daily Gazette. Je jure que je serai untémoin absolument impartial.

– Comment vous appelez-vous, monsieur ?demanda le président à mon rival.

– Je suis lord John Roxton. J’ai déjà remontél’Amazone, je connais le pays. Pour cette enquête, j’ai des titresparticuliers.

– La réputation de lord John Roxton en tantque sportif et voyageur est, naturellement, célèbre de par lemonde ! dit le président. Mais d’autre part il serait bonqu’un membre de la presse participe à cette expédition.

– Dans ces conditions je propose, dit le PrChallenger, que ces deux gentlemen soient désignés comme lesdélégués de l’assistance pour accompagner le Pr Summerlee dans unvoyage dont le but est, je le répète, d’enquêter sur la véracité demes déclarations et de déposer un rapport concluant.

Voilà comment, sous les cris et les ovations,se décida notre destin. Puis je me trouvai projeté dans le flothumain qui se dirigeait vers la porte ; j’étais tout étourdipar les perspectives qui s’ouvraient devant moi. Quand je sortis dela salle, je pris conscience d’une charge d’étudiants hilaresdévalant la chaussée, et d’un très lourd parapluie qu’un brasvigoureux abattait sur leurs têtes. Enfin, salué par des huées etdes applaudissements, le landau électrique du Pr Challenger démarradu trottoir. J’arrivai dans Regent Street, le cœur plein de Gladyset le crâne en compote.

Soudain quelqu’un me toucha le bras. Je meretournai : c’était mon futur associé, lord John Roxton.

– Monsieur Malone, je crois ?… Nousallons être des camarades de route, hein ? J’habite de l’autrecôté de la rue, à l’Albany. Auriez-vous l’amabilité de me consacrerune demi-heure ? Car il y a une ou deux choses que j’ai grandbesoin de vous dire.

Chapitre 6J’étais le fléau du Seigneur…

Ensemble, lord John Roxton et moi, nousdescendîmes Vigo Street et nous franchîmes les portiques défraîchisqui abritaient une célèbre colonie d’aristocrates. À l’extrémitéd’un long couloir, mon futur compagnon ouvrit une porte et tournaun commutateur. Plusieurs lampes, sous des abat-jour colorés,baignèrent d’une lumière rougeâtre la grande pièce dans laquelle ilme poussa. Dès le seuil, j’eus une impression extraordinaire deconfort, d’élégance, de virilité : c’était l’appartement d’unhomme doué d’autant de goût que de fortune, et d’une insouciance decélibataire. De riches fourrures et d’étranges nattes achetées dansdes bazars de l’Orient tapissaient le plancher. Des tableaux et desgravures étaient accrochés aux murs ; ma compétence artistiqueétait médiocre, mais je n’eus pas de mal à deviner qu’il s’agissaitlà d’objets rares et d’un grand prix. Des croquis de boxeurs, dedanseuses, de chevaux de course s’interposaient entre un Fragonardsensuel, un Giraudet martial et un Turner à faire rêver. Mais,répartis un peu partout, de nombreux trophées rappelaient que lordJohn Roxton était l’un des athlètes complets de notre époque. Unerame bleu foncé croisée avec un aviron rouge évoquait les joutesuniversitaires. Au-dessus et en dessous, des fleurets et des gantsde boxe témoignaient que cet homme avait conquis la suprématie enescrime et dans le noble art. En guise de lambris, autour de lapièce, saillaient des têtes de bêtes sauvages : les plus beauxspécimens du monde ! Les dominant de sa majesté incontestable,le rarissime rhinocéros blanc de l’enclave de Lado laissait pendreune lippe dédaigneuse.

Au centre du chaud tapis rouge, il y avait unetable Louis XV noir et or, merveilleusement d’époque, mais – ôsacrilège ! – souillée par des marques de verres et desbrûlures de cigarettes. Elle supportait un plateau d’argent garnide délices pour fumeurs ainsi qu’un coffret à liqueurs. Mon hôtecommença par remplir deux verres. Puis il m’indiqua un fauteuil,plaça à ma portée le rafraîchissement qu’il m’avait préparé, et metendit un long havane blond. Il s’assit en face de moi pour meregarder longtemps, fixement, avec des yeux étranges, pétillants,hardis, des yeux dont la froide lumière bleue rappelait l’eau d’unlac de montagne.

À travers la brume fine de ma fumée,j’observai parallèlement les détails d’une physionomie que denombreuses photographies m’avaient déjà rendue familière : lenez busqué, les joues creuses, les cheveux foncés tirant sur leroux, le sommet de la tête dégarni, les moustaches frisées, et lapetite barbiche agressive terminant un menton volontaire. Il yavait en lui du Napoléon III et du Don Quichotte, mais aussiquelque chose de particulier aux gentilshommes campagnardsd’Angleterre, cet air ouvert, alerte et vif qu’a l’amoureux deschiens et des chevaux. Sa peau était teintée de tous les hâles dusoleil et du vent. Il avait des sourcils très touffus qui luiretombaient sur les yeux, son regard naturellement froid acquéraitde ce fait un semblant de férocité que renforçait encore une arcadesourcilière accusée. De silhouette il était sec, mais fortementcharpenté ; en réalité, il avait fréquemment administré lapreuve que peu d’hommes en Angleterre possédaient son endurance. Sataille dépassait un mètre quatre-vingts, mais ses épaulescurieusement arrondies la rapetissaient. Tel était l’aspectphysique du fameux lord John Roxton, qui tirait fort sur son cigaretout en m’observant dans un silence aussi prolongéqu’embarrassant.

– Bon ! dit-il enfin. Les dés sont jetés,n’est-ce pas, jeune bébé ?… Oui, nous avons fait le saut, vouset moi. Je suppose que, avant d’entrer dans cette salle, vous n’enaviez pas la moindre idée, hein ?

– Pas la moindre !

– Moi non plus. Pas la moindre. Et nous voicipourtant engagés jusqu’au cou dans cette affaire… Moi, il n’y a pasplus de trois semaines que je suis rentré de l’Ouganda ; jecherche un coin en Écosse, je signe le bail, et voilà… Ça va vite,hein ! Et vous, qu’est-ce qui vous a pris ?

– Eh bien, c’est dans la droite ligne de montravail ! Je suis journaliste à la Gazette.

– Oui. Vous l’avez dit dans la salle. Dites,j’ai un petit truc pour vous, si vous voulez m’aider.

– Avec plaisir.

– Un risque, ça vous est égal, hein ?

– De quel risque s’agit-il ?

– De Ballinger. C’est lui le risque. Vous avezentendu parler de lui ?

– Non.

– Ma parole, bébé, où avez-vous vécu ?Sir John Ballinger est le champion des gentlemen-jockeys du Nord.Dans ma meilleure forme, je peux lui tenir tête sur le plat, maissur les obstacles il est imbattable. Cela dit, tout le monde saitque, lorsqu’il ne s’entraîne pas, il boit sec ; il appelle çaétablir une moyenne… Mardi, il a fait une crise de delirium ;depuis il est devenu fou furieux. Il habite la chambre au-dessus dela mienne. Le docteur dit que ce pauvre vieux est perdu s’il neprend pas un peu de nourriture solide ; mais voilà : ilest couché avec un revolver sous sa couverture, et il jure qu’ilmettra six balles dans la peau du premier qui l’approchera. Du coupil y a eu un début de grève dans le personnel. Il est tout ce quevous voudrez, mais il est aussi un gagnant du Grand National :on ne peut pas laisser mourir comme cela un gagnant du GrandNational, hein ?

– Qu’est-ce que vous avez l’intention defaire ?

– Eh bien, mon idée était que vous et moi nousy allions ! Peut-être sommeille-t-il. Au pis, il en tuera un,mais pas deux. Le survivant le maîtrisera. Si nous pouvionsimmobiliser ses bras avec le traversin, ou je ne sais quoi, puisactionner une pompe stomacale, nous offririons à ce pauvre vieux lesouper de sa vie.

Je ne suis pas spécialement brave. Monimagination irlandaise s’échauffe facilement devant l’inconnu et leneuf, et elle les rend plus terribles qu’ils ne le sont en réalité.Mais d’autre part j’ai été élevé dans l’horreur de la lâcheté, etdans la terreur d’en révéler le moindre signe. J’ose dire que jepourrais me jeter dans un précipice, comme le Hun des livresd’histoire, si mon courage était mis en doute ; et cependant,ce serait plutôt l’orgueil et la peur que le courage lui-même quim’inspireraient en l’occurrence. C’est pourquoi, et bien que lesnerfs de tout mon corps se fussent rétrécis à la pensée du sauvageivrogne du dessus, je répondis d’une voix insouciante que j’étaisprêt à monter. Une remarque de lord Roxton sur le danger à courirme chatouilla désagréablement.

– Parler n’arrangera rien ! dis-je.Allons-y !

Je me levai de mon fauteuil et lui du sien.Alors, en réprimant un petit gloussement de satisfaction, il metapa deux ou trois fois sur la poitrine, et finalement me repoussadans mon siège.

– Ça va, bébé ! Vous ferez l’affaire, medit-il.

Je le regardai avec étonnement.

– Je me suis occupé moi-même de John Ballingerce matin. Il a troué une manche de mon kimono, que Dieu luipardonne ! Mais nous lui avons passé la camisole de force, etdans une semaine il sera rétabli. Dites, bébé, j’espère que vous nem’en voulez pas, hein ? Comprenez, de vous à moi, je considèrecette affaire de l’Amérique du Sud comme une chose formidablementsérieuse, et si j’ai quelqu’un avec moi, je veux qu’il soit hommesur qui je puisse compter. Alors je vous ai tendu un piège :vous vous en êtes admirablement tiré ; bravo ! Vousvoyez, nous serons seuls vous et moi, car ce vieux Summerlee aurabesoin d’une nourrice sèche dès le départ. Par ailleurs neseriez-vous pas par hasard le Malone qui a de grandes chancesd’être sélectionné dans l’équipe de rugby d’Irlande ?

– Comme remplaçant, peut-être…

– Je me disais que je vous avais déjà vuquelque part. J’y suis : j’étais là quand vous avez marqué cetessai contre Richmond, la plus belle course en crochets que j’aievue de la saison. Je ne manque jamais un match de rugby quand jesuis en Angleterre, car c’est le sport le plus viril. Bien !Enfin, je ne vous ai pas fait venir ici pour que nous parlionssport. Nous avons à régler notre affaire. Sur la première page duTimes,l’horaire des bateaux est publié… En voici un pourPara le mercredi de la semaine prochaine ; si le professeur etvous étiez d’accord, nous embarquerions sur celui-là. Hein ?Bon. Je m’en arrangerai avec lui. Votre équipement, maintenant.

– Mon journal y pourvoira.

– Êtes-vous bon tireur ?

– Comme un territorial moyen.

– Seigneur ! Pas meilleur ? Dire quec’est la dernière chose que vous, jeunes bébés, songez àapprendre ! Vous êtes des abeilles sans aiguillon, tout justebons à regarder si la ruche ne s’en va pas ; mais vous aurezbonne mine le jour où quelqu’un viendra voler votre miel !Dans l’Amérique du Sud, vous aurez besoin de bien manier votrefusil car, à moins que notre ami le professeur soit un fou ou unmenteur, nous pourrions voir des choses étranges avant de rentrer.Quel fusil connaissez-vous ?

Il se dirigea vers une armoire de chêne,l’ouvrit, et j’aperçus à l’intérieur des canons de fusilétincelants, rangés comme des tuyaux d’orgue.

« Je cherche ce que je pourrais vousconfier de ma collection personnelle.

Il sortit les uns après les autres de trèsbeaux fusils ; il en fit jouer la culasse, puis il les replaçasur leur râtelier en les caressant aussi tendrement qu’une mère sesenfants.

« Voici un Bland, me dit-il. C’est aveclui que j’ai descendu le gros type que vous voyez là…

Son doigt me désigna le rhinocéros blanc.

« Dix mètres de plus, et c’était lui quim’avait dans sa collection.

De cette balle conique dépend sa chance,

Le juste avantage du faible…

« J’espère que vous connaissez votreGordon, car il est le poète du cheval et du fusil, et il tâte desdeux. Maintenant, voici un instrument banal : vuetélescopique, double éjecteur, tir sans correction jusqu’à troiscent cinquante mètres. C’est le fusil dont je me suis servi contreles tyrans du Pérou il y a trois ans. J’étais le fléau du Seigneurdans quelques coins, si j’ose dire, et pourtant vous n’en lirezrien dans aucun livre bleu. Certains jours, bébé, on doit sedresser pour le droit et la justice, faute de quoi on ne se sentpas propre, ensuite ! Voilà pourquoi j’ai eu quelquesaventures personnelles. Décidées par moi, courues par moi,terminées par moi. Chacune de ces encoches représente un mort, unebelle rangée, hein ? Cette grosse-là est pour Pedro Lopez, leroi de tous ; je l’ai tué dans un bras du Putomayo… Voiciquelque chose qui est très bien pour vous…

Il s’empara d’un magnifique fusil brun etargent.

« Bonne détente, visée correcte, cinqcartouches dans le chargeur. Vous ferez de vieux os aveclui !

Il me le tendit et referma la porte del’armoire de chêne.

« Au fait, me demanda-t-il, qu’est-ce quevous savez du Pr Challenger ?

– Je ne l’avais jamais vu avantaujourd’hui.

– Moi non plus. C’est tout de même amusant depenser que nous allons nous embarquer tous les deux sous lesordres, scellés, d’un homme que nous ne connaissons pas. Il me faitl’impression d’un vieil oiseau arrogant. Ses frères de sciencen’ont pas l’air de l’aimer beaucoup ! Comment en êtes-vousvenu à vous intéresser à cette affaire ?

Je lui narrai brièvement mes expériences de lamatinée, qu’il écouta avec une intense attention. Puis il sortitune carte de l’Amérique du Sud et l’étala sur la table.

« Je crois que tout ce qu’il vous a ditest vrai, fit-il avec chaleur. Et, ne vous en déplaise, si je parlecomme cela, c’est que j’ai de bonnes raisons pour le faire.L’Amérique du Sud, voilà un continent que j’adore ! Si vous laprenez en ligne droite de Darien à Fuego, c’est la terre la plusmerveilleuse, la plus grandiose, la plus riche de la planète. Lesgens d’ici ne la connaissent pas encore, et ils ne réalisent guèrece qu’elle peut devenir. J’y suis allé, j’en suis revenu ;entre-temps j’y ai passé deux saisons sèches, comme je vous l’aidit quand j’ai parlé de ma guerre aux marchands d’esclaves. Hébien, quand j’étais là-bas, j’ai entendu des histoiresanalogues ! Rabâchages d’Indiens ? Je veux bien !mais tout de même il y a de quoi les étayer. Plus on avance dans laconnaissance de ce pays, bébé, et plus on comprend que tout estpossible : tout ! On peut traverser, et on traverse,quelques bras étroits de rivière ; hormis cela, c’est le noir.Maintenant, là, dans le Mato Grosso…

Il promena son cigare sur une région de lacarte.

« … ou ici, dans cet angle où trois paysse rejoignent, rien ne me surprendrait. Ce type l’a dit tout àl’heure, il y a des milliers de kilomètres de voies d’eau à traversune forêt à peu près aussi grande que l’Europe. Vous et moi nouspourrions nous trouver aussi éloignés l’un de l’autre que d’Écosseà Constantinople, et cependant nous serions tous deux ensemble dansla même grande forêt brésilienne. Au sein de ce labyrinthe, l’hommea juste fait une piste ici et une fouille là. Pourquoi quelquechose de neuf et de merveilleux ne s’y cacherait-il pas ? Etpourquoi ne serions-nous pas les hommes qui le découvririons ?Et puis…

Une joie illuminait son visage farouche quandil ajouta :

« Chaque kilomètre représente un risquesportif. Je suis comme une vieille balle de golf : il y alongtemps que la peinture blanche s’en est allée. La vie peutm’infliger des coups, ils ne marqueront pas. Mais un risquesportif, bébé, voilà le sel de l’existence. C’est alors qu’il faitbon vivre. Nous sommes tous en train de devenir mous, épais,confits. Donnez-moi de vastes espaces, avec un fusil et l’espoir dedécouvrir quelque chose qui en vaille la peine ! J’ai toutessayé, la guerre, le steeple-chase, l’avion ; mais cettechasse à des bêtes sauvages qui semblent sorties d’un rêve après untrop bon déjeuner, voilà une sensation nouvelle !

Il jubilait.

Peut-être me suis-je trop étendu sur cettenouvelle amitié, mais quoi ! lord John Roxton n’allait-il pasêtre mon compagnon pour une longue aventure ? J’ai essayé dele dépeindre tel que je l’ai vu pour la première fois sans altérersa personnalité pittoresque et sa bizarre façon de penser et deparler.

Ce fut uniquement la nécessité où je metrouvais de faire le compte rendu de la réunion qui m’obligea, versminuit, à lui fausser compagnie. Je le laissai assis sous salumière rougeâtre ; il s’était mis à huiler son fusil préférétout en continuant de glousser de joie devant les aventures quinous attendaient. Pour moi, il était en tout cas clair que si desdangers surgissaient sur notre route, je ne trouverais pas danstoute l’Angleterre pour les partager une tête plus froide et uncœur plus brave.

Mais j’avais beau être éreinté par cettejournée merveilleuse, il fallait que je visse McArdle, monrédacteur en chef. Je m’assis en face de lui, et j’entrepris de luiexpliquer toute l’affaire. Il eut le bon goût de la jugersuffisamment importante pour la transmettre dès le lendemain matinà notre directeur, sir George Beaumont. Il fut convenu que jerendrais compte de mes aventures sous forme de lettres successivesà McArdle, et qu’elles seraient publiées par la Gazettedans l’ordre de leur arrivée, ou conservées à des fins depublication ultérieure, selon ce qu’en déciderait le PrChallenger : car nous ignorions encore les conditions qu’ilpourrait insérer dans le pli qui nous guiderait vers cette terreinconnue. Un coup de téléphone n’amena rien d’autre qu’unefulminante explosion contre la presse, avec toutefois cetteconclusion que si nous lui indiquions notre bateau, il nousdonnerait toutes indications utiles juste avant le lever del’ancre. Une deuxième question que nous lui posâmes obtint pourtoute réponse un bêlement plaintif de sa femme : le professeurétait de très mauvaise humeur, et elle espérait que nous ne ferionsrien pour aggraver sa violence. Une troisième tentative, lelendemain, déclencha un fracas épouvantable, plus une communicationde la poste qui nous informa que l’appareil téléphonique du PrChallenger était en miettes. Aussi interrompîmes-nous nos essaisd’entrer avec lui en relations plus suivies.

Et maintenant, lecteurs qui m’avez témoignébeaucoup de patience, je ne m’adresserai plus directement à vous. Àpartir de cet instant solennel et jusqu’à nouvel ordre (enadmettant que la suite de ce récit vous parvienne), je vousparlerai par l’intermédiaire du journal que je représente.J’abandonne aux mains de mon rédacteur en chef le compte rendu desévénements qui ont précédé l’une des plus remarquables expéditionsde tous les temps. Ainsi, si je ne reviens jamais en Angleterre, ilsubsistera au moins un témoignage sur l’origine et les tenants decette affaire. J’écris ces dernières lignes dans le salon dupaquebot Francisco, et le bateau-pilote les transmettraaux bons soins de M. McArdle. Avant que je ferme ce cahier,permettez-moi de peindre un ultime tableau : un tableau quisera le suprême souvenir de la vieille patrie que j’emporte dansmon cœur. La matinée est brumeuse, humide ; une matinée de cedernier printemps : il tombe une pluie fine et froide. Troissilhouettes vêtues d’imperméables ruisselants descendent le quai etse dirigent vers l’appontement réservé au grand paquebot sur lequelflotte le pavillon de partance. Les précédant, un porteur pousse unchariot où sont empilées des malles, des couvertures, des caissesde fusils. Le Pr Summerlee, aussi long que mélancolique, traîne lespieds et baisse la tête : il a l’air d’avoir honte de lui.Lord John Roxton marche allègrement ; son profil aigu etardent se dessine bien entre son manteau de chasse et son chapeaude laine. Quant à moi, je me réjouis que soient à présent derrièrenous les journées épuisantes des préparatifs et les angoisses del’adieu : sans aucun doute tout mon comportement l’exprime. Aumoment précis où nous embarquons, nous entendons un cri sur lequai : c’est le Pr Challenger ; il avait promisd’assister à notre départ. Le voici qui court pour nousparler : bouffi, congestionné, irascible.

– Non, merci ! déclare-t-il. Je préfèrene pas monter à bord. J’ai simplement quelques mots à vous dire, etils peuvent très bien être dits de là où je suis. Je vous prie dene pas croire que je me sens votre débiteur pour le voyage que vousentreprenez. Je voudrais vous faire comprendre que l’affairem’indiffère complètement, et que je me refuse à toutereconnaissance personnelle. La vérité est la vérité, et votrerapport ne l’affectera en rien, quelles que soient les émotions etla curiosité qu’il puisse soulever chez des gens sans importance.Mes directives pour votre information et pour votre route sontcontenues dans cette enveloppe cachetée. Vous l’ouvrirez lorsquevous aurez atteint sur l’Amazone une ville qui s’appelle Manaus,mais pas avant le jour et l’heure indiqués à l’extérieur del’enveloppe. Me suis-je exprimé assez clairement ? Je confie àvotre honneur le soin d’observer strictement ces conditions. Non,monsieur Malone, je n’apporte aucune restriction à votre reportage,puisque la publication des faits est l’objet même de votrevoyage ; mais je vous demande de garder secret le lieu devotre destination exacte, et de ne rien publier avant votre retour.Bonsoir, monsieur. Vous avez fait quelque chose qui mitige messentiments à l’égard de cette profession répugnante dont vousfaites malheureusement partie. Bonsoir, lord John. Si je comprendsbien, la science est pour vous un livre non coupé ; mais soyezheureux : de merveilleux tableaux de chasse vous attendent.Sans aucun doute, vous aurez l’occasion de décrire dans leChasseur anglais comment vous avez tiré le dimorphodonplus rapide que l’éclair. Et à vous aussi, bonsoir, professeurSummerlee. Si vous êtes capable de vous perfectionner, ce que trèssincèrement je ne crois pas, vous nous reviendrez plusintelligent.

Là-dessus il tourna les talons et, du pont, jepus voir une minute plus tard sa silhouette courte et ramassées’agitant sur le chemin de la gare. Voilà. À présent, nousdescendons le Channel. La cloche sonne une dernière fois pour leslettres ; c’est notre au revoir au bateau-pilote. Que Dieubénisse tout ce que nous laissons derrière nous, et nous ramènesains et saufs.

Chapitre 7Demain, nous disparaissons dans l’inconnu

Je n’ennuierai pas mes lecteurs éventuels parle récit de notre voyage à bord du luxueux paquebot de la ligneBooth, et je ne dirai rien de notre séjour d’une semaine à Para(sinon que je garde toute ma reconnaissance à la compagnie Pereirada Pinta, qui nous facilita grandement les choses pour notreéquipement). Je serai également bref quant à notre randonnée sur lefleuve, que nous avons commencé à remonter dans un bateau à vapeurbeaucoup plus petit que celui qui nous avait fait traverserl’Atlantique : l’eau s’étendait à perte de vue, avec un débitlent et une teinte argileuse. Nous finîmes par arriver à la villede Manaus après avoir traversé les passes des Obidos. Grâce àM. Shortman, représentant de la British and Brazilian TradingCompany, nous échappâmes aux attractions réduites de l’hôtel local.Nous séjournâmes chez lui, dans sa fazenda très hospitalière,jusqu’au jour que le Pr Challenger avait fixé pour que nouspuissions prendre connaissance de ses instructions. Mais avant derelater les événements surprenants qui eurent lieu à cette date, jedésirerais présenter plus clairement mes compagnons et les associésque nous avions déjà réunis dans l’Amérique du Sud. Je vaism’exprimer en toute franchise, et je vous laisse libre d’user demon matériel comme vous l’entendez, monsieur McArdle, puisque c’estentre vos mains que doit passer ce compte rendu avant qu’ilatteigne le public.

Les connaissances scientifiques du PrSummerlee sont trop connues pour que j’aie à les récapituler ici.Mais il se révèle plus apte à une rude expédition comme celle-ciqu’on ne l’imaginerait à première vue. Grand, sec, tout en fibres,il est imperméable à la fatigue ; d’autre part, la causticitéde son esprit et ses manières sarcastiques parfois et souventdéplaisantes ne se laissent pas influencer par la moindreconsidération extérieure. Bien qu’il soit âgé de soixante-cinq ans,je ne l’ai jamais entendu exprimer du mécontentement quand desprivations ou des épreuves inattendues se présentaient. J’avais cruque sa participation à cette expédition représenterait une charge,mais je suis aujourd’hui convaincu que ses facultés d’endurancesont aussi grandes que les miennes. Son tempérament le portenaturellement à l’acidité et au scepticisme. Depuis le premierjour, il n’a jamais dissimulé son sentiment que le Pr Challengerétait un truqueur, que nous étions tous embarqués pour une absurdechasse au canard sauvage, et que nous ne rapporterions d’Amériquedu Sud rien d’autre que des déceptions et des fièvres, ainsi que duridicule. Tel fut le point de vue qu’il nous exposa, tout encrispant ses traits fragiles et en secouant son bouc ; nosoreilles en furent rebattues de Southampton à Manaus. Depuis notredébarquement, il s’est quelque peu consolé grâce à la beauté et àla variété des oiseaux et des insectes, car sa dévotion envers lascience est d’une générosité absolue. Il passe ses journées dansles bois, armé d’un fusil et d’un filet à papillons, et il consacretoutes ses soirées à inventorier les nombreux spécimens qu’il s’estprocuré. Parmi d’autres particularités mineures, notons qu’il estparfaitement indifférent à son aspect extérieur, pas très soigné desa personne, excessivement distrait dans ses habitudes, et adonné àune courte pipe de bruyère qui sort à peine de sa bouche. Dans sajeunesse, il a participé à plusieurs expéditions scientifiques –notamment avec Robertson en Papouasie – et la vie de camp, le canoëlui sont choses familières.

Lord John Roxton a quelques points communsavec le Pr Summerlee, mais sur d’autres ils s’opposent autant qu’ilest possible. Il a vingt ans de moins que lui, mais possède le mêmephysique sec et décharné. Je ne reviens pas sur son aspectextérieur que j’ai décrit, je crois, dans la partie du récit quej’ai laissée derrière moi à Londres. Il est très élégant, un peuguindé ; il s’habille toujours avec le plus grand soin dansdes costumes de coutil blanc ; il porte des bottes bruneslégères ; au moins une fois par jour, il se rase. Comme laplupart des hommes d’action, il parle laconiquement et s’enfermesouvent dans ses pensées ; mais il est toujours prompt àrépondre à une question ou à prendre part à une conversation sur unmode semi-humoristique qui n’appartient qu’à lui. Sa connaissancedu monde, et surtout de l’Amérique du Sud, est prodigieuse. Ilcroit dur comme fer aux possibilités de notre voyage, et sa foin’est nullement ébranlée par les ricanements du Pr Summerlee. Savoix est douce ; il se montre paisible, quoique derrière sesyeux bleus pétillants se cachent d’étonnantes capacités de colèrefurieuse et de volonté implacable (d’autant plus redoutables qu’illes subjugue). Il parle peu de ses propres exploits au Brésil et auPérou, mais ce fut une véritable révélation pour moi de découvrirl’agitation que provoqua sa présence parmi les indigènesriverains : ceux-ci le considéraient comme leur champion, leurprotecteur. Les exploits du Chef Rouge, comme ils l’appelaient,étaient entrés dans leur légende, mais la réalité des faits pourautant que j’aie pu m’en rendre compte, n’était pas moinssurprenante.

Les faits étaient ceux-ci : il y aquelques années, lord John Roxton s’était trouvé dans le noman’s land situé entre les frontières mal définies du Pérou,du Brésil et de la Colombie. Dans cette vaste région l’arbre àgomme vient bien, et il est devenu, comme au Congo, une malédictionpour les indigènes, contraints à des travaux forcés qui pourraientse comparer avec ceux qu’organisèrent les Espagnols dans lesvieilles mines d’argent de Darien. Une poignée de métis infâmestenait le pays en main, armait les Indiens qui leur étaient dévouéset soumettait le reste de la population à un dur esclavage. Cesmétis ne reculaient devant rien, pas même devant les tortures lesplus inhumaines, pour obliger les indigènes à ramasser la gomme,qui descendait ensuite le fleuve jusqu’à Para. Lord John Roxtonrecueillit les plaintes des victimes, dont il se fit leporte-parole : en réponse, il n’obtint que des menaces et desinsultes. Ce fut alors qu’il déclara formellement la guerre à PedroLopez, le chef des trafiquants d’esclaves ; il enrôla desesclaves qui s’étaient enfuis, les arma, et conduisit toute unesérie d’opérations qui se termina par la mort de Pedro Lopez qu’iltua de ses propres mains, et par la fin du système que représentaitce scélérat.

Rien d’étonnant par conséquent à ce que cethomme aux cheveux roux, à la voix douce et aux manières simples,suscitât un vif intérêt sur les rives du grand fleuvesud-américain ; les sentiments qu’il inspirait étaientnaturellement de deux sortes : la gratitude des indigènesétait compensée par le ressentiment de ceux qui désiraient lesexploiter. De son expérience il avait tiré au moins un résultatutile : il parlait couramment le lingoa geral, qui est ledialecte (un tiers portugais, deux tiers indien) que l’on entenddans tout le Brésil.

J’ai déjà indiqué que lord John Roxton étaitun passionné de l’Amérique du Sud. Il était incapable d’en discutersans ardeur, et cette ardeur s’avérait contagieuse car, ignorantcomme je l’étais, mon attention et ma curiosité s’aiguisaient.Comme je voudrais pouvoir reproduire la fascination que dégageaientses discours ! Il y mêlait la connaissance précise etl’imagination galopante qui m’enchantaient, et il parvenait même àeffacer du visage du Pr Summerlee le sourire railleur qui yfleurissait habituellement. Il nous contait l’histoire du fleuve sirapidement exploré (car parmi les premiers conquérants du Pérou,certains avaient traversé le continent sur toute sa largeur ennaviguant sur ses eaux) et pourtant si peu connuproportionnellement à tout le pays qui s’étend indéfiniment dechaque côté de ses rives.

– Qu’y a-t-il là ? s’écriait-il en nousmontrant le nord. Des bois, des marécages, une jungle impénétrable.Qui sait ce qu’elle peut abriter ? Et là, vers le sud ?Une sauvage étendue de forêts détrempées, où l’homme blanc n’ajamais pénétré. De tous côtés l’inconnu se dresse devant nous. Endehors des étroites passes des fleuves et des rivières, que sait-ondu pays ? Qui peut faire la part du possible et del’impossible ? Pourquoi ce vieux Challenger n’aurait-il pasraison ?

Devant un défi aussi direct, le ricanement duPr Summerlee réapparaissait ; à l’abri d’un nuage compact defumée de pipe, on apercevait une tête sardonique secouée par deshochements de dénégation.

En voilà assez, pour l’instant, au sujet demes deux compagnons blancs ; leurs caractères, leursressources s’affirmeront au cours de mon récit, et aussi montempérament et mes propres capacités. Mais nous avons enrôlé desgens qui joueront peut-être un grand rôle dans l’avenir. D’abord ungigantesque nègre, appelé Zambo, un Hercule noir, aussi plein debonne volonté qu’un cheval, et à peu près aussi intelligent. Nousl’engageâmes à Para sur la recommandation de la compagniemaritime : il avait servi sur ses vapeurs où il avait apprisun anglais hésitant.

Ce fut également à Para que nous embauchâmesGomez et Manuel, deux métis originaires du haut du fleuve, et quivenaient de le descendre avec un chargement de bois. C’étaient deuxgaillards au teint boucané, barbus et féroces, aussi actifs etnerveux que des panthères. Ils vivaient dans la région supérieurede l’Amazone que nous devions justement explorer, ce qui décidalord John Roxton à les engager. L’un deux, Gomez, présentait cetavantage qu’il parlait un excellent anglais. Ces hommes devaientnous servir de serviteurs personnels : ils rameraient, ilsferaient la cuisine, ils nous rendraient tous les services que nouspouvions attendre d’une rémunération mensuelle de quinze dollars.De plus, nous enrôlâmes trois Indiens Mojo de Bolivie, très habilesà la pêche et à la navigation. Leur chef fut baptisé par nous Mojo,d’après sa tribu, et les autres reçurent le nom de José et deFernando.

Donc trois Blancs, deux métis, un nègre ettrois Indiens constituaient le personnel de la petite expéditionqui attendait à Manaus de connaître ses instructions, avant deprocéder à sa singulière enquête.

Enfin, après une semaine pesante, le jour etl’heure convenus arrivèrent. Je vous prie de vous représenter lesalon ombreux de la fazenda Santa Ignacio, à trois kilomètres deManaus dans l’intérieur des terres. Dehors brille le soleil danstout son éclat doré : les ombres des palmiers sont aussinoires et nettes que les arbres eux-mêmes. L’air est calme, pleindu sempiternel bourdonnement des insectes, chœur tropical quis’étend sur plusieurs octaves, depuis le profond vrombissement del’abeille jusqu’au sifflement aigu du moustique. Au-delà de lavéranda, il y a un petit jardin défriché, ceinturé par des haies decactus et décoré de bosquets d’arbustes en fleurs ; toutautour de ceux-ci volent des papillons bleus ; les minusculesoiseaux-mouches battent des ailes et foncent comme des traînéeslumineuses. Dans le salon, nous sommes assis devant une table dejonc, ou plutôt devant l’enveloppe cachetée qui y est posée.L’écriture en barbelés du Pr Challenger s’étale avec cesmots :

« Instructions pour lord John Roxton et songroupe.

À ouvrir à Manaus, le 15 juillet, à midiprécis. »

Lord John avait placé sa montre sur la table àcôté de lui.

– Encore sept minutes ! dit-il. Ce chervieux aime la précision.

Le Pr Summerlee eut un sourire acidulé. Ilprit l’enveloppe.

– Qu’est-ce que cela pourrait faire si nousl’ouvrions maintenant, et non dans sept minutes ?demanda-t-il. Nous nous trouvons en face d’une nouvelle absurdité,du charlatanisme habituel pour lequel son auteur, je regrette de ledire, est réputé.

– Oh ! voyons ! Nous devons jouer lejeu en nous conformant aux règles, répondit lord John. Il s’agitd’une affaire particulière à ce vieux Challenger ; nous sommesici par un effet de sa bonne volonté ; il serait désobligeantpour lui et pour nous de ne pas suivre ses instructions à lalettre.

– Une jolie affaire, oui ! s’exclama leprofesseur. À Londres, elle m’avait frappé par son absurdité. Maisplus le temps s’écoule, plus cette absurdité me semble monumentale.J’ignore ce que contient cette enveloppe, mais si je n’y lis riende précis, je serai fort tenté de prendre le prochain bateau etd’attraper le Bolivia à Para. Après tout, j’ai mieux àfaire que de courir le monde pour démentir les élucubrations d’unfou ! Maintenant, Roxton, il est sûrement l’heure.

– C’est l’heure ! répondit lord John.Vous pouvez siffler le coup d’envoi.

Il prit l’enveloppe, et l’ouvrit avec soncanif. Il tira une feuille de papier pliée. Avec précaution, il ladéplia et l’étala sur la table. C’était une feuille blanche, viergeau recto comme au verso. Nous nous regardâmes en silence,consternés, jusqu’à ce que le Pr Summerlee éclatât d’un rire pleinde dérision.

– Voilà un aveu complet ! s’écria-t-il.Qu’est-ce que vous désirez de plus ? Ce bonhomme est unfarceur ; il en convient lui-même. Il ne nous reste plus qu’àrentrer chez nous et à dévoiler son imposture !

– Et s’il s’était servi d’une encreinvisible ? hasardai-je.

– Je ne le pense pas ! répondit lordRoxton, qui éleva le papier à la lumière. Non, bébé, inutile devous faire des illusions. Je mettrais ma tête à couper que rien n’ajamais été écrit sur cette feuille.

– Puis-je entrer ? gronda une voix quivenait de la véranda.

Dans un rayon de soleil s’était glissée unesilhouette trapue. Cette voix ! Cette monstrueuse largeurd’épaules ! Nous sautâmes sur nos pieds : sous un chapeaude paille d’enfant orné d’un ruban multicolore, Challenger enpersonne ! Il avait les mains dans les poches de sa veste, etil exhibait d’élégants souliers en toile. Il rejeta la tête enarrière : dans tout l’éclat de l’astre du jour, il apportaitle salut de sa barbe assyrienne, l’insolence de ses paupièreslourdes, et ses yeux implacables.

– Je crains, dit-il en tirant sa montre,d’avoir quelques minutes de retard. Quand je vous ai remis cetteenveloppe, je ne pensais pas, permettez-moi de vous l’avouer, quevous auriez à l’ouvrir. En effet, je voulais à toute force vousavoir rejoints avant l’heure convenue. Mon retard malencontreux estdû à un pilote maladroit et à un banc de sable inopportun.Aurais-je donné à mon collègue, le Pr Summerlee, l’occasion deblasphémer ?

– Je dois vous dire, monsieur, déclara lordJohn, avec une certaine dureté dans la voix, que votre arrivée nousest un véritable soulagement, car notre mission nous paraissaitvouée à une fin prématurée. Même à présent, je ne puis concevoirpourquoi vous avez mené cette affaire d’une manière aussiextraordinaire.

Au lieu de répondre, le Pr Challenger entradans le salon, serra les mains de lord John et de moi-même,s’inclina avec une insolence relative devant le Pr Summerlee, etsombra dans un fauteuil qui ploya sous son poids en gémissant.

– Est-ce que tout est prêt pour levoyage ? questionna-t-il.

– Nous pouvons partir demain.

– Eh bien ! vous partirez demain. Vousn’avez nul besoin de cartes ni de directives maintenant, puisquevous avez l’inestimable avantage de m’avoir pour guide. Depuis ledébut, j’étais décidé à présider à votre enquête. Les cartes lesplus complètes auraient été, et vous en conviendrez bientôt, demédiocres remplaçants de ma propre intelligence et de mes conseils.Quant à la petite ruse que je vous ai jouée avec l’enveloppe, ilest évident que, si je vous avais informés de toutes mesintentions, j’aurais été forcé de résister à vos instancesimportunes ; car vous m’auriez supplié de voyager avec vous,n’est-ce pas ?

– Oh ! pas moi, monsieur ! s’exclamale Pr Summerlee. Il n’y a pas qu’un bateau qui fait le service del’Atlantique !

Challenger le balaya d’un revers de sa grandemain velue.

– Votre bon sens retiendra, j’en suispersuadé, mon objection, et comprendra qu’il était préférable queje dirige vos propres mouvements et que j’apparaisse juste aumoment où ma présence s’avère utile. Ce moment est arrivé. Vousêtes en de bonnes mains. Vous parviendrez au but. À partir demaintenant, c’est moi qui prends le commandement de l’expédition.Dans ces conditions, je vous demande d’achever vos préparatifs cesoir, pour que nous puissions partir de bonne heure demain matin.Mon temps est précieux ; et le vôtre, quoique à un degrémoindre, l’est sans doute aussi. Je propose donc que nous poussionsen avant aussi rapidement que possible, jusqu’à ce que je vous aiemontré ce que vous êtes venus voir.

Lord John Roxton avait frété une grandeembarcation à vapeur, la Esmeralda, qui devait nouspermettre de remonter le fleuve. Par rapport au climat, l’époqueque nous avions choisie importait peu, car la température oscilleentre 25 et 32 degrés hiver comme été, il n’y a donc pas dedifférences extrêmes de chaleur. Mais quant à l’humidité, leschoses se présentent différemment : de décembre à mai, c’estla saison des pluies ; pendant cette période, le fleuvegrossit lentement jusqu’à ce qu’il atteigne un niveau de douzemètres au-dessus de son point le plus bas ; il inonde lesrives, s’étend en grandes lagunes sur une distance formidable, etconstitue à lui seul un grand district dont le nom local est leGapo ; dans sa majeure partie, il est trop marécageux pour lamarche à pied, et trop peu profond pour la navigation. Vers juin,les eaux commencent à décroître ; elles sont à leur plus basvers octobre ou novembre. Notre expédition allait donc s’accomplirdans la saison sèche, lorsque le grand fleuve et ses affluentsseraient dans des conditions plus ou moins normales.

Le courant de l’Amazone est maigre ;aucun cours d’eau ne convient mieux à la navigation, puisque levent prédominant souffle sud-est, et que les bateaux à voilespeuvent progresser sans arrêt vers la frontière du Pérou ens’abandonnant au courant. Dans notre cas personnel, les excellentsmoteurs de la Esmeralda pouvaient dédaigner le flot lambindu courant, et nous fîmes autant de progrès que si nous naviguionssur un lac stagnant. Pendant trois jours nous remontâmes nord-ouestun fleuve qui, à seize cents kilomètres de son embouchure, étaitencore si énorme qu’en son milieu les rives n’apparaissaient quecomme de simples ombres sur l’horizon lointain. Le quatrième jouraprès notre départ de Manaus, nous nous engageâmes dans un affluentqui tout d’abord ne parut guère moins imposant que l’Amazone.Pourtant, il se rétrécit bientôt, et au bout de deux autresjournées de navigation, nous atteignîmes un village indien. Leprofesseur insista pour que nous débarquions et que nous renvoyionsla Esmeralda à Manaus. Il expliqua que nous allionsarriver à des rapides qui rendraient impossible son utilisation. Ilajouta que nous approchions du seuil du pays inconnu, et que moinsnous mettrions d’hommes dans notre confidence, mieux cela vaudrait.Il nous fit tous jurer sur l’honneur que nous ne publierions ni nedirions rien qui pourrait aider à déterminer les endroits que nousallions visiter ; les serviteurs durent eux aussi prêterserment. Voilà la raison pour laquelle je serai obligé de demeurerplus ou moins dans le vague. J’avertis par conséquent mes lecteursque, dans les cartes ou plans que je pourrais joindre à ce récit,les distances entre les points indiqués seront exactes, mais lespoints cardinaux auront été soigneusement maquillés, de telle sorteque rien ne permettra à quiconque de se guider vers le pays del’inconnu. Que les motifs du Pr Challenger fussent valables ou non,nous ne pouvions faire autrement que nous incliner, car il étaitdisposé à abandonner toute l’expédition plutôt que de modifier lesconditions dans lesquelles il avait décidé qu’elle seraitaccomplie.

Le 2 août, nous rompîmes notre dernier lienavec le monde extérieur en disant adieu à la Esmeralda.Depuis lors, quatre jours se sont écoulés ; nous avons louéaux Indiens deux grands canoës fabriqués dans une substance silégère (des peaux sur un cadre de bambou) que nous devrions leurfaire franchir n’importe quel obstacle. Nous les avons chargés detoutes nos affaires, et nous avons embauché deux Indienssupplémentaires pour le travail de la navigation. Je crois que cesont eux, Ataca et Ipetu, qui ont accompagné le Pr Challengerpendant son voyage précédent. Ils semblaient terrifiés à l’idée derécidiver, mais le chef de leur tribu dispose dans ce pays depouvoirs patriarcaux, et s’il juge le salaire convenable, seshommes n’ont plus grand-chose à objecter.

Demain donc, nous disparaissons dansl’inconnu. Je confie ce récit à un canoë qui va descendre larivière. Peut-être sont-ce là mes derniers mots à ceux quis’intéressent à notre destin. Conformément à nos conventions, c’està vous que je les adresse, cher monsieur McArdle, et je laisse àvotre discrétion le droit de détruire, modifier, corriger tout ceque vous voudrez. L’assurance du Pr Challenger est telle, en dépitdu scepticisme persistant du Pr Summerlee, que je ne doute guèreque notre leader nous prouve bientôt le bien-fondé de sesaffirmations… Oui, je crois que nous sommes réellement à la veilled’expériences sensationnelles !

Chapitre 8Aux frontières du monde nouveau

Que nos amis se réjouissent : noustouchons au but. Et, au moins jusqu’à un certain point, nous avonsvérifié les déclarations du Pr. Challenger. Nous n’avons pas, c’estvrai, escaladé le plateau, mais il est devant nous ; du coupl’humeur du Pr. Summerlee s’en est radoucie. Non qu’il admette unseul instant que son rival pourrait avoir raison, mais il a mis unfrein à ses objections incessantes et garde le plus souvent unsilence attentif. Mais il faut que je revienne en arrière et que jereprenne mon récit là où je l’ai laissé. Nous renvoyons chez luil’un de nos Indiens, qui s’est blessé, et je lui confie cettelettre, en doutant fortement d’ailleurs qu’elle parvienne un jour àson destinataire.

Lorsque je vous ai écrit la dernière fois,nous étions sur le point de quitter le village indien auprès duquelnous avait déposés la Esmeralda. Mon compte renducommencera par de fâcheuses nouvelles, car ce soir le premierconflit personnel vient d’éclater (je ne fais pas allusion auxinnombrables coups de bec qu’échangent les deux professeurs) et ils’en est fallu de peu qu’il n’eût une issue tragique. J’aimentionné ce métis parlant anglais, Gomez, bon travailleur, pleinde bonne volonté, mais affligé, je suppose, du vice de la curiositéqui n’est pas rare chez ces hommes-là. À la tombée de la nuit, ils’est caché près de la hutte dans laquelle nous étions en train dediscuter de nos plans ; il a été surpris par notre grand nègreZambo, qui est aussi fidèle qu’un chien et qui voue aux métis lemépris et la haine de toute sa race pure pour les sang-mêlé. Zambol’a tiré de l’ombre et nous l’a amené. Gomez a sorti son couteauet, n’eût été la force extraordinaire du Noir qui le désarma d’uneseule main, Zambo aurait été poignardé. L’affaire s’est terminéepar une sévère admonestation, et les adversaires ont été invités àse serrer la main. Espérons que tout ira bien. Quant à nos deuxsavants, ils sont à couteaux tirés, et leur intimité sent l’aigre.Je conviens volontiers que Challenger est ultra-provocant, maisSummerlee possède une langue dont l’acide envenime tout. Hier soir,Challenger nous dit qu’il ne s’était jamais soucié de marcher surle quai de la Tamise et de regarder en amont du fleuve, parce qu’ily avait toujours de la tristesse à contempler son propre tombeau.(Il est persuadé qu’il sera enterré à l’abbaye de Westminster.)Summerlee répliqua, avec un sourire sarcastique, que cependant laprison de Millibank avait été abattue. Mais la vanité de Challengerest trop colossale pour qu’il puisse être réellement fâché parautrui. Il se contenta de sourire dans sa barbe et derépéter : « Tiens ! Tiens ! » avec la voixqu’on prend pour s’adresser aux enfants. En vérité, ce sont deuxenfants : l’un desséché et acariâtre, l’autre impérieux etformidable. Et pourtant l’un et l’autre ont un cerveau qui les aplacés au premier rang de la science moderne. Deux cerveaux, deuxcaractères, deux âmes, seul celui qui connaît beaucoup de la viepeut comprendre à quel point ils ne se ressemblaient pas.

Au jour de notre vrai départ, toutes nosaffaires se casèrent aisément dans nos deux canoës ; nousdivisâmes notre personnel, six hommes dans chaque, en n’oubliantpas dans l’intérêt de la paix commune de séparer les deuxprofesseurs. Moi, j’étais avec Challenger, qui affichait une humeurbéate, la bienveillance rayonnait sur chacun de ses traits. Commej’avais quelque expérience de ses sautes d’humeur, je m’attendais àce que des coups de tonnerre se fissent entendre sur ce cielserein. Dans sa compagnie, il est impossible de se sentir à l’aise,mais au moins on ne s’ennuie jamais.

Pendant deux jours, nous remontâmes unerivière de bonne taille, large de plusieurs centaines de mètres,avec une eau aussi foncée que transparente qui permettait de voirle fond. Les affluents de l’Amazone sont de deux sortes : ceuxdont l’eau est foncée et transparente, et ceux dont l’eau estblanchâtre et opaque ; cette différence provient de la naturedu pays qu’ils ont traversé. Le foncé indique du végétal enputréfaction, le blanchâtre du sol argileux. Deux fois nous dûmesfranchir des rapides, ou plutôt les contourner en portant noscanoës pendant près d’un kilomètre. De chaque côté de la rivière,les bois en étaient à leur première pousse, et nous éprouvâmesrelativement peu de difficultés à y pénétrer avec nos canoës.Comment pourrais-je jamais oublier leur mystère solennel ? Lahauteur des arbres et l’épaisseur des troncs dépassaientl’imagination du citadin que je suis ; ils s’élançaient encolonnes magnifiques jusqu’à une distance énorme au-dessus de nostêtes ; nous pouvions à peine distinguer l’endroit où ilsrépandaient leurs branches latérales en cintres gothiques ;ceux-ci se combinaient pour former un grand toit matelassé deverdure, à travers lequel un éventuel rayon de soleil dardait uneligne étincelante qui perçait ici ou là l’obscurité majestueuse.Tandis que nous avancions sans bruit sur le tapis doux et épais dela végétation pourrissante, le silence tombait sur nos âmes :le même que celui qui nous enveloppe au crépuscule dans unecathédrale. Et, miraculeusement, la voix tonnante du Pr Challengerse mua en un murmure décent.

Si j’avais été un explorateur solitaire,j’aurais ignoré les noms de ces géants monstrueux, mais nos savantsétaient là ; ils désignaient les cèdres, les immensespeupliers soyeux, les arbres à gomme, et toute une profusion deplantes diverses qui ont fait de ce continent le principalfournisseur de la race humaine pour les produits du monde végétal,alors qu’il est le plus rétrograde pour les produits de la vieanimale. Des orchidées éclatantes et des lianes merveilleusementcolorées illuminaient les troncs bistrés ; là où une tache desoleil tombait sur l’allamanda dorée, ou sur le bouquet d’étoilesécarlates du tacsonia, ou sur le bleu profond de l’ipomaea, uneféerie de rêves nous ensorcelait. Dans ces grands espaces deforêts, la vie, qui a l’obscurité en horreur, combat pour grimpertoujours plus haut vers la lumière. Toutes les plantes, même lesplus petites, dessinent des boucles et se contorsionnent au-dessusdu sol vert ; elles s’enroulent pour accoupler leurs efforts.Les plantes grimpantes sont luxuriantes et gigantesques. Maiscelles qui n’ont jamais appris à grimper pratiquent pourtant l’artde l’évasion hors de cette ombre triste : la vulgaire ortie,le jasmin, et même des palmes jacitara enlacent les rameaux descèdres et se développent en extension jusqu’à leurs cimes. Parmices nefs majestueuses qui s’étendaient devant nous, nous nedécelâmes aucune manifestation visible de la vie animale ;mais un mouvement perpétuel au-dessus de nos têtes – loin au-dessus– nous suggérait le monde innombrable des serpents et des singes,des oiseaux et des insectes qui se tournent eux aussi vers lesoleil et qui devaient regarder avec étonnement nos silhouettessombres, minuscules, chancelantes, perdues au sein des immensesprofondeurs de la forêt vierge. Au lever du jour et au crépuscule,les singes hurleurs gémissent en chœur, et les perruchesjacassent ; mais durant les heures chaudes seul levrombissement des insectes, tel le grondement d’un lointain ressac,remplit l’oreille, sans que cependant rien ne bouge dans ce paysagede troncs se fondant les uns dans les autres dans l’obscurité quinous domine. Une seule fois une créature aux pattes arquées titubalourdement parmi des ombres : un ours ou un fourmilier… Ce futl’unique manifestation de vie au sol que je perçus dans la grandeforêt de l’Amazone.

Et pourtant certains signes nous apprirent quedes hommes vivaient dans ces recoins mystérieux. Au matin dutroisième jour, nous prîmes conscience d’un bizarre ronronnementgrave, rythmé et solennel, qui lançait irrégulièrement sescrescendos et ses decrescendos, par à-coups, au fil des heures. Lesdeux canoës avançaient à quelques mètres l’un de l’autre quand nousle perçûmes pour la première fois ; alors nos Indienss’arrêtèrent de pagayer, se figèrent dans l’immobilité la plusabsolue : ils semblaient s’être changés en statues debronze ; ils écoutaient intensément ; la terreur étaitpeinte sur leurs visages.

– Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.

– Des tambours, me répondit lord John avecinsouciance. Des tambours de guerre. Je les ai déjà entendusautrefois.

– Oui, monsieur, des tambours de guerre !confirma Gomez le métis. Des Indiens sauvages. Ils noussurveillent. Ils nous tueront s’ils le peuvent.

– Comment peuvent-ils nous surveiller ?interrogeai-je en montrant la forêt sombre et immobile.

Le métis haussa les épaules :

– Les Indiens savent. Ils ont leurs méthodes.Ils nous guettent. Ils se parlent par tambours. Ils nous tueronts’ils le peuvent.

Dans l’après-midi de ce même jour, qui étaitle mardi 18 août, au moins six ou sept tambours battirentsimultanément en des endroits différents. Parfois ils battaientrapidement, parfois lentement, parfois sous forme évidente dequestion et de réponse : l’un démarrait vers l’est par uncrépitement saccadé, et il était suivi peu après par un roulementgrave vers le nord. Dans cet incessant grondement, qui semblaitrépéter les mots mêmes du métis : « Nous vous tuerons sinous le pouvons ! Nous vous tuerons si nous lepouvons ! » il y avait quelque chose qui tapait sur lesnerfs avec une insistance parfaitement désagréable. Dans les boissilencieux, nous continuions à ne voir personne remuer. Toute lapaix et le calme de la nature s’exprimaient dans ce rideau foncé devégétation, mais quelque part derrière lui s’égrenait le message demort : « Nous vous tuerons si nous lepouvons ! » disait l’homme de l’est. Et l’homme du nordreprenait : « Nous vous tuerons si nous lepouvons ! »

Tout le jour, les tambours grondèrent desmenaces qui se reflétaient sur les visages de nos compagnons decouleur. Même notre métis fanfaron et intrépide avait un air dechien battu. J’appris cependant ce jour-là une fois pour toutes queChallenger et Summerlee possédaient tous deux le plus haut type debravoure : la bravoure de l’esprit scientifique. Ils étaienttout à fait dans l’état d’esprit qui maintint Darwin chez lesgauchos de l’Argentine ou Wallace chez les chasseurs de têtes de laMalaisie. Par un décret de la généreuse nature, le cerveau humainne peut penser à deux choses à la fois : s’il est voué à unecuriosité telle que la science, il n’a pas de place à consacrer àdes considérations personnelles. Pendant que planait sur nous cettemenace irritante et mystérieuse, nos deux professeurs s’occupaientd’oiseaux en vol, d’arbustes sur le rivage ; le ricanement deSummerlee répondait au grognement de Challenger : le toutaussi paisiblement que s’ils étaient assis dans le fumoir du RoyalSociety’s Club de Londres. Une seule fois, ils condescendirent à endiscuter.

– Des cannibales Miranha ou Amajuaca !fit Challenger en tournant son pouce vers le bois qui résonnait dubruit des tambours.

– Certainement, monsieur ! réponditSummerlee. Comme toujours dans ce genre de tribus, je pense qu’ilsutilisent le langage polysynthétique et qu’ils sont de typemongolien.

– Polysynthétique assurément ! ditChallenger avec indulgence. Je ne connais nul autre type de langagesur ce continent, et j’en ai dénombré plus d’une centaine. Maisj’avoue mon scepticisme quant à la théorie mongolienne.

– J’aurais cru que même des connaissanceslimitées en anatomie comparée permettaient de la vérifier, dit avecacidité Summerlee.

Challenger pointa en l’air son mentonagressif :

– Sans doute, monsieur, des connaissanceslimitées peuvent la vérifier. Mais des connaissances approfondiesaboutissent à des conclusions différentes.

Ils se dévisagèrent avec défi, pendant quetout autour le même murmure répétait inlassablement :« Nous vous tuerons… Nous vous tuerons si nous lepouvons ! »

Quand la nuit tomba, nous amarrâmes nos canoësavec de lourdes pierres en guise d’ancres au centre de la rivière,et nous nous livrâmes à divers préparatifs en vue d’une attaqueéventuelle.

Rien ne se produisit cependant. À l’aube, nousreprîmes notre route, tandis que le roulement des tambours mouraitderrière nous. Vers trois heures de l’après-midi, nous rencontrâmesun rapide très profond qui se prolongeait sur près de deuxkilomètres : c’était lui qui avait provoqué le désastre du PrChallenger au cours de son premier voyage. Je confesse que je mesentis réconforté en le voyant, car il m’apportait la premièreconfirmation directe de la véracité de ses dires. Les Indiensportèrent d’abord nos canoës, puis nos provisions à travers lesfourrés très épais à cet endroit, pendant que les quatre Blancs,fusil sur l’épaule, s’interposaient entre eux et tout dangerpouvant survenir des bois. Avant le soir, nous avions franchi lerapide et nous naviguâmes encore pendant une vingtaine dekilomètres ; après quoi nous mouillâmes l’ancre pour lanuit.

Je calculai que nous n’avions pas franchimoins de cent soixante-dix kilomètres sur cet affluent del’Amazone.

Ce fut tôt dans la matinée du lendemain ques’effectua notre grand départ. Depuis l’aurore, le Pr Challengeravait paru nerveux : il inspectait continuellement chaque rivede la rivière… Soudain, il poussa une joyeuse exclamation desatisfaction et nous désigna un arbre isolé qui se détachait selonun angle particulier sur l’une des rives.

– Qu’est-ce que c’est que ça, à votreavis ? demanda-t-il.

– C’est sûrement un palmier assai.

– Exact. Et c’était aussi un palmier assai quej’avais choisi comme point de repère. L’ouverture secrète sedissimule à huit cents mètres plus haut, de l’autre côté de larivière. Il n’y a pas d’éclaircie entre les arbres. Voilà ce quiest à la fois merveilleux et mystérieux. Là où vous voyez des joncsvert clair au lieu de ce sous-bois vert foncé, là, entre les grandsbois de peupliers, se trouve mon entrée particulière dans la terreinconnue. Partons, vous allez comprendre !

Il s’agissait bien d’un endroit merveilleux.Ayant atteint le lieu marqué par une rangée de joncs vert clair,nous engageâmes nos deux canoës pendant quelques centaines demètres, puis nous émergeâmes dans un cours d’eau placide, peuprofond, clair, et dont la transparence laissait apercevoir un fondde sable.

Il pouvait avoir dix-huit mètres de large, etses deux rives étaient bordées par une végétation très luxuriante.Le voyageur qui n’aurait pas remarqué que sur une courte distancedes roseaux avaient pris la place des arbustes aurait été incapablede deviner l’existence de ce cours d’eau, comme d’imaginer lepaysage féerique qui s’étendait au-delà.

L’épaisse végétation se croisait au-dessus denos têtes, s’entrelaçait pour former une pergola naturelle, àtravers ce tunnel de verdure sous la lumière d’un crépuscule dorécoulait la rivière verte, limpide, belle en elle-même, mais rendueplus belle encore par les teintes étranges que projetait l’éclat dujour tamisé dans sa chute vers la terre. Claire comme du cristal,immobile comme une vitre, nuancée de vert comme l’arête d’uniceberg, elle s’étendait devant nous sous une arche deverdure ; chaque coup de nos pagaies créait mille rides sur sasurface étincelante. C’était l’avenue rêvée pour le pays desmerveilles. Nous n’entendions plus les signaux des Indiens ;par contre la vie animale devenait plus fréquente ; le douxcaractère des animaux montrait qu’ils ignoraient tout de la chasseet des chasseurs. Des petits singes frisottés, noirs comme duvelours, avec des dents blanches et des yeux moqueurs, venaientnous raconter des tas d’histoires. De temps à autre, un caïmanplongeait du rivage avec un grand bruit d’eau. Un tapir nousregarda à travers un trou dans les buissons, puis repartitvagabonder dans la forêt. Une fois, la silhouette sinueuse d’unpuma surgit dans les broussailles, ses yeux verts, sinistres, nouscontemplèrent avec haine par-dessus ses épaules jaunies. Lesoiseaux étaient particulièrement abondants, surtout les échassiers,la cigogne, le héron, l’ibis errant par petits groupes ; il yen avait des bleus, des rouges, des blancs perchés sur les souchesqui faisaient office de jetées sur la rivière.

Pendant trois journées, nous nous taillâmes unchemin sous ce tunnel de verdure qui brillait au soleil. Il étaitpresque impossible de fixer à distance une ligne de démarcationentre l’arche et l’eau : leurs verts se confondaient. La paixde ces lieux n’était troublée par aucune présence humaine.

– Il n’y a pas d’Indiens ici. Ils ont troppeur. Curupuri ! dit Gomez.

– Curupuri est l’esprit des bois, expliqualord John. C’est sous ce vocable qu’ils désignent les démons detoute espèce. Ces pauvres idiots croient qu’il y a quelque chose àredouter dans cette direction, et ils évitent de la prendre.

Au cours du troisième jour, il devint évidentque notre voyage par voie d’eau touchait à sa fin ; la rivièreétait en effet de moins en moins profonde. Deux fois en une heure,nous heurtâmes le fond. Finalement, nous tirâmes nos canoës sur laberge, dans les broussailles, et nous y passâmes la nuit. Au matin,lord John et moi nous partîmes en expédition à travers la forêt, ennous tenant en parallèle avec la rivière ; comme celle-ciavait de moins en moins de fond, nous revînmes en arrière et fîmesnotre rapport. Le Pr Challenger avait déjà subodoré que nous avionsatteint le point extrême où nos canoës pouvaient naviguer. Nous lesdissimulâmes donc dans les broussailles et nous coupâmes un arbre àla hache, afin de marquer l’endroit. Puis nous nous répartîmes lesdiverses charges (fusils, munitions, vivres, une tente, descouvertures, etc.) et, nos épaules ployant sous le faix, nousentamâmes la plus dure étape de notre voyage.

Une malheureuse querelle marqua le début decette étape. Challenger, depuis qu’il nous avait rejoints, avaitdistribué ses ordres à tout notre groupe, au grand mécontentementde Summerlee. Quand il assigna une tâche quelconque à son collègue(il ne s’agissait que de porter un baromètre anéroïde), il y eut unéclat.

– Puis-je vous demander, monsieur, ditSummerlee avec un calme méchant, en quelle qualité vous distribuezces ordres ?

Challenger devint écarlate.

– J’agis, professeur Summerlee, en qualité dechef de cette expédition.

– Me voici obligé de vous dire, monsieur, queje ne vous reconnais pas cette capacité.

– Vraiment ! fit Challenger en le saluantavec une civilité sarcastique. Alors peut-être voudriez-vousdéfinir ma position exacte dans cette aventure ?

– Oui, monsieur. Vous êtes un homme dont labonne foi est soumise à vérification. Et ce comité est ici pour lavérifier. N’oubliez pas, monsieur, que vous vous trouvez dans lacompagnie de vos juges.

– Mon Dieu ! s’exclama Challenger ens’asseyant sur le rebord de l’un des canoës. Dans ce cas vous irez,bien sûr, votre propre chemin, et je suivrai le mien à mon goût. Sije ne suis pas le chef, n’attendez pas que je vous guide pluslongtemps.

Grâce au ciel, il y avait là deux hommes sainsd’esprit, lord John Roxton et moi. Nous nous employâmes donc àempêcher la vanité et la stupidité de nos deux savants des’exaspérer au point où nous aurions dû rentrer à Londres les mainsvides ! Ah ! comme il fallut plaider, argumenter,expliquer, avant de les amener à composition ! Enfin Summerleepartit en tête avec sa pipe et son ricanement, tandis queChallenger suivait en grognant. Par chance nous découvrîmes que nosdeux savants partageaient la même opinion (peu flatteuse !)sur le Dr Illingworth d’Édimbourg : ce fut là notre uniquegage de sécurité. Chaque fois que la situation se tendait, l’un denous jetait en avant le nom du zoologiste écossais ; alors lesdeux professeurs faisaient équipe pour lancer l’anathème sur leurinfortuné collègue.

Nous avancions en file indienne le long ducours d’eau, qui se réduisit bientôt à l’état de filet pour seperdre enfin dans un large marais vert de mousses spongieuses oùnous enfonçâmes jusqu’aux genoux. L’endroit était infesté par desnuages de moustiques et toutes sortes de pestes volantes. Aussiretrouvâmes-nous la terre ferme avec soulagement ; pour cela,nous avions contourné les arbres qui flanquaient ce marais, etlaissé derrière nous son ronflement d’orgue et sa charged’insectes.

Deux jours après avoir quitté nosembarcations, nous constatâmes un subit changement dans lecaractère du pays. Notre route montait constamment, et au fur et àmesure que nous prenions de la hauteur les bois s’amincissaient etperdaient de leur luxuriance tropicale. Les arbres énormes de laplaine constituée par les alluvions de l’Amazone cédaient la placeaux cocotiers et aux phœnix, qui poussaient en bouquets clairsemés,reliés entre eux par des broussailles touffues. Dans les creux plushumides, les palmiers étendaient leurs gracieuses frondaisons. Nousmarchions uniquement à la boussole, et il s’ensuivit une ou deuxdivergences d’appréciation entre Challenger et les deuxIndiens ; pour citer les propos indignés du professeur,« tout le groupe était d’accord pour se fier aux instinctstrompeurs de sauvages non développés, plutôt qu’au plus hautproduit de la culture moderne de l’Europe » ! Mais nousn’avions pas tort d’accorder notre confiance aux Indiens car, letroisième jour, Challenger admit qu’il avait reconnu plusieurspoints de repère datant de son premier voyage ; à un endroit,nous retrouvâmes quatre pierres noircies par le feu qui avaient dûfaire partie d’un campement.

La route montait toujours. Il nous fallut deuxjours pour traverser une pente hérissée de rochers. De nouveau lavégétation s’était transformée et il ne subsistait plus que l’arbred’ivoire végétal ainsi qu’une abondance d’orchidées, parmilesquelles j’appris à distinguer la rare nuttoniavexillaria, les fleurs roses ou écarlates du cattieya, etl’odontoglossum. Des ruisseaux à fond caillouteux et aux bergesdrapées de fougères glougloutaient dans les ravins et nousoffraient des coins propices à nos campements nocturnes ; desessaims de petits poissons bleu foncé, de la taille des truitesanglaises, nous fournissaient un délicieux souper.

Le neuvième jour après avoir abandonné noscanoës, nous avions avancé à peu près de deux cents kilomètres.Nous commençâmes alors à sortir de la zone d’arbres pour rencontrerune immense étendue désertique de bambous, si épaisse que nousdevions nous tailler notre chemin avec les machettes et les serpesdes Indiens. Cela nous prit tout un long jour, depuis sept heuresle matin jusqu’à huit heures du soir, avec seulement deux pausesd’une heure chacune ; enfin nous parvînmes à franchir cetobstacle.

Rien de plus monotone et de plus fatigant, carnous ne pouvions pas voir à plus de dix ou douze mètres devant nousquand une percée avait été effectuée. Ma visibilité était en faitbornée au dos de lord John, qui marchait devant moi, et à unemuraille jaune qui m’étouffait à ma droite comme à ma gauche. Duciel nous venait un rayon de soleil mince comme une lame decouteau ; les roseaux s’élançaient vers la lumière à plus desix mètres au-dessus de nos têtes. J’ignore quelles créatures ontchoisi ces fourrés pour habitat, mais à plusieurs reprises nousavons entendu plonger de grosses bêtes lourdes tout près de nous.D’après le bruit, lord John les identifia comme du bétail sauvage.Épuisés par une journée aussi interminable qu’harassante, nousétablîmes notre camp dès que nous eûmes gagné la lisière desbambous.

De bonne heure le matin, nous fûmesdebout : une fois de plus l’aspect du pays n’était plus lemême. Derrière nous se dressait le mur de bambous, aussiparfaitement délimité que s’il indiquait le cours d’une rivière. Enface de nous, il y avait une plaine ouverte montant doucement etparsemée de fougères arborescentes, elle formait une courbe quiaboutissait à une crête longue et en dos de baleine. Nousl’atteignîmes vers midi, et nous découvrîmes que s’étendait au-delàune vallée peu profonde, qui s’élevait à nouveau en pente doucevers un horizon bas, arrondi. Ce fut là que se produisit unincident, important ou non, je n’en sais rien.

Le Pr Challenger marchait à l’avant-garde avecles deux Indiens de la région, quand il s’arrêta brusquement et,très excité, nous désigna un point sur la droite. Nous vîmes alors,à quinze cents mètres à peu près, quelque chose qui nous semblaêtre un gros oiseau gris qui s’envolait lourdement du sol et quigrimpait lentement dans les airs, puis qui se perdit parmi lesfougères arborescentes.

– Vous l’avez vu ? hurla Challenger,exultant. Summerlee, vous l’avez vu ?

Son collège regardait l’endroit où cet animalavait disparu.

– Qu’est-ce que vous prétendez que cesoit ? demanda-t-il.

– Selon toute probabilité, unptérodactyle.

Summerlee éclata d’un rire ironique :

– Un ptéro-turlututu ! dit-il. C’étaitune cigogne, oui ! ou alors je n’ai jamais vu decigogne !

Challenger était trop irrité pour parler. Ilrejeta sa charge sur l’épaule et repartit en avant. Lord John vintà ma hauteur, et je vis que son visage était plus sérieux qued’habitude. Il avait sa jumelle Zeiss à la main.

– Je l’ai regardé à la jumelle avant qu’il nedisparaisse, dit-il. Je ne me risquerais pas à dire ce que c’était,mais je parie ma réputation de chasseur qu’il s’agit d’un oiseaucomme je n’en ai jamais vu dans ma vie !

Tel fut l’incident en question. Sommes-nousvraiment à la frontière de l’inconnu, de ce monde perdu dont parlenotre chef ? Je vous livre l’incident tel qu’il s’estpassé ; vous en savez autant que moi. Depuis, nous n’avonsrien vu de remarquable.

Et maintenant, chers lecteurs (en admettantque j’en aie un jour), je vous ai fait remonter notre grand fleuve,traverser les joncs, franchir le tunnel de verdure, grimper lespentes de palmiers, trouer le mur de bambous, escalader cetteplaine de fougères arborescentes… Mais enfin notre but est en vue.Quand nous avons gravi la deuxième crête, une plaine irrégulière,avec des palmiers, nous est apparue, et aussi cette ligned’escarpements rougeâtres que j’avais vue sur le tableau. Elle estlà, aussi vrai que j’écris, et il ne peut pas y avoir dedoute : c’est bien la même. Au plus près elle se situe à unedizaine de kilomètres de notre campement, et elle s’incurve auloin, à perte de vue. Challenger se rengorge comme un paonprimé ; Summerlee se tait, son scepticisme n’est pas mort. Unautre jour de marche devrait mettre un terme à certains de nosdoutes. Pendant ce temps, José, qui a eu un bras transpercé par unbambou, insiste pour revenir sur ses pas et rentrer. Je lui confiecette lettre. J’espère simplement qu’elle parviendra à sondestinataire. J’y joins une carte grossière de notre voyage :peut-être le lecteur nous suivra-t-il plus facilement.

Chapitre 9Qui aurait pu prévoir ?

Il nous est arrivé une chose terrible. Quiaurait pu la prévoir ? Je ne puis plus assigner de terme à nosépreuves. Peut-être sommes-nous condamnés à finir nos jours dans celieu étrange, inaccessible ? Je suis encore si troublé que jepeux à peine réfléchir aux faits actuels ou aux chances du futur.Mes sens bouleversés jugent les premiers terrifiants, et lesdeuxièmes aussi sombres que l’enfer.

Personne ne s’est jamais trouvé dans une piresituation ; et à quoi servirait de révéler notre positiongéographique exacte, ou de demander à nos amis de venir nousaider ! Même si une caravane de secours s’organisait, ellearriverait certainement trop tard en Amérique du Sud : notredestin serait déjà scellé depuis longtemps.

En fait, nous sommes aussi loin de toutsauvetage humain que si nous étions dans la lune. Si nous parvenonsà vaincre nos difficultés, nous ne le devrons qu’à nos propresqualités. J’ai comme compagnons trois hommes remarquables, deshommes doués d’un cerveau puissant et d’un courage indomptable.Telle est notre suprême espérance. C’est seulement quand je regardeles visages imperturbables de mes compagnons que j’entrevois uneclarté dans notre nuit. Extérieurement, je parais aussi indifférentqu’eux. Intérieurement, je n’éprouve qu’une folle terreur.

Il faut que je vous communique, avec tous lesdétails possibles » la succession des événements qui ontabouti à cette catastrophe.

Quand j’avais terminé ma dernière lettre, nousnous trouvions à une dizaine de kilomètres d’une ligne interminabled’escarpements rouges qui ceinturaient, sans aucun doute, leplateau dont avait parlé le Pr Challenger. Leur hauteur, tandis quenous en approchions, me sembla par endroits plus importante qu’ilne l’avait dit (trois ou quatre cents mètres), et ils étaientcurieusement striés, à la manière qui caractérise, je crois, lessoulèvements basaltiques. On peut en voir quelques-uns dans lesvarappes de Salisbury à Édimbourg. Leur faîte montrait tous lessignes d’une végétation luxuriante, avec des arbustes près durebord, et plus loin de nombreux grands arbres, mais aucune tracede vie animale.

Cette nuit-là, nous campâmes juste sousl’escarpement : un lieu désolé et sauvage. Les paroisn’étaient pas exactement perpendiculaires, mais creusées sous lesommet ; il n’était pas question d’en faire l’ascension. Prèsde nous s’élevait le piton rocheux que j’ai déjà mentionné dans monrécit. On aurait dit un clocheton rouge, dont la pointe arrivait àla hauteur du plateau, mais entre eux s’étendait un gouffreprofond. Sur sa cime se dressait un grand arbre. La hauteur dupiton et de l’escarpement était relativement basse : à peuprès cent quatre-vingts mètres.

– C’était là, dit le Pr Challenger endésignant l’arbre, qu’était perché mon ptérodactyle. J’avaisescaladé la moitié du piton rocheux avant de le tirer. Je pensequ’un bon alpiniste dans mon genre pourrait le gravir jusqu’enhaut, mais il n’en serait pas plus avancé pour l’approche duplateau.

Quand Challenger parla de « son »ptérodactyle, je lançai un coup d’œil au Pr Summerlee, et pour lapremière fois il me sembla refléter un mélange d’acquiescement etde repentir. Ses lèvres minces ne se déformaient plus sousl’habituel ricanement ; son regard exprimait l’excitation etla surprise. Challenger s’en aperçut et fit ses délices de cepremier parfum de victoire.

« Bien sûr, dit-il avec une intonationsarcastique, le professeur Summerlee comprendra que quand je parled’un ptérodactyle, c’est une cigogne que je veux dire. Seulement,il s’agit d’une cigogne qui n’a pas de plumes, qui a une peau commedu cuir, avec des ailes membraneuses et des dents auxmâchoires.

Il rit à pleine bouche, cligna de l’œil etsalua jusqu’à ce que son collègue s’éloignât.

Le matin, après un petit déjeuner frugal decafé et de manioc, car il nous fallait économiser nos provisions,nous tînmes un conseil de guerre pour préparer l’ascension duplateau.

Challenger présida notre réunion avec autantde solennité que s’il avait été le garde des sceaux.Représentez-vous cet homme assis sur un rocher, son absurde chapeaude paille repoussé derrière sa tête, ses yeux dédaigneux qui nousdominaient à l’abri des lourdes paupières, et sa grande barbe noireappuyant par une véhémente agitation les arguments qu’il énonçaitquant à notre situation présente et à l’avenir immédiat.

Au-dessous de lui, vous pouvez nous imaginertous les trois : moi-même hâlé, jeune, vigoureux ;Summerlee solennel, encore prêt à la critique, camouflé derrière sasempiternelle pipe ; lord John, mince comme une lame derasoir, avec son corps alerte et souple appuyé sur un fusil, et sonregard d’aigle tourné vers l’orateur. Derrière nous, le groupe desdeux métis et le petit paquet d’Indiens. Devant nous et au-dessusces côtes rocheuses rougeâtres qui nous séparaient de notrebut.

« Je n’ai pas besoin de vous dire,déclara notre chef, qu’à l’occasion de mon dernier passage ici,j’ai épuisé tous les moyens possibles et imaginables pour gravirles escarpements. Là où j’ai échoué, je ne crois pas que quelqu’und’autre puisse réussir, car je suis un bon alpiniste. À l’époque,je n’avais pas un attirail de montagnard, mais cette fois j’ai prismes précautions. J’en ai un. Je suis sûr de moi : avec cordeset crampons j’escaladerai ce piton rocheux et parviendrai à sonsommet ; mais avec ce surplomb ce n’est pas la peine d’essayersur l’escarpement. La dernière fois, j’avais à me dépêcher parceque la saison des pluies approchait et que mes vivress’épuisaient ; d’où le temps limité dont je disposais. Tout ceque je peux affirmer, c’est que j’ai inspecté la base de cesescarpements sur une dizaine de kilomètres vers l’est, sans trouverun accès pour grimper. Voilà. Maintenant qu’allons-nousfaire ?

– Il me semble qu’il n’y a qu’une seulesolution raisonnable, dit le Pr Summerlee. Si vous avez exploré lecôté est, nous devrions explorer le côté ouest et chercher s’ilexiste un accès praticable pour l’ascension.

– C’est cela, intervint lord John. Il estprobable que ce plateau n’est pas d’une étendue énorme. Nousn’avons qu’à en faire le tour jusqu’à ce que nous trouvions l’accèsle meilleur, ou, au pis, revenir à notre point de départ.

– J’ai déjà expliqué à notre jeune ami, ditChallenger en me traitant avec la même indifférence dédaigneuse quesi j’étais un gamin de dix ans, qu’il est tout à fait impossiblequ’existe un accès facile, pour la bonne raison que s’il y en avaitun le sommet ne se trouverait pas isolé, par conséquent neréaliserait pas les conditions indispensables pour assurer unesurvivance à travers les âges. Cependant, j’admets volontiers qu’ilpeut y avoir très bien un ou plusieurs endroits par où un bonalpiniste peut s’engager pour atteindre le sommet, mais par où ilserait impossible à un animal lourd et encombrant de descendre.J’affirme qu’en un point l’ascension est possible.

– Et comment le savez-vous, monsieur ?demanda abruptement Summerlee.

– Parce que mon prédécesseur, l’AméricainMaple White, a déjà réalisé cette ascension. Sinon, commentaurait-il vu le monstre qu’il a dessiné sur son album decroquis ?

– Là, vous raisonnez sans tenir compte defaits prouvés, répondit Summerlee l’entêté. J’admets votre plateau,parce que je l’ai vu. Mais jusqu’ici je ne puis assurer qu’ilcontient les formes de vie dont vous avez fait état.

– Ce que vous admettez ou n’admettez pas,monsieur, est vraiment d’une importance minuscule. Je suis heureuxde constater que le plateau lui-même s’est réellement imposé àvotre perception…

Il tourna la tête vers le plateau et tout desuite, à notre ahurissement, il sauta de son rocher, prit Summerleepar le cou et le força à regarder en l’air.

« Allons, monsieur ! cria-t-il d’unevoix enrouée par l’émotion. Est-ce qu’il faut que je vous aideencore à comprendre que ce plateau contient de la vieanimale ?

J’ai dit qu’une épaisse bordure de verduresurplombait en saillie le bord de l’escarpement. Or, de cettefrange avait émergé un objet noir et luisant. Comme il s’avançaitlentement en plongeant au-dessus du gouffre, nous vîmes à loisirqu’il s’agissait d’un très gros serpent avec une tête plate enforme de bêche. Il ondula et secoua ses anneaux au-dessus de nouspendant une minute ; le soleil du matin brillait sur sa robelisse. Puis il se replia vers l’intérieur et disparut.

Summerlee avait été tellement captivé parcette apparition qu’il n’avait pas opposé de résistance lorsqueChallenger lui avait tourné la tête dans la direction du serpent.Mais il ne tarda pas à se dégager de l’étreinte de son collèguepour récupérer un peu de dignité.

– Je serais heureux, professeur Challenger,dit-il, que vous vous arrangiez pour faire vos remarques,intempestives ou non, sans me prendre par le cou. Même l’apparitiond’un très ordinaire python de rocher ne semble pas justifier detelles libertés !

– Mais tout de même la vie existe sur ceplateau ! répliqua son collègue triomphalement. Et maintenant,puisque j’ai démontré cette importante conclusion de façon siévidente qu’elle éclate aux yeux de tous, même des obtus et desmalveillants, mon opinion est que nous ne pouvons rien faire demieux que de lever le camp et de partir vers l’ouest, afin dedécouvrir un accès possible.

Au pied de l’escarpement, le sol était pavé derochers et très inégal ; notre marche fut donc lente etpénible. Soudain nous arrivâmes à quelque chose qui, cependant,nous redonna du courage. C’était l’emplacement d’un anciencampement, où gisaient plusieurs boîtes de conserve de viande deChicago, vides naturellement, une bouteille étiquetée« Brandy », un ouvre-boîte cassé, et toutes sortes devestiges d’un voyageur. Un journal chiffonné, presque pourri, futidentifié comme étant un numéro du Chicago Democrat, maisla date avait disparu.

« Ce n’est pas mon journal ! fitChallenger. Ce doit être celui de Maple White.

Quant à lord John, il observait avec curiositéune grande fougère arborescente qui abritait sous son ombre le lieudu campement.

– Dites, regardez donc ! murmura-t-il. Jepense que nous nous trouvons devant un poteau indicateur.

Un bout de bois avait été fixé à l’arbre,comme une flèche orientée vers l’ouest.

– Exactement, un poteau indicateur ! ditChallenger. Pourquoi ? Parce que notre explorateur, setrouvant engagé dans une marche aventureuse, a voulu laisser unsigne pour que n’importe qui derrière lui pût repérer le cheminqu’il avait pris. En avançant, nous découvrirons peut-être d’autresindications.

Nous reprîmes donc notre route, mais cesindications s’avérèrent aussi terrifiantes qu’imprévues. Juste endessous de l’escarpement poussaient de hauts bambous dans le genrede ceux que nous avions traversés précédemment. Beaucoup de tigesavaient sept ou huit mètres de hauteur et se terminaient par unetête pointue et dure, on aurait dit une armée de lancesformidables. Nous étions en train de la longer quand mes yeuxfurent attirés par le miroitement de quelque chose de blanc entreles tiges, par terre. Je passai ma tête : c’était un crâne. Unsquelette entier était là, mais le crâne s’était détaché et gisaitplus près de la bordure.

Quelques coups de la machette de nos Indienssuffirent à dégager la place ; alors nous fûmes à mêmed’étudier les détails d’une ancienne tragédie. Des lambeaux devêtements, des restes de souliers sur l’os du pied nous permirentd’établir que ce cadavre était celui d’un blanc. Au milieu des os,il y avait une montre en or qui venait de chez Hudson, à New York,et une chaîne qui était fixée à un stylo. Également un étui àcigarettes en argent, sur le couvercle duquel était gravé : J.C, de A. E. S. L’état du métal paraissait confirmer que ce drameavait eu lieu récemment.

– Qui peut-il être ? demanda lord John.Le pauvre diable ! On dirait qu’il n’y a pas un os qui ne soitrompu.

– Et le bambou s’est développé à travers sescôtes brisées, observa Summerlee. C’est une plante qui pousse trèsvite, mais il est inconcevable que ce corps ait pu être ici pendantque les tiges s’élevaient jusqu’à huit mètres.

– En ce qui concerne son identité, expliqua leprofesseur Challenger, je n’ai aucun doute. Lorsque j’ai remontél’Amazone pour vous rejoindre à la fazenda, je me suis livré à uneenquête sérieuse à propos de Maple White. À Para, personne nesavait rien. Par chance, j’avais un indice précis, car dans sonalbum de croquis il y avait un dessin qui le représentait en trainde déjeuner avec un ecclésiastique à Rosario. Je réussis àdécouvrir ce prêtre, et, bien qu’il fût un disputeur né qui prenaiten mauvaise part le fait que la science moderne bouleversât sescroyances, il me donna néanmoins quelques renseignements. MapleWhite passa par Rosario il y a quatre ans, c’est-à-dire deux ansavant que j’aie vu son cadavre. Il n’était pas seul ; il avaitavec lui un ami, un Américain du nom de James Colver, qui restad’ailleurs dans le bateau et que l’ecclésiastique ne rencontrapoint. Je crois donc qu’il n’y a pas de doute : nous sommes àprésent devant les restes de ce James Colver.

– Et, ajouta lord John, il n’y a guère dedoute, non plus sur la façon dont il trouva la mort. Il est tombéde là-haut, ou on l’a précipité, et il s’est littéralement empalésur les bambous. Sinon, pourquoi aurait-il eu les os brisés, etcomment se serait-il enfoncé à travers ces tiges sihautes ?

Un silence fut notre seule réponse. Nousméditions sur cette hypothèse de lord John Roxton, et nous encomprenions toute l’horrible vérité. Le sommet en surplomb del’escarpement s’avançait au-dessus des bambous. Indubitablementl’homme était tombé de là. Tombé par accident ? Ou… ?Déjà cette terre inconnue nous offrait toutes sortes deperspectives sinistres et terribles.

Nous nous éloignâmes sans ajouter un mot, etnous continuâmes à longer la base des escarpements, aussi lissesque certains champs de glace de l’Antarctique dont j’avais vu desphotographies écrasantes, leur masse s’élevant bien au-dessus desmâts des vaisseaux des explorateurs. Et puis, tout à coup, nousaperçûmes un signe qui remplit nos cœurs d’un nouvel espoir. Dansune anfractuosité du roc, à l’abri de la pluie, il y avait uneflèche dessinée à la craie, et qui pointait encore versl’ouest.

– Toujours Maple White ! dit le Pr.Challenger. Il pressentait qu’un jour ou l’autre des gens valablessuivraient sa piste.

– Il avait donc de la craie ?

– Dans les affaires que j’ai trouvées près deson cadavre, il y avait en effet une boîte de craies de couleur. Jeme rappelle que la craie blanche était presque complètementusée.

– Voilà assurément une forte preuve ! ditSummerlee. Acceptons Maple White pour guide, et suivons sa tracevers l’ouest.

Nous avions avancé de sept ou huit kilomètresquand nous aperçûmes une seconde flèche blanche sur les rochers.Pour la première fois, la face de l’escarpement était fendue parune sorte de crevasse. À l’intérieur de cette crevasse, une autreflèche pointait vers la gorge, avec le bout légèrement relevé commesi l’endroit indiqué était au-dessus du niveau du sol.

C’était un site solennel, les muraillesrocheuses étaient gigantesques ; la lumière se trouvaitobscurcie par une double bordure de verdure, et seule une lueurconfuse pénétrait jusqu’au fond. Nous n’avions pris aucunenourriture depuis plusieurs heures, et cette marche difficile nousavait harassés ; mais nos nerfs trop tendus nous interdisaientde nous arrêter. Nous commandâmes aux Indiens de préparer lecampement, et tous quatre, accompagnés des deux métis, nousavançâmes dans la gorge resserrée.

Elle avait à peine une douzaine de mètres delarge à l’entrée, mais elle alla vite en se rétrécissant pour seterminer par un angle très aigu, avec des parois trop lisses pourune escalade. Ce n’était certainement pas le chemin que notreprédécesseur avait tenté d’indiquer. Nous retournâmes sur nospas : la gorge n’avait pas plus de quatre cents mètres deprofondeur. Par miracle les yeux vifs de lord John se posèrent surce que nous cherchions. Au-dessus de nos têtes, cerné par desombres noires, se dessinait un halo de ténèbres plusprofondes : sûrement, ce ne pouvait être que l’ouverture d’unecaverne.

À cet endroit, la base de l’escarpement étaitconstituée par des pierres entassées les unes sur les autres. Il nefut pas difficile de les escalader. Quand nous fûmes en haut, toutehésitation disparut de nos esprits : non seulement il y avaitune ouverture dans la roche, mais à côté une nouvelle flèche étaitdessinée. Le secret était là ; c’était là que Maple White etson infortuné compagnon avaient réussi leur ascension.

Nous étions trop excités pour rentrer au camp.Il nous fallait faire notre première exploration tout desuite ! Lord John avait une torche électrique dans sonsac ; il avança, déplaçant son petit cercle de lumière jaunedevant lui ; sur ses talons, nous le suivions en fileindienne.

La caverne avait subi l’érosion de l’eau, lesparois étaient lisses, le sol couvert de pierres arrondies. Ellen’était pas haute : un homme y déployait juste sa taille sousla voûte. Pendant une cinquantaine de mètres, elle s’enfonça enligne droite dans le roc, puis prit une inclinaison de 45 degrésvers le haut. Plus nous grimpions, plus la pente se faisaitraide ; nous nous mîmes bientôt à quatre pattes dans lablocaille qui s’effritait et glissait sous nos corps. Mais uneexclamation de lord John Roxton résonna dans la caverne :

– Elle est bloquée !

Groupés derrière lui, nous aperçûmes dans lechamp jaune de sa torche un mur de basalte brisé qui s’élevaitjusqu’au plafond.

« Le plafond s’est effondré !

En vain nous tirâmes quelques morceaux. Maisde plus grosses pierres se détachèrent et menacèrent de dégringolerla pente et de nous écraser. De toute évidence, l’obstacle étaitau-dessus de nos moyens. Impossible de le contourner. La routequ’avait empruntée Maple White n’était plus valable.

Trop abattus pour parler, nous descendîmes entitubant le sombre tunnel, et nous rentrâmes au campement.

Cependant, avant de quitter la gorge, il seproduisit un incident dont l’importance ne tarda pas à sevérifier.

À la base de la gorge, nous étions rassemblés,à quelque quinze mètres au-dessous de l’entrée de la caverne, quandun énorme rocher se mit soudainement à rouler et passa près de nousavec une force terrible. Nous l’esquivâmes d’extrêmejustesse : ç’aurait été la mort pour nous tous ! Nous nepûmes distinguer d’où venait ce rocher, mais nos métis, qui étaientdemeurés sur le seuil de la caverne, nous dirent qu’il les avaitfrôlés eux aussi, et qu’il avait donc dû tomber d’en haut. Nousregardâmes en l’air, mais nous ne décelâmes aucun signe demouvement parmi la ceinture verte qui surplombait l’escarpement.Tout de même, cette pierre nous avait visés : sur le plateauil devait donc y avoir une humanité, et la plus malveillante quifût !

Nous quittâmes hâtivement la crevasse, tout enréfléchissant aux nouveaux développements de notre affaire et àleurs incidences sur nos plans. La situation était déjà assezdifficile ! Si l’obstruction de la nature avait comme alliéeune opposition délibérée de l’homme, l’aventure était désespérée.Toutefois, pas un de nous ne songea à plier bagages pour rentrer àLondres : il nous fallait explorer les mystères de ce plateau,coûte que coûte !

Nous fîmes le point, et nous tombâmes d’accordpour décider que notre meilleure chance consistait à poursuivrenotre inspection tout autour du plateau dans l’espoir de trouver unautre accès. La hauteur des escarpements avait considérablementdiminué ; leur ligne se dirigeait de l’ouest vers le nord.Dans la pire des hypothèses, nous serions de retour à notre pointde départ au bout de quelques jours.

Le lendemain, nous marchâmes pendant près detrente-cinq kilomètres sans rien découvrir. Notre anéroïde (cela,je puis bien le mentionner) nous prouva que, au cours de notremontée continuelle depuis que nous avions abandonné nosembarcations, nous nous trouvions maintenant à plus de mille mètresau-dessus du niveau de la mer. D’où un changement considérable dansla température et la végétation. Nous étions débarrassés presquecomplètement de l’horrible promiscuité des insectes, ce fléau destropiques. Quelques palmiers survivaient encore, et beaucoup defougères arborescentes, mais les arbres de l’Amazone n’étaient plusqu’un souvenir. J’avoue que le spectacle des volubilis, des fleursde la Passion et des bégonias surgissant parmi les rochersinhospitaliers m’émut parce qu’il me rappela l’Angleterre… J’ai vuun bégonia exactement du même rouge que certain bégonia dans un potà la fenêtre d’une villa de Streatham… mais les réminiscencespersonnelles n’ont rien à voir dans ce récit. Une nuit (je parleencore de notre première journée de pérégrination autour duplateau), une grande expérience nous attendait : elle balaya àjamais tous les doutes que nous aurions pu conserver sur lesphénomènes extraordinaires qui peuplaient ce lieu.

Quand vous me lirez, cher monsieur McArdle,vous réaliserez sûrement, et peut-être pour la première fois, quenotre journal ne m’a pas envoyé si loin pour une vulgaire chasse aucanard sauvage, et qu’une copie peu banale émerveillera le mondequand le Pr Challenger m’autorisera à la publier. Je n’oserais pasla publier avant de pouvoir rapporter en Angleterre des preuves àl’appui, sinon je serais salué comme le Münchhausen du journalismede tous les temps ! Je suis persuadé que vous réagirez commemoi, et que vous ne vous soucierez pas de jouer tout le crédit dela Gazette sur une telle aventure tant que nous seronsincapables de faire face au chœur des critiques et des sceptiquesque mes articles soulèveront naturellement. C’est pourquoi cetincident merveilleux, qui constituerait à lui seul l’objet d’untitre sensationnel dans ce cher vieux journal, doit demeurer dansvotre tiroir jusqu’à nouvel ordre.

Il se produisit dans le temps d’un éclair, etil n’eut d’autre suite que d’imposer irrémédiablement notreconviction.

Voilà ce qui arriva. Lord John avait tué unajouti – animal qui ressemble à un petit porc – et, après en avoirdonné la moitié aux Indiens, nous étions en train de cuire l’autremoitié sur notre feu. Le soir, le froid tombe vite ; nousétions donc tous rassemblés autour de la flamme. La nuit était sanslune, mais il y avait des étoiles qui permettaient de voir à courtedistance sur la plaine. Hé bien ! brusquement, de la nuit,fonça quelque chose qui sifflait comme un avion. Tout notre groupefut recouvert d’un dais de plumes d’ailes. Moi, je conserve lavision subite d’un cou long, comme celui d’un serpent, d’un œilglouton, rouge et féroce, et d’un grand bec qui claquait et quilaissait apercevoir, ô stupeur, des petites dents étincelantes deblancheur. Une seconde plus tard, ce phénomène avait disparu… ainsique notre dîner. Une très grosse ombre noire, à huit ou dix mètres,planait dans les airs ; des ailes monstrueuses dissimulaientles étoiles, puis elle disparut par-dessus l’escarpement. Quant ànous, nous étions demeurés stupidement assis autour du feu,frappés, terrassés par la surprise, tels les héros de Virgile quandles Harpies descendirent au milieu d’eux. Summerlee fut le premierà rompre le silence.

– Professeur Challenger, dit-il d’une voixgrave qui tremblait d’émotion, je vous dois des excuses !Monsieur, je me suis lourdement trompé, et je vous seraisreconnaissant d’oublier le passé.

C’était bien dit ; pour la première foisles deux hommes se serrèrent la main. Nous avions rencontré notrepremier ptérodactyle : cela valait bien un soupervolé !

Mais si la vie préhistorique subsistait sur leplateau, elle n’était certes pas surabondante, car pendant lestrois jours qui suivirent nous n’en perçûmes plus le moindre signe.Nous franchîmes pourtant une région stérile et bien défendue par undésert de pierres et des marais désolés, riches en gibier d’eau, aunord et à l’est des escarpements inaccessibles sur cette face.N’eût été une corniche solide qui courait à la base même duprécipice, nous aurions dû revenir sur nos pas. Plus d’une foisnous nous trouvâmes enlisés jusqu’à la taille dans la vase grassed’un marais semi-tropical. Pour compliquer les choses, ce lieusemblait être l’endroit de prédilection des serpents jararaca, quisont les plus venimeux et les plus agressifs de l’Amérique du sud.Constamment ces hideuses bêtes apparaissaient à la surface de cemarais putride, et seuls nos fusils nous permirent d’échapper à unemort affreuse. Quel cauchemar ! Les pentes en étaientinfestées ; tous ces reptiles se tordaient dans notredirection, car c’est le propre du serpent jararaca d’attaquerl’homme dès qu’il l’aperçoit. Comme ils étaient trop nombreux pourque nous puissions les tirer tous, nous prîmes nos jambes à noscous et courûmes jusqu’à épuisement. Je me rappellerai toujours quenous nous retournions sans cesse pour mesurer la distance qui nousséparait de ces têtes et de ces cous qui surgissaient des roseaux.Sur la carte que nous dressions au jour le jour, nous baptisâmescet endroit le marais Jararaca.

De ce côté, les escarpements avaient perduleur teinte rouge, ils étaient devenus chocolat ; lavégétation s’amenuisait sur leur bordure. Ils avaient bien diminuéde cent mètres en hauteur. Mais nous ne parvenions toujours pas àtrouver un accès. L’ascension présentait partout au moins autant dedifficultés qu’à notre point de départ. Une photographie que j’aiprise du désert de pierres en témoignera.

– Tout de même, dis-je tandis que nousdiscutions de notre situation, la pluie doit bien se frayer unchemin quelque part. Il y a sûrement des canalisations d’écoulementdans ces rochers !

– Notre jeune ami a des éclairs de lucidité,observa le Pr Challenger, en posant sa grosse patte sur monépaule.

– La pluie doit s’écouler quelque part !répétai-je.

– Vous ne lâchez pas facilement votre prise…Le seul inconvénient est qu’une démonstration oculaire nous aapporté la preuve qu’il n’y a pas de canalisation pour égoutterl’eau.

– Alors où va cette eau ?m’entêtai-je.

– Je pense que nous pouvons raisonnablementdéclarer que si elle ne s’écoule pas vers l’extérieur, elle doitcouler à l’intérieur.

– Alors il existe un lac au centre.

– Je le suppose moi aussi.

– Il est plus que vraisemblable que le lac estun vieux cratère, intervint Summerlee. Toute cette formation estvolcanique. Mais en tout état de cause, je pense que la surface duplateau est en pente inclinée vers une nappe d’eau considérable aucentre, qui peut s’écouler par une canalisation souterraine versles marécages du marais Jararaca.

– À moins que l’évaporation ne préservel’équilibre, remarqua Challenger.

Ce qui permit aux deux savants d’entamer unediscussion scientifique aussi incompréhensible que du chinois.

Au sixième jour, nous avions achevé de fairele tour du plateau et nous nous retrouvâmes au premier camp, prèsdu piton rocheux isolé. Nous formions un groupe inconsolable !Avoir procédé aux investigations les plus minutieuses pour ne riendécouvrir qui permît à un être humain d’escalader ces escarpements,il y avait de quoi désespérer !

Qu’allions-nous faire ? Nos réserves envivres, que nos fusils avaient notablement accrues, étaient encoreconsidérables, mais non inépuisables. La saison des pluiesdébuterait dans deux mois, et notre campement n’y résisterait pas.Le roc était plus dur que du marbre : comment s’y tailler unsentier ? Ce soir-là, nous étions lugubres. Sans plusd’espoir, nous étendîmes nos couvertures pour dormir. Je merappelle ma dernière image avant de sombrer dans le sommeil :Challenger accroupi, telle une monstrueuse grenouille, auprès dufeu, la tête dans les mains, plongé dans une méditation profonde,parfaitement sourd au « bonne nuit ! » que je luilançai.

Mais le Challenger qui nous salua à notreréveil ne ressemblait en rien au Challenger dont l’image avaitassombri nos rêves : la joie, le contentement de soirayonnaient de toute sa personne. Il nous regarda tandis que nousnous asseyions pour le petit déjeuner ; une fausse modestiebrillait dans ses yeux ; il avait l’air de nous dire :« Je sais que je mérite tout ce que vous avez envie de dire,mais je vous demande d’épargner mon humilité et de voustaire. » Sa barbe s’agitait avec exubérance, il bombait letorse, il avait placé une main dans son gilet. Sans doute luiarrivait-il de s’imaginer statufié dans cette pose sur le soclevide de Trafalgar Square, et ajoutant sa contribution aux horreursqui encombrent les rues de Londres.

– Eurêka ! cria-t-il.

Ses dents perçaient sous sa barbe.

– Messieurs ! poursuivit-il, vous pouvezme féliciter, et nous pouvons tous nous congratuler. Le problèmeest résolu.

– Vous avez découvert un moyend’accès ?

– Je le crois.

– Et où ?

Pour toute réponse, il désigna le pitonrocheux semblable à un clocheton isolé sur notre droite.

Nos visages, ou du moins le mien, serembrunirent quand nous l’examinâmes. Pour ce qui était d’en fairel’ascension, nous avions l’assurance donnée par notre compagnon.Mais un abîme vertigineux le séparait du plateau.

– Nous ne pourrons jamais le franchir !bégayai-je.

– Au moins, nous pouvons atteindre le sommetde ce clocheton, répliqua Challenger. Et quand ce sera fait,j’espère pouvoir vous démontrer que les ressources de mon espritfertile ne sont pas épuisées.

Après avoir pris des forces, nous déballâmesle paquet qui contenait l’attirail d’alpiniste de notre chef. Ilprit un rouleau de corde solide et légère (il y en avait unecinquantaine de mètres), des crampons, des agrafes et divers autresinstruments. Lord John était un montagnard plein d’expérience,Summerlee avait autrefois fait quelques ascensions : c’étaitmoi le novice du groupe. Mais je comptais sur ma force et monagilité pour compenser mon manque d’expérience.

En réalité, ce ne fut pas une tâche troppénible ; pourtant une ou deux fois mes cheveux se hérissèrentsur ma tête. La première moitié de l’escalade fut très simple, maisle « clocheton » se faisait de plus en plus vertical, et,pour les derniers vingt mètres, nos doigts et nos orteils durents’aider de chaque aspérité et de chaque fente dans la pierre. NiSummerlee ni moi n’aurions réussi cet exploit si Challenger,parvenu le premier au sommet, n’avait solidement fixé une cordeautour du tronc du gros arbre qui était planté là. Elle nous servità terminer notre ascension, et nous fûmes bientôt tous les quatresur la petite plateforme recouverte d’herbe (elle avait bien septou huit mètres de côté) qui constituait le sommet.

Ma première impression, une fois que j’eusrecouvré mon souffle, fut un émerveillement : nous avions eneffet une vue extraordinaire sur la région que nous avionstraversée. Toute la plaine du Brésil semblait s’allonger à nospieds ; elle s’étendait, immense, pour se fondre à l’horizondans une brume bleue. Au premier plan se trouvait la longue penteque nous avions gravie, parsemée de rochers, damée de fougèresarborescentes ; plus loin, à mi-distance, en regardantpar-dessus la crête en forme de pommeau de selle, je reconnaissaisla masse verte des bambous que nous avions franchie ; à partirde là, la végétation devenait plus dense et finissait parconstituer une immense forêt qui se développait jusqu’à trois millekilomètres.

Je me régalais de cet admirable panorama quandla lourde main du professeur se posa sur mon épaule.

– De ce côté, mon jeune ami, dit-il,vestigia nulla retrorsum.Ne regardez jamais en arrière.Regardez constamment notre but glorieux.

Je me retournai : le plateau étaitexactement à notre niveau ; la frange de buissons et lesarbres rares qui le ceinturaient étaient si proches que j’eus dumal à réaliser comme ils demeuraient inaccessibles. À l’estime,douze mètres nous en séparaient, douze mètres aussiinfranchissables que cinquante mille kilomètres. Je m’appuyaicontre l’arbre et me penchai au-dessus du gouffre. Tout en bas,j’aperçus les petites silhouettes de nos serviteurs qui nousobservaient. La paroi était aussi lisse que celle qui était devantnous.

– Ceci est vraiment curieux ! prononça lavoix sèche du Pr Summerlee.

Il était en train d’examiner avec un vifintérêt le tronc de l’arbre que j’avais enlacé pour ne pas tomber.Cette écorce sombre, ces petites feuilles à nervures me furentsoudain familières.

– Mais c’est un hêtre ! m’écriai-je.

– Parfaitement, répondit Summerlee. Un arbrede notre pays, un compatriote dans une pareille région !…

– Pas seulement un compatriote, mon bonmonsieur ! dit Challenger. Mais aussi, si j’ose poursuivrevotre comparaison, un allié de première force. Ce hêtre sera notresauveur.

– Seigneur ! cria lord John. Unpont !

– Oui, mes amis, un pont ! Ce n’est paspour rien que j’ai consacré une heure hier au soir à examiner notresituation. J’ai souvenance d’avoir dit un jour à notre jeune amique G. E. C. était au mieux de sa forme quand il se trouvait le dosau mur. Convenez que la nuit dernière, nous avions tous le dos aumur ! Mais quand la puissance de volonté et l’intelligencevont de pair, il y a toujours une issue. Il fallait trouver unpont-levis qui pût se rabattre au-dessus du gouffre. Levoilà !

C’était certainement une idée de génie.L’arbre avait bien vingt mètres de haut, et s’il tombait du boncôté il comblerait largement le vide entre notre piton et leplateau. Challenger avait emporté la hache, il me la tendit.

« Notre jeune ami possède les musclesnécessaires, dit-il. Je crois que cette tâche le concerne. Àcondition toutefois que vous vous absteniez de penser par vous-mêmeet que vous fassiez exactement ce qui vous sera commandé.

Sous sa direction, je creusai sur les flancsde l’arbre des entailles destinées à le faire tomber du bon côté.Il était déjà légèrement incliné vers le plateau, si bien que ce nefut pas trop pénible. Lord John me relaya. En moins d’une heure letravail était accompli : il y eut un craquement formidable,l’arbre se balança en avant, puis se fracassa de l’autre côté,enterrant ses hautes branches dans l’herbe verte du plateau. Letronc roula jusqu’au bord de notre plate-forme, et, pendant uneseconde ou deux, nous crûmes qu’il allait glisser dans le gouffre.Heureusement, il s’arrêta à quelques dizaines de centimètres dubord, notre passerelle vers l’inconnu nous attendait.

Tous, sans dire un mot, nous étreignîmes lesmains du Pr Challenger qui, en réponse, souleva son chapeau depaille et s’inclina devant chacun de nous.

« Je revendique l’honneur, dit-il, d’êtrele premier à mettre le pied sur la terre inconnue… Magnifiqueimage, qui inspirera sans doute de grands peintres pour lapostérité !

Il s’approchait de la passerelle lorsque lordJohn l’arrêta, en posant une main sur son bras.

– Mon cher camarade, dit-il, réellement, je nepuis permettre cela !

– Pas permettre cela ? répéta Challengeren pointant sa barbe en avant.

– Quand il s’agit de science, vous savez queje vous suis aveuglément puisque vous êtes homme de science. Maisc’est à vous de me suivre maintenant, car vous pénétrez dans maspécialité.

– Votre spécialité, monsieur ?

– Nous exerçons tous un métier : le mien,c’est d’être soldat. Or nous nous préparons à envahir un paysnouveau, qui peut regorger d’ennemis de toutes sortes. S’aventurerà la légère prouverait un manque évident de bon sens et depatience, ce n’est pas ainsi que j’entends que soient menées lesopérations.

La remontrance était trop raisonnable pourêtre dédaignée. Challenger secoua la tête et ses lourdesépaules.

– Bien, monsieur. Qu’est-ce que vous proposezdonc ?

– Il est fort possible que, tapis derrière cesbuissons, des cannibales nous guignent pour une déplaisantecollation, répondit lord John en regardant de l’autre côté dupont-levis. Et il vaut mieux apprendre la sagesse avant d’être misà la marmite ; aussi nous contenterons-nous d’espérer qu’aucunennemi ne nous attend là-bas, mais en même temps nous agirons commesi des ennemis nous guettaient. Malone et moi, nous allonsredescendre, et nous rapporterons avec Gomez et l’autre métis lesquatre fusils. Après quoi l’un de nous traversera le pont, lesautres le couvriront avec leurs armes jusqu’à ce que nous soyonsassurés que tout le monde peut suivre.

Challenger s’assit sur la souche et grognad’impatience. Mais Summerlee et moi étions tout à fait décidés àaccepter lord John comme chef pour de tels détails pratiques. Laremontée s’avéra plus facile, puisque nous avions la corde pournous hisser dans la dernière moitié de l’ascension. En moins d’uneheure nous avions rapporté quatre fusils et un fusil de chasse. Lesmétis nous accompagnaient, lord John leur avait ordonné de monterun ballot de provisions pour le cas où notre première explorationserait longue. Nous avions chacun des cartouches enbandoulière.

« Maintenant, Challenger, si vousinsistez réellement pour être le premier homme dans l’inconnu, ditlord John, quand tous nos préparatifs furent terminés.

– Je vous suis très très reconnaissant pourcette gracieuse autorisation, répondit le professeur, encolère.

Il n’admettait jamais de subir une autreautorité que la sienne.

« Puisque vous êtes assez bon pour me lepermettre, je tiens beaucoup à être le pionnier de cetteaventure.

Il s’assit à califourchon sur le tronc ;ses jambes pendaient de chaque côté au-dessus du gouffre ; ilavait jeté une hachette sur son épaule. En peu de temps, il parvintau bout du pont, se mit debout et agita ses bras en l’air.

« Enfin ! cria-t-il.Enfin !

Je l’observai anxieusement ; jem’attendais vaguement à ce qu’un terrible coup du sort fondît surlui, mais tout demeura tranquille. Seul un oiseau étrange, barioléà multiples couleurs, s’envola sous ses pieds et disparut parmi lesarbres.

Summerlee fut le deuxième. Sous une apparencetrès fragile, il possède une énergie extraordinaire. Il voulut àtoute force porter deux fusils sur son dos, si bien que les deuxprofesseurs se trouvèrent armés quand il eut franchi le pont. Jetraversai ensuite, en essayant de ne pas regarder l’abîme quis’étalait béant au-dessous de moi. Summerlee me tendit le canon deson fusil, et je sautai sur le plateau. Quant à lord John, ilmarcha tranquillement sur le tronc couché, en parfait équilibre,sans aide… Cet homme doit avoir des nerfs de lion !

Ainsi, nous étions tous quatre sur le pays denos rêves, le monde perdu, le plateau découvert par Maple White.Nous eûmes l’impression de vivre l’heure de notre triomphepersonnel. Qui aurait pu deviner que nous étions au bord de notredésastre ? Laissez-moi vous dire en peu de mots comment lacatastrophe survint.

Nous avions pénétré dans les broussaillesjusqu’à une cinquantaine de mètres quand un craquement terrifiant,déchirant, se produisit derrière nous. D’un seul mouvement, nouscourûmes vers l’endroit où s’était produit ce bruit : il n’yavait plus de pont !

Loin en bas de l’escarpement, j’aperçus en mepenchant une masse de branchages et un tronc en miettes. Oui,c’était notre hêtre ! Est-ce que le rebord de la plate-formeavait cédé sous son poids ? Ce fut d’abord l’explication quinous vint à l’esprit. Une deuxième ne tarda pas à démentir lapremière : sur le piton rocheux, une silhouette décharnée,celle de Gomez le métis, se dressa lentement. Oui, c’était bienGomez, mais plus le Gomez au sourire mielleux et au visageimpassible. Ses yeux lançaient des éclairs, ses traits étaientdéformés par la haine comme par la joie d’une revancheéclatante.

– Lord Roxton ! appela-t-il. Lord JohnRoxton !

– Me voici, répondit notre compagnon.

Un éclat de rire sauvage résonna au-dessus dugouffre.

– Ah ! vous voilà, chien anglais !Hé bien ! puisque vous êtes là, vous y resterez… Ah !j’ai attendu, attendu ! Maintenant j’ai eu ma chance ;elle est venue. Vous avez trouvé difficile de monter, n’est-cepas ? Descendre sera encore plus dur ! Fous que vousêtes, vous voilà pris au piège : tous !

Nous étions trop abasourdis pour parler. Nousne pouvions rien faire d’autre que de regarder, stupéfaits. Unegrosse branche cassée sur l’herbe révélait de quel levier ils’était servi pour faire basculer notre pont. Le visage de Gomezplongea, mais reparut bientôt, plus fanatique que tout àl’heure.

– Nous avions presque réussi à vous tuer avecun rocher dans la caverne, cria-t-il. Mais ceci est mieux :plus lent, plus terrible. Vos os blanchiront là, et personne nesaura ce que vous êtes devenus, personne ne viendra voussauver ! Quand vous serez sur le point de mourir, lord Roxton,pensez à Lopez, que vous avez tué il y a cinq ans sur le Putomayo.Je suis son frère et, quoi qu’il arrive, je mourrai content, carj’aurai vengé sa mémoire !

Il nous adressa un furieux signe de la main,puis tout redevint paisible.

Si le métis avait simplement accompli savengeance, puis s’était enfui, il lui aurait sans doutesurvécu ; ce fut la folle et irréversible impulsion latinevers le drame spectaculaire qui le perdit. Roxton, à qui trois paysavaient donné le surnom de Fléau de Dieu, n’était pas homme àaccepter qu’on se rît de lui. Le métis descendait de l’autre côtédu piton rocheux, mais avant qu’il eût pu atteindre le sol, lordJohn avait couru le long du plateau jusqu’à ce que Gomez fût àportée de son fusil. Un claquement sec précéda un hurlement, puisla chute d’un corps blessé à mort. Roxton revint vers nous ;son visage avait la dureté du granit.

– J’ai été un niais aveugle ! dit-il avecamertume. C’est ma stupidité qui est cause de ceci. J’aurais dû merappeler que ces gens ont la mémoire longue pour tout ce qui toucheaux inimitiés du sang. J’aurais dû me tenir sur mesgardes !

– Et l’autre ? Il en a fallu deux pourfaire basculer l’arbre dans le gouffre.

– J’aurais pu l’abattre, mais je l’ai laisséaller. Peut-être n’a-t-il pas pris part à ce piège. Peut-êtreaurait-il mieux valu que je le tue aussi, car il y a mis sans doutela main…

À présent que nous connaissions le secretmobile de tous les actes de Gomez, nous fûmes à même de rafraîchirnos souvenirs et de nous rappeler certains faits dont laconcordance aurait dû évidemment nous troubler : son désirconstant de connaître nos plans, la façon dont il écoutait à laporte de notre tente quand il fut surpris, cette espèce de hainedans le regard que nous avions tous plus ou moins remarquée… Nousétions encore en train d’en discuter et de nous efforcer d’adapternos esprits à notre nouvelle situation, quand une scène étrangedans la plaine reporta notre attention vers le bord.

Un homme vêtu de blanc, qui ne pouvait êtreque le métis à qui lord John avait laissé la vie, courait à toutesjambes comme court quelqu’un quand la mort se lance à ses trousses.Derrière lui, à quelques mètres, émergea l’énorme silhouetted’ébène de Zambo, notre serviteur noir si dévoué, qui fut bientôtsur le fuyard, passa ses bras autour de son cou, et tous deuxroulèrent sur le sol. Un instant plus tard, Zambo se releva, jetaun regard à son adversaire à terre, puis, agitant joyeusement unemain dans notre direction, courut vers nous. La forme blanche nebougeait plus au milieu de la grande plaine.

Les deux traîtres avaient été mis hors d’étatde nous nuire davantage. Hélas ! leur trahison subsistait,elle ! Nous n’avions plus aucun moyen de revenir sur le piton.Nous avions été les habitants du monde ; maintenant nousétions les indigènes du plateau. Le monde et le plateau formaientdeux choses à part, distinctes. Au-dessous de nous s’étendait laplaine qui conduisait à nos embarcations. Plus loin, au-delà del’horizon nimbé de brume violette, coulait le fleuve qui nousaurait rendus à la civilisation. Mais dans cette chaîne un anneaumanquait. Et il n’y avait pas d’ingéniosité humaine qui pût noussuggérer un moyen de franchir le gouffre entre notre passé et notreprésent. Une minute de vie, et toute notre existence s’en étaittrouvée transformée !

Ce fut à ce moment que je compris de quellematière mes trois camarades étaient faits. Ils étaient graves,c’est vrai, et pensifs, mais leur sérénité était invincible. Toutce que nous pouvions faire alors était de nous asseoir dans labroussaille et d’attendre Zambo. Bientôt son honnête visage noirsurgit sur le piton.

– Qu’est-ce que je fais, maintenant ?cria-t-il. Dites-le, et je le ferai !

C’était le type de question qu’il était plusfacile de poser que de résoudre. Une seule chose étaitclaire : Zambo demeurait notre unique lien avec le mondeextérieur.

Pour rien au monde il ne devait nousquitter !

– Non, non ! s’écria-t-il. Je ne vousabandonnerai pas ! Quoi qu’il arrive, vous me trouvereztoujours ici. Mais je ne peux pas garder les Indiens. Déjà ilsdisent trop que Curupuri habite là, et qu’ils veulent rentrer chezeux. Je ne pourrai pas les garder.

– Faites-les attendre jusqu’à demain,Zambo ! hurlai-je. Pour que je puisse leur donner unelettre.

– Très bien, monsieur ! Je les feraiattendre jusqu’à demain ; mais pour l’instant que puis-jefaire pour vous ?

Il y avait des tas de choses à faire, et ceserviteur dévoué les fit admirablement. D’abord, sous notredirection, il défit la corde qui ceignait encore la souche del’arbre, et il nous en fit passer une extrémité. Certes, ellen’était pas plus grosse qu’une corde pour faire sécher du linge, etil n’était pas question que nous pussions nous en servir commed’une passerelle, pourtant nous lui accordâmes une valeurincalculable. Puis il attacha son bout de corde au ballot de vivresque nous avions monté, et nous fûmes assez heureux pour l’amener ànous. Au moins nous avions de quoi manger pendant une bonnesemaine, même si nous ne trouvions rien d’autre. Enfin il descenditet nous rapporta deux autres colis, dont l’un contenait desmunitions pour nos fusils. La nuit était proche quand il nousquitta sur l’assurance formelle qu’il garderait les Indiensjusqu’au lendemain matin.

C’est ainsi que je passai presque toute mapremière nuit sur le plateau à écrire ces aventures à la lueurd’une lanterne.

Nous dînâmes et nous campâmes sur le bord del’escarpement, en étanchant notre soif grâce à deux bouteillesd’eau gazeuse de l’un de nos colis. Il est vital que nousdécouvrions de l’eau, mais j’incline à croire que lord John a eusuffisamment d’aventures pour aujourd’hui, et que personne ne sesoucie de faire les premiers pas dans ce monde inconnu. Nousn’avons pas osé allumer un feu, et nous évitons tout bruit denature à signaler notre présence.

Demain, ou plutôt aujourd’hui, car l’aubepointe tandis que j’écris, nous nous risquerons dans cet étrangepays. Quand pourrai-je écrire une nouvelle lettre, en admettant queje le puisse ? Je n’en sais rien. Toujours est-il que lesIndiens sont encore à leur poste, et je suis sûr que notre fidèleZambo fera l’impossible pour leur remettre le message. Ce que je mecontente d’espérer, c’est qu’il parviendra un jour à sondestinataire.

P. S – Plus je réfléchis, plus notre situationsemble désespérée. Je n’entrevois aucune probabilité de retour.S’il y avait près du rebord du plateau un gros arbre, nouspourrions essayer de jeter un nouveau pont-levis, mais je n’en voispas à moins de cinquante mètres. Nos forces réunies seraientimpuissantes à transporter un tronc jusque-là. La corde, bien sûr,est trop courte pour que nous nous en servions pour descendre. Non,notre situation est désespérée… Désespérée !

Chapitre 10Au pays des merveilles

Nous sommes en pleines merveilles, lesphénomènes les plus merveilleux se succèdent sans arrêt. En guisede papier, je ne possède que cinq vieux carnets avec une petitequantité de feuillets, et je ne dispose que d’un stylo ; maistant que je pourrai remuer une main, je continuerai à rendre comptede nos expériences et de nos impressions. Nous sommes en effet lesseuls représentants de toute l’humanité à voir de telles choses,aussi est-il excessivement important que je les relate tantqu’elles sont fraîches dans ma mémoire et avant que nous surprenneun destin toujours menaçant. Que Zambo puisse faire parvenir ceslettres jusqu’au fleuve, ou que moi-même je sois miraculeusementremis en état de les rapporter, ou encore qu’un explorateuraudacieux, suivant nos traces (avec l’avantage, peut-être, d’unavion perfectionné), découvre ce tas de manuscrits, peuimporte : l’essentiel consiste à écrire pour l’immortalité lerécit véridique de nos aventures.

Au matin qui suivit la trahison du scélératGomez, notre nouvelle existence commença. Le premier incident quise produisit ne me donna pas une très bonne impression de notreprison. Le jour était à peine levé, et je m’éveillais d’un courtpetit somme quand mes yeux se posèrent sur l’une de mesjambes : mon pantalon était légèrement remonté, si bienqu’au-dessus de ma chaussette quelques centimètres de peau étaientà l’air. Sur cet endroit découvert, je vis un gros grain de raisintout rouge. Étonné, je voulus l’enlever, mais, à mon profonddégoût, ce grain éclata sous mon pouce et m’éclaboussa de sang. Moncri de surprise alerta le Pr Summerlee.

– Très intéressant ! fit-il en sepenchant au-dessus de mon mollet. Une grosse tique, je crois, quin’a jamais été répertoriée.

– Voilà qui est de bon augure pour notretravail ! dit Challenger. Nous ne pouvons pas faire moins quede la baptiser ixode Maloni.Vous avez été piqué, mon jeuneami, mais ce léger inconvénient ne peut pas vous faire dédaigner,j’en suis sûr, le glorieux privilège d’avoir votre nom inscrit surles tablettes de la zoologie éternelle. Ce qui est dommage, c’estque vous ayez écrasé ce joli spécimen quand il était rassasié.

– C’est une immonde vermine !m’écriai-je.

Le Pr Challenger haussa les sourcils en signede protestation et posa une patte indulgente sur mon épaule.

– Vous devriez cultiver votre visionscientifique des choses, et développer en conséquence ledétachement de l’esprit, me dit-il. Pour un homme doué d’untempérament philosophique comme le mien, la tique, avec sa trompequi ressemble à une lancette et son estomac extensible, est uneréussite de la nature autant que le paon ou l’aurore boréale. Devous en entendre parler avec une telle légèreté, me voilàpeiné ! J’espère bien qu’avec un peu d’application de notrepart, nous recueillerons d’autres spécimens.

– Sans aucun doute, fit le Pr Summerlee. Carje viens d’en voir une qui se glissait sous le col de votrechemise.

Challenger sauta en l’air en soufflant commeun taureau ; dans sa hâte, il déchira sa veste et sa chemise.Summerlee et moi-même partîmes d’un éclat de rire qui nous empêchade l’aider. Enfin son torse monstrueux jaillit à l’air (un mètretrente-sept selon les mesures du tailleur). Il avait du poil noirsur tout le corps, et il nous fallut presque le peigner pourdécouvrir la tique errante avant qu’elle ne l’ait mordu.

Tout alentour, les broussailles étaientinfestées de ces affreuses bestioles ; nous dûmes donc leverle camp pour l’établir ailleurs.

Mais auparavant nous procédâmes à diversarrangements avec notre fidèle Noir, qui apparut bientôt sur lepiton rocheux avec des boîtes de cacao et de biscuits qu’il nousfit passer. Quant aux provisions qui restaient en bas, nous luiordonnâmes d’en garder autant qu’il lui en faudrait pour tenir deuxmois. Les Indiens n’auraient qu’à se partager le reste, en guise degratifications pour leurs services et de rémunérations pour le portdes lettres. Quelques heures plus tard, nous les aperçûmes défilantd’un bon pas dans la plaine, chacun portant un ballot sur satête ; ils reprenaient le chemin par lequel nous étions venus.Zambo occupa notre petite tente à la base du piton ; il étaitvraiment, je le répète, notre dernier lien avec le mondeextérieur.

Restait maintenant à décider ce que nousallions faire. Nous commençâmes par nous éloigner des tiques, etnous arrivâmes dans une petite clairière bien protégée de touscôtés par des arbres. Au centre, il y avait quelques pierresplates, avec une excellente source toute proche, et nous nousassîmes là fort confortablement en vue d’échafauder des plans. Desoiseaux chantaient dans le feuillage ; l’un d’eux notammentpoussait une sorte de toux de coqueluche ; en dehors de cesbruits, nous ne décelions toujours aucun signe de vie animale.

Notre premier soin fut de dresser uninventaire de nos provisions ; nous avions évidemment besoinde savoir sur quoi nous pouvions compter. Avec ce que nous avionsmonté nous-même, plus ce que Zambo nous avait fait parvenir parnotre corde, nous étions bien pourvus. L’important était surtoutque nous possédions quatre fusils avec mille trois centscartouches, un fusil de chasse et cent cinquante plombs moyens. Envivres, nous étions assez riches pour tenir plusieurs semaines. Etnous avions du tabac, ainsi que des instrumentsscientifiques ; en particulier un télescope et des jumelles.Nous amenâmes tous ces objets dans la clairière et, en guise deprécaution élémentaire, nous coupâmes avec notre hachette et noscouteaux un grand nombre de broussailles épineuses afin de lesdisposer en un cercle de cinquante mètres de diamètre autour de cequi devait être notre quartier général, notre abri en cas dedanger ; nous l’appelâmes le fort Challenger.

Ces préparatifs nous menèrent à midi. Lachaleur n’était pas excessive. Sous le double rapport de latempérature et de la végétation, le plateau était presque tempéré.Le hêtre, le chêne, et même le bouleau étaient largementreprésentés dans la flore arborescente qui nous entourait. Unimmense arbre à épices, dominant tous les autres, épanouissaitau-dessus du fort Challenger ses grands rameaux blonds. Sous sonombre, nous continuâmes à discuter, et lord John qui, au moment del’action, avait pris si rapidement le commandement des opérations,nous donna son point de vue.

– Tant que nous n’aurons pas été vus nientendus par des hommes ou par des bêtes, nous serons ensécurité ! expliqua-t-il. À partir du moment où notre présenceici sera connue, nos ennuis commenceront. Je ne pense pas qu’ellele soit déjà. Notre jeu consiste donc à nous tapir pour le momentet à espionner ce pays. Il faut que nous puissions observer nosvoisins avant d’établir avec eux des rapports mondains.

– Mais nous n’allons pas rester enfermés àl’intérieur de ce camp ! hasardai-je.

– Certes, bébé ! Nous en sortirons. Maissans folie. Avec bon sens. Par exemple, nous ne devrons jamaisavancer si loin que nous ne puissions réintégrer notre base. Etpar-dessus tout nous ne devrons jamais, sauf si notre vie est endanger, faire feu.

– Mais hier vous avez tiré ! intervintSummerlee.

– Oui. Mais je ne pouvais pas faire autrement.Et le vent soufflait fort, vers la plaine. Il est peu vraisemblableque la détonation ait été entendue sur une large étendue duplateau. À propos, comment baptiserons-nous cet endroit ? Ilme semble que c’est à nous que revient le droit de lui donner unnom.

Plusieurs suggestions furent alors échangées,mais celle de Challenger l’emporta :

– Le seul nom qui convienne, dit-il, est celuidu pionnier qui a découvert ce pays ; je propose :« Terre de Maple White. »

Il en fut ainsi décidé, et le nom de Terre deMaple White fut inscrit sur la carte que j’avais pour mission dedessiner. Ce nom figurera, je le pense, sur tous les atlas dedemain.

En bref, il s’agissait d’élaborer un plan depénétration scientifique dans la Terre de Maple White. Nous avionseu la preuve oculaire que ce lieu était habité par quelquescréatures inconnues, et l’album de croquis de Maple Whitetémoignait que des monstres beaucoup plus terribles et dangereuxpouvaient surgir. Par ailleurs nous étions tentés de croire que desoccupants humains xénophobes y séjournaient, étant donné lesquelette empalé sur les bambous. Notre situation, puisque nousn’avions aucun moyen de nous évader de ce pays, était doncpérilleuse, et notre raison ne pouvait qu’acquiescer à toutes lesmesures de sécurité proposées par lord John. Toutefois, il étaitimpensable que nous nous bornerions à demeurer sur le seuil de cemonde de mystères, alors que nous bouillions d’impatience d’enarracher le secret.

Nous bloquâmes donc l’entrée de notre camp àgrand renfort de buissons épineux, et nous partîmes lentement,prudemment, vers l’inconnu, en suivant le cours d’un petit ruisseaudont l’eau provenait de notre source et qui pourrait nous guidersur la voie du retour.

À peine avions-nous commencé notre marche quenous rencontrâmes des signes précurseurs des merveilles qui nousattendaient.

Nous progressâmes pendant quelques centainesde mètres dans une forêt épaisse contenant des arbres tout à faitnouveaux pour moi et que le botaniste de notre groupe, Summerlee,identifia comme des conifères et des plantes cycadaceuses depuislongtemps disparus dans l’autre monde. Puis nous pénétrâmes dansune région où le ruisseau se transformait en un grand marécage. Dehauts roseaux d’un type spécial formaient un épais rideau devantnous ; j’entendis affirmer qu’il s’agissaitd’equisetacea, ou queues de jument ; d’éparsesfougères arborescentes y poussaient aussi. Soudain lord John, quimarchait en tête, s’arrêta.

– Regardez ! dit-il. Pas de doute :ce doit être l’ancêtre de tous les oiseaux !

Une énorme empreinte de trois orteils avaitcreusé la boue. Quel que fût cet animal, il avait traversé lemarais et avait poursuivi sa route vers la forêt. Nous stoppâmespour bien observer cette foulée formidable. Si c’était un oiseau –et quel animal aurait laissé une trace semblable ? – cettepatte, comparée à celle d’une autruche, indiquait que sa hauteurtotale devait largement dépasser celle d’une autruche. Lord Johninspecta promptement les alentours d’un regard vigilant, et mitdeux cartouches dans son fusil pour éléphants.

« Je parierais ma réputation, dit-il,qu’il s’agit d’une empreinte fraîche. Il n’y a pas plus de dixminutes que cette bête est passée par ici. Voyez comme l’eau suinteencore dans cette trace plus profonde ! Mon Dieu !Regardez : voici la trace d’un plus petit !

Non moins certainement, de plus petitesempreintes présentant le même aspect général couraientparallèlement aux plus grandes.

– Mais qu’est-ce que vous dites de cela ?cria la Pr Summerlee en désignant triomphalement ce qui ressemblaità la très large empreinte d’une main humaine de cinq doigts, parmiles empreintes des pattes à trois doigts.

– Je le reconnais ! cria Challenger enextase. Je l’ai vu sur des argiles anciennes. C’est un animal quise tient debout et qui marche sur des pattes à trois doigts ;il lui arrive de poser sur le sol une de ses pattes antérieures àcinq doigts. Ce n’est pas un oiseau, cher Roxton ! Pas unoiseau !

– Un fauve, alors ?

– Non, un reptile : un dinosaure. Aucunautre animal n’aurait pu laisser une telle empreinte. Ce genre dereptiles a étonné voici quatre-vingt-dix ans un docteur trèscompétent du Sussex. Mais qui au monde aurait espéré… espéré… voirun spectacle pareil ?

Ses paroles moururent sur ses lèvres, tandisque l’étonnement nous clouait au sol. En suivant les empreintes,nous avions quitté le marais et franchi un écran de buissons etd’arbres. Dans une clairière, au-delà, se tenaient cinq créaturesextraordinaires que je n’avais jamais vues. Nous nous accroupîmesderrière des buissons pour les observer à loisir.

Ces animaux étaient, je l’ai dit, au nombre decinq : deux adultes et trois jeunes. Leur taille était énorme.Les « petits » avaient déjà la grosseur d’unéléphant : les adultes dépassaient en masse tout animal vivantdans le monde d’en bas. Ils avaient une peau couleur d’ardoise,couverte d’écailles comme celle d’un lézard ; et ces écaillesétincelaient au soleil. Tous les cinq étaient assis, ils sebalançaient sur leurs queues larges, puissantes et sur leursénormes pattes postérieures à trois doigts, tandis qu’avec leursplus petites pattes antérieures à cinq doigts ils arrachaient lesbranchages qu’ils broutaient. Je ne saurais mieux vous décrire leuraspect qu’en les comparant à des kangourous monstrueux, quiauraient eu sept mètres de haut et une peau de crocodile noir.

J’ignore combien de temps nous demeurâmesimmobiles à les contempler. Un fort vent soufflait vers nous, etnous étions bien dissimulés. De temps à autre les petits jouaientautour de leurs parents et se livraient à des gambades peugracieuses : leurs grands corps se dressaient en l’air etretombaient sur la terre avec un bruit mat. La force de leursparents semblait illimitée ; nous vîmes en effet l’un des grosenlacer de ses pattes antérieures le tronc d’un arbre immense etl’arracher du sol comme si ç’avait été un baliveau, afin de goûterau feuillage du faîte. Cet acte témoignait sans doute du granddéveloppement des muscles de l’animal, mais aussi du développementtrès relatif de sa cervelle, car il s’y prit de telle façon quel’arbre lui retomba sur la tête, et il se mit à pousser des crisaigus… Tout gros qu’il fût, son endurance avait des limites !Cet incident lui donna vraisemblablement l’idée que ce coin étaitdangereux ; il déambula lentement pour sortir du bois, suivipar son conjoint et leurs trois monstres d’enfants. Entre lesarbres leurs écailles ardoisées brillèrent encore ; leurstêtes ondulaient au-dessus des buissons. Puis ils disparurent.

Je regardai mes compagnons. Lord John étaitdebout, un doigt sur la détente de son fusil à éléphants ;dans son regard fixe, féroce, s’exprimait toute l’ardeur passionnéedu chasseur. Que n’aurait-il donné pour avoir une telle pièce (jeparle de la tête, seulement !) au-dessus de sa cheminée del’Albany, entre les paires d’avirons croisés ! Et pourtant ilgarda son sang-froid, l’exploration du pays des merveillesdépendait de notre habileté à passer inaperçus. Les deuxprofesseurs étaient plongés dans une extase silencieuse. Dansl’excitation du moment, ils s’étaient pris la main et demeuraientcomme deux gamins pétrifiés par la vue d’un jouet nouveau. Lesjoues de Challenger se remontèrent sous l’effet d’un sourireangélique. Provisoirement, le visage sardonique de Summerlees’adoucit d’émerveillement et de respect.

– Nunc dimittis ! s’écria-t-il.En Angleterre, que diront-ils de cela ?

– Mon cher Summerlee, voici très exactement cequ’en Angleterre ils diront ! s’exclama Challenger. Ils dirontque vous êtes un infernal menteur, un charlatan de savant, et ilsvous traiteront de la même manière que j’ai été traité par vous etpar d’autres.

– Mais il y aura des photographies !

– Truquées, Summerlee ! Grossièrementtruquées !

– Et si nous rapportons des animauxtypes ?

– Ah ! là, ce sera autre chose !Malone et sa maudite équipe de journalistes entonneront alors noslouanges… Le 28 août, le jour où nous avons vu cinq iguanodonsvivants dans une clairière de la Terre de Maple White… Inscrivezcela sur vos tablettes, mon jeune ami, et faites parvenir lanouvelle à votre feuille de chou !

– Et tenez-vous prêt à recevoir en réponsel’extrémité du pied de votre rédacteur en chef au bas de votredos ! ajouta lord John. Car sous la latitude londonienne, onne voit pas les choses du même œil, bébé ! Il y a quantitéd’hommes qui ne racontent jamais leurs aventures, car qui lescroirait ? Quant à nous, d’ici un mois ou deux, ceci noussemblera un rêve… Comment avez-vous appelé ces charmantescréatures ?

– Des iguanodons, répondit Summerlee. Vousretrouverez leurs empreintes dans les sables de Hastings, du Kent,et dans le Sussex. Le sud de l’Angleterre leur était bon quand il yavait de l’herbe et des arbres pleins de sève. Ces conditions ayantdisparu, les animaux moururent. Ici, il apparaît que les conditionsn’ont pas changé, et que les animaux ont survécu.

– Si jamais nous en sortons vivants, dit lordJohn, il faut absolument que je rapporte une tête d’iguanodon.Seigneur ! Je connais toute une faune de la Somalie et del’Ouganda qui verdirait de jalousie si elle voyait ce genre demonstres ! Je ne sais pas ce que vous en pensez, mes amis,mais j’ai l’impression que nous marchons sur de la glace trèsmince, qui à chaque pas risque de craquer sous nos pieds…

Moi aussi, j’avais cette impression de mystèreet de danger. Chaque arbre semblait receler une menace ; quandnous levions les yeux vers leur feuillage, une terreur vagues’emparait de nos cœurs. Ces monstrueux animaux que nous avions vusétaient certes des brutes lourdautes, inoffensives, qui ne feraientsans doute nul mal à quiconque, mais dans ce pays des merveillesn’y avait-il pas d’autres survivants plus féroces qui n’attendaientpeut-être que l’occasion de sortir de leurs repaires pour noussauter dessus ? Je connaissais fort peu de choses de la viepréhistorique, mais je me rappelais avoir lu un livre décrivant desanimaux qui se repaissaient de lions et de tigres comme un chat serepaît d’une souris. Que se passerait-il alors si des monstres dece genre habitaient encore les bois de la Terre de MapleWhite ?

Le destin avait décidé que ce matin-là (lepremier matin sur ce pays vierge) nous serions renseignés sur lespérils extraordinaires qui nous environnaient. Ce fut une aventurerépugnante, l’une de celles qu’on déteste revivre dans sa mémoire.Si, comme l’avait affirmé lord John, la clairière aux iguanodonsresterait dans nos souvenirs comme un rêve, à coup sûr le marécageaux ptérodactyles demeurera un cauchemar jusqu’au dernier jour denotre vie. Voici exactement ce qui arriva.

Nous avancions très lentement dans les bois,en partie parce que lord John agissait en éclaireur et qu’il nenous faisait progresser qu’à pas comptés, et aussi parce qu’àchaque mètre l’un ou l’autre de nos deux professeurs tombait enarrêt avec un cri d’émerveillement devant une fleur ou un insectequ’il n’avait jamais vus. Nous avions sans doute franchi unedistance de trois ou quatre kilomètres en suivant le ruisseau sursa rive droite, quand nous aperçûmes une grande éclaircie derrièreles arbres. Une ceinture de buissons menait vers un fouillis deroches (tout le plateau était parsemé de gros galets ronds). Nousnous engagions prudemment vers ces roches, parmi des fourrés quinous venaient à la taille, quand nous entendîmes un sonbizarre ; quelque chose comme un jacassement et un sifflemententremêlés, qui remplit l’air d’un formidable bruit croissant, etqui semblait provenir de devant nous. Lord John leva une main pournous intimer l’ordre de stopper, et il approcha, en courant à demicourbé, vers le bord des roches. Nous le vîmes se pencher, etreculer d’étonnement. Puis il demeura là à regarder, tellementsurpris qu’il nous avait oubliés. Finalement, il nous fit signe dele rejoindre, en agitant sa main pour nous recommander le silence.Toute son attitude me fit comprendre qu’une nouvelle merveille,mais dangereuse celle-là, nous attendait.

Rampant jusqu’à lui, nous plongeâmes nosregards par-dessus les roches. Une carrière qui avait pu être,autrefois, l’un des petits cratères volcaniques du plateau, avaitla forme d’une cuvette avec, dans le fond, à quelques centaines demètres de l’endroit où nous étions, des mares d’eau stagnanteverte, bordées de roseaux. Le lieu était sinistre par lui-même,mais ses habitants ajoutaient à l’horreur du spectacle qui nousrappela les sept cercles de Dante. Il s’agissait d’une véritablecolonie de ptérodactyles : on en pouvait compter descentaines. Sur le bord de l’eau, le sol marécageux grouillait dejeunes ptérodactyles, dont les mères hideuses couvaient encore desœufs jaunâtres couleur de cuir. De cette masse qui se traînait enbattant des ailes émanaient non seulement les cris que nous avionsentendus, mais encore une odeur méphitique, horrible, qui noussoulevait le cœur. Au-dessus de ce panorama de l’obscène viereptilienne, perchés chacun sur une pierre, grands, gris,desséchés, ressemblant plus à des cadavres qu’à des créaturesvivantes, se tenaient les mâles ; ils étaient immondes ;ils gardaient une immobilité parfaite, sauf quand ils faisaientrouler leurs yeux rouges ou quand ils claquaient leurs becssemblables à des pièges à rats si une libellule passait à leurportée. Leurs ailes immenses, membraneuses, se repliaientlorsqu’ils croisaient leurs avant-bras. Ils étaient assis comme degigantesques vieilles femmes enveloppées dans des châles couleur depalme, et dont la tête hideuse aurait émergé au-dessus de cepaquet.

Grandes ou petites, il n’y avait pas beaucoupmoins d’un millier de ces créatures dans la cuvette.

Nos professeurs auraient volontiers passé lajournée à les regarder, tant ils étaient ravis de cette occasiond’étudier la vie d’un âge préhistorique. Ils observèrent sur lesroches quantité de poissons et d’oiseaux morts, ce qui en disaitassez sur la nourriture des ptérodactyles. Je les entendis secomplimenter mutuellement parce qu’ils avaient éclairci le point desavoir pourquoi on avait trouvé en grand nombre des ossements deptérodactyles dans des zones bien délimitées (notamment dans lesable vert de Cambridge), tels les pingouins, ces dragons volantsvivaient en colonies.

Cependant Challenger, plié en deux pourbavarder avec Summerlee, releva vivement la tête afin de prouver unfait contesté par son interlocuteur, ce geste faillit provoquernotre perte. Au même instant, le mâle le plus proche poussa un criperçant et déploya des ailes de cuir qui avaient bien huit mètresd’envergure pour s’élever dans les airs. Les femelles et leurspetits se rassemblèrent au bord de l’eau. Tout un cercle desentinelles prit son vol dans le ciel. Spectacle magnifique s’il enfût ! Une centaine de ces animaux énormes, hideux, filaitcomme des hirondelles avec de vifs battements d’ailes au-dessus denos têtes. Mais nous comprîmes vite que ce spectacle-là n’avaitrien qui pût nous autoriser à bayer longtemps d’admiration. D’abordces grosses brutes dessinèrent un large cercle, comme pour mesurerapproximativement la nature et l’étendue du danger qui lesmenaçait. Puis leur vol se ralentit et leur cercle se rétrécit,nous en figurions évidemment le centre. Le fracas de leurs ailes merappela les meetings d’aviation à Hendon.

– Fonçons vers le bois et restonsensemble ! ordonna lord John en armant son fusil. Ceshorribles bêtes nous veulent du mal !

Au moment où nous entamâmes notre retraite, lecercle se referma sur nous ; déjà les extrémités des ailes lesplus proches nous frôlaient le visage. Avec les canons de nosfusils, nous leur assenâmes quelques coups, mais où trouver unendroit vulnérable ? Soudain, du rond noir et hurlant, surgitun cou allongé ; un bec féroce pointa vers nous. D’autres becsgoulus s’élancèrent. Summerlee poussa un cri et porta une main à safigure ensanglantée. Sur ma nuque, je sentis un coupd’aiguillon ; sous le choc, je faillis tomber. Challengers’écroula, et lorsque je me baissai pour le relever, je reçus unnouveau coup ; cette fois, je m’affalai sur le professeur. Aumême instant, j’entendis le claquement d’une arme : lord Johnavait tiré avec son fusil pour éléphants. Je levai les yeux, l’undes assaillants gisait au sol, avec une aile brisée ; il sedébattait, crachait, rotait avec son bec grand ouvert ; sesyeux étaient rouges, à fleur de tête, comme ceux d’un diable dansun tableau du Moyen Age. Au bruit, ses compagnons avaient pris dela hauteur ; mais ils continuaient de dessiner leurs cerclesau-dessus de nous.

– Maintenant, cria lord John, c’est notre viequi se joue !

Nous trébuchions dans les fourrés ; aumoment où nous atteignîmes le bois, les harpies fondirent à nouveausur nous. Summerlee fut projeté à terre, mais nous le relevâmes etle poussâmes parmi les arbres. Une fois là, nous fûmes en sécurité,car les énormes ailes ne pouvaient se déployer entre les branches.Pendant que nous regagnions notre camp, meurtris et déconfits, nousles aperçûmes qui volaient à une grande altitude dans le ciel bleuprofond : ils planaient, planaient toujours, guère plus grosque des palombes, et ils suivaient des yeux notre progression.Enfin, quand nous nous fûmes enfoncés au plus épais de la forêt,ils abandonnèrent leur chasse et disparurent.

– Voilà une expérience passionnante et fortinstructive ! déclara Challenger, tout en baignant dans leruisseau son genou abîmé. Nous sommes exceptionnellement bienrenseignés, Summerlee, sur les mœurs de ces mauditsptérodactyles !

Summerlee essuyait le sang qui coulait d’unelégère entaille sur son front. Moi, je me frictionnais le cou, quim’élançait douloureusement. Lord John avait une déchirure àl’épaule de sa veste, mais les dents de l’animal n’avaient faitqu’égratigner la chair.

« Il convient de noter, poursuivitChallenger, que notre jeune ami a reçu un véritable coup depoignard dans le dos et que la déchirure de la veste de lord Johnn’a pu être provoquée que par une morsure. Dans mon propre cas,j’ai été souffleté par une paire d’ailes… En somme, nous avons étérégalés d’une magnifique exhibition de leurs méthodesd’assaut !

– Nos vies n’ont tenu qu’à un fil ! ditlord John. Et je ne conçois guère de mort plus affreuse que celleque nous réservaient ces immondes bêtes. Je suis désolé d’avoir euà tirer, mais, par Jupiter, je n’avais pas le choix !

– Si vous n’aviez pas tiré, nous ne serionspas là ! m’écriai-je avec chaleur.

– Il se peut que cela ne nous nuise pas,réfléchit lord John. Dans ces bois, il doit se produire de lourdscraquements, des soi-disant détonations quand les arbres se fendentou tombent. Mais si voulez connaître mon avis, il me semble quenous avons eu assez d’émotions pour la journée, et que nousdevrions chercher au camp un désinfectant. Qui diable peut savoirle venin que sécrètent ces monstres ?

Très certainement aucun être humain depuis lecommencement du monde n’avait vécu une telle journée !Pourtant, une nouvelle surprise nous attendait. Quand, après avoirsuivi le cours d’eau, nous arrivâmes dans la clairière, et quandnous aperçûmes la clôture de notre campement, nous étions fondés àcroire que nos aventures étaient terminées. Mais avant que nouspuissions nous reposer, quelque chose nous donna à réfléchir. Laporte du fort Challenger était intacte, et la clôture n’avait pasété abîmée ; cependant, en notre absence, un visiteur géants’était introduit dans notre retraite. Aucune empreinte de patte oude pied ne nous révéla de qui il s’agissait ; seule la branchependante du gigantesque arbre à épices à l’ombre duquel nous nousétions installés indiquait de quelle manière il était venu etreparti. Sur sa force, sur ses mauvaises intentions, nous nepouvions garder la moindre illusion : le spectaclequ’offraient nos provisions était éloquent. Elles étaientéparpillées sur le sol ; une boîte de conserves de viandeavait été fracassée et vidée de son contenu. Une caisse decartouches avait été réduite en allumettes ; l’un des renfortsde cuivre gisait broyé à côté de la caisse. De nouveau une horreurconfuse s’empara de nos âmes, et nous interrogeâmes du regard, aveceffroi, les ombres noires qui nous environnaient ; quelmonstre terrible dissimulaient-elles donc ? Ce fut un vrairéconfort d’entendre la voix de Zambo qui nous appelait du haut deson piton rocheux, et de voir son bon et fidèle sourire !

– Tout va bien, Massa Challenger, tout vabien ! criait-il. Moi, je reste ici. Rien à craindre. Vous metrouverez toujours quand vous aurez besoin de moi !

Son visage ainsi que le panorama immense quis’étendait jusqu’à mi-distance de l’affluent de l’Amazone nousrappelèrent que nous étions malgré tout des citoyens duXXe siècle, et que nous n’avions pas été transférés parquelque mauvais génie dans une rude planète au début de sonévolution. Là-bas, l’horizon violet s’avançait vers le fleuve oùnaviguaient des vapeurs ; là-bas des gens échangeaient despropos sans importance sur les petites affaires de l’existence… Etnous, nous étions isolés parmi des animaux préhistoriques, et nousne pouvions rien faire d’autre que nous émerveiller ettrembler !

De ce jour fertile en miracles, un autresouvenir me reste en mémoire, et c’est sur lui que je vais acheverma lettre. Les deux professeurs, dont la bonne humeur avait étéaltérée par les blessures reçues, discutaient avec véhémence pourdéterminer si nos assaillants appartenaient au genre ptérodactyleou dimorphodon ; comme ils commençaient à échanger des proposplutôt vifs, je m’écartai et je m’assis pour fumer une cigarettesur le tronc d’un arbre tombé. Lord John me rejoignit.

– Dites, Malone, vous rappelez-vous l’endroitoù était installée cette ménagerie ?

– Très nettement.

– Une sorte de cratère volcanique, n’est-cepas ?

– Exactement.

– Avez-vous fait attention au sol ?

– Des rochers.

– Mais autour de l’eau, là où il y avait desroseaux ?

– Le sol était bleuâtre. On aurait dit del’argile.

– Exactement. Un cratère volcanique d’argilebleue.

– Où voulez-vous en venir ?demandai-je.

– Oh ! à rien ! à rien !

Il regagna le coin où les hommes de sciencepoursuivaient leur duo : l’aigu perçant de Summerlee tranchaitsur la basse grave de Challenger. Je n’aurais plus pensé à laremarque de lord John si de nouveau, au cours de la nuit, je nel’avais entendu répéter : « De l’argile bleue… Del’argile bleue dans un cratère volcanique ! »

Tels furent les derniers mots que j’entendisavant d’être capturé par le sommeil de l’épuisement.

Chapitre 11Pour une fois je fus le héros

Lord John Roxton avait raison en supposant queles morsures des horribles bêtes qui nous avaient attaquéspouvaient être venimeuses. Le lendemain matin, Summerlee et moisouffrîmes beaucoup avec de la fièvre, tandis que Challenger avaitun genou si meurtri qu’il pouvait à peine marcher. Tout le journous demeurâmes au camp. Lord John s’occupa à élever la hauteur età renforcer l’épaisseur des murailles épineuses qui étaient notreunique protection. Je me rappelle que ce jour-là j’eus constammentl’impression que nous étions épiés ; mais je ne savais ni d’oùni par quel observateur.

Cette impression était cependant si forte quej’en parlai au Pr Challenger, mais celui-ci la porta au créditd’une excitation cérébrale causée par la fièvre. À chaque instant,je regardais autour de nous, j’étais persuadé que j’allaisapercevoir quelque chose ; en fait, je ne distinguais que lebord de notre clôture ou le toit de verdure un peu solennel desarbres au-dessus de nos têtes. Et cependant, de plus en plus, monsentiment se fortifiait : nous étions guettés par une créaturemalveillante et guettés de très près. Je méditai sur lasuperstition des Indiens relative à Curupuri, ce génie terribleerrant dans les bois, et je commençai à me dire que sa présencesinistre devait hanter tous ceux qui envahissaient sonsanctuaire.

Au soir de notre troisième jour sur la Terrede Maple White, nous fîmes une expérience qui nous laissa unsouvenir effroyable, et nous rendîmes grâce à lord John de ce qu’ilavait fortifié notre refuge. Tous nous dormions autour de notre feumourant quand nous fûmes réveillés, ou plutôt arrachés brutalementde notre sommeil, par une succession épouvantable de cris deterreur et de hurlements. Il n’y a pas de sons qui puissent secomparer à ce concert étourdissant qui semblait se jouer à quelquescentaines de mètres de nous. C’était aussi déchirant pour le tympanqu’un sifflet de locomotive, mais le sifflet émet un son net,mécanique, aigu ; ce bruit était beaucoup plus grave, avec desvibrations qui évoquaient irrésistiblement les spasmes de l’agonie.Nous plaquâmes nos mains contre les oreilles afin de ne plusentendre cet appel qui nous brisait les nerfs. Une sueur froidecoula sur mon corps, et mon cœur se souleva. Tous les malheursd’une vie torturée, toutes ses souffrances innombrables et sesimmenses chagrins semblaient condensés dans ce cri mortel. Et puisun octave plus bas se déclencha et roula par saccades une sorte derire caverneux, un grondement, un gloussement de gorge qui servitd’accompagnement grotesque au hurlement. Ce duo se prolongeapendant trois ou quatre minutes, pendant que s’agitaient dans lesfeuillages les oiseaux étonnés. Il se termina aussi brusquementqu’il avait commencé. Nous étions horrifiés, et nous demeurâmesimmobiles jusqu’à ce que lord John jetât sur le feu quelquesbrindilles ; leur lumière crépitante éclaira les visagesanxieux de mes compagnons, ainsi que les grosses branches qui nousabritaient.

– Qu’est-ce que c’était ?chuchotai-je.

– Nous le saurons ce matin, répondit lordJohn. C’était tout près.

– Nous avons eu le privilège d’entendre unetragédie préhistorique, quelque chose d’analogue aux drames qui sedéroulaient parmi les roseaux au bord d’un lagon jurassique,lorsqu’un grand dragon par exemple s’abattait sur un plus petit,nous dit Challenger d’une voix beaucoup plus grave qu’àl’accoutumée. Cela a été une bonne chose pour l’homme qu’il vienneplus tard dans l’ordre de la création ! Dans les premiersâges, il existait des puissances telles que ni son intelligence niaucune technique n’auraient su prévaloir. Qu’auraient pu sa fronde,son gourdin ou ses flèches contre des forces dont nous venonsd’entendre le déchaînement ? Même avec un bon fusil, jeparierais sur le monstre.

– Je crois que, moi, je parierais sur monpetit camarade, dit lord John en caressant son Express. Mais labête aurait certainement une bonne chance !

Summerlee leva la main en l’air :

– Chut ! J’entends quelque chose…

Du silence total émergea un tapotement pesantet régulier. C’était le pas d’un animal : le rythme lourd etdoux à la fois de pas précautionneux. Il tourna lentement autour denotre campement, s’arrêta près de l’entrée. Nous entendîmes unsifflement sourd qui montait et redescendait, le souffle de labête. Seule notre faible clôture nous séparait de ce visiteurnocturne. Nous avions tous empoigné un fusil, et lord John avaitlégèrement écarté un buisson pour se tailler un créneau dans laclôture.

– Mon Dieu ! murmura-t-il. Je crois queje le vois !

Je m’accroupis et rampai jusqu’à lui ;par-dessus son épaule, je regardai par le trou. Oui, moi aussi jele voyais ! Dans l’ombre noire de l’arbre à épices se tenaitune ombre plus noire encore, confuse, incomplète, une formeramassée, pleine d’une vigueur sauvage. Elle n’était pas plus hautequ’un cheval, mais son profil accusait un corps massif, puissant.Cette palpitation sifflante, aussi régulière qu’un moteur,suggérait un organisme monstrueusement développé. Une fois, jepense, je vis la lueur meurtrière, verdâtre, de ses yeux. Il y eutun bruissement de feuillages, comme si l’animal rampait lentementvers nous.

– Je crois qu’il va nous sauter dessus !dis-je en armant mon fusil.

– Ne tirez pas ! Ne tirez pas !chuchota lord John. Un coup de feu dans le silence de cette nuitserait entendu à des kilomètres à la ronde. Gardez votre fusil pourla dernière carte.

– S’il saute par-dessus la haie, nous sommesfaits ! dit Summerlee, dont la voix mourut dans un rirenerveux.

– Bien sûr, il ne faut pas qu’il saute !fit lord John. Mais ne tirez pas encore. Je vais peut-être avoirraison de cette brute. En tout cas, je vais essayer.

Il accomplit l’action la plus courageuse quejamais homme risqua devant moi. Il se pencha vers le feu, prit unebranche enflammée et se glissa à travers une ouverture de secoursqu’il avait aménagée dans la porte. La bête avança avec ungrognement terrifiant. Lord John n’hésita pas une seconde, ilcourut vers elle et lui jeta à la gueule le brandon enflammé.L’espace d’une seconde, j’eus la vision d’un masque horrible, d’unetête de crapaud géant, d’une peau pleine de verrues, d’une bouchedégouttante de sang frais. Aussitôt les fourrés retentirent decraquements, et l’apparition sinistre s’évanouit.

« Je pensais bien qu’il n’affronteraitpas le feu ! dit lord John en riant.

– Vous n’auriez jamais dû prendre un telrisque ! nous écriâmes-nous tous d’une même voix.

– Il n’y avait rien d’autre à faire. S’ilavait sauté sur nous, ç’aurait été un beau massacre, nous nousserions entretués en essayant de le descendre. D’autre part, sinous avions tiré par-dessus la haie, en le blessant seulement, ilnous aurait bondi dessus, et Dieu sait quelle aurait été sapremière victime ! Dans le fond, nous ne nous en sommes pasmal tirés. Au fait, qu’est-ce que c’était ?

Nos savants se regardèrent en marquant untemps d’hésitation.

– Personnellement, je suis incapable declasser cet animal avec une certitude scientifique, dit Summerleeen allumant sa pipe à un tison du feu.

– En refusant de vous compromettre, voustémoignez d’un esprit véritablement scientifique ! admitChallenger du haut d’une condescendance massive. Moi-même je nesuis pas non plus disposé à aller au-delà de l’hypothèsesuivante : nous nous sommes trouvés en contact cette nuit avecun animal de type dinosaure carnivore. D’ailleurs, j’avais déjàenvisagé l’existence sur ce plateau d’animaux semblables.

– Nous devons garder à l’esprit, observaSummerlee, le fait que de nombreux types préhistoriques ne sontjamais parvenus jusqu’à nous. Il serait téméraire de supposer quenous sommes en mesure de donner un nom à tout ce que nous sommessusceptibles de rencontrer ici.

– Parfaitement. Une classification sommaire,voilà ce que nous pouvons faire de mieux pour l’instant. Remarquezque demain de nouvelles indications mèneront peut-être jusqu’àl’identification. En attendant, pourquoi ne reprendrions-nous pasle cours de notre sommeil interrompu ?

– À condition qu’il y ait une sentinelle,répondit lord John. Nous ne devons rien laisser au hasard dans unpays comme celui-là ! À l’avenir, chacun montera une garde dedeux heures.

– Alors je prends la première, puisque ma pipen’est pas terminée ! déclara le Pr Summerlee.

Depuis cet incident, nous acceptâmes de nousplier à cette règle avec discipline.

Au matin, nous ne tardâmes pas à découvrir lacause de l’affreux vacarme qui nous avait réveillés. La clairièreaux iguanodons était transformée en boucherie. D’après les mares desang et les lambeaux de viande éparpillés sur la pelouse verte,nous supposâmes d’abord que plusieurs animaux avaient étémassacrés, mais en examinant de près les débris, nous constatâmesqu’ils provenaient tous de l’un de ces monstres, qui avait étélittéralement déchiqueté par un autre animal, peut-être pas plusgros mais indubitablement plus féroce.

Nos deux professeurs s’assirent pour endiscuter ; ils examinèrent lambeau après lambeau, et cetexamen mit en évidence des marques de dents furieuses ainsi que desmâchoires énormes.

– Nous devons encore suspendre notre jugement,déclara le Pr Challenger, qui avait posé sur son genou un grosmorceau de viande blanchâtre. Tout suggère la présence d’un tigreaux dents de sabre, tel qu’on en trouve dessiné dans quelquescavernes. Mais l’animal que nous avons aperçu présentait sans aucundoute une forme plus grosse et plus reptilienne. Personnellement,je pencherais pour un allosaure.

– Ou un mégalosaure, dit Summerlee.

– Très juste ! N’importe lequel desgrands dinosaures carnivores ferait l’affaire. C’est chez eux quel’on trouve les types les plus dangereux de la vie animale, ceuxqui reçoivent la malédiction des hommes et la bénédiction dessavants.

Il éclata d’un rire sonore, fort content de sadernière phrase.

– Un peu moins de bruit, s’il vousplaît ! intervint lord John. Nous ignorons ce qui se tient auxalentours. Si notre assassin revient ici pour chercher son petitdéjeuner et si nous excitons son appétit, nous n’aurons pas àrire ! À propos, qu’est-ce que c’est que cette marque sur lapeau de l’iguanodon ?

Sur la peau squameuse, couleur d’ardoise, ducôté de l’épaule, plutôt au-dessus, lord John désigna unecirconférence noire qu’on aurait pu croire dessinée avec du goudronminéral. Personne ne put fournir une explication. Seul Summerleedéclara qu’il croyait bien avoir vu quelque chose de semblable surl’un des jeunes que nous avions découverts l’avant-veille.Challenger se tut, mais il avait le regard suffisant et provocant,comme il savait l’avoir quand il le voulait. Lord John lui demandaabruptement de formuler un avis.

– Si Votre Seigneurie a la bonté de mepermettre d’ouvrir la bouche, je serai heureux d’exprimer monopinion, prononça Challenger avec un ton volontairementsarcastique. Je ne suis pas habitué à travailler de la façon àlaquelle Votre Seigneurie est accoutumée. Je ne savais pas qu’ilétait nécessaire de vous demander la permission de sourire à uneplaisanterie inoffensive.

Il fallut attendre que notre ami lui présentâtdes excuses pour qu’il se sentît apaisé. Alors, assis sur un troncd’arbre couché, il consentit à nous faire un cours, avec autant devanité que s’il s’adressait à un amphithéâtre bourré d’un millierd’élèves.

« En ce qui concerne la marque, dit-il,j’incline à partager l’opinion de mon ami et collègue le professeurSummerlee : elle a été faite à l’aide de goudron minéral. Ceplateau est, par essence, hautement volcanique ; d’autre part,l’asphalte est une substance que l’on associe avec des forcesplutoniques ; je ne peux guère hésiter : le goudronminéral, ou asphalte, existe ici à l’état de liquide libre, et cetanimal a pu s’en enduire. Un problème beaucoup plus importantconcerne l’existence du monstre carnivore qui a laissé dans laclairière de telles traces de son passage. Nous savons que ceplateau a la surface approximative d’un comté anglais moyen. Àl’intérieur de cet espace restreint, un certain nombre d’animaux,pour la plupart des représentants de races qui ont disparu dans lemonde d’en bas, vivent ensemble depuis des siècles innombrables. Aucours d’une aussi longue période, on aurait pu s’attendre à ce queles animaux carnivores, en se multipliant, eussent épuisé leursmoyens de se nourrir, et qu’ils se fussent trouvés dansl’obligation ou de transformer leur mode d’alimentation ou demourir d’inanition. Nous voyons qu’il n’en a pas été ainsi. Nouspouvons donc imaginer une seule chose : que l’équilibrenaturel est conservé par une sorte de contrôle qui limite le nombrede ces animaux féroces. L’un des problèmes les plus intéressantspar conséquent, et qui requiert de notre part une solution,consiste à découvrir quel est ce contrôle et comment il opère. Jeme hasarderai jusqu’à prévoir que des occasions ultérieures pourune étude plus serrée des dinosaures carnivores ne nous manquerontpas.

– Et je me hasarde, moi, jusqu’à prévoir quenous aurons du mal à faire profiter la science de cesoccasions-là ! dis-je.

Le professeur se contenta de lever ses grossourcils : j’avais déjà vu des maîtres d’école embarrassésréagir de même devant l’observation impertinente d’un mauvaisélève.

– Peut-être le Pr Summerlee a-t-il uneremarque à présenter ? murmura aimablement le PrChallenger.

Alors les deux savants se haussèrent ensembleau niveau d’une atmosphère scientifique raréfiée en oxygène, où lespossibilités d’une modification du taux des naissances étaientmises en balance avec la déficience croissante des moyensd’existence. Longuement ils débattirent de la lutte pour lavie.

Dans la matinée, nous établîmes la carte d’unepetite partie du plateau, en prenant bien soin d’éviter le maraisaux ptérodactyles, et en nous tenant à l’est du ruisseau au lieu del’ouest. De ce côté, le pays était couvert de bois très épais, etles fourrés entravaient considérablement notre marche.

J’ai surtout parlé jusqu’ici des horreurs dela Terre de Maple White. Mais elle ne nous présentait pas que desspectacles hideux. Par exemple, nous nous promenâmes parmi de fortjolies fleurs, la plupart jaunes ou blanches, et nos professeursnous expliquèrent que le blanc et le jaune étaient les couleursprimitives des fleurs. Dans de nombreux endroits, le sol étaitvraiment recouvert par leur tapis où nous enfoncions jusqu’auxchevilles. Autour de nous bourdonnaient nos abeilles d’Angleterre.Des arbres sous lesquels nous passions avaient des branchescourbées par le poids des fruits qu’elles portaient, certains deces fruits nous étaient familiers, d’autres inconnus. En observantquels étaient ceux que picoraient les oiseaux, nous évitions toutdanger d’empoisonnement, et notre cueillette enrichit nosprovisions d’une variété délicieuse. Dans la jungle que noustraversâmes, il y avait de nombreuses pistes taillées par des bêtessauvages ; dans les marais, nous relevâmes quantitéd’empreintes étranges, y compris celles des iguanodons. Une fois,dans un bosquet, nous eûmes le loisir de contempler plusieurs deces gros animaux en train de se repaître ; lord John grâce àses jumelles, nous informa qu’ils étaient aussi tachetés de goudronminéral, mais à un autre endroit. Nous fûmes incapables d’imaginerla signification de ce phénomène.

Nous vîmes de petits animaux, tels que desporcs-épics, un squameux fourmilier, un cochon sauvage de couleurpie, avec des crocs recourbés. À travers une brèche dans lesarbres, nous repérâmes le talus verdoyant d’une colline lointaine,sur lequel galopait un animal de bonne taille et brun foncé. Ilpassa si vite que nous ne pûmes l’identifier. Si c’était un cerf,comme nous l’affirma lord John, il devait être aussi gros que cesénormes élans irlandais dont on retrouve de temps à autre desfossiles dans les fondrières de ma terre natale.

Depuis la mystérieuse visite qu’avait reçuenotre campement, nous ne rentrions jamais sans quelquesinquiétudes. Pourtant ce soir-là nous ne trouvâmes aucun désordre.Nous entamâmes un grand débat sur notre situation et sur nosprojets d’avenir, dont je dois retracer les grandes lignespuisqu’il aboutit à un nouveau départ qui nous permit de parfairenotre information sur la Terre de Maple White en moins de tempsqu’il ne nous en aurait fallu si nous avions voulu toutexplorer.

Ce fut Summerlee qui parla le premier. Toutela journée il avait manifesté une humeur querelleuse, et je ne saisquelle remarque de lord John quant à notre emploi du temps dulendemain mit le comble à son acidité.

– Tout ce que nous devrions faire aujourd’hui,demain et les jours suivants, commença-t-il, serait de découvrir unmoyen de sortir de cette nasse où nous sommes emprisonnés. Vousêtes tous en train d’actionner vos cervelles pour déterminercomment pénétrer dans ce pays. Je dis, moi, que nous devrions lesoccuper à trouver le moyen d’en sortir !

– Je suis surpris, monsieur, tonna Challengeren agitant sa barbe majestueuse, qu’un homme de science se laissealler à un sentiment aussi ignoble ! Vous êtes dans un paysqui offre tant d’attraits à un naturaliste… que dis-je ! quioffre plus d’attraits que jamais pays n’en offrit depuis que lemonde est monde, et vous suggérez de le quitter avant que nous enayons acquis une connaissance très superficielle ? Jem’attendais à mieux de votre part, professeur Summerlee !

– Vous devriez vous rappeler, réponditSummerlee, que j’ai à Londres une grande classe qui est à présent àla merci d’un locum tenens d’une médiocrité affligeante.Voilà la différence qui existe entre nous, professeur Challenger,puisque jusqu’ici vous n’avez pas mérité qu’on vous confie unetâche éducative.

– En effet, dit Challenger. J’aurais considérécomme un sacrilège de distraire un cerveau doué pour des recherchesabsolument originales, et de lui assigner des tâches mineures.Voilà pourquoi je me suis toujours opposé à entreprendre unenseignement scolastique.

– Vraiment ? ricana Summerlee.

Lord John se hâta de faire dévier laconversation.

– Je trouve pour ma part, dit-il, que ceserait bien triste de regagner Londres sans savoir plus de chosessur ce pays.

– Jamais je n’oserais retourner à mon bureauet affronter ce vieux McArdle ! renchéris-je. Vous mepardonnerez la franchise de mon propos, n’est-ce pas,monsieur ?

« Il ne me pardonnerait pas d’avoirnégligé une importante partie de la copie qu’il attend de moi. Parailleurs, je ne vois pas pourquoi nous discutons puisqu’il n’existeaucun moyen de redescendre !

– Notre jeune ami comble certaines déficiencesmentales évidentes par une petite dose de bon sens primitif,observa Challenger. Les intérêts de sa profession détestable nouséchappent. Mais, comme il l’a fait remarquer, nous ne disposonsd’aucun moyen pour redescendre, en discuter représenterait donc ungaspillage d’énergie.

– C’est gaspiller de l’énergie que de vouloirfaire quelque chose d’autre ! grogna Summerlee derrière sapipe. Permettez-moi de vous rafraîchir la mémoire : noussommes venus ici dans un but bien précis, pour accomplir unemission qui nous avait été confiée par l’Institut de zoologie deLondres. Cette mission consistait à vérifier les dires du PrChallenger. Ces dires se trouvent, je le certifie, hautementconfirmés. Notre travail est donc achevé. Quant aux détails quiméritent d’être approfondis sur la vie du plateau, il s’agit làd’une besogne si considérable que seule une grosse expédition,pourvue d’un équipement spécial, pourrait en venir à bout. Si nousl’entreprenons nous-mêmes, nous avons toutes chances pour que nousne rentrions jamais, et pour que la science soit privée del’importante contribution que nous avons déjà en main. Le PrChallenger a trouvé le moyen de nous amener sur ce plateau réputéinaccessible. Je crois que nous devrions maintenant lui demanderd’user de la même ingéniosité pour qu’il nous permette de retournerdans le monde d’où nous sommes venus.

Je confesse que l’opinion de Summerlee meparut raisonnable. Challenger lui-même fut affecté par l’idée queses ennemis ne s’avoueraient jamais battus si personne ne rentraitpour confirmer ses thèses.

– À première vue, le problème de notredescente constitue une énigme formidable, dit-il. Pourtant je nedoute pas que l’intelligence parvienne à le résoudre. Je suisdisposé à me ranger à l’avis de notre collègue, un séjour prolongésur la Terre de Maple White serait à présent une erreur. Parconséquent, le problème de notre retour doit être tôt ou tardenvisagé. Je me refuse toutefois formellement à quitter ce payssans l’avoir au moins examiné superficiellement, sans que noussoyons à même de ramener avec nous un semblant de carte.

Le Pr Summerlee renifla d’impatience.

– Nous avons passé deux longs jours àexplorer, dit-il, et nous ne sommes pas plus avancés dans ladescription géographique du lieu qu’à notre départ. Il est clairque ces bois sont très épais, et qu’il faudrait des mois pour enpénétrer tous les secrets. S’il y avait ici une sorte de montagnecentrale, ce serait différent, mais tout est en pente descendante,d’après ce que nous avons vu. Plus nous avancerons, et moins nousaurons de vue d’ensemble !

Ce fut à cet instant que j’eus ma minuted’inspiration. Mes yeux se posèrent par chance sur l’énorme troncnoueux de l’arbre à épices qui étendait au-dessus de nous sesbranchages. Puisque ce tronc était plus gros que les autres, sahauteur devait dépasser celle des autres également. Si la borduredu plateau était réellement son point culminant, alors pourquoi cetarbre ne pourrait-il pas servir d’observatoire qui commanderaittout le pays ? Depuis mon enfance en Irlande, j’avais toujoursété un casse-cou dès qu’il s’agissait de grimper à un arbre. Mescompagnons pouvaient me battre sur les rochers, mais dans lesbranches je me savais invincible. Si je pouvais seulement prendrepied sur les plus basses de ce géant, je parierais bien n’importequoi que j’arriverais au faîte ! Mes camarades se déclarèrentenchantés par ma proposition.

– Notre jeune ami, commenta Challenger engonflant les pommes rouges de ses joues, est capable d’exercicesacrobatiques devant lesquels reculerait un homme d’apparence plusrobuste, et plus respectueux de sa propre dignité. J’applaudis àson idée.

– Bébé, c’est une idée de génie ! s’écrialord John en me tapant dans le dos avec enthousiasme. Dire que nousn’y avions pas pensé ! Il ne nous reste plus qu’une heure dejour, mais si vous emportez un carnet, vous pourrez dessiner unecarte grossière de l’endroit. Empilons ces caisses de munitions, etje parviendrai bien à vous hisser sur la premièrebranche !

Il monta sur les caisses pendant que moi, jefaisais face au tronc ; il me souleva doucement, maisChallenger surgit et de sa grande main me poussa si fort qu’ilfaillit me faire tomber. J’agrippai la branche, et je jouai despieds jusqu’à ce que j’eusse réussi à faire passer mon buste, puismes genoux. Au-dessus de ma tête, il y avait trois excellentsrejetons, disposés comme les barreaux d’une échelle, puis unegrande quantité de branchages, si bien que je grimpai à toutevitesse ; je ne tardai pas à perdre de vue le sol, dont meséparait un écran de feuillage. Deux ou trois fois je dus surmonterquelques difficultés ; notamment il me fallut grimper pendanttrois bons mètres à la force des bras et des jambes ; mais jeprogressai, et le tonnerre de la voix de Challenger ne me parvenaitplus que faiblement. L’arbre était vraiment immense ; j’avaisbeau regarder en l’air, je n’entrevoyais toujours pas la moindreéclaircie dans le feuillage. Je me trouvai devant une sorte debuisson épais qui me sembla être une plante parasite sur la brancheoù je m’agitais. Je tournai la tête pour voir ce qui était derrièrece buisson, et, devant ce que j’aperçus, je manquai choir del’arbre.

À trente ou quarante centimètres de monvisage, une figure me regardait. La créature à qui elle appartenaitétait accroupie derrière la plante parasite, et avait tourné latête au même moment que moi. C’était une figure humaine… ou dumoins qui ressemblait bien plus à une figure d’homme qu’à n’importequelle face de singe. Elle était allongée, blanchâtre, parsemée depustules, avec un nez aplati, une mâchoire inférieure proéminente,et quelque chose comme des favoris autour du menton. Les yeux, sousdes sourcils épais et lourds, avaient un regard bestial et féroce.La bouche s’entrouvrit pour un reniflement qui m’avait tout l’aird’une malédiction, et exhiba des canines pointues et recourbées.Pendant un instant, je lus clairement de la haine et une menacedans son regard. Puis, ces sentiments firent place à une peurincontrôlable, folle. La créature plongea désespérément dans laverdure des feuilles, cassa deux ou trois branches… J’aperçus uncorps poilu, comme celui d’un cochon rougeâtre, qui disparut.

– Qu’est-ce qui se passe ? cria Roxtond’en dessous. Quelque chose qui ne va pas ?

– Vous l’avez vu ? hurlai-je, cramponné àma branche et les nerfs à vif.

– Nous avons entendu un bruit, comme si votrepied avait glissé. Qu’est-ce que c’était ?

J’étais si bouleversé par l’apparition de cethomme-singe que j’hésitai : allais-je redescendre pour conterla chose à mes compagnons, ou poursuivrais-je mon ascension ?J’étais déjà parvenu si haut que je reculai devant l’humiliation deredescendre sans avoir mené à bien ma mission.

Après une pause qui me servit à récupérer monsouffle et mon courage, je me remis à grimper. Une fois je dus merattraper de justesse pas les mains, car une branche pourrie avaitcédé, mais dans l’ensemble ce ne fut pas une ascension difficile.Progressivement, les feuillages s’éclaircissaient, et le vent quime balayait la figure m’avertissait que j’étais presque au faîte duplus haut des arbres de la forêt. Mais j’avais résolu de ne pasinspecter les environs avant d’avoir atteint le point le plusélevé : aussi je fis des pieds et des mains (c’est le cas dele dire !) pour arriver à la dernière branche : elle secourba sous mon poids, mais je repris mon équilibre et, dans unesécurité relative, je pus contempler le merveilleux panorama de cetétrange pays.

Le soleil allait disparaître derrièrel’horizon. La soirée était particulièrement claire et lumineuse. Demon observatoire, je dominais toute l’étendue du plateau. Ilm’apparut ovale : sa largeur pouvait être approximativement detrente kilomètres, et sa longueur de quarante-cinq. Il avaitl’aspect général d’un entonnoir peu profond, dont tous les côtésconvergeaient vers un lac central fort étendu. Le tour de ce lacreprésentait bien quinze kilomètres ; ses eaux vertes sedétachaient nettement dans le crépuscule ; elles étaientbordées d’une ceinture de roseaux ; quelques bancs de sablejaune émergeaient, comme pour servir de socle à des objets noirsallongés, trop gros pour être des alligators et trop longs pour descanots. À l’aide de mes jumelles, je pus constater que ces objetsétaient des animaux vivants ; mais je fus incapable de lesidentifier.

Du côté du plateau où nous nous trouvions, despentes boisées avec quelques éclaircies s’étendaient sur unedizaine de kilomètres jusqu’au lac central. Presque à mes pieds, jevoyais la clairière aux iguanodons ; plus loin, une ouvertureronde dans les arbres indiquait le marais aux ptérodactyles. Sur lecôté qui me faisait face, le plateau présentait un aspect fortdifférent ; là les escarpements basaltiques de l’extérieur seprolongeaient à l’intérieur pour former une crête qui dominait desoixante mètres une pente douce boisée. Tout le long de cesescarpements rouges, vers la base et à quelque distance du sol, jedistinguais à la jumelle des trous sombres, sans doute des orificesde cavernes. Au bord de l’un d’eux, quelque chose de blancmiroitait, mais je n’en sus pas davantage. Je m’assis le plusconfortablement possible pour dresser la carte du pays, maisbientôt, le soleil ayant disparu, il fit trop sombre et les détailss’évanouirent. Alors je redescendis vers mes compagnons, quim’attendaient impatiemment au bas du grand arbre à épices. Pour unefois, j’étais le héros de l’expédition. C’était moi seul qui avaiseu cette idée, moi seul qui l’avais exécutée. Et je ramenais unecarte qui nous épargnait un mois d’enquêtes aveugles parmi desdangers inconnus. Tous me serrèrent chaleureusement et sérieusementla main. Mais avant d’entrer dans les détails topographiques, jeleur racontai ma rencontre avec l’homme-singe dans lesbranches.

– Et il y a longtemps qu’il était là !ajoutai-je.

– Comment le savez-vous ? interrogea lordJohn.

– J’ai toujours eu le sentiment que quelquechose de malveillant nous épiait. Je vous l’avais dit, professeurChallenger.

– Notre jeune ami m’a effectivement parlé dansce sens. Et il est également celui d’entre nous qui possède letempérament du Celte, si ouvert à de telles impressions.

– Toute la théorie de la télépathie… commençaSummerlee derrière sa pipe.

–… est trop vaste pour que nous en discutionsmaintenant ! interrompit Challenger avec décision. Dites-moi,ajouta-t-il avec le ton d’un évêque qui questionne un enfant ducatéchisme, avez-vous pu remarquer si cette créature croisait sonpouce par-dessus la paume de ses mains ?

– Ma foi non !

– Avait-elle une queue ?

– Non.

– Le pied était-il prenant ?

– Je ne crois pas qu’il aurait pu disparaîtresi vite dans les branchages s’il n’avait pas eu des piedsprenants.

– Dans l’Amérique du Sud il y a, si ma mémoirene me joue pas de tours – vous rectifierez cette observation s’il ya lieu, professeur Summerlee – trente-six espèces de singes, maisle singe anthropoïde y est inconnu. Il est évident, toutefois,qu’il existe dans ce pays, et qu’il n’appartient pas à la variétévelue, gorillesque, qui n’a jamais été décelée hors de l’Afrique oude l’Orient…

Je réprimai une forte envie de faire remarquerque j’avais vu dans le zoo de Kensington le cousin germain duprofesseur, et je le laissai poursuivre :

« Notre jeune ami a eu affaire avec unspécimen sans couleur définie, et moustachu. Cette imprécision dansla couleur est due au fait qu’il vit dans l’ombre des arbres. Toutela question est de savoir s’il est plus proche de l’homme que dusinge, ou inversement. S’il est plus proche de l’homme que dusinge, il ressemblerait alors à ce que le vulgaire appelle« l’anneau manquant ». Notre devoir le plus immédiat estde résoudre ce problème.

– Pas du tout ! répliqua Summerlee. Àpartir du moment où, grâce à l’intelligence et à l’esprit pratiquede monsieur Malone (je ne résiste pas au plaisir de citerses propres termes) nous possédons une carte, notre devoir le plusimmédiat consiste à nous tirer de cette aventure sains et saufs,donc à quitter au plus tôt cet affreux pays.

– Un berceau de civilisation ! gémitChallenger.

– Mais nous, nous avons le devoir de relaterce que nous avons vu, et de laisser à d’autres le soind’explorations ultérieures. Vous étiez tous d’accord, avant queM. Malone nous ramenât la carte !

– Soit ! dit Challenger. Je reconnais quemon esprit sera plus tranquille quand j’aurai l’assurance que lerésultat de notre expédition sera communiqué à nos amis. Maiscomment sortirons-nous d’ici ? Je n’en ai pas encore lamoindre idée. Il est vrai que je n’ai jamais affronté un problèmeque mon cerveau ait été incapable de résoudre. Je vous promets doncque dès demain je me pencherai bel et bien sur la question dedescendre.

La discussion en resta là. Mais ce même soir,à la lumière d’un feu de camp et d’une bougie, la première carte dumonde perdu fut dessinée. Tous les détails que j’avaisgrossièrement notés du haut de mon observatoire furent reportés àleurs emplacements respectifs. Challenger fit errer son crayonau-dessus du grand blanc qui figurait le lac.

« Comment l’appellerons-nous ?demanda-t-il.

– Pourquoi ne sauterions-nous pas surl’occasion de perpétuer notre nom ? proposa Summerlee avec sonacidité habituelle.

– Je crois, monsieur, que mon propre nomrevendiquera d’autres créances sur la postérité, réponditsévèrement Challenger. N’importe quel ignorant peut imposer lesouvenir inefficace de son nom sur une plaine ou sur un pic. Jen’ai pas besoin d’un tel monument.

Summerlee aiguisait son sourire pour lancerune nouvelle pointe. Mais lord John intervint.

– C’est à vous, bébé, de baptiser ce lac, medit-il. Vous avez été le premier à le voir et, ma foi, si vousdésirez l’appeler lac Malone, personne n’y trouvera àredire !

– Très juste ! s’écria Challenger. Ànotre jeune ami de lui donner un nom !

– Alors, dis-je en rougissant, appelons-le lacGladys.

– Vous ne pensez pas, observa Summerlee, quelac Central serait plus évocateur ?

– Je préférerais lac Gladys.

Challenger me lança un coup d’œil desympathie, et secoua ironiquement sa grosse tête :

– Les enfants seront toujours desenfants ! Allons-y pour le lac Gladys.

Chapitre 12C’était épouvantable dans la forêt !

J’ai raconté, ou peut-être ne l’ai-je pas dit,car ma mémoire n’est pas très fidèle ces jours-ci, que j’avais étéextrêmement flatté quand mes trois compagnons m’avaient remerciéd’avoir sauvé la situation (ou, du moins, de l’avoir grandementaméliorée). J’étais le benjamin de l’équipe : le plus jeunesur les plans non seulement de l’âge mais aussi de l’expérience, ducaractère, du savoir, de tout ce qui fait un homme. Aussi avais-jeété quelque peu éclipsé au début. Mais maintenant j’entrais enpossession de ma personnalité : cette idée me réchauffait lecœur. Hélas ! Ce contentement vaniteux accrut la confiance queje me portais, et il s’ensuivit la plus atroce aventure de ma vie,une commotion qui me soulève encore le cœur quand j’y pense.

Voilà les faits. J’avais été exagérémentexcité par mes découvertes au faîte de l’arbre, et le sommeil mefuyait. Summerlee était de garde ; il était assis auprès denotre petit feu, voûté, sec, pittoresque avec sa barbiche pointuequi s’agitait au moindre geste de la tête. Lord John, enveloppédans son poncho sud-américain, était allongé en silence. Challengeralternait le roulement du tonnerre avec une maigre crécelle :ses ronflements se répercutaient dans les bois. La pleine lunebrillait ; l’air était frisquet ; quelle nuit idéale pourla marche ! Soudain une pensée me traversa l’esprit. Pourquoipas ?… Si je sortais furtivement ? Si je descendaisjusqu’au lac central ? Si je rentrais à l’heure du petitdéjeuner avec un bon rapport sur les lieux ? Ne serais-je pasalors un associé valable ? définitivement valable ? SiSummerlee gagnait la bataille et si un moyen de descendre étaittrouvé, nous reviendrions à Londres avec une connaissance directede tous les mystères du centre du plateau où moi seul, parmi tousles hommes, j’aurais pénétré. Je pensais à Gladys, à saphrase : « Tout autour de nous des héroïsmes nousinvitent. » Il me semblait encore l’entendre. Je songeai aussià McArdle. Quel magnifique trois colonnes dans le journal !Quel départ pour ma carrière ! Lors de la prochaine guerre, jeserais sûrement désigné comme correspondant aux armées ! Jesaisis un fusil, et, mes poches pleines de cartouches, j’écartailes buissons épineux à la porte de notre zareba et je me trouvaidehors. Mon dernier regard à l’intérieur me prouva que Summerleeétait la plus négligente des sentinelles : mécaniquement, ildodelinait de la tête au-dessus du feu, dans une inconsciencetotale.

Je n’avais pas franchi une centaine de mètresque je commençai à me repentir de mon audace. Je crois l’avoir déjàdit : je suis trop imaginatif pour être réellement courageux.Mais d’autre part ce que je redoute le plus, c’est de paraîtreavoir peur. Voilà la force qui me poussa à avancer malgré tout. Jene pouvais plus rentrer au camp sans résultat. Même si mescamarades ignoraient tout de mes faiblesses, mon âme seraittoujours ternie par le souvenir intolérable d’une lâcheté.Réflexions qui ne m’empêchaient pas de frissonner, étant donné laposition où je m’étais placé : j’aurais volontiers donné toutce que je possédais pour m’être acquitté de ma mission.

C’était épouvantable dans la forêt ! Lesarbres poussaient si serrés, leurs feuillages s’étendaient sur unetelle largeur et si haut que je ne voyais même plus le clair delune, sauf par endroits où les branches légèrement écartées mepermettaient d’apercevoir le ciel en filigrane. Quand les yeuxs’habituent à l’obscurité, on apprend qu’il existe différentesformes, divers degrés dans le noir des arbres, certains de ceux-ciétaient confusément visibles ; entre eux je vis des plaquesnoires comme du charbon, qui pouvaient être des orifices decavernes, et je m’en écartai avec horreur. Je me rappelai le cridésespéré de l’iguanodon mis à la torture, ce cri de mort dontl’écho avait ameuté les bois. Je pensai aussi à la vision quem’avait offerte la torche enflammée de lord John : un muflebouffi, pustuleux, bavant le sang. J’arpentais maintenant sonterrain de chasse. À tout instant il pouvait surgir de l’ombre etme sauter dessus, ce monstre horrible hors de toute classificationzoologique ! Je m’arrêtai, pris une cartouche dans ma poche etouvris la culasse de mon fusil. En touchant le levier, mon cœurvacilla, c’était le fusil de chasse, et non un fusil d’armes quej’avais emporté !

De nouveau je faillis revenir en arrière.N’avais-je pas là une excellente excuse pour ma défaillance ?Personne ne s’aviserait de me donner tort ! Et pourtant monfol orgueil l’emporta : je ne pouvais pas, je ne devais pasreculer. Après tout, un vrai fusil ne m’aurait guère été plus utileen face des dangers qui me guettaient ! Si je revenais au camppour changer d’arme, je ne pourrais pas entrer et sortir sans êtrevu. Je serais alors obligé de m’expliquer, et c’en serait fini demes tentatives personnelles. Après une hésitation que chacuncomprendra, je repris courage… et ma route, avec mon fusil inutile,sous le bras.

L’obscurité de la forêt avait étéépouvantable, mais pire était la blanche et fade lumière de la lunesur la clairière aux iguanodons. Caché derrière un buisson, je laregardai. Aucune des grandes brutes dont nous avions faitconnaissance n’était en vue. Peut-être la tragédie qui s’étaitabattue sur l’un d’eux les avait-il décidés à partirailleurs ? Dans cette nuit brumeuse et argentée, rien nedonnait signe de vie. Je m’enhardis donc, traversai rapidement laclairière et suivis le ruisseau à travers la jungle. Le joyeuxcompagnon que j’avais là ! Il glougloutait, chantait, commecette chère rivière à truites de mon pays où dans mon enfancej’avais si souvent péché la nuit. En le suivant, j’arriveraissûrement au lac. Et en le suivant à mon retour, je retrouverais nonmoins sûrement le fort Challenger. Souvent je le perdais de vuequand il courait sous les buissons et les fourrés, mais sa chansoncristalline me ramenait invinciblement vers lui.

Au fur et à mesure que je descendais la pente,les bois s’éclaircissaient, et les arbustes entourantoccasionnellement de gros arbres avaient remplacé la forêt. Jeprogressai donc rapidement, car je pouvais voir sans être vu. Enpassant près du marais aux ptérodactyles, un grand battementd’ailes se fit entendre. L’un de ces grands animaux (son envergurepouvait avoir huit mètres) s’était envolé non loin et planait dansles airs. Il passa entre la lune et moi, la lumière de la lunebrillait à travers ses ailes membraneuses ; on aurait dit unsquelette volant. Je m’accroupis parmi les buissons, car uneexpérience récente m’avait appris qu’un simple cri de cette bruterassemblerait une centaine de ses congénères maudits. J’attendisqu’il se fût éloigné pour poursuivre ma marche en avant.

La nuit jusqu’ici avait été extrêmement calme,mais je ne tardai pas à entendre quelque part devant moi ungrondement sourd, un murmure continuel. Plus je m’avançais, plus cebruit augmentait d’intensité. Lorsque je m’arrêtais, il ne cessaitpas et demeurait constant, il semblait donc provenir d’une sourceimmobile. J’essayai de lui trouver une comparaison : peut-êtreune casserole en ébullition… Bientôt je découvris ce dont ils’agissait. Au milieu d’une petite clairière je trouvai un lac, ouplutôt un étang, car il n’était pas plus grand que le bassin de lafontaine de Trafalgar Square, mais la matière qu’il contenait étaitnoire, noire comme de la poix, et sa surface se soulevait, puisretombait sous forme de grosses bulles de gaz qui crevaient.Au-dessus l’air miroitait sous la chaleur, et tout autour la terreétait brûlante, je ne pouvais même pas poser ma main dessus. Ilétait évident que la grande explosion volcanique qui avait soulevéce singulier plateau il y avait si longtemps n’avait pas tout àfait épuisé ses forces. Des rocs noircis, des monceaux de lave nousétaient souvent apparus au milieu de la végétation luxuriante, maiscette mare de goudron dans la jungle était le premier symptôme quenous possédions de la persistance d’activité sur les pentes del’ancien cratère. Je n’avais pas le temps de l’examiner plusattentivement, car je devais me hâter pour être dès l’aube deretour au camp.

Ce fut une promenade extraordinaire dont jeconserverai le souvenir jusqu’à mon dernier jour. Lorsque jerencontrais des clairières baignées de lune, je les contournais enrampant dans l’ombre. Dans la jungle, je marchais presque à quatrepattes, et stoppais le cœur battant quand j’entendais des bruits debranches cassées que provoquait sans doute le passage de grossesbêtes. De temps à autre, de grandes silhouettes surgissaientindistinctement dans la nuit et disparaissaient : dessilhouettes massives, silencieuses, qui rôdaient pour leur chassesans faire de bruit. Le nombre de fois où je m’arrêtai pour merépéter qu’aller plus avant serait une folie est incalculable.Cependant l’orgueil l’emporta sur la peur, et chaque fois jerepartis en avant pour atteindre mon but.

Enfin (à ma montre il était une heure dumatin) je vis de l’eau qui brillait à travers le bout de majungle ; dix minutes plus tard j’étais devant les roseaux quiceinturaient le lac central. J’avais très soif ; je me penchaiau-dessus de l’eau et j’en bus plusieurs gorgées ; elle étaitglacée. À l’endroit où je me trouvais, il y avait une sorte depiste large avec toutes sortes de traces et d’empreintes. Sansaucun doute, j’étais devant l’abreuvoir naturel des hôtes terribleset mystérieux de ce plateau. Au bord du lac se dressait un grosbloc de lave isolé ; je l’escaladai et j’eus ainsi une vuetrès complète des environs.

La première chose que je distinguai me remplitde stupéfaction. Quand j’avais décrit le panorama que j’avaisobservé du haut de mon grand arbre, j’avais dit que surl’escarpement j’avais repéré un certain nombre de taches noires quej’avais assimilées à des entrées de cavernes. Maintenant, enregardant vers ces mêmes rochers, je voyais des disques lumineuxorientés dans toutes les directions, comme les hublots d’untransatlantique la nuit. Pendant un moment, je crus qu’ils’agissait d’éclats de lave provenant d’une action volcaniquequelconque ; mais c’était impossible. Une action volcanique seproduirait dans un creux, et non à mi-hauteur de l’escarpement.Alors, quelle hypothèse hasarder ? Une seule, qui étaitmerveilleuse, mais qui devait être vraie : ces tâchesrougeâtres devaient être des reflets de feux à l’intérieur descavernes, de feux que seule pouvait allumer la main de l’homme. Yavait-il donc des êtres humains sur le plateau ? Ah !comme mon expédition s’en trouvait justifiée ! Que denouvelles à rapporter à Londres !

Un bon moment je demeurai à contempler cestaches rouges, frissonnantes, de lumière. Je suppose qu’ellesdevaient se situer à une quinzaine de kilomètres de là. Mais même àcette distance je pouvais remarquer que, par intervalles, ellesclignotaient ou s’occultaient comme si quelqu’un passait devantelles. Que j’aurais donc voulu pouvoir ramper jusque-là, jeter unœil indiscret par l’ouverture de ces cavernes, et faire à mescompagnons un rapport circonstancié sur l’aspect et le caractère dela race qui vivait dans un endroit aussi étrange ! Il n’enétait pas question pour l’instant. Mais pouvions-nous quitter leplateau sans avoir éclairci ce point capital ?

Le lac Gladys – mon lac – s’étendaitdevant moi tel une nappe de mercure ; la lune s’y reflétaitpaisiblement en son centre. Il était peu profond, car plusieursbancs de sable émergeaient au-dessus de l’eau. Partout sur sasurface calme des signes de vie apparaissaient, soit des anneaux oudes rides à la surface, soit le saut d’un grand poisson argenté,soit le dos arrondi et ardoisé de quelque monstre en promenade. Surun banc de sable, j’aperçus un animal que j’apparentai à un cygnegéant, avec un corps lourd et un cou long et flexible, qui setraînait sur le bord. Il plongea bientôt ; sa tête, au bout deson long cou, ondulait sous l’eau ; puis il plongea plusprofond et je ne le vis plus.

Mon attention dut se porter plus près, sousmes pieds. Deux animaux, de la taille de gros tatous, étaientdescendus à l’abreuvoir ; accroupis au bord de l’eau, ilslapaient consciencieusement avec leurs langues rouges. Puis un cerfgigantesque, avec des bois en rameaux, bête splendide qui avait lemaintien d’un roi, s’approcha en compagnie de sa biche et de deuxfaons ; ils burent côte à côte avec les tatous. Je ne connaispas de cerf semblable : l’élan ou l’orignal lui serait venu àl’épaule.

Il poussa un petit bramement d’alerte ets’enfuit parmi les roseaux avec sa famille et les deux tatous, sansdoute pour se mettre à l’abri. Car un nouvel arrivant, un animalextraordinaire, descendait à son tour la piste.

Pendant quelques instants, je me demandai oùj’avais pu voir cette forme lourde et dégingandée, ce dos voûtéavec des franges triangulaires, cette étrange tête d’oiseau près dusol. Puis soudain j’eus un éclair : c’était le stégosaure.C’était l’animal même que Maple White avait dessiné dans son albumde croquis, et qui avait tout de suite captivé l’attention deChallenger ! C’était lui ! peut-être le même quel’Américain avait rencontré. Sous son poids formidable le soltremblait : ses grandes lampées résonnaient dans le silence dela nuit. Pendant cinq minutes il se tint si près de mon roc de lavequ’en allongeant la main j’aurais pu toucher les hideuses plumes deson cou. Puis il s’écarta et se perdit parmi les rochers.

Je regardai ma montre : il était deuxheures et demie, largement l’heure, par conséquent, à laquelle ilme fallait reprendre ma marche pour réintégrer le camp. Pas dedifficultés pour le parcours : j’avais suivi le ruisseau en legardant sur ma gauche, et il m’avait conduit au lac central ;je savais qu’il était à un jet de pierre du roc de lave où j’étaisassis. J’étais euphorique quand je pris le chemin du retour,n’avais-je pas fait du bon travail ? Ne ramenais-je pas unjoli lot de nouvelles à mes compagnons ? Avant tout, il yavait ces cavernes avec des feux, donc la certitude qu’ellesétaient habitées par une race de troglodytes. Et puis je pourraisparler du lac central par expérience, témoigner qu’il abritaitd’étranges créatures ; j’y avais vu plusieurs aspects de lavie primitive que nous n’avions pas encore aperçus. Je réfléchis,tandis que je marchais, que peu d’hommes au monde auraient pupasser une nuit plus passionnante et ajouter à la science humaine,en quelques heures, tant de connaissances nouvelles.

Je remontais la pente en remuant ces penséesdans ma tête, et j’avais atteint un point qui devait se trouver àmi-distance du camp quand un bruit bizarre derrière moi me ramena àma situation présente. C’était quelque chose qui tenaitl’intermédiaire entre un ronflement et un grognement :profond, grave, très menaçant. Il y avait assurément une bête nonloin de moi, mais je ne vis rien, et je me hâtai d’avancer. J’avaisfranchi près d’un kilomètre quand brusquement le bruit se répéta,encore derrière moi, mais plus fort et plus redoutable. Mon cœurs’affola quand je réfléchis que cette bête, quelle qu’elle fût, mesuivait. Ma peau se glaça, et mes cheveux se hérissèrent. Certes,j’acceptais volontiers l’hypothèse que ces monstres se déchirassentpour obéir à la dure lutte pour la vie ; mais la perspectivequ’ils risquassent de se tourner contre l’homme moderne, de lepoursuivre et de le pourchasser était beaucoup moins réconfortante.Je me rappelai de nouveau le mufle bavant le sang qu’avait éclairéla torche de lord John… Mes genoux ployaient sous moi ettremblaient. Je m’arrêtai cependant, et fis face. Mon regarddescendit le long du sentier que la lune éclairait, tout étaitaussi tranquille que dans un paysage de rêve. Des éclairciesargentées, les taches sombres des arbustes… Je ne distinguai riend’autre. Puis une fois encore retentit ce grognement de gorge,beaucoup plus fort, beaucoup plus proche qu’auparavant. Plus dedoute : une bête était sur ma trace, et se rapprochait demoi !

Je demeurai comme un homme paralysé, les yeuxfixés sur le terrain que j’avais franchi. Puis, tout à coup, je lavis. À l’extrémité de la clairière que je venais de traverser, lesbuissons remuaient ; une grande ombre foncée se dégagea poursautiller à cloche-pied au clair de lune. Je dis « sautiller àcloche-pied » volontairement, car la bête se déplaçait commeun kangourou, sautant sur ses puissantes pattes postérieures et setenant dressée verticalement, tandis qu’elle recourbait ses pattesantérieures devant elle. Elle était d’une taille énorme, aussigrande qu’un éléphant dressé. Ce qui ne l’empêchait de se mouvoiravec une grande agilité. Pendant un moment, je la pris pour uniguanodon, étant donné son aspect formidable, et je me rassurai carje savais les iguanodons inoffensifs. Mais, tout ignorant que jefusse, je compris vite qu’il s’agissait d’un animal différent. Aulieu de la tête gentille semblable à celle d’un daim, du grandmangeur de feuilles à trois doigts, cette bête possédait une têtelarge, trapue, qui rappelait le crapaud et la bête qui nous avaitalarmés dans notre campement. Son cri féroce et l’acharnementqu’elle avait mis à me suivre m’indiquaient plutôt qu’elleappartenait à l’espèce des grands dinosaures carnivores, lesanimaux les plus terribles qui aient jamais erré sur cette terre.Ce monstre énorme poursuivait ses bonds, baissait périodiquementses pattes antérieures et promenait son nez sur le sol tous lesvingt mètres à peu près. Elle flairait ma trace. Parfois elle setrompait. Mais elle la retrouvait vite et continuait d’avancer dansma direction par petits bonds.

Même aujourd’hui, quand je revis cette scène,la sueur perle à mes tempes. Que pouvais-je faire ? J’avais àla main mon arme pour gibier d’eau… Désespérément je cherchai duregard un rocher ou un arbre, mais j’étais dans une junglebroussailleuse, et d’ailleurs je savais que la bête pouvaitarracher un arbre aussi facilement qu’un roseau. Ma seule chancerésidait dans la fuite. Mais comment courir vite sur ce sol inégal,rude ? J’aperçus juste devant moi une piste bien dessinée,dont la terre était dure. Pendant nos expéditions, nous en avionsvu de semblables. C’étaient celles qu’empruntaient les bêtessauvages. Peut-être là parviendrais-je à m’en tirer, car j’étais uncoureur rapide, dans une bonne condition physique. Je medébarrassai de mon fusil de chasse, et je courus le plus beau huitcents mètres de ma vie. Mes muscles étaient douloureux, j’étais àbout de souffle, il me semblait que mon gosier allait se rompre parmanque d’air, et pourtant, sachant quelle horreur me pourchassait,je courus, courus, courus… Enfin je m’arrêtais, incapable de faireun pas de plus. Pendant quelques instants, je crus que je l’avaissemée. La piste s’étendait derrière moi, et je ne voyais rien. Puistout à coup, dans un craquement et un déchirement terribles, lebruit sourd des foulées de cette bête géante ainsi que lehalètement de poumons monstrueux rompirent le silence. Elle étaitsur mes talons, elle bondissait de plus en plus vite. J’étaisperdu.

Fou que j’avais été de lambiner avant defuir ! Lorsqu’elle ne m’avait pas encore vu, elle m’avaitpisté à l’odeur, et elle s’était déplacée avec une certainelenteur. Elle m’avait vu quand j’avais commencé de courir ; àpartir de ce moment-là elle m’avait chassé à vue, car la piste luiavait indiqué par où j’avais bifurqué… Elle contourna un virage ensautillant avec une vélocité extraordinaire. Ses yeux saillants,immenses, brillaient sous la lumière de la lune ; ses énormesdents bien rangées se détachaient dans la gueule ouverte. Jepoussai un cri de terreur et recommençai à dévaler la piste.Derrière moi, le souffle de la bête se rapprochait ; jel’entendais de mieux en mieux. Sa foulée courait maintenant presquedans la mienne. À tout moment je m’attendais à sentir sa poignes’abattre sur mon dos. Et puis soudain je tombai… Mais je tombaidans le vide ; tout, autour de moi, n’était plus qu’obscuritéet silence.

Lorsque j’émergeai de l’inconscience (monévanouissement n’avait pas duré sans doute plus de quelquesminutes), je fus assailli par une odeur aussi pénétrante qu’atroce.J’avançai une main dans le noir, et elle rencontra un gros morceaude chair, tandis que mon autre main se refermait sur un os de bonnetaille. Au-dessus de ma tête se dessinait un cercle de ciel pleind’étoiles, dont la lumière obscure me montra que je gisais au fondd’une fosse. Avec lenteur je me mis debout, et je me sentiscontusionné de partout : j’avais mal de la tête aux pieds,mais mes membres remuaient, mes jointures fonctionnaient. Lescirconstances de ma chute me revinrent confusément enmémoire ; alors je levai les yeux, redoutant avec terreurd’apercevoir la terrible tête de la bête se profiler sous le cielblafard. Mais je ne vis et n’entendis rien. Je me mis en demeure defaire le tour de ma fosse, pour découvrir ce que pouvait contenirce lieu où j’avais été précipité si opportunément.

Le fond avait sept ou huit mètres delarge ; les parois étaient verticales. De grands lambeaux dechair, ou plutôt de charogne tant leur putréfaction était avancée,recouvraient presque complètement le sol et dégageaient une odeurabominable. Après avoir trébuché contre ces immondices, je heurtaiquelque chose de dur : c’était un piquet qui était solidementenfoncé au centre de la fosse. Il était si haut que ma main ne puten atteindre le bout, et il me sembla couvert de graisse.

Je me souvins que j’avais dans ma poche uneboîte d’allumettes-bougies. J’en frottai une, et je pus me faireune opinion précise sur l’endroit où j’étais tombé. Je me trouvaisbel et bien dans une trappe, et dans une trappe aménagée de maind’homme. Le poteau du milieu, qui avait trois mètres de long, étaittaillé en pointe à son extrémité supérieure, et noirci par le sangcroupi des animaux qui s’y étaient empalés. Les débris éparpilléstout autour étaient des lambeaux des bêtes qui avaient étédécoupées afin que le pieu fût libéré pour une prochaine prise aupiège. Je me rappelai que Challenger avait affirmé que l’hommen’aurait pas survécu sur ce plateau, étant donné les faibles armesdont il disposait contre les monstres qui l’habitaient. Maismaintenant il était évident qu’il avait pu survivre ! Dansleurs cavernes à orifices étroits les indigènes, quels qu’ilsfussent, avaient des refuges où les gros sauriens étaientincapables de pénétrer ; et leurs cerveaux évolués avaient eul’idée d’établir des trappes recouvertes de branchages en pleinmilieu des pistes fréquentées par les bêtes féroces ; decelles-ci la force et la violence se trouvaient donc vaincues.

La paroi n’était pas en pente si raide qu’unhomme agile ne pût l’escalader. Mais j’hésitai longtemps avant deme risquer : n’allais-je pas retomber dans les pattes del’ignoble bête qui m’avait poursuivi ? N’était-elle pas tapiederrière quelque fourré, guettant une proie qui ne pouvait manquerde reparaître ? Je repris courage cependant, en me remémorantune discussion entre Challenger et Summerlee sur les habitudes desgrands sauriens. Tous deux étaient tombés d’accord pour affirmerqu’ils n’étaient pas intelligents, que dans leurs cervellesminuscules il n’y avait pas de place pour la raison et la logique,et que s’ils avaient disparu du reste du monde, c’était surtout àcause de leur stupidité congénitale qui les avait empêchés des’adapter à de nouvelles conditions d’existence.

Si la bête me guettait, autant dire qu’elleavait compris ce qui m’était arrivé, et qu’elle était donc capablede faire une liaison entre la cause et l’effet. Il était assez peuvraisemblable qu’une bête sans cervelle, inspirée uniquement par uninstinct de férocité, se maintînt à l’affût après madisparition ; sans doute avait-elle dû être étonnée, puis elleétait partie ailleurs en quête d’une autre proie. Je grimpaijusqu’au bord de la fosse pour observer les environs. Les étoilesaffadissaient leur éclat, le ciel blêmissait, et le vent froid dumatin me souffla agréablement au visage. De mon ennemi je nedécelai aucun signe. Alors lentement j’émergeai de toute ma taille,sortis et m’assis sur le sol, prêt à sauter dans la trappe si undanger quelconque surgissait. Rassuré par le calme absolu et lalumière du jour qui se levait, je pris mon courage à deux mains etredescendis la piste que j’avais empruntée pour m’enfuir. Aupassage, je ramassai mon fusil et trouvai bientôt le ruisseau quim’avait servi de guide. Tout frémissant encore de mon horribleaventure, je repris le chemin du fort Challenger… non sans lancerde temps à autre derrière moi un regard inquiet.

Et soudain un bruit me rappela mes compagnonsabsents : dans l’air paisible et clair du petit matin,j’entendis au loin le son aigu, brutal, d’un coup de fusil. Jem’arrêtai pour écouter, mais plus rien ne parvint à mes oreilles.Je me demandai si un danger subit n’avait pas fondu sur eux, maisune explication plus simple et plus naturelle me traversa latête : l’aube était levée, et ils s’étaient imaginé que jem’étais perdu dans les bois ; aussi avaient-ils tiré ce coupde feu pour que je pusse repérer le camp. Certes, nous avions prisla ferme résolution de nous abstenir d’user de nos armes, mais jeréfléchis que s’ils m’avaient cru en danger ils n’auraient pashésité. C’était donc à moi de me hâter pour les rassurer le plustôt possible.

Comme j’étais fatigué, je n’avançais pas aussivite que je l’aurais souhaité ; du moins étais-je revenu dansdes régions que je connaissais. Je revis le marais auxptérodactyles, sur ma gauche ; en face, il y avait laclairière aux iguanodons. Maintenant, je me trouvais dans ladernière ceinture boisée qui me séparait du fort Challenger. Jepoussai un cri joyeux pour dissiper leurs craintes ; unsilence de mauvais augure fut la seule réponse que j’obtins ;mon cœur s’arrêta de battre. Vite je pris le pas de course. Lazareba était devant moi, telle que je l’avais laissée, mais laporte était ouverte. Je me précipitai à l’intérieur. Dans la froidelumière matinale, ce fut un terrifiant spectacle qui s’offrit à mesregards. Nos affaires étaient éparpillées sur le sol dans undésordre inexprimable. Mes compagnons avaient disparu. Auprès descendres fumantes de notre feu, l’herbe était tachée de sang :une mare écarlate me fit dresser les cheveux sur la tête.

Je crois que pendant quelques instants jeperdis littéralement la raison. Je me rappelle vaguement, comme onse rappelle un mauvais rêve, avoir couru tout autour du camp etfouillé les bois, en hurlant les noms de mes camarades. L’ombre nem’apporta aucun écho. Le désespoir m’envahit : ne lesreverrais-je jamais ? Étais-je donc abandonné à mon funestesort sur cette terre maudite ? Puisqu’il n’existait aucunmoyen de descendre dans le monde civilisé, allais-je devoir vivreet mourir dans ce pays cauchemardesque ? Ce fut seulement àcet instant que je réalisai combien j’avais pris l’habitude de mereposer sur mes compagnons, sur la sereine confiance en soi deChallenger, sur le sang-froid et l’humour de lord Roxton. Privéd’eux, j’étais comme un enfant dans le noir, impuissant ettremblant. Je ne savais ni quoi faire ni comment agir.

Tout de même je me mis à réfléchir :qu’était-il donc arrivé à mes compagnons ? L’aspect désordonnédu camp indiquait qu’une sorte d’attaque s’était produite, et lecoup de fusil révélait sans doute l’heure à laquelle elle avait eulieu. Qu’il n’y en eût qu’un de tiré, voilà qui prouvait quel’attaque avait réussi en quelques secondes. Les armes étaientdemeurées sur le sol, et l’une d’elles (le fusil de lord John)avait une cartouche vide dans la culasse. Les couvertures deSummerlee et de Challenger, à côté du feu, suggéraient qu’au momentde l’attaque ils dormaient. Les caisses de munitions et de vivresgisaient éparses dans un fouillis incroyable (ainsi que nos pauvrescaméras et leurs plaques), mais aucune ne manquait. D’autre part,toutes les provisions étalées à l’air (et je me rappelai qu’il y enavait une grande quantité) avaient disparu. Par conséquent,l’attaque avait été déclenchée par des animaux, et non par desindigènes qui auraient tout emporté.

Mais s’il s’agissait d’animaux, ou d’un seulterrible animal, qu’étaient donc devenus mes compagnons ? Unebête féroce les aurait sûrement dévorés et aurait abandonné leursrestes. Je voyais bien une hideuse mare de sang, seul un monstrecomme celui qui m’avait poursuivi pendant la nuit aurait étécapable de transporter une victime aussi facilement qu’un chat unesouris. Et, dans ce cas, les autres l’auraient poursuivi. Mais ilsn’auraient évidemment pas oublié de prendre leurs fusils… Plusj’essayais de produire avec mon cerveau épuisé une hypothèse quiconcordât avec les faits, moins je trouvais d’explication valable.Et dans la forêt je ne décelai aucune trace qui pût m’aider, jebattis même si consciencieusement les environs que je me perdis, etque je ne revins au camp qu’après une heure de marche errante.

Tout à coup, une pensée me vint qui ranima enmoi l’espoir. Je n’étais pas absolument seul au monde, en bas del’escarpement et à portée de voix, le fidèle Zambo devait attendremes ordres. Je me rendis sur le rebord du plateau et regardaipar-dessus le gouffre. Naturellement il était là, accroupi parmides couvertures, près de son petit camp. Mais à ma stupéfaction unautre homme était assis en face de lui. Mon cœur tressaillit dejoie, car je crus d’abord que c’était l’un de mes compagnons. Maisun deuxième coup d’œil dissipa cette erreur. Le soleil levantéclaira le visage rouge de l’homme. C’était un Indien. J’appelai,j’agitai mon mouchoir. Zambo m’entendit, me fit signe de la main,et grimpa sur le piton rocheux. Quelques instants plus tard, ilétait debout tout près de moi, et il écouta avec un chagrin sincèrel’histoire que je lui contai.

– C’est le Diable qui les a emportés, MassaMalone ! Vous avez pénétré dans le pays du Diable, pardi, etc’est le Diable qui s’est vengé. Vous voulez mon avis, MassaMalone ? Descendez vite, sinon il vous aura à votre tour.

– Mais comment pourrais-je descendre,Zambo ?

– Sur les arbres, il y a des lianes, MassaMalone. Jetez-les-moi ; je les lierai bien fort, et ainsi vousaurez un pont pour passer.

– Nous y avions pensé ; le malheur estqu’il n’y a pas de lianes assez solides.

– Il faut envoyer chercher des cordes, MassaMalone.

– Envoyer qui, et où ?

– L’Indien. Les autres l’ont battu et lui ontvolé sa paie. Il est revenu vers nous. Il est prêt à prendre unelettre, à aller chercher une corde, n’importe quoi !

Prendre une lettre ! Pourquoi pas ?Peut-être pourrait-il chercher du secours ; en tout cas, ilrapporterait l’assurance que nous n’avions pas donné nos vies pourrien ; la nouvelle que nous avions gagné une bataille pour lascience parviendrait à nos compatriotes. J’avais déjà deux lettresqui attendaient. Je passerais la journée à en écrire une troisième,et l’Indien les ferait parvenir au monde civilisé. Je donnai doncl’ordre à Zambo de revenir le soir, et j’occupai ma misérablejournée à rédiger le récit de mes aventures personnelles de lanuit. J’écrivis également une lettre à remettre à n’importe quelBlanc marchand ou marin ; j’y exposais la nécessité absolueque l’on confiât des cordes à notre porteur puisque nos viesdépendaient de ce secours. Je jetai ces documents à Zambo le soirmême, ainsi que ma bourse, qui contenait trois souverainsanglais : l’Indien reçut la promesse qu’il en recevrait ledouble s’il revenait avec des cordes.

Et maintenant, vous voici à même decomprendre, cher monsieur McArdle, comment cette communication a puvous parvenir. Vous voici également au courant de tout, pour le casoù vous ne reverriez jamais votre infortuné correspondant. Ce soir,je suis trop las et trop déprimé pour dresser des plans. Demain, ilfaudra pourtant que je me mette sur la piste de mes malheureuxcompagnons, tout en demeurant en contact avec le fortChallenger : tel est le problème que je dois résoudreabsolument.

Chapitre 13Un spectacle que je n’oublierai jamais

Quand le soleil descendit sous l’horizon, jevis la silhouette solitaire de l’Indien se profiler sur la vasteplaine à mes pieds, et je la suivis longtemps du regard :n’était-elle pas notre suprême espoir de salut ? Elle disparutenfin dans les brumes vaporeuses du soir, qui s’étaient levéesentre le plateau et la rivière lointaine.

Il faisait tout à fait nuit lorsque, laissantderrière moi la lueur rouge du feu de Zambo, je revinsmélancoliquement à notre campement ; néanmoins, je me sentaissatisfait ; au moins le monde saurait ce que nous avions fait,et nos noms ne périraient pas avec nos corps, ils demeureraient aucontraire associés pour la postérité au résultat de nostravaux.

Dormir dans ce camp cruellement marqué par ledestin était impressionnant ; moins effrayant toutefois que lajungle. Et je n’avais le choix qu’entre ces deux endroits. Parailleurs, la prudence la plus élémentaire m’imposait de me tenirsur mes gardes ; tandis que la nature d’autre part, vu monépuisement, réclamait que je me reposasse tout à fait. Je grimpaisur une branche du grand arbre à épices, mais je cherchai en vainun recoin où me percher en sécurité ; je me seraiscertainement rompu le cou car, en dormant, je serais tombé. Jeredescendis donc et refermai la porte de la zareba ; j’allumaitrois feux séparés, en triangle, je me préparai un souperconfortable, et je m’endormis comme une masse.

Mon réveil fut aussi inattendu qu’heureux. Aupetit jour une main se posa sur mon épaule. Je sursautai, empoignaimon fusil » et tous mes nerfs se tendirent. Mais je poussai uncri de joie : lord John était agenouillé à côté de moi.

C’était lui, et ce n’était pas lui. Il avaitperdu son calme, la correction de sa personne, son élégance dans levêtement. Il était pâle, ses yeux élargis avaient le regard d’unebête sauvage, il haletait en respirant comme quelqu’un qui auraitcouru vite et longtemps. Son visage maigre était égratigné,ensanglanté, ses habits ressemblaient à des haillons, il n’avaitplus de chapeau. Je le contemplais, abasourdi, mais il ne me donnapas le temps de l’interroger. Tout en parlant, il rassemblait nosprovisions.

– Vite bébé ! Vite ! cria-t-il.Chaque seconde compte. Prenez les fusils, ces deux-là. J’ai lesdeux autres. Maintenant, toutes les cartouches que vous pouvezréunir. Remplissez-en vos poches. À présent, quelques vivres. Unedemi-douzaine de boîtes de conserve suffiront. Parfait ! Neperdez pas de temps à m’interroger ni à réfléchir. Filons, ou noussommes pris !

Encore embrumé de sommeil, et bien incapabled’imaginer ce que tout cela pouvait signifier, je me mis à courirfollement derrière lui à travers la forêt, avec un fusil souschaque bras et des boîtes de conserve dans les mains. Lord John fitquantité de crochets au plus épais des broussailles jusqu’à cequ’il arrivât devant un fourré. Il s’y précipita sans se soucierdes épines, et me jeta par terre à côté de lui.

« Ouf ! souffla-t-il. Je croisqu’ici nous sommes en sécurité. Ils iront au fort Challenger, c’estaussi sûr que deux et deux font quatre. Ce sera leur première idée.Mais je pense que nous les avons déroutés.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-jequand j’eus repris une respiration normale. Où sont lesprofesseurs ? Et qu’est-ce qui nous donne la chasse ?

– Les hommes-singes ! Seigneur, quellesbrutes ! Ne parlez pas trop fort, car ils ont de longuesoreilles, des yeux perçants, mais guère d’odorat pour autant quej’aie pu en juger ; c’est pourquoi je ne crois pas qu’ils nousdépistent. Où étiez-vous donc, bébé ? Vous vous en êtes bientiré, hein ?

En quelques phrases, je lui narrai mesaventures.

« Plutôt moche ! fit-il quand jeparlai du dinosaure et de la trappe. Ce n’est pas tout à fait lepays rêvé pour une cure de repos, hein ? Je m’en doutais, maisje ne l’ai vraiment compris que lorsque ces démons-là nous ontsauté dessus. Les cannibales Papous m’ont eu une fois, mais parcomparaison à cette armée, c’étaient des anges !

– Comment est-ce arrivé ?

– Au petit jour, hier matin, répondit-il. Nosamis savants ouvraient les yeux. Ils n’avaient pas encore commencéà se disputer. Et puis tout à coup il a plu des hommes-singes,exactement comme une pluie de grosses pommes quand vous secouez unpommier. Ils avaient dû se rassembler dans l’obscurité, je pense,jusqu’à ce que le grand arbre à épices en fût complètement garni.J’en ai abattu un d’une balle dans le ventre ; mais avant quenous ayons eu le temps de nous retourner, ils s’étaient jetés surnotre dos. Je les appelle des singes, mais ils avaient aux mainsdes gourdins et des pierres, ils baragouinaient un langageincompréhensible, et ils nous ligotèrent les mains avec des lianes,ce sont donc des animaux bien au-dessus de tous ceux que j’aifréquentés dans mes explorations. Des hommes-singes, voilà cequ’ils sont. L’anneau manquant, comme ils disent… Ma foi, jepréférerais qu’il ait continué de manquer ! Ils ont emportéleur camarade que je n’avais que blessé et qui saignait comme unporc, puis ils se sont assis autour de nous. De vrais visagesd’assassins ! Et des costauds, aussi grands qu’un homme, maisplus forts ! Ils ont de curieux yeux gris vitreux sous destouffes rouges. Ils étaient assis, et ils rigolaient,rigolaient ! Challenger n’a pas un cœur de poulet, mais là ilarborait une mine lamentable. Il sauta tout de même sur ses piedset leur cria d’en finir. Je crois qu’il avait un peu perdu la tête,car il entra dans une fureur épouvantable et les injuria… commes’ils étaient de vulgaires journalistes !

– Et ensuite ? qu’ont-ils fait ?

J’étais captivé par cette histoireextraordinaire que me chuchotait à l’oreille mon compagnon dont lesyeux vifs ne cessaient de fouiller les environs. Il avait gardé lamain sur son fusil chargé.

– Je croyais que c’était la fin de tout ;mais non ! Ce fut simplement le début d’une nouvelle ambiance.Ils jacassaient tous ensemble, discutaient… Puis l’un d’entre euxalla se placer à côté de Challenger. Vous pouvez sourire, bébé,mais, ma parole, on aurait dit deux cousins germains, si je nel’avais pas vu, je ne l’aurais pas cru ! Le vieil homme-singe(leur chef) était une sorte de Challenger rouge, à qui ne manquaitaucun des signes distinctifs de la beauté de notre distinguécamarade : il les avait plutôt plus marqués, voilà tout !Un corps court, de larges épaules, le buste rond, pas de cou, unegrande barbe rouge en fraise, des sourcils hérissés en touffes,dans les yeux le « qu’est-ce que ça peut vous fiche ?allez au diable ! » bref tout le répertoire. Quandl’homme-singe qui était venu se placer à côté de Challenger lui mitla patte sur l’épaule, c’était parfait ! Summerlee se laissaaller à une crise d’hystérie, et il rit aux larmes. Leshommes-singes se mirent à rire eux aussi – ou du moins ils émirentje ne sais quelle friture avec leurs bouches – puis ils se mirenten devoir de nous emmener dans la forêt. Ils ne se hasardèrent pasà toucher nos fusils non plus qu’à toutes les choses qui étaientenfermées, sans doute les jugeaient-ils trop dangereuses. Mais ilsemportèrent toutes nos provisions visibles. Summerlee et moi-mêmefûmes plutôt malmenés en route – ma peau et mes vêtements sont làpour le prouver ! – car ils nous firent passer à travers lesronces à vol d’oiseau, eux s’en moquent, ils ont une peau comme ducuir. Challenger, lui, ne souffrit de rien : quatrehommes-singes le transportèrent sur leurs épaules, et il s’en allacomme un empereur romain. Qu’est-ce que c’est que ça ?

Dans le lointain, nous entendîmes un bruit secde cliquetis ; on aurait dit des castagnettes.

« Ils sont par là ! murmura moncamarade tout en glissant des cartouches dans le second canon deson Express. Chargez vos fusils, bébé ! Je vous jure que nousne serons pas pris vivants. Ils font ce chahut-là quand ils sontfurieux… Ma foi, nous avons quelque chose qui les rendra encoreplus furieux s’ils nous attaquent ! Les entendez-vous àprésent ?

– Très loin d’ici.

– Je m’attends à ce qu’ils poursuivent leursrecherches dans toute la forêt… En attendant, écoutez le récit denos malheurs. Ils nous transférèrent dans leur cité. Imaginez unmillier de huttes en branchages dans un grand bouquet d’arbres,près du rebord de l’escarpement. À cinq ou six kilomètres du fortChallenger. Ces animaux répugnants me palpèrent sur tout le corps,j’ai l’impression que je ne pourrai plus jamais redevenir propre.Ils nous attachèrent ; le type qui s’occupa de moi aurait puligoter une famille entière ! Et ils nous obligèrent à nousétendre ; les orteils pointant vers le ciel, sous un arbre.Une grande brute, avec un gourdin à la main, montait la garde.Quand je dis « nous », il s’agit seulement de Summerleeet de moi-même. Le cher vieux Challenger avait été hissé sur unarbre, il mangeait des pommes de pin, il vivait la grande heure desa vie. Je dois dire qu’il s’arrangea pour nous porter des fruits,et que de sa propre main il défit nos liens. Si vous l’aviez vuassis sur son arbre, accouplé avec son frère jumeau, et chantant àpleine voix : « Sonnez, sonnez, cloches de noscathédrales », car sa voix de basse roulante avait le don demettre nos geôliers de bonne humeur, vous auriez bien ri !Mais nous n’étions guère en humeur de rire, vous le devinez !Les hommes-singes avaient tendance, sous réserves, à le laisseragir comme bon lui semblait, mais autour de nous ils montaient unegarde sévère. Notre seule consolation était de penser que vousn’aviez pas été pris et que vous aviez mis vos archives àl’abri.

« Eh bien ! bébé, je vais maintenantvous dire quelque chose qui vous étonnera ! Vous dites quevous avez vu des traces d’humanité et des feux, des trappes, etbien d’autres choses. Mais nous, nous avons vu des indigènes enpersonne. Ce sont de pauvres diables, des petits bonshommesrabougris, et rien de plus. Il semble que les hommes occupent uncôté de ce plateau, là-bas, où vous avez découvert les cavernes, etque les hommes-singes occupent ce côté-ci. Il semble égalementqu’ils se livrent les uns aux autres une guerre sanglante. Voilà lasituation, jusqu’à nouvel avis. Bien. Hier les hommes-singes sesont emparés d’une douzaine d’hommes et les ont faits prisonniers.Jamais dans votre vie vous n’avez entendu un tel concert ! Leshommes étaient de petits types rouges qui avaient été mordus etgriffés au point qu’ils pouvaient à peine marcher. Leshommes-singes en mirent deux à mort pour commencer. À l’une desvictimes, ils arrachèrent presque complètement le bras. C’étaitparfaitement ignoble ! Ces hommes sont de petits guerrierscourageux : ils ne poussèrent aucun cri. Mais ce spectaclenous rendit malades. Summerlee s’évanouit, et Challenger en eutplus qu’il ne put en supporter… Je crois qu’ils ont disparu,hein ?

Nous écoutâmes intensément, mais seuls lesappels des oiseaux s’égrenaient dans la forêt paisible. Lord Johnreprit le cours de son récit.

« Je crois que vous avez eu la chance devotre vie, bébé ! C’est parce qu’ils étaient occupés avec cesIndiens qu’ils vous oublièrent. Sinon ils seraient retournés aucamp, et ils vous y auraient cueilli. Certainement vous aviezraison quand vous affirmiez qu’ils nous surveillaient depuis ledébut, et ils savaient très bien qu’un de nous manquait à l’appel.Heureusement, ils ne pensaient plus qu’à leur nouveau coup defilet ; voilà pourquoi ç’a été moi, et non les hommes-singes,qui vous ai mis le grappin dessus ce matin. Car j’aime mieux vousdire que nous avons vécu ensuite un horrible cauchemar !Seigneur, vous rappelez-vous le champ de bambous pointus où nousavons trouvé le squelette d’un Américain ? Eh bien ! ilest situé juste au-dessous de la cité des hommes-singes, et c’estlà qu’ils font sauter leurs prisonniers. Je suis sûr que si nousallions y regarder de près, nous découvririons quantitéd’ossements. Sur le rebord de l’escarpement, ils se livrent à unesorte de parade, à toute une cérémonie. L’un après l’autre lespauvres diables doivent sauter ; pour le public le jeuconsiste à regarder s’ils sont mis en pièces avant ou s’ils sontprécipités vivants sur le pal de ces joncs. Ils nous convièrent àce spectacle. Toute la tribu était rangée sur le rebord. QuatreIndiens sautèrent : les joncs les transpercèrent comme desaiguilles une motte de beurre. Rien d’étonnant que les roseauxaient écartelé notre pauvre Américain ! C’était horrible, maispassionnant ! Nous étions tous fascinés quand ils plongeaient,car nous attendions notre tour.

« Eh bien ! notre tour n’est pasvenu. Ils ont conservé six Indiens pour aujourd’hui, du moins à ceque j’ai compris, mais ils nous réservaient la vedette américaine.Challenger pourra peut-être s’en tirer, mais Summerlee et moifigurions sur la liste. Ils s’expriment autant par signes que parparoles, et il n’est pas trop difficile de les comprendre. Alors jeme suis dit que c’était le moment d’intervenir. J’avais vaguementéchafaudé un plan, et en tout cas j’avais quelques idées fortclaires en tête. Tout reposait sur moi, car Summerlee n’était plusbon à rien, et Challenger ne valait guère mieux. La seule foisqu’ils se sont trouvés l’un près de l’autre, ils se sontchamaillés, parce qu’ils ne pouvaient pas tomber d’accord sur laclassification de ces démons à tête rouge qui nous tenaientcaptifs. L’un affirmait qu’ils relevaient du dryopithecus de Java,l’autre soutenait qu’ils appartenaient à la famille despithécanthropes. Des fous, hein ! Des mabouls ! Mais moi,comme je vous l’ai dit, j’avais en tête une ou deux idées utiles.La première était que, sur un terrain ouvert, ces brutes necouraient pas aussi vite qu’un homme : ils ont des jambescourtaudes, arquées et des corps lourds ; Challenger lui-mêmepourrait leur rendre une dizaine de mètres dans un sprint, tandisque vous et moi battrions tous les records. Ma deuxième idée étaitqu’ils ignoraient tout des armes à feu. Je ne crois pas qu’ilsaient réalisé comment j’avais blessé leur camarade. Alors, si nouspouvions récupérer nos fusils, tout changerait.

De bonne heure ce matin donc, je suisintervenu. J’ai assené à mon gardien un direct à l’estomac qui l’aétendu pour le compte, et j’ai piqué ma course jusqu’au fortChallenger. Là je vous ai trouvé, j’ai pris les fusils, et nousvoilà planqués ici en attendant mieux.

– Mais les professeurs ? m’écriai-jeconsterné.

– Eh bien ! il nous reste à retourner leschercher. Je ne pouvais pas les emmener avec moi. Challenger étaitsur son arbre et Summerlee n’aurait pas tenu le coup. La seulechance consistait à récupérer les fusils d’abord et à tenter unsauvetage. Évidemment, ils ont pu entre-temps les massacrer pour sevenger. Je ne pense pas qu’ils toucheront à Challenger, mais je neréponds de rien pour Summerlee. De toute façon, ils l’avaient àleur merci. Voilà pourquoi je ne crois pas que ma fuite ait aggravéla situation. Mais l’honneur nous commande de retourner, de lessauver, ou de voir ce qu’il est advenu d’eux. Donc bébé, prenezvotre courage à deux mains, car avant ce soir nous aurons vaincu oupéri !

J’ai essayé d’imiter ici la manière de parlerde lord Roxton : ses phrases brèves et caustiques, le tonmi-ironique mi-insouciant qu’il prit pour me faire son récit. Maisc’était un chef né. Plus le danger se précisait, plus sadésinvolture se donnait libre cours, il parlait avec une verveendiablée, ses yeux froids brillaient d’une vie ardente, samoustache à la Don Quichotte frétillait d’excitation. Son amour dudanger, son sens dramatique de l’existence, sa conviction qu’unpéril était un sport comme un autre – un match entre vous et ledestin, avec la mort comme enjeu – faisaient de lui un compagnonincomparable pour des moments pareils. Si nous n’avions pas eu àredouter le pire pour nos professeurs, j’aurais participé avec unevraie joie à l’affaire où il m’entraînait. Nous nous levions denotre fourré quand je sentis sa main sur mon bras.

« Sapristi ! fit-il. Lesvoici !

De là où nous nous tenions, nous pouvionsdistinguer une sorte de nef brune, avec des arches de verdure,constituée par des troncs et des branches. Dans cette nef leshommes-singes défilaient l’un derrière l’autre, en tournant la têtede gauche à droite et de droite à gauche tout en trottant. Leursmains touchaient presque le sol. Leur démarche accroupie lesfaisait paraître plus petits, mais ils avaient bien un mètresoixante, avec de longs bras et des torses énormes. La plupartportaient des gourdins. À distance, ils ressemblaient à des êtreshumains très déformés et très velus. Je pus les suivre quelquetemps du regard, puis ils se perdirent dans les broussailles.

– Ce n’est pas pour cette fois ! dit lordJohn qui avait relevé son fusil. Nous ferions mieux d’attendretranquillement qu’ils aient terminé leurs recherches. Ensuite, nousverrons si nous pouvons revenir à leur cité et les frapper au plussensible. Donnons-leur une heure, et nous nous mettrons enroute.

Nous occupâmes nos loisirs en ouvrant uneboîte de conserve et en prenant notre petit déjeuner. Depuis laveille au matin, lord Roxton n’avait mangé que quelques fruits, etil dévora avec l’appétit d’un homme affamé. Puis, nos poches étantbourrées de cartouches, nous partîmes avec un fusil dans chaquemain pour notre opération de sauvetage. Avant de partir, toutefois,nous repérâmes soigneusement notre petite cachette dans les fourréset sa position par rapport au fort Challenger, afin que nouspussions y revenir en cas de besoin. Nous traversâmes lesbroussailles en silence jusqu’aux abords de notre vieux camp. Nousfîmes halte, et lord John m’expliqua son plan.

« Tant que nous sommes au milieu de laforêt, ces bandits nous dominent, me dit-il. Ils peuvent nous voir,et nous, nous ne les voyons pas. Mais en terrain dégagé c’estdifférent. Là nous nous déplaçons plus vite qu’eux. C’est pourquoinous devons nous maintenir le plus possible en terrain ouvert. Lebord du plateau possède moins de gros arbres que l’intérieur desterres. Nous le longerons de près. Marchez lentement, ouvrez vosyeux et tenez prêt votre fusil. Surtout ne vous laissez jamaiscapturer tant qu’il vous restera une cartouche ! Voilà, bébé,mon dernier mot.

Quand nous atteignîmes le rebord del’escarpement, je me penchai et vis notre bon Zambo qui fumaitpaisiblement sur un rocher en dessous de nous. J’aurais donnébeaucoup pour l’alerter et l’informer de notre situation, mais nosvoix auraient pu donner l’alarme. Les bois semblaient regorgerd’hommes-singes ; constamment nous entendions leur bizarrelangage qui résonnait comme un cliquetis. Aussitôt nous plongionsdans le fourré le plus proche et nous restions immobiles jusqu’à ceque tout bruit eût disparu. Autant dire que nous n’avancions quetrès lentement, et ce ne fut qu’au bout de deux heures que jecompris d’après certains mouvements prudents de lord John que nousn’étions pas loin de la cité des hommes-singes. Il me fit signe dem’étendre, de ne pas bouger, et lui-même rampa en avant. Une minuteplus tard, il était de retour ; son visage étaitbouleversé.

– Venez ! dit-il. Venez vite ! Jeprie Dieu pour que nous n’arrivions pas trop tard !

Je me mis à trembler d’excitation nerveusetout en approchant à quatre pattes d’une clairière qui s’ouvraitderrière les buissons.

Alors je vis un spectacle que je n’oublieraijamais avant le jour de ma mort : si singulier, si incroyableque je me demande comment vous le représenter. Dans quelquesannées, pourrais-je croire encore que je l’ai vu ? Dansquelques années… à condition que je sois encore en vie et que jepuisse retrouver le confort du club des Sauvages !

Je suis sûr que tout cela me paraîtra uncauchemar épouvantable, une sorte de délire dû à des fièvres…Pourtant je vais le décrire, puisque j’en ai le souvenir frais, etun homme au moins, celui qui gisait couché dans l’herbe humide àcôté de moi, témoignera que je n’ai pas menti.

Un espace large, bien dégagé, s’étendaitdevant nous sur plusieurs centaines de mètres : rien que dugazon vert et des fougères basses jusqu’au rebord de l’escarpement.Autour de cette clairière, il y avait un demi-cercle d’arbresbourrés branche sur branche de curieuses huttes en feuillage. Qu’onimagine une rouquerie, chaque nid constituant une petite maison.Toutes les ouvertures des huttes et les branches des arbres étaientpeuplées d’une foule compacte d’hommes-singes qui devaient être, vuleur taille, les femelles et les petits de la tribu. De ce tableauils formaient l’arrière-plan, et ils regardaient avec un intérêtpassionné une scène qui nous stupéfia.

Sur la pelouse, près du bord de l’escarpement,plusieurs centaines de ces créatures à poils rouges et longsétaient rassemblées. Il y en avait d’une taille formidable, maistous étaient horribles à regarder. Une certaine discipline régnaitparmi eux, car aucun n’essayait de déborder de la ligne qu’ilsformaient. Devant se tenait un petit groupe d’Indiens aux musclesfrêles et dont la peau était d’un brun tirant sur le rouge ;cette peau luisait au soleil comme du bronze bien astiqué. Un hommeblanc, grand et maigre, était debout à côté d’eux ; il avaitcroisé les bras et baissé la tête ; toute son attitudeexprimait l’horreur et le dégoût. Sans aucun doute, c’était bien lasilhouette anguleuse du Pr Summerlee.

Autour de ce groupe de prisonniers, il y avaitplusieurs hommes-singes qui les gardaient de près et qui rendaienttoute évasion impossible. Puis, nettement à part et tout près durebord de l’escarpement, se détachaient deux créatures, si bizarreset, en d’autres circonstances, si grotesques qu’elles attirèrentmon attention. L’une était notre compagnon le Pr Challenger ;les débris de sa veste pendaient encore à ses épaules, mais sachemise avait été arrachée et sa grande barbe se confondait avec lefouillis noir des poils de sa poitrine ; il avait perdu sonchapeau ; ses cheveux, qui avaient poussé fort longs depuis ledébut de nos aventures, se hérissaient en désordre sur sa tête. Enun seul jour, le produit sensationnel de la civilisation modernes’était métamorphosé en un sauvage de l’Amérique du Sud ! Àson côté se tenait son maître, le roi des hommes-singes. Lord Johnne s’était pas trompé en affirmant que le roi des hommes-singesressemblait au Pr Challenger, avec cette unique différence qu’ilavait la peau rouge : même charpente trapue et massive, mêmesépaules larges, même manière de laisser pendre les bras, même barbefrémissante tombant jusque sur le torse velu. Toutefois, au-dessusdes sourcils, le front bas, oblique et le crâne voûté del’homme-singe contrastaient avec le front haut et le crânemagnifiquement développé de l’Européen. Cela mis à part, le roiétait une caricature du professeur.

Ce spectacle, que je décris bien longuement,se grava dans mon esprit en deux ou trois secondes. Et nous eûmesensuite bien d’autres sujets de réflexion, car une actiondramatique allait se jouer. Deux hommes-singes avaient empoigné unIndien, l’avaient sorti du groupe et conduit sur le rebord del’escarpement. Le roi leva la main : c’était le signal. Ilsprirent l’Indien par les bras et les jambes, le balancèrent à troisreprises avec une violence croissante, puis, de toutes leursforces, ils le lancèrent par-dessus le précipice : ils ymirent tant de force que le pauvre diable dessina une courbe dansles airs avant de commencer à tomber. Toute la foule, sauf lesgardiens, se rua alors vers le rebord de l’escarpement, et unelongue pause de silence absolu s’ensuivit, qu’interrompitbrusquement un hurlement de joie sauvage : tous leshommes-singes se mirent à bondir dans une danse frénétique,levèrent leurs longs bras poilus, jusqu’à ce qu’ils se retirassentdu rebord de l’escarpement pour se reformer en ligne et attendre laprochaine victime.

Cette fois, c’était Summerlee. Deux de sesgardiens le saisirent par les poignets et le tirèrent brutalementsur le devant de la scène. Il chancelait sur ses longues jambesmaigres, tel un poussin qui sort de l’œuf. Challenger s’étaittourné vers le roi et agitait ses mains désespérément, en suppliantque fût épargnée la vie de son camarade. L’homme-singe le repoussarudement et secoua la tête, ce fut là son dernier geste conscientsur cette terre. Le fusil de lord John claqua, le roi s’effondrasur le sol, le sang s’échappait de lui comme d’une vessiecrevée.

– Tirez dans le tas ! Bébé,tirez !

Dans l’âme de l’homme moyen, il y a d’étrangesreplis couleur de sang. Je suis d’une nature tendre, et il m’estarrivé bien des fois d’avoir la larme à l’œil devant un lièvreblessé. Mais là j’étais assoiffé de meurtre. Je me surpris moi-mêmedebout, vidant un chargeur, puis un autre, puis rechargeant unfusil, puis le vidant, puis rechargeant le deuxième, puis tirantencore, tout en criant et riant : je n’étais plus que férocitéet joie de tuer. Avec nos quatre fusils nous fîmes un horriblecarnage. Les deux gardes qui tenaient Summerlee avaient étéabattus, et le professeur vacillait comme un homme ivre, incapablede réaliser qu’il était libre. La foule des hommes-singes couraitdans tous les sens, stupéfaite, cherchant à savoir d’où venaitcette tempête de mort et ce qu’elle signifiait. Ils gesticulaient,hurlaient, trébuchaient sur les cadavres. Enfin, d’un seulmouvement, ils se précipitèrent tous ensemble dans les arbres poury chercher un abri, laissant derrière eux le terrain couvert de jene sais combien de leurs camarades. Les prisonniers demeurèrentseuls au milieu de la clairière.

Le cerveau de Challenger fonctionnait trèsvite : il ne tarda pas à comprendre la situation. Il saisitl’ahuri Summerlee par le bras, et tous deux coururent vers nous.Deux de leurs gardiens bondirent pour les arrêter, mais lord Johnles expédia dans le paradis des hommes-singes. Nous nousprécipitâmes au-devant de nos compagnons et nous leur remîmes àchacun un fusil. Hélas ! Summerlee était à la limite de sesforces ! C’est à peine s’il pouvait se tenir debout. Et déjàles hommes-singes se ressaisissaient : ils redescendaient deleurs arbres, revenaient par les fourrés pour nous couper laretraite. Challenger et moi entraînâmes Summerlee en le soutenantchacun par un coude, tandis que lord John, tirant sans relâche surles enragés qui surgissaient des buissons, couvrait notre retraite.Pendant deux kilomètres, ces brutes nous talonnèrent. Tout de même,ayant appris à connaître notre puissance de feu, ils abandonnèrentla poursuite pour ne plus avoir à affronter le fusil meurtrier delord John. Quand nous regagnâmes le fort Challenger, nous nousretournâmes : nous étions seuls.

Du moins nous le crûmes, mais nous noustrompions. À peine avions-nous refermé la porte épineuse de notrezareba que nous tombâmes dans les bras les uns des autres ;puis haletants et essoufflés, nous nous allongeâmes sur le sol prèsde notre source ; mais nous n’avions pas encore commencé ànous rafraîchir que nous entendîmes des pas et de doux petits crisderrière notre clôture. Lord John se releva d’un bond, prit sonfusil et ouvrit la porte : là, prosternés sur le sol, lesquatre petits Indiens rouges qui avaient survécu au massacrevenaient implorer notre protection ; ils tremblaient depeur ; dans un geste expressif, l’un d’eux désigna du doigtles bois environnants pour nous annoncer qu’ils étaient pleins depérils ; après quoi, il se précipita vers lord John, enlaçases jambes avec ses deux bras, et appuya la tête contre seschevilles.

– Ça alors ! s’exclama lord John entirant sur sa moustache grise avec perplexité. Dites donc…qu’est-ce que nous allons faire de ces gens-là ? Relève-toi,petit bonhomme ! Ôte ta tête de dessus mes bottes !

Summerlee s’était mis sur son séant, et ilbourrait sa vieille pipe de bruyère.

– Nous ne pouvons les chasser, dit-il. Vousnous avez tous tirés des griffes de la mort. Ma parole, vous avezfait du beau travail !

– Du travail admirable ! renchéritChallenger. Admirable ! Non seulement nous en tantqu’individus, mais toute la science européenne prisecollectivement, nous vous devons une immense gratitude pour ce quevous avez fait ! Summerlee et moi-même, je n’hésite pas à ledire, aurions laissé un vide considérable dans l’histoire modernede la zoologie si nous avions disparu ! Notre jeune ami etvous-même vous avez été merveilleux !

Il nous dédia son vieux sourire paternel, maisla science européenne aurait été plutôt surprise si elle avait puvoir l’élu de son cœur et son espoir de demain avec un visage saleet hirsute, un torse nu, des vêtements en lambeaux. Il avait uneboîte de conserve entre ses genoux, et ses doigts tenaient un grosmorceau de mouton froid. L’Indien le regarda, puis, avec un petitcri, il replongea vers le sol et se cramponna à la jambe de lordJohn.

– N’aie pas peur, mon enfant ! dit lordJohn en caressant la tête tressée de l’Indien. Il a du mal àsupporter votre image, Challenger, et, ma foi, je ne m’enscandalise pas ! Tout va bien, petit homme ; c’est aussiun homme, un homme comme toi et moi.

– Réellement, monsieur… protesta leprofesseur.

– Hein ? Vous avez de la chance,Challenger, d’être un tant soit peu hors de l’ordinaire ! Sivous n’aviez pas ressemblé au roi…

– Sur mon honneur, lord John Roxton, vous vouspermettez de grandes libertés !

– Hein ? C’est un fait !

– Je vous prierai, monsieur, de changer desujet. Vos observations sont tout à fait déplacées etincompréhensibles. La question qui se pose est de décider ce quenous allons faire de ces Indiens. Il faut évidemment les escorterchez eux ; encore devons-nous pour cela savoir où ilshabitent.

– Pas de difficultés sur ce point, dis-je. Ilshabitent dans les cavernes qui sont de l’autre côté du laccentral.

– Notre jeune ami sait où ils habitent. Jepense que c’est à une bonne distance ?

– Trente-cinq kilomètres à peu près.

Summerlee poussa un gémissement.

– Pour ma part, je ne pourrai jamais yarriver. D’ailleurs, j’entends ces brutes qui sont encore sur nostraces.

En effet, du fond des bois jaillit le cri deshommes-singes. Les Indiens se relevèrent tout tremblants.

– Il faut partir, et vite ! ordonna lordJohn. Vous, bébé, vous aiderez Summerlee. Les Indiens porteront nosprovisions. Allons, filons avant que nous ne soyonsrepérés !

En moins d’une demi-heure, nous avions gagnénotre refuge parmi les fourrés, et nous nous y dissimulâmes. Toutela journée, nous entendîmes les cris excités deshommes-singes ; ces cris venaient de la direction de notrevieux camp ; mais personne ne nous dépista, et nous passâmesla nuit à dormir profondément : Rouges ou Blancs, nous étionsépuisés. Dans la soirée, j’étais déjà en train de sommeiller quandje me sentis tiré par la manche ; c’était Challenger,agenouillé auprès de moi.

– Vous tenez bien un journal des événements,et vous avez la ferme intention de le publier, n’est-ce pas,monsieur Malone ? me demanda-t-il d’un air solennel.

– Je ne suis ici qu’en qualité de journaliste,répondis-je.

– Très juste ! Vous avez pu entendrequelques observations assez sottes de lord John Roxton, et quiparaissaient conclure à je ne sais quelle… ressemblance ?

– Oui, je les ai entendues.

– Je n’ai nul besoin d’insister surceci : toute publicité faite autour d’une pareille idée… endehors d’un manque évident de sérieux qui réduirait la portée devotre récit, serait considéré par moi comme une offense trèsgrave.

– Je resterai dans les limites de lavérité.

– Les remarques de lord John procèdent souventde la fantaisie la plus haute ; ainsi est-il capabled’attribuer d’absurdes raisons au respect dont témoignent toujoursles races non développées à l’égard du caractère et de la dignité.Vous voyez ce que je veux dire ?

– Très bien !

– Je laisse donc à votre discrétion le soin detraiter cette affaire…

Il s’interrompit, se tut, puisreprit :

« Le roi des hommes-singes étaitd’ailleurs une créature extrêmement distinguée… Une personnalitétrès forte et d’une intelligence supérieure. Vous n’en avez pas étéfrappé ?

– Une créature très remarquable eneffet ! dis-je.

Rassuré, le professeur se recoucha ets’endormit paisiblement.

Chapitre 14Ces conquêtes-là valaient la peine !

Nous avions supposé que les hommes-singesn’avaient pas repéré notre cachette, mais nous ne tardâmes pas àdécouvrir que nous nous étions trompés. Les bois étaientsilencieux, pas une feuille ne remuait sur les arbres, la paixsemblait nous envelopper ; il est extravagant que l’expériencene nous ait pas incités à nous méfier davantage de la ruse et de lapatiente ténacité de ces créatures qui savaient guetter et attendreleur chance. J’ignore tout du destin qui m’est réservé, cependantje suis sûr que je ne me trouverai jamais plus près de la mort queje ne le fus ce matin-là. Je vais vous conter les choses par lemenu et dans l’ordre.

Après toutes nos émotions de la veille, nousnous réveillâmes très fatigués. Summerlee était encore si faibleque pour tenir debout il devait faire effort ; mais ce vieilhomme possédait une sorte de courage acidulé qui lui interdisaitd’admettre la défaite. Nous nous réunîmes en conseil, et il futdécidé d’un commun accord que nous attendrions tranquillement àl’endroit où nous nous trouvions, que nous prendrions un copieuxpetit déjeuner dont nous avions tous grand besoin, puis que nousnous mettrions en route vers le lac central que nous contournerionspour accéder aux cavernes où les Indiens, selon mes observations,habitaient. Nous nous basions sur la promesse que nous avaientfaite les Indiens que nous avions sauvés : leurs compatriotesnous réserveraient un accueil chaleureux. Ensuite, notre mission setrouvant accomplie puisque nous serions entrés en possession detous les secrets de la Terre de Maple White, nous nouspréoccuperions de découvrir le moyen de quitter le plateau et derentrer dans le monde civilisé. Challenger lui-même convint quenous avions fait tout ce qui était possible, et que notre premierdevoir consistait à rapporter à la science moderne les étonnantesdécouvertes que nous avions accumulées.

Nous eûmes alors le loisir de considérer d’unpeu plus près les Indiens qui nous accompagnaient. C’étaient deshommes petits, secs, nerveux, actifs, bien bâtis, dont les cheveuxnoirs et plats étaient réunis derrière la tête par un chignon tenupar une lanière de cuir ; leurs pagnes aussi étaient en cuir.Ils avaient un visage imberbe, bien dessiné et ouvert. Leursoreilles avaient le lobe qui pendait, ensanglanté et déchiré :sans doute avait-il été percé pour porter des bijoux que leursravisseurs avaient arrachés. Ils s’exprimaient dans une langueincompréhensible pour nous mais ils parlaient beaucoup ; ilsse désignaient les uns les autres en prononçant le mot :« Accala » ; nous en inférâmes qu’il s’agissait dunom de leur nation. De temps à autre, leurs figures se révulsaientsous l’effet de la terreur et de la haine, ils agitaient leurs brasen direction des bois, et ils criaient : « Doda !Doda ! ». C’était sûrement ainsi qu’ils appelaient leursennemis.

– Qu’est-ce que vous pensez d’eux ?demanda au Pr Challenger lord John Roxton. Pour moi, une chose estclaire : le petit bonhomme qui a la tête rasée est un chef deleurs tribus.

Il était en effet patent que cet homme avaitun rang à part, et que les autres ne s’adressaient à lui qu’avecles marques d’un profond respect. Il semblait le plus jeune ;et pourtant il était si fier, si indépendant que, lorsqueChallenger posa sa grande main sur sa tête, il sursauta et piaffacomme un pur-sang éperonné, ses yeux lancèrent des éclairs et ils’éloigna du professeur ; à quelques pas il plaça sa main sursa poitrine et, fort dignement, prononça plusieurs fois lemot : « Mare-tas ». Le professeur, sans se laisserdémonter, s’empara de l’Indien le plus proche par l’épaule etcommença une conférence à son sujet comme s’il se trouvait dans unamphithéâtre universitaire.

– Le type de cette race, dit-il d’une voixsonore, ne peut pas être considéré comme inférieur à en juger parsa capacité crânienne, son angle facial, etc. Au contraire, nousdevons le placer sur l’échelle bien plus haut que nombre de tribussud-américaines que je pourrais mentionner. L’évolution d’une tellerace en cet endroit ne s’explique par aucune supposition normale.De même il existe un fossé béant entre ces hommes-singes et lesanimaux primitifs qui ont survécu sur ce plateau. Il est impossiblede croire qu’ils auraient pu se développer là où nous les avonsdécouverts.

– Alors, d’où diable sont-ils tombés ?demanda lord John.

– Question qui donnera sans doute lieu àd’âpres discussions chez les savants des deux hémisphères !répondit le professeur. L’idée personnelle que je me fais de lasituation… pour autant que cette idée soit valable, ajouta-t-il enbombant le torse et en jetant à la ronde des regards insolents, estque l’évolution a abouti, compte tenu des conditions particulièresde ce pays, au stade vertébré, et que les vieux types ont survécuet ont coexisté avec les nouveaux. C’est ainsi que nous trouvonsdes animaux aussi modernes que le tapir (animal qui possède unpedigree très long), le grand cerf et le fourmilier, en compagniedes formes reptiliennes de type jurassique. Jusqu’ici c’est clair.Maintenant, voici les hommes-singes, et voici les Indiens. Que peutpenser l’esprit scientifique de leur présence ? Je ne peux pasenvisager deux hypothèses ; une me suffit ; ils ontenvahi le plateau. Il est probable qu’il existait dans l’Amériquedu Sud un singe anthropoïde qui autrefois s’est frayé un cheminjusqu’ici et qu’il s’est développé sous la forme des créatures quenous avons vues, et dont quelques-unes (il me regarda fixement)étaient d’un aspect et d’une taille qui, accompagnés d’uneintelligence correspondante, auraient fait honneur, je n’hésite pasà le dire, à n’importe quelle race humaine vivante. Quant auxIndiens, je suis persuadé qu’ils sont des immigrants récemmentvenus d’en bas. Sous la nécessité de la famine ou dans des buts deconquête, ils sont arrivés sur le plateau. Devant les férocescréatures qu’ils n’avaient jamais vues auparavant, ils se sontréfugiés dans des cavernes telles que les a décrites notre jeuneami, mais ils ont dû livrer de durs combats pour tenir le payscontre les bêtes sauvages, et spécialement contre les hommes-singesqui les ont considérés comme des intrus et qui ont dès lors engagécontre eux une guerre sans merci, avec une intelligence rusée quifait défaut à de plus grosses bêtes. D’où le fait qu’ils ne sontpas très nombreux. Hé bien ! messieurs, l’énigme est-ellerésolue ? ou y a-t-il encore quelque point à éclaircir pourvotre gouverne ?

Une fois n’est pas coutume : le PrSummerlee était trop épuisé pour discuter ; ce qui nel’empêcha pas toutefois de secouer énergiquement la tête pourmanifester son désaccord total. Lord John murmura que, n’ayant pasla classe suffisante et ne faisant pas le poids, il n’avait pas àargumenter. Quant à moi, je me cantonnai dans mon rôle habituel,c’est-à-dire ramener mes compagnons sur la terre par une remarqueprosaïque ; je déclarai que l’un des Indiens étaitmanquant.

– Il est allé chercher de l’eau, répondit lordJohn. Nous lui avons donné une boîte de conserve vide et il estparti.

– Vers le fort Challenger ?demandai-je.

– Non, au ruisseau. Dans les arbres, toutprès. Il n’y a pas plus de deux cents mètres. Mais il prend toutson temps, voilà tout !

– Je vais voir ce qu’il devient, dis-je.

Je pris mon fusil et marchai sans me hâterdans la direction du ruisseau. Il peut vous paraître surprenant quej’aie quitté le refuge de notre accueillant fourré ; maisrappelez-vous, s’il vous plaît, que nous étions à plusieurskilomètres de la cité des hommes-singes, que nous n’avions aucuneraison de supposer qu’ils avaient découvert notre retraite, etqu’avec un fusil en main je n’avais pas peur d’eux. Je neconnaissais pas encore toute leur ruse et toute leur force.

Quelque part devant moi, le ruisseaugazouillait, mais entre lui et moi il y avait un fouillis d’arbreset d’arbustes. Je m’y aventurai et, juste à un endroit que de leurcachette mes compagnons ne pouvaient pas apercevoir, je remarquaiune sorte de paquet rouge parmi les buissons. Je m’approchai :c’était le corps de l’Indien manquant. Il était couché sur leflanc, ses membres étaient tirés vers le haut, et sa tête faisaitavec le corps un angle tout à fait bizarre ; il donnaitl’impression de regarder droit par-dessus son dos. Je poussai uncri pour alerter mes camarades, et je me penchai au-dessus ducadavre. Sûrement mon ange gardien me protégeait ! Est-ce unepeur instinctive ou un bruissement léger dans les feuilles qui mefit lever les yeux en l’air ? Toujours est-il que du grandfeuillage épais qui pendait au-dessus de ma tête, je vis descendredeux longs bras musclés, couverts de poils rouges. Une demi-secondeplus tard, et ces deux mains énormes m’auraient serré la gorge. Jefis un saut en arrière ; mais malgré ma promptitude, ces mainsfurent encore plus promptes. Mon saut les empêcha de m’étreindrepour un coup mortel, mais l’une d’elles m’empoigna par la nuque etl’autre par le menton. Je levai les mains pour protéger magorge ; une patte gigantesque s’en empara. Tiré légèrementau-dessus du sol, je sentis une pression intolérable qui ramenaitma tête en arrière, toujours plus en arrière, jusqu’à ce quel’effort sur la première vertèbre cervicale fût trop violent pourque je pusse le supporter. Tout tourna autour de moi, mais j’eus laforce de tirer sur la main qui emprisonnait les miennes et del’ôter de mon menton. Je regardai en l’air et je vis un visagehorrible, avec des yeux bleu clair, inexorables, qui plongeaientdans les miens. Il y avait dans ce regard terrible une forcehypnotique qui m’interdisait de lutter plus longtemps. Quandl’animal sentit que je m’amollissais sous sa prise, deux caninesblanches brillèrent sur chaque côté de sa bouche hideuse, et sonétreinte se resserra sur mon menton, le forçant à remonter enarrière… Un brouillard mince, opalin, se forma devant mes yeux, etj’entendis des clochettes tinter dans mes oreilles. À demi évanoui,je discernai pourtant un coup de fusil ; alors j’eus à peineconscience que je retombais lourdement sur le sol ; j’ydemeurai immobile, sans connaissance.

Je repris mes sens sur l’herbe, au milieu desfourrés qui nous servaient de refuge ; j’étais couché sur ledos ; quelqu’un avait été chercher de l’eau au ruisseau, etlord John m’en aspergeait la tête, tandis que Challenger etSummerlee me soutenaient ; leurs visages étaient dévorésd’anxiété. Pendant un moment, ils consentirent à n’être que deshommes, à laisser tomber leurs masques de savants. C’était le chocqui m’avait étourdi plutôt qu’une véritable blessure, car au boutd’une demi-heure, en dépit d’une migraine et d’un torticolis,j’étais de nouveau assis et disposé à faire n’importe quoi.

– Mais là, bébé, il s’en est fallu d’uncheveu ! dit lord John. Quand je vous ai entendu crier, j’aicouru, j’ai vu votre tête à demi tordue, et vos chaussures quigigotaient en l’air. Alors j’ai bien cru que vous étiez mort !J’ai manqué votre singe dans ma précipitation, mais il vous alaissé retomber et il a filé comme un zèbre. Ah ! si j’avaiscinquante hommes avec des fusils ! Je débarrasserais laclairière de cette bande infernale, et je laisserais le pays un peuplus en paix que nous ne l’avons trouvé !

Quoi qu’il en fût, il était certain que leshommes-singes nous avaient découverts, et qu’ils nous épiaient detous côtés. Nous n’avions pas grand-chose à craindre d’eux pendantle jour, mais la nuit ils nous attaqueraient sûrement. Donc plustôt nous nous éloignerions, et mieux nous nous sentirions ensécurité. Sur trois côtés autour de nous la forêt multipliait sesembuscades. Mais le quatrième côté, qui descendait en pente doucevers le lac central, n’était garni que de broussailles ; iln’y avait que peu d’arbres, et séparés en tout cas par plusieursclairières. C’était en fait la route que j’avais prise au cours demon exploration militaire : elle nous conduisait droit versles cavernes des Indiens ; nous n’avions donc qu’à lasuivre.

À notre grand regret, nous tournâmes le dos aufort Challenger ; nous en étions fâchés non seulement à causedes provisions dont il était pourvu, mais parce que nous perdionsainsi le contact avec Zambo. Toutefois nous étions munis decartouches, nous avions nos fusils, et pendant un certain tempsnous pourrions vivre sur des conserves. D’ailleurs nous espérionsrevenir bientôt et rétablir notre communication avec Zambo. Il nousavait loyalement promis de rester au pied du piton rocheux, et noussavions qu’il tiendrait parole.

Ce fut au début de l’après-midi que nous nousmîmes en marche. Le jeune chef avait pris la tête pour nous servirde guide, mais il s’était refusé avec indignation à porter lemoindre fardeau. Derrière lui venaient les deux autres Indienschargés de nos richesses. Nous quatre, les Blancs, marchions enfile, le fusil armé à la main, et prêts à intervenir. Quand nouspartîmes, des bois jusqu’ici silencieux s’éleva un long hurlementderrière nous : les hommes-singes manifestaient ainsi leurtriomphe, ou leur mépris, devant notre fuite. En regardant dans lesarbres, nous n’aperçûmes que des branches et des feuilles, mais, àn’en pas douter, derrière cet écran se dissimulait toute une arméehostile. Nous ne fûmes l’objet d’aucune poursuite, cependant, etnous nous trouvâmes bientôt à ciel découvert, hors de leurpouvoir.

Tout en marchant en queue de notre cortège, jene pouvais m’empêcher de sourire à la vue de mes trois compagnons.L’Angleterre ne possédait certainement pas de chemineaux plusloqueteux ! Il n’y avait pourtant qu’une semaine que nousétions arrivés sur le plateau ; mais tous nos vêtements etnotre linge de réserve étaient demeurés dans le camp d’en bas. Etcette semaine-là avait été exceptionnellement pénible, fertile enaventures ! Moi, par chance, j’avais échappé auxhommes-singes ; tandis que dans cette bagarre mes camaradesavaient perdu entre autres choses leurs chapeaux, qu’ils avaientremplacés par des mouchoirs noués autour de leurs têtes, et leursvisages mal rasés étaient méconnaissables. Summerlee et Challengerboitaient. Je traînais les pieds, car j’étais encore mal remis dema chute du matin, et j’avais le cou raide comme une planche. Nousformions vraiment une triste équipe, et je n’avais pas lieu d’êtresurpris des regards horrifiés ou étonnés qu’échangeaient parfoisles Indiens en nous regardant.

Tard dans l’après-midi, nous parvînmes au borddu lac. Quand nous émergeâmes des buissons et que nous aperçûmes lanappe d’eau qui s’étendait devant nous, les Indiens poussèrent uncri de joie et tendirent les bras devant eux. Le paysage étaitvraiment magnifique. Balayant toute la surface argentée, une grandeflotte de canoës se dirigeait droit vers le rivage où nous noustrouvions. Ils étaient encore à quelques kilomètres quand nous lesdistinguâmes, mais ils avançaient avec une rapidité extraordinaire,et bientôt les rameurs furent en mesure de nous repérer.Immédiatement un formidable cri de joie s’éleva des embarcations,les indigènes se mettaient debout, agitaient leurs pagaies et leurslances ; ce fut un moment de vrai délire collectif. Puis ilsse courbèrent de nouveau pour reprendre leur tâche, et les canoësfoncèrent sur l’eau pour s’échouer sur le sable en pente. LesIndiens sautèrent alors à terre et coururent se prosterner devantleur jeune chef. Ils s’époumonaient à manifester leur allégresse.Finalement un homme âgé se précipita pour embrasser le plustendrement du monde le jeune garçon que nous avions sauvé. Cevieillard portait un collier et un bracelet confectionnés tous deuxde gros grains de cristal lumineux ; sur ses épaules étaitnouée la peau mouchetée, couleur d’ambre, d’un très bel animal. Ilnous regarda et posa quelques questions ; sur les réponses quilui furent faites, il s’avança vers nous avec une dignité pleine denoblesse et nous embrassa les uns après les autres. Puis il donnaun ordre, et toute la tribu se prosterna devant nous pour nousrendre hommage. Personnellement, je me sentais intimidé et mal àl’aise devant une telle adoration obséquieuse ; je lus dessentiments analogues sur les visages de lord John et deSummerlee ; mais Challenger s’épanouit comme une rose ausoleil.

– Ce sont peut-être des hommes non développés,nous dit-il en pointant la barbe en avant, mais leur comportementen face d’hommes supérieurs pourrait servir de leçon à quelques-unsde nos Européens si avancés. Les instincts de l’homme naturel sontdécidément aussi corrects que bizarres !

Il nous apparut que les indigènes étaient surle sentier de la guerre, car chacun était armé d’une lance (un longbambou terminé par un os pointu), d’un arc et de flèches, plusd’une sorte de gourdin ou de hache de pierre qui pendait à soncôté. Ils regardaient avec colère les bois d’où nous étions venus,et ils répétaient sans cesse le mot : « Doda ».C’était là certainement une troupe de renfort destinée à sauver ouà venger le fils du vieux chef, car tout laissait supposer que lejeune homme était le fils du vieillard qui régnait sur la tribu.Celle-ci tint conseil aussitôt, tout entière assise en cercle. Nousregardions ces Indiens en essayant de suivre leurs débats. Deux outrois guerriers parlèrent, puis notre jeune ami improvisa uneharangue enflammée, avec de telles intonations et de tels gestesque nous le comprîmes aussi facilement que s’il s’était exprimédans notre langue.

– Pourquoi retourner là-bas ? dit-il.Parce que tôt ou tard il faudra que la chose soit faite. Voscamarades ont été assassinés. Qu’importe que je sois revenu sain etsauf ! Les autres ont été tués. Il n’existe de sécurité pouraucun de nous. Nous sommes réunis ici et prêts…

Il nous désigna éloquemment :

– Ces étrangers sont nos amis. Ce sont degrands soldats, et ils haïssent les hommes-singes autant que nous.Ils commandent au tonnerre et à la foudre. Quand aurons-nous doncune meilleure chance ? Allons-y, et sachons mourir tout desuite ou vivre pour un avenir paisible. Autrement, commentreverrions-nous nos femmes sans rougir ?

Les petits guerriers étaient suspendus auxparoles de l’orateur. Quand il eut fini, ils éclatèrent enapplaudissements et agitèrent leurs armes. Le vieux chef s’approchaet nous posa plusieurs questions en désignant lui aussi les bois.Lord John lui fit signe qu’il devait attendre une réponse et setourna vers nous.

– Bon ! Maintenant, à vous de dire ce quevous voulez faire, expliqua-t-il. Pour ma part, j’ai une deuxièmemi-temps à jouer avec cette bande de singes, et si cette partie setermine par la disparition d’une race sur la terre, je ne vois pasce que la terre aurait à y perdre. Je vais donc accompagner nospetits camarades au visage rouge et je veux les voir dans labagarre. Qu’est-ce que vous en dites, bébé ?

– Moi aussi, je viens,naturellement !

– Et vous, Challenger ?

– Bien entendu, je collabore !

– Et vous, Summerlee ?

– Il me semble que nous dérivons grandement dubut de cette expédition, lord John ! Je vous assure quelorsque j’ai quitté ma chaire de professeur à Londres, je nepensais pas du tout que ce serait pour me mettre à la tête d’unraid de sauvages contre une colonie de singesanthropoïdes !

– Nous arrivons à la question de base, ditlord John en souriant. Mais il nous faut l’affronter. Quedécidez-vous ?

– Je pense que c’est là une entreprise plusque discutable, répondit Summerlee, toujours prêt à argumenter.Mais si vous vous y enrôlez tous, je ne vois pas très bien commentje ne vous suivrais pas.

– C’est donc décidé, dit lord John, qui seretourna vers le chef en faisant claquer son fusil.

Le vieillard serra nos mains, tandis que seshommes applaudissaient de toutes leurs forces. Il était trop tardpour marcher sur la cité des hommes-singes, aussi les Indiensaménagèrent-ils un bivouac de fortune. De tous côtés les feuxs’allumèrent et fumèrent. Quelques indigènes avaient disparu dansla jungle et revinrent en poussant devant eux un jeune iguanodon.Comme les autres il avait sur l’épaule un enduit de goudron et cefut seulement quand nous vîmes l’un des Indiens s’avancer avec unair de propriétaire pour donner son consentement à la mise à mortde cette bête que nous réalisâmes que ces grands animaux étaientpropriété privée tout comme un troupeau de bœufs, et que ces signesqui nous avaient tant intrigués représentaient la marque dupropriétaire. Inoffensifs, nonchalants, végétariens, avec leursgrands membres et leur minuscule cervelle, ils pouvaient êtregardés et menés par des enfants. En quelques minutes la grosse bêtefut dépecée, et de grands quartiers de sa chair furent aussitôtsuspendus devant les feux de camp qui cuisaient déjà une quantitéde poissons éperonnés dans le lac à coups de lance.

Summerlee s’était étendu sur le sable etdormait. Nous autres, nous vagabondions autour du lac pour chercherà en savoir davantage sur ce pays étrange. Deux fois nous trouvâmesdes fosses d’argile bleue, semblables à celles que nous avions déjàvues dans le marais aux ptérodactyles : d’anciens orificesvolcaniques qui, Dieu sait pourquoi, excitèrent beaucoup lacuriosité de lord John. Ce qui passionna Challenger, ce fut ungeyser de boue qui bouillonnait, glougloutait, et sur la surfaceduquel un gaz bizarre formait de grosses bulles qui crevaient. Illança dedans un roseau creux et cria de ravissement comme unécolier quand, en le touchant d’une allumette enflammée, ildéclencha une explosion et une flamme bleue à proximité du roseau.Et sa joie ne connut plus de bornes quand, ayant ajusté au bout duroseau une vessie de cuir qui se remplit de gaz, il l’expédia dansles airs.

– Un gaz inflammable, et qui estremarquablement plus léger que l’atmosphère. J’ose dire qu’ilcontient une proportion considérable d’hydrogène libre. Lesressources de G. E. C. ne sont pas encore épuisées, mon jeuneami ! Je vous démontrerai encore comment un grand cerveaudiscipline toute la nature à son service.

Il faisait allusion à une idée qui lui étaitvenue, mais il ne voulut pas nous en dire davantage.

Rien ne nous sembla plus merveilleux que cettegrande nappe d’eau devant nous. Notre nombre et notre bruit avaienteffrayé toutes les créatures vivantes et, à l’exception de quelquesptérodactyles qui dessinaient des cercles loin au-dessus de nous,tout était calme autour du campement. Mais ce calme ne seretrouvait pas sur les eaux roses du lac central, ellesfrémissaient, elles se soulevaient comme sous l’effet d’une viepersonnelle. De grandes échines couleur d’ardoise et des aileronsen dents de scie apparaissaient avec une frange argentée, puisroulaient à nouveau vers les grandes profondeurs. Au loin les bancsde sable étaient tachetés de formes rampantes : grossestortues, sauriens bizarres, et même une grande bête, plate comme untapis-brosse qui aurait palpité et noire avec une peau grasse, quenous vîmes couler lentement vers le lac. Ici et là, des serpentsprojetaient leurs têtes hors de l’eau, dessinaient un petit collierd’écume devant eux et un long sillage incurvé derrière : ilsse soulevaient, ils ondulaient aussi gracieusement que des cols decygnes. Il fallut que l’un de ces animaux vînt se tordre sur l’undes bancs de sable proches de nous, exposant ainsi son corps enforme de barrique et d’immenses nageoires derrière son cou deserpent, pour que Challenger et Summerlee, qui nous avaientrejoints, explosassent un duo admiratif :

– Le plésiosaure ! Un plésiosaure d’eaudouce ! s’écria Summerlee. Dire que j’aurai vécu assez pourvoir cela ! Nous sommes bénis, mon cher Challenger, bénisentre tous les zoologues depuis que le monde est monde !

Nos savants ne s’arrachèrent à lacontemplation de ce lac primeval que lorsque la nuit fut tombée etque les feux de nos alliés furent autant de taches rouges dansl’ombre. Au sein de cette obscurité, nous entendions de temps àautre les ébrouements et les plongeons de grands animaux.

Dès les premières lueurs de l’aube, le campfut levé et nous nous ébranlâmes pour notre mémorable expédition.J’avais souvent rêvé d’être un jour correspondant de guerre ;mais dans mes songes les plus audacieux, aurais-je pu concevoir lanature de la campagne à laquelle j’allais aujourd’huiparticiper ? Voici donc mon premier reportage écrit d’un champde bataille.

Notre troupe avait été renforcée pendant lanuit par une réserve fraîche d’indigènes venus des cavernes :nous fûmes bien cinq cents à prendre le départ. Une avant-garded’éclaireurs précédait une forte colonne qui progressaméthodiquement à travers les broussailles jusqu’aux abords de laforêt. Là, les guerriers s’étendirent en ligne ; les lanciersalternaient avec les archers. Roxton et Summerlee prirent positionsur le flanc droit, Challenger et moi sur le flanc gauche. C’étaitune armée de l’âge de pierre accompagnée au combat par les derniersperfectionnements de l’industrie de guerre de Saint James Street etdu Strand.

Notre ennemi ne se fit pas attendre longtemps.Une clameur sauvage, aiguë, s’éleva de la lisière de la forêt. Toutà coup une brigade d’hommes-singes s’élança avec des pierres et desgourdins pour enfoncer le centre de la ligne indienne. C’était uneopération courageuse, mais téméraire, car les hommes-singesn’avancent pas vite sur leurs jambes arquées. Leurs adversaires serévélèrent au contraire agiles comme des chats. Nous fûmeshorrifiés à la vue de ces brutes féroces, l’écume aux lèvres et larage dans les yeux, manquant constamment leurs ennemis, et sefaisant transpercer les uns après les autres par des flèches bienajustées. Un grand homme-singe passa près de moi en hurlant dedouleur : il avait bien une douzaine de flèches fichées entreses côtes. Par pitié je lui décochai une balle dans le ventre et ils’écroula parmi les aloès. Mais ce fut le seul coup de feu, carl’attaque avait été dirigée contre le centre de la ligne, et lesIndiens n’eurent pas besoin de nous pour la repousser. De tous lesassaillants qui s’étaient rués sur le terrain découvert, je n’envis pas un seul regagner son camp.

Mais l’affaire se corsa quand nous avançâmessous les arbres. Pendant une heure au moins un combat farouchedéveloppa ses actions diverses, et nous fûmes sur le point d’êtresdébordés. Les hommes-singes surgissaient des fourrés avec de grosgourdins, qu’ils cassaient sur le dos des Indiens ; souventils en mirent trois ou quatre hors de combat avant de pouvoir êtretranspercés à la lance. Ils assenaient des coups terribles, lefusil de Summerlee vola en éclats, et l’instant d’après ç’auraitété son crâne, si un Indien n’avait poignardé la bête en pleincœur. D’autres hommes-singes juchés dans les arbres, nous lançaientdes pierres et des grumes ; parfois ils tombaient parmi nosrangs et se battaient avec fureur jusqu’à la mort. À un momentdonné, nos alliés reculèrent sous la pression formidable deshommes-singes ; si nos fusils n’étaient pas entrés dans ladanse, ils auraient été reconduits jusque chez eux !Heureusement, nous étions là. Il serait injuste de ne pasmentionner le courage du vieux chef, qui rallia ses hommes et lesfit repartir à l’assaut avec une telle impétuosité qu’à leur tourles hommes-singes commencèrent à plier. Summerlee était sans armes,mais je vidais mes chargeurs aussi vite que je le pouvais, et surl’autre flanc nous entendions tirer nos camarades. Puis déferla lapanique, et la défense des hommes-singes s’effondra. Criant,hurlant, ces grands animaux s’éparpillèrent dans toutes lesdirections, tandis que nos alliés manifestaient leur joie par desclameurs d’une violence égale et leur faisaient la chasse. Toutesles inimitiés remontant à d’innombrables générations, toutes leshaines et les cruautés de leur histoire limitée, tous les souvenirsdes mauvais traitements et des persécutions furent purgés cejour-là. Enfin l’homme triomphait, et la bête-homme recevait letraitement qu’elle méritait. Les fuyards étaient trop lents pouréchapper aux sauvages ; de chaque coin des bois jaillissaientdes cris excités, des sifflements de flèches, et le bruit mat descorps qui tombaient des arbres.

J’allais suivre nos alliés quand lord John etSummerlee me rejoignirent.

– Terminé ! dit lord John. Je pense quenous pouvons leur laisser le soin de nettoyer le terrain conquis.Peut-être que moins nous en verrons, et mieux nous dormirons.

Les yeux de Challenger étincelaient d’unappétit de meurtre.

– Nous avons été privilégiés ! cria-t-ilen se pavanant comme un coq de combat. Songez qu’il nous a étédonné d’assister à l’une des batailles décisives les plus typiquesde l’Histoire, de ces batailles qui déterminent le destin d’unmonde. Qu’est-ce que c’est, mes amis, que la conquête d’une nationpar une autre nation ? Rien d’important. Une conquête sanssignification : toutes ces conquêtes-là aboutissent aux mêmesrésultats ! Mais ces batailles féroces, par exemple celles oùà l’aurore des âges les hommes des cavernes se sont maintenus surla terre contre les grands fauves, ou encore celles au coursdesquelles l’éléphant a trouvé son maître, voilà les vraiesconquêtes, voilà les victoires qui comptent ! Par un étrangedétour du destin, nous avons assisté à l’une de ces luttes, et nousavons aidé à la décision. Désormais, sur ce plateau, l’avenirappartient à l’homme !

Il fallait avoir une foi robuste dans la fin,pour trouver justifiés les moyens employés ! Quand noustraversâmes les bois, nous découvrîmes des hommes-singes mis en taset transpercés de lances et de flèches : c’était pour marquerles lieux où les anthropoïdes avaient vendu leur vie le pluschèrement. Devant nous retentissaient toujours les cris et leshurlements qui montraient dans quelle direction s’était engagée lapoursuite. Les hommes-singes avaient été refoulés dans leurcité ; là ils avaient tenté une suprême résistance qui avaitété brisée ; nous assistâmes à la tragique apothéose de lavictoire des Indiens.

Quatre-vingts ou cent mâles, les dernierssurvivants, avaient été conduits à la petite clairière qui bordaitl’escarpement, à l’endroit même où deux jours plus tôt nous avionsréussi notre exploit. Quand nous arrivâmes, les lanciers indienss’étaient formés en demi-cercle autour d’eux : en une minutetout fut fini. Une quarantaine d’hommes-singes moururent sur place.Les autres, râlant de terreur, furent précipités dans le vide et sebrisèrent les os sur les bambous deux cents mètres plus bas,supplice qu’ils avaient infligé à leurs propres prisonniers.Challenger l’avait dit ; le règne de l’homme était assuré pourtoujours sur la Terre de Maple White !… La cité deshommes-singes fut détruite, les mâles furent exterminés jusqu’audernier, les femelles et les petits furent emmenés enesclavage ; la longue rivalité qui durait depuis des siècleset dont l’histoire n’avait jamais été contée venait d’êtrecouronnée de sa fin sanglante.

À nous-mêmes, la victoire apporta beaucoupd’avantages. De nouveau nous pûmes nous transporter au fortChallenger et récupérer nos provisions. Et nous rentrâmes encommunication avec Zambo, encore terrifié par le spectacle d’uneavalanche d’hommes-singes tombant de l’escarpement.

– Partez, Massas ! nous cria-t-il lesyeux hors de la tête. Partez, sinon le diable vousattrapera !

– C’est la voix de la sagesse, assuraSummerlee. Nous avons eu suffisamment d’aventures qui neconviennent ni à notre caractère, ni à notre situation. Je m’entiens à votre parole, Challenger. À partir de maintenant, vousallez concentrer toute votre énergie à une seule tâche : nouspermettre de sortir de ce pays horrible afin que nous puissionsréintégrer la civilisation.

Chapitre 15Nos yeux ont vu de grandes merveilles

J’écris ceci au jour le jour, mais j’espèrepouvoir vous annoncer, avant la fin, que la lumière luit dans nosténèbres. Nous sommes retenus ici parce que nous n’avons pas encoretrouvé le moyen de nous évader, et notre irritation va grandissant.Pourtant j’imagine aussi qu’un jour viendra où nous serons heureuxd’avoir été retenus contre notre volonté, parce que nous aurons vud’un peu plus près les merveilles de ce singulier pays, ainsi queles créatures qui l’habitent.

La victoire des Indiens et l’anéantissementdes hommes-singes ont été dans notre jeu des atouts décisifs. Àpartir de ce jour, nous avons été réellement les maîtres duplateau, les indigènes nous considéraient avec un mélange defrayeur et de reconnaissance puisque nous les avions aidés, par unepuissance mystérieuse, à se débarrasser de leurs ennemishéréditaires. Sur le plan de leur propre paix, ils auraient été,sans doute, ravis de voir partir des gens aussi formidables etaussi terribles. Mais ils se gardaient bien de nous suggérer unmoyen pour quitter le plateau et atteindre la plaine au-dessous. Ily avait eu, pour autant que nous pouvions comprendre leurs signes,un tunnel par où l’accès avait été possible, c’était celui que nousavions vu bouché. Par cette voie à travers les rochers, leshommes-singes et les Indiens avaient à différentes reprises atteintle plateau. Maple White et son compagnon l’avaient égalementempruntée. Mais l’année précédente il s’était produit un terribletremblement de terre : la partie supérieure du tunnel avaitété ensevelie par un éboulement qui l’avait complètement submergée.Les Indiens ne savaient que secouer la tête et hausser les épaulesquand nous leur indiquions par signes que nous voulions descendre.Peut-être ne pouvaient-ils pas nous aider, mais assurément ils n’ytenaient pas.

À l’issue de la campagne contre leshommes-singes, les vaincus survivants furent menés par le plateau(leurs gémissements avaient été horribles à entendre) jusqu’auprèsdes cavernes des Indiens. Ils serviraient de bêtes de somme à leursnouveaux maîtres. C’était en quelque sorte une version rude etprimitive de la captivité des Juifs à Babylone ou des Israélites enÉgypte. La nuit, nous entendions les plaintes qu’ils poussaientsous les bois : invinciblement, nous pensions à quelqueÉzéchiel se lamentant sur la grandeur perdue et évoquant la gloirepassée de la cité des hommes-singes. Des bûcherons, des porteursd’eau, voilà le destin qui leur serait dorénavant réservé.

Deux jours après la bataille, nous avionsretraversé le plateau avec nos alliés, et établi notre camp au pieddes escarpements qu’ils habitaient. Ils auraient volontiers partagéleurs cavernes avec nous, mais lord John s’y refusa, il considéraitque nous serions entièrement en leur pouvoir, et comment dès lorsnous garantir contre d’éventuelles dispositions traîtresses ?Nous conservâmes donc notre indépendance, en tenant nos armesprêtes sans pour cela porter atteinte au caractère amical de nosrapports. Nous visitions régulièrement leurs cavernes, très biendisposées, et nous étions incapables d’y déterminer la part del’homme et celle de la nature. Elles reposaient toutes sur uneseule strate creusée sur un roc tendre, intermédiaire entre lebasalte volcanique dont était constituée la partie supérieure del’escarpement et le dur granit du dessous.

Les ouvertures étaient situées à trente mètresà peu près au-dessus du sol, on y accédait par de longs escaliersde pierres, suffisamment étroits et raides pour qu’aucune grossebête ne pût s’y engager. À l’intérieur, il faisait chaud etsec ; les cavernes se décomposaient en couloirs droits delongueur variable sur le flanc de l’escarpement ; leurs mursgris étaient décorés de très bons dessins au charbon de bois, quireprésentaient les divers animaux habitant le plateau. Si toutesles créatures vivantes étaient un jour supprimées de ce pays,l’explorateur découvrirait sur les murs de copieux témoignages surla faune extraordinaire (dinosaures, iguanodons, lézards de mer)qui aurait vécu tout récemment encore sur la terre.

Depuis que nous avions appris que les grosiguanodons étaient des troupeaux apprivoisés et qu’ilsconstituaient en somme des réserves de viande ambulantes, nousavions cru que l’homme, même doté d’armes primitives, avait établison règne sur le plateau. Nous ne tardâmes pas à découvrir que cen’était pas exact, et que l’homme n’y était que toléré. Unetragédie survint en effet, au troisième jour qui suivit notrearrivée. Challenger et Summerlee étaient partis pour le lac et ilsavaient embauché des indigènes dans le dessein de harponnerquelques spécimens des grands lézards. Lord John et moi nous étionsrestés au camp. Un certain nombre d’Indiens étaient éparpillés surla pente herbeuse devant leurs cavernes. Soudain retentit un crid’alerte, et le mot « stoa » surgit sur des centaines delangues. De tous côtés des hommes, des femmes et des enfants semirent alors à courir follement pour chercher un abri, ilsdévalaient les escaliers, se ruaient dans les cavernes, totalementpris de panique.

Nous les voyions agiter leurs bras des rochersdu dessus, et nous faire signe de les rejoindre dans leur refuge.Nous avions au contraire empoigné nos fusils et nous étions sortispour savoir de quel danger il s’agissait. Brusquement, de laceinture proche des arbres, douze ou quinze Indienss’échappèrent ; ils couraient, et ils fuyaient si vite quec’était apparemment pour eux une question de vie ou de mort. Surleurs talons s’avançaient deux des monstres qui avaient tenté deforcer notre camp et m’avaient poursuivi pendant mon explorationsolitaire. Ils avaient l’aspect d’horribles crapauds, ilsprogressaient par sauts, mais leur taille dépassait celle des plusformidables éléphants. Jamais nous ne les avions vus en pleinjour ; en fait, ce sont des nocturnes qui ne sortent de leursrepaires que quand ils sont dérangés, ce qui était le cas. Nous lescontemplions avec étonnement car leur peau pustuleuse et mouchetéeavait l’iridescence des poissons, et la lumière du soleil projetaitsur elle, quand ils se déplaçaient, l’épanouissement d’unarc-en-ciel.

Nous n’eûmes pas beaucoup de temps pour lesadmirer, cependant, car, en une minute, ils avaient rattrapé lesfugitifs : ce fut un véritable carnage. Leur méthode d’assautconsistait à tomber sur leurs proies et à les écraser à tour derôle de tout leur poids. Les malheureux Indiens hurlaient deterreur, mais ils étaient impuissants, aussi rapides qu’ils fussentcontre l’agilité infatigable de ces animaux monstrueux. Avant quemon camarade et moi-même eussions eu le temps d’intervenir, il n’yavait plus qu’une demi-douzaine d’Indiens en vie. Mais notresecours était mince ; en fait, il nous apporta le même péril.À deux cents mètres nous vidâmes nos chargeurs, et nos ballespénétrèrent dans les animaux, mais sans plus d’effet que si nousles avions chatouillés avec des éventails. Leur nature reptiliennene se souciait aucunement des blessures : aucune arme modernene pouvait atteindre leurs nœuds vitaux, qui n’étaient rassemblésdans aucun centre ; le cordon médullaire qui était, en quelquesorte, le réceptacle de leurs sources de vie se répandait à traverstout l’organisme. Pour tout résultat, nous détournâmes leurattention par nos coups de fusil, ce qui permit aux indigènes et ànous-mêmes d’atteindre les marches qui mettaient en sûreté. Mais làoù les balles explosives de notre XXe siècle nepouvaient rien, les flèches empoisonnées des indigènes, trempéesdans le jus de strophantus et plongées ensuite dans de la charogneen putréfaction, réussirent. De telles flèches étaient inefficacesentre les mains du chasseur puisque leur action dans cettecirculation au ralenti était lente ; avant que leur pouvoirfît effet, la bête avait tout le temps d’abattre le chasseur. Maisà présent c’était autre chose, les deux monstres bondirent sur lesescaliers ; de tout l’escarpement, une volée de flèches sifflaà leur adresse, en moins de quelques secondes, ils en furentlardés ; ils s’acharnèrent néanmoins à griffer et à mordre lesmarches qui menaient à leurs proies. Devant la vanité de leursefforts, ils remontèrent lourdement, puis s’affalèrent sur le sol,le poison faisait enfin son œuvre. L’un d’eux poussa un grognementdéchirant et posa sa grosse tête aplatie par terre. L’autre secoucha en cercle et hurla sur une note aiguë ; il s’agitadésespérément, puis il se détendit pour agoniser paisiblement. Avecdes cris de triomphe, les Indiens sortirent de leurs cavernes etdansèrent une ronde frénétique autour des deux cadavres : ilsétaient fous de joie à l’idée que deux de leurs plus farouchesennemis avaient été tués. La nuit, ils découpèrent les corps – nonpour les manger, car le poison était encore actif – et leséloignèrent pour éviter une épidémie. Les cœurs des grands reptilescependant, chacun aussi large qu’un oreiller, demeurèrent là ;ils continuèrent à battre lentement et régulièrement dans unehorrible vie indépendante. Ce ne fut qu’au troisième jour quecessèrent ces pulsations effroyables.

Un jour, quand je disposerai d’un meilleurpupitre qu’une boîte de conserve et d’instruments de travail plusparfaits qu’un crayon rabougri et un dernier cahier de notes toutdéchiré, j’écrirai une relation plus complète des Indiens Accala,sur notre passage parmi eux et les étranges conditions de vieréunies dans cette merveilleuse Terre de Maple White. Son souvenir,j’en suis sûr, demeurera gravé dans ma mémoire aussi fidèlement ques’impriment dans la mémoire vierge des enfants leurs premièresimpressions sortant de l’ordinaire. Rien ne peut effacer ce qui aété profondément gravé ! Le moment venu, je décrirai lessplendeurs de certains clairs de lune, quand, par exemple, un jeuneichtyosaure – étrange créature, mi-veau marin, mi-poisson, avec desyeux membres de chaque côté du mufle, et un troisième œil juché ausommet de la tête – s’empêtra dans un filet indien et faillit fairebasculer notre canoë avant que nous pussions le remorquer jusqu’aurivage ; quand, une autre nuit, un grand serpent d’eau jaillitdes joncs et emporta dans ses anneaux le timonier du canoë deChallenger. Je parlerai également de cette grande chose blanchenocturne – jusqu’ici nous ignorons si elle est une bête ou unreptile – qui vivait dans un affreux marécage à l’est du lac et quise promenait auréolée d’un éclat faiblement phosphorescent au seinde l’obscurité. Les Indiens en avaient si peur qu’ilsn’approchaient jamais de ce marécage. Quant à nous, nous hasardâmesdeux expéditions, et nous l’aperçûmes les deux fois, mais nous nousenlisions et ne parvenions pas à avancer. Tout ce que je peux dire,c’est qu’elle nous parut plus grosse qu’une vache et qu’ellerépandait une étrange odeur de musc. J’évoquerai encore le grosoiseau qui s’attaqua à Challenger, lequel dut chercher refuge dansune caverne, un oiseau courant, beaucoup plus gros qu’une autruche,pourvu d’un cou de vautour et d’une tête si cruelle qu’on auraitdit la mort ambulante. Pendant que Challenger opérait sa retraitedans les rochers, un coup de bec arracha le talon de sa botte commes’il avait été découpé par un couteau. En cette occasion au moins,les armes modernes s’avérèrent efficaces, et la grande bête quimesurait quatre mètres de la tête aux pattes – notre professeur,essoufflé mais très excité, le baptisa phororachus – fut abattuepar le fusil de lord Roxton ; elle tomba dans un déluge deplumes et de membres disloqués, avec deux yeux jaunes qui nousfixaient effrontément. J’espère vivre assez pour voir son crâneaplati dans une niche parmi les trophées de l’Albany. Enfin, je nemanquerai pas de décrire le toxodon, ce cochon d’Inde géant detrois mètres, muni de dents saillantes en ciseaux, que nous tuâmesalors qu’il buvait dans le lac aux premières lueurs de l’aube.

À tout ceci j’accorderai l’ampleur méritée. Demême que je n’oublierai pas de peindre, avec une touche detendresse, les merveilleuses soirées de l’été qui terminaient desjournées souvent passionnantes. Sous le ciel d’un bleu profond,nous étions allongés près du bois, sur l’herbe haute, et nouscontemplions le gibier d’eau qui s’ébattait non loin de nous ainsique les animaux anachroniques qui de leurs terriers rampaient pournous regarder. Les branches des buissons se courbaient sous lepoids des fruits savoureux. Sur les prés, d’étranges fleursadorables tordaient leurs tiges, elles aussi, pour mieux nous voir.Et que dire de ces nuits poétiques que nous passions sur les eauxfrémissantes du grand lac, à attendre les sauts et les plongeons dequelque monstre fantastique ? ou à nous émerveiller d’un rayonvert, surgi du plus profond de l’onde, qui trahissait la présenced’un animal mystérieux aux confins de la nuit subaquatique ?Oh ! je suis sûr qu’un jour ou l’autre ma mémoire et ma plumeretraceront ces scènes !

Mais, me demanderez-vous pourquoi cesexpériences et pourquoi ce retard, alors que vous et vos camaradesauriez dû consacrer vos nuits et vos jours à mettre au point lesmoyens de faire votre rentrée dans le monde extérieur ? Jerépondrai que tous nous avions œuvré dans ce but, mais sans succès.Nous avions rapidement découvert que les Indiens ne nous aideraientpas. De toutes les manières ils étaient nos amis – je pourraispresque dire nos dévoués esclaves – mais quand il leur étaitsuggéré qu’ils pourraient nous aider à fabriquer et à transporterune planche qui traverserait le gouffre, ou lorsque nous désirionsobtenir d’eux des lanières de cuir ou des lianes afin de tisser descordes, nous nous heurtions à un refus aussi aimable qu’obstiné.Ils souriaient, ils clignaient de l’œil, ils secouaient la tête, etc’était tout. Le vieux chef nous opposait, lui aussi, une fin denon-recevoir. Il n’y eut que Maretas, le jeune homme que nousavions sauvé, pour nous exprimer, par gestes, sa désolation de voirnos vœux repoussés. Depuis leur triomphe sur les hommes-singes, ilsnous considéraient comme des surhommes qui détenaient les secretsde la victoire dans d’étranges tubes et ils s’imaginaient que, tantque nous resterions avec eux, la prospérité les comblerait. Àchacun d’entre nous furent offertes une petite femme à peau rougeet une caverne, à la condition que nous habitions pour toujours ceplateau. Jusqu’ici tout s’était passé gentiment en dépit de ladivergence de nos vœux. Mais nous étions persuadés que tout projetde descente devait demeurer secret car, au besoin, ils nousempêcheraient par la force de le réaliser.

Malgré le danger que représentaient lesdinosaures – danger qui n’est à redouter que la nuit – je retournaideux fois au fort Challenger pour voir notre nègre qui continuait àmonter la garde et à nous attendre au bas de l’escarpement. Monregard cherchait au loin dans la plaine si une espérance ne seconcrétisait pas à l’horizon. Mais, comme sœur Anne, je ne voyaisrien venir.

– Ils vont être là bientôt, MassaMalone ! Avant huit jours l’Indien sera de retour et apporterala corde. Vous pourrez redescendre.

Tels étaient les encouragements de l’excellentZambo.

En revenant de ma deuxième visite, un soir, jefis une curieuse rencontre. J’avais atteint un endroit situé àquinze cents mètres environ du marais aux ptérodactyles, quandj’aperçus un objet extraordinaire qui s’approchait de moi : unhomme marchait à l’intérieur d’un cadre fait de bambouscourbés ; il était littéralement enfermé dans une cage enforme de cloche. Je fus stupéfait en reconnaissant lord JohnRoxton. Quand il me vit, il se glissa hors de sa bizarreforteresse, et il arriva vers moi en riant ; mais je devinaiqu’il était vaguement confus.

– Tiens, bébé, qui aurait pensé vousrencontrer par ici ?

– Qu’est-ce que diable vous êtes en train defaire ? demandai-je.

– Je vais rendre visite à mes amis, lesptérodactyles.

– Mais pourquoi ?

– Des gens intéressants, vous ne trouvezpas ? Mais peu sociables. Plutôt désagréables avec desétrangers, si vous vous rappelez. Alors j’ai construit ce cadre quiles empêche de venir me voir de trop près.

– Mais qu’est-ce que vous cherchez dans lemarais ?

Il me regarda avec un œil vif et je lus unecertaine hésitation dans son regard.

– Vous croyez qu’il n’y a que les professeurspour s’intéresser à certaines choses ? dit-il enfin. J’étudieces jolis petits chéris. Que cela vous suffise !

– Il n’y a pas de mal ! lui dis-je.

Sa bonne humeur reparut et il éclata derire.

– Il n’y a pas de mal, en effet, jeune bébé.Je vais essayer d’attraper un poulet du diable pour Challenger.C’est mon affaire. Non, je ne tiens pas à votre compagnie :moi, je suis en sécurité dans cette cage, et pas vous. Au revoir.Je serai de retour au camp à la chute du jour.

Il se détourna et me quitta ; je le viss’avancer dans les bois sous la protection de sa cageextraordinaire.

Si à cette époque le comportement de lord Johnétait bizarre, celui de Challenger l’était encore davantage. Jepeux dire qu’il fascinait extraordinairement les femmesindiennes ; mais il se promenait toujours avec une grossebranche de palmier et il les chassait comme des mouches quand leursattentions devenaient trop pressantes. Le voir marcher comme unsultan d’opéra-comique, avec son sceptre à la main, précédé par sagrande barbe hérissée et par ses orteils qu’il relevait à chaquepas, suivi par tout un essaim de jeunes Indiennes vêtues seulementd’un mince pagne d’écorce, voilà l’une des images les plusgrotesques que je rapporterai de ce voyage. Quant à Summerlee, ilétait absorbé par l’étude de la vie des insectes et des oiseaux surle plateau et il passait tout son temps – à l’exception de celui,fort long, qu’il consacrait à accabler Challenger de reprochesparce qu’il ne nous avait pas encore fait descendre – à nettoyer età ranger ses spécimens.

Challenger avait pris l’habitude de faire untour tout seul le matin et il lui arrivait de rentrer chargé desolennité, comme quelqu’un qui porterait sur ses épaules la pleineresponsabilité d’une entreprise formidable. Un jour, sa branche depalmier à la main et suivi du cortège habituel de ses dévotes, ilnous emmena à son atelier secret et nous initia à ses plans.

L’endroit était une petite clairière au centred’un bois de palmiers ; dans cette clairière, il y avait ungeyser de boue en ébullition ; tout autour de ce geyserétaient éparpillées plusieurs lanières de cuir taillées dans de lapeau d’iguanodon ; il y avait aussi une grande vessiedégonflée, laquelle était l’estomac séché et gratté de l’un deslézards-poissons du lac. Ce sac avait été cousu à l’une desextrémités, mais à l’autre subsistait un orifice étroit. Dans cetteouverture, plusieurs cannes de bambou avaient été enfoncées.Challenger adapta le bout de ces cannes à des entonnoirs coniquesen terre, lesquels collectaient le gaz qui faisait des bulles dansla boue du geyser. La vessie flasque commença à se gonflerlentement et à témoigner d’une telle fringale d’évasion queChallenger attacha les lanières qui la retenaient aux troncs desarbres environnants. Au bout d’une demi-heure, un sac de gaz d’unebonne taille avait été constitué et la manière dont il tirait surses cordes en disait long sur sa puissance ascensionnelle.Challenger, tel un père satisfait de son premier-né, se tenaitimmobile et souriait ; il caressait silencieusement sabarbe : il était fier de son œuvre. Summerlee rompit lecharme.

– Vous n’avez pas l’intention de nous fairemonter dans cet objet-là, Challenger ? demanda-t-il d’une voixaigre.

– J’ai l’intention, mon cher Summerlee, deprocéder à une si éclatante démonstration de ses possibilités que,après y avoir assisté, vous n’hésiterez plus à leur faireconfiance.

– Vous pouvez tout de suite abandonner cetespoir, déclara Summerlee avec une grande décision. Rien au mondene me persuaderait de commettre une telle imbécillité ! LordJohn, j’espère que vous n’encouragerez pas cette folie ?

– Rudement ingénieux ! fit notre pair.J’aimerais bien voir comment fonctionne cette machine.

– Vous allez voir ! dit Challenger.Depuis quelques jours, j’ai concentré tout mon cerveau sur leproblème de notre descente. Il est hors de question que nouspuissions la réaliser par alpinisme ni au moyen d’un tunnel. Noussommes également incapables de construire un pont qui nousrelierait au piton rocheux d’où nous sommes venus. Quel moyen nousreste-t-il donc ? J’avais récemment fait remarquer à notre amique de l’hydrogène libre était émis par le geyser. Toutnaturellement l’idée d’un ballon m’est venue. J’ai été, je l’avoue,embarrassé par la difficulté de découvrir une enveloppe pouvantcontenir le gaz, mais la contemplation des immenses entrailles deces reptiles m’a fourni la solution du problème. Regardez lerésultat !

Il plaça une main sur sa poitrine vêtue dehaillons et de l’autre désigna fièrement le sac à gaz qui avaitpris une confortable rotondité et tirait fortement sur sesamarres.

– Le soleil lui a tapé sur la tête !ricana Summerlee.

Lord John était enchanté :

– Pas bête, ce vieux-là, hein ? mechuchota-t-il à l’oreille. Et la nacelle ? demanda-t-il àhaute voix.

– La nacelle sera l’objet de mon prochaintravail, répondit Challenger. Mais, déjà, j’ai prévu comment laconstruire et l’attacher. Aujourd’hui, je veux simplement vousprouver que mon appareil peut supporter le poids de chacun d’entrenous.

– De nous tous, voulez-vous dire ?

– Non. Mon plan est que chacun à tour de rôledescende comme en parachute, et que le ballon soit chaque foisremonté. S’il supporte le poids d’un homme et s’il le posedoucement à terre, il aura accompli la tâche à laquelle je ledestine. Maintenant, je vais vous montrer quelles sont, dans cedomaine, ses capacités.

Il apporta une roche basaltique d’un volumeassez considérable, et dont le milieu permettait qu’une corde y fûtfacilement attachée. Cette corde était celle qu’il avait apportéesur le plateau et dont nous nous étions servis pour fairel’ascension du piton rocheux. Elle avait plus de quarante mètres delong et, malgré sa finesse, elle était solide. Il avait préparé unesorte de collier en cuir avec de nombreuses courroies. Il le plaçasur le dôme du ballon, rassembla par-dessus les courroies quipendaient, de façon que la pression d’un poids quelconque serépandît sur une grande surface. Puis il attacha la roche auxcourroies, en laissant pendre la corde qu’il enroula autour de sonbras.

« Et maintenant, lança Challenger avec unsourire d’anticipation satisfait, je vais vous démontrer lapuissance porteuse de mon ballon.

Il coupa les amarres.

Jamais notre expédition ne fut plus proche del’anéantissement ! La vessie gonflée bondit dans les airs avecune rapidité terrifiante. En un instant, Challenger fut arraché dusol et entraîné. J’eus juste le temps de le ceinturer, mais, à montour, je fus tiré par une force ascensionnelle invincible. LordJohn m’agrippa les jambes ; cela ne suffit pas, lui aussis’éleva dans les airs. Pendant un moment, j’eus la vision de quatreexplorateurs flottant comme un chapelet de saucisses au-dessus dela terre qu’ils avaient conquise. Heureusement, il y avait deslimites à l’effort que la corde pouvait supporter, mais il neparaissait pas y en avoir à la puissance ascensionnelle de cettemachine infernale. Un craquement aigu se fit entendre et nousretombâmes en tas sous un amas de cordages. Quand nous nous remîmesdebout, nous aperçûmes, très loin dans le ciel bleu, une tachesombre, la roche basaltique continuait sa promenade aérienne.

« Merveilleux ! s’écrial’indomptable Challenger en frottant son bras endolori. Voilà unedémonstration éclatante, satisfaisante à tous points de vue !Je n’avais pas prévu une telle réussite. Dans moins d’une semaine,messieurs, je vous promets qu’un deuxième ballon sera prêt ;vous pouvez absolument compter sur la sécurité et le confort de cemoyen de transport pour accomplir la première étape de notre voyagede retour.

Jusqu’ici, j’ai conté les événements dans leurordre chronologique. Maintenant, je suis en train de l’achever ànotre camp de base : là où Zambo nous attendait depuis silongtemps. Toutes nos difficultés, tous nos dangers sont à présentderrière nous ; je les revis comme un rêve qui se seraitdéroulé dans le décor de ces escarpements rougeâtres. Nous sommesdescendus sains et saufs, quoique de la manière la plus imprévue,et tout va bien. Dans six semaines ou deux mois, nous serons deretour à Londres et il est possible que cette lettre ne vousparvienne pas beaucoup plus tôt que votre correspondant. Déjà noscœurs soupirent et nos pensées s’envolent vers la grande villenotre mère, qui nous est si chère.

Notre fortune changea le soir même du jour oùChallenger faillit nous entraîner dans une périlleuse aventure avecson ballon artisanal. J’ai dit que la seule personne qui témoignaitde la sympathie à nos efforts pour quitter le plateau était lejeune chef que nous avions sauvé. Lui au moins n’avait aucun désirde nous retenir contre notre gré : il nous l’avait faitcomprendre par des gestes tout à fait expressifs. Ce soir-là, donc,la nuit était presque tombée, il se rendit à notre campement et metendit (c’était toujours vers moi qu’il se tournait, sans douteparce que mon âge était davantage en rapport avec le sien) un petitrouleau d’écorce, me désigna solennellement la ligne de cavernesau-dessus de nous, posa un doigt sur les lèvres pour nousrecommander le secret, puis s’envola vers son peuple.

J’approchai de la lumière du feu le rouleaud’écorce et nous l’examinâmes ensemble. À l’intérieur, il y avaitun bizarre dessin que je reproduis ici :

Runes

Les lignes étaient nettement dessinées aucharbon de bois sur la surface claire : à première vue, je lespris pour un arrangement musical étrange.

– En tout état de cause, dis-je, je jureraisbien que ceci est important pour nous : je l’ai lu sur sonvisage quand il me l’a remis.

– À moins que nous n’ayons affaire à unplaisantin primitif, suggéra Summerlee. Je pense que les jeux fontpartie du développement élémentaire de l’homme.

– C’est une sorte d’écriture ! déclaraChallenger.

– On dirait un puzzle, fit lord John en setordant le cou pour l’examiner.

Tout à coup, il étendit le bras et me prit lepuzzle.

« Voilà ! cria-t-il. Je crois quej’ai résolu le problème. Regardez ! Combien y a-t-il de traitssur cette écorce ? Dix-huit. Or il y a dix-huit ouvertures decavernes sur le flanc de l’escarpement au-dessus de nous.

– Il a fait un geste pour nous montrer lescavernes quand il m’a donné son rouleau, rappelai-je.

– Bien sûr ! C’est une carte descavernes. Hein ! Il y en a dix-huit en ligne :quelques-unes peu profondes, d’autres profondes, certaines avec desembranchements. Nous les avons bien vues, hein ? Et la croixindique la plus profonde.

– Celle qui aboutit de l’autre côté, àl’extérieur ! m’exclamai-je.

– Je crois que notre jeune ami a déchiffrél’énigme, réfléchit Challenger. Si la caverne ne traverse pasl’escarpement je ne comprends pas pourquoi cette personne, qui nenous veut que du bien, aurait attiré spécialement notre attentionsur elle. Mais si réellement elle traverse et sort à une hauteurcorrespondante de l’autre côté nous aurions encore près de quarantemètres à franchir en descente.

– Quarante mètres ! grogna Summerlee.

– Et alors ? m’écriai-je. Notre corden’a-t-elle pas plus de quarante mètres de long ? Nous pouvonscertainement descendre par là !

– Et les Indiens qui habitent dans lacaverne ? objecta Summerlee.

– Il n’y a pas d’Indiens dans les cavernesau-dessus de nous, répondis-je. Elles sont toutes utilisées commeentrepôts ou granges. D’ailleurs, pourquoi ne pas y aller voir toutde suite ?

Sur le plateau pousse un bois sec, bitumeux,que nos botanistes appellent araucaria, et dont les Indiens fontdes torches. Nous en prîmes tout un fagot et nous nous dirigeâmesvers la caverne marquée d’une croix. Comme je l’avais annoncé, elleétait inhabitée, sauf par une colonie d’énormes chauves-souris quivoletaient autour de nous tandis que nous nous y enfoncions. Netenant pas à éveiller l’attention des Indiens sur cette visite,nous titubâmes dans le noir jusqu’à ce que nous eussions contournéune quantité d’angles que nous estimâmes suffisante. Alors nousallumâmes nos torches : c’était un tunnel magnifiquement sec,avec des parois grises, très lisses, recouvertes de symboles parles indigènes, et un toit cintré qui formait une arche au-dessus denos têtes. Nous marchions sur du sable blanc qui miroitait sous nospieds. Nous nous hâtions fébrilement mais, à notre grandedéception, nous dûmes nous arrêter : un mur de rocs s’élevaitdevant nous et il ne présentait même pas une fissure par où unesouris aurait pu passer. Rien à faire pour s’évader par là.

Avec de l’amertume plein le cœur, nousobservâmes cet obstacle inattendu. Il ne provenait pas d’unbouleversement quelconque, il formait, et il avait toujours formé,un cul-de-sac.

– N’importe, mes amis ! déclaraChallenger, qui ne se laissait pas abattre pour si peu. Vous avezma promesse pour le ballon.

Summerlee gémit.

– Peut-être sommes-nous dans une mauvaisecaverne ? hasardai-je. Ne nous sommes-nous pastrompés ?

– Pas la peine, bébé ! fit lord John enposant son doigt sur la carte. La dix-septième sur la droite, laseconde sur la gauche. Nous sommes dans la bonne caverne.

Je regardai le dessin, et je poussai soudainun cri de joie.

– Je crois que ça y est. Suivez-moi !Suivez-moi !

Je revins sur nos pas, la torche à lamain.

« Ici, dis-je en montrant quelquesallumettes sur le sol. Voilà l’endroit où nous avons allumé nostorches.

– Exactement.

– Eh bien ! cette caverne est dessinéecomme une fourchette à deux branches. Dans le noir, nous avonsdépassé l’embranchement. Sur notre droite, nous devrions trouver labranche la plus longue.

J’avais raison. Nous n’avions pas fait plus detrente mètres en arrière qu’une grande ouverture noire se dessinasur la paroi. Nous nous précipitâmes dedans : le couloir étaitbeaucoup plus large. Nous courions presque. À bout de souffle, nousnous enfonçâmes de plusieurs centaines de mètres, fousd’impatience, d’espoir. Alors, tout d’un coup, dans l’obscuritéprofonde de l’arche, brilla une lumière rouge sombre. Nousstoppâmes pour nous concerter. On aurait dit qu’un drap enflammébouchait le passage. Nous reprîmes notre course, il fallait savoir.Aucun son, aucune chaleur, aucun mouvement n’étaient perceptibles,n’émanaient de ce grand écran lumineux qui brillait devant nous,qui inondait la caverne d’une lumière argentée, qui transformait lesable en une poudre de joyaux… En approchant, nous aperçûmes unearête circulaire.

– La lune, ma parole ! hurla lord John.Nous avons traversé, les enfants ! Nous sommes de l’autrecôté !

Hé ! oui, c’était la lune, la pleine lunequi brillait directement sur l’orifice qui ouvrait sur l’autre facede l’escarpement. Oh ! il n’était pas grand ! À peineplus large qu’une fenêtre, mais suffisant tout de même pour quenous puissions accomplir notre rêve. En allongeant le cou, nousconstatâmes que la descente n’offrait pas de trop grossesdifficultés et que le sol n’était pas loin. Ne soyez pas étonnés sid’en bas nous ne l’avions pas vu, à cet endroit, l’escarpementformait un surplomb et il paraissait tellement impossible del’escalader que nous n’avions guère songé à l’inspecter de près.Avec notre corde, nous pourrions parvenir à terre sans difficulté.Aussi rentrâmes-nous au camp, parfaitement contents, pour faireimmédiatement nos préparatifs en vue de notre départ le lendemainsoir.

Ce que nous avions à faire nous le fîmesrapidement et en secret, car, même à la dernière minute, lesIndiens pouvaient nous retenir. Nous avions décidé d’abandonner nosprovisions de bouche et de n’emporter que nos fusils et noscartouches. Mais Challenger avait en outre quelque chose de lourdqu’il voulait ramener à Londres : un paquet peu maniable, dontje ne suis pas autorisé à parler ; ses exigences nousdonnèrent beaucoup de mal ! Le jour s’écoula avec une lenteurpesante. Quand l’obscurité se répandit sur le plateau, nous étionsprêts à partir. Péniblement, nous transportâmes nos affaires auhaut des marches, et nous jetâmes un dernier coup d’œil sur ce paysdes merveilles. Je pensais qu’il allait être ouvert bientôt à lacuriosité universelle, qu’il deviendrait la proie des chasseurs etdes prospecteurs. Mais, pour nous, il demeurerait toujours unpaysage de rêve, féerique et d’un éclat incomparable ; uneterre où nous avions osé beaucoup, souffert beaucoup, apprisbeaucoup ; notre terre comme nous l’appelions amoureusement…Sur la gauche, les cavernes projetaient leurs feux rouges quitrouaient l’obscurité. Sur la pente qui descendait vers le lacfusaient les voix des Indiens, ils riaient, ils chantaient.Au-delà, la forêt s’étendait, immense. Au centre, miroitant auclair de lune, le lac étalait ses eaux paisibles qui,paradoxalement, avaient enfanté tant de monstres. Pendant que nousadmirions une dernière fois cet univers à part du monde, l’appelaigu d’un animal mystérieux résonna dans la nuit : c’était lavoix même de la Terre de Maple White qui nous disait adieu. Nousnous détournâmes, et nous nous enfonçâmes dans la caverne qui nousouvrait la porte du retour.

Deux heures plus tard, nous, nos bagages, ettous nos biens nous étions arrivés au pied de l’escarpement. Nousn’eûmes à vaincre, en fait de difficultés, que l’encombrement ducolis auquel tenait tant le professeur Challenger. Nous laissâmesle tout sur place et nous partîmes aussitôt pour le camp de Zambo.Nous y arrivâmes à l’aube, mais à notre stupéfaction nous ydécouvrîmes, au lieu d’un feu unique, une douzaine dispersés sur laplaine. Le groupe de secours nous avait rejoints : il y avaitune vingtaine d’Indiens de la rivière avec des pieux, des cordes,bref tout ce qu’il aurait fallu pour franchir le gouffre… Au moinsnous n’aurons pas trop de difficultés pour le transport de nospaquets, quand demain nous nous mettrons en route versl’Amazone !

Là-dessus, avec humilité et gratitude, je closle chapitre de nos aventures. Nos yeux ont vu de grandes merveilleset nos âmes sont épurées par ce que nous avons enduré. Tous, noussommes devenus meilleurs et plus graves. Peut-être serons-nousobligés de nous arrêter à Para pour radouber notre bateau. Dans cecas, cette lettre sera d’une poste en avance sur nous. Sinonj’espère, cher monsieur McArdle, avoir très bientôt le plaisir devous serrer la main.

Chapitre 16En cortège ! En cortège !

Je désirerais rappeler ici notre gratitude àl’égard de tous nos amis de l’Amazone ; ils nous ont témoignéune extrême gentillesse, et leur hospitalité a été magnifiquependant notre voyage de retour. Tout spécialement je voudraisremercier signor Penalosa et les autres officiers du gouvernementbrésilien pour les dispositions qu’ils prirent afin de nous aider,et signor Peraira, de Para, à la prévoyance de qui nous devons uneréapparition décente dans le monde civilisé. Ce sont de médiocresactions de grâces comparativement à la courtoisie que nous avonsrencontrée. D’autant plus que nous décevrons nos hôtes et nosbienfaiteurs, mais, étant donné les circonstances, nous n’avonsréellement pas le choix. Dès à présent, je leur déclare que s’ilsessaient de suivre nos traces, ils perdront leur temps et leurargent. Dans mon récit, les noms ont été altérés, et je suis sûrque personne, même après l’avoir soigneusement étudié, ne pourraitparvenir à moins d’un millier de kilomètres de notre terreinconnue.

La frénésie qui s’empara des régions del’Amérique du Sud que nous dûmes traverser n’était passpécifiquement locale, comme nous l’imaginons. Je puis assurer nosamis d’Angleterre que nous n’avions aucune idée de l’écho que lasimple révélation de nos expériences avait suscité dans toutel’Europe. Ce ne fut que lorsque l’Ivernia se trouva à huitcents kilomètres au large de Southampton que les messages parsans-fil des journaux et des agences, nous offrant des sommesfolles pour la moindre communication touchant les résultats quenous avions obtenus, nous apprirent à quel point l’opinion mondiales’était passionnée pour notre tentative. D’un commun accordcependant, nous décidâmes de ne faire aucune déclaration précise àla presse avant d’avoir soumis notre rapport aux membres del’Institut de zoologie : puisque nous étions des délégués,n’était-il pas de notre devoir de rendre compte d’abord àl’organisme de qui nous avions reçu un mandat d’enquêter ?Donc, et bien qu’ayant trouvé Southampton bondé de journalistes,nous nous refusâmes systématiquement à leur donner desrenseignements ; ce silence eut pour effet naturel deconcentrer toute l’attention publique sur la réunion qui futannoncée pour le 7 novembre au soir. En prévision de la fouleannoncée, le Zoological Hall où s’était déroulée la scène de nosinvestiture fut trouvé trop petit, et ce fut au Queen’s Hall, dansRegent Street, que l’assemblée fut convoquée. Il est établi àprésent que les organisateurs auraient pu louer l’Albert Hall, ilse serait avéré lui aussi trop étroit.

La réunion avait été prévue pour le lendemainsoir de notre arrivée. La première soirée avait été consacrée,naturellement, à nos affaires privées. Des miennes, je ne puisencore parler. Peut-être que, quand elles auront pris du recul,j’aurai la force de les évoquer avec une émotion moins vive. J’aiau début indiqué au lecteur les mobiles de mon action. Il serajuste, par conséquent que je poursuive mon récit jusqu’à son termeet que je ne dissimule pas les résultats. Le moins que je puissedire est que j’ai été poussé à prendre part à une aventuremerveilleuse, et que je ne saurais être que reconnaissant envers laforce qui m’a poussé.

Pour l’instant, je reviens au dénouement denotre histoire. Et au lieu de me triturer la cervelle pour essayerde vous le dépeindre au mieux, je vais transcrire le complet etexcellent compte rendu qui a paru dans mon propre journal sous lasignature de mon ami et confrère Macdona. Je confesse que ce papierpeut choquer par son exubérance, et que notre journal s’estfélicité indiscrètement d’avoir envoyé un correspondant spécial.Mais les autres quotidiens ne furent guère moins enthousiastes.Voici donc le compte rendu de mon ami Mac.

UN MONDE NEUF

GRAND MEETING AU QUEEN’S HALL

SCÈNES DE TUMULTE

UN INCIDENT EXTRAORDINAIRE

ÉMEUTE NOCTURNE DANS REGENT STREET

(Reportage spécial)

« Hier soir, dans le grand Queen’s Hall,s’est tenue la réunion si attendue de l’Institut de zoologie,convoquée aux fins d’entendre le rapport de la commission d’enquêtenommée l’année dernière et partie pour l’Amérique du Sud afin d’yvérifier les allégations du Pr Challenger relatives à la permanencede la vie préhistorique sur ce continent, et il est normal d’écrireque cette réunion fera date dans l’histoire de la science, car lesdébats furent si remarquables et même sensationnels qu’aucunassistant ne les oubliera jamais…

(Oh ! Macdona, mon frère dans lejournalisme, quel exorde monstrueux par sa longueur et son défautde grâce !)

« Les billets étaient en théorie réservésaux membres de l’Institut et à leurs invités, mais« invité » est un terme élastique ; bien avantl’ouverture de la séance, fixée à huit heures, tous les coins etrecoins du grand Hall étaient archi-bourrés. Le public cependant,mécontent d’avoir été exclu, enfonça les portes à huit heures moinsle quart, à l’issue d’une mêlée prolongée au cours de laquelleplusieurs personnes furent blessées, dont l’inspecteur Scoble, dela section H, qui eut une jambe brisée. Cette invasion ayant étécouronnée de succès, il ne resta plus aucune place dans lespassages et couloirs, et la tribune de la presse eut même àsouffrir d’une intrusion enthousiaste. On estime à cinq millespectateurs au moins le nombre des Londoniens qui attendaient dansle Hall l’arrivée des voyageurs. Quand ils apparurent, ils prirentplace au premier rang de l’estrade sur laquelle étaient déjà massésles plus grands noms de la science, non seulement de ce pays, maisaussi de France et d’Allemagne. La Suède était égalementreprésentée en la personne du Pr Sergius, le célèbre zoologue del’université d’Uppsala. L’entrée des quatre héros déclencha uneremarquable manifestation de bienvenue : toute l’assistance seleva et éclata en applaudissements pendant plusieurs minutes. Unobservateur attentif aurait pu détecter, toutefois, quelques signesde désaccord et prévoir que les débats seraient plus animésqu’harmonieux. Pourtant, nul n’aurait pu prophétiser la tournureextraordinaire qu’ils allaient prendre.

« Il n’y a pas grand-chose à dire surl’apparition des quatre voyageurs, puisque leurs photographies ontété publiées par tous les journaux. Ils portent peu de marques desheures pénibles qu’ils affirment avoir traversées. Il est possibleque la barbe du Pr Challenger soit plus hirsute, les traits du PrSummerlee plus ascétiques, le visage de lord John Roxton plusdécharné ; tous trois sont plus hâlés que lorsqu’ilsquittèrent notre pays, mais ils paraissent en excellente santé.Quant à notre représentant personnel, l’athlète célèbre,l’international de rugby E. D. Malone, il est tiré à quatreépingles et contemple la foule avec bonne humeur ; un sourirede contentement de soi se répand discrètement sur sa figure franchemais banale…

(Très bien, Mac ! Attendez que je vousattrape seul à seul !)

« Quand le calme est rétabli, et quel’assistance s’est assise après l’ovation qu’elle a adressée auxvoyageurs, le président, le duc de Durham, prononce quelquesmots : il ne voudrait pas s’interposer plus d’une minute entrecette vaste assemblée et le plaisir qui l’attend, dit-il. Cen’était pas à lui d’anticiper sur ce que le Pr Summerlee, quiallait parler au nom du comité, avait à annoncer, mais le bruitcourait généralement que leur expédition avait été couronnée par unsuccès extraordinaire. [Applaudissements]. Apparemment, l’âge del’aventure n’était pas mort, et il existait un terrain commun surlequel pouvaient se rencontrer les imaginations les plus débridéesdes romanciers et les investigations actuelles des chercheursscientifiques. Il désirait seulement ajouter, avant de s’asseoir,qu’il se réjouissait hautement – et tous les assistants s’enréjouiraient également – que ces gentlemen soient rentrés sains etsaufs d’une tâche difficile et dangereuse ; indéniablement, sicette expédition s’était terminée par un désastre, une perteirréparable aurait été infligée à la cause de la sciencezoologique. [Grands applaudissements, auxquels se joignit le PrChallenger].

« Quand le Pr Summerlee se leva, uneformidable ovation déferla sur tous les rangs et elle se répétaplusieurs fois avec un enthousiasme rarement égalé dans cettesalle. Nous ne publierons pas son message in extenso dansnos colonnes, pour la simple raison qu’un compte rendu complet detoutes les aventures de l’expédition sera publié en supplément sousla signature de notre envoyé spécial particulier en Amérique duSud. Nous nous bornerons pour l’instant à quelques indications. LePr Summerlee commença par décrire la genèse du voyage, et à payerun tribut fort bien tourné à son ami le Pr Challenger ; cetribut s’accoupla avec des excuses touchant l’incrédulité aveclaquelle avaient été accueillies les affirmations du Pr Challenger,aujourd’hui pleinement vérifiées ; il retraça ensuite le coursde leur voyage, tout en se gardant bien de donner les précisionscapables de faire localiser par le public ce plateauextraordinaire. Après avoir décrit, en termes généraux, leurrandonnée depuis le fleuve principal jusqu’à leur arrivée devant labase des escarpements, il captiva ses auditeurs par le récit desdifficultés rencontrées par l’expédition pour escalader cesescarpements, et finalement il raconta comment ils avaient réussidans un suprême effort qui coûta la vie à deux de leurs dévouésserviteurs métis…

(Cette surprenante narration de l’affairecorrespondait au désir de Summerlee de ne soulever aucunediscussion lors de la réunion.)

« Ayant ainsi conduit par l’imaginationson assistance jusqu’au sommet du plateau, et l’ayant abandonnée làpar suite de la chute du pont, le professeur entreprit de dépeindreà la fois les horreurs et les attraits de ce pays remarquable. Ileffleura à peine les aventures personnelles, mais il s’étenditlonguement sur la riche moisson récoltée par la science après lesobservations faites sur la vie des bêtes sauvages, des oiseaux, desinsectes, et des plantes sur le plateau particulièrement riche encoléoptères et en lépidoptères : quarante-six nouvellesespèces des premiers et quatre-vingt-quatorze des deuxièmes ont étédécouvertes en quelques semaines. Ce fut, cependant, sur les plusgros animaux, et spécialement sur les gros animaux dont onsupposait que la race était éteinte depuis longtemps, que l’intérêtdu public se concentra davantage. Il en fournit une longue liste,et il ajouta qu’elle n’était qu’un début et qu’elle s’allongeraitencore notablement quand le plateau aurait été exploré à fond. Luiet ses compagnons ont vu au moins une douzaine de créatures, leplus souvent de loin, qui ne correspondaient à rien d’actuellementconnu par la science, et qui devraient être classées etrépertoriées attentivement. Il cita en exemple un serpent dont lapeau arrachée, de couleur rouge foncé, avait dix-huit mètres delongueur ; il mentionna aussi un animal blanc, probablement unmammifère, qui la nuit projetait une nette phosphorescence ;il parla encore d’un grand papillon noir dont la piqûre était, auxdires des Indiens, très venimeuse. En dehors de ces formes de vietout à fait nouvelles, le plateau abondait en aspectspréhistoriques connus, dont la date remontait aux premiers âgesjurassiques. Parmi eux, il cita le gigantesque et grotesquestégosaure, que M. Malone vit boire dans le lac en uneoccasion et qui avait été dessiné par l’aventureux Américain quiavait le premier pénétré dans ce monde inconnu. Il décrivitégalement l’iguanodon et le ptérodactyle, les deux premièresmerveilles qu’ils aient rencontrées. Il fit frémir l’assemblée enévoquant le terrible dinosaure carnivore qui avait une foispoursuivi des membres de leur groupe et qui était de loin l’animalle plus formidable qu’ils aient vu. De là il passa à cet oiseau,immense et féroce, le phororachus, et aux grands cerfs quivagabondent encore sur ce haut lieu. Mais ce fut quand il décrivitles mystères du lac central que l’enthousiasme de l’assistance futà son comble. On avait envie de se pincer pour être sûr qu’on étaitéveillé quand le professeur à l’esprit sain et pratique parla entermes froids, mesurés, des lézards-poissons monstrueux à troisyeux et des serpents aquatiques géants qui habitent cette napped’eau enchantée. Puis il traça un portrait des Indiens et deshommes-singes, ceux-ci pouvant être considérés comme en avance surle pithecanthropusde Java, et, étant donné qu’ils sont laforme connue la plus proche de cette créature hypothétique, commel’anneau manquant. Enfin il décrivit, au milieu de la bonne humeurgénérale, l’invention aéronautique, aussi ingénieuse quepérilleuse, du Pr Challenger, et il termina son si mémorable compterendu par le détail des procédés grâce auxquels la commissiond’enquête put rentrer dans le giron de la civilisation.

« On avait espéré que la séance prendraitfin là-dessus, et qu’une motion de remerciements et defélicitations, mise aux voix par le Pr Sergius, de l’universitéd’Uppsala, serait votée d’enthousiasme. Mais il devint vite évidentque le cours des événements ne serait pas aussi simple. Au cours dela séance, des symptômes très nets d’opposition s’étaientmanifestés de temps à autre, et le Dr James Illingworth,d’Édimbourg, se leva au centre de la salle. Le Dr Illingworthdemanda si un amendement ne pouvait pas être déposé avant le votede la résolution.

« LE PRÉSIDENT. – Si, monsieur, pour lecas où il y en aurait un de présenté.

« LE Dr ILLINGWORTH. – Votre Grâce, jedépose un amendement.

« LE PRÉSIDENT. – Alors, étudions-le toutde suite.

« LE Pr SUMMERLEE, sautant sur ses pieds.– Pourrai-je vous indiquer, Votre Grâce, que cet homme est monennemi personnel depuis notre controverse dans le Journal de laScience sur la véritable nature de bathybius ?

« LE PRÉSIDENT. – J’ai peur de ne pouvoirfaire entrer en ligne de compte des affaires personnelles.Poursuivez.

« Le Dr Illingworth ne futqu’imparfaitement entendu tout d’abord, car il se heurta à lavigoureuse opposition qui rassemblait tous les amis desexplorateurs. Certains voulaient même le faire descendre de latribune. Mais, étant extrêmement robuste, et doué d’une voixtonnante, il domina le tumulte et alla jusqu’à la fin de sondiscours. À partir du moment où il se leva, il devint clair qu’ilavait dans la salle des amis et des sympathisants, toutefois enminorité. L’attitude de la majorité de l’assistance pourrait serésumer ainsi : une neutralité vigilante.

« Le Dr Illingworth commença sesobservations par un hommage élevé à l’œuvre scientifique accompliepar les Prs Challenger et Summerlee. Il insista longuement sur lefait que les remarques qu’il allait développer ne seraient dictéespar aucun motif personnel, mais qu’elles seraient inspiréesexclusivement par son souci de la vérité scientifique. En fait, saposition présentait de fortes analogies avec celle qu’avait prisele Pr Summerlee lors de la dernière séance. Au cours de cettedernière séance, le Pr Challenger avait fait certaines déclarationsqui avaient été mises en doute par son collègue. Maintenant, cemême collègue se faisait le porte-parole de ces mêmes déclarations,et il s’attendait à ce qu’elles ne fussent pas mises en doute.Était-ce raisonnable ? [« Oui ! Non ! » ettoute une série d’interruptions prolongées, au cours desquelles lesjournalistes entendirent le Pr Challenger demander au président del’autoriser à jeter dans la rue le Dr Illingworth.] Il y a un an,un homme a dit certaines choses. Aujourd’hui quatre hommes endisent d’autres, et de plus surprenantes encore. Est-ce que cettesurenchère pouvait constituer une preuve finale, alors que le sujetexposé présentait un caractère révolutionnaire et incroyable ?Récemment, les exemples n’avaient pas manqué de voyageursdébarquant de pays inconnus et racontant des histoires qui avaientété trop facilement écoutées. L’Institut de zoologie de Londresallait-il se placer dans cette situation ? Il admettait queles membres du comité étaient des hommes de caractère. Mais que lanature humaine était donc complexe ! Les professeurs eux-mêmespouvaient être égarés par le désir de devenir célèbres. Semblablesà des papillons, nous préférons voler près de la lumière. Lechasseur de gros gibier aime se trouver en mesure d’éclipser lesrécits de ses rivaux, et le journaliste ne déteste pas lesensationnel, même au prix d’un effort d’imagination. Tous lesmembres de la commission d’enquête avaient en somme un motifpersonnel pour se vanter d’un maximum de résultats [« C’estune honte ! Une honte !] Il ne songeait nullement à êtreoffensant… [« Vous êtes un insulteur ! » Nombreusesinterruptions.] Mais comment prouver la véracité de ces contesmerveilleux ? Avec quoi les corroborer ? Les preuvesétaient minces : tout juste quelques photographies. Serait-ilpossible, à l’âge des manipulations les plus ingénieuses, que desphotographies fussent acceptées comme des preuves ? Quoid’autre ? Nous avons une histoire d’un vol en ballon et d’unedescente par cordes qui interdit la production au public de preuvesplus importantes. Idée ingénieuse, mais non convaincante !Lord Roxton a annoncé, paraît-il, qu’il avait le crâne d’unphororachus. Le Dr Illingworth voudrait bien voir ce crâne.

« LORD JOHN ROXTON. – Est-ce que ce type,par hasard, me traiterait de menteur ? [Grand vacarme.]

« LE PRÉSIDENT. – À l’ordre ! Àl’ordre ! Docteur Illingworth, je me vois dans l’obligation devous prier de conclure et de déposer votre amendement.

« LE Dr ILLINGWORTH. – Votre Grâce,j’aurais encore beaucoup à dire. Mais je me plie à votre décision.Je demande donc : premièrement que le Pr Summerlee soitremercié pour sa si intéressante communication ; deuxièmementque toute cette affaire soit considérée comme non prouvée ;troisièmement qu’elle soit renvoyée à une commission d’enquête plusnombreuse et, si possible, plus digne de confiance.

« Il est difficile de décrire laconfusion qu’engendra le dépôt de cet amendement. Une grande partiede l’assistance manifesta son indignation devant un tel affrontinfligé aux voyageurs. Des cris de protestation jaillirent,bruyamment orchestrés, et on entendit de nombreux :« Non ! Ne le mettez pas aux voix !Retirez-le ! À la porte ! » D’autre part, lesmécontents, dont on ne peut nier qu’ils étaient plusieurs,applaudirent à l’amendement en criant : « Àl’ordre ! » et : « Jouez le jeu ! »Une bagarre éclata dans les derniers rangs, et des coups furentéchangés entre les étudiants en médecine qui occupaient le fond dela salle. Une bataille rangée ne fut évitée que grâce à l’influencemodératrice due à la présence de nombreuses dames. Soudain,pourtant, le silence se rétablit miraculeusement ; il y eutdes « chut ! » impératifs. C’est que le PrChallenger se levait à son tour. Son aspect et ses manières avaientde quoi freiner les plus enragés. De sa main levée, il réclama quecesse le désordre. Immédiatement, toute l’assistance se rassit pourl’écouter.

« – Beaucoup de spectateurs serappelleront, déclara le Pr Challenger, que des scènes aussiindécentes et aussi imbéciles se sont produites au cours de ladernière séance où j’ai pris la parole. Ce jour-là, le Pr Summerleefut mon insulteur numéro un, et il a beau s’être radouci et avoirbattu sa coulpe, je ne l’ai pas tout à fait oublié. Ce soir, j’aientendu des choses aussi pénibles, mais encore plus offensantes, dela part de la personne qui vient de se rasseoir. Bien qu’un effortvolontaire d’effacement de soi soit nécessaire pour descendrejusqu’au niveau mental de cette personne, je consens à le tenter,ne serait-ce que pour dissiper les doutes raisonnables quipourraient se faire jour dans quelques esprits. [Rires etinterruptions]. Je n’ai pas besoin de rappeler à cette assistanceque, bien que le Pr Summerlee, en qualité de président de lacommission d’enquête, eût été désigné pour parler ce soir, c’esttout de même moi qui suis le véritable animateur de cette affaire,et que c’est surtout à mon crédit que tout résultat positif doitêtre inscrit. J’ai conduit à bon port ces trois gentlemen, et jeles ai convaincus, ainsi que vous avez pu en juger, de la véracitéde mon premier rapport. Nous avions espéré découvrir à notre retourque personne ne serait assez obtus pour discuter nos conclusionscommunes. Averti toutefois par une expérience précédente, je nesuis pas revenu sans les preuves capables de convaincre n’importequel individu doté de raison. Comme l’a expliqué le Pr Summerlee,nos caméras ont été brisées par les hommes-singes qui ont mis à sacnotre campement, et la plupart de nos négatifs ont étédétruits…

« [Huées, rires, et :« Parlez-nous d’autre chose ! » au fond de lasalle.]

« – J’ai évoqué les hommes-singes ;mais je ne puis m’empêcher de dire que quelques-uns des bruits quichatouillent mes oreilles me remettent vigoureusement en mémoirecertaines expériences que j’ai vécues avec ces intéressantescréatures. [Rires.] En dépit de la destruction de négatifsinestimables, il reste dans notre collection un certain nombre dephotographies corroboratives qui montrent quelques-unes desconditions de la vie sur le plateau. Nous accuse-t-on d’avoirtruqué ces photographies ?

« [Une voix crie :« Oui ! » Il s’ensuit une interruption prolongée.Plusieurs spectateurs sont expulsés de la salle.]

« Les négatifs sont à la disposition desexperts. Mais quelle autre preuve avons-nous ? Étant donné lesconditions de notre départ du plateau, nous n’avons naturellementpas pu emporter beaucoup de bagages, mais nous avons sauvé lescollections de papillons et de coléoptères du Pr Summerlee, quicontiennent beaucoup d’espèces nouvelles. Est-ce que ce n’est pasune preuve, cela ?

« [Plusieurs voix :« Non ! »]

« – Qui a dit non ?

« LE Dr ILLINGWORTH, debout. – Notreopinion est qu’une semblable collection a pu être réunie dans untout autre endroit que sur un plateau préhistorique.[Applaudissements.]

« LE Pr CHALLENGER. – Sans doute,monsieur, devons-nous nous incliner devant votre autoritéscientifique, quoique je doive avouer que votre nom ne m’est guèrefamilier. Passant, donc, sur les photographies et sur la collectionentomologique, j’en viens à l’information variée et précise quenous rapportons sur des sujets qui jusqu’ici n’avaient jamais étéélucidés. Par exemple, sur les habitudes domestiques duptérodactyle…

« UNE VOIX. – C’est une blague ![Grand chahut.]

« LE Pr CHALLENGER. – Je répète :sur les habitudes domestiques du ptérodactyle, nous sommes enmesure de projeter une vive lumière. Je puis vous montrer une imagede cet animal, prise sur le vif, qui est de nature à vousconvaincre…

« LE Dr ILLINGWORTH. – Aucune image nenous convaincra, de rien !

« LE Pr CHALLENGER. – Vous désireriezvoir l’original lui-même ?

« LE Dr ILLINGWORTH – Sans aucundoute !

« LE Pr CHALLENGER. – Vous l’accepteriezcomme preuve ?

« LE Dr ILLINGWORTH, riant. –Naturellement !

« Ce fut à ce moment-là que la sensationde la soirée se produisit, une sensation d’un caractère sidramatique qu’elle n’a pas de précédent dans l’histoire desassemblées scientifiques. Le Pr Challenger dressa une main commepour donner un signal : aussitôt notre confrère M. E. D.Malone se leva et se dirigea vers le fond de l’estrade. Un instantplus tard, il reparut en compagnie d’un Noir gigantesque ;tous deux portaient une grande caisse carrée. Elle pesaitévidemment très lourd. Elle fut lentement portée devant le PrChallenger. Le silence tomba d’un coup sur l’assistance. Le PrChallenger écarta le côté supérieur de la caisse – c’était uncouvercle à glissière – regarda à l’intérieur, claqua des doigtsplusieurs fois. De la tribune de la presse, nous l’entendîmesappeler d’une voix câline : Allons, viens ! Viens,petit !

« Presque sur-le-champ avec un bruit decrécelle, un animal parfaitement horrible et répugnant apparut etse posa sur le bord de la caisse. Même la chute imprévue du duc deDurham dans la fosse d’orchestre ne détourna pas l’attention dupublic pétrifié. La gueule de cette créature ressemblait à la plusaffreuse gargouille qu’une imagination médiévale eût pu concevoirdans une heure de folie. Elle était méchante, horrible, avec deuxpetits yeux rouges qui luisaient, comme du charbon en combustion.Ses épaules étaient voûtées ; autour d’elles était drapéquelque chose qui rappelait un châle gris défraîchi. C’était enpersonne le diable de notre enfance. Et soudain toute l’assistancefut envahie d’un grand trouble, des gens hurlèrent, deux dames dupremier rang tombèrent évanouies de leur fauteuil, et sur l’estradeun mouvement général se dessina pour suivre le président dans lafosse d’orchestre.

« Pendant quelques instants, on putcraindre une panique folle. Le Pr Challenger leva les mains pourapaiser l’émotion, mais son geste alarma l’animal qui se tenait àcôté de lui. Son châle étrange se développa, se déplia, s’étendit,et battit comme une paire d’ailes en cuir. Son propriétaire voulutle plaquer aux pattes, mais trop tard. La bête s’était envolée deson perchoir et décrivait de lents cercles au-dessus de la salle enbattant des ailes (trois mètres cinquante d’envergure), tandisqu’une odeur putride s’insinuait partout. Les cris des spectateursdes galeries, que la proximité de ces yeux brûlants et du becmeurtrier affolait, excitèrent la bête et la rendirent furieuse.Elle volait de plus en plus vite et se cognait contre les murs etles candélabres.

« – La fenêtre ! hurla de l’estradele professeur qui dansait d’un pied sur l’autre et se tordait lesmains plein d’appréhension. Pour l’amour du Ciel, fermez lafenêtre !

« Hélas ! son avertissement vinttrop tard. En une seconde, l’énorme bête qui rebondissait contre lemur comme un papillon dans un manchon à gaz se trouva face àl’ouverture, recroquevilla à travers la fenêtre son épaisse masse,et disparut. Le Pr Challenger retomba sur sa chaise, le visageenfoui dans les mains ; mais l’assistance poussa un longsoupir de soulagement quand elle réalisa que tout danger étaitécarté.

« Et alors… Oh ! Comment décrire cequi se produisit alors ?… Toute l’exubérance de la majorité ettoute la réserve de la minorité s’unirent, se fondirent dans uneseule grande vague d’enthousiasme, qui roula du fond du Hall,grossit de rang en rang, déferla sur l’orchestre, submergeal’estrade et emporta sur sa crête écumante nos quatre héros…

(Un bon point pour vous, Mac ! Il voussera beaucoup pardonné à cause de ceci.)

« … Si l’auditoire avait manqué à lajustice, il fit amplement amende honorable. Tout le monde étaitdebout. Tout le monde s’agitait, gesticulait, criait. Une fouleserrée se pressa autour des quatre voyageurs. « Entriomphe ! En triomphe ! » hurlèrent cent voix. Àl’instant, quatre silhouettes apparurent au-dessus de la foule. Envain nos triomphateurs cherchaient-ils à remettre pied à terre. Ilsdemeurèrent solidement maintenus à leurs places d’honneur.D’ailleurs, il y avait tellement de monde que si leurs porteursavaient eu envie de les déposer sur le plancher, ils ne l’auraientpas pu. « Regent Street ! Regent Street ! »scandèrent les voix. La multitude tourbillonna sur elle-même, et unformidable courant, avec nos quatre hommes toujours sur de solidesépaules, se rua vers la porte. Dehors, dans la rue, le spectacleétait prodigieux. Il n’y avait pas moins de cent mille personnesqui attendaient. Une masse compacte s’étendait de l’autre côté, duLangham Hôtel jusqu’à Oxford Circus. Un tonnerre d’acclamationssalua les quatre explorateurs quand ils apparurent au-dessus destêtes, bien éclairés par les lampadaires électriques. « Encortège ! En cortège ! » criait-on. Sous la formed’une armée très dense qui bloquait toute la largeur des rues, lafoule s’ébranla et prit la route de Regent Street, de Pall Mall, deSaint James Street et de Piccadilly. Toute la circulation étaitarrêtée dans le centre de Londres. Il paraît que de nombreusescollisions se produisirent entre les fanatiques d’une part, lapolice et les chauffeurs de taxi de l’autre. Finalement, ce ne futpas avant minuit que nos quatre voyageurs furent autorisés àdescendre des épaules de leurs admirateurs devant l’appartement delord John Roxton, à l’Albany. La foule en liesse entonna en chœurThey are Jolly Good Fellows, et elle conclut le programmepar le traditionnel God save the King. Ainsi se terminal’une des soirées les plus passionnantes que Londres ait vécuesdepuis bien longtemps. »

Parfait, ami Macdona ! Ce compte rendupeut être tenu pour un récit exact, quoique un peu haut en couleur,de la séance. En ce qui concerne l’incident à sensation, ilconstitua pour l’assistance une surprise bouleversante, mais paspour nous, bien sûr ! Le lecteur se rappelle que j’avaisrencontré lord John Roxton le soir même où vêtu de sa crinolineprotectrice, il était allé chercher pour le Pr Challenger un« poulet du diable », comme il l’avait appelé. J’avaisfait allusion également à l’encombrement provoqué par les bagagesvolumineux du professeur quand nous quittâmes le plateau. Quandj’ai décrit notre voyage de retour, j’aurais pu révéler aussi lemal que nous eûmes à assouvir l’appétit de notre répugnantcompagnon avec du poisson pourri. Si je n’en ai pas soufflé mot,c’était parce que le professeur voulait garder le secret d’unargument irréfutable pour confondre ses ennemis.

Un mot sur le destin du ptérodactylelondonien. Rien de certain ne peut être affirmé. Deux femmesépouvantées ont témoigné l’avoir vu perché sur le toit du Queen’sHall : il serait resté là pendant plusieurs heures comme unestatue diabolique. Le lendemain, les journaux du soir rapportèrentque Privates Miles, des Goldstream Guards, en service devantMarlborough House, avait déserté sa faction sans permission, etqu’il était traduit en conseil de guerre. La version de PrivatesMiles, selon laquelle il avait laissé tomber son fusil et pris dansle Hall ses jambes à son cou parce qu’en levant les yeux il avaitsoudainement vu le diable qui s’interposait entre la lune et lui,ne fut pas retenue par le tribunal. Peut-être n’est-elle pascependant sans rapport avec l’affaire. Le seul autre témoignagedont je puisse faire état est tiré du carnet de bord du vapeurFriesland, un paquebot de la ligne Hollande-Amérique, quirelata que le lendemain matin à neuf heures le navire fut dépassépar un animal d’un type indéterminé intermédiaire entre une chèvrevolante et une chauve-souris monstrueuse, qui se dirigeait à uneallure prodigieuse vers le sud-ouest. Si son instinct ne l’aréellement pas trompé, le dernier ptérodactyle européen a trouvé lamort quelque part au-dessus des espaces de l’Atlantique.

Et Gladys ? Oh ! ma Gladys !Gladys du lac mystérieux… Lac qui continuera de s’appeler lacCentral, car ce ne sera pas par moi que Gladys atteindra àl’immortalité… N’avais-je pas toujours prétendu qu’elle avait unefibre de dureté ? N’avais-je pas senti, même dès l’époque oùj’étais fier d’obéir à son commandement, qu’il n’y avait qu’unpauvre amour pour conduire ainsi son amoureux à la mort ou à tousles dangers de la mort ? Est-ce que je n’avais pas discerné aufond de moi-même les ombres jumelles de l’égoïsme et del’inconstance qui se détachaient sur la perfection du visage ?Aimait-elle l’héroïque et le spectaculaire en eux-mêmes, ou bienles aimait-elle pour la gloire qui pouvait, sans effort desacrifice, en rejaillir sur sa personne ?… À moins que cespensées ne soient l’effet de la vaine sagesse qui se déclare aprèsl’événement !

Ce fut le choc de ma vie. Pendant quelquetemps, je devins un vrai cynique. Mais déjà, tandis que j’écris,une semaine a passé, et nous avons eu notre entretien capital aveclord John Roxton, et… après tout, les choses auraient pu êtrepires.

Permettez-moi de les raconter en peu de mots.Aucune lettre, aucun télégramme ne m’attendait à Southampton.J’atteignis la petite villa de Streatham vers dix heures du soir,fébrilement inquiet. Était-elle morte, ou en vie ? Où étaientmes beaux rêves de bras ouverts, d’un sourire rayonnant, delouanges envers l’homme qui avait risqué sa vie pour obéir à soncaprice ? Ah ! j’étais loin des hautes cimes à présent,j’avais les deux pieds sur la terre ! Peut-être de bonnesraisons m’auraient-elles projeté une fois encore dans les nuages…Bref, je fonçai dans le jardin, martelai la porte de mes poings,entendis la voix de Gladys à l’intérieur, bousculai la servanteébahie, et me ruai dans le salon. Elle était assise sur un bastabouret, à la lumière de la lampe habituelle, près du piano. Entrois bonds, j’avais traversé la pièce et je m’étais emparé de sesmains.

– Gladys ! criai-je. Gladys !

Elle leva les yeux, surprise. Je lus sur sonvisage une altération subtile. L’expression durcie du regard et lepincement des lèvres étaient nouveaux. Elle libéra ses mains.

– Que me voulez-vous ?demanda-t-elle.

– Gladys ! m’exclamai-je. Qu’est-ce quise passe ? Vous êtes ma Gladys, n’est-ce pas, petite GladysHungerton ?

– Non, fit-elle. Je suis Gladys Potts.Permettez-moi de vous présenter à mon mari.

Comme la vie est absurde. Je me surprism’inclinant mécaniquement devant un petit bonhomme aux cheveuxpoivre et sel, recroquevillé dans le grand fauteuil qui m’étaitautrefois réservé. Je lui serrai la main. Nous échangeâmes même unsourire.

– Papa nous permet de demeurer ici enattendant que notre maison soit achevée, dit Gladys.

– Ah ! oui…

– Vous n’avez donc pas reçu ma lettre àPara ?

– Non.

– Oh ! quel dommage ! Elle vousaurait informé…

– Je suis parfaitement informé, dis-je.

– J’ai tout dit à William à votre sujet,poursuivit-elle. Nous n’avons pas de secrets l’un pour l’autre. Jesuis désolée. Mais votre sentiment n’était pas trop profond,n’est-ce pas, puisque vous êtes parti pour l’autre extrémité dumonde et que vous m’avez laissée seule. Vous ne m’en voulez pas,dites ?

– Non. Non. Pas du tout. Je crois que je vaism’en aller.

– Vous prendrez bien quelque chose ? ditle petit bonhomme, qui ajouta sur le mode confidentiel : c’esttoujours comme ça, hé ! Et ça sera toujours comme ça, tant quevous ne serez pas polygame. La polygamie, c’est le seul moyen des’en sortir.

Il éclata de rire comme un idiot, tandis queje me dirigeais vers la porte.

J’étais sur le seuil quand une soudaineimpulsion me domina, alors je revins vers mon heureux rival, quiloucha nerveusement vers la sonnette.

– Voudriez-vous répondre à une question ?demandai-je.

– Si c’est une question raisonnable…

– Comment avez-vous réussi ? Avez-vouscherché un trésor caché, ou découvert un pôle, ou pourchassé unpirate, ou traversé la Manche à pied sec, ou quoi ? Quel estl’éclat de votre aventure ?

Il me regarda avec une expression désespéréesur son visage vide, honnête, bien lavé.

– Ne pensez-vous pas que cette question soitun peu trop personnelle ?

– Bien ! m’écriai-je. Alors une autrequestion. Qui êtes-vous ? Quelle est votreprofession ?

– Je suis le secrétaire d’un homme de loi, merépondit-il. Le deuxième homme chez Johnson & Merivale’s, 41,Chancery Lane.

– Bonne nuit !

Là-dessus je disparus, comme tous les héros aucœur brisé, dans la nuit, le chagrin, la rage et le rirebouillonnaient en moi comme dans une marmite.

Encore une petite scène, et j’en aurai fini.Hier soir, nous avons tous soupé dans l’appartement de lord JohnRoxton. Ensuite, nous avons fumé en bons amis et nous avons évoquéune fois encore nos aventures. C’était étrange de voir dans undécor nouveau les vieilles figures que je connaissais si bien. Il yavait Challenger, avec son sourire condescendant, ses paupièreslourdes, ses yeux insolents, sa barbe agressive, son torsebombé ; et il se gonflait, il soufflait tout en exposant sesidées à Summerlee. Et Summerlee, aussi, était là, avec sa courtepipe de bruyère entre sa moustache mince et son bouc gris, et satête décharnée saillait au-dessus du cou pendant qu’il débattaitles propositions de Challenger. Enfin notre hôte, avec ses traitsaquilins et ses yeux froids, bleus, toujours nuancés d’humour dansleurs profondeurs. Nous étions rassemblés dans son sanctuaire (lapièce aux éclairages roses et aux trophées innombrables) et lordJohn Roxton avait quelque chose à nous dire. D’une armoire, ilavait tiré une antique boîte à cigares, et il l’avait posée devantlui sur la table.

– Il y a une chose, dit-il, dont peut-êtrej’aurais dû parler auparavant, mais je voulais savoir un peu plusclairement où j’en étais. Inutile de faire naître des espoirs pourqu’ils s’effondrent ensuite. Mais à présent, il y a des faits, etpas seulement des espoirs. Vous rappelez-vous le jour où nous avonsdécouvert la colonie de ptérodactyles dans le marais, hein ?Eh bien ! dans le sol, j’avais remarqué quelque chose.Peut-être cela vous a-t-il échappé, aussi je vais vous le dire.C’était un cratère volcanique plein d’argile bleue.

Les professeurs acquiescèrent d’un signe detête.

« Bon. Eh bien ! dans le mondeentier, je n’ai vu qu’un endroit où il y avait un cratèrevolcanique d’argile bleue : la grande mine de diamants deKimberley ; la mine de Beers, hein ? Alors, vous voyez,j’avais en tête une idée de diamants. J’ai construit un dispositifpour me tenir hors de portée de ces bêtes collantes, et j’ai passéune bonne journée là avec une petite bêche. Voici ce que j’en aitiré.

Il ouvrit sa vieille boîte à cigares et larenversa : vingt ou trente pierres brutes, dont la formevariait entre celles d’un haricot et d’une noisette, roulèrent surla table.

« Peut-être pensez-vous que j’aurais dûvous en parler ? Oui, j’aurais dû. Seulement, je sais qu’ilexiste quantité d’attrapes pour les imprudents : ces pierres,en dépit de leur taille, pouvaient ne pas valoir grand-chose ;cela dépend de la couleur, de la consistance. Alors je les airapportées. Et dès mon arrivée ici je suis allé faire un tour chezmon joaillier, et je lui ai demandé d’en tailler une et del’évaluer.

Il tira de sa poche une boîte à pilules, d’oùil sortit un magnifique diamant qui étincelait, l’une des plusbelles pierres que j’eusse jamais vues.

« Voilà le résultat, dit-il. Il estime lelot à un minimum de deux cent mille livres. Bien entendu, nous nousle partageons entre nous. Je ne voudrais pas entendre l’ombre d’uneprotestation… Dites, Challenger, qu’est-ce que vous allez faire devos cinquante mille livres ?

– Si vous persistez dans votre générosité,répondit le professeur, je fonderai un musée privé, dont je rêvedepuis toujours.

– Et vous, Summerlee ?

– J’abandonnerai ma chaire, et je trouveraiainsi le temps de classer mes fossiles.

– Moi, ajouta lord John Roxton, j’emploieraimes cinquante mille livres à organiser une expédition bien montéeet à jeter un nouveau coup d’œil sur ce cher vieux plateau. Etvous, bébé, vous, naturellement, vous les dépenserez pour votremariage ?

– Pas encore, dis-je avec un triste sourire.Je crois que si vous voulez bien de ma société, je préféreraisaller avec vous.

Lord Roxton ne me répondit pas ; maispar-dessus la table, une main brune se tendit vers moi.

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