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Le Monsieur au parapluie

Le Monsieur au parapluie

de Jules Moinaux

Chapitre 1 SOUS UNE PORTE COCHÈRE

 

– Ennuyeux comme la pluie – serait une comparaison juste, en certains cas, dans la bouche des gens assommés par une mauvaise comédie, un livre fastidieux, les gammes d’un élève pianiste, ou un raseur, s’il était prouvé que la pluie est le type de la chose ennuyeuse au dernier point ;mais elle a inspiré des poètes, depuis Anacréon avec l’Amour Mouillé, jusqu’à Fabre d’Églantine avec Il pleut,Bergère. Elle a fourni le sujet de tableaux estimés :Le Régiment qui passe, à Detaille, et, longtemps avant lui, le Déluge, ce chef-d’œuvre toujours admiré au musée du Louvre. Et puis, Paris est, pour l’amateur de pittoresque, un spectacle des plus variés. La vue d’une impériale d’omnibus, garnie de voyageurs, les uns assis dans l’eau, les autres debout, un parapluie à la main, est-il rien de plus réjouissant, non pour ces infortunés, mais pour les égoïstes qui les regardent ?

Et les assiégeants d’un omnibus en station à sa tête de ligne, au moment où la bourrasque et « le ciel d’encre », comme dit M. Zola, annoncent l’orage près d’éclater ! Les habitants ahuris d’une fourmilière sur laquelle on a mis le pied, donnent à peine l’idée de la fourmilièrehumaine qui se précipite vers le véhicule prêt à partir : –28 ! crie le conducteur, et un gros monsieur bouscule tout lemonde pour passer, et il a le 137. On le hue. – Voilà le 28 !crie une dame. – 29 ! crie une autre ; puis onentend : J’ai 30 ! j’ai 31, ça va être à moi ! et labousculade va croissant avec les larges gouttes prélude del’averse ; les parapluies, aussitôt, de s’ouvrir tous à lafois, les mouchoirs de s’étaler sur les chapeaux. Et lesprotestations des dames ! et les jurons des hommes ! etles cris des enfants. – Maman, je veux monter ! – Faites doncattention, monsieur, votre parapluie s’est pris dans mes cheveux. –Ne poussez donc pas comme ça, brute ! – Brute ? et unegifle de tomber sur la joue de l’insulteur qui riposte ; ons’écarte des deux champions et la bousculade redouble. –Complet ! crie le conducteur ; impériale à volonté. –Imbécile ! hurle un monsieur irrité par cette facétie.

Quel poème héroï-comique !

Avantage précieux de la pluie : pasd’orgues ! Avantage plus grand encore : aucune révolutionn’a réussi par la pluie ; les émeutiers iront au feu tantqu’on voudra ; à l’eau, jamais ! C’est ainsi qu’aulendemain de 1830, le maréchal Lobeau qui savait à quoi s’en tenirsur ce point, au lieu de faire venir la troupe pour disperser lesémeutiers de la place du Carrousel, fit accourir les pompiers quidégagèrent par quelques coups de pompe les Tuileries menacées.

Ajoutons que, pour les amateurs de mollets, lavue des femmes retroussées est un des agréments de la pluie et unesource de bonnes fortunes ; que de bras masculins sontacceptés par de jolies piétonnes, dont l’offre d’un parapluie faittaire les scrupules ! Et les connaissances liées sous uneporte cochère entre couples qui s’y sont réfugiés ! Quant à cequi se dit dans la foule abritée sous cette porte, quel’observateur écoute cela et il aura une idée de l’imbécillité dupeuple qui se dit le plus spirituel du globe.

Justement, c’est sous une porte cochère, parune pluie battante, que commence notre histoire. Le concierge estdans un état d’irritation inexprimable, causé par le va-et-vientdes locataires, domestiques, fournisseurs et autres gens que leurprofession, leur service ou leurs relations obligent d’entrer avecdes chaussures crottées.

– Un escalier que j’ai frotté ce matin,dit-il, et ce soir il ne restera pas plus de cire que dans monœil.

– Et encore ! répond, d’une voixgoguenarde, un joyeux garçon qui vient d’entrer, en se secouantcomme un chien mouillé : – et encore ! répète-t-il, enappuyant sur le mot.

– Comment et encore ! s’écrie leconcierge ; ah çà, dites donc, vous ! je vais vouspousser dehors, vous savez ?

– Vous ? vous auriez cecœur-là ? mais peux-tu regarder mon chapeau d’un œilsec ? dis, le peux-tu, portier ?

Et le familier personnage d’essuyer sonchapeau avec le tablier du concierge. Celui-ci écarta brusquementle bras du gaillard sans gêne et cria : – Je ne suis pasportier et je vous défends de me tutoyer.

– Monsieur est le propriétaire ?

– Non, monsieur, je suis le concierge, etsi vous ne sortez pas…

– Si je ne sors pas, je resterai,naturellement.

Et sans attendre la réplique duconcierge :

– Oh ! quels mollets ! s’écrianotre loustic en apercevant dans la rue une jeune femme retrousséejusqu’aux genoux et marchant hâtivement sur le bout de ses petitesbottines.

Et il se précipita à la porte pour suivre duregard les deux jolies jambes qui s’éloignaient.

– Qu’est-ce que c’est que cetostrogot-là ? se demanda le concierge.

C’était tout simplement un chercheur de bonnesfortunes à l’aide d’un parapluie sous lequel il offrait d’abriterles jolies femmes surprises par l’averse. Malheureusement, cejour-là, surpris, lui aussi, il lui manquait l’instrumentindispensable pour l’exercice de sa spécialité galante : – Etpas de parapluie ! pour en offrir la moitié à cette délicieusepiétonne, dit-il. Revenant alors au concierge : – Vousn’auriez pas un parapluie à me prêter, portier ?

– Vous prêter un parapluie ? Est-ceque je vous connais, moi ?… est-ce que je sais qui vous êtes,ce que vous faites ?

– Bengali, chef d’orchestre à la halle aubeurre.

– Ah ! vous vous fichez demoi ? Eh bien, tâchez de filer vite, ou je vous pousse dans larue à coups de balai.

– Essaie un peu voir, mon petit portier,et comme je cherche quelque chose à louer et qu’il y a un écriteauà la porte, je vais trouver ton propriétaire et je lui dis…

Le concierge, alors, se mit à énumérerrapidement et d’un ton rageur : grand salon, 3 fenêtres, petitsalon, boudoir, grande salle à manger, 5 chambres à coucher, aveccabinets de toilette, 4 chambres de domestiques, cuisine, office,cave à vins, cave à bois, tout cela au premier sur la rue.

– Les caves aussi ?… et çavaut ?

– 4,500 francs.

– C’est un peu plus que je ne voulaismettre… Je cherche quelque chose dans les 120 francs ausixième : c’est pour élever des lapins.

– Eh ! là-bas ! s’écria leconcierge, à un garçon boucher qui s’engageait dans l’escalier,vous ne voyez donc pas le paillasson ? Est-ce qu’on l’a mis làpour les dromadaires, le paillasson ?

Et il courut au fournisseur, pendant queBengali contemplait son chapeau inondé par l’averse : – C’estpeut-être bon pour les petits pois, dit-il, mais pour les chapeaux,non.

Et, secouant son chapeau, il envoya de l’eauau visage d’un nouvel arrivant : – Hein ! quoi ?fait celui-ci, en bondissant comme un tigre, il ne me manquait plusque ça !

Le nouveau venu était un gros homme, unnerveux de l’espèce la plus désagréable : – Oh ! pardon,monsieur, lui dit Bengali, je ne vous voyais pas ; je vousfais mille excuses.

– Eh ! monsieur, mille excuses,mille excuses…

– Vous trouvez que ça n’est pasassez ? Soit, je vous en fais deux mille.

– On ne secoue pas ainsi un chapeauruisselant.

– Je me permets de vous faire observer,monsieur, que s’il n’avait pas été ruisselant, je ne l’aurais passecoué.

– Eh bien, monsieur, avant de le secouer,il fallait regarder autour de vous.

– Eh bien, monsieur, répondit Bengaliagacé, j’ai eu tort de ne pas regarder autour de moi, voilàtout.

– Mais non, monsieur, ne voilà pastout.

– Alors, monsieur, si mes explications etmes excuses ne vous suffisent pas, je vais avoir l’honneur de vousremettre ma carte ; mais je vous préviens qu’on m’a surnomméle Dividende de Panama, vu qu’on ne me touche jamais.

– Qu’est-ce que c’est ? cria leconcierge, des provocations en duel, ici, dans une maisontranquille ? Allez vous disputer ailleurs ! Puis ilpensa : – C’est une mauvaise tête, ne le provoquons pas.

– Il ne s’agit pas de duel, dit lemonsieur nerveux, calmé par l’attitude de Bengali, c’estinvolontairement que monsieur m’a envoyé de l’eau au visage et jeme tiens pour satisfait de ses excuses.

– N’en parlons plus, monsieur, réponditle jeune homme, en lui tendant la main ; vous me paraissezd’une humeur agréable : enchanté d’avoir fait votreconnaissance.

– Moi, pareillement, monsieur. À quiai-je l’honneur… ?

– Bengali, fabricant de pièges àtortues.

– Ah ! s’écria le concierge, vousm’avez dit que vous étiez chef d’orchestre à la halle aubeurre.

– Dans l’hiver, oui ; les joursd’averses, chasseur de dames sans parapluie ; je lui offre lemien sur la chanson du Brésilien :

 

Voulez-vous,

Voulez-vous,

Voulez-vous accepter mon bras ?

 

Puis à l’homme nerveux : – Et moi-même,monsieur, à qui ai-je eu l’avantage de serrer la main ?

– Marocain, commanditaire d’entreprisesindustrielles et artistiques.

– Vos opinions politiques ?

– Indépendant, monsieur.

– Moins que moi, monsieur.

– Pardon, j’ai refusé d’être scrutateuraux élections municipales, ne voulant pas accepter d’honneurs.

– Moi, monsieur, je ne regarde pasl’heure aux horloges publiques pour ne pas avoir d’obligations augouvernement.

– Je n’accepte que des devoirs et c’est,fidèle à ce principe, que je vais, de ce pas, tenir sur les fontsbaptismaux le nouveau-né d’un vieil ami.

– Je vois que son parrain vient, aussi,d’être baptisé.

– À qui le dites-vous, monsieur ! Jesors de chez moi par un temps superbe ; naturellement, je neprends pas de parapluie ; et crac ! voilà un orage ;jugez comme c’est agréable quand on est, comme moi, en toilette,tiré à quatre épingles.

– C’est vrai, mais c’est encore moinsdésagréable que d’être tiré à quatre chevaux.

– Ces choses-là n’arrivent qu’à moi.

– Je vous fais remarquer qu’en ce moment,il y a trois cent mille personnes dans Paris à qui pareille chosearrive.

– Elles ne vont pas baptiser leurfilleul ?

– Pas toutes, non.

– Je me doutais de ce temps-là, dit leconcierge au nouveau venu ; ce matin, le médecin, qui demeuredans la maison, m’a dit : Père Galfâtre (c’est mon nom), pèreGalfâtre, vous voyez bien ce nuage-là ? qu’il m’a dit, il estbien malade.

– Ah ! fit Bengali, il vous a ditque ce nuage était bien malade ; et il est médecin ?

– Oui, monsieur, répondit sèchement leconcierge.

– C’est ça, il l’a fait crever.

Galfâtre poussa un éclat de rire : –Farceur, dit-il, vous êtes rigolo.

– Mais oui, père Galfâtre.

Et il se mit à chanter :

 

Oui, père Galfâtre,

Je suis rigolâtre,

Aimable et folâtre,

Du rire, idolâtre.

 

Puis, lui tapant sur le ventre : Jepourrais aller comme cela pendant quinze jours, si je voulais.

– Père Galfâtre ! cria une voix.

– C’est le propriétaire, dit le préposéau cordon ; et il se précipita dans l’escalier.

L’homme nerveux qui croit faits, pour luiseul, les malheurs publics, entreprit, alors, une critique amère dela génération nouvelle qui ne veut plus marcher et à qui il fautdes voitures : – Quel peuple, monsieur ! on ne trouveplus une seule place dans les omnibus.

– Cependant ceux qui les emplissent enont trouvé.

Marocain suivit son idée sans répondre ;il énuméra le nombre de places de ces voitures ; – elles enauraient le double, le triple, vingt fois, cent fois plus, ceserait la même chose ; à quelque endroit qu’un voyageurdescende dans le cours de l’itinéraire, il y en a six, huit, dix,qui se précipitent pour prendre sa place, et c’est comme cela surtoutes les lignes, monsieur, sur toutes ; conclusion :tous les gens à pied que vous voyez dans la rue, vous entendezbien, tous ! marchent parce qu’ils n’ont pas trouvé de placedans les omnibus ; quel peuple ! et les commissionnairesfont leurs courses en omnibus ; les soldats, monsieur, lespioupious qui ont un sou par jour…

– Oui, dit Bengali avec ironie, unsou ! et on parle de la fortune des armes.

– Eh bien, monsieur, ils en dépensenttrois pour aller en omnibus.

– Ce qui les force à s’en priver pendantdeux jours.

– Et qu’est-ce qu’ils ont à faire ?je vous le demande.

– Puisque vous me faites l’honneur de mele demander, je vous répondrai qu’en dehors du service, ils ont àvoir leurs bonnes amies : de tendres cuisinières, de sensiblesbonnes d’enfant.

– Qu’ils y aillent à pied.

– Quand on va à un rendez-vous d’amour,il est prudent de ménager ses forces.

Marocain continua : – Comme ils serontbien préparés aux fatigues et aux privations de la guerre ! Laplaie, surtout, monsieur, une plaie sociale, ce sont lesfemmes ; dans un tramway de quarante-sept places, il y aquatre hommes.

– Et un caporal ?

– Non, et quarante-trois femmes ;elles ne peuvent pas rester chez elles. Vous croyez, peut-être, quemadame Benoîton est une exception ; non, monsieur, c’est lagénéralité.

Ses nerfs un peu soulagés par cette violentesatire sur le besoin de confortable chez d’autres que chez lui,Marocain regarda à sa montre, s’aperçut qu’elle était arrêtée et semit à entreprendre les horlogers.

– Et l’horloger qui me l’a vendue,dit-il, dans un rire ironique, m’a affirmé qu’elle ne bougeraitpas.

– Eh bien, elle ne bouge pas, observaBengali.

– Ah ! grinça l’homme à la montre,si, dans ma position déplorable, le rire m’était possible, je metordrais.

– Je vous le conseille, c’est ce qu’onfait toujours au linge mouillé.

– Et il ne passera pas un marchand deparapluies ! s’écria Marocain ; sur ce, il se mit àentreprendre les marchands de parapluies ambulants que l’aversefait sortir comme des escargots ; mais il n’y a pas de dangerqu’il en passe ; naturellement ! il serait disposé à luien acheter un… ça n’arrive qu’à lui, ces choses-là.

L’idée de Bengali, de se procurer unparapluie, fut réveillée en lui par les imprécations deMarocain : – Oh ! se dit-il, tout à coup, le conciergen’est pas là, il doit y avoir un parapluie dans sa loge.

Et il entra dans la loge.

Un fiacre vide passa, notre grincheux héla lecocher.

– Six francs ! cria celui-ci.

Il tombait bien ; il reçut la réponse quiillustra le héros de Waterloo, et le nouveau Cambronne allaitreporter ses nerfs sur les cochers, quand l’arrivée, parl’escalier, d’un locataire de la maison, changea subitement sonhumeur ; l’arrivant, qu’il connaissait personnellement, avaitun parapluie ! C’était un petit homme d’une cinquantained’années, à la moustache jadis rousse, ayant pris un air de blondsale, par le mélange de poils blancs. Chose bizarre ! ilportait, sur sa poitrine, une croix de la Légion d’honneur, grandmodèle, bien qu’il fût couvert d’un costume étranger à l’armée. Ilse nommait Jujube, mais comme il était peintre de portrait – etcomme ce nom était ridicule pour un artiste, il l’avait espagnoliséet se faisait appeler Jujubès, à la grande satisfaction de sa femmeet de sa fille, jeune personne de vingt ans pour qui il rêvait unmariage, sinon opulent, au moins flatteur pour sa vanité et, pourcelle de madame Jujube.

La vanité de cette famille dont l’ostentationavait à lutter contre une misère relative, et qui voulaitreprésenter quand même, dût-on mettre les couverts au Mont-de-piétépour donner une soirée (ce qui, d’ailleurs, était déjàarrivé) ; cette vanité se manifestait depuis l’énumération deses relations avec des gens riches ou titrés, dont on disait, auxamis pauvres : « Nous n’avons que des connaissances commecela », jusqu’à l’étalage, par la fille, de fausses fleursportées par telle dame riche qui, n’en voulant plus pour elle-même,les lui avait données, et mademoiselle Jujube de dire auxadmiratrices de ces fleurs : « Elles viennent de tellemaison », la maison renommée, bien entendu.

Habile portraitiste, saisissant admirablementla ressemblance tout en sachant corriger un nez difforme, diminuerune bouche trop grande, agrandir des yeux trop petits, dissimulerles salières des dames, exagérer les avantages des hommes,sachant enfin flatter ses modèles, Jujube s’était fait uneréputation de grand artiste, dans la haute bourgeoisie qu’ilrecevait et chez qui il était reçu. En réalité, il était incapablede concevoir et d’exécuter une composition ; un jour,cependant, l’idée lui vint de faire un tableau. Il choisit Jeanned’Arc comme sujet, mais les modèles coûtent cher : quaranteséances à 10 francs chacune, cela fait 400 francs. Heureusement iltrouva, dans sa maison, une belle fille qui consentit à poser sil’artiste voulait la tirer en portrait. Le modèle était unenourrice, il est vrai, il n’en fit pas moins une pucelled’Orléans ; c’est même ce qu’il y avait de plus original dansson tableau. Le jour où il fut terminé, notre artiste changea sescartes de visite et fit mettre, sur les nouvelles : Jujubès,peintre d’histoire. Il exposa, dans son salon, sa toile,magnifiquement encadrée, donna une grande soirée à laquelle ilinvita tous ses amis et connaissances ; on qualifia la Jeanned’Arc de chef d’œuvre, un ami de notre peintre, en relations avecla presse, obtint l’insertion, dans un journal très lu, du compterendu de la soirée de l’éminent peintre Jujubès, y compris lesuccès du tableau, et, à l’aide de cette réclame, l’auteur de laJeanne d’Arc nourrice obtint, à ses soirées, le concours dechanteurs et d’instrumentistes à leurs débuts, désireux de se faireconnaître. Malheureusement, outre ces artistes aussi prônés par lafamille Jujube qu’inconnus du public, on entendait aussimademoiselle Jujube que, dans l’intimité, son père traitait degrue, de dinde, de buse, et giflait même, pour en faire unepianiste, et on entendait aussi des romances composées, paroles etmusique, par le maître de la maison, qui voulait cumuler tous lestalents, y compris l’art du chant ; de sorte qu’il faisaitentendre ses productions, de sa petite voix aussi grêle queconvaincue. C’était là le vilain côté des soirées de la familleJujube.

Un jour, un monsieur influent dont il avaitfait le portrait fut tellement satisfait de la ressemblance, qu’ilobtint la décoration pour son peintre. Jujube faillit en devenirfou et, à partir de ce jour, il cessa à peu près complètement detravailler. Il partait le matin, rentrait pour déjeuner, repartaitsitôt la dernière bouchée avalée, rentrait dîner, allait ensuitepasser sa soirée dans un théâtre et, le lendemain, recommençait sapromenade ; tout cela pour montrer son ruban rouge.

Cependant, sa satisfaction n’était pascomplète. Il était convaincu que dans les rues, au théâtre ou dansles omnibus tout le monde le regardait, mais il avait beau passerdevant des factionnaires et tourner vers eux sa boutonnièreenrubannée, ils ne se mettaient jamais au port d’arme. Il appritenfin que, depuis les honneurs militaires rendus à des garçonscoiffeurs ou des calicots décorés d’un œillet rouge arrangé defaçon à simuler l’insigne de la Légion d’honneur, l’autoritémilitaire avait interdit le salut au simple ruban. Voilà commentJujube s’était attaché, sur la poitrine, une grande croix d’honneuret allait la promener, quelque temps qu’il fit, à preuve, le jouroù nous sommes, par une pluie battante.

– Eh ! c’est notre grand artisteJujubès ! s’écria Marocain, en allant à lui ; car notrevaniteux personnage, à qui l’encens ne donnait pas la migraine, selaissait donner du grand artiste, comme s’il eût fait laTransfiguration ou le Naufrage de la Méduse. Etcomment allez-vous, cher maître ?

– Très bien, merci… et monélève ?

– Votre…

– Oui, à qui j’ai appris à peindre deséventails.

– Ah ! la filleule de mafemme ?

– Mademoiselle Georgette, oui ; ellea donc beaucoup de travaux ?

– Oh ! autant qu’elle en peutfaire.

– C’est pour cela sans doute que nous lavoyons si rarement ; ma fille l’adore et se plaint de ne pasla voir.

– Je le lui dirai, cher maître, et elleva bien, votre demoiselle ?… et madame votre épouse ?donnez-moi donc de leurs nouvelles.

– Elles vont très bien, merci. Montezdonc, vous allez les trouver ; ma fille étudie son piano.

– Si j’avais le temps, ça serait avecgrand plaisir.

– Eh bien, je vous enverrai uneinvitation pour ma prochaine soirée ; vous y entendrez descélébrités qu’on ne voit que chez moi.

Car c’était une affaire entendue : onn’avait nulle part que dans la famille Jujube les artistes, poèteset savants dont elle régalait ses invités : un amateurchantait-il une chansonnette comique, il ne fallait pas le comparerà Berthelier ou à Paulus qui étaient des grotesques ;l’amateur, lui, disait les mêmes choses, mais avec une distinction,un bon goût ignoré de ces artistes, amusants sans doute, mais dontla façon de dire choque les personnes de vraiment bonnecompagnie.

En résumé, on aurait difficilement trouvé desgens aussi satisfaits d’eux-mêmes que l’étaient monsieur, madame etmademoiselle Jujube.

– De quel côté allez-vous, chermaître ? demanda Marocain.

– Ça m’est égal, je ne vais nullepart ; pourquoi ? Ah ! vous n’ayez pas deparapluie ? Eh bien, je vais vous reconduire.

Marocain accepta avec d’autant plusd’empressement qu’il attendait l’offre.

– C’est que, dit-il, je vais un peu loin,rue du Bac.

– Rue du Bac, soit ; seulement jevous demanderai la permission de faire le tour par le Palais deJustice.

Le tour était long, mais il y avait un postede garde républicaine d’un côté, un factionnaire de pompiers del’autre, et notre légionnaire aurait deux fois les honneurs du portd’arme en passant d’un trottoir sur l’autre ; cela retardaitMarocain, mais mieux valait encore, pour lui, accepter que rester àattendre la fin problématique de l’averse. Il prit donc le bras deJujube et tous deux sortirent plus ou moins abrités par leparapluie partagé.

Bengali sortait à ce moment de la loge, armé,lui aussi, d’un parapluie qu’il y avait trouvé.

– Oh ! dit-il, en l’examinant, pasfameux, le riflard.

Il l’ouvrit et constata les coupures faites àla soie par la monture de baleine.

– Ah ! quel chien de temps !dit en entrant précipitamment un jeune homme à la figurecandide ; et, levant les yeux vers un étage de la maison, ilpoussa un soupir et dit : – Bien sûr, elle ne sortira pas d’untemps pareil… à moins qu’elle ne soit sortie avant l’orage avecmadame sa mère… Je vais m’informer.

Il se dirigea vers la loge sur le seuil delaquelle Bengali examinait le parapluie.

– C’est à monsieur le concierge que j’ail’honneur de parler ? demanda-t-il.

Bengali regarda son interlocuteur d’un aircourroucé, mais en voyant les yeux ronds de celui-ci, sa bouchebéante et sa grosse face rougeaude, il répondit en souriant :– Le concierge ? Non, monsieur, je n’ai pas cet honneur ;je le regrette pour la façon respectueuse dont vous vous adressiezau titulaire de cette loge, lequel, d’ailleurs, est un oursparfaitement mal léché ; mais si je puis vous donner lerenseignement que vous vouliez lui demander, j’en serai, croyez-le,particulièrement heureux.

– Ah ! c’est vous qui gardez laloge, en l’absence du concierge ? Alors, permettez-moi de vousoffrir…

Et notre jeune homme plongea ses doigts dansla poche de son gilet.

– De la corruption ! s’écria Bengalien feignant l’indignation, vous voulez me corrompre ?

– Oh ! je suis désolé, mon chermonsieur, absolument désolé… Je… croyais… pardonnez-moi… je perdsla tête.

– Oh ! ne faites pas cela, jeunehomme, gardez votre tête, croyez-moi ; vous ne retrouveriezpas la pareille. Maintenant, je suis tout à vous, mais à l’œil, nel’oubliez pas.

– Oui, monsieur, voilà ce quec’est : Y a-t-il longtemps que vous êtes là ?

– Je ne vous dirai pas au juste ;occupé à regarder les mollets qui passent, le temps ne m’a pas parulong.

– Avez-vous vu sortir de cet escalier unedame un peu grosse, blonde ?

– Ah ! mon gaillard, je vois votreaffaire.

– Oh ! non, monsieur, vous voustrompez.

– Pourquoi me faites-vous descachotteries ? Je suis indulgent pour les faiblesses du cœur,en ayant, moi-même, de fréquentes… Allons, voyons, vous êtesamoureux de la grosse blonde ?

– Mais, monsieur, la grosse blonde, c’estla mère ; celle que j’aime, c’est la fille.

– C’est ce que je ferais à votreplace.

– N’est-ce pas, monsieur ? et sivous connaissez Athalie…

– Est-ce que vous troublez son sommeilpar des rêves.

– Je l’espère, monsieur.

– Moi aussi.

– J’ai même rêvé qu’elle me racontait unsonge que je lui avais inspiré ; je vais vous le raconter.

– Non, j’aime mieux le songe d’Athalieraconté par Racine.

– Enfin, l’avez-vous vue sortir ?Ah ! non, vous l’auriez remarquée.

– C’est assez mon habitude. Eh bien, quivous empêche de monter chez elle ?

– Ce qui m’empêche, monsieur ?… Sesparents ne me connaissent pas.

– Et pourtant, vous connaissezAthalie.

– Pour avoir été son voisin de table, àun repas de noces… Alors nous avons causé tout le temps, et puis,quand on a dansé, je l’ai invitée au moins seize fois.

– Et elle a accepté ?

– Pas toutes, parce qu’on l’avait engagéeavant moi, mais elle a été bien contrariée ; elle m’a apprisque son père est peintre de portraits, et elle m’a demandé ce quej’étais ; je lui ai dit que j’étais élève en pharmacie :je m’appelle Pistache.

– Pistache ! et élève enpharmacie ; il est difficile de réunir plus de titres àl’amour d’une jeune personne.

– Je le crois, monsieur.

– N’en doutez pas, elle vous aime.

– Vraiment ?… oh ! que vous mefaites de plaisir ! Mais vous voyez que je ne puis pas monterchez elle sans motif. Ah ! si j’avais un motif !

– Vous en avez un.

– Ah !

– Excellent.

– Oh ! dites vite.

– Le père est peintre, m’avez-vousdit.

– Peintre de portraits, oui,monsieur.

– Eh bien, faites-lui faire levôtre ; vous verrez Athalie tous les jours.

– Justement, j’avais l’idée de fairefaire mon portrait… parce que j’avais vu un prospectus depeintre ; ressemblance complète 40 francs.

– Et probablement, demi-ressemblance 25francs, air de famille 12 francs ?

– Ah ! je ne sais pas ; maisj’aime mieux payer plus cher et voir Athalie.

– Vous n’avez pas même à hésiter.

– Merci, monsieur, j’y vais tout desuite ; oh ! que je voudrais pouvoir vous dire comment çase sera passé.

– Ah ! par exemple, voilà qui meferait grand plaisir.

– Vraiment ?

– Vous n’avez pas idée du plaisir que çame ferait.

– Eh bien, si vous voulez, je vous inviteà dîner… sans façon.

– Faites-en un peu tout de même, je nesuis pas fier ; où nous trouverons-nous ?

– Passage des Panoramas, à 7 heures.

– J’y serai.

Notre amoureux s’éloigna vivement ; puisse retournant à l’entrée de l’escalier :

– Merci encore, monsieur… Oh ! queje suis heureux de vous avoir rencontré ! Je vais faire fairemon portrait… à l’huile.

– C’est cela : à l’huile et auvinaigre ; l’artiste y mettra même un cornichon.

Resté seul : – Quel bon mari çafera ! dit Bengali… Quand il sera marié, je cultiverai saconnaissance ; puis, tout à coup : – Oh ! lacharmante enfant ! fit-il.

Cette exclamation était motivée par l’entréerapide d’une jeune fille, tenant d’une main ses jupons retroussés,et, de l’autre, un carton étroit et plat qu’elle cherchait àabriter de son mieux.

– Impossible de faire un pas deplus ! dit-elle, mes jupes me collent aux jambes.

Elle tourna sa tête en arrière pour vérifierleur état lamentable et elle les retroussa davantage pour protégerses bas contre la boue dont elles les couvraient.

Bengali eut un mouvementd’admiration :

– La jolie jambe ! fit-il ; sije lui offrais mon bras ?

Puis voyant la belle fille retourner à laporte et regarder au loin :

– Comment, elle s’en va ? et lapluie redouble !… C’est le cas de lui offrir…

Et il courut à elle : – Pardon,mademoiselle, fit-il. Croyant qu’il voulait sortir, la gentilleréfugiée s’effaça : – Passez, monsieur, dit-elle.

– Qui, moi, madame… ou mademoiselle,sortir d’un temps pareil, quand j’ai un abri et une aussi charmantecompagne d’infortune ! Que dis-je, d’infortune ? pas pourmoi ; n’est-ce pas, au contraire, une véritable bonne fortunequi me tombe du ciel, avec la pluie ?

– Pardon, monsieur, permettez ! jeguette un omnibus.

– Un omnibus dans l’espoir d’y trouverplace à l’intérieur ? Chassez cette illusion ; ah !sur l’impériale, à volonté, comme disent les conducteursfacétieux ; mais, d’ailleurs, les dames n’y montent pas… Je leregrette, je vous aurais conduite jusqu’à ce véhicule, je vousaurais priée de monter la première ; moi, je serais monté àvotre suite.

– Merci, monsieur j’attendrai ; cen’est qu’un nuage qui passe.

– Un nuage qui passe ! on en a vuqui passaient, comme cela, pendant six semaines, et si j’osais vousoffrir… Ouvrant alors son parapluie : – Il n’est pas neuf,dit-il, la soie fait penser à Jonas, elle aussi a été mangée par labaleine, mais ça vaut mieux que rien.

À ce jeu de mots la jeune fille se mit à rireaux éclats, montrant de petites dents éblouissantes.

Georgette (c’est son nom) était une jolieblonde, un peu forte, comme la plupart des blondes, fraîche commele printemps et riante comme la nature en fleurs.

– Oh ! fit-elle, en se retirantvivement du seuil de la porte, de l’eau des gouttières qui esttombée sur mon carton ; pourvu que mon éventail n’en ait pasreçu.

– Un éventail ! de cetemps-là ? dit Bengali surpris ; comme en-cas, alors, enprévision du soleil.

– Oh ! non, reprit Georgette, enriant de nouveau, je suis peintre sur éventails et je vais livrercelui qui est enfermé dans ce carton.

– Ah ! madame est artiste… oumademoiselle ?

– Mademoiselle, si ça vous est égal.

– Je le préfère… et monsieur votre pèreou madame votre mère est artiste aussi ?

– Je suis orpheline, monsieur.

– Et moi, orphelin, mademoiselle. Quoipas le moindre parent ? Seule, toute seule ?

– Je n’ai qu’une marraine.

– Et moi qu’une tante, mademoisellePiédevache, qui est aussi ma tutrice jusqu’à mes vingt-cinq ans etje n’en ai pas encore vingt-quatre.

– Piédevache ! fit Georgette.

– Oui, une femme à barbe, qui se faitraser.

– Elle se fait raser ! fit la jeunefille dans un éclat de rire.

– Tous les deux jours.

– J’ai connu des Piédevache, continueGeorgette ; ils étaient d’Orléans.

– Ah ! non, ma tante n’est pasd’Orléans, répondit-il en riant, à la grande surprise de Georgettequi ne voyait rien de risible dans cette question de lieu denaissance.

Bengali ne lui donna aucune explication, maisil savait que la bonne tante n’était d’Orléans à aucun point devue, qu’elle avait même été au mieux avec plusieurs Anglaisextrêmement riches et généreux qui lui avaient laissé d’opulentssouvenirs.

– Excellente femme, ajouta-t-il, pleined’indulgence pour les peccadilles des jeunes gens.

– Vous en avez fait l’épreuve ?demanda Georgette, toujours avec sa belle humeur soutenue.

Bengali protesta.

– Moi, mademoiselle ? Mais je suisle jeune homme le plus rangé qu’il y ait ; je me couche à 10heures, quelquefois à 9, quelquefois à 8, dans l’hiver ;quelquefois même je ne me couche pas du tout.

Au nouveau rire de Georgette, Bengali sereprit et appuya : Non, pas du tout, mademoiselle ; jepasse la nuit à me promener dans ma chambre. Puis, d’un airromanesque, il ajouta : Dans ma chambre solitaire, medisant : Ah ! ce qu’il me faudrait, à moi, ce serait lemariage, un mariage d’amour, avec une jolie petite femme… blonde…oh ! surtout blonde, mais grasse : une blonde maigrefinit toujours par tourner au plumeau.

Et la jeune fille, à qui cette comparaisongrotesque ne pouvait s’appliquer, de rire de plus belle. Bengalicontinua d’un ton romanesque :

– Plus tard, de jolis bébés, le portraitde leur mère, des chérubins que je ferais sauter sur mesgenoux ; que, par les beaux jours, nous verrions se rouler surl’herbe ; j’en voudrais une nichée ; mes moyens me lepermettent, j’ai 8,000 francs de rente et, en perspective,l’héritage de ma tante Piédevache. Voilà mon caractère,mademoiselle… vous avez l’air de douter.

Et Georgette, riant de nouveau : – Maisdu tout, monsieur, je suis convaincue que…

– Non non, mademoiselle… parce que vousm’avez vu rire, plaisanter ; mais c’est une simple questiond’humeur, je suis gai ; que voulez-vous, on ne se refaitpas.

– On se fait peut-être autre que l’onn’est en réalité.

– Comment, mademoiselle, vous croiriezque… Ah ! c’est juste, vous ne me connaissez pas ; vousvous dites : Voilà un monsieur qui m’accoste, qui sedit : Oh ! la jolie personne !…

– Mais du tout, monsieur, je n’ai pas demoi une telle opinion.

– Je l’ai, moi, mademoiselle ; ceci,oui, je me le suis dit en vous voyant, et c’est ce que se disenttout ceux qui vous voient, et vous ajoutez : Il me raconte untas de calembredaines, c’est un farceur, un coureur d’aventures… Etvous avez raison, je dois avoir l’air de tout cela ; maisl’air ne fait pas la chanson… et si je vous offre l’abri de monparapluie, croyez bien que c’est par simple obligeance et sansarrière-pensée.

– Vous avez un bon moyen de me leprouver : me prêteriez-vous votre parapluie, en me disant oùje dois vous le renvoyer ? Vous pouvez être certain que…

– Oh ! très volontiers,mademoiselle, je vous en fais même cadeau si vous voulez : iln’est pas à moi.

Et les deux jeunes gens se mirent à rire decette offre généreuse.

Bengali insista pour faire accepter àGeorgette l’abri du parapluie, fit remarquer qu’une pareilleproposition est très naturelle, qu’elle se fait tous les jours etest rarement repoussée. Georgette était crédule, confiante, bonneenfant.

– Allons, dit-elle, la pluie ne cessepas, on attend cet éventail…

La cause de Bengali était gagnée.

Chapitre 2LA FAMILLE JUJUBE

 

Il est huit heures du soir : le dînerétait prêt pour sept heures suivant l’ordre rigoureusement donné,une fois pour toutes, par le maître de la maison, petit tyran quiavait signifié à la bonne sa volonté d’être servi – au doigt et àl’œil ; – à quoi cette fille avait répondu, entre sesdents : – Oh ! à l’œil, non…

Athalie est à son piano, sa mère prêtel’oreille : – Il me semble, dit-elle, entendre la voix de tonpère, dans l’escalier… Non, je me trompais… Voyons si jel’aperçois ?

Elle alla ouvrir la fenêtre, se pencha pourregarder au loin, puis se retira vivement, chassée par la pluie quilui fouettait le visage.

Madame Jujube est une petite femme dequarante-deux ans, blanche et boulotte, aux yeux ardents, quiprotestait contre cette théorie de son époux, qu’à partir dequarante ans, une femme ne doit plus attendre de son mari que lesmanifestations calmes d’un sentiment platonique, et, cette théorie,il l’avait strictement mise en pratique. La résignation contenue del’épouse mise à la retraite d’âge, bien qu’en excellent état pourl’activité de service, cette résignation se trahit par les baisersqu’elle donne aux amis de la maison (particulièrement aux plusbeaux mâles) : à ceux-ci, elle saute au cou dès leur arrivée,et ils ne voient, dans cet accueil, que la démonstration bruyanted’une amitié expansive et chaude.

Que dire de la fille ? Pasgrand’chose ; l’insignifiance, assez gentille, puérilementvaniteuse, à l’exemple de ses parents, mais au fond bonne fille etcapable, à l’occasion, d’un grand dévouement, comme nous le verronsplus tard.

Athalie n’avait jamais eu d’enfance,c’est-à-dire qu’elle n’en avait jamais connu les jeux ; à septans, son père l’avait assise devant un piano, pour lui donner lespremiers éléments de cet instrument funeste ; car, ainsi quenous l’avons déjà dit, il avait la prétention, outre sa peinture,d’être musicien, poète et chanteur. Aux gammes succédaient lesleçons d’écriture, de grammaire, d’histoire, de géographie quel’homme universel lui donnait lui-même par économie… heureusement,car c’eût été de l’argent perdu : la fille, au rebours du pèrequi croyait tout savoir, n’ayant jamais pu rien apprendre. Quantaux travaux d’aiguille, il n’en fut même jamais question, Jujubeayant déclaré qu’il n’élevait pas sa fille pour qu’elle eût àraccommoder les chemises de son mari ou à mettre des boutons à sesculottes.

Par contre, Athalie causait de tout, répétaitdes bribes de conversations, auxquelles elle se mêlait à l’âge oùl’on joue à la poupée ; aussi disait-on qu’elle causait commeune petite femme ; seulement, elle s’arrêta là : à vingtans, elle cause encore comme une petite femme et tout porte àcroire que lorsqu’elle sera grand’mère, ses raisonnements seronttoujours ceux de la femme de douze ans.

– Madame, vint dire la bonne, voilà huitheures ; si mon rôti est brûlé ou calciné, ça ne sera pas dema faute.

– Servez ! répondit madame ;puis, à sa fille : – Nous n’attendrons pas ton père ;c’est incroyable, sortir par une pluie battante, aussitôt sondéjeuner, et n’être pas rentré pour l’heure du dîner, et il saitque, ce soir, il doit nous venir quelques amis ; voyons, tun’en finiras pas de ton piano ?

– Papa veut que je joue ce morceau-làchez madame de la Rousse-Tamponne ; c’est après demain et jene le sais pas très bien, et puis je veux l’essayer ce soir.

– Comment s’appelle-t-il, tonmorceau ?

– Ça s’appelle : « Comme unéclair » ; je ne peux pas venir à bout de fairel’éclair.

Et elle essaya : brrrrr !…

– Il n’est pas brillant, ton éclair, ditmadame Jujube.

– Ce jeune homme qui est venu pour sonportrait m’a fait perdre deux heures.

– Il espérait toujours que ton pèreallait rentrer, et puis nous nous sommes trouvés enconnaissance ; sans cela… Je me disais aussi, quand il estentré : Mais j’ai vu ce jeune homme-là quelque part.

– Oh ! moi, je l’ai reconnu tout desuite ; tu sais ? je t’ai dit : C’est monsieur quiétait à table à côté de moi, à la noce d’Adrienne.

– Je me le suis bien rappelé, il a danséavec toi, plusieurs fois, et il m’a invitée aussi ; il esttrès aimable.

– Oui, dit Athalie, et trèsspirituel.

– Oh ! spirituel ! Je ne m’ensuis pas aperçue.

– Mais si, maman ; il m’a fait riretout le temps ; il paraît qu’il va acheter unepharmacie ; il m’a demandé de lui donner notre pratique, quandnous aurons besoin, soit d’Unyadi-Janos ou de n’importe quoi ;qu’il nous vendrait au-dessous du tarif ; c’est très gentil desa part.

– Certainement ; est-ce que tu croisqu’il reviendra ce soir ?

– Oh ! j’en suis sûre, pour trouverpapa ; il m’avait dit, d’abord, qu’il dînait avec un de sesamis, un jeune homme qui est très farceur, à ce qu’il paraît ;je l’ai engagé à l’amener, ajoutant que ça arrangerait tout ;alors il m’a promis de venir avec lui.

Un coup de sonnette se fit entendre :

– Ah ! enfin, voilà ton père, ditmadame Jujube.

En effet, c’était le maître de lamaison ; il n’y avait pas à s’y méprendre, à la façon dont ildit : – Essuyez bien mon parapluie, avant de l’étendre.

Jujube entra : – Ma robe de chambre,vite ! ordonna-t-il, en quittant sa redingote ; ma manchedroite est inondée, mon parapluie a goutté dessus… Ah ! mespantoufles ! j’ai les pieds dans l’eau.

Madame Jujube lui passa sa robe de chambre,ornée du ruban de la Légion d’honneur, et lui chaussa sespantoufles en tapisserie, faites par elle-même, sur le dessusdesquelles elle avait brodé une croix du même ordre.

– Je suis allé au musée Grévin pourm’abriter, dit notre légionnaire ; c’était comble ; ehbien, croirais-tu que, pendant deux heures que j’y suis resté, jen’ai vu que moi de décoré ? Aussi, tout le monde meregardait ! Ah ! à propos, comme je sortais, j’ai trouvésous la porte Marocain qui n’avait pas de parapluie et s’étaitabrité.

– Lui as-tu parlé de Georgette,papa ? demanda vivement Athalie ; est-ce qu’elle estmalade ? est-ce qu’elle est fâchée ?

– Aucunement, elle a beaucoup d’ouvrage,voilà tout.

– Ah ! tant mieux ; tu lui asdit que je l’aimais beaucoup et que ça me faisait de la peine de nepas la voir ?

– Je lui ai dit que tu l’adorais. Voyons,on ne dîne donc pas ?

Justement, la bonne vint annoncer que le dînerétait servi ; la famille passa dans la salle à manger et l’ondîna à la hâte, les dames n’ayant que bien juste le temps des’habiller pour recevoir leur monde. Athalie se retira de table lapremière.

– Il est venu un jeune homme, pour unportrait, dit madame Jujube ; un jeune homme qui était à lanoce de mademoiselle Boulabert, qui m’a fait danser deuxfois ; il a bien promis de revenir ce soir, il doit mêmeamener un de ses amis… Espérons qu’il ne fera pas comme d’autrespersonnes qui, elles aussi, étaient venues pour leur portrait etqui, ne te trouvant pas, ne sont jamais revenues… C’est trèscontrariant, de manquer comme cela à gagner ; nous avonspourtant besoin de…

– Qu’est-ce que tu veux que j’yfasse ? interrompit l’artiste, avec le ton de mauvaise humeurdes gens qui se savent dans leur tort ; est-ce que je peuxdeviner qu’on viendra tel jour, à telle heure ?

– Les personnes qui ont affaire à despeintres, dit timidement madame Jujube, pensent qu’on les trouvetoujours à leur atelier.

Jujube frappa violemment du poing sur latable : – Assez ! cria-t-il ; est-ce que je ne suispas maître de sortir quand bon me semble ?

– Mais, mon ami, je ne t’ai pas dit…

– Formellement, non ; mais jecomprends à demi-mot et l’allusion était assez claire.

– Je t’assure, mon ami, que…

– Assez ! répéta notre tyrandomestique ; puis après un long silence, il parla de la soiréede madame de Larousse-Tamponne, du succès qu’y aurait Athalie avecson morceau « Comme un éclair », que,d’ailleurs, il le lui ferait essayer ce soir devant quelquespersonnes ; puis il ajouta : « Prie donc madame deLarousse-Tamponne d’amener le plus de jeunes gens possible à notreprochaine soirée. »

À ce propos, on causa d’Athalie et desdépenses faites pour la produire dans le monde.

– Ce sont des dépenses nécessaires, ditle père.

– Je sais bien, mon ami, répondit lamère ; du moment que nous acceptons les invitations de nosamis, nous sommes obligés nous-mêmes…

– Naturellement ! Et puis nous avonsune fille à marier.

– Oui ; malheureusement, nous avonsbeau aller dans les soirées, en donner nous-mêmes, nous netrouverons pas de mari ; on sait qu’Athalie n’a pas dedot…

– Pas de dot ! s’écria Jujube aveccolère ; n’est-ce donc rien que d’être musicienne, instruite,fille de Jujubès le peintre d’histoire, chevalier de la Légiond’honneur, dont les soirées artistiques et littéraires sont sirecherchées ?

Et frappant de nouveau sur la table, ilcria : « N’est-ce donc rien, que toutcela ? »

Madame Jujube, qui partageait les vaniteusesillusions de son mari, surenchérit encore sur les avantages qu’ilfaisait ressortir avec tant d’ardeur ; elle cita leursrelations avec des gens du meilleur monde, ayant trente, quarante,cinquante mille francs de rente, et affirma qu’on n’avait quel’embarras du choix parmi les candidats à la main d’Athalie.

En effet, il s’en était déjà présenté huit,qui, eux, n’avaient éprouvé aucun embarras dans leur choix :ne trouvant pas une compensation à la dot absente dans l’honneurd’avoir un beau-père décoré depuis la robe de chambre jusqu’auxpantoufles, ils avaient demandé à réfléchir et choisi, sanshésiter, une épouse dans les riches connaissances de la familleJujube, à qui l’un d’eux avait envoyé la lettre de faire-part.

Le lendemain, il reçut la réponsesuivante :

« Monsieur,

« J’ai reçu votre lettre defaire-part ; elle est là devant moi ; tout à l’heure ellesera derrière.

« Je vous salue.

« Jujubès. »

Pour l’instant, les deux époux avaient, pourleur fille, des vues de deux côtés ; ils pensaient, d’abord, àune riche cliente, mademoiselle Piédevache, qui se faisait peindrepar Jujube, tous les cinq ans, et se peignait, elle-même, au pasteltous les jours. Maintes fois elle avait parlé, pendant les poses,d’un neveu, son seul héritier, avait fait des allusions au sujetd’Athalie et on ne doutait pas que ces allusions ne fussent desballons d’essai ; aussi, lui envoyait-on de fréquentesinvitations, tant pour les grandes soirées que pour les réunionsintimes.

L’autre époux, des idées matrimoniales duquelon ne doutait pas, c’était M. Quatpuces, jeune savant, pleind’attentions pour Athalie qu’il comblait d’éloges, et deprévenances pour madame Jujube, à qui, déjà, il avait apporté desbouquets, galanterie très significative. Il ne tarderait, sansdoute, pas à se déclarer ; ce soir, peut-être, car on espéraitle voir.

Il arriva le premier et les deux époux virent,dans cet empressement, un nouvel indice des dispositions qu’ils luisupposaient.

M. Quatpuces était un jeune hommegrave : il entra, portant avec gravité un bouquet, qu’iloffrit gravement à madame Jujube, laquelle s’extasia sur la beautédes fleurs dont il était composé : – Ce sont des orchidées,dit-il, et il expliqua que cette herbelée vivace appartient à lafamille des Monocotylédum, laquelle est divisée en sept grandestribus : les malaxidées, les épidondrées, les vandées, lesorphydées, les néothiées et les cypripediées, dont la racine estaccompagnée de tubercules charnus, ovoïdes ou globuleux, et la tigegarnie de feuilles engainantes, naissant de rameaux nomméspseudobales.

– Oh ! pseudobales ! c’estdélicieux, dit madame Jujube.

Elle allait probablement embrasser Quatpucespour pseudobales, lorsque la bonne annonça madame Saint-Sauveur. Lamaîtresse de la maison courut au-devant de la visiteuse. –Oh ! que c’est aimable à vous, dit-elle, et ce furent descaresses à n’en plus finir. – Madame de La Dolve ! cria labonne ; et madame Jujube quitta madame Saint-Sauveur pour lanouvelle venue : – Oh ! que c’est aimable à vous, luirépéta-t-elle… Puis arrivèrent successivement d’autres damesqu’elle accueillit avec le même empressement, les mêmesminauderies, et le même : – Oh ! que c’est aimable àvous !

Et, naturellement, elle leur présenta le jeuneet illustre savant, M. Quatpuces, qu’elles félicitèrent deconfiance. L’une des dames ayant aperçu le bouquet, s’extasia sursa beauté. – C’est une galanterie de monsieur, dit madameJujube ; ce sont des orchidées. Quand vous êtes entrées,mesdames, M. Quatpuces me décrivait ce genre de fleurs ;c’est extrêmement intéressant ; je regrette bien que vousn’ayez pas été là pour entendre cette savante définition.

– Je crois, dit Jujube, que si ces damesle priaient bien, M. Quatpuces, qui est la galanterie même,recommencerait pour vous.

Quatpuces alla au-devant du geste suppliantesquissé par les visiteuses : – Je vous en prie, mesdames,dit-il, je suis trop heureux…

– Ah ! bravo ! dit madameJujube ; mais d’abord, un verre de punch ! ajouta-t-elle,en voyant entrer la bonne portant un plateau.

Les dames Jujube présentèrent les verres depunch et bientôt le jeune savant reprit la parole ; arrivé aupoint où il était resté :

– Tenez, mesdames, continua-t-il, enmontrant une des fleurs, voyez : au centre de cette fleurs’élève une sorte de columelle !

– Oui, oui, répondirent les dames.

– Columelle ? dites-vous, demandamadame Jujube.

– Oui, columelle, dit Jujube, enchantéd’étaler son savoir, du latin columna, colonne.

– Pas précisément, répondit Quatpuces,mais de columella, petite colonne.

– Enfin, c’est toujours une colonne,répliqua Jujube, qui n’avait jamais tort.

Quatpuces reprit : « Columelle estle nom donné, en botanique, à l’axe vertical de quelques fruits,qui persiste, après la chute de leurs autres parties, comme dans legéranium. En conchiologie, on nomme aussi columelle l’espèce depetite colonne qui forme l’axe de toutes les coquilles spirales.Cette sorte de columelle se nomme gynosthème.

– Oh ! gynosthème ! exclamamadame Jujube avec enthousiasme… Gynosthème !

Quatpuces continua : – Au sommet dugynosthème, on trouve, excepté dans le genre Cypripédium…

Madame Jujube allait se pâmer sur Cypripédium,quand on annonça MM. et mesdames Blanquette. Elle eut unmouvement d’humeur et Jujube laissa échapper un ah !d’impatience :

– On ne les voit à peu près jamais,dit-il à demi-voix, à sa femme, et aujourd’hui que nous avons desvisiteurs distingués…

La famille Blanquette fit son apparition.

Le chef était une espèce de nabot rougeaud etgrassouillet qui formait un singulier contraste avec son épousegrande comme le hasard et plus maigre que la plus étique des vachesde la bible ; près d’elle, marchait mademoiselle Léonie, leurfille, et près de son père, le jeune Léon. Léonie a dix-huit ans,Léon en a onze et, tenant de sa mère, il dépasse déjà son père detoute la tête ; ce qui n’empêche pas l’auteur de ses jours dele tenir par la main. Quant à son embonpoint il fait songer à unelongue paire de pincettes culottée ; au moral, il est ce qu’onappelle vulgairement un grand serin.

M. Blanquette, sous-chef de bureau auministère des travaux publics, est un homme de mœurs paisibles,n’allant jamais au café et occupant ses loisirs à exercer en simpleamateur l’art de l’horlogerie que ses parents avaient refusé de luifaire apprendre, préférant pour lui, et aussi pour leuramour-propre, qu’il entrât dans l’administration. Il s’était adonnéà une spécialité plus facile que les montres et les pendules :les réveille-matin, et il reconnaissait les invitations à dîner deses amis par l’hommage de ses produits ; ses seuls livresfamiliers étaient des traités de mécanique ; ses meublesétaient couverts de rouages, de timbres et de vis ; quand ilallait avec sa famille passer la soirée chez des amis, il emportaitdans un petit sac des pièces d’horlogerie, des outils, se mettaitdans un coin et travaillait de son art favori, pendant que d’autresjouaient au whist ou faisaient de la musique. Enfin, il avaitsurnommé sa femme Grand-Ressort, son fils Cadran et sa filleCuvette.

Madame Blanquette se courba en deux pourembrasser les dames Jujube ; Athalie accapara Léonie, l’emmenacauser à l’écart et Blanquette s’empara tout de suite du maître dela maison pour lui expliquer la rareté de ses visites, depuis silongtemps ; il cherchait un nouveau système d’échappement pourses réveille-matin : – Je l’ai enfin trouvé, ajouta-t-il, d’unair triomphant. Il ne me fallait peut-être pas deux heures pourfaire mon expérience et je la voulais ce soir même, mais ma femmem’a dit : « Allons, tu vas encore nous empêcher d’allerchez nos amis Jujubès… » Alors je lui ai répondu :Allons-y, je finirai ça chez eux… et j’ai apporté mon petit sac. Jeme mettrai dans un coin, vous savez… ça ne dérange personne ;qu’on ne s’occupe pas de moi.

– Eh bien, installez-vous où vousvoudrez, répondit Jujube ; en attendant prenez un verre depunch… il est excellent. Cadran entraîna son père vers le plateauet Jujube retourna vers Quatpuces qui, à ce moment, répondait auxremerciements des dames qu’il était trop heureux… Jujube insinuaqu’on fatiguait peut-être le savant ; Quatpuces protesta, maisles dames qui avaient suffisamment de Gynosthème, de Cypripédium etd’Épidondrée, appuyèrent l’artiste, allèrent se grouper dans uncoin du salon, tirèrent, qui sa broderie, qui sa tapisserie, et leslangues ne tardèrent pas à marcher avec autant d’activité que lesaiguilles, tandis que, dans un autre coin, Jujube tenait l’hommequ’il espérait amener, par des allusions, à se déclarer : –Seul, la vie est bien triste, lui dit-il, car vous vivez seul, jecrois.

– Seul avec une vieille bonne.

– Et vous prenez vos repas aurestaurant ; bien mauvaise nourriture ! ou alors, fortcoûteuse si vous allez dans des établissements renommés.

– Non, ma vieille bonne me prépare mesrepas.

– Alors, vous mangez seul ?

– Je lis en mangeant.

– Faute d’une compagne je conçois cela,mais la table de famille, le père, la mère, les enfants, sontchoses préférables.

– Sans doute, sans doute.

– Une femme instruite, à qui rien de cequi fait l’attrait de la causerie n’est étranger, qui estmusicienne… vous aimez la musique ?

– Beaucoup, j’ai même fait un travail surla musique des anciens, sur la musique religieuse, sur la musiquedes sauvages.

– Ça doit être trèsintéressant ?

– Extrêmement intéressant.

– Au fait, dit Jujube, en se levant, jene sais pas pourquoi Athalie ne nous fait pas un peu demusique.

Et il cria : – Athalie, on demande que tujoues quelque chose.

– Oui, oui, firent les dames.

– Elle va jouer : Comme unéclair, dit madame Jujube ; pendant ce temps, moi, jevais m’occuper du thé.

Elle sortit.

– Il faut que je t’appelle pour te mettreau piano, dit à demi-voix Jujube à sa fille ; c’était doncbien intéressant ce que te disait cette petite grue deBlanquette ?

– Oui, très intéressant, elle m’a confiéqu’elle se marie…

– Ah ! fit Jujube avec dépit… unefille sans talent, sans fortune, pas jolie… Qui diable peuts’allier à cette famille d’idiots… Un cordonnier ?

– Non, un employé qui a une bonne place.Elle veut m’avoir pour demoiselle d’honneur.

– Jamais… s’écria Jujube ; nous nousexcuserons pour refuser l’invitation si nous la recevons. Voyons,mets-toi au piano !

Athalie s’installa et Jujube tourna les pagesdu morceau de musique, suivant son habitude, afin de pouvoiradresser à sa fille des a parte qui, entendus de lasociété, eussent pu refroidir l’enthousiasme finalattendu :

– La bémol, donc ! fichuebête ; plus de sentiment ! ça n’exprime rien…pianissimo ! Trop fort !… Tu ne sens donc rien,dinde, buse ! Si je n’étais pas, probablement, ton père, je nesais pas de qui tu tiendrais…

Tout à coup le morceau fut interrompu par descris de douleur et Cadran, fou, éperdu, montra sa main à laquelleadhérait un verre à punch qu’il ne pouvait plus retirer. La mainqu’il contenait s’était enflée démesurément ; au fond du verreétait un papier brûlé :

– Ah ! mon Dieu ! s’écriamadame Blanquette, il s’est fait une ventouse.

– C’est les camarades qui m’ont apprisça ! hurlait Cadran… Oh ! la, la ! ma main.

On lui retira non sans peine le malencontreuxverre ; sa mère le traita d’imbécile et l’envoya à lacuisine : – Demande de l’eau froide à la bonne, lui dit-elle,et plonge ta main dedans. Cadran sortit et Athalie, alors, putreprendre son morceau qu’elle termina à la satisfaction générale,sauf celle de son père.

Madame Jujube rentra au milieu desapplaudissements.

– Elle a joué Comme unéclair ? demanda-t-elle à son mari.

– Elle a joué comme un cochon,répondit-il à voix basse ; et il ajouta : Les Blanquettemarient leur fille ! Puis très haut : – Extrêmement bien,ma fille, un charme, un sentiment… – Ah ! dit-il à Quatpuces,elle a le feu sacré ; ce sera une grande artiste, qui ferahonneur à son mari.

– Il est certain, répondit Quatpuces,qu’avec ses talents et la fortune que lui gagne si glorieusementson illustre père, Mademoiselle fera, de son mari, l’époux le plusenvié.

– V’lan ! se dit notre artiste, quecette nouvelle déception empêcha d’aspirer l’encens du motillustre, et les Blanquette trouvent un mari pour leurfille, eux !

Et Jujube cherchait une réponse empreinte define ironie, pour en blesser Quatpuces, lorsqu’Athalie commença unautre morceau, à la demande des dames, et Jujube retourna à sonposte de tourneur de feuilles.

Le nouveau morceau fut, comme le précédent,interrompu par les cris de Blanquette fils : – Allons !qu’est-ce qu’il a encore ? demanda la mère.

Cadran entra, pâle, défait et la langue tirée,au bout de laquelle pendait et se balançait une bouteille ;c’était une bouteille qui avait contenu du sirop ; il avaitfourré sa langue dans le goulot : en aspirant, il avait faitle vide et sa langue était restée prisonnière.

– Ah ! quel galopin embêtant,grommela Jujube, c’est toujours la même chose.

– Hi ! ma langue ! malangue ! faisait Cadran.

– On va être obligé de te la couper, ditla mère.

– Non, non, je ne veux pas ! Et iltira sur la bouteille…

– Alors, tu vas te l’arracher, ajoutamadame Blanquette.

Quant à l’horloger, rien n’avait pu ledistraire de son travail.

– Je veux qu’on casse la bouteille,criait le galopin.

Bref, on dégagea sa langue comme on avaitdégagé sa main et Athalie reprenait son morceau, quand un carillonse fit entendre ; – tout le monde sursauta :

– Ça y est ! cria Blanquette… ça yest !

– Mais arrêtez donc ça, vociféraitJujube, c’est déplorable ! Un enfant insupportable, un pèrequi jette le trouble…

– Mais, mon cher monsieur… balbutiaBlanquette.

– Un salon n’est pas un atelierd’horlogerie, répliqua Jujube avec emportement ; quand on veutfaire de l’horlogerie, on reste chez soi.

– C’est bien, monsieur, dit Blanquette enramassant ses ustensiles ; vous ne me direz pas cela deuxfois.

– Tu as raison, cria sa longue épouse,allons-nous-en ! Et ne remettons jamais les pieds ici…

– Comme vous voudrez ! fitJujube.

Et la famille Blanquette se retiramajestueusement.

Après un moment de trouble, causé par cetincident : – Ne nous occupons plus de ces grotesques, ditJujube. Continue ton morceau, ma fille.

Et Athalie se remit à son piano.

Au milieu du morceau, la porte s’entr’ouvritdoucement et Pistache entra avec précaution, accompagné de Bengali.Il fit signe de la main qu’on ne s’occupât pas de leur arrivée etqu’on les laissât écouter Athalie, puis il dit tout bas à Bengali,avec émotion : – C’est elle qui joue.

– Ah ! c’est votre adorée ?

– Oui ; chut ! ne perdons pasune note.

Et il écouta l’exécutante avec un enthousiasmeque trahissaient ses gestes et ses exclamations : – Ah !bravi, brava !

Puis, après un nombre incalculable de mesuresde l’interminable morceau :

– Comment trouvez-vous ça ?demanda-t-il à son ami.

– Bigrement long, répondit celui-ci.

– Ah ! fit Pistachedéconcerté ; vous n’aimez peut-être pas le piano ?

– Moi ? si ; seulement je lecomprends autrement.

– Ah !

– Oui, j’en ai un à la campagne ; ily était avec le mobilier ; j’ai acheté la propriété toutemeublée.

– Ah ! et alors, le piano ?

– J’en ai retiré la mécanique et j’ai misdes lapins dans la caisse ; voilà comment je comprends lepiano. Quel est ce grand monsieur qui est près de votre virtuose,dont le visage exprime le noble spleen des lords ?

– Je ne le connais pas.

– Je le regrette, je vous aurais prié deme présenter à lui ; il a l’air gai.

Le morceau fini et applaudi, particulièrementpar Pistache qui se fit remarquer par ses transports d’admiration,madame Jujube dit à son mari : – C’est ce monsieur qui estvenu pour son portrait.

Jujube alla exprimer à notre jeune homme tousses regrets d’avoir été absent.

– Oh ! monsieur, répondit l’élèvepharmacien, votre absence m’a valu une invitation et la joied’entendre mademoiselle ; quel talent, monsieur ! J’aientendu bien des fois Dumaine, Taillade, Paulin, Ménier, et je peuxdire, sans comparaison…

– En effet, monsieur, répliqua Jujube, ensouriant, la comparaison…

Madame Jujube s’était approchée : – Vousnous avez fait le plaisir d’amener un de vos amis,monsieur ?

– Sur l’invitation de mademoiselle, oui,madame.

– Vous avez bien fait, dirent les deuxépoux.

Bengali s’inclina.

– Monsieur Bengali ! dit Pistache enprésentant son nouvel ami.

Et ici, nouveaux saluts.

Pistache continua : – Un jeune homme debeaucoup d’esprit.

– Oh ! oh ! fit Bengali, vousexposez monsieur et madame à des déceptions.

– Non, non, répliqua Pistache, vousm’avez fait rire pendant notre dîner, avec toutes lescalembredaines que vous m’avez débitées et tous ces tours desociété que vous faites et qui sont à mourir de rire !

– Ah ! vraiment ? fit madameJujube.

Et elle courut annoncer à ses invités qu’unjeune homme, amené par un client de son mari, faisait des tours desociété à mourir de rire.

– Oh ! il nous en fera, dirent lesdames.

– Je l’espère, répondit la maîtresse dela maison.

La bonne apporta le thé et les petitsfours ; Athalie et sa mère présentèrent les tasses pleines,sans manquer de dire à chaque personne : – C’est du thé de laPorte Chinoise ; prenez donc de ces petits gâteaux, ils sontde chez Frascati.

Et Bengali, qui avait déjà jugé ses hôtes, dese demander : – Où diable cet apothicaire m’a-t-ilamené ? Et il refusa le thé. – Vous ne l’aimez pas,monsieur ? demanda Athalie ; de la Porte Chinoise. –Mademoiselle, je ne l’aime que brûlant ; si je peux le boire,je n’en veux pas.

Cependant, sur l’insistance d’Athalie, ilaccepta une tasse et un gâteau.

Pendant qu’il se livrait à la dégustation deces choses de premier choix, le peintre causait avec son futurmodèle du portrait à faire, et on fixait le premier jour depose ; Madame Jujube vint interrompre l’entretien. – Puis-jedire un mot ? demanda-t-elle. – Oui, monsieur et moi, noussommes d’accord pour le prix et les heures de séances ;qu’est-ce que tu voulais dire ?

– Je voulais demander à monsieur si sonami ne nous ferait pas un de ces tours de société si amusants, dontil nous a parlé ; ces dames en seraient bien heureuses.

– Je suis convaincu, madame, réponditPistache, qu’il se fera un vrai plaisir de vous êtreagréable ; je vais le lui demander.

Et il s’approcha de Bengali : – Je viens,lui dit-il, vous exposer une requête de toute la société.

– À moi ? Mais personne ne meconnaît ici ; que peut-on avoir à me demander ?

– On sait que vous connaissez un tas detours très drôles, et…

– C’est vous qui avez dit cela ?demanda Bengali avec une parfaite mauvaise humeur.

– Mais… oui… oui.

– Que le diable vous emporte ! et onveut que j’amuse ces grotesques !

Pistache fut tout interdit : – C’est que,balbutia-t-il, j’ai fait espérer… j’ai même promis…

– Jamais de la vie ! Je fiche moncamp d’ici ; par exemple ! Comment ! on se figureque, pour une tasse de thé de la Porte Chinoise et un croquet dechez Frascati, je vais…

À ce moment, Athalie s’approcha :

– Je viens, dit-elle, en ambassadriceauprès de monsieur qui fait, paraît-il, des tours de société siamusants ; ces dames espèrent que…

– Mon Dieu, mademoiselle, dit Bengali, jen’étais pas préparé à…

Madame Jujube et ses amies, qui suivaient, del’œil, les négociations entamées par Athalie, devinant aux gestesdu monsieur si amusant des objections que l’intelligence limitée del’ambassadrice serait impuissante à vaincre, arrivèrent toutes à larescousse et arrachèrent à Bengali un consentement qui futaccueilli par de joyeux battements de mains, et toutes les damesretournèrent à leurs places, en disant : – Ah ! il veutbien ! il veut bien !

– Voyez-vous comme tout le monde estenchanté, dit Pistache ; oh ! vous me faites bienplaisir ; j’aurais été si vexé de votre refus… Parce que, vouscomprenez, ça me mettra bien dans la famille ; mais vous serezrécompensé par un succès monstre. Tâchez de trouver quelque chosede bien drôle… Ah ! bon, je vois que vous réfléchissez.

Bengali cherchait, dans sa tête, unemystification colossale.

– Des imitations ! lui conseillaPistache ; vous m’en avez fait pendant notre dîner ; voussavez bien : celle d’une clé dans une serrure qu’on ferme àdouble tour ; celle d’une bouteille qu’on débouche ;celle de…

– Ah ! oui, des imitations ;vous avez raison.

Pistache courut tout joyeux annoncer à lasociété que son ami Bengali allait faire des imitations trèsdrôles.

Cette bonne nouvelle fut accueillie par desbravos, pendant que Bengali se disait : – Je les attends audernier tour.

Il s’avança au milieu du salon et, aprèss’être incliné devant les joyeux battements de mains avec lesquelsil fut accueilli, il demanda une bouteille vide et un tire-bouchon.La bonne apporta les deux objets ; il plaça, alors, labouteille entre ses jambes, fit tourner le tire-bouchon dans legoulot vide, puis feignant de tirer, avec des efforts comiques etune torsion de bouche qui mirent tout le monde en belle humeur, lebouchon absent, il imita, avec sa bouche, le flocretentissant, causé par la sortie pénible d’un bouchon tropserré.

Des bravos unanimes accueillirent cetteonomatopée saisissante.

Après ce tour, notre farceur demanda untabouret de cuisine ; il le déposa les pieds en l’air, fit legeste de prendre, à terre, une grosse bûche, mima le vacillementcausé par l’enlèvement d’un lourd fardeau, plaça censé la bûcheentre les pieds du tabouret, mit son pied dessus, comme pourl’assujettir ; puis, saisissant des deux mains une scieimaginaire et en présentant la lame au milieu de la bûche supposée,il imita le bruit de la scie, aux rires fous et aux battements demains de l’assemblée en délire.

– Monsieur, demande Quatpuces, est-ce quevous pourriez imiter un timbre de pendule ?

– J’imite tous les timbres, monsieur,répondit-il, même les timbres-poste.

Tout le monde rit excepté le questionneur qui,comme Caton, son modèle, n’a jamais ri.

Quant à l’intelligente Athalie, elle demandacomment on pouvait bien imiter un timbre-poste.

– De la même façon qu’on imite lesbillets de banque, mademoiselle, répondit Bengali, seulement ons’expose à aller au bagne ; c’est pourquoi je m’abstiens defaire cette imitation ; mais vous n’y perdrez rien, je vaisexécuter le tour nommé la surprise, parce qu’en effet,personne ne s’attend à ce qui arrive.

Une nouvelle manifestation joyeuse seproduisit, à l’énoncé d’un résultat mystérieux et imprévu.

– Pour faire ce tour, dit notremystificateur, j’ai besoin de divers objets. Et il demanda uneficelle longue de 5 à 6 mètres, des bougies, un moulin à café et uncor de chasse qu’il avait vu, dans l’antichambre, pendu à un clou,accessoire à l’usage de l’artiste pour les portraits dechasseurs.

Ces divers objets lui ayant été apportés,Bengali fit tenir un bout de la ficelle par M. Quatpuces,l’autre bout par Jujube, rangea les dames côte à côte le long de laficelle et leur remit à chacune une bougie allumée, plaça au milieud’elles madame Jujube armée du moulin à café et mit, en face d’elleet à distance, Pistache qu’il chargea du cor de chasse.

La mise en scène ainsi préparée à la grandegaîté des comparses de l’opérateur, celui-ci donna commeinstructions : à madame Jujube, de moudre ; à Pistache,de souffler dans le cor de chasse, et il sortit pour préparer,soi-disant, la surprise ; affaire de quelques minutes,ajouta-t-il.

Il y avait un bon quart d’heure que madameJujube tournait son moulin et que Pistache soufflait dans soninstrument ; on s’était d’abord tordu de rire, mais oncommençait à se regarder et à trouver bien longs les préparatifs dutour, lorsque la bonne annonça mademoiselle Piédevache.

La nouvelle venue resta stupéfaite en voyantle tableau qui s’offrait à ses yeux.

– Excusez-nous, mademoiselle, criaJujube, c’est un tour que va nous faire un jeune homme que nous aamené monsieur, qui joue du cor.

– Oui, mon ami Bengali, ajoutaPistache.

– Mon neveu ! dit mademoisellePiédevache.

– Votre neveu ! s’écrièrentmonsieur, madame et mademoiselle Jujube, c’est votreneveu ?

– Oui, et je viens de le rencontrer àcent pas d’ici, qui racontait je ne sais pas quoi à plusieursjeunes gens ; ils riaient tous comme des fous.

Tableau !

Chapitre 3UNE CONQUÊTE DIFFICILE

 

Bengali, pourtant, avait eu, ce jour-là même,une déception qui aurait pu influer sur son humeur, naturellementjoyeuse ; l’acceptation de son bras et de son parapluie, parla gentille Georgette, lui avait fait concevoir des espérances,sinon d’une réalisation immédiate, du moins à délai plus ou moinsbref ; sa conversation avait amusé la jeune fille, il vitqu’elle aimait à rire et il se savait en fond pour la mettre engaîté ; aujourd’hui, dans sa chambrette où elle luipermettrait d’aller se reposer, il soutiendrait son rôle de jeunehomme sentimental, rêvant d’une épouse adorée et de bébés jolis etblonds comme leur mère ; à la deuxième visite (car elleconsentirait sans nul doute à ce qu’il allât s’informer si ellen’aurait pas attrapé un refroidissement sous la porte cochère), àcette deuxième visite, il s’enhardirait à prendre quelques petiteslibertés et, si elle se fâchait, il connaît le proverbe sur le rirequi désarme la colère.

Le voyage, d’ailleurs, n’avait été qu’unesuccession d’incidents et de rencontres qui avaient entretenu labelle humeur du jeune couple ; – tout était matière àréflexions cocasses, pour Bengali, particulièrement les grincheuxmouillés jusqu’aux os, dont sa gaîté, provoquée par l’étatlamentable des infortunés, augmentait encore l’irritation.

Quoique tout à ses espérances de conquête, lejoyeux garçon ne pouvait résister à son admiration des joliesjambes féminines, et les exclamations que lui arrachaient les beauxmollets lui avaient valu des plaisanteries de la part de sacompagne ; il protestait, bien entendu, contre les réflexionsenjouées de Georgette, qu’il qualifiait de simples taquineries,affirmant qu’il n’était occupé que d’elle seule, que du soin del’abriter, de la préserver des éclaboussures…

– Voici où je vais, dit-elle en désignantun magasin, et elle quitta le bras de son cavalier, le remercia duservice qu’il lui avait rendu et lui dit adieu.

– Adieu ?… répondit-il, pasencore ; votre éventail livré et votre compte réglé, il vousfaudra retourner chez vous, et l’averse continue.

– On me prêtera un parapluie aumagasin…

– Un parapluie !… mais si quelqu’unde la maison est sorti avec ?… Y en eût-il plusieurs, qu’ilspeuvent n’être pas disponibles ; permettez-moi de vousattendre. Je tiens à vous accompagner jusqu’à votre porte.

Georgette refusa : – J’attendrai que lapluie ait cessé, dit-elle.

– Cessé ! s’écria Bengali ;mais voyez donc comme le ciel est gris ; le temps est tout àfait gâté, regardez sur les toits ; toutes les girouettes sontà l’eau ; nous en avons peut-être pour plusieurs jours…

La jeune fille résista, renouvela sesremercîments et entra dans le magasin, en envoyant à Bengali undernier adieu, exprimé par un gracieux mouvement de tête et unsourire.

Notre Don Juan de la pluie n’était pas homme àabandonner une idée fixe pour si peu ; il entra dans une alléefaisant face au magasin et attendit.

Il n’attendit pas longtemps ; uneéclaircie s’était subitement produite : Georgette en profita,reparut et hâta le pas sans avoir remarqué l’obligeant jeune homme,qu’elle croyait bien loin. Elle se retourna brusquement à savoix : – Je savais bien, lui dit-il, qu’on n’aurait pas deparapluie à vous prêter et j’avais raison d’attendre votresortie.

– Mais, monsieur, répondit Georgette, lapluie a cessé.

– Cessé, mademoiselle ? Pour deuxminutes… et encore ! Vous ne voyez donc pas comme les nuagescourent ?… Tenez… J’ai reçu des gouttes… Ça va recommencer… çarecommence.

Et il ouvrit son parapluie : – Votrechapeau serait perdu, dit-il, si je ne m’étais pas trouvé là…

Une nouvelle averse, en effet, venaitd’éclater ; Bengali offrit son bras, la jeune fille l’acceptade nouveau, en riant de la persévérance obstinée de son compagnonde voyage et tous deux recommencèrent leur marche à travers lesrues, égayée par les saillies du porteur de parapluie.

– Me voici à ma porte, dit enfinGeorgette, en quittant le bras de son cavalier ; cette fois,monsieur, je vous dis définitivement adieu, et je vous renouvellemes remercîments.

– Vous me permettrez bien, au moins,mademoiselle, d’aller me reposer quelques instants chez vous.

Ici, la jeune fille devint sérieuse, etrepoussa net la demande de Bengali.

– Mais je suis brisé, dit-il, cettelongue course sur les pointes… Car je n’ai pas cessé de marcher surles pointes, comme les danseuses de l’Opéra… mais elles y ont étédressées toutes jeunes et cependant elles vous diront que c’estl’exercice le plus fatigant… Jugez ce que ce doit être pour moi,qui n’ai pas été élevé à cela… Je vous en prie, permettez-moi…

– Mais non, monsieur, je n’ai pas enviede me faire remarquer par mon concierge et mes voisins ; je nereçois jamais personne… que des amies, et ma marraine, madameMarocain, qui doit venir me voir précisément aujourd’hui, à moinsque son mari, qui n’est pas la grâce même…

– Marocain ! s’écria le jeunehomme ; une espèce de porc-épic ?

– Oui, dit Georgette surprise, vous leconnaissez ?

– J’ai fait sa connaissance sous la portecochère où j’ai eu le plaisir infiniment plus grand de faire lavôtre… J’ai failli avoir un duel avec lui…

– Comment, un duel ?

– Oh ! toute une histoire qui seraittrop longue à vous raconter ici… Oh ! c’est trèsamusant ; montons chez vous et…

Georgette ne le laissa pas achever :

– Adieu, monsieur, dit-elle… et elledisparut dans l’allée de sa maison, laissant l’amoureux toutdéconcerté : – C’est une vertu, se dit-il ; puis, aprèsréflexion : – Une vertu !… Je dis ça parce que… Mais çan’est pas une raison…

Tirant alors son carnet, il lut le numéro dela maison, l’inscrivit, ainsi que le nom de la rue et s’éloigna enmurmurant :

– La vertu ! ce n’est qu’un mot, adit Caton ; il faudra voir… Je m’y suis mal pris.

Le lendemain, il alla guetter Georgette,l’aborda sous prétexte de s’informer si son séjour sous la portecochère, après avoir reçu l’averse, ne lui avait pas causé unrefroidissement et une indisposition ; puis s’extasiant sur safraîcheur et sa belle mine de santé, il reconnut en riantl’inutilité de sa question ; il revint alors sur sa proprejustification.

– Vous m’avez bien mal jugé, lui dit-il,et malgré la défense de la jeune fille, il l’accompagna jusqu’à saporte en la faisant rire par ses propos. Cette fois encore, elleopposa un refus formel à sa demande de monter chez elle.

Plusieurs jours de suite, il fit les mêmes etvaines tentatives et Georgette le menaça même de le signaler à desgardiens de la paix, s’il persistait à l’accoster et à lasuivre.

Le jour suivant, elle le trouva encore sur sonchemin ; elle tourna la tête et passa sur le trottoiropposé ; il exécuta la même évolution et aborda la jeunefille.

– Oh ! monsieur, fit-elle, avec unmouvement d’humeur, je vous ai prié de me laisser tranquille…

– Un seul mot, mademoiselle, et je vousjure de vous obéir, si, après m’avoir entendu, vous m’ordonnezencore de vous fuir.

– Quel mot, monsieur ?

– Celui-ci : Je crois avoir eu lemalheur de jouer avec vous à ce jeu appelé les proposdiscordants.

– Je ne comprends pas, monsieur.

– C’est précisément cela,mademoiselle : vous ne m’avez jamais compris, sans doute parceque je me suis mal expliqué. Je vous aime d’un amour honnête ;que dis-je, je vous aime ! je vous adore, je ne pense qu’àvous jour et nuit ; mais c’est pour le bon motif ; dès lepremier jour que j’ai eu le bonheur de vous rencontrer, le jour oùcette bienheureuse averse m’a permis de causer longuement avecvous, ne vous ai-je pas dit que vous me jugiez mal, que mesapparences vous donnaient, de moi, une opinion fausse ; quemes vœux étaient de devenir l’époux fortuné d’une petite femmejolie comme vous, d’avoir des chérubins blonds et jolis comme leurmère ? Voilà ce que je vous ai dit et ce que je pensais, voilàce que je vous répète avec encore plus d’ardeur et de convictionque le premier jour, car maintenant je vous connais, je sais quevous êtes une honnête jeune fille, l’épouse que je cherche, ouplutôt que je ne cherche plus, puisque je l’ai trouvée en vous.

Georgette, devenue grave, luirépondit :

– En effet, monsieur, je n’avais pascompris et il m’était difficile de voir, dans les discoursplaisants que vous me teniez, la pensée que vous venez dem’exprimer nettement.

Bengali voulut protester de sa sincérité, ellel’interrompit : – Jusqu’ici, dit-elle, je ne vous avais paspris au sérieux.

– Et aujourd’hui ? s’écria le jeunehomme.

– Aujourd’hui, monsieur, vous voyez queje ne ris pas de vos paroles.

– Alors, vous me permettez d’aller vousrendre mes visites ?

– Non, monsieur.

– Des fiancés !

– Avant de se fiancer, il faut seconnaître mieux que par quelques rencontres dans la rue et quelquesparoles échangées. Ces rencontres et ces paroles m’ont montré (bienà tort, je veux le croire) le coureur d’aventures…

– Oh ! mademoiselle…

– N’ai-je pas fait mes réserves ?dit Georgette en souriant ; Bengali voulut parler : –Laissez-moi achever, dit-elle, et elle poursuivit : – Quandnous serons fiancés, c’est que nous connaîtrons bien noscaractères ; alors…

Bengali l’interrompit :

– Mais… fiancés… on l’est quand on s’estpromis de s’épouser, et, quant à moi, je vous fais cettepromesse.

– Moi, répondit Georgette, j’attendraipour vous faire la mienne.

– Qu’attendrez-vous ? vous êtesorpheline, libre.

– J’attendrai que la demande de ma mainait été adressée à ma marraine qui me tient lieu de famille ;cette demande, vous la lui ferez adresser par votre seule parente,cette tante dont vous m’avez parlé, après quoi on me consultera et,alors seulement, j’accepterai peut-être vos visites, en présence dema marraine.

– Mais… dit Bengali, dérouté… fairedemander votre main sans savoir si vous m’aimez…

À ce moment, Georgette eut un mouvementd’effroi : – Monsieur Marocain ! s’écria-t-elle.

Et elle entra précipitamment dans samaison.

Bengali se retourna, aperçut en effet Marocainqui s’était arrêté à la vue du jeune couple et s’éloigna après ladisparition de la jeune fille.

Chapitre 4PISTACHE

 

Le portrait de Pistache n’avançait guère, cedont se réjouissait l’aspirant pharmacien à qui les absences de sonartiste procuraient de longues causeries avec mesdames Jujube mèreet fille ; la première, craignant toujours qu’il ne se lassâtdes inexactitudes réitérées de son mari et qu’il ne finît parlaisser pour compte le portrait commencé, se confondait en excuses,en regrets, en impatiences.

– Oh ! oh ! madame Jujubès,disait alors Pistache, avec un geste de protestation ; je vousen prie, ne parlez pas de ça, vrai, vous me feriez de la peine.

Et si Athalie insistait dans le sens de samère : – Mais au contraire, mademoiselle, répliquait-il, j’aitant de plaisir à attendre dans votre société, que ça me donne unephysionomie que M. Jujubès attrape tout de suite. Dans lespremiers temps il me disait toujours : Souriez !souriez !… À présent, ah ! bien, il n’a pas besoin de medemander ça : je pense simplement à nos charmants entretienset ça suffit pour que je garde ce sourire gracieux queM. Jujubès a si bien attrapé ; aussi, il me dittoujours : C’est extraordinaire comme votre physionomie resteaimable ; je n’ai jamais eu un modèle pareil à vous…

Et les deux dames de s’extasier sur lagracieuseté, la galanterie, le caractère charmant de notre amoureuxjeune homme.

Amoureux ! c’est ce qu’elles ignoraientencore, car depuis un mois que le futur pharmacien venait tous lesjours, il n’avait pas osé faire connaître ses sentiments.

Et cependant, il ne manquait pas chaque samedide venir prendre le thé de la Porte Chinoise aux petites réceptionsde la famille Jujube et, même, on l’avait présenté à des dames quilui avaient envoyé des invitations pour leurs soirées : ilavait polké et valsé avec Athalie, danses chères aux amants à quielles permettent d’enlacer la taille de l’objet adoré et de lepresser sur leur cœur.

Ces tendres manifestations, permises tantqu’elles restent silencieuses et peuvent être attribuées à lavigueur du bras du cavalier et à l’entraînement du rythme musical,ne prennent leur véritable signification que s’il y a des parolessur la musique, et chacun sait la difficulté de la conversationentre un cavalier inexpérimenté et sa danseuse ; quand lepremier a parlé de la chaleur, du mouvement trop vif ou trop lentdes instrumentistes, du talent ou de l’insuffisance du pianiste, sil’on danse au piano ; quand il a demandé à sa danseuse quelleest telle danse qu’il lui désigne ; qu’il a fait remarquer, enriant, tel vieux monsieur qui a un nez ridicule, tous les sujets àcauserie sont à peu près épuisés pour lui, et il ne lui reste plusqu’à reparler de la chaleur.

Il n’y a que deux genres de couples dont laconversation est inépuisable, pendant toute la durée de ladanse : les gens d’esprit et les imbéciles, surtout cesderniers, les âneries étant bien plus abondantes que lesobservations fines et les saillies spirituelles.

Voilà pourquoi, chez Pistache et Athalie, leslangues allaient autant que les pieds ; l’aspirant pharmacienparlait remèdes, expliquait à Athalie la cocaïne, l’antipyrine etleurs effets sur l’organisme humain. Athalie lui demandait ladifférence qu’il y a entre le thé des soirées et le thé Chambard.Pistache lui répondait que le premier constipe, tandis que l’autrerelâche, sans purger à proprement parler, et il arrivait toutnaturellement à causer de son futur établissement, une excellentemaison… malgré les spécialités sur lesquelles on gagne peu, maisqu’on est forcé de tenir, pour ne pas laisser aller les clientschez des confrères où ils les trouveraient et à qui ils pourraientconserver leur clientèle. Il ajoutait qu’il attendait son concoursau diplôme de pharmacien de première classe, et l’obtention de cediplôme pour entrer en possession de l’officine qu’il était disposéà acheter.

Ici, l’allusion à ses désirs arrivaitaisément : il ne lui manquerait plus qu’une jolie petite femmepour tenir la caisse ; cette petite femme, il lacherchait ; il l’installerait, très coquettement habillée, aucomptoir, près d’un globe d’eau minérale rose, dont le refletilluminerait les joues de la jolie caissière ; il devenait, onle voit, tout à fait poétique. Il avait même ajouté, après unsilence et des regards éloquents : – Une jolie petite femme…n’osant pas dire : comme vous, il avait dit : dans votregenre.

Et jusqu’à la fin de la soirée et toute lanuit, Athalie se demanda si c’était une allusion à son adresse.Elle fit part à sa mère de ses incertitudes et madame Jujuben’hésita pas à lui affirmer que l’allusion était claire ettrahissait l’amour de Pistache. Devait-on encourager le soupirant àse déclarer nettement ? il fallait d’abord savoir s’ilconviendrait à Athalie pour mari et sa mère l’interrogea à cesujet.

– Il me convient, oui ; mais lesautres aussi me convenaient ; c’est moi qui ne leur ai pasconvenu…

– Des coureurs de dot, pas autrechose ; s’ils avaient été réellement amoureux, comme paraîtl’être M. Pistache…

– Oh ! il a l’air très amoureux,mais il tient peut-être aussi à la dot.

– Je le ferai causer à ce sujet, sur sesidées, en général… et avant de le faire s’expliquer sur sessentiments pour toi.

– C’est ça, maman, et puis il faudraitsavoir aussi, avant de le faire parler, si papa voudrait.

Si papa consentirait ! toute l’affaireétait là.

– Parle-lui-en, maman, dit Athalie.

– Lui en parler… nettement… non, réponditla mère, mais en causant avec lui je mettrai la conversation sur lechapitre du mariage ; alors je prononcerai d’un airindifférent le nom de M. Pistache. Selon ce que dira ton père,je verrai si je dois aborder la question ou attendre, et lepréparer peu à peu à l’idée de cette alliance.

La bonne entra : – C’est mademoiselleGeorgette, dit-elle, qui demande si ces dames peuvent larecevoir.

Au nom de son amie, Athalie, sans attendre laréponse de sa mère, s’était élancée vers la porte.

– Mais entrez donc ! cria-t-elleavec effusion, est-ce que vous avez besoin de permission ? Etembrassant la jeune fille : – Vous êtes toujours la bienvenueici. Oh ! que je suis contente de vous voir.

– Chère amie ! répondit Georgette enlui sautant au cou.

– Nous avons parlé de vous, l’autre jour,à propos de Monsieur Marocain, que mon mari avait rencontré, ditmadame Jujube en embrassant à son tour Georgette.

– Monsieur Marocain me l’a dit,madame ; il m’a même répété ce que M. Jujubès lui avaitdit des sentiments de cette chère Athalie pour moi ; j’ai lesmêmes pour elle, je vous assure.

Madame Jujube continua : – Il paraît quevous avez beaucoup d’ouvrage.

– Beaucoup, madame, grâce aux excellentesleçons de M. Jujubès.

– Ah ! vous lui devez une bellechandelle, dit l’épouse de l’artiste, qui ne manquait jamaisl’occasion de faire valoir l’importance toute particulière desobligations qu’on devait à elle ou aux siens.

– Je lui suis très reconnaissante, oui,madame.

– Et, tenez, je l’entends quirentre ; je vais lui dire que vous êtes là, il sera enchantéde vous voir.

Madame Jujube sortit et, les deux jeunesfilles restées seules, Athalie fit asseoir Georgette près d’elle,lui prit les mains :

– Y-a-t-il un temps que nous n’avonsbavardé ! dit-elle ; nous devons avoir un tas de choses ànous dire.

– Moi, pas grand’chose, ma vie est siuniforme : mes sorties pour mon travail, une visite parsemaine à ma marraine, sauf elle, je ne vois personne ; c’estplutôt à moi à vous demander du nouveau, à vous qui voyez tant demonde.

– Ça, c’est vrai… et du beau monde ;ma chère, nous ne connaissons que des gens qui ont20,30,40 000 livres de rente…

– De bonnes connaissances, ça.

– Et tous sont nos amis.

– Ils vous trouveront un mari.

– Un mari ! Oh ! mais que jevous dise donc, ma chère, j’ai un soupirant.

– Bah ! contez-moi donc cela.

Et Athalie, se rapprochant de son amie, luiconta ce que nous savons relativement à Pistache.

– De tout ce que vous me dites de cejeune homme, je conclus qu’il doit vous rendre très heureuse.

– Je le crois, il a l’air si bon ;seulement conviendra-t-il à papa ? Voilà.

– Pourquoi ne lui conviendrait-ilpas ? Il a une situation très convenable.

– Certainement, mais papa a des idées…Enfin je vous tiendrai au courant.

– Ah ! j’y compte bien.

– Je vous le promets.

– J’ai déjà pensé au cadeau de noces queje vous ferais.

– À moi ? un cadeau ?

– Je veux vous peindre votre éventail demariée.

– Oh ! chère amie, que c’est gentilà vous.

– Vous demanderez à votre père lacomposition du sujet.

– C’est ça ! oh ! quelle bonneidée ! mais et vous… est-ce que vous n’avez pas aussi unamoureux ?

À cette question Georgette devintsérieuse.

– Moi ?… Non… J’en ai eu un.

Georgette alors raconta les poursuites deBengali.

– Est-il gentil ?

– Très gentil et amusant aupossible ; il me disait des choses si drôles et qui mefaisaient tant rire que je ne pouvais pas me fâcher.

– Mais vous ne riez pas du tout, en meracontant ça… Est-ce que ça n’a pas duré

– Non, répondit Georgette.

Et elle resta pensive.

– Qu’avez-vous donc ? demandaAthalie ; ma question paraît vous avoir attristée.

Georgette alors lui rapporta la scène danslaquelle Bengali lui avait déclaré la pureté de sesintentions ; le conseil qu’elle lui avait donné, de les faireconnaître à monsieur et à madame Marocain, conseil dont il n’avaitpas tenu compte ; la jeune fille soupira et se leva : –Adieu, dit-elle.

– Comment, adieu ? fitAthalie ; vous n’attendez pas mon père ? Maman l’aprévenu, il va venir ; je vais aller le chercher : tenez,le voici.

– Pas un mot de tout cela ! ditGeorgette.

– Soyez tranquille, c’est entre nous.

Jujube fit, à son ancienne élève, l’accueilaffectueusement protecteur qu’il réservait à ceux qu’il considéraitcomme ses inférieurs, et la jeune fille, prétextant l’impossibilitéde prolonger sa visite, se retira après avoir fait à Athalie lapromesse de revenir un jour où elle serait moins pressée.

Athalie resta rêveuse.

C’était l’heure de la pose de Pistache et, parextraordinaire, l’artiste était exact :

– Eh bien, à quoi penses-tu ?demanda-t-il à sa fille ; va à ton piano.

– Pauvre Georgette, se dit Athalie ensortant ; bien sûr elle me cache un chagrin.

– Je viens, dit aussitôt Jujube avec unsourire dédaigneux, de rencontrer le sieur Quatpuces, ce savant dequatre sous.

– Ce méchant professeur de je ne saisquoi ? ajouta madame Jujube.

– Oui, continua Jujube, ce monsieur à quiil faudrait des dots princières. J’ai feint de ne pas levoir ; mais il est venu à moi, la main tendue… que je n’ai pasprise ; je l’ai salué, m’excusant de ne pouvoir m’arrêter etje me suis éloigné, le laissant, tout déconcerté, regarder à l’aiseun militaire qui s’était arrêté devant moi, la main à son képi…Monsieur Quatpuces a dû voir ce que je suis… Et si j’ai besoin dedoter ma fille pour lui trouver un mari.

Madame Jujube saisit l’occasion : – Nousen trouverons, tant que nous en voudrons, des gendres, dit-elle, etqui se croiraient suffisamment honorés de t’avoir comme beau-père,même sans dot.

– Parbleu ! approuva Jujube.

– Ah ! si nous voulions, nousn’avons pas à chercher bien loin… j’en connais un qui…

La bonne annonça Pistache et il entra ;il présenta ses devoirs à monsieur et madame Jujube, demanda desnouvelles de mademoiselle et fit, de sa bien-aimée, un tableauenthousiaste.

– Si vous voulez passer à l’atelier, ditle peintre, je vous suis ; arrangez votre cravate et voscheveux, en m’attendant.

Pistache passa dans l’atelier.

– De qui voulais-tu parler ? demandaJujube.

– Eh ! mais de ton modèle, qui…

– L’apothicaire ? interrompitbrusquement le vaniteux personnage ; il t’a parlé ?…

– De rien du tout, répondit vivement sacompagne intimidée par le ton de cette question ; il n’a pasdit un seul mot…

– Eh bien alors ?

– Je voulais dire seulement, que si onlui offrait…

– Oui, mais on ne lui offre pas.

Sur ce, le peintre alla rejoindre son modèleet madame Jujube alla raconter à sa fille ce qui s’était passé.

– Encore un de manqué ! dit Athalieavec humeur.

– Manqué, manqué !… Qu’est-ce qu’ily a de manqué ?… Ton père n’a opposé aucun refus. Ce jeunehomme ne nous a rien dit, en définitive.

– Positivement, non, non, mais j’ai biencompris… et toi-même…

– Oui, je crois, mais enfin, s’il net’avait adressé que de simples galanteries ?… Si tu t’étaisméprise ?… Qu’il parle, qu’il s’explique…

– Qu’il s’explique… Il est sitimide !

– Je le ferai bien parler ; du traindont va ton père, le portrait durera longtemps, et je trouveraibien l’occasion de dénouer la langue à ton amoureux transi…

La séance terminée, Jujube sortit pour allermontrer sa croix au salon de peinture où il avait exposé son propreportrait, laissant le tendre pharmacien exprimer à madame Jujubeson admiration pour le grand artiste.

Athalie était à son piano, et madame Jujube,seule avec Pistache, entreprit immédiatement de le faire déclarerses intentions.

Sa diplomatie n’eut pas à se heurter à degrandes difficultés ; il lui suffit de parler au timide jeunehomme de son prochain établissement, de l’impossibilité où il setrouverait bientôt de rester garçon, ajoutant que l’éternelobstacle pour les jeunes gens à marier, c’était leur ambition desgrosses dots.

– Oh ! pas moi, madame, pasmoi ; un joli petit ménage où l’on s’aime bien, c’est tout ceque je demande, et pas un sou avec.

– Vous avez bien raison, dit madameJujube, l’argent ne fait pas le bonheur.

– Oh ! non, madame. Êtreheureux ! voilà le vrai bonheur ; ç’a toujours été monprincipe.

– Et c’est le bon, c’est la sagesse même.Si les jeunes gens savaient à quoi ils s’exposent en voulant desdots ; s’ils connaissaient les exigences, les goûts dépensiersde la femme qui leur a apporté une dot : 100 000 francspar exemple, ça fait 4 000 francs de rente, mettons4 500, et elles en dépensent 7 ou 8 000 mille en bijouxet en toilettes.

– Oh ! c’est bien vrai,madame ; ce que je voudrais, par exemple, c’est une famille oùje serais fier d’entrer…

– Oui, dont le père serait célèbre.

– C’est ça ; un artiste, un…

– Un artiste, avoir un beau-père artisteet une femme artiste aussi.

– Oh ! oui, madame.

– Eh bien, avez-vous dans vosconnaissances ?…

– Oh ! certainement que j’ai ça,s’écria Pistache.

– Et… connaissez-vous assez ses parentspour espérer ?

– Beaucoup, madame, beaucoup…

– Eh bien, alors ?

– C’est que… peut-être aussi, veulent-ilsbeaucoup de fortune…

– Mais avec un bon établissement, on peutfaire fortune… je sais bien, quant à moi, que je n’aurais jamaispour ma fille de ces exigences d’argent…

– Oh ! madame, que vous me faites deplaisir…

Et, après quelques hésitations bientôtdétruites par madame Jujube, Pistache finit par ouvrir son cœur etdemander s’il pouvait espérer que ses vœux seraient accueillis.

– Par ma fille et par moi, n’en doutezpas, répondit la mère.

– Et… monsieur Jujubès… pensez-vous quelui aussi ?…

– Ah ! avec mon mari, ce sera plusdifficile, mais d’ici le jour où votre portrait sera terminé, nousavons du temps ; quant à présent, ne lui dites pas un mot devos intentions… laissez-nous faire et bornez-vous à gagner sesbonnes grâces ; il est très accessible à la flatterie, necraignez pas de le flatter ; qu’il vous prenne en affection,cela rendra ma tâche plus facile.

– Soyez tranquille, madame ; je vaislui en donner, de l’encensoir.

Et le bon Pistache sortit, plein d’espoir.

Madame Jujube courut retrouver Athalie.

– Eh bien, dit-elle, il s’estdéclaré ; il ne veut que toi, sans un sou de dot.

– Enfin ! s’écria Athalie avec joie,en voilà donc un ! Puis avec crainte : – Mais c’est papa,maintenant.

– Ne t’inquiète pas, ma fille, nousarriverons à le décider ; laisse-moi faire.

Chapitre 5MAROCAIN LE TERRIBLE

 

Nous avons fait connaissance avecM. Marocain, le commanditaire d’entreprises industrielles etartistiques, l’homme nerveux ; Marocain le terrible, que,seule, une offre de réparation par les armes calme immédiatement,ainsi qu’on l’a vu dans son altercation avec Bengali à qui, depuisce jour, il avait gardé une dent. Quant à sa femme, madameMarocain, nous savons qu’elle est la marraine de Georgette ;mais nous ne la connaissons pas encore. Pénétrons dansl’appartement de ce couple si différent du précepte de lachanson : Il faut des époux assortis, dans les liens dumariage. – Rien, en effet, de moins bien assorti que ces deux êtresdestinés à vivre toujours ensemble, car l’incompatibilité d’humeurn’est pas un cas suffisant de divorce ; madame Marocain, douceet résignée, ne le demanderait d’ailleurs jamais et, quant au mari,outre qu’il est très amoureux de sa femme, il peut, avec elle,donner libre cours à son humeur grincheuse et à ses emportements,supportés sans protestation et sans plainte, sauf toutefois àpropos des scènes de jalousie, l’honnête femme se réveillant aumoindre soupçon sur son inattaquable vertu ; mais son fermelangage en pareille occasion ne pouvant que rassurer Marocain, ille tolérait tout en feignant de n’être pas convaincu.

L’irritabilité naturelle de celui qu’onqualifiait en général de vilain monsieur s’était aggravée de sasituation récente de commanditaire. Séduit par l’exemple d’un deses amis dont des commandites heureuses avaient décuplé la fortune,il avait vendu ses titres de rentes et autres valeurs mobilièresqui ne lui rapportaient que de 3 à 4 pour 100, convaincu que, commeson ami, il grossirait beaucoup son avoir en plaçant ses fonds dansdes entreprises ; malheureusement toutes n’avaient pas réussiet il avait bu des bouillons moins réconfortants que ceux desétablissements Duval ; de là son état nerveux dont nous avonsvu un échantillon le jour de l’averse.

Au moment où nous pénétrons sous le toitconjugal, Marocain est plus nerveux que jamais ; il acommandité de 50 000 francs le directeur d’un nouveauthéâtre : le Théâtre Rigolo, qui ouvre ses portesdans quelques jours avec une pièce ayant pour titre : Leveuf à l’huile, et, préoccupé des destinées de l’entreprise,il passe tour à tour des plus grandes espérances aux plus sombresappréhensions.

– Le directeur, ce polisson, dit-il, quime laisse assister aux répétitions, parce que c’est mon droit écritdans le traité, et qui ne me permet pas de dire mon avis sur lapièce : j’ai des mots très drôles à mettre dans la pièce, illes refuse ; il m’empêche de donner des conseils auxacteurs ; je soumets mes idées sur les costumes, il m’imposesilence… Et ouvrir un théâtre par une chaleur pareille !ajouta-t-il. Je ne voulais pas, il m’a envoyé coucher… Il s’enfiche… c’est mon argent… Et dire que jusqu’à présent il aplu ! Ça n’arrive qu’à moi, ces choses-là ; la pluie afini après le grand orage qui m’a fait faire la connaissance de cemonsieur Bengali… lequel, par la même occasion, a fait celle de tafilleule.

Et Marocain revint sur sa rencontre de laveille, avec force commentaires malveillants, rappela la fuite dela jeune fille en l’apercevant et persista dans sa conviction qu’ily avait là une intrigue d’amour.

– Je réponds de la vertu de Georgettecomme de la mienne, dit madame Marocain ; ce jeune homme a pula rencontrer, lui adresser quelques paroles, sans que pourcela…

– Ta, ta, ta, ta ! répondit notrebourru.

– J’ai écrit à Georgette de venir meparler, ajouta madame Marocain ; une explication estnécessaire.

Georgette entra à ce moment et, voyantMarocain bondir à sa vue : – Qu’y a-t-il donc ?demanda-t-elle.

– Ce qu’il y a ? fit l’aimablehomme, avec un sourire ou plutôt avec une grimace ironique, cequ’il y a !… Regardez-moi cet air d’innocence… cette figure desainte Nitouche.

Et comme Georgette le regardait avecstupéfaction, il continua : – J’étais en train de parler àmadame ta marraine… de ma rencontre d’hier au soir. Puis,s’adressant à sa femme : – Vous voyez ! elle feintd’ignorer de quoi je parle… Et, s’avançant sur Georgette : –Ce jeune homme avec qui vous faisiez route, ce monsieurBengali ! Ce n’est pas vrai, hein ? Je me suistrompé ?

– Mais, pas du tout, répondit-elle, c’esttrès vrai…

– Elle l’avoue cyniquement ! s’écriaMarocain.

– Quand je ne dis rien, je suis unesainte Nitouche ; quand j’avoue, je suis cynique ; je nesais comment faire, répondit Georgette. Je vais vous expliquer…

– Quelle explication ? hurla notrehomme. Ai-je vu ou n’ai-je pas vu ?

– Mais, mon ami, laisse-la s’expliquer,dit doucement madame Marocain.

– Oh ! elle trouvera uneexplication ; les femmes vous expliqueront tout ce que vousvoudrez ; allons, va, explique !…

– Mais, c’est bien simple, dit la jeunefille ; depuis le jour de ce grand orage, où ce monsieur, queje n’avais jamais vu, a voulu absolument m’abriter sous sonparapluie…

– Jusque chez toi, interrompitMarocain.

– Jusqu’à la porte de ma maison,oui ; jusque chez moi, non…

Et Georgette raconta dans ses moindres détailsl’aventure que l’on connaît.

– Depuis ce jour, ajouta-t-elle, cemonsieur vient me guetter, me poursuit de ses galanteries…

– Il fallait le signaler auxagents ; ils t’auraient débarrassé de lui.

– C’eût été un scandale, je n’ai pasosé ; je l’en ai menacé chaque fois. Alors, il me répondait untas de folies qui me faisaient rire… Et aller dire auxagents : « Arrêtez ce monsieur ; il ne m’a rien ditde malhonnête ni d’inconvenant, mais il me fait rire » ;on n’arrête pas les gens parce qu’ils font rire.

– C’est un polisson ! un de cesfarceurs qui devraient être chassés à coups de pied dans lederrière.

– Je ne pouvais pourtant pas, moidemoiselle… dit en riant Georgette…

– Elle rit ! elle ose rire !vociféra notre porc-épic.

– C’était à vous de le faire hier ausoir, ajouta Georgette, puisque vous étiez là.

L’invitation à donner son pied au derrière àBengali calma l’homme terrible.

– D’ailleurs, ajouta la jeune fille, cequ’il me disait au moment de votre arrivée ne méritait pas pareiltraitement. Georgette, alors, répéta le langage que lui avait tenuson amoureux et le conseil qu’elle lui avait donné d’exprimer sesintentions à madame Marocain sa marraine.

– Tu as bien fait, ma chère enfant, ditcelle-ci.

– Le truc du bon motif ! s’écriaMarocain, je le connais celui-là.

– Mais, mon ami, répliqua sa femme, necondamne pas ce jeune homme avant d’être sûr.

– Bon ! bon ! je veux bien,mais qu’il vienne nous adresser sa demande, nous l’attendons depied ferme, et nous l’attendrons longtemps.

– Je ne crois pas, répliquaGeorgette : ce jeune homme avait l’air sincère, il était trèsému…

– Ému !… Parbleu ! moi aussi,j’étais ému… dans le temps… et ce que je rigolais quand j’avaisfait gober mon émotion à une petite dinde… Tu as gobé son émotion,toi… tu es toquée de lui.

Georgette balbutia une protestation timidecontre le mot toquée, suivie de quelques mots d’appréciation dessentiments de cœur du jeune homme, sous ses dehors d’insouciantegaieté, et ce, aux rires ironiques de l’incrédule Marocain,convaincu que le censé prétendant à la main de Georgette sebornerait à continuer ses obsessions.

– Alors, répondit madame Marocain, il selassera des rigueurs de Georgette et ira chercher fortuneailleurs.

– S’il voulait réellement épouserGeorgette, il serait déjà venu nous déclarer ses intentions.

– Mais, dit la jeune fille, il n’y a pasde temps de perdu ; c’est hier au soir qu’il me les a faitconnaître et il n’est pas deux heures.

Marocain exprimait sa volonté de faire changerde domicile à Georgette pour dérouter le séducteur, lorsqu’unelettre apportée par la bonne vint le mettre en belle humeur.

Cette lettre était du directeur du ThéâtreRigolo et lui annonçait que la répétition générale du Veuf àl’huile, devant plusieurs journalistes, avait eu lieu, quecette pièce avait provoqué un fou rire et que de l’aveu descritiques, le théâtre ouvrirait par un grand succès.

– Tu vois bien, mon ami, dit madameMarocain ; je te le disais : tu as assisté à toutes lesrépétitions, tu es blasé sur la pièce, hors d’état de la juger.

Le commanditaire, rassuré, presque aimable,convint que la forte somme engagée par lui dans la nouvelleentreprise théâtrale le rendait nerveux, incapable de voir aussijuste que des personnes désintéressées… il avoua même : etplus compétentes que moi.

– Et puis nous serons là pour applaudir,dit Georgette, car vous m’emmènerez, n’est-ce pas ?

– Comment, si je t’emmènerai ! maistu seras avec nous, dans la plus belle loge de face… Et puis jedois avoir quarante places pour des amis qui claqueront ferme…Allons, allons, ça ira bien… Qu’est-ce que je disais donc quandcette lettre est arrivée ?

– Vous me disiez de donner congé de monlogement.

– Ah ! oui… pas tout de suite ;attendons. Si ce jeune homme vient, comme je l’espère, cetteprécaution sera inutile ; et s’il te convient pour mari, simalgré ses excentricités de jeunesse c’est un honnête garçon, si saposition… Enfin nous verrons…

Madame Marocain, le voyant arrivé à l’étatd’esprit désirable pour le faire adhérer à un projet conçu par elleet sa filleule, dit, en embrassant celle-ci : – Pauvremignonne qui arrivait si contente, si heureuse, et monsieur monmari, si bon au fond, lui cause une épouvante…

– Ah ! oui, une épouvante, réponditnotre butor, sur le ton de la plaisanterie, en voilà une, facile àépouvanter !…

Et il se mit à rire aux éclats.

Madame Marocain saisit ce nouveau prétexte àflatterie : – Tu épouvantes les hommes, à plus forte raisonune pauvre fillette.

Et Marocain de redoubler de rire :

– À la bonne heure, dit alors sa femme,si tu étais toujours comme cela…

– J’ai mes moments… j’en ai… d’autres…comme tout le monde.

– Oui, mais ces autres-là !… C’esttout à coup, chez toi, une fusée, une soupe au lait.

– Moi, dit Georgette, qui venais vousannoncer qu’on serait bien heureux de vous avoir, vous et mamarraine, à une noce…

– Une noce ? demanda d’un airaimable le petit tyran.

– Une très jolie noce, et on m’avaitchargée de m’assurer, avec précaution, si on pourrait venir vousinviter avec la certitude de réussir à vous faire accepterl’invitation.

– Si ce sont des gens que je connais…

– Vous les connaissez beaucoup :monsieur et madame Blanquette.

– Les Blanquette !… Ils marient leurfille ?

– Dans huit jours… et elle voudrait bienm’avoir pour demoiselle d’honneur… Je n’ai pas voulu promettre sansvous consulter… parce que, si ça vous avait contrarié le moins dumonde…

Et voilà comment on domptait la bêteféroce.

Tout marcha donc au gré des deuxdompteuses ; Marocain alla même au devant du désir de lamarraine en l’engageant à offrir à sa filleule une jolie toiletteblanche de circonstance ; toutes deux sautèrent au cou deMarocain que la pensée d’un bon dîner et les flatteries à sonadresse avaient rendu tout à fait charmant, et il déclara nettementque les Blanquette pouvaient en toute assurance lui faire leurinvitation.

Chapitre 6OUVERTURE DU THÉÂTRE RIGOLO

 

L’annonce, sur les colonnes Morice et dans lesjournaux, de l’ouverture du théâtre au nom joyeux et de la pièce autitre alléchant qui devait l’inaugurer, ne pouvait laisserindifférents Bengali et ses compagnons de plaisirs ; et,malgré une chaleur à vendre le beurre en bouteilles, ils s’étaientmis d’accord pour aller tous ensemble à la première représentationdu Veuf à l’huile, et ils avaient loué six fauteuils debalcon, premier rang, se suivant sans interruption.

Le nouveau théâtre était un anciencafé-concert transformé en salle de spectacle, par adjonction dedeux galeries, d’un balcon et de quelques loges, théâtre dequartier vu sa situation excentrique ; ce quartier, du reste,ne pouvait fournir un public de high life et on s’enapercevait, dès en entrant dans la salle, aux nombreuses casquetteset aux cravates rouges ou vert-pomme qui l’émaillaient, mêlées auxchapeaux du Temple des dames, même aux simples bonnets et,par-dessus tout, au bruit des conversations, des interpellations etdes appels à longue distance, entre spectateurs reconnaissant desamis ; tout cela dans une température d’Éthiopie et ungrouillement de visages en sueur, continuellement essuyés par desmouchoirs de poche ou des manches de paletot.

Dans la confusion des voix, on distinguait lesréflexions de circonstance, échangées du paradis au parterre etréciproquement :

– Très chic, ce théâtre-là !

– Y a du velours.

– Et de l’or.

– Et le Veuf à l’huile, ça doitêtre rien rigolboche.

– Qu’est-ce que ça peut être qu’un veuf àl’huile ?

– Un veuf à l’huile ? ça doit êtreun vieux veuf bien conservé.

– Dans l’huile ?

– Dam ! y a bien les sardines.

Et tout le monde de rire.

– Les sardines ! Espèce deserin !

– Eh ben, qu’est-ce que c’est,toi ?

– Va donc t’asseoir sur ma veste, etprends garde de casser ma pipe.

– Mais dis donc ce que c’est, toi,puisque t’es si malin.

Autre voix. – Moi je parie que jesais ce que c’est que le veuf à l’huile.

Tout le monde. – Ah ! ah !…dis-le.

– Eh ben, c’est le contraire d’uncornichon, parce que le cornichon est au vinaigre.

On conspue l’auteur de cette explication.

– Ferme donc ta boîte à bêtises !crie l’un.

– Tiens, tu m’affliges, comme legrenadier de la chanson, dit un autre.

Troisième voix. – Vous êtes tous desmelons ; v’la ce que c’est : c’est pas le veuf enpersonne ; simplement qu’il a fait faire son portrait àl’huile.

Cette nouvelle explication est accueillie pardes huées unanimes.

– Tu ferais bien mieux de nous payer desrafraîchissements que de dire des choses bêtes comme tes pieds,crie un ami du préopinant.

– Oui, oui, approuve en chœur toute lasociété altérée.

– On crève de soif, disent les uns.

– N’y a donc pas de limonadier ?demande un autre.

Ici, le chœur, sur le rythme deslampions : – Le garçon ! le garçon !

Le silence se fit tout à coup ; c’étaitl’arrivée de Bengali et de ses amis, au balcon, qui produisait soneffet.

– Des messieurs de la haute,murmurait-on.

– Ils ont des gants, observaient lesuns.

– Et des lorgnettes, ajoutaient lesautres.

– Ça doit être des Russes, affirma unphysionomiste ; et l’opinion ayant circulé, de nombreuses voixcrièrent : – Vive la Russie !

Bengali et sa société saluèrent gracieusementen mettant la main sur leur cœur, ce qui prouva que lephysionomiste avait deviné, et les cris : Vive laRussie ! de redoubler.

– Demandez : vin, bière, cognac,sucre d’orge à l’absinthe ! cria un garçon limonadier quientrait en ce moment.

Des bravos retentirent de toutes parts,accompagnés des ordres :

– Garçon, quatre verres ! – Garçon,deux cognacs ! – Garçon, cinq bocks !

– Des bons chaussons ! ajouta legarçon.

– Trois chaussons ! crièrent desvoix.

Pas de confusion sur le mot chausson. Ungrammairien fantaisiste l’a défini : objet de lisière ou depâte ferme, contenant des pieds ou des pommes. – Les chaussons dontil s’agit ici contenaient des pommes.

Les plus pressés soulagés par l’absorption desliquides, et un silence relatif s’étant produit, Bengali se leva etcria d’une voix retentissante :

– Garçon ! six sucres d’orge àl’absinthe.

Et quand on vit les six sucres d’orge sucéspar les six bouches amies, ce fut un enthousiasme tenant du délire,et toute la salle de crier : L’Hymne russe ! l’Hymnerusse !

– Mais les musiciens n’y sont pas !cria un spectateur ; chantons la Marseillaise.

Et tout le monde entonna laMarseillaise aux acclamations de Bengali et de sescompagnons, debout et la main sur le cœur. Un œil parut à chacundes trous du rideau, dont l’agitation trahissait la présence descomédiens impatients de voir les Russes et, tous ne pouvant pasmettre leur œil au trou, les empêchés soulevaient les coins durideau et montraient leurs têtes curieuses.

Marocain, placé dans une baignoire de face,sous le balcon où étaient les spectateurs, cause de cetenthousiasme, et qu’il ne pouvait pas voir, Marocain de se réjouirde l’heureux incident qui devait assurer le succès du Veuf àl’huile ; et quand les quatre musiciens composantl’orchestre parurent à leur place, il s’associa de tous ses poumonsau cri, de nouveau poussé : L’Hymne russe ! l’Hymnerusse !

Les artistes, qui ne connaissaient pas cechant national, jouèrent God Save the Queen, auxapplaudissements des spectateurs qui avaient pris cet air anglaispour l’air russe. Ceux du parterre, tournés vers les prétendusRusses, les acclamaient, battaient des mains, faisaient un tapageassourdissant.

Les petits coups précipités, frappés derrièrele rideau pour avertir les musiciens de se tenir prêts aux troiscoups officiels, ce signal n’arrêta pas les acclamations des amisde la Russie.

– Silence ! dans la fossecommune ! cria un amateur de chaussons, en essuyant à sescheveux ses doigts pleins de marmelade de pomme ; on vacommencer.

On frappa les trois coups, l’orchestre joual’ouverture et le rideau se leva.

Marocain était haletant et avoua à sa femme età Georgette qu’il avait le trac ; puis remarquant une placevide à l’orchestre : – Je vais la prendre, dit-il ; jeserai mieux pour chauffer la pièce et encourager les artistes.

Il quitta la loge et alla s’asseoir à lastalle vacante : – Cette place est celle d’un monsieur qui varentrer et il m’a prié de la lui garder, dit le voisin destalle.

– On ne retient pas de place,répondit-il ; celle-ci est inoccupée, je la prends.

– Vous vous arrangerez avec sonpropriétaire, répliqua le gardien de la place.

– C’est tout arrangé, fit lecommanditaire, et il s’installa dans la stalle au moment où lerideau se levait.

– Oh ! une idée, dit à demi-voixBengali à ses amis ; nous ferons les mots continués.

Les amis approuvèrent en étouffant le rire quiles gagnait à la pensée de cette scie pendant la pièce.

Le théâtre représentait un petit salonmodestement meublé ; il fait nuit. Entre avec précaution, parune porte latérale, une vieille femme portant une lampeallumée.

– Je crois, dit-elle, que mon savoyard demaître s’est décidé à taper de l’œil ; foi de veuve Tubéreuxqui est mon nom, j’en ai attrapé une courbature dans la gorge, delui lire les journaux. (On entend sonner deux heures.) Deux heuresdu matin ; vous croyez qu’il n’est pas à tuer, ce ravagé-là,de ne pas vouloir que les autres dorment, parce qu’il ne peut plusdormir ? ni que les autres mangent, parce qu’il n’a pasd’appétit et qu’il est condamné à l’huile de foie demorue ?

Désappointement des spectateurs, rumeur dansla salle.

– Ah !… C’est pour ça que ças’appelle le Veuf à l’huile…

– C’est idiot !

– C’est imbécile.

– On se fiche de nous.

– Laissez continuer ! s’écriaMarocain. Puis s’adressant à l’actrice : – Continuez,madame ! dit-il.

Et la mère Tubéreux continua :

– Et ça n’a que 42 ans ; voilà oùmène la noce… et encore il y a noce et noce. Ainsi moi, parexemple…

Ici un rire général.

Marocain, voulant chauffer le premier succès,se tord avec des éclats joyeux, à croire qu’il allaitsuffoquer.

– Attention aux mots continués, ditBengali à ses compagnons ; je commencerai.

La mère Tubéreux, qui a cru devoir saluer lepublic, reprend la suite de son monologue : – Eh bien, moi, çane m’empêche pas d’être bien conservée, j’espère ?

– De bottes, dit Bengali à hautevoix.

Et nos farceurs continuant, le publicstupéfait entendit :

– De bottes – anique – olas Flamel –odrame de Denneri – de veau – aux petits pois – lon – comme lebras.

Bengali fit signe d’arrêter ici lasérie ; le public se dit : – C’est du russe ; ilsparlent en russe.

Et la pièce continua :

La mère Tubéreux. – Avec ça qu’ilprend des pilules très échauffantes qui lui donnent uneconstipation !

Rumeurs et protestations dans la salle :Oh ! oh ! oh !

– Charge-le d’huile ! crie unevoix.

– Mets-le à l’huile de ricin, ajoute uneautre.

Et toute la salle de rire.

– Silence ! hurle Marocainfurieux.

La chaleur allant toujours croissant, lesdames, peu à peu, retirent les unes leur chapeau, les autres leurbonnet et les suspendent à l’étoffe de la rampe à l’aided’épingles.

La mère Tubéreux continuait, lorsqu’unealtercation se produisit dans la salle ; c’était le titulairede la place occupée par Marocain qui la lui réclamait.

– Hein ! quoi, dit celui-ci avechumeur, vous troublez le spectacle.

– C’est vous qui le troublez ; jevous réclame ma place, voilà tout.

Marocain ne répondit pas et se remit à écouterla pièce.

Le réclamant lui frappa sur l’épaule : –Vous n’entendez donc pas ce que je vous dis ? Vous avez maplace, je la veux.

Marocain refuse de la rendre. –Altercation ; gifle retentissante appliquée à Marocain :– À bas la claque ! crie un loustic, et le public de rire.Tout le monde est levé et la mère Tubéreux attend que l’émotionsoit calmée.

Un agent arrive et expulse le gifleur.

Marocain, alors, de rouler des yeux effrayantset de crier d’une voix terrible :

– Eh bien, ça m’est égal ! je lagarde ! et il se rassit à la place réclamée.

– C’est ça, gardez-la, cria le public misen belle humeur.

Pendant cette scène, nos six farceurs avaientremarqué l’exposition à la galerie des chapeaux et des bonnets, et,après avoir chuchoté entr’eux, Bengali était sorti, puis étaitrentré après une courte absence.

La mère Tubéreux avait repris son monologue,le public écoutait la pièce et la bande joyeuse profita del’attention générale pour exécuter le plan conçu par Bengali et quiétait celui-ci : les dames s’étant allégées de leurs coiffurespour avoir moins chaud à la tête, nos farceurs s’allégèrent deleurs chaussures pour avoir moins chaud aux pieds, et bientôt onvit pendre au balcon six paires de bottes accrochées à la rampe dubalcon par les tirants à l’aide des épingles que Bengali s’étaitprocurées pendant sa sortie. – Seconde série des mots continués,dit-il à voix basse, attention.

La mère Tubéreux continuaittoujours :

– Si ça n’était pas qu’il est riche etqu’il me couchera sur son testament…

Bengali continua sur :ment : Comme un arracheur de dents.

Et les autres de continuer sur la syllabedent : – seur de corde – à puits – très profond – deculottes.

– Ah ! assez ! cria Marocainavec colère.

Et tout le monde, se retournant vers lesinterrupteurs, de jeter un cri de surprise à l’aspect de l’étalagede cordonnerie. Marocain bondit à la vue de Bengali.

– C’est des Russes, dit un desspectateurs ; il paraît que ça se fait dans leur pays quand ona trop chaud.

– Ça des Russes ! hurleMarocain ; je les connais, ce sont des faiseurs defarces ; ils sont venus ici pour se fiche de nous.

Des clameurs, alors, accueillirent cetterévélation ; des menaces aux faux Russes se firent entendre,des poings se tendirent vers la galerie ; Bengali et lessiens, devinant qu’un mauvais parti leur était réservé,décrochèrent vivement leurs bottes et disparurent.

Chapitre 7GEORGETTE SOUSTRAITE À BENGALI

 

Il est à peu près inutile de dire que lesbonnes dispositions de Marocain à accueillir le candidat à la mainde Georgette, s’il venait à exposer sa demande, ne résistèrent pasà la chute de Veuf à l’huile qu’il attribuait àBengali.

Le lendemain même de cette soirée désastreuse,le changement de domicile de la jeune fille était un fait accompli.On paya le terme près d’échoir, le congé n’ayant pas été donné àtemps ; pour le terme suivant, on en consigna le prix engarantie de la non location possible ; le modeste mobilier dela jeune locataire fut enlevé en quelques heures par uncommissionnaire, sur une charrette à bras, et le lendemain et jourssuivants l’obstiné amoureux guetta vainement la sortie et larentrée de celle qui en était arrivée à occuper toutes sespensées ; car madame Marocain s’était trompée : lesrigueurs de sa filleule, loin de décourager Bengali, avaient eu unrésultat contraire. Habitué aux conquêtes faciles des dames quiacceptent sans façon le bras et le parapluie d’un inconnu, larésistance ferme et persistante de la jeune fille à ses tentativespour pénétrer chez elle, ses refus réitérés d’accepter lesrendez-vous qu’il lui demandait pour éloigner d’elle la crainte desréflexions de son concierge et de ses voisins ; les menaces deGeorgette de demander protection aux gardiens de la paix et de lamorale publique ; sa volonté, enfin, qu’il croyaitirrévocable, de ne pas céder à ses désirs, tout cela n’avait faitqu’accroître la passion de notre Don Juan du parapluie, pour lapremière fois en face d’une vertu solide.

Étonné de ne plus rencontrerGeorgette :

– Elle est peut-être malade, sedit-il.

Et, pour en avoir le cœur net, il se décida àse renseigner auprès du concierge, sans laisser prise auxsuppositions malveillantes du préposé au cordon.

– Je suis, lui dit-il, fabricantd’éventails ; je donne des travaux à une demoiselle quidemeure ici, mademoiselle Georgette ; je lui ai confié…

Le concierge l’interrompit :

– Elle n’y demeure plus !répondit-il.

– Elle n’y… fit Bengali désappointé.

– Elle est déménagée depuis quatrejours…

– Ah ! alors, donnez-moi sa nouvelleadresse.

– Je ne l’ai pas ; cette demoiselleest partie sans la laisser.

Et, sitôt dans la rue, notre amoureux, dontles menus soucis de la vie n’avaient jamais altéré la gaîté, restatout rêveur ; puis secouant enfin la tristesse qu’il sentaitl’envahir :

– Ah ! c’est trop bête, dit-il, unede perdue, dix de retrouvées.

– Tiens ! Monsieur Bengali, dit unevoix.

Le séducteur déçu regarda quil’interpellait ; c’était Pistache.

– Eh ! c’est mon ami lepharmacien ! s’écria Bengali. Puis, comme frappé d’unsouvenir : – Oh ! sapristi ! dit-il, vous merappelez cette soirée chez votre peintre… Est-ce que madame Jujubèstourne toujours son moulin à café ?

Pistache se mit à rire : – Ah !ah ! ah ! farceur ! C’est égal, elle était mauvaise,celle-là.

– Comment, j’ai annoncé que ce tour-làétait une surprise ; on m’attendait, je ne suis pas revenu,tout le monde a été surpris… Si j’étais revenu, il n’y aurait paseu de surprise, ça n’aurait pas été drôle.

Et Pistache de rire de plus belle…

– Tout le monde était furieux, n’est-cepas ? demanda notre mystificateur.

– D’abord, oui, quand votre tante estvenue annoncer qu’elle venait de vous voir avec…

– Ma tante Piédevache estvenue ?

– Un instant après votre départ,oui ; alors, elle a expliqué que vous aimiez à faire un tas deblagues comme ça, mais que vous étiez un honnête garçon, qu’elleaimait beaucoup et à qui elle donnerait une belle dot en mariage,sans compter que vous serez son seul héritier. Alors, la familleJujubès, qui n’était pas contente, par rapport aux dames à qui vousavez fait tenir des bougies…

Et, à ce souvenir, Pistache pouffa derire.

– Pendant que vous jouiez du cor dechasse ?

– Oui, pendant que… Ah ! ah !ah !… satané farceur… Je n’en pouvais plus à force desouffler… Ah ! ah ! ah ! alors monsieur et madameJujubès se sont mis à rire en disant que c’était une simpleplaisanterie de jeune homme et on a beaucoup engagé madame votretante à vous amener ; elle ne vous l’a pas dit ?

– Je ne l’ai pas vue depuis ce jour-là…et c’est vous qui m’apprenez… Je ne savais même pas qu’elleconnaissait la famille de votre adorée. Au fait, et vosamours ?

– Ils vont très bien… très bien.

– Tant mieux… Vous m’inviterez à lanoce ?

– Comment !… Garçon d’honneur, sivous voulez.

– Si je veux !… Ah ! je vouscrois… À quand le mariage ?

– Ah !… le mariage… je ne sais pasencore.

– Le jour n’est pas fixé ?

– Non… parce que je vais vous dire :la demande n’est pas encore faite…

– Sauf cela, rien ne manque.

– Voilà tout.

– C’est peu de chose ; la jeunefille vous aime ?

– Je le pense.

– Elle ne vous l’a pas dit ?

– Je ne le lui ai pas demandé.

– Pourquoi ?… Vous ne trouvez pas laphrase ?

– Si… oh ! si… oh ! la phrase,je la trouve bien.

– Oui, c’est ce qu’il faut mettre dedans,que vous ne trouvez pas. Enfin, à ce détail près, tout cela meparaît être en très bon chemin.

– N’est-ce pas ? D’autant plus quela mère, madame Jujubès, à qui j’ai dit mes intentions, est tout àfait pour moi.

– Alors, ça y est.

– Oui, ça ne dépend plus que du père.

– C’est quelque chose, mais enfin votresituation est excellente… Allons faire une partie de billard, jevous en rends vingt de cinquante.

– Je ne peux pas, je vais en ce momentposer pour mon portrait…

– Alors, il ne faut que ce soit l’artistequi pose.

– Oh ! il n’y a pas de danger ;je l’attends toujours une heure et souvent il ne vient pas dutout.

– Diable ! mais vous aurez descheveux blancs quand votre portrait sera fini.

– Oh ! que M. Jujubès soit enretard ou qu’il ne vienne pas du tout, ça m’est égal, et mêmej’aime mieux ça, pour être avec Athalie.

– C’est assez malin de votre part, et jecomprends maintenant pourquoi vos affaires sont si avancées.

– Certainement, il n’y a plus que lepère.

– Qu’il donne son consentement etcrac ! allons-y !

– Voilà !… Dites donc ?

– Quoi, cher ami ?

– Vous ne savez pas ce que vous devriezfaire ?

– Je le sais si rarement…

– Et bien, vous devriez venir avec moi,voir mon portrait : vous me direz si c’est frappant… Je lecrois… Et puis on sera enchanté de vous voir, chez monsieurJujubès.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr !

– Après tout, c’est possible, ditBengali ; ils connaissent ma tante… C’est une bonne cliente,car tous les portraits d’elle dont j’ignorais l’auteur…

– Allons, venez ! ajouta Pistache,en passant son bras sous celui de son ami.

Et tous les deux arrivèrent chez l’artistequi, par extraordinaire, était en avance et préparait sa palette.Il alla à Bengali, le sourire aux lèvres et la main tendue : –Ah ! vous voilà donc, faiseur de surprises !

– Voyez-vous, fit Pistache, je vousl’avais bien dit qu’on n’était pas fâché contre vous.

– Fâchés ! nous ? s’écriaJujube ; est-ce que les artistes se fâchent pour uneplaisanterie spirituelle ? C’est bon pour des bourgeois, de sefâcher en pareil cas.

Et Jujube serra de nouveau la main de Bengalistupéfait par cet accès de politesse foudroyante.

– Je vais prévenir ma femme et ma fillede votre bonne visite, dit l’artiste.

Et il disparut un moment :

– Vous direz du bien de moi, n’est-cepas ? supplia Pistache dès qu’il fut seul avec son ami.

– Comptez sur moi, répondit celui-ci.

– Et puis, n’oubliez pas de flatterM. Jujubès, il aime ça.

– Soyez tranquille, je lui ferai la bonnemesure.

– Ces dames vont venir, dit le peintre enrentrant ; elles seront enchantées de vous voir.

– Croyez, illustre maître, que, de moncôté, je serai ravi.

Puis, bas à Pistache : – Illustre maître,est-ce suffisant ?

Le pharmacien fit un signeapprobatif :

– Mais voyez donc mon portrait, dit-il àBengali.

– Ah ! oui, au fait, je suisimpatient…

Jujube retourna son chevalet et regarda sonvisiteur, pour juger de sa première impression.

– C’est stupéfiant ! s’écriacelui-ci.

– N’est-ce pas ? fit Pistache ;ne dirait-on pas qu’il va parler ?

– On le dirait, oui, mais il vaut mieuxqu’il ne parle pas.

Jujube poussa un éclat de rire :

– Comment ? observa Pistache,vexé.

– Sans doute, répondit Bengali, parcequ’alors ce ne serait plus votre portrait, ce seraitvous-même ; on dirait : – Ah ! quelle bonnefarce ! ce n’est pas une peinture ; c’est une farce,c’est un monsieur qui passe sa tête par un trou.

– Ah ! c’est juste, oui.

– Ce qui est absolument extraordinaire,renversant, continua notre blagueur à froid, c’est que… vous êtesjoli là-dessus.

– Comment ?… vous ne trouvez pas quec’est ressemblant ?

– Frappant… Mais vous êtes jolilà-dessus ; du reste, rien à cet égard ne m’étonne de la partd’un maître comme M. Jujubès. Tous les portraits qu’il fait dema tante sont de plus en plus séduisants ; ainsi son dernier,à l’âge de soixante-cinq ans, rendrait amoureux d’elle…

– Et c’est ressemblant, fit Jujube.

– Extraordinaire ! répondit Bengali.Ah ! monsieur Jujubès, j’ai vu les portraits de la Joconde, dela Fornarina…

– Ah ! interrompit joyeusementl’artiste.

– Oui, maître, mais… c’est peut-êtreincompétence de ma part… Et montrant le portrait dupharmacien : – J’aime mieux ça… Pardonnez-moi, maître… Je suisun ignorant…

– Oh ! du tout, vous avez un goûttrès remarquable… mais, je vous assure que les portraits dont vousme parlez sont estimés des plus grands connaisseurs… quoique,personnellement, ils ne m’aient pas enchanté.

– Du reste, ajouta Bengali, le ruban quibrille à votre boutonnière est un peu mon excuse…

– Sans doute, sans doute, murmura Jujubequi avalait tout cela avec une facilité prodigieuse.

En ce moment, un bruit de voix et un froufroud’étoffes annoncèrent madame et mademoiselle Jujube ; ellesentrèrent radieuses.

– Quelle aimable surprise ! s’écriala mère. Vous ici, cher monsieur ! Ah ! quelplaisir ! Et elle tendit la main à Bengali qui dut aussiserrer celle que lui tendait Athalie.

– C’est moi qui l’ai amené, dit Pistacheà qui on s’était borné à faire un petit signe de tête, et,ajouta-t-il, il ne voulait pas venir, à cause de la farce del’autre jour.

Toute la famille se récria ; Jujuberépéta ce qu’il avait dit de cette spirituelle plaisanterie, et onsurenchérit encore sur son appréciation.

– Vous arrivez à propos, dit madameJujube : nous avons, depuis cette soirée, fait une visite àvotre chère tante et nous avons ri comme des folles de votre tourde la surprise.

Sur ce, tout le monde de se tordre en larappelant.

– Cette excellente tante ! ajoutamadame Jujube ; nous l’avons invitée à dîner et elle nous apromis de vous amener…

– Nous comptons sur vous, dit Jujube.

– Oh ! positivement, ajoutèrent lesdeux dames.

– Il viendra, il viendra, dit Pistache,dans l’espoir d’être invité.

– M’ame Jujubès, dit l’artiste, fais-nousdonc servir un petit lunch !

– Oh ! oui, oui, s’écrièrent lesdeux femmes, et madame Jujube sortit vivement.

– Je vois le coup, pensa Bengali ;on veut que je revienne amuser la société.

Et Pistache, qui espérait toujours soninvitation, de répéter à Jujube : – Il viendra, vousverrez.

– Si votre pharmacie vous réclame,répondit celui-ci, ne vous gênez pas pour nous ; les maladesavant tout.

– Oh ! j’ai le temps, fitpiteusement notre amoureux ; la séance n’a pas été longue.

Bengali, désireux d’éviter le lunch, tenta desexcuses, mais le peintre insista : – Vous prendrez ce que vousvoudrez, ne fût-ce qu’un biscuit trempé dans un verre dechampagne.

– Pour trinquer avec moi, ditAthalie.

– Du champagne comme vous n’en trouverezdans aucun restaurant, ajouta Jujube, un cadeau des héritiers de laveuve Cliquot.

Madame Jujube rentra et offrit son bras àBengali qui dut céder ; Pistache présenta le sien à Athaliequi prit celui de son père et on passa au salon où le lunch avaitété dressé sur un guéridon.

– Et les sandwichs ? demanda Jujube,je ne les vois pas.

– La bonne est allée les chercher, monami ; je ne sais pas ce qu’elle fait.

– Tu lui as dit que c’était trèspressé ?

– Mais oui.

– Il y a des personnes qui sont comme lesfoules, observa Bengali : plus elles sont pressées et moinselles vont vite…

– Ah ! ah ! ah ! charmant,fit l’artiste.

Et tout le monde, de répéter : –Ah ! ah ! ah ! charmant !

Quant à Pistache, c’était un rire épileptique,et sa bouche démesurément fendue et entr’ouverte donnait l’idéed’un sac de conducteur d’omnibus.

– Goûtez-moi ce champagne, monsieurBengali, dit l’artiste en lui présentant un verre.

– Je vais le boire au grand art dont vousêtes un des plus illustres représentants, maître.

– Ah ! à propos, mesdames, ditPistache, mon ami trouve mon portrait admirable.

– C’est-à-dire, fit Bengali, qu’il n’y aqu’à se prosterner et adorer, ou l’on est classé, pour le restantde ses jours, parmi les madrépores.

Jujube s’inclina modestement, mais sansprotester.

– Vous devriez faire faire votre portraità M. Jujubès, ajouta Pistache.

– Mon portrait ? je l’ai.

– Par qui ? demanda Jujube.

– Oh ! vous ne connaissez pasl’artiste, c’est un jeune homme qui commence, mais qui iraloin…

– Et votre portrait, est-ilressemblant ? demanda Pistache.

– Quand il fait beau, très, trèsressemblant.

Une question se dessina sur tous les visagesébahis. Pistache la posa.

– Comment, quand il fait beau ?

– Je ne saisis pas bien… ajoutaJujube.

– Je vais vous expliquer cela, réponditBengali : mon jeune artiste, qui était dans la panne au pointde ne pas pouvoir acheter une toile, avait une vieille peau degrosse caisse ; il m’a peint dessus, de sorte que, quand ilpleut, la peau se retire et le portrait fait des grimacesépouvantables comme ça, tenez.

Et Bengali se contorsionna affreusement levisage, aux rires de la société : – Ce qui fait, ajouta-t-il,que pendant la mauvaise saison je ne ressemble pas du tout.

La famille Jujube se tordait, et les verres dechampagne présentés par Athalie et secoués par son rire débordaientsur le parquet.

– C’est vous qui m’avez touché le bras,dit Athalie à Pistache, avec humeur.

Et le pauvre garçon, tout piteux, d’affirmerqu’Athalie se trompait, qu’il ne l’avait pas touchée.

Bengali saisit l’occasion de parler en safaveur, comme il le lui avait promis.

– Eh bien, cher ami, lui dit-il, vousvoilà sombre comme un dénouement de Crébillon, pour une simpleobservation de mademoiselle.

– Aussi, il faut être bien maladroit,répondit Athalie.

– Vous êtes bien susceptible, ajouta lamère.

– Vous avez grand tort de faire cettemine-là, continua Bengali ; je ne connais rien d’affligeantcomme la vue d’un pharmacien qui boude.

– Je ne boude pas, balbutia Pistache.

– Mesdames, continua Bengali, ce garçonest très sensible ; c’est son seul défaut et, pour la femmequ’il épousera, ce sera une qualité à ajouter à toutes les autres.Ah ! heureuse la femme qui le possédera… ; il nevagabonde pas comme moi, dans les bocages de la fantaisie ; ilva droit à son but qui est la pharmacie.

– De 1re classe, interrompitPistache.

– De 1re classe, je ne le luifais pas dire ; le soir, il étudie l’art de composer lessirops et les juleps, au lieu d’aller dans les brasseries defemmes, ces écoles préparatoires des candidats pourCharenton ; c’est un bon jeune homme, sans passion, vivantcomme une huître…

Ici Pistache quitta son sourire debéatitude :

– Comme une huître ! fit-il d’un tonfroissé.

– Eh bien, quoi, cher ami ! l’huîtreest un mollusque délicieux, que toutes les jolies femmes gobentavec plaisir ; voici mademoiselle qui est une jolie femme, neseriez-vous pas heureux qu’elle vous gobât avec plaisir ?

– Oh ! certainement, fit notreamoureux, en regardant Athalie avec émotion.

Le mauvais plaisant continua :

– Comme caractère, il possède au plushaut point la vertu de Cadet-Roussel qui pourtant a laissé uneréputation de bon enfant ; il est doux, facile à vivre… ilmange de tout.

Un éclat de rire de la famille Jujube coupal’éloge du pauvre Pistache.

– Je ne lui connais qu’un défaut, dit enterminant Bengali ; le dimanche il pêche à la ligne… Maisl’Écriture l’a dit : Dieu ne veut pas la mort dupêcheur.

Ce dernier mot n’était pas fait pour ramenerau sérieux la famille Jujube mise en gaîté…

– Ah ah ah !… du pêcheur ! trèsjoli, le mot, dit Pistache saisissant l’occasion de se rallier à lagaîté dont Bengali avait fait les frais sur son dos.

– Monsieur Bengali, un baba en attendantle sandwich, dit madame Jujube.

– J’accepte, madame, mais vous permettrezque ce soit en ne les attendant pas ; je suis obligé de vousquitter.

Tout le monde se récria : – Oh !nous quitter si tôt !

La bonne entra.

– Tenez, voilà les sandwichs !s’écria Athalie.

Bengali dut céder aux instances de la familleJujube, et, après avoir absorbé quelques sandwichs, il prit congéd’elle, suivi de Pistache qu’on n’avait pas cherché à retenir.

Chapitre 8ACCORDS MATRIMONIAUX

 

Il est, à peu près, inutile de dire queBengali manqua à la presque promesse qui lui avait été arrachée,d’accompagner sa tante au dîner offert à cette riche parente ;il s’était mis en tête de découvrir Georgette dont la pensée ne lequittait pas. La découvrir ! Comment ? C’est ce qui lepréoccupait autrement que l’invitation de l’obséquieux trio.

Jujube avait bien fait les choses, car si,certains jours, on en était réduit au simple miroton et au fromage,quand on avait des convives on sortait la porcelaine de Saxe, lescouteaux en vermeil, les verres de baccarat et le seau à glace, eton commandait le repas à Potel et Chabot qui envoyaient, avec lemenu, un garçon en habit noir, cravate blanche et gants de mêmecouleur, pour le service de la table.

On exprima à mademoiselle Piédevache les vifsregrets causés par l’absence de son neveu, dont on exalta l’espritet la belle humeur, et Jujube qui, dans ses déceptions fréquentes,trouvait toujours une contrepartie consolante, pensa qu’après tout,la présence de Bengali aurait rendu difficiles les allusions aumariage désiré.

La tante était fort irritée contrelui :

– Voilà quinze jours que je ne l’ai vu,le chenapan, dit-elle.

On l’excusa ; mademoiselle Piédevachehabite Saint-Mandé, c’est un peu loin pour l’aller voir souvent. Lavieille demoiselle répliqua que son vaurien de neveu avait toujoursde bonnes raisons à lui donner. – Je vais chez lui, dit-elle, je nele trouve jamais ; je lui écris, il me répond des lettrescharmantes, mais il ne vient pas. Cependant, ajouta-t-elle, il m’aformellement promis de venir samedi ; c’est ma fête… Oh !il sait que ce jour-là, je ne le tancerai pas.

– Il faut le marier, dit Jujube.

La ligne était jetée, la femme à moustachesmordrait-elle à l’hameçon ? L’artiste pensa que la présenced’Athalie pourrait le gêner pour continuer ses petites manœuvresmatrimoniales et, suivant son habitude quand il voulait l’éloigner,il l’envoya étudier son piano.

– Il faut le marier ! répéta-t-ildès qu’elle eut disparu.

– Oui, il n’y a que cela pour faire seranger un jeune homme, ajouta la mère.

– J’y ai bien pensé, répondit latante ; mais il n’est guère mariable.

– Il aime la vie de garçon, c’est de sonâge ; mais l’amour peut changer ses idées.

– Changer ses idées ?… Changer sesmaîtresses, oui, trois par semaine, autant que de chemises.Parbleu ! le marier ; je ne demande pas mieux… ça neserait pas difficile ; je ne tiens pas à la fortune ; lajeune fille n’aurait pas un sou de dot, ça me serait égal.

– Ah ! vous avez bien raison,s’écrièrent les deux époux.

Mademoiselle Piédevache continua :

– Je donnerai à mon neveu une dotsuffisante pour qu’il puisse se marier à son goût, par amour, àcondition cependant que l’absence de fortune de la demoiselle seracompensée par l’honneur, pour lui, d’entrer dans une familledistinguée.

Madame Jujube jeta une sonde :

– Une famille d’artistes, par exemple,dit-elle.

– De grands artistes, d’artistesrenommés, ajouta le mari.

– Oui, j’aime beaucoup les artistes,répondit la tante qui, on le voit, mordait à l’hameçon ; ceque voyant, Jujube lança cette deuxième sonde qu’il jugea devoirêtre triomphante :

– Un beau-père chevalier de la Légiond’honneur ?

Et il ne s’était pas trompé :

– Une jeune fille artiste, un pèredécoré, dit mademoiselle Piédevache, mais nous avons tout celaici.

L’entente se fit donc promptement ; lesauteurs des jours d’Athalie se portèrent garants de sonconsentement et il fut convenu que la famille irait dîner àSaint-Mandé, le samedi suivant, pour faire se trouver ensemble lesdeux jeunes gens qu’on voulait marier.

Bengali ne se doutait guère qu’on disposait delui, absorbé qu’il était par son idée fixe de retrouver soninhumaine ; assis devant un café, il regardait, avec soin,toutes les femmes qui passaient ; parcourant, au hasard, lesrues, les boulevards, les passages, il se livrait au même examen,bousculant les passants s’il apercevait au loin une taille, unedémarche, une chevelure blonde lui rappelant Georgette, et cen’était qu’une éternelle illusion. Avant la rencontre sous la portecochère, peu lui eût importé son erreur ; si la passante eûtété jeune et jolie, il aurait tenté l’aventure ; maintenant ils’arrêtait tout déçu : ce n’était pas elle !

Elle hantait même ses rêves, et, exaspéré parcette vision obsédante :

– Ah ça ! est-ce qu’elle ne va pasme laisser tranquille ? se disait-il ; on n’est pas serincomme moi… tout ça pour une question d’amour-propre… Parce que jesuis vexé qu’elle n’ait pas voulu m’écouter… Si elle en aime unautre… un autre pour le mariage ; oh ! le mariage,merci !… Eh bien, et cette belle jeunesse, commentl’emploierait-on ? et la liberté de faire tout ce qui passepar la tête. Elle m’a déjà fait oublier un tas de rendez-vous… departies de plaisir… Ah ! À propos ; la fête de ma tanteque j’allais oublier… ça, ce n’est pas une partie de plaisir, mais…Ah ! et puis…

Et puis, tout en marchant, Bengali retombaitdans ses incessantes rêveries.

– Oh ! c’est elle ! cria-t-iltout à coup ; et, en s’élançant pour se mettre à la poursuitede celle qu’il venait d’envoyer au diable, il se heurta dans unpassant qui le repoussa brusquement en accompagnant sa voie de faitd’un juron énergique. Bengali se prépara à bousculer lemalencontreux personnage : c’était Marocain.

Notre jeune homme se rappela immédiatement queGeorgette lui avait dit être la filleule de madame Marocain ;peut-être venait-elle de quitter le mari de sa marraine, ce n’étaitpas le moment de la poursuivre ; mais il pensa qu’eninterrogeant adroitement l’homme que le hasard plaçait sous sespas, il pourrait connaître le nouveau domicile de celle qu’il avaitvainement cherchée… Il ignorait que Marocain savait tout et que lechangement de domicile, c’est lui qui l’avait exigé.

– Eh mais, dit notre amoureux, je ne metrompe pas, c’est M. Marocain, commanditaire…

– Moi-même, répondit celui-ci, d’un tonamer : monsieur Bengali, marchand de pièges àtortues ?

– Ah ! une plaisanterie, dit-il enriant. Puis lui tendant la main : – Enchanté de vousrevoir.

Marocain répondit froidement à ce chaleureuxaccueil et Bengali se demanda comment amener la conversation sur unterrain propice au but qu’il se proposait. Il y en avait unexcellent qui lui revint en mémoire :

– Le jour de cette fameuse averse,dit-il, vous alliez tenir, sur les fonts, un petit citoyenfrançais.

– Oui, monsieur.

– Alors, vous êtes parrain ?

– Oui, monsieur.

– Et, comment va-t-il, votrefilleul ?

– Très bien, monsieur.

– Et… c’est madame qui était marrainepeut-être ?

– Non, monsieur.

– Ah !… c’est qu’elle a peut-êtredéjà un filleul, ou une filleule…

– Oui, monsieur, une filleule, surlaquelle elle veille… nous veillons, veux-je dire, avec le plusgrand soin… – Je vous demande pardon de vous quitter, je suisattendu… J’ai bien l’honneur…

Et Marocain s’éloigna :

– C’est un four ! se ditBengali ; il m’en veut encore de ma blague des pièges àtortues ; il faut trouver autre chose… autre chose… maisquoi ?

Tout à coup, il se frappa le front : –Ah ! suis-je assez bête ! dit-il, une chose si simple,comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ?… Elle est peintre suréventails ; en allant chez tous les éventaillistes…Parbleu ! c’est ça.

Et il entra dans un café, se fit servir uneconsommation et demanda l’almanach Bottin.

Chapitre 9CHEZ MADEMOISELLE PIÉDEVACHE

 

Mademoiselle Piédevache, on le sait, demeure àSaint-Mandé ; son habitation est sur l’avenue del’Étang : c’est un élégant cottage avec écurie et remise quelui a fait construire, il y a trente-deux ans, un riche Anglais,sir John, baronnet, alors officier dans l’armée des Indes.Grièvement blessé en combattant la révolte des cipayes, il avaitobtenu un congé de convalescence, était venu à Paris, y avait faitla connaissance de mademoiselle Piédevache, célèbre alors par sabeauté et ses aventures galantes, l’avait enlevée à tous ses rivauxet cachée dans le joli refuge qu’il lui avait faitconstruire ; cachée en effet, car l’endroit était alorssolitaire, bien différent de ce qu’il est aujourd’hui.

Rappelé après deux ans de repos, sir Johnétait retourné aux Indes et mademoiselle Piédevache ne l’avaitjamais revu.

Elle s’était empressée, bien entendu, de luidonner de nombreux successeurs, qui, eux aussi, lui avaient laisséd’opulents souvenirs, et c’est ainsi que la tante de Bengalipossédait une jolie fortune qu’elle devait lui laisser unjour ; n’ayant, d’ailleurs, pas de train de maison, elle étaitloin de dépenser ses revenus. Une cuisinière et un vieil imbécilede domestique nommé Dindoie servant de sommelier, de jardinier etde cocher, suffisaient à son service ; les jours de gala elleleur adjoignait un extra. C’est ce qu’elle avait fait, àl’occasion de sa fête, pour recevoir la famille Jujube.

La maison, d’ailleurs, était animée par diverscommensaux à poil et à plumes : un grand chien de garde, unvieil épagneul asthmatique, des pigeons et un perroquet, l’animalle plus extraordinaire qu’on eût pu trouver dans cette espèceréputée pour répéter tout ce qu’elle entend ; il n’avaitretenu qu’un seul bruit assez difficile à expliquercongrûment ; il suffira de dire que le perroquet l’imitait às’y méprendre, et quand mademoiselle Piédevache avait des visiteursou des convives, et que le perroquet faisait son imitation, tout lemonde se regardait, les jeunes filles rougissaient et chacunsemblait se demander : – Qui donc est si mal appris ? –Veux-tu te taire, Jacquot ! criait sa maîtresse aveccolère ; il ne sait que cela, cet imbécile d’oiseau.

Et tout le monde, alors, de rire et de se direin petto qui lui avait appris ce qu’il avait si bienretenu ou plutôt ce qu’il ne retenait pas plus que le professeurdont il révélait les habitudes ; mademoiselle Piédevachemettait cela sur le compte du vieux Dindoie. – Moi ?madame ? protestait le bonhomme ahuri, et sa maîtresse demettre fin à la discussion par cet ordre impératif : – Nerépétez pas ! ce qui achevait de mettre la compagnie engaieté.

La fête de mademoiselle Piédevache se trouvaitêtre un dimanche : c’était la veille, suivant l’usage, qu’ondevait la lui souhaiter. Le samedi est aussi le jour préféré desjeunes mariés : ouvriers ou petits employés qui seraientobligés d’aller le lendemain de leur mariage à leur atelier ou àleur bureau, si ce lendemain n’était pas un dimanche ; bonnombre de ces modestes noces vont, avant dîner, se promener et seréjouir au bois de Saint-Mandé.

Mademoiselle Piédevache avait projeté deconduire ses hôtes au café restaurant du bois : leChalet, où se rencontrent et se confondent plusieurs nocesétrangères les unes aux autres, dans une joyeuse sauterie, au sondu violon ou de la clarinette d’un ménétrier plus ou moinsrécompensé par les pièces de deux sous des danseurs.

Bengali lui avait bien promis d’être chez elleà trois heures ; elle voulait le préparer aux projetsd’alliance avec la famille Jujube et celle-ci, d’accord avec elle,ne devait venir que plus tard, afin de connaître le résultat de cequ’on appelle, en politique, un échange de vues ; elle arrivadonc à quatre heures. Jujube ne s’était pas contenté d’orner saboutonnière du simple ruban ; il portait sur sa poitrine lacroix, grand modèle, pour éblouir les regards respectueux desbraves gens au milieu desquels on devait aller s’encanailler.

– Oh ! des folies ! s’écriamademoiselle Piédevache, en voyant ses futurs alliés retirer de lavoiture qui les avait amenés de magnifiques bouquets de fête,achetés à son intention, et qu’elle ne cessait d’admirer,s’extasiant sur chacune des fleurs qui les composaient, sur le goûtqui avait présidé à leur confection. Naturellement, on ne manquapas de dire que cela venait de chez Isabelle ; puis onembrassa l’héroïne de la fête, après quoi on s’informa de Bengali.À ce moment une espèce de toux se faisait entendre dans une piècevoisine :

– C’est lui qui tousse ? demandaAthalie.

– Non, répondit la tante, c’est Aristide,mon petit chien qui a son asthme… Mon neveu n’est pas encorearrivé, mais il sera ici dans quelques instants ; jamais iln’a manqué de venir me souhaiter ma fête.

– Il sait que vous nous avez faitl’honneur de nous convier à cette fête de famille ? demandaJujube.

– Non, je l’avais vu avant de vous fairecette invitation et depuis ce jour je n’ai pas entendu parler delui ; s’il vous savait ici, il ne se serait pas laisséattarder par je ne sais qui ni quoi. Je lui ai écrit de venir àtrois heures, il en est bientôt quatre, il va certainement arriver.Quant à nos projets, je trouverai bien un moment pour sonder sesintentions.

Ici, la toux d’Aristide prenant un caractèreplus aigu : – Pauvre bête ! dit mademoiselle Piédevache.Je vais lui faire une fumigation de daturastramonium ; excusez-moi !

Et elle sortit précipitamment, laissant sesinvités fort contrariés du retard de Bengali : – Sa tante luiaurait parlé, dit madame Jujube, et nous saurions sesintentions !

– Ses intentions, fit Jujube avec ironie.Alors, elle lui aurait demandé comme cela, brusquement :Veux-tu épouser mademoiselle Jujubès ?

– Oh ! non, mon ami, je voulaisseulement…

– Allons, tais-toi, c’est stupide.

– Mais, papa, hasarda Athalie.

– Assez ! ordonna Jujube, et commeon ne répliquait jamais quand ce petit tyran imposait silence, lesdeux femmes se turent.

Et, de la pièce voisine, on entendait lamaîtresse du chien asthmatique adresser des encouragements à sonmalade : – Ça va se passer, mon chéri… Vois-tu la bonnefumigation ? – c’est pour guérir Aristide… Pour le petittoutou à sa mémère… Il ne va plus tousser… Allons, tiens-toi un peutranquille, et après tu auras ça… Ah ! pour qui est cesucre-là ?… pour Aristide… Non, pas encore… tout à l’heure… situ es bien sage…

Et l’artiste, après avoir regardé plusieursfois à sa montre, de reprendre : – Pourvu qu’il vienne !Quarante francs de fleurs, une voiture ; tout cela pour rien,ça ne serait pas drôle.

À ce moment, un bruit déplacé entre gens bienélevés se fit entendre. C’était le perroquet qui faisait sonimitation. Jujube lança des regards courroucés à safemme :

– C’est toi qui as fait cela ?dit-il.

– Moi ? mais non, répondit madameJujube ahurie.

– Alors, c’est toi, dit-il à Athalie.

– Oh ! papa, répondit la pauvrefille toute honteuse.

– Enfin nous ne sommes que nous trois, etcomme ça n’est pas moi…

Mademoiselle Piédevache rentra et on setut :

– Quatre heures et demie, dit-elle, et iln’arrive pas ; je n’y comprends rien.

Bengali n’avait pas oublié ce devoir auquel ilne manquait jamais ; il cherchait l’adresse de Georgette cheztous les éventaillistes de Paris, dont il avait dressé la liste. Ilavait retenu une voiture à la journée, se faisait conduire à toutesles adresses par lui relevées dans le Bottin, se présentait commefabricant d’éventails à Mexico ; il avait beaucoup entenduparler d’une jeune artiste, mademoiselle Georgette, qu’il désiraitemployer ; il s’était présenté chez elle, mais elle avaitdéménagé, on ignorait son nouveau domicile, etc., etc. Et, partout,on lui avait répondu qu’on ne connaissait pas cette demoiselle.Enfin, le jour même où sa tante l’attendait, la maîtresse d’unmagasin répondit à sa question :

– Mademoiselle Georgette, une blonde,très jolie.

– C’est cela même, oui, madame.

– Vous la connaissez donc ? demandala dame surprise ; vous venez de me dire que vous arrivez deMexico, qu’on vous avait parlé de cette jeune fille ?

– Je ne la connais pas, non,madame ; on me l’a dépeinte telle que vous venez de lefaire.

– Ah ! très bien, monsieur ;j’ai pris note de sa nouvelle adresse, je vais vous la donner.

– Enfin ! se dit Bengali toutjoyeux.

– Madame, dit un nouveau venu, je vienschercher l’éventail que madame Jujubès a donné à réparer.

Bengali se retourna à ce nom et se trouva enface de Galfâtre, le concierge dont il avait emporté le parapluie.L’irascible portier bondit :

– Ah ! mon voleur deparapluie ! je te tiens !

Et il le saisit au collet.

– Mais vous vous trompez, cria la dame,monsieur est un fabricant d’éventails, il arrive du Mexique.

– Lui ! hurla Galfâtre… il m’a ditqu’il était chef d’orchestre à la halle au beurre.

Les demoiselles de magasin et leur maîtresse,que l’esclandre de Galfâtre avait troublées, éclatèrent de rire àl’énoncé de cette profession.

– Et, ajouta le concierge, il a dit à unmonsieur, un instant après, qu’il était fabricant de pièges àtortues.

Et le rire des dames de redoubler.

Bengali se débattait sous l’étreinte de sonagresseur.

– Fabricant d’éventails, continuacelui-ci ; savez-vous ce que c’est que ceparticulier-là ?… C’est un homme qui profite des orages pouroffrir son bras et son parapluie aux jolies femmes qui passent.Rends-moi mon parapluie ! ajouta-t-il.

– Mais je ne l’ai pas là, cria le DonJuan de l’averse.

– Où est-il ?

– Il est chez moi, je vous le renverraice soir.

– Ta, ta, ta, allons chez toi, tu me ledonneras tout de suite.

– Je n’ai pas le temps, j’aime mieux vousle payer.

Et Galfâtre qui, lui aussi, préférait cela, sefit payer comme bon son vieux riflard crevé ; après quoiBengali put s’échapper sans plus savoir où trouver son idole.

Et voilà pourquoi mademoiselle Piédevacheattendait impatiemment son neveu.

Tout à coup des aboiements se firententendre :

– Ah ! le voilà, dit-elle, jereconnais les cris de joie de mon chien quand mon neveu arrive.

Et, en effet, Bengali entra, accompagné d’unénorme dogue qui lui manifestait sa joie par des bonds, lui posaitses pattes sur les épaules en avançant une langue démesurée, dansle but évident de la lui passer sur le visage :

– À bas, Turban ! criaitBengali.

– À bas, vilaine bête ! allezcoucher ! criait sa maîtresse ; pourquoi l’a-t-onlâché ?

Et, allant à la porte : – Dindoie !cria-t-elle, emmenez le chien d’ici !

Le vieux domestique accourut, prit Turban parson collier et l’entraîna.

Bengali, chargé d’un volumineux bouquet, restastupéfait en voyant la famille Jujube souriante.

– Une surprise ! dit la tante ;de bons amis qui sont venus m’apporter, eux aussi, de jolisbouquets…

– Voici le mien, ma chère tante, dit-il,et il l’embrassa.

– Je ne devrais pas t’embrasser, flâneur,ingrat… Tu m’avais promis de venir à trois heures ; mais…qu’as-tu donc ? cette figure bouleversée !…

Bengali, dont le visage trahissait encore lacolère contre le malencontreux concierge, rejeta son air contrariésur la difficulté de trouver un bouquet :

– J’ai eu tant d’ennuis pour en trouverun digne de vous, dit-il. J’ai été chez Isabelle ; elle venaitde vendre ses derniers.

– Les voilà, les derniers ! s’écriamadame Jujube radieuse.

– Nous avons dévalisé la boutique, ajoutaJujube.

– Alors, continua Bengali, j’ai étéobligé d’aller rue de la Paix, puis rue de la Chaussée-d’Antin,puis… où encore ?… Enfin, me voilà.

Et s’efforçant de reprendre l’air enjoué quilui était habituel :

– Mille excuses, mesdames, de vous avoirfait attendre, dit-il en souriant.

– Oh ! attendre dans la société devotre aimable tante, dit madame Jujube.

– C’est un plaisir, compléta le mari.

Athalie plaça aussi sa petite flagornerie.Bengali donna du grand artiste au chef de la famille ; ce futun chassé-croisé de gracieusetés.

– Assez de compliments, dit mademoisellePiédevache ; il est temps de partir pour le bois.

Et elle fit part à Bengali de son projetd’aller voir les mariés du Chalet : – Offre ton bras àmademoiselle Athalie ! dit-elle.

Jujube offrit le sien à mademoisellePiédevache et l’on se dirigea vers l’endroit indiqué.

Chapitre 10LE BOIS DE SAINT-MANDÉ

 

N’écoutez pas les gens qui vous diront :« Charmant, Saint-Mandé, avec ses villas coquettes, le jolibois qui lui sert de bordure et son petit lac dans lequel semirent, penchés sur l’onde, des saules pleureurs qui semblentvouloir y baigner leurs branches ; oui, charmant, absolumentcharmant, mais c’est si peuple ! »

Si peuple ! Ô bon Paul de Kock, toi quias dépeint avec tant de verve naïve la franche et riche gaîté ducommis et de la grisette, de ces couples amoureux, de ces famillesde petits bourgeois ignorants de la villégiature, des courses dechevaux et des stations balnéaires ; de tout ce monde dînantjoyeusement sur l’herbe du bois de Romainville ; de quelleindignation ne serais-tu pas saisi à cette appellation dédaigneusede peuple, si tu n’avais pas quitté ce monde où tuparaissais tant te plaire, pour un autre qu’on dit meilleur, cedont tu as peut-être douté.

 

Pauvre cher romancier de nos pères !

A-t-on assez calomnié ses livres

Dont la mère interdit la lecture à sa fille ?

 

Ses livres qui n’ont corrompu personne et ontmis en joie plusieurs générations ? Oh ! c’est bien finide rire, aujourd’hui ; le roman d’analyse, le romanpsychologique, le roman naturaliste, ont remplacé la Laitièrede Montfermeil, Mon voisin Raymond, la Pucelle deBelleville et Monsieur Dupont, œuvres égrillardes,mais plus saines que la dissection du cœur humain qui fait le fonddu roman moderne : c’est la nature même, nous dit-on ; etPaul de Kock est un fantaisiste. Fantaisiste pour la forme, c’estpossible, mais il ne nous a montré que des personnages foncièrementhonnêtes. Et ses grisettes, dira-t-on, étaient-elleshonnêtes ? Ah ! passons-leur l’amant auquel ellesrestaient fidèles, heureuses d’une gibelotte qu’il leur offrait ledimanche à la campagne et d’une deuxième galerie à l’Ambigu, unefois par mois.

Écoutons Henri Murger, à propos des grisettes,et il s’y connaissait, celui-là :

« Ces jolies filles, moitié abeilles,moitié cigales, qui travaillaient en chantant toute la semaine, nedemandaient à Dieu qu’un peu de soleil, le dimanche, faisaientvulgairement l’amour avec le cœur et se jetaient quelquefois par lafenêtre. Race disparue maintenant, grâce à la génération actuelledes jeunes gens ; génération corrompue et corruptrice, maispar-dessus tout vaniteuse, sotte et brutale. Pour le plaisir defaire de méchants paradoxes, ils ont raillé ces pauvres filles àpropos de leurs mains mutilées par les saintes cicatrices dutravail et elles n’ont bientôt plus gagné assez pour s’acheter dela pâte d’amande. Peu à peu, ils sont parvenus à leur inoculer leurvanité et leur sottise, et c’est alors que la grisette a disparu.C’est alors que naquit la lorette, race hybride, créaturesimpertinentes, beautés médiocres, demi-chair, demi-onguent, dont leboudoir est un comptoir où elles débitent des morceaux de leur cœurcomme on ferait des tranches de rosbif. »

Les femmes de Paul de Kock !mais le mot est resté si les modèles ont disparu. Vieux jeu que lapunition du vice et la récompense de la vertu au dénouement detoutes ces œuvres démodées, dit-on. Tant pis, si le contraire qu’onnous montre aujourd’hui est la vérité ; si les filles sevendent au plus offrant au lieu de se donner au plus aimé ;si, au goût des économiques parties champêtres des bourgeoisdisparus, a succédé le besoin de faire du genre ruineux, chez lebourgeois moderne ; Paul de Kock nous a montré un mondeaimable ; le monde qu’on nous présente aujourd’hui est bienlaid et, si les livres doivent porter un enseignement, lagénération que nous prépare le roman de la nouvelle école feraregretter celle qu’ont charmée les romans de Paul de Kock.

Comme celui qui l’a illustré, le bois deRomainville n’est plus qu’un souvenir ; c’est sur les vastespelouses de Saint-Mandé et de Vincennes, dans le bois le plusadmirablement pittoresque, que, chaque dimanche d’été,d’innombrables familles d’artisans vont s’installer vers l’heure dudéjeuner. Ce jour-là, à la porte de tous les épiciers et marchandsde vin de la riante petite ville, de grandes affiches attirent lesregards ; on y lit ces mots : Vin pour lebois ! C’est là que tous les braves gens vonts’approvisionner de plus ou moins de liquide, selon l’importance dela famille ; les charcutiers, les boulangers, eux aussi, sontassaillis par les consommateurs du bois, depuis le pauvre ménagequi dînera d’un kilo de pain et de six sous de saucisson qu’ilarrosera d’un demi-litre à douze, jusqu’aux heureux qui, au pouletfroid cuit chez eux et apporté dans un vaste panier avec verres,couteaux, sel, poivre, moutarde et nappe, peuvent ajouter lesucculent jambonneau, le pâté chaud et la galantine truffée ;jusqu’au café préparé à la maison et qu’on réchauffe dans lacafetière à alcool.

Les pères et mères de famille se sont mêmesmunis de jeux pour les enfants et les adultes ; à ceux-ci lesraquettes et les volants ; à ceux-là, le cerceau, la corde etle ballon, et, entre les deux repas, les hommes en bras de chemise,fument leur pipe allongés sur l’herbe ; les mamans, en femmes,économes, ont quitté leurs robes et endossé une camisole.

Et ce sont des culbutes, des éclats de riredont se réjouissent les passants, tout autant que ceux qui leurdonnent ce spectacle.

Et, non loin de ces heureux groupes, la noteattendrissante : un pauvre jeune ménage, père, mère et enfant,dînent d’un petit morceau de jambon en regardant les voisins mis enjoie par d’abondantes victuailles et dont la gaieté bruyante amusele pauvre petit, heureux du pain d’épice d’un sou que sa mère a pului donner.

Et que de perspectives merveilleuses dans cebois sans rival ! que de tableaux pour un paysagiste !que d’études pour un écrivain, quels grouillements sur ces tapisverts s’étendant à l’infini… et quels joyeux échos sous ces voûtesde feuillage, où se répercutent les rires partis de cesgazouillements énormes.

Et les joueurs de boule constitués ensociété ! et le chalet-restaurant avec son concert, cerestaurant où, chaque samedi et jeudi d’été, se rencontrent, commeil a été dit, des noces plus riches de gaîté que d’argent ; etle manège de chevaux de bois, où vont se reposer de la danse lesmariées, les parents et les amis des nouveaux époux. Et Guignoloffrant à l’enfance la Tentation de saint Antoine avecenlèvement du saint par le diable, sur l’air de la Valse desRoses ! Ô Métra, tu n’avais pas prévu que ton rythme sivoluptueux et si tendre serait un jour la marche infernale quiconduirait le solitaire de la Thébaïde au séjour des damnés.

Mademoiselle Piédevache montra à ses invitésles pelouses, désertes ce jour-là : – C’est demain, dit-elle,que ce sera curieux ! Noir de monde, le dimanche… Il faudravenir un dimanche ! Aujourd’hui c’est le jour des mariés,tenez… on danse. Entendez-vous la musique ?

– Oui, dit Athalie ; c’est unepolka… Oh ! que j’aime ça, la polka. Et vous, monsieurBengali… polkez-vous bien ?

– Élève de Grille-d’Égout, mademoiselle.Tenez !

Et, enlaçant Athalie, il l’entraîna dans unepolka vertigineuse.

– Oh ! maman, cria la jeune filleravie, comme il polke bien !

Les époux Jujube étaient bien un peu humiliésde voir polker leur fille en plein chemin ; mais ilsattribuèrent l’acte spontané de Bengali à un sentiment de bonaugure, au plaisir de tenir Athalie dans ses bras ; etd’ailleurs on n’était pas exposé à rencontrer personne deconnaissance dans un bois fréquenté par de petites gens ; etpuis il était de bonne politique d’applaudir à tout ce que diraientou feraient la tante et le neveu ; or, mademoiselle Piédevacheriait fort de cette danse improvisée par son Bengali gâté, ets’extasiait sur la gaîté exubérante de ce cher enfant. La véritéest que le cher enfant s’étourdissait, que la pensée de Georgettene le quittait pas et qu’un dépit bien près de devenir un chagrin,se cachait derrière cette gaîté factice.

On approchait du lieu de rendez-vous desmariés ; déjà des gens des noces se montraient : là, unjeune couple bras dessus bras dessous, marchant d’un pas depromenade en causant à demi-voix ; ici, des groupes munis depetits pains de seigle.

– Tenez, dit mademoiselle Piédevache, ilsvont jeter ça aux canards et aux cygnes du lac ; encore un desplaisirs du bois. C’est très amusant tous ces canards qui sedisputent goulûment ce qu’on leur jette… et les cygnes qui battentles canards pour avoir tout ; allons donc voir ça, c’est àdeux pas.

Jujube se tourna vers les distributeurs depain de seigle et s’arrêta en avançant sa poitrine comme si l’on nevoyait pas sa croix ; mais on l’avait vue, et on la regardaiten ricanant :

– C’est probablement un garde champêtrequi est d’une des noces, dit l’un des passants.

– Ça ne peut être que ça, répondit unautre.

Jujube, qui comptait sur un autre genred’admiration, se retourna avec humeur et, prétextant de sonimpatience de voir le bal, entraîna mademoisellePiédevache :

– Nous voilà rendus, dit celle-ci.

En effet, on était arrivé en vue del’emplacement, but de la promenade, et, du terrain surélevé où l’onse trouvait, on embrassait d’un coup d’œil le spectacle des curieuxqui entouraient l’établissement du chalet, les consommateursattablés et, au milieu de ceux-ci, quatre noces, polkant pêle-mêle,heurtant les garçons chargés de bocks. On distinguait trois jeunesmariées et, au manège de chevaux de bois établi à quelques pas delà, une quatrième chevauchant en posture d’amazone près de son mariqui avait enfourché le coursier voisin.

– Entrons, dit la tante.

– Garde champêtre ! grommelaitJujube, dont le désir d’être contemplé avec respect s’étaitrefroidi.

La petite porte d’entrée était obstruée par lafoule ; mademoiselle Piédevache tenta de se frayer unpassage.

– Mais ne poussez donc pas, madame !lui dirent les personnes qu’elle voulait écarter.

– Qu’est-ce que c’est ? elle arrivela dernière et elle veut passer devant, dirent d’autres voix.

– Monsieur Jujubès, dit-elle alors,passez le premier : votre croix fera ranger le monde.

Jujube essaya son prestige ; mais un rireéclatant fit se retourner la foule, et alors ce fut un élan degaîté général. C’était l’effet de la croix.

– Manants ! grommelait lelégionnaire.

– Garçon, criait la vieille demoiselle,nous voulons entrer et nous ne le pouvons pas !

– Allons-nous-en, disaient mesdamesJujube ; mais Bengali intervint et écarta brusquement lesgêneurs.

– Dégagez la porte ! cria le maîtrede l’établissement attiré par le bruit, ou je vais envoyer ungarde.

On obéit à cet ordre et mademoisellePiédevache put pénétrer avec sa société au milieu des riresironiques de la foule.

– Une table ! dit Bengali.

– Pour nous seuls, ajouta la tante, noussommes cinq.

– Par ici, mesdames et messieurs.

La société traversa non sans peine la cohueconjugale et fut, enfin, s’asseoir à une table près de laquelle setrouvait un agent en uniforme ; cet ancien militaire porta lamain à son képi au passage de Jujube, à qui cet hommage fit oublierla qualification de garde champêtre et les rires moqueurs desgoujats de la porte.

On servit des bocks, des sirops et des petitsgâteaux, dont la vue fit faire la grimace à la famille Jujube.

– Ça ne vaut pas le lunch exquis etdistingué que vous m’avez offert, grand maître, dit Bengali, mais àla guerre comme à la guerre.

– Certainement, répondirent les deuxépoux.

– Ils ne sont pas de chez Frascati,affirma Athalie en mangeant un gâteau, mais qu’est-ce que çafait ?

– Nous ne sommes pas fiers, fitJujube.

– Nous savons nous prêter auxcirconstances, confirma madame Jujube.

Un prélude de valse se fit entendre ;aussitôt un tumultueux mouvement se produisit : ce n’étaientque bras s’avançant, que tailles s’offrant aux enlacements, quebalancements de couples prêts à tourbillonner aux premières mesuresdu rythme à trois temps.

– Une valse, mademoiselle ? demandaBengali à Athalie, et, sans attendre la réponse, il enlaça la jeunefille et tous deux se joignirent au flot des valseurs.

Jujube fit mine de s’opposer à ce que sa fillevalsât en pareil lieu, surtout se mêlât à des noces auxquelles ellen’était pas invitée.

– Chaque noce croira qu’elle est d’uneautre, fit remarquer mademoiselle Piédevache ; c’est une sibonne occasion de laisser ensemble ces chers enfants !

Madame Jujube appuya ce raisonnement et Jujubese résigna.

La valse finie, Bengali ramena Athalie rouge,essoufflée, mais radieuse.

– A-t-elle chaud ! dit sa mère.

– Oh ! ça n’est rien, maman ;quel plaisir que d’avoir un valseur comme M. Bengali !Mais, lui dit-elle en souriant, vous me serriez trop fort.

– Il la serrait trop fort ! Ça vatrès bien, murmura mademoiselle Piédevache aux oreilles desparents.

– Alors, vous ne voulez plus danser avecmoi ? demanda l’éminent valseur en riant à son tour.

– Oh ! je ne dis pas ça.

– C’est assez, ma fille, déclaraJujube ; repose-toi et nous nous en irons après.

– Quand vous voudrez, fit la tante.

– Oh ! papa, encore une, rienqu’une.

– Mais, ma fille…

– Laissez-la donc, dit bas la vieilledemoiselle au père d’Athalie, ça va si bien !

Jujube céda encore une fois et la mèreprésenta à sa fille un verre de sirop qu’elle lui avaitpréparé.

– Un quadrille ! crièrent desvoix.

– Non, non, une valse ! Une polka,répondirent d’autres voix.

– Les vieux ne valsent ni ne polkent,cria une voix de stentor, un quadrille pour eux !

– Oui, oui ! acclama-t-on enmasse.

Bengali avait prêté l’oreille et sedisait :

– Je connais cette voix-là.

– Allons, dit mademoiselle Piédevache àson neveu, c’est la dernière ; invite mademoiselle et nouspartirons après.

Athalie n’attendit pas l’invitation ;elle se leva, prit le bras de Bengali, et tous deux se mêlèrent àla foule des couples cherchant une place, et c’était un bruitassourdissant de danseurs criant : – Un vis-à-vis !…

– Voilà ! voilà ! – Parici ! – En place ! On commence.

En effet, le prélude du quadrille se faisaitentendre.

– Il manque un vis-à-vis ! fit unevoix.

– Voilà ! répondirent Athalie et soncavalier.

Et ils se mirent, immédiatement, à la chaîneanglaise déjà commencée. Bengali saisit vivement la main de femmetendue vers lui et sursauta tout bouleversé ; cette main qu’ilavait prise en enchaînant, et qu’il ne tenait déjà plus, c’étaitcelle de Georgette ; et la jeune fille, qui n’avait pasregardé son vis-à-vis dans cette évolution machinale, avaitprésenté sa main au danseur suivant, et quand, la figure achevée,notre amoureux se retrouva à sa place, il s’aperçut qu’il avaitpour vis-à-vis Georgette, tout en blanc comme une mariée et unbouquet à la ceinture, Georgette qui ne le voyait pas encore,occupée qu’elle était de répondre avec sa gaîté ordinaire à soncavalier, un très joli garçon, fort empressé auprès d’elle.

Le quadrille étant croisé,c’est-à-dire doublé par des danseurs placés aux côtés latéraux etalternant, à chaque même figure, avec ceux du premier quadrille,Bengali ne quittait pas Georgette des yeux, au grand étonnementd’Athalie.

Tout à coup, il poussa un cri de douleur.

– Faites donc attention, monsieur,dit-il, vous m’avez écrasé le pied.

– Rangez vos pieds, répondit brusquementle monsieur, de la même voix remarquée par Bengali.

Nouvelle stupéfaction de celui-ci ;c’était Marocain dansant avec une femme d’une hauteurinvraisemblable, et d’une maigreur équivalente.

– Oh ! madame Blanquette ! fitAthalie en se retournant vivement.

– Qui ça, Blanquette ?

– Cette grande dame. C’est la noce de safille ; allons-nous-en, je ne veux pas qu’elle me voieici.

Bengali ne comprenait pas.

– Je vous expliquerai cela, dit-elle,reconduisez-moi !

Il la reconduisit, prétexta quelques mots àdire à un individu de sa connaissance qu’il avait aperçu.

– Ne m’attendez pas !ajouta-t-il ; ma tante, monsieur, mesdames, allez devant, jeserai à la maison un quart d’heure après vous.

Et il se mit aussitôt à la recherche deGeorgette, marchant de l’allure de quelqu’un qui n’a pas eu le piedécrasé, bousculant tout le monde pour se frayer un passage,n’entendant même pas les clameurs qu’il soulevait et, enfin, il seheurta dans Marocain, ayant au bras son immense danseuse. Ildissimula sa mauvaise humeur, salua la dame et dit gaîment àMarocain :

– Je ne vous demande pas de vosnouvelles, je viens de vous voir danser et même danser sur monpied : j’en boite encore.

– Je vous fais mes excuses, réponditMarocain, mais dans une pareille cohue…

– Oh ! monsieur Marocain, vous êtestout excusé ; et… vous êtes de noce à ce que je vois, monsieurMarocain ?

– Oui, nous sommes à la noce de la fillede madame Blanquette, que je viens de faire danser ; lafilleule de ma femme est la demoiselle d’honneur de la mariée.

– Ah ! la filleule de madameMarocain est ici ?

– Cafard ! murmura Marocain ;(puis haut) : elle vous faisait vis-à-vis, ajouta-t-il.

– Ah ! vraiment ? Je n’ai pasremarqué.

– Elle dansait avec le garçond’honneur.

Et Marocain ajouta en jetant un regardd’intelligence à Grand-Ressort : Son fiancé.

Bengali resta abasourdi et balbutia :

– Ah !… son…

– Oui, une nouvelle noce pour nous, dansdeux mois… Mais pardon… j’ai à reconduire madame… Enchanté de vousavoir rencontré.

Marocain s’éloigna et dit à madame Blanquettequi le questionnait du regard :

– Je lui ai dit que Georgette se mariaitpour qu’il renonce à ses tentatives. Je vais vous conter cela.

Chapitre 11UN DÎNER ACCIDENTÉ

 

Si l’amour, ici-bas, ne causait que des peines,

Les oiseaux amoureux ne chanteraient pas tant.

dit un vieux refrain d’opéra-comique ; etle vaudeville nous chante :

 

L’amour, que’qu’c’est qu’ça ?

 

C’est peut-être aux chansons, c’est peut-êtreaux oiseaux qu’il faudrait le demander ; c’est certainementune maladie, puisqu’on en souffre et qu’on en guérit, grâce à cegrand médecin qu’on appelle le Temps ; que si on veut recourirà une médication plus rapide, il y a celle indiquée par un docteurà une mère affligée du dépérissement de son fils atteint du mald’amour pour une beauté dont elle le tenait éloigné :

– C’est là votre tort, madame ; elleest son meilleur remède : une cuillerée le matin et une lesoir, et votre fils sera guéri dans deux mois.

Parbleu ! comme cela, Bengali aussiguérirait peut-être ; car, il ne cherchait plus à se ledissimuler, l’annonce du mariage prochain de Georgette l’avaitfrappé au cœur et, pour la première fois, il se sentait atteint duvrai mal d’amour, d’amour sans espoir, d’un mal sans remède.

– Allons, allons ! de laphilosophie, se dit-il, et ne laissons pas voir ce qu’il y alà-dessous.

En effet, on ne le vit pas, parce qu’aurebours des autres maladies, celle-ci peut se dissimuler et, même,certaine façon de la combattre peut donner l’illusion d’uneexubérante gaîté.

C’est ainsi que notre coureur d’aventures putrevenir le visage épanoui et la voix pleine de rires à la maison oùla société l’avait précédé.

– On t’attendait pour servir, lui dit satante ; le dîner est prêt depuis longtemps.

– Je me suis attardé, dit-il, à voir unenoce monter dans une voiture de courses, pour se faire conduire aurestaurant de la Porte Dorée ; il y avait, vous savez,mademoiselle Athalie, cette dame longue et plate comme l’épée deCharlemagne, qui dansait à notre quadrille ?

– Ah ! oui, madame Blanquette, lamère de la mariée, répondit Athalie ; je te l’ai dit,papa.

M. et madame Jujube rirent beaucoup.

– Quand je pense que nous pouvions êtrede cette noce, fit madame Jujube, d’un air de dédain.

– Nous vois-tu, ajouta l’artiste en riantaux éclats, nous !… allant au repas dans une voiture decourses.

Et la famille de redoubler son rireironique.

– Et avez-vous vu monsieurBlanquette ? demanda madame Jujube, qui est haut comme ça.

– Oui, mais j’ignorais ce qu’était cepetit homme : je lui demande, en lui montrant la damephénomène :

– Quel est ce mât de cocagne en jupons,monsieur ?

Il me regarda d’un air furibond :

– Ce mât de cocagne, me répondit-il, enroulant des yeux terribles, c’est ma femme, monsieur.

Et la société de se tordre.

– Vous avez dû être bien embarrassé, fitJujube, d’avoir appelé sa femme mât de cocagne.

– Du tout, je l’ai félicité d’avoir gagnéla timbale.

Mademoiselle Piédevache saisit l’occasion desonder les idées de son neveu et, après un signe d’intelligence auxépoux Jujube :

– Et ta noce, à toi, quandirons-nous ? demanda-t-elle.

– Ma noce ?

– Oui. Tous ces couples que tu viens devoir si gais, si heureux, est-ce que ça ne te donne pas des idéesde mariage ?

La pensée de Georgette fiancée au rival qui lalui enlevait lui dicta brusquement une réponse :

– Mais si !… Je n’y avais jamaissongé : c’est une bonne idée que vous me donnez là, matante.

– Vraiment ?

– Excellente ! Ah ! elle semarie, pensa-t-il, eh bien, je me marierai aussi. Cherchez-moi unepetite femme bien gentille, bien douce, ma tante, dit-il.

– Je te trouverai ça…

– Ça y est ! murmura Jujube à sacompagne ravie.

L’extra vint annoncer que le dînerétait servi ; Jujube offrit son bras à mademoiselle Piédevacheet on passa dans la salle à manger.

– Ça ira tout seul, dit la vieilledemoiselle, à voix basse, à son cavalier.

– Je l’espère, répondit-il.

Naturellement, l’hôtesse plaça en face d’elleAthalie à côté de Bengali ; elle fit asseoir Jujube à sadroite, madame Jujube à sa gauche, et pendant le potage onn’entendit plus que le bruit causé par le choc des cuillères surles assiettes.

Pendant ce temps, l’extra avaitrempli les verres.

– Madère, dit-il à chaque convive.

– Parfaitement ! réponditBengali ; je le connais, ce madère, premier choix comme toutela cave de ma tante. Nous allons le boire à votre santé, ma chèretante, et ne soyez pas avare de vos vins généreux.

Puis, levant son verre :

– À la santé de sainteAntoinette !

Et la famille Jujube de faire chorus avecenthousiasme.

L’extra venait d’apporter une truitesaumonée, lorsque Dindoie entra et dit :

– Madame, c’est un vieux monsieur quidemande de la cire jaune et un baromètre.

– Quoi ? fit mademoisellePiédevache… un vieux monsieur qui demande quoi ?

– De la cire jaune et un baromètre…

– Qu’est-ce qu’il me chante là, cettevieille bête ?… Quelle est cette carte que vous tenez à lamain ?

– Madame, c’est celle du vieuxmonsieur.

– Mais donnez donc !

Elle lui prit la carte des mains, puis laremettant à son neveu :

– Lis donc ! lui dit-elle, je n’aipas mon pince-nez.

Bengali prit la carte et partit d’un éclat derire, non simulé celui-là…

– Ah ! ah ! ah ! de lacire jaune et un baromètre ! Ah ! ah ! ah ! cepauvre Dindoie ! il n’avait pas assez de la moitié de son nom,il lui fallait l’autre moitié ! Ah ! ah ! ah !de la cire jaune et un baromètre !

– Mais qu’y a-t-il donc sur cettecarte ? demanda mademoiselle Piédevache impatientée.

Bengali lut : Sir John, baronnet.

La famille Jujube éclata de rire à sontour.

– Lui ! s’écria l’hôtesse.

Et elle sortit précipitamment, laissant lafamille Jujube fort contrariée par la crainte qu’il y eût là unnouvel empêchement à la conversation matrimoniale inachevée.

Mademoiselle Piédevache rentra au bras d’ungrand vieillard, sec comme du bois mort dont il avait, d’ailleurs,la couleur, raide, flegmatique, marchant comme un compas et aussicomme un aveugle, car ses yeux regardaient indécis et ses piedsheurtaient tous les meubles.

– Sir John, baronnet, dit-elle en leprésentant à la société ; un vieil ami que je n’avais pas vudepuis trente ans.

– Qu’on donnait à manger beaucoup fort àmon chien, il était très gros, dit le vieil Anglais.

– Je vais donner l’ordre, sir John,répondit sa vieille amie.

Et elle sortit précipitamment.

Sir John, alors, tira un étui de sa poche, ensortit des lunettes ayant des verres d’une invraisemblableconvexité, se les adapta et regarda fixement les personnesauxquelles on l’avait présenté ; mais comme on ne les luiavait pas présentées, il resta immobile.

La maîtresse de la maison rentra toutejoyeuse :

– Oh ! vous n’avez pas oublié mafête, dit-elle à l’Anglais ; puis s’adressant à sesinvités :

– Quelle belle collection d’arbustes ilm’a apportée des Indes ; des plantes merveilleuses !

Sir John tira un nouvel étui de sa poche, ensortit deux acoustiques qu’il se mit dans les oreilles etdemanda :

– Le chien il mange ?

– Il a tout ce qu’il lui faut.

– Oh ! merci, je avais faimaussi.

Un couvert fut immédiatement ajouté.

– Présentez ces personnes à moâ !dit sir John.

– Ah ! c’est juste : mon neveu,monsieur, madame et mademoiselle Jujubès, de bons amis.

– Bonjour ! dit alors sir John.

Mademoiselle Piédevache le prit par la main,le conduisit à la table, le fit asseoir à sa droite, lui donna pourvoisin Bengali, à côté duquel elle plaça Athalie ; elle mitmadame Jujube à sa gauche ; Jujube prit la place libre.

On apporta du potage à sir John, et les autresconvives qui avaient mangé le leur attendirent qu’il eût vidé sonassiette.

L’assiette enlevée, sir John se fouilla denouveau, tira de sa poche un troisième étui, en sortit un râteliercomplet et se l’adapta dans la bouche.

– Je suppose, dit Bengali à l’oreilled’Athalie, qu’en vue d’une danse après dîner, il a apporté, dans savoiture, deux jambes mécaniques.

Et Athalie de rire aux éclats.

Mademoiselle Piédevache fit signe à Bengali decauser avec sir John, tout à son travail de mastication, et setourna vers madame Jujube :

– Il sera bien difficile, dit celle-ci àdemi-voix, de causer de notre affaire.

Et les deux femmes de chuchoter pendant que leneveu se conformait aux désirs de sa tante :

– Alors, monsieur arrive desIndes ?

L’Anglais, tout à sa truite, ne répondit pas.Bengali continua :

– Adorable pays, monsieur ; nous luidevons les dindons, les cobayes, dits cochons d’Inde, les œilletsd’Inde, les étoffes dites indiennes et cette marche en rangsd’oignons appelée file indienne… Ah ! les Indes, cette terredes nababs, des rajahs et des Bouddhas.

Bengali fut interrompu par l’arrivée d’unchien colossal ; celui de sir John. Il alla droit à son maîtrequi le caressa et lui adressa quelques paroles en anglais.

– Tiens ! il sait donc l’anglais,votre chien ? dit Bengali.

Alors, s’adressant au molosse : – You,speach, English, beefteack, rosbeaf ! yes, godadem, fiveo’cloc, sport ! turf, garden parti, mac farlane.

Et la famille Jujube de rire aux éclats, cequi mit sir John de fort mauvaise humeur.

– Il est bête, ce monsieur, dit-il, bas àson amie.

– Chapon au gros sel ! fitl’extra en présentant un plat.

Sir John prit une cuisse, en retira l’os et lejeta sous la table, où son chien alla le ronger.

Bientôt, attiré par l’odeur, Turban, le chiende garde de la maison, entra à son tour.

– Attendez ! dit à voix basseBengali à sa voisine, nous allons rire : Turban ne sait que lefrançais, l’autre ne comprend que l’anglais ; ils ne pourrontpas s’entendre.

Et il jeta sous la table un morceau de viandeque Turban alla y chercher.

– Bordeaux-Léoville ! fitl’extra en emplissant les verres.

Jujube se leva et proposa un nouveau toast àsainte Antoinette ; chacun applaudit à cette bonne pensée etl’artiste adressa un speech des plus flatteurs à sa futurealliée ; Bengali y ajouta quelques paroles bien senties.

Sir John, alors, levant son verre, commençaitune allocution en anglais, lorsque, tout à coup, le perroquet, àqui le bruit des bouteilles qu’on débouche avait rappelé le seulbruit qu’il eût retenu, exécuta son imitation avec une vigueurinusitée :

– Oh ! schoking ! fit sir Johnindigné.

– Encore ! dit Jujube en cherchant àdeviner l’auteur de cette incongruité.

– C’est mon perroquet ! s’écriavivement mademoiselle Piédevache ; il veut imiter le canon deVincennes, qu’on entend quand le vent souffle par ici.

– Je crois en effet que le vent y estpour quelque chose, dit Bengali qui savait la vérité et se tordaitde rire en voyant le visage des convives.

L’incident fut clos par des grognementsaussitôt suivis d’une lutte des deux chiens qui se disputaient unos ; la table vacilla, puis fut soulevée par les deuxcombattants se dressant, se dévorant, roulant à terre, se relevanten bonds effrayants ; et les bouteilles, les carafes, lesverres, de danser une sarabande effrénée. Les dames se lèventépouvantées ; trop tard : la table venait d’être jetée àbas, entraînant dans sa chute les plats, les assiettes, tout leservice, envoyant le vin et la sauce sur les robes et lespantalons. Cris des dames, hurlements des chiens. Et au milieu decet effroi général Bengali riant à perdre haleine.

Chapitre 12LE DÉSESPOIR DE PISTACHE

 

Dans son dépit du prochain mariage deGeorgette, Bengali, comme on l’a vu, avait hautement affirmé sondésir de se marier et prié même sa tante de lui chercher un particonvenable. Sa gaîté factice tomba brusquement après le départ dela société.

– Tu ne retournes pas à Paris ? luidemanda sa tante.

– Je suis fatigué, lui répondit-il, et, àmoins que vous ne me renvoyiez…

– Par exemple ! te renvoyer !Au contraire ! tu as ta chambre ici et tu me feras grandplaisir si tu veux rester à coucher et à déjeuner demain avecmoi.

– Très volontiers, ma tante.

– Nous causerons de la chose dont tu m’asparlé.

– Une chose dont je vous ai parlé ?…Quelle chose ?

– Tu ne te rappelles plus m’avoir dit quetu voulais te marier et m’avoir chargée de te chercher unefemme ?

– Ah ! oui… oui.

– Est-ce que tu n’es plus dans les mêmesdispositions ?

Il répondit sans enthousiasme :

– Heu… si… si.

– Eh bien, j’en ai une à te proposer.

– Ah !… déjà ?

– Oh ! je pensais à elle depuislongtemps.

– Eh bien, vous m’en parlerezdemain ; bonne nuit ! ma tante.

– Et toi aussi, cher enfant ;embrasse-moi et ne fais pas de mauvais rêves.

Il n’en fit qu’un qui l’éveilla en sursaut,dans une vive agitation, et il ne put retrouver le sommeil :il avait vu en songe le mariage de Georgette.

Quand, le lendemain, au déjeuner, sa tante luicita mademoiselle Jujube comme la femme qu’elle lui avait choisie,il resta stupéfait :

– C’est celle-là ? fit-il.

– Eh bien… qu’y a-t-ild’étonnant ?

– Il y a d’abord, ma tante, une chose quisuffirait seule à justifier mon étonnement : mademoiselleAthalie doit épouser un jeune serin de ma connaissance, un élève enpharmacie.

– Qu’est-ce que tu me contes là ?C’est d’accord avec les parents de la jeune personne et avecelle-même que je te la propose.

– Mais, ma tante, c’est lui-même, unnommé Pistache, qui me l’a dit.

– Il t’a dit qu’il était agréé par lesparents ?

– Pas tout à fait ; mais il m’a juréque la demoiselle et la mère consentaient à ce mariage.

– Et le père ?

– Ah ! le père, lui, ne sait rienencore.

– J’irai aujourd’hui même le trouver etsavoir, des dames, ce qu’il y a de vrai dans ce que t’a dit tonapothicaire.

– Comme il vous plaira, ma tante ;mais votre demoiselle ne me va pas du tout.

– Parce que ?

– Parce que mademoiselle Athalie, c’estune petite dinde.

– Tant mieux, tu feras d’elle tout ce quetu voudras.

– Ah ! tout ce que je voudrai, jeveux bien.

– À la bonne heure.

– Mais ma femme, jamais de la vie ;cherchez-m’en une autre.

– C’est la quatrième que je te propose,dit mademoiselle Piédevache irritée ; tu refuserais comme turefuses celle-ci, comme tu as refusé les précédentes. Eh bien, j’enai assez !… de ta noce perpétuelle ; ce n’est pas uneexistence, la noce.

– Mais si, ma tante, c’est même la plusagréable.

– J’en ai assez de cetteexistence-là.

– Oh ! vous, ma tante.

– Comment, oh ! vous ? Queveux-tu dire ?

– Rien, ma tante… seulement, moi, je suisjeune.

– La jeunesse n’a qu’un temps.

– Le mien n’est pas fini.

– Eh bien, tu le finiras.

– Je ne demande que cela, ma tante.

– Tu le finiras dans ton ménage ;est-ce que tu crois que je te ferai toujours une pension pour lamanger je ne sais comment ?

– Je vous le dirai si vous voulez.

– Non, ne me le dis pas, s’écriamademoiselle Piédevache.

– Vous voyez bien que vous le savez, matante, ma petite tante, mon excellente tante, la plus tendre destantes.

Et il cajola sa vieille parente dont ilconnaissait la faiblesse pour lui.

– Mauvais sujet, murmura-t-elle.

– Allons, c’est convenu, n’est-cepas ? Nous ne parlerons plus de ce mariage-là ?

– Comment, nous n’en parleronsplus ?

– Ah ! nous en parlonsencore ?

– Je t’ai posé, hier, à table, lequestion du mariage ; tu m’as répondu que tu ne demandais qu’àte marier, tu m’as chargée de te trouver une femme, et tu veux quemaintenant j’aille dire au père et à la mère, qui attendent taréponse : « Mon neveu veut bien se marier, mais pas avecvotre fille. » Est-ce que c’est possible, ça ?

– Il y a toujours une façon de dire leschoses ; parbleu ! si vous dites : « Il veutbien se marier, mais pas avec votre fille. »

– Qu’est-ce qu’il faut que je dise,alors ?

– Eh bien… heu… Dites qu’avant d’allerplus loin, je ne veux pas tromper leur dinde de… non pasdinde ; leur fille… que j’aime mieux leur faire connaître moninfirmité.

– Quelle infirmité ? Tu n’en aspas.

– Non, mais je pourrais en avoir.

– Mais quoi ?

– Dame… heu… dites que j’ai une jambe debois… articulée… qui ne se voit pas.

– Après ta danse et ta polka avec lajeune fille ?

– Ah ! c’est juste ; autrechose alors… je trouverai ça.

– Rien du tout ; tu veux continuerta vie de bâton de chaise avec mon argent, en attendant monhéritage… que tu n’auras pas, je t’en préviens ; je leléguerai pour fonder un hospice d’invalides.

– Du travail ?

– Non.

– De l’amour ?

– Et pour commencer, je te coupe lesvivres net… comme torchette, tu verras si je tiens ma parole…

Bengali connaissait l’obstination de satante ; il se soumit.

– C’est bien, dit mademoisellePiédevache… Puis, ouvrant un meuble, elle en tira plusieurs billetsde banque : – Tiens, dit-elle, voilà de quoi enterrer ta viede garçon. Maintenant je vais m’habiller pour aller où je viens dete dire.

Et elle alla, en effet, s’expliquer. Jujubeentra dans une violente colère contre sa femme et sa fille qui luiavaient caché des projets qu’elles avaient caressés, encouragés,peut-être même fait naître. Elles protestèrent, affirmèrentqu’elles ignoraient l’amour de Pistache ; Athalie jura sesgrands dieux qu’elle était libre de son cœur ; Jujube déclaraqu’il n’avait pas fait de sa fille une artiste éminente pour ladonner à un apothicaire, et la question fut d’autant plus vitetranchée que mademoiselle Piédevache avait affirmé que son neveun’avait opposé à la proposition de la main d’Athalie que laconfidence à lui faite par Pistache.

– Ce que je vais flanquer l’apothicaire àla porte ! dit Jujube après le départ de mademoisellePiédevache.

Mais madame Jujube fit observer que leportrait du jeune pharmacien était loin d’être terminé.

– Je ne le terminerai pas ! ditfermement l’artiste.

– Un portrait de 500 francs, mon ami…nous n’avons pas le moyen de perdre 500 francs ; le mariaged’Athalie nous occasionnera de grands frais…

Ceci fit réfléchir l’irascible père.

– D’ailleurs, ajouta madame Jujube, lepauvre garçon n’a pas demandé la main d’Athalie, et tu n’as aucunprétexte pour l’éconduire.

Exceptionnellement Jujube se rangea à l’avisde son épouse ; mais il fut décidé qu’Athalie se retireraitdans sa chambre à l’heure des poses et ne se montrerait pas pendantque Pistache attendrait la rentrée de son peintre, lequel,d’ailleurs, s’arrangerait de façon à être exact et à finirpromptement le tableau.

– J’enverrai mon neveu, dès demain, vousfaire sa première visite, avait dit mademoiselle Piédevache ;bien entendu, il ne sera soufflé mot de nos projets ; je vousl’ai dit : il veut, avant de s’engager, mieux connaître safuture, étudier ses goûts, son caractère…

– Oui, oui, c’est tout naturel, réponditJujube.

– Athalie est très douce, très aimante,ajouta la mère, et à cet égard il n’y a rien à craindre.

– Quant au caractère de mon neveu, voussavez ce qu’il est ; il faudra pardonner à ce cher enfant sagaîté, ses excentricités !…

– Bons défauts, répliqua Jujube, iljettera la gaîté dans son ménage.

Et la promesse de la tante fut tenue. Bengalivint faire la visite annoncée, fut reçu avec empressement, combléd’attentions ; il fit beaucoup rire sa future famille enrappelant le vieil Anglais qui se démonte par morceaux, leperroquet qui imite le canon de Vincennes, le pugilat des chienssous la table, etc., etc.

Et il se retira laissant monsieur, madame etmademoiselle Jujube enchantés de lui.

Et cherchant à s’illusionner, à se monterle coup, comme on dit, il pensait : – Ces braves gens-làgagnent à être connus ; j’aurai un beau-père un peu vaniteux,mais instruit, artiste distingué, décoré de la Légiond’honneur ; une belle-mère qui ne troublera pas mon ménage…Enfin je serai heureux… très heureux.

Et, pour se le prouver à lui-même, il futd’une gaîté si bruyante avec ses amis que ceux-ci ne purents’empêcher de lui dire :

– Qu’est-ce qui t’arrive donc, qui terend si joyeux ?

– À moi ?… je suis comme toujours, –mais non… – J’ai mon humeur ordinaire, je vous assure.

Pendant que notre héros jouait la comédie del’homme joyeux et insouciant qu’il avait toujours été, courait avecses amis les bals, les théâtres et les aventures nocturnes, lepauvre Pistache constatait avec étonnement d’abord, avec inquiétudeensuite, un nouvel état de choses inexplicable pour lui :

C’était maintenant son peintre qui l’attendaitavec une exactitude constante ; et les dames Jujube,jusqu’alors empressées à le recevoir en l’absence de l’artiste, neparaissaient plus à l’heure de ses poses ; s’il demandait deleurs nouvelles :

– Elles vont très bien, répondaitJujube.

– Ah ! tant mieux,répliquait-il ; est-ce que j’aurai l’honneur de leur présentermes devoirs ?

– Impossible, elles ont une visite en cemoment.

Une autre fois, elles étaient allées faire desachats ; le lendemain, elles étaient allées voir une amiemalade ; à la séance suivante, elles étaient allées louer uneloge de théâtre, et c’était tous les jours un nouveau motif quiempêchait l’amoureux pharmacien de voir sa bien-aimée.

Et, comme, par une cruelle ironie, aprèschacune de ces réponses affligeantes, le peintre ne manquait jamaisde dire à son modèle : « Souriez ! » lemalheureux, dont le visage trahissait les plus sombrespressentiments, de faire une horrible grimace en voulant esquisserun gracieux sourire.

Ce supplice durait depuis quinze jours. Leportrait tirait à sa fin et Pistache voyait avec épouvante lepeintre donner à sa toile les dernières touches, et il sedisait : – Dans quelques jours ça sera fini et je n’aurai plusde prétexte pour aller dans la maison.

Le pauvre garçon avait la tête àl’envers ; même comme pharmacien, il avait perdu la prudenceet l’attention, indispensables dans sa profession…

Deux préparations commandées étaient prêtes àêtre remises aux clients qui devaient venir les prendre : unepurgation et un collyre : il confondit les destinataires, desorte que le client aux paupières malades se les lava avec del’huile de ricin, tandis que celui qui avait besoin de se purgeravala le collyre ; et (chose moins singulière qu’elle ne leparaît) chacun des deux clients obtint un effet satisfaisant duremède destiné à l’autre, ce qui fit que l’erreur ne causa aucundésagrément à Pistache et n’aggrava pas ses tristes réflexionsd’une assignation en police correctionnelle pour blessures parimprudence, ignorance, inattention ou inobservation desrèglements.

Un des rêves qui troublaient ses nuits vintlui ouvrir un horizon d’espérance ; un rire bruyant poussé parlui l’éveilla brusquement. Voici ce qu’il avait rêvé : MadameJujube lui disait : – Vous continuez à venir chez nous, àsoupirer, et vous ne faites pas votre demande officielle de la mainde ma fille, que vos visites compromettent ; vous connaissezses bonnes dispositions et les miennes pour vous, mais mon marin’en sait rien ; qu’attendez-vous pour lui déclarer vosintentions et que voulez-vous qu’il pense ?

– C’est juste, se dit Pistache ;voilà pourquoi je ne vois plus ces dames ; elles éludent mesvisites compromettantes.

De leur côté la mère et la fille s’étaientfait d’accord un raisonnement un peu canaille peut-être, mais quecomprendront tous les gens vraiment prévoyants et qui d’ailleurs aservi de thème à La Fontaine : « Ne lâchons pas la proiepour l’ombre. »

Voici les raisonnements faits par cesdames : « Nous n’avons pas de chance avec lesépouseurs ; M. Bengali n’est pas un jeune hommesérieux ; en ce moment, il nous fait des visites ; maisqui assure que le projet réussira ? M. Pistache, lui, onne peut douter de son amour et de ses intentions ; pourquoi lerenvoyer avant la demande officielle de son rival ? Au moins,si celui-ci nous rate dans la main, comme cela est arrivé avecplusieurs prétendus, il nous reste l’autre comme pis-aller. »Et, avec la certitude que, le portrait fini, Jujube recommenceraità aller montrer sa croix des journées entières, il fut décidé qu’enson absence, les dames recevraient l’en-cas matrimonial sans rienchanger à leur attitude encourageante.

Ce qu’elles avaient prévu arriva ; il nefallait pas être grand prophète pour le prédire ; lesdernières touches données et la toile embue, Jujube ayantannoncé à Pistache qu’il n’avait plus besoin de lui et que, sitôtla toile sèche, il la vernirait, Jujube reprit ses promenadesquotidiennes ; Pistache le rencontra au moment où notrelégionnaire savourait la joie d’une vanité enfantine : unpetit garçon dont la blouse était ornée d’une croix scolairepassait devant lui, en compagnie de son père ; celui-ci, luimontrant la croix de Jujube, dit à son jeune fils :

– Regarde donc le monsieur, c’est lui quien a une belle croix ! C’est la croix d’honneur, ça ;quand tu en auras une comme la sienne, hein !

Et Jujube, souriant, se courba et tapadoucement du bout du doigt la joue du gamin qui le regardait avecdes yeux hébétés et pleins d’une admiration profonde.

Pistache pensa que c’était le moment d’allervoir les dames Jujube, ce qu’il fit sans plus attendre. Il futaccueilli par elles de façon à dissiper ses inquiétudes ; illeur raconta son rêve et leur annonça sa décision bien arrêtée dese déclarer au père. Mais madame Jujube, sachant à merveille laréponse que celui-ci ferait à l’apothicaire :

– Non, non, pas encore, dit-elle, neprécipitons rien, pour ne pas nous exposer à tout gâter. Athalie etmoi, nous préparons peu à peu M. Jujube : je vousavertirai dès que le moment sera venu de faire la démarche.

Et, après avoir obtenu des deux dames lapermission de continuer à les venir voir, Pistache se retiraenchanté.

Chapitre 13BENGALI RETROUVE GEORGETTE

 

Les visites de Bengali à la famille Jujube secontinuaient depuis un mois et pas un mot de ses intentionsmatrimoniales n’était sorti de sa bouche ; pas même uneallusion au mariage ne lui était échappée, et pourtant sesempressements auprès d’Athalie, son langage ardent et tendre quandil lui parlait, étaient d’un homme épris de la femme objet de tantde soins, de tant d’attentions.

C’est que Bengali, si étourdi, si insouciant,si avide de plaisir, était au fond un honnête garçon, bien décidé àn’épouser qu’une femme qu’il saurait pouvoir rendre heureuse, chosedifficile sans amour ; il faisait donc tous ses efforts detrès bonne foi pour éveiller en lui, par des causeries, les yeuxdans les yeux, par des serrements de main, un sentiment dont aucunbattement de son cœur n’indiquait l’éclosion.

Voilà pourquoi la demande de la main d’Athaliese faisait attendre, au grand étonnement de la famille Jujube quine comprenait rien à son silence.

Ce mutisme persistant devenait d’autant plusgrave qu’Athalie qui, tout d’abord, ne voyait dans le mariageprojeté pour elle que la cessation d’un célibat qui pouvait larendre ridicule aux yeux des jeunes filles de sa connaissance, quitoutes trouvaient des maris ; qu’Athalie, sensible auxdiscours et aux soins de Bengali, s’était sérieusement éprise delui, et c’était de sa part des jérémiades à n’en plus finir, aprèschacune des visites du soi-disant prétendu ; et Jujube,d’humeur naturellement irritable, d’entrer dans d’effroyablescolères, de crier :

– Qu’est-ce que tu veux que j’yfasse ? je ne peux pas le prendre à la gorge. Voilà cinq ousix fois que nous en parlons à sa tante ; elle nous expliqueinvariablement qu’elle le questionne, le presse et obtient de luil’éternelle réponse qu’il étudie ton caractère, que le mariage estune chose grave ; s’il pense, comme Voltaire, que cette choseest tellement grave que ce n’est pas trop de toute la vie pour ypenser, tu n’as pas fini d’attendre. Sais-tu ce que je ferai,moi ? Eh bien, je te marierai à un autre.

– Je n’en veux pas d’autre, s’écriaitAthalie tout en larmes ; c’est lui que je veux, c’est lui quej’aime.

– Enfin, dit la mère, il faut prendre unparti ; les visites de ce jeune homme finiront parcompromettre notre fille.

Jujube se décida donc à en finir par unedernière démarche auprès de mademoiselle Piédevache. Il setransporta à Saint-Mandé et exposa la situation.

– Vous avez raison, répondit la vieilledemoiselle irritée, il faut en finir. Je vais voir mon neveu, luimettre le marché au poing ; je le mènerai chez vous et nous enfinirons.

Pendant ce temps, l’infortuné pharmacien,convaincu de l’amour d’Athalie pour lui, continuait ses tentativesde visites, qui échouaient toujours. Souvent il se présentait aumoment où son rival était dans la place. Ce jour-là, le pauvregarçon n’était pas reçu. Une autre fois, ces dames étaient sorties,ou bien Jujube était là, et c’était tous les jours un nouveauprétexte ; le malheureux Pistache retournait piteusement à sonofficine, en se disant : « C’est drôle, depuis quelquetemps, on a bien souvent des motifs de ne pas me recevoir. »Si bien qu’un jour où il avait été de nouveau éconduit, certain,d’après l’affirmation du concierge, que ces dames étaient chezelles, il s’aposta au palier de l’étage supérieur pour voir sortirle visiteur cause de sa non-réception.

Au bout d’un quart d’heure d’attente, il vitsortir Bengali, reconduit par les deux dames avec mille parolesgracieuses : – Lui ! se dit-il avec stupéfaction ;c’est pour lui qu’on ne me reçoit pas !

Le pauvre garçon ne vivait plus, depuis cejour ; il ne savait comment demander à ces dames uneexplication ; avouer son espionnage, c’était impossible.Enfin, n’y pouvant plus tenir, il leur raconta que, le jour enquestion, il avait rencontré dans l’escalier une personne deconnaissance avec laquelle il avait causé, et qu’à ce moment ilavait vu sortir Bengali reconduit par elles. Athalie, toutinterdite, ne savait que répondre ; la mère, sans hésitationni embarras, expliqua que ce jeune homme était venu les entretenird’une affaire d’intérêt concernant sa tante, et qu’il n’était paspossible, même Pistache étant son ami, de le faire assister à desconfidences sur des affaires de famille.

Le naïf garçon, qui ne désirait rien tant qued’être rassuré, se récria, s’excusa d’avoir involontairement amenédes explications dont il n’avait pas besoin ; que jamaisl’idée d’un manque de parole, de la part de ces dames, ne luiserait venu à la pensée, etc., etc. Puis il demanda si le moment dese déclarer à M. Jujubès était proche…

– Vous serez bientôt fixé, réponditmadame Jujube.

– Fixé… agréablement ?demanda-t-il.

– Je prépare mon mari en vue d’uneréponse favorable, répondit-elle.

Et le bon Pistache partit plein de confiance,non cependant sans avoir remarqué qu’Athalie était restée étrangèreà la justification.

Le lendemain même de cette entrevue quil’avait rassuré, mademoiselle Piédevache et son neveu seprésentaient dans la famille Jujube.

Bengali, après quelque résistance, avait finipar céder à la volonté de sa tante, se disant qu’après tout, ilaurait une petite femme un peu bébête, mais aimante et bonne, quilui ferait la vie douce, qu’il finirait probablement par aimer.Bref, la main d’Athalie fut officiellement demandée, accordée celava sans dire, et cet heureux événement jeta une joie inaccoutuméedans la famille Jujube.

Et le soir, en rentrant chez lui, vers dixheures, toujours la tête occupée de Georgette, Bengali sedisait : « Elle aussi est sans doute mariée ;M. Marocain m’avait dit que le mariage était pour dans un moiset voilà plus de cinq semaines. »

– Ah ! je suis stupide, pensa-t-il,j’ai beau faire tout au monde pour l’oublier, je ne peux pas…pourtant, je n’ai rien à espérer, elle est mariée… à un hommequ’elle aime ; il est bien heureux celui-là… Allons ! n’ypensons plus !… oui… je dis toujours cela… et j’y pense toutde même.

Ses réflexions furent troublées par les crisd’une femme appelant à l’aide ; Bengali se précipita du côtéd’où partaient les cris et vit un jeune homme enlaçant une femmequi se débattait dans son étreinte :

– Voyons, disait l’auteur de cetteentreprise galante, un petit souper fin… dans un joli cabinetparticulier…

Il fut interrompu par l’intervention deBengali, qui l’écarta violemment de sa victime, avec accompagnementd’épithètes :

– Ah ! dit le monsieur, vous êtes lesouteneur de cette promeneuse nocturne que je prenais pour uneouvrière attardée… et moi qui allais vous remettre ma carte. Puisavec un rire de mépris : – Ah ! non ! non ! onne se bat pas avec…

Il n’acheva pas, une paire de gifles lui ayantcoupé net la parole.

La jeune fille poussa un cri ; Bengali seretourna :

– Georgette ! s’écria-t-il.

Puis, présentant sa carte àl’inconnu :

– Je suis à vos ordres, monsieur, dit-il.Vous vous renseignerez et vous verrez qu’on peut se battre avecmoi.

Le jeune homme prit la carte, s’approcha d’unbec de gaz et lut à haute voix : Alfred Bengali, rueLaffitte, 14.

– Très bien, monsieur, dit-il.

Puis remettant sa carte :

– Vous recevrez demain la visite de deuxamis.

– Je les attendrai, monsieur.

L’inconnu s’éloigna.

– Vous allez vous battre… pour moi !s’écria Georgette éperdue… Oh ! mon Dieu, s’il vous arrivaitmalheur…

– Merci de cette marque d’intérêt,madame ; je regrette de ne l’avoir pas méritée plus tôt.

– Madame ! fit la jeune filleétonnée.

– Mais comment êtes-vous dans la rue,seule, à cette heure ?

– De l’ouvrage pressé que j’ai dûreporter.

– Mais comment votre mari ne vousaccompagnait-il pas ?

– Mon mari ?

– Sans doute ; n’êtes-vous pasmariée ?

– Mais non, monsieur.

Bengali eut un mouvement de joie : –Non ? fit-il. Puis il ajouta tristement. – C’est pour bientôt,alors, dans quelques jours.

– Je ne sais ce que vous voulez medire ; je n’ai aucun projet de mariage.

– Comment ! s’écria l’amoureux jeunehomme, tout ému… mais M. Marocain m’a annoncé lui-même…

Georgette comprit ; elle se rappela ledanger que sa marraine et Marocain lui avaient montré, sonchangement de domicile pour dérouter l’homme qui voulait laséduire : – M. Marocain, dit-elle alors, nous avaitaperçus causant ensemble un soir que vous m’aviez accostée, etj’avais fui à son approche ; le lendemain je lui ai faitconnaître, ainsi qu’à ma marraine, dans quelles circonstances jevous avais connu et comment je me trouvais causant avec vous ;les intentions qu’on vous prêtait, j’y croyais avant le dernierlangage que vous m’avez tenu ; après vos déclarations siformelles, je protestai contre l’accusation dont vous étiez l’objetet déclarai vos intentions véritables ; on a attendu ladémarche que vous deviez faire…

Bengali balbutia des allégationsd’empêchements qui avaient retardé cette démarche, retardéseulement.

– Voilà pourquoi, interrompit la jeunefille, le mari de ma marraine vous a dit que j’étais sur le pointde me marier, pensant, ainsi, mettre fin à vos obsessions.

– Je vous jure… s’écria Bengali.

Georgette l’interrompit de nouveau.

– Ce n’est pas, dit-elle, le moment deparler de cela ; qui sait le sort que ce combat vousréserve ?… et c’est pour moi, ajouta-t-elle, la voix étrangléepar l’émotion.

Bengali lui saisit la main ; elle laretira vivement :

– Et quand aura lieu ce duel ?demanda-t-elle.

– Mais… après-demain matin, sansdoute.

– Que Dieu m’épargne le chagrind’apprendre que vous avez été victime de votre dévouement.

– Et… demanda Bengali, en s’approchant,si Dieu vous épargne ce chagrin, me permettez vous d’aller vousporter la bonne nouvelle ?

– Je la connaîtrai avant votre démarche,répondit Georgette. Puis lui tendant la main : – Merci,monsieur… et elle s’éloigna en étouffant un sanglot dans sonmouchoir.

Bengali resta seul et interdit :

– Elle la connaîtra avant madémarche ! pensa-t-il… comment ? par quelmoyen ?

Georgette avait entendu la lecture de la carteremise par Bengali : « Rue Laffitte, 14, dit-elle, je nel’oublierai pas. »

Et en effet, le surlendemain, à 7 heures dumatin, elle arrivait en fiacre à l’adresse indiquée ; unevoiture de remise stationnait à la porte et le cocher allait etvenait sur le trottoir.

Georgette appela le sien ; il descenditde son siège et ouvrit la portière :

– Je vous donnerai un bon pourboire, luidit-elle, si vous faites bien ce que je vais vous dire.

– Si ça se peut, madame, je veuxbien ; qu’est-ce que c’est ?

– Il s’agit d’aller causer avec le cocherde cette voiture et de savoir ce qu’il fait là ; s’il attenddeux messieurs qu’il a amenés à cette adresse, ou un locataire decette maison qui l’a fait retenir.

– Oh ! ça n’est pas difficile,madame ; on vous dira ça au juste.

Par le carreau, Georgette vit son cocheraccoster son confrère et une conversation s’engager entr’eux.Bientôt, son mandataire revint : – Madame, dit-il, il attenddeux messieurs qu’il a amenés et il m’a dit que c’était, sansdoute, pour des particuliers qui vont se battre, vu qu’il y a desépées dans la voiture et qu’il doit conduire ses clients au bois deVille-d’Avray.

À ce moment, Bengali et ses deux témoinssortaient de la maison et montaient dans la voiture.

– Suivez cette voiture ! ditGeorgette.

– Jusqu’où, madame ?

– Jusqu’à l’endroit du bois où elles’arrêtera… assez loin d’elle, cependant, et vous vous placerez defaçon à n’être pas aperçu.

– Bon ! compris ; madame veutvoir la chose, sans…

– Faites ce que je vous dis !

Le cocher monta sur son siège et suivit lavoiture à distance.

Arrivée à un endroit désert du bois, elles’arrêta ; un coupé était là et quatre personnes en sortaient.Ces personnes étaient l’adversaire de Bengali, ses témoins et unmédecin.

Georgette descendit du fiacre :

– Attendez-moi ici ! dit-elle d’unevoix émue à son cocher, et elle s’avança d’un pas chancelant versle lieu où deux hommes allaient peut-être s’entr’égorger, etc’était pour elle ; parce qu’à une heure tardive de la soirée,l’un d’eux lui avait adressé des galanteries ; que l’autrel’avait protégée contre les entreprises du premier ; c’étaitpour cela que ces deux hommes pleins de jeunesse et de santéallaient chercher, dans le sang l’un de l’autre, la satisfactionimposée par un préjugé social.

Les deux adversaires se saluèrent, mirenthabit bas, prirent chacun une des épées qui leur furent présentées,et se mirent en garde ; le directeur du combat croisa les deuxépées par le bout, se rangea près du deuxième témoin et du médecinet dit : « Allez, messieurs ! »

Georgette, entre les branches d’un massifd’arbres, avait assisté à ces préliminaires solennels, dans uneagitation qu’elle avait peine à maîtriser ; à l’ordre :« Allez messieurs ! » elle appuya fortement sa mainsur son cœur qui battait à lui briser la poitrine, et, haletante,elle attendit.

Dès le premier engagement, elle trembla pourles jours de Bengali, ardent, téméraire, devant l’épée d’unadversaire froid, calme, paraissant sûr de sa force et prêt àsaisir le passage imprudemment ouvert à son arme. Bengali, lui,n’était plus le simple auteur d’une injure donnant la réparationpar lui due, c’était le fou d’amour combattant l’homme qui aoutragé la femme aimée. Et Georgette, dont la pensée dirigeait sonbras, ne pouvait s’empêcher, malgré son anxiété, del’admirer : « Qu’il est beau ! qu’il estbrave ! » murmurait-elle.

Elle jeta soudain un cri terrible ;Bengali venait de tomber, atteint par une riposte en pleinepoitrine. Au cri, tous les hommes s’étaient retournés. L’un d’euxavait couru au-devant de Georgette qui s’avançait en trébuchant, etla soutenait pour qu’elle ne tombât pas ; les autres s’étaientprécipités vers le blessé et, pendant qu’ils lui déchiraient àl’endroit de la blessure, sa chemise inondée de sang, le médecintirait de sa boîte de secours de la charpie, des bandes de toile etdes fioles.

Georgette s’échappa du bras de son cavalier etvint tomber à genoux près du blessé évanoui :

– Il est mort, monsieur ?demanda-t-elle, en suffoquant.

– Vous me gênez madame, répondit lemédecin ; je ne puis rien vous dire encore, laissez-moiexaminer la blessure.

L’adversaire, debout et chapeau bas, attendaitl’opinion du médecin.

Un silence d’anxiété régnait.

Le docteur, après avoir lavé la plaie avec lecontenu d’une des fioles, procéda à un premier pansement ;l’effusion du sang arrêtée, il appuya longuement son oreille sur lapoitrine du blessé ; Georgette haletante attendait enmurmurant : – Oh ! mon Dieu !… mon Dieu !… etc’est pour moi…

– Enfin, le médecin releva sa tête etmontra un visage exempt d’inquiétudes ; Georgette, seredressant comme un ressort :

– Ah ! fit-elle, ça n’est pasgrave ?

– Du moins, madame, répondit le médecin,il n’y a pas danger de mort, le cœur et le poumon fonctionnentrégulièrement : ils n’ont donc pas été atteints ; lablessure a cependant une certaine gravité ; mais, je vous lerépète, sauf complications imprévues, ce ne sera qu’une question desoins et de temps.

L’auteur de la blessure, alors, dit auxtémoins de Bengali : – J’enverrai ce soir même ma carte àvotre client et je ferai prendre régulièrement de ses nouvelles.Puis s’adressant à Georgette : – Je vous adresse, madame, mesplus humbles excuses ; j’ai été trompé par les circonstancesde lieu et d’heure. Veuillez, je vous prie, croire à mes vifsregrets.

Il salua et remonta dans son coupé avec sesdeux amis, et la voiture s’éloigna.

On transporta avec précaution Bengali dans lasienne. Georgette exprima le désir d’y monter :

– Vous êtes sa parente, son amie ?demanda le docteur.

– Ni l’une ni l’autre, monsieur,répondit-elle ; vous avez entendu ce qui vient d’être dit parl’adversaire de ce malheureux jeune homme, je n’ai rien à yajouter. Il m’avait insultée ; celui qu’il a si gravementblessé m’avait protégée sans même avoir su celle dont il se faisaitle défenseur ; je n’ai d’autre mobile que mareconnaissance.

– Votre conduite est très naturelle,madame ; malheureusement, nous ne pouvons tenir cinq danscette voiture ; le malade, d’ailleurs, en souffrirait.

Georgette alors se résigna à regagner sapropre voiture ; ce que voyant, les deux témoins s’offrirentpour y monter à sa place : elle accepta, monta dans celle oùon avait placé le blessé, s’installa près de lui, lui mit la têtesur ses genoux et les deux voitures partirent.

Chapitre 14PISTACHE REVIENT EN FAVEUR

 

La famille Jujube est à table etdéjeune ; naturellement on cause du futur mariage, desemplettes à faire, du trousseau à acheter.

Entre la bonne portant des lettres.

– Les lettres que le concierge vient demonter, dit-elle.

– Il y a une lettre de deuil, fit madameJujube.

– Qui donc est mort ? demandaAthalie en prenant la lettre, pendant que son père ouvrait sacorrespondance.

– Ah ! s’écria-t-elle, après avoirjeté les yeux sur la lettre de deuil : M. Pistache.

– Hein ? qui est mort ? firentles deux époux.

– Non, c’est lui qui envoie ça.

Et elle lut :

– M. Pistache a le chagrin de vousannoncer la perte cruellement douloureuse qu’il vient de faire dansla personne de M. Jean-André Romarin, son oncle, qu’il n’avaitjamais vu.

– Et il a tant de chagrin que cela ?observa ironiquement Jujube.

– Il a ajouté quelque chose à la main,dit Athalie.

Et elle lut :

– Il a, par la même occasion, le plaisirde vous annoncer que cet excellent oncle lui a légué une somme dedeux cent mille francs.

Madame Jujube s’exclama : – Deux centmille francs !

Jujube qui, à ce moment, ouvrait une lettre,allait s’associer à l’exclamation bien naturelle de sonépouse ; mais un coup d’œil jeté sur les premiers mots de lalettre lui arracha un cri d’un tout autre caractère.

– Qu’est-ce donc ? demandèrent lesdeux femmes inquiètes.

– Ton futur grièvement blessé enduel ! répondit-il d’une voix altérée ; c’est sa tantequi m’annonce ce grand malheur.

– Toujours de nos chances ! gémit lamère.

Athalie pâlit, fut prise d’un tremblementnerveux, puis éclata en sanglots.

– Ça devait lui arriver, dit le père, enmarchant avec agitation : un tapageur, un viveur, un cerveaubrûlé.

Madame Jujube, elle, consolait sa fille.

– Tu sais bien ce que c’est que lesduels, lui disait-elle ; les journaux en rendent compte àchaque instant et ils n’ont jamais de suites graves ; dansquinze jours, ce pauvre garçon sera guéri.

– Tu n’as donc pas entendu ce que j’ailu ? hurla Jujube ; la lettre porte grièvementblessé.

– J’ai entendu, mon ami ; mais surle moment, une blessure paraît grave, et…

– Je vais le voir, dit Jujube.

– Ne sois pas longtemps, papa, suppliaAthalie.

Jujube sortit précipitamment sans luirépondre.

– Ne te désole donc pas, continua lamère, je te dis que ce ne sera rien, tu verras. Puis, aux doutesexprimés par les mouvements de tête de sa fille, elle ajouta, enfemme positive qu’elle était :

– D’ailleurs, mettons les choses aupire ; supposons que le pauvre garçon meure de sablessure…

– Oh ! maman, ne dis pas ça !sanglota l’inconsolable Athalie.

– C’est une simple supposition… Eh bien,n’oublie pas que Pistache a hérité de deux cent mille francs.

– Ne me parle plus de lui, je n’en veuxpas.

– Pourtant, deux cent mille francs quand,comme toi, on n’a pas de dot…

Athalie trépigna de colère en répétant :– Je n’en veux pas, je n’en veux pas !

Madame Jujube continua : – D’autant plusqu’avec cette fortune il n’aurait pas besoin de rester dans lapharmacie, et ton père alors qui n’avait que cette objection…

Pour en finir, Athalie quitta brusquement samère et s’en alla pleurer dans sa chambre.

Jujube ne tarda pas à rentrer.

Il était furieux.

– Eh bien ? lui demanda madameJujube avec empressement…

Puis, voyant son air irrité :

– Mais qu’as-tu donc ?ajouta-t-elle.

– Tu as déjà été raconter à tout le mondeque ta fille faisait un riche mariage ?

– Moi ?… mais…

– Je viens de rencontrer M. etmadame Blavin qui m’ont félicité.

– Je leur ai confié… des amis…

– Confié ! et ils l’ont répété, çase sait partout… et ton prétendu gendre est très gravementblessé ; on ne peut pas le voir, défense absolue desmédecins.

– Ah ! mon Dieu ! gémit madameJujube, s’il allait mourir !

– C’est à craindre, et on se moqueraencore de nous, comme pour les autres gendres qui nous ont raté,car chaque fois, toi et ta fille, c’était la même chose ; vousne pouvez pas taire votre langue.

– Mais, mon ami, cette fois, tu m’as dittoi-même avoir annoncé le prochain mariage d’Athalie…

– À ce méchant savant, ce cuistre, à ceM. Quatpuces à qui il faut des dots ; oui, je l’airencontré et je me suis offert le plaisir de lui annoncer… tout lemonde à ma place en aurait fait autant ; toi, quelles raisonsavais-tu ?

– Mais c’est Athalie qui en a parlé lapremière.

– Athalie aussi, oui ; vous êtestoutes les mêmes, et si ton futur gendre meurt, comme c’est àcraindre, nous voilà encore avec notre fille sur les bras.

– Non, mon ami, si tu le veux bien.

Et elle rappela l’amour de Pistache pourAthalie et l’héritage qui lui permettrait de quitter lapharmacie.

Jujube ne répondit rien ; c’était déjà unpas de fait, et quand sa femme ajouta qu’Athalie ne voulait pasqu’on lui parlât de ce jeune homme, le petit tyran reparut, déclaraqu’il n’admettait pas la résistance d’une fille aux volontés de sonpère ; que sa volonté, il l’imposerait si besoin était. Entout cas, ajouta-t-il, envoie nos cartes à ce jeune homme… avec unmot de sympathie.

Madame Jujube comprit que sa cause étaitgagnée et que, avec l’un ou avec l’autre, on avait enfin leplacement d’Athalie ; et aussitôt, suivant le désir de Jujube,elle prit les trois cartes de visite, écrivit quelques motsaffectueux sur chacune d’elles, puis elle envoya immédiatementGalfâtre le concierge les porter à leur adresse.

Pistache fut au comble de l’émotion en voyantcet empressement de la famille Jujube et, particulièrement, laparticipation du maître de la maison à cette manifestationsympathique.

– Remerciez, de ma part, je vous prie,dit-il au concierge, monsieur et madame Jujubès ; dites-leurque j’ai été très sensible à leur preuve d’amitié.

– Bien, monsieur, je n’y manqueraipas.

Puis, Galfâtre ajouta : – Monsieur estsans doute invité à la noce ?

– À la noce !… Quellenoce ?

– Celle de mademoiselle Jujubès.

– Comment, de mademoiselle… Et lepharmacien abasourdi n’eut pas la force d’achever ; maispensant qu’il s’agissait de son propre mariage, il se mit àrire :

– Ça se sait donc déjà ?demanda-t-il.

– Toute la maison le sait, réponditGalfâtre…

– Ah ! fit notre pharmacien radieux.Ah ! vous me faites bien plaisir… Tenez, voilà vingt francspour cette bonne nouvelle.

– Oh ! monsieur est trop bon… Jecroyais que monsieur savait ça.

– Je savais que la demoiselle et sa mamanvoulaient bien, mais c’est M. Jujubès qui ne voulait pas.

– Ma foi, répondit Galfâtre, il avaitbien raison ; donner sa fille unique à un viveur, uncoureur.

– Ah ! mais dites donc, vous ;c’est pour me remercier de mes vingt francs que vous me ditesça ?

– Ah ! c’est vrai, monsieur, je neme rappelais plus que vous étiez l’ami de ce monsieur.

– Ce monsieur ? Quelmonsieur ?

– Eh bien… M. Bengali.

Pistache resta anéanti : – Bengali…balbutiait-il, Bengali.

– Vous ne savez pas qu’il doit épousercette demoiselle ?…

Ses questions restant sans réponse, Galfâtrese retira sans que sa sortie fût remarquée par Pistache resté lesyeux fixes et l’air ahuri.

– Ah ! se dit le pauvre amoureux, jecomprends maintenant pourquoi on ne me recevait pas quand il étaitlà.

Galfâtre venait de rentrer à sa loge, quandmadame Jujube qui, à ce moment, venait du dehors, luidit :

– Comment, vous n’avez pas encore portéles cartes ?

– Pardon, madame, j’en viens.

– Vous avez trouvé la personne ?

– C’est au monsieur même que j’ai remisles cartes ; même que ce pauvre jeune homme est dans unchagrin…

– De la mort d’un oncle qu’il n’a jamaisvu et qui lui laisse deux cent mille francs ?

– Deux cent mille francs ! s’écriaGalfâtre, c’est donc ça que, dans sa joie, il m’a donné vingtfrancs.

– Dans sa joie ! fit madame Jujubesurprise, vous venez de me dire qu’il était dans un grandchagrin.

– Oh ! le chagrin est venu après lesvingt francs, quand je lui ai annoncé le mariage demademoiselle.

Madame Jujube bondit : – Vous luiavez…

La colère l’empêcha d’achever.

– Dame, étant l’ami du marié, je croyaisqu’il était invité à la noce.

Et la brave dame, exaspérée :

– Mais comment connaissez-vous nosaffaires de famille ? qui vous a parlé de cemariage ?

– Madame, c’est mademoiselleelle-même.

– Ah ! mon Dieu, murmura madameJujube, aller conter ça jusqu’au concierge ! Et il n’y a riendans tous ces ragots que des pourparlers qui n’aboutiront mêmepas.

– Dam ! madame, moi, je…

– En voilà assez ; pas un mot decela à personne… Et tout d’abord, vous allez courir me porter unelettre à M. Pistache ; je vais la faire, venez lachercher dans dix minutes.

Et elle monta chez elle en toute hâte.

Une demi-heure après, Pistache recevait unelettre ainsi conçue :

« Il n’y a rien de vrai dans ce que vousa dit mon imbécile de concierge ; il vous a rapporté despotins de voisinage, établis sur les visites que nous faitM. Bengali, comme nous en font tous nos amis ; etd’ailleurs, le pauvre jeune homme est peut-être mort, à cetteheure, d’une blessure qu’il a reçue hier, en duel. Venez me voir,nous causerons. »

Chapitre 15LA GARDE-MALADE

 

Depuis six jours, Bengali était en proie à unefièvre ardente et plongé dans un sommeil incessant et agité. Lemédecin, on le sait, avait, dès le premier examen de la blessure,déclaré sans hésitation qu’elle n’aurait pas de suites fatales, àmoins de complications imprévues ; il avait donc fait toutesles recommandations de nature à prévenir ces accidents ;notamment, l’interdiction des visites et de tout ce qui pouvaittroubler le repos du malade.

– Vous tenez bien compte de mesprescriptions ? dit-il au domestique ; vous ne recevezpersonne autre que la tante de votre maître ?

À la mine embarrassée du domestique, ledocteur lui demanda : – Vous ne comprenez pas ? c’estpourtant bien clair.

– Si, si, monsieur le docteur… jecomprends bien, mais c’est que…

– C’est que quoi ?

– Il y a… cette demoiselle… qui étaitdans la voiture quand on a rapporté monsieur…

– Elle est venue demander de sesnouvelles ? vous lui en avez donné ? C’est bien, jen’interdis pas les demandes de nouvelles, ce ne sont pas desvisites, cela ; qu’on parle bas et qu’on n’entre pas dans lachambre du malade, voilà tout ce que j’exige.

– Bien, monsieur ; mais cettedemoiselle m’a tant prié, que je l’ai laissée regarder monsieur… Cequ’elle a pleuré en le voyant ! ça me fendait le cœur… à cemoment-là… Monsieur, tout en dormant, demandait à boire ;alors elle s’est assise au chevet du lit… j’ai soulevé monsieur etelle l’a fait boire… après, elle a tant pleuré pour que je lalaisse soigner monsieur… que je n’ai pas eu le courage…

– Je ne m’étais pas trompé, pensa ledocteur, il y a de l’amour là-dessous. Vous avez bien fait,répondit-il au domestique ; quand cette personne reviendravous la laisserez entrer.

– Bien, monsieur… Elle est revenue etelle revient tous les soirs… mais monsieur qui dort toujours en seremuant beaucoup, ne s’est même pas aperçu qu’elle était là, ilboit en dormant… Cette pauvre demoiselle passe la moitié des nuits…des fois plus… elle lui essuie la figure… qui est mouillée par lafièvre… elle ne le perd pas de vue… Faudra-t-il que je la laisserevenir ?

– Oui, répondit le médecin, certain quenulle autre garde ne soignerait son malade avec autant desollicitude.

Georgette continua donc à venir soigner soncher blessé.

Un soir, elle resta tout interdite en voyantentrer le médecin ; il lui sourit, lui imposa silence du gesteet lui dit à voix basse :

– Je savais vos visites, vos soins, et jeles ai approuvés… ça va mieux… Puis tâtant le pouls dumalade : – beaucoup mieux, ajouta-t-il.

– Entrez, madame, monsieur le docteur estlà, dit à demi-voix le domestique, en introduisant mademoisellePiédevache…

La vieille demoiselle eut un geste de surpriseà la vue de Georgette, et elle jeta, au médecin, un regardinterrogateur.

– C’est une garde-malade que j’ai placéeprès de lui, dit le médecin, pour éviter toute explication.

– Elle est bien jeune et bien jolie pourfaire ce métier-là, se dit la vieille demoiselle. Mais préoccupéede la santé de son neveu :

– Eh bien ? demanda-t-elle.

– La fièvre s’en va, répondit ledocteur ; je suis très content. Mais ne restons pas ici, notreprésence est inutile et il a encore besoin du repos le pluscomplet.

– Et vous me répondez… ?

– De sa guérison, oh !absolument ; elle sera longue, mais elle est certaine ;allons-nous-en.

Et Georgette resta seule avec celui qu’elleaimait, écoutant sa respiration devenue plus régulière et plusdouce, observant ses mouvements moins fréquents et moinsbrusques ; le médecin ne l’avait pas trompée : uneamélioration sensible s’était produite depuis la veille, lajeunesse triomphait du mal, et cette pensée : il vivra !lui arrachait un sourire ; à quelques mots confus qu’elleperçut : « Il parle, se disait-elle… il a soifpeut-être ; » et approchant son oreille des lèvres dumalade, elle écouta, puis eut un mouvement de joie :« Mon nom ! dit-elle, il rêve de moi ! » Levoyant promener sa langue sur ses lèvres desséchées, elle pensaqu’il avait soif ; elle entr’ouvrit la porte de la piècevoisine, pour dire au domestique de venir soulever sonmaître ; le domestique dormait profondément dans un fauteuil.La jeune fille alors prit la tasse contenant le breuvage ordonnépar le médecin, souleva la tête de son bien-aimé et présenta latasse à sa bouche entr’ouverte…

Il but d’abord avidement, avec l’inconscienceque donne le demi-sommeil, et puis ouvrit les yeux, regardaGeorgette… la regarda longtemps… « Ah ! je reprends monrêve interrompu, » murmura-t-il avec une expressionheureuse.

Georgette lui reposa la tête sur son oreilleret voulut s’enfuir.

– Ah ! ce n’est pas un rêve,s’écria-t-il ! oh ! Georgette, ne me quittezpas !

Elle s’arrêta au seuil de la porte et seretourna vers lui. Il se dressa, tendit ses bras vers la jeunefille et, d’une voix tremblante d’émotion :

– Vous ! fit-il, vous près demoi !

– Chut ! fit-elle, ne parlezpas ; il vous faut le repos le plus rigoureux.

– Ne vous en allez pas, je vous ensupplie… votre présence près de moi me guérira plus vite que lesremèdes du médecin.

Georgette revint vers lui : « Jeveux bien rester, dit-elle, mais sur votre promesse de garder lesilence… »

– Oui, Georgette, oui, je me tairai…

La jeune fille reprit sa place dans lefauteuil placé au chevet du lit. Bengali voulut parler.

– Ah ! fit-elle, vous m’avezpromis…

– Deux mots seulement, Georgette. Je vousen supplie.

– Bien bas, alors, dit-elle.

– À votre oreille, voulez-vous ?

Et il avança ses bras pour l’attirer àlui ; elle se recula vivement : « Chut !chut ! chut ! fit-elle, un doigt posé sur sa bouchesouriante, reposez votre tête sur l’oreiller et parlez-moid’ici. »

Bengali obéit…

– Est-ce la première fois que vous venezici, Georgette ? demanda-t-il.

– Je suis venue tous les jours.

– Ah ! fit-il joyeux, et vousviendrez encore ?

– Si cela doit hâter votre guérison…

– Oh ! oui… oui… je me sens déjàtout autre…

– Voyons, ne vous animez pas, soyez bientranquille, parlez peu et doucement, sinon je m’en vais…

– Non, non, restez, je vous obéirai.

Puis, après un silence : « On a faitune comédie là-dessus, je l’ai vue jouer : l’Amourmédecin… Georgette, il me semble que je serais si heureux detenir votre main dans la mienne… voulez-vous ?… ça me feraplus de bien que la tisane. »

Elle lui donna sa main : – À lacondition, dit-elle, que vous allez vous endormir comme cela.

– Oui Georgette, oui, je vais dormir.

Il ferma les yeux, et bientôt sa respirationcourte, précipitée, indiqua qu’un sommeil fiévreux avait vaincu lavolonté du jeune homme, de laisser ses yeux fixés sur ceux de sonadorée.

Chapitre 16DÉCEPTIONS DE LA FAMILLE JUJUBE

 

Les jours, les semaines s’écoulaient et rienne faisait prévoir à l’affligée Athalie et à ses parents l’époquedu rétablissement complet du futur époux, par conséquent la date dumariage convenu. Quand Jujube se présentait chez le blessé, iln’était jamais reçu, et mademoiselle Piédevache, toute à soninquiétude pour son neveu qu’elle adorait, ne pouvait que répéter àla famille impatiente : « C’est l’ordre formel dumédecin ; le pauvre enfant ne peut pas recevoir devisites ; moi-même, quand je vais le voir, je ne fais qu’uneapparition, mais le docteur m’écrit tous les jours quelquesmots ; la guérison est certaine, mais ça sera long ; ilfaut attendre ».

On attendait depuis un mois quand mademoisellePiédevache arriva chez les Jujube, l’air fort satisfait.

– Enfin, dit-elle, le cher enfant peutrecevoir des visites, il se lève et entre en convalescence.

Grande joie d’Athalie à cette bonnenouvelle :

– Qu’est-ce que peut durer laconvalescence ? un mois ? demanda-t-elle.

– Oh ! pas plus, je pense, réponditla tante.

– J’aurais grand plaisir à le voir, cebrave garçon, dit Jujube.

– Je viens vous prendre pour vous menerchez lui, répondit la vieille demoiselle ; ma voiture est enbas ; êtes-vous prêt ?

Jujube, qui était toujours prêt à sortir,n’eut que son chapeau à mettre : – Je suis à vos ordres,dit-il.

– Mille bonnes choses de notre part,papa, dit Athalie ; dis-lui que nous sommes bien heureuses deson rétablissement.

Bengali, occupé à dévorer deux côtelettes, futdésagréablement surpris en voyant sa tante accompagnée du futurbeau-père qu’elle voulait lui colloquer.

– Bravo ! s’écria celui-ci, je voustrouve en bonnes dispositions, mon gaillard.

– Peuh ! fit Bengali, je mâchonne,je suce du jus de côtelettes.

– Mais vous avalez la viande avec, les ossont décharnés. Ah ! nous avons été tous bien heureuxd’apprendre votre entrée en convalescence ; votre pauvreAthalie en pleurait de joie.

– Chère demoiselle, répondit Bengali,sans enthousiasme ; dites-lui que j’ai été bien sensible…

– Je vais même lui annoncer que vousviendrez lui dire cela de vive voix dans une huitaine de jours,répondit Jujube…

– Oh ! certainement, ajoutamademoiselle Piédevache, dans huit jours.

– Huit jours, fit Bengali avec un pâlesourire ; comme vous y allez, ma tante !

– Elle a raison, et nous causerons dumariage… j’espère que nous pourrons le fixer à un mois.

Bengali se récria d’une voixlanguissante :

– Oh ! oh !… un mois !…faible comme je le suis.

– Aujourd’hui, oui ; mais dans unmois.

– Certainement, ajouta la tante ; unmois de convalescence… à ton âge… Tu verras.

– J’en doute, ma tante… Ainsi tenez, lepeu que j’ai causé… eh bien ! je me suis fatigué… je vais meremettre au lit.

– Il a raison, dit mademoisellePiédevache, il faut le laisser se reposer…

– Voulez-vous que je vous envoie Athalieavec sa mère ? demanda Jujube…

– Oh non !… ça ne serait pasconvenable… une demoiselle chez un garçon… malade.

– Chez son futur…

– Oui, sans doute ; mais quand jeserai tout à fait bien… nous arrangerons cela ; je vousdemande pardon, je vais me recoucher.

Les deux visiteurs se retirèrent et Jujube sedisait : « Je trouve qu’il n’est guère pressé de voir mafille. »

Et dès qu’ils furent partis, Bengali demandale fromage à la crème et les fruits préparés pour le dessert de sonrepas interrompu.

– Eh bien ! s’écrièrent Athalie etsa mère, à l’arrivée de Jujube dont la figure était soucieuse.

– Eh bien ! Eh bien !… je l’aitrouvé mangeant deux côtelettes.

– Ah ! exclamèrent joyeusement lesdeux femmes.

– Oui, ah ! ah ! tant que vousvoudrez, mais pour moi, le mariage n’est pas fait.

– Comment ! fit la pauvre Athaliedéconcertée, qu’est-ce qu’il y a ?

– Il y a, il y a… il n’y a rien… que desimpressions, mais qui sont mauvaises.

Et Jujube raconta son arrivée au moment oùBengali était attablé et paraissait manger avec appétit ; sonair contraint en le voyant, la froideur de son accueil, sa fatiguesubite, son refus de recevoir la visite de sa future, etc.,etc.

Athalie trouva, pour le justifier, les bonnesraisons fournies par les gens à illusions, toujours disposés àcroire ce qu’ils désirent ; sa mère, femme à illusions, elleaussi, exprima un avis semblable :

– Tant mieux si je me suis trompé, dit lechef de la famille, mais, règle générale, je ne me trompejamais.

– Tu verras, papa, que tu te trompescette fois, dit Athalie sans conviction.

– Bon, bon, je veux bien, nous verrons,ricana-t-il avec ironie.

Quatre jours après cette scène, il recevait,de la tante Piédevache, une lettre dont les premiers mots luifirent pousser une exclamation ; il appela à haute voix lesdeux femmes :

– Voilà du nouveau, venez vite !

Elles accoururent à son appel et leurs regardsl’avaient avidement questionné avant que leur bouche eût prononcéun mot.

– Il est parti pour Nice !dit-il.

Et il jouit amèrement de la stupeur causée parcette nouvelle.

– Parti… comment, pourquoi ? demandaAthalie accablée.

– Son médecin, paraît-il, l’envoie là-baspour achever sa guérison.

– Eh bien, papa, si c’est le médecin quil’a ordonné…

– Sans doute, ajouta la mère, si lemédecin a jugé nécessaire…

– Nécessaire aussi, répondit Jujube, departir sans nous faire une visite, sans nous exprimer par unelettre son désir de nous voir, sans même nous informerpersonnellement de son départ, puisque c’est sa tante qui nousl’apprend.

Athalie, cette fois, ne répondit que par deslarmes.

– Un pareil manque d’égards, dit madameJujube, est sans excuse.

– Sans excuse, appuya Jujube.

Bengali, cependant, en avait une excellentepour ne pas annoncer son départ. Il n’était pas parti et ne devaitmême pas partir ; il avait exprimé le désir d’aller achever saconvalescence à Nice, à son médecin ; celui-ci avait fortapprouvé cette excellente idée. Le lendemain, le prétendu voyageurinformait sa tante de ce qu’il appelait l’ordre du docteur ;la brave femme pleura fort, mais enfin, cette séparation étaitnécessaire ; elle se résigna, donna quelques billets de banqueà celui qu’elle appelait son cher enfant, retourna à Saint-Mandé,et Bengali aussitôt de faire faire ses malles, d’envoyer chercherune voiture et d’aller s’installer dans un petit appartement d’unquartier éloigné, appartement qu’il fit meubler.

Le résultat des visites de Georgette avait étéce qu’on pouvait prévoir, et, chose moins facile à supposer, lapossession, loin de refroidir les sentiments de l’heureux amant,n’avait fait qu’accroître son amour pour l’adorable fille quis’était donnée à lui ; c’était pour la voir tous les jours,sans gêne, sans contrainte, qu’il avait imaginé le besoin d’allerse rétablir à Nice.

Il avait, d’ailleurs, tout prévu. Un de sesamis, installé dans cette ville pour plusieurs mois, et avec qui ils’était entendu, lui avait indiqué son hôtel ; Bengali enavait donné le nom et l’adresse à sa tante, comme devant être ledomicile où elle lui écrirait ; l’ami lui renverrait leslettres. Bengali y répondrait, enverrait ses réponses à l’obligeantintermédiaire qui n’aurait plus qu’à les jeter à la poste.

Et il fut fait comme il avait été convenu.

– Tu verras, papa, dit Athalie à sonpère, tu verras que M. Bengali…

Jujube l’interrompit : – Partir sans nousen aviser, sans adieux, sans lettre explicative !…

– Je t’assure, papa, qu’il a eu pour celaune cause majeure ; je suis sûre que, dès son arrivée à Nice,il t’écrira.

– Il ne lui manquerait plus que de ne pasnous écrire, répondit le père.

– Athalie a raison, mon ami, dit madameJujube, il nous écrira et tu verras qu’il lui est arrivé je ne saisquel empêchement.

L’artiste, dont la vanité se refusait à croirequ’il en pût être autrement, ne répliqua rien et se borna àdire :

– Avec tout cela, pour combien de tempsest-il à Nice ? Deux mois, quatre mois, six moispeut-être.

Athalie se récria :

– Oh ! papa… quinze jours, troissemaines au plus.

– Enfin, conclut Jujube, nous parlonspour ne rien dire, attendons sa lettre.

Le lendemain, pas de lettre !

Les deux dames firent observer que Bengaliavait eu, au plus, le temps d’arriver, qu’à peine entré enconvalescence, la fatigue du voyage avait dû l’obliger à un reposbien naturel.

– Parfait ! attendons à demain,répondit ironiquement le père incrédule.

Deux jours, trois jours, huit jourss’écoulèrent et toujours pas de lettre ; la tante Piédevacheétait allée passer un mois en Auvergne, chez des amis, impossibled’aller lui demander une explication ; écrire à Nice, auprétendu convalescent, on ignorait son adresse, et l’infortunéeAthalie ne cessait pas d’inonder de ses larmes son piano que,malgré sa douleur, elle était obligée de travailler pour obéir auxinjonctions paternelles.

Jujube, convaincu que c’était encore unmariage raté, résolut de prendre l’initiative d’un affront à sonsingulier futur gendre, pour que celui-ci ne le lui fît pas, et ilse décida à donner sa fille à Pistache si ce jeune homme consentaità abandonner la pharmacie ; il était riche, adoraitAthalie ; la condition serait donc acceptée sansdifficulté.

La réception d’une lettre montée par leconcierge et timbrée de Nice vint interrompre le cours de sesréflexions :

– Une lettre de Nice !cria-t-il.

Les deux femmes accoururent :

– Tu vois bien, papa, dit Athaliesuffoquée par l’émotion. Et comme il éprouvait quelques difficultésà défaire l’enveloppe :

– Oh ! dépêche-toi, papa !ajouta-t-elle.

– Tu vas voir qu’il se justifie, ditmadame Jujube.

Enfin, la lettre fut dégagée de sa prison,ouverte, et Jujube en donna lecture, à la grande impatienced’Athalie qui attendait toujours ce qui ne venait jamais.

Dans cette lettre, Bengali expliquait que ledépart d’un ami pour Monaco, le jour même ou le médecin avaitordonné Nice comme lieu de convalescence, l’avait obligé à partirimmédiatement, la société d’un compagnon de voyage pouvant lui êtred’un grand secours.

– Ah ! je te le disais bien,papa ; et après, qu’est-ce qu’il y a ?

Il y avait une relation du voyage, la mentiondes arrêts dans les principales villes du trajet, arrêts nécessitéspar le besoin de repos, la description de Lyon, de Marseille, de saCanebière, de son port, etc., etc., puis la description de Nice oùles orangers poussent en pleine terre, des renseignements surMonaco dont on aperçoit les remparts et où le chemin de fer conduiten une demi-heure. Enfin la lettre se termina par les salutsd’usage, suivis de mille choses à ces dames.

Cette lecture finie, Jujube regarda Athaliequi était terrifiée :

– Voilà ! dit-il amèrement :mille choses à ces dames… drôle… polisson… il attend huit jourspour nous dire cela… mille choses à ces dames !

– Mais, papa, risqua timidement et sansconviction la pauvre fille, il ne peut pas nous dire autre chosedans une première lettre ; écris-lui, il répondra, et cettefois…

– Lui écrire ! où ? il ne donnemême pas l’adresse de son hôtel.

– Il l’a oubliée, il l’enverra dans saprochaine lettre.

Un mois s’écoula pendant lequel on reçutquatre lettres remplies de choses indifférentes, sans la moindreallusion au mariage convenu, et toutes se terminant constamment parla formule : mille choses à ces dames.

Jujube n’hésita plus : Pistache seraitson gendre ; il était seul, au moment où il prenait cetterésolution, un rhume l’ayant retenu dans sa chambre, et les deuxfemmes étaient au Conservatoire où Athalie prenait des leçonsd’harmonie.

La bonne annonça Pistache. Jujube se leva et,de la porte entr’ouverte, les mains tendues, il cria :

– Entrez donc, cher monsieur !

Pistache, qu’il n’avait pas habitué à cetaccueil chaleureux, en était tout confus.

– Vous voyez un pauvre malade, continual’artiste.

– Oh ! vraiment, monsieur Jujubès,fit le pharmacien avec sollicitude ; si j’avais su cela, jeserais venu prendre de vos nouvelles. Oh ! que je regrettedonc…

– Vous êtes bien aimable, ce n’est rien,un rhume.

Le pharmacien, que ce mot plaçait sur sonterrain, lui donna force détails sur les rhumes, leurs moyens deguérison, offrit tous les sirops et toutes les pâtes efficaces enpareil cas. Jujube le remercia avec effusion, ajouta que son rhumeétait à peu près passé et qu’il ne gardait la chambre que commedernière précaution :

– Ne parlons plus de moi, dit-il ;quoi de nouveau ?

– Mais… pas grand’chose…

Une idée vint à Jujube : – Et votre amiBengali, avez-vous de ses nouvelles ? demanda-t-il.

– De ses nouvelles ? est-ce qu’il aété malade ?

– Comment ? Vous ne savez pas qu’ila été gravement blessé en duel ?

– Non, je ne savais pas ça.

– Il a été deux mois au lit et on l’aenvoyé à Nice pour achever de se rétablir.

– Oh ! mais alors, il est tout àfait rétabli ; je l’ai vu il y a trois semaines.

– Où cela ?

– À Paris… un soir.

– À Paris ?… vous êtes sûr quec’était lui ?

– Oh ! parfaitement sûr, nous noussommes trouvés presque nez à nez.

– Vous lui avez parlé ?

– Non, il avait une demoiselle à sonbras ; et comme, en me voyant, il a vivement tourné la tête,j’ai pensé qu’il voulait m’éviter. Alors… vous comprenez… pardiscrétion…

– Parfaitement.

– Ça m’a contrarié, parce que je luiaurais annoncé mon héritage, ça lui aurait fait plaisir.

Ici, Pistache trouva le joint pour faireconnaître ses intentions.

– Et puis, dit-il, je l’aurais consultésur mes idées de mariage.

Jujube, tout à la révélation qui venait de luiêtre faite, ne répondit pas. Pistache, alors, continua :

– Oui… dès que mon deuil sera fini (etappuyant), je m’occuperai de me marier. Et il répéta : – Jeveux absolument me marier.

Et Jujube, toujours la tête ailleurs, nerépondait pas encore.

Pistache l’interpella :

– N’est-ce pas, monsieur Jujubès, quej’ai raison ?

– Raison ?… sur quoi ?

– Sur mon idée de me marier ?

– Ah !… vous songez à vousmarier ?

– Oui, après mon deuil… le deuil d’unoncle, ça n’est pas bien long, trois mois au plus.

– Vous avez raison, mon jeune ami.

– Son jeune ami ! pensa notreamoureux que cette appellation combla d’espoir, et ilcontinua :

– Il y a une demoiselle… que j’adore… etqui m’aime aussi…

– Bravo ?

– Et si vous voulez, monsieurJujubès…

– Moi ?

– Oui, monsieur Jujubès, ça dépend devous.

Et il allait lâcher le grand mot, quandmesdames Jujube entrèrent. Il courut au devant d’elles :

– Ah ! madame, ah !mademoiselle, balbutia-t-il, suffoqué d’émotion, si vous saviezcombien je…

Athalie le salua de la tête et sortitvivement, laissant le pauvre garçon son sourire figé sur sa bouchebéante. Il allait demander une explication, mais la mère ignorantla résolution prise par son mari, celui-ci pensa que reprendre ence moment la conversation interrompue, serait provoquer chez madameJujube un étonnement et un embarras de nature à dérouterPistache ; Jujube prétexta sa palette à préparer pour la posed’un modèle qu’il attendait, engagea vivement le jeune homme àrevenir le plus tôt possible, et le nouveau futur gendre se retirasans s’expliquer l’accueil d’Athalie, mais transporté de joie parles dispositions du père.

– J’ai du nouveau à t’apprendre, ditaussitôt celui-ci à sa femme, et surtout à apprendre àAthalie ; appelle-la !

Athalie, qui avait guetté le départ de sonamoureux, rentra à ce moment :

– J’annonçais à ta mère qu’il y a dunouveau, reprit Jujube, et j’allais t’appeler pour entendre cettenouvelle intéressante.

À l’air ironique de son père, la pauvre filledevina que la nouvelle était mauvaise pour elle.

Le père continua sur le même tonsarcastique :

– Il est retombé, ce cher malade, unerechute qui l’a forcé à reprendre le lit, dont l’état est tellementgrave qu’il ne peut ni nous écrire, ni charger quelqu’un de nousinformer de sa rechute.

– Mais qu’y a-t-il donc, papa ?demanda la pauvre Athalie avec inquiétude.

– Il y a que ton soi-disant adorateur seporte comme le Pont-Neuf, et qu’il a été vu à Paris, il y a troissemaines, avec une belle jeune fille à son bras.

– Hein ? fit madame Jujube.

Athalie était restée anéantie :

– Eh bien, fit Jujube, es-tuconvaincue ?

Elle balbutia, pâle et tremblante :

– Comment sais-tu cela, papa ?

– Par celui que tu dédaignes, qui sortd’ici ; il l’a vu, de ses yeux vu.

– Il a pu se tromper.

– Je lui ai posé la question.

Et Jujube répéta les paroles de Pistache.

– C’est un mensonge qu’il t’a fait,papa.

– Dans quel but ?

– Pour évincer son rival.

– Il ignore cette rivalité, je ne lui enai pas soufflé mot, et, s’il la connaît ! qui la lui auraitapprise ?

– Ton père a raison, ma fille, dit madameJujube.

Lui, continue :

– Si, comme tu le croyais, ton adoréétait retombé malade, sa tante le saurait et nous en auraitinformés.

– Elle est en Auvergne.

– Elle en serait revenue en toute hâte,nous aurait mis au courant, aurait avisé au moyen de faire revenirle malade ; au besoin, serait allée à Nice ; enfin noussaurions quelque chose. Et tu te figures que nous allons attendrece monsieur qui se fiche de toi, de nous ; qui ne t’épouserajamais, quand nous avons un brave garçon, riche, prêt à te conduireà la mairie ?

– Jamais ! dit énergiquementAthalie.

– Hein ! fit le père à qui, dans sonintérieur, nul n’avait jamais résisté.

Elle répéta :

– Jamais je n’épouserai ce monsieur.Jamais ! jamais !

– Qu’est-ce que c’est que ceton-là ? s’écria le père en s’avançant la main levée.

Athalie ne recula pas : « Bats-moi,dit-elle ; tue-moi si tu veux, je ne l’épouseraipas ».

Il n’y a tel que la timidité subitementrésolue, pour imposer à ceux devant qui elle s’est jusqu’alorsinclinée. Jujube resta donc muet d’étonnement, à cette résistanceénergique qu’il rencontrait pour la première fois :

– C’est ma fille, dit-il, les lèvresblêmes et agitées par la colère, c’est ma fille qui me parleainsi !

– Papa, je ne te manque pas de respect,je t’ai toujours obéi et je t’obéirai toujours ; mais pourcela, non, non, non.

– J’ai donné ma parole à ce jeune homme,dit-il, espérant par ce mensonge obtenir la soumissiond’Athalie.

– Je ne lui ai pas donné la mienne,répondit-elle, je ne l’aime pas.

– Belle raison ! Ta mère non plus nem’aimait pas quand je l’ai épousée ; maintenant c’est dudélire.

– Oh ! du délire, murmura madameJujube… avec un léger mouvement de tête…

– Qu’est-ce que tu dis ?

– Je dis : oui, du délire.

– Tu entends, ma fille ? Je ne lefais pas dire à ta mère.

Comme sa mère ne l’avait pas dit, elleapprouva : – En tout cas, mon ami, dit-elle, nous ne pouvonspas rompre des projets bien arrêtés sans prévenir mademoisellePiédevache.

– Et, avant de la prévenir, ajoutaAthalie, avoir la preuve que c’est bien lui qui a été vu àParis.

À ce moment, une visite vint couper court à ladiscussion et jeter dans la vaniteuse famille une joie de nature àlui faire oublier toute autre chose : une riche dame, cellequi donnait à Athalie les fleurs, les plumes et les rubans quiavaient cessé de lui plaire, une de ces connaissances dont ondisait : « nous n’avons que des amis commecela ; » cette dame venait annoncer qu’elle partait envoyage pour plusieurs mois et elle mettait sa maison de campagne àla disposition des Jujube, et même à leurs ordres ses domestiquesqu’elle n’emmenait pas ; ajoutant qu’ils pourraient s’yinstaller dès le surlendemain et y rester jusqu’à son retour ;c’est-à-dire la plus grande partie de la belle saison.

La famille, radieuse, la remercia aveceffusion ; on l’embrassa, on lui fit tous les souhaitspossibles d’heureux voyage et, la dame partie, il ne fut plusquestion que de la prise immédiate de possession de la splendidedemeure, des amis et connaissances qu’on y inviterait, du richemobilier au milieu duquel on se pavanerait, et on s’occupaimmédiatement des invitations à faire.

Chapitre 17ANXIÉTÉS DE BENGALI

 

Tous les jours, Bengali allait attendreGeorgette à un endroit convenu, la faisait monter dans la voiturequi l’avait amené et les deux amants allaient passer une heure dansle petit appartement loué pour ces entrevues quotidiennes.

Depuis quelque temps, Bengali remarquait latristesse toujours croissante de sa maîtresse ; celle-ci, deson côté, avait constaté, chez son amant, la perte de la gaîté siriche et si communicative qu’il possédait lorsqu’elle l’avaitconnu.

– Chaque jour, se disait-elle, il paraîtplus rêveur, plus préoccupé que la veille ; il ne répond plusà mes questions que d’une façon distraite, comme s’il pensait àautre chose… cet amour ardent, qu’il m’affirmait avec un tel accentde sincérité, était-ce… une comédie ? oh ! non… ce seraithorrible… il était sincère, j’en suis sûre, mais son caractèreléger a-t-il pu se transformer tout à coup… la possessionn’a-t-elle pas amené chez lui la satiété ? Ne m’aime-t-ilplus ? Quand l’explication qu’il me demande de ma tristessem’arrache l’aveu de mes inquiétudes, il proteste énergiquement,avec un redoublement de tendresse, contre mes craintes et, bientôtaprès ces effusions et ces serments, son visage trahit de nouveaudes soucis qu’il me cache… des mystères envers moi qui dois devenirsa femme ; pourquoi ?

La cause de ces soucis : la demande de lamain d’Athalie, faite par lui, avant le duel qui avait eu pourGeorgette les conséquences que l’on sait, ce prétendu séjour à Nicequi ne pouvait se prolonger plus longtemps, le retour imminent demademoiselle Piédevache, la première visite à faire à la familleJujube, etc., etc., la pauvre Georgette ignorait tout cela.

Un soir, dès en montant dans la voiture où sonamant l’attendait, elle fut frappée de l’altération de ses traitset de sa voix.

– Qu’as-tu ? lui demanda-t-elle,inquiète.

– Mon ami de Nice, lui dit-il, vient dem’envoyer une lettre de ma tante, m’annonçant son retour àSaint-Mandé pour demain.

– Eh bien ! c’est cela qui tetrouble à ce point ?

– C’est qu’il me faut me réinstaller chezmoi, me montrer comme nouvellement de retour de Nice, interromprecette existence à deux à laquelle je m’étais habitué et que, commeun enfant oublieux du lendemain, au milieu des joies du jour, jecroyais ne jamais finir.

– Oh ! mon chéri, répondit Georgetteavec transport, voilà donc ce qui causait tes soucis !

Bengali pouvait, d’un oui, rassurercomplètement son amie ; ce oui, il ne le prononça pas. C’estque la pensée de ces projets de mariage, auxquels il avait adhéréde bonne foi, après son renoncement à Georgette qu’il croyaitmariée, cette pensée hantait plus que jamais son esprit ; quefaire ? Signifier son refus d’une alliance qu’il avaitsollicitée ; accabler sous un pareil scandale, sans prétexteaucun, une famille, ridicule peut-être, mais parfaitementhonorable ; s’aliéner sa tante, sa bienfaitrice, celle à quiil devait tout : telles étaient les préoccupations auxquellesle malheureux jeune homme était en proie et qu’il ne pouvait faireconnaître à Georgette.

Mais elle, heureuse des regrets de lacessation de l’existence à deux, par lui manifestés, n’attenditmême pas la confirmation de ce qu’elle croyait avoir deviné ets’écria toute joyeuse : « Eh bien, tant mieux ! tune pouvais pas demander ma main à ma marraine, puisque tu étaiscensé loin de Paris ; maintenant, tu pourras faire la démarcheet je prierai tant ma marraine qu’elle consentira à nousmarier. »

Bengali ne répondit pas.

Georgette surprise, le regarda, puis luidit : « Tu n’as donc pas entendu ce que je t’aidit ? »

– Si, si, répondit-il avec embarras.

– Eh bien alors, tu irasdemain !

– Demain… impossible… je vais chez matante.

– C’est juste ; eh bien !après-demain ?

– Après-demain… heu… c’est que…

– C’est que quoi ? demanda Georgetteavec inquiétude.

– C’est que… je suis très mal avecM. Marocain et je crains…

– M. Marocain n’a aucun droit surmoi.

– Oui, mais toi-même m’as dit que safemme tremblait devant lui et lui cédait en tout.

– Ah ça, voyons, murmura la pauvre filleanxieuse… Cette domination de ma marraine par son mari… Je ne voispas de raisons pour qu’elle cesse, et si elle t’arrête maintenant,elle t’arrêtera toujours…

Le malheureux amant, affolé d’amour pour samaîtresse, ne savait que lui répondre et quand il la vit éclater ensanglots, se désespérer, l’accuser de vouloir l’abandonner, ill’attira sur lui, la couvrit de baisers, redoubla ses protestationsde tendresse infinie, d’amour exclusif de tout autre, jura de fairetout, absolument tout ce qui dépendrait de lui, pour un résultatqu’il désirait autant qu’elle.

Georgette put prendre cette formule vague pourune promesse de faire la démarche qu’elle désirait et rentra chezelle, pleine de bonheur et de confiance.

Pour Bengali, le bonheur – tout ce quidépendrait de lui, – il l’entendait de tout ce qu’il pourraitauprès de sa tante, pour la faire rompre des projets qu’elle avaitcaressés.

Le lendemain, donc, il arrivait chezelle ; la brave dame lui prit la tête à deux mains, l’embrassadix fois, vingt fois.

– Tu es accouru dès la réception de malettre, lui dit-elle, tu es un amour. Tiens ! que jet’embrasse encore !

Et elle lui reprit la tête et lui donna denouveaux baisers ; alors, l’éloignant un peu d’elle, pourmieux contempler sa bonne mine de santé, elle se rappela sadouleur, ses angoisses, quand elle l’avait vu, dans son lit,évanoui et blessé peut-être mortellement, et, tout à la joie de laguérison complète de l’être chéri qu’elle avait craint de perdre,ce furent de nouveaux baisers.

À cet élan d’expansion maternelle, succéda unair d’étonnement.

– Mais… je ne te vois pas ta gaîtéordinaire… tu as même un air de tristesse…

La bonne entra à ce moment et demanda si elledevait servir le déjeuner.

– Mais certainement, sers, répondit lamaîtresse.

Puis à son neveu :

– Comptant bien te voir ce matin, j’aifait faire un petit déjeuner dont tu te lécheras les pouces.Voyons, assieds-toi là près de moi et causons.

– Oui, ma tante. Eh bien, commentavez-vous passé votre séjour là-bas ? Il paraît que c’est trèspittoresque, l’Auvergne.

– Très pittoresque, oui, mais toi…

– Vous ne vous êtes pas ennuyée ?Avez-vous fait l’ascension du Puy-de-Dôme ?

– Nous causerons de tout cela une autrefois, parlons de toi, de tes amours.

– Dam ! Dam ! ma tante, j’étaisà Nice et…

– Sans doute, mais toi et ta futurefamille, vous avez dû entretenir une correspondance… Au fait,j’oubliais de te dire… Tu vas voir ton futur beau-père.

– Quand ça, ma tante ? demanda lejeune homme avec inquiétude.

– Ce matin, tout à l’heure, jel’attends ; en réponse à l’annonce de mon retour à ces chersamis, il m’a écrit qu’il viendra aujourd’hui.

– Oh ! ma tante, ça me contrariebien, j’avais à causer sérieusement avec vous, très sérieusement,et… devant lui… c’est impossible.

Mademoiselle Piédevache le regarda avecétonnement :

– Comment ?… De quoi s’agit-il doncde si sérieux, qui ne peut pas se dire devant ton futurbeau-père ? Ça n’a pas de rapport avec le mariage, jesuppose ?

– Au contraire, ma tante, c’est de cemariage que je voulais vous parler.

– Ah ça, mais… qu’est-ce qu’il y a ?interrogea la tante avec inquiétude.

– Il y a que… Voyons, ma tante, ma bonnetante… vous ne voudriez pas me rendre malheureux, n’est-cepas ?

– Je vois le coup ! s’écriamademoiselle Piédevache… je le connais… tu me l’as déjà fait, tu neveux plus te marier.

– Oh si, ma tante, oh si ! je nedemande que ça.

– À la bonne heure !… tu m’as faitune peur… Et bien alors, cette chose sérieuse… très sérieuse…

– Je veux me marier… mais avec uneautre…

La vieille demoiselle sursauta :

– Avec une autre !… Est-ce que tu tefiches de moi, de cette pauvre petite qui s’est embéguinée de toi,je ne sais pas pourquoi, de son père, de sa mère, de tout lemonde ? Tu as demandé la main de la jeune fille, on te l’aaccordée et maintenant…

– C’est vous, ma tante, qui avez voulu…c’était pour vous plaire…

– Je ne t’ai pas traîné de force chez cesexcellents amis, tu m’y as accompagnée de bon gré…

– Parce qu’à ce moment-là, je n’aimaispas encore celle que…

– Ah ! je vois l’affaire !Quelque intrigante que tu as trouvée à Monaco, car tu as dû aller àMonaco, qui t’a entortillé… l’héritier de mademoisellePiédevache ! Elle s’est dit : – Bonne affaire !Entortillons ce jeune daim qui doit hériter de la vieille…

– Vous vous trompez, ma tante, celle quej’aime n’est point une coureuse de casinos, c’est une honnête jeunefille vivant de son travail…

– Qui passe les nuits pour nourrir savieille mère, je la connais celle-là.

– Non, ma tante, écoute-moi.

– Rien ! rien ! rien !cria mademoiselle Piédevache, je t’ai toujours cédé, je t’aitoujours gâté, c’est le tort que j’ai eu ; cette fois jetiendrai bon, et je ne romprai pas des projets arrêtés d’accorddepuis longtemps, je ne jetterai pas le chagrin et le ridicule dansune famille honorable, pour te laisser satisfaire une amourettecomme tu en as eu tant…

L’élan de colère épuisé, la vieille demoisellecontinua sur un ton enjoué :

– Je ne te les reproche pas, tesamourettes. Ah ! grand Dieu ! tu me connais, mon cherenfant, tu sais si je suis rigide sur ce chapitre-là,l’amour !… Ah, seigneur… comme je comprends ça… Tu le saisbien, garnement, j’ai été la première à te dire : Amuse-toipendant que tu es jeune, fais l’amour, il n’y a encore queça !… Moi-même quand j’étais… Hum ! J’allais dire desbêtises.

C’était la corde sensible qui venait de vibrerau souvenir du passé ; Bengali saisit l’à-propos et il allaitattaquer par son côté faible celle de qui il dépendait, lorsque labonne annonça M. Jujubès.

Bengali eut un brusque mouvementd’impatience : – Recevez-le, ma tante, dit-il ; moi je neveux pas qu’il me voie.

– Hein ? veux-tu bien resterlà !

Et elle le saisit par le bras pour leretenir.

– Pas en ce moment, ma tante, il meserait impossible de lui dissimuler mon embarras… une autre fois…demain, après-demain, mais en ce moment, ne m’obligez pas… Je nesaurais que lui dire, tandis que vous…

Et il s’élança dans la chambre voisine, enentendant les pas du nouveau venu.

Mademoiselle Piédevache acheva laphrase : Tandis que moi, je saurai ce que je dois dire. – Ehbien alors, je le dirai, et ça ira tout seul.

Jujube entra : « J’accours aussitôtla nouvelle de votre retour », dit-il.

– J’y comptais bien et je vous attendais,répondit-elle.

– Pour me dire que nos projets ne peuventplus avoir de suites ; je m’y attendais et je…

– Comment ! ne pas avoir desuites ? Mais au contraire, je tiens plus que jamais à leurprompte réalisation.

– Vous n’avez donc pas vu votreneveu ?

– Si ; à peine de retour de Nice, ilest accouru ici.

– De Nice ? dit Jujube en souriant,il vous a dit qu’il arrivait de Nice ?

– D’où vouliez-vous qu’il vînt ?

– De Paris, dont il n’a probablement pasbougé.

– Hein ?

– Je crois qu’il a été à Nice commemoi.

– Qu’est-ce que vous me diteslà ?

– Un de ses amis l’a rencontré à Paris,il y a quinze jours, trois semaines, ayant une jolie fille aubras.

– Ce n’est pas possible ; on a prisun autre pour lui, j’ai toutes ses lettres datées de Nice, mises àla poste à Nice ; la dernière, m’annonçant son retour, estdatée d’il y a trois jours ; mais vous-même avez dû enrecevoir ?

– Oui, j’en ai reçu trois et biensingulières pour un amoureux.

Jujube, alors, montra à mademoisellePiédevache les trois lettres où le futur époux parlait de tout,excepté de son amour et du projet de mariage, et les terminant parla formule : « mille choses à ces dames. »

– Enfin, vous en avez reçu ; donc,il était à Nice. La forme n’a pas d’importance ; je pourraisvous citer une personne qui a reçu des lettres brûlantes deplusieurs prétendus épouseurs, qui l’ont parfaitement lâchéeaprès.

– Après quoi ? demanda Jujube.

– Après m’avoir, – l’avoir, veux-je dire,– demandée en mariage.

– Enfin, demanda Jujube, que vous a-t-ildit au sujet de nos projets ?

– Ses intentions n’ont pas changé ;s’il n’est pas allé tout de suite chez vous, c’est qu’il a crudevoir accourir à moi tout d’abord ; mais dès aujourd’hui vousnous verrez lui et moi.

Bref, Jujube, qui ne demandait pas mieux quede revenir au mariage qu’il croyait bien rompu ; sa fille,d’ailleurs, refusant formellement d’épouser Pistache, Jujube seretira enchanté du rétablissement des choses et tout prêt à tendreles bras à son futur gendre.

Bengali ayant écouté à la porte, sa tanten’eut pas à lui répéter sa conversation avec Jujube et lasituation, pour lui, était nette ; elle était tout entièredans le célèbre dilemme : se soumettre ou se démettre, et sedémettre, c’était renoncer à l’affection et à l’héritage de satante, qui l’avait élevé, à qui il devait tout et qu’il luifaudrait affliger en échange de sa tendresse et de sesbienfaits ; mais se soumettre, c’était abandonner Georgette,Georgette dont il était éperdument amoureux et qu’il faudraitdésespérer par un abandon qu’elle ne méritait pas.

Il fit ce qu’en pareil cas tout autre eût faità sa place, il laissa sa tante lui parler du mariage, l’écouta sansrépondre, réfléchit mais ne la heurta pas par un refus. Cetteattitude satisfit la vieille demoiselle : « Laissons-le àses réflexions », se dit-elle, convaincue qu’elles seraientsuivies d’une entière soumission ; mais lui, se tenaitsimplement ce raisonnement, que tant qu’un mariage n’est pas fait,il peut survenir un événement qui le rende impossible ; or, ilavait plus d’un mois devant lui et, dans un mois, il passe bien del’eau sous le pont des Arts et bien des académiciens dessus.

Quand Jujube annonça le résultat de sa visiteà Saint-Mandé, ce fut une joie d’autant plus vive que, sansdésespérer absolument, on ne croyait pas à une justification sicomplète et à une reprise spontanée des projets matrimoniaux. AussiJujube fut-il assourdi des questions d’Athalie, au sujet de sonprétendu ; elle voulait connaître ses explications, sespropres paroles, etc., etc.

– Je ne l’ai pas vu, dit Jujube, mais satante m’a répété ses intentions qui n’ont pas varié ; tousdeux viendront aujourd’hui.

Et tout à son idée de gloriole, il parla deses projets de noce dans la coquette habitation de la propriétaireabsente, des nombreux domestiques laissés aux ordres desoccupants ; ce fut du délire, et on ne parla plus d’autrechose ; même les voitures étant à la disposition de lafamille, on les ferait atteler toutes pour promener les invités, augrand épatement des paysans, et à la pensée de ce luxe dereprésentation, on ne tarissait pas d’exclamations, de rires, depropositions de toutes sortes. Ah ! à ce moment-là, Jujube nesongeait guère à envoyer Athalie à son piano.

Du reste, celle-ci avait bien autre chose àfaire ; les toilettes à commander, le mobilier à acheter,etc., etc.

– Ah ! dit-elle tout à coup, et monéventail que Georgette doit me peindre ; c’est convenu il y alongtemps, papa ; il faudra que tu en composes le sujet ;cette chère Georgette ! va-t-elle être contente, elle quim’aime tant.

Pendant toutes ces expansions, l’infidèlemalgré lui, tout en se berçant de cette philosophie qu’un événementimprévu peut se produire dans le courant d’un mois, se demandait cequ’il allait faire et dire, en attendant cet événementproblématique qui pouvait tout arranger ; ne pas revoirGeorgette, quant à présent il ne pouvait s’y résigner ;continuer ses rendez-vous quotidiens avec elle, mais elle luirappellerait chaque jour la démarche promise auprès de sa marraine…Quel prétexte donnerait-il pour s’en abstenir maintenant qu’ils’était montré comme de retour à Paris ? Avouer franchement sasituation, c’était la dernière décision à laquelle il pûts’arrêter ; dans son embarras, il remit au lendemain sonrendez-vous, se disant que Georgette, ne le voyant pas, croiraitque sa tante l’avait retenu.

Mais il y avait une visite qu’il ne pouvaitreculer : celle à sa future famille ; d’autant plus quemademoiselle Piédevache devait l’accompagner.

À l’heure convenue entre eux, la tante et leneveu se présentaient donc dans la famille Jujube et y étaientreçus avec un véritable enthousiasme. Madame Jujube sauta au cou deson gendre, puis le plaçant devant Athalie :

– Embrassez donc votre future !dit-elle…

Puis on embrassa la tante, puis ce furent despoignées de main chaleureuses, des demandes affectueuses denouvelles du blessé, etc., etc.

– Enfin, nous allons donc avoir lapaix ! dit Jujube, en riant ; car c’était un enfer,ici.

– Les larmes d’Athalie, sa mauvaisehumeur, parce que vous ne reveniez pas, ajouta la mère.

– Pauvre petite ! dit mademoisellePiédevache ; adorer ce monstre-là…

– Oh ! ajouta Jujube, elle nepouvait pas digérer : « Mille choses à cesdames ! » ; elle attendait des choses à ellespersonnelles…

– C’est à vous que j’écrivais, ditBengali, et j’ai cru que ce n’était pas la place…

– Sans doute, sans doute, répliqua latante ; ces choses-là, on les dit à la personne elle-même.

– Ne parlons plus de ça, interrompitJujube tout à son idée de noce à la maison de campagne ; et ilrecommença à énumérer en détail ses intentions quant au repas, aubal qui le suivrait, à la réception des amis et connaissances qu’onn’aurait pu inviter au repas, etc., etc.

Et malgré cet enthousiasme qu’elle partageaitavec son père et sa mère, malgré sa joie de revoir près d’ellel’homme qui devait être son mari, Athalie ne pouvait ne pasremarquer son air rêveur, ses sourires de complaisance et son peud’empressement auprès d’elle. Mademoiselle Piédevache à qui, nonplus, n’avait pas échappé la contrainte de son neveu et qui enconnaissait les causes, dit :

– Ce pauvre enfant est encore un peusouffrant, il n’a pas retrouvé cette gaîté que vous lui connaissez,et puis le mariage doit rendre sérieux.

Sur ce, elle jugea à propos de ne pasprolonger une situation embarrassante :

– Allons, je l’emmène, dit-elle ; àdemain.

Puis à Bengali :

– Embrasse ta fiancée et partons.

Et, dans son soulagement causé par le départ,Bengali trouva, dans le baiser d’adieu, une conviction qu’Athalieput prendre pour de la tendresse.

Chapitre 18ÇA DEVAIT ARRIVER

 

Ainsi que l’avait prévu Bengali, Georgette nele voyant pas, le lendemain du jour où il l’avait quittée pour serendre auprès de sa tante, pensa que, séparée de son neveu depuislongtemps, la vieille demoiselle l’avait retenu, et la jeune fillene se préoccupa pas de ce premier manquement aux rendez-vousquotidiens ; cependant, elle était bien impatiente de voir sonamant pour lui confier une joie qui pouvait devenir un cruelembarras si Bengali n’obtenait promptement le consentement de samarraine à leur mariage ; Georgette venait de reconnaître enelle un état que dans quelques mois elle ne pourrait plusdissimuler à personne : quant à présent, cet état lui donnaitun bonheur inconnu d’elle et elle était heureuse à la pensée queson amant le partagerait et se hâterait de régulariser unesituation qui ne pouvait se prolonger plus longtemps.

Pendant qu’elle s’abandonnait à son rêve,Bengali était conduit par sa tante chez les bijoutiers, tapissiers,ébénistes, marchands de linge, pour l’acquisition des cadeaux,meubles et tout ce qu’il faudrait au jeune ménage.

Les Jujube, eux, n’ayant que leur garde-robe àemporter, s’installaient immédiatement dans l’habitation deVille-d’Avray où ils allaient faire du genre pour l’éblouissementde leurs amis et connaissances ; ils les avertirent d’abordpar lettre de leur nouveau domicile pendant la durée de lasaison ; ajoutant qu’on serait heureux d’avoir leur visite teljour qu’il leur conviendrait, madame devant recevoir tous lesjours, sans cérémonie, comme il convient à la campagne, et lalettre portait un post-scriptum : une calèche seratoujours attelée pour les amateurs de promenades.

Deuxième post-scriptum : Il y ahuit chambres d’amis pour les personnes retenues à coucher.

Et Jujube ne pouvant plus aller parcourirchaque jour à pied les rues de Paris pour y montrer sa croix, pritune des voitures à sa disposition, et alors il fit ses promenadesen calèche, laissant la mère et la fille tout à leurs occupationset à leurs causeries en vue du grand et prochain événement et nedésirant, quant à présent, d’autre société que celle du futur épouxsur lequel elles comptaient bien tous les jours, comme il l’avaitpromis.

Georgette aussi comptait bien sur lui.

Elle avait été un jour sans le voir et elleattendit impatiemment le jour suivant pour lui faire la confidencequ’elle croyait devoir le plonger dans une immense joie. Lelendemain donc, elle se rendit où Bengali l’attendait d’ordinaire.Elle eut un vif mouvement de bonheur, la voiture était là ;elle y monta, tomba dans les bras de son amant et en quelques toursde roue, on fut dans le petit appartement témoin de leurs entrevuesquotidiennes. Tout d’abord, le jeune homme commença une explicationsur deux empêchements qui ne lui avaient pas permis d’aller voirmadame Marocain.

– C’est impossible en ce moment, mon ami,interrompit la jeune fille, ma marraine est malade… Oh ! çan’a rien de grave, la maladie à la mode : l’influenza, douze àquinze jours de soins, de précautions pour ne pas se refroidir etil n’y paraîtra plus.

Quinze jours devant lui ! Ce fut un grandsoulagement qui mit subitement notre amoureux à l’aise. Voyantalors sur les lèvres de Georgette un sourire inexplicable,l’entendant prononcer des demi-mots auxquels il ne comprenaitrien :

– Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-il,on dirait que tu as quelque chose à m’apprendre.

Et dans un sourire d’une ineffable tendresse,la jeune fille articula tout bas :

– Oui… oui… quelque chose qui…

– Voyons, parle, ma chérie ; cen’est pas un grand malheur si j’en juge à ta physionomie.

Alors, Georgette lui prit la tête dans sesbras et lui dit quelques mots à l’oreille.

Bengali se leva brusquement, dans un éland’ivresse folle, et couvrit Georgette de baisers entrecoupés desmots les plus tendres.

– Je savais bien que je te rendraisheureux, lui dit-elle.

Et les baisers partagés de redoubler.

Puis la pensée de sa situation jeta une ombresur le visage tout à l’heure si épanoui du jeune homme.

Et, à son tour, Georgette lui demanda, maisd’une voix inquiétante :

– Qu’as-tu donc, toi aussi ?

Il prétexta le chagrin de quitter sa maîtresseen un pareil moment (car l’heure de la séparation étaitarrivée).

Elle le consola dans les baisers d’adieu etBengali la quitta en lui disant :

– À demain, mon cher amour, àdemain !

Leurs joies, leur installation à la maison decampagne, leurs occupations, leurs projets, tout cela avait absorbéles dames Jujube et elles avaient complètement oublié Pistache.

Elles restèrent sans mouvement et sans voix enle voyant entrer, tout guilleret :

– Bonjour, mesdames ; je ne vousdemande pas des nouvelles de votre santé, vous avez des minessuperbes ; figurez-vous que j’allais tous les jours vousdemander et votre portier, cette vieille bête de père Galfâtre, merépondait toujours : « Il n’y a personne », quand ilaurait pu me dire : « On est à la campagne… » etmême, ça n’est pas gentil à vous, de ne pas m’avoir prévenu etenvoyé votre adresse ; finalement, que j’ai fini par dire àvotre pipelet, quand il m’a répondu pour la dixième fois « Iln’y a personne » : « Ah ça ! mais ils nerentrent donc plus chez eux ? » Il m’a alorsrépondu : « Ils n’y rentreront qu’à la fin de la saison,ils sont à la campagne. » « Vous ne pouviez pas me ledire plus tôt ? » m’écriai-je avec une humeur bienlégitime, n’est-ce pas ? il me répond : « Vous nel’avez pas demandé » ; enfin, je lui ai demandé l’adressede votre campagne et me voilà.

Les deux femmes avaient écouté ce monologuesans l’interrompre :

– Oh ! mais c’est charmant ici… queljoli séjour ! continua Pistache.

Et, tout décontenancé en voyant l’immobilitédes deux dames :

– Je vous dérange peut-être ?demanda-t-il.

– Quelques occupations, répondit madameJujube.

Pistache poursuivit :

– Ça ne nous empêchera pas de causer caril y a bien huit à dix jours que nous n’avons causé de notreaffaire.

– Quelle affaire ? demanda madameJujube.

– Quelle… fit Pistache interloqué… Ehbien… pour savoir si c’est le moment de parler àM. Jujube.

– Lui parler… de quoi ?

Pistache regardait les deux femmes sanscomprendre.

– Eh bien, balbutia-t-il, de… mesintentions au sujet du mariage avec mademoiselle Athalie.

Toutes les deux poussèrent uneexclamation.

– Encore ! fit mademoiselleJujube.

Pistache était stupéfait ; encore ?répétait-t-il… encore…

– Oui encore ?… dit madame Jujube.Comment, voilà plusieurs mois que cette plaisanterie dure ;que ma fille et moi consentons au mariage ; nous nous tuons àvous répéter qu’il vous faut le consentement du père et vous n’enfinissez jamais et, après huit à dix jours où vous n’avez pas donnésigne de vie, vous recommencez à demander s’il vous faut vousadresser à mon mari.

– Est-ce que vous croyez que papa va vousattendre éternellement ? dit à son tour Athalie.

– Mais c’est madame votre mère qui m’aconseillé…

– Il a des vues sur un autre, mon mari,interrompit madame Jujube, un autre qui, lui, s’est présenté et aparlé.

Pistache fut atterré par cettedéclaration ; il bafouillait des mots sans suite, ne savaitquelle contenance tenir, était enfin dans un état de completahurissement.

– Excusez-moi, dit Athalie, j’aiaffaire.

Et elle sortit.

– Voyez mon mari, ajouta madameJujube ; moi, je n’ai rien de plus à vous dire.

Elle sortit à son tour ; et le malheureuxapothicaire se retira la tête perdue, et marchant comme un hommeivre.

Le maître de la maison rentra peu après cettescène et énuméra les noms des hôtes sur lesquels on pouvaitcompter. Il avait même invité M. Quatpuces qui crèverait dedépit, au milieu des fêtes dont il aurait été l’un des importantspersonnages, sans ses prétentions à la dot.

– Tu sais, mon ami, dit madame Jujube,que c’est aujourd’hui que mademoiselle Piédevache et notre gendreviennent s’installer ici.

– A-t-on préparé leurschambres ?

– Les deux plus belles ; tout estprêt, ils pourront venir quand ils voudront.

– Et le dessin de mon éventail,papa ? demanda Athalie, il n’est que temps.

– Je l’ai dans la tête, réponditl’artiste, je n’ai qu’à le faire sur le morceau de satin blanc quetu m’as donné, tu l’auras dans une heure.

Il passa dans son atelier pour exécuter ledessin emblématique qu’il avait conçu, et, selon sa promesse, il leremettait à sa fille émerveillée.

À l’heure du dîner, mademoiselle Piédevachearrivait avec ses bagages, ainsi qu’elle l’avait promis, annonçantl’arrivée de son neveu après dîner seulement : une affaire leretenait à Paris pour quelques heures.

Ce furent des embrassements frénétiques, un deces bavardages fiévreux comme en donne la joie débordante ; onfit visiter toute la maison à la vieille demoiselle et on laconduisit à sa chambre où ses malles avaient été portées ; unefemme de chambre fut mise à ses ordres, et elle lui donna les clésde ses malles pour en tirer le linge et les robes et mettre le touten place.

Bengali arriva à neuf heures, fut reçu avec dedoux reproches pour son retard et la soirée s’acheva dans uneconversation générale à laquelle il fit mille efforts pour prendrepart, sans parvenir à faire disparaître les soucis quiassombrissaient son front. Athalie ne put s’empêcher d’en faire laremarque.

– Il songe aux devoirs que va lui imposersa vie nouvelle, dit la tante.

Le lendemain, Jujube, étalé dans la calèche,se dirigeait vers la route de Ville-d’Avray (car il ne prenait pasle chemin de fer), lorsqu’il entendit ce cri : « Bonjour,maître ! » Il se retourna ; c’était Marocain quil’avait ainsi interpellé. L’artiste fit arrêter sa voiture etserra, avec l’effusion d’un homme heureux, la main que lui tendaitMarocain. Il lui annonça qu’il retournait à sa campagne, l’engageaà l’y aller voir, et après les questions ordinaires sur lasanté :

– Eh ! quoi de nouveau ?demanda Marocain.

– Il y en a chez moi, réponditJujube.

– Du bon ?

– De l’excellent ; je marie mafille.

– Ah ! bravo ! un bon mariage,je suppose ?

– Un jeune homme charmant, spirituel,riche.

– Ah ! mon compliment, chermaître.

– Merci ; nous ferons le repas denoces, le bal, les réceptions à ma campagne, dans une habitationexquise, vaste, où je pourrai recevoir un grand nombre depersonnes… dont vous serez, bien entendu.

– Oh ! cher maître… Le jeune hommeest d’une famille connue ?

– Mon gendre n’a qu’une tante fort riche,dont il sera l’unique héritier et qui, en attendant, le doterichement.

– Alors, quand je verrai mademoiselle,elle sera madame… madame je ne sais comment.

– Madame Bengali.

– Bengali ! s’écria Marocain.

– Vous le connaissez ?

Marocain, ne voulant pas dire au beau-père quil’invitait tout le mal qu’il pensait de son futur gendre,répondit :

– Je me suis trouvé une fois avec cejeune homme ; je ne le connais pas autrement…

– C’est un charmant garçon. Allons ?au revoir, Marocain !

Jujube donna l’ordre au cocher de repartir etla voiture s’éloigna.

– Oui, charmant garçon, se dit Marocain,qui aurait séduit la filleule de ma femme si nous n’y avions pasmis bon ordre ; et cette petite dinde venait nous raconterqu’il la courtisait pour le bon motif ! Bon pour lui, oui.

Chapitre 19UN COUP DE THÉÂTRE

 

Une heure après, il dit d’un air narquois àGeorgette qui était venue voir sa marraine :

– Eh bien, le monsieur au parapluie quidevait venir demander ta main ?

– Qu’a-t-il fait ? demanda la jeunefille anxieuse.

– Il se marie prochainement… avec tonamie Athalie Jujubès ; crois-tu que nous avons été prudents ente faisant changer de quartier ?

Georgette eut la force de dissimuler sadouleur, feignit l’indifférence à cette nouvelle qui lui brisait lecœur et ne donna carrière à son désespoir qu’à sa rentrée chezelle, où elle se jeta sur son lit en se tordant dans les cris etdans les larmes.

Deux coups frappés à la porte la firent seredresser brusquement ; elle essuya ses yeux et se préparait àdemander qui frappait, lorsque la voix de Bengali se fitentendre :

– C’est moi, dit-il, ouvre.

– Lui ! s’écria-t-elle… luiici !

– Ouvre-moi donc, mon cher amour, insistale jeune homme.

– Que vient-il faire ici ? sedemanda la désespérée.

Et elle ouvrit, pâle, tremblante, lespaupières gonflées et rougies et la bouche crispée.

Bengali eut un mouvement d’effroi en lavoyant.

– Qu’as-tu donc ? fit-il éperdu…

Elle fixa sur lui ses regards pleins d’uneinexprimable angoisse, et ses lèvres blêmes s’agitèrent sanspouvoir articuler un mot.

– Mais qu’as-tu, mon cher angeadoré ? dit-il en l’enlaçant.

Elle s’échappa de ses bras, s’éloigna delui :

– Allez-vous-en ! cria-t-elle ;nous ne devons plus nous voir.

Il la regardait sans comprendre :

– Ah ! s’écria-t-il tout à coup, tusais… ?

– Tout !… vous vous mariez… quevenez-vous faire ici ?… m’offrir de l’argent, me promettre dene pas m’abandonner, d’assurer le sort du pauvre petit être qui…Non… non… je n’ai pas besoin de vous… Mon enfant, je l’élèveraiseule…

Bengali se jeta à ses genoux, lui saisit etretint de force ses mains qu’elle voulait lui retirer.

– Écoute-moi, je t’en supplie,implorait-il ; tu ne peux pas me condamner sansm’entendre…

Et il lui énuméra toutes les circonstances quiavaient abouti à cette situation terrible et sans issue.

Dans l’état où à son arrivée il avait vuGeorgette, Bengali, tout à l’émotion causée par l’apparition de samaîtresse, n’avait pas songé à fermer la porte.

Soudain, Georgette jeta un cri, les yeux fixésvers cette porte ouverte ; Bengali se retourna et restaterrifié en voyant Athalie pâle et immobile.

Après un silence qu’aucun des troispersonnages n’osait rompre, le jeune homme agita ses lèvres commepour parler.

– Ne me donnez pas d’explications, ditdoucement Athalie, j’étais là, j’ai tout entendu.

Puis, essayant de sourire :

– D’ailleurs, continua-t-elle, je neregrette pas d’avoir acquis la preuve de ce que je soupçonnais bienun peu…

Puis, souriant de nouveau :

– Je n’ai jamais été bien certaine devotre amour, dit-elle à Bengali… votre gaîté naturelle quel’approche d’une union désirée aurait dû augmenter, cette gaîté,vous l’aviez perdue ; vos airs rêveurs, préoccupés, vossoupirs mal dissimulés, rien ne m’échappait.

Puis, après un silence :

– Pourquoi ne m’avoir pas confiéfranchement que votre cœur était à une autre ?

Et, sur ces mots, regardant Georgette qui nesavait que penser et que dire, elle lui sauta au cou :

– Une autre dont je ne suis pas jalouse,va.

Un sanglot contenu étrangla sa voix, et lesdeux jeunes filles enlacées mêlèrent leurs larmes.

– Écoutez-moi, mademoiselle, ditBengali.

– Je sais ce que vous allez medire : cette rencontre de Georgette après votre demande de mamain, de Georgette que vous aimiez déjà, ce duel pour elle, lessoins qu’elle vous a prodigués, ses veilles à votre chevet… etpuis… une faute… une faute qu’il faut réparer… pourquoi nem’avez-vous pas confié tout cela ?

– Votre père, votre mère me disaient quevous m’aimiez et je n’osais pas…

– En vous épousant sans répugnance, maissans amour… car j’aimais ailleurs, mes parents le savaient,j’obéissais aux désirs de mon père ; je suis adorée de celuique je désespère et que je sacrifiais en me sacrifiantmoi-même ; vous avez pu être trompé par mon humeur qui n’étaitpas celle d’une femme qui se sacrifie…, mais vous savez, dans mafamille…, on a des satisfactions qui l’emportent sur celles ducœur. J’ai été élevée comme cela ; mais si j’ai toujours cédéaux volontés de mon père, je lui résisterai pour ne pas épouser unhomme dont je ne suis pas aimée.

Et embrassant de nouveau Georgette :

– Ma pauvre Georgette…, c’est toi qu’ilépousera…, qu’il doit épouser, il le faut.

Les deux jeunes gens lui avaient saisi chacunune main et balbutiaient des paroles de reconnaissance.

– Ne me remerciez pas, dit-elle…

Puis, gaîment et tirant sonéventail :

– Je t’apportais cela, comme c’étaitconvenu, dit-elle à Georgette ; vois donc le dessin de papacomme il est joli ; c’est moins pressé maintenant, parce quemon autre mariage ne sera pas aussi prochain ; mais, c’estégal, peins-moi cela le plus tôt possible, je suis impatiente de levoir, de le montrer… Allons, adieu !… Voulez-vous m’embrasser,monsieur Bengali ?

– Oh ! avec bonheur, s’écria lejeune homme, en lui couvrant les joues de baisers.

– Allons, dit-elle, ce sont des baisersde bonne amitié… Au revoir !

Et Athalie, remontée dans sa voiture, versa untorrent de larmes.

Chapitre 20LES JEUX DE L’AMOUR ET DE LA PHARMACIE

 

Ce jour-là même, M. Quatpuces avaitdécidé de se rendre à l’invitation de Jujube, sans la moindredisposition au dépit que son hôte croyait lui causer ; auxthéories de Jujube sur le mariage, théories dans lesquelles iln’avait pas vu d’allusions à son endroit, notre savant avait faitdes réponses que Jujube avait interprétées à sa façon ; lavérité est que Quatpuces était un célibataire volontaire, encroûtédans son indépendance et adonné à peu près tout à la science.

Il acceptait d’ailleurs avec plaisir lesinvitations, aimait les bons repas de famille que, comme garçon, iln’était pas tenu de rendre ; mais, pas pique-assiette du tout,il ne manquait jamais d’apporter à la maîtresse de maison unmagnifique bouquet et répondait ainsi à la politesse qu’ilrecevait.

Une seule chose le préoccupait : sonestomac un peu délabré ; mais dans ses études scientifiques,il avait trouvé qu’autrefois, aux environs de Carthage, desmédecins carthaginois avaient découvert certaines plantes qui vousrefaisaient un estomac d’une vigueur à lutter avec celui desautruches ; il s’était fait envoyer de ces plantes par uncorrespondant d’une académie à laquelle lui-même appartenait et lesavait fait distiller, préparer selon la formule antique, par unpharmacien qui devait, du tout, composer un élixir merveilleux.

Ce pharmacien, c’était celui dont Pistachedevait acheter l’officine, et Quatpuces s’était adressé à lui surla recommandation des dames Jujube.

Il alla donc réclamer sa fiole pour l’emporteravec lui à Ville-d’Avray ; ce fut à Pistache qu’il s’adressa.Le malheureux garçon était dans l’état que l’on sait, à peu prèsabruti. Il écouta machinalement le client.

– Ah ! l’élixir carthaginois,dit-il, oui…, il est prêt…

Et il remit la fiole à Quatpuces, puis, restéseul, retomba dans son abrutissement.

Il en fut tiré par le patron qui cherchait unefiole parmi plusieurs autres, déposées à part ; ne trouvantpas ce qu’il cherchait :

– Est-ce qu’on est venu prendre lateinture de cantharides ? demanda-t-il.

– La teinture de cantharides ? fitl’abruti, non…

– Où est la fiole, alors ?

– La fiole ?

– Oui…

– Je ne sais pas, et Pistache seleva :

– Où était-elle ? demanda-t-il.

Le pharmacien indiqua la place où il l’avaitdéposée, et tous deux se mirent à bouleverser les fioles, maisvainement ; puis voyant la fiole préparée pour Quatpuces, lepatron demanda :

– Ce monsieur ne viendra donc paschercher son élixir carthaginois ?

– Il sort d’ici et il l’a emporté,répondit Pistache.

– Comment, il l’a emporté ?… levoilà.

Pistache resta anéanti ; il avait donné àQuatpuces la fiole de teinture de cantharides.

Impossible de courir chez lui, on ne savait nison nom ni son adresse.

Pendant que le titulaire de l’officine et sonfutur successeur se disputaient et se lamentaient à la pensée de cequi pouvait arriver de la substitution de médicaments, Quatpucesfaisait l’acquisition d’un bouquet merveilleux pour se rendre auchemin de fer, tout heureux à la pensée des quelques bonnesjournées qu’il allait passer.

Athalie venait de rentrer et allait faireconnaître à ses parents l’événement qui devait tout changer, quandle savant fit son entrée. La vue de son bouquet qu’il offrit àmadame Jujube, lui valut les plus chaleureux compliments, et Jujubes’empara de son hôte pour lui faire admirer l’habitation où onespérait bien le posséder plusieurs jours.

– C’est mon intention, dit-il, et j’aiapporté un peu de linge… Je suis peut-être indiscret, mais vousm’aviez fait promettre…

Jujube l’interrompit et madame Jujube serécria :

– Comment donc ? Mais vous nousauriez désobligés en ne répondant pas à notre invitation ;votre chambre est prête, et si vous avez besoin de quelques soinsde toilette…

– Oh ! trois quarts d’heure dechemin de fer ne nécessitent pas… Si vous vouliez seulement faireporter ce petit paquet à ma chambre : deux chemises, sixmouchoirs, une cravate, des chaussettes, mes pantoufles…

– Jean, portez tout cela dans la chambrede monsieur ; la chambre verte ! ordonna Jujube.

Et le domestique emporta le petit paquet.

À ce moment, mademoiselle Piédevache entrait,venant de faire une promenade. On lui présenta Quatpuces, un savantdistingué, membre de plusieurs académies, qui voulait bien fairel’honneur à la famille de venir passer quelques jours prèsd’elle.

– Enchantée, monsieur, dit la vieilledemoiselle… ; puis : Je me suis permis, dit-elle,d’ordonner à la cuisine qu’on m’apporte ici un verre d’eau sucréeet de l’eau de fleur d’oranger.

On se récria : – Comment donc, mais vousêtes ici chez vous ; ordonnez ! les domestiques sont àvos ordres.

– J’ai un si mauvais estomac !…ajouta mademoiselle Piédevache. Je me trouve bien d’un verre d’eausucrée avant les repas.

– Un mauvais estomac ! s’écriaQuatpuces ; ma foi, madame, je suis heureux d’arriver aussi àpropos… ; moi-même j’ai un estomac déplorable ; aucunmédecin, même parmi les spécialistes réputés, n’a pu mesoulager ; et je ne dois qu’à moi-même les excellentesdigestions dont j’ai le bonheur de jouir, depuis que je fais usagede ceci, deux heures avant chaque repas.

Et Quatpuces tira son flacon de sa poche,puis : – Je demanderai également un verre d’eau, ajouta-t-il,mais sans fleur d’oranger.

À ce moment, la bonne apportant le verredemandé par mademoiselle Piédevache, on lui ordonna d’apporter unverre d’eau pure.

– Permettez-moi, madame, dit le savant,de verser dans votre verre un certain nombre de gouttes de cettecomposition. Puis, voyant rentrer la bonne portant le verre d’eau àlui destiné, il ajouta : – En en versant également dans lemien.

Et il versa le nombre voulu de gouttes, danschaque verre.

– Qu’est-ce que c’est que cela,monsieur ?

– Madame, c’est un médicament de macomposition, dont j’ai seul le secret et que vous ne trouverez dansaucune pharmacie, c’est l’élixir carthaginois.

Et Quatpuces raconta l’histoire ci-dessusexposée, donna aux plantes, composant son élixir, des noms barbaresqu’on supposa être du carthaginois.

Les deux verres d’eau avalés, Jujube emmenaQuatpuces, et, les trois dames restées seules, mademoisellePiédevache mit naturellement, sur le tapis, la seule conversation àlaquelle Athalie ne pouvait prendre part qu’avec un grand embarrastraduit par des réticences, des silences et des monosyllabes.

– C’est le retard de son fiancé qui luimet la tête à l’envers, dit la vieille demoiselle en riant. Quefait-il ce lambin-là ?… Pourquoi n’arrive-t-il pas…

Et avec une animation progressive,mademoiselle Piédevache se mit à parler de l’amour, de ses délices,de ses tourments en l’absence de l’être aimé, des transports desdeux amants quand ils se revoient, et elle fredonna :

 

Bonheur de se revoir

Après des jours d’absence.

 

Et voyant ses yeux ardents et son visagecoloré, madame Jujube se demandait :

– Qu’a-t-elle donc ?

– Ah ! le voilà ! fit tout àcoup l’égrillarde vieille, en voyant entrer son neveu ;allons, ma petite, jetez-vous dans ses bras !… non, devantnous, elle n’ose pas, ajouta-t-elle ; laissons les deuxamoureux ensemble.

Et Bengali resté seul avec Athalie :

– On ne sait donc rien encore ?demanda-t-il ?

– Impossible en ce moment,répondit-elle ; mais demain matin, je dirai tout.

– Que vous êtes bonne et quelle amitiéprofonde et durable j’ai pour vous, dit le jeune homme.

Et ils causèrent, en bons amis, du seul sujetqui pût les intéresser en ce moment.

Jujube, qui avait promené Quatpuces partout,lui dit : « Excusez-moi, mon gendre vientd’arriver. »

– Allez donc, cher monsieur, allez donc,ne vous gênez pas pour moi…

Et resté seul, Quatpuces, le visage animé, sedit : « Merveilleux, cet élixir… je suis tout… il ne m’apas encore produit pareil effet… je me sens vingt ans », et ilpirouetta joyeusement en faisant claquer ses doigts :« Vingt ans ! répéta-t-il… mais j’ai le feu au visage… Jevais me le tremper dans ma cuvette. »

Comme il entrait dans sa chambre, il y trouvaune petite bonne accorte et fraîche qui venait de lui préparer sonlit.

– Voilà ! lui dit-elle, monsieurdormira bien là-dedans.

– Pas si vous y étiez avec moi,répondit-il, en lui lançant un regard ardent.

La petite bonne se mit à rire : –Ah ! êtes-vous farceur ! dit-elle ; et elle serecula en voyant s’avancer, vers sa taille, les mains deQuatpuces.

– Mais oui, je suis assez…

Et il s’avança davantage.

– Non, non, à bas les mains, fit laservante… qui est-ce qui dirait ça en vous entendant causer dans lesalon, où vous avez l’air si sérieux ?

– Mais je suis sérieux aussi, en cemoment…

Et s’avançant toujours, il reprit enriant :

– Défais-tu aussi bien les lits que tules fais ?

Et la bonne de rire de plus belle :

– On vient ! dit-elle tout à coup ense dirigeant vers la porte ; puis, comme il la retenait :– Laissez-moi partir, ajouta-t-elle, si on nous trouvaitensemble…

– Eh bien, dis-moi où est ta chambre, etje te laisse partir.

– Ma chambre ?

– Oui, ce soir, tu laisseras ta porteentr’ouverte.

– Je vous dis que j’entends monter.

– Ta chambre, où est-elle ?

Et il montra un louis qu’il avait pris entreses doigts.

On montait, en effet ; la petite bonneindiqua sa chambre à Quatpuces.

Il était temps, le valet de chambreapparaissait pour avertir notre savant que le dîner étaitservi.

– Je descends, fit-il.

Il suivit le domestique, après avoirquestionné du regard la servante qui lui répondit par un signeaffirmatif.

Le dîner eut dû logiquement être égayé par lesfiancés et par les époux Jujube, mais les deux premiers n’étaientpas en humeur joyeuse, semblaient rêveurs, échangeaient quelquesmots à voix basse et des regards plus inquiets que tendres ;le repas n’en fut pas moins d’une gaîté bruyante et peu à peugrivoise, puis presque érotique, grâce aux allusions lancées parmademoiselle Piédevache, au sujet de la nuit de noces, et, à lastupéfaction des époux Jujube, le grave Quatpuces riposta par lesréflexions les plus salées.

Et M. et Madame Jujube de sedemander :

– Mais qu’est-ce qu’ils ont ? CeQuatpuces ! qui est-ce qui aurait dit ça de lui ?

Et la vieille, sans qu’on l’en priât, se mit àchanter la chanson de Béranger :

 

Combien je regrette

Mon bras si dodu,

Ma jambe bien faite,

Et le temps perdu.

 

Et l’heure du coucher étant venue, les épouxJujube, en se retirant dans leur chambre, de se demander denouveau : – Y comprends-tu quelque chose ? Mais qu’est-cequ’ils ont ?

Le lendemain matin, à dix heures, mademoisellePiédevache n’avait pas encore paru ; on pensait que la vieilledemoiselle avait prolongé son sommeil plus que d’ordinaire et on nes’en occupait pas autrement.

Jujube était plus surpris de n’avoir pas vuQuatpuces dont il connaissait les habitudes ultra-matinales.

– Il s’est grisé au dîner, dit-il ;ça se voyait bien à ses propos. Ah ! le voilà qui vadescendre, ajouta-t-il, en entendant sa voix.

C’était bien la voix du savant ; ilcausait avec la petite bonne qu’il avait rencontrée dans uncouloir :

– Ah ! petite gaillarde, luidisait-il, quand tu t’y mets, tu ne donnes pas ta part auxchiens.

– Ah ! c’est bien spirituel, ce quevous dites là, lui répondit-elle sèchement.

Quatpuces ne comprenait pas :

– Comment, dit-il, c’est bienspirituel ? il me semble pourtant, luronne…

– Monsieur me demande où est ma chambre,je la lui indique ; je laisse ma porte entr’ouverte toute lanuit…

– Eh bien, je suis allé te trouver.

– Vous ? moi ? Ah ! elleest forte celle-là.

– Comment, elle est forte ? Et lapièce de vingt francs que je t’ai mise dans la main ?

– À moi ? Je ne sais pas ce que çaveut dire ; si vous êtes allé quelque part, ça n’est pas chezmoi.

– Justine ! cria Jujube à ce moment,voyez donc si mademoiselle Piédevache est indisposée etdemandez-lui si elle a besoin de quelque chose.

– Bien, monsieur.

Et la bonne laissa Quatpuces tout stupéfait,se demandant : « Comment… est-ce que, dans l’obscurité,je me serais trompé de porte ? »

Bientôt des cris et des rumeurs jetaient letrouble dans la maison.

Quatpuces courut s’informer de ce quiarrivait ; il rencontra Jujube pâle, bouleversé.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda lesavant.

– Ah ! cher monsieur, une choseépouvantable ; la vieille dame, vous savez bien, la vieilledame avec qui vous avez dit des gaudrioles hier, à table ?

– Oui, une dame très gaie ; ehbien ?

– Eh bien, on vient de la trouver mortedans son lit.

– Qu’est-ce que vous me diteslà ?

– La vérité, je viens de la voir, lapauvre vieille : son neveu, ma fille, ma femme, tout le mondeest près d’elle.

– Sans doute une rupture d’anévrisme, uneapoplexie foudroyante ; on peut voir cela à son visage :exprime-t-il la souffrance ?

– Du tout… au contraire… elle avait lesourire aux lèvres et, chose inexplicable, une pièce de vingtfrancs dans la main.

Quatpuces resta anéanti et il comprit qu’eneffet il n’était pas allé chez la petite bonne.

Jujube annonça immédiatement à Athalie et àBengali que leur mariage serait forcément retardé par le cruelévénement. C’était leur ouvrir la voie des explications. Tous deuxétaient d’accord pour faire connaître nettement leurintention ; la fin, si douce d’ailleurs, de la bonne tante,rendant à son neveu toute liberté de rompre des projets si prèsd’aboutir et d’épouser Georgette. Jujube vit qu’il n’y avait pas àrevenir là-dessus.

– Encore un mariage raté, s’écria-t-ilavec désespoir.

– Non, mon ami, répondit madame Jujube,toujours pratique ; sur ce elle prit une feuille de papier àlettres, écrivit dessus quelques lignes et la montra à son mari quilut ce qui suit :

« Ah çà ! cher monsieur Pistache,qu’attendez-vous définitivement pour parler à mon mari ? ilest tout disposé pour vous ; finissons-en, faites votredemande, demain au plus tard, sinon il disposera de la maind’Athalie en faveur d’un autre. »

FIN

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