Categories: Romans

Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

de Gustave Le Rouge

DOUZIÈME ÉPISODE – La croisière du Gorill-Club

CHAPITRE PREMIER – La dynamite

Un petit navire à la carène peinte en noir,aux formes lourdes, à l’arrière duquel flottait le pavillon tricolore du royaume de Hollande, était amarré dans le port de Vladivostok, mais à une distance respectable des autres navires.

Grâce à un plancher mobile, le pont du hollandais était presque de niveau avec le quai, et c’est sur ce plancher, où avaient été disposés des rouleaux, qu’une douzaine de coolies chinois surveillés par une escouade de cosaques,embarquaient avec une extrême lenteur et d’infinies précautions des caisses carrées de dimensions moyennes mais d’un très grand poids.

Sur le pont du navire, le capitaine, un jovial compagnon à longue barbe blonde, veillait en personne à l’arrivage des précieuses caisses.

On s’expliquait que tant de soins eussent été pris, en lisant en grandes lettres noires sur les planches de l’emballage l’inscription suivante, surmontée des armes de la Russie :

MANUFACTURE IMPÉRIALE DE RUSSIE

CARTOUCHES DE DYNAMITE À USAGE DES MINES.

FRAGILE, CRAINT LES CHOCS ET LA CHALEUR.

Le redoutable explosif, que les cosaquesavaient amené dans un wagon spécial, était destiné aux chercheursd’or du Klondike, qui, dans leurs travaux, en font une grandeconsommation, et les caisses qui le contenaient étaient plombées etscellées du sceau impérial.

Depuis plusieurs mois déjà, le capitaine duvapeur la Belle Dorothéa faisait le voyage de Vladivostokau Klondike et, comme on peut le supposer, il demandait un frettrès élevé pour le transport d’une marchandise à ce pointdangereuse. Aussi, bien qu’il ne prît jamais qu’un chargement trèspeu considérable, il avait pu réaliser de sérieux bénéfices sansqu’il lui fût jamais arrivé aucun accident.

D’un tempérament très flegmatique, en bonHollandais qu’il était, le capitaine Wilhelm Van Blook dormait surses deux oreilles, à côté d’une masse de dynamite capable de fairesauter une douzaine de villages, et il ne se privait même pas defumer sa pipe dans le voisinage des redoutables caisses arrimées àl’avant, le plus loin possible des machines et de la cuisine.

Quand on le félicitait de n’avoir jamais eud’accident, il ne manquait pas de répondrefacétieusement :

– S’il y avait un accident, pensez-vous,ce ne serait pas un petit accident. La Belle Dorothéasauterait comme une pelure d’oignon ; il n’en resterait passeulement un morceau de la grosseur de ma pipe.

Il riait à gorge déployée, enchanté de cetteplaisanterie qu’il rééditait au moins deux ou trois fois tous lesjours.

Malgré cette apparente nonchalance, WilhelmVan Blook se montrait pourtant très prudent, ne permettant de fumerà personne – sauf à lui-même – et veillant à ce que deux hommes degarde, qui se relayaient de deux heures en deux heures,demeurassent nuit et jour à proximité des précieuses caisses.

Cependant, les coolies avaient terminé leurbesogne et, après avoir touché le rouble d’argent par homme quileur avait été promis, ils s’éloignaient en toute hâte, enchantésd’en avoir fini avec cette dangereuse manipulation.

Wilhelm fit descendre dans sa cabine lesous-officier de cosaques, signa une décharge en bonne forme oùétaient mentionnés les numéros de chaque caisse, puis le Russe etle Hollandais burent chacun un verre de genièvre à la santé deleurs souverains respectifs et se séparèrent.

Il était alors un peu plus de midi. Les dixhommes dont se composait l’équipage avaient déjeuné. Wilhelms’approcha de Karl son second, qu’il traitait plutôt en ami qu’ensubordonné et en qui il avait toute confiance.

– Mon vieux Karl, lui dit-il, il vafalloir appareiller tout de suite. Complète ce qui te manque commeprovisions, pendant que je vais au bureau du port remplir lesformalités.

– Je croyais, fit Karl avec surprise, quenous ne partions que demain matin ?

– Oui, répliqua Wilhelm en clignant del’œil, mais j’ai changé d’avis ; il faut que, dans une heure,une heure et demie tout au plus, nous soyons sortis du port.

– Bien, capitaine, répondit Karl, c’estentendu !

– Surtout, recommanda encore Wilhelm aumoment où il allait franchir le plancher mobile qui avait servi àl’embarquement de la dynamite, que l’on fasse bien attention auxcaisses.

– Entendu !

Wilhelm s’éloigna de son pas flegmatique dansla direction des bureaux de la marine, pendant que, sous les ordresde Karl, les dix hommes de l’équipage prenaient en hâte lesdernières dispositions pour le départ.

Quand le capitaine fut de retour, leschaudières étaient sous pression, les voiles hissées, le planchermobile avait disparu, et l’on était en train d’amener lesancres.

Wilhelm Van Blook prit lui-même legouvernail ; c’était un soin qu’il ne laissait à personne pourla sortie et pour l’entrée dans le port de Vladivostok, où il estdifficile à un navire d’évoluer au milieu des flottes de paquebotset de voiliers anglais, américains, japonais et allemands.

Comme de coutume, il s’acquitta admirablementde cette tâche, et bientôt la Belle Dorothéa, forçant sesfeux et favorisée par un bon vent d’ouest, gagna la haute mer. Lesoleil n’était pas encore couché que la côte russe n’apparaissaitplus que comme une longue bande de brume à l’horizon oriental.

– Voilà le moment ! murmura Wilhelmà Karl en regardant sa montre. Je crois qu’aujourd’hui j’ai faitune bonne journée.

– Comment cela, capitaine ?

– Tu vas voir ? Prends un ciseau etun marteau et viens avec moi !

Karl, passablement intrigué, suivit sonsupérieur jusqu’à l’autre extrémité du pont, où quatorze descaisses de dynamite avaient été laissées, sans doute dans unesecrète intention, le capitaine ayant défendu qu’elles fussentarrimées dans la cale avec les autres.

Karl remarqua que ces quatorze caissesportaient toutes dans un angle une croix grossièrement tracée à lapeinture rouge, et il constata, avec surprise, que les planches enétaient mal jointes, ce qui n’était jamais arrivé dans les envoisprécédents, dont l’emballage était toujours très soigné.

Wilhelm avait pris le ciseau et le marteau etil commençait à taper de toutes ses forces.

– Qu’allez-vous faire ! s’écria Karlen se reculant avec épouvante.

– Sois tranquille, répondit le capitaineavec son bon sourire, il n’y a pas de danger !

Déjà, sans respect pour le sceau impérial, unedes planches avait sauté.

Karl jeta un cri de terreur. Dans l’espacevide laissé par la planche, il venait d’apercevoir un pied humain,un pied nu armé de longs ongles, racornis et pareils à desgriffes.

Karl était convaincu, plus que personne, de ladouceur et de l’honnêteté de son capitaine ; pourtant, sapremière pensée fut qu’il s’était rendu complice de quelque crime.Ses cheveux se hérissèrent d’épouvante sur son front, et ilbalbutia, en claquant des dents :

– Vous saviez donc, capitaine, qu’il yavait un cadavre dans cette caisse ?

Le capitaine éclata de rire, en homme qui faitune excellente plaisanterie et, gravement, il continua à défaireles autres planches.

Le prétendu cadavre se remuait et prononçaitdes paroles dans une langue incompréhensible.

– Sortez donc, tarteifle !s’écria le capitaine.

Et il aida l’habitant de la caisse à sefaufiler à quatre pattes par l’étroite ouverture.

Un personnage bizarre apparut ; il avaitla barbe et les cheveux longs et gris, de solides lunettes decuivre sur le nez et un air doctoral ; il ne portait d’autrevêtement qu’une sorte de caleçon et une vieille touloupe de peau demouton qui lui tenait lieu sans doute de chemise, de pantalon et degilet : on apercevait son torse couvert d’une toison épaisseet grise, comme celui d’un vieil orang-outang.

Le capitaine et son second rirent d’abord detout leur cœur à la vue de ce phénomène puis Wilhelm Van Blook –les affaires sont les affaires – tira de sa poche un carnet surlequel se trouvait une liste de noms, et il dit en russe – languequ’il avait fini par parler à peu près correctement :

– C’est vous, sans doute, l’honorabledocteur Stépan Rominoff, que je suis chargé de transporter enAmérique ?

– Parfaitement !…

– Je suis le capitaine Van Blook.

– Eh bien, capitaine, vous seriez le plusaimable des hommes si vous vouliez bien me faire donner quelquechose à manger. Il y a trente-six heures que je suis dans cettecaisse, et non seulement je suis atrocement courbaturé, mais jemeurs de faim, car je n’avais emporté avec moi que deux petitspains de seigle et une gourde pleine de thé froid.

Le capitaine trouvait son nouveau passager desplus réjouissants.

– Mon vieux Karl, dit-il à son second,conduis ce brave docteur à la cuisine et fais-lui servir une bonnegamelle de haricots rouges avec une saucisse. Il doit en rester durepas de l’équipage et, quand il sera rassasié, tu chercheras dansma garde-robe s’il n’y a pas une culotte et une chemise quipuissent lui convenir : il fait frais et, quoiqu’il aitl’estomac plus velu que le dessus d’une vieille malle, il pourraitempoigner une fluxion de poitrine.

– Bien, capitaine !

Mais le docteur était revenu sur ses pas et,avec une gravité que son étrange équipement rendait des pluscomiques :

– Capitaine, dit-il, j’accepte volontiersles haricots rouges et le pain, mais je refuse la saucisse, et jen’ai besoin ni de culotte ni de chemise.

– N’ayez pas peur d’être indiscret, ditle Hollandais, mais vous ne pouvez rester en pareil équipage.

– Sachez, capitaine, que je suispatriarche de la nouvelle secte des « vitalistesmystiques » ; nous réduisons les besoins de la vie à leurminimum. Comme la nature nous l’indique, nous marchons aussi nusque possible et notre santé s’en trouve très bien. Nous mangeons depréférence des fruits, des racines, toutes choses qui ne coûtent lavie à aucun animal…

– Vous m’expliquerez cela plus tard,répliqua le capitaine abasourdi, ne discourez pas tant et allezmanger !

Le patriarche des vitalistes mystiquesdisparut dans la direction des cuisines et Wilhelm, que ce débutavait mis en appétit de curiosité, commença activement à défaire laseconde caisse.

Il en sortit une dame d’un embonpointconsidérable et qui déclara se nommer Ivanovna Rominoff, l’épouselégitime de l’apôtre. Elle était d’ailleurs dans une toilette aussidébraillée et aussi sommaire que son seigneur et maître, dont ellepartageait les principes.

– Ah çà ! se dit le capitaine enattaquant la troisième caisse, qu’est-ce que c’est que cesphénomènes-là ! Ça va devenir drôle à bord, s’il y en abeaucoup comme ceux-là ! Après tout, je m’en moque, je suislargement payé par le comité terroriste de Lausanne, pourtransporter ces étrangers bipèdes sur le territoire de la libreAmérique, c’est un fret comme un autre.

Tout en monologuant ainsi, Wilhelm Van Blookavait procédé à l’ouverture de la troisième caisse. Cette fois,elle recelait un personnage long, maigre et efflanqué, encoreporteur de l’uniforme gris du bagne ; ses traits présentaientle type cosaque le plus accusé. Son nez était épaté, ses pommettessaillantes et ses petits yeux obliques et bridés comme ceux desChinois. Sa physionomie respirait la naïveté et la candeur.

– Eh bien, demanda le capitaine aprèsl’avoir toisé de la tête aux pieds, est-ce que vous faites aussipartie de la secte des végétariens sans culottes ?

– Non, répliqua le cosaque en faisant lesalut militaire, j’aime beaucoup la viande et je ne demande pasmieux que de revêtir un costume autre que celui-ci.

– Bon, fit le capitaine, mais pourquoiétiez-vous au bagne ?

– Pour une peccadille. Un jour quej’avais bu un peu trop de vodka, j’ai jeté un de mes officiers dansles latrines. J’ai failli être fusillé, mais notre petit père letsar m’a fait grâce et m’a envoyé aux usines de vert-de-gris.

– Tu me fais l’effet d’un bondiable ; comment t’appelles-tu ?

– Ivan Rapopoff !

– C’est bon, va à la cuisine, dit leHollandais en pointant le nom du cosaque sur son carnet, comme ill’avait déjà fait pour les deux précédents.

À ce moment, un coup de canon retentit dans lelointain, puis un second. Le cosaque regarda le capitainehollandais avec une certaine émotion.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda ce dernier.

Rapopoff ne répondit pas tout d’abord. Ilcompta les coups de canon sur ses doigts.

– Treize, dit-il enfin. C’est le signalque l’on fait quand des galériens viennent de s’évader.

– Bah ! fit Wilhelm avecinsouciance. On n’aura pas l’idée de me soupçonner. Je suishonorablement connu à Vladivostok : d’ailleurs, il serait bientard pour me poursuivre, et la nuit vient. Demain, nous serons loind’ici.

Le cosaque manifesta sa joie par un pied denez irrévérencieusement adressé au petit père le tsar et auxprincipaux dignitaires de l’Empire, puis, à son tour, il gagna lacuisine.

Wilhelm, que cette besogne commençait àennuyer, se fit aider par les matelots pour ouvrir les onze autrescaisses qui, comme les trois premières, recelaient chacune unprisonnier.

Les femmes étaient en nombre dominant. En ycomptant Mme Rominoff, il y en avait dix en tout,et toutes les dix, affiliées à la secte du prophète vitaliste,étaient dans le même état de négligence et de quasi-nudité.

Leur corps était endurci contre le froid parune longue habitude. Malgré la rigueur de la température, ellesprenaient tous les jours un bain glacé sans même contracter unsimple coryza.

La plupart étaient de robustes matrones dontla laideur était une sérieuse garantie de vertu ; maisquelques-unes étaient jeunes et jolies. Wanda, Fedorewna, Maslowa,Katinka et Staniska, avant de se convertir aux doctrinesvitalistes, qui avaient amené leur emprisonnement, avaient étéenfermées dans une « prison » de jeunes filles vicieuseset s’en étaient évadées. Elles conservaient de leur ancienneexistence une liberté d’allures et de langage qui faisait un joyeuxcontraste avec la mine pédantesque et les doctorales paroles duprophète Stépan Rominoff.

Il n’y avait donc, outre le prophète et lecosaque, que deux hommes. L’un d’eux, un petit vieillard à l’airaimable et souriant, aux façons pleines de politesse, n’avait passon pareil pour fabriquer des bombes à la panclastite, munies d’unmouvement d’horlogerie qui amenait l’explosion à heure fixe ;en dehors de cette manie, qui lui avait valu, à maintes reprises,le fouet et la prison, Serge Danicheff était un homme inoffensif etdoux, et c’était un véritable plaisir de l’entendre parler dubonheur de l’humanité future, régénérée par le progrès.

Galitzine, son compagnon, appartenait aussi àla secte des terroristes ; mais il était sombre, silencieux,ne prononçait pas quatre paroles par jour. Il avait été condamné àvingt ans de bagne pour avoir tenté de faire sauter un train danslequel se trouvait le tsar, et s’il n’avait pas été pendu ouknouté, c’est que l’accusation n’avait pu établir les faits d’unemanière suffisante.

Le capitaine Wilhelm Van Blook installa leprophète et ses disciples dans une grande cabine de l’entrepont etne s’occupa plus d’eux, mais il retint à dîner à sa table lecosaque et les deux terroristes qui lui avaient paru les plussociables de la bande. Le Hollandais, en leur faisant les honneursde sa table, ne manqua pas de leur poser une foule de questions ausujet de leur évasion.

Lui-même ne savait rien, ou presquerien ; un matin, un inconnu était venu le voir de la part,disait-il, du comité terroriste de Lausanne, et lui avait expliquéqu’à son prochain voyage quatorze des caisses de dynamite dont ilprendrait livraison renfermeraient des prisonniers évadés ; lasomme offerte était assez considérable, et Wilhelm ne s’était faitaucun scrupule d’accepter ; bien au contraire, il considéraità juste titre comme une œuvre méritoire le fait d’arracher quelquesmalheureux aux tortures des bagnes sibériens.

Mais, ce qui le surprenait, c’était le choixmême des prisonniers rendus à la liberté ; il s’était attenduà recevoir à son bord de sinistres et mystérieux conspirateurs, etc’étaient un vieux maniaque et une troupe de femmes, plus ou moinsdétraquées, que l’on arrachait à la captivité à si grandsfrais.

Serge Danicheff, le fabricant de bombes, neput s’empêcher de sourire :

– Je vais, fit-il, en remplissantjusqu’au bord son verre de genièvre hollandais, vous donnerl’explication de cette anomalie ; une évasion comme la nôtrecoûte très cher.

– Dame, interrompit le capitaine, c’estqu’on court des risques ; chacun tient à sa vie et à saliberté, et on n’aventure des biens aussi précieux que moyennant unbénéfice qui en vaille la peine.

– Je sais cela, parbleu ! Mais, sije dis que les évasions coûtent très cher, c’est pour vousexpliquer qu’elles soient si rares. En Russie, avec de l’argent, onfait tout ce qu’on veut ; si les terroristes avaient à leurdisposition des capitaux plus considérables, ils ne resteraient paslongtemps sous les verrous.

– Vous êtes donc un groscapitaliste ? demanda le capitaine.

– Pas du tout ; la personne qui afait les frais de notre évasion est la vieille comtesse AlexandraBasileff, cousine du tsar, et riche à plusieurs millions deroubles. Cette vieille toquée, que la police laisse tranquille àcause de son illustre parenté, est une disciple fanatique duprophète Stépan Rominoff ; elle n’a reculé devant aucunedépense pour le sauver, lui et les femmes.

– Mais vous autres ?

– On nous a emmenés par-dessus le marché,parce qu’il fallait quelques hommes solides pour vider les caissesde dynamite et franchir les murailles du pénitencier. C’est pourcela qu’on nous a mis du complot ; ce n’est pas ces fainéanteset ces poltronnes et leur apôtre – qui, dans son genre, est aussifainéant et aussi poltron – qui auraient eu le courage de faire ceque nous avons fait. Une fois que nous avons eu franchi les murs,et que nous avons eu trouvé le chemin de la gare, en pleine nuit,il a fallu fracturer la porte du hangar où se trouvait le wagon,ouvrir les caisses au péril de notre vie et aller jeter lescartouches de dynamite dans la rivière. Je vous assure que leprophète Rominoff ne faisait pas le fier, à ce moment-là !

– Je comprends cela, fit le capitaine,mais, une fois entrés chacun dans votre boîte, comment avez-vousfait pour rétablir le cachet impérial ?

– Nous avions pris nos précautions. Il yavait, parmi les employés de la gare, un terroriste qui avait prisà l’avance l’empreinte des cachets avec de la cire. En moins d’uneheure tout a été terminé ; nous sommes arrivés juste à temps,la cire était encore chaude quand on a attelé notre wagon à votretrain rapide.

– On n’a dû découvrir notre fuite que lematin, dit à son tour le cosaque Raponoff, et je suis bien certainqu’on n’a pas eu l’idée que nous avions pu prendre le train. On adû perdre beaucoup de temps à battre la steppe et la forêt pournous chercher.

– Allons, tout va bien ! ditgaiement le capitaine. Cela s’est mieux passé que je n’aurais osél’espérer ! Je sais comment arranger la chose pour mon proprecompte, une fois arrivé au Klondike. Je dirai qu’un commencementd’incendie m’a forcé de jeter à la mer un certain nombre decaisses : c’est un cas prévu dans mon traité avecl’entrepreneur des mines. À votre santé, messieurs lesévadés !

On but une dernière rasade, puis tout le monderegagna sa cabine. Les Russes avaient le plus grand besoin derepos. Leur long séjour dans les caisses leur avait courbaturé tousles membres. Ils étaient aussi endoloris que s’ils venaient derecevoir le knout, ou tout au moins une volée de coups debâton.

Le lendemain et les jours suivants, laBelle Dorothéa fut favorisée par un temps superbe ;laissant derrière elle l’empire du Soleil levant, elle fit routedans la direction du nord-est. Le capitaine Van Blook, pour lequelce voyage représentait un bénéfice considérable, était d’une humeurcharmante, et il se montrait plein d’attentions pour ses bizarrespassagers.

Les Russes n’étaient pas moins satisfaits. Leprophète vitaliste et ses adeptes femelles se réjouissaientd’avance de la vie heureuse qu’ils allaient mener en Suisse, dansun beau parc appartenant à la comtesse Basileff et où ilspourraient vivre à l’état de nature, sans que personne songeât àles déranger ; le cosaque et les deux terroristes seproposaient de gagner Paris, où leurs camarades lesrévolutionnaires étaient en grand nombre et s’ingénieraient à leurdénicher quelque emploi.

Tous, en somme, se dédommageaient de lamauvaise nourriture et des fatigues du bagne en faisant quatrerepas par jour et en dormant douze heures sur vingt-quatre.

Le brave cosaque Rapopoff faisait la joie desmatelots par le goût déterminé dont il faisait preuve pour lesalcools et les corps gras, sous quelque forme qu’ils seprésentassent. À plusieurs reprises, on lui fit absorber de l’huileprovenant des machines, sous prétexte que c’était un toniquesouverain pour la poitrine, et il n’était pas de jour qu’iln’absorbât quelques petits verres d’alcool à brûler, qu’ildéclarait excellent et qu’il dégustait en connaisseur.

Commencée de façon si favorable, la traversées’annonçait comme une des plus heureuses et une des plus rapidesque le capitaine Wilhelm Van Blook eût faites depuis longtemps. Sixjours s’étaient écoulés ainsi sans qu’il se produisît d’incidentdigne de remarque.

Un soir, vers dix heures, le capitaine fumaittranquillement sa pipe à l’arrière, lorsque le matelot de vigiecria : « Terre, à bâbord ! »

Le capitaine eut un tel geste de surprise quesa pipe, une superbe pipe de kummer parfaitement culottée,s’échappa de ses lèvres et alla rouler sur le pont où elle se cassaen deux morceaux.

– Terre ? répétait-il. Il n’y a pasde terre dans ces parages-ci ! J’ai encore examiné une carte,il y a une heure. Cet homme est fou, ou bien il a trop bu degenièvre !

Le capitaine avait pris dans sa poche de côtéune des ces fortes lunettes marines que l’on appelle lunettes denuit, et il explorait l’horizon.

Au bout d’une minute, il fut bien forcé dereconnaître que l’homme de vigie n’était ni ivre ni dément. À deuxou trois milles, dans la direction du nord-nord-ouest, il voyait seprofiler une terre aux promontoires escarpés. Il pensa d’abordqu’il se mouvait en face d’un vaste iceberg ; mais encontinuant avec plus d’attention son examen, il distingua deslumières, et même, à ce qu’il lui sembla, des édifices.

Le capitaine n’en revenait pas. Il descendit àsa cabine où se trouvait la carte où il pointait chaque jour lechemin parcouru par le navire ; cette carte, bien que touterécente, ne portait aucune trace d’île ou de terre quelconque.

– Voilà qui est inouï, se dit-il trèsintrigué. Je n’ai pourtant commis aucune erreur de route ; letemps s’est maintenu au beau. Je n’y comprends absolumentrien !…

Prudemment, il donna l’ordre au mécanicien deralentir la vitesse et au timonier de gouverner de façon à côtoyerà grande distance la terre inconnue.

La Belle Dorothéa commença donc àcontourner les rivages de cette terre mystérieuse ; maisd’assez loin pour éviter les bas-fonds et les écueils.

Bientôt, toutefois, en dépit de cesprécautions, le vapeur alla donner de l’avant contre un roc cachésous l’eau, et le navire talonna à plusieurs reprises contre lerécif avec un bruit sourd.

On fit machine en arrière ; étant donnéla faible vitesse du navire et le peu d’agitation de la mer, lacollision n’avait eu aucune conséquence, mais le capitaine n’étaitplus rassuré. Il comprenait que, pour une raison quelconque, il setrouvait dans des parages non reconnus par les ingénieurshydrographes et inexactement portés sur les cartes. Il fallait doncagir avec la plus grande circonspection.

Il fit donc mettre à la mer unechaloupe ; deux matelots y descendirent ; ils devaient,la sonde en main, éclairer la marche du vapeur en s’assurant qu’ily avait assez de fond pour un navire de ce tonnage.

C’est dans ces conditions que l’on parcourutencore environ un demi-mille.

Mais, tout à coup, il se produisit uneviolente détonation, la chaloupe et le vapeur lui-même furentlancés en l’air, élevés au sommet d’une montagne d’eau.

Cramponné à un cordage, le capitaine Wilhelmavait eu le temps de voir la chaloupe réduite en mille pièces parl’explosion.

– Il n’y a qu’une torpille qui puissefaire cela, murmura-t-il, grelottant de peur à la pensée descaisses de dynamite qui se trouvaient dans sa cale.

Dans cette seconde rapide, il entrevit ce quise serait passé si, au lieu de la chaloupe, c’était le vapeurlui-même qui eût heurté de son avant le détonateur de latorpille.

En cet instant, un choc terrible fit résonnerla coque de fer de la Belle Dorothéa dans toutes sesmembrures ; la montagne d’eau soulevée par l’explosion avaitlancé le vapeur avec une inouïe brutalité sur un groupe de récifsoù il demeurait maintenant immobile, légèrement penché sur lecôté.

Wilhelm Van Blook essuya la sueur quiruisselait de son front.

– Nous l’avons échappé belle !murmura-t-il. C’est un vrai miracle que mon navire n’ait pas éclatécomme une simple fusée.

Cependant les Russes et les matelots sedémenaient sur le pont. Les femmes et le patriarche poussaient descris de terreur.

– Il y a une voie d’eau près de laquille, déclara Karl. Nous coulons. Il y a déjà deux pieds d’eaudans la cale !

– Non, dit le capitaine hollandais, ledanger n’est pas si grand que tu crois ! Le vapeur estmaintenu entre les rochers comme une pièce de bois entre les deuxmontants d’un étau, nous ne pouvons pas couler ! Et dansquelques heures, quand il fera jour, nous gagnerons la terre, quin’est pas éloignée. Personne ne court aucun danger : seulementmon navire est perdu !

– Tenez, capitaine, s’écria tout à coupun des matelots, on dirait que l’on vient à notresecours !

Le bras étendu dans la direction de la terre,il montrait des lumières qui allaient et venaient sur le rivage.Tout à coup, un foyer électrique s’alluma et le triangled’aveuglante clarté d’un projecteur oscilla quelque temps sur lamer jusqu’à ce qu’il eût rencontré l’endroit où était échoué levapeur.

À cette clarté inattendue, on distinguaitnettement des maisons, puis une foule d’hommes qui couraient engesticulant sur le rivage.

– Je crois, dit le capitaine, que nousn’aurons même pas à attendre jusqu’à demain. On dirait que cesgens-là font des préparatifs pour venir à notre secours. Mais cen’est pas une raison pour laisser la mer envahir la cale. Que Karlprenne avec lui deux ou trois hommes et qu’il tâche d’aveugler tantbien que mal les voies d’eau en clouant des toiles goudronnées etsuiffées et en vissant, s’il y a moyen, une ou deux plaques detôle.

Pendant qu’on exécutait ces ordres avec unehâte fébrile, Wilhelm Van Blook, demeuré tout pensif sur le pont,cherchait vainement comment pouvait s’appeler cette île qui ne setrouvait marquée sur aucune carte ; mais, tout enréfléchissant, il ne perdait pas de vue le rivage maintenantéclairé d’une vive lueur. Il vit des hommes, coiffés de vasteschapeaux de feutre, mettre à la mer une yole qui gouverna demanière à venir accoster le vapeur naufragé.

Six rameurs faisaient voler la légèreembarcation sur les flots tranquilles, et, à mesure qu’elleapprochait, les gens du vapeur remarquaient la tournure spéciale deces rameurs qui portaient une sorte d’uniforme : chapeaux defeutre à larges bords, relevés sur le côté et décorés d’un insignerouge, et solides vêtements de cuir noir ; seul celui quitenait la barre était entièrement vêtu de rouge.

– On dirait des Boers ! fit lecapitaine hollandais.

– Non, dit Karl, c’est plutôt l’uniformede quelque milice canadienne.

– En tout cas, ils n’ont pas l’aird’avoir de mauvaises intentions.

– C’est ce que nous allonsvoir !

La yole, pendant ce temps, était venue seranger le long du vapeur, l’homme rouge qui tenait la barre montaseul sur le pont. Il portait la barbe longue et ses traits un peurudes exprimaient l’énergie et le sang-froid. Aussitôt à bord, ildemanda le capitaine et, après l’avoir salué, s’informa descirconstances dans lesquelles avait eu lieu le naufrage.

Wilhelm Van Blook s’empressa de donner lesexplications nécessaires, en insistant sur la dangereuse présence àbord de caisses de dynamite, mais sans souffler mot des évadésrusses. Il termina en demandant quel était le nom de l’île sur lescôtes de laquelle ils venaient d’échouer, s’étonnant qu’elle nefigurât pas sur les cartes officielles.

L’homme rouge eut un imperceptiblesourire.

– Capitaine, répondit-il, cette îles’appelle l’île Saint-Frédérik ; elle est marquée surcertaines cartes mais ses parages sont si peu fréquentés qu’elle aéchappé, il est vrai, à l’attention de pas mal de géographes. Cetteîle, d’ailleurs, forme un petit État indépendant sous leprotectorat des États-Unis d’Amérique.

« En cas de guerre avec le Japon, ceserait une station navale des plus utiles ; elle a étéfortifiée par des ingénieurs américains, et, comme vous venez d’enfaire l’expérience à vos dépens, elle est protégée par une ceinturede mines sous-marines et de torpilles dormantes.

– Dans ce cas, répliqua le capitaine avecmauvaise humeur, c’est l’administration de votre île qui estfautive. Les règlements maritimes internationaux veulent que, quandil existe des mines sous-marines de ce genre, leur présence soitsignalée aux navigateurs par des balises ou des bouées trèsapparentes.

– C’est possible, mais comme l’îleSaint-Frédérik ne se trouve sur la route d’aucun navire, nousn’avions pas jugé utile de prendre cette précaution.

– C’est un tort, et je suis en droit devous faire un procès.

– Je vous conseille de vous en abstenir,reprit l’homme rouge avec un peu d’ironie, votre procès seraitperdu d’avance ; mais je vous propose de vous aider àrenflouer votre navire et je vous offre, chez nous, l’hospitalitéla plus large et la plus cordiale.

– Nous pourrons nous entendre, à ce queje vois. Je vais profiter de votre offre immédiatement.

– Il serait très imprudent, en effet, àvous de passer même une seule nuit dans un navire chargé dematières détonantes, dont un coup de ressac peut déterminerl’explosion.

Cette conversation avait eu lieu en anglais,et les Russes n’y avaient à peu près rien compris. Ils avaientseulement deviné qu’on allait les conduire à terre et ils enétaient enchantés.

Le transport des naufragés commençaimmédiatement. Il ne fallut pas faire moins de cinq voyages pourmener à terre l’équipage et les passagers de la BelleDorothéa.

Le capitaine Wilhelm allait monter le dernierdans la yole, lorsqu’il s’avisa, tout à coup, qu’il n’avait pasaperçu le cosaque Rapopoff ; il supposa que le malheureuxavait été enlevé par l’énorme vague soulevée par la torpille etavait été noyé, mais il fallait s’en assurer. On chercha et onfinit par trouver le pauvre diable dans sa cabine.

Au moment de l’explosion il avait été jetéhors de sa couchette, si malheureusement qu’il s’était brisé unejambe. On le transporta dans la yole avec toutes sortes deprécautions.

– Ce ne sera rien, dit l’homme rouge quiavait repris sa place à la barre du gouvernail, nous avons dansl’île un savant de premier ordre, M. Bondonnat, qui se fera unvéritable plaisir de le soigner et de le guérir.

Le capitaine Wilhelm se félicitait déjàd’avoir mis en sûreté son équipage et ses papiers, lorsqu’en levantles yeux il aperçut, à la clarté des globes électriques, un mât àsignaux planté au sommet d’une colline. Au haut de ce mât sedéployait un large pavillon qui portait, sur champ noir, une maincouleur de sang ; ce drapeau, si semblable à celui des pirateset des écumeurs de mer, lui fit froncer le sourcil. Il se tournavers l’homme rouge qui l’observait d’un air railleur.

– Quel est, lui demanda-t-il, le nom del’État indépendant qui s’est installé dans cette île ?

– Capitaine, cette île que les géographesallemands appellent l’île Saint-Frédérik, nous l’appelons, nous,l’île des pendus, et elle est la propriété des Lords de laMain Rouge au nom desquels je vous fais prisonniers !

Le capitaine Van Blook jeta un regard autourde lui. De tous côtés il était entouré par des hommes armés. Touterésistance eût été inutile. Bien souvent, au Klondike, il avaitentendu parler de cette association de la Main Rouge qui terrifiaittoute l’Amérique. Il se demanda avec angoisse ce qui allait advenirde lui et de ses compagnons ; mais Wilhelm était courageux, ilne laissa rien deviner de ses impressions.

– C’est bon, dit-il froidement.

Et, s’adressant directement à l’hommerouge :

– Puis-je savoir quelle est votre qualitédans ce nouvel État ?

– J’exerce, au nom des Lords, lesfonctions de gouverneur de l’île et de commandant de la garnison,et je me nomme Job Fancy !

Quelques instants plus tard, les naufragés,rangés deux par deux, étaient entraînés sous bonne escorte dansl’intérieur de l’île.

CHAPITRE II – Graves événements à l’îledes pendus

Le cosaque Rapopoff, à cause de sa blessure,avait été séparé du reste des naufragés. Il passa la nuit dans unepetite cahute située près du rivage, où on lui installa un matelasde varech, et, le matin, deux hommes le placèrent sur un brancardet l’emportèrent jusqu’à une maison de bois protégée par un doublerempart de palissades qui se trouvait à une certaine distance dulieu de l’atterrissement.

Des sentinelles, vêtues de cet étrangeuniforme qui les faisait ressembler à des Boers, montaient la gardedevant l’habitation.

On traversa une cour, puis une grande salleentourée d’armoires vitrées qui contenaient des flacons et desobjets de métal brillant dont le cosaque ne put devinerl’usage ; enfin on déposa le blessé dans une petite chambreuniquement meublée d’un lit de fer, d’une table et d’une chaise.Elle prenait jour par une fenêtre munie de gros barreaux, d’où lecosaque inféra tout de suite qu’il ne s’était échappé d’une prisonque pour entrer dans une autre.

On le laissa seul quelques instants, puis lecommandant Job Fancy entra, suivi d’un vieillard à la physionomiepleine de bonté ; son front très haut était ombragé par unechevelure d’un blanc de neige et, quoique son visage fût empreintd’une profonde mélancolie, il y avait dans ses yeux clairs uncharme souriant et ses traits, qu’encadraient de vastes favoris,blancs comme les cheveux, respiraient l’intelligence, la sérénitéet la bonhomie.

Autant l’homme rouge, dont la face n’exprimaitqu’une brutale énergie, était, d’instinct, antipathique à Rapopoff,autant il se sentit de confiance pour le vieillard qui s’avançaitvers son lit, vêtu d’une longue blouse de laboratoire et portantsous le bras une trousse de chirurgien.

– Voilà le blessé dont je vous ai parlé,dit le commandant Job. Je suis certain, monsieur Bondonnat, qu’avecvotre immense science ce sera pour vous la chose la plus facile dumonde que de le remettre sur pied.

– Nous allons voir cela, dit levieillard.

Et il se mit en devoir d’examiner la jambeblessée.

– Hum, fit-il au bout de cinq minutes, cen’est pas très grave, une fracture simple du péroné. Nous allonstâcher de la réduire, mais il faudra me procurer des planchettes,du plâtre à modeler et tout ce qui est nécessaire pour poser unappareil.

– On va vous envoyer tout cela, chermaître, dit le commandant d’un ton respectueux ; je laissedonc ce brave moujik confié à vos soins. Il occupera cette chambrequ’habitait avant lui ce coquin de Peau-Rouge, qui nous faussacompagnie en même temps que lord Burydan.

À cette allusion, que M. Bondonnatcomprenait parfaitement, le vieux savant soupira mélancoliquement.Le commandant Job s’était déjà retiré. Médecin et maladedemeurèrent seuls.

M. Bondonnat demanda, d’abord en anglais,puis en français, au cosaque comment il se nommait et d’où ilvenait, mais Rapopoff à chaque nouvelle question secouaiténergiquement la tête pour faire entendre qu’il ne comprenaitpas.

– Suis-je assez étourdi, s’écria lesavant, puisque c’est un cosaque, il doit parler russe, quediable !

M. Bondonnat était un remarquablepolyglotte ; il lisait ou parlait couramment sept ou huitlangues. Il réitéra donc sa question en russe et, cette fois, ileut la satisfaction de voir la physionomie de son malade s’éclairerd’un sourire. Une conversation s’engagea entre euximmédiatement.

Rapopoff raconta avec de minutieux détailstoutes les circonstances de son évasion et du naufrage de laBelle Dorothéa.

– Écoutez, mon brave, lui ditM. Bondonnat, quand il eut terminé son récit. Il est tout àfait important que l’on ne sache pas ici que je connais le russe.Chaque fois qu’il y aura ici une autre personne, il faut faire minede ne pas comprendre ce que je vous dirai.

– Mais pourquoi donc ? demanda lecosaque en ouvrant de grands yeux.

– Parce qu’ici vous êtes dans un repairede bandits. L’île des pendus n’est habitée que par des meurtrierset des voleurs, et je suis, comme vous, leur prisonnier. Ils m’ontarraché à ma famille et à mes amis pour me voler mes découvertes,et, jusqu’ici, toutes mes tentatives d’évasion ont échoué.

M. Bondonnat raconta ses étrangesaventures au cosaque, vers lequel il s’était senti tout de suiteentraîné par une sympathie naturelle.

Au bout de huit jours, médecin et maladeétaient les meilleurs amis du monde. Rapopoff, dont la jambe étaiten bonne voie de guérison, commençait à se lever et déjà rendait auvieux savant d’appréciables services en qualité d’aide delaboratoire.

À la grande surprise de M. Bondonnat, lecommandant Job n’était plus revenu. C’étaient des banditssubalternes qui apportaient chaque jour la nourriture des deuxprisonniers.

Jamais le commandant n’étant resté aussilongtemps sans venir au laboratoire, le vieux savant devina qu’ildevait se passer, dans l’île, des événements graves.

Le cosaque semblait avoir été complètementoublié.

D’ailleurs, Rapopoff, avec cette espèce defatalisme oriental qui fait le fond de l’âme russe, semblait setrouver très heureux de vivre en la compagnie du savant et ne sepréoccupait nullement de l’avenir.

Laborieux, exact, docile, il se donnaitbeaucoup de mal pour se rendre utile dans le laboratoire ;seulement, M. Bondonnat crut remarquer que certainessubstances disparaissaient à vue d’œil.

Un matin il eut la clé du mystère. Il trouvaRapopoff en train de déguster une tartine de pain noir enduite d’uncorps jaune et brillant. À côté de lui était un flacon d’alcool àbrûler.

– Que mangez-vous donc là ? demandaM. Bondonnat tout ébahi.

Rapopoff montra du doigt un bocal qui portaitl’inscription « vaseline boriquée » et il ajouta, en sepassant la main sur l’estomac avec un sourire degourmandise :

– Bon, ça, la vaseline, pour petitdéjeuner du matin !

M. Bondonnat ne put tenir son sérieux enface de cet appétit barbare.

– Mais, mon pauvre Rapopoff, lui dit-il,vous allez attraper une inflammation d’entrailles. Manger destartines de vaseline et boire de l’alcool de lampe, il faut quevous ayez un estomac d’autruche, mon ami !

– Alors, c’est mal ce que j’aifait ? demanda le cosaque consterné.

– Mais non ; moi, ça m’est égal.Seulement à force de goûter des substances que vous ne connaissezpas, vous finirez par vous empoisonner.

Rapopoff jura solennellement par la Vierge deKazan et les apôtres Pierre et Paul de ne plus toucher à l’alcoolet de ne plus manger de vaseline.

Le cosaque tint parole ; mais il serattrapa sur l’huile de ricin, ce qui causa de grandes inquiétudesà M. Bondonnat, car Rapopoff, entraîné par sa gourmandise, sepurgea de façon tellement énergique que le savant le crut un momentatteint du choléra. D’où nouvelle semonce et nouvelleinterdiction.

À part ce léger défaut, commun à tous sescompatriotes, qui, de temps immémorial, ont eu un faible pour leschandelles et le trois-six, Rapopoff était le plus fidèle desserviteurs.

Un matin, M. Bondonnat, qui étaitdescendu de bonne heure dans la cour du laboratoire, constata avecune profonde surprise que les sentinelles, qui montaientordinairement la garde en dehors des palissades, étaientabsentes ; c’était la première fois que les geôliers du vieuxsavant se relâchaient ainsi de leur vigilance. Il devait se passerquelque chose d’extraordinaire.

– Mon brave Rapopoff, ditM. Bondonnat au cosaque, tu vas sortir d’ici et te rendrejusqu’aux maisons que tu aperçois là-bas.

– Bien, petit père.

– Tu vas tâcher de savoir un peu ce quise passe dans l’île ; essaye de trouver quelques-uns de tescompagnons et, si tu le peux sans éveiller l’attention de la MainRouge, amène ici le capitaine. En tout cas, dis-lui mon nom etapprends-lui qui je suis ! Je trouverai peut-être moyen, grâceà lui, de faire parvenir une lettre à mes enfants et à mes amis deFrance.

– C’est entendu, petit père.

– Va, et sois promptement de retour. Jem’en rapporte à ton intelligence.

Rapopoff franchit l’enceinte des palissades,et, sans essayer de se cacher, se dirigea tranquillement vers lesmaisons, derrière lesquelles M. Bondonnat le perdit devue.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée que lecosaque revenait, la mine consternée.

– Petit père, fit-il, il est arrivé ungrand malheur. Le bateau est parti.

– Tu veux parler du navire qui t’aamené ?

– Oui.

– Mais je croyais qu’il était à moitiédémoli.

– Les gens de la Main Rouge l’ontréparé ; beaucoup d’entre eux ont quitté l’île avec lecapitaine hollandais, et ils ont laissé ici le pauvre cosaque.

Rapopoff avait les larmes aux yeux.

– Ne te désole donc pas, lui ditM. Bondonnat ; cela t’ennuie donc bien de rester avecmoi ?

– Petit père, ce n’est pas cela que j’aivoulu dire.

– D’ici peu, je l’espère, nousparviendrons à nous évader ; et je te promets de t’emmeneravec moi en France.

Cette promesse sécha les larmes du cosaque quirendit fidèlement compte de la mission dont on l’avaitchargé ; il avait trouvé les habitations situées près de labaie presque entièrement abandonnées. Il n’y restait plus qu’unvieux tramp octogénaire qui lui avait appris le départ desHollandais.

– Comment se nomme-t-il ? demandaM. Bondonnat.

– Je ne sais pas. Comme il ne parle pasle russe, c’est par signes, en me montrant l’endroit où le navires’était échoué, qu’il m’a fait comprendre qu’ils étaient touspartis.

– C’est bien. Je vais moi-même aller voirce vieillard. Si c’est celui que je crois, il me fournira tous lesrenseignements possibles.

Le savant endossa sa pelisse, se coiffa de satoque de fourrure et, pour la première fois depuis qu’il habitaitl’île des pendus, il s’aventura en dehors de la palissade. Rapopoffl’avait suivi.

M. Bondonnat, prisonnier depuis de longsmois, considérait avec une vive curiosité le paysage quil’entourait. Devant lui se trouvaient un petit port où quelquescanots étaient à l’ancre, et des maisons de bois de chétiveapparence d’où partait une route bien empierrée qui s’enfonçaitdans l’intérieur en contournant une colline couverte de bouleaux,de sorbiers et de saules d’un aspect chétif et rabougri.

À la porte d’une des maisons, un vieillard àcheveux blancs fumait paisiblement sa pipe, assis sur unescabeau ; il accourut joyeusement au-devant deM. Bondonnat, qui peu de temps auparavant l’avait guéri d’unaccès de goutte.

Ce vieillard était le doyen des bandits de laMain Rouge. Il avait quatre-vingt-deux ans passés et, depuis saplus tendre enfance, il n’avait cessé d’être en lutte avec lasociété. Il avait été pendu et lynché tant de fois qu’il ne s’enrappelait même plus le nombre exact.

Malgré tant de fatigues et d’aventures, ilpossédait encore une santé excellente, mangeant avec appétit et,comme il se plaisait à le répéter, trouvant encore que le whiskyétait une bonne chose.

Il salua respectueusement M. Bondonnat,qui lui demanda des nouvelles de sa santé.

– Je vous remercie. On est toujourssolide au poste. Grâce à la bonté de Messieurs les Lords, je jouisd’une vieillesse heureuse et tranquille.

Il allait entamer un de ces longs récits dontil était coutumier, mais M. Bondonnat, impatient d’avoir desnouvelles, l’interrompit, en allant droit au fait :

– Est-il vrai, père Marlyn, que le navirehollandais soit parti ?

– Oui, monsieur, fit le vieillard enpoussant un soupir. Ah ! il se passe ici de drôles dechoses ! Je ne sais ce que vont dire les Lords de la MainRouge lors de leur prochain voyage, mais je crains bien que toutcela ne vienne à se gâter !

– Qu’y a-t-il donc ? demanda lesavant dont la curiosité était vivement excitée par cepréambule.

– Eh bien, la majeure partie de lagarnison a pris la fuite avec les Hollandais, le capitaine JobFancy en tête.

– Pas possible !

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire ! fit le vieux bandit en secouant la tête. Ce Job n’étaitpas décidément un homme aussi sérieux que ses prédécesseurs,Mr. Slugh, Mr. Sam Porter, auxquels les Lords ont donnéde l’avancement. Il ne songeait qu’à boire et à organiser toutessortes de complots.

M. Bondonnat écoutait de toutes sesoreilles. Il comprenait qu’il allait apprendre des choses de laplus haute importance.

– Oui, reprit le père Marlyn, ils sontpareils ! Vous savez qu’il y a ici une fabrique de bank-noteset de fausse monnaie ; chacun d’eux s’en est pourvu largement,et je crois qu’ils doivent gagner l’Alaska, où ils pensent pouvoirécouler leur marchandise chez les mineurs et les aventuriers detous pays qui travaillent aux placers.

– Vous n’avez pas eu l’idée d’aller aveceux ?

– Ma foi, non. Je finirai mes jours ici.À mon âge on n’aime pas le changement. D’ailleurs, n’eût-ce pas étémontrer la plus noire ingratitude envers les Lords qui ont eu tantde bonté pour moi ?

Ces révélations remplissaient de joie le cœurde M. Bondonnat. Il comprenait que, désormais, il ne seraitplus surveillé aussi étroitement, et qu’une évasion deviendraitpeut-être possible. Il continua de questionner le vieux tramp.

– Oui, reprit celui-ci, la conduite deJob et de ses hommes est honteuse ; non seulement ils se sontlesté les poches de faux dollars et de fausses bank-notes, maisencore ils ont tout pillé dans l’île avant de s’en aller. Ils ontemporté une quantité considérable de fourrures de phoque, de renardbleu et de plumes d’eider. De plus, ils ont dévalisé les caves,l’arsenal, et raflé tous les objets de valeur qui se trouvaientdans le logement particulier des Lords.

– Ce n’est pas très honnête, fitM. Bondonnat qui tenait à ne pas laisser tomber laconversation.

– C’est ignoble ! Mais cela ne leurportera pas chance. La Main Rouge saura bien les dénicher n’importeoù qu’ils soient cachés, et alors, gare à eux ! La vengeancedes lords sera terrible !

– En somme, combien reste-t-il à peu prèsd’hommes dans l’île ?

– Une soixantaine, sans compter lesEsquimaux, bien entendu, et les femmes russes.

– Les femmes russes ne sont donc pasparties ?

– Non. Elles sont installées, avec leurprophète, dans une vallée de l’intérieur de l’île, et elles ontpris des amoureux parmi nos gens.

– Encore une question, fitM. Bondonnat, pourquoi vos camarades ne sont-ils pas touspartis avec le Hollandais ?

– C’est que les uns ont peur de désobéiraux Lords. Les autres sont des vétérans comme moi, qui ne demandentpas autre chose que de passer ici tranquillement leurs derniersjours. Puis il y en a qui espèrent que la Main Rouge leur donnerade grandes récompenses pour leur fidélité.

M. Bondonnat prit congé du vieux banditet, toujours suivi de son fidèle cosaque, s’engagea dans le sentierqui se dirigeait vers l’intérieur.

Il n’avait pas fait une centaine de pas qu’unétrange personnage se dressa devant lui. C’était un homme d’uncertain âge, dont les cheveux gris flottaient en désordre sur lesépaules ; sa barbe lui descendait jusqu’au milieu de lapoitrine, et, sauf une légère ceinture, il était complètementnu ; son nez camard était surmonté de solides besicles decuivre, et il semblait humble et craintif.

M. Bondonnat se frotta les yeux pour voirs’il n’était pas le jouet de quelque hallucination ; mais lecosaque faisait déjà des signes au nouveau venu, qui lui répondaitavec un amical sourire.

– C’est M. Rominoff, expliqua-t-il. Voussavez, le prophète dont je vous ai parlé.

– Ah ! fort bien ! Je suisenchanté de faire sa connaissance ! Il va sans doute nousapprendre, lui aussi, des choses intéressantes.

Le prophète s’était avancé. Rapopoff fit lesprésentations et, tout aussitôt, la conversation s’engagea enlangue russe ; M. Bondonnat, le premier, exposa sasituation et raconta ses aventures ; puis il pria soninterlocuteur de lui dire les siennes.

– Ah ! monsieur, dit tristementl’apôtre vitaliste, ce qui m’arrive est inimaginable. J’ai vraimentdu malheur, et je suis heureux de rencontrer un homme comme vous, àqui je puisse confier mes peines. Ces bandits de la Main Rouge sontd’infâmes coquins !

– Je m’étonne que vous soyez resté parmieux, au lieu de continuer votre voyage.

– Cela n’a pas été possible. Cesmisérables se sont emparés des jeunes femmes que j’avais convertiesà ma doctrine, et se les sont appropriées ! Je dois dire,d’ailleurs, qu’elles ne se sont pas fait beaucoup tirer l’oreillepour devenir les compagnes de ces bandits.

– À votre place, je ne m’en serais plusoccupé !

– C’est bien ce que je comptaisfaire ; mais ces drôles ont capturé ma respectable épouse,Mme Rominoff, et l’ont, comme ses compagnes, faitservir à l’assouvissement de leurs passions brutales ; je nepouvais abandonner ma femme dans une pareille circonstance, je suisdonc resté.

– Je vous plains très sincèrement, ditM. Bondonnat qui, malgré la gravité de cette confidence, avaitpeine à s’empêcher de rire.

– Vous ne connaissez pas toute l’étenduede mon malheur ! Ces misérables, au nombre de vingt-neuf, sontchacun, pendant dix jours, à tour de rôle, les époux d’une de mesélèves ; la seule faveur qu’ils m’aient accordée par amour del’égalité, c’est de me compter comme trentième, de sorte que jepasse dix jours par mois seulement en compagnie de ma malheureuseépouse.

Après avoir reçu le juste tribut decondoléances que M. Bondonnat accorda à sa lamentablesituation, le Russe raconta comment les bandits avaient forcé lecapitaine Wilhelm, le revolver sur la tempe, à les emmener dans sonnavire ; puis il ne résista pas au désir d’exposer à un savantaussi distingué que M. Bondonnat les grands traits de sathéorie vitaliste.

– Ce qui rend la vie de l’homme sicourte, expliqua-t-il, et ce qui le rend lui-même si malheureux etsi pervers, ce sont les raffinements maladifs qu’il a introduitsdans sa manière de vivre. Je prêche, moi, le retour à lasimplicité ; pas de vêtements inutiles et malsains, pasd’aliments épicés et indigestes, pas de feu, pas de maison, voilàle secret du vrai bonheur ! Ainsi, voyez, moi, je me portecomme un charme !

– Il me semble, objecta timidementM. Bondonnat, qu’il y a quelque exagération dans votre manièrede voir.

– Nullement, répéta le prophète avecaigreur. L’homme nu devient d’une force et d’une beauté admirables,et la nature, comme elle le fait pour les autres animaux, ne tardepas à recouvrir son corps d’un moelleux pelage naturel qui ledéfend contre la rigueur des saisons. Regardez, cettetransformation a déjà commencé pour moi.

Et le prophète Rominoff montra, avec orgueil,sa poitrine velue que le capitaine Wilhelm Van Blook avait comparéeau dessus d’une malle.

– De plus, continua-t-il avec véhémence,je couche toujours en plein air. Les maisons et les lits ne sontqu’une mauvaise habitude. J’ai vu, en Sibérie, des Kalmouks dormirdans la neige par un froid de dix degrés, et ils ne s’en portaientpas plus mal, bien au contraire !

« Je n’allume jamais de feu et je nemange jamais d’aliments cuits. Mon ordinaire se compose de fruitset de racines et, en cas de nécessité, de viande et de poissoncrus.

– Et, jusqu’ici, demanda le docteur,aucune de vos adeptes n’est morte de pleurésie, de grippe ou defluxion de poitrine ?

– Nullement. Elles se portent àmerveille, quoiqu’elles ne possèdent pas encore – mais cela netardera guère – l’épaisse fourrure dont la nature a doué tous lesanimaux des pays froids. Il est vrai que le climat de cette île estbeaucoup plus tempéré qu’on ne pourrait le croire, étant donné salatitude.

« Cela doit tenir à l’existence d’uncourant marin très chaud venu des régions équatoriales.

« Je vous ferai visiter le vallon oùhabitent mes dix élèves et leurs vingt-neuf époux ; vousverrez qu’au point de vue de la végétation, aussi bien qu’àd’autres égards, c’est un vrai paradis terrestre.

– J’irai voir cela, oui, mais pasaujourd’hui, et, tenez, il me vient une idée, accompagnez-moijusqu’à mon laboratoire.

– Pourquoi donc ?

– Je veux vous faire un cadeau. Vous vousêtes plaint tout à l’heure de l’insuffisance du système pileux chezvos adeptes. Je vais vous donner un élixir composé par moi et grâceauquel, en peu de jours, j’en réponds, vos charmantes élèves serontpourvues d’un vêtement naturel aussi chaud et aussi moelleux quecelui que possède la chèvre du Tibet ou même l’ours blanc.

Le prophète Stépan Rominoff accepta cetteoffre avec une vive gratitude, et il quitta le laboratoire chargéd’une bonbonne remplie du précieux élixir capillogène découvert parM. Bondonnat.

Resté seul avec le cosaque, le vieux savantlui déclara qu’il allait profiter du relâchement de la surveillanceet commencer le jour même à faire les préparatifs d’une évasion quidevait avoir les plus grandes chances de succès.

CHAPITRE III – Le musée secret

Dès lors, une existence toute nouvellecommença pour M. Bondonnat. Il ne revit aucun tramp en factiondevant la porte de son laboratoire. On avait renoncé à lesurveiller ; on le négligeait tellement qu’à plusieursreprises on oublia de lui apporter à manger.

Le vieux savant dut se faire conduire, par lepère Marlyn, jusqu’à l’endroit où se trouvait le nouveaucommandant, un certain Mongommery, que M. Bondonnat avait euaussi l’occasion de guérir d’un commencement de deliriumtremens.

Mongommery était un personnage insouciant etaussi paresseux qu’il était ivrogne. Sa manière de voir se résumaitdans une formule qui répondait à tout, et qu’il répétait cent foisdans le cours de la journée : ne compliquons pas leschoses.

– Savez-vous, monsieur Bondonnat, dit-ilau savant, que cela fait un grand dérangement d’aller vous porter àmanger deux fois par jour !

– Je ne puis pourtant pas mourir de faim.Si je vous embarrasse, rendez-moi la liberté.

– Ça, c’est une autre affaire. Necompliquons pas les choses. Le cosaque ira deux fois par jourchercher vos vivres à la cantine.

Et Mongommery ajouta, à la grande satisfactionde M. Bondonnat :

– Il y a des camarades qui auraient vouluque je vous boucle plus étroitement, mais à quoi bon ! Çam’est bien égal que vous connaissiez l’île, puisque vous devezprobablement y finir vos jours, et je ne serai pas si bête que monprédécesseur, Sam Porter, qui avait laissé un aéroplane à votredisposition ! Il ne faut rien compliquer. Je suis bien sûr,moi, que vous ne vous évaderez pas d’ici.

M. Bondonnat se sépara du nouveaucommandant, qui voulait à toute force lui faire boire un verre dewhisky, dans des termes presque cordiaux ; le savant étaitenchanté d’avoir reconquis une liberté relative, et il en usa, cejour-là et les suivants, en entreprenant, en compagnie de sonfidèle Rapopoff, d’interminables promenades d’exploration dansl’intérieur de l’île.

Il fut surpris de voir que ce territoire,qu’il avait cru stérile, abondait en richesses de toutes sortes etqu’il était parfaitement outillé, fortifié et organisé.

Dans la région du nord qui comprenait unevaste baie parsemée d’îlots rocheux, se trouvait la colonie desphoques à fourrure, soignés par une centaine d’Esquimaux quis’occupaient aussi de la pêche et de la préparation des peaux.Leurs cahutes de gazon formaient un pittoresque village au fond dela baie. M. Bondonnat avait soigné quelques-uns de ces pauvressauvages, aussi l’accueillirent-ils avec enthousiasme.

Plus tard, il visita, au centre de l’île, unvéritable village où se trouvaient les casernes des tramps,maintenant presque vides, l’arsenal, les magasins de vêtements, devivres et de munitions ; il vit aussi, à peu de distance deson laboratoire, le luxueux cottage réservé aux Lords de la MainRouge, quand ils séjournaient dans l’île.

Il n’y eut que la partie sud qu’il ne puttraverser, car c’était là que se trouvait l’atelier des faussaireset les fabriques de bank-notes et de faux dollars ; enfin, ilinspecta les batteries de canons dernier modèle installées sur leshauteurs et qui mettaient l’île en état de soutenir un longsiège.

Mais ce qui le charma le plus, ce fut lacampagne admirablement cultivée et coupée, çà et là, de bois debouleaux, de sorbiers et de saules, les essences qui résistent lemieux au froid. Le gibier abondait, les rennes, les castors, lesrenards à fourrure et tous les oiseaux aquatiques pullulaient. Desruisseaux d’eau vive, qui couraient à travers les prairies, étaientremplis de saumons et de truites. Grâce au bienfaisant courantd’eau chaude, cette île, que l’on eût cru désolée, eût pu passerpour un véritable éden.

Dans ses promenades, M. Bondonnat n’eutgarde d’oublier le prophète Rominoff et ses adeptes, campés augrand air dans une clairière bien abritée du vent. Là, il reçut lesfélicitations de toutes les dames, qui le remercièrent de sonélixir capillogène, dont elles commençaient à ressentir lesbienfaisants effets.

C’est en quittant le prophète vitaliste queM. Bondonnat et Rapopoff atteignirent une région inculte etdésolée, située tout à fait à l’ouest de l’île. Le sol tourmentéétait hérissé de blocs de granit et couvert seulement, parendroits, d’un gazon rare.

À certaines places, il y avait des maresstagnantes, bordées de saules nains, où s’ébattait tout un monded’oiseaux aquatiques, canards sauvages, vanneaux, pilets,sarcelles, pluviers. M. Bondonnat remarqua, même, quelquescygnes et quelques oies sauvages qui s’envolaient à grandsbattements d’ailes. Il était évident que cette région n’était querarement visitée par les habitants de l’île, et il en comprit laraison en apercevant, sur un rocher, une main rouge grossièrementtracée avec de la peinture.

– Ce doit être, dit-il, un coin interditaux bandits et que les Lords se sont réservé.

– Peut-être pour y chasser, petitpère ? dit le cosaque.

– Je ne crois pas cela. Cetteinterdiction doit avoir une cause plus sérieuse, et nous allonstâcher de la deviner.

Ils dépassèrent le rocher sur lequel étaitpeinte la main rouge, et ils s’engagèrent dans un vallonprofondément raviné, bordé de falaises de roc où des eiders et desaigles de mer avaient installé leurs nids.

Au fond de ce vallon, il y avait un sentierbien tracé, sur lequel se remarquaient des empreintes de pas et deroues de voiture. Ils le suivirent pendant quelque temps. Ilss’aperçurent bientôt qu’il allait en se rétrécissant, se changeaiten une sorte de défilé ou de ravin, que des rochers abruptsenserraient de toutes parts, ne laissant entre eux qu’un étroitpassage.

Ils avancèrent encore, mais leur déception futgrande en trouvant le chemin barré par un bloc de granit quecinquante hommes eussent eu de la peine à remuer.

– Voilà qui est singulier, ditM. Bondonnat, ce sentier avait pourtant bien l’air de conduirequelque part.

– Le bloc est peut-être tombé à la suited’un éboulement ? fit le cosaque.

– Cela ne se peut. On voit, à la couleurgrise de la mousse, qu’il y a longtemps, des années peut-être,qu’il occupe la même place.

– Et, pourtant, petit père !… ditRapopoff, regardez !…

Il montrait des traces de pas nettementcoupées par le granit, comme si quelqu’un eût marché à la place oùse trouvait maintenant l’énorme bloc.

– Il y a peut-être un passage secretdissimulé dans la pierre, dit le cosaque.

– Je ne le crois pas.

Rapopoff s’était approché du bloc comme s’ileût voulu le déplacer, mais autant aurait valu essayer de remuerune montagne.

– Je crois, dit M. Bondonnat, qu’ilvaut mieux retourner sur nos pas !…

Mais, au moment même où il prononçait cettephrase, un dernier effort du cosaque fit virer la gigantesquemasse. Le savant poussa une exclamation de surprise. Il luiparaissait impossible matériellement qu’avec ses seules forcesRapopoff eût pu obtenir un pareil résultat. Il eut bientôtl’explication de cette anomalie.

Pareil à ces pierres qui tournent, que l’onvoit dans le pays de Galles et en Bretagne, le bloc de granit étaiten équilibre. Quand on le touchait à un certain endroit, le doigtd’un enfant eût suffit pour le déplacer, c’était cet endroit que lamain du cosaque avait enfin trouvé.

En tournant, le bloc avait démasqué uneouverture ténébreuse.

– Entrons ! déclara hardimentM. Bondonnat.

– C’est cela, petit père, entrons !…répéta le fidèle cosaque.

Et, tout en parlant, il glissait quelquesgalets plats dans l’interstice du rocher, pour empêcher le bloc dereprendre, de lui-même, la place qu’il occupait.

Les deux explorateurs étaient, heureusement,pourvus d’une lampe électrique de poche. Ils l’allumèrent ets’enfoncèrent dans ce trou noir, qui ressemblait au soupirail d’unecave.

Mais ils avaient fait à peine une dizaine depas dans l’étroit corridor, aux parois scintillantes de salpêtre,qu’ils débouchèrent dans une salle souterraine de forme ronde,entièrement emplie d’armoires vitrées disposées de façonconcentrique.

Tout d’abord, ils ne virent pas bien ce querenfermaient ces armoires ; mais, quand ils s’en furentapprochés, ils reculèrent avec un frisson de dégoût et d’horreur.Cette salle souterraine, dont le hasard leur avait livré le secret,était un véritable musée anatomique. Il y avait là des centainesd’organes, des corps entiers conservés en apparence dans toute leurfraîcheur par des procédés inconnus.

Immergés dans de vastes bocaux, d’après laméthode du docteur Carrel sans doute, encore perfectionnée, descœurs palpitaient au milieu d’un liquide incolore, des poumonss’enflaient et se dégonflaient avec un bruit haletant, des massesd’entrailles bleues et vertes se tordaient, encore agitées desmouvements reptiliens qui accompagnent la digestion chez les êtresvivants.

Il y avait encore, dans une grande éprouvettede cristal, des fœtus vivants dont les vaisseaux ombilicaux étaientprolongés par des tubes de caoutchouc qui venaient aboutir à uneétrange pompe de cristal, pleine de sang tiède.

Le premier mouvement de stupeur passé,M. Bondonnat se trouva puissamment intéressé par cetteeffarante collection. Jamais il n’avait vu d’aussi admirablespièces anatomiques.

Il constata là le résultat de découvertesencore complètement inconnues de la science officielle, et il sedemanda, tout pensif, quel était le grand savant qui, capabled’opérer d’aussi prodigieuses trouvailles, était en même temps unchef de bandits. Il s’expliquait maintenant qu’on l’eût enlevé,lui, savant, dans le seul but de s’approprier ses découvertes.

– Il fallait, en somme, pensait-il, queces bandits fussent parfaitement au courant de mes travaux. Maisquel dommage qu’un pareil homme préside à une tourbe d’assassins etn’agisse pas franchement, en travaillant au grand jour !

Plongé dans ses réflexions, M. Bondonnatcontinuait à examiner les pièces anatomiques. Il était arrivé à unepartie de la salle où se trouvaient debout, dans leur cercueil decristal, des corps admirablement embaumés. La peau avait conservéson coloris, et les membres leurs dimensions exactes ; lesvisages, aux lèvres rouges, n’étaient ni ternis ni décomposés. Oneût dit que tous ces êtres humains vivaient encore d’une viemystérieuse et n’attendaient qu’un ordre du maître pour quitterleur immobilité pensive.

Rapopoff, pendant tout cet examen, donnait lessignes de la plus vive terreur ; ses dents claquaient, et ilregardait M. Bondonnat d’un air suppliant, comme pourl’adjurer de sortir au plus vite de cet antre diabolique.

Tout à coup, il se rejeta en arrière, avec unvéritable hurlement.

– Petit père ! petit père !s’écria-t-il, il est là !…

Il montrait du doigt une vitrine dans laquelleM. Bondonnat, stupéfié d’épouvante à son tour, aperçut sonexacte ressemblance, son double, un autre Bondonnat en chair et enos, qui, admirablement embaumé, semblait le contempler avec unsourire tranquille.

– Ça, par exemple, s’écria le vieuxsavant, c’est trop fort ! Je me demande comment l’on a putruquer un sujet de façon à obtenir une si effarantesimilitude !

M. Bondonnat et le cosaque demeurèrentcinq bonnes minutes dans un silence profond, littéralementidiotisés de stupeur ; mais brusquement le vieillard se frappale front avec un cri de triomphe :’

– Le voilà ! s’écria-t-il, le moyend’évasion sûr, remarquable et pratique !

– Que voulez-vous dire, petitpère ?

– Tu verras ! Mais il va faire nuitdans une heure ; nous ne partirons d’ici que quand l’obscuritésera complète.

– J’aimerais mieux m’en aller, protestaRapopoff avec énergie.

– Non, tu vas me comprendre. Quand nousnous en irons, nous emporterons avec nous l’autre, leBondonnat que tu vois là dans la vitrine !

Ce ne fut pas sans peine que le cosaque selaissa persuader. Mais enfin, à force d’arguments et dedémonstrations, il finit par céder.

Quand tous deux quittèrent le musée anatomiquesouterrain, dont ils eurent soin de refermer la porte de roc,Rapopoff portait sur ses épaules un lourd fardeau, enveloppé d’unetoile grise.

*

**

Deux jours plus tard, le doyen des tramps, lepère Marlyn, entra, comme il le faisait quelquefois, dans lelaboratoire, pour prendre des nouvelles de M. Bondonnat.

Trouvant toutes les portes grandes ouvertes,il traversa successivement la salle d’expériences et labibliothèque, et arriva ainsi à la chambre du savant, mais ils’arrêta sur le seuil, stupéfait et consterné.

M. Bondonnat était mort, et son cadavre,jeté en travers du lit défait, pendait lamentablement la tête enbas.

Le père Marlyn appela :

– Rapopoff, au secours !

Et comme Rapopoff ne venait pas, le vieuxtramp se mit, mais vainement, à sa recherche. Le cosaque avaitdisparu.

Très remué par ce qu’il venait de voir, etmême sincèrement affligé – car le vieillard, comme tous les gens del’île, adorait M. Bondonnat –, le père Marlyn s’empressad’aller avertir le commandant Mongommery.

Celui-ci sortit de son apathie habituelle etse rendit en hâte au laboratoire pour procéder lui-même à uneenquête ; et le premier résultat de ses investigations fut dedécouvrir, à l’angle de la tempe du cadavre, une blessure assezprofonde.

Il était encore occupé de ses macabresinvestigations lorsqu’un Esquimau, qui le cherchait depuis uneheure, vint lui annoncer que deux des meilleurs pêcheurs de la baieavaient disparu la nuit précédente, en emmenant avec eux la plusgrande des embarcations.

Personne ne les avait vus partir ; maisil était hors de doute qu’ils s’en étaient allés sans esprit deretour, car ils avaient emporté leurs blouses en peau de phoque,ornées de verroteries, leurs colliers de dents de morse et tout cequ’ils avaient de plus précieux dans leur case.

Cette révélation fut un trait de lumière pourle commandant Mongommery. Avec une perspicacité dont il s’étonnaitlui-même, il venait de reconstruire d’un seul coup le drame dansson cahier.

– Je vois ce qui s’est passé comme si j’yavais assisté, déclarait-il aux tramps qui l’entouraient, c’est lecosaque qui a tué ce pauvre vieux pour le voler, sans nul doute. Etil a dû décider les Esquimaux à l’accompagner dans sa fuite.

– C’est dommage, dit le père Marlyn,qu’on ne puisse tordre le cou à ce gueux de Rapopoff.

– Bah ! fit Mongommery, à quoibon ? Il doit être loin à l’heure qu’il est. Nous ne savonspas quelle direction il a prise, d’ailleurs, et je ne voudrais pasaventurer une de nos embarcations dans une pareille poursuite.

L’hypothèse de Mongommery se trouva vérifiéepar une autre circonstance. On constata qu’un petit meuble, oùM. Bondonnat avait serré une liasse de bank-notes que lesLords de la Main Rouge – bien malgré lui, d’ailleurs – lui avaientremises dans un précédent voyage, avait été fracturé et que lesbank-notes avaient disparu.

Mongommery était assez embarrassé. Pour sondébut dans les fonctions de gouverneur, c’était là une désagréablehistoire ; mais il ne pouvait laisser passer un tel fait sansen avertir les Lords de la Main Rouge.

Grâce à l’appareil de télégraphie sans filinstallé au centre de l’île, il expédia aussitôt une dépêchechiffrée et, une heure après, il en recevait la réponse. Elle étaitainsi conçue :

Les Lords de la Main Rouge sont trèsmécontents de votre négligence, au sujet de laquelle ils seréservent de faire une enquête. Les coupables seront sévèrementpunis. En attendant, redoublez de vigilance. Tenez-vous sur lequi-vive. L’île peut être attaquée d’un moment à l’autre.

Mongommery fit la grimace à la lecture de cemessage. L’assassinat du vieux savant le plaçait dans une positionsingulièrement fausse. En effet, lors du départ de Job Fancy, ilavait été convenu que les Lords de la Main Rouge ne seraientprévenus de cette désertion que lorsque les fugitifs auraient eu letemps de se mettre en sûreté.

Mongommery avait fidèlement tenu parole ;mais il s’apercevait un peu tard que, faute d’avoir dit la vérité,c’était lui qui allait être rendu responsable non seulement de lamort du vieux savant, mais encore de l’évasion du commandantJob.

Il regagna son logis, furieux, se demandantcomment il sortirait de cette ornière ; et, dans sapréoccupation, il oublia même de donner les ordres nécessaires pourqu’on procédât à l’inhumation du vieux savant.

CHAPITRE IV – Phantasmes

La dépêche des Lords de la Main Rouge avaitjeté Mongommery dans une grande inquiétude et l’avait arraché à sonapathie habituelle ; le lendemain de la découverte du crime etle jour suivant, il déploya une véritable activité.

Les tramps, qui, depuis quelque temps, selaissaient vivre en véritables rentiers et avaient mis de côtétoute discipline, furent de nouveau obligés de monter la garde danstoutes les parties de l’île où une surprise était à craindre.

Mongommery plaça des sentinelles dans tous lesendroits menacés, et il se levait la nuit pour faire des rondes ets’assurer que tout le monde était bien à son poste ; lescanons placés sur les hauteurs furent visités et chargés ;enfin, on s’assura que les torpilles étaient à leur place etqu’aucune d’elles n’avait été entraînée par les courants.

Dans la nuit du troisième jour, le commandantMongommery eut un rêve. Il se voyait entouré d’une foule hurlanteet, comme cela lui était arrivé déjà une fois ou deux dans le coursde son existence, garrotté et entraîné du côté d’un arbre auxbranches duquel se balançait une corde ornée d’un nœud coulant desinistre augure.

On lui montrait le poing, on le bousculait,et, finalement, quelques personnes zélées lui passaient la corde aucou, pendant que d’autres tiraient de toutes leurs forces sur lacorde pour hisser le patient dans les airs.

Le commandant se réveilla en sursaut, trèseffrayé, et porta précipitamment la main à son cou, où il sentaitencore la constriction causée par la corde.

Il sourit de ses terreurs, en reconnaissantque la sensation pénible qui l’affectait était due à sa cravatequ’il avait trop serrée. Il reconnut du même coup que, sans doute àla suite d’une absorption de whisky un peu excessive, il étaitcouché tout habillé sur son lit.

Il fut longtemps à se remettre de cette alarmeet, constatant qu’il n’avait plus sommeil, il pensa que ce qu’ilavait de mieux à faire, c’était de se lever et d’aller faire uneronde de vigilance sur les côtes de l’île.

En un clin d’œil il fut sur pied et, prenantavec lui un tramp nommé Moller, qui lui servait habituellement degarde du corps, il se mit en route, non sans avoir vérifié l’étatdes deux revolvers qui ne le quittaient jamais.

La nuit était obscure. De grands nuages noirsfuyaient sous un ciel sans étoiles et sans lune et, dans le grandsilence, on n’entendait que le bruit monotone du ressac sur lesbrisants.

Les deux bandits étaient arrivés à peu dedistance du laboratoire qu’avait occupé M. Bondonnat, lorsqueMongommery s’arrêta net.

– Dis donc, Moller, fit-il à soncompagnon, n’as-tu rien vu, toi ?

– Non, répondit l’autre.

– Je ne sais si c’est un éblouissement,mais j’ai cru apercevoir tout à l’heure une grande lueur dans ladirection du large !…

– C’est peut-être un éclair !

– Mais non, le temps n’est pasorageux !

Tous deux demeurèrent quelque temps anxieux etimmobiles, essayant de percer l’opacité des ténèbres.

Mais, tout à coup, un même cri s’échappa deleurs poitrines, et ils demeurèrent cloués au sol, hébétés destupeur par une extraordinaire vision.

Une main de feu, une gigantesque « MainRouge » venait d’apparaître à l’horizon, sur le fond sombredes nuages, et cette main portait au poignet une chaîne dont lesderniers anneaux semblaient se perdre dans la mer.

– Qu’est-ce que c’est que cela !bégaya Moller, plus mort que vif.

– Je n’en sais rien, répondit Mongommerysur le même ton.

– Allons-nous-en ! J’ai latremblote ! je ne veux pas rester ici une minute deplus !

– Non, murmura Mongommery avec effort,restons ! Il faut voir !

Malgré lui, ses yeux demeuraient attachésinvinciblement à cette main sanglante et gigantesque qui barraittout le fond du ciel.

Il se demandait avec inquiétude quel était ceterrifiant météore, quand le bruit d’une longue explosion déchiral’air.

– Ça, au moins, grommela Moller, je saisce que c’est ! C’est une de nos torpilles qui saute !

Mongommery ne put lui répondre. Une seconde,une troisième, une quatrième détonation éclatant presquesimultanément faisaient un vacarme assourdissant. On eût dit unesalve de coups de canon ; puis les explosions se multiplièrentà l’infini, retentissant, de seconde en seconde, dans un grondementmajestueux répercuté par tous les échos.

C’était la double rangée de torpillesdormantes, qui protégeaient les abords du rivage, que des ennemismystérieux de la Main Rouge étaient en train de détruire. De hautescolonnes d’eau écumante jaillissaient vers le ciel, et l’île étaitentourée comme d’une ceinture de geysers.

– Je ne sais pas ce que tout cela veutdire, fit Mongommery d’une voix basse et tremblante, mais noussommes flambés !

Quand la dernière torpille eut détoné et quetout fut rentré dans le silence, la main de feu, dont le refletsanglant illuminait tout le fond du ciel, s’abaissa vers la mer etdisparut.

Cependant, les habitants de l’île, plongésquelques moments dans la consternation et dans la stupeur, enprésence de ces phénomènes surnaturels, se mettaient en étatd’organiser la résistance contre les ennemis encoreinvisibles ; de toutes parts, des coups de feu éclataient, descloches d’alarme tintaient, et les fanaux électriques brusquementallumés… des escouades de tramps accourant au pas de gymnastique,la carabine sur l’épaule et le revolver à la ceinture.

Mais la disparition de la symbolique mainrouge dans les flots avait été le signal d’un autre genre dephantasme.

Le ciel se peuplait maintenant de centaines,de milliers de figures diaboliques et hideuses, qui semblaient sebalancer sur les nuages en ricanant ; des pendus, des hommessans tête exécutaient des rondes infernales, en compagnie demonstres aux yeux flamboyants et aux figures d’animaux. Tous cesfantômes s’ébattaient dans une atmosphère phosphorescente pareilleà du feu liquide et qui éclairait tout l’horizon comme un immenseincendie.

C’est seulement alors que Mongommery aperçut,à une encablure à peine du rivage, un navire qui s’avançait à toutevapeur et qui, lui aussi, semblait entouré d’une éblouissanteauréole de clarté. Sa coque, ses agrès et ses mâts étaient dessinésen traits de flamme et, dans les haubans, se jouaient des monstrespareils à ceux qu’on apercevait dans le ciel. Ces êtres étrangesglissaient le long des cordages, sautillaient de vergue en vergue,comme si les lois de la pesanteur n’eussent pas existé poureux.

Moller, qui, en sa qualité d’Irlandais, étaitsuperstitieux, sentait ses cheveux se hérisser sur sa tête. Sesdents claquaient, et il se voyait déjà empoigné par les griffes detous les êtres de cauchemar qui semblaient prêts à s’abattre surl’île.

– Nous sommes perdus ! s’écria-t-il.Je savais bien, moi, que tout cela finirait mal ! Les Lords dela Main Rouge ont fait un pacte avec le diable !… Et,maintenant, le moment est arrivé où nous allons tous être emportés,et l’île avec nous, dans le fin fond de l’enfer !…

– Imbécile, s’écria Mongommery à quil’excès même de sa terreur avait rendu le courage, quand même ceserait le diable, je m’en moque et je défendrai l’île tant qu’il merestera une goutte de sang dans les veines !… Je ne crois pasaux diableries, moi ! Allons, oust ! ce n’est pas lemoment de rester à pleurnicher !

– Que faut-il faire ?

– Cours vivement jusqu’à la batterie quidomine la baie. Prends avec toi le nombre d’hommes nécessaire, etentame le feu contre ce navire du diable ! Nous allons voir cequ’ils vont dire quand les shrapnells commenceront à pleuvoir surleur peau !…

Moller partit à toutes jambes.

Le commandant Mongommery, maintenant entouréd’une vingtaine de tramps, s’empressa d’envoyer également deshommes à la batterie située sur la falaise ; puis, il réunitdeux escouades de ses meilleurs tireurs qui allèrent s’embusquerderrière un groupe de rochers qui commandait l’entrée de labaie.

– Camarades, dit-il à ses hommes,j’espère que vous ferez votre devoir. Nous avons des armes et desmunitions en abondance ; l’ennemi n’est pas de taille à luttercontre nous ! Que chacun se batte courageusement ! Voussavez que les Lords de la Main Rouge ne se montrent pas avareslorsqu’il s’agit de récompenser les braves !

Ce petit discours, débité d’ailleurs sansconviction, n’eut pas l’effet que Mongommery en attendait ;les tramps étaient démoralisés d’avance, persuadés qu’ils avaient àcombattre des êtres surnaturels.

Il n’eut pas le temps de se livrer à delongues réflexions : déjà la bataille s’engageait. La batteriede la falaise et celle de la baie en donnèrent le signal presque enmême temps, en tirant à toute volée ; mais Mongommery constataavec désespoir que le diabolique navire ennemi se trouvaitmaintenant trop près du rivage pour pouvoir être atteint par lescanons de la Main Rouge dont les projectiles allaient se perdredans la haute mer. Tout ce qu’il put faire, ce fut de commander àla troupe embusquée à l’entrée de la baie une fusilladenourrie.

– Est-ce que ce serait un navire del’État ? se demandait-il anxieusement, tout en se démenantpour donner des ordres. Et, pourtant, non. Si c’était cela, lespassagers ne se livreraient pas à de pareillesdiableries !

À ce moment, les flancs du navire ennemi secouronnèrent d’un triple éclair. Un tramp, placé à deux pas deMongommery, eut la tête emportée par un boulet ; un obus avaitéclaté au milieu même de la troupe embusquée derrière les rocs. Cefut une débandade générale.

En même temps, les figures monstrueuses, dansles nuages, grandissaient démesurément, allongeant leurs pattesgriffues comme si elles eussent voulu dévorer l’île et seshabitants.

Cette fantasmagorie effrayante ne fitqu’accroître la panique des fuyards. Ce fut un sauve-qui-peutgénéral ; les canons du fantastique navire continuaient àtirer sans relâche. Une bombe au pétrole était tombée sur le toitde la caserne des tramps et le bâtiment, construit en boisrésineux, avait pris feu. Il brûlait maintenant avec une grandeflamme livide toute droite dans le ciel calme.

Mongommery, éperdu mais non découragé, avaitrallié ses hommes dans le petit bois qui dominait la baie. Mais, àce moment, deux grandes chaloupes que la fumée avait empêchéd’apercevoir vinrent atterrir et débarquèrent une soixantained’hommes armés de fusils à répétition dont les baïonnettes aiguësluisaient à la clarté des lampes électriques.

Le chef de cette troupe, coiffé d’un casqued’argent, n’avait d’autre arme que son épée. Un léger manteaud’azur, brodé d’or, flottait sur ses épaules. À ses côtés, un chiende forte taille, dont le corps était protégé par une cotte demailles et qui portait un collier de fer aux pointes acérées,poussait des aboiements furieux comme s’il eût été impatientlui-même d’engager le combat corps à corps.

Tout auprès, un petit bossu à la mine martialetenait en main un clairon et n’attendait que le signal du chef poursonner la charge.

Du petit bois où il concentrait ses hommes,Mongommery vit la compagnie de débarquement se ranger en bataillepour s’apprêter à tenter l’assaut des hauteurs.

Mongommery constata avec une certaine émotionque tous les vieux tramps, les vétérans de la Main Rouge, étaientréunis autour de lui : pas un seul ne manquait à l’appel. Lepère Marlyn, l’octogénaire, le doyen des bandits ; le vieuxJackson, agité d’un tremblement nerveux depuis qu’il avait étéélectrocuté ; le superstitieux Moller, dont le cou étaitdemeuré de travers depuis qu’il avait été pendu au Canada ;Berwai, amputé d’un bras après avoir été grillé au pétrole par deslyncheurs, tous étaient là, impassibles, prêts à donner leur vie,sans phrases, pour la Main Rouge, qui était leur seule patrie etleur seule famille.

Ils s’étaient formés en carré, n’espérant pasla victoire, mais décidés à vendre chèrement leur vie. Les autrestramps, plus jeunes, électrisés par un si noble exemple, étaientremplis d’enthousiasme.

– Rien n’est encore perdu, déclaraMongommery d’une voix vibrante, nous avons l’avantage de laposition ; que tout le monde se couche à plat ventre dans lesbuissons et se tienne prêt à tirer à mon commandement !

Des cris terribles s’élevèrent alors dansl’épaisseur du bois : c’étaient les Esquimaux del’établissement de pêche qui, devenus à peu près fous à la vue desapparitions, s’enfuyaient en hurlant et cherchaient quelque caverneoù se cacher.

– Je connais le chef des ennemis, ditrapidement le père Marlyn à l’oreille de Mongommery, c’est ce lordBurydan qui s’est évadé en compagnie d’un Peau-Rouge, quej’aperçois d’ailleurs, lui aussi, parmi nos ennemis !…

– Tant mieux ! Cela prouve deuxchoses qui doivent nous rassurer. D’abord, c’est que nous n’avonspas affaire à un navire de l’État et, aussi, que toutes cesfantasmagories n’ont rien de surnaturel…

Il n’acheva pas sa phrase. Sa voix futcouverte par le tintamarre des clairons et des tambours ;puis, au milieu d’un profond silence, la voix de lord Burydancommanda :

– Feu à répétition ! En avant, à labaïonnette !

Le crépitement de la fusillade domina, en cetinstant, tous les autres bruits, même la voix des canons du bordqui continuaient à lancer des bombes au pétrole et des shrapnellssur les points les plus éloignés de l’île ; une trombe deballes faucha les branchages du petit bois où se tenaient embusquésles tramps.

Mais, comme ils étaient couchés à plat ventre,pas un d’eux ne fut atteint et pas un d’eux ne bougea.

Maintenant, le clairon sonnait la charge, etles soldats de lord Burydan gravissaient, au pas accéléré, la penteescarpée de la colline.

Ils avaient franchi à peu près la moitié de ladistance, lorsque, à son tour, Mongommery commanda le feu.

Une avalanche de balles balaya le sentier,fauchant les soldats de Burydan qui battirent en retraite endésordre.

– Courage ! criait Mongommery. Lavictoire est à nous ! Nous les exterminerons jusqu’audernier ! Mais surtout ne quittez pas vos abris !Laissons-les essayer d’une seconde attaque.

Lord Burydan, en effet, ne tarda pas à rallierses hommes.

– Cette fois, leur dit-il, ne nouslaissons pas arrêter par le feu de l’ennemi. Il faut atteindre,coûte que coûte, le sommet de la hauteur et débusquer les tramps deleur position.

Deux fois l’attaque fut renouvelée sanssuccès. Lord Burydan avait été blessé à l’épaule. Le petit bossucontinuait à sonner de son clairon tordu par les balles.

Enfin, à la troisième attaque, une douzained’étranges combattants, que Mongommery prit pour des singes,décidèrent de la victoire. Simplement armés d’une hache d’abordage,ils franchissaient d’un seul bond un espace de plusieursmètres ; ils semblaient passer invulnérables à travers lapluie des projectiles.

Arrivés les premiers sur la hauteur, ilstombèrent comme des furieux sur les vétérans de la Main Rouge et enfirent un carnage épouvantable.

Oscar Tournesol, le clairon bossu, qui avaitsuivi de près ses amis sur le champ de bataille, se conduisit, luiaussi, héroïquement, communiquant à tous l’enthousiaste bravouredont il était animé.

– Bravo, Romulus ! criait-il, bravo,Robertson !… Tape dessus, mon vieux Makoko ! Un hommepour Goliath !

Ce Goliath était une espèce de géant qui,dédaignant de se servir d’une autre arme, assommait les tramps avecson poing. Sous ses coups, on les voyait tomber comme des bœufs àl’abattoir, la cervelle broyée, un jet de sang aux narines.

Silencieux et rapide, le Peau-Rouge Kloum,armé d’un sabre bien affilé, faisait voler autour de lui les têtesdes ennemis avec une dextérité et une vigueur surprenantes.

Bientôt la victoire de lord Burydan futcomplète. Seul Mongommery, entouré d’une douzaine de vétérans, sebattait encore comme un lion et refusait de se rendre. À ses côtés,le père Marlyn déchargeait méthodiquement son revolver, tout enpoussant de temps en temps de sa voix fêlée, des cris de :« Vive la Main Rouge ! Vivent les Lords ! »

Astor Burydan fut touché de tant debravoure.

– Rendez-vous, dit-il à Mongommery.

– Jamais ! répliqua celui-ci.

Mais au même moment, il tombait, assommé sousle formidable poing du géant Goliath. Cernés de tous côtés, lesvétérans furent désarmés, garrottés et confiés à la garde desclowns Makoko et Kambo.

La victoire de lord Burydan était complète,éclatante, définitive.

Il voulut lui-même abattre de ses propresmains l’étendard de la Main Rouge qui flottait en haut d’un mâtélevé au point culminant de l’île des pendus.

CHAPITRE V – Une ronde de nuit

Les canaux électriques de l’île et lesprojecteurs du yacht l’Ariel, toujours ancré dans la baie,éclairaient le champ de bataille couvert de morts et de blessés.Lord Astor Burydan s’était assis, pour se reposer un instant, surun banc de gazon, et, à ses côtés, se tenaient le Peau-Rouge Kloumet le petit bossu Oscar Tournesol ; tous trois étaientcouverts de sang et de poussière, haletant de sueur. Un des marinsde l’équipage leur apporta un bidon rempli de café froid, dont ilsburent quelques gorgées avec délice.

Lord Burydan était radieux, malgré safatigue.

– Voilà, s’écria-t-il, ce qui s’appelleune vraie bataille. Si j’avais souvent des journées comme celle-ci,je crois que le spleen, ou, pour être plus moderne, la neurasthéniequi me tourmente, aurait vite fait de disparaître.

Lord Burydan fut interrompu par des aboiementsfurieux. C’était le chien Pistolet qui, après avoir vaillammentcombattu pour sa part, arrivait à toute vitesse, toujours revêtu desa cuirasse et de son collier à pointes de fer.

Oscar flatta l’animal ; mais Pistoletcontinuait à aboyer avec fureur.

– Il veut peut-être, fit lord Burydan,que nous le débarrassions de son harnachement de guerre.

– Non, dit Kloum sentencieusement.

– Non ! s’écria à son tour le petitbossu. Pistolet nous montre notre devoir. Il nous fait comprendre,à sa façon, que nous n’avons même pas le droit de prendre uneminute de repos avant d’avoir délivré M. Bondonnat.

– C’est juste ! dit lord Burydan ense levant impétueusement. Courons vite au laboratoire ; dansle désarroi qu’a causé notre venue, il est probable que lessentinelles qui le gardent habituellement ont pris la fuite.

– Il faut tout prévoir, répliqua lebossu. Emmenons avec nous quatre hommes solides et bienarmés !

D’un geste, il fit signe à l’hercule Goliath,à l’homme-projectile Romulus et aux frères Robertson de lesaccompagner.

Le laboratoire n’était distant du petit boisque d’un quart d’heure de marche, la petite troupe y arrivabientôt ; comme l’avait prévu lord Burydan, il n’y avaitaucune sentinelle dans le chemin de ronde, et les portesextérieures étaient grandes ouvertes.

– M. Bondonnat, dit Oscar, apeut-être profité de la bataille pour prendre le large.

– Nous allons voir, fit lord Burydan, quitout de suite avait trouvé le commutateur électrique.

Une vive lumière brilla. Le laboratoireapparut tout en désordre ; le plancher n’avait pas été balayéet portait de nombreuses traces de pas. Les bocaux et les vitrinesétaient recouverts de poussière.

– On dirait, fit lord Burydan avecinquiétude, que le laboratoire a été abandonné depuis longtemps. SiM. Bondonnat était encore ici, il serait déjà venu à notrerencontre.

– Cherchons, fit Kloum.

Le Peau-Rouge, parfaitement au courant desaîtres, ouvrit la porte des pièces adjacentes qui avaient servid’habitation au savant et où il avait logé lui-même pendant sacaptivité.

Mais, arrivé à la porte de la chambre deM. Bondonnat, il s’arrêta net et, avec un geste de désolationet d’épouvante, il montra le cadavre du savant gisant en travers dulit.

– Ils l’ont tué, murmura-t-il avec uneprofonde tristesse, nous sommes arrivés trop tard !

Lord Burydan et Oscar échangèrent un regardnavré. Ainsi donc, tout le courage, toute l’ingéniosité, toute lascience déployés au cours de l’expédition n’avaient servi de rien.Les bandits de la Main Rouge avaient lâchement assassiné levieillard après l’avoir dépouillé de ses découvertes ! Ilsdemeuraient silencieux et consternés.

– Croyez-vous, demanda lord Burydan avecagitation, qu’il y ait longtemps que les bandits ont assassinéM. Bondonnat ?

Oscar, qui s’occupait précisément à remettresur le lit le corps à demi tombé, poussa une exclamation :

– Oui ! s’écria-t-il, il y alongtemps qu’ils l’ont tué !

– Qui vous fait dire cela ?

– M. Bondonnat a étéembaumé !

– C’est incroyable !

Lord Burydan dut se rendre à l’évidence. Lecorps du vénérable savant exhalait un parfum puissammentbalsamique ; il était hors de doute qu’il n’eût été soumis àun procédé de conservation extrêmement savant, puisqu’il laissaitaux chairs toute leur souplesse et au visage toute son expressionet tout son coloris.

Tous trois s’étaient agenouillés près du corpsde leur ami et le contemplaient en silence.

Pistolet, lui, aboyait à la mort, et, chosesingulière, loin de lécher les mains de son maître défunt, commebeaucoup de chiens eussent fait en pareil cas, il tournait autourdu laboratoire et des chambres avec de sourds aboiements de menace.Puis, tout à coup, il s’élança au-dehors et disparut.

– Le chagrin a rendu ce pauvre chienabsolument fou, dit Oscar. Il n’a plus pour ainsi dire sa tête àlui.

– Ne nous en occupons pas ! s’écrialord Burydan. Nous devons, avant toutes choses, rendre honneur à ladépouille mortelle du grand savant que fut M. Bondonnat en lamettant à l’abri de toute profanation. Quatre hommes monteront lagarde près du corps nuit et jour, jusqu’à ce que le charpentier dubord ait confectionné un cercueil de chêne, car je pense queMlle Frédérique tiendra à ce que les restes de sonpère reposent en terre de France.

Sur l’ordre du lord, Goliath et ses troiscompagnons demeurèrent dans le laboratoire.

Lord Burydan se retira, avec Oscar et Kloum,pour prendre les dispositions exigées par la situation. Tous troisétaient profondément soucieux. En prononçant le nom de Frédérique,l’excentrique avait réveillé leurs inquiétudes.

– Il est pourtant singulier, dit Oscar,que la Revanchene se soit pas trouvée au rendez-vousassigné, et surtout que nos amis n’aient pas répondu aux nombreuxmarconigrammes que nous avons lancés.

– Je n’y comprends rien, répondit lordBurydan dont le front s’était rembruni. Il est vrai, ajouta-t-il,que ce retard peut s’expliquer d’une façon toute naturelle. Ilsuffit, par exemple, qu’ils aient eu une avarie à leurs machines,ou, qui sait ? que la présence d’un yacht de la Main Rouge lesait forcés à fuir beaucoup plus au sud.

– Mais, ce yacht, nous l’aurionsrencontré ?

– C’est juste !

– Tout cela ne nous donne pas la raisonqui les a empêchés de répondre à nos messages.

– Je suis, comme vous, très inquiet.Aussi, dès demain, l’Ariel va reprendre la mer et croiseradans les parages de l’île ; puis – ce que nous avons peut-êtreeu tort de ne pas faire jusqu’ici – nous enverrons un message àChicago, à Fred Jorgell, pour le mettre au courant de lasituation.

– Funèbre et inutile victoire que lanôtre ! soupira le petit bossu.

Tous trois continuèrent à cheminersilencieusement dans la direction du champ de bataille ; maispendant leur absence, l’équipage de l’Ariel n’était pasdemeuré inactif.

Une tente avait été dressée dans une clairièreet munie de couchettes de paille, sur lesquelles étaient déposésles morts et les blessés ; les tramps valides, soigneusementgarrottés, étaient conduits dans une des habitations situées prèsde la baie.

Au milieu de cette scène de désolation, lagentille écuyère, miss Régine Bombridge, vêtue de la simple blousede grosse toile des infirmières, se multipliait pour secourir lesblessés, partageant ses soins sans distinction entre les tramps etles marins de l’équipage.

Toute la tristesse d’Oscar s’évanouit à la vuede la jeune fille.

– Mademoiselle, lui dit-il en lui serrantla main avec effusion, vous êtes admirable !

– Il faut bien, murmura-t-elle enrougissant, que je me rende utile à quelque chose.

– Voulez-vous que je vous aide ?

– Bien volontiers… Mais quelleépouvantable chose que la guerre !…

– Lord Burydan, répliqua Oscar, pourra,grâce à son immense fortune, atténuer en partie les désastrescausés par cette bataille ! Il a promis de pensionnerlargement les veuves et les mères des marins tués, aussi bien queles blessés. Personne n’aura à se plaindre de lui, à cet égard.

Lord Burydan, lui-même, s’approchait en cemoment.

– Tous mes compliments, mademoiselle,dit-il courtoisement. Mais avez-vous besoin d’Oscar ?

– Oui, répondit la jeune fille. Je saisqu’il s’entend très bien à faire les pansements.

– En ce cas, je ne veux pas vous enpriver, fit le lord en souriant.

– Où vouliez-vous donc m’emmener ?demanda le bossu.

– Oh ! tout simplement faire uneronde avec une vingtaine d’hommes pour inspecter l’intérieur del’île et mettre la main sur ceux des bandits qui ont pu nouséchapper.

– Si vous croyez qu’il soit utile que jevous accompagne ?

– Nullement. Vous êtes fort bien avecmiss Régine, restez-y. Je prendrai avec moi les deux clowns Makokoet Kambo, le prestidigitateur Matalobos, le jongleur chinois etquelques matelots.

Peu de temps après, la petite troupe, forted’une vingtaine d’hommes, se mettait en route munie de lanternesélectriques à l’aide desquelles les moindres recoins étaientsoigneusement explorés ; cette précaution n’était pas inutile,et on ne tarda pas à s’en apercevoir, car c’est grâce aux fanauxélectriques que l’on put capturer une dizaine de tramps qui, lesuns blessés, les autres pris de panique, avaient cherché un refugedans les bois et dans les cultures.

La petite troupe était arrivée au centre del’île, dans une clairière abritée contre les vents du large et quirenfermait d’assez beaux arbres, lorsque Makoko et Kambo, les deuxclowns qui marchaient à l’avant-garde, crurent apercevoir desombres suspectes juchées dans les branches. Ils se replièrentimmédiatement vers le centre de la colonne et les fanauxélectriques furent immédiatement dirigés du côté indiqué par lesdeux clowns.

À la stupeur générale, on aperçut alors unedouzaine d’êtres velus, assez pareils à des orangs-outangs, qui,grimpés dans les branches, poussaient des cris d’épouvante enbaragouinant un langage incompréhensible et en faisant de grandsgestes suppliants.

– Serions-nous tombés, dit Kambo enriant, au milieu d’une succursale du Gorill-Club ?

– Voilà qui serait amusant. Mais ce nesont pas des singes. Ces êtres bizarres ont de longs cheveuxflottants sur les épaules. On dirait plutôt des femmes àfourrure.

– Nous sommes peut-être, déclara lordBurydan, sur la trace d’une découverte scientifique de la plushaute importance. Il faut à tout prix capturer vivant un de cesanimaux velus.

– Je tire assez bien, dit Kambo, je vaisessayer de blesser un de ces monstres avec ma carabine.

Il allait mettre ce projet à exécution ettenait déjà en joue le plus beau des prétendus singes lorsqu’unêtre, plus velu et plus barbu à lui seul que tous les autres – sansdoute le patriarche de la bande –, se précipita vers lord Burydanen agitant un haillon de mouchoir blanc en signe de paix.

Lord Burydan, qui croyait avoir affaire àquelque sauvage d’une espèce nouvelle, lui fit comprendre parsignes qu’il n’avait rien à craindre, et les autres animaux velus,également rassurés par cette pantomime pacifique, descendirent deleur perchoir aérien.

Lord Burydan et ses amis eurent bientôtl’explication de ce mystère.

– Je suis Stépan Rominoff, prophète duvitalisme mystique, déclara le patriarche à la longue barbe.

Comme presque tous les Russes d’une certaineéducation, il parlait très bien le français, et il avait eu tout àcoup l’idée de s’exprimer en cette langue que par bonheur lordBurydan, qui avait fait un long séjour à Paris, comprenaitparfaitement.

Tout d’une traite, il raconta ses aventures etcelles des dix femmes qu’il avait converties à sa doctrine, et ilexpliqua que c’était M. Bondonnat lui-même qui lui avait faitcadeau d’un élixir pilogène d’une énergie telle que toutes cellesqui en avaient fait usage avaient été en peu de temps couvertesd’une véritable toison au milieu de laquelle la bouche et les yeuxdemeuraient à peine visibles.

Le prophète s’applaudissait, d’ailleurs, de cerésultat, qu’il se proposait d’expérimenter en grand sur desmilliers de personnes dès qu’il serait de retour dans les payscivilisés. Il voyait déjà, dans un avenir proche, une humanité plusvigoureuse et pour toujours débarrassée des tailleurs, deschemisiers et même des bonnetiers.

Après s’être diverti quelque temps de cesingulier maniaque, lord Burydan lui assura qu’il n’avait rien àcraindre et qu’au contraire, les tramps étant réduits àl’impuissance, il serait heureux de le rapatrier, ainsi que sescompagnes.

Il prit ensuite congé des Russes. Mais ilavait obtenu d’eux certains renseignements intéressants. Rominofflui avait raconté l’exode d’une partie des tramps sur le navirehollandais où s’étaient embarqués également les deuxnihilistes ; il connut aussi tous les détails de l’assassinatde M. Bondonnat par le cosaque Rapopoff, ce qui disposal’excentrique à plus de mansuétude envers les tramps, desquels ilavait résolu tout d’abord de tirer une vengeance exemplaire-.

La nuit tirait à sa fin, et l’aube pâlesemblait se dégager péniblement des brumes quand on atteignit levillage des Esquimaux. Là, l’Indien Kloum retrouva le chienPistolet, qui continuait à aboyer lamentablement en errant sur lerivage comme une âme en peine. À force de caresses et de bonnesparoles, il finit par le calmer.

Grâce à un tramp qui parlait un peu leurlangue, lord Burydan fit comprendre à ces pauvres gens, dont laplupart étaient revenus au gîte après avoir erré dans toute l’île,qu’ils n’auraient rien à craindre de lui et qu’il les prenait soussa protection.

Ce dernier coin de l’île des pendus une foisvisité, lord Burydan croyait en avoir fini avec les fatigues de lanuit.

– Je vais, dit-il aux deux membres duGorill-Club qui l’avaient accompagné, me reposer quelques heures.Je crois que vous et moi l’avons bien mérité. Nous n’avons pasentièrement visité la partie nord de l’île, c’est une chose quenous ferons cet après-midi. Les quelques ennemis qui peuvent resterencore en liberté ne sont pas à craindre.

On reprit donc le chemin du yacht. Mais, toutà coup, lord Burydan vit accourir au-devant de lui Oscar Tournesol,qui paraissait dans un état d’agitation extraordinaire.

– Que se passe-t-il donc ? demandale lord avec impatience.

– Grave nouvelle ! répliqua le petitbossu. Nous savons où est la Revanche ! Je viens derecevoir un message grâce à l’appareil de télégraphie sans filinstallé dans l’île.

– Voilà une grande inquiétude demoins ! s’écria l’excentrique. Maintenant, nous voilà rassuréssur le sort de nos amis !

– Ne vous hâtez pas de vous réjouir,murmura tristement le jeune homme. La Revanche est tombéeentre les mains des bandits de la Main Rouge !…

Lord Burydan était devenu pâle.

– Mais, balbutia-t-il, savez-vous siMlles Andrée et Frédérique sont en sûreté, ainsi queleurs fiancés et mon brave Agénor ?

– Tous sont prisonniers. Et le yacht faiten ce moment-ci voile vers l’île. Tenez, voici le texte même dumarconigramme que je viens d’enregistrer. Quand vous l’aurez lu,vous serez renseigné aussi bien que moi.

Il tendait au lord un bout de papier où ilavait crayonné en hâte les phrases que voici :

Suis maître du yacht la Revanche, malgrérévolte à bord. Serai ici dans quelques heures avec prisonniersfrançais. Que cinquante hommes en armes soient prêts à m’assisterau moment du débarquement.

CAPITAINE SLUGH

– Que faut-il répondre ? demanda lebossu lorsque Burydan eut terminé la lecture.

– Ceci seulement, dit ce dernier, aprèsun instant de réflexion :

Venez. Tout est prêt pour vous recevoir.

Le bossu repartit en courant dans la directiondu poste de télégraphie sans fil, pendant que lord Burydanremontait à bord de l’Ariel et faisait lever l’ancreimmédiatement.

Il était urgent que les bandits qui s’étaientemparés de la Revanchene s’aperçussent pas qu’il y avaitun autre navire dans l’île ; le yacht alla donc prendreposition derrière la falaise située à l’est, où il était impossiblede l’apercevoir en venant dans la direction de la baie.

En même temps, il ordonna que le pavillon dela Main Rouge fût hissé de nouveau au mât qui dominait l’île.

D’autres dispositions furent encore prises.Tous les hommes valides, acrobates et marins, revêtirent lescostumes enlevés aux tramps et se coiffèrent des chapeaux à largesbords, ornés d’une main rouge : ainsi déguisés, ils étaientméconnaissables.

On s’occupa aussi de faire disparaître lestraces du combat, de façon à ce que le signataire de la dépêchen’aperçût rien de suspect lorsqu’il arriverait en vue de l’île.

Toutes ces précautions prises, et les hommess’étant placés aux postes que leur avait assignés lord Burydan, onattendit.

Il était près de midi quand la vigie, placéeau point le plus élevé de l’île, signala, dans la direction del’est, un navire de fort tonnage ; le pavillon noir, ornéd’une main rouge, se déployait majestueusement à sa corned’artimon.

Quand le navire fut en vue de la baie, il tiraune salve de treize coups de canon, à laquelle les batteries del’île répondirent coup pour coup.

CHAPITRE VI – La« Revanche »

Mlle Andrée de Maubreuil, sonamie Frédérique, leurs fiancés l’ingénieur Paganot, le naturalisteRavenel et le poète Agénor, faits prisonniers par Slugh à la suitede l’incendie allumé par celui-ci, ne pouvaient sortir des cabinesqui leur avaient été assignées.

Sans l’intervention de la danseuse Dorypha, lagitane, il est hors de doute qu’ils eussent été tous massacrés,mais elle avait pris courageusement leur défense, puissammentsecondée en cela par son amant, le Belge Pierre Gilkin, et lespartisans de ce dernier.

Les Français, réunis dans la même cabine, seconfiaient mutuellement l’inquiétude à laquelle ils étaient enproie. Ils avaient entendu les coups de canon tirés par ordre deSlugh. Ils voyaient de loin la côte se préciser de minute en minuteà leurs regards ; ils se demandaient anxieusement quel allaitêtre leur sort.

Allait-on, ainsi que l’avait vaguement promisSlugh au Flamand Gilkin, déposer les prisonniers à terre et leslaisser libres d’aller où bon leur semblerait ?

Ils se l’étaient figuré un instant ;mais, quand ils avaient vu qu’en face de cette terre inconnue Slugharborait fièrement le pavillon noir à la main sanglante, qu’ilsavaient vu les habitants répondre à la salve de coups de canon dela Revanche par une autre salve, ils étaient devenusmortellement anxieux.

C’est à ce moment que Dorypha fit irruptiondans la cabine, le visage bouleversé et les cheveux épars.

– Nous sommes perdus !s’écria-t-elle. Ce misérable Slugh nous a menés à l’île des pendus.C’est le pavillon de la Main Rouge que je viens de voir flotterau-dessus de cette terre maudite !

Le silence de la consternation accueillit cesparoles.

– Il ne nous reste, dit l’ingénieur, enéchangeant avec Roger Ravenel un coup d’œil de désespoir, qu’àvendre notre vie le plus chèrement possible !

– Je vous en supplie, mon cher Roger,s’écria Frédérique, tuez-moi plutôt que de me laisser tombervivante entre les mains de ces bandits !

– Oui, tuez-nous, murmuramélancoliquement Andrée de Maubreuil.

La gitane tira de son corsage une lunettemarine qu’elle avait subtilisée dans la cabine de Slugh, et, latendant à Agénor :

– Regardez, dit-elle, rendez-vous comptepar vous-même de la vérité.

Le poète approcha l’instrument de ses yeux etle mit au point. Mais il avait à peine eu le temps de jeter unregard sur la côte qu’il poussa un cri de joie et de triomphe.

– Nous sommes sauvés ! balbutia-t-iléperdu, savez-vous qui je viens d’apercevoir, admirablement déguiséen tramp ? Je vous le donne en mille !

– Ne nous faites pas languir !s’écria Frédérique.

– Mon excellent ami, lord Burydanlui-même !

– Ce qui signifie ? demanda lagitane, tout étonnée de ce brusque revirement.

– Que l’île des pendus est maintenant aupouvoir de nos amis ! Mais pas un mot de ce que je viens devous dire ! Si Slugh se doutait d’une pareille chose, ilserait capable de nous massacrer tous !

– J’ai toutes les raisons possiblesd’être discrète, mais j’espère que vous n’oublierez pas ce que monbrave ami Pierre Gilkin a fait pour vous !

– Soyez tranquille ! Mais ne ditesrien à personne, même à Pierre Gilkin ; seulement, faites ensorte que lui et les siens, dans leur propre intérêt, se séparentde nous le moins possible !

Quelques minutes plus tard, Slugh en personnepénétrait dans la cabine des Français. Il avait l’air à la foisironique et menaçant.

– Maintenant, dit-il brutalement, laplaisanterie a assez duré. Vous allez obéir à mes ordres, et celasans faire la moindre observation ! À présent, messieurs etmesdames, vous êtes sur les domaines de la Main Rouge, et là, vosprotecteurs ne vous serviront de rien ! Allons, dépêchons-nousde monter sur le pont, tous !

Il ajouta avec un rire goguenard :

– Vous vouliez aller à terre, eh bien,soit ! Je vais vous y faire descendre ! Je suis un hommede parole, moi !

À la grande surprise du bandit, aucun desprisonniers ne fit la moindre observation. Tous montèrent sur lepont et, de là, descendirent dans la grande chaloupe où se tenaientdéjà sept ou huit tramps.

Dorypha avait pris place à côté d’eux. PierreGilkin et les plus dévoués de ses partisans l’y rejoignirent. Slughne fit rien pour les en empêcher. Il se disait qu’une fois à terretous seraient absolument à sa merci. Dorypha avait eu le temps dedire quelques mots à l’oreille du Belge, qui, très calme, attendaitsilencieusement les événements.

Slugh, qui s’était embarqué le dernier etavait pris place à la barre, demeurait silencieux lui aussi. Maisson visage exprimait un triomphe insolent.

La chaloupe vint se ranger contre le quai, etceux qui y avaient pris place débarquèrent dans l’ordresuivant :

D’abord, un groupe composé des partisans deSlugh, puis les prisonniers, enfin Dorypha, Gilkin et leursamis.

Slugh fermait la marche.

Les hommes de lord Burydan, rangés à droite età gauche, formaient la haie, la carabine sur l’épaule et lerevolver à la ceinture.

Slugh les dévisagea d’un regard perçant et, nereconnaissant pas les barbes touffues qui faisaient pour ainsi direpartie de l’uniforme des tramps, le rusé bandit eut un vaguesoupçon.

Sous prétexte d’amarrer la chaloupe à unanneau, il demeura un peu en arrière du groupe.

Bien lui en prit. Ses compagnons avaient àpeine fait quelques pas qu’ils se trouvèrent entourés, cernés etdésarmés.

Les partisans de Pierre Gilkin allaient subirle même sort si Paganot n’était intervenu. Les bandits, solidementgarrottés, furent jetés à terre aux pieds des deux jeunes filles,tellement émues de ce coup de théâtre qu’elles demeuraient sansparole.

Slugh, lui, en avait assez vu. D’un regard ilavait jugé la situation. Tout d’un coup, il se jeta à la mer,plongea et se mit à nager vigoureusement.

– Tirez donc ! ordonna l’ingénieur,c’est un des chefs de la Main Rouge. Il faut le prendre mort ouvif !…

Slugh, excellent nageur, avait plongé denouveau pour reparaître dix mètres plus loin. Quelques ballessifflèrent à son oreille. Mais on finit par le perdre de vue.

Avec sa rapidité de décision habituelle, ilavait compris qu’il eût été imprudent pour lui de revenir à bord dela Revanche, qui, ancrée sous le feu des canons de l’île,ne pouvait songer à regagner le large.

Après avoir nagé pendant un quart d’heureentre les récifs, il prit terre dans une baie isolée, et, secachant le long des buissons comme un lièvre poursuivi par leschasseurs, il s’enfonça dans l’intérieur de l’île, qu’ilconnaissait admirablement, et atteignit bientôt le musée souterrainoù se trouvait l’étrange collection de pièces anatomiques, visitéeauparavant par M. Bondonnat.

Après avoir constaté que personne ne l’avaitsuivi, il fit jouer la pierre de l’entrée et s’introduisit dans lacaverne.

Deux hommes, les seuls avec lui à connaîtreles secrets de cette retraite, l’y attendaient déjà :c’étaient Julian et Johnie, les deux graveurs en faux billets, dontl’un, on le sait, ressemblait trait pour trait au docteurCornélius, tandis que le second offrait la physionomie exacte deFritz Kramm.

La pierre une fois remise en place, ilsl’assujettirent inférieurement avec une lourde barre de fer. Ilsétaient sûrs désormais que personne n’irait les chercher dans cettecachette.

*

**

Pendant ce temps, lord Burydan et Oscars’étaient jetés dans les bras de leurs amis. L’excentrique commençapar prévenir discrètement l’ingénieur Paganot de la mort deM. Bondonnat, et le jeune homme et son ami Ravenel attirèrentà l’écart les deux jeunes filles pour les préparer doucement à laterrible nouvelle.

En même temps, lord Burydan racontait à Agénorles péripéties de la prise de l’île. Il lui expliquait comment, parun procédé très employé par les agences de publicité américaines,il avait cinématographiquement projeté, en se servant des nuages enguise d’écran, les apparitions qui avaient tant épouvanté lestramps. Les gambades des clowns dans la mâture et la peinturephosphorescente dont le yacht avait été enduit avaient complétél’effet de cette mise en scène fantasmagorique. Enfin, c’était leclown nageur qui avait, au péril de sa vie, fait exploser lestorpilles.

Une heure après, les bandits qui occupaient laRevanche, démoralisés par la perte de leur chef, serendirent à discrétion.

La Main Rouge était vaincue, battue pour ainsidire avec ses propres armes. Les Français allaient donc pouvoirinfliger aux bandits un sévère châtiment, récompenser, comme ils leméritaient, Dorypha et ses amis, enfin accorder un juste tribut delarmes à la mémoire du malheureux savant assassiné par lesbandits.

TREIZIÈME ÉPISODE – La fleur dusommeil

CHAPITRE PREMIER – Le voleurinvisible

Les quais du petit port de Basan présentaientce matin-là une vive animation. Des coolies japonais, tagals,chinois et malais s’occupaient activement à décharger une grandejonque à la poupe dorée, aux voiles de bambou tressé, dont lacargaison se composait de porcelaines venues de la grande île deNippon, de nids d’hirondelles récoltés dans les cavernes deSumatra, d’holothuries, de confiture de gingembre, de pousses debambou confites dans du vinaigre et d’autres aliments exclusivementasiatiques.

L’arrivée de la jonque, qui mettait en émoitous les négociants de la petite ville, n’était pas la seule causequi excitât la curiosité des badauds.

Peu de temps après la jonque, une grandebarque de pêche était entrée dans le port. Elle était montée parquatre hommes : deux Esquimaux, un cosaque – ou un Kalmouk, autype tartare très accusé –, enfin, un Européen, que l’on supposaitêtre anglais ou français, et dont la physionomie, encadrée par delongs cheveux d’un blanc de neige et de larges favoris, exprimaitla douceur et l’intelligence.

Ce vieillard – sans nul doute le propriétairede l’embarcation – était luxueusement vêtu d’une pelisse doublée derenard bleu et coiffé d’une toque de la même fourrure. Il avaitavec lui de nombreux bagages, que ses trois serviteurs se hâtèrentde tirer hors de la barque et de déposer sur le quai.

Ils avaient à peine terminé lorsque legouverneur du port – un Japonais nommé Noghi – s’avança, au milieud’une grande affluence de curieux, pour demander des explications àl’étranger.

M. Noghi, prétentieusement vêtu d’uncomplet à carreaux de fabrication américaine, parlait trèscouramment l’anglais. C’est dans cette langue que la conversations’engagea.

Le nouvel arrivant, d’ailleurs, lui fournitimmédiatement les explications les plus satisfaisantes.

Il se nommait Prosper Bondonnat. C’était unsavant français connu dans le monde entier par ses travaux sur lamétéorologie et aussi sur la botanique et la médecine.

Il déclara qu’en se rendant de San Francisco àVancouver il avait été victime d’un naufrage, dont il n’avait pusauver que ses papiers les plus précieux, quelques appareils dephysique et une certaine somme d’argent.

À la demande du Japonais, M. Bondonnatexhiba diverses pièces qui ne laissaient aucun doute sur sonidentité.

Une fois fixé sur ce point, le gouverneur semit obligeamment à la disposition du vieux savant pour tous lesrenseignements dont il pouvait avoir besoin.

– L’île de Basan, expliqua-t-il, estcelle des possessions japonaises qui est située le plus au sud.Complètement isolée dans le Pacifique, elle se trouve à descentaines de lieues de toute terre habitée, entre les Philippineset le groupe des îles Hawaii.

– Voilà qui est regrettable, ditM. Bondonnat. Comme vous devez le supposer, mon plus vif désirserait de rentrer en France aussitôt que possible.

– Vous n’aurez pas trop longtemps àattendre. Dans trois semaines, vous pourrez prendre le paquebotaméricain qui fait le service régulier entre Shanghai et SanFrancisco.

– Voilà qui me rassure un peu. Je vaisimmédiatement télégraphier à mes enfants, qui doivent être trèsinquiets à mon sujet.

Le Japonais eut un sourire ambigu quidécouvrit ses dents pointues et releva l’angle de ses sourcilsobliques.

– Malheureusement, fit-il, l’île de Basann’est pas encore reliée au Japon par un câble électrique.

– Tant pis ! murmura le savant dontla physionomie exprima un vif désappointement. Puisqu’il en estainsi, monsieur le gouverneur, je compte sur votre obligeance pourm’indiquer les moyens de me loger confortablement.

– Pour cela, rien de plus facile. Il y aprécisément à louer, dans la banlieue de notre petite capitale,plusieurs villas toutes meublées et entourées de beaux jardins.

– Je ne regarderai pas au prix, pourvuque l’habitation soit convenable ; car je ne vous cacherai pasqu’après les émotions d’un naufrage, plusieurs nuits passées enpleine mer, j’ai besoin de me reposer : je ne suis plus jeune,hélas !

– Vous verrez que vous serez très bien.Et cette villégiature forcée vous permettra de visiter notre paysqui, très peu connu certainement en Europe, mérite, par beaucoup depoints, d’attirer l’attention d’un savant tel que vous. La faune etla flore sont très variées et n’ont guère été, jusqu’ici, beaucoupétudiées. Enfin, vous trouverez partout de pittoresques points devue et, dans l’intérieur, des ruines de temples bouddhiques quisont, dans leur genre, de vraies merveilles.

M. Bondonnat, qui s’était attendu à nerencontrer dans cette île perdue que des espèces de sauvages, sedéclara enchanté de la courtoisie du gouverneur. Au bout d’unedemi-heure, ils étaient les meilleurs amis du monde et, au boutd’une heure, le savant était devenu, moyennant la somme devingt-cinq dollars, locataire d’une délicieuse habitation entouréed’un vaste jardin.

Cette affaire une fois conclue, il revintjusqu’au quai où était amarrée l’embarcation, et, sur son ordre, lecosaque et les Esquimaux chargèrent les bagages sur leurs épaulesafin de les transporter à la nouvelle demeure.

Tous quatre traversaient les rues étroites dela petite ville, toujours accompagnés du gouverneur Noghi, quis’était constitué l’obligeant cicérone du Français.

– L’île de Basan, expliquait-il, est,grâce à sa situation toute spéciale entre l’Asie et l’Océanie,habitée par une population extrêmement variée. Il y a ici sept ouhuit races différentes : d’abord les Japonais qui sont lesmaîtres du pays et occupent les fonctions publiques, puis lesanciens habitants qui appartiennent à la race malaise ou chinoise,enfin des émigrants venus de tous les points de l’Océanie :Canaques, Tahitiens, Papous, Maoris et Fidjiens.

– Il ne manquait plus, ditM. Bondonnat, que moi et mes serviteurs pour compléter cettecollection ethnologique !

Leur conversation fut brusquement interrompuepar une série de gémissements et de cris plaintifs qui s’élevaientà l’autre extrémité de l’étroite rue qu’ils étaient en train detraverser.

Ils pressèrent le pas et se trouvèrent tout àcoup en présence d’un Océanien déjà vieux, et qui tenait entre sesbras, presque inanimée, une jeune fille au teint cuivré, sonenfant, sans doute.

C’était lui qui poussait les gémissementslamentables qu’ils venaient d’entendre.

– Que se passe-t-il donc ? demandavivement le gouverneur japonais à l’indigène.

L’homme leva les bras au ciel avecdésespoir.

– Ma fille, s’écria-t-il, ma chèreHatôuara !… morte ! perdue !… Elle vient d’êtrepiquée par une vipère à crête rouge ! Il n’y a pas deremède !

M. Bondonnat s’était avancé.

– Ma venue est vraimentprovidentielle ! dit-il. Par une chance extraordinaire, j’aiprécisément dans mon bagage quelques flacons du sérum du docteurYersin contre la morsure des serpents !

Et se tournant vers le cosaque :

– Vite, Rapopoff ! ordonna-t-il enlangue russe, ma trousse et la boîte numéro 17 où se trouvent lessérums.

Le cosaque s’empressa d’obéir.

– Sauvez ma fille, murmurait l’indigène,et tout ce que j’ai vous appartient !

Sans lui répondre, M. Bondonnat se mitimmédiatement à l’œuvre.

À l’aide de la seringue de Pravaz, il pratiquaplusieurs injections de sérum ; puis il agrandit la blessuredu bras – c’était là que la jeune fille avait été piquée – enpratiquant avec le scalpel une incision cruciale. Il fit saigner laplaie, puis la cautérisa avec quelques gouttes d’hypochlorite dechaux.

Il avait pratiqué toutes ces opérations avecune prestesse qu’on n’eût jamais soupçonnée d’un homme de sonâge.

– Oui ! fit-il, maintenant, je croisque l’on peut considérer cette charmante enfant comme à peu prèshors de danger… Y a-t-il longtemps qu’elle a été piquée ?’

– Dix minutes à peine, monsieur ledocteur, répondit en mauvais anglais l’indigène, tellement éperdude joie qu’il en demeurait stupide.

– Au revoir, mon ami, ditM. Bondonnat, vous coucherez la malade et lui ferez prendredes infusions chaudes et, à moins que mon sérum ne soit éventé – cequi arrive malheureusement quelquefois –, je crois qu’elle enréchappera.

Laissant les deux indigènes encore sous lecoup de la violente émotion qu’ils venaient d’éprouver,M. Bondonnat continua son chemin avec le gouverneur Noghi, quitint à l’accompagner jusqu’au seuil de sa demeure et qui, cheminfaisant, le remercia chaudement de son obligeance et de sa présenced’esprit.

Tous deux se séparèrent enchantés l’un del’autre.

Les maisons des Japonais ne sont généralementconstruites que de bambous et de planches légères, et les cloisonsintérieures sont ordinairement formées par des feuilles de papiertendues sur des châssis. Il n’y existe, d’ailleurs, aucun moyen dechauffage sérieux.

La maison que venait de louerM. Bondonnat était heureusement plus solide. Elle avait étébâtie quelques années auparavant par un Anglais et les murailles enétaient de briques solides. Le toit était couvert de tuiles verteset jaunes, d’un effet très pittoresque, et, ce qui fit grandplaisir à M. Bondonnat, elle était munie de portes fermant àclé.

Elle ne comprenait que quatre pièces, deux aurez-de-chaussée, séparées par un couloir qui aboutissait au jardin,et deux au premier étage.

L’ameublement était demeuré tel que l’avaitlaissé son premier propriétaire. Les sièges, très commodes, étaientde bambou et de rotin. Les gros meubles, de ce bois de camphrierrose qui est abondant dans ces parages. Enfin, la chambre àcoucher, munie d’un cabinet de toilette avec un appareil à douches,offrait un lit de fer et de cuivre protégé par unemoustiquaire.

En somme, M. Bondonnat ne pouvait espérertrouver mieux.

Le jardin, surtout, l’enchanta, avec saluxuriante végétation qu’entourait une solide palissade debambou.

Il y avait là de belles collections de lis etde chrysanthèmes, des cycas et des bananiers, des cerisiers enfleurs, des palmiers, des orangers et de superbes cocotiers chargésde fruits.

Au centre, un bassin, orné de rocailles, étaitrempli de dorades de la Chine et de poissons aux gueulesmonstrueuses, dont quelques-uns portaient de petits anneauxd’argent passés dans les ouïes.

M. Bondonnat s’installa joyeusement. Ilrangea ses papiers dans le petit meuble de camphrier à tiroirs quise trouvait dans sa chambre à coucher. C’est là aussi qu’il déposaun appareil qui servait à constater la présence des radiationsultraviolettes, et qu’il avait inventé pendant son séjour à l’îledes pendus. Cet appareil, d’une excessive sensibilité, étaitrenfermé dans un écrin.

Sans l’impatience qu’il éprouvait à la penséede passer encore trois semaines sans donner de ses nouvelles à safille, le vieux savant eût été parfaitement satisfait.

Il se proposait, d’ailleurs, de rapporter deson séjour dans cette île de Basan, qui n’avait été étudiée paraucun savant, les documents les plus curieux et peut-être, quisait ? une plante ou un animal inconnu. Après avoir fait,comme on dit, le tour du propriétaire, M. Bondonnat appela lecosaque Rapopoff et le chargea d’aller aux provisions.

Rapopoff s’empressa d’obéir, emmenant avec luiles deux Esquimaux. Il ne revint qu’au bout d’une heure, pliantsous le poids de victuailles de toutes sortes : les négociantsjaponais et tagals avaient abusé de la naïveté du cosaque pour luifaire acheter toutes sortes de comestibles hétéroclites.

Il rapportait des mets si bizarres queM. Bondonnat lui-même en demeura rêveur ; il y avait desailerons de requin confits dans la saumure, des pots de grès quirenfermaient des jeunes chiens mort-nés préparés au miel – ce quiest considéré par les mandarins comme un manger fort délicat –, duvin de riz dans des bouteilles entourées de soie violette, descocons de vers à soie dont on fait, paraît-il, des crèmesdélicieuses, enfin des vers de terre salés, de l’alcool de Kawadans une calebasse et de la confiture d’algues marines.

Nous allions oublier des conserves de bœuf deChicago, des salaisons allemandes et une foule d’autres articlesd’épicerie européenne dont l’énumération serait interminable.

Heureusement, M. Bondonnat aperçut, danstout ce fatras indigeste, une belle langouste et des fruitsmagnifiques : ananas, goyaves, nèfles du japon, noix de coco,mangues, pommes-crèmes, et jusqu’à deux des fruits volumineux del’arbre à pain, qu’il suffit de mettre au four quelques instantspour avoir un délicieux gâteau.

– Que de choses ! s’écria le savant,mais tu es fou, mon pauvre Rapopoff, il y a presque de quoi monterune boutique. Jamais nous ne pourrons manger tout cela !

– Ceux-là s’en chargeront, petit père,répondit le cosaque en montrant d’un geste éloquent les Esquimauxqui riaient d’un rire béat, la bouche fendue jusqu’auxoreilles.

M. Bondonnat était, ce jour-là, de sibelle humeur qu’il ne songea pas à gronder Rapopoff.

– Tu as raison, lui dit-il, ces deuxbraves Esquimaux, grâce auxquels, somme toute, nous devons notreliberté, reprennent la mer demain pour regagner l’île des pendus.Il est juste qu’on leur fasse fête avant de leur direadieu !

Le cosaque était devenu tout à couppensif.

– J’aime mieux, fit-il, qu’ils yretournent que moi, dans cette île maudite. Je suis sûr qu’ils yseront très mal accueillis.

– Non, dit M. Bondonnat, si jecroyais qu’il leur arrivât quelque désagrément, je les garderaisavec moi, mais il n’en sera pas ainsi ; lorsqu’ils vont à lapêche, ils restent parfois plusieurs jours en mer, pour peu qu’ilssoient entraînés par un vent contraire. Puis, comme on aura trouvémon prétendu cadavre, on n’aura pas la pensée de les inquiéter.

Les Esquimaux dépassèrent les espérances deM. Bondonnat. Ils trouvaient tout délicieux, petits chiens,vers de terre, ailerons de requin, ils dévorèrent tout. On voyaitleur panse s’arrondir à vue d’œil et M. Bondonnat redoutait, àpart lui, qu’ils ne vinssent à éclater.

Il n’en fut rien, heureusement. Les deuxpêcheurs, dont l’estomac était sans doute aussi robuste que celuides serpents boas, passèrent une nuit paisible et le lendemainmatin, frais et dispos, ils se présentèrent devant le savant pourlui faire leurs adieux.

M. Bondonnat leur permit d’emporter lesrestes du dîner oriental en guise de provisions de voyage et, cequi leur fit encore plus plaisir, il leur remit à chacun centdollars en bonne monnaie d’argent.

Rapopoff alla les reconduire jusqu’à leurembarcation et revint d’un air satisfait apprendre à son maître queles Esquimaux avaient repris la mer, favorisés par une excellentebrise du sud-ouest qui devait les mener rapidement à bon port.

Le lendemain et les jours suivants furentemployés par le naturaliste à s’installer dans sa villa, dont il semontrait de plus en plus content, puis il visita la ville, uneincohérente petite cité où les palais de brique coloriée faisaientvis-à-vis à des cahutes couvertes de feuilles de palmier et à desmaisonnettes de bambou et de papier, jolies et frêles comme desjouets.

D’ailleurs, le vieillard n’excitait plus lacuriosité de personne. Depuis qu’on savait qu’il était en bonstermes avec le gouverneur Noghi, chacun lui montrait la plusaimable prévenance.

Au cours de ses promenades, le savant put seconvaincre que M. Noghi n’avait pas exagéré en parlant dupittoresque de l’île. Placé en dehors des grands chemins de lacivilisation, ce coin de terre avait gardé toute son originalité,toute sa couleur propre ; de plus, le climat, très chaud maistempéré par la brise du Pacifique, en faisait un véritable Éden oùpoussaient à la fois toutes les plantes du Japon et une grandepartie de celles de Java et des îles polynésiennes.

L’air était délicieusement embaumé d’un parfumléger et subtil où se combinaient le musc, l’ambre et les fleurs ducitronnier. Dans cette atmosphère enchantée, le seul fait d’existerétait un véritable bonheur.

M. Bondonnat, amolli par ce climatperfide, perdait de son énergie, se laissait aller à de longuesrêveries, à des heures entières de paresse, dans son jardin touffucomme une clairière, ou sur le rivage où retentissait l’éternelleet bruissante chanson du vent dans le feuillage des filaos et desgrands cocotiers.

Le savant, en allant faire une visite augouverneur Noghi, avait appris avec plaisir que la petite indigèneHatôuara se portait aussi bien que possible, mais il n’avait plusentendu parler d’elle ni de son père.

Huit jours s’écoulèrent ainsi sans que levieux savant s’ennuyât une minute. Il fut agréablement surpris unmatin en voyant entrer chez lui sa gentille malade accompagnée deson père, qui, pour cette visite importante, avait jugé bon derevêtir un complet à grands carreaux de couleur voyante quisemblait emprunté à la garde-robe d’un clown ; un chapeau defibres de cocotier, imitant le panama, complétait ce déguisementmondain.

Hatôuara, elle, soit par bon goût naturel,soit par impossibilité pécuniaire, n’avait pas jugé à propos defaire appel aux modes européennes pour sa parure ; sescheveux, un peu crépus et d’un noir bleuâtre, étaient relevés à lamode japonaise et retenus par des épingles de corail, et ellen’avait pour tout vêtement qu’un léger kimono de soie où couraientdes arabesques de feuillage et de fleurs et qui lui laissait lesbras nus jusqu’aux coudes.

La jeune fille avait le teint couleur decuivre clair, le nez droit et délicatement modelé. Ses lèvres unpeu fortes et ses langoureux yeux noirs lui donnaient une grâcesauvage dont rien, parmi nos pâles beautés, ne peut donner uneidée.

Hatôuara était admirablement faîte ; etdans toute sa personne, de ses seins menus qui pointaient sousl’étoffe légère jusqu’à ses hanches déjà opulentes, un sculpteurn’eût rien trouvé à critiquer. Ce beau corps avait la pureté dedessin d’un vase grec ou d’une svelte fleur.

Puis il y avait en elle une vivacité demouvements, une franchise de regards et de gestes d’un charmepresque animal qui ajoutaient encore à ses autres séductions.

Hatôuara était chargée d’un filet de raphiatressé rempli des fruits les plus magnifiques. C’était un présentqu’elle venait apporter à son sauveur et qu’elle promettait derenouveler très souvent.

Rapopoff disposa dans une corbeille cesavoureux cadeau, dont la salle à manger se trouva tout embaumée.M. Bondonnat régala ses visiteurs d’une tasse d’excellent théjaune, accompagné de confitures et de gâteaux secs, et l’oncausa.

Amalu, le père de Hatôuara, avait amassé unecertaine fortune en faisant le trafic dans les îles polynésiennessur une petite goélette dont il était le propriétaire. Maintenant,ses économies solidement placées à la succursale de la banqued’Yokohama, il vivait paisiblement de ses rentes, et son seul souciétait de trouver à sa fille un époux digne d’elle.

Il accabla M. Bondonnat de questions surl’Europe, sur la France et sur Paris, et le vieux savant lerenseigna avec sa patience et sa bonté accoutumées. Quant àHatôuara, elle se tenait silencieuse, contemplant avec admirationle mobilier de la salle à manger ; puis elle alla visiter lejardin, et elle revint au moment où Amalu voulait à toute forcefaire accepter au docteur, à titre d’honoraires, plusieurs piècesd’or anglaises. M. Bondonnat refusa énergiquement, au grandchagrin du brave homme.

– Que pourrais-je donc faire pour vousêtre agréable ? demanda-t-il au savant.

– Eh bien, tenez, au moment où vous êtesentré, je me préparais justement à aller à la pêche. Venez avecmoi ! Vous me montrerez les bons endroits.

– Je vais vous laisser ma petiteHatôuara. C’est une pêcheuse fort habile et elle sera très heureusede vous accompagner.

– J’accepte avec grand plaisir. Allons,Rapopoff, apporte les lignes et le panier.

Dix minutes après, tous trois descendaient surle rivage, qui n’était qu’à quelques pas de la clôture du jardin,et l’on s’installait dans une petite anse que Hatôuara déclara trèspoissonneuse. Le ciel et la mer étaient d’un azur admirable et lesvagues venaient presque caresser la racine des cocotiers et destamariniers au feuillage d’un vert éclatant.

L’eau était si calme qu’on apercevait dans lesprofondeurs les broussailles blanches des coraux, au-dessusdesquelles se balançaient les méduses étincelantes de toutes lescouleurs du prisme. De temps en temps, des vols de poissons roses,lilas, jaune d’or filaient entre les grandes algues, au pieddesquelles s’attachaient les holothuries azurées et les oursinsvert et violet.

C’était, sous le cristal de l’ondetransparente, une série de fantastiques paysages d’une richesse detons et d’un éclat presque irréels.

M. Bondonnat jeta sa ligne armée dequelques vermisseaux marins, et bientôt il eut ramené des triglesd’un rouge vif et une murène au corps de velours noir constellé detaches d’or.

Hatôuara le regardait faire avec un sourire depitié.

– Vraiment, songeait-elle, ce vénérableétranger qui lui avait sauvé la vie n’entendait rien à la pêche, ilfallait lui donner une leçon.

Sans rien dire, elle avait pris l’épuisette –article anglais trouvé par Rapopoff dans un magasin de la ville –et elle capturait de tout petits poissons qu’elle déposait dans uncreux du rocher à côté d’elle. Quand elle en eut assez, elle lesmit dans sa bouche ; puis, rejetant d’un seul geste sonpyjama, elle plongea hardiment dans la mer.

M. Bondonnat, quelque peu estomaqué, lavit filer comme une sirène entre les coraux et les varechspolycolores.

Elle reparut bientôt à la surface, sourianteet tenant dans la main deux grosses dorades au ventre d’argent.

– Je suis une petite sauvage, moi,expliqua-t-elle dans son mauvais anglais. Tout enfant, j’ai apprisà pêcher de la sorte !

– Comment fais-tu ? demandaM. Bondonnat très amusé.

– Ce n’est pas difficile. Je laisse allerun à un les petits poissons et, quand il s’en approche un gros, jele tue d’un coup de dent sur le haut de la tête.

– J’avoue, dit M. Bondonnat avec unpaternel sourire, que je serais bien incapable d’en faire autant.Ma ligne me suffit.

Maintenant qu’elle avait montré ses talents audocteur, Hatôuara, sans honte comme sans coquetterie, s’étaitétendue sur le roc pour sécher son beau corps. Elle allait etvenait, vive et pétulante comme un oiseau, cueillant des fleurs,ramassant des cocos tombés des arbres ou courant après lespapillons et les insectes.

M. Bondonnat était enchanté de lagentillesse de sa petite camarade, et, quand ils se séparèrent, illa força d’accepter la moitié des poissons qu’ils avaient prisensemble.

Elle promit de revenir le lendemain à la villaavec de nouveaux présents.

Dès lors il ne se passa pas un seul jour sansque M. Bondonnat reçût sa visite ; tantôt elle apportaitdes fruits, tantôt de beaux coquillages ou des poissons péchés parelle.

Occupé d’études et de promenades, le vieuxsavant voyait s’écouler les journées sans ressentir le moindreennui. Et il se promettait plus tard de revenir avec ses deuxenfants, sa fille Frédérique et sa fille adoptive Andrée, pour leurfaire visiter cette île enchanteresse. Basan était décidément unpays sans défaut. Les habitants mêmes, presque tous bouddhistes, yétaient très doux, très bons et très serviables. Le gouverneurNoghi avait bien prévenu M. Bondonnat que les voleurs étaientnombreux dans l’île et d’une habileté stupéfiante, mais jusqu’icile savant n’avait eu à se plaindre de personne ; cependant,par mesure de prudence, il faisait coucher le fidèle Rapopoff surune natte en travers de la porte de sa chambre et, cette précautionprise, il dormait aussi paisiblement dans son lit de cuivre ques’il ne se fût pas trouvé dans une île perdue, à deux ou troismille lieues de son pays natal.

Un matin, M. Bondonnat constata avec laplus vive surprise que les tiroirs du petit meuble de camphrierétaient demeurés entrouverts, et il s’aperçut bientôt que sespapiers avaient été fouillés, bouleversés comme par une mainimpatiente.

– Voilà qui est étrange !s’écria-t-il.

Et s’approchant de Rapopoff, fort occupé en cemoment à épousseter :

– Tu n’es pas sorti cette nuit ?

– Non, petit père.

– Tu n’as pas quitté ta place ?

– Je n’ai pas bougé du seuil de la porte.Je n’ai fait qu’un somme.

– Tu n’es pas somnambule ?

Le cosaque ouvrit de grands yeux. Il fallut unquart d’heure pour lui expliquer ce qu’est un somnambule, et, quandil eut compris, il déclara qu’il était absolument indemne de cettesingulière infirmité.

– Voilà qui est extraordinaire. C’estpeut-être moi, après tout, qui suis somnambule !

M. Bondonnat se plaisantait lui-même, caril avait les nerfs parfaitement équilibrés et n’avait jamais eu àen souffrir.

Un peu préoccupé, il remit en ordre ses noteset ses paperasses. Il n’avait pas encore terminé quand le cosaquelui demanda de l’argent pour aller aux provisions.

M. Bondonnat prit la petite clé quiouvrait un des tiroirs du meuble, celui qu’il avait fermé lui-mêmela veille au soir, et il constata avec une stupeur profonde que cetiroir, lui aussi, était ouvert.

Le portefeuille qui contenait les bank-notesétait bien à sa place, mais il paraissait considérablementdésenflé.

Très intrigué, il fit son compte. Dix billetsde banque manquaient à la liasse qui lui avait été jadis remise parles Lords de la Main Rouge.

Il était profondément stupéfait. Cette fois,sa perspicacité était en défaut. Il était impossible que quelqu’unfût entré sans réveiller le cosaque et, d’un autre côté, il nepouvait soupçonner ce brave Rapopoff, qui lui avait donné tant depreuves de dévouement et qui, d’ailleurs, avait toujours professéun profond mépris de l’argent.

M. Bondonnat examina la fenêtre. C’étaitune de ces fenêtres dites à guillotine, qui s’ouvrent de haut enbas et qui sont usitées dans toutes les colonies anglaises. Leverrou intérieur était poussé et ce n’était pas par cette voiequ’avait pu passer le voleur !

Il en était de même des fenêtres durez-de-chaussée, et, quant aux deux portes, celle qui donnait surla route et celle qui aboutissait au jardin, le savant les retrouvadans l’état où elles étaient la veille au soir, c’est-à-direfermées à clé.

C’était à n’y rien comprendre.

M. Bondonnat se livra aux suppositionsles plus folles, sans en trouver une qui fût vraisemblable.

En désespoir de cause, il alla jusqu’à sonderles murailles à coups de marteau pour voir si elles ne recelaientpas une issue secrète ; partout, les murailles sonnaient leplein et, d’ailleurs, elles étaient trop peu épaisses pour pouvoirdissimuler une trappe quelconque.

Le vieux savant passa une partie de la matinéeà essayer de deviner cette énigme, il ne put y parvenir ; ilfinit par y renoncer, en essayant de se persuader à lui-même qu’ilavait été le jouet d’une hallucination ou la victime d’une crisesubite d’amnésie.

Mais il était loin d’être convaincu.

– Décidément, fit-il en hochant la tête,je crois plutôt que j’ai eu affaire à un voleur invisible.

CHAPITRE II – Le pied nu

M. Bondonnat déjeuna ce jour-là dans sonjardin, au milieu de ces fleurs et de ces plantes exotiques quiétaient pour lui comme des amies et dont il connaissait, à pointnommé, toutes les espèces et toutes les variétés.

– Ma foi, se dit-il philosophiquement,après avoir pris son café, je ne veux pas me faire de bile au sujetde ce vol ! Ceux qui l’ont commis doivent se tenir poursatisfaits et ne reviendront sans doute plus. D’ailleurs, il fautqu’ils soient relativement honnêtes ! Ils auraient pu toutprendre. Ne pensons plus à cela et allons faire une promenade.

Le savant mit aussitôt ce projet à exécution.Il se coiffa d’un léger chapeau de rotin, se munit d’un grandparasol en papier et descendit jusqu’au rivage, s’arrêtant de tempsen temps pour contempler les jeux des mouettes et des cormorans, oupour examiner quelque fleur ou quelque pierre.

Il allait lentement, en flâneur, côtoyant lerivage, à l’ombre de superbes cocotiers où s’ébattaient desécureuils et des rats palmistes.

Puis il suivit un sentier qui le mena sur laplage même, et il marcha sur le sable couvert d’une profusion decoquillages nacrés.

Jamais il n’avait senti avec autant de bonheurles charmes de la promenade et de la méditation. Comme il lui étaitdoux de flâner ainsi, au milieu d’un des plus beaux paysages dumonde, après tant de mois d’une si dure captivité !

Bercé par sa rêverie, M. Bondonnat nes’apercevait pas qu’il avait fait beaucoup de chemin ; enfinil se trouva au milieu d’un site véritablement grandiose, mais quilui était tout à fait inconnu ; il ne s’était pas encoreaventuré si loin de sa maison.

Au-dessus d’une forêt où se mélangeaienttoutes les essences propres aux contrées tropicales, il apercevaitdes coupoles dorées, de sveltes tourelles ; toute unearchitecture compliquée et élégante, qui le fit songer à ceschâteaux habités par des génies que l’on trouve à chaque page descontes arabes.

Il eût bien voulu visiter ce magnifiqueédifice ; mais il en était séparé par d’inextricables fourrésde plantes épineuses, au milieu desquels il n’eût été ni facile niprudent de se risquer, car ils devaient servir d’asile à tout unmonde de reptiles.

Le naturaliste se résigna donc à continuer àsuivre le rivage, et il déboucha bientôt dans une baie profonde,une sorte de fjord qui s’avançait jusqu’au milieu de la forêt.

Au fond de cette baie, que bordait une falaiseabrupte, se trouvaient de nombreuses cavernes produites parl’incessant et patient travail des flots.

Il marcha de ce côté, mais il poussa tout àcoup un cri de surprise en se trouvant inopinément en présence d’unhomme misérablement vêtu, à la barbe hirsute, qui, assis sur lesable, à l’ombre de la falaise, déjeunait de quelques coquillesbivalves, dans le genre de nos clovisses, les ouvrant avec uncouteau et en rejetant ensuite au loin les coquilles.

En s’approchant, M. Bondonnat remarquaavec surprise que cet homme à la mine égarée était un Blanc, sansdoute un Européen, peut-être même un Français comme lui, car sescheveux et sa barbe en désordre étaient d’un blond ardent.

Le savant pensa tout de suite qu’il setrouvait en présence de quelque matelot déserteur, et ils’approcha, mû par la curiosité et aussi par la pitié, car cepauvre être paraissait dans un état lamentable.

À la vue de M. Bondonnat, le solitairefit un geste pour s’enfuir ; mais, en reconnaissant qu’ilavait affaire à un homme de sa race, il demeura et une sorte desourire se dessina sur sa face chagrine.

M. Bondonnat crut utile d’engager laconversation en demandant quelques renseignements sur la route àsuivre pour regagner le port de Basan.

Sans y songer, M. Bondonnat s’étaitexprimé en français. Ce fut avec un plaisir inexprimable qu’ilentendit l’inconnu lui répondre dans la même langue :

– Monsieur, vous n’avez qu’à suivre lerivage. Il est impossible que vous vous égariez. Il y a bien unsentier plus court qui coupe à travers le bois, en passant devantle temple bouddhiste, mais vous pourriez vous perdre ; il estplus prudent de longer la mer.

– Je vois avec plaisir que je me trouveen présence d’un compatriote. Vous êtes français ?

– Oui, répondit l’homme d’un airsombre.

– Y a-t-il longtemps que vous êtesici ?

– Je ne sais plus au juste… un mois…peut-être plus !

M. Bondonnat s’aperçut que ses questionsdéplaisaient à l’homme, dont les traits avaient repris leurexpression farouche.

– Si je vous interroge ainsi, reprit-il,ce n’est pas, croyez-le, pour satisfaire une vaine curiosité. C’estpour savoir si je ne pourrais pas vous être utile de quelquemanière !

– Je n’ai besoin de rien.

– Pourtant, vous ne me semblez pas trèsheureux. Si une somme d’argent quelconque…

– Je ne veux rien, répliqua l’homme avecune sourde colère. Je me trouve bien comme je suis. Je ne veux pasqu’on s’intéresse à moi ni qu’on s’occupe de moi !

M. Bondonnat était profondément ému.

– Vous devez avoir éprouvé de bien grandsmalheurs, dit-il ; mais il y en a bien peu qui soientcomplètement irréparables !

Comme l’homme gardait le silence, lessuppositions du naturaliste prirent une autre orientation.

– Auriez-vous été victime de quelqueentraînement ? Auriez-vous commis quelque faute, quelquecrime ? demanda-t-il.

Cette hypothèse eut pour résultat de tirerl’inconnu de son apathie.

– Monsieur, répondit-il, je ne vousconnais pas, mais vous me paraissez rempli de bienveillance à monégard et je ne voudrais pas que vous me preniez pour unmalfaiteur…

– Je me nomme Prosper Bondonnat.

– Le célèbre naturaliste ?

– Lui-même.

– Mon cher compatriote, je vais vousraconter mon histoire en deux mots. Mais vous verrez que lacatastrophe dont j’ai été victime est irréparable, et qu’il vautmieux que vous me laissiez à mon chagrin et à ma tristesse.

– Je vous écoute, dit le savant ens’asseyant sur le sable.

– Je me nomme Louis Grivard, reprit lejeune homme, et mon nom ne vous est peut-être pas tout à faitinconnu, car j’ai, à plusieurs reprises, organisé, en France et enAmérique, des expositions de peinture qui ont eu un certainsuccès !… C’est à New York que j’ai connu celle qui devaitdevenir ma femme, ma chère Lorenza…

À ce nom, l’artiste fondit en larmes, et ce nefut qu’au bout de quelques minutes qu’il put continuer sonrécit.

– Nous étions parfaitement heureux. Nousnous étions aimés dès le premier jour que nous nous vîmes. Il yavait entre nous deux une si merveilleuse union, une harmonie siparfaite, que jamais, même sans nous être donné le mot, nousn’avons été d’un avis différent sur aucune question ! D’unseul regard, nous nous comprenions. C’était un bonheur au-dessus decelui de la simple humanité, et il n’est pas extraordinaire qu’iln’ait pas duré et qu’il ait fini de façon aussi tragique.

« Nous étions mariés depuis quelquessemaines à peine lorsqu’on nous fit une proposition trèsavantageuse. Il faut vous dire que ma chère Lorenza possédaitl’étrange pouvoir de rendre aux perles mortes tout leur éclat ettout leur orient. Plusieurs fois même, des souverains la firentappeler pour lui confier leurs joyaux.

– En effet, j’ai entendu parler de cela,dit M. Bondonnat.

– C’est vous dire que la pauvre Lorenzase connaissait admirablement en perles. Un marchand de pierres,dont nous avions fait la connaissance, cherchait une personne deconfiance pour aller à Ceylan, à Timor, en Océanie, acheter desquantités considérables de perles. Il pensa que Lorenza était toutedésignée pour cette délicate mission ; et il nous proposad’entreprendre, à ses frais, dans les conditions les plusagréables, un voyage autour du monde. Comme j’hésitais, il fitvaloir à mes yeux les facilités que j’aurais, en contemplant despaysages exotiques, de trouver dans mon art une note nouvelle etpuissamment originale ; Paul Gauguin n’est-il pas allé àTahiti, et Besnard aux Indes ? Puis n’était-ce pas le plusmerveilleux des voyages de noces ?

« Nous nous laissâmes convaincre et nouspartîmes. Les premières semaines de notre excursion furent idéales.Je puis presque mourir après avoir été aussi heureux que je le fuspendant ces quelques jours.

« D’ailleurs, nos affaires marchaient àsouhait. À Ceylan, à Timor nous conclûmes, pour le compte de notremandataire, des marchés très avantageux. C’est alors que j’eus lafatale idée de passer quelque temps dans cette île de Basan, dontle charme perfide m’avait séduit, et qui est le rendez-vous d’ungrand nombre de pêcheurs et de trafiquants de nacre.

« Nous louâmes une maisonnette dans labanlieue de la ville et, sans négliger le côté sérieux de notremission, nous commençâmes nos excursions à travers ces paysagesmerveilleux.

« C’est alors qu’une première catastrophevint s’abattre sur nous, au milieu de cette tranquillité et de cebonheur, comme la foudre éclatant dans un ciel serein.

« Un matin, nous nous aperçûmes quetoutes nos perles, qui étaient la propriété de notre mandataire etqui représentaient une somme énorme, avaient disparu ; lecoffret de fer qui les renfermait n’avait même pas été forcé ;c’était pour nous la ruine et même le déshonneur, car personne necroirait jamais que nous nous soyons laissé voler aussinaïvement.

« Je me plaignis à Noghi, le gouverneur.Avec beaucoup de zèle, du moins en apparence, il commença uneenquête ; cette enquête ne donna aucun résultat, et, quoiqueje n’en sois pas sûr, j’ai toujours pensé que ce rusé Japonaisétait complice de mes voleurs.

« Pourtant, nous ne perdîmes pas courage.Je passe pour avoir du talent ; Lorenza, de son côté, gagnaitbeaucoup d’argent, grâce à la merveilleuse faculté qu’ellepossède ; nous résolûmes de nous mettre au travail etd’amasser une somme suffisante pour rembourser le prix des perles.Notre amour nous tenait lieu de tout ; nous nous aimionstellement qu’aucun malheur n’était capable de nous abattre.

« Est-il besoin de vous dire que nousavions résolu de quitter le plus tôt possible cette île demalédiction… c’est alors qu’éclata la suprêmecatastrophe !…

Ici l’artiste se mit à trembler, un sanglotl’étreignit à la gorge.

– Deux jours avant notre départ,bégaya-t-il, Lorenza disparut de la même façon mystérieuse que lesperles !… Oui, monsieur, c’est épouvantable, mais c’est ainsi.Un matin, en me réveillant, je ne la trouvai plus à mes côtés. Et,ce qu’il y a de plus désespérant, nulle trace d’effraction, nulvestige, nul indice !… J’étais désespéré !…

« Je retournai chez le gouverneur, jepriai, je suppliai, je menaçai. Comme la première fois il feignitde se rendre à mes instances ; il fit même arrêter quelqueshabitants sur lesquels pesaient des soupçons ; mais,finalement, il n’obtint aucun résultat, et, petit à petit, nes’occupa plus de l’affaire.

M. Bondonnat était profondément troublé.En songeant au vol dont il avait été victime la veille, il sedemandait à quels malfaiteurs mystérieux il pouvait avoir affaire.C’étaient les mêmes, sans nul doute, qui s’étaient emparés desperles et qui avaient enlevé Lorenza.

– Continuez, dit-il à l’artiste, qui,maintenant, semblait retomber dans son abattement. Il estnécessaire que je connaisse cette aventure dans les moindresdétails.

– Je vous ai raconté l’essentiel, repritl’artiste. J’ai été fou pendant plusieurs jours, errant dans lesbois et le long de la mer sans vouloir prendre aucune nourriture.Je cherchais Lorenza ; c’était mon idée fixe. Je la cherchetoujours, j’ai la conviction qu’elle est encore vivante. Pourquoil’aurait-on tuée ? Si j’avais la certitude qu’elle fût morte,je ne lui survivrais pas d’une minute. L’espoir de la retrouver estla seule chose qui me donne le courage de ne pas mourir…

– Voilà, certes, une étrange histoire,murmura M. Bondonnat sincèrement apitoyé. Mais pourquoin’avez-vous pas regagné le Japon, adressé une plainte en règle auconsulat de France ? Il me semble qu’à votre place c’est ceque j’aurais fait.

Louis Grivard eut un rire amer.

– Vous oubliez, mon cher compatriote, quej’étais sans argent, complètement ruiné, mes bagages vendus pourpayer le loyer de notre maison et les frais des premières etinutiles recherches !… Mais ce n’est pas encore la vraieraison. J’aurais peut-être pu, en m’engageant comme matelot,regagner Yokohama, mais la seule pensée de quitter le pays où setrouve encore certainement ma Lorenza me bouleversait. D’ailleurs,ne suis-je pas mieux ici ? Aux yeux de mon mandataire, auxyeux de la loi française ne suis-je pas un voleur ?… Peut-êtrequ’en mettant le pied sur le quai de quelque port civilisé, despolicemen me prendraient au collet ! mon signalement doitavoir été envoyé partout…

M. Bondonnat prit la main du malheureuxartiste et l’étreignit avec effusion.

– Mon pauvre ami, lui dit-il, ce n’estpas en vain que vous m’avez raconté votre histoire. Je vous lepromets, je ferai tout ce qui est humainement possible pouréclaircir cet affreux mystère et pour retrouver votre femme. Maisj’ai, moi aussi, bien des choses à vous raconter.

M. Bondonnat narra son séjour à l’île despendus, sa captivité chez les bandits de la Main Rouge et la façonextraordinaire dont il s’en était évadé. Il termina son récit enexpliquant de quelle façon lui-même, la nuit précédente, avait étévictime d’un vol dont les circonstances rappelaient exactementcelui grâce auquel l’artiste avait été dépouillé.

– Ce sont, évidemment, les mêmes bandits,répondit Louis Grivard, et je tremble qu’il ne vous arrive à vousaussi quelque malheur.

– Soyez tranquille, réponditM. Bondonnat avec énergie, je vais prendre desprécautions ; puis je ne vous cacherai pas que ce mystère mepassionne ! J’y mets, mon amour-propre de savant.

L’artiste hocha la tête avec tristesse.

– Je doute fort que vousréussissiez ! fit-il.

– J’ai cependant découvert des chosesplus difficiles, que diable ! Laissez-moi réfléchir, trouverun plan, un stratagème, et vous verrez… Mais quittons cela pourl’instant ; vous n’allez pas, je suppose, continuer à vivre enlycanthrope, sous ces haillons. Je vous emmène avec moi, il y a uneplace pour vous dans ma maisonnette.

– Je suis sincèrement touché de votrebonté, mais je refuse… Je ne pourrais dormir sous un toit, dans unepièce close de tous côtés. Je me réveillerais en sursaut toutes lescinq minutes, en croyant sentir près de moi les invisiblesmalfaiteurs. Venez avec moi, je vais vous montrer où je loge.

Louis Grivard alla jusqu’à l’entrée d’une descavernes, au fond de la baie, sous la haute voûte d’originemadréporique. M. Bondonnat aperçut un lit de feuilles depalmier et de grands coquillages qui servaient de vases à boire ausolitaire, une petite source tombait de la falaise et allait seperdre dans les sables.

Au-dessus du roc c’était la forêt avec seslianes inextricables et ses verdures majestueuses.

– Voilà mon antre, dit Louis Grivard avecun mélancolique sourire. C’est là que je dors pendant une grandepartie de la journée, ne sortant que pour me procurer des fruits etdes coquillages ; mais, la nuit, je la passe tout entière àerrer dans l’île, je rôde par les rues de la ville, écoutant lesconversations, regardant et observant tout.

Le malheureux ajouta avec un regardmorne :

– Qui sait ? Il suffira peut-êtred’un mot pour me mettre sur la bonne piste !… Au matin, jerentre brisé de fatigue, et je dors : voilà ma vie !

Malgré toute l’insistance deM. Bondonnat, Louis Grivard refusa énergiquement d’allerhabiter la villa ; mais il fut convenu que le savant levisiterait fréquemment et le tiendrait au courant de tout ce quipourrait arriver d’intéressant.

Au moment de se retirer, le naturalisteremarqua que les parois de la grotte étaient sculptées d’idolesmonstrueuses, aux longs yeux en amande, aux grosses lèvressouriantes ; et il pensa que cet endroit avait peut-être été,avant l’apparition du bouddhisme dans cette île, un temple consacréaux idoles, à ces mauvais génies à l’existence desquels croienttous les sauvages océaniens.

Ce qui le fortifia dans son opinion, c’estqu’à cinq ou six mètres de l’entrée la caverne était barrée par deséboulements, et il se rappela avoir vu autrefois dans l’Inde descryptes pareillement ornées de statues gigantesques.

M. Bondonnat revint lentement chez lui,en proie à une vive préoccupation. La confidence de Louis Grivardle forçait de s’occuper de nouveau du vol de la nuit précédente. Ils’était juré qu’il arracherait ce malheureux à sa triste situation.Mais il avait beau chercher, se creuser la tête, il n’arrivait pasà découvrir la ruse victorieuse, la bonne idée qui lui permettraitde mettre la main sur les invisibles malfaiteurs.

Ce soir-là, il ne mangea que du bout desdents. Il avait le cœur serré et le cosaque Rapopoff lui-même futfrappé de sa tristesse. Il regagna sa chambre tout soucieux. Mais,avant de se coucher, il ordonna à Rapopoff d’étendre, depuis laporte de la pièce jusqu’au petit meuble de camphrier qui setrouvait à l’autre extrémité, une longue natte de rotin ; ilse fit apporter de la farine de riz et, à l’aide d’un tamis, il enrépandit une couche parfaitement égale sur toute la surface de lanatte.

– Comme cela, fit-il, si mes dévaliseursne sont pas tout à fait de purs esprits, ils seront forcés delaisser quelques traces de leur passage, en admettant qu’ilsreviennent. Ce que je ne crois guère.

Il prit encore une autre précaution, ce fut deplacer sous son chevet le portefeuille qui contenait le reste deses bank-notes. Puis, satisfait de cette idée, il se mit aulit.

Fatigué par sa longue excursion,M. Bondonnat, presque aussitôt couché, tomba dans un profondsommeil et dormit tout d’une traite jusqu’au matin.

En sautant à bas de son lit, son premier soinfut de regarder la natte ; la farine de riz portait les tracesparfaitement nettes d’un tout petit pied nu, un pied de femme oud’enfant.

M. Bondonnat regarda autour de lui. Demême que la première fois, tous les meubles avaient étébouleversés, les papiers demeuraient en désordre dans les tiroirsentrouverts.

– Cette fois, par exemple, s’écria lesavant, c’est trop fort !

Il glissa la main sous son oreiller. Leportefeuille s’y trouvait bien, mais il avait encore diminué devolume. Les voleurs, enhardis par un premier succès, avaient enlevévingt bank-notes de mille dollars chacune.

Jamais – même lorsqu’un hasard l’avait mis surla voie de découvertes étonnantes – M. Bondonnat n’avait étéaussi stupéfié. Il tiraillait ses favoris blancs pour bien seconstater à lui-même qu’il ne dormait pas.

– Voyons, répétait-il, mais c’estinsensé ! Ces indigènes ne sont pourtant pas sorciers, quediable nous ne sommes plus au Moyen Âge !

Il ouvrit la porte de sa chambre, qu’il trouvafermée à clé comme la veille, et il réveilla Rapopoff, qui, étendusur sa natte en travers du seuil, dormait encore, en ronflant commeun tuyau d’orgue.

De même que son maître, le cosaque avait dormitout d’une traite et n’avait été réveillé par aucun bruitsuspect.

L’énigme demeurait insoluble.

– Pourtant, se répétait M. Bondonnatprofondément intrigué, je voudrais bien savoir à qui appartient cejoli pied nu !

CHAPITRE III – L’apparition

Le reste de la matinée, M. Bondonnat futen proie à un étrange malaise moral ; il avait l’impressiond’être comme happé entre les roues d’un engrenage invisible. Toutesses lectures sur les cas de suggestion et de hantise lui revenaienten mémoire et il avait maintenant la certitude que lesmystérieux cambrioleurs ne s’en tiendraient pas là.

Enfin, il devinait que les événementsincompréhensibles dont sa demeure était le théâtre continueraient àse dérouler avec une logique inflexible et bizarre.

Il fut un peu distrait de ses soucis par lavisite de la gentille Hatôuara, toute fière d’une robe de soiebleue toute neuve, de jolies babouches brodées d’or et d’un beaucollier de corail, dont son père lui avait fait présent le matinmême. Elle apportait un panier de crabes épineux et fantasques dansleurs formes comme des monstres japonais, et de ces grossescrevettes des mers tropicales que l’on appelle des« caraques » et qui sont longues comme la main.

– Je vous apporte une bonne nouvelle,docteur, baragouina-t-elle dans son mauvais anglais, le paquebotaméricain que l’on n’attendait que dans une douzaine de jours seraici ce soir.

– Qui t’a dit cela ?

– Tout le monde sur le quai. Le vapeur aété aperçu au large par les pêcheurs.

– Je te remercie, mon enfant, murmura lesavant devenu brusquement tout songeur.

– Alors, vous allez nous quitter ?fit Hatôuara avec l’expression d’une réelle tristesse dans lavoix.

– Je ne sais pas encore, répondit-il.Mais va donc jouer dans le jardin avec Rapopoff, j’ai besoin deréfléchir.

M. Bondonnat était perplexe. Malgré sonvif désir de se rembarquer pour la France, il lui en coûtaiténormément de quitter l’île de Basan sans avoir découvert lesvoleurs. Il avait le cœur gros à la pensée d’abandonner à sondésespoir le malheureux Grivard, auquel, entraîné par sa générositénaturelle, il avait fait, peut-être un peu imprudemment, de sibelles promesses.

– Je crois, songea-t-il, qu’il faudra queje reste encore quelque temps dans cette île diabolique. Je saisqu’il y aura un autre vapeur dans une quinzaine. Le retard n’estpas énorme, et je pourrai toujours charger quelqu’un du paquebotd’un télégramme destiné à ma fille, afin de la rassurer… Etpourtant ai-je bien le droit de faire attendre ainsi ma pauvreFrédérique ?

M. Bondonnat était en proie à la pluscruelle indécision. Il ne put se décider à prendre une résolution,quelle qu’elle fût, et il conclut que le mieux était de se laisserguider par les événements. Il se promettait, d’ailleurs, de fairetout ce qui serait en son pouvoir pour hâter la solution del’énigme et le dénouement du drame ; mais plus ilréfléchissait, plus il constatait que ce qu’il pouvait se bornait àbien peu de chose.

Nerveux et indécis, agité et mécontent, lesavant ne sortit pas ce jour-là. Il passa tout l’après-midi assisdans son jardin, à l’ombre d’un cycas, à réfléchir et à feuilleterquelques livres anglais, qu’il avait trouvés chez un papetierjaponais de Basan.

Hatôuara ne l’avait pas trompé. Un peu avantle coucher du soleil, Rapopoff vint annoncer qu’un grand navire àvapeur était mouillé dans la rade. D’une des fenêtres du premierétage, M. Bondonnat put voir la coque allongée d’un steamer demoyen tonnage, ancré à environ deux kilomètres de la côte etqu’entouraient déjà la foule des jonques, des sampans et desbarques chargés de fruits et de marchandises locales.

Le vieux savant, décidément, avait perdul’appétit ; ce soir-là, de même que la veille, c’est à peines’il toucha à l’excellent repas que lui avait apprêté soncosaque.

Comme ce dernier était occupé à desservir,M. Bondonnat l’interpella brusquement.

– Rapopoff, lui dit-il, tu sais que l’onme vole presque toutes les nuits ?

– Oui, petit père !

– Eh bien, il faut que tu m’aides àdécouvrir les voleurs. Cette nuit tu te coucheras sur ta natte,mais tu ne dormiras pas ; et, si quelqu’un vient, tul’empoigneras et tu m’appelleras !

Dressé dès l’enfance à l’obéissance passive,le cosaque ne fit pas la moindre objection à ce plan. Il s’étendit,comme chaque soir, sur sa natte, en travers de la porte, avec laferme résolution de ne pas fermer l’œil de la nuit.

Sur le conseil de M. Bondonnat, il avaitplacé à côté de lui, à portée de sa main, un grand sabre japonaiset un revolver.

Le naturaliste, une fois dans sa chambre,souffla sa lampe, s’étendit tout habillé sur son lit, après avoireu soin de serrer son portefeuille dans la poche intérieure de sonveston. Il était, lui aussi, bien résolu à rester éveillé jusqu’auxpremiers rayons du jour.

La nuit était très chaude ; l’air étaitembaumé par la voluptueuse haleine des jardins et des bois.M. Bondonnat entrouvrit légèrement sa fenêtre ; il aspiraavec délice cette brise chargée de langoureux arômes.

Peu à peu, il lui sembla que jamais le vent dusoir n’avait été chargé d’odeurs aussi enivrantes. Il n’avait qu’àfermer à demi les yeux pour se croire transporté dans un champ detubéreuses et de narcisses, d’où montaient des senteurs d’unevolupté accablante.

Bientôt ses yeux se fermèrent tout à fait etil s’endormit.

Il faisait grand jour quand il seréveilla ; et, tout d’abord, il eut beaucoup de peine à mettrede l’ordre dans ses idées. Ce ne fut qu’après plusieurs minutesd’efforts qu’il se rappela qu’il s’était promis de ne pas selaisser aller au sommeil ; mais il prit vite son parti decette négligence.

– Bah ! se dit-il, j’ai mangé laconsigne. C’est tant pis ! Rapopoff aura sans doute été plusvigilant que moi !

Il sauta en bas de son lit, et son premiersoin fut de jeter un coup d’œil sur la natte couverte de farine deriz qu’il avait eu la précaution de disposer de la même façon quela première fois.

La trace des petits pas nus s’y étalait enévidence.

– Par exemple ! s’écria lenaturaliste, voilà qui dépasse la permission ! C’est se moquerdu monde ! Et cet imbécile de Rapopoff qui s’est endormi,malgré ma défense ! Je vais lui dire un peu sonfait !

Tout en monologuant ainsi d’un ton fortmécontent, M. Bondonnat avait machinalement porté la main à lapoche où se trouvait son portefeuille. Il fut plus irrité quesurpris, en constatant que, cette fois encore, on l’avait allégéd’une vingtaine de billets.

Sur les cent bank-notes que lui avaient remisautrefois les Lords de la Main Rouge, il n’en restait plus guèrequ’une quarantaine.

Du coup, M. Bondonnat était véritablementen colère.

– Cela devient insupportable,s’écria-t-il, c’est stupide !… Puis c’est énervant, cettefaçon de procéder, de n’enlever, à chaque expédition, qu’un petitpaquet ! J’aimerais presque autant qu’ils eussent tout prisd’un coup, au moins je n’aurais pas à y penser !

Véritablement exaspéré, le savant ouvrit laporte de la chambre, bien décidé à tancer d’importance lanégligence et la paresse du cosaque.

Rapopoff avait disparu !

Ses bottes, son bonnet de fourrure, son sabrejaponais et son revolver se trouvaient bien à leur place à côté dela natte, mais leur propriétaire n’était plus là !

C’est en vain que M. Bondonnat le cherchadans le jardin et dans les différentes pièces de la villa, Rapopoffs’était éclipsé sans laisser de traces, avait été escamoté commeune muscade.

Cette fois, l’aventure était stupéfiante, pourne pas dire terrifiante. Tout autre à la place de M. Bondonnateût été pris de panique et se fût sans nul doute réfugié à bord duvapeur américain, bien décidé à ne pas demeurer une minute de plusdans une île où il se passait de pareilles choses.

Le naturaliste n’eut pas un instant la penséede céder la place à ses invisibles ennemis. La disparition – oupeut-être l’assassinat – de son fidèle cosaque l’irritait et lepeinait profondément. Il ne prit que le temps de faire sa toiletteet courut chez le gouverneur Noghi.

Le cauteleux Japonais le reçut, comme à sonordinaire, très aimablement. Il écouta son récit sans broncher,déplora avec lui que de pareils attentats fussent possibles dans unpays civilisé dépendant du sceptre du mikado, et, finalement, luidonna l’assurance formelle qu’il allait mettre en campagne tous leshommes de la police locale.

– Je suis désolé de ce qui vous arrive,conclut-il ; mais, comme je vous l’ai dit lors de votrearrivée, ces vols inexplicables sont très fréquents dans l’île deBasan, et, jusqu’ici, il nous a été impossible d’en découvrir lesauteurs. Enfin, je vous promets que nous ferons tout ce qui sera ennotre pouvoir.

M. Bondonnat se retira, ne conservant quepeu d’espoir de retrouver le malheureux cosaque. Il se rendaitcompte que cette île était le siège d’une puissance occulte contrelaquelle il n’y avait rien à faire. Il était furieux, désemparé, nevoyant nullement à quelle résolution il pourrait s’arrêter, enfinprofondément humilié par la constatation de son impuissance.

Il rentra chez lui, mangea à la hâte quelquesfruits en guise de déjeuner ; puis il eut l’idée d’allerconter ses malheurs à Louis Grivard. Il alla donc jusqu’à lacaverne qui servait de demeure à l’artiste ; il ne trouvapersonne.

Décidément, tout se tournait contre lui.

Il passa le reste de la journée en proie à uneagitation fébrile, allant et venant d’une pièce à l’autre de lavilla et, sans qu’il se l’avouât à lui-même, pénétré d’une secrèteterreur à la pensée de la nuit qui approchait.

Il songea d’abord à aller chercher Amalu et àse procurer, par l’intermédiaire de l’indigène, quelques hommesrobustes pour le garder ; mais, après beaucoup d’hésitation,il y renonça. Il lui répugnait un peu de mettre qui que ce soitdans la confidence de ses frayeurs ; puis il se disait que lemoyen de découvrir le mystère n’était pas de mettre en fuite lessinguliers malfaiteurs qui le dévalisaient.

Le résultat de ces réflexions futcelui-ci : il n’appellerait personne, et il monterait la gardelui-même.

Il prit toutes ses mesures pour n’être passurpris par le sommeil, il absorba plusieurs tasses de café trèsfort, se munit de son revolver et, laissant entrouverte la porte dujardin, il s’assit sous un massif de bambous, se levant de temps àautre pour ne pas se laisser engourdir par la délicieuse atmosphèrequi s’échappait des feuillages mouillés de rosée.

L’air était d’une pureté cristalline. Descentaines de rossignols s’égosillaient dans les jardins duvoisinage, et les grandes chauves-souris vampires passaientsilencieusement devant la lune, sur leurs ailes de velours.

Mais M. Bondonnat était insensible auprestige de la nature tropicale. Il n’avait qu’une idée fixe.Prendre son voleur en flagrant délit, et par l’entrebâillement dela porte du jardin il surveillait l’autre porte, celle qui donnaitsur la rue et qui se trouvait à l’extrémité du corridor durez-de-chaussée.

Il était près d’une heure du matin, et lenaturaliste commençait à se dépiter, lorsqu’il crut entendre unléger grincement à la serrure de la porte extérieure.

Bientôt la porte s’ouvritsilencieusement ; une forme se profila dans la pénombre ducouloir et, de sa cachette, M. Bondonnat aperçut une étrangeapparition.

C’était une jeune fille entièrement nue, saufun lambeau d’étoffe qui lui couvrait à peine les reins et auquelétait suspendu un petit sac de soie ; mais, ce qui l’intriguaau dernier point, c’est que la jeune fille, dont un rayon de lunemontra le svelte torse cuivré, avait la tête couverte d’un de cesanciens casques japonais qui font aujourd’hui la joie desantiquaires et qui sont faits de lamelles d’écaillé ou decorne.

Détail stupéfiant, ce casque n’avait pas detrous à la place des yeux ; deux épaisses plaques de corne lesbouchaient complètement. Il fallait que celle qui le portait fûtaveugle.

L’apparition, qui tenait à la main droite ungros bouquet de fleurs pâles, d’une pénétrante odeur qui rappelaità la fois la tubéreuse et le narcisse, s’arrêta court en face de laporte du jardin et se mit à monter l’escalier qui conduisait aupremier étage.

M. Bondonnat éprouva une violenteémotion. Il sentait qu’il tenait enfin le premier anneau de lachaîne qui le conduirait à la découverte de la vérité.

– Évidemment, se dit-il, cette espèce defantôme va encore me dévaliser, mais tant pis ! J’ai mesbank-notes dans ma poche. Elle ne les prendra toujours pas. Elle netardera sans doute pas à redescendre. Alors nous verrons !

Il ne s’était pas trompé. Au bout de cinqminutes, la jeune fille au casque reparut. Elle tenait toujours sonbouquet qu’elle agitait d’un geste machinal ; maisM. Bondonnat aperçut, passés dans sa ceinture, une liasse depapiers et l’écrin où se trouvait renfermé l’appareil destiné àmesurer l’intensité des rayons ultraviolets, qu’il avaitsoigneusement enfermé, la veille, dans le petit meuble decamphrier.

Le naturaliste était prodigieusement intéressépar ce qu’il voyait. Toutes ses suppositions se trouvaientdépassées ; il lui semblait être au seuil d’un monde étrange,et il ne put réprimer un léger frisson en songeant à ce qu’ilallait sans doute découvrir.

Glissant presque sans bruit sur le dallage ducorridor, l’apparition était arrivée à la porte de la rue. Ellel’ouvrit avec une clé qu’elle prit dans le petit sac de soie penduà sa ceinture, et elle sortit, laissant derrière elle, comme unsillage parfumé, la pénétrante odeur de son bouquet.

M. Bondonnat sortit une minute aprèselle, et, le cœur palpitant, lui emboîta le pas.

À sa grande surprise, elle ne se dirigea pasdu côté de la ville de Basan, en ce moment plongée dans le sommeil.Elle prit le sentier qui s’enfonçait dans la forêt.

Du même pas égal, ses pieds nus foulaient lamousse épaisse et douce comme du velours. Des mouchesphosphorescentes étaient venues se poser sur son casque noir etajoutaient encore au fantastique de sa silhouette.

M. Bondonnat ne put s’empêcher de secomparer lui-même à un vieux magicien attiré par un démon femellevers quelque gouffre infernal.

Un quart d’heure, une demi-heure se passèrent,ils marchaient toujours à travers le bois plein de rumeursnocturnes : branches mortes qui se cassent, soupirs de bêtesen rut, rampements de couleuvres, bruissements d’insectes oud’oiseaux dans leurs nids. Il semblait aussi au naturaliste que desvoix chuchotaient à son oreille, lui criaient de retourner enarrière.

M. Bondonnat était brave. Pourtant, il sesentait petit à petit gagné par un étrange émoi. Son sang-froidl’abandonnait peu à peu, et, deux fois, il buta contre des racinestordues qui barraient le sentier, pareilles à une nichée deserpents entrelacés.

Enfin, il respira. Toujours sur les pas de songuide mystérieux, il venait d’entrer dans une large avenue bordéede platanes géants, aux troncs d’un gris pâle sous les rayons de lalune. Leur feuillage formait une voûte majestueuse et paisible, duhaut de laquelle des lianes légères retombaient, en se balançant aumoindre souffle de la brise.

À l’extrémité de l’avenue il y avait une hautemuraille, au-dessus de laquelle apparaissaient les arbres d’unjardin. Au-delà des arbres, c’étaient les coupoles chatoyantes dutemple bouddhique.

Tout ce paysage semblait peint sur un fondd’argent, avec des roses, des gris pâles, des bleus et des violetsd’une ineffable douceur. C’était un vrai décor de songe !M. Bondonnat, malgré ses préoccupations, ne put s’empêcher del’admirer.

Soudain, l’apparition obliqua vers la gauche,s’engagea dans une avenue un peu moins large que la première, maisbeaucoup plus obscure. Là, les feuillages étaient si épais que lesrayons de la lune ne parvenaient pas à les traverser.

Bientôt, le vieux savant constata que l’avenueallait en se rétrécissant. Un moment vint où ce n’était plus qu’unsentier à peine suffisant pour le passage d’une seulepersonne ; ce sentier descendait par une pente rapide, et, desarbustes épineux le bordant à droite et à gauche, il fallait fairegrande attention pour ne pas être déchiré au passage.

L’apparition ne semblait pas se soucier de cesobstacles ; elle allait toujours du même pas égal et rapide.M. Bondonnat avait grand-peine à la suivre, et, plusieursfois, ses doigts s’ensanglantèrent, dans les ténèbres, aux épinesacérées des végétaux.

Ils descendirent ainsi pendant un quartd’heure, puis ils remontèrent. Le sentier s’élargit graduellement,et M. Bondonnat eut la surprise de se trouver transporté del’autre côté des murs du jardin ; cette haie épineuse, quidevait se continuer dans un passage souterrain, était une inventionbien digne des complications d’une cervelle chinoise oujaponaise.

Le naturaliste regarda autour de lui. À uneassez grande distance, il apercevait les majestueux bâtiments dumonastère vivement éclairés par la lune. Devant lui s’étendait unjardin japonais aussi compliqué qu’un labyrinthe, avec ses alléestortueuses, ses petits ponts de rocaille, ses pièces d’eau et sesarbres torturés et difformes.

Au centre un grand Bouddha de pierre dominaittout le paysage de son bienveillant sourire et de son auréoledorée.

Ce jardin devait être rempli de fleursmagnifiques, et M. Bondonnat aspira voluptueusement le parfumqu’elles exhalaient. Il n’en avait jamais connu de plustroublant ; et, en essayant de l’analyser, il y retrouvait cesmêmes senteurs de tubéreuse et de narcisse qui avaient frappé sesnarines lorsque l’apparition était passée à côté de lui.

– C’est, évidemment, dans ce jardin, sedit-il, qu’elle a dû cueillir son bouquet !

Il avait ralenti le pas. Il se remit à marcherplus vite en voyant que son guide se dirigeait du côté de la statuedu Bouddha. Mais, tout à coup, elle disparut à ses yeux, aussirapidement que si elle se fût évanouie en fumée.

Le naturaliste était profondément désappointé.Inutilement, il alla jusqu’au piédestal du dieu, puis il revint surses pas, s’égara dans le lacis compliqué des allées et des massifs.Il essaya de reconnaître l’endroit par où il était venu. Ce futimpossible.

Enfin, il se retrouva près d’un parterre degrandes fleurs pâles aux larges corolles – les mêmes fleurs quecelles du bouquet – et il en respira de nouveau le parfum avecplaisir ; mais une demi-heure ne s’était pas écoulée qu’ilsentait la tête lui tourner, ses idées chavirer dans le noir. Ilferma les yeux et roula à terre inanimé, presque aussi subitementatteint que s’il eût été frappé d’une balle en plein cœur.

Au-dessus du fantastique jardin, le Bouddha àl’auréole d’or souriait de son énigmatique sourire.

CHAPITRE IV – Un coin du voile

Amalu et sa fille Hatôuara s’étaient levés debonne heure pour apporter à M. Bondonnat de beaux ananas etdes pastèques. Ils furent fort étonnés, en arrivant à la villa, detrouver la porte ouverte et la maison vide.

– Le docteur n’est peut-être pas encorelevé, dit la petite indigène. Montons jusqu’à sa chambre ; ilne nous en voudra pas de l’avoir réveillé.

Amalu trouva cette proposition toutenaturelle. Avec cette naïveté et cette simplicité de mœurs qui fontle charme de certaines peuplades océaniennes, ni le père ni lafille ne croyaient commettre une indiscrétion en allant souhaiterle bonjour à leur ami dans sa chambre.

Ils montèrent l’escalier, très surpris de nepas rencontrer Rapopoff. La porte de la chambre à coucher étaitouverte. M. Bondonnat était étendu sur son lit, touthabillé ; mais il était d’une telle pâleur qu’Amalu etHatôuara le crurent mort.

– Comme il est pâle ! s’écria lajeune fille en se précipitant vers le corps inanimé du vieuxsavant. Son cœur ne bat plus !

La pauvre enfant avait les yeux humides delarmes.

– Tu te trompes, dit Amalu après unexamen plus attentif, le cœur bat encore, bien faiblement… Mais,quelle étrange odeur règne dans cette chambre !…

Il s’empressa d’ouvrir la fenêtre.

Comme il revenait près du lit, son pied glissasur quelque chose, et il trébucha.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?fit-il en se baissant pour ramasser l’objet qui avait failli lefaire tomber.

Il tenait entre ses doigts le pétale d’unefleur. Il l’approcha de ses narines pour le rejeter aussitôt avecune sorte d’horreur.

Hatôuara l’avait regardée faire avecsurprise.

– Je sais maintenant, dit Amalu, pourquoile docteur est malade. On a voulu l’empoisonner. Il est heureux quej’aie eu l’idée de venir le voir ce matin, car je suis peut-être leseul, dans l’île de Basan, à connaître le remède à son mal.

– Il m’a sauvée, s’écria l’adolescente.Comme je suis heureuse que nous puissions lui rendre le mêmeservice ! Crois-tu, père, que nous le guérirons ?

– Oui, ma chérie. Mais il n’y a pas detemps à perdre.

Amalu courut en hâte dans le jardin. Ilcueillit une demi-douzaine de fleurs et de racines différentes, lespulvérisa avec une râpe, qu’il prit dans la cuisine, et en exprimale jus dans un verre qu’il acheva de remplir avec de l’eau pure.Secondé par Hatôuara, il parvint, avec son couteau, à desserrer lesdents du malade, et, lui relevant la tête, il le força d’absorber àpetits coups tout le contenu du verre.

L’effet de cette médication fut immédiat.M. Bondonnat ouvrit les yeux, ses joues se colorèrentlégèrement, il jeta autour de lui des regards effarés.

– Oui, bégaya-t-il d’une voix faible, leBouddha… avec son auréole d’or… le jardin… Je suis pourtant chezmoi… Et la fille au casque noir, qu’est-elle devenue ?…

Amalu et sa fille comprirent que le vieillardavait le délire. Mais il ne tarda pas à reprendre possession de sesfacultés, il reconnut ses amis et leur souhaita le bonjour.

– Je suis bien heureux de vousvoir ! murmura-t-il. Depuis l’autre jour, il m’est arrivéd’étranges, de terribles choses…

Amalu l’interrompit.

– Va jouer dans le jardin, ordonna-t-il àsa fille. J’ai à parler sérieusement à monsieur le docteur.

Hatôuara obéit à l’injonction paternelle, maisnon sans une petite moue qui prouvait combien elle était déçue desa curiosité. Dès qu’elle fut sortie, l’indigène dit en baissant lavoix :

– Vous avez failli mourir, monsieur ledocteur. Je suis parvenu à vous réveiller ; mais il étaittemps ! Il faut éviter le retour d’un pareil malheur. Et,d’abord, je vais vous demander de me raconter très franchement cequi vous est arrivé… Je pense que vous avez confiance enmoi ?

– Entièrement. Vous allez toutsavoir.

M. Bondonnat fit le récit très exact,d’abord des vols successifs dont il avait été victime, puis de sonexpédition dans les jardins du temple bouddhique. Son récits’arrêtait naturellement à l’instant où il avait perduconnaissance. Toutefois, il ne pouvait s’expliquer comment il seretrouvait étendu sur son lit, chez lui, dans sa maison ; etil en venait à se demander s’il n’avait pas été victime de quelquehallucination.

– Tout ce que vous avez vu est réellementarrivé, dit gravement Amalu. Ce sont les bonzes qui vous ontrapporté chez vous. Votre qualité d’Européen leur a fait sans doutecraindre quelques représailles, étant donné surtout que ce n’estpas la première histoire de ce genre qui leur arrive…

– Mais, demanda anxieusement lenaturaliste, comment se fait-il que je sois tombé ainsibrusquement ?

– Vous avez respiré la fleur dusommeil.

– La fleur du sommeil ? demanda lesavant avec surprise. Ce serait donc cette fleur aux grandescorolles blanches, dont le parfum est si délicieux ?

– Oui, dit Amalu en regardant autour delui avec précaution comme s’il eût craint d’être entendu. Ce parfumest si pénétrant qu’il endort tous ceux qui le respirent et, s’ilsle respirent trop longtemps, c’est la mort. Autrefois, avantl’occupation japonaise, beaucoup de crimes étaient commis grâce àcette fleur ! Les Japonais, en arrivant ici, ont fait détruiretoutes les plantes qui la produisent et, s’il en reste quelquespieds, ce ne peut être qu’au milieu des forêts vierges. C’est, dumoins, la version officielle.

– Mais, répliqua M. Bondonnat avecvivacité, j’en ai vu moi-même dans le jardin du temple bouddhiquedes parterres entiers, presque des champs !

– Vous avez raison, sans nul doute ;mais il ne serait pas prudent de proclamer trop haut cettedécouverte.

– Évidemment. Je m’en rends comptemaintenant, les bonzes se sont réservé le monopole de ces attentatsmystérieux qui restent toujours impunis… Pourtant, continuaM. Bondonnat avec indignation, si le gouverneur savait qu’ilscultivent en si grande quantité ces plantes vénéneuses…

– Il le sait probablement aussi bien quevous et moi ; mais il n’oserait ni ne voudrait leur ordonnerde les détruire. On ne peut pas supposer qu’un prêtre de Bouddhapuisse commettre une mauvaise action.

Le vieil indigène ajouta, avec unsoupir :

– Ah ! nos idoles d’autrefoisvalaient bien leur Bouddha !

M. Bondonnat demeurait silencieux. Aufond il était très satisfait. Le hasard et, aussi, son courage luiavaient permis de soulever un coin du voile du mystère. Il netarderait pas à connaître le secret tout entier.

– Enfin, demanda-t-il brusquement, vousconnaissez le contrepoison de la fleur du sommeil, mon braveAmalu ?

– Je vous indiquerai bien volontiers lesplantes qui servent à composer le breuvage que je vous ai faitabsorber. C’est une recette qu’avec d’autres du même genre je tiensde mon père qui, lui-même, la tenait de son aïeul ; mais cen’est pas celle-là qu’il faudrait connaître, elle est tout au plusutile, comme dans votre cas, pour rappeler à la vie ceux qui ontrespiré de trop près la fleur mortelle.

– Que voulez-vous dire ?

– Ceci simplement. Les bonzes doiventposséder un moyen de résister aux effets de l’asphyxiantparfum.

– Sans doute, s’écria le savant pour quicette réponse fut un trait de lumière, la jeune voleuse qui m’adépouillé connaissait ce moyen !…

« J’y suis ! C’est dans lecasque ! C’est là que devait se trouver l’antidote !

– Peut-être, fit Amalu ; maispourquoi les yeux étaient-ils bouchés ?

– Cela n’est pas plus difficile àexpliquer. La jeune fille qui s’est introduite chez moi devait êtreplongée dans le sommeil hypnotique ; probablement même qu’elleignore le rôle qu’elle a joué. On l’a endormie, on lui a donné desordres ; elle a obéi. Je commence à y voir clair dans cetteaffaire ; quelques fausses clés, qu’il a été facile defabriquer, ont fait le reste.

– C’est peut-être plus compliqué que vousne le pensez, dit Amalu dont le visage exprimait une vivepréoccupation.

M. Bondonnat ne l’écoutait pas, suivantl’enchaînement de ses idées.

– Je reconstitue très bien les faits,dit-il. Rapopoff, endormi le premier, n’a pu empêcher qu’on ouvrîtla porte de ma chambre, et, moi-même, j’ai été tout de suitevictime du subtil parfum, qui doit être beaucoup plus actif dans unespace enfermé comme l’est une chambre.

– La puissance de la fleur est si grandeque les insectes tombent engourdis au fond de sa corolle, en formede coupe, et que les oiseaux qui s’en approchent de trop prèsbattent des ailes et tombent. On a trouvé souvent des serpentsmorts parce qu’ils avaient eu l’imprudence de s’enrouler autour desa racine.

– Il faudra qu’à tout prix je me procurequelques exemplaires de ce bizarre végétal, s’écriaM. Bondonnat.

Puis, passant subitement à une autreidée :

– Mon cher Amalu, demanda-t-il, quecroyez-vous qu’ils aient fait du pauvre Rapopoff ? J’espèrequ’ils ne l’ont pas tué ?

– Non. Les bouddhistes ont horreur dusang. Il est presque sans exemple qu’ils commettent un assassinat,ou, quand cela arrive, c’est d’une façon tout à fait détournée.

– Comme dans mon cas, parexemple ?

– Précisément. Le cosaque doit êtreenfermé dans quelque crypte. Je ne serais pas étonné, d’ailleurs,qu’ainsi que beaucoup de ses compatriotes il n’appartînt ou n’aitappartenu à la religion bouddhiste.

À ce moment, Hatôuara fit irruption dans lachambre, avec sa vivacité habituelle.

– Eh bien ! s’écria-t-elle, est-cefini, tous ces mystères ?

– Oui, mon enfant, dit Amalu.

M. Bondonnat demeurait silencieux. Sesyeux ne quittaient pas la petite indigène qui, insoucieuse à sonordinaire, avait laissé dans le jardin ses belles babouches brodéeset venait de sauter à pieds joints sur la natte, encore couverte defarine de riz.

Le vieillard était suffoqué par la découvertequ’il venait de faire.

– Retourne encore un peu jouer dans lejardin, dit-il à la jeune fille d’une voix toute changée.

Hatôuara obéit, mais avec un sourireboudeur.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Amaluqui avait saisi le regard étonné du savant.

– Dois-je vous le dire ?… C’estcette pauvre petite Hatôuara qui a servi d’instrument auxbonzes.

Le visage bruni d’Amalu devint d’une couleurgris de cendre. Le pauvre diable était consterné.

– Ah ! monsieur le docteur,bégaya-t-il, si je croyais jamais que ma fille…

– Rassurez-vous… Je ne l’accuse pas. Elleignore certainement tout ce qu’elle a fait. Elle ne s’estintroduite chez moi que plongée dans ce sommeil maladif dont jevous ai expliqué les causes et le résultat.

– Mais comment avez-vous pu voircela ?

– Regardez !…

M. Bondonnat fit voir au père d’Hatôuaral’identité des empreintes anciennement laissées sur la natte et decelles, toutes récentes, qu’avait tracées dans la farine de riz lepetit pied de la jeune fille.

– C’est effrayant ! murmural’indigène sincèrement consterné. Mais je vais appeler mafille !…

– Gardez-vous bien de lui dire un seulmot de ce que je viens de vous confier ! Il faut qu’elleignore tout ! Vous lui feriez du chagrin, sans que cela nousavance à rien. La pauvre petite m’aime beaucoup, je lesais !

– Que me conseillez-vous ?

– Gardez le silence. Et, cette nuit, siHatôuara se lève, il faut la suivre. Je suis sûr, moi, qu’elleviendra directement ici !

– Je vous obéirai, dit Amalu ens’inclinant respectueusement. Mais, je vous en prie, ne gardez pasrancune à la pauvre petite du mal qu’elle vous a causé.

– Au contraire, dit M. Bondonnat quiavait reconquis sa belle humeur. Elle m’aura rendu un très grandservice. Je suis sur la piste d’une découverte des plus curieuses,et c’est moi qui vous devrai de la reconnaissance.

Après de dernières et minutieusesrecommandations, M. Bondonnat prit congé du père et de lafille, non sans les avoir régalés de gâteaux secs et d’un verre deson vin de riz.

Le savant était radieux.

– Décidément, murmura-t-il en aparté,tout va bien ! Aussi eût-ce été trop bête, à un homme commemoi, de se laisser rouler par des sauvages !

M. Bondonnat, après cette réflexion quiprouvait un certain amour-propre déjeuna avec un appétitformidable ; ce qui lui donna à penser qu’en outre de sa vertudormitive la fleur du sommeil possédait aussi peut-être despropriétés apéritives. Maintenant qu’il croyait que Rapopoffn’avait pas été assassiné, il se sentait allégé d’un poidsimmense.

Sitôt qu’il eut pris son café, qu’ilconfectionna lui-même, le savant s’arma de son parasol de papier,et se mit en route pour la caverne de son ami Grivard. Mais, cettefois, au lieu de suivre le rivage, il passa par le bois. Le cheminqu’il avait pris l’amena devant la façade du temple bouddhique.L’aspect en était majestueux. Un escalier monumental, ornéd’admirables monstres de bronze aux corps de reptile et aux têtesde chien, aboutissait à un péristyle soutenu par d’élégantescolonnes de granit cerclées de cuivre.

En avant, s’étendait une cour en hémicycle, oùétaient installées des cabanes de bambou où l’on vendait des bâtonsde parfum, des petites idoles d’ivoire et toutes sortes decuriosités et d’articles religieux.

M. Bondonnat s’arrêta longtemps àl’entrée de cette cour. Mais il ne fit pas qu’admirer exclusivementl’œuvre d’art, il tâcha de se faire une idée exacte de l’ensembledes bâtiments et de la manière dont ils étaient disposés. La façadequ’il voyait – il le comprit – devait être située à l’extrémité desjardins où il avait pénétré la nuit précédente, et c’était là unpoint de repère important.

Bien reposé par cette halte, M. Bondonnatcontinua son chemin. Il arriva bientôt à la baie qui servait deretraite à Louis Grivard. L’artiste était en train de déjeuner avecdes noix de coco, dont il suçait d’abord le lait et dont il brisaitensuite la coque pour en extraire l’amande.

– Vous ne savez pas, dit Louis Grivard,comme votre visite m’a fait du bien. Je suis tout à fait guéri dema mélancolie. J’ai reconquis toute mon énergie, et je suis sûrmaintenant que je retrouverai Lorenza !

– J’ai, de mon côté, des chosesintéressantes à vous raconter.

Pour la seconde fois, M. Bondonnat fit lerécit de ses fabuleuses aventures de la nuit précédente.

L’artiste l’écouta jusqu’au bout, le regardbrillant de fièvre, les traits crispés.

Le récit terminé, il se levabrusquement :

– Mon cher ami, dit-il, je vous prometsque c’est moi, demain, qui aurai du nouveau à vous apprendre.

– Quels sont vos projets ?

– Je ne puis rien vous dire. Je ne vousdemande qu’une chose, c’est de me prêter une barre de fer et un bonrevolver. Cela m’est indispensable pour ce que j’ai résolu.

– J’ai, à la villa, ce que vous medemandez. Vous pourrez les prendre quand vous voudrez.

– Tout à l’heure !… Mais, comme jene tiens pas à être vu, nous passerons par le rivage.

M. Bondonnat était passablement intrigué.Toutefois, il comprit qu’il était inutile de questionner LouisGrivard. Tous deux se mirent donc en route, paisiblement, ensuivant la plage et en causant de choses indifférentes.

CHAPITRE V – L’idole vivante

M. Bondonnat employa le reste de lajournée à écrire une longue lettre à sa fille et à rédiger untélégramme qui lui était également destiné. Après bien destergiversations, il s’était décidé à laisser partir le paquebotsans y prendre passage.

Avec l’entêtement particulier aux savants, ilne voulait pas quitter l’île de Basan avant d’avoir eu la solutiondu problème dont il croyait déjà posséder les principaux éléments.Il en serait quitte pour prendre le paquebot suivant, et sa filleFrédérique, sa pupille Andrée de Maubreuil, rassurées par letélégramme qu’il leur faisait adresser, attendraient son retoursans inquiétude.

Après le repas du soir, il enleva de sachambre la natte couverte de farine de riz, désormais inutile, etil attendit, avec une curiosité mêlée d’impatience, les événementsnocturnes qui ne tarderaient sans doute pas à se produire.

Comme la veille, il s’installa dans sonjardin, en laissant la porte entrebâillée. Il n’y avait pas deraison pour que ce stratagème, qui avait si bien réussi, n’eût pasde succès une seconde fois.

D’ailleurs, il ne prévoyait guère la venue del’apparition – c’est-à-dire de la gentille Hatôuara – avant lemilieu de la nuit. Mais une surprise lui était réservée.

Il était un peu plus de dix heures du soirlorsqu’on sonna à la porte extérieure. M. Bondonnat seprécipita pour aller ouvrir. Il pensait que Rapopoff avait réussi às’échapper. Mais, au moment de tourner la clé dans la serrure, ilréfléchit qu’à une heure pareille il était peut-être prudent den’ouvrir qu’à bon escient.

– Qui est là ? demanda-t-il.

– C’est moi, Amalu ! Ouvrezvite !

Le savant se hâta d’allumer une lampe et fitentrer son hôte dans la salle à manger. Amalu paraissaitbouleversé.

– Vous aviez raison,’balbutia-t-il.Hatôuara, qui dormait tranquillement sur sa natte, vient de selever, et je me suis bien aperçu qu’elle était sous l’influence desmauvais génies. Ses yeux étaient fixes, ses mouvements étaientbrusques et saccadés, et j’ai eu beau me placer devant ses yeux,elle ne me voyait pas. C’était comme une morte que l’on eût forcéeà sortir de son tombeau.

– Elle était en état d’hypnose, expliquale naturaliste ; j’espère que vous ne l’avez pasréveillée ?

– Je m’en suis bien gardé. Je me suisrappelé vos recommandations. Je me suis contenté d’observer tout cequ’elle faisait. Elle est d’abord allée dans une pièce où personnen’entre jamais, et où il y a toutes sortes d’objetshétéroclites : des coquillages, des vieux coffres, desporcelaines et d’anciennes armures. J’ai été stupéfié en la voyantressortir de là avec le casque sans yeux dont vous m’aviezparlé.

– Elle n’a pas besoin de ses yeuxpuisqu’elle dort.

– Alors, elle est sortie de la maison dece pas lent, presque machinal, qui a quelque chose d’effrayant.Elle a traversé les rues de la ville endormie et elle s’est dirigéevers la campagne.

– Elle se rendait au templebouddhique ?

– Oui. Mais je n’ai pas osé la suivre del’autre côté de la muraille du jardin. J’ai eu peur, et je me suishâté de revenir sur mes pas pour vous prévenir.

– Eh bien, asseyez-vous là et attendeztranquillement. Je parie tout ce qu’on voudra qu’elle va être iciavant une heure.

À ce moment, le bruit léger d’une clé dans laserrure de la porte extérieure se fit entendre.

– Tenez, la voilà ! s’écriaM. Bondonnat avec exaltation.

– Que faut-il faire ? demandaAmalu.

– Rien du tout. J’agirai seul.

Il alla se poster à la porte du jardin, qu’ilouvrit toute grande. Et, quand Hatôuara passa devant lui, il luiarracha d’un geste brusque le bouquet de fleurs du sommeilet le lança au loin dans le jardin.

La jeune fille, privée de son bouquet, avaiteu un geste bizarre. Mais elle continuait à tenir la main fermée,comme si les fleurs eussent toujours été entre ses doigts.

– Venez vite ! dit le naturaliste auvieil indigène. Il faut que vous m’éclairiez !

Amalu prit la lampe ; tous deux, à lasuite d’Hatôuara, gravirent lentement l’escalier. La jeune fille,marchant toujours de son pas fantomatique, alla droit au meuble decamphrier, et se mit à fureter dans les tiroirs.

– Voilà le moment propice ! s’écriaM. Bondonnat.

Et il s’approcha, défit adroitement lesagrafes qui retenaient le casque derrière la tête et l’enleva.

Hatôuara ne parut pas s’en apercevoir. Lesyeux mi-clos, elle continuait à fouiller dans le tiroir, prenant auhasard des papiers qu’elle plaçait dans sa ceinture.

M. Bondonnat, lui, examinait le casqueavec attention. Il constata qu’il était intérieurement tapisséd’une fine natte tressée avec des herbes qui répandaient une odeuramère et aromatique. L’air respirable ne pouvait arriver auxnarines et à la bouche qu’après avoir traversé cette natte, trempéesans nul doute dans de puissants antidotes. Sans hésitation,M. Bondonnat se coiffa du casque, qui, beaucoup trop grandpour la jeune fille, lui allait à lui à merveille.

Il le mit, l’ôta et le remit à plusieursreprises, pour être bien sûr du fonctionnement des agrafes.

– Qu’allez-vous faire ? demandal’indigène qui suivait curieusement toutes les péripéties de cettescène. Voulez-vous que je vous accompagne ?

– Non. Je ne puis agir que seul. Je vousdemande seulement de ramener chez vous cette pauvre Hatôuara et dene plus vous occuper de rien.

M. Bondonnat considérait avec attentionle casque – qui était, entre parenthèses, grâce à ses curieusesciselures, une véritable pièce de musée.

Tout à coup, il prit dans un tiroir quelquesoutils. À la grande stupeur d’Amalu, il fit sauter les deux disquesde corne, qui se trouvaient à la place des yeux, et les remplaçapar deux verres convexes, empruntés à une paire de lunettes dont ilse servait dans certaines expériences dangereuses. Les verresétaient, heureusement, du même diamètre que les disques. Lenaturaliste les assujettit solidement à l’aide d’un peu decire.

Pendant qu’il se livrait à ce travail,Hatôuara était allée regarder sous l’oreiller du lit, et, netrouvant pas le portefeuille, elle était revenue au petit meublequ’elle recommençait à fouiller.

Elle paraissait dépitée comme quelqu’un qui netrouve pas ce qu’il cherche. Elle revint près du lit, puis retournaau petit meuble, renouvelant ce manège un grand nombre de fois avectous les signes d’une mauvaise humeur manifeste.

Après avoir recommandé à Amalu de ne pasperdre de vue la jeune fille, M. Bondonnat descendit au jardinet, s’armant de son casque, il n’eut pas de peine à retrouver lebouquet de fleurs du sommeil. Comme il s’apprêtait à remonter, ilse trouva en face d’Hatôuara, qui s’en allait. Sans hésitation, illui approcha le bouquet des narines.

La jeune fille poussa un profond soupir, etsoudainement, elle s’affaissa. M. Bondonnat n’eut que le tempsde la recevoir dans ses bras, en se débarrassant de nouveau dudangereux bouquet, qui eût pu être nuisible à Amalu.

Celui-ci, sur un signe du naturaliste, avaitpris Hatôuara, qu’il emporta sans peine, la tête penchée sur sonépaule, car elle ne pesait guère plus qu’une enfant.

La porte se referma sur eux etM. Bondonnat, coiffé du casque magique, demeura seul dans samaison.

– Voilà, murmura-t-il, qui est biendébuté. Je vais maintenant me rendre au temple bouddhique. Maisdois-je emporter le bouquet ? Je trouverai là-bas, dans lejardin, assez de ces étranges fleurs.

Après une minute de réflexion,M. Bondonnat se décida à se charger du bouquet, qui pouvaitlui servir d’arme défensive. Il se munit aussi, à tout hasard, deson revolver et d’un solide couteau.

Ces dispositions prises, il se mit en route etrefit, seul, le chemin qu’il avait parcouru la veille à la suite dela petite indigène. Il retrouva aisément la grande avenue deplatanes, puis le sentier bordé d’arbustes épineux, dont il suivitla pente ténébreuse. Il admira avec quel art ceux qui avaientconstruit ce passage avaient su prolonger la haie d’arbustes endessous des murailles. Enfin, le cœur battant d’émotion, il setrouva dans le féerique jardin, que dominait la statue géante duBouddha à l’auréole d’or.

Cette fois, il eut grand soin de marquer, parplusieurs arbustes brisés et par une grosse pierre, l’endroit exactoù s’amorçait le passage souterrain.

Marchant avec lenteur, pour ne pas se laisserégarer dans le labyrinthe des allées, M. Bondonnat se dirigeavers la statue du Bouddha.

Chemin faisant, il passa à côté de l’immensemassif où s’épanouissait la fleur du sommeil, et il constata avecune vive satisfaction que l’odeur délicieuse, rappelant à la foisla tubéreuse et le narcisse, n’arrivait plus à ses narines. Sesprévisions étaient exactes. Le casque qu’il portait renfermait bienl’antidote qui permettait de braver la senteur mortelle.

Il s’arrêta un instant pour considérer laplante qui la produisait. Les feuilles en étaient larges etsombres, assez semblables à celles de l’acanthe ; les tiges,très droites, portaient à leur extrémité deux ou trois calicesallongés, que terminaient six larges pétales d’une immaculéeblancheur.

– C’est là, certainement, se dit-il, unvégétal qui ne figure dans aucune nomenclature et qui n’a encoreété étudié par personne. Il faudra absolument que j’en rapporte enFrance un ou deux pieds, avec les racines et la graine. De cettefaçon, mon séjour à l’île de Basan n’aura pas été inutile.

S’arrachant à ces considérationsscientifiques, M. Bondonnat arriva bientôt jusqu’à une sortede cloître soutenu par des colonnes, aux chapiteaux ornés de fleursde lotus, et où aboutissaient plusieurs portes. Il en ouvrit une auhasard, se trouva dans un long couloir, qu’il suivit pendantquelque temps.

Une ombre se dressa devant lui. Un bonze,revêtu d’une robe gris cendré, lui barrait le passage. Lenaturaliste fit le geste de porter son bouquet aux narines dureligieux, et celui-ci tomba immédiatement à terre.M. Bondonnat put continuer son chemin.

Il poussa une autre porte, et se trouva dansune vaste salle aux voûtes majestueuses. Il comprit bientôt quec’était là le temple proprement dit.

Le sol était dallé de tables de marbre jaune,que recouvraient des nattes tressées avec des fils métalliquesbrillants comme de l’or.

Dans le fond du sanctuaire, s’élevaient troiseffigies du Bouddha, entièrement dorées et d’une staturegigantesque. Le vieux savant entrevoyait tout cela à la lueur degrandes lanternes de papier, qui descendaient de la voûte et quijetaient sur tous les objets une étrange lueur rouge et vert.

En face de l’autel, séparé de la nefprincipale par une balustrade, il y avait, dans des vases d’argent,de gros bouquets de fleurs, et des fumées d’encens s’exhalaient decassolettes symétriquement disposées.

M. Bondonnat se disposait à traverser letemple, lorsque trois bronzes, en prière en face de l’autel etqu’il n’avait pas aperçus, se levèrent et s’avancèrent vers luid’un air menaçant.

Le naturaliste alla droit à leur rencontre. Ilsavait qu’avec son bouquet il était invincible, et d’un coup d’œilil s’était rendu compte que ses trois adversaires n’avaient pasd’armes ; puis il y avait, dans leurs mouvements, une certainehésitation et une certaine terreur, qui donnèrent à penser aunaturaliste que ceux auxquels il avait affaire n’étaient pas aucourant du secret de la fleur du sommeil.

La minute d’après, avant qu’ils eussent eu letemps de pousser un cri, les trois religieux avaient roulé à terre,et dormaient, étendus au pied de l’autel.

M. Bondonnat jugea prudent de dépouillerde sa longue robe gris cendré un des bonzes et de revêtir cecostume qui devait moins attirer l’attention. Ensuite, il traversale temple dans toute sa longueur, passa devant de monumentalesportes de bronze, qui, ouvertes pendant la journée, aboutissaient àl’hémicycle où il s’était arrêté la veille en allant rendre visiteà Louis Grivard.

Finalement, il s’engagea sous une voûte qui leconduisit à un long couloir bordé de cellules à droite et àgauche ; les ronflements sonores qui s’en échappaient luimontrèrent que les moines étaient en train de se livrer au repos,et il ne jugea pas à propos de troubler leur sommeil.

À l’extrémité du corridor, il y avait unescalier que M. Bondonnat descendit à tout hasard, se disantque, si véritablement le cosaque était prisonnier des bonzes, ilsdevaient l’avoir enfermé dans un cachot.

L’escalier avait exactement soixante marcheset M. Bondonnat, en pleines ténèbres, regretta alors de ne pasavoir apporté avec lui de quoi faire de la lumière.

Il se préparait même à remonter et à retournerau temple pour s’emparer d’une des lanternes pendues à la voûte,quand une faible lueur lui apparut. Il se dirigea de ce côté ensuivant un interminable couloir et il se trouva bientôt dansl’endroit d’où partait la lumière.

C’était une vaste crypte, où l’air n’arrivaitque par de rares soupiraux. Une grosse lanterne bleuel’éclairait ; c’était cette lueur que l’on apercevait desdernières marches de l’escalier.

En franchissant le seuil de cette crypte,M. Bondonnat aperçut un spectacle extraordinaire.

Tout au fond de la salle se dressait un autelde granit, sur lequel se trouvait, assise dans un fauteuil, uneétrange statue, couverte, de la tête aux pieds, d’un nombre infinide colliers de perles. Il y en avait une si grande quantité que letorse n’était visible que par endroits.

Très intrigué, M. Bondonnat s’approcha del’autel sur lequel était placé le fauteuil de porcelaine où étaitassise l’idole. Mais, tout à coup, il eut une exclamation destupeur. Il venait de voir les seins de la statue s’enfler ets’abaisser, comme par le mouvement égal de la respiration d’unefemme endormie.

L’idole était vivante !

Dans l’espace d’un éclair, M. Bondonnatse rappela les confidences de l’artiste.

– Lorenza ! s’écria-t-il. Laguérisseuse de perles ! C’est elle ! ce ne peut êtrequ’elle !

Très excité par cette découverte, il sepréparait à réveiller la jeune femme, à lui crier qu’il était venupour la sauver, lorsqu’un bonze sortit brusquement de derrièrel’autel.

Comme M. Bondonnat, le nouveau venu avaitla tête couverte d’un casque protecteur, et, malgré sa surprise etson émotion, le vieux savant remarqua que le casque avait, à laplace des yeux, de petites lames de mica, qui permettaient à celuiqui le portait de voir clair autour de lui.

Contre cet agresseur inattendu, la fleur dusommeil devenait inefficace. M. Bondonnat battitprécipitamment en retraite.

Le bonze, d’une vigueur herculéenne, eut vitefait de rejoindre le vieillard, de lui arracher son bouquet, qu’illança au-dehors par un des soupiraux. Puis il le terrassa, lui mitun genou sur la poitrine et essaya de lui arracher son casque.

M. Bondonnat comprit qu’il était perdu.Haletant sous le genou de son ennemi, à demi étouffé, il eutquelques secondes d’angoisse atroce.

Le bonze était arrivé à retirer le casque deM. Bondonnat. Il contempla quelque temps le visage du vieuxsavant avec une étrange curiosité, comme s’il eût été étonné de sacapture.

– Au secours ! s’écria lenaturaliste en faisant un violent effort pour se dégager.

Le bonze, pour le faire taire, lui appliquabrutalement sur la bouche une longue main brune, pareille à unepatte de singe. Mais il ne put arriver à réduire M. Bondonnatau silence. Celui-ci continuait à appeler à l’aide, à crier :« Au secours ! à l’assassin ! » et se débattaitde telle façon que, pour arriver à le mater, son ennemi dut lesaisir à la gorge.

Il serra un peu, puis plus fort, etM. Bondonnat se tut, râlant, à demi étranglé.

C’est à ce moment qu’une des portes latérales,qui aboutissaient à la crypte, vola en éclats sous l’effort d’unevigoureuse pesée.

Un homme entra.

M. Bondonnat put reconnaîtreRapopoff.

– À moi ! lança-t-il désespérément,en faisant un suprême effort pour se dégager.

Le cosaque était affublé, lui aussi, d’unelongue robe gris cendré, qui lui donnait un aspect ridicule et quieût paru comique en d’autres circonstances. Il brandissait un groscylindre de bois, dont il eût été difficile de préciser l’usage.Mais Rapopoff eut vite fait de trouver un moyen de l’utiliser. Ilen assena un grand coup sur la nuque du bonze, qui, assommé net,tomba sur sa victime.

Le cosaque était enchanté de son exploit. Ilaida son maître à se relever, et lui montrant soncylindre :

– Hein, petit père ? fit-il, fameusearme !

– Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda le naturaliste encore tout époumoné et hors d’haleine.

– Tout bonnement la meule dukouroudou… du moulin à prières… que l’on m’avait condamnéà tourner dans mon cachot. Cet instrument de piété m’a été fortutile ! Je m’en suis déjà servi pour assommer deux ou troisbonzes, et, en particulier, celui qui m’apportait chaque jour àmanger.

– Comment se fait-il que tu sois arrivési à propos ?

– Je n’étais pas très éloigné de vous.Les cachots sont à côté de la crypte, et, dans le grand silence dela nuit, j’ai parfaitement reconnu votre voix. J’ai même distinguéles mots : « Au secours ! àl’assassin ! »

– Allons, tout va bien ! s’écria lesavant déjà remis de la secousse qu’il venait d’éprouver. Tu meraconteras tes aventures plus tard. Le plus pressé est de sortird’ici, en emmenant cette jeune femme…

– Cette idole ! s’écria le cosaqueavec une sorte d’épouvante.

– C’est une idole bien vivante, reprit levieillard. Il faut que nous l’emmenions avec nous, ou, plutôt, quenous l’emportions, car elle me paraît plongée dans un sommeil causépar quelque drogue stupéfiante… Mais, auparavant, j’aurais bienvoulu retrouver mes papiers et mes bank-notes.

– Je puis peut-être vous dire où ils setrouvent… Ils ne peuvent être que dans la chambre du supérieur.J’ai tout vu dans le monastère, et je sais que dans les cellulesdes simples religieux il n’y a qu’une natte pour dormir et unecruche d’eau.

M. Bondonnat réfléchit une seconde.

– Soit ! dit-il. Allons chez lesupérieur, mais es-tu bien sûr au moins de pouvoir retrouver tonchemin, car tu sais qu’il faut que nous revenions ici cherchercette jeune femme.

– Soyez tranquille, petit père, jeconnais le monastère sur le bout du doigt, sauf une partie desjardins où l’on ne m’a pas permis d’entrer.

– J’en devine la raison.

– Pourquoi donc ?

– Je t’expliquerai cela plus tard. Pourle moment, dépêchons-nous. Nous n’avons pas une minute àperdre.

Tous deux remontèrent l’escalier. Auparavant,M. Bondonnat eut soin de placer sur la tête du cosaque lecasque qu’il enleva au bonze, encore évanoui.

La chambre du supérieur ne se trouvait qu’àquelques pas du couloir bordé de cellules que M. Bondonnatavait déjà traversé.

La porte ne fermait que par un verrou de bois,Rapopoff l’ouvrit sans peine.

Tous deux entrèrent.

M. Bondonnat eut la surprise de trouverlà une installation presque confortable. Il y avait même unehorloge à cadran de cuivre et quelques meubles de provenanceeuropéenne ou japonaise.

La pièce était déserte. Pourtant, celui quil’habitait n’avait pas dû la quitter depuis longtemps, car unelampe à pétrole brûlait encore sur la table. Il y avait gros àparier que le supérieur n’était autre que ce bonze qui avait failliétrangler le naturaliste et que Rapopoff avait si expéditivementassommé avec son kouroudou.

M. Bondonnat se mit aussitôt en quête deson bien. Par bonheur, il n’eut pas à faire de longuesinvestigations. En ouvrant le tiroir de la table de travail, ilaperçut, du premier coup d’œil, ses bank-notes, ses papiers, etmême l’écrin qui avait contenu son appareil enregistreur.

Il s’empara rapidement du tout et redescenditdans la crypte, toujours suivi du cosaque, qui ne s’était passéparé de son moulin à prières.

Mais, en entrant dans le temple souterrain,une terrible déception attendait M. Bondonnat.

L’idole vivante, la femme vêtue de perles,dans laquelle le naturaliste avait cru reconnaître Lorenza, avaitdisparu. L’autel était vide.

M. Bondonnat était désespéré.

– J’aurais bien mieux fait, s’écria-t-il,de laisser là papiers et bank-notes et de sauver cette, pauvrefemme. Mais elle ne peut être loin ! Il faut absolument quenous la retrouvions !

Or, en cet instant, les sons lugubres etsolennels d’un grand gong de bronze retentirent dans le silence dela nuit.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?demanda M. Bondonnat.

Le cosaque donnait les signes de la plus viveterreur.

– Ce n’est pas, balbutia-t-il, pourappeler les moines à la prière qu’on fait un pareil vacarme. Jecrains plutôt qu’on ne se soit aperçu de votre présence. Nousallons être pris comme des rats dans une ratière, car je ne saiscomment on peut sortir !

– Conduis-moi seulement jusqu’au jardin,s’écria M. Bondonnat, et ne t’inquiète pas du reste.

Tous deux se jetèrent de nouveau dansl’escalier, dont ils gravirent les degrés quatre à quatre. Puis ilsse mirent à courir éperdument dans les couloirs.

Aux sons du gong qui continuait à faireentendre ses mugissements, tous les bonzes s’étaient réveillés etsortaient, effarés, de leurs cellules. Des lumières paraissaientaux fenêtres du monastère. Partout, c’étaient des allées et venues,des bruits de pas, des exclamations, des chuchotements.

– Nous aurons fort à faire pour nouséchapper, déclara M. Bondonnat au moment où ils entraient dansle grand temple, qu’il fallait traverser pour regagner lesjardins.

Il n’avait pas achevé qu’un groupe d’unedouzaine de bonzes se ruait sur les deux fugitifs. Rapopoff levason terrible kouroudou et se mit à taper dans le tas, à tour debras. On entendit un craquement d’os brisés : le cosaquevenait de fracasser le crâne d’un des religieux. Les autres sesauvèrent en hurlant.

Quelques minutes après, M. Bondonnat etle cosaque arrivaient aux jardins, au centre desquels s’élevait legrand Bouddha à l’auréole d’or. Ils se dirigèrent, sans perdre uninstant, vers le passage secret. Mais, arrivés à mi-chemin, ilsfurent assaillis par une grêle de projectiles. On leur jetait despierres, on leur tirait des flèches et, même, des coups de feuéclatèrent ; preuve certaine que les bons religieux étaientpourvus de quelques armes bien modernes.

– Bah ! pensa le naturaliste, quandnous arriverons à un endroit que je connais bien, ils nouslaisseront tranquilles.

En cela, il ne se trompait pas. Quand lesbonzes s’aperçurent que leurs ennemis se réfugiaient près du massifdes fleurs du sommeil, ils s’arrêtèrent net ; etM. Bondonnat eut la hardiesse d’arracher sous leurs yeux deuxpieds entiers de la plante vénéneuse. Cet exploit accompli, il sehâta de regagner l’entrée du passage souterrain, qu’il reconnutsans peine.

Un quart d’heure plus tard, le cosaque et lenaturaliste se trouvaient en sûreté dans la forêt.

M. Bondonnat empaqueta précieusement,dans sa robe de bonze, la plante qu’il venait de soustraire. Alorsseulement, il put retirer son casque, et le cosaque en fitautant.

Le maître et le serviteur aspirèrent avecdélice l’air frais du matin. Tous les arbres et toutes les plantesde la forêt étaient couverts d’une abondante rosée ; lesoiseaux s’éveillaient par milliers dans leurs nids, et le cielcommençait à pâlir du côté de l’Orient.

– Je suis heureux de t’avoir délivré, ditle naturaliste à Rapopoff ; mais je ne me pardonnerai jamaisde n’avoir pu sauver aussi la femme de mon ami, car je suis sûr quec’est elle ! Certes, je ne vais pas l’abandonner. Je sais oùelle est ; il faudra bien que les bonzes nous la rendent. Dèsque j’aurai pris quelques heures de repos, j’irai trouver legouverneur Noghi, et je lui parlerai de verte façon.

Chemin faisant, le cosaque donna à son maîtrequelques explications sur sa captivité.

Rapopoff s’était, un beau matin, réveillé dansune cellule de moine, sans avoir jamais pu deviner de quelle façonon l’y avait transporté. Là, on ne lui donnait que quelquespoignées de riz et un peu d’eau chaque jour, et on lui faisaitsubir de longs et minutieux interrogatoires.

M. Bondonnat crut comprendre que legouverneur japonais n’était pas étranger à l’enlèvement deRapopoff, qu’il avait sans doute pris, ainsi que son maître, pourun espion russe. Cette hypothèse expliquait parfaitement les volsde papiers et en même temps la négligence qu’avait mise le Japonaisà rechercher les coupables.

Le résultat des réflexions deM. Bondonnat fut qu’il ne serait guère prudent pour lui deprolonger son séjour dans l’île de Basan, et, pourtant, levieillard était bien décidé à ne pas abandonner Lorenza à sesgeôliers.

Après cette nuit d’aventures,M. Bondonnat et le cosaque lui-même étaient brisés de fatigue.Ce fut avec un véritable bonheur qu’ils rentrèrent dans la villa,bien décidés à se reposer pendant toute la matinée.

Rapopoff se mit aussitôt en devoir d’allumerdu feu et de confectionner une tasse de thé, pendant queM. Bondonnat passait dans sa chambre et se défatiguait par desablutions d’eau glacée.

Il en avait à peine fini avec ces soinshygiéniques lorsqu’on frappa rudement à la porte extérieure. Ilcourut à la fenêtre et entrevit dans la pénombre – le jourcommençait à peine à poindre – la robe grise d’un bonze.

– Diable ! grommela-t-il, voilà quise complique ! Ces coquins viennent maintenant me relancerjusque chez moi ! Mais je suis bien décidé à ne pas me laisserintimider. Je vais leur répondre de la belle façon.

Il prit son browning et descendit rapidementpour aller ouvrir. Quelle ne fut pas sa surprise en se trouvant enprésence du peintre Louis Grivard, qui soutenait par la taille unefemme au visage horriblement pâle, encore vêtue d’une robe debonze, et qu’il reconnut tout de suite pour l’idole vivante qu’ilavait entrevue dans la crypte ! D’un coup d’œil, il constataque la jeune femme portait encore la splendide cuirasse de perlesqui était son seul costume dans le temple souterrain.

L’artiste paraissait en proie à une viveexaltation.

– J’ai reconquis ma Lorenza, s’écria-t-ilavec enthousiasme. Mais elle est comme morte. On dirait un corpssans âme. J’ai dû la porter pendant presque tout le trajet. Ou,alors, si elle marche, c’est comme un automate, ou comme unfantôme…

– Ce n’est rien, fit le naturaliste aprèsavoir jeté un coup d’œil sur la jeune femme. Elle est seulementsous l’influence de quelque drogue hallucinatoire !…Bon ! j’y pense, j’ai précisément de quoi la guérir. Amalu m’alaissé, l’autre jour, la formule du breuvage qui m’a ramenémoi-même à la vie.

Sans perdre une minute, le naturaliste courutà son jardin, en revint avec les plantes nécessaires, les râpa, eten ayant exprimé le suc, put bientôt présenter à la guérisseuse deperles un verre rempli du breuvage bienfaisant.

L’effet en fut aussi prompt qu’efficace. Aubout de quelques minutes, Lorenza ouvrit complètement les yeux,regarda autour d’elle avec une profonde surprise. À la vue de sonmari, un faible sourire se dessina sur ses traits creusés par lafatigue.

– Où suis-je ? murmura-t-elle. Quem’est-il arrivé ?

Elle regardait avec stupeur les visages,inconnus pour elle, de M. Bondonnat et du cosaqueRapopoff.

– Rassure-toi ! dit vivement LouisGrivard, tu as été très malade ; mais, maintenant, tu esguérie, ma chère Lorenza ; et tu es avec des amis,M. Bondonnat, un Français, un grand savant, et ce bravecosaque, qui est le dévouement en personne.

Ce ne fut qu’avec d’infinies précautions quel’artiste, aidé de M. Bondonnat, finit par apprendre la véritéà la jeune femme.

– Il me semble que j’ai fait un mauvaisrêve, murmura-t-elle. Je me sens si faible que je suis à peinecapable de marcher.

– Nous vous soignerons bien, déclarapaternellement M. Bondonnat.

Le savant et l’artiste se regardèrent.

– Vous savez, interrompit Louis Grivard,que le paquebot américain lève l’ancre à dix heures ?

– Mais alors, s’écria joyeusement lesavant, nous avons encore le temps de le prendre ! J’ai hâted’être loin de cette terre de malédiction ! Eh !Rapopoff !…

– Qu’y a-t-il, petit père ?

– Dépêche-toi d’emballer, d’empaquetern’importe comment tout ce qui nous appartient ! Puis tucourras le long du rivage jusqu’à ce que tu trouves unebarque ; tu la loueras le prix qu’on t’en demandera, sansmarchander, et tu diras à ses propriétaires de la conduire juste enbas du jardin.

– Mais s’ils demandent où vous voulezaller ?

– Dis-leur qu’il s’agit d’une simplepromenade en mer. Et, surtout, tâche de te faire voir le moinspossible. Tu n’ignores pas que les bonzes doivent nous envouloir.

– Bah ! répondit insoucieusementl’artiste que le bonheur avait transfiguré et qui avait repristoute sa jovialité naturelle, ces fainéants ne sont pas si promptsà agir. Je crois que nous avons largement le temps de nousembarquer !

– Me direz-vous enfin, demandabrusquement le naturaliste, comment vous avez réussi à sauverMme Lorenza ?

L’artiste eut un sourire.

– J’avais mon idée quand hier je vous aidemandé de me prêter une barre de fer. J’avais remarqué que lacaverne qui me servait d’habitation avait dû être creusée de maind’homme, et j’étais persuadé qu’elle n’était que l’issue d’un longcouloir souterrain qui devait aboutir à la pagode.

« Vos confidences m’avaient donné àsupposer que Lorenza devait être prisonnière des bonzes. Je formaidonc le projet de faire irruption chez eux en me servant dusouterrain. Malheureusement, il était obstrué par les décombres.Vous devinez maintenant pourquoi je vous ai demandé une barre defer. Quant au browning, il était, bien entendu, destiné à brûler lacervelle au premier de ces coquins qui aurait voulu me barrer lepassage !

« Ce ne fut pas sans un pénible travailque j’arrivai à me frayer un chemin à travers les pierres éboulées.Comme je l’avais pressenti, je me trouvai dans un spacieux corridorsouterrain aux murailles ornées de sculptures naïves. Je me munisde quelques branches de bois résineux, en guise de torches, et jem’enfonçai hardiment dans ces ténèbres, faisant lever sous mes pasdes milliers de chauves-souris.

« Une fois un peu éloigné du rivage, jene rencontrai plus heureusement que des éboulements insignifiants,et j’arrivai beaucoup plus vite que je n’aurais pu le supposer àl’autre extrémité de mon souterrain ; mais, là, le cheminm’était barré par une solide muraille de granit. D’après lescalculs que j’avais faits, je devais, en ce moment, me trouverjuste sous les fondations du monastère.

« J’étais fort embarrassé. Je ne m’étaispas attendu à cet obstacle. J’essayai de voir s’il n’y avait pasquelque porte secrète, quelque bloc virant sur lui-même. Rien. Lamuraille sonnait le plein sous les coups de ma barre de fer.

– À votre place, dit M. Bondonnat,j’aurais essayé de la démolir.

– C’est ce que je fis, mais en pratiquantdes pesées dans l’interstice des pierres pour faire le moins debruit possible, et j’eus la chance de tomber sur une murailleconstruite à la hâte, sans doute, et qui n’avait dû être destinéequ’à obstruer l’entrée du couloir aboutissant à la mer. Les pierresétaient de faibles dimensions et retenues par un mortier trèsfriable. Je me demande ce que j’aurais fait s’il avait fallum’attaquer aux énormes blocs de granit qui constituent lesfondations du temple.

« Bientôt, je sentis que la paroi étaitdevenue extrêmement mince, et je dus travailler avec beaucoup deprécautions pour que ma barre de fer ne passât pas de l’autre côté.Enfin le trou était assez grand. D’un seul coup de barre, je fistomber la lame de crépi qui, seule, maintenant, me barrait lepassage, et je sautai d’un bond dans l’ouverture.

« Je me trouvai dans une crypte éclairéepar une grande lanterne bleue. Je jetai un regard autour de moi, etje crus que j’allais devenir fou de joie… J’apercevais Lorenza, nueet couverte de perles des pieds à la tête, assise comme une idolesur l’autel !…

« Elle ne faisait pas le moindremouvement.

« Tout mon sang se glaça dans mes veines.J’eus un instant la terrible pensée qu’elle était morte, embaumée,changée pour toujours en une muette idole.

« D’un bond, je sautai sur l’autel et jeconstatai avec un indicible bonheur, que ma Lorenza, quoique bienpâle, bien affaiblie, était encore vivante. Je la saisis dans mesbras, et je l’emportai jusqu’à mon trou, comme un tigre doitemporter sa proie. Je suis sûr qu’il ne s’écoula pas une minutedepuis mon entrée dans le temple jusqu’au moment où j’enressortis.

« Ma torche d’une main, maintenant del’autre Lorenza dont la tête inerte reposait sur son épaule, jecourais à perdre haleine le long du couloir.

« Pourtant je m’arrêtai, je revins surmes pas chercher la barre de fer que j’avais oubliée, et, à unendroit où la voûte menaçait ruine, je provoquai – au risque de mefaire écraser – un éboulement qui devait arrêter longtemps ceux quitenteraient de me poursuivre.

« D’ailleurs, je croyais qu’on nes’apercevrait pas immédiatement de ma fuite, car le trou quej’avais creusé aboutissait derrière l’autel et la lueur faible etpresque brumeuse que jetait la lanterne bleue laissait dans l’ombretous les recoins de la vaste salle.

– Si vous n’aviez pas sauvé madame, ditM. Bondonnat, c’était moi qui la sauvais. Il n’y avait pas uneminute que vous étiez parti que j’entrai dans la crypte où j’avaisdéjà pénétré une première fois.

Le naturaliste fit, à son tour, le récit deses aventures.

– Mais j’y pense, conclut-t-il,qu’allez-vous faire de toutes ces perles ? Le pittoresquecostume que porte Mme Lorenza représente une sommefabuleuse.

– Je garde les perles, déclara résolumentGrivard. Il y en a d’abord, dans le nombre, une grande quantité quim’appartiennent, ou plutôt qui appartiennent à mon mandataire.Quant au reste, je crois que ce serait faire preuve d’unedélicatesse ridicule que d’aller les reporter à MM. lesbonzes. Qu’en pensez-vous ?

– Je vous approuve entièrement.

– Cela me fait penser, fit Lorenza d’unevoix faible comme un souffle, qu’il faut pourtant bien que je medébarrasse de ces colliers, de ces bracelets et de ces ceinturesqui m’enserrent de toutes parts, et que je prenne enfin un costumeplus convenable que cette robe de bonze que Louis a trouvéederrière l’autel et qu’il a jetée sur moi au hasard pourm’emporter !

– Diable ! murmuraM. Bondonnat, je n’avais pas pensé à cela. Mais commenceztoujours par vous débarrasser de votre précieuse cuirasse dans moncabinet de toilette. Je vous trouverai bien quelque coffre pour laserrer. Pour ce qui est du costume, je ne puis mettre à votredisposition qu’une robe de chambre japonaise.

– Cela suffira, répliqua vivement lajeune femme. En y ajoutant une ceinture, la robe de chambre serabien assez bonne pour aller du rivage jusqu’au paquebot. À bord,nous trouverons sans doute tout ce qui nous manque.

M. Bondonnat regardait depuis quelquesinstants Louis Grivard.

– Vous n’allez pas m’accompagner avec ceshaillons et cette barbe de sauvage ? lui fit-il tout à coup.Vous auriez d’autant plus tort que j’ai ici tout ce que vous pouvezdésirer : veston, pantalon, chemise, et même une excellentepaire de ciseaux. Je vous les offre de grand cœur.

L’artiste accepta cette proposition avecjoie ; et, bientôt, il eut pris un aspect plus correct. Ilparaissait rajeuni de dix ans. On n’eût jamais supposé quel’élégant gentleman qui venait d’apparaître dans la salle à mangerde M. Bondonnat fût le même être mélancolique, sale ethaillonneux que l’on voyait, étendu sur le sable de la baie, serepaître de fruits sauvages et de coquillages crus.

Lorenza, elle aussi, était complètementtransformée. La robe de chambre de soie, à grands ramages, retenuepar une légère ceinture, moulait ses formes sveltes ; sesbeaux cheveux noirs étaient coquettement peignés à la modejaponaise, et son teint avait déjà perdu sa pâleur cireuse etrepris les couleurs de la santé.

– Mon Dieu, que je suis heureuse !s’écria-t-elle en se jetant d’un élan passionné dans les bras deson mari.

Les deux jeunes époux, étroitement serrés l’uncontre l’autre, se parlaient à l’oreille ou s’embrassaientfurtivement en véritables amoureux.

– Ce qui me rend le plus content, aprèsle plaisir de te retrouver, s’écria Louis Grivard, c’est que nousallons pouvoir rembourser largement les avances de notremandataire !

– Vous lui enverrez une dépêche aupremier port où nous trouverons une station télégraphique, ditM. Bondonnat, qui ne s’était jamais senti aussi heureux.

Cette conversation fut interrompue parl’arrivée du cosaque, qui annonça que l’embarcation demandée setrouvait amarrée au pied même de l’enceinte du jardin.

On procéda en hâte aux derniers préparatifs.M. Bondonnat n’eut garde d’oublier les masques japonais quilui avaient permis de traverser le jardin de la pagode. Il n’oubliapas non plus les pieds de la plante qui produit la fleur dusommeil, et il les empaqueta lui-même dans une petite caissespéciale.

Le naturaliste ne se préoccupa même pas dumobilier de la villa, qui était pourtant sa propriété ; ilsavait que les minutes étaient précieuses, et il eût donné de boncœur toutes les bank-notes qui se trouvaient dans son portefeuillepour être déjà loin de cette île néfaste.

Quoiqu’il lui en coûtât, il n’avait même pasvoulu prendre le temps d’aller dire adieu à la gentille Hatôuara età son père, Amalu. Mais il se promit de leur écrire et de leurenvoyer tous les présents qu’il jugerait les plus capables de leurplaire parmi les productions de la civilisation occidentale.

Chacun transporta gaiement jusqu’au rivage lesrares bagages qu’on emportait ; et l’on prit place dansl’embarcation que montaient deux robustes rameurs océaniens auxcheveux crépus, à la face souriante M. Bondonnat, guidé par laprudence, avait recommandé au cosaque de ne prendre aucun batelierde race japonaise ou tagale.

Le canot quitta le bord et se dirigea – assezlentement, à cause des récifs de corail – vers le paquebotaméricain, dont la coque se découpait clairement sur l’azuréblouissant du ciel et de la mer, et dont les cheminées lançaientdes torrents de fumée noire.

– Je voudrais déjà, s’écriaM. Bondonnat, être sous la protection du drapeauaméricain ! Je ne serai complètement tranquille que lorsquenous aurons mis le pied sur le pont du navire.

– Bah ! dit l’artiste, vous voyezbien que personne n’a cherché à nous inquiéter. Les bonzes étaienttrop dans leur tort pour tenter quelque chose contre nous.

– Hum ! fit M. Bondonnat, jen’ai pas grande confiance dans ces gaillards-là !

Le savant fut interrompu par un des rameursindigènes qui le tirait par la manche et lui montrait quelque chosede noir dans le sillage.

En regardant plus attentivement, il reconnutque cette tache noire était la tête d’un nageur ou plutôt d’unenageuse, car, au bout de quelques minutes, il reconnut la petiteHatôuara qui, fendant l’eau comme une sirène, ne se trouvait plusqu’à quelques mètres de l’embarcation.

M. Bondonnat était profondémenttouché.

– Pauvre petite ! murmura-t-il. Ellenous a vus partir, et elle n’a pas voulu que nous quittions l’îlesans recevoir ses adieux.

Hatôuara était arrivée tout auprès du canot.Un des rameurs l’aida à s’y embarquer. Elle y monta ruisselante etnue. Puis, se jetant aux genoux de M. Bondonnat, elle luiembrassa la main. Sa physionomie avait une expression profondémentsuppliante et mélancolique.

– Voulez-vous de la petite Hatôuara pourvotre esclave ? demanda-t-elle au botaniste. Je n’ai pluspersonne au monde.

– Mais ton père ? Lui serait-ilarrivé malheur ?

– Ils l’ont tué, assassiné ! Je l’aitrouvé étendu sur sa natte, le cœur percé d’un poignard.

– Qui « ils » ? demandaM. Bondonnat, profondément troublé et affligé de cetteterrible nouvelle.

– Les bonzes, les Japonais, quesais-je ? On n’a pas pardonné au pauvre Amalu d’être votre amiet de vous avoir arraché à la mort. Si vous ne me prenez avec vous,j’aurai certainement le même sort ! Quand j’ai vu votre barquequitter le rivage, j’ai senti mon cœur se serrer, et je me suisjetée à la mer pour vous demander si vous vouliez de moi.

– Eh bien, oui, c’est entendu !s’écria M. Bondonnat dans un de ces élans de générosité dontil était coutumier. Tu es une brave enfant, et, après tout, c’estun peu moi qui suis la cause de la mort de ton père…

Hatôuara ne répondit qu’en embrassant avectendresse les mains de M. Bondonnat et en les arrosant de seslarmes.

Il essayait de consoler de son mieuxl’orpheline, lorsqu’il lui vint à l’idée qu’Hatôuara laissaitderrière elle sa petite fortune et que, tout en l’emmenant, ilserait peut-être bon de s’occuper de ses intérêts. Il demanda à lajeune fille si elle avait pris quelques dispositions à cesujet.

– Hélas ! soupira la pauvrette, j’aidéjà fait le sacrifice de tout ce que je possédais. Je sais bienque, mon père une fois mort, le rapace Noghi ne tarderait pas àmettre la main sur sa succession ; aussi ai-je préféré ne pasmême essayer de lutter.

On était arrivé à proximité du paquebot lePacific, et ce fut avec un vrai bonheur qu’une fois lesbateliers payés et congédiés M. Bondonnat et ses amis mirentle pied sur le pont du navire.

Le capitaine – un Yankee pur sang – ne fit aunaturaliste aucune question. Il se contenta d’empocher lesbank-notes qu’on lui tendait et de désigner les numéros des cabinesréservées aux cinq passagers.

Le Pacific était surtout un navire decommerce, et il n’était pas aménagé pour le transport d’un grandnombre de voyageurs. M. Bondonnat constata avec regret qu’iln’était pas muni d’appareil de télégraphie sans fil, ce qui leforçait de ne prévenir sa fille qu’à son arrivée à SanFrancisco.

Pendant que chacun s’occupait de soninstallation, M. Bondonnat trouva, dans le salon despassagers, un journal américain de San Francisco qui ne remontaitqu’à quelques jours et que le capitaine du Pacific tenaitd’un de ses collègues, croisé en chemin.

Il le déplia machinalement. Puis ses yeuxs’arrêtèrent sur un entrefilet placé en seconde page, et ce futavec la plus profonde stupeur qu’il lut :

UNE IMPOSANTE CÉRÉMONIE

« La ville de San Francisco doitprochainement être le théâtre d’une solennité des plus imposantes.Le yacht la Revanche, qui doit ramener la dépouille dugrand savant français M. Bondonnat, est impatiemment attendudans notre ville.

« La remise du corps aux autoritésfrançaises doit être l’objet d’une cérémonie officielle, où legouvernement de l’Union sera certainement représenté.

« On parle aussi d’une délégation desavants américains, qui, sous la présidence du célèbre docteurCornélius Kramm, l’éminent physiologiste que l’on a surnommé lesculpteur de chair humaine, doit rendre un suprême hommage augénial savant que fut M. Prosper Bondonnat. La fille et lapupille du défunt, dont on connaît les dramatiques aventures etl’héroïque dévouement filial, doivent conduire elles-mêmes le deuilen compagnie de leurs fiancés et de la famille du milliardaire FredJorgell… »

*

**

– Qu’est-ce que cela peut bien vouloirdire ? se demanda M. Bondonnat devenu tout pensif. Je nesuis pourtant pas mort, que diable !

Il fut interrompu par la clameur stridente dela sirène à vapeur. Le Pacific avait levé l’ancre,l’hélice tournait. Le vieux savant oublia un instant toute autrepréoccupation pour s’abandonner au plaisir de voir l’île de Basans’atténuer petit à petit dans le lointain et se perdre enfin, commeun flocon de brume azurée, tout au fond de l’horizon.

QUATORZIÈME ÉPISODE – Le buste aux yeuxd’émeraude

CHAPITRE PREMIER –Résurrection !

Depuis le matin, les rues de San Franciscoprésentaient une animation inaccoutumée. D’heure en heure, descentaines de trains débarquaient des milliers de voyageurs venus detous les points de l’Amérique.

En dépit des efforts de quatre régiments depolicemen à cheval qui se livraient, de temps à autre, à devéritables charges, il était à peu près impossible de circuler àtravers cette multitude où se coudoyaient tous les peuples dumonde : Américains, Chinois, nègres, Océaniens et jusqu’à desEsquimaux, encore vêtus, malgré la chaleur, de leurs blouses depeau de phoque et de leurs épaisses fourrures.

Des fenêtres des hautes maisons, presquetoutes reconstruites en acier après le dernier tremblement deterre, des groupes nombreux se pressaient, et, dans certainsendroits, des spéculateurs avaient dressé des estrades dont lesplaces se louaient jusqu’à vingt, cinquante et cent dollars.

C’était sur le parcours des quais à la gare duCentral Pacific Railroad que l’animation était la plus grande. Là,les policemen devaient livrer de véritables combats ; la maréehumaine, sans cesse grossissante, se ruait par toutes les ruesadjacentes, et cherchait à envahir la large avenue par où devaitpasser le cortège dont l’attente excitait à un si haut degré lacuriosité des habitants de Frisco.

Au milieu de cette cohue, trois voyageurs,installés dans une automobile dont la plate-forme était chargée denombreux bagages, n’arrivaient pas, en dépit de tous les efforts deleur chauffeur, à se frayer un passage.

Dans une autre ville que San Francisco, quisert de rendez-vous à toutes les races de l’univers, le costume desvoyageurs et leur allure n’eussent pas manqué d’attirer lacuriosité des badauds ; mais ici, personne ne faisait lamoindre attention à eux.

De ces trois personnes la première était uncosaque, facilement reconnaissable à ses yeux bridés, à sespommettes saillantes et à son nez aplati ; il était vêtu d’unvieux costume de matelot, trop étroit pour sa grande taille, etcoiffé d’une toque de fourrure ; la seconde était un vieillardà la barbe et aux cheveux blancs, à la physionomie pleined’intelligence et de bonté. Il portait un élégant complet de coutilblanc et un chapeau en fibres de Panama ; enfin la troisièmeétait une petite Océanienne, de quinze à seize ans tout au plus,tête nue, les cheveux relevés à la japonaise et retenus par delongues épingles ; elle se drapait dans un luxueux kimono desoie rouge brodé d’or.

– Je crois, dit tout à coup le vieillard,qui semblait observer cette foule avec un sourire ironique, quenous ne pourrons jamais arriver au Palace-Hotel. Qu’en penses-tu,mon brave Rapopoff ?

– Je pense, petit père, balbutia lecosaque, à qui cette multitude houleuse causait une sensationproche du mal de mer, ou tout au moins du vertige, que nous ferionsmieux de retourner en arrière.

– Impossible, répliqua le vieillard. Ilest aussi difficile de revenir sur ses pas que d’avancer.

À ce moment, une dizaine de voix hurlantesdominèrent le tumulte de la foule. C’était une bande de camelotsauxquels on venait d’ouvrir la porte d’une imprimerie et qui seruaient dans la bagarre, en criant :

– Demandez le numéro du San FranciscoHerald ! Avec le portrait de l’illustre Bondonnat et ledétail de ses obsèques !

On se battait pour leur arracher les feuilles,que certains badauds leur payaient jusqu’à un dollar. Cinq minutesne s’étaient pas écoulées qu’ils avaient épuisé leur provision dejournaux ; on dut leur jeter de nouveaux numéros, des fenêtresde l’imprimerie.

La petite Océanienne regardait ce spectacleavec une surprise qui n’était pas exempte d’une certaine terreur,voyant et écoutant tout avec une attention suraiguë. Brusquement,elle tressaillit, et se tournant vers le vieillard :

– Mais il me semble, s’écria-t-elle, quec’est votre nom qu’ils prononcent !

M. Bondonnat ne répondit pas à cettequestion. Le sourire légèrement ironique, qui avait un instantdéridé ses traits, avait disparu. Il était en proie à une fiévreuseimpatience.

– Il faut pourtant que nousavancions ! dit-il au chauffeur.

– Impossible ! fit l’autre avec ungeste résigné.

– Il y a cent dollars pour vous, si nousatteignons le Palace-Hotel ou seulement un café d’où je puissetéléphoner !

L’homme haussa les épaules :

– Quand vous m’en promettriez mille,répliqua-t-il, ce serait la même chose !…

Il ne put achever sa phrase. Un orchestre decinq cents musiciens, qui se trouvait à peu de distance, venaitd’attaquer la Marche funèbre de Chopin ; lerugissement des cuivres et les roulements lugubres des tambourscouvraient même la voix de la multitude.

Mais, à ce moment, il se produisit dans lacohue une poussée formidable. L’automobile, enlevée par cent brasvigoureux, parcourut une trentaine de mètres par-dessus les têtesdes spectateurs. Les trois voyageurs durent se cramponner à leurssièges.

L’auto, projetée avec une puissance presqueirrésistible, ne fut arrêtée dans son élan que par le régiment depolicemen qui barrait l’extrémité de la rue. Mais, grâce à cettepoussée brutale, elle se trouvait maintenant en bordure de l’avenuemême où le cortège allait commencer à se dérouler.

M. Bondonnat et ses compagnons montèrentdebout sur le siège pour mieux voir le spectacle qui s’offrait àeux. À peu de distance de là, ils apercevaient la gare du CentralPacific Railroad, toute tendue de velours noir orné de larmesd’argent et transformée en un gigantesque catafalque, éclairé parles flammes vertes de lampadaires de bronze. Toute la place quis’étendait devant la gare n’était qu’un immense bouquet de fleurs.Il en était venu des trains entiers, hommage de tous les savants del’univers à la mémoire de l’illustre Prosper Bondonnat !

L’avenue, de la gare aux quais, étaitégalement tendue de velours noir dans toute sa longueur. Tous lesglobes électriques étaient allumés et voilés de larges crêpesflottants, d’un aspect fantastique ; enfin, partout, à toutesles fenêtres, aux branches de tous les arbres, claquaient au ventdes milliers de drapeaux américains et français, également cravatésde noir.

Au centre de la place, une estrade protégéepar une tente de riches draperies était occupée par de gravespersonnages en habit noir, des diplomates et des généraux auxbrillants uniformes.

Tout à coup, des vivats saluèrent l’apparitiondu cortège, que précédait une imposante escorte de policemen àcheval accompagnés d’un corps de la garde civique, immédiatementsuivi par les cinq cents musiciens qui continuaient à jouer, enavançant lentement, la Marche funèbre de Chopin.

M. Bondonnat éprouvait un étrangesaisissement. Ses mains amaigries tremblaient d’émotion, et, quandmême la musique et le tumulte de la foule n’eussent pas couvert lebruit de sa voix, il n’eût pu parler, tant il avait la gorgeserrée. Il se frottait les yeux pour s’assurer qu’il était bienéveillé, qu’il n’était pas en train de se débattre contre uncauchemar. Et il ne put s’empêcher de se comparer à Charles Quintqui, suivant une tradition, voulut assister lui-même, couché dansun cercueil, à ses propres obsèques, au monastère deSaint-Just.

Ce cortège, digne d’un roi ou d’un prince,continua à défiler devant ses yeux comme une étincelantevision.

Après les musiciens venaient, par douzaines,des voitures chargées de fleurs. Puis le char funèbre lui-même,orné aux quatre angles de torchères où brûlaient des flammesvertes ; il était surmonté d’un dôme de drap d’argent soutenupar quatre colonnes d’ébène. Le chauffeur, qui le conduisait avecune lenteur solennelle, était revêtu d’un habit à la françaisepompeusement galonné.

Derrière venaient plusieurs voitures de deuil,aux stores baissés.

À la pensée que sa fille se trouvait dansl’une d’elles, M. Bondonnat sentit le vertige le gagner. Ilvoulut s’élancer, crier ; mais son geste et son cri seperdirent dans la puissante rumeur de la multitude, dans letonnerre des acclamations et des musiques.

Le vieillard se laissa retomber sur son siège,pâle, défait, à demi mort, regardant, d’un œil terne et commebrouillé par les larmes, la majestueuse cérémonie qui continuait àse dérouler selon les phases prévues.

Protégés par les policemen, dont la tâchedevenait de plus en plus difficile, les représentants des diversessociétés savantes, des États américains et des corps constituésétaient venus occuper, autour de la place, les estrades qui leuravaient été réservées.

Un petit groupe, au milieu duquel seremarquaient trois jeunes filles couvertes de longs voiles noirs,alla prendre place sur une petite estrade plus luxueusement décoréeque les autres. Et l’on se répétait, dans la foule, que ceux-làqu’on honorait d’une distinction aussi flatteuse n’étaient autresque les parents et amis du défunt. M. Bondonnat se sentaitdéfaillir.

– Ma fille ! ma chèreFrédérique ! bégaya-t-il. Comment lui épargner cettedouleur ?

Cependant le char funèbre s’était arrêté àcôté de l’estrade où se trouvaient les savants et les diplomates,et annonça d’une voix claire :

– M. le docteur Cornélius Kramm vaprendre la parole au nom des membres de la National Academy de NewYork…

M. Bondonnat, éperdu, vit alors se leverun personnage à la physionomie singulièrement caractéristique. Sonvisage, entièrement rasé, offrait des traits réguliers, et sonfront très haut, son crâne énorme annonçaient une puissanteintelligence ; mais ses lèvres minces indiquaient uneméchanceté froide et, derrière ses larges lunettes d’or, ses yeuxsans cils étaient à la fois fixes et obliques comme ceux decertains oiseaux de proie.

– Cornélius ! le fameux docteurCornélius ! se répétait la foule, le sculpteur de chairhumaine !…

Le silence attentif de la multitude étaitdevenu plus profond. Ce fut avec une aisance parfaite que ledocteur Cornélius Kramm commença son discours.

– Messieurs ! Le savant, auquel nousvenons rendre ici un juste et public hommage, fut une des plusnobles intelligences dont puisse s’honorer l’humanité. Grâce à lui,le savoir humain a accompli d’immenses progrès, et, si la mortn’était pas venue le frapper dans des circonstances assezmystérieuses, il aurait, sans nul doute, encore enrichi notrepatrimoine intellectuel de découvertes comparables à celles qui onttant contribué à sa gloire.

« M. Prosper Bondonnat est mortassassiné par les sinistres bandits de la Main Rouge, dans une îleperdue de l’océan Pacifique…

Le docteur Cornélius, en proie à un troublesoudain, s’arrêta net, et ne put achever sa phrase.

Ses yeux, qui erraient distraitement surl’assistance, venaient de rencontrer ceux de M. Bondonnatlui-même. Les deux regards s’étaient croisés, et Cornélius, malgrétoute son audace, était tout à coup devenu d’une pâleur livide. Ilne se rappelait plus un seul mot de ce qu’il avait à dire.

– Messieurs, balbutia-t-il, excusez uneémotion… bien légitime…

De longs murmures commençaient à s’élever dansla foule. Les uns s’extasiaient sur la sensibilité de ce bondocteur Cornélius, les autres trouvaient son attitude tout à faitétrange et incompréhensible.

La foule murmurait, mais sourdement. Ondevinait qu’il y avait, dans les esprits, comme une atmosphère dedrame. C’était un de ces moments où l’on sent, sans savoirpourquoi, qu’il va se passer quelque chose d’extraordinaire. Cet« événement extraordinaire », on l’attendait. Il seproduisit.

Dans la foule, à quelques mètres de l’estrade,un chien se mit à aboyer furieusement : un grand chien noir dela race des barbets. Puis il rompit sa chaîne que tenait un jeunehomme pâle et chétif, un peu bossu, et s’élançant à travers lesjonchées de fleurs, il atteignit en trois bonds l’automobile où setenait M. Bondonnat.

Il lui léchait les mains ; il avait sautésur ses genoux, et le vieillard, éperdu, ému jusqu’aux larmes,brisé par ces émotions successives, répétait d’une voix faible etcependant satisfaite :

– Pistolet ! Mais c’est mon bonchien Pistolet !

Des groupes nombreux commentaient l’incidentet se demandaient quel était l’étrange vieillard, quand deuxpolicemen, armés de leurs casse-tête de baleine à boules de plomb,s’approchèrent pour s’emparer de l’animal.

– Ce n’est pas ici la place d’unchien ! dit brutalement l’un d’eux.

Et il leva son casse-tête pour fracasser latête du barbet.

– Je vous en prie, messieurs, balbutiaM. Bondonnat. Ne faites pas de mal à ce chien quim’appartient !

Le vieillard n’aurait peut-être pas eu ledessus dans la querelle, si le petit bossu, qui tenait encore enmain le bout de la chaîne brisée, n’était intervenu tout àcoup :

– Monsieur, commença-t-il, ce chienm’appartient…

Mais, quand il aperçut le visage deM. Bondonnat qui tenait Pistolet sur ses genoux et leprotégeait de son mieux, il poussa un cri de surprise et dejoie.

Et, s’élançant impétueusement dansl’auto :

– M. Bondonnat ! c’estlui ! vivant !…

Il avait pris les mains de son vieux maître etil les couvrait de ses baisers et de ses larmes.

Les deux policemen étaient demeurésstupéfaits, ne sachant ce que signifiait cette scène. Mais lesparoles du petit bossu avaient été entendues de ses plus prochesvoisins, qui, presque tous, tenaient en main le numéro du SanFrancisco Herald, où se trouvait le portrait du savant.

Il leur suffit d’un coup d’œil pour découvrirla ressemblance du portrait et de l’original, et bientôt une rumeurcourut dans la multitude, s’enfla et grandit comme le roulementlointain de la foudre.

Bientôt le même cri s’échappa de cent millepoitrines :

– Vivant ! Bondonnat estvivant !…

– Oui, s’écriait le bossu, il estvivant ! Le voici ! Venez vite, mon cher maître, vousjeter dans les bras de vos enfants et de vos amis !

– Vive Bondonnat ! cria unevoix.

Ce mot fut le signal d’une acclamationgénérale. On voulait porter le vieux savant en triomphe. Uneescouade de policemen était heureusement accourue au triple galop,et c’est grâce à leur protection que M. Bondonnat et Oscar,que suivaient le cosaque et la petite Océanienne apeurés ettremblants, purent arriver jusqu’au pied de l’estradeprincipale.

En apercevant le vieillard, une jeune filles’était levée, pâle comme une morte sous ses longs vêtements dedeuil.

– Frédérique ! mon enfant !balbutia le vieillard.

– Mon père ! s’écria la jeune filleen étendant les bras.

Mais la secousse avait été trop brutale.Frédérique s’affaissa inanimée, morte peut-être, dans les bras deceux qui l’entouraient.

– Je l’ai tuée ! s’écriait levieillard avec désespoir.

Et, en proie à un véritable égarement, ilvoulait se précipiter sur le corps de la jeune fille.

À ce moment, deux policemen d’une tailleathlétique l’empoignèrent avec rudesse et l’entraînèrent.

– Que me voulez-vous ? cria lemalheureux savant. Laissez-moi, je vous en prie.

– Suivez-nous, lui répondit l’hommebrutalement. Au nom de la loi, je vous arrête !

– Qu’ai-je fait ?

– Vous avez une fière audace de ledemander ! Il faut que vous soyez vraiment effronté pourprendre le nom du grand savant et vous faire passer pour lui, aumoment même où toute l’Amérique s’est dérangée pour assister à sesobsèques !

– Mais je vous jure que je suis bienProsper Bondonnat, répondit le vieillard perdant toutsang-froid.

– C’est un fou, dit le second policemanqui jusqu’alors n’avait pas ouvert la bouche. Et, de fait, il luiressemble un peu !

– Je vous jure que j’ai dit la vérité,répéta obstinément le vieillard.

– Allons, pas d’observations !reprit le premier policeman. Vous vous expliquerez avec le chef duposte.

Tout en parlant, les deux agentsqu’entouraient une vingtaine de leurs collègues avaient entraînéM. Bondonnat jusqu’au commissariat spécial de la gare. On lelaissa seul dans une sorte de cellule qui n’était meublée que d’unlit de camp et d’un escabeau.

Le vieillard se demandait avec tristesse, ense voyant de nouveau captif, si la série de ses malheurs allaitrecommencer.

Au-dehors, il entendait des cris furieux, delongues acclamations, tout le bruit d’une tempête populaire, d’unevéritable émeute.

Cependant, au milieu du désarroi qui s’étaitproduit lorsque Frédérique était tombée, le bossu, Oscar Tournesol,s’était aperçu qu’on arrêtait son maître, et aussitôt il en avaitprévenu l’ingénieur Paganot, le naturaliste Ravenel,Mlle Andrée de Maubreuil et miss Isidora, les deuxmeilleures amies de Frédérique.

– Mesdemoiselles, dit-il, occupez-vous,je vous prie, de soigner votre amie. M. Bondonnat vient d’êtrearrêté, il faut aller le plus vite possible à son secours. Jecrains qu’il n’y ait là-dessous encore quelque coup de la MainRouge.

Et Oscar, après leur avoir dit quelques mots àl’oreille, emmena avec lui l’ingénieur et le naturaliste.

Miss Isidora et Andrée de Maubreuil, quiavaient été presque aussi émues que Frédérique elle-même àl’apparition du spectre de M. Bondonnat, se raidirent contreleur émotion, et, en attendant que cet étrange mystère fût dissipé,s’empressèrent auprès de leur amie. Elles lui baignèrent les tempesd’eau fraîche, lui firent respirer des lavander salts,maistous ces soins furent inutiles, Frédérique demeurait inerte etglacée.

– Mon Dieu, elle est morte ! s’écriaAndrée. La joie et la surprise l’ont tuée !…

Les deux jeunes filles s’affolaient, perdantla tête, au milieu d’une foule de gens qui leur proposaientinutilement leurs bons offices.

Fred Jorgell survint heureusement. Il étaitparvenu à grand-peine à fendre la cohue pour arriver jusqu’àl’estrade. Miss Isidora lui expliqua la situation en quelques mots.Son premier soin fut de faire appel aux policemen, dont il étaitparfaitement connu, et qui, à l’aide de leurs casse-tête, firentplace nette autour de l’estrade ; puis deux d’entre euxtransportèrent Frédérique, qui ne donnait plus signe de vie,jusqu’au poste de secours dont la gare du Central Pacific Railroadest pourvue. Cornélius se faufila derrière en compagnie de FredJorgell, auquel il offrit obligeamment ses services, et celui-cin’eut garde de refuser les soins de l’illustre praticien.

Avant de suivre le milliardaire, Cornéliusavait eu le temps de dire quelques mots à l’oreille d’un correctgentleman qui avait suivi toute cette scène avec une anxiétévisible et qui n’était autre que Fritz Kramm, le marchand detableaux, le frère du docteur.

Cependant, dans toute la ville, le tumulteétait à son comble, la foule était exaspérée par la curiosité etaussi par l’attente et la déception.

– Voyons, criaient les uns, Bondonnatest-il mort ou vivant ? Il faudrait le savoir !

– On se fiche de nous ! Ce fameuxFrançais se porte aussi bien que vous et moi. Je l’ai vu !

– Je vous dis que non ! C’est unescroc qui lui ressemble !

– La preuve que Bondonnat est bienvivant, c’est que la musique ne joue plus, que les discours sontarrêtés, et que la fille de Bondonnat est morte de saisissement enapercevant son père !

Ce fait capital que musique et discoursavaient cessé avait fait une grande impression sur la foule. LesAméricains détestent, avant tout, qu’on se moque d’eux, et, danscette occasion, ils se croyaient à peu près sûrs d’avoir été lejouet d’une mystification.

Ils commencèrent à manifester leur mauvaisehumeur en cassant, à coups de pierres, les globes électriques et enculbutant les estrades d’où les notabilités étaient descendues, aumilieu du désarroi général. Les Chinois, très nombreux dans lacohue, avaient été, dès le début, frappés de la beauté du veloursnoir frangé d’argent. Ils commencèrent à en arracher de largesmorceaux, qu’ils emportaient sournoisement.

Ils furent, d’ailleurs, bientôt secondés dansce travail par des bandits de toutes les nations, qui abondent àSan Francisco. Comme par magie, l’avenue qu’avait suivie le cortègefunèbre se trouva dépouillée de tous ses ornements.

La foule, pour qui ce pillage n’avait été,pour ainsi dire, qu’un avant-goût, était maintenant déchaînée. Ellehoulait, comme la mer battue par l’ouragan. Les policemen nesavaient plus où donner de la tête. C’était une véritable émeutequi grondait ; quelques matelots commençaient déjà à briserles vitres des boutiques, et les commerçants fermaient leursdevantures en toute hâte.

Au milieu de ces scènes de désordre, les charsqui portaient les couronnes ne furent pas plus respectés que lereste, la multitude les culbuta et s’empara d’une partie desfleurs, foulant les autres aux pieds.

Une quarantaine de miliciens à chevaldéfendirent courageusement le char funèbre sur lequel se trouvaientles restes – authentiques ou non – de M. Bondonnat. Ilss’étaient retranchés à l’entrée d’une petite rue latérale ;mais ils allaient sans doute être obligés de céder à la canaille,qui tenait à s’emparer des torchères d’argent et des richesdraperies, lorsqu’une auto vint stopper derrière les miliciens.

Elle était escortée par une vingtaine derobustes matelots, et l’homme qui la conduisait était celui-là mêmeauquel le docteur Cornélius avait fait, une demi-heure auparavant,de mystérieuses recommandations. C’était Fritz Kramm.

Il fit entendre au chef des miliciens qu’ilavait mission de mettre en lieu sûr le cercueil du grandsavant ; on n’avait aucune raison de ne pas ajouter foi à sesallégations.

Le cercueil fut donc chargé dans l’automobilequi se perdit bientôt dans l’enchevêtrement des petites rues quis’étendent entre le port et la gare du Central Pacific Railroad.Les miliciens battirent en retraite, et la foule en profita pourdémolir entièrement le superbe char funèbre, dont elle se partageales débris.

Pendant que cette scène avait lieu,l’ingénieur Paganot, le fiancé de Mlle Andrée deMaubreuil, le naturaliste Roger Ravenel, le fiancé de Frédérique,avaient suivi le bossu Oscar Tournesol jusqu’au commissariatspécial de la gare. Là, ils demandèrent à être mis en présence del’homme qui se faisait passer pour M. Bondonnat ; lechien Pistolet les avait suivis en continuant à aboyerénergiquement, comme s’il eût été exaspéré de l’erreur dont sonmaître était victime.

L’officier de police se fit d’abord un peutirer l’oreille, mais quand Roger Ravenel, qu’il savait être un amidu milliardaire Fred Jorgell, eut déclaré qu’il se portait cautionpour la somme que l’on exigerait, si considérable fût-elle, toutesles objections tombèrent, et M. Bondonnat fut amené dans lebureau où se trouvaient déjà le commissaire spécial et les troisjeunes gens.

Le vieux savant était heureusement muni depièces qui établissaient son identité et qui se trouvaient dans sonportefeuille lorsqu’il avait été conduit à l’île des pendus. Deplus sa ressemblance avec une photographie de M. Bondonnat,dont l’ingénieur Paganot était porteur, formait un sérieuxargument. Enfin les aboiements et les caresses de Pistolet nepermettaient guère de conserver de doutes sur la personnalitéréelle du vieillard.

– Mais enfin, demanda le commissairespécial à qui cette aventure extraordinaire inspirait la plusgrande méfiance, pourquoi, si vous êtes bien le véritableBondonnat, n’avez-vous pas prévenu votre fille dès votrearrivée ? Vous auriez évité l’émeute qui, en ce moment, sedéchaîne dans la ville, et dont vous êtes responsable.

– Monsieur, cela m’a été absolumentimpossible. Il y a deux heures à peine que le vapeur lePacific, sur lequel je m’étais embarqué à l’île de Basan,a jeté l’ancre dans le port, et vous savez vous-même qu’il n’y apas moyen de circuler dans la ville. Puis j’ignorais où se trouvaitma fille. J’ai fait vainement les plus grands efforts pouratteindre le Palace-Hotel, d’où je comptais téléphoner.

Le commissaire spécial réfléchit uninstant.

– J’éclaircirai tout cela,murmura-t-il.

– Alors, demanda l’ingénieur Paganot,M. Bondonnat va être remis en liberté ?

– Soit ! mais à condition que vousrépondiez de sa personne. Je vous ferai connaître tantôt à quellesomme je fixe le chiffre de sa caution.

– Messieurs, je vous en supplie, balbutiale vieillard que cette succession d’émotions violentes avaitcomplètement anéanti, je vous en conjure, dites-moi si ma chèreFrédérique est sauvée !

– Vous allez le savoir à l’instant même.Le poste de secours où elle a dû être transportée se trouve dans lagare.

– Je vais prendre de ses nouvelles !s’écria impétueusement Roger Ravenel.

– J’y vais aussi, ajoutaM. Bondonnat.

– Non, cher maître, dit l’ingénieurPaganot. Restez ici. Il est plus prudent de ne pas exposerMlle Frédérique à une seconde commotion.

– Vous avez raison, murmura le vieillarden tombant anéanti sur un siège.

L’ingénieur n’avait pas dit le fond de sapensée et, s’il avait retenu M. Bondonnat, c’est qu’il sedisait avec angoisse que peut-être la jeune fille avait succombé auchoc terrible qu’elle avait ressenti en voyant se dresser devantelle le spectre de son père.

Heureusement, ses craintes étaient exagérées.Quelques minutes plus tard, le naturaliste revint, la physionomieradieuse.

– Rassurez-vous, mon cher maître, dit-il,notre chère Frédérique a enfin recouvré ses sens, et cela, je doisle dire, grâce aux soins du docteur Cornélius qui a tout mis enœuvre pour venir à bout de la syncope.

Dès lors, il ne fut plus possible de retenirM. Bondonnat. L’instant d’après, le père et la fille sejetaient en pleurant dans les bras l’un de l’autre. Quant audocteur Cornélius, il s’était modestement éclipsé, sans doute pouréchapper aux remerciements.

L’ingénieur Paganot, Roger Ravenel, missIsidora, Andrée, Fred Jorgell et le bossu, Oscar Tournesol,n’étaient guère moins émus que M. Bondonnat et sa fille.

Le commissaire central mit fin à cette scèneattendrissante en priant le milliardaire et ses amis de monter dansune auto qu’il avait fait venir et qui, sous bonne escorte, lesconduirait tous au Palace-Hotel.

Chacun s’empressa d’obéir. Une demi-heure plustard, tous les amis se trouvaient réunis dans un des salons duluxueux caravansérail, qui passe pour être le plus vaste de toutel’Amérique. Là, le premier soin de M. Bondonnat fut detéléphoner au Police-Office, en promettant une forte prime pourqu’on retrouvât le cosaque Rapopoff et la petite Océanienne, quis’étaient perdus dans la foule en cherchant à le suivre, et que,dans son émotion, il avait un instant complètement oubliés. Deuxpolicemen, d’ailleurs, les ramenèrent dans la soirée.

M. Bondonnat, qui, transporté de bonheuren se retrouvant au milieu des siens, avait oublié toute safatigue, fit le récit détaillé de ses étranges aventures.

– J’adopterai la petite Hatôuara, déclaraFrédérique. Je veux que cette pauvre orpheline soit instruite etéduquée convenablement par mes soins. Mais pourquoi, mon père,n’avez-vous pas amené avec vous, pour nous les faire connaître, lepeintre Grivard et la charmante guérisseuse de perles ?

– Je les ai priés tous les deux dem’accompagner, mais Lorenza a éprouvé de telles souffrances,pendant sa captivité chez les bouddhistes, que sa santé en a étéfortement ébranlée. Elle a dû demeurer à bord, d’où elle prendra lepremier train rapide en partance pour New York. Tous deux m’ontpromis, d’ailleurs, que nous nous reverrions en France, et il estentendu qu’aussitôt notre retour Lorenza et son mari viendrontpasser quelques semaines dans notre villa bretonne.

« Quant au cosaque, déclara lenaturaliste, nous en ferons un garçon de laboratoire émérite… s’ilparvient à se corriger de l’habitude de vider des flacons d’alcoolet de se confectionner des tartines avec certains produitschimiques.

M. Bondonnat, après avoir terminé lerécit de ses aventures, attendait avec impatience qu’on lui fîtconnaître la manière dont on avait découvert sa retraite et dont ons’était emparé de l’île des pendus.

Ce fut l’ingénieur Paganot qui se chargea decette narration, en donnant les plus vifs éloges à l’ingéniosité etau courage de lord Astor Burydan. Il dit comment l’excentriqueavait eu l’heureuse idée de prendre à son service tous les clownsdu Gorill-Club ; comment le nageur Bob Horwett avait détruitles torpilles ; enfin, comment les bandits, déjà terrifiés parles visions cinématographiques projetées du pont del’Ariel, avaient été vaincus et anéantis en bataillerangée.

– Mais, demanda M. Bondonnat, quesont devenus les bandits de la Main Rouge ? Il y en avaitparmi eux quelques-uns qui étaient d’assez braves gens.

– Le lendemain même de notre victoire, uncroiseur de l’État – que les démarches de Mr. Fred Jorgellavaient enfin décidé le gouvernement américain à envoyer à notresecours – est venu jeter l’ancre en face de l’île et a pris à sonbord tous les bandits ; ils doivent être jugés ultérieurement.Quant aux Esquimaux, on ne s’est pas occupé d’eux.

– Et les Russes ? Et le prophèteRominoff ? demanda encore M. Bondonnat.

– On a pris les mesures nécessaires pourqu’ils soient ramenés en Europe.

– En somme, reprit le vieillard, danscette étrange aventure tout s’est terminé mieux que nous n’aurionspu l’espérer ; mais il y a trois personnes qui manquent àcette réunion. D’abord l’ingénieur Harry Dorgan, dont j’aurais étéenchanté de faire la connaissance…

– Vous le verrez d’ici peu, répliqua FredJorgell. Il est en ce moment à New York, où l’extension qu’a prisela Compagnie des paquebots Éclair rend sa présenceindispensable.

– Mais lord Burydan et le fidèle Kloum,le Peau-Rouge, n’ont pas les mêmes excuses ! dit en riant levieux naturaliste, et il me semble que leur place était toutindiquée à mes obsèques ?

– Vous savez, répondit Roger Ravenel, quelord Burydan est l’homme le plus fantasque qui soit. Il n’en faitqu’à sa tête. Sitôt que nous avons été arrivés à San Francisco, ilnous a quittés sans dire où il allait, en compagnie de Kloum etd’un Français nommé Agénor Marmousier, qui est en même temps sonami et son secrétaire. Mais, soyez tranquille, lord Burydan est deceux qui ne restent jamais longtemps sans que l’on entende parlerd’eux.

M. Bondonnat et ses amis ne se couchèrentqu’à une heure fort avancée, le soir de cette mémorable journée.Tous étaient brisés de fatigue, mais enchantés que les choses sefussent terminées de si heureuse façon.

Le lendemain, le premier soin deM. Bondonnat fut de se rendre au Police-Office, d’abord pour ydéposer une caution comme il l’avait promis, puis pour savoir cequ’était devenu le cadavre embaumé auquel les bandits de la MainRouge avaient réussi à donner sa propre ressemblance. Il ne doutaitpas que l’examen attentif de cette curieuse pièce anatomiquen’amenât de singulières découvertes.

Malheureusement, ainsi que le lui apprit ledirecteur de la police de San Francisco, le cercueil où se trouvaitle corps du prétendu Bondonnat avait disparu dans la bagarre. Lesrecherches les plus minutieuses ne donnèrent aucun résultat. Onsupposa qu’à la suite de l’émeute le cercueil avait dû être jeté àla mer. Il fallut renoncer à savoir ce qu’il était devenu.

Est-il besoin de le dire, les poursuitescommencées contre M. Bondonnat ne furent pas continuées. Lasomme qu’il avait déposée en guise de caution lui fut rendue.

Bientôt, les journaux annoncèrent que levénérable savant, dont la santé était complètement rétablie, avaitconsenti à passer quelques semaines en Amérique dans les propriétésde son ami, le milliardaire Fred Jorgell, avant de regagnerdéfinitivement la France. Les mêmes journaux annonçaient le triplemariage de Mr. Harry Dorgan et de miss Isidora, deM. Roger Ravenel et de Mlle FrédériqueBondonnat, de M. Antoine Paganot et deMlle Andrée de Maubreuil.

CHAPITRE II – Une visite inattendue

Trois mois après ces événements, un lourdcamion automobile, qu’escortaient huit cavaliers armés jusqu’auxdents, suivait lentement la belle route ombragée de platanes quilonge la rive méridionale du lac Ontario.

En cet endroit, le paysage est un des plusbeaux qui se trouvent dans l’Amérique du Nord. La nappe immense dulac, d’un bleu presque blanc, est couverte de centaines de petitesîles verdoyantes que l’on appelle les Mille Îles et quisemblent autant de bouquets flottant sur la calme surface des eauxlimpides. Sur beaucoup de ces îles sont installés de délicieuxcottages, construits en briques de couleurs vives, qui donnent deloin à ce paysage l’aspect d’un royaume enchanté. De riches canotsd’érable, d’acajou, élégamment pavoisés et couverts de tentesmulticolores, vont d’une île à l’autre. Toute idée de fatigue, delabeur et de misère est absente de ce décor gracieux.

Cette opinion était sans doute celle descavaliers qui escortaient le camion, car ils n’avançaient qu’avecune nonchalante lenteur, s’arrêtant même de temps à autre pouradmirer ce site merveilleux dans tous ses détails.

Cependant, ils étaient arrivés à un endroit oùla route était bordée par une muraille monumentale, au-dessus delaquelle on apercevait les arbres d’un parc presque entièrementplanté de gigantesques thuyas. Ils longèrent cette muraille pendantenviron un mille, et arrivèrent enfin en face d’une haute grille defer forgé près de laquelle s’élevait un coquet pavillon qui devaitêtre l’habitation d’un garde.

Un homme à longue barbe et à lunettes, quiparaissait être le chef de la petite caravane, fit tinter la clochedestinée à signaler l’arrivée des visiteurs. Aussitôt, un robustepersonnage à la face rubiconde et aux vastes épaules sortit dupavillon, et, considérant le nouveau venu d’un airsoupçonneux :

– Que désirez-vous ? demanda-t-ild’une voix brève.

– Sir, répondit le visiteur, je suischargé de remettre en mains propres à mistress Isidora un cadeauque lui adresse son beau-père, le milliardaire William Dorgan.

– C’est que, reprit le gardien avecméfiance, j’ai des ordres très rigoureux.

– Je suis muni d’une lettre deMr. William Dorgan.

– Possible. En ce cas, vous allez entrerseul et je vais vous conduire à l’intendant général,Mr. Bombridge. C’est lui qui décidera si, oui ou non, je doislaisser votre fourgon franchir la grille.

– Soit ! fit l’inconnu sansimpatience. Sur le vu de ma lettre, Mr. Bombridge me laisseracertainement entrer.

L’inconnu descendit de cheval, franchit unepetite grille latérale et suivit le gardien le long d’une alléesablée, bordée de gigantesques rhododendrons dans des caisses decèdre. Tous deux arrivèrent bientôt en face d’un chalet de pitchpinaux élégantes balustrades qu’ombrageaient des érables magnifiques.Une blonde jeune fille, qui se tenait au balcon du premier étage,se hâta d’aller au-devant des visiteurs.

– Bonjour, monsieur Bob Horwett, dit-elleau gardien.

– Bonjour, miss Régine. Je vous amènequelqu’un qui voudrait parler à votre père.

– Entrez donc. Il est précisément dansson cabinet.

L’ex-clown Bombridge, devenu intendant généralde la propriété d’Harry Dorgan, n’avait rien perdu de sa bonnehumeur. Il portait un complet de velours vert et un chapeau defeutre, surmonté d’une plume de canard sauvage, qui lui donnait uneallure tout à fait distinguée. Il invita ses hôtes à se rafraîchir,prit connaissance de la lettre de William Dorgan, puis s’absentapour aller téléphoner au « château ». Il revint bientôten déclarant que le camion pouvait entrer, mais que les hommes del’escorte devaient rester en dehors de la grille.

Les choses étant ainsi réglées, il accompagnalui-même Bob Horwett et le représentant de William Dorgan pourveiller en personne à l’ouverture et à la fermeture de la grandegrille de la propriété, qui, on le voit, était gardée comme unchâteau fort.

Le camion, que conduisait Bob Horwettlui-même, s’engagea dans une longue avenue de frênes de Virginie,au bout de laquelle se trouvait une sorte de pont-levis jeté sur unbras du lac Ontario et qui donnait accès dans le parc proprementdit.

Le magnifique château d’Harry Dorgan –réduction exacte du fameux château de Chambord – se trouvaitrenfermé, ainsi que le vaste jardin qui l’entourait, dans une desîles de l’Ontario et n’était relié à la terre que par cepont-levis.

L’ingénieur avait fait choix de cettepropriété, non seulement à cause du pittoresque de sa situation,mais aussi dans le but de déjouer les tentatives des malfaiteurs,et, en particulier, des affiliés de la Main Rouge.

Le pont-levis franchi, on entra dans une autreavenue – de sycomores, celle-là – qui aboutissait à la courd’honneur.

Pendant que Bob Horwett lui-même conduisait lavoiture jusqu’en face du perron de marbre du château,Mr. Bombridge amena l’envoyé de William Dorgan à une salle deverdure où se trouvait en ce moment M. Bondonnat, en compagniede trois jeunes femmes, toutes trois admirablement belles, quoiqued’une beauté différente.

– À qui ai-je l’honneur de parler ?demanda courtoisement le vieux savant en allant au-devant duvisiteur.

Celui-ci, d’un geste rapide, avait faitdisparaître ses lunettes et sa fausse barbe.

– Lord Burydan ! s’écrièrent lestrois jeunes femmes avec un même cri de surprise.

– Il n’en fait jamais d’autres !grommela l’ex-clown Horwett.

– Je vois avec plaisir, dit gaiement levieux savant, que votre humeur fantaisiste n’a pas changé !Mais, maintenant, quoique vous soyez en pays de connaissance,permettez-moi de faire les présentations !

– Mistress Harry Dorgan,Mme Paganot et enfin Mme FrédériqueRavenel, née Bondonnat…

– Je vois, répliqua l’excentrique avecjovialité, que vous n’avez pas perdu de temps en mon absence.

« Tous mes compliments, mesdames.J’aurai, j’espère, le plaisir de voir vos époux ?

– Non, répondit M. Bondonnat. Toustrois sont à New York, d’où ils ne reviendront que dans deux outrois jours. Ils ont emmené avec eux notre ami Oscar.

– Je ne sais, milord, reprit Frédériqueavec une moue, si nous devons vous adresser la parole… Nous vous envoulons beaucoup toutes les trois…

– On ne lâche pas ainsi ses amis !…s’écria Andrée.

– Ne pas même être venu assister à notremariage !… fit miss Isidora en s’efforçant de prendre une minesévère.

– Mesdames, je vous fais mes excuses lesplus humbles !… Ce n’est pas pour rien que l’on m’appelle« l’excentrique ». Il faut donc que mes amis aient assezd’indulgence pour fermer les yeux sur mes défauts et me prendrecomme je suis !…

– Faut-il pardonner ? demandaFrédérique en se tournant vers ses deux amies.

– Ma foi, oui. Mais qu’il n’y revienneplus ! dit Andrée.

– Je ne puis pas lui en vouloir beaucoup,ajouta mistress Isidora, il m’apporte un cadeau.

– Et un cadeau magnifique !

– Mais comment se fait-il, demandaM. Bondonnat, que Mr. William Dorgan vous ait chargéd’une pareille commission ? Vous le connaissezdonc ?…

Lord Burydan mit un doigt sur ses lèvres.

– Oui, dit-il en souriant. Mais, silence,c’est un secret.

Le naturaliste n’insista pas.

– Voyons le cadeau ! criaient à lafois les trois jeunes femmes.

Bob Horwett courut en toute hâte jusqu’aucamion, et il revint suivi de quatre domestiques qui portaient àgrand-peine, sur une civière, une volumineuse caisse carréeextérieurement doublée de tôle.

Les domestiques, dont les curieuses jeunesfemmes stimulaient le zèle, ouvrirent cette caisse non sans peine.Elle en renfermait une seconde, en bois blanc léger, qui futouverte de même, et qui apparut remplie de bourre de coton trèsserrée.

– Je me demande ce que cela peut bienêtre ? dit Frédérique.

– Quelque vase, quelque bibelotprécieux ! répondit mistress Isidora ; je sais que monbeau-frère Joë et mon beau-père sont des gens pleins de goût.

– Vous êtes donc réconciliée avecMr. Joë Dorgan ? demanda lord Burydan.

– Oui, cela valait mieux ainsi. Mon mariet lui se voient rarement, mais enfin ils ne sont plus ennemisjurés, comme autrefois.

Frédérique et Andrée avaient commencéd’enlever elles-mêmes à grandes poignées le coton, d’une blancheuréblouissante, qui remplissait la caisse. Bientôt quelque chose debrillant apparut.

– De l’or ! dit Andrée. Quelquebijou sans doute ?

– C’est un buste de femme ! celuid’Isidora ! s’écria Frédérique qui, d’une main impatiente,avait achevé de vider la caisse. Il est en bronze doré. C’estmagnifique.

– Il est plus magnifique encore que vousne pensez, dit railleusement l’excentrique. Le buste de mistressIsidora est en or massif. C’est un vrai cadeau demilliardaire !

– Quelle folie ! murmura mistressIsidora, qui, en dépit de ses dénégations, devint rouge deplaisir.

Lord Burydan avait tiré le buste de sa caisseet l’avait posé sur la table de marbre qui se trouvait au centre dela salle de verdure. Le travail de l’artiste – un illustresculpteur français – était à la hauteur de la précieuse matièrequ’il avait employée. Ce buste, d’une grâce un peu languide,égalait les plus belles statues des artistes de la Renaissance.Jean Goujon ou Germain Pilon l’eussent trouvé digne de leurciseau.

Les yeux avaient été traités à la mode del’ancienne Rome, c’est-à-dire que les prunelles, au lieu dedemeurer vides comme le sont en général celles des statuesmodernes, avaient été figurées par des pierres précieuses ;deux superbes émeraudes, de la teinte exacte des yeux de mistressIsidora, fulguraient sous les paupières d’or et donnaient à l’imageune vitalité intense, presque inquiétante.

Comme l’avait dit lord Burydan, c’était là unvrai cadeau de milliardaire. Un buste pareil devait coûter plusd’un demi-million.

Les trois jeunes femmes demeurèrent quelquetemps muettes d’admiration. Les deux Françaises, loin d’êtrejalouses, embrassèrent et complimentèrent chaleureusement leuramie.

– Où allez-vous placer ce beaubuste ? demanda Frédérique.

– Il me semble, répondit mistress Isidoraaprès un moment de réflexion, que sa place est tout indiquée dansle grand salon Renaissance.

– Celui du deuxième étage, au-dessus dulaboratoire ?

– Précisément.

– Surtout, dit en riant lord Burydan,mettez-le dans une pièce dont la porte soit solide ! Ce busteserait une proie magnifique pour ces messieurs de la MainRouge.

Les trois jeunes femmes eurent un même rire,qui sonna clair dans le silence des bosquets.

– La Main Rouge, s’écria mistressIsidora, est-ce que cela existe encore ? Après lescondamnations en masse qui ont été prononcées ces temps derniers,après les centaines d’arrestations opérées sur tous les points del’Union, la fameuse association peut être regardée commeanéantie.

– Allons, tant mieux ! fitl’excentrique. Je ne suis pas fâché de ce que vousm’apprenez ! On va donc pouvoir enfin dormir tranquille sur leterritoire de la libre Amérique !

– D’ailleurs, reprit Frédérique, le salonRenaissance, où le buste va être placé, est muni de solides voletsblindés, et la porte elle-même est revêtue de plaques de tôle devingt millimètres d’épaisseur, précautions qui ont été prises, jecrois, à cause des nombreux objets précieux que renferme déjà lesalon.

Les jeunes femmes voulurent aller présider enpersonne à l’installation du buste dans le salon Renaissance.Pendant qu’elles s’y rendaient, lord Burydan et M. Bondonnatse promenèrent à pas lents le long d’une pièce d’eau couverte denymphéas et bordée de tulipiers en fleurs. Brusquement, leurphysionomie à tous les deux était devenue soucieuse et ils firentune vingtaine de pas sans prononcer une parole.

– J’ai reçu vos lettres, dit enfinM. Bondonnat en baissant la voix, comme s’il eût craint d’êtreentendu. Avez-vous trouvé quelque chose de nouveau ?

– Je crois être sur une bonne piste. Maisje n’ai encore aucun résultat précis. J’attends. Je ne veux agirqu’à coup sûr.

– Soyez prudent.

– Vous n’avez pas besoin de me fairecette recommandation. Je n’ai rien dit pour ne pas effrayer lesdames, mais n’avez-vous pas remarqué, comme moi, que tous lesmembres de la Main Rouge qui ont été condamnés récemment sont desbandits subalternes ? Les hommes, très intelligents, qui sontà la tête de l’Association, n’ont pas même été soupçonnés.

– Je suis certain, moi, répondit le vieuxsavant, que les Lords de la Main Rouge sont non seulement des gensintelligents, mais encore de véritables savants. Je suis encoreémerveillé de ce que j’ai vu dans le laboratoire souterrain del’île des pendus. Ces gens-là sont aussi forts que le docteurCarrel ; je ne connais qu’un homme, en Amérique, qui soitarrivé à ce degré de science.

– Et c’est ?…

– Le docteur Cornélius Kramm !

– C’est curieux, murmura lord Burydand’un air préoccupé, nous avons eu la même pensée. Vous savezd’ailleurs – je l’ai appris tout récemment – que c’est Fritz, lefrère de Cornélius, qui est, en réalité, le propriétaire de l’îledes pendus. Voilà qui me semble très suspect.

– N’allons pas si vite, Fritz Kramm a,paraît-il, parfaitement établi son innocence. Il y avait de longuesannées qu’il n’était venu à l’île des pendus.

– Après tout, c’est possible. Mais ce queje m’explique moins, c’est que l’enquête que l’on a dû faire, surl’existence du musée souterrain dont vous aviez indiquél’emplacement, n’ait amené aucun résultat.

– J’ai cependant fourni les indicationsnécessaires, répondit M. Bondonnat ; mais il paraît quel’officier de marine chargé de l’enquête n’a trouvé, à l’endroitque j’avais désigné, qu’un ravin déchiré par une explosion dedynamite ; une main mystérieuse était venue détruire lesouterrain.

– Les Lords de la Main Rouge sont trèsforts, il n’y a pas à dire.

– Pour en revenir à Cornélius et à FritzKramm, je sais, d’après le récit de Lorenza, la guérisseuse deperles, que ce sont des gens capables de tout. Ils se sont renduscoupables de vols et de chantages.

– Sans doute, répliqua lord Burydan. Maisil ne manque pas de gens peu scrupuleux, qui ne sont pas pour celaLords de la Main Rouge. Pour porter une pareille accusation, ilfaut avoir des preuves réelles.

Le savant réfléchit quelques minutes.

– Voici encore, fit-il à tout hasard, unindice qui peut-être vous servira. Dernièrement, le docteurCornélius, dont j’admire d’ailleurs très sincèrement l’immensesavoir, est venu nous rendre visite, en compagnie de son frère.Mr. Joë Dorgan était là. À un moment donné, ils se sonttrouvés tous trois placés l’un près de l’autre. Eh bien, savez-vousl’étrange impression que j’ai eue ? C’est que je me trouvaisen présence de ces trois hommes masqués qui commandaient en maîtresà l’île des pendus et qui sont tant de fois venus me dicter leursordres dans ma prison. J’aurais juré que c’était la même taille, lamême corpulence, la même voix. Seulement, je sais combien il fautse défier de ces impressions-là !

– Oui, répondit lord Burydan. Évidemmenttout cela ne constitue pas des preuves… pas plus d’ailleurs que lesaboiements de Pistolet, qui paraît avoir, contre les troispersonnages dont nous parlons, une véritable haine. Je ne veux pasme laisser entraîner par le désir de deviner la vérité, et je saisparfaitement que toutes les personnes après lesquelles aboiePistolet ne font pas partie de la Main Rouge.

– Vous croirez ce que vous voudrez, moninstinct me dit que ces gens-là sont suspects. Ainsi, ce JoëDorgan, je suis sûr de l’avoir vu quelque part… Mais laissons celapour le moment… De votre côté, n’avez-vous riendécouvert ?

– Rien qui vaille la peine d’êtrementionné, mais je ne demeure pas inactif une seule minute, et jesuis, il faut le dire, admirablement secondé par mon ami Agénor.C’est ainsi que, depuis un mois, sous un déguisement, je suis entréau service de William Dorgan afin de pouvoir mieux surveiller lesfaits et gestes de son fils Joë. J’avoue que jusqu’ici je n’ai riendécouvert. Joë Dorgan est très travailleur, très ambitieux. Ils’occupe activement du trust des cotons et maïs, qui appartient àson père. Mais précisément, ce serait là une raison pour qu’il nesoit pas affilié à la Main Rouge.

– Il est intimement lié avec Fritz etCornélius ?

– Sans doute. Mais qu’y a-t-ild’extraordinaire à cela ? Les deux frères possèdent des partsimportantes dans le trust.

– Ma foi, vous avez raison. Et je nesais, après tout, si j’ai le droit de dire tant de mal deCornélius, qui, à San Francisco, a fait preuve envers ma fille duplus grand dévouement. C’est lui qui l’a arrachée à une syncope quieût pu devenir mortelle.

– Tout cela est bizarre. Enfin,restons-en là. D’ici peu, j’espère avoir du nouveau. Il est bienentendu, d’ailleurs, que cette conversation doit demeurer entrenous. Il serait parfaitement cruel de troubler le bonheur de cestrois jeunes ménages par toutes ces sombres histoires. Ils secroient débarrassés de la Main Rouge ; laissons-les jusqu’ànouvel ordre dans cette croyance.

– Quand vous verrai-je ?

– Je n’en sais rien. Mais il se peut qued’ici quelques jours vous receviez une lettre de moi. Si lesrecommandations que je vous ferai avaient une importance spéciale,je mettrai un X au-dessous de ma signature. Ce signe voudra direqu’il faut faire exactement ce que je vous recommanderai dans malettre, si étrange que cela vous paraisse.

– C’est entendu.

– Maintenant, plus un mot de la MainRouge. Allons rejoindre ces dames, qui vont certainement vouloirnous montrer comment elles ont disposé le buste aux yeuxd’émeraude.

Tous deux se rendirent au salon Renaissance etadmirèrent de nouveau la cadeau princier de William Dorgan. Ilavait été posé sur une élégante selle et dans un éclairage trèsfavorable. Mistress Isidora annonça que, le jour du retour de sonmari, elle cacherait le buste derrière un rideau afin de lui donnertout le plaisir de la surprise.

En présence de lord Burydan, elle fit unesorte de répétition de cette scène, et l’on déclara à l’unanimitéque l’ingénieur Harry Dorgan était décidément le plus heureux desépoux.

Cependant l’heure s’avançait. Lord Burydan,malgré les instances qu’on fit pour le retenir, prit congé de sesamis, après s’être affublé de la fausse barbe et des lunettes dontse composait son déguisement.

CHAPITRE III – Le buste aux yeuxd’émeraude

Andrée et Frédérique, assises sur une desterrasses du château, regardaient le soleil disparaître à l’horizondu lac Ontario, semé de centaines d’îles verdoyantes. Des nuagesaux plis majestueux se teignaient des riches couleurs de la pourpreviolette, de l’écarlate sombre et de l’orangé. C’était un spectacleféerique.

– Quel beau soir ! murmura Andréeavec émotion. Quel calme ! quelle douceur dans l’air ! Ily a longtemps que je n’avais été aussi heureuse !

Frédérique ne répondit que par un soupir àdemi étouffé.

– Tu as l’air triste ? dit Andrée enprenant affectueusement ses mains entre les siennes.

– Je t’assure que non.

– Voyons, Frédérique, tu me cachesquelque chose. Crois-tu donc que je ne me sois pas aperçue de tapâleur et de ta tristesse depuis quelques jours ?

– Eh bien, oui, c’est vrai ! Je nesuis pas heureuse, murmura la jeune femme avec effort.

– Mais c’est impossible ! répliquaAndrée. Que te manque-t-il donc ? Tu es riche, entourée d’amisdévoués, adorée de ton mari, et nous allons bientôt revenir enFrance, où de nouveaux bonheurs t’attendent.

– Mon mari ne m’aime pas ! murmuraFrédérique avec une poignante tristesse. J’en suis sûre.

– Ah çà ! mais quelles idées tefais-tu donc ? Roger est aux petits soins pour toi ; ilne pense qu’à toi, ne parle que de toi.

– Oh ! reprit Frédérique quiretenait à grand-peine ses larmes, Roger est certainement d’unecourtoisie parfaite à mon égard. Il déploie envers moi unesollicitude qui descend aux moindres détails ; il ne me donneaucun prétexte pour lui adresser un seul reproche, etcependant…

Frédérique paraissait hésiter.

– Allons, Frédérique, dit Andrée, net’arrête pas à mi-chemin. Tu sais que tu peux avoir toute confianceen moi.

– Je vais tout te dire ! Roger nem’aime pas comme je voudrais qu’il m’aimât ! Il pense beaucoupplus à ses travaux qu’à moi. Mais cela ne serait rien… Je saisqu’un savant ne peut pas demeurer oisif et que, si je veux plustard être fière de lui, il faut qu’il travaille ! Ce n’est pastout !… Si je te disais, ma chère Andrée, que, depuisplusieurs nuits, il se lève, quitte sa chambre sans faire de bruitet ne revient qu’après une absence de deux ou trois heures… J’aiune rivale, j’en suis sûre !… Oh ! si je croyaiscela !…

– Tu m’étonnes ! Mais tu dois tetromper.

– J’ai cru longtemps que je me rendaismoi-même malheureuse par une jalousie sans cause, mais les faitssont là !… Pourquoi s’absente-t-il la nuit, comme il lefait ?

– Comment veux-tu que ton mari t’aitdonné une rivale dans ce château qui est clos comme une forteresseet situé à dix miles de la ville ?

– Quand on est jalouse, on ne s’arrêtepas à de pareils raisonnements. Je soupçonne tout lemonde !

– Même Isidora, même moi ? demandaAndrée, piquée au vif.

Frédérique s’était jetée, en pleurant, dansles bras de son amie.

– Pardonne-moi, chère Andrée,balbutia-t-elle en sanglotant. Je n’ai voulu parler, bien entendu,ni de toi ni d’Isidora…

– Alors serais-tu jalouse par hasard decette petite Océanienne que ton père a ramenée ?

– Oh non ! par exemple !s’écria Frédérique dont les yeux jetèrent un éclair d’orgueil.J’espère, malgré tout, que mon mari me préférerait à cette peaucuivrée !

– Tu vois bien que tes soupçons sontabsolument déraisonnables. Roger ne sort sans doute que pour allerprendre le frais sous les beaux ombrages du parc.

Frédérique réfléchissait.

– Un moment, reprit-elle, j’ai bien penséà cette Dorypha, à cette danseuse endiablée que je déteste de toutcœur, quoiqu’elle nous ait sauvés, cette drôlesse qui a eul’impudence d’embrasser Roger malgré lui…

– Réfléchis un instant. Tu sais bien queDorypha, après avoir épousé son amant, le Belge Gilkin, s’en estallée très loin d’ici, dans l’Arizona, où Fred Jorgell a confié àson mari la direction d’une exploitation importante !

– C’est vrai. Tu as raison. Mais qui medit que Roger ne me trompe pas avec quelque femme de chambre, ouavec quelque fille qui s’est éprise de lui et vient le visitersecrètement…

– Mais tu es folle ! absolumentfolle ! Veux-tu que je parle à Roger ?

– Garde-t’en bien ! Je mourrais deconfusion s’il savait que j’ai de pareilles idées.

Cette conversation fut interrompue par letintement de la cloche qui annonçait l’heure du dîner.

Frédérique passa en hâte dans son cabinet detoilette pour effacer la trace de ses pleurs, et les deux jeunesfemmes descendirent à la salle à manger.

Le repas fut, comme à l’ordinaire, pleind’animation. Frédérique seule, malgré tous ses efforts, ne pritaucune part à la gaieté générale. Toutefois, dans le tumulte descauseries et des discussions, sa mélancolie ne fut remarquée depersonne, sauf de son amie Andrée.

Après le repas, les trois jeunes femmes serendirent dans la serre, qui était contiguë à la salle à manger, etoù, chaque soir, tout en prenant le thé, elles avaient l’habituded’écouter la lecture de certains journaux, que leur faisait lagouvernante écossaise, mistress Mac Barlott. Pendant ce temps,M. Bondonnat et ses amis étaient allés faire une promenade surles rives du lac, d’où l’on pouvait contempler un clair de luneadmirable ; ce ne fut qu’assez tard dans la soirée que RogerRavenel regagna la chambre qu’il occupait et qui n’était séparée decelle de Frédérique que par une porte de communication.

Roger frappa doucement et, ne recevant pas deréponse, entra dans la chambre de sa femme. Il y régnait uneobscurité à peine tempérée par la lueur d’une veilleuse électriquesuspendue à la voûte de la pièce, creusée en forme de dôme.

Il s’approcha du grand lit à colonnes etaperçut Frédérique, immobile et les yeux clos, déjà couchée.

– Elle dort, murmura-t-il. Je ne vais pasla réveiller.

Et, s’avançant sur la pointe du pied, ileffleura d’un baiser le front de la jeune femme, et se retira.

Frédérique ne dormait pas. Sitôt qu’elle eutentendu la porte de communication se refermer, elle sauta à bas deson lit, enfila à la hâte un peignoir, jeta sur ses épaules unemantille de dentelle ; puis, les pieds nus dans sespantoufles, elle s’approcha de la porte de communication et collason oreille au trou de la serrure.

Roger allait et venait dans sa chambre.Frédérique l’entendit ouvrir et refermer des tiroirs, puis ilsortit.

– Cette fois, murmura la jeune femme,frissonnante d’angoisse, je vais savoir !… Il faut que jesache !

Silencieusement, elle se faufila dans lecouloir sur lequel s’ouvrait la porte des deux chambres. Dans lapénombre lunaire, elle distingua la silhouette de Roger, qui, déjàparvenu au palier de l’escalier, commençait à descendre. Elle lesuivit, mais en prenant les plus grandes précautions pour n’êtrepas aperçue.

Roger sortit par une petite porte qui donnaitsur le parc, du côté opposé à la façade de la cour d’honneur.Frédérique se dissimulait derrière les massifs de plantes rares etne le perdait pas de vue.

– Peut-être, après tout, pensait-elle,veut-il simplement, comme l’a dit Andrée, aller prendre le fraissous les arbres. Quel bonheur, si j’étais sûre qu’il ne me trompepas !

Mais, à ce moment, elle distingua dans letaillis une forme féminine, qui semblait venir du côté dupont-levis et se diriger vers le château. L’inconnue avançait avechésitation, se cachant derrière le tronc des arbres et seretournant fréquemment pour voir si elle n’était pas suivie.

Frédérique eut le cœur serré d’une mortelleangoisse.

– Mes pressentiments ne m’avaient pas trompée,se dit-elle. Roger me trahit ! Il aura beau mentir maintenant.Je l’ai vue, de mes propres yeux vue, l’odieuse rivale qui m’a voléle cœur à mon mari !…

Éperdue, elle s’était avancée en pleinelumière ; elle n’eut que le temps de se jeter derrière unmassif d’hortensias pour n’être pas surprise par l’inconnue quipassa devant elle, à quelques pas de sa cachette.

Frédérique ne put voir son visage, qui étaitdissimulé sous un épais fichu de dentelle. Elle ressentit au cœurune douleur aiguë. Ses jambes fléchissaient sous elle. Elle crutqu’elle allait s’évanouir. Mais la haine la remit sur pied, et,elle continua son chemin.

Elle chercha alors des yeux sa rivale.Celle-ci avait disparu ! Frédérique ne vit plus que Roger,qui, après avoir côtoyé dans toute sa longueur la façade duchâteau, était arrivé à l’aile la plus éloignée de la chambre qu’ilhabitait et cherchait une clé dans sa poche.

– Je vais le suivre, pensa-t-elle. Cettefemme va le rejoindre, c’est certain. Je les surprendrai !

Frédérique, après avoir attendu une minute,poussa doucement la porte que Roger avait laissé ouverte, et montaderrière lui l’escalier qui conduisait au premier étage.

Roger longea quelque temps un corridor ets’arrêta devant une porte qui était celle du laboratoire que FredJorgell avait mis à sa disposition, car, depuis leur arrivée auchâteau, ni l’ingénieur Paganot ni le naturaliste n’avaientinterrompu leurs travaux.

Comme il mettait la clé dans la serrure, lepetit bossu Oscar Tournesol arrivait par l’extrémité opposée ducouloir. Il était entré par l’autre façade du bâtiment.

– Je crois, dit-il en riant, que voilà cequi s’appelle de l’exactitude !

– Oui, répondit le naturaliste, c’estparfait !

Tout en parlant, il avait ouvert la porte.Tous deux entrèrent dans une première pièce où couchaitordinairement le cosaque Rapopoff, promu aux fonctions de garçon delaboratoire.

Oscar tourna le commutateur. Soudain il jetaun cri d’épouvante en apercevant le cosaque, étendu sur son littout habillé, la tête pendante et la face décomposée. À côté de luise trouvait une bouteille vide.

– Ils l’ont tué ! s’écria le bossuavec émotion.

– Non, dit l’ingénieur. Je crois, moi,qu’il est tout simplement ivre.

– Ce n’est pas là l’ivresse ordinaire,s’écria l’adolescent qui avait pris Rapopoff à bras-le-corps,l’avait redressé et avait glissé sous ses épaules un oreiller.

Le naturaliste prit sur une planche un flacond’ammoniac et l’approcha des narines du cosaque. Mais ce révulsif,ordinairement souverain dans les cas d’ébriété, ne produisit aucuneffet.

– On a dû lui faire absorber unnarcotique, dit Roger Ravenel ; il y a heureusement dans lelaboratoire de quoi le soigner énergiquement.

Roger Ravenel, plus inquiet qu’il ne voulaitle paraître, ouvrit la porte de la seconde pièce et, montant sur unescabeau, se mit en devoir d’atteindre des flacons qui setrouvaient sur une planche.

Tout à coup, un cri de stupeur jaillit de seslèvres. Il venait d’apercevoir, au-dessous de la porte qui donnaitaccès à la troisième pièce, un imperceptible rai de lumière. Sansnul doute des malfaiteurs étaient là ! les mêmes,certainement, qui avaient fait absorber à Rapopoff unnarcotique.

Roger demeura hésitant pendant quelquesminutes.

– Je ne vois pas, songeait-il, ce qu’onpeut bien trouver à voler dans ce laboratoire, où il n’y a pas unseul objet qui ait quelque valeur.

Soudain, une idée traversa son esprit avec larapidité de l’éclair.

– Le buste aux yeux d’émeraude !s’écria-t-il. Ce ne peut être que cela. Le salon Renaissance estjuste au-dessus du laboratoire !

Sans réfléchir au danger qu’il courait, ilouvrit brusquement la porte.

Trois hommes, au visage couvert d’un masque,étaient là. L’un d’eux était encore monté sur l’échafaudageimprovisé grâce auquel ils venaient de percer le plafond. Il tenaitentre ses bras le buste d’or, rutilant de clarté à la lueur de lalampe électrique du plafond, et se préparait à le passer à un deses complices.

Roger demeura une seconde immobile et commefigé de surprise. Avant qu’il ait eu le temps de prendre unedécision, les trois malandrins s’étaient rués sur la porte etl’avaient refermée.

Le bossu était accouru. Roger le mit en deuxmots au courant de la situation.

– Tu vas aller chercher du renfort, luidit-il, et, pendant ce temps, je les empêcherai de prendre lafuite.

– Mais s’ils vous attaquent ?

– Je ne cours aucun risque. Je vais mecontenter de fermer à clé la porte extérieure – celle qui ferme surle corridor. Avant qu’ils aient eu le temps de l’enfoncer, tu serasde retour avec quelques solides gaillards…

À ce moment, le rai de lumière disparut et, enmême temps, la porte s’ouvrait. D’une poussée irrésistible, lestrois malfaiteurs, culbutant Roger Ravenel et son compagnon,traversaient les deux pièces d’un bond et gagnaient lecorridor.

– Il n’y a que demi-mal, fit le bossu ense relevant, ils n’ont pas emporté le buste. Notre arrivée les asurpris, et ils n’ont songé qu’à prendre la fuite.

– Oui, mais il faut leur donner lachasse, sans perdre une minute. J’ai heureusement sur moi monrevolver. Viens avec moi !

Tous deux s’élancèrent dans le couloir et yarrivèrent juste à temps pour voir les trois bandits se précipiter,tête baissée, dans l’escalier. Roger et Oscar constatèrent uneseconde fois, avec satisfaction, que les malandrins n’emportaientaucune espèce d’objet.

Roger tira sur eux, au jugé, un coup derevolver.

Un cri déchirant, un cri de femme apeurée,répondit au bruit de la détonation.

Roger s’élança et ne put que recevoir dans sesbras Frédérique évanouie.

– Morte ! s’écria-t-il, elle estmorte !… et c’est moi qui l’ai tuée !…

Fou de douleur, il souleva le corps de lajeune femme et courut au laboratoire, où il la déposa dans unfauteuil.

– Mon adorée Frédérique, balbutiait-il,mais ce n’est pas possible ! Tu n’es pas morte ?Réponds-moi !… Et toi, Oscar, que fais-tu là ? Aide-moidonc ! Vite, de l’eau froide, des sels !

En proie à un véritable délire, il couvrait debaisers les mains et le visage de la jeune femme.

Au bout de quelques instants, elle ouvrit lesyeux, et jetant sur son mari et sur Oscar des regards stupéfaits,elle murmura d’une voix faible :

– Oh ! cette femme !… Lesbandits !…

– Où es-tu blessée, ma chérie ?demanda Roger, agenouillé aux pieds de Frédérique.

– Je ne suis pas blessée, mais j’ai eu sipeur ! La balle a sifflé à mon oreille…

– Mais que faisais-tu là ?

Frédérique rougit et baissa la tête. Puis,jetant à son mari un regard chargé de rancune :

– Je sais tout !… Je t’aisuivi !… Je l’ai vue, cette misérable femme !…

– Quelle femme ?

– Celle avec qui tu me trompes !celle que tu vas rejoindre tous les soirs ! Je n’ai puapercevoir ses traits, mais je saurai bien la trouver, et je mevengerai !…

Frédérique s’était mise à fondre enlarmes.

– Mais c’est à devenir fou ! s’écriaRoger. Frédérique, ma chérie, je te jure que je ne t’ai jamaistrompée ! que je n’ai jamais eu de rendez-vous avec aucunefemme !

– Mais, alors, pourquoi t’échappes-tutoutes les nuits de ta chambre ? Roger et Oscar seregardèrent.

– Me voilà obligé d’avouer mon secret,dit le bossu. Comme vous le savez, madame, je dois épouserprochainement miss Régine Bombridge. Elle a eu la générosité d’yconsentir, malgré la disgrâce dont je suis affligé… Je voulais luifaire une surprise.

– Quelle surprise ? demandaFrédérique d’un air soupçonneux.

– Depuis quelques années déjà, la sciencea trouvé le moyen de guérir l’infirmité dont je suis atteint.M. Ravenel a eu la bonté de consentir à m’appliquer letraitement qui doit me débarrasser de ma difformité.

– Et c’est, pour cela, demanda Frédériqueun peu calmée, que Roger me quitte tous les soirs ?

– Mais oui, répondit le naturaliste. Cepauvre Oscar m’avait demandé le secret ; il voulait faire à safiancée la surprise de se présenter un beau matin devant elle,allégé de sa bosse et droit comme le commun des hommes.

Frédérique était à demi convaincue. Ellehésitait pourtant encore. Ses regards méfiants allaient de Roger àOscar, épiant le clin d’œil qui lui eût fait deviner entre eux lacomplicité d’un mensonge. Mais Oscar et Roger étaient de très bonnefoi ; ils n’avaient dit que la vérité.

– Alors, cette femme ? demandaFrédérique avec insistance, pourquoi l’ai-je aperçue précisément àl’heure où tu te trouvais dans cet endroit du parc ?

Roger Ravenel eut un mouvementd’impatience.

– Que veux-tu que je te dise ?s’écria-t-il. Je ne la connais pas, moi, cette femme. Je n’en saispas plus long que toi sur son compte… Quelle explication veux-tuque je te donne ?

– Il y en a bien une, fit Oscar. Je suissûr, moi, que cette femme était avec les cambrioleurs. Elle faisaitle guet, pendant que ses complices étaient en train d’enlever lebuste.

– On a volé le buste ? demanda aveceffarement Frédérique, à qui cette nouvelle faisait momentanémentoublier sa jalousie.

– Non, on ne l’a pas volé, répondit lenaturaliste, mais nous sommes arrivés à temps…

– Tant mieux ! s’écria la jeunefemme. Isidora aurait été vraiment navrée. Alors vous l’avezrepris ? Où était-il ?

– Nous l’avons repris, murmural’ingénieur, c’est-à-dire que nous avons mis les cambrioleurs enfuite et qu’ils sont partis sans rien emporter. Pourvu qu’ilsn’aient pas arraché les émeraudes !

– Je n’avais pas pensé à cela… Cherchonsle buste… Ils ont dû le laisser dans quelque coin.

Roger ouvrit la porte de la troisième pièce,qu’il inspecta d’un coup d’œil rapide.

– Je ne vois pas le buste, fit-il avec unpeu d’étonnement.

– Eh bien, tant pis ! s’écriaFrédérique dont toute la jalousie s’était réveillée, tu retrouverastoujours bien le buste puisqu’il est là. Ce n’est pas lui quim’intéresse, c’est cette femme. Vous devriez déjà tous les deuxêtre à la poursuite des bandits. Qu’attendez-vous pour leur donnerla chasse ? Ils ne peuvent être loin, puisque le pont-levis àcette heure-ci n’est jamais abaissé.

– Soit ! répondit docilement lenaturaliste, nous allons nous mettre à la poursuite descambrioleurs. Mais, auparavant, je veux te savoir en sûreté dans tachambre.

– Pas du tout. Je vous accompagne. Je neveux pas que cette prétendue cambrioleuse s’échappe à l’aide dequelque subterfuge. Je veux connaître la vérité, et je laconnaîtrai !

Roger comprit qu’il n’y avait rien à fairecontre une pareille obstination.

– Eh bien, viens avec nous, fit-il. Maisc’est insensé ! Tu serais beaucoup mieux dans ton lit. Tut’exposes, comme tout à l’heure, à recevoir quelque balleperdue.

– Cela m’est égal !Marchons !

Tous trois se préparaient à sortir dulaboratoire lorsqu’ils entendirent une sorte de beuglement bizarrequi, pendant quelques minutes, les cloua d’étonnement surplace.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?demanda Frédérique en prenant d’un geste instinctif le bras de sonmari.

– Rassurez-vous, madame, répondit lebossu qui venait d’entrer dans la première pièce : c’estsimplement notre ami Rapopoff qui bâille.

Ils aperçurent, en effet, le cosaque, qui,tout effaré de se réveiller en si nombreuse compagnie, roulait degros yeux hébétés et se détirait en ouvrant une énorme mâchoire. Ilfinit par se cacher sous la couverture, tout honteux sans douted’être surpris par une dame dans un état si peu présentable.

– Toi, mon bonhomme, lui dit Roger, quiau fond était exaspéré, tu auras affaire à moi ! Nousréglerons nos comptes demain matin. Tout ce qui arrive, c’est de tafaute. Si tu n’avais pas bu le contenu de cette bouteille… maissuffit…

Le cosaque ne répondit pas. Tapi sous sescouvertures, il laissait passer l’orage.

– Quelle brute ! s’écria lenaturaliste.

Puis, se tournant vers Oscar :

– Cours vite, lui dit-il, éveiller tousles domestiques. Dis au premier que tu rencontreras d’avertirégalement Harry Dorgan et Paganot. Puisque Frédérique l’exige, nousallons faire une battue en règle.

Le bossu partit en courant, pendant que Rogerrefermait soigneusement à double tour la porte extérieure dulaboratoire.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que,déjà, la domesticité du château s’éveillait. On voyait des lumièresaller et venir à toutes les ailes du corps de logis.

Harry Dorgan, l’ingénieur Paganot etM. Bondonnat lui-même, arrachés à leur sommeil, arrivaientdans le costume sommaire qu’ils avaient revêtu à la hâte.

En quelques mots, Roger Ravenel mit ses amisau courant, et tout aussitôt la battue s’organisa. Une troupe dedomestiques commença à explorer les rives du lac, pendant qu’uneautre se dirigeait vers le pont-levis.

On s’était muni de phares d’automobile pourfouiller les buissons les plus épais, et une dizaine de chiens,parmi lesquels se trouvait Pistolet, avaient été lancés sur latrace des malfaiteurs.

Frédérique et Roger suivaient cette meuted’aussi près que possible. Pistolet, qui avait pris les devants,revint bientôt sur ses pas, en aboyant d’un air plaintif quiéveilla l’attention de la jeune femme.

– Pistolet a découvert quelque chose,fit-elle. Il faut voir ce que c’est.

Le chien les conduisit au milieu d’un fourréinextricable, dans le centre duquel apparaissait un objet blancdont Roger ne put tout d’abord préciser la nature. Frédérique eutvite fait de deviner.

– La femme ! s’écria-t-elle, c’estla femme ! Je reconnais la couleur de sa robe et de sonfichu ! Cette fois, je la tiens !… Elle ne m’échapperapas !

Quittant brusquement le bras de son mari, elles’était élancée en courant de toute la vitesse de ses jambes. Oneût dit que la haine lui mettait des ailes aux talons.

Arrivée en face du buisson, elle demeurastupéfaite et décontenancée. Elle se trouvait en présence d’unefemme au visage ensanglanté, et cette femme était Régine Bombridge,l’ex-écuyère du Gorill-Club, la fiancée d’Oscar Tournesol.

La jeune fille n’était pas évanouie. Ellepoussait de faibles gémissements, et, avec l’aide de Roger et deFrédérique elle-même, qui ne savait que penser, elle se releva etput aller s’asseoir sur un banc rustique qui se trouvait à peu dedistance de là, au pied d’un eucalyptus. Roger lui fit avaler unegorgée de whisky, lava la blessure qu’elle portait au front et qui,heureusement, n’offrait pas de gravité.

Frédérique avait aidé son mari, attendant avecimpatience que la blessée fût assez remise pour parler.

– J’espère, miss, lui dit-elle enfin,d’un ton presque menaçant, que vous allez nous expliquer commentvous vous trouvez ici, à courir les bois, à pareille heure, quandvous devriez dormir paisiblement dans le chalet de votre père.

Miss Bombridge baissa la tête, toute confuse,et après une longue minute d’hésitation, se décida à parler.

– Madame, dit-elle, avec un accent denoble sincérité qui ne permettait pas de mettre en doute sesparoles, je dois dans quelques semaines épouser Oscar Tournesolqui, sur ses vives instances, a obtenu d’occuper une chambre dansle chalet de mon père jusqu’à ce que nous soyons mariés.

– Je sais cela, répondit Frédérique toutefrémissante d’impatience, allez droit au fait, miss !

– Je me suis aperçue que, depuis quelquetemps, Oscar s’absentait régulièrement toutes les nuits. J’aiessayé de savoir où il allait ; il m’a répondu d’une façonévasive. Que vous dirai-je ? Je me suis figurée qu’il metrompait.

La jeune fille ajouta avec un réelchagrin :

– Mais, malheureusement, madame, je lecrois encore. J’en ai la preuve.

– Que voulez-vous dire ?

– Ce soir, j’ai eu la malencontreuse idéede l’espionner, et je vous assure que j’en ai été bien punie.J’étais arrivée, en suivant Oscar, jusqu’à la petite porte del’escalier du laboratoire, quand j’ai aperçu une femme,soigneusement voilée d’une mantille, qui marchait dans la mêmedirection… Cette fois, je ne pouvais plus douter. J’en ai reçu untel coup au cœur que je n’ai pas eu le courage d’aller plus loin.Je suis revenue sur mes pas, la mort dans l’âme. Je me préparais àretourner chez mon père quand trois hommes masqués se sontprésentés brusquement devant moi. Avant que j’aie eu le temps defuir, j’ai été frappée à la tête et je suis tombée. Les hommes ontcontinué leur chemin, croyant m’avoir tuée.

Frédérique demeurait pensive.

– Comment était la femme que vous avezaperçue ? demanda-t-elle.

– Je ne me rappelle pas exactement,répondit Régine recueillant ses souvenirs. Tenez, elle était à peuprès de votre taille, la tête enveloppée d’une mantille commevous.

– C’était moi !

– Vous, madame ?

– Oui, mon enfant. Moi aussi, je l’avoue,je me suis inquiétée des absences nocturnes de mon mari…

– Inutile de raconter tout cela, fitRoger avec impatience.

Frédérique se jeta au cou de son mari et leserra éperdument dans ses bras ; puis elle lui dit àl’oreille :

– Laisse-moi tout avouer. Ce sera mapunition… Oui, miss, reprit-elle, j’ai eu les mêmes soupçons quevous, et j’ai cru, moi aussi, en vous apercevant, être sûre de monfait. Mais je puis, dès maintenant, vous apprendre toute la vérité.Si mon mari et Oscar se rencontrent depuis plusieurs soirs, c’estqu’ils vous préparent une surprise.

– Une surprise ? À moi ?

– Oui, miss ; seulement,permettez-moi de ne pas vous en dire davantage.

– D’ailleurs, fit Roger avec insistance,il est temps de rentrer. Il faut que vous pansiez votre blessured’une façon plus sérieuse. Croyez-moi. Oscar n’a jamais eul’intention de vous tromper, et d’ici peu de jours, vous connaîtrezson secret.

Pendant que cette scène se déroulait dans uncoin solitaire du parc, les deux troupes qui concouraient à labattue avaient opéré leur jonction. On avait suivi la trace descambrioleurs sur les bords du lac, jusqu’à un endroit où la terreétait piétinée et les roseaux brisés. C’est de là que lescambrioleurs avaient dû remonter dans l’embarcation grâce àlaquelle ils avaient pu pénétrer dans la propriété. On retrouvad’ailleurs, le lendemain, un grappin dont ils avaient coupé lacorde afin de fuir plus vite.

Miss Bombridge regagna le chalet paternel,sous la sauvegarde de son fiancé. Frédérique remonta furtivementdans sa chambre, toute honteuse encore de ses injustessoupçons.

Les domestiques reçurent la permission d’allerse coucher ; et M. Bondonnat, qui, trop légèrement vêtu,avait attrapé un rhume en marchant dans l’herbe humide de rosée,déclara qu’il allait en faire autant.

Harry Dorgan demeura seul, en compagnie deRoger et de l’ingénieur Paganot.

– Puisque nous voilà réveillés, proposace dernier, si nous allions jusqu’au laboratoire constater lesdégâts et voir si, comme j’en ai bien peur, nos cambrioleurs n’ontpas emporté les émeraudes ?

– Allons-y, dit Harry Dorgan. Je ne mesens pas la moindre envie de dormir.

Ils remontèrent donc jusqu’au laboratoire,dont ils traversèrent les deux premières pièces sans réveiller lecosaque, qui de nouveau s’était remis à dormir d’un profondsommeil.

La troisième pièce avait été bouleversée defond en comble par les malfaiteurs, qui certainement devaient êtredes professionnels du cambriolage et possédaient une habileté peuordinaire. Ils avaient commencé par fermer les épais volets de lafenêtre qui donnait sur la cour d’honneur, d’où l’on eût pu voir lalumière. Puis, avec deux tables et quelques chaises, ils avaientconstruit un véritable échafaudage, juste en dessous de l’endroitoù se trouvait le buste. On retrouva les vilebrequins et les sciesperfectionnées dont ils avaient fait usage pour percer leplafond.

– Ceux qui ont fait le coup, fit observerHarry Dorgan, sont des gens parfaitement renseignés. Ilsn’ignoraient pas que la porte et les fenêtres du salon Renaissancesont blindées et à peu près incrochetables.

– Avec tout cela, je ne vois pas lebuste, dit l’ingénieur Paganot qui, depuis son entrée dans lapièce, furetait à droite et à gauche.

– Je suis pourtant bien sûr, répliquaRoger, qu’ils ne l’ont pas emporté.

– Nous allons le retrouver, fit HarryDorgan.

– Cherchons !

– Cherchons.

Tous trois explorèrent la pièce dans sesmoindres recoins. Ils montèrent même, à l’aide du trou pratiquédans la voûte, dans le salon Renaissance. Le buste demeuraintrouvable.

– Nous continuerons nos recherchesdemain, dit Harry Dorgan, un peu nerveux. Mais je crois qu’il estde la prudence la plus élémentaire de mettre deux hommes solides enfaction devant la porte du laboratoire.

– Je le crois aussi, approuva Roger, caril ne faut guère compter sur le cosaque.

Tous trois se retirèrent. Et comme ils enétaient convenus, ils se retrouvèrent le lendemain, dès la premièreheure, pour continuer leurs investigations.

D’après le conseil de ses amis, Harry Dorganavait donné des ordres pour que personne ne parlât à mistressIsidora de la tentative de vol. Tous avaient jugé qu’il seraittemps de l’en informer seulement quand ils auraient retrouvé lebuste. Ils savaient combien la jeune femme y tenait, et ils avaientjugé inopportun de l’inquiéter et de la chagriner, avant d’avoirune certitude.

Ils ne tardèrent pas à être fixés. Lesinvestigations les plus minutieuses n’aboutirent pas : lebuste aux prunelles d’émeraude avait disparu, comme s’il se fûtévanoui en fumée.

Rapopoff, interrogé, ne put fournir aucunrenseignement. Le cosaque avait trouvé, à côté de son lit, unebouteille étiquetée « whisky », et pensant que c’était uncadeau de ses maîtres, il en avait bu consciencieusement la moitié.L’analyse du liquide restant montra que le whisky était additionnéd’un puissant narcotique. Si le cosaque eût vidé entièrement labouteille, il en fût certainement mort, en dépit de la robustessede sa constitution.

Les bandits avaient dépassé leur but. Lenarcotique était à dose trop forte, Rapopoff s’était endormi dèsles premières gorgées, ce qui l’avait sauvé en l’empêchant de vidercomplètement la fiole.

Toute la journée s’écoula ainsi en recherchesinutiles. Vers le soir, il fallut en prendre son parti et allerannoncer la triste nouvelle à mistress Isidora, qui s’en montrasincèrement contrariée.

– Pourtant, ne cessait de répéter RogerRavenel, dont Oscar appuyait les dires, je suis sûr, parfaitementsûr, que le buste n’est pas sorti du château ni même dulaboratoire !

CHAPITRE IV – L’auge de lave

Le vol du buste aux yeux d’émeraude avaitfortement émotionné mistress Isidora.

Elle se demandait si ce dernier méfait n’étaitpas encore dû aux bandits de la Main Rouge. En tout cas, elle étaitexaspérée.

Pour la première fois de sa vie, peut-être,elle eut une discussion avec son père.

– Comment ! lui dit-elle, vous êtesmilliardaire, vous avez fait votre fortune vous-même et vousn’arrivez même pas, avec cette immense richesse que tout le mondevous envie, avec votre intelligence et votre énergie que l’on citeen exemple, à garantir votre sécurité personnelle et celle de votrefille ?

– J’avoue, répondit le milliardaire, queje ne m’en suis pas assez préoccupé. Mes amis, Rockefeller,Pierpont Morgan, Mackey, et d’autres encore, sont entourés decentaines de détectives et gardés à vue…

– Eh bien ! Il faudrait faire commeeux ! répliqua la jeune femme un peu nerveusement.

– C’est bien. Je vais donner des ordresen conséquence. Mais je croyais suffisantes les précautions quej’avais prises, et aussi d’ailleurs, que la Main Rouge n’était plusà craindre.

– Que ce soient les bandits de laterrible association ou d’autres, il est indispensable que noussoyons mieux gardés et mieux défendus !

– Ne te mets pas en colère, ma chèreenfant ! Aujourd’hui même, je vais faire venir cinq ou sixcanots à vapeur qui toute la nuit évolueront autour de lapresqu’île. Du coup, j’espère que tu pourras dormir tranquille.

– Je ne parle pas seulement pour moi,mais pour toi-même et pour nos amis. J’aurais un remords éternels’il arrivait malheur par notre faute à Frédérique, à Andrée ou àleurs époux…

« Mais ce n’est pas tout. Il va falloirmaintenant avertir William Dorgan de ce qui s’est passé… Il serapeu charmé, j’en suis sûre, de voir quelle négligence nous avonsmise à veiller sur le royal cadeau qu’il m’avait fait !

– Quant à cela, ne t’inquiète pas. J’aidéjà fait porter au Post-Office une longue lettre où je raconte àWilliam Dorgan dans quelles circonstances s’est produit le vol. Ilest trop intelligent pour nous rendre responsables d’un fait dontnous sommes les premières victimes.

« Puis il y a, dans le vol du buste, uncôté mystérieux qui n’est pas encore éclairci. William Dorgan serale premier à se passionner pour cette affaire.

Cette conversation avait lieu dans la soirée,le lendemain même du vol.

Trois jours après, une dépêche laconiqueannonçait l’arrivée du milliardaire.

Contrairement à ce que disait Isidora, WilliamDorgan ne manifesta aucune contrariété.

– Je vous donnerai un autre buste, machère enfant, dit-il à mistress Isidora ; en admettanttoutefois qu’il soit définitivement perdu… Ce qui n’est pasprouvé.

– Évidemment, dit mistress Isidora, sinous pouvons trouver quelques détectives habiles et sérieux…

– Il n’en manque pas, interrompit WilliamDorgan. Et, que diable, un lingot de ce poids, deux émeraudes quisont connues de tous les joailliers de l’Amérique, ne disparaissentpas aussi facilement que cela !

– D’ailleurs, s’écria Fred Jorgell quivenait de serrer la main cordialement à son adversaire financier ets’était installé, à côté de lui, dans un rocking-chair, nous avonsdéjà pris des mesures efficaces.

« J’ai lancé une centaine de télégrammes.La police de toutes les grandes villes de l’Union est prévenue. Jeferai tout ce qu’il faudra pour retrouver le portraitd’Isidora.

« J’y mets de l’amour-propre ;dussé-je dépenser autant qu’il a coûté, il faut que les voleurssoient pincés !

– Eh bien, bonne chance, dit WilliamDorgan d’un ton parfaitement détaché. Mais nous reparlerons plus àloisir demain de cet accident, auquel je n’attache pas, moi, uneénorme importance. Je suis venu ici, surtout pour avoir le plaisirde vous voir tous.

« Vos amis les Français ont décidémentfait ma conquête, et j’ai une véritable admiration pour le génialM. Bondonnat, auquel il est arrivé des aventures siextraordinaires.

– Le voilà, lui-même, en personne,s’écria le vieux savant en apparaissant à la porte du salon. Maispas tant de compliments sur mon compte, je vous prie… Je n’auraisjamais cru que les Américains fussent si complimenteurs.

M. Bondonnat et William Dorgan seserrèrent la main avec effusion, et la conversation s’engagea entreeux avec la plus franche cordialité.

L’ingénieur Paganot et Roger Ravenel,Frédérique et Andrée, qui avaient été prévenus de la présence dumilliardaire, arrivèrent successivement.

William Dorgan voulut même connaître la petiteOcéanienne Hatôuara, le cosaque Rapopoff et surtout le petit bossuOscar Tournesol, dont l’ingénieur Harry lui avait beaucoupparlé.

Le milliardaire se trouvait heureux au milieude cette réunion familiale, à laquelle manquait, seul, HarryDorgan, retenu à New York pour s’occuper des intérêts de la Sociétédes paquebots Éclair.

– Vous savez quel est mon projet ?dit tout à coup le milliardaire. Ce n’est pas du tout à cause duvol du buste que je suis venu. La lettre de mon ami Fred Jorgell àce sujet n’a fait qu’avancer la date du voyage.

« Je vous emmène tous dans une ravissantepropriété que je viens d’acheter en Floride, où le climat estdélicieux.

– Pourquoi donc, dit vivement FredJorgell, ne pas passer ici quelques jours avec nous ? Ceserait bien plus simple.

– Je reviendrai, soyez tranquille. Jeveux d’abord avoir le plaisir de vous avoir pour hôte…

Cette invitation fut en principe acceptée detous, et la conversation devint générale.

Les deux milliardaires discutaient au sujet deleur trust, mais d’une façon tout à fait amicale et courtoise.

– J’ai eu la première manche, dit WilliamDorgan. Je vous ai battu dans le trust du maïs et des cotons ;mais je crois que vous allez avoir une belle revanche.

– Il est certain, répondit Fred Jorgellavec un malicieux sourire, que si la Compagnie des paquebots Éclaircontinue à réussir comme elle l’a fait jusqu’ici, nous entrerons denouveau en lutte.

– Parbleu ! Quand vous allez avoiraccaparé tous les moyens de transport par eau, nous ne pourronsplus expédier nos maïs et nos cotons que suivant les tarifs quevous voudrez bien fixer.

– Hé ! il vous reste les chemins defer !

– Vous savez fort bien que les chemins defer demandent un prix beaucoup trop élevé, quand il s’agit dematières encombrantes telles que le coton et le maïs.

– Soyez tranquille, nous nous arrangeronstoujours. Il n’y aura plus entre nous de ces âpres bataillesd’intérêts qui nous ont si longtemps séparés.

– Je suis heureux de vous voir aussi biendisposé, et nous sommes prêts à vous accorder des prix trèsrémunérateurs.

« Vous n’ignorez pas, en outre, que, dansle duel financier qui a failli nous brouiller à mort, je subissaissurtout l’influence de mon fils Joë. Mais il est devenu beaucoupplus raisonnable, il s’est réconcilié avec son frère, et il a finipar comprendre, lui aussi, que la bonne entente et les affectionsfamiliales valent beaucoup plus que quelques millions dedollars.

– Cependant, objecta Fred Jorgell, vousavez maintenant des associés qui ne se montreront peut-être pas siaccommodants. Je veux parler du docteur Cornélius Kramm et de sonfrère, le marchand de tableaux.

– Je vous assure que ce sont, eux aussi,des gens charmants. Ils ne feront que ce que je dirai.

« Leur part, d’ailleurs, n’est pas trèsconsidérable, et les sommes qu’ils ont avancées ou fait avancer autrust ont été déjà à moitié remboursées.

La conversation en était là, lorsque le petitbossu, qui s’était absenté quelques instants, rentra dans le salonet, s’approchant de M. Bondonnat, lui dit quelques mots àl’oreille.

Le vieux savant fit à l’adolescent un signeaffirmatif, et tous deux, sans être remarqués, passèrent sur unvaste balcon orné de vases de marbre et d’arbustes, qui faisait ausalon comme une annexe verdoyante.

– Tu as reçu une lettre de lordBurydan ? demanda le vieillard.

– Oui, cher maître. La voici.

M. Bondonnat prit connaissance de lamissive et sa physionomie, à mesure qu’il lisait, exprimait unecertaine surprise.

– Voilà qui est curieux, fit-il. Jen’aurais pas pensé à cela. Si lord Burydan ne s’est pas trompé, lesfilous américains sont décidément beaucoup plus forts que nosescarpes nationaux.

– Je n’ai pas bien compris ce que veutdire lord Burydan quand il parle de moyens chimiques.

– Je vais te l’expliquer. Allons d’abordau laboratoire.

Ils se dirigèrent vers l’aile du château, quiplusieurs jours auparavant avait été le théâtre du vol.

Chemin faisant, le bossu demanda àM. Bondonnat pourquoi l’excentrique ne lui avait pas écritdirectement et s’était servi de son intermédiaire à lui, Oscar.

– Je me l’explique parfaitement, réponditle vieillard. Lord Burydan, que les événements de ces tempsderniers ont rendu très méfiant, a peut-être craint que macorrespondance ne fût interceptée. Il a supposé que la tienneserait moins surveillée.

« Lord Burydan nous demande si l’on estvenu, ces jours derniers, livrer des produits chimiques et emporterla verrerie inutile. Il paraît attacher à ce fait une grandeimportance.

– Nous allons le savoir à l’instantmême.

Ils étaient arrivés au laboratoire. Ils yfurent accueillis par Rapopoff, qui, par habitude, leur fit lesalut militaire.

– Bonjour, mon brave, lui ditM. Bondonnat. Veux-tu me dire quel jour on est venu apporterdes produits ?

– C’était hier, petit père, répondit lecosaque. Et, même, les deux hommes qui sont venus étaient trèscomplaisants, très généreux. Ils m’ont donné une pièce de vingtcents pour les aider à descendre en bas deux bonbonnes.

– Étaient-elles pleines ou vides, cesbonbonnes ? demanda vivement le naturaliste.

– Pleines, et même très lourdes, petitpère, répondit le cosaque.

– C’est cela même ! murmuraM. Bondonnat à l’oreille d’Oscar. Je commence à croire quelord Burydan ne s’est pas trompé… Mais, voyons, Rapopoff, de quoiétaient-elles pleines ?

– Je ne sais pas.

M. Bondonnat et Oscar pénétrèrent dans latroisième pièce et, du premier coup d’œil, le savant s’aperçutqu’une grande auge de lave[1] qui setrouvait dans un coin et qui servait à rincer la verrerie étaitentièrement vide.

– C’est toi qui as vidé cette auge ?demanda-t-il au cosaque.

– Non, petit père.

M. Bondonnat ne répondit pas. Il s’étaitpenché sur le bord de l’auge, où il restait encore un peu deliquide.

Il en puisa quelques gouttes à l’aide d’unespatule, puis il prit des flacons de réactif dans une armoire, unepierre de touche dans une autre, et se livra à certainesmanipulations qu’Oscar et le cosaque suivaient avec curiosité.

– Décidément, fit-il au bout d’uneminute, c’est lord Burydan qui avait raison. Maintenant, je peuxreconstituer de quelle façon, extrêmement habile, le vol a étécommis. Lord Burydan parle, dans sa lettre, d’un moyenchimique.

– Je ne vois toujours pas comment on a pufaire pour emporter un buste aussi volumineux.

– On l’a simplement fait dissoudre.

Oscar ouvrait de grands yeux.

– Mais oui, fit M. Bondonnat, c’estcomme cela. Ainsi que je viens de le constater à l’aide desréactifs, l’auge de lave était remplie d’eau régale, et tun’ignores pas que l’eau régale, formée d’un mélange d’acideazotique et d’acide chlorhydrique en parties égales, est le seulliquide qui attaque l’or et puisse le dissoudre.

« Les cambrioleurs, ou les bandits, onttout simplement placé le buste dans l’auge, et, quand ils ont étébien sûrs qu’il était fondu, ils ont rempli avec l’eau régale lesbonbonnes vides et ont encore eu l’aplomb de se faire aider par cebrave Rapopoff.

– Et les émeraudes ? demandaOscar.

– Ils les ont retrouvées intactes au fondde l’auge. Ils n’ont sans doute eu garde de les oublier.

– Voilà qui est stupéfiant !

– Ah ! leurs précautions étaientbien prises ! Ils avaient tout prévu.

« Ainsi, l’eau régale elle-même étaitteintée avec un corps dont je n’ai pas pu reconnaître encore lanature, de façon que le liquide fût assez opaque pour qu’on ne pûtapercevoir le buste.

– C’est tout de même se moquer dumonde ! s’écria Oscar. Dire que nous avons fouillé lelaboratoire de fond en comble sans avoir l’idée de regarder danscette auge.

– Ah ! ce sont évidemment des gensintelligents !… Mais une question : comment se nommenotre fournisseur de produits chimiques ?

– Mr. Gresham.

– Fais-le demander au téléphone. Nousallons être fixés tout de suite.

Oscar s’empressa d’obéir, et, quelques minutesaprès, il obtenait la communication.

– La maison Gresham, de New York ?demanda M. Bondonnat.

– Yes, sir ! Qui meparle ?

– C’est de la part de Mr. HarryDorgan.

– Bien.

– Pourriez-vous me dire, monsieur, quandvous avez effectué votre dernière livraison à notre laboratoire dulac Ontario ?

– Mais, monsieur, il y a une quinzaine dejours, tout au plus.

– Vous n’avez envoyé personne, hier,chercher la verrerie vide ?

– Personne.

– Merci, monsieur.

M. Bondonnat raccrocha le récepteur.

– Tu vois, mon cher Oscar, dit-il, quemaintenant il n’y a plus de doute possible… Le buste aux yeuxd’émeraude est perdu pour mistress Isidora.

– Il faut prévenir immédiatementMr. William Dorgan et Fred Jorgell.

– Non, répondit le savant après un momentde réflexion. Je ne suis pas du tout de cet avis. Il faut, jusqu’ànouvel ordre, que ce secret demeure entre nous.

« Je vais simplement écrire un mot à lordBurydan qui, lui, doit être exactement renseigné.

– Je crois, cher maître, que vous avezraison. Mais n’empêche que la Main Rouge – en admettant que ce soitelle – a des affiliés qui connaissent admirablement bien la chimie.Il est évident qu’il doit y avoir parmi eux de véritablessavants.

CHAPITRE V – Le pont de l’Estacade

Les Américains ne perdent jamais de vue cetaxiome que « le temps c’est de l’argent » (timeis money), et ils ne reculent devant aucuneaudace lorsqu’il s’agit d’économiser ce précieux capital. Ainsi,par exemple, chez vous, on attend, pour livrer à la circulation unevoie de chemin de fer, qu’elle soit entièrement terminée, que lesponts, les tunnels et les autres œuvres d’art aient été installéspartout et offrent une solidité à toute épreuve.

En Amérique, on commence par poser des railsau petit bonheur et par mettre, sur cette voie provisoire, destrains en circulation, quitte à exécuter plus tard, d’une façonplus sérieuse, tous les travaux nécessaires.

Rencontre-t-on un cours d’eau ? On lepasse sur un pont de bois jusqu’à ce que les recettes de lacompagnie permettent d’en construire un en pierre ou en fer. Lescharpentiers américains n’ont pas de rivaux dans l’art deconstruire ces ponts de bois, ces trestle-works quiatteignent parfois soixante mètres de hauteur et qui sont installésavec une simplicité de moyens et une audace stupéfiantes.

Y a-t-il une vallée profonde àtraverser ? On commence par poser un lit de pierresdures ; puis, on dresse un premier chevalet, lequel ensupporte un second, puis un troisième, puis un quatrième, autantqu’il en faut pour atteindre le niveau de la voie ; sur ledernier chevalet, deux poutres, sur les poutres, deux rails.

Ces constructions audacieuses ne sontmaintenues ni par des croix de Saint-André ni par des fers enT ; elles ne tiennent que grâce à des chevilles et à quelquespoutrelles qui, de place en place, maintiennent l’écartement deschevalets.

C’est sur une estacade de ce genre qu’étaitposée la voie du chemin de fer de New York, à quelques kilomètresde la station de Rochester.

Le pont, d’une trentaine de mètres de hauteur,enjambait une large et profonde vallée, au fond de laquelle coulaitun ruisseau marécageux qui, quelques lieues plus loin, allait seperdre dans le lac Ontario[2].

Ce paysage offrait un aspect sauvage etdésolé. À perte de vue, les bords du ruisseau étaient couverts dejoncs, de roseaux et de saules nains, qui servaient de refuge auxoiseaux aquatiques.

Il était environ dix heures du soir, et unépais brouillard occupait tout le fond de la vallée, lorsque troishommes, emmitouflés dans d’épais manteaux à capuchon,s’aventurèrent à travers ce terrain boueux et détrempé, où ilsenfonçaient à chaque instant.

– Je ne sais plus où nous sommes, ditl’un d’eux. Il n’y a pas moyen de s’y reconnaître. On n’y voit pasà quatre pas devant soi.

– Mon cher Cornélius, dit un autre, jecrois que je ferais bien d’allumer ma lanterne électrique.

– Ce n’est pas très prudent. Vous savez,Baruch, que l’on peut voir la lumière du haut du pont.

– Avec ce brouillard, c’est impossible.Qu’en dites-vous, Fritz ? ajouta-t-il en se tournant vers letroisième personnage qui n’avait pas encore desserré les dents.

– Ma foi, je suis de votre avis. Avec unebrume pareille, nous ne risquons pas grand-chose.

Baruch appuya sur le déclic d’une lanterne depoche, et, grâce à ce secours, les trois Lords de la Main Rougepurent suivre, sans trop patauger, le sentier qui serpentait aufond de la vallée.

Au bout d’un quart d’heure d’une marchepénible et lente, ils atteignirent une misérable cahute construiteavec des branches de saule, couverte de roseaux et assez semblableaux abris dont se servent les chasseurs de bécassines et de canardssauvages. C’est à peine si un homme eût pu s’y tenir debout. Ellen’avait d’autre issue qu’une porte, qui faisait face au pont duchemin de fer dont la base était en ce moment noyée dans lebrouillard, mais dont la partie supérieure se dessinait avec unenetteté fantastique sur le ciel pâle éclairé par les rayons de lalune.

Les trois Lords s’étaient assis sur une bottede roseaux, qui tenait lieu de tout autre siège.

Baruch déplaça une de ces bottes et tira dedessous une boîte carrée, à laquelle était attaché un filmétallique protégé par une gaine de coton vert. La boîte renfermaitun manipulateur électrique, dont Cornélius et Baruch vérifièrentsoigneusement le mécanisme.

– Il est en parfait état, dit Fritz. Jecraignais que l’humidité ne l’ait abîmé.

– Non, fit Baruch. Cette cahute est unpeu plus élevée que le niveau du sol environnant… Mais quelle heureest-il ?

Cornélius tira son chronomètre.

– Dix heures dix à la station deRochester. Nous avons donc encore vingt-cinq minutes à attendre.Vous n’oublierez pas mes recommandations, n’est-ce pas ? Sitôtque les lumières du train arriveront au niveau du signal qui setrouve à l’entrée du pont, vous ferez jouer le commutateur.

– Ce sera un bel écrabouillement !ricana Fritz. Il y a dix kilos de panclastite sous chacune desmaîtresses poutres… Voulez-vous, Baruch, que l’un de nous reste àvous tenir compagnie ?

– Non pas. Votre présence dans lesenvirons de la gare même de Rochester, au moment où va se produirela catastrophe, est indispensable. Aussi, il va être temps que vousme quittiez… puis ce que j’ai à faire n’est pas bien difficile.

– Comme je vous l’ai expliqué, ditCornélius, vous ne courez aucune espèce de risque. Les poudresbrisantes, dans le genre de la panclastite, agissent toujours dansle sens de la verticale, et de bas en haut. Enfin, vous êtes iciassez loin du pont pour n’avoir rien à craindre.

– Je le sais… Puis je ne resterai paslongtemps ici. Sitôt que l’explosion se sera produite, je prendraijuste le temps de noyer mon appareil dans les boues de la rivièreet je regagnerai mon auto. Je tiens beaucoup à ce que ma présence àNew York soit constatée demain matin.

– Je crois, répondit Cornélius, que nosdispositions sont prises de la façon la plus sage. Nous avons,nous, un autre rôle à remplir et qui n’est pas le moinsdifficile.

– Tout se passera bien, dit Fritz. Ilnous fallait une catastrophe de ce genre. Cela dénoue la situationde toutes les façons.

– Vous devez comprendre, fit Cornélius àses deux complices, que des entreprises comme le vol du buste auxyeux d’émeraude ne nous offrent qu’une ressource précaire. Il nousfaut mettre la main, d’un seul coup, sur des capitaux véritablementconsidérables.

– J’ai reçu, il n’y a pas une heure,continua Fritz, les derniers renseignements de mes agents… Tous nosennemis seront dans le train : William Dorgan, Isidora etvotre vrai père, mon cher Baruch, Fred Jorgell.

– Oh ! c’est celui-là que je détestele plus ! répliqua le bandit, dont la physionomie prit uneexpression de férocité sauvage.

– Il y a aussi, reprit Cornélius avec unsourire gouailleur, toute la bande des Français, en commençant parmon savant collègue, M. Prosper Bondonnat, pour finir par cemalicieux bossu qui nous a déjà causé tant d’ennuis.

Le visage de Baruch se rembrunit.

– J’aurais pourtant bien voulu,continua-t-il, sauver Andrée !…

– Quel enfantillage ! s’écria Fritz.Au point où nous en sommes, nous n’avons plus rien à ménager. Ilfaut qu’ils disparaissent tous. C’est le seul moyen de dégager lasituation. Andrée doit mourir comme les autres. Il faut qu’ellemeure !

– Eh bien ! qu’elle meure !murmura Baruch d’une voix faible.

Cornélius tira de nouveau son chronomètre.

– Hum ! fit-il, il ne nous resteplus qu’un quart d’heure. Nous avons juste le temps d’arriver. Aurevoir, mon cher Baruch, et bonne chance ! Dès demain matin,vous aurez une dépêche chiffrée, qui vous renseignera.

– Au revoir, docteur ! Au revoir,Fritz !

Les trois bandits échangèrent un cordialshake-hand et se séparèrent.

Baruch demeura seul, étendu sur la litière deroseaux. Il avait éteint sa lampe électrique, et il attendait.

De temps en temps, une rafale de vents’élevait et faisait craquer les poutres de l’immense estacade. Ilsemblait à l’assassin, frissonnant malgré lui, que des voixplaintives se mêlaient aux gémissements du vent dans les roseaux. Àl’entrée du pont, dont les échafaudages émergeaient d’un océan debrouillard, le grand signal rouge était semblable à une prunellesanglante, ouverte dans la nuit noire.

*

**

Au moment même où Fritz et Cornélius prenaientcongé de Baruch, trois luxueuses automobiles déposaient devant lagare du chemin de fer de New York à Rochester toute une bandeaffairée et joyeuse. Les hôtes de la propriété du lac Ontario setrouvaient réunis, sauf pourtant Harry, retenu à New York une bonnepartie du temps par l’écrasant travail que lui imposaitl’administration des paquebots Éclair.

Après de longues hésitations, il avait étéconvenu que tout le monde irait passer un mois dans la propriétéque William Dorgan venait d’acheter en Floride. Le milliardaire,tout joyeux que l’on eût enfin accepté son invitation, allachercher lui-même les billets du pullman-car dans lequel toute lasociété devait prendre place.

– Le rapide part à dix heurestrente-cinq, dit-il gaiement. Nous serons à New York pour minuit etdemi.

Tous se disposaient à passer sur le quai,pendant qu’une escouade de domestiques, sous la direction del’ex-clown nageur Bob Horwett, s’occupait de l’enregistrement desbagages, lorsqu’un cycliste mit pied à terre devant la gare et sedirigea vers le groupe que formaient la famille et les amis desdeux milliardaires.

M. Bondonnat eut un geste de surprise enreconnaissant dans ce cycliste le Peau-Rouge Kloum. Il étaitcouvert de sueur et de poussière. Tout de suite, il s’approcha duvieux savant.

– Qu’y a-t-il donc, mon braveKloum ? lui dit-il. Te voilà tout époumoné !

– Dépêche de lord Burydan ! réponditlaconiquement l’Indien.

– Pour moi ?

– Oui, pour vous.

Kloum tendit à M. Bondonnat une lettreque celui-ci décacheta fiévreusement. Voici quel en était lecontenu :

« Mon cher maître,

« Ne prenez pas le rapide de New York quipart de Rochester à dix heures trente-cinq, et faites en sorte quetous nos amis remettent leur voyage à demain. Insistez pour lesretenir ; autrement, ils s’exposeraient à un terrible danger.J’ai des raisons de ne pas me montrer plus explicite.

« Cordialement à vous,

« Lord BURYDAN. »

La signature de l’excentrique étaitaccompagnée de l’X qui signifiait, comme il avait été convenu, quela recommandation contenue dans la lettre devait être exécutée à lalettre.

M. Bondonnat se trouvait fort embarrassé.Il ne savait comment s’y prendre pour décider ses amis à ajournerleur départ ; d’un autre côté, il savait que l’excentriquedevait avoir des raisons très graves pour agir comme il lefaisait.

Le vieux savant ne trouva rien de mieux – carle temps pressait – que de prendre à part Fred Jorgell, l’ingénieurPaganot et le naturaliste Ravenel, qui se rendirent sans peine àses raisons et se chargèrent de persuader miss Isidora, Andrée etFrédérique de la nécessité qu’il y avait à reculer d’un jour leurdépart. Quant à Oscar Tournesol, il connaissait trop bien lordBurydan pour ne pas savoir que ce dernier avait eu de graves motifspour écrire une pareille lettre.

Il ne restait donc plus à prévenir que WilliamDorgan. Mais celui-ci ne voulut rien entendre, même quandM. Bondonnat, après quelques hésitations, lui eut montré lalettre de lord Burydan. Il fut même un peu vexé que sa belle-fille,qui lui avait formellement promis de l’accompagner, ainsi que sesamis, changeât de décision si brusquement.

– Chacun est libre de faire ce qu’ilveut, déclara-t-il sèchement, mais j’ai décidé que je prendrais cetrain, et je le prendrai. Ni lord Burydan ni personne ne me ferachanger d’avis, je me demande vraiment quel danger je puis courir,confortablement installé dans un compartiment de luxe. Avec desraisonnements pareils, on ne monterait jamais en wagon. J’ai,demain matin, à New York, plusieurs rendez-vous sérieux, et cen’est pas sous un prétexte aussi futile que je vais lescontremander.

– Ce n’est pas sous un prétexte futile,répliqua vivement Isidora. Qui sait si les bandits de la Main Rougen’ont pas formé le projet d’attaquer le train ?

– Mais non ! La Main Rouge n’ajamais été si terrible que cela. Tous ceux qui en font partie sontsous les verrous, d’ailleurs… Vous vous forgez des crainteschimériques…

Tous les raisonnements, toutes lessupplications même se heurtèrent à l’inébranlable entêtement duvieux gentleman.

Lorsque le train parut en gare, il monta dansson compartiment et, se penchant à la portière, il donna à ses amisune dernière poignée de main.

Mais il paraissait véritablement trèscontrarié de la défection de ses invités.

– J’espère, lui dit mistress Isidora, quevous ne nous en voudrez pas ?

– Nullement, répliqua le milliardaire quiavait repris toute sa bonne humeur. Je comprends très bien lesraisons qui vous font agir, quoiqu’elles ne me paraissent passuffisantes, à moi.

– Vous avez tort, mon cher beau-père, etje vais toute la nuit être inquiète à votre sujet. Promettez-moi,du moins, de m’envoyer, dès votre arrivée à New York, un télégrammepour me rassurer.

– C’est promis. Mais, j’y songe, quandnous reverrons-nous ? J’espère bien que votre départ, en dépitdes mystérieux avertissements de lord Burydan, n’est pasdéfinitivement ajourné ? Ah ! si vous saviez quel endroitdélicieux que ce coin de la Floride, avec ses grands palmiers etses lianes odorantes ! Quand vous l’aurez vu, vous ne voudrezplus le quitter.

– Nous n’avons nullement envie de refuservotre invitation, répliqua la jeune femme avec vivacité. La preuve,c’est que demain, à midi sans faute, nous serons à New York, d’oùnous partirons tous ensemble pour la Floride.

– À moins, toutefois, répliquamalicieusement le milliardaire, que vous ne receviez del’excentrique lord un nouvel avertissement mystérieux.

– Cela n’est pas probable.

– Qui sait ! murmuraM. Bondonnat qui, depuis qu’il avait lu la lettre apportée parKloum, était en proie à mille inquiétudes.

À ce moment, l’énorme locomotive du rapide fitentendre un sifflement déchirant ; la cheminée lançait destorrents de fumée noire mélangée à des flocons de vapeur ; lesessieux grincèrent ; le train s’ébranlait.

Mistress Isidora, qui était montée sur lemarchepied du wagon, n’eut que le temps de sauter à terre.

Le lourd convoi s’était mis lentement enmarche, gravissant avec effort la pente de la voie, très raide encet endroit, et à l’extrémité de laquelle se trouvait le signalrouge placé à l’entrée du pont de bois.

Les hôtes de Fred Jorgell remontèrent dans lesautos qui les avaient amenés et reprirent assez tristement lechemin du château. Tous étaient péniblement impressionnés, surtoutmistress Isidora et ses deux amies. Fred Jorgell essaya, mais bieninutilement, de les rassurer.

– Je ne sais vraiment pas, fit-il, quellesorte de péril peut courir William Dorgan. Son train le dépose à lagare de New York, où il trouve son chauffeur qui l’attend et qui leconduit directement à son palais. Admettons même qu’il soit attaquépar la Main Rouge – si cela arrive, il ne devra s’en prendre qu’àson propre entêtement –, il est quand même prévenu. Il est armé.Puis, je le répète, je ne vois pas trop à quel moment il pourraitêtre attaqué. À l’heure où il arrivera, beaucoup de quartiers de laville sont encore pleins d’animation.

– Vous avez sans doute raison, murmuraAndrée de Maubreuil. Et pourtant, si lord Burydan nous a prévenus,ce n’est certainement pas sans motif, croyez-le bien.

– Je voudrais bien être à demain matin,dit mistress Isidora.

Personne n’essaya de continuer la conversationet le voyage se poursuivit dans un profond silence.

Fred Jorgell et ses amis, venaient à peine dequitter la gare qu’une auto, couverte d’une couche de poussière quiattestait une longue route, vint stopper en face de la porte del’embarcadère. Deux hommes en descendirent. C’étaient lord AstorBurydan et son ami Agénor. Tous deux paraissaient en proie à unevive surexcitation.

Lord Burydan traversa les salles en quelquesenjambées, se rua sur le quai, et apercevant le chef de gare, il seprécipita vers lui.

– Sir, lui dit-il d’une voix pleined’angoisse, le train de New York est-il parti ?

Le fonctionnaire crut se trouver, comme celalui arrivait souvent, en présence d’un voyageur qui venait demanquer son train.

– Vous n’avez pas de chance, répondit-ilflegmatiquement, il y a quelques minutes à peine que le train aquitté la gare. Tenez, en regardant bien, on le distingue encore.Il va franchir le signal qui se trouve en tête du pont del’Estacade.

Il n’eut pas le temps d’achever saphrase : une gerbe de flammes livides monta dans le ciel,montrant, pendant l’espace d’un éclair, la ville, les campagnes etle double ruban d’acier de la voie ferrée. Puis une détonationformidable retentit.

Le signal rouge avait disparu, comme éteintpar un souffle invisible, et, à la place du pont et du train, iln’y avait plus qu’un grand nuage blanchâtre qui montait entourbillonnant vers le ciel où resplendissait la pleine lune.

Le chef de gare était devenu blême.

– On a fait sauter le pont del’Estacade ! s’écria-t-il avec désespoir.

Il ajouta, songeant tout de suite auxresponsabilités qui pouvaient peser sur lui :

– Ce n’est pourtant pas mafaute !

– On ne peut vous accuser de rien, vous.Mais il faut aller tout de suite au secours de tous ces malheureuxqui, là-bas, agonisent au fond du ravin… Un mot encore, ajouta-t-ilen prenant la main du chef de gare, qui allait et venait sur lequai, à demi affolé. Je vous en supplie, dites-moi si lemilliardaire Fred Jorgell – que vous connaissez sans doute – estmonté dans le train avec ses amis ?

– Non, répondit le chef de garemachinalement. Ils avaient pris leurs billets ; mais, audernier moment, il est venu un Peau-Rouge leur apporter unedépêche, et ils sont restés. Un seul d’entre eux est parti.

– Lequel ?

– C’est un milliardaire de New York… Mafoi, je n’ai pas retenu son nom…

– Ne serait-ce pas WilliamDorgan ?

– Oui, c’est cela.

Lord Burydan n’en entendit pas davantage. Ilremonta en auto, en compagnie d’Agénor, et fila dans la directiondu pont de l’Estacade de toute la vitesse que pouvait donner sonmoteur.

Pendant ce temps, les secours s’organisaient àla gare de Rochester. Le fameux docteur Cornélius et son frèreFritz, qui se trouvaient par hasard de passage dans la ville,furent les premiers à se mettre à la disposition des autorités et àse transporter sur le lieu de la catastrophe.

QUINZIÈME ÉPISODE – La dame auxscabieuses

CHAPITRE PREMIER – Après le sinistre dupont de l’Estacade

Des malfaiteurs inconnus venaient de fairesauter le pont de l’Estacade, qui traverse une profonde vallée, àquelques miles en amont de la station de Rochester. Le rapide deNew York avait été lancé dans l’abîme. Les wagons étaientbroyés ; la plupart des voyageurs morts ou atrocementmutilés.

Lord Burydan, qui se trouvait avec son amiAgénor Marmousier à la gare de Rochester, s’était hâté de monter enauto et d’accourir sur le lieu du sinistre. Le spectacle qu’ilaperçut était horrifiant, Des wagons avaient pris feu au fond de lavallée et les blessés, brûlés vifs dans les décombres, arrosés del’eau bouillante de la locomotive éventrée, poussaient des crislamentables. Quelques voitures demeuraient accrochées dans lesrocs, à vingt ou trente mètres en l’air.

Cette scène de désolation était éclairée parla lune, alors dans son plein, et par la flamme rougeâtre desmatériaux incendiés, qui permettait d’apercevoir les parois dugouffre.

Lord Burydan, si brave qu’il fût, se sentitému de pitié et d’horreur. Il en oublia pour un instant les raisonsqui l’avaient amené dans cette vallée de la mort. Le poète Agénorn’était guère moins épouvanté : il croyait voir se dresserdevant ses yeux une vision de cauchemar ou d’apocalypse.

– Heureusement, murmura lord Burydan, quej’ai pu empêcher nos amis de prendre ce train ! Seul, WilliamDorgan est au nombre des voyageurs. Il faut tâcher de leretrouver !

L’auto fut laissée derrière un bouquet desaules, à mi-côte du chemin qui descendait au fond de la vallée, etles deux amis s’avancèrent à travers les joncs et les roseaux,jusqu’à l’amoncellement des débris, d’où montait un concert deplaintes déchirantes.

Ils avaient à peine fait quelques pas, danscette vallée d’horreur, lorsque Agénor poussa une exclamation. Ilvenait d’apercevoir le corps inerte de William Dorgan, sous unenchevêtrement de roues et de traverses, qui, en formant au-dessusde lui une sorte de voûte, avaient dû, jusqu’à un certain point, leprotéger. Le milliardaire portait à la tempe une profondeblessure.

– Je doute fort qu’il soit encore vivantaprès une pareille chute, dit lord Burydan en secouant la tête.

– Le cœur bat cependant, dit Agénor quis’était approché du blessé. Que faut-il faire ?

– Aidez-moi, d’abord, à le transporterjusqu’à l’auto. Puis vous le conduirez…

– À Rochester ?

– Non. J’ai des raisons pour qu’on ne levoie pas à Rochester. Vous irez jusqu’à Syracuse, qui ne se trouvequ’à une heure d’ici, et vous le déposerez dans ma petite maison dufaubourg… en ayant soin de vous faire voir le moins possible.Kloum, d’ailleurs, ne tardera pas à venir vous rejoindre.

– Cela sera exécuté de point en point.Vous pouvez être sûr que William Dorgan sera admirablementsoigné.

Tous deux prirent le corps du milliardairequ’ils eurent beaucoup de difficulté à retirer de dessous lesdécombres, et ils le transportèrent jusqu’à l’auto. Lorsqu’ils yfurent arrivés, lord Burydan retira des poches du blessé tous lespapiers qu’elles contenaient. Un étrange projet venait tout à coupde germer dans son esprit. Il s’empara d’un carnet de chèques, d’unportefeuille contenant des pièces d’identité, de deux cartes decirculation sur des lignes de chemin de fer et enfin de plusieurslettres et télégrammes. Il prit aussi une bague ornée d’unbrillant, que William Dorgan portait à la main droite, et uneépingle de cravate ornée d’une grosse perle.

Agénor l’avait regardé faire avecsurprise.

– Quels sont donc vos projets ? luidemanda-t-il.

– Il serait trop long de vous lesexpliquer. Sachez seulement que je viens peut-être de trouver lemoyen d’anéantir la Main Rouge… Mais, adieu, mon cher Agénor.Prenez bien soin de notre blessé.

L’auto démarra et se perdit dans la nuit. LordBurydan redescendit en toute hâte vers le champ du carnage. Ilexamina successivement plusieurs cadavres, atrocement défigurés,jusqu’à ce qu’il en aperçût un dont la tête ne formait plus qu’unebouillie sanglante et qui était de la même taille et à peu près dela même corpulence que William Dorgan. D’ailleurs, le cadavreinconnu était vêtu avec une rare élégance.

– Je crois que je ne trouverai pas mieux,murmura l’excentrique avec émotion.

Sans hésiter, il passa au doigt de l’inconnula bague en brillants, le para de l’épingle de cravate ornée d’uneperle et glissa dans sa poche intérieure le carnet de chèques, nonsans avoir eu soin de se saisir de tous les papiers que possédaitle défunt, un certain Mr. Murray, directeur des aciéries deBrooklyn.

Lord Burydan avait à peine fini de mener àbien cette substitution, qui eût paru suspecte à tous ceux qui nele connaissaient pas, lorsque son attention fut attirée par defaibles gémissements qui partaient d’un pullman-car, renversé sensdessus dessous. Il s’approcha aussitôt, et, s’ensanglantant lesdoigts aux glaces brisées du compartiment, à demi étouffé parl’acre fumée, il parvint à retirer des débris embrasés une jeunefemme d’une extrême beauté. Il fut frappé de ce fait qu’elleportait à la ceinture un gros bouquet de scabieuses et qu’elleétait vêtue de deuil.

À peine avait-il réussi à la dégager qu’elles’évanouit dans ses bras, après lui avoir jeté un regard éperdu dereconnaissance.

Lord Burydan porta la jeune femme jusqu’à unendroit éloigné d’une cinquantaine de pas, et la déposa doucementsur un tertre couvert d’un épais gazon. Puis il redescenditjusqu’au ruisseau qui coulait au fond de la vallée, pour y tremperson mouchoir afin d’humecter le front et les tempes de lablessée.

Il aperçut alors une troupe d’hommes, armés detorches et de phares électriques, qui descendaient en hâte lesentier de la vallée ; d’un coup d’œil, il reconnut, parmieux, Fritz et Cornélius Kramm ; ce qui lui donna beaucoup àpenser.

Le chef de gare de Rochester, qui se trouvaitaussi au nombre des sauveteurs, l’avait aperçu. Ils échangèrentquelques mots, et lord Burydan lui recommanda tout spécialement lajeune fille qu’il venait d’arracher à la mort. Ensuite il sejoignit lui-même à la troupe des sauveteurs, parmi lesquelsfiguraient une douzaine de robustes hommes d’équipe munis depioches et de barres de fer destinées à déblayer les décombres.

Les secours furent organisés avec cettesilencieuse rapidité que l’on ne trouve peut-être qu’en Amérique.Les morts furent déposés, côte à côte, sur le bord duruisseau ; les blessés provisoirement installés sur desmatelas, que deux fourgons de la Compagnie du chemin de fer avaientapportés de la ville. Grâce aux boîtes de pharmacie, on commença àdonner aux blessés les soins les plus urgents. Leur nombre n’était,d’ailleurs, guère considérable. Dans cette catastrophe, dont ongarde encore le souvenir en Amérique, presque tous les voyageursavaient été tués. C’est à peine si, sur cent dix, une douzaine,plus ou moins mutilés, avaient survécu. Parmi ces rescapés, onretrouva une petite fille de quatre ans qui, couchée dans le filetaux bagages, avait supporté le terrible saut sans une égratignure.Elle souriait, regardant autour d’elle avec étonnement, comme sielle venait seulement de se réveiller. On l’emporta, pour qu’ellene vît pas le cadavre de sa mère, décapitée net par une des rouesde la locomotive. Plus loin, un gentleman, à barbe blanche, prisdans un enchevêtrement d’essieux et de roues, appelaitdésespérément au secours. Quand on voulut le dégager, on constataqu’il avait les deux cuisses coupées au ras du ventre. Il expirapresque aussitôt. Une jeune femme, devenue folle, tenait dans unpan de sa jupe la tête de son mari.

Lord Burydan n’avait jamais vu de spectacleplus pitoyable.

La tâche des sauveteurs était, d’ailleurs,pleine de difficultés. Il fallut faire venir en hâte de Rochesterune pompe à incendie pour éteindre le feu, qui avait pris auxdébris des wagons et qui menaçait de tout consumer. La recherchedes morts et des blessés continua, au milieu des poutrelles encorefumantes et des barres d’acier mal refroidies.

Lord Burydan faisait des prodiges d’héroïsme.Deux fois il faillit être écrasé en essayant de soulever un wagon,et il se brûla grièvement les mains en dégageant une vieille dameensevelie sous les coussins. Cette dernière n’avait aucuneblessure ; elle avait simplement failli être étouffée etgrillée à petit feu.

Cornélius et Fritz feignaient de déployer, euxaussi, un grand zèle. Mais leur véritable préoccupation n’avaitrien de philanthropique. Tous deux, persuadés que le milliardaireFred Jorgell, sa famille et les Français, leurs amis, se trouvaientdans le train, attendaient, avec une impatience féroce, que lescadavres de leurs ennemis fussent retrouvés.

Lord Burydan, que ni l’un ni l’autre n’avaientreconnu, suivait leur manège du coin de l’œil et observaitattentivement leurs faits et gestes.

Les deux bandits paraissaient décontenancés.Cependant, lorsqu’on apporta, à l’ambulance provisoirementinstallée, le cadavre défiguré de Mr. Murray et que Cornéliusreconnut à son doigt la bague en brillants de William Dorgan, il neput réprimer un geste de satisfaction. Il fouilla le cadavre et,dans une poche intérieure, trouva le carnet de chèques mis là parlord Burydan.

– En voici toujours un ! dit-il àFritz qui, sur un signe de son frère, était accouru. Nous nepouvons manquer de trouver les autres d’ici peu.

Les deux bandits jugèrent nécessaire demontrer ostensiblement le chagrin qu’ils étaient censés éprouver dela mort de leur ami et associé.

– Ce cher William Dorgan ! s’écriaFritz en appelant le chef de gare et d’autres personnes présentes,dire qu’il n’y a pas huit jours nous déjeunions gaiementensemble ! Pourquoi faut-il que le hasard m’ait donné ladouloureuse mission d’être le premier à reconnaître le corps de monami ?

– Vous veillerez, n’est-ce pas ? fitCornélius sur un ton de circonstance, à ce que le corps de notreami soit mis à part, en attendant que nous fassions prévenir sesdeux fils.

– C’est encore une chance qu’il n’y aitque lui ! murmura l’honnête chef de gare en se rapprochant.Savez-vous que toute la famille a failli y passer ?

– Que dites-vous là ? demanda Fritzl’œil mauvais et la face subitement crispée.

– Je répète que c’est bien heureux queMr. Fred Jorgell, que je connais de vue, et tous ses amisn’aient pas accompagné Mr. William Dorgan, comme ils enavaient l’intention. Au dernier moment, ils ont changé d’avis etont refusé de monter dans le train.

– C’est fort heureux, en effet, répliquaCornélius d’un air contraint.

Il avait grand-peine à ne pas trahir son dépitet sa mauvaise humeur.

– C’est décidément de la guigne !s’écria Fritz avec rage, une fois que les témoins de cette scène sefurent éloignés. Nous qui croyions nous débarrasser de toute labande d’un seul coup !…

– Tant pis ! C’est àrecommencer !

– Quel dommage ! Tout avait si bienmarché !

– J’avais pris les plus minutieusesprécautions. Je m’étais même muni d’un flacon spécial, dont ilm’eût suffi de laisser tomber une goutte sur chaque pansement pouramener le trépas instantané des survivants !

– Ne nous désolons pas, cependant, ditFritz après réflexion. Nous avons un résultat. Le décès de WilliamDorgan va mettre notre ami Baruch en possession de sommesimportantes. Un des buts que nous poursuivions va se trouveratteint.

Pendant que les deux Lords de la Main Rougedissertaient cyniquement, au milieu des morts et des mourants, lordBurydan continuait à dépenser, sans compter, ses forces et sonénergie, risquant cent fois sa vie pour arracher, de dessous lacharpente disloquée des wagons, des corps qui, le plus souvent,n’étaient que des cadavres.

Le petit jour se leva sur cette scène dedésolation, lord Burydan était brisé de fatigue, les brûlures etles blessures dont il était atteint le faisaient beaucoupsouffrir.

Il songea à se retirer. D’autant plus que saprésence devenait absolument inutile. Ceux des voyageurs quiétaient encore vivants avaient été mis en sûreté, et le nombre dessauveteurs croissait de minute en minute. Il en arrivait de touscôtés.

Un fait donnera idée de l’activité américaine.On s’occupait encore à déblayer le fond de la vallée sanglante quedéjà une escouade d’une centaine de charpentiers, appelés pardépêche et venus en train spécial, s’occupaient de lareconstruction de l’Estacade.

Lord Burydan allait se retirer, en profitantd’une des nombreuses voitures de louage venues de Rochester,lorsqu’il se souvint tout à coup de cette belle jeune femme qu’ilavait secourue la première, au teint si pâle, aux vêtements dedeuil, avec un bouquet de scabieuses à la ceinture.

Oubliant sa fatigue, il remonta précipitammentvers l’ambulance provisoire, que, précisément, Cornélius venait dequitter, après avoir acquis la certitude que William Dorgan étaitle seul ennemi de la Main Rouge qui eût péri dans lacatastrophe.

Lord Burydan, n’apercevant plus, tout d’abord,la jeune femme parmi les blessés, se mit à la recherche du chef degare, auquel il l’avait recommandée. Il ne le trouva pas. Dans ledésarroi, personne ne put lui donner un renseignement.

Machinalement poussé peut-être par unpressentiment, il alla jusqu’à l’endroit où avaient été déposés lescadavres. À peine eut-il jeté un coup d’œil sur les restesdéfigurés de ceux-ci qu’il reconnut, avec une douleur indicible, lecadavre de la belle jeune femme en deuil. À ses côtés, sans doutepour faciliter à ses parents ou à ses amis la tâche de lareconnaître, on avait replacé à sa ceinture le bouquet de fleursd’un violet sombre.

– La seule femme que j’auraisaimée ! balbutia-t-il douloureusement.

Il effleura de ses lèvres le front glacé de lamorte et s’enfuit, le désespoir dans le cœur.

CHAPITRE II – « Célérité. –Discrétion !… »

Les semaines qui suivirent furent pour lordBurydan pleines de troubles, d’agitation et de neurasthénie. Toutd’abord, William Dorgan, qu’Agénor avait conduit dans le cottageque possédait l’excentrique dans la banlieue de Syracuse, n’avaitpu, malgré tous les soins, se remettre complètement de l’émotionqu’il avait éprouvée. Il était devenu entièrement aphasique ;il ne pouvait plus articuler que quelques bégaiementsinintelligibles.

Lord Burydan se repentait presque de lasubstitution opérée par lui. Des scrupules tardifs lui venaient. Ilse demandait s’il avait bien eu le droit de faire ce qu’il avaitfait.

Avec sa franchise ordinaire, il jugea que leplus simple était de mettre William Dorgan lui-même au courant deses projets.

Le milliardaire, qui, à part l’impossibilitéde parler, avait complètement recouvré ses facultésintellectuelles, écouta gravement la confidence du lordexcentrique. Il demeura quelques minutes plongé dans sesréflexions. Enfin, il saisit d’une main ferme les tablettes dont ilse servait pour correspondre avec ceux qui l’entouraient et traçaces simples mots :

Vous possédez ma confiance et j’approuveentièrement ce que vous avez fait. Pour tous, je suis mort, et mortje dois demeurer jusqu’à nouvel ordre.

Lord Burydan, malgré ses longues explicationsau milliardaire sur ses projets, fut un peu surpris de la facilitéavec laquelle il donnait son assentiment.

– Ne faudrait-il pas, lui demanda-t-ilencore, prévenir votre fils Harry ?

L’aphasique fit de la tête un signe dedénégation.

– Et votre fils Joë ?

William Dorgan renouvela son signe dénégatif,mais d’une façon plus énergiquement accentuée.

C’est que le milliardaire, pendant les longuesheures de recueillement de sa convalescence, avait eu le temps deréfléchir à une foule de petits faits auxquels, jusqu’alors, iln’avait prêté aucune attention, et, sans les connaître dans leurentier, il avait deviné assez les projets de lord Burydan pour serendre compte qu’il y avait neuf chances sur dix pour quel’excentrique eût raison. Il ne pouvait oublier que lord Burydanlui avait sauvé la vie. Enfin, il y avait eu, entre eux, deux outrois entretiens confidentiels au cours desquels lord Burydan avaitréussi à gagner entièrement le milliardaire à ses idées.

C’était pour ce dernier un point trèsimportant que d’avoir obtenu l’assentiment de William Dorgan,auquel il s’était fait connaître sous son véritable nom. Toutefois,par une contradiction curieuse, lord Burydan, en proie à une noiremélancolie, demeura, pendant une période assez longue, sanss’occuper de la Main Rouge.

Malgré tous ses efforts, le jeune lord nepouvait oublier la tragique physionomie de cette belle inconnue –la dame aux scabieuses, c’est ainsi qu’il l’avait nommée – qu’iln’avait fait qu’entrevoir et tenir un instant dans ses bras, pourla perdre presque aussitôt.

En vain essayait-il de s’arracher à cettehantise. Le poète Agénor, malgré toutes les ressources de sonimagination, ne put parvenir à l’en distraire.

Diverses circonstances vinrent raviver cechagrin. Un jour, lord Burydan, entré pour se rafraîchir dans uncafé, trouva, sur la table à laquelle il s’était assis, un numérodu New York Illustrated News. L’ayant feuilleté d’aborddistraitement, son attention fut attirée par une double page où setrouvaient les portraits de toutes les victimes du sinistre deRochester. Du premier coup, il reconnut la dame aux scabieuses,dont le portrait offrait une ressemblance saisissante.

– Cette image me poursuivra doncpartout ! balbutia-t-il, et il referma le journal.

Il allait se retirer lorsque, sur lacouverture même du périodique, il fut invinciblement attiré parcette stupéfiante annonce :

INSTITUT SPIRITUALITÉ

Pour le soulagement des gentlemen

et ladies inconsolables.

DIRECTEUR : EZÉCHIAS PALMERS, PSYCHOLOGUE MENTALISTE, MEMBREDE PLUSIEURS ACADÉMIES

Vous tous qui avez perdu un être cher, quipleurez une mère, une épouse, une fiancée, une fille adorée, nevous abandonnez pas au désespoir ! Allez en toute confiancetrouver l’honorable Ezéchias Palmers. Il vous consolera de voschagrins ; il fera apparaître à vos yeux les physionomiesfamilières et bénies des chères disparues, miraculeusementdélivrées des chaînes inexorables de la mort.

Nous ne faisons ici aucune promessemensongère. Les incrédules viendront ; ils verront et ilsseront convaincus.

MATÉRIALISATIONS.

APPARITIONS EN TOUS GENRES.

Conversations avec l’au-delà.

Révélations d’outre-tombe.

Voyages dans l’Astral. – Double vue.

Etc., etc.

Adresser toutes communications àM. Ezéchias Palmers, directeur de l’Institut spiritualiste,15e Avenue, n°211. – Téléphone.

Célérité. – Discrétion. – Prix modérés. –

Évocations à domicile.

Lord Burydan relut deux fois cette étrangeréclame ; puis il murmura, en haussant les épaules :

– Ce doit être quelquecharlatan !

Il emporta cependant le numéro du New YorkIllustrated News, car il voulait découper la photographie dela dame aux scabieuses pour la conserver.

Trois jours après, une affaire l’ayant amené àNew York, le hasard le conduisit dans la Quinzième avenue. Sansl’avoir cherché le moins du monde, il se trouva en face d’une hauteporte de bronze au-dessus de laquelle on lisait en lettresd’or : Institut spiritualiste. Cette inscriptionétait fixée au milieu d’une très haute muraille.

La curiosité fut plus forte, chez lordBurydan, que tout autre sentiment. Il sonna, se trouva dans unecour plantée d’ifs et de cyprès vénérables, d’où un domestique,vêtu d’une souquenille violette qui le faisait ressembler à unévêque, le conduisit dans un salon d’un aspect sévère et d’un styleparticulièrement original.

Les meubles massifs étaient d’ébène incrustéde petites étoiles de nacre. Les tentures d’un bleu foncé avec desfranges d’argent ; de la voûte, en forme de dôme, pendait ungrand brûle-parfum. La voûte elle-même formait comme un ciel d’azurparsemé d’anges souriants. Sur la cheminée, un groupe en marbrereprésentait la mort sous la forme d’un hideux squelette auquel ungénie souriant mettait le genou sur la poitrine et arrachait safaux. De hautes fenêtres à vitraux répandaient sur ce décor unemystérieuse lumière.

– Drôle de salon ! murmura lordBurydan en regardant autour de lui.

Cinq minutes plus tard, une des portières develours bleu s’écarta, pour livrer passage à un gentleman d’unecorrection parfaite, qui s’inclina cérémonieusement devant levisiteur.

– À qui ai-je l’honneur de parler ?demanda lord Burydan.

– Je suis Ezéchias Palmers.

Il ajouta, sans donner à lord Burydan le tempsde se reconnaître :

– Vous avez sans doute perdu une personnequi vous était chère ?

Lord Burydan était entré dans ce bizarreétablissement sous l’impulsion de la curiosité. Maintenant qu’il setrouvait en face du directeur, il ne savait plus de quelle façons’y prendre pour faire une retraite honorable. Au fond, il étaitpersuadé qu’il avait affaire à un charlatan.

– Sir, répondit-il avec un peud’embarras, il est vrai. Mais je voudrais vous demander quelquesrenseignements. Je ne vous cacherai pas que je suis un sceptique,je me demande comment vous pouvez faire pour réaliser lesséduisantes promesses de votre prospectus.

Mr. Palmers jeta sur son interlocuteur unregard imposant ; et ce ne fut qu’après l’avoir toisé avec unesorte de pitié dédaigneuse qu’il répondit :

– Sir, les moyens que nous employons sonten partie naturels et en partie occultes. Mais qu’importe, si nousatteignons le but que nous nous sommes proposé ! Tous ceux quis’adressent à moi, je vous l’affirme, n’ont jamais éprouvé dedésillusions.

Lord Burydan se sentit entraîné, malgré lui, àmettre Mr. Palmers au défi. Il tira de sa poche laphotographie de la dame aux scabieuses :

– Avez-vous le pouvoir, dit-il, de mefaire voir la personne dont voici le portrait ?

– Parfaitement, répondit Mr. Palmersavec aplomb.

– Emploierez-vous les moyens surnaturelsou les autres ? ne put s’empêcher de demanderl’excentrique.

– Cela dépendra… En tout cas, il estindispensable que je connaisse, de la façon la plus minutieuse,dans quelle circonstance vous avez vu cette personne pour ladernière fois.

Lord Burydan, très mécontent, au fond, des’être aventuré dans cette officine, raconta en quelques mots lacatastrophe du pont de l’Estacade, et demanda à Mr. Palmersquand il devrait revenir.

– Je vous écrirai, répondit celui-ci,mais encore faut-il que je connaisse votre adresse.

– Je ne tiens pas à vous dire mon nom.Écrivez-moi à Syracuse, poste restante, aux initialesA. B.

– Comme il vous plaira, répliqua ledirecteur avec le même sang-froid. Mais vous savez que, dans cecas, l’usage de l’établissement est de demander des arrhes.

– Votre demande est trop légitime. Voicicinq cents dollars.

– Cela suffit pour un premier acompte. Sivous êtes satisfait, vous aurez à nous verser pareille somme. Dansle cas contraire, vous serez intégralement remboursé.

Mr. Palmers reconduisit son visiteurjusqu’à la porte de l’Institut spiritualiste, et il lui dit, avantde le quitter :

– Il y a fort longtemps, vous savez, queje m’occupe des sciences de l’âme, et nul ne peut soupçonnercombien cette étude est passionnante. J’ai débuté par l’étude desmaladies mentales, j’ai même été quelque temps directeur duLunatic-Asylum de Greenaway ; et ce n’est que par degrés queje suis arrivé, peu à peu, à la connaissance de l’Occulte…

Ce mot de Greenaway fut un trait de lumièrepour lord Burydan. Il comprit qu’il se trouvait en face del’ex-jockey qui avait été quelque temps son geôlier, dans la maisonde fous d’où il s’était évadé avec l’aide d’Oscar Tournesol, et ils’applaudit sincèrement de n’avoir pas fait connaître sa véritablepersonnalité à ce singulier industriel.

Lord Burydan retourna le soir même à Syracuse.Plusieurs jours s’écoulèrent sans qu’il entendît parler deMr. Palmers. Il commençait à croire que les cinq cents dollarsversés par lui pouvaient être regardés comme perdus, lorsqu’ilreçut un court billet l’avertissant de se trouver à dix heures dusoir, très exactement, à l’Institut spiritualiste et des’attendre à toute émotion.

L’excentrique se sentait de plus en plusmécontent de s’être engagé dans cette affaire. Cependant, lacuriosité le poussa à voir de quelle façon Mr. Palmerstiendrait ses engagements. Il prit donc, le lendemain matin, letrain pour New York.

Il passa une partie de la journée à faire desvisites. À mesure que l’heure fixée par le thaumaturge approchait,il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une sourde impatience. Pourlui, le temps marchait avec une lenteur désespérante.

À dix heures, très exactement, il sonnait à laporte de l’Institut spiritualiste.

Le même serviteur, vêtu de violet, vint luiouvrir. Sans un mot, il le conduisit, par une petite porte, jusqu’àune avenue bordée de noirs sapins et de houx aux baies écarlates, àl’extrémité de laquelle se trouvait une autre porte à doublevantail surmontée d’une croix.

Lord Burydan frissonna. Allait-on donc leconduire dans un cimetière ? Il était déjà, par avance,indigné de cette macabre comédie. Mais il s’était trop avancé pourreculer. Il fallait aller jusqu’au bout.

Son guide lui ouvrit la porte de l’enclosfunèbre, lui fit comprendre par signes qu’il ne pouvaitl’accompagner plus loin et, finalement, le laissa seul.

À la clarté de la lune, que voilaient à peinede légers nuages, l’excentrique put examiner le lieu où il setrouvait.

C’était bien un cimetière, mais un cimetièredu plus grand luxe. Les allées, bien sablées, étaient bordées desphinx de bronze et, dans le fouillis des verdures funèbres, dehautes colonnes surmontées d’urnes, des chapelles gothiques etjusqu’à des statues silhouettaient leur blancheur marmoréenne. Desmassifs montaient les pénétrants parfums des fleurs, auxquels semêlait une vague odeur d’encens et d’aloès.

Lord Burydan, poursuivant sa route, longea lesbords d’un étang où dormaient des cygnes noirs. Il passa près d’unimmense jasmin couvert de fleurs, et il écouta quelques instantsles chants d’un rossignol qui s’égosillait dans les branches d’unlaurier.

Il savait gré à ceux qui avaient combiné cettemise en scène de lui avoir épargné les fantasmagoriesbanales : les cris de hiboux, les squelettes frottés dephosphore, ou les spectres entortillés dans des draps de lit ettraînant avec fracas des chaînes rouillées.

– Décidément, ce Palmers a plus de goûtque je ne l’aurais cru, se dit lord Burydan. À présent, je medemande comment cela va finir.

Il s’enfonça dans une allée bordée de myrteset de rosiers qui répandaient une odeur délicieuse. Des versluisants rampaient dans les gazons, et des mouches à feu voletaientde fleur en fleur, comme de petites âmes en peine.

Petit à petit, il oubliait le lieu où il setrouvait et il continuait à marcher, plongé dans une profonderêverie. Tout à coup, il tressaillit. Il avait cru entendre, toutprès de lui, comme un gémissement à demi étouffé.

Il leva les yeux. Il se trouvait à quelquedistance d’une chapelle au toit pointu, dont il n’était séparé quepar un massif de buis sombre et d’acanthes aux larges feuilles. Aumoment même où il la regardait, l’intérieur de la chapelles’éclaira d’une lueur bleuâtre. La porte de fer roula sans bruitsur ses gonds. Une femme en deuil s’avança lentement dans l’allée.Elle tenait à la main un gros bouquet de scabieuses.

Haletant d’émoi, en dépit de son parti prisd’incrédulité, le lord excentrique demeura immobile, le cœurpalpitant. Il contemplait de tous ses yeux l’apparition. Elle passaà quelques pas de lui, sans faire mine de le voir et sans plus debruit qu’un véritable fantôme.

Il n’avait pu jusqu’alors distinguer sestraits. Mais, à un moment donné, elle atteignit un espace videfortement éclairé par la réverbération de la lune et elle tournalentement la tête.

Lord Burydan jeta un cri terrible. Celle qu’ilvoyait ne pouvait être une figurante. C’était bien cette dame auxscabieuses qu’il avait retirée de dessous les décombresfumants ! C’étaient bien ses traits, d’un dessin si pur et sigracieux !… Et, pourtant, il l’avait vue couchée parmi lesmorts, il avait effleuré de ses lèvres son front déjàglacé !

Il demeurait à la même place, cloué par laplus violente émotion peut-être qu’il eût jamais ressentie de sonexistence, pourtant si passionnément mouvementée.

Au cri retentissant de suprême angoisse qu’ilavait jeté, l’apparition avait tourné vers le nocturne visiteur sonpâle visage. Leurs yeux se rencontrèrent.

– Lui ! s’écria-t-elle, c’estlui !…

Elle se précipita en avant, comme pour sejeter dans ses bras.

Lord Burydan courut à l’autre extrémité del’allée qui contournait le massif d’arbustes, afin d’aller à sarencontre. Dans ce mouvement, il la perdit de vue un instant,derrière l’épais feuillage des buis. Quand il fut arrivé à la placequ’elle avait occupée l’instant d’auparavant, il ne la trouva plus.Elle avait disparu !

Elle semblait s’être fondue, comme une vapeurlégère, dans la brume azurée qui enveloppait tout ce décor deprodiges et d’enchantements.

Vainement, il erra par les allées du luxueuxcimetière ; vainement, il battit en tous sens les taillis etles bosquets. La dame aux scabieuses, qui n’était peut-être qu’unfantôme, s’était évanouie comme un fantôme.

Lord Burydan ne retrouva d’elle qu’une dessombres scabieuses échappée de son bouquet. Il la ramassapieusement.

Complètement désemparé, il se retrouva sanssavoir comment à la grille de l’étrange cimetière et se laissareconduire, comme un enfant, jusque dans la rue par le silencieuxserviteur à la souquenille violette.

CHAPITRE III – La dame auxscabieuses

Lord Burydan, chancelant comme un homme ivreet en proie à des alternances de fièvre et d’abattement, regagna àgrand-peine l’hôtel où il était descendu. Là, il dut s’aliter,malade d’un commencement de neurasthénie causée par la violence desémotions qu’il avait ressenties.

Agénor, accouru aussitôt de Syracuse,s’installa à son chevet et le soigna avec son dévouement habituel.Au bout de huit jours, lord Burydan, quoique encore très faible,pouvait se lever et reprendre ses occupations.

Son premier soin fut de se rendre à l’Institutspiritualiste. Le premier mot de Mr. Palmers fut pour demanderà son client s’il avait été satisfait.

– Très satisfait, répondit le jeune lordavec agitation, c’est à peine si je suis remis de la secousse quej’ai éprouvée.

– En ce cas, vous savez ce qui estconvenu. C’est cinq cents dollars que vous me redevez.

– Les voici. Et vous en gagnerez beaucoupd’autres si vous pouvez me faire voir, une autre fois, la personneque je pleure…

– À mon vif regret, ce que vous medemandez là est impossible. Le prodige qui s’est opéré une fois envotre faveur ne peut se renouveler.

– Parlons sérieusement ! s’écrial’excentrique en haussant les épaules avec colère. Il ne faut pasessayer de m’en imposer, à moi ! J’ai la certitude quel’apparition que j’ai vue est une habile figurante qui possède unegrande ressemblance physique avec la personne dont je déplore laperte !

– Vous pourriez vous tromper, répliquagravement Mr. Palmers. Vous avez vu celle que vous désiriezvoir. N’essayez pas d’aller au fond des choses.

– Parlons net. Je vous offre dix milledollars si vous me faites voir de nouveau la dame aux scabieuses.Que ce soit un spectre ou une figurante, peu m’importe !

L’ex-directeur du Lunatic-Asylum, qui, malgréses rapports avec les esprits infernaux, n’était pas encore parvenuà se guérir de sa passion pour les courses, où il mangeait le plusclair de ses bénéfices, parut vivement alléché par l’offre de sonriche client.

– Diable ! murmura-t-il avecembarras, c’est que, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je nepeux pas renouveler deux fois le prodige !… Cependant, je vaisessayer. Je vous écrirai un mot d’ici quelques jours.

– Tâchez que ce soit le plus tôtpossible !

Lord Burydan se retira, bouillant d’impatienceà la pensée que Mr. Palmers s’était fait tirer l’oreillesimplement pour se faire payer plus cher. Toutefois, plusieursjours s’écoulèrent sans que le directeur de l’Institutspiritualiste donnât de ses nouvelles.

Cependant, l’acte de décès de William Dorganavait été dressé et sa succession ouverte suivant toutes les formeslégales. L’ingénieur Harry Dorgan s’aperçut alors que tous lestraités signés à propos du trust des maïs et coton qu’avait dirigéson père, et dont la moitié eût dû lui revenir ; étaientrédigés de telle façon qu’il en était à peu près exclu ;Cornélius, Fritz et Joë avaient fait usage de prête-noms, créé desparts fictives, et s’étaient arrangés, en un mot, de façon à nelaisser à l’ingénieur qu’un nombre de parts dérisoire.

De plus, de nombreux procès étaientengagés ; puis les affaires avaient été si habilementembrouillées qu’il paraissait évident que le trust, dont Joës’était fait nommer directeur provisoire, ne pourrait être liquidéavant de longs mois.

Dans sa retraite, William Dorgan, toujoursbien portant, n’eût été la mutité dont il était atteint, suivaitpassionnément toutes les péripéties de la lutte juridique quis’était engagée entre les deux frères et il était mis au courant dela procédure.

C’est à l’occasion de ces procès qu’HarryDorgan pria lord Burydan d’aller, de sa part, demander à CornéliusKramm le double de certaines pièces qui n’avaient pas été verséesau procès.

L’excentrique accepta de se charger de cettemission, non seulement pour rendre service à son ami, mais parcequ’il était, en outre, assez désireux de voir le docteur, Cornéliussur son terrain, c’est-à-dire dans le laboratoire où il se livraità ses audacieuses expériences de greffe humaine.

Le docteur, bien qu’il n’ignorât pas la partprise par lord Burydan dans le siège de l’île des pendus,l’accueillit avec la plus grande cordialité. Il lui expliqua sihabilement le procès qui divisait les deux frères que lord Burydanen vint à se demander si ce n’était pas l’ingénieur Harry qui étaitdans son tort.

Tout en conversant avec son visiteur,Cornélius lui fit visiter la plupart des pièces du magnifique hôtelqu’il habitait. Le seul endroit où il ne le conduisit pas futprécisément le laboratoire où il accomplissait ses expériences lesplus intéressantes et où, d’ailleurs, il n’admettait jamaispersonne.

Lord Burydan et le docteur se promenaientfamilièrement dans le beau parc qui entourait l’hôtel lorsqu’unvieil Italien nommé Léonello, depuis des années au service dusculpteur de chair humaine, vint dire à ce dernier que quelqu’un ledemandait.

– Attendez-moi là un instant, ditCornélius. Je n’ai qu’un mot à dire à la personne qui veut meparler. Je serai tout de suite de retour.

Lord Burydan accepta et continua à se promenersolitairement par les allées, tout en réfléchissant à l’hommeétrange, énigmatique et presque génial chez lequel il setrouvait.

Quelques minutes s’écoulèrent. Lord Burydanétait arrivé à cette partie des jardins qui se trouvait située toutà fait derrière l’hôtel lorsqu’il aperçut, sur le rebord d’unefenêtre du premier étage, un gros bouquet de scabieuses placé dansun vase plein d’eau, comme si on eût tenu à le garder le pluslongtemps possible.

– C’est véritablement uneobsession ! murmura le jeune homme. Ces fleurs me poursuivrontdonc partout !…

Il regardait encore le bouquet quand unesilhouette féminine apparut dans le fond de la chambre, puis serapprocha de la fenêtre.

Avec une indicible stupeur, lord Burydanreconnut l’inquiétante dame aux scabieuses, la victime du pont del’Estacade, l’apparition du cimetière de Mr. Palmers.

Cette fois, il crut que sa raisonl’abandonnait, il se demanda s’il n’était pas l’objet d’unehallucination. Il regarda du côté de l’apparition, persuadé qu’elleallait s’évanouir ou se dissiper dans les airs comme une fumée.

Il n’en fut rien. Il faisait, ce jour-là, untemps parfaitement clair, et il était à peine deux heures del’après-midi. Lord Burydan put se convaincre que, bien que trèspâle, celle qui se présentait à sa vue était bien une créature dechair et de sang, et non un vain fantôme.

La victime de la catastrophe était-elleressuscitée ? Se trouvait-il en face de son sosie ? Il nevoulut pas essayer de traiter la question.

À son tour, la jeune femme l’avaitaperçu ; et elle semblait aussi effrayée et, surtout, aussisurprise que lui. Néanmoins, sa physionomie se rassérénait pardegrés ; comme si elle prenait une brusque résolution, elle sepencha sur l’appui de la fenêtre.

Lord Burydan se rapprocha. Il allait doncavoir la clé de ce mystère. Malheureusement, presque au mêmeinstant, il vit de loin le docteur Cornélius qui venait lerejoindre.

Le jeune homme n’eut que le temps de mettre undoigt à ses lèvres pour faire comprendre à la dame aux scabieusesque le moment était peu favorable à une explication. Elle s’enrendit si bien compte, ayant aussi de loin aperçu Cornélius,qu’elle referma sa fenêtre avec hâte.

Lord Burydan demeura encore une heure dansl’hôtel. Il n’écoutait plus que d’une oreille distraite lesraisonnements captieux du sculpteur de chair humaine. Quand il pritcongé de ce dernier, il n’avait en tête qu’une seule et uniquepréoccupation : entrer à tout prix en relation avec lamystérieuse inconnue.

Il regagna son hôtel, absorbé par cette uniquepensée et se jurant bien de ne pas quitter New York sans avoir eula solution de cette énigme.

Par une coïncidence assez curieuse, mais qui,en réalité, n’avait rien que de très naturel, il trouva, enrentrant, une lettre de Mr. Palmers lui annonçant que, à sonvif regret, il ne pouvait le faire assister à une seconde séanced’apparitions surnaturelles.

– Ce Palmers, songea-t-il, estcertainement en relation avec Cornélius. Il espère, sans doute,m’extorquer la forte somme en me faisant croire à des difficultésimaginaires. Il se trompe grossièrement ; maintenant que jesais où est mon inconnue, je n’ai plus besoin de lui.

Lord Burydan eut la malice de répondre àMr. Palmers une lettre ironique, où il lui disait de ne pasdéranger inutilement les esprits qu’il avait à son service, attenduque lui-même s’était fait une raison et se trouvait maintenant toutà fait consolé.

Lord Burydan avait déjà élaboré tout unprojet.

Après son dîner, il sortit en compagnie deKloum, le fidèle Peau-Rouge, avec lequel il avait eu auparavant unlong entretien.

*

**

Ce soir-là, la dame aux scabieuses lisait prèsde sa fenêtre grande ouverte, s’arrêtant de temps à autre pourregarder les beaux arbres du parc. Vraiment, son pâle visage,éclairé par un rayon de lune, semblait bien appartenir à un êtresurnaturel.

Tout à coup, quelque chose passa au-dessus desa tête avec un sifflement léger qui ressemblait à un frôlementd’ailes. Il y eut ensuite, contre la cloison, le bruit sec d’unchoc.

Elle se retourna plus surprise qu’effrayée.Une courte flèche venait de se ficher dans le bois, où elle s’étaitprofondément enfoncée.

Le premier mouvement de la jeune femme fut derefermer la fenêtre. Mais, regardant la flèche de plus près, elles’aperçut qu’elle était lestée d’un petit papier roulé, attachéavec une faveur violette.

Elle s’en empara, mais, avant de le déplier,elle retourna à la fenêtre, et son regard inquiet embrassa d’uncoup d’œil rapide le décor lunaire du parc.

En face d’elle, au-dessus d’un haut murcouronné de lierre, elle distingua le visage du jeune homme entrevul’après-midi. À côté de lui, un autre personnage, au teintrougeâtre, à demi hissé sur le mur, tenait encore l’arc dont ilvenait de faire usage.

Certains que leur message était arrivé àdestination, les deux inconnus disparurent. La jeune femme refermasa fenêtre et, d’une main un peu tremblante, elle ouvrit le billetet lut ces quelques lignes tracées à l’encre violette, d’unehautaine et, mâle écriture.

« Madame,

« Que vous soyez, comme je l’ai crulongtemps et comme je le crois encore à certains moments, un êtreimmatériel, ou que vous ne soyez, comme cela est plusvraisemblable, qu’une victime du sculpteur de chair humaine, jevous suis entièrement dévoué. Ma vie, mon cœur et ma fortune vousappartiennent.

« Si vous êtes, comme j’ai tout lieu dele craindre, retenue ici contre votre gré, demain, à la même heurequ’aujourd’hui, la petite porte du parc vous sera ouverte, et jeserai à vos ordres pour vous conduire où vous voudrez. J’ai déjà pusavoir qu’on vous permet, chaque soir, une promenade dans le parcde neuf à dix heures, sous la surveillance de ce vieux coquin quiest au service du docteur.

« Ne vous préoccupez pas de lui, car j’aipris les mesures nécessaires pour qu’il ne puisse s’opposer à votreévasion.

« Croyez, madame, que c’est sousl’impulsion d’un sentiment profondément pur et désintéressé quecelui qui signe cette lettre se permet d’intervenir dans votreexistence et vous demande la permission de se dire votre trèshumble serviteur et ami.

« Lord ASTOR BURYDAN. »

La jeune femme, après avoir relu deux fois cebillet, non sans une profonde émotion, eut la prudence de le brûlerpour qu’il ne pût tomber entre les mains de ses geôliers. Puis ellese coucha, et, sa lampe une fois éteinte, essaya des’endormir ; mais ses préoccupations la tinrent éveillée, etl’aube était près de paraître lorsque le sommeil vint enfin lavisiter.

La journée du lendemain lui parut d’uneinterminable longueur. Chaque fois qu’elle entendait un bruit depas dans le parc, elle se précipitait vers sa fenêtre pour voir sielle n’allait pas de nouveau se trouver en présence de ce lord sibeau et si brave qui paraissait avoir pour elle une si nobleaffection. Elle attendit avec impatience ce moment de la soirée oùon lui permettait de prendre le frais dans le parc.

À neuf heures précises, comme chaque soir, levieux Léonello, homme de confiance et préparateur du docteurCornélius, vint chercher la jeune femme, la conduisit dans le parc,et, silencieusement, comme il le faisait toujours, se mit à marcherà ses côtés sous les grands arbres.

La captive était profondément émue. Son cœurbattait à coups précipités. La gorge serrée par l’anxiété, elleprêtait l’oreille aux moindres bruits, attentive à l’instantpropice où la petite porte allait brusquement s’ouvrir pour livrerpassage à son sauveur. Seul le bruissement mélancolique du ventgémissait dans les feuilles et, au loin, les rumeurs lointaines dela mer et de la ville interrompaient seules le silence.

Dans l’énervement où elle se trouvait, elle neput s’empêcher d’adresser la parole à Léonello. Elle avait unbesoin maladif de parler, de marcher, de s’agiter.

– Quand donc pourrai-je sortird’ici ? murmura-t-elle.

– Je ne puis vous donner, à cet égard,aucun renseignement, répondit l’Italien avec une ironieglaciale.

– Mais, enfin, s’écria-t-elle, on n’a pasle droit de me retenir ainsi !

– Soyez sûre que ceux qui s’arrogent cedroit le font dans votre intérêt. Vous êtes ici chez un savantmédecin. Il s’est aperçu que vous aviez besoin de soins, que vousétiez malade, et il ne vous laissera partir que lorsque vous serezcomplètement guérie.

À ce moment, dix heures sonnèrent à l’horloged’un temple voisin.

La jeune femme ne vivait plus. Elle étaitfrémissante d’angoisse.

– Eh bien, je m’échapperai !répliqua-t-elle brusquement à Léonello.

L’Italien eut un petit rire qui sonnafaux.

– Eh ! eh ! fit-il, c’est quel’on ne sort pas d’ici aussi facilement que cela !… Etquelquefois…

Il n’acheva pas sa phrase.

– Et quelquefois ? demanda la jeunefemme avec insistance.

– Eh bien, madame ! puisque vous ytenez, je vais vous le dire… Quelquefois l’on n’en sortjamais !…

Tous deux étaient retombés dans le silence. Laprisonnière ne respirait qu’avec peine ; elle sentait pesersur elle une oppressante atmosphère de terreur et de cauchemar.Elle crut qu’elle allait défaillir.

Tout à coup, il lui sembla entendre, dans unbuisson voisin, un bruit imperceptible. Elle poussa un profondsoupir et se reprit à espérer.

Léonello, depuis quelques instants,l’observait du coin de l’œil, en proie à de vagues soupçons.

– Il est temps de rentrer !déclara-t-il. Il y a une heure que nous nous promenons. Vouspourriez attraper froid.

– C’est que, balbutia-t-elle, j’auraisvoulu me promener encore quelques instants…

– Non, répéta-t-il brutalement, c’estsuffisant comme cela ! Rentrons !

Il fit le geste de saisir la jeune femme parle bras. Avant que sa main eût pu effleurer l’étoffe noire de larobe de deuil, un Indien – le même qui, la veille, avait lancé laflèche – bondit de derrière un massif et saisit Léonello à lagorge.

L’attaque avait été si prompte et siinattendue que l’Italien n’eut pas le temps de jeter un cri. En unclin d’œil, le Peau-Rouge le renversait, garrotté et bâillonné.

Presque au même instant, la petite porte duparc s’ouvrait sans bruit, et lord Burydan entrait à son tour.Saluant respectueusement la captive :

– Venez, madame ! dit-il simplement.Je vous remercie d’avoir cru en moi.

Tellement émue qu’elle n’eut pas la force deprononcer une parole, elle accepta le bras que lord Burydan luioffrait et tous deux sortirent.

Kloum, resté le dernier, referma la porte avecla double clé dont il était muni.

Quelques minutes plus tard, une auto lesemportait tous trois et ne s’arrêtait qu’à la porte duPreston-Hotel, où lord Burydan était descendu, et qui, on le sait,avait eu son heure de célébrité au moment où la ville de New Yorkétait terrorisée par les exploits des Chevaliers duChloroforme.

Sur la terrasse, que décoraient des orangerset des lauriers en caisses, lord Burydan avait à tout événementfait servir pour dix heures et demie une délicate collation ;de vieux vins étincelaient dans des flacons de cristal à la lueurdes lampes électriques, discrètement voilées d’abat-jour de soie,et les mets que les stewards se hâtaient d’apporter exhalaient unappétissant arôme dans les plats d’argent qui les contenaient.

Sur un geste de lord Burydan, les domestiquesde l’hôtel se retirèrent. Il ne resta que Kloum, qui était plutôtun ami qu’un serviteur et en présence duquel on pouvait parler sanscontrainte.

– Je crois, madame, murmura le jeune lordd’une voix vibrante de passion contenue, que nous seronsadmirablement ici.

Et, d’un large geste, il montrait la merlointaine où allaient et venaient les fanaux des navires, la géantestatue de bronze de la Liberté qui domine la rade, et l’énormepanorama de la ville coupée de ténèbres épaisses et de lumièrecrue.

La jeune femme jeta un coup d’œil extasié versle grandiose horizon qui se déployait à ses yeux, et,silencieusement, elle tendit la main à lord Burydan dans unadorable geste de gratitude.

– J’espère, dit-il, que vous accepterezquelques rafraîchissements ?

– J’avoue que ce sera avec plaisir.J’étais tellement émue, ce soir, que je n’ai pu prendre quequelques cuillerées de bouillon, et, à vrai dire, depuis laterrible catastrophe du pont de l’Estacade, je n’ai pas eu un seuljour de tranquillité. J’ai passé par de terribles épreuves… Mais ilfaut que vous connaissiez toute la vérité.

– Je n’aurais pas osé vous demander deconfidences. Pourtant, je vous avoue franchement que ma curiositéétait vivement excitée… Nous nous sommes connus de façon siextraordinaire !

– Je n’ai absolument rien à vous cacher…J’ai éprouvé de terribles malheurs, c’est vrai ; mais je n’aiaucun reproche à m’adresser.

Lord Burydan regardait la jeune fille, commeen extase. Le son même de sa voix était pour lui la plus délicieusedes musiques.

– Dire, murmura-t-il, que je ne connaismême pas encore votre nom !

– Je m’appelle Ellénor, et je suis lafille de ce lord Beresward qui, ayant abandonné l’Angleterre il y aune dizaine d’années, vint chercher fortune sur le NouveauContinent. Il est mort il y a quarante ans[3], nelaissant à ma mère que de modestes revenus. Ce ne fut qu’à force deprivations que lady Beresward réussit à mener à bien mon éducationet celle de ma sœur Clara. Comme vous le voyez, mes malheurs sontjusqu’ici de l’espèce la plus banale.

– Soyez persuadée, miss Ellénor, que jevous écoute avec l’attention la plus recueillie. Rien de ce quivous touche ne peut m’être indifférent.

– Nous avions trouvé, ma sœur et moi, àNew York, un modeste emploi de comptables dans les bureaux dumilliardaire William Dorgan, lorsque ma mère, qui avait continué àhabiter la ville de Rochester, mourut subitement. Notre douleur futimmense. Notre mère était la seule parente, la seule amie, que nouseussions. Elle s’était dévouée pour nous pendant toute sonexistence, et nous n’avions jamais eu pour elle le moindresecret.

– Vous étiez, sans doute, allées àRochester pour assister aux obsèques de votre mère et pour vousoccuper de liquider sa succession ?

– Vous avez deviné juste. Sitôt que laterrible nouvelle nous fut connue, nous partîmes en hâte, Clara etmoi, après avoir demandé un congé de quelques jours à notreadministration. C’est en revenant de ce funèbre voyage que nousfûmes victimes de la catastrophe.

La voix de la jeune fille tremblait, et ellene put retenir ses larmes. Lord Burydan commençait à entrevoirquelques lueurs dans ce qui jusqu’alors lui avait paru complètementinexplicable. Après avoir donné à miss Ellénor le temps de seremettre, il lui demanda :

– Pardonnez-moi de réveiller voschagrins, mais miss Clara a sans doute péri dansl’accident ?

– Hélas ! il n’est que trop vrai, etjusqu’à aujourd’hui je regrettais amèrement de n’avoir pas partagéle sort de ma sœur…

– Pourquoi jusqu’à aujourd’hui ?

Ellénor baissa la tête en rougissant, toutehonteuse de l’aveu qui venait de lui échapper. Lord Burydancomprit, avec un frémissement de bonheur, que d’ores et déjà lecœur de l’orpheline lui était tout acquis.

À présent, il s’expliquait parfaitement laméprise dont il avait été victime. C’était bien Ellénor qu’il avaitarrachée de dessous les décombres, mais c’était Clara qu’il avaitaperçue couchée parmi les morts. La ressemblance des deux sœurs,leurs costumes de deuil exactement pareils, enfin le bouquet descabieuses avaient achevé de lui faire illusion.

Ellénor avait eu plus de peur que de mal. Ellen’avait même pas entièrement perdu connaissance, puisque les traitsde celui qui l’avait sauvée étaient demeurés profondément gravésdans son souvenir. Elle raconta comment les médecins – au nombredesquels se trouvait Cornélius – ne lui ayant découvert aucuneblessure sérieuse, elle avait été, dès le commencement de la nuit,conduite à Rochester et installée dans un hôtel aux frais de laCompagnie du chemin de fer. Elle y demeura plusieurs jours pourveiller en personne aux obsèques de sa sœur.

Une autre cause l’y retint encore, bien aprèsla cérémonie funèbre. Sa sœur Clara retenait dans un portefeuilleles quelques bank-notes qui constituaient désormais tout l’avoirdes orphelines. Malgré toutes les recherches, ce portefeuille neput être retrouvé. L’enquête permit d’établir que beaucoup de mortset de blessés avaient été dévalisés par des misérables quis’étaient joints aux sauveteurs et étaient accourus de tous lespoints de la région sur le théâtre du sinistre, comme des vautoursqui ont flairé de loin l’odeur d’un champ de bataille.

– Un malheur ne vient jamais seul,continua-t-elle. En arrivant à New York, j’appris que j’avais perduma place. William Dorgan ayant péri lui-même dans la catastrophe,le personnel de ses bureaux avait été réduit au strict nécessaire,et on avait profité de ce que j’avais prolongé mon absence sanspermission pour me congédier brutalement.

« J’étais sans ressources. Je me rendisaux bureaux de la Compagnie du chemin de fer pour demander uneindemnité. On me répondit cyniquement que, si je croyais avoirdroit à quelque chose, je n’avais qu’à faire un procès, lacompagnie ayant pour habitude de ne payer ces sortes d’indemnitésque contrainte par un jugement.

« Je sortis de là les larmes aux yeux. Ilme restait à peine quelques pièces de monnaie. Je voyais approcherle moment où je n’aurais plus comme ressource, pour trouver unabri, que d’aller sonner à la porte de quelque asilecharitable.

« Pourtant, je me raidis contre lafaiblesse et le découragement. Dans un bar, où j’étais entrée boireune tasse de lait en mangeant un morceau de pain, je consultai lesoffres d’emploi qui couvraient entièrement les septième et huitièmepages d’un grand quotidien. Je ne trouvai rien qui pût me convenir.Je passai l’après-midi à courir de porte en porte, en faisant desoffres de service. Partout les places étaient prises. Je regagnaimon hôtel, brisée de fatigue. La gérante, par bonheur, consentitencore à me faire crédit du prix de ma chambre pour cette nuit-là,mais en m’annonçant que, si, le lendemain à midi, je n’avais paspayé, je serais impitoyablement jetée dehors et, en même temps,elle me remit une lettre qui était arrivée à mon adresse.

« Je fus très surprise, en la lisant, devoir que l’honorable Ezéchias Palmers me priait de passer à sonbureau et m’offrait une position des plus avantageuses.

– C’était, sans doute, dit lord Burydan,quelques jours après la visite au cours de laquelle je lui avaismontré la photographie de miss Clara.

Il raconta lui-même d’un trait dans quellescirconstances il avait été mené à s’adresser au directeur del’Institut spiritualiste.

– Je comprends tout, maintenant, murmurala jeune fille. Mais je continue mon récit. Mr. Palmersm’accueillit avec bonté. Il prit tout de suite beaucoup d’empiresur moi. Il n’exigeait de moi d’autre travail que quelques lecturesà haute voix ou quelques copies de manuscrits peu fatigantes. Je mecrus sauvée.

« Ici, il faut que je vous avoue que,soit par éducation, soit par tempérament, je suis trèssuperstitieuse. La mort de ma mère et celle de ma sœur avaientencore accentué chez moi cette tendance au mysticisme.

– Cette tendance a du bon.

– Sans doute, mais pas quand elle estexploitée par un effronté charlatan de l’espèce de cet EzéchiasPalmers. Il me fit assister à toutes sortes de scènes fantastiqueset eut l’art de me persuader qu’il avait le pouvoir de me mettre enprésence de ma sœur, la pauvre Clara. J’eus la naïveté de lecroire.

– Quel infâme coquin ! Je me faisune véritable fête d’aller lui casser les reins et de démolir sonattirail de sorcier. Nous avons d’ailleurs un vieux compte à réglerensemble !… Je n’ai pas oublié qu’au Lunatic-Asylum il afailli me laisser mourir d’inanition.

– Un soir, reprit miss Ellénor, ilm’ordonna de prendre un bouquet de scabieuses, ces fleurspossédant, à ce qu’il assura, de puissantes vertus évocatoires. Ilme conduisit lui-même dans le jardin de l’établissement, qu’il adisposé de façon à ressembler – la nuit surtout – à un luxueuxcimetière.

« Il me mena jusqu’à un caveau, danslequel il me laissa en me recommandant de ne m’étonner de rien dece que je verrais et de suivre lentement l’allée qui se trouvait enbordure de la chapelle. « Vous serez tout à coup entouréed’une douce lueur bleue, me dit-il. Ce sera le moment de sortir devotre retraite et de vous avancer à la rencontre de votre sœur quiapparaîtra à l’autre extrémité de l’allée. Surtout, ne prononcezpas un mot, quand même vous apercevriez quelque spectacleextraordinaire ! Parler, c’est vous exposer à un grave périlet empêcher l’apparition de se produire. » Il me laissa seuledans les ténèbres, très impressionnée, dans l’attente del’apparition. Quelques minutes s’écoulèrent et, bientôt, comme onme l’avait annoncé, je fus entourée d’une douce lueur bleue.

– Due, sans nul doute, à la lumièreélectrique !

– C’est probable !… Fidèle auxordres que j’avais reçus, je poussai la porte de bronze dumonument, dont les gonds usés ne firent pas entendre le moindregrincement, et je m’avançai dans l’allée, me recueillant de toutesles forces de mon âme pour me rendre favorables les puissancessurnaturelles… J’avais à peine fait quelques pas, lorsquej’entendis un léger bruit dans une allée latérale. Machinalement,je tournai à demi la tête de ce côté…

– C’est alors que je poussai le cri quevous avez entendu !

– Cri auquel je répondis par uneexclamation de surprise, car je venais de reconnaître, dans lepromeneur nocturne du cimetière, l’homme généreux qui m’avaitarrachée à la mort. Mais comme, pour vous rejoindre, je passaisderrière un massif qui me cachait à vos regards pour quelquesinstants, deux hommes, dont l’un était Palmers lui-même, sejetèrent sur moi et me poussèrent brutalement dans un caveauaboutissant à une sorte de cachot souterrain.

« Là, Palmers m’accabla de reproches etd’injures, oubliant dans la fureur où il se trouvait toutes lessimagrées grâce auxquelles il avait réussi à me persuader.

« – Sotte fille ! s’écriait-il en meserrant brutalement les poignets, nous avions sous la main unimbécile qui vous prenait pour un esprit et qui eût donné autant debank-notes qu’on aurait voulu, et vous faites tout manquer parvotre maladresse ! Croyez-vous, ajouta-t-il avec une duretéqui me révolta, que j’aie le moyen de vous nourrir à ne rienfaire ? Il faut désormais m’obéir, ou nous verrons !

« – Mais, balbutiai-je en pleurant, vousm’aviez promis de me faire voir ma sœur !

« – Il faut, me répondit-il, pour avoircru une bourde pareille, que vous soyez aussi naïve que legentleman qui est en train de faire les cent pas là-haut dans lejardin en s’imaginant qu’il va voir des apparitions !…

« J’étais, cette fois, désillusionnée surle compte de ce misérable. Désormais, je n’eus plus qu’unobjectif : m’enfuir de ce repaire où l’on exploitait la chosela plus sacrée qui soit au monde – le souvenir des morts qui nousfurent chers !

– Ah ! que n’ai-je connu plus tôtvotre lamentable histoire ! murmura lord Burydan. Mais, soyeztranquille, Mr. Palmers ne perdra rien pour attendre. Je veuxle régaler d’une petite séance de boxe dont il se souviendralongtemps.

– C’est plutôt un escroc qu’un méchanthomme. Voyant que je n’étais bonne à rien, il allait sans douteconsentir à me laisser partir, quand il reçut la visite du docteurCornélius. Que fut-il convenu entre eux ? Je ne sais. Mais ledocteur, que j’avais déjà eu l’occasion de voir le jour de lacatastrophe et dont je connaissais l’immense réputation, me prit àpart et m’offrit chez lui un emploi dont il assura que je seraispleinement satisfaite.

« J’acceptai. J’aurais accepté n’importequoi plutôt que de rester dans cet Institut soi-disantspiritualiste, où j’étais, chaque jour, témoin des escroqueries lesplus effrontées. Puis j’étais quelque peu rassurée par la renomméede science de mon nouveau maître.

– Naturellement, interrompit lordBurydan, bouillant d’impatience et de colère, Cornélius n’a pasmieux agi avec vous que Palmers ?

– Je mentirais en disant que j’ai eu àsouffrir de quelque injure ou de quelque brutalité. Seulement,j’étais prisonnière. Il m’était interdit de sortir, et, de plus,chaque jour, Léonello me forçait d’absorber, d’après l’ordre dudocteur, plusieurs cuillerées d’une potion qui devait,affirmait-il, rétablir ma santé…

– Ce médicament vous faisait réellementdu bien ?

– Tout au contraire. Chaque fois que j’enavais pris, j’étais sujette à des vertiges, et je devenais de jouren jour plus pâle…

– Parbleu ! le sculpteur de chairhumaine expérimentait sur vous quelque diabolique mixture de soninvention. Mais, patience, j’éluciderai tout cela. Si certaines demes suppositions se confirment, Cornélius aura de terribles comptesà rendre !

Cette conversation fut interrompue parl’arrivée d’un domestique qui apportait un bouquet de scabieuses.Miss Ellénor le prit, en remerciant lord Burydan d’un regardattendri.

– Je me suis aperçu, dit-il, que vousaimiez ces fleurs. N’est-ce pas grâce à elles que j’ai pu découvrirvotre retraite et vous délivrer ? Quand je ne connaissais pasencore votre nom, je vous appelais la « dame auxscabieuses ».

– C’est vrai que je raffole de ces fleursviolettes, auxquelles on a attaché, je ne sais pourquoi, des idéesde deuil. Je suis persuadée que les scabieuses me portent bonheur.Ne vous ai-je pas dit que j’étais superstitieuse ?

– Sans les scabieuses, vous auriez étéperdue pour moi !

– D’ailleurs, elles n’ont pas toutescette mélancolique couleur de demi-deuil. Il y en a des blanches,des roses, des lilas, je les aime toutes également…

Les deux jeunes gens s’entretinrent jusqu’àune heure avancée de la nuit.

Lord Burydan prit la parole à son tour et tintmiss Ellénor sous le charme par le récit de ses aventuresprodigieuses. Puis la conversation prit une tournure plus intimeet, quand ils se séparèrent, ils avaient échangé la plus douce etla plus solennelle promesse.

CHAPITRE IV – Une ancienneconnaissance

L’hacienda de San-Bernardino se trouvaitsituée dans la province de l’Arizona sur les frontières du Mexique.Elle était bâtie au centre d’une vallée verdoyante arrosée par unemultitude de petits ruisseaux venus des montagnes voisines, et sestoits de brique rouge se détachaient gaiement sur le feuillage dessycomores et des lauriers qui l’ombrageaient.

C’était une véritable oasis, une retraitedélicieuse, que cette ferme perdue en pleine nature, loin deschemins de fer et loin des villes. Les truites pullulaient dans lesruisseaux ; d’innombrables troupeaux paissaient en libertédans les grasses prairies qui couvraient le flanc des coteauxvoisins ; les vergers regorgeaient de fruits de toutessortes : poires, pommes, raisins, ananas, figues,oranges ; et, dans les jardins, les légumes du Vieux Mondepoussaient à côté de ceux des contrées tropicales.

Dans les forêts, le gibier abondait. C’étaientle colin de Californie, le lapin à queue de coton,« cottontail », le lièvre aux longues oreilles,« jackass », la caille, la tourterelle, la perdrix etmême le canard, l’oie sauvage, l’antilope. Il est vrai qu’on yrencontrait aussi le chat sauvage, le serpent à sonnettes(rattle-snake) et, parfois, le puma ou lion de Californie, dont ilne reste plus aujourd’hui que quelques rares individus.

Le serpent à sonnettes n’inspire pas dansl’Arizona autant de terreur qu’on pourrait le croire. Si, parhasard, quelque chasseur est mordu, il se contente, pour touttraitement, de boire autant de whisky qu’il peut ensupporter ; s’il ne meurt pas de cette absorption, il est sûrde se tirer d’affaire quant au venin de serpent.

L’hacienda de San-Bernardino, située au centrede ce paradis terrestre en miniature, appartenait au milliardairenew-yorkais Fred Jorgell, qui y avait installé, en qualité degérants, un ancien matelot belge nommé Pierre Gilkin et sa femmeDorypha. Les deux époux, peu de temps auparavant, avaient eul’occasion de rendre à la famille du milliardaire d’importantsservices et il les en avait récompensés en leur confiant ce poste,qui constituait pour eux la plus agréable et la plus délicieuse dessinécures.

D’ailleurs, Pierre Gilkin, très actif, trèssérieux, donnait toute satisfaction au propriétaire, et les revenusde l’hacienda avaient presque doublé depuis qu’on lui en avaitconfié la direction. Vive, gaie, sémillante, en vraie Espagnolequ’elle était, la señora Dorypha secondait admirablement sonmari.

On racontait bien que Dorypha avait mené,avant son mariage, une existence peu exemplaire, et, parfois, lesjours de fête, pendant que les Indiens et les vaqueros auservice de l’exploitation s’enivraient de whisky et de pulque, elleexécutait au son de la guitare mexicaine, dont Pierre Gilkin avaitappris à jouer, des habaneras si entraînantes, si voluptueuses,qu’on venait de plusieurs lieues pour l’admirer. De l’avis desvieillards, une honnête femme ne doit pas posséder de tels talents,et on en déduisait que la señora avait figuré, en qualité dedanseuse, sur quelque théâtre avant de devenirhaciendera.

On remarquait aussi qu’aucune femme ne savaitaussi bien qu’elle draper sur ses épaules une mantille de soie, ouparer sa chevelure blonde d’un ruban ou d’une simple fleur.

Là s’arrêtaient les racontars. La señoraDorypha menait une conduite exemplaire et, dans ce pays où lespassions sont ardentes et les mœurs quelque peu relâchées, elleétait considérée comme le modèle des épouses. Nul, parmi les plusmédisants, n’avait la plus petite coquetterie à lui reprocher.

Dorypha et son mari étaient parfaitementheureux, et ils ne souhaitaient rien de plus que la continuation decette paisible et laborieuse existence. Rien n’était plus calme quela vie que l’on menait à l’hacienda de San-Bernardino. Des semainess’écoulaient sans qu’il s’y produisît d’autre événement que lacapture d’un chat sauvage ou le renvoi d’un Indien convaincu de volou d’ivrognerie.

Un matin, Gilkin reçut une longue lettre deFred Jorgell, qui, pourtant, ne lui écrivait à peu près jamais. Lemilliardaire annonçait l’arrivée à l’hacienda d’une jeune femmequ’il recommandait à l’haciendero en le priant de larecevoir comme une de ses proches parentes.

Huit jours plus tard, Gilkin allait à lastation de Cucomongo, dans son chariot attelé de quatre mules, etil en revenait avec une jeune fille aux yeux et aux cheveux noirs,d’une beauté admirable. Elle se nommait miss Ellénor.

C’est à la demande de lord Burydan lui-mêmeque la dame aux scabieuses avait quitté les États du Nord pour serendre dans cette partie des États-Unis encore sauvage, dontcertains cantons ne sont pas encore défrichés.

L’excentrique était décidé à poursuivrejusqu’au bout la lutte qu’il avait entreprise contre les Lords dela Main Rouge, qu’il s’était juré de découvrir, de démasquer etd’anéantir. Dans une pareille entreprise, il ne fallait pas qu’ilfût gêné par la présence d’une personne qu’il chérissait.

Il n’avait pas tardé à s’apercevoir qu’ilsuffisait d’un sourire d’Ellénor pour avoir raison de sesrésolutions les plus farouches. Il savait qu’il avait affaire à desennemis redoutables qui ne tarderaient pas à découvrir la jeunefille qu’il aimait et à se venger sur elle des échecs que leuraurait infligés lord Burydan. Il tremblait à la seule pensée quemiss Ellénor pût devenir la victime des sinistres bandits de laMain Rouge.

Après de longues discussions avec sa fiancée,tous deux convinrent que celle-ci irait attendre, dans une retraiteignorée de tous, que lord Burydan eût mené à bien ses projets. Ilne demandait d’ailleurs, pour en arriver là, que quelques mois,peut-être quelques semaines. Depuis peu de temps, en effet, ilavait découvert une foule d’indices qui devaient immanquablement lefaire aboutir au succès.

Il s’agissait donc de trouver à la jeune filleun asile sûr et inconnu de tous. Après y avoir longtemps réfléchi,il pensa qu’il ne pouvait trouver mieux que cette verdoyantesolitude de l’Arizona, demeurée pour ainsi dire en marge du mondecivilisé. Il avait pu apprécier, en outre, le dévouement de PierreGilkin ; enfin, il connaissait, pour l’avoir visitée pendantson séjour à San Francisco, cette pittoresque région de lafrontière mexicaine qui renferme d’admirables sites et jouit d’unclimat exceptionnel.

Quoiqu’il lui en coûtât de se séparer de sonfiancé, miss Ellénor consentit donc, sans trop de peine, à allerpasser quelque temps à l’hacienda de San-Bernardino.

Fred Jorgell, auquel lord Burydan avait faitpart de son projet, lui donna son entière approbation et lui assuraque la jeune fille ne pourrait trouver, dans aucune autre partie del’Amérique, une résidence plus agréable et, en même temps, plustranquille.

La señora Dorypha fit l’accueil le plusempressé et le plus cordial à la protégée de Fred Jorgell. Elle luiinstalla, au premier étage de la ferme, une chambre claire et gaied’où l’on découvrait les jardins étagés en terrasses verdoyantes etfleuries jusqu’au premier contrefort de la Sierra dont les cimesbleuâtres bornaient l’horizon.

Dorypha prit bien vite miss Ellénor enaffection. Elle était aux petits soins pour tâcher de la distraireet de lui rendre la vie agréable. Tantôt elle l’emmenait pêcherdans les petits torrents qui descendent de la Sierra, tantôt ellesfaisaient de longues promenades à cheval. Sortant de la vallée,elles traversaient des plaines désertes semées de cactus, depalmiers sauvages et de « bunchgrass[4] » pouraller rendre visite à quelqu’un des propriétaires mexicains duvoisinage, chez lesquels Dorypha, en sa qualité d’Espagnole, étaittoujours très courtoisement accueillie.

Cette existence de saines fatigues, au milieude l’air pur des montagnes, eut bientôt une heureuse influence surla santé de miss Ellénor. La pâleur qui parfois avait inquiété lordBurydan se colora du vif incarnat de la santé. Sa beauté, dans toutson épanouissement, avait pris un caractère de vigueur et derobustesse qui ne lui enlevait pourtant rien de son charme.

Miss Ellénor, sous la direction de Dorypha,devint une amazone intrépide. Elle parcourait quelquefois plusieursdizaines de miles dans une même journée, montée sur un de cesmustangs, à demi sauvages, qui sont les seuls chevaux que l’ontrouve dans le pays.

Deux mois s’écoulèrent ainsi. En dehors de sespromenades et de quelques heures consacrées à la lecture, la jeunefille n’avait d’autre occupation sérieuse que de répondre auxlongues lettres débordantes de fougueuse passion et de délicatetendresse que deux fois par semaine lui écrivait lord Burydan. Parcette intime correspondance, malgré la distance qui les séparait,les deux fiancés apprenaient à se connaître un peu mieux chaquejour, unis par une étroite communion d’idées et de sentiment, etleur amour l’un pour l’autre ne faisait que s’accroître.

Dans les premiers temps, lord Burydan avaitmanifesté son inquiétude au sujet des aventuriers de toutes sortesqui rôdent dans l’Arizona, soit pour y découvrir des mines, soitpour explorer les vallées propices à l’élevage ou à la culture.Miss Ellénor le rassura bientôt en lui expliquant que les habitantsde la Sierra de San-Bernardino n’avaient rien à craindre de cesrôdeurs de frontière.

D’abord, l’hacienda se trouvait en dehors desroutes généralement suivies par les desperados[5], et les Indiens dont se composait lepersonnel de l’exploitation étaient nombreux, bien armés. Enfin,Pierre Gilkin, se conformant en cela aux habitudes du pays, offraità tous ceux qui venaient frapper à sa porte une généreusehospitalité. Il savait qu’il est extrêmement rare qu’un hacienderoqui se montre humain et accueillant soit en butte aux entreprisesdes bandits.

Il était aimé de tout le monde dans le pays.Plusieurs fois, comme il conduisait des troupeaux à la station deCucomongo, il fut arrêté par des desperados. Vite reconnu par eux,au lieu de lui voler ses bestiaux ou ses bank-notes, ils secontentèrent de boire un coup d’« aguardiente » dans sagourde et firent route paisiblement avec lui en suivant, pendantquelques miles, le même sentier montagneux.

Ils savaient fort bien, d’ailleurs, que PierreGilkin n’était pas de ces poltrons qui donnent leur portefeuille àla première sommation, et qu’il se fût battu jusqu’à la mort plutôtque de se laisser dépouiller.

Un matin, Pierre Gilkin et Dorypha, montéstous deux à cheval, étaient allés inspecter les troupeaux qui setrouvaient dans les pâturages de la montagne. Miss Ellénor avaitrefusé de les accompagner. Elle venait de recevoir un paquet dejournaux de New York et avait préféré la lecture à la promenade.Installée sous une tonnelle qu’ombrageaient les fleurs odorantes dujasmin de Virginie et du grand chèvrefeuille pourpré, elle selaissait aller à sa rêverie. À l’autre extrémité de la vaste cour,des serviteurs indiens s’occupaient à traire de superbes vaches derace normande, que Fred Jorgell avait fait venir de France à grandsfrais, et, plus loin, d’autres étaient occupés à battre des épis demaïs, au bruit cadencé des fléaux qui dominait tous les autresbruits de la vallée.

La jeune fille venait de lire avec intérêt lerécit d’une fête donnée chez un milliardaire et où, pour combled’extravagance, on avait, après le repas, avant de commencer àdanser, arrosé les pelouses du jardin à l’aide d’arrosoirs enargent remplis de champagne des meilleures marques.

Miss Ellénor leva les yeux distraitement, etelle aperçut, à la barrière extérieure de la cour, un vagabond del’aspect le plus lamentable.

Sa longue barbe grise et emmêlée étaitcouverte de poussière, et ses traits se dissimulaient sous unsombrero tellement déteint par la pluie et le soleil qu’il étaitdevenu d’une couleur à peu près indéfinissable. Ses vêtementsétaient en haillons et, à travers les déchirures, la peauapparaissait, tannée par les intempéries. Les pieds nus dans demauvais souliers, il boitait lamentablement, s’appuyant, pourmarcher, sur un énorme bâton noueux. Enfin, il portait enbandoulière un sac de toile grise, qui, à en juger par son poids,devait être rempli de cailloux.

Ce vagabond était en train de parlementer avecun des vaqueros, lorsque miss Ellénor, poussée par son bon cœur, sehâta d’intervenir.

– Eduardo, dit-elle au serviteur, laissezdonc entrer ce pauvre homme, qu’il s’assoie sur le banc de pierreen face de la porte !

– C’est que, señora, répondit leserviteur en se grattant la tête, le maître a bien défendu qu’onlaissât entrer personne dans l’hacienda en son absence.

– Bah ! dit la jeune fille, celui-cin’a pas l’air bien dangereux. D’ailleurs, j’en prends laresponsabilité.

Le vagabond avait écouté ce dialogue ensilence. Accoudé sur la barrière, il paraissait accablé defatigue.

– Je vous remercie, señora, balbutia-t-ilen voyant que miss Ellénor lui avait obtenu gain de cause.

Il alla, en boitant, s’asseoir sur le banc depierre, et, sur l’ordre de la jeune fille, Eduardo lui apporta unemiche de pain, un morceau de carne seca[6] et unecruche remplie de vin, qui, dans l’Arizona, est en grande abondanceet très capiteux.

L’homme, sans dire un mot, se jeta sur cesprovisions comme un loup affamé, et, bientôt, il eut achevé de toutengloutir.

Miss Ellénor le contemplait avec une curiositémêlée d’une profonde pitié.

– Tenez, lui dit-elle en lui mettant undollar dans la main, voilà pour vous aider à faire votre route.Vous allez loin ?

– Je me rends à Cucomongo, et je reviensde l’autre côté de la Sierra, où j’ai fait une tournée deprospection. Malheureusement, je me suis écorché le talon sur lesroches, et j’ai eu bien de la peine à venir jusqu’ici.

– Avez-vous obtenu de bonsrésultats ?

– Je ne suis pas mécontent. Tenez,ajouta-t-il en tirant de sa besace quelques cailloux oùscintillaient des parcelles métalliques, voici des échantillons deminerai que j’ai recueillis. Il y a du cuivre, de l’argent et mêmeun peu d’or.

– Qui sait ? dit miss Ellénor enriant, vous serez peut-être un jour millionnaire. Il voussuffirait, pour cela, de mettre la main sur un filon productif.

– Qui sait ? répéta-t-il d’un tonsingulier qui fit tressaillir la jeune fille.

Involontairement, elle le regarda. Mais sestraits étaient cachés par le feutre à larges bords et elle ne putvoir l’expression de ses yeux. Il y eut entre eux quelques instantsde silence.

– Désirez-vous encore quelquechose ? demanda la jeune fille.

– Oui, señora. S’il faut être franc, il ya bien huit jours que je n’ai bu une goutte de whisky ni fumé unepipe…

Ellénor apporta elle-même une bouteille, unverre et un paquet de tabac de Virginie qu’elle remit au vagabond,qui se confondit en remerciements.

– Si vous voulez attendre le maître decette hacienda, dit-elle, il ne tardera pas à rentrer. Il peut êtreici dans une demi-heure.

Cette proposition n’eut pas l’air d’être dugoût de l’homme, qui, sans doute, avait quelque secrète raisond’éviter de se trouver en présence de Pierre Gilkin et de safemme.

– Je vous remercie, señora, dit-il, maisje vais me remettre en route. Je ne marche pas vite et je ne seraiguère arrivé à Cucomongo avant ce soir. Merci bien de vos bontés,je ne les oublierai pas.

Il rechargea sur son dos sa besace decailloux, souleva poliment son feutre et se retira.

Eduardo le suivit des yeux jusqu’à ce qu’ileût disparu au tournant de la route. Puis il rentra dans la cour enhochant la tête.

– C’est singulier ! murmura-t-il.Voilà un bonhomme qui ne me revient guère ! Je n’aime pas lesgens qui ont peur de vous regarder en face. Ce drôle a plutôt lamine d’un tramp que celle d’un honnête prospecteur…

Tant qu’il fut en vue de l’hacienda, levagabond continua à boiter en marchant. Mais, dès qu’il fut entrédans un chemin creux, bordé de cactus et d’acacias, qui allaitrejoindre la grande route de Cucomongo, il redressa sa haute tailleet se mit à marcher à grandes enjambées, en homme qui ne ressentpas la moindre fatigue. Un peu plus loin, il vida dans une mare lessoi-disant échantillons de minerai dont sa besace était gonflée.Puis il bourra sa pipe de terre du tabac que lui avait donné missEllénor et se remit en marche en sifflotant.

Il y avait à peu près une demi-heure qu’ilavait quitté l’hacienda lorsqu’il distingua dans le lointain-lasilhouette de deux cavaliers qui venaient au-devant de lui. Cetterencontre n’était sans doute pas de son goût, car il entra aussitôtdans un champ de maïs dont les hautes tiges le dérobèrententièrement aux regards et, de sa cachette, il regarda passer lescavaliers.

C’étaient un homme et une femme, tous deuxvêtus à la mode mexicaine, avec le vaste sombrero, l’ample manteauqu’on nomme « zarape » et les bottes armées d’immenseséperons.

– By God ! murmura levagabond lorsqu’ils eurent disparu, je crois que j’ai bien fait dene pas rester sur leur route. Mais tout va bien ! Maintenant,je suis fixé, je sais ce que je voulais savoir.

L’homme s’était remis en route. Cette fois, ilmarchait moins vite, grommelant de temps en temps des parolesinintelligibles, comme absorbé par ses préoccupations.

C’est ainsi qu’il parvint jusqu’à unemisérable auberge, dont les murs étaient faits d’argile mêlée depaille hachée, et le toit, de planches vermoulues. Il entra pour serafraîchir. Une vieille Mexicaine, au nez crochu, au teint debasane, lui apporta, sur sa demande, un verre d’aguardiente et unealcaraza pleine d’eau fraîche.

Il venait d’avaler distraitement une gorgée dubreuvage, quand un autre client entra dans l’auberge. C’était unrobuste gaillard aux cheveux et à la barbe d’un blond fade. Lescheveux étaient coupés très court, et la barbe, irrégulière et maltaillée, devait avoir plus de quinze jours de date.

Le nouvel arrivant était encore plus sale etplus déguenillé que l’homme à la besace, et un gros revolverfaisait bosse dans la poche de sa veste de toile.

Il regarda autour de lui, comme ferait untigre à jeun entrant dans une bergerie. La vieille Mexicaine ne puts’empêcher de trembler devant l’expression féroce de sonregard.

– Que faut-il vous servir, señor ?balbutia-t-elle d’une voix étranglée par la peur.

L’inconnu ne répondit pas. Il venaitd’apercevoir le soi-disant prospecteur, et sa physionomie exprimaitmaintenant une vive surprise, mêlée d’une certaine contrainte.

– Vous ici, master Slugh ?s’écria-t-il.

– Comme vous voyez, master Edward Edmond,répliqua l’autre avec un ricanement. Vous avez donc renoncé àservir les milliardaires… Mais asseyez-vous donc. Vous prendrezbien quelque chose avec moi ? Je suis charmé de vousrencontrer. D’où venez-vous comme cela ?

– Je sors de prison ! réponditpiteusement Edward Edmond. Je n’ai plus ni argent ni domicile. Jesuis réduit au désespoir !…

– Il ne faut jamais se désespérer,répliqua Slugh avec une gaieté philosophique. Tenez, buvez un coup.Cela vous remettra !

Il versa une large rasade d’aguardiente dansle verre que la Mexicaine, un peu rassurée, venait d’apporter.

Edward Edmond but d’un seul trait.

– Et vous, Slugh ? demanda-t-il toutà coup, vous n’avez pas l’air d’être beaucoup plus riche quemoi ?

– Cela dépend. Il y a des jours où jesuis riche, d’autres où je suis pauvre. Je m’arrange pour faire unemoyenne.

– Alors, vous êtes satisfait ?

– Je n’ai pas trop à me plaindre.

– Mais, demanda encore Edward Edmond avecune certaine hésitation, vous voyagez toujours pour le compte de laMain Rouge ?

– Toujours.

– L’association n’est donc pasexterminée ?

– Elle n’a jamais été si solide.

Edward Edmond eut un rire amer.

– Cela est facile à dire, fit-il, maisl’île des pendus a été occupée, des centaines d’affiliés ont étéjetés en prison, lynchés, pendus, électrocutés. Chaque jour, lapolice prend des mesures plus sévères. Enfin ces fameux Lords, quel’on disait puissants comme des dieux, ne donnent plus signe devie.

– Vous n’êtes pas très bien informé,master Edward Edmond.

– Je le suis suffisamment pour savoir queje ne me trompe pas.

Il ajouta, les yeux brillants de haine ets’animant petit à petit, à mesure qu’il parlait :

– Je suis content, d’ailleurs, de tout cequi arrive à la Main Rouge… C’est elle et c’est vous-même, Slugh,qui avez causé ma perte !…

– Hein ? fit le bandit entressautant.

– Oui. Sans vous, je serais encore chezFred Jorgell, où j’étais bien payé, bien nourri et où j’avais déjàamassé presque assez d’économies pour retourner en Irlande vivre demes rentes. Que la Main Rouge soit maudite, elle et tous ceux quien font partie !

Au lieu de se fâcher de cette violente sortie,Slugh eut un sourire indulgent.

– Vous êtes un enfant, mon cher Edmond,fit-il. Dites donc plutôt… et ce sera l’exacte vérité… que, si vousn’aviez pas eu la sottise de vous amouracher de la Dorypha, vousseriez encore chez votre milliardaire. Qu’a fait la Main Rouge, ensomme ? Qu’ai-je fait moi-même ? Je vous ai empêché devous suicider, je vous ai, pour de très légers services, avancé dessommes considérables. N’accusez pas la Main Rouge, n’accusez quevotre sottise et vos vices !

Edward Edmond baissa la tête et demeurasilencieux. Il comprenait parfaitement que Slugh avait raison.

– Oui, balbutia-t-il au bout d’uninstant, j’ai agi comme un niais. C’est la Dorypha, cette créaturede perdition, qui a été cause de ma ruine. La coquine !… je ladéteste !… J’aurais un plaisir infini à lui écraser la têtecontre un pavé !

« Oui, cette femme, non contente deprendre mon argent, de me trahir de toutes les manières, a encoreessayé de m’assassiner !…

– Tiens, au fait ! dit Slughnégligemment, je ne pensais plus à cela. La dernière fois que nousnous sommes vus à bord du yacht la Revanche,dont j’avaisl’honneur d’être capitaine, vous veniez de recevoir un vilain coupde couteau. Comment, diable, vous êtes-vous tiréd’affaire ?

– Après la prise de l’île des pendus,j’ai été arrêté comme tous les autres et transporté à Chicago, àbord d’un bâtiment de l’État. Comme, à cause de ma blessure, je metrouvais hors d’état de comparaître devant le tribunal, on m’adonné pour prison une chambre de l’hôpital, où j’étais gardé à vuepar deux détectives. Je n’ai passé en jugement que bien longtempsaprès les autres, et j’ai eu cette chance que ni la Dorypha ni monancien maître n’ont été appelés en témoignage. Un avocat, auquel ilm’a fallu donner ce qui me restait d’argent, a tiré parti de lasituation. On n’a pu établir d’une façon certaine ma culpabilité,et on a fini par me relaxer après plusieurs mois de prévention. Onm’a rejeté dans la rue, à peine guéri et sans un sou. Depuis cetemps-là, j’ai erré misérablement.

– Ce n’est pas gai, fit polimentSlugh.

– Dites que c’est lamentable. Mais,vous-même, je vous croyais mort ou en prison ?

– Moi, dit Slugh avec une certainevanité, on ne m’a même pas arrêté. Quand j’ai vu que les affairescommençaient à se gâter, je me suis esquivé. D’ailleurs, je vousraconterai cela plus tard. Pour le moment, parlons de laDorypha…

– Si je savais où la trouver…, grommelal’Irlandais en serrant les poings.

– Ah ! c’est une maîtresse femme.Elle a su, comme on dit, tirer son épingle du jeu. Elle et son mariont été placés par Fred Jorgell à la tête d’une exploitationagricole en pleine prospérité.

– Elle est mariée ?

– Mais vous n’êtes donc décidément aucourant de rien ? Elle a épousé Gilkin, ce grand Belge quiexcitait mes matelots à la révolte. C’est un couple très uni.

Edward Edmond grinça des dents avec rage.

– Quand même, s’écria-t-il en donnant unfurieux coup de poing sur la table, je devrais aller à pied jusqu’àl’autre bout de l’Amérique, je jure que je laretrouverai !…

– Si vous êtes bien sage, dit Slugh quecette conversation amusait fort, je vous apprendrai où elle est. Jepuis même vous dire, dès maintenant, que ce n’est pas bien loind’ici. À telle enseigne que c’est chez la Dorypha que j’ai déjeunéce matin.

– Que me dites-vous là ?

– L’exacte vérité.

– Je vous en supplie, master Slugh,dites-moi où elle est ?

– Vous êtes trop pressé, mon garçon.Auparavant, nous avons à parler de choses sérieuses. Vous êtes, àce que je vois, tout à fait à la cote !

Edward Edmond jeta un regard éloquent sur leshaillons qui le couvraient.

– Eh bien, reprit Slugh, j’ai peut-être,moi, les moyens de vous venir en aide. Tout à l’heure vous avezcalomnié les Lords de la Main Rouge. Vous avez eu tort, et je vousprouverai que la Main Rouge n’abandonne jamais ses amis, pas plusd’ailleurs qu’elle ne laisse en repos ses ennemis. Vous n’avezqu’un mot à dire pour que je vienne à votre secours, au nom desLords.

– Eh bien, soit ! murmural’Irlandais d’un air sombre. D’ailleurs, n’est-ce pas la seuleressource qui me reste ! Parlez, je suis prêt àtout !

– J’aime à vous voir dans d’aussi bonnesdispositions. Vous verrez bien vite que vous avez tout avantage àm’écouter.

– Mais, demanda l’Irlandais dont les yeuxétincelèrent d’une flamme cupide, serai-je aussi bien payéqu’autrefois ?

– Pourquoi pas ? Cela dépendra,d’ailleurs des services que vous rendrez. Sachez-le, malgré leséchecs qu’elle a subis ces derniers temps, la Main Rouge est loind’avoir épuisé ses ressources.

Slugh avait tiré de dessous ses haillons unsolide portefeuille qu’il ouvrit, étalant aux yeux ébahis del’Irlandais une liasse de bank-notes.

– Vous voyez, fit-il, que les Lords sontloin d’être ruinés.

– Que faut-il faire ? demandadocilement l’Irlandais. Je suis à vous corps et âme.

– D’abord, nous allons aller jusqu’à lastation de Cucomongo. Là, je vous achèterai des vêtementsconvenables. Nous dînerons ensemble, le mieux possible ; puisje vous ferai quelques avances, et vous passerez une bonne nuitdans un lit confortable. Vous paraissez en avoir besoin. Ce n’estque demain ou après-demain peut-être que j’aurai besoin devous.

– Pour quoi faire ?

– Vous êtes bien curieux !… Mais,bah ! Autant que je vous dise de quoi il s’agit aujourd’huique plus tard : ce sera pour aller rendre visite àDorypha.

– Rendre visite, murmura Edward Edmondstupéfait.

– Oh ! mais, entendons-nous. Ce seraune visite d’un genre tout particulier. Elle aura lieu dans lecourant de la nuit, et nous serons accompagnés de quelquescamarades bien armés.

– Je comprends. Vous voulez tuer laDorypha… Eh bien ! j’en suis !…

– Ce n’est pas d’elle qu’il s’agit. Toutde même, vous pourrez, par la même occasion, satisfaire votrerancune. Je n’y vois aucun inconvénient. Il y a en ce moment-ci, àl’hacienda de Pierre Gilkin, une jeune miss que les Lords m’ontdonné l’ordre d’enlever. Il paraît que c’est la fiancée d’un desplus redoutables ennemis de l’association. Ce sera entre nos mainsun précieux otage… Êtes-vous bon cavalier ?

– Je monte à cheval comme un cow-boy.Mais pourquoi cette question ?

– Parce que nous serons tous à cheval, etc’est de cette façon que nous enlèverons la jeune miss. À unedizaine de miles de l’hacienda, une auto nous attendra avecquelques hommes sûrs.

– Pourquoi ne pas faire venir l’auto plusprès ?

– On voit bien que vous ne connaissezguère l’Arizona. Dans ce canton-ci, surtout, il n’y a que dessentiers à peine frayés : les chevaux et les chariots à rouesmassives sont les seuls moyens de locomotion employés.

– Je n’étais jamais venu de ce côté.Enfin, je ferai tout ce que vous me direz, pourvu qu’on me permettede tuer la drôlesse qui a causé mon malheur !

– Accordé ! s’écria Slugh. Etmaintenant, en route. Il faut que nous arrivions à Cucomongo avantla nuit. Nous discuterons de nos petites affaires cheminfaisant.

Slugh avait jeté sur la table le dollar quelui avait donné miss Ellénor. Il prit la monnaie que lui tendait laMexicaine et sortit, suivi de l’Irlandais dont la face étaitrayonnante de joie.

CHAPITRE V – L’oiseau moqueur

Ce jour-là, la chaleur avait été accablante.Miss Ellénor, dont la chambre donnait sur un balcon à vérandaombragé de jasmin de Virginie et de chèvrefeuille pourpré, laissatoutes grandes ouvertes les larges fenêtres qui s’ouvraient sur lesjardins.

L’atmosphère était d’une douceur remarquable,une brise fraîche et embaumée faisait murmurer harmonieusement lesfeuillages de la forêt voisine. Dans le grand silence de lacampagne sommeillante, on discernait les plus petites rumeurs, leglouglou des petits torrents descendus de la montagne, lesmugissements lointains des grands troupeaux de bœufs dans lespâturages, et, dominant sur le tout, en notes éclatantes, le chantdu rossignol, le sifflement cristallin des crapauds géants, leululement des rapaces nocturnes.

La jeune fille, vêtue seulement d’un légerpeignoir, les pieds nus dans de mignonnes mules mexicaines, restaitaccoudée à la balustrade.

Elle contempla quelque temps les campagnesnoyées dans une féerique brume d’argent, le ciel semé d’unepoussière d’étoiles diamantées.

Le calme profond de cette belle nuit entraiten elle. Il lui semblait que des voix mystérieuses lui parlaientdans une langue inconnue pour apaiser ses tristesses ; et ellen’avait qu’à fermer les yeux pour voir apparaître le visagesouriant de son fiancé.

Sa poitrine se gonfla d’un soupir.

– Je suis trop heureuse !murmura-t-elle. Je crains qu’il ne m’arrive malheur !…

Elle avait prononcé ces paroles presque à voixbasse. Mais, au-dessus de sa tête, une voix bizarre répétal’intonation de sa phrase, sans pourtant donner le sens des mots.Miss Ellénor sourit et, se haussant jusqu’à une cage d’osiertressé, qui était suspendue à l’un des poteaux de lavéranda :

– Tais-toi, Coco ! dit-elle. Il esttemps de dormir !

Un gazouillement, parti de la cage, répondit àcette injonction. L’oiseau moqueur avait compris.

Cette bestiole – une des curiosités del’histoire naturelle – est très commune dans l’Arizona, où ellehabite les plaines couvertes de cactus. On l’apprivoise trèsfacilement et on arrive à lui faire reproduire, car cet oiseau a ledon et l’instinct de l’imitation, tout ce qu’il entend autour delui, depuis le coassement des grenouilles jusqu’à la voix humaine,le bruit d’un moulin à café, le pétillement du feu dans l’âtre,etc.

Les Américains du Sud estiment beaucoup lesoiseaux moqueurs et souvent les paient jusqu’à quarante etcinquante dollars, lorsque leur éducation ne laisse rien à désirer.Il est peu de maisons où l’on n’en garde quelques-uns en cage.

Celui que possédait Ellénor lui avait étéoffert par Dorypha, il était parfaitement apprivoisé. On lelaissait, la plupart du temps, en liberté dans la ferme et, lesoir, il ne manquait jamais de rentrer très exactement dans sacage.

C’était une des distractions favorites de lajeune fille d’écouter les imitations de « Coco », ou dejouer avec lui. Elle le régalait elle-même, tous les jours, d’unepâtée de viande crue, finement hachée, car l’oiseau moqueur, à peuprès de la grosseur de notre merle, est essentiellement insectivoreet carnivore.

Miss Ellénor savoura pendant longtemps encorele charme de cette belle nuit languide et fraîche. Puis elle finitpar se retirer dans sa chambre, mais en laissant, comme elle lefaisait presque toujours, sa fenêtre ouverte.

Il y avait longtemps déjà que tous leshabitants de l’hacienda étaient plongés dans le sommeil lorsqu’unedizaine d’hommes, qui, tapis, à quelque distance de là, dans unpetit bois, avaient patiemment attendu ce moment, sautèrentpar-dessus les palissades qui entouraient la cour et, un à un,disparurent mystérieusement dans les bâtiments où couchaient lesvaqueros et les Indiens – bâtiments situés à l’autre extrémité del’endroit où s’élevait le corps de logis habité par Pierre Gilkin,Dorypha et miss Ellénor.

Ces bandits, à la tête desquels se trouvaientSlugh et l’Irlandais Edward Edmond, demeurèrent une longuedemi-heure dans ces bâtiments, contigus aux étables. Puis ils ensortirent à l’indienne, et se faufilèrent dans le jardin sur lequeldonnaient la fenêtre de miss Ellénor et celle de la chambre desdeux époux.

– Vous avez bien compris ce qu’il fautfaire ? dit Slugh à voix basse à ses complices, groupés autourde lui à l’abri d’une haie d’orangers. La chambre de la fille estla troisième en commençant à compter à partir de la droite. Cellede Dorypha et de son homme est la première. Elle est située justeau-dessus de la porte d’entrée de la maison. C’est à cette porteque vous allez m’attendre pour barrer le chemin à ceux quivoudraient s’enfuir. Veillez au grain ! Mais, surtout, ne tuezpersonne sans me prévenir !

– Et vous ? demanda l’Irlandais.

– J’ai aperçu, sous le balcon, uneéchelle, je vais m’en servir pour pénétrer sans bruit dans lachambre de la jeune fille. Si j’ai la chance de la trouverendormie, je vais la ficeler en un tour de main et la bâillonneravant qu’elle ait eu le temps de pousser un cri.

Les bandits se rendirent au poste qui leuravait été assigné, pendant que Slugh, suivant de point en point leplan qu’il s’était tracé, arrivait sous la véranda, trouvaitl’échelle et la dressait en l’appuyant sur le rebord du balcon,juste en face de la fenêtre de miss Ellénor.

Le ravisseur gravit quatre ou cinq échelons,en tâtonnant avec précaution. Cette façade de l’habitation, seportant ombre à elle-même, était plongée dans d’épaisses ténèbres,encore accrues par les masses de plantes grimpantes de lavéranda.

Arrivé à peu près à moitié de l’échelle, Slughs’assura que son revolver était à sa place dans sa poche de côté,et il l’arma avec un petit bruit sec.

Mais, à la profonde stupeur du bandit, à cebruit répondit un autre bruit exactement semblable. Quelqu’un,placé en embuscade sur le balcon, venait sans nul doute d’armer unrevolver et de mettre en joue l’assaillant. Ce fut du moins ce quepensa Slugh.

Sans donner le temps à son adversaire supposéde faire usage de son arme, le bandit tira le premier, en visant auhasard, un peu au-dessus de sa tête et battit précipitamment enretraite.

À sa grande surprise, personne ne riposta àcette attaque.

Slugh ne pouvait deviner que le bruit, causede son alarme, était produit par l’oiseau moqueur, qui, ayantentendu craquer le ressort du revolver, s’était empressé de donnerune nouvelle preuve de ses talents.

Miss Ellénor, réveillée en sursaut par ladétonation qui avait retenti presque à ses oreilles, sauta en basde son lit, et demi vêtue, glacée d’épouvante, elle ouvrit la portequi donnait sur le couloir de communication, afin de chercher unrefuge dans la chambre des deux époux ; mais elle reculaprécipitamment en apercevant, à la clarté de la lune, un groupe dephysionomies hideuses qui barraient le couloir, à peu près à lahauteur de la chambre de Dorypha, dont ils cherchaient à enfoncerla porte à coups d’épaule.

C’étaient les bandits commandés par EdwardEdmond qui, en entendant la détonation, s’étaient hâtés d’envahirla maison et de grimper l’escalier conduisant au premier étage.

Folle de terreur, miss Ellénor rentra dans sachambre, dont elle ferma la porte au verrou. Puis, entendant descris et de nouvelles détonations, elle s’élança vers le balcon dela véranda, sachant à peine ce qu’elle faisait. Slugh y avaitheureusement laissé son échelle.

La jeune fille, sans réfléchir, s’en servitpour descendre dans le jardin et elle se mit à fuir par les alléesombreuses dans la direction des bâtiments occupés par lesserviteurs, afin de leur donner l’alarme.

Dorypha et son mari avaient été, eux aussi,réveillés par le coup de revolver de Slugh. Mais les deux épouxétaient braves et, tout d’abord, ils ne furent pasextraordinairement émus. Souvent il leur était arrivé d’avoiraffaire à des bandits.

Pierre Gilkin passa en hâte un pantalon,saisit le browning placé à son chevet et sortit, décidé à faire feusur le premier qu’il apercevrait. Pendant ce temps, Dorypha sehâtait d’allumer une lampe à pétrole placée à côté du lit.

Pierre Gilkin descendait l’escalier au momentmême où les bandits le montaient. Il n’eut que le temps de seréfugier dans sa chambre et d’en refermer la porte.

– Nous sommes attaqués par la Main Rouge,s’écria-t-il avec épouvante.

– Eh bien, tant pis ! s’écriaDorypha. Nous nous défendrons, si c’est cela ! Tu sais fortbien, Pierre, que ces coquins-là ne sont pas aussi braves qu’on lecroit… Puis, es-tu parfaitement sûr que ce soit la MainRouge ?

– J’en suis convaincu. Il n’y pas debrigands dans le pays, tu le sais bien !

– Embrasse-moi, Pierre. Nous nousdéfendrons et nous mourrons ensemble, s’il le faut !

Les deux époux se jetèrent dans les bras l’unde l’autre, en une étreinte passionnée. Leurs lèvres s’unirent dansun brûlant baiser qui devait peut-être être le dernier.

– Et miss Ellénor !… s’écria tout àcoup Dorypha avec désespoir.

– Nous ne pouvons nous occuper d’elle ence moment. Nous avons assez de songer à nous !

À cet instant, la serrure tomba à terre,arrachée. La porte s’entrebâilla. Deux ou trois visages hideuxapparurent.

Pierre Gilkin tira dans le tas, presque à boutportant, deux fois de suite. Deux hommes tombèrent. Des cris defureur s’élevèrent.

– Rends-toi, coquin !… où noust’écorcherons vif !…

– Nous mettrons le feu à tacambuse !…

– Canailles ! riposta Pierre Gilkinexaspéré, vous ne me tenez pas encore !…

Et il tira une troisième fois, blessant encoreun bandit.

Pendant que s’échangeaient au hasard cesparoles, les balles sifflaient à travers la chambre. Déjà PierreGilkin avait été légèrement atteint à l’oreille et à l’épaule.

Soudain, une rude et forte voix domina uninstant le crépitement de la fusillade et les cris descombattants :

– Vive la Main Rouge ! Et mort auxtraîtres !…

Dorypha avait reconnu cette voix, et elleétait devenue blême.

– L’Irlandais ! balbutia-t-elle.Nous sommes perdus !… Oh ! comme je regrette de ne pasl’avoir tué !…

Edward Edmond, avec tout le sang-froid d’unehaine concentrée par une longue rancune, visa longuement PierreGilkin et tira.

Le coup avait porté. Le maître de l’haciendase rejeta en arrière, en laissant échapper son browning.

La balle d’Edward Edmond lui avait brisé l’osdu bras.

– Donne-moi ton browning ! criaDorypha éperdue.

Mais déjà l’Irlandais s’était rué dans lachambre et mettait en joue Pierre Gilkin, blessé, désarmé etincapable de se défendre.

Dorypha s’élança à son secours. Une lutteaffreuse s’engagea. Mais Dorypha, à demi nue, affolée, n’était pasde taille à défendre son mari contre l’Irlandais, doué d’unevigueur peu commune.

De sa main droite, il serrait, comme dans unétau de fer, la gorge de la danseuse, étendue sur le lit et, de lagauche, il tira sur Pierre Gilkin qui, atteint en pleine poitrine,tomba, baigné dans son sang.

– Je l’ai tué, ce gredin de Belge !ricana-t-il. Et, maintenant, à ton tour, chienne maudite !… Tuvas y passer !… Ton compte est bon !…

Il s’apprêtait à brûler la cervelle de lagitane, quand il se sentit la main saisie par un poignet de fer. Ilse retourna, furieux, et se trouva face à face avec Slugh.

– Il ne faut pas tuer cette femme, ditcelui-ci d’une voix brève !

– Je croyais…

– J’ai changé d’avis. Qu’on se contentede la garrotter solidement.

Edward Edmond baissa la tête, tout penaud.Mais il n’eut pas la moindre velléité de résister à la volonté deSlugh.

– Que tout le monde, continua ce dernier,m’aide à fouiller la maison ! L’autre femme s’est échappée. Ilfaut la retrouver à tout prix !

Dorypha, qui se tordait sur son lit, quoiqueles cordes lui serrassent les chevilles et les poignets, poussaitdes cris déchirants et, malgré eux, les bandits ne pouvaients’empêcher de ressentir quelque émotion.

Slugh s’en aperçut.

– Bâillonnez cette gueuse !ordonna-t-il. Qu’elle cesse de nous rompre les oreilles ! Elleva savoir, d’ici peu, ce qu’il en coûte de trahir les Lords de laMain Rouge.

Cet ordre fut exécuté immédiatement. Puis lestramps se répandirent dans toute la maison, battirent même lesbuissons du jardin et explorèrent les moindres recoins.Vainement ! Miss Ellénor avait disparu et il fut impossibleaux bandits de deviner de quel côté elle avait pu s’enfuir.

La jeune fille avait atteint sans accident lesbâtiments occupés par les vaqueros et les Indiens. Mais, comme ellepoussait la porte, ses pieds butèrent contre un corps étendu aumilieu d’une large flaque de sang.

Avant de pénétrer dans la maison des maîtres,les bandits avaient commencé par assassiner les serviteurs.

Frissonnant de terreur et sur le point des’évanouir, la jeune fille demeura quelque temps à la même place,et c’est de là qu’elle assista au drame sanglant dont la chambre deDorypha avait été le théâtre.

Persuadée que la gitane et son mari avaientété égorgés tous les deux, miss Ellénor n’eut plus qu’unepensée : fuir, fuir le plus loin possible de ce champ decarnage !

Elle se faufila jusqu’à la porte du corral oùse trouvaient les mustangs, et, sautant sans étriers et sans sellesur le dos du premier venu d’entre eux, elle s’élança au hasard, àtravers la campagne, cramponnée à la crinière de l’animal qu’elleexcitait de la voix et du geste.

Le mustang, qui n’était pas habitué à êtreconduit de la sorte, se rua, comme s’il eût eu le mors aux dents, àtravers les prairies et les plantations de vignes etd’orangers.

Ce fut peut-être cette course folle qui sauvala jeune fille.

L’animal ne fit halte qu’au milieu d’un champde maïs, dont les tiges résistantes et drues l’empêchaientd’avancer.

Ce fut de là que miss Ellénor vit passer dansla nuit, comme une cavalcade infernale, la troupe des bandits quis’étaient emparés des meilleurs chevaux de l’hacienda.

L’un de ces scélérats portait, brutalementjeté en travers de sa selle, le corps inerte de Dorypha, dont lepeignoir blanc se distinguait nettement dans la pénombre.

La fugitive contempla ce spectacle les yeuxagrandis par l’horreur. Bientôt les silhouettes des cavaliers seperdirent dans la nuit et disparurent dans la direction dunord.

La jeune fille, brisée de fatigue etd’émotion, se demanda un instant si elle ne ferait pas bien derentrer à l’hacienda, où quelques-uns de ses habitants avaientpeut-être échappé à la mort.

Elle allait se diriger de ce côté, quand deslangues de flamme rouge montèrent dans le ciel, en même tempsqu’éclataient des hennissements et des beuglements d’agonie.Horreur ! Infamie ! Les tramps avaient mis le feu àl’hacienda, après avoir eu soin de fermer à clé la porte desétables.

La rescapée pour la deuxième fois rebroussarapidement chemin, plus morte que vive. Elle reprit au hasard sacourse éperdue. Une demi-heure plus tard, des vaqueros, qui avaientvu de loin la lueur de l’incendie et qui accouraient au secours dePierre Gilkin, la recueillirent presque inanimée et la conduisirentà la station de Cucomongo, dans un hôtel, où on la soigna avecsollicitude et où elle demeura trois jours entre la vie et lamort.

Quand elle fut remise de cette effroyablesecousse, on lui apprit que Dorypha avait disparu, que PierreGilkin mortellement atteint n’avait pas encore succombé à sesblessures et était en traitement à l’hôpital de la station. Lesvaqueros l’avaient découvert et emporté au moment même où lesflammes allaient atteindre la chambre où ses assassins l’avaientabandonné dans la mare de sang provenant de ses blessures.

Anéantie par tant de terribles émotions, missEllénor réfléchit qu’il ne lui restait plus d’autre parti à prendreque de regagner New York. Et elle envoya, le jour même, une longuedépêche à lord Burydan.

Quatre jours plus tard, elle descendait à lastation du Central Pacific Railroad, à New York. Lord Burydan futla première personne qu’elle aperçut au débarcadère. Il tenait à lamain une grosse gerbe de scabieuses.

Miss Ellénor eut un pâle sourire enreconnaissant les fleurs qui lui devenaient plus chères encore. Lesfiancés montèrent sans tarder dans une auto qui les emportarapidement dans la direction du Preston-Hotel.

Lord Burydan, en souvenir de leur premièreentrevue, avait fait mettre le couvert sur la terrasse d’où l’ondominait la ville. Pendant leur repas, ils eurent un long et tendreentretien.

Miss Ellénor raconta, sans rien omettre,toutes les péripéties du drame où elle avait failli jouer un siterrible rôle. Son fiancé l’écouta, tout pensif, sans l’interromprepar une seule observation.

– Ma chère Ellénor, dit-il enfin, depuisque j’ai reçu votre dépêche, j’ai beaucoup réfléchi. Je crois vousavoir trouvé, cette fois, une retraite absolument inviolable.

– J’irai partout où vous me direzd’aller, répondit la jeune fille avec une souriante obéissance. Jesais que tout ce que vous me conseillerez est dans l’intérêt denotre amour.

– Je possède au Canada, continua-t-il,d’immenses propriétés et des amis qui me sont entièrementdévoués.

« C’est à eux que je veux vous confier.Certes, la Main Rouge n’ira pas vous chercher dans les forêts quibordent les rives du lac Winnipeg. Cette décision n’a, je l’espère,rien qui vous chagrine ?

– Mon seul chagrin est de m’en allerencore si loin de vous !

– Vous savez bien qu’il le faut. Prenezpatience, allez, cette séparation ne doit plus durer bienlongtemps. D’ici peu, je vais atteindre le but que je me suisfixé.

– Quand partirai-je ?

– Dès que vous aurez pris quelque repos.Je vous préviens, d’ailleurs, que vous aurez un compagnon devoyage, un vénérable vieillard qui est un de mes meilleursamis.

– Cela m’ennuie un peu de voyager avec uninconnu.

– Oh ! rassurez-vous ! Celui-làn’est guère gênant. Le pauvre homme, à la suite d’une fortecommotion, a été complètement privé de la parole. Il lui estimpossible d’articuler un seul mot.

– Et il se nomme ?

– Mr. Clark.

Trois jours plus tard, miss Ellénor, que lordBurydan accompagna à la gare, prenait place dans un pullman-car duCanadian Railway, en compagnie du milliardaire William Dorgan,qu’on lui avait présenté sous le nom de Clark et que de largeslunettes noires rendaient absolument méconnaissable.

SEIZIÈME ÉPISODE – La tour fiévreuse

CHAPITRE PREMIER – En Floride

Du train qui venait de faire halte à la garede Tampa, tout au sud de la Floride, il ne descendit, par cettetorride matinée de fin d’été, que deux voyageurs seulement. Tousdeux étaient vêtus de complets de couleur kaki, coiffés de casquesde liège, et suivis d’un domestique noir chargé de porter leursvalises ; tous deux jetèrent le même regard distrait etfatigué sur les constructions blanches de la ville de Tampa,au-dessus desquelles le vent soulevait des tourbillons depoussière, et qui se découpaient crûment sur le ciel d’un bleuéblouissant.

Ils firent, chacun de son côté, quelques pasvers la sortie de la gare et, se trouvant brusquement l’un en facede l’autre, ils jetèrent le même cri de surprise.

– Vous ici, lord Burydan ?

– Vous y êtes bien, mon cher Oscar. Maisj’ai beau regarder, il me semble qu’il y a en vous quelque chose dechangé ?

– Vous ne vous trompez pas, réponditgaiement le jeune homme. La dernière fois que je vous ai vu,j’étais encore quelque peu bossu ; maintenant je suiscomplètement débarrassé de cette difformité, et cela grâce ausavant traitement que m’ont appliqué l’illustre Bondonnat, monmaître et ami, et son gendre, M. Ravenel.

– Tous mes compliments ! dit lordBurydan en serrant chaleureusement la main de l’ex-bossu. C’estdonc pour cela qu’il y a un siècle qu’on ne vous a vu ?

– Oui. J’ai dû garder quelques semainesune immobilité absolue, le dos pris dans un appareil plâtré ;maintenant cela va tout à fait bien… Mais est-il indiscret de vousdemander où vous allez ?

– Une voiture qui appartient à un de nosamis doit m’attendre à la gare, ici même.

– Tiens ! c’est comme moi !J’attends aussi une voiture… Au fait, c’est peut-être lamême ?

– Ce ne serait pas impossible. Dans tousles cas, voici bien une voiture, mais il n’y en a qu’une.

Tous deux s’approchèrent d’une sorte de char àbancs attelé de deux mules fringantes et protégé contre les ardeursdu soleil par un dais de toile cirée. Un Noir sommeillait sur lesiège, à l’abri d’un vaste parasol. Oscar le secoua pour leréveiller et lui demanda s’il n’était pas au service de l’honorableMr. Bombridge.

– Oui, répondit le Noir en bâillant. Jeviens chercher deux voyageurs.

– Eh bien ! les voilà, dit lordBurydan.

Il ajouta, en se tournant versOscar :

– Vous voyez que je ne m’étais pastrompé. Il était écrit que nous devions prendre le mêmevéhicule.

Les deux amis s’installèrent sur les coussins.Le Noir fit claquer joyeusement son fouet, et les mules partirentau grand trot, dans un tintinnabulement de grelots, secouant auvent les pompons de laine de couleur vive dont leurs harnaisétaient garnis, en guise de chasse-mouches.

Ils traversèrent à fond de train la villepoussiéreuse et déserte. À cette heure de la journée, tout le mondeavait déjà commencé à faire la sieste.

Ils se trouvèrent bientôt sur la grand-route,que bordaient, à droite et à gauche, des massifs de palmiers, detulipiers et d’eucalyptus. Plus loin, s’étendait une fertilevallée, couverte de champs de tabac en pleine maturité, dont lesfeuilles couleur de bronze exhalaient, sous l’ardent soleil, unacre parfum.

Enfin, après deux heures d’une course que lapoussière et les moustiques rendaient des moins agréables, ilsgravirent une colline que couronnait une forêt de chênes, de cyprèset de pins. Là, régnait une délicieuse fraîcheur.

Les voyageurs essuyèrent leur visage baigné desueur et respirèrent plus à l’aise.

Ils purent reprendre la conversation commencéeà la gare pendant que le char à bancs, ralentissant sa marche,s’engageait dans une allée sablée, au-dessus de laquelle des myrtesarborescents, au délicieux parfum, formaient une voûte de verdure,impénétrable aux rayons du soleil.

– Je ne vous ai pas demandé, dit Oscar,le but de votre voyage ?

– C’est une affaire assez grave quim’amène. Vous savez que, jusqu’ici, la Compagnie des paquebotsÉclair, que dirigent le milliardaire Fred Jorgell et son gendre,Harry Dorgan, avait obtenu, près du public et près desactionnaires, un succès bien mérité d’ailleurs par la rapidité etle confortable de ses steamers ?

– Je suis parfaitement au courant. Lespremiers dividendes distribués avaient été assez élevés.

– Malheureusement – c’est un secret queje crois pouvoir vous révéler –, la Compagnie traverse une crise.Depuis moins d’un mois, deux de ses plus grands paquebots ont péricorps et biens.

– Ah ! j’ignorais cela… c’est ungrand malheur !

– Eh bien, je crois précisément, moi, queces deux sinistres, survenus dans les mêmes parages, en face mêmedes côtes de la Floride, ne sont pas de simples accidents ! Jesuis persuadé qu’il faut en accuser la malveillance, bien plutôtque le hasard.

– Vous avez des preuves ?

– Je n’ai encore que des soupçons.Toutefois, avouez qu’il est au moins singulier que ces catastrophesse produisent à point nommé, au moment précis où Harry Dorgan, lecodirecteur de la Compagnie des paquebots Éclair, entre en lutteouverte avec son frère Joë, qui, depuis la mort de William Dorgan,a pris la direction du trust des cotons et maïs.

– Je ne vois pas bien dans quelintérêt…

– Vous allez comprendre. La Compagnie despaquebots Éclair, ayant accaparé les moyens de transport par eau, arelevé considérablement le prix du fret pour les cotons etmaïs ; Joë Dorgan et ses deux associés, Fritz et CornéliusKramm, donneraient, je crois, de bon cœur quelques millions dedollars pour apprendre que les paquebots Éclair sont enfaillite.

– Je ne saisis pas davantage, déclaraOscar, quel rapport il peut y avoir entre ces deux naufrages etvotre voyage ?

– Je viens tout simplement faire uneenquête discrète, sur le théâtre même de la catastrophe, pourtâcher d’en deviner la véritable cause, et j’ai pensé, toutnaturellement, à demander l’hospitalité à notre ami Bombridge,devenu maintenant millionnaire.

– J’aurais préféré qu’il ne le devîntpas ! murmura Oscar avec un soupir. Je maudis la fatale idéequ’il a eue de prendre un billet à cette loterie des Étatsconfédérés, où il a gagné un million de dollars.

– Pourquoi donc ? demanda lordBurydan avec surprise.

– C’est que…, murmura Oscar avec effort,j’étais fiancé à miss Régine Bombridge…

– Vous ne l’êtes donc plus ?

– Non. J’ai compris que ma situationn’était plus en rapport avec celle de Régine, et j’ai cru de toutehonnêteté de lui rendre sa parole.

– Ho !… Quelle a été l’attitude deBombridge et de sa fille ?

– Régine était désolée. Elle m’a suppliéde ne rien changer à nos projets. Mais le père Bombridge a mis sipeu d’insistance à me retenir que j’ai compris qu’il ne serait pasfâché d’avoir un gendre plus riche que moi.

– Cela m’étonne, dit pensivement lordBurydan.

– Je dois dire, reprit Oscar, que rienn’est définitivement rompu. J’ai reçu, ces jours derniers, unelettre de Régine, qui me prie de venir passer quelques jours chezson père.

– Singulière manière d’agir !

– En réalité, plusieurs prétendants ontposé leur candidature à la main de miss Régine. Le père Bombridge,qui connaît l’affection de sa fille pour moi, est très indécis.C’est, paraît-il, cette semaine que la question doit être tranchée.Bombridge, en sa qualité d’ancien clown, est passablementhumoriste ; il doit réunir, pendant plusieurs jours, à satable, les concurrents à la main de sa fille, afin de pouvoirétablir des comparaisons.

– Je vous souhaite bonne chance, de toutmon cœur ! dit lord Burydan. Si je puis influer de quelquemanière sur la décision de Bombridge, croyez que je ne manqueraipas de le faire.

À ce moment, le char à bancs franchissait unportique, dont les colonnes étaient assez bizarrement surmontées dedeux gros escargots dorés. Ces ornements piquèrent la curiositéd’Oscar.

– Est-ce que Bombridge se serait anobliet aurait-il choisi les escargots pour décorer sonblason ?

– Vous n’êtes donc au courant derien ? répliqua lord Burydan. Bombridge, en quittant le postede régisseur général qu’il occupait dans la propriété de FredJorgell, près du lac Ontario, s’est lancé en grand dans lesaffaires. Il a organisé d’une façon intensive l’élevage del’escargot. Son établissement est, paraît-il, des plus curieux àvisiter. Après tout, le trust de l’escargot peut devenir aussibrillant qu’un autre.

La voiture s’était arrêtée en face d’unecharmante habitation, à la mode créole, bâtie au milieu d’un vasteparterre, que des pins parasols, de grands lauriers et des cyprèsprotégeaient contre les ardeurs du soleil.

L’habitation était petite, mais trèsconfortable.

Sur toute sa longueur, régnait une« varangue », ou galerie couverte, soutenue par descolonnes de bambou, autour desquelles s’enroulaient des pieds devanille grimpante, des pois d’Angole et des jasmins de laFloride.

Parmi les arbres, Oscar remarqua des magnoliaset des flamboyants aux corolles éclatantes, les pelouses, de gazonanglais, étaient jonchées de leurs pétales, et l’atmosphère enétait embaumée.

– On voit, murmura-t-il en respirant avecdélice ces capiteuses senteurs, que nous sommes vraiment dans lepays des fleurs, dans la Floride !…

Oscar fut vite arraché à la contemplation deces magnificences végétales par l’arrivée de miss Régineelle-même.

La jeune fille avait aperçu de loin lesnouveaux arrivants et s’était empressée d’accourir.

– Si vous saviez, dit-elle au jeunehomme, comme je suis heureuse de vous voir ! J’avais peur quevous ne vinssiez pas… Mais, qu’avez-vous donc ? ajouta-t-elleen jetant un léger cri de surprise et presque de frayeur.

Elle venait de s’apercevoir, elle aussi,qu’Oscar Tournesol était délivré de sa bosse. Ce furent desexplications sans fin, des rires, et enfin des félicitations.

– Comme je suis contente ! s’écriala jeune fille en battant des mains. Vous ne vous êtes pas trompéen croyant me faire une bonne surprise ! Puis voilà encore unedes préventions de mon père contre vous complètement réduite ànéant.

– Les prétendants à votre main sont-ilsnombreux ? demanda lord Burydan, souriant aux tendresprotestations des deux amoureux.

– Il n’y en a que deux. L’un est leprestidigitateur Matalobos, un ancien membre du Gorill-Club. Je neconnais pas encore l’autre, mais je sais qu’il s’occupe de sciencesoccultes.

– Et il se nomme ? demandaOscar.

– James Rollan.

– Connais pas.

– D’ailleurs, reprit miss Régine d’unpetit air décidé, je n’en ferai qu’à ma tête ! Je me suispromis d’épouser Oscar et je l’épouserai ! Mon père aura beaudire !

À ce moment, Mr. Bombridge, lui-même,apparut sur le seuil de sa demeure. Allant au-devant de sesinvités, il serra cordialement la main de lord Burydan et,peut-être un peu plus froidement, celle d’Oscar.

Pourtant, son accueil fut, somme toute, desplus hospitaliers.

Un Noir conduisit lord Burydan et son ami àleurs chambres, qui étaient munies de salles de bains où ils purentse rafraîchir et se débarrasser de la poussière de la route.

Quand ils redescendirent, ils étaientparfaitement reposés et s’apprêtaient à faire honneur au repaspréparé pour eux, et dont la bonne odeur montait déjà des cuisinesinstallées dans les sous-sols.

La salle à manger était aménagée avec le luxeparticulier aux créoles de la Floride et de la Caroline. D’énormesblocs de glace, dans des vasques de marbre, y entretenaient unefraîcheur délicieuse ; la vaisselle plate et les cristauxétincelaient, et, derrière chaque convive, se tenait un serviteurnoir, qui devait s’occuper exclusivement de celui auquel il étaitattaché.

Lord Burydan allait se mettre à table, lorsqueMr. Bombridge lui remit un pli qui portait le timbre deWinnipeg, dans le Canada.

– J’allais, dit-il, oublier cettemissive, qui est arrivée de ce matin.

– Je vous remercie. C’est précisément unelettre que j’attendais avec impatience.

Lord Burydan brisa promptement le cachet decire violette et s’absorba dans sa lecture.

– Je constate, dit à mi-voix Oscar, qu’ilne s’agit pas d’une mauvaise nouvelle, votre physionomie est tout àcoup devenue radieuse.

– En effet, répondit lord Burydan. C’estmiss Ellénor qui m’écrit. Comme vous le savez, elle se trouve, ence moment-ci, au Canada. L’excellent M. Pasquier a bien vouluse charger d’elle pendant quelque temps, ainsi que d’un autre demes amis, un vieillard qui, à la suite de l’émotion ressentie dansla catastrophe du pont de l’Estacade, se trouve complètement privéde l’usage de la parole.

Oscar eût bien voulu savoir quel était cevieillard devenu muet de peur, mais il n’osa questionner lordBurydan. Il n’ignorait pas que l’excentrique était d’une discrétionà toute épreuve quand il s’agissait de certaines affaires, et qu’ilne se laissait questionner que lorsqu’il le voulait bien.

Tous deux demeurèrent silencieux. Chacun sereportait, par la pensée, au temps qu’ils avaient passé dans lesverdoyantes forêts qui s’étendent autour de la Maison Bleue, où lefou assassin Baruch, après s’être évadé du Lunatic-Asylum, avaittrouvé un refuge.

Oscar demanda à lord Burydan comment seportait le dément. Cette question parut déplaire àl’excentrique :

– L’état du malade est assezsatisfaisant, répondit-il évasivement. Sa santé physique estexcellente ; mais je crains qu’il ne recouvre jamais saraison…

Oscar n’insista pas.

Matalobos venait d’entrer dans la salle àmanger. Le prestidigitateur, depuis qu’il aspirait à la main demiss Régine, était vêtu avec l’élégance d’un véritable gentleman.Des boutons de diamant étincelaient à ses manchettes et au plastronde sa chemise à petits plis.

Sa physionomie, qui reflétait autrefois lamalice et la gaieté, avait pris une expression de raideursolennelle. Il portait monocle et ses doigts étaient chargés debagues.

Il salua Oscar et lord Burydan. Uneconversation générale s’engagea, dont la croisière du Gorill-Clubfit les principaux frais, chacun évoquant quelque épisode de laprise de l’île des pendus.

Le repas se poursuivait joyeusement.

On en était au dessert, composé de ces fruitsmagnifiques comme il n’en mûrit que sous les cieux ardents de laFloride, lorsqu’un Noir apporta un télégramme à l’adresse de lordBurydan. Celui-ci en prit connaissance, et sa physionomie exprimaaussitôt un vif mécontentement.

– Messieurs, déclara-t-il, Fred Jorgellm’apprend qu’un des navires de la Compagnie des paquebots Éclairvient encore de périr corps et biens !

– Où cela, demandaMr. Bombridge.

– Mais toujours à la même place, sur lescôtes de la Floride ! On dira ce que l’on voudra, il y a làautre chose qu’un simple hasard.

– Est-ce loin d’ici ?

– D’après les renseignements que m’envoieMr. Jorgell, c’est sur les récifs du golfe d’Oyster Bay que sesont successivement brisés les trois paquebots venant de LaNouvelle-Orléans et se rendant à New York.

– Il y a eu, en effet, dit miss Régine,une terrible tempête avant-hier, je sais que plusieurs navires ontété jetés à la côte…

– Oyster Bay, interrompit Bombridge, maisce n’est qu’à quelques miles d’ici !

– Je vous demanderai de m’y conduire, ditlord Burydan.

– Si vous y tenez…, répondit Bombridgeavec hésitation.

– Cette proposition n’a pas l’air debeaucoup vous plaire ?

– Je vous dirai franchement que la régionavoisinant Oyster Bay est une des plus sinistres qui soient aumonde ! Ce n’est qu’un immense marécage peuplé d’alligators etde serpents. De plus, c’est le séjour favori de la fièvre jaune,que propagent les millions de moustiques nés des eauxcroupissantes.

– Voilà, en effet, qui n’est pas trèsengageant.

– Toute cette partie de la côte estdéserte. Autrefois, avant que les Espagnols aient vendu la Florideaux États-Unis, il existait à Oyster Bay un village de Noirs, maisvoilà près d’un siècle que tous ses habitants sont morts de lafièvre ou ont pris la fuite.

« La côte est bordée de récifs, et lesrequins y pullulent. C’est un endroit tellement dangereux que, bienque les huîtres perlières y abondent, à peine quelques pauvresNoirs y viennent-ils sur leurs barques, dans la saison la plusfavorable, se livrer à la pêche. Je ne connais pas de rivage plusinhospitalier.

– Il faudra pourtant bien, dit lordBurydan, que j’aille voir tout cela de près.

– Dans un pareil endroit, s’écria Oscar,le gouvernement aurait bien dû faire installer un phare…

– Il y en a bien un, dit Bombridge, justeà l’entrée de la rivière qui fait communiquer la mer et le lacOkeechobee ; mais, comme vous le voyez, il ne sert pas àgrand-chose !

La conversation en demeura là.

Tout le monde quitta la table pour allerprendre le café, qui était servi sous la varangue, et savourer lesexcellents cigares que Mr. Bombridge récoltait sur sapropriété même.

CHAPITRE II – Le trust des escargots

Les invités de Mr, Bombridge s’attardèrentlongtemps, paresseusement étendus dans des rocking-chairs, ets’abandonnant au charme de ce climat amollissant.

Comme l’expliqua le maître de la maison, aucunhomme de race blanche n’eût pu se livrer à un travail quelconquepar une pareille chaleur.

Quand le soleil se fut un peu abaissé,Mr. Bombridge proposa à ses hôtes de les mener visiter saferme aux escargots.

– C’est, dit-il, une immense et curieuseexploitation, qui n’a pas sa pareille en Amérique, et vous ne vousrepentirez pas de l’avoir vue. D’ailleurs, elle ne se trouve pastrès loin… à un mile d’ici.

On prit place dans un « carriage »attelé cette fois de quatre mules, qui ne mirent pas plus de dixminutes à parcourir la longue avenue d’eucalyptus qui conduisait àl’exploitation.

La ferme aux escargots comprenait une immenseenceinte, entourée d’une muraille de brique dont le faîte étaitgarni d’une plaque de tôle inclinée de haut en bas vers l’intérieurde façon à rendre aux élèves de Mr. Bombridge toute évasionimpossible.

Cette enceinte franchie, tout le monde mitpied à terre, et l’on se trouva dans le parc proprement dit.

Il se composait d’une série d’enclos, en formede parallélogrammes, que séparaient des murailles de brique, un peumoins hautes que celle de l’enceinte, mais également pourvues desplaques de tôle destinées à refréner toute velléité d’indépendancede la part des mollusques vagabonds.

– Comme vous voyez, expliquaMr. Bombridge avec la complaisance d’un propriétaire, le parcest installé sur une colline de sable. L’escargot aime un terrainmeuble, où il puisse facilement creuser des trous et faire saponte.

« Ces petites passerelles en planchespermettent de parcourir en tous sens chaque enclos, et derecueillir ceux des animaux qui ont atteint la grosseurréglementaire, et qui sont bons pour la vente.

– C’est fort intéressant, déclara lordBurydan. Tiens ! Pourquoi ces mâts métalliques, terminés parune grosse boule ?

– Chacun d’eux est un gigantesquevaporisateur, destiné à produire une petite pluie fine par lesjours de grande sécheresse. Vous n’ignorez pas que, lorsque letemps est trop sec, l’escargot rentre dans sa coquille, il maigrit,sa croissance subit un arrêt et peut demeurer stationnaire pendantplusieurs mois.

Oscar demanda, à son tour, l’usage d’un vastehangar en brique, à la toiture vitrée, que l’on apercevait à l’unedes extrémités de l’exploitation.

– C’est la salle des expéditions,expliqua Mr. Bombridge. Là, cinq cents nègres sont occupés,nuit et jour, à emballer les mollusques dans des caisses àclaire-voie, qui en contiennent chacune un millier et sontexpédiées d’Amérique dans tous les pays de l’univers.

« La marque de la « fermeBombridge » est déjà célèbre, et ses produits sont très hautcotés en Australie, au Cap et sur les marchés de la vieilleEurope.

« Il est indispensable que l’escargotsoit cacheté pour qu’il puisse être transportable, surtout à delongues distances. Cette espèce de caverne, dont vous voyezl’entrée, est une salle souterraine aux murailles faites d’uneroche très sèche. C’est là que les escargots se cachettentd’eux-mêmes, en attendant l’emballage et le transport sur lesmarchés.

Il y avait près d’une heure queMr. Bombridge et ses amis suivaient le chemin pavé établientre les enclos, et ils n’avaient pas encore parcouru la dixièmepartie de l’exploitation.

– Nous nous faisons facilement une idéedu reste, déclara lord Burydan. Il ne faut pas abuser de votrecomplaisance.

– Vous n’avez pas encore tout vu, déclaraBombridge avec un sourire d’orgueil…

Il fut interrompu par un sifflement aigu. Uneminuscule locomotive, conduite par un nègre aux cheveux crépus,filait rapidement à travers les enclos, remorquant une quinzaine dewagonnets chargés de feuillages verdoyants.

– C’est un train de fourrage qui arrive,reprit Mr. Bombridge. Je possède, à quatre miles d’ici,quelques centaines d’hectares de marécages, que j’ai fait en partieassainir par des plantations d’eucalyptus. Le terrain restesuffisamment humide pour produire, avec une abondance qui vousétonnerait, des végétaux à croissance rapide : le cresson, leradis géant, le chou des Florides, qui sont régulièrement fauchéstous les jours par mes Noirs.

« Huit jours avant la mise en vente, mespensionnaires sont nourris exclusivement de feuilles de vigne. Pourcela, je cultive la vigne du Japon, dont la végétation estexubérante, surtout sous cette latitude. Cela donne à mes produitsun goût exquis et très recherché des gourmets.

Pendant cette explication, la locomotive duchemin de fer Decauville avait stoppé sur un petit pont de fer quienjambait les plus vastes des enclos.

– Regardez ! s’écria Bombridge,personne ne peut se faire une idée de la voracité del’escargot.

Un robuste Noir fit basculer un des wagonnets.Un monceau de verdure tendre tomba dans l’enclos ; aussitôt ily eut parmi les escargots un remue-ménage général. Ils accouraientpar centaines, par milliers, par myriades, et les spectateurs,étonnés, perçurent distinctement un bruit de mastication, quiressemblait à celui qu’eussent fait une trentaine de rats.

Au bout de quelques minutes, il ne restaitplus du wagon de verdure que quelques tiges et quelques côtestrouvées trop dures.

Le Noir s’occupait déjà de renverser lecontenu du second wagonnet.

– C’est admirable ! déclaraMatalobos. Cet amas de fourrage a été presque aussi lestementescamoté que si je m’en fusse mêlé !

– Vraiment, fit Oscar, je ne regrette pasd’avoir vu cela ! Mais j’aperçois de véritablesphénomènes : des escargots gros comme les deux poings etd’autres d’un rose tendre, d’un jaune vif, aussi beaux que les plusjolis coquillages marins !

– Il faut vous dire, expliqua de nouveauMr. Bombridge, que, comme tout éleveur sérieux, je m’occupe del’amélioration de la race. Ces escargots qui font votre admiration,je les ai fait venir à grands frais, les uns des îles de la Grèce,les autres de Madagascar. Ce sont ces contrées qui produisent lesplus grands individus de l’espèce ; mais ils sont un peucoriaces.

« Je ne désespère pas, à l’aide d’unesérie de sélections, d’arriver à fixer une variété aussi savoureuseet aussi tendre que l’escargot de Bourgogne, et qui aura la tailled’une tortue de moyenne grosseur.

– Ce qui m’étonne, dit lord Burydan,c’est que, en si peu de temps, vous ayez acquis les connaissancesnécessaires pour diriger, comme vous le faites, un établissementaussi vaste et aussi ingénieusement compris.

Ce compliment alla droit au cœur deMr. Bombridge.

– Il est vrai, fit-il en baissant lesyeux avec modestie, que peu de gens pourraient m’en remontrer surla question des escargots. Cependant, je dois beaucoup à la lecturedes ouvrages d’un savant français, M. Raphaël de Noter, qui aécrit sur la matière des pages définitives. C’est à lui que jem’adresse chaque fois que je suis embarrassé.

Miss Régine, qui se tenait un peu en arrière àcôté d’Oscar, lui dit à l’oreille :

– Ce que mon père ne raconte pas, c’estqu’il a découvert chez l’escargot une certaine intelligence ;et il s’occupe en ce moment d’apprivoiser quelques-uns des mieuxdoués de ses pensionnaires.

– Peut-être, dit en riant le jeune homme,se propose-t-il de les exhiber sur la scène d’unmusic-hall ?

– Je n’en sais rien. Mais il a beau êtredevenu riche, il lui est impossible d’oublier qu’il a fait partiedu Gorill-Club…

– Messieurs, interrompit tout à coupMr. Bombridge dont le visage s’était rembruni, je vous aimontré ce qu’il y avait d’intéressant. Je crois que nous feronsbien de ne pas nous attarder ici plus longtemps ; il seprépare un de ces terribles orages, une de ces tornades qui sont undes fléaux du pays.

Du doigt, il montrait le ciel devenu tout àcoup d’un blanc livide, pendant que, du côté de l’ouest, de grosnuages d’un roux cuivré s’amoncelaient.

– Savez-vous ce que je propose ?ajouta-t-il. Nous allons tous monter dans le Decauville. Il nousramènera à la maison beaucoup plus vite que ne le feraient lesmules et cela nous permettra, en passant, de jeter un coup d’œilsur les cultures.

« Jupiter, ordonna-t-il à un nègre auxcheveux blancs qui jusque-là avait servi de guide à la société,donne l’ordre qu’on attache à la locomotive le wagon de promenade.Nous regagnerons la maison par la petite ligne.

Cet ordre fut immédiatement exécuté. Cinqminutes ne s’étaient pas écoulées que les hôtes deMr. Bombridge, et Jupiter lui-même, prenaient place dansl’intérieur d’un long wagonnet, très confortablement aménagé, etqui eût pu contenir une dizaine de personnes.

La minuscule locomotive lança un sifflementaigu ; le train se mit en marche, traversa, sur un long viaducde fer, une série d’enclos, où grouillaient des millionsd’escargots et d’où l’on semblait ne devoir jamais sortir.

Enfin, il franchit une sorte de poterne et,augmentant sa vitesse, fila en rase campagne.

Le paysage n’était plus égayé par des forêtsou des jardins. C’était la plaine nue et morne, où s’élevaient àpeine, de loin en loin, une touffe de bambous, un vieux saulerabougri, ou un eucalyptus tordu par les vents.

Le vieux Jupiter, sur un signe de son maître,avait tiré d’une petite armoire placée à l’un des bouts du wagonune bouteille de xérès, un seau de glace, des citrons et d’autresrafraîchissements, qu’il déposa sur un étroit guéridon.

– Il fait une chaleur accablante, déclaral’amphitryon, et ce ne sera pas du luxe de nous rafraîchir unpeu.

Personne ne répondit. La sueur ruisselait detous les visages. Il n’y avait pas un souffle dans l’air, et l’onentendait dans le lointain les coassements de lagrenouille-taureau, qui pullule dans ces parages.

Pendant qu’on absorbait avidement les boissonsglacées, le train s’était engagé dans une plaine verdoyante, quecoupaient des haies basses de mimosas et d’eucalyptus nains.C’étaient là les cultures dont avait parlé Mr. Bombridge.

Les Noirs, armés de longues faux, coupaient lefourrage nécessaire aux escargots. Ils saluaient respectueusementle train au passage, en ôtant leurs immenses chapeaux de rotintressé.

Le train avait encore augmenté sa vitesse. Lescultures qui couvraient plusieurs centaines d’hectares furentdépassées. L’on se retrouva de nouveau au milieu d’un paysage nu etdésolé. Jupiter, sans attendre l’ordre de son maître, avaitbrusquement fermé les glaces des portières, et il aspergeait le solavec un antiseptique, d’une odeur fortement aromatique. Le trainfilait, cette fois, avec la rapidité d’un express.

– Pourquoi toutes ces précautions ?demanda lord Burydan un peu surpris.

– C’est que les vapeurs qui s’exhalent deces marécages sont mortelles ! Celui qui s’y aventurerait sansprécaution, surtout à la tombée de la nuit, serait sûr de mourird’une fièvre maligne en quelques heures… Les nègres seuls, surtoutquand ils ont été guéris une première fois de la fièvre jaune,peuvent résister à cette atmosphère méphitique.

Il montra du doigt les marais semés de largesflaques d’eau, et au-delà desquels on commençait à apercevoir lamer qui barrait l’horizon comme un ruban de couleur livide.

– Voyez-vous ces fumées jaunâtres,continua Mr. Bombridge, et ce brouillard gris qui, presque àras de terre, semble agité d’un fourmillement perpétuel ? Cebrouillard est constitué par des millions de moustiques ! Cesfumées sont les exhalations délétères qui montent de lapourriture ! Il y a là des endroits où les Noirs eux-mêmes nepourraient vivre, et où un homme blanc serait incapable deséjourner, même une seule minute, sans en mourir !

– Est-ce que vous n’exagérez pas unpeu ? demanda Oscar. Il me semble bien apercevoir là-bas, toutprès de la mer, quelque chose qui ressemble à un village, au milieuduquel se dresse la tour d’un clocher. Si le pays était aussimalsain, on n’aurait pas eu l’idée d’y construire uneéglise !

– C’est bien une église. Mais, ne vousl’ai-je pas dit tantôt ? elle est abandonnée depuis près d’unsiècle, et tous les habitants du village sont morts ou se sontenfuis ! Les nègres n’oseraient approcher de ce clocher, mêmeen plein jour, et ils l’appellent « la tour fiévreuse ».Il s’y passe, d’après eux, des choses extraordinaires.

Tous regardèrent curieusement l’église enruine, dont la tour carrée, d’une couleur brune comme recuite parle soleil, se profilait sur le ciel blafard avec quelque chose delugubre et de menaçant.

– Singulier pays ! murmura lordBurydan. Il faudra bien, pourtant, que je voie de près cette tourfiévreuse.

Le vieux Noir, à ces mots, eut un geste deterreur. Son teint devint d’un blanc grisâtre – ce qui est, pourles nègres, la façon de pâlir – et ses gros yeux blancs etprotubérants roulèrent comme s’ils allaient jaillir de leursorbites.

Il prononça quelques phrases dans un jargonmoitié espagnol moitié anglais, dont lord Burydan ne saisit quequelques mots.

– Que veut dire ce Noir ?demanda-t-il à miss Bombridge.

La jeune fille sourit.

– Ce brave Jupiter, répondit-elle, esteffrayé à la seule idée que vous voulez aller à la tour fiévreuse.Il dit que pas un Noir, à dix lieues à la ronde, n’oserait vousservir de guide.

– Évidemment, ce ne doit pas être unendroit très sain. Pourtant, en prenant certaines précautions…

– Ce n’est pas seulement pour leur santéque tremblent les Noirs. Ils ont peur des mauvais esprits quihantent la tour. Vous en trouverez qui prétendent avoir vu le démonde la fièvre jaune lui-même.

– Je serais curieux de savoir comment ilest fait…

– Je puis vous en donner, toujoursd’après Jupiter, une description exacte. Il ressemble à une énormearaignée ; sa tête a la grosseur de celle d’un taureau et nefait qu’un avec le corps. De plus, elle a l’expression d’une facehumaine hideuse ou plutôt d’une tête de mort, qui aurait de largesprunelles liquides et phosphorescentes comme celles des pieuvres.Deux trous sont à la place du nez et il a une bouche fenduejusqu’aux oreilles, garnie de petites dents aiguës. Cette têtehorrible est d’un rouge sang et hérissée de piquants comme lacarapace d’un crabe de marais. Il possède de chaque côté sixpattes, d’une belle couleur vert clair, et qui se terminent par dessuçoirs. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que sesprunelles sont d’un bleu clair et d’une douceur enfantine.

– Voilà un monstre bienfantastique ! dit Oscar à son tour. Savez-vous quelles sontses habitudes, puisque vous paraissez si bien informée ?

– Le jour, il se tient tapi au fond de lavase fétide des marais. La nuit, il rôde et, s’il rencontre unnègre endormi, il lui pompe tout le sang avec ses suçoirs. Lelendemain, on trouve le nègre mort de la fièvre jaune.

« On dit aussi qu’il habite parfois lescryptes humides de l’église. Quand il doit y avoir une épidémie defièvre dans le pays, il l’annonce en faisant tinter la cloche quiest demeurée à sa place dans la tour.

– Et l’on a quelquefois entendu cettecloche ? demanda Oscar impressionné, malgré lui, par cerécit.

– Jupiter prétend l’avoir entendue deuxfois. La première fois, il serait mort dix mille personnes et, laseconde, quinze mille.

« Les Noirs racontent encore que lesjésuites espagnols ont essayé d’exorciser cet étrange démon ;mais c’est lui qui a eu le dessus dans la lutte. Ils sont tousmorts de la fièvre.

« Il est certain, conclut la jeune fille,que, pour mon compte, je n’aimerais pas entendre sonner la clochede la tour fiévreuse.

Il y eut un moment de silence. Pendant lerécit de la jeune fille, des nuages couleur de suie et de soufreavaient peu à peu envahi toute l’étendue du ciel. Un brouillardd’une odeur fétide avait complètement submergé les marécages. Onn’apercevait plus la tour fiévreuse.

L’atmosphère était devenue étouffante. On eûtdit l’haleine ardente qui s’échappe de la gueule d’un four. Malgréle soin qu’avait Jupiter d’arroser continuellement le plancher duwagon, tous haletaient, la gorge sèche, le cœur serré par cettesorte d’angoisse physique qui saisit même les animaux à l’approchede l’orage dans les contrées tropicales.

– Heureusement, s’écria Bombridge avec unsoupir de soulagement, que, dans cinq minutes, nous allons noustrouver dans une belle forêt de pins où l’air est pur, aromatiqueet salubre ; dans un quart d’heure nous serons à la maisond’où nous pourrons braver la fièvre et la tempête !

Comme en réponse à cette phrase rassurante, ily eut un sourd grondement de tonnerre, des gerbes d’éclairs d’unvert aveuglant s’éparpillèrent aux quatre coins du ciel comme lesboîtes d’un gigantesque feu d’artifice ; le soleil lançad’entre deux nuages un dernier et macabre rayon blanchâtre puisdisparut complètement ; la pluie s’était mise à tomber, nonpas par gouttes plus ou moins larges, mais par seaux, par jets dela grosseur du poignet ; ce n’était plus une averse, c’étaitun déluge.

Au mugissement de ces montagnes d’eau quidévalaient en torrents le long des pentes, se mêlaient lesgrondements affaiblis du tonnerre et le sifflement du ventfouettant les grands roseaux et les arbres de la forêt.

Puis, comme il arrive dans ces brusquesouragans, il y eut une accalmie et, pendant quelques minutes, cefut presque le silence.

C’est alors qu’avec une épouvante qu’ils nepurent dissimuler lord Burydan et ses amis entendirentdistinctement le son lointain d’une cloche.

Jupiter claquait des dents, ses cheveuxs’étaient hérissés sur sa tête.

– La cloche de la tour fiévreuse,balbutia-t-il en tremblant de tous ses membres.

– Oui, c’est bien elle ! murmuraBombridge d’une voix mal assurée. Il n’y a pas d’autre cloche àvingt milles à la ronde.

– Vous êtes sûr de ne pas voustromper ? fit lord Burydan.

– Non, répondit l’ex-clown d’un tonbrusque.

De nouveau le silence régna dans le wagon, quifuyait maintenant en pleines ténèbres sous les épais ombrages de laforêt de pins.

Ainsi qu’il arrive sous les tropiques, la nuitavait succédé au jour en quelques minutes. On était maintenant dansl’obscurité la plus profonde.

Le voyage se termina tristement, et ce futavec un véritable sentiment de bonheur qu’en mettant pied à terretous aperçurent la façade de la maison, joyeusement éclairée, et oùdéjà les Noirs s’affairaient pour les préparatifs du dîner.

Ce repas fut beaucoup moins gai que celui dumatin.

Mr. Bombridge eût rougi de partager lessuperstitions ridicules du vieux Jupiter. Néanmoins, il ne pouvaits’empêcher de penser que, depuis trois semaines, les cas de fièvrejaune avaient été d’une fréquence inaccoutumée parmi sesNoirs ; et il croyait toujours entendre bourdonner à sesoreilles le son de la fatale cloche.

Cependant, après le repas, il y eut unerecrudescence de bonne humeur et d’entrain parmi les convives. Latempête s’était apaisée aussi rapidement qu’elle s’étaitdéchaînée : l’atmosphère, purifiée par la pluie, était d’unefraîcheur délicieuse ; les fleurs et les feuillages exhalaientleur odeur embaumante et il montait de la terre cette senteurpuissante qui s’en dégage après les orages.

Les nerfs détendus avaient aussi retrouvé leurcalme, et personne n’éprouvait plus ce bizarre serrement de cœur,cette angoisse physique dont ils avaient tant souffert.

Mr. Bombridge proposa d’aller prendre lefrais sur la terrasse qui dominait la maison. Tout le monde acceptaavec enthousiasme et l’on put admirer le magnifique paysage,éclairé par les rayons de la lune.

À l’horizon, on apercevait le feu rouge duphare situé à l’entrée de la rivière, tout au fond du golfed’Oyster Bay, et qui ressemblait à une étoile tout près de tomberdans la mer.

Lord Burydan contempla longtemps et en silencecette flamme lointaine. Il ne fit part à personne de sesréflexions, et bientôt tous les invités de Mr. Bombridge seretirèrent dans leur chambre pour y goûter un repos bienmérité.

CHAPITRE III – L’étoile rouge

Trois semaines environ avant l’arrivée de lordBurydan en Floride, un sloop de cabotage était venu, par une nuitsans lune, jeter l’ancre dans le golfe d’Oyster Bay.

De ce sloop s’était détachée une embarcationmenée par quatre vigoureux rameurs noirs. Et dans le plus grandmystère, ils avaient débarqué, juste en face de la tour fiévreuse,trois personnes et plusieurs grandes caisses carrées. Puisl’embarcation avait regagné le bord ; le sloop avait levél’ancre et avait repris la mer, sans avoir été vu d’aucun des raresbâtiments de cette côte inhospitalière.

De ce côté, le rivage était bordé de grandspalétuviers, dont les racines, plongeant dans la vase, étaientchargées de grappes d’huîtres. Ces racines, enchevêtrées ettordues, formaient de profondes cavernes qui servaient d’asile à degros crabes de terre, à des reptiles de tout genre, enfin à unefoule d’animaux nuisibles.

Ce rempart de palétuviers n’avait pas étéfranchi sans peine par les trois voyageurs, encore embarrassés deleurs bagages. À chaque pas, ils glissaient sur les racines ets’enfonçaient dans la boue, ou bien ils se déchiraient les mainsaux coquillages.

Leur arrivée dérangeait tout un monde de bêtesgrouillantes.

– Brrr ! dit un des troispersonnages, il me semble que j’ai mis la main sur uncrapaud !

– Tu dois t’être trompé, répondit soncompagnon. Je crois plutôt que c’est sur un serpent ; il n’y apas de crapauds si près de la mer.

– Joli pays que cette Floride, dont tum’avais dit tant de merveilles ! Je me demande un peu ce quenous allons faire là ?

– Cela ne te regarde pas, réponditl’autre durement. Tu es ici pour obéir aux Lords de la Main Rougeet à moi, Slugh, qui les représente…

« Allons, dépêche-toi ! Dansquelques minutes nous serons sortis de ces maudits palétuviers etnous mettrons le pied sur la terre ferme.

Edward Edmond ne répondit pas, et, tout enmaugréant, il continua d’avancer.

Quant à la troisième personne, une femme, sescompagnons avaient soin de la faire passer devant eux, comme s’ilseussent craint qu’elle ne cherchât à s’enfuir, et, chaque foisqu’elle s’arrêtait, Slugh lui appuyait sur la tempe le canon de sonrevolver.

– Marche donc, Dorypha ! luidisait-il, ou je te tue comme une chienne de gitane que tues !

Dorypha ne répondait pas. Mais sa rage et sonhumiliation étaient à leur comble, et elle proférait mentalementles plus terribles serments.

Enfin, tous trois atteignirent un terrain plussolide. C’était la place, autrefois dallée de grandes pierresplates, qui s’étendait en face de l’église et que bordaient, àdroite et à gauche, les masures délabrées, anciennes habitationsdes colons espagnols.

Slugh, ayant tiré de sa poche une petitelanterne électrique, s’orientait à travers les décombres.

– Qu’est-ce que nous faisons ?demanda Edward Edmond qui paraissait de fort méchante humeur.

– Je vais d’abord mettre la Dorypha enlieu sûr. Ensuite, nous retournerons chercher les caisses que j’aiété obligé de laisser au pied des palétuviers ; après, tupourras te reposer tant que tu voudras.

« Plains-toi donc ! Nous n’auronspresque rien à faire pendant notre séjour ici. C’est une vraievillégiature !

– Merci de la villégiature ! Un paysoù il n’y a que des bêtes venimeuses, où l’on crève comme desmouches de la fièvre et du vomito negro[7]. J’aigrand-hâte que nous en soyons partis.

– Poltron ! Tu sais bien que nousn’avons rien à craindre de la fièvre, moi, parce que je l’ai eue,et toi, parce qu’un des docteurs de la Main Rouge t’a vacciné avecun sérum spécial avant notre départ.

– Tu as beau dire, je ne suis pasrassuré.

Dorypha n’avait pas perdu un mot de cetteconversation. Slugh s’aperçut qu’elle écoutait, et tout de suite sacolère éclata.

– As-tu fini de nous espionner ? luidit-il. Marche devant moi, que je te conduise à la niche qui t’estdestinée.

La gitane obéit en tremblant de fureur, etelle pénétra à l’intérieur de l’église.

La nef, assez vaste et construite dans lestyle espagnol du XVIIIe siècle, était lézardée en denombreux endroits. La voûte, humide et blanchie de salpêtre,portait par endroits des traces de dorure.

Les rayons de la lanterne montrèrent dans uncoin un tableau moisi qui représentait une Madone noire, preuve queles gens de couleur avaient été les fidèles les plus nombreux decette église.

De longues mousses, auxquelles étaient mêlésplusieurs champignons vénéneux, d’un rouge éclatant, couvraient lepavé du sanctuaire.

Slugh, qui consultait de temps en temps uncarnet graisseux, se dirigea du côté gauche de la nef et ouvrit unepetite porte, dont les gonds grincèrent lamentablement dans lesilence. La porte donnait accès à un escalier en colimaçon quioccupait à lui seul l’intérieur d’une tourelle accolée au bâtimentprincipal.

Slugh passa le premier, puis Dorypha, enfinEdward Edmond. La gitane se demandait avec angoisse si on nel’avait pas emmenée dans cet endroit sinistre pour la précipiter duhaut du clocher ?

En montant, elle se retourna pour jeter àEdward Edmond un regard si mélancolique et si suppliant quel’Irlandais, malgré toute sa haine, se sentit remué jusqu’au fondde l’âme.

La gitane était amaigrie par les privations etles mauvais traitements que lui avaient fait subir sesgeôliers ; mais elle n’avait rien perdu de sa beauté. Sonaspect avait pris seulement quelque chose de plus farouche. Lescoins de sa bouche, comme tirés par la souffrance, donnaient à sonvisage une expression poignante à laquelle on ne pouvait resterindifférent. Ses prunelles brûlaient d’un feu sombre, au fond deleurs orbites creusées par les chagrins et par les larmes.

Slugh, après avoir monté trente-cinq marches,s’arrêta sur un palier qui donnait accès à une pièce carréeoccupant tout le premier étage de la tour.

À l’étage d’au-dessus, c’était la cloche quel’on entrevoyait à travers les interstices de la charpente.

– Nous sommes arrivés, dit Slugh enconsultant de nouveau son carnet.

Puis il alla, sans hésitation, à la muraillequi faisait face à l’entrée et au milieu de laquelle se dressait ungros clou rouillé.

Il appuya fortement sur le clou. Aussitôt, uneporte s’ouvrit, montrant l’intérieur d’une chambre carrée, de huità dix pieds de largeur. La surface extérieure de cette porte avaitété si habilement recouverte de briques minces et de ciment que, sil’on n’était pas au courant du secret, il était impossible de ladistinguer du reste de la muraille.

Extérieurement, cette cellule correspondait àune poivrière accrochée à l’un des angles du clocher.

On rencontre beaucoup de cachettes de ce genredans les anciennes constructions espagnoles, et c’est ainsi quemaintes fois, dans les premiers temps de la conquête, lesmissionnaires purent échapper pour ainsi dire miraculeusement auxpoursuites des Indiens révoltés.

Slugh poussa brutalement la gitane dans lacellule et en referma la porte.

– Maintenant, dit-il à Edward Edmond,redescendons !… Tu vois que ton ex-maîtresse seraadmirablement bien logée.

– Comment as-tu découvert cettecachette ? demanda l’Irlandais avec ébahissement.

– Je ne l’ai pas découverte. On me l’aindiquée. Cette région appartient presque entièrement à la MainRouge. Il n’y a pas longtemps que la crypte était entièrementremplie de marchandises volées.

« Il n’y a pas d’endroit au monde où l’oncoure moins de chance d’être dérangé. Les gens du pays ont une peurépouvantable des fièvres. Puis les Lords de la Main Rouge ont eusoin de répandre parmi les nègres certaines légendes effrayantes,qui font que pas un d’eux n’oserait approcher d’ici, même en pleinjour.

Ils étaient, à ce moment, sur le palier oùs’ouvrait une petite fenêtre carrée.

– Malgré tout, dit Edward Edmond, c’estun pays terriblement malsain.

Et, de la main, il montrait la lugubre étenduedes marécages qui, dans les ténèbres de la nuit, rayonnaient d’unefaible lueur bleuâtre due à tous les phosphores de la pourriture,tandis qu’en d’autres endroits des feux follets dansaient parcentaines autour des mares.

L’Irlandais était superstitieux. Il sesouvenait, comme il l’expliqua à Slugh, avoir entendu dire dans sonenfance, que les feux follets étaient les âmes des trépassés.

– Si j’étais seul ici, conclut-il, jecrois que j’aurais très peur.

Slugh – un esprit fort – ne fit que rire deces terreurs.

– Imbécile ! dit-il. Tu ne sais doncpas que ces flammes errantes sont une espèce de gaz d’éclairage, ouquelque chose de semblable. Il ne faut vraiment pas grand-chosepour t’effrayer !

Tout en discutant ainsi, les deux banditsétaient redescendus dans l’intérieur de l’église. Puis ilsrevinrent à l’endroit où ils avaient laissé leurs caisses.

Ce ne fut pas sans peine qu’ils parvinrent àleur faire traverser le massif des palétuviers.

Edward Edmond se demandait si on n’allait pasêtre encore forcé de hisser ces lourds colis jusqu’au sommet de latour.

Slugh le rassura.

– Il y a, expliqua-t-il, sous l’églisemême, une crypte très spacieuse dont l’entrée n’est pas facile àdeviner. C’est là que nous déposerons nos bagages.

Il montra à l’Irlandais une des dalles duchœur au centre de laquelle se trouvait scellé un anneau.

Il alla chercher ensuite, derrière l’autel, unlevier de fer dont il se servit pour soulever la dalle. Elledécouvrit l’entrée d’un escalier qui aboutissait à une sallesouterraine, bordée de tombeaux à droite et à gauche.

– Tu vois que la place ne manque pas, ditencore Slugh, et l’on pourrait laisser ici des marchandises pendantdix ans sans que personne s’avisât d’oser y toucher.

– Je me demande, fit l’Irlandais,pourquoi nous prenons toutes ces précautions. Si personne n’oseapprocher d’ici, ce n’est pas la peine de tant nous gêner.

– Tu n’y vois pas plus loin que ton nez.Il est possible que d’ici peu de temps la police vienne faire uneperquisition dans la tour et il est prudent de tout prévoir.

L’Irlandais aurait bien voulu poser d’autresquestions, mais il comprit que Slugh n’était pas disposé à luidonner d’éclaircissements sur ses projets. Alors il se résigna àgarder le silence.

Edward Edmond et Slugh lui-même commençaient àressentir une certaine fatigue. Ils sortirent d’une caisse uneboîte de viande conservée et une bouteille d’alcool.

Après avoir mangé de bon appétit, ils allèrentdormir au premier étage, et, pour cette nuit, se contentèrent deleurs manteaux en guise de matelas et d’oreillers.

Nul n’eût pu soupçonner que cette tour,soi-disant hantée par des démons et des revenants, avait maintenantdes habitants en chair et en os.

Les jours suivants, l’existence s’organisa.Slugh et Edward Edmond cueillirent des brassées de joncs pour s’enfaire des matelas. Ils déballèrent aussi une partie des provisionscontenues dans les caisses.

Celles-ci renfermaient toutes les chosesindispensables à la vie, voire même du tabac, du whisky, des armeset des munitions, des flacons de pharmacie.

Les deux gardiens de la Dorypha passaienttoute leur journée à fumer, à dormir ou à pêcher le long de lagrève, qui était très poissonneuse.

D’ailleurs, ils se portaient très bien, etcela, sans doute, grâce aux médicaments fébrifuges que, suivant lesrecommandations qui leur avaient été faites, ils avaient soind’absorber chaque soir.

L’Irlandais se fût assez accommodé de cetteexistence de paresse s’il n’eût senti qu’un danger mystérieuxplanait autour de lui.

Slugh, lui, passait parfois toute la nuit ausommet de la tour, scrutant l’horizon avec inquiétude. D’autresfois, il dormait tranquillement sur son lit de jonc, sans quel’Irlandais pût s’exprimer le mobile de ses actions.

Slugh restait impénétrable.

Edward Edmond n’avait encore pu tirer de luiun seul renseignement sur le sort réservé à la gitane. En outre, àmesure que le temps s’écoulait, Slugh semblait redoubler deprécautions.

Chaque matin, il exigeait que le lit de joncfût éparpillé sur toute la surface de la pièce, de manière que, siquelqu’un survenait, il ne pût soupçonner que l’on avait couchédans cet endroit. Pour la même raison, sans doute, il défendait àl’Irlandais de laisser traîner dans la tour un objet quelconque quipût déceler la présence d’un être humain.

C’est dans la crypte qu’ils prenaient tousleurs repas, et c’est là qu’ils trouvaient un abri pendant lesheures chaudes de la journée.

L’Irlandais était intrigué au plus haut degré,car il découvrait chaque jour de nouveaux faits capables d’excitersa curiosité.

Un matin, Slugh ouvrit une caisse, jusqu’alorsdemeurée intacte, et en tira plusieurs bocaux emplis d’un liquideincolore et soigneusement emballés. Il en prit un et s’en alla avecà travers le marécage. De loin, Edward Edmond le vit occupé à enrépandre le contenu dans les mares stagnantes, puis il vint prendreun nouveau bocal ; et il en fut ainsi jusqu’à ce que tous lesbocaux fussent vides.

Une autre fois, Slugh se décida à ouvrir laplus grande des caisses, mais il la referma presque aussitôt.

L’Irlandais n’eut que le temps d’entrevoir desrouages, des verres, des fils, organes démontés de quelque machinedont il ne devinait pas la destination.

Enfin, il y avait des jours où Slugh partaitsans vouloir être accompagné et ne rentrait qu’à la nuit tombante,parfois même le lendemain matin.

Vainement l’Irlandais se livrait à millesuppositions. Il n’arrivait à rien découvrir.

*

**

Pendant ce temps, Dorypha menait une existencedes plus misérables. Le réduit où on l’avait jetée ne prenait jourque par une étroite ouverture carrée. Encore était-il encombré deces objets hétéroclites que l’on trouve dans le grenier de toutesles églises : chandeliers de bois rompus, chaises défoncées,et jusqu’à une statue sans bras de sainte Rose de Lima, à laquelleun coloris barbare prêtait, dans la pénombre, une apparence de vie.La gitane en avait presque peur.

Couchée sur une brassée de joncs, elledemeurait ainsi toute la journée, en proie au désespoir et à latristesse. C’est à peine si elle touchait aux aliments que Slugh,sans un mot, lui apportait une fois par jour.

La pauvre danseuse attendait la mort. Elle eûtbien voulu mourir, mais elle en était arrivée à cette période dedépression physique et morale où l’on n’a même plus le courage dusuicide.

Rongée par l’ennui, elle en venait à se créerdes distractions puériles, machinales, comme font les enfants etles vieillards.

Elle passait de longues heures à tresser lesjoncs desséchés dont se composait sa couche. Ainsi elle fabriquaune couronne à la statue de sainte Rose.

Un jour, elle eut la joie de découvrir, dansun coin, un vieux crucifix d’étain qui dormait, depuis plus d’unsiècle, sous la poussière. Elle le nettoya, le fourbit, etl’attacha à la muraille.

Mais la grande consolation de Dorypha, c’était« son étoile ».

L’étroite meurtrière qui éclairait la celluleétait placée si haut et tournée de telle façon que, même en sehaussant, la gitane ne pouvait apercevoir qu’un coin de mer et unpeu de la côte lointaine, mais, chaque soir, sur cette même côte,s’allumait un feu rouge, plus brillant qu’une étoile, et quisubsistait pendant toute la nuit.

Dorypha n’avait jamais pu deviner ce quec’était au juste que cette lumière. Mais elle la contemplait sanslassitude et elle attachait à sa présence une importancesuperstitieuse.

Les jours où le brouillard lui cachait sonétoile, la gitane était plus triste, plus désespérée encore que decoutume, et, chaque soir, elle attendait avec impatience que lachère petite lueur jaillisse des vapeurs du crépuscule.

– La voilà ! Elle s’allume !s’écriait-elle. Je ne suis donc pas encore tout à faitabandonnée !

Les yeux ardemment fixés vers l’étoilelointaine, elle se plongeait dans ses songeries où passaient en sonimagination, comme les silhouettes fugaces d’un rêve, toutes lesscènes de sa vie d’autrefois.

Dans cette monotone existence de recluse, il yavait certains jours qui étaient pour elle plus terribles àsupporter. C’était quand il y avait de l’orage. Alors Dorypha nepouvait dormir ; l’atmosphère de son étroite cellule devenaitsuffocante. Elle avait tôt fait de vider l’eau de la cruche que luiapportait Slugh très irrégulièrement, et elle se mourait desoif.

Une fois qu’un de ces formidables orages destropiques s’était déchaîné, battant les murs de la vieille tour deses trombes de pluie, lançant les vagues furieuses par-dessus lerempart des palétuviers, la gitane était demeurée sur son misérablelit, en proie à un immense accablement. Elle espérait que la nuitserait plus paisible et qu’elle pourrait, enfin, reposer un peu.Ses nerfs, encore exaspérés par les privations et la maladie,étaient tendus à se briser. Elle tressaillait au moindre bruit,aspirant avec une volupté maladive le parfum des fleursempoisonnées du grand marécage, que lui apportait le vent.

La nuit allait venir, et la rafale ne perdaitrien de sa violence.

– Mon étoile rouge ! s’écria tout àcoup Dorypha. Il faut que je la voie s’allumer !…

Nerveusement, elle avait bondi et s’étaithaussée jusqu’à ce que ses yeux fussent au niveau de lameurtrière.

Presque aussitôt, la lueur jaillit desténèbres, un peu plus faible que de coutume, mais visible encore àtravers les hachures de l’averse, sous le ciel noir de nuages quedéchiraient de temps en temps les éclairs.

– On dirait qu’elle m’a attendue !murmura la gitane dont les yeux se mouillèrent de larmes.

Elle resta longtemps comme hypnotisée parcette lueur lointaine, cette fleur de feu qui semblait éclose pourelle au milieu de la tourmente.

Elle fut arrachée à sa contemplation par unbruit d’allées et venues inaccoutumées.

On montait et on descendait l’escalierprécipitamment. Puis il y eut comme un heurt métallique dans lesétages supérieurs de la tour. Enfin, des coups de marteauretentirent.

– Que peuvent-ils donc faire ? sedemanda la gitane anxieusement.

Soudain, elle porta la main à ses yeux avec uncri de stupeur presque douloureuse.

Du sommet de la tour tombait une nappe declarté rouge et crue, aveuglante. Il avait suffi de quelques rayonsde cette clarté pénétrant par les meurtrières pour forcer la gitaneà fermer les yeux, où elle éprouvait à présent la sensation d’unecuisante brûlure.

– Je ne comprends rien à tout cela !balbutia-t-elle. Je crois qu’ils finiront par me rendre folle. Ilsauraient mieux fait de me tuer d’un seul coup, en même temps quemon mari !

Dorypha avait petit à petit ouvert les yeux.Ses prunelles s’étaient lentement accoutumées à la lumière.

Renonçant à comprendre ce qui se passait, ellese contentait de contempler l’étoile rouge.

Brusquement, elle jeta un cri : l’étoilerouge avait disparu !

Dorypha attendit deux longues heures. Sonregard avide scrutait vainement les profondeurs de la nuit et lesténèbres plus épaisses, en dehors du cercle d’inexplicable clartéqui environnait la tour.

Au bout de quelque temps, la fulguranteauréole s’éteignit aussi soudainement qu’elle s’était allumée.

Dorypha se retrouvait dans la profondeobscurité de son cachot. Elle se haussa vers la meurtrière. Cinqminutes ne s’étaient pas écoulées qu’à sa profonde surprisel’étoile rouge scintilla de nouveau et, cette fois, pour ne pluss’éteindre qu’au jour.

C’était à n’y rien comprendre.

Le lendemain, la gitane attendit avec unefiévreuse curiosité que le coucher du soleil fût venu.

Cette nuit-là ni les suivantes, l’étoile nesubit d’éclipse. D’autre part, la mystérieuse lumière dont la touravait été illuminée pendant deux heures ne se ralluma plus.

Y avait-il corrélation entre les deuxfaits ? Dorypha n’essaya même pas de chercher à s’en rendrecompte.

Elle eût peut-être oublié même cet incidentinexplicable, en arrivant presque à le regarder comme unehallucination, lorsque, la semaine d’après, le même fait sereproduisit dans des circonstances identiques.

La gitane entendit comme la première fois ungrand remue-ménage dans l’escalier de la tour. Le clochers’illumina, et l’étoile rouge disparut. Sa disparition dura plus detrois heures.

Le même fait se renouvela quelques jours aprèspour la troisième fois.

Dorypha en vint à penser que c’était sansdoute chaque semaine que se produisait ce bizarre événement. Aussi,maintenant qu’elle l’attendait à peu près à date fixe, il n’étaitmême plus, pour la captive, une source de distractions.

Son existence reprit son cours monotone, sansêtre de quelque temps troublé par aucun incident.

*

**

Le jour même où Mr. Bombridge faisaitvisiter son exploitation à ses amis, Edward Edmond et Slughfumaient philosophiquement leur pipe, assis sur le chapiteau d’unecolonne renversée. Tous deux étaient silencieux. Slugh parhabitude, l’Irlandais par nécessité, car son compagnon n’avaitjusqu’ici répondu que par des monosyllabes à toutes les tentativesqu’il avait faites pour entrer en conversation.

Slugh, depuis un instant, observaitattentivement le ciel livide et la mer blanchissante au-delà desrécifs.

– Je vais faire un tour, dit-il.

– Veux-tu que je t’accompagne ?

– Inutile.

– Quand reviendras-tu ?

– Je ne sais pas !

– All right ! Alors, aurevoir ! bon voyage !

L’Irlandais se mit à siffloter entre ses dentspour cacher son dépit, pendant que Slugh se dirigeait nonchalammentdu côté de la grève aux palétuviers.

Edward Edmond le suivit longtemps des yeux.Quand, enfin, il l’eut vu disparaître, il donna libre cours à samauvaise humeur.

– J’en ai assez de cette vie !s’écria-t-il. Je m’ennuie à périr. Il me faut obéir, comme unvalet, à tout ce que commande ce vieux coquin, sans même savoirquels sont ses projets !…

« Aussi, pourquoi ai-je fait la sottisede redevenir moi-même l’esclave de la Main Rouge ? J’ai desdollars dans les poches, c’est vrai, mais je suis plus malheureuxque quand je n’étais qu’un simple tramp errant par les grandschemins.

Edward Edmond regarda autour de lui comme pourchercher une bonne idée.

Soudain sa physionomie s’éclaira. Il se frottales mains en homme qui vient de faire une découverteintéressante.

Il glissa dans sa poche une bouteille dewhisky à moitié pleine et se dirigea lentement vers l’église.

Arrivé dans la nef, il alla droit à l’escalierde la tour et le gravit jusqu’au palier du premier étage. Là, ils’arrêta et, se penchant par une des meurtrières, il regarda ducôté de la grève. Très loin, il distingua Slugh, qui, à cause del’éloignement, ne paraissait pas maintenant plus gros qu’unpygmée.

Rassuré par la certitude que son tyran étaitréellement parti, Edward Edmond alla délibérément à la portesecrète, poussa le clou qui en commandait la fermeture et se trouvaen présence de Dorypha, tristement étendue sur les joncs qui luiservaient de lit.

Il ne put s’empêcher d’être ému de l’étatlamentable où se trouvait la gitane, dont le visage était amaigriet dont les cheveux blonds retombaient en désordre sur sesépaules.

Tous deux se regardèrent quelque temps ensilence. Edward Edmond ne savait comment entamer la conversation,et Dorypha était trop fière pour parler la première. Enfin,l’Irlandais s’enhardit.

– Bonjour, Dorypha ! dit-il. Je suisvenu t’apporter un peu de whisky en profitant de ce que Slughn’était pas là…

– Tu trouves que je ne meurs pas assezvite ? répéta-t-elle amèrement.

– As-tu peur que mon whisky soitempoisonné ? Tiens, regarde !

Et il but une copieuse rasade à même labouteille.

L’œil de la gitane étincela soudainement. Uneidée venait de germer dans son esprit. Sa physionomie abattue etmorne se fit tout à coup presque souriante.

– Eh bien, donne ! dit-elle. Je suistrop malheureuse pour avoir le droit d’être fière.

Elle but à son tour. Il lui sembla que labrûlante liqueur faisait descendre en elle une énergiesurhumaine.

– Cela vaut mieux que la cruche d’eau deSlugh, fit-elle avec un faible sourire. C’est à lui surtout quej’en veux… Toi…

– Moi, je suis obligé d’obéir à la MainRouge. D’ailleurs, j’ai bien le droit de t’en vouloir… N’as-tu pasessayé de me tuer ?…

– Ne revenons pas sur le passé, dit lagitane avec une simplicité qui ne manquait pas de noblesse. Toutcela est bien loin de nous. Soyons de bons camarades, commeautrefois… Ne trouves-tu pas indigne la façon dont je suistraitée ?

L’Irlandais avait brusquement oublié toutesses rancunes. Il se sentait reconquis par cette voix auxcaressantes inflexions.

– Je ferai ce que je pourrai pour t’êtreutile ! balbutia-t-il.

– Tu dis cela ! Mais je suis sûre,moi, que l’on ne m’a amenée dans cette tour maudite que pourm’assassiner impunément. Le premier jour que nous sommes arrivésici, je t’ai entendu dire que tout le monde y mourait de la fièvrejaune.

– C’est vrai, fit Edward Edmond enbaissant la tête.

– Seulement, dit la gitane avec un éclatde rire ironique, ce que Slugh ne sait pas, c’est que, moi aussi,je l’ai eue, la fièvre jaune, quand j’étais à La Havane.

La conversation continua encore un certaintemps sur ce ton. La bouteille de whisky était vide depuislongtemps, et Dorypha avait intentionnellement poussé l’Irlandais àen boire la plus grande part.

Ni l’un ni l’autre ne faisaient attention àl’orage qui peu à peu montait dans le ciel. Ce fut la gitane quis’en aperçut la première.

– J’étouffe dans cette cellule !dit-elle. Si tu étais gentil, tu me laisserais sortir un peu pourme dégourdir les jambes.

– Impossible ! Si Slugh venait à lesavoir, il me brûlerait la cervelle sans le moindre scrupule, puis,si je t’accordais ce que tu me demandes, tu chercherais àt’échapper.

– Non, je te le promets ! Laisse-moimonter seulement jusqu’au haut du clocher que je puisse respirer unpeu !

Après de longs pourparlers, l’Irlandais finitpar consentir. Tous deux montèrent jusqu’à la galerie circulairequi se trouvait au-dessus de la chambre des cloches.

Edward Edmond avait eu l’idée de prendre salongue-vue, et il s’amusait à regarder les divers aspects dumarécage lorsque, subitement, il poussa un cri de surprise et defrayeur.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda lagitane.

– J’aperçois Slugh tout là-bas. Il seraici avant une heure.

– Eh bien ?

– Il faut que tu rentres dans ta prison.D’ailleurs, il y a un orage qui se prépare ; il tombe déjà desgouttes de pluie…

– Eh bien, soit ! répondit-elledocilement. Je vais descendre, mais, au moins, promets-moi derevenir me voir.

– C’est entendu.

Ils redescendirent jusqu’à l’étage inférieur.En passant devant la cloche, Dorypha demanda à la regarder de plusprès. L’Irlandais y consentit et il s’aventura le premier sur lacharpente à claire-voie.

Dorypha le suivit. Comme ils étaient arrivés àmoitié de cette périlleuse traversée, la gitane eut tout à coup unrire bref et, d’un croc-en-jambes, elle fit perdre l’équilibre àl’Irlandais qui disparut par une des ouvertures béantes et allarouler, meurtri et contusionné, sur la litière de jonc quirecouvrait, heureusement pour lui, le plancher de la chambre situéeau-dessous.

– Coquine ! s’écria-t-il.

Il essaya de se relever, mais ne put yparvenir, il crut avoir les reins cassés.

Sans s’occuper de lui, la gitane avait saisila corde de la cloche et elle s’était mise à sonner avec uneénergie désespérée.

La nuit était venue brusquement, la tempêtefaisait rage sur la campagne. Dorypha sonnait toujours. Le songrave du bronze se mêlait au grondement de la foudre.

– Quelqu’un viendra peut-être,pensait-elle. Je sais que ce pays est habité…

Elle continua de sonner jusqu’à ce qu’elle fûtà bout de forces, puis tout à coup une autre idée s’empara d’elle.Malgré ce que l’Irlandais lui avait dit de l’impossibilité detraverser le marécage, elle crut qu’elle pourrait peut-être yréussir. Il faisait nuit : elle trouverait bien une cachetteoù ni Slugh ni Edward Edmond ne pourraient la découvrir.

Elle se précipita dans l’escalier qu’elledescendit quatre à quatre ; mais comme elle allait franchir leseuil de l’église, elle se trouva juste en face de Slugh.

– Ah ! ah ! ricana le bandit,il paraît que nous voulions nous échapper ! Mais je suis là,heureusement !

Tout en parlant, il s’était précipité sur lagitane et l’avait saisie à la gorge avant qu’elle ait eu le tempsde se mettre en défense.

En un clin d’œil il la terrassa et il lui liasolidement les pieds et les mains.

Alors, seulement, il eut l’idée de savoir cequ’était devenu l’Irlandais. Il n’eut pas de peine à le trouver,geignant et mal en point, dans la chambre du premier.

– C’est toi qui as sonné la cloche ?lui demanda-t-il d’une voix terrible.

– Non, je le jure !

– Alors, c’est toi qui as ouvert la porteà la gitane ?

– C’est vrai. Mais j’en suis cruellementpuni !

Et il raconta les choses telles qu’elless’étaient passées.

– C’est bon, dit Slugh. Passe pour unefois. Mais n’y reviens plus ! D’ailleurs, je vais m’arrangerde façon à ce que cette sorcière ne nous cause plus aucun ennui dumême genre. Sais-tu que son idée de sonner la cloche aurait pu nousmettre en grand danger. Heureusement qu’il fait un tel temps quepersonne, je l’espère, ne l’aura entendue.

Slugh aida l’Irlandais à se relever. Il lepalpa, s’assura qu’il n’avait rien de cassé, et, finalement, luifrictionna les reins avec du whisky.

Ensuite, il redescendit et revint avec lagitane, toujours garrottée, qu’il avait transportée sur son dos etqu’il déposa, sans mot dire, dans son ancienne prison.

– Je vais maintenant, dit-il àl’Irlandais, sortir de nouveau. J’espère que, cette fois, il ne teviendra pas à l’idée d’ouvrir la cage de la Dorypha.

Il partit, sans attendre la réponse du blessé,et il ne revint que deux heures après. Il pliait sous le poids d’unsac volumineux.

– Qu’est-ce cela ? demandal’Irlandais.

– C’est de quoi consolider la prison dela gitane. Je trouve que cette porte en imitation de pierre n’estpas assez sûre. C’est de vrais moellons que je vais y mettre… Maisnous verrons cela demain. Aujourd’hui je suis fatigué, je vaisdormir.

L’Irlandais n’avait pas très bien compris ceque Slugh voulait. Aussi, un quart d’heure plus tard, pendant lerepas, lui demanda-t-il s’il avait porté à manger à la gitane.

– Non, répondit froidement le bandit. Cen’est pas la peine. Elle n’en a plus besoin.

– Que veux-tu dire ?

– Tu ne t’es donc pas rendu compte de monprojet ? Le sac que j’ai apporté est rempli de ciment. Je veuxtout simplement murer la Dorypha dans son trou. Comme cela, elle nenous ennuiera plus !

– Mais que diront les Lords de la MainRouge ? balbutia l’Irlandais dont le sang se glaçaitd’épouvante.

– Ce qu’ils diront, cela me regardeseul ! Ce n’est pas ton affaire !

La conversation en resta là. L’Irlandais nepouvait se figurer que Slugh mît son horrible projet à exécution.En cela, il se trompait. Slugh avait pour principe de réaliser toutce qu’il avait une fois nettement décidé.

Le lendemain matin, il se mit à l’œuvre ettransporta jusqu’à la chambre du premier des pierres de taille bienéquarries qui se trouvaient en grand nombre dans les ruines ;puis il descella les gonds de la porte et, sous les yeux de lagitane et de l’Irlandais, presque aussi épouvantés l’un quel’autre, il commença à poser les premières assises du mur.

Pour que la maçonnerie nouvelle qu’il édifiaitne se distinguât pas de l’ancienne par sa couleur, il poussa laprécaution jusqu’à mêler de la suie au ciment dont il seservait.

Le travail avançait rapidement. À midi, il nelui restait plus à poser qu’un dernier rang de pierres.

CHAPITRE IV – Le crucifix d’étain

C’est en qualité de jockey queMr. Ezéchias Palmers, fils d’un honorable clergyman de l’Étatde New Jersey, avait débuté dans l’existence, laissant inachevéesles études théologiques qu’il avait entreprises sous l’égidepaternelle.

Un subit embonpoint le força de renoncer auxhippodromes, et il eut la chance d’obtenir la place de directeurd’une maison d’aliénés, d’un Lunatic-Asylum, ne gardant de sonpremier métier qu’une aptitude remarquable à perdre son argent auxcourses.

Mr. Palmers se lassa bien vite de lasociété des fous, qui, d’ailleurs, lui jouèrent une foule demauvais tours, et il quitta le Lunatic-Asylum pour installer, grâceaux capitaux de commanditaires bénévoles, un Institut spiritualisteoù les personnes frappées par la mort dans leurs affectionspouvaient à volonté voir apparaître leurs chers défunts, ou mêmeconverser avec eux.

Les clients de Mr. Palmers se déclaraienttrès satisfaits. Les matérialisations ne laissaient rien àdésirer : l’or affluait dans les caisses de l’ingénieuxspirite, lorsque la police de New York découvrit, par hasard, queles âmes évoquées étaient représentées par de jeunes dames dont lesappas n’avaient rien d’immatériel et dont les mœurs étaientdéplorables, surtout pour de purs esprits.

L’Institut Spiritualiste fut fermé par ordrede l’autorité supérieure. Mr. Palmers connut alors de mauvaisjours. Il avait dépensé jusqu’à son dernier dollar et en était à sedemander, en arpentant mélancoliquement les rues de New York, quelétait le moyen de suicide le plus rapide, le moins douloureux et leplus économique. Il finit par conclure qu’un plongeon dans l’Hudsonréunissait parfaitement ces trois conditions.

Le résultat de cette méditation fut qu’il allaporter chez un armurier le superbe browning avec lequel il avaitd’abord projeté de se brûler la cervelle. Il revint avec quatredollars, ce qui lui rendit à l’instant même toute sa bonnehumeur.

Il était, ce jour-là, décidément en veine. Ensortant de chez l’armurier, il aperçut un groupe de femmes, jeuneset vieilles, qui stationnaient autour de l’échoppe d’un cordonnier,en plein vent. Il s’approcha, poussé par la curiosité, et, tout desuite, son attention fut éveillée par ces parolesétranges :

– Cette jeune fille use du talon, doncelle est brune, tendre et fidèle.

Il y avait, dans cette simple phrase, touteune révélation.

Le hasard bienveillant avait pousséMr. Palmers jusqu’à la boutique d’un« podomancien ».

La podomancie, comme chacun sait, est l’art dedeviner le caractère des gens, et même leur avenir, d’après lesmanières dont ils usent leurs chaussures. Au bout d’une heure,Mr. Palmers savait que, si les brunes usent du talon et sontfidèles, les blondes usent de la pointe et sont volages, que leshommes de robe et les gens rusés usent les contreforts intérieurs,les prodigues et les étourdis les contreforts extérieurs ; etune foule d’autres notions de la même force.

Éperdu de joie, Mr. Palmers courut, toutd’une traite, jusqu’au bureau d’un journal, et, avec le peud’argent qu’il possédait, fit insérer une annonce ainsiconçue :

Voulez-vous connaître :

VOS QUALITÉS, VOS DÉFAUTS, VOTRE AVENIR ?

Laissez de côté les charlatans et les farceurs !

Soyez pratiques !

Faites appel aux Sciences exactes et consultez

le fameux JAMES ROLLAN

le plus grand podomancien de toute l’Amérique.

Il suffit de lui envoyer une paire dechaussures ayant servi, mais non usées, pour connaître le secret desa destinée par retour du courrier.

Dis-moi comment tu marches,

Et je te dirai qui tu es !

N. B. – Il ne sera pas fait deréponse aux personnes qui expédieraient des chaussures en mauvaisétat.

Mr. Palmers avait eu une idée géniale. Lelendemain du jour où il avait inséré cette annonce, il reçut uneavalanche de chaussures de tout genre, mais celles des damesétaient en majorité.

Sans perdre de temps, il rédigea quatrenotices qui, reproduites à un grand nombre d’exemplaires, devaientconvenir à tous les cas possibles et imaginables. Elles étaientconçues dans un style si vague que chacun était forcé d’y trouverquelque chose de vrai.

Huit jours après, il était obligé de prendretrois employés pour classer son innombrable correspondance et ilpossédait un vaste hangar entièrement rempli de chaussures.

D’autres auraient vendu à vil prix cettemarchandise. Mr. Palmers avait trop le génie des affaires pourcommettre une pareille bévue. Il augmenta son personnel de troismaîtres savetiers et, avant que la fin du premier mois se fûtécoulée, il inaugurait, à New York même, deux superbes magasins oùd’excellentes chaussures étaient abandonnées au public à des prixd’un bon marché dérisoire.

Déjà le nom de James Rollan était presquecélèbre. Le portrait du fameux podomancien s’étalait à la huitièmepage des journaux, encadré de réclames étourdissantes. Ses bureauxoccupaient un vaste immeuble, et il dut installer des succursales àChicago, à La Nouvelle-Orléans et à San Francisco.

Le succès allait croissant avec la rapidité del’ouragan. Mr. Palmers fonda une Académie de pédicures, lançaun emplâtre sans pareil contre les cors. Enfin, il mit le sceau àsa renommée en publiant, sous son pseudonyme de James Rollan, unebrochure sur l’Esthétique rationnelle du pied qui eut unsuccès considérable.

Il ne manquait plus à son bonheur que dedécouvrir, parmi les plus riches et les plus belles héritières del’Union, une compagne digne de lui. Pourtant, il ne se pressaitpas, car il ne voulait faire son choix qu’en parfaite connaissancede cause. Il repoussa même, successivement, plusieurs partis fortavantageux.

C’est alors qu’à l’occasion d’un voyaged’affaires entrepris dans les États du Sud le hasard le mit enprésence de Mr. et miss Bombridge, qui étaient montés dans le mêmewagon que lui.

Il fut charmé de la beauté et de la grâce deRégine, et, au bout d’un quart d’heure, il se jurait à lui-mêmequ’il n’aurait jamais d’autre femme qu’elle. C’était le coup defoudre !

Mr. Bombridge, sans se décider aussirapidement, n’était pas hostile en principe à l’idée de donner safille à cet obligeant et correct gentleman, qui ne parlait que parmillions de dollars et citait des chiffres d’affairesstupéfiants.

C’est ainsi que Mr. James Rollan, de mêmeque Matalobos et Oscar Tournesol, fut invité à venir en Floridevillégiaturer pendant une courte période, à la fin de laquelleMr. Bombridge devait faire connaître sa décisiondéfinitive.

Mr. James Rollan était un homme si occupéque, malgré toute sa bonne volonté, il ne put arriver que deuxjours après ses concurrents. D’ailleurs, il n’en fut pas moins bienaccueilli, et il fut cérémonieusement présenté à ses rivaux, Oscaret le prestidigitateur, et aussi à lord Burydan.

Il semblait bien à l’excentrique que ce visagene lui était pas inconnu, mais il ne se rappelait pas exactement oùil avait pu le voir. Palmers, lui, reconnut du premier coup d’œill’homme qui, à l’Institut spiritualiste, était venu lui demander defaire apparaître la dame aux scabieuses. Seulement, il pensa queson ancien client ne le reconnaîtrait pas sous son nom de JamesRollan, et aussi à cause de certains changements qu’il avait faitsubir à sa physionomie et à son costume.

Au lieu d’être complètement rasé commeautrefois, il portait une légère moustache et des favoris blondsqui lui donnaient l’aspect de quelque élégant diplomateaustro-hongrois.

Mr. James Rollan fut parfaitementaccueilli de Mr. Bombridge et de ses amis. Sa présence fit uneheureuse diversion au mauvais temps qui n’avait cessé de régnerdepuis l’arrivée d’Oscar et de lord Burydan et qui empêchait lesexcursions les plus intéressantes dans le voisinage.

Le jour même de l’arrivée du célèbrepodomancien, il y eut un orage épouvantable, et la petite sociétén’eut d’autre ressource que d’organiser une partie de bridge dansle grand salon de la villa, pendant que la pluie tambourinait àgrand fracas le long des vitres closes et que le vent se lamentaitdans les arbres de la forêt.

La soirée se termina de façon assez maussadeet chacun se retira de bonne heure dans sa chambre.

Lord Burydan n’avait pas sommeil. Une foisseul, il essaya de lire ; mais il s’aperçut bientôt qu’ilavait parcouru déjà deux ou trois feuillets sans en avoir comprisun seul mot. Son esprit était ailleurs. Puis, quoique la fenêtrefût demeurée entrouverte, il faisait une chaleur insupportable.

Le jeune homme profita d’une accalmie pourmonter fumer un cigare sur la terrasse. Le vent, trempé de pluie,rafraîchit son front brûlant, calma ses nerfs. Il se mit alors àmarcher, à pas lents, en regardant distraitement le paysage.

Brusquement, il s’arrêta.

Le feu rouge du petit phare, qui brillait àl’entrée du golfe d’Oyster Bay, avait disparu. Une chose beaucoupplus surprenante, c’est qu’un autre feu, de la même couleur etd’une clarté plus intense, s’était allumé à une dizaine de miles,au nord.

Lord Burydan calcula approximativement quec’était à peu près dans cette direction que devait se trouver latour fiévreuse.

Évidemment, il se passait quelque chosed’extraordinaire. Lord Burydan redescendit chercher un manteauimperméable – car la pluie s’était remise à tomber avec violence –et il demeura courageusement à son poste d’observation.

Il s’était figuré tout d’abord que, pour uneraison quelconque, le phare avait été déplacé. Après examen, ilreconnut qu’il se trompait.

Au bout d’une heure de faction sur laterrasse, lord Burydan vit le feu nouveau s’éteindre brusquement.Presque aussitôt le phare se ralluma.

L’excentrique comprit qu’il ne se produiraitrien d’autre cette nuit-là. Aussi regagna-t-il sa chambre, trèspréoccupé.

Le lendemain matin, il faisait un tempssuperbe. Oscar Tournesol se leva de bonne heure et alla frapper àla porte de lord Burydan pour l’inviter à faire une promenadematinale. L’excentrique était déjà parti. Oscar apprit qu’il étaitsorti de la propriété déjà depuis une heure, en compagnie du vieuxnègre Jupiter qu’il avait pris comme guide.

On l’attendit vainement pendant toute lamatinée. Il ne revint qu’à midi, au moment où les hôtes deMr. Bombridge allaient se mettre à table.

Il paraissait fatigué et mécontent. Il demandala permission d’aller changer de vêtements, car il était couvert deboue des pieds à la tête. Quand il redescendit, ce fut à quil’accablerait de questions.

– Vous allez, j’espère, nous racontervotre promenade ? dit le prestidigitateur.

– Vous auriez dû nous emmener !ajouta Mr. James Rollan.

Comme lord Burydan ne répondait pas :

– Peut-être, dit miss Régine, en feignantd’être vexée, lord Burydan ne veut-il pas nous dire où il aété ! Il serait indiscret d’insister.

– Je n’ai aucune raison de vous cacherd’où je viens, répliqua l’excentrique. J’ai eu la fantaisie d’allervisiter la tour fiévreuse.

– Vous y avez été ?… Quelleimprudence ! s’écrièrent d’une même voix tous lesconvives.

– Rassurez-vous. J’avais pris mesprécautions. Je dois à mon savant ami, M. Prosper Bondonnat,un fébrifuge inventé par lui, et grâce auquel on peut, du moinspendant quelques heures, demeurer dans les endroits les plusmalsains… J’avoue que la précaution était loin d’être inutile. Jen’oubliai pas non plus de me couvrir la figure d’une moustiquaireet d’emporter avec moi une petite boîte de pharmacie…

– Les marécages sont-ils donc siterribles que cela ? demanda Oscar.

– Plus terribles encore qu’on ne lecroit ! Sans parler des nuées de moustiques et d’insectesvenimeux qui forment un nuage épais au-dessus des eaux croupies, cemarais est le refuge des reptiles les plus hideux que j’aie jamaisvus ! À côté des inoffensives grenouilles-taureaux, onaperçoit des crapauds d’une prodigieuse grosseur, et ce fameuxserpent-cercueil, d’un vert pâle et clair, qui donne la chasse àses victimes comme un chien.

« Il y a certaines mares où pullulent deshuîtres empoisonnées et de hideux crabes écarlates, qui s’ébattentautour des caïmans endormis que l’on prendrait pour des troncsd’arbre abattus.

« Dans les endroits où il pousse quelquesarbres et où le sol est plus ferme, on rencontre des fourmisgéantes, si nombreuses et si voraces qu’en une heure elles sontcapables de réduire à l’état de squelette parfaitement nettoyé lecadavre d’un homme.

– Vous avez osé traverser toutcela ? demanda miss Régine en réprimant un frisson dedégoût.

– Je n’y ai pas eu grand mérite, puisquej’avais pour guide ce brave Jupiter qui connaît à fond le marécageet qui m’a fait passer par des sentiers relativement sûrs. Je n’aifait, somme toute, que côtoyer d’assez loin toutes ceshorreurs.

« Ce qu’il y a de plus singulier, c’estque sur ces eaux pourries, dans ces fanges vénéneuses,s’épanouissent des fleurs d’un parfum admirable et d’une senteurcapiteuse. Au milieu de ce pandémonium de reptiles éclatent desfloraisons d’azur et de pourpre, des feuillages aux couleursmétalliques et chatoyantes. En certains endroits, l’eau noire secouvre d’un tapis de fleurs au-dessus desquelles on voit se dresserla tête plate des serpents.

« J’eus à traverser un buisson de grandsmimosas qui exhalaient un entêtant parfum et qui écartaient de moileurs branches avec un petit sifflement, car ce sont des arbustesdoués de sensibilité et de nervosité presque comme des êtreshumains.

« Ailleurs, au milieu des lianes de jalapaux corolles d’azur, de grands échassiers gris et roses serégalaient de serpents et de lézards, et s’envolaient avec un grandbruit d’ailes à notre approche. Puis, c’étaient d’immensespapillons couleur de soufre, des araignées grosses comme le poing,des chenilles de la taille de petits serpents.

« C’est à travers tout ce grouillementd’animaux plus ou moins suspects que je dus cheminer pendant troisheures, avant d’atteindre la tour fiévreuse. Quand j’en fus arrivéà une certaine distance, Jupiter refusa de m’accompagner plus loin,et il s’arrêta après m’avoir indiqué le chemin qui me restait àfaire.

– Vous l’avez donc vue, cette sinistretour ? demanda Mr. Bombridge. Je vous en fais tous mescompliments. Je n’aurais pas votre courage.

– N’exagérons rien. La tour fiévreuse etles ruines qui l’environnent sont bâties sur un plateau qui dominequelque peu le marais voisin, et l’air doit y être moins malsain,surtout à cause du voisinage de la mer.

« Je suis monté jusqu’au sommet de latour. C’est une ruine, et une ruine abandonnée depuis longtemps.J’ai vu la cloche qui nous fit tant peur l’autre soir. Elle doitêtre ancienne, car elle est couverte d’armoiries et de deviseslatines.

« Pour ce qui est des sons que nous avonsentendus, il n’est pas du tout impossible que, par une fortetempête, la cloche ne soit légèrement agitée par le vent. Il n’y alà rien de merveilleux.

– Avec votre manière d’expliquer leschoses, dit miss Régine, vous me dépoétisez la légende de la tourfiévreuse ! Alors, il ne vous est rien arrivé de plusremarquable, au cours de toute cette expédition ?

– Non, murmura lord Burydan. J’ai mêmeéprouvé une réelle déconvenue, car je croyais être sur la pisted’une découverte intéressante. Pourtant, j’allais oublier un faitassez bizarre. Comme je descendais l’escalier de la tour, j’ai crudistinguer des gémissements étouffés, je suis remonté, et je n’aiplus rien entendu. J’ai regardé partout et je n’ai rien vu. Il n’ya pas un endroit où quelqu’un puisse se cacher. J’en ai conclu quej’avais été victime d’une hallucination, ou que ces prétendusgémissements n’étaient qu’un de ces bourdonnements causés parl’écho que l’on entend souvent dans le voisinage immédiat descloches.

Le narrateur fut soudainement interrompu dansson récit. Un Noir entra, disant qu’un homme demandait à parler àlord Burydan.

– Comment est cet homme ? réponditl’excentrique en se levant de table avec précipitation.

– Il a l’air d’un tramp, répondit le Noirtout étonné de l’empressement du lord.

À la porte, lord Burydan eut la surprise de setrouver en présence de Pierre Gilkin, le mari de Dorypha, qui,après avoir été laissé pour mort par les bandits de la Main Rouge,dans l’hacienda de San-Bernardino, avait dû passer de longs mois àl’hôpital de la station de Cucomongo, dans l’Arizona.

– Vous ici ! s’écria le lordstupéfait.

– Oui, murmura Gilkin dont les habitsétaient couverts de boue et dont le visage pâle et défait, lataille un peu courbée annonçaient une immense fatigue. Dès que j’aiété capable de me tenir debout, je me suis mis à la recherche deDorypha. J’ai couru par toutes les routes de l’Amérique, vêtu envagabond et tâchant de lier connaissance avec tous les bandits queje rencontrais.

– Qu’avez-vous découvert ?

Gilkin, dont les mains tremblaient d’émotion,remit à lord Burydan un antique crucifix d’étain qu’il tira dedessous sa veste de toile.

– Voyez vous-même ! fit-il avecexaltation, voilà ce que j’ai trouvé tout à l’heure au pied de latour fiévreuse !

Lord Burydan prit le crucifix et l’examina.Quelques mots y avaient été gravés d’une main maladroite, etl’inscription, à en juger par le brillant des caractères sedétachant sur le métal plus terne, paraissait toute récente. Ildéchiffra, non sans peine, cette phrase :

Je suis murée vivante dans la tour. Ausecours ! Dorypha.

Au-dessous de la signature on avait ajouté,après coup, cette indication :

Premier étage.

Lord Burydan songea aux gémissements qu’ilavait entendus et se sentit glacé d’horreur.

– Vous n’avez pas essayé de découvrir oùelle est ? demanda-t-il à Gilkin.

– Je n’ai rien trouvé, murmura le mari dela gitane avec accablement. Puis, je ne suis pas encore bien guéri.J’ai la fièvre ! Ce n’est qu’à grand-peine que j’ai pu metraîner jusqu’ici, où je savais vous trouver, comme me l’avaitappris une lettre de Mr. Fred Jorgell.

– Ne perdons pas une minute ! Nousallons aller en nombre à la tour fiévreuse. Dorypha seradélivrée !…

– Si toutefois il est temps encore !murmura Pierre Gilkin d’une voix morne.

Lord Burydan se disposait à aller prévenirOscar Tournesol, lorsqu’un Noir lui remit un télégramme. Le jeunehomme le décacheta rapidement, le lut d’un coup d’œil, puis le fitdisparaître dans sa poche en le froissant nerveusement.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Oscar,qui allait à la recherche de son ami.

– Un des navires de la Compagnie despaquebots Éclair a encore sombré cette nuit !

– C’est une vraie malchance !

– Il n’y a pas de malchance, il y acrime ! Mais je suis décidé à savoir la vérité, et je laconnaîtrai aujourd’hui même ! Je vais de ce pas à la tourfiévreuse !

– En ce cas, je vous accompagne.

– Soit ! Mais préviens le vieuxJupiter que nous avons besoin de lui : seul il est capable denous guider à travers le marais.

Mr. Bombridge fut mis au courant enquelques mots. Quelques minutes plus tard, lord Burydan, Oscar etPierre Gilkin se mettaient en route pour la tour fiévreuse,escortés de quatre robustes Noirs armés de carabines et derevolvers.

Malgré l’état d’extrême faiblesse où il setrouvait, Pierre Gilkin avait insisté pour accompagner sesamis.

Mr. Palmers et le prestidigitateurs’excusèrent de ne pas suivre l’expédition, sous prétexte qu’ilsétaient obligés de rester pour tenir compagnie à miss Régine. Lavérité, c’est qu’ils n’avaient nulle envie de tenter la traverséedes marécages maudits.

CHAPITRE V – La tour fiévreuse

Lorsque Slugh eut scellé la massive pierre quibouchait la dernière ouverture de la muraille construite à la placede la porte de la cellule, Dorypha s’abandonna quelque temps audésespoir. Cette fois, elle était perdue, sans ressource. Nul neviendrait à son secours, il ne lui restait plus qu’à mourir.

Elle regretta amèrement l’idée qu’elle avaiteue de se mettre à sonner la cloche au lieu de s’enfuir le plusloin possible.

– Si j’avais mis à profit l’absence deSlugh, songeait-elle en frissonnant de rage et en se tordant dansles liens qui ensanglantaient ses chevilles et ses poignets,j’aurais pu atteindre le bord de la mer et je serais libre, au lieuque, maintenant, il ne me reste plus qu’à mourir de faim !

La gitane possédait heureusement un de cestempéraments taillés pour la lutte et qui réagissent vigoureusementcontre les choses, après avoir subi quelques moments de passagèredépression.

Il n’y avait pas un quart d’heure que ladernière pierre du mur avait été posée dans son alvéole que Doryphas’était déjà mise au travail pour essayer de se débarrasser descordes qui lui liaient les poignets.

Il ne fallait pas songer à les défaire, lesnœuds en avaient été trop habilement et trop fortement serrés. Ilne restait plus à Dorypha qu’un moyen de s’en délivrer, c’était deles couper en les usant, petit à petit, contre la pierre.

La gitane choisit le granit le plus raboteuxqu’elle pût découvrir le long des murailles de sa cellule, et ellese mit à l’œuvre. Mais la tâche était des plus pénibles. En limantla corde elle s’excoriait du même coup l’épiderme de la main et dupoignet.

Lorsque au bout d’une heure de travail elleput enfin rompre les liens, elle était tout ensanglantée. Mais elleavait les mains libres et c’était là un grand point.

Encouragée par ce premier succès, elleattendit que ses mains engourdies et tuméfiées – car elle étaitgarrottée depuis la veille – eussent recouvré le mouvement etl’élasticité ; puis elle défit, sans trop de peine, les cordesqui lui attachaient les chevilles.

Alors elle regarda autour d’elle pour voir si,parmi les objets hétéroclites qui se trouvaient dans ce réduit,aucun ne pourrait lui être utile. Et, tout d’abord, elle découvritun vieux chandelier de cuivre qu’elle mit précieusement de côté,avec l’idée de s’en faire une arme ou un levier. C’est alorsqu’elle remarqua qu’il était armé d’une pointe aiguë qui avait dûservir à ficher les cierges. C’était là un instrument tout à faitpropre à gratter le mortier et à desceller les pierres.

La gitane, sans attendre l’épuisement completde ses forces, diminuées par un long jeûne, se mit aussitôt autravail.

Elle pensa qu’il ne fallait pas s’attaquer àla muraille, faite de lourds blocs réunis par du ciment, que Slughavait construite ; elle jugea qu’elle triompherait plusfacilement du vieux mortier déjà friable et des pierres moinsvolumineuses dont se composait l’ancienne muraille.

Le point d’attaque qu’elle choisit se trouvaitjuste au ras du sol. La recluse s’était dit que le trou qu’elle seproposait de creuser resterait longtemps inaperçu, à cause del’épaisse litière de jonc qui couvrait les dalles de lachambre.

Elle travailla patiemment pendant tout lereste de la journée. Hélas ! quand le soleil se coucha, elles’aperçut que ce qu’elle avait fait n’était presque rien. Le trouqu’elle avait pratiqué dans la muraille lui parut ridiculementpetit. Et pourtant, elle se sentait brisée de fatigue.

La nuit la força d’interrompre sa besogne.Elle se coucha, avec la ferme résolution de bien se reposer afin decontinuer dès qu’il ferait jour.

Toute la journée du lendemain, elle travaillaavec le même courage, quoique la faim lui tordît les entrailles.Elle trouva cependant quelque soulagement en mâchant les tiges desjoncs qui lui servaient de lit. Palliatif bien anodin, car, lesoir, elle était complètement à bout de forces.

Ses efforts cependant n’avaient pas étéinutiles. La pierre de taille à laquelle elle s’était attaquéeétait maintenant complètement déchaussée. Il devait suffire d’unesimple pesée pour l’arracher du mortier auquel elle n’adhéraitpresque plus.

Cette nuit-là, la captive entendit dansl’escalier de la tour le grand remue-ménage qui précédaitd’ordinaire l’illumination du clocher.

Comme les autres fois, elle vit par lameurtrière l’étoile rouge s’éteindre à l’horizon pendant qu’unevive lueur tombait du sommet de la tour.

L’intérieur de la cellule se trouvaitbrillamment éclairé. Un rayon de lumière, pénétrant obliquement parla meurtrière, venait tomber d’aplomb sur le christ d’étain que lagitane avait nettoyé et accroché à la muraille dans les premierstemps de sa captivité.

– Qui sait ? murmura-t-elle, frappéed’une inspiration, j’ai peut-être là, entre les mains, unprovidentiel moyen de faire connaître ma situation au-dehors.

Elle détacha le christ du mur et, se servantde la pointe aiguë du chandelier en guise de stylet, elle gravapéniblement quelques mots sur le revers de la croix ; puis, sehaussant autant qu’elle le pouvait, elle le lança par lameurtrière.

C’est ce christ que, le lendemain même, PierreGilkin devait apporter à lord Burydan.

Cet effort avait achevé de briser les forcesde la captive. Une fièvre, causée par la privation de nourriture,la dévorait également, et, malgré sa lassitude, ne lui permettaitpas de dormir. La pauvre gitane passa une nuit horrible. La faim latenaillait. Ses oreilles bourdonnaient. Il lui semblait voirdanser, devant ses yeux, des mouches de feu.

Le jour venu, elle se leva et essaya de seremettre à l’ouvrage. En vain ! Elle était si affaiblie qu’aubout de quelques minutes elle fut prise d’une syncope ets’évanouit.

Un sommeil profond succéda sans transition àcet évanouissement.

Comme tous ceux qui souffrent de la faim, lagitane rêva qu’elle assistait à de magnifiques festins. Ce sont lesparoles inarticulées qu’elle prononçait pendant ses rêves que lordBurydan entendit lors de sa visite à la tour.

Elle dormit plusieurs heures. Il y avait tantde ressources dans sa robuste nature que cette courte période derepos suffit à lui rendre une partie de son énergie.

Comme elle s’éveillait, elle perçut un bruitde voix dans la pièce contiguë à sa prison. Elle colla son oreillecontre la muraille, et elle crut comprendre que c’était Slugh qui,avant de partir pour une de ses mystérieuses promenades, faisait àEdward Edmond ses recommandations.

Elle ne s’était pas trompée.

Des pas résonnèrent dans l’escalier de latour. Slugh était parti, et Dorypha entendit bientôt l’Irlandaisdéboucher une bouteille, ouvrir une boîte de conserve et se mettreà manger. À travers la cloison, elle distinguait même trèsnettement le craquement de ses mâchoires.

La faim de la gitane s’augmenta de ces bruits,qui semblaient insulter à sa détresse. Elle se jura à elle-mêmequ’elle aurait sa part du repas de l’Irlandais.

Elle arracha doucement, avec d’infiniesprécautions, la pierre qu’elle avait eu tant de mal àdécimenter.

*

**

Tout à coup, Edward Edmond, qui, tout entier àson occupation, n’avait rien entendu, vit une longue main brune etsèche sortir d’entre les joncs, s’emparer de la bouteille de whiskyet de la boîte de corned-beef, puis disparaître.

Ce larcin s’était opéré si rapidement quel’Irlandais, la bouche pleine, n’avait eu ni le temps ni la penséede s’y opposer.

La surprise qu’il ressentait confinait à lafrayeur.

– Est-ce toi, Dorypha ?balbutia-t-il tout tremblant.

Un éclat de rire moqueur lui répondit del’autre côté de la muraille.

Il n’était pas encore revenu de sastupéfaction que la main brune s’allongea de nouveau hors du trouet rafla le restant des provisions de l’Irlandais, c’est-à-dire unbloc de biscuits de mer et une tranche de jambon.

Dorypha s’était jetée avidement sur cesvictuailles inespérées. Elle se contraignit, toutefois, à ne mangerque très lentement et très peu à la fois, elle avait entendu direque la nourriture ne doit être prise qu’avec beaucoup de modérationaprès un long jeûne. Elle but une gorgée de whisky. Oh ! commeelle eût sacrifié de bon cœur tout ce qu’elle possédait pour unecruche d’eau fraîche !

La gitane se sentait renaître à la vie et àl’espérance. Avec ce peu de vivres qu’elle possédait, elle sesentait de taille à pratiquer un trou assez grand pour lui livrerpassage. Ensuite, elle profiterait, pour s’échapper, d’un moment oùses bourreaux seraient absents ou endormis.

Elle ne voulait pas s’arrêter à cette penséeque l’Irlandais la dénoncerait à Slugh, et que celui-ci la tueraitpeut-être d’un coup de revolver par quelque trou du mur.

Edward Edmond était bien loin d’avoir unepareille pensée.

Il écarta les joncs, découvrit l’ouverturebéante et, se couchant à plat ventre, il appela denouveau :

– Dorypha !

– Laisse-moi donc déjeunertranquille ! répondit l’emmurée.

– Tu n’es donc pas morte ?

– Je ne meurs pas comme cela,moi !

– Comment as-tu fait pour percer lamuraille ?

– Cela ne te regarde pas.

– Ah ! murmura l’Irlandais avec unsoupir de regret, si tu n’étais pas si perfide et si fausse, si tun’avais pas agi si traîtreusement !… Mais on ne peut pas avoirconfiance en toi !…

Dorypha était profondément étonnée. Aprèsavoir jeté l’Irlandais du haut de la chambre des cloches, elle nese serait pas attendue à une pareille aménité.

– Où veux-tu donc en venir ?répliqua-t-elle.

– Écoute ! reprit-il avec un peud’hésitation, j’en ai assez, moi, de la Main Rouge. Tu n’aurais pasessayé de me tuer comme tu l’as fait, que j’eusse été le premier àaider à ton évasion. Maintenant, je te connais trop bien ! Jevais montrer ce soir, à Slugh, le trou que tu as creusé et ils’empressera de le reboucher avec du bon ciment. Ce n’est pas ledéjeuner que tu m’as volé qui te mènera bien loin !

La gitane réfléchissait.

« Évidemment, pensa-t-elle, il a unprojet, et je crois qu’il ne va pas m’être difficile de lui tirerles vers du nez. »

– Écoute ! lui dit-elle de sa voixla plus enjôleuse et la plus caressante, je reconnais que j’ai eude grands torts envers toi. Mais tu dois bien comprendre que j’aiaussi quelques excuses ! Si tu veux faire ce que je te dirai,un avenir des plus brillants s’ouvrira devant toi. Je vais teparler sans détour… Laisse-moi m’évader, suis-moi dans ma fuite, etje te jure que ton ancienne place, chez Fred Jorgell, te serarendue ou, ce qui vaut mieux encore, le milliardaire nous donneraune bonne somme pour aller vivre en Europe, loin de la Main Rouge…Tu sais qu’il ne peut rien me refuser, puisque c’est moi qui aisauvé tous ses amis…

– Oh ! ce Slugh, murmura l’Irlandaisentre ses dents, je le déteste ! Il me fait aller et venircomme si j’étais son esclave !…

– Si tu disais à certaines personnes queje connais tout ce que tu sais de la Main Rouge, ta fortune seraitfaite, insinua perfidement la gitane.

– Cela demande réflexion !

La conversation continua une heure entière surce ton. Dorypha, à qui l’imminence du péril prêtait une véritableéloquence, mit en œuvre toutes les protestations, toutes lespromesses. Même prévenu comme il l’était, Edward Edmond ne pouvaitcroire qu’elle ne fût pas de bonne foi.

– Laisse-moi m’évader !répéta-t-elle d’une voix suppliante. Qui t’empêche de remettre lamuraille dans le même état, une fois que je serai sortie ?Slugh ne s’apercevra de rien. Je trouverai bien, dans le village enruine, quelque endroit pour me cacher en attendant que nousprenions la fuite.

Ce dernier argument acheva de déciderl’Irlandais.

– Eh bien, soit !… Tant pis !grommela-t-il, je risque le tout pour le tout. Mais, cette fois dumoins, ne va pas me trahir ! Tu vois que tu fais de moi toutce que tu veux !

Il alla dans la crypte prendre le levier defer. En quelques minutes, il eut suffisamment agrandi l’ouverturecommencée par Dorypha pour que celle-ci pût se glisser, en rampant,en dehors de son cachot.

– Ah ! quel bonheur d’êtrelibre ! s’écria-t-elle en se détirant les membres.

– Oui, fit Edward Edmond d’un toninquiet. Mais descends vite et va te cacher dans les ruines duvillage. Il faut, moi, que je me hâte de réparer la muraille avantque Slugh soit de retour !

Dorypha s’empressa d’obéir. Elle était en cemoment de très bonne foi.

Mais, à peine avait-elle descendu quatremarches de l’escalier que, par la meurtrière, elle distingua, à unecentaine de pas de là, une troupe d’hommes qui la carabine surl’épaule se dirigeaient vers la tour fiévreuse. Parmi eux, il luisemblait reconnaître lord Burydan et, ce qui mit le comble à sonémotion, Pierre Gilkin lui-même.

Elle ressentit au cœur un choc si violentqu’elle fut près de défaillir. Cela ne dura qu’un instant. D’unélan irrésistible, elle dégringola les marches pour courir au plusvite au-devant de ses amis. Elle avait compté sans l’Irlandais. Luiaussi avait reconnu, d’un coup d’œil, lord Burydan, Oscar et PierreGilkin.

Il s’apercevait avec fureur que c’était pourd’autres qu’il s’était donné tant de mal. Il barra le passage à lagitane et la força de remonter.

– Tu ne t’en iras pas avec eux !criait-il écumant de rage, tu resteras avec moi, ou je tetuerai !

Éperdue, Dorypha remonta jusqu’à la dernièreplate-forme de la tour. Elle savait que, de là, elle serait aperçuede ses amis, et elle se mit à pousser de grands cris en agitant lesbras pour attirer leur attention.

Edward Edmond, au comble de l’exaspération etde la fureur, se précipita sur la gitane, le revolver au poing, ettira sur elle presque à bout portant.

Dorypha, se baissant rapidement, esquiva laballe et, se ressouvenant de son ancien métier, elle fit, d’unleste coup de pied, sauter l’arme des mains de l’Irlandais.

Celui-ci se rua sur elle, les mains ouvertes,pour l’étrangler.

Une lutte atroce s’engagea entre eux.

Pierre Gilkin, qui marchait en avant de lapetite troupe, vit cette scène de loin. Comprenant le péril où setrouvait Dorypha, il se mit à courir de toutes ses forces pouraller à son secours, sans même attendre ses amis.

Edward Edmond avait saisi Dorypha à la gorge,mais elle le mordit si cruellement qu’il dut lâcher prise et serejeter en arrière.

Dans ce brusque mouvement, il oubliacomplètement où il se trouvait et, heurtant des talons labalustrade de pierre, il perdit l’équilibre et, la tête lapremière, dégringola dans le vide.

Tout cela avait été si rapide que la gitane sedemanda tout d’abord comment elle avait pu faire pour jeter lerobuste Irlandais du haut du clocher.

Maintenant, elle était en proie à une sorte devertige. Après l’effort désespéré qu’elle venait de faire, la luttequ’elle venait de soutenir, sa faiblesse la reprenait de plusbelle. Elle ne se sentait pas plus de force qu’un petit enfant. Cefut lentement, péniblement, qu’elle commença à descendre les degrésde l’escalier.

Elle allait arriver au premier étagelorsqu’une apparition terrible lui barra le passage.

Slugh, la pipe aux dents, s’avançait, l’airgouailleur, le browning au poing.

– Ah ! ah ! fit-il, il paraîtque, quand le chat n’est pas là, les souris dansent !Vraiment, cet Irlandais est stupide ! Je ne puis pasm’absenter une heure sans qu’il commette quelquesottise !…

Dorypha devint pâle comme un linge. Tout sonsang reflua vers son cœur.

Alors, au moment même où Slugh étendait lamain vers elle, une détonation retentit.

Le bandit roula à terre, l’épaulefracassée.

Derrière lui, tenant encore à la main son armefumante, Dorypha aperçut Pierre Gilkin qui lui tendait lesbras.

Elle sauta par-dessus le corps sanglant duvieux tramp et serra sur son cœur avec passion cet époux qu’ellecroyait mort et qu’elle retrouvait si miraculeusement.

Tous deux se considéraient avec ravissement,si émus qu’ils ne trouvaient pas un mot.

– Comme tu es pâle, ma pauvreDorypha ! dit enfin Pierre Gilkin. C’est donc vrai, ce quiétait écrit sur le crucifix d’étain : que ces misérablest’avaient murée toute vivante ?

– Oui… Viens voir !

Dorypha entraîna son mari jusqu’à la salle dupremier. Elle lui montra l’ouverture béante grâce à laquelle elleavait pu s’échapper.

– Ah ! c’est comme cela !s’écria Pierre Gilkin tremblant de haine et de colère. Eh bien, tuvas voir !

– Que vas-tu faire ?

– Quelque chose qui t’amusera. Viens avecmoi, et tu verras.

Le Belge remonta jusqu’à l’endroit où il avaitlaissé Slugh, il lui lia les pieds et les mains avec la ceinturerouge dont le bandit lui-même était porteur. Puis, avec l’aide deDorypha, il descendit le vieux tramp, qui jurait et maugréait detout son cœur, jusqu’à la chambre du premier.

– Je comprends ! s’écria Dorypha enbattant des mains. Je n’aurais pas pensé à cela !

– Bon ! J’allais oublier quelquechose. Il faut le bâillonner, car lord Burydan et ses amis mesuivent de près et ne vont pas tarder à venir, et je ne veux pasqu’ils délivrent ce bandit, même pour le mener enprison !…

– Tu as raison. Aussidépêchons-nous !

En dépit de ses soubresauts, Slugh fut pousséla tête la première par la baie pratiquée dans la muraille. Lespierres furent remises en place tant bien que mal, et Dorypha cachales traces de ce travail en amoncelant, à cet endroit, une grandequantité de joncs.

Elle et son mari se promirent de revenir lelendemain pour parachever leur œuvre de vengeance. D’ici là, Slugh,blessé comme il l’était, ne pourrait pas s’échapper.

Pierre Gilkin et Dorypha en avaient à peinefini avec leur prisonnier que lord Burydan et ses amis entrèrent, àleur tour, dans les ruines.

Dorypha fut chaudement félicitée de sadélivrance.

Puis l’excentrique lui posa quelquesquestions. Grâce à la gitane, il ne tarda pas à éclaircir lemystère qui l’avait tant intrigué.

– Ce n’est pas étonnant, dit la jeunefemme, que vous n’ayez rien trouvé quand vous êtes venu. Il y a unecrypte sous l’église, c’est là que les deux bandits serraient leursvivres, leurs bagages et tout leur attirail.

– Il faut absolument que je visite cettecrypte ! déclara lord Burydan. Si je ne me suis pas trompédans mes suppositions, la découverte que je vais y faire mepermettra de sauver la vie à des milliers de personnes.

Deux des Noirs furent appelés et, à l’aide dulevier de fer, soulevèrent sans peine la dalle qui recouvraitl’entrée de l’escalier aboutissant au souterrain.

Il y avait là toutes sortes d’objets.

Mais lord Burydan avisa tout de suite unegrande caisse, sur laquelle il venait de remarquer l’adresse d’unmarchand d’appareils de physique et d’optique. La caisse contenaitune grosse lampe à acétylène, des verres lenticulaires : en unmot, tout ce qui avait servi à Slugh à changer en un phare éclatantle clocher de la tour fiévreuse.

– Je sais maintenant, déclara lordBurydan d’une voix grave, comment se sont produits les désastressuccessifs des navires de la Compagnie des paquebots Éclair. Lesgardiens du phare qui se trouve à l’entrée du golfe d’Oyster Baysont certainement affiliés à la Main Rouge. J’en ai maintenant lapreuve ! Aussi, les jours de tempête, lorsqu’ils avaientreconnu la présence d’un paquebot dans ces parages, ils éteignaientleur phare, en même temps que Slugh allumait le sien.

« Les capitaines, déroutés par cechangement, gouvernaient droit sur les récifs en croyant se dirigervers l’estuaire du fleuve, où ils eussent trouvé un abri contre latempête. Ils périssaient misérablement !

– Il reste maintenant à savoir, ditOscar, quels sont ceux qui ont intérêt à la ruine de la Compagniedes paquebots Éclair !

Lord Burydan ne releva pas cette observation.Il venait d’apercevoir des bocaux qui, d’après leurs étiquettes,avaient dû contenir des cultures microbiennes. Ce fut pour lui untrait de lumière. Il comprit soudainement à quoi était due larecrudescence de maladies contagieuses qui sévissaient depuisquelques semaines.

Appareils et bocaux furent soigneusementrangés dans les caisses, et les Noirs se chargèrent de lestransporter chez Mr. Bombridge.

Le soir même, lord Burydan écrivit à FredJorgell une longue lettre explicative.

Quant aux Noirs du phare d’Oyster Bay, ilsfurent cueillis le lendemain par la police de Tampa.

Pierre Gilkin et Dorypha gardèrent jalousementle secret de leur vengeance. Personne ne sut ce que Slugh étaitdevenu.

DIX-SEPTIÈME ÉPISODE – Le dément de laMaison Bleue

CHAPITRE PREMIER – Le choix d’ungendre

Mr. Bombridge, célèbre dans toutel’Amérique par la façon quasi géniale dont il avait organisé laproduction intensive de l’escargot comestible, avait réuni, cejour-là, quelques amis dans la superbe propriété qu’il possédait enFloride, à quelques miles de la ville de Tampa.

Parmi ses invités, on remarquait lord AstorBurydan, fameux par ses aventures excentriques, le prestidigitateurMatalobos, l’honorable James Rollan, propriétaire du trust deschaussures d’occasion, et un jeune Français, Oscar Tournesol,attaché au laboratoire de l’illustre naturaliste ProsperBondonnat.

Ces trois personnages avaient, depuislongtemps déjà, posé leur candidature à la main et aux millions demiss Régine Bombridge ; mais, jusque-là, il eût été impossiblede dire lequel des trois avait le plus de chances de réussir.

Oscar Tournesol était, disait-on, très aimé demiss Régine ; d’un autre côté, Matalobos était un vieil ami deMr. Bombridge qui le tenait en haute estime ; quant àMr. James Rollan, ses millions, la distinction de ses manièreset sa parfaite élégance faisaient de lui, pour ses deux rivaux, unconcurrent redoutable.

Mr. Bombridge, après de longueshésitations, avait enfin déclaré qu’à l’issue d’un grand repasdonné en l’honneur des prétendants il proclamerait le nom del’heureux mortel appelé à devenir son gendre.

Cette conduite singulière lui avait attiréquelques observations courtoises de la part de Mr. JamesRollan.

– Vous avez sans doute fait votrechoix ? avait demandé le distingué gentleman.

– Eh ! cela se pourrait bien !avait répondu Mr. Bombridge.

– Alors pourquoi ne pas le faireconnaître tout de suite ? Il y a quelque cruauté à mettre silongtemps notre patience à l’épreuve !

– Laissez faire, j’ai mon idée à cesujet.

James Rollan n’avait rien pu tirer de plus deMr. Bombridge. En dépit de toutes les sollicitations, celui-cis’était renfermé dans une discrétion impénétrable.

Le repas fut digne de la réputationhospitalière du maître de la maison.

Sur la carte du menu, le foie de tortue vertetruffé voisinait avec les langoustes à la mexicaine, le faisan dela Floride et un de ces délicieux lézards iguanes, communs dansl’Amérique centrale, et qui fut servi avec une sauce caraïbe.

Citons encore, parmi les curiositésgastronomiques, des gombos tendres et savoureux et des chouxpalmistes.

Le cuisinier de Mr. Bombridge n’avait eugarde d’oublier un plat d’escargots, savamment grillés et servisavec une sauce dont le madère de la célèbre marque Barnum formaitle principal élément.

Les convives s’installèrent autour de la tableparée de fleurs magnifiques. Miss Régine, dont une claire toilettede linon des Indes faisait ressortir la beauté blonde, s’étaitassise à la place d’honneur entre son père et lord Burydan elleaffectait beaucoup de bonne humeur et de gaieté ; mais, aufond, elle était inquiète et, de temps en temps, elle lançait à ladérobée, du côté d’Oscar, des regards anxieux et presqueconsternés.

Les invités de Mr. Bombridge venaient desavourer le potage aux huîtres – qui est pour ainsi dire la base dela cuisine yankee et sans lequel il n’y a pas de repas sérieux –,lorsque lord Burydan tira de sa poche une lettre qu’il venait derecevoir et la fit lire à Oscar.

Celui-ci, après l’avoir parcourue, se mit àsourire à miss Régine en même temps qu’il regardait Mr. JamesRollan avec une fixité qui parut du plus mauvais goût à l’honorablegentleman.

Ce rapide incident passa, d’ailleurs, presqueinaperçu, et bientôt la gaieté la plus cordiale régna parmi lesconvives.

On but d’abord à miss Régine, puis à son père,puis tour à tour à la santé de chacune des personnes présentes. Lesserviteurs noirs avaient à peine le temps de déboucher les flaconsd’extra-dry et de les remplacer par d’autres. L’enthousiasme étaitarrivé à son comble. Maintenant, chacun toastait pour son comptesans se préoccuper de ses voisins.

– Au père de l’industrieescargotière ! criait le prestidigitateur d’une voixlégèrement éraillée.

– À sa charmante fille ! dit OscarTournesol au moins pour la quatrième fois.

– À Sa Majesté le roid’Angleterre !…

– À l’illustre ProsperBondonnat !…

– À la France !…

– À la libre Amérique !…

Ce joyeux vacarme fut tout à coup interrompupar l’arrivée d’un serviteur noir, le vieux Jupiter, qui semblaitterrifié.

– Maître, s’écria-t-il, venezvite !…

– Tu m’ennuies ! répliquaMr. Bombridge. Je t’ai défendu, une fois pour toutes, de medéranger quand je suis avec mes amis !

– À la porte, Jupiter !… crial’assemblée tout d’une voix. À demain les affairessérieuses !…

Le Noir ne semblait nullement ému de cemauvais accueil.

– Maître, répéta-t-il avec insistance,venez vite ! C’est très sérieux ! On vous demande autéléphone !

– Eh bien, on me redemandera ! Je neme dérange pas !

– Maître, répliqua le vieux Jupiter avecentêtement, c’est le directeur de votre succursale de la Carolinedu Sud !

– Que me veut-il ?

– Une catastrophe terrible estarrivée !… Je ne peux pas vous expliquer…

– Allons, dit Mr. Bombridge en selevant d’un air contraint, il faut que ce soit moi qui cède !Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers ses convives, je vousprie de m’excuser, je reviens dans une minute… Mais soyeztranquilles, je suis sûr d’avance qu’il ne s’agit de rien degrave…

Mr. Bombridge sorti, les convives seregardèrent en silence. Leur gaieté s’était évanouie comme parenchantement. Le mot de catastrophe, prononcé par Jupiter, rendaitsoucieux les plus étourdis ; et tout le monde attendaitimpatiemment le retour du maître de la maison ; mais l’absencede ce dernier se prolongea beaucoup plus qu’il n’eût été nécessairepour une simple communication téléphonique.

Miss Régine, très inquiète, allait se mettre àla recherche de son père, lorsque celui-ci reparut. Sa physionomieétait bouleversée ; il baissait la tête comme un hommeaccablé.

– Qu’y a-t-il donc, mon cher ami ?demanda le prestidigitateur Matalobos d’un ton plein desollicitude. J’espère qu’il ne vous est arrivé aucunmalheur !

– Messieurs, dit Mr. Bombridge avecune simplicité impressionnante, Jupiter n’avait pas exagéré quandil a prononcé tout à l’heure le mot de catastrophe. Je suiscomplètement ruiné.

Cette déclaration produisit une impressionprofonde parmi les convives, et ce fut au milieu de la plusreligieuse attention que Mr. Bombridge poursuivit :

– Vous n’ignorez pas que je possède dansla Caroline du Sud un établissement aussi important que celui de laFloride. C’est là que j’avais centralisé trois millions de sujetsdestinés à l’exportation et que je faisais jeûner en attendantqu’ils se fussent cachetés naturellement. Je vous ai déjà expliqué,n’est-ce pas ? que, pour être envoyés à de grandes distances,mes mollusques doivent être cachetés.

– Eh bien ? demanda miss Régine avecimpatience.

– Comme de coutume, les animaux avaientété enfermés dans trois serres spécialement construites à cet effetet qui peuvent en contenir chacune un million.

« Un cyclone a ravagé la nuit dernièretoute cette région de la Caroline du Sud. Le vitrage de mes serresa été entièrement détruit ; une pluie diluvienne, survenueaussitôt après le passage du cyclone, a rendu aux escargots touteleur vivacité et aussi, hélas ! tout leur appétit !

– Je devine, fit lord Burydan, qu’ils ontdû s’échapper et commettre quelques dégâts dans le voisinage.

– Quelques dégâts ? s’écriaMr. Bombridge en s’arrachant les cheveux, mais vous ne savezdonc pas, milord, de quoi sont capables des escargots à jeun,surtout quand il y en a trois millions ? Vous avez vucependant avec quelle rapidité, même quand ils ne sont pas affamés,ils font disparaître un wagon entier de fourrage tendre !…

« Par une de ces malchances comme il n’enappartient qu’à moi, la propriété voisine appartient au célèbrehorticulteur Brigmann, qui s’est spécialisé dans la production desorchidées et des primeurs ; les fugitifs se sont précipitéssur ses cultures et ont rongé plantes, herbes et fleurs jusqu’à laracine ; en quelques heures le désastre a été consommé. Il yen a pour des millions de dollars !

« Quand j’aurai désintéresséMr. Brigmann, comme j’y suis forcé, je ne sais s’il me resterade quoi vivre.

Un silence de mort avait accueilli cettefatale nouvelle. Les convives se regardaient, la consternationpeinte sur le visage.

– Messieurs, reprit Mr. Bombridge,c’est évidemment un malheur, un grand malheur… mais il ne faut pasque cela nous empêche de dîner. Il est tout à fait incorrect de mapart de vous avoir importunés par le récit de mes infortunes.

Chacun se récria. On essaya de consolerMr. Bombridge, en lui disant que le désastre n’était peut-êtrepas aussi grand qu’on l’annonçait. Mais sous toutes ces paroles ondevinait la gêne et l’ennui. Et ce fut au milieu de la tristesse etde la contrainte la plus pénible que se poursuivit le repas sigaiement commencé.

Malgré la chère exquise et les vins précieux,personne n’avait plus ni faim ni soif.

Miss Régine gardait un silence imperturbable.Toutefois, elle faisait visiblement les plus grands efforts pour nepas pleurer ; et chacun se demandait avec une pitié sincèrequels devaient être les sentiments de la jeune fille. N’était-ellepas la première victime de la catastrophe, et la plus cruellementatteinte ?

Chacun comprenait combien était fausse lasituation pour miss Régine et pour ses fiancés, et chacun attendaitle dénouement inévitable.

Ce fut Mr. Bombridge lui-même qui sechargea de l’amener.

– Messieurs, dit-il en se tournant versles prétendants, il est bien entendu, n’est-ce pas ? que jevous rends votre parole à tous les trois, Miss Régine n’est plusmaintenant que l’héritière d’un ancien clown, d’un homme ruiné quine pourra même pas lui donner la dot la plus modeste…

Matalobos leva hypocritement les yeux auciel.

– Hélas ! murmura-t-il, quel malheurque je ne sois pas moi-même favorisé des dons de la fortune !Je me serais fait une joie de partager tout mon avoir avec monvieil ami Bombridge… Mais, hélas ! je suis pauvre, trèspauvre !…

« Il est pour moi bien douloureux derenoncer à la main de miss Régine… Il est pourtant de mon devoir dele faire, puisque je n’ai pas la fortune qui me permettrait de luicréer une existence digne d’elle ni même de lui assurer le confortindispensable…

– La ruine de Mr. Bombridge nechange rien à mes intentions, déclara Oscar, j’aimais miss Régineavant qu’elle ne fût riche, je l’aime toujours autant, et jem’applaudirais même – si un tel sentiment n’était égoïste de mapart – d’un événement qui nous met tous deux sur le pied d’égalitéquant à la fortune.

Miss Régine remercia Oscar d’un regard et d’unsourire. Mr. Bombridge déclara d’un ton maussade que, dumoment où il n’avait pas de dot à donner à sa fille, il ne voulaitpas la marier.

Il n’y avait que Mr. James Rollan quin’eût encore rien dit, et véritablement le distingué gentleman setrouvait fort embarrassé. Malgré la beauté de miss Régine, iln’était nullement disposé à prendre une épouse qui n’apporteraitpas un dollar dans l’association conjugale. D’un autre côté, iltrouvait que Matalobos avait montré un peu trop crûment le fond desa pensée : or, lui, James Rollan, prétendait agir, en toutechose, en véritable homme du monde.

– Il me semble, fit-il avec un bonsourire, que ce n’est guère le moment de parler mariage. LaissonsMr. et miss Bombridge se remettre de cette dure secousse,s’accoutumer à un changement de fortune qui, après tout, n’estpeut-être pas irrévocable !

Il ajouta jésuitement, en mettant une main surson cœur :

– Pour ce qui me regarde, rien ne pourramodifier mes sentiments à l’égard de miss Régine ; ils n’ontjamais changé et ne changeront jamais !

En entendant cette déclaration ambiguë, Oscaret lord Burydan échangèrent un rapide coup d’œil.

– Je crains, dit tout à coupl’excentrique, que monsieur – disons monsieur James Rollan, puisquec’est sous ce pseudonyme qu’il s’est présenté – n’ait, d’ici peu detemps, des préoccupations assez sérieuses pour être obligéd’ajourner indéfiniment toute espèce de projet d’union !

Mr. James Rollan était tout à coup devenutrès pâle, puis très rouge. Il jeta un regard instinctif du côté dela fenêtre.

– Permettez, milord, fit-il d’une voixmal assurée, pourquoi avez-vous employé, à mon égard, ce mot depseudonyme ?

– Parce que, répondit tranquillementl’excentrique, quand je vous ai connu autrefois, on vous appelaittout simplement Ezéchias Palmers, et vous dirigiez un établissementoù les affligés pouvaient voir apparaître les âmes des personnesqui leur furent chères.

Palmers sauta sur sa chaise comme s’il eût étésoudain piqué par un serpent.

– Quand je vous ai connu, moi, dit à sontour Oscar, vous dirigiez une maison de santé, et même, si j’aibonne mémoire, vous nourrissiez assez mal vos pensionnaires.

Mr. Palmers, qui était doué d’un aplombimperturbable, avait déjà eu le temps de se ressaisir.

– Je ne veux pas contredire milordBurydan, dit-il avec une politesse ironique ; mon véritablenom est bien Ezéchias Palmers. Mais depuis quand, dans notre librepays d’Amérique, fait-on un crime à quelqu’un de prendre unpseudonyme pour les besoins de son industrie ? J’ai dirigé unemaison de fous, et même un Institut spirite. Où est le mal ?Tout le monde ne serait pas capable d’en faire autant.

Il ajouta, avec un sourire méphistophélique, àl’adresse de lord Burydan et d’Oscar :

– Il est certainement plus facile aupremier venu de se faire enfermer comme fou que de diriger unemaison d’aliénés. Somme toute, à l’heure actuelle, grâce à monintelligence et à mon énergie, je suis à la tête d’une affairesuperbe et je puis donner sur mon honorabilité les plus hautesréférences.

Lord Burydan était émerveillé de l’aplomb dupersonnage.

– Master Palmers, lui répliqua-t-il,n’exagérons rien. Ce n’est certainement pas au Police-Office qu’ilfaudrait aller pour avoir de bons renseignements sur votre compte.Et j’ai de fortes raisons de croire que la « superbeaffaire » que vous dirigez ne vienne à péricliter dans unavenir qui me paraît très rapproché.

– Milord, répondit Mr. Palmers avecun sang-froid parfait, je méprise ces sortes d’insinuations.

– Ce ne sont pas, hélas ! desinsinuations, fit l’excentrique en tirant de sa poche la lettrequ’il avait lue au commencement du repas ; j’apprends de bonnesource que quelques centaines de vos clients se sont syndiqués pourdéposer contre vous une plainte en escroquerie…

– Mensonges ! calomnies !protesta Mr. Palmers.

– Je crains bien, dit à son tourBombridge en tirant de sa poche un numéro du New YorkHerald, que ce ne soit milord qui ait raison.

Et, montrant un paragraphe du journal, encadréd’un trait de crayon rouge :

– Ma foi oui, ajouta-t-il, c’estextraordinaire, voilà bien un certain Palmers, dit James Rollan,ancien jockey, ancien directeur de maison de santé, ancien spirite,que la police recherche activement. Plusieurs détectives ont étélancés à sa poursuite, et son arrestation ne serait plus qu’unequestion d’heures.

Palmers faisait peine à voir.

– Mensonges que tout cela !balbutia-t-il d’une voix faible.

– Écoutez-moi bien, master Palmers,reprit Bombridge. Je vous ai reçu sous mon toit. Il n’entre doncpas dans mes intentions de jouer le rôle de mouchard et de vouslivrer à la police ; mais, dans votre propre intérêt, je croisque le meilleur conseil que je puisse vous donner, c’est de ne pasprolonger trop longtemps votre séjour ici.

S’apercevant qu’on n’en voulait pas à saliberté, Palmers avait reconquis toute son égalité d’âme et toutson aplomb.

– Vous me donnez-là, mon cher monsieurBombridge, répliqua-t-il, un excellent conseil. Je vais partir àl’instant pour Tampa, où je prendrai le rapide de New York. Maprésence est nécessaire là-bas pour déjouer les machinations de mesconcurrents… Quant aux journaux qui m’ont diffamé en affirmantqu’une plainte avait été déposée contre moi, je vais leur intenterun procès et demander cent mille dollars de dommages et intérêts.Au revoir, messieurs ! Au revoir, miss Régine ! Je suissûr que vous n’avez pas cru un mot de toutes les infamies que l’ona débitées contre moi ! Vous aurez sous peu de mes nouvelles.Ah ! certes, il m’en coûte beaucoup de vous quitter au momentoù vous traversez une épreuve aussi cruelle !

Mr. Bombridge, qui s’était levé de tableen même temps que Palmers, sortit de la salle à manger et y rentrapresque aussitôt.

– Soyez rassuré sur le sort de Régine,dit-il. Je suis heureux de vous annoncer, comme Jupiter vient de mel’apprendre à l’instant, que le message téléphonique quim’annonçait ma ruine était l’œuvre d’un mauvais plaisant.

« Au revoir, master Palmers. Vous avezjuste le temps de prendre le rapide. J’ai fait atteler le buggy.Jupiter vous reconduira jusqu’à la gare de Tampa.

Palmers comprit cette fois clairement qu’ons’était moqué de lui.

Incapable de conserver plus longtemps sonmasque de politesse souriante, il sortit en faisant claquer lesportes, après avoir jeté un regard furieux sur lord Burydan etOscar.

Matalobos ne faisait guère meilleurecontenance. Il était, lui aussi, exaspéré d’avoir donné têtebaissée dans le piège que lui avait tendu le malicieuxBombridge.

Quant à miss Régine, elle contenait àgrand-peine son envie de rire.

Cette attitude mit le comble à la fureur deMatalobos. À son tour, il se leva en balbutiant qu’il était attenduà New York pour affaires urgentes et que, lui aussi, profiterait dubuggy pour se rendre à la gare de Tampa.

– Bon débarras ! fit Bombridgelorsque le prestidigitateur eut tourné les talons. Je n’aime pasles intrigants.

Miss Régine s’était jetée gentiment à soncou.

– Dis donc, père, murmura-t-elle ensouriant, est-ce que tu vas continuer ainsi à flanquer à la portemes amoureux ?

– Ne te plains pas, puisque je te laissele meilleur de tous !

Et il ajouta d’une voix grave :

– Oscar » je vous permetsd’embrasser votre fiancée !

Les deux jeunes gens tombèrent dans les brasl’un de l’autre.

– C’est curieux, murmura lord Burydan,j’avais prévu ce dénouement. Je dois même m’être précautionné decertaines de ces babioles qu’il est d’usage d’offrir aux jeunesfilles en pareil cas.

Fouillant dans sa poche avec une négligenceaffectée, il en retira un petit écrin qu’il remit à missRégine.

Elle l’ouvrit d’une main impatiente, mais lereferma presque aussitôt, éblouie.

L’écrin contenait une bague de fiançailles,ornée d’un gros diamant.

Lord Burydan fut chaleureusement remercié,puis Mr. Bombridge remplit de nouveau les coupes ets’écria :

– Maintenant que nous sommes débarrassésdes trouble-fête, nous allons boire encore un coup à la santé desamoureux ! Hein, milord, que dites-vous de monstratagème ? Si je n’avais pas fait croire à ces deux drôlesque j’étais ruiné, la pauvre Régine aurait peut-être épousé l’und’eux ?

– Non ! s’écria vivement la jeunefille ; j’avais promis à Oscar d’être sa femme, et je luiaurais tenu parole !…

On ne se sépara qu’assez tard dans la soirée.Il avait été convenu que le mariage de Régine et d’Oscar auraitlieu dans le plus bref délai possible.

CHAPITRE II – Un enlèvement

Le lendemain de ce mémorable dîner defiançailles, Mr. Bombridge descendit de bonne heure, suivantsa coutume, pour se promener sous les grands arbres avant quel’ardent soleil eût entièrement fait évaporer la rosée, à cetinstant bref et charmant qui suit le lever du soleil sous lestropiques.

Il fut tout étonné de voir que lord Burydanl’avait devancé. L’excentrique était en train de parlementer avecun boy qui, chaque matin, venait de Tampa, à franc étrier, pourapporter le courrier.

– Eh bien, milord, quoi de neuf ?demanda Mr. Bombridge après avoir pris des nouvelles de lasanté de son hôte.

– Je vais, à mon grand regret, réponditlord Burydan, être obligé de vous quitter.

– Pas aujourd’hui, j’espère ?

– Aujourd’hui même. J’apprends àl’instant que mon yacht l’Ariel est arrivé hier soir àTampa, où il est ancré dans la rade. Il reprendra la mer sitôt queje serai à bord.

– C’est fort ennuyeux, murmura Bombridged’un air contrarié. J’avais espéré que vous assisteriez au mariagede Régine et de votre ami Oscar.

– C’était bien aussi mon intention, et,d’ailleurs, j’y assisterai peut-être.

Puis, changeant brusquement de ton :

– À propos, voulez-vous profiter de monyacht pour faire une promenade en mer : je projetais tout àl’heure pour vous une charmante excursion.

– Dont l’itinéraire ?…

– Consisterait à côtoyer le rivagejusqu’à Oyster Bay, ou même, si vous avez le temps, à contournertoute la presqu’île de Floride jusqu’à Sainte-Lucie, d’où vousregagneriez Tampa par le chemin de fer.

– Je ne dis pas non, murmura Bombridge unpeu hésitant. Je connais très mal cette partie de la côte.

– La surveillance de votre établissement,insista lord Burydan, ne réclame pas votre présence d’une façontellement impérieuse que vous ne puissiez vous absenter deux outrois jours.

– Ce n’est pas cela. L’organisation demes fermes à escargots est telle que je pourrais m’en aller pendantdeux ou trois mois sans qu’il y parût. Tous les directeurs, tousles surveillants que j’ai choisis sont des hommes de confiance.

– En ce cas, c’est entendu ! s’écriajoyeusement l’excentrique. Je vais prévenir Oscar et miss Régine.Ils seront, j’en suis sûr, enchantés de ce petit voyage.

On fit rapidement les préparatifs nécessaires,et, deux heures plus tard, un buggy déposait les quatre touristessur les quais du port de Tampa, d’où ils aperçurent la gracieusesilhouette de l’Ariel, ancré un peu en dehors du port, etdont les cheminées lançaient déjà des torrents de fumée noire.

Oscar et miss Régine échangèrent un furtifserrement de mains. À la vue du yacht, tous deux avaient éprouvé lamême charmante émotion : ils se rappelaient la longuecroisière qu’ils avaient faite ensemble, de Vancouver à l’île despendus, et ils ne pouvaient oublier que c’est au cours de cettetraversée qu’ils s’étaient fait pour la première fois le mutuelaveu de leur amour. Ce fut avec un vrai plaisir qu’ils montèrent àbord de l’Ariel.

Ils avaient à peine mis les pieds sur le pontdu yacht, suivis de près par Mr. Bombridge et lord Burydan,qu’un gentleman d’un certain âge vint à leur rencontre. Il étaitaccompagné d’un vieux Peau-Rouge qui, à la vue d’Oscar, laissaéclater sa joie.

– Bonjour, mon brave Kloum ! fit lejeune homme. Bonjour, monsieur Agénor.

Il ajouta non sans orgueil :

– Je vous présente miss Régine, mafiancée !

Pendant que la jeune fille, toute rougissante,recevait les compliments du poète Agénor Marmousier et duPeau-Rouge, lord Burydan causait avec le capitaine.

– Avons-nous suffisamment decharbon ? lui demanda-t-il.

– Nos soutes sont pleines, milord…

– Et les approvisionnements ?…

– J’ai fait embarquer tout ce que nousavons pu trouver de mieux à Tampa comme vivres frais ; avecles provisions du bord, nous pourrions presque faire le tour dumonde.

– C’est bien, capitaine. Je ne vois pastrop alors ce qui peut nous empêcher de partir ?

– Les feux sont allumés. On va leverl’ancre. Dans un quart d’heure nous aurons appareillé.

Après avoir donné des ordres, qui furentexécutés avec une rapidité et une précision toutes militaires, lordBurydan ne s’occupa plus que de ses invités.

Une grande tente de coutil avait été dressée àl’arrière du yacht. Chacun prit place sur de légers et confortablessièges de bambou, et l’on se prépara à admirer les beaux paysagesqui allaient se succéder sans interruption jusqu’à la fin del’excursion.

Déjà les ancres avaient été levées, lemécanicien forçait ses feux et la ville de Tampa, avec ses maisonsblanches sur un ciel d’un bleu cru, ses palmiers et son petit portsomnolent, commençait à décroître à l’horizon.

La côte, profondément découpée, se déployaitdans toute sa majesté sauvage, avec ses récifs, ses golfes quebordaient de vieux palétuviers, dont les racines trempaient jusquedans la mer.

De loin en loin, sur ce rivage désert, onapercevait une hutte couverte de feuilles de palmier oul’embarcation d’un nègre pêcheur de perles.

– Pauvres Noirs ! murmura missRégine. Je les plains !

Elle montrait d’un geste effrayé deux ou troisrequins qui s’ébattaient dans le sillage du yacht, et le suivaientpatiemment dans l’espoir qu’on leur jetterait quelque chose enpâture.

– Ces Noirs n’ont pas aussi peur desrequins que vous le croyez, expliqua lord Burydan. Ils sonthabitués à cette pêche depuis l’enfance et ils sont tous armés decoutelas affilés à l’aide desquels ils savent parfaitement sedéfendre.

– Qu’est-ce que c’est que cesruines ? interrompit tout à coup Agénor, et comme ce paysage al’air désolé !

L’Ariel côtoyait, en ce moment, unerégion du plus sinistre aspect ; le rivage était parsemé d’unamoncellement de roches déchiquetées qui devaient le rendreinabordable. Derrière cette bande de récifs s’élevait une côtemarécageuse, au centre de laquelle se dressait un clocher entouréde maisons en ruine.

– Voici la tour fiévreuse, dit gravementBurydan à son ami Agénor, qu’il attira un peu à l’écart. C’est àcette place même qu’ont péri plusieurs des navires de la Compagniedes paquebots Éclair.

– Je sais déjà, par votre dernièrelettre, que vous avez brillamment et rapidement conduit cetteenquête. Vous êtes toujours sûr que c’est bien la Main Rouge qui acausé ces naufrages ?

– Absolument. Vous allez comprendrecomment les choses se passaient. Vous voyez là-bas, à une dizainede milles vers le sud, ce petit phare blanc ? Il commandel’entrée du golfe d’Oyster Bay qui, par les tempêtes, peut servirde refuge aux navires. Les gardiens de ce phare – deux Noirsactuellement sous les verrous – étaient affiliés à la Main Rouge.Lorsque l’un des paquebots de la compagnie de Fred Jorgell quittaitLa Nouvelle-Orléans, son départ était signalé aux naufrageurs.

« En cette saison-ci, les tempêtes sontfréquentes et terribles. Qu’arriverait-il ? Le capitaine dusteamer, croyant trouver un refuge dans le golfe d’Oyster Bay,gouvernait droit sur le feu qu’il apercevait et que lui signalaitsa carte marine. Mais ce feu n’était plus à la même place ;les gardiens du phare avaient éteint le leur, et il en brillait unautre au sommet même de cette tour fiévreuse, que nous apercevonsd’ici. Immanquablement le steamer allait se briser sur lesrécifs.

– Ce sont là des faits très graves,répliqua Agénor devenu pensif. Trois personnes seules peuvent avoirintérêt à faire sombrer les paquebots de Fred Jorgell.

– Je parie que vous avez la même idée quemoi ?

– Je ne sais. Mais la ruine de laCompagnie des paquebots Éclair ne peut intéresser que sesadversaires financiers, c’est-à-dire Joë Dorgan, Cornélius et FritzKramm.

– C’est bien ce que je m’étais dit. Etsavez-vous que c’étaient les mêmes bandits, qui ont pillél’hacienda de San-Bernardino et blessé presque mortellement PierreGilkin, qui attiraient les paquebots sur les brisants ?

– Voilà qui est extraordinaire !

– L’un d’eux, continua lord Burydan,n’était autre que ce Slugh qui joua si bien le rôle de capitaine dela Revanche et qui, à l’île des pendus, réussit, je nesais comment, à nous glisser entre les doigts.

– L’avez-vous capturé ?

– Non. Il nous a encore échappé, mais ildoit avoir eu le même sort que son complice, Edward Edmond, dont ona retrouvé le squelette parfaitement nettoyé par les fourmis rougeset par les reptiles du marais.

Lord Burydan raconta alors, dans le plus granddétail, la façon dont Dorypha avait été sauvée, et il lui appritque la gitane ainsi que son mari Pierre Gilkin, tous deuxgrièvement malades à la suite des privations et des blessures,étaient en ce moment soignés dans un pavillon isolé dépendant del’habitation de Mr. Bombridge.

Agénor, à son tour, mit lord Burydan aucourant des projets de Fred Jorgell. Celui-ci se proposaitd’acheter l’immense marécage qui entourait la tour fiévreuse, d’yfaire creuser des canaux qui transformeraient en eaux vives lesmares croupissantes, et d’assainir cette région maudite par desplantations d’eucalyptus, de peupliers et des cultures d’unevariété de pommes de terre d’origine brésilienne, le solariumcommersoni, qui réussit admirablement dans les terrainshumides.

Auparavant, les moustiques devaient êtredétruits par le pétrolage, et l’on devait pour exterminer lesreptiles, se servir de ces serpents chasseurs, inoffensifs pourl’homme, tels que la mussurana, qui débarrassent en peu detemps toute une région des animaux venimeux qu’elle renferme.

Ce projet, qui serait mis à exécution sitôtque Fred Jorgell serait affranchi de certains soucis immédiats,devait être complété par la construction d’un phare dont la tourfiévreuse fournirait les matériaux, et par la destruction desrécifs à l’aide de la dynamite.

Pendant que lord Burydan et Agénorconversaient ainsi, l’Ariels’éloignait à toute vapeur deces dangereux parages et la tour fiévreuse disparut bientôt dansl’éloignement.

Le paysage avait changé du tout au tout. Dehautes forêts de palmiers, d’acajous et de cèdres ondulaient àperte de vue, les plages étaient couvertes d’un sable fin etbrillant, et de jolis villages de pêcheurs se reflétaientindolemment dans l’eau bleue.

On déjeuna sur le pont. Miss Régine, dontl’air vif de la mer avait excité l’appétit, fit honneur à lacuisine du bord, qui, d’ailleurs, ne le cédait en rien à cellequ’on eût pu lui servir à la villa paternelle.

Dans l’après-midi, on doubla le cap Sable etl’on côtoya les petites îles dont est parsemé le canal de laFloride.

Vers le soir, chacun se retira dans sa cabine.Mr. Bombridge, en souhaitant le bonsoir à lord Burydan, luidemanda quand on atteindrait Sainte-Lucie.

– Demain, sans nul doute, réponditl’excentrique.

Tous deux se séparèrent en échangeant uncordial shake-hand.

Le lendemain matin, Mr. Bombridge montade bonne heure sur le pont. Quelle ne fut pas sa surprise enconstatant que les côtes de la Floride avaient complètementdisparu. De tous côtés, c’étaient le ciel et la mer immense etbleue.

Le « roi des escargots » – car telest le titre que les journaux commençaient à lui donner – demeuraabsolument stupéfait. Il se frottait les yeux pour s’assurer qu’ilétait bien éveillé, et il se demandait avec inquiétude si, une foisde plus, il n’était pas victime de quelque subtile machination desbandits de la Main Rouge.

Il remarquait avec une certaine inquiétude quel’Ariel, pourvu des nouveaux moteurs inventés par HarryDorgan, filait avec la rapidité d’un express ordinaire.

D’ailleurs, personne sur le pont.

De plus en plus inquiet, il se dirigea versl’avant, et, avisant un mousse, il lui demanda si on pouvait voirle capitaine. Le mousse répondit que le capitaine était toujoursvisible et conduisit Mr. Bombridge jusqu’à la cabine del’officier.

Celui-ci fit comprendre à son interlocuteur,avec la plus exquise politesse d’ailleurs, qu’il ne pouvait luifournir aucun renseignement sur la marche du navire, milord ayantrecommandé la plus grande discrétion à cet égard.

– Mais, répliqua Bombridge suffoquéd’étonnement, je suis un ami de lord Burydan.

– C’est peut-être, alors, dit lecapitaine, qu’il veut avoir le plaisir de vous renseigner lui-même.Et tenez, d’ailleurs, le voilà !

Il montrait lord Burydan qui, vêtu d’unélégant complet de flanelle rayée et coiffé d’un vaste panama, sepromenait nonchalamment à l’arrière.

Mr. Bombridge s’empressa d’aller letrouver.

L’excentrique ne put s’empêcher de sourire envoyant la mine déconfite de son passager.

– Ah ça ! lui dit-il, mon cherBombridge, vous avez ce matin un air d’enterrement.

– Dame, répliqua piteusement le roi desescargots, avouez qu’il y a de quoi. Je m’embarque hier pour unepetite excursion et je me réveille en plein Atlantique.

– Il est de fait, répondit lord Burydanavec le plus grand sang-froid, que nous côtoyons en ce moment-ci lamer des Sargasses…

– J’en étais à me demander si je n’étaispas victime de quelque complot de la Main Rouge.

– Non, dit en riant lord Burydan. Le seulcoupable, c’est moi ! Je n’ai pu résister au plaisir de vousjouer un tour de ma façon. Ne m’avez-vous pas dit, hier, que vouspourriez vous absenter plusieurs mois sans que vos intérêts eussentà en souffrir ?

– Oui, repartit l’ex-clown avecmécontentement. Encore faut-il que je prévienne mon monde, que jedonne des ordres !

– Soyez tranquille, l’Ariel estpourvu d’appareils de télégraphie sans fil. Vous voyez que tout aété prévu.

– Mais enfin, milord, demandaMr. Bombridge prêt à se fâcher, où meconduisez-vous ?

– Au Canada, répondit l’excentrique avecle plus grand sang-froid.

Le roi des escargots était tellement abasourdiqu’il ne trouva pas un mot à répondre.

– Ah ça ! murmura-t-il enfin, c’estune mauvaise plaisanterie ?

– Rien n’est plus sérieux, je vousassure.

– Mais que vont dire ma fille et monfutur gendre ? Et puis, d’abord, qu’est-ce que je vais faireau Canada ?

– Rassurez-vous. Primo, miss Régine etOscar sont du complot…

– C’est très mal de leur part.

– Et vous serez le premier à me remercierde vous avoir emmené. N’avez-vous pas manifesté le désir de me voirassister au mariage de miss Régine ?

– Oui, mais !…

– Non seulement j’assisterai à ce mariagemais vous assisterez au mien. Apprenez, mon cher Bombridge, que jevous invite à ma noce, qui aura lieu en même temps que celled’Oscar et de votre fille.

– Je vois, reprit Mr. Bombridge quiavait pris rapidement son parti de la situation, qu’il n’y avraiment pas moyen que je me fâche. Je vous dois assez dereconnaissance pour ne pas prendre mal cette facétie…

– Qui cache au fond une bonne intention…D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que l’on m’a surnommél’excentrique.

Miss Régine et Oscar, qui avaient attendu lafin de cette explication pour paraître sur le pont, se montrèrentalors en riant aux éclats et félicitèrent lord Burydan d’unenlèvement si bien conduit et si bien réussi.

À ce moment, un marin apporta à l’excentriqueun marconigramme que venaient d’enregistrer les appareils dubord.

– Tiens ! dit le jeune lord aprèsl’avoir parcouru, voici du nouveau. Savez-vous qui l’on vient deretrouver muré dans les décombres de la tour fiévreuse ?…Slugh lui-même, le fameux Slugh ! C’est un vieux Noir, dont lamanie est de chercher les trésors, qui s’est aperçu qu’une murailleavait été fraîchement réparée. Il a pratiqué un trou, et il adécouvert le bandit encore vivant, mais dans un étatlamentable.

– Et qu’en a-t-on fait ? demandaBombridge.

– On l’a transporté chez vous. Mais, s’ilen réchappe, je vais donner des ordres pour qu’il soit mené sousbonne escorte au Canada. C’est par lui, j’en suis sûr, que nousarriverons à découvrir les grands chefs de la Main Rouge.

– Hum ! le voudra-t-il ?

– Peu importe ! J’emploierai lesmoyens nécessaires pour arriver à mon but. À tout à l’heure. Jeveux moi-même m’occuper de ce gredin, à la capture duquel j’attacheune grande importance.

Et lord Burydan rentra précipitamment dans lacabine où se trouvaient les appareils de télégraphie sans fil, dontil connaissait à fond le maniement.

CHAPITRE III – Le dément de la MaisonBleue

Le printemps canadien offre une vigueur et unepuissance que l’on ne trouve dans aucun autre pays du monde ;la couche épaisse de neige et de glace dont la terre a été couvertependant de longues semaines fond en quelques jours. Soudainementréveillée, la généreuse nature semble alors user de toute sapuissance créatrice et fécondante, et se hâte de recouvrir le sold’un décor verdoyant.

Alors s’épanouissent, comme par enchantement,les violettes blanches, bleues et roses, les orchidées, lestournesols, les lis tigrés et mille autres fleurs.

La majestueuse avenue d’érables, de frênesnoirs et de bouleaux qui conduisait au château de lord AstorBurydan, dans le district de Winnipeg, commençait à prendre unaspect attrayant. Les oiseaux voletaient joyeusement dans lestaillis, qui se couvraient de bourgeons et de poussesnouvelles ; un gai soleil montrait, dans le lointain, lestoits bleus et les girouettes dorées du château.

La matinée était radieuse, et lord Burydan,marié depuis quelques semaines à peine, contemplait, en proie à unedouce songerie, ces jeunes et printaniers horizons, lorsqu’unelourde automobile, peinte en gris et dont la construction n’offraitrien de luxueux, s’avança lentement dans l’avenue seigneuriale.

Le chauffeur qui la pilotait était d’unestature colossale. Sous son veston de cuir, on voyait se gonflerd’énormes biceps, et ses épaules, d’une imposante carrure,suggéraient tout de suite l’idée que cet hercule eût pu facilementsoulever le pesant véhicule qu’il conduisait.

À la vue de l’auto, l’excentrique avait eu ungeste brusque, et il n’avait pu réprimer un tressaillement. Sonvisage souriant était subitement devenu grave.

La voiture, après avoir traversé la courd’honneur, où rien ne subsistait plus des sordides vestigesqu’avait laissés derrière lui Mathieu Fless, vint stopper devant leperron, maintenant orné de deux nymphes de bronze et de beaux vasesde marbre.

– Bonjour, mon brave Goliath, fit lordBurydan en prenant la main du géant qui le gratifia d’un shake-handcapable de tordre une barre de fer. Eh bien ! le voyages’est-il passé sans incident ?

– Oui, milord ! Il ne s’est produitrien de remarquable. Suivant votre recommandation, on a faitrespirer au prisonnier, quelque temps avant de passer la frontière,le flacon qui nous avait été remis à cet effet. Nous avons dit auxdouaniers que nous escortions un gentleman dangereusement malade,et ils n’ont pas fait la moindre observation.

– Bien. J’aime mieux que les choses sesoient passées de cette façon.

– Où faut-il conduire notrehomme ?

– Je vais vous l’indiquer moi-même… Maisne demeurez pas en face du perron. Je serais désolé que ladyBurydan et ses amis aperçoivent la figure de ce hideux coquin.

Goliath remonta sur son siège, fit effectuer àl’auto un savant virage, et la conduisit dans une petite coursituée derrière une des ailes du château. Alors seulement Goliathouvrit la portière, qui était d’une solidité exceptionnelle et quifermait à clef.

Deux hommes descendirent de l’intérieur duvéhicule. L’un n’était guère moins robuste que Goliathlui-même ; l’autre portait le bras en écharpe et était pâle etaffaibli.

Le premier n’était autre que le nageur BobHorwett. Il était toujours au service d’Harry Dorgan. Celui-ci, àla demande de lord Burydan, lui avait confié la mission délicate deconduire Slugh de la villa de Mr. Bombridge jusqu’au châteauque l’excentrique possédait sur la rive du lac Winnipeg.

Le bandit gardait un silence farouche, et,quoiqu’il parût considérablement déprimé, il relevait de temps entemps la tête avec fierté et lançait un regard de défi à sesennemis.

– J’ai pris toutes les dispositionsnécessaires, expliqua lord Burydan, pour loger ce scélérat de façonqu’il lui soit impossible de s’échapper : les fenêtres de lachambre du premier étage, qu’il va occuper, sont munies de barreauxde fer gros comme le poignet ; la porte de chêne est blindéeet elle donne sur une pièce où l’un de vous deux, soit Goliath,soit Bob Horwett, devra se tenir en permanence.

– Nous nous relayerons de trois heures entrois heures, dit Bob Horwett.

– Faites comme il vous plaira.L’essentiel est que Slugh ne reste jamais sans surveillance… Simême vous avez besoin d’un renfort…

– Inutile, fit Goliath ; à nous deuxnous suffirons parfaitement à cette tâche… Et, si le misérablefaisait la moindre tentative pour s’échapper, je l’aplatirais commeune nèfle !

Et le géant leva ses formidables poings, aveclesquels il se faisait un jeu de briser une noix de coco d’un seulcoup ou de tuer un bœuf d’un horion bien asséné sur le crâne.

– Je vous le confie, dit lord Burydan enremettant à Bob Horwett les clefs de la chambre du premier.

Il ajouta, après avoir consulté samontre :

– Je vous quitte. Si vous avez besoin dequelque chose, ne vous gênez pas pour le demander.

– Ma foi, dit Goliath, je mangerais bienun morceau !

Il montrait une rangée de dents qui eussentfait honneur à un jeune requin.

– Je crois, fit lord Burydan, qu’il neserait pas prudent de vous laisser longtemps sans manger… Mais,rassurez-vous, vous étiez attendus, et votre couvert est mislà-haut. Vous verrez que vous serez contents de la cuisinecanadienne !

Lord Burydan, quittant en hâte Slugh et sesgardiens, traversa le château dans toute sa largeur et arriva surle perron où déjà se trouvaient Mr. Bombridge, son gendreOscar, Agénor et le célèbre naturaliste Bondonnat.

– Ces dames vont nous mettre enretard ! s’écria Bombridge avec impatience.

– Rassure-toi, père ! s’écria unevoix joyeuse.

Mistress Régine apparut au seuil de la portedu château.

Elle était suivie à peu de distance par ladyEllénor Burydan (la dame aux scabieuses) et ses amiesMme Andrée Paganot etMme Frédérique Ravenel. Étincelantes de beauté,radieuses de santé et de bonheur, les quatre jeunes femmesportaient de simples mais exquises toilettes de printemps.M. Bondonnat les contempla quelques instants avecattendrissement.

– Mesdames, dit lord Burydan, je vousannonce l’arrivée au château d’un hôte de distinction… une de nosvieilles connaissances, d’ailleurs.

– Qui donc ? demanda curieusementFrédérique.

– Le capitaine Slugh en personne. Cethonorable gentleman est venu villégiaturer quelque temps près denous pour se remettre des suites d’une blessure reçue au service dela Main Rouge.

– Vous voulez plaisanter, milord, murmuraFrédérique avec effroi. Je ne dormirai pas tranquille si je saisque cet exécrable bandit habite sous le même toit que nous.

– Rassurez-vous, belle dame ; il estdans une cellule solidement grillée, et, de plus, je lui ai donnécomme gardiens le champion des nageurs Bob Horwett et le géantGoliath, qui brise des chaînes et rompt une barre de fer entre lepouce et l’index comme si ce n’était qu’un bâton de guimauve.

– Pourquoi donc, mon cher Astor, dittendrement lady Burydan, vous préoccupez-vous de cesmisérables ? Ne sommes-nous pas heureux ?

– Oui, ma chère amie, vous avez raison,nous sommes très heureux. Mais nous ne continuerons à l’être qu’àla condition de triompher des ennemis qui nous ont fait tant demal, à vous comme à moi et à nos amis. Je me suis juré d’exterminerla Main Rouge, et j’y réussirai !

Pendant que ces propos s’échangeaient, unsuperbe mail-coach, attelé de quatre chevaux irlandais que lespalefreniers avaient peine à maintenir, vint s’arrêter en face duperron. Tout le monde s’installa sur les banquettes du véhicule.Lord Burydan prit en mains les guides. L’équipage partit à fond detrain, pendant qu’Oscar, embouchant la trompe, réveillait, par dejoyeuses fanfares, les échos endormis.

Régine s’était assise près de lady Ellénor,car il y avait entre la grande dame et l’ancienne écuyère uneprofonde sympathie. Ce n’était pas sans une vraie contrariété quela dame aux scabieuses voyait Régine et son mari quitter lechâteau.

Le mail-coach traversait en ce moment des boisde merisiers rouges en pleine floraison et de bouleaux dont la sèveexhalait une aromatique senteur.

– Regardez, Régine, fit Ellénor, vouspartez au bon moment. Jamais la campagne canadienne n’est plusagréable.

– Je n’oublierai jamais, croyez-le,milady, répondit Régine avec une sincère émotion, les heureux joursque j’ai passés près de vous. Mais notre villégiature ne pouvait seprolonger davantage. Mon père ne peut négliger plus longtempsl’exploitation qu’il dirige. Et, vous le savez, lord Burydanlui-même a chargé mon mari et M. Agénor de courses trèsimportantes à New York.

– Mais vous reviendrez ?

– Certainement. De votre côté, il nefaudra pas oublier que nous vous attendons cet hiver en Floride.Quand vos forêts canadiennes seront ensevelies sous une épaissecouche de neige et de glace, vous serez heureuse de vous retrouverà l’ombre des palmiers et des orangers, parmi les bosquets enfleurs de nos jardins.

– Je viendrai vous voir, je vous lepromets encore.

– Et nous aussi, dirent d’une même voixAndrée et Frédérique, qui avaient suivi distraitement laconversation.

Pendant que les quatre jeunes femmesarrangeaient pour l’avenir des projets de villégiatures etd’excursions, le mail-coach, dévorant la distance, entrait dans laville de Winnipeg, qu’il traversait en coup de vent, et venaits’arrêter en face de la gare.

Tout le monde mit pied à terre, et, pendantque les domestiques s’occupaient de l’enregistrement des bagages,Régine fit ses adieux à ses trois amies.

Pendant ce temps, lord Burydan etM. Bondonnat adressaient à Oscar et à Agénor leurs dernièresrecommandations.

– Avant tout, dit M. Bondonnat, jevous prie de m’envoyer les rapports détaillés qui doivent existerau Police-Office sur la façon dont a été opérée l’arrestation del’assassin Baruch.

– Un autre document qui nous seraindispensable, interrompit lord Burydan, c’est une liste à peu prèscomplète des guérisons et transformations officiellement opéréespar le docteur Cornélius.

– Je ferai de mon mieux, répondit Oscar,pour vous adresser des notices intéressantes.

– D’ailleurs, interrompit Agénor, voussavez sans doute que Fred Jorgell a mis en campagne plusieursdétectives habiles, qui certainement découvriront des faitsnouveaux…

Cette conversation durait encore lorsque letrain entra en gare avec un fracas de tonnerre. Mr. Bombridgeet Régine, Oscar et Agénor adressèrent un dernier adieu à leursamis et prirent place dans le compartiment de luxe qui leur avaitété réservé.

Le train allait s’ébranler lorsque lordBurydan cria de loin à Mr. Bombridge, qui le saluait à l’unedes portières :

– J’ai oublié de vous dire qu’il ne fautpas manquer de m’envoyer des nouvelles de Dorypha et de sonmari.

Mr. Bombridge fit un signe d’assentimentau moment où le train partait.

Lady Ellénor et ses deux amies avaientquelques emplettes à faire à Winnipeg : il fut convenu que lesdomestiques conduiraient le mail-coach jusqu’à la sortie de laville, lord Burydan et M. Bondonnat ayant de leur côté desvisites à faire.

Pendant que les trois jeunes femmes couraientles magasins, l’excentrique et le vieux savant se dirigeaientpédestrement vers la demeure de Mr. Pasquier, un homme de loitrès intègre et en même temps un ami de lord Burydan, auquelcelui-ci avait confié l’administration d’une part importante de sesrevenus. C’était Mr. Pasquier qui avait aidé lord Burydan,après son internement au Lunatic-Asylum, à faire reconnaître sesdroits et à expulser le baronnet Mathieu Fless des domaines de sonparent, dont il était indûment entré en possession.

Le légiste canadien fit à son riche clientl’accueil le plus cordial, et il introduisit ses visiteurs dans lecabinet de travail, simple mais confortable, où il passait engénéral toutes ses matinées.

– Eh bien ? demanda lord Burydan,les politesses ordinaires une fois échangées, comment va votrepensionnaire ?

Mr. Pasquier hocha la tête.

– La santé de Mr. Clark,murmura-t-il, est excellente, sauf sur un point : il esttoujours aphasique, et je crois bien qu’il ne recouvrera jamais laparole.

– Qui sait ? murmuraM. Bondonnat, devenu tout à coup pensif. J’ai vu des guérisonsplus extraordinaires. La science connaît à peine ce que sont lesmaladies nerveuses. Je crois, moi, que nous pouvons encoreespérer.

– Vous voudriez peut-être voir lemalade ? demanda Mr. Pasquier.

– Mais oui, fit lord Burydan. Je suis sûrque ma visite lui fera plaisir. J’ai d’ailleurs à m’entendre aveclui sur certains points.

– Je crois, déclara M. Bondonnat,qu’il vaut mieux que je ne vous accompagne pas.

– En effet…

– Inutile de me montrer le chemin, ditl’excentrique à Mr. Pasquier qui s’était levé ; jeconnais la maison.

Lord Burydan sortit du cabinet de travail,traversa un beau jardin à la mode française, aux allées bordées debuis, et alla frapper à la porte d’un corps de logis isolé,construit un peu en retrait du bâtiment principal.

À la demande de son ami, Mr. Pasquieravait consenti à céder cette partie de sa maison à Mr. Clark,ou plutôt au milliardaire William Dorgan dont il ignorait lavéritable personnalité.

Un domestique attaché spécialement au servicedu malade introduisit lord Burydan dans un luxueux petit salon oùbientôt William Dorgan lui-même ne tarda pas à paraître.

Depuis la terrible catastrophe du pont deRochester où il avait failli périr, le vieillard avait beaucoupchangé.

Ses cheveux étaient devenus complètementblancs et sa physionomie, sillonnée de rides, était empreinte decette mélancolie que l’on rencontre chez presque tous ceux qui sontprivés de la parole.

William Dorgan s’était levé avec empressementen apercevant lord Burydan, pour lequel il avait une affectiontoute paternelle.

Le vieillard s’était emparé de ses tabletteset il traça rapidement :

« Ma réclusion va-t-elle bientôt prendrefin ? Touchons-nous au dénouement ?… »

– Encore un peu de patience, réponditl’excentrique. Vous savez que, dans la partie que je joue contre laMain Rouge, une démarche imprudente pourrait avoir les conséquencesles plus graves. Je suis venu précisément vous trouver avant deprendre certaines résolutions…

« Ne vous ai-je pas dit cent fois,écrivit le milliardaire, que j’approuvais d’avance tout ce que vousferiez ? »

– Il y a pourtant des choses au sujetdesquelles il faut que je vous consulte.

Une discussion s’engagea et ce ne fut qu’aubout d’une demi-heure que lord Burydan sortit de chez WilliamDorgan. Il paraissait très satisfait.

Dans le cabinet de l’homme d’affaires, ilretrouva M. Bondonnat, et tous deux, après avoir échangéquelques paroles de politesse avec Mr. Pasquier, prirent congéde lui et se rendirent à l’endroit où le mail-coach lesattendait.

Les trois jeunes femmes étaient déjà aurendez-vous et les domestiques achevaient de les débarrasser desnombreux cartons dont elles s’étaient chargées chemin faisant.

On remonta en voiture et l’on se dirigea à unevive allure vers le château.

À moitié route, lady Ellénor et ses amiesdéclarèrent qu’elles voulaient descendre et regagner le château àpied.

Par ce beau soleil, dans cette campagnediaprée de fleurs, égayée par le ramage de milliers d’oiseaux, lapromenade serait charmante.

Lord Burydan accéda de grand cœur à la demandede sa femme.

– Accordé, dit-il. Nous ne déjeuneronsdonc guère que dans une heure et demie. Je vais en profiter pourpousser jusqu’à la Maison Bleue avec M. Bondonnat.

– Avec M. Bondonnat, répétaFrédérique un peu surprise.

La jeune femme savait en effet que son pèreavait toujours refusé d’aller à la Maison Bleue, en ce momenthabitée par Noël Fless, chez lequel était soigné l’assassin Baruchdepuis son évasion du Lunatic-Asylum.

Jusqu’à ce jour le vieillard avait éprouvé unehorreur insurmontable à la seule pensée de se trouver en présencedu meurtrier de son ami, M. de Maubreuil.

– Oui, s’écria lord Burydan,M. Bondonnat m’accompagne.

– Il le faut ! dit le vieillard d’unton grave.

Les trois jeunes femmes s’étaient disperséesdans le sous-bois. Longtemps encore, on aperçut leurs robes clairesbriller comme de grandes fleurs à travers les taillis qui n’avaientpas encore de feuillages, longtemps on entendit leurs rires joyeuxjeter dans l’air limpide leurs notes cristallines.

Lord Burydan et M. Bondonnat setrouvaient seuls sur la plate-forme du mail-coach ; lesdomestiques, qui s’étaient assis à l’intérieur du véhicule, nepouvaient les entendre ; aussi, leur entretien prit-il tout desuite une allure confidentielle.

– William Dorgan, dit M. Bondonnat,sait donc maintenant que vous m’avez appris qu’il vivaitencore ?

– Oui, et il n’en a paru nullementmécontent. Mais il tient beaucoup à ce que vous soyez la seulepersonne qui soit au courant de ce secret.

– Cependant, Harry Dorgan et mistressIsidora, ne faudrait-il pas les prévenir ?

– Leur père s’y oppose formellement.« Il n’est pas encore temps », a-t-il dit.

– Peut-être a-t-il raison, sommetoute ? murmura le vieux savant.

Il y eut un moment de silence. On n’entenditplus que le grondement d’un torrent qui coulait à gauche de laroute et dont le bruit se rapprochait de minute en minute.

– C’est ce Ruisseau rugissant dont vousm’avez parlé ? demanda le vieillard.

– Oui, c’est ce cours d’eau qui séparemes domaines de ceux de Mr. Pasquier. Vous verrez tout àl’heure le joli pont de pierre que j’ai fait construire à la placede la passerelle vermoulue dont ce vieux coquin de Mathieu Fless –justement surnommé le baron Fesse-Mathieu – avait fait scier lespoutres pour que je me noie dans le torrent ; de cette façon,il serait demeuré seul en possession de mon château et de mesdomaines.

– Qu’est devenu ce vieux ladre ?

– Il s’est retiré sur ses terres qui sontpresque aussi vastes que les miennes. Il n’est pas à plaindre,croyez-le. J’ai appris qu’il était furieux de mon mariage.

– Je comprends cela.

– Ne parlons pas trop haut du baronFesse-Mathieu !

Montrant de loin, à travers les arbres, lamasse élégante d’un chalet à balcons, à larges auvents et au toitcouleur d’azur, lord Burydan ajouta :

– Voici la Maison Bleue. Et c’est là quedemeure mon cousin, Noël Fless, le fils du baron Fesse-Mathieului-même.

Le mail-coach roulait, en ce moment, dans unchemin de traverse tapissé de gazon et qui courait en zigzag àtravers les futaies. Lord Burydan laissait ses chevaux marcher aupas.

De même que M. Bondonnat, au moment defranchir le seuil de la Maison Bleue, il éprouvait une profondeémotion.

– Je vous avoue, dit le savant, que jevais avoir besoin de tout mon courage pour supporter la présence dece misérable.

– Soyez ferme jusqu’au bout. Je vous aifait part de l’étrange conclusion à laquelle, de raisonnement enraisonnement, de déduction en déduction, j’ai fini par aboutir. Ilse pourrait bien que je sois dans le vrai. Et, pour en arriver àune certitude, vos lumières me sont absolument indispensables.

– Eh bien, soit ! ditM. Bondonnat avec fermeté. Nous sommes arrivés. Je suisprêt !

Les domestiques s’élancèrent à la bride deschevaux. Le lord et son ami descendirent et furent accueillis, dèsle seuil de la maison, par une robuste et souriante jeune femme,qui se hâta de poser sur un coussin l’enfant qu’elle était en traind’allaiter pour aller au-devant du lord.

Mistress Ophélia était blonde, avec un teintdélicatement rosé et des yeux d’un bleu limpide, qui exprimaient latendresse et la bonté. Elle trouvait le moyen d’être distinguée,tout en offrant une splendeur de formes et une robustesse biencanadiennes.

– Comment allez-vous, ma cousine ?s’écria lord Burydan en déposant un baiser sur les joues rebondiesde mistress Ophélia.

– À merveille, mon cher cousin !Mais que nous vaut le plaisir de votre visite ? Vous nousdélaissez, ainsi que mistress Ellénor et ses gentilles amies lesFrançaises. Il y a huit jours au moins que l’on ne vous a vus.

– Nous avons été si occupés ! Maisnous ne vous oublions pas. Noël est-il ici ?

– Hélas ! non, répondit mistressFless. Il est parti ce matin, de très bonne heure, pour visiter unecoupe de bois, et ne rentrera que ce soir.

– Tant pis ! Sa présence n’est dureste pas absolument nécessaire.

– De quoi s’agit-il ?

– Voici mon savant ami M. Bondonnat,que j’ai amené tout exprès pour examiner notre malade.

– Je doute fort que personne puisse leguérir. Le pauvre innocent est, en ce moment, dans le jardin, où ilprend beaucoup de plaisir à sarcler, à émonder les haies… Je vaisl’appeler.

M. Bondonnat était retourné, pendant cetemps, jusqu’au mail-coach, et il avait pris dans la caisse de lavoiture une longue boîte. Il rejoignit lord Burydan au moment mêmeoù l’évadé du Lunatic-Asylum se présentait tout effaré devant lesvisiteurs. Il était vêtu d’un habit de gros drap, sa physionomieétait fine et distinguée, mais ses yeux conservaient une expressionde vague et d’hébétude.

M. Bondonnat l’examina quelque temps avecattention et, tout à coup, un cri s’échappa de seslèvres :

– Ce n’est pas Baruch ! Je ne lereconnais pas ! Il est impossible que ce soit là l’assassin deM. de Maubreuil !…

– Regardez, dit lord Burydan à l’oreilledu vieux savant.

Et il tendit au jeune homme un carnet et uncrayon.

– Inscrivez votre nom, lui dit-il.

Sans hésitation, l’innocent écrivit trèslisiblement ces mots : Joë Dorgan.

– Que dites-vous de cela ? fit lordBurydan.

– C’est effrayant ! murmura levieillard. Je n’ose croire encore que vous ayez raison. C’est d’uneinvraisemblance presque folle. Voulez-vous que j’essaye d’examinerle malade à l’aide des rayons X ? C’est peut-être comme celaque nous arriverons à connaître la vérité.

– Ah ! encore un instant, s’il vousplaît ! Voici une lettre écrite par Joë Dorgan avant sacaptivité chez les tramps. Comparez les deux signatures.

– Elles sont absolument identiques !Il faut vraiment que vous ayez raison…

– Attendez ! je n’ai pas fini !Je vais ordonner à ce malheureux d’écrire le nom de Baruch Jorgell,soi-disant son propre nom.

Le dément obéit avec docilité, mais il mitbeaucoup de temps et d’effort à tracer les deux mots. Et leslettres dont il se servit ressemblaient exactement à celles de lasignature Joë Dorgan.

– Vous comprenez, expliqua l’excentrique,qu’il n’a ni dans la mémoire ni dans la main cette signature qui,j’en ai la certitude maintenant, n’est pas la sienne.

– Et vous concluez ? demandaM. Bondonnat en proie à une violente émotion.

– Que l’homme qui est devant nous n’estpas Baruch Jorgell ! Il ne peut être que Joë Dorgan.

M. Bondonnat ne répondit pas. Ilréfléchissait.

– Dans ce cas, s’écria-t-il brusquement,le Joë Dorgan que nous connaissons serait…

– Baruch Jorgell, l’assassin lui-mêmemerveilleusement transformé par la science diabolique deCornélius !

– C’est presque impossible, murmuraM. Bondonnat hésitant et stupéfait. Si Cornélius a été capablede réaliser un pareil tour de force, il mérite presque qu’on luipardonne.

– C’est aller un peu loin… Avant toutechose, voyons quel va être le résultat de l’examen par les rayonsX.

M. Bondonnat prit la boîte qui renfermaitses appareils, et passa dans la salle à manger où l’accompagnèrentlord Burydan, le dément et même mistress Ophélia, dont toute cettescène excitait vivement la curiosité.

Il y eut quelques instants de silence, pendantlesquels M. Bondonnat disposait méthodiquement l’écran, lestubes et les autres accessoires.

À peine l’appareil était-il braqué que deslignes confuses se précisèrent sur la surface blanche del’écran.

– Regardez ! s’écriaM. Bondonnat, c’est bien ce que je pensais !… Ce malade aété traité selon la méthode du docteur Garsuni ! Tenez !on distingue parfaitement, sous l’épiderme, les masses de vaselineparaffinée, à l’aide desquelles on a, pour ainsi dire, remodelé unnouveau visage au sujet. Voyez encore, à certains endroits dusquelette, les bourrelets et les déformations qui résultentd’opérations chirurgicales !

« Maintenant, je puis affirmer sans lamoindre hésitation que nous nous trouvons en présence d’un fauxBaruch, d’un homme dont le visage a été remanié, retouché par ungrand chirurgien, qui lui a donné une physionomie toute différentede celle qu’il possédait auparavant.

« Reste à savoir quel est le virtuosecapable d’obtenir un résultat si merveilleux…

– N’appelle-t-on pas Cornélius Kramm lesculpteur de chair humaine ? répondit simplement lordBurydan.

– Ma conviction, d’ores et déjà, estfaite. Cornélius est coupable, et Baruch, le vrai Baruch, est soncomplice !

– Quelles sont vos intentions, chermaître ? demanda lord Burydan.

– Il me semble qu’il y a tout d’abord unechose à faire, c’est de rendre à ce pauvre diable la physionomiequ’on lui a volée.

– Est-ce possible ?

– Ce n’est pas très difficile, puisque jeconnais les moyens dont on s’est servi. Dès aujourd’hui, ce maladeva être soumis à un traitement énergique. Je viendrai le voir deuxfois par jour, et je suis sûr que, dans un délai très rapide, ilaura recouvré le visage que la nature lui avait primitivementdonné.

– Mais lui rendrez-vous aussi la mémoire,la raison ?

– Non, je ne le crois pas. L’opérationqui a été pratiquée sur son cerveau a dû produire des lésionstelles que le mal est irrémédiable…

« Puis, s’écria le vénérable savant enproie à une légère impatience, n’allons pas si vite en besogne, quediable ! Je m’engage à restituer à cet homme sa vraiephysionomie, c’est bien déjà quelque chose, ce me semble. Plus tardnous verrons.

Tenant son enfant dans les bras, mistressOphélia avait suivi les phases de cette scène avec une stupéfactionoù se mêlait une terreur respectueuse. L’application des rayons X,à laquelle elle assistait pour la première fois, lui paraissait unechose diabolique et merveilleuse.

D’un mouvement irraisonné, elle s’était peu àpeu écartée le plus loin possible de cet appareil étrange, quipermettait de voir ce qui se passait dans l’intérieur du corps.

M. Bondonnat lut sur son visagel’impression qu’elle ressentait, et il ne put s’empêcher desourire.

– Ne croyez pas, mistress, dit-il, que jesois un suppôt du diable ! Mes bottines, je vous prie de lecroire, ne recèlent pas un pied fourchu. Je n’emploie d’autresortilège que la connaissance – hélas ! bien incomplète – deslois de la nature.

– Alors, demanda la jeune femme, rassuréepar les paroles de M. Bondonnat et par l’expression de sestraits empreints d’une sereine bonhomie, notre« innocent » guérira ?

– Nous ferons du moins tout ce qu’il fautpour cela. Et, tenez, donnez-moi du papier et de l’encre ! Jevais vous libeller une ordonnance que vous voudrez bien faireexécuter le plus tôt possible.

Le vieillard couvrit toute une page de sagrosse écriture nette et claire comme de l’imprimé.

– C’est que, objecta mistress Ophélia,Noël est absent et ne rentrera que ce soir… Je ne pourrai l’envoyerà Winnipeg que demain matin.

Lord Burydan intervint.

– Donnez-moi l’ordonnance, fit-il, jevais expédier un domestique à la ville et la faire exécuter. Il iraet reviendra à franc étrier et sera de retour dans deux heures.

M. Bondonnat était retombé dans lesilence.

Il considérait attentivement ce jeune hommeaux joues roses, au regard vague, qui devait être Joë Dorgan.

Il ne retrouvait dans ce visage, d’uneexpression très douce, rien de la physionomie, énergique jusqu’à lacruauté, qui était celle de Baruch Jorgell.

– Je comprends ce qui est arrivé, dit-ilà lord Burydan. La ressemblance a dû demeurer parfaite tant queCornélius a eu son sujet sous la main, tant qu’il a pu contenir lesefforts de la nature, qui tendaient à détruire son œuvre !

« Depuis de longs mois, le malade esthors des griffes du sculpteur de chair humaine. La nature a pureprendre sourdement, sournoisement pour ainsi dire, son lenttravail de reconstruction. Ce n’est pas encore Joë Dorgan que nousavons devant les yeux, mais ce n’est déjà plus BaruchJorgell !

– À vous de compléter l’œuvre de lanature ! répliqua lord Burydan.

– J’y ferai tout mon possible !s’écria modestement l’illustre savant. Le dément semblait avoircompris le sens de cette phrase.

Un éclair d’intelligence passa dans ses yeuxéteints. Il se leva, s’avança jusqu’auprès de M. Bondonnat et,lui prenant la main :

– N’est-ce pas, sir, balbutia-t-il d’unevoix sourde, que vous ferez tout votre possible ?

– Pourquoi donc, mon ami ? demandale vieillard avec une violente émotion.

– Pour me guérir ! Là !là !…

Et le dément porta la main à son front avec ungeste égaré, puis il s’enfuit dans le jardin de la Maison Bleue, enpoussant un hurlement sauvage.

CHAPITRE IV – Les drames du feu

En bordure des propriétés de lord AstorBurydan et de Mr. Pasquier s’étendaient, sur une longueur deplus de cinq miles, des bois et des cultures appartenant aubaronnet Mathieu Fless.

Au centre de ce domaine, un des plus vastes dudistrict de Winnipeg, s’élevait une ferme solidement construite enpierres de taille et qui avait des allures de gentilhommière.

C’est là que le vieil avare s’était retirélorsque le retour inopiné de lord Burydan l’avait forcéd’abandonner le château de ce dernier.

Depuis le jour fatal où il avait été obligé dedéguerpir de cette résidence princière, le vieillard ne décoléraitpas. Il faisait expier à ses créanciers, par mille tracasseries,l’amère désillusion qu’il avait éprouvée.

Levé avant le jour, il chevauchait de ferme enferme, monté sur une jument poussive qui eût rendu des points àRossinante pour la maigreur, et qu’on eût crue échappée del’abattoir d’un équarrisseur.

Le baronnet avait conservé l’aspect que nouslui connaissons. Il ressemblait, comme par le passé, au Juif errantde nos vieilles images d’Épinal. Sa barbe était seulement un peuplus longue, son visage un peu plus ridé et ses vêtements un peuplus sales.

Ses cheveux, qui flottaient sur ses épaules,étaient, comme jadis, protégés par un bonnet de peau de lièvre, quitenait à la fois de la casquette, du béret et de la mitreépiscopale.

Il n’avait pas cessé de porter sa robe dechambre de drap vert, chaudement doublée de peaux de lapin etingénieusement raccommodée avec des morceaux d’étoffe de toutes lescouleurs de l’arc-en-ciel.

Ses doigts étaient toujours aussi crochus etaussi maigres ; ses ongles, par exemple, étaient devenus aussilongs que ceux de certains mandarins.

D’ailleurs, sa santé demeurait excellente.

Ses petits yeux noirs pétillaient toujours,aussi vifs que ceux d’un merle, derrière ses sourcilsbroussailleux. Et son appétit, entretenu par le régime austère quelui imposait son avarice, semblait s’accroître au lieu de diminueravec l’âge.

Ce matin-là, le baronnet s’était levé plus tôtque de coutume. Son premier soin, en sautant à bas du canapé auxressorts détraqués qui lui servait de lit, fut de se confectionnerune soupe rafraîchissante avec de l’oseille sauvage, qu’il allacueillir dans la clairière voisine, et des croûtes de pain sec,gardées de la veille et qu’un chien tant soit peu délicat eûtrefusées avec mépris.

L’avare huma avec délice ce laxatif potagejusqu’à la dernière cuillerée.

– Excellent ! murmura-t-il, entreses dents. Au printemps, le sang a besoin d’être rafraîchi… Et,maintenant que me voilà bien réconforté, en route ! Je vaisaller déjeuner chez mon fermier Flambard, qui ne demeure qu’à huitmiles d’ici… une vraie promenade… et chemin faisant, je verrai siles orges et les avoines ont bonne mine.

Le baronnet se coiffa de son bonnet de peau delièvre, prit en main son bâton de houx et se mit en route, toutguilleret. Ses jarrets étaient aussi secs et aussi nerveux que ceuxd’un vieux cerf. Aussi marchait-il avec une rapidité qu’eût enviéeun coureur de profession.

De temps en temps, il faisait halte,s’assurait de la bonne venue d’un de ses nombreux champs decéréales, arrachait çà et là une mauvaise herbe, et repartait deplus belle.

Il parcourut ainsi, sans ressentir le moindresymptôme de fatigue, le chemin qui le séparait de la ferme deFlambard.

Il y arriva juste à temps pour se mettre àtable.

Une vaste marmite de soupe aux choux fumait,pendue à la crémaillère, et exhalait une vapeur qui chatouillaagréablement les narines de l’avare.

Le fermier, assez mécontent de cette visite,ne put s’empêcher d’inviter le baronnet à s’asseoir à la tablecommune.

Le nouveau convive émerveilla les valets deferme par son appétit, car, autant le baron Fesse-Mathieu étaitsobre chez lui, autant il était avide et même glouton quand ildînait en ville.

De mauvais plaisants prétendaient que,semblable au serpent boa, il pouvait manger pour quinze jours.

Après avoir dévoré comme un ogre et bu commeun templier, le baronnet reçut cent dollars que lui devait sontenancier, et, bien restauré, se remit en chemin pour la ferme d’unautre de ses débiteurs, qui se trouvait à dix miles de là.

Il y arriva à la tombée de la nuit, touchacinquante dollars et dîna.

– La journée n’a pas été mauvaise,songeait-il tout en allongeant le pas pour regagner sa demeure. Jen’ai pas trop dépensé aujourd’hui. Tout irait bien sans ces diablesde sabots qui semblent s’user à vue d’œil. Il faudra que j’y mettemoi-même de gros clous un de ces matins ! J’en ai déjà ramasséune dizaine qui feront parfaitement l’affaire.

Il était dix heures du soir lorsque l’avarefranchit le seuil de sa cuisine.

C’est à peine s’il ressentait quelque fatigue,et, en dépit de l’usure de ses sabots, il était, somme toute,enchanté de sa journée.

Il frotta précautionneusement une allumette ets’en servit pour enflammer l’extrémité, aiguisée d’avance, d’une deces branches de pin résineux que l’on trouve dans les tourbières.Ce luminaire répandait une fumée acre et nauséabonde ; mais ilavait, aux yeux du baron Fesse-Mathieu, l’inappréciable avantage desupprimer l’emploi de la bougie, du pétrole et de tous autreséclairages dispendieux.

L’avare relut avec soin, à la lueur de ceflambeau, son livre de comptes. Puis il alla serrer son argent dansune chambre spéciale, ferma soigneusement serrures et verrous, et,enfin, fatigué d’une journée si bien remplie, il se jeta sur sonlit, après avoir pris soin toutefois de se débarrasser de sessabots et de son bonnet de peau de lièvre.

Il s’endormit presque immédiatement.

Il n’avait pas fermé les yeux depuis cinqminutes qu’on frappa rudement à la porte.

Le baronnet, en homme habitué aux alertes dece genre, sauta rapidement en bas de son lit, s’arma du grosrevolver placé sous son oreiller, et s’avança pieds nus du côté dela porte, où l’on continuait à frapper, à coups redoublés.

– Qui est là ? grommela-t-il. Passezvotre chemin. Ce n’est pas une heure pour réveiller les honnêtesgens !…

Il ponctua sa phrase en faisant craquer labatterie de son arme.

– C’est moi, mon père, répondit une voixforte et claire. Moi, votre fils aîné… Ouvrez-moi vite… Le vent estglacial…

L’avare avait reconnu la voix de son fils,attaché de l’ambassade anglaise de New York et dont il n’avait paseu de nouvelles depuis un mois. Par un reste de défiance, il ne sehâta pas d’ouvrir.

– C’est bien toi ? fit-il. Parleencore, que je sois bien sûr de ne pas me tromper.

– Mon père, je vous en prie, s’écria levisiteur avec impatience, dépêchez-vous ! La bise du nord mepique les oreilles comme un millier de fines aiguilles.

– Allons, ne t’impatiente pas ! Jecrois que c’est bien toi. Je vais t’ouvrir !

Lentement, le baronnet tira les verrous, fitjouer la clef dans la serrure. Mais, d’abord il ne fitqu’entrouvrir la porte, qu’une chaîne solide maintenaitentrebâillée : puis, haussant sa torche de résine d’une mainet tenant son revolver de l’autre, il s’assura d’un coup d’œilcirconspect que c’était bien son fils aîné qui venait heurter à sonhuis à cette heure indue.

Enfin, la chaîne tomba. La porte s’ouvrittoute grande, et le fils aîné du baronnet put entrer dans lacuisine.

Grand et robuste, il était engoncé jusqu’auxoreilles dans une pelisse de renard noir et coiffé d’un élégantchapeau de voyage. Entre le fils et le père, il y avait unedissemblance complète de tenue et d’allure ; l’un était aussiélégant que l’autre était sale et négligé. Mais leurs regards àtous deux brillaient du même feu cupide, et Fless le diplomate, laquestion d’âge mise à part, ressemblait trait pour trait à Flessl’avare.

– Comment se fait-il que tu soisici ? demanda le baronnet à son fils avec surprise. Je net’attendais pas !… Tu as donc pris un congé ?

– Mon père, s’écria le jeune homme avecagitation, il n’est plus question de congé pour moi. Je viensd’être révoqué.

– Révoqué ? s’écria le vieillardavec saisissement.

– Eh bien, oui ! Et cela, grâce àmon cousin lord Burydan. Il a fait agir contre moi les hautesinfluences dont il dispose en Angleterre. On m’a accusé de jouer,d’avoir des maîtresses et de faire partie d’une association debandits qui s’appelle la Main Rouge.

L’avare était hébété de stupeur et de chagrin.Il chérissait son fils aîné à sa façon. Autant il détestait NoëlFless, le mari d’Ophélia, l’habitant de la Maison Bleue, autant ilaimait le diplomate. Celui-ci avait su jusqu’alors faire croire àson père qu’il était aussi « économe » que lui. Et ilavait eu l’art de faire déshériter entièrement son frère Noël à sonprofit.

– Qu’y a-t-il de vrai dans toutes cesaccusations ? demanda le baronnet avec inquiétude.

– Pas un mot. Ce sont d’atrocescalomnies. Lord Burydan – qui vient de se marier exprès pour nousdéshériter – ne m’a jamais pardonné d’avoir pris part à soninternement au Lunatic-Asylum, de même qu’il vous en voudraéternellement, mon cher père, d’être entré un peu trop vite enpossession de ses domaines quand tout le monde le croyait mort.

– Ah ! les beaux domaines !murmura l’avare avec un soupir de regret, les belles forêts !les bonnes terres à blé ! les beaux pâturages ! Dire quej’ai été dépouillé de tout cela !… J’en ai reçu un tel coupque je ne m’en remettrai jamais.

Le diplomate regardait avec une grimace dedégoût cette misérable cuisine sans feu, où toutes les provisionsétaient représentées par un bloc de pain noir qui paraissait aussidur qu’une pierre et qui devait avoir au moins huit jours de date.Heureusement, il avait pris la précaution de dîner à Winnipeg.

– Lord Burydan est un mauvais parent,dit-il après un moment de silence ; c’est à lui que je dois laperte de mon emploi et l’accusation qui pèse sur moi.

– Une accusation ? s’écria levieillard, que veux-tu dire ?

– Ne vous ai-je pas dit tout à l’heure,répliqua le jeune homme avec impatience, qu’on avait prétendu quej’appartenais à la Main Rouge ?… Il vaut mieux que voussachiez toute la vérité… Un mandat d’arrêt a été décerné contre moiet j’ai dû m’enfuir précipitamment…

Le vieillard s’était assis sur un escabeau, enproie à un véritable chagrin.

– Mais, au moins, murmura-t-il d’un airsoucieux, tu n’es pas coupable ?

– Lord Burydan est cause detout !

– Tu ne risques pas d’être arrêtéici ?

– Il faudrait pour cela me faireextrader…

Le vieillard, la tête dans ses mains, demeuraplongé quelques instants dans de sinistres réflexions.

– Alors, dit-il avec amertume, te voilàréduit aux expédients, et tu viens me demander de l’argent !Vraiment je n’ai pas de chance !

– Non, répliqua le jeune homme d’une voixsombre, je ne veux rien ! Je ne viens pas vous priver deséconomies que vous avez amassées avec tant de peine…

– Je n’ai pas un sou d’économies,répondit machinalement l’avare.

– C’est entendu. Mais vous seriez bienaise, j’en suis sûr, de rentrer en possession du château et desterres qui l’entourent ?

– Que faudrait-il faire pourcela ?

– Tout simplement me laisser agir à maguise. J’ai voué à lord Burydan une haine mortelle. Il faut quel’un de nous disparaisse.

– Mais il est marié ! murmural’avare épouvanté des sanglants projets de son fils.

– Sa femme aura le même sort quelui !

Un tragique silence plana pendant quelquesminutes dans la cuisine glaciale. Ni Mathieu Fless ni son filsn’osaient dire tout haut ce qu’ils pensaient.

– Lord Burydan est un coquin, murmuraenfin l’avare. Si j’étais sûr de le tuer sans courir aucun risque,je n’hésiterais pas un instant.

Le diplomate soupira bruyamment.

– C’est cela, mon père !s’écria-t-il. Pas de faiblesse ! Pas de scrupulesinutiles ! Soyons énergiques ! Je suis heureux deconstater que vous partagez entièrement ma façon de voir.

Il ajouta, comme s’il eût voulu brusquer leschoses et empêcher l’avare d’hésiter plus longtemps :

– Le vent est très violent cette nuit… ilsouffle de l’ouest… et les terres de lord Burydan sont précisémentsituées à l’est des vôtres.

Le vieillard avait compris.

– Tu veux mettre le feu ?demanda-t-il en tremblant de tous ses membres.

– Ai-je dit cela ?… Eh bien, je nereviens pas sur mes paroles ! Un incendie de forêt, en cettesaison, produirait des ravages incalculables. Le château estprécisément situé au milieu de bois d’arbres résineux.

– Mais mes forêts, à moi ? répliquale vieillard avec vivacité.

– Ne vous ai-je pas dit que le ventsoufflait de l’ouest ?

– C’est vrai… Toutefois, quand même lesbois et le château brûleraient, cela ne nous débarrasserait pas del’excentrique ?

Le diplomate haussa les épaules.

– Vous ne m’avez donc pas compris ?murmura-t-il. L’incendie n’est que le prétexte. À la faveur dudésordre causé par un pareil sinistre, il peut se passer bien deschoses.

Et le misérable eut un geste significatif, enportant la main à la crosse de son revolver.

– D’ailleurs, continua-t-il, la ville deWinnipeg est trop loin pour qu’il puisse en venir du secours entemps utile.

– Mais, interrompit précipitamment levieillard, la Maison Bleue où habitent ton frère Noël et Ophélia,sa jeune femme, se trouvera forcément englobée dansl’incendie ?

– Eh bien, tant pis ! Je détesteNoël. Tout ce que je peux lui souhaiter de mieux, c’est qu’il ne setrouve pas en face de moi pendant les quelques heures qui vonts’écouler d’ici le lever du soleil !

Le baronnet n’osa répondre.

Il était épouvanté de ce fils qu’il avaitpourtant élevé suivant ses principes, et auquel il avait appris,dès sa plus tendre enfance, à mettre la richesse avant toutes lesautres choses.

Le vieillard comprenait bien qu’il était troptard pour empêcher le misérable de donner suite à son projet, et,par une réflexion rapide, il en arrivait à trembler pour lui-mêmeet pour son trésor.

– Allons, dit précipitamment le fils del’avare, hâtons-nous ! Les heures sont précieuses… Vousm’accompagnez ?

– Je… je ne sais !… balbutia lebaronnet.

– Je vois que ça vous ennuie. Bon !Je n’ai besoin de personne pour agir !… Ah ! une dernièrerecommandation… Si je ne reviens pas, n’ayez nulle inquiétude… Sij’ai réussi, je m’arrangerai pour disparaître pendant quelquetemps, de façon à ce qu’aucun soupçon ne puisse tomber sur moi.J’ai sur le lac Winnipeg une petite embarcation avec laquelle je merendrai où je voudrai. En tout cas, n’avouez jamais, quoi qu’ilarrive, que vous m’avez vu ce soir !

– Bien ! bien ! murmura l’avareavec inquiétude ; bonne chance !

Le fils de Mathieu Fless avait déjà disparudans la nuit.

*

**

Le baron Fesse-Mathieu demeura quelque tempsimmobile et accablé sur le seuil. Puis, prenant subitement unerésolution désespérée, il se munit de son revolver et se glissa àson tour dans la forêt.

La nuit était brumeuse et froide, un furieuxvent d’ouest faisait gémir mélancoliquement le tronc élastique dessapins et semblait murmurer aux oreilles de l’avare de confuses etterribles paroles.

Le baronnet frissonna, et, enfonçant sur sesoreilles son bonnet de peau de lièvre, il se dirigea vers cettepartie de sa forêt qui confinait aux propriétés de lordBurydan.

Il avait fait à peine une centaine de pas qu’àune assez grande distance, entre les arbres, il vit jaillir unepetite lueur qui alla en s’élargissant lentement.

Le crépitement du brasier, qui commençait às’allumer, parvint à ses oreilles. La lueur, pourtant, demeuraitfuligineuse. Malgré le vent furieux qui l’activait, l’incendiecouvait, dévorant les buissons et les brindilles jusqu’à ce qu’ileût rencontré quelque bouquet d’arbres résineux qui luifourniraient un aliment.

Retenu par une terrible curiosité, le baronnetcontinua à longer le saut-de-loup qui séparait sa propriété decelle de lord Burydan.

Coup sur coup, il vit s’allumer deux autresfoyers d’incendie. Un moment viendrait où les trois brasiers n’enferaient plus qu’un, où la forêt flamberait comme une torcheimmense, cernant le château de l’excentrique d’une mer de feu.

Une heure s’écoula.

L’incendie s’accroissait avec une imposantelenteur.

C’était comme une aurore sanglante qui selevait peu à peu entre les hauts troncs noirs des sapins, entre lestroncs blancs des bouleaux et des érables.

La forêt de lord Burydan était, maintenant,recouverte d’un dôme de fumée noire d’où jaillissaient des millionsd’étincelles. L’avare n’avait plus froid. Le rayonnement intense dubrasier le pénétrait à travers ses haillons, et il se reculait,épouvanté de cette lueur qui montait, toujours plus terrible deminute en minute.

Tout à coup, de grands cris éclatèrent dans lesilence, suivis de sons de cloche et jusqu’au bruit aigu d’unetrompe d’automobile.

À travers le rideau mouvant des flammes,l’avare aperçut des ombres qui allaient et venaient avec des gestesfous. Des coups de cognée retentirent, entremêlés d’ordresbrefs.

Comme cela se pratique en pareil cas, lordBurydan essayait de limiter le fléau par des abattages ; à latête de ses serviteurs, lui-même guerroyait contre le feuenvahisseur. Il était, d’ailleurs, vaillamment secondé par sesamis. Goliath faisait tomber des hêtres en trois coups de cognée.Bob Horwett, Kloum dirigeaient les serviteurs du château sur lespoints les plus menacés.

Puis on vit arriver une escouade de bûcheronssous la conduite de Noël Fless.

Caché derrière le tronc d’un chêne, l’avareassistait à ce poignant spectacle et, lui aussi, de son coin, sepassionnait pour cette bataille contre le plus destructeur deséléments.

– Ils sont capables de venir à bout del’incendie, grommelait-il avec rage. Voilà déjà toute une partie depréservée. Heureusement que nous avons le vent pour nous.

Une demi-heure s’écoula. Le nombre destravailleurs s’augmentait de minute en minute. La fureur de l’avarene connut plus de bornes lorsque les deux autos et le mail-coach,expédiés en toute hâte dans les villages voisins, débarquèrent unenouvelle troupe de bûcherons.

Tous ces efforts n’auraient servi de rien silord Burydan n’avait eu une idée de génie.

– Nous ne viendrons jamais seuls à boutdu fléau, s’écria-t-il, nous ne sommes pas assez nombreux !Que tout le monde laisse les abattages et qu’on se rende auRuisseau rugissant.

On avait compris.

– Le lord a raison ! cria la fouledes travailleurs, il faut faire un barrage ! L’eau seule estcapable de lutter contre le feu !… Le torrent vaincral’incendie !

Des pierres, des troncs d’arbres, des sacs desable furent précipités dans le lit du torrent. En moins d’un quartd’heure un solide barrage fut élevé. Dégringolant impétueusementles pentes, les eaux se précipitèrent vers le brasier qui s’ytrouvait reflété comme dans un miroir. Puis il y eut un longsifflement. Entre les éléments ennemis, la lutte commençait.

Toute la forêt fut envahie par un acrebrouillard de fumée et de vapeur d’eau. Il y avait de grands arbresdont le pied était déjà entièrement baigné et qui continuaient àflamber comme des torches, en projetant de tous côtés leursbranches changées en tisons incandescents. Certains taillisformaient comme de petites îles de feu que l’action de l’eaudiminuait de minute en minute et qui finissaient par s’écrouleravec un bruit strident, ne laissant à leur place qu’un grand nuagede vapeur blanche.

L’incendie n’avait heureusement pas atteintles hauteurs, de sorte que le Ruisseau rugissant, dont les eaux necessaient de se déverser, finit par en avoir presque complètementraison.

De sa cachette, le baronnet Fless avait suiviles péripéties de ce drame en grinçant des dents. Il voyait avecrage que son fils avait commis un crime inutile.

Mais il était écrit que le vieux coquinépuiserait, cette nuit-là, la coupe de l’horreur.

Mêlé aux travailleurs qui avaient combattul’incendie à son début, le Peau-Rouge Kloum avait, à un momentdonné, aperçu un homme qui, étendu à plat ventre et prenant lesplus grandes précautions, amoncelait des brindilles sur un foyerdisposé dans le creux d’un vieux sapin.

Taciturne de sa nature, Kloum ne dit rien àpersonne de sa découverte ; mais, se séparant de sescompagnons, il se mit à la poursuite de l’incendiaire et, avecl’habileté spéciale aux gens de sa race, il le suivit de loin, sansen être aperçu.

Au moment où le misérable, croyant son œuvreterminée, se disposait à prendre la fuite par un sentier quiaboutissait au lac, le Peau-Rouge se dressa devant lui et, avantqu’il eût eu le temps de faire un geste, lui sauta à la gorge et leterrassa.

Puis, mettant un genou sur la poitrine del’homme ainsi abattu, il le considéra avec attention à la lueurrougeâtre de l’incendie.

– Tiens ! fit-il, le fils du baronFesse-Mathieu ! Cela ne me surprend pas…

– Laisse-moi m’enfuir ! râlal’incendiaire à demi étranglé.

– Non ! dit froidement Kloum enarmant son revolver.

– Grâce ! J’ai dans ma poche unportefeuille plein de bank-notes. Il est à toi si tu me laissesaller.

– Non.

– Au moins, murmura le fils de l’avaredans un râle, ne me tue pas maintenant ! Conduis-moi à tonmaître !… Lord Burydan est mon cousin, il est l’ami de monfrère, il me fera grâce ! Tu n’as pas le droit de me tuer,toi !

– Eh bien ! je le prends !répliqua Kloum impassible.

Et, appuyant le canon de son arme sur la tempede son ennemi, il lui brûla la cervelle.

Le corps fut agité d’un long tressaillement,puis demeura immobile. L’héritier du baron Fesse-Mathieu étaitmort.

Au bruit de la détonation, un homme avaitsurgi brusquement de derrière le chêne où il s’était tenu cachéjusqu’alors. C’était l’avare lui-même. Il se dirigea en hâte versle corps ensanglanté, qu’il avait reconnu au premier coup d’œil,pendant que Kloum s’évanouissait, comme une ombre, dans l’épaissefumée.

L’avare vit son fils le front troué d’uneballe, la face encore hideusement crispée par une suprême grimacede haine et d’épouvante, et il n’eut pas une parole. Il soulevacette tête morte que le reflet des flammes entourait d’une auréolesanglante, effleura de ses lèvres ce front encore tiède et tombaévanoui.

*

**

Quand il revint à lui, il se trouvaitenvironné d’une vive clarté, des bouquets de mélèzes flambaient enjetant une lueur blanche éblouissante. Chacune de leurs branches,gonflée de sève humide, éclatait comme un feu d’artifice. C’étaitle bruit de ces détonations qui avait tiré le vieillard de satorpeur.

Chose étrange, il ne vit plus à côté de lui lecadavre de son fils. Quelqu’un avait profité de son évanouissementpour l’emporter.

L’auteur de cette disparition n’était autreque Kloum. Ne sachant trop comment lord Burydan pourrait apprécierle supplice de l’incendiaire, le Peau-Rouge avait jugé prudent deporter le cadavre à l’endroit où les flammes étaient le plusardentes.

Le baronnet regarda quelques instants autourde lui, avec hébétement. Tout à coup, il jeta un cri d’épouvante etde stupeur. Il était environné d’un cercle de flammes qui allaitsans cesse en se rétrécissant.

– Le feu ! s’écria-t-il atterré, lefeu !… Et c’est mon propre bois qui brûle !… Comment celase fait-il ?…

Bondissant à travers les flammes, il s’enfuiten hurlant, droit devant lui, sans savoir ce qu’il faisait.

Voici ce qui s’était produit.

Pendant que lord Burydan, ses amis et sesserviteurs s’occupaient à combattre le fléau, le vent avaitbrusquement sauté de l’ouest au nord-est, et l’on s’était aperçu, àun moment donné, que c’est vers la forêt appartenant à l’avare quese déversait une pluie d’étincelles, de charbons ardents et debranches enflammées.

Tout entier à ses préoccupations, le baronnetne s’était pas aperçu que l’incendie, rampant sournoisement au rasdu sol, avait fait un long détour et l’avait peu à peuencerclé.

La barbe grillée, son bonnet de peau de lièvreroussi, il se retrouva, on ne sait comment, dans sa propremaison.

Il en ressortit presque aussitôt pour crier,appeler au secours.

Mais sa voix se perdit dans le tumulte del’incendie.

Le feu, presque éteint dans la propriétévoisine, semblait prendre pour ainsi dire une revanche en dévorantles bois qui appartenaient à l’avare.

Les bûcherons avaient été longtemps sanss’apercevoir que les bois du baron Fesse-Mathieu, eux aussi,étaient en flammes. Quand ils s’en furent rendu compte, ilsrefusèrent énergiquement d’aller continuer chez le baronnet leurtravail de préservation.

– Ce vieil égoïste peut bien griller toutvif dans sa tanière ! dit l’un ; ce n’est pas moi quilèverai un doigt pour le sauver.

– Il n’a jamais secouru personne, dit unautre. Il n’est pas juste que l’on vienne à son secours !

– Qu’il crève ! dit un troisième. Cesera un bon débarras !

Par une malchance que l’on considéra plus tardcomme un châtiment providentiel, l’eau du Ruisseau rugissanttrouvait son écoulement naturel dans le fossé du saut-de-loup quientourait les bois de l’avare, de telle sorte que l’incendie put sedonner libre carrière en cet endroit. Le feu dévora donc plusieurshectares sans rencontrer d’obstacles, et il s’arrêta de lui-même àl’espace découvert qui se trouvait tout autour de la maisond’habitation.

Lord Burydan était d’un caractère tropgénéreux pour laisser les flammes dévorer les propriétés de sonennemi. Il fit honte aux travailleurs de leur égoïsme, et, suivi deGoliath, de Bob Horwett, de Kloum, de Noël Fless et de sa femmeOphélia, il entra dans le bois de l’avare.

Mais l’excentrique arriva trop tard. Lui etses amis ne purent constater qu’une chose, c’est que le sinistren’avait produit que des dégâts, somme toute, peu considérables dansles futaies du baron Fesse-Mathieu.

Ils se contentèrent donc de circonscrire parquelques fossés le feu qui couvait encore sourdement, propagé parles racines des arbres. Une petite pluie qui se mit à tomber achevad’éteindre complètement les souches embrasées.

Ils se retirèrent complètement rassurés.

Noël Fless et Ophélia, qui étaient demeurésles derniers, allaient en faire autant lorsqu’ils distinguèrent, aumilieu d’un monceau de cendres, un squelette complètementcarbonisé. Ophélia faillit s’évanouir, persuadée que c’étaient làles restes de l’avare.

– Grand Dieu ! s’écria-t-elle, monbeau-père a été victime de l’incendie. Aussi, c’est notrefaute : nous ne sommes pas accourus à son aide assezpromptement.

Noël était devenu très pâle.

– Ce serait pour moi un éternel remordss’il en était ainsi, murmura-t-il, mais je doute fort que cesossements noircis soient ceux de mon père. Il n’a jamais porté deschaussures aussi fines.

Et il montrait une des bottines du défunt qui,par hasard, avait complètement échappé au feu.

– C’est vrai, s’écria la jeune femme dontla physionomie se dérida, je ne l’ai jamais vu que chaussé de grossabots.

– N’importe ! Je ne veux pas resterdans le doute ! Mettons-nous à la recherche de mon père. Ilest assez surprenant, tu l’avoueras, que personne ne l’ait vu surle lieu du sinistre.

Les deux jeunes gens n’étaient qu’à quelquespas de l’habitation de l’avare. Ils trouvèrent la porte grandeouverte, ils entrèrent.

Les meubles et les ustensiles étaient endésordre. Évidemment, la demeure du baron Fesse-Mathieu avait étéle théâtre de quelque drame.

Très inquiets, Ophélia et son mariparcoururent dans tous les sens le rez-de-chaussée et les chambresdu premier étage. Ils explorèrent même, mais toujours sansrésultat, les granges, les étables et les remises.

– Il n’y a que le grenier que nousn’avons pas vu, dit tout à coup Ophélia.

– Allons-y, murmura Noël en s’efforçantde dissimuler l’inquiétude qu’il ressentait.

Ophélia gravit la première l’escalier quiconduisait au grenier. Aux clartés de l’aube livide et grise, elleaperçut un spectacle effrayant.

Le baron Fesse-Mathieu, réduit au désespoir,s’était pendu à l’une des poutrelles de soutènement du toit.

Demeuré économe jusqu’au dernier moment, ilavait eu soin de déposer son bonnet de peau de lièvre, sa robe dechambre de drap vert et ses sabots avant de se décider à passer satête dans le fatal nœud coulant. À ses pieds, on voyait encorel’escabeau sur lequel il s’était hissé pour mettre à exécution sonfunèbre projet.

Ophélia était heureusement une femme d’actionà qui la vie en plein air, les longues chasses, les fatigantesrandonnées à travers bois avaient communiqué une énergie et unerobustesse presque viriles.

Son premier geste fut de couper la corde quienserrait le cou du vieillard, sans même attendre que son mari fûtlà pour l’aider.

Quand Noël Fless fut à son tour parvenu dansla soupente, la jeune femme avait étendu le baronnet sur une gerbede paille, et, constatant que le corps était encore souple ettiède, elle s’était mise en devoir de lui prodiguer tous les soinsusités en pareil cas.

– Il est mort ? s’écria Noëlterrifié.

– Non, dit Ophélia, mais il n’en vautguère mieux.

– Pauvre père ! murmura le jeunehomme profondément troublé.

– Il ne s’agit pas de perdre notre tempsen doléances inutiles ! Aide-moi… Peut-être peut-on encore lesauver !

Tous deux, par bonheur, étaient au courant desderniers progrès de la science ; ils pratiquèrent larespiration artificielle, les tractions rythmées de la langue.

Au bout d’un quart d’heure, l’avare ouvraitles yeux, puis les refermait après avoir poussé un profondsoupir.

– Il est sauvé ! s’écria joyeusementOphélia.

CHAPITRE V – Double guérison

M. Bondonnat se promenait lentement dansune des allées du jardin qui s’étendait derrière le château. Plongédans ses réflexions, il ne songeait même pas, comme il le faisaitd’ordinaire, à classer dans sa mémoire les nombreux échantillons dela flore canadienne qui s’épanouissaient dans les plates-bandes,mêlés aux plantes originaires de la vieille Europe.

Le naturaliste semblait préoccupé. De temps entemps, il tirait de sa poche un carnet couvert de chiffres et deformules, et le consultait d’un air de mécontentement.

– Évidemment, s’écria-t-il, s’oubliant àparler tout haut, je n’ai encore obtenu que la moitié d’unrésultat !

– Eh bien, il faut tâcher de l’obtenirtout entier, ce fameux résultat ! cria à deux pas de lui unevoix joyeuse.

Lord Burydan sortit en riant de derrière unmassif de sorbiers, où il s’était caché pour faire une niche à sonvieil ami.

– Je m’aperçois, milord, ditM. Bondonnat en souriant, que vous m’espionnez. Aussi, c’estde ma faute. Je n’ai pas besoin de dire tout haut ce que jepense.

– Parions que j’ai deviné quel est cefameux résultat auquel vous faisiez allusion.

– Ce n’est pas bien difficile. Vous savezqu’en ce moment je ne pense qu’à une chose, à guérir complètementnotre « dément de la Maison Bleue » qui, certes, n’estplus un dément, mais qui n’a recouvré ni son intelligence ni samémoire.

– Vous l’avez vu ?

– Oui. J’arrive précisément de la MaisonBleue, où j’ai eu aussi l’occasion de me trouver avec votre chercousin, le baronnet Fless.

– Que dit ce vieux coquin ? Son filsa eu vraiment bien de la bonté de ne pas le laisser où ilétait.

– Ne dites pas cela. Le baronnet estentièrement converti. Il a reconnu ses torts, demande pardon à sonfils et à sa belle-fille de toutes les misères qu’il leur a faites.Il est changé à ce point qu’il ne parle que de dépenser del’argent. C’est presque un prodigue.

– Allons donc ! fit l’excentriqueavec stupéfaction.

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire. Le baronnet est vêtu de neuf. Il a sacrifié son bonnet enpeau de lièvre et sa robe de chambre verte, qui servent maintenantd’épouvantail aux oiseaux. Il a fait tomber sa barbebroussailleuse ; il est rajeuni de dix ans. Un pédicure, venude la ville, a rogné ses griffes diaboliques, plusieurs bains à lacendre de lessive l’ont débarrassé de la crasse invétérée qui luifaisait comme une carapace. Il est maintenant propre comme un souneuf.

– Allons, tant mieux ! fitl’excentrique, très égayé de cette métamorphose. Il faudra que jeme donne la satisfaction d’aller l’admirer sous son nouvel aspect.Puis nous lui ménagerons une entrevue avec son ancien serviteurSlugh. Ce sera réjouissant !… Pour l’instant, laissons de côtéle baron Fesse-Mathieu, et revenons à notre malade.

– Comme je vous le disais, aucunchangement ne se produit dans son état. Il a retrouvé presqueentièrement sa personnalité physique, et c’est lui, à n’en pasdouter, le véritable Joë Dorgan, mais l’intelligence et la mémoirelaissent beaucoup à désirer.

– C’est peut-être moi, dit alors lordBurydan en tirant une lettre de sa poche, qui vais vous donner lemoyen de rendre plus complète sa guérison. Oscar m’a écrit…

– Qu’annonce-t-il ?

– Il m’envoie des renseignements trèsintéressants. Lisez donc… Grâce à certains journaux de médecine etgrâce aux brochures mêmes de Cornélius, il a pu reconstituer lesprocédés employés par le sculpteur de chair humaine pour réaliserquelques-unes de ses cures les plus merveilleuses.

M. Bondonnat prit la lettre que luitendait lord Burydan et la lut avec attention.

– Voilà, fit-il en montrant du doigt undes paragraphes de la missive, des détails qui vont m’êtreparticulièrement précieux. C’est la formule même des ordonnancesemployées par Cornélius pour guérir une vieille dame milliardaire,devenue folle de chagrin à la suite de la mort de son fils. Pour yréussir il s’est contenté d’abolir chez elle, mais pour quelquesmois seulement, la mémoire des choses passées.

– Eh bien ?

– Vous ne comprenez pas ? Cornéliusa dû certainement se servir du même moyen dans le cas qui nousoccupe, et comme le traitement a été publié, il y a plusieursannées de cela, dans une revue médicale, je n’ai plus qu’à suivrel’ordonnance même de Cornélius pour guérir notre malade.

– Oscar est décidément un garçonprécieux.

– Je vais, sans perdre un instant,confectionner moi-même la potion indiquée dans la lettre de notreami. S’il ne s’est pas trompé, le résultat de cette médicationserait extrêmement rapide.

– Quand, par exemple, produirait-elleentièrement son effet ?

– Mais, d’après les substances qui y sontemployées, si ma supposition est juste, quelques heures suffiraientpour chasser de l’organisme les substances stupéfiantes qui ontparalysé le cerveau et pour rendre à la mémoire du malade toute sanetteté.

– Ce serait trop beau ! murmural’excentrique. Enfin, nous allons bien voir…

M. Bondonnat remonta dans le laboratoirequ’on lui avait installé au château.

Une heure après, il en ressortait, tenant unflacon de l’énergique médicament indiqué par Cornéliuslui-même.

Celui-ci, sans doute, était bien loin depenser qu’il était battu par ses propres armes et queM. Bondonnat se servait d’un article de revue médicale où lesculpteur de chair humaine avait consigné une des merveilleusesguérisons opérées par lui.

Le vieux savant voulut aller lui-même à laMaison Bleue faire ses recommandations à Noël Fless et à sa femmesur la manière dont ils devaient administrer la potion à leurpensionnaire.

M. Bondonnat ne dormit guère cettenuit-là. Il était anxieux de savoir si son traitement allaitréussir, et il se disait que, si le moyen qu’il employait venait àéchouer, il n’en voyait aucun autre qui lui parût efficace.

Dès l’aurore, il était sur pied et, par lessentiers qui traversaient la forêt, dans cette partie heureusementépargnée par l’incendie, il se dirigeait vers la Maison Bleue.

Ce fut Ophélia qui vint lui ouvrir, les yeuxencore bouffis de sommeil.

– Comme vous êtes matinal, chermaître ! dit la jeune femme en souriant.

– Oui, oui, répondit le vieillard avecimpatience. Comment va notre malade ?

– Je n’en sais rien. Il doit encoredormir. Personne n’a pénétré dans sa chambre.

– J’y vais moi-même. Ne dérangez pasvotre mari. J’ai hâte d’être fixé !

M. Bondonnat gravit précipitammentl’escalier du premier étage. Arrivé en face de la chambre dumalade, il s’arrêta, tourna doucement la clé dans la serrure,ouvrit la porte sans bruit et entra sur la pointe des pieds.

Une demi-obscurité régnait dans la pièce.D’amples rideaux étaient tirés devant la fenêtre. M. Bondonnatles écarta avec précaution.

Quelques rayons du soleil printaniers’aventurèrent alors dans la chambre aux meubles d’une couleurclaire et gaie, montrant au vieillard son malade encore endormi. Unvague sourire errait sur ses lèvres, comme s’il eût été sousl’empire de quelque bon rêve.

M. Bondonnat réveilla doucement le jeunehomme, qui, d’abord, regarda autour de lui avec stupéfaction.

Puis lui prenant la main :

– Comment vous trouvez-vous ce matin, moncher Joë ?

– Très bien, monsieur. Mais il me sembleque, depuis hier, il s’est produit en moi un grand changement…

Il se tut brusquement et tomba dans uneprofonde rêverie.

M. Bondonnat le surveillaitanxieusement.

– C’est étrange ! murmura le maladed’une voix faible. Il me semble qu’un bandeau est tout à coup tombéde mes yeux… que la nuit qui enveloppait ma mémoire s’estdissipée !…

– Puissiez-vous dire vrai !… murmurale vieux savant avec émotion.

Joë porta les mains à son front avec une sortede fatigue.

– Il me semble, fit-il, que j’ai parcourudans la nuit des régions inconnues… Il me semble que je sors d’unrêve.

Mais soudain, il jeta un cri perçant et seredressa sous l’impression d’une pensée d’épouvante.

– Les bandits ! s’écria-t-il. Toutle monde a péri autour de moi ! Et mon père, qu’a-t-ildit ?… J’ai dû courir un grand danger… avoir le délire pendantlongtemps !…

Il s’était caché la tête dans ses mains ets’était mis à pleurer à chaudes larmes. Après, il regardaM. Bondonnat comme s’il ne l’eût jamais vu auparavant, et,rassuré par la physionomie bienveillante du vieux savant, il luisourit.

– Monsieur, lui dit-il, vous paraissezvous intéresser à moi. Il faut que vous m’aidiez à me retrouverdans mes souvenirs. Mais qui êtes-vous ?

– Je suis un médecin qui vous soignedepuis quelque temps, se hâta de dire M. Bondonnat, et qui estbien heureux de voir que vous êtes en pleine voie de guérison.

– Mais mon père ?

– Votre père se porte bien. Vous leverrez bientôt. Pour le moment, ne parlons pas de lui. Il estnécessaire que vous m’expliquiez minutieusement ce que vousressentez, ce dont vous vous souvenez.

– Voyons, reprit le malade avec une sorted’hésitation, je suis bien Joë Dorgan, n’est-ce pas ? Le filsdu milliardaire, le frère de l’ingénieur Harry ?

– Mais oui, mon ami. À quelle date, selonvous, remonte cette perte de la mémoire dont vous avezsouffert ?

– Je ne saurais vous le dire au juste.J’ai perdu pour ainsi dire la notion du temps, répondit Joë aveceffort, mais ce dont j’ai un exact souvenir, c’est un dramesanglant, au-delà duquel je ne me rappelle plus rien.’

– Racontez-le-moi en quelques mots.

– Mon père m’avait envoyé dans le Sudtoucher des sommes importantes… J’avais une escorte d’une douzained’hommes… Nous avons été attaqués dans les défilés du Black-Cañonpar les tramps… Nous nous sommes battus courageusement… Tous lesmiens ont été tués… Moi, on m’a fait prisonnier. Tandis qu’onm’emmenait, un des bandits m’a collé sur le visage quelque chose defroid, d’une odeur violente.

– Un masque de chloroforme ?

– Oui, c’est cela. Et c’est à partir decet instant qu’il y a comme un trou d’ombre dans mes souvenirs,comme une lacune ténébreuse. C’est comme une interminable nuit quiaurait été pleine de ces cauchemars qui laissent à peine une traceau réveil… Il y avait un endroit où j’étais maltraité, d’où je mesuis échappé… Mes souvenirs un peu précis ne recommencent qu’àpartir de mon arrivée dans cette forêt… dans cette maison…

– Tout va bien ! interrompitjoyeusement M. Bondonnat. Vous êtes sauvé. C’est à moi,maintenant, de vous expliquer tout ce qui vous paraît incroyable.Vous avez été victime d’une épouvantable machination. Un génialsavant, qui est en même temps un grand criminel, a modifié votrepersonnalité, et, pendant quelque temps, vous avez porté, pourainsi dire comme un masque, le visage d’un autre – mais vous alleztout savoir.

M. Bondonnat passa deux longues heures àraconter à Joë Dorgan l’odyssée sanglante de la Main Rouge et lesaudacieux attentats perpétrés par Baruch et les frères Kramm.

Au cours de cet entretien, M. Bondonnatconstata, avec une indicible satisfaction, que Joë avait recouvrénon seulement la mémoire, mais encore toute son intelligence. Il nerestait plus en lui aucune trace de la métamorphose opérée parCornélius. Sauf quelques cicatrices, quelques imperceptiblesdéviations de certains organes, il était redevenu lui-même.

C’est avec le sentiment d’une infiniebéatitude qu’il respirait, par la fenêtre grande ouverte, l’airembaumé du jardin ; il lui semblait naître à l’existence uneseconde fois. Tout l’enchantait, il était heureux de vivre.

Enfin, il éprouvait une immense reconnaissancepour tous ceux qui l’avaient sauvé, abrité, guéri. Il serra enpleurant la main de M. Bondonnat. Il voulut aller embrasserNoël Fless et Ophélia, il embrassa leur enfant ; il embrassamême le baron Fesse-Mathieu, peu habitué à de pareilleseffusions.

– Tout cela est fort bien, ditM. Bondonnat s’adressant à la fois à Noël Fless et à JoëDorgan. Mais vous savez ce que je vous ai dit. Je cours à Winnipeg…Faites en sorte que tout soit prêt à mon retour…

Une demi-heure après, le vieillard avaitrejoint lord Burydan qui sautait en auto et se laissait conduirechez Mr. Pasquier.

L’homme d’affaires l’introduisit presqueaussitôt dans le corps de logis habité par William Dorgan, toujourscaché sous le pseudonyme de Clark.

– Il faut m’accompagner à l’instant, ditl’excentrique au vieux milliardaire.

« Où cela ? » écrivit le muetsur ses tablettes.

– Vous allez le voir…Hâtons-nous !

« De quoi s’agit-il ? » traçade nouveau William Dorgan qui ne paraissait guère disposé à sedéranger.

– C’est une surprise, s’écria lordBurydan impatienté. Mais il faut que vousveniez !

Le milliardaire finit par céder aux instancesde son ami et prit place, à ses côtés, dans l’auto qui partit enquatrième vitesse pour ne s’arrêter qu’à la porte même de la MaisonBleue.

Une nombreuse société se trouvait déjà réuniedans la salle à manger. William Dorgan aperçut Andrée, Frédérique,mistress Ellénor, M. Bondonnat, Kloum, Bob Horwett.

Il y avait encore plusieurs personnes quen’avait jamais vues le milliardaire et qui n’étaient autres que lebaronnet Mathieu Fless, son fils et sa belle-fille.

Suivant la recommandation expresse deBondonnat, nul ne fit mine de reconnaître William Dorgan, qui pritplace sur le siège que lui offrit M. Bondonnat.

William Dorgan était en proie à une étrangeémotion, il comprenait que l’heure était solennelle.

Les témoins de cette scène n’étaient pas moinsémus. Ce n’est que depuis le matin que l’on savait que WilliamDorgan n’avait pas succombé à la catastrophe du pont de Rochester.Aussi, chacun comprenait que de graves événements sepréparaient.

– Mes amis, commença lord Burydan aumilieu d’un profond silence, je vous ai fait venir ici pour vousassocier à un acte de justice et de réparation. J’ai de grandesnouvelles à vous apprendre.

« D’abord notre ami, le milliardaireWilliam Dorgan, est vivant, bien vivant. Mais, pour échapper auxassassins qui le menaçaient, pour faire éclater la vérité, il a dûlaisser croire à sa mort.

D’un geste rapide, l’excentrique avait enlevéles lunettes noires que portait le vieillard.

Toutes les mains se tendirent à l’envi vers leressuscité, qui, ne connaissant pas le but exact de cette scène,était profondément troublé.

– Je n’ai pas fini, reprit lord Burydanen faisant signe à tout le monde de se rasseoir. William Dorganavait un fils qu’il affectionnait tendrement. Ce fils fut pris pardes bandits, puis revint après quelques mois de captivité… Ou dumoins on crut qu’il revenait, car c’était un imposteur qui avaitpris les traits, la physionomie, l’apparence physique du véritableJoë Dorgan.

« Un criminel de génie, un savant sansconscience, Cornélius Kramm, le sculpteur de chair humaine, avaitréalisé ce prodige de donner à Baruch Jorgell les traits de JoëDorgan et à Joë ceux de Baruch…

« Pendant que la victime, atrocementmutilée, languissait dans une maison de fous, l’assassin, cachéderrière ce masque de chair vive que l’infernal Cornélius avaitappliqué sur ses traits, semait la mort et la ruine autour de lui.Ce sont Cornélius et Baruch qui ont fait sauter le pont del’Estacade ; c’étaient eux les possesseurs de l’île despendus ; ce sont eux, enfin, les Lords de la MainRouge !…

Un silence de consternation plana quelquesminutes sur les assistants. Tous étaient effrayés de cesrévélations. Ce fut au milieu du plus profond recueillement quelord Burydan poursuivit :

– Heureusement, les bandits ont trouvé àqui parler ! Grâce à la science et au courage de nos amis,nous sommes sur le point de triompher dans la lutte… D’abord nousavons retrouvé le vrai Joë. Nous lui avons rendu sa véritablephysionomie…

Lord Burydan n’acheva pas. D’un gesteimpétueux, il arracha le rideau derrière lequel Joë s’était tenucaché pendant toute cette scène. Le jeune homme se précipita dansles bras de son père.

– Mon fils ! s’écria le milliardaireà la stupéfaction de tous les assistants.

La violence de la commotion morale ressentiepar le milliardaire avait été telle qu’il se trouvait brusquementguéri de sa mutité.

– Mon espoir s’est réalisé ! s’écriaM. Bondonnat avec exaltation. Je savais qu’une violenteémotion était seule capable de guérir le mal causé par une autreémotion violente. J’ai tenté cette audacieuse expérience, et jesuis heureux de voir qu’elle a complètement réussi ! MasterDorgan, vous êtes guéri, complètement guéri.

Ce coup de théâtre avait été si saisissant, sipoignant, que tous ceux qui venaient d’y prendre part demeuraientaccablés de stupeur. Ce fut lord Burydan qui rompit le premier lesilence.

– Nous ne venons d’assister, dit-il,qu’au premier acte du drame final. Il nous reste maintenant àmettre Cornélius et Baruch hors d’état de nuire et à leur infligerle châtiment qu’ils méritent. Je vous donne ma parole d’honneur queje ne faillirai pas à cette tâche !…

DIX-HUITIÈME ÉPISODE – Bas lesmasques !

CHAPITRE PREMIER – Un projet d’union

Il n’était bruit depuis quelque temps dans lemonde des « Cinq-Cents[8] » quede l’installation, à New York, de la señora Carmen Hernandez. Lajeune fille, qui devait, à la mort de sa mère, se trouver à la têted’une fortune de plus d’un milliard et demi, avait abandonné BuenosAires, où elle possédait des domaines aussi vastes que plusieursdépartements français, et avait acheté un des plus luxueux hôtelsde la Cinquième avenue.

La Cinquième avenue, dont certaines rues de laplaine Monceau et des Champs-Élysées peuvent donner une idée, n’esthabitée que par des milliardaires et ne se compose que d’une suitede palais et d’hôtels entourés de jardins, dont quelques-uns ontcoûté des fortunes.

Habiter la Cinquième avenue est déjà unepreuve de grande richesse.

L’hôtel qu’avait choisi la señora Carmen étaitla reproduction exacte d’un palais de la Renaissance espagnole,dont le modèle se retrouverait dans une des rues les pluspittoresques de la vieille cité de Cordoue.

On pensa, non sans raison, que doña Carmenavait élu, entre tant de merveilleuses demeures, celle qui faisaitle cadre le plus avantageux à sa beauté.

Carmen offrait, dans toute sa splendeur, letype de la race castillane que n’altérait en elle le mélanged’aucune goutte de sang étranger.

Très blanche de peau, avec des cheveux sinoirs qu’ils avaient dans l’ombre de métalliques reflets bleuâtres,Carmen avait des traits d’une pureté de dessin admirable, et sesadorateurs ne manquaient pas de comparer ses regards, à la foisfulgurants et dominateurs, à de beaux diamants dans un écrin develours sombre.

Ses lèvres étaient pareilles aux pétalescouleur de sang de la fleur du grenadier, et ses dents étaientcomme d’étincelantes gouttes de lait.

Le pied cambré, la main petite et fine, Carmenavait un corps d’une beauté sculpturale. Sa gorge était belle sansexagération et ses hanches harmonieusement développées ; elleavait, en marchant, cette rythmique nervosité :

Qui d’un seul mouvement révèle une déesse.

D’ailleurs, Carmen Hernandez avait autantd’esprit, de bonté et de franchise que de beauté.

Les plus indifférents devenaient ses amisdévoués, ses adorateurs même, dès qu’ils l’avaient vue, dès qu’elleavait souri ou prononcé quelques paroles.

En dépit de leurs milliards, les Cinq-Centsn’offrent pas un grand nombre d’exemples d’une pareilleperfection : les jeunes filles rechignées et laides, méchanteset vulgaires, n’y sont pas rares ; aussi l’arrivée de laseñora Carmen produisit-elle, dans les salons de la Cinquièmeavenue, l’effet d’une apparition quasi céleste.

En Amérique, on est pratique avant tout. Oncommença par se renseigner exactement sur la fortune et sur lasituation de la charmante señora, et voici ce que l’onapprit :

Doña Carmen était la fille unique de PabloHernandez, un des plus riches propriétaires fonciers de laRépublique argentine. Il avait encore doublé sa fortune eninstallant, au moment le plus opportun, des filatures de coton.C’était le milliardaire Fred Jorgell, alors propriétaire du trustcotonnier, qui lui fournissait la matière première.

Pablo Hernandez était mort environ trois ansauparavant, dans de tragiques et mystérieuses circonstances. Il serendait à Jorgell-City, seul, en automobile, pour effectuerlui-même, entre les mains de Fred Jorgell, un paiementconsidérable, lorsqu’il avait été assassiné par des malfaiteursdemeurés inconnus.

On avait retrouvé son cadavre à quelquedistance de la ville, près d’un ruisseau marécageux, à deux pas del’auto d’où le malheureux avait dû descendre pour quelqueréparation.

Les bank-notes avaient disparu. Mais, choseextraordinaire, le cadavre ne portait aucune trace de blessure,sauf une légère contusion, une imperceptible tache noire derrièrel’oreille.

Les assassins ne furent jamais découverts.

D’autres crimes se produisirent par la suite,dans les mêmes circonstances, sans que le mystère fûtéclairci ; mais on se répétait tout bas que les meurtres quidésolaient Jorgell-City avaient brusquement cessé dès que BaruchJorgell, le fils du milliardaire, avait quitté la ville pour serendre sur le vieux continent, où il devait bientôt acquérir unesanglante célébrité en assassinant traîtreusement son hôte et sonbienfaiteur, M. de Maubreuil.

À la mort de son mari, doña Juana Hernandez,aidée par quelques serviteurs de confiance, avait continué àadministrer, avec beaucoup d’activité et d’intelligence, lespropriétés et les manufactures. Quand le trust avait passé desmains de Fred Jorgell à celles de William Dorgan, elle avaitcontinué à acheter, chaque année, à ce dernier des quantités decoton qui se chiffraient par des millions de balles.

Elle apprit avec beaucoup de chagrin la mortde William Dorgan, tué dans la catastrophe du pont deRochester.

Elle connaissait les deux héritiers du défunt,Harry et Joë Dorgan. C’est avec peine qu’elle vit le procès engagéentre eux et qui devait avoir pour résultat, en dépouillantl’ingénieur Harry, d’assurer la propriété à peu près entière dutrust à Joë et à ses deux associés, Cornélius et Fritz Kramm.

Joë Dorgan – ou plutôt Baruch auquel l’artdiabolique de Cornélius avait donné les traits de sa victime –tenait à ne pas perdre une cliente aussi importante. Aussimultiplia-t-il, à ce moment, ses visites chez la señora Juana.Harry Dorgan, qui dirigeait pour le compte de son beau-père laCompagnie des paquebots Éclair, fut loin de se montrer aussiassidu. Il ne fit que quelques visites de loin en loin, et les deuxorgueilleuses Espagnoles – la fille aussi bien que la mère –gardèrent rancune au jeune homme de sa négligence.

Baruch sut profiter habilement de lasituation. Il gagna entièrement les bonnes grâces de la vieilledame, et, un beau soir, il lui déclara qu’il était passionnémentépris de doña Carmen et qu’il sollicitait l’honneur de devenir sonépoux.

Doña Juana ne fit d’objections que pour laforme.

– Vous aimez ma fille, dit-elle avec unefranchise tout espagnole ; je ne sais pas si elle vous aime,mais je vous crois capable de la rendre heureuse.

– Toute ma vie, murmura le prétendant,sera consacrée à faire le bonheur de votre adorablefille !

– Parbleu, répliqua doña Juana, qui avaitle parler un peu libre, croyez-vous que, de son côté, ma Carmen nevous apportera pas une somme de bonheur supérieure de beaucoup àcelle que vous lui promettez ? Quelle femme est plus capablede rendre heureux un époux ?

– Je sais, murmura galamment Baruch, queje suis indigne d’une personne aussi parfaite à tous égards quedoña Carmen.

– Trêve de compliments ! s’écriabrusquement la vieille dame, à laquelle un soupçon de moustachegrise donnait quelque chose de viril. Je vous ai dit déjà qu’aupoint de vue des qualités morales, au point de vue de l’affection,je vous crois digne de devenir le mari de mon enfant. Vous êtesintelligent, énergique, et je vous crois loyal. Mais il y a unequestion, hélas ! dont il faut bien parler.

– La question d’argent ?

– Oui, señor, et traitons-la tout desuite pour n’y plus revenir.

– De ce côté-là, répondit Baruch avec uneparfaite assurance, je crois que nous nous entendronsrapidement.

– Vous êtes en procès avec votrefrère ?

– Sans doute, mais je suis sûr d’avoirgain de cause. Tout le monde vous le dira, et quand même jeperdrais – ce qui est invraisemblable –, il me resterait encoreassez de millions de dollars…

– C’est bon. Dans ce cas, mon notaire semettra dès demain en rapport avec votre solicitor, et,sitôt que je serai fixée sur ce point important, vous serezofficiellement autorisé à faire votre cour à Carmen.

– Je ne demande qu’à en finir avec toutesces formalités le plus vite possible, reprit le jeune homme d’unair détaché. Mais ce n’est pas là, à mon sens, la question la plusimportante.

– Que voulez-vous dire ?

– Doña Carmen a-t-elle quelque sympathiepour moi ? Voilà ce qui me préoccupe avant toute chose. Ellene m’aime pas, je le sais, mais je serais au désespoir de lui êtreantipathique.

La vieille Espagnole eut un fin sourire.

– Je crois pouvoir vous affirmer,murmura-t-elle, que Carmen n’a aucune prévention contre vous. Jepuis dire, sans nullement m’avancer, que vous êtes plutôt de ceuxqui lui sont sympathiques.

– Je ferai l’impossible, s’écria Baruchavec un geste de protestation émue, pour conquérir entièrementl’affection de la señora !

L’endroit où cette conversation avait lieuétait un petit salon d’été meublé de sièges de bambou, encombré deplantes vertes, et qui donnait, par une large baie, sur lemagnifique jardin du palais.

– Voici précisément Carmen elle-même, ditaimablement doña Juana en montrant de loin la jeune fille quis’avançait, insoucieuse, sous une grande allée de magnolias.

« Je vous laisse. Si vous craignez queCarmen n’ait quelques préventions contre vous, il ne tient qu’àvous de les dissiper. Mais surtout, pas un mot de nos projets,n’est-ce pas ?

Et, mettant un doigt sur ses lèvres avec unmalicieux sourire, la vieille dame disparut au moment même oùCarmen pénétrait étourdiment dans le salon.

À la vue du jeune homme, elle eut un petit cride surprise. Ses joues se couvrirent d’un vif incarnat.

– Je ne vous savais pas là,murmura-t-elle, master Joë.

Le jeune homme baisa respectueusement la mainpetite et charmante que lui tendait la señora.

– J’espère, fit-il, que ma visite ne vousdérange pas ?

– Nullement, cher monsieur. C’esttoujours avec grand plaisir que nous vous voyons, ma mère etmoi.

La conversation se continua quelque tempsainsi, alimentée par des lieux communs de politesse mondaine.

Baruch parla négligemment des millions qu’ilallait toucher sous peu. Il dit un mot des dernièresreprésentations théâtrales, de la réception donnée la semaineprécédente par un membre des Cinq-Cents – les Rockefeller – et où,par une excentricité que tout le monde trouva d’un goût exquis, ledîner fut servi par des singes apprivoisés, admirablement dresséset d’une taille ingénieusement appropriée aux mets qu’ils étaientchargés d’apporter.

Ainsi, ce fut un orang-outang qui se chargeadu rôti ; un gorille apporta le saumon ; un macaque leslégumes ; un sapajou les entremets, et de délicieux ouistitisles desserts.

– Et le café ? demanda Carmen quiriait de tout son cœur.

– Ce fut un négrillon.

– Décidément, voilà un dîner charmant.Mais je pense qu’il faut avoir bien envie de faire parler de soipour trouver du plaisir à de pareils festins.

– Bah ! il faut bien donner desfêtes originales. Quand vous serez mariée, il vous faudra avoiraussi vos réceptions.

– Oh ! nous avons le temps d’ypenser ! murmura Carmen en rougissant imperceptiblement.

Elle leva les yeux vers Joë.

Leurs regards se rencontrèrent. Tous deuxavaient réciproquement pénétré leur pensée.

Baruch, d’un geste très doux, prit la main deCarmen, qui ne la retira pas.

– Écoutez, señora, dit-il, je suis lafranchise même, et je ne puis vous cacher plus longtemps que j’aipour vous la plus profonde admiration, le dévouement le plusentier…

– Est-ce une déclaration ? répliquala señora en retirant promptement sa main.

Puis, prenant tout à coup un airsérieux :

– Vous venez de dire tout à l’heure,master Dorgan, que vous étiez la franchise même. J’ai la prétentiond’être tout aussi franche que vous pouvez l’être, et vous allezconnaître en deux mots mon opinion sur le mariage. Je n’accepteraid’époux que celui que ma mère me désignera.

– À condition, bien entendu, qu’il vousplaise.

– Oh ! ma mère ne me mariera jamaiscontre mon gré. Elle serait désolée de me faire de la peine. Moi,de mon côté, vous m’entendez, jamais je ne prendrai pour mariquelqu’un qui déplairait à ma mère.

– Señora, murmura le jeune homme avec untrémolo dans la voix, quelle serait votre décision si la señoraJuana avait agréé ma demande ?

– Je ne sais…, murmura la jeune fille,surprise par cette question inopinée. Je n’ai jamais pensé à unetelle chose…

Cette conversation, qui commençait à prendreune allure tout à fait intime, fut brusquement interrompue parl’entrée d’un domestique qui portait sur un plateau de vermeil unecarte de visite couverte d’une fine écriture.

Le jeune milliardaire brûlait d’envie deconnaître le nom du visiteur inopportun. Mais, malgré toute sacuriosité, il ne put arriver à déchiffrer ce qui était écrit sur lebristol.

Carmen, après y avoir jeté un coup d’œil,s’était levée précipitamment.

– Excusez-moi, master Dorgan, fit-elle.Je vous laisse pour quelques minutes. Si vous n’êtes pas troppressé, attendez mon retour. Le piano et les albums du salon vousaideront à patienter. Il y a aussi des havanes bien secs dans lepetit meuble d’ébène.

Vive et légère comme une fée, Carmen avaitdéjà disparu, sans attendre la réponse de son adorateur. Baruchétait enchanté. Par la pensée, il se voyait déjà à la tête de laroyale fortune de doña Hernandez.

– Tout va bien, murmura-t-il. Je croisque, cette fois, j’atteindrai mon but sans trop de mal !

Il prit nonchalamment, dans le meuble d’ébène,un régalia couleur d’or, le fit craquer d’un coup d’ongle etl’alluma, voluptueusement étendu dans un rocking-chair.

Il s’abandonnait aux idées les plus riantes,enseveli dans un nuage d’odorante fumée, sans s’apercevoir de lafuite du temps.

Une heure déjà s’était écoulée, et doña Carmenn’était pas encore revenue.

*

**

Si Baruch avait pu deviner quels étaient lesvisiteurs pour lesquels doña Carmen l’avait laissé, il eût étécertainement moins rassuré. Voici ce que portait la carte de visiteremise à la jeune fille :

Lord Astor Burydan etMme Andrée Paganot, née de Maubreuil, se rappellentau souvenir de doña Carmen Hernandez, et la prient de leur accorderquelques minutes d’entretien, pour une affaire extrêmementsérieuse.

Carmen connaissait lord Astor et Andrée,qu’elle avait rencontrés à différentes reprises dans les salons desCinq-Cents. Elle s’empressa donc d’accueillir leur demande.

Elle avait cru d’abord qu’il ne s’agissait qued’une question mondaine. Mais, dès que lord Burydan eut prononcéquelques mots, la jeune fille comprit que ce qu’on avait à lui direétait de la plus exceptionnelle gravité.

Quand elle vint enfin rejoindre Baruch, sestraits exprimaient encore une violente émotion et ses beaux yeux develours étaient rougis par des larmes, mais elle fit effort pour nerien laisser paraître de ses inquiétudes. Ce fut même avec unvisage souriant et un calme parfait – du moins en apparence –qu’elle pénétra dans le petit salon.

Si Baruch avait été plus observateur, ou,plutôt, s’il n’avait pas été abusé par la certitude du succès, ileût remarqué que les paroles et les manières de la jeune fillen’avaient ni la même insouciance ni la même franchise. Une secrètecontrainte se devinait dans ses moindres gestes, dans ses phrasesles plus insignifiantes.

– Excusez-moi de vous avoir faitattendre, dit-elle. Je n’ai pu me libérer plus tôt d’une visiteimportune. Mais maintenant je suis toute à vous.

– De grâce, ne vous excusez pas,señora.

– Vous avez dû vous ennuyer ?…

– Qu’importe ! Vous voici, vous êtespardonnée…

Et il ajouta hardiment :

– Vous plaît-il, señora, que nousreprenions la conversation à l’endroit où elle a étéinterrompue ?

– De quoi parlions-nous donc ?murmura-t-elle avec une feinte distraction.

– Ne vous souvient-il plus qu’il étaitquestion de mariage ?

– C’est vrai, dit Carmen avec un brusquemouvement.

– Je vous disais, reprit Baruch, que vousme rendriez le plus heureux des hommes, señora, en consentant àm’accorder votre main.

Carmen rougit et pâlit tour à tour.

Ce fut en se contraignant terriblement qu’ellerépondit :

– En effet, master Dorgan. Et je vousexpliquais que je n’accepterais de mari que s’il était agréé par mamère…

– Je crois, murmura Baruch avec uneémotion bien jouée, que j’ai les plus grandes chances d’obtenir leconsentement de doña Juana.

– Je ferai ce que me dira ma mère…,dit-elle en baissant les yeux.

Elle ajouta, avec une inflexion de voix quiparut étrange à Baruch :

– Je n’aime personne, certes. Maisj’avoue que j’accorderais tout de suite ma main à l’homme quiréussirait à découvrir les assassins de mon père et à venger samort.

Baruch était devenu livide.

– Je sais, balbutia-t-il avec de grandsefforts, que le señor Pablo Hernandez a péri de façon mystérieuse àJorgell-City. Croyez, señora, que je ferai l’impossible pour vousêtre agréable et pour découvrir les meurtriers. Si je n’y réussispas, personne n’y réussira !

Carmen avait reconquis tout son calme, touteson amabilité.

– Je vois, master Dorgan, dit-elle ensouriant, que nous nous entendrons parfaitement. N’oubliez passurtout que la chose importante, c’est d’obtenir le consentement dedoña Juana.

Elle tendit sa main à Baruch qui y déposa unlong et respectueux baiser.

Le bandit se retira la joie dans le cœur.

Il ne voyait pas d’obstacle sérieux à sonunion avec la charmante Espagnole. Il était même surpris de n’avoirpas rencontré plus de difficultés.

D’abord vaguement inquiet des paroles de lajeune fille au sujet de l’assassinat de Pablo Hernandez, il s’étaitpromptement rassuré.

– Carmen est comme toutes les jeunesfilles, s’était-il dit ; elle aimerait à épouser le vengeur deson père. C’est une romantique déclaration qui fait bon effet.Carmen est sans doute d’ailleurs très sincère en s’exprimant de lasorte. Mais la mort du vieux filateur est une affaire déjà bienlointaine ; elle est maintenant classée, oubliée, il seraitinvraisemblable qu’elle revînt sur l’eau.

« Je ferai quelques enquêtes pour laforme. Je promettrai des primes ; Carmen sera enchantée de monzèle. Mais à l’impossible nul n’est tenu. On s’apercevra bien queles assassins sont introuvables ; on n’y pensera plus. J’ai leconsentement de doña Juana, tout ira bien. Avant trois mois, jeserai l’époux d’une charmante femme et l’homme le plus riche detoute l’Amérique.

*

**

Huit jours plus tard, les journaux de l’Unionannonçaient, à mots couverts, le très proche mariage de la belleCarmen et du jeune et célèbre directeur du trust des cotons etmaïs.

CHAPITRE II – Un sauvetage

Une grande automobile, de forme massive etfermée hermétiquement, était partie, depuis la veille, du châteauque possédait lord Burydan dans les environs de Winnipeg, auCanada.

Par ce clair matin de printemps, elle longeaitla rive du rio Rouge, qui arrose l’État de Minnesota, en bordure dela frontière canadienne.

En tout autre pays qu’aux États-Unis, oùchacun a pour principe de ne pas se mêler des affaires de sonvoisin, cette voiture eût attiré, pour plus d’une raison,l’attention des curieux. Elle n’était éclairée que par deux petiteslucarnes de verre dépoli intérieurement grillagées. On eût dit unevraie prison roulante. D’ailleurs, en dépit de sa solidité et deson poids, elle était munie d’un moteur très puissant et elledépassait aisément à l’occasion une vitesse de cent vingt àl’heure.

Trois personnes occupaient cette mystérieusevoiture. L’une, que l’on ne voyait jamais, était, au dire des deuxautres, un malade frappé d’aliénation mentale, et que l’onconduisait dans l’État de New York, où il devait être enfermé dansune maison de santé.

C’était ce qu’avaient affirmé ses conducteurslorsqu’on avait franchi la frontière canadienne.

Les douaniers yankees, plus méfiants que danstout autre pays du monde, avaient demandé à voir le malade. On leuravait montré, affalé dans le fond de la voiture, un personnagemaigre et blême dont le bras était entouré d’un appareil et quisemblait plongé dans un anéantissement proche du coma. Lesdouaniers n’avaient plus eu alors aucun doute.

– D’ailleurs, avait ajouté l’un deschauffeurs – un homme d’une stature gigantesque qui répondait aunom de Goliath –, nous sommes obligés à beaucoup de précautions,car notre malade, M. Slugh, est sujet à de violents accès defièvre chaude.

Tout cela avait paru fort vraisemblable.

La vigilance des deux gardiens était telle, àl’égard de leur prisonnier, qu’ils ne lui permettaient jamais dedescendre de la voiture, même pour prendre ses repas.

Quand ils s’arrêtaient – c’était toujours enface de quelque auberge isolée –, Goliath, le premier, allaitmanger, laissant son compagnon, Bob Horwett, en sentinelle, puisc’était le tour de ce dernier, de façon que Slugh ne fût jamaisseul une minute.

Précaution peut-être superflue, car le pauvrediable paraissait dans un si lamentable état qu’il lui eût été biendifficile de parvenir à recouvrer sa liberté.

Goliath et Bob Horwett, sans se relâcher deleur surveillance, avaient fini par se tranquilliser complètementsur la possibilité d’une évasion de la part de leur prisonnier.

Un matin, charmés par la beauté de latempérature, ils étaient montés tous deux sur le siège après avoireu soin d’enfermer Slugh à double tour dans sa prison roulante.

Ils prenaient plaisir à regarder les rives durio Rouge bordées de peupliers, d’aulnes, de saules et de grandsosiers, qui commençaient à se couvrir de bourgeons. Dans la forêtvoisine, on entendait le bruit cadencé de la cognée d’un bûcheron,et ce coin de solitude avait quelque chose de sauvage et depaisible en même temps, qui reposait l’esprit et la vue.

– Tiens ! dit tout à coup Goliath entirant de son gousset un énorme chronomètre en or (un cadeau delord Burydan), il n’est pas loin de onze heures et j’aperçoislà-bas une maisonnette qui est peut-être une taverne.

– C’en est une certainement, répondit BobHorwett. Je vois d’ici l’enseigne.

– Dans ce cas, nous allons nous y arrêterpour déjeuner. L’air vif de la rivière m’a donné une faim deloup.

– C’est comme moi. Et nous pourrionsaller loin, avant de trouver un endroit aussi propice.

Quelques minutes après, l’auto stoppait devantla taverne, une jolie construction de bois peinte en rouge et envert, neuve et bien vernie, comme un de ces chalets que l’on offreaux enfants à l’époque du jour de l’an.

Devant la porte s’étendait une tonnelle, en cemoment dépouillée de son feuillage de houblons et de gobéas, maisd’où l’on avait une vue magnifique sur la rivière.

– Nous serons admirablement bien là, ditGoliath en appelant le patron d’un coup de poing qui fit craquer latable.

– Il y a déjà du monde, fit Bob Horwetten montrant, à l’autre extrémité de la tonnelle, deux hommes, deuxgentlemen en costume de touriste, attablés devant une bouteille dewhisky.

– Bah ! ce sont desexcursionnistes !

– Pour une fois, proposa Bob Horwett,nous pourrions bien déjeuner ensemble. Slugh ne va pass’envoler.

– Entendu. Il n’y a rien de sidésagréable que de manger seul. D’ailleurs, tout en mangeant jesurveillerai la voiture.

Le patron, un Écossais de mine joviale, étaitaccouru.

– Or ça ! lui dit Goliath en sedonnant un coup de poing sur le thorax qui sonnait le creux, quevous reste-t-il dans votre garde-manger ? Je vous préviens quej’ai un appétit sérieux.

– Il n’y a qu’à vous regarder pour enêtre convaincu, répondit facétieusement l’hôte. Ce n’estcertainement pas en mangeant des sauterelles que vous vous êtesfait de pareils biceps ! Mais, rassurez-vous, mon garde-mangerest bien garni.

– Dites-nous donc un peu ce qu’ilrenferme.

– Rien que du bon, sirs. Bon saumon durio Rouge, bon jambon d’ours canadien, bon rosbif des prairies duMinnesota. Sans compter des anguilles fumées, des tomates de SanFrancisco et d’autres bagatelles.

– Je vois, murmura Goliath, que nouspourrons nous entendre. Servez-nous au plus vite !

– Mais que faut-il vousapporter ?

– Ce qu’il y aura de mieux et demeilleur, répliqua Bob Horwett. Nous ne regardons pas à ladépense…

– Servez-nous donc de tout, interrompitGoliath en montrant dans un bâillement une formidable rangée dedents. Je me sens, ce matin, une telle faim que je serais capablede manger un mouton tout entier, comme cela m’est arrivé un jour àla suite d’un pari !

Le tavernier, enchanté d’avoir affaire à de sibons clients, se hâta de dresser le couvert qu’il flanquasymétriquement de deux cruchons de pale-aleà droite et dedeux bouteilles de vin de Californie à gauche.

Il se convainquit bientôt que Goliath n’avaitnullement exagéré en parlant de son appétit. C’était plaisir de levoir torcher les plats et faire disparaître avec rapidité lestranches de saumon et les quartiers de rosbif, comme s’il les eûtjetés dans quelque abîme.

Bob Horwett, sans posséder la puissanced’absorption de son camarade, était ce qu’on appelle une bellefourchette.

Le tavernier, qui avait fait autrefois sesétudes pour être professeur à Glasgow, n’était pas loin de penserqu’il avait l’honneur d’héberger à sa table le fameux Gargantua etson rival, le célèbre Gouliafre.

Il n’était pas le seul d’ailleurs à admirerl’appétit des dîneurs.

Les deux touristes, attablés devant leurwhisky à l’autre bout de la tonnelle, n’étaient pas moinsémerveillés ; surtout l’un d’eux, un vieillard à cheveux griset à lunettes bleues, vêtu d’un complet de molleton vert et d’unecasquette de yatchman. Il ne quittait pas des yeux Goliath et BobHorwett.

Ce dernier finit par s’apercevoir del’attention dont il était l’objet et il demanda négligemment àl’hôte s’il connaissait les deux gentlemen.

– Ma foi non, répondit l’Écossais. Jecrois que ce sont de braves gens. Ils sont là depuis hier et ilspaient rubis sur l’ongle. C’est à eux le grand canot à pétrole quevous voyez à l’ancre là-bas derrière les saules. Ils vont à lachasse et à la pêche. Leur projet est, à ce qu’ils disent, deremonter à petites journées le cours du rio Rouge jusqu’au lac.

Bob Horwett, rassuré par ces paroles, nes’occupa plus des deux étrangers.

D’ailleurs, bientôt après, tous deux selevèrent et se dirigèrent paisiblement vers l’endroit où leurembarcation était amarrée.

Pour y parvenir, ils étaient obligés de passerde l’autre côté de l’auto dont la lourde masse les séparait deGoliath et de Bob Horwett.

Au moment où les yatchmen passaient derrièrela voiture et où, par conséquent, ils ne pouvaient être vus desdîneurs, l’homme au complet de molleton sauta prestement sur lemarchepied et plongea un regard inquisiteur à travers la lucarnegrillagée.

Tout de suite il poussa une exclamation desurprise.

– Mais c’est Slugh ! s’écria-t-il.Je le croyais mort !

– Qui êtes-vous ? demanda leprisonnier avec émotion.

– Silence, au nom des Lords ! fitl’inconnu en posant un doigt sur ses lèvres.

Et il continua son chemin, laissant Slugh dansla stupéfaction la plus profonde.

Goliath et Bob Horwett n’avaient naturellementrien vu de ce petit drame, qui s’était déroulé à quelques pas de latable même où ils déjeunaient.

Quelques minutes plus tard, le yachtman,toujours suivi de son compagnon – un vigoureux matelot –, revint ducanot à pétrole à la taverne. Il demanda de quoi écrire et paruts’absorber dans la rédaction d’une longue lettre.

En réalité, il n’avait écrit qu’un billetd’une dizaine de lignes et d’une écriture si serrée que toute lamissive tenait sur un carré de papier de dimensions trèsexiguës.

Alors, sans éveiller l’attention de personne,il alla rôder du côté de la cuisine. Sur la table massive, qui enoccupait le centre, se trouvait un plateau sur lequel étaientdisposés les éléments d’un repas confortable mais sans luxe.

Un petit boy achevait de ranger tous lesustensiles nécessaires.

L’inconnu s’approcha de lui.

– À qui donc est destiné cedéjeuner ? demanda-t-il avec un sourire plein de bonhomie.

– Sir, répondit le négrillon, ce repasest préparé pour un malade qui voyage en auto avec les deuxgentlemen que vous avez vus sous la tonnelle.

– Et c’est toi qui vas être chargé de leporter ?

– Non pas. Ces gentlemen ont insisté pourservir eux-mêmes leur ami.

– Ah ! bien ! fit l’étranger ens’éloignant d’un air d’indifférence. Mais, dès que le boy euttourné les talons, le yachtman revint sur ses pas et glissa dans lepain le billet qu’il venait d’écrire et qu’il avait roulé en formede tube à peu près de la longueur et de la grosseur d’une allumetteordinaire. Il l’enfonça assez profondément dans la mie de pain pourqu’on ne pût voir dépasser la moindre parcelle de papier.

Cela fait, il sortit de la cuisine sur lapointe des pieds et alla se rasseoir sous la tonnelle.

Deux minutes plus tard, Goliath se levait pouraller porter le déjeuner à Slugh.

Il ouvrit la portière de l’auto, déposa leplateau sur les genoux du bandit, qu’il enferma à clef, selon sonhabitude.

Slugh se mit à manger de bon appétit ;car, quoiqu’il fît mine d’être toujours très malade, il étaitpresque complètement remis de la blessure qu’il avait reçue àl’épaule.

Tout à coup, il sentit sous ses dents unerésistance et il retira de sa bouche le billet plié qu’il avaitpresque manqué d’avaler.

Il le déplia avec soin, et, pendant qu’il enfaisait la lecture, son visage rayonnait.

– Je savais bien, s’écria-t-il, que lesLords ne m’abandonneraient pas ! Maintenant, je suis sûr de nepas rester longtemps prisonnier.

Avec sa prudence habituelle, Slugh déchira lepetit carré de papier, le mâcha et en fit une boulette qu’ilavala.

Peu après, Goliath revint chercher le plateauet les reliefs du repas de son prisonnier. Puis l’on ne tarda pas àse remettre en route.

Une de ces averses de printemps, qui durentpeu et auxquelles succède bientôt le soleil, s’était mise à tomber.Goliath demeura sur le siège, pendant que Bob Horwett se retiraitdans l’intérieur de la voiture et s’asseyait à côté deSlugh.

L’auto continuait à suivre la route qui longele rio Rouge.

La campagne était absolument déserte.

Tout à coup, Slugh, qui était aux aguetsdepuis la lecture du mystérieux billet, entendit, dansl’éloignement, trois coups de trompe régulièrement espacés.

Il tressaillit. C’était le signal auquel lebillet qu’il avait reçu lui disait de faire attention.

Ni Goliath ni Bob Horwett ne prirent garde àces sons de trompe venant du canot à pétrole qui s’était mis enmarche presque en même temps que l’auto qui suivait parallèlementle cours de la rivière.

Immobile dans son coin, Slugh retenait sarespiration, le cœur palpitant d’anxiété.

Soudain, un grand cri s’éleva. C’était lematelot du canot à pétrole qui venait de tomber à l’eau et quiappelait au secours de toutes ses forces.

Bob Horwett, qui, on le sait, détenait lerecord du monde de la natation, ne prit pas le temps de réfléchir.Il ouvrit brusquement la portière, la referma négligemment encriant à Goliath de faire attention, et courut à l’endroit de laberge où l’homme venait de disparaître.

Sans même prendre le temps de se déshabiller,il piqua une tête et, filant entre deux eaux, se mit à la recherchedu disparu.

Slugh avait suivi Bob Horwett des yeux.

Au moment précis où il le vit s’enfoncer dansl’eau, le bandit ouvrit la portière, qui n’avait pas été refermée àclef, et se mit à courir de toutes ses forces.

Il avait momentanément l’avantage, carGoliath, à cause de son poids énorme, était un médiocrecoureur.

Le géant s’en rendit compte immédiatement, et,lâchant un juron retentissant, il lança l’auto à la poursuite dufugitif qui courait droit à la rivière.

Pendant ce temps, le canot à pétrole s’étaitrapproché du bord. Slugh y monta au moment même où le faux noyé ymettait le pied.

Celui au secours duquel Bob Horwett s’étaitélancé si généreusement était lui-même un excellent nageur. Ilavait plongé deux fois pour faire perdre sa trace à son sauveur,et, après avoir contourné le canot, il y était tranquillementremonté.

Aussitôt, le yachtman, qui n’était autre queLéonello, l’homme de confiance et le préparateur du docteurCornélius, mit en marche le moteur du canot, qui fila de toute lavitesse qu’il était capable de fournir.

Bob Horwett, désespéré de son imprudence,avait compris, mais trop tard, le stratagème dont il étaitvictime.

Furieux, découragé, il suivit quelque temps lecanot à la nage. Mais ceux qui le montaient l’assaillirent d’unedécharge de brownings, qui fit crépiter autour de lui une grêle deballes. La rage au cœur, il dut plonger, battre en retraite et,finalement, regagner la rive.

Non moins exaspéré que son compagnon, Goliathtira dans la direction du canot tous les projectiles de sonrevolver. Mais l’embarcation, favorisée par le courant très rapideen cet endroit, ne tarda pas à disparaître.

*

**

Deux heures plus tard, Slugh et Léonello,laissant le canot à la garde du matelot, débarquaient en face d’unestation de chemin de fer et prenaient un billet pour New York, oùils arrivaient le lendemain.

Le vieil Italien conduisit Slugh à l’un deshôtels qui étaient sous l’occulte dépendance de la Main Rouge, puisil s’empressa d’aller rendre compte de sa mission au sculpteur dechair humaine.

Il trouva Cornélius dans son laboratoiresouterrain.

– Eh bien, Léonello, demanda le docteuravec impatience, m’apportes-tu de bonnes nouvelles ?

– Elles sont à la fois bonnes etmauvaises. Je n’ai pu mettre la main sur Joë Dorgan.

– Explique-moi cela, grommela Cornéliusen fronçant le sourcil. Voilà un échec très regrettable et quim’étonne fort de ta part. Tu sais cependant qu’il est trèsimportant pour nous d’avoir entre les mains le faux Baruch.

– Il n’y a pas eu de ma faute, vous allezvous en rendre compte. J’arrive à Winnipeg, comme vous me l’aviezordonné, je m’informe à droite et à gauche, et j’apprends, toutd’abord, que lord Burydan et tous ses amis, parmi lesquels setrouvait M. Bondonnat, venaient de quitter le Canada pour serendre à New York.

– En effet, leur arrivée m’a étésignalée.

– Je ne tardai pas à retrouver les tracesde Joë Dorgan. Il avait été longtemps soigné dans un cottage habitépar Noël Fless, le fils de ce vieil avare que Slugh autrefoisessaya vainement de dévaliser. Les gens du pays l’avaient surnomméle dément de la Maison Bleue ; ils le regardaient comme unidiot inoffensif, mais absolument incurable.

– Tu me rassures, murmura Cornélius. Sijamais Bondonnat, qui n’est pas un ignorant, s’était avisé del’étudier de près, il eût été bien capable de le guérir.

– Il est impossible que l’on ait pu sedouter d’une substitution pareille.

– Je le crois aussi… Quand même, j’ai eutort de laisser vivre ce Joë… Baruch ne jouira paisiblement de lapersonnalité qu’il a usurpée que lorsque ce Joë aura définitivementdisparu.

– Il y a peu de temps, le dément quittale cottage de Noël Fless, et personne ne put me dire ce qu’il étaitdevenu. C’est alors que j’appris qu’un mystérieux prisonnier étaitgardé à vue dans le château de lord Burydan.

– C’était Joë ?

– Je le crus aussi, et je pris mesmesures en conséquence. Quand le captif fut emmené en auto par sesdeux gardiens, je suivis leur voiture d’étape en étape, et jesaisis la première occasion pour regarder dans l’intérieur de cecachot roulant. Je m’attendais à voir Joë. Vous devinez quelle futma surprise en me trouvant en présence de Slugh, que nous croyionsmort et enterré dans les marais de la Floride.

– Il fallait le faire évader ! Slugha été très fidèle à la Main Rouge. De plus, c’est un homme deressource, un homme d’action.

– Je l’ai fait évader… Malheureusement,je n’ai aucun renseignement à vous fournir sur Joë Dorgan.

Cornélius réfléchit un instant.

– Il faut à tout prix savoir où ilest ! Je ne serai pas tranquille tant qu’il sera vivant.

– Je suppose qu’il est à New York, oudans les environs. Je crois aussi qu’il ne sera pas difficile deremettre la main sur lui, en faisant suivre lord Burydan etBondonnat.

– N’épargne, pour y réussir, ni le tempsni l’argent. Nous avons été trop négligents à l’égard de ce Joë, ilfaut rattraper le temps perdu. Tout marche à souhait. Baruch vaentrer en possession des millions de William Dorgan, en attendantceux de Fred Jorgell qui nous reviendront aussi.

– Comment cela ?

– Isidora héritera de son père,l’ingénieur Harry de sa femme, et Baruch de l’ingénieur Harry.C’est à la Main Rouge qu’il appartient seulement de régler l’époquedu décès de ces trois personnages.

– Quelle combinaison grandiose !s’écria Léonello émerveillé.

– Grandiose ! Oui, peut-être !Mais il ne faut pas qu’une vétille, un détail oublié viennent laréduire à néant. Va vite commencer tes recherches. Il faut que JoëDorgan soit retrouvé avant la fin de la semaine.

CHAPITRE III – Règlement de comptes

Joë Dorgan venait de passer la soirée chezCarmen Hernandez, dont il était, depuis plusieurs semaines déjà, lefiancé officiellement reconnu.

Le mariage, annoncé à grand fracas par toutela presse new-yorkaise, devait avoir lieu dans trois jours, et iln’était bruit que des merveilleux cadeaux que les membres du groupearistocratique des Cinq-Cents avaient envoyés à la jeune fille.

Baruch nageait dans la joie. L’avenirs’étendait devant lui comme un ciel sans nuages. Il avaitdécidément gagné la terrible partie qu’il avait jouée. Le matinmême, il avait signé, chez l’homme d’affaires d’Harry Dorgan, lesarrangements qui le mettraient définitivement en possession dutrust des maïs et cotons.

Il ne voyait aucune ombre à son bonheur.

– Encore trois jours ! avait-il dità doña Carmen en prenant congé d’elle. Ces trois jours vont mesembler bien longs.

– Je n’en doute pas, avait répondu lajeune fille avec un étrange sourire. Mais ne faut-il pas, en touteschoses, se montrer patient ?

Et, dans un geste digne d’une reine, la jeunefille avait tendu sa main à Baruch, qui, comme il faisait chaquesoir, y avait déposé un baiser à la fois respectueux et tendre.

Il pouvait être à ce moment dix heures dusoir. Le jeune homme remonta dans son auto et ne tarda pas às’absorber dans une agréable méditation.

– Carmen est charmante,songeait-il ; un peu fière, un peu dédaigneuse et froide, maisje finirai bien par me faire aimer d’elle. J’ai réussi des chosesplus difficiles que cela… Après tout, qu’elle reste aussicérémonieuse qu’elle voudra, une fois que j’aurai touché ladot…

Baruch prit le cornet acoustique quiaboutissait à l’oreille du chauffeur :

– Vous stopperez à l’entrée de laTrentième avenue, dit-il.

– Well, sir ! réponditl’homme obséquieusement.

Et l’auto fila à toute vitesse à travers lesavenues déjà désertes.

Un quart d’heure plus tard, Baruch mettaitpied à terre, et, après avoir ordonné au chauffeur de l’attendre,remontait à pied la Trentième avenue, le pardessus remontéjusqu’aux oreilles, comme s’il eût craint d’être reconnu.

Il passa en face du magnifique hôtel habitépar le docteur Cornélius, contourna les hautes murailles du jardinet se trouva dans une ruelle déserte, bordée de masuresbranlantes.

Il s’arrêta en face d’une cahute de planches,en bordure d’un terrain vague qu’entourait une palissade, et frappaquatre coups régulièrement espacés.

Une porte s’ouvrit, et Baruch se glissasilencieusement dans une salle basse qu’une lampe à huile,suspendue au plafond, éclairait d’une lueur tremblotante. C’estdans ce local qu’avaient lieu les répartitions de butin que lesLords de la Main Rouge faisaient à leurs affiliés à des époquesrégulières.

En entrant, Baruch aperçut Fritz et Cornélius,assis à une petite table sur laquelle s’empilaient des carrés depapier portant, à l’un des angles, la signature de la Main Rouge.Une petite boîte, encore à demi pleine de bank-notes et d’aiglesd’or, était à côté de Fritz.

– Eh bien ! demanda joyeusementBaruch, la répartition est-elle terminée ?

– Elle vient de finir à l’instant,répondit Cornélius.

– J’y aurais assisté aussi comme decoutume, mais un fiancé bien épris a des devoirs…

– Que nous comprenons parfaitement,murmura Fritz sur le même ton jovial. Vous êtes tout excusé, moncher !

– Nous n’avons, je pense, reprit Baruch,aucune raison de rester plus longtemps dans ce taudis. Nous seronsbeaucoup mieux ailleurs pour causer.

– C’est ce que j’ai pensé, fit Cornélius.J’ai fait servir un petit souper dans mon laboratoire ; là,nous ne serons dérangés par personne.

Les trois Lords de la Main Rouge sortirent unà un de la maisonnette et s’engagèrent dans la ruelle, en ce momenttout à fait déserte.

Ils rentrèrent dans le jardin de Cornélius parune petite porte dont celui-ci avait la clef, et bientôtl’ascenseur les déposa dans le vestibule du laboratoiresouterrain.

Cornélius ouvrit une porte.

Ce fut un éblouissement. Sans doute, en raisonde la solennité des circonstances, Cornélius avait ordonné demagnifiques préparatifs. La vaste salle voûtée était éclairée parune centaine de lampes électriques, dissimulées par des massifs defeuillage et de corbeilles de fleurs. Les cadavres à demidisséqués, les appareils effrayants ou étranges étaient cachés auxregards sous de lourdes tentures de velours orangé.

Cornélius n’avait laissé en évidence qu’unegrande vitrine, où se trouvaient des statues de cire, coloriéesavec tant d’art qu’elles donnaient l’illusion de la vie.

Au centre du laboratoire, se dressait unetable couverte de vaisselle plate et de cristaux rares, quedécoraient des gerbes de roses et d’orchidées. Deux dressoirs luifaisaient pendant : l’un chargé de flacons poudreux des crusles plus célèbres du monde, l’autre de pâtisseries et de fruitsmagnifiques disposés sur des compotiers de vermeil.

Léonello se tenait dans un coin, occupé auxderniers préparatifs.

– J’espère, fit Cornélius, que vousn’aurez pas trop à vous plaindre de mon hospitalité.

– Elle est digne des Lords de la MainRouge, s’écria Baruch avec enthousiasme.

– À table, messieurs ! La soiréed’aujourd’hui est doublement solennelle pour nous. Elle marque lecouronnement d’une des plus audacieuses entreprises qui aientjamais été tentées !…

Les trois bandits s’assirent, et, tout ensavourant les mets délicats que Léonello leur servait dans desplats recouverts de cloches de vermeil, ils commencèrent à discuterdes importantes affaires qui avaient motivé leur réunion.

Tout d’abord, on but aux fiançailles del’heureux Baruch, le futur époux d’une des plus belles héritièresde New York et la plus riche peut-être.

Cornélius, avec son ironie quelque peucaustique, ne se fit pas faute de rappeler au fiancé lescirconstances qui avaient accompagné l’assassinat de PabloHernandez, alors que Baruch habitait Jorgell-City. Il rappelaégalement comment, tenu en rigueur par son père, Baruch en étaitréduit à escamoter les bijoux de sa sœur, miss Isidora, ou àélectrocuter les passants pour se procurer quelques dollars etaller les jouer au club du Haricot Noir.

Baruch était si heureux, ce soir-là, qu’il nese fâcha même pas de cette évocation d’un passé sanglant.

– Qu’importe tout cela !s’écria-t-il. Ce sont des faits qui sont aussi loin de nous, aussihors de notre pouvoir, que peut l’être l’histoire de l’empereurNéron ou la destruction de Babylone… Baruch n’existe plus, grâce àla science toute-puissante du docteur Cornélius. Il n’y a plus,devant vous, que Joë Dorgan, l’homme le plus riche de toutel’Amérique dans quelques jours et, en ce moment même, le plusheureux peut-être !

« Je vous le déclare ici, mes amis, jen’ai pas l’ombre d’un remords. Je suis fier de l’énergie qui m’apermis d’accomplir des actes qui épouvanteraient le commun desmortels.

– Vous ne souffrez donc plus, demandasournoisement Cornélius, de ces « cauchemars du samedi »qui vous ont tant effrayé à une certaine époque ?

Baruch eut un haussement d’épaules.

– Bah ! fit-il, j’ai fini pardompter mes nerfs. Ma santé est en ce moment aussi bonne quepossible.

– À votre santé ! s’écria Fritz.

Tous trois rapprochèrent leurs coupes pleinesd’un vieux vin de lacrima-christi aux reflets d’or, et burent ensilence.

La conversation se continua ainsi jusqu’à lafin du repas.

Elle ne prit une allure plus sérieuse quelorsque Léonello eut enlevé le dessert et apporté le café, lesliqueurs et les cigares.

– Mes amis, dit Baruch en tirant de sapoche un carnet couvert de chiffres, il est temps de parler dechoses pratiques. Comme ma dépêche de ce matin vous l’a appris,nous sommes maintenant entrés en possession du trust des cotons etmaïs. Grâce aux sages précautions que nous avions prises, Harry n’atouché, en tout et pour tout, de l’héritage paternel que vingtmillions de dollars, tandis que la part de chacun de nous dépassequatre-vingts millions de dollars… Encore cette somme est-elleappelée à doubler dans un laps de temps très court, à cause del’extension, pour ainsi dire automatique, du trust qui, à un momentdonné, doit englober toute la production américaine. Voici lesdétails des chiffres que vous pourrez vérifier vous-mêmes.

Cornélius d’abord, puis Fritz examinèrent avecune attention méticuleuse le carnet de Baruch et le trouvèrentparfaitement en règle.

Par un scrupule, assez fréquent chez lescoquins de sa trempe, Baruch avait fait preuve, dans ce partage,d’une probité méticuleuse.

Ses deux complices le félicitèrentchaleureusement, et tous trois, sous l’influence des grands vins etdes mets de haut goût, s’abandonnèrent à leurs rêves ambitieux.

Baruch rêvait le trust des trusts,l’universelle royauté de l’argent.

– À nous trois, s’écria-t-il, nous sommesde taille à attaquer une entreprise aussi sublime. Quel roi, quelempereur posséderait une pareille puissance ? Quels rêvesgrandioses ne pourrait-on pas réaliser avec ce levier d’or entreles mains ?… Les concepts les plus audacieux, les pluschimériques deviendraient de réalisation facile !… Atteindreles planètes, pénétrer jusqu’au centre de la terre, rendre l’hommeimmortel, tout cela deviendrait possible !… La sciencen’est-elle pas souveraine maîtresse ?

Cornélius jeta quelques gouttes d’eau froidesur cet enthousiasme.

– En principe, dit-il, rien de tout celan’est impossible… Mais nous en reparlerons. Pour le moment, je suisd’avis que ce que nous avons de mieux à faire, c’est de consolidernotre situation, de la rendre tout à fait inattaquable et d’éviterqu’on parle trop de nous.

– À propos, demanda brusquement Fritz,a-t-on des nouvelles de Joë ?

Ce fut Léonello qui se chargea derépondre.

– Il se trouve en ce moment, dit-il, dansla propriété que possède Harry Dorgan dans une île du lacOntario.

– N’est-ce pas là que se trouvait lebuste d’or massif aux prunelles d’émeraude ?

– Précisément. Mais la propriété est sibien gardée qu’il n’y a pas moyen d’y pénétrer. Comme je l’aiexpliqué au docteur, nous n’avons, je crois, rien à craindre delord Burydan et de ses amis. Ils sont complètement matés et ils ontbien d’autres soucis que de chercher à nous nuire.

– Parbleu, dit Baruch, je le sais bien.Les actions de la Compagnie des paquebots Éclair qu’Harry Dorganm’a intenté lui a porté un coup terrible. Il aura bien de la chances’ils sont en pleine baisse ! La perte du procès n’arrive pasà la faillite. D’un autre côté, j’ai appris que M. Bondonnatallait retourner en France, en emmenant avec lui Paganot etRavenel. Une fois livré à lui-même, Harry n’est pas de force àsoutenir la lutte.

– Je vais aussi, dit brusquementCornélius, m’arranger de façon à dissoudre la Main Rouge. Lesbandits dont elle se compose sont des alliés trop dangereux… Ilfaut faire peau neuve d’une façon complète. Nous sommes désormaisd’honnêtes milliardaires ; nous ne devons avoir rien de communavec la canaille !

Les trois bandits se séparèrent à une heureassez avancée. Baruch, en prenant congé des frères Kramm à lapetite porte de la grille, leur rappela qu’il comptait sur eux pourassister à son mariage, qui devait être d’une somptuosité sansprécédent, même dans le monde des milliardaires. Tous deuxl’assurèrent de leur exactitude. Il leur donna un derniershake-hand, et, le cigare aux dents, en flâneur, descenditnonchalamment la Trentième avenue.

Son auto l’attendait à la place où il l’avaitlaissée. Après y être monté, il s’étendit tout de son long sur lessomptueux coussins, les yeux mi-clos, savourant le plaisir de sesentir emporté avec une vertigineuse vitesse et se laissant bercerpar sa rêverie.

« Le trust des trusts ! songeait-il.Il faudra que j’arrive à convaincre Cornélius. Sa science m’estnécessaire pour mener à bien un projet aussi magnifique. Que seronttous les chefs d’État en présence de celui qui sera l’uniquedétenteur de ce métal magique, de cet or que les alchimistesappelaient « l’essence de soleil ». Et quand je seraidevenu le roi des rois, l’empereur des empereurs, qui osera mereprocher d’avoir sacrifié à la réalisation d’une idée aussigrandiose quelques existences inutiles !… »

La vitesse de l’automobile avait encoreaugmenté.

Elle était devenue vertigineuse.

Baruch regarda machinalement par la portièreet ne reconnut pas l’endroit où il se trouvait. C’étaient descahutes de planches des terrains vagues, tout un misérable paysagede banlieue, que les rayons de la lune éclairaientsinistrement.

– Ah ça ! grommela-t-il, cechauffeur est ivre ! Ce n’est pas du tout le chemin…Chauffeur !

Un ricanement sardonique fut la seule réponsequ’il reçut à ses réclamations.

Au même moment, deux ressorts se déclenchèrentavec un bruit sec. Deux fortes plaques de tôle, glissant dans leursrainures, vinrent obturer complètement les glaces des portières.Une obscurité profonde régna dans l’intérieur du véhicule.

Baruch était pris comme un rat dans uneratière. Il cria, trépigna, menaça, sans qu’on fît la moindreattention à ce qu’il disait.

Voyant que tout ce qu’il faisait étaitinutile, le bandit se tint coi. Il comprenait maintenant que savoiture avait été remplacée par une autre exactement semblable enapparence. Son chauffeur avait sans doute été assassiné, et lui, ilétait prisonnier.

Prisonnier de qui ?

Là gisait l’angoissant mystère.

Il souhaitait de tout son cœur d’être tombédans les mains de véritables malfaiteurs. Avec ceux-là, il enserait quitte pour une rançon.

« Ce n’est pourtant pas la police,songeait-il en essayant de se rassurer lui-même. Si l’on avait dûtenter quelque chose contre moi de ce côté, j’en aurais déjà étéprévenu. La Main Rouge a, dans les bureaux du Police-Office, desagents dévoués ; comme elle en a partout… Qui sait ?C’est peut-être un amoureux de Carmen qui m’enlève pour empêchermon mariage ? »

Baruch se livra ainsi, pendant quelquesminutes, à toutes sortes de suppositions extravagantes, mais il neput en échafauder une seule qui lui parût vraisemblable en fin decompte.

L’auto qui lui servait de prison allaitmaintenant à une allure plus raisonnable. Enfin, elle ralentit samarche et, brusquement, stoppa.

Baruch eut une minute d’angoisse. Il sedemandait avec impatience si on n’allait pas bientôt le fairedescendre, lui expliquer à la fin ce qu’on voulait de lui.

Il avait pris en main son browning, en casqu’il eût affaire à des assassins, décidé à vendre chèrement savie.

Tout à coup, les deux portières s’ouvrirent enmême temps et, avant qu’il ait pu faire usage de son arme, quatrehommes d’une stature herculéenne l’empoignèrent et legarrottèrent.

– Où suis-je ? criait-il. Quiêtes-vous ? Vous vous trompez. Je suis le milliardaire JoëDorgan. Si vous êtes des bandits, je suis prêt à vous payer tellerançon que vous me demanderez !…

Personne ne lui répondit.

Mais, pour le réduire complètement au silence,un des hommes le bâillonna avec un mouchoir, pendant qu’un autrelui bandait les yeux. Puis il se sentit soulever de terre etemporter comme une masse inerte.

Bientôt, au bruit qu’il perçut, à la légèresecousse qu’il ressentit, il comprit qu’on l’avait déposé dans lacage d’un ascenseur.

Il entendit l’appareil s’arrêter.

De nouveau, brutalement saisi, emporté, on leposa à terre ; on lui arracha son bandeau et son bâillon.

Une porte se referma bruyamment, et Baruch setrouva au milieu d’épaisses ténèbres.

CHAPITRE IV – Le cauchemar du samedi

Baruch demeura plus d’une heure à l’endroit oùon l’avait déposé, sans faire le moindre mouvement.

Il était tellement atterré, tellementstupéfait qu’il n’avait plus la force de raisonner. La transitionétait tellement brusque, du pinacle triomphal où il se plaçait parimagination à ce cachot obscur, qu’il en restait comme foudroyé surplace.

Dans le désarroi d’idées où il se trouvait, ilen arrivait à se demander si ce n’étaient pas Fritz et Cornéliuseux-mêmes qui lui avaient tendu ce traquenard. Mais il luisuffisait de réfléchir un instant pour se rendre compte que sesdeux complices avaient, au contraire, le plus grand intérêt à cequ’il entrât en possession des sommes immenses qu’il devaittoucher.

Petit à petit, il finit par se calmer,comprenant bien que, dans aucune des circonstances si périlleusesde sa vie, il n’avait eu autant besoin de sang-froid, de luciditéet d’intelligence.

Baruch était brave et l’idée qu’il allaitperdre la partie au moment même où il croyait l’avoir gagnée rendità son énergie tout son ressort. Il fallait lutter de nouveau ?Eh bien, il lutterait !

La conviction d’avoir derrière lui depuissants alliés qui, lorsqu’ils connaîtraient la situation où ilse trouvait, s’empresseraient de venir à son secours avec lesformidables moyens dont ils disposaient, acheva de lui rendrecourage.

« Il serait honteux, songea-t-il, dem’abandonner lâchement au désespoir, alors que la partie est encoresi belle pour moi, même dans l’état où je me trouveréduit. »

Le premier usage que fit Baruch de son énergiereconquise fut de se dégager de ses liens ; il constata avecsurprise qu’ils n’avaient point été extrêmement serrés, soit parsuite d’une négligence de la part de ses geôliers, soit à cause dela croyance où ils étaient qu’il ne pourrait s’évader.

À l’aide d’une série de torsions et demouvements des poignets, il se débarrassa des cordes qui leliaient. Au bout d’une demi-heure d’efforts, il eut la satisfactionde recouvrer la liberté complète de ses mouvements.

– Maintenant, murmura-t-il, nous allonsvoir ! J’ai les mains libres ! Il se mit à arpenter soncachot de long en large pour rétablir la circulation du sang, et,tout en marchant, il se fouilla. À son grand désappointement, il neretrouva ni le browning dont il était toujours porteur ni même sonmouchoir. On ne lui avait laissé aucun objet qui pût lui servird’arme ou de moyen de corruption à l’égard de ses gardiens.

Dans les ténèbres profondes où il étaitplongé, il se mit en devoir d’explorer les murs et le sol de soncachot. En dépit de tous ses efforts, il ne put découvrir aucunetrace de porte ou de fenêtre.

Le sol, les parois, et même le plafond de lachambre carrée, où il se trouvait renfermé, étaient uniformémentrevêtus d’un épais capitonnage, soigneusement matelassé, comme lesont les cellules où l’on enferme les aliénés atteints de lamonomanie du suicide.

Ce qui alarma encore plus Baruch, c’est qu’ils’aperçut qu’on n’avait mis à sa disposition ni boisson ninourriture. Aussi se demanda-t-il en frissonnant s’il n’était pascondamné à mourir de faim dans cette cabine rembourrée, d’où aucuncri d’appel ne devait pouvoir arriver au-dehors.

Il fallait, pourtant, que l’air respirablepénétrât dans cette cage si hermétiquement close. Il n’y arrivaitsans doute que par des ouvertures imperceptibles et si biendissimulées que c’eût été du temps perdu que de les chercher.

Bientôt, il tomba dans un abattementprofond.

Il s’étendit tout de son long, ferma les yeux,essaya de dormir ou de penser. Mais, dès qu’il fermait lespaupières, il se trouvait aussitôt obligé de les rouvrir.

Il songea tout à coup avec épouvante qu’il setrouvait précisément dans cette nuit du samedi au dimanche qui,pendant si longtemps, avait été hantée, pour lui, par les plusterribles cauchemars.

Ces craintes hâtèrent le commencement del’hallucination même qu’il redoutait.

Dans ce silence profond, dans ces épaisses,ténèbres, il entendait les battements de son cœur sonner à grandscoups sourds dans sa poitrine. Il lui sembla ensuite que des voixchuchotaient à son oreille. En même temps, l’obscurité s’animait detoutes sortes de figures grimaçantes dont l’aspect se modifiaitsans cesse et qui voletaient, en tourbillonnant, tout autour delui.

C’était, à certains instants, comme desmilliers de mouches de feu douées d’un rapide mouvement devibration ; puis ces points lumineux se réunirent pour formerd’innombrables mains sanglantes, qui toutes se tendaient vers sonvisage et le désignaient de l’index tendu, comme pour dire :« C’est lui ! »

– La Main Rouge ! bégaya-t-il éperdude terreur.

Il lui semblait que ces mains, de minute enminute plus nombreuses et plus menaçantes, lui sautaient sur lesépaules, lui tiraient les cheveux, se suspendaient aux basques deson habit ou se promenaient lentement sur son visage, en luiprocurant la même sensation que s’il eût été frôlé par l’aile d’unechauve-souris.

Baruch était épouvanté.

– Si je reste ici plus longtemps,songea-t-il, je deviendrai sûrement fou…

Il se mit à trembler de tous ses membres, ensongeant que l’endroit où il se trouvait n’était peut-être que lecabanon de quelque Lunatic-Asylum, d’où il ne sortirait jamais etoù sa raison aurait bientôt sombré.

Le propre de certaines hallucinations, c’estde varier avec l’incessante rapidité d’un kaléidoscope.

Aux mains sanglantes qui tournoyaient autourde lui comme des oiseaux de mauvais augure, avaient succédé desfaces grimaçantes, qui le regardaient avec de hideux sourires, etparmi lesquelles il reconnaissait les physionomies de quelques-unesde ses victimes.

Il aperçut au premier rang Pablo Hernandez,qui s’avançait en donnant le bras au chimiste Maubreuil. Tous deuxavaient le visage d’une couleur cadavérique, mais leurs prunellesrayonnaient d’un éclat insoutenable, d’une cruelle fixité ; etla contemplation de ces regards avait, pour l’assassin, quelquechose de si terrible qu’il finit par perdre connaissance.

Un lourd sommeil, peuplé de mauvais rêves,succéda à cet évanouissement.

Quand Baruch rouvrit les yeux, il avaitcomplètement perdu toute notion du temps et du lieu : il luifallut beaucoup d’efforts pour arriver à se rappeler ce qui luiétait arrivé la veille, et dans quel endroit il se trouvait.

Il avait été réveillé par le bruit d’unemusique lointaine, dont les sons, à la fois doux et majestueux,allaient sans cesse en augmentant jusqu’à atteindre les grondementsimposants du tonnerre, auxquels se mélangeaient des chants aérienset légers, comme si les voix célestes d’un chœur d’archanges sefussent mêlées aux mugissements d’une tempête.

Peu à peu, les rumeurs de l’ouragan eurent ledessous et le chant d’allégresse et d’amour s’enfla plus largementen montant vers le ciel.

Baruch était d’abord demeuré, comme en extase,bercé par cette mystérieuse musique qui lui semblait avoir uneexpression surnaturelle.

Il comprit bientôt que ce qu’il entendait,c’était la voix d’un orgue puissant sur lequel un grand artisteexécutait de géniales improvisations. Le caractère de la musique semodifia brusquement ; il prit quelque chose de suave, d’intimeet de mélancolique à la fois. C’étaient comme de tendres promesseschuchotées à mi-voix, de timides aveux, des confidences entremêléesde chastes caresses, des baisers et des sourires mouillés de larmesvite essuyées. Il y avait tout cela, et bien d’autres chosesencore, dans ces surhumains accents qui parvenaient aux oreilles deBaruch comme s’il eût été tout proche de l’instrument qui lesproduisait.

Tout à coup, il lui sembla que les opaquesténèbres s’illuminaient d’une tremblante lueur, faible etincertaine, comme un reflet lointain qui paraissait monter du solmême de son cachot.

D’un mouvement instinctif, il se leva, portala main à son front brûlant de fièvre et se dirigea d’un pas malassuré du côté d’où venait la lumière.

Après avoir traversé la cellule, il vit à sespieds une sorte de judas, qui s’était brusquement ouvert dans lesol même, à la place d’un des losanges de cuir du capitonnage, etdont le treillis serré laissait passer la lueur qui avait attiréson attention.

Avidement, fiévreusement, Baruch s’étendit àplat ventre, colla ses yeux au grillage et regarda.

Le spectacle qui se déploya alors à sesregards était tel que l’assassin sentit tout son sang refluer versson cœur. Ses oreilles bourdonnaient, et il crut un instant qu’ilétait le jouet de quelque nouvelle hallucination. Mais la netteté,la réalité même du tableau qu’il apercevait, éclairé par descentaines de lampes électriques, ne lui permirent pas de croire àun rêve.

De son cachot situé dans les combles, Baruchvoyait à ses pieds, comme au fond d’un gouffre, le chœur et la nefprincipale d’une chapelle catholique étincelante d’ors et delumières ; l’autel était paré de fleurs et la fumée d’azur desencensoirs s’élevait en harmonieuses spirales entre les piliersdrapés de satin blanc et décorés de guirlandes de roses, de lis, delilas blanc et de jasmin. Devant l’autel, un évêque aux vénérablescheveux blancs, à la chasuble coruscante de pierreries, s’apprêtaità donner la bénédiction nuptiale à un jeune homme et une jeunefille qui, en ce moment, tournaient le dos à Baruch.

Une brillante assistance remplissait lachapelle, et Baruch reconnut avec stupeur, parmi les invités auxbrillantes toilettes, lord et lady Burydan, Fred Jorgell, HarryDorgan, mistress Isidora, M. Bondonnat, Frédérique, Andrée etleurs époux, Oscar Tournesol, Régine, Agénor et le Peau-RougeKloum.

Cette stupeur se changea en une véritablehorreur lorsque, dans un vieux gentleman mis avec une suprêmeélégance, qui s’était tenu jusqu’alors caché derrière un pilier,Baruch reconnut, à ne pouvoir s’y tromper, William Dorganlui-même !

William Dorgan, dont l’acte de décès avait étédûment dressé ! William Dorgan, dont Cornélius et Fritzavaient retrouvé le cadavre sous les décombres du pont de Rochesteret dont lui, Baruch, avait touché l’héritage presque entier, aprèsun retentissant procès avec Harry Dorgan !

Baruch porta la main à son front avec un crisourd. Il sentait sa raison chavirer en plein cauchemar, en pleineinvraisemblance.

Il eut, un moment, la pensée qu’on lui avaitfait absorber l’un de ces poisons du cerveau qui, comme lehaschisch, ont le pouvoir de déformer les perceptions des sens.

Il se pinça jusqu’au sang, il se frotta lesyeux, pour être bien sûr qu’il ne rêvait pas.

Mais non ! Tout ce qu’il voyait, tout cequ’il entendait était d’une réalité trop intense pour appartenir audomaine du songe.

Il distinguait les moindres détails destoilettes ou des costumes, il pouvait compter les perlesétincelantes au cou des jeunes femmes. La rumeur des orguesbruissait encore à son oreille et le parfum de l’encens montait àses narines.

Tout ce qu’il voyait avait donc une existencebien tangible. Baruch se demanda comment tous ses ennemis setrouvaient, comme par un fait exprès, réunis là, dans cettechapelle.

Il n’avait pu apercevoir encore le visage dela mariée, mais il tremblait de le deviner.

Il avait peur de savoir.

Au moment où la jeune fille, en somptueuserobe de brocart d’argent garnie de perles, se retourna pour lacérémonie de l’anneau, il ferma les yeux pour ne pas apercevoir sonvisage. Néanmoins, la curiosité fut la plus forte, il les rouvritpresque aussitôt.

Il vit la fière doña Carmen Hernandez, tout àla fois souriante, extasiée, rougissante, échanger la baguenuptiale avec Joë Dorgan !… Joë Dorgan lui-même, le visagerayonnant d’intelligence et de santé !

Baruch eut la sensation qu’éprouve un hommequi roule dans un gouffre.

Il poussa un cri d’angoisse et s’évanouit.

*

**

Le docteur Cornélius Kramm était paisiblementoccupé à travailler dans son laboratoire souterrain, en compagniede son préparateur Léonello, lorsque son frère Fritz y fitbrusquement irruption.

Le visage du marchand de tableaux était blême,décomposé. Ses vêtements en désordre, son front couvert de sueurmontraient qu’il était accouru précipitamment sans même faire usagede son auto.

Il s’écroula plutôt qu’il ne s’assit sur unsiège placé à côté de celui de son frère.

– Qu’y a-t-il donc ? demandaCornélius avec surprise.

– Tout est perdu ! bégaya Fritzd’une voix étranglée. Baruch est pris ! Doña Carmen estmariée !…

– Que me chantes-tu là ?… Tu esfou !… Mais c’est impossible, ce que tu meracontes !…

– Baruch n’a pas reparu à son hôteldepuis notre dernière entrevue, et l’on n’a revu ni son auto ni sonchauffeur… On ne sait ce qu’ils sont devenus !…

– Voyons ! tu déraisonnes… Si Baruchest arrêté ou en fuite, doña Carmen n’a pas pu se marier !

– Voilà bien le plus terrible !C’est qu’elle a épousé Joë Dorgan… Entends-tu ? le vrai JoëDorgan !… Mais ce n’est pas tout encore… William Dorgan estressuscité !…

Cornélius tombait de son haut.

– Ah ça ! fit-il, je commence àcroire sérieusement que tu divagues… Soyons calmes, d’abord, pasd’énervement… Avant tout, de la logique et des faitsprécis !

– Il n’y en a que trop, hélas ! defaits précis…, murmura Fritz d’un air abattu.

– William Dorgan ne peut pas êtreressuscité, puisque c’est nous-mêmes qui avons reconnu son cadavrelors de l’accident du pont de Rochester.

– Ce n’était pas lui. William Dorgan – àce que m’a confié un de nos affiliés qui est employé au parquet – aintroduit une demande en rectification d’état civil. Ramassé sur lelieu du sinistre par des amis, il a été soigné jusqu’à ce jour dansune maison de santé, et il possède toutes les preuves capablesd’établir la vérité de ses affirmations. L’homme qu’on a enterré àsa place est un certain Murray. Tout l’échafaudage de nos projetss’écroule comme un château de cartes…

– Nous avons été roulés comme desenfants, comme des niais, par lord Burydan… Je vais réfléchir aumeilleur parti à prendre… Mais explique-moi d’abord L’histoire dumariage de doña Carmen.

– Rien de plus simple. La jeune filleétait du complot. Je viens d’apprendre, mais trop tard, qu’elle aeu plusieurs entrevues secrètes avec lord Burydan et Andrée deMaubreuil. Andrée et Carmen, qui, toutes deux, avaient à venger lamort de leur père assassiné par Baruch, se sont entendues àmerveille. Et c’est ainsi qu’a été organisée une comédie dont noussommes nous-mêmes victimes aujourd’hui.

– Je comprends maintenant, repritCornélius avec une sourde exaspération, pourquoi l’Espagnole semontrait si fière et si cérémonieuse avec Baruch, pourquoi elle nelui accordait que de si courtes entrevues.

– Elle en accordait de plus longues auvéritable Joë, que, paraît-il, Bondonnat a complètement guéri. Ellele connaissait, d’ailleurs, depuis longtemps, car William Dorgan etPablo Hernandez avaient été autrefois en relations d’affaires.

« Persuadée par lord Burydan et parAndrée, l’Espagnole est fougueusement entrée dans la combinaisonqui devait assurer sa vengeance. Quant à Baruch, il a disparu, etmaintenant nous allons avoir à compter à la fois avec WilliamDorgan et le véritable Joë.

– Et sans doute, ajouta Cornélius d’unair sombre, avec la police des États-Unis… C’est une vraiecatastrophe…

– Dont tu peux bien accuser tonimprudence ! s’écria Fritz avec colère. Si tu avais, dès ledébut, comme je le demandais, supprimé Joë Dorgan, nous n’enserions pas réduits à cette extrémité.

– Inutile de nous quereller. Tesreproches ne servent à rien, ne signifient rien ! Nous avonsla partie plus belle encore que tu ne penses. Nos contrats avec letrust de William Dorgan sont parfaitement en règle. Il faudraplaider, et, d’ici là, il peut se passer bien des événements.

– Mais si l’on t’accuse d’avoir opéré latransformation des physionomies ?

– Il faudra me le prouver. Les procédésque j’ai employés sont connus. Je les ai expliqués moi-même dansplusieurs brochures qu’a pu lire n’importe quel médecin. Reprendscourage, mon cher Fritz, rien n’est encore désespéré.

– J’aime à te voir cette belle confiance,murmura le marchand de tableaux un peu calmé, mais que faut-ilfaire ?

– Le plus pressé, c’est de retrouverBaruch, de savoir ce qu’ils en ont fait. C’est lui, en réalité, laseule et vivante preuve que l’on puisse invoquer contre nous.

– Je vais m’en occuper. Aujourd’hui même,Slugh se mettra en campagne avec une douzaine de nos plus habilesaffiliés. Mais, crois-moi, il faut que nos adversaires soient biensûrs du triomphe pour se démasquer comme ils le font.

– C’est précisément cette assurance quiles perdra. Une fois que nous aurons retrouvé Baruch, je t’affirme,moi, que je ne serai pas embarrassé ! Il est heureux,d’ailleurs, que tu m’aies prévenu. Je vais mettre à profit le tempsqui nous reste pour faire disparaître certains objets et certainspapiers compromettants.

« Crois-moi, lord Burydan et sa banden’ont pas encore gagné la bataille, comme ils sel’imaginent !

– Je voudrais te croire.

– On n’attaque pas ainsi un homme commemoi. Je suis célèbre ! Je suis riche ! Et j’ai à mesordres les poignards de la Main Rouge.

*

**

Les deux bandits passèrent trois longuesheures à prendre les mesures nécessaires à leur défense.

Quand Fritz Kramm sortit de chez son frère, ilavait reconquis sinon toute sa sérénité, au moins toute sonaudace.

CHAPITRE V – La coupe empoisonnée

Quand Baruch reprit connaissance, il fut toutsurpris de ne plus se retrouver dans le cachot obscur d’où il avaitassisté au mariage de doña Carmen. On avait profité de sonévanouissement pour le transporter dans une autre prison.

C’était une chambre blanchie à la chaux,éclairée par une étroite fenêtre, garnie de forts barreaux de feret meublée d’un lit de sangle, d’un escabeau et d’une table.

L’assassin pensa d’abord qu’on l’avait enfinlivré à la justice et qu’il était dans un des établissementspénitentiaires de l’État de New York. Mais la vue d’un grand parcqu’il apercevait à travers les carreaux de la fenêtre, bien qu’oneût pris la précaution de les brouiller au lait de chaux, lui fitcomprendre qu’il se trompait.

Il chercha vainement les raisons qui avaientpoussé ses geôliers à le transférer là.

Décidément tout ce qui lui arrivait depuis lecommencement de sa captivité était mystérieux.

Voici quel était le véritable motif de cetransfert :

C’était dans le palais de doña Carmen qui,appartenant à la religion catholique, possédait une chapelleinstallée dans une des ailes de sa riche demeure, que Baruch avaitpu assister à son mariage. Mais, après lui avoir infligé ce premierchâtiment, la jeune fille eût voulu, tout de suite, que lemeurtrier de son père fût livré à la justice.

Lord Burydan lui démontra bien vite quec’était là une chose impossible. La découverte de la vérité eûtcausé un scandale dont Carmen elle-même et son mari eussent été lespremières victimes. En outre, lord Burydan et Fred Jorgell tenaientbeaucoup à ce que mistress Isidora, qui ne savait rien de cesévénements, continuât à demeurer dans l’ignorance.

La jeune femme demandait toujours, de temps àautre, des nouvelles de son misérable frère, et on lui répondaitconstamment que sa santé était satisfaisante, mais qu’il nerecouvrerait jamais la raison.

Elle le croyait encore au Canada, et elleavait, à maintes reprises, pris la résolution d’aller y voir. Sonmari et ses amis s’étaient toujours arrangés de façon à ce qu’ellene pût mettre ce projet à exécution.

Très bonne et très généreuse, doña Carmenn’eût voulu causer aucun déplaisir à mistress Isidora. Alors, elledéclara avec beaucoup de fermeté à lord Burydan qu’elle voulait quela mort de son père fût vengée, et que, d’un autre côté, elle nepouvait conserver plus longtemps dans son palais l’infâme scélératdont la présence sous son toit lui causait un insurmontabledégoût.

La question était embarrassante. Pour larésoudre, lord Burydan réunit, dans une secrète conférence, WilliamDorgan, Fred Jorgell, l’ingénieur Harry et M. Bondonnat.

La discussion fut longue et animée. Les unsétaient d’avis que Baruch, auquel on restituerait sa véritablephysionomie, fût réintégré dans le Lunatic-Asylum ; d’autresvoulaient qu’on se débarrassât simplement de ce misérable d’un coupde revolver, comme on fait d’un chien enragé.

Ce fut Fred Jorgell lui-même qui trancha laquestion.

– Mes amis, dit-il d’une voix grave,puisque j’ai le malheur d’être le père d’un pareil monstre, c’est àmoi seul qu’appartient le droit de le châtier. Je demande donc quece fils indigne soit remis entre mes mains. Vous pouvez compter queje ne faillirai pas à ma tâche de justicier. Baruch doit recevoirle châtiment qu’il a mérité !…

Un profond silence accueillit ces paroles, quimettaient fin à la discussion.

Personne ne s’opposa à ce que demandaitl’inexorable vieillard.

C’est ainsi que Baruch fut transporté dans unepropriété que possédait Fred Jorgell dans la banlieue de New York,propriété qui se composait d’un parc au Centre duquel était édifiéeune villa, inhabitée depuis de longues années.

*

**

… L’assassin passa le restant de la journée enproie à une indicible angoisse.

Il eût voulu, à tout prix, connaître lavérité, sortir de la torturante indécision où il se trouvait.

Par moments, il avait de véritables accès derage, en songeant que, pendant qu’il languissait entre les quatremurs d’un cachot, son sosie Joë Dorgan s’installait à sa place etjouissait sans doute, près de la belle Carmen, des doucesprérogatives d’un époux.

– Que suis-je donc, moi,maintenant ? s’écria-t-il en grinçant des dents. Je ne suisplus Joë Dorgan, je ne suis même plus l’assassin Baruch !… Jen’existe plus que comme un spectre vivant, qui n’a ni nom nipersonnalité légale ! Je suis à la merci du premier venu quivoudra me tuer puisque, socialement parlant, je n’existepas !…

Baruch fut tiré de ces affligeantes réflexionspar la venue d’un geôlier qui lui apportait des vivres.

Dans cet homme, qui était d’une taillecolossale, il reconnut le géant Goliath à la description que Slughlui en avait faite, et, dès lors, il n’eut plus de doute sur sasituation.

Il était évident qu’il était tombé entre lesmains de lord Burydan, de qui il n’avait, à coup sûr, aucune pitiéà attendre.

Cette découverte lui porta un coup terrible.Il eût préféré mille fois être dans les mains de véritables banditsou même de policiers.

Avec les bandits, il en eût été quitte pourune rançon ; avec les policiers, il se fût réclamé de la MainRouge, qui avait parmi eux de nombreuses et puissantesaccointances. De tels procédés n’étaient pas de mise avec des genscomme lord Burydan et Fred Jorgell, qu’on ne pouvait ni séduire nitromper.

Baruch s’était fait toutes ces réflexions enl’espace de quelques secondes. Il pensa qu’il pourrait peut-êtreobtenir des éclaircissements de son geôlier.

– Qui êtes-vous, mon ami ? luidit-il de sa voix la plus affable.

Goliath, pour toute réponse, mit un doigt surses lèvres et roula de gros yeux féroces, donnant à entendre qu’illui était défendu de parler.

Il n’y avait décidément rien à faire de cecôté.

Le géant avait mis le couvert et posé sur latable le repas du prisonnier.

Baruch avait faim. En dépit de sespréoccupations, il mangea de grand appétit, sous la surveillance deson silencieux geôlier, qui ne le quitta pas des yeux une seuleminute.

Le repas fini, Goliath enleva le couvert et seretira.

Baruch remarqua alors que la porte, massive etblindée comme celle d’un coffre-fort, était munie d’un guichet, àtravers lequel on pouvait le surveiller à tout instant.

En proie à un sombre désespoir, que sesréflexions ne faisaient qu’augmenter, l’assassin se jeta sur sonlit de sangle et essaya de dormir. Brisé par la fatigue et lesémotions, il tomba dans un profond sommeil et il fut tout surpris,en rouvrant les yeux, de voir qu’il avait passé la nuit entière àpeu près paisiblement.

Le soleil brillait joyeusement aux vitres del’étroite fenêtre. Baruch regarda quelque temps les grands arbresdu parc ; puis il arpenta sa cellule de long en large enbâillant. Il ressentait déjà les premières atteintes de cetteneurasthénie aiguë à laquelle succombent, tôt ou tard, ceux quisont condamnés à la réclusion.

Il y avait des moments où il eût désiré êtrejugé, condamné, exécuté même, pour échapper à cette existenced’inaction et d’effroyable monotonie. Il avait la pénible sensationd’être pour toujours séparé du monde des vivants.

« Ils n’oseront pas me tuer !songeait-il en crispant les poings avec rage, ils vont me laissercrever d’ennui dans ce trou, pour ne pas charger leur conscienced’un meurtre !… Ah ! j’aimerais cent fois mieux en avoirfini tout de suite !… Ces hypocrites m’assassineront à petitfeu ! Un coup de poignard serait préférable !… »

Cette journée parut à Baruch d’une duréeinterminable. Il la passa étendu sur son lit, ou se promenant delong en large dans sa cellule comme un tigre en cage.

Il était maintenant convaincu qu’on avaitdécidé de son sort et qu’il ne quitterait jamais sa prison.

Il se trompait.

Vers la fin de l’après-midi, la porte s’ouvritbrusquement. Goliath entra, précédant respectueusement un vieuxgentleman, dans lequel Baruch reconnut, avec saisissement, sonvéritable père, le milliardaire Fred Jorgell.

Tous deux se regardèrent quelques instants ensilence. Mais, malgré toute son insolence et toute son audace,Baruch fut obligé de baisser les yeux sous le regard sévère duvieillard.

– Je ne croyais jamais vous revoir, ditFred Jorgell d’un ton glacial. Je pensais, comme tout le monde,qu’après les premiers crimes que vous avez commis vous aviez perdula raison. Et, certes, je m’en applaudissais.

« Mes amis pouvaient ainsi prétendre,avec quelque vraisemblance, que les assassinats de Jorgell-City,que le meurtre de M. de Maubreuil n’étaient que lerésultat d’une sanglante démence. Je sais maintenant que vouspossédiez parfaitement votre raison, que vous n’avez jamais cesséd’être parfaitement intelligent, parfaitement conscient de vosactes !

Les yeux baissés, Baruch écoutait son pèresans mot dire, se demandant à quoi tendait ce préambule.

– Vous avez une première fois échappé auchâtiment, continua le vieillard, et cela par un crime plusmonstrueux que les précédents. Mais tout a une fin. Il est temps demettre un terme à vos exploits, et, cette fois, ni la scienceinfernale du docteur Cornélius ni les poignards de la Main Rouge neréussiront à vous sauver !…

L’assassin eut un mouvement de révolte. Saphysionomie prit une effroyable expression de haine et de rageimpuissantes. Il serra les poings, s’élança sur Fred Jorgell etessaya de le saisir à la gorge.

Heureusement, Goliath veillait. D’une simplebourrade de son formidable poing, il força Baruch à s’asseoir surl’escabeau, et il le maintint dans cette position.

– Je ne regrette qu’une chose, s’écria lebandit en grinçant des dents hideusement, c’est de ne pas vousavoir tué !…

– Silence, malheureux ! dit levieillard. J’ai hâte d’en avoir fini avec vous. Je ne pourraislongtemps supporter votre odieuse présence.

– Oui, finissons-en ! Que mevoulez-vous ? Pourquoi êtes-vous venu me tourmenter ?

– J’ai pensé que, si lâche que voussoyez, vous auriez encore le courage de vous suicider. Je vouslaisse jusqu’à demain matin pour prendre une résolution à ce sujet.Mais, si, demain, vous ne vous êtes pas fait justice, d’autres sechargeront de ce soin !…

Baruch comprit que tout était perdu. Sa fiertédisparut. Il se fût trouvé, en ce moment, parfaitement satisfait ense voyant condamné à une réclusion perpétuelle, lui qui, une heureauparavant, préférait la mort à l’emprisonnement.

– Mon père, balbutia-t-il d’une voixtoute changée, j’aurais voulu revoir ma sœur Isidora… la seulepersonne que j’ai aimée et qui se soit montrée bonne pourmoi !…

« Ah ! vous n’avez pas dû lui direce que vous vouliez faire !… Isidora eût intercédé pourmoi !… Que pensera-t-elle, quand elle saura que vous avez eule triste courage de me forcer à mourir ! Accordez-moi lavie ! seulement la vie !… Grâce, mon père, grâce, au nomd’Isidora !

Baruch, si Goliath ne l’eût contenu, se fûtjeté aux genoux de Fred Jorgell.

– Cette lâcheté est écœurante, dit levieillard avec dégoût. Je croyais qu’un bandit de votre sorteaurait montré plus de courage !… Ces supplications sontinutiles. Je ne changerai rien à ce que j’ai résolu. Vous avezjusqu’à demain matin pour mourir !

Fred Jorgell avait tiré de sa poche une longueboîte d’acajou qu’il posa sur la table. Il sortit de la chambre,suivi de Goliath, sans un mot d’adieu, sans un regard pour lemisérable, qui demeurait affaissé la tête dans ses mains, surl’escabeau où la forte poigne du géant l’avait pour ainsi direcloué.

Baruch entendit les verrous et les serruresgrincer.

La porte s’était refermée.

Il se leva, en flageolant sur ses jambes commeun homme ivre, prit sur la table la boîte d’acajou et l’ouvrit.

Elle renfermait un revolver tout chargé.

Il le prit et l’examina avec une attentionminutieuse.

– C’est une arme de précision, fit-ilavec un ricanement amer, une arme de luxe, digne d’être offerte parun milliardaire à son fils !

Il demeura longtemps les yeux fixés sur lesnickelures brillantes de l’arme, qui semblaient l’hypnotiser. Puis,brusquement, il le déposa sur la table, alla vers la fenêtre etregarda avec une avide curiosité le ciel, où les derniers rayons dusoleil couchant allaient en s’effaçant de minute en minute.

– Demain, murmura-t-il d’une voix sombre,le soleil ne se lèvera pas pour moi.

Il se jeta sur son lit, fermant les yeux pourne plus penser. Quand il les rouvrit, la chambre était pleine deténèbres. Seul le revolver étincelait dans la pénombre.

– Eh bien, non ! s’écria l’assassind’une voix rauque, je n’obéirai pas à cet ordre de suicide, et jelutterai jusqu’au bout !… Mon père – c’est lui qui est au fondla cause de tous mes maux – me tuera de sa propre main, s’il a lecœur de le faire ! Je me défendrai, et avec cette arme mêmedont on a voulu faire l’instrument de mon supplice. Je tuerai lepremier qui demain ouvrira ma porte, je lutterai jusqu’aubout !…

Ce mouvement de révolte ne dura guère. Baruchréfléchit que des hommes aussi intelligents que lord Burydan etFred Jorgell avaient dû prendre leurs précautions contre toutetentative de résistance.

– À quoi bon essayer de lutter ?murmura-t-il. Ils s’apercevront bien vite que je ne suis pas mort.Périr d’une balle dans la tête ou périr de faim et d’ennui entreces quatre murs, lequel est préférable ?… Il vaut mieux enfinir tout de suite. Il ne me reste aucun espoir d’êtresecouru !

Le bandit se leva, prit le revolver d’une mainfébrile et revint de nouveau s’étendre sur son lit de sangle. Ledoigt sur la gâchette de l’arme, il réfléchissait.

Toutes les scènes qui s’étaient déroulées dansle courant de son existence tumultueuse se présentaient l’une aprèsl’autre à ses regards. Il revoyait par la pensée, avec unesingulière netteté, des actes et des gestes qu’il croyait avoircomplètement oubliés.

Il comprenait maintenant qu’il étaitseul, que les luttes passionnantes de la vie active neviendraient plus le distraire de ses pensées, qu’il était condamnéà vivre dans la seule compagnie de ses terribles souvenirs, à vivrejour et nuit dans la société de ses victimes !

– Décidément, soupira-t-il, le sommeiléternel de la mort est encore préférable à tous cescauchemars !

Il prit le revolver cette fois d’une mainferme et l’appuya contre sa tempe.

Mais, au moment où il allait presser ladétente, il lui sembla entendre un bruit singulier au-dessus de satête.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?

Il se dressa en sursaut et tenditl’oreille.

Le bruit avait cessé.

– Bah ! fit-il,qu’importe !…

À l’instant même où il prononçait ces paroles,un menu fragment de plâtre se détacha du plafond et tomba sur sonvisage.

Le même bruit de grattement avaitrecommencé.

Cette fois, Baruch mit son revolver dans sapoche et se leva, en proie à une grande agitation. Il ne pensaitdéjà plus à ce suicide auquel il était si fermement résolul’instant d’auparavant.

Un autre plâtras venait de se détacher duplafond, puis un autre. On cognait maintenant à coups redoublés etBaruch était profondément étonné que Goliath n’eût pas déjà étéattiré par le bruit.

Le cœur du prisonnier palpitait d’espérance.Mais, en même temps, Baruch tremblait que Goliath n’intervînt.

– Si cette brute a le malheur de venirnous déranger, grommela-t-il, je le tue comme un chien !Décidément, mon père a eu une heureuse idée en me faisant cadeau dece revolver.

Un énorme fragment du plafond venait de sedétacher, un rayon de lumière pénétra par le trou béant qui venaitde s’ouvrir, et Baruch vit apparaître la face énergique de Slugh.Il était armé d’une hache, grâce à laquelle il venait de se frayerun passage à travers le toit.

Baruch crut qu’il allait devenir fou de joie.Il chancelait comme pris d’une sorte d’ivresse.

– C’est toi, mon brave Slugh ?balbutia-t-il.

– Oui, milord, répondit le bandit avecrespect. J’ai reçu l’ordre de vous délivrer.

– Mais, malheureux, ne put s’empêcher dedire Baruch, tu fais trop de bruit. Je suis surpris que Goliath nesoit pas déjà là !… Un peu plus de prudence, quediable !

Slugh eut un bruyant éclat de rire.

– Ce bon Goliath, fit-il jovialement, nevous faites pas d’inquiétude à son sujet ! Ils dorment d’un siprofond sommeil – lui et ses collègues qui montaient la garde dansle jardin – qu’il serait, je crois, très difficile de lesréveiller.

– Tu les a tués ?

– Non, milord. Ils sont seulementendormis. J’ai pris avec moi, pour mener à bien cette expédition,une dizaine des plus expérimentés de nos chevaliers du chloroforme.À l’heure qu’il est, les geôliers sont tous solidement garrottés etbâillonnés. Les Lords avaient défendu qu’on leur fît le moindremal.

Baruch reconnut, à cet ordre, la prudence deCornélius.

– Les Lords ont eu raison, dit-il. Maisapprends-moi donc où je me trouve ?

– Tout simplement dans la banlieue de NewYork, et j’ai ici une auto qui vous conduira où vous voudrez.

– Eh bien, soit ! Mais pas deparoles inutiles ! J’ai hâte d’être déjà hors d’ici.

Baruch monta sur l’escabeau qu’il avait hissésur la table et, avec l’aide de Slugh, il passa par le troupratiqué dans le plafond et se trouva dans un grenier, d’où il futfacile aux deux bandits de gagner le parc, à l’aide d’une échelle.La même échelle leur servit aussi à franchir le mur d’enceinte. Et,enfin, Baruch eut la satisfaction de se retrouver dans une auto –l’automobile fantôme elle-même – qui, pilotée par Slugh, partit àtoute allure dans la direction de New York, dont les lumièresformaient, au fond de l’horizon, comme une brume de clarté.

Baruch éprouvait une immense satisfaction ense voyant si miraculeusement sauvé, après avoir été pour ainsi direeffleuré par les ailes de la mort.

Il aspirait avec délice l’air frais de lanuit, se jurant en lui-même de ne plus tomber aussi sottement entreles mains de ses ennemis.

– Libre ! s’écria-t-il avec unesorte d’ivresse, je suis libre ! Je vais donc pouvoir prendrema revanche ! Ils ont eu la sottise de me laisser échapper,ils m’ont manqué, mais moi je ne les manquerai pas !…

Se conformant aux ordres qu’il avait reçus,Slugh déposa Baruch à l’entrée de la Trentième avenue, et, aprèslui avoir courtoisement demandé s’il n’avait besoin de rien, ilremonta en auto et disparut.

Baruch Jorgell ne se trouvait qu’à quelquespas de l’hôtel habité par le docteur Cornélius. Il s’y renditaussitôt, bien sûr qu’il y était attendu.

La petite porte du jardin avait été laisséeouverte à son intention. Il entra, après s’être assuré que personnene l’avait suivi, et se dirigea vers l’hôtel, dont quelquesfenêtres étaient encore éclairées.

Il ne rencontra sur son passage aucunserviteur. Le vestibule, le salon et les autres pièces durez-de-chaussée où il pénétra successivement étaient déserts. Oneût dit que la maison avait été abandonnée. Mais Baruch connaissaitles aîtres. Il alla droit à l’ascenseur. Quelques minutes plustard, il frappait à la porte du laboratoire souterrain.

Ce fut Cornélius qui vint lui ouvrir. Tousdeux se serrèrent la main avec effusion.

– Mon cher Baruch, dit le docteur, jesuis charmé de vous revoir en liberté. Je viens d’apprendre, il y aune demi-heure à peine, le succès de votre évasion…

– Comment ! vous saviez déjà ?…murmura Baruch avec surprise.

– Oui… Un de nos affiliés m’a téléphonésitôt que vous avez été hors de votre prison.

– Je vous dois tous mes remerciementspour votre intervention. Slugh est arrivé juste à point. Il m’estapparu comme un messager céleste au moment même où j’appuyais lecanon d’un revolver sur ma tempe.

Cornélius fronça le sourcil.

– Vous vouliez donc vous suicider ?fit-il avec une subite méfiance.

– Je voulais, n’est pas le mot, j’étaisforcé de me suicider.

En quelques mots rapides, Baruch raconta àCornélius ses aventures des jours précédents.

Tout en parlant, ils étaient entrés dans lelaboratoire, où se trouvaient déjà Fritz et Léonello, que Baruchmit aussi au courant de sa captivité et de son évasion. Sesregards, pendant qu’il parlait, erraient distraitement autour delui. Il constata qu’un grand nombre des appareils et des moulagescoloriés qui garnissaient les murs et les vitrines avaientdisparu.

– Il me semble, dit-il, qu’il y a chezvous quelque chose de changé.

– Oui, répondit Fritz, nous avons dûprendre quelques précautions, détruire certains objetscompromettants, car il n’y aurait rien de surprenant à ce que lapolice fît ici une perquisition.

Et Fritz, à son tour, mit Baruch au courant dece qu’il ignorait, et lui fit comprendre la gravité de lasituation.

Tous trois demeurèrent quelque tempssilencieux, comme si nul n’eût voulu émettre son opinion lepremier.

– Que faut-il faire ? demanda enfinBaruch avec agitation.

– Il ne vous reste, répondit Cornélius,qu’un seul parti à prendre. C’est de fuir le plus vite possible…Cette nuit même, à l’instant… Et de vous en aller très loin,jusqu’à ce que nous ayons réparé l’échec que nous venons desubir.

Baruch était atterré, anéanti.

– Je n’aurais jamais cru, fit-il, à unecatastrophe aussi complète. C’est l’écroulement de tous nosprojets !… Pour mon compte, je ne crois pas que cet échec soitréparable…

– Vous avez tort, fit hypocritementCornélius. Nos adversaires ne sont pas immortels. Les trainspeuvent dérailler, les paquebots sombrer, les maisons sauter. Ilpourrait suffire d’un seul de ces accidents pour rétablircomplètement nos affaires ! J’ai gagné autrefois des partiesplus difficiles !

– Vous me rendez un peu d’espoir, murmuraBaruch avec accablement. Je vais vous obéir de point en point.

– Tout a été disposé pour votre fuite.Dans une heure, vous serez à bord d’un paquebot dont le capitaineest des nôtres et qui met la voile pour les Antilles.

– Mais, dit Fritz avec un bizarresourire, vous devez avoir besoin d’argent. Voici toujours uneliasse de bank-notes pour parer au plus pressé. Vous en recevrezd’autres, sitôt votre arrivée à La Havane.

– J’accepte les bank-notes, fit Baruch enserrant le portefeuille que Fritz lui tendait. Je voudrais bienaussi que vous me fassiez donner quelque chose à boire : j’aila gorge sèche, je meurs de soif.

Sur un geste de Cornélius, Léonello apportatrois coupes et alla chercher, dans la glacière où elle était tenueau frais, une bouteille d’extra-dry.

Fritz et Cornélius trinquèrent au bon voyagede leur complice. Baruch se leva et se disposa à partir.

– Léonello va vous conduire jusqu’aupaquebot dans mon automobile, dit Cornélius. Il ne vous quitteraque quand vous serez monté à bord. Adieu donc, mon cher Baruch, etbon voyage !

Les trois bandits échangèrent un dernier etcordial shake-hand. Baruch se dirigea vers la porte du laboratoire,suivi à quelques pas par Léonello, qui s’était courtoisement effacépour le laisser passer le premier.

Comme l’Italien allait entrer dans levestibule, il se retourna et échangea un rapide coup d’œil avec ledocteur Cornélius.

Baruch entrait déjà dans l’ascenseur. Aumoment précis où, tournant le dos à Léonello, il baissait la têtepour franchir la porte de la cage vitrée, l’Italien, d’un gesteprompt comme la foudre, le frappa d’un coup de stylet aigu à labase du crâne.

Le coup avait été porté avec une sûreté et uneprécision qui eussent fait honneur à un spadassin deprofession.

La pointe affilée de l’arme avait atteint lamoelle allongée, l’endroit que les anciens anatomistes appelaientle « nœud vital » et dont la moindre lésion amène unemort foudroyante.

Baruch roula comme une masse sur les coussinsde l’ascenseur.

Il était mort sans avoir poussé un cri.

Léonello essuya sur les vêtements du mort lestylet à peine rougi et rentra dans le laboratoire.

– C’est déjà fait ? demanda Fritzavec surprise.

– Oui, maître ! répondit l’Italienavec un calme parfait.

– Maintenant, dit Cornélius, il faut,sans perdre une minute, porter ce cadavre dans le four électriqueet y lancer un courant aussi puissant que nos accumulateurspourront le fournir. Avant une demi-heure, il n’en restera qu’unepoignée de cendres…

Léonello chargea aussitôt sur ses épaules lecadavre encore chaud et alla le déposer dans l’intérieur du fourélectrique.

– C’est curieux, murmura soudain Fritzdevenu songeur, Baruch meurt presque dans les mêmes conditions quele chimiste français, M. de Maubreuil, qu’il assassinaautrefois !

– Ne croirais-tu pas à laProvidence ? s’écria sarcastiquement le sculpteur de chairhumaine. Moi, j’y crois. Ce doit être elle qui nous a permis denous débarrasser si aisément de Baruch, qui ne pouvait que nouscompromettre, et dont nous avions retiré toute l’utilitépossible.

– D’une façon ou d’une autre, il n’auraitpas été très gênant, reprit Fritz, puisqu’il devait, cette nuitmême, se brûler la cervelle. Si j’avais été prévenu de cela, jen’aurais certes pas dérangé Slugh pour le faire évader.

– Cette disparition me met tout à fait àl’aise. Que lord Burydan et sa bande osent maintenant porterplainte contre moi ! Il leur sera impossible de prouver uneseule de leurs accusations. Baruch était une vivante pièce àconviction, et maintenant il n’en reste rien.

– Ce qu’il y a de mieux, reprit Fritzavec un sourire de satisfaction, c’est que nous avons touché notrepart du trust des maïs et cotons.

– Sans oublier qu’il nous reste encore ungrand nombre de diamants de M. de Maubreuil…

Cornélius s’interrompit brusquement. Depuisquelques instants il jetait des regards anxieux dans la directiondu four électrique.

– Que fait donc cet animal deLéonello ? grommela-t-il. Nous devrions déjà sentir la chaleurdu four. Est-ce que, par hasard, le courant seraitinterrompu ? Ce serait alors une vraie malchance !

Le sculpteur de chair humaine s’était levéd’un mouvement brusque et s’était dirigé vers le four.

À peine avait-il tourné les talons que Fritztira de sa poche un petit flacon et laissa tomber quelques gouttesde son contenu dans la coupe de Cornélius, qui était demeurée àdemi pleine après le départ de Baruch. Puis il reboucha le flacon,le fit disparaître avec prestesse et se leva pour aller rejoindreson frère, en simulant un grand intérêt pour l’accident arrivé àl’électricité.

– Qu’allons-nous faire, dit-il, si lecourant vient à manquer ? Nous serons obligés d’attaquer lecorps à l’aide des acides ?

– Nous n’aurons pas cette peine, ricanaCornélius, le courant marche de nouveau à merveille. Dans uneminute, la température dépassera deux mille degrés dans l’intérieurdu four.

– Où est donc Léonello ?

– Il est allé me chercher une cléanglaise.

L’Italien revint, en effet, un instant après,tordit un fil, resserra un boulon et les portes de métal netardèrent pas à devenir incandescentes malgré l’amiante dont ellesétaient doublées. Une violente chaleur força les trois bandits dese retirer à l’autre extrémité de la pièce.

– Le rayonnement de ce four estinsupportable, dit Cornélius du ton le plus naturel. Rien qued’être demeuré quelques minutes dans son voisinage, je me sens lagorge desséchée. Je vais boire un peu.

– Moi, de même !

Fritz et Cornélius se rapprochèrent de latable. Léonello acheva de remplir les coupes, qui étaient à moitiévides et il s’en servit une lui-même. Tous trois burent lapétillante liqueur jusqu’à la dernière goutte.

– Il me semble, dit Cornélius d’un tonsingulier, que ce vin a un goût bizarre.

– Je ne trouve pas, moi, répondit Fritzqui rougit imperceptiblement.

– Vois-tu que je me sois empoisonné,ajouta le docteur d’un ton de cinglante raillerie. C’est pour lecoup que tu serais en droit de dire qu’il y a une Providence. Sanscompter que je te laisserais un héritage assez rondelet…

– Pourquoi parler de cela ? murmuraFritz avec embarras.

– Bah ! il faut bien dire quelquechose… Mais qu’as-tu donc ? Il me semble que tu espâle !

– Ce n’est rien, balbutia le marchand detableaux qui ressentait depuis quelques instants un commencement demalaise. J’ai la tête lourde…

– Tant mieux que ce ne soit rien… Jereviens à ma plaisanterie de tout à l’heure. Je disais donc que jete laisserais, mon cher Fritz, un héritage assez important. Puis,faisons une supposition…

« Mon cher Fritz se dit un beau matin queson legs se fait décidément bien attendre, que le docteur Cornéliusest un parent compromettant, et que ce serait vraiment un trèsheureux hasard si ledit Cornélius venait à mourir de mortsubite…

– Je n’ai jamais eu une pareillepensée ! protesta Fritz dont le visage était devenu d’unepâleur livide, mais ne me parle plus ainsi…

– Je plaisante… Laisse-moi continuer mapetite histoire… La mort de son excellent frère Cornélius est doncdevenue chez Fritz une idée fixe, et, comme dit un proverbe,« l’occasion fait le larron »… Un beau jour que les deuxfrères sont à boire tranquillement une coupe de champagne, Fritzprofite de ce que Cornélius a le dos tourné pour jeter du poisondans son verre…

– Grâce ! grâce ! balbutiaFritz qui commençait à sentir dans ses entrailles comme la brûlured’un fer rouge.

Cornélius continua, avec une tranquillitéparfaite :

– Heureusement pour lui, Cornélius, surqui veille la Providence dont nous parlions tout à l’heure, a vudans la glace de Venise le geste, pourtant rapide, de son cherFritz. Que fait Cornélius ? Il dit un mot à l’oreille de sonfidèle Léonello. Celui-ci va au fond du laboratoire sous prétextede chercher une clé anglaise et change les verres, de sorteque…

Pendant cette explication, Léonello s’étaitéclipsé. Fritz se tordait sur sa chaise. L’effet du poison était sirapide que déjà son visage se marbrait de larges plaquesrougeâtres.

– Grâce, Cornélius ! répétait-ild’une voix déchirante en jetant le flacon dont il s’était servi surla table ! Tu dois avoir le contrepoison, ajouta-t-il.

– Je l’ai, répondit froidementCornélius.

– Donne-le-moi ! Tu peux encore mesauver !

– Non !

– Je t’en supplie !…

– Non ! Tu m’as trahi, tumourras !

Fritz n’avait plus même la force de parler. Ilpoussait des gémissements inarticulés, tordant vainement ses mainssuppliantes vers Cornélius, qui le regardait avec un sourireinflexible.

Subitement, Fritz battit l’air de ses bras,roula à terre. Tout son corps fut agité de spasmes violents. Puis,brusquement, il demeura immobile.

Le poison avait fait son œuvre !

Cornélius cria de loin :

– Léonello ! Il faudra porter cecorps dans le four électrique avec l’autre !

Léonello apparut au bout d’un instant. Maisson visage était bouleversé.

– Maître ! s’écria-t-il, nous avonsattendu trop longtemps ! L’hôtel est cerné ! La rue estbarrée par un cordon de policemen, et il y a des détectives pleinle jardin !…

– Alors, vite ! Fuyons ! Nousavons encore quelques minutes devant nous ! Ouvre la porte defer, pendant que je prendrai les papiers de Fritz.

Une minute après, les deux banditss’engageaient dans une issue secrète qui aboutissait aulaboratoire.

Ils refermèrent avec soin, derrière eux, laporte blindée qui y donnait accès.

À peine venaient-ils de disparaître qu’unecinquantaine de détectives, le revolver au poing, firent irruptiondans le laboratoire.

Mais au même moment une terrible commotionébranla le sol. Une gerbe de flammes enveloppa l’hôtel, lançant detous côtés des moellons, des poutres et des débris embrasés.

Le laboratoire du sculpteur de chair humainevenait de sauter.

CHAPITRE VI – Épilogue

La nouvelle de l’explosion de l’hôtel dudocteur Cornélius Kramm eut, dans toute l’Amérique, un profondretentissement ; dans certains milieux dévots, protestants oucatholiques, on affirma que c’était le diable en personne qui, surun cheval de feu, était venu emporter, tout vivant, dans lesenfers, le sculpteur de chair humaine.

Ailleurs, le bruit s’était répandu quec’étaient Cornélius et Fritz les grands chefs, les Lords de la MainRouge, et cette découverte causait dans la société new-yorkaise uneémotion considérable.

Pendant trois jours, un cordon de policemenentoura les ruines de l’hôtel, et des détectives, assistés d’uneescouade de travailleurs, explorèrent les décombres.

On retrouva plusieurs cadavres, plus ou moinsdéfigurés. Celui de Fritz Kramm fut le premier qu’on putidentifier ; un autre, découvert dans un four électrique et àdemi carbonisé, était absolument méconnaissable. On supposa, avecquelque vraisemblance, que c’était celui de Léonello, qui, tropbien informé des secrets de son maître, avait dû être assassiné parlui. Seuls, lord Burydan et Fred Jorgell, mis en présence du corps,avaient parfaitement reconnu Baruch. Mais ils gardèrent pour euxleur secret, et le nom de l’assassin de M. de Maubreuilne fut même pas prononcé au cours de l’instruction qui fut ouvertepour essayer de déterminer les causes de l’explosion, où plus decinquante policiers avaient perdu la vie. Quelques-uns des hautsfonctionnaires du Police-Office connurent la vérité. MistressIsidora, à laquelle on ne voulait causer aucun chagrin inutile, nesoupçonna jamais de quelle façon son misérable frère était mort. Cene fut que de longs mois après qu’une lettre du Canada lui annonçaque le dément de la Maison Bleue s’était éteint doucement sansavoir recouvré la raison.

Lorsque l’on eut terminé le déblaiement, on setrouva en présence du cadavre de Cornélius affreusement mutilé,mais, au dire des détectives, suffisamment reconnaissable.

Un fait qui causa beaucoup d’étonnement, c’estqu’on ne trouva trace, ni dans les banques ni dans les ruines del’hôtel, des sommes considérables en or et en bank-notes quepossédait Cornélius, au vu et au su de tout le monde. On supposaque le docteur avait été prévenu à l’avance de l’arrestation qui lemenaçait et qu’il avait mis son argent en lieu sûr en le confiant àquelqu’un des affiliés de la Main Rouge.

Quant à la fortune de Fritz, elle eut unedestination inattendue. Il existait chez un notaire de New York untestament en bonne et due forme, par lequel Cornélius, Fritz et JoëDorgan se léguaient réciproquement tout ce qu’ils possédaient. Cefut donc le véritable Joë Dorgan, l’époux de Carmen, qui entra enpossession des vastes magasins remplis de tableaux et d’objetsd’art.

Le jeune milliardaire ne voulut garder decette fortune suspecte que quelques tableaux sans valeur et lesdiamants provenant du vol commis chez M. de Maubreuil,dont un certain nombre n’avaient été ni taillés ni vendus.

Ce testament, que Fritz et Cornélius avaientimposé à leur complice Baruch, eut pour conséquence de rendre Joëseul propriétaire du trust des maïs et cotons. Il s’empressa departager intégralement avec son frère, l’ingénieur Harry, lescapitaux provenant de cet héritage.

Un moment, certains journaux, probablementdans une intention de chantage, insinuèrent que Joë Dorgan avaitété en trop bons termes avec les deux frères pour ne pas être leurcomplice. Mais les hauts fonctionnaires de la police de New York,parfaitement au courant de la véritable personnalité de Baruch,eurent vite fait de réduire au silence les maîtres chanteurs.

Débarrassée de ses adversaires financiers, laCompagnie des paquebots Éclair entra dans une ère de prospéritéqu’elle n’avait jamais connue, et, bientôt, elle fusionna avec letrust des maïs et cotons, où lord Burydan possédait une partd’actions très importante.

Fred Jorgell et William Dorgan, devenusinséparables, avaient abandonné la direction des deux trusts à Joëet à Harry. Ces derniers auraient été ravis de garder près d’eux –à de royaux appointements – l’ingénieur Paganot et le naturalisteRoger Ravenel, dont ils avaient pu apprécier le mérite ; mais,après tant d’aventures, les deux jeunes gens et leurs femmes,Andrée et Frédérique, désiraient revenir en France.M. Bondonnat, lui aussi, réclamait à grands cris sonlaboratoire et ses magnifiques jardins du pays breton.

Les Français demeurèrent encore un mois prèsde leurs amis de New York ; puis ils s’embarquèrent surl’Ariel, que lord Burydan tint à commander lui-mêmependant la traversée de New York à Brest.

Andrée et Frédérique, en se séparant d’Isidoraet de Régine, leur avaient fait promettre de venir les voir enFrance à la première occasion favorable.

Les Américaines tinrent leur promesse, sixmois plus tard, à l’occasion d’une fête de famille qui réunit dansla propriété de Kérity-sur-Mer tous les amis de l’illustreBondonnat.

À huit jours de distance, Andrée et Frédériqueétaient devenues mères. La fille d’Andrée fut appelée Frédérique,le fils de Frédérique, Prosper, ainsi que l’avait désiré songrand-père.

Les fêtes du baptême durèrent huit jours etdonnèrent lieu à des réjouissances dont on n’a pas perdu lesouvenir dans ce coin de Bretagne.

M. Bondonnat, qui venait de remporter leprix Nobel, à la suite de la publication de son beau livre, LaConscience des végétaux, put voir réunis autour de sa tablepresque tous ceux qui, de près ou de loin, avaient pris part à sesfantastiques aventures.

C’était d’abord Harry Dorgan et mistressIsidora qui avaient voulu tenir, sur les fonts baptismaux, lapetite Frédérique Paganot, tandis que Joë Dorgan et Carmen étaientles parrain et marraine du petit-fils de M. Bondonnat.

William Dorgan et Fred Jorgell étaient venusaussi, heureux de revoir le vieil ami dont la science etl’abnégation leur avaient rendu de si grands services.

Les deux milliardaires étaient chargés decadeaux qui eussent, par comparaison, fait taxer de mesquinerie etd’avarice les génies des Mille et une Nuits et les princesses descontes de fées.

Mr. Bombridge, qui était en train dedevenir milliardaire grâce à la création par sélectionnement d’unescargot géant exceptionnellement savoureux, n’avait pu venir,absorbé par le souci des affaires ; en ses lieu et place, ilavait délégué sa fille, la gentille Régine, et son gendre, OscarTournesol.

C’est avec la plus profonde émotion quel’ex-bossu mit le pied sur le sol de la terre natale et qu’il revitses bienfaiteurs et ses amis, M. Bondonnat et sa famille.

Il fut aussi très heureux de revoir soncamarade, le Peau-Rouge Kloum, qui était venu avec lord Burydan, lecosaque Rapopoff, à présent garçon de laboratoire, et la petiteOcéanienne Hatôuara, qui avait quitté, pour assister au baptême,l’institution parisienne où elle faisait ses études.

Ce fut également une grande joie pour lui dese rencontrer avec lord Burydan, qu’accompagnait l’indispensableAgénor.

Depuis son mariage, l’excentrique avait cesséd’occuper l’attention des feuilles humoristiques des deux mondes.En revanche, il était complètement guéri de sa neurasthénie, etc’est à la charmante lady Ellénor, à « la dame auxscabieuses », qu’il attribuait, non sans raison, tout lemérite de cette guérison.

M. Bondonnat n’avait eu garde d’oublierdans ses invitations Lorenza et son mari, le peintre Grivard, quiavait commencé quelques semaines auparavant un superbe portrait duvieux savant. Tout le monde admira la beauté de la guérisseuse deperles, dont la santé, un instant compromise par les privationsqu’elle avait endurées pendant sa captivité chez les bouddhistes,était plus florissante que jamais.

Le chien Pistolet, comme on peut le penser,eut aussi sa part des réjouissances et, s’il n’eût été un animalpresque aussi raisonnable et aussi sobre qu’un être humain, ilserait certainement mort d’indigestion, tant il lui fut offert desucreries, de gâteaux et de friandises de toutes sortes.

La semaine que durèrent les réjouissancess’écoula avec la rapidité d’un rêve. Ce fut avec un vrai chagrinque les invités de M. Bondonnat songèrent enfin à se séparerde leurs amis.

La veille du départ, le vieux savant et lesdeux milliardaires se trouvaient seuls sur une des terrasses dumagnifique jardin de la villa. Les massifs de fleurs embaumaientl’air ; le ciel étincelait de milliers d’étoiles. Onentendait, dans le lointain, la chanson murmurante de la mer contreles rocs. Les trois vieillards demeurèrent longtemps silencieux,prêtant l’oreille au bruit des rires et des voix joyeuses quis’échappaient de la villa aux fenêtres illuminées.

– Eh bien, demanda tout à coupM. Bondonnat, et la Main Rouge ?

– Complètement anéantie, répondit FredJorgell. Le gouvernement américain s’est enfin décidé à prendre desmesures énergiques. Plus de dix mille arrestations ont été opérées.Le Police-Office a été épuré. On a révoqué tous les détectives qui,de près ou de loin, avaient appartenu à la sanglante association.Un seul des bandits que nous avons connus a pu échapper à toutesles recherches : c’est Slugh.

– Que peut-il bien être devenu ?

– On suppose qu’il s’est retiré dans undes cantons perdus de la frontière mexicaine, où il existe encoredes bandits. La dernière fois que j’ai entendu parler de lui, c’estlorsqu’il tenta de mettre à sac l’hacienda de San-Bernardino,qu’habitent toujours Dorypha et son mari. Les tramps, en cettecirconstance, rencontrèrent une résistance à laquelle ils nes’attendaient pas. Trois d’entre eux restèrent sur le carreau, etSlugh fut gravement blessé.

– Et nos amis de la Maison Bleue ?demanda encore M. Bondonnat.

– C’est moi, répondit William Dorgan, quisuis à même de vous donner de leurs nouvelles. Ils sont trèsheureux. Le baron Fesse-Mathieu, qui est mort le mois dernier, leura laissé une fortune princière. On a découvert après son décès,dans un caveau soigneusement blindé, un trésor de près d’un millionde dollars en or et en bank-notes.

– J’espère, dit le vieux savant avec unsourire, qu’ils en feront un meilleur usage que le baronnet…

Puis, passant brusquement à une autreidée :

– Souvent, murmura-t-il, il m’arrive depenser à ce mystérieux docteur Cornélius qui est mort en emportantson secret. C’est pour moi une physionomie inoubliable.

– Croyez-vous qu’il soit mort ? ditFred Jorgell.

– On a retrouvé son cadavre, fit WilliamDorgan.

– Était-ce bien le sien ? Vous savezmieux que personne, monsieur Bondonnat, que le sculpteur de chairhumaine excellait dans l’art de truquer les pièces anatomiques. Or,il y avait à l’île des pendus un bandit qui offrait la ressemblanceexacte de Cornélius et qui n’a jamais été retrouvé. N’est-ce pas lecadavre de ce bandit qui a été exhumé des décombres ? Voilà ceque je me suis souvent demandé avec une certaine perplexité.

– Mais par où se serait-il échappé ?reprit William Dorgan.

– Je n’ose rien affirmer. Mais on s’estaperçu, en déblayant le terrain, qu’un couloir, aboutissant à unancien égout et fermé d’une porte de fer, communiquait avec lelaboratoire de Cornélius. S’il s’est échappé, cela n’a pu être quepar cette issue.

– Ce qui confirmerait cette hypothèse,dit M. Bondonnat après un instant de réflexion, c’est que lessommes énormes qu’il avait à sa disposition ont disparu aveclui.

– Tenez, dit Fred Jorgell en tirant de sapoche un journal tout froissé, voici un numéro du SydneyTimes. Il contient un portrait d’un certain docteur Malbourgh,qui, en dépit de ses favoris, ressemble étonnamment à Cornélius. Leplus étrange, c’est qu’en quelques mois il s’est fait, enAustralie, une réputation grâce à des tours de force chirurgicauxqui ressemblent singulièrement à ceux qu’opérait jadisCornélius.

– Il n’y a peut-être là qu’une simplecoïncidence, murmura M. Bondonnat devenu songeur.

– Qui pourra jamais nous le dire ?s’écria Fred Jorgell en se levant.

Personne ne releva ces paroles. Et les troisvieillards regagnèrent silencieusement la villa toute bruissante del’animation et de la gaieté des invités.

Share