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Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

de Gustave Le Rouge

SEPTIÈME ÉPISODE – …Un drame au Lunatic-Asylum

CHAPITRE PREMIER – Une maladie foudroyante

Il n’était bruit dans New York que du prochain mariage de l’ingénieur Harry Dorgan et de miss Isidora, la fille du milliardaire Fred Jorgell, directeur de la Compagnie de navigation des paquebots Éclair. Fred Jorgell était une personnalité très sympathique dans les milieux financiers et industriels. Ces paquebots Éclair, construits avec la collaboration de l’ingénieur Harry Dorgan, détenaient le record de la vitesse ; grâce à leur coque extra-légère en aluminium et nickel, grâce à leur machine chauffée au pétrole, ils effectuaient en quatre jours la traversée du Havre à New York. Aussi les actions de la société émises à cent dollars étaient maintenant cotées trois mille dollars dans toutes les Bourses de l’univers.

Bien qu’à cause de certains malheurs de famille le mariage de miss Isidora dût être célébré dans l’intimité la plus stricte, il n’était question que des innombrables et fabuleux cadeaux adressés à la fiancée de tous les points de l’Amérique.

On citait entre autres merveilles une reproduction exacte du célèbre « collier de la reine »que dut acheter Marie-Antoinette et qui fut volé par la comtesse deLamotte-Valois, un service de toilette en or massif avecincrustations d’opales et d’aigues-marines, un meuble de salon enquartz fondu, c’est-à-dire en cristal de roche, une bicyclette envermeil, sans compter les tableaux de maîtres, les bijoux, lesfourrures précieuses et les objets d’art de toute sorte.

Chaque matin, en compagnie de sa lectrice,l’excellente mistress Mac Barlott, et du secrétaire particulier deFred Jorgell, miss Isidora prenait plaisir à ouvrir elle-même lescaisses et les écrins qui arrivaient en foule au palaispaternel.

À peine convalescent d’une blessure qu’ilavait reçue dans une attaque nocturne, le secrétaire de FredJorgell, un Français nommé Agénor Marmousier, était encore trèsfaible et très pâle ; mais le bonheur de miss Isidora avaithâté sa guérison et il goûtait une joie enfantine en assistant audéballage des cadeaux de noce.

– Qu’est-ce que ceci ? dit mistressMac Barlott avec curiosité.

Et elle coupa les ficelles qui entouraient lepapier de soie où se trouvait un écrin.

– Peuh ! fit-elle d’un tonméprisant, une parure d’émeraudes, nous en avons déjà sept ouhuit !

Pendant ce temps, Agénor ouvrait avecprécaution une longue caisse de cèdre. Cette caisse en renfermaitune seconde en acajou.

– Je me demande ce qu’il peut bien yavoir là-dedans ! s’écria miss Isidora, dévorée de la fièvrede la curiosité.

– Nous allons bien voir, répondit Agénoren poussant le verrou d’argent qui fermait la caisse d’acajou.

La jeune fille jeta un cri de surprise enapercevant une réduction en argent du dernier paquebot que venaitde lancer Fred Jorgell et qui s’appelait le Miss Isidora.Les moindres détails du bâtiment avaient été scrupuleusementimités, mais toutes les pièces de cuivre étaient reproduites en or,les fanaux rouges et verts étaient figurés par des rubis et leshublots par de petits diamants. Ce navire en miniature était unénorme bijou d’un prix fabuleux.

À ce moment, miss Isidora se sentit doucementsaisie par la taille, puis deux mains se posèrent sur ses yeux enmême temps que des lèvres brûlantes effleuraient son front.

La jeune fille poussa un petit cri, mais ellese rassura bien vite et sourit en reconnaissant dans l’auteur decette tendre plaisanterie l’ingénieur Harry Dorgan qui était entrédans le salon sur la pointe des pieds.

– Je suis furieuse, dit miss Isidora avecun radieux sourire qui était en formelle contradiction avec sesparoles. Est-ce agir en homme sérieux ?

– Il faut me pardonner cetenfantillage.

– Soit, mais à une condition, c’estqu’une autre fois vous m’embrasserez d’une façon moins« shocking ».

– Je suis prêt à le faire, ditl’ingénieur.

Et de nouveau il appuya ses lèvres sur lefront pur de la jeune fille dans un long et tendre baiser.

– Vous ne restez pas avec nous, monsieurHarry ? demanda Agénor. Vous assisteriez à l’ouverture detoutes ces caisses mystérieuses.

– Impossible. Je ne suis venu que poursouhaiter le bonjour à ma chère Isidora avant de me rendre à monbureau. Le lancement des trois nouveaux paquebots nous donne unebesogne terrible.

– Je ne vous retiens plus. À tantôt, moncher Harry, murmura miss Isidora en serrant avec une délicieuseémotion la main de son fiancé.

L’ingénieur une fois parti, l’examen descadeaux continua.

– Qui a bien pu donner à miss Isidora lebeau paquebot d’argent ? demanda Agénor.

– Ce ne peut être que Mr. FredJorgell, répondit mistress Mac Barlott.

– Je suis sûre que c’est bien lui, fitmiss Isidora. Le paquebot d’argent, c’est certainement la surprisedont il me parlait hier à table. Ce présent m’est doublement cher,car il me rappelle à la fois mon père et mon fiancé. N’est-ce pasHarry – j’en suis justement fière – qui a dressé les plans de cepaquebot, le plus rapide de l’univers ?

À ce moment, deux serviteurs apportèrent unelongue caisse de bois de santal ornée des initiales de la jeunefille. Mistress Mac Barlott ouvrit la caisse d’une mainimpatiente.

– Cela vient de Paris !s’écria-t-elle ; voici la marque de Worth, le grand couturier.C’est une robe sans doute plus belle que celles que vous avez déjàreçues.

– Voyons, dit miss Isidora.

Et d’une main agitée de la petite fièvre de lacoquetterie, elles déplièrent les nombreux papiers de soie.

– Je m’en doutais, dit la gouvernante,c’est une robe de satin blanc toute brodée de perles.

– Elle est splendide. Qu’en pensez-vous,monsieur Agénor ?

– C’est une pure merveille, une véritableœuvre d’art. Il faut la déployer, que nous puissions l’admirer dansson entier.

Aidée de mistress Mac Barlott, miss Isidoraétala avec mille précautions la luxueuse robe virginale sur un desdivans du salon.

Mais tout à coup la jeune fille jeta un crid’épouvante : sur le corsage, à la place du cœur, une mainsanglante était brodée avec de petits rubis et cette empreinteeffrayante se détachait nettement sur la blancheur immaculée del’étoffe aux reflets d’argent.

– Je suis maudite ! s’écria la jeunefille en se reculant avec un frisson d’horreur. Mes ennemis veulentme faire comprendre par cet affront que le nom que j’apporte àHarry est souillé d’une tache sanglante et que je suis la sœur deBaruch l’assassin. Ah ! je le vois maintenant, je ne seraijamais heureuse.

– Remettez-vous, mademoiselle, murmuraAgénor. Ne croyez pas que l’on ait voulu vous faire injure. Jecrains plutôt que cet envoi ne vienne de l’association de la MainRouge dont votre père s’est toujours montré un adversaireacharné…

Miss Isidora ne l’écoutait plus. L’émotionavait été trop forte. La jeune fille venait de perdre connaissance.Agénor et mistress Mac Barlott n’eurent que le temps de la recevoirdans leurs bras.

Les soins usités en pareil cas lui furentprodigués. Elle revint à elle et, à force de raisonnementsingénieux et de bonnes paroles, ses amis parvinrent à la rassurerun peu.

La fatale robe fut soustraite à tous lesregards et il fut convenu qu’on ne mettrait pas Fred Jorgell aucourant de l’incident ; mais toute la joie de la fiancée étaitgâtée. Ce fut avec une languissante indifférence qu’elle assista audéballage des autres cadeaux. La Main Rouge avait fané les souriressur tous les visages et semé l’angoisse dans tous les cœurs.

Tous pensaient à la fatale robe, mais personnen’osait en parler. Ce fut la gouvernante qui, la première, sehasarda à dire :

– Ne croyez-vous pas, miss Isidora, qu’ilserait bon de prévenir votre fiancé ?

– Non, murmura la jeune fille, pascela !

– Cependant, si vous courez un danger, sicet envoi n’est pas une macabre fumisterie, si c’est bien uneréelle menace de la redoutable association…

– Qu’importe. C’est déjà suffisant quej’aie, moi, à souffrir, sans que le bonheur de mon cher Harry, satranquillité soient troublés par des misérables.

– Mais, miss, avez-vous bienréfléchi ?

– Oui. Je vous le dis une fois pourtoutes, je veux que mon fiancé ne soit pas prévenu et je vous seraireconnaissante, à vous, mistress, ainsi qu’à M. Agénor, de neplus jamais me rappeler cette sinistre main sanglante.

Après cette déclaration, la jeunemilliardaire, délaissant le salon où s’amoncelaient les cadeaux,remonta dans sa chambre pour y réfléchir.

La courageuse jeune fille possédait une grandepuissance sur elle-même et lorsque, deux heures plus tard, elleredescendit pour s’asseoir aux côtés de son père et de son fiancé,son visage s’était complètement rasséréné ; elle paraissaitcalme, heureuse et souriante comme chaque jour. Harry Dorgan, siperspicace qu’il fût, ne put lire sur ses traits la trace d’aucunsouci, d’aucune préoccupation.

L’ingénieur était d’excellente humeur. Ilvenait de découvrir un dispositif qui permettait de réaliser uneéconomie de vingt pour cent sur le combustible.

– Tout va pour le mieux, dit-il à FredJorgell, et je suis assez en avance dans mes travaux pour que lecongé que je prendrai à l’occasion de notre mariage ne nuise enrien à la bonne conduite des travaux de la Compagnie des paquebotsÉclair.

– Vous pourrez prendre autant de congéque vous voudrez, dit Fred Jorgell avec un gros rire. N’est-ce pas,ma petite Isidora ?

La jeune fille ne répondit que par un timidesourire et baissa les yeux en rougissant.

– Ce matin, dit tout à coup l’ingénieur,j’ai reçu une lettre très intéressante d’un inventeur inconnu. Ils’agit d’un nouveau moteur à turbines.

Et il tira de sa poche une enveloppe quirenfermait une carte carrée couverte, sur les deux faces, d’unemicroscopique écriture. Fred Jorgell jeta un coup d’œil sur lamissive et la rendit à Harry Dorgan.

– Ces caractères sont beaucoup trop finspour ma vue, murmura-t-il. Il sera plus simple que vousm’expliquiez l’affaire en deux mots.

Harry Dorgan remit la lettre dans sapoche.

– De fait, dit-il, ces pattes de mouchesont presque indéchiffrables. J’ai mis une bonne demi-heure à leslire.

À ce moment, miss Isidora remarqua quel’ingénieur avait aux extrémités du pouce et de l’index de la maindroite deux rougeurs qui ressemblaient à des écorchures.

– Qu’est-ce que cela ?demanda-t-elle en prenant la main du jeune homme. Vous vous êtesblessé, mon cher Harry ?

– Mais non. C’est une légère irritationde la peau que je ne sais trop à quoi attribuer et qui me cause unecertaine démangeaison.

– Vous n’aviez pas ces rougeurs ce matin,ce me semble ?

– Non. Cela m’est venu tout d’un couppendant que je lisais mon courrier. Mais bah ! cela s’en iratout seul comme c’est venu.

L’incident fut oublié et, après avoir déjeunérapidement, l’ingénieur se rendit de nouveau à son bureau et seplongea dans un travail absorbant. Au courrier du soir, il y avaitune nouvelle lettre de l’inventeur inconnu du nouveau moteur àturbines.

Le texte, de même que la signature, étaientaussi peu lisibles que ceux de la première missive et Harry Dorganpassa beaucoup de temps à la déchiffrer. Quand il en eut terminé lalecture, il s’aperçut tout à coup que ses doigts avaient beaucoupenflé, puis il ressentit un étrange malaise, une sorte de vertige.Il quitta son bureau plus tôt que de coutume, persuadé que le grandair dissiperait ce mal de tête qu’il attribuait au surmenage desjours précédents. Mais, une fois dans la rue, le mal, au lieu des’atténuer, ne fit que s’accroître et empirer. Ses jambesflageolaient sous lui, il avait des éblouissements, ses oreillesbourdonnaient. Il se trouvait si faible qu’au lieu de revenir àpied comme il se l’était promis il dut prendre un taxi-cab.

Au dîner, il ne put toucher à aucun des mets.Une soif ardente le dévorait et il voyait danser devant ses yeuxdes myriades de points noirs comme il arrive dans certains cas defièvre. Enfin, il se sentait accablé d’une inexplicable fatigue.Mais pour ne pas inquiéter miss Isidora il se raidit contre lasouffrance et réussit à prendre part à la conversation comme decoutume.

Cependant miss Isidora n’avait pu s’empêcherde remarquer sa pâleur, et elle avait observé que les rougeurssuspectes qui se trouvaient aux extrémités du pouce et de l’indexs’étaient entourées d’un cerne violâtre et s’étaient creusées aucentre comme deux petites plaies. Sur les instances de la jeunefille, il promit de soigner ce qu’il appelait un bobo insignifiantet, sous prétexte de travaux urgents, il regagna l’appartementmeublé qu’il occupait à peu de distance de l’hôtel de son futurbeau-père.

Une fois seul dans sa chambre, Harry fut prisde frissons, de douleurs lancinantes dans la région de l’estomac etil se sentit si mal qu’il dut se coucher en envoyant le domestiqueattaché à sa personne lui chercher un médecin.

Le praticien, après avoir examiné le malade,déclara que son état était de peu de gravité et devait êtreattribué à la fièvre causée par la fatigue. Il conseilla dusommeil, du repos, un bain tiède et des calmants.

Sitôt après le départ du docteur, Harry Dorgantomba dans un sommeil de plomb. Il ne se réveilla que très tarddans la matinée.

– Comment ! balbutia-t-il en jetantun coup d’œil sur la pendule électrique placée près de son lit,déjà neuf heures et demie, mais je devrais être à mon bureau depuisune heure !

Il fit un mouvement brusque pour se lever. Ilne put y réussir. Ses membres étaient ankylosés, il éprouvait unesourde douleur dans toutes les articulations. Péniblement, il sedressa sur son séant et ses regards se portèrent sur la grandeglace de la psyché placée en face de lui et où se reflétait sonimage. Il poussa un cri de surprise.

Son visage, d’une pâleur livide, était marbréde taches violâtres, ses lèvres blêmes et ses paupières rouges etgonflées.

– Je suis malade et même très malade,bégaya-t-il. Que va dire ma chère Isidora ?

Il allongea la main jusqu’au bouton du timbreélectrique situé à son chevet. Quelques minutes plus tard, lewaiter entra dans la chambre. À la vue d’Harry Dorgan il se recula,vaguement épouvanté.

– Qu’avez-vous donc, master,demanda-t-il, vous êtes malade ?

– Oui, balbutia l’ingénieur d’une voixfaible. Je suis même très malade… Voulez-vous aller prévenirMr. Fred Jorgell que je n’irai pas à mon bureau ce matin etque je ne viendrai sans doute pas déjeuner… Mais n’exagérez rien.Dites que je suis légèrement indisposé et que ce soir j’irai mieuxsans doute…

Le waiter se hâta d’aller faire lacommission.

Quand il entra dans le cabinet de FredJorgell, miss Isidora s’y trouvait en compagnie de son père. Enapprenant la maladie de son fiancé, elle fut envahie d’un funèbrepressentiment. Tout de suite elle songea à la main sanglante brodéesur la robe nuptiale.

– Mon Dieu, murmura-t-elle Harry estmalade !… Je tremble d’apprendre une catastrophe !… Etmoi qui n’ai voulu prévenir ni mon fiancé ni mon père de la menaceterrible suspendue sur leur tête !

Miss Isidora se sentait le cœur bourrelé deremords. S’exagérant sa faute, elle se regardait comme la cause dela maladie de l’ingénieur.

– J’aurais dû l’avertir, serépétait-elle.

Elle résolut de réparer le mal en racontantimmédiatement la vérité à son père.

Le milliardaire se montra très affecté decette confidence et pourtant il essaya de rassurer sa fille.

– Évidemment, dit-il, tu as eu tort de nepas me prévenir, mais je suis persuadé qu’il n’y a aucunecorrélation entre la maladie d’Harry Dorgan et l’injurieux envoid’hier.

Miss Isidora s’était levée.

– Je vais voir Harry !s’écria-t-elle impétueusement. Ma place est au chevet de monépoux !…

– Je t’accompagne, dit Fred Jorgell avecagitation, mais auparavant je vais donner des ordres pour que lechef de la police de New York soit prévenu et que mon hôtel soitparticulièrement surveillé, gardé s’il le faut par une vingtaine derobustes détectives. D’ailleurs, ajouta le milliardaire, tut’inquiètes peut-être à tort. Le waiter n’a parlé que d’une légèreindisposition.

– Non. Harry est gravement malade. Je ledevine, je le sens, j’en suis sûre.

Un quart d’heure plus tard, le milliardaire etsa fille pénétraient dans la chambre du malade. En apercevant lestraits défigurés d’Harry Dorgan, miss Isidora eut un cridéchirant.

– Mes pressentiments ne m’avaient pastrompée, murmura-t-elle avec accablement. Harry est trèsmalade ! Mais, puisqu’il en est ainsi, je ne veux plus lequitter, c’est moi qui le soignerai, qui le veillerai et qui leguérirai !…

L’ingénieur, rassemblant toute son énergie parun suprême effort, s’était redressé en souriant – d’un sourirenavrant.

– Je ne suis pas si mal que vous croyez,balbutia-t-il d’une voix faible comme un souffle ; je vousassure, ma chère Isidora, que je vais déjà beaucoup mieux…

– Je veux vous soigner moi-même. N’est-cepas déjà comme si j’étais votre épouse, ne la serai-je pas dansquelques jours ?

Le malade eut un geste de vive dénégation.

– Non, articula-t-il péniblement, je neveux pas. La maladie dont je souffre est peut-être contagieuse etc’est déjà une imprudence d’être venue et de m’avoir serré lamain.

Fred Jorgell s’était approché.

– Harry, dit-il, je vous considère déjàcomme si vous faisiez partie de la famille, j’approuve entièrementIsidora et je trouve son dévouement tout naturel. D’ailleurs, vousn’êtes pas si gravement malade que vous le croyez et j’ai déjà prisles mesures nécessaires pour qu’avant une heure les plus célèbresmédecins de New York soient ici. Il faudrait que votre mal fûtvraiment bien grave pour ne pas céder devant la science.

– D’ailleurs, ajouta Isidora, quand oncombat énergiquement le mal, il s’en va. C’est une lutte comme uneautre. Il s’agit d’être vainqueur.

– De l’énergie, j’en ai, murmura lemalade d’une voix faible.

– Et nous en aurons, s’il le faut, pourvous. Que diable ! je ne tiens pas à être privé d’uncollaborateur dont les services me sont aussi précieux.

Et le milliardaire, bien qu’il fût au fondsérieusement alarmé, eut un rire cordial comme s’il n’eût pas prisau sérieux la maladie de l’ingénieur.

Laissant miss Isidora au chevet de son fiancé,Fred Jorgell se retira, après avoir constaté qu’Harry Dorgan setrouvait moralement très réconforté par cette visite. Lemilliardaire devait revenir peu après, accompagné des médecinsqu’il avait fait mander téléphoniquement. Il venait de sortir de lamaison meublée lorsqu’un personnage, vêtu comme un domestique, ypénétra.

– Je voudrais voir Mr. Harry Dorgan,dit-il au gérant.

– C’est que, lui fut-il répondu,Mr. Dorgan est très malade. Il garde le lit et l’on attendplusieurs médecins qui doivent venir en consultation. Mais de lapart de qui venez-vous ?

– De la part de Mr. FredJorgell.

– Mais il sort d’ici, reprit le gérantavec méfiance.

– Alors c’est que nous nous sommescroisés en route. Je cours le rejoindre.

Et l’homme s’esquiva sans demander de plusamples explications.

Cent pas plus loin, il entra dansl’arrière-salle d’un bar, en ce moment presque désert, et où deuxhommes l’attendaient. C’étaient Joe Dorgan, le frère même del’ingénieur, et un médecin célèbre à New York où il était connusous le nom de « sculpteur de chair humaine », le docteurCornélius Kramm. L’homme leur rendit rapidement compte de samission et se retira.

Cornélius et Joe Dorgan, une fois seuls,échangèrent un sourire diabolique.

– Je crois, fit Cornélius, que le mariagede miss Isidora n’est pas près de se conclure. La charmante misspourrait bien devenir veuve avant que d’être mariée.

– Cet Harry que je déteste va enfindisparaître, murmura Joe avec une haineuse crispation de laface.

– Pour cela, soyez sans crainte. Avec lemicrobe que je lui ai inoculé et qui est à peine connu de quelquesrares savants, Harry Dorgan n’en a pas pour plus de huit jours aumaximum.

Les deux bandits s’entretinrent encore pendantquelque temps, puis ils regagnèrent l’automobile qui les attendaità quelque distance de là.

La Main Rouge triomphait cette fois encore.Harry Dorgan allait mourir.

CHAPITRE II – La lèpre verte

L’ingénieur Antoine Paganot et sa fiancéeMlle Andrée de Maubreuil, prenaient le thé encompagnie d’Oscar Tournesol dans un petit salon du Preston-Hotel.Leurs amis, Roger Ravenel et Frédérique, étaient sortis pourquelques emplettes. Tous trois étaient plongés dans la tristesse etle découragement.

– Nous n’avons eu que de la malchancedepuis notre arrivée à New York, dit la jeune fille. Ç’a étéd’abord la tentative d’assassinat dont nous avons failli êtrevictimes de la part des « Chevaliers du Chloroforme »Nous comptions sur l’aide du milliardaire Fred Jorgell pourretrouver M. Bondonnat, mais voici que le futur gendre dumilliardaire tombe malade et que tous nos projets sont ajournés,remis à une date indéfinie.

Le bossu Oscar réfléchissait.

– On ne m’ôtera pas de l’idée,murmura-t-il à mi-voix, que l’étrange maladie dont souffrel’ingénieur Harry est due à un empoisonnement. Les plus célèbresmédecins n’ont pas su dire ce que c’était que cette étrangeaffection. Et le malade est à la dernière extrémité.

– Vous avez eu des nouvelles cematin ? demanda Andrée.

– L’ingénieur Harry est à l’agonie. Samort n’est plus qu’une question de jours, d’heures peut-être.

– Il est certain, dit Antoine Paganot,qu’il y a là quelque chose d’inexplicable.

– Il y a trois jours, reprit Oscar,Mr. Harry était plein de vie et de santé. Aujourd’hui, ondirait presque un cadavre. Le visage est livide, marbré de tachesviolettes, les paupières sanguinolentes et gonflées. Le malade ahorreur des aliments et il éprouve d’intolérables souffrances dansles régions du cerveau et de l’estomac. Enfin, tous les membressont agités d’un tremblement convulsif.

– C’est singulier, dit l’ingénieur. Voilàdes symptômes qui se rapportent étrangement à ceux que cause unemaladie très peu connue et qui, sous le nom de lèpre verte, causaitau Moyen Âge d’affreux ravages en Russie et en Pologne. Je seraisvraiment curieux de voir de près le malade.

– Qui sait, murmura Oscar, se raccrochantà cette espérance, si vous n’arriveriez pas à découvrir la cause dumal ?

– Allez voir Mr. Dorgan, approuvaAndrée ; je serais bien heureuse que vous pussiez le sauver.Comme miss Isidora doit souffrir ! Je me mets à sa place parla pensée. Quel ne serait pas mon chagrin si je vous voyais atteintd’un si épouvantable mal !

– Eh bien, nous y allons !

Oscar Tournesol et l’ingénieur s’étaientlevés. Une demi-heure plus tard ils se présentaient à l’hôtel dumilliardaire, où tout le monde était plongé dans la consternation.Oscar alla droit au bureau qu’occupait Agénor, le secrétaireparticulier de Fred Jorgell.

Agénor écouta avec attention les explicationsdu bossu et applaudit à son initiative. Il connaissait l’ingénieurPaganot, aussi renommé comme médecin que comme inventeur.

– Vous avez eu là une excellente idée,mon cher compatriote, lui dit-il. Venez avec moi. Mais ne perdonspas un instant, car dans le lamentable état où se trouve le pauvreHarry Dorgan les heures, les minutes mêmes sont précieuses.

Tous trois sautèrent dans l’auto qui, jour etnuit, stationnait dans la cour de l’hôtel, et ils arrivèrent à lamaison meublée où se trouvait l’appartement d’Harry. Sur un mot quefit passer Agénor à Fred Jorgell, ils furent introduits sansdifficulté dans la chambre du malade. Là, ils se trouvèrent enprésence d’un spectacle navrant. Sombre, la face creusée par lechagrin, vieilli de dix ans, Fred Jorgell se tenait dans un coin.Près de lui, miss Isidora pleurait silencieusement. L’onn’entendait que le bruit de ses sanglots et les râles sifflants quis’échappaient de la poitrine du moribond.

– À quoi me servent mes milliards !murmura le vieillard en crispant les poings avec une sourde rage.Tous ces médecins sont des ânes, habiles seulement à soutirer desdollars aux naïfs. Ils n’ont même pas su dire le nom de la maladiedont le fiancé de mon enfant est en train de mourir.

– Je ne sais pas si je serai plus heureuxque mes confrères, dit modestement Antoine Paganot, mais je vaisessayer.

Miss Isidora leva vers lui son beau visagebaigné de larmes.

– Ah, monsieur ! bégaya-t-elle enjoignant des mains suppliantes. Sauvez mon Harry adoré et toute lafortune de mon père est à vous !

– Oui, toute ma fortune, répéta FredJorgell.

– Il ne s’agit pas de cela, dit Paganot,voyons le malade.

Il s’approcha du lit où reposait Harry Dorgan,plongé dans une sorte d’état comateux, la tête renversée enarrière, les prunelles révulsées. La lèvre inférieure étaitpendante et les narines déjà pincées comme celles desmoribonds.

Miss Isidora sentait son cœur battre à grandscoups dans sa poitrine pendant qu’Antoine Paganot, au milieu d’unsilence tragique, procédait à l’examen du malade.

– Je ne m’étais pas trompé, s’écria-t-iltout à coup, c’est bien la lèpre verte.

– Est-ce une maladie guérissable ?demanda la jeune fille palpitante d’angoisse.

– Quelquefois, répondit Antoine Paganotqui, soucieux, réfléchissait, se demandant par quel hasard cemicrobe de la lèpre verte, cultivé seulement comme une curiositédans quelques laboratoires de l’Europe et de l’Amérique, avait puêtre inoculé à l’ingénieur Harry Dorgan.

Tout à coup, l’attention de Paganot futattirée par la main droite du patient dont l’index et le pouceportaient des boursouflures tuméfiées et formant une plaiehideuse.

– Voilà, songea-t-il, des écorchuressingulièrement placées. Ne serait-ce pas par là que le microbes’est introduit dans l’organisme ?

Son regard errait distraitement autour de lachambre. Tout à coup, il se porta sur une carte couverte d’une fineécriture et à l’angle de laquelle se trouvait très nettementmarquée l’empreinte d’un pouce. Il prit la carte, en regarda leverso. Une autre trace de doigt y était marquée, celle de l’index,sans doute, car le geste le plus naturel que l’on fasse pour tenirune carte dont on fait la lecture, c’est de la prendre entre cesdeux doigts.

Or, c’est précisément le pouce et l’index dumalade qui portaient des blessures correspondant aux empreintes.Cette constatation donna beaucoup à penser au jeune homme. Ildemeurait silencieux, lorsqu’il ressentit lui-même un étrangepicotement à l’extrémité du pouce et de l’index à l’aide desquels,machinalement, il avait continué à tenir la carte. Il regarda sesdoigts : ils portaient déjà la trace d’une imperceptiblerougeur. Il ne put s’empêcher de pâlir et rejeta précipitamment lecarton, puis, apercevant sur une étagère un flacon de lysol, ils’en servit pour antiseptiser rapidement sa main droite.

Miss Isidora et Fred Jorgell avaient suivitous ses gestes avec une curiosité poignante. Ils comprenaient quel’instant était décisif.

– Que se passe-t-il donc ? demandafiévreusement Fred Jorgell, et qu’avez-vous découvert ?

– Mr. Harry Dorgan a été empoisonné,déclara gravement Antoine Paganot.

– La menace de la Main Rouge !…murmura Isidora frissonnante.

Le silence de la consternation régna quelquesminutes dans la chambre.

Seul, Antoine Paganot continuait à fureternerveusement dans les coins de la pièce. Tout à coup, il aperçutune seconde carte couverte de la même écriture fine et illisible.Et, comme la première, elle portait deux empreintes disposées de lamême façon, mais d’une couleur différente.

– Quand Mr. Harry a-t-il reçu cescartes ? demanda-t-il d’une voix brève.

– La veille du jour où il est tombémalade.

– C’est cela même. Je m’explique tout.Ces deux cartes ont dû lui parvenir à deux ou trois heuresd’intervalle l’une de l’autre ?

– C’est-à-dire, expliqua miss Isidora,que la première est arrivée au courrier du matin et la seconde àcelui du soir.

– J’en sais assez maintenant, repritAntoine, pour être fixé sur le procédé qu’ont employé lescriminels. Je vous expliquerai cela tout à l’heure, mais le pluspressé est de combattre le mal.

Et il libella rapidement une ordonnance et laremit au bossu qui sortit en courant pour la faire exécuter.

– Maintenant, continuait le jeune homme,vous allez avoir l’explication. La première carte est imbibée d’unesubstance vésicante de la nature de la cantharide et dont lecontact, même prolongé pendant peu de temps, produit desexcoriations et des ampoules. Je viens moi-même d’en avoir unexemple, ajouta-t-il en montrant l’extrémité de ses doigts. C’estpour que la personne à qui la lettre est destinée soit obligée dela tenir longtemps que l’écriture est à dessein fine, illisible etserrée.

– Oui, réfléchit Fred Jorgell, Harry nousa dit qu’il avait mis plus d’une demi-heure à la déchiffrer.

– La seconde carte, elle, a été imbibéed’une culture du microbe de la lèpre verte qui a trouvé dans leslégères plaies du pouce et de l’index un terrain tout préparé, uneissue commode, qui lui a permis de se glisser dans l’organisme.

– Je châtierai les empoisonneurs, s’écriaFred Jorgell en serrant les poings d’un air menaçant.

– Je crois que vous aurez grand-peine àles découvrir. Le moyen qu’ils ont employé montre que ce sont desgens fort intelligents et, bien entendu, l’adresse donnée sur lacarte doit être fausse, de même que la signature est illisible.

À ce moment, Oscar revenait apportant diversflacons et une seringue de Pravaz.

– J’espère que je suis arrivé encore àtemps, s’écria Antoine Paganot, je vais essayer des injectionshypodermiques pour combattre l’empoisonnement du sang, mais j’aibesoin d’être seul pour procéder à cette opération. Dans unedemi-heure, je serai à même de vous dire si vous pouvez encoreconserver quelque espoir.

Tout le monde quitta la chambre. Miss Isidorasortit la dernière, se retournant pour jeter à l’ingénieur Paganotun regard chargé de muettes supplications.

– Vous le sauverez, n’est-ce pas ?murmura-t-elle.

– Hélas ! miss, je ferai tout monpossible, mais cela ne dépend pas de moi. Que n’ai-je été appelé unjour plus tôt.

La demi-heure de délai s’écoula, pour FredJorgell et sa fille et pour leurs amis, dans toutes les affres del’angoisse. Réfugiés dans un petit salon de la maison meublée, ilsépiaient anxieusement la marche des aiguilles sur le cadran del’horloge et les minutes leur paraissaient longues comme desannées.

– Il y a dix minutes que la demi-heureest passée, s’écria miss Isidora en se levant impatiemment. Si nousallions voir !

– Non, dit Fred Jorgell, attendonsencore.

Mais, à ce moment, l’ingénieur Paganot pénétrabrusquement dans la pièce. La physionomie du jeune homme étaitradieuse.

– Mes amis, s’écria-t-il d’une voix quela joie et l’émotion faisaient trembler, une réaction salutaires’est opérée dans l’état de notre malade, et dès maintenant jecrois pouvoir répondre de sa vie. Il n’y a plus qu’à continuer letraitement que j’ai commencé et, d’ici deux jours, le mieuxs’accentuera. D’ailleurs, je veillerai moi-même à ce que mesprescriptions soient suivies de point en point.

Fred Jorgell, trop ému pour remercierl’ingénieur d’une autre manière, lui broya la main d’un énergiqueshake-hand. Miss Isidora balbutia de vagues paroles deremerciement, mais la pâleur avait disparu de son visage et laflamme de l’espoir brillait de nouveau dans ses beaux yeux.

D’ailleurs, l’énergique traitement appliquépar l’ingénieur Paganot réussit complètement. Le soir du même jour,le malade sortit de l’état comateux où il était plongé. Les tachesbleuâtres de son visage s’atténuèrent et il passa une nuit asseztranquille.

Le lendemain, l’état général s’améliora encoreet deux jours après on pouvait regarder Harry Dorgan commedéfinitivement hors de danger.

Pendant tout ce temps, l’hôtel dumilliardaire, de même que la maison meublée où était soignél’ingénieur, furent gardés à vue par des détectives de choix ;les cartes furent analysées par un chimiste assermenté et lesassertions d’Antoine Paganot se trouvèrent pleinement vérifiées. Lapremière carte avait été trempée dans un mélange vésicant d’uneactivité extraordinaire et l’autre, examinée au microscope, laissavoir distinctement les bacilles de la lèpre verte dont elle étaitimprégnée.

La police, est-il besoin de le dire, recherchavainement l’expéditeur des missives empoisonnées. Une seule choseparaissait certaine, c’est qu’elles émanaient des affiliés de laMain Rouge. Mais, comme le dit Fred Jorgell à sa fille, il n’yavait, pour le moment, rien à faire contre les insaisissablesbandits. Le mieux était de faire bonne garde et d’attendre que lapolice eût enfin mis la main sur les chefs de l’association, ce quine pouvait tarder, car un groupe de capitalistes, à la tête duquelse trouvait Fred Jorgell, avait offert des primes considérables quidevaient stimuler le zèle des détectives.

Cependant, la guérison d’Harry Dorgan marchaità grands pas. Il allait entrer en convalescence. Miss Isidorarésolut de profiter de ce qu’Harry n’avait plus un besoin immédiatde sa présence pour aller faire à Antoine Paganot une visite deremerciement.

Elle se rendit donc au Preston-Hotel,accompagnée d’Agénor, assez âgé et assez sérieux pour lui servir dechaperon.

En montant dans l’ascenseur qui devait ladéposer sur le palier même de l’étage habité par les Français, missIsidora ne put réprimer une étrange émotion. N’allait-elle pas,peut-être, se trouver en présence de celle dont le père avait étéassassiné par Baruch ? Dans son empressement à aller remercierAntoine Paganot, elle n’avait pas encore songé à cette éventualité,mais il était trop tard pour reculer. Déjà un waiterl’introduisait, ainsi qu’Agénor, dans un petit salon où setrouvaient Mlle de Maubreuil etl’ingénieur.

En voyant entrer l’Américaine, Andrée s’étaitlevée. Sans l’avoir jamais vue, elle reconnut miss Isidora à ladescription qu’on lui en avait faite. Malgré tout son empire surelle-même, elle pâlit et tout son sang reflua vers son cœur. Ellese trouvait en présence de la sœur du meurtrier de son père. MissIsidora avait deviné ce qui se passait dans son âme et, s’avançantvers elle, elle murmura d’une voix que l’émotion faisaittrembler :

– Mademoiselle, je sais que ma place nedevrait pas être ici, que ma présence ravive dans votre cœur decruels souvenirs, mais il fallait que je remercie M. Paganotauquel je dois la vie de mon fiancé. Il fallait que je lui enexprime toute ma reconnaissance et aussi que je lui demande, de lapart de mon père, quelle récompense il désire pour l’inappréciableservice qu’il nous a rendu. Mademoiselle, n’est-ce pas que vous mepardonnez d’être venue ?

– Miss Isidora, répondit Andrée deMaubreuil avec effort, je sais que vous êtes loyale et généreuse.Je ne puis vous rendre responsable du crime d’un autre. Qu’il nesoit plus jamais question entre nous de ce passé sanglant…

Tout en parlant, Andrée tendait sa main àIsidora. La jeune fille la prit et la serra, mais toutes deuxétaient tellement émues qu’elles avaient des larmes dans les yeux.Il y eut un moment de silence attristant.

Ce fut Agénor qui reprit le premier laconversation.

– N’oubliez pas, miss Isidora, fit-il,que nous sommes venus demander à M. Paganot quels honorairesil désire pour la cure miraculeuse qu’il vient d’opérer.

– Il ne saurait être question entre nousd’une récompense quelconque, déclara l’ingénieur. Je suis tropheureux d’avoir pu être agréable au protecteur de notre amiOscar.

– Savez-vous, dit tout à coup Andrée, cequi ferait le plus de plaisir à M. Paganot ?

– Dites vite, s’écria Miss Isidora, c’estaccordé d’avance.

– Eh bien, reprit la jeune fille,retrouvez le père de mon amie Frédérique, M. Bondonnat, etvous nous aurez largement récompensés du service que mon fiancévous a rendu.

– Nous le retrouverons, fit gravementmiss Isidora, la main tendue comme pour un serment, nous leretrouverons, dût mon père dépenser pour cela toute sa fortune.

À ce moment, Frédérique, ignorant qu’il y eûtdes visiteurs, entra brusquement dans le salon. L’ingénieur Paganotfit les présentations. Et, tout de suite, la fille du milliardaireet la nouvelle venue sympathisèrent.

– Excusez-moi d’être entrée ainsi sanscrier gare, dit joyeusement Frédérique, mais je vous apporte unebonne nouvelle.

– De quoi s’agit-il ?

– Je viens de recevoir une lettre de monpère. La voici, je vais vous la lire, ajouta-t-elle en tirant deson corsage une enveloppe toute froissée. Tous se rapprochèrentavec curiosité pendant que Frédérique lisait.

« Ma chère enfant,

« Je suis heureusement vivant et en bonnesanté. Je suis, il est vrai, séquestré, gardé à vue, dans unendroit sur lequel il m’est impossible de te donner aucunrenseignement, mais je ne cours aucun danger. Je suis entre lesmains de riches capitalistes qui me font – un peu malgré moi, ilest vrai – travailler à certaines découvertes, mais ils doiventm’indemniser et, ce qui est beaucoup plus important pour moi, merendre très prochainement à la liberté.

« Mes geôliers m’interdisent de t’écrireavec plus de détails, mais ne te fais pas d’inquiétude à mon sujet,je serai bientôt de retour.

« Embrasse bien de ma part mon autrefille Andrée et prends patience.

« Mille baisers de ton vieux père.

« Prosper Bondonnat. »

« P.-S. – Mes amitiés à mes excellentscollaborateurs, Roger Ravenel et Paganot. »

– Drôle de lettre, s’écria Agénor quandFrédérique eut terminé sa lecture.

– Oh ! répliqua la jeune fille,c’est bien un autographe de mon père. Il a une façon de barrer sesT, de faire ses F et de parapher sa signature qui n’appartient qu’àlui. Je reconnaîtrais son écriture entre mille.

– Voyons l’enveloppe, dit l’ingénieur.Cette lettre a été adressée en Bretagne, puis réexpédiée à NewYork.

– Mais d’où venait-elle, voilà ce qu’ilimporte de savoir.

– D’Amérique, reprit Paganot quiexaminait attentivement les estampilles postales. Cela nous prouvetoujours une chose, c’est que M. Bondonnat est bien enAmérique et que nous avons eu raison en venant l’y chercher. Cettelettre a été jetée à la poste à La Nouvelle-Orléans.

– Eh bien ! déclarèrent d’une voixAndrée et Frédérique, nous irons à La Nouvelle-Orléans. Nous allonsy partir le plus tôt possible.

– Précisément, dit miss Isidora, mon pèrepossède à la Nouvelle-Orléans de nombreux correspondants qui semettront à votre disposition pour tous les renseignementsimaginables. Dès demain, je vous enverrai par Oscar une dizaine delettres de recommandation qui vous seront, j’en suis sûre, de laplus grande utilité.

Andrée et Frédérique remercièrent miss Isidoraqui prit congé d’elles en leur renouvelant la promesse qu’elleavait faite de les aider de toute la puissance des milliardspaternels dans la recherche qu’elles allaient entreprendre.

Cette journée fut heureuse pour tout le monde.Le petit clan des Français était heureux d’avoir enfin desnouvelles de M. Bondonnat, et miss Isidora et son pèrevoyaient avec une indicible satisfaction que l’ingénieur HarryDorgan entrait en pleine convalescence.

Quant aux menaces de la Main Rouge, personnene voulait ou n’osait y penser.

CHAPITRE III – La cabine 29

Après un fatigant voyage en railway, Andrée,Frédérique et les fiancés des deux jeunes filles étaient arrivés àSaint Louis sur le Mississippi. Descendus dans un excellent hôtelsitué sur les quais du fleuve, l’hôtel de La Louisiane,dont le nom français les avait séduits, ils se levèrent lelendemain matin assez tard. Ils déjeunèrent sommairement et ils sedisposaient à faire une promenade dans l’intérieur de la ville,lorsque leur attention fut attirée par une gigantesque affiched’une polychromie hurlante et qui se trouvait apposée dans la courintérieure de l’hôtel.

Voici le texte exact de ce placard :

Précieux avertissement

aux ladies et gentlemen amateurs de tourisme

OXYGÈNE-CÉLÉRITÉ-MUSIQUE

Atmosphère vivifiante des forêts du Mississippi

Voyage extra-rapide sur le yacht de luxe

L’ARKANSAS

Orchestre de 30 musiciens.

Cuisine française et anglaise.

Confortable de premier ordre.

Innombrables attractions à bord.

Pêche. Chasse. Sports de tout genre.

L’Arkansas effectue le trajet de Saint Louis

à La Nouvelle-Orléans en trente heures

PRIX DES PLACES

Première classe 120 dollars.

Seconde classe 80 dollars.

Les quatre Français étaient occupés à lirecette affiche, digne de Barnum, lorsqu’un des gérants de l’hôtels’approcha d’eux et, après les avoir saluésobséquieusement :

– Mesdames et messieurs, dit-il enexcellent français, j’ai vu sur le livre de l’hôtel que vous vousrendez à La Nouvelle-Orléans. S’il m’était permis de vous donner unconseil, je vous engagerais à prendre passage à bord del’Arkansas. C’est peut-être un peu plus cher que sur lessteamboats ordinaires, mais cet inconvénient est largement compensépar d’autres avantages.

– Lesquels ? demanda l’ingénieurPaganot.

– Cette affiche en indique la plus grandepartie. En outre, l’Arkansas, ne pouvant emporter qu’unecentaine de passagers, tous gentlemen du meilleur monde, vousévitera la promiscuité désagréable des paquebots ordinaires. Tousceux qui ont descendu les rives du superbe fleuve dans cesconditions n’ont eu qu’à se louer de leur excursion. En outre,ajouta le gérant pour aller au-devant d’une objection qu’il lisaitdans les regards de l’ingénieur, je vous dirai que je n’ai aucunintérêt à ce que vous preniez passage à bord d’un paquebot plutôtque d’un autre.

– La proposition est séduisante, ditAndrée de Maubreuil, sans remarquer l’obstination à bon droitsuspecte du gérant.

– Nous y réfléchirons, ajoutaFrédérique.

– C’est que, fit l’homme en insistant deplus belle, il faudra me donner réponse avant six heures.L’Arkansas lève l’ancre demain matin.

– Il suffit, dit Roger Ravenelimpatienté. Vous aurez votre réponse en temps voulu.

Les quatre Français sortirent de l’hôtel sansremarquer que l’obséquieux gérant les suivait de loin d’un regard àla fois ironique et haineux.

– Ils ont l’air à peu près décidés,grommela-t-il entre ses dents. Je crois bien qu’ilsembarqueront.

Il ne se trompait pas. Les jeunes voyageurs,après avoir vu l’Arkansas, un élégant petit vapeur enacier de construction récente, se résolurent à adopter ce mode devoyage que tout le monde, d’ailleurs, leur recommandait comme pluscourt, moins fatigant et plus pratique. Ils firent donc transporterleur léger bagage à bord du yacht, et le lendemain, vers neufheures, ils prenaient possession de leurs cabines pendant quel’Arkansas levait l’ancre au son d’un orchestre endiablé,exécutant avec une furia tout américaine le Yankee-Doodle,la Marseillaise et le Danube bleu.

Le pavillon étoilé fut hissé à la corned’artimon et l’on partit.

Les passagers, dont le pont était couvert,étaient vêtus avec une certaine élégance qui, chez nous, eût paruquelque peu voyante. Ils arboraient des complets à carreaux decouleur hurlante, des cravates invraisemblables et des giletsrutilants. Presque tous étaient coiffés de casquettes de voyageornées de petits drapeaux ou d’écussons désignant les sociétéssportives auxquelles ils appartenaient. Beaucoup étaient munis dejumelles, de longues-vues et de Kodaks qu’ils braquaient tour àtour sur les deux rives du fleuve.

Le Mississippi est, à cet endroit, presqueaussi large qu’un lac. Il roule ses eaux jaunâtres et boueusesentre deux berges marécageuses couvertes d’une moisson de plantesaquatiques que continuent un peu plus loin d’immenses acréages decotonniers, de maïs, coupés de temps en temps par des bouquets debois. Çà et là apparaissaient des villes ou des villages tapis aufond de quelque petite baie avec leurs usines aux hautes cheminéesnoires et leurs estacades de pilotis qui s’avançaient dans l’eaufangeuse du fleuve.

La chaleur était accablante ; desdomestiques noirs se hâtèrent de dresser sur le pont de longuestentes de coutil, sous lesquelles la plupart des voyageurss’installèrent sur des sièges de rotin, pendant que des barmenfaisaient circuler les plateaux chargés de cocktailsincendiaires.

Vers onze heures, la cloche du bord sonna pourle lunch. Le menu ne différait guère de celui des hôtels où lesquatre Français étaient déjà descendus ; c’était l’inévitablesoupe aux huîtres, le saumon à la canadienne et les gigantesquesrosbifs entourés de tout un arsenal de sauces corrosives dans depetits flacons aux étiquettes multicolores. Le pale ale et le stoutétaient excellents, mais les vins, qualifiés de vins de France etcomptés en supplément, étaient exécrables. Somme toute, l’ordinairene démentait pas trop les promesses du prospectus.

C’est pendant ce premier lunch qu’Andrée etFrédérique remarquèrent deux convives d’un certain âge dont laphysionomie et les manières leur inspirèrent une instinctiverépulsion. L’un d’eux avait une de ces figures qui restent gravéesdans le souvenir dès qu’on les a vues seulement une fois. Son crâneénorme était entièrement chauve, ses yeux sans cils, pareils à desyeux d’oiseau de proie, étaient abrités par de larges lunettesd’or, l’expression de son regard avait quelque chose de fascinateuret d’inquiétant. Les lèvres étaient minces, le visage maigre, rasé,presque squelettique. Il s’exprimait avec une lenteur et unesécheresse glaciales et donnait à première vue l’impression d’uneintelligence géniale jointe à une méchanceté diabolique.

Son compagnon, sans doute son frère, car ilavait avec lui un air de vague ressemblance, en différaitentièrement comme physionomie et comme aspect.

Autant l’autre était maigre, émacié et morose,autant il était corpulent, rubicond et jovial.

Son sourire bienveillant, ses yeux gris clairpleins de franchise le rendaient tout d’abord sympathique, mais sil’on observait avec attention ses mâchoires trop développées, sesvastes oreilles, ses mains énormes aux doigts courts et aux poucesen billes, on se sentait beaucoup moins rassuré.

Ces deux hommes étaient énigmatiques ettroublants.

Pendant tout le repas, ils ne prononcèrent quequelques paroles, mais ils ne quittaient pas des yeux les Français,et Frédérique, surtout, sentait peser sur elle le regard hypnotiquede l’homme aux lunettes d’or et elle éprouvait un étrangemalaise.

Ce fut avec un véritable soulagement qu’ellevit les deux inconnus se lever de table et monter sur le pont oùils allaient fumer un cigare.

– Quelles étranges physionomies !murmura la jeune fille avec un léger frisson, de véritablespersonnages d’Hoffmann ou d’Edgar Poe. Ils m’ont coupél’appétit.

– On ne voit de ces têtes-là qu’enAmérique, répondit Roger Ravenel ; ce sont peut-être,d’ailleurs, de très honnêtes gens.

– J’en doute fort, fit l’ingénieurPaganot en hochant la tête. J’ai entendu dire que l’un d’eux étaitun médecin connu, quant à l’autre ce doit être un négociantquelconque.

La conversation dévia peu à peu et, le lunchterminé, tout le monde remonta sur le pont pour admirer le paysagequi, à mesure qu’on avançait, se renouvelait incessamment.

On apercevait beaucoup de crocodiles :les plus jeunes, alertes et frétillants comme des lézards, les plusgros, les patriarches, se laissant entraîner paresseusement au filde l’eau, le dos recouvert d’une mousse verdâtre qui les faisaitressembler à de vieux troncs d’arbre à la dérive.

Les deux étrangers aux mines inquiétantesavaient disparu. Sitôt après le déjeuner ils étaient rentrés dansune cabine, la cabine 29, et s’étaient fait apporter du champagneglacé et des cigares.

– Alors, fit l’homme aux lunettes d’or enbaissant la voix, ce sera pour ce soir, n’est-ce pas ?

– Oui, mon cher Cornélius, il n’est quetemps que nous soyons débarrassés de ces maudits Français qui nousont déjà causé un tort considérable.

– Baruch ne sait rien ?

– Non, on lui apprendra la chose quandelle sera terminée. C’est infiniment préférable. S’il n’est pascontent, nous lui dirons que nous n’avons pas eu le temps de leconsulter, que le péril était urgent.

– Oui, cela vaut beaucoup mieux, maisnotre homme ne vient pas vite.

– Oh ! il n’est pas en retard, ditFritz en tirant sa montre. Il se nomme Dodge, il a déjà étécondamné pour vol et pour meurtre et il est entièrement dévoué à laMain Rouge. Il a séjourné d’ailleurs pendant plusieurs mois à l’îledes pendus et faisait partie des sentinelles surveillant le vieuxBondonnat. J’aurais beaucoup préféré Slugh.

– Oui, mais Slugh n’est pas encore guérides coups de revolver que lui a donnés Fred Jorgell, j’ai bien cruqu’il n’en réchapperait pas…

À ce moment, on frappa trois coupsrégulièrement espacés à la porte de la cabine. Fritz et Cornéliuss’empressèrent d’appliquer sur leurs visages deux masques decaoutchouc, puis ils attendirent. On frappa de nouveau.

– Entrez, dit Cornélius.

L’homme qui pénétra dans la cabine était unrobuste compagnon aux vêtements de toile bleue, au visage et auxmains noircis par le charbon. Il tenait respectueusement sacasquette à la main.

– Fermez la porte, dit Fritz.

– Sirs, j’ai reçu un avis de me rendre àla cabine 29.

Et il montrait un billet portant commesignature une main grossièrement tracée à l’encre rouge.

– C’est bien, reprit Fritz. Nous t’avonsfait appeler. Nous avons des ordres à te donner de la part desLords de la Main Rouge. Il faut que, cette nuit, lorsque tous lespassagers seront endormis dans leurs cabines, l’Arkansassombre sans que personne puisse être sauvé. Rien n’est plus facileque de produire une voie d’eau dans la cale. Il suffit d’enleverquelques planches. Cela ne demande pas une heure de travail. Tuauras soin, bien entendu, de nous conduire à terre dans une deschaloupes avant l’accident.

Dodge, un des chauffeurs del’Arkansas, ne semblait pas décidé. Cornélius lut del’hésitation dans son regard.

– Songe bien, fit-il de sa voix glacialeet coupante comme la bise de décembre, que tu dois obéir aux ordresdes Lords. Tu ne cours aucun risque, d’ailleurs, et tu n’ignorespas que, sans la Main Rouge qui te couvre de sa puissanteprotection, tu n’aurais pas quarante-huit heures à vivre.

– Sirs, dit humblement Dodge, j’obéirai.À onze heures et demie précises, je viendrai vous chercher danscette cabine pour vous faire descendre dans le canot.

Fritz tendit au chauffeur une bank-note decinquante dollars.

– Voici, dit-il, qui te permettra depayer à boire aux gens de l’équipage. Il faut qu’ils soientsuffisamment ivres pour ne pas te déranger dans ton travail.Maintenant, tu peux te retirer.

Dodge sortit à reculons et, sitôt qu’il se futretiré, Fritz et Cornélius enlevèrent leurs masques ets’empressèrent de quitter la cabine 29.

Ils remontèrent sur le pont au moment même oùla cloche du bord annonçait que l’Arkansas allait accosterle long des quais de bois d’un village riverain pour mettre à terrequelques passagers et en laisser monter d’autres.

L’échange des passagers se fit assezrapidement. Il n’en monta qu’une dizaine, presque tous groscultivateurs de la région. Parmi eux se trouvait un jeune homme demine et de mise élégantes dont la vue produisit une étrangeimpression sur Mlle de Maubreuil. Elle eut lasensation rapide d’avoir vu ces traits-là quelque part, maisoù ? Elle n’eût pu le dire.

L’inconnu franchit la passerelle et son regardrencontra celui d’Andrée. La jeune fille, sous le rayon magnétiquede ses prunelles, ressentit au cœur une douloureuse commotion. Ceregard l’avait pour ainsi dire matériellement blessée, comme sielle eut reçu un coup de poignard. Elle détourna la tête avec unesorte de répulsion instinctive pendant que le jeune homme, aprèsl’avoir suivie d’un long regard, se perdait dans la foule despassagers dont le pont du vapeur était encombré.

Par quelle étrange association d’idées Andréede Maubreuil se rappela-t-elle tout à coup en cet instant cecauchemar qui pendant longtemps avait hanté ses nuits le samedi dechaque semaine et qui, maintenant, ne se représentait plus querarement à elle ?

La jeune fille ne put s’empêcher defrissonner, mais elle n’osa confier à personne l’étrangepressentiment dont elle était assaillie.

Pendant ce temps, l’inconnu, en s’avançant àtravers la foule des voyageurs, n’avait pas tardé à apercevoirFritz et le docteur Cornélius. Il échangea avec eux un clin d’œilimperceptible et tous trois descendirent à la cabine 29,spécialement choisie par Cornélius parce qu’elle était isolée desautres. Les deux frères essayaient à peine de dissimuler leurmécontentement à la vue du nouveau venu.

– Ah ça ! mon cher Baruch – ouplutôt, mon cher Joë –, que se passe-t-il donc pour que vouscourriez ainsi après nous ? s’écria Cornélius ; votrearrivée est une vraie surprise.

– Il se passe des choses très graves, ditBaruch, dont la physionomie exprimait l’inquiétude et la mauvaisehumeur. Et tout d’abord, je viens de recevoir, par marconigramme,une nouvelle des plus fâcheuses. Lord Burydan s’est évadé de l’îledes pendus en compagnie de l’Indien Kloum.

– Mais au moins, demanda Fritzprécipitamment, le vieux Bondonnat ne s’est pas échappé ?

– Non, mais il ne s’en est fallu que depeu de chose. Il était déjà monté dans la nacelle de son aéronef –dont entre parenthèses lord Burydan s’est emparé –, lorsqu’un denos fidèles agents, Sam Porter, l’a empoigné à bras-le-corps et aempêché son évasion.

Fritz et son frère échangèrent un regardfurieux et dépité.

– J’ai toujours dit, grommela Cornélius,que ce vieux Français était rusé comme le diable et qu’il finiraitpar nous glisser un jour ou l’autre entre les doigts comme uneanguille.

– Oh ! reprit Baruch, j’aitélégraphié de doubler la surveillance et je ne crois pas que cesoit de sitôt que le vieillard puisse combiner un nouveau plan defuite. Mais ce n’est pas la seule mauvaise nouvelle que je vousapporte. Mon frère, Harry Dorgan, est maintenant complètementrétabli. La fameuse lèpre verte l’a retenu au lit à peine pluslongtemps qu’une grippe bénigne.

– Cela, nous le savons, répliquaCornélius avec impatience, puisque c’est l’ingénieur Paganot,précisément un élève de notre prisonnier de l’île des pendus, qui aréussi à découvrir le microbe et qui a appliqué au malade untraitement approprié.

– Oui, répliqua Baruch avec emportement,mais ce que vous ignorez, c’est que mon pseudo-père, WilliamDorgan, en apprenant que son rejeton était gravement malade, a misde côté tout orgueil et toute rancune et est allé le voir. Tout ceque j’avais fait devient inutile. Maintenant, ils sont réconciliés,et William Dorgan consent même au mariage de son fils avec missIsidora.

– Diable ! cela se gâte, murmuraFritz entre ses dents.

– Oui, ajouta Cornélius sur le même ton,il est grand temps d’intervenir d’une façon énergique.

– En tout cas, reprit Baruch, dont lacolère longtemps contenue se déchaînait, il faudrait évitercertaines maladresses du genre de celles qui ont été commises sansqu’on m’en ait prévenu.

– Quelles maladresses, s’il vousplaît ? demanda Cornélius dont les prunelles d’oiseau de proiescintillèrent derrière le cristal de ses lunettes d’or.

– Ma sœur Isidora a reçu une robe brodéed’une main sanglante. Pourquoi a-t-on fait cela ? C’est aussiridicule que maladroit !

– Nous avons nos raisons, répliquasèchement Cornélius. Cet envoi emblématique, précédant de quelquesheures la maladie subite d’Harry Dorgan, était destiné à frapperFred Jorgell et sa fille d’une terreur telle que…

– Eh bien, interrompit Baruch avec unricanement sinistre, le résultat a été tout différent de celui quevous espériez. Maintenant, Fred Jorgell et les Français ont faitcause commune. Ils vont remuer ciel et terre pour découvrirM. Bondonnat.

Fritz eut un haussement d’épaules.

– Les Français ne nous gêneront paslongtemps.

– Pourquoi cela ?

– Parce que, ce soir, ils n’existerontplus. L’Arkansasaura sombré corps et biens. Il y a à borddes affiliés de la Main Rouge et toutes nos dispositions sontprises.

Baruch était devenu blême de rage.

– Cela ne sera pas, déclara-t-il enserrant les poings. Je le constate depuis quelque temps, vous nevous donnez plus la peine de me consulter lorsqu’il s’agit deprendre une décision importante. C’en sera vite fait de notreassociation si la discorde se met parmi nous !

– Il ne s’agit pas de cela, réponditFritz d’un ton conciliant ; il est urgent de se débarrasser deces Français qui sont pour nous un danger. Nous avons saisi au volune occasion propice. Nous étions persuadés que vous seriez denotre avis. Il n’y a pas de quoi vous mettre en colère.

– Lorsque vous avez quitté New York,reprit Baruch, il n’était pas question de ce projet. La lettreexpédiée à Mlle Frédérique devait être simplementun moyen de séparer Fred Jorgell de ses alliés et d’attirer ceux-cijusqu’à La Nouvelle-Orléans pour leur faire perdre du temps endémarches inutiles et nous permettre, à nous, de prendre unerésolution à leur sujet.

– Oui, mais chemin faisant nous avonsréfléchi qu’il était de beaucoup préférable de nous débarrasserd’un seul coup de ces gens-là dans une catastrophe qui paraîtranaturelle à tout le monde et ne forcera pas la justice àintervenir. Quand l’Arkansas sera au fond du Mississippi,bien malin celui qui pourrait arriver à savoir comment le naufrages’est produit. Si vous réfléchissez un instant, vous serez de monavis.

Baruch avait eu le temps de se calmer et avaitrepris peu à peu son sang-froid.

– Eh bien, précisément, fit-il d’un tonnet et tranchant, j’ai réfléchi. Il ne faut pas que cettecatastrophe ait lieu. Je m’y oppose absolument.

– Et la raison ?

– C’est que je ne veux pas qu’Andrée deMaubreuil périsse. Je l’ai vue tout à l’heure encore sur le pont etnos regards se sont croisés. Je l’aime autant que je l’aimaisautrefois lorsque j’étais chez son père. Elle me détestait, elle medéteste sans doute encore, mais justement ce sera mon triomphe àmoi de me faire aimer d’elle, de gré ou de force, et c’est pourcela que je veux qu’elle vive.

Cornélius et Fritz se consultaient du regardet demeuraient hésitants et perplexes.

– Comprenez bien, d’ailleurs, dit encoreBaruch, que le moment serait très mal choisi pour attirerl’attention sur la Main Rouge. Je sais qu’Harry Dorgan me déteste,il a d’ailleurs de bonnes raisons pour cela ; et je suis sûrqu’il me soupçonne d’avoir été pour quelque chose dans sa maladie.Il ne suffirait que d’une enquête menée avec sagacité pourdécouvrir que c’est nous qui sommes ces fameux Lords de la MainRouge dont l’existence est passée, en Amérique, à l’état delégende. Réfléchissez à votre tour et voyez s’il n’est paspréférable de montrer de la prudence.

La discussion se prolongea pendant une heureentière. Cornélius et son frère, bien qu’à contrecœur, finirent parcéder aux raisons de Baruch. Ils savaient qu’il avait dit vrai enannonçant une véritable levée de boucliers contre la Main Rouge. Degrandes précautions étaient nécessaires, momentanément dumoins.

Au moment où les trois bandits venaient detomber d’accord, on frappa de la manière convenue à la porte de lacabine 29.

D’un geste rapide, les trois Lords secouvrirent le visage de leurs masques, puis Fritz alla ouvrir.

C’était Dodge, le chauffeur.

– Sirs, dit-il, mes préparatifs sontterminés. J’attends vos ordres définitifs. Le canot qui doit vousemmener est déjà hissé sur son portemanteau.

– Tes préparatifs seront pour cette foisinutiles, dit Cornélius. La catastrophe qui avait été décidéen’aura pas lieu. Retourne à ton travail et oublie ce que tu as vuet entendu.

– Mais les cinquante dollars ?

– Garde-les, ils t’appartiennent.

Le chauffeur se retira, au comble de lasurprise causée par ce dénouement inattendu.

Quelques heures plus tard, à la nuit tombante,les trois Lords de la Main Rouge profitaient d’une escale del’Arkansas dans le port d’une bourgade riveraine pourdescendre à terre. Ils se firent conduire à la gare la plus procheoù ils prirent le rapide de New York.

CHAPITRE IV – Le repas des caïmans

Pendant tout le temps que Baruch était demeuréà bord de l’Arkansas,Andrée de Maubreuil, subissant, sanss’en rendre compte, une sorte de suggestion, avait été en proie àun malaise proche de l’angoisse. Sitôt que le bandit et ses deuxacolytes eurent quitté le navire, elle éprouva, sans en biencomprendre la cause, un soulagement immédiat. Elle respira comme sielle eut été tout à coup délivrée d’un accablant fardeau. La nuitse passa pour elle d’une façon très tranquille dans la cabinequ’elle partagea avec Frédérique, et qui, sans être luxueuse,offrait un confort très suffisant.

Levées de bonne heure, les deux jeunes fillesmontèrent sur le pont, où leurs fiancés les avaient déjà précédées.Tous quatre s’extasièrent devant le panorama qui était splendide.La végétation plus luxuriante et d’un caractère différent annonçaitl’approche de la zone tropicale. Les rives étaient bordées debambous géants, les bois devenaient plus fréquents, et lespalmiers, les tulipiers, les lauriers et les cèdres y étaientnombreux. Le fleuve lui-même avait doublé de largeur et il étaitmaintenant parsemé d’îlots marécageux et verdoyants d’où l’approchedu vapeur faisait s’envoler des nuées d’oiseaux aquatiques. Lesembarcations de toutes sortes, steamboats, voiliers, chalands,pirogues, etc., voguaient en grand nombre autour del’Arkansas. Andrée et Frédérique aperçurent même d’énormestrains de bois qui descendaient au fil de l’eau. Il y avait là lespreuves d’un trafic intense dont nos calmes fleuves de la vieilleEurope ne sauraient donner la moindre idée.

La température était devenue intolérable. Desvapeurs jaunâtres montaient des eaux surchauffées du fleuve et lescaïmans devenaient innombrables. Ils s’ébattaient par centaines,par milliers tout autour du vapeur. On entendait distinctement leclaquement sec de leurs mâchoires et on distinguait leurs petitsyeux féroces qui étaient comme allumés d’une lueur sanglante.

Les passagers s’amusèrent d’abord à leur jeterdes épluchures de toutes sortes : croûtes de pain, pelures debanane et jusqu’à des journaux roulés en boule. Puis, des sportsmenqui se trouvaient à bord s’avisèrent de tuer quelques-uns de cesmonstres avec des carabines de précision.

Cette idée eut le plus grand succès. Toutesles armes à feu du bord furent mises en réquisition et bientôt levapeur avança au milieu d’un feu roulant de détonations, d’un vraicrépitement de fusillade.

La plupart des balles des chasseurs improvisésallaient ricocher sur l’épaisse cuirasse d’écaille dont les caïmanssont couverts. Pour les tuer, il fallait les atteindre à l’œil ouau ventre, les deux seules parties vulnérables de leur individu. Cen’était pas chose commode. Seuls quelques tireurs éméritesréussirent à accomplir ce tour de force ; mais sitôt qu’uncaïman était tué ou simplement blessé à mort, ses congénères seprécipitaient sur lui et le déchiquetaient férocement, avec depetits cris assez semblables aux vagissements d’un nouveau-né.

Le fleuve s’était teint de sang sur une largesurface. Andrée et Frédérique, qui trouvaient le spectacle de cetteboucherie profondément répugnant, se disposaient à descendre dansleurs cabines, lorsqu’il se produisit un incident tout à faitinattendu.

Pour éviter les îlots, qui occupent en cetendroit le centre du fleuve, le vapeur avait dû se rapprocher de lacôte où d’immenses champs de cotonniers apparaissaient, parsemés devillages composés de huttes de paille et habités par des Noirs,pour la plupart anciens esclaves, qui sont très nombreux dans larégion.

Tout à coup, les passagers del’Arkansas virent déboucher d’un fourré de bananiers et depalmiers épineux deux hommes en haillons, qui détalaient de toutela vitesse de leurs jambes, espérant sans doute trouver un refugedans les vastes marécages dont le fleuve est bordé.

Ils étaient chaudement poursuivis par unetroupe de Noirs, armés de bâtons, de fourches et même de fusils etde revolvers. Les nègres gagnaient du terrain de minute en minuteet ils poussaient déjà des hurlements de triomphe en déchargeantleurs armes dans la direction des fugitifs qui paraissaient à boutde forces.

Le capitaine de l’Arkansas, en bonYankee passionné pour tous les sports, même pour la chasse àl’homme, donna l’ordre au timonier de se rapprocher du rivage pourpermettre aux passagers de suivre les péripéties de la lutte. Onvit alors que les deux fuyards étaient un Blanc et un Peau-Rouge.Déjà les paris s’engageaient.

– Je mets cinq dollars sur le Blanc.

– Et moi dix sur le Peau-Rouge. Il a desjarrets superbes.

– Tenu ?

– Tenu !

– J’accepte les Noirs à dix contreun.

Mais tout à coup les choses prirent une autretournure. On sait quels sont aux États-Unis le mépris et la hainedes hommes blancs pour les nègres. Ceux-ci ont au théâtre desplaces spéciales, en chemin de fer on ne leur permet de monter quedans certains wagons, dans les restaurants même un Noir nes’aviserait jamais de venir s’asseoir à la table où un Blanc setrouve déjà.

Les parieurs, qui s’étaient d’abord amusés dela poursuite, ne tardèrent pas à passer de la curiosité àl’indignation.

– C’est une honte, s’écria un grosmarchand de blé de Saint Louis, Yankee pur sang ; voilàmaintenant que les hommes noirs se mettent à chasser les citoyensaméricains comme si c’étaient de simples sangliers.

– C’est indigne !

– Il faut empêcher cela.

– Sus aux moricauds !

– Il faut tirer sur lesnègres !…

– C’est cela !…

Les cervelles étaient arrivées à un étatd’exaltation intense. Quelques gentlemen, plus décidés que lesautres, intimèrent au capitaine l’ordre d’approcherl’Arkansas du rivage autant que cela serait possible et enmême temps de détacher du vapeur un canot pour recueillir lesfugitifs. Le capitaine yankee qui, au fond, était exactement del’avis de ces passagers ne se fit pas tirer l’oreille pour obéir.Louvoyant avec précaution entre les bancs de boue, et de joncs, levapeur se rapprocha du rivage. Pendant ce temps, les tireurs quivenaient d’exercer leur adresse contre les caïmans s’empressaientde recharger leurs armes et couraient chercher de nouvellesmunitions dans leurs cabines.

Sitôt qu’ils furent à bonne portée, les Noirsfurent accueillis par une décharge générale. Trois ou quatretombèrent, plus ou moins grièvement blessés, aux cris de joie del’assistance.

– Bien tiré, sir ! un coup superbe.Hourra pour la vieille Amérique !

– Mort aux Noirs !

Voyant leurs camarades blessés, les nègress’étaient arrêtés net, tout ébahis de cette interventioninattendue. Ils se gardèrent bien de riposter, sachant combien ilaurait été grave pour eux d’attaquer un navire américain. Le moinsqui eût pu leur arriver eût été d’être pendus haut et court commepirates.

Après une courte délibération, ils battirentprudemment en retraite et ils eurent bientôt disparu dans l’immenseet ondoyant océan des plantations de coton et de maïs. Les deuxfugitifs, sans que personne s’y opposât, gagnèrent paisiblement lecanot qui les transporta à bord du vapeur.

À peine eurent-ils mis le pied sur le pontqu’ils furent entourés d’un cercle de curieux pleins de sympathiepour l’état lamentable où ils se trouvaient. Ils offraient, il fautle dire, un spectacle pitoyable. De leurs vêtements arrachés,brûlés par place, il ne leur restait que des lambeaux. Ils étaientcouverts de boue et de sang, balafrés d’égratignures et meurtris decoups.

De tous côtés les exclamations secroisaient.

– Coquins de Noirs, dans quel étatont-ils mis ces pauvres gens !

– Il faut leur donner deshabits !

– Et, avant tout, leur faire boire un boncoup de whisky, cela les remettra.

– Ils doivent avoir faim !

– Non, le whisky d’abord, ils mangerontaprès.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que lesdeux fuyards, si miraculeusement échappés à la mort, étaient enpossession chacun d’une veste et d’un pantalon de matelot en bonnetoile à carreaux et tenaient en main un gobelet d’étain remplid’excellent rye-bourbon. Ils absorbèrent à longs traits lagénéreuse liqueur.

– C’est un vrai velours sur l’estomac,dit le Blanc.

Le Peau-Rouge ne fit aucune réflexion, mais ilbut comme si c’eût été de l’eau pure le second gobelet de l’ardentbreuvage qu’une passagère complaisante venait de lui verser.

– Maintenant, dit quelqu’un, ils vontnous expliquer d’où ils viennent et nous raconter leursaventures.

– Volontiers, répondit le Blanc, je vousdois bien cela.

Il n’acheva pas sa phrase. Dans la foule despassagers, il venait d’apercevoir le chauffeur Dodge et saphysionomie avait pris une expression de colère et de haineépouvantable.

– Ah ! voici un de cescoquins ! rugit-il. Je me suis juré que j’étranglerais lepremier qui me tomberait sous la main.

Et il ajouta d’une voix tonitruante :

– Gentlemen, cet homme est un bandit, untramp. Je le connais et je vais en faire justice séancetenante.

Malgré la couche de charbon qui recouvrait sonvisage, Dodge était devenu livide.

– Ce n’est pas vrai, c’est un mensonge,bégaya-t-il d’une voix étranglée.

– Ah ! ce n’est pas vrai, attends unpeu ; tu vas voir de quel bois je me chauffe !

Profitant de la surprise générale, le fugitifavait saisi Dodge par sa cravate et le serrait à l’étouffer. Unecourte lutte s’ensuivit, mais Dodge était loin d’être aussivigoureux que son adversaire. En un clin d’œil celui-ci l’eutrenversé, râlant, sous son genou. La galerie se préparait déjà àl’applaudir lorsque se produisit une péripétie tout à faitinattendue. Le vainqueur empoigna le vaincu à bras-le-corps et,l’élevant en l’air à la force du poignet, il le lança par-dessus lebord.

Un cri d’horreur s’échappa de toutes lespoitrines. Les passagers se penchèrent vers le fleuve. À la placeoù était tombé le misérable, il n’y avait plus qu’une grande tacherouge au milieu de laquelle une dizaine de crocodiles se battaientfurieusement avec de sinistres claquements de mâchoires.

Le premier moment de surprise passé, lespassagers de l’Arkansas,indignés d’un acte sanglant dontils ne s’expliquaient pas la raison, se précipitèrent contre lesdeux fugitifs avec des cris menaçants !

– La loi de lynch ! la loi delynch !

Tel était le cri dominant.

– Il faut les jeter à l’eau.

– Tous les deux !

– Le Blanc et le Rouge !

– Ils ne valent pas mieux l’un quel’autre !

– Cela va régaler lescrocodiles !

En présence de tous ces poings menaçants quise tendaient vers lui, l’inconnu était demeuré impassible. Lui etl’Indien, son compagnon, s’étaient adossés à la porte d’une cabineet semblaient décidés à vendre chèrement leur vie. Le premier quis’approcha d’eux reçut un formidable coup de poing dans le creux del’estomac. Un autre fut lancé d’un coup de pied à l’autre extrémitédu pont. Cinq adversaires furent ainsi successivement mis hors decombat.

Quelqu’un proposa d’abattre ce redoutableboxeur à coups de revolver, mais cette motion fut accueillie pardes protestations unanimes.

– Non, pas de revolver, ce n’est pas lefranc jeu ! Il faut voir s’il sera le plus fort !

Les Américains sont très appréciateurs duvéritable courage, sous quelque forme qu’il se manifeste. Comme onle voit, l’attitude résolue des deux fugitifs leur avait déjàconcilié certaines sympathies parmi les passagers. Antoine Paganotjugea que le moment était peut-être opportun pour intervenir enfaveur de ces deux hommes dont la conduite était tropextraordinaire pour n’avoir pas une raison d’être sérieuse.

– Ladies et gentlemen, dit le Français ens’avançant hardiment au milieu du groupe, il me semble qu’il seraitimprudent d’agir avec précipitation. Ces hommes ont le droit d’êtrejugés légalement. Je suis sûr, d’ailleurs, qu’il y a là-dessousquelque mystère.

– Oui, répliqua l’inconnu, j’ai agi commeje le devais ; le bandit que j’ai jeté en pâture aux caïmansétait un membre de la Main Rouge.

– Au fait, dirent quelques voix, il apeut-être raison.

Une discussion acharnée se produisit entre lespartisans des deux opinions, mais tout à coup le capitaine apparut,flanqué de quatre robustes matelots armés de brownings et decoutelas.

– C’est moi seul qui suis le maître àbord de mon navire, déclara-t-il. Je sais ce que j’ai à faire.

Et, tirant son chronomètre, ilajouta :

– Je donne trois minutes à ces deuxvauriens pour se rendre à discrétion. Passé ce délai, je les tuecomme des chiens.

Les quatre matelots avaient mis en joue lesfugitifs et le capitaine, l’œil sur son chronomètre, attendait ladernière seconde de la troisième minute pour commander le feu.

Dans ces conditions, toute résistance étaitimpossible. Les fugitifs se rendirent. On les garrotta solidementet on les enferma dans une cabine vide.

Le coup de force du capitaine avait produitune grande impression. Un profond silence régna quelque temps surle pont, et ce ne fut qu’au bout d’une dizaine de minutes que lesconversations et les discussions recommencèrent aussi passionnéeset aussi bruyantes qu’auparavant. La curiosité de tous étaitexcitée au plus haut point. On voulait savoir quels étaient lesdeux étranges personnages qui venaient de faire une si belledéfense et d’où ils arrivaient. Quelques-uns des plus importantsparmi les passagers supplièrent le capitaine de procéder à uninterrogatoire qui donnât satisfaction à l’opinion, et il s’yrésolut sans peine car il était lui-même très intrigué par cetteaventure.

Pour donner à ses agissements une sorte deforme légale, il s’adjoignit un constable qui allait passer sesvacances à La Nouvelle-Orléans et un marchand de suif qui avait étémembre du jury l’année précédente.

L’Indien déclara se nommer Kloum ; quantà son compagnon, il affirma être ce même lord Astor Burydan, dontplusieurs mois auparavant la mort avait été annoncée par tous lesjournaux. Cette affirmation était déjà invraisemblable, mais quandle capitaine lui demanda d’où il venait il se perdit dans unehistoire tellement incroyable qu’il devint évident pour les membresdu tribunal improvisé qu’ils se trouvaient en présence de deuxfous, car l’Indien Kloum appuyait énergiquement toutes lesaffirmations de son compagnon.

Le prétendu lord Burydan racontait que,s’étant trouvé en compagnie de Kloum sur un navire chargé decercueils de Chinois, il avait fait naufrage, avait été jeté dansune île glacée, l’île des pendus, qui appartenait à la Main Rouge,et où il avait été chargé de surveiller les phoques à fourrure.

– Vous avez le cerveau fêlé, mon garçon,dit le capitaine, et où est-elle, cette île ?

– Je ne sais pas.

– Et comment vous en êtes-vouséchappé ?

– Dans un aéronef merveilleux qui nous adéposés au milieu d’un village de Noirs. Ces misérables ont brisénotre machine et vous connaissez le reste de notre histoire.

– Et pourquoi avez-vous tué monchauffeur ?

– Parce que je l’ai reconnu pour être undes bandits de la Main Rouge qui, dans l’île des pendus, avaientété chargés de me garder.

Le capitaine ne voulut pas en entendredavantage. Son opinion et celle de ses assesseurs étaient désormaisirrévocablement fixées. Ils avaient affaire à deux fous dangereux,échappés de quelque asile.

En dépit de toutes leurs protestations, lordBurydan et Kloum furent gardés à vue, surveillés plus étroitementque jamais et le soir du même jour, quand l’Arkansas pritterre à La Nouvelle-Orléans, ils furent conduits sous bonne escorteà la prison de la ville en attendant qu’on décidât de leursort.

CHAPITRE V – La signature

Oscar Tournesol, malgré la proposition qui luien avait été faite, avait refusé d’accompagner ses amis dans leurvoyage à Saint Louis et à La Nouvelle-Orléans. Le bossu avait sesprojets. Avec l’indépendance de caractère et l’entêtement quiétaient ses qualités dominantes, il s’était dit que, jusqu’alors,on n’avait pas pris les meilleurs moyens pour retrouver la trace deM. Bondonnat. Selon lui, il eût fallu se faire affilier àl’association de la Main Rouge et il était persuadé que c’étaitseulement de cette manière que l’on arriverait à un résultat. Il sepromit donc d’explorer les bas-fonds de la ville de New York et defaire à tout prix connaissance avec quelqu’un des bandits.

Un matin, il alla trouver Fred Jorgell qui,précisément, était d’excellente humeur, car ce jour-là, pour lapremière fois, l’ingénieur Harry Dorgan avait pu descendre aujardin, appuyé aux bras de miss Isidora et d’Agénor Marmousier.

– Je viens vous demander un congé, dit-ilau milliardaire.

Et il exposa nettement ses projets. FredJorgell accueillit sa requête par un sourire. L’esprit d’initiativeet l’originalité du bossu lui étaient de plus en plussympathiques.

– Tu veux un congé, mon garçon,répondit-il, eh bien, soit. Agis à ta guise. Après le service quetu m’as rendu, je n’ai rien à te refuser. En outre, si tu as besoinde quelques centaines de dollars, demande-les à mon ami Agénor quite fera un bon sur ma caisse.

– J’accepte votre offre, mais je n’enabuserai pas. Ainsi donc, ne vous étonnez pas de me voirdisparaître pendant une semaine et peut-être plus.

– Et où vas-tu, comme cela ?

– Permettez-moi de ne pas vous le dire.Pour que mes projets réussissent, il faut qu’ils soient conduitsdans le plus grand secret.

– Comme il te plaira, fit le milliardairesans insister. Au revoir, mon garçon, et bonne chance !

Quelques heures plus tard, Oscar Tournesol,qui avait remis son ancien costume délabré de cireur de bottines,faisait sa première apparition dans un bizarre établissement quel’on appelait le « Gorill Club » et qui était situé dansla partie la plus sordide et la plus fangeuse du quartierirlandais. Le Gorill Club était un établissement d’un genre toutspécial et dont on n’eût certainement pas trouvé l’équivalent danstoute l’Amérique. C’était une sorte d’école professionnelle où,moyennant la modique rétribution de trois dollars par semaine, leséquilibristes, les athlètes, les hommes-serpents, les mangeurs defeu, les dresseurs de reptiles, en un mot les acrobates de touteespèce venaient se perfectionner dans leur art. Un ancien directeurde cirque, l’honorable Mr. John Sleary, veillait aux destinéesde cet institut d’un nouveau genre, dont il était également lepropriétaire.

Ce nom de Gorill Club venait d’une troupe declowns qui, revêtus de peaux de singe, exécutaient des exercices àla fois périlleux et comiques qui avaient été applaudis dansquelques villes de l’Ancien et du Nouveau Monde. Un peu de gloireavait rejailli sur l’école où ils avaient modestement débuté.

Après avoir traversé les ruelles boueuses oùs’ébattaient des enfants à demi nus et où de loin en loin desivrognes, allongés sur le trottoir, cuvaient paisiblement leurwhisky, Oscar fit halte devant une porte cochère aux ais disjoints.Au-dessus, on lisait en lettres d’or délavées par les pluies :Professional School Sleary, et à côté, en caractères plusgros, et qui semblaient avoir été tracés avec du cirage :Gorill Club.

Une fois dans l’immeuble, Oscar pénétra dansune pièce d’entrée où, devant un bureau démodé et couvert de tachesd’encre, il aperçut un homme d’une quarantaine d’années, à lachevelure broussailleuse, à la figure replète et au ventrebedonnant, qui écrivait sur un registre graisseux. Un verre et unebouteille de gin se trouvaient à portée de sa main. C’était ledirecteur lui-même, John Sleary.

Tout dans sa personne révélait son ancienneprofession, la bague énorme qu’il portait au doigt comme la lourdechaîne d’or à laquelle étaient suspendues des griffes de tigre etqui s’étalait sur un gilet de velours incarnadin.

En voyant entrer le bossu, il se leva et allaau-devant de lui avec un sourire plein d’affabilité.

– Salut, jeune gentleman, dit-il à Oscard’une voix que le gin et l’asthme rendaient à la fois rauque ethaletante, je suis un peu poussif, n’y faites pas attention !Heu ! heu !… des fatigues du métier… vous savez…

– Monsieur…, interrompit Oscar.

– Oui, oui, je devine ce qui vous amène…Vous voulez devenir un artiste célèbre. Vous pouvez dire que vousavez été bien inspiré en venant ici. Sans me vanter, vous netrouverez pas dans tout New York, et même dans toute l’Amérique, unétablissement pareil à celui de John Sleary. Combien de compagnons,après avoir terminé leur éducation artistique sous mes ordres,gagnent aujourd’hui des cachets de vingt-cinq dollars parsoirée !

– Je n’ai pas de si grandes prétentions,dit modestement Oscar.

– Vous avez tort, jeune homme… heu !heu !… il faut être ambitieux… heu ! heu !… Vousavez le dos un peu rond, c’est un excellent atout dans votre jeu.Tous les bossus que j’ai connus… heu ! heu !… sontarrivés à des situations superbes… Voulez-vous prendre un verre degin avec moi ?… heu ! heu !…

– Je vous remercie.

– Mais quelles sont vosintentions ?… Heu ! heu !…

– Je voudrais surtout prendre des leçonsde gymnastique.

– Excellente idée !… C’est…heu ! heu !… une des spécialités de l’établissement. Vousme paraissez taillé pour faire un clown de premier ordre.D’ailleurs, mon garçon, mettez-vous bien une chose dans l’esprit,c’est que notre époque… heu ! heu !… est l’époque dumuscle. Celui qui n’a pas de solides biceps aura beau êtreintelligent, il sera certainement… heu ! heu !… foulé auxpieds dans la bataille de l’existence !

– C’est absolument mon avis. Etmaintenant, quelles sont les conditions ?

– Trois dollars par semaine pour lesleçons… heu ! heu !… Maintenant, si vous logez dansl’établissement même, ce sera trois dollars en plus pour unechambre très confortable… heu ! heu !… Et douze dollarsencore en plus si vous prenez vos repas à la pension des artistes…Je crois que c’est… heu ! heu !… trèsraisonnable !

Oscar ne fit pas la moindre observation et ilversa une quinzaine d’avance, ce qui le mit immédiatement dans lesbonnes grâces de l’illustre John Sleary.

– Maintenant que cette petite formalitéest remplie, lui dit pompeusement celui-ci, je vais vous introduiretout de suite dans le hall des exercices.

Il poussa une porte et Oscar pénétra à lasuite du directeur dans une vaste salle où, dans un épaisbrouillard causé par la fumée du tabac, s’agitait une foule d’êtresfantastiques. Le hall des exercices était constitué parune vaste cour carrée autour de laquelle s’élevaient quatre corpsde bâtiments à demi ruinés. C’était dans ces constructions quelogeaient les pensionnaires du Gorill Club. La cour avait étérecouverte d’un vitrage, mais nombre de carreaux en avaient étécassés à coups de pierre et des toiles d’araignée faisaient régnerdans le hall une pénombre discrète.

À mesure que ses yeux s’accoutumaient à lafumée, le bossu distingua une soixantaine d’acrobates, en ce momentdans toute l’ardeur du travail, si absorbés qu’ils ne s’étaient pasaperçus de son arrivée. Tout en haut et semblant voguer au-dessusdu brouillard de la fumée, des équilibristes en maillot ceriseévoluaient sur des trapèzes ; plus bas, des clowns tournaientcomme des météores autour d’une barre fixe ; des sauteursfranchissaient une série de tremplins avec une agilité d’écureuil,tandis que, sur le sol même, ramaient des hommes-serpents, desfemmes-troncs et des culs-de-jatte, ce qui n’empêchait pas qu’unepetite écuyère, Mlle Régine Bombridge elle-même,montée sur un vieux cheval blanc ne s’exerçât à franchir descerceaux enflammés et à retomber d’aplomb sur le panneau de laselle.

Dans un autre coin, des tireurs canadienss’exerçaient au noble jeu de la cible humaine, et un vieillard àmine respectable, armé d’une cravache, apprenait à deux gorilles,tristement assis en face d’une table de zinc, à lire le journal età fumer des cigares comme deux gentlemen du meilleur monde.

Se frayant un passage entre un maigre jeunehomme qui s’étudiait à marcher sur la tête et un Japonais fortoccupé à jongler avec des torches allumées, ils s’arrêtèrent enface d’un personnage corpulent qui, les poings recouverts de gantsde boxe, était en train de faire un match avec un kangourou. À lavue de Mr. Sleary, il interrompit cet exercice violent.

– Allons, monsieur Tony, dit-il àl’animal, en voilà assez pour le moment. Prenons un peu de repos,s’il vous plaît.

Et en même temps, il montrait sa cravache. Lekangourou comprit l’injonction avec une remarquable docilité et setint coi. Mr. Sleary put procéder aux présentations derigueur.

– Jeune homme, dit-il à Oscar, je vousprésente Mr. Bombridge, le célèbre clown, si connudans les États de l’Union et même dans le Vieux Monde. C’est luiqui, sur ma recommandation, et par faveur spéciale, va se chargerde votre éducation artistique. Vous êtes en bonnes mains et avec unpareil maître, vous irez loin.

Mr. Bombridge, dont la voix était presqueaussi éraillée que celle de son directeur, remercia celui-ci del’honneur qui lui était fait, et après avoir échangé diverscompliments, tous deux sortirent pour aller trinquer à la santé dunéophyte qu’ils laissèrent dans le hall, afin qu’il « prîtl’air de la maison ».

Une heure plus tard, un roulement de tambourappela les pensionnaires au « dining-room », longue salleblanchie à la chaux et décorée d’instruments de musique et de lafourrure d’un ours qui avait été longtemps le collaborateur dévouéde Mr. Sleary.

Là, Oscar se régala médiocrement de morue auxpommes de terre et de bière aigre. Le directeur qui, suivant unusage patriarcal, présidait à ces agapes et occupait le haut boutde la table déclara, avec un à-propos tout à fait remarquable, quela sobriété était une des conditions nécessaires au succès dans lesarts acrobatiques, ce qui ne l’empêcha pas, d’ailleurs, de donner,au dessert, une forte accolade à la bouteille de gin, sa compagneinséparable.

Après avoir passé le reste de la journée à defatigants exercices d’assouplissement, sous la direction deMr. Bombridge, qui était véritablement un bon professeur,Oscar gagna le galetas qui lui avait été assigné pour demeure. Lemilieu excentrique et débraillé où il se trouvait ne l’étonnait paset il s’endormit en pensant qu’il aurait vraiment peu de chance si,dans cette société interlope et mêlée, il n’arrivait pas à faireconnaissance de quelque membre de l’association de la MainRouge.

Au bout d’une semaine Oscar écrivit à Agénorune longue lettre où il lui décrivait les types curieux aveclesquels il se trouvait en rapports journaliers ; en mêmetemps, il lui faisait part de ses espérances.

Fred Jorgell, auquel Agénor montra cettelettre, la lut avec beaucoup d’intérêt et fit adresser au futurclown un bon de cinquante dollars à titre d’encouragement.

Après les effroyables transes qu’il venait detraverser, le milliardaire se trouvait dans une période de calme etde chance. Ses ennuis semblaient complètement terminés. La Sociétédes paquebots Éclair donnait de magnifiques dividendes et, ce quiétait beaucoup plus important encore pour Fred Jorgell, l’ingénieurHarry Dorgan terminait heureusement sa convalescence. Le jour vintoù les médecins déclarèrent qu’il pouvait, sans inconvénient, faireune promenade en auto, en compagnie de miss Isidora et del’indispensable mistress Mac Barlott.

Il faisait une tiède journée de printemps.Harry Dorgan, encore un peu pâle, aspirait avec bonheur l’air purdes grandes avenues du bord de l’Hudson, Isidora contemplaitsilencieusement en souriant ce fiancé si miraculeusement échappé àla mort, et elle le couvait du regard comme un avare sontrésor.

Les deux jeunes gens effleurèrent diverssujets de conversation, puis mistress Mac Barlott ayant prononcé lenom de Baruch, ils en vinrent à parler du misérable toujours détenuau Lunatic-Asylum de Greenaway, dans la banlieue de New York.

Miss Isidora, on le sait, n’était pasentièrement persuadée de la culpabilité de son frère. Ses longuesréflexions l’avaient conduite à penser qu’un profond mystèreplanait sur toute cette affaire et que Baruch n’était peut-être pasaussi coupable qu’il le paraissait. Elle était la seule personnequi s’occupât encore de lui et elle continuait à lui faire servirune petite pension pour qu’il fût bien traité et qu’on ne leconfondît pas avec la tourbe des déments pauvres.

– Il y a bien longtemps que je n’ai étérendre visite à ce malheureux, murmura-t-elle non sans émotion.

– Voulez-vous qu’aujourd’hui même je vousaccompagne jusqu’à Greenaway ? proposa Harry Dorgan quis’évertuait à satisfaire les moindres caprices de la jeunefille.

– Je n’osais vous le demander, mais je neveux pas vous infliger une si pénible entrevue. Nous irons jusqu’àGreenaway, mais vous m’attendrez pendant que j’irai voir ce pauvreêtre.

– Non pas, je viendrai avec vous.

L’ingénieur, en effet, n’était pas fâché de sefaire une opinion personnelle sur les transformations que le temps,la maladie et la captivité avaient pu apporter dans la physionomiematérielle et morale du meurtrier. Un ordre fut donc crié auchauffeur et l’auto stoppa bientôt en face de la solide grille auxlances dorées qui donnait accès à l’intérieur duLunatic-Asylum.

Mistress Mac Barlott, ayant déclaré que la vuedes aliénés lui était toujours désagréable, demanda à demeurer dansl’auto. Harry Dorgan et miss Isidora entrèrent donc seuls, et leconcierge les remit aux soins d’un athlétique personnage, vêtu d’ununiforme jaune à boutons de métal et coiffé d’un casque de cuirbouilli. C’était le surveillant en chef.

Dès l’entrée, la jeune fille avait été frappéede l’état de désordre qui semblait régner dans l’établissement. Lesallées sablées étaient encombrées de mauvaises herbes, les couloirsn’étaient pas balayés, les surveillants se promenaientinsoucieusement, la pipe à la bouche ; enfin, d’un baraquementen bois où étaient enfermés les fous pauvres, s’élevait une chansonpopulaire hurlée en chœur par des centaines de voix exaspérées.Miss Isidora ne put s’empêcher de manifester son étonnement d’unpareil état de choses. Le surveillant en chef eut un sourire qui endisait long.

– C’est que, miss, expliqua-t-il, depuisl’arrestation de Mr. Johnson, l’ancien directeur – un bravehomme, quoi qu’il ait commis certains abus de pouvoir –, tout estchangé ici. Le nouveau directeur, Mr. Palmers, est un ancienjockey. On ne le voit jamais ; il passe tout son temps sur leschamps de courses. Aussi, chacun fait ce qu’il veut, et s’il n’yavait pas quelques surveillants sérieux comme moi, je ne sais pasce que cela deviendrait.

Tout en parlant, il avait ouvert une petiteporte de fer munie d’un judas. Il introduisit les visiteurs dans unenclos dont le maigre gazon était ombragé par quelques arbreschétifs. C’était là, sans nul doute, les magnifiques jardinspropices aux cures de plein air annoncés pompeusement par desprospectus. Une trentaine d’aliénés s’y trouvaient, les unsgesticulant et parlant tout seuls, les autres en proie à un morneabattement.

Miss Isidora s’était rapprochée d’HarryDorgan. Elle se sentait le cœur serré.

– Cher Harry, murmura-t-elle, ces visitesà mon frère si coupable, mais si terriblement puni, me sonttellement pénibles que je suis heureuse que vous soyez près de moipour m’aider à supporter ma douloureuse émotion.

– Ne dois-je pas partager avec vous lemalheur aussi bien que le bonheur ? répondit le jeune homme enpressant tendrement la main de la jeune fille.

– Voici mon frère, dit-elle en montrantdans une allée sablée du triste jardin rectangulaire un homme pâleet vêtu de noir dont l’attitude et la physionomie reflétaient bienplus que la folie une poignante tristesse.

Harry Dorgan ressentait une étrange émotion,mais, à mesure qu’il examinait le dément, une étrange surprises’emparait de lui. Cet homme à la mine chétive et timide était-ilbien l’audacieux Baruch ? Cela lui paraissait impossible.

– Comme il est changé ! ne put-ils’empêcher de dire à miss Isidora qui, doucement, avait pris lesmains du dément et le regardait en souriant.

Le fou paraissait très préoccupé de laprésence de l’ingénieur qui, lui, se sentait envahi par une sorted’angoisse. Leurs regards se rencontrèrent et on eût dit qu’unéclair de lucidité avait passé dans les yeux vagues de Baruch. Ilsemblait faire des efforts inouïs pour se rappeler où il avait vuce visiteur et comment il se nommait.

– Comment te trouves-tu ? demandamiss Isidora avec sollicitude.

À la grande surprise d’Harry Dorgan, Baruchrépondit d’une façon très sensée :

– Je suis très mal, mademoiselle. J’aicru un moment que j’allais guérir, puis j’ai fait une rechute. Jen’ai plus de mémoire…, je ne puis plus me souvenir…

– Ma chère Isidora, dit l’ingénieur, neprolongeons pas trop longtemps notre visite. Ne craignez-vous pasde fatiguer le malade ?

– Non, répondit-elle ; aujourd’huiil semble aller mieux. Il a répondu sensément à ma question. Quisait si le temps et le repos ne rallumeront pas la flamme de laraison, mais comme il est changé !

– C’est ce que je remarquais tout àl’heure.

Il y eut un silence. Baruch s’était emparé del’ombrelle de miss Isidora et, comme les enfants, s’amusaitmachinalement à écrire sur le sable de l’allée. Mais tout à coup,Harry poussa un cri de stupeur :

– Regardez, Isidora, ce qu’il vientd’écrire !

La jeune fille lut avec surprise ces deux motstrès nettement tracés : Joë Dorgan.

– Peut-être me prend-il pour mon frère,murmura l’ingénieur ; mais il me vient une idée. Et tirant desa poche un carnet et un crayon, il les présenta au dément.Celui-ci ne se fit pas prier pour écrire de nouveau les deux motsJoë Dorgan, qu’il souligna d’un paraphe compliqué.

– Par exemple, s’écria l’ingénieur enarrachant le carnet presque des mains du fou, voilà qui eststupéfiant. Regardez donc, Isidora. Il vient de tracer la propresignature de mon frère. C’est à n’y rien comprendre. C’estl’écriture de Joë lui-même et c’est son paraphe.

– Qu’est-ce que cela signifie ?murmura la jeune fille au comble de l’étonnement, rendez-lui doncle carnet et le crayon. Nous allons bien voir.

Baruch n’hésita pas à écrire de nouveau commeon l’en sollicitait, mais on eût dit qu’il ne connaissait riend’autre que la signature Joë Dorgan. Il la reproduisitplusieurs fois et traça des mots sans suite, comme mémoire… mort…,docteur…

– Tu connais donc Joë Dorgan ? luidemanda Isidora.

– Oui… Joë Dorgan, répéta-t-ilstupidement.

– Écris : BaruchJorgell.

Il obéit docilement, mais à la surprisecroissante d’Harry, les mots Baruch Jorgell étaient tracés del’écriture de Joë Dorgan.

– Il y a là un étrange mystère !s’écria l’ingénieur. Il faudra que j’arrive à l’éclaircir. Je n’osealler jusqu’au bout de ma pensée.

– Ne cherchons pas à expliquer ce qui estinexplicable, dit miss Isidora, profondément troublée. J’aitoujours, moi aussi, dit qu’il y avait là un mystère.

– Il est temps de nous retirer. J’aibesoin de beaucoup réfléchir à ce que je viens de voir.

– Oui, partons, vous avez raison.

Ils prirent congé du dément qui, maintenant,était retombé dans un morne abattement. La fugitive étincelle delucidité qui avait brillé un instant s’était éteinte. C’est à peines’il parut s’apercevoir du départ de ses visiteurs.

Obséquieux et flairant sans doute quelquepourboire, le surveillant en chef attendait Harry et Isidora à lapetite porte de fer du jardin. Pendant qu’il les reconduisait parles allées en friche de l’entrée, l’ingénieur ditbrusquement :

– Je suis persuadé que si le malade étaitentre les mains de spécialistes habiles, arraché à la promiscuitédes aliénés, il finirait par guérir et alors nous aurions la clefde l’énigme.

– Je m’occuperai de le faire sortird’ici, balbutia la jeune fille avec agitation, je suis sûre, moiaussi, que mon frère serait guérissable.

– Il n’y a qu’un inconvénient à cela,interrompit le gardien-chef qui avait tout entendu, c’est queMr. Baruch Jorgell, ayant été condamné à mort, ne peut sortird’ici.

– Mais, objecta la jeune fille, onindemniserait le directeur.

– La chose est impossible. Il n’y a pasd’indemnité qui tienne. La loi est la loi. Le directeur estresponsable de son prisonnier et si nous appliquions strictement lerèglement, il devrait être enfermé dans une cellule munie debarreaux de fer. Ce n’est que par faveur qu’on lui permet dedemeurer avec les aliénés paisibles.

Miss Isidora ne répondit pas un mot à cettephrase qui lui rappelait de cruels souvenirs, qui lui montrait que,pour la société, Baruch était toujours un criminel.

Quelques minutes après, elle remontait dansl’auto où mistress Mac Barlott l’attendait avec impatience.

Le retour à New York fut silencieux.L’ingénieur ne pouvait s’empêcher de se demander anxieusement sic’était bien l’assassin Baruch qu’il venait de visiter.

CHAPITRE VI – Une joviale réception

Comme chaque matin, le hall desexercices du Gorill Club était en pleine animation. Jongleurs,athlètes, écuyers et animaux savants étaient plongés dans l’ardeurdu travail, sous la bénévole surveillance de l’illustre John Slearyet de son non moins illustre ami, le clown Bombridge.

Oscar Tournesol, qui depuis son arrivée auclub avait fait de rapides progrès et donnait à ses professeurs lesplus belles espérances, était occupé à réaliser une série de sautspérilleux, vêtu d’une fourrure ajustée à sa taille, qui lui donnaitl’aspect d’un singe de grande espèce, lorsque John Sleary, levisage très animé, vint lui dire qu’un gentleman de la plus rarecorrection le demandait au bureau.

– C’est, fit-il, heu… heu… quelqu’un quiappartient certainement… heu… heu… à l’aristocratie du vieuxcontinent… Il porte une chemise brodée, un costume qui sort de chezle tailleur, et il est arrivé dans une auto tout à fait… heu… heu…luxueuse.

Sans quitter son pittoresque déguisement,Oscar s’empressa de suivre le directeur jusqu’au bureau situé prèsde la porte d’entrée, et là, il se trouva inopinément en face deson compatriote et ami, Agénor Marmousier. Tous deux se serrèrentla main avec effusion. Et leur premier soin fut de congédierMr. Sleary qui s’obstinait à vouloir faire prendre auxvisiteurs un verre de son gin.

– Ce vieil ivrogne est assommant, ditOscar, il est tellement imbibé d’alcool que je suis sûr qu’ilprendrait feu comme un simple punch si l’on approchait de lui uneallumette.

Agénor paraissait si préoccupé qu’il n’avaitpas même fait attention à l’étrange costume dont était revêtu sonami et que complétait une tête de carton au masque hideux, pour lemoment rejetée en arrière comme un capuchon.

– Mon brave Oscar, je suis venu voustrouver pour vous confier mon embarras. Je me trouve dans unesituation singulière. Et, pour comble d’ennui, Mr. FredJorgell, l’ingénieur Dorgan et miss Isidora sont allés en autoau-devant de vos amies Andrée et Frédérique et de leurs fiancés quireviennent de La Nouvelle-Orléans sans avoir abouti dans leursrecherches.

– Je m’attendais à cela, murmura Oscar,mais de quoi s’agit-il ?

– Vous allez le savoir. Je vous ai biendes fois parlé de mon bienfaiteur, lord Astor Burydan, qui possèdel’imagination d’un poète en même temps que la générosité d’unprince, lord Burydan près duquel pendant trois ans j’ai coulé lesplus heureux jours de ma vie.

– Mais vous m’avez dit qu’il était mort,qu’il avait péri dans le naufrage de laVille-de-Frisco ?

– Il n’en est rien, heureusement ;mais lord Burydan, ce qui ne m’étonne qu’à moitié de sa part,d’ailleurs, se trouve en ce moment-ci dans la plus étrange dessituations. Tenez, lisez ceci, et vous serez plus rapidementrenseigné.

Et Agénor tendait au bossu un numéro duNew York Sun dont un article portait enmanchette :

Un drame sur le Mississippi.

Un prétendu lord jette le chauffeur d’un yacht

en pâture aux caïmans. Deux aliénés dangereux.

Le commencement de cet article sensationnelcontenait le récit à peine exagéré des événements que nous avons vuse dérouler à bord de l’Arkansas.On y narraitl’arrestation de lord Burydan et de l’Indien Kloum. Les deuxfugitifs avaient d’abord été enfermés dans une prison de LaNouvelle-Orléans. Mais, devant le constable, lord Burydan s’étaitréclamé de l’ambassade d’Angleterre à New York et avait mené grandtapage. Le consul anglais de La Nouvelle-Orléans ayant par principeappuyé ses réclamations, le lord et son compagnon avaient étéembarqués sous bonne escorte et conduits à New York. L’excentriquelord, qui avait dans les milieux diplomatiques de hautes etpuissantes relations, ne doutait pas qu’une fois arrivé dans lacapitale de l’Union il ne lui fût rendu promptement justice.

Malheureusement, l’ambassade avait montré unemauvaise volonté extraordinaire et, comme lord Burydan n’avait surlui aucun papier qui pût prouver sa qualité, on l’avait bel et bienenfermé avec son soi-disant complice au Lunatic-Asylum deGreenaway, en attendant qu’on prît un arrêté d’expulsion en bonneforme.

Ce que le journal ne disait pas, c’est qu’undes attachés de l’ambassade anglaise était le fils d’un parentéloigné de lord Burydan, qui, sur la nouvelle de son décès, s’étaitfait provisoirement envoyer en possession de son immensefortune.

Dans ces conditions, l’excentrique avait degrandes chances de faire un long séjour dans les cabanons grillésdu Lunatic-Asylum où, sur recommandations expresses, il avait étéimmédiatement « bouclé » en qualité de fou dangereux.

– Vous savez, dit Agénor, lorsque lebossu eut terminé la lecture de l’article, que, dans le naufrage,j’ai réussi à sauver tous les papiers de lord Burydan dont j’étaisporteur. Comme tout le monde l’aurait fait à ma place, je courusavec ces papiers à l’ambassade d’Angleterre ; mais on m’a fortmal accueilli, on m’a presque jeté dehors en me conseillant de nepas me mêler de ce qui ne me regardait pas. Très surpris, je suisallé au Lunatic-Asylum. On ne m’a même pas laissé entrer et on m’afort insolemment fait entendre qu’il fallait que je fusse uncomplice des deux internés pour demander ainsi à venir les voir. Ilfaut absolument que je porte secours à mon ami et que je l’aide às’échapper de cet asile. Pour qu’on n’ait pas tenu compte de mesréclamations, il faut qu’il ait des ennemis puissants. Si je ne mehâte pas de lui faire rendre la liberté, il sera peut-être emmenédans quelque hospice de province où il me serait impossible de ledécouvrir.

– Attendez l’arrivée de Fred Jorgell.

– Je ne puis rien attendre. J’auraisremords éternel d’avoir, par mes retards, causé le malheur de monbienfaiteur.

– Je comprends cela. Mais en quoi puis-jevous être utile ?

Depuis un instant, Agénor considéraitattentivement le costume de singe dont Oscar était revêtu.

– Eh bien, fit-il, grâce à votredéguisement.

– Je comprends de moins en moins.

– Voici mon plan. Je vais vous faireenfermer au Lunatic-Asylum.

– Hum !… s’écria Oscar, dont labosse tressauta.

– Ne vous étonnez pas et écoutez-moijusqu’au bout. Vous êtes agile. Ce doit être un jeu pour vousd’escalader une muraille ou de franchir une grille ?

– Bien sûr.

– Alors, il s’agit de faire évader lordBurydan et le Peau-Rouge. Je vais vous donner une bonne lime, unrevolver, cinq ou six bank-notes de cent dollars. Si avec cela vousne réussissez pas, vous n’êtes pas digne de la haute opinion quej’ai de vous.

– On est parisien, fit Oscar en serengorgeant. Bien que ça n’ait pas l’air très commode, je vaistenter l’entreprise. Seulement, il faudra m’excuser près deMr. Sleary et dire que vous m’emmenez en vacances.

Au bout d’une demi-heure de conversation,Oscar, d’abord un peu hésitant, était devenu enthousiaste de cetoriginal projet qui n’avait pu germer que dans la cervelle d’unpoète fantaisiste tel que l’était Agénor Marmousier.

Après divers préparatifs, les deux amismontèrent en auto et se firent conduire au Lunatic-Asylum deGreenaway. Oscar était toujours en singe et le hideux masque decarton qu’il avait rabattu sur son visage complétait à miracle ledéguisement.

Comme ils allaient descendre en face de lagrille dorée de l’établissement, Oscar dit à soncompagnon :

– J’espère bientôt vous faire parvenirdes nouvelles ; mais je vous recommande surtout de ne soufflermot de cette aventure ni à Mlles Frédérique et Andrée nià leurs fiancés. Je leur avais promis de ne rien faire qui n’eûtpour but de retrouver M. Bondonnat et je manque à ma parolepour vous être agréable en me laissant enfermer dans cet asile.

Agénor fit la promesse que son ami exigeait delui ; tous deux passèrent gravement devant la loge duconcierge ébahi et se dirigèrent vers le cabinet directorial. Danssa stupeur, le concierge n’avait pas reconnu dans Agénor legentleman qui, quelques heures auparavant, était venu lui parler delord Burydan.

Ils sonnèrent et ce fut Mr. Palmerslui-même qui vint leur ouvrir, très mécontent d’avoir été dérangéd’un travail de pointage des journaux sportifs auquel il se livraitavant de se rendre sur le turf, suivant sa louable habitude.

À la vue du quadrumane qui accompagnaitAgénor, il eut un froncement de sourcils.

– Que signifie cette mauvaiseplaisanterie ? grommela-t-il.

– Ce n’est pas une plaisanterie, repritgravement Agénor, je vous amène un client, et un client payant.

Mr. Palmers eut un souriredébonnaire.

– Oui, continua le poète, mon malheureuxneveu, que vous voyez affublé de ce déguisement ridicule, a lafuneste quoique inoffensive manie de se croire devenu singe. Ilpasse son temps à grimper aux arbres, à croquer des noisettes et àfaire de hideuses grimaces ; mais je ne doute pas qu’aprèsquelques semaines de traitement il ne revienne à des idées trèsraisonnables.

– Vous pouvez en être sûr, fitMr. Palmers, dont l’imagination rapide combinait déjà unenouvelle martingale. Mais vous savez que l’usage est de payer troismois d’avance, à raison de cent dollars par mois.

Sans la moindre observation, Agénor tendittrois bank-notes. Mr. Palmers les fit disparaître dans laprofondeur de son gilet avec la prestesse d’un escamoteur deprofession ; puis, oubliant la présence de ses visiteurs, iljeta un coup d’œil radieux vers les journaux de sport annotés aucrayon bleu et murmura entre ses dents :

– Décidément, je joue le favori, celasuffira.

– Si cela ne vous suffisait pas…, repritAgénor, gardant à grand-peine son sérieux.

– Non, mille pardons, je pensais à autrechose. Vous dites donc que ce malade est inoffensif ?

– Absolument.

– C’est bien. Je vais procéder moi-même àson installation et, d’ici peu, je vous garantis qu’il iramieux.

Et il congédia doucement Agénor qui contenaitdifficilement une grande envie de rire.

Pendant tout ce dialogue, Oscar était demeurédans un coin, feignant de ne rien entendre de la conversation, maissitôt qu’Agénor eut disparu, il se mit à gambader, sautantpar-dessus les meubles et déchirant au hasard des journaux decourses qui lui tombaient sous la main.

Mr. Palmers, vaguement inquiet, seréfugia le plus loin possible du singe et se hâta de sonner un desgardiens. Un de ces fonctionnaires, vêtu de la casaque jaune àboutons de métal et coiffé du casque de cuir bouilli, qui était, onle sait, l’uniforme de la maison, apparut dans l’entrebâillement dela porte. C’était le surveillant en chef, celui-là même que nousavons vu servir de guide à miss Isidora et à son fiancé dans leurdernière visite au Lunatic-Asylum.

– Rugby, lui dit-il d’un air dégoûté,conduisez-moi vivement ce gorille dans un cabanon quelconque etcommencez par le mettre au pain et à l’eau pour lui apprendre àvivre. Ah ! mon bonhomme, je vais t’enseigner à faire lesinge, moi, attends un peu !

– Est-il dangereux ? demandaRugby.

– Inoffensif, complètement inoffensif, etde plus, c’est un malade payant.

– Bien, monsieur le directeur ; maisje voulais vous dire quelque chose…

– Qu’y a-t-il encore ? fitMr. Palmers d’un air furieux.

– Les malades refusent énergiquement demanger du boudin.

– Alors, donnez-leur des harengsmarinés ; il y a encore la moitié du stock que j’ai acheté àla criée le mois dernier.

– Ils ne veulent pas de harengs marinésnon plus. Ils prétendent que cela leur donne une soif de tous lesdiables. Et précisément, il n’y a plus de bière en cave et lebrasseur refuse de faire une nouvelle livraison à crédit.

– Au diable tous ces toqués ! ilssont vraiment bien difficiles. Pour ce matin, tâchez qu’ils secontentent encore de boudin et de harengs marinés et comme boisson,vous leur donnerez de l’eau teintée de whisky. Je vais aux courses.J’ai des tuyaux épatants. Si j’ai touché le gagnant, les fousauront ce soir un bon rôti de cheval avec des pommes de terreautour et de la bière à discrétion.

– Mais, monsieur le directeur…

– Assez ! Je n’ai pas le tempsd’écouter vos sornettes. Emmenez votre gorille et fichez-moi lecamp !

Le bossu, que cette scène réjouissaitinfiniment, suivit le gardien sans résistance, mais avant de sortirde la pièce, il eut soin de renverser d’un coup de pied unebouteille d’encre dont le contenu inonda toutes les paperasses deMr. Palmers.

Pendant que celui-ci jurait et tempêtait,Oscar suivit le gardien qui riait sous cape, et se laissa conduirepar lui jusqu’à une arrière-cour presque entièrement entourée decellules grillagées. Le surveillant en ouvrit une et poussabrutalement Oscar dans l’intérieur, non sans l’avoir gratifié d’uncoup de pied.

– Tiens ! fit-il, reste là ! Tupourras faire le singe tout à ton aise. Oscar regarda autour de luiet vit une étroite pièce meublée d’un lit de sangle, d’un escabeauet d’une cruche d’eau au-dessus de laquelle était posé un pain demunition.

– Ça, c’est rigolo, par exemple !s’exclama-t-il, je me demande un peu comment on traite lespensionnaires qui ne paient pas et qui ne sont pasinoffensifs ?

Il passa le restant de la journée forttristement et il fut assez surpris quand, le soir, on lui apportaune portion de rôti entourée de pommes de terre, accompagnée d’unepinte de bière. Il pensa que, décidément, Mr. Palmers avait dûtoucher le gagnant. Après son repas, auquel assista le surveillant,celui-ci, qui paraissait de moins mauvaise humeur que le matin,daigna lui souhaiter le bonsoir et le laissa méditer sans chandellesur sa bizarre situation. Bientôt, une cloche annonça que tout lemonde dormait ou devait dormir dans l’établissement. Oscarn’attendait que ce moment pour se mettre au travail.

Tout d’abord, il tira des poches intérieuresde sa fourrure de singe une minuscule lanterne électrique de formeplate, un tournevis et une lime. En un clin d’œil, à l’aide dutournevis, il eut dévissé la serrure de son cabanon. Une fois dansla cour, il réfléchit. Il était évident pour lui que lord Burydandevait se trouver dans une des cellules voisines. Éteignant salanterne, il frappa à l’une des portes ; il n’obtint pas deréponse. Il en heurta une autre, puis une autre encore, puis unequatrième, toujours du silence. Il commençait à désespérer, à sedemander si celui qu’il cherchait ne se trouvait pas dans une autrepartie de l’établissement, et ce fut sans grand espoir qu’ilébranla du poing la cinquième porte ; mais, à sa grande joie,une voix bien timbrée répondit de l’intérieur :

– Qui est là ? Quel est le gredinqui se permet de troubler le sommeil de ma seigneurie ?

– Silence, fit Oscar. Vous êtes lordBurydan ?

– Parbleu, oui, mais…

– Silence, vous dis-je ; je viens dela part de M. Agénor Marmousier.

L’excentrique lord eut peine à retenir un cride joie :

– Ce cher Agénor ! s’écria-t-il, ilest vivant ! Comme je suis heureux qu’il ait échappé aunaufrage !

– Ne criez pas si fort. Je suis envoyépar votre ami pour vous délivrer ; mais soyez prudent et nemanifestez aucun étonnement du bizarre costume dont vous me verrezrevêtu.

– Bon, je suis tout oreilles.

– Passez la main entre les deux barreauxde l’ouverture grillée qui est au bout de la porte. Je vous donnetrois objets : une lime, un tournevis et une lampeélectrique ; avec cela, vous pouvez être libre dans dixminutes.

Le noble lord ne se fit pas répéter cetteinvitation. Oscar entendit grincer le tournevis, bientôt la serruretomba et la porte s’ouvrit.

Les deux amis de fraîche date échangèrent unecordiale poignée de main, puis ils se mirent à la recherche de lacellule de Kloum qui fut délivré de la même manière.

– Maintenant, dit Oscar, il ne nous resteplus qu’à passer par-dessus les murs ou à franchir la grille.

– C’est que, dit lord Burydan, lamuraille a dix-huit pieds de haut et je souffre encore d’uneblessure à la jambe. Il me semble préférable de s’emparer des clefsque le surveillant porte toujours à sa ceinture. Je sais déjà quela petite porte du jardin aboutit à une ruelle déserte. C’est laclef de cette porte qu’il nous faudrait.

– Il faut faire venir ici lesurveillant.

– Comment ?

– En poussant des hurlements féroces eten allumant votre lampe électrique.

Ce stratagème eut un plein succès. Au bout dedix minutes de cris accompagnés d’illuminations, les fugitifsentendirent une clef grincer dans la serrure de la porte de lacour. Aussitôt, ils éteignirent leur lanterne et se tapirent dansun angle obscur. Un surveillant – mais ce n’était pas le gardien enchef – passa devant eux sans les voir. Dès qu’il les eut dépassés,l’impassible et silencieux Kloum lui sauta à la gorge, le bâillonnaavec son mouchoir et le ficela soigneusement. Cela fait, l’hommefut jeté dans la cellule qu’avait occupée Oscar. La lanterneélectrique fut rallumée et les vociférations recommencèrent. Letruc était décidément excellent, car un second gardien fut capturéde la même manière, puis un troisième qui était venu à la recherchedes deux autres. Enfin, ce fut le tour du surveillant-chef qui,après une courte lutte, alla rejoindre ses collègues dans lecabanon.

Kloum prit les clefs que ce fonctionnaireportait à la ceinture, pendant qu’Oscar s’écriaitjoyeusement :

– Je crois que l’affaire est dans le sac.Maintenant, il ne nous reste plus qu’à filer.

– Une minute, dit lord Burydan. Je neveux pas que le passage dans cet établissement de celui qu’on asurnommé le « lord excentrique » ne soit pas signalé parquelque haut fait. Je ne m’en vais pas d’ici sans avoir offert unjoyeux souper à mes collègues, messieurs les aliénés.

Oscar voulut faire quelques timidesobjections, mais lord Burydan lui coupa la parole et lui démontraclair comme le jour qu’un pareil repas était d’autant plusindispensable que les malheureux aliénés mouraient à peu près defaim, réduits qu’ils étaient, depuis quelques semaines, au régimede la charcuterie et des conserves avariées.

L’occupation méthodique de l’établissement parles trois conspirateurs continua et, tout d’abord, on s’empara dela loge du concierge qui, surpris dans son premier sommeil auxcôtés de sa femme, fut promptement mis hors d’état de nuire.

La menace du revolver que portait Oscar et lespoings solides de lord Burydan eurent vite raison des autresgardiens cernés dans le logement qu’ils occupaient, et Kloum,sortant tranquillement par la grille principale, sauta dans un taxien jetant au chauffeur l’adresse d’un restaurant ouvert toute lanuit. Il était de retour une demi-heure après avec les élémentsd’un pantagruélique souper : jambons roses comme les jouespudiques des jeunes misses, andouilles phénoménales, savoureuxrosbifs, volailles truffées, sans compter plusieurs paniers de vinsde divers crus où le champagne n’était pas oublié.

Pendant que le Peau-Rouge remplissait ainsiles fonctions d’officier de bouche, lord Burydan et Oscar ouvraientune à une les portes des dortoirs et annonçaient que, parextraordinaire, l’honorable Mr. Palmers, ayant touché la fortecote, offrait à tous les pensionnaires un joyeux réveillon.

Cette nouvelle suscita un réel enthousiasme.En un clin d’œil tout le monde fut sur pied ; l’électricitéfut allumée dans tous les corps de bâtiment, puis le domicileparticulier de Mr. Palmers fut envahi et c’est là que l’onprit les serviettes, les nappes damassées, les cristaux et lesporcelaines jugés indispensables à la solennité du festin. Lesfolles mirent le couvert, chacun prit place à table, et bientôt laréunion présenta le spectacle le plus vif et le plus animé.

À la grande surprise de lord Burydan, qui s’endonnait à cœur joie, les convives, à part quelques éclats de riretrop perçants, quelques répliques un peu trop vives, conservaientun décorum parfait. Les hommes offraient à boire à leurs voisineset leur passaient les plats avec une politesse exquise ; on sefût cru dans la salle d’une table d’hôte ordinaire ; mais àmesure que les fumées du vin montaient à ces cerveauxdéséquilibrés, des changements se produisirent dans l’attitude desinvités.

On n’était pas arrivé au dessert quel’homme-chat sautait sur la table, faisait le gros dos en exécutanttoute une gamme de miaulements les plus réjouissants du monde.L’homme-automobile, qui se promenait toute la journée emmailloté depneumatiques, réclamait à grands cris du benzonaphtol. On lui fitavaler un siphon d’eau de Seltz et il déclara qu’il avait son pleind’essence et qu’il allait bientôt partir. Une grosse dame, qui secroyait changée en gigot de mouton, offrait un couteau et unefourchette à ses voisins pour leur permettre de goûter un morceaude son épaule dodue. Quelques charitables folles, songeant auxblessés de la guerre balkanique, transformaient activement encharpie la nappe et les serviettes damassées deMr. Palmers.

Quelques-uns chantaient des cantiques etd’autres des chansons à boire. La bacchanale était devenueindescriptible. On cassait la vaisselle pour s’amuser et l’onjetait les bouteilles vides par les fenêtres. Quelqu’un proposaitd’organiser un bal lorsque, tout à coup, l’honorableMr. Palmers, qui était rentré tranquillement par la petiteporte de la grille dont il avait la clef et que l’illumination deson établissement à une heure pareille remplissait d’étonnement,parut à la porte de la salle du festin. En présence de cet étonnantspectacle, ses yeux s’arrondirent et son visage exprima la stupeurla plus complète ; mais bientôt, il reconnut les lambeaux deson linge de table déchiqueté et les débris de ses assiettes et deses couverts. Il poussa un cri de rage et sa figure devintécarlate.

– Vive Mr. Palmers ! criaientles convives avec enthousiasme.

– Canailles !… fripouilles !…bandits !… rugit-il en tirant son browning, vous me paierezcela !

Et tout en menaçant les fous de son revolver,il cherchait à faire retraite du côté de la porte.

Il n’en eut pas la possibilité. Sur un signede lord Burydan, Kloum l’avait saisi par le poignet et l’avaitdésarmé. Il continuait à proférer de terribles menaces, mais lesfous l’entouraient en hurlant et exécutaient autour de lui unesarabande échevelée.

– C’est ce misérable qui ne nous faitmanger que des harengs marinés et de la charcuterie !

– Il faut le pendre !

– Le faire rôtir avec des pommes de terreautour !

– Le goudronner et l’emplumer !

– Oui, c’est cela ! appuyèrent unedizaine de voix.

Et aussitôt, on alla chercher à la cave unbaril de goudron et au dortoir tout ce qu’on put trouver d’édredonset d’oreillers de plumes, et Mr. Palmers, déshabillé malgréses supplications, fut soigneusement goudronné et emplumé. On eûtdit un poulet échappé par miracle au cuisinier en train del’apprêter. Son aspect était si piteusement comique que tous lesfous éclatèrent d’un rire effrayant.

– Il faut, proposa quelqu’un, emplumerles gardiens.

Cette proposition fut vivement applaudie ettout le monde se dirigea précipitamment du côté des cellules. Il nedemeura dans la salle que lord Burydan, le Peau-Rouge, Oscar et unaliéné triste, timide et vêtu de noir, qui se dissimulait derrièreles doubles rideaux des fenêtres.

– En voilà assez, maintenant, dit lordBurydan, filons !

– Oui, approuva Oscar, le moment estpropice.

Et tous trois rasant les murs se dirigèrent ducôté des jardins. Ils ne s’aperçurent pas que le fou aux vêtementsnoirs les suivait lentement à une trentaine de pas en arrière.

Le lendemain du soir qui avait vu se déroulerces mémorables événements, Agénor fut un peu surpris de ne pasrecevoir de nouvelles d’Oscar, mais il ne s’en inquiéta pas outremesure. Il pensa que le bossu s’était trouvé dans l’impossibilitéd’écrire et qu’il aurait sans doute une lettre le joursuivant ; d’ailleurs, l’attention du poète fut retenue parFred Jorgell et miss Isidora, revenus en compagnie des Françaisplus tôt qu’ils ne l’avaient annoncé.

Ce matin-là, d’ailleurs, miss Isidora trouvadans son courrier une lettre arrivée déjà depuis deux jours et dontla teneur lui causa quelque inquiétude. Elle était signée Rugby, lesurveillant en chef du Lunatic-Asylum. Il y disait en substance quel’établissement, depuis la dernière visite de la jeune fille,allait de mal en pis. Il n’y avait plus ni organisation nidiscipline ; bien plus, le directeur, Mr. Palmers, jouantaux courses tout l’argent qu’il pouvait rassembler, ne payait plusses fournisseurs. Malades et gardiens étaient affreusement malnourris, quand ils l’étaient. Le Lunatic-Asylum était devenu unevraie pétaudière et des catastrophes étaient à prévoir. Ilconsidérait de son devoir, lui, Rugby, de prévenir de cet état dechoses l’honorable miss Jorgell, pour qu’elle prît telles mesuresqu’il conviendrait et il déclarait en terminant qu’il espérait quela jeune fille lui serait reconnaissante de sa vigilance et de sondévouement.

Cette lettre alarma tellement Isidoraqu’aussitôt après son déjeuner elle se rendit à Greenaway encompagnie de Frédérique qui avait bien voulu consentir àl’accompagner.

Mais elles ne purent pénétrer dansl’établissement. Les grilles étaient fermées et barricadéesintérieurement. Elles n’aperçurent aucun surveillant. Du haut desmurailles où ils étaient juchés, des aliénés leur faisaient dessignes menaçants.

Elles s’enfuirent épouvantées jusqu’au premierposte de policemen auxquels elles racontèrent ce qu’elles venaientde voir. Le chef du poste, sachant qu’il avait affaire à la filledu milliardaire Fred Jorgell, se hâta d’obtempérer à sa demande etenvoya douze hommes accompagnés d’un serrurier. La grille futforcée et les policemen pénétrèrent dans l’intérieur derétablissement.

Tout d’abord, ils aperçurent Mr. Palmerset les gardiens qui, vêtus seulement de leur plumage improvisé,avaient cherché un refuge dans les arbres de l’avenue. Onrecueillit ces malheureux pour leur procurer les soins quenécessitait leur état.

Il fallut plusieurs heures pour faire le siègedes bâtiments où les fous s’étaient retranchés et ce ne fut qu’àgrand-peine qu’ils purent être réintégrés dans leurs cellules. Maisen dépit de toutes les perquisitions, on ne retrouva nil’excentrique lord Burydan, ni Kloum le Peau-Rouge, ni BaruchJorgell, pas plus d’ailleurs que l’homme-singe dont on ignorait lenom et qui devait certainement avoir été l’un des principauxinstigateurs de la révolte.

HUITIÈME ÉPISODE – L’automobilefantôme

CHAPITRE PREMIER – Mr. Steffel n’estpas content

Mr. Steffel, le chef de la police de NewYork, était ce jour-là de fort mauvaise humeur. Il arpentait d’unpas saccadé son luxueux cabinet de travail en brandissant unrapport qu’il venait de recevoir et qui émanait du chef de poste deGreenaway.

– Vraiment, s’écria-t-il tout haut, c’està ne plus savoir où donner de la tête. Je suis débordé. Il mefaudrait un personnel deux fois plus considérable ! Il n’y apas de jour que les journaux ne me tournent en plaisanterie ausujet de cette fameuse association de la Main Rouge !…

Et il ajouta en froissant nerveusement lerapport qu’il tenait entre les mains :

– Comment diable veut-on que je détruiseles bandits de la Main Rouge ? Ils sont mieux organisés que lapolice. Il y a des moments où je suis, ma foi, tenté de lecroire ! Sans compter que, dans mon administration, il y a pasmal de fonctionnaires, grands et petits, qui sont à la solde desbandits ! Vraiment, c’est décourageant. Il y a des jours où,ma foi, j’ai envie de donner ma démission !

Mr. Steffel déposa le rapport, dont lalecture l’avait tant irrité, parmi les paperasses qui encombraientson bureau, mais sa mauvaise humeur n’avait pas fini des’exhaler.

Il ne manquait plus que cette révolte de fousau Lunatic-Asylum pour compléter la série !

Le chef de la police sonna.

– Qu’on fasse venir l’agent Grogmann,dit-il au garçon de bureau qui était accouru.

Une minute après, un personnage à la minerubiconde, aux longues moustaches rousses, et au ventre bedonnant,fit son entrée dans le cabinet directorial. Un sourire naïfs’épanouissait sur sa physionomie débonnaire.

– Alors, dit Mr. Steffel d’un airimpatienté, vous avez assisté au siège du Lunatic-Asylum ?Vous pouvez me donner des détails précis ?

– Oui, monsieur le directeur. Et il afallu déployer une véritable bravoure, faire le siège de chaquecorps de bâtiment. Les fous nous ont jeté toutes sortes d’objetssur la tête : des traversins, des pommes de terre pourries etjusqu’à des marmites, des vases de nuit et de vieux souliers.

– Je ne vous demande pas cela !s’écria Mr. Steffel en haussant les épaules, vous avez l’airtout fier d’avoir reçu de vieux godillots et des vases de nuit surle nez ; il n’y a pas de quoi s’en vanter. Dites-moi plutôt lenombre exact des évadés et leur signalement.

– Ils ne sont que quatre.

– Vous trouvez que ce n’est pas assez,sans doute ; continuez…

– Il y a d’abord le prétendu lord Burydanet Kloum, son domestique peau-rouge ; puis un inconnu quis’est présenté la veille habillé en singe.

– Un inconnu ? Mr. Palmers n’adonc pas noté son nom et son âge ainsi que les règlements l’yobligent.

– Non, monsieur le directeur.

– C’est bon ! Mr. Palmers seramis à l’amende. Il faudra le convoquer à mon bureau sitôt qu’ilaura été suffisamment savonné et qu’il sera débarrassé des plumeset du goudron dont il est enduit. Mais quel est le quatrièmeévadé ?

– C’est le fameux Baruch Jorgell,l’assassin milliardaire.

Le visage de Mr. Steffel peignit laconsternation.

– Voilà qui est très ennuyeux,murmura-t-il. Les journaux vont faire un beau tapage. Et si je nerepince pas ce gredin dans les vingt-quatre heures, on ne va pasmanquer de dire que j’ai touché la forte somme pour le laisserévader.

– Cela ne sera peut-être pas si commodeque ça de le rattraper, dit tranquillement l’agent Grogmann.

– Parbleu oui, vous, cela vous estégal ! s’écria Mr. Steffel exaspéré. Ce n’est pas vousqui êtes responsable ! Mais je veux qu’ils soient retrouvéstous les quatre aujourd’hui même ! Vous entendez ? Etc’est vous que je vais charger de cette quadruple arrestation etque je rendrai responsable !

– Mais, monsieur le directeur…

– Taisez-vous. Possédez-vous seulement lesignalement des évadés ?

– C’est que…, balbutia l’agent Grogmannd’une voix hésitante.

– Quoi ?… Allons, parlezdonc !

– Le signalement de Baruch Jorgell doitcertainement se trouver dans son ancien dossier. Quant à celui dufou qui portait un déguisement de singe, je ne l’ai pas. Et celuides deux autres non plus. Je sais seulement que Kloum estPeau-Rouge et que le faux lord Burydan est un homme blanc…

– Nous voilà bien avancés ! s’écriaMr. Steffel en donnant, de colère, un coup de poing sur latable. Autant dire tout de suite que vous ne possédez aucunrenseignement ! D’autant plus que Baruch lui-même a, dit-on,beaucoup changé, beaucoup vieilli depuis son internement !

Mr. Steffel fut interrompu par l’arrivéedu garçon de bureau qui lui apportait une demi-douzaine de lettreset de télégrammes.

– Donnez, fit-il nerveusement.

Tout de suite, il décacheta une grandeenveloppe fermée d’un cachet rouge, mais le contenu de ce pli étaitsans doute satisfaisant, car à mesure qu’il lisait sa physionomiese détendait. Et quand il eut achevé la missive, qui ne portait nidate ni signature et qui était écrite à la machine, il poussa unsoupir de satisfaction.

– Allons, murmura-t-il, voiciheureusement une dénonciation anonyme qui va nous éviter bien desdémarches inutiles.

Et il relut, mais cette fois à voixhaute :

« Les quatre aliénés qui se sont échappésdu Lunatic-Asylum ont trouvé un refuge dans un cabaret de labanlieue de New York, qui n’est guère fréquenté que par les Indienset les métis : la buvette du Grand Wigwam, à Tampton.C’est le Peau-Rouge Kloum qui a conduit dans cet endroit sescompagnons de fuite. Si la police prend bien ses mesures et surtoutsi elle ne perd pas de temps, elle mettra la main sur eux sans coupférir. »

– Certainement que je ne perdrai pas detemps, fit Mr. Steffel en se frottant les mains. Grogmann,vous allez prendre deux escouades d’agents et partir immédiatement.Pendant ce temps, je téléphonerai au poste de Tampton pour que deuxou trois escouades se mettent en marche de façon à cerner cettebuvette du Grand Wigwam, que je connais d’ailleursparfaitement. Elle est notée comme un repaire de rôdeurs indiens,d’ivrognes et de mauvais drôles de toute espèce.

Mr. Steffel n’eut pas un seul instant dedoute sur l’exactitude du renseignement qui lui parvenait si àpoint dans ce billet anonyme. L’habitude qu’il avait de ces sortesde dénonciations lui avait permis de se rendre compte, d’un coupd’œil, que celle-là disait bien la vérité.

Mais, par exemple, le chef de la police eûtété fortement étonné s’il avait pu deviner que c’étaient les Lordsde la Main Rouge eux-mêmes qui le renseignaient gracieusement.C’était, en effet, de Cornélius qu’émanait le billet. Le diaboliquedocteur avait pensé que le meilleur moyen d’avoir sous la main lesquatre personnages dont il redoutait tant les révélations était deleur faire réintégrer le Lunatic-Asylum où il les savait à samerci.

Aussitôt que Grogmann se fut retiré pourexécuter l’ordre qu’il venait de recevoir, Mr. Steffel saisitle récepteur du téléphone placé sur sa table et demanda lacommunication avec le chef du poste de police du village deTampton ; mais à ce moment le garçon de bureau lui remit unecarte de visite ainsi libellée :

AGÉNOR MARMOUSIER

Secrétaire particulier de Mr. Fred Jorgell

– Faites entrer, dit immédiatementMr. Steffel ; et, se composant une physionomie à la foisdigne et souriante, il salua le représentant du milliardaire et luidésigna courtoisement un fauteuil.

– Monsieur le directeur, dit Agénor aprèsavoir échangé avec le haut fonctionnaire les politesses d’usage, jeviens au sujet de la révolte dont le Lunatic-Asylum de Greenaway aété cette nuit le théâtre…

– Et vous n’ignorez pas, sans doute,interrompit Steffel, que le fils de Mr. Fred Jorgell est undes quatre fugitifs qui ont réussi à franchir les murailles del’établissement.

– C’est précisément à cause de lui que jeviens, et tout d’abord je vais vous dire que ce n’est pas le pèredu dément qui m’envoie : il a maudit une fois pour toutes lefils indigne et il ne veut plus entendre parler de lui sous quelqueprétexte que ce soit.

– De la part de qui venez-vousdonc ? demanda le chef de la police avec étonnement.

– De la part de miss Isidora, la sœur deBaruch. Plus pitoyable que le milliardaire envers le fou assassin,elle tremble que ce misérable, perdu dans New York et ne possédantpas sa raison, ne soit victime de quelque accident, et elle voussupplie instamment de le faire rechercher et de le réintégrer sansviolence dans l’établissement où il reçoit les soins nécessaires àson état. Voici d’ailleurs, ajouta le poète en déposant un petitportefeuille sur le bureau, quelques bank-notes de cent dollarschacune pour stimuler le zèle de vos agents.

Mr. Steffel jeta négligemment leportefeuille dans un des tiroirs de son bureau.

– Merci pour mes hommes, de la part de lacharmante miss, dit-il, mais cette prime n’était pasnécessaire…

Le directeur de la police fut interrompu parla vibration sonore du téléphone.

– Une minute, cher monsieur, dit-il àAgénor, vous permettez ?… Et prenant en main le récepteurqu’il avait quitté lorsque son visiteur était entré :

– Allô ! cria-t-il.

– C’est vous ?… le chef du poste deTampton ?

– …

– Ah ! parfaitement. Il s’agit defaire cerner par vos hommes, et cela sans perdre un instant, unrepaire d’Indiens et de métis que je vous ai d’ailleurs donné ordrede surveiller ! C’est la buvette du Grand Wigwam…

– Oui, je sais. C’est là qu’ils sont tousles quatre. Deux escouades sont déjà parties qui arriveront dans ladirection du sud. Que vos escouades à vous se portent dans ladirection nord et ne laissent passer personne ! Vous pourrezopérer l’arrestation à la nuit tombante…

– …

– Alors, je compte sur vous. Cesarrestations, surtout celles de Baruch Jorgell et de lord Burydan,sont très importantes !

Mr. Steffel raccrocha le récepteur et, setournant avec son sourire le plus aimable vers Agénor qui étaitdevenu pâle en entendant ce lambeau de conversation dont il n’avaitpas perdu un seul mot :

– Je vous disais donc, cher monsieur,reprit-il, qu’il était absolument inutile que miss Isidora offrîtune prime à mes agents. Nous savons d’ores et déjà où se trouventles évadés du Lunatic-Asylum. J’ai envoyé des hommes pour procéderà leur arrestation. Toutes nos mesures sont prises. Vous pouvezrassurer miss Isidora et lui dire que son malheureux frère seratraité avec tous les égards possibles et réintégré sans violencedans la maison de santé où il est en traitement.

Agénor se hâta de prendre congé du hautfonctionnaire et sitôt qu’il fut sorti des bâtiments de la police,il sauta dans un cab, promit cinq dollars au cocher en lui jetantl’adresse de la buvette du Grand Wigwamdans le village deTampton.

– Pourvu que j’arrive à temps,répétait-il en jetant de minute en minute des coups d’œilimpatients sur sa montre.

Pendant une demi-heure, le cab attelé d’unvigoureux cheval du Far West fila au grand galop à travers lesmornes paysages de brique et de plâtras de la banlieuenew-yorkaise. On était arrivé au haut d’une montée lorsque Agénorvit, à cinq cents mètres en avant de lui, une demi-douzaine depolicemen qui s’avançaient d’un pas tranquille, sous la conduited’un sergent qui n’était autre que le jovial Grogmann.

Le poète réfléchit un instant. Il apercevaittout à fait dans le lointain un amas de cahutes sordides quiressemblaient plus à des tanières de romanichels qu’à la demeured’honnêtes citoyens yankees.

– Arrêtez ! cria-t-il aucocher ; sommes-nous bientôt à Tampton ?

– Mais nous y sommes depuis quelquesminutes.

– Et ces masures, là-bas, ne serait-cepas la buvette du Grand Wigwam ?

– Mais oui, nous allons y arriver.

– Alors, c’est bien, je n’ai plus besoinde vos services !

Agénor descendit, paya le cocher et se mit àmarcher à grandes enjambées sur la route déserte.

Il n’eut pas de peine à dépasser le petitgroupe des policemen qui continuaient à avancer avec un flegme toutbritannique, comme des gens qui sont sûrs, quoi qu’il arrive, detoucher leurs appointements à la fin du mois. La présence d’Agénorne parut nullement suspecte à Grogmann, car il l’avait précisémentaperçu au moment où il sortait du Police-Office.

L’honnête sergent pensa que ce monsieur sibien mis qui suivait le même chemin que lui était sans doute unagent supérieur de l’administration, chargé par Mr. Steffeld’assister en personne à l’arrestation des quatre dangereuxaliénés.

CHAPITRE II – La buvette du GrandWigwam

Quand on avait franchi une porte verrouilléefaite de planches arrachées à des caisses d’emballage et à laquelledes morceaux de cuir servaient de gonds, on se trouvait dans unesalle longue, basse et enfumée, où la vue et l’odorat étaient aussidésagréablement affectés l’un que l’autre ; il régnait là uneinfâme odeur de poisson fumé, mêlée à des relents de mauvais alcoolet de graisse rance ; la fumée des pipes compliquée de celledu foyer s’échappait par un trou pratiqué dans la toiture aprèsavoir saturé toute l’atmosphère de la pièce en formant unbrouillard tellement épais qu’on ne se voyait pas à trois pas.

Lorsque le regard s’était accoutumé à cesténèbres, on distinguait, accrochées au mur, des panoplies barbaresqui avaient dû appartenir autrefois à quelque chef redouté. Il yavait des couronnes de plumes d’aigle, des colliers faits avec lesdents du puma ou les griffes de l’ours gris, des arcs, des flèches,des tomahawks, mêlés à des mocassins de peau de daim, à desbracelets de graines et de verroteries. On voyait encore descouteaux à scalper, une ou deux carabines d’ancien modèle, despistolets à pierre, des bois d’élan et de renne, et tout un arsenalde petits sacs brodés pour mettre le tabac, et de calumets, dontquelques-uns, les plus anciens, étaient formés d’une pierre creuséeet emmanchés d’un roseau.

En outre de ces panoplies qui recouvraiententièrement les murailles, le mobilier se composait de quelquesescabeaux boiteux, de nattes de paille de maïs et d’une étagère quisupportait une douzaine de bouteilles de whisky.

Tel était l’étrange repaire connu dans le payssous le nom de buvette du Grand Wigwam. C’est là que, dedeux lieues à la ronde, se réunissaient les Indiens pour converserdes choses de leur race et surtout pour boire de l’« eau defeu » jusqu’à ce qu’ils restassent morts sur la place.

La propriétaire de cet établissement unique enson genre était une vieille « squaw » aussi sèche, aussinoire et aussi ratatinée qu’une momie. Elle se tenait généralementaccroupie devant l’âtre et fumait sans répit une vieille pipe deterre noire qu’on lui connaissait depuis des années. Les familiersde la maison prétendaient même que c’était à cette atmosphèrefuligineuse qu’elle devait sa grande longévité et ils affirmaientqu’elle ne mourrait jamais, conservée qu’elle était par la fumée, àla façon des harengs saurs et des jambons.

Les deux filles de cette vénérable matrone,deux grandes créatures à la peau rouge, aux cheveux bleuâtres, aunez plat et aux dents longues, servaient les buveurs et, disait-on,étaient pour beaucoup dans la prospérité de l’établissement.

La directrice de la buvette du GrandWigwam étant cousine de Kloum au huitième degré, celui-ciavait eu l’idée d’emmener ses amis dans ce repaire où ils avaientles plus grandes chances de n’être pas découverts. En quittant leLunatic-Asylum, ils s’étaient donc rendus à Tampton.

Ils y étaient arrivés au petit jour, trèsfatigués tous les quatre par la nuit blanche qu’ils avaient passéeet par toutes les émotions qu’ils avaient dû traverser. Ce n’estqu’une fois sortis de la maison de fous que lord Burydan s’étaitaperçu qu’un quatrième pensionnaire de l’établissement s’étaitattaché à leur suite.

– Qu’allons-nous faire de lui ?avait demandé Oscar, qui ne reconnaissait nullement dans le nouveauvenu le Baruch qu’il avait connu chez M. de Maubreuil,tant la captivité et la nature avaient déjà altéré l’œuvre dusculpteur de chair humaine.

– Ma foi, je ne sais pas, avait dit lordBurydan.

Kloum, plus catégorique, avait déclaré qu’ilfallait se débarrasser à tout prix de ce gêneur et, d’un gesteimpérieux et bref, il avait intimé au dément l’ordre de quitter laplace au plus vite.

C’est alors que le pseudo-Baruch s’était jetéaux genoux de lord Burydan en joignant les mains d’une façontellement suppliante que l’excentrique avait été profondémentapitoyé.

– Ce pauvre diable a l’air inoffensif,avait-il dit ; gardons-le provisoirement, plus tard, nousverrons.

L’aliéné, comme un chien perdu qui s’attacheaux pas du premier passant sympathique, s’était mis à marcherdocilement derrière ses compagnons.

À peu de distance du Lunatic-Asylum, lesfugitifs avaient eu la chance de rencontrer un cab, et le« cabman » s’était figuré, en voyant le déguisement desinge dont Oscar était revêtu, qu’il avait affaire à des gensrevenant de quelque mascarade et les avait laissés monter dans sonvéhicule sans observation. C’est de cette façon qu’ils avaientgagné le village de Tampton ; mais ils avaient eu la prudencede descendre à quelque distance de la buvette du GrandWigwam pour qu’on ne sût pas où ils se rendaient.

Kloum et ses amis avaient été chaleureusementaccueillis par la vieille squaw et ses filles, et là Oscar avait puse débarrasser de son costume de singe qu’il avait accroché à lamuraille où il faisait bonne figure à côté des peaux de grizzly etdes panoplies barbares. Le bossu avait revêtu un complet de toilebleue que lui avaient cédé les Indiennes et qu’avaient laissé làdes Peaux-Rouges qui travaillaient à une carrière du voisinage.

– La première chose que nous ayons àfaire, déclara lord Burydan, c’est de nous reposer. Nous pouvonsdemeurer ici toute la journée ; je pense que personne n’aural’idée de venir nous y chercher. Quand il fera nuit, noussortirons.

La vieille Indienne, mise au courant de cettedécision par Kloum, fit passer les quatre amis dans un cabinetobscur attenant à la pièce principale, dont il n’était séparé quepar une portière faite d’une couverture de laine de couleurvoyante. Les fugitifs se jetèrent sur les nattes dont le logisétait meublé et ne tardèrent pas à tomber dans un profondsommeil.

Ce fut Kloum qui se réveilla le premier. Ilronflait encore à poings fermés lorsqu’un singulier picotementderrière la tête l’arracha à ses rêves. C’était une des Indiennesqui, suivant une ruse des gens de sa race, le chatouillaitdoucement au-dessous de l’oreille.

Kloum ouvrit les yeux, sans avoir fait lemoindre bruit, sans avoir prononcé une parole ; il vit devantlui l’une des deux sœurs qui, mettant un doigt sur ses lèvres, luifaisait signe de regarder avec précaution dans la grande pièce.

Le Peau-Rouge écarta doucement la couverturequi tenait lieu de portière et, à quelque distance d’un groupe decarriers indiens occupés à lamper à petits coups une bouteilled’eau de feu, il aperçut Agénor en train de parlementer, nonsans force cris et gesticulations, avec la vieille squaw toujoursimpassible, la pipe aux dents, au coin de son âtre.

Tout de suite, il poussa un cri de joie etréveilla lord Burydan et les autres dormeurs. L’instant d’après, lelord excentrique et son ami se jetaient en pleurant dans les brasl’un de l’autre.

– Mon cher Agénor ! comme je suisheureux de vous retrouver !

– Et moi qui pleurais votremort !

– Moi aussi, je me figurais que vousaviez péri dans le naufrage de la Ville-de-Frisco !Mais maintenant, j’espère que nos ennuis sont terminés !

– Hélas, non ! répliqua Agénorbrusquement devenu grave, ne perdons pas de temps en effusionsinutiles car vous êtes sérieusement menacés et c’est pour cela queje suis ici.

– Qu’y a-t-il encore ? demanda OscarTournesol.

– La maison est cernée par les policemenqui, je ne sais comment, ont appris votre retraite. Dans un quartd’heure, ils seront ici !

– Diable ! murmura lord Burydan d’unair mécontent, c’est que je ne tiens nullement, moi, à retourner enprison ou dans une maison de fous !

– Il faut aviser, et rapidement, murmuraAgénor ; mais tout d’abord, je vous rends vos papiers que j’aipu sauver du naufrage. Ils sont dans ce portefeuille où j’ai aussi,en cas de besoin, glissé quelques bank-notes.

Pendant ce temps, Kloum parlementait avec lesIndiens occupés à boire du whisky. Au bout de quelques minutes,l’un d’entre eux, le plus leste, se hissa à la force du poignet parle trou qui tenait lieu de cheminée et grimpa sur le toit. Il netarda pas à redescendre, la mine consternée.

– Quatre troupes de policemen,expliqua-t-il en comptant sur ses doigts. Ils occupent toutes lesroutes qui aboutissent au Grand Wigwam.

– Nom d’un chien ! s’écria Oscar,comment va-t-on faire ?

– Ma foi, je ne vois pas trop, répliqualord Burydan. Nous ne sommes ni assez nombreux ni assez bien arméspour faire une trouée.

Il y eut quelques minutes de réelle angoisse.De quelque côté qu’on se tournât, la fuite était impossible ;et les policemen, de minute en minute plus distincts, approchaientavec l’implacable lenteur du Destin.

Tout à coup, Kloum eut un rire silencieux, etdu doigt il montra, en face de la porte du Wigwam, troisou quatre wagonnets que les carriers indiens avaient laissés làpendant qu’ils entraient se désaltérer.

Tous avaient compris. Il s’agissait simplementpour les évadés de se cacher dans l’intérieur des petits véhiculeset de passer ainsi au nez et à la barbe de messieurs lespolicemen.

Mais il n’y avait pas une minute à perdre, et,tout d’abord, il fallait décider les carriers à prêter la main àcette évasion. L’éloquence de Kloum, appuyée de quelques dollars,obtint sans peine ce résultat.

Agénor serra en hâte la main de ses amis.

– Surtout, recommanda-t-il à lordBurydan, ne manquez pas de m’écrire et de m’indiquer votreretraite.

– Je n’y manquerai pas, d’autant plus quej’ai des révélations à vous faire.

– Oui, dit Oscar, nous savons où estM. Bondonnat. Lord Burydan a été son compagnon decaptivité.

– Et où est-il ?

– À l’île des pendus.

– Qu’est-ce que c’est que cetteîle-là ?

– Je n’ai pas le temps de vousl’expliquer. Ma prochaine lettre vous racontera tout cela dans leplus grand détail…

Une dernière poignée de main fut échangée,puis l’excentrique lord et Oscar s’étendirent au fond du premierwagonnet pendant que Kloum et leur compagnon, toujours muet etdocile, prenaient place dans le second.

Les deux Indiennes couvrirent le corps desfugitifs de vieilles couvertures par-dessus lesquelles les carriersjetèrent quelques pelletées de sable, en assez grande quantité pourfaire illusion, pas assez pour empêcher l’air de pénétrer.

Ces préparatifs terminés, les Indiens semirent à pousser les wagonnets sur les rails, de la nonchalanteallure qui leur était habituelle, en marchant à la rencontre del’escouade que commandait l’honnête Grogmann. L’attitudeflegmatique des Peaux-Rouges en imposa complètement au policier. Iln’eut pas le moindre soupçon. Il continua à marcher du même pasmajestueux à la tête de ses hommes dans la direction de la buvettedu Grand Wigwam.

Il y arriva au moment même où Agénor ensortait et, toujours persuadé que le poète était un hautfonctionnaire de la police :

– Vous les avez vus ? luidemanda-t-il.

– Non, répondit Agénor en secouant latête. Les oiseaux sont envolés !

– Diable ! Tant pis ! Mais jevais toujours perquisitionner. Ces Peaux-Rouges ont des rusesdiaboliques et nos fous peuvent être cachés dans quelque cave oudans quelque soupente.

– Oui, c’est cela, perquisitionnez bien,dit à tout hasard le poète en reprenant le chemin de New York sansque personne s’y opposât.

Les policiers remuèrent vainement les loquessordides qui composaient le mobilier de la buvette et nedécouvrirent rien.

Pendant ce temps, les quatre fugitifs étaientarrivés sans encombre jusqu’à la carrière de granit oùtravaillaient les Indiens et qui se trouvait à cinq cents mètres delà. Ils s’empressèrent de sortir de leurs incommodes véhicules etremercièrent chaleureusement leurs sauveurs.

La nuit venait à grands pas. Désormais, toutdanger avait disparu. Ce fut donc sans se presser mais cependant enprenant un sentier qui permettait d’éviter la grand-route qu’OscarTournesol et ses amis arrivèrent à la gare de Tampton. Là, lordBurydan, qui avait déjà combiné tout un plan, prit quatre billetsde seconde classe à destination de Montréal, car il connaissaitparfaitement le Canada où il possédait d’immenses propriétés.

Avant même que le train eût quitté la gare,les quatre fugitifs avaient pris place autour de la table duwagon-restaurant et ils étaient en train de combiner un menusubstantiel lorsque tout à coup Oscar poussa un cri de stupeur etdemeura bouche bée, les yeux agrandis, les mains tremblantes commes’il venait d’avoir une vision.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda lordBurydan inquiet.

Du doigt Oscar montra sur la route, quin’était séparée de la voie que par une barrière de bois, une énormeautomobile rouge et noir qui venait de stopper. Au volant setenait, comme auréolé par la clarté éblouissante des phares, unhomme à la physionomie énergique et dure ; et, dansl’intérieur, un vieillard à la face glabre, au profil d’oiseau deproie, dont les yeux fascinateurs semblaient scintiller derrièreles verres de ses lunettes à branches d’or.

– Voyez, dit le bossu avec une indicibleémotion, le jeune homme qui conduit cette auto, eh bien !c’est le même, j’en suis sûr, qui a participé à l’enlèvement deM. Bondonnat et qui m’a moi-même à demi assommé d’un coup decrosse.

Mais à ce moment, le train s’ébranla et,quelques minutes plus tard, l’auto mystérieuse, l’auto fantôme,comme l’appelait déjà Oscar, avait disparu cachée par un tournantde la voie.

CHAPITRE III – Pour une femme

Le milliardaire Fred Jorgell avait pourprincipe que, si l’on veut être bien servi, il faut payer largementses serviteurs ; aussi tous ceux qui l’approchaient, depuisles ingénieurs de la Compagnie des paquebots Éclair jusqu’auxmoindres domestiques, étaient-ils magnifiquement appointés. Leconcierge même du palais était un véritable personnage et lessommes qu’il touchait chaque année, en y comprenant des bénéficesde divers genres, égalaient les appointements d’un général ou d’undirecteur de ministère de notre vieille Europe.

Ce concierge se nommait Edward Edmond et étaitd’origine irlandaise. Il y avait près de dix ans qu’il était auservice de Fred Jorgell, qui n’avait jamais eu contre lui lemoindre sujet de plainte et qui le tenait en grande estime. C’étaità Edward Edmond qu’était dévolue l’importante fonction de recevoirle nombreux courrier du milliardaire et de trier les lettres. Et ils’en acquittait à la satisfaction générale.

Au physique, Edward Edmond était un gaillardde belle prestance et de mine joviale, ses traits réguliers étaientencadrés de favoris blonds et il y avait dans l’ensemble de saphysionomie une expression de franchise, de santé heureuse et debonne humeur qui le rendait de prime abord sympathique à tout lemonde.

Edward Edmond déclarait lui-même qu’il étaitle plus heureux des hommes. Il n’avait pas de soucis, son travailn’avait rien d’absorbant, et il plaçait chaque année des sommesassez importantes. Il attendait patiemment que ses économieseussent atteint un certain chiffre qu’il s’était fixé pour seretirer dans son pays et y mener l’existence paisible durentier.

Brusquement, le caractère de ce serviteurmodèle se modifia du tout au tout. Edward Edmond devintmélancolique, distrait. Il ne s’occupa plus de ses fonctions qued’une façon machinale et il cessa de parler du projet d’allerhabiter l’Irlande qui faisait autrefois le fond de sesconversations. Il avait suffi d’un événement presque insignifiantpour troubler la béatitude de cette sereine existence.

Un soir, poussé par le désœuvrement, EdwardEdmond était entré dans un music-hall presque exclusivementfréquenté par des matelots de toutes les nations ; il sedivertit extraordinairement aux grimaces de comiques irlandaisvêtus de complets en toile à matelas et grotesquement coiffés dechapeaux hauts de forme en paille. Puis ce fut un chœur demusiciens noirs en habit rouge et vert qui jouèrent du banjo etexécutèrent des danses excentriques. Il y eut encore unhomme-serpent qui, à force de s’amincir par des déhanchementsgradués, arrivait à entrer dans une énorme carafe de cristal où saface maquillée apparaissait hideuse comme celle d’un pitre fœtusdans son bocal. Il y eut un tireur canadien au coup d’œilinfaillible qui, d’une balle de sa carabine, cassait, à trentemètres, au ras des lèvres, la pipe que fumait paisiblement sonassocié.

Mais l’assistance réclamait à grand tumulte lacélèbre Dorypha, la danseuse espagnole, dont le nom s’étalait enmajuscules énormes sur l’affiche. Elle parut : un tonnerre debravos salua son entrée, puis tout le monde redevint silencieux.Edward Edmond lui-même, à la vue de cette créature, se sentit agitéd’un étrange frisson.

Dorypha n’avait pas plus de vingt ans. C’étaitune gitane blonde aux grands yeux noirs dévorateurs sous le veloursde leurs longs cils. Décolletée jusqu’aux pointes roses de sesseins menus, elle portait un corsage très long qui dessinait sataille de guêpe et faisait valoir les rondeurs de sa croupe presquetangible aux regards sous une courte jupe de soie noire pailletéed’or.

Elle dansa le tango, accompagnée de deuxguitares et d’une mandoline qui semblaient gémir d’amour pendantque la jeune femme, voluptueusement renversée, faisant rouler seshanches, suggérait, par une série de mimiques passionnées, toutesles tortures et tous les délices des étreintes voluptueuses. Tantôtelle feignait de tomber comme une femme qui s’abandonne aux bras deson amant, puis elle se raidissait toute, la chair vibrante, à demipâmée.

Edward Edmond n’avait jamais éprouvé sifoudroyante sensation. Ses yeux ne quittaient pas la grosse roserouge piquée dans cette chevelure d’un blond roussi par les feux del’enfer. Sa langue se collait à son palais, ses regards brillaientde luxure. Il pensait qu’un seul baiser de cette femme seraitcapable de rajeunir les vieillards et de réveiller les mortsendormis dans leurs tombeaux.

D’ailleurs, dans toute la salle, lesspectateurs haletants déliraient, le cœur bondissant, la cervellechavirée par la vue de cette sorcière blonde qui semblait résumeren elle tous les piments sucrés de la féminité, toute la douceur ettoute la fougue brutale des caresses.

La danse finit au milieu du vacarme desovations et la señora Dorypha, les seins moites de la fatigue de ladanse, descendit rose et souriante pour faire la quête. Elle sefaufilait comme une couleuvre entre les groupes, et de son corpsardent s’échappait un affolant parfum d’œillet, de poivre et depraline. Les sous, les piastres, les dollars tombaient dru commegrêle dans le tambour de basque qu’elle tendait avec un sourireingénu, et elle remerciait gracieusement, presque timidement, seslongs cils noirs pudiquement baissés, tandis que les coins deslèvres rouges, grasses et arquées, se relevaient dans uneexpression d’une canaillerie décevante qui démentait la faussecandeur du regard.

Edward Edmond donna pour sa part un aigle d’oret il en fut remercié par la plus coquine des œillades. Il sentit àcette minute que cette femme ferait de lui ce qu’elle voudrait,qu’il était à elle tout entier et que rien ne pourrait arracher deson cœur cette passion qui y avait grandi avec une foudroyanterapidité et qui maintenant y était enracinée pour toujours.

Dès lors, il ne quitta plus le music-hall. Ilaccabla la belle Dorypha de cadeaux, de bouquets, de bijoux, mais,toujours provocante, elle se refusait, non sans un sourireaguicheur, qui, mieux que des paroles, promettait que sa résistancene serait pas éternelle.

Au bout d’un mois, les économies d’EdwardEdmond étaient profondément entamées, mais il avait triomphé. LaDorypha était à lui et quand, un matin, il sortit de la chambre dela danseuse, les reins cassés par une fatigue à la fois douloureuseet voluptueuse, il se regardait comme le plus heureux deshommes.

Quelques semaines passèrent encore.L’Irlandais menait une existence ardente, fiévreuse, qui ne luilaissait ni le temps de penser ni celui de réfléchir, et il futtout surpris lorsque, à la banque où il avait déposé son avoir, onlui dit un jour qu’il ne restait plus à son actif qu’une sommeinsignifiante. Il alla conter ce malheur à Dorypha, mais ladanseuse l’accueillit avec un éclat de rire gouailleur.

– J’en suis bien fâchée pour toi, luidit-elle, mais si tu es pauvre, tu ne peux continuer à rester monamant. J’ai toutes sortes de désirs et toutes sortes de besoins,moi. Il me faut de l’argent, beaucoup d’argent. Ne t’ai-je pas étéfidèle jusqu’ici ?… Trouve de l’argent et je continuerai àêtre pour toi ce que j’étais par le passé… Mais un homme qui n’apas le pouvoir de satisfaire mes caprices n’est pas digne dem’avoir pour maîtresse.

– C’est bon, murmura l’Irlandais d’un airsombre, j’en aurai, de ce maudit argent !

Ce jour-là il emprunta une centaine de dollarsà des amis, se rendit dans un tripot qu’il connaissait, joua etgagna ; mais cette ressource était précaire. Huit jours nes’étaient pas écoulés que les grecs du tripot, qui d’abordl’avaient laissé faire quelques gains pour l’amorcer, avaiententièrement raflé le peu qu’il possédait encore.

Dorypha ne tenait aucun compte de sessacrifices. Cet argent, qui coûtait si cher, elle le dépensait enfantaisies, en objets inutiles que très souvent elle jetait dans uncoin sans même les avoir regardés. Et elle lui disait de sa voixtranquille :

– Que veux-tu, ce n’est pas de ma faute,à moi, si je suis ainsi faite. Si tu ne peux pas y parvenir,laisse-moi, il ne manque pas d’adorateurs qui voudraient bien êtreà ta place !

Littéralement ensorcelé, Edward Edmond enétait arrivé aux pires expédients. Un jour, ayant affaire dans lesappartements de miss Isidora, il vola une bague en diamants oubliéepar la jeune fille dans une coupe. Quelques heures après, ilvendait le bijou à un receleur pour cinq cents dollars, le quart desa valeur. Muni de cet argent, il se rendit au tripot, sepersuadant à lui-même qu’il gagnerait la forte somme et qu’ilpourrait racheter la bague.

Mais en franchissant le seuil de la longuesalle où des aigrefins de toutes les nations jouaient au baccara,au bridge et à l’écarté dans un tumulte de vociférations, d’éclatsde rire et d’injures, il se sentit atteint d’un funestepressentiment. Il s’assit néanmoins à une table de jeu et toutaussitôt les grecs ou, comme on dit en Amérique, les« gamblers » papillonnèrent autour de ses bank-notes.Deux heures ne s’étaient pas écoulées qu’il avait perdu nonseulement ses cinq cents dollars, mais encore cent dollars surparole. Il était désespéré.

– Je suis fini, songea-t-il, déshonoré,il ne me reste plus qu’à me faire sauter la cervelle.

Il prit dans sa poche la photographie deDorypha pour la regarder encore une fois, furtivement, dans uncoin, puis s’assurant que son browning était bien dans la poche deson pardessus, il se faufila dans les couloirs qui aboutissaient àun morne petit jardin situé derrière la salle de jeu. Il étaitcalme maintenant comme un homme dont la résolution est prise. L’airglacé de la nuit rafraîchit délicieusement son front brûlant, et ilécoutait comme dans un rêve la voix lointaine des joueurs, qui luisemblait venir comme d’un autre monde.

– Allons, murmura-t-il avec effort, toutest dit, il faut en finir ! Adieu, Dorypha !

Et il prit son arme dans sa poche et s’assurade son bon fonctionnement.

Mais à ce moment une ombre bondit de derrièreun massif. Edward Edmond se sentit le poignet broyé par une main defer. Il lâcha le browning sans même avoir la pensée de résister,tant il avait été pris à l’improviste. Son agresseur, le laissantpresque aussi brusquement qu’il l’avait empoigné, ramassa lerevolver qui était tombé dans l’herbe, le mit dans sa poche, puisdit d’un ton très calme :

– J’ai à vous parler et je vous défendsde vous tuer avant d’avoir entendu ce que j’ai à vousdire !

– Que me voulez-vous ! murmuraEdward Edmond d’une voix étranglée. Rien maintenant ne peutm’intéresser.

– Eh ! eh ! cela dépend, ricanal’inconnu. Master Edward Edmond, sachez que je connais votresituation. Vous vous êtes endetté à cause d’une femme. Vous avezvolé une bague à votre maîtresse, miss Isidora.

– Qu’est-ce que cela peut vousfaire ? Et puis d’abord, ce n’est pas vrai…

– C’est très vrai.

– Mêlez-vous donc de vos affaires !Je ne vous connais pas, moi, je ne vous demande rien !

– Eh bien, moi, je vous connais et jevous offre quelque chose. Que diriez-vous si, à l’instant même, jevous mettais dans la main un beau billet de milledollars ?

Comme Edward Edmond demeurait silencieux,l’inconnu continua d’un ton plus pressant :

– Que diriez-vous encore si je vousmettais à même de gagner chaque mois une pareille somme ?Auriez-vous encore l’idée de vous suicider comme un imbécile ?La belle Dorypha se moquerait de vous et elle aurait, certes, bienraison.

– Ne vous raillez pas de monmalheur ! Mais si vous avez une proposition sérieuse à mefaire, faites-la vite.

L’inconnu avait tiré d’un portefeuille unebank-note qu’il s’amusait à froisser entre ses doigts.

– La preuve, reprit-il, que maproposition est très sérieuse, c’est qu’il dépend d’un mot de vousde toucher immédiatement les mille dollars que voici.

– Que faudra-t-il faire pourcela ?

– Peu de chose, dit l’inconnu en baissantla voix. Vous êtes au service de Fred Jorgell. Il faudra simplementme permettre d’examiner les lettres qui lui parviennent et medonner certaines d’entre elles.

– C’est impossible, s’écria Edward Edmonddans une dernière révolte de sa probité à demi vaincue,demandez-moi autre chose, mais je ne veux pas trahir mon maître.Fred Jorgell a été très bon pour moi…

– Ce n’est pas si grave que vousl’imaginez, fit le tentateur qui continuait à froisser la bank-noteavec un crissement de soie énervant, vous ne causerez aucun tort àFred Jorgell, je suis tout simplement un détective privé au serviced’une agence. J’ai besoin de certains renseignements. Si vous nevoulez pas me les procurer, je les aurai d’une autre façon, voilàtout.

Edward Edmond était plus qu’à demipersuadé.

– Si je croyais, murmura-t-il avechésitation, que cela ne dût pas causer préjudice…

– Mais aucun. Vous avez vraiment uneconscience trop timorée. Tout le monde fait cela. Fred Jorgelllui-même sait fort bien que toutes ses démarches sont épiées, quetoutes ses lettres sont lues par des agents au service de sesadversaires financiers ; mais il s’en moque, personne ne peutfaire sérieusement de tort à un homme comme lui…

Cet argument fut décisif. L’Irlandais avaitsouvent entendu Fred Jorgell lui-même tenir un pareil raisonnementen sa présence.

– Eh bien, soit ! s’écriabrusquement l’amant de la Dorypha, j’accepte aux conditions quevous m’avez proposées. Mille dollars maintenant et autant chaquemois.

– C’est convenu. Voici votre premièrebank-note. Vous aurez désormais ma visite régulière aux heures ducourrier, et si par hasard on remarquait mon assiduité, vous diriezque je suis un beau-frère ou un cousin venu d’Irlande, qui chercheà se placer. Ah ! encore une recommandation : du momentoù vous entrez dans ma combinaison, je vous défends de remettre lespieds dans ce tripot. Il n’y vient que des filous… Avant huit joursvous vous retrouveriez dans la même situation et c’est ce que je neveux pas !

L’Irlandais ne fit plus aucune objection. Surl’invitation de l’inconnu il quitta le tripot, et les deux hommes,pour sceller leur entente, ne se séparèrent qu’après avoir bu unwhisky au comptoir d’un bar du voisinage.

– Quel est votre nom ? dit EdwardEdmond, au moment où ils allaient se séparer. Je tiens à leconnaître pour vous recevoir quand vous viendrez me demander.

– Slugh ! répondit brièvementl’inconnu.

Et il s’éloigna d’un pas rapide.

Dès le lendemain, le concierge deMr. Fred Jorgell reçut, chaque jour régulièrement et auxheures d’arrivée des courriers, le mystérieux Mr. Slugh, quine faisait dans la loge qu’un très rapide séjour. Il examinaitméticuleusement la suscription et les divers cachets de chacune desmissives qui lui étaient remises ; mais il n’emportait quecertains plis et, de préférence, ceux qu’on avait expédiés duCanada, qui étaient généralement adressés à Agénor Marmousier.

Aussi le poète, qui attendait avec impatiencedes nouvelles de lord Burydan et d’Oscar, éprouva-t-il une vivesurprise, bientôt changée en inquiétude, en voyant qu’ils nedonnaient pas signe de vie. Il fit part de cette situation à Andréede Maubreuil et à Frédérique. Les deux jeunes filles furentsérieusement alarmées. Pour que le bossu ne donnât pas de sesnouvelles, il fallait qu’il eût été victime de quelque catastrophe.Sans oser se l’avouer, elles tremblaient que les bandits de la MainRouge n’eussent fait disparaître le courageux gavroche.

Leur crainte, d’ailleurs, était en partie bienfondée, car toutes les lettres volées par Slugh étaient aussitôttransmises au Dr Cornélius, qui se trouvait aussi admirablementinformé des faits et gestes et même des intentions de sesadversaires.

Pourtant ces précautions faillirent être misesen défaut. Un jour que Slugh se trouvait dans le bureau duconcierge, la sonnerie du téléphone retentit. C’était Agénor quel’on demandait à l’appareil.

Edward Edmond allait mettre le Français encommunication avec son correspondant inconnu lorsque Slugh sesaisit brutalement du récepteur de l’appareil et le porta à sonoreille.

– M. Agénor Marmousier ? répétaune voix lointaine.

– Qui est-ce qui le demande ? fitSlugh.

– Ses amis Oscar Tournesol et lordBurydan.

– C’est que M. Agénor n’est plusici, il a quitté l’Amérique depuis quelques jours et il estretourné en France.

– Voilà qui est singulier, reprit la voixd’un air mécontent. Puisqu’il en est ainsi, mettez-moi encommunication avec Mr. Fred Jorgell, lui-même, vous lui direzque c’est son ancien protégé, Oscar Tournesol, qui le demande.

Slugh laissa s’écouler un certain temps pourfaire croire qu’il avait prévenu le milliardaire, puis il reprit laconversation commencée dans l’appareil.

– Mr. Fred Jorgell est trèsmécontent. Il ne désire avoir désormais aucune relation avec vous.Il est très irrité que vous l’ayez quitté sans le prévenir.Écrivez-lui ou venez le trouver, si vous désirez avoir de plusamples renseignements !

Puis Slugh, pour couper court à de nouvellesquestions, raccrocha le récepteur. Se tournant ensuite vers EdwardEdmond, auquel maintenant il commandait en maître :

– Faites bien attention à ceci, luidit-il, c’est que du jour où un de ces deux individus, lord Burydanou Oscar Tournesol, réussirait à entrer en communicationtéléphonique avec Mr. Fred Jorgell ou son secrétaire Agénor,votre pension de mille dollars par mois serait radicalementsupprimée. Vous voilà prévenu. Il en serait de même, bien entendu,si vous laissiez passer sans me la remettre une des lettres que jevous ai signalées.

L’amant de la belle Dorypha s’inclinaobséquieusement. Il comprenait, mais un peu tard, qu’en la personnede Slugh il s’était donné un maître impérieux et tyrannique à ladiscrétion duquel il se trouvait entièrement.

Slugh se retira après cet avertissement,laissant Edward Edmond livré à ses réflexions. L’affilié de la MainRouge avait à peine tourné les talons qu’Agénor entra dans lebureau.

– Il n’y a rien pour moi, aujourd’hui,monsieur Edward ? demanda-t-il.

– Rien, monsieur, répondit Edward d’unevoix morne.

– Tant pis ! S’il y avait une lettrepour moi, vous me la monteriez immédiatement.

Agénor regagna sa chambre très soucieux. Lepoète avait des remords. Lors de sa visite à la buvette duGrand Wigwam, il n’avait songé qu’au salut de ses amistraqués par la police et avait complètement oublié la mission dontmiss Isidora l’avait chargé au sujet de son frère Baruch ;mais il avait bien vite réfléchi que, placé sous la protection delord Burydan, l’aliéné ne pouvait être tombé en de meilleuresmains. Et comme il comptait avoir le lendemain même une lettred’Oscar, il s’était contenté de dire à miss Isidora qu’on ignoraitce que son frère était devenu, se réservant de dire la vérité à lajeune fille dès qu’il pourrait lui apporter une certitude.

L’absence de lettres et de nouvelles d’Oscaret de lord Burydan le mettait dans le plus cruel embarras. Il sereprochait d’avoir peut-être causé la mort du dément par sanégligence et, lorsque miss Isidora le chargeait d’ordonner desrecherches au sujet de l’aliéné, il ne savait quelle contenancetenir et baissait la tête, tout honteux.

Depuis le drame dont avait été le théâtre leLunatic-Asylum, Agénor avait complètement perdu le sommeil etl’appétit.

CHAPITRE IV – La « MaisonBleue »

M. Denis Pasquier, Canadien français,occupait à Winnipeg une situation à part. Très estimé pour saprobité, appelé plusieurs fois par ses concitoyens à des fonctionsmunicipales, c’était l’homme d’affaires le plus occupé de la ville.C’était lui qu’on chargeait de toutes les transactions délicates,de toutes les ventes de terrain importantes. Il était d’ailleurs,grâce à cette probité même, parvenu à amasser une fortuneconsidérable.

Denis Pasquier était un gros homme placidedont les yeux d’un vert clair, les joues roses, la barbe roussetaillée en pointe à la française, décelaient suffisamment l’originenormande. Très lent, très réfléchi, il ne se pressait jamais enaffaires et l’emploi de son temps était distribué avec unerégularité mathématique dont il ne se départait pas. Il n’eûtjamais avancé ou reculé l’heure de ses repas, même s’il se fût agide réaliser un gros bénéfice. En somme, c’était un de ces typesd’hommes de loi intègres, débonnaires et maniaques comme il enexistait encore en France il y a une soixantaine d’années et dontla race est à peu près complètement disparue.

Denis Pasquier, assis dans son cabinet, prèsdu gros poêle de faïence sur lequel se dressait une bouilloire decuivre luisante, installé dans son vieux fauteuil de cuir àoreilles, était occupé à compulser un dossier avec la lenteurméthodique qui lui était habituelle, lorsque son petit clerc luiremit une enveloppe qui contenait une carte de visite.

L’homme d’affaires coupa proprementl’enveloppe avec son canif, mais sitôt qu’il eut jeté un coup d’œilsur la carte, il tressaillit et, se levant promptement de sonfauteuil :

– Fais entrer la personne qui attend,dit-il à son employé.

– C’est qu’ils sont deux, fit le petitbonhomme.

– Eh bien, fais-les entrer tous lesdeux.

On comprendra facilement les raisons quiavaient causé l’émotion de Denis Pasquier, quand on saura que lacarte qui venait de lui être remise était celle de lord AstorBurydan, dont tous les journaux avaient annoncé la mort plusieursmois auparavant.

– Si ce n’est point un revenant,réfléchit-il, ça ne peut être qu’un escroc.

Il fut interrompu dans ses réflexions parl’arrivée de celui-là même qui en était l’objet. Lord Burydan entradans la pièce, accompagné d’Oscar Tournesol. Kloum et l’aliénéétaient demeurés à l’hôtel où les fugitifs étaient descendus.

– Ce n’est point un escroc, ma foi, c’estbien un revenant ! murmura Denis Pasquier à la vue du noblelord, qui s’avançait vers lui, la main tendue.

– Mon brave Denis, dit lord Burydan, avecun joyeux éclat de rire, vous paraissez tout interloqué.

– Hum… c’est qu’il y a de quoi,milord.

– Remettez-vous ! Je ne suis pas unfantôme. Vous allez savoir tout de suite comment il a pu se faireque j’aie passé pour mort. Je vous demande seulement de me prêtertoute votre attention.

Et lord Burydan raconta dans le plus granddétail son naufrage, sa captivité à l’île des pendus, son évasionen aéronef, enfin son internement au Lunatic-Asylum et safuite.

À mesure que l’excentrique avançait dans sonrécit, Denis Pasquier hochait la tête d’un air soucieux.

– En voilà une affaire !répétait-il, en voilà une affaire !

Il ajouta vivement :

– Vous savez que votre cousin, le vieilavare Mathieu Fless, votre héritier le plus proche, est entré enpossession de votre château et de toutes vos propriétés deWinnipeg ; et en ce moment-ci il fait les démarchesnécessaires pour obtenir la libre jouissance de tous vos autresbiens situés en Écosse et en Angleterre.

– Je sais tout cela, repartit le lord, etc’est même pour cette raison qu’aussitôt évadé de la maison de fousj’ai pris le train pour Montréal d’abord, puis pour Winnipeg.

– Quelles sont vos intentions,milord ?

– Parbleu, elles ne sont pas difficiles àdeviner, mon brave Denis ; rentrer en possession de mon biend’abord, et, sitôt que ce sera fait, équiper une flottille et allerdétruire les bandits de la Main Rouge dans leur repaire de l’îledes pendus. C’est un plaisir que je me suis promis.

– Savez-vous, continua l’hommed’affaires, que cela ne va pas être bien commode de rentrer enpossession de ce qui vous appartient ? C’est une affaire quisera très longue et très épineuse. Ne vous faites pas d’illusions,milord ; aux yeux de la loi, aux yeux de tout le monde, vousêtes mort et bien mort. J’ai ici même une copie de votre acte dedécès dressé au consulat de San Francisco suivant toutes les formeslégales.

– Par exemple, voilà ce qui est tropfort ! Il me semble qu’on s’est bien hâté de m’enterrer.

– Il y a une raison à cela et vous allezla comprendre. Vous connaissez votre cousin, le baronnet MathieuFless ?

– Fort peu. Je ne l’ai jamais vu. Tout ceque je sais, c’est que c’est un pingre, un grigou qui tondrait unœuf et couperait un liard en quatre. Je sais aussi que dans le payson ne l’appelle que le baronnet « Fesse-Mathieu ». Voilàà quoi se bornent tous mes renseignements.

– Le baronnet est tout à fait digne de cegracieux surnom ; mais il importe que je vous documente pluscomplètement sur son compte. Mathieu Fless est d’une avaricelégendaire dans tout le Canada. Son costume, composé d’un bonnetconfectionné avec la peau des lièvres qu’il a tués lui-même etd’une pelisse de la même fabrication, le fait ressembler à la foisau Juif errant et à Robinson Crusoé. Quand il vient en ville, ilfait la joie des polissons, qui lui font cortège en chantant,malgré tous les efforts des policemen.

– Voilà un réjouissant bonhomme, s’écrialord Burydan en riant aux éclats. Je ne serais pas fâché de fairesa connaissance.

– Il n’est pas si réjouissant que cela,milord, car il est impitoyable envers les pauvres gens. Il a faitexpulser d’une masure qui lui appartenait une veuve et ses cinqenfants, pour une misérable dette de cinq ou six piastres. Il estdétesté dans tout le pays. Il a grand-peine à trouver desdomestiques. Il les accable de travail et les nourrit si mal qu’onn’en a jamais vu rester plus de quinze jours chez lui. Ilss’enfuient à moitié morts d’inanition, préférant perdre leurs gagesque de demeurer chez un pareil ladre. Lui-même vit plus mal qu’untrappiste, ne mangeant guère que le gibier qu’il tue, les œufs deses poules, et ne buvant que de l’eau.

– Certes, s’écria lord Burydan, je nelaisserai pas ce vieux coquin installé dans mon château. J’aimeraismieux lui couper les deux oreilles. Mais tout cela ne m’expliquepas comment mon acte de décès a été si vite dressé et pourquoi lamise en possession de mon héritier a été si rapide.

– J’en connais la raison, dit l’agentd’affaires en baissant la voix. Le fils aîné du baronnet estattaché au consulat d’Angleterre à New York. Il a certainement dûuser de son influence près du conseil de San Francisco.

– Vous êtes dans le vrai. Et celam’explique aussi pourquoi toutes les réclamations d’Agénor à monsujet n’ont pas été admises. Ce Mathieu Fless et son fils sontdécidément deux misérables. D’après ce que vous me dites, ilssavaient parfaitement ce qu’ils faisaient en m’enfermant auLunatic-Asylum, où je serais encore certainement sans le braveOscar que vous voyez ici.

– Vous savez, reprit le Canadien, aprèsavoir réfléchi une longue minute, que je vous suis entièrementdévoué, milord ; mais soyez prudent. Vous avez pu vous rendrecompte que vous êtes en présence d’un homme sans scrupules, dévorépar la passion de l’argent, qui ne reculera devant aucun moyen pourvous supprimer légalement et rester en possession de vos domaines.Il faut aujourd’hui même que vous quittiez l’hôtel où vous êtesdescendus. Ensuite, voici, à mon avis, ce que vous auriez de mieuxà faire : je possède, à quatre lieues de Winnipeg, unemaisonnette située en plein bois et qui ne me sert qu’à l’époque dela chasse. D’ailleurs, elle est confortablement meublée et munie detoutes les choses nécessaires.

– Eh bien, louez-la-moi.

– Non, je vous la prête, et si j’ai unconseil à vous donner, c’est de vous terrer dans cette retraitecomme un lièvre dans son gîte et de vous montrer en ville le moinspossible. Si on me demande des renseignements sur vous je dirai quevous êtes des émigrants venus du Haut-Canada et auxquels je doisvendre des terrains ; cela paraîtra suffisammentvraisemblable.

– J’accepte cette proposition avecreconnaissance.

– Maintenant, donnez-moi vos papiers. Jevais télégraphier en Angleterre pour obtenir ceux qui vousmanquent, et réunir un faisceau de témoignages qui me permette dedemander avec des chances de succès la radiation de votre acte dedécès et l’expulsion de ce vieux drôle de baronnet auquel, entreparenthèses, je ne serais pas fâché de jouer un tour de ma façon.Il ne faudra pas négliger de votre côté d’écrire aux lords de laChambre des pairs que vous connaissez, pour qu’ils usent de touteleur influence dans cette affaire.

Puis, changeant brusquement de ton, ilajouta :

– Midi va sonner dans cinq minutes. Nousavons assez parlé de choses sérieuses, j’espère que maintenant vousallez me faire le plaisir de partager mon modeste déjeuner.Oh ! ce ne sera pas de la cuisine bien compliquée, toutsimplement un beau saumon du lac Winnipeg et un jambon de mouton àl’écossaise. Mme Pasquier et mes fils serontenchantés de faire votre connaissance. Le petit clerc ira jusqu’àvotre hôtel prévenir vos amis qu’ils ne vous attendent pas.

Lord Burydan accepta de bon cœur l’invitationde l’homme de loi et il admira la simplicité patriarcale de cettefamille de braves gens. Il se croyait ramené à cent ans enarrière.

Après le repas, qui fut très gai et arrosé dequelques bouteilles de vieux vin de France que Denis Pasquiergardait dans sa cave pour les grandes occasions, lord Burydan etOscar prirent congé de leurs hôtes, qui avaient mis à leurdisposition une carriole à deux chevaux et un domestique pour lesconduire à leur nouvelle résidence.

Pendant qu’on attelait, M. Pasquierrenouvela ses recommandations.

– Surtout, soyez prudents, montrez-vousen ville le moins possible. Je connais assez le baronnet poursavoir qu’il n’hésiterait pas un instant à vous dénoncer et à vouslivrer aux autorités américaines.

– Vous pouvez être tranquille, nousobserverons vos conseils de point en point.

– Ah ! encore un renseignement quej’oubliais. L’avare a un second fils, un très brave garçond’ailleurs, qu’il a chassé de chez lui pour je ne sais quellehistoire d’amourette…

La carriole était attelée, les chevauxpiaffaient dans les brancards, une dernière poignée de main futéchangée et les deux fugitifs prirent place sur l’un des bancs durustique équipage pendant que Laurent, le domestique, s’installaitsur le siège.

On fit halte à l’hôtel, juste le tempsnécessaire pour régler la note et pour prendre le Peau-Rouge Kloumet l’aliéné, puis l’on partit.

Sitôt qu’on fut sorti de la ville et que l’onse trouva sur une belle route, solidement empierrée et bordée desapins et de peupliers, les deux chevaux prirent une sorte de trotallongé qu’ils ne quittèrent plus jusqu’au moment de l’arrivée. Lepaysage était magnifique. On apercevait de verdoyantes forêts desapins, de hêtres et de châtaigniers, coupées de loin en loin parde florissantes cultures de blé, d’avoine, de chanvre et desarrasin. Tout respirait la tranquillité, le calme et l’abondance.Le pays, d’ailleurs, était absolument désert ; à peine, detemps en temps, rencontrait-on un paysan conduisant un troupeau debœufs et de moutons ou une charrette de fourrage, et qui saluaitles voyageurs d’un bonjour amical en apercevant le domestique del’homme de loi qui était connu dans toute la contrée. Cependant, àmesure qu’on avançait, le paysage devenait plus accidenté et plusboisé, les cultures se faisaient plus rares ; bientôt ce futla forêt dont les arbres aux vastes branches semblaient vouloir serejoindre pardessus la route. Au loin, on entendait le fracas d’untorrent, le Ruisseau Rugissant qui, à ce qu’expliqua le domestiquecanadien, servait de ligne de démarcation entre le domaine deM. Denis Pasquier et celui du baronnet Mathieu Fless, pouraller ensuite se jeter dans le lac Winnipeg.

La carriole avait quitté la grand-route pourprendre un chemin de traverse tapissé de gazon et qui courait enzigzag à travers les futaies ; bientôt la masse élégante d’unemaison de bois à balcons et à larges auvents, à toiture de tuilebleue, apparut entre les arbres.

On était arrivé.

– Nous sommes à la Maison Bleue, dit leCanadien, je vais vous donner la clef, et d’ici un quart d’heurevous serez installés. Il y a de la vaisselle et des couverts dansles buffets, du linge dans les armoires, de la bière et du whiskydans la cave. Rien n’y manque.

Le Canadien avait sauté en bas de son siège.Il ouvrit la porte, et lord Burydan et ses compagnons purentconstater que la maisonnette perdue en plein bois était pourvue detoutes les choses nécessaires. Il y avait même des jambons et desandouilles appendus aux solives de la cuisine. Le Canadien ouvritun petit cabinet qui renfermait plusieurs carabines en excellentétat et tout un assortiment de filets, de pièges et de cannes àpêche.

– Avec cela, dit-il en riant, vous nerisquez pas de mourir de faim et vous pourrez tout à votre aisefaire la guerre au gibier de la forêt, aux saumons du lac et auxtruites du torrent. D’ailleurs, comme l’a dit M. Denis, l’unde vous pourra venir chaque semaine se ravitailler à Winnipeg.

Après avoir laissé son cheval se reposerpendant une heure et montré aux hôtes de son maître la cave, lecellier et les chambres à coucher de la maison, le domestique deM. Pasquier remonta dans sa carriole qui bientôt se perditdans l’éloignement. Les fugitifs étaient seuls en pleine nature, enplein désert.

– Enfin, s’écria lord Burydan en poussantun long soupir, nous allons donc pouvoir nous reposer, loin despaquebots, des chemins de fer, des maisons de fous, des bandits dela Main Rouge et des hôtels pourvus de tout le confortmoderne !

– Ce ne sera pas trop tôt, approuva lebossu, qui paraissait très préoccupé. Puis, ici, nous seronstranquilles pour causer et pour prendre les décisionsnécessaires.

Cette journée fut employée à l’installation ettout de suite les fugitifs virent que la Maison Bleue leuroffrirait un asile des plus confortables.

Au rez-de-chaussée, il y avait une cuisine,une salle à manger, un office et un salon. Quatre chambres àcoucher auxquelles on accédait par un large escalier de boiscomposaient le premier étage.

Tout cela était clair, gai, neuf et d’uneéblouissante propreté. On aurait dit que le propriétaire de lamaison l’avait quittée seulement depuis la veille. C’étaitdécidément un vrai cadeau que M. Denis Pasquier avait fait àses amis.

CHAPITRE V – Deux serviteurs modèles

Slugh venait de quitter Edward Edmond, leconcierge de Mr. Fred Jorgell, après avoir assisté audépouillement du dernier courrier et il regagnaitphilosophiquement, en fumant un cigare, l’hôtel meublé qu’ilhabitait dans le quartier irlandais. De temps à autre il entraitdans un bar, savourait un whisky and soda, puis seremettait en route paisiblement. Très sérieux d’ailleurs à samanière, il ne faisait jamais plus de trois stations de ce genredans sa soirée. Autant, en effet, il regardait comme une choselégitime de se rafraîchir d’une façon raisonnable, autant il avaiten horreur l’ivrognerie qu’il considérait comme le plus répugnantdes vices. Seulement, si un autre que lui s’était raisonnablementrafraîchi d’autant de verres de whisky pendant sa journée, il eûtété immanquablement ivre mort avant le coucher du soleil.

Slugh venait de faire sa troisième et dernièrestation et il traversait une ruelle déserte et privée de becs degaz, quand un individu coiffé d’un feutre à larges bords et cravatéd’un foulard de soie qui dissimulait presque entièrement ses traitss’approcha de lui et lui prenant la main d’une certaine façon luidit à l’oreille quelques paroles cabalistiques, Slugh sursauta.

– De la part des Lords ?murmura-t-il. Je vous suis à l’instant.

– Bien, dit le mystérieux inconnu, maisauparavant, il faut que je vous bande les yeux.

Slugh se laissa faire docilement.

– Est-ce que nous allons loin ?demanda-t-il.

– Ne vous inquiétez pas de cela.D’ailleurs, vous n’aurez pas à vous fatiguer, car nous allons enauto.

Guidé par l’inconnu qui lui avait pris lamain, Slugh fit une vingtaine de pas, puis on l’aida à monter envoiture et à prendre place sur de moelleux coussins.

L’instant d’après, l’auto partait à touteallure. Il roula ainsi pendant une demi-heure, puis l’inconnu qui,jusqu’alors, n’avait pas desserré les dents, cria un ordre auchauffeur qui stoppa immédiatement. Slugh descendit, aidé par songuide qui, lui ayant pris le bras, lui fit traverser un largeespace vide qui devait être une cour, monter un escalier et suivreun couloir au bout duquel il y avait une porte. Slugh sentit alorsqu’on lui lâchait le bras et qu’on le poussait dans une pièce dontle parquet était recouvert d’un épais tapis.

– Enlevez votre bandeau, fit une voixbrève et rauque, qui n’était pas celle du guide.

Slugh obéit et les yeux éblouis par la viveclarté qui régnait dans l’endroit où il se trouvait, il regardaautour de lui. Il était dans une haute salle dont les murailles, dusol au plafond, étaient couvertes de tableaux aux larges cadresdorés. Il y avait aussi des statues de marbre blanc et de bronze,des vitrines bondées d’orfèvreries précieuses et de bijouxétincelants, des meubles incrustés de lapis et de nacre, des armesdamasquinées d’or, d’antiques tapisseries où des personnages delégende s’agitaient dans ces paysages fantastiques.

Au centre de la pièce, trois hommes au visagerecouvert d’un masque de caoutchouc mince étaient assis autour d’unguéridon de porcelaine de Sèvres, encombré d’une masse de papiers,parmi lesquels Slugh reconnut la plupart des lettres qu’il avaitenlevées lui-même au courrier de Fred Jorgell. Les trois hommesregardaient curieusement Slugh et paraissaient s’amuser de sonébahissement.

– Slugh, dit enfin l’un d’entre eux,assieds-toi et réponds sincèrement à mes questions. Y a-t-illongtemps que tu appartiens à l’association de la MainRouge ?

– Oui, milord, cinq ans.

– N’as-tu jamais eu envie de quitterl’association ?

– Non, milord. Je suis tout dévoué à laMain Rouge.

– Ne t’a-t-on jamais proposé de l’argentpour trahir nos secrets ?

– Plusieurs fois, milord, mais j’aitoujours refusé, et j’ai immédiatement signalé les auteurs de cespropositions.

– Je crois, fit l’homme masqué, à voixbasse, à ses assesseurs, que l’on peut compter sur lui. Il a desétats de service excellents. C’est lui qui commandait les trampsqui ont enlevé Joe Dorgan dans la Sierra. Il a rempli avec beaucoupde zèle les fonctions de capitaine-gouverneur de l’île des pendus,tout récemment il a été dangereusement blessé en attaquant lemilliardaire Fred Jorgell. Enfin, c’est lui qui, trèsintelligemment, se charge de l’examen du courrier del’Américain.

Les trois Lords examinèrent quelque tempssilencieusement Slugh, qui ne pouvait s’empêcher de ressentir unecertaine gêne sous le feu croisé de ces trois paires de regardsinquisiteurs ; mais l’examen lui fut favorable.

– Tu sais, reprit l’homme masqué, qu’ence moment-ci l’association traverse une véritable crise. Unsyndicat de milliardaires, à la tête desquels se trouve FredJorgell, a offert des primes considérables à ceux quiparviendraient à nous détruire. Tu es un homme de confiance à quil’on peut parler franchement.

– Oui, milord, fit Slugh en serengorgeant.

– Eh bien, les mauvaises nouvellesarrivent de tous les côtés. Dans l’État de New-Jersey, unecinquantaine des nôtres sont en prison et vont passer en jugement.Dans l’Illinois, on a lynché une douzaine de tramps dans la mêmesemaine, enfin, tout dernièrement un des banquiers chez lesquelssont déposés les capitaux de la Main Rouge a été dénoncé et l’on asaisi dans sa banque pour près de trois cent mille dollars devaleurs, appartenant à l’association.

Et comme Slugh paraissait consterné :

– Rassure-toi, reprit son interlocuteur,la Main Rouge est plus riche, plus puissante qu’on ne peut lesupposer et c’est elle qui triomphera. Personne ne peut soupçonnerle pouvoir de sa formidable organisation. Mais si nous t’avons faitvenir, c’est que le conseil des Lords a décidé de te charger d’unemission délicate et qui n’est pas sans danger. Il s’agit d’enleverà un vieil avare, qui habite un château tout à fait isolé, unesomme de plus de trois millions de dollars en or et enbank-notes.

– Je suis prêt ! s’écria Slugh avecun noble enthousiasme.

– Silence. Et une autre fois, ne tepermets pas de me couper la parole.

Slugh baissa la tête humblement en balbutiantde vagues excuses.

– Mais, poursuivit l’homme masqué, cen’est pas à New York que se trouve la somme. C’est très loin d’iciau Canada, dans les environs de Winnipeg. L’harpagon se nommeMathieu Fless et il te sera très facile d’entrer à son servicecomme domestique.

– Irai-je seul accomplir cetteexpédition ?

– Non, de toute manière, il estpréférable que vous soyez deux. On te donnera comme compagnon unhomme solide, Sam Porter, par exemple. Te sens-tu, dans cesconditions, capable de réussir ?

– Je pense que oui, milord. Une maisonisolée, un vieillard, cela me semble très facile.

– C’est aussi l’opinion des Lords, maisce n’est là que la moitié de ce que tu as à faire. À quelquedistance du château de l’avare, habitent quatre des plusredoutables ennemis de la Main Rouge. Il faudra t’arranger de façonà les supprimer. Deux d’entre eux te sont déjà connus : lordBurydan et le Peau-Rouge Kloum ont été, en effet, confiés à tagarde dans l’île des pendus. Les deux autres sont : un fou,échappé du Lunatic-Asylum et un Français, un malicieux petit bossu,qui se nomme Oscar Tournesol. La suppression de ces quatreindividus est une chose presque aussi importante que l’autreaffaire. Et, surtout, il est indispensable que la Main Rouge, quiest à peu près inconnue au Canada, ne puisse être soupçonnée.

Slugh reçut encore une foule de minutieusesrecommandations et il fut convenu qu’on mettrait à sa dispositionune auto extra-rapide et d’une robustesse exceptionnelle grâce àlaquelle, le double crime accompli, il pourrait rapidement prendrela fuite avec le produit du vol.

Quelques jours plus tard, à la nuit tombante,une énorme auto rouge et noir pénétrait dans la ville de Winnipeget faisait halte devant l’établissement d’un mécanicien yankeearrivé depuis quelques mois seulement au Canada. Ce Yankee, quepersonne ne soupçonnait, était un affilié de la Main Rouge quiavait dû s’expatrier à la suite d’un vol. Il fit le meilleuraccueil à Slugh et à Sam Porter, mit sous clef leur voiture dans unhangar spécial, et leur fournit tous les renseignements dont ilsavaient besoin. Enfin, il leur donna les moyens de se déguiser.

Le lendemain deux hommes coiffés de chapeauxde feutre terreux, chaussés de gros souliers à clous, et vêtus d’uncomplet de velours élimé, sortaient des ateliers du mécanicien bienavant le lever du soleil. Tous deux portaient un sac de toile enbandoulière et un faisceau d’outils aratoires sur l’épaule. Tout lemonde les eût pris pour ces journaliers nomades qui vont, de fermeen ferme, offrir leurs services jusqu’à ce qu’ils aient amasséassez d’argent pour s’acheter un lopin de terre et qui sont trèsnombreux au Canada où ils n’éveillent l’attention de personne.

Slugh et Sam Porter, car c’étaient eux,sortirent de Winnipeg sans avoir éveillé la curiosité et, aprèsavoir marché pendant deux heures, ils atteignirent les rives duRuisseau Rugissant, dont ils remontèrent le cours pendant quelquetemps.

Arrivés à un pont de bois que le Yankee leuravait indiqué, ils franchirent le torrent et se trouvèrent dans unevaste et majestueuse avenue de sapins, à l’extrémité de laquelleils entrevoyaient les toits aigus et les tourelles sculptées d’unchâteau. Mais cette demeure seigneuriale, de loin si luxueuse, leurmontrait, à mesure qu’ils en approchaient, les indices dudélabrement et de l’incurie les plus profonds.

La cour était envahie par les mauvaisesherbes, et le toit couvert de lichen et de mousse. Les fenêtressans rideaux avaient un grand nombre de carreaux cassés que l’onavait remplacés par des bouts de planche ou même par des bottes depaille. Quelques poules étiques picoraient çà et là et une vacheétait nonchalamment étendue au milieu même du perron.

Les deux bandits avaient eu à peine le tempsd’embrasser d’un coup d’œil ce spectacle, que deux chiens d’unemaigreur d’Apocalypse, et qui devaient être à jeun depuis plusieursjours, leur sautèrent aux mollets avec des aboiements furieux.Slugh et son compagnon avaient grand-peine à repousser les attaquesde ces animaux faméliques, lorsqu’un vieillard sortit par une portelatérale.

– À bas, Fanor ! À bas, Tom !cria-t-il d’une voix grondeuse.

Les deux arrivants parurent stupéfaits àl’aspect de ce personnage qui n’était autre que le baronnet MathieuFless, plus communément appelé le baron Fesse-Mathieu. Comme, paréconomie, il ne faisait jamais usage ni des ciseaux ni du rasoir,sa longue barbe blanche lui descendait jusqu’au ventre et sescheveux flottaient sur ses épaules, couronnés de l’étrange bonnetde peau de lièvre qu’il s’était fabriqué lui-même. Il ressemblaittout à fait au Juif errant de nos vieilles images d’Épinal. Deuxpetits yeux noirs et vifs comme ceux d’un merle accompagnaient unnez long et crochu et ses mains aux ongles en griffes soutenaientun revolver de gros calibre.

Quant à son vêtement, il tenait à la fois dela robe de chambre, de la pelisse et de la soutane. Il avait dûêtre primitivement taillé dans du gros drap vert olive, mais sonpropriétaire, sans doute pour le rendre plus chaud, l’avait doubléde peaux de lapin et d’autres animaux et l’avait studieusementraccommodé avec des lambeaux d’étoffe de couleurs différentes. Lachaussure de ce vieillard falot se composait d’une paire de grossabots.

Les bandits eurent toutes les peines du mondeà réprimer une violente envie de rire. Jamais, au cours de leursnombreuses aventures, ils ne s’étaient trouvés en présence d’unaussi grotesque bonhomme. Sam Porter, à part lui, se demandait avecincrédulité s’il était possible que ce vieux mendiant possédât tantde millions de dollars. Quant à Slugh, il étudiait le baronFesse-Mathieu avec la satisfaction d’un véritable amateur.

Cependant le vieillard, inquiet du silence desdeux visiteurs, s’avançait vers eux en braquant son revolver d’unair menaçant :

– Que voulez-vous ? s’écria-t-il. Etd’abord qui vous a permis d’entrer chez moi ?

– Sir, répondit humblement Slugh, noussommes de braves travailleurs, qui cherchons de la besogne et envoyant votre beau château nous avons pensé que vous en auriezpeut-être à nous donner.

– Hum ! riposta le baron avec unepetite toux sèche, ce n’est pas la besogne qui manque, mais lesgens à l’époque actuelle sont devenus d’une telle fainéantise… ilsvoudraient tous toucher de bons dollars et se goberger sans rienfaire…

– Nous ne sommes pas de cettecatégorie-là, répliqua Slugh avec une modeste assurance ; vouspourriez parcourir tout le Canada sans trouver deux valets delabour aussi laborieux, aussi sobres et aussi dociles.

L’avare était évidemment alléché par cetteaccumulation d’épithètes laudatives, d’autant plus que ses troisdomestiques l’avaient brusquement quitté l’avant-veille enl’accablant des pires injures.

– Hum ! fit-il, ceux qui travaillentaussi bien que vous le dites se font payer très cher. Si je vousembauche, je parie que vous allez me demander les yeux de latête.

– Nous, s’écria Slugh, avec un air debonhomie tout à fait accommodant, nous sommes les gens les moinsexigeants du monde.

– Vous vous contenteriez, hum… parexemple de trois dollars par semaine ?

Slugh et Sam Porter échangèrent un coup d’œilcomme s’ils hésitaient. L’avare crut qu’ils allaient opposer unrefus à son offre dérisoire.

– Hum ! permettez, s’écria-t-ilvivement. Vous serez nourris. Bonne soupe le matin, bonne soupe àmidi et bonne soupe le soir. Du gibier et du poisson chaque foisque j’irai à la chasse ou à la pêche.

Et il ajouta avec une ironie qu’il était leseul à comprendre :

– Je vous donne ma parole d’honneur degentilhomme que vous serez nourris aussi bien que moi.

– Et qu’est-ce qu’on boit chezvous ? demanda Slugh qui tenait à se faire prier.

– Hum ! fit le vieillard avecembarras, de l’eau, de la bonne eau de source, avec un peu devinaigre dans les grandes chaleurs pour désaltérer.

Les deux bandits firent une grimaceépouvantable. D’un même mouvement, ils hochèrent la tête en signede négation.

– Écoutez, insista le baron Fesse-Mathieuqui ne voulait pas les laisser partir, nous allons nous entendre.Je ferai venir de la bière, hum !… Oui, vraiment, de la petitebière ! mais la semaine prochaine seulement, parce que je n’aipas prévenu mon brasseur…

– Ah ! comme cela, je ne dis pas,répliqua Slugh, qui étouffait d’une envie de rire. Si vous nousdonnez de la bière, on pourra s’entendre. Et je vous garantis quevous ne regretterez pas votre dépense. Mon camarade et moi, nousabattons de la besogne comme quatre hommes ordinaires.

Après une discussion qui se prolongea pendantplus d’une heure, l’honnête Slugh et son ami Sam Porterconsentirent à entrer définitivement au service du baronnet, àraison de trois dollars par semaine, mais avec la brillanteperspective de manger chaque jour à la table du châtelain et d’êtrenourris exactement de la même manière que lui.

CHAPITRE VI – Madame Sibylla

On était au commencement de l’automne, laforêt canadienne, si mélancolique l’hiver sous son manteau de neigeet de glace, offrait alors les majestueuses perspectives de sesclairières, de ses avenues bordées d’arbres géants où dès lespremiers rayons du matin s’égosillaient des milliers d’oiseaux.

Les feuillages commençaient à revêtir debelles teintes de cuivre et d’orange assombri, les écorces blanchesdes bouleaux brillaient doucement dans le lointain comme descolonnes d’argent.

Chaque matin, les quatre amis partaient enexpédition, soit pour la chasse, soit pour la pêche. Les bords dulac et ceux du torrent pullulaient de gibier aquatique. Les canardssauvages, les pilets, les sarcelles, l’oie du Canada, le vanneau etl’outarde y abondaient. Dans les bois les chasseurs rencontraientles grives, les coqs de bruyère, les lièvres arctiques et lesperdrix de neige ou ptarmigans.

La pêche fournissait des saumons superbes, destruites arc-en-ciel, des anguilles, de gigantesques brochets et desécrevisses d’une saveur particulièrement exquise.

Grâce à l’adresse du Peau-Rouge et de lordBurydan, tous deux excellents tireurs, l’office de la Maison Bleueétait toujours abondamment pourvu de gibier.

Quant à Oscar, il s’était découvert les plusheureuses dispositions pour la pêche à la ligne, et il était en peude temps devenu de première force à ce sport contemplatif.

Joë, toujours taciturne, passait quelquefoisdes journées entières sans prononcer une parole, mais il obéissaità tous les ordres qu’on lui donnait et se montrait serviable, douxet complaisant, en toutes circonstances.

– Ce garçon-là n’est pas fou, dit un jourlord Burydan, qui l’avait soigneusement observé. Je crois qu’il atout simplement un peu d’amnésie et qu’il ne serait pas du toutimpossible de le guérir.

– En tout cas, répondit Oscar, il esttout à fait inoffensif. Laissons-le tranquille et il ira mieux. Ondirait que, depuis qu’il est en notre compagnie, son état s’estdéjà sensiblement amélioré.

– Je suis persuadé qu’au Lunatic-Asylumil devait être en butte à toutes sortes de mauvais traitements.Quand mes affaires seront arrangées, il faudra que j’arrive àconnaître le nom et les antécédents de ce pauvre diable.

Plusieurs fois, on avait demandé au démentcomment il s’appelait, mais il n’avait jamais répondu qu’enpoussant un douloureux soupir ; et chaque fois qu’on lequestionnait à ce sujet, il s’enfuyait dans le bois et restait unedemi-journée sans reparaître. On finit par le laissertranquille.

D’ailleurs, comme nous avons déjà eul’occasion de le remarquer, le temps, la séquestration et l’ennuiavaient tellement altéré l’œuvre du docteur Cornélius que laressemblance de Baruch, qui pendant quelque temps avait étéfrappante, s’était très atténuée.

Oscar, qui avait parfaitement connu l’assassinchez M. de Maubreuil, et qui savait pourtant que Baruchavait été enfermé au Lunatic-Asylum, n’eut pas un instant la penséeque c’était le meurtrier de M. de Maubreuil qu’il avaitaidé à s’enfuir.

Somme toute, en attendant le résultat desdémarches entreprises par M. Denis Pasquier, et qui devaientcertainement réussir, les habitants de la Maison Bleue eussent étéparfaitement heureux sans la déception qu’ils avaient eue de nerecevoir aucune réponse aux lettres adressées à Fred Jorgell et àAgénor.

Cet obstiné silence les inquiétait, et ils nepouvaient s’empêcher de penser qu’il devait y avoir là-dessous unemanœuvre de leurs ennemis de la Main Rouge.

Un soir, les quatre fugitifs assis sous lemanteau de la vaste cheminée de la Maison Bleue, où brûlait unjoyeux feu de bûches résineuses et de pommes de pin, devisaient detoutes ces choses, tout en savourant un bol de grog.

Assis tous deux au coin de l’âtre, Kloum etl’aliéné, aussi taciturnes l’un que l’autre, ne prenaient part à laconversation que par de rares monosyllabes.

Oscar Tournesol et lord Burydan, qui étaientrapidement devenus très amis, discutaient.

– Je connais trop bien Agénor, qui est laloyauté même, dit lord Burydan, pour croire qu’il ait pu retourneren Europe, en se désintéressant absolument de ce que jedevenais.

– Qui sait ? fit Oscar, notre ami apeut-être été rappelé en France par quelque deuil de famille.

– Il n’a plus de parents. Je croiraisplutôt que nos lettres ont été interceptées.

– C’est impossible. Il règne chez FredJorgell un ordre parfait. Tous les gens qui l’approchent sont desserviteurs de confiance et il verse chaque année de gros pourboiresà l’administration postale, pour que son courrier lui soit remisavec une parfaite exactitude.

– Je ne sais que penser. Il faudrait donccroire à ce qu’on nous a dit quand nous avons téléphoné.

– Il faut que je tire cette situation auclair, s’écria le petit bossu en se levant avec un geste décidé.Demain nous allons à Winnipeg. Si je ne trouve aucune lettre de nosamis à l’adresse que j’ai donnée poste restante, je partirai pourNew York.

– Ma foi, vous avez peut-être raison.

– Je n’ai pas le droit de rester pluslongtemps ici, surtout quand je suis en mesure d’apporter àMlle Frédérique et à son amie les nouvelles deM. Bondonnat qu’elles attendent avec tant d’impatience. Voilàsix lettres que je leur écris, en leur faisant le récit détaillé detout ce que vous avez vu à l’île des pendus, et pas un mot deréponse. Vous avouerez que cela est tout de même étrange !

À ce moment, Kloum se leva brusquement,l’oreille tendue.

– Il me semble, fit-il, que l’on a appeléau secours.

Oscar et lord Burydan écoutèrent, mais lefracas de la pluie, qui tombait cette nuit-là à torrents, se mêlaitau rugissement du vent dans les futaies et au grondement dutonnerre.

– Vous avez dû vous tromper, mon braveKloum, fit le petit bossu.

– Je disais donc, reprit lord Burydan,qu’il y aurait peut-être un moyen d’expliquer tout cela. Supposons,par exemple, que M. Bondonnat ait réussi à s’échapper et qu’ilsoit reparti pour la France avec ses filles et que, pour une raisonou pour une autre, leur courrier ne leur ait pas été expédié enEurope.

– Mais, reprit le bossu, celan’expliquerait pas le silence de Fred Jorgell.

– Peut-être s’est-il brouillé avec lesFrançais ?…

En réalité si Andrée et Frédérique n’avaientpas répondu aux pressants messages d’Oscar Tournesol, c’est, noslecteurs le savent, qu’il y avait au Preston-Hotel un agent de laMain Rouge qui, de même que Slugh chez Fred Jorgell, épluchaitsoigneusement le courrier des quatre Français et subtilisait toutesles lettres provenant du Canada. Cornélius et ses affidés, quicomprenaient de quelle importance eussent été pour Frédérique lesrévélations de lord Burydan, n’avaient rien négligé pour quel’existence de l’île des pendus ne lui fût pas dévoilée. Le jour oùon connaîtrait cette retraite accessible, c’en était fait de laMain Rouge. C’était ce qu’il fallait éviter. Même en faisantdisparaître ceux qui étaient possesseurs de ce secret, et c’estainsi que le voyage de Slugh avait été décidé.

Lord Burydan et le bossu se taisaient, devenuspensifs, en songeant à l’extraordinaire complication d’événementsoù le hasard les avait placés, mais ils furent brusquement arrachésà leurs réflexions.

Kloum s’était levé de nouveau, la mineinquiète :

– Cette fois, j’en suis sûr,s’écria-t-il, on vient de heurter à la porte.

Il n’avait pas achevé sa phrase que lordBurydan et le bossu entendaient des coups très distincts rudementfrappés à la porte extérieure.

– Va ouvrir, ordonna lord Burydan auPeau-Rouge, mais ne quitte pas ton revolver… Je me demande, parexemple, qui peut bien nous rendre visite à pareille heure, dans cedésert ?

Kloum tira les verrous, et sitôt qu’il eutouvert la porte, un jeune homme de haute taille et de bonne mineentra précipitamment, soutenant ou pour mieux dire portant dans sesbras une jeune fille à demi évanouie. Tous deux étaient ruisselantsd’eau, couverts de boue, et leurs vêtements avaient été lacérés enmaints endroits par les ronces des buissons.

– Excusez-nous, messieurs, dit l’inconnuavec un air de franchise et de loyauté qui lui gagna toutes lessympathies, mais nous avons été surpris par l’orage, moi et mafiancée, miss Ophélia, nous nous sommes égarés, nous avons faillinous noyer dans le Ruisseau Rugissant qui est actuellement débordé,lorsque nous avons aperçu une lumière entre les arbres… Sans savoirqui vous étiez, j’ai pensé que vous ne nous refuseriez pasl’hospitalité pendant quelques heures.

– Vous avez fort bien fait, monsieur,répondit lord Burydan avec un geste de grand seigneur, vous êtesici chez vous, mais je crois que la première chose à faire seraitde s’occuper de cette charmante jeune fille, dont l’état réclamedes soins immédiats.

Aussitôt, chacun s’empressa. On jeta denouvelles bûches dans le feu, on fit chauffer du grog et l’on enfit boire à la belle Ophélia, dont le visage blêmi repritimmédiatement ses couleurs. Oscar Tournesol dénicha dans unearmoire du linge de femme et une robe de chambre qui appartenaientà Mme Pasquier, et la jeune fille, qui avait ététrempée jusqu’aux os, put changer de vêtements et réparer ledésordre de sa toilette.

Ophélia était une blonde au teint délicatementrosé. Ses yeux, d’un bleu limpide, exprimaient la tendresse et ladouceur, et son sourire avait le charme d’une caresse. La taillesvelte malgré des hanches robustes et cette opulente poitrine quiest une beauté spéciale aux femmes canadiennes, miss Ophélia étaitbelle de la beauté d’une Diane chasseresse qui n’aurait pas renoncéau mariage.

Lord Burydan la contemplait avec admiration.Kloum était littéralement en extase, et il n’était pas jusqu’aupauvre aliéné lui-même qui ne regardât avec un sourire charmé cetteravissante personne.

Oscar seul, tout entier à ses préoccupations,n’avait jeté sur la jeune fille qu’un coup d’œil distrait. Tout àcoup, il se tourna vers le jeune homme en ce moment occupé à viderà petits coups un bol de grog :

– Serait-il indiscret, cher monsieur, devous demander à qui nous avons l’honneur de parler ?

– Nullement, répondit le jeune homme dontla physionomie ouverte et loyale se voila d’un nuage. Je suisparfaitement connu dans ce pays-ci. Je me nomme Noël Fless.

– Seriez-vous parent du baronnet MathieuFless ? demanda lord Burydan.

– Je suis son fils, répondit le jeunehomme avec un amer sourire.

Denis Pasquier avait fait, on le sait, lesplus pressantes recommandations à lord Burydan sur la discrétionqu’il devait garder jusqu’à ce que son identité fût reconnue, maisil n’entrait pas dans le caractère de l’excentrique de s’imposern’importe quelle contrainte du moment où il y trouvait unamusement. L’idée qu’il se trouvait en face du fils de l’avare leréjouit infiniment.

– Monsieur Noël, répondit-ilgracieusement, je suis d’autant plus charmé de vous voir que noussommes cousins.

– Serait-il possible ?

– Oui, mon cousin. Je suis ce même lordBurydan dont vous avez peut-être entendu raconter les folies.

Noël était en proie à la stupéfaction la plusprofonde.

– Mais lord Burydan est mort,protesta-t-il, et mon père est entré en possession de ses immensesdomaines.

– Lord Burydan est aussi peu mort quepossible, répliqua l’excentrique en se donnant un solide coup depoing sur le thorax. Et il va d’ici peu en donner la preuve à votrehonoré père en le priant de lui restituer le château et les terresdont il s’est emparé avec un peu trop de hâte.

Et lord Burydan qui, par tempérament, étaitl’ennemi inné de toute dissimulation raconta ses aventures à soncousin et lui exposa de la façon la plus nette sa situation. Iltermina, d’ailleurs, en priant Noël et miss Ophélia de lui garderle secret.

– Il m’est souvent, par malheur, réponditNoël, arrivé d’être obligé de rougir des agissements de mon père etde mon frère. Et l’on a dû vous dire que je suis brouillé à mortavec sir Mathieu parce que je n’ai pas su me plier à ses maniesd’avarice et que j’ai trouvé honteux de le voir vivre comme unmendiant, alors qu’il est riche à millions.

– Alors, fit l’excentrique très amusé, jedois presque voir en vous un allié ?

– Assurément. Je réprouve de toutes mesforces la façon indigne dont on a agi à votre égard, et, en yréfléchissant, je m’aperçois que c’est certainement mon frère,l’attaché d’ambassade, qui a ourdi toute cette machination.Sachez-le, milord, je n’ai pas de pire ennemi que mon frère. Noussommes nés de deux mères différentes, et, dès notre plus tendreenfance, il y a eu entre nous de la haine et de l’animosité. Monfrère est le plus hypocrite des hommes…

– L’on m’a dit, interrompit lord Burydan,que votre frère était très prodigue ; qu’il aimait à faire lafête et qu’on lui connaissait de nombreuses maîtresses. Il estassez singulier que, dans ces conditions, il reste en bons termesavec le baronnet, dont la… – mettons l’économie – estproverbiale.

– Ce que vous dites est exact, mon frèremène une vie très dissipée ; mais vous ne pourriez soupçonnerjusqu’à quelles comédies il s’abaisse pour faire croire à mon pèrequ’il est aussi avare que lui. Quand il vient dans le pays, ildescend à une auberge située à une lieue du château. Là, toutd’abord, il se leste d’un bon repas, puis il échange ses vêtementsde correct gentleman contre un vieux complet rapiécé quel’aubergiste lui tient en réserve. C’est dans cet accoutrementqu’il va trouver mon père, auquel il ne parle que de privations, desobriété et d’économie. Tous deux partagent un repas de croûtes depain et d’eau claire, puis mon frère gagne sa chambre ; maisdès que tout est endormi dans le château, il saute par la fenêtreet court à l’auberge se dédommager de la maigre chère qu’il a faitepar un substantiel souper. Tout le pays connaît cette histoire ets’en amuse.

– J’avoue, dit l’excentrique, que cetteaventure est passablement joviale : mais en quels termesêtes-vous avec votre père ?

– Dans les plus mauvais qui soient. J’aipourtant fait preuve de beaucoup de patience ; mais unerupture devait inévitablement se produire entre nous deux. Quand jelui ai annoncé que j’avais la ferme intention d’épouser missOphélia, qui est sans fortune, il est entré en fureur et m’a chasséde chez lui. Je vis en sauvage dans une maisonnette qui me vient dema mère et qui se trouve à deux lieues d’ici. Les produits dujardin que je cultive moi-même, ceux de ma chasse et de ma pêche,suffisent largement à mes besoins. Il ne manque qu’une seule choseà mon bonheur, c’est de pouvoir m’unir à ma chère Ophélia.

– Pourquoi ne le faites-vouspas ?

– Ma fiancée est orpheline. Elle a étérecueillie par une de mes tantes, une vieille femme d’une dévotionexagérée, et celle-ci ne veut consentir à notre mariage que lorsquemon père lui-même y aura donné son consentement, et il ne ledonnera jamais, j’en suis sûr, car il me déteste.

– Oh ! oui, murmura tristement missOphélia, il nous déteste !

– Mademoiselle, reprit galamment lordBurydan, je bénis cette heure sans laquelle, probablement, jen’aurais pas eu le plaisir de faire votre connaissance.

– La pluie et la tempête, réponditOphélia, ont été certainement pour quelque chose aussi dans cetteprésentation. Ma tante, miss Judith, est allée à Montréal, à lasuite d’un pèlerinage qui doit lui procurer cent joursd’indulgences ; j’ai profité de cette occasion pour allerpasser l’après-midi dans la chaumière de mon cher Noël. J’étais enroute pour rentrer à Winnipeg, où je voulais arriver à la tombée dela nuit, lorsque nous avons été surpris par la tempête.

– Il faudra donc, ma chère futurecousine, que vous acceptiez notre hospitalité jusqu’à demain matin.La carriole de mon ami Denis Pasquier doit précisément venir nousprendre de bonne heure, vous en profiterez.

Cet arrangement satisfit tout le monde. Ondonna à miss Ophélia la plus belle chambre et l’on dressa à Noël unlit dans la salle à manger.

On avait veillé si tard que tout le mondedormit d’un profond sommeil et que les habitants de la Maison Bleuene furent réveillés le lendemain matin que par les joyeuxclaquements de fouet du domestique de l’homme de loi, qui arrivaitavec son véhicule.

En un clin d’œil, tout le monde fut sur pied,et l’on dégusta le café préparé en hâte par les soins de Kloum etde son ami l’aliéné ; puis Noël Fless prit congé de soncousin, pour lequel il ressentait la plus vive sympathie, et tousdeux se donnèrent rendez-vous pour le lendemain, afin de causerplus longuement de leurs affaires.

Comme il avait été convenu la veille, Kloum etl’aliéné demeurèrent à la Maison Bleue, tandis que lord Burydan etOscar prenaient place dans la carriole, aux côtés de missOphélia.

Pendant le voyage, qui fut charmant, à traversla campagne rafraîchie par l’orage et baignée de soleil, missOphélia se montra plus loquace que la veille et acheva de gagnerdéfinitivement les bonnes grâces de lord Burydan. Elle raconta,avec une naïveté délicieuse, comment chez un de leurs amis communselle avait fait connaissance de Noël, comment tous deux s’étaientjuré un amour éternel et s’étaient promis de s’épouser quoi qu’ilpût arriver.

– Malheureusement, fit-elle avec unsoupir, il y a déjà plus d’une année que nous sommes fiancés et lasituation ne semble pas près de se modifier. Et cela, grâce àl’entêtement du vieil avare. Ah ! si je possédais une belledot, le baron Fesse-Mathieu serait le premier à accorder sonconsentement…

Et la pauvrette avait presque les larmes auxyeux.

– Ne vous désolez pas, fit lord Burydan,tout s’arrangera d’ici peu. Je vous le promets. Mais je ne puisvous dire encore comment je m’y prendrai pour triompher du vieuxgrigou.

Réconfortée par cette promesse, si vaguequ’elle fût, Ophélia quitta sa mine contrite et, jusqu’au moment oùl’on fit halte devant la porte de l’homme de loi, enchanta sescompagnons par son joyeux babil.

Lord Burydan ayant à conférer longuement avecM. Denis Pasquier, qui venait de Londres avec un importantcourrier, ce fut Oscar qui se chargea de reconduire miss Ophéliajusqu’au cottage qu’elle habitait en compagnie de sa tante et quiétait situé dans la banlieue de Winnipeg.

Comme ils traversaient un quartier désert, lajeune fille montra tout à coup au bossu une maisonnette aux voletsverts, à la porte de laquelle une plaque de cuivre portait cetteinscription : Mme SIBYLLA, et, s’arrêtantbrusquement :

– Monsieur Oscar, fit-elle en baissant lavoix, je vais vous avouer une chose. J’ai la faiblesse d’êtresuperstitieuse. Il y a un temps infini que je meurs d’envie d’allerconsulter Mme Sibylla. Elle me dira peut-être simon mariage aura bientôt lieu. Mais je n’oserais jamais entrerseule chez la sorcière : car Mme Sibylla estune vraie sorcière dont on raconte toutes sortes de prodiges.

Le bossu, sceptique par nature et paréducation en sa qualité de Parisien, ne put s’empêcher desourire.

– Vous voudriez que je vousaccompagne ? fit-il.

– Je n’osais vous le demander. Mais celame ferait beaucoup de plaisir. Je sais que c’est un capriceridicule que j’ai là, mais c’est plus fort que moi.

– Eh bien, soit, allons-y !

D’une main un peu agitée par l’émotion,Ophélia tira le cordon de la sonnette, après s’être assurée d’unrapide coup d’œil que personne ne la voyait entrer dans la maisondu diable. L’instant d’après un vieux Noir introduisait lesvisiteurs dans un salon assez confortablement meublé. Très moderne,Mme Sibylla avait horreur des hiboux empaillés, descrapauds et de tout l’attirail par lequel certaines devineressesessaient d’impressionner leur clientèle. Le seul objet effrayantque l’on vît dans son salon de consultation était une tête de mort,qu’un gros chat blanc paraissait considérer avec la plus complèteindifférence. Les meubles étaient américains et toute la pièced’une scrupuleuse propreté.

Mme Sibylla ne tarda pas àparaître. C’était une femme de trente-cinq à quarante ans, et quiavait dû être fort belle. Avec son nez en bec d’aigle, ses yeuxperçants et son visage cuivré, elle paraissait de la race de cesgitanes espagnoles qui sont sorcières de mères en filles depuis delongues générations.

Sans mot dire, elle fit asseoir ses deuxvisiteurs, et, prenant la main d’Ophélia tout interloquée, elle encontempla attentivement les lignes.

– Mademoiselle, dit-elle enfin, vousaimez et vous êtes aimée. Vous êtes venue me trouver pour savoirquand vous serez unie à votre fiancé.

– C’est vrai, balbutia miss Ophélia,toute surprise de la pénétration de la sorcière.

Mme Sibylla eut un sourireénigmatique.

– Soyez heureuse, dit-elle, vous n’aurezpas longtemps à attendre… Plusieurs personnes, d’un rang distingué,travaillent sans s’en douter à votre bonheur, mais prenez garde, jevois des assassins et des traîtres se mêler de vos affaires. Vosvœux seront exaucés, mais il y aura du feu et du sang… le squeletteau linceul noir ébréchera sa faux contre l’épée lumineuse de l’angeblanc à la cuirasse d’argent.

– Aurai-je un fils ? demandatimidement miss Ophélia.

– Prenez garde, répondit la sorcière avecun regard profond, d’être mère avant que d’être épouse !

Ophélia, tout interloquée et rougissante,n’osa demander aucune explication à la devineresse. Celle-ci seretourna alors vers Oscar, qui, en vrai gavroche, souriait d’un airlégèrement goguenard.

– Et vous, lui dit-elle, vous ne demandezrien ?

– Non, dit le bossu. Je ne crois pas àtoutes ces machines-là.

– Vous avez tort, fitMme Sibylla, en arrêtant sur lui ses yeux aigus. Jevois un grand danger suspendu sur votre tête… Méfiez-vous d’uneautomobile, c’est tout ce que je puis vous dire.

– C’est bon, dit Oscar un peuimpressionné quand même, je tâcherai de faire attention à ne pasêtre écrasé. Merci beaucoup du renseignement. Combien vous doit-on,madame ?

– Ce que vous voudrez, fit la gitane avecindifférence.

Et elle tendait la main au bossu, qui y déposadeux dollars.

Une fois sorti de chez la pythonisse, Oscarprit congé de la jeune fille, qui ne se trouvait plus qu’à quelquespas de sa demeure et se hâta de courir au bureau de poste où, commeil le craignait, ne se trouvait aucune lettre à son adresse. Dèslors, sa résolution fut prise, il prendrait le train pour New Yorkle lendemain même. Après avoir déjeuné chez M. Denis Pasquier,Oscar et lord Burydan employèrent une partie de l’après-midi àdiverses emplettes et il faisait presque nuit quand ils reprirent àpied le chemin de la Maison Bleue ; lord Burydan annonça àOscar qu’il était très satisfait, car, grâce aux pièces d’identitévenues de Londres, l’homme de loi l’avait informé que son affaireallait avoir une solution immédiate.

Entraînés par la vivacité de leurconversation, les deux amis firent les trois quarts du chemin sanss’en apercevoir. La nuit était tout à fait venue et l’obscuritéétait encore augmentée par l’ombrage des hauts sapins noirs quibordaient la route.

Tout à coup, Oscar et son compagnonentendirent derrière eux le ronflement d’une auto. Ils seretournèrent.

La voiture, une gigantesque automobile rougeet noir, arrivait sur eux tous phares allumés avec une vitessevertigineuse. Ils n’eurent que le temps de se garer sur le talus dela route.

– L’auto fantôme, s’écria Oscarépouvanté, celle de New York !

Il ne put achever. Deux détonations avaientretenti, le bossu roulait à terre en poussant un cri de douleur etlord Burydan entendait siffler une balle à son oreille.

L’auto qui avait un instant ralenti sa marche,pour permettre à ceux qui la montaient de viser plus sûrement,avait repris sa course folle et s’était déjà fondue dans lesténèbres comme une apparition de cauchemar.

CHAPITRE VII – Une mésaventure du baronFesse-Mathieu

Ce matin-là, Slugh et Sam Porter avaient étéfaire des fagots dans un des bois du domaine et ils achevaient deles décharger pour les empiler dans la cour du château, lorsqu’unadolescent vêtu de noir et qui n’était autre que le petit clerc deM. Denis Pasquier apparut à l’entrée de la cour. Il déposa unegrande enveloppe jaune entre les mains de Slugh, puis il disparut,en courant aussi vite que si le diable l’eût emporté.

– Qu’est-ce encore que cela ?grommela le baronnet, en relevant son bonnet de peau de lièvre pourmieux assujettir sur son nez une vénérable paire de lunettes àmonture de corne qui avait dû être fabriquée à l’époque de la mortdu général Montcalm.

Mais, sitôt qu’il eut jeté un coup d’œil surle papier que renfermait l’enveloppe, il eut un geste de colère etse mit à marcher avec agitation de long en large dans la vastecour.

Slugh et Sam Porter se faisaient du bon sangen regardant le manège de l’avare, et, de temps en temps, l’un oul’autre des deux bandits passait derrière la charrette de fagotspour s’esclaffer tout à son aise. Une demi-heure s’écoula de cettefaçon ; mais tout à coup Tom et Fanor jetèrent des aboiementsfurieux, et Slugh eut beaucoup de mal à les empêcher de s’élancersur une jeune fille de mise simple et modeste, mais d’une éclatantebeauté, qui sortait de l’avenue de sapins et s’avançait vers lechâteau.

– C’est assommant, grommela l’avare. Icion est dérangé à chaque instant. On n’est plus chez soi, maparole.

Cette réflexion eût paru d’autant plushumoristique à un témoin impartial que le baronnet, que tous lesgens du pays fuyaient comme la peste, restait quelquefois un moisentier sans recevoir la plus insignifiante visite.

L’avare s’était avancé au-devant de lavisiteuse.

– Que désirez-vous ? fit-il d’unevoix aigrelette. Je n’ai pas de temps à perdre en bavardages.

La jeune fille rougit d’un accueil aussidiscourtois, mais elle s’était sans doute armée de courage, carelle répondit, sans montrer aucune émotion :

– Monsieur le baron, il faut absolumentque je vous parle.

Et elle ajouta avec une noblesimplicité :

– Je suis miss Ophélia, la fiancée devotre fils Noël.

L’avare eut un geste de rage.

– Alors, s’écria-t-il en mettant presqueson poing sous le nez de la jeune fille, notre conversation seravite finie. Vous connaissez mes intentions ? Je n’ai paschangé d’opinion à votre sujet et je n’en changerai jamais !Je vous trouve passablement effrontée de venir me relancer jusquechez moi !

Et il pirouetta sur ses talons, fit mine demonter les marches du perron délabré. Mais Ophélia avait faitprovision d’une dose d’intrépidité extraordinaire.

– Monsieur le baron, murmura-t-elle, jesavais que votre décision était immuable, mais la situationmaintenant n’est plus la même.

Le vieux Juif errant se retourna avec laprestesse d’un écureuil et une espèce de sourire se dessina sur sonvisage émacié par le jeûne.

– Auriez-vous hérité, ma belleenfant ? dit-il gracieusement.

– Non, monsieur le baron, réponditOphélia dont le visage se couvrit de la rougeur de la honte. Maisvotre fils m’a rendue mère, et c’est aujourd’hui pour vous undevoir de ne plus vous opposer à notre union.

Cette révélation produisit sur le vieillard lemême effet que s’il eût tout à coup mis la main sur une pileélectrique. Il bondit, au risque de déchirer le pantalon qu’ilportait depuis plusieurs lustres ; il tirailla les touffes desa longue barbe blanche, comme s’il eût voulu l’arracher parpoignées à la façon des prophètes hébreux quand il se produisaitquelque calamité publique ; puis il leva les bras au ciel et,montrant d’un doigt aussi décharné que celui d’un squelettel’entrée de l’avenue :

– Allez-vous-en, coureuse, fille dejoie ! hurla-t-il. Ce n’est donc pas assez d’avoir débauchémon fils Noël, de l’avoir brouillé avec moi, vous voulez encorequ’il reconnaisse le bâtard que vous allez mettre aujour !

Ophélia, épouvantée de cette grossièreté,s’enfuit en sanglotant. Slugh et Sam Porter, qui avaient assisté deloin à cette scène, demeuraient en proie à la plus vivesurprise.

Le baronnet était dans un tel étatd’exaspération que, rompant avec toutes ses habitudes de discrétionet d’égoïsme, il s’avança vers ses deux domestiques pour leur fairepartager son indignation.

– Quelle guigne, s’écria-t-il, je suisvraiment bien malheureux ! Mon fils mène une conduite indigne.Il me déshonore… Et si ce n’était que cela, ajouta-t-il, enbrandissant la lettre qu’il venait de recevoir. Mais voilà qu’unescroc, qu’un bandit, qui a pris le nom de lord Burydan, monparent, un malfaiteur recherché par la police de New York, un fou,un chenapan de la pire espèce, veut me chasser de mon château, mevoler mes domaines !…

Slugh et Sam Porter avaient échangé un regardsingulier.

– Mais, dit Slugh d’un air de componctionpresque attendrie, il faut espérer que ce bandit ne réussirapas.

– Mais c’est que je n’en sais rien. Toutle monde, paraît-il, a pris son parti en Angleterre. Il est défendupar ce Denis Pasquier, qui est un de mes ennemis personnels. Quevoulez-vous que fasse un pauvre vieillard contre tantd’ennemis ? Ah ! si je savais seulement où il est, lecoquin !

– Monsieur le baron, répondit Slugh, avecune hypocrite compassion, vous savez que je vous suis profondémentdévoué. Je vous regarde comme mon bienfaiteur.

– Je sais que vous êtes de braves garçonstous les deux, murmura l’avare avec attendrissement.

– Eh bien, monsieur le baron, voulez-vousme permettre de vous donner, en même temps qu’un utilerenseignement, un excellent conseil : en allant hier àWinnipeg, où vous m’avez envoyé, j’ai pu apprendre bien deschoses.

– Parlez vite.

– Eh bien, ce pseudo-lord Burydan quivous fait tant de misères, savez-vous où il habite ? À unedemi-heure d’ici, de l’autre côté du torrent, dans le cottage de laMaison Bleue, qui lui a été loué ou prêté par l’homme de loiPasquier.

– Diable ! murmura l’avare avec unegrimace, l’ennemi est à nos portes.

– C’est précisément une circonstance dontvous pouvez tirer le plus grand parti. Cet escroc est recherché parla police américaine. Il a commis un meurtre, il a pillé une maisonde santé.

– Eh bien ?

– Il vous suffirait de le dénoncer, pourqu’il soit mis en prison, condamné, ce qui changerait rudement laface des choses.

Le visage de l’avare s’épanouit en un vastesourire ; il rayonnait.

– Slugh, balbutia-t-il, vous êtes le plusdévoué et le plus intelligent des serviteurs, et, foi degentilhomme, je vous coucherai sur mon testament. Je cours de cepas à Winnipeg.

Lorsque la falote silhouette du vieillard eutdisparu entre les arbres de l’avenue, Slugh et Sam Porter eurent unbruyant éclat de rire. Ils se tenaient les côtes et se tapaient surla cuisse comme si cette hilarité ne dût jamais prendre fin.

– Il est réussi, le vieux, fit Slugh. Jeme souviendrai toujours du temps que nous avons passé dans cechâteau. C’est un des bonheurs de ma vie.

– Possible, grommela Sam Porter, mais sinous n’avions pas eu nos provisions à nous, il y a longtemps quenous serions morts de faim…

Et il ajouta d’un ton plus sérieux :

– Mais quel est donc ton projet, aveccette histoire de dénonciation ?

– C’est tout simple. Lord Burydan, lebossu – qu’entre parenthèses tu as été assez maladroit pour manquerl’autre jour –, le Peau-Rouge et l’autre vont être arrêtés, etnaturellement nous aiderons à cette arrestation. Ils feront de larésistance, c’est certain. Il faudrait être bien malchanceux sinous ne les tuions pas tous les quatre à la faveur de labagarre.

– Ah ! je comprends !…

– On nous reprochera peut-être d’avoirmontré trop de zèle, mais, somme toute, on nous félicitera. Nousaurons eu dans cette affaire les policemen comme collaborateurs etla Main Rouge ne sera en rien compromise ni même soupçonnée.Ensuite, nous nous occuperons du coffre-fort.

– Cela n’a pas l’air d’être si commodeque cela. Ce vieux grigou est méfiant comme un renard. Son revolverne le quitte jamais. Et, chaque soir, il s’enferme dans sa chambrebardée de fer, dont nous avons vainement essayé de forcer la porte.Toi qui disais que ça serait si facile !

Tout en discutant le meilleur moyen de mettrela main sur le trésor de l’avare, les deux bandits profitèrent deson absence pour se rendre à leur garde-manger secret et y faire unlunch substantiel, copieusement arrosé de « canadianwhisky ».

… Quand, trois heures après, le baronnet futde retour, il trouva ses deux serviteurs modèles dans toute lafièvre du travail, mais c’est à peine s’il y fit attention. Ilparaissait atterré.

– Tout est perdu, murmura-t-il ;l’escroc s’est fait reconnaître comme le vrai lord Burydan, etdemain on doit me signifier un arrêté d’expulsion. Je vais êtreobligé de quitter ce beau château, où je comptais finir mes jours,ces vastes domaines que je comptais léguer à mes enfants !

Le bonhomme avait les larmes aux yeux. Slughparut vivement touché de son chagrin.

– Monsieur le baron, fit-il avecindignation, ce qui se passe est vraiment honteux. Vous êtesvictime d’un abominable complot et, à votre place, moi jen’hésiterais pas !… Après tout, vous êtes dans le cas delégitime défense.

– Que voulez-vous dire ?

– Moi, je suis franc comme l’or, je n’yvais pas par quatre chemins. Si vous voulez me laisser faire, je mecharge de vous débarrasser de lord Burydan.

– Quel est votre plan ? fit levieillard, qui se reprenait à espérer.

– Oh ! c’est bien simple. Je vais àla Maison Bleue prier lord Burydan de venir vous parler, sousprétexte d’arrangement. Pour venir ici, il n’y a qu’un chemin, ilfaut traverser le torrent du Ruisseau Rugissant, sur le pont debois. Ce pont est passablement vermoulu et, dame, un accident estvite arrivé.

– Je comprends, s’écria l’avare, dont levisage s’illumina. Vous avez là une idée de génie, mon braveSlugh.

– D’autant plus, poursuivit le bandit,qu’il va faire nuit dans une heure. Et, dans les ténèbres, il estfacile de faire un faux pas.

Sans donner le temps au baronnet de serepentir de sa décision, Slugh et Sam Porter se munirent d’unehache et d’une pioche, et disparurent dans la direction de laMaison Bleue. Resté seul, le vieillard entra dans la cuisine duchâteau et s’assit sous le vaste manteau de la cheminée, près d’unfeu de bois mort, prudemment recouvert de cendres.

Le baronnet était agité et perplexe, ilpassait ses maigres doigts dans sa longue barbe blanche avec ungeste plein d’anxiété, et, toutes les cinq minutes, il se levait etallait jusqu’à la porte pour voir si ses émissaires ne revenaientpas. Mille sentiments contradictoires se heurtaient en lui. Àcertains moments, il regrettait de s’être confié à Slugh et à SamPorter, qui étaient, après tout, des inconnus, des coureurs degrands chemins, et à d’autres, il s’applaudissait de sadécision.

Enfin les deux bandits apparurent au seuil dela vaste cuisine, l’air aussi calme que deux honnêtes bûcherons quireviennent de leur travail.

– Eh bien ? demanda l’avare avecanxiété.

– L’affaire est faite, répondit Slugh.Maintenant vous n’avez plus rien à redouter de lord Burydan.

– Et vous pourrez faire dire des messespour le repos de son âme, ajouta Sam Porter d’un ton légèrementgoguenard.

– Racontez-moi cela, interrogea lebaronnet avidement.

– Oh ! cela n’a pas souffert lamoindre difficulté, répondit Slugh. Je suis arrivé à la MaisonBleue, j’ai vu le soi-disant lord Burydan, et je lui ai polimentexposé que vous seriez heureux de le voir, pour terminer àl’amiable le différend qui vous sépare. Il a répondu insolemmentqu’il ne voulait faire avec vous aucun arrangement, mais qu’il neserait pas fâché quand même de voir de près un original de votreespèce. Pendant que je faisais cette visite, Sam Porter donnaitquelques bons coups de pioche à la base des pieux qui soutiennentle pont, quelques coups de hache dans les poutrelles vermoulues,puis, quand je l’ai eu rejoint, nous nous sommes cachés tous deuxdans un fossé pour voir ce qui allait se passer.

– Et alors ? demanda l’avare qui,tout entier au récit de Slugh, ne s’aperçut pas que Sam Portervenait de passer sournoisement derrière le fauteuil où il étaitassis.

– Tout s’est passé comme je l’avaisprévu, lord Burydan et un Peau-Rouge qui lui sert habituellement degarde du corps se sont aventurés sur le pont… ils ont fait troispas. Je commençais déjà à croire que Sam Porter s’était malacquitté de sa besogne, lorsque, tout à coup, il y eut un patatrasformidable, un grand cri, puis plus rien. Et, vous le savez, unhomme qui tombe dans le Ruisseau Rugissant peut être considérécomme perdu.

L’avare poussa un soupir de soulagement.

– Ouf ! s’écria-t-il, voilà qui metire une fameuse épine du pied…

Le reste de la phrase lui resta dans legosier, car Sam Porter, obéissant à un coup d’œil significatif deSlugh, l’avait saisi à l’improviste et était en train del’étrangler.

– Ne serre pas si fort ! s’écriaSlugh. C’est idiot, ce que tu fais là. Si tu commences par luitordre le cou, qui est-ce qui nous ouvrira la porte de la chambrede fer ?

Sam Porter comprit le bons sens de ce conseilet laissa respirer un peu le baronnet, déjà à moitié suffoqué.Slugh avait tiré de sa poche une cordelette et, avec une dextéritétoute professionnelle, il garrotta le vieillard si épouvanté qu’ilne prononça pas une parole.

– Mon vieux, lui dit brutalement Slugh,il s’agit maintenant de nous donner la clef de la chambre de fer.Tu comprends bien que ce n’est pas pour ton plaisir que nous sommesrestés chez toi à crever de faim et à travailler comme des bêtes desomme.

– La clef ?… Jamais ! murmural’avare d’une voix rauque.

– Nous allons nous passer de tapermission, dit Slugh, en explorant lestement les poches de lapelisse-robe de chambre, d’où il retira une foule d’objetshétéroclites : des croûtons, des bouts de ficelle, des clousrouillés, et jusqu’à des morceaux de charbon de terre.

Enfin, il brandit triomphalement un trousseaude clefs de toutes les dimensions.

– Ça ne vous servira de rien, bandits,rugit l’avare, je connais seul le moyen d’ouvrir la chambre de fer.Je ne vous le dirai pas. Vous me tueriez plutôt !

– Nous n’allons pas te tuer ! ditSlugh avec un sang-froid épouvantable. Je connais un moyen radicalde faire parler les entêtés.

Sam Porter s’était agenouillé près de l’âtreet soufflait de toute la force de ses poumons sur les tisonscouverts d’une cendre blanche. Bientôt la flamme crépitajoyeusement. Pendant ce temps, Slugh avait enlevé les sabots del’avare et ses longs bas de laine grise ; deux pieds décharnésapparurent, armés d’ongles aussi recourbés et aussi tranchants queceux des diables de Goya. L’avare, qui avait compris quel genre desupplice on lui destinait, tremblait de tous ses membres, ses dentsclaquaient.

– Veux-tu nous dire le secret de lachambre de fer ? demanda Slugh une dernière fois d’un tonmenaçant.

– Non, non, mille fois non !

– C’est bien. Sam Porter, approchemonsieur le baron du feu.

Saisissant de force les pieds griffus del’avare, Slugh les posa sur les charbons ardents.

Le vieillard lança un hurlement sauvage.

– Au secours ! À l’assassin !Grâce ! Pitié ! Laissez-moi !

– Ouvre-nous la chambre de fer, répétaSlugh avec insistance.

– Non ! non. C’est impossible !Je vous en supplie !…

– Alors ce sera tant pis pour toi.

Et le bandit appliqua de nouveau sur lestisons les pieds de Mathieu Fless, qui poussa un second hurlementde douleur.

Mais, à ce moment, la porte vola en éclats etune troupe d’hommes, revolver au poing, fit irruption dans lacuisine de l’avare.

Une demi-douzaine de détonationsretentirent.

Sam Porter, atteint d’une balle en pleinfront, fut tué net.

Slugh, légèrement blessé, fonça comme unsanglier sur les assaillants, se fraya un passage vers la porte etdisparut.

Les nouveaux venus – lord Burydan, Kloum, NoëlFless, Ophélia, Oscar Tournesol, et l’aliéné lui-même – nesongèrent pas à poursuivre le bandit. Ils s’empressèrent deprodiguer leurs secours au vieillard, qui paraissait près des’évanouir.

Lord Burydan et Kloum, tous deux excellentsnageurs, avaient réussi à échapper aux flots du Ruisseau Rugissant.Ils avaient deviné sans peine de quel guet-apens ils venaientd’être victimes.

Revenus en hâte à la Maison Bleue pour ychanger de vêtements, ils avaient rencontré, chemin faisant, Noëlet Ophélia, qu’ils avaient mis au courant de leur aventure. C’estalors qu’ils avaient décidé de se rendre tous chez l’avare pour luireprocher sa trahison.

Lorsqu’on eut pansé les blessures du baronnet,lord Burydan lui dit sévèrement :

– Vous allez quitter demain ce château.Vous auriez mérité que je vous procure un autre logement à laprison de Winnipeg, mais je vous trouve suffisamment puni. Je neporterai donc pas plainte contre vous. Ce sera à la conditionexpresse que vous signiez séance tenante votre consentement aumariage de Noël et de miss Ophélia, que je me charge de doter.

Honteux et confus, l’avare signa tout ce qu’onvoulut, sans mot dire. Et, en reconnaissance de sa bonne volonté,on lui laissa Kloum comme garde-malade pour soigner sesbrûlures.

Avant de se retirer, lord Burydan putconstater que son château avait été littéralement mis au pillage.Les tableaux de maîtres, les tentures précieuses et les meubles destyle avaient été vendus par l’avare et convertis en argentcomptant ; mais on remit à plus tard le soin de régler laquestion des dommages et intérêts auxquels le baron Fesse-Mathieune pouvait manquer d’être condamné.

Tout le monde revint à la Maison Bleue, oùlord Burydan voulait offrir à ses amis un joyeux souper pourcélébrer son triomphe sur son déloyal héritier. Mais, comme ilstraversaient la grand-route de Winnipeg, une automobile, lancée àune vitesse furieuse, les frôla et faillit presque lesrenverser.

C’était une voiture rouge et noir. Elle étaitmontée par un seul homme, dans lequel miss Ophélia crut reconnaîtreSlugh.

– L’automobile fantôme ! murmuraOscar, dont le bras blessé était encore en écharpe.

– Que nous importent ces bandits !s’écria lord Burydan. Maintenant que je suis rentré en possessionde mon nom et de ma fortune, je vais faire une guerre à mort à laMain Rouge. J’exterminerai les tramps dans leur repaire de l’îledes pendus, j’en fais ici le serment solennel !

NEUVIÈME ÉPISODE – Le cottage hanté

CHAPITRE PREMIER – La bodega du« Vieux-Grillage »

La bodega du« Vieux-Grillage », miraculeusement préservée lors dudernier tremblement de terre, est située dans le quartier deQueen-City, à San Francisco. C’est un des plus anciensétablissements de la ville et sa construction remonte à l’époquehéroïque et déjà légendaire de l’invasion de la Californie par leschercheurs d’or.

Le vieux grillage qui a donné son nom à lamaison se compose de barres de fer grosses comme le poignet,séparant entièrement la salle où se trouvent les buveurs ducomptoir des bouteilles d’alcool de toutes provenances.

Au temps où sévissait la fièvre de l’or, oùles femmes amenées par des traitants du Chili et du Mexique sevendaient couramment aux enchères, tous les bars étaient pourvus degrillages semblables. Il n’était pas rare, en effet, qu’un hommefût assassiné pour une tranche de jambon ou un verre dewhisky ; et l’on comptait, en y comprenant les exécutionssommaires des voleurs, des picks, une moyenne de deux àtrois cents meurtres par jour.

Alors, les barmen ne servaient leur clientèleque le revolver à la ceinture ; et ils n’allongeaient laconsommation commandée qu’après avoir empoché la poignée de poudred’or qui en représentait le prix.

Avec le temps, ces mœurs féroces s’étaientmodifiées, San Francisco, plusieurs fois reconstruite après desincendies et des tremblements de terre, était devenue une ville deluxe ; mais la bodega, précieusement conservée, avaitsurvécu à tous les changements.

Le grillage, il est vrai, n’est plus là quepour le pittoresque, et le propriétaire actuel de l’établissementavait joint à l’étroit comptoir de jadis une longue salle pourvued’une estrade pour les représentations de music-hall, bondée chaquesoir d’une clientèle disparate, dans laquelle on eût trouvé unéchantillon de toutes les races humaines.

Il y avait là des Chinois, des Japonais, desAllemands, des Mexicains et un certain nombre de Papous, de Maoriset de types d’autres races océaniennes, venus en Amérique avec desnavires chargés de nacre, de copra et d’écaille de tortue, etreconnaissables à leur teint d’un brun doré, à l’expression douceet pensive de leurs physionomies.

Des chanteuses atrocement maquillées semontraient tour à tour sur l’estrade située au fond de la salle,mais c’est à peine si on les apercevait à travers le nuage épais dela fumée des cigares, si on les entendait, au milieu des chants,des rires, des vociférations qu’un orchestre de guitaristesmexicains n’arrivait pas à dominer.

Ce soir-là, le vaste hall, dont le plafond basétait décoré de drapeaux de toutes les nations, était tellementrempli que les nègres qui faisaient le service avaient de ladifficulté à circuler à travers l’étroite allée ménagée entre lestables.

Dans un coin, trois hommes attablés autourd’un bol de punch devisaient avec animation tout en fumant descigares de Manille.

L’un d’eux prenait à peine part à laconversation. C’était un matelot à la physionomie stupide, maisloyale, aux mains énormes et qui répondait au nom de Hardy.

Quant à ses compagnons, ils formaient entreeux l’opposition la plus complète.

L’un, mis presque avec luxe, avait les allurespaisibles d’un employé de banque ou d’un domestique de bonnemaison ; ses favoris blonds étaient taillés soigneusement etsa tenue était d’une correction parfaite.

L’autre avait la mine d’un véritable bandit.Sa face basanée était encadrée d’une barbe et de cheveuxgrisonnants, et ses yeux jaunes avaient la mobilité particulière àceux des malfaiteurs ; ils exprimaient la ruse, la cupidité etl’inquiétude. Ses vêtements de toile grossière faisaient contrasteavec les nombreuses bagues dont ses doigts étaient chargés et lepaquet de breloques qui tintinnabulaient à la chaîne de samontre.

Il se nommait le capitaine Christian Knox, etmême dans les bouges de San Francisco où l’on se montre trèsaccommodant sur la question de moralité, il possédait la plusdéplorable réputation. Accusé deux fois déjà d’assassinat, maisacquitté faute de preuves, il passait pour se livrer à lapiraterie.

– Monsieur Edward Edmond, dit lecapitaine à son compagnon, je suis entré aujourd’hui dans lechantier où se construit le fameux yacht, et j’ai pu me rendrecompte que vous n’avez rien exagéré.

– C’est que, répondit l’homme auxfavoris, on ne ménage pas les bank-notes, je vous prie de lecroire. Tout est de première qualité, depuis la coque en acierjusqu’aux machines qui sont munies des derniersperfectionnements.

– D’après ce que j’ai vu, c’est un bateauqui filera facilement ses trente nœuds à l’heure. Mais, parexemple, ajouta le capitaine, dont la curiosité était vivementexcitée, je me demande à quoi pourra servir un pareil yacht.

– C’est vrai, approuva le matelot Hardy,on dirait tout à fait un vaisseau de guerre.

– Sur ce sujet, fit Edward Edmond, jen’en sais pas plus long que vous.

– Mais enfin, quelle traverséefera-t-il ? demanda le capitaine avec insistance.

– Je l’ignore.

– Que diable, vous devez pourtantconnaître ceux qui le font construire ?

– Cela se pourrait… mais je n’ai le droitde rien vous dire.

– À votre aise, grommela le capitaineKnox d’un ton bourru ; cependant toutes ces cachotteries-là neme présagent rien de bon. On me dirait que ce yacht-là est destinéà faire la course, à couler bas les jonques chinoises et lesvoiliers anglais dans les parages de la Polynésie que je n’enserais pas surpris.

– Qui peut vous faire croire une pareillechose ?

Le marin secoua la tête avec méfiance.

– Voyez-vous, moi, murmura-t-il, je suisun vieux macaque à qui l’on ne fait pas prendre les vessies pourdes lanternes. Votre damné bateau ne ressemble ni à un yacht deplaisance ni à un vapeur de commerce.

– Alors, cela ne vous dirait rien de vousembarquer avec nous en qualité de premier lieutenant ? Tout lemonde sait que vous êtes un homme énergique et un excellentmarin.

– Possible ! Mais quand je prends lamer, c’est pour mon compte, sur un bateau à moi. Je ne veuxrecevoir d’ordres de personne.

– Comme il vous plaira, fit Edward Edmonddont la physionomie exprima le désappointement.

À ce moment, la conversation fut interrompuepar les applaudissements des spectateurs qui faisaient ovation à depetites danseuses javanaises, maigres, brunes et frétillantes commedes cigales. Quand le tapage se fut un peu apaisé, Edward Edmond setourna vers le matelot.

– Et vous, Hardy, lui demanda-t-il, qu’enpensez-vous ? Que diriez-vous d’un engagement de trois moisavec double solde, nourriture de premier choix, et pas trop defatigue ?

L’homme eut un rire épais.

– Ma foi, acquiesça-t-il, j’en suis. Onne trouve pas tous les jours une occasion pareille. Puis, on ne mefera jamais croire qu’un si beau navire soit destiné à faire lapiraterie.

– Alors, c’est entendu, vous passerezdemain à mon bureau signer votre engagement, et, bien que le yachtne doive prendre la mer que dans six semaines, je vous verserai unmois d’avance…

À l’instant précis où Edward Edmond prononçaitces paroles, une main se posa sur son épaule.

Il se retourna avec un brusquemouvement ; mais à l’aspect du nouveau venu, il pâlit et saphysionomie exprima un certain trouble.

– Vous ici, monsieur Slugh ! fit-ilavec agitation.

Slugh, un homme de carrure athlétique et dontla barbe grise lui descendait jusqu’à la ceinture, eut un souriremalicieux.

– Comme vous voyez, répondit-il. Charméde vous rencontrer. J’ai précisément quelque chose à vous dire.Vous avez bien un instant ?

Sans attendre la réponse de son interlocuteur,il le prit familièrement par le bras et l’emmena à deux pas de là,en face d’une table inoccupée.

– Alors, dit Slugh sans préambule, vousn’occupez plus les honorables fonctions de concierge en chef chezle milliardaire Fred Jorgell ? Vous vous êtes fait recruteurde matelots.

– Qui a pu vous dire cela, monsieurSlugh ? riposta l’Irlandais avec embarras.

– N’importe. L’essentiel, c’est que jesois bien informé. Mais je continue… Vous n’avez pas quitté leservice du milliardaire, mais comme il a en vous une grandeconfiance – confiance entre nous assez mal placée –, c’est vousqu’il a chargé de lui trouver des gaillards solides et honnêtespour une mystérieuse expédition dont le but vous est d’ailleursparfaitement inconnu.

– Très exact.

– Eh bien, mon cher master Edward, je mesuis mis en tête de vous aider dans votre tâche et j’ai des raisonsde croire que vous suivrez mes conseils de point en point. Ainsi,par exemple, ce Hardy que vous venez d’embaucher, je n’en veuxpas.

– Pourquoi cela ? fit lereprésentant de Fred Jorgell au comble de la surprise.

– Tout simplement parce qu’il medéplaît.

– Mais…

– C’est comme cela.

Edward Edmond demeura silencieux. Un violent,combat se livrait en lui-même.

– Il ne me sera guère possible,reprit-il, de vous obéir. Ainsi, par exemple, ce Hardy…

– Vous le renverrez en l’indemnisant.D’ailleurs, poursuivit Slugh, vous devez vous douter que vous neperdrez rien à cette combinaison. Vous touchiez mille dollars parmois pour me laisser examiner le courrier de Fred Jorgell, vous entoucherez deux mille à la condition de n’engager que les marins queje vous désignerai moi-même.

Edward Edmond paraissait hésitant.

– C’est que, balbutia-t-il, je ne faispas entièrement ce que je veux dans cette affaire : je ne suispas le maître. Je ne demande pas mieux que de vous être agréable,mais…

– Comme il vous plaira, fit Slugh avecune froideur glaciale.

Et il regardait fixement l’Irlandais qui sesentait frissonner.

Il y eut un long silence.

– Je ferai tout ce qui sera en monpouvoir pour vous être agréable, bégaya Edward Edmond profondémenttroublé.

– Je ne veux pas d’une demi-promesse decette sorte, répliqua brutalement Slugh. Vous ferez tout ce que jevous dirai exactement, ou vous ne ferez rien du tout, et ce seratant pis pour vous !…

Entre les deux hommes il y eut encore unsilence.

Mais tout à coup les guitaristes mexicainsattaquèrent une habanerad’un rythme enragé, l’électricitéflamboya, plus aveuglante, et dans un ouragan d’applaudissements etde hourras, la Dorypha parut, un sourire méprisant aux lèvres, sûrequ’elle était de sa puissance sur cette foule.

– Le tango ! criaient les uns.

– Non, non ! répétaient les autres,la mexicana !

– Non ! lahabanera !

La Dorypha continuait à sourireénigmatiquement, faisant rouler lentement ses hanches d’unmouvement harmonieux, et son indécision portait à son comblel’enthousiasme et les désirs des spectateurs.

Mais, tout en semblant en apparenceindifférente, la danseuse fouillait la salle de son regardaigu ; et tout de suite, elle aperçut Edward Edmond.

Leurs yeux se rencontrèrent et l’Irlandaistressaillit comme s’il eût posé le doigt sur un fer rouge. Cettescène muette n’avait point échappé à Slugh.

– Eh bien ! s’écria-t-il, quelle estvotre décision ?

– Je vous obéirai en toute chose,répliqua l’employé de Fred Jorgell avec un fiévreux empressement.Vous n’avez qu’à commander, je suis votre homme.

La présence de la gitane avait suffi pourtriompher de toutes les hésitations d’Edward Edmond qui, depuisplusieurs mois, était son amant. Devant la Dorypha, l’Irlandaisn’était plus lui-même. Il suffisait d’un seul regard de ses beauxyeux langoureux pour réduire à néant ses résolutions les plusfermes.

– Je suis content de vous voir devenuplus raisonnable, dit Slugh qui ne paraissait nullement surpris dece revirement. Les hommes que je vous présenterai sont desgaillards solides et en qui l’on peut avoir toute confiance.D’ailleurs, vous pourrez toucher mille dollars d’acompte quand vousvoudrez, dès demain si cela vous fait plaisir.

Cependant, la Dorypha, qui avait eu le tempsd’échanger avec Slugh un signe imperceptible, avait commencé àdanser la habanera, qui était son grand succès, et dans lesilence qui tout à coup avait envahi la salle, naguère si bruyante,on n’entendait que le souffle des respirations haletantes dedésirs, que le battement de tous les cœurs en débandade.

Slugh prit rapidement congé d’Edward Edmond,et celui-ci alla se rasseoir près du capitaine Christian Knox et dumatelot Hardy. Tous deux ne purent s’empêcher de penser qu’il avaitquelque préoccupation grave, car tout d’un coup il était devenutaciturne, mélancolique, et ses regards ne quittaient plus ladanseuse, qui maintenant, le torse cambré, les seins en avant, lacroupe vibrante, semblait s’offrir toute à cette multitude râlantede luxure.

Slugh s’était éloigné tout doucement et,gagnant le fond de la salle, il était entré dans un« parloir » dont la porte s’ouvrait presque en face dufameux comptoir grillagé.

À cet endroit il y avait deux hommes attablésdevant un sherry-gobler. Ils ne portaient pas de masques, mais deslunettes de chauffeur d’automobile, des feutres à larges bords etd’amples foulards de soie dissimulaient entièrement leurs traits.Slugh en entrant se découvrit et vint s’asseoir dans une attituderespectueuse en face des deux gentlemen.

– Eh bien, demanda l’un d’eux d’une voixsourde, avez-vous réussi, master Slugh ?

– Oui, milord : l’Irlandais seradésormais le plus fidèle des esclaves de la Main Rouge.

– Alors, il ne s’est pas fait tirerl’oreille ?

– Hum ! il ne paraissait pas trèsdécidé ; mais il a suffi d’un regard de la Dorypha pour lerendre docile. Il est fou de cette fille. Elle lui mangera jusqu’àson dernier dollar et le conduira à la potence !

– C’est bien, Slugh, vous pouvez vousretirer ; demain vous recevrez de nouvelles instructions.

Le bandit salua obséquieusement et disparut.Dès que la porte se fut refermée derrière lui, le plus grand desdeux buveurs dit à l’autre :

– Vous savez, mon cher Cornélius, quetout à l’heure, quand j’ai jeté un coup d’œil dans la salle, j’aivu la danseuse. Tout ce que Slugh en a raconté n’est pas exagéré,elle est véritablement affolante.

– Vous la trouvez belle ?

– Merveilleuse.

– Méfiez-vous, Baruch, avec lespréoccupations que nous avons, la question « femme » doitêtre soigneusement écartée, du moins pour l’instant.

– Oh ! soyez tranquille,docteur ; si je vous ai parlé de cette fille, c’est d’unefaçon tout à fait désintéressée.

Le docteur Cornélius ne répondit pas. Sonattention venait d’être brusquement attirée par un bibelot placésur la cheminée du parloir ; c’était une simple bouteille enverre verdâtre, mais, par suite d’un long séjour au fond de la mer,elle était recouverte de concrétions pierreuses, de coquillages etde coraux, qui lui donnaient la bizarrerie élégante de quelque vasedû au caprice d’un artiste chinois ou japonais.

– Voilà qui est curieux, dit Baruch.

– C’est plus que curieux, répliquaCornélius.

– Au point de vue scientifique ?

– Nullement. Mais ce bibelot baroquepourra nous servir dans nos projets…

Cornélius avait appuyé sur un boutonélectrique. Un waiter parut.

– Demandez au publicain, fitCornélius, combien il veut de cette bouteille.

– Je sais qu’il y tient beaucoup,répliqua l’homme.

– C’est bon, qu’il fasse son prix, je nemarchanderai pas.

Le waiter revint cinq minutes après. Le patronvoulait quinze dollars.

– Ce n’est pas trop cher, dit ledocteur ; voici l’argent, mais tâchez de me trouver une petiteboîte de carton pour que je ne détériore pas l’objet enl’emportant.

Cinq minutes après, le docteur Cornélius etson compagnon sortaient de la bodega du Vieux-Grillageaussi mystérieusement qu’ils y étaient entrés, profitant, pourn’être pas remarqués, de l’instant où, sous les hourras frénétiquesdes spectateurs qui applaudissaient la Dorypha, les muraillesbranlantes du music-hall semblaient prêtes à s’écrouler.

CHAPITRE II – Une lettre rassurante

L’armateur du yacht dont la constructionmettait en rumeur toutes les cervelles des matelots de SanFrancisco, c’était le milliardaire Fred Jorgell. Nul ne doutait quele spéculateur, célèbre dans toute l’Amérique par ses audacieusesentreprises, ne préparât quelque expédition d’un genre original etgrandiose.

Mais, là-dessus, personne n’eût été capable defournir le moindre renseignement. Le milliardaire et les gens deson entourage observaient envers tout le monde la réserve la pluscomplète. Les curieux en étaient réduits aux suppositions.

Les uns disaient que Fred Jorgell allaitexploiter, sans avoir rempli aucune formalité légale, une mine d’orsituée dans une île inconnue ; les autres parlaient d’un bancd’huîtres perlières découvert près d’un récif océanien ; pourd’autres encore, il s’agissait d’un gisement de guano plus richeque ceux des îles Chincha.

Le riche Yankee ne démentait aucun de cesbruits, mais il se renfermait dans un mutisme absolu ; etaprès plusieurs semaines, les indiscrets n’étaient pas plus avancésqu’au premier jour.

Quotidiennement appelé par ses multiplesaffaires à San Francisco et à New York, le milliardaire faisaitsans cesse la navette entre les deux villes ; et le wagon deluxe qui était sa propriété personnelle était attelé, pour ainsidire en permanence, à l’un des trains rapides du « CentralPacific Railroad », qui coupe dans toute sa largeur lecontinent américain.

À dix lieues de San Francisco, au milieu d’unsite enchanteur, Fred Jorgell avait installé sa fille, missIsidora, dans un vaste et luxueux cottage où plusieurs amis dumilliardaire trouvaient aussi l’hospitalité.

« Golden-Cottage » étaitvéritablement une résidence unique ; bâtie dans une valléeverdoyante, au pied d’une colline boisée où se voyaient encorequelques-uns de ces sequoia gigantea qui atteignentparfois jusqu’à cent mètres de haut, la demeure était construitesur le plan exact d’une de ces villas élégantes et simples que l’ontrouve dans la campagne romaine.

– Avec ses galeries à colonnes de marbreblanc, ses balustrades et ses terrasses garnies de précieux vasesde faïence qui renfermaient des arbustes rares, Golden-Cottages’harmonisait parfaitement avec ce ciel californien d’un bleu sidoux, et se détachait poétiquement sur le fond sombre des cèdres,des érables et des pins gigantesques confondant leurs branches dansun dôme naturel plus haut et plus magnifique que celui de notrePanthéon.

Le jardin de la villa, dessiné dans le goût dela Renaissance, était peuplé de statues, de fontaines et de grottesde rocaille, entourées de hauts massifs de citronniers, decédratiers et d’orangers.

Ce superbe cottage était demeuré longtempssans être habité, son précédent propriétaire étant mort, victimed’un assassinat dont on n’avait jamais pu découvrir les auteurs.Les habitants des haciendas du voisinage prétendaient même queGolden-Cottage était hanté, que l’on y entendait la nuit des bruitssinistres, et enfin qu’il avait porté malheur à tous ceux quil’avaient occupé ; mais, en Amérique, pays pratique parexcellence, les superstitions de ce genre ne sont pas longtempsadmises.

Fred Jorgell avait trouvé une magnifiquepropriété à un prix modéré, dans une situation isolée en pleinecampagne – précisément ce qu’il désirait –, et il n’avait pashésité un seul instant à en faire l’acquisition.

Parmi les hôtes de la villa, on remarquaitl’ingénieur Harry Dorgan, fiancé de miss Isidora, et dont lemariage depuis longtemps annoncé par les journaux de l’Union avaitété retardé par diverses circonstances.

L’ingénieur passait ses journées à SanFrancisco, où il dirigeait la construction du yacht laRevanche, et il ne rentrait à Golden-Cottage que le soir.Il s’était d’ailleurs adjoint dans ses travaux deux savantsfrançais du plus haut mérite, l’ingénieur Paganot et le naturalisteRavenel. Eux aussi rentraient chaque soir au cottage où ilsretrouvaient leurs fiancées, Andrée de Maubreuil et Frédérique,toutes deux amies intimes de miss Isidora.

Les autres invités du milliardaire étaientl’excentrique lord Astor Burydan, un moment célèbre à Paris sous lenom de milord Bamboche, le secrétaire et l’ami de ce dernier, lepoète Agénor Marmousier. Enfin un Peau-Rouge nommé Kloum, attaché àla personne du lord, et un spirituel petit bossu, Oscar Tournesol,ancien protégé de M. de Maubreuil et qui, lui, étaitl’ami intime de tout le monde.

Le lendemain de la scène dont labodega du Vieux-Grillage avait été le théâtre, les troisjeunes filles se trouvaient seules au cottage. Comme presque tousles jours, Fred Jorgell était à San Francisco, ainsi quel’ingénieur Dorgan et ses deux collaborateurs français.

Lord Burydan était allé en excursion dans laforêt.

Agénor, le Peau-Rouge et Oscar l’avaientaccompagné.

Miss Isidora, Andrée et Frédérique s’étaientabritées de la chaleur du jour dans une salle de verdure garnie debancs de marbre et que rafraîchissait l’humide poussière d’un jetd’eau.

Sauf Mlle de Maubreuil,toujours un peu mélancolique, les jeunes filles étaientradieuses.

– Savez-vous, mes chères amies, dit missIsidora, que mon fiancé Harry a reçu ce matin une lettre de sonpère, et, ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que William Dorganlui-même est aussi d’avis que je retarde mon mariage ?

– Quelle en peut être la raison ?demanda Frédérique.

– Depuis que mon futur beau-père estréconcilié avec son fils, il a décidé de l’avantager d’une sommeaussi considérable au moins que ma propre dot, et, pour en fixer lechiffre, attendant le règlement de comptes trimestriels, il arésolu que notre mariage n’aurait lieu qu’une fois cette questionentièrement liquidée.

– Mr. Harry Dorgan doit se trouverheureux d’être rentré dans les bonnes grâces de son père ?

Miss Isidora eut un sourire mélancolique.

– C’est étrange, murmura-t-elle, ondirait qu’une sorte de fatalité s’oppose à mon mariage avec Harry.Au moment où nous croyons qu’il va avoir lieu, il se trouvetoujours quelque raison pour le retarder. Ainsi, la date en étaitfixée, lorsque mon fiancé, empoisonné par les bandits de la MainRouge, est tombé gravement malade, atteint d’une maladie presqueinconnue.

– La « lèpre verte » ! fitAndrée de Maubreuil.

– Sans M. Paganot, c’en était faitde lui.

– Mais, reprit Andrée, puisqueMr. Harry est maintenant rétabli, vous auriez pu vous marierdéjà depuis plusieurs semaines.

Miss Isidora prit les mains des deux jeunesfilles et les serra affectueusement.

– Je sais bien, dit-elle, que j’aurais pule faire, mais alors, c’est moi qui n’ai plus voulu. Et mon fiancéet mon père ont entièrement approuvé ma décision. Après l’immenseservice que vous nous aviez rendu, j’ai déclaré que je ne seraisunie à Harry Dorgan que lorsque M. Bondonnat aurait été renduà la liberté.

– Miss Isidora, murmura Frédérique avecémotion, vous êtes la plus généreuse et la meilleure des amies.Nous n’oublierons jamais le dévouement que vous nous montrez. Et ily a presque de l’égoïsme de notre part à accepter un tel sacrifice.Qui sait, ajouta-t-elle tristement, si nous n’aurons pas à attendrelongtemps la délivrance de mon père !

– Non, répliqua chaleureusementl’interlocutrice de Mlle Bondonnat, d’autant plusque, depuis le retour de lord Burydan qui fut lui-même prisonnierdans l’île des pendus, nous possédons des données certaines.L’univers n’est pas si vaste qu’avec les moyens d’action dont nousdisposons une île située sous un climat glacial ne soit promptementdécouverte par nous !

– Dans combien de temps croyez-vous quevous aurez retrouvé mon père ? demanda Frédérique.

– Mais je suis sûre que ce résultat serarapidement atteint. Je compte, moi, six semaines, peut-être un peuplus, peut-être un peu moins.

– Ce qui fait, dit Andrée, que nos troismariages pourront avoir lieu le même jour.

– Mon père et mon beau-père, dit missIsidora, ont promis de donner à cette occasion des fêtes superbes.Vous allez voir, mes chères amies, que la série des malheurs vaenfin se clore et que l’avenir nous dédommagera largement dupassé…

– Je n’ai plus le courage de croire aubonheur, murmura Andrée, nous avons éprouvé déjà de si cruellesdéceptions ! Ne craignez-vous pas que les bandits de la MainRouge…

– Ne pensez pas à cela, interrompit missIsidora, vous savez bien que, depuis les arrestations en masse quiont été opérées, on n’entend plus parler d’eux. C’est un ramassisde misérables qui ne sont pas de force à lutter contre lesmilliards de mon père et la science de mon fiancé. S’ils tentaientquelque chose, ils seraient vaincus d’avance.

À ce moment la gouvernante écossaise, mistressMac Barlott, pénétra dans la salle de verdure. Elle annonçait leretour de lord Burydan et de ses amis, qui ne tardèrent pas à seprésenter eux-mêmes pour montrer aux trois jeunes filles le gibierqu’ils avaient tué.

La carabine en bandoulière, le bowie-knife àla ceinture, le lord excentrique et Agénor étaient vêtus desuperbes costumes de chasse et coiffés de larges chapeaux de paillemexicains. Le bossu et le Peau-Rouge, plus simplement habillés d’uncomplet de toile kaki, pliaient sous le poids du gibier.

Ils étalèrent aux regards des jeunes fillesdes chapelets de ramiers et de perdrix rouges, des paons sauvages,des dindons de prairies et jusqu’à un grand vautour roux quel’infaillible balle de lord Burydan était allé chercher presquedans les nuages.

Les chasseurs reçurent les félicitationsauxquelles ils avaient droit. Cette exhibition cynégétique n’étaitpas terminée, lorsqu’un domestique vint dire à lord Burydan qu’unétranger demandait à lui parler pour « affaireurgente ».

– Eh bien ! qu’il vienne ici, ditl’excentrique, je me demande, par exemple, ce qu’on peut bien mevouloir. Je ne connais personne dans ce pays.

Le domestique revint bientôt suivi d’unpersonnage à la face basanée, au regard oblique et fuyant, et quiavait l’aspect inquiétant d’un de ces aventuriers, moitiénégociants et moitié pirates, qui sont nombreux à San Francisco. Ilportait sous le bras une boîte de carton assez volumineuse.

Laissant ses amis un peu à l’écart, lordBurydan s’avança vers le visiteur, qui ne paraissait nullementintimidé par la nombreuse société au milieu de laquelle il venaitd’être introduit.

– Qui êtes-vous ? demandal’excentrique, que la mine et les allures du nouveau venu nedisposaient guère en sa faveur.

– Je suis le capitaine Christian Knox,bien connu à San Francisco et ancien commandant de la goélette laFusée, qui malheureusement a péri corps et biens, il y aun mois de cela, sur les récifs de coraux qui avoisinent l’île dePâques. Vous êtes lord Astor Burydan ?

– Parfaitement.

– Alors j’ai quelque chose à vousremettre, en mains propres.

Le capitaine avait ouvert la boîte de carton.Il en retira une bouteille qu’un long séjour au fond de la meravait recouverte de coquillages et de concrétions calcaires – lamême que Cornélius avait achetée au « publicain » de labodega du Vieux-Grillage. Mais elle avait subi un truquagesavant, et une inscription qui paraissait gravée à l’aide del’acide fluorhydrique, comme les étiquettes des siphons d’eau deSeltz, était encore assez nettement lisible sur un des côtés.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?demanda lord Astor avec surprise.

– Ma foi, je n’en sais rien, répliqual’aventurier, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que c’est à vous quec’est adressé. Lisez plutôt.

Lord Burydan prit la bouteille et déchiffranon sans peine les mots gravés dans le verre ; ils étaienttracés d’une écriture cursive aux caractères compacts comme si l’onse fût servi d’un pinceau trempé dans l’acide. Lord Burydan lut àhaute voix : Cent dollars de récompense à qui remettracette bouteille à lord Burydan.

Les deux jeunes filles s’étaient rapprochéeset examinaient curieusement le singulier flacon. Mais tout à coupFrédérique jeta un cri de surprise.

– Cette inscription est de l’écriture demon père, s’écria-t-elle.

– Où avez-vous trouvé cettebouteille ? demanda lord Burydan.

– Au large des côtes du Chili, en péchantautour d’un récif. C’est un de mes matelots qui l’a découverte aumilieu d’une masse de plantes marines qui remplissaient notrefilet.

– Ce matelot existe encore ? Vouspouvez le faire venir ?

– Hélas ! non, milord, le pauvrediable est mort avec ses camarades dans le naufrage de laFusée, et c’est une vraie chance que j’aie sauvé cettebouteille qui se trouvait dans mon coffre avec d’autreseffets !

– C’est bien, je vous remercie.L’expéditeur de la bouteille promettait cent dollars, en voici deuxcents.

Le capitaine Christian Knox empocha la sommeavec un sourire satisfait, salua jusqu’à terre et se retira aprèsavoir eu soin de remettre à lord Astor un bout de papier graisseuxsur lequel se trouvait l’adresse de la bodegaduVieux-Grillage où le pirate avait installé ses pénates.

L’impatience de tous les témoins de cettescène était à son comble. D’après ce que venait de direMlle Bondonnat, ils étaient persuadés que labouteille contenait un message du vieux savant.

On sait que ce hasardeux moyen decorrespondance est depuis des siècles employé par les matelots enpéril, et, chose extraordinaire, il est beaucoup plus fréquentqu’on ne se l’imaginerait que de pareilles missives arrivent àdestination.

Au milieu d’un solennel silence, lord Burydangratta avec son couteau de chasse les coquillages qui recouvraientle bouchon et le goulot de la bouteille.

Au-dessous des coquillages, il y avait unecapsule de plomb qu’il arracha et qui avait si bien protégé lebouchon que celui-ci n’avait été que très peu endommagé parl’action corrosive des eaux marines. Quand il l’eut enlevé, lordAstor aperçut un objet long et arrondi qu’il fit sortir de labouteille en la penchant avec précaution.

– C’est un tube de verre fermé aux deuxbouts et recouvert de cuir, déclara lord Burydan au milieu d’unsilence émotionnant.

– C’est là que se trouve la lettre !s’écria Frédérique, le cœur palpitant d’angoisse.

Le tube de verre qui avait été scellé à lalampe dut être brisé.

Il contenait un papier minutieusement roulé.Dans son impatience, Frédérique l’arracha presque des mains de lordBurydan et le déplia avec précipitation.

– Mon père ! mon père !balbutia-t-elle. C’est de mon père ! C’est bien sonécriture ! Je ne puis m’y tromper ! Oh ! que je suisheureuse !… Mais je vais vous la lire à haute voix. Et ellelut, d’une voix tremblante d’émotion :

« Milord,

« Je ne sais si cette lettre vousparviendra ; cependant, étant donné la direction des courantsque j’ai soigneusement étudiés, cela me paraît très possible. Ellea été recopiée par moi à vingt exemplaires, enfermés en autant debouteilles mises à la mer à un jour de distance l’une de l’autre.Enfin, j’ai pris les précautions les plus minutieuses pour quel’eau ne puisse altérer le papier ni l’écriture. J’ai même, grâceaux produits dont je dispose dans mon laboratoire, pu graver votrenom dans le verre en promettant une récompense à celui qui vousremettra cette bouteille.

« Si je vous écris, c’est que je suissûr, étant donné la perfection de mon aéronef, que le brave Kloumsait parfaitement manœuvrer, que votre évasion a réussi.

« Je souhaite et j’espère de tout moncœur que vous êtes en sûreté avec Kloum et mon bon chien Pistolet.Et je suis certain, s’il en est ainsi, que vous ferez l’impossiblepour me tirer des griffes de mes bourreaux. Demeuré seul entreleurs mains après l’insuccès de ma tentative, je craignais qu’ilsne s’en vengeassent en me faisant subir toutes sortes de vexations.Il n’en a rien été heureusement. On s’est contenté de me surveillerplus étroitement, et l’on ne me donne plus, pour m’aider dans mesexpériences, que des bandits à figure sinistre près desquels toutessai de corruption serait inutile. Ma santé continue à être assezbonne, en dépit de l’ennui et de l’inquiétude dont je suistorturé.

« Mais venons au fait. Le but decette lettre, mon cher lord, est de vous donner un renseignementsans lequel vous auriez les plus grandes peines à découvrir monlieu d’exil. En effet, vous ignorez la latitude et la longitude del’île des pendus, que j’ai réussi à déterminer et qui sont lessuivantes : l’île des pendus se trouve par 110° de longitudeest, méridien de Paris, et 50° de latitude sud ; c’est-à-direapproximativement dans le voisinage du cercle antarctique, entre lecap Horn et la Terre de la Désolation… »

– M. Bondonnat, interrompit lordBurydan en se tournant vers Kloum, ne vous avait donc jamais parléde ces chiffres ?

– Je ne crois pas, répondit le Peau-Rougeen cherchant dans son souvenir. Il me semble pourtant qu’il aprononcé les mots de longitude et latitude, mais il me regardaitcomme trop ignorant sans doute pour comprendre quelque chose àcela.

– Je reprends ma lecture, ditFrédérique.

« Je suppose qu’avec cette indicationprécise il vous sera facile de découvrir le repaire des bandits. Jen’ai d’espérance qu’en vous, car je crains bien que, malgré toutesleurs promesses, les coquins qui me détiennent ne me remettentjamais en liberté si on ne les y contraint par la force.

« Je vous prie aussi de faireparvenir de mes nouvelles à ma fille et de la tenir au courant dece que vous tenterez pour me sauver.

« Croyez à la reconnaissance de votrecompagnon de geôle.

« Prosper Bondonnat. »

– Il n’y a pas à dire, s’écria lordBurydan, cette lettre présente tous les caractères del’authenticité !

– Elle est certainement de monpère ! déclara Frédérique.

– Je le crois aussi, fit Andrée.

– Et moi de même, dit le poèteAgénor.

Seuls le bossu et le Peau-Rouge ne disaientrien. Tous deux, sans pouvoir s’en rendre compte, flairaientquelque piège. Mais ils eurent beau examiner la lettre et labouteille, ils ne trouvèrent aucune objection sérieuse à faire àl’opinion de leurs amis. Et ils furent obligés de convenir quel’arrivée du message n’avait rien, après tout, de plusextraordinaire que tant d’événements auxquels il leur avait étédonné d’assister.

Miss Isidora ne cachait pas sonenthousiasme.

– Maintenant, s’écria-t-elle, on pourraitpresque fixer le jour exact où seront célébrés les trois mariages.C’est Harry qui va être content !

Andrée de Maubreuil réfléchissait.

– Je m’explique maintenant, fit-elle, quela première lettre que nous avons reçue de mon cher tuteur soitpartie de La Nouvelle-Orléans. Elle venait du sud évidemment, parla voie chilienne ou péruvienne, et elle avait dû être remise à laposte par un des correspondants de la Main Rouge.

– Pauvre Pistolet, dit tout à coup lepetit bossu, M. Bondonnat sera désolé quand il saura que sonfidèle compagnon a disparu.

– Ce n’est pas de ma faute, riposta lordBurydan, ni de celle de Kloum. Lorsque notre aéronef est descendu àdeux pas d’un village de Noirs et que nous avons été assaillis pareux, Pistolet reçut des pierres et même, j’en ai peur, des ballesde revolver. Il s’est enfui absolument affolé et il a dû se cacherdans un champ de cotonniers. Nous étions traqués nous-mêmes, nousn’avons pu aller à son secours !

– On retrouvera Pistolet, dit gaiementmiss Isidora qui voyait l’avenir sous les couleurs les plusfavorables. Mon père mettra, s’il le faut, d’habiles détectives encampagne pour ramener ce chien, puisqu’il est de vosamis !

On sourit de cette boutade. Tout le mondepartageait l’optimisme de la jeune fille. Maintenant qu’on savaitl’endroit exact où était détenu M. Bondonnat, on regardaitpresque sa délivrance comme un fait accompli.

Chacun attendait avec impatience le retour deFred Jorgell et des trois fiancés pour leur montrer la fameusebouteille et leur lire la lettre de l’illustre prisonnier.

Les habitants de Golden-Cottage eussentéprouvé la plus amère des déceptions s’ils avaient pu se douter quela lettre qui leur causait une telle satisfaction avait été écritepar un des plus habiles faussaires de la Main Rouge et que lerécipient qui la renfermait leur était adressé par leurs pluscruels ennemis.

Le yacht la Revanche allait sediriger vers le pôle austral, tandis que l’île des pendus setrouvait dans les parages du pôle boréal. Qui sait ce qu’iladviendrait de Fred Jorgell et de ses amis égarés par de faussesindications dans les mers désertes du sud, loin de toute côtehospitalière et de tout peuple civilisé !

CHAPITRE III – Les malheurs d’unmanager

Installés sur la terrasse de Golden-Cottage,d’où l’on découvrait un des plus beaux paysages du monde, les hôtesde Fred Jorgell savouraient la fraîcheur de la brise embaumée dessenteurs de la forêt, et ils écoutaient les mille bruits mystérieuxqui montent des campagnes endormies.

Au-dessus d’eux le ciel était d’un bleu develours tout endiamanté d’astres éblouissants dont rien, dans nosclimats humides et crépusculaires, ne saurait évoquer le glorieuxéclat.

Miss Isidora était assise près de HarryDorgan, Frédérique près de Roger Ravenel, Andrée de Maubreuil auxcôtés de l’ingénieur Paganot. Chaque couple avait pris une posepresque identique. Les yeux dans les yeux, les mains étroitementenlacées, les fiancés s’abandonnaient au charme de cette bellesoirée. Et le grand silence n’était troublé que par le bruitimperceptible d’un soupir ou d’un baiser furtif.

Tout à coup, lord Burydan se leva.

– Sont-ils heureux ! murmura-t-il.Quel malheur que moi aussi je ne sois pas fiancé à une charmantemiss ! Mais, en attendant, je crois qu’il serait urgent deprendre quelque distraction. Il y a bien longtemps que je ne suisallé à San Francisco.

– Rien de plus facile, milord, répliquaFred Jorgell. J’ai soin qu’il y ait toujours ici deux autos toutesprêtes à partir.

– Eh bien, ma foi, c’est une idée. Iln’est guère plus de neuf heures, j’arriverai à Frisco juste au bonmoment pour faire une tournée dans les tavernes du port.

– On sait, fit le milliardaire, que vousêtes amateur de pittoresque. Je regrette de ne pouvoir venir avecvous, car je suis un peu fatigué.

– Qui donc m’accompagnera ?

– Moi, milord ! s’écria le bossuavec enthousiasme.

– Moi aussi, dit Agénor. Mais où diableest Kloum ?

– Cet honnête Peau-Rouge est déjà couché,répondit Oscar, d’ailleurs nous pouvons nous passer de lui.

– Eh bien, c’est entendu ! s’écrial’excentrique, tout réjoui à l’idée de cette escapade. Le temps deprendre une arme dans ma chambre et je suis à vous !

Dix minutes plus tard, lord Burydan, Agénor etle bossu filaient à toute vitesse sur une route blanche bordéed’arbres magnifiques à l’extrémité de laquelle on apercevait commeun halo de lumière qui décelait l’approche de la ville de SanFrancisco.

La capitale du Pacifique n’a point latristesse des villes puritaines de l’Est et du Centre. C’est unecité de fête et de noctambulisme. Quand lord Burydan et ses amis yarrivèrent, les grandes artères, Market street, California, Hearneyet Montgomery street, étaient encore encombrées par une fouleaffairée et joyeuse.

L’auto fut laissée au garage du gigantesquePalace-Hotel, qui ne compte pas moins de quinze cents chambres etqui est à lui seul toute une ville. Et les trois amis se servirentdu cable-car – sorte de funiculaire – qui, pour quelquescents, les conduisit au quartier de Queen-City.

Ils avaient à peine eu le temps de fairequelques pas lorsqu’ils furent abordés par un personnage grave etcorrectement vêtu. C’était un détective qui, moyennant quarantedollars, leur offrait de leur faire visiter les bouges les plusdangereux : tables d’hôtes de matelots, fumeries d’opium etmaisons de filles.

Lord Burydan refusa les services del’officieux policier.

– Je ne trouve d’intérêt, dit-il, àvisiter les mauvais lieux que lorsque je les découvre moi-même etque je vais y courir quelque danger. D’ailleurs, je n’ai rien àcraindre, je suis lord Burydan.

– C’est différent, grommela l’inconnu ens’éloignant d’un air mécontent. Je sais que milord Bamboche estbien vu de toute la canaille.

Ce surnom de milord Bamboche, qu’à Paris lepopulaire avait donné à l’excentrique, s’était trouvé, on ne saitcomment, connu à San Francisco où il avait tout de suite faitfortune. Il avait suffi au noble lord de quelques promenadesnocturnes pour que milord Bamboche fût devenu aussi sympathique auxaventuriers californiens qu’il l’avait été jadis aux apaches deParis.

Les trois noctambules, ne s’en rapportant qu’àleur propre inspiration pour découvrir des repaires pittoresques,entrèrent au hasard dans deux ou trois établissements d’aspectsordide ; mais ils n’y trouvèrent que des ivrognes peuintéressants.

Ils furent plus heureux en s’engageant dans unlong couloir à l’entrée duquel un nègre vêtu d’une sorte de roberéclamait un shilling d’entrée.

Ils croyaient pénétrer dans quelque music-hallet ils ne changèrent pas d’avis en débouchant dans une salle carréeoù un grand nombre de nègres et de négresses s’évertuaient.Accompagné sur le banjo[1],un grand diable noir, en chemise blanche, hurlait avec forcegesticulations les paroles d’une chanson dans une langue inconnueet bizarre.

Le Noir se démenait comme un possédé. MilordBamboche se réjouit fort de ses grimaces et quand il eut fini, ilapplaudit à tout rompre en réclamant énergiquement duchampagne.

Cette démonstration fut fort malaccueillie : ce n’était pas dans un music-hall pour nègres,mais bien dans une chapelle de méthodistes hurleurs que le lordexcentrique se trouvait. Tous les Noirs qui composaientl’assistance mirent de côté leur banjo et expulsèrent les intrusavec force bourrades.

– Voilà qui est intéressant, ditOscar ; continuons nos pérégrinations. Tenez, passons par ici,voilà une ruelle qui doit être curieuse !

Le bossu désignait une étroite venelle où, deplace en place, se balançaient des lanternes annonçant des hôtelsgarnis ou des tavernes de la dernière catégorie.

Ils firent quelques pas sur un pavé raboteuxqu’encombraient des tonneaux, des caisses, et toutes sortesd’objets laissés à l’abandon, lorsqu’un ivrogne, assez bizarrementaccoutré, car il portait des bottes à revers et un chapeau haut deforme, s’avança au-devant d’eux en titubant.

Il tenait si mal son équilibre qu’en passantprès d’Agénor il s’affala sur lui et faillit presque lerenverser.

L’ivrogne, comme cela arrive souvent, sefigura que c’était lui qui avait été bousculé.

– Imbécile ! cria-t-il au poète.

– Imbécile toi-même, riposta lordBurydan, peu patient de son naturel.

– Idiot !…

– Crétin !…

– Brute !…

– Sac à vin !

Ces épithètes, et d’autres moins gracieusesencore, furent échangées entre l’excentrique et l’homme ivre, maiscelui-ci entra tout à coup en fureur.

– Moi, un sac à vin ! beugla-t-ild’une voix éraillée ; heu ! heu !… moi qui ne boisjamais que du gin et… même… avec de l’eau.

Les poings en avant, il se rua sur lordBurydan. Celui-ci, on le sait, était un boxeur émérite.Nonchalamment, il allongea à son adversaire deux ou trois« directs » et autant de « swings » qui eurentpour résultat d’envoyer le buveur malappris rouler à quelques pasde là.

Il se releva en fort piteux état. Le dos de sahouppelande était couvert de boue et son chapeau haut de forme, surlequel il s’était assis dans sa chute, ressemblait maintenant à unaccordéon.

Cette constatation redoubla la fureur del’ivrogne.

– Et avec quoi, maintenant…,larmoya-t-il, heu ! heu ! pourrai-je me présenter dans lemonde… Le vrai gentleman se reconnaît, heu ! heu !… à unetenue impeccable…

Il était tellement exaspéré que, croyant sansdoute avoir affaire à quelques-uns de ces escarpes qui pullulent àSan Francisco, il dirigea contre Agénor le canon d’un énormebrowning

C’est alors qu’Oscar, qui était passé maîtredans l’art de la savate, fit, d’un coup de pied, sauter l’arme àquatre pas de là, pendant que lord Burydan, exaspéré à son tour,empoignait l’ivrogne au collet et le traînait jusqu’à uneborne-fontaine située à l’entrée de la ruelle.

– Tu as trop bu, mon garçon, lui dit-il,mais je vais t’appliquer un traitement hydrothérapique qui vacertainement te faire le plus grand bien.

Méthodiquement, il avait placé la tête del’ivrogne sous le robinet de la fontaine et il commença par lerafraîchir d’une douche copieuse ; puis, apercevant un gobeletde fer blanc retenu par une chaînette, il le remplit et, pinçant lenez du patient, lui fit avaler une copieuse gorgée.

– Que dis-tu du traitement ? raillalord Burydan.

– Grâce ! grâce ! grâce,milord !

– Non, ce n’est pas suffisant. Tiens,avale encore ce gobelet… et celui-ci… et celui-là…

Entre deux gobelets, l’ivrogne poussa unsoupir lamentable.

– Sir, déclara-t-il humblement, vous avezjuré ma mort ! Il y a dix ans que je n’ai bu autant d’eaupure, heu ! heu !… j’étouffe !… heu !heu !

Oscar Tournesol, qui assistait à cette scèneen riant de bon cœur, poussa tout à coup un cri desurprise :

– Mais c’est le père Sleary !s’exclama-t-il, je ne me trompe pas ! Lâchez-le, milord, ilest inoffensif ! Que diable peut-il être venu faire à SanFrancisco ?

– Si c’est un de vos amis, c’estdifférent, fit l’excentrique, qui rendit à l’infortuné directeur duGorill-Club la liberté de ses mouvements, en même temps que lebossu lui restituait son chapeau haut de forme et son browningqu’il avait eu soin de ramasser.

– Mais qui êtes-vous donc ?heu ! heu !… demanda avec étonnement Mr. Sleary, quel’eau froide avait à peu près dégrisé.

– Comment, répondit le bossu, vous nereconnaissez pas Oscar Tournesol, un des plus brillantspensionnaires du Gorill-Club, l’élève favori de l’illustre clownBombridge ?

Une silhouette féminine venait de paraître aumilieu de la ruelle, et une voix criait avecmécontentement :

– Eh ! monsieur Sleary, où êtes-vousdonc ? Dépêchez-vous de rentrer ! Vous avez assezbu !

– Voici précisément, dit le manager, missRégine Bombridge qui me cherche partout ! Mais je vousreconnais parfaitement, master Tournesol !… heu !Enchanté de vous voir, heu ! heu !… Et moi qui prenaisvos amis pour de véritables bandits !…

– Monsieur Sleary ! cria de nouveaula jeune fille.

– Vous voyez, elle s’impatiente…heu ! heu !… allons la rejoindre !… D’autant plusque je ne serais pas fâché de prendre un grog bien chaud…heu ! heu ! J’ai absorbé tellement d’eau tout à l’heure,tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, que je suis capable d’attraperune fluxion de poitrine… heu ! heu !…

Tout le monde se rapprocha de la jeune fille,de qui Oscar se fit reconnaître en même temps qu’il la rassura surles suites du combat singulier où Mr. Sleary avait pris part.Puis on entra dans un modeste bar situé à deux pas de là. LordBurydan, qui était curieux de connaître les aventures de l’ivrogne,fit apporter une bouteille de champagne.

Pendant qu’on la débouchait, l’honorabledirecteur du Gorill-Club nettoyait ses vêtements, retapait d’uncoup de poing son haut-de-forme et reprenait enfin les respectablesallures qu’on lui connaît.

Quant à miss Régine Bombridge, une petiteblonde mince et pâlotte, avec de jolis yeux bleus pleins decandeur, elle n’en revenait pas de la rencontre de son directeuravec ces gentlemen si bien mis, qui paraissaient avoir les pochespleines de bank-notes.

Oscar Tournesol fit gravement lesprésentations, ce qui parut causer un vif plaisir àMr. Sleary, toujours profondément respectueux desconvenances ; puis le bossu s’enquit de l’aventure qui avaitconduit à San Francisco le directeur du Gorill-Club. Celui-ci nerépondit d’abord que par un hochement de tête accompagné d’unsoupir ; puis, sur les instances réitérées de lord Burydan, ilse décida à entamer le récit de ses malheurs.

– Mon établissement du Gorill-Club a étévendu, murmura-t-il avec accablement, heu ! heu !… Jedevais trois termes à mon propriétaire… mes pensionnaires étaienttous en retard dans leurs paiements… enfin j’avoue, heu !heu ! que je n’ai pas été toujours très sage dans monadministration… Je suis un artiste, moi, que voulez-vous… je nesuis pas un homme de chiffres !… heu ! heu !… Maisn’insistons pas sur cette catastrophe !…

– C’est cela, dit Oscar en remplissant lacoupe du manager, n’insistons pas et dites-nous comment il se faitque je vous retrouve à San Francisco.

– Tout naturellement, j’ai essayé de merelever… heu ! heu !… et avec l’aide de ceux de mespensionnaires qui se trouvaient sans emploi – c’était leur cas àpresque tous –, j’ai monté une troupe qui, sans m’en vanter, étaitde tout premier ordre. Nous avons donné à Chicago desreprésentations assez brillantes, mais vous savez, quand la déveines’acharne après un homme, tout ce qu’il peut tenter estinutile ! À San Francisco, ç’a été la débâcle ! Notrecaissier a mangé la grenouille… on a refusé de nous louer dessalles… heu ! heu !…

– Et où en êtes-vous, maintenant ?demanda lord Burydan, très intéressé.

– Au dernier degré de la misère et de latristesse, répondit Mr. Sleary d’une voix caverneuse. Il y ades moments où je songe au suicide ; aussi, ne soyez passurpris, milord, de m’avoir rencontré dans un état d’ébriété peuavouable pour un vrai gentleman. Je bois pour oublier meschagrins !

Cette déclaration eut pour résultat desoulever, même de la part de la blonde miss Bombridge, une tempêtede rires qui ne s’apaisa que difficilement. Mr. Sleary, trèsvexé, vida le reste de son champagne d’un air de dégoût et pinçales lèvres en homme décidé à ne plus prodiguer ses confidences àdes gens qui étaient indignes de les entendre. Ce fut miss Réginequi prit la parole.

– La vérité, expliqua-t-elle, c’est quetoute notre troupe est prisonnière d’un publicain qui a fait mainbasse sur nos costumes et sur nos bagages. Il nous accable tous lesjours des plus amers reproches et ne nous accorde plus à chaquerepas qu’une quantité de nourriture dérisoire. Il prétend que c’estle moyen de stimuler notre génie pour nous faire trouver debrillants engagements qui nous permettent de le payer.

– Allons chez le publicain ! s’écrialord Burydan avec la rapidité de décision qui lui étaitparticulière.

Tout le monde se leva, même le cérémonieuxMr. Sleary, et l’on se rendit jusqu’au misérable hôtel garni –il ne se trouvait qu’à deux pas de là heureusement – où s’étaientéchoués les lamentables épaves du Gorill-Club.

Le publicain, un gros homme apoplectique aucrâne chauve, aux favoris roux, à l’œil torve et méfiant, se tenaitsur le seuil de son établissement, guettant la rentrée del’infortuné Mr. Sleary, mais quand il le vit en si nombreusecompagnie, sa colère ne connut plus de bornes.

– Gueux d’ivrogne, s’écria-t-il avec unfort accent allemand, non content de te goberger à mes dépens, tuveux sans doute introduire encore chez moi d’autrescrève-la-faim ! Mais cela ne sera pas, derTeufel ! Personne ne rentrera ici, s’il n’a de l’argentcomptant !

Lord Burydan, en entendant ce langage, sentitla moutarde lui monter au nez. Il eut besoin de toute sa forced’âme pour ne pas infliger séance tenante au malotru une correctionexemplaire.

– Combien vous doitMr. Sleary ? lui demanda-t-il.

– Cent dollars !

– C’est bon, je vais vous lesdonner ; seulement, je vous préviens que, si vous ne montrezpas envers moi et mes amis la plus exquise politesse, rien nem’empêchera de vous gratifier de la volée la plus magistrale quevous ayez jamais reçue !

Sur un signe de son ami, Agénor tendit unebank-note au publicain abasourdi et qui, déjà, s’écriait d’un tonmielleux :

– Que Votre Honneur veuille bienm’excuser, je n’ai voulu parler que de ces coquins d’acrobates. SiVotre Honneur veut bien se donner la peine d’entrer !

– Tâchez d’être plus respectueux enversmes amis les acrobates, répliqua l’excentrique. C’est vous-même quin’êtes qu’un plat coquin ou, comme l’on dit en France, un infâmetaulier !

Et sans attendre la réponse de l’homme, ilpénétra dans l’intérieur de l’hôtel et suivit Mr. Slearyjusqu’à une salle basse où les membres du Gorill-Club achevaientmélancoliquement leur soirée en jouant au poker des haricots secs,faute d’un enjeu plus sérieux. Un seul bec de gaz, dont lepublicain avait baissé la flamme par économie, éclairait cettescène de désolation, laissant dans une sorte de pénombre lesphysionomies étranges et mélancoliques des acrobates.

– Holà, drôle ! s’écria lordBurydan, de la lumière ! du champagne ! et à souper pourtous ces braves gens, qu’à ce qu’il paraît tu laisses crever defaim ! Et tâche que boissons et victuailles soient de premierchoix ou tu auras affaire à moi !…

Cet ordre fut exécuté avec une céléritésurprenante. En un clin d’œil, des flots de clarté inondèrent lasalle, se mirant joyeusement sur les goulots dorés des flacons etsur l’engageante blancheur des assiettes et le métal des couverts.Les acrobates, même les moins agiles, avaient fait un bond desurprise, et bientôt une acclamation monta de toutes lespoitrines.

– Milord Bamboche ! Vive milordBamboche ! Un triple hourra pour milord Bamboche !

Quand ce gai vacarme eut cessé, l’excentriqueput admirer tout à son aise les bizarres figures quil’entouraient.

Il y avait là Goliath, le briseur de chaînes,l’athlète qui, suspendu par les jarrets à un trapèze, enlevait avecles dents un cheval et son cavalier, Goliath, l’homme le plus fortde l’univers, dont les biceps avaient un mètre de tour ;Fulguras, l’acrobate-salamandre, la torche humaine, aussi à l’aiseau milieu du feu que si c’eût été son élément naturel ; BobHorwett, le nageur émérite surnommé le triton moderne ;Romulus, l’obus vivant qui se faisait charger dans un canon et,projeté par l’explosion vers la voûte de la salle, saisissait auvol un trapèze sur lequel il exécutait les plus périlleuxexercices ; les frères Macoco et Cambo, incomparables dansleurs imitations de la gent simiesque ; le prestidigitateurMatalobos ; le jongleur chinois Yan Kaï ; enfin lesRobertson, deux clowns maigres, artistes de premier ordre.

Nous allions oublier l’honorableMr. Bombridge lui-même, le maître et l’exemple de toute cettelignée d’acrobates.

Du côté des dames, nous citerons la belleNudita, admirable dans ses poses plastiques et dans ses danseslumineuses, l’équilibriste Winny, une Anglaise qui, comme leFrançais Blondin, avait traversé le Niagara sur une corde tendue,enfin les écuyères Isabelle et Olga et la blonde RégineBombridge.

Mr. Sleary, dont la mauvaise humeurs’était dissipée comme par enchantement, présenta gravement tousses pensionnaires à lord Burydan, et il profita de l’occasion pourfaire, des talents de chacun, un éloge complet et détaillé. Cettecérémonie de la présentation dura bien une bonne demi-heure, maisles artistes et les dames n’attendirent pas qu’elle fût terminéepour livrer une attaque des plus sérieuses à un vaste plat dechoucroute au jambon et aux saucisses de Francfort que le publicainavait déposé au centre de la table.

Le plat de choucroute disparut aussirapidement que si le prestidigitateur Matalobos lui-même l’avaitescamoté dans une de ses manches. Il fut remplacé par une énormetranche de rosbif froid qui eut le même destin que lachoucroute.

Lord Burydan contemplait avec admirationl’appétit de ces braves gens. On eût dit qu’ils n’avaient pas mangédepuis plusieurs semaines. Le publicain, trottinant sans cesse dela salle à manger à la cuisine, les bras chargés de victuailles etde bouteilles, avait les plus grandes peines du monde à semaintenir à la hauteur de son rôle.

Enfin, cette fringale finit par se calmer peuà peu. Goliath seul continuait à s’acharner sur les ruineseffondrées d’un vaste pâté, pendant que ses camarades s’engageaientdans une conversation générale.

Tous fêtaient et choyaient le petit bossu,auquel, en somme, ils étaient redevables de cette bombance ;mais Oscar semblait à peine les entendre. Il s’était assis à côtéde la blonde Régine, et tous deux avaient entamé à mi-voix uneconversation tellement intéressante qu’ils semblaient avoir oubliétout le reste de l’univers.

Cependant, il ne put s’empêcher d’éprouver unecertaine émotion quand les deux clowns Macoco et Cambo, quis’étaient absentés un moment, réapparurent vêtus de leur costume desinge. Légèrement émoustillés par le champagne qu’ils avaient bu,ils se livrèrent à mille facéties dont la plus goûtée del’assistance consista à sauter sur les épaules du publicain et à leforcer à une partie de saute-mouton en dépit de ses énergiquesprotestations.

– Dis donc, mon vieil Oscar, fit Macoco,pour nous montrer que tu ne fais pas le fier, tu devrais endosserton ancien costume !

– Oui, approuva Régine, c’est cela.

– Cela nous rappellera leLunatic-Asylum.

– Vous n’avez pas besoin de tant mesupplier, s’écria le bossu ; vous allez voir que je n’ai pasoublié les leçons du Gorill-Club !

L’instant d’après, il apparaissait en tenue degorille, et aux hourras enthousiastes de l’assistance, il exécutaitpar-dessus la table une série de sauts périlleux des plusréussis.

L’allégresse était à son comble. Goliath avaitdéjà arraché le pied d’un fauteuil pour montrer sa force, la belleNudita avait bondi sur la table et, s’armant des deux morceauxd’une assiette en guise de castagnettes, elle exécutait une dansede caractère. Fulguras, l’homme incombustible, réclamait à grandscris du punch pour donner une idée de ses talents.

Les clowns faisaient sur la pointe de leur nezdes équilibres invraisemblables ; le Chinois avaitdisparu : on devait ne le retrouver que le lendemain, enroulédans un tapis où il dormait à poings fermés ; quant auprestidigitateur Matalobos, il faisait disparaître dans ses pochesà double fond tout ce qui lui tombait sous la main : couverts,bouteilles et victuailles.

Le publicain, consterné et blême, croyaitavoir affaire à une troupe de diables déchaînés. Il n’osait plusélever la plus timide réclamation. Lord Burydan était plongé dansun véritable ravissement. Bien loin de s’opposer aux facéties desacrobates, il leur suggérait mille idées baroques que ceux-cis’empressaient de mettre à exécution.

Mr. Sleary, qui s’était saoulé denouveau, avait fini par s’endormir sur sa chaise, son chapeau hautde forme penché sur l’oreille, une bouteille vide entre les bras,mais gardant quand même un air digne.

Cette animation finit cependant par s’apaiser,et le poète Agénor remarqua le premier que les clowns commençaientà bâiller formidablement et que les petites écuyères se frottaientles yeux comme des personnes qui ne seraient pas fâchées deregagner leur lit.

Lord Burydan fit comparaître devant lui lepublicain et lui demanda l’addition en même temps qu’une dernièretournée d’extra-dry ; les plus endormis des convives seréveillèrent alors pour porter la santé de l’honorable amphitryon,mais l’excentrique leur imposa silence d’un geste.

– Mes amis, dit-il, je viens de passer envotre compagnie une fort agréable soirée, mais maintenant parlons,si vous voulez, un peu plus sérieusement. J’ai à vous faire uneproposition.

Il y eut dans l’assistance une profondesensation, et ce fut au milieu du recueillement le plus parfait quelord Burydan continua :

– Je sais qu’en ce moment-ci vous êtessans engagement, que vous avez même des dettes, que vous êtes ensomme en assez fâcheuse situation. Eh bien ! il ne tient qu’àvous de sortir de ce mauvais pas de la façon la plus brillante.

– Et comment cela, milord ?demandèrent impatiemment plusieurs voix.

– Il m’est venu la fantaisie de devenirimprésario. Si donc vous y consentez, je vous engage tous, et à desconditions telles qu’aucun de vous n’aura à s’en repentir. Il n’estpas dans mon caractère de marchander. C’est donc vous-mêmes quifixerez le chiffre de vos appointements.

Une folle acclamation lui couvrit la voix. Lespauvres diables n’eussent jamais osé espérer une pareille aubaine.Assurément, ils acceptaient !

C’étaient des acclamations délirantes, descris mille fois répétés de « Vive milordBamboche ! ».

– Un instant, s’il vous plaît, ditl’excentrique, je ne vous ai pas tout expliqué. Il se peut que jevous emmène très loin d’ici, que nous soyons obligés de faire unlong voyage…

– Cela nous va, interrompirentimpétueusement les clowns, nous acceptons tous ; à quand ledépart ?

– Je n’en sais rien moi-même. Il pourraavoir lieu dans trois semaines, dans un mois, peut-être plus tard,mais à partir de demain vous toucherez exactement vos appointementscomme si vous étiez déjà entrés en fonction. C’est tout ce que jepuis vous dire. Le reste est un secret qui me concerne seul.

Lord Burydan et ses amis ne tardèrent pas àprendre congé des acrobates après les plus vives démonstrations desympathie d’une part, et de reconnaissance de l’autre.

Très emballé, le petit bossu trouva originalde revenir à Golden-Cottage avec son costume de gorille, et c’estdans cet accoutrement qu’il remonta en auto aux côtés d’Agénor etde lord Burydan.

Quand les trois noctambules franchirent lesportes du cottage, le plus profond silence y régnait ; tousles habitants en étaient plongés dans le sommeil, ce qui,d’ailleurs, n’avait rien de surprenant, car il était près de quatreheures du matin.

Ce ne fut qu’une fois dans sa chambre qu’Oscarcommença à ressentir sérieusement la fatigue de la nuit blanchequ’il venait de passer. Il éprouva brusquement une telle lassitudeque, sans prendre la peine de se déshabiller, il se jeta sur sonlit où il ne tarda pas à ronfler à poings fermés.

Il fut réveillé deux heures après par un rayonde soleil qui se glissa dans l’entrebâillement des volets demeurésouverts. Il se frotta les yeux, se secoua, bâilla, s’étira et futtout d’abord profondément surpris en se voyant si bizarrementattifé.

– Est-ce que je suis changé ensinge ? grommela-t-il, ou bien ferais-je encore partie despensionnaires du Gorill-Club ?

Cette idée lui arracha un franc éclat de rire,et il se rappela tout à coup les incidents de la nuit précédente.Il se sentait la bouche amère et la tête lourde, et ce fut avec unevéritable jouissance qu’il aspira l’air frais et pur du jardin ence moment désert et silencieux, et dont les bosquets et les massifsétaient encore couverts des humides perles de la rosée.

– Tiens, une idée, s’écria-t-il, je vaisfaire un tour dans les allées. Personne n’est encore levé ;puis, quand j’aurai respiré tout mon content, j’irai prendre un tubet il n’y paraîtra plus.

Par une gaminerie bien excusable à son âge, lepetit bossu n’oublia pas de se coiffer du hideux casque de cartonqui complétait son déguisement et qui était percé de deux trous àla place des yeux ; puis il descendit tout doucementl’escalier et se faufila à travers les bosquets d’orangers où lesoiseaux commençaient à s’éveiller dans un gazouillis joyeux qui semêlait aux sanglots des fontaines.

Il entra dans une des grottes de rocaille quise trouvaient à l’extrémité du jardin et où des sièges rustiquesétaient creusés dans le rocher. Il se préparait à s’asseoir surl’un d’eux lorsque miss Isidora, sortant d’un retrait de la grotte,se montra tout à coup à ses yeux.

La jeune fille avait eu la même idée qu’Oscar.Elle était descendue, avant que personne fût levé, faire unematinale promenade.

À la vue du hideux animal, elle avait jeté uncri d’épouvante et elle s’enfuyait éperdue. Oscar courut après ellepour la rassurer ; mais miss Isidora, de plus en pluseffrayée, semblait avoir des ailes aux talons ; ellefranchissait légèrement les plates-bandes, les petits ruisseaux etles bassins.

– Mais n’ayez donc pas peur, miss !criait le petit bossu tout essoufflé. C’est moi, OscarTournesol !

Enfin la méprise fut expliquée, et la jeunefille rit de bon cœur de la frayeur que le jeune homme lui avaitcausée.

Tous deux rentrèrent dans la grotte, et Oscar,avec sa verve habituelle, mit la jeune milliardaire au courant deses aventures de la nuit précédente. Les péripéties du souperoffert par lord Burydan à la troupe de Mr. Sleary ladivertirent franchement.

– Par exemple, fit-elle, je me demande unpeu ce que votre excentrique ami va faire de tous ses clowns et deses acrobates. Il médite sans doute quelque nouvelle folie.

– Il a, au contraire, un projet trèssérieux et il me l’a confié pendant que nous revenions cette nuiten auto. Il veut utiliser tous ces individus, dont la force,l’adresse et l’agilité sont extraordinaires, à faire le siège del’île des pendus. Il prétend, avec raison, que les nageurs, leshercules seront dans une pareille entreprise les plus précieux descollaborateurs.

– C’est possible, mais il me semble quecette troupe acrobatique tiendra beaucoup de place dans notreyacht.

– Aussi lord Burydan est-il décidé àfréter un autre navire qui marchera de conserve avec le yacht. Sonimmense fortune lui permet ce sacrifice, et il attend les meilleursrésultats de sa combinaison.

L’entretien du petit bossu et de miss Isidorafut interrompu par l’arrivée de lord Burydan lui-même. Il venait detrouver dans son courrier une lettre timbrée du Canada. Elle étaitde M. et Mme Noël Fless, installés à la MaisonBleue dont ils étaient devenus propriétaires et qui avaient gardéprès d’eux le fou Baruch, dans l’espoir que le grand air,l’exercice physique et les bons soins amèneraient une améliorationdans son état.

Miss Isidora eut la satisfaction d’apprendreque, bien que son état mental demeurât stationnaire, la santé deson frère se maintenait aussi bonne qu’on pouvait le souhaiter.

CHAPITRE IV – Un locatairefantastique

Grâce à sa situation exceptionnelle,Golden-Cottage n’avait pas de voisins immédiats. Il fallait faireprès de dix miles pour arriver jusqu’à une ferme à pigeons quiétait l’habitation la plus rapprochée.

Les gens du pays avaient éprouvé une vraiesatisfaction en apprenant que la propriété si longtemps abandonnéeavait été achetée par un milliardaire de New York. Ils s’étaientdit que la contrée allait être enfin débarrassée des tramps, desPeaux-Rouges et des vagabonds de toutes sortes qui, pendantlongtemps, avaient fait de Golden-Cottage leur lieu de réunionfavori.

Leur joie ne fut pas de longue durée. Aprèsquelques semaines de séjour, le milliardaire et ses amisdésertèrent Golden-Cottage d’une façon aussi soudaine qu’ils s’yétaient installés.

Voici pourquoi :

En compagnie d’Harry Dorgan, Fred Jorgellavait dû retourner à New York, où la distribution des dividendes dela Compagnie des paquebots Éclair rendait leur présenceindispensable. Antoine Paganot et Roger Ravenel ne quittaient pasSan Francisco, surveillant de près le montage des machines du yachtla Revanche.

C’est alors que l’excentrique avait eu l’idéed’une longue excursion en auto jusqu’aux frontières mexicaines.Miss Isidora et les deux Françaises, après quelques hésitations,s’étaient décidées à l’accompagner, et naturellement Agénor, Kloumet le bossu furent invités à cette excursion qui promettait d’êtretrès pittoresque.

Agissant en cela d’une façon toute différentede Fred Jorgell, l’excentrique s’en était rapporté pour laconstruction de son yacht à une société industrielle avec laquelleil avait passé un traité stipulant la livraison à date fixe dupetit navire. De cette façon, il ne se mettait en peine de rien ets’évitait les soucis et la responsabilité qu’avaient assumésl’ingénieur Dorgan et ses deux amis.

Golden-Cottage était donc retombé dans lesilence et dans l’abandon.

Les gens du voisinage, qui ne connaissaientrien des projets de Fred Jorgell, ne manquèrent pas de dire que, sile milliardaire avait abandonné une habitation si confortable et sibien située, c’est qu’il avait été poursuivi par des apparitions,qu’il avait entendu dans la nuit des bruits étranges, et plus quejamais le luxueux cottage et le domaine qui l’environnait eurent laréputation d’être hantés par les mauvais esprits.

Grâce à cette télégraphie bizarre dont lesvagabonds et les malfaiteurs se servent pour se communiquerrapidement, à de très longues distances, les nouvelles qui peuventles intéresser, le bruit ne tarda pas à se répandre parmi lestramps que Golden-Cottage était de nouveau sans défenseurs et, deplus, meublé avec une somptuosité qui permettrait de réaliser, sansrisques, un opulent butin.

Les tramps sont peu enclins auxsuperstitions ; ils ne firent que hausser les épaules enapprenant que le cottage était hanté. Cette mauvaise réputation del’immeuble leur parut une garantie de sécurité dans leursopérations.

À peine si quelques jours s’étaient écoulésdepuis le départ de Fred Jorgell que deux de ces chevaliers de lagrand-route escaladaient les murs du jardin et, armés de faussesclefs et de pinces-monseigneur, pénétraient dans l’intérieur ducottage. Mais au moment où ils allaient enfoncer une porte, ilsfurent assaillis par un animal de forte taille, dont ils ne purentbien discerner l’espèce dans l’obscurité et qui les morditcruellement aux mollets et à la joue.

Les deux malandrins s’enfuirent à toutesjambes, abandonnant là leur outillage de cambrioleur, et ne sachantque penser.

L’un d’eux était persuadé que l’animal qui lesavait mordus n’était autre qu’un de ces pumas, carnassiersaméricains qui étaient autrefois très nombreux dans la région oùils ont été presque entièrement exterminés.

Le second tramp pensait avec plus devraisemblance que leur ennemi était tout simplement un chien degarde, ce qui prouvait que la villa n’était pas abandonnée commeils l’avaient cru. Ce qui restait hors de discussion, c’étaient lesterribles morsures que les deux vagabonds avaient reçues et dontils devaient porter longtemps la marque.

D’autres tramps, mis au courant, tentèrentaussi l’aventure, mais ne furent pas plus heureux ! Ilsrevinrent, eux aussi, sans aucune espèce de butin et après avoirreçu de dangereuses morsures.

L’animal qui les leur avait infligées nepouvait pas être un chien, car ils n’avaient entendu aucunaboiement ; de plus, ils s’étaient convaincus, en serenseignant à droite et à gauche, que le milliardaire n’avaitlaissé dans sa maison de campagne aucun gardien.

Il y avait là quelque chosed’incompréhensible, et la légende du cottage hanté s’enrichit ainsid’un nouvel épisode. On parla d’un animal diabolique en qui, sansdoute, s’incarnait l’âme de l’ancien propriétaire assassiné.

Cette espèce de fantôme ne voulait souffrirpersonne dans Golden-Cottage. Il était invulnérable. Les ballesd’acier des revolvers les plus perfectionnés passaient au traversde sa carcasse sans lui faire le moindre mal. C’était lui qui avaitchassé Fred Jorgell et qui chasserait de même tous ceux quimettraient le pied dans la maison maudite.

Des colons avaient eu l’occasion de passer denuit sur la route qui longeait le jardin de Golden-Cottage. Ilsavaient entendu des gémissements qui n’avaient rien d’humain, desbruits de pas, comme si quelqu’un montait et descendaitprécipitamment les escaliers.

On en conclut que l’assassinérevenait dans sa maison pour y rechercher quelque objetqui lui faisait faute dans l’autre monde, et qu’il était condamné àdécouvrir pour avoir le droit de goûter le repos éternel.

Pour les uns, cet objet était unpoignard ; pour d’autres, un trésor ; pour d’autresencore, une cassette remplie de papiers mystérieux.

Les imaginations allaient bon train. Il suffitd’un temps court pour faire de Golden-Cottage un lieu de répulsionet d’épouvante près duquel on n’aimait pas à passer et où personnen’eût osé mettre les pieds une fois le soleil couché.

Il y avait bien une part de vérité dans ceslégendes, mais l’animal qui les causait n’avait rien defantastique. C’était un simple chien barbet à l’épaisse toisonnoire et frisée, de cette race intelligente, fidèle, mais féroce,dont on conte des traits d’une sagacité presque humaine.

C’était ce même Pistolet qui avait été enlevéen aéroplane avec M. Bondonnat et qui, après avoir séjourné àl’île des pendus, en avait été emmené par Kloum et lordBurydan.

Lorsque ces derniers, après avoir atterriheureusement près d’un village de Noirs situé à peu de distance duMississippi, eurent été obligés de prendre la fuite, Pistolet,séparé de ses amis par une foule hurlante et pourchassé comme eux àcoups de pierre et à coups de revolver, n’avait échappé à la mortqu’en se réfugiant dans un champ de cotonniers où il était demeuréjusqu’au soir, mourant de faim et de soif.

À la nuit close, il s’était décidé à sortir desa cachette et, avec de prudents détours, il avait retrouvé lapiste de lord Burydan et de Kloum et l’avait suivie jusqu’aufleuve.

Mais là, le pauvre animal n’avait plus suquelle direction prendre. Il s’était mis à errer à l’aventure.

Que se passa-t-il alors dans son âme dechien ? À quel raisonnement se livra-t-il ? Toujoursest-il qu’après deux jours de vaines recherches il se convainquitque ses protecteurs étaient définitivement perdus pour lui. Etcourageusement il se mit en marche vers le nord.

Son instinct lui indiquait sans doute quec’est en allant dans cette direction qu’il échapperait à lachaleur, aux moustiques et aux Noirs, trois ennemis qui ne luidonnaient pas de répit.

Chaque fois, en effet, qu’il rencontrait desnègres, ils essayaient de le capturer, et l’on en comprendra laraison lorsqu’on saura qu’il portait, retenue à son collier par uneficelle, une bourse de cuir que M. Bondonnat y avait attachéelui-même. Ce qui faisait croire aux nègres que ce chien errantétait porteur d’un trésor.

Pistolet se vengeait à sa façon despersécutions de ses ennemis les Noirs. Il ne se passait guère denuit qu’il ne leur enlevât un poulet, un lapin ou quelque autreanimal du même genre. Une fois, il étrangla un cochon de lait dontil alla se repaître dans un champ de maïs et, chaudement poursuivipar le propriétaire de la bête, il eut l’oreille emportée par uneballe de carabine.

L’île des pendus se trouve sous une latitudetrès froide ; aussi, Pistolet qu’incommodait encore sonépaisse toison faillit-il succomber à la chaleur. L’ardent soleildes tropiques le laissait sans force et sans courage, dévoré d’unesoif inextinguible ; mais au bout de peu de jours, Pistolettrouva un remède à ses désagréments.

– Puisqu’il fait trop chaud dans lajournée, se dit-il sans doute, je dormirai le jour et je nemarcherai que la nuit.

Et il le fit comme il l’avait résolu.

Le savant météorologiste Prosper Bondonnatn’eût pas raisonné avec plus de logique.

Quant aux moustiques, Pistolet trouva le moyende déjouer leurs attaques. Il se roula dans la boue du fleuve qui,en séchant et en s’emmêlant à ses poils, le dota d’une cuirasse àl’épreuve des aiguillons les plus acérés.

Mais, par exemple, il était hideux. L’oreillecoupée, l’air farouche, et montrant les dents à tout ce quil’approchait, il eût ressemblé à une bête féroce sans la bourse decuir qui pendillait toujours à son collier.

Au bout de peu de temps, l’intelligent animals’était fait à cette existence vagabonde.

Nous avons dit que son instinct le faisaittourner le dos aux contrées chaudes et se diriger vers le nord,mais il fut arrêté par un obstacle infranchissable. Il avait laisséà sa droite le Mississippi, et il se trouva bientôt en face d’un deses affluents les plus importants, le Republican, une rivière à peuprès trois fois large comme la Seine. Pistolet eût peut-être réussià traverser cette étendue d’eau immense pour lui, mais il s’aperçutbien vite que la rivière était peuplée de caïmans.

Un jour qu’il se désaltérait tranquillement,il faillit être dévoré par un de ces sauriens dont il entenditclaquer la mâchoire presque à deux doigts de ses oreilles.

Cette aventure fit faire à Pistolet deprofondes réflexions. Dès lors, quand il avait soif, il prenait lesplus grandes précautions et c’est tout juste s’il ne buvait pas encourant, comme ces chiens du Nil dont parle Hérodote au chapitredes crocodiles, dans sa description de l’Égypte.

Limité à l’est par le Mississippi, au nord parle Republican et fuyant les chaleurs du sud, Pistolet fut doncforcé de prendre la direction de l’ouest. Il longeapendant plusieurs semaines les rives des cours d’eau qui descendentdes montagnes Rocheuses pour aller se perdre dans le sein duPère des eaux[2].

Disons-le, cet itinéraire ne déplaisait pastrop à l’élève d’Oscar Tournesol. À mesure, en effet, qu’ilremontait vers les hauteurs d’où jaillissent les sources desfleuves, il trouvait une atmosphère plus fraîche, mieux appropriéeà ses poumons de barbet français, dont les ancêtres en une longuesuite de générations n’avaient connu qu’un climat absolumenttempéré.

Il trouvait encore un autre motif desatisfaction dans la disparition absolue de ses ennemis les nègres.En effet, les pentes des montagnes Rocheuses, en cette partie del’Amérique, ont été surtout colonisées par des Blancs et des métisespagnols. Les fermes, très éloignées l’une de l’autre, sont à unegrande distance des chemins de fer et des villes. Pistoletvoyageait donc maintenant presque en touriste.

D’ailleurs, il trouvait une pâture abondanteen s’emparant subrepticement de quelque agneau sans défiance, carle pays qu’il traversait était un pays de pâturages, et il n’étaitpas de jour qu’il ne rencontrât d’immenses troupeaux qui paissaientsans gardien l’herbe fine qui tapisse les vallons. Pistolet étaitdevenu décidément un chien quelque peu apache : il ne vivaitplus que de meurtres et de rapines.

Cependant il allait toujours droit devant lui,car d’instinct autant que de raisonnement, il savait que vers lesud toute issue lui était fermée. En outre, il avait sans douteconscience qu’il n’eût pas été prudent pour lui de revenir sur lethéâtre des meurtres dont il avait sillonné son passage.

Mais bientôt le paysage se modifia : plusde fermes, plus de troupeaux, plus de routes tracées, l’eau même sefaisait rare.

Pistolet se trouvait maintenant en pleinemontagne. Des landes sauvages, des ravins, des précipices et desrocs abrupts l’entouraient. Quelquefois le chemin lui était barrépar de gigantesques massifs de granit ou par d’impétueux torrentsqu’il était obligé de contourner. Et, dans ces solitudes désolées,il lui arriva plus d’une fois de souffrir de la faim.

Mais, sous l’aiguillon de la nécessité, sesinstincts chasseurs s’étaient réveillés ; son cerveau retrouvale souvenir confus des ruses ancestrales, employées à la poursuitedu gibier aux époques primitives. Il réapprit à forcer le lièvre augîte, à arrêter les perdrix de roche, à saisir dans leurs nids lesoiseaux aquatiques des marécages.

De la même façon qu’il avait vécu de pillage,il vécut de chasse. C’est ainsi qu’au Moyen Âge, faute de mécréantset d’hérétiques à pourfendre, les nobles chevaliers secontentaient, pendant les loisirs de la paix, de courir le cerf etde forcer le sanglier.

C’est pendant une de ces chasses que, sansmême s’en apercevoir, Pistolet franchit un des défilés situés surl’un des sommets les plus élevés de la chaîne.

Sur les hauts plateaux des montagnesRocheuses, le pauvre animal avait eu très froid ; ce fut doncavec une véritable satisfaction qu’il redescendit vers les contréesplus riantes qui s’étendent sur le versant occidental.

La même logique ou, si l’on veut, la mêmenécessité qui l’avait poussé à remonter vers les sources desaffluents du Mississippi, lui fit côtoyer la berge des rivières quiaboutissent au rio Colorado, puis enfin, au Colorado lui-même.

Il eût peut-être suivi ce fleuve jusqu’àl’endroit où il vient se jeter dans le golfe de Californie, si laprésence de ses anciens ennemis les crocodiles et l’augmentation dela chaleur ne l’avaient fait brusquement remonter vers le nord.C’est de cette façon qu’il fut amené à franchir la chaîne de lasierra Nevada, encore plus sauvage et plus glaciale que lesmontagnes Rocheuses.

Mais sitôt qu’il eut redescendu dans lavallée, Pistolet se retrouva en plein pays civilisé. Les villes etles villages se touchaient presque. Les routes et les lignes dechemin de fer abondaient. Le gibier avait considérablementdiminué : force fut donc à notre héros de reprendre sonexistence de rapines et de dormir le jour pour marcher la nuit, enprofitant des routes assez bien tracées qui sillonnent l’État deCalifornie et convergent toutes vers sa capitale, SanFrancisco.

C’est ainsi que, sans s’en douter, Pistolet serapprochait de jour en jour de ses amis, obéissant à cette fatalitéde la force des choses qui s’exerce aussi bien sur les êtres lesplus humbles que sur les intelligences les plus altières.

Une nuit que Pistolet trottinait allègrementsur la route poudreuse en aboyant de temps en temps sourdement versla lune resplendissante, il tomba tout à coup en arrêt, en poussantun grognement de stupeur et de plaisir qui attestait la profondeémotion qu’il venait de ressentir.

Il était resté immobile, les narinesfrémissantes, les yeux mi-clos, agité d’une inquiétudesolennelle.

C’est que, dans les imperceptibles corpusculesqu’apportait la brise à ses papilles olfactives, il venait dereconnaître des émanations connues. Tous ceux auxquels le pauvreanimal s’était attaché, et qui avaient été bons pour lui, avaientpassé dans cet endroit depuis peu de temps et, dans sonraisonnement de chien, il dénombrait lord Burydan, Kloum, le petitbossu, Andrée, Frédérique, Roger Ravenel et Antoine Paganot.

Il poussa vers le ciel un aboiement detriomphe, puis il se mit à tourner en rond, à bondir et à gambaderen signe de satisfaction, la queue frétillante et son uniqueoreille toute droite.

Ce moment d’exaltation ne dura guère. En chienpratique, il avait réfléchi qu’il fallait au plus vite retrouverses amis et, le nez dans la poussière, il suivait patiemment leurstraces. Entre toutes il discernait mieux celles de lord Burydan etde Kloum. Elles le conduisirent jusqu’à un petit bois où le lordexcentrique et son serviteur avaient chassé peu de joursauparavant. Le bois était bordé par une haie de cactus épineux quePistolet franchit non sans quelques égratignures, et il se trouvadans un magnifique jardin qui n’était autre que celui deGolden-Cottage.

Toute cette nuit-là, Pistolet l’employa, mieuxque n’eût pu le faire un détective de profession, à démêler et àsuivre les pistes qu’il avait découvertes. Malheureusement, tousles habitants de la villa y étaient venus et en étaient repartis enautomobile, et il arrivait fatalement un instant où la piste étaitcoupée net et où Pistolet, grondant de désappointement et defureur, était obligé de revenir sur ses pas.

Au petit jour, le fidèle animal était harasséde fatigue. Il avait tourné en cercle, toute la nuit, comme dans uninvisible labyrinthe. Il alla dormir dans une des grottes derocailles qui ornaient le jardin, et à la nuit suivante il reprit,sans plus de succès que la veille, ses investigations.

La troisième nuit, la faim força Pistolet àgagner un village voisin où faute de mieux il se contenta dequelques os glanés dans les tas d’ordures ; mais après cerepas improvisé, il se hâta de revenir à Golden-Cottage où,désormais, il se trouvait prisonnier comme ces chevaliers de lalégende qui ne pouvaient sortir d’un cercle enchanté. Toute la nuitil tournait à travers les jardins comme une âme en peine, revenantsans cesse sur ses pas, se condamnant ainsi lui-même à un supplicequ’un Dante de race canine eût certainement placé dans l’enfercynégétique.

Mais, jusqu’alors, Pistolet n’avait pupénétrer dans l’intérieur de Golden-Cottage, et bien des fois ilavait gratté aux portes pendant des heures en parlantplaintivement. Les tramps cambrioleurs qu’il mit en fuite unepremière fois après les avoir mordus, lui donnèrent le moyen depénétrer dans l’habitation par la porte qu’ils avaientfracturée.

Pistolet parcourut toutes les pièces ducottage, avec aussi peu de résultat, on le devine, qu’il en avaitexploré les jardins. Décontenancé, mais non découragé, il installason quartier général dans une sorte de mansarde où il trouva unegerbe de paille de maïs et, dès lors, son existence s’organisarégulièrement.

Après une sieste qui durait toute la journée,il se mettait en chasse au coucher du soleil, et sitôt qu’il avaittrouvé une pâture quelconque, il revenait se livrer à ses inutileset patientes perquisitions.

Devenu presque sauvage, Pistolet faisait commeon l’a vu une guerre acharnée aux maraudeurs dont il reconnaissaitde loin l’odeur suspecte déjà flairée à l’île des pendus. Il secouchait à terre sitôt qu’on faisait le geste de le mettre en joue,aussi ne fut-il jamais blessé, ce qui accrédita la légende de soninvulnérabilité.

Pistolet en était à la troisième semaine deson séjour à Golden-Cottage, lorsqu’il se produisit un fait quiamena une certaine modification dans ses habitudes et dans songenre de vie.

Un jour, dans le passage d’une haie épineuse,la ficelle qui attachait à son collier la bourse de cuir qui avaittant excité la curiosité des Noirs se rompit. Le sac tomba à terre.Et Pistolet, qui avait sans doute compris que cet objet avait unecertaine importance, le saisit entre ses dents et le rapportajusqu’à sa niche. Là il se mit à jouer avec, le lançant en l’air etle rattrapant comme eût pu le faire un footballeur deprofession.

Cet exercice violent eut pour résultat derelâcher la ficelle serrée autour du col du sac de cuir. Celui-cis’ouvrit enfin, et les vingt-quatre lettres de l’alphabet découpéesdans des planchettes par M. Bondonnat à l’île des pendus s’enéchappèrent avec bruit et s’éparpillèrent sur le plancher.

Pistolet était demeuré immobile. Tout untravail se faisait dans sa cervelle. Il se rappelait les patientesleçons que lui avaient données d’abord Oscar Tournesol, puisM. Bondonnat lui-même.

Tout à coup, obéissant à la secrète impulsionde l’habitude, il se mit à former des mots, qu’il effaçait ensuiteavec sa patte pour en former d’autres, tout en aboyantjoyeusement.

CHAPITRE V – Le guet-apens

Malgré le zèle d’Harry Dorgan et des deuxFrançais qui l’assistaient, les travaux de construction etd’aménagement de la Revanche avaient d’abord marché avecune extrême lenteur.

En dépit de l’or jeté à pleines mains par FredJorgell, rien ne marchait au gré de l’ingénieur. Il n’était pas dejour où il ne se produisît quelque contretemps ou quelque accident.Tantôt c’étaient des pas de vis qui n’étaient pas de calibre etqu’il fallait changer, tantôt des pièces d’acier qui présentaientune paille ou une défectuosité quelconque.

– Je ne me dissimule pas, disait HarryDorgan, que ces contretemps doivent venir de la Main Rouge. Malgrétoutes les précautions que nous avons prises, les bandits ont dûdeviner le but de notre entreprise et ils cherchent par tous lesmoyens possibles à nous causer des retards.

Maintes fois avant le départ de lord Burydanpour son excursion, l’ingénieur avait eu à répondre aux boutades etaux plaisanteries de l’excentrique.

– Vous voyez, lui disait-il, que c’estmoi qui ai choisi la bonne méthode ! Mon yachtl’Ariel, dont j’ai confié la construction à l’industrieprivée sans souffler mot à personne de mes intentions, a été mis enchantier bien longtemps après le vôtre et cependant il est toutaussi avancé et il sera terminé en même temps.

– Parbleu, répliquai Harry Dorgan, il y aà cela une raison excellente, c’est que l’Ariel est d’untonnage moitié moins fort que la Revanche, qui ne jaugepas moins de deux mille tonneaux.

– La Revanche sera notrecuirassé de premier rang, notre dreadnought, et l’Arielnous tiendra lieu de croiseur. Ce n’est pas trop de deux unitésaussi puissantes pour faire le siège de l’île des pendus qui, j’aipu m’en rendre compte par moi-même, est admirablementfortifiée.

– Mr. Fred Jorgell, repritl’ingénieur, avait l’intention de demander qu’on mît à sadisposition un cuirassé de la marine américaine, mais lesdirecteurs du ministère se sont jusqu’ici refusés à lui donnersatisfaction. Ils sont persuadés que l’île des pendus n’existe pasou n’a pas l’importance qu’on veut lui attribuer.

– Je ne serais pas surpris que la MainRouge ne possédât quelques affidés parmi les hauts fonctionnairesde la marine comme elle en possède dans toutes les grandesadministrations.

– Pour moi, ça ne fait pas l’ombre d’undoute !

– Eh bien, tant pis ! Nous nouspasserons des cuirassés de l’État, voilà tout. Si tout le mondemontrait la même initiative dont nous faisons preuve, il y alongtemps que les bandits de la Main Rouge auraient étéexterminés.

C’était toujours à peu près sur cetteconclusion que se terminaient les conversations entre lord Burydanet l’ingénieur Harry.

Cependant, grâce à l’énergie de ce dernier,qui expulsait des chantiers pour la moindre peccadille les ouvrierssoupçonnés de sabotage et stimulait par de fortes primes le zèledes ouvriers sérieux, les travaux avançaient maintenant avec unegrande rapidité. Harry Dorgan, qui avait cru d’abord que le yachtne serait terminé qu’en janvier, constata avec satisfaction que laRevanche serait prête à prendre la mer dès la fin dedécembre.

Il écrivit immédiatement à lord Burydan pourlui apprendre cette bonne nouvelle, et l’excentrique, quiexcursionnait alors sur les frontières de l’Arizona et du Mexique,s’empressa d’abréger la durée de son voyage et se hâta de reprendrele chemin de New York où il avait différentes affaires àrégler.

Andrée et Frédérique, que pilotait missIsidora dans les magasins, employèrent huit jours entiers à toutesles emplettes nécessaires à la longue croisière qu’elles allaiententreprendre, car, dès le début,Mlle de Maubreuil, aussi bien que son amie,avaient affirmé avec insistance qu’elles ne se sépareraient pas deleurs fiancés et qu’elles contribueraient pour leur part à ladélivrance de M. Bondonnat, quelque danger qu’elles dussentcourir.

À New York, elles retrouvèrent Fred Jorgell ence moment accablé de besogne à cause de l’extension qu’il venaitd’imprimer à la Compagnie des paquebots Éclair qui, maintenant, nepossédait pas moins de cinquante grands navires surl’Atlantique.

Le départ de l’expédition avait été fixé à laseconde quinzaine de janvier. Il fut convenu que les deuxFrançaises ainsi que lord Burydan et ses amis se reposeraient unequinzaine de jours à Golden-Cottage afin d’être mieux en état desupporter les fatigues d’un long voyage. Miss Isidora, Frédérique,Andrée, ainsi que lord Burydan, Oscar, Kloum et Agénor devaientvoyager dans le wagon-salon qui était la propriété personnelle deFred Jorgell et qui, à cause des fréquents voyages du milliardaire,faisait pour ainsi dire perpétuellement la navette entre New Yorket San Francisco. Fred Jorgell, dont les affaires étaient presqueterminées, devait les rejoindre le surlendemain.

Mais, la veille du départ des jeunes filles,Mlle de Maubreuil reçut une convocation duconsulat français où elle était mandée pour la législation decertains papiers de famille.

En effet, à la suite de la disparition deM. Bondonnat, son tuteur légal, elle avait demandé à êtreémancipée et à s’occuper elle-même de la gérance de sa fortune, cequi lui avait été accordé sans difficulté.

Andrée montra la convocation qu’elle venait derecevoir à miss Isidora et à Frédérique.

– Nous serons obligées de t’attendre unjour ou deux, dit celle-ci.

– Pourquoi m’attendre ? répliquaMlle de Maubreuil. Il y a un moyen bien plussimple d’arranger les choses.

– Et comment ?

– Partez aujourd’hui comme cela estconvenu, et moi je ferai route avec Mr. Fred Jorgell une foismes affaires réglées.

– C’est cela, approuva miss Isidora. Decette façon, nous ne ferons pas attendre nos fiancés qui sontprévenus.

Les choses étant ainsi arrangées, Andrée deMaubreuil prit congé de ses amies qu’elle accompagna jusqu’à lagare du Central Pacific Railroad. Elle devait les rejoindre àGolden-Cottage sitôt qu’elle aurait achevé de remplir lesformalités indispensables au consulat. Mais Fred Jorgell se trouvaretenu plus longtemps qu’il ne l’avait pensé par le règlement deses affaires. Il conseilla à la jeune fille de l’attendre, à moinsqu’elle ne préférât partir seule.

Ce fut à ce dernier parti qu’elle s’arrêta.Mlle de Maubreuil s’était déjà accoutuméequelque peu aux mœurs américaines, et l’on sait qu’aux États-Unisles jeunes filles, et quelquefois même les enfants, accomplissentde longs voyages sans être accompagnées de personne, défendues parle seul respect dont la femme est universellement entourée enAmérique.

Le milliardaire voulut installer lui-même lajeune fille dans un pullman-car[3] retenu àl’avance pour elle et pour mistress Mac Barlott, la gouvernanteécossaise de miss Isidora, qui devait servir de chaperon à Andréeet lui tenir compagnie pendant ce long voyage. Les deux femmesdevaient descendre à la station de Juwilly, située à une heure dedistance de San Francisco et qui était la gare la plus rapprochéede Golden-Cottage.

Cependant, une fois arrivées à San Francisco,miss Isidora et Frédérique ne se hâtèrent pas de regagner la villa.Sur les instances d’Harry Dorgan et de Roger Ravenel, auxquels sejoignit lord Burydan, les deux jeunes filles décidèrent deséjourner pendant une huitaine au Palace-Hotel, pour visiter endétail la ville et ses environs où les sites pittoresquesabondent.

Andrée de Maubreuil fut prévenue de cettedécision par une dépêche de l’ingénieur Paganot qui l’avertissaitde ne pas descendre à Juwilly comme il avait été primitivementconvenu, mais bien à San Francisco même, où ses amis viendraientau-devant d’elle à la gare.

Malheureusement, cette dépêche n’arriva pas àsa destination. Les agents de la Main Rouge, toujours aux aguets,l’avaient interceptée et l’avaient transmise à Baruch qui, sousl’aspect et sous les traits de Joe Dorgan, était l’un des lordsdirecteurs de la redoutable association.

Le train par lequel l’ingénieur Paganotattendait Mlle de Maubreuil arrivait à SanFrancisco à onze heures vingt-cinq du soir. Miss Isidora etFrédérique avaient accompagné le jeune homme pour assister àl’arrivée de leur amie, mais la cohue des voyageurs franchit lesguichets et se perdit dans le vaste hall de la gare sans queMlle de Maubreuil eût paru.

D’abord étonnés de ne pas trouver Andrée, lestrois jeunes gens ne tardèrent pas à concevoir de son absence lesplus graves inquiétudes.

– Comment se fait-il qu’elle ne soit pasvenue ? murmura l’ingénieur. Sa dernière lettre m’annonce quetoutes ses affaires sont terminées au consulat et me recommanded’être exact à son arrivée.

– Elle a dû recevoir notre dépêche, ditmiss Isidora.

– D’ailleurs, ajouta Frédérique, si pourune raison ou pour une autre elle avait manqué le train, elle nousaurait prévenus télégraphiquement.

– Pourvu, murmura Paganot qui osait àpeine aller jusqu’au bout de sa pensée, que la Main Rouge…

– Ne dites pas cela, s’écria Frédériqueavec épouvante, je ne veux pas soupçonner un seul instant que mapauvre Andrée soit tombée entre les mains de ces bandits.

– Renseignons-nous, dit l’ingénieur ens’efforçant de dominer l’inquiétude qui l’envahissait.

– Oui, approuva miss Isidora,adressons-nous au chef de train ; peut-être pourra-t-il nousdonner quelque utile information.

Comme tous les fonctionnaires de ce genre surles lignes de chemin de fer américaines, le chef de train était unmulâtre – un coloured man – que le nom de Fred Jorgell,appuyé d’un royal pourboire, rendit tout de suite obséquieux etdocile.

Quand on lui demanda s’il n’avait pas remarquéque dans un pullman-car une jeune fille vêtue de noir, aux yeuxbleus et aux cheveux d’un blond cendré, accompagnée d’une damed’une quarantaine d’années aux traits un peu virils et au largechapeau décoré de pivoines, il se rappela parfaitement que deuxpersonnes répondant à ce signalement étaient montées à NewYork.

– Je les ai d’autant mieux remarquées,fit-il, qu’en cours de route j’ai eu l’occasion de leur rendrequelques petits services dont elles m’ont récompensé par degénéreux pourboires…

– Et où sont-elles descendues ?demanda anxieusement l’ingénieur.

– Un peu avant d’arriver à San Francisco,à une petite station qui se nomme Juwilly.

– Plus de doute possible, s’écriaFrédérique, Andrée n’a pas reçu le télégramme. Elle nous croittoujours à Golden-Cottage où elle n’a dû trouverpersonne !

– Il ne s’agit peut-être que d’unaccident tout naturel, dit miss Isidora, moins rassurée au fondqu’elle ne voulait le paraître. Il arrive tous les jours qu’untélégramme s’égare !

– Non, fit l’ingénieur en secouant latête, je crains bien qu’il n’y ait là-dessous quelque chose de plusgrave !

– En tout cas, déclara Frédérique, mêmes’il ne s’agit que d’un simple malentendu, il faut partir pourGolden-Cottage !

– Et cela sans perdre un instant !s’écria miss Isidora. En ne voyant personne à la gare de Juwillypour l’attendre, notre amie a dû se trouver dans un grandembarras.

– Peut-être, dit Frédérique, s’est-elleréfugiée dans quelque hôtel jusqu’au passage du trainsuivant ?

– C’est que ce train est ledernier ?

Mortellement inquiets, tous trois remontèrenten auto et se firent conduire au Palace-Hotel pour prévenir lordBurydan et Roger Ravenel, qui, sans hésiter, déclarèrent qu’ilsvoulaient aller, eux aussi, à Juwilly. Oscar insista pour sejoindre à eux et tout le monde s’entassa tant bien que mal dansl’auto, qui partit en troisième vitesse dans la direction de lapetite station de banlieue.

En y arrivant, ils trouvèrent la gare déserteet les employés partis. Seul le chef de la station n’était pasencore couché. On accabla de questions ce fonctionnaire, et il serappela parfaitement, lui aussi, que deux voyageuses, dont lesignalement correspondait à celui d’Andrée de Maubreuil et demistress Mac Barlott, étaient descendues du rapide de New York.

– Elles paraissaient de très bonnehumeur, dit-il, et elles sont montées dans une luxueuse automobilequi stationnait devant la gare et dont le conducteur semblait lesattendre.

– Mon Dieu ! s’écria Paganot avecangoisse, cette auto ne peut appartenir qu’à la Main Rouge !Andrée est perdue !

Tous se regardèrent consternés, ayant lepressentiment de quelque catastrophe. Ils savaient parfaitement quela villa était déserte, qu’il n’y restait plus aucune auto etqu’aucun chauffeur ne pouvait avoir reçu l’ordre d’aller au-devantde la jeune fille. Ce qui mettait le comble à leur perplexité,c’était d’apprendre qu’Andrée fût montée sans hésitation dans cettevoiture inconnue.

– Cela n’est que trop évident, murmural’excentrique, Mlle de Maubreuil a été victimed’un guet-apens !

– Courons vite à Golden-Cottage, s’écriamiss Isidora !

– Qui sait si nous y trouveronsAndrée ! murmura Frédérique avec angoisse.

– Je tremble que nous n’arrivions troptard, ajouta Paganot d’une voix à peine perceptible.

On remonta dans l’automobile qui, pilotée parlord Burydan, se lança à une allure folle sur la route quiaboutissait à Golden-Cottage.

Les renseignements fournis par le mulâtre etpar le chef de gare étaient parfaitement exacts.

Andrée de Maubreuil et mistress Mac Barlott,descendues à la gare de Juwilly, avaient aperçu la grande autoverte de Fred Jorgell, qui faisait ordinairement le trajet de lagare au cottage. Le chauffeur leur en ouvrit obséquieusement laportière et elles y montèrent sans faire la moindreobservation.

– Je suis un peu surprise, dit Andrée,que Frédérique ou M. Paganot ne soient pas venus au-devant demoi.

– Cela n’a rien d’étonnant, réponditmistress Mac Barlott, au moment même où l’auto accélérant savitesse laissait derrière elle les lumières du village quientourait la station. Mlle Frédérique et missIsidora ont pu être retenues au cottage par l’arrivée de quelquesvisiteurs. Quant à M. Paganot, vous savez qu’il est presquetoujours à San Francisco.

– Cela m’étonne pourtant qu’il ne soitpas venu, murmura Andrée…

Le voyage se continua silencieusement,Golden-Cottage n’était pas très éloigné de la gare. Au bout d’unquart d’heure on apercevait les lumières de l’habitation, etbientôt l’auto franchissait la grande grille de fer forgé,qu’intentionnellement sans doute on avait laissée ouverte, etvenait stopper en face du perron.

Le chauffeur ouvrit la portière, les deuxfemmes descendirent et gravirent les marches du perron, pendant quel’auto, après un virage savant, se dirigeait lentement vers lagrille, qui se referma aussitôt qu’elle fut sortie.

Il y avait à Golden-Cottage un garagespacieux. En toute autre circonstance les deux femmes eussentpeut-être été surprises de voir partir de nouveau en pleine nuit lavoiture qui les avait amenées, mais elles ne prêtèrent aucuneattention à ce détail qui aurait dû leur sembler suspect. Avanttout elles avaient hâte de revoir leurs amis.

L’Écossaise, qui marchait à quelques pas enavant d’Andrée, ouvrit la porte du vestibule. À sa grande surprise,il n’était pas éclairé ; mais elle y avait à peine pénétré quequelque chose de glacial comme eût pu l’être une poignée de neigese posa sur son visage, en même temps que deux bras robustesl’empoignaient.

Elle tomba inanimée entre les bras del’agresseur qui l’avait épiée dans l’ombre et qui venaitd’appliquer sur son visage un masque rempli de chloronal, ceterrible chloroforme sans odeur inventé par le docteurCornélius.

L’homme jeta ce corps inerte et pareil à uncadavre sous une draperie de velours qui le dissimulait entièrementet s’avança au-devant deMlle de Maubreuil.

Toute cette scène s’était passée sirapidement, mistress Mac Barlott avait été en quelque sorteescamotée avec tant de prestesse, que c’est à peine si la jeunefille, qui avait monté les marches, avait eu le temps d’atteindrele vestibule. Elle fut, elle aussi, très étonnée de se trouver toutà coup en pleines ténèbres.

– Mistress Mac Barlott !cria-t-elle, où êtes-vous donc ? Comment se fait-il qu’il n’yait pas de lumière. Pourquoi Frédérique n’est-elle paslà ?

Nerveusement, Andrée avait ouvert une desportes, qui se trouvait devant elle et qui donnait sur unsalon.

La pièce était vide. Mais à la clarté deslampes électriques, qui l’inondaient d’une lumière crue, Andréeaperçut en face d’elle un homme de robuste stature dont le visageétait recouvert d’un étrange masque de caoutchouc mince.

La jeune fille jeta un cri terrible et serecula précipitamment ; mais l’homme l’avait saisie par lespoignets.

– Mademoiselle, dit-il rudement et d’unevoix dont le timbre la fit frissonner, d’une voix qu’il lui semblaavoir entendue déjà, mistress Mac Barlott ne viendra pas ni votreamie Frédérique non plus… Nous sommes seuls dans cette maison.

– Au secours ! s’écria Andrée, qui,après avoir failli s’évanouir de peur, puisait de l’énergie dansl’excès même de sa terreur.

– Inutile de crier, fit l’homme, quicontinuait à la maintenir d’une étreinte inflexible ; on nevous entendra pas ! Je vous dis qu’il n’y a personne ! Ilfaudra bien que vous m’écoutiez !

– Non, jamais ! Au secours ! Ausecours !

Andrée réfléchit tout à coup qu’elle setrouvait en présence d’un bandit. Comme précisément elle avaittouché à New York quelques jours auparavant une somme importante,elle pensa qu’elle avait peut-être à sa disposition le moyen de sedébarrasser de l’audacieux malfaiteur.

– Voulez-vous de l’argent, bégaya-t-elled’une voix étranglée, j’ai là dans un portefeuille dix milledollars en bank-notes ; prenez-les, mais, je vous en supplie,laissez-moi !

– Je n’ai pas besoin de vosdollars ! répliqua l’homme en arrêtant longuement sur elle sonregard dur, impérieux et fascinateur. Ce que je veux, c’est quevous m’écoutiez ! Je ne suis pas ce que j’ai l’aird’être ! Je vous aime follement. Il faut que vous veniez avecmoi, et, de gré ou de force, vous y viendrez, car vous êtes en monpouvoir !

– Jamais ! Plutôt mourir !…

La jeune fille lança vers la campagne déserteun cri d’appel déchirant. Et, cette fois, il lui sembla qu’un crilointain avait répondu à sa voix.

– Épargnez-vous donc ces crisinutiles ! s’écria le bandit avec impatience, personne neviendra ! Personne ne peut venir à votre secours ! Ilfaut que vous me suiviez ! C’est le seul moyen d’échapper à undanger terrible qui menace tous vos amis !…

Il essayait d’entraîner la jeune fille du côtéde la porte, mais elle se débattait avec une énergie désespérée.Et, en face de cette résistance inattendue, l’homme masqué perdaittout sang-froid, bégayait des phrases sans suite, tout enbousculant brutalement sa victime qui continuait à appeler ausecours de toutes ses forces.

– J’aurais dû vous enlever d’abord,grommela-t-il, je vous aurais expliqué mes projets après !… Jevous en prie, écoutez-moi donc !

Folle de terreur,Mlle de Maubreuil ne prêtait aucune attentionà ses paroles. Elle continuait à appeler à l’aide, d’une voix aiguëet plaintive qui résonnait étrangement dans le silence de lacampagne endormie.

Mais cette fois, elle en était sûre, elleavait distinctement entendu une voix qui répondait à la sienne. Illui semblait qu’on avait crié « courage ! » ou« tenez bon ! ». Elle n’eût pu préciser, maiscertainement, on allait venir à son secours. Ranimée par cetespoir, elle se débattait plus furieusement sous les étreintes dubandit.

– Tais-toi ! s’écria-t-il avec rage.Te tairas-tu !

Et lâchant un des poignets de la jeune fille,il lui appuya sa large paume sur la bouche, lui broyant les lèvres,la réduisant ainsi, meurtrie et pantelante, au silence.

– Tu vas venir, maintenant !rugit-il.

Il la traîna violemment jusqu’à l’entrée duvestibule. Mais là un grondement sourd le fit reculer.

Avant qu’il eût eu le temps de se mettre endéfense, une sorte de bête fauve s’élançait au fond des ténèbres,et, le mordant à la main, le forçait à lâcherMlle de Maubreuil. Puis, revenant à la charge,elle sautait à la gorge du bandit et lui enfonçait ses crocs enpleine chair.

Andrée, obéissant à une impulsion instinctive,avait pris la fuite, mais après avoir fait quelques pas, elles’arrêta.

Dans le hideux animal cuirassé de boue, amputéd’une oreille, qui venait si étrangement de prendre sa défense,elle avait cru reconnaître le chien emmené en même temps queM. Bondonnat par les bandits.

Un coup d’œil jeté sur le collier de cuivrealors vivement éclairé par la lumière électrique ne lui laissa plusde doute.

– Pistolet ! s’écria-t-elle.

Le chien répondit par un aboiement joyeux, cequi laissa une seconde de répit à son adversaire.

Mais en entendant ce nom de Pistolet, lebandit masqué avait paru frappé d’une stupeur et d’une épouvanteindicibles.

D’un effort désespéré, il s’arracha aux crocsde son ennemi, bondit vers la porte et se perdit dans lesténèbres.

Pistolet aboyait furieusement et se lançaitdéjà à la poursuite du coquin, mais Andrée de Maubreuil lerappela :

– Ici, Pistolet, balbutia-t-elle d’unevoix défaillante, ne me quitte pas, mon bon chien, reste là pour medéfendre !…

Le fidèle animal obéit, et vint lécherdoucement les mains de sa maîtresse.

Épuisée par la lutte qu’elle venait desoutenir, Andrée eut encore la force de se traîner en chancelantjusqu’à la porte du vestibule, dont elle poussa les lourdsverrous : ainsi elle se trouvait à l’abri d’un retour offensifde son agresseur.

À ce moment, les sons stridents d’une tromped’automobile se firent entendre, la grille d’entrée grinça sur sesgonds, et bientôt Andrée de Maubreuil voyait avec un immensebonheur ses amis descendre de la voiture qui les avait amenés. Lajoie lui rendit des forces. Elle rouvrit la porte du vestibulequ’elle venait de fermer et se jeta dans les bras de Frédériqueaccourue la première.

Mais cette succession d’émotions violentesétait au-dessus des forces de la jeune fille. Elle perditconnaissance entre les bras de son amie ; elle fût tombée siFrédérique ne l’avait soutenue en la prenant par la taille pour ladéposer doucement sur un sofa.

L’ingénieur Paganot lui fit immédiatementrespirer un flacon de lavander-salt dont il avait eu soinde se pourvoir.

Andrée ouvrit les yeux, et son visage pâlis’éclaira d’un faible sourire. Tous attendaient avec impatiencequ’elle fût suffisamment remise pour leur donner desexplications.

Mais déjà Pistolet et le petit bossurenouaient connaissance, et c’était, de part et d’autre, un concertd’aboiements joyeux et d’exclamations attendries.

– Ce pauvre Pistolet ! Comme il estsale ! Il n’a plus qu’une oreille ! C’est certainementlui qui vient de sauver la vie àMlle Andrée !

Le brave chien fut tour à tour choyé, caresséet félicité par toutes les personnes présentes.

C’est au milieu de ces scènes émotionnantesque lord Burydan crut entendre un profond soupir derrière une desluxueuses draperies de velours de Venise. Il alla voir d’où partaitce bruit et il ne fut pas peu étonné en trouvant à terre le corpsinanimé de mistress Mac Barlott, que, dans le désarroi de tous cesévénements, on avait complément oubliée.

L’ingénieur Paganot était là, heureusement. Iln’eut pas de peine à reconnaître que l’Écossaise avait été victimedu même mode d’empoisonnement dont avaient failli périr Andrée etFrédérique au Preston-Hotel, par les manœuvres des chevaliers duchloroforme.

Grâce à la pharmacie du cottage qui étaitparfaitement garnie, il put appliquer à l’infortunée gouvernanteune énergique médication ; au bout de deux heures de soins,l’Écossaise ne se ressentait presque plus des stupéfiants effets duchloronal.

Andrée de Maubreuil avait été heureusementbeaucoup moins longue à reprendre ses esprits ; de la luttequ’elle avait soutenue contre le bandit masqué, il ne restait plusd’autres traces que des cernures bleuâtres aux poignets et unelarge déchirure à la manche de son corsage.

Elle raconta avec détails la façon dont elleavait été victime du guet-apens et comment, grâce à Pistolet, elleavait pu miraculeusement en sortir saine et sauve.

Lord Burydan, qui avait suivi son récit avecune extrême attention, n’eut pas de peine à persuader à ses amisqu’on se trouvait cette fois encore en présence d’un complot desmystérieux bandits de la Main Rouge. L’habileté avec laquelle ilavait été combiné montrait combien ils étaient redoutables et bieninformés, et l’on décida à l’unanimité de prendre des mesures deprécaution encore plus sévères que par le passé, pour éviter toutesurprise.

Cette conversation se prolongea très avantdans la nuit. Il était trop tard pour retourner à San Francisco,l’on campa donc au petit bonheur dans les appartements deGolden-Cottage sous la garde de Pistolet, auquel le rôle desentinelle avait été officiellement départi.

Tout le monde cette nuit-là reposapaisiblement. Seul Oscar ne put fermer l’œil. C’est que, dans lasoirée, sur la route du cottage, le petit bossu avait aperçu,allant en sens inverse de la voiture où il était monté, cetteautomobile rouge et noir qu’il appelait l’automobile fantôme, etdont l’apparition à New York, à Tampton, au Canada avait toujoursprécédé ou suivi quelque catastrophe.

CHAPITRE VI – Un chien détective

Dans une de leurs dernières réunions, lestrois Lords de la Main Rouge, Cornélius, Fritz Kramm et Baruch,avaient décidé que tous les membres de l’expédition organiséecontre l’île des pendus seraient impitoyablement anéantis.

Ils ignoraient, il est vrai, que lord Burydanfît construire un yacht pour son propre compte, mais celan’empêchait pas que le lord excentrique et ses amis ne dussentfatalement tomber sous les coups des sectaires de la MainRouge.

Aussi, certains d’exterminer leurs ennemis enune seule fois, les trois Lords les avaient laissés, ces dernierstemps, parfaitement tranquilles.

– Sur leur yacht, avait déclaréCornélius, ils seront à notre merci et cela sans que nous ayons àcourir aucun risque. Une fois dans les mers du Sud, où va lesentraîner la fausse lettre de Bondonnat trouvée dans la bouteille,ils n’auront plus de secours à espérer de personne. L’Océan quiavoisine le cercle antarctique est absolument désert. Là, nousserons les maîtres de l’heure.

Et longuement, méticuleusement, le docteuravait développé un infaillible plan combiné par lui et qui devaitamener l’irrémissible perte de lord Burydan et de ses amis.

Baruch, bien qu’avec une arrière-pensée, avaitfini par se ranger à l’opinion de ses pairs ; pourtant, etc’était là la raison de son mécontentement secret, il luidéplaisait qu’Andrée de Maubreuil fût condamnée à périr. S’ill’avait osé, il eût pris la défense de la jeune fille comme ill’avait fait une fois déjà à bord du yacht l’Arkansas.

L’amour de Baruch pour Andrée, qui n’avaitd’abord été qu’une sorte de caprice, était devenu une véritablepassion, passion étrange où il se mêlait autant de haine qued’affection. Il eût voulu avoir à sa discrétion cette orgueilleusebeauté qui, autrefois, ne lui avait montré que du mépris, alorsqu’il était préparateur de M. de Maubreuil dans lelaboratoire de chimie du Manoir aux Diamants.

Il eût aimé à voir Andrée, vaincue etsuppliante, se traîner à ses genoux et implorer sa pitié, et il eûtpayé très cher ce triomphe de son amour-propre et de sarancune.

Tenu minutieusement au courant, par sesespions, de ce que faisaient Fred Jorgell et ses amis, il lut lepremier le télégramme par lequel Andrée était priée de se rendredirectement à San Francisco et ce fut en le lisant que tout un plangerma dans sa tête. Ce fut lui qui, par ses agents, suscita à FredJorgell des affaires capables de le retenir à New York, afin queMlle de Maubreuil partît seule.

Très méfiant cette fois, Baruch ne mitpersonne dans la confidence de ses projets. Le chauffeur dont ilavait eu besoin pour conduire les deux femmes de la gare de Juwillyà Golden-Cottage n’était au courant de rien, et, habitué comme tousles membres de la Main Rouge à une obéissance passive, il nes’était même pas demandé dans quel but on faisait appel à sesservices.

On lui avait ordonné de se procurer une autoverte d’une telle marque et d’un tel nombre de chevaux,c’est-à-dire exactement pareille à l’une de celles de Fred Jorgell,et il avait obéi sans chercher à en savoir plus long.

Comme on l’a vu, Baruch avait failliréussir.

S’il avait eu un peu plus de sang-froid, s’iln’avait pas perdu la tête devant la résistance deMlle de Maubreuil, si enfin il s’étaitcontenté de la chloroformer comme il l’avait fait pour mistress MacBarlott, il se fût certainement emparé d’elle.

L’intervention de Pistolet, ce chien mauditqui lui apparaissait jusque dans ses cauchemars et qu’il n’avaitjamais pu réussir à tuer, avait achevé de lui faire perdre toute saprésence d’esprit. Il avait couru jusqu’à son auto et s’était enfuisans oser regarder derrière lui.

Ç’avait été, d’ailleurs, une chance, car silord Burydan et ses amis l’avaient trouvé dans le cottage, auxprises avec Mlle de Maubreuil, ils l’eussentcertainement lynché sans autre forme de procès.

Une autre chance pour Baruch ç’avait été den’être pas étranglé tout net par le chien, lorsque, seul dans lavilla, il attendait la venue des deux femmes.

Arrivé à la nuit, il avait franchi la grilled’entrée en se servant d’une fausse clé, puis, trouvant ouverte laporte que les tramps avaient défoncée – et qui avait donné àPistolet lui-même accès dans l’intérieur du cottage –, il étaitentré, et, réfléchissant que Mlle de Maubreuilserait peut-être surprise en ne voyant aucune lumière, il avaittourné la clé des commutateurs électriques dans deux ou troispièces.

Pendant ce temps, Pistolet était parti enmaraude vers une ferme lointaine, et ce n’est qu’après avoirsubstantiellement dîné d’un caneton étranglé par surprise qu’ilétait revenu vers son cottage juste au moment où Andrée, à bout deforce, allait être enlevée par le bandit.

Nul doute que, si Pistolet eût été là quandBaruch avait franchi la grille, il n’eût satisfait sa vieillerancune contre le meurtrier de M. de Maubreuil.

Andrée et ses amis s’étaient, en yréfléchissant, rendu parfaitement compte de l’immensereconnaissance qu’ils devaient au courageux animal. Aussi fut-ilaccablé de gâteries de toute espèce et tout d’abord on le baigna,on le peigna, on le parfuma ; et il reprit figure de chiencivilisé.

Avec sa sagacité habituelle, Pistolet compritbien vite qu’il n’aurait plus désormais à s’occuper de chasse et demaraude et qu’il avait acquis des droits à l’oisiveté et aubien-être, et il ne témoigna pas la moindre surprise en se voyantapporter des soupes délicieuses et de succulentes carcasses devolailles.

Pistolet, du même coup, avait renouéconnaissance avec tous ses anciens amis, depuis le petit bossujusqu’au Peau-Rouge Kloum, sans oublier lord Burydan qui avait pourlui une estime toute particulière. D’ailleurs Pistolet s’étaitpromptement familiarisé avec miss Isidora, Agénor et l’ingénieurHarry Dorgan.

À Golden-Cottage, on ne le considérait pascomme un simple barbet. Il avait ses grandes et petites entréesdans toutes les pièces et, gravement assis sur son derrière, ilassistait à toutes les discussions auxquelles on eût cru qu’ilallait prendre part, tant sa mine était pensive et réfléchie.

C’est ainsi qu’un jour il fut question de lalatitude et de la longitude de l’île des pendus.

Les mots longitude etlatitude éveillèrent sans doute dans l’âme du chien unsouvenir précis, car tout à coup, il poussa trois aboiements brefset, tirant impérieusement le petit bossu par la manche de sonveston, il lui fit comprendre, en son langage, qu’il voulait luimontrer quelque chose.

Oscar n’eut garde de ne pas répondre à cetteinvitation. Il suivit Pistolet qui, après avoir gravi rapidementl’escalier du cottage, le conduisit dans une soupente où le bossun’avait jamais pénétré.

Là, il y avait une botte de paille de maïs et,à terre, les vingt-quatre lettres de l’alphabet découpées parM. Bondonnat et les débris du sac de cuir où elles avaient étérenfermées.

– Je vois, dit joyeusement le bossu, quetu n’as pas oublié mes leçons d’autrefois. Kloum m’a d’ailleursraconté que M. Bondonnat te les avait continuées. Allons, monbrave Pistolet, montre-nous un peu tes talents.

Et, tout en parlant, il caressait doucement lafourrure bouclée de son fidèle camarade.

Pistolet ne se fit pas prier.

Après avoir derechef poussé trois aboiementsbrefs, il étendit les pattes et, avec une rapidité due à de longset patients exercices, il composa le mot longitude.

Oscar demeura muet de surprise et, retenantson souffle, il suivit avec attention les moindres mouvements duchien, se demandant anxieusement ce que signifiait le choix d’unpareil mot.

Pistolet qui, on le sait, était admirablemententraîné ne mit qu’un instant à composer la phrasesuivante :

LONGITUDE NORD, QUARANTE-SEPT

– Qu’est-ce que cela signifie ?s’écria Oscar bouleversé, ce n’est pas là le chiffre que nous avonstrouvé dans la bouteille, il y a là-dessous quelque mystère.

Et caressant de nouveau Pistolet, ilajouta :

– Continue, mon vieux, la latitudemaintenant ?

Imperturbablement, le chien composa :

LATITUDE OUEST, CENT SOIXANTE ET UN

– Ça, par exemple, s’écria le bossustupéfié, c’est renversant !

Il nota promptement les deux chiffres sur uncarnet et dégringolant quatre à quatre l’escalier, il se précipitadans le salon pour faire part de l’étonnante découverte qu’ilvenait de faire.

– Je me souviens parfaitement, dit Kloum,que M. Bondonnat avait appris à Pistolet ces mots de longitudeet de latitude. Il avait essayé de m’expliquer ce que c’était, maisvoyant que je ne comprenais rien, il ne m’en avait plus parlé.

L’instant d’après, tout le monde envahissaitle galetas de Pistolet qui, devant cette nombreuse assistance,recommença ses exercices.

Quand la même lettre se rencontrait deux foisdans un mot, il la reprenait après l’avoir placée en laissant unvide à la syllabe du commencement. Ce détail excita l’admiration detout le monde car, de cette façon, l’érudit animal n’avait besoinque d’un seul alphabet pour composer une infinité de mots.

Cependant, les paroles de Kloum avaient étépour lord Burydan un trait de lumière.

– By God ! s’écria-t-il,nous sommes tous des crétins stupides ! des huîtres ! desimbéciles ! des idiots !

– Pourquoi donc, milord ? demanda lebossu avec surprise.

– Je dis que nous sommes tous des ânesbâtés et que les bandits de la Main Rouge sont cent fois plusintelligents que nous !

– Comment cela ?

– Vous ne comprenez donc pas que labouteille soi-disant trouvée dans la mer que nous a apportée cetteespèce de pirate était une frime, une fausse indication destinée ànous entraîner dans les glaces du pôle Sud ! Je suis persuadéque la lettre de M. Bondonnat est fausse ; je laregarderai à la loupe tantôt, et Mlle Frédérique meprêtera une des anciennes lettres de son père pour que je puiseconfronter les écritures.

– Nous allons examiner cela à l’instantmême, s’écria la jeune fille.

Une minute après elle revenait avec la lettretrouvée dans la bouteille et une ancienne lettre du savant.

Il suffit à lord Burydan d’un rapide examen àla loupe pour se convaincre que le document vendu deux centsdollars par le capitaine Christian Knox était l’œuvre d’un habilefaussaire.

– Sans Pistolet, grommela l’excentrique,nous étions dans de beaux draps.

L’assistance entière était plongée dans lastupéfaction la plus profonde, mais tous furent obligés dereconnaître, après un instant de réflexion, que lord Burydan étaitdans le vrai et que l’indication donnée par Pistolet était bien laseule exacte.

Fred Jorgell, Harry Dorgan et les deuxFrançais, qui revinrent de San Francisco le soir, furententièrement de cet avis.

C’est seulement dans le voisinage du cerclearctique qu’il fallait chercher Prosper Bondonnat, et non ailleurs.Mais, pour parer à de nouvelles machinations des bandits de la MainRouge, il fut décidé que le secret serait jalousement gardé sur ladécouverte qu’on venait de faire.

Le départ des deux yachts fut irrévocablementfixé au vendredi 13 janvier.

DIXIÈME ÉPISODE – Le portrait de LucrèceBorgia

CHAPITRE PREMIER – Balthazar Buxton,collectionneur

Fritz Kramm, le richissime marchand detableaux, achevait de déjeuner paisiblement en compagnie de sonfrère, le docteur Cornélius, si célèbre à New York sous le nom desculpteur de chair humaine, lorsqu’un domestique lui remitun télégramme ; il le décacheta et se mit à sourire.

– Devine qui est-ce qui m’écrit ?dit-il au docteur.

– Ma foi, je ne sais pas !

– C’estBalthazarBuxton.

– Le maniaque, l’amateur de tableaux,l’homme au labyrinthe ?

– Lui ; même. Il y a plus d’un anque je n’avais eu de ses nouvelles. Je le croyais brouillé avecmoi.

– Pourquoi donc ?

– Il prétendait que je lui avais faitpayer trop cher un vase d’argent attribué à Benvenuto Cellini, maisdont l’authenticité est loin d’être prouvée.

– On dit qu’il est très riche ? fittout à coup Cornélius Kramm.

– Excessivement riche, répliqua Fritz,qui avait pénétré la pensée de son frère, mais c’est un homme d’unegrande prudence et son argent est à l’abri de toute espèce de coupde main.

– Tant pis ! Te dit-il pourquoi ildésire te voir ?

– Non, mais c’est facile à deviner. Ilveut sans doute que je lui procure quelque tableau qui manque à sacollection. Comme tu le sais, cet original n’a pas d’autre passionque les œuvres d’art et surtout les tableaux. Il possède des piècesde toute beauté et que pourraient envier le Louvre de Paris, laNational Gallery de Londres et les Uffizi de Florence. D’ailleurs,il est aussi jaloux de ses toiles qu’un sultan asiatique le peutêtre des odalisques de son harem. Ceux qui peuvent se vanterd’avoir visité sa galerie sont rares.

– Et sans doute que tu es de cenombre ?

– Oui, et j’avoue que la collection deMr. Buxton est digne d’un prince.

Cette conversation se prolongea encore quelquetemps, puis le docteur Cornélius, se rappelant que deux maladesl’attendaient à son laboratoire, se hâta de prendre congé et, peude temps après, Fritz Kramm montait en auto et se faisait conduirechez le vieil amateur.

Balthazar Buxton habitait dans William street– une des rares voies de New York qui ne soit pas désignée par unnuméro – un vaste et magnifique hôtel entouré de jardins. Iln’avait jamais voulu se défaire de cette propriété ni faire édifiersur son emplacement une maison de rapport, bien qu’en cette partiede la ville le terrain eût acquis une valeur de plus de deux milledollars par mètre carré. On racontait sur cette habitation leshistoires les plus extravagantes ; et ceux à qui il avait étédonné de la visiter disaient que la vérité laissait bien loinderrière elle les plus chimériques suppositions.

Lorsque Fritz Kramm fut descendu de voiture,il alla sonner à une grande porte cochère qui s’ouvrait à la based’une haute muraille surmontée de lances aiguës. Au bruit de lasonnette, un judas grillé s’entrouvrit et le concierge demanda auvisiteur d’une voie bourrue qui il était et ce qu’il désirait.

Après avoir parlementé pendant quelque tempsavec ce gardien plein de défiance, et lui avoir montré letélégramme de Balthazar Buxton, Fritz Kramm fut enfin introduit del’autre côté de la porte, qui était munie de plus de serrures et deverrous qu’une porte de prison.

– On va vous conduire, dit le concierge àFritz, mais je vous recommande de ne vous écarter ni à droite ni àgauche, de ne pas faire un pas sans qu’on vous y ait autorisé,autrement vous vous exposeriez à un réel danger.

L’antiquaire ne répondit rien et ne manifestanulle surprise de ce bizarre avertissement. Il avait déjà eul’occasion de rendre visite à Mr. Buxton et il savait dequelles précautions s’entourait le vieillard, dont l’hôtel étaitmachiné comme la scène d’un théâtre de féeries.

Le concierge fit retentir un coup de siffletstrident. À ce signal, un personnage silencieux, grave etentièrement vêtu de noir, apparut au tournant du chemin de rondequi faisait intérieurement le tour de la muraille d’enceinte.

– Voici votre guide, dit le gardien.

Le nouveau venu s’inclina avec une politesseglaciale et fit signe au visiteur de le suivre. Fritz s’aperçutalors que son conducteur portait par-dessous ses vêtements unesorte de cotte de mailles qui donnait à tous ses gestes une raideurpresque automatique.

Au bout d’une dizaine de pas, le chemin étaitbarré par une énorme grille. L’antiquaire allait machinalementtoucher à l’un des barreaux, mais son guide l’en empêcha d’ungeste.

– Si votre doigt avait seulement effleurécette grille, que traverse un courant de plusieurs milliers devolts, vous étiez mort ! Vous receviez une décharge capable defoudroyer un bœuf !

– Diable ! murmura Fritz en sereculant, mais il me semble que cette grille n’existait pas l’annéedernière.

– Non. Il n’y a guère plus de trois moisqu’elle est posée. Mais depuis qu’il a été victime d’une tentativede vol, Mr. Buxton a perfectionné tous ses moyens dedéfense.

Tout en parlant, le guide avait pris une clefminuscule dans sa poche et l’avait introduite dans une serrureencastrée dans la muraille à une certaine distance de la grille. Laclé tourna, déclenchant le ressort d’un mécanisme compliqué, etaussitôt la grille s’enleva en l’air à la façon de la herse d’unchâteau fort gothique, en glissant dans deux rainures de fer.

Fritz et son guide se hâtèrent de passer.Instantanément, la grille descendit et reprit sa place.

Vingt pas plus loin, il y avait une autregrille, qui fut franchie avec le même cérémonial ; puis leguide ouvrit une petite porte de fer, juste assez large pour livrerpassage à une seule personne, et les deux hommes se trouvèrent dansla cage d’un ascenseur, ou, comme on dit à New York, d’un« élévateur », qui au bout de quelques minutes les déposaau seuil d’une vaste salle de style assyrien. Le plafond en étaittrès élevé et les poutres apparentes, peintes et dorées, étaientsoutenues par de grosses colonnes aux chapiteaux formés par desbœufs ailés d’une dimension colossale.

Les prunelles de ces animaux renfermaient deslampes électriques qui jetaient une fantastique lumière rouge etvert dans cette salle où on ne voyait ni porte ni fenêtres.

Fritz ne put même découvrir ce qu’était devenul’ascenseur.

Le sol de la salle était uniformémentrecouvert dans toute son étendue d’une riche mosaïque demarbre.

Après avoir marché pendant quelque temps dansce vestibule d’un aspect grandiose, l’homme qui conduisaitM. Kramm fit halte devant une des colonnes, il appuya sur lafleur dorée d’un des lotus qui en ornaient les cannelures, etaussitôt la colonne pivota sur elle-même, découvrant l’entrée d’unétroit escalier de fer où les deux hommes s’engagèrent ; àmesure qu’ils descendaient, la colonne reprenait lentement etautomatiquement sa place.

L’escalier aboutissait à un long couloir, àl’extrémité duquel il y avait un autre ascenseur. Fritz et soncompagnon s’y installèrent et, après avoir descendu pendantquelques minutes, ils se trouvèrent dans une salle assyrienne, siabsolument pareille à celle qu’ils venaient de quitter qu’il eûtété impossible de les distinguer.

Pendant trois quarts d’heure, les deux hommescontinuèrent à franchir des passages secrets, à monter et àdescendre, tantôt par des escaliers, tantôt par des ascenseurs, ettraversèrent une quantité de salles toutes richement décorées, maisdésertes et privées de fenêtres.

Il eût été difficile à Fritz Kramm de dires’il se trouvait dans un souterrain ou au dixième étage du vastepalais, dont les pièces, enchevêtrées de couloirs, d’escaliers etde galeries tortueuses, formaient le plus compliqué deslabyrinthes.

Enfin, l’antiquaire et son conducteurdébouchèrent dans un spacieux corridor circulaire, où quatre hommesmontaient la garde. Ils étaient armés jusqu’aux dents, la carabineen bandoulière, le sabre au côté, et les revolvers à laceinture.

Le guide, alors, frappa d’une façon convenue àun petit guichet de fer où apparut une seconde une face étique etjaunâtre ; l’instant d’après, une porte à coulisse glissaitdans ses rainures et, sans autre formalité, Fritz Kramm étaitintroduit dans le hall où se tenait habituellement l’honorableBalthazar Buxton.

Ce hall était une vaste pièce de forme ronde,terminée par une coupole de cristal qui laissait arriver à tous lesobjets une vive et éclatante lumière. Des rideaux de velourspourpre, maintenus par de gros cordages de soie et d’or,permettaient de ménager à volonté l’ombre et la lumière dans cettesomptueuse pièce.

Quand on y était parvenu, on s’expliquaitpresque les précautions qu’avait prises son propriétaire contre lesmalfaiteurs et contre les intrus.

L’immense salle renfermait un amoncellement dechefs-d’œuvre qui avaient dû coûter des millions.

Au centre, la statue de la Vengeancede Michel-Ange, que l’on avait crue perdue et qui avait étéretrouvée dans un château de Moravie, tordait vers le ciel, dansune attitude douloureuse, ses mamelles de bronze noir ; puis,sur toutes les parois, dans de larges cadres d’or aux richessculptures, c’étaient des chefs-d’œuvre de toutes les écoles :une jeune fille, de Raphaël, un Enfer, de Fra Angelico,des Commères, de Rubens, une Sorcière, de Goya,un Paysage, de Poussin, etc.

Les modernes n’avaient pas été oubliés. Il yavait des Rude, des Falguière, des Rodin, des Aristide Rousaud, lafleur de la sculpture contemporaine. Et parmi les peintres :des Besnard, des Henner, des Claude Monet, des Degas, des Crébassa,etc.

Le mobilier était digne des chefs-d’œuvre quil’entouraient : d’admirables crédences gothiques, des bahutsitaliens du XVIe siècle, aux curieuses incrustations,des fauteuils espagnols en ébène et cuir de Cordoue, des tables deBoulle et de Riesener supportant d’uniques pièces de porcelaine deSaxe et de Sèvres, des orfèvreries curieuses, tout un monde debibelots rares et précieux. Cette pièce bondée de trésors de toutgenre eût été digne d’un pape de la Renaissance.

Le propriétaire de toutes ces merveillesparaissait avoir au moins quatre-vingt-dix ans. Il était si sec, siratatiné, si maigre, que l’on eût presque dit une momiemomentanément rendue à l’existence par quelque artifice de lascience ; son visage squelettique, complètement rasé, étaiteffrayant à voir. La peau jaunâtre était presque collée sur les os,le sourire était funèbre, découvrant une dentition étayée deplaques d’or, qui suggéraient invinciblement l’inquiétanteimpression que ce singulier vieillard n’était peut-être qu’unautomate habilement fabriqué.

Le nez était mince et presque diaphane. Seulsles yeux, couleur d’or, avaient un éclat et une jeunesseextraordinaires. On aurait dit que toute la vitalité s’étaitréfugiée dans ses larges prunelles qui scintillaient dans lapénombre, comme celles de certains chats.

La maigre carcasse du vieillard était drapéedans une robe de chambre de velours noir, et une toque également envelours abritait le crâne chauve et donnait à Balthazar Buxtonl’aspect de quelque doge de Venise ou de quelque médecin, comme onen voit dans les tableaux de Rembrandt ou de Gérard Dow.

Cet étrange nonagénaire s’était levé pouraller au-devant de son visiteur en lui tendant une main petite etsèche comme la serre d’un oiseau de proie.

– Comment allez-vous, monsieurFritz ? demanda-t-il d’une voix chevrotante. Il y a bienlongtemps que je n’avais eu le plaisir de vous voir !

– Cela va bien, et je vois avec joie quevotre santé est, aussi, excellente, mais si vous ne me voyez pasplus souvent, convenez que c’est un peu de votre faute. Il y a plusd’un an que vous ne m’aviez fait demander.

– C’est de ma part, certainement, de lanégligence, mais que voulez-vous, quand je suis enfermé avec meschefs-d’œuvre, j’oublie tout l’univers et le temps passe pour moiavec une rapidité surprenante.

– Vous ne vous ennuyez pas ?

– Jamais !

Fritz Kramm poussa tout à coup un cri desurprise. Grâce au reflet d’une glace de Venise, il venaitd’apercevoir une jeune femme d’une beauté extraordinaire qu’iln’avait pas vue en entrant, car il lui tournait le dos. Cette jeunefemme, décolletée jusqu’à la pointe brune de ses seins, parée deriches colliers de perles, était assise dans un grand fauteuil auxbras d’ivoire où elle gardait une immobilité de statue.

Lorsque l’antiquaire fut un peu revenu de sasurprise, il ne put s’empêcher de dire :

– Je comprends, monsieur Buxton, qu’en sicharmante compagnie vous n’ayez pas une minute d’ennui.

– N’est-ce pas, dit le vieillard avec unrire macabre, je vous présente la signora Lorenza, qui a bien voulumettre aujourd’hui son merveilleux pouvoir à ma disposition.

La jeune femme s’était levée, avait salué dela tête et souri, puis s’était rassise silencieusement.

– Quel pouvoir ? demanda Fritz enregardant la signora Lorenza avec émerveillement.

– Il n’est pas permis, reprit BalthazarBuxton, à un homme tel que vous, monsieur Kramm, d’ignorer lapersonnalité de la signora Lorenza, la célèbre « guérisseusede perles », que tout dernièrement encore l’empereur de Russieet la reine d’Angleterre firent venir à leur Cour pour faire appelà sa mystérieuse puissance.

– J’avoue mon ignorance, murmuraFritz.

– Vous savez, poursuivit le vieilamateur, que pour conserver son éclat, la perle doit être portéepar une personne vivante et, de préférence, par une femme,autrement elle se décolore, elle perd de son orient, ellemeurt ; ce n’est plus qu’un morceau de nacre opaque.

– Je savais cela. Alors, je le devine, lasignora Lorenza a le pouvoir de ressusciter les perles mortes.

– Oui, en les portant sur elles, sur sachair même, pendant quelque temps.

Fritz regarda la jeune femme qui demeuraitaussi indifférente, aussi impassible que si elle n’eût pas servi dethème à la conversation.

– À quoi donc attribuez-vous cemerveilleux pouvoir ?

– C’est que, reprit le vieillard de savoix aigre et comme fêlée, la signora Lorenza est plus femme queles autres femmes. Il s’exhale de son corps une électricité vivantequi crée autour d’elle une atmosphère spéciale. Ses nerfs sontd’une impressionnabilité dont rien ne peut donner l’idée. Le goût,le toucher, l’odorat, tous les sens atteignent chez elle un degréde perfection qu’on ne rencontre chez aucune femme.

Fritz Kramm écoutait avec stupeur, sedemandant, à part lui, si le vieux Balthazar n’était pas tout àcoup devenu fou ; cependant il se souvenait maintenantparfaitement d’avoir lu dans les journaux que lady Dudley, quipossède la plus belle collection de perles qui soit au monde – plusbelle que celle de feue la reine Victoria –, avait été forcée defaire venir la guérisseuse de perles pour ressusciterquelques-unes de celles qu’elle possédait et, qui, bienqu’enfermées, comme le conseillent certains joailliers, dans descoffrets de racine de frêne, avaient perdu de leur éclat.

– La signora Lorenza, reprit BalthazarBuxton avec enthousiasme, est née à Florence. Il n’y a, d’ailleurs,que dans ce pays que l’on rencontre ces tempéraments féminins siexquisément organisés. Elle exerce sur toute la création ce pouvoirdominateur que dut posséder Ève, la première femme. Son haleine estembaumée d’une odeur de violette et la moiteur même de sa peauexhale un délicieux parfum d’iris et d’amandes fraîches. Il rayonnede son être de si puissants effluves que tous les animaux mâlesviennent frôler sa robe, caressants et domptés. Des lions se sontcouchés à ses pieds et les oiseaux mâles eux-mêmes viennent sepercher sur son épaule et becqueter ses cheveux. Il n’est pasjusqu’aux végétaux qui ne subissent ce mystérieux pouvoir :les sensitives en sa présence éploient plus largement leurs rameauxnerveux et entrouvrent tout grands leurs pétales. Enfin, les perlesreprennent toute leur splendeur dès qu’elles sont en contact avecsa chair[4].

Malgré son prosaïsme et ses brutaux et cupidesinstincts, Fritz Kramm, lui aussi, commençait à subir le charmeprestigieux de la belle Lorenza. Ses regards ne pouvaient sedétacher de ce beau visage, dont le pur ovale était encadré par unelourde chevelure noire comme la nuit, de ce noir qui a lesmétalliques reflets de l’aile du corbeau.

La signora Lorenza était grande et svelte etsa physionomie exprimait la douceur, la bonté, unies à une fiertétranquille. Son teint était d’une blancheur éblouissante, seslèvres, d’un arc parfait, n’avaient point cette épaisseur quiindique les penchants de la gourmandise et de la luxure, et sesgrands yeux bleus, qu’ombrageaient de longs cils d’une ténuitéidéale, étaient d’un bleu limpide qui faisait un étrange etdélicieux contraste avec la sombre chevelure.

Il y eut quelques moments de silence. Lorenza,gênée par les regards de Fritz, avait baissé les yeux et ses jouess’étaient colorées d’une roseur imperceptible ; quant àBalthazar Buxton, il jouissait de la surprise et de l’admiration deson hôte.

– Mais, enfin, demanda Fritz, y aurait-ilde l’indiscrétion à vous demander pourquoi la signora se trouvechez vous ?

– Nullement, répondit le petit vieillarden frottant nerveusement ses mains sèches qui craquèrent comme siles os en eussent été montés sur fils de fer à la façon decertaines pièces anatomiques. La signora Lorenza se trouve iciparce que je me plais à la voir au milieu de mes œuvres d’art.N’est-elle pas elle-même un vivant chef-d’œuvre ?

– Le plus beau de tous ! s’écriaFritz.

– Puis, en sa présence, je ne sens plusles glaces de l’âge. Il me semble qu’il rayonne d’elle unepuissance rajeunissante ! Tant qu’elle est devant mes yeux, jesuis heureux !

Balthazar regardait la jeune femme avec uneadmiration éperdue.

Lorenza ne put s’empêcher de sourire.

– Voilà, dit-elle, des compliments bienexagérés.

Sa voix, en prononçant ces quelques mots,avait des vibrances cristallines d’une si pénétrante douceur queFritz sentit son cœur battre plus vite et comprit l’exactitude desexpressions « une voix de sirène, une voix d’or ».

– Je suis seulement venue ici,continua-t-elle, pour soigner quelques beaux colliers de perles quiétaient gravement malades, car, vous le savez, la perle est un êtrevivant. Ce n’est pas une personne, a dit Michelet,mais ce n’est pas une chose. Il y a là une destinée. Laperle aime, de sa petite âme de pierre précieuse, celle qui laporte sur son sein.

– J’avais toujours, murmura Fritz,considéré cette mystérieuse vitalité qu’on prête aux perles commeune poétique légende, faite surtout pour charmer l’imagination desdames.

Balthazar Buxton se récria :

– Rien n’est plus exact, fit-il, plusscientifique que la vie des perles. C’est tellement vrai qu’il y aquelques jours ce beau collier que porte en ce moment la signoraLorenza n’était plus qu’un assemblage de morceaux de nacre ternes,grisâtres et sans aucun reflet.

– Il y a mieux, dit la jeune femme. Lesperles ont leurs préférences. Les bleues se plaisent sur lapoitrine des rousses et des blondes, les noires aussi, et lesperles orangées et jaunes brillent mieux autour du cou des femmesbrunes.

– Voilà, répliqua Fritz, une théoriecurieuse et charmante que je ne connaissais nullement. Je suis sûrqu’elle intéresserait fort mon docte frère Cornélius.

– Vous pourrez la lui exposer.

– Mais j’y pense, s’écria tout à coupl’antiquaire, j’ai dans mes coffrets un grand nombre de perlesabsolument mortes dont quelques-unes viennent de ce fameux templede Taloméco, bâti par le roi Montezuma et qu’on pouvait direconstruit tout à fait de perles, car de longues guirlandes de cespierres précieuses pendaient de la voûte de l’édifice jusqu’àterre, ou formaient des arabesques le long des murs. La signorapourrait essayer sur elles son merveilleux pouvoir.

– Je ne demande pas mieux, réponditLorenza, mais vous savez que je prends très cher, car larésurrection d’un collier ou d’un bracelet m’infligeparfois de grandes fatigues. C’est chaque fois un peu de mon fluidevital, à moi, qu’il faut que je leur cède.

– M. Fritz Kramm est en état de vousrécompenser dignement, fit Balthazar.

– Certes, la question de prix n’offre àmes yeux qu’une importance secondaire.

– Alors, c’est entendu, dit Lorenza, nousprendrons rendez-vous pour la semaine prochaine.

Balthazar frappa sur un vaste gong chinois quise trouvait à portée de sa main. Un serviteur apparut, sortant dela trappe d’un ascenseur placé au centre de la pièce et sihabilement dissimulé que l’on n’eût pu tout d’abord en soupçonnerl’existence.

– John, ordonna le vieillard, apportequelques rafraîchissements à mes hôtes. J’ai de délicieux vinsd’ananas que la signora apprécie tout particulièrement. J’ai aussid’antiques liqueurs créoles telles que le Kombaya, le Vangassaye etle Jamrosa, et de ce délicieux Pulqué mexicain que l’on obtient parla distillation des racines de yucca.

Lorenza et Fritz ne purent s’empêcher desourire.

– Je m’aperçois, dit la jeune femme, queMr. Buxton collectionne aussi les liqueurs précieuses etrares.

– Oui, avoua le vieillard, c’est, j’enconviens, une de mes faiblesses ; quand quelque chose est peuconnu ou difficile à trouver, il faut absolument que je me leprocure.

Le serviteur était déjà de retour avec unplateau de vermeil que surchargeaient des flacons curieux, de beauxfruits, d’appétissantes sucreries, sans oublier un seau de glace etun compotier plein de ces confitures introuvables que les Canaquesfabriquent avec certaines baies des forêts vierges.

Lorenza et Fritz Kramm firent honneur à cegoûter délicat et Balthazar lui-même trempa ses lèvres dans unecoupe d’aventurine remplie de Vangassaye, la meilleure et la plusrare des liqueurs créoles.

– Le temps passe vite en votre compagnie,dit tout à coup l’antiquaire, mais vous ne m’avez pas encore apprisce que vous attendez de moi.

– Tout à l’heure, dit le vieil amateur,nous avons bien le temps, que diable !

– Messieurs, interrompit Lorenza enjetant un coup d’œil sur une petite montre insérée dans le braceletde perles qu’elle portait à la main droite, il est l’heure que jeme retire.

– Ce n’est pas au moins, répliqua Fritz,ma présence qui vous chasse ?

– Nullement, croyez-le. Mais je suisattendue. Vous recevrez d’ailleurs ma visite, comme il est convenu,la semaine prochaine.

– Quel jour, signora ?

– Vendredi, si vous le voulez bien.

La jeune femme assujettit sur sa tête un vastechapeau orné d’une précieuse touffe de plumes d’aigrette, revêtit,avec l’aide de Fritz, un grand manteau de soie beige et pritcongé.

Mais, arrivée devant la porte à coulisse quiaboutissait à la galerie circulaire, elle dut attendre un instantque Balthazar eût passé lui-même par un guichet, à l’un des hommesde garde, un jeton de cuivre qui était le laissez-passer, leSésame, sans lequel il eût été impossible de sortir dulabyrinthe.

Restés seuls, l’antiquaire et l’amateur seregardèrent quelque temps en silence.

– Que pensez-vous de Lorenza ?questionna Balthazar.

– Elle est admirable !

– Oui, murmura le nonagénaire en levantvers la voûte ses yeux couleur d’or, elle est ensorcelante. Ondirait qu’autour d’elle il règne une atmosphère de bonheur et deforce !

– Mais, demanda Fritz de nouveau, quelleest donc l’affaire au sujet de laquelle vous m’avez faitdemander ?

– Voilà, répondit Balthazar. Il y a untableau que je veux avoir à tout prix. C’est le portrait de LucrèceBorgia, duchesse de Ferrare, par le Titien.

– Impossible ! dit nettementl’antiquaire.

– Pourquoi cela ?

– Le portrait de Lucrèce Borgia, commevous le savez sans doute, se trouve à Venise. Il est estimé à plusde deux millions et il est la propriété du gouvernement italien quine s’en dessaisira à aucun prix.

Balthazar Buxton eut un petit ricanement.

– Votre érudition est ici en défaut, moncher maître, gouailla-t-il, le portrait qui se trouve à Venisen’est qu’une réplique, une copie de la main même du Titien.L’original a été enlevé pendant que Venise était sous la dominationde l’Autriche et il est devenu la propriété d’un diplomatehongrois, le baron Czarda, qui, lui-même, l’a cédé il y a quatreans pour une somme énorme au milliardaire William Dorgan.

– Je connais William Dorgan. Je possèdemême dans son trust des intérêts importants et je puis vous assurerqu’il ne consentira jamais à se défaire de sa Lucrèce Borgia. Iln’a qu’un petit nombre de tableaux, mais ils sont de premier ordreet il y tient beaucoup.

Balthazar eut un geste d’impatience qui fitcraquer les os de ses mains décharnées.

– Il me faut ce portrait !murmura-t-il d’une voix tremblante d’émotion. Je l’ai vu une foiset jamais il n’est sorti de mon souvenir ! C’est lechef-d’œuvre du Titien ! Ah ! si vous voyiez ces belleschairs nacrées qui se perdent dans l’ombre rousse des cheveux, cesourire voluptueux et mystérieux à la fois, et ces prunellespleines de rêve ! Jamais on n’a rien fait de plusbeau !…

– Malheureusement, c’estimpossible ! répliqua Fritz d’un ton sec et tranchant, je nepuis vous faire une promesse qu’il me serait impossible detenir !

– Je suis assez riche pour en offrir unmillion de dollars, dit simplement Balthazar Buxton.

Fritz Kramm ne put s’empêcher detressaillir.

– Un million de dollars, balbutia-t-il,eh bien, j’essayerai ! Je ferai l’impossible ! Jetâcherai de persuader William Dorgan.

– Alors j’y compte ? s’écria levieillard en grimaçant un sourire.

– Je ne puis m’engager à rien. Tout ceque je vous promets, c’est de faire mes efforts pour acheter envotre nom la précieuse toile.

– Eh bien, c’est cela. Je suis sûr quevous réussirez ! Et quant au chiffre de la commission, vous lefixerez vous-même.

– Entendons-nous, reprit Fritz qui avaitreconquis tout son sang-froid, c’est à moi que vous achèterez, encas de succès, bien entendu, le portrait de Lucrèce Borgia. Vousn’aurez pas affaire à William Dorgan mais à moi seul !

– Eh bien, soit ! faites comme vousl’entendez. Tant mieux pour vous si vous ne payez à William Dorganla Lucrèce que la moitié du prix que je vous enoffre !

– C’est bien ainsi que je lecomprends !

Un quart d’heure plus tard, Fritz se retirait,non sans avoir vu Balthazar passer par le guichet le jeton decuivre qui tenait lieu d’exeat pour sortir du mystérieuxpalais.

CHAPITRE II – Le chèque

Mr. Steffel, directeur de la police deNew York, se trouvait dans son cabinet, fort occupé à parcourir unrapport que venait de déposer sur son bureau le sergent Grogmann,celui-là même qui avait été chargé d’opérer l’arrestation desévadés du Lunatic-Asylum à la buvette du Grand Wigwam.

– Ce Grogmann est vraiment stupide,grommelait-il entre ses dents, il croit tout ce qu’on luiraconte ! Si je n’avais que de pareils agents pour opérer ladestruction de l’association de la Main Rouge, je crois que jeserais longtemps avant d’y arriver…

À ce moment, le garçon de bureau remit àMr. Steffel une carte de visite :

« Lord Astor BURYDAN

« Présente ses respects àMr. Steffel et serait heureux d’avoir avec lui quelquesinstants d’entretien au sujet des bandits de la MainRouge. »

Le directeur de la police remit brusquement enplace dans un cartonnier le rapport de Grogmann qui luiapparaissait maintenant dénué de toute espèce d’intérêt.

– Lord Burydan, dit-il au garçon debureau ébahi, faites entrer immédiatement !

Et il ajouta en aparté :

– Lord Burydan, mais c’est cet Anglaisexcentrique qui a donné tant de fil à retordre à mes agents etcontre lequel j’ai dû cesser toutes poursuites par ordre supérieur.Il doit avoir des choses intéressantes à me raconter.

La minute d’après, lord Burydan entrait dansle cabinet du policier, accompagné du poète Agénor, dont il ne seséparait guère depuis qu’après tant de périlleuses aventures ilavait eu la satisfaction de le retrouver. Mr. Steffelaccueillit courtoisement ses visiteurs, leur indiqua des sièges etattendit qu’ils prissent la parole pour les communications qu’ilsavaient à lui faire.

– Je ne suis pas un inconnu pour vous,mon cher monsieur Steffel, dit malicieusement lord Burydan.

– Mais non, répondit le policier ensouriant. J’ai même sur vous un dossier passablement volumineux.C’est vous qui, entre autres facéties, jetez les chauffeurs enpâture aux crocodiles ; c’est vous qui mettez en révolutionles asiles d’aliénés où l’on vous enferme…

– Et le plus drôle, répliqua lord Burydansans s’émouvoir, c’est qu’en me livrant à toutes ces démonstrationsplus ou moins joviales j’étais absolument dans mon droit.

– Il faut bien le croire, puisque j’aireçu l’ordre formel de ne plus vous inquiéter ; mais je vousavoue qu’il est resté, dans toute cette histoire, bien des pointsobscurs pour moi.

Et Mr. Steffel arrêtait sur l’Anglais ceregard spécial aux gens de police qui sont toujours prêts à voirdes criminels dans tous ceux avec lesquels ils se trouvent enrapport.

– Cela tombe à merveille, répliqual’excentrique avec un imperturbable sourire. Je ne suis précisémentvenu vous trouver que pour élucider avec vous ces points obscursauxquels vous faites allusion.

Et lord Burydan raconta dans le plus granddétail, en reprenant les faits à partir du naufrage de la Villede Frisco, sa captivité à l’île des pendus, son évasion, sacaptivité au Lunatic-Asylum, enfin de quelle manière audacieuse ilétait parvenu à rentrer en possession de ses biens, et il terminason récit en narrant à Mr. Steffel comment il avait pudécouvrir la latitude et la longitude de l’île qui servait derepaire aux bandits de la Main Rouge.

Mr. Steffel avait écouté soninterlocuteur sans l’interrompre ; seulement, d’un gesterapide, il avait furtivement noté les chiffres exacts de lalongitude et de la latitude.

– Je vous remercie beaucoup, milord,dit-il ; les renseignements que vous me donnez là sontprécieux, et je compte bien en tirer tout le parti possible pourarriver à l’arrestation des chefs de la bande.

– J’ai regardé comme un devoir de vousfaire cette communication. Je ne me trouve à New York que pourquelques heures encore et j’en ai profité pour venir vous voiravant de partir en expédition.

– Vous avez fort bien fait. Et si je puisvous être utile de quelque façon…

– Il n’y en aurait qu’une, ce serait defaire en sorte que le gouvernement de l’Union mît à notredisposition un navire de guerre pour nous aider à faire unedescente dans l’île des pendus.

Le policier prit un air grave.

– Milord, répondit-il, je vous promets defaire tout ce que je pourrai pour obtenir l’envoi d’un cuirassé. Jevais, dès aujourd’hui même, demander une audience au directeur dela marine, en lui faisant part de vos révélations qui changentcomplètement la face de l’affaire.

L’entretien se prolongea pendant plus d’uneheure, et ce ne fut qu’après avoir répondu à une foule de questionsque lui posa Mr. Steffel que lord Burydan se retira,respectueusement reconduit par ce dernier jusqu’à l’auto quil’avait amené.

Une fois rentré dans son cabinet, le policierréfléchit un instant, puis, tout à coup, il sonna le garçon debureau.

– Faites en sorte, lui dit-il, de meprocurer le plus tôt possible l’atlas de l’état-major, édité parles soins du département de la guerre.

– C’est que, repartit le garçon avecembarras, cet atlas est volumineux ; comme vous le savez, ilrenferme un grand nombre de feuilles et il constitue presque à luiseul une vraie bibliothèque.

– C’est juste, mais je n’ai besoin pourl’instant que de la carte du Klondike et des îles voisines.

– Bien, monsieur le directeur.

Une demi-heure après, le garçon de bureauétait de retour avec l’atlas demandé. S’armant d’un crayon,Mr. Steffel repéra soigneusement sur la carte la latitude etla longitude que lui avait indiquées lord Burydan et il trouva sanspeine l’île Saint-Frédérik, appartenant aux États-Unis. Évidemment,c’était bien cette île Saint-Frédérik qui était l’île des pendus,la capitale secrète des bandits de la Main Rouge.

Un dictionnaire de géographie fournit aupolicier quelques renseignements complémentaires :

« L’île Saint-Frédérik est située un peuau sud des îles Aléoutiennes, à cent kilomètres environ de l’îleSakhaline. Elle fut découverte au XVIIIe siècle par desnavigateurs allemands qui l’appelèrent l’île Saint-Frédérik.Depuis, comme elle ne se trouve sur le passage d’aucun navire, ellea été complètement oubliée non seulement par les marins, maisencore par la plupart des géographes.

« À un moment donné, elle fut l’objetd’un échange de notes diplomatiques entre la Russie et legouvernement des États-Unis, mais ce territoire glacé paraissait àtout le monde si peu intéressant que la question ne futdéfinitivement tranchée qu’en 1901. À cette époque, elle futofficiellement adjugée à l’Amérique qui, depuis, l’a concédée à unriche particulier. »

Mr. Steffel eut un malicieux sourire.

– Hum ! fit-il, je crois que, quandje connaîtrai le nom du « riche particulier » enquestion, j’aurai fait un sérieux pas en avant dans la connaissancedes secrets de la Main Rouge.

Mr. Steffel avait saisi le récepteur del’appareil téléphonique, il demanda la communication avec leministre des Colonies et, grâce aux déclenchements automatiquesdont sont munis les téléphones new-yorkais, il obtint cettecommunication presque instantanément.

– Allô !

– Qui me parle ?

– C’est moi, Mr. Steffel, ledirecteur de la police ! Voulez-vous prier M. le chef dubureau des concessions coloniales de venir à l’appareil ?

– Me voici, dit une seconde voix quelquesinstants après. Qu’y a-t-il pour votre service, monsieurSteffel ?

– Oh ! un simple renseignement. Jevoudrais savoir le nom de la personne à laquelle a été concédée unepetite île, qui s’appelle l’île Saint-Frédérik, dans les parages duKlondike.

– Très facile. L’île Saint-Frédérikappartient à l’heure actuelle à l’un de nos concitoyens,Mr. Fritz Kramm, le fameux marchand de tableaux, qui y a fait,d’ailleurs, sans beaucoup de succès, je crois, une tentatived’élevage des phoques à fourrure.

– Très bien, merci, c’est tout ce que jedésirais savoir.

Et Mr. Steffel accrocha le récepteur del’appareil.

En entendant le nom de Fritz Kramm, lepolicier avait cru avoir un éblouissement. Confusément la véritélui était apparue comme dans un éclair.

Mr. Steffel, grâce aux notes de sesagents, n’ignorait pas les fâcheux antécédents des deux frèresCornélius et Fritz. Il savait que l’antiquaire avait été maintesfois soupçonné de servir de receleur aux détrousseurs de musées etaux voleurs internationaux. Dès lors, sa conviction était faite. Ilne s’agissait plus maintenant pour lui que de découvrir les preuvesmatérielles, ce qui, sans doute, ne serait pas difficile.

Disons-le en passant, la mentalité despoliciers américains diffère beaucoup de celle des policiersfrançais. Il était arrivé maintes fois à Mr. Steffel lui-mêmede toucher la forte somme de la part de tenanciers de maisons dejeu, ou même de riches criminels auxquels on permettait, moyennantfinances, de gagner l’ancien continent.

Le directeur de la police, après mûresréflexions, résolut de ne point brusquer les choses ;peut-être après tout y aurait-il moyen de conclure une transactionavantageuse avec le propriétaire de l’île Saint-Frédérik.

En proie à ces préoccupations,Mr. Steffel se fit conduire immédiatement chez Fritz Kramm quihabitait un luxueux hôtel dans le voisinage de Central Park.

L’antiquaire était absent. Il était allé, à ceque dit le domestique, rendre visite à son frère, le docteurCornélius. Mr. Steffel remonta en auto et se fit conduire chezCornélius où l’Italien Léonello l’introduisit cérémonieusement dansle grand salon d’attente de style Louis XIV.

Dès qu’ils connurent la présence du hautfonctionnaire de la police, Cornélius et Fritz accoururent lesourire aux lèvres, la main tendue, mais ils furent décontenancéspar la mine grave et presque menaçante de Mr. Steffel.

– Sirs, dit-il d’une voix brève, ce n’estpas une simple visite de politesse qui m’amène, et je crains biend’avoir à remplir aujourd’hui près de vous une pénible mission.

Le policier guettait du coin de l’œil l’effetde ses paroles sur les deux frères, mais ils ne bronchèrentpas.

– De quoi s’agît-il ? demanda Fritzd’un ton parfaitement naturel.

Mr. Steffel résolut de brusquer leschoses.

– Je ne vous cacherai pas, monsieur FritzKramm, dit-il, que de graves soupçons pèsent sur vous. C’est bienvous, n’est-ce pas, qui êtes propriétaire de l’île Saint-Frédérik,plus connue dans le monde des bandits de la Main Rouge sous le nomde « l’île des pendus » ?

Fritz était devenu blême ; pourtant, cefut avec assez d’assurance qu’il répondit :

– Il est parfaitement exact que je suispropriétaire de l’île Saint-Frédérik, mais il y a bien des annéesque je l’ai entièrement abandonnée et je ne comprends pas ce quevous voulez dire avec vos pendus !

– Drôle d’histoire, murmura doucementCornélius, mais tout en parlant il jetait sur Mr. Steffel desi étranges regards derrière les vitres de ses lunettes d’or que lepolicier ne put s’empêcher de frissonner.

Il se rappela les bruits qui avaient couru surles laboratoires souterrains du sculpteur de chair humaine.

– Notez bien ceci, crut-il bon de dire,c’est que, si je subissais de votre part la moindre voie de fait aucours de cette visite, les documents que je possède contre vous, etqui sont en mains sûres, paraîtraient ce soir même dans trois desplus grands journaux de New York.

– Il n’est pas question de voies de fait,dit le docteur Cornélius toujours parfaitement calme, nous tenonsseulement à avoir quelques explications sur l’étrange accusationque vous faites peser sur mon frère.

– Je crois, interrompit Fritz, queMr. Steffel est en train en ce moment-ci de commettre unelourde bévue. Est-ce que des gens comme moi et mon frère, dont lafortune est considérable, qui possédons même une part dans le trustde William Dorgan, pouvons avoir quelque chose de commun avec lesbandits de la Main Rouge ?

– Protestations inutiles, s’écriaMr. Steffel avec emportement, je sais tout ! Vous etvotre frère faites partie des Lords de la Main Rouge. J’ai contrevous des témoignages précis.

Fritz et Cornélius échangèrent un coup d’œilrapide. La situation était évidemment embarrassante.

– C’est vous, poursuivit le policier, quiavez enlevé le savant français, M. Bondonnat, que vousséquestrez encore à l’heure qu’il est ; c’est vous qui avezlongtemps retenu prisonnier l’honorable lord Burydan. Mais prenezgarde ! Le gouvernement de l’Union va expédier un cuirassécontre l’île des pendus, et ce repaire de bandits sera complètementanéanti. Tenez, ajouta-t-il après un silence, le meilleur parti quevous ayez à prendre serait d’avouer carrément, de me donner lesnoms de tous vos complices, et peut-être qu’à cette condition jepourrais obtenir que vous ne soyez pas poursuivis.

Le docteur Cornélius eut un sourireironique.

– Je connais cette vieille ruse deguerre, dit-il, mais nous serions fort embarrassés, mon frère etmoi, de vous révéler les noms de nos complices, puisque nous n’enavons pas et que d’ailleurs nous ne sommes coupables d’aucuncrime !

– Parbleu ! s’écria Fritz, je devined’où part cette dénonciation. Elle émane sans doute de ce lordBurydan tout fraîchement évadé du Lunatic-Asylum, après avoirassassiné un citoyen américain.

– L’honorable lord Burydan, repritMr. Steffel en pesant lentement ses paroles, ignore encore quec’est Mr. Fritz Kramm le propriétaire de l’île Saint-Frédérik.Je n’ai pas encore jugé à propos de l’en informer.

– Vous êtes libre de le faire. Je ne suispas responsable, moi, de ce qui se passe dans une île déserte etglaciale où je ne suis pas allé depuis des années.

– Savez-vous ce qui se produira si jemets lord Burydan au courant de la chose ? C’est qu’ilsollicitera et obtiendra immédiatement l’envoi d’un cuirassé. Danstous les cas, cette affaire vous causera un tort considérable, mêmeen admettant que vous ne soyez pour rien dans les agissements de laMain Rouge.

Fritz et Cornélius commençaient à comprendreoù voulait en venir Mr. Steffel.

– Je vous affirme, dit le docteur, quemon frère n’a absolument rien à se reprocher, et l’enquête que vousmènerez avec votre sagacité habituelle établira certainement soninnocence.

– Ce que vous dites est possible, repritle policier avec hésitation, mais qui me dit que vous ne chercherezpas à vous soustraire à l’action de la justice ?

– Tenez, dit Cornélius, je vais vousdonner une preuve de ma bonne foi. Je vais déposer entre vos mainsune caution de cinquante mille dollars ; comme cela, vousserez sûr que ni mon frère ni moi ne chercherons à nouséchapper.

– Évidemment, fit Mr. Steffel, quiavait amené ses interlocuteurs au point où il voulait les voir,cette proposition milite en votre faveur. Il est possible aprèstout qu’une erreur ait été commise à votre sujet. Avant dedéchaîner un scandale tel que celui que causerait votrearrestation, je veux élucider cette affaire en touteimpartialité.

– Vous reconnaîtrez bien vite que l’ons’est trompé en nous dénonçant. Attendez un instant, je vais voussigner le chèque de cinquante mille dollars.

Le docteur Cornélius traça sur une feuille deson mémorandum quelques lignes en caractères hiéroglyphiques, puisil sonna Léonello et lui remit le papier. Une minute après,l’Italien revenait avec un carnet de chèques dont Cornélius etFritz contresignèrent une feuille en y inscrivant le chiffre decinquante mille dollars.

Mr. Steffel s’en saisit, enchanté d’avoirsi bien conduit une aussi délicate négociation.

– Au revoir, sirs, dit-il en se retirant.Plus je réfléchis, plus je suis persuadé que vous avez été victimesd’une dénonciation calomnieuse. Ce n’est pas des hommes comme vousqui sont affiliés à l’association de la Main Rouge !Décidément, cette accusation est absurde et je vais classerl’affaire.

– N’oubliez pas, monsieur Steffel, fitCornélius avec un sourire plein de sous-entendus, que, s’ilarrivait qu’on nous accusât de nouveau, nous sommes toujours prêtsà fournir caution.

– Entendu, au revoir, mes chers amis.

Et tous trois échangèrent une cordiale poignéede main.

Tout en traversant le magnifique jardin quientourait l’hôtel du docteur, Mr. Steffel se disait qu’ilserait bien sot de s’en tenir à ce premier acompte, et il seproposait de continuer son enquête dans le plus grand secret,quitte à opérer une arrestation en masse de tous les chefs de laMain Rouge sitôt qu’il serait parvenu à connaître leurs noms.

– Je sais bien, parbleu, songeait-il,qu’ils ne me réclameront jamais ces cinquante mille dollars, et queje me suis tacitement engagé à laisser la Main Rouge tranquille,mais on n’est pas forcé de se montrer honnête avec de pareilsbandits ! Si Cornélius et Fritz étaient innocents, ilsn’auraient pas essayé d’acheter mon silence au prix d’une sommeaussi considérable.

Le policier remonta en auto, en criant à sonchauffeur :

– À la Central Bank ! Et mettez del’avance à l’allumage pour que j’arrive à temps pour toucher unchèque !

Sitôt que le policier se fut retiré, Cornéliuset Fritz se regardèrent anxieusement.

– Nous l’avons échappé belle !murmura l’antiquaire.

– Le danger reste le même, répliqua ledocteur. Je n’ai aucune confiance dans ce Steffel, qui est unmaître chanteur sans scrupules. Je suis sûr que, maintenant qu’ilnous a tiré cette plume de l’aile, il n’aura rien de plus presséque de nous trahir !

– Que faire ?

– J’ai déjà donné des ordres à Léonello,sous prétexte de me faire apporter le carnet de chèques.

– Je m’étais bien aperçu que tugriffonnais quelque chose, mais je n’avais pas vu de quoi ils’agissait !

– Avec des gaillards de la trempe deSteffel, il faut riposter du tac au tac. En ce moment même, Slughest déjà en route avec la grande automobile, et il se peut qued’ici une heure nous soyons débarrassés de ce malencontreuxpolicier.

– N’est-ce pas imprudent, murmura Fritzavec inquiétude, et si Steffel a, comme il s’en vante, mis en mainssûres la dénonciation qui nous concerne ?

– Mais non, je connais Steffel. Il estbien trop rusé pour s’être confié à qui que ce soit. Il sait fortbien que, du moment où il aurait révélé à quelqu’un le nom duvéritable propriétaire de l’île des pendus, il ne serait plus lemaître de la situation.

– Ceci dans tous les cas est une leçon,reprit Fritz. Il est indispensable que l’île des pendus ne soitplus à mon nom. Je vais m’occuper de faire une vente fictive. Jedirai que je me suis débarrassé de cette île glaciale dont il estabsolument impossible de tirer parti.

– Il y a longtemps que cette précautionaurait dû être prise. Nous devons en ce moment, ne l’oublie pas,redoubler de vigilance. Jamais nous n’avons traversé une période demalchance pareille !

– Rien n’est encore perdu !

– Non, mais il va falloir déployerbeaucoup d’énergie. La Main Rouge a fait des pertes d’argentconsidérables, beaucoup de nos affiliés sont en prison et notreprestige diminue ; enfin, nous n’avons réussi aucune affaireimportante depuis longtemps. Baruch lui-même a si mal dirigé sabarque que William Dorgan s’est réconcilié avec son fils Harry et arefait un testament où il partage également ses biens entre sesdeux fils. Par conséquent, impossible pour le moment de fairedisparaître le vieux milliardaire et d’entrer en possession dutrust.

– Non, il faut attendre. Je tiens à avoirl’esprit en repos au sujet de l’expédition qu’organisent contrel’île des pendus Fred Jorgell et ses amis.

– Je suis moi-même un peu à court, repritle docteur ; j’ai dépensé, ces temps derniers, des sommesénormes en expériences, et je n’ai pas obtenu les résultats quej’espérais.

– J’ai une intéressante affaire en vue,et qui pourrait faire rentrer dans nos caisses une somme d’unmillion de dollars !

– By God ! cela en vaut lapeine ! De quoi s’agit-il !

Fritz mit son frère au courant de laproposition que lui avait faite la veille Balthazar Buxton. Lesdeux bandits échafaudèrent minutieusement le plan qui devait lesmettre en possession du célèbre tableau du Titien, le portrait deLucrèce Borgia, actuellement dans la galerie du milliardaireWilliam Dorgan. C’était sur la complicité de Baruch qu’ilscomptaient pour arriver à atteindre leur but.

Cependant, les deux frères jetaient de temps àautre des regards impatients sur la grande horloge de Boulle enébène incrusté de cuivre et d’écaille qui se dressait au fond dusalon.

– Slugh ne revient pas vite, grommelaCornélius.

– Malheureusement, je ne puis l’attendre,répliqua Fritz, j’ai chez moi un rendez-vous important.

– Eh bien, va ! Je te téléphonerais’il y a quelque chose de nouveau.

– Je voudrais bien que cette affaire soitterminée. Je tremble que, si nous ne nous débarrassons pas deSteffel, lord Burydan et ses amis ne viennent à connaître l’exactesituation de la capitale de la Main Rouge !

– Ne sois donc pas si poltron. Lesrenseignements que j’ai reçus de San Francisco sont excellents, ence sens que Fred Jorgell et sa bande sont toujours persuadés quenotre île se trouve dans le voisinage du pôle Sud. D’ailleurs, quoiqu’il arrive, toutes nos précautions sont prises. Il faut que pasun des passagers de la Revanche n’échappe au naufrage queje lui prépare !

Les deux frères prirent enfin congé l’un del’autre ; chose extraordinaire entre de pareils bandits, ilss’étaient toujours parfaitement entendus entre eux ; jamaisils n’avaient eu une discussion sérieuse. D’ailleurs, l’antiquaireprofessait à l’égard du savant un véritable culte et s’inclinaittoujours très docilement devant ses décisions.

CHAPITRE III – Un déplorableaccident

Fritz Kramm s’était tout à coup rappelé qu’ilavait donné rendez-vous à Lorenza, la guérisseuse de perles, etaussitôt toutes les préoccupations que lui donnaient les sinistrescomplots de la Main Rouge avaient disparu comme par enchantement.Il n’avait plus qu’un seul souci en tête : retrouver la jeunefemme un instant entrevue dans la fastueuse galerie de BalthazarBuxton.

Chemin faisant, il stimulait le zèle de sonchauffeur et tremblait à la seule pensée de se trouver en retard etde manquer de quelques minutes la charmante visiteuse.

– Personne n’est encore venu ?demanda-t-il à son valet de chambre en pénétrant en coup de ventdans un petit salon mauresque, meublé de divans bas recouverts depeaux de tigre et orné de panoplies d’armes orientales.

– Si, lui fut-il répondu. M. Grivardest dans l’atelier et il s’est mis au travail en vousattendant.

– Bien. Je vais le rejoindre. Si une damevient me demander, vous l’introduirez immédiatement.

La pièce que Fritz avait désignée sous le nomd’atelier était une petite salle située à côté du magasinprincipal, et qui servait de resserre et de débarras ; là setrouvaient empilés des tableaux sans cadre, des châssis à clef, destoiles roulées, tout cela entassé au hasard dans un désordre quin’avait rien d’artistique.

Installé devant un grand chevalet quisupportait une scène d’orgie du Pinturicchio, un jeune homme à lachevelure d’un blond doré, à la barbe soyeuse et rousse,travaillait avec ardeur. Sous les touches rapides de son pinceau,le torse satiné d’une belle courtisane endormie semblait peu à peusortir de la pénombre. Les seins aux pointes roses se gonflaient denouveau et tendaient le velours du corsage saccagé dans d’amoureuxébats ; le cou d’une blancheur de lait retrouvait sousl’effort laborieux de l’artiste ses veinules d’azur.

Cette restauration était si parfaite que lesfragments surajoutés se reliaient harmonieusement au reste de lacomposition sans qu’il fût possible de distinguer les solutions decontinuité.

Fritz Kramm, qui était entré sur la pointe dupied, contempla quelque temps le tableau en silence, puis, frappantà l’improviste sur l’épaule du peintre :

– Vraiment, monsieur Grivard, lui dit-ilen français, vous êtes un homme admirable ; vous avez le géniede vous approprier le style des maîtres de toutes les époques, etle Pinturicchio lui-même reconnaîtrait pour sien ce beau torse defemme endormie qui semble avoir succombé il y a un instant à peineà d’amoureuses fatigues.

– Vous êtes trop indulgent, monsieurKramm, répondit le peintre d’un ton mélancolique, je vous assureque ce n’est pas difficile, pour un homme qui connaît un peu sonmétier, de mener à bien un semblable travail.

– Ce n’est pas mon avis. Jusqu’ici jen’ai trouvé personne qui fût en état de s’en acquitter aussi bienque vous.

– C’est sans doute pour cela, repritl’artiste avec amertume, que vous tenez à me conserver près devous ?

Fritz eut un sourire sardonique.

– Mais oui, fit-il, je tiens énormément àvous conserver ! Que vous manque-t-il, en somme, près demoi ? Ne vous payé-je pas suffisamment ?

– Certes, oui.

– Ne vous laissé-je pas la liberté defaire ce qui vous plaît ?

– Sans doute, murmura le jeune homme,mais vous me retenez à New York par une violence morale que je neveux pas qualifier, et vous m’empêchez de revoir la France oùm’attendent le bonheur et la gloire !

– Patientez encore ! Un jour viendraoù vous me remercierez de la contrainte que je vous impose…

À ce moment, le valet de chambre entra etremit à Fritz une mignonne carte de visite.

– La signora Lorenza ! s’écriajoyeusement l’antiquaire, faites-la entrer ici ! Mais ayezsoin de la faire passer par la grande galerie et par les deuxsalons.

Et, se tournant vers l’artiste, ilajouta :

– Monsieur Grivard, vous allez voir unebelle personne ! Une jeune femme digne en tout du pinceau desvieux maîtres que vous admirez !

Presque aussitôt la porte s’ouvrit et Lorenza,dans un bruissement de soie, pénétra dans la pièce avec cettedémarche harmonieuse et noble que les poètes anciens prêtaient auxdéesses, et qui faisait ressortir sa taille souple et svelteau-dessus des hanches voluptueusement balancées. L’artiste s’étaitlevé pâle et éperdu d’admiration. Son premier sentiment, instinctifet irréfléchi, fut qu’il se trouvait en présence d’une princesse oud’une reine ; et il s’inclina vers la jeune femme avec unprofond respect.

Fritz s’était hâté d’offrir un fauteuil à lasignora Lorenza en s’excusant de ne pas l’avoir reçue dans un desriches salons qu’elle venait de traverser.

– Cette pièce est plus intime, fit-il, etje n’y admets que les amis. Je vous présente M. Grivard, unartiste du plus haut talent !… La signora Lorenza ! lamagicienne des perles ! celle qui a reçu le don merveilleux deleur rendre la vie et la splendeur !

L’artiste demeurait silencieux, si intimidéqu’il ne trouvait aucun compliment qui lui parût digne de la jeunefemme. Il avait la sensation que cette admirable Lorenzaappartenait à une race supérieure à la simple humanité, et qu’elleallait peut-être s’évanouir comme ces profils mystérieux que l’oncroit apercevoir dans la pénombre des clairs de lune et qui, dèsqu’on s’approche, s’effacent dans la nuit.

Lorenza elle-même se trouvait tout émue ettoute confuse. Avec son exquise délicatesse de sensation, elles’était vite aperçue de l’impression qu’elle produisait surl’artiste et elle était profondément touchée de cette muette etrespectueuse admiration.

Du premier coup, elle se sentait entraînéevers le jeune homme par une étrange sympathie. Cette physionomie,qui respirait la franchise, l’intelligence et la bonté, l’avaitcharmée.

Les regards de l’artiste, dont les grands yeuxbleus avaient une expression très douce, avaient rencontré ceux deLorenza et les deux jeunes gens avaient ressenti au cœur uneétrange commotion. Un trouble inconnu les envahissait. Ils avaientcompris que dans cette mystérieuse seconde il s’était passé quelquechose d’irrévocable comme si chacun d’eux venait de pénétrer dansun monde inconnu.

Fritz Kramm, qui ne s’était point aperçu de cerapide échange de coups d’œil, s’empressait autour de la jeunefemme vers laquelle il était invinciblement attiré.

– Vous savez, signora, dit-il, quej’aurai beaucoup de travaux à vous confier. J’ai des quantités deperles anciennes sur lesquelles votre merveilleux pouvoir pourras’exercer tout à son aise. Voulez-vous que je vous en fasse voirquelques-unes ?

– Volontiers.

– Tenez, dit-il en ouvrant un coffretd’acier qu’il avait pris dans un bahut, voici des colliers et desbracelets, des pendentifs et des aigrettes qui datent de toutes lesépoques de l’histoire. Voici des pendants d’oreilles trouvés dansun sarcophage égyptien ; leurs perles sont sans doutecontemporaines de celle qu’avala la reine Cléopâtre après l’avoirfait dissoudre dans le vinaigre. En voici d’autres qui ornèrent lepourpoint de Charles le Téméraire et plus tard le toquet desmignons de Henri III. Celles-ci, jaunes et bleues, paraient lagarde du poignard de Tippo-Sahib, un radjah indien…

Tout en continuant cette savante énumération,Fritz Kramm posait sur les genoux de Lorenza d’anciens bijoux auxcurieuses montures d’or ou d’argent, mais les perles qui lesornaient, privées de leur orient, devenues absolument mates etternes, faisaient songer aux prunelles sans regard desaveugles.

Tout à coup la sonnerie du téléphone se fitentendre dans la pièce voisine.

– Vous m’excuserez, dit Fritz furieuxd’être dérangé, je reviens dans un instant.

Son absence, en effet, ne se prolongea quequelques minutes, mais quand il reparut dans l’atelier, saphysionomie avait revêtu une expression maussade.

– C’est assommant, dit-il, il fautabsolument que je passe chez mon frère. Heureusement qu’avec l’autoje n’en ai pas pour plus d’un quart d’heure. J’espère que lasignora Lorenza voudra bien attendre mon retour, en compagnie deM. Grivard.

– Certainement, répondit la jeune femme.En votre absence j’examinerai ces beaux bijoux. Ils sont tous trèscurieux.

– Oui, j’ai là quelques pièces assezrares. Distrayez-vous le mieux possible avec ces bibelots, et àtout à l’heure…

Fritz Kramm sauta dans son auto en jetant auchauffeur l’adresse de son frère, mais, à quelques pas de l’hôtel,son attention fut attirée par un crieur de journaux dont la foules’arrachait les feuilles encore tout humides de la presse.

– Le chef de la police de New Yorkvictime d’un accident grave ! Nouveaux détails !

Fritz fit signe au camelot en lui montrant deloin un dollar. L’homme se hâta d’accourir, enchanté de l’aubaine,et remit à l’antiquaire, en échange de la pièce d’argent, un numérod’une édition spéciale du New York Herald.

Le regard de Fritz alla tout de suite àl’article de tête composé en caractères très apparents.

LE CHEF DE LA POLICE DE NEW YORK

VICTIME D’UN ACCIDENT MORTEL

FATALE IMPRUDENCE D’UN CHAUFFEUR

UNE ERREUR IMPARDONNABLE

« Le chef de la police de notre ville,l’honorable Mr. Steffel, se rendait, il y a quelques heures, àla Central Bank pour y toucher le montant d’un chèque ainsi qu’ill’avait dit à son chauffeur, lorsqu’en traversant la Cinquièmeavenue l’auto où il était monté fut violemment heurtée par unegrande automobile de course, une cent chevaux, pilotée par un seulhomme et lancée à une allure vertigineuse.

« La voiture de Mr. Steffel fitpanache et le chef de la police, grièvement blessé à la tête, auxbras et à la poitrine, alla rouler inerte sur la chaussée.

« L’auteur de l’accident, redoutant sansdoute la terrible responsabilité qu’il avait encourue, n’eut pashonte de disparaître et ne put être rejoint par les voitures de lapolice municipale qui s’étaient lancées à sa poursuite. Lechauffeur de Mr. Steffel, qui n’a heureusement reçu que desblessures insignifiantes, s’empressa de venir au secours de sonmaître et, avec l’aide de plusieurs témoins de l’accident, letransporta dans une pharmacie voisine où les soins les plusempressés lui furent prodigués.

« Ce zèle, hélas ! devait être fatalau blessé.

« En l’absence du pharmacien, l’honorableMr. Wells, le garçon de laboratoire de ce dernier lui fitabsorber le contenu d’un flacon qu’il supposa rempli d’éther etqui, en réalité, contenait une potion éthérée additionnée d’uneforte dose de morphine.

« L’employé s’aperçut presque aussitôt deson erreur, mais, en dépit des soins énergiques qu’il prodigua auchef de la police, le malheureux ne tarda pas à succomber sansavoir repris connaissance.

« Détail singulier : le chèque dontMr. Steffel avait dit être porteur n’a pu être retrouvé, nonplus que son portefeuille. Ce larcin s’explique aisément par laprésence de la foule de curieux qui, en dépit des policemen, avaitenvahi la pharmacie.

« Une enquête a été immédiatement ouvertesur ce double et déplorable accident.

« La bonne foi du garçon de laboratoire,un certain Smith, natif de New Jersey, ne peut être soupçonnée.Cependant il sera poursuivi pour homicide parimprudence. »

À la suite de cet article venait une noticebiographique où l’on célébrait pompeusement le courage,l’intelligence, l’habileté et les autres vertus du chef de lapolice, en énumérant les arrestations sensationnelles auxquelles ilavait collaboré.

Après avoir terminé la lecture de ce faitdivers impressionnant, Fritz Kramm se sentit délivré d’un poidsénorme. Une fois de plus, la Main Rouge venait de triompher d’un deses plus redoutables ennemis ; le crime avait été commis avecune si foudroyante rapidité que certainement Mr. Steffeln’avait pu faire de confidences à personne. Tout était donc pour lemieux. Et ce fut avec la mine souriante et paisible qui lui étaithabituelle que Fritz Kramm pénétra chez le docteur Cornélius de quiil brûlait d’apprendre des détails complets.

C’était à Slugh et à Léonello que revenaittout l’honneur de la criminelle expédition. C’était Slugh qui,d’une habileté extraordinaire comme chauffeur, avait trèsvolontairement culbuté le chef de la police et c’était Léonello quiavait transporté le blessé chez un pharmacien affilié à la MainRouge et avait présidé en personne à l’empoisonnement du malheureuxpolicier.

C’était encore Léonello qui avait dérobé lechèque de cinquante mille dollars et le portefeuille de lavictime.

Fritz Kramm ne demeura chez son frère que letemps strictement indispensable. Maintenant qu’il était délivré desinquiétudes que lui avaient causées les menaces de Steffel, ilavait hâte de rentrer chez lui et de retrouver la belle Lorenzadont il était passionnément épris.

– Je n’ai jamais aimé aucune femme,songeait le bandit, jamais je n’ai ressenti un trouble pareil àcelui que j’éprouve en ce moment !… Oui, je veux que Lorenzasoit à moi, dussé-je dépenser des millions ! Dussé-je memarier avec elle ! Dussé-je même abandonner la Main Rouge etme séparer de mon frère !

Malheureusement pour Fritz, il n’était guèreprobable que la belle Italienne répondît jamais à sa passion. Aveccette délicatesse des sens qui arrivait presque à la divination,Lorenza avait eu vite fait de deviner, sous les apparencescorrectes du gentleman, l’homme rusé, brutal, hypocrite et sans foiqu’était le second Lord de la Main Rouge.

Elle éprouvait pour lui une des cesantipathies irraisonnées qui mettent en défense les êtres faiblescontre ceux qui pourraient leur nuire. En revanche, elle avait toutde suite été gagnée par les manières à la fois franches et timidesdu bel artiste.

Pendant l’absence de Fritz Kramm, tous deuxcausèrent doucement, tout en examinant les bijoux et les œuvresd’art dont l’hôtel de l’antiquaire était bondé de la cave au faîte.Ils s’entretenaient de choses indifférentes, mais il y avait dansleurs opinions, même sur les points de détail les plusinsignifiants, une concordance absolue ; ils se comprenaientd’un mot, d’un geste, parfois même d’un simple sourire.

– Mr. Kramm va revenir, dit enfinGrivard, et je vais vous laisser discuter avec lui de la guérisonde ses perles, mais j’aurais été bien heureux de vous revoir.

– Rien ne s’y oppose, murmura la jeunefemme qui rougit imperceptiblement.

– Signora, je voudrais demander unegrande faveur, celle de faire votre portrait.

– Bien volontiers, répondit Lorenza.Retenez mon adresse. J’habite un petit hôtel situé au n° 333de l’avenue Broadway. Je suis chez moi tous les matins ; maissurtout pas un mot à Mr. Kramm, il n’a pas besoin de savoirque nous sommes tout de suite devenus si bons amis.

– Soyez tranquille, je serai discret.Adieu, signora !

Mettant un genou en terre, Louis Grivarddéposa un respectueux baiser sur la main blanche et fine que luitendait Lorenza, et se retira l’âme extasiée, le cœur débordantd’une joie qu’il n’avait jamais connue.

CHAPITRE IV – Un drame de la misère

L’esthétique mobilière du Yankee pur sang esttotalement différente de celle de l’Européen, même si ce dernierest anglo-saxon : le Yankee recherche avant tout ce qui estimmédiat et pratique, et il bannit, par principe, touteornementation. Par exemple, un milliardaire new-yorkais se fera uneloi de n’avoir que des meubles simples, sans moulures ; il sefera confectionner un fauteuil sur mesure, il dépensera huit ou dixmille dollars pour une adduction d’eau ou d’électricité, mais on neverra chez lui ni un tableau ni une statue.

En revanche, il possédera des classeursarchiperfectionnés, un téléphone haut-parleur, et tout le servicede sa table se fera automatiquement.

Si l’on trouve chez lui quelque tableau demaître, sa présence sera surtout due à la vanité. En général – caril y a d’honorables exceptions –, un milliardaire possède destableaux ou des statues parce que c’est la mode d’en avoir, parcequ’un tel, qui est très riche, en possède et qu’il faut faire commetout le monde, parce qu’enfin les tableaux et les statues sont uneaffirmation et une preuve de la richesse, parce qu’ils coûtent cheret qu’ils représentent un capital susceptible de s’accroître.

Nous avons connu un milliardaire qui avaitpayé quatre-vingt-douze mille francs un superbe Corot et l’avaitfait placer dans son salon, mais qui n’avait jamais eu le tempsde le voir.

On a des tableaux, dans le monde desCinq-Cents, comme certaines femmes ont des bijoux. L’essentieln’est pas de goûter une sensation esthétique, d’ailleurs accessibleà bien peu de personnes, mais de faire crever de dépit les amis etconnaissances qui ne peuvent se payer un objet aussi coûteux.

Des financiers qui, dans le secret de leurâme, admirent les pires chromos ou les navrantes statues de la rueSaint-Sulpice ont une galerie de chefs-d’œuvre pour la même raisonque certains parvenus qui, adorant le ragoût de mouton et le veauaux carottes, se repaissent à contrecœur de truffes, de caviar etde homard à l’américaine parce que ce sont des mets chics que l’onpaie cher.

Le milliardaire Fred Jorgell se rattachait parcertains côtés à cette catégorie de richards vaniteux et fermés àtout véritable sentiment artistique ; mais il n’en était pasde même de son rival financier William Dorgan.

Le père de l’ingénieur Harry, anglais denaissance, aimait et comprenait les belles choses. L’hôtel qu’iloccupait et qu’il avait fait reconstruire après l’incendie de laTrentième avenue était exactement copié sur un château du temps dela reine Elisabeth, à l’architecture emphatique et maniérée. Cen’était partout que tourelles, clochetons et arcades fleuries desculptures.

William Dorgan possédait une galerie composéesurtout de tableaux de l’école anglaise de la fin duXVIIIe siècle et de quelques Français modernes. Iln’avait que peu ou point de tableaux anciens. Il avait fallu que lehasard d’une occasion lui permît d’acheter le portrait de LucrèceBorgia, œuvre incontestablement plus belle que ce portrait de CésarBorgia qui appartient à Rothschild et se trouve actuellement auchâteau de Ferrières[5].

Le portrait de Lucrèce Borgia avait été placédans un salon spécial, orné de meubles italiens de l’époque de laRenaissance. C’est là que, depuis quelques jours, Louis Grivardtravaillait à faire une copie aussi exacte que possible duchef-d’œuvre.

Il était tout à son travail, un matin,lorsqu’il entendit la porte s’ouvrir et qu’il aperçut le fils aînéde William Dorgan, le fameux trusteur Joë Dorgan – ou, comme on lesait, l’assassin Baruch qui avait usurpé sa personnalité. Comme ille faisait souvent, il venait jeter un coup d’œil sur les travauxde l’artiste et s’entretenir quelques instants avec lui.

Bien que le fils du milliardaire montrâtenvers lui la plus grande courtoisie, Louis Grivard ne ressentaitpour lui aucune sympathie, et leur conversation se bornait souventà quelques phrases de politesse ; mais, ce matin-là, Baruchparaissait en veine de causerie :

– Ce que vous faites là est admirable,dit-il au peintre. Il faut certainement être un connaisseur d’unegrande habileté pour distinguer de l’original une copie aussi bienexécutée.

– Je tâche de faire de mon mieux. En toutcas j’ai pris les plus minutieuses précautions pour que lareproduction soit aussi exacte que possible.

– De quelles précautionsparlez-vous ?

– Ainsi, par exemple, la toile dont je mesers est de l’époque.

– Vous n’avez pu sans doute faire de mêmepour les couleurs ? Quoique je sois assez ignorant, je saisque le Titien ne pouvait employer nos couleurs modernes qui sonttoutes dues à la chimie et, d’ailleurs, beaucoup moins solides queles couleurs des anciens.

– C’est ce qui vous trompe, fit LouisGrivard. Pour exécuter ce tableau je ne me sers, comme le Titienlui-même, que de terres broyées avec de l’huile et qui sontabsolument inaltérables. Mon bleu d’outremer est fabriqué d’aprèsl’ancien procédé, avec du lapis-lazuli finement broyé, et j’aibanni de ma palette les laques et les oxydes si sujets à seternir.

– Voilà qui est très intéressant !Mais savez-vous à qui est destinée cette copie ?

Une ombre passa sur le visage expressif del’artiste.

– Je l’ignore, répondit-il. Je suis auxgages de Mr. Kramm, je fais ce qu’il me commande et je n’ensais pas plus long !

– Je ne serais pas étonné que mon amiMr. Fritz Kramm, qui est lui-même un amateur distingué, negardât cette belle copie pour sa propre galerie.

– Je vous l’ai dit, je ne puis vousrenseigner à cet égard.

– En tout cas, je suis heureux du hasardqui m’a permis de faire votre connaissance, et j’ai donné desordres pour que vous soyez admis, chaque fois que vous ledésirerez, à visiter les tableaux que possède mon père.

– Je ne sais si je pourrai d’icilongtemps profiter de votre aimable permission. La copie de laLucrèce Borgia est terminée. Il ne me reste plus quequelques glacis à poser et ce sera fini.

– Vraiment, s’écria Baruch en se reculantpour mieux juger de l’effet, il est impossible de faire une copieplus parfaite !

Et ses regards se portaient de l’un à l’autredes deux tableaux, dans une muette admiration.

La belle princesse courtisane qui fut lamaîtresse de son père, le pape Alexandre VI, et de son frère Césaravait été représentée par le Titien, négligemment assise dans ungrand fauteuil de Venise, de forme raide. Ses beaux cheveux blonds,séparés sur le front en deux bandeaux, étaient serrés par unjaseron d’or que retenait, juste au-dessus des sourcils, une grosseémeraude. Une robe de velours vert accusait la souplesse de sataille et laissait à découvert ses bras blancs et sa gorge rondeaux seins menus et placés un peu haut. Mais ce qu’il y avait deprestigieux, c’était le sourire innocent de ce beau visage aux yeuxpurs et limpides, à la bouche enfantine. Pourtant à l’époque où ceportrait avait été fait, Lucrèce, trois fois veuve et mère une foisdéjà, avait épouvanté les contemporains par ses crimes et sesorgies.

Les deux hommes s’entretinrent quelquesinstants encore de cette énigmatique Lucrèce, dont lord Byron futamoureux par-delà la mort et les siècles révolus, et dont il gardalongtemps une boucle de cheveux arrachée au tombeau de Ferrare etacquise pour une somme immense.

Ce n’était pas par désœuvrement ou par simplecuriosité que Baruch avait fait preuve de tant d’intérêt pourl’œuvre de Louis Grivard. Il avait surveillé le travail de cedernier de très près, et pour des raisons qui n’avaient rien decommun avec les préoccupations artistiques.

Fritz et Cornélius l’avaient mis au courant dela proposition faite par Balthazar Buxton, et comme tous troissavaient fort bien que William Dorgan ne consentirait jamais à sedéfaire de son tableau, il avait été décidé entre eux que leportrait de Lucrèce Borgia serait volé dans des conditions tellesque le larcin ne pût jamais être découvert.

Pour y réussir, Fritz avait songé à faireappel au talent de Louis Grivard. Il avait été convenu quel’artiste ferait du tableau une copie fidèle et qu’au derniermoment il remplacerait par la copie l’original qui, lui, seraitlivré à Balthazar Buxton.

Ce plan avait les plus grandes chances deréussir, William Dorgan se trouvant précisément absent, parti entournée d’inspection pour visiter les immenses domaines du trustdes cotons et maïs dont il était le directeur.

Fritz Kramm avait des raisons de croirel’artiste entièrement à sa discrétion et, malgré les protestationsindignées de celui-ci, il lui avait intimé l’ordre d’opérer lasubstitution. Louis Grivard avait feint d’accepter, se réservant detrouver, au dernier moment, un stratagème qui lui évitât de sefaire complice d’une action déshonorante.

Baruch ne voulait paraître en rien dansl’affaire, mais c’est lui qui avait introduit l’artiste dans lepalais paternel et avait rendu possible le vol du chef-d’œuvre.

Après avoir longtemps résisté aux suggestionsde ses deux complices, il commençait à croire que le larcin auraitun plein succès. L’exactitude de la copie rendait la chose trèsvraisemblable. Fritz Kramm, de son côté, se croyait sûr quel’artiste obéirait à ses intentions avec la docilité la plusaveugle.

En quittant Louis Grivard, Baruch se renditchez Fritz pour lui dire que les choses marchaient à souhait et quesans doute la Main Rouge ne tarderait pas à encaisser le million dedollars promis. Fritz n’était pas chez lui ; il venait de serendre chez la guérisseuse de perles, dont il était de plus en plusépris, Baruch dut donc se diriger vers la demeure de Cornélius,qu’il tenait à mettre au courant.

Demeuré seul dans le magnifique salon italienaux meubles de cuir doré, au plafond orné d’un lustre en verre decouleur de la fabrique de Murano, Louis Grivard travailla deuxheures encore avec ardeur, s’enthousiasmant de plus en plus pourson œuvre à mesure qu’il avançait dans sa besogne. Tout à coup, iljeta ses pinceaux dans un élan de vive satisfaction.

– Je n’y donnerai pas une touche de plus,s’écria-t-il, jamais je ne suis arrivé à une imitation aussiparfaite ! Je crois, dussé-je dire un blasphème, que le Titienlui-même, s’il revenait sur terre, ne pourrait distinguer sontableau du mien !…

L’artiste demeura quelque temps plongé dansune profonde rêverie.

Puis, distraitement, il se mit à feuilleter unalbum rempli de croquis, et il s’arrêta à une page où il y avait unprofil de Baruch, tracé de verve en quatre coups de crayon.

– Singulière physionomie, que celle deJoë Dorgan, murmura-t-il, je n’en ai jamais vu de semblable. Aucundes muscles ne se trouve à sa place.

On dirait que ce visage a été trituré,retravaillé en sous-main. Ce Joë est décidément inquiétant !Il a deux ou trois expressions de visage toutes différentes l’unede l’autre et, sous l’empire de quelque passion, ses traitsordinaires disparaissent pour faire place à d’autres, comme s’il yavait en lui deux individualités distinctes. Il y a là, décidément,un étrange mystère !

Tout en suivant le cours de ses pensées, LouisGrivard avait remis en place son chevalet et sa boîte à couleurs,puis il quitta son vêtement de travail et sortit rapidement del’hôtel du milliardaire.

Il savait que, comme presque tous les jours,il était attendu par Lorenza, et il n’avait que le temps dedéjeuner rapidement pour se trouver à l’heure indiquée chez labelle Florentine.

Le Yankee, qui passe sa journée dans lesbureaux et les offices des immenses maisons à trente étages, seretire généralement le soir dans un petit cottage à lui, entouréd’un jardin et situé dans une rue tranquille. La nuit, lesmonstrueux gratte-ciel sont à peu près inhabités ; aussi labanlieue et certains faubourgs de New York sont entièrement peuplésde ces maisonnettes toutes construites sur un modèle identique,avec une cour protégée par une grille, un parterre de géraniums,trois marches de pierre blanche et une porte sur laquelle le nom del’habitant de la maison resplendit sur une large plaque de cuivreou de nickel.

C’était une habitation de ce genre qu’avaitchoisie Lorenza ; c’est là que Louis Grivard allait chaquejour passer tout le temps dont il disposait en dehors de sestravaux.

Il s’était établi entre les deux jeunes gensune de ces soudaines amitiés qui seraient inexplicables si ellesn’étaient presque toujours le début d’un ardent et durableamour.

Il semblait à Louis et à Lorenza qu’ils seconnaissaient déjà depuis des années. Ils n’étaient heureux quelorsqu’ils se trouvaient réunis, et leur mutuelle confiance étaitsi grande qu’ils n’avaient entre eux aucun secret.

Une vieille femme, à la mine débonnaire, auvisage sillonné de milliers de rides, mais dont les yeuxdemeuraient encore vifs sous le foulard de couleur voyante quientourait ses cheveux blancs, ouvrit la porte à Louis Grivard etl’introduisit dans le petit salon où Lorenza se tenaithabituellement.

C’était une pièce gaie et claire, tendue detoile écrue à fleurettes d’or et toute remplie de fleurs et debibelots charmants. Près de la fenêtre, des tourterellesroucoulaient dans une grande cage de filigrane d’argent et, à côtéd’elle, il y avait un pied de mimosa dans une caisse de faïencebleue. Les meubles, ornés d’arabesques de nacre, étaient de cemauvais goût italien qui est parfois exquis. On voyait, d’ailleurs,que la belle Lorenza avait pour la nacre une vraie passion.

Il y en avait partout : des coupe-papierde nacre, des étagères de nacre et, sur la cheminée, une collectionde beaux coquillages aux reflets chatoyants.

Lorenza portait elle-même un superbe collierde perles, à peine plus éclatant que la blanche poitrine surlaquelle il s’étalait.

À la vue de l’artiste, la jeune femme s’étaitlevée et était accourue la mine souriante.

– Comment allez-vous, mon cherLouis ? lui dit-elle, Je suis contente de vous voir.Figurez-vous que cette nuit j’ai rêvé que vous étiez malade.

– Je vous assure, ma belle amie, que jeme porte parfaitement !

– Mais comme vous avez l’airpréoccupé !

– Mais non ! protesta faiblement lejeune homme.

– Vous ne savez pas mentir. Vous devezavoir quelque ennui ! Je suis très superstitieuse, je croisbeaucoup aux rêves ! Il doit y avoir un peu de vérité danscelui que j’ai fait la nuit dernière !

Louis ne put s’empêcher de sourire.

– Vous êtes une vraie magicienne, fit-il.Eh bien, je l’avoue, je suis, en ce moment-ci, un peu préoccupé… Onne peut rien vous cacher, ma chère Lorenza !

– Il faut me raconter cela ! Tenez,asseyez-vous là, près de moi, et, si je suis satisfaite de votrefranchise, je vous permettrai de m’embrasser.

– Soit. Mais je veux être payéd’avance.

Avec une simplicité et un manque decoquetterie qui prouvaient sa candeur et la pureté de sesintentions, Lorenza baissant les yeux offrit, d’un geste gracieux,sa joue au jeune homme qui y déposa un long baiser.

Ils s’étaient assis l’un près de l’autre etLouis avait pris dans ses mains les mains de Lorenza, sans quecelle-ci songeât à les retirer.

– Maintenant, murmura-t-elle, je vousécoute.

La physionomie de l’artiste s’étaitrembrunie.

– Ce que j’ai à vous dire est sérieux,commença-t-il, et je ne ferais pas une pareille confidence àd’autres que vous.

Très brièvement, il raconta dans quel embarrasil se trouvait, maintenant que le portrait de Lucrèce Borgia étaitterminé.

– Il m’est impossible, conclut-il, de merendre complice d’un vol. Je ne m’y résoudrai jamais ! Et d’unautre côté, si je n’obéis pas à ce misérable Fritz Kramm, jem’expose à de terribles représailles !

– Comment donc se fait-il, demanda lajeune femme, toute soucieuse, que cet homme exerce sur vous un telempire ? Si vous lui devez de l’argent, je vous en prêteraipour le payer. Ne suis-je pas votre amie ?

– C’est qu’il ne s’agit pas seulementd’argent, murmura Louis d’un air sombre.

Puis il ajouta, comme s’il prenait une brusquedécision :

– Je vais tout vous dire, il vaut mieuxque vous connaissiez la vérité… Mon père était un grand industrielfrançais. Il était à la tête d’une usine d’automobiles etd’aéroplanes, dans les environs de Paris. Jusqu’alors, les affairesavaient marché admirablement ; mais, l’an dernier, unbanquier, auquel mon père avait confié tous ses capitaux, passa àl’étranger en laissant un déficit de plus de trois millions…

« Nous étions ruinés. Pour faire honneurà ses échéances, mon père dut vendre ce qu’il possédait, céder sonusine ; mais nos créanciers furent désintéressés jusqu’audernier sou. C’est alors que je commençai à organiser desexpositions, et, peu à peu, mon nom fut connu des amateurs et desmarchands… Nous étions résolus, mon père et moi, à luttercourageusement contre l’adversité, mais, comme on dit, les malheursvont par troupe… Ma mère et ma sœur moururent ; mon père,désespéré, prématurément vieilli par le chagrin, mais non vaincu,réunit, avec mon secours, quelques milliers de francs et s’embarquapour New York où, grâce à sa compétence d’ingénieur etd’industriel, il espérait recommencer sa fortune.

– Je devine qu’il n’y réussit pas,interrompit Lorenza en serrant affectueusement les mains de sonami.

– Hélas ! au bout de trois mois, unedépêche m’apprenait que mon père venait de se suicider après avoirvu s’évanouir ses dernières ressources. Je vendis tout ce que jepossédais et je partis pour New York. J’emportais avec moi mestableaux. Un grand marchand parisien m’avait fourni les moyensd’organiser ici une exposition, dont les bénéfices devaient meservir à rembourser l’argent que j’avais dû emprunter pour subveniraux frais de mon voyage et à ceux de la sépulture de mon père…

– C’est là une douloureusehistoire ! murmura la jeune fille, dont les yeux étaienthumides de larmes.

– Mais il faut que j’aille jusqu’au boutde mon récit. Malgré les droits de douane très élevés dont lestableaux sont frappés en entrant en Amérique, mon exposition eut dusuccès et nous laissa une somme assez rondelette à l’organisateuret à moi. C’est alors que je fis la connaissance de Fritz Kramm. Ilavait acquis, sans marchander, deux ou trois de mes toiles, et ilavait hautement manifesté son admiration pour l’habileté toutespéciale dont je suis doué pour les copies des maîtresanciens ; aussi ne fus-je pas étonné quand je reçus un mot delui, m’invitant à passer à son hôtel pour une affaire qui nesouffrait pas de retard.

– Il a dû vous faire tomber dans quelquetraquenard ?

– Vous allez en juger :

« Après m’avoir fait entrer dans soncabinet, il tira brusquement de son portefeuille une lettre qu’ilme mit sous les yeux. Je devins pâle en reconnaissant l’écriture demon père, et c’est le cœur étreint par l’angoisse que je lus cesterribles mots :

« Ruiné, vieux et malade, il ne mereste plus qu’à mourir. C’est librement et volontairement que je medonne la mort.

« J’ai volé cinquante mille francs àM. Fritz Kramm et je ne puis survivre à mondéshonneur.

« Jérôme Grivard »

« J’étais atterré. Les caractères de lafatale lettre dansaient devant mes yeux.

« – Que comptez-vous faire,monsieur ? me demanda Fritz Kramm sans me donner le temps deréfléchir, rien ne vous oblige, vous le savez, à reconnaître ladette de votre père !

« – Monsieur, répliquai-je vivement ému,vous serez intégralement remboursé ; seulement, il me faudradu temps, hélas ! Il ne me reste presque rien du produit de mavente.

« – Je suis charmé de vous voir si biendisposé, reprit-il avec satisfaction, ces sentiments de hauteprobité vous font le plus grand honneur, je vais vous indiquercomment vous pourrez vous acquitter envers moi. J’ai pu appréciervotre talent, qui est très grand. Un restaurateur de tableaux devotre habileté me serait très utile. Entrez donc chez moi à desappointements raisonnables, dont le chiffre sera réduit chaqueannée – du moins en partie, car il faut bien aussi que vous viviez– du total de la dette de votre père. Dans quelques années vousserez quitte envers moi.

– Mais à combien se montent cesappointements ? demanda la jeune fille avec émotion.

L’artiste eut un geste de colère.

– À trois mille dollars. Et même en usantde la plus stricte économie, je suis obligé d’en dépenser au moinsmille pour ma nourriture et mon entretien.

– De sorte qu’il vous faudra cinq annéespour vous libérer entièrement.

– Si encore je devais réellement cettesomme, reprit le jeune homme avec une irritation croissante, maisj’ai la conviction que mon père, qui était l’honneur et la probitémêmes, n’a jamais pu voler cinquante mille francs à cemisérable !

– Cela me paraissait, à moi aussi, bieninvraisemblable !

– Le lendemain même du jour où j’avaissigné à Fritz Kramm une reconnaissance de cinquante mille francs etun contrat en bonne forme me liant pour cinq ans, je reçus de Parisune lettre qui s’était croisée avec moi en chemin et qui venait mejoindre à New York d’où elle était partie.

« C’était une lettre de mon père !Dans quatre pages d’une écriture serrée où se voyaient encore destraces de larmes, le malheureux homme m’expliquait qu’à boutd’énergie et de ressources il se décidait à mourir. Et il insistaitsur ce point, qu’il mourait sans devoir un sou à personne et queson fils aurait le droit de respecter sa mémoire comme celle d’unhonnête homme !

Louis Grivard ajouta d’une voix mouillée desanglots :

– Je vous ferai lire un jour cettelettre, chère amie. Mon père y met à nu ses douleurs les pluspoignantes et me raconte les suprêmes déboires qui l’ont amené à safatale résolution. Mais, en même temps, il me donne les plus noblesconseils. Il me recommande de demeurer plutôt toujours pauvre etinconnu que d’obtenir le succès et la fortune par un moyendéloyal !…’

– Votre père n’a donc pas volé FritzKramm ! Que signifie alors cette lettre ? Un faux, sansdoute ?

– Non, pas entièrement. À force deréfléchir et de m’informer, je crois être arrivé à découvrir lavérité. Les premières lignes sont bien de mon père, mais FritzKramm a dû profiter de ce qu’il y avait un blanc entre le texte etla signature pour y ajouter une phrase imitant habilementl’écriture.

– C’est abominable !

– Fritz Kramm a ainsi trouvé le moyen dese procurer à bon compte un esclave. J’estime à plus de dix milledollars la somme que mes travaux ont dû lui rapporter pendantl’espace d’une année.

– Il y a là un point obscur, fit Lorenza,réfléchissant. Comment le billet écrit par votre père a-t-il putomber entre les mains du marchand de tableaux ? Voilà ce quime paraît malaisé à expliquer.

– J’ai fini par découvrir de quellemanière. Le médecin appelé pour constater le décès de monmalheureux père n’était autre que le docteur Cornélius, lesculpteur de chair humaine. Il a dû s’emparer à tout hasard dubillet que son frère a utilisé quelques jours plus tard, lorsquemon exposition lui a permis de constater que j’étais tout à faitl’homme qu’il lui fallait.

– Vous n’avez jamais fait part de vosdécouvertes à Mr. Fritz ?

– Mais si. Nous avons eu à ce sujet unetrès violente explication, mais il m’a soutenu avec un sang-froidglacial que la lettre qu’il avait entre les mains n’était nullementun faux, et il m’a démontré avec une cruelle ironie que personne netiendrait compte de ma réclamation, puisque j’avais reconnuimplicitement l’authenticité de l’écriture de mon père en signantla reconnaissance de cinquante mille francs.

« Enfin, il ajouta que toute tentative dema part pour me soustraire au paiement m’exposerait à un procès età la publication de la lettre dans les journaux français. Jecompris que, même si j’obtenais gain de cause, la mémoire de monpère n’en serait pas moins déshonorée et je me soumis !…

– Ce Kramm est décidément un grandmisérable !

– Vous ne le connaissez pas encoreentièrement. Il y a quelque temps, il est revenu sur sa menace depublier la lettre et il m’a ordonné d’exécuter la copie du portraitde Lucrèce Borgia et de la substituer à l’original. Tel est lescélérat auquel nous avons affaire !

Le beau visage de Lorenza était devenu rosed’indignation. Les ailes de ses narines étaient gonflées par lacolère et ses noirs sourcils froncés donnaient à sa physionomiel’expression majestueuse d’une déesse irritée.

– Maintenant, demanda Louis, que meconseillez-vous de faire ?

– Il faudrait rentrer en possession devotre contrat et de la reconnaissance de cinquante mille francs. Jene vois pas encore, malheureusement, par quel moyen y parvenir.

– Mais pour le tableau ?

– Contentez-vous d’apporter à Kramm lacopie que vous avez faite en lui disant que c’est l’original.Croyez-vous qu’il prendra le change ?

– J’en suis sûr. Ma copie est très bonne.De plus, je vais passer une couche de vernis que je laisserais’écailler au soleil, et le tableau aura tout à fait l’air d’êtrede l’époque.

« Mais, poursuivit l’artiste avecangoisse, je ne voudrais pas non plus que Mr. Buxton fût volé.Vous le voyez, la situation est inextricable !

– Ne vous découragez pas, je vaisréfléchir à tout cela. Ne portez que demain votre copie à Kramm,cela nous fait toujours gagner un peu de temps ; d’ici là,j’aurai trouvé !

Malgré les promesses de sa charmante amie,Louis Grivard demeurait sombre et silencieux. Lorenza mit tout enœuvre pour l’égayer et le consoler.

– Je vois, dit-elle avec son apaisantsourire, que nous ne travaillerons pas encore aujourd’hui à monportrait.

Et elle montrait, dans le fond de la pièce, unchevalet dissimulé sous une épaisse draperie.

– Je vais m’y mettre, si vous le désirez,fit l’artiste sans enthousiasme.

– Non. Aujourd’hui vous êtes mal disposé.Vous ne feriez que de la mauvaise besogne ; puis, regardezcomme vous êtes peu galant, vous n’avez même pas songé à meréclamer le baiser que je vous ai promis.

Louis ne put s’empêcher de sourire.

– Il est toujours temps, s’écria-t-il enjetant ses bras autour de la taille de Lorenza, qui faisait lacoquette et se reculait.

Enfin, elle consentit à tendre son front.Mais, par suite d’on ne sait quel faux mouvement, ce fut sur labouche de Lorenza que les lèvres brûlantes de Louis se posèrent,dans un long et voluptueux baiser.

CHAPITRE V – Un feu de joie

À la suite des confidences de Louis Grivard,Lorenza avait passé une nuit d’insomnie. Mille projets seprésentaient à son esprit, mais elle les repoussait l’un aprèsl’autre comme inexécutables.

Les premiers rayons du jour pénétraient déjàpar l’interstice des rideaux de velours lilas, doublés de soieorange, qui protégeaient le sommeil de la jeune femme, qu’ellen’avait pas encore fermé l’œil. Son visage avait pâli, ses yeuxétaient légèrement cernés par la fatigue, mais elle paraissaitsatisfaite.

Elle sonna sa bonne, la vieille Graziella, quilui apporta le chocolat matinal et lui demanda maternellement desnouvelles de sa santé.

– J’ai mal dormi, répondit la jeunefemme, mais n’importe, approche de mon lit le petit bureau decitronnier, je veux griffonner un télégramme.

La vieille obéit. Lorenza, se penchant dansune pose mal commode, mais qui eût ravi d’aise un sculpteur, traçaquelques lignes d’une écriture fiévreuse et mit sur l’enveloppel’adresse de Mr. Fritz Kramm, le marchand de tableaux.

– Tu porteras cela à la poste tout desuite, dit-elle à Graziella, mais auparavant tire les rideaux, queje ne sois pas incommodée par le soleil. Il faut que je dormejusqu’à midi.

La vieille femme s’empressa et, laissant lachambre plongée dans d’épaisses ténèbres, sortit sur la pointe despieds pour ne revenir qu’à midi.

Lorenza avait bien dormi, et ces quelquesheures de repos avaient suffi pour rétablir complètement sesforces. Le collier de grosses perles qui ne la quittait pas, mêmependant son sommeil, rayonnait d’un doux éclat. Elle les flatta,distraitement de la main, leur parla comme à des êtres animés.

– Je vois, fit-elle, mes chères petites,à la beauté de votre orient ce matin que mon sommeil m’a étéprofitable. Je possède tout mon sang-froid et je suis prête àentamer la lutte.

Lorenza se leva, s’habilla et, après avoirpris son bain, déjeuna très légèrement. Elle avait donnérendez-vous à Fritz Kramm pour trois heures de l’après-midi. Ellel’attendit avec un peu d’impatience nerveuse, s’occupant à releversur un mignon carnet à couverture de nacre les heures de départ despaquebots et des trains qu’elle trouvait dans un volumineuxindicateur.

Elle s’interrompit de ce travail pour appelerGraziella.

– Que désire la signora ? demanda lavieille.

– Tu vas m’allumer du feu dans cettecheminée.

– Bien, signora.

– Tu jetteras aussi quelques pastilles desenteur dans le brûle-parfum et tu mettras à rafraîchir dans unseau à glace deux flacons de ce moscato-spumante que j’ai reçu deFlorence le mois dernier ; puis tu t’occuperas de faire nosmalles.

Et comme la vieille Graziella réprimait mal ungeste de surprise :

– Oui, dit la jeune femme, il se peut quenous partions ce soir ou demain pour une assez longueexcursion.

« Ah ! j’oubliais ! Il fautfaire disparaître cette toile et ce chevalet. Tu les monteras à machambre.

Graziella se hâta d’obéir, et bientôt cesdivers préparatifs furent terminés. Lorenza s’était étendue sur ledivan de cuir de Venise à grandes arabesques d’or, dans une poseadorablement féline. Ses bras nus sortaient des manches d’un largepeignoir de soie pourpre, tout brodé de chimères japonaises, et,sous le casque sombre de sa lourde chevelure, ses yeux bleus oùpassait de temps en temps une lueur étaient profondémentpensifs.

Trois heures venaient de sonner lorsque FritzKramm, avec une ponctualité toute yankee, se présenta à la porte ducottage. Graziella l’introduisit immédiatement.

Dès le seuil du petit salon, le marchand detableaux aspira avec délices l’atmosphère subtile et pénétrante quirégnait dans cette pièce ; les cassolettes exhalaient desfumées de bois d’aloès et d’encens, les grands bouquets de fleursdans les vases se pâmaient dans la tiédeur de l’air et, de Lorenzaelle-même, montaient d’alanguissants et capiteux effluves, comme sitout son corps n’eût été qu’une grande fleur de chair plusdélicatement embaumée. Fritz eut la sensation de pénétrer dans lacaverne enchantée de quelque Circé, son cœur battait au galop, sesmains tremblaient et il comprenait obscurément qu’il ne pourraitrien refuser de ce que lui demanderait cette femme.

Lorenza tout de suite le mit à l’aise par unegaieté, une vivacité de reparties qu’il ne lui avait encore jamaisvues.

– Vous m’avez écrit, balbutia-t-il d’unevoix tremblante d’émotion ; est-ce que vous seriez décidée àvous montrer moins cruelle ?

Lorenza eut un franc éclat de rire.

– Pas si vite, signor Kramm,murmura-t-elle, votre imagination vous entraîne trop loin.

– Pourquoi donc m’avez-vous faitvenir ?

– Le sais-je moi-même ? repritLorenza en riant de plus belle. Mettons, si vous voulez, que cesoit parce que je n’avais rien à faire cet après-midi, ou encoreparce que je voulais vous faire goûter mon excellent muscat.

– Quoi qu’il en soit, répliqua Fritz trèstroublé, je vous suis profondément reconnaissant de votre gracieuseinvitation !

La jeune Florentine s’était levée ; elleposa elle-même sur un guéridon le plateau et les coupes roses etdorées qui bientôt se couronnèrent de la mousse blonde etpétillante du précieux vin.

– Que trouvez-vous de monmuscat ?

– Il est exquis, signora !

– Toute à votre service ! Ma cave,sans être aussi bien garnie que celle des Fred Jorgell et desWilliam Dorgan, est entièrement à votre disposition !

La conversation se continua quelque tempsencore sur un ton de futilité. Fritz enrageait de ce badinage, etses yeux luisants ne quittaient pas la belle jeune femme dont lesmoindres mouvements semblaient avoir l’élasticité de ceux d’unepanthère.

– Écoutez, signora, dit-il en se levantbrusquement, c’en est assez de ces plaisanteries ! Cessez dejouer avec moi comme le chat joue avec la souris !… Vous savezque je vous aime !… que je suis fou de vous !…

– Malheureusement, s’écria la jeune femmedans un éclat de rire qui montra ses dents éblouissantes, c’est unepassion que je ne partage pas !

Le visage de Fritz s’était empourpré, sesprunelles luisaient.

– Je ne vous demande pas, supplia-t-il,de m’aimer du jour au lendemain… Mais ayez seulement pour moi unpeu de bonté, d’affection, et je vous rendrai la plus heureuse desfemmes !…

Il s’était jeté aux genoux de l’Italienne, quicontinuait à le regarder avec un sourire moqueur.

– Relevez-vous, dit-elle. Voilà quemaintenant vous me faites des déclarations en règle ! Fi donc,c’est abuser de mon hospitalité ! Tenez, asseyez-vous et buvezencore un verre de muscat. On dit en Italie que c’est un vin qui ale goût des baisers !

– Mais, enfin, s’écria Fritz Kramm avecdésespoir, que voulez-vous ? que demandez-vous ?… Je vousle donnerai ! Voulez-vous que je vous épouse ?

De la tête et de l’index levés malicieusement,Lorenza fit un signe négatif.

– Désirez-vous quelque bijou, quelqueparure ? Parlez ! Exprimez une volonté quelle qu’ellesoit, elle sera accomplie !

Fritz était haletant.

Tout son sang-froid l’abandonnait. Il brûlaitde fièvre. Machinalement, il but coup sur coup deux coupes de cevin volcanique qui charriait comme de la flamme dans sesveines.

– Lorenza, bégaya-t-il d’une voixsuppliante, Lorenza, sois à moi et je mettrai à tes pieds desmonceaux d’or et de bank-notes !

– Voilà qui est beaucoup promettre,répliqua la jeune femme d’un ton de persiflage. Je suis sûre que,si je vous demandais seulement les bank-notes que vous avez dans ceportefeuille que je devine dans la poche intérieure de votresmoking, vous y regarderiez à deux fois !

Fritz eut un cri de triomphe. Ces paroles nelui indiquaient-elles pas que l’Italienne était une femme vénalecomme les autres, qu’elle n’avait fait tant de façons que pourmettre ses faveurs à un taux plus élevé, et qu’elle serait à luipourvu qu’il y mît le prix ? D’un geste enthousiaste, il avaittiré le portefeuille de sa poche et le tendait à Lorenza.

– Tiens, lui dit-il, prends. Il y a làplusieurs milliers de dollars, ils sont à toi ! Tiens, gardetout, et je t’en promets encore bien davantage !…

Sans cesser de sourire, Lorenza avait prisnonchalamment le portefeuille, l’avait ouvert et, tout en faisantmine de compter les bank-notes qu’elle froissait entre ses doigts,elle regardait d’un œil scrutateur les quelques autres papiers quise trouvaient avec les billets de banque.

– Pourvu, songeait-elle avec angoisse,que la lettre soit là ! Si ce misérable l’avait serrée dansquelque coffre-fort, tout serait perdu !

Mais son regard fureteur avait discerné unpapier couvert de quelques lignes écrites à l’encre violette. D’uncoup d’œil elle vérifia la signature : Jérôme Grivard. C’étaitlà sans nul doute la lettre fatale dont lui avait parlél’artiste.

D’un geste rapide, elle s’en saisit et la fitglisser dans son corsage. Elle s’empara de même de lareconnaissance dont Louis lui avait parlé.

Fritz, lui, était tellement persuadé queLorenza n’en voulait qu’à ses bank-notes qu’il souriait stupidementen dégustant à petites gorgées une coupe de muscat.

Cependant, Lorenza avait pris deux bank-notes,elle les avait tortillées et, les ayant jetées dans la cheminée,elle s’amusait à les voir brûler.

À cette vue, le bandit sursauta.

– Que fais-tu donc ? demanda-t-il,mais c’est stupide ! Tu brûles des bank-notes,maintenant ?

Lorenza haussa les épaules et, pour touteréponse, jeta tranquillement au feu deux ou trois autres billets debanque.

Il y avait, dans les claires prunelles de lajeune femme, on n’aurait pu dire quoi de haineux et de gouailleur àla fois, qui rendit Fritz Kramm vaguement inquiet.

– Après tout, balbutia-t-il, brûle-les sicela te fait plaisir, je te les ai données !

– J’espère que vous ne les regrettez pas,railla-t-elle, en jetant d’un coup cinq ou six bank-notes dans lesflammes.

– Non ! non ! fit-il, ellessont à toi, je t’en promets d’autres ! Mais rends-moi lespapiers qui se trouvent avec !… Ce sont des lettres auxquellesje tiens.

– Des lettres de femmes, sans doute,cria-t-elle avec une joie fébrile, je suis jalouse, moi ! Aufeu les lettres de femmes, au feu toutes les paperasses !

Continuant à rire, d’un rire nerveux etstrident, d’un rire de folie, elle vida entièrement le contenu duportefeuille dans les flammes.

Fritz était devenu blême. Il s’était élancépour arracher quelques-uns de ces papiers à l’incendie, maisLorenza, qui feignait toujours de plaisanter, le maintint enrespect avec une espèce de torche faite de bank-notes flambantesqu’elle lui approchait du visage.

Déjà il était trop tard, bank-notes et papiersne formaient plus qu’un grand tas de cendres noires au milieudesquelles couraient des étincelles pareilles à des insectes defeu.

L’antiquaire était abasourdi. Il ne comprenaitpas cette conduite bizarre. Il était à cent lieues de soupçonnerque Lorenza, dans le cours de sa nuit d’insomnie, avait froidementet minutieusement prémédité ses moindres gestes.

Au moment où elle avait jeté les papiers aufeu, il eût voulu l’étrangler, mais, dans le même moment, il latrouvait adorable.

– Vous êtes terrible ! s’écria-t-ilavec une mauvaise humeur qu’il essayait de dissimuler. Vous voyez –il n’osait plus la tutoyer – que j’ai supporté sans trop me fâcherla perte de mes billets de banque et de mes papiers.

– Vous n’étiez déjà pas si gracieux toutà l’heure. Si vous m’aimez autant que vous le dites, il fautmontrer à mes volontés une soumission absolue et entière !

– J’essayerai, fit-il piteusement, maisne m’avez-vous pas promis, ajouta-t-il avec humilité, que vousseriez moins cruelle ? J’ai fait ce que vous me demandiez,somme toute.

– Vous y avez mis trop de mauvaise grâce.N’allons pas si vite en besogne. D’ailleurs, je ne vous ai rienpromis, je ne suis pas encore assez sûre de votreaffection !

Tout en parlant, elle était redevenue calme etsouriante.

De nouveau il se sentait sans force devant sonsourire ensorceleur.

– Écoutez, dit-elle, j’avoue que j’ai étéun peu étourdie. Il faut me pardonner cette gaminerie, je suis trèsnerveuse. Revenez demain, je vous récompenserai comme vous leméritez, soyez-en sûr, et surtout n’oubliez pas de m’apporter desbank-notes !

Cette phrase avait été calculée assezhabilement pour rendre espoir au bandit.

– Pourquoi ne voulez-vous pas que jerevienne ce soir ? insista-t-il suppliant.

– Non, pas ce soir, j’ai à sortir.D’ailleurs, il faut que je réfléchisse, je ne suis pas tout à faitdécidée.

Entortillé dans toutes sortes de phrasescaptieuses, Fritz Kramm finit par se retirer, mais en se promettantune éclatante revanche pour le lendemain.

Sitôt que Lorenza eut, de sa fenêtre, vudisparaître, dans le lointain, l’auto qui emportait Fritz Kramm, saphysionomie se détendit et exprima une béatitude et unesatisfaction profondes : son visage rayonnait de bonté et dedouceur.

– Pauvre Louis, murmura-t-elle, comme ilva être heureux !

– Graziella ! appela-t-elle, laisseles malles. Tu les finiras tout à l’heure ; va au plus vite mechercher un taxi-cab.

Pendant que la dévouée Italienne exécutait cetordre, Lorenza jeta en toute hâte un manteau sur ses épaules et unchapeau sur sa tête.

Quelques minutes plus tard, elle montait envoiture en jetant au chauffeur l’adresse de Balthazar Buxton.

CHAPITRE VI – La main

Fritz Kramm rentra chez lui en toute hâte. Ilvenait tout à coup de se souvenir qu’il avait donné rendez-vous àLouis Grivard qui devait lui faire livraison du tableau volé chezWilliam Dorgan et que l’heure de ce rendez-vous était passée.

– M. Grivard n’est pas venu ?demanda-t-il au domestique.

– Si, mais il vient de partir. Il alaissé pour vous une caisse que j’ai déposée dans le grandhall.

– Je sais ce que c’est. Ouvrez-la avecprécaution. Car elle renferme un tableau que je veux voir avantd’aller le porter moi-même.

Fritz vit ouvrir la caisse plate quirenfermait le portrait de Lucrèce Borgia et il ne put s’empêcherd’être émerveillé de la splendeur du chef-d’œuvre éblouissant dejeunesse sous le sombre vernis craquelé par le temps dont il étaitrecouvert.

Il n’eut pas un instant la pensée que c’étaitla copie et non l’original qu’il avait devant ses yeux.

– Bon, murmura-t-il, le Français a tenuparole. Il est un peu naïf. Tant qu’il croira que je possède encorela fameuse lettre que Lorenza vient de réduire en cendres, je letiendrai sous ma coupe ! Il n’est que cinq heures, le vieuxBalthazar m’attend à six. J’arriverai encore à temps, malgré leretard que m’a causé ma visite à la gentille sorcière d’Italie.

Comme on le voit, Fritz avait très légèrementpris son parti de l’aventure des lettres brûlées. Il remonta entaxi après avoir fait placer la caisse qui renfermait le portrait àcôté de lui sur un coussin.

À peu de distance de l’hôtel de l’amateur, sonauto croisa un taxi-cab dans lequel se trouvait une femme qui, à savue, se rejeta vivement en arrière.

Il n’avait pas reconnu la signora Lorenza qui,l’instant d’auparavant, sortait de chez Balthazar Buxton.

Il descendit en face du mystérieux palais etil en parcourut le labyrinthe suivant le cérémonial habituel,passant sous des herses, traversant des salles sans fenêtres etd’une bizarre décoration ; enfin, il atteignit la galeriecirculaire sur laquelle s’ouvrait la porte à coulisse qui donnaitaccès dans le hall du vieil amateur et où des hommes armésmontaient la garde.

Sa visite étant annoncée, il fut aussitôtintroduit. Le petit vieillard squelettique, frileusement entortillédans sa robe de chambre de velours noir, le reçut avec sonaffabilité habituelle ; les yeux d’or du maniaque semblaientfrétiller de convoitise en examinant la caisse où se trouvait letableau. Pourtant, Fritz crut s’apercevoir qu’il était pluspréoccupé et moins cordial que de coutume.

– Voyons, dit-il avec impatience, cetteadmirable Lucrèce, ce chef-d’œuvre de son sexe, qui fut aimée detant de princes, célébrée par tant de poètes, immortalisée par tantd’hommes de génie !

– Vous allez être satisfait, répliquaFritz qui, à l’aide d’un ciseau qu’il avait apporté, enlevaitrapidement les légères planches de peuplier qui constituaientl’emballage du tableau.

– Vous savez, ricana Balthazar Buxton,que vos chèques sont tout préparés. J’en ai là cinq de chacun deuxcent mille dollars, payables à la Central Bank.

– Oh ! dit Fritz obséquieusement, onsait que vous êtes solide. Vous êtes le seul milliardaire assezriche pour ne pas même se donner la peine d’augmenter safortune.

– C’est que je suis si vieux !murmura Balthazar en cambrant son torse étique avec une coquetteriemacabre qui démentait ses paroles.

Fritz avait tiré le tableau de sacaisse ; il le posa en équilibre sur un bahut, de façon à ceque la lumière tombât d’aplomb sur la toile.

Mme Lucrèce Borgia apparutsouriante, toujours jeune, de l’éternelle et vivante jeunesse deschefs-d’œuvre.

Balthazar était devenu grave. Il s’étaitarrêté à trois pas de la toile et il la considérait silencieusementde ses yeux aigus.

Une longue minute s’écoula. Fritz Kramm, sanssavoir pourquoi, se sentait péniblement impressionné. Il souriaittoujours de ce sourire obséquieux que l’on a appelé« commercial », mais une crainte vague commençait àl’envahir.

Sans mot dire, Balthazar Buxton rejeta dans untiroir entrouvert son carnet de chèques, puis il se rassit dans sonfauteuil de cuir et n’eut plus un regard pour la Lucrèce.

Fritz n’osait rompre le premier ce silencegros de menaces.

– Monsieur Kramm, dit enfin le vieillardd’un ton sévère, vous êtes un voleur ou un imbécile,choisissez !

– Moi ! balbutia le marchand quidevint livide.

– Oui, si vous m’avez apporté enconnaissance de cause cette copie, d’ailleurs assez bonne, pour unoriginal, vous êtes un voleur ! Si, au contraire, vous avezacheté cette toile en la croyant du Titien, vous ne connaissez pasvotre métier et vous êtes un imbécile !

C’était la signora Lorenza qui, en quittantFritz Kramm, était allée prévenir le vieil amateur de lasubstitution dont il allait devenir victime et, celui-ci, parvanité de connaisseur, avait dissimulé jusqu’au dernier moment,voulant qu’on n’attribuât qu’à sa seule science la découverte dufaux.

– Monsieur Kramm, ajouta-t-il enfoudroyant l’interpellé d’un regard chargé de mépris, vous me ferezle plaisir d’emporter de chez moi, au plus vite, cette toile et dene jamais remettre les pieds dans ma demeure !

Fritz sentait la fureur le gagner. Ainsi donc,cette superbe aubaine si patiemment préparée allait lui échapper,il ne toucherait pas le million de dollars qui devait remettre àflot la Main Rouge. C’était trop fort ! Il résolut de payerd’audace.

– Monsieur Buxton, dit-il avec un calmeaffecté, ce n’est pas ainsi que les affaires s’arrangent. Il sepeut que vous soyez un fin connaisseur, mais vous êtes sujet àerreur comme tout le monde. Je ne sais qu’une chose, moi !Vous m’avez commandé ferme de vous acheter un tableau quiappartenait à Mr. William Dorgan, je l’ai acheté et payé…

– Pas bien cher, je suppose ?interrompit le sarcastique vieillard.

– Cela ne vous regarde pas ! Maisvous m’avez promis un million de dollars, vous me les devez, je lesveux ! Je les aurai ! Je suis sûr, moi, que ce tableauest bien du Titien !

– Ou d’un barbouilleur à votre solde.

– Je refuse de remporter mon tableau. Lestribunaux apprécieront ! Le plus piquant, c’est que Fritzétait en partie de bonne foi. Il était persuadé que c’était bienl’original de la Lucrèce que Louis Grivard lui avait faitparvenir.

Il ne songeait évidemment pas à fairesérieusement appel aux tribunaux, car il eût été obligé de citer entémoignage William Dorgan, ce qui eût été fortement embarrassant,mais il espérait intimider Balthazar.

Une discussion très vive s’éleva entre eux, etle petit vieillard qui, d’après les ordres de son médecin, devaitfuir toute émotion violente ne tarda pas à trouver excessivel’importunité du déloyal marchand.

– Monsieur Kramm, lui dit-il, je ne suispas si jeune que vous et je ne puis crier aussi fort, mais vous mefatiguez ! Allez-vous-en ! Vous vous adresserez auxtribunaux si cela vous convient ! Emportez ou n’emportez pasvotre copie, je m’en moque !…

Ces paroles portèrent à son comble la fureurde Fritz. Il voulut répliquer, mais Balthazar étendit la main versun bouton électrique pour appeler ses gens et faire jeter dehorsl’intrus.

Fritz saisit la main du vieillard au moment oùelle effleurait le bouton électrique et d’une poussée, il le rejetabrusquement en arrière en lui disant à l’oreille d’une voix sourdeet menaçante :

– On ne me chasse pas comme cela,moi ! Il me faut mon argent ! Donnez-moi les cinqchèques, et tout de suite !…

– Non ! murmura le vieillard avecentêtement, vous êtes un misérable !… Laissez-moi, ouj’appelle au secours !

– Ne fais pas cela ou jet’étrangle !

Joignant le geste à la parole il saisitBalthazar à la gorge entre ses mains aux pouces énormes.

Fritz voyait rouge.

Il sentait que ses mains en cette secondeagissaient pour ainsi dire d’elles-mêmes comme si elles eussentpossédé une volonté distincte de la sienne.

Une épouvante atroce se refléta dans les yeuxd’or de Balthazar Buxton. Il jeta un cri aigu et frêle, comme unvagissement d’enfant.

Ce fut son dernier cri.

Fritz en proie au démon du meurtre serrait,serrait toujours plus fort ; le cou grêle comme un coud’oiseau s’aplatissait sous les pouces énormes de l’assassin ;les prunelles d’or chavirèrent et s’éteignirent au fond de leursorbites ; il y eut un craquement d’os brisés !

Balthazar était mort !

Fritz rejeta en arrière, d’un geste brusque,le cadavre aux yeux révulsés, à la face d’épouvante déjà teinte desang aux commissures des lèvres ; puis il ouvrit le tiroir,prit le carnet de chèques, l’engloutit dans une de ses poches et,dans un mouvement instinctif de bête traquée, il se rua vers laporte.

Il n’avait pas fait trois pas qu’il s’arrêtanet, la face envahie d’une pâleur mortelle.

Il ne s’était plus rappelé que, pour permettreà ses visiteurs de sortir, Balthazar Buxton passait lui-même par unguichet un jeton spécial qui servait de sauf-conduit pour sortir del’inextricable labyrinthe.

L’assassin n’avait pas songé à cela. Il étaitpris au piège, bêtement.

On le trouverait enfermé avec lecadavre ! Ah ! certes, il ne fallait pas songer às’échapper de l’hôtel, où, sans guide, on aurait pu errer un moisentier avant de découvrir une issue !

Le bandit eut un accès de rage froide. Lesdents serrées, les yeux injectés de sang, il tournait autour de laluxueuse rotonde, comme un loup pris au traquenard. D’un gesteimpulsif, il pulvérisa d’un coup de poing une fragile statuetted’albâtre ; plus loin, il creva d’une ruade un tableau.

Comment sortir ? Il fallait pourtantsortir ! Il fallait trouver promptement la bonne idée car ons’inquiéterait de ce long entretien, on viendrait !

Fritz se prit la tête à deux mains ! Ilessaya de réfléchir, il se força à raisonner.

Impossible ! Il ne trouvait rien.

Le tic-tac monotone d’une grande horloged’ébène lui tenaillait le cerveau. Il avait la sensation matériellede la fuite précipitée, galopante, échevelée des heures, desminutes et des secondes.

Tout à coup ses regards se portèrent sur lecadavre, qui, la tête renversée en arrière, semblait le contempleravec un ricanement vengeur ; et de nouveau, une formidablecolère s’empara de lui.

– Non, cria-t-il, ce ne sera pas toi quitriompheras, vieux squelette ! Je n’ai pas peur de toi !C’est moi qui serai le plus fort !

Fiévreusement il se mit à fouiller dans lespoches de la robe de velours, et bientôt il poussa un cri de joie,en découvrant le jeton qui permettait de sortir du labyrinthe.

Mais ce jeton, c’était le vieillard lui-mêmequi avait l’habitude de le passer par le guichet et la main deBalthazar Buxton était reconnaissable entre toutes, aussi bien àson osseuse maigreur qu’à sa couleur brune et à l’énorme émeraudequ’il portait à l’annulaire. La difficulté demeurait toujours lamême.

Fritz essaya d’arracher la bague, mais ellesemblait faire partie intégrante des doigts du mort !D’ailleurs, elle était si étroite que, l’eût-il arrachée, il n’eûtpu songer à l’enfiler dans un de ses gros doigts.

Le problème paraissait insoluble, etl’aiguille était là, inflexible, avançant toujours sur lecadran !

L’heure du lunch de Balthazar Buxton étaitarrivée. On viendrait, on allait venir d’une minute à l’autrepeut-être.

Dans la surexcitation du péril ou del’angoisse, l’assassin eut une inspiration désespérée etmacabre.

Il tâta le cadavre. Il était encore chaud,tiède plutôt, mais ce n’était pas encore le froid glacial desmorts.

Eh bien, oui, ce serait Balthazar Buxtonlui-même qui tendrait à travers le guichet le jetonlibérateur ! C’était là le seul moyen, il n’y en avait pasd’autre ! Et encore fallait-il se hâter !

Il empoigna ce petit cadavre léger comme uneplume, il le rapprocha du guichet, donnant à la main, encoresouple, la forme qu’il fallait, engageant – à peine – entre lesdeux doigts le jeton pour qu’il tombât facilement, et, en proie àune angoisse atroce, il se cacha derrière le cadavre qu’ilsoutenait sous les aisselles d’une main ; de l’autre main iltenait le poignet du mort, tout prêt à le pousser d’un coup sec,assez rapide pour que le jeton tombât.

Fritz avait frappé au guichet en imitant deson mieux Mr. Balthazar Buxton, dont il avait maintes foisobservé les allures et la façon de procéder en pareillecirconstance.

Par la plus inconcevable chance, cestratagème, qui confinait de près aux imaginations maladives de lafolie, eut un succès complet.

Le gardien vit d’un coup d’œil distrait lamain squelettique pousser le jeton et se retirer précipitamment. Ilne songea même pas à regarder par le guichet qui se refermaaussitôt.

Les gardiens du couloir circulaire avaient vutant de fois ce même geste machinal qu’ils n’y prêtaient plusaucune attention.

L’instant d’après, la porte à coulisses’ouvrait, et Fritz Kramm, guidé par un des hommes, arrivait sansencombre jusqu’à l’auto qui l’attendait.

Il n’avait eu garde d’oublier les cinq chèquesde chacun deux cent mille dollars, payables à la caisse de laCentral Bank.

CHAPITRE VII – Déception

Fritz Kramm songea d’abord à quitter New Yorkau plus vite. Il lui semblait voir déjà son hôtel cerné par lespolicemen.

Mais, en y réfléchissant, il se dit qu’aprèstout, les domestiques de Balthazar Buxton ne connaissant pas sonnom, il y avait grande chance pour qu’il ne fût pas découvert. Nepourrait-il d’ailleurs soutenir qu’il était innocent. Balthazarlui-même lui ayant donné de sa main – les gardiens ducouloir pourraient en témoigner – l’exeat nécessaire !

Un peu rassuré, il se rendit chez Cornélius,qu’il mit au courant des faits, sans omettre la plus légèrecirconstance. Le « sculpteur de chair humaine » pensa luiaussi que le péril n’était pas urgent et, plus audacieux encore queson frère, il alla jusqu’à envisager la possibilité de toucher leschèques ; après une longue conversation, ils résolurent de nerien faire jusqu’au lendemain. Leur décision dépendrait de latournure que prendraient les événements.

Fritz venait de se réveiller, après une nuitdes plus agitées, lorsque Cornélius entra dans sa chambre ; iltenait à la main une feuille du matin.

– Tout s’arrange, déclara-t-il avecsatisfaction, le feu a pris chez Balthazar, dont on a retrouvé lecadavre carbonisé. Tableaux et objets d’art sont en cendres, et laplupart des serviteurs ont été asphyxiés en essayant de s’échapperdu labyrinthe.

– Comment expliquer cela ? murmuraFritz avec stupeur. C’est à croire vraiment qu’une Providencediabolique nous protège.

– Rien n’est plus simple. Afin d’êtremieux servi, de ne donner à ses gens aucune raison de souhaiter samort, Balthazar – il me l’a raconté lui-même – leur donnait desgages très élevés, qu’il doublait encore chaque année, mais il nedevait rien leur laisser par testament ; de cette façon ilsavaient intérêt à ce qu’il vécût le plus longtemps possible.

– Je comprends qu’ils aient dû êtrefurieux en trouvant son cadavre.

– Non seulement cela, mais ils ont dûavoir peur d’être soupçonnés, et ils ont risqué le tout pour letout. Il est évident pour moi qu’ils n’ont dû allumer l’incendiequ’après avoir fait main basse sur ce qu’il avait de plusprécieux.

– Mais ceux qui ont étéasphyxiés ?

– C’était ceux qui n’étaient pas ducomplot ; les autres ont mis leur butin en sûreté, cela nefait pas l’ombre d’un doute.

– Et le portrait de LucrèceBorgia ?

– Brûlé, anéanti…

– Tout va bien, s’écria Fritz gaiement,nous allons pouvoir toucher nos chèques.

– Et cela d’autant plus aisément queBalthazar a dû aviser la banque du versement important qu’elleaurait à effectuer.

Les deux bandits se séparèrent, enchantés dela tournure inespérée qu’avaient prise les événements. Fritz Krammdéjeuna de bon appétit ; débarrassé de toutes préoccupations,il ne songea plus qu’à se rendre chez la belle Lorenza qui, sansdoute, allait cette fois se montrer moins farouche.

Avenue de Broadway, une déception l’attendait.Le cottage de la guérisseuse de perles était désert, les voletshermétiquement clos et un écriteau, house to let (maison àlouer), se balançait au-dessus de la grille.

Les voisins, interrogés, racontèrent quel’Italienne et sa bonne étaient parties avec de nombreux bagages laveille au soir pour une destination inconnue.

Furieux et décontenancé de ce qu’il appelaitune trahison, Fritz remonta en auto et jeta au cocher l’adresse deLouis Grivard. C’était l’artiste qui allait essuyer sa colère etqui serait obligé de donner des explications sur le faux tableau duTitien ; n’était-ce pas en somme ce misérable barbouilleur quiétait la cause de la mort de Balthazar ?

Mais chez Louis Grivard, comme chez Lorenza,Fritz Kramm trouva porte close et visage de bois.

– Une jeune dame brune d’une beautéadmirable est venue le chercher en auto, hier soir, à la tombée dela nuit, expliqua la concierge.

– Vous ne savez pas où ils sontallés ?

– M. Louis, à ce qu’il semble, adonné au chauffeur l’adresse de la gare maritime destransatlantiques.

Fritz remonta en voiture sans prononcer uneparole. Il avait compris qu’il était joué, mais il possédait unétonnant empire sur lui-même ; maintenant toute sa colèreétait tombée ; ce fut d’un ton parfaitement calme qu’il jeta àson chauffeur l’adresse de Cornélius.

Laissant de côté toute autre préoccupation,les deux bandits devaient partir pour San Francisco le lendemain,pour veiller en personne à l’exécution du plan qui devait amener laperte du yacht la Revanche et de tous ses passagers.

ONZIÈME ÉPISODE – Cœur de gitane

CHAPITRE PREMIER – T. S. F.

Dix heures du soir venaient de sonner à peinedistinctes dans l’épais brouillard qui ensevelissait, comme d’unlinceul d’ouate grise, les docks, les édifices et les navires duport de Vancouver.

La ville déjà livrée au sommeil, les quaisdéserts étaient plongés dans le silence.

C’est à travers la solitude des rues où, dansl’épaisseur de la brume, il était à peine possible de reconnaîtreson chemin qu’une dizaine d’hommes se hâtaient, s’arrêtant de tempsà autre pour déchiffrer les inscriptions placées à l’angle dechaque voie et difficilement lisibles sous le halo bleuâtre desbecs électriques.

Ces étranges promeneurs étaient tousuniformément vêtus de cabans de gros drap et chacun d’eux portait àla main une valise. C’étaient assurément des voyageurs, mais siquelque curieux se fût avisé de les espionner, il eût été fortsurpris de voir qu’ils tournaient le dos à l’importante gare duCanadian Pacific Railroad et qu’ils s’éloignaient des quais où sontamarrés les paquebots en partance pour le Klondike, le Japon et lesGrandes Indes.

Bientôt, ils laissèrent derrière eux lesdernières maisons de la ville dont les lumières n’étaient plusqu’une tache blafarde dans les ténèbres humides, et ils longèrentla côte basse et sablonneuse où soufflait un vent glacial et oùvenaient déferler les lames du Pacifique.

Jusqu’alors ils avaient marché sans prononcerune parole ; mais, arrivés devant un bouquet de sureaux et desaules nains qui semblait leur servir de point de repère, ilsfirent halte et se réunirent en cercle pour tenir conseil.

– Je me demande un peu où l’on va nousemmener, murmurait un homme d’une colossale stature, un véritablegéant, à un maigre personnage sur l’épaule duquel il s’appuyaitfamilièrement.

– Je n’en sais rien, mon brave Goliath,répondit l’autre, mais tout cela me semble, en effet, assezmystérieux !

– Qu’est-ce que cela peut faire ?dit un troisième, puisque nous sommes payés d’avance.

– D’ailleurs, interrompit une jeune filleà la voix grêle et perçante, c’est notre ami Oscar Tournesol, lesympathique bossu, qui nous a engagés dans cette affaire et il estincapable de nous jouer un mauvais tour.

– Possible, grommela le géant Goliath,mais il fait un froid de chien et, avec cette brume, du diable sinous sommes capables d’apercevoir le signal !

– Heu ! heu ! toussota une voixplaintive, je boirais bien un verre de gin pour meréchauffer ! Tu aurais dû emporter une gourde de voyage, mapetite Régine.

– Vous boirez tout à l’heure,Mr. Sleary, un peu de patience !

– Le signal, cria tout à coupGoliath ; et, de sa main énorme, il montrait, dans la nuitlivide, une tache lumineuse qui semblait grandir en serapprochant.

Aussitôt, Mr. Sleary tira de sa poche unelanterne électrique dont il fit jouer le commutateur. Une vivelumière éclaira la grève déserte et la vague écumeuse et grise.

Deux minutes s’écoulèrent, puis le signalayant sans doute été aperçu, la lumière lointaine disparutbrusquement et aussitôt Mr. Sleary éteignit lui-même salanterne.

Dix minutes plus tard, le bruit cadencé desavirons se faisait entendre et une yole, montée par quatre rameurs,venait s’échouer doucement sur le sable ; au gouvernail étaitassis un personnage chétif, légèrement bossu qui, tout de suite,sauta à terre et mettant un doigt sur ses lèvres :

– Pas de bruit, fit-il, que tout le mondeembarque dans le plus grand silence ! Il est très importantque personne ne vous voie et qu’aucun policeman, aucun douanier nes’avise de vous demander où vous allez !

Tous parurent comprendre la valeur de cetterecommandation et ce fut sans prononcer un mot que la petite troupeprit place sur les bancs de la yole. Régine s’était assise auxcôtés du bossu et se serrait frileusement contre lui.

Tout le monde étant embarqué, les rameurs secourbèrent sur leurs avirons et la légère embarcation, si chargéequ’elle enfonçait presque jusqu’au bordage, fila entre les hautesvagues.

Fouillant les ténèbres de ses prunellesaiguës, le petit bossu corrigeait de temps en temps la directiond’un coup de barre, guidé à travers le brouillard par les appelsstridents d’une sirène à vapeur.

À mesure qu’on s’éloignait du rivage, lesvagues devenaient plus hautes et, de temps en temps, déferlaientsur la yole et couvraient ses passagers d’un nuage d’écume. Lebossu voyait grelotter Régine à côté de lui. Enfin, la masse sombred’un navire à la mâture élancée se profila dans la nuit ; layole accosta par la hanche de tribord, un escalier mobile fut jetéet bientôt les passagers montèrent un à un sur le pont dunavire.

Un personnage luxueusement vêtu d’une pelissede renard bleu et coiffé d’un bonnet de la même fourrure accueillitles nouveaux venus et les fit entrer dans un confortable salonmeublé d’un divan circulaire et d’une vaste table de roulis où setrouvaient disposés tous les éléments d’une collation.

– Messieurs, dit-il quand chacun eut prisplace, permettez-moi de vous faire les honneurs du yachtl’Ariel, qui doit nous conduire à notre destination.Pendant que vous prendrez un grog bien chaud, ce qui n’est pas uneprécaution inutile par ce terrible brouillard, je vous expliqueraile but d’un voyage qui doit vous sembler à tous quelque peumystérieux !

– Heu ! heu ! milord, ditMr. Sleary, je crois, en effet, qu’un grog bien chaud est uneprécaution indispensable, heu ! heu ! Mais nous vousécoutons, milord !

Le gentleman au bonnet de fourrure sedébarrassa de sa pelisse, choisit dans une boîte un cigare de LaHavane bien sec qu’il alluma tranquillement, puis, au milieu d’unsilence attentif il commença en ces termes :

– Je me nomme, comme vous le savez, lordAstor Burydan, et ma principale occupation est de dépenser, de lafaçon la plus intéressante qu’il soit possible, l’immense fortuneque je possède. Je n’ai jamais reculé devant aucune excentricitépourvu qu’elle soit amusante, et c’est sans doute ce qui m’a valu,aussi bien en Amérique que sur le vieux continent, le populairesurnom de milord Bamboche.

Et lord Burydan, avec une grande clartéd’expressions et un grand luxe de détails, raconta comment il avaitfait naufrage dans une île inconnue qui servait de repaire auxtramps et qu’ils appelaient entre eux l’île des pendus. Là onl’avait gardé captif de longs mois, ainsi qu’un vieux savantfrançais, le célèbre Prosper Bondonnat et un brave Peau-Rouge nomméKloum.

L’excentrique et Kloum avaient réussi às’évader dans un aéronef, construit d’après les données deM. Bondonnat, mais le vieux savant était demeuré prisonnierdes bandits.

– Vous devez comprendre, conclut lordBurydan après un long récit de ses aventures, que, désormais, jen’ai et ne puis avoir qu’un but : délivrer M. Bondonnat,exterminer les habitants de l’île des pendus. C’est pour atteindrece but que j’ai fait construire dans le plus grand secret ce yacht,l’Ariel, à bord duquel nous nous trouvons. Il est montépar quatre-vingts hommes d’équipage et formidablement armé.

Les assistants avaient suivi avec un vifintérêt le récit du noble lord, ils commençaient à entrevoir lavérité.

– Mes amis, continua-t-il, lorsque, à SanFrancisco, je vous ai dit que j’avais le caprice d’être imprésario,je vous ai trompés ! La vérité est que j’ai eu l’idéed’utiliser vos talents d’acrobates pour faire le siège de lacapitale de la Main Rouge. C’est à vous de me dire maintenant sicette entreprise vous convient ! Ceux auxquels il répugneraitde m’accompagner n’ont qu’à le dire. Ils vont être immédiatementreconduits à Vancouver après avoir, bien entendu, comme cela estlégitime, touché l’indemnité convenue. Que ceux qui veulent resteren Amérique lèvent la main !

Personne ne bougea.

– Milord, dit le géant Goliath prenant laparole au nom de tous, personne ne veut vous quitter, vous avez éténotre bienfaiteur, nous sommes prêts à vous suivre partout où ilvous plaira de nous conduire. Et s’il y a des dangers à courir,tant mieux ! Nous sommes des artistes et nous aimons lesentreprises nobles et aventureuses !

Un sourire de satisfaction s’esquissa sur laphysionomie de l’excentrique. Il se préparait à répondre, mais lepetit bossu ne lui en laissa pas le temps.

– Mes chers camarades, s’écria-t-il, jen’en attendais pas moins de votre courage ! Vous soutenezl’antique renommée du Gorill-Club dont nous sommes tous fiers defaire partie. Avec votre collaboration précieuse, nous sommes sûrsde triompher ! Et, interpellant tour à tour chacun desartistes, il ajouta :

– Il faudra que la garnison de l’île despendus soit vraiment forte, vraiment rusée, pour résister à unearmée qui va compter dans ses rangs Goliath, l’homme le plus fortde l’univers, qui brise d’un seul coup des chaînes d’acier comme sice n’étaient que des fils d’étoupe ; Goliath dont les bicepsont un mètre de tour ! Goliath qui, les jarrets suspendus à untrapèze, enlève avec les dents un cheval et son cavalier.…

« Fulgaras, l’acrobate salamandre, latorche humaine, aussi à l’aise au milieu des flammes que sic’était son élément naturel !…

« Bob Horvett, le nageur émérite,surnommé le Triton moderne !…

« Romulus, l’obus vivant, qui sefait charger dans un canon et, projeté dans les airs parl’explosion, saisit au vol un trapèze !…

« Nos camarades Makoko et Kambo, aussirobustes et aussi agiles que les gorilles et les orangs-outangsdont ils empruntent le costume !… »

Le bossu fut plusieurs fois interrompu par desapplaudissements frénétiques et des toasts portés en l’honneur demilord Bamboche. Mais, pareil au héros du vieil Homère, il tenait àfaire une complète énumération des paladins du Gorill-Club.

– Comment, continua-t-il, la Main Rougerésisterait-elle à la dextérité de notre ami Matalobos, le fameuxprestidigitateur, qui mettrait dans sa manche, s’il lui en prenaitenvie, un cheval et son cavalier, une locomotive ou un troupeau demoutons ?… Au Chinois Yan-Kaï, le tireur au coup d’œilinfaillible ? Au clown Robertson, aux jarrets d’acier, auxmuscles de caoutchouc, capable de franchir d’un seul bond lesfossés et les ponts-levis ?

Oscar Tournesol présenta de la même façonélogieuse le clown Bombridge, professeur d’acrobatie, le maître etl’exemple de toute cette lignée d’artistes et le managerMr. Sleary, le fondateur du Gorill-Club et le directeur de latroupe.

À ce moment, les acrobates s’aperçurent que leyacht était agité d’un violent mouvement de roulis et de tangage etque la trépidation des machines augmentait.

Lord Burydan eut un sourire.

– Oui, mes amis, dit-il, l’Arielest déjà en route vers l’île des pendus. Pendant que vous écoutiezOscar, j’ai crié un ordre au mécanicien par le tube acoustique. Ona, pour gagner du temps, coupé les amarres et dans trois quartsd’heure nous aurons perdu de vue la côte américaine.

« J’avais mes raisons pour que notredépart s’opérât dans le plus grand mystère ! J’ai faitannoncer dans les journaux que je me rendais en Angleterre ;j’ai même fait prendre un billet en mon nom sur un paquebot de NewYork. Enfin, depuis huit jours, personne ne m’a vu. Je pense, grâceà toutes ces précautions, avoir échappé aux espions de la MainRouge. Il était de la plus haute importance qu’ils ne connaissentpas notre départ. Maintenant, je suis sûr de les avoirdépistés !

– D’ailleurs, reprit Oscar, nous nesommes pas seuls à tenter cette expédition ! C’est demain,vendredi 13 janvier, que part de San Francisco un yacht pluspuissant et mieux armé que celui-ci, la Revanche.Il estéquipé par les soins du milliardaire Fred Jorgell et doit rester,grâce à la télégraphie sans fil, en constante communication avecnous. Vous voyez que, dans ces conditions, les risques sont debeaucoup diminués et le succès certain.

– Vous comprenez, maintenant, reprit lordBurydan, la raison qui m’a empêché d’emmener avec nous les dames duGorill-Club, miss Winy, l’équilibriste, la belle Nudita et lescharmantes écuyères Olga et Isabelle…

Lord Burydan s’était interrompu et son visageexprimait un certain mécontentement ; il venait d’apercevoirla blonde Régine Bombridge qui, jusqu’alors, s’était dissimuléederrière la vaste carrure du géant Goliath.

– Je vois, dit l’excentrique, qu’une deces dames a trouvé bon de passer outre et de s’embarquer enfraude !

Miss Bombridge s’était levée touteconfuse.

– Milord, murmura-t-elle d’une voix émue,j’espère que vous voudrez bien me pardonner cette supercherie, maisje n’ai pas voulu me séparer de mon père. D’ailleurs, je passe pourune écuyère habile et je pourrai, j’espère, vous rendre desservices. Enfin, si je ne suis bonne qu’à cela, je remplirai lesfonctions d’infirmière. Ce sera moi la Croix-Rouge et je soignerailes blessés.

– Espérons qu’il n’y en aura pas, ditlord Burydan qui avait fini par prendre son parti de la présence dela jeune fille à bord.

– Puis, ajouta le bossu avec vivacité, ilserait bien difficile de renvoyer mademoiselle, maintenant quel’Ariel est en marche.

Lord Burydan acquiesça de bonne grâce.

Aux regards qu’échangeaient le bossu et lapetite écuyère, il avait compris qu’Oscar n’était pas étranger à lasupercherie qui avait permis à la jeune fille de se glisser parmiles membres de l’expédition.

À ce moment, un grand barbet noir aux poilsfrisés vint se jeter impétueusement sur les genoux d’Oscar et lecouvrit de caresses.

– À bas, Pistolet, dit lord Burydan, encaressant le fidèle animal, va plutôt me chercher Kloum !

– Oui, ajouta Oscar en regardant le chiend’une certaine façon, va trouver Kloum et dis-lui devenir !

Pistolet s’élança, rapide comme une flèche, etrevint bientôt suivi du Peau-Rouge, impassible et grave à sonordinaire.

– Kloum, dit lord Burydan, comme il n’estpas loin de minuit, je pense que ces messieurs seraient peut-êtrebien aises d’aller se reposer. Veux-tu, s’il te plaît, les conduireà leurs cabines !

Cette proposition fut accueillie avec joie,car tous étaient plus ou moins fatigués. Les uns après les autres,les acrobates prirent congé du lord excentrique. Bientôt tout lemonde dormit sur l’Ariel, et l’on n’entendit sur le pontdu yacht que le pas monotone des hommes de quart et la trépidationdes machines mêlés aux sifflements de la bise et au grincementmélancolique des cordages sur leurs poulies.

La nuit s’écoula sans incident. Le lendemain,en montant sur le pont, lord Burydan trouva tous ses passagersacrobates déjà levés et s’amusant des ébats d’une troupe demarsouins qui suivaient le navire en faisant la roue ; lebrouillard était moins épais que la veille, l’Arielfaisaitroute sur une mer grise, sous un ciel pâle, qui semblaient présagerquelque averse de neige. D’ailleurs le froid n’était pas excessif.En somme, c’était un temps excellent pour une navigationpaisible.

Lord Burydan présida lui-même le repas pris encommun dans la salle à manger du bord et il en profita pourexpliquer divers plans d’attaque qu’il avait formés, et pourmontrer à ses alliés une carte de l’île des pendus, dressée desouvenir, et qui devait être à peu près exacte.

Acrobates et clowns montraient d’ailleurs unexcellent appétit et s’accommodaient parfaitement du régime dulord. Personne ne s’était encore plaint du mal de mer, pas même ladélicate miss Bombridge.

La jeune fille ne quittait guère OscarTournesol, qui se faisait un plaisir de lui expliquer l’usage detous les objets du navire ; entre le bossu et l’écuyère, ils’était établi une de ces sympathies instinctives, qui sont souventle prélude d’une affection plus sérieuse.

D’un tempérament très sentimental, la blondeécuyère avait été profondément touchée des attentions du bossu, etelle ressentait une grande pitié pour ce pauvre être disgracié dela nature, pour lequel les autres femmes du Gorill-Club n’avaienteu jusqu’ici que des sourires méprisants.

Dans l’après-midi, ils étaient entrés tousdeux dans le poste de télégraphie sans fil, installé près de ladunette, et Oscar avait de son mieux démontré le fonctionnement del’appareil, puis peu à peu la conversation avait pris un autretour.

– Hélas ! soupira le bossu,j’ignorerai sans doute toujours ce que c’est que l’affection d’unefemme adorée ! Je ne saurai jamais ce que c’est que latendresse et les câlineries d’une compagne. Quelle est la jeunefille qui voudrait unir son sort à celui d’un misérablebossu ?

– Ne parlez pas ainsi, murmura Régineprofondément émue, vous me faites de la peine !

– Je suis laid, chétif, contrefait !Tout le monde se moque de moi et personne ne m’aime…

– Voilà qui est faux, par exemple,répliqua vivement la jeune fille, vous êtes adoré de tous voscamarades… Par exemple croyez-vous que moi je ne vous aimepas ?

– Oui, je sais, soupira le pauvre Oscar,vous m’aimez comme une amie, comme une sœur, mais pas comme je levoudrais.

– Je vous assure, mon cher Oscar, que jevous trouve beaucoup de qualités et que j’ai pour vous une réelleaffection !

Régine en prononçant cette phrase, quelque peuambiguë, était devenue rouge comme une cerise.

– Régine, murmura le jeune homme avecamertume, vous ne me comprenez pas. Vous avez beaucoup d’amitiépour moi, mais jamais vous ne consentiriez à m’accorder votremain.

– Qui sait ! murmura la jeuneécuyère d’une voix presque imperceptible.

Tous deux se regardèrent en silence. Oscaravait pris doucement la petite main de Régine dans les siennes etla jeune fille n’eut pas le courage de la retirer.

Mais, à ce moment, le timbre d’appel del’appareil de télégraphie sans fil se mit à résonner. Oscar etRégine se levèrent précipitamment, comme deux écoliers pris enfaute, et se hâtèrent de sortir de la cabine pour aller prévenirlord Burydan.

L’excentrique accourut en hâte et se rendit àl’appareil, dont il connaissait parfaitement le maniement.

Quelques minutes après, il revenait avec unedépêche rassurante que Fred Jorgell et Harry Dorgan venaient de luiexpédier de San Francisco.

Le yacht la Revanche avait pris lamer dans d’excellentes conditions et, avant son départ, lesingénieurs qui le montaient en avaient soigneusement vérifié lamachinerie, les agrès et la coque. Enfin l’équipage, très biendiscipliné, paraissait animé de bonnes intentions. Suivant un planconcerté d’avance, on avait répandu le bruit que c’est vers le sudque se dirigeait le yacht ; de cette façon l’on avait quelqueschances sérieuses d’éviter les complots des bandits de la MainRouge.

Lord Burydan s’empressa de répondre à cemarconigramme, en rendant compte à ses amis de la situation del’Ariel. Il leur rappela qu’ainsi qu’il avait été convenulongtemps à l’avance il entrerait le lendemain en communicationavec le poste sans fil installé à bord de la Revanche, etque, cette communication une fois établie, les deux yachtséchangeraient des nouvelles d’heure en heure, jusqu’à ce qu’ilseussent opéré leur jonction, qui devait avoir lieu à un point duPacifique, exactement déterminé à l’avance, à une dizaine de lieuesmarines de l’île des pendus.

– Pourquoi donc, demanda Oscar, n’est-cepas aujourd’hui même que vous télégraphiez à nos amis de laRevanche ?

– J’ai pour cela une raison excellente.En attendant que la Revanche soit beaucoup plus rapprochéede l’Ariel, je diminue le risque de voir nos messagesinterceptés par un des postes installés sur la côte et par suitetransmis à la Main Rouge. Il est convenu, toujours pour la mêmeraison, que je ne communiquerai de nouveau avec San Francisco qu’encas d’absolue nécessité.

– S’il en est ainsi, il eût été même plusprudent de ne pas communiquer aujourd’hui.

– C’est juste. Mais avouez que nousaurions bien de la malchance si notre premier message, qui serapeut-être le seul, tombait entre les mains des chefs de la MainRouge.

Oscar et lord Burydan discutaient encore cettequestion en se promenant à pas lents sur le tillac, lorsque lasonnerie du récepteur retentit de nouveau dans la cabine.

Lord Burydan s’élança, vaguement inquiet de cenouvel appel. Il resta plus d’une demi-heure enfermé dans lacabine. Quand il en ressortit, il était très pâle.

– Que se passe-t-il donc ? demandaOscar anxieusement.

– Quelque chose de terrible ! LaMain Rouge est déjà au courant de nos projets.

– Mais c’est impossible ! Commentpouvez-vous le savoir ?

– Je viens d’intercepter un message, ouplutôt un fragment de message, adressé d’une des stations de lacôte à l’île des pendus. Vous savez que, quand les ondes lancéesd’un poste rencontrent en chemin un autre appareil que celui auquelelles sont adressées, il est très facile à l’opérateur qui se tientà l’appareil intermédiaire de happer, pour ainsi dire au vol, lemessage transmis, et cela sans que les correspondants placés auxdeux bouts de la ligne puissent s’en apercevoir. C’est ce que j’aifait.

– Eh bien ?…

– Voici la phrase, l’unique phrasemalheureusement, que j’ai pu surprendre :

… Mettre tous forts en état de défense…doubler les sentinelles… faire rondes fréquentes… visiter lestorpilles… l’île des pendus peut être attaquée…

– Que concluez-vous de là ? ditOscar.

– Cela est malheureusement tropclair ! Les espions de la Main Rouge sont au courant de nosintentions. Au lieu de surprendre la garnison de l’île des pendus,nous la trouverons sur le qui-vive !

– C’est impossible qu’ils soient si bieninformés !

– Les faits sont là ! Et jem’explique même qu’ils aient pu deviner notre secret.

– Je ne vois pas comment ?

– Je le vois, moi. Je suis d’autant plusfurieux que c’est de ma faute ! N’ai-je pas eu la sottise,lors de mon dernier voyage à New York, d’aller prévenir Steffel, lechef de la police, et de lui donner la latitude et la longitudeexactes de l’île !

– Ce n’est pas lui qui a pu vous trahir.Il a d’ailleurs, été victime d’un accident, le jour même de votrevisite.

Lord Burydan réfléchit.

– Qui sait, fit-il, si ce n’est pasprécisément parce qu’il en savait trop long qu’on l’a faitdisparaître. Pour moi, il est évident que c’est Steffel qui nous atrahis ! Tout le monde sait, à New York, que les hautsfonctionnaires de l’administration sont loin d’êtreincorruptibles !

– Ne seriez-vous pas d’avis, dit lebossu, de prévenir immédiatement Messrs. Fred Jorgell et HarryDorgan ?

– Non, votre idée ne vaut rien ! Monmessage serait certainement intercepté, comme l’a peut-être étédéjà celui que je viens d’envoyer. Ah ! je suis furieuxd’avoir été assez naïf pour m’adresser au policier !

À ce moment-là, la cloche du dîner se fitentendre.

– Surtout, dit lord Burydan en sedirigeant avec Oscar vers la salle à manger, pas un mot de toutceci à nos braves acrobates ! Ce serait les découragerinutilement !

– Soyez tranquille, milord, je seraidiscret !

Chacun prit place autour de la table, servieavec autant de luxe que d’abondance, mais les acrobatesremarquèrent que lord Burydan paraissait moins gai que de coutume.Le repas se ressentit de ses préoccupations et l’on se sépara demeilleure heure que la veille.

Lord Burydan passa une nuit très agitée ;levé un des premiers, il se rendit aussitôt à la cabinetélégraphique pour se mettre en communication avec ses amis de laRevanche, mais, à sa grande surprise, il n’obtint aucuneréponse.

Après deux heures d’efforts inutiles, il dut yrenoncer. En dépit de la beauté du temps et de la puissance desondes émises, la Revanchene donnait pas signe de vie.

CHAPITRE II – Le courrier

Une grande auto stoppa brusquement à l’anglede California et de Montgomery street à San Francisco. Troisgentlemen, mis avec la plus grande élégance, en descendirent etpénétrèrent dans l’imposant édifice qui s’élève à l’angle des deuxrues et qui porte, en gigantesques lettres d’or, cetteinscription : California Safe Deposit and TrustCompany[6].

Ce bâtiment, dont les murs ont cinq mètresd’épaisseur et sont bâtis avec de grosses pierres de taille reliéespar des ancres de fer, n’a que de rares fenêtres, grilléesd’énormes barreaux d’acier.

Les trois gentlemen pénétrèrent dans un grandhall, décoré des statues de Crésus et de Plutus, qui faisaientpendants à celles de deux milliardaires californiens, Messrs.Stanford et Fload. Ils suivirent un couloir à la voûte et aux mursd’acier, au bout duquel se trouvait un bureau, protégé par ungrillage solide.

Le premier des gentlemen s’approcha du guichetet dit à l’employé, en lui tendant une carte d’identité :

– Mr. le docteur Cornélius Kramm, deNew York.

– Well, sir ! réponditl’homme en tendant par le guichet un jeton de nickel perforé detrois numéros disposés en triangle.

Le second gentleman s’avança alors.

– Mr. Fritz Kramm, de NewYork, dit-il.

Et comme le premier, il reçut un jeton denickel.

Puis ce fut au tour du troisième, qui déclarase nommer Mr. Joë Dorgan, de New York.

Tous trois se trouvèrent dans un largecorridor, dont le sol, la voûte et les parois étaient également enacier, et qui était coupé par trois grilles, près de chacunedesquelles se tenait un employé, qui vérifia et pointasoigneusement chacun des numéros des jetons de nickel ; aprèsces formalités, qui rappelaient à Fritz Kramm, quoique d’une façonmoins originale, le palais-labyrinthe de Balthazar Buxton, lestrois hommes furent admis à descendre le gigantesque escalier quiconduisait aux caves de la banque et deux employés, armés d’untrousseau de clefs, se mirent à leur disposition.

Les caves monumentales sont entièrementconstruites en fer et en acier, mais elles sont décorées de statuesde chevaliers du Moyen Âge, aux armures dorées, casque en tête etbouclier au poing.

À côté de ces guerriers de bronze, vingtpolicemen athlétiques, armés jusqu’aux dents, montent nuit et jourla garde dans le couloir extérieur et sont relevés d’heure enheure.

Les trois gentlemen s’étaient arrêtés en facede leurs coffres-forts respectifs, qui se trouvaient placés l’un àcôté de l’autre.

Après avoir ouvert les serrures, les employésse retirèrent, laissant le docteur Cornélius et ses deux compagnonslibres de remplir ou de vider leurs coffres-forts.

– Combien avons-nous en caisse ?demanda Cornélius.

– Chacun trois cent mille dollarsenviron, répondit Fritz, mais nous n’avions ici, bien entendu, queles sommes provenues de l’affaire Balthazar Buxton. Il est prudentde ne pas mettre tous nos capitaux dans la même banque. On ne saitjamais ce qui peut arriver.

– Vous parlez d’or, fit le troisièmepersonnage avec impatience, mais vous savez qu’aujourd’hui noussommes pressés. De combien avons-nous besoin ?

– Je crois, mon cher Baruch, ou plutôtmon cher Joë, répondit le docteur avec un ricanement, que trentemille seront suffisants, prenons-en donc dix mille chacun.

Les trois associés comptèrent chacun uneliasse de bank-notes, qu’ils glissèrent dans leur portefeuille. Dixminutes plus tard, ils remontaient en auto et se faisaient conduireau Palace-Hotel, où ils dînèrent rapidement dans un salon spécial,retenu pour eux à l’avance. Il faisait presque nuit lorsqu’ilsregagnèrent leur voiture, mais cette fois ce fut pour entreprendreun véritable voyage. Pendant deux heures, ils filèrent à touteallure à travers les routes poussiéreuses de la banlieue de SanFrancisco. Enfin le chauffeur stoppa dans un lieu absolumentdésert. C’était, à quelques miles du bord de la mer, une landesauvage hérissée de broussailles, coupée de marées stagnantescouvertes de roseaux.

Tous trois paraissaient parfaitement connaîtrece site désolé. Laissant leur chauffeur sur son siège, ilss’engagèrent délibérément dans un étroit sentier qui serpentaitentre les mares et les buissons. Le chauffeur, l’Italien Léonello,les suivit quelque temps du regard ; mais, bientôt, ils seperdirent dans les ténèbres, et, n’ayant sans doute aucuneinquiétude sur leur compte, Léonello rentra philosophiquement dansl’intérieur de la voiture pour se mettre à l’abri d’une petitepluie fine qui commençait à tomber.

Les trois hommes continuaient leurchemin ; mais, à quelque distance de l’auto, chacun d’euxavait appliqué un masque de caoutchouc sur son visage et vérifiéson browning.

Le sentier qu’ils suivaient les mena jusqu’àune excavation profonde, qui paraissait une carrière abandonnée.Ils s’apprêtaient à y descendre, lorsqu’un homme se dressa devanteux pour leur barrer le passage ; mais Cornélius n’eut qu’unmot à prononcer, et l’homme s’effaça respectueusement.

Ils dépassèrent ainsi sans accident unedeuxième, une troisième et une quatrième sentinelle ; ils setrouvaient maintenant tout au fond du vaste trou, sans doute creuséautrefois par les mineurs au temps de la belle époque desplacers. Là, adossée au roc, il y avait une chaumièrefaite de blocs informes, couverte d’un toit de roseaux, et quin’offrait d’autre issue qu’une porte basse. Ils poussèrent leloquet et entrèrent ; l’intérieur de la cabane présentait plusde confort qu’on n’eût pu s’y attendre dans un pareil lieu. Un bonfeu brûlait dans la cheminée d’argile et, sur une table, il y avaitdeux bougies dans des chandeliers de cuivre.

Deux hommes, à la mine farouche, assis dechaque côté du feu sur des escabeaux, se levèrent avec respect à lavue des visiteurs, pour lesquels sans doute ces préparatifs avaientété faits ; puis ils se retirèrent.

Cornélius, Fritz et Baruch s’étaient assis enface de la table.

Ils étaient à peine installés que quatrecoups, régulièrement espacés, furent frappés à la porteextérieure.

– Entrez ! cria Cornélius.

Une sorte de cow-boy, aux bottes boueuses, àla chemise de flanelle rouge, s’avança, son large chapeau de feutreà la main.

– Milords, dit-il d’un ton respectueuxmais sans obséquiosité, voilà la chose.

Et il posa sur la table un carré de papier surlequel étaient tracés quelques signes hiéroglyphiques. Au bas, sevoyait une main grossièrement dessinée à l’encre rouge et dansl’angle de gauche une main semblable, mais plus petite.

Cornélius et Fritz examinèrent soigneusementle papier.

L’homme attendait.

– C’est trois cents dollars, ditCornélius.

– Trois cents dollars, répéta Fritz.

Baruch prit dans son portefeuille troisbank-notes de cent dollars chacune et les tendit à l’homme qui lesprit, salua et se retira sans mot dire.

Cette scène se renouvela un grand nombre defois, exactement pareille, à quelques variantes près.

Enfin, Cornélius déclara que tous ceux à quila Main Rouge devait de l’argent étaient payés.

– Alors nous allons partir ? ditFritz.

– Pas encore, dit Baruch. Nous attendonsdes nouvelles importantes.

Un quart d’heure se passa. On n’entendait queles huées du vent qui faisait rage sur la mer. Le feu commençait às’éteindre. Tout à coup on frappa de nouveau à la porte ;l’homme qui entra sur l’injonction de Cornélius était couvert deboue jusqu’à la tête. Il avait de larges éperons mexicains à sesbottes.

Il était facile de voir qu’il venait de faireune longue course à cheval, et son visage ruisselait de sueur et depluie.

– Milords, fit-il en se découvrant, voiciles lettres.

Il déposa sur la table une large enveloppe detoile scellée de cire rouge.

Fritz brisa le cachet et retira de l’enveloppeune foule de papiers de tous formats. Les uns étaient couvertsd’une écriture fine et serrée, les autres ne portaient que quelquesmots péniblement tracés au crayon. Il y avait, dans ce tas depaperasses, plusieurs lettres et plusieurs télégrammes nondécachetés.

Silencieusement, les trois Lords de la MainRouge se mirent en devoir de trier cette masse de documents ;c’étaient les rapports de tous les espions de l’Association dans larégion ; ils étaient concentrés entre les mains d’hommes sûrs,qui les faisaient parvenir directement aux chefs suprêmes.

Jetant au feu les choses insignifiantes, ilsmettaient soigneusement de côté les messages intéressants, et quandils en trouvaient un plus important que les autres, ils se lecommuniquaient immédiatement.

Ils étaient presque arrivés à la fin de cetravail, lorsque Baruch mit la main sur un billet d’une maladroiteécriture féminine et qui ne portait pour signature qu’un Dmajuscule.

– Diable, fit-il en passant le billet àCornélius, voilà qui est grave ! Il paraîtrait que Paganot etRavenel connaissent exactement la situation de l’île des pendus.Ils n’auraient ajouté aucune créance au message trouvé dans labouteille, et s’ils nous laissent croire qu’ils se dirigent vers lesud, ce n’est que pour nous donner le change !

– Mais d’où vient ce renseignement ?demanda Fritz. Voilà qui va modifier notre plan !

– Il nous parvient d’une gitane nomméeDorypha, une danseuse qui est la maîtresse d’Edward Edmond, l’hommede confiance du milliardaire Fred Jorgell. Elle nous est toutedévouée. Et, d’après le conseil de Slugh, elle est entrée commefemme de chambre au service des deux Françaises pour toute la duréedu voyage.

– On peut ajouter confiance à sesaffirmations ? demanda Baruch.

– Je le crois.

Tout en parlant, Cornélius avait décachetédeux des télégrammes. Il eut tout à coup un murmure demécontentement.

– C’est complet ! grommela-t-il. Cefameux lord Burydan, qui ne donnait plus signe de vie et que nouscroyions reparti pour l’Angleterre, a, lui aussi, équipé un yacht àdestination de l’île des pendus. Il emmène avec lui le Peau-RougeKloum et ce damné bossu qui nous a tant de fois mystifiés ;les renseignements viennent de Vancouver. Nos agents n’ont étéprévenus que trop tard. Lord Burydan a mis à la voile hier soir.Nous ne pouvons nous opposer à son départ et, ce qui est grave danscette affaire, c’est que son équipage, recruté avec grand mystère,ne renferme pas un seul des membres de l’Association !

– Cela devient sérieux, murmuraBaruch.

Les trois bandits se regardèrent un instantavec une sorte de consternation. Ce fût Cornélius qui, le premier,recouvra sa présence d’esprit.

– Un peu de calme, fit-il, ne nousaffolons pas. Rien n’est encore perdu ! Il s’agit d’examinerfroidement la situation.

– Il faut, dit Fritz, prendre desmesures !

– Elles sont tout indiquées ! Jevais, dès ce soir, expédier à la garnison de l’île l’ordre de setenir sur le qui-vive. Lord Burydan a beau être rusé, il faudratoujours bien que, pour aborder dans nos possessions, il franchissela ceinture des torpilles qui entoure l’île. D’un autre côté, quela Revanche se dirige vers le sud ou vers le nord, il n’enreste pas moins acquis que presque tout son équipage nous estdévoué, corps et âme. Vous voyez, en y réfléchissant bien, que lepéril n’est pas si grave qu’il nous a paru tout d’abord.

– On pourrait, proposa Fritz, lancer à lapoursuite de Burydan le yacht de la Main Rouge !

– Je ne suis pas de ton avis, ripostaCornélius. Notre navire à nous n’est pas muni de chaudières àpétrole inventées par Harry Dorgan et il arriverait beaucoup troptard. D’ailleurs, je ne crois pas prudent, en ce moment-ci,d’attirer l’attention sur notre yacht !

– Quelle décision, demanda Baruch,allons-nous prendre au sujet de Fred Jorgell et de sabande ?

– Laissons, pour le moment, Fred Jorgelltranquille, dit Cornélius. Ni lui, ni son futur gendre Harry, ni safille Isidora ne font partie de l’expédition dirigée contre nous.Nous nous occuperons d’eux plus tard, quand nous serons débarrassésdes Français.

– En somme, il n’y a à bord de laRevanche, remarqua Fritz, que Paganot, Ravenel, leursfiancées, Andrée de Maubreuil et Frédérique Bondonnat, et cet autreFrançais, Agénor Marmousier, qui a aidé Burydan à s’évader duLunatic-Asylum.

– Il me semble, déclara Cornélius, que,pour ces cinq personnages, il n’y a pas d’hésitation à avoir !Il y a assez longtemps qu’ils embarrassent notre route. Il faut enfinir avec eux, une fois pour toutes.

Baruch s’était levé, en proie à une singulièreémotion.

– Permettez-moi, fit-il, de donner monopinion personnelle sur la question. Je tiendrais beaucoup à cequ’Andrée de Maubreuil fût sauvée !

– Vous êtes amoureux décidément, moncher, ricana Fritz. Vous ne pourrez donc jamais surmonter cettefaiblesse ?

Baruch lui riposta avec aigreur :

– C’est bien à vous de parler, quand, ily a huit jours à peine, vous avez mis en péril l’Association etcompromis ses intérêts en vous amourachant d’une aventurièreitalienne, qui s’est moquée de vous de la plus belle manière. Il nes’en est pas fallu de beaucoup que Lorenza, la guérisseuse deperles, ne vous envoie siéger – et nous avec vous – dans lefauteuil d’électrocution !

– Laissons de côté cette sotte histoire,murmura le marchand de tableaux d’un air mécontent. Remarquezd’ailleurs que je me suis tiré de ce mauvais pas avec unremarquable sang-froid.

– Il faut absolument, reprit Baruch,qu’Andrée de Maubreuil soit exceptée du massacre, et cela nonseulement parce que je me suis juré qu’elle serait à moi, maisparce que mon union avec elle est la base d’un projet que je vaisvous exposer.

« Supposons les autres Français disparus.Je sauve Mlle de Maubreuil, je me réconcilieavec mon frère Harry, et je vais délivrer moi-même le vieuxBondonnat, qui alors sera forcé de se montrer plein de gratitude àmon égard.

– Je ne vois pas où vous voulez envenir ? dit Cornélius.

– Patience ! Bondonnat n’ayant plusd’autre famille qu’Andrée, qui est sa pupille, la fera sonhéritière. Et nous serons ainsi, sans violence et d’une façon toutenaturelle, possesseurs de toutes les découvertes du vieuxsavant ! Mon plan est grandiose ! Il ne nous restera plusensuite qu’à nous débarrasser d’Isidora et d’Harry, puis, plustard, de Fred Jorgell et de William Dorgan, pour concentrer entrenos mains deux ou trois trusts et autant de milliards !

– Certes, s’écria Cornélius, le projetest admirable ! Mais il est audacieux ! Pour ma part, jene vois pas grande objection à y faire.

– Permettez, protesta Fritz, n’est-il pasà craindre que Bondonnat reconnaisse Baruch, qu’il a entrevu danssa nouvelle personnalité de Joë Dorgan lors de l’enlèvement enaéroplane ?

Baruch haussa les épaules.

– L’argument ne tient pas debout, fit-il.Bondonnat m’a à peine entrevu dans un moment où il était beaucouptrop ému pour prêter attention à ma physionomie. D’ailleurs, j’aibeaucoup changé depuis ! Et il suffira d’une légèremodification – par exemple, de laisser pousser mes moustaches –pour dérouter les souvenirs du bonhomme ; puis il estabsolument impossible qu’il s’avise de reconnaître dans le fils dumilliardaire Dorgan, dans l’homme qui l’aura arraché aux bandits dela Main Rouge, celui-là même qui l’a conduit à l’île despendus.

Cornélius approuva cette façon de voir, etFritz lui-même finit par se rendre à ses raisons. Le nouveau planélaboré par Baruch était aussi ingénieux qu’il était hardi. Lestrois bandits convinrent donc qu’il serait suivi de point enpoint.

– Seulement, conclut Cornélius en selevant après avoir jeté au feu le restant des papiers, il faut noushâter. La Revanche doit prendre la mer un peu aprèsminuit, et j’ai rendez-vous avec Slugh vers dix heures et demie, àla bodega du Vieux-Grillage. C’est là qu’il doit prendre nosdernières instructions.

Les trois bandits s’empressèrent de sortir. Unquart d’heure plus tard ils remontaient dans leur automobile, quifilait en quatrième vitesse dans la direction de San Francisco.

CHAPITRE III – Une soubrettecompromettante

La Revanche était un magnifiquenavire d’un tonnage presque double de celui de l’Ariel.Édifié d’après les plans de l’ingénieur Harry Dorgan, encoreaméliorés par Roger Ravenel et Antoine Paganot, il était muni d’unecoque en nickel extra-légère et de chaudières au pétrole qui luipermettaient d’atteindre une prodigieuse vitesse.

Il était, en somme, construit d’après le mêmesystème que les paquebots Éclair de la compagnie fondée par FredJorgell et qui faisaient en quatre jours la traversée de New Yorkau Havre, il était armé de canons de soixante millimètres à freinhydropneumatique du modèle le plus récent ; enfin, ilpossédait un tube lance-torpilles.

Il comptait cent cinquante hommes d’équipage,pourvus de carabines Winchester à répétition.

Fred Jorgell avait surtout tenu à ce que lesmatelots de la Revancheeussent servi comme soldats oucomme marins de l’État, et il avait recommandé à Edward Edmond,spécialement chargé de l’embauchage, de recruter de préférence deshommes qui auraient déjà assisté à une guerre, comme, par exemple,l’expédition des îles Philippines.

Malheureusement, Edward Edmond n’avait euaucune difficulté à concilier les recommandations du milliardaireet les ordres de la Main Rouge. La plupart des hommes qu’il avaitengagés, et qui pouvaient montrer des certificats de présence aucorps, appartenaient à la redoutable Association.

Quant au capitaine, ce n’était autre que Slughl’ex-tramp, l’homme de confiance de Cornélius, l’ancien gouverneurde la garnison de l’île des pendus.

L’audacieux bandit, qui avait navigué dans sajeunesse à bord d’un brick de pirates, avait suffisamment deconnaissances nautiques pour diriger un navire ; d’ailleurs,il s’était adjoint, en qualité de second, un loup de merexpérimenté, un fin matelot, en la personne du capitaine ChristianKnox ; le vieux forban avait fini par se décider à accepterles brillantes propositions qui lui étaient faites et, en modifiantsa coupe de barbe et s’affublant de lunettes, il s’étaitsuffisamment « camouflé » pour n’être pas reconnu desjeunes filles, qui lui avaient vu apporter à Golden-Cottage lafameuse bouteille trouvée au fond de la mer.

Slugh, pour arriver à ce résultat, avaitprésenté à Fred Jorgell des certificats de premier ordre, et EdwardEdmond avait enlevé l’affaire en déclarant qu’il le connaissaitpersonnellement.

Slugh, d’ailleurs, avait complètement modifié– lui aussi – son aspect physique. Il s’était débarrassé de salongue barbe de chemineau, pour ne conserver qu’une touffe de poilsà la partie inférieure du menton, à la mode yankee. Son visage, auxtraits anguleux et rudes, sa peau tannée par le grand air et lesoleil lui donnaient tout à fait les apparences d’un capitaine demarine un peu brusque mais loyal ; sa carrure imposante sedessinait sous un superbe uniforme bleu à galons dorés, et ilavait, ma foi, fort bonne mine.

On voit combien avaient été terribles lesconséquences de la trahison d’Edward Edmond ; sur centcinquante hommes de l’équipage, cent vingt appartenaient à la MainRouge. Comme Slugh l’avait dit à Cornélius quelques heures avant ledépart, il n’aurait qu’un geste à faire, qu’un doigt à lever, pourse trouver entièrement maître du yacht.

La Revanche appartenait à la MainRouge depuis le capitaine jusqu’au chauffeur, en y comprenant mêmele maître d’hôtel et le cuisinier, et jusqu’à l’employé,spécialement embauché, qui devait faire fonctionner l’appareil detélégraphie sans fil.

Edward Edmond avait eu l’imprudence de faireengager la gitane Dorypha, sa maîtresse, comme femme de chambre, auservice d’Andrée de Maubreuil, une petite Écossaise nommée Ketty,cousine éloignée de mistress Mac Barlott, remplissant les mêmesfonctions auprès de Frédérique.

L’Irlandais avait eu, d’abord, beaucoup depeine à décider la danseuse à remplir un pareil rôle, puis,finalement, l’imprévu de l’aventure avait triomphé de seshésitations. D’ailleurs, Edward Edmond et Slugh lui-même luiavaient fait de magnifiques promesses ; Dorypha s’étaitrappelée qu’elle avait été autrefois, à Grenade, au service de lafemme d’un corregidor,et il lui avait paru amusant dejouer de nouveau ce rôle.

Sur la recommandation d’Edward Edmond, lagitane avait tout de suite été acceptée, et cela d’autant plusaisément que toutes les filles de service auxquelles on s’étaitadressé avaient refusé nettement de s’engager dans une expéditionaussi mystérieuse et qui ne paraissait pas sans danger.

Dorypha était une comédienne admirable.Laissant de côté les toilettes tapageuses, les audacieux décolletéset l’effronté maquillage, elle avait revêtu un costume tailleur dedrap noir, d’une coupe sévère, et ses beaux cheveux blonds secachaient sous un bonnet tuyauté, qui lui donnait une petite minehypocrite et puritaine des plus réjouissantes.

Trouvant le nom de Dorypha trop compromettant,la gitane s’était présentée sous celui de Mercédès. Andrée l’avaitacceptée de confiance, tout en remarquant qu’elle avait l’air trèsdéluré.

– Cette Mercédès ne semble pas avoirfroid aux yeux, avait-elle dit.

– De fait, avait ajouté le naturalisteRavenel, elle a des yeux qui brasillent comme des charbons d’enfersous ses grands cils de velours noir.

Mais la gitane, souple, câline et prévenante,pleine d’attentions pour sa maîtresse qu’elle avait prise enamitié, n’avait pas tardé à faire oublier cette premièreimpression ; elle s’acquittait de son service avec unehabileté exemplaire, et sa gaieté, son air bon enfant l’avaientrendue sympathique à tout le monde.

On n’avait, d’ailleurs, aucun reproche à luifaire sur sa tenue et sa conduite. Et, dans ce milieud’intellectuels d’une urbanité raffinée, cette fille du ruisseau,élégante d’instinct et de race, trouvait moyen de ne pas fairetache. Dorypha, répétons-le, était une comédienne admirable.

Nul ne se fût douté que cette soubrette, ausourire fripon, qui apportait d’un air modeste et respectueux lechocolat ou le courrier de ces demoiselles sur un plateau d’argent,était la même effrontée drôlesse que l’on avait vu lever la jambedans les bouges à matelots, et balancer sa croupe comme unepouliche du haras de Cordoue.

À bord de la Revanche, l’installationdes passagers était luxueuse et les cabines confortables. Dès lepremier jour de la traversée, Andrée et Frédérique pensèrent que levoyage serait des plus agréables. Grâce à l’armement formidable duyacht et à la collaboration de lord Burydan, elles regardaient ladélivrance de M. Bondonnat comme une chose certaine. Il leurparaissait impossible que la garnison de l’île des pendus pût faireune résistance sérieuse et, pour elles, l’expédition s’annonçaitcomme une véritable partie de plaisir.

L’ingénieur Paganot, le naturaliste Ravenel etle poète Agénor n’étaient pas loin de partager cette manière devoir.

Comment auraient-ils eu quelque chose àredouter sur ce beau navire, si formidablement armé, qui, sous unciel bleu, par un soleil magnifique, fuyait à toute vitesse sur lacalme surface de l’océan Pacifique ? Rien qu’à voir les facesbasanées des hommes de l’équipage, qui, dans leurs uniformes neufs,avaient l’air de vieux braves, d’honnêtes héros blanchis dans lescombats, ils se sentaient rassurés.

– Ce sont de solides gaillards, répétaitPaganot.

– Très solides ! ajoutaitAgénor.

– Et je crois qu’on peut avoir confianceen eux à tous les points de vue, concluait le naturalisteRavenel.

Les trois Français commettaient là une lourdeerreur, mais, comment auraient-ils pu soupçonner qu’ils étaientvictimes d’une pareille machination ? Leur confiance étaittelle qu’ils s’en remettaient entièrement à l’honnête capitaineSlugh, qui, admis à leur table, charmait tout le monde par sespittoresques anecdotes, aussi bien que par son robuste appétit.

Il arrivait bien quelquefois que le capitainelaissât échapper quelque expression crapuleuse, mais on mettaitcela sur le compte de la « rude franchise » particulièreaux vieux loups de mer.

Un fait qui eût dû éveiller les soupçons desdeux ingénieurs, c’était la taciturnité subite du capitaine, sitôtque la conversation tombait sur quelque question technique. Slughsavait bien conduire un navire par routine, à la façon des pirateset des marchands de copra des îles de corail, mais il se fûtembrouillé tout de suite si on l’avait poussé à fond au sujet de lalatitude, et il eût été parfaitement incapable, à lui tout seul, derelever le point pour établir la situation exacte du bâtiment.

C’était le capitaine Knox qui se chargeait dece soin et lui remettait chaque jour les chiffres exacts de lalongitude et de la latitude, relevés sur les feuilles de soncarnet.

D’ailleurs, Slugh n’avait manifesté aucunétonnement, et pour cause, lorsqu’une fois en dehors de la rade deSan Francisco l’ingénieur Paganol, délégué officiel de FredJorgell, avait donné l’ordre d’orienter le navire vers le nord.

Le premier jour de la traversée, l’ingénieurcommanda au télégraphiste d’entrer en communication avec le postede San Francisco, pour annoncer à Fred Jorgell et à Harry Dorganque tout allait bien ; au bout de peu de temps, l’employé vintapporter la réponse du milliardaire, qui faisait les meilleurs vœuxpour le succès de ses amis. Mais, dans la même journée, desmatelots, en abaissant trop rapidement une vergue, s’y prirent avecune telle maladresse que l’énorme pièce de bois vint frapperobliquement la cabine vitrée où se trouvaient les appareils et lesfaussa presque tous.

Les Français n’attachèrent pas une importancepar trop grande à cet accident, étant donné, surtout, que letélégraphiste leur promit de réparer, tant bien que mal, le dégât,ce qui ne demanderait pas plus de deux jours de travail.

Tous avaient donc pleine confiance et nul nesoupçonnait l’orage qui s’amoncelait au-dessus de leur tête.

Cependant, Andrée avait remarqué qu’EdwardEdmond, qui, promu au grade de commissaire du bord, mangeait à unetable à part avec le personnel de service, paraissait de fortmauvaise humeur ; mais la jeune fille avait attribué cemécontentement au dérangement que lui causait le voyage et ellen’avait pas remarqué les étranges regards, à la fois ardents etirrités, que l’Irlandais jetait à la jolie camériste espagnole,chaque fois qu’elle apparaissait sur la dunette.

Edward Edmond, en effet, était furieux d’avoirentrepris ce voyage et presque autant d’avoir amené avec lui laDorypha ; l’Espagnole ne quittant sa maîtresse ni le jour nila nuit, car elle occupait la cabine contiguë à celle d’Andrée,l’Irlandais ne pouvait avoir que de rares et furtives relationsavec sa maîtresse.

Dorypha, qui, en réalité, n’était nullementéprise de lui, s’amusait de cette situation et se plaisait à letaquiner de mille façons ; quand elle passait sur le pont, àquelques pas de lui, elle avait une façon ironique de sourire, quimettait Edward Edmond en fureur.

Quelquefois elle s’approchait de la cabinequ’il occupait, s’avançant à pas de loup et regardant avecprécaution autour d’elle, puis, quand il croyait qu’elle allait yentrer donner enfin satisfaction à ses désirs éperdus, elles’échappait en riant, vive et légère comme une oiselle.

Elle l’aguichait de mille façons. Parfois ellelui tendait ses lèvres dans un coin sombre, puis brusquement sedérobait au baiser et se sauvait en criant :« Mademoiselle… je vois mademoiselle qui mecherche. »

Par contre, la gitane montrait toutel’amabilité possible envers le naturaliste Roger Ravenel. Trèsexpérimentée dans les choses de la passion, elle trouvait lenaturaliste très bel homme, sa physionomie intelligente etdonquichottesque, avec son nez énorme, ses petits yeux bruns etvifs et ses moustaches en bataille, était allée droit au cœur de lagitane.

– Celui-là a vraiment l’air d’un homme,songeait-elle parfois, et je crois que je l’aimerais bien, au moinspendant huit jours !…

Elle appréciait moins, à ce point de vuespécial, l’ingénieur Paganot. Avec sa face rose et entièrementrasée, l’ingénieur, pour elle, ressemblait trop à tous ces Yankeesqu’elle ne pouvait souffrir. Pour elle, un homme sans moustachesn’existait pas, c’était là un principe absolu.

Cependant, parmi les hommes de l’équipage, ils’en trouvait un certain nombre qui avaient eu l’occasion d’admirerla Dorypha dans ses danses capiteuses, à la bodega duVieux-Grillage, ou dans d’autres bouges du même genre. Elle n’avaitpas tardé à être reconnue.

Son nom avait volé de bouche en bouche et,maintenant, quand la gitane apparaissait sur le pont, les matelotsformaient de petits groupes pour mieux la regarder, les unsricanant bêtement, d’autres les yeux allumés de luxure.

Vicieuse comme une vraie fille du diable, laDorypha, quand elle croyait n’être pas vue, décochait aux marinsdes œillades moqueuses, ou, parfois, elle traversait lentement lepont en balançant imperceptiblement la croupe et les hanches, commesi elle eût été sur le point d’attaquer une de ceshabaneras, un de ces tangos, qui faisaient bondir ethurler toute une salle en folie.

Quand il pouvait la pincer entre deux portes,Edward Edmond lui adressait d’amers reproches de cette conduite,mais elle ne faisait que rire de ses sermons et de sa colère.

– Ils peuvent tirer la langue,répondait-elle, mais ils ne m’auront pas ! Je ne suis qu’à toiseul, querido mio, alma de mi corazon[7].

Elle donnait une petite gifle sur les oreillesrouges de l’Irlandais et s’esquivait.

Dès le second jour, Slugh n’avait pas été sanss’apercevoir de l’influence démoralisatrice qu’exerçait la présencede la gitane, et il avait dû, plusieurs fois, dissiper lui-même lesgroupes que formaient les marins en extase dès que paraissaitl’Espagnole ; lui aussi avait voulu semoncer la Dorypha, maisla drôlesse n’en faisait jamais qu’à sa tête, et les menaces ni lespromesses n’avaient aucun effet sur elle.

Ce n’était pas là le plus grave sujet depréoccupation de Slugh. Habitué depuis de longues années àcommander aux tramps et connaissant sur le bout du doigt lapsychologie spéciale de cette sorte de gens, il s’apercevait tout àcoup que cet équipage, qu’il aurait cru avoir parfaitement en main,montrait déjà des tendances à l’indiscipline. Quelques-uns desbandits restaient sur leurs couchettes à fumer et à boire, enjouant aux cartes, et rien ne pouvait les faire changer d’attitude.D’autres tenaient dans les coins des conciliabules mystérieux.

Le premier jour même, comme on avait à peineperdu de vue la côte américaine, Slugh avait été obligé de faire unexemple ; dans le poste de l’équipage, un matelot nomméWallis, ivre à ne pas tenir sur ses jambes, l’avait insultégrossièrement, le traitant de « sanglant coquin », de« maudit pirate du diable », et autres semblablesépithètes. En toute autre circonstance, Slugh aurait brûlé à boutportant la cervelle de l’insolent, mais comme, sous aucun prétexte,il ne fallait éveiller les soupçons des Français, le capitaine secontenta d’assommer son insulteur d’un coup de poing.

Il y eut un bruit d’os et de chair broyés etl’homme tomba à terre le crâne fracassé, les yeux vitreux et lalangue pendante. La mort avait été instantanée.

– Qu’on cache cette charogne dans uncoin, ordonna Slugh, et à la nuit tombante, on le jettera à lamer ; il ne manque pas de requins dans ces parages !

Un silence de mort accueillit ces paroles.Deux hommes s’empressèrent d’emporter le cadavre de l’ivrogne, maisSlugh avait compris qu’en prenant le commandement de laRevanche il avait assumé une lourde responsabilité.

En y réfléchissant, il trouva bientôt la causede cette propension à la révolte qu’il remarquait parmi ses hommes.Il ne pouvait en accuser une autre personne que le capitaineChristian Knox qui, depuis qu’il était à bord où ses talentsnautiques le rendaient indispensable, prenait de petits airsironiques, montrant à Slugh une déférence exagérée et gouailleuse,lui donnant cent fois par jour le titre de capitaine sous lesprétextes les plus futiles.

Slugh se repentit alors amèrement d’avoirembauché ce vieux pirate capable de toutes les trahisons, et qui,certainement, avait dû s’assurer à l’avance de nombreux partisansparmi les hommes de l’équipage.

Il résolut de surveiller de près le vieuxcoquin et de lui brûler la cervelle à la première occasion.

Knox, cependant, paraissait ne se soucier enrien de la mauvaise humeur, pourtant très visible, du capitaine entitre. Il sifflotait gaiement en se promenant sur le gaillardd’avant, les mains dans les poches, le cigare à la bouche, en hommequi se sent chez lui et qui se considère comme le maître de lasituation.

Knox était précisément un de ceux qui, lorsquela Dorypha paraissait, lui envoyaient des œillades ou s’extasiaientsur sa prestance.

Slugh lui fit remarquer, avec beaucoup decalme, que ce n’était pas à lui de donner le mauvais exemple auxhommes, et Knox parut accepter cette observation d’assez bonnegrâce. Mais le pirate avait ses projets. Un impérieux désir lepoussait vers la danseuse, pour laquelle il éprouvait un de cescoups de fièvre, une de ces ardeurs de sang, qui sont irrésistibleschez des tempéraments impulsifs comme le sien et comme lui brûlésd’alcool.

Ce soir-là, Andrée de Maubreuil, quidécidément était de plus en plus satisfaite des soins de sanouvelle camériste, lui avait fait cadeau d’une jolie bague ornéed’une opale qu’elle avait achetée lors de son passage à LaNouvelle-Orléans.

Andrée s’était tout à coup rappelé la hainequ’avait son père pour les pierres précieuses et, se repentant deson achat, elle avait donné la bague à sa fidèle Mercédès.

Celle-ci, qui depuis longtemps convoitait lebijou, avait remercié sa maîtresse avec toutes les exagérations del’emphase espagnole, lui baisant les mains et lui jurant undévouement éternel. Andrée de Maubreuil s’était beaucoup amusée decette scène. Peu de temps après, se sentant fatiguée, la jeunefille était rentrée dans sa cabine et, après avoir souhaité lebonsoir à Frédérique, sa voisine immédiate, elle s’était faitdéshabiller par Dorypha et s’était mise au lit.

Quand la gitane put se croire bien sûre que samaîtresse dormait et qu’elle ne vit plus aucune lumière chez lesautres passagers, elle se risqua, comme elle le faisait souvent, àmonter sur le pont.

Pieds nus dans de mignonnes pantoufles, ellesortit du couloir des cabines sans avoir été vue de personne. Ellegagna le pont, s’assit sur un banc et, la tête renversée enarrière, les seins cambrés, presque nue sous son mince peignoir,elle se laissa aller à une voluptueuse détente de tout son être,offrant toute sa chair frissonnante à la fraîche caresse de labrise nocturne.

Tout à coup, elle poussa un cri étouffé.

Un homme, jusqu’alors caché derrière unrouleau de cordages, venait de bondir sur elle et, la saisissant aucou d’une main, fourrageait brutalement de l’autre les splendeursde son corsage entrouvert.

À dix mètres de là, les hommes de quart,évidemment complices, tournaient le dos et sifflotaient en faisantmine de ne rien voir.

– Si tu cries, je t’étrangle !murmura d’une voix rauque le capitaine Knox à l’oreille de lagitane.

Comme elle n’essayait pas de se dégager, ilcontinua :

– Viens dans ma cabine, je te donneraidix dollars !

Dorypha ne répondait toujours pas.

– En veux-tu vingt ? tu lesauras ! Je te veux et tu seras à moi !

Il avait quelque peu desserré son étreintemais, brusquement, la gitane se redressa, comme un arc dont on abrisé la corde. Et le capitaine Christian Knox ressentit au brasune douleur aiguë.

Pendant les quelques secondes où il l’avaitcrue immobile, consentante peut-être, la Dorypha avaitsournoisement cherché le stylet toujours attaché à sa jarretière,et maintenant, ricanante et moqueuse, ne se donnant même pas lapeine d’appeler au secours, elle lui tenait tête, le lardant de lapointe aiguë de son arme, à petits coups.

Le capitaine écumait de rage.

– Maudite gueuse ! râla-t-il. J’aienvie de te crever la peau !

Tout en battant en retraite devant la gitaneil cherchait son couteau, mais, au moment où l’ayant enfin trouvéil s’apprêtait à l’ouvrir, il se sentit rudement empoigné aucollet, et Dorypha profita aussitôt de cette interventioninattendue pour le désarmer en s’emparant du couteau, non sansavoir fait prestement disparaître son stylet dans son corsage.

Exaspéré jusqu’à la fureur, Knox se rua sur cenouvel adversaire dans lequel, à la clarté de la lune, il reconnutRoger Ravenel. Mais il avait affaire à forte partie ; lenaturaliste, sportsman émérite, était de première force à la boxe.Avant d’avoir pu se rendre compte de ce qui lui arrivait, Knoxreçut sur la mâchoire un coup qui faillit lui couper la langue etlui fit sauter deux dents. Il roula à terre en crachant le sang eten jurant comme un possédé.

Les hommes de quart s’avançaient, mais presqueen même temps qu’eux, Slugh parla et, tout bouleversé de cettescène dont il redoutait les conséquences, demanda ce qui s’étaitpassé. Roger Ravenel le mit au courant en peu de mots, Slughexprima la plus véhémente indignation et, avec une courtoisie quieût été parfaitement grotesque en toute autrecirconstance :

– Si je ne craignais de réveiller cesdames à une heure pareille, je brûlerais la cervelle de ce coquin àl’instant même ! Mais soyez tranquille, monsieur Ravenel, ilva être mis aux fers ! Allons, Sprinter, Kolbak !Empoignez-moi ce gaillard-là, désarmez-le et descendez-le à fond decale dans les locaux disciplinaires !

Sprinter et Kolbak, deux anciens pensionnairesde l’île des pendus, étaient des hommes dévoués sur qui Slughpouvait compter absolument ; en un clin d’œil, Christian Knox,malgré ses hurlements et ses coups de pied, fut solidement ligotéet emporté.

Slugh prit congé du naturaliste en le priantde garder le silence sur ce petit drame, afin de ne point causer descandale et en lui affirmant d’un air digne qu’il veillerait à cequ’un aussi regrettable incident ne se reproduisît plus.

Dorypha avait assisté à toute cette scène dansune pose indolente, nullement émue et plutôt amusée de lasuccession des péripéties ; mais, quand elle se retrouva seuleavec Roger Ravenel, sa physionomie prit une expression apeurée etdouloureuse.

– Vous n’avez pas été blessée,mademoiselle ? demanda le naturaliste avec sollicitude.

– Non, murmura la gitane d’une voix trèsdouce, en portant la main à son cœur comme pour en comprimer lesbattements. J’ai eu très peur !… Ah ! SainteVierge ! il me semble que je vais me trouver mal !…

Elle étendit les mains, chancela, et vints’abattre dans les bras de Roger Ravenel qui s’était avancé pour lasoutenir. En même temps, comme si dans son égarement elle n’eûtplus su ce qu’elle faisait, elle avait pris le naturalistepar-dessus le cou, sa joue s’appuyait contre sa joue et le jeunehomme sentait tout contre lui ce beau corps tiède et frémissant,presque nu sous l’étoffe légère.

Roger Ravenel perdait la tête. Une étrangeémotion l’envahissait, et pour retenir la gitane toujours prête àtomber, il fut obligé de la prendre par la taille. Elle en profitapour nouer plus étroitement ses bras autour de son cou. Leurslèvres se rencontrèrent et le jeune homme ressentit la brûluredélicieuse d’un baiser.

Le naturaliste, faisant violence aux désirsfous dont il était consumé, avait reculé sa bouche loin de celle dela sirène, puis il la déposa sur le banc et relâcha doucementl’étreinte des beaux bras frais qui l’enlaçaient.

Déjà la gitane ouvrait les yeux en souriantavec un soupir qui n’avait rien de douloureux.

– Je vous demande mille pardons, monsieurRavenel, dit-elle avec un sourire délicieux, mais je crois que jeviens d’avoir un étourdissement ! Ce ne sera rien. Je vaisdéjà mieux !

– Vous n’avez plus besoin de messoins ? demanda-t-il poliment.

– Merci, fit-elle, railleuse, ce serapour une autre fois. Je vais très bien. Bonsoir, monsieurRavenel.

Le naturaliste regagna sa cabine, à la foismécontent et charmé de cette aventure, mais ni Dorypha ni luin’avaient aperçu la face haineuse de l’Irlandais Edward Edmond qui,tapi dans l’ombre du couloir, avait été témoin de toute cettescène.

Il attendit la nuit et se mit aux aguets,épiant la gitane qui, souvent, ses maîtres couchés, son servicefini, montait sur le pont pour respirer la fraîcheur de labrise.

CHAPITRE IV – Jalouse !

Frédérique venait de terminer sa toilette. Sescheveux d’un blond ardent, presque roux, se massaient sous unélégant chapeau en fibres de Panama, qui donnait à sa physionomieenjouée un air plein de désinvolture, et ses formes agréables sedessinaient dans un léger pyjama à raies vertes et bleues.

Le visage de la jeune fille n’offrait pascette beauté classique qui induit à de sévères méditations. Elleétait plus jolie que belle et plus gracieuse encore que jolie. Sonnez était légèrement retroussé, sa bouche un peu grande, mais sonteint délicatement rosé offrait cette fraîcheur admirable que l’onne rencontre guère que dans certains pays scandinaves. Ses yeuxétaient d’un gris très doux et toute sa physionomie respirait labonté, la tendresse, la joie de vivre ; un aimable embonpointajoutait encore à ses charmes.

On devinait en elle, du premier coup d’œil,une prédisposition à tirer des éléments que nous offre la vie toutle bonheur qu’ils sont susceptibles de procurer ; heureuse,Frédérique devait aimer à faire des heureux autour d’elle.

Un observateur aurait cependant remarqué –léger défaut auprès de tant de perfections – que la lèvresupérieure, un peu forte et retroussée, indiquait une certaineprédisposition à la jalousie, mais quelle femme n’est pas un peujalouse de ceux qu’elle aime ?

La jeune fille se préparait à descendre à lasalle à manger où, déjà, sans doute, ses amis avaient dû laprécéder. Elle achevait de ranger le joli nécessaire de toilettedont elle venait de faire usage, et elle regardait l’azur profondde la mer, étale comme un lac, étincelant sous les rayons dusoleil. Il commençait à faire très chaud et Frédérique ne puts’empêcher de le remarquer.

– C’est singulier, songea-t-elle, je nesais si je me trompe, mais on dirait que plus nous avançons vers lenord, plus la chaleur augmente ! Il faudra que j’en parle àRoger.

À ce moment, on frappa légèrement à la portede la cabine.

– Entrez ! cria la jeune fille.

Frédérique s’attendait à voir son amie Andréeou sa femme de chambre Ketty. Elle éprouva quelque surprise enreconnaissant, dans ce visiteur matinal, l’Irlandais Edward Edmond,un des hommes de confiance du milliardaire Fred Jorgell. Il entraen saluant respectueusement, mais Frédérique remarqua tout de suiteque ses manières paraissaient hésitantes et gênées.

– Mademoiselle, fit-il, excusez-moi devous déranger, mais j’aurais quelques mots à vous dire enparticulier.

– Parlez, monsieur Edmond, ditFrédérique, dont la curiosité était vivement excitée.

– Vous savez, reprit-il, queMr. Fred Jorgell a pour moi une certaine estime et qu’il m’achargé tout spécialement de veiller au bon ordre du bord, à labonne tenue du personnel.

– Je ne vois pas où vous voulez en venir.J’espère que vous n’avez eu à vous plaindre de personne ? Laconduite de tous les gens de service me semble, jusqu’ici,absolument correcte.

– Permettez-moi de vous dire,mademoiselle, que ce n’est pas tout à fait mon opinion. Pour vousparler franchement, la conduite de Mercédès, la femme de chambre deMlle de Maubreuil, est absolumentscandaleuse !

– Elle a des allures un peu vives, il estvrai, mais c’est une bonne fille ! Et je la crois incapable dese mal conduire ; puis, enfin, monsieur Edmond, cela ne meregarde pas ! C’est plutôt à mon amie Andrée que vous devezvous adresser, ce me semble !

– Vous verrez que c’est vous, surtout,que la chose intéresse.

– Comment cela ? s’écria la jeunefille qui commençait à s’impatienter de toutes ces précautionsoratoires. Dites-moi vite quel crime a commis cette pauvreMercédès ?

– Elle lance continuellement des œilladesaux matelots, mais cela ne serait rien. Hier soir, elle avait, à ceque j’ai supposé, donné rendez-vous à l’un de ces hommes. Unediscussion s’est élevée entre eux. Le marin a tiré son couteau et,sans l’intervention de M. Roger Ravenel, qui a mis l’ivrogne àla raison, ce rendez-vous galant aurait peut-être fini de la façonla plus sanglante.

Frédérique se sentit le cœur serré.

– M. Ravenel est intervenu ?répéta-t-elle d’une voix faible.

– Oui, mademoiselle. Il a désarmé lebrutal et il a porté secours à Mercédès qui s’est évanouie dans sesbras. Elle l’avait pris par-dessus le cou et, soit qu’elle ne sûtplus ce qu’elle faisait, ce qui est possible, soit qu’elle voulûtlui prouver à sa façon sa reconnaissance, elle l’embrassait, etM. Ravenel a eu les plus grandes peines du monde à s’endébarrasser.

Le visage de Frédérique était devenu rosed’indignation et de colère, un sanglot lui montait à la gorge, etses yeux gris, si doux habituellement, lançaient des flammes.

– C’est une infamie !s’écria-t-elle. Je suis sûre, moi, que M. Ravenel n’a pasembrassé cette fille…

L’Irlandais demeurait tout interloqué de lafureur de la jeune fille.

– Remarquez, mademoiselle, répliqua-t-il,que je n’ai pas dit que M. Ravenel avait embrassé Mercédès.C’est le contraire qui a eu lieu ! Elle était affolée par lapeur, il n’a pas pu l’en empêcher.

Frédérique fit un héroïque effort pourrefouler les larmes qui lui montaient aux yeux.

– C’est bien, monsieur Edmond,balbutia-t-elle d’une voix saccadée. Je vais voir M. Ravenel.Je suis certaine que dans cette occasion il n’a fait que ce qu’ildevait faire.

– Ne trouvez-vous pas, mademoiselle, ditencore l’Irlandais, qu’une fille de ce genre ne peut demeurer auservice de Mlle de Maubreuil, et qu’il seraitprudent de la reléguer dans les cabines du personnel où je pourraissurveiller plus aisément ses faits et gestes ?

Il ajouta, après un moment desilence :

– Je ne me permettrais pas, mademoiselle,de vous donner un conseil ; pourtant, ne croyez-vous pas qu’ilserait préférable d’éloigner, comme je vous l’ai dit, Mercédès sousun prétexte, et de ne rien dire à M. Ravenel ?

La colère de Frédérique ne demandait qu’unprétexte pour déborder.

– Que voulez-vous insinuer par là ?s’écria-t-elle, le visage pourpre d’indignation. Craignez-vous doncque M. Ravenel ne prenne la défense de cette fille ?

– Mademoiselle…

– Je ne veux plus entendre parler decette affaire !… Et, d’ailleurs, n’est-ce pas vous, monsieurEdmond, qui avez arrêté cette Mercédès et qui vous êtes portégarant de sa moralité ?

L’Irlandais baissa piteusement la tête.

– Je me suis lourdement trompé,bégaya-t-il en battant en retraite, Mercédès possède d’excellentscertificats !

– Retirez-vous, monsieur. Je vous ai ditque je ne voulais plus rien entendre.

La jeune fille, exaspérée, ferma brusquementla porte au nez d’Edward Edmond, qui se retira toutdécontenancé ; pourtant, il était au fond enchanté de sa ruse.Il ne doutait pas qu’après une pareille dénonciation Dorypha ne fûtenvoyée avec les gens de service et ne vînt habiter une de cescabines qui se trouvaient près de la sienne et où il pourraitl’avoir à sa disposition et l’empêcher de lui faire desinfidélités.

Restée seule, libre de s’abandonner à sonchagrin, Frédérique pleura à chaudes larmes.

– Roger ne m’aime pas !…balbutiait-elle entre deux sanglots. Il fait la cour à cettefille !… Ce coquin d’Irlandais ne m’a pas tout dit !…Mais j’en sais assez !… C’est indigne !… Si Roger a faitcela, il mériterait que je rompe avec lui… et je romprai ! MonDieu, que je suis malheureuse !

Après avoir versé un torrent de larmes,Frédérique finit par se calmer un peu mais elle demeuraitmortellement triste ; la révélation de l’Irlandais l’avaitatteinte en plein cœur.

Elle lava ses yeux rougis pour qu’on nes’aperçût pas qu’elle avait pleuré, et descendit enfin à la salle àmanger.

– Comme tu as l’air de mauvaise humeur,lui dit Andrée de Maubreuil. Je te trouve, ce matin, la figuretoute chiffonnée.

– J’ai très mal dormi cette nuit !répliqua Frédérique pour couper court à toute explication.

– On dirait que vous avez pleuré, vousavez les yeux rouges, dit à son tour Roger Ravenel.

– Pourquoi voulez-vous que j’aiepleuré ? lui fut-il répondu d’un ton glacial, auquel il necomprit rien.

Cependant, au milieu de l’animation générale,la préoccupation de Frédérique fut à peine remarquée et le déjeuners’acheva gaiement, comme de coutume. Ensuite les convives seséparèrent et la plupart d’entre eux se rendirent sur le pont poury prendre le frais.

Roger Ravenel se disposait à suivre ses amisAgénor et Paganot, lorsque Frédérique l’arrêta d’un geste.

– Monsieur Roger, lui dit-elle d’un tongrave auquel il n’était pas accoutumé, j’aurais quelques mots àvous dire.

– À vos ordres, mademoiselle, répliqua lenaturaliste en s’effaçant pour laisser passer la jeune fille, quile précéda jusqu’à un petit salon-bibliothèque, en ce momentdésert.

Frédérique essaya d’abord de conserver le toncérémonieux et froid qu’elle avait pris tout d’abord.

– Monsieur Ravenel, commença-t-elle, ilest venu à ma connaissance des faits très graves…

Mais elle ne put soutenir longtemps ce rôle,la vivacité du naturel l’emporta.

– Roger, s’écria-t-elle, déjà prête àpleurer de nouveau, ce que vous avez fait est très mal, vous mebrisez le cœur ! Comment, vous me trompez avec une femme dechambre !

– Je vous assure, Frédérique, protesta lenaturaliste en rougissant.

– Vous l’avez embrassée ; je lesais. Vous la teniez dans vos bras ! Allez donc dire que cen’est pas vrai, si vous l’osez !

Roger Ravenel aimait Frédérique de toute lapuissance de son âme. Devant une pareille accusation, qui pouvaitmettre à néant ses espérances les plus chères, il demeura atterréet comme anéanti ; Frédérique n’était pas moins émue.

– Mais défendez-vous donc !s’écria-t-elle, vous ne protestez même pas !… Alors, c’estdonc vrai ? Roger, vous me percez le cœur !…

Mais ces quelques secondes avaient donné aujeune homme le temps de se ressaisir.

– Frédérique, s’écria-t-il la main tenduedans un geste solennel. Je vous jure que je n’ai rien à mereprocher, rien, vous m’entendez ! Mais il ne doit existerentre nous rien qui ressemble à un mensonge. Vous allez connaîtrel’exacte vérité.

Très loyalement, Roger Ravenel conta dans tousleurs détails les scènes dont le pont de la Revanche avaitété le théâtre, la veille. Pendant ce récit, Frédérique pâlissaitet rougissait tour à tour, mais elle n’interrompit pas une seulefois le narrateur. Quand il se tut, sa physionomie s’étaitcomplètement rassérénée et un sourire de bonheur brillait denouveau dans les yeux de la jeune fille.

– Roger, dit-elle, j’ai eu bien duchagrin. J’étais persuadée que vous étiez l’amant de Mercédès… J’enai pleuré de dépit… Cette fille m’est odieuse ! Que ce soitvolontairement ou non qu’elle vous ait embrassé, je ne veux pas larevoir ! Il faut qu’aujourd’hui même elle quitte sa cabinepour aller avec les gens de service.

– Voulez-vous que je lui donneimmédiatement des ordres à ce sujet ?

– Non, pas du tout. Je ne veux pas quevous lui parliez ! Cette fille vous aime peut-être, quisait ?

– Jalouse !

– On n’est jaloux que de ce que l’onaime !

– Vous m’aimez donc un peu ?

– En doutez-vous, méchant !

Et Frédérique, dans un geste adorable etpudique, tendit son front à Roger qui l’effleura d’un chastebaiser.’

À cet instant, Andrée de Maubreuil entrait encoup de vent dans le petit salon.

– Ah ! dit-elle en riant, je vous yprends, les amoureux !

Frédérique se recula, toute confuse.

– Nous étions en train de nousréconcilier, murmura-t-elle.

– Il ne faut pas que ma présence empêcheque la réconciliation soit complète ! s’écria Andrée enfaisant mine de se retirer.

– Reste, au contraire, ma chère amie,répliqua Frédérique, il faut précisément que je te parle.

– Alors, je vous laisse, mesdemoiselles,fit Roger, qui, au fond, n’était pas fâché d’esquiver une seconderéédition des aventures de Mercédès.

Andrée écouta patiemment les confidencesdétaillées de son amie.

– Tu comprends, lui dit celle-ci enterminant, qu’après ce qui s’est passé Mercédès ne peut plusdemeurer à ton service.

– Tu as raison, répondit Andrée. Je vaisà l’instant même lui signifier son congé. Et pourtant, c’estdommage, car elle m’était très dévouée. Veux-tu venir avecmoi ?

– Non, car je ne serais pas capable de mecontenir ! Je lui dirais des injures, à cette fille qui s’estpermis d’embrasser mon Roger !

– Eh bien, soit, reste ici ! Je vaisseule me charger de cette corvée.

Andrée de Maubreuil retourna dans sa cabine etsonna la soubrette, qui accourut aussitôt.

Très calme,Mlle de Maubreuil lui expliqua que, tout enétant, pour son compte personnel, très satisfaite de son zèle, ellese trouvait forcée, à cause de la scène de la veille, de se priverde ses services.

En entendant cet arrêt la danseusepâlit ! Elle était à la fois humiliée et désolée, car elleétait très sincèrement attachée àMlle de Maubreuil, qui, la commandant sansrudesse, lui faisant de temps en temps de petits présents, avait sugagner son amitié.

– Moi qui avais tant d’affection pourMademoiselle, murmura Dorypha. Vrai, j’ai le cœur gros de quitterMademoiselle de cette façon-là ! Mais croyez-vous que, si jefaisais mes excuses à M. Roger, on ne me permettrait pas derester près de vous ?

– Impossible, ma pauvre Mercédès !Mr. Edward Edmond lui-même a exigé que vous alliez désormaishabiter dans la partie du yacht réservée au personnel.

Au nom d’Edward Edmond, la gitane avait bondi.Ses sombres yeux noirs lançaient des éclairs.

– Comment, c’est lui !s’écria-t-elle d’une voix rauque, le poing sur la hanche, dans unepose qui eût rappelé ses attitudes favorites sur les planches desmusic-halls. Le misérable !… Eh bien, puisqu’il en est ainsi,je vais vous apprendre une chose… Edward Edmond est mon amant… etcela, depuis longtemps… Et c’est pour ne pas se séparer de moiqu’il m’a fait entrer à votre service !

Elle ajouta, en cambrant son torse dans unmouvement plein de fierté :

– Est-ce que j’ai l’air d’une femme dechambre, moi ! Je suis une danseuse, une gitane, une fille dejoie, tout ce que l’on voudra, mais je ne suis pas uneservante !…

Sa voix prenait des intonations crapuleuses etstridentes que Mlle de Maubreuil ne luiconnaissait pas ; la jeune fille était stupéfaite de cettesoudaine transformation.

– Oui, continua la gitane de plus en plusirritée, si Edward Edmond veut que je revienne près du personnel,c’est pour m’avoir près de sa cabine et pour se glisser le soirdans mon lit, quand tout le monde dormira !

– Taisez-vous ! s’écria Andrée deMaubreuil, toute rougissante de cette crudité d’expression.

Mais il eût été aussi impossible de fairetaire la Dorypha que d’arrêter dans son cours un torrent déchaîné.Elle parlait avec une volubilité increvable, accablant l’Irlandaisd’injures en toutes les langues collectionnées par elle dans tousles bouges de l’univers.

Andrée était abasourdie de ce déluge de motsargotiques, dont le sens, heureusement, lui échappait en grandepartie. La danseuse était comme secouée des pieds à la tête d’uneépouvantable fureur. Elle s’arrêtait quelques secondes pourreprendre haleine, puis elle se lançait de nouveau dans unekyrielle d’invectives.

À la fin, pourtant, Andrée réussit à la fairetaire en l’assurant qu’elle garderait toujours un bon souvenird’elle. Elle lui remit la somme convenue pour ses gages et, en mêmetemps, elle lui fit cadeau d’une petite montre de femme en argentdont la gitane avait depuis longtemps grande envie.

Cette munificence toucha profondément ladanseuse.

– Je ne suis pas digne de vos bontés,mademoiselle, murmura-t-elle humblement. Je vous ai trompée, maisvous avez été très bonne pour moi et je ne l’oublieraijamais ! Avant de vous quitter, je vais vous donner un conseilet vous révéler un secret. Méfiez-vous d’Edward Edmond et desautres. Il y a, sur le yacht, des gens de la Main Rouge qui vousveulent beaucoup de mal. Soyez sur vos gardes, c’est tout ce que jepuis vous dire !…

Avant qu’Andrée de Maubreuil, atterrée, aitsongé à lui poser de nouvelles questions, Dorypha pirouetta sur sestalons et sortit de la cabine.

Andrée demeura quelques minutes plongée dansle silence de la consternation ; elle était persuadée que ladanseuse n’avait pas menti et maintenant, une foule de petitsfaits, auxquels elle n’avait pas d’abord fait attention, luiapparaissaient sous leur véritable jour.

– Il faut, murmura-t-elle, toutepalpitante d’angoisse, que j’aille prévenir de tout celaM. Ravenel, M. Paganot et M. Agénor.

Sans perdre un instant, elle se dirigea versle salon de lecture où se tenaient les trois Français.

CHAPITRE V – Le punch

Lorsque Andrée de Maubreuil pénétra dans lepetit salon-bibliothèque, l’ingénieur Paganot lui fit signe degarder le silence un instant car lui-même et ses deux compagnons,Agénor et Roger Ravenel, étaient chacun pour sa part plongés dansdes calculs compliqués.

Au bout de cinq minutes, tous trois secommuniquèrent le résultat de leurs travaux, et Roger, qui était unmathématicien de premier ordre, énonça les chiffres obtenus par unedernière opération ; son visage annonçait la consternation etl’inquiétude.

– Savez-vous, dit-il, quelle estactuellement la situation du navire ? la Revanche setrouve en ce moment par 40 degrés de latitude nord et 170 delongitude est.

– C’est-à-dire, s’écria Paganot, que noussommes à plus de deux cents lieues de l’endroit où nous devrionsêtre ; nous n’avons pas cessé de marcher vers l’ouest, quandnous aurions dû remonter vers le nord.

– J’ai été des premiers à m’apercevoir,dit Agénor, qu’il faisait une chaleur excessive. EtMlle Frédérique a fait la même remarque quemoi !

Agénor sonna. La petite femme de chambreécossaise apparut.

– Ketty, dit l’ingénieur, voulez-vousprier Mr. Edward Edmond de venir me dire un mot, j’ai unrenseignement à lui demander.

La soubrette s’éclipsa et revint cinq minutesaprès, la mine décontenancée.

– Mr. Edward Edmond, fit-elle, a ditqu’il n’avait pas le temps de venir, qu’il était très occupé !Il m’a presque envoyée promener.

– C’est bien, Ketty, je vous remercie,dit Roger. Vous pouvez vous retirer.

Et il ajouta :

– Cette insolence de l’Irlandais nejustifie que trop nos soupçons. Il faut absolument sortir d’unesituation aussi fausse. Avec la Main Rouge, on peut s’attendre àtout ! Nous pouvons être nuitamment égorgés avant d’avoir eule temps de nous mettre en défense, nous pouvons être jetés surquelque récif du Pacifique… Ah ! pourquoi faut-il que FredJorgell ait eu l’imprudence de s’en rapporter à ce traîtred’Irlandais pour le recrutement des matelots ?

– Heureusement, fit l’ingénieur, que nousavons eu aujourd’hui la bonne idée de relever le point. Si nous nel’avions pas fait, nous étions entraînés Dieu sait vers quelle riveinconnue.

– Inutile de revenir sur ce qui estpassé, déclara Roger d’une voix ferme. Il s’agit maintenant deprendre des résolutions énergiques et de tirer de la situation lemeilleur parti possible.

« Voici ce que je propose : laRevanche, vous ne l’ignorez pas, est divisée par descloisons étanches en tôle de nickel. La première chose à faire, ceme semble, doit être d’isoler du reste du navire la partie que nousoccupons en fermant intérieurement les portes de métal de lacloison. Comme cela, du moins, nous serons sûrs que les bandits nepourront pas pénétrer chez nous. C’est M. Agénor qui va bienvouloir se charger immédiatement de cette opération.

« Pendant ce temps, l’ami Paganot et moi,nous irons trouver Slugh et nous lui demanderons des explicationscatégoriques, en le mettant au courant de ce que nous venonsd’apprendre. Nous verrons tout de suite s’il est de bonne foi. Etdans ce cas, nous prendrons, de concert avec lui, les mesuresnécessaires, comme par exemple de faire mettre aux fers sans lemoindre délai tous les marins d’une allure suspecte et, certes, ilssont nombreux à bord.

– Et moi, demanda Andrée, queferai-je ? En quoi puis-je vous être utile ?

– D’abord, vous mettrez au courantMlle Frédérique de la situation, mais en évitant del’effrayer. Et pendant notre courte absence, vous veillerez toutesles deux à ce que personne, sous quelque prétexte que ce soit, nepénètre dans le quartier des cabines.

Ces résolutions furent approuvées de tout lemonde, et on se mit en devoir de les mettre à exécution sans lemoindre retard.

Andrée alla rejoindre Frédérique. Agénorcourut fermer les portes de nickel de la cloison étanche, etl’ingénieur et le naturaliste, après avoir vérifié soigneusementl’état de leurs brownings, se mirent à la recherche du capitaineSlugh.

La nuit tombait. Le soleil se couchaitderrière un amoncellement de nuages couleur de sang et sur ce fondtragique, les silhouettes des matelots, groupés sur le pont etdiscutant avec animation, prenaient une apparence sinistre.

Les deux Français remarquèrent tout d’abordque personne, parmi les gens de l’équipage, ne s’occupait d’untravail quelconque. Tous étaient là, la pipe ou le cigare à labouche, et rien ne ressemblait moins que cette cohue débraillée àun équipage bien discipliné.

– Je crois, murmura Roger Ravenel, que lasituation est encore plus grave que nous ne l’avions cru. Tous ceshommes ont des mines de bandits. Jamais je ne m’en suis renducompte aussi clairement.

– Silence, fit Paganot ; j’aperçoisjustement Slugh en train de pérorer au milieu d’un groupe.

Les deux jeunes gens s’avancèrent. À leuraspect, ceux qui entouraient Slugh s’étaient dispersés. Lecapitaine s’avança avec son habituel et débonnaire sourire.

– Qu’y a-t-il pour votre service ?demanda-t-il. Quel temps magnifique ! Il n’y a pas un soufflede vent ! On peut bien dire que ces dames sont favorisées.J’ai rarement effectué de traversée aussi calme.

– Il ne s’agit pas de cela !répliqua Roger d’une voix nette. Nous avons à vous parler,capitaine. Il se passe ici des choses que vous ne devez pastolérer.

– Hein ? fit Slugh avecsurprise.

– Comment se fait-il, poursuivit le jeunehomme, qui avait grand-peine à demeurer maître de lui, que laRevanche continue à faire route vers l’ouest au lieud’aller vers le nord, comme nous en avons donné l’ordre ?

– Hum ! répondit Slugh interloqué,je vous expliquerai cela. Il y a des aires de vent plus favorableque nous avons dû suivre et qui nous ont forcés à un léger écartvers l’ouest, puis il fallait éviter les icebergs flottants.

Slugh se perdit dans une explication confuseet très embrouillée, dont une seule chose ressortaitclairement : c’est qu’il était très embarrassé de la questionqu’on venait de lui poser.

– Passons, continua Roger, nousreviendrons tout à l’heure sur ce sujet, mais j’ai une autrequestion à vous poser. C’est au sujet de l’appareil de télégraphiesans fil… Comment se fait-il que dès le début du voyage il se soittrouvé inutilisable ?

– On travaille à le réparer ! Jevous assure…, protesta le capitaine avec le ton d’indignation d’unhomme injustement soupçonné.

Pendant cette conversation, les matelotss’étaient petit à petit rapprochés du groupe formé par le capitaineSlugh et les deux Français, et leur attitude n’était rien moinsqu’agressive. Ils écoutaient ce qui se disait avec une tranquilleimpudence.

Au moment où Slugh dit qu’on s’occupait deréparer l’appareil de télégraphie, un murmure menaçant lui couvritla voix :

– Tais-toi, Slugh ! criaient lesmarins. Ce n’est pas la peine de donner tant d’explications à cesgens-là ! Tu n’as qu’à leur dire qu’ils sont prisonniers de laMain Rouge, c’est tout ce qu’ils ont besoin de savoir !

– Silence, vous autres ! clama Slughd’une voix tonnante.

– Silence toi-même ! ripostèrentplusieurs voix.

– Oui, tais-toi !

– Pas tant de façons avec les Français.On dirait que tu prends parti pour eux !

– Vive la Main Rouge ! beugla untroisième, dont l’acclamation fut répétée par une cinquantaine devoix.

Le tumulte était à son comble. Roger Ravenelet Paganot voyaient le moment où ils allaient être cernés par lafoule sans cesse grossissante des bandits. On n’écoutait même plusSlugh ; un groupe de forcenés l’avait bousculé, aux crisde : « À bas Slugh ! Vive le capitaine Knox !Nous voulons le capitaine Knox ! »

Les partisans de Slugh, qui se ralliaient auxcris de : « Vive la Main Rouge ! » vinrent àson secours. Il s’ensuivit une bagarre, où les coups de poing etles coups de revolver se succédaient sans relâche. Les deuxFrançais en profitèrent pour battre en retraite du côté descabines, mais ce ne fut pas sans avoir entendu plusieurs ballessiffler à leurs oreilles. Ils n’en auraient sans doute pas étéquittes à si bon compte si la Dorypha, qui décidément avait jetéaux orties le tablier à bavette et le bonnet tuyauté descaméristes, n’avait tout à coup paru sur le pont. Elle portait unruban rouge dans les cheveux et son corsage largement décolletélaissait apercevoir une gorge opulente. Par une brusquemétamorphose, elle était redevenue la danseuse acclamée desmusic-halls et des tavernes.

Son arrivée produisit une sensation profondeet fit diversion à la poursuite engagée contre les Français. Etcomme quelques-uns menaçaient de passer outre, elle les pritvivement à partie.

– Ne vous occupez donc pas despassagers ! s’écria-t-elle. Est-ce qu’ils s’occupent devous ? Ceux qui essayeront de les embêter auront affaire àmoi ! Et d’abord je ne danserai plus si on ne laisse pas lesFrançais tranquilles !

Ce fut une acclamation générale.

– Vive la Dorypha !

– Il faut qu’elle danse !

– Au diable les Français !

– Nous sommes les maîtres, dit unathlétique matelot aux bras tatoués. Il faut nous amuser !

Cette proposition rallia toutes les opinions.On eût dit que la présence de la Dorypha avait affolé tous ceshommes. Au milieu du tapage, Slugh n’arrivait plus à se faireentendre et les partisans de Knox, qui réclamaient sa délivranceavec tant d’ardeur quelque temps auparavant, ne songeaient plus àlui.

En quelques minutes l’orgie s’organisa.

Deux hommes apportèrent sur le pont un tub enfer émaillé trouvé dans une cabine ; on défonça une barriquede rhum, on se procura du sucre à la cuisine, et bientôt, du tubtransformé en gigantesque bol à punch, une grande flamme bleue etlivide monta dans l’atmosphère tranquille du soir.

Armés de leurs bidons de fer-blanc, lesmatelots puisaient à même la liqueur brûlante et quand le tubmenaçait de se vider, on le remplissait de nouveau.

Bientôt, l’ivresse atteignit à son paroxysme.Un grand nombre hurlaient des chansons à boire ; d’autres,déjà assommés par l’alcool, ronflaient à poings fermés, à platventre sur le pont ; mais la grande majorité avait formé uneronde gigantesque qui tournait autour du punch avec unevertigineuse rapidité.

Dorypha avait pris place au centre, tout prèsde la flamme qui, l’éclairant de ses fantastiques reflets, lafaisait paraître tour à tour bleue et verte et donnait à sa beautéquelque chose de spectral.

Elle apparaissait alors comme une des mortessacrilèges dont parle la légende et qui s’arrachent de temps àautre au sommeil du tombeau pour apparaître de nouveau sur lethéâtre de leurs anciennes débauches.

Elle dansait avec une ardeur infatigable,déployant tour à tour toutes les richesses de son répertoire degambades excitantes et de poses lascives. On eût dit qu’elle avaitdu feu dans les veines. Et la ronde échevelée continuait à tournerautour d’elle, avec des contorsions et des rires démoniaques, dansun ouragan de vertige.

De temps à autre, elle s’arrêtait, essoufflée,et se reposait une minute, haletante, le front moite, son corsagede soie traversé de sueur aux aisselles ; alors la rondes’arrêtait aussi et chacun buvait à longs traits, puis la dansereprenait de plus belle, aux acclamations mille fois répétéesde : « Vive la Dorypha ! »

C’est dans un de ces brefs intermèdesqu’Edward Edmond, à qui cette orgie ne plaisait qu’à demi,s’approcha de la danseuse la bouche en cœur et voulut l’embrasser,mais une maîtresse gifle le rappela au sentiment des convenances etl’envoya rouler à trois pas de là, à la grande joie desassistants.

La vue de l’Irlandais avait ranimé toute lacolère de la gitane contre lui.

– Va-t’en, lui cria-t-elle, je ne veuxplus te voir ! Je te déteste ! Tu es un traître ! uncoquin ! Tu es laid ! tu es bête !va-t’en !

Cette scène amusait infiniment les matelots etils prodiguaient à la Dorypha toutes sortes d’encouragementsbruyants.

L’hercule aux bras tatoués, qui le premieravait eu l’idée de faire du punch, s’était approché de la danseusequ’il couvait d’un regard chargé de désirs, d’un regard humble etimplorant.

– Señora, balbutia-t-il, enhardi parl’énorme dose de punch qu’il venait d’ingurgiter, je vous aime,moi ! Est-ce que, si je vous le demandais, vous me refuseriezun baiser ?

La Dorypha toisa le solliciteur d’un coupd’œil. Sa carrure athlétique, ses joues fraîches lui plurent et lamine furieuse de l’Irlandais dans son coin acheva de ladécider.

– Eh bien, soit, balbutia-t-elle enbaissant les yeux avec un sourire de fausse pudeur.

Et elle tendit ses lèvres au matelot qui lesbroya d’un baiser, brutal et goulu comme une morsure.

La Dorypha porta la main à son cœur.

– Tu m’as fait mal, murmura-t-elle, maisc’est bon ! Viens que je t’embrasse encore !

Les yeux mi-clos, elle se laissa aller à larenverse dans les bras de l’homme qui l’embrassait avecfrénésie.

Mais cette scène avait réveillé les passionsendormies de la multitude. Un cri, puis mille cris s’élevèrent.

– Et moi, Dorypha, tu ne m’embrassespas ?

L’hercule aux tatouages, un Flamand nomméPierre Gilkin, ne l’entendit pas ainsi ; la Dorypha lui avaitlaissé entendre qu’elle l’aimait et personne d’autre que lui netoucherait à la danseuse. Il y était fermement résolu.

Les poings serrés, il s’était placé en faced’elle et les premiers qui voulurent approcher allèrent rouler àquelques pas de là, la mâchoire quelque peu endommagée.

– Que personne ne bouge ! criaitGilkin, ou je lui mets les tripes au vent !

Pour appuyer ses dires, il sortit de sa pocheun bowie-knife, long et luisant comme une épée.

Les amis du Flamand, et il en comptait uncertain nombre à bord, se rangèrent autour de lui. Une tuerieallait certainement avoir lieu.

Dorypha, un poing sur la hanche, contemplaitce spectacle en souriant, comme devait sourire la belle Hélène envoyant les Grecs et les Troyens s’entre-tuer pour la possession desa beauté.

C’est alors qu’un vieux marin, plein deprudence, s’avança jusqu’auprès du tub à punch et, d’une voix quidomina le tumulte des cris et des jurons :

– Camarades, dit-il, tenez-voustranquilles ! La Dorypha est bien libre de sa peau ! Ellea le droit d’en faire ce qu’elle veut ! Si elle aime Gilkin,eh bien, tant pis pour vous et tant mieux pour lui !

Ce discours, plein de sagesse, obtintl’approbation d’une grande partie de l’assistance et des crisnombreux de :« Silence ! Écoutez-le ! »engagèrent l’orateur à continuer.

– On dansait, on buvait, fit-il, ons’amusait gentiment… pourquoi ne pas continuer ? On a bienassez d’occasions de s’embêter dans la vie !

Le matelot philosophe eut gain de cause ;une minute après, les chants et les danses, les rires et lestrépignements avaient repris comme si rien ne s’était passé.

La fête se prolongea fort avant dans la nuit.Vers deux heures du matin, l’aspect du pont de la Revancheétait celui d’un champ de bataille. Aux dernières lueurs du punchagonisant, les matelots, vautrés dans la posture où l’ivresse lesavait surpris, dormaient presque tous d’un accablant sommeil ;Dorypha, épuisée, essuyait son front mouillé de sueur ; PierreGilkin la couvait des yeux, comme un avare son trésor.

Puis, tout à coup, il saisit la gitane dansses bras, la souleva de terre comme si elle n’eût pas été pluspesante qu’une enfant et l’emporta jusqu’à sa cabine.

Avouons-le, Dorypha ne lui opposa pas lamoindre résistance.

CHAPITRE VI – La révolte à bord

Lorsqu’ils eurent regagné les cabines del’arrière, l’ingénieur Paganot et Roger Ravenel se mirent aussitôten devoir de barricader les deux couloirs qui aboutissaient aupont, de façon à n’être pas victimes d’une surprise.

Ils étaient bien armés et ils avaient desmunitions en abondance. Ce qui les inquiétait le plus, pour lemoment, c’était la question des vivres. Les cuisines et lescambuses se trouvaient en dehors du compartiment que protégeait lacloison étanche et, d’un autre côté, il ne fallait pas songer àtraverser le pont. C’eût été courir à une mort certaine.Heureusement qu’il se trouvait encore, dans les armoires de lasalle à manger, des boîtes de conserve, des caissettes de gâteauxsecs et quelques bouteilles de vin et d’eau minérale. Il fallut, cesoir-là, se contenter de ce menu.

Tous firent contre mauvaise fortune bon cœuret mangèrent avec plus de gaieté et d’appétit que l’on n’aurait pus’y attendre.

On prit le thé et on se coucha à l’heurehabituelle, mais, par mesure de prudence, les trois Françaismontèrent la garde tour à tour, et ils assistèrent de loin à lafangeuse orgie dont le pont de la Revanche fut lethéâtre.

Au matin, l’aspect du yacht était lamentable.Le pont était couvert d’immondices de toutes sortes et encorejonché d’ivrognes qui avaient passé la nuit à la belle étoile. Oneût dit un navire de pirates.

Les trois Français se dirent qu’à la faveur dece désordre il leur serait peut-être facile de se rendre jusqu’à lacambuse et d’en rapporter des vivres pour plusieurs jours. Ilsrisquèrent donc une sortie, se faufilant le long des bastingages etse cachant dans tous les angles propices, mais ils avaient à peinedépassé le pied du mât de misaine qu’ils étaient découverts. Ilsn’eurent que le temps de regagner l’arrière sous une grêle deballes.

Ce matin-là, on se partagea les dernièresmiettes des gâteaux secs et le fond des bouteilles ; lasituation apparaissait dans toute son horreur. Le repas fut morneet silencieux.

Quand il fut terminé, ce qui ne demanda pasbeaucoup de temps, Andrée et Frédérique se retirèrent dans leurcabine, pendant qu’Agénor, Paganot et Ravenel tenaient conseil. Unepareille situation ne pouvait se prolonger. Tout moyen d’en sortir,fût-il périlleux, désespéré même, serait le bienvenu.

Pendant que les trois Français étudiaient,tour à tour, cent projets plus impraticables les uns que lesautres, le pont de la Revanche était le théâtre denouvelles scènes de désordre. Les coups de revolver avaientréveillé la plupart des ivrognes. Vite remis d’aplomb, en gens quiont l’habitude de ces sortes d’excès, ils n’avaient pas tardé à segrouper, les uns autour de Slugh, les autres autour du capitaineKnox qu’une main inconnue avait remis en liberté dans le courant dela nuit, et la discussion de la veille recommençait, rendue plusâpre et plus ardente par la présence du vieux pirate.

C’était ce dernier qui réunissait le plusgrand nombre de partisans, car il était doué d’une éloquencepersuasive, et les promesses qu’il faisait étaient beaucoup plusbrillantes que celles de Slugh.

– Camarades, s’écriait Knox, si vous nesuivez pas mes conseils, vous laissez passer une occasion unique,une occasion qui ne se représentera jamais ! Nous avons sousles pieds un magnifique navire, bien pourvu, bien approvisionné,avec lequel nous pouvons naviguer trois mois sans faire escale.

« Je ne vous en demande pas plus, moi,pour faire votre fortune à tous. Je connais, Dieu merci, sur lebout du doigt les moindres îlots de l’Océanie. Je sais où setrouvent les pêcheries de perles, les magasins de copra etd’écaille ; je connais tous les comptoirs allemands etanglais, depuis Malacca jusqu’à la Nouvelle-Zélande. Et oùtrouverez-vous un capitaine qui connaisse son affaire aussi bienque moi ?

« Slugh se moque de vous. Ça lui est bienégal, à lui, que vous restiez gueux toute votre vie, ou que vousvous fassiez trouer la peau pour le service de la Main Rouge. Ilest largement payé, lui ! C’est un des chefs de la bande et, àcôté de lui, vous n’existez pas ! Vous n’êtes que de pauvresimbéciles, bons, tout au plus, à recevoir les coups.

Il y avait dans ces allégations tant devraisemblance que le nombre des partisans du capitaine Knox, qui selivrait à une propagande infatigable, allait croissant d’heure enheure.

Slugh avait pourtant aussi ses fidèles. Àceux-là, il promettait que la Main Rouge les récompenseraitroyalement, tandis qu’elle réservait de terribles châtiments à ceuxqui voudraient faire les mutins.

– Quel avenir vous attend avecKnox ? répétait-il, celui d’être pendus haut et court à lavergue d’un croiseur. Le capitaine croit donc que les choses sepassent comme il y a trente ans ? Je puis vous prédire àl’avance tout ce qui aura lieu. Vous pillerez quelques méchantsnavires de commerce, quelques entrepôts de copra, puis le bruit serépandra qu’il y a des pirates dans tels parages, on fera marcherle télégraphe, deux ou trois navires de guerre se mettront à votrepoursuite, vous serez pris – vous connaissez la loi : aussitôtpris, aussitôt pendus.

Les deux bandes rivales ne s’en tinrent pasaux paroles. Des coups de revolver furent échangés, mais, chaquefois, Slugh et Knox lui-même intervinrent pour que ces combatssinguliers ne fussent pas le signal d’une mêlée générale.

Chacun des deux chefs se croyait intéressé aumaintien du statu quo.

Knox se disait que plus on attendrait, plus lenombre de ses partisans s’augmenterait, et Slugh, de son côté,pensait qu’en gagnant du temps il trouverait quelque stratagème quile rendrait maître de la situation.

Cependant, aucun des deux partis ne tenait àêtre désarmé ou privé de vivres et d’alcool ; aussi Knox etSlugh firent-ils placer des sentinelles à la porte de la soute auxvivres et du magasin d’armes.

La question du sort réservé aux Français avaitété aussi agitée dans les deux camps ; Slugh, conformément auxordres qu’il avait reçus, voulait qu’ils fussent massacrés, saufAndrée de Maubreuil.

Par esprit de contradiction, dès qu’il connutles intentions de son rival, Knox déclara que la vie des Françaiset des Françaises était sacrée. À eux seuls, ils représentaient unefortune. N’étaient-ils pas les amis du milliardaire FredJorgell ? Il suffirait de les enfermer dans quelque îlotdésert et de ne leur rendre la liberté que moyennant une énormerançon.

Le vieux pirate attachait une telle importanceà la capture des Français que, dans l’après-midi, il essaya de s’enemparer en dirigeant une attaque en règle contre les cabines.

Slugh le laissa faire, se disant que, s’il yavait quelqu’un des savants de tué, ce serait autant de besogne defaite pour la Main Rouge.

Mais le capitaine Knox eut une réception àlaquelle il était loin de s’attendre. Le premier de ses hommes quiessaya de s’approcher des cabines de l’arrière roula à terre, lecrâne fracassé d’une balle. Un second puis un troisième eurent lemême sort.

Knox était furieux, comprenant que le trépasde ses partisans allait porter une grave atteinte à sapopularité.

D’un autre côté, à cause de la rançon, ilvoulait prendre les Français vivants.

Ceux-ci ne semblaient nullement disposés à selaisser faire. Ils dirigeaient contre leurs ennemis un feu biennourri, car Agénor aussi bien que le naturaliste et l’ingénieurétaient d’excellents tireurs, et Frédérique et Andrée, aidées de lafemme de chambre écossaise, rechargeaient et nettoyaient les armesau fur et à mesure, avec un sang-froid héroïque.

Knox et ses partisans finirent par se retirerdu côté de l’avant pour tenir conseil, et malgré les rires et leshuées que ne leur ménageaient pas les partisans de Slugh, ils sepréparaient à une seconde attaque, mieux combinée que la première,lorsqu’il se produisit une intervention inattendue.

Le Flamand Pierre Gilkin, entouré d’unedouzaine d’amis, s’avança tout à coup vers Knox, et, lui mettantsur l’épaule son poing énorme :

– Toi, lui dit-il, si tu ne laisses pasces gens tranquilles, je t’aplatis le crâne comme unenoisette !

Knox lâcha un juron, mais battit en retraite.Il avait compris que, s’il se mettait à dos le Flamand et sa bande,c’en était fait de son pouvoir.

Aussi prit-il à part Pierre Gilkin pour luiexpliquer que c’était Slugh qui voulait tuer les Français, et quelui, Knox, ne voulait que les mettre à rançon.

Après une longue discussion, Knox promit delaisser les passagers de l’arrière tranquilles jusqu’au lendemain,à condition que les gens de sa bande ne prissent pas parti pourSlugh.

C’était à Dorypha qu’était dû ce protecteurinespéré. Devenue maîtresse en titre de Pierre Gilkin, elle faisaitde lui ce qu’elle voulait. Elle n’avait eu aucune peine à luipersuader qu’il avait tout à gagner en prenant le parti dumilliardaire Fred Jorgell.

– N’écoute que moi, querido mio,lui avait-elle dit, et tu t’en trouveras bien. Il est plus facile àFred Jorgell de donner à quelqu’un un paquet de bank-notes qu’à toide gagner un dollar.

Ces remontrances, ponctuées de baisers etd’affolantes caresses, avaient eu tout le résultat qu’elle enespérait.

Il y avait maintenant sur la Revanchetrois partis bien distincts, et chacun gardait ses positions enattendant que la bataille décisive s’engageât.

Le reste de l’après-midi se passa sansincident. Les matelots s’étaient remis insoucieusement à boire, àjouer et à fumer ; à la nuit tombante, ils descendirentprendre leur repas, que les cuisiniers avaient apprêté à l’heurehabituelle.

Slugh avait mis à profit cette espèce detrêve. Il avait réuni autour de lui quinze des plus fidèles et desplus anciens affidés de la Main Rouge, une élite sur laquelle ilpouvait compter absolument, car presque tous avaient déjà fait unséjour à l’île des pendus. Il leur avait exposé son projet.

Il s’agissait tout simplement de fuir dans legrand canot après avoir mis le feu au navire, il suffirait pourcela de renverser un ou deux bidons de pétrole près des cabines del’arrière, dont le bois et les peintures offraient un alimentfacile à la flamme.

Pendant que Knox essayerait d’éteindre cepremier foyer d’incendie, un second, disposé à l’avant près del’endroit où se trouvaient les poudres, achèverait l’œuvre dedestruction.

Le canot était vaste, solide. Il serait pourvudes vivres nécessaires, et l’on savait qu’il se trouvait denombreuses îles à moins de deux jours de distance.

Slugh finit par persuader tous ses hommesauxquels il promit, de la part de la Main Rouge, d’exceptionnellesrécompenses.

Cet audacieux projet n’avait qu’un défaut auxyeux de Slugh, c’est qu’il impliquait la mort d’Andrée deMaubreuil, que les Lords lui avaient recommandé d’épargner. Mais ilse dit qu’après tout le principal serait fait et qu’il trouveraitbien un moyen de s’excuser.

Au repas du soir, il annonça son intention depasser une bonne nuit et se retira dans sa cabine. Ses hommesfirent de même, et Knox, trompé par cette comédie, alla se reposerà son tour ; la présence des sentinelles placées près descambuses et du magasin d’armes le rassurait pleinement sur la façondont se passerait la nuit.

Bientôt le plus profond silence régna à bordde la Revanche.Les lumières étaient éteintes, tout lemonde dormait ou faisait semblant de dormir.

Vers dix heures du soir, les quinze hommes deSlugh sortirent silencieusement de leurs hamacs, et, chargés decaisses de vivres, de tonnelets de rhum dont ils s’étaientprécautionnés pendant la journée, se dirigèrent vers l’avant, où setrouvait le grand canot suspendu à ses portemanteaux.

Ils empilèrent dans l’embarcation les objetsnécessaires à un long voyage. Ils n’eurent garde d’oublier uneboussole, des munitions et quelques vêtements de rechange.

Slugh veillait en personne à ces préparatifs.Ce n’est que quand il fut bien sûr que rien d’essentiel ne seraitoublié qu’il s’éloigna pour aller préparer lui-même les foyersd’incendie que devaient allumer des mèches d’une longueur calculéeà l’avance.

CHAPITRE VII – La gitane héroïque

Dans le camp des Français, la journée s’étaittristement terminée. Andrée et Frédérique n’avaient dîné que d’unetablette de chocolat, découverte par Agénor dans sa cabine, et queles deux jeunes filles s’étaient partagée ; quant aux hommes,ils n’avaient pris que quelques gorgées d’eau minérale ;encore cette ressource était-elle sur le point de leur manquer.

Il avait fait, l’après-midi, une chaleuraccablante. Il était évident que les bandits qui s’étaient emparésdu navire l’orientaient vers le sud-ouest, sans doute pour aborderdans quelqu’une des petites îles du nord de la Polynésie, et cetteconstatation donnait de grandes inquiétudes à l’ingénieur et à sesamis.

Après une soirée mélancoliquement passée, toutle monde, sauf Agénor qui était de faction, songea à se retirerdans sa cabine. On se souhaita le bonsoir, et Andrée et Frédériqueembrassèrent leurs fiancés plus tendrement que de coutume. Ellesavaient besoin de tout leur courage pour retenir les larmes quileur montaient aux yeux ; et, avant de se séparer, une foisseules dans la cabine d’Andrée, elles se jetèrent en pleurant dansles bras l’une de l’autre.

– Chère Frédérique !

– Chère Andrée !

– Je sens que je ne vais pas fermer l’œilcette nuit. Je tremble qu’il n’arrive malheur à Roger.

– Oh ! moi, je suis sûre aussi de nepas dormir. Si tu restais avec moi dans ma cabine, il me semble quej’aurais moins peur !

– Eh bien, oui, cela vaut mieuxainsi !… Mais tais-toi donc, il me semble que j’ai entenduparler…

Les deux jeunes filles écoutèrent avecattention.

Mlle de Maubreuil nes’était pas trompée. Bientôt une voix – celle de Dorypha – se fitentendre dans le silence, appelant d’un tonprécautionneux :

– Mademoiselle de Maubreuil !Mademoiselle de Maubreuil !

– C’est vous, Mercédès ?

– Oui, mademoiselle.

– Mais où êtes-vous ?

– Dans la cabine voisine de la vôtre.Mettez-vous à la fenêtre, mais parlez bas !

– Qu’y a-t-il donc ?

– Faites ce que je vous dis !Allongez la main !… Bien. Maintenant, prenez le paquet que jevous tends ! Faites attention… c’est assez lourd !

– En effet, mais qu’est-ce que c’est quecela ?

– Ne dites rien, c’est du jambon. Je saisque vous êtes réduites à la famine. Mais attendez, ce n’est pasfini ! Voici encore une caisse de conserves… vous la tenezbien ?

– Oui, mais je ne sais comment vousremercier.

– Prenez toujours… Vous me remercierezaprès. Voici du pain, du chocolat, maintenant. Ça va être le tourdes bouteille car on ne peut pas manger sans boire, n’est-ce pas,señora ?

Et la gitane, toujours insouciante, eut unjoyeux éclat de rire.

À ce moment, Andrée et Frédérique entendirentcomme un bruit de lutte, puis le hublot de la cabine de Dorypha sereferma avec un bruit sec, et elles distinguèrent, de l’autre côtéde la cloison, les accents d’une brutale voix d’homme.

– Mon dieu, murmura Frédérique, la pauvrefille a été victime de son dévouement ! Elle vient d’êtresurprise par un de ces misérables ! Ils ne lui pardonnerontpas d’avoir essayé de venir à notre secours !

Tremblantes d’angoisse, les deux jeunes fillesessayèrent d’entendre la discussion qui avait lieu dans la cabinevoisine et qui se poursuivait avec de grands éclats de voix, maiselles n’arrivaient qu’à saisir des bribes de phrases et des motsentrecoupés.

Au moment où la gitane se préparait à passerles bouteilles de vin dont elle avait parlé à Andrée de Maubreuil,elle s’était sentie brusquement saisie par les épaules, elles’était retournée et elle s’était trouvée en face de l’Irlandaisqui, furieux de se voir abandonné, n’avait cessé de l’espionnerdepuis la veille.

– Je t’y prends ! ricana lemisérable, c’est toi qui fournis des vivres aux gens des cabines.Je vais prévenir tout le monde de ta trahison !

La gitane se débattait comme une hyène pours’arracher à l’étreinte de l’Irlandais ; comme il ne lalâchait pas assez vite, elle lui planta dans les joues les onglesde ses dix doigts, le sang coula, Edward, furieux, hors de lui,criant de toutes ses forces :

– À moi, Slugh ! À moi, ceux de laMain Rouge ! Vous êtes trahis !… Au secours !… Venezvite !…

– Te tairas-tu, vile crapule !…gronda la gitane, qui d’une main impatiente et fiévreuse, cherchaitson poignard.

La lutte entre Dorypha et son ex-amant secontinuait, implacable et sourde, dans les ténèbres de lacabine.

Mais les cris de l’Irlandais avaient étéentendus. Aux mots de Main Rouge et de trahison, tout le monde futsur pied en un clin d’œil. L’électricité fut rallumée et les gensde la bande du capitaine Knox arrivèrent sur le pont au moment mêmeoù les partisans de Slugh commençaient à manœuvrer les palans quiretenaient la grande chaloupe sur ses portemanteaux. Ce fut de partet d’autre une explosion de rage.

– Personne ne touchera à cette chaloupe,déclara Christian Knox. Elle appartient au bâtiment et c’est moi,le capitaine, qui ai seul le droit d’en disposer.

– Le seul capitaine ici, c’est moi !hurla Slugh, se départant pour une fois de son flegme habituel. Unpeu de nerf, vous autres, dit-il à ses hommes, n’écoutez pas cequ’il vous chante et halez ferme sur les palans !

– Je défends qu’on touche à cettechaloupe ! cria Knox en faisant jouer le déclic d’un grosrevolver.

– On y touchera si l’on veut !répliqua Slugh en exhibant à son tour un énorme browning.

– C’est ce que nous allonsvoir !

– C’est tout vu !

Slugh, d’un geste rapide, avait pressé sur lagâchette de son arme avant que Knox eût eu le temps de se mettre endéfense.

Le vieux pirate tomba comme une masse, lapoitrine trouée d’une balle. Il avait été atteint en plein cœur,tué net.

– Voilà comme je traite les ennemis de laMain Rouge ! s’écria Slugh d’un air terrible ; etmaintenant, à qui le tour ?

Personne ne broncha et ce fut au milieu d’unprofond silence que Slugh ordonna :

– Vous autres, laissez cette embarcationtranquille ! Ce n’est plus la peine ; maintenant que cechenapan a cassé sa pipe, j’espère que tout le monde ici va marcherdroit…

Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Unegerbe de flammes venait de jaillir des cabines de l’arrière,illuminant tout le navire d’une lueur sanglante.

– By God !jura le bandit. Le feu que j’avaisoublié ! J’ai dû mal calculer la longueur de la mèche !Mais vite, que quelqu’un aille éteindre le foyer de l’avant, prèsde la soute aux poudres.

– La soute aux poudres !

Ces mots terribles donnèrent des ailes auxmoins ingambes ; en un clin d’œil, dix matelots, armés deseaux d’eau, se ruaient dans l’entrepont et arrivaient juste àtemps pour éteindre la mèche du second foyer d’incendie. Lesautres, Slugh en tête, couraient du côté des cabines d’arrière,dont le bois résineux, couvert d’une épaisse couche de peinture,brûlait avec de sinistres crépitements.

Du milieu des flammes, on entendait s’éleverdes cris de femmes.

Slugh, que son sang-froid n’avait pasabandonné une minute, ordonna de faire jouer les pompes et bientôtdes torrents d’eau tombèrent au milieu du brasier.

Mais le feu, qui trouvait un aliment dans unefoule de matières éminemment combustibles, ne paraissait pasdiminuer d’intensité. On entendait les cris déchirants desFrançais, grillés vifs dans leurs cabines.

Slugh lui-même, par une contradiction qu’unpsychologue se chargera d’expliquer, était sincèrement ému etdonnait des ordres pour activer le sauvetage des passagers. Ilvoulait bien assassiner ces jeunes gens, qui ne lui avaient jamaisfait de mal, mais il ne voulait pas les faire rôtir à petit feu,cela n’était pas dans ses ordres.

Disons-le, tout l’équipage, armé de seaux, dehaches et de barres de fer, travaillait avec ardeur.

Un cri immense s’éleva de toutes les poitrineslorsqu’un homme aux vêtements en cendres, à la barbe brûlée,apparut au seuil d’une des cabines. C’était le poète Agénor, quivenait d’arracher aux flammes la petite femme de chambreécossaise.

Presque au même moment, Roger Ravenel, tenantdans ses bras Frédérique, tombait évanoui entre les mains desmatelots qui se portaient à son secours.

Un peu après, l’hercule aux bras tatoués,Pierre Gilkin lui-même, retira des flammes le corps inanimé del’ingénieur Paganot. On lui prodigua toutes sortes de soins, maisdès qu’il eut ouvert les yeux, il poussa des crisdéchirants :

– Andrée, où est Andrée ? je veux lasauver !

Mais le malheureux, les mains et le corpsatrocement brûlés, était incapable de faire un mouvement.

– Andrée, répétait-il, sauvezAndrée !

À ce moment, Dorypha, la gitane, fendit lafoule des matelots. Après une longue lutte, elle avait enfin réussià terrasser Edward Edmond et à lui glisser son stylet entre deuxcôtes. Elle souriait, heureuse.

– C’est moi qui sauveraiMlle de Maubreuil ! s’écria-t-elle, et,s’emparant d’un caban de matelot, elle le trempa dans un seau d’eauet le jeta sur ses épaules, puis, sans hésitation, elle se lança aumilieu des flammes.

Pendant dix secondes il y eut un silence demort. On n’entendait que le crépitement de l’incendie et lesifflement de l’eau immédiatement volatilisée au contact descharbons ardents.

Dorypha avait disparu derrière le rideau desfumées rousses, pailletées d’étincelles.

– Elle ne reviendra pas ! cria unevoix dans le silence de la foule haletante.

– Qui a dit cela ? s’écria PierreGilkin. Je vais aller la chercher, moi !

Bousculant tous ceux qui voulaient le retenir,l’hercule s’avança vers le brasier, mais au moment où il allait ypénétrer, Dorypha reparut, portant sur son épaule, entortillé dansle vêtement mouillé dont elle s’était munie, un corps inerte. Il yeut une acclamation générale.

– Vive la Dorypha !

Tous s’empressaient pour la voir, pour ladébarrasser de son fardeau et, en cet instant, elle eût fait cequ’elle eût voulu de tous ces hommes.

Andrée de Maubreuil avait été déposée sur lacouchette d’une des cabines des gens de service. L’ingénieurPaganot lui prodigua les soins les plus dévoués et il souffraitlui-même de cruelles brûlures. Il avait avalé en hâte une gorgée dewhisky, et une sorte de fièvre l’empêchait d’avoir conscience de ladouleur cuisante qu’il éprouvait.

Andrée de Maubreuil, dont la cabine setrouvait toute proche de la cloison étanche, n’avait presque passouffert du feu, mais, au moment où la danseuse l’avait saisie,elle était déjà à demi asphyxiée.

L’ingénieur, auquel s’étaient joints Agénor etle naturaliste, maintenant rassuré sur le compte de Frédérique,appliquèrent à la jeune fille l’énergique traitement usité enpareil cas. On pratiqua des tractions rythmées de la langue et larespiration artificielle et Dorypha, dont la blonde chevelure avaitété seulement un peu roussie, fit preuve envers son ex-maîtressed’un dévouement infatigable, mais ce ne fut qu’après deux heures desoins qu’Andrée put être considérée comme hors de danger.

À ce moment, les matelots étaient maîtres del’incendie, dont l’eau seule n’eût pas eu raison, mais qui avaitfini par céder devant les bombes extinctrices dont Paganot avaitheureusement emporté une provision.

Les luxueuses cabines de l’arrière, la salle àmanger, les salons avaient été complètement détruits. Il n’enrestait que des poutres noircies et à demi calcinées. Encoreétait-ce une chance inouïe que le feu n’eût pas atteint lesréserves de pétrole destinées aux machines de bord et qui ne setrouvaient qu’à peu de distance de là.

Ce drame avait été si rapide que c’est à peinesi les Français, un peu revenus à eux-mêmes, commençaient à serendre compte de l’épouvantable danger qu’ils venaient de courir.Dorypha les mit au courant, sans oublier de faire un éloge trèssenti de son nouvel amoureux, Pierre Gilkin.

– Il faut absolument, dit tout à coupl’ingénieur, que je parle à Slugh. Maintenant qu’il a reconquistoute son autorité, j’espère que les choses vont changerd’aspect.

– Je vais avec vous, dit Agénor.

Tous deux s’avancèrent dans le couloir quiséparait les cabines, mais là ils se heurtèrent à deux matelots quimontaient la garde, la carabine sur l’épaule et la baïonnette aucanon.

– On ne passe pas ! cria l’un d’euxaux Français.

– Mais je veux voir le capitaine, ditAgénor.

– On ne passe pas. Rentrez, ou je faisfeu.

Du seuil de la cabine, Dorypha avait assisté àcette scène.

– Caramba ! s’écria-t-elle,nous allons voir si je ne vais pas passer, moi !

Elle marcha hardiment vers le matelot et, secampant effrontément en face de lui :

– C’est vrai que tu veux m’empêcher depasser ? fit-elle.

– Mes ordres ne vous concernent pas,répondit l’homme.

– C’est bien heureux ! Mais à tout àl’heure, je vais revenir.

Son absence fut assez longue. Quand elle seprésenta de nouveau à l’entrée du couloir, elle était accompagnéede Pierre Gilkin et de cinq ou six de ses plus robustes camarades.Slugh venait à quelque distance en arrière, l’air mécontent. Lesdeux sentinelles de la Main Rouge cédèrent la place sansdifficulté.

– Désormais, dit la danseuse auxFrançais, ce sont mes amis qui se chargent de veiller à votresûreté. Vous allez vous installer le plus confortablement possibledans les cabines vides, et je vous jure, foi de gitane, que vous nemanquerez de rien !

« Le capitaine Slugh a compris que, s’ilvoulait faire le méchant, les amis de Pierre Gilkin, réunis auxanciens partisans du capitaine Knox, ne le laisseraient paslongtemps tranquille. Il a été convenu que Slugh nous débarqueraitau premier port où nous voudrons atterrir. Après, lui et ses hommesiront au diable, s’ils le veulent, avec la Revanche. Voilàle seul moyen que j’aie trouvé d’arranger les choses.

– Nous ne demandons rien de plus,répondit l’ingénieur Paganot, parlant au nom de ses amis ;pourvu que nous soyons en sûreté avec les jeunes filles qui noussont confiées.

– De cette façon, fit Slugh avec sonsourire de bonhomie auquel personne ne se laissait plus prendre,tout le monde sera content.

Le bandit dissimulait mal son ironiquesatisfaction.

Une heure auparavant, grâce à la collaborationdes deux plus anciens matelots du bord, il avait relevé la positionexacte de la Revanche et ordonné au timonier de mettre lecap vers le nord.

– Dans deux ou trois jours, songeait-il,nous serons arrivés à l’île des pendus. Ma mission sera remplie. Jemettrai à terre les Français et leurs petites bonnes amies, et lesLords de la Main Rouge en feront tout ce qu’ils voudront. Pour moi,je m’en lave les mains ! Je crois que, dans des circonstancesaussi difficiles, je n’ai pas mal mené ma barque…

Les Français se trouvaient hors d’état dedéjouer une pareille ruse. L’incendie les avait privés desinstruments nécessaires pour relever la position du yacht, puis ilsétaient complètement absorbés par les soins que nécessitaientl’état de Frédérique et surtout celui d’Andrée. Enfin, ils avaientconfiance dans la protection de Dorypha, qui avait été pour euxcomme un bon génie.

Après tant de péripéties, la traversée leursemblait devoir s’achever dans les conditions les pluspaisibles.

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