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Le Mort Vivant

Le Mort Vivant

de Robert Louis Stevenson

Chapitre 1LA FAMILLE FINSBURY

Combien le lecteur, – tandis que, commodément assis au coin de son feu, il s’amuse à feuilleter les pages d’un roman, – combien il se rend peu compte des fatigues et des angoisses de l’auteur ! Combien il néglige de se représenter les longues nuits de luttes contre des phrases rétives, les séances de recherches dans les bibliothèques, les correspondances avec d’érudits et illisibles professeurs allemands, en un mot tout l’énorme échafaudage que l’auteur a édifié et puis démoli,simplement pour lui procurer, à lui, lecteur, quelques instants de distraction au coin de son feu, ou encore pour lui tempérer l’ennui d’une heure en wagon !

C’est ainsi que je pourrais fort bien commencer ce récit par une biographie complète de l’Italien Tonti : lieu de naissance, origine et caractère des parents,génie naturel (probablement hérité de la mère), exemples remarquables de précocité, etc. Après quoi je pourrais également infliger au lecteur un traité en règle sur le système économique auquel le susdit Italien a laissé son nom. J’ai là, dans deux tiroirs de mon cartonnier, tous les matériaux dont j’aurais besoin pour ces deux paragraphes ; mais je dédaigne de faire étalage d’une science d’emprunt. Tonti est mort ; je dois même dire que je n’ai jamais rencontré personne pour le regretter. Et quant au système de la tontine, voici, en quelques mots, tout ce qu’il est nécessaire qu’on en connaisse pour l’intelligence du simple et véridique récit qui va suivre :

Un certain nombre de joyeux jeunes gensmettent en commun une certaine somme, qui est ensuite déposée dansune banque, à intérêts composés. Les déposants vivent leur vie,meurent chacun à son tour ; et, quand ils sont tous morts àl’exception d’un seul, c’est à ce dernier survivant qu’échoit toutela somme, intérêts compris. Le survivant en question se trouve êtrealors, suivant toute vraisemblance, si sourd qu’il ne peut pas mêmeentendre le bruit mené autour de sa bonne aubaine ; et,suivant toute vraisemblance, il a lui-même trop peu de temps àvivre pour pouvoir en jouir. Le lecteur comprend maintenant ce quele système a de poétique, pour ne pas dire de comique : maisil y a en même temps, dans ce système, quelque chose de hasardeux,une apparence de sport, qui, jadis, l’a rendu cher à nosgrands-parents.

Lorsque Joseph Finsbury et son frère Mastermann’étaient que deux petits garçons en culottes courtes, leur père, –un marchand aisé de Cheapside, – les avait fait souscrire à unepetite tontine de trente-sept parts. Chaque part était demille livres sterling. Joseph Finsbury se rappelle, aujourd’huiencore, la visite au notaire : tous les membres de latontine, – des gamins comme lui, – rassemblés dans uneétude, et venant, chacun à son tour, s’asseoir dans un grandfauteuil pour signer leurs noms, avec l’assistance d’un bon vieuxmonsieur à lunettes chaussé de bottes à la Wellington. Il serappelle comment, après la séance, il a joué avec les autresenfants dans une prairie qui se trouvait derrière la maison dunotaire, et la magnifique bataille qu’il a engagée contre un de sesco-tontineurs, qui s’était permis de lui tirer le nez. Lefracas de la bataille est venu interrompre le notaire pendant qu’ils’occupait, dans son étude, à régaler les parents de gâteaux et devin : de telle sorte que les combattants ont été brusquementséparés, et Joseph (qui était le plus petit des deux adversaires) aeu la satisfaction d’entendre louer sa bravoure par le vieuxmonsieur aux bottes à la Wellington, comme aussi d’apprendre quecelui-ci, à son âge, s’était comporté de la même façon. Sur quoi,Joseph s’est demandé si, à son âge, le vieux monsieur avait déjàune petite tête chauve ; et de petites bottes à laWellington.

En 1840, les trente-sept souscripteurs étaienttous vivants ; en 1850, leur nombre avait diminué desix ; en 1856 et en 1857, la Crimée et la grande Révolte desIndes, aidant le cours naturel des choses, n’emportèrent pas moinsde neuf des tontineurs. En 1870, cinq seulement de ceux-cirestaient en vie ; et, à la date de mon récit, il n’en restaitplus que trois, parmi lesquels Joseph Finsbury et son frèreaîné.

À cette date, Masterman Finsbury était dans sasoixante-treizième année. Ayant depuis longtemps ressenti lesfâcheux effets de l’âge, il avait fini par se retirer des affaires,et vivait à présent dans une retraite absolue, sous le toit de sonfils Michel, l’avoué bien connu. Joseph, d’autre part, était encoresur pied, et n’offrait encore qu’une figure demi-vénérable, dansles rues où il aimait à se promener. La chose était, – je doisajouter, – d’autant plus scandaleuse que Masterman avait toujoursmené (jusque dans les moindres détails) une vie anglaisevéritablement modèle. L’activité, la régularité, la décence, et ungoût marqué pour le quatre du cent, toutes ces vertus nationalesqu’on s’accorde à considérer comme les bases mêmes d’une vertevieillesse, Masterman Finsbury les avait pratiquées à un très hautdegré : et voilà où elles l’avaient conduit, à soixante-treizeans ! Tandis que Joseph, à peine plus jeune de deux ans, etqui se trouvait dans le plus enviable état de conservation, s’étaittoute sa vie disqualifié à la fois par la paresse etl’excentricité. Embarqué d’abord dans le commerce des cuirs, ils’était bientôt fatigué des affaires. Une passion malheureuse pourles notions générales, faute d’avoir été réprimée à temps, avaitcommencé, dès lors, à saper son âge mûr. Il n’y a point de passionplus débilitante pour l’esprit, si ce n’est peut-être cettedémangeaison de parler en public qui en est, d’ailleurs, unaccompagnement ou un succédané assez ordinaire. Dans le cas deJoseph, du moins, les deux maladies étaient réunies : peu àpeu s’était déclarée la période aiguë, celle où le patient fait desconférences gratuites ; et, avant que peu d’années se fussentpassées, l’infortuné en était arrivé au point d’être prêt àentreprendre un voyage de cinq heures pour parler devant lesmoutards d’une école primaire.

Non pas que Joseph Finsbury fût, le moins dumonde, un savant ! Toute son érudition se bornait à ce que luiavaient fourni les manuels élémentaires et les journaux quotidiens.Il ne s’élevait pas même jusqu’aux encyclopédies ; c’était« la vie, disait-il, qui était son livre ». Il était prêtà reconnaître que ses conférences ne s’adressaient pas auxprofesseurs des universités : elles s’adressaient, suivantlui, « au grand cœur du peuple ». Et son exemple tendraità faire croire que le « cœur » du peuple est indépendantde sa tête : car le fait est que, malgré leur sottise et leurbanalité, les élucubrations de Joseph Finsbury étaient,d’ordinaire, favorablement accueillies. Il citait volontiers, entreautres, le succès de la conférence qu’il avait faite aux ouvrierssans travail, sur : Comment on peut vivre à l’aise avecdeux mille francs par an. L’Éducation, ses buts, ses objets, sonutilité et sa portée, avait valu à Joseph, en plusieursendroits, la considération respectueuse d’une foule d’imbéciles. Etquant à son célèbre discours sur l’Assurance sur la vieenvisagée dans ses rapports avec les masses, la Sociétéd’Amélioration Mutuelle des Travailleurs de l’Île des Chiens, à quiil fut adressé, en fut si charmée, – ce qui donne vraiment unetriste idée de l’intelligence collective de cette association, –que, l’année suivante, elle élut Joseph Finsbury pour son présidentd’honneur : titre qui, en vérité, était moins encore quegratuit, puisqu’il impliquait, de la part de son titulaire, unedonation annuelle à la caisse de la Société ; maisl’amour-propre du nouveau président d’honneur n’en avait pas moinslà de quoi se trouver hautement satisfait.

Or, pendant que Joseph se constituait ainsiune réputation parmi les ignorants d’espèce cultivée, sa viedomestique se trouva brusquement encombrée d’orphelins. La mort deson plus jeune frère, Jacques, fit de lui le tuteur de deuxgarçons, Maurice et Jean ; et, dans le courant de la mêmeannée, sa famille s’enfla encore par l’addition d’une petitedemoiselle, la fille de John Henry Hazeltine, Esq., homme defortune modique, et, apparemment, peu pourvu d’amis. Ce Hazeltinen’avait vu Joseph Finsbury qu’une seule fois, dans une salle deconférence de Holloway ; mais, au sortir de cette salle, ilétait allé chez son notaire, avait rédigé un nouveau testament, etavait légué au conférencier le soin de sa fille, ainsi que de lapetite fortune de celle-ci. Joseph était ce qu’on peut appeler un« bon enfant » : et cependant ce ne fut qu’àcontre-cœur qu’il accepta cette nouvelle responsabilité, inséra uneannonce pour demander une gouvernante, et acheta, d’occasion, unevoiture de bébé. Bien plus volontiers il avait accueilli, quelquesmois auparavant, ses deux neveux, Maurice et Jean ; et celanon pas autant à cause des liens de parenté que parce que lecommerce des cuirs (où, naturellement, il s’était hâté d’engagerles trente mille livres qui formaient la fortune de ses neveux)avait manifesté, depuis peu, d’inexplicables symptômes de déclin.Un jeune, mais capable Écossais, fut ensuite choisi comme gérant del’entreprise : et jamais plus, depuis lors, Joseph Finsburyn’eut à se préoccuper de l’ennuyeux souci des affaires. Laissantson commerce et ses pupilles entre les mains du capable Écossais,il entreprit un long voyage sur le continent et jusqu’en AsieMineure.

Avec une Bible polyglotte dans une main et unmanuel de conversation dans l’autre, il se fraya successivement sonchemin à travers les gens de douze langues différentes. Il abusa dela patience des interprètes, sauf à les payer (le juste prix),quand il ne pouvait pas obtenir leurs services gratuitement ;et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il remplit une foule de carnetsdu résultat de ses observations.

Il employa plusieurs années à ces fructueusesconsultations du grand livre de la vie humaine, et ne revint enAngleterre que lorsque l’âge de ses pupilles exigea de sa part unsurcroît de soins. Les deux garçons avaient été placés dans uneécole, – à bon marché, cela va de soi, – mais en somme assez bonne,et où ils avaient reçu une saine éducation commerciale : tropsaine même, peut-être, étant donné que le commerce des cuirs setrouvait alors dans une situation qui aurait gagné à n’être pasexaminée de très près.

Le fait est que, quand Joseph s’était préparéà rendre à ses neveux ses comptes de tutelle, il avait découvert, àson grand chagrin, que l’héritage de son frère Jacques ne s’étaitpas agrandi, sous son protectorat. En supposant qu’il abandonnât àses deux neveux jusqu’au dernier centime de sa fortune personnelle,il avait constaté qu’il aurait encore à leur avouer un déficit desept mille huit cents livres. Et quand ces faits furent communiquésaux deux frères, en présence d’un avoué, Maurice Finsbury menaçason oncle de toutes les sévérités de la loi : je crois bienqu’il n’aurait pas hésité (malgré les liens du sang) à recourirjusqu’aux mesures les plus extrêmes, si son avoué ne l’en avaitretenu.

– Jamais vous ne parviendrez à tirer dusang d’une pierre ! lui avait dit, judicieusement, cet hommede loi.

Et Maurice comprit la justesse du proverbe, etse résigna à passer un compromis avec son oncle. D’un côté, Josephrenonçait à tout ce qu’il possédait, et reconnaissait à son neveuune forte part dans la tontine, qui commençait à devenir unespéculation des plus sérieuses ; de l’autre côté, Maurices’engageait à entretenir à ses frais son oncle ainsi que missHazeltine (dont la petite fortune avait disparu avec le reste), età leur servir, à chacun, une livre sterling par mois, comme monnaiede poche.

Cette subvention était plus que suffisantepour les besoins du vieillard. On a peine à comprendre comment, aucontraire, elle pouvait suffire à la jeune fille, qui avait à sevêtir, à se coiffer, etc., sur ce seul argent ; mais elle yparvenait, Dieu sait par quel moyen, et, chose plus étonnanteencore, elle ne se plaignait jamais. Elle était d’ailleurssincèrement attachée à son gardien, en dépit de la parfaiteincompétence de celui-ci à veiller sur elle. Du moins ne s’était-iljamais montré dur ni méchant à son égard, et, en fin de compte, ily avait peut-être quelque chose d’attendrissant dans la curiositéenfantine qu’il éprouvait pour toutes les connaissances inutiles,comme aussi dans l’innocent délice que lui procurait le moindretémoignage d’admiration qu’on lui accordait. Toujours est-il que,bien que l’avoué eût loyalement prévenu Julia Hazeltine que lacombinaison de Maurice constituait pour elle un dommage,l’excellente fille s’était refusée à compliquer encore les embarrasde l’oncle Joseph. Et ainsi le compromis était entré envigueur.

Dans une grande, sombre, lugubre maison deJohn Street, Bloomsbury, ces quatre personnes demeuraientensemble : en apparence une famille, en réalité uneassociation financière. Julia et l’oncle Joseph étaient,naturellement, deux esclaves. Jean, tout absorbé par sa passionpour le banjo, le café-concert, la buvette d’artistes etles journaux de sport, était un personnage condamné de naissance àne jouer jamais qu’un rôle secondaire. Et, ainsi, toutes les peineset toutes les joies du pouvoir se trouvaient entièrement dévolues àMaurice.

On sait l’habitude qu’ont prise les moralistesde consoler les faibles d’esprit en leur affirmant que, dans toutevie, la somme des peines et celle des joies se balancent, ou à peude chose près ; mais, certes, sans vouloir insister surl’erreur théorique de cette pieuse mystification, je puis affirmerque, dans le cas de Maurice, la somme des amertumes dépassait debeaucoup celle des douceurs. Le jeune homme ne s’épargnait aucunefatigue à lui-même, et n’en épargnait pas non plus auxautres : c’était lui qui réveillait les domestiques, quiserrait sous clef les restes des repas, qui goûtait les vins, quicomptait les biscuits. Des scènes pénibles avaient lieu, chaquesamedi, lors de la revision des factures, et la cuisinière étaitsouvent changée, et souvent les fournisseurs, sur le palier deservice, déversaient tout leur répertoire d’injures, à propos d’unedifférence de trois liards. Aux yeux d’un observateur superficiel,Maurice Finsbury aurait risqué de passer pour un avare ; à sespropres yeux, il était simplement un homme qui avait été volé. Lemonde lui devait 7.800 livres sterling, et il était bien résolu àse les faire repayer.

Mais c’était surtout dans sa conduite avecJoseph que se manifestait clairement le caractère de Maurice.L’oncle Joseph était un placement sur lequel le jeune hommecomptait beaucoup : aussi ne reculait-il devant rien pour sele conserver. Tous les mois, le vieillard, malade ou non, avait àsubir l’examen minutieux d’un médecin. Son régime, son vêtement,ses villégiatures, tout cela lui était administré comme la bouillieaux enfants. Pour peu que le temps fût mauvais, défense de sortir.En cas de beau temps, à neuf heures précises du matin l’oncleJoseph devait se trouver dans le vestibule ; Maurice voyaits’il avait des gants, et si ses souliers ne prenaient pasl’eau ; après quoi, les deux hommes s’en allaient au bureau,bras dessus bras dessous. Promenade qui n’avait sans doute rien debien gai, car les deux compagnons ne prenaient aucune peine pouraffecter vis-à-vis l’un de l’autre des sentiments amicaux :Maurice n’avait jamais cessé de reprocher à son tuteur le déficitdes 7.800 livres, ni de déplorer la charge supplémentaireconstituée par Miss Hazeltine ; et Joseph, tout bonenfant qu’il fût, éprouvait pour son neveu quelque chosequi ressemblait beaucoup à de la haine. Et encore l’allern’était-il rien en comparaison du retour : car la simple vuedu bureau, sans compter tous les détails de ce qui s’y passait,aurait suffi pour empoisonner la vie des deux Finsbury.

Le nom de Joseph était toujours inscrit sur laporte, et c’était toujours encore lui qui avait la signature deschèques ; mais tout cela n’était que pure manœuvre politiquede la part de Maurice, destinée à décourager les autres membres dela tontine. En réalité, c’était Maurice lui-même quis’occupait de l’affaire des cuirs ; et je dois ajouter quecette affaire était pour lui une source inépuisable de chagrins. Ilavait essayé de la vendre, mais n’avait reçu que des offresdérisoires. Il avait essayé de l’étendre, et n’était parvenu qu’àen étendre les charges ; de la restreindre, et c’étaitseulement les profits qu’il était parvenu à restreindre. Personnen’avait jamais su tirer un sou de cette affaire de cuirs, exceptéle « capable » Écossais, qui, lorsque Maurice l’avaitcongédié, s’était installé dans le voisinage de Banff, et s’étaitconstruit un château avec ses bénéfices. La mémoire de cefallacieux Écossais, Maurice ne manquait pas un seul jour à lamaudire, tandis que, assis dans son cabinet, il ouvrait soncourrier, avec le vieux Joseph assis à une autre table, etattendant ses ordres de l’air le plus maussade, ou bien,furieusement, griffonnant sa signature sur il ne savait quoi. Etlorsque l’Écossais poussa le cynisme jusqu’à envoyer une annonce deson mariage (avec Davida, fille aînée du Révérend Baruch Mac Craw),le malheureux Maurice crut bien qu’il allait avoir une attaque.

Les heures de présence au bureau avaient été,peu à peu, réduites au minimum honnêtement possible. Si profond quefût chez Maurice le sentiment de ses devoirs (envers lui-même), cesentiment n’allait pas jusqu’à lui donner le courage de s’attarderentre les quatre murs de son bureau, avec l’ombre de la banqueroutes’y allongeant tous les jours. Après quelques heures d’attente,patron et employés poussaient un soupir, s’étiraient, et sortaient,sous prétexte de se recueillir pour l’ennui du lendemain. Alors, lemarchand de cuirs ramenait son capital vivant jusqu’à John Street,comme un chien de salon ; après quoi, l’ayant emmuré dans lamaison, il repartait lui-même pour explorer les boutiques desbrocanteurs, en quête de bagues à cachets, l’unique passion de savie.

Quant à Joseph, il avait plus que la vanitéd’un homme, – il avait la vanité d’un conférencier. Il avouaitqu’il avait eu des torts, encore qu’on eût péché contre lui(notamment le « capable » Écossais) plus qu’il n’avaitpéché lui-même. Mais il déclarait que, eût-il trempé ses mains dansle sang, il n’aurait tout de même pas mérité d’être ainsi traîné enlaisse par un jeune morveux, d’être tenu captif dans le cabinet desa propre maison de commerce, d’être sans cesse poursuivi decommentaires mortifiants sur toute sa carrière passée, de voir,chaque matin, son costume examiné de haut en bas, son colletrelevé, la présence de ses mitaines sur ses mains sévèrementcontrôlée, et d’être promené dans la rue et reconduit chez luicomme un bébé aux soins d’une nourrice. À la pensée de tout cela,son âme se gonflait de venin. Il se hâtait d’accrocher à unepatère, dans le vestibule, son chapeau, son manteau, et lesodieuses mitaines, et puis de monter rejoindre Julia et ses carnetsde notes. Le salon de la maison, au moins, était à l’abri deMaurice : il appartenait au vieillard et à la jeune fille.C’était là que celle-ci cousait ses robes ; c’était là quel’oncle Joseph tachait d’encre ses lunettes, tout au bonheurd’enregistrer des faits sans conséquences, ou de recueillir leschiffres de statistiques imbéciles.

Souvent, pendant qu’il était au salon avecJulia, il déplorait la fatalité qui avait fait de lui un desmembres de la tontine.

– Sans cette maudite tontine,gémissait-il un soir, Maurice ne se soucierait pas de megarder ! Je pourrais être un homme libre, Julia ! Et ilme serait si facile de gagner ma vie en donnant desconférences !

– Certes, cela vous serait facile !– répondait Julia, qui avait un cœur d’or. – Et c’est lâche etvilain, de la part de Maurice, de vous priver d’une chose qui vousamuse tant !

– Vois-tu, mon enfant, c’est un être sansintelligence ! s’écriait Joseph. Songe un peu à la magnifiqueoccasion de s’instruire qu’il a ici, sous la main, et que cependantil néglige ! La somme de connaissances diverses dont jepourrais lui faire part, Julia, si seulement il consentait àm’écouter, cette somme, il n’y a pas de mots pour t’en donner uneidée !

– En tout cas, mon cher oncle, vous devezbien prendre garde de ne pas vous agiter ! observait doucementJulia. Car, vous savez, pour peu que vous ayez l’air d’êtresouffrant, on enverra aussitôt chercher le médecin !

– C’est vrai, mon enfant, tu asraison ! répondait le vieillard. Oui, je vais essayer deprendre sur moi ! L’étude va me rendre du calme !

Et il allait chercher sa galerie decarnets.

– Je me demande, hasardait-il, je medemande si, pendant que tu travailles de tes mains, cela net’intéresserait pas d’entendre…

– Mais oui, mais oui, celam’intéresserait beaucoup ! – s’écriait Julia. – Allons,lisez-moi une de vos observations !

Aussitôt le carnet était ouvert, et leslunettes raffermies sur le nez, comme si le vieillard voulaitempêcher toute rétractation possible de la part de sonauditrice.

– Ce que je me propose de te lireaujourd’hui, commença-t-il un certain soir, après avoir toussé pours’éclaircir la voix, ce sera, si tu veux bien me le permettre, lesnotes recueillies par moi, à la suite d’une très importanteconversation avec un courrier syrien appelé David Abbas. – Abbas,tu l’ignores peut-être, est le nom latin d’abbé. – Les résultats decet entretien compensent bien le prix qu’il m’a coûté, car, commeAbbas paraissait d’abord un peu impatienté des questions que je luiposais sur divers points de statistique régionale, je me suistrouvé amené à le faire boire à mes frais. Tiens, voici cesnotes !

Mais au moment où, après avoir de nouveautoussé, il s’apprêtait à entamer sa lecture, Maurice fit irruptiondans la maison, appela vivement son oncle, et, dès l’instantsuivant, envahit le salon, brandissant dans sa main un journal dusoir.

Et, en vérité, il revenait chargé d’une grandenouvelle. Le journal annonçait la mort du lieutenant général sirGlasgow Beggar, K. C. S. I., K. C. M. G., etc. Cela signifiait quela tontine n’avait plus désormais que deux membres : les deuxfrères Finsbury. Enfin, la chance était venue pourMaurice !

Ce n’était pas que les deux frères fussent, nieussent jamais été, grands amis. Lorsque le bruit s’était répandudu voyage de Joseph en Asie Mineure, Masterman, casanier ettraditionnel, s’était exprimé avec irritation. « Je trouve laconduite de mon frère simplement indécente ! avait-il murmuré.Retenez ce que je vous dis : il finira par aller jusqu’au PôleNord ! Un vrai scandale pour un Finsbury ! » Et cesamères paroles avaient été, plus tard, rapportées au voyageur.Affront pire encore, Masterman avait refusé d’assister à laconférence sur l’Éducation, ses buts, ses objets, son utilitéet sa portée, bien qu’une place lui eût été réservée surl’estrade. Depuis lors, les deux frères ne s’étaient pas revus.Mais, d’autre part, jamais ils ne s’étaient ouvertementquerellés : de telle sorte que tout portait à croire qu’uncompromis entre eux serait chose facile à conclure. Joseph (de parl’ordre de Maurice) avait à se prévaloir de sa situation decadet ; et Masterman avait toujours eu la réputation de n’êtreni avare ni mauvais coucheur. Oui, tous les éléments d’un compromisentre les deux frères se trouvaient réunis ! Et Maurice, dèsle lendemain, – tout animé par la perspective de pouvoir rentrerenfin dans ses 7.800 livres sterling, – se précipita dans lecabinet de son cousin Michel.

Michel Finsbury était une sorte de personnagecélèbre. Lancé de très bonne heure dans la loi, et sans direction,il était devenu le spécialiste des affaires douteuses. On leconnaissait comme l’avocat des causes désespérées : on lesavait homme à extraire un témoignage d’une bûche, ou à faireproduire des intérêts à une mine d’or. Et, en conséquence, soncabinet était assiégé par la nombreuse caste de ceux qui ont encoreun peu de réputation à perdre, et qui se trouvent sur le point deperdre ce peu qui leur en reste ; de ceux qui ont fait desconnaissances fâcheuses, qui ont égaré des papiers compromettants,ou qui ont à souffrir des tentatives de chantage de leurs anciensdomestiques. Dans la vie privée, Michel était un homme deplaisir : mais son expérience professionnelle lui avait donné,par contraste, un grand goût des placements solides et de toutrepos. Enfin, détail plus encourageant encore, Maurice savait queson cousin avait toujours pesté contre l’histoire de latontine.

Ce fut donc avec presque la certitude deréussir que Maurice se présenta devant son cousin, ce matin-là, et,fiévreusement, se mit en devoir de lui exposer son plan. Pendant unbon quart d’heure, l’avoué, sans l’interrompre, le laissa insistersur les avantages manifestes d’un compromis qui permettrait auxdeux frères de se partager le total de la tontine. Enfin, Mauricevit son cousin se lever de son fauteuil et sonner pour appeler uncommis.

– Eh bien ! décidément, Maurice, ditMichel, ça ne va pas !

En vain le marchand de cuirs plaida etraisonna, et revint tous les jours suivants pour continuer àplaider et à raisonner. En vain, il offrit un boni demille, de deux mille, de trois mille livres. En vain, il offrit, aunom de son oncle Joseph, de se contenter d’un tiers de la tontineet de laisser à Michel et à son père les deux autres tiers.Toujours l’avoué lui faisait la même réponse :

– Ça ne va pas !

– Michel ! s’écria enfin Maurice, jene comprends pas où vous voulez en venir ! Vous ne répondezpas à mes arguments, vous ne dites pas un mot ! Pour ma part,je crois que votre seul objet est de me contrarier !

L’avoué sourit avec bienveillance.

– Il y a une chose que vous pouvezcroire, en tout cas, dit-il : c’est que je suis résolu à nepas tenir compte de votre proposition ! Vous voyez que je suisun peu plus expansif, aujourd’hui : parce que c’est ladernière fois que nous causons de ce sujet !

– La dernière fois ! s’écriaMaurice.

– Oui ! mon bon, parfaitement !Le coup de l’étrier ! répondit Michel. Je ne peux pas voussacrifier tout mon temps ! Et, à ce propos, vous-même,n’avez-vous donc rien à faire ? Le commerce des cuirs va-t-ildonc tout seul, sans que vous ayez besoin de vous enoccuper ?

– Oh ! vous ne cherchez qu’à mecontrarier ! grommela Maurice, furieux. Vous m’avez toujourshaï et méprisé, depuis l’enfance !

– Mais non, mais non, je n’ai jamaissongé à vous haïr ! répliqua Michel de son ton le plusconciliant. Au contraire, j’ai plutôt de l’amitié pour vous :vous êtes un personnage si étonnant, si imprévu, si romantique, aumoins à vous voir du dehors !

– Vous avez raison ! dit Mauricesans l’écouter. Il est inutile que je revienne ici ! Je verraivotre père lui-même !

– Oh ! non, vous ne le verrezpas ! dit Michel. Personne ne peut le voir !

– Je voudrais bien savoir pourquoi ?cria son cousin.

– Pourquoi ? Je n’en ai jamais faitun secret : parce qu’il est trop souffrant !

– S’il est aussi souffrant que vous ledites, cria Maurice, raison de plus pour que vous acceptiez maproposition ! Je veuxvoir votre père !

– Vraiment ? demanda Michel.

Sur quoi, se levant, il sonna son commis.

Cependant le moment était venu où, de l’avisde sir Faraday Bond – l’illustre médecin dont tout nos lecteursconnaissent certainement le nom, ne serait-ce que pour l’avoir vuau bas de bulletins de santé publiés dans les journaux –l’infortuné Joseph, cette oie dorée, avait à être transporté àl’air plus pur de Bournemouth. Et, avec lui, toute la famille allas’installer dans cet élégant désert de villas : Julia ravie,parce qu’il lui arrivait parfois, à Bournemouth, de faire desconnaissances ; Jean, désolé, car tous ses goûts étaient enville ; Joseph parfaitement indifférent à l’endroit où il setrouvait, pourvu qu’il eût sous la main une plume, de l’encre, etquelques journaux ; enfin Maurice lui-même assez content, ensomme, d’espacer un peu ses visites au bureau et d’avoir du loisirpour réfléchir à sa situation.

Le pauvre garçon était prêt à tous lessacrifices ; tout ce qu’il demandait était de rentrer dans sonargent et de pouvoir envoyer promener le commerce des cuirs :de telle sorte que, étant donnée la modération de ses exigences, illui paraissait bien étrange qu’il ne trouvât pas un moyen d’amenerMichel à composition. « Si seulement je pouvais deviner lesmotifs qui le portent à refuser mon offre ! » Il serépétait cela indéfiniment. Et, le jour, en se promenant dans lesbois de Branksome, la nuit, en se retournant sur son lit, à table,en oubliant de manger, au bain, en oubliant de se rhabiller,toujours il avait l’esprit hanté de ce problème :« Pourquoi Michel a-t-il refusé ? »

Enfin, une nuit, il s’élança dans la chambrede son frère, qu’il réveilla par de fortes secousses.

– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?demanda Jean.

– Julia va repartir demain !répondit Maurice. Elle va rentrer à Londres, mettre la maison enétat, et engager une cuisinière. Et, après-demain, nous la suivronstous !

– Oh ! bravo ! s’écria Jean.Mais pourquoi ?

– Jean, j’ai trouvé ! répliquagravement son frère.

– Trouvé quoi ? demanda Jean.

– Trouvé pourquoi Michel ne veut pasaccepter mon compromis ! dit Maurice. Et c’est parce qu’il nepeut pas l’accepter ! C’est parce que l’oncleMasterman est mort, et qu’il le cache !

– Dieu puissant ! s’écrial’impressionnable Jean. Mais pour quel motif ? Dans quelintérêt ?

– Pour nous empêcher de toucher lebénéfice de la tontine ! dit son frère.

– Mais il ne le peut pas ! objectaJean. Tu as le droit d’exiger un certificat de médecin !

– Et n’as-tu jamais entendu parler demédecins qui se laissent corrompre ? demanda Maurice. Ils sontaussi communs que les fraises dans les bois ; tu peux entrouver à volonté pour trois livres et demie par tête.

– Je sais bien que, pour ma part, je nemarcherais pas à moins de cinquante livres ! ne put s’empêcherde déclarer Jean.

– Et, ainsi, Michel compte nous mettrededans ! poursuivit Maurice. Sa clientèle diminue, saréputation baisse, et, évidemment, il a un plan : car legaillard est terriblement malin. Mais je suis malin, moi aussi, etpuis j’ai pour moi la force du désespoir. J’ai perdu 7.800 livresquand je n’étais encore qu’un orphelin en tutelle !

– Oh ! ne recommence pas à nousennuyer avec cette histoire ! interrompit Jean. Tu sais bienque tu as déjà perdu bien plus d’argent à vouloir rattrapercelui-là !

Chapitre 2OÙ MAURICE S’APPRÊTE À AGIR

En conséquence, quelques jours après, lestrois membres mâles de cette triste famille auraient pu êtreobservés (par un lecteur de F. du Boisgobey) prenant le train deLondres, à la gare de Bournemouth. Le temps, suivant l’affirmationdu baromètre, était « variable », et Joseph portait lecostume adapté à cette température dans l’ordonnance de sir FaradayBond ; car cet éminent praticien, comme l’on sait, n’est pasmoins strict en matière de vêtement que de régime.

J’ose dire qu’il y a peu de personnes d’unesanté délicate qui n’aient au moins essayé de vivre conformémentaux prescriptions de sir Faraday Bond. « Évitez les vinsrouges, madame, – toutes mes lectrices se sont certainement entendudire cela, – évitez les vins rouges, le gigot d’agneau, lesmarmelades d’oranges et le pain non grillé ! Mettez-vous aulit tous les soirs, à dix heures trois quarts, et (s’il vous plaît)habillez-vous de flanelle hygiénique du haut en bas ! Àl’extérieur, la fourrure de martre me paraît indiquée !N’oubliez pas non plus de vous procurer une paire de bottines de lamaison Dall et Crumbie ! » Et puis, très probablement,après que vous aviez déjà payé votre visite, sir Faraday vous aurarappelée, sur le seuil de son cabinet, pour ajouter, d’un tonparticulièrement catégorique : « Encore une précautionindispensable : si vous voulez rester en vie, évitezl’esturgeon bouilli ! »

L’infortuné Joseph était soumis avec unerigueur effroyable au régime de sir Faraday Bond. Il avait à sespieds les bottines de santé ; son pantalon et son vestonétaient de véritable drap à ventilation ; sa chemise était deflanelle hygiénique (d’une qualité quelque peu au rabais, pour direvrai), et il se trouvait drapé jusqu’aux genoux dans l’inévitablepelisse en fourrure de martre. Les employés même de la gare deBournemouth pouvaient reconnaître, dans ce vieux monsieur, unecréature de sir Faraday, qui, du reste, envoyait tous ses patientsvers cette villégiature. Il n’y avait, dans la personne de l’oncleJoseph, qu’un seul indice d’un goût individuel : à savoir, unecasquette de touriste, avec une visière pointue. Toutes lesinstances de Maurice avaient échoué devant l’obstination duvieillard à porter ce couvre-chef, qui lui rappelait l’émotionéprouvée par lui, naguère, lorsqu’il avait fui devant un chacal àmoitié mort, dans les plaines d’Éphèse.

Les trois Finsbury montèrent dans leurcompartiment, où ils se mirent aussitôt à se quereller :circonstance insignifiante en soi, mais qui se trouva être, toutensemble, extrêmement malheureuse pour Maurice et – j’ose le croire– heureuse pour mon lecteur. Car si Maurice, au lieu de s’absorberdans sa querelle, s’était penché un moment à la portière de sonwagon, l’histoire qu’on va lire n’aurait pas pu être écrite.Maurice, en effet, n’aurait pas manqué d’observer l’arrivée sur lequai et l’entrée dans un compartiment voisin d’un second voyageurvêtu de l’uniforme de sir Faraday Bond. Mais le pauvre garçon avaitautre chose en tête, une chose qu’il considérait (et Dieu saitcombien il se trompait !) comme bien plus importante que debaguenauder sur le quai avant le départ du train.

– Jamais on n’a vu rien de pareil !– s’écria-t-il, sitôt assis, reprenant une discussion qui n’avaitpour ainsi dire pas cessé depuis le matin. – Ce billet n’est pas àvous ! Il est à moi !

– Il est à mon nom ! répliqua levieillard avec une obstination mêlée d’amertume. J’ai le droit defaire ce qui me plaît avec mon argent !

Le « billet » était un chèque dehuit cents livres sterling, que Maurice, pendant le déjeuner, avaitremis à son oncle pour qu’il le signât, et que le vieillard avait,simplement, empoché.

– Tu l’entends, Jean ! fit Maurice.Son argent ! Mais il n’y a pas jusqu’aux vêtementsqu’il a sur le dos qui ne m’appartiennent !

– Laisse-le tranquille ! grommelaJean. Vous commencez à m’exaspérer, tous les deux !

– Ce n’est point là une manièreconvenable de parler à votre oncle, Monsieur ! cria Joseph. Jesuis résolu à ne plus tolérer ce manque d’égards ! Vous êtesune paire de jeunes drôles extrêmement grossiers, impudents, etignorants ; et j’ai décidé de mettre un terme à cet état dechoses !

– Peste ! fit l’aimable Jean.

Mais Maurice ne prit pas l’affaire avec autantde philosophie. L’acte imprévu d’insubordination de son onclel’avait tout bouleversé ; et les dernières paroles duvieillard ne lui annonçaient rien de bon. Il lançait à l’oncleJoseph des coups d’œil inquiets.

– Bon ! bon ! finit-il pardire. Nous verrons à régler tout cela quand nous serons àLondres !

Joseph, en réponse, ne l’honora pas même d’unregard. De ses mains tremblantes, il ouvrit un numéro duMécanicien anglais, et, avec ostentation, se plongea dansl’étude de ce périodique.

– Je me demande ce qui a pu le rendretout à coup si rebelle ? songeait son neveu. Voilà, en toutcas, un incident qui ne me plaît guère !

Et il se grattait le nez, signe habituel d’unelutte intérieure. Cependant, le train poursuivait sa route àtravers le monde, emportant avec lui sa charge ordinaired’humanité, parmi laquelle le vieux Joseph, qui faisait semblantd’être plongé dans son journal, et Jean, qui sommeillait sur lesanecdotes soi-disant comiques du Lisez-moi ! etMaurice, qui roulait dans sa tête tout un monde de ressentiments,de soupçons, et d’alarmes. C’est ainsi que le train dépassa laplage de Christ-Church, Herne avec ses bois de sapins, Ringswood,d’autres stations encore. Avec un petit retard, mais qui n’avaitlui-même rien que de normal, il arriva à une station au milieu dela Forêt-Neuve, – une station que je vais déguiser sous lepseudonyme de Browndean, pour le cas où la Compagnie duSouth-Western s’aviserait de prendre ombrage de mesrévélations.

De nombreux voyageurs mirent le nez à lafenêtre de leur compartiment. De leur nombre fut précisément levieux monsieur dont Maurice avait négligé d’observer l’entrée dansle train. Et l’on me permettra de profiter de l’occasion pour dire,ici, quelques mots de ce personnage : car, d’abord, cela medispensera de revenir sur son compte, et puis je crois bien que,durant tout le cours de mon histoire, je ne rencontrerai plus unautre personnage aussi respectable. Son nom n’importe pas àconnaître, mais bien sa manière de vivre. Ce vieux gentleman avaitpassé sa vie à errer à travers l’Europe ; et, comme, enfin,trente ans de lecture du Galignani’s Messenger lui avaientfatigué la vue, il était tout à coup rentré en Angleterre pourconsulter un oculiste. De l’oculiste chez le dentiste, et decelui-ci chez le médecin, c’est la gradation inévitable.Actuellement, notre vieux gentleman était entre les mains de sirFaraday Bond ; vêtu de drap à ventilation, et expédié envillégiature à Bournemouth ; et il retournait à Londres, savillégiature achevée, pour rendre compte de sa conduite à l’éminentpraticien. C’était un de ces vieux Anglais banals et monotones quenous avons tous vus, cent fois, entrer à la table d’hôte où nousmangions, à Cologne, à Salzbourg, à Venise. Tous les directeursd’hôtels de l’Europe connaissent par leurs noms la série complètede ces voyageurs, et cependant si, demain, la série complète venaità disparaître d’un seul coup, personne ne s’aviserait de remarquerson absence. Ce voyageur-là, en particulier, était d’une inutilitépresque désolante. Il avait réglé sa note, à Bournemouth, avant departir ; tous ses biens meubles se trouvaient déposés, sousles espèces de deux malles, dans le fourgon aux bagages. Au cas desa brusque disparition, les malles, après le délai réglementaire,seraient vendues à un juif comme bagages non réclamés ; levalet de chambre de sir Faraday Bond se verrait privé, à la fin del’année, de quelques shillings de pourboire ; les diversdirecteurs d’hôtels de l’Europe, à la même date, constateraient unelégère diminution dans leurs bénéfices : et ce serait tout,littéralement tout. Et peut-être le vieux gentleman pensait-il àquelque chose comme ce que je viens de dire, car il avait la mineassez mélancolique, lorsqu’il rentra son crâne chauve dansl’intérieur du wagon, et que le train se remit à fumer sous lepont, et au delà, avec une vitesse accélérée, passant tour à tour àtravers les fourrés et les clairières de la Forêt-Neuve.

Mais voici que, à quelques centaines de mètresde Browndean, il y eut un arrêt brusque. Maurice Finsbury eutconscience d’un soudain bruit de voix, et se précipita vers lafenêtre. Des femmes hurlaient, des hommes sautaient sur le rebordde la voie ; les employés du train leur criaient de resterassis à leurs places. Et puis le train commença lentement à reculervers Browndean ; et puis, la minute suivante, tous ces bruitsdivers se perdirent dans le sifflement apocalyptique et le choctonnant de l’express qui accourait en sens opposé.

Le bruit final de la collision, Maurice nel’entendit pas. Peut-être s’était-il évanoui ? Il eutseulement un vague souvenir d’avoir vu, comme dans un rêve, sonwagon se renverser et tomber en pièces, comme une tour de cartes.Et le fait est que, lorsqu’il revint à lui, il gisait sur le sol,avec un vilain ciel gris au-dessus de sa tête, qui lui faisaitaffreusement mal. Il porta la main à son front, et ne fut passurpris de constater qu’elle était rouge de sang. L’air étaitrempli d’un bourdonnement intolérable, dont Maurice pensa qu’ilcesserait de l’entendre quand la conscience aurait achevé de luirevenir. C’était comme le bruit d’une forge en travail.

Et bientôt, sous l’aiguillon instinctif de lacuriosité, il se redressa, s’assit et regarda autour de lui. Lavoie, en cet endroit, montait avec un brusque détour. Et, de toutesparts, l’environnant, Maurice aperçut les restes du train deBournemouth. Les débris de l’express descendant étaient, en majeurepartie, cachés derrière les arbres ; mais, tout juste autournant, sous des nuages d’une vapeur noire, Maurice vit ce quirestait des deux machines, l’une sur l’autre. Le long de la voie,des gens couraient, çà et là, et criaient en courant ;d’autres gisaient, immobiles, comme des vagabonds endormis.

Brusquement Maurice eut une idée :« Il y a eu un accident ! » songea-t-il, et laconscience de sa perspicacité lui rendit un peu de courage. Presqueau même instant, ses yeux tombèrent sur Jean, étendu près de lui,et d’une pâleur effrayante. « Mon pauvre vieux ! monpauvre copain ! » se dit-il, retrouvant je nesais où un vieux terme d’école. Après quoi, avec une tendresseenfantine, il prit dans sa main la main de son frère. Et bientôt,au contact de cette main, Jean rouvrit les yeux, se rassit ensursaut, et remua les lèvres, sans parvenir à en faire sortir aucunson. « Bis ! bis ! » proféra-t-il enfin, d’unevoix de fantôme.

Le bruit de forge et la fumée persistaientintolérablement. « Fuyons cet enfer ! » s’écriaMaurice. Et les deux jeunes gens s’aidèrent l’un l’autre à seremettre sur pied, se secouèrent, et considérèrent la scènefunèbre, autour d’eux.

Au même instant, un groupe de personness’approcha d’eux.

– Êtes-vous blessés ? leur cria unpetit homme dont le visage blême était tout baigné de sueur, et,qui, à la façon dont il dirigeait le groupe, devait évidemment êtreun médecin.

Maurice montra son front ; le petithomme, après avoir haussé les épaules, lui tendit un flacond’eau-de-vie.

– Tenez, dit-il, buvez une gorgée dececi, et passez ensuite le flacon à votre ami, qui paraît en avoirencore plus besoin que vous ! Et puis, après cela, venez avecnous ! Il faut que tout le monde nous aide ! Il y a fortà faire ! Vous pourrez toujours vous rendre utiles, neserait-ce qu’en allant chercher des brancards !

À peine le médecin et sa suite s’étaient-ilséloignés que Maurice, sous l’influence vivifiante du cordial,acheva de reprendre conscience de lui-même.

– Seigneur ! s’écria-t-il. Etl’oncle Joseph ?

– Au fait, dit Jean, où peut-il biens’être fourré ? Il ne doit pas être loin ! J’espère quele pauvre vieux n’est pas trop endommagé !

– Viens m’aider à le chercher ! ditMaurice, d’un ton tout particulier de farouche résolution.

Puis, soudain, il éclata :

– Et s’il était mort ? gémit-il, enmontrant le poing au ciel.

Çà et là, les deux frères couraient, examinantles visages des blessés, retournant les morts. Ils avaient passé enrevue, de cette façon, une bonne vingtaine de personnes ; ettoujours aucune trace de l’oncle Joseph. Mais, bientôt, leurenquête les rapprocha du centre de la collision, où les deuxmachines continuaient à vomir de la fumée avec un vacarmeassourdissant. C’était une partie de la voie où le médecin et sasuite n’étaient pas encore parvenus. Le sol, surtout à la marge dubois, était plein d’aspérités : ici un fossé, là une buttesurmontée d’un buisson de genêts. Bien des corps pouvaient êtrecachés dans cet endroit ; et les deux jeunes neveuxl’explorèrent comme des chiens pointers après une chasse.Et tout à coup Maurice, qui marchait en tête, s’arrêta et étenditson index d’un geste tragique. Jean suivit la direction du doigt deson frère.

Au fond d’un trou de sable gisait quelquechose qui, naguère, avait été une créature humaine. Le visage étaitaffreusement mutilé, au point d’être tout à faitméconnaissable ; mais les deux jeunes gens n’avaient pasbesoin de reconnaître le visage. Le crâne chauve parsemé de rarescheveux blancs, la pelisse de martre, le drap à ventilation, laflanelle hygiénique, – tout, jusqu’aux bottines de santé deMM. Dall et Crumbie, – tout attestait que ce corps était celuide l’oncle Joseph. Seule, la casquette à visière pointue devaits’être égarée dans le cataclysme, car le mort était tête nue.

– La pauvre vieille bête ! fit Jean,avec une pointe de véritable émotion. Je donnerais bien dix livrespour que nous ne l’eussions pas embarqué dans ce train !

Mais c’était une émotion d’une tout autrenature qui se lisait sur le visage de Maurice, pendant qu’ilrestait penché sur le cadavre. Il songeait à cette nouvelle etsuprême injustice de la destinée. Il avait été volé de 7.800 livrespendant qu’il était un orphelin en tutelle ; il avait étéengagé par force dans une affaire de cuirs qui ne marchaitpas ; il avait été encombré de Miss Julia ; son cousinavait projeté de le dépouiller du bénéfice de la tontine ; ilavait supporté tout cela, – il pouvait presque dire avec dignité, –et voilà maintenant qu’on lui avait tué son oncle !

– Vite ! dit-il à son frère, d’unevoix haletante, prends-le par les pieds ; il faut que nous lecachions dans le bois ! Je ne veux pas que d’autres puissentle trouver !

– Quelle farce ! s’écria Jean. Àquoi bon ?

– Fais ce que je dis ! répliquaMaurice en saisissant le cadavre par les épaules. Veux-tu donc queje l’emporte à moi seul ?

Ils se trouvaient à la lisière du bois ;en dix ou douze pas, ils furent à couvert, et, un peu plus loin,dans une clairière sablonneuse, ils déposèrent leur fardeau ;après quoi, s’étant redressés, ils le considérèrentmélancoliquement.

– Qu’est-ce que tu comptes enfaire ? murmura Jean.

– L’enterrer, naturellement !répondit Maurice.

Il ouvrit son couteau de poche, et commença àcreuser le sable.

– Jamais tu n’arriveras à rien avec toncouteau ! objecta son frère.

– Si tu ne veux pas m’aider, toi,misérable couard, hurla Maurice, va-t-en à tous lesdiables !

– C’est la folie la plus ridicule !fit Jean ; mais il ne sera pas dit qu’on ait pu m’accuserd’être un couard !

Et il se mit en posture d’aider son frère.

Le sol était sablonneux et léger, mais toutembarrassé de racines des sapins environnants. Les deux jeunes genss’ensanglantèrent cruellement les mains. Une heure d’un travailhéroïque, surtout de la part de Maurice, et à peine si le fosséavait huit à neuf pouces de profondeur. Dans ce fossé, le corps futplongé, tant bien que mal ; le sable fut entassé par-dessus,et puis d’autre sable, qu’on dut prendre ailleurs, non moinspéniblement. Hélas ! à l’une des extrémités du lugubre tertre,deux pieds continuaient à se projeter hors du sable, chaussés devoyantes bottines de santé.

Mais tant pis ! Les nerfs des fossoyeursétaient à bout. Maurice lui-même n’en pouvait plus. Et, pareils àdeux loups, les deux frères s’enfuirent au plus profond du fourrévoisin.

– Nous avons fait de notre mieux !dit Maurice.

– Et maintenant, répondit Jean, peut-êtreauras-tu l’obligeance de me dire ce que tout celasignifie !

– Ma parole, s’écria Maurice, si tu ne lecomprends pas de toi-même, je désespère de te le fairecomprendre !

– Oh ! j’entends bien que c’estquelque chose qui se rapporte à la tontine ! répliqua Jean.Mais je te dis que c’est pure folie ! La tontine est perdue,voilà tout !

– Je te répète que l’oncle Masterman estmort ! cria Maurice. Je le sais ; il y a en moi une voixqui me le dit !

– Oui, et l’oncle Joseph est mortaussi ! dit Jean.

– Il n’est pas mort si je ne le veuxpas ! répondit Maurice.

– Eh bien ! fit Jean, admettons quel’oncle Masterman soit mort ! En ce cas, nous n’avons qu’àdire la vérité, et à sommer Michel de faire de même !

– Tu prends toujours Michel pour unimbécile ! ricana Maurice. Ne peux-tu donc pas comprendrequ’il y a des années qu’il a préparé son coup ? Il a tout sousla main : la garde-malade, le médecin, le certificat toutprêt, mais avec la date en blanc. Que nous révélions seulementl’affaire qui vient d’arriver, et je te parie que, dans deux jours,nous apprendrons la mort de l’oncle Masterman ! Oui, maisécoute bien, Jean ! Ce que Michel peut faire, je peux le faireaussi. S’il peut me monter un bluff, je peux, moi aussi,lui en monter un ! Si son père doit vivre éternellement, ehbien ! par Dieu, mon oncle fera de même !

– Et que fais-tu de la loi, dans toutcela ? demanda Jean.

– Un homme doit avoir quelquefois lecourage d’obéir à sa conscience ! répondit Maurice avecdignité.

– Mais supposons que tu te trompes !Supposons que l’oncle Masterman soit en vie et se porte comme uncharme !

– Même en ce cas, répondit Maurice, notresituation n’est point pire qu’avant : en fait, elle estmeilleure ! L’oncle Masterman doit nécessairement mourir unjour. Tant que l’oncle Joseph vivait, il devait, lui aussi, finirpar mourir un jour : tandis que, maintenant, nous n’avons pasà redouter cette alternative. Il n’y a point de limite à lacombinaison que je propose : elle peut se prolonger jusqu’auJugement Dernier !

– Si du moins je voyais ce qu’elle est,ta combinaison ! soupira Jean. Mais, tu sais, mon pauvrevieux, tu as toujours été un si terrible rêveur !

– Je voudrais bien savoir quand j’aijamais rêvé ! s’écria Maurice. Je possède la plus bellecollection de bagues à cachets qui existe à Londres !

– Oui, mais tu sais, il y a l’affaire descuirs ! suggéra l’autre. Tu ne peux pas nier que ce soit unbouillon !

Maurice donna, en cette circonstance, unepreuve remarquable de son empire sur soi : il laissa passerl’allusion de son frère sans s’offenser, sans même répondre.

– Pour ce qui est de l’affaire qui nousoccupe en ce moment, reprit-il, une fois que nous tiendrons l’onclechez nous, à Bloomsbury, nous serons hors d’embarras. Nousl’enterrerons dans la cave, qui paraît avoir été faite expressémentpour le recevoir ; et je n’aurai plus alors qu’à me mettre enquête d’un médecin que l’on puisse corrompre.

– Et pourquoi ne pas le laisserici ? demanda Jean.

– Parce que nous avons besoin de l’avoirsous la main quand son heure viendra ! répliqua Maurice. Etpuis, parce que nous ne savons rien de ce pays-ci ! Ce boisest peut-être un lieu de promenade favori des amoureux. Non, nerêve pas à ton tour, et songe avec moi à ce qui constitue la seuledifficulté réelle que nous ayons devant nous ! Commentallons-nous transporter l’oncle à Bloomsbury ?

Plusieurs plans furent soumis, débattus, etrejetés. Il n’y avait pas à penser, naturellement, à la gare deBrowndean, qui devait être, à cette heure, un centre de curiositéset de commérages, tandis que l’essentiel était d’expédier le corpsà Londres sans que personne eût soupçon de rien. Jean proposa,timidement, un baril à bière ; mais les objections étaient sipatentes que Maurice dédaigna de les exprimer. L’achat d’une caissed’emballage parut également impraticable : pourquoi deuxgentlemen sans aucun bagage auraient-ils eu besoin d’unecaisse de cette sorte ?

– Non, nous errons sur une faussepiste ! cria enfin Maurice. La chose doit être étudiée avecplus de soin ! Suppose maintenant, – reprit-il après unsilence, parlant par morceaux de phrases comme s’il pensait touthaut, – suppose que nous louions une villa au mois ! Lelocataire d’une villa peut acheter une caisse d’emballage sansqu’on s’avise de s’en étonner. Et puis, suppose que nous louions lamaison aujourd’hui même, que, ce soir, j’achète la caisse, et que,demain matin, dans une charrette à bras que je me chargeparfaitement de conduire seul, j’emmène la caisse à Ringwood, ou àLyndhurst, ou, enfin, à n’importe quelle gare ! Rien ne nousempêche d’inscrire dessus : Échantillons, hein ?Johnny, je crois que, cette fois, j’ai mis le doigt sur lejoint !

– Au fait, cela paraît faisable !reconnut Jean.

– Il va sans dire que nous prenons despseudonymes ! poursuivit Maurice. Ce ne serait pas à faire, degarder nos vrais noms ! Que penserais-tu de« Masterman », par exemple ? Cela vous a un airdigne et posé !

– Ta, ta, ta ! je ne veuxpas m’appeler Masterman ! répliqua son frère. Tu peux prendrele nom pour toi, si cela te plaît ! Quant à moi, jem’appellerai Vance, le Grand Vance : « sans rémission lessix derniers soirs » ! Voilà un nom, au moins !

– Vance ! s’écria Maurice. Un nom declown ! Te figures-tu donc que nous jouions une pantomime pournous amuser ? Personne ne s’est jamais appelé Vance qu’aucafé-concert !

– Oui, et voilà précisément ce qui meplaît dans ce nom ! répondit Jean. Cela vous donne tout desuite une allure artiste ! Pour toi, tu peux l’appeler commetu voudras ; je tiens à Vance, et je n’en démordraipas !

– Mais il y a une foule d’autres noms dethéâtre ! supplia Maurice ; il y a Leybourne, Irving,Brough, Toole…

– C’est le nom de Vance que je veux,mille diables ! répondit Jean. Je me suis mis en tête deprendre ce nom, et j’en verrai la farce !

– Soit ! dit Maurice, qui sentaitbien que tout effort échouerait contre l’obstination de son frère.Je serai donc, moi-même, Robert Vance !

– Et moi, je serai Georges Vance !s’écria Jean, le seul original Georges Vance ! En avant lamusique pour le « seul original » !

Ayant réparé du mieux qu’ils purent ledésordre de leur costume, les deux frères Finsbury revinrent, parun détour, à Browndean, en quête d’un repas et d’une villa à louer.Ce n’est pas toujours chose facile de découvrir, au pied levé, unemaison meublée, dans un endroit qui ne fait point profession derecevoir des étrangers. Mais la bonne fortune de nos héros leurpermit de rencontrer un vieux charpentier, effroyablement sourd,qui se trouvait disposer d’une maison à louer. Cette maison, situéeà environ un kilomètre et demi de tout voisinage, leur parut siappropriée à leur besoin qu’ils échangèrent, en l’apercevant, uncoup d’œil d’espérance. À être vue de plus près, cependant, ellen’était pas sans présenter quelques inconvénients. Sa position,d’abord ; car elle était placée dans le creux d’une façon demarécage desséché, avec des arbres faisant ombre de tous les côtés,de telle sorte qu’on avait peine à y voir clair en plein jour. Etles murs étaient tachés de plaques vertes dont l’aspect seul auraitsuffi à rendre malade. Les chambres étaient petites, les plafondsbas, le mobilier purement nominal ; un étrange parfumd’humidité remplissait la cuisine, et l’unique chambre à coucher nepossédait qu’un unique lit.

Maurice, dans l’espoir d’obtenir un rabais,signala au vieux charpentier ce dernier inconvénient.

– Ma foi ! répliqua l’homme, quandenfin il eut entendu, si vous ne savez pas dormir à deux dans lemême lit, vous feriez peut-être mieux de chercher à louer unchâteau !

– Et puis, poursuivit Maurice, il n’y apas d’eau ! Comment se procure-t-on de l’eau ?

– On n’a qu’à remplir ceci à lasource qui est à deux pas ! répondit le charpentier en tapant,de sa grosse main noire, sur un baril vide installé près de laporte. Tenez ! voilà un seau pour aller à la source ! Çavraiment, c’est plutôt un plaisir !

Maurice cligna de l’œil à son frère, etprocéda à l’examen du baril. Il était presque neuf, et semblaitsolidement construit. S’ils n’avaient pas été résolus d’avance àlouer cette maison, le baril aurait achevé de les décider. Lemarché fut donc aussitôt conclu, la location du premier mois futpayée séance tenante, et, une heure après, on aurait pu observerles frères Finsbury rentrant dans leur aimable cottage,avec une énorme clef, symbole de leur location, une lampe à alcool,qui devait leur servir de cuisine, un respectable carré de porc, etun litre du plus mauvais whisky de tout le Hampshire. Etdéjà ils avaient retenu, pour le lendemain (sous le prétexte qu’ilsétaient deux peintres de paysage), une légère mais solidebrouette ; de telle manière que, lorsqu’ils prirent possessionde leur nouvelle demeure, ils furent en droit de se dire que leplus gros de leur affaire se trouvait réglé.

Jean procéda à la confection du thé, pendantque Maurice, à force d’explorer la maison, avait le bonheur deretrouver le couvercle du baril, sur une des planches de lacuisine. Ainsi le matériel d’emballage était là, au complet !À défaut de paille, les couvertures du lit pourraient fort bienservir à caler l’objet dans le baril ; aussi bien cescouvertures étaient si sales que les deux frères ne pouvaientsonger à en faire un meilleur usage. Maurice, voyant les obstacless’aplanir, se sentit pénétré d’un sentiment qui ressemblait à del’exaltation.

Et cependant il y avait encore un obstacle àaplanir : Jean allait-il consentir à demeurer seul dans lecottage ? Maurice hésita longtemps avant d’oser lui poser laquestion.

N’importe : ce fut avec une bonne humeurréelle que les deux frères s’assirent aux deux côtés de la table enbois blanc, et attaquèrent le carré de porc. Maurice triomphait desa conquête du couvercle ; et le Grand Vance se plaisait àapprouver les paroles de son frère, dans le véritable style ducafé-concert, en cognant en cadence son verre sur la table.

– L’affaire est dans le sac !s’écria-t-il enfin. Je t’avais toujours dit que c’était un barilqui convenait, pour l’expédition du colis !

– Oui, c’est vrai, tu avais raison !reprit son frère, estimant l’occasion favorable pour l’amadouer. Etmaintenant, tu sais, il faudra que tu restes ici jusqu’à ce que jet’aie fait signe ! Je dirai que l’oncle Joseph se repose àl’air reconstituant de la Forêt-Neuve. Impossible que nousrentrions à Londres ensemble, toi et moi : jamais nous nepourrions expliquer l’absence de l’oncle !

Le nez de Jean s’allongea.

– Hé là, mon petit ! déclara-t-il.Pas de ça, hein ! Tu n’as qu’à rester toi-même dans cetrou ! Moi, je ne veux pas !

Maurice eut conscience qu’il rougissait. Coûteque coûte, il fallait que Jean acceptât de rester !

– Je te prie, Jeannot, dit-il, de terappeler le montant de la tontine ! Si je réussis, nous auronschacun vingt mille livres à placer en banque ! oui, et mêmeplus près de trente que de vingt, avec les intérêts !

– Oui, mais si tu échoues ! répliquaJean. Qu’arrivera-t-il en ce cas ? Quelle sera la couleur duplacement en banque ?

– Je me chargerai de tous lesfrais ! déclara Maurice, après une longue pause. Tu ne perdraspas un sou !

– Allons ! dit Jean avec un grosrire, si toutes les dépenses sont pour toi, et pour moi la moitiédu profit, je veux bien consentir à rester ici un jour ou deux.

– Un jour ou deux ! s’exclamaMaurice, qui commençait à se fâcher et ne se contenait plus quemalaisément. Hé ! mais tu en ferais davantage pour gagner cinqlivres sur un cheval !

– Oui, peut-être ! répondit le GrandVance ; mais cela, c’est mon tempérament d’artiste !

– C’est-à-dire que ta conduite estsimplement monstrueuse ! reprit Maurice. Je prends sur moitous les risques, je paie tous les frais, je te donne la moitié desbénéfices, et tu refuses de t’imposer la moindre peine pour mevenir en aide ! Ce n’est pas convenable, ce n’est pas mêmegentil !

La véhémence de Maurice ne fut pas sans fairequelque impression sur l’excellent Vance.

– Mais, supposons, dit-il enfin, quel’oncle Masterman soit en vie, et qu’il vive encore dix ans :est-ce qu’il faudra que je pourrisse ici pendant tout cetemps-là !

– Mais non, mais non, évidemmentnon ! reprit Maurice, d’un ton plus conciliant. Je te demandeseulement un mois, au maximum. Et si l’oncle Masterman n’est pasmort au bout d’un mois, tu pourras filer à l’étranger !

– À l’étranger ? répéta vivementJean. Hé ! mais, pourquoi ne pourrais-je pas y filer tout desuite ? Qu’est-ce qui t’empêcherait de dire que l’oncle Josephet moi sommes allés reprendre des forces à Paris ?

– Allons ! ne dis pas defolies ! répliqua Maurice.

– Non ! mais enfin, réfléchis unpeu ! fit Jean. Regarde un peu autour de toi ! Cettemaison est une vraie étable à porcs, et si lugubre, et sihumide ! Tu l’as dit toi-même, tout à l’heure, qu’elle étaithumide !

– Seulement au charpentier ! précisaMaurice ; et je ne l’ai dit que pour obtenir un rabais !En vérité, maintenant que nous sommes ici, je dois avouer qu’on avu pis que cela !

– Et que ferai-je de moi ? gémit lavictime. Pourrai-je au moins, inviter un camarade ?

– Mon cher Jean, si tu ne juges pas quela tontine mérite un léger sacrifice, dis-le, et j’envoie l’affaireau diable !

– Es-tu bien sûr des chiffres, aumoins ? demanda Jean. Allons ! poursuivit-il avec unprofond soupir, aie soin de m’envoyer régulièrement leLisez-moi ! et tous les journaux pour rire ! Et,ma foi, en avant la musique !

À mesure que l’après-midi s’avançait, lecottage se souvenait plus intimement de son maraisnatal ; un froid aigre envahissait toutes ses pièces ; lacheminée fumait ; et, bientôt, un coup de vent envoya dans lagrande chambre, à travers les fentes des fenêtres, une véritableaverse de pluie. Par intervalles, lorsque la mélancolie des deuxlocataires risquait de tourner au désespoir, Maurice débouchait labouteille de whisky ;et, d’abord, Jean accueillaitavec joie cette diversion. Mais le plaisir de la diversion fut decourte durée. J’ai dit déjà que ce whisky était leplus mauvais de tout le Hampshire ; ceux-là seuls quiconnaissent le Hampshire pourront apprécier l’exacte valeur de cesuperlatif ; et, à la fin, le Grand Vance lui-même, – quin’était cependant pas un connaisseur, – ne trouva plus le couraged’approcher de ses lèvres l’infecte décoction. Qu’on imagine,s’ajoutant à tout cela, la venue des ténèbres, faiblementcombattues par une misérable chandelle qui s’obstinait à ne brûlerque d’un côté : et l’on comprendra que, tout à coup, Jean sesoit arrêté de siffler entre ses doigts, exercice auquel il selivrait depuis une heure pour essayer de trouver un peu d’oublidans les joies de l’art.

– Jamais je ne pourrai rester un moisici ! déclara-t-il. Personne n’en serait capable ! Touteton affaire est folle, Maurice ! Allons-nous en d’ici tout desuite !

Avec une admirable affectation d’indifférence,Maurice proposa une partie de bouchon. À quelles concessions undiplomate est-il parfois forcé de descendre ! C’étaitd’ailleurs le jeu favori de Jean (les autres lui paraissant tropintellectuels), et il y jouait avec autant de chance quede dextérité. Le pauvre Maurice, au contraire, lançait mal lessous, avait une malchance congénitale, et, de plus, appartenait àl’espèce des joueurs qui ne peuvent pas supporter de perdre. Mais,ce soir-là, il était prêt d’avance à tous les sacrifices.

Vers les sept heures, Maurice, après destortures atroces, avait perdu cinq ou six shillings. Même avec latontine devant les yeux, c’était la limite de ce qu’il pouvaitsouffrir. Il promit de prendre sa revanche une autre fois, et, enattendant, proposa un petit souper accompagné d’un grog.

Et lorsque les deux frères eurent achevé cettedernière récréation, l’heure vint pour eux de se mettre au travail.Le baril à eau fut vidé, roulé devant le feu de la cuisine,soigneusement séché ; et les deux frères se glissèrent dehors,sous un ciel sans étoiles, pour aller déterrer leur oncleJoseph.

Chapitre 3LE CONFÉRENCIER EN LIBERTÉ

Les philosophes devraient bien prendre lapeine, un de ces jours, de rechercher sérieusement si, oui ou non,les hommes sont capables de s’accommoder du bonheur. Le fait estque pas un mois ne se passe sans qu’un fils de famille se sauve dechez lui pour s’engager à bord d’un bateau marchand, ou qu’un marichoyé décampe à destination du Texas avec sa cuisinière. On a vudes pasteurs s’enfuir de chez leurs paroissiens ; et il s’estmême trouvé des juges pour sortir volontairement de lamagistrature.

En tout cas, le lecteur ne sera point tropsurpris si je lui dis que Joseph Finsbury avait maintes fois méditédes projets d’évasion. La destinée de cet excellent vieillard – jecrois pouvoir l’affirmer – ne réalisait pas l’idéal du bonheur.Certes, M. Maurice, que j’ai souvent le plaisir de rencontrerdans le Métropolitain, est un gentleman des plus estimables ;mais, en tant que neveu, je n’oserais pas le proposer comme modèle.Quant à son frère Jean, c’était, naturellement, un bravegarçon ; mais si, vous-mêmes, vous n’aviez pas d’autre attacheque lui pour vous retenir à votre foyer, j’imagine que vous netarderiez pas à caresser le projet d’un voyage à l’étranger. Il estvrai que le vieux Joseph avait une attache plus solide que laprésence de ses deux neveux, pour le retenir à Bloomsbury ; etcette attache n’était point, comme l’on pourrait penser, la sociétéde Julia Hazeltine (encore que le vieillard aimât assez sapupille), mais bien l’énorme collection de carnets de notes où ilavait concentré sa vie tout entière. Que Joseph Finsbury se soitrésigné à se séparer de cette collection, c’est là une circonstancequi, en vérité, ne fait que peu d’honneur aux vertus familiales deses deux neveux.

Oui, la tentation de la fuite était déjàvieille de plusieurs mois, dans l’âme de l’oncle ; et lorsquecelui-ci se trouva tout à coup tenir en mains un chèque de 800livres, à lui payable, la tentation se changea aussitôt en unerésolution formelle. Il garda le chèque, qui, pour un hommed’habitudes frugales comme lui, signifiait la richesse ; et ilse promit de disparaître dans la foule dès l’arrivée à Londres, oubien, s’il n’y parvenait pas, de se glisser hors de la maison aucours de la soirée, et de fondre comme un rêve dans les millionsdes habitants de la capitale. Tel était son projet : lacoïncidence particulière de la volonté de Dieu et d’une erreurd’aiguillage fit qu’il n’eut pas même à attendre aussi longtempspour le réaliser.

Il fut un des premiers à revenir à lui et à seretrouver sur pied, après la catastrophe de Browndean ; et iln’eut pas plutôt découvert l’état de prostration de ses deux neveuxque, comprenant sa chance, il détala aussi vite qu’il put. Un hommede soixante-dix ans passés, qui vient d’être victime d’un accidentde chemin de fer, et qui a encore le malheur d’être encombré del’uniforme complet des patients de sir Faraday Bond, on ne sauraitexiger d’un tel homme une course bien fournie ; mais le boisétait à deux pas, et offrait au fugitif un abri, tout au moinstemporaire. Vers cet abri, le vieillard se réfugia avec unecélérité étonnante ; et puis, se sentant quelque peu moulu,après la secousse, il s’étendit par terre, au milieu d’un fourré,et ne tarda pas à s’endormir très profondément.

Les voies du destin offrent souvent unspectacle des plus divertissants à l’observateur désintéressé. Jene puis, je l’avoue, m’empêcher de sourire en songeant que, pendantque Maurice et Jean s’ensanglantaient les mains pour cacher dans lesable le corps d’un homme qui ne leur était rien, leur oncledormait d’un bon sommeil reconstituant à quelques cents pasd’eux.

Il fut réveillé par l’agréable son d’unetrompe, venant de la grand’route voisine, où un mail-coachpromenait un groupe de touristes attardés. Le son égaya le vieuxcœur de Joseph, et dirigea ses pas par-dessus le marché, si bienqu’il ne tarda pas, lui-même, à se trouver sur la grand’route,regardant à droite et à gauche, sous sa visière, et se demandant cequ’il devait faire de lui. Bientôt un bruit de roues s’éleva dansle lointain, et Joseph vit approcher un chariot de camionnage,chargé de colis, conduit par un cocher d’apparence bienveillante,et portant imprimée sur ses deux côtés la légende : J.Chandler, camionneur. Fût-ce un vague (et bien imprévu)instinct poétique qui suggéra à l’oncle Joseph l’idée de poursuivreson évasion dans le chariot de M. Chandler ? Je croiraisplutôt à des considérations d’ordre plus foncièrement pratique. Levoyage se ferait à bon marché ; peut-être même, avec un peud’adresse, Joseph pourrait-il obtenir de voyager gratuitement.Restait bien la perspective de prendre froid sur le siège ;mais, après des années de mitaines et de flanelle hygiénique, lecœur de Joseph aspirait avidement au risque d’un rhume decerveau.

Et peut-être M. Chandler fut-il d’abordun peu surpris de trouver, à un endroit aussi solitaire de lagrand’route, un gentleman aussi vieux, aussi étrangement vêtu, etqui le priait aussi aimablement de vouloir bien le recueillir surle siège de sa voiture. Mais le camionneur était, en effet, unbrave homme, toujours heureux de rendre service ; de tellesorte qu’il recueillit volontiers l’étranger. Et puis, comme iltenait la discrétion pour la règle essentielle de la politesse, ilse défendit de lui faire aucune question. Le silence, d’ailleurs,ne déplaisait pas à M. Chandler ; mais à peine la voitureavait-elle commencé à se remettre en mouvement que le dignecamionneur se trouva contraint de subir le choc inattendu d’uneconférence.

– Le mélange de caisses et de paquets quecontient votre voiture, dit aussitôt l’étranger, ainsi que la vuede la bonne jument flamande qui nous conduit, me font conjecturerque vous occupez l’emploi de camionneur, dans ce grand système detransports publics qui, avec toutes ses lacunes, n’en est pas moinsl’orgueil de notre pays !

– Oui, monsieur ! répondit vaguementM. Chandler, qui ne savait pas trop ce qu’il devait répondre.Mais l’institution des colis postaux nous a déjà fait bien du tort,dans notre partie !

– Je suis un homme libre de préjugés,poursuivit Joseph Finsbury. Dans ma jeunesse, j’ai fait de nombreuxvoyages. Rien n’était trop petit pour ma curiosité. En mer, j’aiétudié les différentes façons de nouer les câbles, et me suis misau courant de tous les termes techniques. À Naples, j’ai apprisl’art de préparer le macaroni ; à Cannes, je me suis instruitdes principes de la fabrication des fruits confits. Jamais je nesuis allé entendre un opéra sans avoir d’abord acheté le livret, etmême sans avoir fait connaissance avec les principaux airs, en lesjouant d’un seul doigt sur un piano.

– Vous devez avoir vu bien des choses,monsieur ! déclara le camionneur en fouettant sa bête.

– Savez-vous combien de fois le motfouet revient dans l’Ancien Testament ? reprit levieux gentleman. Il revient cent et (si ma mémoire ne me trompepas) quarante-sept fois !

– Vraiment, monsieur ! ditM. Chandler. Voilà ce que je n’aurais jamais cru !

– La Bible contient trois millions cinqcent un mille deux cent quarante-neuf lettres. Quant aux versets jecrois qu’il y en a plus de dix-huit mille. Il y a eu beaucoupd’éditions de la Bible ; Wiclif a été le premier àl’introduire en Angleterre, vers l’an mille trois cents. LaParagraph Bible, comme on l’appelle, est une des éditionsles plus connues, et doit son nom à ce qu’elle est divisée enparagraphes.

Le camionneur se borna à répondre, sèchement,que « c’était bien possible », et appliqua son attentionà la tâche plus familière d’éviter une charrette de foin qui venaiten sens inverse, tâche assez malaisée, d’ailleurs, car la routeétait étroite, avec des fossés sur les deux côtés.

– Je vois, commença M. Finsbury,lorsque la charrette fut heureusement dépassée, que vous tenez vosrênes d’une seule main. Vous devriez les tenir des deuxmains !

– Ah ! par exemple, j’aime biença ! s’écria dédaigneusement le camionneur. Et pourquoidonc ?

– Ce que je vous dis est un faitscientifique, reprit M. Finsbury, et repose sur la théorie dulevier, qui est une des branches de la mécanique. Il existe, sur cedomaine de la science, de très intéressants petits ouvrages à douzesous, que j’estime qu’un homme de votre condition aurait profit àlire. Je crains que vous n’ayez guère pratiqué le grand art del’observation ! Voici près d’une demi-heure que nous sommesensemble, et vous n’avez pas encore émis un seul fait ! C’estlà un bien grave défaut, mon cher ami ! Par exemple, je nesais pas si vous avez observé que, tout à l’heure, en passant prèsde cette charrette à foin, vous avez pris à gauche ?

– Mais, naturellement, je l’aiobservé ! s’écria M. Chandler, qui devenait d’humeurbelligérante. Le charretier m’aurait fait dresser procès-verbal, sije n’avais pas pris à gauche !

– Eh bien ! en France, poursuivit levieillard, en France, et aussi, je crois, aux États-Unis, – enAmérique, – vous auriez pris à droite !

– Je vous assure bien que non !déclara M. Chandler avec indignation. J’aurais pris àgauche !

– Je note, – poursuivit M. Finsbury,dédaignant de répondre, – que vous raccommodez vos harnais avec dugros fil. J’ai toujours protesté contre la négligence et la routinedes classes pauvres, en Angleterre. Dans une allocution que j’aiprononcée, un jour, devant un public éclairé…

– Ce n’est pas du gros fil, interrompithargneusement le camionneur : c’est de la ficelle !

– J’ai toujours soutenu, reprit levieillard, que, dans leur vie privée et domestique, aussi bien quedans la pratique de leurs professions, les classes inférieures dece pays sont imprévoyantes, routinières, et inintelligentes. C’estainsi, pour m’en tenir à un exemple…

– Que diable est-ce que vous entendez parvos « classes inférieures » ? cria M. Chandler.C’est vous-mêmes qui êtes une classe inférieure. Sij’avais pu penser que vous étiez un pareil aristo, je nevous aurais pas laissé monter dans ma voiture !

Ces paroles furent prononcées avec uneintention désagréable la moins déguisée du monde : évidemmentles deux hommes n’étaient pas faits pour s’entendre. À prolonger laconversation, il n’y fallait pas penser, même pour un homme aussiloquace que l’était M. Finsbury. Le vieillard se borna àrenfoncer sur ses yeux la visière de sa casquette, d’un gesterésigné ; après quoi, ayant tiré de sa poche un carnet denotes et un crayon bleu, il ne tarda pas à se plonger dans unestatistique.

Le camionneur, de son côté, se remit à siffleravec énergie. Que si, de temps à autre, il jetait un coup d’œil surson compagnon, c’était avec un mélange de triomphe et decrainte ; de triomphe, parce qu’il avait réussi à arrêtercette averse de paroles ; de crainte, car il se demandait si,tout à coup, l’averse en question n’allait pas recommencer. Il n’yeut pas jusqu’à une véritable averse, un grain qui s’abattitbrusquement sur eux et puis cessa brusquement, il n’y eut pasjusqu’à cet accident qu’ils n’endurassent en silence. Et c’estencore en silence qu’ils firent leur entrée dans la ville deSouthampton.

La nuit était venue, les vitrines desboutiques brillaient dans les rues de la vieille ville ; dansles maisons particulières, des lampes éclairaient le repas dusoir ; et M. Finsbury commença à songer avec complaisancequ’il allait pouvoir s’installer dans une chambre où le voisinagede ses neveux ne risquait pas de troubler son sommeil. Il classasoigneusement ses papiers, les remit dans sa poche, toussa pours’éclaircir la gorge et lança un regard hésitant surM. Chandler.

– Seriez-vous assez aimable, –hasarda-t-il, – pour m’indiquer une hôtellerie ?

M. Chandler réfléchit un moment.

– Eh bien ! dit-il, je me demande siles Armes de Tregonwell ne feraient pasl’affaire ?

– Les Armes de Tregonwell ferontparfaitement mon affaire, répondit le vieillard, si c’est unemaison propre, et peu coûteuse, et si les gens y sontpolis !

– Oh ! ce n’était pas à vous que jepensais ! repartit ingénument M. Chandler. Je pensais àmon ami Watts, qui tient la maison. C’est un vieil ami à moi,voyez-vous ? et qui m’a rendu un grand service l’année passée.Et je me demande, à présent, si je dois, en conscience, encombrerun aussi brave homme d’un client tel que vous, qui risque del’assommer avec ses explications. Oui, je me demande si ce seraitbien de ma part ? – ajouta M. Chandler, avec tout le tond’un homme que tourmente un grave scrupule de conscience.

– Écoutez ce que je vais vous dire, monami ! fit le vieillard. Vous avez eu l’obligeance de meprendre gratuitement dans votre voiture ; mais cela ne vousdonne pas le droit de me parler sur ce ton ! Tenez, voici unshilling pour votre peine ! Et puis, si vous ne voulez pas meconduire aux Armes de Tregonwell, j’irai à pied jusque-là,voilà, tout !

La vigueur de cette apostrophe intimidaM. Chandler. Il murmura quelque chose qui ressemblait à uneexcuse, retourna le shilling entre ses doigts, engagea sa voiture,en silence, dans une ruelle tournante, puis dans d’autres, ets’arrêta enfin devant les fenêtres vivement éclairées d’uneauberge. De son siège, il appela : Watts !

– C’est vous, Jem ? cria une voixamicale, du fond de l’écurie. Entrez, mon vieux, et venez vouschauffer !

– Oh ! merci ! répondit lecamionneur. Je m’arrête seulement une minute, au passage, pourfaire descendre un vieux monsieur qui veut dîner et se loger. Mais,vous savez, prenez garde à lui ! Il est pire qu’un membre dela Ligue anti-alcoolique !

M. Finsbury eut quelque peine àdescendre ; car la longue immobilité, sur le siège, l’avaitengourdi, et puis il ressentait encore la secousse de lacatastrophe. L’amical M. Watts, malgré l’avertissement ducamionneur, le reçut avec une courtoisie parfaite, et le fit entrerdans la petite salle du fond, où il y avait un excellent feu dansla cheminée. Bientôt, une table fut servie, dans cette même salle,et le vieillard fut invité à s’asseoir devant une volaille étuvée –qui paraissait l’avoir attendu depuis plusieurs jours – et un grandpot d’ale fraîchement tirée du tonneau.

Ce souper lui rendit toute sa verdeur :de telle sorte que, lorsqu’il eut achevé de se régaler, il allas’installer plus près du feu, et se mit à examiner les personnesassises aux tables voisines. Il y avait là une dizaine de buveurs,d’âge mûr pour la plupart, et – Joseph Finsbury eut une véritablesatisfaction à le constater – appartenant tous à la classeouvrière. Souvent déjà le vieux conférencier avait eu l’occasion deconstater deux des traits les plus constants du caractère deshommes de cette classe, à savoir leur appétit pour de menus faitssans lien, et leur culte par les raisonnements en l’air. Aussinotre ami résolut-il aussitôt de s’offrir encore, avant la fin decette mémorable journée, la saine jouissance d’une allocution. Iltira ses lunettes de leur étui, les affermit sur son nez, prit danssa poche une liasse de papiers et les répandit, devant lui, sur unetable. Il les déplia, les aplanit d’un geste complaisant. Tantôt illes soulevait jusqu’à la hauteur de son nez, évidemment ravi deleur contenu ; tantôt, les sourcils froncés, il paraissaitabsorbé dans l’étude de quelque détail important. Un coup d’œilfurtif dans la salle lui suffit pour s’assurer du succès de samanœuvre : tous les yeux étaient tournés vers lui ; lesbouches béaient, les pipes reposaient sur les tables ; lesoiseaux se trouvaient charmés. Et, au même moment, l’entrée deM. Watts vint fournir à l’orateur la matière de sonexorde :

– J’observe, Monsieur, – dit-il ens’adressant à l’aubergiste, mais avec un regard encourageant pourle reste de l’auditoire, comme s’il avait voulu faire entendre quechacun était le bienvenu dans sa confidence, – j’observe quequelques-uns de ces messieurs me considèrent avec curiosité ;et c’est, en effet, chose peu commune de voir un homme s’occuper àdes recherches intellectuelles dans la salle publique d’unetaverne. Mais je n’ai pu m’empêcher de relire certains calculs quej’ai faits, ce matin même, sur le prix moyen de la vie dans cepays-ci et dans d’autres pays : un sujet (ai-je besoin de ledire ?) particulièrement intéressant pour des représentantsdes classes laborieuses. Oui, j’ai calculé d’après une échelle derevenus allant de quatre-vingts à deux cent quarante livres par an.Le revenu de quatre-vingts livres n’a pas été sans m’embarrassertrès longtemps ; et, maintenant encore, mes chiffres, en cequi le touche, comportent une légère part d’aléa ;car les différents modes du blanchissage, par exemple, suffisentpour créer de sérieuses différences dans les frais généraux. Aureste, je vais vous demander la permission de vous lire le résultatde mes recherches ; et j’espère que vous ne vous ferez passcrupule de me signaler les menues erreurs que j’aurai pucommettre, soit par insuffisance d’information ou par négligence.Je débuterai, messieurs, par le revenu de quatre-vingtslivres !

Sur quoi le vieillard, avec moins de pitiépour ces pauvres diables qu’il en aurait eu pour des animaux,s’épancha de ses fastidieuses et ineptes statistiques. Il donnait,de chaque revenu, neuf versions successives, transportant tour àtour son personnage imaginaire à Londres, Paris, Bagdad,Spitzbergen, Bassorah, Cork, Cincinnati, Tokio, et Nijni-Novgorod.Et l’on ne s’étonnera pas d’apprendre que, aujourd’hui encore, sesauditeurs de Southampton se rappellent cette soirée comme la plusmortellement ennuyeuse de toute leur vie.

Longtemps avant que M. Finsbury fûtparvenu jusqu’à Nijni-Novgorod en compagnie d’un homme absolumentfictif possédant un revenu de cent livres, tout son auditoires’était éclipsé discrètement, à l’exception de deux vieux ivrogneset de M. Watts, ce dernier supportant son ennui avec uncourage admirable. À tout instant, de nouveaux clients entraientdans la salle, mais, sitôt servis, se hâtaient d’avaler leurliqueur, et repartaient au plus vite vers une autre taverne.

M. Watts fut seul à savoir ce que pouvaitêtre, à Bagdad, la vie d’un homme jouissant d’un revenu de deuxcent quarante livres. Et à peine cette entité venait-elle detransporter sa vie imaginaire à Bassorah, que l’aubergistelui-même, malgré tout son courage, dut quitter la salle.

M. Finsbury dormit profondément, aprèsles multiples fatigues de sa journée. Il se leva le lendemain versdix heures et, s’étant encore muni d’un excellent déjeuner, demandaau domestique de lui apporter sa note. C’est alors qu’il s’aperçutd’une vérité dont bien d’autres que lui se sont aperçus : ildécouvrit que demander sa note et payer cette même note étaientdeux choses différentes. Les détails de la note étaient d’ailleursextrêmement modérés, et l’ensemble ne s’élevait qu’à cinq ou sixshillings. Mais le vieillard eut beau scruter avec le plus grandsoin le contenu de ses poches : le total de sa fortuneprésente, en espèces du moins, ne dépassait pas un shilling et neufpence. Il pria qu’on lui fît venir M. Watts.

– Voici, dit-il à l’aubergiste, un chèquede huit cents livres, payable à Londres ! Je crains de ne paspouvoir en toucher le montant avant un jour ou deux, à moins quevous ne puissiez me l’escompter vous-même !

M. Watts prit le chèque, le tourna et leretourna, le palpa entre ses doigts :

– Vous dites que vous aurez à attendre unjour ou deux ? fit-il enfin. Vous n’avez pas d’autreargent ?

– Un peu de monnaie ! réponditJoseph. À peine quelques shillings !

– En ce cas, vous pourrez m’envoyer lemontant de ma note. Je m’en remets à vous !

– Pour vous parler franchement,poursuivit le vieillard, je suis assez tenté de prolonger monséjour ici. J’ai besoin d’argent pour continuer mon voyage.

– Si un prêt de dix shillings peut vousaider, je les tiens à votre service ! reprit M. Wattsavec empressement.

– Non, merci ! dit Joseph. Je croisque je vais plutôt rester quelques jours chez vous, et me faireescompter mon billet avant de repartir.

– Vous ne resterez pas un jour de plusdans ma maison ! s’écria M. Watts. C’est la dernière foisque vous aurez eu un lit aux Armes deTregonwell !

– J’entends rester chezvous ! répliqua M. Finsbury. Les lois de mon pays medonnent le droit de rester. Faites-moi sortir de force, si vousl’osez !

– Alors, payez votre note ! ditM. Watts.

– Prenez ceci ! cria le vieillard,lui fourrant en main le chèque négociable.

– Ce n’est pas de l’argent légal !répondit M. Watts. Vous allez sortir de chez moi, et tout desuite !

– Je ne saurais vous donner une idée dumépris que vous m’inspirez, monsieur Watts ! reprit levieillard, comprenant qu’il devait se résigner aux circonstances.Mais, dans ces conditions, je vous préviens que je me refuse àpayer votre note !

– Peu m’importe ma note ! réponditM. Watts. Ce qu’il me faut, c’est votre départd’ici !

– Eh bien ! monsieur, vous serezsatisfait ! – prononça emphatiquement M. Finsbury. Aprèsquoi, saisissant sa casquette à visière pointue, il se l’enfonçasur la tête.

– Insolent comme vous l’êtes,ajouta-t-il, vous ne voudrez peut-être pas m’indiquer l’heure duprochain train pour Londres ?

– Oh ! monsieur, il y a un excellenttrain dans trois quarts d’heure ! – répliqua l’aubergiste,redevenu aimable, et avec plus d’empressement qu’il n’en avait misà offrir les dix shillings. – Vous pourrez le prendre sans avoirbesoin de vous presser !

La position de Joseph était des plusembarrassantes. D’une part, il aurait aimé à pouvoir éviter lagrande ligne de Londres, car il craignait fort que ses neveux nefussent embusqués dans la gare, guettant son arrivée pour s’emparerde lui ; mais, d’autre part, c’était pour lui chose éminemmentdésirable, et même rigoureusement indispensable, de faire escompterson chèque avant que ses neveux eussent le temps de s’y opposer. Ilrésolut donc de se rendre à Londres par le premier train. Et unseul point lui resta à considérer : le point de savoir commentil s’arrangerait pour payer son voyage.

Joseph Finsbury avait presque toujours lesmains sales, et je doute que, à voir, par exemple, la façon dont ilmangeait, vous l’eussiez pris pour un gentleman. Mais ilavait mieux que l’apparence d’un gentleman :il avaitdans toute sa personne un je ne sais quoi de digne à la fois et deséduisant qui, pour peu qu’il le voulût, ne manquait jamais àproduire son effet. Et lorsque, ce jour-là, il aborda le chef degare de Southampton, son salamalekfut véritablementoriental : le petit bureau du chef de gare sembla tout à coups’être changé en un bosquet de palmiers, où le simoon etle bulbul…mais je vais laisser, à ceux de mes lecteurs quiconnaissent l’Orient mieux que moi, le soin de poursuivre et decompléter cette métaphore. La mise du vieillard, en outre,prévenait en sa faveur : l’uniforme de sir Faraday Bond, pourincommode et voyant qu’il fût, n’était certainement pas une tenuequi risquât d’être adoptée par des chevaliers d’industrie ; etl’exhibition d’une montre, mais surtout d’un chèque de huit centslivres, acheva ce qu’avaient commencé les belles manières de notrehéros. De telle sorte que, un quart d’heure plus tard,lorsqu’arriva le train de Londres, M. Finsbury fut recommandéau conducteur du train par le chef de gare, et respectueusementinstallé dans un compartiment de première.

Pendant que le vieux gentleman attendait ledépart du train, il fut témoin d’un incident de peu d’intérêt ensoi, mais qui devait avoir une influence décisive sur les destinéesultérieures de la famille Finsbury. Une caisse d’emballagegigantesque fut amenée sur le quai par une douzaine de porteurs,et, à grand’peine, hissée par eux dans le fourgon aux bagages.C’est souvent la tâche consolante de l’historien, de dirigerl’attention de ses lecteurs sur les desseins ou (révérence parler)les artifices de la Providence. Dans ce fourgon à bagages du trainqui menait Joseph Finsbury de Southampton-Est à Londres, l’œuf dece roman se trouvait, pour ainsi dire, à l’étatincouvé.L’énorme caisse était adressée à un certainWilliam Dent Pitman, « en gare à la station deWaterloo » ; et le colis qui l’avoisinait, dans lefourgon, était un solide baril, de dimensions moyennes, trèssoigneusement fermé, et portant l’adresse :M. Finsbury, 16, John Street, Bloomsbury. – Portpayé.

La juxtaposition de ces deux colis, c’étaitune traînée de poudre ingénieusement préparée par laProvidence : il ne manquait plus qu’une main d’enfant pour ymettre le feu.

Chapitre 4UN MAGISTRAT DANS UN FOURGON À BAGAGES

La cité de Winchester est renommée commepossédant une cathédrale, un évêque (mais qui, malheureusement, estmort, il y a plusieurs années, d’une chute de cheval ; toutporte à croire, d’ailleurs, qu’il doit avoir été remplacé depuislors), un collège, un assortiment considérable de militaires, etune gare où passent infatigablement les trains montants etdescendants de la ligne London and South Western. Le souvenir deces divers « faits » n’aurait certainement pas manqué des’offrir à l’esprit de Joseph Finsbury, lorsque le train qui leconduisait à Londres s’arrêta pour quelques instants dans la garesusdite ; mais le bon vieillard s’était endormi presque depuisSouthampton. Son âme, quittant le coupé du wagon, s’étaitprovisoirement envolée dans un ciel tout rempli de populeusessalles de conférences, avec des discours se succédant à l’infini.Et, pendant ce temps, son corps reposait sur les coussins du wagon,les jambes repliées, la casquette rejetée en arrière, une mainserrant sur la poitrine un numéro du Lloyd’s WeeklyNewspaper.

La portière s’ouvre. Deux voyageurs entrent,et, aussitôt, sortent de nouveau. Dieu sait pourtant que ces deuxvoyageurs n’étaient pas en avance pour prendre le train ! Untandem poussé jusqu’à sa dernière vitesse, une invasion sauvage duguichet aux billets, et puis encore une course folle leur avaientpermis d’atteindre le quai à l’instant même où la machine émettaitles premiers ronflements du départ. Un seul coupé se trouvant àleur portée, ils s’y étaient élancés ; et déjà l’aîné des deuxhommes avait posé sa canne sur l’une des banquettes quand il avaitremarqué le vieux Finsbury.

– Bon Dieu ! s’était-il écrié.L’oncle Joseph ! Pas moyen de rester ici !

Après quoi, il était redescendu, renversantpresque son compagnon, et s’était empressé de refermer la portièresur le patriarche endormi.

Dès l’instant suivant, les deux compagnons setrouvaient installés dans le fourgon aux bagages.

– Pourquoi diable n’avez-vous pas voulumonter près de votre oncle ? demanda le plus jeune voyageur,tout en essuyant la sueur de ses tempes. Vous croyez qu’il ne vousaurait pas permis de fumer ?

– Oh non ! je ne sache pas que lafumée le dérange ! répondit l’autre. Ce n’est d’ailleurs pasle premier venu, je vous assure, mon oncle Joseph ! Un vieuxgentleman des plus respectables : a été intéressé dans lecommerce des cuirs ; a fait un voyage en Asie Mineure ;célibataire, brave homme ; mais une langue, mon cher Wickham,une langue plus pointue que la dent d’un serpent !

– Un vieux débineur, hein ? suggéraWickham.

– Pas du tout ! répondit l’autre.C’est simplement un homme doué d’un talent extraordinaire pourennuyer quiconque l’approche. Un raseur absolumenteffroyable ! Je ne dis pas que, sur une île déserte, on nefinirait pas par s’accommoder de sa société ; mais pour unvoyage en chemin de fer, non, il n’y a pas à y penser ! Jevoudrais que vous l’entendissiez sur Tonti, le sinistre idiot qui ainventé les tontines ! Une fois lâché là-dessus, il n’en finitplus.

– Mais, au fait ! dit Wickham, vousêtes intéressé, vous aussi, dans cette histoire de la tontineFinsbury, dont les journaux ont parlé ! Je n’avais pas encoresongé à cela !

– Hé ! reprit l’autre, savez-vousque cette vieille bête qui dort là, à côté de nous, vaut pour moicinquante mille livres ? Ou, du moins, ce serait sa mort quime les vaudrait ! Et il était là, endormi, sans personne quevous pour nous voir ! Mais je l’ai épargné, parce que jecommence décidément à devenir un vrai conservateur !

Pendant ce temps, M. Wickham, ravi de setrouver dans un fourgon à bagages, sautillait çà et là, comme unaristocratique papillon.

– Tiens ! s’écria-t-il, voiciquelque chose pour vous ! M. Finsbury, 16, JohnStreet, Bloomsbury, Londres. Ce M.,c’est évidemmentMichel, pas de doute possible ! Et ainsi, vous avez deuxdomiciles à Londres, vieux coquin ?

– Oh ! le colis sera sans doute pourMaurice ! – répondit Michel, de l’autre extrémité du fourgon,où il s’était commodément étendu sur des sacs. – C’est un cousin àmoi, et que je ne déteste pas, car il a affreusement peur de moi.C’est lui qui habite Bloomsbury ; et je sais qu’il y fait unecollection d’une espèce particulière, – des œufs d’oiseaux, ou desboutons de guêtres, enfin quelque chose de tout à fait idiot, quej’ai oublié !

Mais M. Wickham ne l’écoutait plus. Uneidée magnifique lui était venue en tête.

– Par Saint-Georges, se disait-il, voiciune bonne farce à faire ! Si seulement, avec le marteau et lestenailles que j’aperçois là-bas, je pouvais changer quelquesétiquettes, et expédier ces colis l’un à la place del’autre !

En cet instant, le gardien du fourgon, ayantentendu la voix de Michel Finsbury, ouvrit la porte de sa petitecabine.

– Vous feriez mieux d’entrer ici,messieurs ! dit-il aux deux voyageurs, lorsque ceux-ci luieurent expliqué le motif de leur intrusion.

– Venez-vous, Wickham ? demandaMichel.

– Non, merci ! je m’amuse follement,à voyager dans un fourgon ! répondit le jeune homme.

Et ainsi, Michel étant entré dans la cabineavec le gardien, et la porte de communication ayant été refermée,M. Wickham resta seul parmi les bagages, libre de s’amuser àsa fantaisie.

– Nous arrivons à Bishopstoke,monsieur ! – dit le gardien à Michel quand, un quart d’heureplus tard, le train siffla et commença à ralentir sa marche. – Onva s’arrêter trois minutes. Vous n’aurez pas de peine à trouver dela place dans un compartiment !

M. Wickham, – que nous avons laissés’apprêtant à jouer aux propos interrompus avec les étiquettes descolis, – était un jeune gentleman fort riche, d’apparence agréable,et doué de l’esprit le plus inoccupé. Peu de mois auparavant, àParis, il s’était exposé à subir toute une série de chantages de lapart du neveu d’un hospodar valaque résidant (pour des motifspolitiques, naturellement) dans la joyeuse capitale française. Unami commun, à qui il avait confié sa détresse, lui avait recommandéde s’adresser à Michel Finsbury, et, en effet, l’avoué, dès qu’ilavait été mis au courant des faits, avait immédiatement assumél’offensive, avait foncé sur le flanc des forces valaques, et, dansl’espace de trois jours, avait eu la satisfaction de contraindrecelles-ci à repasser le Danube. Ce n’est point affaire à nous deles suivre dans cette retraite, effectuée sous la paternelleprésidence de la police. Bornons-nous à ajouter que, ainsi délivréde ce qu’il se plaisait à appeler « l’atrocité bulgare »,M. Wickham était revenu à Londres avec les sentiments les plusembarrassants de gratitude et d’admiration pour son avoué.Sentiments qui n’étaient guère payés de retour, car Micheléprouvait même une certaine honte de l’amitié de son nouveauclient, et ce n’était qu’après de nombreux refus qu’il s’étaitenfin résigné à aller passer une journée à Wickham Manor, dans ledomaine familial de son jeune client. Mais il avait dû enfin s’yrésigner, et son hôte, à présent, le reconduisait jusqu’àLondres.

Un penseur judicieux (probablement Aristote) anoté que la Providence ne dédaignait pas d’employer à ses fins lesinstruments même les plus humbles : le fait est que lesceptique le plus endurci sera désormais forcé de reconnaître queWickham et l’hospodar valaque étaient bien des instrumentsprovidentiels, élus et préparés de toute éternité.

Désireux de se montrer à ses propres yeux unpersonnage plein d’esprit et de ressources, le jeune gentleman (quiexerçait, en outre, les fonctions de magistrat dans son comténatal) n’avait pas été plus tôt seul dans le fourgon qu’il s’étaitabattu sur les étiquettes des colis, avec tout le zèle d’unréformateur. Et lorsque, à la station de Bishopstoke, il sortit dufourgon aux bagages pour aller s’installer avec Michel Finsburydans un coupé de première classe, son visage rayonnait à la fois defatigue et d’orgueil.

– Je viens de faire une farceadmirable ! ne put-il s’empêcher de dire à son avoué.

Puis, saisi tout à coup d’unscrupule :

– Dites donc : pour une petite farceinoffensive, hein ? je ne risque pas de perdre mon poste demagistrat ?

– Mon cher ami, répliqua distraitementMichel, je vous ai toujours prédit que vous finiriez par vous fairependre !

Chapitre 5M. GÉDÉON FORSYTH ET LA CAISSE MONUMENTALE

J’ai déjà dit que, à Bournemouth, JuliaHazeltine avait quelquefois l’occasion de faire des connaissances.Il est vrai que c’était à peine si elle avait le temps de lesentrevoir avant que, de nouveau, les portes de la maison deBloomsbury se refermassent sur elle jusqu’à l’été suivant ;mais ces connaissances éphémères n’en étaient pas moins unedistraction pour la pauvre fille, sans parler de la provision desouvenirs et d’espérances qu’elles avaient, en outre, le mérite delui fournir. Or, parmi les personnes qu’elle avait ainsirencontrées à Bournemouth, l’été précédent, se trouvait un jeuneavocat nommé Gédéon Forsyth.

Dans l’après-midi même du jour mémorable où lemagistrat s’était amusé à changer les étiquettes, vers quatreheures, une promenade quelque peu rêveuse et mélancolique avait parhasard conduit M. Forsyth sur le trottoir de John Street, àBloomsbury ; et, à peu près au même moment, Miss Hazeltine futappelée à la porte du numéro 16 de cette rue par un coup desonnette d’une énergie foudroyante.

M. Gédéon Forsyth était un jeune hommeassez heureux, mais qui aurait été plus heureux encore avec del’argent en plus et un oncle en moins. Cent vingt livres par anconstituaient tout son revenu ; mais son oncle,M. Édouard H. Bloomfield, renforçait ce revenu d’une légèresubvention et d’une masse énorme de bons conseils, exprimés dans unlangage qui aurait probablement paru d’une violence excessive àbord même d’un bateau de pirates.

Ce M. Bloomfield était, en vérité, unefigure essentiellement propre à l’époque de M. Gladstone.Ayant acquis de l’âge sans acquérir la moindre expérience, iljoignait aux sentiments politiques du parti radical une exubérancepassionnée qu’on est plus habitué à regarder comme l’apanagetraditionnel de nos vieux conservateurs. Il admirait le pugilat, ilportait un formidable gourdin à nœuds, il était assidu aux servicesreligieux : et l’on aurait eu de la peine à dire sur qui sacolère sévissait le plus volontiers, de ceux qui se permettaient dedéfendre l’Église Établie ou de ceux qui négligeaient de prendrepart à ses cérémonies. Il avait, en outre, quelques épithètesfavorites qui inspiraient une légitime frayeur à sesconnaissances : lorsqu’il ne pouvait pas aller jusqu’àdéclarer que telle ou telle mesure « n’était pasanglaise », du moins ne manquait-il pas à la dénoncer comme« n’étant pas pratique ». C’est sous le ban de cettedernière excommunication qu’était tombé son pauvre neveu. La façondont Gédéon entendait l’étude de la loi avait été décidémentreconnue « non pratique » ; et son oncle lui avaiten conséquence signifié, au cours d’une bruyante entrevue rythméeavec le gourdin à nœuds, qu’il devait soit trouver au plus vite uneou deux causes à défendre, ou bien se préparer à vivre désormais deses propres fonds.

Aussi ne s’étonnera-t-on point que Gédéon,malgré une nature plutôt joyeuse, se sentît envahi de mélancolie.Car, d’abord, il n’avait pas le moindre désir de pousser plus loinqu’il n’avait fait déjà l’étude de la loi ; et puis, ensupposant même qu’il s’y résignât, il y avait toujours encore unepartie du programme qui restait indépendante de sa volonté. Commenttrouver des clients, des causes à défendre ? La question étaitlà.

Tout à coup, pendant qu’il se désespérait dene pouvoir pas la résoudre, il trouva son passage barré par unrassemblement. Une voiture de camionnage était arrêtée devant unemaison ; six athlètes, ruisselants de sueur, s’occupaient à enretirer la plus gigantesque caisse d’emballage qu’ils eussentjamais vue ; et, sur les degrés du perron, la massive figuredu cocher et la frêle figure d’une jeune fille se tenaient debout,comme sur une scène, se querellant.

– Cela ne peut pas être pour nous !affirmait la jeune fille. Je vous prie de remporter cettecaisse ! Elle ne pourrait pas entrer dans la maison, si mêmevous arriviez à la retirer de votre voiture !

– Alors je vais la laisser sur letrottoir, répondait le cocher, et M. Finsbury s’arrangeracomme il voudra avec la police !

– Mais je ne suis pasM. Finsbury ! protestait la jeune fille.

– Peu m’importe de savoir qui vousêtes ! répondait le camionneur.

– Voudriez-vous me permettre de vousvenir en aide, miss Hazeltine ? dit Gédéon, en s’avançant.

Julia poussa un petit cri de plaisir.

– Oh ! monsieur Forsyth,s’écria-t-elle, je suis si heureuse de vous voir !Figurez-vous qu’on veut m’obliger à faire entrer dans la maisoncette horrible chose, qui ne peut être venue ici que parerreur ! Le cocher déclare qu’il faut que nous défassions lesportes, ou bien qu’un maçon démolisse un pan de mur entre deuxfenêtres, faute de quoi la voirie va nous intenter un procès, pourlaisser nos meubles sur le pavé !

Les six hommes, pendant ce temps, avaientenfin réussi à déposer la caisse sur le trottoir ; etmaintenant ils se tenaient debout, appuyés contre elle, etconsidérant, avec une détresse manifeste, la porte de la maison oùcette caisse monstrueuse avait à pénétrer. Ai-je besoin d’ajouterque toutes les fenêtres des maisons voisines s’étaient garnies,comme par enchantement, de spectateurs curieux et amusés ?

Ayant pris l’air le plus scientifique qu’ilpût se donner, Gédéon mesura avec sa canne les dimensions de laporte, pendant que Julia notait, sur son album à aquarelle, lerésultat des évaluations. Puis Gédéon, en mesurant la caisse et encomparant les deux séries de chiffres, découvrit qu’il y avait toutjuste assez d’espace pour que la caisse pût entrer. Après quoi,s’étant dévêtu de son veston et de son gilet, il aida les hommes àenlever de leurs gonds les battants de la porte. Et, enfin, grâce àla collaboration presque forcée de quelques-uns des assistants, lacaisse monta péniblement les marches, grinça en se frottant auxmurs, et se trouva installée à l’entrée du vestibule, le bloquant àpeu près dans toute sa largeur. Alors les artisans de cettevictoire se regardèrent les uns les autres avec un sourire detriomphe. Ils avaient, en vérité, cassé un buste d’Apollon, etcreusé dans le mur de profondes ornières ; mais, du moins, ilsavaient cessé d’être un des spectacles publics deLondres !

– Ma parole, monsieur, dit le cocher,jamais je n’ai vu un colis pareil !

Gédéon lui exprima éloquemment sa sympathie enlui glissant dans la main deux pièces de dix shillings.

– Allons, patron, cinq shillings de plus,et je me charge de régler le compte de tous les camarades !s’écria le cocher.

Ainsi fut fait ; sur quoi toute la troupedes porteurs improvisés grimpa dans la voiture, qui détala dans ladirection de la taverne la plus proche. Gédéon referma la porte, etse tourna vers miss Hazeltine. Leurs yeux se rencontrèrent ;et une folle envie de rire les saisit tous les deux. Puis, peu àpeu, la curiosité s’éveilla dans l’esprit de la jeune fille. Elles’approcha de la caisse, la tâta dans tous les sens, examinal’étiquette.

– C’est la chose la plus étrange que l’onpuisse rêver ! dit-elle, avec un nouvel éclat de rire.L’écriture est certainement de la main de Maurice, et j’ai reçu unelettre de lui, ce matin même, me disant de me préparer à recevoirun baril. Croyez-vous que ceci puisse être considéré comme unbaril, monsieur Forsyth ?

– Statue, à manier avec précaution,fragile, lut tout haut Gédéon, sur un des côtés de la caisse.Vous êtes bien sûre que vous n’avez pas été prévenue de l’arrivéed’une statue ?

– Non, certainement ! réponditJulia. Oh ! monsieur Forsyth, ne pensez-vous pas que nouspuissions jeter un coup d’œil à l’intérieur de la caisse ?

– Et pourquoi pas ? s’écria Gédéon.Dites-moi seulement où je pourrai trouver un marteau !

– Venez avec moi, dans la cuisine, et jevous montrerai où sont les marteaux ! dit Julia. La planche oùon les met est trop haute pour moi !

Elle ouvrit la porte de la cuisine et y fitentrer Gédéon. Un marteau fut vite trouvé, ainsi qu’unciseau : mais Gédéon fut surpris de n’apercevoir aucune traced’une cuisinière. Il découvrit également, par contre, que missJulia avait un très petit pied et une cheville très fine ;découverte qui l’embarrassa si fort qu’il fut tout heureux depouvoir s’attaquer au plus vite à la caisse d’emballage.

Il travaillait ferme, – et chacun de ses coupsde marteau avait une précision admirable, – pendant que Julia,debout près de lui, en silence considérait plutôt l’ouvrier quel’ouvrage. Elle songeait que M. Forsyth était un fort belhomme ; jamais encore elle n’avait vu des bras aussivigoureux. Et tout à coup Gédéon, comme s’il avait deviné sespensées, se retourna vers elle et lui sourit. Elle sourit aussi, etrougit : et ce double changement lui seyait si bien que Gédéonoublia de regarder où il frappait, de telle sorte que, quelquessecondes après, le pauvre garçon assénait un coup terrible sur sespropres doigts. Avec une présence d’esprit touchante, il parvint,non seulement à retenir, mais à changer même en une plainte anodinele pittoresque juron qui allait sortir de ses lèvres. Mais ladouleur était vive ; la secousse nerveuse avait été tropforte : et, après quelques essais, il s’aperçut qu’il nepouvait pas songer à poursuivre l’opération.

Aussitôt Julia courut dans sa chambre, apportaune éponge, de l’eau, une serviette, et commença à baigner la mainblessée du jeune homme.

– Je regrette, infiniment !s’excusait Gédéon. Si j’avais eu le moindre savoir-vivre, j’auraisouvert la caisse d’abord, et me serais ensuite écrasé lesdoigts ! Oh ! ça va déjà beaucoup mieux !ajoutait-il. Je vous assure que ça va beaucoup mieux !

– Oui, je crois que, maintenant, vousallez assez bien pour être en état de diriger le travail ! ditenfin Julia. Commandez-moi, et c’est moi qui serai votreouvrière !

– Une délicieuse ouvrière, envérité ! – déclara Gédéon, oubliant tout à fait lesconvenances. La jeune fille se retourna, et le regarda avec unpetit soupçon de froncement de sourcils ; mais l’impertinentjeune homme se hâta de détourner son attention sur la caissed’emballage. Le plus gros du travail, d’ailleurs, se trouvait fait.Julia ne tarda pas à soulever la première planche du couvercle, cequi mit au jour une couche de paille. Une minute après les deuxjeunes gens étaient à genoux, l’un près de l’autre, comme despaysans occupés à retourner le foin ; et, dès la minutesuivante, ils furent récompensés de leurs efforts par la vue dequelque chose de blanc et de poli. C’était, sans erreur possible,un énorme pied de marbre.

– Voilà un personnage vraimentesthétique ! dit Julia.

– Jamais je n’ai rien vu de pareil !répondit Gédéon. Il a un mollet comme un sac de grossous !

Bientôt se découvrit un second pied, et puisquelque chose qui semblait bien en être un troisième. Mais cequelque chose se trouva être, en fin de compte, une massue reposantsur un piédestal.

– Hé ! parbleu ! c’est unHercule ! s’écria Gédéon. J’aurais dû le deviner à lavue de son mollet ! Et je puis affirmer en toute confiance –ajouta-t-il en regardant les deux jambes colossales – que c’est icile plus grand à la fois et le plus laid de tous lesHerculede l’Europe entière ! Qu’est-ce qui peutl’avoir décidé à venir chez vous ?

– Je suppose que personne autre n’en auravoulu ! dit Julia. Et je dois ajouter que, nous-mêmes, nousnous serions parfaitement passés de lui.

– Oh ! ne dites pas cela,mademoiselle ! répliqua Gédéon. Il m’a valu une des plusmémorables séances de toute ma vie !

– En tout cas, une séance que vous nepourrez pas oublier de sitôt ! fit Julia. Vos malheureuxdoigts vous la rappelleront !

– Et maintenant, je crois qu’il faut queje m’en aille ! dit tristement Gédéon.

– Non ! non ! plaida Julia.Pourquoi vous en aller ? Restez encore un moment, et prenezune tasse de thé avec moi !

– Si je pouvais penser que, réellement,cela vous fût agréable, dit Gédéon en faisant tourner son chapeaudans ses doigts, il va de soi que j’en serais ravi !

– Mais, certes, cela me seraagréable ! répondit la jeune fille. Et, de plus, j’ai besoinde gâteaux pour manger le thé, et je n’ai personne que je puisseenvoyer chez le pâtissier. Tenez, voici la clef de lamaison !

Gédéon se hâta de mettre son chapeau et decourir chez le pâtissier, d’où il revint avec un grand sac enpapier tout rempli de choux à la crème, d’éclairs et detartelettes. Il trouva Julia occupée à préparer une petite table àthé dans le vestibule.

– Les chambres sont dans un tel désordre,dit-elle, que j’ai pensé que nous serions plus à l’aise ici, àl’ombre de notre statue !

– Parfait ! s’écria Gédéonenchanté.

– Oh ! quelles adorables tartelettesà la crème ! fit Julia en ouvrant le sac. Et quels délicieuxchoux aux fraises !

– Oui ! dit Gédéon, essayant decacher sa déconvenue. J’ai bien prévu que le mélange produiraitquelque chose de très beau. D’ailleurs, la pâtissière l’a prévuaussi.

– Et maintenant, dit Julia après avoirmangé une demi-douzaine de gâteaux, je vais vous montrer la lettrede Maurice. Lisez-la tout haut : peut-être y a-t-il desdétails qui m’ont échappé ?

Gédéon prit la lettre, la déplia sur un de sesgenoux, et lut ce qui suit :

« Chère Julia, je vous écris deBrowndean, où nous nous sommes arrêtés pour quelques jours. L’onclea été très secoué par ce terrible accident, dont, sans doute, vousaurez lu le récit dans le journal. Demain, je compte le laisser iciavec Jean, et rentrer seul à Londres ; mais, avant monarrivée, vous allez recevoir un baril contenant deséchantillons pour un ami. Ne l’ouvrez à aucun prix, maislaissez-le dans le vestibule jusqu’à mon arrivée !

« Votre, en grande hâte,

« M. FINSBURY.

« P. S. – N’oubliez pas delaisser le baril dans le vestibule ! »

– Non, dit Gédéon, je ne vois rien là quise rapporte au monument ! – Et, en disant cela, il désignaitles jambes de marbre. – Miss Hazeltine, poursuivit-il, mepermettez-vous de vous adresser quelques questions ?

– Mais volontiers ! répondit lajeune fille. Et si vous réussissez à m’expliquer pourquoi Mauricem’a envoyé une statue d’Hercule au lieu d’un baril contenant des« échantillons pour un ami », je vous en seraireconnaissante jusqu’à mon dernier jour. Mais, d’abord, qu’est-ceque cela peut-être, « des échantillons pour unami » ?

– Je n’en ai pas la moindre idée !dit Gédéon. Je sais bien que les marbriers envoient souvent deséchantillons ; mais je crois que, en général, ce sont desmorceaux de marbre plus petits que notre ami le monument. Au reste,mes questions portent sur d’autres sujets. En premier lieu, est-ceque vous êtes tout à fait seule, dans cette maison ?

– Oui, pour le moment ! réponditJulia. Je suis arrivée avant-hier pour mettre la maison en état etpour chercher une cuisinière. Mais je n’en ai trouvé aucune qui meplût.

– Ainsi vous êtes absolument seule !dit Gédéon, stupéfait. Et vous n’avez pas peur ?

– Oh ! pas du tout ! réponditJulia. Je ne sais pas de quoi j’aurais peur. Je me suis simplementacheté un revolver, d’un bon marché fantastique, et j’ai demandé aumarchand de me montrer la manière de m’en servir. Et puis, avant deme coucher, j’ai bien soin de barricader ma porte avec des tiroirset des chaises.

– C’est égal, je suis heureux de penserque votre monde va bientôt rentrer ! dit Gédéon. Votreisolement m’inquiète beaucoup. S’il devait se prolonger, jepourrais vous pourvoir d’une vieille tante à moi, ou encore de mafemme de ménage, à votre choix.

– Me prêter une tante ! s’écriaJulia. Oh ! quelle générosité ! Je commence à croire quec’est vous qui m’avez envoyé l’Hercule !

– Je vous donne ma parole d’honneur quenon ! protesta le jeune homme. Je vous admire bien trop pouravoir pu vous envoyer une œuvre d’art aussi monstrueuse !

Julia allait répondre, lorsque les deux amistressautèrent : un coup violent avait été frappé à laporte.

– Oh ! monsieur Forsyth !

– Ne craignez rien, ma chèreenfant ! dit Gédéon appuyant tendrement sa main sur le bras dela jeune fille.

– Je sais ce que c’est !murmura-t-elle. C’est la police ! Elle vient se plaindre ausujet de la statue !

Nouveau coup à la porte, plus violent, et plusimpatient.

– Mon Dieu ! c’est Maurice !s’écria la jeune fille. Elle courut à la porte et ouvrit.

C’était en effet Maurice qui apparaissait surle seuil : non pas le Maurice des jours ordinaires, mais unhomme d’aspect sauvage, pâle et hagard, avec des yeux injectés desang, et une barbe de deux jours au menton.

– Le baril ? s’écria-t-il. Où est lebaril qui est arrivé ce matin ?

Il regardait autour de lui, dans le vestibule,et ses yeux lui sortirent de la tête, littéralement, lorsqu’ilaperçut les jambes de l’Hercule.

– Qu’est-ce que c’est queça ? hurla-t-il. Qu’est-que c’est que ce mannequin decire ? Qu’est-ce que c’est ? Et où est le baril ? Letonneau à eau ?

– Aucun baril n’est venu, Maurice !répondit froidement Julia. Voici le seul colis qu’on aitapporté !

– Ça ? s’écria le malheureux. Jen’ai jamais entendu parler de ça !

– C’est cependant arrivé avec une adresseécrite de votre main ! répondit Julia. Nous avons presque étéforcés de démolir la maison pour le faire entrer. Et je ne puisrien vous dire de plus !

Maurice la considéra avec un égarement sanslimites. Il passa une de ses mains sur son front, et puis s’appuyacontre le mur, comme un homme qui va s’évanouir. Mais, peu à peu,sa langue se délia, et il se mit à accabler la jeune fille d’untorrent d’injures. Jamais jusqu’alors Maurice lui-même ne se seraitsupposé capable d’autant de feu, d’autant de verve, ni d’une tellevariété de locutions grossières. La jeune fille tremblait etchancelait sous cette fureur insensée.

– Je ne souffrirai point que vous parliezdavantage à miss Hazeltine sur un ton pareil ! dit enfinGédéon, s’interposant avec résolution.

– Je lui parlerai sur le ton qui meplaira, répliqua Maurice, dans un nouvel élan de fureur. Jeparlerai à cette misérable mendiante comme elle lemérite !

– Pas un mot de plus, monsieur, pas unmot ! – s’écria Gédéon. – Miss Hazeltine, poursuivit-il ens’adressant à la jeune fille, vous ne pouvez pas rester davantagesous le même toit que cet individu ! Voici mon bras !Permettez-moi de vous conduire en un lieu où vous soyez à l’abri del’insulte !

– Monsieur Forsyth, dit Julia, vous avezraison ! Je ne saurais rester ici un seul moment de plus, etje sais que je me confie à un homme d’honneur !

Pâle et résolu, Gédéon offrit son bras, et lesdeux jeunes gens descendirent les marches du perron, poursuivis parMaurice, qui réclamait la clef de la porte d’entrée.

Julia venait à peine de lui remettre sontrousseau de clefs, lorsqu’un fiacre vide passa rapidement devanteux. Il fut hélé, simultanément, par Maurice et par Gédéon. Mais,au moment où le cocher arrêtait son cheval, Maurice se précipitadans la voiture.

– Dix sous de pourboire ! cria-t-il.Gare de Waterloo, aussi vite que possible ! Dix sous pourvous !

– Mettez un shilling, monsieur ! ditle cocher. L’autre gentleman m’a retenu avant vous !

– Eh bien ! soit, un shilling !– cria Maurice, tout en songeant, à part lui, qu’il examinerait denouveau la question en arrivant à la gare. Et le cocher fouetta sabête, et le fiacre tourna au premier coin de rue.

Chapitre 6LES TRIBULATIONS DE MAURICE (Première Partie)

Pendant que le fiacre filait par les rues deLondres, Maurice s’évertuait à rallier toutes les forces de sonesprit. 1° le baril contenant le cadavre s’était égaré ;2° il y avait nécessité absolue à le retrouver. Ces deuxpoints étaient clairs ; et si, par une chance providentielle,le baril se trouvait encore à la gare, tout pouvait aller bien. Sile baril n’était pas à la gare, et qu’il se trouvât déjà entre lesmains d’autres personnes l’ayant reçu par erreur, la chose prenaitune tournure plus fâcheuse. Les personnes qui reçoivent des colisdont elles ne s’expliquent pas la nature sont en général portées àles ouvrir tout de suite. L’exemple de Miss Hazeltine (que Mauricemaudit une fois de plus) ne confirmait que trop ce principegénéral. Et si quelqu’un avait déjà ouvert le baril…« Seigneur Dieu ! » s’écria Maurice à cette pensée,en portant la main à son front tout gonflé de sueur.

La première conception d’un manquement à laloi a volontiers, pour l’imagination, quelque chosed’excitant : le projet, encore à l’état d’ébauche, s’offresous des couleurs vives et attrayantes. Mais il n’en est pas demême lorsque, plus tard, l’attention du criminel se tourne vers sesrapports possibles avec la police. Maurice, à présent, se disaitqu’il n’avait peut-être pas suffisamment pris en considérationl’existence de la police, lorsqu’il s’était embarqué dans sonentreprise. « Je vais avoir à jouer très serré ! »songea-t-il ; et un petit frisson de peur courut tout le longde son épine dorsale.

– Les grandes lignes, ou labanlieue ? lui demanda tout à coup le cocher, à travers lepetit guichet du plafond.

– Grandes lignes ! répondit Maurice.Après quoi il décida que cet homme aurait, tout de même, sonshilling de pourboire.

« Ce serait folie d’attirer l’attentionsur moi en ce moment ! » se dit-il. « Mais la sommeque cette affaire-là va me coûter, au bout du compte, commence à mefaire l’effet d’un cauchemar ! »

Il traversa la salle des billets, et,misérablement, erra sur le quai. Il y avait, en cet instant, unpetit arrêt dans le mouvement de la gare ; peu de gens sur lequai, à peine quelques voyageurs attendant, çà et là. Mauriceconstata qu’il n’attirait point l’attention, ce qui lui parut unechose excellente ; mais, d’autre part, il songea que sonenquête n’avançait pas beaucoup. De toute nécessité, il devaitfaire quelque chose, risquer quelque chose : chaque instantqui passait ajoutait au danger. Enfin, recueillant tout soncourage, il arrêta un porteur et lui demanda si, par hasard, il nese souvenait pas d’avoir vu arriver un baril, au train dumatin : ajoutant qu’il était anxieux de se renseigner, car lebaril appartenait à un de ses amis. « Et l’affaire est desplus importantes, ajouta-t-il encore, car ce baril contient deséchantillons ! »

– Je n’étais pas là ce matin, monsieur,répondit le porteur ; mais je vais demander à Bill. Hé !Bill ! dis-donc, te souviens-tu d’avoir vu arriver deBournemouth, ce matin, un baril contenant deséchantillons ?

– Je ne peux rien dire au sujet deséchantillons ! répliqua Bill. Mais le bourgeois qui a reçu lebaril nous a fait un joli tapage !

– Quoi ? Comment ? s’écriaMaurice, en même temps que, fiévreusement, il glissait deux sousdans la main du porteur.

– Eh bien ! monsieur, il y a unbaril qui est arrivé à une heure trente, et qui est resté au dépôtjusque vers les trois heures. À ce moment-là, voilà qu’arrive unpetit homme, d’un air tout malingre. – j’ai bien idée que ce doitêtre quelque vicaire, – et qu’il me dit : « Vous n’auriezpas reçu quelque chose pour Pitman ? » – William BentPitman, si je me rappelle bien le nom. – « Je ne sais pas aujuste, monsieur, que je lui réponds ; mais je crois bien quec’est le nom qui est écrit sur ce baril ! » Le petithomme va voir le baril, et fait une mine ahurie quand il aperçoitl’adresse. Et le voilà qui se met à nous reprocher de ne pas luiavoir apporté ce qu’il voulait. « Eh ! peu m’importe ceque vous voulez, monsieur, que je lui dis ; mais si c’est vousqui êtes William Bent Pitman, il faut que vous emportiez cebaril ! »

– Et l’a-t-il emporté ? s’écriaMaurice, respirant à peine.

– Eh bien ! monsieur, reprittranquillement Bill, il paraît que c’était une grande caissed’emballage que ce monsieur attendait. Et cette caisse est bienarrivée ; je le sais, parce que c’est le plus grand colis quej’aie jamais vu. Alors, en apprenant ça, ce Pitman a de nouveaufait la grimace. Il a demandé à parler au chef de service, et on afait venir Tom, le facteur, celui qui avait conduit la caisse. Ehbien ! monsieur – poursuivit Bill avec un sourire – jamais jen’ai vu un homme dans un état pareil ! Ivre-mort,monsieur ! À ce que j’ai cru comprendre, il y avait eu unmonsieur, évidemment fou, qui avait donné à ce brave Tom une livresterling de pourboire, et voilà d’où était venu tout le mal,comprenez-vous ?

– Mais enfin, qu’est-ce qu’il adit ? haleta Maurice.

– Ma foi ! monsieur, il n’étaitguère en état de dire grand’chose ! répondit Bill. Mais il aoffert de se battre à coups de poing avec ce Pitman pour une pintede bière. Il avait perdu son livre, aussi, et ses reçus ; etson compagnon était encore plus saoul que lui, si possible.Oh ! monsieur, ils étaient tous les deux comme… comme deslords ! Et le chef de service leur a réglé leur compte séancetenante.

« Allons ! voilà qui n’est point simauvais ! » songea Maurice, avec un soupir desoulagement. Puis, s’adressant au porteur :

– Et ainsi, ces deux hommes n’ont pas pudire où ils avaient conduit la caisse ?

– Non, répondit Bill, ni ça ni autrechose !

– Et… qu’est-ce qu’a fait Pitman ?demanda Maurice.

– Il a emporté le baril dans un fiacre àquatre roues, répondit Bill. Le pauvre homme était tout tremblant.Je ne crois pas qu’il ait beaucoup de santé !

– Et ainsi, murmura Maurice, le baril estparti ?

– De ça, vous pouvez en être biensûr ! dit le porteur. Mais vous feriez mieux de voir le chefde service !

– Oh ! pas du tout, la chose n’aaucune importance ! protesta Maurice. Ce baril ne contenaitque des échantillons !

Et il se hâta d’opérer sa sortie.

Enfermé dans un fiacre, une fois de plus, ils’efforça de jeter un nouveau regard d’ensemble sur sa position.« Supposons, se dit-il, supposons que j’accepte ma défaite etaille tout de suite déclarer la mort de mon oncle ! » Ily perdrait la tontine, et, avec celle-ci, sa dernière chance derecouvrer ses 7.800 livres. Mais, d’autre part, depuis le shillingde pourboire donné au cocher de fiacre, il avait commencé àconstater que le crime était coûteux dans sa pratique, et, depuisla perte du baril, que le crime était incertain dans sesconséquences. Avec calme, d’abord, puis sans cesse avec plus dechaleur, il envisagea les avantages qu’il y aurait pour lui àabandonner son entreprise. Cet abandon impliquait pour lui uneperte d’argent : mais, en somme, et après tout, pas une trèsgrosse perte : celle seulement de la tontine, sur laquelle iln’avait jamais compté tout à fait. Il retrouva au fond de samémoire certains traits établissant qu’en effet jamais il n’avaitcru bien sérieusement aux profits de la tontine. Non, jamais il n’yavait cru, jamais il n’avait eu l’espoir certain de recouvrer ses7.800 livres ; et, s’il s’était embarqué dans cette aventure,c’était uniquement pour parer à la déloyauté, trop manifeste, deson cousin Michel. Il le voyait clairement à présent : mieuxvalait pour lui se retirer au plus vite de l’aventure, pourtransporter tous ses efforts sur l’affaire des cuirs…

– Seigneur ! s’écria-t-il tout àcoup en bondissant dans son fiacre comme un diable dans sa boîte àmalice. Seigneur ! Mais je n’ai pas seulement perdu latontine ! J’ai encore perdu l’affaire des cuirs par-dessus lemarché !

Pour monstrueux que fût le fait, il étaitrigoureusement vrai. Maurice n’avait point pouvoir pour signer, aunom de son oncle. Il ne pouvait pas même émettre un chèque detrente shillings. Aussi longtemps qu’il n’aurait pas produit unepreuve légale de la mort de son oncle, il n’était qu’un paria sansle sou : et, dès qu’il aurait produit cette preuve légale, lebénéfice de la tontine était, pour lui, irrémédiablementperdu ! Mais bah ! Maurice n’avait pas le droitd’hésiter ! Il devait laisser tomber la tontine comme unmarron trop chaud, et concentrer toutes ses forces sur la maison decuirs, ainsi que sur le reste de son petit, mais légitime,héritage ! Sa résolution fut prise en un instant. Mais, dèsl’instant suivant, soudain, se découvrit à lui l’étendue toutentière de sa calamité. Déclarer la mort de son oncle, il ne lepouvait pas ! Depuis que le cadavre s’était perdu, l’oncleJoseph était (au point de vue de la loi) devenu immortel.

Il n’y avait pas au monde une voiture assezgrande pour contenir Maurice avec son désespoir. Le pauvre garçonfit arrêter le fiacre, descendit, paya, et se mit à marcher il nesavait où.

– Je commence à croire que je me suisembarqué dans cette affaire avec trop de précipitation ! sedit-il, avec un soupir funèbre. Je crains que l’affaire ne soittrop compliquée pour un homme de mes capacitésintellectuelles !

Tout à coup, un des aphorismes de son oncleJoseph lui revint à l’esprit : « Si vous voulez penserclairement, couchez vos arguments par écrit ! » répétaitvolontiers le vieillard. « Hé ! cette vieille bête avaittout de même quelques bonnes idées ! songea Maurice. Je vaisemployer son système, pour voir ! »

Il entra dans une taverne, commanda dufromage, du pain, de quoi écrire, et s’installa solennellementdevant une feuille de papier blanc. Il essaya la plume ; choseà peine croyable, elle allait parfaitement. Mais qu’allait-ilécrire ?

– J’y suis ! s’écria enfin Maurice.Je vais faire comme Robinson Crusoé, avec ses deuxcolonnes !

Aussitôt il plia son papier, conformément à cemodèle classique, et commença ainsi :

 

MAUVAIS BON
1. J’ai perdu le corps de mon oncle. 1. Mais Pitman l’a trouvé.

 

– Halte-là ! se dit Maurice. Je melaisse entraîner trop loin par le génie de l’antithèse.Recommençons :

 

MAUVAIS BON
1. J’ai perdu le corps de mon oncle. 1. Mais, de cette façon, je n’ai plus àm’inquiéter de l’enterrer.
2. J’ai perdu la tontine. 2. Mais je puis encore la sauver siPitman fait disparaître le corps, et que je trouve un médecin toutà fait sans scrupules.
3. J’ai perdu le commerce de cuirs, ettout le reste de la succession de mon oncle. 3. Mais je ne les ai point perdus siPitman livre le corps à la police.

 

« Oui, mais, en ce cas, je vais enprison ! J’oubliais cela ! songea Maurice. Au fait, jecrois que je ferai mieux de ne pas m’arrêter à cette hypothèse. Lesgens qui n’ont rien à craindre pour eux-mêmes sont à l’aise pourrecommander aux autres d’envisager toutes les piresextrémités : mais j’estime que, dans un cas comme celui-ci,mon premier devoir est d’éviter toute occasion de me décourager.Non, il doit y avoir une autre réponse au numéro 3 de droite !Il doit y avoir un bon faisant contrepoids à cemauvais ! Ou bien, sans cela, à quoi serviraitl’invention de cette double colonne ? Eh ! par saintGeorges, j’y suis ! La réponse au numéro 3 est exactement lamême qu’au numéro 2 ! »

Et il se hâta de récrire le passage :

 

MAUVAIS BON
3. J’ai perdu le commerce de cuirs, ettout le reste de la succession de mon oncle. 3. Mais je ne les ai point perdus si jeparviens à découvrir un médecin qui soit tout à fait sansscrupules.

 

« Ce médecin vénal est décidément bien àdésirer pour moi ! se dit-il. J’ai besoin de lui, d’abord,pour me donner un certificat attestant que mon oncle est mort, afinque je puisse reprendre l’affaire des cuirs ; et puis j’aibesoin de lui pour me donner un certificat attestant que mon oncleest vivant… Mais voilà de nouveau que je tombe dans uneantinomie ! »

Et il revint à ses confrontations :

 

MAUVAIS BON
4. Je n’ai presque plus d’argent. 4. Mais il y en a beaucoup, à laBanque.
5. Oui, mais je ne peux pas toucherl’argent qui est à la Banque. 5. Mais… Au fait, cela paraîtmalheureusement incontestable.
6. J’ai laissé dans la poche de l’oncleJoseph le chèque de huit cent livres. 6. Mais, pour peu que Pitman soit unmalhonnête homme, la découverte de ce chèque le décidera à garderla chose secrète et à jeter le corps à l’égout.
7. Oui, mais si Pitman est un malhonnêtehomme et qu’il découvre le chèque, il saura qui est l’oncle Joseph,et pourra me faire chanter. 7. Oui, mais si je ne me trompe pas dansma conjecture au sujet de l’oncle Masterman, je pourrai, à montour, faire chanter mon cousin Michel.
8. Mais je ne puis pas faire chanterMichel avant d’avoir des preuves de la mort de son père. (Et puis,faire chanter Michel ne laisse pas d’être une entreprise assezdangereuse.) 8. Tant pis !
9. La maison de cuirs aura bientôt besoind’argent pour les dépenses courantes, et je n’en ai pas àdonner. 9. Mais la maison de cuirs est un bateauqui se noie.
10. Oui, mais ce n’en est pas moins leseul bateau qui me reste. 10. Exact.
11. Jean aura bientôt besoin d’argent, etje n’en ai pas à lui donner. 11.
12. Et le médecin vénal voudra se fairepayer d’avance. 12.
13. Et si Pitman est malhonnête et nem’envoie pas en prison, il exigera de moi des sommes énormes. 13.

 

– Oh ! mais je vois que l’affaireest bien unilatérale ! s’écria Maurice. Décidément, cetteméthode n’a pas autant de valeur que j’avais supposé !

Il chiffonna la feuille de papier et la mitdans sa poche : puis, aussitôt, il la retira de sa poche, ladéplia, et la relut d’un bout à l’autre.

– D’après ce résumé des faits, se dit-il,je vois que c’est au point de vue financier que ma position est leplus faible. N’y aurait-il donc vraiment aucun moyen de trouver desfonds ? Dans une grande ville comme Londres, et entouré detoutes les ressources de la civilisation, on ne me fera pas croirequ’une chose aussi simple me soit impossible. Allons !allons ! pas tant de précipitation ! D’abord, n’y a-t-ilrien que je puisse vendre ? Ma collection de bagues àcachets ?

Mais à la pensée de se séparer de ces cherstrésors, Maurice sentit que le sang lui affluait aux joues.

– Non ! j’aimerais mieuxmourir ! se dit-il.

Et, jetant sur la table une pièce d’unshilling, il s’enfuit dans la rue.

– Il faut absolument que je trouve desfonds ! reprit-il. Mon oncle étant mort, l’argent déposé à labanque est à moi : je veux dire qu’il devrait être à moi, sanscette maudite fatalité qui me poursuit depuis que j’étais unorphelin en tutelle ! Je sais bien ce que ferait, à ma place,tout autre homme dans la chrétienté ! Tout autre homme, à maplace, ferait des faux : excepté que, dans mon cas, cela nepourrait pas s’appeler des faux, puisque l’oncle Joseph est mort,et que l’argent m’appartient. Quand je pense à cela, quand je penseque mon oncle est mort sous mes yeux, et que je ne peux pas prouverqu’il est mort, ma gorge se serre en présence d’une telleinjustice ! Autrefois, je me sentais rempli d’amertume ausouvenir de mes 7.800 livres : qu’était-ce que cette misérablesomme, en comparaison de ce que je perds à présent ?C’est-à-dire que, jusqu’au jour d’avant-hier, j’étais parfaitementheureux ! »

Et Maurice arpentait les trottoirs, avec deprofonds soupirs.

« Et puis ce n’est pas tout !songeait-il. Mais pourrai-je faire ces faux ? Arriverai-je àcontrefaire l’écriture de mon oncle ? En serai-jecapable ? Pourquoi n’ai-je pas pris plus de leçons d’écriture,quand j’étais enfant ? Ah ! comme je comprends maintenantles admonitions de mes professeurs, nous prédisant que nousregretterions plus tard de n’avoir pas mieux profité de leursenseignements ! Ma seule consolation est que, même sij’échoue, je n’aurai rien à craindre, – de la part de maconscience, du moins. Et si je réussis, et que Pitman soit le noircoquin que je suppose, eh bien ! je n’aurais plus qu’à essayerde découvrir un médecin vénal, chose qui ne doit pas être difficileà découvrir dans une ville comme Londres. La ville doit en êtreremplie, c’est bien certain ! Je ne vais pas, bien sûr !mettre une annonce dans les journaux pour demander un médecin àcorrompre : non, je n’aurai qu’à entrer tour à tour chezdifférents médecins, à les juger d’après leur accueil, et puis,quand j’en aurai trouvé un qui me paraîtra pouvoir me convenir, àlui exposer simplement mon affaire… Encore que, même cela, au fond,ce soit une démarche assez délicate ! »

Après de longs détours, il se trouvait auxenvirons de John Street ; il s’en aperçut tout à coup etrésolut de rentrer chez lui. Mais, pendant qu’il faisait tourner laclef dans la serrure, une nouvelle réflexion mortifiante lui vint àl’esprit : « Cette maison même n’est pas à moi, tant queje ne pourrai pas prouver la mort de mon oncle ! » sedit-il. Et il referma si violemment la porte, derrière lui, quetous les contrevents des fenêtres claquèrent.

Dans les ténèbres du vestibule, par un comblede malchance, Maurice fit un faux pas, et tomba lourdement sur lesocle de l’Hercule. La vive douleur qu’il ressentit achevade l’exaspérer. Dans un accès soudain de fureur impulsive, ilsaisit le marteau que Gédéon Forsyth avait laissé à terre, et, sansvoir ce qu’il faisait, asséna un coup dans la direction de lastatue. Il entendit un craquement sec.

« Mon Dieu ! qu’est-ce que j’aiencore fait ? » gémit Maurice. Il alluma une allumette etcourut chercher un bougeoir, dans la cuisine. « Oui, se dit-ilen considérant, à la lueur de sa bougie, le pied del’Hercule, qu’il venait de briser, oui, je viens demutiler un chef-d’œuvre antique. Je vais en avoir pour des milliersde livres ! »

Mais, tout à coup, un espoir sauvagel’illumina : « Voyons un peu ! reprit-il. Je suisdébarrassé de Julia ; je n’ai rien à démêler avec cet idiot deForsyth ; les porteurs étaient ivres-morts ; les deuxcamionneurs ont été congédiés ; parfait ! Je vaissimplement tout nier ! Ni vu, ni connu ; je dirai que jene sais rien ! »

Dès la minute suivante, il était debout, denouveau, en face de l’Hercule, les lèvres serrées,brandissant dans sa main droite le marteau à casser le charbon, et,dans l’autre main, un massif hache-viande. Une minute encore, et ils’attaqua résolument à la caisse d’emballage. Deux ou trois coupsbien appliqués lui suffirent pour achever le travail deGédéon : la caisse se brisa, se répandit sur Maurice en uneaverse de planches suivie d’une avalanche de paille.

Et alors le marchand de cuirs put apprécierpleinement la difficulté de la tâche qu’il avait entreprise ;peu s’en fallut qu’il ne perdît courage. Il était seul ; il nedisposait que d’armes insignifiantes ; il n’avait aucuneexpérience de l’art du mineur ni de celui du casseur depierres ; comment parviendrait-il à avoir raison d’un monstrecolossal, tout en marbre, et assez solide pour s’être conservéintact depuis (peut-être) Phidias ? Mais la lutte était moinsinégale qu’il ne l’imaginait dans sa modestie ; d’un côté, laforce matérielle, oui, mais, de l’autre côté, la force morale,cette flamme héroïque qui assure la victoire.

– Je finirai bien par t’abattre tout demême, sale grosse bête ! cria Maurice, avec une passionpareille à celle qui devait animer jadis les vainqueurs de laBastille. Je finirai par t’abattre, entends-tu, et pas plus tardque cette nuit ! Je ne veux pas de toi dans monantichambre !

Le visage de l’Hercule, avec sonindécente expression de jovialité, excitait tout particulièrementla rage de Maurice : et ce fut par l’attaque du visage qu’ilouvrit ses opérations. La hauteur du demi-dieu (car le soclelui-même était fort élevé) risquait de constituer, pourl’assaillant, un obstacle sérieux. Mais, dès cette premièreescarmouche, l’intelligence affirma son triomphe sur la matière.Maurice se rappela que son oncle défunt avait, dans sabibliothèque, un petit escalier mobile, sur lequel il faisaitmonter Julia pour prendre des livres aux rayons supérieurs. Ilcourut chercher ce précieux instrument de guerre, et bientôt, avecle hache-viande, il eut la joie de décapiter son stupideennemi.

Deux heures plus tard, ce qui avait étél’image d’un immense portefaix n’était plus qu’un informe amas demembres brisés. Le torse s’appuyait contre le piédestal, le visagetournait son ricanement vers l’escalier du sous-sol ; lesjambes, les bras, les mains, gisaient pêle-mêle dans la paille,encombrant le vestibule. Une demi-heure plus tard encore, tous lesdébris se trouvaient déposés dans un coin de la cave ; etMaurice, avec un délicieux sentiment de triomphe, considérait lascène où avaient eu lieu ses exploits. Oui, désormais, il allaitpouvoir nier en toute sécurité : rien dans le vestibule, àcela près qu’il était dans un état de délabrement extraordinaire,ne trahissait plus le passage d’un des plus gigantesques produitsde la sculpture antique. Mais ce fut un Maurice bien fatigué qui,vers une heure du matin, se laissa tomber sur son lit, sans avoirmême la force de se dévêtir. Ses bras et ses épaules lui faisaientaffreusement mal ; les paumes de ses mains brûlaient ;ses jambes refusaient de se plier. Et longtemps Morphée tarda àvenir visiter le jeune héros ; et, au premier rayon de l’aube,déjà Morphée de nouveau l’avait fui.

La matinée s’annonçait lamentablement. Unvilain vent d’est hurlait dans la rue ; à tout moment lesfenêtres vibraient sous des douches de pluie, et Maurice, ens’habillant, sentait des courants d’air glacé lui frôler lesjambes.

« Tout de même, se dit-il avec une amèretristesse, tout de même, étant donné ce que j’ai déjà à supporter,j’aurais au moins le droit d’avoir du beau temps ! »

Il n’y avait pas de pain dans la maison ;car miss Hazeltine (comme toutes les femmes, quand elles viventseules) ne s’était nourrie que de gâteaux. Mais Maurice finit pardécouvrir une tranche de biscuit qui, assaisonnée d’un grand verred’eau, lui constitua un semblant de déjeuner ; après quoi, ilse mit résolument à l’ouvrage.

Rien n’est plus curieux que le mystère dessignatures humaines. Que vous signiez votre nom avant ou après vosrepas, pendant une indigestion ou en état de faim, pendant que voustremblez pour la vie d’un enfant ou lorsque vous venez de gagneraux courses, dans le cabinet d’un juge d’instruction ou sous lesyeux de votre bien-aimée ; pour le vulgaire, vos signaturesdifféreront l’une de l’autre ; mais pour l’expert, pour legraphologue, pour le caissier de banque, elles resteront toujoursun seul et même phénomène, comme l’étoile du Nord pour lesastronomes.

Et Maurice savait cela. Les entretiens de sononcle Joseph lui avaient fait entrer (de force) dans la tête lathéorie de l’écriture, comme aussi la théorie de cet art ingénieuxdu faux en écritures, où il s’occupait maintenant à préparer sesdébuts. Mais, – heureusement pour le bon ordre des transactionscommerciales, – le faux en écritures est surtout affaire depratique. Et pendant que Maurice était assis à sa table, cejour-là, entouré de signatures authentiques de son oncle etd’essais d’imitation, hélas ! pitoyables, plus d’une fois ilfut sur le point de désespérer ; de temps en temps, le ventlui envoyait un mugissement lugubre, par la cheminée ; detemps en temps, se répandait sur Bloomsbury une brume si épaissequ’il avait à se lever de son fauteuil pour rallumer le gaz ;autour de lui régnaient la froideur et le désordre d’une maisonlongtemps inhabitée, – le plancher sans tapis, le sofa encombré delivres et de linge, les plumes rouillées, le papier glacé d’uneépaisse couche de poussière ; mais tout cela n’était que depetites misères à côté, et la vraie source de ladépression de Maurice consistait dans ces faux avortés qui, peu àpeu, commençaient à épuiser toute la provision du papier àlettres.

« C’est la chose la plus extraordinairedu monde ! » gémissait-il. « Tous les éléments de lasignature y sont, les jambages, les liaisons ; et l’ensembles’obstine à ne pas marcher ! Le premier commis de banque venuflairera le faux ! Allons, je vois que je vais avoir àcalquer ! »

Il attendit la fin d’une averse, s’appuyacontre la fenêtre, et, à la vue de tout John Street, calqua lasignature de son oncle. Encore n’en produisit-il qu’un bien pauvredécalque, timide, maladroit, avec toute sorte d’hésitations et dereprises dénonciatrices.

« N’importe ! Il faudra que celapasse ! se dit-il en considérant tristement son œuvre. Detoute façon, l’oncle Joseph est mort ! »

Après quoi il remplit le chèque, ainsi ornéd’une fausse signature : deux cents livres sterling,y inscrivit-il ; et il courut à la banque Anglo-Patagonienneoù étaient déposés les fonds de la maison de cuirs.

Là, de l’air le plus indifférent qu’il put sedonner, il présenta son faux au gros Écossais roux à qui il avaitaffaire, d’habitude, lorsqu’il venait toucher ou déposer des fonds.L’Écossais parut surpris à la vue du chèque ; puis il leretourna dans un sens et dans l’autre, examina même la signature àtravers une loupe ; et sa surprise sembla se changer en unsentiment plus défavorable encore. « Voudriez-vous m’excuserun moment ? » dit-il enfin au malheureux Maurice, ens’enfonçant dans les plus lointaines profondeurs de la maison debanque. Et, lorsqu’il revint, après un intervalle assez long, ilétait accompagné d’un de ses chefs, un petit monsieur vieillot etgrassouillet, mais, cependant, de ceux dont on dit qu’ils sont« hommes du monde jusqu’au bout des doigts ».

– M. Maurice Finsbury, jecrois ? demanda le petit homme du monde en mettant son lorgnonsur son nez pour mieux voir Maurice.

– Oui, monsieur ! répondit Mauriceen tremblant. Y a-t-il… est-ce qu’il y a quelque chose qui ne vapas ?

– C’est que… voilà ce que c’est, monsieurFinsbury : nous sommes un peu étonnés de recevoir ceci !expliqua le banquier, en désignant le chèque. Pas plus tardqu’hier, nous avons été prévenus de n’avoir plus à vous délivrerd’argent !

– Prévenus ! s’écria Maurice.

– Par votre oncle lui-même !poursuivit le banquier. Et nous avons également escompté à monsieurvotre oncle un chèque de… voyons ! de combien était le chèque,monsieur Bell ?

– De huit cents livres, monsieurJudkin ! répondit l’employé.

– Bent Pitman ! murmura Maurice,dont les jambes chancelaient.

– Comment, monsieur ? Je n’ai pasentendu ! dit M. Judkin.

– Oh ! ce n’est rien… une simplefaçon de parler !

– J’espère qu’il ne vous arrive rien defâcheux, monsieur Finsbury ? dit aimablement M. Bell.

– Tout ce que je puis vous dire – proféraMaurice avec un ricanement sinistre, – c’est que la chose estabsolument impossible ! Mon oncle est à Bournemouth, malade,incapable de remuer !

– Vraiment ! fit M. Bell, enreprenant le chèque des mains de son chef. Mais ce chèque est datéd’aujourd’hui, et de Londres ! Comment expliquez-vous cela,monsieur ?

– Oh ! c’est une erreur dedate ! bredouilla Maurice, pendant qu’un vif afflux de sanglui colorait le visage.

– Sans doute ! sans doute ! luidit M. Judkin, en fixant de nouveau sur lui son terribleregard.

– Et puis, risqua Maurice, si même vousne pouvez pas me remettre de grosses sommes, ceci n’est qu’unebagatelle… ces deux cents livres !

– Sans doute, monsieur Finsbury !répondit M. Judkin. Ce que vous dites est vrai ; et, sivous insistez, je ne manquerai pas de soumettre votre demande ànotre conseil d’administration. Mais je crains bien… en un mot,monsieur Finsbury, je crains que cette signature ne soit pas aussicorrecte que nous sommes en droit de la désirer…

– Oh ! cela n’a aucuneimportance ! murmura précipitamment Maurice. Je vais demanderà mon oncle de la recommencer. Voyez-vous, poursuivit-il enreprenant un peu d’assurance, – voyez-vous, monsieur, mon oncle estsi souffrant qu’il n’a pas eu la force de signer ce chèque sansrecourir à mon assistance ; et j’imagine que les différencesdans la signature viennent de ce que j’ai dû lui tenir la main.

M. Judkin lança un regard aigu, droitdans les yeux de Maurice. Puis il se retourna versM. Bell.

– Eh bien ! dit-il, je commence àcroire que nous avons été dupés, hier, par un escroc qui a réussi àse faire passer pour M. Joseph ! Dites à Monsieur votreoncle que nous allons tout de suite avertir la police ! Quantà ce chèque, je suis désolé d’avoir à vous répéter que, en raisonde la manière dont il a été signé, la banque ne peut pas prendresur elle… notre responsabilité… vous nous excuserez !

Et il tendit le chèque à Maurice, à travers lecomptoir. Maurice le saisit machinalement : sa pensée étaittout entière à un autre sujet.

– Dans un cas comme celui-là, dit-il, laperte incombe uniquement à nous, c’est-à-dire à mon oncle et àmoi !

– Pas du tout, monsieur, pas dutout ! C’est la banque qui est responsable. Ou bien nousrecouvrerons ces huit cents livres, ou bien nous vous lesrembourserons sur nos profits et pertes : vous pouvez ycompter !

Le nez de Maurice s’allongea encore ;puis un nouveau rayon d’espoir s’offrit à lui.

– Écoutez ! dit-il. Laissez-moi lesoin de régler cette affaire ! Je m’en charge. J’ai unepiste ! Et puis, les détectives, ça coûte si cher !

– La banque ne l’entend pas ainsi,monsieur ! répliqua M. Judkin. La banque supportera tousles frais de l’enquête ; nous dépenserons tout l’argent qu’ilfaudra. Un escroc non découvert constitue un danger permanent. Nouséclaircirons cette affaire à fond, monsieur Finsbury ; vouspouvez compter sur nous, et vous mettre l’esprit en reposlà-dessus !

– Eh bien ! je prends sur moi toutela perte ! déclara hardiment Maurice. Je vous demanded’abandonner l’affaire !

À tout prix, il était résolu à empêcherl’enquête.

– Je vous demande pardon, repritl’impitoyable M. Judkin ; mais vous n’avez rien à voirdans cette affaire qui est toute entre nous et monsieur votreoncle. Si celui-ci partage votre avis, et qu’il vienne nous ledire, ou qu’il consente à me recevoir auprès de lui…

– Tout à fait impossible ! s’écriaMaurice.

– Eh bien ! vous voyez que nousavons les mains liées ! Il faut que nous mettions aussitôt lapolice en mouvement !

Maurice, machinalement, replia le chèque et leserra dans son portefeuille.

– Bonjour ! dit-il. Et il sortit, ils’enfuit de la banque.

« Je me demande ce qu’ilssoupçonnent ! songea-t-il. Je n’y comprends rien ! Leurconduite a quelque chose d’inexplicable. Mais, d’ailleurs, peuimporte. Tout est perdu ! Le chèque a été touché. La police vaêtre sur pied. Dans deux heures, cet idiot de Pitman sera enprison, et toute l’histoire du cadavre figurera dans les journauxdu soir ! »

Si, cependant, le pauvre garçon avait puentendre le dialogue qui avait eu lieu à la banque, après sondépart, il aurait été sans doute moins effrayé ; maispeut-être, en échange, se serait-il senti encore plus mortifié.

– Voilà une affaire bien curieuse,monsieur Bell ! avait dit M. Judkin.

– Oui, monsieur, avait réponduM. Bell ; mais je crois que nous lui avons donné unebonne alarme !

– Oh ! nous n’entendrons plus parlerde M. Maurice Finsbury ! avait repris M. Judkin. Cen’était qu’une première tentative de sa part, et nous avons eu tantde bons rapports avec la maison Finsbury que j’ai cru pluscharitable d’agir doucement. Mais vous pensez bien comme moi,monsieur Bell, qu’il n’y a pas d’erreur possible sur la visited’hier ? C’est bien le vieux M. Finsbury lui-même qui estvenu toucher ses huit cents livres, n’est-ce pas ?

– Aucune erreur possible, monsieur !fit M. Bell avec un sourire. C’était bienM. Finsbury ! Il m’a expliqué tout au long les principesde l’escompte !

– Fort bien ! fort bien !conclut M. Judkin. La prochaine fois que M. JosephFinsbury viendra, priez-le de passer dans mon cabinet ! Jeredoute un peu sa conversation ; mais j’estime, dans le casprésent, que nous avons absolument le devoir de le mettre engarde !

Chapitre 7OÙ PITMAN PREND CONSEIL D’UN HOMME DE LOI

Norfolk-Street n’est pas une grande rue ;et ce n’est pas non plus une belle rue. On en voit sortir surtoutdes bonnes à tout faire, sales, dépeignées, évidemment engagées aurabais : on les voit, le matin, aller chercher des provisionsdans la rue voisine, ou, le soir, se promener de long en large,écoutant la voix de l’amour. Deux fois par jour, on voit passer lemarchand de mou pour les chats. Parfois un novice joueurd’orgue de Barbarie se risque dans la rue, et aussitôt se remet enroute, dégoûté. Les jours de fête, Norfolk-Street sert d’arène auxjeunes sportsmen du voisinage, et les locataires ontl’occasion d’étudier les diverses méthodes possibles de l’attaqueet de la défense individuelles. Et tout cela, d’ailleurs, n’empêchepas cette rue d’avoir le droit de passer pour« respectable » ; car, étant très courte et très peupassagère, elle ne contient pas une seule boutique.

Au temps où se passe l’action de notre récit,le numéro 7 de Norfolk-Street avait à sa porte une plaque de cuivreavec ces mots : W.-D. Pitman, artiste. Cette plaquene se faisait pas remarquer par sa propreté ; et de la maison,dans son ensemble, je ne puis pas dire qu’elle eût rien departiculièrement engageant. Et cependant, cette maison, à uncertain point de vue, était une des curiosités de notrecapitale ; car elle avait pour locataire un artiste, – et mêmeun artiste distingué, n’eût-il, pour le distinguer, que soninsuccès, – à qui jamais aucune revue illustrée n’avaitconsacré un article ! Jamais aucun graveur sur boisn’avait reproduit « un coin du petit salon » de cettemaison, ni « la cheminée monumentale du grandsalon » ; aucune jeune dame, débutant dans les lettres,n’avait célébré « la simplicité pleine de naturel » aveclaquelle le maître W. -D. Pitman l’avait reçue, « au milieu deses trésors ». Mais, d’ailleurs, moi-même, à mon vif regret,je ne vais pas avoir le loisir de combler cette lacune ; carje n’ai affaire que dans l’antichambre, l’atelier, et le pitoyable« jardin » de l’esthétique demeure du maîtrePitman.

Le jardin en question possédait une fontaineen plâtre (sans eau, du reste), quelques fleurs incolores dans despots, et deux ou trois statues d’après l’antique, représentant dessatyres et des nymphes d’une exécution plus médiocre que tout ceque mon lecteur pourra imaginer. D’un côté, ce jardin était ombragépar deux petits ateliers, sous-loués par Pitman aux plus obscurs etmaladroits représentants de notre art national. De l’autre côtés’élevait un bâtiment un peu moins lugubre, avec une porte dederrière donnant sur une ruelle ; c’était là queM. Pitman se livrait, chaque soir, aux joies de la créationartistique. Toute la journée, il enseignait l’art à des jeunesfilles, dans un pensionnat de Kensington ; mais ses soirées dumoins lui appartenaient, et il les prolongeait fort avant dans lanuit. Tantôt il peignait un Paysage avec cascade, àl’huile ; tantôt il sculptait, gratuitement et de son pleingré (mais « en marbre », comme il aimait à le faireremarquer), le buste de quelque personnage public ; tantôtencore il modelait en plâtre une nymphe (« pouvant servir delampadaire pour le gaz dans un escalier, monsieur ! ») oubien un Samuel enfant, grandeur trois quarts de nature,qu’on aurait pu lui acheter pour le salon d’un bureau denourrices.

M. Pitman avait étudié autrefois à Paris,et même à Rome, aux frais d’un marchand de corsets, son cousin, quimalheureusement n’avait pas tardé à faire faillite ; et bienque personne jamais n’eût poussé l’incompétence artistique jusqu’àlui soupçonner le moindre talent, on avait pu supposer qu’il avaitun peu appris son métier. Mais dix-huit ans d’enseignementl’avaient dépouillé du maigre bagage de ses connaissances. Parfoisles artistes à qui il sous-louait des ateliers ne pouvaients’empêcher de le raisonner ; ils lui remontraient, parexemple, combien c’était chose impossible de peindre de bonstableaux à la lumière du gaz, ou des nymphes grandeur nature sansle secours d’un modèle. « Oui, je sais cela !répondait-il. Personne ne le sait mieux que moi dans toutNorfolk-Street. Et je vous assure que, si j’étais riche, jen’hésiterais pas à employer les meilleurs modèles de Londres. Mais,étant pauvre, j’ai dû apprendre à me passer d’eux ! Un modèlequi viendrait de temps à autre, voyez-vous ? ne servirait qu’àtroubler ma conception idéale de la figure humaine ; loind’être un avantage, ce serait un réel danger pour ma carrièred’artiste. Et quant à mon habitude de peindre à la lumièreartificielle du gaz, je reconnais qu’elle n’est pas sansinconvénients ; mais j’ai bien été forcé de l’adopter, puisquetoutes mes journées se trouvent consacrées à des travauxd’enseignement ! »

Dans l’instant précis où je dois le présenterà mes lecteurs, Pitman se trouvait seul dans son atelier, sous lalueur mourante d’un morne jour d’octobre. Il était assis dans unfauteuil Windsor (avec une « simplicité pleine denaturel », certes), la tête coiffée de son chapeau de feutrenoir. C’était un pauvre petit homme brun, maigre, inoffensif,touchant, avec ses habits de deuil, avec sa redingote trop longue,son faux-col droit et bas, avec son aspect vaguementecclésiastique, – qui l’aurait été plus nettement encore sans unelongue barbe se terminant en pointe. Et il y avait bien des filsd’argent dans ses cheveux et sa barbe. Il n’était plus tout jeune,le pauvre homme : et le veuvage, et la pauvreté, et une humbleambition toujours contrariée, tout cela n’était point fait pour lerajeunir !

En face de lui, dans un coin près de la porte,se dressait un solide baril. Et Pitman avait beau se retourner dansson fauteuil : c’était toujours ce baril qui s’offrait à sesyeux comme à ses pensées.

« Dois-je l’ouvrir ? Dois-je lerenvoyer ? Dois-je prévenir de suiteM. Semitopolis ! » se demandait-il.« Non ! décida-t-il enfin. Ne faisons rien sans avoirl’avis de M. Finsbury ! » Après quoi il se leva etalla prendre, dans un tiroir, un buvard de cuir, tout usé. Il leposa sur la table, devant la fenêtre, en tira une feuille de cepapier à lettres couleur café au lait qui lui servait pour sesrelations écrites avec la directrice du pensionnat où il donnaitdes leçons, et, laborieusement, il parvint à rédiger la lettresuivante :

« Cher monsieur Finsbury, serait-ce tropprésumer de votre obligeance que de vous prier de venir me voir unmoment, ce soir même ? Le sujet qui me préoccupe, et surlequel j’ai à vous demander conseil, est des plus importants :car il s’agit de la statue d’Hercule,appartenant àM. Semitopolis, dont j’ai déjà eu l’occasion de vous parler.Je vous écris dans un grand état d’agitation et d’inquiétude :je crains, en vérité, que ce chef-d’œuvre de l’art antique ne sesoit égaré. Et j’ai en outre pour m’affoler une autre perplexitéqui, d’ailleurs, se rattache à celle-là. Veuillez, je vous en prie,excuser l’inélégance de ce griffonnage, et croyez-moi votre toutdévoué

« WILLIAM D. PITMAN. »

Muni de cette lettre, il se mit en route, etalla sonner à la porte du numéro 233, dans King’s Road, la ruevoisine : c’est à cette adresse que l’avoué Michel Finsburyavait son domicile particulier. Pitman avait rencontré l’avoué,quatre ans auparavant, à Chelsea, dans une réuniond’artistes ; ils étaient revenus ensemble, étantvoisins ; et Michel, qui était, au fond, un excellent garçon,n’avait point cessé, depuis lors, d’accorder à son petit voisin uneamitié un peu dédaigneuse, mais secourable et sûre.

– Non ! dit la vieille femme deménage des Finsbury, qui était venue ouvrir la porte,M. Michel n’est pas encore rentré ! Mais vous paraisseztout mal à l’aise, monsieur Pitman ! Venez prendre un verre desherry, monsieur, pour vous remonter !

– Merci, madame ! pasaujourd’hui ! répondit l’artiste. Vous êtes bien bonne, maisje me sens trop déprimé pour boire du sherry. Veuillez seulement,sans faute, remettre ce billet à M. Michel, et priez-le depasser un instant chez moi ! Qu’il vienne par la porte dederrière, donnant sur la ruelle : je resterai toute la soiréedans mon atelier !

Et il s’en retourna dans sa rue, et,lentement, rentra chez lui. Au coin de King’s Road, la vitrine d’uncoiffeur attira son attention. Longtemps il considéra la fière,noble, superbe dame en cire qui évoluait au centre de cettevitrine. Et, à ce spectacle, l’artiste se réveilla en Pitman,malgré les angoisses de l’homme privé.

« On a beau jeu à se moquer de ceux quifont ces choses-là ! se dit-il ; mais il y a tout de mêmequelque chose, là-dedans ! Il y a, dans cette figure, un je nesais quoi d’altier, de grand, de vraiment distingué ! C’estprécisément le même je ne sais quoi que j’ai essayé d’exprimer dansmon Impératrice Eugénie ! » soupira-t-il.

Et, tout le long de son chemin, jusqu’à sonatelier, il songea à ce « je ne sais quoi ».

« Ce contact immédiat de la réalité, sedit-il, voilà ce qu’on ne vous apprend pas à Paris ! C’est unart anglais, purement anglais ! Allons mon pauvre vieux, tut’es laissé encroûter ! secoue-toi ! Vise plus haut,Pitman, vise plus haut ! »

Tout le temps de son thé, et, plus tard,pendant qu’il donnait à son fils sa leçon de violon, l’âme dePitman oublia ses soucis pour s’envoler au pays de l’idéal. Et, dèsqu’il eut achevé la leçon, il courut s’enfermer dans sonatelier.

La vue même du baril ne parvint pas à abattreson élan. Il se donna tout entier à son œuvre – un buste deM. Gladstone, d’après une photographie. Avec un succèsextraordinaire, il vainquit la difficulté que lui offrait, enl’absence de tout document, le derrière de la tête de son illustremodèle ; et il allait attaquer les mémorables pointes du colde chemise, lorsque l’entrée de Michel Finsbury vint brusquement lerappeler à la réalité.

– Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a quine va pas ? demanda Michel, en s’avançant vers la cheminée, oùPitman, à son intention, avait préparé un excellent feu.

– Aucun mot ne suffirait à vous exprimermon embarras ! dit l’artiste. La statue de M. Semitopolisn’est pas arrivée, et je crains qu’on ne me rende responsable de saperte. Encore n’est-ce pas la question d’argent quim’inquiète ! Ce qui m’inquiète, monsieur Finsbury, c’est laperspective du scandale ! Cet Hercule, comme voussavez, a quitté l’Italie en contrebande. Les princes romains qui lepossédaient n’avaient pas le droit de s’en dessaisir, et c’est pourdétourner les soupçons que M. Semitopolis m’a demandé,moyennant une petite commission, de permettre que le colis me fûtadressé. Si la statue est restée en route, tout va se découvrir, etje vais être forcé d’avouer ma participation à cetteillégalité !

– Voilà qui me paraît une affaire desplus graves ! déclara l’avoué. Je prévois qu’elle va exigerbeaucoup de boisson, Pitman !

– J’ai pris la liberté de… de toutpréparer pour vous à cette intention ! répondit l’artiste, endésignant, sur la table, une lampe à esprit de vin, une bouteillede gin, un citron, et des verres.

Michel se confectionna un grog et offrit uncigare à son ami.

– Non, merci ! dit Pitman. J’avaisla faiblesse d’aimer beaucoup le tabac, autrefois ; mais, voussavez, l’odeur est si tenace, sur les habits !

– Parfait ! dit l’avoué. Maintenant,je suis en état de vous écouter. Allez-y de votrehistoire !

Et le pauvre Pitman, complaisamment, étala sesangoisses. Il était allé tout à l’heure à la Gare de Waterloo,espérant y trouver son Hercule ;et on lui avaitdonné, au lieu du colosse attendu, un baril à peine assez grandpour contenir le Discobole. Pourtant, chose tout à faitextraordinaire, le baril lui était adressé, et venait de Marseille,– d’où devait venir l’Hercule ; – et l’adresse étaitbien de la main de son correspondant italien. Et puis, chose plusextraordinaire encore, il avait appris qu’une caisse d’emballagegigantesque était arrivée par le même train, mais ayant une autreadresse, et une adresse désormais impossible à découvrir. « Lecamionneur chargé de la porter s’est saoulé, et a répondu à mesquestions en des termes que je rougirais de vous répéter. Il a étéaussitôt mis à pied par le chef de service, qui a, d’ailleurs, ététrès aimable, et m’a promis de prendre des renseignements àSouthampton. Mais, en attendant, que devais-je faire ? J’ailaissé mon adresse et ai ramené le baril ici ; après quoi, merappelant un vieil adage, j’ai décidé de ne l’ouvrir qu’en présencede mon homme de loi.

– Et c’est tout ? fit Michel. Je nevois pas, dans tout cela, le moindre sujet d’inquiétude.L’Hercule se sera attardé en route. Il vous arriverademain, ou le jour d’après. Et quant à ce baril, –croyez-moi ! – c’est un souvenir d’une de vos jeunes élèves.Suivant toute probabilité, il contient des huîtres !

– Oh ! ne parlez pas si haut !s’écria le petit artiste. Si l’on vous entendait vous moquer de cesdemoiselles, je perdrais aussitôt ma place. Et puis, pourquoim’enverrait-on des huîtres, de Marseille ? Et pourquoi me lesaurait-on fait adresser de la main même de M. Ricardi, lepartenaire de M. Semitopolis ?

– Voyons un peu l’objet enquestion ! dit Michel. Roulez-le jusqu’ici, sous le bec degaz !

Les deux hommes roulèrent le baril à traversl’atelier.

– Le fait est qu’il est bien lourd pourcontenir des huîtres ! observa judicieusement Michel.

– Si nous l’ouvrions, sans plustarder ? proposa Pitman, à qui l’influence combinée de laconversation et du grog avait rendu toute sa bonne humeur.

Après quoi, sans attendre la réponse, ilretroussa ses manches comme pour un concours de boxe, lança dans lacorbeille à papier son faux-col de clergyman, et, tenantun ciseau d’une main et un marteau de l’autre, attaquavigoureusement le baril mystérieux.

– Bravo ! William Dent ! voilàde bon ouvrage ! criait Michel. Quel admirable bûcheron onpourrait faire de vous ! Et savez-vous ce que je crois ?Je crois que c’est une de vos jeunes élèves qui, pour parvenirjusqu’à vous, s’est enfermée elle-même dans ce baril ! Est-cequ’il n’y a pas une aventure comme ça dans l’histoire deCléopâtre ? Prenez bien garde à ne pas enfoncer votre ciseaudans la tête de la belle !

Mais le spectacle de l’activité de Pitmanétait contagieux. Bientôt l’avoué ne put plus résister au désir deprendre sa part de la fête. Jetant son cigare au feu, il arrachales outils des mains de son ami, et se mit à défoncer le baril, àson tour. Et bientôt la sueur découla, en gros grains de chapelet,sur son large front ; son pantalon, à la dernière mode, secouvrit de taches de rouille ; et tout l’atelier vibrait àchacun de ses coups.

Un tonneau bardé de fer n’est point chosefacile à ouvrir, même quand on s’y prend de la bonne façon, mais,quand on ne s’y prend pas de la bonne façon, il y a bien deschances que, au lieu de s’ouvrir, le tonneau finisse par se brisertout entier. C’est précisément ce qui arriva au tonneau enquestion. Tout à coup, le dernier cercle de fer tomba ; et cequi avait été un solide baril, un spécimen magnifique de notretonnellerie provinciale, ne fut plus qu’un tas confus de planchescassées.

Au milieu d’elles, un étrange paquet decouvertures resta debout, quelques secondes, et puis s’affaissalourdement sur la dalle de marbre de la cheminée. Et, en ce mêmeinstant, les couvertures s’écartèrent, et un lorgnon d’écaille vintrouler aux pieds de Pitman effaré.

– Silence ! dit Michel.

Il courut à la porte de l’atelier, qu’il fermaau verrou. Puis, tout pâle, il revint vers la cheminée, achevad’écarter les couvertures, et recula en frissonnant.

Il y eut un long silence dans l’atelier.

– Dites-moi la vérité ! demandaenfin Michel, à voix basse. Est-ce vous qui avez fait cecoup-là ?

Et, du doigt, il désignait le cadavre.

Le petit artiste ne parvint à émettre que dessons inarticulés.

Michel versa du gin dans un verre.« Tenez, dit-il, buvez ça ! Et n’ayez pas peur de toutm’avouer ! Vous savez que je resterai toujours votreami !

Mais Pitman reposa le verre sur la table sansavoir eu le courage d’y goûter.

– Je vous jure devant Dieu, dit-il, quececi est pour moi un nouveau mystère ! Dans mes pirescauchemars, je n’ai jamais rêvé rien de pareil. Je vous jure que jene serais pas homme à écraser une mouche !

– Ça va bien ! répondit Michel avecun profond soupir de soulagement. Je vous crois, mon pauvrevieux ! – Et il serra énergiquement la main de son ami. –Excusez-moi, reprit-il un moment après : mais l’idée m’étaitvenue que vous vous étiez peut-être débarrassé deM. Semitopolis !

– Ma situation n’aurait pas été plusaffreuse si même je l’avais fait ! gémit Pitman. Je suis unhomme perdu ! Tout est fini pour moi !

– En premier lieu, dit Michel, éloignonsceci de notre vue : car je dois vous avouer, mon cher Pitman,que cette visite de votre ami ne me revient que médiocrement. (Etil frissonnait de nouveau.) Où allons-nous pouvoir lefourrer ?

– Vous pourriez peut-être transporter lachose dans le cabinet qui est là, si du moins vous avez le couraged’y toucher ! murmura Pitman.

– Hé ! mon pauvre Pitman, il fautbien que l’un de nous deux ait ce courage, et je crains que ce nesoit pas vous qui l’ayez jamais ! Passez de l’autre côté de latable, tournez le dos, et préparez-moi un grog ! C’est cequ’on appelle la division du travail !

Deux minutes après, Pitman entendit refermerla porte du cabinet.

– Là ! déclara Michel. Voilà qui atout de suite un air plus intime ! Vous pouvez vous retourner,intrépide Pitman ! Est-ce mon grog ? – demanda-t-il enprenant un verre des mains de l’artiste. – Mais, que le ciel mepardonne, c’est une limonade !

– Oh ! Finsbury, par pitié,qu’allons-nous faire de cela ? murmura Pitman en posant samain sur l’épaule de son ami.

– Ce que nous allons en faire ?L’enterrer au milieu de votre jardin, et, par-dessus, ériger une devos statues en manière de monument funèbre ! Mais, d’abord,mettez-moi un peu de gin là-dedans !

– Monsieur Finsbury, par pitié, ne vousmoquez pas de mon malheur ! cria l’artiste. Vous voyez devantvous un homme qui a été toute sa vie – je n’hésite pas à le dire –éminemment respectable. À l’exception de la petite contrebande del’Hercule (et de cela même je me repens humblement !)jamais je n’ai rien fait qui ne pût être étalé au grand jour.Jamais je n’ai redouté la lumière ! gémit le petit homme. Etmaintenant, maintenant…

– Allons ! un peu plus de nerf,mille diables ! s’écria Michel. Je vous assure que deshistoires comme celle-là arrivent tous les jours ! C’est lachose la plus commune du monde et la plus insignifiante ! Siseulement vous êtes tout à fait sûr de n’avoir pris aucune partà…

– Quels mots trouverai-je pour vousl’affirmer ? commença Pitman.

– Je vous crois, je vous crois !reprit Michel. On voit bien que vous n’avez pas l’expérience quesupposerait un acte comme celui-là. Mais voici ce que je voulaisdire : si – ou plutôt puisque – vous ne savez rien du crime,puisque le… l’objet qui se trouve dans votre cabinet n’est ni votrepère, ni votre frère, ni votre créancier, ni votre belle-mère, nice qu’on appelle un « mari outragé »…

– Oh ! monsieur, interjeta Pitman,scandalisé.

– Puisque, en un mot, poursuivit l’avoué,vous n’avez eu aucun intérêt possible à ce crime, le champ, devantnous, est entièrement libre. Je dirai même que le problème est desplus passionnants. Et j’entends vous aider à le résoudre, Pitman,vous y aider jusqu’au bout ! Voyons un peu ! Il y alongtemps que je n’ai pas eu un jour de congé ; demain matin,je préviendrai à mon bureau qu’on ne m’attende pas de toute lajournée. De cette façon tout mon temps vous appartiendra, et nouspourrons remettre l’affaire en d’autres mains !

– Que voulez-vous dire ? demandaPitman. En quelles autres mains ? Aux mains d’un inspecteur depolice ?

– Au diable l’inspecteur de police !répliqua Michel. Si vous ne voulez pas employer le moyen le pluscourt, qui consisterait à enterrer l’objet, dès ce soir, dans votrejardin, il faudra que nous trouvions quelqu’un qui consente àl’enterrer dans le sien. Bref, nous aurons à transmettre le dépôtaux mains de quelqu’un qui possède plus de ressources avec moins descrupules.

– Un détective privé,peut-être ? suggéra Pitman.

– Écoutez, mon cher, il y a des momentsoù vous me remplissez de pitié ! répondit l’avocat. Et, àpropos, ajouta-t-il sur un autre ton, j’ai toujours regretté quevous n’eussiez pas un piano, ici, dans votre caverne ! Si vousne savez pas en jouer vous-même, vos amis pourraient au moins sedistraire en faisant de la musique, pendant que vous seriez occupéà tripoter de la boue !

– Je puis me procurer un piano, si celavous convient ! dit nerveusement Pitman, désireux de plaire.Vous savez, du reste, que je joue un peu du violon…

– Oui, je sais cela ! dit Michel.Mais qu’est-ce qu’un violon, surtout étant donnée la manière dontvous en jouez ? Non, ce qu’il faut, c’est un instrumentpolyphonique ! Un bon contre-point, voilà le rêve ! Et,en conséquence, je vais vous dire : puisqu’il est un peu troptard, ce soir, pour que vous puissiez acheter un piano, je vaisvous en donner un !

– Je vous remercie beaucoup !répondit Pitman ahuri. Vous voulez me donner votre piano ? Jevous en suis vraiment bien reconnaissant !

– Mais oui, je vais vous donner un de mesdeux pianos, poursuivit Michel, pour que, demain, l’inspecteur depolice s’amuse à faire des arpèges pendant que sesdétectives fouilleront dans votre cabinet !

Pitman le considérait avec ébahissement.

– Je plaisante ! reprit Michel.Mais, aussi, vous ne comprenez rien sans qu’on soit forcé de vousmettre tous les points sur les i !Attention, Pitman,suivez bien mon argumentation ! Je compte mettre à profit cefait – très avantageux, en vérité – que vous et moi nous sommesabsolument innocents du meurtre. Rien ne nous rattache à cetaccident que la présence de… vous savez de quoi. Que nousparvenions à nous débarrasser de… de cela, et nous n’aurons plusaucune crainte à avoir. Eh bien ! je vais donc vous donner monpiano ! Demain, nous arrachons toutes les cordes, nousdéposons… notre ami… à leur place, nous fermons l’instrument àclef, nous le mettons sur un chariot, et nous l’introduisons dansle salon d’un jeune monsieur que je connais de vue.

– Que vous connaissez de vue ?…répéta Pitman.

– Mais surtout, reprit Michel, dont jeconnais mieux l’appartement qu’il ne le connaît lui-même. Cetappartement a eu autrefois pour locataire un de mes amis – jel’appelle « mon ami » pour abréger, il est présentementau bagne. Je l’ai défendu, je lui ai sauvé la vie, et le pauvrediable, en récompense, m’a laissé tout ce qu’il avait, y comprisles clefs de son appartement. C’est là que je me propose detransporter votre… mettons : votre Cléopâtre !Comprenez-vous ?

– Tout cela me semble bien étrange !murmura Pitman. Et qu’adviendra-t-il de ce pauvre monsieur que vousconnaissez de vue ?

– Oh ! je fais cela pour sonbien ! répondit gaiement Michel. Il a besoin d’une secoussepour lui donner de l’entrain !

– Mais, mon cher ami, ne croyez-vous pasqu’il tombe sous le risque d’une accusation de… d’une accusationd’assassinat ? balbutia Pitman.

– Hé ! il en sera tout juste aupoint où nous en sommes ! répondit l’avoué. Il est aussiinnocent que vous, je puis vous l’affirmer ! Ce qui faitpendre les gens, mon cher Pitman, c’est moins l’accusation quecette malheureuse circonstance aggravante qu’on appelle laculpabilité !

– Mais, vraiment ! vraiment !insista Pitman, tout votre plan me paraît si étrange ! Nevaudrait-il pas mieux, en fin de compte, prévenir lapolice ?

– Et amener un scandale ! ripostaMichel. Le mystère de Norfolk-Street. Fortes présomptionsd’innocence en faveur de Pitman.Hein ! quel effet celaferait-il dans votre pensionnat ?

– Cela y aurait pour conséquence monexpulsion immédiate ! admit l’artiste. Oui, sans aucundoute !

– Et puis, d’ailleurs, dit Finsbury, voussupposez bien que je ne vais pas m’embarquer dans une affaire commecelle-là sans m’offrir un peu d’amusement, en échange de mespeines !

– Oh ! mon cher monsieurFinsbury ! est-ce là une bonne disposition pour venir à boutd’une affaire aussi grave ? s’écria le malheureux Pitman.

– Allons ! allons ! je n’ai ditcela que pour vous remonter ! répondit Michel, imperturbable.Croyez-moi, Pitman, rien n’est tel dans la vie qu’une judicieuselégèreté ! Mais inutile de discuter davantage. Si vousconsentez à suivre mon avis, sortons tout de suite et allonschercher le piano ! Si vous n’y consentez pas, dites-le, et jevous laisserai terminer la chose à votre fantaisie !

– Vous savez bien que je dépendsabsolument de vous ! répondit Pitman. Mais, oh !oh ! quelle nuit je vais avoir à passer, avec cette… cettehorreur dans mon atelier ! Comment vais-je pouvoir penser àcela, sur mon oreiller ?

– En tout cas, mon piano sera dans votreatelier aussi ! répondit Michel. Pensez à lui, ça feracontrepoids !

Une heure après, une charrette pénétra dans laruelle ; et le piano de Michel, un Érard à grande queue,d’ailleurs très défraîchi, fut déposé par les deux amis dansl’atelier de Pitman.

Chapitre 8OÙ MICHEL S’OFFRE UN JOUR DE CONGÉ

À huit heures sonnantes, le lendemain matin,Michel sonna à la porte de l’atelier. Il trouva l’artistepitoyablement changé, blêmi, voûté, affaissé, avec des yeuxhagards, qui sans cesse se dirigeaient vers la porte du petitcabinet de débarras. Et Pitman, de son côté, fut bien plus surprisencore du changement qu’il découvrait chez son ami. Michel,d’ordinaire, – peut-être l’ai-je déjà dit ? – se piquaitd’être vêtu à la dernière mode, et le fait est que sa mise étaittoujours d’une élégance irréprochable, à cela près qu’elle luidonnait un tout petit peu l’air d’un homme invité à une noce. Or,le matin en question, il était aussi éloigné que possible d’avoirce petit air-là. Il portait une chemise de flanelle, une veste etun pantalon de grosse étoffe commune ; ses pieds étaientchaussés de bottes éculées, et un vieil ulster dépenaillé achevaitde le faire ressembler à un marchand d’allumettes ambulant.

– Me voici, William Dent !s’écria-t-il ; en ôtant le chapeau de feutre mou dont ils’était coiffé.

Après quoi, tirant de sa poche deux mèches depoils rouges, il se les colla sur les joues, en manière de favoris,et se mit à danser d’un bout à l’autre de l’atelier, avec lesgrâces affectées d’une ballerine.

Pitman sourit tristement.

– Jamais je ne vous aurais reconnu !dit-il.

– Voilà dont je suis bien aise !répondit Michel, en refourrant ses favoris dans sa poche. Mais àprésent nous allons passer en revue votre garde-robe, car c’est àvotre tour de vous déguiser !

– Me déguiser ? gémit l’artiste.Et-ce qu’il faut vraiment que je me déguise ? Les choses ensont-elles donc là ?

– Mon cher ami, répliqua Michel, ledéguisement est le charme de la vie. Qu’est-ce que la vie, comme ledit très bien le grand philosophe français, sans les plaisirs desdéguisements ? Mais d’ailleurs nous n’avons pas lechoix : la nécessité est là ! Il faut que nous soyonsméconnaissables pour nombre de personnes, aujourd’hui, et enparticulier pour M. Gédéon Forsyth, – c’est le nom du jeunehomme que je connais de vue, – pour le cas où il se trouverait chezlui lorsque nous y viendrons !

– Mais s’il se trouve chez lui à cemoment, balbutia Pitman, nous sommes perdus !

– Bah ! nous nous en tireronsbien ! répondit légèrement Michel. Allons, faites-moi voir vosfrusques, pour que j’avise à vous transformer en un nouvelhomme !

Dans la chambre à coucher de Pitman, Michel,après un long et minutieux examen, choisit une petite jaquetted’alpaga noir, ainsi qu’un pantalon d’été de nuance caca d’oie.Puis, avec ces deux objets sur le bras, il procéda à l’examen de lapersonne même de son ami.

– Vous avez là un faux-col clérical quine me plaît guère ! observa-t-il. Vous ne voyez rien quipuisse le remplacer ?

Le professeur de dessin réfléchit unmoment.

– J’ai, quelque part, deux chemises à colrabattu que je portais à Paris, quand j’étudiais lapeinture !

– Parfait ! s’écria Michel. Vousallez être d’un cocasse impayable ! Tiens, des guêtres dechasse ! poursuivit-il, tout en fourrageant dans le fond d’unplacard. Oh ! les guêtres sont absolument de rigueur ! Etmaintenant, mon vieux, vous allez mettre tout cela sur vous, etpuis vous vous assoirez dans ce fauteuil, et vous réfléchirez àquelque problème d’esthétique pendant une bonne demi-heure !Après quoi, vous pourrez venir me rejoindre dans votreatelier !

La matinée n’avait rien de séduisant. Dans lejardin de Pitman, le vent d’est soufflait par rafales, entre lesstatues, et lançait des flaques de pluie sur le vitrage del’atelier. C’était l’instant où Maurice, à Bloomsbury, attaquait lacentième version de la signature de son oncle. Au même instant,Michel, dans l’atelier de Norfolk Street, s’occupait non moinsactivement à arracher les cordes de son grand Érard.

Une demi-heure plus tard, Pitman, en rentrantdans son atelier, trouva la porte du cabinet ouverte au large, etle coffre du piano discrètement fermé.

– Oh ! mais c’est qu’il s’agit devous débarrasser tout de suite de cette barbe que vous avezlà ! s’écria Michel, dès qu’il aperçut son ami.

– Ma barbe ! fit Pitman, épouvanté.Non, je ne puis pas raser ma barbe ! Je perdrais ma place aupensionnat ! La directrice est très stricte pour tout ce quiest de l’apparence extérieure du personnel enseignant. Ma barbem’est positivement indispensable !

– Vous pourrez la laisserrepousser ! répliqua Michel. Et, en attendant, vous serez silaid qu’on vous augmentera votre traitement !

– Mais c’est que je ne veux pas être troplaid ! supplia l’artiste.

– Allons, pas d’enfantillages ! ditMichel, qui détestait les barbes, et était heureux de pouvoir ensupprimer une. Allons, soyez homme, faites ce sacrifice !

– Si vous le jugez absolumentnécessaire !… murmura Pitman.

Avec un profond soupir, il alla chercher del’eau chaude dans la cuisine, installa un miroir sur son chevalet,et procéda au douloureux sacrifice. Michel était enchanté.

– Une transformation miraculeuse, maparole d’honneur ! déclara-t-il. Quand je vous aurai donné leslunettes en verre de vitre que j’ai dans ma poche, vous deviendrezle type parfait du commis voyageur allemand !

Pitman, sans répondre, continuait à regardermisérablement, dans la glace, l’image de l’homme nouveau qu’ilétait devenu. Et Michel comprit qu’il avait le devoir de leréconforter.

– Savez-vous, lui demanda-t-il, ce que legouverneur de la Caroline du Sud dit un jour au gouverneur de laCaroline du Nord ? « Je trouve, dit ce puissant penseur,que le temps est toujours bien long entre deux verresd’eau-de-vie ! » Eh bien ! Pitman, si vous voulezbien chercher dans la poche gauche de mon ulster, j’ai l’idée quevous y trouverez un flacon de whisky. C’est cela, merci ! –ajouta-t-il en remplissant deux verres. – Buvez-moi cela, et vousm’en direz des nouvelles !

L’artiste étendait la main vers le pot à eau,mais Michel se hâta d’arrêter son mouvement.

– Pas même si vous me le demandiez àgenoux ! cria-t-il. C’est la plus belle qualité de whisky detable qu’on puisse trouver dans tout le Royaume-Uni !

Pitman but une gorgée, reposa le verre sur latable, et soupira.

– En vérité, vous êtes bien le plustriste compagnon que l’on puisse rêver pour un jour de congé !s’écria Michel. Si c’est là tout ce que vous entendez au whisky,fini, mon vieux, vous n’en aurez plus ; et, pendant quej’achèverai la bouteille, vous allez à votre tour vous mettre àl’ouvrage ! car, – poursuivit-il, – j’ai fait une gaffeabominable : j’aurais dû vous envoyer commander la charretteavant votre déguisement ! Mais aussi, Pitman, mon ami, il fautbien dire que vous n’êtes bon à rien ! Pourquoi ne m’avez-vouspas fait penser à cela ?

– Je ne savais pas même qu’il y avait unecharrette à commander ! gémit l’artiste. Mais, si vous voulez,je puis encore enlever mon déguisement !

– Vous auriez de la peine, en tous cas, àremettre votre barbe ! observa Michel. Non, voyez-vous, c’estune gaffe : une de ces gaffes qui font pendre les gens, monpauvre Pitman ! Courez vite à l’agence de transports de King’sRoad ! Vous direz qu’on vienne enlever le piano d’ici, qu’onle conduise à la Gare de Victoria et que, de là, on l’expédie parle chemin de fer à la gare de Cannon Street, où il devra être tenuà la disposition de monsieur… Que penseriez-vous de monsieur VictorHugo ?

– N’est-ce pas un nom un peu bienvoyant ? insinua Pitman.

– Voyant ? répliqua dédaigneusementMichel. C’est-à-dire qu’un tel nom suffirait pour nous faire pendretous les deux ! « Brown », voilà qui est à la foisplus sûr et plus facile à prononcer ! N’oubliez pas de direque ce piano doit être remis à M. Brown !

– Je voudrais, murmura Pitman, que, parpitié pour moi, vous ne fissiez pas autant d’allusions à lapendaison !

– Oh ! d’y faire allusion, ce n’estpas encore un grand mal, mon ami ! repartit Michel. Maisallons, vite, mettez votre chapeau et filez ! Et ne manquezpas de tout payer d’avance !

Abandonné à lui-même, l’avoué commença pardiriger toute son attention sur le flacon de whisky, ce qui eutencore pour effet de rehausser considérablement l’état de bonnehumeur où il se trouvait depuis le matin. Puis, lorsqu’il eut vidéle flacon, il s’occupa à ajuster ses favoris, devant la glace.

– Épatant ! se dit-il avec orgueil,après s’être longuement contemplé ; j’ai l’air d’un commisd’économat !

Tout à coup lui revinrent à l’esprit leslunettes en verres de vitre (précédemment destinées à Pitman) qu’ilavait dans sa poche. Il les mit sur son nez, et fut aussitôt ravide l’effet.

« Exactement ce qui me manquait !reprit-il. Je me demande de quoi j’ai l’air à présent ? »Et il prit diverses poses, devant la glace, se les définissant touthaut au fur et à mesure. « Imitation d’un fournisseur denouvelles à la main pour les journaux comiques. (Mais, pour cela,il me faudrait un parapluie.) Imitation d’un commis d’économat.Imitation d’un colon australien revenu en Angleterre pour visiterles lieux de son enfance ! Parfait, voilà ce qu’il mefaut ! »

Il en était à ce point de ses raisonnementslorsque ses yeux tombèrent sur le piano. Et, aussitôt, uneimpulsion irrésistible s’empara de lui. Il rouvrit le clavier, et,les yeux levés au plafond, fit courir ses doigts sur les touchesmuettes.

Quand M. Pitman rentra dans l’atelier, iltrouva son guide et sauveur occupé à accomplir des prodiges devirtuosité sur l’Érard silencieux.

– Que le ciel me vienne en aide !songea le petit homme. Il a bu toute la bouteille, et le voilàcomplètement ivre !

– Monsieur Finsbury ! dit-il touthaut.

Et Michel, sans se relever, tourna vers lui unvisage fortement rougi, que bordaient les touffes rouges desfavoris, et au milieu duquel s’étalaient les majestueuseslunettes.

– Capriccio en sol mineur sur ledépart d’un ami ! se borna-t-il à répondre, tout en continuantla série de ses arpèges.

Mais, soudain, l’indignation s’était éveilléedans l’âme de Pitman.

– Pardon ! s’écria-t-il. Ceslunettes devaient être pour moi ! Elles forment une partieessentielle de mon déguisement !

– Je suis résolu à les portermoi-même ! répondit Michel.

Après quoi il ajouta, non sans une certaineapparence de vérité :

– Et les gens seraient capables desoupçonner quelque chose si nous étions tous deux avec deslunettes !

– Soit ! admit le bon Pitman.J’avais un peu compté sur ces lunettes : mais, naturellement,puisque vous insistez ! Et voici un camion devant laporte !

Pendant tout le temps que dura l’enlèvement dupiano, Michel se tint caché dans le cabinet. Puis, dès quel’instrument fut parti, les deux amis sortirent par la porteprincipale de la maison, sautèrent dans un fiacre, et ne tardèrentpas à rouler vers le centre de la ville. La journée restait froideet aigre ; mais, malgré la pluie et le vent, Michel refusa defermer les vitres de la voiture. Il avait tout à coup imaginéd’assumer le rôle d’un cicérone et, sur son passage, désignait etcommentait à Pitman les curiosités de Londres !

– Ma parole, mon cher ami, disait-il,vous me paraissez ne rien connaître de votre ville natale !Que penseriez-vous d’une visite à la Tour de Londres ?Non ? Au fait, cela nous écarterait peut-être un peu trop.Mais, du moins… Hé, cocher, faites le tour par TrafalgarSquare !

J’aurais peine à vous donner une idée de ceque souffrit Pitman, dans ce fiacre. Le froid, l’humidité,l’épouvante, une méfiance croissante à l’égard du chef sous lesordres duquel il s’était engagé, un sentiment de gêne, presque dehonte, provoqué par l’absence du respectable faux-col, et unsentiment, plus amer encore, de dégradation, produit sans doute parla brusque suppression de la barbe : tels étaient lesprincipaux ingrédients qui se mêlaient dans l’âme du malheureuxartiste.

Un premier soulagement fut, pour lui,d’arriver enfin au restaurant où ils devaient déjeuner. Un secondsoulagement lui fut d’entendre Michel demander un cabinetparticulier. Et tandis que les deux hommes grimpaient l’escalier,sous la conduite d’un garçon étranger, Pitman nota avecsatisfaction que non seulement le restaurant était presque vide,mais que la plupart des clients qui s’y trouvaient étaient desexilés du beau pays de France. Aucun d’eux, suivant touteprobabilité, n’était en relation avec le pensionnat où Pitmandonnait des leçons : car le professeur de français lui-même,bien qu’il fût soupçonné d’être catholique, n’était guère homme àfréquenter un établissement aussi interlope !

Le garçon introduisit les deux amis dans unepetite chambre nue, avec une table, un sofa, et le fantôme d’unfeu. Sur quoi Michel se hâta de commander un supplément de charbon,ainsi que deux verres d’eau-de-vie avec un siphon d’eau deseltz.

– Oh ! non ! lui murmuraPitman. Plus d’eau-de-vie !

– Vous êtes vraimentextraordinaire ! se récria Michel. Il faut pourtant bien quenous fassions quelque chose ; et vous n’êtes pas sans savoirqu’on ne doit pas fumer avant les repas. Vous me paraissezabsolument dépourvu de toute notion d’hygiène, mon pauvrevieux !

Et il alla regarder tomber la pluie, à lafenêtre.

Pitman, lui, se replongea dans sa tristerêverie. Ainsi donc c’était bien lui qui se trouvait grotesquementrasé, absurdement déguisé, en compagnie d’un homme ivre enlunettes, dans un restaurant étranger ! Que dirait ladirectrice de son pensionnat, si elle pouvait le voir en cetétat ? Mais surtout que dirait-elle si elle pouvait savoir àquelle tragique et criminelle entreprise il se préparait ?

L’avoué, voyant que son ami était bien décidéà ne pas boire le verre d’eau-de-vie qu’on venait de lui servir, neput cependant pas se résigner à boire seul.

– Tenez, dit-il au garçon, avalez-moiça !

Et le garçon engloutit tout le contenu duverre, en deux gorgées, ce qui lui valut la plus vive sympathie deMichel.

– Jamais je n’ai vu un homme boire plusvite ! déclara-t-il à Pitman, quand le garçon fut sorti. Untel spectacle rend confiance dans l’espèce humaine !

Le déjeuner fut excellent, et Michel le mangead’un excellent appétit. Mais, du ton le plus formel, il refusa àson compagnon la permission de boire plus d’un seul verre de labouteille de champagne qui arrosait le repas.

– Non, non ! lui dit-ilconfidentiellement. Il faut que l’un de nous deux ne soit pas toutà fait ivre ! Comme dit le proverbe : « Un hommeivre, excellente affaire ; deux hommes ivres, tout estperdu ! »

Après le café, Michel fit un effort admirablepour prendre une mine grave. Il regarda son ami bien en face, et,d’une voix un peu pâteuse, mais sévère, s’adressa à lui :

– Assez de folies ! commença-t-il,très judicieusement. Arrivons à notre affaire ! Pitman,écoutez bien ce que je vais vous dire ! Sachez que je suis unAustralien, un colon australien ! Mon nom est John Dickson,entendez-vous cela ? Et vous aurez certainement plaisir àapprendre que je suis riche, monsieur, très riche ! Le genred’entreprises que nous méditons, Pitman, ne saurait être préparéavec trop de soin. Tout le secret du succès est dans lapréparation. Aussi me suis-je constitué, depuis hier soir, unebiographie complète, et je vous l’exposerais bien volontiers, si,par malheur, je ne venais pas de l’oublier tout à coup !

– Je ne sais pas si c’est que je suisidiot… balbutia Pitman.

– C’est cela même ! s’écria Michel.Complètement idiot ; mais riche, aussi, encore plus riche quemoi ! J’ai supposé que cela vous ferait plaisir, Pitman, etj’ai décidé que vous nageriez littéralement dans l’or. Mais, parcontre, je dois vous avouer que vous n’êtes qu’un Américain, et unfabricant de galoches en caoutchouc, par-dessus le marché. Encoren’est-ce point là tout votre malheur ! Sachez, mon pauvre ami,que vous vous appelez Ezra Thomas ! Et maintenant, ajoutaMichel de son ton le plus sérieux, dites-moi qui nous sommes, vouset moi !

L’infortuné petit homme fut interrogé troisfois de suite, avant d’avoir bien appris par cœur la doubleleçon.

– Voilà ! s’écria enfin l’avoué. Nosplans sont prêts. Ne pas se contredire, c’est cela qui estl’essentiel.

– Mais je ne comprends pas trèsbien ?… objecta Pitman.

– Oh ! vous en comprendrez assezquand le moment sera venu ! dit Michel en se levant.

– Mais c’est que vous ne m’avez dit quenos noms ? reprit Pitman. Je ne vois toujours pas quellehistoire nous aurons à raconter ?

– Hé ! puisque je vous dis que j’enavais une et que je l’ai oubliée ! reprit Michel. Nous enserons quitte pour en inventer une autre !

– Mais c’est que je ne sais pasinventer ! protesta Pitman. Jamais je n’ai pu rien inventer,de toute ma vie !

– Eh bien ! vous aurez à commenceraujourd’hui, mon petit ! répondit simplement Michel. Aprèsquoi il sonna, pour demander l’addition.

Le pauvre Pitman n’était guère plus rassuréqu’avant le repas.

« Je sais qu’il est très intelligent,songeait-il, mais, en conscience, puis-je me fier à un homme dansl’état où il est ? »

Et, lorsque de nouveau les deux amis seretrouvèrent dans un fiacre, il ne put s’empêcher de tenter undernier effort.

– Ne croyez-vous pas, bégaya-t-il, quepeut-être, tout bien considéré, nous ferions mieux d’ajourner cetteaffaire ?

– Ajourner à demain ce qui peut être faitaujourd’hui ! s’écria Michel, indigné. Allons, allons, Pitman,égayez-vous un peu ! Encore une heure ou deux de patience, etla victoire nous appartiendra !

À la gare de Cannon-Street, les deux amiss’informèrent du piano de M. Brown, et furent ravisd’apprendre qu’il était parfaitement arrivé. Ils se rendirent alorschez un loueur du voisinage de la gare, se munirent d’une grandecharrette à bras, et revinrent prendre possession du piano. Aprèsun court débat, il fut convenu que Michel traînerait la charrette,et que le rôle de Pitman consisterait à la pousser parderrière.

La maison habitée par Gédéon Forsyth étaitd’ailleurs tout proche, de telle sorte que le voyage du piano dansla charrette put s’achever sans trop de mésaventures. Au coin de larue où demeurait Gédéon, les deux amis confièrent la charrette à lagarde d’un commissionnaire patenté ; et, sans hâte, ils sedirigèrent vers le but final de leur expédition. Pour la premièrefois, Michel laissa voir une ombre d’embarras.

– Vous êtes bien sûr que mes favoris sontbien en place ? demanda-t-il. Ce serait diablement ennuyeux,si j’étais reconnu !

– Vos favoris sont parfaitement enplace ! répondit Pitman après un scrupuleux examen. Mais moi,mon déguisement pourra-t-il m’empêcher d’être reconnu ? Pourvuque je ne rencontre pas quelqu’un de mon pensionnat !

– Oh ! l’absence de votre barbesuffit à vous rendre méconnaissable ! Je vous recommandeseulement de ne pas oublier de parler avec lenteur : et tâchezaussi, si vous pouvez, à parler un peu moins du nez qu’à votreordinaire !

– Mais j’espère bien que ce jeune hommene sera pas chez lui ! soupira Pitman.

– Et moi, j’espère bien qu’il y sera, àla condition pourtant qu’il soit tout seul ! répondit Michel.Cela nous simplifiera diantrement nos opérations !

Et, en effet, lorsqu’ils eurent frappé à laporte d’un petit appartement du rez-de-chaussée, ce fut Gédéon enpersonne qui vint leur ouvrir. Il les fit entrer dans une chambreassez pauvrement meublée, à l’exception, toutefois, du manteau dela cheminée, qui se trouvait absolument encombré d’un assortimentvarié de pipes, de paquets de tabac, de boîtes de cigares, et deromans français à couvertures jaunes.

– Monsieur Forsyth, je crois ? –C’était Michel qui ouvrait ainsi l’attaque. – Monsieur, nous sommesvenus vous prier de vouloir bien vous charger d’une petite affaire.Je crains d’être indiscret…

– Vous savez que, en principe, vousdevriez être accompagné de votre avoué… risqua Gédéon.

– Sans doute, sans doute : vous nousdésignerez votre avoué ordinaire, et, de cette façon, l’affairepourra être mise sur un pied plus régulier dès demain ! –répondit Michel en s’asseyant, et en signifiant à Pitman des’asseoir aussi. – Mais, voyez-vous, nous ne connaissons aucunavoué dans cette ville ; et comme on nous a parlé de vous, etque le temps presse, nous nous sommes permis de venir voustrouver !

– Puis-je demander, messieurs, repritGédéon, à qui je suis redevable de la recommandation ?

– Vous pouvez parfaitement nous ledemander, répliqua Michel avec un sourire malin ; mais on nousa priés de ne pas vous le dire… au moins pour le moment !

– Une attention charitable de mon oncle,évidemment ! se dit Gédéon.

– Je m’appelle John Dickson, poursuivitMichel, un nom bien connu à Ballarat, j’ose le dire ! Et monami que voici est M. Ezra Thomas, des États-Unis d’Amérique,le riche manufacturier de galoches en caoutchouc.

– Voulez-vous attendre un instant, quej’aie pris note de cela ? dit Gédéon, en s’efforçant de sedonner l’air d’un vieux praticien.

– Peut-être cela ne vous dérangerait-ilpas trop si j’allumais un cigare ? demanda Michel.

Car il avait fait un vigoureux effort pourreprendre son sang-froid en entrant chez son jeune confrère ;mais, à présent, son cerveau recommençait à se voiler, en mêmetemps qu’une terrible envie de dormir l’envahissait ; et ilespérait (comme tant d’autres l’ont espéré en pareil cas !)qu’un cigare lui éclaircirait les idées.

– Oh ! certes non ! s’écriaGédéon, infiniment aimable. Tenez, goûtez un de ceux-ci : jepuis vous les recommander en confiance !

Il prit une boîte de cigares sur la cheminéeet la présenta à son client.

– Monsieur, recommença l’Australien, pourle cas où vous ne me trouveriez point tout à fait clair dans mesexplications, peut-être vaut-il mieux vous avouer d’avance que jeviens de faire un bon déjeuner. Après tout, c’est une chose quipeut arriver à chacun !

– Oh ! certainement ! réponditle prévenant avocat. Mais, je vous en prie, ne vous pressezpas ! Je puis vous donner… – et il s’arrêta pour consulterpensivement sa montre, – oui, il se trouve que je puis vous donnertoute l’après-midi !

– L’affaire qui m’amène ici, monsieur,reprit l’Australien, est diablement délicate, je peux bien vous ledire ! Mon ami, M. Thomas, étant un Américain d’origineportugaise, et un riche fabricant de pianos Érard…

– De pianos Érard ? s’écria Gédéonavec quelque surprise. M. Thomas serait-il un des chefs de lamaison Érard ?

– Oh ! des Érard de contrefaçon,naturellement ! répliqua Michel. Mon ami est l’Érardaméricain.

– Mais je croyais vous avoir entendudire, objecta Gédéon, oui, j’ai certainement inscrit sur moncarnet… que votre ami était fabricant de galoches encaoutchouc ?

– Oui, je sais que cela peut étonner àpremière vue ! répondit l’Australien avec un sourirerayonnant. Mais, mon ami… Bref, il combine les deuxprofessions ! Et beaucoup d’autres encore, beaucoup, beaucoup,beaucoup d’autres ! répéta M. Dickson, avec une solennitéd’ivrogne. Les moulins de coton de M. Thomas sont une descuriosités de Tallahassee, les moulins de tabac de M. Thomassont l’orgueil de Richmond, va ! Bref, c’est un de mes plusvieux amis, monsieur Forsyth, et vous m’excuserez de ne pas pouvoircontenir mon émotion en vous exposant son affaire !

Le jeune avocat, pendant ce discours,considérait M. Thomas, et était bien agréablement impressionnépar l’attitude modeste, presque timide, de ce petit homme, lasimplicité et la gaucherie de ses manières.

– Quelle race étonnante que cesAméricains ! songeait-il. Regardez un peu ce petit homme touteffarouché, vêtu comme un musicien ambulant, et pensez à lamultiplicité des intérêts qu’il tient dans ses mains !

– Mais, reprit-il tout haut, neferions-nous pas bien d’en venir directement aux faits ?

– Monsieur est un homme pratique, à ceque je vois ! dit l’Australien. Eh bien ! oui, j’enarrive aux faits. Sachez donc, monsieur, qu’il s’agit d’une rupturede promesse de mariage !

Le malheureux Pitman était si peu préparé àcette situation nouvelle qu’il eut peine à retenir un cri.

– Mon Dieu ! dit Gédéon, lesaffaires de ce genre sont souvent très ennuyeuses !Exposez-moi tous les détails du cas ! ajouta-t-il avec bonté.Si vous voulez que je vous vienne en aide, ne me cachezrien !

– Dites-lui tout vous-même ! dit àson compagnon Michel, qui, apparemment, avait conscience d’avoirachevé sa part du rôle. Mon ami va vous raconter tout cela !ajouta-t-il en se tournant vers Gédéon, avec un bâillement. Et vousm’excuserez, n’est-ce pas ? si je ferme les yeux pour uninstant ! J’ai passé la nuit au chevet d’un ami malade.

Pitman, absolument ahuri, regardait droitdevant lui. La rage et le désespoir se mêlaient dans son âmeinnocente. Des idées de fuite, des idées même de suicide luivenaient, repartaient, et lui revenaient. Et toujours l’avocatattendait avec patience, et toujours l’artiste s’efforçaitvainement de trouver des mots, n’importe lesquels.

– Oui, monsieur ! Il s’agit d’unerupture de promesse de mariage ! dit-il enfin à voix basse.Je… suis menacé d’un procès pour rupture de promesse demariage !…

Arrivé à ce point de son discours, il voulutse tirer la barbe, en quête d’une inspiration nouvelle. Ses doigtsse refermèrent sur le poli inaccoutumé d’un menton rasé ; et,du même coup, il sentit que tout ce qui lui restait d’espoir et decourage l’abandonnait irrémédiablement. Il se tourna vers Michel,et le secoua de toutes ses forces :

– Réveillez-vous ! lui cria-t-ilavec colère. Je n’en viens pas à bout, et vous le savezbien !

– Il faut que vous excusiez mon ami,monsieur ! dit aussitôt Michel. Le fait est qu’il n’a pas étédoué par la nature pour la narration. Mais au reste, –poursuivit-il, – l’affaire est des plus simples. Mon ami est unhomme d’un tempérament passionné, et accoutumé à la vie patriarcalede son pays. Vous voyez la chose d’ici : un malheureux voyageen Europe, suivi de la malheureuse rencontre avec un soi-disantcomte étranger, qui a une très jolie fille. M. Thomas a tout àfait perdu la tête. Il s’est offert, il a été accepté, et il aécrit, – écrit sur un ton que je suis sûr qu’il doit bien regretterà présent ! Si ces lettres étaient jamais produites enjustice, c’en serait fait de l’honneur de M. Thomas !

– Dois-je comprendre… commençaGédéon.

– Non, non cher monsieur, repritgravement l’Australien, il est impossible que vous compreniez tantque vous n’aurez pas vu les lettres en question !

– Voilà, en vérité, une circonstancefâcheuse ! dit Gédéon.

Plein de pitié, il lança un coup d’œil sur lecoupable ; puis, voyant sur le visage de celui-ci toutes lesmarques d’une confusion affreuse, il se hâta de détourner lesyeux.

– Mais cela ne serait encore rien,poursuivit sévèrement M. Dickson : et, certes, monsieur,certes, j’aurais souhaité de tout mon cœur que M. Thomas ne sefût point déshonoré comme il l’a fait. Il est sans excuse,monsieur ! Car il était fiancé, à ce moment, – il l’est mêmeencore, – à la plus belle jeune fille de Constantinople, Ga.

– Ga ? demanda Gédéon, étonné.

– Mais oui, une abréviationcourante ! dit Michel. On dit Ga, pour Georgia, de la façonque nous disons Co pour Compagnie.

– Je savais bien qu’on écrivait parfoisainsi, dit Gédéon, mais j’ignorais qu’on le prononçât demême !

– Oh ! vous pouvez bien me croirequand je vous le dis ! répondit Michel. Et maintenant,monsieur, vous pouvez comprendre par vous-même que, pour sauver monmalheureux ami, il va falloir déployer une habiletéinfernale ! Pour de l’argent, il y en a, et à volonté !M. Thomas est tout prêt à souscrire, dès demain, un chèque decent mille livres. Mais, au reste, monsieur Forsyth, nous avonsmieux que ça ! Ce comte étranger, le comte Tarnow, comme ils’appelle, a tenu autrefois un magasin de cigares à Bayswater, sousle nom plus modeste de Schmidt. Sa fille, – si toutefois c’est safille, prenez bien note de ce point, monsieur ! – sa filleservait les clients dans le magasin. Et c’est elle qui, à présent,prétend épouser un homme de la situation sociale deM. Thomas ! Eh bien ! voyez-vous enfin ce que nousvoulons ? Nous savons que ces misérables méditent un coup, etnous désirons les prévenir. Courez bien vite à Hampton-Court, oùdemeurent les Tarnow, et employez la menace, ou la corruption, oubien les deux moyens, jusqu’à ce que vous vous soyez fait remettreles lettres ! Que si vous n’y parvenez pas, mon ami Thomasdevra passer en justice, et perdre son honneur. Je serais moi-mêmeforcé, en ce cas, de rompre toute relation avec lui ! ajoutale peu chevaleresque ami.

– Je crois bien qu’il y a quelqueschances de succès pour nous, dans tout cela ! dit Gédéon.Savez-vous si ce Schmidt est connu de la police ?

– Nous l’espérons bien ! dit Michel.Nous avons bien des raisons de le supposer ! Remarquez déjà lefait que ces gens ont habité Bayswater ! Est-ce que le choixde ce quartier ne vous paraît pas bien suggestif ?

Pour la cinquième ou sixième fois depuis lecommencement de cette remarquable entrevue, Gédéon se demanda s’ilne rêvait pas. « Mais non, se dit-il, l’excellent Australienaura sans doute trop copieusement déjeuné ! » Et ilajouta tout haut : « Jusqu’à quelle somme pourrai-jealler ? »

– J’ai l’idée que cinq mille livressuffiraient pour aujourd’hui ! dit Michel. Et maintenant,monsieur, que nous ne vous retenions pas davantage !L’après-midi s’avance ; il y a des trains pour Hampton-Courttoutes les demi-heures, et je n’ai pas besoin de vous décrirel’impatience de mon ami. Tenez ! voici un billet de cinqlivres pour les premiers frais ! Et voici l’adresse !

Et Michel commença à écrire ; puis ils’arrêta, déchira le papier, et en mit les morceaux dans sa poche.– Non, dit-il, j’aime mieux vous dicter l’adresse ; monécriture est trop illisible !

Gédéon inscrivit soigneusementl’adresse : « Comte Tarnow, villa Kurnaul, HamptonCourt. » Il prit ensuite une autre feuille de papier, et yécrivit encore quelques mots.

– Vous m’avez dit que vous n’avez pasfait choix d’un avoué ! reprit-il. Voici l’adresse d’un avoué,qui, pour un cas de ce genre, est l’homme le plus habile deLondres !

Et il tendit le papier à Michel.

– Ah ! vraiment ! s’écriaMichel, en lisant sa propre adresse sur le papier.

– Oui, je sais, vous aurez vu son nommêlé à des affaires assez malpropres ! dit Gédéon ; maislui-même est un homme parfaitement honorable, et d’une capacitéreconnue. Il ne me reste plus, messieurs, qu’à vous demander où jepourrai vous retrouver, à mon retour de Hampton Court ?

– Au Grand-Hôtel Langham,naturellement ! répliqua Michel. Et, sans faute, à cesoir !

– Sans faute ! répondit Gédéon ensouriant. Je puis venir à n’importe quelle heure, n’est-cepas ?

– Absolument, absolument ! s’écriaMichel, déjà debout pour prendre congé.

– Eh bien ! que pensez-vous de cejeune homme ? demanda-t-il à Pitman, dès qu’ils seretrouvèrent dans la rue.

Pitman murmura quelque chose comme :« Un parfait idiot ! »

– Pas du tout ! se récria Michel. Ilsait quel est le meilleur avoué de Londres, et cela seul suffiraitpour faire son éloge ! Mais, dites donc, hein, ai-je été assezbrillant ?

Pitman ne répondit rien.

– Holà ! dit Michel en lui posant lamain sur l’épaule. Pourrait-on savoir quel est le nouveau grief dePitman ?

– Vous n’aviez pas le droit de parler demoi comme vous l’avez fait ! s’écria l’artiste. Votre langagea été tout à fait odieux ! Vous m’avez blesséprofondément.

– Moi ! mais je n’ai pas dit un seulmot de vous ! protesta Michel. J’ai parlé d’Ezra Thomas ;et je vous prie de vouloir bien vous rappeler qu’il n’existepersonne de ce nom !

– N’importe ! vous m’en faitessupporter de dures ! murmura l’artiste.

Cependant les deux amis étaient parvenus aucoin de la rue, et là, sous la garde du fidèle commissionnaire,veillant sur lui avec un grand air de vertueuse dignité, là lesattendait le piano, qui semblait un peu s’ennuyer dans la solitudede la charrette, tandis que la pluie découlait le long de ses piedsélégamment vernis.

Ce fut encore le commissionnaire qui fut misen réquisition pour aller chercher cinq ou six robustes gaillardsau cabaret le plus voisin, et, avec leur aide, s’engagea ladernière bataille de cette mémorable campagne. Tout porte à croireque M. Gédéon Forsyth ne s’était pas encore installé dans soncompartiment du train de Hampton Court lorsque Michel ouvrit laporte de l’appartement du jeune voyageur, et que les porteurs, avecdes grognements professionnels, déposèrent le grand Érard au milieude la chambre.

– Voilà, dit triomphalement Michel àPitman après avoir congédié les hommes. Et maintenant, uneprécaution suprême ! Il faut que nous lui laissions la clef dupiano, et de telle manière qu’il ne manque pas à la trouver !Voyons un peu !

Au centre du couvercle, sur le piano, ilconstruisit une tour carrée avec des cigares et déposa la clef àl’intérieur du petit monument ainsi construit.

– Le pauvre jeune homme ! ditl’artiste, quand ils se retrouvèrent de nouveau dans la rue.

– Le fait est qu’il est dans une diablede position ! reconnut sèchement Michel. Tant mieux, tantmieux ! ça le remontera !

– Et à ce propos, reprit l’excellentPitman, je crains de vous avoir montré tout à l’heure un bienmauvais caractère, et bien de l’ingratitude ! Je n’avais aucundroit, je le vois à présent, de m’offenser d’expressions qui nes’adressaient pas directement à moi !

– C’est bon ! dit Michel en serattelant à la charrette. Pas un mot de plus, Pitman ! Votresentiment vous honore. Un honnête homme ne peut manquer de souffrirquand il entend insulter son alter ego.

La pluie avait presque cessé ; Michelétait presque dégrisé, le « dépôt » avait été livré end’autres mains, et les amis étaient réconciliés : aussi leretour chez le loueur leur parut-il, en comparaison avec lesaventures précédentes de la journée, une véritable partie deplaisir. Et lorsqu’ils se retrouvèrent se promenant dans le Strand,bras dessus bras dessous, sans l’ombre d’un soupçon qui pesât sureux, Pitman émit un profond soupir de soulagement.

– Maintenant, dit-il, nous pouvonsrentrer à la maison !

– Pitman, dit l’avoué en s’arrêtantcourt, vous me désolez ! Quoi ! nous avons été à la pluieà peu près toute la journée, et vous proposez sérieusement derentrer à la maison ? Non, monsieur ! Un grog au whiskynous est absolument indispensable !

Il reprit le bras de son ami, et le conduisitinflexiblement dans une taverne d’apparence engageante, et je doisajouter (à mon vif regret, d’ailleurs) que Pitman s’y laissaconduire assez volontiers. Maintenant que la paix était restaurée àl’horizon, une certaine jovialité innocente commençait à poindredans les manières de l’artiste : et quand il leva son verrebrûlant pour trinquer avec Michel, le fait est qu’il apporta à cegeste toute la pétulance d’une petite pensionnaire romanesqueassistant à son premier pique-nique.

Chapitre 9COMMENT S’ACHEVA LE JOUR DE CONGÉ DE MICHEL FINSBURY

Michel était, comme je l’ai déjà dit, unexcellent garçon, et qui aimait à dépenser son argent, autant etpeut-être plus encore qu’à le gagner. Mais il ne recevait ses amisqu’au restaurant, et les portes de son domicile particulierrestaient presque toujours closes. Le premier étage, ayant plusd’air et de lumière, servait d’habitation au vieux Masterman ;le salon ne s’ouvrait presque jamais ; et c’était la salle àmanger qui formait le séjour ordinaire de l’avoué. C’est làprécisément, dans cette salle à manger du rez-de-chaussée, que nousretrouvons Michel s’asseyant à table pour le dîner, le soir duglorieux jour de congé qu’il avait consacré à son ami Pitman. Unevieille gouvernante écossaise, avec des yeux très brillants et unepetite bouche volontiers moqueuse, était chargée du bon ordre de lamaison : elle se tenait debout, près de la table, pendant queson jeune maître déroulait sa serviette.

– Je crois, hasarda timidement Michel,que je prendrais volontiers un peu d’eau-de-vie avec de l’eau deseltz.

– Pas du tout, monsieur Michel !répondit promptement la gouvernante. Du vin rouge et del’eau !

– Bien, bien, Catherine, on vousobéira ! dit l’avoué. Et pourtant, si vous saviez ce que lajournée a été fatigante, au bureau !

– Quoi ? fit la vieille Catherine.Mais vous n’avez pas mis le pied au bureau, de toute lajournée !

– Et comment va le vieux ? demandaMichel, pour détourner la conversation.

– Oh ! c’est toujours la même chose,monsieur Michel ! répondit la gouvernante. Je crois bien que,maintenant, ça ira toujours de même jusqu’à la fin du pauvremonsieur ! Mais savez-vous que vous n’êtes pas le premier à mefaire cette question aujourd’hui ?

– Bah ! s’écria Michel. Et qui doncvous l’a faite avant moi ?

– Un de vos bons amis, répondit Catherineen souriant : votre cousin, M. Maurice !

– Maurice ! qu’est-ce que cemendiant est venu chercher ici ? demanda Michel.

– Il m’a dit qu’il venait faire unevisite, en passant, à M. Masterman ! reprit lagouvernante. Mais moi, voyez-vous, j’ai mon idée sur ce qu’ilvenait faire. Il a essayé de me corrompre, monsieur Michel !Me corrompre ! – répéta-t-elle, avec un accès de dédaininimitable.

– Vraiment ? dit Michel. Je parie aumoins qu’il n’a pas dû vous offrir une grosse somme !

– Peu importe la somme ! répliquadiscrètement Catherine. Mais le fait est que je l’ai renvoyé à sesaffaires comme il convenait ! Il ne se pressera pas de revenirici !

– Vous savez qu’il ne faut pas qu’il voiemon père ! dit Michel. Je n’entends pas exhiber le pauvrevieux à un petit crétin comme lui !

– Vous pouvez être sans crainte de cecôté ! répondit la fidèle servante. Mais ce qu’il y a decomique, monsieur Michel, – faites donc attention à ne pasrenverser de la sauce sur la nappe ! – ce qu’il y a decomique, c’est qu’il s’imagine que votre père est mort, et que voustenez la chose secrète !

Michel fredonna un air.

– L’animal me paiera tout cela !dit-il.

– Est-ce que, avec la loi, vous nepourriez rien contre lui ? suggéra Catherine.

– Non, pas pour le moment du moins !répondit Michel. Mais, dites donc, Catherine ! Vraiment je netrouve pas que ce vin rouge soit une boisson bien saine !Allons ! ayez un peu de cœur, et donnez-moi un verred’eau-de-vie !

Le visage de Catherine prit la dureté dudiamant.

– Eh bien ! puisque c’est ainsi,grommela Michel, je ne mangerai plus rien !

– Ce sera comme vous voudrez, monsieurMichel ! dit Catherine.

Après quoi elle se mit tranquillement àdesservir la table.

« Comme je voudrais que cette Catherinefût une servante moins dévouée ! » soupira Michel enrefermant sur lui la porte de la maison.

La pluie avait cessé. Le vent soufflaitencore, mais plus doucement, et avec une fraîcheur qui n’était passans charme. Arrivé au coin de King’s Road, Michel se rappela toutà coup son verre d’eau-de-vie, et entra dans une tavernebrillamment éclairée. La taverne se trouvait presque remplie. Il yavait là deux cochers de fiacre, une demi-douzaine de sans-travailprofessionnels ; dans un coin, un élégant gentleman essayaitde vendre à un autre gentleman, beaucoup plus jeune, quelquesphotographies esthétiques qu’il tirait mystérieusement d’une boîtede cuir ; dans un autre coin, deux amoureux discutaient laquestion de savoir dans quel parc ils trouveraient le plusd’ombrage pour achever la soirée. Mais le morceau central et lagrande attraction de la taverne était un petit vieillard vêtu d’unelongue redingote noire, achetée toute faite, et sans douted’acquisition récente. Sur la table de marbre, devant lui, entredes sandwichs et un verre de bière, s’étalaient des feuilles depapier couvertes d’écriture. Sa main se balançait en l’air avec desgestes oratoires, sa voix, naturellement aigre, était mise au tonde la salle de conférences ; et, par des artifices comparablesà ceux des antiques sirènes, ce vieillard tenait sous unefascination irrésistible la servante du bar, les deux cochers, ungroupe de joueurs, et quatre des ouvriers sans travail.

– J’ai examiné tous les théâtres deLondres, disait-il, et, en mesurant avec mon parapluie la largeurdes portes, j’ai constaté qu’elles étaient beaucoup trop étroites.Personne de vous évidemment n’a eu, comme moi, l’occasion deconnaître les pays étrangers. Mais, franchement, croyez-vous que,dans un pays bien gouverné, de tels abus pourraient exister ?Votre intelligence, si simple et inculte qu’elle soit, suffit àvous affirmer le contraire. L’Autriche elle-même, qui pourtant nese pique pas d’être un peuple libre, commence à se soulever contrel’incurie qui laisse subsister des abus de ce genre. J’aiprécisément là une coupure d’un journal de Vienne, sur cesujet : je vais essayer de vous la lire, en vous la traduisantau fur et à mesure. Vous pouvez vous rendre compte parvous-mêmes : c’est imprimé en caractères allemands !

Et il tendait à son auditoire le morceau dejournal en question, comme un prestidigitateur fait passer dans lasalle l’orange qu’il s’apprête à escamoter.

– Holà ! mon vieux, c’estvous ? dit tout à coup Michel, en posant sa main sur l’épaulede l’orateur.

Celui-ci tourna vers lui un visage toutconvulsé d’épouvante : c’était le visage de M. JosephFinsbury.

– Michel ! s’écria-t-il. Vous êtesseul ?

– Mais oui ! répondit Michel, aprèsavoir commandé son verre d’eau-de-vie. Je suis seul. Qui doncattendiez-vous ?

– Je pensais à Maurice ou à Jean,répondit le vieillard, manifestement soulagé d’un grand poids.

– Que voulez-vous que je fasse de Mauriceou de Jean ? répondit le neveu.

– Oui, c’est vrai ! répondit Joseph.Et je crois que je puis avoir confiance en vous ! n’est-cepas ? Je crois que vous serez de mon côté ?

– Je ne comprends rien à ce que vousvoulez dire ! répliqua Michel. Mais si c’est de l’argent qu’ilvous faut, j’ai toujours une livre ou deux à votredisposition !

– Non, non, ce n’est pas cela, mon cherenfant ! dit l’oncle, en lui serrant vivement la main. Je vousraconterai tout cela plus tard !

– Parfait ! répondit le neveu. Mais,en attendant, que puis-je vous offrir ?

– Eh bien ! dit modestement levieillard, j’accepterais volontiers une autre sandwich. Je suis sûrque vous devez être très surpris, poursuivit-il, de ma présencedans un lieu de ce genre. Mais le fait est que, en cela, je mefonde sur un principe très sage, mais peu connu…

– Oh ! il est beaucoup plus connuque vous ne le supposez ! s’empressa de répondre Michel, entredeux gorgées de son eau-de-vie. C’est sur ce principe que je mefonde toujours moi-même quand l’envie me vient de boire unverre !

Le vieillard, qui était anxieux de se gagnerla faveur de Michel, se mit à rire, d’un rire sans gaieté.

– Vous avez tant de verve, dit-il, quesouvent vous m’amusez à entendre ! Mais j’en reviens à ceprincipe dont je voulais vous parler. Il consiste, en somme, às’adapter toujours aux coutumes du pays où l’on est. Or, en France,par exemple, ceux qui veulent manger vont au café ou aurestaurant ; en Angleterre, c’est dans des endroits commecelui-ci que le peuple a l’habitude de venir se rafraîchir. J’aicalculé que, avec des sandwichs, du thé, et un verre de bière àl’occasion, un homme seul peut vivre très commodément à Londrespour quatorze livres douze shillings par an !

– Oui, je sais ! répondit Michel.Mais vous avez oublié de compter les vêtements, le linge, et lachaussure. Quant à moi, en comptant les cigares et une petitepartie de plaisir de temps à autre, j’arrive fort bien à me tirerd’affaire avec sept ou huit cents livres par an. Ne manquez pas deprendre note de cela, sur vos papiers !

Ce fut la dernière interruption de Michel. Enbon neveu, il se résigna à écouter docilement le reste de laconférence qui, de l’économie politique, s’embrancha sur la réformeélectorale, puis sur la théorie du baromètre, pour arriver ensuiteà l’enseignement de l’arithmétique dans les écoles dessourds-muets. Là-dessus, la nouvelle sandwich étant achevée, lesdeux hommes sortirent de la taverne et se promenèrent lentement surle trottoir de King’s Road.

– Michel, dit l’oncle, savez-vouspourquoi je suis ici ? C’est parce que je ne peux plussupporter mes deux gredins de neveux ! Je les trouveintolérables !

– Je vous comprends fort bien !approuva Michel. Ne comptez pas sur moi pour prendre leurdéfense !

– Figurez-vous qu’ils ne voulaient jamaisme laisser parler ! poursuivit amèrement le vieillard. Ilsrefusaient de me fournir plus d’un crayon par semaine ! Lejournal, tous les soirs, ils l’emportaient dans leurs chambres pourm’empêcher d’y prendre des notes ! Or, Michel, vous meconnaissez ! Vous savez que je ne vis que pour mescalculs ! J’ai besoin de jouir du spectacle varié et complexede la vie, tel qu’il se révèle à moi dans les journauxquotidiens ! Et ainsi mon existence avait fini par devenir unvéritable enfer lorsque, dans le désordre de ce bienheureuxtamponnement de Browndean, j’ai pu m’échapper. Les deux misérablesdoivent croire que je suis mort, et essayer de cacher la chose pourne pas perdre la tontine !

– Et, à ce propos, où en êtes-vous pource qui en est de l’argent ? demanda complaisamment Michel.

– Oh ! je suis riche ! réponditle vieillard. J’ai touché huit cents livres, de quoi vivre pendanthuit ans. J’ai des plumes et des crayons à volonté ; j’ai à madisposition le British Museum, avec ses livres. Mais c’estextraordinaire combien un homme d’une intelligence raffinée a peubesoin de livres, à un certain âge ! Les journaux suffisentparfaitement à l’instruire de tout !

– Savez-vous quoi ? dit Michel.Venez demeurer chez moi !

– Michel, répondit l’oncle Joseph, voilàqui est très gentil de votre part : mais vous ne vous rendezpas compte de ce que ma position a de particulier. Il y a,voyez-vous, quelques petites complications financières quim’empêchent de disposer de moi aussi librement que je le devrais.Comme tuteur, vous savez, mes efforts n’ont pas été bénis duciel ; et, pour vous dire la chose bien exactement, je metrouve tout à fait à la merci de cette bête brute deMaurice !

– Vous n’aurez qu’à vous déguiser !s’écria Michel. Je puis vous prêter tout de suite une paire delunettes en verres à vitre, ainsi que de magnifiques favorisrouges.

– J’ai déjà caressé cette idée, réponditle vieillard ; mais j’ai craint de provoquer des soupçons dansle modeste hôtel meublé que j’habite. J’ai constaté, à ce propos,que le séjour des hôtels meublés…

– Mais, dites-moi ! interrompitMichel. Comment diable avez-vous pu vous procurer del’argent ? N’essayez pas de me traiter en étranger, mononcle ! Vous savez que je connais tous les détails ducompromis, et de la tutelle, et de la situation où vous êtesvis-à-vis de Maurice !

Joseph raconta sa visite à la banque, ainsique la façon dont il y avait touché le chèque, et défendu que l’onavançât désormais aucun argent à ses neveux.

– Ah ! mais pardon ! Ça ne peutpas aller comme ça ! s’écria Michel. Vous n’aviez pas le droitd’agir ainsi !

– Mais tout l’argent est à moi,Michel ! protesta le vieillard. C’est moi qui ai fondé lamaison de cuirs sur des principes de mon invention !

– Tout cela est bel et bon ! ditl’avoué. Mais vous avez signé un compromis avec votre neveu, vouslui avez fait abandon de vos droits : savez-vous, mon cheroncle, que cela signifie simplement les galères, pourvous ?

– Ce n’est pas possible ! s’écriaJoseph. Il est impossible que la loi pousse l’injusticejusque-là !

– Et le plus cocasse de l’affaire, repritMichel avec un éclat de rire soudain, c’est que, par-dessus lemarché, vous avez coulé la maison de cuirs ! En vérité, moncher oncle, vous avez une singulière façon de comprendre laloi : mais, pour ce qui est de l’humour, vous êtesimpayable !

– Je ne vois rien là dont on ait àrire ! observa sèchement M. Finsbury.

– Et vous dites que Maurice n’a paspouvoir pour signer ? demanda Michel.

– Moi seul ai pouvoir pour signer !répondit Joseph.

– Le malheureux Maurice ! Oh !le malheureux Maurice ! s’écria l’avoué, en sautant deplaisir. Et lui qui, en outre, s’imagine que vous êtes mort, etpense aux moyens de cacher la nouvelle !… Mais, dites-moi, mononcle, qu’avez-vous fait de tout cet argent ?

– Je l’ai déposé dans une banque, et j’aigardé vingt livres ! répondit M. Finsbury. Pourquoi medemandez-vous ça ?

– Voici pourquoi ! dit Michel.Demain, un de mes clercs vous apportera un chèque de cent livres,en échange duquel vous lui remettrez le reçu de la Banque, afinqu’il aille au plus vite rapporter les huit cents livres à laBanque Anglo-Patagonienne, en fournissant une explicationquelconque que je me chargerai d’inventer pour vous. De cettefaçon, votre situation sera plus nette ; et comme Maurice,tout de même, ne pourra pas toucher un sou en banque, à moins defaire un faux, vous voyez que vous n’aurez pas de remords à avoirde ce côté-là !

– C’est égal, j’aimerais mieux ne pasdépendre de votre bonté ! répondit Joseph en se grattant lenez. J’aimerais mieux pouvoir vivre de mon propre argent,maintenant que je l’ai !

Mais Michel lui secoua le bras.

– Il n’y aura donc pas moyen, luicria-t-il, de vous faire comprendre que je travaille en ce moment àvous épargner le bagne !

Cela était dit avec tant de sérieux que levieillard en fut effrayé.

– Il faudra, dit-il, que je tourne monattention du côté de la loi ; ce sera pour moi un champnouveau à explorer. Car bien que, naturellement, je comprenne lesprincipes généraux de la législation, il y a beaucoup de sesdétails que j’ai jusqu’à présent négligé d’examiner, et ce que vousm’apprenez là, par exemple, me surprend tout à fait. Cependant ilse peut que vous ayez raison, et le fait est qu’à mon âge un longemprisonnement risquerait de m’être quelque peu préjudiciable. Maisavec tout cela, mon cher neveu, je n’ai aucun droit à vivre devotre argent !

– Ne vous inquiétez pas de cela !fit Michel. Je trouverai bien un moyen de rentrer dans mesfonds !

Après quoi, ayant noté l’adresse du vieillard,il prit congé de lui au coin d’une rue.

« Quel vieux coquin, en vérité ! sedit-il. Et puis, comme la vie est une chose singulière ! Jecommence à croire pour de bon que la providence m’a expressémentchoisi, aujourd’hui, pour la seconder. Voyons un peu !Qu’ai-je fait depuis ce matin ? J’ai sauvé Pitman, j’aienseveli un mort, j’ai sauvé mon oncle Joseph, j’ai remontéForsyth, et j’ai bu d’innombrables verres de diverses liqueurs. Simaintenant, pour finir la soirée, j’allais faire une visite à mescousins, et poursuivre auprès d’eux mon rôle providentiel ?Dès demain matin, je verrai sérieusement à tirer mon profit de tousces événements nouveaux ; mais, ce soir, que la charité seuleinspire ma conduite ! »

Vingt minutes après, et pendant que toutes leshorloges sonnaient onze heures, le représentant de la Providencedescendit d’un fiacre, ordonna au cocher de l’attendre, et sonna àla porte du numéro 16, dans John Street.

La porte fut aussitôt ouverte par Mauricelui-même.

– Oh ! c’est vous, Michel ?dit-il, en bloquant soigneusement l’étroite ouverture. Il est bientard !

Sans répondre, Michel s’avança, saisit la mainde Maurice, et la serra si vigoureusement que le pauvre garçon fit,malgré lui, un mouvement de recul, ce dont son cousin profita pourentrer dans l’antichambre et pour passer ensuite dans la salle àmanger, avec Maurice sur ses talons.

– Où est mon oncle Joseph ?demanda-t-il, en s’installant dans le meilleur fauteuil.

– Il a été assez souffrant, ces joursderniers ! répondit Maurice. Il est resté à Browndean. Ilprend soin de lui, et je suis seul ici, comme vous voyez !

Michel eut un sourire mystérieux.

– C’est que j’ai besoin de le voir pourune affaire pressante ! dit-il.

– Il n’y a pas de raison pour que je vouslaisse voir mon oncle, tandis que vous ne me laissez pas voir votrepère ! répliqua Maurice.

– Ta, ta, ta ! dit Michel. Mon pèreest mon père ; mais le vieux Joseph est mon oncle à moi aussibien que le vôtre, et vous n’avez aucun droit de leséquestrer !

– Je ne le séquestre pas ! ditMaurice, enragé. Il est souffrant ; il est dangereusementmalade, et personne ne peut le voir !

– Eh bien ! je vais vous dire ce quien est ! déclara Michel. Je suis venu pour m’entendre avecvous, Maurice ! ce compromis que vous m’avez proposé, au sujetde la tontine, je l’accepte !

Le malheureux Maurice devint pâle comme unmort, et puis rougit jusqu’aux tempes, dans un soudain accès defureur contre l’injustice monstrueuse de la destinée humaine.

– Que voulez-vous dire ?s’écria-t-il. Je n’en crois pas un mot !

Et lorsque Michel l’eût assuré qu’il parlaitsérieusement :

– En ce cas, s’écria-t-il en rougissantde nouveau, sachez que je refuse ! Voilà ! Vous pouvezmettre cela dans votre pipe, et le fumer !

– Oh ! oh ! fit aigrementMichel. Vous dites que votre oncle est dangereusement malade, etcependant vous ne voulez plus du compromis que vous m’avezvous-même proposé quand il était bien portant ! Il y a quelquechose de louche, là-dessous !

– Qu’entendez-vous par là ? hurlaMaurice.

– Je veux dire simplement qu’il y alà-dessous quelque chose qui n’est pas clair ! expliquaMichel.

– Oseriez-vous faire une insinuation àmon adresse ? reprit Maurice, qui commençait à entrevoir lapossibilité d’intimider son cousin.

– Une insinuation ? répéta Michel.Oh ! ne nous mettons pas à employer de grands mots commecelui-là ! Non, Maurice, essayons plutôt de noyer notrequerelle dans une bouteille, comme deux galants cousins !Les Deux galants cousins, comédie, parfois attribuée àShakespeare ! ajouta-t-il.

Le cerveau de Maurice travaillait comme unmoulin. « Soupçonne-t-il vraiment quelque chose ? Ou bienne fait-il que parler au hasard ? et que dois-je faire ?Savonner, ou bien attaquer à fond ? En somme, savonner vautmieux : cela me fera toujours gagner dutemps ! »

– Eh bien ! – dit-il tout haut, etavec une pénible affectation de cordialité, – il y a longtemps quenous n’avons point passé une soirée ensemble, Michel, et quoiquemes habitudes, comme vous savez, soient extrêmement tempérées, jevais faire aujourd’hui une exception pour vous. Excusez-moi unmoment ! Je vais aller chercher dans la cave une bouteille dewhisky !

– Pas de whisky pour moi ! ditMichel. Un peu du vieux champagne de l’oncle Joseph, ou rien dutout !

Pendant une seconde, Maurice hésita, car iln’avait plus que quelques bouteilles de ce vieux vin, et y tenaitbeaucoup ; mais, dès la seconde suivante, il sortit sansrépondre un mot. Il avait compris que, en le dépouillant ainsi dela crème de sa cave, Michel s’était imprudemment exposé, et livré àlui.

« Une bouteille ? se dit-il. Parsaint Georges, je vais lui en donner deux ! Ce n’est pas lemoment de faire des économies ; et, une fois que l’animal seracomplètement ivre, ce sera bien le diable si je n’arrive pas à luiarracher son secret ! »

Ce fut donc avec une bouteille sous chaquebras qu’il rentra dans la salle à manger. Il prit deux verres dansle buffet, et les remplit avec une grâce hospitalière.

– Je bois à votre santé, moncousin ! s’écria-t-il gaiement. N’épargnez pas le vin, dans mamaison !

Debout près de la table, Michel vida sonverre. Il le remplit de nouveau, et revint s’asseoir dans sonfauteuil, emportant la bouteille avec lui. Et bientôt trois verresde vieux champagne, absorbés coup sur coup, produisaient unchangement notable dans sa manière d’être.

– Savez-vous que vous manquez de vivacitéd’esprit, Maurice ! observa-t-il. Vous êtes profond, c’estpossible : mais je veux être pendu si vous avez l’espritvif !

– Et qu’est-ce qui vous fait croire queje sois profond ? demanda Maurice avec un air de simplicitéamusée.

– Le fait que vous ne voulez pas d’uncompromis avec moi ! répondit Michel, qui commençait às’exprimer avec beaucoup de difficulté. Vous êtes profond, Maurice,très profond, de ne pas vouloir de ce compromis ! Et vous avezlà un vin qui est bien bon ! Ce vin est le seul traitrespectable de la famille Finsbury. Savez-vous que c’est encoreplus rare qu’un titre ! bien plus rare ! Seulement, quandun homme a dans sa cave du vin comme celui-là, je me demandepourquoi il ne veut pas d’un compromis !

– Mais, vous-même, vous n’en vouliez pas,jusqu’ici ! dit Maurice, toujours souriant. À chacun sontour !

– Je me demande pourquoi je n’en ai pasvoulu ! Je me demande pourquoi vous n’en voulez pas !reprit Michel. Je me demande pourquoi chacun de nous pense quel’autre n’a pas voulu du compromis ! Dites donc, savez-vousque c’est là un problème très… très re… très remarquable ?ajouta-t-il, non sans orgueil d’avoir enfin triomphé de tous lesobstacles oraux qu’il avait trouvés sur sa route.

– Et quelle raison croyez-vous que j’aiepour refuser ? demanda adroitement Maurice.

Michel le regarda bien en face, puis clignad’un œil.

– Ah ! vous êtes un malin !dit-il. Tout à l’heure vous allez me demander de vous aider àsortir de votre pétrin. Et le fait est que je sais bien que je suisl’émissaire de la Providence ; mais, tout de même, pas decette manière-là ! Vous aurez à vous en tirer tout seul, monbon ami, ça vous remontera ! Quel terrible pétrin cela doitêtre, pour un jeune orphelin de quarante ans : la maison decuirs, la banque, et tout le reste !

– J’avoue que je ne comprends rien à ceque vous voulez dire ! déclara Maurice.

– Je ne suis pas sûr d’y comprendregrand’chose moi-même ! dit Michel. Voici un vin excellent,monsieur, ex’lent vin. Mais revenons un peu à votre affaire,hein ? Donc, voilà un oncle de prix qui a disparu ! Ehbien ! tout ce que je veux savoir, c’est ceci : où estcet oncle de prix ?

– Je vous l’ai dit ; il est àBrowndean ! répondit Maurice, en essuyant son front à ladérobée, car ces petites attaques répétées commençaient à lefatiguer réellement.

– Facile à dire, Brown… Brown… Hé, aprèstout, pas si facile à dire que ça ! s’écria Michel, irrité. Jeveux dire que vous avez beau jeu à me répondre n’importe quoi. Maisce qui ne me plaît pas là-dedans, c’est cette disparition complèted’un oncle ! Franchement, Maurice, est-cecommercial ?

Et il hochait la tête, tristement.

– Rien n’est plus simple, ni plusclair ! répondit Maurice, avec un calme chèrement payé. Pasl’ombre d’un mystère, dans tout cela ! Mon oncle se repose, àBrowndean, pour se remettre de la secousse qu’il a subie dansl’accident !

– Ah ! oui, dit Michel, une rudesecousse !

– Pourquoi dites-vous cela ? s’écriavivement Maurice.

– Oh ! je le dis en m’appuyant surla meilleure autorité possible ! C’est vous-même qui venez deme le dire ! répliqua Michel. Mais si vous me dites lecontraire, à présent, naturellement j’aurai à choisir entre lesdeux versions. Le fait est que… que j’ai renversé du vin sur letapis ; on dit que ça leur fait du bien, aux tapis ! Lefait est que notre cher oncle… Mort, hein ?…Enterré ?

Maurice se dressa sur ses pieds.

– Qu’est-ce que vous dites ?hurla-t-il.

– Je dis que j’ai renversé du vin sur letapis ! répondit Michel en se levant aussi. Mais c’est égal,je n’ai pas tout renversé ! Bien des amitiés au cher oncle,n’est-ce pas ?

– Vous voulez vous en aller ?demanda Maurice.

– Hé ! mon pauvre vieux, il lefaut ! Forcé d’aller veiller un ami malade ! réponditMichel, en se tenant à la table pour ne pas tomber.

– Vous ne partirez pas d’ici avant dem’avoir expliqué vos allusions ! déclara Maurice d’un tonféroce. Qu’avez-vous voulu dire ? Pourquoi êtes-vous venuici ?

Mais l’avoué était déjà parvenu jusqu’à laporte du vestibule.

– Je suis venu sans aucune mauvaiseintention, je vous assure ! dit-il en mettant la main sur soncœur. Je vous jure que je n’ai pas eu d’autre intention que deremplir mon rôle d’agent de la Providence !

Puis il parvint jusqu’à la porte de la rue,l’ouvrit, non sans peine, et descendit vers le fiacre, quil’attendait. Le cocher, brusquement réveillé d’un somme, luidemanda où il fallait le conduire.

Michel s’aperçut que Maurice l’avait suivi surle seuil de la maison ; et une brillante inspiration lui vintà l’esprit.

« Ce garçon-là a besoin d’être remontésérieusement ! » songea-t-il.

– Cocher, conduisez-moi àScotland-Yard[1] ! dit-il tout haut, en se tenantà la roue. Car, enfin, cocher, il y a quelque chose de louche danscet oncle et son accident ! Tout cela mérite d’être tiré auclair ! Conduisez-moi à Scotland-Yard !

– Vous ne pouvez pas me demander celapour de bon ! dit le cocher, avec la cordiale sympathie qu’onttoujours ses pareils pour un homme du monde en état d’ivresse.Écoutez, monsieur, vous feriez mieux de vous faire ramener chezvous ! Demain matin, vous pourrez toujours aller àScotland-Yard !

– Vous croyez ? demanda Michel.Allons, en ce cas, conduisez-moi plutôt au Bar de laGaîté !

– Le Bar de la Gaîté est fermé,monsieur !

– Eh bien, alors, chez moi ! ditMichel, résigné.

– Mais où cela, monsieur ?

– Ma foi, vraiment, mon ami, je ne saispas ! dit Michel en s’asseyant dans le fiacre. Conduisez-moi àScotland-Yard, et, là-bas, nous demanderons !

– Mais vous devez bien avoir une carte devisite, dit l’homme à travers le guichet du plafond. Donnez-moivotre porte-cartes !

– Quelle prodigieuse intelligence, pourun cocher de fiacre ! s’écria Michel, en passant sonporte-cartes au cocher.

Et celui-ci lut tout haut, à la lumière dugaz :

– Michel Finsbury, 233, King’s Road,Chelsea. Est-ce bien cela, monsieur ?

– Parfait ! s’écria Michel.Conduisez-moi là, si vous y voyez suffisamment, avec toutes cesmaisons qui s’obstinent à rester sens dessus dessous !

Chapitre 10GÉDÉON FORSYTH ET LE GRAND ÉRARD

Je suis bien sûr que personne d’entre vous n’alu le Mystère de l’Omnibus, par E. H. B., un roman qui afiguré pendant plusieurs jours aux devantures des libraires, etpuis qui a entièrement disparu de la surface du globe. Ce quedeviennent les livres, une semaine ou deux après leur publication,où ils vont, à quel usage on les emploie : ce sont là autantde problèmes qui, bien souvent, m’ont tourmenté pendant des nuitsd’insomnie. Le fait est que personne, à ma connaissance, n’a lule Mystère de l’Omnibus,par E. H. B., cependant j’ai pum’assurer qu’il n’existe plus aujourd’hui que trois exemplaires decet ouvrage. L’un se trouve à la bibliothèque du Bristish Museum,d’ailleurs à jamais rendu inabordable par suite d’une erreurd’inscription au catalogue ; un autre se trouve dans les cavesde débarras de la Bibliothèque des Avocats, à Édimbourg ;enfin, le troisième, relié en maroquin, appartient à notre amiGédéon Forsyth. Pour vous expliquer le placement actuel de cetroisième exemplaire, vous allez évidemment supposer que Gédéon abeaucoup admiré le roman d’E. H. B. Et, je puis vous le dire, vousne vous tromperez pas dans cette supposition. Gédéon, aujourd’huiencore, continue à admirer le Mystère de l’Omnibus :il l’admire et il l’aime, avec une tendresse toute paternelle, carc’est lui-même qui en est l’auteur. Il l’a signé des initiales deson oncle, M. Édouard Hugues Bloomfield ; mais c’est luiseul qui l’a écrit en entier. Il s’était d’abord demandé, avant lapublication, s’il n’allait pas tout au moins confier à quelquesamis le secret de sa paternité ; mais après la publication, etl’insuccès monumental qui l’a accueillie, la modestie du jeuneromancier est devenue plus pressante ; et, sans la révélationque je vous fais aujourd’hui, le nom de l’auteur de ce remarquableouvrage aurait risqué de demeurer à jamais inconnu.

Cependant, le jour déjà lointain où MichelFinsbury prit son fameux congé, le livre de Gédéon venait à peinede paraître, et un de ses exemplaires se trouvait exposé àl’étalage de la marchande de journaux, dans la Gare deWaterloo : de telle sorte que Gédéon put le voir, avant demonter dans le train qui allait le conduire à Hampton-Court. Mais,le croira-t-on ? la vue de son œuvre ne provoqua chez luiqu’un sourire dédaigneux. « Quelle vaine ambition deparesseux, se dit-il, que celle d’un faiseur delivres ! » Il eut honte de s’être abaissé jusqu’à lapratique d’un art aussi enfantin. Tout entier à la pensée de sapremière cause, il se sentait enfin devenu un homme. Et la muse quipréside au roman-feuilleton (une dame qui doit être sans douted’origine française) s’envola d’auprès de lui, pour aller se mêlerde nouveau à la danse de ses sœurs, autour des immortellesfontaines de l’Hélicon.

Durant toute la demi-heure du voyage, desaines et robustes réflexions pratiques égayèrent l’âme du jeuneavocat. À tout instant, il se choisissait, par la portière duwagon, la petite maison de campagne qui allait bientôt devenirl’asile de sa vie. Et déjà, en parfait propriétaire, il projetaitdes améliorations aux maisons qu’il voyait ; à l’une, ilajoutait une écurie ; à l’autre, un jeu de tennis ; ils’imaginait le charmant aspect qu’aurait une troisième, lorsque, enface d’elle, sur la rivière, il se serait fait construire unpavillon de bois. « Et quand je pense, se disait-il, qu’il y aune heure à peine j’étais encore un insouciant jeune sot,uniquement occupé de canotage et de romans-feuilletons ! Jepassais à côté des plus ravissantes maisons de campagne sans mêmeles honorer d’un regard ! Comme il faut peu de temps pourmûrir un homme ! »

Le lecteur intelligent reconnaîtra tout desuite, et d’après ce simple monologue, les ravages causés dans lecœur de Gédéon par les beaux yeux deMlle Hazeltine. L’avocat, au sortir de John Street,avait conduit la jeune fille dans la maison de son oncle,M. Bloomfield ; et ce personnage, ayant appris de sonneveu qu’elle était victime d’une double oppression, l’avait prisebruyamment sous sa protection.

– Je me demande qui est le pire des deux,s’était-il écrié : ce vieil oncle sans scrupules, ou cegrossier jeune coquin de neveu ! En tout cas, je vais tout desuite écrire au Pall Mall, pour les dénoncer !Quoi ! Vous dites que non ? Pardon, monsieur, il fautqu’ils soient dénoncés ! C’est un devoir public…Comment ? Vous dites que cet oncle est un conférencierradical ? En ce cas, oui, vous avez raison, la chose doit êtremenée avec plus de réserve ! Je suis sûr que ce pauvre oncleaura été scandaleusement trompé !

De tout cela résulta que M. Bloomfield nemit pas à exécution son projet de lettre à la Pall MallGazette. Il déclara seulement que miss Hazeltine avait à êtretenue à l’abri des recherches probables de ses persécuteurs ;et comme il se trouvait posséder un yacht, il jugea qu’aucune autreretraite ne pouvait être plus sûre pour l’infortunée jeune fille.Le matin même du jour où Gédéon se rendait à Hampton Court, Julia,en compagnie de M. et de Mme Bloomfield, avaitquitté Londres à bord du yacht familial. Et Gédéon, comme l’onpense, aurait bien aimé être du voyage : mais son onclen’avait pas cru devoir lui accorder cette faveur. « Non,Gid ! lui avait-il dit. On va évidemment te filer ; il nefaut pas qu’on te voie avec nous ! » Et le jeune hommen’avait pas osé contester cette étrange illusion ; car ilcraignait que son oncle ne se relâchât de son beau zèle pour laprotection de Julia, s’il découvrait que l’affaire n’était pasaussi romanesque qu’il se l’était figurée. Au reste, la discrétionde Gédéon avait eu sa récompense ; car le vieux Bloomfield, enlui posant sur l’épaule sa pesante main, avait ajouté ces mots,dont la signification avait été aussitôt comprise : « Jedevine bien ce que tu as en tête, Gédéon ! Mais si tu veuxobtenir cette jeune fille, il faudra que tu travailles, mongaillard, entends-tu ? »

Ces agréables paroles avaient déjà contribué àégayer l’avocat lorsque, ayant pris congé des voyageurs, il étaitretourné chez lui pour lire des romans ; et, maintenant,pendant que le train l’emportait à Hampton Court, c’étaient ellesencore qui formaient la base fondamentale de ses viriles rêveries.Et quand il descendit du train et commença à se recueillir, pour ladélicate mission dont il s’était chargé, toujours encore il avaitdans les yeux le fin visage de Julia, et dans les oreilles lesparoles d’adieu de son oncle Édouard.

Mais bientôt de grosses surprises commencèrentà pleuvoir sur lui. Il apprit d’abord que, dans tout Hampton Court,il n’y avait aucune villa Kurnaul, aucun comte Tarnow, ni mêmeabsolument aucun comte du tout. Cela était fort étrange, mais, ensomme, il ne le jugea point tout à fait inexplicable.M. Dickson avait si bien déjeuné qu’il pouvait s’être trompéen lui donnant l’adresse. « Que doit faire, en pareillecirconstance, un homme pratique, avisé, et ayant l’habitude desaffaires ? » se demanda Gédéon. Et il se réponditaussitôt : « Télégraphier une dépêche brève etnette ! » Dix minutes après, nos fils télégraphiquesnationaux transmettaient à Londres l’importante missive quevoici : « Dickson, Hôtel Langham, Londres. Villa etpersonne inconnues ici ; suppose erreur d’adresse ;arriverai par train suivant. Forsyth. » Et, en effet, Gédéonlui-même ne tarda pas à descendre d’un fiacre devant le perron del’Hôtel Langham, avec, sur son front, les marques combinées d’uneextrême hâte et d’un grand effort intellectuel.

Je ne crois pas que Gédéon oublie jamaisl’Hôtel Langham. Il y apprit que, de même que le comte Tarnow, JohnDickson et Ezra Thomas n’existaient pas. Comment ?Pourquoi ? Ces deux questions dansaient dans le cerveautroublé du jeune homme ; et, avant que le tourbillon de sespensées se fût calmé, il se trouva déposé par un autre fiacredevant la porte de sa maison. Là, du moins, s’offrait à lui uneretraite accueillante et tranquille ! Là, du moins, ilpourrait réfléchir à son aise. Il franchit le corridor, mit sa clefdans la serrure, et ouvrit la porte, déjà rasséréné. La chambreétait toute noire, car la nuit était venue. Mais Gédéon connaissaitsa chambre, il savait où se trouvaient les allumettes, dans le coindroit, sur la cheminée. Et il s’avança résolument, et, ce faisant,il se cogna contre un corps lourd, à un endroit où aucun corps dece genre n’aurait dû exister. Il n’y avait rien dans cet endroit,quand Gédéon était sorti. Il avait fermé la porte à clef, derrièrelui ; il l’avait trouvée fermée à clef quand il étaitrevenu ; personne ne pouvait être entré ; et ce n’étaitguère probable, non plus, que les meubles pussent, d’eux-mêmes,changer leur position. Et cependant, sans l’ombre d’un doute, il yavait quelque chose là ! Gédéon étendit ses mains, dans lesténèbres. Oui, il y avait quelque chose, quelque chose de grand,quelque chose de poli, quelque chose de froid !

« Que le ciel me pardonne ! songeaGédéon ; on dirait un piano ! »

Il se rappela qu’il avait des allumettes dansla poche de son gilet, et en alluma une.

Ce fut effectivement un piano qui s’offrit àson regard stupéfait ; un vaste et solennel instrument, encoretout humide d’avoir été exposé à la pluie. Gédéon laissa brûlerl’allumette jusqu’au bout, et puis, de nouveau, les ténèbres serefermèrent autour de son ahurissement. Alors, d’une maintremblante, il alluma sa lampe, et s’approcha. De près ou de loin,le doute n’était pas permis : l’objet était bien un piano.C’était bien un piano qui se tenait là, impudemment, dans unendroit où sa présence était un démenti à toutes les loisnaturelles !

Gédéon ouvrit le clavier et frappa un accord.Aucun son ne troubla le silence de la chambre. « Serais-jemalade ? » se dit le jeune homme, pendant que son cœurs’arrêtait de battre. Il s’assit devant le piano, s’obstinarageusement dans ses tentatives pour rompre le silence, tantôt aumoyen de brillants arpèges, tantôt au moyen d’une sonate deBeethoven, que jadis (dans des temps plus heureux) il avait connuecomme l’une des œuvres les plus sonores de ce puissant compositeur.Et toujours pas un son ! Il donna sur les touches deux grandscoups de ses poings fermés. La chambre resta silencieuse comme untombeau.

Le jeune avocat se redressa en sursaut.

– Je suis devenu complètement sourd,s’écria-t-il tout haut, et personne ne le sait que moi ! Lapire des malédictions de Dieu s’est abattue sur moi !

Ses doigts rencontrèrent la chaîne de samontre. Aussitôt, il tira sa montre, et l’appliqua à sonoreille : il en entendait parfaitement le tic-tac.

– Je ne suis pas sourd ! dit-il.C’est pis encore, je suis fou ! Ma raison m’a abandonné pourtoujours !

Il promena autour de lui, dans la chambre, unregard inquiet, et aperçut notamment le fauteuil dans lequelM. Dickson s’était installé. Un bout de cigare traînait encoreau pied du fauteuil.

« Non, songea-t-il, cela ne peut avoirété un rêve. C’est ma tête qui déménage, évidemment ! Ainsi,par exemple, il me semble que j’ai faim ; ce sera sans douteencore une hallucination ! Mais, tout de même, je vais fairel’expérience. Je vais m’offrir encore un bon dîner ! Je vaisaller dîner au Café Royal, d’où il est bien possible que j’aie àêtre directement transporté dans un asile. »

Tout le long de son chemin, dans la rue, avecune curiosité morbide, il se demanda comment allait se trahir sonterrible mal. Allait-il assommer un garçon ? ou vouloir mangerson verre ? Et c’est ainsi qu’il se dirigea en courant vers leCafé Royal, avec la crainte angoissante de découvrir quel’existence de cet établissement était, elle aussi, unehallucination.

Mais la lumière, le mouvement, le bruit joyeuxdu café eurent vite fait de le réconforter. Il eut en outre lasatisfaction de reconnaître le garçon qui le servait d’ordinaire.Le dîner qu’il commanda ne lui fit pas l’effet d’être tropincohérent, et il éprouva, à le manger, une satisfaction où il neput découvrir rien d’anormal. « Ma parole, se dit-il, jerenais à l’espoir. Peut-être me suis-je affolé trop tôt ? Enpareille circonstance, qu’aurait fait Robert Skill ? » CeRobert Skill était, ai-je besoin de vous le dire ? leprincipal héros du Mystère de l’Omnibus. Gédéon avaitincarné en lui son idéal d’intelligence subtile et de fermedécision. Aussi ne pouvait-il pas douter que Robert Skill, dans unecirconstance pareille à celle où il se trouvait lui-même, auraitcertainement agi de la façon la plus sage et la meilleure possible.Restait seulement à savoir ce qu’il aurait fait. « Quellequ’eût été sa décision, se dit encore le jeune romancier, RobertSkill l’eût exécutée séance tenante. » Mais lui-même,malheureusement, ne voyait devant lui, pour l’instant qu’une seulechose à faire, qui était de s’en retourner dans sa chambre, sondîner fini. Et c’est donc ce qu’il fit séance tenante, àl’imitation de son noble héros.

Mais, quand il fut rentré chez lui, ils’aperçut que décidément aucune inspiration ne lui venait en aide.Et il se tint debout, sur le seuil, considérant avec stupeurl’instrument mystérieux. Toucher au clavier, une fois de plus,c’était au-dessus de ses forces : que le piano eût gardé sonincompréhensible silence, ou qu’il lui eût répondu par tous lesfracas des trompettes du jugement dernier, il sentait que safrayeur n’aurait pu que s’en accroître. « Ce doit être unefarce qu’on m’aura faite ! songea-t-il, encore qu’elle mesemble bien laborieuse et bien coûteuse ! Mais si ce n’est pasune farce, qu’est-ce que cela peut être ? En procédant parélimination, comme a procédé Robert Skill pour découvrir l’auteurde l’assassinat de lord Bellew, je suis forcément amené à conclureque ceci ne peut être qu’une farce ! »

Pendant qu’il raisonnait ainsi, ses yeuxtombèrent sur un objet qui lui parut une nouvelle confirmation deson hypothèse : à savoir, la pagode de cigares que Michelavait construite sur le piano. « Qu’est-ce quecela ? » se demanda Gédéon. Et, s’approchant, il démolitla pagode, d’un coup de poing. « Une clef ? se dit-ilensuite. Quelle singulière façon de la déposer là ! »

Il fit le tour de l’instrument, et aperçut,sur le côté, la serrure du couvercle. « Ah ! ah !voici à quoi correspond cette clef ! poursuivit-il.Évidemment, ces deux farceurs auront voulu que je regarde àl’intérieur du piano ! Étrange, en vérité, de plus en plusétrange ! » Sur quoi, il tourna la clef dans la serrure,et souleva le couvercle.

 

Dans quelles angoisses, dans quels accès derésolution fugitive, dans quels abîmes de désespoir Gédéon passa lanuit qui suivit, je préfère que mes lecteurs ne le sachentjamais.

La petite chanson des moineaux de Londres, lelendemain matin, le trouva épuisé, harassé, anéanti, et avec unesprit toujours vide du moindre projet. Il se leva, et,misérablement, regarda des fenêtres closes, une rue déserte, lalutte du gris de l’aube avec le jaune des becs de gaz. Il y a desmatinées où la ville tout entière semble s’éveiller avec unemigraine : c’était une de ces matinées-là, et la migrainetenaillait également la nuque et les tempes du pauvre Gédéon.

« Déjà le jour ! se dit-il, et jen’ai encore rien trouvé ! Il faut que celafinisse ! » Il referma le piano, mit la clef dans sapoche, et sortit pour aller prendre son café au lait. Pour lacentième fois son cerveau tournait comme une roue de moulin,broyant un mélange de terreurs, de dégoûts, et de regrets. Appelerla police, lui livrer le cadavre, couvrir les murs de Londresd’affiches décrivant John Dickson et Ezra Thomas, remplir lesjournaux de paragraphes intitulés : le Mystère du Temple,le Piano macabre, M. Forsyth admis à fournircaution : c’était là une ligne de conduite possible,facile, et même, en fin de compte, assez sûre ; mais, à bien yréfléchir, elle ne laissait pas d’avoir ses inconvénients. Agirainsi, n’était-ce pas révéler au monde toute une série de détailssur Gédéon lui-même qui n’avaient rien à gagner à êtrerévélés ? Car, enfin, un enfant se serait méfié de l’histoiredes deux aventuriers, et lui, Gédéon, tout de suite il l’avaitavalée. Le plus misérable avocaillon aurait refusé d’écouter desclients qui se présentaient à lui dans des conditions aussiirrégulières ; et lui, il les avait complaisamment écoutés. Etsi encore il s’était borné à les écouter ! Mais il s’était misen route pour la commission dont ils l’avaient chargé : lui,un avocat, il avait entrepris une commission bonne tout au pluspour un détective privé ! Et pour comble, hélas ! ilavait consenti à prendre l’argent que lui offraient sesvisiteurs ! « Non, non, se dit-il. La chose est tropclaire, je vais être déshonoré ! J’ai brisé ma carrière pourun billet de cinq livres ! »

Après trois gorgées de cette chaude,visqueuse, et boueuse tisane qui passe, dans les tavernes deLondres, pour une décoction de la graine du caféier, Gédéon compritqu’il y avait tout au moins un point sur lequel aucune hésitationn’était possible pour lui. La chose avait à être réglée sans lesecours de la police ! Mais encore avait-elle à être régléed’une façon quelconque et sans retard. De nouveau Gédéon se demandace qu’aurait fait Robert Skill : que peut faire un hommed’honneur pour se débarrasser d’un cadavre honorablementacquis ? Aller le déposer au coin de la rue voisine ?c’était soulever dans le cœur des passants une curiositédésastreuse. Le jeter dans une des cheminées de la ville ?toute sorte d’obstacles matériels rendaient une telle entreprisepresque impraticable. Lancer le corps par la portière d’un wagon,ou bien du haut de l’impériale d’un omnibus : hélas ! iln’y fallait point penser. Amener le corps sur un yacht et le noyerensuite, oui, cela se concevait déjà mieux : mais que dedépenses, pour un homme de ressources restreintes ! Lalocation du yacht, l’entretien de l’équipage, tout cela aurait étéruineux même pour un capitaliste. Soudain, Gédéon se rappela lespavillons, en forme de bateaux, qu’il avait vus la veille sur laTamise. Et ce souvenir fut pour lui un trait de lumière.

Un compositeur de musique – appelé, parexemple, Jimson, – pouvait fort bien, comme jadis le musicienimmortalisé par Hogarth, souffrir dans son inspiration du tapage deLondres. Il pouvait fort bien être pressé par le temps, pourachever un opéra : par exemple, un opéra-comique intituléOrange Pekoe ; une légère fantaisie chinoise dans legenre du Mikado. Orange Pekoe, musique de Jimson –« le jeune maëstro, un des maîtres les mieux doués de notrenouvelle école anglaise – le ravissant quintette des mandarins, unevigoureuse entrée des batteries, etc., etc., » d’un seul coup,le personnage complet de Jimson, avec sa musique, se dressa en pieddans l’esprit de Gédéon. Quoi de plus naturel, quoi de plusacceptable, que l’arrivée soudaine de Jimson dans un tranquillevillage des bords de l’eau, en compagnie d’un grand piano à queueet de la partition inachevée d’Orange Pekoe ? Ladisparition du susdit maëstro, quelques jours plus tard, nelaissant derrière lui qu’un piano, vidé de ses cordes ; cela,assurément, paraîtrait moins naturel. Mais cela même ne serait pastout à fait inexplicable. On pourrait fort bien, en somme, supposerque Jimson, devenu fou par suite des difficultés d’un chœur endouble fugue, avait commencé par détruire son piano, et s’étaitenfin jeté lui-même dans la rivière. N’était-ce pas là, en vérité,une catastrophe tout à fait digne d’un jeune musicien de lanouvelle école ?

« Pardieu, il faudra bien que ça marchecomme ça ! s’écria Gédéon. Jimson va nous tirerd’affaire ! »

Chapitre 11LE MAESTRO JIMSON

M. Édouard Hugues Bloomfield ayantannoncé l’intention de diriger son yacht du côté de Maidenhead, onne s’étonnera pas que le maestro Jimson ait porté son choix versune direction opposée. Dans le voisinage de la gentille bourgaderiveraine de Padwick, il se souvenait d’avoir vu, récemment encore,un ancien pavillon sur pilotis, poétiquement abrité par un bouquetde saules. Ce pavillon l’avait toujours séduit par un certain aird’abandon et de solitude, lorsque, dans ses parties de canotage, ilétait passé près de lui ; et il avait même eu l’intention d’yplacer une des scènes du Mystère de l’Omnibus ; maisil avait dû y renoncer, au dernier moment, en raison desdifficultés imprévues que lui avait présentées la nécessité d’unedescription appropriée au charme de l’endroit. Il y avait renoncé,et maintenant il s’en félicitait en songeant qu’il allait avoir àse servir du pavillon pour un usage infiniment plus sérieux.

Jimson, personnage de la mise la plus banale,mais de manières particulièrement insinuantes, n’eut pas de peine àobtenir que le propriétaire du pavillon le lui louât pour une duréed’un mois. Le prix du loyer, d’ailleurs insignifiant, fut convenuaussitôt, la clef fut échangée contre une petite avance d’argent,et Jimson se hâta de revenir à Londres, pour s’occuper du transportdu piano.

– Je serai de retour demain matin, sansfaute ! déclara-t-il au propriétaire. On attend mon opéra avectant d’impatience, voyez-vous ? que je n’ai pas une minute àperdre pour le terminer !

Et, en effet, vers une heure de l’après-midi,le lendemain, vous auriez pu voir Jimson cheminant sur la route quilonge le fleuve, entre Padwick et Haverham. Dans une de ses mainsil tenait un panier, renfermant des provisions ; dans l’autre,une petite valise où se trouvait sans doute la partition inachevée.On était au début d’octobre ; le ciel, d’un gris de pierre,était parsemé d’alouettes, la Tamise brillait faiblement comme unmiroir de plomb, et les feuilles jaunes des marronniers craquaientsous les pieds du compositeur. Il n’y a point de saison, enAngleterre, qui stimule davantage les forces vitales, et Jimson,bien qu’il ne fût pas sans quelques ennuis, fredonnait un air (desa composition, peut-être ?) tout en marchant.

À deux ou trois milles au-dessus de Padwick,la berge de la Tamise est particulièrement solitaire. Sur la bergeopposée, les arbres d’un parc arrêtent l’horizon, ne laissantentrevoir que le haut des cheminées d’une vieille maison decampagne. Sur la berge de Padwick, entre les saules, s’avance lepavillon, un ancien bateau hors d’usage, et si souillé par leslarmes des saules avoisinants, si dégradé, si battu des vents, sinégligé, si hanté de rats, si manifestement transformé en unmagasin de rhumatismes que j’aurais, pour ma part, une forterépugnance à m’y installer.

Et pour Jimson aussi ce fut un moment assezlugubre, celui où il enleva la planche qui servait de pont-levis àsa nouvelle demeure, et où il se trouva seul dans cette malsaineforteresse. Il entendait les rats courir et sauter sous leplancher, les gonds de la porte gémissaient comme des âmes enpeine ; le petit salon était encombré de poussière, et avaitune affreuse odeur d’eau moisie. Non, on ne pouvait pointconsidérer cela comme un domicile bien gai, même pour uncompositeur absorbé dans une œuvre chérie ; mais combien moinsgai encore pour un jeune homme tout bourrelé d’alarmes, et occupé àattendre l’arrivée d’un cadavre !

Il s’assit, nettoya de son mieux une moitié dela table, et attaqua le déjeuner froid que contenait son panier. Enprévision d’une enquête possible sur le sort de Jimson, il avaitjugé indispensable de ne pas se laisser voir : de telle sortequ’il était résolu à passer la journée entière sans sortir dupavillon. Et, toujours afin de corroborer sa fable, il avaitapporté dans sa valise non seulement de l’encre et des plumes, maisun gros cahier de papier à musique, du format le plus imposantqu’il avait pu trouver.

« Et maintenant, àl’ouvrage ! » se dit-il, dès qu’il eut satisfait sonappétit. « Il faut que je laisse des traces de l’activité demon personnage ! » Et il écrivit, en belles lettresrondes :

ORANGE PEKOE

Op. 17

J.-B. JIMSON

PARTITION DE PIANO ET CHANT

« Je ne suppose pas que les grandscompositeurs commencent leur travail de cette manière-là, songeaGédéon ; mais Jimson est un original, et d’ailleurs je seraisbien en peine de commencer autrement. Une dédicace, à présent,voilà qui ferait un excellent effet. Par exemple : Dédiéà… voyons !… Dédié à William Ewart Gladstone, par sonrespectueux serviteur J.-B. J. Allons, il faut tout de même yajouter un peu de musique ! Je ferai mieux d’éviterl’ouverture : je crains que cette partie n’offre trop dedifficultés. Si j’essayais d’un air pour le ténor ? À la clef,– oh ! soyons ultra-moderne ! – septbémols ! »

Il fit comme il disait, non sans peine, puiss’arrêta et se mit à mâchonner le bout de son porte-plume. La vued’une feuille de papier réglé ne suffit pas toujours pour provoquerl’inspiration, surtout chez un simple amateur ; et la présencede sept bémols à la clef n’est pas non plus un encouragement àl’improvisation. Gédéon jeta sous la table la feuillecommencée.

« Ces ébauches jetées sous la tableaideront à reconstituer la personnalité artistique deJimson ! » se dit-il pour se consoler. Et de nouveau ilsollicita la muse, en divers tons et sur diverses feuilles depapier ; mais tout cela avec si peu de résultats qu’il en futeffaré. « C’est étrange comme il y a des jours où on n’est pasen train ! se dit-il ; et pourtant il faut absolument queJimson laisse quelque chose ! » Et de nouveau il trimasur sa tâche.

Bientôt la fraîcheur pénétrante du pavilloncommença à l’envahir tout entier. Il se leva, et, à la contrariétéévidente des rats, marcha de long en large dans la chambre.Hélas ! il ne parvenait pas à se réchauffer. « C’estabsurde ! se dit-il. Tous les risques me sont indifférents,mais je ne veux pas attraper une bronchite. Il faut que je sorte decette caverne ! »

Il s’avança sur le balcon, et, pour lapremière fois, regarda du côté de la rivière. Et aussitôt iltressaillit de surprise. À quelques cents pas plus loin, un yachtreposait à l’ombre des saules. Un élégant canot se balançait à côtédu yacht ; les fenêtres de celui-ci étaient cachées par desrideaux d’une blancheur de neige ; et un drapeau flottait à lapoupe. Et plus Gédéon considérait ce yacht, plus son dépit semêlait de stupéfaction. Ce yacht ressemblait extrêmement à celui deson oncle : Gédéon aurait même juré que c’était bien celui deson oncle, sans deux détails qui rendaient l’identificationimpossible. Le premier détail, c’était que son oncle s’était dirigévers Maidenhead, et ne pouvait donc se trouver à Padwick ; lesecond, encore plus probant, c’était que le drapeau attaché àl’arrière était le drapeau américain.

« Tout de même, quelle singulièreressemblance ! » songea Gédéon.

Et, pendant qu’ainsi il regardait etréfléchissait, une porte s’ouvrit, et une jeune dame s’avança surle pont. En un clin d’œil, l’avocat était rentré dans sonpavillon : il venait de reconnaître Julia Hazeltine. Et,l’observant par la fenêtre, il vit qu’elle descendait dans lecanot, prenait les rames en main, et venait résolument versl’endroit où il se trouvait.

« Allons ! je suisperdu ! » se dit-il. Et il se laissa tomber sur sachaise.

– Bonjour, mademoiselle, dit, du rivage,une voix que Gédéon reconnut comme étant celle de sonpropriétaire.

– Bonjour, monsieur ! réponditJulia. Mais je ne vous reconnais pas : qui êtes-vous ?Oh ! oui, je me rappelle ! C’est vous qui m’avez permis,hier, de venir peindre à l’aquarelle, dans ce vieuxpavillon !

Le cœur de Gédéon bondit d’épouvante.

– Mais oui, c’est moi ! réponditl’homme. Et ce que je voulais vous dire à présent, c’est que je nepouvais plus vous le permettre ! Mon pavillon estloué !

– Loué ? s’écria Julia.

– Loué pour un mois ! repritl’homme. Ça vous paraît drôle, hein ? Je me demande ce que cemonsieur peut bien vouloir en faire ?

– Quelle idée romantique ! murmuraJulia. C’est un monsieur ? Comment est-il ?

Ce dialogue entre le canot et le rivage avaitlieu tout contre le pavillon : pas un mot n’en était perdupour le jeune maëstro.

– C’est un homme à musique, répondit lepropriétaire, ou tout au moins voilà ce qu’il m’a dit ! Venuici pour écrire un opéra !

– Vraiment ? s’écria Julia. Jamaisje n’ai rien rêvé d’aussi délicieux. Mais alors, nous pourrons nousglisser jusqu’ici la nuit, et l’entendre improviser ! Comments’appelle-t-il ?

– Jimson ! dit l’homme.

– Jimson ? répéta Julia, eninterrogeant vainement sa mémoire.

Mais, en vérité, notre jeune école de musiqueanglaise possède tant de beaux génies que nous n’apprenons guèreleurs noms que lorsque la reine les nomme baronets.

– Vous êtes sûr que c’est bien cenom-là ? reprit Julia.

– Il me l’a épelé lui-même !répondit le propriétaire. Et son opéra s’appelle… attendez donc…une espèce de thé !

– Une Espèce de Thé !s’écria la jeune fille. Quel titre singulier pour un opéra !Mon Dieu ! que je voudrais en connaître le sujet ! – EtGédéon entendait flotter dans l’air son charmant petit rire. – Ilfaut absolument que nous fassions connaissance avec ceM. Jimson ! Je suis sûr qu’il doit être bienintéressant !

– Pardon, mademoiselle, mais il faut queje m’en aille ! On m’attend à Haverham !

– Oh ! que je ne vous retienne pas,mon brave homme ! dit Julia. Bon après-midi !

– Et à vous pareillement,mademoiselle !

Gédéon se tenait assis dans sa cabine, enproie aux pensées les plus harcelantes. Il se voyait ancré à cepavillon pourri, attendant la venue d’un cadavre intempestif :et voilà que, autour de lui, les curiosités s’agitaient, voilà quede jeunes dames se proposaient de venir l’épier la nuit, en façonde partie de plaisir ! Cela signifiait les galères pourlui ; mais ce n’était pas cela encore qui l’affligeait leplus. Ce qui l’affligeait surtout, c’était l’impardonnable légèretéde Julia. Cette jeune fille était prête à faire connaissance avecle premier venu ; elle n’avait aucune réserve, rien de l’émaild’une personne comme il faut ! Elle causait familièrement avecla brute qu’était son propriétaire ; elle se prenait d’unintérêt immédiat et franchement avoué pour la misérable créaturequ’était Jimson ! Déjà, sans doute, elle avait formé le projetd’inviter Jimson à venir prendre le thé avec elle ! Et c’étaitpour une jeune fille comme celle-là qu’un homme comme lui, Gédéon…« Honte à toi, cœur viril ! »

Il fut interrompu dans ses songeries par unbruit qui, aussitôt, le décida à se cacher derrière la porte. MissHazeltine, sans se préoccuper de la défense du propriétaire, venaitde grimper à bord de son pavillon. Son projet d’aquarelle luitenait au cœur ; et comme, à en juger par le silence dupavillon, elle supposait que Jimson n’était pas encore arrivé, ellerésolut de profiter de l’occasion pour achever l’œuvre d’artcommencée la veille. Et elle s’assit sur le balcon, installa sonalbum et sa boîte de couleurs, et bientôt Gédéon l’entenditchantant sur son travail. De temps à autre, seulement, sa chansons’interrompait. C’était quand Julia ne retrouvait plus, dans samémoire, quelqu’une de ces aimables petites recettes qui servent àla pratique du jeu de l’aquarelle, ou du moins qui y servaient dansnotre bon vieux temps ; car on m’a dit que les jeunes fillesd’à présent se sont émancipées de ces recettes où dix générationsde leurs mères et grand’mères s’étaient fidèlement soumises ;mais Julia, qui probablement avait étudié sous Pitman, était encorede la vieille école.

Gédéon, pendant tout ce temps, se tenaitderrière la porte, craignant de bouger, craignant de respirer,craignant de penser à ce qui allait suivre. Chaque minute de sonincarcération lui valait un surcroît d’ennuis et de détresse. Dumoins se disait-il, avec gratitude, que cette phase spéciale de savie ne pouvait pas durer éternellement ; et il se disait que,quoi qu’il dût lui arriver ensuite (fût-ce le bagne !ajoutait-il avec amertume, et d’ailleurs avec irréflexion), il nepourrait manquer de s’en trouver soulagé. Il se rappela que, aucollège, de longues additions mentales lui avaient souvent servi derefuge contre l’ennui du piquet ou du cabinet noir, et, cette foisencore, il essaya de se distraire en additionnant indéfiniment lechiffre deux à tous les chiffres formés par des additionsantérieures.

Ainsi s’occupaient ces deux jeunes personnes,– Gédéon procédant résolument à ses additions, Julia déposantvigoureusement sur son album des couleurs qui gémissaient de setrouver réunies, – lorsque la Providence envoya dans leurs eaux unpaquebot à vapeur qui, en soufflant, remontait la Tamise. Tout lelong des berges, l’eau s’enflait et retombait, les roseauxbruissaient ; le pavillon lui-même, ce vieux bateau depuislongtemps accoutumé au repos, retrouva soudain son humeur voyageused’autrefois, et se mit à exécuter un petit tangage. Puis lepaquebot passa, les vagues s’aplanirent, et Gédéon, tout à coup,entendit un cri poussé par Julia. Regardant par la fenêtre, il vitla jeune fille debout sur le balcon, occupée à suivre des yeux soncanot, qui, entraîné par le courant, s’en retournait vers le yacht.Et je dois dire que l’avocat, en cette occasion, déploya unepromptitude d’esprit digne de son héros, Robert Skill. D’un seuleffort de sa pensée, il prévit ce qui allait suivre ; d’unseul mouvement de son corps, il se jeta à terre, et se cacha sousla table.

Julia, de son côté, ne se rendait pasentièrement compte de la gravité de sa situation. Elle voyait bienqu’elle avait perdu le canot, et elle n’était pas sans inquiétudeau sujet de sa prochaine entrevue avec M. Bloomfield ;mais elle ne doutait pas de pouvoir sortir du pavillon, car elleconnaissait l’existence de la planche pont-levis, donnant sur laberge.

Elle fit le tour du balcon, mais pour trouverla porte du pavillon ouverte, et la planche ôtée. D’où elle conclutavec certitude que Jimson devait être arrivé, et, par conséquent,se trouvait dans le pavillon. Ce Jimson devait être un homme bientimide, pour avoir souffert une telle invasion de sa résidence sansfaire aucun signe : et cette pensée releva le courage deJulia, car, à présent, la jeune fille était forcée de recourir àl’assistance du musicien, la planche étant trop lourde pour sesseules forces. Elle frappa donc sur la porte ouverte. Puis ellefrappa de nouveau.

– Monsieur Jimson, cria-t-elle, venez, jevous en prie ! Il faut que vous veniez, tôt ou tard,puisque je ne puis pas sortir d’ici sans votre aide ! Allons,ne soyez pas si agaçant ! Venez, je vous en prie !

Mais toujours pas de réponse.

« S’il est là, il faut qu’il soitfou ! » se dit-elle avec un petit frisson. Mais ellesongea ensuite qu’il était peut-être allé se promener en bateau,comme elle avait fait elle-même. En ce cas, forcée qu’elle était àattendre, elle pouvait fort bien visiter la cabine : sur quoi,sans autre réflexion, elle entra. Et je n’ai pas besoin de direque, sous la table où il gisait dans la poussière, Gédéon sentitque son cœur s’arrêtait de battre.

En premier lieu, Julia aperçut les restes dudéjeuner de Jimson. « Du pâté, des fruits, des gâteaux !songea-t-elle. Il mange de gentilles choses ! Je suis sûre quec’est un homme délicieux. Je me demande s’il a aussi bonneapparence que M. Forsyth ? Mme Jimson, jene crois pas que cela sonne aussi bien queMme Forsyth ! Mais, d’autre part, il y a ceprénom de Gédéon qui est vraiment affreux ! Oh ! et voiciun peu de sa musique, aussi ! c’est charmant ! OrangePekoe, c’était donc cela que le vieux bonhomme appelait uneespèce de thé ! » Et Gédéon entendit un petitrire. « Adagio molto expressivo, siemprelegato, » lut-elle ensuite (car j’ai oublié de vous direque Gédéon était très suffisamment outillé pour toute la partielittéraire du métier de compositeur). « Comme c’est singulier,de donner toutes ces indications et de n’écrire que deux ou troisnotes ! Oh ! mais voici une feuille où il y en adavantage ! Andante patetico. »Et elle commençaà examiner la musique. « Mon Dieu, se dit-elle, cela doit êtreterriblement moderne, avec tous ces bémols ! Voyons un peul’air ? C’est étrange, mais il me semble leconnaître ! » Elle commença à le fredonner, et, tout àcoup, éclata de rire. « Mais c’est Tommy, dérange-toi doncpour ton oncle ! » s’écria-t-elle tout haut,remplissant d’amertume l’âme de Gédéon. « Et Andantepatetico, et sept bémols ! cet homme doit être un simpleimposteur ! »

Au même instant lui arriva, de sous la table,un bruit confus et bizarre, comme celui que ferait une poule quiéternuerait ; et cet éternuement fut suivi du bruit d’un choc,comme si quelque chose s’était heurté à la table ; et le choclui-même fut suivi d’un sourd grognement.

Julia s’enfuit vers la porte ; mais,arrivée là, elle se retourna, résignée à braver le danger. Personnene la poursuivait. Seuls, les bruits continuaient : sous latable, quelque chose se livrait à une série indéfinied’éternuements : et voilà tout !

« Certes, songea Julia, c’est là uneconduite bien étrange ! Ce Jimson ne peut pas être un homme dumonde ! »

Le premier éternuement du jeune avocat avaittroublé, dans leur ancien repos, les innombrables grains depoussière qui sommeillaient sous la table : à présent, un fortaccès de toux avait succédé aux éternuements.

Julia commençait à éprouver une certainecompassion.

– Je crains que vous ne soyez vraimentsouffrant ! dit-elle en s’approchant un peu. Je vous ensupplie, ne restez pas plus longtemps sous cette table, monsieurJimson ! Vraiment, cela ne vous vaut rien.

Le maestro ne répondit que par une touxdésolante. Mais, dès l’instant suivant, l’intrépide jeune filleétait à genoux devant la table, et les deux visages se trouvaientface à face.

– Dieu puissant ! s’écria missHazeltine en se redressant d’un bond. M. Forsyth qui estdevenu fou !

– Je ne suis pas fou ! dit le jeunehomme en se dégageant misérablement de sa cachette. Bien chère missHazeltine, je vous jure, à deux genoux, que je ne suis pasfou !

– Vous êtes fou ! s’écria-t-elle,toute haletante.

– Je sais, dit-il, que, pour un œilsuperficiel, ma conduite peut sembler singulière !

– Si vous n’êtes pas fou, votre conduiteétait monstrueuse, s’écria la jeune fille en rougissant, etprouvait que vous ne vous souciiez pas le moins du monde de mestourments !

– Je sais… j’admets cela ! ditcourageusement Gédéon.

– C’était une conduite abominable !insista Julia.

– Je sais qu’elle doit avoir ébranlévotre estime pour moi ! répondit l’avocat. Mais, chère missHazeltine, je vous supplie de m’entendre jusqu’au bout ! Mamanière d’agir, pour étrange qu’elle paraisse, n’est cependant pasincapable d’explication. Et le fait est que je ne veux pas et nepuis pas continuer à exister sans… sans l’estime d’une personne quej’admire… Le moment est mal choisi pour parler de cela, je le sensbien, mais je répète mon expression : sans l’estime de laseule personne que j’admire !

Un reflet de satisfaction se montra sur levisage de miss Hazeltine.

– Fort bien ! dit-elle. Sortons decette froide caverne, et allons nous asseoir sur le balcon…Là ! Et maintenant, reprit-elle en s’installant, parlez !Je veux tout savoir !

Elle releva les yeux sur le jeune homme ;et, en le voyant debout devant elle avec une mine toutedécontenancée, la folle enfant éclata de rire. Son rire était unechose bien faite pour ravir le cœur d’un amoureux : il sonnaitlégèrement, sur la rivière, comme un chant d’oiseau, répété plusloin par les échos du rivage. Et cependant il y avait une créatureque ce rire n’égayait pas : cette créature était l’infortunéadmirateur de la jeune fille.

– Miss Hazeltine, dit-il d’une voixennuyée, Dieu sait que je vous parle sans mauvais vouloir ;mais je trouve que vous montrez en tout cela bien de lalégèreté !

Julia ouvrit sur lui de grands yeux.

– Je ne puis retirer le mot !dit-il. Déjà vous m’avez fait une peine atroce lorsque je vous aientendue bavarder, tantôt, avec le vieux pêcheur. Vous faisiez voirune curiosité au sujet de Jimson…

– Mais Jimson se trouve êtrevous-même ! objecta Julia.

– Admettons cela ! s’écrial’avocat ; mais, tout à l’heure, vous ne le saviez pas !Qu’était pour vous Jimson ? En quoi pouvait-il vousintéresser ? Miss Hazeltine, vous m’avez déchiré lecœur !

– Oh ! par exemple, ceci est tropfort ! répliqua sévèrement Julia. Quoi ? Après vous êtreconduit de la façon la plus extraordinaire, vous prétendez êtrecapable de m’expliquer votre conduite, et voilà que, au lieu del’expliquer, vous vous mettez à m’insulter !

– C’est juste ! répondit le pauvreGédéon. Je… Je vais tout vous confier ! Quand vous saureztoute l’histoire, vous pourrez m’excuser.

Et, s’asseyant près d’elle sur le banc, ilétala devant elle sa misérable histoire.

– Oh ! monsieur Forsyth,s’écria-t-elle quand il eut fini, je regrette si fort mon rire detout à l’heure ! Vous étiez bien drôle, c’est certain ;mais je vous assure que je regrette d’avoir ri !

Et elle lui tendit sa main, que Gédéon gardadans la sienne.

– Tout ceci ne va pas vous donner tropmauvaise opinion de moi ? demanda-t-il tendrement.

– Le fait que vous ayez tant d’ennuis etde misères ? Non, certes, monsieur, non ! s’écria-t-elle.– Et, dans l’ardeur de son mouvement, elle tendit vers lui sonautre main, dont il s’empara également. – Vous pouvez compter surmoi ! ajouta-t-elle.

– Vraiment ? fit Gédéon. Ehbien ! j’y compterai ! Je reconnais que l’instant n’estpeut-être pas très bien choisi pour parler de tout cela ! Maisje n’ai aucun ami…

– Ni moi non plus ! dit Julia. Maisne croyez-vous pas qu’il serait temps pour vous de me rendre mesmains ?

– La ci darem la mano !répondit l’avocat. Laissez-les-moi une minute encore ! J’ai sipeu d’amis ! reprit-il.

– Je croyais que c’était une mauvaisenote, pour un jeune homme, de n’avoir pas d’amis ! observaJulia.

– Oh ! mais j’ai des massesd’amis ! s’écria Gédéon. Ce n’était pas cela que je voulaisdire ! Je sens que le moment est mal choisi ! Mais,oh ! Julia, si vous pouviez seulement vous voir telle que vousêtes !

– Monsieur Forsyth !…

– Ne m’appelez pas de ce sale nom !s’écria le jeune homme. Appelez-moi Gédéon !

– Oh ! jamais cela ! laissaéchapper Julia. Et puis il y a si peu de temps encore que nous nousconnaissons !

– Mais pas du tout ! protestaGédéon. Il y a très longtemps que nous nous sommes rencontrés àBournemouth ! Jamais, depuis lors, je ne vous aioubliée ! Dites-moi que vous ne m’avez jamais oublié nonplus ! Dites-moi que vous ne m’avez jamais oublié, etappelez-moi Gédéon !

Et comme la jeune fille ne répondaitrien :

– Oui, ma Julia, reprit-il, je sais queje ne suis qu’un âne, mais j’entends vous conquérir ! J’ai uneaffaire infernale sur les bras, je n’ai pas un sou à moi, et je mesuis montré à vous tout à l’heure sous l’aspect le plusridicule : et cependant, Julia, je suis résolu à vousconquérir ! Regardez-moi bien en face, et dites-moi que vousme le défendez, si vous l’osez !

Elle le regarda : et, quoi que ses yeuxlui eussent dit, certainement leur message ne lui fut pasdésagréable, car il resta longtemps tout occupé à le lire.

– Et puis, dit-il enfin, en attendant queje sois parvenu à faire fortune, l’oncle Édouard nous donnera del’argent pour notre ménage !

– Ah ! bien, par exemple, celle-làest raide ! dit une grosse voix derrière son épaule.

Gédéon et Julia se séparèrent l’un de l’autreplus rapidement que si un ressort électrique les avaitdésunis ; mais tous deux présentèrent des visagessingulièrement colorés aux yeux de M. Édouard HuguesBloomfield.

Ce vieux gentleman, voyant arriver la barqueerrante, avait imaginé de venir discrètement jeter un coup d’œilsur l’aquarelle de miss Hazeltine. Mais voilà que, d’un seul coupde pierre, il avait attrapé deux oiseaux ; et son premiermouvement avait été pour se fâcher, ce qui d’ailleurs était sonmouvement naturel. Mais bientôt, à la vue du jeune couplerougissant et effrayé, son cœur consentit à se radoucir.

– Parfaitement, elle estraide ! répéta-t-il. Vous avez l’air de compter bien sûrementsur votre oncle Édouard ! Mais voyons, Gédéon, je croyais vousavoir dit de vous tenir au large de nous ?

– Vous m’avez dit de me tenir au large deMaidenhead ! répondit Gédéon. Mais comment pouvais-jem’attendre à vous retrouver ici ?

– Il y a du vrai dans ce que vousdites ! admit M. Bloomfield. C’est que, voyez-vous, j’aicru préférable de cacher notre véritable destination, même àvous ! Ces ténébreux coquins, les Finsbury, auraient étécapables de vous l’arracher de force. Et c’est encore pour lesdépister que j’ai hissé sur mon yacht cet abominable drapeauétranger ! Mais ce n’est pas tout, Gédéon ! Vous m’avezpromis de vous mettre au travail : et je vous retrouve ici, àPadwick, en train de faire l’imbécile !

– Par pitié, monsieur Bloomfield, nesoyez pas trop sévère pour M. Forsyth ! implora Julia. Lepauvre garçon est dans un embarras terrible !

– Qu’est-ce donc, Gédéon ? demandal’oncle. Vous vous êtes battu ? ou bien est-ce une note àpayer ?

Ces deux alternatives résumaient, dans lapensée du vieux radical, tous les malheurs pouvant arriver à ungentleman.

– Hélas ! mon oncle, dit Gédéon,c’est pis encore que cela ! Une combinaison de circonstancesd’une injustice vraiment… vraiment providentielle ! Le faitest qu’un syndicat d’assassins se seront aperçus, je ne saiscomment, de mon habileté virtuelle à les débarrasser des traces deleurs crimes ! C’est tout de même un hommage rendu à mescapacités de légiste, voyez-vous !

Sur quoi Gédéon, pour la seconde fois depuisune heure, se mit à raconter tout au long les aventures du grandÉrard.

– Il faut que j’écrive cela auTimes ! s’écria M. Bloomfield.

– Vous voulez donc que je soisdisqualifié ? demanda Gédéon.

– Disqualifié ! bah, sois sanscrainte ! dit son oncle. Le ministère est libéral !certainement il ne refusera pas de m’écouter ! Dieu merci, lesjours de l’oppression tory sont finis !

– Non, cela n’ira pas ! mon oncle,dit Gédéon.

– Mais vous n’êtes pas assez fou pourpersister à vouloir vous défaire vous-même de ce cadavre ?s’écria M. Bloomfield.

– Je ne vois pas d’autre issue devantmoi ! dit Gédéon.

– Mais c’est absurde, et je ne peux pasen entendre parler ! reprit M. Bloomfield. Je vousordonne positivement, Gédéon, de vous désister de cette ingérencecriminelle !

– Fort bien ! dit Gédéon, en ce cas,je vous transmets la chose, pour que vous fassiez du cadavre ce quebon vous semblera !

– À Dieu ne plaise ! s’écria leprésident du Radical-Club. Je ne veux avoir rien à démêler aveccette horreur !

– En ce cas, il faut bien que vous melaissiez faire de mon mieux pour m’en débarrasser ! répliquason neveu. Croyez-moi, c’est le parti le plusraisonnable !

– Ne pourrions-nous pas faire déposersecrètement le cadavre au Club Conservateur ? suggéraM. Bloomfield. Avec de bons articles que nous ferions écrireensuite dans nos journaux radicaux, ce serait un véritable serviceà rendre à la nation !

– Si vous voyez un profit politique àtirer de mon… objet ! dit Gédéon, raison de plus pour que jevous le cède !

– Oh ! non ! non !Gédéon ! Non, je pensais que vous, peut-être, vouspourriez entreprendre cette opération. Et j’ajoute même que, toutbien réfléchi, je trouve qu’il est éminemment inutile que missHazeltine et moi prolongions notre séjour ici, près de vous !On pourrait nous voir ! – poursuivit le vénérable président,en regardant avec méfiance à droite et à gauche. – Vous comprenez,en ma qualité d’homme public, j’ai des précautions exceptionnellesà prendre ! Me compromettre, ce serait compromettre tout leparti ! Et puis, de toute façon, l’heure du dînerapproche !

– Quoi ? s’écria Gédéon enconsultant sa montre. Ma foi, oui, c’est vrai ! Mais, grandDieu ! le piano devrait être ici depuis des heures !

M. Bloomfield se dirigeait déjà vers sabarque ; mais, à ces mots, il s’arrêta.

– Oui ! reprit Gédéon ; j’ai vumoi-même le piano arriver à la gare de Padwick. J’ai moi-mêmeprévenu le camionneur d’avoir à me l’amener ici. Il m’a dit qu’ilavait d’abord une autre commission à faire, mais qu’il serait sansfaute ici à quatre heures, au plus tard. Il n’y a pas de doute, lepiano a été ouvert et on a trouvé le corps !

– Il faut que vous fuyiez tout desuite ! déclara M. Bloomfield. C’est, dans l’espèce, laseule conduite digne d’un homme !

– Mais supposons que je me trompe !gémit Gédéon. Supposons que le piano arrive, et que je ne sois paslà pour le recevoir ! Je serai la première victime de malâcheté ! Non, mon oncle : il faut aller nous renseignerà Padwick ! Moi, naturellement, je ne puis pas m’encharger : mais vous, rien ne vous en empêche. Rien ne vousempêche d’aller un peu tourner autour du bureau de police,comprenez-vous ?

– Non, Gédéon, non, mon cher neveu !– dit M. Bloomfield, de la voix d’un homme fort embarrassé. –Vous savez que j’éprouve pour vous l’affection la plus sincère. Etje sais, de mon côté, que j’ai le bonheur d’être un Anglais, ettous les devoirs que m’impose ce titre. Mais non, pas la police,Gédéon !

– Ainsi, vous me lâchez ? demandaGédéon. Dites-le franchement !

– Loin de là, mon enfant ! Bien loinde là ! protesta le malheureux oncle. Je me borne à proposerde la prudence. Le bon sens, mon cher Gédéon, doit toujours resterle guide d’un véritable Anglais !

– Me permettrez-vous de dire monavis ? s’interposa Julia. Mon avis est que Gédéon… je veuxdire M. Forsyth… ferait mieux de sortir de cet affreuxpavillon, et d’aller attendre là-bas, sous les saules. Si le pianoarrive, M. Forsyth pourra s’approcher et le faire entrer. Etsi c’est, au contraire, la police qui vient, il pourra monter àbord de notre yacht : et il n’y aura plus deM. Jimson ! Sur le yacht, il n’y aura rien àcraindre ! M. Bloomfield est un homme si respectable etune personnalité si éminente que personne ne pourra jamais imaginerqu’il ait été mêlé à une telle affaire !

– Cette jeune fille a énormément de bonsens ! déclara le président du Radical-Club.

– Oui, mais si je ne vois arriver ni lepiano ni la police, demanda Gédéon, que dois-je faire, en cecas ?

– En ce cas, dit Julia, vous irez auvillage quand il fera tout à fait nuit. Et j’irai avec vous !Et je suis bien sûre qu’on ne pensera pas à vous soupçonner. Maismême si quelqu’un vous soupçonnait, je me chargerais de lui fairecomprendre qu’il s’est trompé.

– Voilà ce que je ne sauraispermettre ! Je ne saurais autoriser miss Hazeltine à alleravec vous ! s’écria M. Bloomfield.

– Et pourquoi donc ? demandaJulia.

Or, M. Bloomfield n’avait aucunementenvie de lui dire pourquoi : car son véritable motif étaitqu’il craignait d’être, lui-même, impliqué dans l’imbroglio. Mais,suivant la tactique ordinaire de l’homme qui a honte de soi, il leprit de très haut :

– À Dieu ne plaise, ma chère missHazeltine, que je dicte à une jeune fille bien élevée lesprescriptions des convenances ! commença-t-il. Mais enfin…

– Oh ! n’est-ce que cela ?interrompit Julia. Eh bien ! alors, allons à Padwick tous lestrois ensemble !

– Pincé ! songea tristement le vieuxradical.

Chapitre 12OÙ LE GRAND ÉRARD APPARAÎT (IRRÉVOCABLEMENT) POUR LA DERNIÈREFOIS

On dit volontiers que les Anglais sont unpeuple sans musique : mais, pour ne point parler de la faveurexceptionnelle accordée par ce peuple aux virtuoses de l’orgue deBarbarie, il y a tout au moins un instrument que nous pouvonsconsidérer comme national dans toute l’acception de ce mot :c’est, à savoir, le flageolet, communément appelé le siffletd’un sou. Le jeune pâtre des bruyères, – déjà musical au tempsde nos plus anciens poètes, – réveille (et peut-être désole)l’alouette avec son flageolet ; et je voudrais qu’on me citâtun seul briquetier ne sachant pas exécuter, sur le sifflet d’unsou, les Grenadiers anglais ou Cerise mûre. Cedernier air est, en vérité le morceau classique du joueur deflageolet, de telle sorte que je me suis souvent demandé s’iln’avait pas été, à l’origine, composé pour cet instrument.L’Angleterre est en tout cas le seul pays du monde où un très grandnombre d’hommes trouvent à gagner leur vie simplement par leurtalent à jouer du flageolet, et encore à n’y jouer, qu’un seul air,l’inévitable Cerise mûre.

Mais, d’autre part, on doit reconnaître que leflageolet est un instrument sinon mystérieux, du moins entouréd’une épaisse couche de mystère. Pourquoi, par exemple,l’appelle-t-on le « sifflet d’un sou », tandis que je nevois pas que quelqu’un ait eu jamais un de ces instruments pour unsou ? On l’appelle aussi parfois le « siffletd’étain » : et cependant, ou bien je me trompe fort, oul’étain n’a point de place dans sa composition. Et enfin, jevoudrais bien savoir dans quelle sourde catacombe, dans quel déserthors de portée de l’oreille humaine s’accomplit l’apprentissage dujoueur de flageolet ? Chacun de nous a entendu des personnesapprenant le piano, le violon, ou le cor de chasse : mais lepetit du joueur de flageolet (comme celui du saumon) se dérobe ànotre observation. Jamais nous ne l’entendons avant qu’il soitparvenu à la pleine maîtrise.

D’autant plus remarquable était le phénomènequi se produisait, certain soir d’octobre, sur une route traversantune verte prairie, non loin de Padwick. Sur le siège d’une grandecarriole couverte, un jeune homme d’apparence modeste (et quelquepeu stupide, disons le mot !) se tenait assis ; les rênesreposaient mollement sur ses genoux ; le fouet gisait derrièrelui, à l’intérieur de la carriole ; le cheval s’avançait sansavoir besoin de direction ni d’encouragement ; et le jeunecocher, transporté dans une sphère supérieure à celle de sesoccupations journalières, les yeux levés au ciel, se consacraitentièrement à un flageolet en ré, tout battant neuf, dontil s’efforçait péniblement d’extraire l’aimable mélodie duGarçon de charrue. Et vraiment, pour un observateur que lehasard aurait amené sur cette prairie, cet instant aurait été d’unintérêt inoubliable. « Enfin, aurait-il pu se dire, enfinvoici le débutant du flageolet ! »

Le bon et stupide jeune homme (qui s’appelaitHarker, et était employé chez un loueur de voitures de Padwick)venait de se bisser lui-même pour la dix-neuvième fois, lorsqu’ilfut plongé dans un grand état de confusion en s’apercevant qu’iln’était pas seul.

– Bravo ! s’écria une voix virile,du rebord de la route. Voilà qui fait du bien à entendre !Peut-être seulement encore un peu de rudesse, au refrain ! –suggéra la voix, sur un ton connaisseur. – Allons, encore unefois !

Du fond de son humiliation, Harker considéral’homme qui venait de parler. Il vit un solide gaillard d’unequarantaine d’années, hâlé de soleil, rasé, et qui escortait lacarriole avec une démarche toute militaire, en faisant tourner ungourdin dans sa main. Ses vêtements étaient en très mauvaisétat : mais il paraissait propre et plein de dignité.

– Je ne suis qu’un pauvre commençant,murmura le pauvre Harker, je ne croyais pas que quelqu’unm’entendît !

– Eh bien ! vous me plaisezainsi ! dit l’homme. Vous commencez peut-être un peu tard,mais ce n’est pas un mal. Allons, je vais moi-même vous aider unpeu ! faites-moi une place à côté de vous !

Dès l’instant suivant, l’homme à l’alluremilitaire était assis sur le siège, et tenait en main le flageolet.Il secoua d’abord l’instrument, en mouilla l’embouchure, à lamanière des artistes éprouvés, parut attendre l’inspiration d’enhaut, et se lança enfin dans la Fille que j’ai laissée derrièremoi. Son exécution manquait peut-être un peu de finesse :il ne savait pas donner au flageolet cette aérienne douceur qui,entre certaines mains, fait de lui le digne équivalent des oiseauxdes bois. Mais pour le feu, la vitesse, et l’aisance coulante dujeu, il était sans rival. Et Harker l’écoutait de toutes sesoreilles. La Fille que j’ai laissée derrière moi, d’abord,le pénétra de désespoir, en lui donnant conscience de sa propreinfériorité. Mais le Plaisir du soldat, ensuite, lesouleva, par-dessus la jalousie, jusqu’à l’enthousiasme le plusgénéreux.

– À votre tour ! lui dit l’homme àl’allure militaire, en lui offrant le flageolet.

– Oh ! non, pas après vous !s’écria Harker. Vous êtes un artiste !

– Pas du tout ! répondit modestementl’inconnu : un simple amateur, tout comme vous. Et je vaisvous dire mieux que cela ! J’ai une manière à moi de jouer duflageolet : vous, vous en avez une autre, et je préfère lavôtre à la mienne. Mais, voyez-vous, j’ai commencé quand je n’étaisencore qu’un gamin, avant de me former le goût ! Allons,jouez-nous encore cet air ! Comment donc celaest-il ?…

Et il affecta de faire un grand effort pour serappeler le Garçon de charrue.

Un timide espoir (et d’ailleurs insensé)jaillit dans la poitrine de Harker. Était-ce possible ? Yavait-il vraiment « quelque chose » dans son jeu ?Le fait est que lui-même, parfois, avait eu l’impression d’unecertaine richesse poétique, dans les sons qu’il émettait.Serait-il, par hasard, un génie ? Et, pendant qu’il se posaitcette question, l’inconnu continuait vainement à tâtonner, sanspouvoir retrouver l’air du Garçon de charrue.

– Non ! dit enfin le pauvreHarker. Ce n’est pas tout à fait ça ! Tenez, voici comment çacommence !… Oh ! rien que pour vous montrer !

Et il prit le flageolet entre ses lèvres. Iljoua l’air tout entier, puis une seconde fois, puis unetroisième ; son compagnon essaya de nouveau de le jouer, etéchoua de nouveau. Et quand Harker comprit que lui, le timidedébutant, était en train de donner une véritable leçon à ceflûtiste expérimenté, et que ce flûtiste, son élève, ne parvenaittoujours pas à l’égaler, comment vous dirai-je de quels rayonsglorieux s’illumina pour lui la campagne qui l’entourait ?comment, – à moins que le lecteur ne soit lui-même un flûtisteamateur, – comment pourrai-je lui faire entendre le degré d’idiotevanité où atteignit le malheureux garçon ? Mais, au reste, unseul fait suffira à dépeindre la situation : désormais, ce futHarker qui joua, et son compagnon se borna à écouter, et àapprouver.

Tout en écoutant, cependant, il n’oubliait pascette habitude de prudence militaire qui consiste à regardertoujours devant et derrière soi. Il regardait, derrière lui, etcomptait la valeur des colis divers que contenait la carriole,s’efforçant de deviner le contenu des nombreux paquets entourés depapier gris, de l’importante corbeille, de la caisse de boisblanc ; et se disant que le grand piano, soigneusement emballédans sa caisse toute neuve, pourrait être en somme une assez bonneaffaire, s’il n’y avait pas, du fait de ses dimensions, unedifficulté considérable à l’utiliser. Et l’inconnu regardait devantlui, et il apercevait, dans un coin de la prairie, un petit cabaretrustique tout entouré de roses. « Ma foi, je vais toujoursessayer le coup ! » conclut-il. Et, aussitôt, il proposaun verre d’eau-de-vie.

– C’est que… je ne suis pas buveur !dit Harker.

– Écoutez-moi ! interrompit soncompagnon. Je vais vous dire qui je suis ! Je suis le sergentBrand, de l’armée coloniale. Cela vous suffira pour savoir si jesuis ou non un buveur !

Peut-être la révélation du sergent Brandn’était-elle pas aussi significative qu’il le supposait. Et c’estdans une circonstance comme celle-là que le chœur des tragédiesgrecques aurait pu intervenir avec avantage, pour nous faireremarquer que le discours de l’inconnu ne nous expliquait que trèsinsuffisamment ce qu’un sergent de l’armée coloniale avait à faire,le soir, vêtu de haillons, sur une route de village. Personne mieuxque ce chœur ne nous aurait donné à entendre que, suivant toutevraisemblance, le sergent Brand devait avoir renoncé depuis quelquetemps déjà à la grande œuvre de la défense nationale, et, suivanttoute vraisemblance, devait, à présent, se livrer à l’industrietoute personnelle de la maraude et du cambriolage. Mais il n’yavait point de chœur grec présent en ce lieu ; et le guerrier,sans autres explications autobiographiques, se contenta d’établirque c’étaient deux choses très différentes, de s’enivrerrégulièrement et de trinquer avec un ami.

Au cabaret du Lion Bleu, le sergent Brandprésenta à son nouvel ami, M. Harker, un grand nombred’ingénieux mélanges destinés à empêcher l’approche del’intoxication. Il lui expliqua que l’emploi de ces mélanges étaitindispensable, au régiment, car, sans eux, pas un seul officier neserait dans un état de sobriété suffisante pour assister, parexemple, aux revues hebdomadaires. Et le plus efficace de cesmélanges se trouvait être de combiner une pinte d’ale doux avecquatre sous de gin authentique. J’espère que, même dans le civil,mon lecteur saura tirer profit de cette recette, pour lui-même, oupour un ami : car l’effet qu’elle produisit sur M. Harkerfut vraiment celui d’une révolution. Le brave garçon eut à êtrehissé sur son siège, où il déploya dès lors une dispositiond’esprit entièrement partagée entre le rire et la musique. Aussi lesergent se trouva-t-il tout naturellement amené à prendre les rênesde la voiture. Et, sans doute, avec l’humeur poétique de tous lesartistes, avait-il un penchant tout particulier pour les beautésles plus solitaires du paysage anglais : car, après que lacarriole eût voyagé pendant quelque temps sous sa direction, sanscesse les chemins qu’elle suivait étaient plus déserts, plusombreux, plus éloignés des routes passantes.

Au reste, pour vous donner une idée desméandres que suivit la carriole, sous la conduite du sergent, jedevrais publier ici un plan topographique du comté de Middlesex, etce genre de plan est malheureusement bien coûteux à reproduire.Qu’il vous suffise donc d’apprendre que, peu de temps après latombée de la nuit, la carriole s’arrêta au milieu d’un bois, etque, là, avec une tendre sollicitude, le sergent souleva d’entreles paquets, et déposa sur un tas de feuilles sèches, la formeinanimée du jeune Harker.

« Et si tu te réveilles avant demainmatin, mon petit, songea le sergent, il y aura quelqu’un qui ensera bien surpris ! »

De toutes les poches du camionneur endormi, ilretira doucement ce qu’elles contenaient, c’est-à-dire, surtout,une somme de dix-sept shillings et huit pence. Après quoi,remontant sur le siège, il remit le cheval en marche. « Siseulement je savais un peu où je suis, ce serait une bien bonnefarce ! se dit-il. D’ailleurs, voici untournant ! »

Il le tourna, et se trouva sur la berge de laTamise. À cent pas de lui, les lumières d’un yacht brillaientgaiement ; et tout près de lui, si près qu’il ne pouvaitsonger à n’en être pas vu, trois personnes, une dame et deuxmessieurs, allaient délibérément à sa rencontre. Le sergent hésitaune seconde : puis, se fiant à l’obscurité, il s’avança. Alorsun des deux hommes, qui était de l’apparence la plus imposante,s’avança au milieu du chemin et leva en l’air une grosse canne parmanière de signal.

– Mon brave homme, cria-t-il,n’auriez-vous pas rencontré la voiture d’un camionneur ?

Le sergent Brand ne laissa pas d’accueillircette question avec un certain embarras.

– La voiture d’un camionneur ?répéta-t-il d’une voix incertaine. Ma foi, non, monsieur !

– Ah ! fit l’imposant gentleman, ens’écartant pour laisser passer le sergent. La dame et le second desdeux hommes se penchèrent en avant, et parurent examiner lacarriole avec la plus vive curiosité.

« Je me demande ce que diable ils peuventavoir ? » songea le sergent Brand. Il pressa son cheval,mais non sans se retourner discrètement une fois encore, ce qui luipermit de voir le trio debout au milieu de la route, avec toutl’air d’une active délibération. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que,parmi les grognements articulés qui sortirent alors de la bouche ducamionneur improvisé, le mot « police » ait figuré aupremier plan. Et Brand fouettait sa bête, et celle-ci, galopant deson mieux (ce qui n’était encore qu’un galop très relatif), couraitdans la direction de Great Hamerham. Peu à peu, le bruit des sabotset le grincement des roues s’affaiblirent ; et le silenceentoura le trio debout sur la berge.

– C’est la chose la plus extraordinairedu monde ! s’écriait le plus mince des deux hommes. J’aiparfaitement reconnu la voiture !

– Et moi, j’ai vu un piano ! disaitla jeune fille.

– C’est certainement la mêmevoiture ! reprenait le jeune homme. Et ce qu’il y a de plusextraordinaire, c’est que ce n’est pas le même cocher !

– Ce doit être le même cocher, Gid !déclarait l’autre homme.

– Mais alors, demandait Gédéon, pourquois’est-il sauvé ?

– Je suppose que son cheval sera partitout seul ! suggérait le vieux radical.

– Mais pas du tout ! j’ai entendu lefouet vibrer comme un fléau ! disait Gédéon. En vérité, cecidépasse la raison humaine !

– Je vais vous dire quoi ! s’écriaenfin la jeune fille. Nous allons courir et – comment appelle-t-onça dans les romans ? – suivre sa piste ! ou plutôt nousallons aller dans le sens d’où il est venu ! Il doit y avoirlà quelqu’un qui l’aura vu et qui pourra nous renseigner !

– Oui, très bien, faisons cela, neserait-ce que pour la drôlerie de la chose ! dit Gédéon.

La « drôlerie de la chose »consistait sans doute, pour lui, en ce que cette course luipermettait de se sentir tout proche de miss Hazeltine. Quant àl’oncle Édouard, ce projet d’excursion lui souriait infinimentmoins. Et quand ils eurent fait une centaine de pas, dans lesténèbres, sur une route déserte, entre un mur, d’un côté, et unfossé, de l’autre, le président du Radical Club donna le signal durepos.

– Ce que nous faisons n’a pas le senscommun ! dit-il.

Mais alors, quand eut cessé le bruit de leurspas, un autre bruit parvint à leurs oreilles. Il sortait del’intérieur du bois, mystérieusement.

– Oh ! qu’est-ce que c’est ?s’écria Julia.

– Je n’en ai aucune idée ! ditGédéon, en faisant mine de vouloir entrer dans le bois.

Le radical brandit sa canne, à la façon d’uneépée.

– Gédéon ! commença-t-il, mon cherGédéon…

– Oh ! monsieur Forsyth, par pitié,n’avancez pas ! fit Julia. Vous ne savez pas ce que cela peutêtre ! J’ai si peur pour vous !

– Quand ce serait le diable lui-même,répondit Gédéon en se dégageant, je veux aller voir ce qui enest !

– Pas de précipitation, Gédéon !criait l’oncle.

L’avocat marcha dans la direction du bruit,qui était effectivement d’un caractère monstrueux. On y trouvaitmélangées les voix caractéristiques de la vache, de la sirène debateau, et du moustique, mais tout cela combiné de la façon lamoins naturelle. Une masse noire, non sans quelque ressemblanceavec une forme humaine, gisait parmi les arbres.

– C’est un homme, dit Gédéon ; cen’est qu’un homme ! Il est endormi et ronfle !Holà ! ajouta-t-il un instant après, il ne veut pas seréveiller !

Gédéon frotta une allumette, et, à sa lueur,il reconnut la tête rousse du charretier qui s’était engagé à luiamener le piano.

– Voici mon homme, dit-il, et ivre commeun porc ! Je commence à entrevoir ce qui se serapassé !

Et il exposa à ses deux compagnons, quimaintenant s’étaient enhardis à le rejoindre, son hypothèse sur lafaçon dont le charretier avait été conduit à se séparer de sacarriole.

– L’abominable brute ! dit l’oncleÉdouard. Secouons-le, et administrons-lui la correction qu’ilmérite !

– Gardez-vous-en, pour l’amour duciel ! dit Gédéon. Nous n’avons pas à désirer qu’il nous voieensemble ! Et puis, vraiment, mon oncle, je dois à ce bravehomme la plus vive reconnaissance : car ceci est la chose laplus heureuse de tout ce qui pouvait m’arriver. Il me semble, moncher oncle Édouard, il me semble, en vérité, que me voicidélivré !

– Délivré de quoi ? demanda leradical.

– Mais de toute l’affaire ! s’écriaGédéon. Cet homme a été assez fou pour voler la carriole, avec lepiano et ce qu’il contenait ; ce qu’il espère en faire, je nele sais, ni ne me soucie de le savoir. Mes mains sont libres !Jimson cesse d’exister ; plus de Jimson ! Félicitez-moi,oncle Édouard !… Julia, ma chère Julia, je…

– Gédéon ! Gédéon ! fitl’oncle.

– Oh ! il n’y a pas de mal, mononcle, puisque nous allons nous marier bientôt ! dit Gédéon.Vous savez bien que vous nous l’avez dit vous-même, tout à l’heure,dans le pavillon !

– Moi ? demanda l’oncle, trèssurpris, je suis bien sûr de n’avoir dit rien de pareil !

– Suppliez-le, jurez-lui qu’il l’a dit,faites appel à son cœur ! s’écriait Gédéon en s’adressant àJulia. Il n’a pas son pareil au monde quand il laisse parler soncœur !

– Mon cher monsieur Bloomfield, ditJulia, Gédéon est un si brave garçon, et il m’a promis de tantplaider, et je vois bien qu’il le fera ! Je sais que c’est ungrand malheur que je n’aie pas d’argent ! ajouta-t-elle.

– L’oncle Édouard en a pour deux, machère demoiselle, comme ce jeune coquin vous le disait tout àl’heure ! répondit le radical. Et je ne puis pas oublier quevous avez été honteusement dépossédée de votre fortune ! Donc,pendant que personne ne nous regarde, embrassez votre oncleÉdouard !… Quant à vous, misérable – reprit-il lorsque cettecérémonie eut été dûment accomplie – cette charmante jeune dame està vous, et c’est à coup sûr beaucoup plus que vous neméritez ! Mais maintenant, retournons bien vite au pavillon,puis chauffons le yacht et rentrons à Londres !

– Voilà qui est parfait ! s’écriaGédéon. Et demain il n’y aura plus de Jimson, ni de carriole, ni depiano ! Et quand ce brave homme se réveillera, il pourra sedire que toute l’affaire n’a été qu’un rêve !

– Oui, dit l’oncle Édouard, mais il yaura un autre homme qui aura un réveil bien différent ! Legaillard qui a volé la carriole s’apercevra qu’il a été tropmalin !

– Mon cher oncle, dit Gédéon, je suisheureux comme un roi, mon cœur saute comme une balle, mes talonssont légers comme des plumes ; je suis délivré de tous mesembarras, et je tiens la main de Julia dans la mienne ! Dansces conditions, comment trouverais-je la force d’avoir de mauvaissentiments ? Non il n’y a de place en moi que pour une bontéangélique ! Et quand je pense à ce pauvre malheureux diableavec sa carriole, c’est de tout mon cœur que je m’écrie :« Que Dieu lui vienne en aide ! »

– Amen ! répondit l’oncleÉdouard.

Chapitre 13LES TRIBULATIONS DE MAURICE (Seconde partie)

Si notre littérature avait conservé sesvieilles traditions de réserve et de politesse classiques, je nedégraderais pas ma dignité d’écrivain jusqu’à vous décrire lesangoisses de Maurice ; c’est là un de ces sujets quel’intensité même de leur réalisme devrait faire exclure d’une œuvred’art un peu digne de ce nom. Mais le goût est aujourd’hui auxsujets de ce genre : le lecteur aime à être introduit dans lesrecoins les plus secrets de l’âme d’un héros de roman, et rien nelui plaît autant que le spectacle d’un cœur tout sanglant, étalédevant lui dans sa nudité. Encore cette considération nesuffirait-elle pas à me décider si le repoussant sujet que je vaistraiter n’avait, en outre, l’avantage d’une éminente portéemoralisatrice. Puisse mon récit empêcher ne fût-ce qu’un seul demes lecteurs de se plonger dans le crime à la légère, sans s’êtresuffisamment entouré de précautions : et j’aurai conscience den’avoir pas travaillé en vain !

Le lendemain de la visite de Michel, quandMaurice se réveilla du profond sommeil du désespoir, ce fut pourconstater que ses mains tremblaient, que ses yeux avaient peine às’ouvrir, que sa gorge brûlait, et que sa digestion étaitparalysée. « Et Dieu sait pourtant que ce n’est pas à forced’avoir mangé ! » se dit l’infortuné. Après quoi il seleva, afin de réfléchir plus froidement à sa position. Rien nepourra mieux vous dépeindre les eaux troublées où naviguait sapensée qu’un exposé méthodique des diverses anxiétés qui sedressaient devant lui.

Aussi, pour la convenance du lecteur, vais-jeclasser par numéros ces anxiétés : mais je n’ai pas besoin dedire que, dans le cerveau de Maurice, elles se mêlaient ettournoyaient toutes ensemble comme une trombe de poussière. Et,toujours pour la commodité du lecteur, je vais donner des titres àchacune d’elles. Qu’on veuille bien observer que chacune d’elles, àelle seule, suffirait à assurer le succès d’unroman-feuilleton !

Anxiété n°1 : Où est lecadavre ? ou le Mystère de Bent Pitman. C’était désormaischose certaine, pour Maurice, que Bent Pitman appartenait àl’espèce la plus ténébreuse des professionnels du crime. Un hommetant soit peu honnête n’aurait pas touché le chèque ; un hommedoué de la moindre dose d’humanité n’aurait pas accepté en silencele tragique contenu du baril ; et seul un assassin éprouvéavait pu trouver les moyens de faire disparaître le cadavre sansqu’on en sût rien. Cette série de déductions eut pour effet defournir à Maurice la plus sinistre image d’un monstre, Bent Pitman.Évidemment cet être infernal n’avait eu, pour se débarrasser ducadavre, qu’à le précipiter dans une trappe de son arrière-cuisine(Maurice avait lu quelque chose de semblable dans un roman parlivraisons) : et maintenant cet homme vivait dans une orgie deluxe, sur le montant du chèque. Jusque-là, c’était d’ailleurs ceque Maurice pouvait souhaiter de mieux. Oui, mais avec leshabitudes de folle prodigalité d’un homme tel que Bent Pitman, huitcents livres pouvaient fort bien ne pas même durer une semaine. Etquand cette somme aurait fondu, que ferait ensuite l’effrayantpersonnage ? Et une voix diabolique, du fond de la poitrine deMaurice, lui répondait : « Ce qu’il fera ensuite ?Il te fera chanter ! »

Anxiété n° 2 : La fraude de latontine, ou l’oncle Masterman est-il mort ? Inquiétantproblème, et dont dépendaient pourtant tous les espoirs deMaurice ! Il avait essayé d’intimider Catherine, il avaitessayé de la corrompre : et ses tentatives n’avaient riendonné. Il gardait toujours la conviction « morale » queson oncle Masterman était mort ; mais ce n’est point chosefacile de faire chanter un subtil homme de loi en s’appuyantseulement sur une conviction morale. Sans compter que, depuis lavisite de Michel, ce projet de chantage souriait moins encorequ’auparavant à l’imagination de Maurice. « Michel est-il bienun homme qu’on puisse faire chanter ? se demandait-il. Etsuis-je bien l’homme qu’il faut pour faire chanterMichel ? » Graves, solennelles, terribles questions.« Ce n’est pas que j’aie peur de lui, – ajoutait Maurice, pourse rassurer ; – mais j’aime à être sûr de mon terrain, et lemalheur est que je ne vois guère la manière d’arriver à cela !Tout de même, comme la vie réelle est différente des romans !Dans un roman, j’aurais à peine entrepris toute cette affaire quej’aurais rencontré, sur mon chemin, un sombre et mystérieuxgaillard qui serait devenu mon complice, et qui aurait vu tout desuite ce qu’il y avait à faire, et qui, probablement, se seraitintroduit dans la maison de Michel, où il n’aurait trouvé qu’unestatue de cire ; après quoi, du reste, ce complice n’auraitpas manqué de me faire chanter, et de m’assassiner par-dessus lemarché. Tandis que, dans la réalité, je pourrais bien arpenter lesrues de Londres jour et nuit, jusqu’à crever de fatigue, sans qu’unseul criminel daignât seulement faire attention à moi !… Etcependant, à ce point de vue, il y a toujours Bent Pitman qui tientà peu près ce rôle-là ! » reprit-il, songeusement.

Anxiété n° 3 : Le cottage deBrowndean, ou le complice récalcitrant. Car il y avait aussiun complice : et ce complice était en train de moisir dans unmarais du Hampshire, avec les poches vides. Que pouvait-on faire dece côté ? Maurice se dit qu’il aurait dû envoyer au moinsquelque chose à son frère, n’importe quoi, un simple mandat de cinqshillings, de manière à lui faire prendre patience enl’approvisionnant d’espoir, de bière, et de tabac. « Maiscomment aurais-je pu lui envoyer quelque chose ? » gémitle pauvre garçon en explorant ses poches, d’où il retira tout justequatre pièces d’un shilling et dix-huit sous en monnaie de billon.Pour un homme dans la situation de Maurice, en guerre avec lasociété, et ayant à tenir, de sa main inexpérimentée, les fils del’intrigue la plus embrouillée, on doit avouer que cette sommeétait à peine suffisante. Tant pis ! Jean aurait à sedébrouiller tout seul ! « Oui, mais – reprenait alors lavoix diabolique – comment veux-tu qu’il se débrouille, fût-il mêmecent fois moins stupide qu’il l’est ? »

Anxiété numéro 4 : La maisonde cuirs, ou Enfin nous avons fait faillite ! Mœurslondoniennes. Sur ce point particulier, Maurice était sansnouvelles. Il n’avait pas encore osé mettre les pieds à sonbureau : et cependant il sentait qu’il allait être forcé d’ypasser sans plus de retard. Bon ! Mais que ferait-il, quand ilserait au bureau ? Il n’avait le droit de rien signer en sonpropre nom ; et, avec la meilleure volonté du monde, ilcommençait à se dire que jamais il ne réussirait à contrefaire lasignature de son oncle. Dans ces conditions, il ne pouvait rienpour arrêter la débâcle. Et lorsque la débâcle se serait enfinproduite, lorsque des yeux scrutateurs examineraient jusqu’auxmoindres détails les comptes de la maison, deux questions nemanqueraient pas d’être posées à l’effaré et piteuxinsolvable : 1° Où est M. Joseph Finsbury ?2° Que signifiait certaine visite à la banque ? Questionscombien faciles à poser ! et grand Dieu ! combien ilétait impossible d’y répondre ! Et l’homme à qui ellesseraient adressées, s’il n’y répondait pas, irait certainement enprison, irait probablement – eh ! oui ! – aux galères.Maurice était en train de se raser lorsque cette éventualités’offrit à sa pensée : il se hâta de déposer son rasoir.Voici, d’une part, suivant l’expression de Maurice, « ladisparition totale d’un oncle de prix » ; d’autre part,voici toute une série d’actes étranges et inexplicables, accomplispar un neveu de cet oncle, et un neveu dont on sait qu’il avait, àl’endroit du disparu, une haine sans pitié : quel admirableconcours de chances pour une erreur judiciaire ! « Non,se dit Maurice, ils n’oseront tout de même pas aller jusqu’à meconsidérer comme un assassin ! Mais, franchement, il n’y a pasdans le code un seul crime (excepté peut-être celui d’incendie)que, aux yeux de la loi, je n’aie l’apparence d’avoir commis !Et pourtant je suis un parfait honnête homme, qui n’a jamais désiréque de rentrer dans son dû ! Ah ! la loi, en vérité,c’est du propre ! »

C’est avec cette conclusion bien assise dansson esprit que Maurice descendit l’escalier de sa maison de JohnStreet ; il n’était toujours encore qu’à moitié rasé. Dans laboîte, une lettre. Il reconnut l’écriture : c’était Jean quis’impatientait !

« Vraiment, la destinée aurait pum’épargner au moins cela ! » se dit-il amèrement, et ildéchira l’enveloppe.

« Cher Maurice, lut-il, je commence àcroire que tu te paies ma tête ! Je suis ici dans une puréenoire ; sais-tu que je suis forcé de vivre à l’œil, et encoreavec une difficulté sans cesse plus grande ? Je n’ai pas dedraps de lit, pense bien à ça ! Il me faut de la galette,entends-tu ? J’en ai assez, de cette blague-là ! Tout lemonde en aurait assez, à ma place. Je me serais déjà défilé depuisdeux jours, si seulement j’avais eu de quoi prendre le train.Allons ! mon vieux Maurice, ne t’entête pas dans tafolie ! Essaie un peu de comprendre mon affreuseposition ! Le timbre de cette lettre, je vais avoir à me leprocurer à l’œil ! Ma parole d’honneur ! Ton frère bienaffectueux, J. FINSBURY. »

« Quelle brute ! songea Maurice enmettant la lettre dans sa poche. Que veut-il que je fasse pourlui ? Je vais avoir à me faire raser chez un coiffeur, ma mainn’est pas assez ferme ! Comment trouverais-je « de lagalette » à envoyer à quelqu’un ? Sa position n’est pasdrôle, je le reconnais : mais moi, se figure-t-il que je suisà la fête ?… Du moins il y a dans sa lettre une chose qui meconsole : il n’a pas le sou, impossible qu’il bouge ! Bongré, mal gré, il est cloué là-bas ! »

Puis, dans un nouvel élan d’indignation :« Il ose se plaindre, l’animal ! Et il n’a même jamaisentendu le nom de Bent Pitman ! Que ferait-il, que ferait-il,je me le demande, s’il avait sur le dos tout ce que j’yai ? »

Mais ce n’étaient point là des arguments d’unehonnêteté irréprochable, et le scrupuleux Maurice s’en rendait biencompte. Il ne pouvait se dissimuler que son frère Jean n’était pasdu tout « à la fête », lui non plus, dans le marécageuxcottage de Browndean, sans nouvelles, sans argent, sans draps delit, sans l’ombre d’une société ou d’une distraction. De tellesorte que, lorsqu’il eut été rasé, Maurice en arriva à concevoir lanécessité d’un compromis.

« Le pauvre Jeannot, se dit-il, estvraiment dans une noire purée ! Je ne peux pas lui envoyerd’argent ; mais je sais ce que je vais faire pour lui, je vaislui envoyer le Lisez-moi ! Ça le remontera, et puison lui fera plus volontiers crédit quand on verra qu’il reçoitquelque chose par la poste ! »

En conséquence de quoi, sur le chemin de sonbureau, Maurice acheta et expédia à son frère un numéro de ceréconfortant périodique, auquel (dans un accès de remords) iljoignit, au hasard, l’Athenœum, la Viechrétienne, et la Petite Semaine pittoresque. AinsiJean se trouva pourvu de littérature, et Maurice eut lasatisfaction de se sentir un baume sur la conscience.

Comme si le ciel avait voulu le récompenser,il eut la surprise, en arrivant à son bureau, d’y trouverd’excellentes nouvelles. Les commandes affluaient ; lesmagasins se vidaient, et le prix du cuir ne cessait pas de monter.Le gérant lui-même avait l’air ravi. Quant à Maurice, – qui avaitpresque oublié qu’il y eût au monde quelque chose comme de bonnesnouvelles, – il aurait volontiers sangloté de bonheur, comme unenfant ; volontiers il aurait pressé sur sa poitrine le gérantde la maison, un vieux bonhomme tout sec, avec des sourcils enbroussaille ; volontiers il serait allé jusqu’à donner àchacun des employés de ses bureaux une gratification (oh ! unepetite somme !). Et pendant qu’assis devant sa table ilouvrait son courrier, un chœur d’oiseaux légers chantait dans soncerveau, sur un rythme charmant : « Cette vieille affairedes cuirs peut encore avoir du bon, avoir du bon, avoir dubon ! »

C’est au milieu de cette oasis morale que letrouva un certain Rogerson, un des créanciers de la maison ;mais Rogerson n’était pas un créancier inquiétant, car sesrelations avec la maison Finsbury dataient de loin, et plus d’unefois déjà il avait consenti à de longs délais.

– Mon cher Finsbury, – dit-il, non sansembarras, – j’ai à vous prévenir d’une chose qui risque de vousennuyer ! Le fait est… je me suis vu à court d’argent…beaucoup de capitaux dehors… vous savez ce que c’est… et… en unmot…

– Vous savez que nous n’avons jamais eul’habitude de vous payer à la première échéance ! réponditMichel, en pâlissant. Mais donnez-moi le temps de me retourner, etje verrai ce que je puis faire ! Je crois pouvoir vouspromettre que vous aurez au moins un fort acompte !

– Mais c’est que… voilà… balbutiaRogerson, je me suis laissé tenter ! J’ai cédé macréance !

– Cédé votre créance ! répétaMaurice. Voilà un procédé auquel nous ne pouvions pas nous attendrede votre part, monsieur Rogerson !

– Hé ! on m’en a offert cent pourcent, rubis sur l’ongle, en espèces ! murmura Rogerson.

– Cent pour cent ! s’écria Maurice.Mais cela vous fait quelque chose comme trente pour cent debénéfice ! Singulière chose ! Et qui estl’acheteur ?

– Un homme que je ne connais pas !répondit le créancier. Un nommé Moss !

« Un juif ! » songea Maurice,quand son visiteur l’eut quitté. Que pouvait bien avoir à faire unJuif d’une créance sur la maison Finsbury ? Et quel intérêtpouvait-il bien avoir à la payer d’un tel prix ? Ce prixjustifiait Rogerson : oui, Maurice lui-même était prêt à enconvenir. Mais il prouvait, en même temps, de la part de Moss, unétrange désir de devenir créancier de la maison de cuirs. Lacréance pouvait être présentée d’un jour à l’autre, ce même jour,ce même matin ! Et pourquoi ? Le mystère de Moss menaçaitde constituer un triste pendant au mystère de Pitman. « Etcela au moment où tout paraissait vouloir aller mieux ! »gémit Maurice, en se cognant la tête contre le mur. Au mêmeinstant, on vint lui annoncer la visite de M. Moss.

M. Moss était un juif du genre rayonnant,avec une élégance choquante et une politesse offensive. Il déclaraqu’il agissait, en tout cela, au nom d’une tierce partie ;lui-même ne comprenait rien à l’affaire en question ; sonclient lui avait donné des ordres formels. Le susdit client tenaità rentrer dans ses fonds ; mais, si la chose était tout à faitimpossible pour l’instant, il accepterait un chèque payable danssoixante jours…

– Je ne sais pas ce que tout celasignifie ! dit Maurice. Quel motif a bien pu vous pousser àracheter cette créance, et à un taux comme celui-là ?

M. Moss n’en avait pas la moindreidée : il s’était borné à exécuter les ordres de sonclient.

– Tout cela est absolumentirrégulier ! dit enfin Maurice. C’est contraire aux usagescommerciaux. Quelles sont vos instructions pour le cas où jerefuserais ?

– J’ai l’ordre, en ce cas, de m’adresserà M. Joseph Finsbury, le chef de votre maison ! réponditle juif. Mon client a tout particulièrement insisté sur ce point.Il m’a dit que c’était M. Joseph Finsbury qui seul avaittitre, ici… excusez-moi, l’expression n’est pas de moi !

– Il est impossible que vous voyiezM. Joseph : il est souffrant ! dit Maurice.

– En ce cas, j’ai ordre de remettrel’affaire aux mains d’un avoué. Voyons un peu ! – poursuivitM. Moss, en consultant son portefeuille. – Ah !Voici ! M. Michel Finsbury ! Un de vos parents,peut-être ? J’en serais fort heureux, car, si cela était,l’affaire pourrait sans doute s’arranger à l’amiable !

Tomber aux mains de Michel : c’étaittrop, pour Maurice. Il se risqua. Un chèque à soixante jours ?En somme, qu’avait-il à craindre ? Dans soixante jours, ilserait probablement mort, ou tout au moins en prison ! Detelle sorte qu’il ordonna à son gérant de donner à M. Moss unfauteuil et un journal.

– Je vais aller faire signer le chèquepar M. Joseph Finsbury ! dit-il. Mon oncle est couché,souffrant, dans notre maison de John-Street !

Un fiacre pour l’aller, un fiacre pour leretour : encore deux fortes entailles aux quatre shillings deson capital ! Il calcula que, après le départ de M. Moss,il aurait pour toute fortune au monde dix-sept sous. Mais ce quiétait plus fâcheux encore, c’est que, pour se tirer d’embarras, ilavait dû maintenant transporter son oncle Joseph à Bloomsbury.

« Hélas ! se disait-il, inutiledésormais pour le pauvre Jeannot de s’enfermer dans leHampshire ! Et quant à savoir comment je pourrai faire durerla farce, je veux être pendu si j’en ai la moindre idée ! Avecmon oncle à Browndean, c’était déjà à peine possible : avecmon oncle à Bloomsbury, cela me paraît au-dessus des forceshumaines. Au-dessus de mes forces à moi, en tout cas : carenfin, c’est ce que fait Michel, avec le corps de mon oncleMasterman ! Mais lui, voilà ! il a des complices, cettevieille gouvernante, et sans doute bien des coquins de saclientèle. Ah ! si seulement je pouvais trouver descomplices ! »

La nécessité est la mère de tous les artshumains. Éperonné par elle, Maurice se surprit lui-même, enconstatant la hâte, la décision et, au total, l’excellenteapparence de son nouveau faux. Trois quarts d’heure après, ilremettait à M. Moss un chèque où s’étalait, hardiment, lasignature de l’oncle Joseph.

– Voilà qui est parfait ! déclara legentleman israélite en se levant. Et maintenant j’ai l’ordre devous dire que ce chèque ne vous sera pas présenté à l’échéance,mais que vous ferez sagement de prendre garde, de prendre biengarde !

Toute la chambre se mit à nager autour deMaurice.

– Quoi ? Que dites-vous ?s’écria-t-il, en se retenant à la table. Que voulez-vousdire ?… Que le chèque ne sera pas présenté ?… Pourquoiaurais-je à prendre garde ? Qu’est-ce que toute cettefolie ?

– Pas la moindre idée, ma parole,monsieur Finsbury ! répondit l’hébreu, avec un bon sourire.C’est simplement un message dont on m’a chargé ! On m’a mis enbouche les expressions qui semblent vous agiter si fort !

– Le nom de votre client ? demandaMaurice.

– Mon client tient provisoirement à ceque son nom reste un secret ! répondit M. Moss.

Maurice se pencha sur lui.

– Ce n’est pas… Ce n’est pas labanque ? murmura-t-il d’une voix étranglée.

– Bien au regret de n’avoir pasl’autorisation de vous en dire davantage ! réponditM. Moss. Et maintenant, si vous le voulez bien, je vais voussouhaiter une bonne journée !

« Me souhaiter une bonnejournée ! » songea Maurice, resté seul. Dès la minutesuivante, il avait empoigné son chapeau, et s’était enfui de soncabinet, comme un fou. Ce ne fut qu’au bout de trois rues qu’ils’arrêta, pour grogner : « Mon Dieu ! grogna-t-il,j’aurais dû emprunter de l’argent au gérant ! Mais, à présent,il est trop tard. Impossible de retourner pour cela ! Non,c’est clair ! Je suis sans le sou, absolument sans le sou,comme les ouvriers sans travail ! »

Il rentra chez lui, et s’assitmélancoliquement dans la salle à manger. Jamais Newton n’a fait uneffort de pensée aussi vigoureux que celui que fit alors cettevictime des circonstances : et cependant l’effort restastérile. « Je ne sais pas si cela tient à un défaut de monesprit, se dit-il : mais le fait est que je trouve que mamalchance a quelque chose de contre-nature. Ça vaudrait la peined’écrire au Times, pour signaler le cas ! Quedis-je ? Ça vaudrait la peine de faire une révolution !Et le plus clair de l’affaire, c’est qu’il me faut tout de suite del’argent ! La moralité, je n’ai plus à m’en occuper :j’ai depuis longtemps dépassé cette phase ! C’est de l’argentqu’il me faut, et tout de suite ; et la seule chance que j’aiede m’en procurer, c’est Bent Pitman ! Bent Pitman est uncriminel : et, par conséquent, sa position a des côtésfaibles ! Il doit avoir encore gardé une partie des huit centslivres. Il faut, à tout prix, que je l’oblige à partager avec moice qui lui en reste ! Et, même s’il ne lui en reste plus rien,eh bien ! je lui raconterai l’affaire de la tontine : etalors, avec un bravo (comme ce Pitman dans mon jeu, cesera bien le diable si je n’arrive pas à unrésultat ! »

Tout cela était bel et bon. Mais encores’agissait-il de mettre la main sur Bent Pitman : et Mauricen’en voyait pas très clairement le moyen. Une annonce dans lesjournaux, oui, c’était la seule façon possible d’atteindre Pitman.Oui, mais en quels termes rédiger la demande d’un rendez-vous, aunom de quoi, et où ? Faire venir Pitman à Bloomsbury, dans lamaison de John Street, serait bien dangereux avec un gaillard decette sorte, qui, du même coup, apprendrait l’adresse de Maurice,et n’était pas homme à n’en point profiter plus tard contre lui.Fixer le rendez-vous dans la maison de Pitman ? Biendangereux, cela aussi. Maurice se représentait trop bien ce quedevait être cette maison, une sinistre tanière, dans Holloway, avecune trappe secrète dans chacune des chambres ; une maison oùl’on pouvait entrer en pardessus d’été et en bottines vernies, pouren sortir, une heure plus tard, sous la forme d’un hachis de viandedans un panier de boucher ! C’était là, d’ailleurs,l’inconvénient fatal d’une liaison avec un complice tropentreprenant : Maurice s’en rendait compte, non sans un petitfrisson. « Jamais je n’aurais rêvé que je dusse en venir unjour à désirer une société comme celle-là ! » sedisait-il.

Enfin une brillante idée lui surgit àl’esprit. La Gare de Waterloo, un lieu public, et cependantsuffisamment désert à de certaines heures ! Et ce n’était pastout ! Mais aussi un lieu dont le nom seul devait faire battreplus fort le cœur de Pitman ; un lieu dont le choix, pour lerendez-vous, allait suggérer au ruffian qu’on connaissait au moinsun de ses coupables secrets !

Maurice prit donc une feuille de papier, et semit à rédiger l’esquisse d’une annonce :

AVIS.

WILLIAM BENT PITMAN, si ses yeuxtombent par hasard sur le présent avis, est informé qu’il pourraapprendre quelque chose d’avantageux pour lui, dimanche prochain,de deux heures à quatre heures de l’après-midi, sur le quai dedépart des lignes de banlieue, à la Gare de Waterloo.

Maurice relut avec la plus vive satisfactionle petit morceau de littérature qu’il venait d’improviser.« Pas mal, vraiment ! se dit-il. Quelque chosed’avantageux pour lui n’est peut-être pas d’une exactituderigoureuse ; mais c’est tentant, c’est original, et, en somme,on n’a pas à prêter serment avant d’être admis à faire passer uneannonce ! Tout ce que je demande au ciel, jusqu’à dimanche,c’est de pouvoir me procurer un peu d’argent de poche pour mesrepas, pour les frais de l’annonce, et aussi pour… Mais non, negaspillons pas nos fonds en envoyant des mandats à Jean ! Jelui enverrai simplement encore quelques journaux comiques. Oui,mais où trouver de l’argent ? »

Il s’approcha de l’armoire où était renferméesa collection de bagues à cachets… Mais, soudain, le collectionneurse révolte en lui : « Non, non ; je ne veuxpas ! s’écria-t-il. Pour rien au monde je ne dépareillerai masérie ! Plutôt voler ! »

Il s’élança dans le salon, et y prit en hâtequelques curiosités rapportées jadis par l’oncle Joseph, une pairede babouches turques, un éventail de Smyrne, un narghilé égyptien,un mousqueton garanti comme ayant appartenu à un bandit de Thrace,et une poignée de coquillages, avec leurs noms écrits en latin surdes étiquettes.

Chapitre 14OÙ WILLIAM BENT PITMAN APPREND QUELQUE CHOSE D’AVANTAGEUX POURLUI

Le dimanche matin, William Bent Pitman se levaà son heure habituelle, mais dans une disposition un peu moinsmélancolique que celle où il avait vécu depuis la malencontreusearrivée du baril. C’est que, la veille de ce dimanche, unefructueuse addition avait été faite à sa famille, sous les espècesd’un pensionnaire. Le pensionnaire avait été amené par MichelFinsbury, qui avait aussi fixé le prix de la pension, et en avaitgaranti le paiement régulier ; mais, sans doute par un nouveleffet de son irrésistible manie de mystification, Michel avait faità Pitman un portrait le moins engageant possible du vieillard qu’ilinstallait à son foyer. Il avait laissé à entendre à l’artiste quece vieillard, qui d’ailleurs était de ses proches parents, nedevait être traité qu’avec une grande méfiance. « Ayez soind’éviter toute familiarité avec lui ! avait-il dit ; jeconnais peu d’hommes dont le commerce soit plusdangereux ! » De telle sorte que Pitman, d’abord, n’avaitabordé son pensionnaire que très timidement : et grande avaitété sa surprise à découvrir que ce vieillard, qu’on lui avait ditterrible, était en réalité un excellent homme.

Au dîner, le pensionnaire avait poussé lacomplaisance jusqu’à s’occuper des trois enfants de Pitman, à quiil avait appris une foule de menus détails curieux sur diverssujets ; et jusqu’à une heure du matin, ensuite, il s’étaitentretenu avec l’artiste, dans l’atelier de celui-ci, l’éblouissantpar la variété et la sûreté de ses connaissances. En un mot, le bonPitman avait été ravi, et, maintenant encore, lorsqu’il serappelait l’excellente soirée de la veille, un sourire, depuislongtemps envolé, reparaissait dans ses yeux. « Ce vieuxM. Finsbury est pour nous une acquisition des plusprécieuses ! » songeait-il en se rasant devant lafenêtre. Et quand, sa toilette achevée, il entra dans la petitesalle à manger, où le couvert se trouvait déjà mis pour ledéjeuner, c’est presque avec une cordialité de vieil ami qu’ilserra la main de son pensionnaire.

– Je suis enchanté de vous voir, mon chermonsieur ! dit-il. J’espère que vous n’avez pas trop maldormi ?

– Les personnes de mœurs sédentaires seplaignent volontiers du trouble qu’apporte à leur sommeill’obligation de dormir dans un nouveau lit ! répondit lepensionnaire. Et je sais bien que ces personnes, d’après lastatistique, forment une majorité plus considérable encore qu’on nepourrait le supposer. Et quand je dis : « l’obligation dedormir dans un nouveau lit, » vous entendeznaturellement que ce n’est là qu’une manière de parler ; carle lit peut être ancien, encore que, pour celui qui ycouche, il paraisse nouveau ! Nous avons ainsi dansnotre langue une foule de locutions singulières, et qui vaudraientla peine d’être rectifiées. Mais pour ce qui est de moi, monsieur,accoutumé, comme je l’ai été longtemps, à une vie de changementpresque continuel, je dois dire que j’ai, en somme, parfaitementdormi !

– Je suis ravi de l’apprendre ! ditavec chaleur le professeur de dessin. Mais je vois, monsieur, queje vous ai interrompu dans la lecture de votre journal !

– Le journal du dimanche est une desnouveautés de notre temps ! répondit M. Finsbury. On ditqu’en Amérique il a encore pris plus d’importance que chez nous.Bon nombre de journaux du dimanche, en Amérique, ont des centainesde colonnes, dont la moitié au moins, d’ailleurs, est réservée auxannonces. Dans d’autres pays, les journaux quotidiens paraissentmême le dimanche, de telle sorte que des journaux spéciaux commeceux-ci n’y ont point de raison d’être. Le journalismecontemporain, monsieur, se manifeste sous une infinité de formesdifférentes : ce qui ne l’empêche pas d’être partout, au mêmedegré, le grand agent de l’éducation et du progrès humains. Quipourrait croire, monsieur, qu’une chose aussi indispensable, qu’unetelle chose, dis-je, n’ait pas existé de tout temps ? Etcependant les journaux sont d’une invention relativementrécente : le premier en date… Mais tout cela, pour intéressantque cela soit à connaître, n’est, de ma part, qu’une digression. Ceque je voulais vous demander, monsieur, était ceci :êtes-vous, comme moi, un lecteur assidu de notre pressenationale ?

– Oh ! vous savez, s’excusa Pitman,pour nous, artistes, la presse ne saurait avoir le même intérêt quepour…

– En ce cas, interrompit Joseph, il sepeut que vous ayez laissé échapper sans la remarquer une annoncequi a paru dans divers journaux, les jours passés, et que jeretrouve, ce matin, dans le Sunday Times ! Le nom,sauf une variante de peu d’importance, ressemble fort à votre nom.Si vous voulez bien, je vais vous lire cela tout haut !

Et, du ton qui lui servait pour ses citationspubliques, il lut :

AVIS.

WILLIAM BENT PITMAN, si ses yeuxtombent par hasard sur le présent avis, est informé qu’il pourraapprendre quelque chose d’avantageux pour lui, dimanche prochain,de deux heures à quatre heures de l’après-midi, sur le quai dedépart des lignes de banlieue, à la Gare de Waterloo.

– Est-ce que vraiment c’est imprimé surle journal ? s’écria Pitman. Voyons ! Bent ? Celadoit être une faute d’impression. Quelque chose d’avantageuxpour moi ? Monsieur Finsbury, permettez-moi de vousdemander une faveur ! Je sais combien ce que je vais vous diresonnera étrangement à vos oreilles ; mais, voyez-vous, il y ades raisons d’ordre tout intime qui me font désirer que cettepetite affaire reste absolument entre nous ! Je voudraisbeaucoup que mes enfants… Je vous assure, cher monsieur, qu’il n’ya, dans ce secret, rien de déshonorant pour moi : des raisonsd’ordre intime, rien de plus ! Et d’ailleurs j’achèverai demettre votre conscience en repos quand je vous aurai dit quel’affaire en question est connue de notre ami commun,M. Michel, qui, la connaissant, n’a pas cru devoir me retirersa précieuse estime !

– Un seul mot suffisait, monsieurPitman ! répondit Joseph avec une de ses révérencesorientales.

Une demi-heure plus tard, le professeur dedessin trouva Michel dans son lit avec un livre ; l’avouéoffrait une parfaite image du repos et de la bonne humeur.

– Salut, Pitman, dit-il en déposant sonlivre. Quel vent vous amène, à cette heure du jour ? Vousdevriez être à l’église, mon ami !

– Je ne suis guère en train d’aller àl’église aujourd’hui, monsieur Finsbury ! répondit l’artiste.Une nouvelle catastrophe menace de fondre sur moi,monsieur !

Et il tendit à Michel l’annonce dujournal.

– Quoi ? Qu’est-ce que c’est queça ? s’écria Michel en sursautant dans son lit.

Puis, après avoir étudié l’annonce pendant uninstant :

– Pitman, je me moque tout à fait dudocument que voici !

– Et, cependant, je ne crois pas qu’onpuisse le négliger ! murmura Pitman.

– Je supposais que vous aviez eu assezdéjà de la Gare de Waterloo ! répondit l’avoué. Y seriez-vousattiré par une impulsion morbide ? Au fait, vous êtes devenutout drôle, depuis que vous avez perdu votre barbe ! Jecommence à croire que c’était dans votre barbe que vous gardiezvotre bon sens !

– Monsieur Finsbury, dit le professeur dedessin, j’ai beaucoup réfléchi à la nouvelle complication qui vientde se produire dans ma vie, du fait de cette annonce : et, sivous voulez bien me le permettre, je vais vous exposer lesrésultats de mes réflexions !

– Allez-y ! fit Michel. Maisn’oubliez pas que c’est aujourd’hui dimanche ! Pas de grosmots, ni de bavardage inutile !

– Nous nous trouvons en présence de troishypothèses possibles, commença Pitman : 1° cette annoncepeut se rattacher à l’affaire du baril ; 2° elle peut serapporter à la statue de M. Semitopolis ; enfin,3° elle peut émaner du frère de ma défunte femme, qui estparti il y a vingt ans pour l’Australie et n’a plus jamais donné deses nouvelles. Dans le premier cas, – affaire du baril, – j’admetsque l’abstention serait, pour moi, le parti le plus sage.

– La cour est de votre avis jusque-là,maître Pitman ! dit Michel. Veuillez continuer.

– Dans le second cas, poursuivit Pitman,j’ai le devoir de ne rien négliger de ce qui peut m’aider àretrouver l’antique malencontreusement égaré !

– Mais, mon cher ami, vous m’avez ditvous-même, avant-hier, que M. Semitopolis vous avait déchargéde toute responsabilité dans l’accident ! Que voulez-vous deplus ?

– Je suis d’avis, monsieur, sauf erreur,que l’irréprochable correction de la conduite deM. Semitopolis m’impose, plus impérieusement encore, le devoirde rechercher l’Hercule ! répondit le professeur dedessin. Je me rends bien compte de tout ce que mon attitude a eu,dès le début, d’illégal et de répréhensible : raison de pluspour que, désormais, je m’efforce d’agir en gentleman !

Et Pitman rougit jusqu’aux oreilles.

– À cela non plus je ne vois pasd’objection ! déclara Michel. J’ai souvent pensé moi-même quej’aimerais, un jour, à essayer d’agir en gentleman. Mais ce serapour plus tard, quand je me serai retiré des affaires. Maprofession, hélas ! me rend provisoirement la chose presqueimpraticable !

– Et dans la troisième hypothèse,poursuivit Pitman, si l’auteur de l’annonce est mon beau-frère Tim,eh bien, naturellement, cela signifie la fortune pournous !

– Oui, mais malheureusement l’auteur del’annonce n’est pas votre beau-frère Tim ! dit l’avoué.

– Vous êtes-vous aperçu, monsieur, d’uneexpression qui me paraît des plus remarquables, dans cetteannonce : quelque chose d’avantageux pour lui ?– demanda Pitman, avec un sourire malin.

– Innocent agneau que vous êtes !répondit Michel. Cette expression est le lieu commun le plus éculéde notre langue anglaise ; elle prouve simplement que l’auteurde l’annonce est un imbécile ! Voyons ! Voulez-vous que,tout de suite, je vous démolisse votre château de cartes ? Ehbien ! est-ce que votre beau-frère Tim serait homme à fairecette erreur, dans la façon d’écrire votre nom ! Bent au lieude Dent ? Ce n’est pas que, en soi, la correction medéplaise ! Je la trouve au contraire admirablementjudicieuse[2], et suis bien résolu à l’adopterdésormais moi-même, dans mes rapports avec vous ! Maistrouvez-vous vraisemblable qu’elle vienne de votrebeau-frère ?

– Non, en effet, elle ne paraît pas trèsnaturelle de sa part ! reconnut Pitman. Mais qui sait si lepauvre homme n’a pas eu l’esprit troublé en Australie ?

– À raisonner de cette façon-là, Pitman,dit Michel, on pourrait également supposer que l’auteur del’annonce est Sa Majesté la reine Victoria, tout enflammée du désirde vous créer baron. Je vous laisse décider vous-même si cela estprobable, et cependant, de même que votre hypothèse touchantl’esprit de votre beau-frère, cela n’a rien de contraire aux loisnaturelles. Mais nous n’avons à considérer ici que les hypothèsesprobables ; de telle sorte que, avec votrepermission, nous allons éliminer, d’emblée, Sa Majesté Victoria etvotre beau-frère Tim ! Vient maintenant votre seconde idée, àsavoir que l’annonce se rapporterait à la perte de la statue. Cela,c’est possible ; mais, en ce cas, de qui viendraitl’annonce ? Pas de l’Italien, puisqu’il sait votre adresse, etpas davantage de la personne qui a reçu la caisse, puisque cettepersonne ne sait pas votre nom. Le facteur du chemin de fer ?– me direz-vous dans un éclair de lucidité. Oui, cet homme peutavoir appris votre nom au bureau de la gare, il peut s’être trompésur un de vos prénoms, il peut ne pas connaître votre adresse.Admettons donc le facteur du chemin de fer ! Mais voici unequestion : éprouvez-vous réellement un grand désir de vousrencontrer avec ce personnage ?

– Et pourquoi ne l’éprouverais-jepas ? demanda Pitman.

– Si le susdit facteur souhaite de vousvoir, répondit Michel, c’est – aucun doute là-dessus ! – c’estparce qu’il a retrouvé son livre, est allé à la maison où il avaitdéposé la statue, et – notez bien ceci, Pitman ! – agitmaintenant à l’instigation de l’assassin !

– Je serais désolé qu’il en fûtainsi ! dit Pitman. Mais je continue à penser que j’ai ledevoir, vis-à-vis de M. Semitopolis…

– Pitman, interrompit Michel, pas deblagues ! N’essayez pas d’en conter à votre conseillégal ! N’essayez pas de vous faire passer pour feuRégulus ! Allons ! je parie un dîner que j’aideviné ; votre véritable pensée ! La vérité, Pitman,c’est que vous croyez toujours que l’annonce vient de votrebeau-frère Tim !

– Monsieur Finsbury, – répondit leprofesseur de dessin, dont l’honnête petit visage s’était coloré denouveau, – vous n’êtes point père de famille et en peine de gagnervotre pain quotidien ! Gwendoline, ma fille, grandit ;elle a été confirmée cette année. Une enfant de grandes promesses,autant que j’en puis juger ! Eh bien ! monsieur et ami,vous comprendrez mes sentiments de père quand je vous aurai dit quecette pauvre enfant, faute de leçons, ne sait pas encoredanser ! Les deux garçons vont à l’école du quartier : cequi, en somme, n’est point un mal. Loin de moi l’idée de déprécierles institutions de mon pays ! Mais j’avais secrètement nourril’espoir que l’aîné, Harold, pourrait un jour devenir professeur demusique, – qui sait, virtuose peut-être ? Et le petit Othontémoigne d’une vocation très prononcée pour l’état religieux. Je nesuis pas, à proprement parler, un homme d’ambition…

– Allons ! allons ! fit Michel.Avouez-le : vous croyez toujours encore que c’est lebeau-frère Tim !

– Je ne le crois pas, réponditPitman : mais je me dis que cela peut être lui. Etsi, par ma négligence, je perdais cette occasion de fortune,comment oserais-je regarder en face mes pauvres enfants ?

– Et ainsi, reprit l’avoué, vous avezl’intention de…

– De me rendre à la Gare de Waterloo,tout à l’heure ! dit Pitman, sous un déguisement !

– De vous y rendre tout seul ?demanda Michel. Et vous ne craignez pas les dangers del’aventure ? En tout cas, ne manquez pas de m’envoyer un mot,ce soir, de la prison !

– Oh ! monsieur Finsbury ! jem’étais enhardi jusqu’à espérer… que peut-être vous consentiriez à…m’accompagner ! balbutia Pitman.

– Que je me déguise encore, et undimanche ! s’écria Michel. Comme vous connaissez peu mesprincipes de vie !

– Monsieur Finsbury, dit Pitman, je n’aiaucun moyen, je le sais, de vous prouver ma reconnaissance. Maislaissez-moi vous poser une question : si j’étais un richeclient, accepteriez-vous de courir le risque ?

– Hé ! mon ami, vous vous imaginezdonc que j’ai pour profession de rôder dans Londres avec mesclients déguisés ? demanda Michel. Je vous donne ma paroleque, pour tout l’or du monde, je n’aurais pas consenti à m’occuperd’une affaire comme la vôtre ! Mais j’avoue que j’éprouve unevéritable curiosité de voir comment vous allez vous comporter danscette entrevue. Cela me tente ! Cela me tente, Pitman, plusque l’or, entendez-vous ? Je suis sûr que vous serezimpayable !

Et il éclata de rire.

– Allons ! mon vieux Pitman, dit-il,il n’y a pas moyen de vous rien refuser ! Préparez toutl’appareil de la mascarade ! À une heure et demie, je seraidans votre atelier.

Vers deux heures et demie, ce même dimanche,le vaste et morne hall vitré de la Gare de Waterloodormait, silencieux et désert, comme le temple d’une religionmorte. Çà et là, sur quelques-uns des innombrables quais, un trainattendait patiemment ; çà et là résonnait l’écho d’un bruit depas, et, par instants, s’y mêlait le choc, d’un sabot de chevalcontre le pavé desséché, dans la cour extérieure où stationnaientles fiacres. Le quai des trains de banlieue sommeillait, comme lesautres. Les kiosques à journaux étaient fermés ; des rideauxde fer rouillés y cachaient les romans de M. Rider Haggard,dont les couvertures richement illustrées égaient et réconfortentau passage l’âme du voyageur, les jours de semaine. Les raresemployés qui étaient de service erraient vaguement, comme dessomnambules. Et, chose à peine croyable, vous n’auriez pas mêmerencontré là, à cette heure, la dame d’âge mûr (en pèlerined’ulster et avec un petit sac de voyage à la main), qui cependantsemble faire partie essentielle de nos quais de gares.

À l’heure susdite, si une personne connaissantJohn Dickson (de Ballarat) et Ezra Thomas (des États-Unisd’Amérique) s’était par hasard trouvée devant la grande entrée dela Gare de Waterloo, elle aurait eu la satisfaction de voir cesdeux étrangers débarquer d’un fiacre, et pénétrer dans la salle desbillets.

– Mais, au fait, quels noms allons-nousprendre ? demanda l’ex-Ezra Thomas, tout en assurant sur sonnez les lunettes en verre de vitre qui, ce jour-là, lui avaient étédévolues par une faveur exceptionnelle.

– Hé ! mon garçon, pour ce qui estde vous, nous n’avons pas le choix ! répondit son compagnon.Vous aurez à vous appeler Bent Pitman ou rien du tout ! Quantà moi, j’ai l’idée que, aujourd’hui, je vais m’appelerAppleby[3]. Un joli nom d’autrefois, Appleby :et avec un aimable parfum de vieux cidre de Devonshire. À cepropos, dites donc, si nous commencions par nous humecter un peu lesifflet ? Car l’entrevue menace d’être une rudeépreuve !

– Si cela ne vous gênait pas trop,j’aimerais mieux attendre qu’elle fût achevée ! réponditPitman. Oui, tout bien réfléchi, j’attendrai que l’entrevue soitachevée ! Je ne sais pas si vous avez la même impression quemoi, monsieur Finsbury, mais la gare me paraît bien déserte, ettoute remplie de bien étranges échos !

– Hé ! hé ! mon vieux, n’est-cepas ? Vous jureriez que tous ces trains immobiles sont bondésd’agents de police, n’attendant qu’un signal pour se jeter surnous ! Ah ! c’est ce qu’on appelle la conscience, leremords, mon pauvre Pitman !

D’un pas qui n’avait rien de martial, les deuxamis arrivèrent enfin sur le quai de départ des trains de banlieue.À l’extrémité opposée, ils découvrirent la maigre figure d’unhomme, appuyé contre un pilier. L’homme était évidemment plongédans une profonde réflexion. Il avait les yeux baissés, et nesemblait pas s’apercevoir de ce qui se passait autour de lui.

– Holà ! dit tout bas Michel.Serait-ce là l’auteur de votre annonce ? En ce cas, j’aurais àvous fausser compagnie !

Puis, après une seconded’hésitation :

– Ma foi, reprit-il plus gaiement, tantpis, je vais risquer la farce ! Vite, retournez-vous, etpassez-moi les lunettes !

– Mais vous m’avez bien dit que vous meles laisseriez, aujourd’hui ! protesta Pitman.

– Oui, mais cet homme me connaît !dit Michel.

– Vraiment ? Et comments’appelle-t-il ? s’écria Pitman.

– La discrétion m’oblige à me tairelà-dessus ! répondit l’avoué. Mais il y a une chose que jepuis vous dire : si c’est lui qui est l’auteur de votreannonce (et ce doit être lui, car il a la mine égarée des débutantsdu crime), si c’est lui qui est l’auteur de l’annonce, vous pouvezmarcher sans crainte, mon vieux, car je tiens le gaillard dans lecreux de ma main !

L’échange ayant été dûment effectué, et Pitmanse trouvant un peu réconforté par cette bonne nouvelle, les deuxhommes s’avancèrent droit sur Maurice.

– Est-ce vous qui désirez voir monsieurWilliam Bent Pitman ? demanda le professeur de dessin. Je suisPitman !

Maurice leva la tête. Il aperçut devant lui unpersonnage d’une insignifiance presque indescriptible, en guêtresblanches, et avec un col de chemise rabattu trop bas, comme ceuxqu’avaient portés les rapins trente ans auparavant. À une dizainede pas derrière lui se tenait un autre individu, plus grand et plusrâblé, mais dont le visage ne permettait guère une sérieuse étudephysiognomonique, étant caché à peu près complètement par unemoustache, des favoris, des lunettes, et un chapeau de feutremou.

Le pauvre Maurice, depuis trois jours, n’avaitpoint cessé de supputer l’apparence probable de l’homme qu’ilimaginait être un des plus dangereux bandits des bas-fonds deLondres. Sa première impression, en apercevant le véritable Pitman,fut un certain désappointement. Mais un second coup d’œil sur lecouple le convainquit que, malgré l’apparence, il ne s’était pastrompé sur le caractère réel du receleur de cadavres. Le fait estque jamais encore il n’avait vu d’hommes accoutrés d’une tellemanière. « Évidemment des individus accoutumés à vivre enmarge de la société ! » songea-t-il.

Puis, s’adressant à l’homme qui venait de luiparler, il dit :

– Je désire m’entretenir avec vous, seulà seul !

– Oh ! répondit Pitman, la présencede M. Appleby ne saurait me gêner. Il sait tout !

– Tout ? Savez-vous de quoi je suisvenu vous parler ? s’écria Maurice. Le baril !…

Pitman devint tout pâle : mais c’était savertueuse indignation qui le faisait pâlir.

– Alors, c’est bien vous !s’écria-t-il à son tour. Misérable !

– Puis-je vraiment parler devantlui ? – demanda Maurice en désignant le complice dubravo. – L’épithète que celui-ci venait de lui adresser,venant d’un tel homme, ne l’émouvait guère.

– Monsieur Appleby a été présent à toutel’affaire ! dit Pitman. C’est lui-même qui a ouvert le baril.Votre coupable secret lui est, dès maintenant, aussi connu qu’àvotre Créateur et à moi !

– Eh bien ! alors, commença Maurice,qu’avez-vous fait de l’argent ?

– Je ne sais pas de quel argent vousvoulez parler ! répondit énergiquement Pitman.

– Ah ! il ne faut pas me monter cebateau-là ! déclara Maurice. J’ai découvert et suivi votrepiste. Vous êtes venu à la gare, ici même, après vous être déguiséen ecclésiastique (sans craindre le sacrilège d’un teldéguisement !), vous vous êtes approprié mon baril, vousl’avez ouvert, vous avez supprimé le corps, et encaissé lechèque ! Je vous dis que j’ai été à la banque ! –cria-t-il. – Je vous ai suivi pas à pas, et vos dénégations sont unenfantillage stupide !…

– Allons, allons, Maurice, ne vousemballez pas ! dit tout à coup M. Appleby.

– Michel ! s’écria Maurice. EncoreMichel !

– Mais oui, encore Michel ! répétal’avoué. Encore et toujours, mon garçon, ici et partout !Sachez que tous les pas que vous faites sont comptés ! Desdétectives d’une habileté éprouvée vous suivent commevotre ombre, et viennent me rendre compte de vos mouvements tousles trois quarts d’heure. Oh ! je n’ai pas regardé à ladépense. Je fais les choses largement !

Le visage de Maurice était devenu d’un grissale.

– Bah ! dit-il, peu m’importe !Au contraire, je n’en suis que plus à l’aise pour ne rien cacher.Cet homme a encaissé mon chèque ; c’est un vol, et je veuxqu’il me rende l’argent !

– Écoutez-moi, Maurice ! dit Michel.Croyez-vous que je veuille vous mentir ?

– Je n’en sais rien ! réponditMaurice. Je veux mon argent !

– Moi seul ai touché au corps ! ditMichel.

– Vous ? s’écria Maurice, enreculant d’un pas. Mais alors pourquoi n’avez-vous pas déclaré lamort ?

– Que diable voulez-vous dire ?demanda son cousin.

– Enfin, suis-je fou, gémit Maurice, oubien est-ce vous qui l’êtes ?

– Je crois que ce doit être plutôtPitman ! hasarda Michel.

Et les trois hommes se regardèrent,ébahis.

– Tout cela est affreux ! repritMaurice. Affreux ! Je ne comprends pas un seul mot de ce qu’onme dit !

– Ni moi non plus, paroled’honneur ! dit Michel.

– Et puis, au nom du ciel, pourquoi desfavoris et une moustache ? s’écria Maurice en désignant dudoigt son cousin, comme si celui-ci avait été un spectre. Est-cemon cerveau qui déménage ? Pourquoi des favoris et unemoustache ?

– Oh ! cela n’est qu’un détail sansimportance ! se hâta d’affirmer Michel.

Il y eut de nouveau un silence, pendant lequelMaurice fut dans une disposition d’esprit pareille à celle où il seserait trouvé si on l’avait lancé en l’air, sur un trapèze, dusommet de la cathédrale de Saint-Paul.

– Récapitulons un peu ! dit enfinMichel. À moins que tout ceci ne soit vraiment qu’un rêve, auquelcas je voudrais bien que Catherine se hâtât de m’apporter mon caféau lait ! Donc, mon ami Pitman, ici présent, a reçu un baril,qui, à ce que nous voyons maintenant, vous était destiné ! Lebaril contenait le cadavre d’un homme. Comment ou pourquoi vousl’avez tué…

– Jamais je n’ai porté la main surlui ! protesta Maurice. Oui, voilà ce dont j’ai toujourscraint qu’on me soupçonnât ! Mais pensez-y un peu, Michel.Vous savez que je ne suis pas de cette espèce-là ! Avec tousmes défauts, vous savez que je ne voudrais pas toucher à un cheveude la tête d’autrui ! Et, d’ailleurs, vous savez que sa mortsignifiait ma ruine. C’est à Browndean qu’il a été tué, dans cemaudit accident !

Tout à coup, Michel eut un éclat de rire siviolent et si prolongé que ses deux compagnons supposèrent, sansl’ombre d’un doute possible, que sa raison venait de l’abandonner.En vain il s’efforçait de reprendre son calme ; au moment oùil se croyait enfin sur le point d’y réussir, une nouvelle vague defou rire accourait et le soulevait. Et je dois ajouter que, detoute cette dramatique entrevue, ce fut là l’épisode le plussinistre : Michel se tordant d’un rire insensé, pendant quePitman et Maurice, réunis par une même épouvante, échangeaient desregards pleins d’anxiété.

– Maurice – bredouilla enfin l’avouéentre deux bouffées de son rire – je comprends tout, à présent. Etvous aussi, vous allez tout comprendre, sur un seul mot que je vaisvous dire ! Sachez donc que, jusqu’à l’instant de tout àl’heure, je n’avais pas deviné que ce corps était celui del’oncle Joseph !

Cette déclaration relâcha un peu la tension deMaurice ; mais, pour Pitman, au contraire, elle fut comme undernier coup de vent éteignant la dernière chandelle, dans la nuitde son pauvre cerveau affolé. L’oncle Joseph, qu’il avait laissé,une heure auparavant, dans son salon de Norfolk Street, occupé àdécouper de vieux journaux ! Et voilà que c’était ce mêmeoncle Joseph dont il avait reçu le corps six jours auparavant, dansun baril ! Mais, en ce cas, qui était-il, lui, Pitman ?Et l’endroit où il se trouvait, était-ce la Gare de Waterloo ou unasile d’aliénés ?

– En effet, s’écria Maurice, le corpsétait dans un état qui devait le rendre difficile àreconnaître ! Quel sot j’ai été de ne pas avoir songé àcela ! Eh bien ! maintenant, Dieu merci ! touts’explique ! Et je vais vous dire, mon cher Michel ; ehbien ! nous sommes sauvés, vous et moi ! Vous allezprendre l’argent de la tontine – vous voyez que je ne cherche pas àtricher avec vous ! – et moi, je vais pouvoir m’occuper de lamaison de cuirs, qui est en train de marcher comme elle n’a jamaismarché jusqu’ici ! Je vous autorise à aller tout de suitedéclarer la mort de mon oncle ; ne vous inquiétez pas demoi ; déclarez la mort, et nous sommes tirésd’affaire !

– Hé ! oui, mais malheureusement jene puis pas déclarer la mort ! dit Michel.

– Vous ne pouvez pas ? Et pourquoicela ?

– Parce que je ne puis pas produire lecorps, Maurice ! Je l’ai perdu !

– Arrêtez un moment ! s’écria lemarchand de cuirs. Que dites-vous ? Comment ! Ce n’estpas possible ! C’est moiqui ai perdu lecorps !

– Oui, mais je l’ai perdu, moi aussi, mongarçon ! dit Michel avec une sérénité renversante. Ne lereconnaissant pas – vous comprenez ? – et flairant quelquechose d’irrégulier dans sa provenance, je me suis hâté de… de m’endébarrasser !

– Vous vous en êtes débarrassé ?gémit Maurice. Mais vous pouvez toujours le retrouver. Vous savezoù il est ?

– Je voudrais bien le savoir, Maurice, jedonnerais beaucoup pour le savoir ! Mais le fait est que je nele sais pas ! répondit Michel :

– Dieu puissant ! – s’écria Maurice,les yeux et les bras levés au ciel, – Dieu puissant !l’affaire des cuirs est à l’eau !

De nouveau, Michel fut secoué d’un éclat derire.

– Pourquoi riez-vous, imbécile ? luicria son cousin. Vous perdez encore plus que moi ! Si vousaviez pour deux sous de cœur, vous trembleriez dans vos bottes, àforce de chagrin ! Mais, de toute façon, il y a une chose queje dois vous dire ! Je veux avoir ces huit cents livres !Je veux les avoir, entendez-vous ? et je les aurai ! Cetargent est à moi, voilà ce qui est sûr ! Et votre ami, iciprésent, a eu à faire un faux pour s’en emparer. Donnez-moi meshuit cents livres, donnez-les moi tout de suite, ici-même, sur cequai, ou bien je vais droit à Scotland Yard, et je raconte toutel’affaire !

– Maurice – dit Michel, en lui posant lamain sur l’épaule – je vous en prie, essayez d’entendreraison ! Je vous assure que ce n’est pas nous qui avons priscet argent ! C’est l’autre homme ! Nous n’avons pas mêmepensé à regarder dans les poches !

– L’autre homme ? demandaMaurice.

– Oui, l’autre homme ! Nous avonsrepassé l’oncle Joseph à un autre homme ! répondit Michel.

– Repassé ? répéta Maurice.

– Sous la forme d’un piano ! –répondit Michel le plus simplement du monde. Un magnifiqueinstrument, approuvé par Rubinstein…

Maurice porta sa main à son front, etl’abaissa de nouveau : elle était toute mouillée.

– Fièvre ! dit-il.

– Non, c’était un Érard ! ditMichel. Pitman, qui l’a vu de près, pourra vous en garantirl’authenticité !

– Assez parlé de pianos ! ditMaurice avec un grand frisson. Ce… cet autre homme, revenons àlui ! Qui est-ce ? Où pourrai-je mettre la main surlui ?

– Hé ! c’est là qu’est ladifficulté ! répondit Michel. Cet homme est en possession del’objet depuis… voyons un peu… depuis mercredi passé, vers quatreheures. J’imagine qu’il doit être en route pour le Nouveau Monde,le pauvre diable, et terriblement pressé d’arriver !

– Michel, implora Maurice, par pitié pourun parent, réfléchissez bien à vos paroles, et dites-moi encorequand vous vous êtes débarrassé du corps !

– Mercredi soir, pas d’erreur possiblelà-dessus ! répliqua Michel.

– Eh bien ! non, décidément, ça nepeut pas aller ! s’écria Maurice.

– Quoi donc ? demanda l’avoué.

– Même les dates sont pure folie !murmura Maurice. Le chèque a été présenté à la banque lemardi ! Il n’y a pas le moindre filet de bon sens dans toutecette affaire !

En cet instant, un jeune homme saisitvigoureusement le bras de Michel. Le susdit jeune homme étaitpassé, par hasard, auprès du groupe de nos trois amis, l’instantd’auparavant ; tout à coup, il avait fait un sursaut ets’était retourné.

– Ah ! dit-il, je ne me trompepas ! Voici M. Dickson !

Le son même de la trompette du jugementdernier n’aurait pas effrayé davantage Pitman et son compagnon.Quant à Maurice, lorsqu’il entendit son cousin, appelé par unétranger, de ce nom fantastique, il eut plus pleinement encore laconviction qu’il était victime d’un long, grotesque, et hideuxcauchemar. Et lorsque, ensuite, Michel, avec l’invraisemblablebroussaille de ses favoris, se fut dégagé de l’étreinte del’étranger, et eut pris la fuite, et lorsque le singulier petithomme au col rabattu eut lestement suivi son exemple, et lorsquel’étranger, désolé de voir échapper le reste de sa proie,transporta sa vigoureuse étreinte sur Maurice lui-même, celui-ci,dans l’excès de son effarement, ne put que se murmurer àmi-voix : « Je l’avais bien dit ! »

– Je tiens au moins un des membres de labande ! dit Gédéon Forsyth.

– Que voulez-vous dire ? balbutiaMaurice. Je ne comprends pas !

– Oh ! je saurai bien vous fairecomprendre ! répliqua résolument Gédéon.

– Écoutez, monsieur, vous me rendrez unvrai service si vous me faites comprendre quoi que ce soit de toutcela ! s’écria soudain Maurice, avec un élan passionné deconviction.

– Vous comptez tirer profit de ce quevous n’êtes pas venu chez moi avec eux ! reprit Gédéon. Maispas de ça ! J’ai trop bien reconnu vos amis ! Car ce sontbien vos amis, n’est-ce pas ?

– Je ne vous comprends pas ! ditMaurice.

– Vous n’êtes pas sans avoir entenduparler d’un certain piano ? suggéra Gédéon.

– Un piano ? s’écria Maurice, ensaisissant convulsivement le bras du jeune homme. Alors, c’est vousqui êtes l’autre homme ? Où est-il ? Où est lecorps ? Et est-ce vous qui avez touché le montant duchèque ?

– Vous demandez où est le corps ?fit Gédéon. Voilà qui est étrange ! Est-ce que, réellement,vous auriez besoin du corps ?

– Si j’en aurais besoin ? criaMaurice. Mais ma fortune entière en dépend ! C’est moi quil’ai perdu ! Où est-il ? Conduisez-moi près delui !

– Ah ! vous voulez le ravoir ?Et votre ami, le sieur Dickson, est-ce qu’il veut aussi leravoir ? demanda Gédéon.

– Dickson ? Qu’entendez-vous avecvotre Dickson ? Est-ce Michel Finsbury que vous désignez de cenom ? Hé ! mais certainement, il le veut aussi ! Ila perdu le corps, lui aussi ! S’il l’avait gardé, l’argent dela tontine serait dès maintenant à lui !

– Michel Finsbury ? Naturellementpas l’avoué ? s’écria Gédéon.

– Mais si, l’avoué ! réponditMaurice. Et le corps, où est-il, pour l’amour du ciel ?

– Voilà donc pourquoi il m’a envoyé deuxclients avant-hier ! murmura Gédéon. Savez-vous quelle estl’adresse du domicile particulier de M. Finsbury ?

– King’s Road, 233. Mais quelsclients ? Où allez-vous ? gémit Maurice en s’accrochantau bras de Gédéon. Où est le corps ?

– Hé, je l’ai perdu, moi aussi !répondit Gédéon.

Et il s’enfuit précipitamment.

Chapitre 15LE RETOUR DU GRAND VANCE

Je n’essaierai pas de décrire l’état d’espritoù se trouvait Maurice en sortant de la Gare de Waterloo. Le jeunemarchand de cuirs était, par nature, modeste ; jamais il nes’était fait une idée exagérée de sa valeur intellectuelle ;il se rendait pleinement compte de son incapacité à écrire unlivre, à jouer du violon, à divertir une société de choix par destours de passe-passe, en un mot, à exécuter aucun de ces actesremarquables que l’on a coutume de considérer comme le privilège dugénie. Il savait, il admettait, que son rôle en ce monde, fût toutprosaïque : mais il croyait, – ou du moins il avait crujusqu’à ces derniers jours, – que ses aptitudes étaient à lahauteur des exigences de sa vie. Or, voici que, décidément, ilavait à s’avouer vaincu ! La vie avait décidément ledessus ! Aussi, lorsqu’il quitta la Gare de Waterloo, lepauvre garçon ne voyait-il devant lui qu’un unique objet :rentrer chez lui ! De même que le chien malade se terre sur lesofa, Maurice n’aspirait plus qu’à refermer sur lui la porte de lamaison de John Street ; la solitude et le calme, ah ! detoute son âme il y aspirait.

Les ombres du soir commençaient à tomber quandil arriva enfin en vue de ce lieu de refuge. Et la première chosequi s’offrit à ses yeux, en approchant, fut la longue figure d’unhomme debout sur le perron de sa maison, et occupé tantôt à tirerle cordon de la sonnette, tantôt à lancer dans la porte devigoureux coups de pieds. Cet homme, avec son vêtement déchiré ettout couvert de boue, avait l’air d’un hideux chiffonnier. MaisMaurice le reconnut aussitôt : c’était son frère Jean.

Le premier mouvement du frère aîné fut,naturellement, pour se retourner et prendre la fuite. Mais ledésespoir l’avait anéanti au point de le rendre indifférentdésormais aux pires catastrophes. « Bah ! se dit-il,qu’importe ! » Et, tirant de sa poche son trousseau declefs, il gravit silencieusement les marches du perron.

Jean se retourna. Son visage de fantômeportait un extraordinaire mélange de fatigue, de honte, et defureur. Et, lorsqu’il reconnut le chef de sa famille, une lueursinistre s’alluma dans ses yeux.

– Ouvre cette porte ! dit-il, ens’écartant.

– C’est ce que je fais ! réponditMaurice, pendant que, intérieurement, il se disait :« Tout est fini ! Il respire le meurtre ! »

Les deux frères se trouvaient à présent dansle vestibule de la maison, dont la porte venait de se refermerderrière eux. Tout à coup, Jean saisit Maurice par les épaules etle secoua comme un chien terrier secoue un rat.

– Sale bête ! cria-t-il, je seraisen droit de te casser la gueule !

Et il se remit à le secouer, et avec tant deforce que les dents de Maurice claquèrent, et que sa tête se cognaau mur.

– Pas de violence, Jeannot ! ditenfin Maurice. Cela ne saurait faire de bien ni à moi ni à toi.

– Ferme ta boîte ! répondit Jean.C’est à ton tour d’écouter !

Puis il pénétra dans la salle à manger,s’affaissa dans un fauteuil, et, ôtant un de ses souliers sanssemelle, prit avec ses deux mains son pied, comme pour leréchauffer.

– Je suis boiteux pour la vie !dit-il. Qu’est-ce qu’il y a pour dîner ?

– Rien, Jeannot ! dit Maurice.

– Rien ? Qu’entends-tu par là ?demanda le Grand Vance. N’essaie pas de me monter le coup,hein !

– Je veux dire qu’il n’y a rien !répondit simplement son frère. Je n’ai rien à manger, ni rien pouracheter de quoi manger ! Moi-même, aujourd’hui, je n’ai puprendre qu’un sandwich et une tasse de thé.

– Rien qu’un sandwich ? ricanaVance. Et je suppose que tu as le cynisme de t’en plaindre,encore ? Mais, tu sais, mon petit, fais attention à toi !J’ai supporté maintenant tout ce que je pouvais supporter. C’estfini ! Et je vais te dire ce qui en est ! Eh bien !j’ai l’intention de dîner, et tout de suite, et de biendîner ! Prends ta collection de bagues à cachets, et va lavendre !

– Impossible aujourd’hui ! réponditMaurice. C’est dimanche !

– Je te dis que je veux avoir à dîner,entends-tu ? hurla le frère cadet.

– Mais pourtant, Jeannot, si ce n’est paspossible ! plaida l’aîné.

– Satané idiot ! cria Vance. Nesommes-nous pas les maîtres de la maison ? Ne nous connaît-onpas, à l’hôtel où le cousin Parker nous invitait à dîner quand ilvenait à Londres ? Allons, détale au galop ! Et si tun’es pas rentré dans une demi-heure, et si tu ne m’apportes pas undîner de premier choix, je démolis tous les meubles, et puis jevais droit à la police et je raconte toute l’histoire !Comprends-tu ce que je te dis, Maurice Finsbury ? Parce que,si tu le comprends, tu ferais mieux de filer !

L’idée souriait même au malheureux Maurice,qui tremblait de faim. Aussi se hâta-t-il d’aller commander ledîner et de revenir chez lui, où il trouva Jean toujours occupé àbercer son pied, comme un poupon malade.

– Et qu’est-ce que tu veux boire,Jeannot ? demanda Maurice, de sa voix la plus caressante.

– Du champagne, parbleu ! de cevieux champagne dont Michel me parle toujours quand je lerencontre ! Allons, vite à la cave, et prends garde à ne pastrop secouer la bouteille ! Mais d’abord, écoute un peu !Tu vas me préparer du feu, et m’allumer le gaz, et me fermer lesvolets ! Voici la nuit venue et j’ai froid ! Et puis tumettras la nappe et le couvert ! Et puis… dis donc ! vadonc me chercher des vêtements de rechange !

La salle à manger avait pris une apparencerelativement habituelle lorsqu’arriva le dîner. Et ce dînerlui-même fut excellent : une forte soupe, des filets de sole,deux côtelettes de mouton avec une sauce aux tomates, un rôti debœuf garni de pommes de terre, un pudding, un morceau dechester ; en un mot, un repas foncièrement anglais, mais,comme l’avait souhaité le Grand Vance, « de premierchoix ».

– Ah ! que Dieu soit loué !s’écria le jeune voyageur en s’installant à table. (Et sa joiedevait être, en vérité, bien vive, pour le ramener ainsi parsurprise à la pieuse cérémonie du benedicite,dont il avaitdepuis longtemps perdu l’habitude !) Mais non !poursuivit-il, je vais aller manger dans ce fauteuil là-bas, prèsdu feu : car voilà deux jours que je gèle, et j’ai besoin deme réchauffer à fond ! Je vais aller me mettre là-bas, et toi,Maurice Finsbury, tu vas rester debout, entre la table et moi, etme servir !

– Mais, Jeannot, c’est que j’ai faim, moiaussi ! dit Maurice.

– Tu pourras manger ce que jelaisserai ! répliqua le Grand Vance. Ha ! mon petit, cecin’est que le début de notre règlement de comptes ! Tu as perdula belle : tu vas avoir à casquer ! Gardez-vous deréveiller le lion britannique !

Il y avait quelque chose de siindescriptiblement menaçant dans les yeux et dans la voix du GrandVance, pendant qu’il proférait ces locutions proverbiales, quel’âme de Maurice en fut épouvantée.

– Allons ! reprit l’orateur,donne-moi un verre de champagne, avant mon filet de sole ! Etmoi qui me figurais que je n’aimais pas ça, le filet desole !… Dis donc – ajouta-t-il avec une nouvelle explosion derage – sais-tu comment je suis venu jusqu’ici ?

– Non, Jeannot, comment lesaurais-je ? répondit l’obséquieux Maurice.

– Eh bien ! je suis venu sur mespattes ! cria Jean. Oui, mon ami, j’ai fait sur mes dix doigtstout le chemin, depuis Browndean, et j’ai mendié tout le long de laroute ! Je voudrais un peu te voir mendier, MauriceFinsbury ! Ce n’est pas aussi facile que tu pourrais lesupposer ! Je me suis fait passer pour un pêcheur de Blyth,victime d’un naufrage. Je ne sais pas où cela se trouve,Blyth ; et toi, le sais-tu ? Mais j’ai pensé que celaavait un air naturel, à le dire ainsi sur la grand’route. J’aidemandé l’aumône à une vilaine petite bête de gamin qui revenait del’école, et il m’a donné deux sous, et il m’a dit de lui enroulerune ficelle autour de sa toupie. Et je l’ai fait, et fort bienfait, mais il a déclaré que ce n’était pas ça ! Et il a couruderrière moi en me réclamant ses deux sous ! Après cela, j’aidemandé l’aumône à un officier de marine. Celui-là ne m’a pasconfié sa toupie, il m’a simplement donné une petite brochure surl’alcoolisme, et, là-dessus, il m’a tourné le dos ! C’est toutce que j’ai eu de lui. J’ai demandé l’aumône à une vieille dame quivendait du pain d’épices ; elle m’a donné un gâteau d’un sou.Mais le plus beau a été un monsieur qui, comme je me plaignais demanquer de pain, m’a répondu qu’il y avait, pour tout Anglais, unexcellent moyen de se procurer du pain, et ce moyen, c’était decasser un carreau à la première maison venue, de façon à se fairemettre en prison… Et maintenant, apporte le rôti !

– Mais… mais, hasarda Maurice, pourquoin’es-tu pas resté à Browndean ?

– À Browndean ? s’écria Jean. Et dequoi y aurais-je vécu ? Du Lisez-moi ! et d’undégoûtant canard de l’Armée du Salut ? Non, non, il fallait àtout prix que je filasse de Browndean ! J’avais pris pension,à crédit, dans une auberge, où je m’étais fais passer pour le GrandVance, de l’Alhambra. Tu aurais fait la même chose, à maplace ! Mais voilà qu’on s’est mis à parler desmusic-halls,et de tout l’argent que j’y avais gagné avecmes chansons ! Et puis, voilà qu’un client de l’auberge m’ademandé de chanter Autour de tes formes splendides. Etpuis, quand je me suis décidé à le chanter, voilà que tout le mondea été d’accord pour affirmer que je n’étais pas le GrandVance ! J’ai eu beau leur tenir tête, ils se sont entêtés à nepas me croire ! C’est comme ça que se sont achevées mesrelations avec l’auberge du pays ! poursuivit tristement lejeune homme. Mais, surtout, il y a eu le charpentier…

– Notre propriétaire ? demandaMaurice.

– Lui-même ! dit Jean. Il s’estamené ce matin, le nez en l’air, et le voilà qui veut savoir où apassé le baril à eau, et ce que sont devenues les couvertures dulit ! Je lui ai dit d’aller au diable. Que pouvais-je lui dired’autre ? Mais alors le voilà qui me dit que nous avons mis engage des objets qui n’étaient pas à nous, et qu’il allait nousfaire notre affaire ! Ma foi, je m’en suis payé une bienbonne ! Je me suis rappelé qu’il était sourd comme un pot, etje me suis mis à lui débiter un tas d’injures, mais très poliment,et si bas qu’il n’était pas fichu d’entendre un seul mot. « Jene vous entends pas ! qu’il me dit. – Hé ! je le saisbien, que tu ne m’entends pas, et heureusement pour toi, vieillebête, vieux porc, vieux cornard ! que je lui réponds avec monplus gracieux sourire. – Je suis un peu dur d’oreilles ! qu’ilme beugle. – Je n’en mènerais pas large, si tu ne l’étais pas,idiot, excrément ! que je murmure, comme si je lui fournissaisdes explications. – Mon ami, qu’il me dit enfin, je suis sourd,c’est vrai, mais je parie bien que le commissaire de police pourravous entendre ! » Et, là-dessus, il s’en va, toutfurieux. Il s’en va d’un côté ; moi, je file de l’autre. Jelui ai laissé, pour se dédommager, la lampe à esprit de vin, leLisez-Moi ! le journal de l’Armée du Salut, et cetautre périodique que tu m’as envoyé ! Et, à ce propos, il fautque tu aies été ivre-mort pour m’envoyer une affaire commecelle-là ! On n’y parlait que de poésie, du globecéleste ! Et des tartines, dix colonnes à la fois ! Disdonc, c’est le moniteur des asiles d’aliénés que tu m’as envoyélà ! L’Attanium, je me rappelle le titre ! Dieupuissant, quel canard !

– Tu veux dire :l’Athenœum ! rectifia Maurice.

– Hé ! peu m’importe comment tul’appelles ! dit Jean. Mais je te trouve vraiment épatant, dem’avoir envoyé ça ! Ça ne fait rien, mon vieux, je commence àme remettre ! Apporte-moi maintenant le fromage, et encore unverre de champagne ! Ah ! Michel a bien raison de vanterce champagne ! Au fait, tu peux te servir ! Il reste unpeu de poisson, une côtelette tout entière, et ce morceau defromage. Oui, Michel, voilà un homme qui me plaît ! Il estbien capable de lire ton Attanœum,lui aussi : mais aumoins, il sait ne pas en avoir l’air ! Au moins il est gai,bon enfant, il n’a pas cette mine d’enterrement qui m’a toujoursdégoûté chez toi ! Mais, dis donc, je ne te pose même pas laquestion, parce que j’ai deviné tout de suite ce qui en était. Tacombinaison ? Ratée à fond, hein ?

– Par la faute de Michel ! ditMaurice en se rembrunissant.

– Michel ? Qu’a-t-il à voirlà-dedans ?

– C’est lui qui a perdu le corps, voilàce qu’il a eu à y voir ! répondit Maurice. Il a perdu le corpsdu vieux Joseph, et impossible maintenant de déclarer ledécès !

– Comment ? demanda Jean. Mais jecroyais que tu ne voulais pas déclarer le décès ?

– Oh ! nous n’en sommes pluslà ! dit son frère. Il ne s’agit plus de sauver la tontine,mais de sauver la maison de cuirs ! Il s’agit de sauver lesvêtements que nous avons sur le dos, Jeannot !

– Ralentis un peu la musique ! ditJean, et étale ton histoire depuis le commencement !

Et Maurice fit comme l’ordonnait sonfrère.

– Eh bien ! qu’est-ce que je t’avaisdit ? – s’écria le Grand Vance, quand il eut entendu le tristerécit. – Mais, tu sais, je vais te dire quelque chose ! Moi,en tout cas, je n’entends pas être dépouillé de la part qui merevient !

– Ah ! par exemple, j’aimerais bienà connaître ce que tu comptes faire ! dit Maurice.

– Je vais vous le dire, monsieur !répliqua Jean, du ton le plus décidé. Je vais, tout simplement,remettre mon affaire aux mains du premier avoué de Londres, et,après cela, que tu boives un bouillon ou non, je m’en ficheraicomme des choses de la lune !

– Mais pourtant, Jean, nous sommes à borddu même bateau ! murmura Maurice.

– À bord du même bateau ? Ahbien ! je te parie que non ! Est-ce que j’ai commis unfaux en écritures, moi ? Est-ce que j’ai cherché à dissimulerla mort de l’oncle Joseph, moi ? Est-ce que j’ai fait insérerdes annonces, – des annonces absolument stupides et grotesques,d’ailleurs, – dans tous les journaux, moi ? Est-ce que j’aidétruit des statues qui ne m’appartenaient pas, moi ? Envérité, j’aime votre aplomb, Maurice Finsbury ! Non, non,non ! Trop longtemps, je t’ai confié la direction de mesaffaires ; maintenant je vais les confier à Michel. Michel, aureste, est un garçon qui m’a toujours plu. Et j’ai hâte de voirenfin un peu clair dans ma situation !

En cet instant, les deux frères furentinterrompus par un coup de sonnette, et Maurice, qui avaittimidement entr’ouvert la porte, reçut, des mains d’uncommissionnaire, une lettre dont l’adresse était de la main deMichel. La lettre était rédigée comme suit :

Avis. – MAURICE FINSBURY, pour le casoù le présent avis lui tomberait sous les yeux, est informé qu’ilapprendra quelque chose d’avantageux pour lui, demainmatin lundi, à dix heures, dans mes bureaux, 42, Chancery Lane. –MICHEL FINSBURY.

Docilement, Maurice, dès qu’il eut parcourucette lettre, la transmit à son frère.

– Ah ! voilà une façon qui me plaîtpour écrire un billet ! s’écria Jean. Personne autre queMichel n’aurait jamais pu écrire ça !

Et Maurice, dans sa dépression, n’osa pas mêmeprotester de ses droits d’auteur.

Chapitre 16OÙ LES CUIRS SE TROUVENT HEUREUSEMENT REMIS À FLOT

Le lendemain matin, à dix heures, les deuxfrères Finsbury furent introduits dans la grande et belle pièce quiservait de cabinet d’audience à leur cousin Michel. Jean se sentaitun peu remis de son épuisement, mais avec un de ses pieds encore enpantoufle. Maurice, matériellement, paraissait moinsendommagé ; mais il était plus vieux de dix ans que le Mauricequi avait quitté Bournemouth huit jours auparavant. L’anxiété avaitlabouré son visage de rides profondes, et sa chevelure noiregrisonnait abondamment aux alentours des tempes.

Trois personnes attendaient les frèresFinsbury, assises devant une table. Au milieu était Michellui-même : il avait à sa droite Gédéon Forsyth, à sa gauche unvieux monsieur en lunettes, avec une vénérable chevelured’argent.

– Ma parole, c’est l’oncle Joe !s’écria Jean.

Maurice se frotta les yeux, plus ébahi qu’ilne l’avait encore été de tous les cauchemars des jours précédents.Puis, tout à coup, il s’avança vers son oncle, tout tremblant defureur.

– Je vais vous dire ce que vous avezfait, vieux coquin ! cria-t-il. Vous vous êtesévadé !

– Bonjour, Maurice Finsbury !répondit l’oncle Joseph, mais avec plus d’animosité que n’enlaisseraient supposer ces indulgentes paroles. Vous paraissezsouffrant, mon ami !

– Inutile de vous agiter,messieurs ! observa Michel. Maurice, essayez plutôt deregarder les faits bien en face ! Votre oncle, comme vousvoyez, n’a pas eu trop à souffrir de la « secousse » del’accident ; et un homme de cœur tel que vous ne peut manquerd’en être ravi !

– Mais alors, si c’est ainsi, balbutiaMaurice, qu’est-ce que c’était que le corps ? Serait-cevraiment possible, que cette chose qui m’a causé tant de souci etd’alarme, qui m’a tant usé l’esprit, cette chose que j’ai colportéede mes propres mains, n’ait été que le cadavre d’un étrangerquelconque ?

– Oh ! si l’idée vous afflige trop,vous pouvez ne pas aller jusque-là ! répondit Michel. Rien nevous empêche de supposer que le corps ait appartenu à un homme quevous avez eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois, un compagnonde club, peut-être, peut-être même un client !

Maurice s’affala sur une chaise.

– Hé ! gémit-il, j’aurais biendécouvert l’erreur, si le baril était venu jusque chez moi !Et pourquoi n’y est-il pas venu ? Pourquoi est-il allé chezPitman ? Et de quel droit Pitman s’est-il permis del’ouvrir ?

– À ce propos-là, Maurice, dites-nousdonc ce que vous avez fait de l’Hercule antique ?demanda Michel.

– Ce qu’il en a fait ? Il l’a briséavec un hache-viande ! dit Jean. Les morceaux sont encore cheznous, dans la cave !

– Tout cela n’a aucune importance !se hâta de déclarer Maurice. L’essentiel, c’est que j’aie retrouvémon oncle, mon frauduleux tuteur ! Il m’appartient, lui, entout cas ! Et la tontine aussi, elle m’appartient ! Jeréclame la tontine ! J’affirme que l’oncle Masterman estmort !

– Il est temps que je mette un terme àcette folie, dit Michel, et cela une fois pour toutes ! Ce quevous affirmez est malheureusement presque vrai : en un certainsens, mon pauvre père est mort, et depuis longtemps déjà !Mais ce n’est pas dans le sens de la tontine et j’espère que, dansce sens-là, bien des années se passeront avant qu’il ne meure.Notre cher oncle Joseph l’a vu, ce matin même. Il vous dira que monpère est en vie, bien que, hélas ! son intelligence se soit àjamais éteinte !

– Il ne m’a pas reconnu ! – ditJoseph. Et pour rendre justice à ce vieux raseur, je dois ajouterque sa voix, en disant ces mots, frémissait d’une émotionsincère.

– Eh bien ! je vous retrouve là,monsieur Maurice Finsbury ! s’écria le Grand Vance. Millediables, quel idiot vous vous êtes montré !

– Quant à la ridicule et fâcheuseservitude où vous avez réduit l’oncle Joseph, reprit Michel,celle-là aussi a déjà trop duré ! J’ai préparé ici un acte parlequel vous rendez à votre oncle toute sa liberté, et le dégagez detoute obligation envers vous ! Vous allez d’abord, si vousvoulez bien, y apposer votre signature !

– Quoi ! cria Maurice, et que jeperde mes 7.800 livres, et mon commerce de cuirs, et tout cela sansaucun profit en échange ! Merci bien !

– Votre reconnaissance ne me surprendpas, Maurice ! commença Michel.

– Oh ! je sais que je n’ai rien àattendre de vous en faisant appel à vos sentiments ! réponditMaurice. Mais il y a ici un étranger, – que le diable m’enlève,d’ailleurs, si je sais pourquoi ! – et c’est à lui que je faisappel. Monsieur, poursuivit-il en s’adressant à Gédéon, voici monhistoire : j’ai été dépouillé de mon héritage pendant que jen’étais encore qu’un enfant, un orphelin ! Depuis lors,monsieur, jamais je n’ai eu qu’un rêve, qui était de rentrer dansmes fonds. Mon cousin Michel pourra vous dire de moi tout ce qu’ilvoudra : j’avouerai moi-même que je n’ai pas toujours été à lahauteur des circonstances. Mais ma situation n’en est pas moinscelle que je vous ai exposée, monsieur ! J’ai été dépouillé demon héritage ! Un enfant orphelin a été dépouillé de 7.800livres ! et j’ajoute que j’ai le droit pour moi ! Toutesles finasseries de M. Michel ne prévaudront point contrel’équité !

– Maurice, interrompit Michel,permettez-moi d’ajouter un petit détail, qui d’ailleurs ne sauraitvous déplaire, car il met en relief vos capacitésd’écrivain !

– Que voulez-vous dire ? demandaMaurice.

– Au fait, répondit Michel, j’épargneraivotre modestie ! Qu’il me suffise donc de vous faire savoir lenom d’une personne qui vient d’étudier de fort près un de vos plusrécents essais d’écriture comparée ! Le nom de cette personneest Moss, mon cher ami !

Il y eut un long silence.

– J’aurais dû deviner que cet hommevenait de votre part ! murmura Maurice.

– Et maintenant vous allez signer l’acte,n’est-ce pas ? dit Michel.

– Mais dites donc, Michel ! –s’écria Jean, avec un de ces généreux élans qui lui étaientfamiliers. Et moi, qu’est-ce que je deviens dans tout cela ?Maurice est à l’eau, je le vois bien ! Mais moi, pourquoi l’ysuivrais-je ? Et puis j’ai été volé, moi aussi, n’oubliez pascela ! J’ai été, moi aussi, un orphelin, tout comme lui, etélève de la même école !

– Jean, dit Michel, ne pensez-vous pasque vous feriez mieux de vous fier à moi ?

– Ma foi, vous avez raison, monvieux ! répondit le Grand Vance. Vous ne voudrez pas abuser del’innocence d’un orphelin, j’en jurerais. Et toi, Maurice, tu vassigner tout de suite le document en question, ou bien je mefâcherai, et, tu sais, je te ferai voir quelque chose qui étonnerata faible cervelle !

Avec un empressement soudain, et bieninespéré, Maurice se déclara prêt à signer la renonciation. Unsecrétaire de Michel vint apporter les pièces, les signaturesfurent dûment apposées, et ainsi Joseph Finsbury, une fois de plus,se trouva un homme libre.

– Et maintenant, mes amis, écoutez ce queje me propose de faire pour vous ! reprit alors Michel. Tenez,Maurice et Jean, voici un acte qui vous fait uniques possesseurs dela maison de cuirs ! Et voici un chèque, équivalent à toutl’argent déposé en banque au nom de l’oncle Joseph ! De tellesorte que vous pourrez vous figurer, mon cher Maurice, que vousvenez d’achever vos études à l’Institut Commercial. Et, comme vousm’avez dit vous-même que les cuirs remontaient, j’imagine que vousallez bientôt songer à prendre femme. Voici, en prévision de cetheureux événement, un petit cadeau de noces ! Oh ! pasencore le mien ! je verrai à vous donner autre chose quandvous aurez fixé la date du mariage ! Mais acceptez, dèsmaintenant, ce cadeau… de la part de M. Moss !

Et Maurice, devenu écarlate, bondit sur sonchèque.

– Je ne comprends rien à lacomédie ! observa Jean. Tout cela me paraît trop beau pourêtre vrai !

– C’est un simple transfert !répondit Michel. Je vous rachète l’oncle Joseph, voilà tout !Si c’est lui qui gagne la tontine, elle sera à moi ; si c’estmon père qui la gagne, elle sera à moi également : de tellefaçon que je n’ai pas trop à me plaindre de lacombinaison !

– Maurice, mon pauvre vieux, ceci te lacoupe ! commenta le Grand Vance.

– Et maintenant, monsieur Forsyth, repritMichel en s’adressant au personnage muet, vous voyez réunis devantvous tous les criminels que vous étiez si désireux deretrouver ! Tous à l’exception de Pitman, cependant !Pitman, voyez-vous ! a une mission sociale : il s’estvoué à la régénération artistique de la jeune fille. Aussi mesuis-je fait un scrupule de le déranger, à une heure où je le saisparticulièrement occupé. Mais vous pourrez, si vous voulez, lefaire arrêter dans son pensionnat : je connais l’adresse, etvous la dirai volontiers. Et quant au reste de la bande, la voicidevant vos yeux, et je crains que le spectacle n’ait rien deséduisant. À vous de décider ce que vous allez faire denous !

– Rien du tout, monsieur Finsbury !répondit Gédéon. Je crois avoir compris que c’est ce monsieur – etil désignait Maurice, – qui a été, comme nous disons dans notrejargon, le fons et origo de toute l’aventure ; mais,à ce que je crois avoir compris aussi, il a déjà été largementpayé. Et puis, pour vous parler en toute franchise, je ne vois pasce que quelqu’un aurait à gagner à un scandale public. Moi, pour mapart, je ne pourrais qu’y perdre. Et je ne saurais au contrairetrop bénir une aventure qui m’a valu le bonheur de faire votreconnaissance ! Déjà vous avez eu la bonté de m’envoyer deuxclients…

Michel rougit.

– C’était le moins que je pouvais fairepour m’excuser de certain dérangement qui vous est venu un peu parmon fait ! murmura-t-il. Mais il y a encore quelque chosequ’il faut que je vous dise ! Je ne voudrais pas que vouseussiez trop mauvaise opinion de mon pauvre Pitman, qui estcertainement la personne la plus inoffensive du monde. Nepourriez-vous pas venir, ce soir même, dîner en sa compagnie ?Au restaurant Verrey, par exemple, vers sept heures. Qu’endites-vous ?

– J’avais promis de dîner chez un de mesoncles, avec une amie ! répondit Gédéon. Mais je demanderai àen être dispensé pour ce soir… Et maintenant, cher monsieurFinsbury, un dernier point que je tiens à soumettre à votredécision : est-ce que, vraiment, nous ne pouvons rien pour lepauvre diable qui a emporté le piano ? Le souvenir de cetinfortuné me poursuit comme un remords !

– Hélas ! nous ne pouvons que leplaindre ! répondit Michel.

FIN

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