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Le N°13 de la rue Marlot

Le N°13 de la rue Marlot

de René de Pont-Jest

Chapitre 1 LES LOCATAIRES DES ÉPOUX BERNIER

La rue Marlot, qui a changé de nom ou qui même a peut-être disparu depuis l’époque où s’y est passé le drame que nous allons raconter, était située dans le quartier le plus calme,le plus retiré du Marais, à deux pas de la place Royale, qu’on appelle la place des Vosges, comme au temps des immortels principes.

Nos révolutions, en effet, qui semblent si bien destinées, c’est du moins ce qu’affirment ceux qui les font, à apporter dans nos lois et dans nos mœurs des réformes utiles, n’ont guère servi qu’à réformer les noms de nos rues.

Celle de ces rues parisiennes où nous prions nos lecteurs de nous suivre se composait alors d’une vingtaine de maisons, et celle de ces maisons qui portait le n° 13 était de la plus modeste apparence.

Ses quatre étages étroits, éclairés chacun par trois fenêtres, atteignaient à peine la hauteur du second de deux gigantesques constructions qui, la flanquant orgueilleusement à droite et à gauche, semblaient lui disputer le peu d’espace qu’elle occupait.

On eût dit un pauvre petit bourgeois fourvoyé entre deux gros financiers prêts à l’étouffer.

En face, existait l’Hôtel du Dauphin,qui n’avait d’ordinaire pour clients que des provinciaux dont lesparents habitaient dans le voisinage ou, par hasard, quelquesétrangers peu soucieux du bruit et du tumulte des quartiers richeset populeux.

Le fait est que la rue Marlot était forttranquille. Les conducteurs d’omnibus l’ignoraient et il n’ypassait pas dix voitures par jour.

Dès neuf heures du soir, le silence y régnaitsi complètement qu’on aurait pu s’y croire dans la ville du GrandRoi, avant que les salons de Louvois fussent devenus les cabaretsdes citoyens représentants du 4 Septembre.

On entrait au n° 13 par une petite portebâtarde donnant sur un couloir étroit et assez obscur, où onrencontrait, immédiatement à droite, la loge du concierge.

C’est là que, depuis plus de vingt ans, deuxbraves gens, les époux Bernier, veillaient sur les destinées deleur royaume. Le mari, vieux soldat tout rhumatisant, n’était plusfort ingambe, mais sa femme, quoiqu’elle approchât de lasoixantaine, avaient encore bon pied, bon œil.

Il est vrai que Mme Berniern’avait que quatre locataires.

Au premier, demeurait le capitaine Martin, quiavait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraiteà Sébastopol.

Le matin, après son déjeuner, repas frugal quelui montait son concierge, le vieil officier sortait pour faire sapromenade hygiénique sur la place Royale. Le soir, il dînait dansun petit restaurant du quartier, puis, après une courte station aucafé voisin, en compagnie de quelques anciens frères d’armes, ilrentrait invariablement à neuf heures.

Au second, c’étaient M. etMme Chapuzi, Philémon et Baucis ; à eux deuxprès d’un siècle et demi.

Philémon Chapuzi s’était retiré descontributions indirectes avec une de ces modiques pensions que l’onsait, et Baucis l’administrait en ménagère si industrieuse que lespetits rentiers pouvaient recevoir quatre ou cinq fois l’an unedouzaine d’amis.

L’appartement du troisième était occupé, maisdepuis quatre mois seulement, par une jeune femme blonde et frêle,Mme Bernard, à qui la mère Bernier avait faitd’abord assez mauvais visage.

Lorsque Mme Bernard s’étaitprésentée pour louer dans la maison, elle était vêtue de noir,avait l’air souffrant et malheureux ; de plus, elle paraissaitdans un état de grossesse assez avancé.

Tout cela avait effrayé l’honorable conciergedu n° 13. Égoïste comme presque toutes les vieilles gens, elleavait craint que cette femme ne lui occasionnât, à un moment donné,quelque dérangement, soit à cause d’elle, soit à cause de sonenfant, et elle avait hésité à l’accepter pour locataire ;mais le curé de la paroisse Saint-Denis était venu lui recommanderl’étrangère ; il avait affirmé que Mme Bernardétait une jeune veuve digne de tout respect, de plus, orpheline, etMme Bernier avait alors disposé de son logement ensa faveur.

Elle n’avait pas eu, d’ailleurs, à s’enplaindre. Sa nouvelle locataire était douce et bonne, ne sortaitque rarement et ne recevait jamais personne.

Au moment où nous commençons ce récit, ellevenait de mettre au monde, cinq ou six jours auparavant, unecharmante petite fille qu’elle nourrissait elle-même, et elle étaitsoignée par une digne sœur de charité que le brave prêtre, sonprotecteur, lui avait envoyée.

Quant au dernier étage de la maison, étagemansardé, la moitié en était louée à un employé ambulant despostes, M. Tissot, qui ne couchait chez lui que deux ou troisfois par semaine. L’autre moitié servait de grenier au ménageBernier.

M. Tissot était le seul locataire pourlequel la porte s’ouvrît à tous moments de la nuit, car ses heuresde rentrée étaient forcément irrégulières.

Aussi avait-il une façon particulière de sefaire reconnaître de ses concierges, afin que ceux-ci ne pussentêtre induits en erreur par quelque polisson du quartier. Il sonnaitlentement trois coups, et frappait en même temps deux fois au voletde la loge.

M. et Mme Berniersavaient ainsi toujours à qui ils avaient affaire, et l’un oul’autre, au signal convenu, tirait le cordon, sans s’inquiéterdavantage de celui qui rentrait, certains qu’ils étaient d’avancede son identité.

Un seul escalier, on le comprend, desservaittoute la maison. Il commençait au fond du couloir, à droite, enavant de la porte vitrée d’une cour intérieure de dix mètrescarrés, où le soleil ne pénétrait jamais, grâce à l’élévation desconstructions voisines, qui n’avaient sur le n° 13 que lesjours de souffrance légalement autorisés, et cet escalier grimpait,raide et tortueux, du rez-de-chaussée aux combles, mais aussiluisant à la dernière marche qu’à la première.

Sur ce point-là, comme sur tous ceux quitenaient à la propreté de son domaine, Mme Bernierétait impitoyable.

À chaque étage, il existait un palier dequelques pieds de largeur, orné d’un porte-manteau fiché dans lemur, comme on en voit encore dans quelques vieux hôtels.

Le n° 13 de la rue Marlot était donc, onle voit, malgré son numéro fatidique, la plus paisible et la pluscalme des habitations. Les couches de Mme Bernardétaient le seul événement intéressant qui, depuis dix ans, en eûttroublé le repos.

Quoiqu’elle n’aimât que médiocrement lesenfants, la brave concierge s’était sentie néanmoins émue à la vuede ce petit être dont le père n’était déjà plus.

Elle avait alors offert spontanément sesservices à la jeune mère, auprès de laquelle elle se rendait àchaque instant pour s’assurer qu’elle ne manquait de rien.

Le sixième jour de sa délivrance, le 3 mars18…, Mme Bernard fut atteinte d’une fièvre de laitassez intense, et Mme Bernier ne voulut se coucherqu’après avoir rendu une dernière visite à la malade.

Le lendemain matin, au point du jour, la bonnefemme venait de se lever, car elle était toujours debout lapremière, et elle avait ouvert pour le laitier dont c’étaitl’heure, quand elle entendit tout à coup pousser au second étage uncri perçant.

Reconnaissant la voix deMme Chapuzi, elle se hâta de gravir l’escalier,mais en arrivant sur le palier, elle recula d’horreur.

Appuyée contre le chambranle de sa porteouverte et ne pouvant plus prononcer une parole, la vieillerentière lui montrait d’une main tremblante un homme renversé surles premières marches de l’escalier du troisième étage et baignédans son sang.

– Bernier ! capitaine ! appelala concierge de toutes ses forces et sans oser faire un pas deplus.

Le vieux soldat accourut aussitôt etl’officier, que le cri de Mme Chapuzi avaitréveillé, apparut en même temps à l’étage inférieur, d’où ils’empressa de monter pour se rendre compte de ce que tout ce bruitvoulait dire.

L’ex-fonctionnaire des contributions étaitlui-même sorti de son appartement.

– Cet homme est mort ! dit lecapitaine, qui, promptement remis de son émotion, s’était penchésur le corps et en avait entr’ouvert les vêtements.

– Mort ! répétèrent les spectateursde cette scène.

– Depuis longtemps, il est déjà froid,affirma M. Martin. Il a été assassiné !

– Assassiné ! redirent les épouxBernier.

– Et de deux fameux coups decouteau ; voyez !

Le cadavre, un des pieds pris dans la rampe del’escalier, gisait sur la dernière marche et couché sur le côtégauche.

Il avait au cou, du côté droit, une blessuredont le sang avait jailli avec une certaine abondance, bien que lacarotide n’eût pas été touchée ; et le capitaine aperçut, ensoulevant légèrement le mort, le manche de corne d’un couteau dontla lame disparaissait entièrement dans son côté gauche, aubas-ventre.

Chapitre 2CADAVRE INCONNU

Le cadavre était celui d’un homme de taillemoyenne, aux cheveux gris, d’une soixantaine d’années, assez groset vêtu comme un bourgeois aisé.

Le concierge et sa femme se regardaientterrifiés.

Le vieillard leur était absolument inconnu,ainsi qu’au capitaine et au ménage Chapuzi. Ils étaient certains den’avoir ouvert la nuit dernière qu’à l’employé des postes, quiétait rentré vers onze heures après s’être fait reconnaître commede coutume.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda à cemoment une voix douce que la mère Bernier reconnut pour celle de lasœur de charité qui soignait Mme Bernard.

La veille, pour la première fois depuis cinqjours, la sainte femme était allée coucher à son couvent, d’où elleaccourait pour savoir comment sa malade avait passé la nuit.

M. Martin mit rapidement la sœur aucourant et lui recommanda de ne parler de rien àMme Bernard, afin, de lui épargner quelque secoussedangereuse ; puis il ajouta en s’adressant àBernier :

– Courez prévenir le commissaire depolice ; moi, je vais monter chez M. Tissot pour luidemander si, en rentrant cette nuit, il n’a pas laissé la porte dela rue ouverte.

– C’est ça, bégaya le concierge ;mais ce malheureux ?

– Gardons-nous d’y toucher avantl’arrivée du commissaire !

M. Chapuzi avait entraîné sa femme qui,saisie d’une violente attaque de nerfs, poussait de nouveauxcris.

Bernier passa rapidement un vêtement poursuivre les instructions du capitaine, et sa femme descendit dans saloge, où elle se laissa tomber sur un siège en se demandant si ellerêvait ou si elle était vraiment éveillée.

Cinq minutes après, l’officier vint lui direque l’employé des postes n’était pas chez lui.

– Vous en êtes certain ? fit laconcierge d’une voix égarée.

– Sa clef n’était pas sous sonpaillasson, comme il la met d’habitude, mais dans la serrure ;je suis entré dans sa chambre ; son lit n’est pas défait.

– Ce n’est pas possible ! Je lui aiouvert moi-même cette nuit !

– Vous aurez ouvert à un autre, ou àd’autres. Sapristi, quelle vilaine affaire !

Vingt minutes plus tard, Bernier ramenait lecommissaire de police du quartier, M. Meslin, homme justementestimé de ses chefs peur son caractère et son habileté.

C’était un magistrat sachant remplir sesdélicates fonctions sans brutalité, sans zèle exagéré, sans cesformes administratives vexatoires auxquelles on doit certainementen France cette opposition contre tout ce qui est autorité.

M. Meslin avait d’abord fait prévenir leprocureur impérial, puis, en attendant ses ordres, il étaitaccouru, pensant que des constatations immédiates pouvaient êtrenécessaires.

Il était accompagné de son secrétaire et dumédecin.

Une fois dans la maison, le premier soin ducommissaire fut d’ordonner au concierge de fermer sa porte, de nel’ouvrir qu’à l’envoyé du parquet, de ne laisser entrer ni sortirpersonne, sous quelque prétexte que ce fût.

L’événement était encore ignoré des voisins,car Bernier, peu causeur par tempérament, s’était gardé d’en direun mot.

M. Meslin et le docteur se transportèrentaussitôt au second étage, et lorsque le médecin eût constaté quec’était bien un cadavre qu’il avait devant lui, il renversa le mortsur le dos, enleva le couteau de la blessure et ouvrit sesvêtements.

Il reconnut alors que le malheureux avait étéfrappé avec une telle force que l’arme avait pénétré de toute salongueur, près de vingt centimètres, dans l’aine, du côtégauche.

Cet examen terminé par le praticien, dont leseul rôle était de constater la mort, le commissaire de police, quiavait pris note de la position du cadavre avant qu’il eût étédéplacé, afin de pouvoir consigner exactement cette position dansson rapport, le commissaire de police, disons-nous, visita lespoches de l’inconnu dans l’espoir d’y découvrir quelques papiersqui pussent le renseigner sur son identité.

Mais il ne trouva rien. Le vieillard n’avaitsur lui aucun document de nature à le faire reconnaître.

Il était cependant probable qu’il n’avait pasété victime d’un vol, car son porte-monnaie contenait près de deuxcents francs en or et quelques pièces d’argent. De plus, sa montre,dont le verre était brisé, pendait le long de son corps, suspenduepar une lourde chaîne.

M. Meslin remarqua que cette montre étaitarrêtée à minuit trente-cinq minutes, et il en conclut logiquementque c’était l’heure à laquelle l’inconnu avait succombé.

Le docteur était du même avis. La mort avaitdû être foudroyante et remontait à six ou sept heures au moins.

Mme Bernier affirmaitcependant que c’était à un moment moins avancé de la nuit qu’elleavait tiré le cordon à celui que le signal convenu lui avait faitprendre pour l’employé des postes. Elle pensait que, lorsqu’elleavait ouvert la porte, il pouvait être à peine onze heures etdemie.

Quant au capitaine et à M. Chapuzi, ilsn’en purent dire que moins encore, puisqu’ils n’avaient vu lecadavre qu’après avoir été attirés sur l’escalier par les cris dela locataire du second et l’appel de la concierge.

Il restait Mme Bernard etl’employé des postes.

À l’égard de la première, le commissaire depolice comprit de suite qu’il ne pouvait l’interroger dans l’étatde faiblesse où elle se trouvait. D’ailleurs, quels renseignementspourrait-elle donner ? Il se contenta de prier la sœur decharité qui veillait l’accouchée de lui demander adroitement sielle n’avait rien entendu d’extraordinaire pendant la nuit.

La jeune mère répondit qu’elle s’étaitendormie de bonne heure, aussitôt après la visite deMme Bernier, et qu’elle ne s’était réveillée quepeu d’instants avant l’arrivée de sa garde.

Du reste les appartements du n° 13étaient disposés de telle façon que, une fois rentrés dans leurschambres a coucher, les locataires ne pouvaient rien entendre de cequi se passait sur l’escalier.

Quand à M. Tissot, il ne s’agissait quede savoir si son service l’avait réellement retenu à son bureau ouloin de Paris. Rien n’était plus facile que de s’en assurer.M. Meslin ordonna à son secrétaire de courir àl’administration des Postes pour y prendre les renseignementsnécessaires, et de se procurer en même temps deux hommes et unecivière pour enlever le corps. Sans plus tarder ensuite, ilfranchit le cadavre et monta l’escalier, escorté du capitaineMartin et de Bernier.

Comme il se pouvait que l’assassin fût encoredans la maison, et que tout le bruit qui s’y faisait depuis ladécouverte du mort l’eût poussé à quelque moyen extrême de défense,le commissaire avait armé son revolver, et l’officier, qui n’avaitfait qu’un bond jusqu’à la panoplie dont était orné son salon, enétait revenu avec un vieux sabre d’uniforme.

Arrivé au troisième étage et au moment où ilse préparait à passer sans bruit, afin de ne pas éveillerl’attention de Mme Bernard, M. Meslin s’arrêtatout à coup pour désigner à ses compagnons une empreinte sanglantesur le mur, au milieu du palier, à hauteur d’homme.

Il était facile de reconnaître dans cetteempreinte la marque d’une main. Deux doigts surtout étaienttracés.

Était-ce la victime qui, déjà blessée etfuyant son meurtrier, avait laissé là cette trace en s’appuyant surle mur ? Était-ce, au contraire, l’assassin qui, pour retenirsa victime avec plus de force, avait plaqué contre la muraille samain déjà teinte du sang provenant de la première blessure reçuepar l’inconnu ?

De plus, un grand manteau, genre waterproof,que Bernier reconnut pour appartenir à Mme Bernard,gisait à terre, au lieu d’être accroché au porte-manteau comme il yétait la veille.

Mme Bernard avait prêté cevêtement à la mère Bernier l’avant-veille, jour où il avait plu àtorrent, et la concierge, avant de le rendre à sa locataire,l’avait suspendu au portemanteau pour le faire sécher.

M. Martin se rappelait parfaitement avoirvu cet objet à terre, lorsque, quelques instants après ladécouverte du cadavre, il était monté chez M. Tissot.

Pour le commissaire de police il n’y avait pasde doute : c’était là, sur le palier du troisième étage,qu’avait eu lieu la lutte. Cependant on n’apercevait aucuneéclaboussure de sang ni sur le parquet ni sur le mur ; rienautre chose que l’empreinte de cette main.

Ces observations faites, la petite troupecontinua son ascension jusqu’au quatrième étage.

Nous avons dit que là l’espace était divisé endeux parties : l’une occupée par l’appartement de l’employédes postes, l’autre par un grenier.

Après avoir prié le capitaine de garder laporte du grenier, le commissaire et Bernier entrèrent chezM. Tissot ; mais ils ne découvrirent, dans les deuxpièces qui composaient son logement, rien de nature à lesintéresser.

L’appartement était désert, les fenêtresétaient fermées intérieurement ; il ne paraissait pas qu’on yeût pénétré.

Le lit qui se trouvait dans la seconde piècen’était pas ouvert, et la seule remarque qu’on pût faire, c’estqu’une chaise était placée de biais contre la table de travail deM. Tissot, comme si ce siège eût été abandonné brusquement parcelui qui l’avait occupé.

Enfin, quelques papiers que l’employé despostes avait l’habitude de ranger symétriquement semblaient un peuéparpillés. Une de ces feuilles avait volé à terre.

C’était tout, et il paraissait si certain queles choses se trouvaient là dans l’état où les avait laissées lelocataire absent, que le commissaire de police ne s’y intéressapas.

Il était également probable que c’étaitM. Tissot lui-même qui avait oublié de fermer sa porte et deglisser, selon sa coutume, sa clef sous son paillasson.

Le fait important, c’est qu’il n’y avaitpersonne chez lui.

Les perquisitions dans le grenier, nedonnèrent pas un meilleur résultat.

Le sommet de la cage de l’escalier était bienéclairé par un vitrage dont une partie était mobile, mais il auraitfallu une échelle pour y atteindre. Or, il n’en existait pas uneseule dans la maison.

Tout cela bien constaté, le commissaire depolice redescendit au rez-de-chaussée avec ceux quil’accompagnaient.

Il y trouva son secrétaire qui avait exécutéses ordres.

On lui avait affirmé à l’administration despostes que M. Tissot était de service depuis la nuit dernièresur la ligne de Paris à Bordeaux et qu’il ne devait rentrer que lelendemain. Le secrétaire n’avait pas oublié de ramener avec lui unecivière et deux porteurs.

Quelques minutes après, on frappait à laporte.

Bernier s’empressa d’ouvrir et de livrerpassage à ceux qui se présentaient.

C’était l’un des substituts du procureurimpérial accompagné de son greffier.

M. Meslin mit le membre du parquet aucourant de ce qui s’était passé et de ce qu’il avait fait, puis ille conduisit dans les endroits déjà visités.

– C’est fort bien, dit le magistrat aucommissaire en regagnant la loge de Bernier ; vous n’avez plusqu’à envoyer le corps à la Morgue et m’adresser votre rapport avecles pièces à conviction. Je vais conférer immédiatement de cetteaffaire avec M. le procureur impérial.

Et, sans prolonger davantage sa visite, lesubstitut se fit ouvrir la porte et s’éloigna.

Pendant que se passaient ces derniersincidents, le docteur avait rédigé son rapport ; et, pendantqu’on descendait le cadavre et qu’on l’étendait sur la civière,M. Meslin remplit un imprimé qu’il avait tiré de sonportefeuille.

C’était un ordre d’envoi à la Morgue, documentsinistre, lugubre et ainsi rédigé, une fois les blancsremplis :

Ordre pour la réception d’un cadavre à la Morgue deParis.

« Nous, Robert-Louis Meslin, commissairede police de la ville de Paris, spécialement chargé du quartier del’Arsenal, requérons le greffier de la Morgue de recevoir uncadavre du sexe masculin, paraissant âgé de soixante ans, taille 1mètre 64 centimètres, cheveux gris, front bombé, sourcils châtains,yeux bleus, nez ordinaire, bouche moyenne, visage rond ».

« Marques particulières : Deuxblessures, l’une au côté droit du cou, l’autre à l’ainegauche ».

« Vêtu d’un pantalon et d’un gilet dedrap noir et d’un paletot marron. Le linge porte lesinitiales : L. R. Cravate noire, bottines de cuir, àdoubles semelles ».

« Le tout ainsi qu’il a été constaté parnotre procès-verbal du 4 mars 18…, adressé le même jour à lapréfecture de police et à M. le procureur impérial ».

« Le greffier de la Morgue donnera unrécépissé du cadavre et des effets ci-dessus détaillés aux nommésPierre Leroux et Jean Bourgeois, commissionnaires-porteurs, chargésdu transport ».

« Fait en notre bureau, le 4 mars18… »

« Le commissaire de police, »

« R. MESLIN. »

M. Meslin remit cet ordre aux deuxhommes, enveloppa le couteau ensanglanté, l’argent, deux ou troisclefs et les bijoux trouvés sur l’inconnu, et, après avoirrecommandé à Bernier, ainsi qu’à sa femme, de surveiller tous lesindividus qui se présenteraient dans la maison, il sortit, enemmenant son secrétaire et le docteur.

Quelques instants après, la civière,hermétiquement close et renfermant le mort, franchissait le seuildu n° 13.

Bernier et le capitaine Martin étaient fortémus de ce drame auquel ils étaient indirectement mêlés.

Quant à la brave concierge et aux épouxChapuzi, ils étaient épouvantés.

À l’idée de comparaître devant le juged’instruction et devant la cour d’assises, si on arrêtaitl’assassin, l’ex-employé des contributions tremblait de tous sesmembres.

S’il n’eût été aussi complètement à l’abri detout soupçon, on eût facilement pu le prendre pour le coupable.

Dans un seul de ses appartements, celui deMme Bernard, tout était dans le même état que laveille.

La jeune femme n’avait attaché aucuneimportance aux questions que lui avait adressées sa garde ;elle ne soupçonnait rien de ce qui s’était passé la nuitprécédente, à quelques pas de sa chambre ; et, toujourscouchée, car elle était encore très faible, elle allaitait sonenfant, en le couvrant avec tendresse de ses regards humides.

La brave sœur de charité s’efforçait, à l’aidede douces paroles, de lui rendre du courage ; mais la maladene pouvait retenir ses pleurs. Elles roulaient lentement sur sesjoues amaigries, pour tomber de là sur le nouveau-né qu’ellepressait sur son sein.

On eût dit que la pauvre mère baptisait safille avec ses larmes.

Au dehors, dans la rue, l’émotion n’était pasmoins grande qu’à l’intérieur du n° 13.

L’arrivée de la civière, sa sortie, le soinavec lequel la porte restait fermée, tout cela avait été remarquédes voisins. Sans savoir au juste ce qui s’était passé dans lapetite maison si paisible d’ordinaire, ils devinaient qu’elle étaitdevenue tout à coup le théâtre de quelque drame.

Les curieux se renouvelaient sans cesse.

À midi, ils étaient encore là.

On voulait des détails et les plus hardistentaient d’entrer dans la maison ; mais le concierge enrefusait la porte. Toutes les ruses échouaient devant sasurveillance.

Chapitre 3OÙ WILLIAM DOW APPARAÎT POUR FAIRE EXÉCUTER UNE HORRIBLE PROMENADEAUX LECTEURS DE CE RÉCIT

Quelques-uns de ces curieux étaient sortis del’hôtel du Dauphin, domestiques et voyageurs ; etparmi ces derniers on remarquait un homme d’une trentaine d’années,à la physionomie particulièrement intelligente et sérieuse, qui,sans questionner personne, écoutait et regardait.

C’était un Américain ou un Anglais. Sanationalité se trahissait à la coupe de sa barbe, à la forme de sesvêtements, à sa démarche.

Arrivé à Paris depuis un mois, il s’était faitinscrire à l’hôtel sous le nom de William Dow. Il y occupait, aupremier étage, un appartement donnant sur la rue.

Ce qu’il était venu faire en France, onl’ignorait.

William Dow ne recevait ni lettres ni visites.Il restait parfois absent des journées et des nuits entières ;mais, comme il ne rentrait jamais gris, payait sans en discuter leprix et sans en vérifier l’addition la note qu’on lui remettaittous les huit jours, son propriétaire, comprenant qu’il n’enpouvait demander davantage, avait fini par ne plus s’inquiéter deson mystérieux locataire.

William Dow, qui n’était sorti de chez luiqu’après son déjeuner, quoi qu’il fût rentré de bonne heure laveille, se promenait donc à travers les groupes qui stationnaientdevant le n° 13, il était là depuis quelques instants déjà,lorsqu’il entendit un des péroreurs raconter, en prétendant tenirces renseignements du secrétaire du commissaire de police, que lavictime du drame de la nuit dernière était un inconnu d’unesoixantaine d’années, que le couteau avait été trouvé dans lablessure même dont il était mort et que le cadavre était exposé àla Morgue.

Ces détails parurent éveiller dans l’esprit del’Américain une idée subtile et il rentra à l’hôtel du Dauphin, où,après avoir jeté un coup d’œil rapide dans la loge du concierge,sur le casier où les voyageurs déposaient les clefs de leurschambres, il remonta dans son appartement, dont il ferma la portederrière lui.

Cet appartement se composait de deux pièces,d’abord un salon, ensuite une chambre à coucher, qui n’étaitséparée du logement voisin que par une cloison légère, danslaquelle il existait une porte, mais condamnée ou plutôt fermée dechaque côté par des verrous.

Afin d’isoler plus complètement encore cesdeux appartements, on avait recouvert de bandes de papier lesjoints de cette porte de communication.

William Dow s’en approcha sans bruit etsouleva une de ces bandes qui ne masquait qu’en apparence, du côtédes gonds, une solution de continuité assez large pour qu’on pûtvoir la chambre tout entière. Il la parcourut du regard et prêtaattentivement l’oreille. Ce qu’il découvrit coïncidait sans douteavec la pensée qui s’était emparée de lui quelques instantsauparavant, et, sans autrement prolonger son observation, ilredescendit et sortit de l’hôtel en se dirigeant du côté de laplace Royale.

Là, il prit une voiture et donna au cocher uneadresse qui fit faire à cet homme un mouvement de surprise.

L’étranger avait dit à l’automédon de leconduire à la Morgue.

Dix minutes plus tard, William Dowfranchissait le seuil du lugubre lieu et se mêlait à la foule quiexaminait, à travers le large vitrage de la salle d’exposition, lescorps étendus sur leurs lits de pierre.

Il y avait là, sur des plans inclinés etfaisant face au public, des noyés boursouflés, déjàverdâtres ; une femme, jeune encore, trouvée la tête briséedans les fossés des fortifications ; un enfant qu’un chariotavait écrasé ; des inconnus enfin, aussi nus que le permettaitla décence et arrosés par un filet d’eau. Leurs vêtements étaientsuspendus au-dessus d’eux pour que parents ou amis pussent lesreconnaître malgré les blessures et la décomposition des corps.

Dow parcourut d’un regard rapide les tristesdépouilles, mais sans doute aucune d’elles n’était ce qu’ilcherchait, car il se dirigea immédiatement vers une porte située aumilieu de la muraille et sur un des panneaux de laquelle étaitécrit : Greffe.

Un gardien assis contre cette porte pour eninterdire l’entrée au public la lui ouvrit, et l’Américain setrouva dans un bureau fort bien tenu, soigneusement clos,hygiéniquement chauffé, presque élégant, qui faisait un contrastesaisissant et bizarre avec l’horrible promenoir qu’il venait dequitter.

Trois employés, courbés sur leurs pupitres,écrivaient dans de grands registres à couvertures vertes.

– Monsieur le greffier ? demandaWilliam Dow à l’un des travailleurs.

– C’est moi, monsieur, répondit une voixpartant d’un grand meuble d’acajou qui n’aurait pas déshonoré lecabinet d’un notaire.

L’Américain s’approcha.

Le greffier était un homme d’une cinquantained’années, à la physionomie douce et placide, portant un collier debarbe réglementaire, une cravate ornée d’un gros camée, un gilet etune redingote de teinte foncée.

C’était un officier ministériel de la tête auxpieds.

Il répondit gravement au salut de l’Américain,en soulevant la calotte grecque ornée d’un gland d’or dont il étaitcoiffé, puis il l’interrogea du regard.

– Monsieur, dit l’étranger, n’avez-vouspas reçu ce matin, du quartier de l’Arsenal, le corps d’un hommeassassiné ?

– Je ne sais, monsieur, si…

– Oh ! ma question ne saurait êtrebien indiscrète, interrompit le visiteur, en souriant au tonadministratif qu’avait pris le fonctionnaire, car l’identité de cemalheureux n’ayant pas été constatée, vous allez très probablementexposer son cadavre. Or, je crois pouvoir vous donner unrenseignement utile. Il se peut que je le connaisse. Du reste,voici ma carte et de plus une autorisation de visiter la Morgue. Jene pensais pas m’en servir si promptement.

Après avoir lu le nom gravé sur le petitcarton qui lui était présenté et s’être assuré que l’autorisationde pénétrer dans les salles réservées de son triste domaine étaitbien en règle, le greffier fixa William Dow avec curiosité pendantquelques instants, et, se levant, il lui dit :

– C’est fort bien, monsieur ;veuillez me suivre ; je vais vous faire voir l’inconnu de cematin.

Il avait, en même temps, sonné un gardien, quis’était aussitôt présenté à la porte par laquelle on communiquaitdu bureau dans l’intérieur de la Morgue.

Cet employé était un homme de vingt-cinq ans àpeine, carré, trapu, avec une physionomie à la fois craintive etbestiale.

Nu-tête, ses épais cheveux tombaient incultessur ses sourcils. Il était vêtu d’un costume gris, espèced’uniforme découpé peut-être dans la capote d’hôpital de quelquecadavre. C’était un des deux surveillants de la Morgue.

Vingt-quatre heures sur quarante-huit, il ypassait la journée et la nuit, seul, avec ses hôtes muets etdéfigurés. Son tour de veille achevé, il était libre d’allerembrasser sa femme et ses enfants, pourvu que le jour suivant, ilrevint ponctuellement auprès de ses morts.

Il y avait en lui du geôlier et du fossoyeur,moins la brutalité du premier et la sinistre gaîté du second, car àla Morgue, on n’y pourrait rudoyer aucun être vivant et le greffiern’y supporterait certes pas les murmures d’un refrain, en admettantle cas improbable qu’il en montât jamais un aux lèvres de sessubalternes.

Une fois en dehors de son bureau, le greffierfit un signe, et, après avoir ouvert une porte située à l’extrémitéd’un petit couloir, le gardien s’effaça pour laisser passer sonchef et l’étranger.

William Dow comprit qu’il se trouvait dans lasalle d’autopsie. C’était une pièce dallée et voûtée. Elle étaitéclairée par deux larges demi-fenêtres, à six pieds du sol.

On eût dit une grande cellule de quelqueprison, sans les deux étranges tables qui en occupaient lescôtés.

L’une, en zinc, ressemblait à un grandcomptoir de marchand de vin, sauf qu’il existait à chacune de sesextrémités un trou communiquant par un tuyau à un seau defer-blanc. L’autre avait tout l’aspect d’un gigantesque gril.

À un homme moins expert que paraissait l’êtreWilliam Dow en semblable matière, le greffier se fût empresséd’expliquer que c’était sur ces lits de métal que se pratiquaientles autopsies ; mais il jugea sans doute que tous détailsétaient inutiles, car il se contenta de dire que la seconde de cesinstallations ne servait plus.

Elle était cependant l’invention d’un médecincélèbre, qui avait pensé qu’en établissant un courant d’air chaudsous le cadavre à examiner, les émanations seraient moinsdangereuses pour l’opérateur ; mais un confrère l’avaitremplacé et, à tort ou à raison, le gril était abandonné à larouille et à ses horribles souvenirs.

L’autre table était luisante maisinoccupée.

– Le médecin légiste, chargé del’autopsie d’un individu qu’on suppose victime d’un assassinat,demanda tout à coup l’Américain, profite certainement de cetteoccasion pour amener quelques-uns de ses élèves afin de leur donnerune leçon d’anatomie ?

– Jamais, monsieur, jamais !répondit avec dignité le greffier ; les autopsies, surtoutcelles ordonnées par la justice, sont des opérations rigoureusementsecrètes. Le docteur ou les docteurs désignés, car parfois ils sontdeux, ne peuvent même se faire accompagner d’un confrère. Ces joursexceptionnels, assez rares heureusement, je fais prévenir monsecond gardien, et ce sont mes deux hommes seuls qui serventd’aides aux opérateurs. Vous pensez combien il est important que lerésultat de l’autopsie ne soit pas divulgué. Les coupablespourraient s’en faire un moyen de défense.

– C’est vrai, je ne réfléchissais pas àce danger.

– Est-ce que ces messieurs sont là ?demanda l’administrateur de la Morgue en s’adressant augardien.

Celui-ci répondit oui de la tête plutôt que dela voix.

– Poursuivons alors, ajouta le greffieren se tournant vers l’étranger ; me voilà forcé de vous faireassister à un spectacle probablement nouveau pour vous ;seulement il nous faut traverser d’abord plusieurs salles dont lavisite est peu agréable. Si cela vous contrarie, nous pouvonspasser par un autre chemin.

– Du tout ! monsieur, du tout !répondit l’Américain avec son flegme ordinaire ; seulement jem’accuse de prendre ainsi votre temps.

Le greffier souleva sa calotte de velours pourremercier son visiteur de sa politesse, et il le précéda dans unesalle voisine dont le gardien venait d’ouvrir la porte.

C’était une pièce en tout semblable à laprécédente par sa construction, mais elle était plus longue et il yrégnait à droite et à gauche, au ras de la terre et la tête à lamuraille, comme des lits dans un dortoir, sept grands coffres dezinc un peu inclinés, fermés par des couvercles bombés et s’ouvrantsur le côté.

– C’est ici la salle des couvre-corps,dit le cicerone.

Et soulevant le couvercle de l’un des coffres,il fit voir à William Dow un corps étendu dans cette caisse demétal, corps en état parfait de conservation, bien qu’il fût làdepuis déjà plusieurs jours, grâce au filet d’eau désinfectantequi, venant d’un réservoir destiné à alimenter toutl’établissement, l’arrosait de la tête aux pieds.

– Jadis, poursuivit le greffier aveccomplaisance et un certain orgueil, tous les cadavres étaientexposés découverts ; mais c’était là un spectacle pénible pourceux qui venaient reconnaître un parent ou un ami ; j’en fisl’observation au savant docteur Devergie, et la Morgue lui doitcette importante amélioration. Les corps ayant ici chacun leurnuméro, nous n’avons à ouvrir, grâce à cette installation, que lecoffre où est renfermé celui qu’on nous demande. Ils restent ici,après avoir été reconnus, jusqu’au moment de l’inhumation, maisvous devez vous apercevoir qu’ils ne répandent aucune mauvaiseodeur.

C’était exact. Dans cette pièce il ne faisaitque froid et humide. Ces caisses de zinc fermées, on aurait pu secroire dans tout autre lieu, pourvu toutefois qu’on n’y aperçutpas, comme le fit William Dow, un enfant d’un jour ou deux qui,placé tout simplement sur le contrefort du mur, attendait, poingsfermés et membres repliés, que la science dise s’il avait été misau monde vivant ou mort.

En quittant cette horrible exhibition, legreffier et le visiteur traversèrent le lavoir, puis le séchoir,endroits où les vêtements des cadavres sont soigneusement nettoyéset suspendus jusqu’à ce qu’ils prennent place au vestiaire, et ilatteignirent enfin le but de leur course : la salle d’arrivéeet de départ.

La porte à deux battants de cette pièce étaitgrande ouverte, et il pénétrait un joyeux rayon de soleil qui sejouait sur une bière sans couvercle, où reposait de son derniersommeil un mort enfoui sous une couche de sciure de bois.

Sur le seuil de cette porte, faisant face audehors et à un appareil photographique, un individu était couchésur une civière dont la tête avait été élevée à l’aide de deuxlarges briques.

– C’est encore là une innovation, dit legreffier à l’étranger ; maintenant, lorsqu’un mort n’est pasreconnu après un certain laps de temps, on fait son portrait, afinde pouvoir l’inhumer sans trop attendre. Quand il s’agit de lavictime d’un crime et que l’autopsie est ordonnée, on photographiele malheureux, sur l’ordre du parquet, avant de le livrer auchirurgien.

– Cela est fort ingénieux, réponditWilliam Dow, malgré le ton quelque peu ironique avec lequel soninterlocuteur lui avait donné ces intéressantes explications.

– Peuh ! fit celui-ci, ça servirapeut-être une fois sur mille.

Mais l’Américain, pressentant qu’il allaittrouver ce qu’il cherchait, s’approcha de la civière pour examinercelui qui y était étendu.

C’était le vieillard du n° 13. Sonpantalon déchiré laissait apercevoir en partie l’horrible blessurequ’il avait reçue au bas-ventre.

Ce que remarqua surtout William Dow, c’est queles traits de cet infortuné avaient conservé l’expression d’uneindicible épouvante.

Pendant ce temps-là, les photographespoursuivaient leur travail, plaçant et déplaçant le cadavre, lemettant dans le meilleur jour, afin d’obtenir des épreuves aussiparfaites que possible.

– Eh bien ? demanda le greffier àson visiteur.

– C’est bien l’homme que je supposais. Àqui dois-je faire ma déclaration ?

– À moi d’abord, monsieur ; ensuiteau commissaire de police qui a relevé le corps.

– C’est que je ne connais pas le nom dece mort ; je sais seulement où il demeurait, mais il estprobable qu’on trouvera dans la chambre qu’il occupait quelquepapier de nature à mettre sur les traces de son identité.

– Vous n’avez alors qu’à donner l’adressede cette chambre au commissaire de police du quartier del’Arsenal.

– Je vais me rendre chez lui. Il ne mereste, monsieur, qu’à vous remercier de votre obligeance.

Et soulevant son chapeau, William Dow salua legreffier.

– Ah ! pardon, monsieur, fit songuide en l’arrêtant du geste, il n’y a que les morts qui entrent etsortent par là ; il nous faut passer par le greffe.

L’Américain s’inclina en souriant comme pourexprimer que cela lui était absolument égal.

Il semblait d’ailleurs poursuivre une idéenouvelle. Le greffier l’introduisit dans la salle qu’il fallaittraverser pour gagner son bureau.

C’était une pièce carrée dont les muraillesdisparaissaient derrière d’innombrables casiers remplis devêtements roulés, noués, étiquetés. On eût dit un dépôt dumont-de-piété.

– C’est ici le vestiaire, ditl’administrateur.

Et remarquant la grimace significative del’étranger, il ajouta :

– Ah ! il n’y a pas de quois’endimancher à la Morgue. Ces effets restent à la disposition desparents ou des héritiers pendant six mois. Ce laps de temps écoulé,la vente de ce qui n’est pas réclamé est faite au profit dudomaine.

Sans s’inquiéter autrement du bénéfice quedevait faire là le domaine deux fois par an, William Dow hâta lepas. Il lui tardait d’être dehors.

Cependant au moment de rentrer dans le bureau,il s’arrêta brusquement en disant au greffier et en lui désignantle gardien :

– Puis-je donner un louis à ce pauvrediable ?

– Certainement, monsieur ; il n’ajamais eu pareille aubaine. Pourvu qu’il le remporte tout entierchez lui ce soir, car il n’est pas de service cette nuit. Lemalheureux a quatre ou cinq enfants !

– Il demeure probablement dans levoisinage ?

– Du tout, fort loin au contraire. Parici les loyers sont trop chers ; il gîte au delà de labarrière d’Italie.

– Vous permettez alors ?

Le greffier, pour que sa présence ne gênât passon employé, avait déjà ouvert la porte de son cabinet. William Dows’approcha rapidement du gardien, et lui mettant vingt francs dansla main, il lui dit à demi-voix, mais de façon à en être biencompris :

– Il y en aura quatre fois autant pourvous si vous êtes ce soir, à neuf heures, chez le marchand de vinqui est au coin de la rue Vandrezanne et de la route d’Italie.Surtout, pas un mot !

Stupéfait, l’homme ne répondit que du regard.On lui promettait là ce qu’il gagnait en deux mois de sa misérableexistence.

Il n’était pas encore revenu de sa surpriseque l’étranger avait disparu dans le greffe.

Chapitre 4LES ESPÉRANCES DE M. MESLIN

Deux minutes plus tard, après avoir remerciéson obligeant cicerone, William Dow sortait de la Morgue etremontait en voiture, en ordonnant à son cocher de le conduire aucommissariat de police du quartier de l’Arsenal.

Il ne lui fallut pas plus d’un quart d’heurepour franchir la distance qu’il avait à parcourir.

Le commissaire de police était dans sonbureau.

À la nouvelle qu’un étranger désirait le voirpour le renseigner sur l’inconnu assassiné rue Marlot, ils’empressa de le faire entrer.

– Monsieur, lui dit l’Américain, j’habitel’hôtel du Dauphin, en face de la maison où s’est commis un crimela nuit dernière. Ce matin, ainsi que tous les autres voyageurs,j’ai été réveillé par le bruit de la foule qu’avait attroupée cetévénement. Je suis alors descendu dans la rue et aux détails quedonnaient les uns et les autres sur l’âge et le costume de lavictime, j’ai eu le pressentiment qu’il s’agissait de quelqu’un queje connaissais. Cependant, comme ce n’était là qu’une présomption,je suis allé à la Morgue où le corps de ce malheureux avait ététransporté par votre ordre. Il n’était pas encore exposé, maisaprès avoir expliqué au greffier le but de ma démarche, j’ai punéanmoins pénétrer dans la salle où avait été porté cet inconnu,juste au moment où on le photographiait.

M. Meslin écoutait l’Américain sans lequitter des yeux. Il ne s’expliquait pas que, sur de simplesracontars de la foule, cet homme qu’il avait devant lui eût aussispontanément supposé tout ce qu’il venait de dire.

Son tempérament de policier aidant, il sedemandait si c’était bien seulement le hasard et le désir de serendre utile qui motivait la conduite de cet étranger.

William Dow comprit sans doute ce qui sepassait dans l’esprit du commissaire de police, car, souriant de cesourire fin et narquois qui semblait stéréotypé sur ses lèvres, ilajouta sans y être invité :

– Cet individu était bien l’individu queje croyais, un des locataires de l’hôtel que j’ai rencontré vingtfois depuis un mois, soit sur le pas de la porte, soit dans lasalle à manger. Je pense même qu’il y occupait une chambre toutprès de la mienne.

– Vous ignorez son nom ? demandaM. Meslin d’un ton un peu ironique.

– Oui, je ne l’ai jamais entenduprononcer.

– Et seriez-vous assez bon pour me faireconnaître le vôtre, car il pourrait se faire que le juged’instruction désirât vous interroger ?

– Je m’appelle William Dow et je suissujet américain.

– Je vous remercie, monsieur. Jedis : le juge d’instruction, parce que cette affaire n’estdéjà plus entre mes mains. M. le procureur impérial vient deme faire savoir qu’elle serait suivie par un des magistrats duparquet.

M. Meslin avait prononcé ces mots avecune certaine amertume, qui exprimait assez, pour un homme aussiobservateur que le semblait l’étranger, combien le commissaire depolice était froissé dans son amour-propre de se voir enlever uneinstruction qui lui aurait permis de déployer toute sasagacité.

William Dow n’eut pas l’air d’avoir deviné cesentiment et reprit :

– Je serai à la disposition du parquetcomme je suis à la vôtre ; si vous pensez que je vous ai rendule plus léger service, je vais vous prier de m’en rendre unautre.

– Lequel, monsieur ?

– Je serais curieux de visiter cettemaison.

– Celle où le crime a étécommis ?

– Oui.

M. Meslin ne put dissimuler l’étonnementque lui causait ce désir de l’Américain, mais il s’empressacependant de lui répondre :

– Rien ne s’y oppose, et comme il est demon devoir de mettre à profit le renseignement que vous venez de medonner, en me transportant immédiatement à l’hôtel du Dauphin poury faire une perquisition dans l’appartement de ce voyageur, nousallons, si vous le voulez bien, nous y rendre ensemble. Nous ironsensuite voir la maison. Permettez-moi d’abord d’écrire quelquesmots. Un ordre de service pour le cas où il arriverait quelquechose de nouveau pendant mon absence.

– Je vous en prie, monsieur.

Et s’appuyant sur un siège que le commissairede police lui avait offert du geste, William Dow se mit à examinerd’un œil distrait les trois ou quatre mauvaises gravures dont étaitorné le bureau de M. Meslin.

Pendant ce temps-là, celui-ci traçaitrapidement les lignes suivantes :

« Envoyez immédiatement un de vos plusadroits agents rue Marlot, et qu’il ne quitte pas plus que sonombre l’homme qu’il verra sortir avec moi du n° 13. C’est unindividu qui dit se nommer William Dow et demeure à l’hôtel duDauphin, dans ladite rue. »

Puis il glissa ce billet sous une enveloppeavec cette suscription :

« À monsieur Claude, chef de lasûreté. »

Cela fait, il remit le pli à un de ses hommes,avec ordre de le porter de suite à son adresse, annonça à sonsecrétaire qu’il eût à le suivre et, le sourire sur les lèvres, setourna vers son visiteur en disant :

– Je suis à votre disposition.

– C’est moi qui suis à la vôtre,monsieur, répondit William Dow ; si vous voulez profiter de mavoiture, je serai heureux de vous y offrir une place.

– Vous permettrez alors à mon secrétairede se mettre sur le siège, car je l’emmène.

– Parfaitement, monsieur.

Ils sortirent du bureau et, après avoir forcéM. Meslin à monter le premier dans la voiture, pendant que sonsecrétaire sautait auprès du cocher, l’Américain dit où il fallaitle conduire.

Quelques minutes après, sans que ceux qu’ilcontenait eussent échangé une parole, le fiacre s’arrêtait devantl’hôtel du Dauphin.

Tout naturellement on s’occupait encore dansl’établissement de l’événement de la nuit ; aussi l’arrivéed’un des locataires en compagnie du commissaire de policeredoubla-t-elle l’émotion des gens qui bavardaient dans la loge duconcierge.

Prévenu par un de ses garçons, le maître de lamaison s’empressa de descendre dans le petit salon où William Dowavait fait entrer M. Meslin.

– Monsieur, lui dit ce dernier, je suisle commissaire de police de votre quartier et je viens faire uneperquisition dans la chambre de l’un de vos voyageurs.

Le maître d’hôtel se tourna versl’Américain ; mais celui-ci, comprenant son erreur, se hâta dele détromper en lui disant :

– Non, pas chez moi, monsieur !

L’hôtelier, qui gardait toujours rancune à sonmystérieux client de sa réserve, s’était imaginé qu’il s’agissaitde lui et s’applaudissait déjà de sa perspicacité.

– Non, monsieur, confirmaM. Meslin ; la chambre que je vous prie de m’ouvrir estcelle de celui de vos locataires dont vous avez dû constaterl’absence la nuit dernière.

– M. Desrochers ? C’est vrai,il n’est pas rentré ; mais comme cela lui est arrivé plusieursfois depuis qu’il est descendu chez moi, je ne m’en suis pasinquiété.

– Eh bien ! M. Desrochers,puisque c’est le nom de ce voyageur, est l’homme qui a étéassassiné cette nuit en face de votre hôtel, à numéro 13 de larue.

– Est-ce possible !

– Monsieur, qui le connaissait de vue,l’a retrouvé tout à l’heure à la Morgue, où j’ai dû l’envoyerpuisque j’ignorais son nom et son domicile.

– Montons alors chez ce malheureux,monsieur de commissaire ; il habitait le numéro 7.

Et ne faisant qu’un bond jusqu’à la loge, il yprit la clef de cette chambre ; puis il conduisitM. Meslin au premier, et ayant ouvert la porte de son voyageurdisparu, il s’effaça pour laisser passer le magistrat ainsi que sonsecrétaire.

Quant à lui, il se tenait respectueusement surle seuil de l’appartement.

– Entrez, monsieur, lui dit lecommissaire de police ; je dois faire cette perquisitiondevant vous.

Le maître d’hôtel obéit.

William Dow était resté au rez-de-chaussée,soit par indifférence, soit parce qu’il n’avait pas besoin depénétrer chez M. Desrochers pour apprendre ce queM. Meslin allait y découvrir ; mais ce dernier, quitenait à ne pas perdre de vue l’étranger, l’appela. Celui-cis’empressa de le rejoindre.

Cette chambre, qui portait le numéro 7,n’avait aucune physionomie particulière. Tout y était en ordre,sauf le lit, sur lequel le locataire avait dû s’étendre touthabillé, car il conservait la trace de la pression d’un corps etn’était pas ouvert.

Sur la table, il y avait quelques journaux,entre autres le Soir de la veille et l’Indicateur deschemins de fer.

William Dow les examina attentivement tandisque le commissaire de police les regarda à peine. Ce dernier passaà l’inspection de la commode qui était ouverte.

Dans ce meuble, il n’y avait que du linge etdes vêtements mais aucun papier.

– Comment s’appelle, dite-vous, lapersonne qui occupait cette chambre ? demanda M. Meslin àl’hôtelier.

– Desrochers, répondit le maître de lamaison.

– Il est probable que ce n’est pas sonnom ; son linge est marqué L. R.

– C’est le nom sous lequel il s’estinscrit.

– Vous ne lui avez pas demandé sonpasseport, une lettre, un document quelconque qui pût vous prouverque son c’était bien là son nom ?

– Non, monsieur, ce n’est pasl’habitude.

– C’est un tort, car cette obligation estinscrite en toutes lettres dans votre règlement.

– Et ce meuble ? poursuivitM. Meslin en s’approchant d’un secrétaire. Il est fermé.

– On peut l’ouvrir, monsieur, hasardatimidement le patron de l’hôtel du Dauphin.

– Vous avez un serrurier dans larue ?

– Oh ! ce n’est pas nécessaire.

– Comment cela ?

– Tous ces meubles étant à peu près lesmêmes, il doit bien y avoir sur le secrétaire d’une autre chambreune clef qui ouvrira celui-ci.

– Diable ! cher monsieurTourillon ; n’est-ce pas ainsi que vous vousappelez ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien ! vous pouvez vous vanterde gérer un établissement où les papiers de vos voyageurs sont ensûreté.

L’hôtelier comprit que, pour avoir fait duzèle, il avait dit une sottise. Il essaya de la réparer enajoutant :

– Cependant, je n’affirme pas…

– C’est bon ! interrompitM. Meslin ; allez me chercher une clef, et surtoutqu’elle ouvre ce secrétaire. Ne revenez pas en me jurant que vousn’en avez pas trouvé, je n’en croirais rien.

Le malheureux Tourillon sortit fort humiliéd’être traité de cette façon devant un de ses locataires ;mais deux minutes plus tard, il apportait l’objet demandé.

Pendant sa courte absence, le commissaire depolice avait constaté que les fenêtres étaient closes, qu’iln’avait pas été fait de feu dans la cheminée, qu’on n’y avait brûléaucun papier et que la porte de communication entre cette chambreet la chambre voisine n’avait pas été ouverte depuis fortlongtemps.

La clef d’un autre secrétaire ouvrit celle dun° 7, comme si elle eût été faite tout exprès pour sa serrure,et M. Meslin poussa bientôt un soupir de satisfaction.

Dans un grand portefeuille, placé dans un destiroirs du meuble, il avait découvert une douzaine de lettres.

Bien qu’aucune d’elles ne fût plus dans sonenveloppe, elles avaient bien été adressées à M. Desrochers,puisqu’elles portaient des dates récentes et qu’il les avaitreçues, M. Tourillon s’en souvenait ; mais le commissairede police n’avait eu besoin que de les parcourir pour être certainque ce nom de Desrochers n’était pas celui de l’inconnu.Quelques-unes commençaient par ces mots : « Mon cherRumigny. »

Ses correspondants, – il y en avait deux, –lui conseillaient de rentrer chez lui, d’abandonner un projetinsensé, d’oublier celle qui l’avait quitté, de rester calme, de nepas risquer un éclat dangereux et déshonorant.

Seulement, par fatalité, aucune de ces épîtresne portait en tête le nom de la ville où elles avaient été écrites.Il allait être nécessaire de faire des recherches dans la Franceentière pour découvrir le lieu d’où un Rumigny avait disparu.

Mais comme c’était là l’affaire du juged’instruction et non la sienne, M. Meslin ne s’inquiéta pasdavantage de ces difficultés dont l’avait affranchi le peu deconfiance du procureur impérial en son adresse. Il réunit leslettres en un paquet et, après avoir ordonné à son secrétaired’attendre le juge de paix, qu’il avait fait prévenir afin qu’ilmît les scellés sur les meubles et les portes du numéro 7, il serapprocha de William Dow en lui disant qu’il était prêt à tenir sapromesse, c’est-à-dire à lui faire visiter le théâtre du crime.

Peut-être s’attendait-il à quelques questionsde la part de l’Américain, il n’en fut rien.

William Dow se contenta de s’inclinerpoliment ; et ils descendirent, puis sortirent tous deux, auxsaluts obséquieux du pauvre Tourillon, qui paraissaitconsterné.

Ce fut le brave Bernier qui vint ouvrir aucoup de sonnette de M. Meslin ; mais, en entrebâillant saporte, de façon à la fermer brusquement au nez du visiteur, sic’était un indiscret.

En reconnaissant le commissaire de police, ils’excusa de sa défiance et lui livra passage ainsi qu’à soncompagnon.

M. Meslin expliqua au concierge ce qu’ildésirait, et, faisant signe à l’étranger de le suivre, il leconduisit immédiatement au second étage de la maison.

Là, il lui expliqua, sans omettre aucundétail, dans quelle situation il avait trouvé l’inconnu. Ilsmontèrent ensuite au troisième, où il lui fit remarquer l’empreintesanglante plaquée sur la muraille. Ils poussèrent même jusqu’à lachambre de M. Tissot, où rien n’avait été dérangé.

La chaise était toujours de biais contre latable, sur laquelle les papiers de l’employé des postes étaientépars.

– Vous pensez que l’assassin et savictime sont entrés dans cet appartement ? demanda William Dowau commissaire de police.

– Je n’en crois rien, au contraire,répondit M. Meslin ; mais pour en avoir la certitude,j’attends le retour de M. Tissot. Lui seul pourra me dire s’ila laissé sa chambre dans l’état où nous l’avons trouvée et s’ilavait fermé sa porte avant de partir.

– Ah ! sa porte étaitouverte ?

– Oui. Or, il paraît que d’ordinaire illa ferme mais en laissant la clef sous son paillasson.

– Je comprends que lui seul, en effet,pourra vous renseigner. Tiens ! il ne manque pas d’un certaintalent, cet employé. Voici des croquis qui ne sont pas mal dutout.

L’Américain, en disant ces mots, désignait àM. Meslin des dessins à la plume dont étaient couvertesquelques feuilles de papier ; puis, en se penchant davantage,comme pour les mieux examiner, il aperçut sur la table cinq ou sixlongs cheveux grisonnants et ajouta :

– C’est un jeune homme qui habite cetappartement ?

– Probablement, répondit M. Meslin,puisqu’il fait un service d’ambulant.

Pensant qu’il avait montré à l’étranger toutce que celui-ci désirait voir, et supposant aussi qu’il était restédans cette maison assez longtemps pour que son secrétaire au pusuivre ses instructions, le commissaire se dirigea du côté de lasortie.

L’Américain le suivit et en franchissant leseuil de la chambre, il remarqua le long du chambranle extérieur dela porte, à hauteur d’homme, un long clou auquel était attaché unimperceptible morceau d’une étoffe marron.

C’était à ce clou sans doute que leprédécesseur de M. Tissot et peut-être M. Tissot lui-mêmesuspendaient la clef de l’appartement.

Comme M. Meslin marchait le premier,William Dow put s’emparer de ce débris de drap sans être vu, et ilrejoignit son guide avant qu’il eût atteint le troisième étage.

– Eh bien ! rien de nouveau,Bernier ? demanda-t-il M. Meslin au concierge, quil’attendait au rez-de-chaussée.

– Non, monsieur le commissaire. Toujoursdes masses de curieux qui assiègent la maison, voilàtout !

– Ne laissez entrer aucun étranger, etsurtout envoyez-moi M. Tissot dès qu’il sera de retour.

– Je n’y manquerai pas, monsieur lecommissaire.

En disant ces mots, Bernier avait ouvert laporte de la rue.

M. Meslin y jeta un coup d’œil et ilreconnut sans doute ce qu’il cherchait, dans la personne d’unouvrier qui se reposait sur une borne au coin de la rue, car saphysionomie, soucieuse depuis quelques instants, changea tout àcoup, et ce fut d’un ton du plus gracieux qu’il prit congé del’Américain, en le priant de ne pas manquer de se rendre chez lejuge d’instruction si celui-ci le faisait appeler.

William Dow le lui promit et, après un dernieréchange de politesses, ils se séparèrent, M. Meslin pourreprendre le chemin de son bureau, l’étranger pour franchir leseuil de l’hôtel, d’où il ne fit qu’un saut jusqu’à la fenêtre desa chambre dont les persiennes étaient entrouvertes.

Il avait mis une telle diligence à se rendrechez lui que, de cet observatoire il put surprendre, entre lecommissaire de police et l’ouvrier, un de ces mouvementsinvolontaires qui trahissent toujours ceux qui, même sanss’arrêter, échangent quelques mots en se croisant.

– Ah ! vous me faites surveiller,murmura William Dow, je m’en doutais un peu ; maintenant j’ensuis certain. Ah ! c’est ainsi que vous me remerciez duservice que je vous ai rendu, M. le commissaire depolice ! Eh bien ! à nous deux ! Vos soupçonscoûteront cher.

Chapitre 5UN MARCHÉ LUGUBRE

Pendant ce temps-là, jaloux de se montrerdigne de la confiance de son chef et désireux de gagner un nouveauchevron, l’agent de la sûreté guettait l’Américain.

Cet espion était un petit homme maigre, sec,bien jambé, rusé, hardi, tout à fait construit au moral et auphysique pour le métier qu’il faisait, métier dangereux.

Picot, c’était ainsi qu’on le nommait, avaitéchappé jusqu’alors à tout guet-apens.

Il s’était posté à trente pas de l’hôtel, àl’angle de la rue, non pas immobile, mais allant et venant.

Il était là depuis déjà plus d’une heure,lorsque William Dow, qui savait à quoi s’en tenir, sortit et sedirigea vers les boulevards où il se promena longtemps, en flânantcomme un étranger qui n’a rien de mieux à faire.

À sept heures, Picot le vit entrer chezBrébant, prendre place à une des tables du rez-de-chaussée etcommander son dîner avec tout le soin qu’apporte à cette affaireimportante l’homme doué d’un bon estomac.

Jugeant logiquement que celui qu’il étaitchargé de surveiller en avait là pour quelque temps avant debouger, l’agent s’en fut prendre rapidement son repas rueMontmartre. Lorsqu’il rejoignit son poste, vingt minutes après,William Dow, en effet, en était à peine au rôti.

Fort patient, maître Picot acheta un journalet s’installant auprès du kiosque, se mit à lire d’un œil pendantqu’il guettait de l’autre.

Cela dura ainsi près d’une grande heure, et lepolicier avait fin sa lecture depuis longtemps, lorsque l’Américainse décida enfin à demander son addition.

Quand il l’eut reçue, il l’examina, paya, puistout à coup, sortit précipitamment du restaurant pour sauter dansune voiture en donnant au cocher son adresse.

Picot avait des ordres et carte blanche ;il bondit dans un autre fiacre, et après avoir ordonné à sonautomédon de suivre son collègue à quelques pas de distance, il sefit cette réflexion, qui prouvait de sa part un certain talentd’observation :

– Si mon individu devait rentrer toutbonnement chez lui pour se coucher, il ne se presserait pas. Ou ilva rejoindre quelqu’un, ou il ressortira.

Au bout de cinq minutes, en effet, William Dowremontait en voiture.

Picot courut à la sienne et les deux fiacres,l’un suivant l’autre à distance, gagnèrent le pont d’Austerlitz,pour monter au pas le boulevard de l’Hôpital.

– Parfait ! pensa Picot, nous allonsdécidément en expédition. Allons, M. Meslin seracontent !

Les deux voitures arrivèrent ainsi à labarrière d’Italie, qu’elles franchirent, et les chevaux enfilèrentau trot la grande rue : puis, juste au moment où l’agent de lasûreté se demandait si cette interminable course allait avoir unterme, son cocher, qui avait ses instructions, s’arrêta.

Le fiacre de l’Américain venait de fairehalte.

Picot sauta à terre et crut d’abord qu’ilavait suivi une fausse piste : l’individu qui venait dedescendre de la voiture filée ne ressemblait plus, de tournure dumoins, à celui qu’il avait vu monter rue Marlot.

Il portait un chapeau mou et un épais vestond’ouvrier.

Assez inquiet, l’agent se hâta de dépasserl’étranger, pour se planter devant un bec de gaz, en feignant derallumer sa pipe.

William Dow, qui semblait ne se défier depersonne, avançait lentement.

Picot le reconnut de suite, bien que sacoiffure lui tombât sur les yeux.

– Très bien ! murmura l’espion, quiaimait à se donner des explications, très bien ! nous avonsfait ce petit changement dans le fiacre. Nous avions ce chapeau moudans une poche et un grand paletot par-dessus l’autre. Nous nevoulions pas que les gens de l’hôtel nous vissent déguisé.

Tout en faisant ces réflexions, Picot suivaitson homme, qu’il vit disparaître brusquement dansl’arrière-boutique d’un marchand de vin, au coin de la rueVandrezanne.

Cette arrière-boutique était une petite sallemeublée d’une demi-douzaine de tables autour desquelles venaientprendre place, à l’heure des repas, les ouvriers du quartier.

Le soir, elle était presque toujoursinoccupée, surtout après neuf heures, ses habitués ordinaires étantgens qui, se levant de grand matin, ne veillaient pas.

Les deux fenêtres qui l’éclairaient ouvraientsur la rue Vandrezanne.

En collant ses yeux à l’une d’elles, Picotaperçut l’Américain qui s’approchait d’un individu dont il nepouvait voir le visage, car il lui tournait le dos.

L’agent aurait bien voulu entendre laconversation de ces deux hommes, mais il eût fallu pour cela qu’ilentrât dans le cabaret. Or, il n’y pouvait songer, d’abord parceque c’eût été fournir à celui qu’il filait l’occasion de ledévisager et par conséquent de le reconnaître un jour oul’autre !

L’émissaire de M. Meslin se résigna doncà attendre, quitte à agir selon les circonstances, lorsque les deuxpersonnages qui l’intéressaient se sépareraient.

Il se contentait de ne perdre aucun de leursmouvements, ce qui lui était facile sans courir le risque d’êtredécouvert, car la rue était sombre, et William Dow, après s’êtrefait servir une bouteille de vin et deux verres, s’était assis, luiaussi, le dos à la fenêtre, à la même table et tout près de celuiqui semblait l’attendre.

C’est alors que Picot vit l’Américain donner àl’inconnu, qui les glissa rapidement dans sa poche, plusieurspièces de monnaie.

Cet argent était-il des arrhes d’un marché oule payement d’un service ?

Pour le savoir, laissons l’agent de la sûretéà son poste et pénétrons dans le cabaret.

C’était bien le gardien de la Morgue queWilliam Dow avait retrouvé là, fidèle à son rendez-vous. Toutd’abord, après s’être assis auprès de lui, il lui avait donné lesquatre louis promis, en lui disant :

– Voici pour votre exactitude ;maintenant, causons.

L’homme, tout ému de cette bonne fortune, surlaquelle il comptait à peine, fit signe qu’il écoutait.

– Combien gagnez-vous par mois ?

– Quatre-vingt francs, monsieur.

– Voulez-vous recevoir d’un seul coupplus d’une année de vos gages ?

– Que faudra-t-il faire ? dit-il enpâlissant.

– Donnez-moi d’abord quelquesexplications. La nuit, lorsque vous veillez, êtes-vous seul à laMorgue ?

– Tout seul, monsieur.

– S’il arrive un corps lorsque le greffeest fermé ?

– C’est moi qui en donne un reçu auxporteurs.

– Demain, on doit faire l’autopsie duvieillard qu’on a apporté ce matin ?

– Demain à dix heures. M. legreffier m’a prévenu que je devais être là.

– Oui, je sais, le médecin légiste nedoit être assisté que de vous et de votre compagnon. Que fait-on ducadavre après l’autopsie ?

– On le laisse généralement sur la tabletoute la journée, pour le cas où M. le docteur aurait besoinde l’examiner de nouveau, et le soir, on le met dans un descouvre-corps jusqu’au permis d’inhumer.

– À quelle heure prenez-vous votreservice demain ?

– À huit heures.

– C’est vous alors qui transporterez lecadavre de la table à la salle des couvre-corps ?

– Oui, monsieur, à moins que Louis… c’estmon camarade ; moi, je m’appelle Gabriel… à moins que Louisn’en ait reçu l’ordre de M. le greffier avant mon arrivée.

À ce prénom doux et poétique que portait cethomme qui gardait les victimes du suicide ou de l’assassinat,William Dow, malgré toute sa volonté, n’avait pu réprimer unmouvement de surprise ; ce fut un éclair.

– Eh bien ! Gabriel, repritl’Américain, si demain soir, en arrivant à la Morgue, vous netrouvez plus le cadavre sur la table il faudra aller lechercher ; si vous l’y trouvez, au contraire, il faudra l’ylaisser.

– Pourquoi donc ?

– Parce que je veux l’examiner, moiaussi.

– Vous !

– Moi-même ! Si vous m’ouvrez laporte de la Morgue la nuit prochaine, je vous donnerai 500 francs,et 500 autres en sortant, une demi-heure après.

Le gardien fixait l’étranger avecépouvante ; il s’en était involontairement éloigné.

– Diable ! ils ne paraissent pass’entendre, se dit Picot qui avait surpris ce mouvement.

William Dow se rapprocha de Gabriel.

– Vous croyez peut-être que je suis unpeu fou, poursuivit-il ; non, je ne suis ni un fou ni uncriminel ; je suis médecin, et la blessure qu’a reçue cevieillard me semble si curieuse que je désire l’étudier de près.Voilà tout ! Or, le docteur chargé de l’autopsie ne peutm’autoriser à y assister, et comme votre greffier ne me laisserapas voir le cadavre après l’opération, je vous le demande àvous.

L’Américain avait dit tout cela d’un ton sicalme, si simple que Gabriel s’était senti tout à coup rassuré.

Cependant, il hésitait encore.

– Voyons, reprit l’étranger, qu’avez-vousà craindre ? La nuit, vous êtes seul ; vous avez lesclefs des portes du passage de service, puisque c’est par làqu’entrent les corps. Qui nous verra ? Personne ! Lafenêtre de la salle d’autopsie donne sur le derrière de la Morgue.Une petite lampe et vingt ou vingt-cinq minutes me suffiront.

– À quelle heure viendrez-vous ?murmura le gardien.

– Vers une heure. À ce moment, lequartier est tout à fait désert. Après m’être assuré qu’il n’y apersonne aux environs, je m’approcherai de la porte qui est àgauche sur le quai, vous la tiendrez ouverte en dedans, jegratterai contre le panneau pour que vous soyez bien sûr que c’estmoi et non quelque passant attardé ; je vous donnerai les cinqcents francs promis, j’entrerai et vous fermerez derrière moi. Unedemi-heure après je m’en irai par le même chemin, en vous remettantles autres cinq cents francs.

– Vous serez seul ?

– Absolument seul.

– Vous ne le direz à personne ?

– À personne ; je suis étranger etje pars dans quelques jours.

– Eh bien, soit, monsieur, je ferai commevous le voulez.

– Alors, à demain, dans la nuit, à uneheure.

– À demain, à une heure !

– Ah ! est-ce que les vêtements dela victime restent dans la salle d’autopsie ?

– Oui, monsieur, jusqu’à ce queM. le greffier les envoie au parquet pour servir de pièces deconviction.

– Fort bien ! Maintenant, autrechose.

– Quoi donc encore ?

– Savez-vous courir ?

À cette question bien inattendue, le gardiende la Morgue sentit renaître toutes ses craintes à l’égard del’état d’esprit de son interlocuteur.

– Vous allez me comprendre, lui dit-il.On me guette, pour des raisons qui ne vous intéressent pas, et toutà l’heure, en sortant, je ne serais pas surpris de rencontrer surle pas de la porte de ce cabaret un individu curieux de savoir quivous êtes. On ne vous connaît pas dans cet établissement ?

– Non, monsieur, je n’y suis jamais venuet j’habite assez loin d’ici.

– Eh bien ! je désire déjouer leplan de la personne qui veut savoir ce qui ne me convient pasqu’elle sache. Pour cela, voici ce que nous allons faire. Ensortant, vous me direz assez haut pour être entendu de l’homme quisera là : « À demain, monsieur, à l’arrivée du train deminuit dix à Versailles. » Vous me comprenez bien ?

– Oui : « à demain, à l’arrivéedu train de minuit dix à Versailles. »

– Puis, vous vous sauverez de toute lavitesse de vos jambes, du côté que vous voudrez. Voilà pourquoi jevous demande si vous courez bien.

– Oh ! je défie qui que ce soit dem’attraper à la course.

– Alors c’est parfait ; voici vingtfrancs pour votre course. Ainsi, c’est bien entendu : demaindans la nuit, à une heure, à la porte de gauche de la Morgue ;et là-bas, sur le pas du cabaret : « À demain, àl’arrivée du train de minuit dix à Versailles ; » puisfilez !

– J’ai bien compris.

Après avoir payé la bouteille de vin dontGabriel avait vidé le dernier verre, en empochant la nouvellegratification de son inconnu, William Dow s’était levé pour sediriger vers le seuil de l’établissement.

Picot, qui, toujours à son poste, suivait lesmoindres mouvements de l’Américain, se glissa le long de lamuraille afin d’arriver en même temps qu’eux sur le pas de la portedu marchand de vin.

Les choses se passèrent comme le désiraitl’étranger. Le gardien lui dit les mots convenus, et, s’élançantavec la rapidité d’un cerf de l’autre côté de la chaussée, ildisparut comme une ombre dans une des rues adjacentes.

William Dow surprit le mouvement de stupeur del’agent de la sûreté, qui ne s’attendait pas à une séparation aussibrusque de ses deux personnages, mais n’ayant pas même l’air de levoir, il rejoignit sa voiture.

Un moment interdit, car il avait formé leprojet qu’avait bien prévu l’Américain, de suivre l’ouvrier poursavoir où il demeurait et qui il était, Picot se dit qu’après tout,ce n’était que partie remise puisqu’il devait le retrouver àVersailles, et il courut à son fiacre, pour s’assurer au moins quele voyageur rentrait chez lui.

Quant à William Dow, une fois en voiture, ilne put s’empêcher de murmurer avec son sourire ironique :

– Voilà un pauvre diable qui nousattendra demain soir dans la gare de Versailles à minuit dixminutes, et, comme il n’y a plus de train de retour à cetteheure-là, il passera la nuit là-bas. Pendant ce temps-là, je serai,moi, où je veux être !

Vingt-cinq minutes après, l’étranger rentraitchez lui et Picot lui envoyait de loin un bonsoir moqueur, ens’applaudissant du résultat de sa soirée.

Le lendemain, en effet, lorsque l’agent de lasûreté alla raconter son expédition à M. Meslin, il en reçutles plus grands éloges et quarante francs, dont le commissaire depolice le gratifia en lui disant :

– C’est fort bien, Picot, tu eshabile ; nous voilà sur une piste intéressante qu’il s’agit dene pas perdre. Inutile de surveiller notre homme pendant lajournée, il pourrait se défier de quelque chose, mais sois ce soirà Versailles à l’arrivée du train. Prends un camarade avec toi, situ veux.

– Inutile, monsieur Meslin, je ferai monaffaire tout seul, si vous le permettez, répondit orgueilleusementl’agent. Les camarades, ça prend le quart de la peine et la moitiédes profits !

Et sur le geste de M. Meslin qui lelaissait maître d’agir à sa guise, Picot s’en fut, saluant d’unemain et serrant gaiement de l’autre ses deux pièces d’or.

Chapitre 6LES PREMIERS PAS DE L’INSTRUCTION

Le lendemain des scènes que nous venons dedécrire, c’est-à-dire le 5 mars, M. Tissot apprit, en rentrantde son service, le drame dont le paisible domaine des époux Bernieravait été le théâtre.

Il s’empressa de monter chez lui en compagniedu concierge, et, au premier coup d’œil jeté dans son appartement,il s’écria :

– Mais on est entré chez moi !D’abord ma porte était fermée, je l’affirme ; j’en avais misla clef sous le paillasson. De plus, voilà une chaise qui n’est pascomme je l’avais placée et mes papiers sont dérangés.

Après avoir remis un peu d’ordre sur sa table,il ajouta avec terreur :

– On m’a pris mon couteau !

– Votre couteau ? demanda Bernierstupéfait.

– Oui, mon couteau catalan que j’avaisposé sur mes dessins pour les maintenir. Un grand couteau à manchede corne !

– Ah ! mon Dieu, c’est une arme dece genre-là que le docteur a retiré du corps. Tout s’explique,l’assassin s’était caché chez vous !

Le concierge et le locataire étaient égalementépouvantés.

Le pauvre Tissot se voyait déjà poursuivi,arrêté, condamné. Bernier, tout ancien soldat qu’il fût, n’étaitguère plus rassuré.

Car il n’y avait plus de doute possible,quelqu’un s’était servi du signal convenu entre l’employé despostes et ses concierges pour se faire ouvrir la porte de larue ; cet inconnu s’était caché dans la maison, et c’étaitmême dans l’appartement de l’un des locataires qu’il s’était armépour commettre son crime.

Mais cet inconnu, ce vieillard, comments’était-il introduit dans la maison ? À quelle heure, par quelmoyen, dans quel but ?

– Vous n’avez au moins jamais dit àpersonne comment vous nous préveniez de votre retour pendant lanuit ? demanda tout à coup le concierge à son locataire.

– À personne, monsieur Bernier, àpersonne ! répondit en tremblant M. Tissot.

– Et vous ne vous êtes jamais aperçu quevous étiez suivi ou guetté ?

– Jamais !

– Alors je n’y comprends rien.

Et, pour en finir, le conciergeajouta :

– Il faut courir bien vite faire votredéclaration chez le commissaire de police.

Le secrétaire le prit pour un fou, maislorsqu’il eut expliqué le but de sa visite, on l’introduisitaussitôt auprès de M. Meslin, à qui il raconta, tant bien quemal, ce qu’il avait à dire.

– Je vous suis reconnaissant de votreempressement à venir éclairer la justice, lui dit celui-ci, aprèsl’avoir attentivement écouté, mais je ne suis plus chargé de suivrecette affaire ; c’est au juge d’instruction commis à cet effetpar M. le procureur impérial que vous aurez à donner toutesces explications. Il est probable que vous serez bientôt invité àvous rendre à son cabinet.

Le parquet de Paris avait, en effet, confiél’instruction du crime de la rue Marlot à l’un de ses magistrats,M. de Fourmel. C’était un homme d’une trentaine d’années,arrivé de province depuis quelques mois seulement, fortintelligent, distingué, intègre, mais plus ambitieux et plusorgueilleux encore.

Après avoir pris connaissance de l’affaire, illui avait semblé qu’elle lui offrait ce qu’il attendait avecimpatience ; l’occasion de déployer tout son zèle, toute sasagacité, et il en avait pris l’entière direction, sans mêmelaisser à M. Meslin cette part de collaboration que les jugesd’instruction acceptent très volontiers d’ordinaire descommissaires de police.

M. de Fourmel était un magistrat secet cassant, n’acceptant ni conseils ni observations, d’autant plusjaloux de son autorité qu’il n’en jouissait que depuis peu. C’étaitun de ces pessimistes qui ne voient partout que des coupables.

Il suffisait d’entrer dans son cabinet, àquelque titre que ce fût, pour qu’il vous crût sa chose, son jouet.Fort bien élevé et d’une grande distinction, il devenait souventpresque grossier, grâce à la façon dont il dévisageait etinterrogeait les gens les plus inoffensifs, et M. Meslin, quile connaissait pour s’être trouvé en rapport avec lui, s’étaitpromis de ne le revoir que s’il y était absolument obligé.

On comprend alors que, grâce à cesdispositions d’esprit, le commissaire de police du quartier del’Arsenal se complût dans ce rêve de suivre officieusement, pourson compte particulier, la bonne piste, pendant queM. de Fourmel chercherait, de son côté, le mystérieuxassassin de la rue Marlot.

M. de Fourmel paraissait d’ailleursne pas vouloir perdre un instant, car, à peine en possession dudossier commencé par M. Meslin et du rapport de la préfecturede police, il donna l’ordre à son greffier de citer tous leslocataires du n° 13 de la rue Marlot, les concierges de lamaison, le maître de l’hôtel du Dauphin, ses employés et WilliamDow.

Le parquet l’avait prévenu que le docteurRavinel était chargé de faire l’autopsie de la victime et que lerapport du célèbre praticien lui parviendrait sans retard.

De plus, on lui avait fait remettre deuxexcellentes épreuves de la photographie du vieillard, et, bienqu’il regrettât vivement de ne pas avoir eu l’initiative de cesdeux opérations, il s’en consolait en songeant que l’affaire étaitassez grave pour lui fournir mille autres occasions de prouver sonhabileté.

Chapitre 7COMMENT WILLIAM DOW EMPLOYAIT À PARIS LE TEMPS QUE MAÎTRE PICOTPERDAIT À VERSAILLES

Dans la certitude où il était de retrouverWilliam Dow le soir à Versailles, à la gare d’arrivée, maître Picotavait cru pouvoir ne pas le surveiller pendant la journée.

Toutefois, comme ces avares qui aiment à jeterde temps en temps un coup d’œil sur leur trésor pour s’assurerqu’il est toujours bien à sa place, comme ces gourmets quiinspectent volontiers d’avance la table où ils ne tarderont pas às’asseoir, comme l’amant dont le bonheur est proche et qui se plaîtà prendre, du regard, la possession de la femme aimée, de mêmel’agent voulut revoir celui qu’il considérait déjà comme sa proie.Dans ce but, vers sept heures, il s’en vint jeter un coup d’œil aurez-de-chaussée de Brébant.

Ainsi que la veille, l’Américain était là,savourant un excellent dîner et lisant les journaux.

– Parfait ! murmura Picot, c’est unhomme exact, d’habitudes régulières ; ce soir il arrivera àVersailles par le train convenu.

Et l’espion s’en fut enchanté de s’être donnécette nouvelle assurance que son plan ne pouvait échouer.

Afin de ne pas se tromper de gare, il avaitconsulté un Indicateur. Or, aucune erreur n’étaitpossible : le train qui arrive à Versailles à minuit dixminutes est celui qui part de la gare Saint-Lazare.

Si l’agent de la sûreté n’avait pas eu sigrande confiance en lui-même, et s’il avait attendu William Dow àsa sortie du restaurant, peut-être aurait-il changé d’idée, car,après avoir payé son addition, l’étranger disparut tout à coup,sans qu’on l’eût vu franchir la porte qui ouvre sur leboulevard.

Plus prévoyant que maître Picot et ne laissantrien au hasard, l’Américain avait traversé le restaurant, monté aupremier étage et suivi le couloir qui communique aussi à l’escalierde l’hôtel Saint-Phar.

Une fois là, il n’avait plus eu qu’à descendrequelques marches pour gagner le boulevard par la grande porte del’hôtel et à sauter dans une voiture de la station.

En admettant que l’agent fût à son posted’observation, William Dow était certain, grâce à ce détour,d’avoir échappé à toute surveillance.

Mais l’intelligent Picot ne se doutait de riende semblable, et quelques heures plus tard, pendant qu’il sedésespérait à Versailles de ne voir arriver ni l’un ni l’autre deceux qu’il attendait, l’étranger qui avait quitté sa voiture placedu Châtelet, se dirigeait tranquillement à pied vers la Morgue, ensuivant le quai Napoléon.

Une fois à l’extrémité du square qui s’étendderrière Notre-Dame, il s’arrêta pour inspecter les environs,autant du moins que le lui permettait la nuit humide et sombre.

Le quartier était absolument désert.

Il fit sonner sa montre ; il était uneheure.

Sûr de ne pas être observé, il suivit alors lagrille du square, et traversant rapidement la chaussée, vint seblottir dans l’angle que forme la Morgue et la pointe de l’île, làoù existe la grande porte de gauche du lugubre monument.

Il tombait une pluie fine et glaciale.

Pour rester là à pareille heure, calme,attentif au moindre bruit, il fallait que William Dow fût douéd’une incroyable volonté ou poussé par un intérêt bienpuissant.

Après avoir jeté aux environs un dernier coupd’œil investigateur, il frappa à la porte de la Morgue avec la têtede sa canne.

Un petit guichet de quelques pouces carréss’étant ouvert, il entendit qu’on lui demandait à voixbasse :

– Est-ce vous ?

– C’est moi, répondit-il ; voici lasomme promise.

Il tendait par le judas un rouleau de cinqcents francs.

Un instant de silence se fit.

Le gardien s’assurait, sans doute, de lavaleur du rouleau.

– Entrez, dit-il bientôt en entrouvrantla porte.

William Dow disparut dans l’intérieur de laMorgue.

L’obscurité était si profonde qu’il dutmarcher presque à tâtons pour ne pas se heurter aux objetsdivers : voitures, civières, bières, qui encombraient lepassage à découvert où le précédait Gabriel, passage défendu contretous regards, du côté du fleuve, par une haute palissade àjalousies serrées.

Ils arrivèrent enfin à une grande porte qu’ilsfranchirent et que le gardien ferma derrière lui.

William Dow pressentit qu’il se trouvait danscette salle des départs et des arrivées où, la veille, il avait vuphotographier la victime de la rue Marlot.

Il ne s’était pas trompé ; il la reconnutparfaitement lorsque Gabriel l’éclaira à l’aide d’un fanal qu’ilétait allé chercher derrière un cercueil.

Le gardien fit à l’étranger signe de lesuivre.

Ils traversèrent alors le lavoir, la salle descouvre-corps et arrivèrent dans la salle d’autopsie.

– Verrez-vous assez clair commecela ? demanda Gabriel en enlevant du fanal la chandelle qui ybrûlait et en en dirigeant les rayons vers le cadavre étendu sur latable de zinc.

– Parfaitement, répondit William Dow ense penchant sur le corps mutilé.

Mais il se redressa presque aussitôt, et,après avoir tiré de sa poche plusieurs instruments de chirurgie, iljeta un coup d’œil autour de lui.

– Vous cherchez quelque chose ? luidit l’employé.

– Oui ; voici ce qu’il me faut.

Le visiteur nocturne venait de détacher de lamuraille, où il était suspendu à un clou, un grand tablier taché desang. C’était celui même qui avait servi quelques heures auparavantau médecin légiste.

Il le passa autour de son cou, le serra à sataille, et relevant ses manches, se rapprocha de la tabled’autopsie.

Il examina d’abord la blessure de l’aine en serendant compte avec son bistouri de la route qu’avait suivie l’armehomicide. Ce premier examen lui causa sans doute un certainétonnement, car il l’interrompit un instant pour réfléchir.

Puis il passa à l’estomac du mort qui étaitentrouvert et il arriva à la blessure du cou, mais pour ne s’yarrêter qu’une seconde.

– Est-ce que ce corps sera remis sous lesyeux du médecin ? demanda-t-il ensuite à Gabriel, qui suivaitses mouvements d’un œil hébété.

– Non, monsieur, je ne crois pas,répondit celui-ci, le permis d’inhumer arrivera sans doute demainmatin.

– Donnez-moi un maillet, alors.

– Un maillet ! pourquoifaire ?

– Pour ouvrir la tête ; je veuxexaminer le cerveau, ce que le docteur a oublié de faire.

– Mais, monsieur, si on s’enaperçoit ?

– Qui ça ? puisque c’est vous quiserez chargé demain de l’inhumation. D’ailleurs, soyez rassuré, ilfaudrait qu’on y regardât de fort près pour découvrir quelquechose.

Tout en disant ces mots, William Dow avaitsaisi le maillet que lui présentait le gardien, et il s’était arméd’une espèce de ciseau à froid qu’il avait tiré de sa poche.

En moins de cinq minutes, en praticien habile,il mit à nu le cerveau du vieillard, et prenant lui-même lachandelle des mains de Gabriel, il se pencha sur le crâne béantdont il sonda soigneusement les moindres parties.

C’était vraiment un spectacle horrible quecelui qu’offraient ces deux hommes, seuls dans ce lieulugubre ; l’un, intelligent, distingué, interrogeant la mortpour lui arracher quelque mystérieux secret ; l’autre, commun,abruti, témoin muet de cette scène émouvante, qui ne lui causaitd’autre crainte que celle d’être surpris.

L’étranger termina enfin son opération, et sihabilement que, comme il l’avait promis au gardien de la Morgue, onne pouvait s’apercevoir au premier coup d’œil qu’on eût touché à latête du mort.

La boîte osseuse du crâne avait repris saplace ; les cheveux recouvraient les endroits où la peau avaitété soulevée.

Velpeau ou Nélaton n’auraient pas mieuxfait.

Lorsque l’opérateur se redressa, saphysionomie si grave exprimait une satisfaction évidente.

– Est-ce que les vêtements de cemalheureux sont là ? demanda-t-il.

– Les voici, monsieur, répondit Gabriel,en désignant à son interlocuteur un paquet d’effets déposés sur laseconde table d’autopsie.

Parmi ces objets, il se trouvait un paletot dedrap dont William Dow examina attentivement la manche droite,examen après lequel il murmura :

– C’est bien cela ; je ne m’étaispas trompé !

– Maintenant, dit-il, donnez-moi del’eau.

Gabriel se hâta d’obéir.

L’Américain se lava soigneusement les mains,se débarrassa du tablier de travail dont il avait couvert sapoitrine, remit tranquillement ses instruments de chirurgien dansleur boîte et cette boîte dans sa poche ; puis, en tendant àl’infidèle veilleur des morts un second rouleau de cinq centsfrancs, il lui dit :

– Vous avez tenu votre promesse, je tiensla mienne ; lorsque vous m’aurez reconduit jusqu’à la porte,nous serons quittes. Cependant, s’il vous arrivait quelquedésagrément à la suite de cette visite, comptez sur moi, j’en seraiinformé et ne vous oublierai pas. Soyez donc sans crainte.

Pendant qu’il parlait ainsi avec son calmehabituel, William Dow remettait ses gants et s’enveloppait dans sonpardessus.

Véritablement stupéfait de ce sang-froid dontil n’avait certes jamais eu d’exemple malgré le milieu dans lequelil vivait, Gabriel ne trouvait pas un mot à répondre.

Il se contenta de s’incliner en passant devantl’étranger pour lui montrer le chemin.

Quelques secondes plus tard celui-ci setrouvait hors de la Morgue.

William Dow s’était conduit dans toute cetteaffaire en homme habile, car en se laissant filer la veille, iln’avait eu d’autre but que de lancer son surveillant sur une faussepiste, ce qui devait lui permettre d’agir le jour suivant en touteliberté.

Nous venons de voir qu’il avait complètementréussi.

Pendant ce temps-là, maître Picot cherchait envain le sommeil sur le grabat de l’auberge où il s’étaitréfugié.

Commençant à craindre d’avoir été joué, lepauvre agent se demandait comment le recevrait M. Meslinlorsqu’il lui apprendrait sa station inutile à Versailles.

Chapitre 8INTERROGATOIRES

Trois jours après la découverte du cadavre, le6 mars, les témoins assignés se succédèrent dans le cabinet du juged’instruction, après avoir attendu fort longtemps, les uns et lesautres, dans cette galerie du Palais où les personnes appelées pouréclairer la justice font antichambre.

Mme Chapuzi, introduite lapremière, raconta tout en tremblant comment elle avait aperçu lecorps ; son mari, aussi épouvanté qu’elle de la voix brève etsèche du juge d’instruction, faillit se trouver mal lorsqu’il luiexpliqua comment il était arrivé sur le palier au cri de safemme.

Quand ce fut le tour des concierges, la pauvremère Bernier pensa que son dernier jour était venu en entendantM. de Fourmel lui dire sévèrement :

– Vous et votre mari avez de grandsreproches à vous faire dans tout ceci. Si vous aviez mieuxsurveillé votre porte, ce malheur ne serait pas arrivé.

– Mais, monsieur le juge, hasardaBernier, lorsqu’on a sonné à onze heures, on avait frappé d’aborddeux coups aux volets de notre fenêtre ; ma femme devait donccroire que c’était M. Tissot qui rentrait.

– Vous voyez que ce n’était paslui ! Dans une maison bien tenue, pareil événement ne seserait pas produit.

Le vieux soldat mordit sa moustache et, pourne pas riposter par quelque parole compromettante à ces reprochesimmérités, il ne répondit plus que par monosyllabes.

Le capitaine Martin vint ensuite, mais il futmoins patient.

M. de Fourmel s’étant plu à luidemander une troisième fois comment il était possible qu’il n’eûtentendu aucun bruit dans la nuit du 3 au 4 mars, alors que le digneofficier lui avait déjà affirmé que rien n’avait troublé sonsommeil, il lui répliqua d’un ton poli, mais qui démontrait assezqu’il ne supporterait pas plus longtemps les insistances du jeunehomme :

– Pardon, monsieur, je vous ai déjà ditdeux fois que je n’ai entendu aucun bruit de rixe, rienenfin ; si vous m’aviez fait l’honneur de me regarder en face,vous n’insisteriez pas davantage, car vous auriez compris que je nemens jamais, même lorsque je pourrais avoir intérêt à dissimuler lavérité, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, ce me semble.

M. de Fourmel fit un bond destupéfaction sur son fauteuil. Jamais personne n’avait osé luiparler ainsi. Les plus hardis parmi ceux qui avaient eu à souffrirde ses procédés s’étaient contentés de se taire ou de seretirer.

Mais ses yeux s’arrêtèrent sur la physionomieloyale et rude du capitaine Martin ; il remarqua seulementalors que ce locataire du n° 13 était décoré, et la manchevide de son habit disait assez qu’il avait payé chèrement sacroix.

Tout cela le troubla quelque peu, et comme,somme toute, le magistrat était un homme bien élevé, il compritqu’il avait été trop loin.

Aussi se hâta-t-il de s’excuser, ou à peuprès, en disant :

– C’est juste, monsieur, mais cetteaffaire est si grave, si mystérieuse, que mon devoir m’ordonne demultiplier les questions, de tout supposer, de tout prévoir.

Le capitaine s’inclina, et prenant lui-même laparole :

– Maintenant, monsieur, dit-il,permettez-moi non une observation, mais une prière.

– Laquelle, monsieur ? interrogeapoliment M. de Fourmel.

– Parmi les citations que vous avezadressées aux locataires de la maison que j’habite, il en est uneau nom de Mme Bernard.

– Oui, parfaitement, c’est pourdemain.

– Vous ignorez sans doute que cette jeunedame est accouchée depuis cinq ou six jours ; elle est trèssouffrante et ne pourra se rendre à votre appel.

– Je remettrai sa citation à quelquesjours plus tard, ou j’entrerai chez elle en allant visiter lethéâtre du crime.

– Je vous demanderai plus encore,monsieur. Mme Bernard, que la perte prématurée deson mari a déjà beaucoup affectée, est très impressionnable, et ilest à craindre que votre visite, quelques ménagements que vous ayezl’intention de mettre dans vos questions, ne lui cause une émotiondangereuse. Tous, dans la maison, nous la connaissons et luiportons le plus vif intérêt. Ne pourriez-vous pas attendre, pourl’interroger, son rétablissement complet ? D’ailleurs, quelsrenseignements pourra-t-elle vous donner ? La pauvre femme ena encore entendu moins que moi !

Le vieil officier n’avait pu s’empêcher desourire malicieusement en prononçant ces derniers mots.

– Soit ! monsieur, répondit le juged’instruction en rougissant un peu ; j’attendrai que lemédecin de Mme Bernard la trouve en état d’êtreinterrogée sans nul danger pour sa santé.

– Je vous remercie bien sincèrement,monsieur, au nom de Mme Bernard et au mien.

Et après avoir signé son interrogatoire par unparaphe majestueux, bien que fait de la main gauche, le braveofficier salua M. de Fourmel avec une politesse quidisait assez qu’il n’emportait que le meilleur souvenir du juged’instruction.

Les dépositions de M. Tissot et deWilliam Dow devaient être plus intéressantes que celles des autreslocataires et des concierges du n° 13.

D’abord, l’employé des postes apportait àl’instruction un renseignement précieux que ne faisait pas prévoirle rapport de M. Meslin.

On se rappelle, en effet, que le commissairede police n’avait pas admis qu’on se fût introduit, victime ouassassin, dans l’appartement du quatrième.

Or, la première chose que fit M. Tissotfut de déclarer qu’on était entré chez lui, et la seconde dereconnaître son couteau catalan dans l’arme que lui présentaM. de Fourmel.

De l’assassinat, il ne savait rien que cequ’on lui avait raconté ; mais il affirma qu’il n’avait jamaiscommuniqué à personne le signal convenu entre ses concierges et luipour annoncer son retour.

Il pensait seulement que ce signal était connudes autres locataires ; il l’était certainement du capitaineMartin, qui devait s’en servir lorsqu’il allait en soirée ou authéâtre.

William Dow remplaça Tissot chez le juged’instruction et lui raconta ce qu’il avait dit précédemment aucommissaire de police. M. de Fourmel, qui, cependant,n’appréciait guère que lui-même, fut surpris de l’élégance et de lanetteté avec lesquelles cet étranger s’exprimait dans une languequi n’était pas la sienne.

Aussi fut-il presque gracieux. Il est vrai quel’Américain avait rendu à la justice un véritable service, enfaisant connaître si rapidement le domicile de la victime.

On fût bien certainement parvenu à le trouveren envoyant des agents dans tous les hôtels et dans tous lesgarnis, mais on aurait certainement perdu un temps précieux, quel’assassin eût peut-être mis à profit pour quitter la France etl’Europe.

De plus, on n’aurait eu que beaucoup plus tardces lettres qui étaient un commencement de preuves d’identité,puisqu’elles indiquaient le véritable nom de l’inconnu.

Malheureusement ces lettres ne donnaient quece seul renseignement. Ainsi que nous l’avons dit, elles portaientdes dates, mais nulle désignation du lieu de provenance.

– Mon Dieu, monsieur le juged’instruction, dit William Dow, à qui M. de Fourmel avaitfait part des lenteurs qu’allait forcément causer cette omission,peut-être volontaire, des correspondants de M. Rumigny, jecrois que vous pourriez circonscrire vos recherches.

– Comment cela, monsieur ? fitcurieusement le magistrat, entraîné, malgré son caractèreombrageux, par ces premières difficultés de l’instruction.

– J’ai eu l’honneur de vous dire tout àl’heure que, rentré à l’hôtel du Dauphin en même temps queM. Meslin, j’avais eu l’indiscrétion de pénétrer avec lui dansla chambre de M. Desrochers ou plutôt Rumigny.

– Oui. Eh bien ?

– Eh bien ! pendant que M. lecommissaire de police inspectait les effets et les papiers de cemalheureux, j’ai remarqué que l’Indicateur des Chemins defer, qui se trouvait sur la table, était ouvert à la page 67,c’est-à-dire à celle où sont indiquées les heures des départs etdes arrivées du chemin de fer de l’Est et des Ardennes.

– Cela ne prouve rien.

– Pardon, cela ne prouverait rien si, àcette page, l’Indicateur n’était pas fatigué et sali commel’est tout livre longtemps ouvert au même endroit. De plus, jecrois qu’en y regardant de près, on découvrirait que c’est telleville plutôt que telle autre qui intéressait celui qui se servaitce cet indicateur.

– Peut-être bien, en effet. Je vaisordonner que ce journal me soit apporté.

M. de Fourmel avait prononcé cesmots avec un air pincé qui trahissait déjà une certainejalousie.

William Dow ne s’en aperçut pas ou ne voulutpas paraître s’en être aperçu.

Aussi ajouta-t-il de son ton calme etfroid :

– Ce n’est pas tout !

– Quoi donc encore ? dit le juged’instruction, tout à la fois désireux de savoir et vexéd’accepter, sinon les conseils du moins l’aide de cet auxiliaireofficieux.

– J’ai fait une autre observation que jevous demande la permission de soumettre à votre sagacité.

– Laquelle ?

– Il y a peut-être quelque intérêt pourla justice à savoir l’heure à laquelle M. Rumigny est rentré,puis sorti de chez lui. Les domestiques de l’hôtel l’ignorent et jene l’ai pas vu, pour ma part, ce soir-là.

– Effectivement, ce serait là unrenseignement utile.

– Eh bien ! monsieur, je croispouvoir affirmer que l’infortuné vieillard est rentré chez lui versneuf heures.

– Comment pouvez-vous le savoir, puisquevous ne l’avez pas vu ?

– C’est vrai, mais j’ai remarqué, parmiles journaux qui étaient pêle-mêle sur la table de M. Rumigny,le Soir de la veille. Or, ce journal, que j’achètequelquefois, ne paraît qu’à huit heures et demie. Il n’arrive pasdans le quartier de la place Royale avant neuf heures. Toutnaturellement, puisqu’il est dans la chambre du n° 7, oùpersonne n’est entré, c’est que le locataire de cette chambre y estvenu.

– C’est parfaitement raisonné. Vous êtesobservateur.

– Je suis grand chasseur, monsieur, etmédecin. Oh ! docteur de la faculté de Philadelphie ;mais en Amérique, avec notre civilisation d’hier, qui nous forcesouvent à nous défendre nous-mêmes, nous avons tous, plus ou moins,conservé quelque chose des trappeurs et des aventuriers.

– C’est fort bien, monsieur, je vous suisfort reconnaissant de ces détails. J’aurai peut-être besoin de vousappeler de nouveau. Restez-vous encore à Paris quelquetemps ?

– Deux ou trois mois au moins ; jeserai toujours à vos ordres.

– Je vous remercie, termina le juged’instruction en saluant l’étranger plus poliment qu’il ne luiétait jamais arrivé de le faire dans son cabinet.

Comprenant que M. de Fourmel luidonnait la permission de se retirer, William Dow signa sadéposition, répondit au salut du magistrat et sortit.

Sur le pas de la porte du palais, contre lagrille, il coudoya une espèce de clerc d’huissier qui semblaitabsorbé dans la lecture de nombreuses paperasses, et cent pas plusloin, sur le pont au Change, il reconnut à sa tournure le mêmeindividu, qui s’en allait un peu en avant et sur le trottoiropposé.

C’était maître Picot, que l’œil perspicace del’Américain avait aisément retrouvé sous ce nouveaudéguisement.

– Décidément, ce pauvre diable ytient ! pensa-t-il ; son insuccès de la nuit dernière nel’a pas découragé. Je le plains fort : il n’aura même pasaujourd’hui quelque bonne promesse à faire à son chef.

William Dow, en effet, rentra touttranquillement chez lui, puis en ressortit pour passer sa soirée leplus bourgeoisement du monde, sans même se demander un instant sil’agent de la sûreté le filait ou ne le filait pas.

Picot était désespéré, car le matin de cejour-là, lorsqu’il était venu raconter à M. Meslin comment ilavait inutilement passé la nuit à Versailles, le commissaire depolice l’avait assez mal traité.

– Vous avez été joué, mon garçon, luiavait-il dit. Pas plus que moi, notre personnage n’avait derendez-vous à Versailles. S’il vous y a envoyé, c’est qu’il étaitnécessaire qu’il se débarrassât de votre surveillance. Il est plusfort que vous !

Profondément humilié, l’espion avait juré dese venger, dût-il ne pas dormir s’il le fallait, pendant un moisentier, pour prendre son ennemi en faute.

Laissons le malheureux Picot à cette poursuiteinutile, puisque William Dow avait réussi à exécuter tout ce qu’ilvoulait faire secrètement, et revenons à M. de Fourmel,dont la journée avait été si bien remplie par les interrogatoiresdont nous avons parlé plus haut.

En attendant qu’il entendît les autrestémoins, qui étaient assignés pour le lendemain, le jeune magistratavait emporté chez lui les lettres trouvées par M. Meslin dansle secrétaire du n° 7 et qu’il lui avait envoyées.

Le soir, après son dîner, il s’enferma dansson cabinet de travail pour lire attentivement ces lettres, et demême que Cuvier reconstruisait un animal antédiluvien à l’aide d’unseul fragment de ses os, M. de Fourmel voulait découvrirdans cette correspondance le prologue et les premiers actes dudrame dont la mort du vieillard avait été le dénouement.

C’était là une tâche intéressante et bienfaite pour exciter l’ambition d’un homme tel que lui ; aussil’entreprit-il avec passion, mais il dut bientôt reconnaîtrequ’elle présentait mille difficultés.

Les correspondants de M. Rumigny luiécrivaient avec force circonlocutions et périphrases, soit parcequ’ils savaient que leur ami devait les comprendre à demi mot etqu’ils craignaient de réveiller en lui des souvenirs tropdouloureux en prononçant certains noms, en s’arrêtant longuementsur certains faits ; soit parce qu’ils ne voulaient pas que,dans le cas où leurs lettres seraient égarées, le secret auquel ilsfaisaient allusion fût découvert par quelque indiscret.

« Reviens chez toi, disait l’un ;laisse à son triste sort l’ingrate qui t’a abandonné, qui a désertéle devoir ; ne risque pas l’honneur de ton nom dans unscandale public. »

« Prends garde, écrivait un autre, cethomme est violent, rusé, il ne l’a que trop prouvé : ce n’estpas à ton âge qu’on doit chercher à se faire justicesoi-même. »

Dans d’autres lettres, on conseillait lepardon, l’indulgence, l’oubli.

Tout cela dénonçait clairement qu’ils’agissait d’une femme qui s’était enfuie et d’un homme trahi.Quelle était cette infidèle ? La femme ou la maîtresse deM. Rumigny ?

Et ce Rumigny, où vivait-il avant de venirpoursuivre à Paris cet homme « violent et rusé », dont ilavait tout à craindre ?

Quel était cet homme sous le couteau duquelétait tombé le vieillard ? L’amant de cette femme, il n’yavait pas là l’ombre d’un doute ! Mais comment s’était-ilintroduit dans cette maison où M. Rumigny lui-même avaitpénétré pour un motif encore inconnu ?

Comment, par où s’était échappé l’assassinaprès avoir commis son crime ?

Ce mystérieux attentat était-il le résultatd’un guet-apens, ou était-ce fortuitement, par un hasardinexplicable, que le n° 13 de la rue Marlot en avait été lethéâtre ?

À la plupart de ces questions qu’ils’adressait à lui-même avec l’opiniâtreté qui était un des traitssaillants de son caractère, M. de Fourmel ne savait querépondre. Aussi s’endormit-il, ce jour-là, plus préoccupé que sonamour-propre ne lui permettait de le reconnaître de la missionqu’il avait tout d’abord acceptée avec enthousiasme.

Le lendemain, en arrivant à son cabinet, il ytrouva l’Indicateur des Chemins de fer, le journal leSoir dont lui avait parlé l’Américain, et le rapport duchirurgien qui avait fait l’autopsie de la victime.

Au premier coup d’œil il reconnut que WilliamDow pouvait avoir raison, et il ordonna aussitôt à son secrétaired’écrire aux parquets des principales villes desservies par laligne de l’Est et des Ardennes, pour qu’on s’informât si unM. Rumigny – suivait le signalement – n’avait pas disparu del’une de ces villes.

Cette mesure prise, le juge d’instruction lutavec soin de la première à la dernière ligne, le rapportd’autopsie.

Le praticien y expliquait de la façon la plusclaire que la mort de l’individu dont il avait examiné le cadavreavait été causée par la section de l’artère fémorale à l’aide d’unearme tranchante. Le coup avait été porté de bas en haut et dedroite à gauche. La mort avait été instantanée et remontait à cinqou six heures après le dernier repas de la victime.

Le docteur avait également constaté une autreblessure, mais superficielle, qui s’étendait sur une longueur detrois centimètres en arrière du maxillaire droit.

Il avait, de plus, remarqué une légèreécorchure à la main droite du cadavre, main dont la paume étaitcouverte de sang. Il pensait que ce sang provenait, non de cetteécorchure, mais de la plaie du cou, où le malheureux avait porté lamain en se sentant frappé.

Il était probable, selon le chirurgien, quec’était en faisant ce mouvement ou en repoussant l’arme de sonassassin, que le vieillard avait eu un des doigts de la mainlégèrement atteint.

– Oui, c’est bien cela ! pensaM. de Fourmel ; la scène est facile à reconstruire.Surpris par derrière et frappé d’abord au cou, M. Rumigny acherché à fuir ; le meurtrier, l’attirant alors à lui et letenant serré contre sa poitrine à l’aide de son bras gauche, l’afrappé mortellement.

Et satisfait de ce premier pas vers ladécouverte de la vérité, il donna l’ordre d’introduire les autrestémoins qu’il avait fait assigner pour ce jour-là.

C’était le maître d’hôtel Tourillon, sesdomestiques et quelques voisins.

Ces dépositions devaient renseignerM. de Fourmel sur certains points intéressants, bien quele malheureux Tourillon n’eût pas vu son locataire la veille del’assassinat, et qu’un seul des gens de l’hôtel, celui qui était degarde ce soir-là, crût se rappeler que le vieillard était rentré àneuf heures pour ressortir une heure plus tard.

– Cependant, monsieur, demanda le juged’instruction à l’hôtelier, lorsqu’il l’eut fait revenir pour laseconde fois, il ne me paraît guère possible que vous ayez eu chezvous un voyageur pendant près d’un mois sans vous inquiéter de sesallures, sans causer avec lui, sans vous intéresser à ses pas, àses démarches, sans regarder un peu, vous ou l’un de vosdomestiques, d’où venaient les lettres qu’il recevait.

– Oh ! monsieur, ladiscrétion !

M. de Fourmel ne s’arrêta pas à cemouvement d’orgueil professionnel et poursuivit :

– Est-ce que M. Rumigny ne vous ajamais semblé préoccupé, inquiet, triste ?

– Oui, c’est vrai, monsieur le juge, sehâta de répondre le maître d’hôtel du Dauphin, dans l’espoird’adoucir un peu ces regards sévères que le magistrat attachait surlui et qui le troublaient ; c’est vrai, j’ai remarquécela.

– Eh bien ! voyons, faut-il doncvous arracher les paroles une à une ? Dites-moi comment cevoyageur est descendu dans votre hôtel, quel jour ? Vous nepouvez l’ignorer, vos livres doivent être en ordre ?

– Certainement, monsieur le juge, jamaisla moindre irrégularité !

– Je vous écoute.

– M. Desrochers, pardon !M. Rumigny est arrivé chez moi le 10 février au soir.

– Avec l’omnibus du chemin de fer ou envoiture ?

– Cela je l’ignore.

– Il avait des bagages ?

– Une valise qu’il avait dû garder aveclui en route, car elle ne portait pas de numérod’enregistrement.

– Après ?

– En arrivant, il demanda une chambre surle devant, et comme ce n’était pas possible pour ce jour-là il enparut vivement contrarié. Le lendemain, je pus satisfaire à sondésir en l’installant au n° 7.

– C’est une chambre qui donne sur larue ?

– Oui, monsieur ; mais je necomprends pas pourquoi il avait voulu un appartement sur le devant,car ses persiennes restaient fermées, même en plein jour.

– Vous avez une excellente mémoire.

Ne sachant trop si c’était là un complimentsincère ou une ironie, l’honnête Tourillon sentit de nouveau sesidées s’embrouiller ; mais au :« Continuez ! » bref et sec deM. de Fourmel, il s’efforça de reprendre ses esprits etajouta :

– M. Rumigny était peu liant, ilpassait rapidement par le bureau, prenait sa clef et ses lettressans parler à personne, se contentant de répondre oui ou non d’unton un peu rude lorsqu’on lui adressait la parole, que ce fût un demes domestiques ou moi-même ; puis il rentrait chez lui, où ilrestait presque toutes les journées. Il ne sortait que le soir,vers neuf ou dix heures. Lorsqu’il mangeait à l’hôtel, il prenaitpresque toujours ses repas dans sa chambre.

– Il n’a jamais donné de lettres à mettreà la poste ?

– Pas devant moi. Mes domestiquespourraient peut-être vous renseigner plus exactement sur cepoint-là.

– Il ne recevait pas devisites ?

– Je ne crois pas que personne soitjamais venu le demander.

– C’est bien ; signez votredéposition et tenez-vous à la disposition de la justice.

L’infortuné Tourillon, signa, sans oser yjeter un coup d’œil, au bas de la grande feuille de papier que luiprésentait le greffier d’un air quelque peu goguenard, et il seretira à reculons en saluant jusqu’à terre M. de Fourmel,qui ne s’inquiétait déjà plus de lui.

Les domestiques de l’hôtel du Dauphinconfirmèrent les explications de leur patron.

Quant aux voisins, ils n’avaient jamais aperçuM. Rumigny, ou ils l’avaient tout simplement vu passer devantleur porte le soir, mais sans remarquer rien d’étrange dans sesallures.

Un seul de ces témoins fournit unrenseignement qui pouvait avoir quelque intérêt. Il se souvenaitque plusieurs fois, la nuit, en rentrant chez lui, il s’étaitcroisé dans la rue avec M. Rumigny, qui semblait attendrequelqu’un.

Tout cela était bien vague, et ces détails, entous cas, ne deviendraient importants qu’en raison des nouvellesqui arriveraient de la ville d’où était venu M. Rumigny.

M. de Fourmel, qui ne manquait pasd’habileté, résolut de les attendre avant d’aller plus loin dansses recherches.

Plusieurs jours se passèrent alors sans quel’affaire fît un seul pas.

Le juge d’instruction avait autorisél’inhumation du mort et, après avoir visité le théâtre du crime, ilavait permis aux concierges de la rue Marlot de faire disparaîtreles traces sanglantes du drame de la nuit du 3 mars.

Le jeune magistrat attendait, pour reprendreson œuvre, qu’il lui arrivât quelques réponses des villes où ils’était adressé.

Un matin enfin, il lui en parvint une qui luidonnait toute satisfaction, et prouvait aussi que William Dow avaitraison.

Chapitre 9QUI ÉTAIT ET D’OÙ VENAIT LA VICTIME DU N° 13

C’était bien de l’une des villes de l’Estqu’était venu M. Rumigny. Le rapport donnant sur cet infortunéles renseignements les plus précis et les plus intéressants émanaitdu commissaire de Reims.

Voici ce document dans toute sa sécheresseadministrative :

« M. Rumigny était fort connu ettrès estimé à Reims. Après avoir fait une assez belle fortune dansl’industrie des tissus, il s’était retiré des affaires. Veuf depuisdéjà quelques années, il vivait avec sa fille unique qu’il adorait.Cette jeune fille disparut subitement, il y a neuf ou dix mois,enlevée, dit-on à cette époque, par un certain Balterini, musicienitalien que son père avait eu l’imprudence d’introduire chez luicomme maître de chant.

« M. Rumigny a toujours nié le faitet toujours affirmé que, le climat du midi ayant été ordonné à safille Marguerite, celle-ci habitait aux environs de Florence avecune vieille parente. Personne ne croit à ce récit, le départ de ceBalterini, qui était à Reims depuis trois mois, ayant coïncidé avecla disparition de Mlle Rumigny.

« Le père ne porta pas plainte ;Mlle Rumigny avait vingt ans, la police n’eut doncpas à s’occuper de cette affaire ; mais depuis cette époque,M. Rumigny avait beaucoup changé. D’un caractère irascible etviolent avant cet événement, il devint sombre et farouche. Il cessade voir ses amis, ne prononça plus jamais le nom de sa fille, et,il y a un mois à peur près, il quitta brusquement la ville sansprévenir personne de son départ ni de ses projets.

« M. Rumigny n’a ici qu’un seulparent rapproché ; c’est M. Adolphe Morin, son neveu,fils d’une sœur plus âgée d’un assez grand nombre d’années, carM. Morin approche de la cinquantaine. Il avait été questiond’un mariage entre ce neveu, dont le père et la mère sont mortsdepuis longtemps, et sa cousine, Mlle Marguerite,mais la jeune fille s’était refusée à cette union. On dit que cerefus avait beaucoup irrité son père.

« M. Morin, que nous avonsinterrogé, s’est montré très réservé sur ce point. Tout ce que nousavons pu obtenir de lui, c’est l’aveu qu’au mois de février dernieril a fait un voyage à Paris, où il s’est rencontré avec son oncle,mais il n’avait pu le décider à revenir à Reims. M. Morinignore si M. Rumigny savait à cette époque ce qu’était devenuesa fille.

« Les autres parents de M. Rumignysont des parents éloignés qui n’ont pu fournir aucun renseignementsur ses intentions. Les perquisitions faites dans la maison dudéfunt n’ont amené la découverte d’aucun document de nature àexpliquer le motif de son départ, ou à mettre la justice sur lestraces de son meurtrier. »

Le rapport du commissaire central de Reimsn’en disait pas davantage. De ce Balterini, on le voit, à peinequelques mots. C’était donc à l’aide de ses propres moyens que leparquet de Paris devait trouver la vérité.

M. Adolphe Morin, qui était accouru à lanouvelle de la mort de son oncle, afin d’obtenir l’autorisation defaire transporter son corps à Reims, allait fournir àM. de Fourmel des renseignements précieux.

La première visite de ce neveu deM. Rumigny avait été pour le juge d’instruction. Il n’avaitmême pas attendu que celui-ci l’invitât à passer à son cabinet, etses explications confirmèrent le magistrat dans sa conviction queBalterini était bien l’assassin du vieillard.

Elles firent plus encore, elles lui permirentde soupçonner la complicité de la jeune fille, M. Morin luiayant raconté que Marguerite et son père vivaient depuis longtempsen profond désaccord, et que souvent M. Rumigny s’était plaintavec amertume du peu d’égards et du peu d’affection de sonenfant.

Elle restait enfermée chez elle des journéesentières, refusant de voir les amis de son père, de sortir aveclui, et refusant obstinément tous les partis qui lui étaientofferts.

Quant à l’Italien, M. Morin n’avait pasvu sans appréhension son entrée dans la maison deM. Rumigny ; il avait signalé respectueusement à sononcle le danger que présentait cette intimité pour sa fille, maisle vieillard était entêté, il s’était follement engoué de l’artisteet, pour toute réponse, il avait haussé les épaules.

Lorsque quelques mois plus tard, il ouvrit lesyeux, il était trop tard. Il chassa Balterini, il est vrai, maisaprès une scène violente dont M. Morin avait été témoin.L’Italien ne s’était éloigné qu’en jurant de se venger, et, le soirmême de cette scène, Mlle Rumigny disparut.

M. Morin ignorait ce qui s’était passéentre le père et la fille après le départ du musicien ; mais,malgré la réserve, les hésitations, les regrets avec lesquels ilavait donné ces détails ; malgré toutes les atténuations dontil s’était efforcé d’entourer ses appréciations sur sa cousine,M. de Fourmel en savait assez pour en conclurelogiquement que le meurtre de la rue Marlot avait été le dénouementde ce drame intime de famille, dont le public n’avait reçu que leséchos affaiblis.

Ce premier point posé, et c’était là pourl’instruction une base importante, le magistrat arrêta son plan decampagne.

Le service de sûreté fut mis àréquisition ; ce qu’il fallait d’abord découvrir, c’est cequ’était devenu ce Balterini.

Deux agents furent chargés de la rue Marlot.Ils devaient la surveiller nuit et jour, dans l’espoir quel’assassin ne manquerait pas d’y passer un moment ou l’autre, envertu de cette attraction irrésistible qui ramène presque toujoursles criminels dans les environs du théâtre de leur forfait.

Puis M. de Fourmel fit rechercherBalterini dans toute la France ; mais, après avoir suivi satrace et celle de Mlle Rumigny de Reims à Paris etde Paris au Havre, on ne put les retrouver plus loin.

Le juge d’instruction était certain dereconnaître les fugitifs dans deux étrangers descendus à l’hôtel duNord le 2 juin. Ils étaient restés là huit jours seulement, et ilsétaient allés habiter, 47, rue de l’Est, dans un appartementmeublé, mais pour en disparaître vers le 15 octobre.

À cette date, M. de Fourmelretrouvait les deux amants au Havre, à l’hôtel de Normandie. Làencore, ils n’avaient demeuré que quelques jours. Depuis lors on nesavait ce qu’ils étaient devenus.

Les renseignements fournis par la policen’allaient pas au delà. On n’avait découvert leur trace sur aucunedes listes d’embarquement de cette époque.

M. de Fourmel était donc convaincuqu’ils avaient pris passage séparément à bord de quelquenavire.

Leur recherche devenait alors des plusdifficiles et il fallait s’armer de patience, car c’était seulementen s’adressant à nos consuls d’outre-mer qu’on pouvait espérer lesdécouvrir quelque jour.

De plus, cette supposition du départ deBalterini au mois d’octobre ne permettait plus de voir en luil’assassin de M. Rumigny, et pendant tout ce temps que lesdémarches à l’étranger allaient exiger, le meurtrier aurait centfois le loisir de disparaître et de devenir introuvable.

M. de Fourmel était donc forttourmenté, et son amour-propre souffrait cruellement à cette penséequ’il lui faudrait peut-être bientôt mettre l’affaire dont il étaitchargé au rang de celle qui dorment dans les cartons du parquet, etdont la solution est confiée à l’avenir.

Aussi, tout en admettant le départ et, parconséquent, l’innocence de Balterini, se plaisait-il à s’arrêterparfois à cette seconde hypothèse que le ravisseur deMlle Rumigny n’avait pas quitté la France et qu’ilse cachait dans quelque département éloigné. Peut-être mêmeétait-il resté tout simplement à Paris.

La jeune fille n’avait emporté que quelquesvêtements, ses bijoux et peut-être un millier de francs qu’elletenait de son père ; Balterini ne possédait pas de grandeséconomies ; il ne pourrait donc demeurer longtemps oisif, etcomme son talent de musicien était sa seule ressource, il seraitbien forcé un jour ou l’autre de s’en servir.

Voilà ce qu’avait penséM. de Fourmel pour se consoler un peu de son premierinsuccès, et il n’avait épargné aucune des mesures utiles pourdécouvrir tôt ou tard l’amant de Mlle Rumigny. Lesagent de la sûreté parcouraient, à Paris et en province, les bals,les théâtres, les cafés-concerts, tous les établissements enfin oùl’Italien pouvait avoir trouvé un emploi.

Pendant ce temps-là, maître Picot filaittoujours William Dow, mais en pure perte ; aucune desdémarches de l’Américain ne donnait prise aux interprétations lesmoins fantaisistes de l’agent. Le malheureux n’osait plus retournerchez M. Meslin, qui ne le rencontrait jamais sans luireprocher de s’être laissé jouer comme un novice, rueVandrezanne.

Car le commissaire de police n’en démordaitpas. Il avait la conviction que William Dow n’était pas étranger aucrime de la rue Marlot, et il le surveillait de son côté, décidé àdemander son arrestation à M. de Fourmel, le jour où ilparaîtrait se disposer à quitter Paris.

Chapitre 10OÙ LE HASARD VIENT EN AIDE À M. DE FOURMEL

Près d’un mois s’était ainsi écoulé, sansapporter à l’instruction aucun renseignement utile, et le silencecommençait à se faire sur le drame de la nuit du 3 mars, lorsqu’unmatin, M. de Fourmel, qui était allé rendre une visiteplace Royale, passa par la rue Marlot pour gagner lesboulevards.

Le n° 13 avait repris sa physionomiepaisible d’autrefois ; la porte en était ouverte.

Le jeune magistrat ne put résister à l’envied’y entrer ; mais, au moment de pénétrer dans la loge desépoux Bernier, il dut se ranger pour laisser sortir une jeune femmequi portait un enfant dans ses bras.

– C’est Mme Bernard, dità voix basse et vivement le concierge, en saluant le juged’instruction qu’il avait reconnu ; vous vous souvenez, cettedame qui était en couches et si malade au moment del’événement.

– Sait-elle ce qui s’est passé ?demanda M. de Fourmel, en se rappelant queMme Bernard était la seule personne de la maisonqu’il n’eût pas interrogée.

– Mon Dieu non, monsieur, répondit leconcierge ; la pauvre petite femme est tellementimpressionnable que nous ne lui avons rien dit encore, mais elle netardera pas à tout apprendre. C’est aujourd’hui sa troisième ouquatrième sortie seulement. Elle est toujours très faible.

– Elle est veuve, m’a dit un de voslocataires, le capitaine Martin, je crois ?

– Oui, monsieur.

– Son mari est mort chez vous ?

– Non, monsieur,Mme Bernard était en deuil lorsqu’elle est venuelouer dans la maison. C’est le vénérable curé de Saint-Denis quinous l’a recommandée.

– Appelez-la, je vous prie, et priez-lad’entrer dans votre loge.

– Quoi ! vous voulez…

– Oh ! simple formalité ; jedois terminer mon rapport sur cette affaire, et il estindispensable que la déposition de Mme Bernard yfigure.

Tout en disant ces mots,M. de Fourmel avait tiré de sa poche quelques papiers,parmi lesquels se trouvait une enveloppe contenant unephotographie.

Bernier s’étant hâté d’obéir, quelquesinstants après il revenait accompagné deMme Bernard, toute tremblante de paraître devant unétranger. Le vieux soldat n’avait osé lui dire ce dont ils’agissait.

– Je vous demande pardon, madame, deretarder votre promenade de quelques instants, dit polimentM. de Fourmel à la jeune femme, mais mes fonctionsm’obligent à vous adresser quelques questions.

– Je suis à vos ordres, monsieur,répondit Mme Bernard en pressant son enfant contreson sein, car l’air grave de son interlocuteur, ce mot« fonctions » qu’il avait prononcé, et sa situation àelle, situation particulièrement délicate, de femme sans mari, sansprotecteur, tout cela l’inquiétait un peu.

– Rassurez-vous, madame, s’empressad’ajouter le magistrat en s’apercevant de l’émotion de la locatairedu numéro 13 ; il ne s’agit que d’un fait auquel vous êtesabsolument étrangère ; j’y arrive de suite pour vousrassurer.

Et il raconta rapidement à la jeune femme ledrame qui s’était passé à quelques pas de son appartement, un moinsauparavant.

– Oh ! le malheureux ! s’écriaMme Bernard, lorsque le juge d’instruction eutterminé son récit ; on ne sait pas comment il se nomme, quiest son meurtrier ?

– Non, nous ignorons toujours le nom del’assassin, nous ne connaissons encore que celui de la victime.C’est un brave et digne homme : M. Rumigny, de Reims.

À ce nom, la jeune femme ne répondit que parun cri terrible et en se levant brusquement du siège sur lequelelle s’était assise.

Ses lèvres tremblaient, ses yeux étaienthagards, son visage s’était subitement couvert d’une pâleurlivide.

Sans Bernier, qui la reçut dans ses bras, elleserait tombée à terre avec son enfant.

– Qu’avez-vous donc, madame ? luidemanda M. de Fourmel au comble de la surprise, maissupposant déjà que le hasard venait à son aide pour lui livrer laclef de cette énigme sanglante qu’il cherchait inutilement depuisplusieurs semaines. Connaissez-vous M. Rumigny, parhasard ?

– C’est mon père ! monsieur, bégayaMme Bernard la voix entrecoupée de sanglots.Oh ! j’ai mal entendu, ce n’est pas de lui qu’il s’agit. Cen’est pas M. Rumigny, de Reims, qui…

– C’est lui-même, madame, dont le corps aété trouvé inanimé presque sur le seuil de votre porte, répondit-ilavec une sécheresse qui indiquait que l’homme du monde avait tout àcoup fait place à l’interprète de la loi.

Mme Bernard n’avait puremarquer cette transformation subite qui s’était faite dans le tonet l’attitude du magistrat. Abandonnant sa fille à la femme deBernier, qui venait d’entrer dans sa loge, la jeune mère étaittombée sur un siège en fermant les yeux.

On eût dit qu’elle allait mourir. Ses lèvrestremblaient en laissant échapper des mots inarticulés ; degrosses larmes coulaient sur ses joues amaigries ; lessanglots l’étouffaient.

M. de Fourmel, calme et grave,prenait sur un carnet des notes au crayon, en jetant de temps entemps un regard d’acier sur Mme Bernard.

Les Bernier n’osaient prononcer un mot.

Ce silence terrible durait déjà depuisquelques instants, lorsque M. de Fourmel donna à voixbasse un ordre au vieux soldat, qu’il avait attiré sur le seuil desa loge.

Le brave homme sortit en fermant la porte dela maison derrière lui.

Mme Bernard revenait lentementà elle.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux et reconnut celuiqui venait de lui faire l’épouvantable révélation de l’assassinatde son père, elle comprit qu’elle n’était pas le jouet d’un rêve,mais la victime d’une horrible réalité.

Le magistrat lui laissa encore quelquesinstants pour se remettre, puis il s’approcha d’elle.

Elle le vit venir avec épouvante.

– Alors, vous êtesMlle Marguerite Rumigny ?

– Oui, monsieur, murmura-t-elle envoilant de ses mains la rougeur qui avait envahi son visage.

– Je regrette, continuaM. de Fourmel, de troubler votre douleur, mais il estnécessaire que je fasse une perquisition dans votreappartement.

Mme Bernard, ou plutôtMlle Rumigny, leva ses yeux effarés sur soninterlocuteur. Il était évident qu’elle ne l’avait pas compris.

– Il est indispensable, reprit-il enscandant chacun de ses mots, que je m’assure, par l’examen de vospapiers, s’il ne s’y trouve pas quelque document de nature à mettrela justice sur les traces de l’assassin de votre père.

– Dans mes papiers ? Des traces del’assassin de mon père ! Vous avez donc quelquessoupçons ?

– Je n’ai pas à vous répondre.

– Alors vous allez lire meslettres ?

– C’est mon devoir, mademoiselle.

– Jamais, monsieur, jamais ! s’écriaMarguerite, au comble de la terreur. Mes lettres sont à moi. Quevoulez-vous qu’elles vous apprennent ?

– Je viens de vous dire que c’était mondevoir. Personne n’a le droit de s’opposer à l’accomplissement dema mission.

– Qui êtes-vous donc, monsieur ?

– Je suis le juge d’instruction chargé dedécouvrir et de livrer à la justice le meurtrier de M. Rumignyet ses complices, s’il en existe.

– Le juge d’instruction ! lajustice ! le meurtrier !

En prononçant ces mots d’une voix égarée,Mlle Rumigny s’était levée et regardait avec effroicet homme auquel la loi donnait le droit de pénétrer dans le plusprofond de son cœur. Elle se sentait devenir folle.

La mère Bernier s’efforçait en vain de lacalmer.

Un coup de sonnette interrompit pour uninstant cette scène pénible.

La concierge s’empressa d’ouvrir.

C’était son mari qui revenait avecM. Meslin.

Le commissaire de police, que Bernier avaitmis au courant de ce qui se passait, salua le juge d’instruction etse mit à ses ordres.

– Nous vous attendons, madame, ditM. de Fourmel à la jeune femme.

– Moi ! Pourquoi donc ? demandala malheureuse.

– Pour faire chez vous cette perquisitionqui est indispensable. Monsieur est le commissaire de police devotre quartier ; il va m’assister dans mes recherches.

– Allons ! c’est le châtiment !murmura Mlle Rumigny.

Puis, avec une résignation douloureuse etcomme si son parti fût pris, elle ajouta :

– C’est bien, monsieur, voici les clefsde mon appartement et de mes meubles.

– Il est nécessaire que vous nousaccompagniez, dit M. de Fourmel ; cette perquisitiondoit se faire en votre présence.

– Soit ! gémit-elle.

Et, reprenant sur le lit de la concierge sapetite fille qui dormait toujours, elle sortit la première de laloge.

Le commissaire de police et le juged’instruction la suivirent.

Arrivée chez elle,Mlle Rumigny coucha son enfant dans son berceau, selaissa tomber dans un fauteuil et présentant ses clefs àM. de Fourmel, elle lui dit :

– Faites, monsieur !

L’appartement se composait d’une salle àmanger, d’un très petit salon et d’une chambre à coucher.

Elle avait conduit ses visiteurs imposés danscette dernière pièce.

Le mobilier consistait en un lit, un petitbureau-secrétaire, quelques sièges et une grande table, surlaquelle se trouvaient pêle-mêle des livres et une foule de menusobjets à l’usage du nourrisson.

Dans le premier tiroir du secrétaire qu’ouvritM. de Fourmel, il ne trouva que des papiersinsignifiants : quittances de loyers, actes de naissance et debaptême de l’enfant, notes diverses ; mais dans le second ilaperçut d’abord un volumineux paquet scellé avec de la cire et surlequel on avait écrit : « À détruire après mamort, » puis une large enveloppe également scellée et portantcette adresse : « À Monsieur Rumigny, rue de Talleyrand,à Reims (Marne). »

– Quels sont ces papiers ? demandale magistrat à Mlle Rumigny.

– L’une de ces enveloppes renferme unelettre qui était destinée à mon père, répondit la jeune femme ensanglotant.

– Et l’autre ?

– Ce sont des lettres de…

– DeM. Balterini ?

Mlle Rumigny réponditaffirmativement en baissant la tête.

– Il faut que vous m’autorisiez,mademoiselle, à briser ces cachets et à ouvrir ces lettres.

– Lire ces lettres ! s’écria lafille de M. Rumigny, jamais !

Et la malheureuse s’élança, comme pourarracher ces papiers des mains du juge d’instruction ; maisl’émotion, la douleur et la honte la paralysant de nouveau, elleretomba sur un fauteuil en fermant les yeux.

À cette opposition aussi nettement formulée dela jeune femme, M. de Fourmel ne put réprimer unmouvement de mauvaise humeur qui indiquait son désappointement.Cela se comprend, car il se trouvait en présence de l’une de cesquestions complexes que le législateur n’a pas nettementrésolues.

En effet, la loi, qui donne cependant auxjuges d’instruction une autorité si grande, des droits sans limiteset sans contrôle, qui les arme d’un pouvoir si nécessaire, mais enmême temps si terrible ; la loi, disons-nous, ne les autoriseà saisir et à lire des papiers et des lettres que chez lesprévenus. Or, telle n’était pas la situation deMlle Rumigny. De plus, les officiers de l’ordrejudiciaire ont-ils le droit de rompre, même lorsqu’il s’agit deprévenus, les plis scellés qu’ils trouvent à leurs domiciles ou àla poste ?

M. de Fourmel était donc fortembarrassé ; car, s’il avait les défauts de caractère etd’orgueil que nous avons signalés, c’était un honnête homme, unmagistrat intègre dans toute l’acception du mot, et il n’ignoraitpas la barrière fragile mais infranchissable que lui opposaitMarguerite.

– Fort bien ! mademoiselle, luidit-il sèchement, vous pouvez vous refuser à me laisser lire ceslettres, mais vous comprenez bien que je suis libre d’interprétervotre refus. C’est qu’il y a là, sous ces cachets, les preuves ducrime dont j’ai mission de rechercher les coupables et leurscomplices. Or, vous m’avez avoué que ces lettres étaient deBalterini et vous étaient adressées.

À la conclusion qu’elle entrevoyait,Marguerite se leva brusquement, pâle, tremblante, et, seprécipitant vers le juge d’instruction, elle lui arracha plutôtqu’elle ne lui prit les paquets de lettres, déchira les enveloppesqui les contenaient et, les jetant sur la table, s’écria :

– Tenez, monsieur, lisez, lisez-lestoutes ! Oh ! pas devant moi !

– Je vous remercie, mademoiselle, ditM. de Fourmel en réunissant les papiers ; j’emporteces lettres, mais j’en remets la lecture à un autre moment. Ellesvous seront toutes rendues s’il ne s’y trouve rien qui doivefigurer au dossier. Veuillez maintenant signer ce procès-verbal, ettenez-vous à la disposition de la justice.

Sans bien se rendre compte de ce qu’ellefaisait, la jeune femme signa là où lui indiqua M. Meslin.

Quelques instant après, seule avec son enfant,elle s’agenouillait contre son berceau en murmurant :

– Le ciel est juste ; c’est moi quil’ai tué ! Mon Dieu, protégez-nous !

Avant de se séparer du commissaire de police,le juge d’instruction lui avait dit :

– Surveillez cette femme, et à sapremière tentative de fuite, mettez-la en état d’arrestation ;je vais vous envoyer un mandat d’arrêt. Toutefois, ne l’exécutezque si je vous en donne l’ordre ou dans le cas de préparatifs dedépart de Mlle Rumigny.

M. Meslin s’était contenté derépondre :

– Monsieur, vos instructions serontexactement suivies.

Puis, avec une espèce de satisfaction jalouse,il s’était dit à lui-même, en regagnant son bureau :

– Et cet Américain qui demeure juste enface de Mlle Rumigny et dont la chambre est voisinede celle qu’occupait ce vieillard, M. de Fourmel n’ypense pas ! Cependant, ce n’est pas possible ; le hasardseul ne produit pas de ces rapprochements. Heureusement, je suislà !

Enchanté de la découverte qu’il devait à sabonne fortune, mais dont il ne s’attribuait pas moins tout lemérite, M. de Fourmel s’était hâté de rentrer chez luipour se mettre à la lecture des lettres saisies chezMlle Rumigny.

Celle qui se trouvait seule, sous uneenveloppe, à l’adresse du malheureux négociant, était fortlongue.

Après avoir expliqué à son père comment elleavait succombé à son amour pour Balterini, la jeune fille terminaitainsi :

« Cette faute, mon père, je vaispeut-être la payer de la vie. Oui, je le sens, je vais mourir,mourir seule, sans ami, sans un parent près de moi ! Nevoulez-vous pas me pardonner ? Oh ! je vous en prie, nemaudissez pas votre fille, accordez un regret à sa mémoire ;elle est morte plus encore de remords et du chagrin qu’elle vous acausé que de ses souffrances. Je vous en conjure, faites ramenermon corps à Reims et que je sois enterrée près de ma pauvre etsainte mère, qui, j’en suis certaine, prie pour moi là-haut. Si leciel veut que mon enfant me survive, ne le repoussez pas, veillezsur lui. Il est innocent ; prenez-le, je n’ose dire enaffection, mais du moins en pitié.

« Adieu, mon père ! Lorsque vousrecevrez cette lettre, celle que vous appeliez votre petite Margotne sera plus. Encore une fois, pardonnez-lui. »

Ça et là, les caractères de cette lettreétaient à demi effacés par les larmes.

Elle portait en tête la date du 5février ; elle avait donc été écrite une vingtaine de joursavant les couches de la jeune femme et près d’un mois avant la mortviolente de celui auquel elle était adressée.

Les autres lettres étaient toutes de la mêmemain et se terminaient d’ailleurs par la même signature :Robert. Il y en avait une trentaine qui se succédaient de jour enjour, depuis le 18 octobre de l’année précédente.

Il était bien facile d’en conclure que c’étaità cette époque que la séparation des deux amants avait eu lieu auHavre, d’où Mlle Rumigny était revenue seule, pours’installer à Paris, grâce à la recommandation du curé de laparoisse de Saint-Denis.

Malheureusement pour la justice, ce vénérableprêtre, l’abbé Mouriez, était mort depuis déjà trois mois.

Pendant que sa maîtresse retournait à Paris,qu’avait fait Balterini ? Sa correspondance laissait supposerqu’il avait attendu au Havre une occasion favorable pour aller semettre, à New-York ou à Philadelphie, à la disposition d’unimpresario qui l’avait engagé comme chef d’orchestre.

L’état de grossesse de Marguerite n’avait paspermis de songer à lui faire exécuter ce long voyage. De plus, lajeune femme n’aurait jamais pu se décider à quitter la France sansavoir revu son père.

C’était pour être plus près de ce dernierqu’elle avait préféré attendre à Paris plutôt qu’au Havre le retourde Balterini.

Les lettres de cet Italien, qui permettaient àM. de Fourmel d’enchaîner tous ces faits, étaient pleinesd’amour pour Marguerite et débordaient de haine contreM. Rumigny.

« Non, jamais, disait le musicien dansune de ces lettres, je ne pardonnerai à ton père d’avoir fait denous deux parias, obligés de se cacher comme des criminels ;jamais surtout je ne lui pardonnerai de t’avoir sacrifiée, non passeulement à son orgueil de bourgeois enrichi, mais à son amourmoins paternel que tyrannique et jaloux. J’ai pu, par affectionpour toi, dévorer la honte de ses insultes et me taire, mais queDieu ne le remette pas sur ma route, car j’ignore si je pourraisêtre de nouveau maître de ma colère et de mon ressentiment.

« Ah ! qu’il faut que je t’aime,Marguerite, pour arrêter ma plume et imposer silence à mafureur ! Dire que d’un mot cet homme pourrait nous rendreheureux, et qu’il nous sépare. Dire que, si je ne trouve pas lemoyen de rester ici sans danger ou de te rejoindre, je vais tequitter pendant de longs mois, parce qu’il plaît à M. Rumignyde ne pas me trouver digne de son alliance. Un seul sentiment égalemon amour pour toi, c’est ma haine pour lui. Que Dieu luipardonne ; moi je me souviendrai toujours ! »

M. de Fourmel avait lu avec le plusgrand soin cette correspondance, où rien ne lui démontrait laculpabilité de Balterini, lorsque, arrivé au milieu d’une dernièrelettre, il tomba sur ces phrases qui changèrent subitement sessoupçons en certitude :

« Oh ! certainement, ma chèrebien-aimée, écrivait l’Italien, je profiterai une des ces nuitsprochaines du moyen que tu m’indiques pour arriver jusqu’à toi sansêtre vu de personne. Quelle heureuse idée tu as eue de me fairepart de ce signal entre M. Tissot et tes concierges !J’aurai soin d’arriver le soir et de descendre dans cet hôtel quiest justement devant ta maison. Je prendrai une chambre sur la rue,au second étage, si c’est possible, c’est-à-dire en face de toi. Dema fenêtre, je te verrai et tu me feras le signe convenu dès qu’ilsera l’heure. Ne crains rien, tu ne seras pas compromise. Je suisméconnaissable, tant je souffre depuis notre séparation. Ah !que nul ne se dresse désormais entre nous deux, fût-ce tonpère ! Tu es à moi, rien qu’à moi ; je défendrais montrésor contre Dieu même. À bientôt donc, chère adorée ;j’attends ta dépêche pour partir ! »

Cette lettre, ainsi que deux ou trois autres,n’était pas datée.

– Maintenant, je comprends tout, pensaM. de Fourmel, après avoir pesé chacun des mots de cettelettre. Balterini n’est pas parti pour l’Amérique, comme il enavait eu d’abord l’intention ; il est resté au Havre ou dansles environs. Le séjour de Mlle Rumigny à Parisn’était qu’une ruse pour faire croire à son éloignement, àlui ; mais, appelé par sa maîtresse, il est venu à Paris,s’est introduit dans la maison, s’y est rencontré avecM. Rumigny et sa complice, involontaire, c’est possible, maissa complice, puisqu’elle seule a pu indiquer à son père le moyend’arriver jusqu’à son appartement. Elle ne peut ignorer où setrouve aujourd’hui son amant ; il faudra qu’elle le dise.

Et, plein de confiance dans ses déductions, lejuge signa un mandat d’arrêt qu’il envoya immédiatement àM. Meslin, avec ordre de le mettre à exécution dès lelendemain matin.

Chapitre 11MAÎTRE PICOT ET WILLIAM DOW SE RETROUVENT

À peu près à la même heure, sortant, grâce auxsoins de Mme Bernier, de l’état de prostration danslequel l’avait plongée la douleur et la honte,Mlle Rumigny renvoyait la brave femme et restaitseule.

La jeune mère s’approcha du berceau où dormaitson enfant, le contempla longuement, et, après s’être penchée surlui pour effleurer ses joues de ses lèvres, se releva.

Si M. de Fourmel eût été encore là,il n’aurait plus reconnu la malheureuse que sa voix brève etmenaçante avait fait trembler.

Ses traits n’exprimaient plus le désespoirmais une résolution soudaine. Elle avait rejeté en arrière sesadmirables cheveux blonds, essuyé ses larmes et passé sa main surson front, comme pour en chasser les pensées qui l’avaient faitrougir.

Puis elle se dirigea vers le petit secrétaireoù le juge d’instruction avait trouvé les lettres de Balterini, etattirant à elle une feuille de papier, elle la couvrit rapidementde quelques lignes, qu’elle mit bien en évidence sur la table, enl’attachant au tapis avec une épingle afin qu’elle ne pûts’envoler.

Cela fait, elle écrivit une seconde lettre,plus longue, qu’elle glissa sous une enveloppe, et cette lettreterminée, Marguerite retomba dans l’immobilité, la tête dans sesdeux mains.

Le timbre de la pendule, en sonnant huitheures, la fit tressaillir.

– Il est trop tôt, dit-elle avec untriste sourire.

La fillette venait de se réveiller ; ellela prit dans ses bras, lui donna à boire, et bientôt l’innocentecréature se rendormait, bercée par le refrain que sa mère luichantait à demi-voix.

Mlle Rumigny la remitdoucement dans son berceau et s’assit auprès d’elle.

Le calme de la jeune femme étaiteffrayant.

Une grande heure s’était écoulée ainsi,lorsque Marguerite sortit brusquement de sa torpeur, se coiffa enune seconde, jeta un manteau sur ses épaules, prit son enfantqu’elle enveloppa chaudement dans un châle, et descendit l’escalierd’un pas ferme.

– Comment ! vous sortez ? luidemanda la concierge, au comble de la surprise.

– Je vais jusque chez le pharmacien, pourchercher de l’éther, répondit Mlle Rumigny.

– Voulez-vous que Bernier y aille ?Vous l’attendrez là, au coin du feu ?

– Non, merci, ça me fera du bien deprendre un peu l’air.

Et, ramenant sur sa fille le pan de sonmanteau, la jeune mère franchit le seuil de la maison dont leconcierge venait de lui ouvrir la porte.

Elle tourna à gauche en se dirigeant vers laplace Royale, qu’elle traversa rapidement et, gagnant, par la ruede Birague, la rue Beautreillis, elle descendit jusque sur le quaiHenri IV.

Malgré l’heure avancée, l’endroit n’était pasdésert. De nombreux ouvriers travaillaient aux abords des magasinsde la ville.

Elle pressa le pas et arriva bientôt au pontd’Austerlitz.

La nuit était profonde ; il ne passaitpersonne aux environs.

Marguerite s’était engagée sur le pont de dixpas à peine et elle s’approchait du parapet, lorsque tout à coupelle se sentit saisie par le bras.

– Laissez-moi ! gémit la malheureused’une voix étouffée.

– Pour que vous vous jetiez à l’eau avecvotre enfant ? Jamais ! répondit l’inconnu qui l’avaitsuivie depuis la rue Marlot sans qu’elle l’eût aperçu.

– Eh bien ! oui, je veuxmourir ! qu’est-ce que cela vous fait ?

– Beaucoup plus que vous ne croyez !Allons, donnez le bébé et suivez-moi.

Mlle Rumigny baissa la tête ettendit son enfant à cet homme qui n’était autre que maîtrePicot ; mais celui-ci poussa aussitôt un cri de colère etd’épouvante.

Profitant de ce que son mouvement avait eu derassurant pour le policier, la jeune mère lui avait échappé, etavant même qu’il eût pu prévoir son dessein, elle avait franchi leparapet et s’était jetée à la Seine.

Picot entendit le bruit que fit son corps enentrouvrant l’abîme. Presque aussitôt, un second bruit de mêmenature frappa son oreille.

Bien que fort embarrassé de l’enfant quipleurait dans ses bras, l’agent se pencha vivement sur lefleuve.

L’obscurité était si complète que d’abord ilne distingua rien ; il percevait seulement ce clapotisrégulier que produit un nageur.

Bientôt, en effet, il reconnut qu’un individuse dirigeait vigoureusement vers l’endroit où avait disparu lajeune femme, mais en se laissant un peu dériver par le courant.

L’homme avait si bien pris ses mesures et ilétait un nageur tellement habile, qu’il arriva juste au moment oùla noyée revenait à la surface du fleuve.

Picot le vit la soulever par un bras et touten lui maintenant la tête hors de l’eau, reprendre la direction dela rive.

– Sapristi ! Il n’aura pas volé sesvingt-cinq francs, celui-là, murmura-t-il au comble del’admiration. Quel terre-neuve !

En quittant le pont, il courut sur le quaipour gagner la berge, heureusement à sec.

Trois ou quatre minutes après, le sauveteur,aidé de l’agent, y déposait Marguerite évanouie.

– Courez vite chercher une voiture, mongarçon, dit l’inconnu à Picot.

– Comment ! c’est vous !s’écria le policier.

Tout stupéfait de reconnaître la voix et lestraits de William Dow, il n’avait pu retenir cette imprudenteexclamation.

– Comment ! moi ! réponditl’Américain avec une surprise admirablement feinte ; nous noussommes donc déjà rencontrés ?

Maître Picot commença à se douter, malgré sonamour-propre, qu’il avait affaire à plus fort que lui. Aussijugea-t-il prudent de rompre les chiens en reprenant avec autantd’insouciance que possible :

– Ah ! non, pardon, jecroyais ! Vous dites qu’il faudrait une voiture ?

– Nous ne pouvons reconduire cettemalheureuse jusque chez elle dans cet état. Vous trouverez unfiacre, en face, boulevard Contrescarpe ; il y a je crois unestation. Laissez-moi l’enfant, vous irez plus vite. Ou plutôt, non,gardez l’enfant, ramassez mon paletot que j’ai jeté là-bas sur laberge et suivez-moi. Le marchand de vins du coin de la rue Lacuéedoit être encore ouvert ; je vais y porter la pauvre femme.Pendant qu’elle se réchauffera et reviendra à elle, vous irezchercher une voiture.

Tout en disant ces mots, l’étranger avait prisMarguerite dans ses bras, et, léger comme s’il eût enlevé unoiseau, il gravissait en courant la rampe du quai.

Picot le suivit, fort ennuyé de son singulierfardeau ; il ramassa en passant le vêtement dont William Dows’était débarrassé pour se jeter à l’eau, et ils arrivèrent ainsi,l’un suivant l’autre, jusqu’à la boutique du débitant où sedésaltéraient de nombreux clients.

L’apparition de William Dow et de l’agentcausa dans l’établissement, on le comprend, une stupéfactiongénérale. Ce furent aussitôt des hélas ! etd’interminables questions ; mais l’Américain, sans s’inquiéteret surtout sans répondre, dit à une femme qui se trouvait près ducomptoir :

– Permettez-moi, madame, de porter cettemalheureuse dans votre chambre et soyez assez complaisante pour yallumer du feu.

Avec cette bonté naïve dont sont doués lesgens du peuple, cette femme, qui était la maîtresse de la maison,s’empressa de s’écrier :

– Je crois bien, monsieur, venezvite ! Pauvre créature !

Et montrant le chemin à ses visiteursinattendus, elle les introduisit dans l’arrière-boutique, où setrouvait un grand lit et où flambait un bon feu, bien qu’on fûtdéjà au milieu d’avril. Mais cette année-là, le printemps sefaisait attendre et les nuits étaient encore glaciales.

William Dow étendit doucement sur le litMarguerite, qui donnait déjà des signes de retour à la vie.

En retirant son bras gauche de dessous la têtede la jeune femme, l’Américain ramena un large médaillon d’émaildont le ruban, qui le suspendait au cou de Marguerite, s’étaitcassé, sans doute au milieu des efforts qu’il avait fait pour lasoutenir hors de l’eau, et pour que ce bijou ne pût s’égarer, il lemit dans sa poche.

Quant à Picot, fort humilié de son rôle debonne d’enfant, il s’était empressé de déposer sur un fauteuil lebébé, dont le sommeil avait à peine été troublé.

– Maintenant, dit l’étranger à l’agent,laissons madame déshabiller cette malheureuse, et pendant que je mesécherai moi-même, courez chercher une voiture.

Le policier, qui ne demandait qu’à en finir,se hâta d’obéir, comptant bien que c’était pour la dernière fois.Il partit au galop, tout en se faisant ses petites réflexions selonsa louable habitude.

Ce qu’il ne s’expliquait pas surtout, c’étaitl’arrivée si opportune de William Dow, à moins qu’il ne fût à safenêtre, aux aguets, juste au moment où Marguerite était sortie dechez elle ; et de la part de l’étranger, cette surveillance dun° 13 confirmait maître Picot dans ses premiers soupçons.

Ainsi que tous les raisonneurs qui veulentdécouvrir aux faits les plus simples et les plus naturels descauses mystérieuses, l’agent de la sûreté n’oubliait qu’une chosedont le concours est si fréquent : le hasard. Or, c’étaitabsolument le hasard qui, cette fois, avait tout fait.

Au moment de rentrer à son hôtel, William Dowavait reconnu, dans la personne qui franchissait le seuil dun° 13 et quoiqu’il ne l’eût vue qu’une seule fois, celle qui,pour tout le monde, était encore Mme Bernard.

Il ignorait qu’elle eût reçu la visite deM. de Fourmel, mais il lui avait paru bizarre que cettefemme, à peine convalescente, sortît à pareille heure avec sonenfant, et mû par un de ces motifs qui nous sont encore inconnus,mais qui le poussaient à s’occuper de tout ce qui se rapportait àl’affaire de la nuit du 3 mars, il avait suivi la jeune mère.

Au coin de la rue Marlot, en voyant l’agents’élancer sur les pas de Marguerite, il avait pressenti qu’ilallait se produire quelque événement de nature à nécessiter sonintervention, et tout en se dissimulant adroitement le long desmaisons, il n’avait plus perdu de vue ni le policier ni la jeunefemme.

Il était ainsi arrivé sur le quai au momentmême où Mlle Rumigny se jetait à l’eau.

Pendant que maître Picot se procurait unevoiture, la femme du marchand de vin avait si intelligemment suiviles instructions de l’Américain que, moins de cinq minutes aprèsavoir été étendue sur le lit et débarrassée de ses vêtementshumides, la noyée revenait à elle.

William Dow, qui, grâce au débitant, avait pu,lui aussi, se changer, s’approcha vivement de celle qu’il avaitarrachée à la mort.

Les yeux hagards, les lèvres tremblantes,Mlle Rumigny s’efforçait de ses souvenir.

La mémoire lui revenant soudain, elles’écria :

– Mon enfant !

La brave femme qui lui avait cédé son lit sehâta de lui mettre sa fille dans les bras, et Marguerite pressa lepauvre petit être sur son sein, en le couvrant de baisers.

Puis, les larmes qui l’étouffaient se faisantjour, elle éclata en sanglots.

– Du calme, madame, lui dit William Dow,et buvez ceci.

Il lui présentait un verre de vin chaudaromatisé.

Mlle Rumigny obéit en fixantun regard interrogateur sur cet homme qui lui parlait avec bonté etqu’elle ne connaissait pas.

– Pourquoi m’avoir sauvée ?murmurait-elle. Ne vaudrait-il pas mieux que je fusse morte ?Vous ne savez donc pas : ils diront que c’est Robert qui l’atué ! Ils me croient coupable, moi aussi ! Mon pauvrepère ! Non, je ne veux pas vivre avec ce remords. Laissez-moimourir !

Et serrant contre elle son enfant qui criait,elle tentait de se lever.

L’étranger la retenait doucement ens’efforçant de la rassurer.

Au même instant, la porte s’entrouvrit etPicot reparut.

– La voiture est là, dit-il. Comment vala petite dame ? Déjà revenue ! Alors nous allonsl’emmener !

– Je vais vous reconduire chez vous,madame, dit William à Marguerite ; cette excellente femme quivous a soignée va vous prêter du linge et une robe ; demainelle viendra tout chercher en rapportant vos vêtements.

La jeune mère, dont l’exaltation avait cessé,fit signe qu’elle ferait ce que voudrait son sauveur ;celui-ci emmena l’agent dans la boutique pour que leur présence negênât pas, et quelques instants après, Marguerite, chaudementcouverte, montait dans le fiacre amené par Picot.

L’Américain avait glissé quarante francs dansla main de la femme du débitant, en lui disant :

– Ce n’est pas pour payer votrehospitalité, mais pour acheter des joujoux à vos enfants !

En montant dans la voiture, où l’agent avaitdéjà pris place, il commanda au cocher :

– Rue Marlot, n° 13.

Le fiacre venait de quitter la rueBeautreillis pour traverser la rue Saint-Antoine, lorsque Picot,qui jusqu’alors était resté immobile dans son coin, tourna lebouton d’arrêt.

Le cocher obéit en se rangeant le long dutrottoir.

– Que faites-vous donc ? demandaWilliam Dow à son compagnon de route.

– Vous le voyez, je fais arrêter,répondit l’émissaire de M. Meslin avec un sourire ironique quel’obscurité cacha à son interlocuteur.

– Pourquoi cela ?

– Parce que nous n’allons pas rueMarlot.

– Où allons-nous donc ?

– À la Permanence !

– À la Permanence ! Qu’est-ce quec’est que cela ?

– C’est le bureau où l’on conduit, avantde les écrouer au Dépôt, les individus mis en étatd’arrestation.

– Eh bien ?

– Eh bien ! j’ai là, dans ma poche,un mandat d’arrêt contre madame ; j’avais l’intention de ne lemettre à exécution que demain matin ; mais, comme après ce quivient de se passer, je ne suis pas certain de la retrouver chezelle, j’aime autant remplir ma mission de suite.

– Pourquoi ce mandat d’amener ?

– Ah ! cela ne me regarde pas. Toutce que je puis vous dire, c’est qu’il est signé deM. de Fourmel, le juge d’instruction chargé de l’affairede l’assassinat du n° 13.

L’agent avait intentionnellement souligné cesderniers mots, dans l’espoir qu’ils arracheraient à l’Américainquelque mouvement de surprise de nature à le trahir ; mais,ainsi que toujours, William Dow ne perdit rien de son flegme.

Quant à celle dont le sort se débattait entreces deux hommes, elle écoutait, entendait, mais sans comprendre. Ilétait évident que la raison l’abandonnait.

– Vous croyez, reprit l’étranger, quej’ai repêché cette pauvre femme pour vous la laisser conduire enprison ?

– Je ne prétends pas que ce soit dans cebut ; cependant vous ne vous y opposerez pas. Ce seraitd’ailleurs inutile, car j’appellerais deux sergents de ville etforce resterait à la loi.

– Vous avez raison, dit William Dow,comprenant que toute résistance serait nulle et compromettante.Faites votre devoir ! Toutefois vous me permettrez bien devous accompagner jusque-là. J’ai le droit, au moins, de suivrejusqu’au bout celle que j’ai sauvée. Je veux m’assurer que leschoses se passent légalement.

– Oh ! certainement, répondit Picot,qui ne s’attendait pas à pareille soumission de son ennemiintime.

Et, se penchant à la portière, il cria aucocher :

– À la Permanence, rue du Harlay, par lequai de la Conciergerie !

La voiture reprit sa course.

Chapitre 12À LA PERMANENCE

Dix minutes après, le fiacre s’arrêtait àl’adresse indiquée, c’est-à-dire à l’une des portes de cet horribleamas de constructions vermoulues qui renfermaient alors lesinnombrables services de la Préfecture de police.

Picot sauta à terre le premier ; WilliamDow l’imita pour aider la jeune femme à descendre.

L’infortunée ne semblait pas avoir consciencede ses actes.

Le bureau de la Permanence se trouvait à cetteépoque au rez-de-chaussée, à gauche de ce grand escalier de boisaux marches raides et humides qui conduisait au premier étage et àcette longue galerie vitrée qu’il fallait suivre, à droite et àgauche, pour se lancer dans cet inextricable dédale d’escaliers, deportes, de passages, de couloirs menant aux divers bureaux del’administration.

Les « égarés » du 18 mars ont brûléces bâtiments honteux pour Paris et qui menaçaient ruine. Ilsavaient, au moins, des raisons toutes particulières pour agirainsi. C’est le seul crime intelligent qu’ils ont commis.

– Oh ! vous pouvez m’accompagner sicela vous intéresse, dit ironiquement Picot à William Dow, en luidésignant la porte du bureau où il avait affaire.

Et, prenant le bras deMlle Rumigny, qui obéissait automatiquement, ils’avança en homme qui connaissait la maison.

L’Américain le suivit.

Ils pénétrèrent d’abord dans un vestibulesordide, et traversèrent une petite pièce dans laquelle deux outrois gardiens de la paix dormaient auprès d’un grand poêle defaïence. Ils entrèrent ensuite dans une salle assez grande, qu’unebarrière de bois à hauteur d’appui et polie par le frottement,divisait en deux parties.

D’un côté, quatre pupitres placés dos à dossur deux larges tables et des rayons chargés de registres ; del’autre, des bancs le long de la muraille et une cheminée à laprussienne où fumait un feu de houille.

Deux lampes répandaient plus de mauvaise odeurque de clarté dans ce lieu lugubre.

Ce n’était pas encore la prison, mais c’enétait bien l’antichambre.

C’était la Permanence, bureau qu’on nommeainsi parce que, nuit et jour, on y trouve un greffier et sonsecrétaire.

Les auxiliaires de la justice ne doivent paschômer plus que ne le fait le crime. Des arrestations pouvant avoirlieu à toute heure, il faut qu’à toute heure la prison puisses’ouvrir.

Or, c’est par la Permanence que passent tousceux que le Dépôt doit recevoir et garder jusqu’à ce que laPréfecture de police ou le Parquet aient statué sur leur sort.

Tout naturellement, il y a pour ce servicedeux greffiers et deux secrétaires, qui se relèvent de vingt-quatreheures en vingt-quatre heures.

Au bruit des pas des arrivants, l’employé deveille qui sommeillait accoudé sur un des pupitres leva la tête ettendit machinalement la main.

Picot lui tendit, déplié, le mandat d’arrêtdont M. Meslin lui avait confié l’exécution, peu d’instantaprès l’avoir reçu lui-même de M. de Fourmel.

– Votre nom ? demanda sèchement legreffier à la jeune femme, tout en parcourant d’un œil à demi ferméle mandat.

Mlle Rumigny ne réponditpas.

Appuyée contre la balustrade qui séparait lesdeux parties de la pièce, car sans ce soutien elle n’aurait pu setenir debout, et son enfant pressé contre son sein, la malheureuseregardait sans voir, entendait sans comprendre.

Si son corps était revenu à la vie, son espritrestait engourdi.

– Voyons, c’est à vous que je parle,répéta l’employé ; votre nom ?

– Vous n’entendez donc pas ? lui dità son tour Picot, en la secouant par le bras. On vous demandecomment vous vous appelez ?

– Quoi ? que me voulez-vous ?murmura Marguerite. Laissez-moi !

Elle avait fait un pas en arrière comme pours’enfuir, mais l’agent de la sûreté lui avait barré le passage.

– Ah çà ! c’est donc une folle quevous m’amenez là, fit le bureaucrate en haussant les épaules. Ilfallait le dire !

Sans s’occuper davantage de la jeune femme, ils’était mis à remplir les blancs d’un imprimé qu’il avait devantlui.

Muet et immobile, William ne perdait pas undes détails de cette scène navrante.

– Accompagnez l’agent et la prisonnièreau Dépôt, commanda le greffier à l’un des gardes, quand il eut finid’écrire.

Et il tendit à Picot un ordre ainsiconçu :

PRÉFECTURE DE POLICE

POLICE MUNICIPALE

Bureau

PERMANENCE

Motif : Mandat d’arrêt deM. le juge d’instruction de Fourmel.

M. le Directeur du Dépôt recevra lanommée Marguerite Rumigny (avec un enfant)

Âgée de …

Née à …

Département de …

Et l’y gardera jusqu’à ce qu’il en soitautrement ordonné.

Paris, le 5 avril 18..

Pour l’inspecteur principal,

ROMAIN.

Ledit Romain avait dû laisser en blancplusieurs lignes, puisque Mlle Rumigny n’avait pasrépondu à ses questions, mais comme il pensait avoir affaire à unefolle, cela l’inquiétait peu.

– Allons, venez, dit le policier à saprisonnière.

– Il faudrait au moins lui enlever sonenfant, observa le greffier, mû par un sentiment d’humanité.

Cette menace parut rappeler subitementMarguerite à elle-même.

– Mon enfant ! s’écria-t-elle ;m’enlever mon enfant ! Qu’allez-vous donc faire demoi ?

Et enveloppant la petite créature dans sonchâle, comme si elle eût voulu la dérober à tous les regards, ellela serrait contre sa poitrine.

Fort embarrassé, surtout à cause de laprésence de l’Américain, Picot commençait à regretter de n’avoirpas remis au lendemain l’exécution de sa pénible mission.

Cependant il fallait en finir.

– Non, dit-il à la jeune femme, on nevous enlèvera pas votre enfant, seulement il faut obéir.

Il avait pris Mlle Rumigny parun bras et l’entraînait doucement vers la porte du bureau.

L’infortunée se laissait conduire.

La promesse qu’on venait de lui faire larendait indifférente à l’égard de tout autre malheur.

William Dow s’était approché d’elle, et aumoment où il la soutenait pour l’aider à descendre les troismarches de la Permanence, il lui murmura rapidement àl’oreille :

– Courage, madame ; moi, je ne vousabandonnerai pas.

Marguerite reconnut la voix de son sauveur etlui répondit :

– Vous voyez bien qu’il valait mieux melaisser mourir !

Joli défenseur qu’elle aura là ! pensal’agent de la sûreté, qui avait tout entendu ; il ne se douteguère qu’au premier instant il sera lui-même à l’ombre.

Il guidait sa prisonnière à travers lesétroits couloirs qu’ils étaient obligés de traverser pour gagner laprison.

Les planchers étaient humides et rugueux, lesescaliers raides et glissants, semés de mille obstacles.

Mlle Rumigny trébuchait àchaque pas.

Sans l’aide de ceux qui la soutenaient le longde ces lugubres passages, à peine éclairés par quelques fanauxaccrochés çà et là aux murailles, elle serait tombée vingtfois.

Ils arrivèrent enfin à l’entrée du Dépôt.Seulement alors, à la vue de cette porte sombre, bardée de fer,Marguerite parut comprendre où on la conduisait.

Au bruit lugubre que fit, en retombant, lemarteau que Picot avait soulevé pour annoncer son arrivée, elleleva les yeux, tressaillit, se mit à trembler, et quand, après legrincement des verrous et de la serrure elle aperçut le gardien et,derrière lui, le gouffre béant, elle jeta un cri d’horreur.

– Courage ! lui répéta William Dow,en la quittant, car il comprenait qu’on ne le laisserait pas allerplus loin.

Le municipal qui avait accompagné l’agent dela sûreté remplaça l’Américain auprès de Marguerite, prête àdéfaillir, et la lourde porte du Dépôt se referma, en sonnant commeun glas funèbre, sur la fille de la victime de la rue Marlot.

– Voilà une femme perdue, si je ne m’enmêle, se dit l’étranger en reprenant la route qu’il venait deparcourir. Le mandat est signé de M. de Fourmel ;c’est un homme sérieux ; il faut qu’il ait découvert despreuves bien accablantes de sa complicité ! Ce serait étrangesi, moi, William Dow, je prouvais son innocence ! Quand ce neserait que pour me venger de maître Picot !

Ces réflexions l’ayant conduit jusque sur lequai de la Conciergerie, notre mystérieux personnage tourna àdroite pour prendre à pied le chemin de l’hôtel du Dauphin.

Tout à coup, il sentit dans sa poche un objetdont la forme ne lui rappelait au toucher rien qui luiappartînt.

Il l’en tira et reconnut le médaillon deMarguerite qu’il avait oublié.

L’ayant ouvert, il s’approcha d’un bec de gazafin d’examiner ce que contenait le bijou.

C’était le portrait d’un homme d’une trentained’années et remarquablement beau.

– L’amant, sans doute, pensa WilliamDow ; l’assassin, croit M. de Fourmel ;peut-être tout simplement l’infidèle. Nous verrons bien !

Et il continua sa route.

Chapitre 13UNE NUIT AU DÉPÔT

Pendant ce temps-là,Mlle Rumigny subissait les formalités humiliantesde l’écrou, de la toise, de la fouille, mais sans avoir consciencede ce qu’on faisait d’elle. Ces formalités remplies, elle futremise entre les mains d’une sœur, sur le seuil du quartier desfemmes.

C’est surtout dans les prisons et dans lesdiverses stations qui y conduisent, depuis le bureau du commissairede police jusqu’au cabinet du juge d’instruction, là où s’exerce unpouvoir absolu, sans contrôle, ne relevant que de la conscience deceux qui le possèdent ; c’est là surtout qu’il reste beaucoupà faire au législateur.

On ne saurait croire quelles souffrancesinutiles, morales et physiques, sont infligées au malheureux,innocent ou coupable, depuis le moment de son arrestation jusqu’àcelui où ses juges le renvoient indemne ou condamné !

Cela, quels que soient les sentimentsd’humanité des magistrats qui l’interrogent et des gardiens qui lesurveillent.

Que le prévenu soit un homme du monde, unefemme bien élevée, une jeune fille pure de certaines souillures, unouvrier, un voleur, un assassin, surtout s’il n’a pas d’argent pourpayer la pistole, c’est-à-dire l’isolement, les formalitéspréliminaires sont toujours les mêmes, à moins que, dans sonmalheur, il n’ait la bonne fortune de rencontrer un de cesfonctionnaires intelligents qui, tout en respectant la loi, saventadoucir la rigueur des règlements.

Sans quoi, pour tous, c’est l’agent, souventbrutal ; c’est la Permanence, le Dépôt, le contact repoussantdes êtres les plus dégradés ; c’est la promiscuité avec levice et l’infamie.

Est-ce là de l’humanité ? Est-ce là de lajustice ? Est-ce que pour chacun de ces individusl’humiliation est la même ? Est-ce que pour chacun d’eux lasouffrance est égale ?

Celui-ci appartient au monde, sa culpabilitéest encore l’objet d’un doute ; celui-là est un repris dejustice, arrêté en flagrant délit. Et c’est auprès de celui-là quevous jetez celui-ci sur le même lit de camp ! C’est dans lamême cour étroite qu’ils respireront un peu d’air ; c’est à lamême gamelle qu’ils mangeront ; c’est le même gardien qui, lesconfondant dans le même mépris, leur parlera à tous deux du mêmeton. Celui-là aura le droit de dire à celui-ci :Camarade ! Cela est horrible !

Et la prison préventive avec le secret, cettetorture morale qui ne le cède en rien à la torture physique desderniers siècles, qui a même sur elle cette épouvantablesupériorité qu’elle est sans limites, qu’elle peut durer des mois,des années.

La première ne tuait que le corps ; laseconde brise le corps et l’âme ! Ceux qui l’infligent, – parnécessité, nous le reconnaissons, mais seulement au début d’uneinstruction, – n’ont donc jamais réfléchi à ce qu’il y ad’épouvantable dans cet isolement, loin de tout ce qui vit etpense, dans ce tête-à-tête l’inflexible avec le désespoir, laterreur et le remords, dans l’ignorance du terme de cesupplice.

Cette torture conduit parfois, comme sonaïeule, aux mêmes résultats : à l’aveu d’une faute qui n’a pasété commise !

Est-ce qu’il est possible d’oublier cettemalheureuse femme qui, mise au secret à Douai sous la préventiond’infanticide, se reconnut coupable de ce crime ?

À sa solitude, à son cachot, elle préfératout : la cour d’assises et la maison centrale. Trois moisplus tard, c’est-à-dire six mois après l’époque où, selonl’accusation, elle avait tué son enfant, elle accouchait àterme.

L’emprisonnement préventif de cette femmen’avait cependant duré que trois mois.

Et lorsque les prévenus sont condamnés à cesupplice, pendant six mois, pendant une année entière, comme nousl’avons vu souvent dans ces derniers temps, à propos d’opérationsfinancières que la loi avait le devoir de réprimer et depunir ! Et quand le prévenu est déclaré innocent, aprèsquatorze mois de prévention, comme le fait s’est produit à l’égardd’un ancien fonctionnaire de l’Empire, dont les témoins à chargecités par l’accusation ont été les plus ardentsdéfenseurs !

Quel dédommagement les tribunaux accordent-ilsà celui qui a été victime d’une aussi déplorable erreur ?Aucun ! La loi ne les y autorise pas.

Si, par le fait d’une dénonciationcalomnieuse, un individu est faussement incarcéré, le calomniateurpeut être condamné à des dommages et intérêts calculés sur lepréjudice causé. Si c’est le Parquet, au contraire, qui a poursuivid’office, arraché à ses affaires et à ses affections celui qu’ilcroyait coupable, ses juges ne lui doivent rien autre chose que laproclamation de son innocence.

Ainsi la loi, expression suprême des intérêtsde la société, ne se punit pas elle-même de cette erreur dont ellerend responsable l’un des membres de cette société qu’elle protègeet défend.

S’il ne peut en être autrement, abrégeons aumoins l’emprisonnement préventif, ses rigueurs et ses tortures.

Les affaires sont si nombreuses, nousrépondra-t-on, que les juges d’instruction n’y suffisent plus. Celaest vrai et nous n’ignorons pas combien ces magistrats sontaccablés, quel est leur zèle, quel est leur dévouement. Doublez,triplez leur nombre. Prenez à l’un de nos budgets le million quivous manque. Ayez vingt experts, au lieu de monopoliser ces travauxsi délicats et si longs entre les mains de trois ou quatre hommesfort habiles, fort honorables, mais qui coûtent aux prévenus uneannée de détention préventive, lorsque nulle affaire ne devraitnécessiter une étude de plus de trois mois.

Multipliez les moyens d’action pour que lecoupable soit plus rapidement condamné, pour que l’innocent, auquella loi ne vous autorise à donner aucune compensation, recouvre plusrapidement la liberté ! Acceptez la caution plus fréquemment,ainsi que les juges le font en Angleterre.

En matière de délits financiers surtout, quecette caution soit considérable. Si le prévenu s’enfuit, la loin’est pas moins satisfaite, puisque vous le frappez plus sévèrements’il est coupable ; et ses créanciers y gagnent au moinsquelque chose.

Rompez avec des usages surannés, avec lesembarras et les lenteurs d’une bureaucratie compassée. La justiceet l’humanité y gagneront tous les deux.

Soyez enfin, non seulement la justice intègreet éclairée, qui est l’honneur de notre pays, mais encore lajustice rapide, qui est l’effroi du coupable et l’espérance del’innocent.

Comment s’étonner, alors que les choses sepassent ainsi dans les sphères supérieures, des abus et de ladureté que l’on trouve chez les subalternes ?

Les sœurs des prisons, ces dignes et saintesfemmes dont la mission est si pénible, ne voient tout d’abord quedes coupables dans les prisonnières confiées à leurs soins autantqu’à leur surveillance, et la réception qu’elles leur font s’enressent un peu.

Mlle Rumigny allait l’éprouvercruellement.

– Vous êtes ici pour vol ? lui ditla sœur à laquelle le gardien l’avait livrée.

– Pour vol ! répéta la jeune mère enlevant sur son interlocutrice ses yeux hagards ; pourvol !

La sœur prit cette réponse pour un aveu.

– Suivez-moi, lui dit-elle.

Marguerite obéit machinalement. Sa filles’était mise à crier, elle la berçait en marchant.

– Vous nourrissez votre enfant ? luidemanda la religieuse.

– Oui ! fitMlle Rumigny en dégrafant son corsage.

– Tout à l’heure, lorsque vous serez encellule. Si vous n’avez pas de lait, je vous en ferai chauffer.

Ces mots avaient été prononcés avec douceur etcompassion.

Ce n’était déjà plus la gardienne qui parlait,mais la femme.

Une seconde sœur, portant un fanal, s’étaitjointe à la première.

Ainsi que celle de sa compagne, sa robe debure était ornée d’un large ruban bleu, marque distinctive de lacongrégation de Marie-Joseph, qui se consacre à l’œuvre des prisonset dont la maison mère est à Dorat, dans la Haute-Vienne.

Elles échangèrent quelques mots à demi-voix,ce qui était une précaution bien superflue, car Marguerite songeaitpeu à les écouter, et elles tournèrent à droite pour prendre lecouloir des cellules.

Au bout de dix pas, elles s’arrêtèrent en faced’une porte basse que l’une des religieuses ouvrit bruyamment.

C’était celle de la cellule n° 7.

La sœur qui portait le fanal y pénétra lapremière.

– Entrez, dit l’autre à Marguerite, en lafaisant passer devant elle.

Celle cellule ressemblait à toutes sesvoisines.

Des murs blanchis à la chaux, un parquet lavé,une petite fenêtre très haut placée et fermée par un abat-jour.

Comme mobilier : un lit étroit et dur,sans draps – le prisonnier doit payer huit sous s’il en veut unepaire, – et une seule couverture rousse. Puis une petite tablefichée à la muraille, une chaise de paille retenue à la table parune chaîne en fer, et au pied du lit, mal dissimulé dans son cubede bois, un récipient inutile à nommer.

– Vous allez me laisser ici touteseule ? gémit Mlle Rumigny, comprenant enfinqu’on l’avait arrêtée et conduite en prison. Pourquoi, monDieu ? Qu’ai-je fait ? Est-il donc défendu de vouloirmourir ?

– Voyons, calmez-vous, lui réponditdoucement la religieuse ; donnez à boire à votre enfant,faites votre prière et dormez. Je ne puis vous allumer le gaz, onrépare les tuyaux, mais je ne viendrai prendre le fanal que lorsquevous serez couchée.

Car les cellules sont éclairées au gaz, afinde pouvoir ne pas laisser dans l’obscurité les prisonniers maladesou ceux qui doivent être surveillés.

– Oh ! je vous en prie, supplia lamalheureuse, ne m’abandonnez pas ; j’ai peur ! Je n’aijamais fait de mal, je vous le jure ! Seigneur, ayez pitié demoi !

La pauvre femme s’était jetée à genoux, etpendant que d’une main elle pressait contre elle sa fille quipleurait, elle s’accrochait de l’autre à la robe de la gardiennepour l’empêcher de s’éloigner.

Profondément émue de ce désespoir, comprenantsans doute aussi qu’elle n’avait pas affaire à une prisonnièrecomme elle en recevait tant chaque jour, la sœur releva Margueriteet trouva de si bonnes paroles qu’au bout de quelques instants,après avoir apaisé la soif de son enfant, la jeune mère s’étenditrésignée sur le lit que la seconde religieuse avait garni de drapsde grosse toile grise.

Le grabat était bien étroit, mais Margueriteavait conservé sa fille couchée en travers sur la poitrine, etlorsqu’elle entendit la porte de sa cellule se refermer,lorsqu’elle se vit dans l’obscurité, si elle ne se releva pasbrusquement folle de terreur, si elle ne poussa pas un cri dedésespoir, ce fut pour ne pas réveiller son enfant, qui s’étaitpromptement endormie.

Quant à l’infortunée, elle conservait les yeuxgrands ouverts, s’efforçant de percer les ténèbres que sonimagination peuplait de mille fantômes.

Il lui semblait que la voix sévère du juged’instruction allait de nouveau se faire entendre ; ellesentait toujours peser sur elle ses regards interrogateurs ;elle revoyait son père ensanglanté qui lui apparaissait pour lamaudire.

Puis ses souvenirs de jeune fille luimontaient au cerveau, pressés et vertigineux. Elle se rappelait sonenfance si paisible, son roman d’amour, sa fuite de la maisonpaternelle, ce petit appartement de la rue Marlot, d’où elles’était échappée pour mourir, et cet homme mystérieux qui l’avaitarrachée à l’abîme, et elle fondait en larmes.

Cela dura longtemps, jusqu’à ce que, brisée aumoral et au physique, elle finit par succomber à la fatigue ets’endormir d’un sommeil pesant, plein d’hallucinations et devertiges.

Il y avait à peu près une heure que Margueritereposait, si ce sommeil peut être appelé repos, lorsque, réveilléetout à coup par un bruit étrange, inattendu, inexplicable pourelle, et frappée au visage par un brusque rayon de lumièrerougeâtre, qui parut à son esprit affaibli l’œil enflammé d’unmonstre vengeur, elle se dressa à demi, étendit les bras pouréloigner l’horrible vision et, poussant un cri terrible, retombainanimée.

C’était la surveillante de ronde, qui, presséede terminer son service et ne sachant pas d’ailleurs qui setrouvait dans la cellule n° 7, en avait ouvert bruyamment leguichet pour projeter la lumière de son fanal à l’intérieur, afinde voir si tout s’y passait selon les règlements.

Elle avait bien entendu le cri de laprisonnière, mais aucun bruit de nature à l’inquiéter ne lui avaitsuccédé, la religieuse n’avait vu là qu’un de ces appels sifréquents dans les prisons, et elle s’était remise en chemin pourachever son inspection.

Deux heures plus tard, au point du jour,lorsque la sœur supérieure pénétra dans cette cellule dont lesilence n’avait plus été troublé, elle aperçut, accroupie dans uncoin, la détenue qui berçait sa fille, en murmurant à son oreilleune de ces chansons naïves dont les mères seules ont le secret.

À l’entrée de la religieuse, Marguerite ne fitpas un mouvement et n’interrompit pas son refrain.

La sœur se précipita vers elle, et, l’ayantvainement appelée, lui prit le nourrisson. Elle jeta aussitôt uncri d’horreur !

L’enfant était glacé. Marguerite ne berçaitplus qu’un cadavre !

En retombant sur sa couche, au moment où laterreur l’avait affolée, la pauvre mère avait étouffé sa fille.

Elle ne fit pas un geste pour reprendre lepetit corps ; elle laissa retomber ses bras vides et leva lesyeux.

Leur expression égarée disait assez que laraison l’avait abandonnée.

Lorsqu’en arrivant à son cabinet, vers onzeheures, M. de Fourmel apprit ce qui s’était passé, il enfut vivement affecté et ordonna de transporterMlle Rumigny à Saint-Lazare, en recommandantqu’elle y fût entourée de tous les soins nécessaires.

Presque au même instant, il se passait dans lebureau de M. Meslin une scène étrange.

Maître Picot était en train de raconter à sonchef ses hauts faits de la nuit précédente, et il en attendaitimpatiemment les éloges dont il se sentait digne, quand on apportaau commissaire de police une carte dont la vue lui fit faire unsoubresaut sur son fauteuil.

– Ah ! c’est trop fort, ditM. Meslin à l’agent, c’est lui !

Lui, c’était William Dow, dont il venaitd’ordonner l’arrestation à Picot, dans le cas où l’étranger sepréparerait à quitter Paris.

– Faites entrer ce monsieur, ordonna lefonctionnaire.

L’Américain fut immédiatement introduit.

Son premier soin avait été, dans la matinée,d’envoyer chercher les effets de Mme Bernard et lessiens, rue Lacuée – inutile de dire qu’il avait généreusementdésintéressé la femme du marchand de vin de la perte de sa robe etde son linge – et il était vêtu avec son élégance habituelle.

En reconnaissant l’agent dans le cabinet ducommissaire de police, il ne put s’empêcher de sourire et, avantque M. Meslin l’interrogeât, il lui dit de la voix la pluscalme et avec la plus grande politesse :

– Monsieur le commissaire, j’ail’intention de partir très prochainement, mais je n’ignore pas lesoin que vous prenez à me faire suivre, et comme cette surveillancepourrait donner lieu à quelque conflit entre ce brave garçon etmoi, je vous prie de lire cette lettre.

Stupéfait de cet aplomb et fort humilié de sevoir ainsi complètement deviné, M. Meslin prit en rougissantle pli que lui présentait William Dow. À peine l’eut-il parcouruqu’il quitta précipitamment son fauteuil et, faisant signe à Picotde sortir, offrit gracieusement un siège à son visiteur.

– Mille remerciements, dit l’Américaind’un ton ironique, je suis fort pressé, j’ai quelques coursesimportantes à faire avant mon départ. Je ne désirais que vous fairelire cette lettre.

M. Meslin essaya vainement de le reteniret, voyant qu’il ne pouvait y arriver, il voulut au moins lereconduire jusqu’au seuil de sa maison.

Là, ils échangèrent un salut et le commissairede police, très préoccupé, regagna son cabinet.

– Eh bien ? lui demanda l’agent quiguettait son retour, qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

– Il y a, monsieur Picot, ce qui n’estpeut-être pas nouveau, que vous n’êtes qu’un imbécile, réponditM. Meslin. Vous pouvez retourner à la Sûreté, je n’ai plusbesoin de vous !

Et, sans se préoccuper de la mine déconfite dupolicier, qu’il laissait seul dans son antichambre, le commissairede police rentra dans son bureau en fermant brusquement la portederrière lui.

Après avoir employé une partie de sa journée àécrire des lettres pour l’Amérique, William Dow quittait Paris lesoir même par la gare de l’Est.

Il est superflu d’ajouter que, cette fois,maître Picot ne le suivait pas.

Chapitre 14LES AMOURS DE M. ADOLPHE MORIN

Après avoir gagné une fortune honorable,vingt-cinq à trente mille livres de rentes, dans le commerce destissus, M. Rumigny, qui était veuf depuis une dizained’années, s’était retiré des affaires pour être tout entier à sesdeux passions : son amour pour la musique et son adorationpour sa fille.

Cette fille, que nous connaissons déjà, était,à l’époque où nous pénétrons chez son père, une ravissante enfantde dix-huit ans, blonde et pâle, dont la physionomie, quoi que fîtM. Rumigny, restait rêveuse, presque triste.

Rien cependant ne lui manquait ; sesmoindres désirs étaient des ordres et ses jeunes amies, ainsi quetoutes les personnes qui la connaissaient, devaient la croire laplus heureuse des femmes. Son père ne parlait d’elle qu’avecenthousiasme et ne lui refusait jamais ce qui plaît tant aux jeunesfilles : une robe, un bijou, un voyage à Paris ou sur lesbords du Rhin.

C’est que la tristesse de Marguerite tenait àdes causes ignorées de ses plus intimes, de ceux qui, la voyantchaque jour, étaient constamment témoins des mille preuves detendresse de l’ancien négociant pour son enfant.

Ils ne comprenaient pas que c’était cettetendresse même dont la jeune fille souffrait comme du plus cruelmartyre.

Que nos lecteurs se rassurent. Il ne s’agitici d’aucune passion honteuse, que notre plume ne saurait peindre,d’aucun de ces récits malsains qui conduisent si rapidement unlivre à sa dixième édition. Nous ne voulons pas du succès qu’onobtient aisément à ce prix. Une rapide esquisse du caractère deM. Rumigny suffira pour nous faire comprendre et toutexpliquer.

M. Rumigny n’était certes pas un méchanthomme ; peut-être, au contraire, était-il né complètement bon,mais l’incessante réussite qu’il avait eue dans ses affaires,l’admiration dont il avait toujours été l’objet de la part de safemme, pauvre créature simple et naïve qui était morte en adorantson mari après avoir été l’esclave de ses caprices ; latimidité de sa fille, l’indulgence de ses amis, et surtout uneincommensurable vanité ; tout cela l’avait gâté à un pointqu’il était devenu un véritable despote, despote inconscient, dontla tyrannie affectait des airs de bonhomie auxquels les étrangersse laissaient prendre.

Il suffisait cependant d’être des intimes deM. Rumigny pour devenir une de ses victimes. Il avait laprétention d’être, chez lui, empereur et pape tout à la fois ;et c’était chose réellement amusante, lorsqu’on n’étudiaitl’ex-négociant qu’à la surface, de le voir régner sans la moindrevelléité d’opposition parmi ses sujets.

C’était, en un mot, le moi dans toutesa fatuité grotesque, dans toute son omnipotence brutale.

Ce caractère entier, personnel, égoïste avaitun peu fait le vide autour de l’ancien fabricant. Peu à peu iln’avait fini par ne plus recevoir que la demi-douzaine dedilettanti qui partageaient son amour pour la musique, carM. Rumigny, par un de ces phénomènes psychologiques assezfréquents, s’était épris d’une véritable passion pour un art donttout semblait l’éloigner : son éducation, ses affaires, lemilieu dans lequel il avait été élevé, dans lequel il avaitvécu.

D’abord simple fantaisie, ce goût s’étaitrapidement transformé en une véritable monomanie, et, sonentêtement et ses dispositions naturelles aidant, il était arrivé,bien qu’il s’y fût pris un peu tard, à être un exécutant d’unecertaine valeur.

Il jouait du violon de façon à faire trèsconvenablement sa partie dans un quatuor, il déchiffraitconvenablement au piano, et il avait si bien lu et retenu tous lesouvrages concernant la musique et les maîtres, depuis lesDialogues, de Galilei, le père du grand philosophe, jusqu’àl’Histoire de la musique, de Martini, que, sur ce sujet,sa conversation était vraiment intéressante.

On conçoit aisément, le caractère de notrepersonnage étant connu, qu’il avait poussé les choses à l’excès. Desimple amateur, il était devenu mélomane ; puis il s’étaitattaché à une école, l’école italienne, et il ne quittaitPalestrina, Pergolèse ou Cimarosa que pour s’occuper deMarguerite.

Car M. Rumigny aimait sincèrement safille, mais comme il aimait toutes choses : pour lui-même, enraison directe des satisfactions qu’il y trouvait. Il était bienplus jaloux des compliments et des soins de son enfant que ne l’eûtété l’amant le plus ombrageux.

Marguerite devait être heureuse, complètementheureuse dans cette maison où tout vivait par son père et pour lui.Aussi, lorsqu’un des parents ou des amis de M. Rumigny luifaisait observer que sa fille venait d’avoir dix-huit ans, qu’elleétait jolie et qu’il faudrait bientôt songer à la marier,l’ex-négociant le repoussait-il avec colère, à moins qu’il nerépondît en haussant les épaules et avec un sourire d’une fatuitépaternelle inexprimable :

– Vous êtes fou comme les autres :ma fille n’aime et n’aimera jamais que son père et la musiqueitalienne. Un mari ! nous avons bien le temps d’y songer.N’est-ce pas, Marguerite ?

La jeune fille, ne sachant que dire, baissaitla tête en rougissant et se jetait dans les bras de son père, quiprenait cet élan pour une réponse affirmative. Ce qu’il y avait deprofondément triste, c’est que le bonhomme était sincère en parlantainsi, c’est qu’il était convaincu.

Marier Marguerite ! Se priver au profitd’un autre de sa présence, de ses soins, de ses caresses ! Neplus l’avoir là, près de lui, comme un ornement ! Ne plusentendre sa voix, ne plus répéter avec elle les morceaux qu’ildevait jouer avec ses amis ; ne plus la promenerorgueilleusement à son bras, faire en sa compagnie ces voyagesdurant lesquels il était l’objet de tous les regards et de toutesles jalousies, car on la prenait pour sa femme ! Vivre seul ouvivre sous le même toit avec le mari qu’il trouverait à chaque pasentre lui et son enfant !

À ces idées, M. Rumigny se révoltait,traitait d’absurdes et d’immorales ces lois naturelles qu’il nousfaut tous subir, et il se prenait parfois à ne plus aimer, jusqu’àdétester sa fille, lorsqu’une lueur de raison le forçait d’admettrequ’elle se marierait un jour.

Ah ! qu’il le haïssait par avance cegendre inconnu pour lequel il avait élevé, nourri, adulé sonenfant ; cet homme qui aurait acquis du soir au lendemain ledroit de lui dire : tu ; qui l’emmèneraitpeut-être bien loin ; auquel, plus qu’à son père encore,Marguerite devrait obéissance et affection !

– Eh bien, soit ! disait alors levieillard, pour se consoler et amoindrir l’horreur que lui causaitcet avenir, soit ! je lui trouverai un mari, puisqu’il lefaut ; mais je le choisirai moi-même ; je lui donnerai unhomme mûr, sage, un de mes amis, qui la rendra heureuse. De cettefaçon, la séparation sera moins pénible, et même je ne me sépareraipas d’elle. Mais un jeune homme, un de ces fats, un de cesprésomptueux, un de ces beaux garçons vaniteux et bêtes dont lesjeunes filles s’amourachent sottement, et qui les trompent, battentet ruinent, jamais ! J’aimerais mieux la voir morte !

Quant à Marguerite, lorsque après une de cesscènes dont nous venons de parler, elle rentrait dans sa chambrevirginale et qu’elle y rêvait aux chastes confidences que lui avaitfaites quelqu’une de ses jeunes amies, son cœur se gonflait et leslarmes lui venaient aux yeux. Elle n’eût pu dire pourquoi, maiselle redoutait l’avenir.

Le calme se faisait ensuite dans son esprit etdans son cœur ; et, quelques instants après, en la voyantrevenir souriante, son père se disait qu’il était fou, que sa fillene le quitterait jamais, l’aimait plus que tout au monde, étaitcomplètement heureuse, et il la prenait sur ses genoux.

Pour lui, Marguerite avait toujours quinzeans ; c’était toujours une fillette dont la plus grandedouleur pouvait être apaisée par un bijou nouveau.

Les choses durèrent ainsi jusqu’à l’époque oùMlle Rumigny atteignit dix-neuf ans, et son père,que la musique absorbait de plus en plus, ne s’apercevait pas, ouplutôt ne voulait pas s’en apercevoir, son égoïsme le luidéfendait, du changement moral et physique qui se faisait en elle,lorsqu’il lui dit un matin en se mettant à table :

– J’ai une grande nouvelle à t’apprendre,mon enfant.

– Quoi donc, père ? fit Margueriteen levant ses beaux yeux.

– On est venu me demander tamain !

– Bah ! qui cela ?

La jeune fille avait fait cette question avecune telle indifférence que le vieillard, qui n’avait pas abordésans appréhension ce chapitre délicat, en fut tout joyeux etrépondit gaiement :

– Ton cousin Adolphe !

Mlle Rumigny esquissa unepetite moue des plus expressives et des moins flatteuse pour leditcousin.

– Et vous lui avez répondu ?demanda-t-elle en souriant.

– Mais ce que je devais répondre, ce queme commandaient tout à la fois mon devoir et mon affection,poursuivit bravement le bonhomme ; à savoir que je te feraispart de sa démarche, que je n’étais pas le maître de ma fille,qu’il fallait avant tout qu’elle fût consultée. Est-ce que je suisun tyran, moi, pour te faire violence ! Est-ce que tu n’es pasd’âge à choisir toi-même un mari !

M. Rumigny, certain que Marguerite nevoulait pas de son cousin, aurait continué longtemps encore sur lemême ton, si la jeune fille ne l’avait pas arrêté en lui disantavec une gaieté plus apparente que réelle :

– Eh bien ! mon cher père, vouspourrez répondre à M. Adolphe Morin que je suis très flattéede sa demande, mais que je désire ne pas me marier encore, que jene veux pas vous quitter, me séparer de vous, que je me trouve trèsheureuse telle que je suis.

L’égoïste vieillard n’entendit pas que la voixde sa fille était remplie de larmes, et, rapprochant vivement sachaise de la sienne, il lui dit en prenant sa main :

– Réfléchis bien, ma petiteMarguerite ; je suis certainement très touché de tessentiments pour moi, mais je ne voudrais pas que tu te sacrifiassespour ton vieux père. Adolphe est fort riche, bien posé ; ilferait, j’en suis sûr, un excellent mari. De plus, c’est un bon etbrave garçon, que ton refus chagrinera beaucoup. Toutefois je neveux pas te contraindre ! C’est égal, tu as peut-être tort.Enfin, tu es bien décidée ?

– Oh ! tout à fait !

– Alors, c’est entendu, je le luidirai.

Et saisissant la tête de son enfant à deuxmains, M. Rumigny couvrit son front de baisers, puis se sauva,dans la crainte de manifester trop clairement sa joie.

Mais Marguerite, aussitôt son départ, éclataen sanglots : elle avait compris l’odieuse comédie que venaitde jouer son père.

Ainsi, voilà ce qui était réservé à sajeunesse, à sa beauté, aux aspirations de son cœur : larecherche d’un homme de près du triple de son âge, et dont lestraits, le ton et la tournure prêtaient au ridicule.

Non seulement M. Adolphe Morin approchaitde la cinquantaine, mais il était loin d’être élégant etspirituel.

C’était un personnage compassé, à laphysionomie hypocrite et doucereuse, physionomie qui masquait,disait-on, des passions ardentes et peu avouables.

Quoique dans une situation aisée, – on luidonnait une vingtaine de mille livres de rentes, – et bien qu’iln’eût aucune charge, il était d’une économie exagérée. S’il nes’était pas marié jusqu’alors, c’est qu’il avait toujours couruaprès une grosse dot.

Pour la première fois, peut-être, il étaitassez amoureux pour ne pas trop penser à l’argent. Aussi était-ilprêt à épouser sa cousine, quoique son père ne lui donnât que centmille francs.

M. Morin ne s’imaginait pas qu’il pûtêtre repoussé ; il avait cru la veille aux promesses deM. Rumigny, et il doutait si peu de son succès que, quelquesinstants après la scène que nous venons de raconter, il arrivaitchez son oncle, un bouquet à la main, en séducteur et envainqueur.

– Monsieur et mademoiselle sont encore àtable, lui dit le domestique qui avait ouvert la porte.

– Tant mieux ! fit le vieux garçonen souriant ; je vais les surprendre.

Et traversant le vestibule, il entra dans lasalle à manger, où Marguerite était seule et toujours en proie àl’émotion que lui avait causée son entretien avec son père.

En apercevant son cousin, la jeune filleessuya vivement ses yeux et, peu soucieuse du tête-à-tête dont elleétait menacée, elle lui dit vivement en se levant :

– Mon père vient de me quitter, il doitêtre au jardin ; allons le rejoindre.

– Ne vous a-t-il rien dit ce matin, à monsujet, ma charmante cousine ? demanda M. Morin en offrantassez gauchement son bouquet.

– Oui, mon père m’a fait part de votredemande, qui me flatte beaucoup ; il vous répondra lui-même,venez.

Elle s’était dirigée vers la porte de lasalle.

– Puis-je au moins espérer ? fit leprétendant en l’arrêtant galamment au passage pour lui baiser lamain.

– Tenez, Adolphe, dit avec fermetéMlle Rumigny, comme si elle se fût armée decourage, je préfère être franche et vous épargner une secondedémarche qui serait inutile. J’ai répondu à mon père que je nevoulais pas me marier. Restons bons amis, mais je ne deviendraijamais votre femme.

– Pourquoi ? interrogea prudemmentM. Morin.

– Je viens de vous le dire : parceque je ne désire pas me marier.

– Et parce que vous ne m’aimezpas ?

– Mon cousin !

– Parce que vous ne me trouvez ni assezjeune ni assez riche pour vous ?

Tout cela était dit d’un ton doucereux quidissimulait mal combien le neveu de M. Rumigny était humiliéde ce refus.

La vérité est que son cœur et son amour-propreétaient également froissés.

Le jour où il s’était senti las de sa solitudeet des amours faciles, c’est-à-dire quelque mois avant l’époque oùnous nous trouvons, M. Morin avait daigné remarquer queMarguerite était jolie. De plus, il la savait l’héritière d’uneassez grande fortune. De là à la désirer et à former le projet del’épouser, il n’y avait qu’un pas.

Adolphe Morin n’avait pas deviné dans sacousine la jeune fille sacrifiée à l’égoïsme paternel, malheureuse,aspirant au bonheur, comme c’est le droit de toute créaturehumaine ; il n’avait vu que la femme et l’argent, c’est-à-direla satisfaction de ses deux appétits : l’amour brutal etl’avarice.

Il avait alors dressé son plan de campagne ets’était fait un ami dans la place en se rapprochant de son oncle,en flattant ses goûts, surtout en ne se présentant pas comme unamoureux, car il savait l’horreur de M. Rumigny pour tout cequi ressemblait, de près ou de loin, à un futur gendre.

Mais comme il avait été forcé, pour jouer sonrôle, de rendre ses visites de plus en plus fréquentes, il s’étaittrouvé presque chaque jour avec Marguerite, et son amour, simplecalcul d’abord, s’était rapidement transformé en véritable passion,en un de ces désirs dominateurs qui prennent à la fois le cœur, lessens et l’esprit.

Il avait lutté aussi longtemps que possible,et si adroitement, avec toutes les ressources de sa naturehypocrite, que Mlle Rumigny ne s’était aperçue derien ; puis un beau matin, à bout de patience, avide depossession, il s’était décidé à parler à son oncle de ses projetsmatrimoniaux.

Par extraordinaire, ce jour-là, le vieillardn’était pas trop mal disposé ; il accueillit sans mauvaisehumeur les ouvertures de son neveu, – ce n’était pas d’ailleurs unde ces gendres qui l’épouvantaient, – et convaincu, de plus, que safille n’en voudrait pas, il fit le bonhomme et lui répondit qu’ilétait nécessaire, avant de prendre quelque décision que ce fût, deconsulter son enfant.

Nous savons comment il avait manœuvré et quelavait été le résultat de sa proposition.

M. Morin, qui avait accepté comme argentcomptant les promesses de M. Rumigny ; qui dans safatuité, pensait qu’il n’existait d’autre obstacle, entre cellequ’il aimait et lui, que la volonté paternelle, M. Morin futstupéfait de la déclaration si nette et si franche de la jeunefille, et il allait sans doute se lancer dans mille protestationset récriminations, lorsque Marguerite, prévoyant le danger, pritles devants en lui disant :

– Vous vous trompez, mon cousin, je n’aipas un tel orgueil que je ne sois sincèrement flattée de votrerecherche, et je vous jure qu’il n’est qu’une raison à monrefus : Je désire ne pas me marier. Or, comme c’est là de mapart une résolution irrévocable, il ne serait pas convenable, jepense, que notre conversation sur ce sujet se prolongeât pluslongtemps. Permettez-moi donc de me retirer. Au revoir, si vous nevoulez que de ma bonne amitié.

Sans attendre la réponse de M. Morin,après l’avoir salué affectueusement de la main, elle s’enfuit parla porte opposée à celle dont il lui barrait le passage.

Tout à la fois profondément humilié etdouloureusement frappé, car, quel que fût son objectif matériel etquelles que fussent ses causes, son amour n’en était pas moinsréel, le vieux garçon se demanda un instant ce qu’il devait faire.Ne sachant quelle contenance garder, il allait tout simplements’éloigner, lorsqu’il M. Rumigny apparut.

Le mouvement de surprise du vieillard exprimabien qu’il ne comptait pas trouver son neveu dans la salle à mangeret que cette rencontre ne le réjouissait que médiocrement ;toutefois M. Morin ne devina rien de semblable, et il s’avançavivement vers son oncle, en lui tendant la main d’un air toutdéconfit.

– Eh bien ? lui dit celui-ci enfeignant de ne rien comprendre, tu as causé avecMarguerite ?

– Oui, elle m’a refusé, répondit AdolpheMorin.

– Ça n’est pas possible ! J’aicependant bien plaidé ta cause.

M. Rumigny avait lancé cette doubleexclamation avec un tel accent d’étonnement et de vérité que, sison interlocuteur avait eu quelques doutes sur sa sincérité, ilseussent immédiatement disparu.

– Elle m’a refusé, répéta-t-il trèsnettement. Ah ! elle a au moins le mérite de la franchise.

– A-t-elle dit pourquoi ?

– Elle ne veut pas se marier.

– Les jeunes filles disent toujoursça.

– Vous comprenez, mon cher oncle,qu’après un semblable échec, me voilà forcé de venir vous voirmoins souvent.

– Tu auras tort. Je te l’ai dit : jene contraindrai jamais Marguerite, car je ne veux que son bonheur,mais il ne faut pas ainsi déserter la place. Qui sait ? lesfilles, ça change si souvent d’idées ! Dans un mois, c’estelle peut-être qui courra après toi !

Si flatteuse que fût cette perspective,M. Morin, malgré toute sa vanité, ne l’accepta qu’en hochantla tête, et lorsqu’il s’éloigna, quelques instants après, son amours’armait déjà de cette haine inconsciente qui accompagne toujours,dans les âmes viles, les passions inassouvies.

Quant au faux bonhomme, heureux de sa victoireet fier d’avoir aussi bien joué son rôle, il remonta chez lui poury exécuter, avec une maestria qui disait toute sa satisfaction, leSalve Regina de Pergolèse.

Pendant ce temps-là, Margueritepleurait ; mais le soir, lorsqu’elle s’assit à table, en facede son père, sa physionomie était si calme que M. Rumignyn’eut aucune peine à se persuader que c’était vraiment par amourfilial qu’elle avait refusé de devenirMme Morin.

Si l’ex-négociant mélomane avait été plusobservateur ; si son égoïsme ne lui avait pas ordonné de toutrapporter à soi, ce calme l’eût au contraire effrayé. Il auraitcompris que cette journée avait été décisive pour Marguerite, etque l’indigne comédie dont il s’applaudissait venait de lui enleveren partie le cœur de son enfant, en y faisant naître un levain derévolte qui éclaterait fatalement un jour.

Les femmes jugent volontiers par comparaison.Mlle Rumigny, si pure que fût son âme, avait opposéà cette passion ridicule de son cousin une de ces amours idéalesqui bercent si souvent les plus chastes jeunes filles, et elles’était dit qu’elle n’était faite ni pour l’isolement ni pour lesacrifice.

Chapitre 15LE ROMAN DE MARGUERITE

Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis lesscènes que nous venons de raconter, lorsqu’un matin M. Rumignyreçut de Florence une lettre qui le fit tressaillir de joie etqu’il relut dix fois de suite avec orgueil.

« Mon cher maître, lui écrivait un desplus illustres compositeurs italiens de l’époque, je recommande àtoute votre bienveillance un de mes compatriotes, M. RobertBalterini, qui suivra de près ces lignes. C’est un jeune hommedigne en tous points de l’accueil dont je vous prie de l’honorer,par amitié pour moi et au nom de votre amour pour le grand art quevous cultivez avec tant d’éclat. Balterini est déjà unmaître ; vous le jugerez.

« Forcé de quitter l’Italie pour desmotifs qu’il ne m’est pas permis de vous faire connaître, mais ilvous les dira, il est venu me demander conseil et protection.

« J’ai pensé ne pouvoir mieux faire quede vous l’adresser ; faites pour lui ce que vous feriez pourmon fils, je vous en serai tout reconnaissant. Balterini ne serapas de vos amis depuis un mois seulement que c’est vous qui medirez : merci.

« Je mets la dernière main au concertoque je veux vous dédier ; vous en recevrez bientôt la copie,et, comme je compte aller en France dans quelques mois, nousl’exécuterons ensemble.

« Toujours tout à vous,

« ALBERTI. »

Ce nom était celui d’un musicien dont l’Italieacclamait les œuvres et que la France commençait à connaître.M. Rumigny s’était lié avec lui pendant un voyage qu’il avaitfait de l’autre côté des Alpes, quelques années auparavant, et ilétait resté en correspondance avec lui.

Rien ne pouvait flatter davantage le bourgeoismélomane que l’épître louangeuse du grand artiste ; il se hâtade lui répondre que sa maison deviendrait celle de son protégé, et,en attendait l’arrivée du jeune maestro, M. Rumigny l’annonçaà tous ses amis et à sa fille.

Mais Marguerite était dans une situationd’esprit qui ne lui permettait pas de se faire une joie de quoi quece fût. Son unique souci était d’éviter autant que possible soncousin, car M. Adolphe Morin avait repris courage. Ilfatiguait même si bien la jeune fille de ses prévenances et de sesairs langoureux, que l’indifférence de Mlle Rumignypour son adorateur se transformait tout doucement en haine et endégoût.

Elle accueillit donc avec une grande froideurla nouvelle que son père lui communiqua avec tant d’orgueil, et,huit jours plus tard, lorsque, se trouvant avec M. Rumignydans le salon, on annonça M. Balterini, Marguerite s’empressade disparaître malgré les airs furibonds du vaniteux bourgeois.

Quant à lui, il s’élança aussi rapidement quele lui permettaient ses soixante ans au-devant de l’Italien, et,lui tendant les deux mains, il s’écria :

– L’élève du célèbre Alberti est lebienvenu chez son humble confrère !

Puis, faisant doucement violence à l’étranger,il le contraignit à s’asseoir près de lui sur un divan.

Balterini était à cette époque un beau garçond’une trentaine d’années, mince, élancé, avec de beaux yeux bruns,un front intelligent et une superbe chevelure noire.

Sa bouche était fine, spirituelle, bien qu’unsourire un peu triste y parût stéréotypé.

C’était en un mot le type napolitain pur, danssa forme à la fois élégante et robuste.

Profondément touché de l’accueil du vieillard,il prit place auprès de lui et lui exprima, en excellent français,quoiqu’il le parlât avec un léger accent, toute sa gratitude pourune aussi flatteuse réception.

Ils causèrent d’abord d’Alberti, de ses œuvresnouvelles, du mouvement musical en Italie, puis M. Rumigny,dont la discrétion n’était pas la qualité première, questionna lejeune homme sur ses projets.

– Monsieur, lui répondit avec franchisel’Italien, je m’aperçois que mon maître et ami vous en a écrit bienpeu sur mon compte et que vous ignorez qui je suis.

L’ex-négociant fit un geste pourl’interrompre.

– Non, je vous prie, laissez-moi toutvous dire, poursuivit Balterini ; je tiens à ce que vous meconnaissiez bien. Si, ensuite, vous me jugez toujours digne devotre bienveillant intérêt, je ne vous en aurai que plus dereconnaissance.

– Pouvez-vous en douter ? protestaM. Rumigny, qui n’aimait pas beaucoup à se taire.

– Eh bien ! monsieur, vous avezdevant vous un malheureux exilé politique ; il est probablequ’en ce moment même où je vous parle, la cour criminelle de Naplesme condamne par contumace aux travaux forcés.

Le bonhomme fit un soubresaut sur sonsiège.

– Oh ! que cela ne vous effraie nine vous étonne, poursuivit en souriant amèrement l’élèved’Alberti ; ces choses-là arrivent aux plus honnêtes gens sousle règne de notre bon roi Ferdinand. Le déshonneur heureusementn’accompagne pas la peine. Notre souverain envoie au bagne ses plusgrands gentilshommes, et lorsqu’il veut bien les gracier, cesmessieurs rentrent dans le monde comme s’ils revenaient de lacampagne. Pour nous autres gens de peu, la colère royale dure pluslongtemps et a des conséquences autrement graves. J’ai préféré nepas l’affronter. Mêlé à une de ces conspirations que les abus fontpermanentes dans notre pauvre pays, j’ai été prévenu à temps parAlberti que tout était découvert et que j’allais être arrêté. Je mesuis hâté de fuir pour me réfugier en France, dont le gouvernement,je l’espère du moins, n’accordera pas mon extradition, dans le casoù elle serait demandée. Cependant, comme il faut tout prévoir,même l’impossible, j’ai changé de nom. Je m’appelle Romello. Maispour tous je suis Balterini. Pour vous seul je suis Romello.

– Pour moi seul, croyez-le bien,s’empressa d’affirmer M. Rumigny, qui n’était pas fâché devoir de près un conspirateur.

Un peu frondeur comme tout bourgeois de bonnerace, il ne lui déplaisait pas de protéger une victime du pouvoir,surtout lorsque, comme dans la circonstance présente, ce pouvoirétait étranger et qu’il pouvait accorder sa protection sans couriraucun risque.

– À Marseille, reprit celui que nouscontinuerons à nommer Balterini, j’ai reçu une lettre dans laquellevotre ami Alberti me disait de me rendre dans votre ville, où grâceà vous, à qui il me recommandait, je trouverais certainement unemploi de quelque talent que je dois à mon illustre maître. Voilàtoute mon histoire, monsieur ; puis-je toujours compter survotre bienveillance ?

– Si vous pouvez y compter ? s’écriaM. Rumigny enthousiasmé du rôle qu’il allait jouer, plus quejamais ! Ma fille et moi serons vos premiers élèves. J’aiquelque influence ici. Dès qu’il s’agit d’art, on m’écoutevolontiers. Soyez sans inquiétude : dans un mois vous serezcélèbre. Nous allons donc faire de la grande et bonnemusique !

Le vieillard serrait les mains du jeune hommeavec un air d’orgueil et de protection impossible à rendre.

– Tenez, poursuivit-il, sans permettre àl’Italien de placer un mot de remerciement, fraternisons de suite.J’ai là un instrument parfait, un Érard qui m’a bel et bien coûtémille écus, mais je ne les regrette pas ; il n’y a,voyez-vous, que ces pianos-là ! Jouez-moi quelque chose.

– Oh ! bien volontiers, fitBalterini en s’asseyant au piano, que le vieux mélomane avaitouvert.

Et, après s’être assuré, par un préludesavant, qu’il avait bien sous les doigts un merveilleux instrument,l’étranger exécuta, en véritable virtuose, les plus jolis morceauxde la Serva padrona de Pergolèse.

– Encore, mon jeune ami, encore !disait M. Rumigny au comble de la joie, car ce ravissant opéradu maître italien était justement une de ses passions.

Il avait pris son violon et accompagnaittimidement l’élève d’Alberti.

Ce concert impromptu durait déjà depuis prèsd’une heure, lorsque l’ex-négociant, qui s’était tu pour être toutentier à un andante de Cimarosa, que Balterini rendaitavec un goût parfait, s’élança vers la porte, appela son domestiqueet lui ordonna d’aller dire à sa fille qu’il la priait instammentde le rejoindre.

Bien qu’elle craignit quelque présentationfort peu de son goût, péché d’orgueil paternel dont M. Rumignyétait coutumier, Marguerite ne crut pas cependant devoir résister àcet appel. Quelques minutes après, elle apparaissait sur le seuildu salon.

– Chut ! fit le vieillard, en laprenant par la main et en suppliant du geste le maestro de ne points’interrompre ; écoute cela. Cimarosa, mon enfant, Cimarosainterprété par Liszt !

L’Italien était vraiment un pianiste depremier ordre. L’instrument chantait et pleurait sous ses doigtsagiles, Marguerite, qui était excellent musicienne, ne puts’empêcher de partager l’admiration de son père, si peu disposéequ’elle fût à l’enthousiasme.

Le morceau terminé, l’étranger se leva.

M. Rumigny le présenta à sa fille, et ils’excusa de son indiscrétion si simplement et en de si excellentstermes, que, pour la première fois de sa vie, Marguerite se sentittroublée.

Mais, par un de ces sentiments de défianceinnés chez les femmes, elle resta si parfaitement calme, siglaciale, que le vieillard en conclut qu’il allait avoir quelquelutte intime à soutenir pour qu’il fût fait chez lui bon accueil etbon visage à son protégé.

Un mois plus tard, ainsi que l’ex-fabricantl’avait promis à son jeune protégé, Balterini était presquecélèbre. Il s’était fait entendre dans un concert organisé en sonhonneur, on ne parlait que de lui, on ne voulait que lui pourmaître.

Seulement, un mois plus tard aussi,Mlle Rumigny, qui ne semblait pas partagerl’engouement général, n’était plus la même qu’autrefois.

Bien que son gracieux visage eût conservé sonexpression sérieuse, un peu triste, parfois ses lèvres avaient undoux sourire et ses yeux un rayonnement de joie.

La solitude n’était plus pour elle un moyend’échapper aux obsessions paternelles. Lorsqu’elle se réfugiaitdans sa chambre, c’était pour y être seule avec ses pensées et sesrêves.

Elle aimait !

Chapitre 16CATASTROPHE !

N’écrivant pas ici un roman d’amour, nous nousgarderons bien de peindre chacune des phases de la passion quidevait fatalement rapprocher deux cœurs meurtris et isolés.

Exilé, privé de toute affection de famille,d’une nature ardente et exaltée, Balterini n’avait pas résistélongtemps aux charmes de Marguerite. Après avoir promptement devinétout ce que cette âme vierge renfermait de trésors de tendresse,tout ce qu’elle souffrait de secrètes tortures, car peu de jourslui avaient suffi pour comprendre la nature profondément égoïste deM. Rumigny, il s’était senti saisi d’une indicible compassionet bientôt envahi par un irrésistible amour.

Lorsqu’il fut certain qu’il était égalementaimé, la joie de l’Italien fut immense ; il bénit les malheurspolitiques qui l’avaient conduit dans cette ville dont il ignoraitpeut-être le nom quelques mois auparavant ; mais, commec’était un honnête homme, incapable d’abuser de la confiance quelui témoignait le père de Marguerite, il résolut d’avoir avec lajeune fille un entretien de nature à décider de leur avenir à tousdeux.

Un matin, alors que M. Rumigny les avaitlaissés seuls, dans ce même salon où ils s’étaient vus pour lapremière fois, Balterini jeta sur celle qu’il aimait un regard quila fit tressaillir, et quittant brusquement le piano où il étaitassis, il s’avança vers elle.

Pressentant qu’il allait se passer entre elleet l’étranger quelque chose de grave, Marguerite pâlit et futobligée de s’appuyer contre un meuble.

– Mademoiselle, dit le jeune homme en luiprenant les deux mains, ne pensez-vous pas que, dans la situationparticulière où nous nous trouvons, il nous faut plus de courage,d’énergie et de franchise qu’à bien d’autres ? Je vous aime detoutes les forces de mon âme ; peut-être m’aimez-vous un peuvous-même.

La jeune fille ne répondit qu’en fermant lesyeux et en pressant les mains qui renfermaient les siennes.

Balterini poursuivit :

– Où nous conduira cet amour si nousn’unissons pas nos efforts pour triompher des obstacles qui nousséparent ? Au désespoir ! Moi, du moins, Marguerite, carj’aimerais mieux mourir que de renoncer à vous. M. Rumignyvoudra-t-il de moi pour son gendre ? J’ose à peine l’espérer,quelques sentiments affectueux qu’il me témoigne. Il est doncnécessaire que j’aie votre assentiment, que vous m’encouragiez pourfaire cesser mes hésitations et mes craintes, pour que je puissehardiment vous demander à votre père.

– Oh ! gardez-vous-en bien, Robert,dit la jeune fille avec épouvante.

Puis, effrayée de son abandon, elle reprit enrougissant :

– Pardon ! Monsieur Robert.

– Chère Marguerite ! En sommes-nousdonc encore à ne pas nous entretenir franchement ? Nem’aimez-vous pas assez pour avoir toute confiance en moi, pourm’appeler Robert, comme moi je veux vous appelerMarguerite ?

– Oui, vous avez raison, réponditMlle Rumigny en précipitant ses paroles. Eh bien,Robert, ne parlez de rien à mon père en ce moment. Attendez, ayezde la patience, comme il m’en faut à moi-même. Laissez-moi lepréparer à votre démarche. Vous ne le connaissez pas, voyez-vous.Je sais seule la lutte qu’il me faudra subir. Il m’aime tant ;il s’est si bien accoutumé à cette idée que je ne le quitteraijamais, que mon cœur n’appartient qu’à lui. Que dira-t-il lorsqu’ilapprendra que j’en ai donné la meilleure part à un autre. J’aipeur !

– Peur ! ne suis-je pas là pour vousdéfendre ? Mais vous vous trompez ; M. Rumigny estun homme trop sage pour ne pas comprendre que, jeune et belle commevous l’êtes vous devez être adorée. S’il vous aime, il ne peutvouloir que votre bonheur, et il me témoigne assez d’affection etd’estime pour me pardonner un amour aussi profond, aussirespectueux que le mien.

Mon père n’est pas un homme comme les autreshommes, mon ami. Sa tendresse pour moi est inquiète etjalouse ; il m’aime pour lui et non pour moi-même. Quant à sonamitié pour vous, elle est toute d’égoïsme. Elle lui rapporte millesatisfactions selon ses goûts ; le jour où elle menacera delui coûter quelque chose, sa fille surtout, il ne verra plus envous qu’un ennemi.

– Ce n’est pas possible !

– Cela est ainsi, Robert ; je vousle répète : j’ai peur !

– Que faire alors ?

– Attendre !… ou ne plusm’aimer !

Balterini répondit à cette expression dedouleur en élevant jusqu’à ses lèvres les mains de la jeune filleet en les couvrant de baisers ; puis, après de douces paroles,ils décidèrent qu’il ne serait fait aucune démarche auprès deM. Rumigny, et qu’ils redoubleraient de prudence au contrairepour ne pas éveiller les soupçons du vieillard.

La quiétude de l’ex-négociant était d’ailleursabsolue ; il ne voyait dans l’Italien qu’un confrère savant etdévoué dont l’intimité lui était précieuse, dont les succès leremplissaient d’orgueil.

Tout entier à son dilettantisme il étaitcomplètement aveugle.

Rien ne l’intéressait que la musique, ildevait en être de même de tous ceux qui l’entouraient.

Heureux d’un regard, de quelques ligneséchangées chaque jour, d’une pression de main furtive, les deuxamoureux auraient donc pu vivre longtemps ainsi, en attendant qu’ilse présentât une occasion favorable ; mais si M. Rumignydormait, son neveu, malheureusement, veillait pour son oncle etpour lui-même.

Du premier jour où il s’était rencontré avecBalterini, M. Morin l’avait vu d’un mauvais œil. Jaloux, partempérament, de tout ce qui était jeune et beau, il n’avait pastardé à prendre l’Italien en haine.

Lorsqu’il le vit devenir l’intime de cettemaison où on n’avait pas voulu de son amour ; quand ilentendit le vieillard prôner partout son jeune ami, il se sentitenvahi par mille sentiments mauvais. Puis, il eut bientôt la penséeque cet étranger pouvait aimer Marguerite et en être aimé. Il sepromit alors de les surveiller et de les perdre s’il existait entreeux un secret et qu’il le surprît.

Dès ce jour-là, il redevint assidu chez sononcle, empressé auprès de Marguerite, et, quoiqu’il n’eût jamaispassé pour un dilettante, il se prit tout à coup pour la musiqued’un goût passionné. Il écoutait pendant des soirées entières tousles morceaux qu’il plaisait à M. Rumigny d’exécuter ;lorsque la jeune fille et Balterini chantaient, car l’Italien avaitune voix remarquable, il ne les quittait pas des yeux.

Se sentant espionnée,Mlle Rumigny redoubla de réserve et recommanda àRobert de se tenir sur ses gardes ; mais les deux amantseurent beau faire, M. Morin les devina, et, lorsqu’il fut biencertain qu’ils s’aimaient, il résolut de ne pas attendre un instantpour se venger.

C’est dans ce but qu’il se présenta un matinchez M. Rumigny. Celui-ci était seul dans la salle àmanger ; sa fille venait de remonter chez elle.

– Eh ! bonjour, mon neveu, dit levieillard, quelle bonne fortune t’amène à pareille heure ?

– Je viens remplir un devoir, mon oncle,répondit le vieux garçon de ce ton sournois qui lui étaitparticulier.

– Un devoir ?

– Oui.

– Je ne te comprends pas.

– Je vais m’expliquer. Il y a quelquesmois, je vous ai demandé la main de Marguerite.

– Tu sais que je ne suis pour rien dansson refus.

– Je le sais ; vous m’avez même dit,pour me consoler, que vous n’imposeriez jamais un mari à votrefille.

– C’est vrai ! Je n’ai pas changéd’avis.

– Eh bien ! ma chère cousine, si jene me trompe pas, est en train de se choisir elle-même un mari.

– Ah ! bah ! Et quidonc ?

M. Rumigny avait prononcé ces mots d’unevoix ironique, mais le coup n’en avait pas moins porté, car le sanglui était monté au visage.

– Vous comprenez, mon cher oncle,poursuivit impitoyablement Adolphe Morin, que c’était fatal. Votrefille est jeune, jolie ; il serait bien étonnant de la voirtous les jours sans l’aimer.

– Va donc ! De quiparles-tu ?

– De qui voulez-vous que je parle, si cen’est de ce bel étranger dont vous avez fait votreintime ?

– Balterini ?

– Lui-même.

– Tu es fou ! Balterini est unhonnête garçon qui n’oserait…

– J’y vois plus clair que vous, il aosé.

Le bonhomme avait quitté son siège, et, plusagité, plus ému qu’il ne voulait le paraître, il allait et venaiten murmurant :

– Non, non, ce n’est pas possible !Je me serais aperçu de quelque chose. Je ne suis pas un Géronte, unBartholo ; on n’oserait se jouer ainsi de moi !

M. Rumigny était touché au cœur, dans sonorgueil et dans son affection jalouse ; cependant il nevoulait pas croire encore.

– Mais, dit-il en s’arrêtant brusquementen face de son neveu, lors même que Balterini aimerait Marguerite,ce qui est possible, soit ! ça ne prouverait pas que ma fille,sans m’avoir consulté, ait autorisé cet amour.

– Je suis sûr que ma cousine et l’Italiens’entendent à merveille.

– Oh ! si je le croyais !

L’accent de colère croissante avec lequel sononcle avait lancé ces quatre mots effraya M. Morin.

– Voyons, calmez-vous, lui dit-il ;le mal est peut-être moins grand que je le suppose. Marguerite n’enest probablement qu’à voir dans ce musicien un héros de roman qui afrappé son imagination. Éloignez-le de chez vous ; dans unmois elle n’y pensera plus. Que faites-vous donc ?

M. Rumigny venait de sonner.

– Je veux en avoir le cœur net,répondit-il sèchement ; je vais interroger ma fille.

– Pas devant moi, au moins ; je nevoudrais pas qu’elle pût penser que j’ai voulu lui causer unchagrin. Je n’ai qu’un but : vous rendre service à tousdeux.

– Tu as raison, oui, va-t’en !

Son domestique entrouvrant en ce moment laporte de la salle à manger, il lui dit avec un calmerelatif :

– Priez Mlle Margueritede descendre.

M. Morin était déjà sorti ;M. Rumigny reprit sa promenade agitée.

Il ne l’interrompit qu’à la voix de sa fille,qui lui disait en entrant :

– Tu me fais demander, père ?

– Oui, dit le vieillard, en s’efforçantde rester maître de sa colère ; nous avons à causer.

– Mon Dieu ! qu’as-tu donc ?Comme tu es rouge. Serais-tu malade ?

– Je me porte fort bien, aucontraire ; ce n’est pas de ma santé qu’il s’agit.

– De quoi donc ? demandaaffectueusement la jeune fille.

M. Rumigny ne savait comment entamerl’entretien. Les regards si purs de son enfant, sa voix si tendre,sa physionomie si tranquille, tout cela le paralysait.

Il eut un instant la bonne pensée de repousserles soupçons qu’avait éveillés en lui son neveu, et de trouver unedéfaite quelconque pour expliquer l’ordre qu’il avait donné à sondomestique ; mais son caractère inquiet, égoïste et jaloux nelui permit pas de suivre cette conduite plus digne, et, faisantalors comme les poltrons qui, par peur, se jettent au-devant dudanger, il s’approcha de sa fille et lui dit d’un ton plein demenaces :

– Alors tu te moques de moi ?

Stupéfaite de cette apostrophe, car elle ne sedoutait de rien, elle ignorait même la visite de son cousin,Mlle Rumigny regarda son père avec autant desurprise que de frayeur. Elle ne savait que répondre.

– Oui, tu te moques de moi, repritironiquement le vieillard ; tu files le parfait amour avecBalterini. Ah ! vous avez cru que je ne m’apercevrais pas devos grimaces ; vous m’avez pris pour un père de comédie, pourun imbécile !

– Père ! supplia Margueritedouloureusement émue de la colère de M. Rumigny.

– Voyons, est-ce vrai, oui ou non ?Cet Italien te fait-il la cour ? T’a-t-il dit qu’ilt’aimait ? Je ne te demande pas ce que tu lui as répondu, jesuis certain que tu l’as traité comme il le mérite. Mais pourquoine m’as-tu pas averti ? je l’aurais chassé !

La jeune fille se taisait, profondémenthumiliée et s’armant de courage pour la suite qu’ellepressentait.

– Eh bien ! réponds-moi !

Il lui secouait les deux mains qu’il avaitprises dans les siennes.

– Pas en ce moment ! fitMlle Rumigny en se dégageant doucement ; cesoir, demain, lorsque vous serez plus calme.

– Je veux savoir de suite.

Marguerite releva la tête, son regard s’étaitfait assuré ; on eût dit qu’elle avait honte de safaiblesse.

– Soit ! dit-elle ; après tout,il vaut mieux ne rien vous cacher. C’est vrai, M. Balterinim’a avoué qu’il m’aimait.

– Le misérable ! Et toi ?

– Moi ! je l’aime aussi.

– Malheureuse ! Tu penses que jesupporterai ce scandale ?

– Où est le scandale, mon père ?Robert…

– Je te défends de l’appeler par cenom.

– Pardon ! M. Balteriniappartient à une excellente famille ; c’est un grand musicien,destiné à devenir célèbre ; vous l’avez dit cent fois ;il veut faire de moi sa femme.

– Sa femme ! Ah ! tu as pucroire que je consentirais jamais à ce mariage. Ainsi, c’est chezmoi, dans ma maison, sous mes yeux, que vous avez abusé de maconfiance, que vous vous êtes joués de moi, au mépris de monautorité, de façon à me rendre la fable de la ville entière.Oh ! que cet Italien ne remette plus les pieds ici, sinon…

Le vieillard, qui, dans sa colère, allait d’unmeuble à l’autre, les poussant du pied et de la main, saisit unecorbeille de porcelaine sur un buffet et, la lançant à terre, labrisa en mille pièces.

La jeune fille jeta un cri de terreur, et,pâle, à demi-morte, se laissa tomber sur un siège.

M. Rumigny, honteux et épouvanté, seprécipita vers elle, s’agenouilla et lui dit en la pressant dansses bras :

– Marguerite, mon enfant,pardonne-moi ! C’est que je suis si malheureux ! Tu nel’aimes pas, cet homme, ce n’est pas possible ! Tu ne voudraispas quitter ton pauvre vieux père, dont tu es toute la joie, toutl’orgueil, pour suivre un étranger. Il a surpris ton cœur !Qui pourrait t’adorer comme moi ? Est-ce que je te refusejamais quelque chose ? N’es-tu pas ici la maîtresseabsolue ! Réponds-moi, ma petite Margot ; dis-moi que tume pardonnes. Tiens ! si tu veux, nous partirons demain pourParis. De là, nous irons où tu voudras : en Italie ; non,pas en Italie ! mais en Allemagne, en Suisse ! Tu verrascomme tu seras heureuse !

Et le père égoïste embrassait sa fille en luisouriant.

C’était tout à la fois odieux et ridicule.

Marguerite ne répondait pas ; les larmescoulaient silencieusement de ses yeux.

– C’est entendu, n’est-ce pas, reprit levieillard en se relevant, tu n’y penseras plus, tu me lepromets ?

– Mon père, murmura la malheureuseenfant, lorsque mon cousin vous a demandé ma main, vous m’avez dità moi-même que vous me laissiez libre du choix de mon mari.

– Oui, c’est possible ! Tu sais, ondit ces choses-là sans penser qu’un jour ce malheur peut arriver.Bien certainement tu te marieras, je ne suis pas un tyran ;mais plus tard, nous avons le temps ! Tu n’as pas encore vingtans. D’abord, je ne veux pas d’un étranger ; de plusM. Balterini n’est pas ce qu’il te faut ; je le connaismieux que toi.

– Je vous ai dit que je l’aimais !Je ne porterai jamais d’autre nom que le sien.

– Il ne s’appelle pas Balterini.

– Je le sais, il m’a tout raconté. Sesmalheurs, les causes de son exil, son véritable nom, je n’ignorerien !

– Il t’a dit aussi qu’il est condamné àdix ans de prison ?

– Oui ?

– Et c’est cet homme-là dont tu voudraisdevenir la femme ? Un conspirateur ! Plus encore,peut-être !

– Mon père !

Mais le vieillard cédait de nouveau à lacolère. La résistance de sa fille, qu’il croyait vaincue,l’exaspérait. Il n’écoutait plus rien.

– Non ! s’écria-t-il, cent foisnon ! Plutôt que de céder, j’aimerais mieux…

M. Rumigny s’interrompit ; la portede la salle à manger venait de s’ouvrir pour donner passage àBalterini.

– Que venez-vous faire ici ?s’écria-t-il en s’avançant vers l’Italien malgré les efforts deMarguerite, qui l’avait saisi par le bras.

Surpris de cet accueil, auquel il s’attendaitsi peu, le jeune homme s’arrêta, interrogeant du regardM. Rumigny et sa fille.

La physionomie bouleversée du vieillard et lesyeux rouges de son enfant lui disaient bien qu’il venait de sepasser entre eux quelque scène violente, mais il ne comprenait pasencore pourquoi il lui était fait une aussi grossièreréception.

– C’est bien à vous que je parle, repritle vieux dilettante avec un geste de menace. Ah ! vous avezcru qu’il ne s’agissait que d’entrer dans cette maison pour y fairevotre métier de séducteur ! Vous avez compté sans moi.Allez-vous-en, je vous chasse !

– Monsieur ! s’écria Balteriniindigné et comprenant tout enfin.

– Oui, je vous chasse ;entendez-vous, monsieur… Romello ! répéta M. Rumigny enappuyant intentionnellement sur le véritable nom du jeunehomme.

– Oh ! mon père ! monpère ! gémit Marguerite.

– Laissez, mademoiselle, ditRobert ; par amour et respect pour vous, je saurai supporterles insultes de votre père. Je me retire. Que Dieu luipardonne !

Il se dirigeait vers la porte, après avoiradressé un dernier regard à celle qu’il aimait.

– Que Dieu me pardonne ! hurla levieillard, que le calme même du musicien affolait. Que Dieu mepardonne ! Eh bien ! si tu n’as pas quitté Reims dansvingt-quatre heures, c’est au procureur général que jem’adresserai, misérable !

– Ah ! prenez garde, monsieur, fitBalterini, bondissant sous ce nouvel outrage et à cette menace, carje pourrais oublier votre âge et votre nom ! Si ce n’étaitl’ange qui supplie pour vous !

– Que ferais-tu ? Crois-tu doncavoir affaire à un lâche comme toi ?

Et s’arrachant de l’étreinte de sa fille,M. Rumigny s’élança vers l’Italien avec une rapidité juvénileet le frappa brutalement au visage.

Balterini poussa un cri et leva le bras pourse venger ; mais Marguerite, qui s’était jetée entre son amantet son père, arrêta Robert au passage. L’insulté se sentit au mêmemoment tiré vigoureusement en arrière.

Au bruit de la querelle née de sa honteusedélation, M. Morin, qui n’avait pas quitté la maison, étaitaccouru. Par prudence, il s’était fait escorter de l’un desdomestiques.

Ces deux hommes empêchaient l’étranger de seprécipiter sur le vieillard, dont le geste restait provocateur etque sa fille tentait vainement de calmer.

Balterini, fou de honte et de colère, étaitd’une effroyable pâleur. Ses yeux lançaient des éclairs, ses dentsclaquaient les unes contre les autres.

Il était visible que d’un seul mouvement ilaurait pu se débarrasser de ceux qui le retenaient, mais lesregards suppliants de Marguerite le faisaient immobile.

Cela dura dix secondes ; puis il vainquitce charme fascinateur, et, se dégageant, il se précipita vers laporte de la salle à manger.

Arrivé là, il se retourna et s’écria, ens’adressant à M. Rumigny :

– Vous m’avez mortellement outragé,monsieur ; c’est tout votre sang qu’il me faut pour lavercette honte. Si vous ne me faites pas réparation, je vous tueraicomme un chien, aussi bien dans dix ans que demain. Je vous le juresur la vie de votre enfant, sur mon salut éternel !

Et, sans répondre au cri d’épouvante de lajeune fille, l’Italien disparut.

Resté seul avec sa fille et M. Morin,l’ex-négociant ne comprit pas combien sa conduite avait étéodieuse. Il ne voyait que sa victoire. Lorsqu’il aperçutMarguerite, demi-morte dans un fauteuil, il n’eut même pas un motde pitié pour elle.

Égoïste et lâche devant les douleurs d’autrui,il la confia à la femme de chambre qui était descendue, et prenantle bras de son neveu, dont l’âme vile et basse débordait de joie,il s’en fut vite dans son jardin, au grand air, pour combattrel’apoplexie qui le menaçait.

Quant à la malheureuse enfant, elle arrivadans sa chambre en proie au plus profond désespoir. Si peud’expérience qu’elle eût, elle comprenait que Balterini nepardonnerait jamais à son père, qu’il voudrait se venger, que sonhonneur le lui commandait, et qu’elle était alors séparée de luipour toujours.

Ce n’était pas tout encore ; elle sesouvenait que M. Rumigny avait menacé l’Italien de ledénoncer, et les remords les plus cruels la torturaient, car ellevoyait déjà Robert payant son amour de sa liberté, peut-être mêmede sa vie.

– C’est moi qui l’aurait perdu !murmurait-elle en sanglotant.

Soudain ses larmes s’arrêtèrent, saphysionomie prit une expression d’étrange résolution, et aprèsavoir tracé fiévreusement quelques lignes, elle supplia sa femme dechambre de les faire parvenir immédiatement àM. Balterini.

Cette femme lui était toute dévouée, ellesavait que la commission dont elle la chargeait serait exactementfaite.

Elle ne craignait qu’une seule chose, c’estque Robert ne fût pas rentré chez lui.

Elle se trompait. Peu soucieux de se montrerdans l’état d’exaltation où l’avait mis la scène que nous venons deraconter, le jeune homme s’était hâté de s’enfermer dans sonappartement, pour songer au parti qu’il devait prendre.

Lorsque l’envoyée deMlle Rumigny lui remit sa lettre, Balterini étaitencore pâle, mais parfaitement calme.

Cette lettre n’avait que quelques lignes.

« Robert, disait Marguerite, vous voulezla vie de mon père, pour venger l’outrage dont vous avez été lavictime ; oubliez, pardonnez ; je vous donne ma vie toutentière en échange. Où doit vous rejoindre votrefemme ? »

À la lecture de ce billet dans lequel lagénéreuse enfant avait mis toute son âme, l’étranger tressaillit dejoie et d’orgueil.

Après avoir réfléchi un instant, il écrivitrapidement quelques mots qu’il remit à la femme de chambre. Ainsique Mlle Rumigny, il avait éprouvé cent foisl’intelligence et le dévouement de cette brave fille.

Chapitre 17SEULS !

La maison qu’occupait M. Rumigny avaitdeux issues : l’une, principale, sur la rue deTalleyrand ; l’autre, au-delà du jardin, derrière les communs,sur une impasse où il ne se trouvait que des magasins et desremises. Cet endroit était désert dès qu’il faisait nuit.

Balterini avait répondu à Marguerite qu’ilattendrait là, à onze heures du soir. Il était si complètementcertain de la jeune fille, qu’il employa sa journée à sespréparatifs de départ.

Sans rien laisser percer de son projet, ilpaya scrupuleusement ce qu’il devait çà et là ; il se procuraune excellente voiture attelée de deux chevaux, en disant au loueurqu’il allait à Épernay, où il devait être rendu le lendemain matinpour une cérémonie religieuse, et il commanda au cocher del’attendre, vers dix heures et demie, à l’angle de la rueSaint-Jacques, où il demeurait.

Tout cela terminé, il s’en fut dîner aurestaurant où il prenait ordinairement ses repas, et il comprit, àla façon dont l’accueillirent les personnes de sa connaissancequ’il y rencontra, que sa querelle avec M. Rumigny étaitrestée secrète.

Rassuré sur ce premier point, il rentra chezlui, ainsi qu’il avait d’ailleurs l’habitude de le faire lorsqu’iln’allait pas dans le monde, car son existence était d’unerégularité et d’une sagesse exemplaires.

Pendant ce temps-là, avec un calme et unefermeté qui eussent bien étonné ceux qui la connaissaient,Marguerite se préparait également à partir.

Elle avait eu le courage de s’asseoir à tableen face de son père ; mais, soit qu’il fût honteux de saconduite ou que tout simplement il craignît une scène nouvelle, levieillard lui adressa à peine la parole. Lorsqu’elle se leva pourse retirer, il n’osa lui demander de l’embrasser.

Vers dix heures, elle dit à sa femme dechambre qu’elle désirait dormir, et, une fois seule, elle enfermadans un petit coffret ses lettres, le portrait de sa mère, sesbijoux et son argent.

Elle écrivit ensuite à M. Rumigny lesquelques lignes suivantes :

« Mon père, vous avez outragémortellement l’homme que j’aime ; en échange de sa vengeancedont il vous a menacé, je lui donne ma vie. Le jour où vous voudrezlui pardonner, votre fille qui vous aime tendrement, accourra sejeter à vos genoux. »

Elle mit ce billet en évidence sur une tableet attendit.

Onze heures sonnèrent bientôt.

Sa chambre était en face de celle de son père.De ses fenêtres, elle voyait celles du vieillard qui étaient encoreéclairées et elle l’entendait, qui, sans doute, pour chasser toutepensée désagréable, exécutait un interminable morceau dePergolèse.

Elle lui jeta à travers le jardin un regardd’adieu, et après s’être enveloppée dans un large manteau, elleouvrit résolument la porte de sa chambre, pour gagner, àl’extrémité d’un couloir, l’escalier dérobé qui devait la conduireà l’entrée de la remise.

Là, il lui fallut se diriger à tâtons, carl’obscurité était profonde. Sans trop se heurter aux divers objetsqui encombraient ce passage, elle parvint cependant à la porte del’impasse dont elle s’était procuré la clef pendant la journée.

Elle l’ouvrit et, sans même songer à larefermer, s’élança en avant.

C’était le dernier effort permis à ses forces.Sans Balterini, qui la reçut dans ses bras,Mlle Rumigny serait tombée à terre.

– Marguerite !

– Robert !

Ils n’échangèrent pas d’autres paroles, etl’Italien, qui était robuste, souleva la jeune fille pour laporter, comme il l’eût fait d’un enfant, dans la voiture quistationnait à quelques pas plus loin.

Bien qu’on fût en plein été, le ciel étaitcouvert et la nuit sombre.

Ils ne rencontrèrent personne ; lecocher, qui dormait sur son siège, ne se réveilla que lorsque lejeune homme lui commanda pour la seconde fois de se mettre enroute.

Il ignorait certainement qu’il emportait deuxvoyageurs.

Mlle Rumigny s’était affaisséesur les coussins ; Balterini s’agenouilla près d’elle.

Ils restèrent longtemps ainsi sans se parler,Robert, tout à son bonheur, Marguerite, épouvantée de ce qu’ellevenait d’avoir la hardiesse d’accomplir.

Les chevaux parcoururent au galop la routepoudreuse, mais lorsqu’ils modérèrent leur allure pour gravir lamontagne que couronne la forêt de Mouchenot, l’étranger s’aperçutque la jeune fille pleurait.

– Marguerite, lui dit-il, en abaissantdoucement ses mains dont elle se couvrait le visage, je ne veux pasvous devoir à un moment d’exaltation et de désespoir. Je vous aimede toutes les forces de mon âme, mais plutôt que de vous entendrepleurer, que de vous faire souffrir, j’aimerais mieux sacrifier monamour, ce sacrifice dût-il me coûter la vie ! Il en est tempsencore : nous pouvons, si vous le voulez, reprendre la routeque nous venons de parcourir. Je vous reconduirai jusqu’à votreporte et m’éloignerai pour toujours. Jamais, je vous le jure, nivotre père ni vous n’entendrez parler de moi !

Marguerite ne répondit à ces parolesd’abnégation et d’amour qu’en attirant la tête de l’Italien contresa poitrine et en murmurant à son oreille :

– Robert, je suis votre femme et je vousaime !

Deux heures plus tard, les fugitifs prenaientle train-poste de Strasbourg. À six heures du matin ils arrivaientà Paris.

Balterini n’avait pas l’intention de resterlongtemps dans cette ville, car il ignorait comment le gouvernementfrançais avait répondu à la demande de son extradition ; il nevoulait y demeurer que le temps nécessaire pour y recevoir desnouvelles de M. Rumigny, dans le cas où le vieillard, cédant àun sentiment d’affection paternelle, écrirait à sa fille de revenirprès de lui et qu’il autorisait son mariage.

Le premier soin deMlle Rumigny fut donc d’écrire à son père unelettre respectueuse mais ferme, dans laquelle elle lui indiqua oùil pouvait lui adresser sa réponse, et Robert s’en fut visiter unde ses compatriotes, qui lui apprit que la justice italiennen’avait encore fait aucune démarche à son sujet.

Cet ami tenait ce renseignement de sourcecertaine, et il n’était pas moins assuré d’être toujours informé,en temps utile, de la marche de cette affaire, qui préoccupait sijustement le condamné politique. Il était d’ailleurs persuadé quele gouvernement n’accorderait pas son extradition.

C’était là pour les deux amants un répitprécieux ; ils pouvaient attendre sans danger la réponse deM. Rumigny ; mais lorsque toute une semaine se futécoulée sans que l’égoïste et vaniteux vieillard eût donné signe devie, Balterini ne songea plus qu’à organiser son existence de façonà ce que Marguerite ne manquât de rien.

Ils quittèrent l’Hôtel du Nord, où ils étaientdescendus, pour aller s’installer dans un petit appartement meublé,rue de l’Est.

C’est là que quinze jours plus tard, la jeunefille reçut une lettre de sa femme de chambre.

Cette domestique dévouée la renseignait sur cequi s’était produit le lendemain de son départ. M. Rumigny,plus furieux que désespéré, n’avait pas même voulu lire la lettrede sa fille ; il disait à tout le monde qu’il l’avait envoyéeà Florence auprès d’une vieille parente qui la demandait depuislongtemps ; il refusait de voir qui que ce fût, même sonneveu, et il avait menacé de chasser celui de ses domestiques quiprononcerait le nom de Marguerite.

Mlle Rumigny connaissait tropbien son père pour espérer qu’il lui pardonnerait jamais ; cestristes nouvelles ne la surprirent donc pas, et résignée à cetabandon, elle ne songea plus qu’à consacrer sa vie entière à celuiqu’elle aimait, qui désormais était toute sa famille.

En écrivant à Alberti ce qui s’était passéchez M. Rumigny, Balterini lui avait fait part de son projetde vivre à Paris de son talent de musicien, et le grand maîtres’était hâté de lui envoyer des lettres d’introduction, afin qu’ilarrivât promptement à se tirer d’affaire. Parmi ces lettres, ils’en trouvait une pour un prêtre fort connu des amateurs de musiquesacrée. C’était l’abbé Mouriez, curé de la paroisse deSaint-Denis.

En allant faire un pèlerinage à Rome,M. Mouriez avait fait la connaissance du grand compositeurItalien, et il était resté en correspondance avec lui.

Robert en reçut le meilleur accueil, etbientôt, grâce au digne prêtre et aussi aux autres recommandationsde son illustre maître, il eut autant de travaux et de leçons qu’ilen pouvait désirer.

Le jeune ménage vivait donc heureux.Marguerite sortait peu et s’efforçait de dissimuler la tristessequi s’emparait d’elle lorsqu’elle se souvenait de la maisonpaternelle.

Balterini la trouvait sans cesse le sourireaux lèvres, plus aimante de jour en jour. Il n’avait qu’un rêve,qu’un seul désir : régulariser le plus tôt possible leursituation sociale par un mariage. Mais il fallait attendre, d’abordque la jeune fille eût atteint ses vingt et un ans, pour avoir ledroit d’adresser à son père des sommations respectueuses, etensuite que sa position, à lui, de condamné politique, fût biendéfinie, afin qu’il ne fût plus sûr le qui-vive et qu’il pût seprocurer les papiers indispensables.

L’été et le commencement de l’automne sepassèrent ainsi, et Robert, tout à son amour et à ses travaux,vivait dans une quiétude parfaite, lorsque l’ami qui devait letenir au courant des démarches de la justice italienne auprès dugouvernement français accourut un matin chez lui tout effaré.

– Tu n’as que le temps de partir, lui ditson compatriote, après s’être assuré que personne ne pouvaitl’entendre ; je viens d’apprendre au ministère des affairesétrangères que ton extradition allait être accordée.

Si brave qu’il fût, Balterini trembla sous cecoup inattendu.

Il ne pensa pas un seul instant à lui, mais àMarguerite. Qu’allait-elle devenir ?

Ce qu’il comprit de suite, c’est que lesmoments étaient précieux. Alors, sans demander d’autresrenseignements à son ami, car il le savait incapable de la moindreexagération, il apprit tout à la jeune femme.

– Robert, lui répondit-elle simplement,l’épouse ne doit-elle pas suivre son mari ?

Quelques heures après, ils prenaient le traindu Havre.

Balterini s’était arrêté à l’idée de se rendreen Amérique, d’où il lui avait été fait quelques semainesauparavant, alors qu’il vivait si tranquille à Paris, despropositions fort avantageuses ; mais, lorsqu’il fit part dece projet à Marguerite, elle ne put s’empêcher de pâlir.

Il comprit qu’il demandait à son amie unsacrifice au-dessus de ses forces.

Mlle Rumigny, en effet, bienqu’elle n’en parlât jamais, espérait toujours le pardon de sonpère. Les lettres qu’elle lui avait adressées étaient restées sansréponse, il est vrai, mais elle ne voulait pas croire que levieillard dont elle était l’unique enfant ne penserait pas un jourà elle. De plus, il pouvait tomber malade, mourir ; il fallaitqu’elle pût accourir pour lui fermer les yeux.

Un autre motif, bien plus puissant encore auxyeux de l’Italien, lui commander de ne pas faire affronter àMarguerite un voyage aussi long et aussi pénible : la jeunefemme était enceinte et sa santé chancelante.

Après avoir tout pesé, tout calculé, ilsdécidèrent qu’une séparation momentanée était nécessaire, soit queBalterini partît pour l’Amérique, soit qu’il attendît au Havre lerésultat des démarches que son ami Alberti faisait en Italie pourobtenir, sinon sa grâce, du moins que sa peine fût commuée en celledu bannissement.

En retournant seule à Paris et en le faisantsavoir indirectement à son père, Mlle Rumignyamènerait forcément celui-ci et les autorités françaises à supposerque Balterini était passé à l’étranger, ce qui lui permettait derester au Havre sans être inquiété, jusqu’à ce que les événementsrendissent son départ nécessaire ou inutile.

À l’opposé de ce qu’avait penséM. de Fourmel, le musicien n’était pas sans ressourcespécuniaires. D’abord sa famille lui avait envoyé des sommesrelativement importantes ; de plus, il avait gagné à Parisquelque argent.

Il put donc, après avoir gardé ce qui luiétait indispensable, remettre à la jeune femme ce qu’il lui fallaitpour se loger convenablement et vivre plusieurs mois.

Afin qu’elle ne fût, dans la grande ville, nisans soutien, ni sans conseils, il lui donna une lettre pour l’abbéMouriez, lettre dans laquelle il disait toute la vérité. Il étaitcertain que le brave et digne prêtre les prendrait tous deux enpitié.

La séparation des deux amants, on le comprend,fut douloureuse, mais pour Balterini, c’était le seul moyen desalut, et Marguerite l’accepta, elle, comme une expiation.

Robert, d’ailleurs, devait lui écrire souvent,même venir la voir secrètement lorsqu’il le pourrait sansdanger.

C’est dans cette situation et avec l’espoird’une réunion prochaine que Mlle Rumigny revint àParis. Nous savons quel terrible drame lui préparait l’avenir.

Retournons auprès d’elle à Saint-Lazare.

Chapitre 18À SAINT-LAZARE

Transférée à la prison de Saint-Lazare, surl’ordre de M. de Fourmel, Mlle Rumignyavait été placée dans le quartier des prévenues.

Le juge d’instruction, qui, malgré sasévérité, était loin d’être un homme inhumain, avait recommandé,ainsi que nous l’avons dit, que la prisonnière fût entourée de tousles soins nécessaires. Il avait également ordonné de la tenir ausecret le plus absolu.

Sauf le médecin de l’établissement et lessœurs, personne ne devait arriver jusqu’à elle.

Afin de suivre complètement ces instructions,le directeur de la maison d’arrêt avait fait installer sa nouvellepensionnaire au troisième étage, dans une des cellules de lasection des nourrices.

Cette cellule, où on renfermait d’ordinairedeux ou trois détenues, était suffisamment grande. Elle recevaitair et jour par une large fenêtre grillée, qui donnait sur cettecour dans laquelle on voit encore, ombragé par quelques arbresmaladifs, le lavoir où, selon la légende créée par Eugène Sue,Fleur-de-Marie lessivait son linge.

Le plancher de cette pièce était usé à forced’avoir été lavé. Tout son ameublement se composait d’un litmeilleur que celui de bien des pauvres gens, d’une table de bois,de deux chaises de paille et d’un poêle de faïence, dont le tuyaunoir tranchait sur la blancheur glaciale des murs peints à lachaux.

C’était là, dans cette chambre sordide,qu’allait passer de longs et douloureux jours la jeune fille dontl’enfance avait été entourée de soins et de bien-être ;c’était là qu’allait souffrir, sans une main amie pour serrer lasienne, sans une voix affectueuse pour lui murmurer :Courage ! celle que l’amour avait perdue.

Heureusement encore que, peu d’instants aprèsl’arrivée de Marguerite, le greffe de la prison avait reçu d’unanonyme, à l’adresse de Mlle Rumigny, une somme decent francs. On avait pu mettre la pauvre femme au régime de lapistole, c’est-à-dire lui donner du feu, du linge et des draps, ceque le directeur de Saint-Lazare, hâtons-nous de le dire, eût faitd’ailleurs gratuitement, cela est certain, par pitié et en dépitdes règlements.

Car l’état de Marguerite était grave. À lasuite des émotions violentes qu’elle avait éprouvées et de laterreur qu’elle avait eue au Dépôt, terreur dont la conséquence, lamort de son enfant, était terrible, la malheureuse mère avait étéfrappée d’un transport au cerveau.

Le docteur craignait une fièvre cérébrale quedevaient rendre encore plus dangereuse les conditionsphysiologiques toutes particulières dans lesquelles se trouvait lajeune femme. Il ne répondait pas d’elle.

Pendant quinze jours, en effet,Mlle Rumigny fut en danger. Malgré les soinsintelligents et dévoués de la sœur qui la gardait, elle faillitmourir.

Le directeur de Saint-Lazare, queM. Adolphe Morin était venu voir, avait été touché del’indulgence et de la bonté de ce parent.

– J’ignore, lui avait dit le neveu deM. Rumigny, si ma cousine est coupable ; ce qui arriveest pour nous tous un irréparable malheur ; mais ce que je neveux pas oublier, c’est qu’elle est la fille d’un homme qui a étépour moi un second père. Ayez donc pour elle, je vous prie, autantd’égards que vous le permettent vos fonctions ; ne la laissezmanquer de rien ; je me charge de tout. Qui sait ! lamalheureuse n’a peut-être été qu’un instrument inconscient entreles mains du misérable qui l’a abandonnée.

Et l’excellent M. Morin, – c’est ainsiqu’on l’appelait à la direction et au greffe, – venait presquechaque jour prendre des nouvelles de la prisonnière.

Il avait fait, de plus, une chose qui étaitbien de nature à lui mériter la sympathie de tous et lareconnaissance de Marguerite ; il avait arraché son enfant àla fosse commune.

Grâce à lui, le petit corps reposait aucimetière Montmartre sous des touffes de roses.

Lorsqu’on lui parlait de cette bonne action,il répondait en rougissant :

– La pauvre mère pourra au moins allerprier sur la tombe de sa fille, lorsqu’elle sera mise en liberté.Personne ne désire plus vivement que moi la manifestation de soninnocence et son retour à la santé.

L’un des vœux de cet ami si dévoué devaits’exaucer plus rapidement qu’on ne l’espérait. La jeunesse eutenfin raison de la maladie ; le médecin de Saint-Lazareaffirma un matin que Mlle Rumigny était sauvée.

Mais, si le corps retrouvait des forces, l’âmerestait brisée.

Lorsque Marguerite put se rendre compte de cequi s’était passé depuis cette sinistre soirée où elle avait voulumourir, lorsqu’elle se souvint – son premier cri avait été :Ma fille ! – de cette nuit terrible où l’épouvante lui avaitenlevé la raison, elle tomba dans un si profond désespoir que ceuxqui la visitaient se demandaient si la mort n’eût pas été pour elleune délivrance.

La malheureuse restait immobile et muette desjournées entières, insensible aux douces paroles de la sœur, sagardienne, qui lui offrait tous les secours de la religion.

On ne la voyait tressaillir que lorsque lescris des enfants – nous avons dit que sa cellule était dans lasection des nourrices – venaient jusqu’à elle. Alors ellepleurait.

Informé par le directeur de Saint-Lazare quela prévenue était en état de répondre à la justice,M. de Fourmel, par humanité, attendit encore quelquetemps ; puis un jour, au lieu de la faire amener à soncabinet, il vint la trouver dans sa cellule.

Il était seul, ce qui n’était pas légal, cartout interrogatoire doit être fait en présence d’un greffier, afinque les moindres réponses du prisonnier soient consignées dans unprocès-verbal.

En voulant que les choses se passent ainsi, lelégislateur, nous le pensons du moins, n’a pas eu pour seul but demettre le prévenu dans l’impossibilité de nier le lendemain cequ’il a dit la veille ; il a été plus loin encore : il avoulu défendre le prévenu contre lui-même.

On conçoit, en effet, qu’entre les mains d’unmagistrat habile qui l’interroge dans la solitude de sa cellule, leprisonnier s’abandonne aisément. Le ton avec lequel on lui parlepeut lui faire oublier qu’il répond au représentant de laloi ; les promesses peuvent le séduire, le tour de laconversation l’entraîner à des explications que le juge est librede prendre pour des aveux.

La loi, plus digne, ne veut ni de cette lutteni de ces pièges. En Angleterre, on va plus loin encore :l’accusé ne doit pas même être interrogé.

En voyant entrer M. de Fourmel,Mlle Rumigny ne reconnut pas tout d’abord ;mais au son de sa voix elle se souvint, et son visage, déjà sipâle, devint livide.

– Mademoiselle, lui dit le juged’instruction, il ne tient qu’à vous d’en terminer rapidement avecla détention sévère à laquelle j’ai dû vous soumettre, c’est de medire la vérité tout entière.

– La vérité ! répondit tristement lajeune femme, à quel sujet ? Je ne sais rien.

– Vous ignoriez que votre père dût venirà Paris ?

– Il n’avait pas répondu à mes lettres,je n’espérais plus le voir.

– M. Rumigny savait où vousdemeuriez ?

– Je le lui avais écrit.

– Vous lui aviez fait part de ce moyenqu’emploie M. Tissot pour rentrer à toute heure, sans avoirbesoin de dire son nom aux concierges de votre maison ?

– Jamais, monsieur.

– Comment l’aurait-il connu ?

– Je n’en sais rien.

– C’est cependant vous qui avez indiqué àBalterini ce même moyen ?

– Oui, je l’avoue.

– Croyez-vous que ce soit Balterini quiait fait connaître ce signal à M. Rumigny ?

– Robert ?

– Oui, Robert Balterini, puisque c’estlui qui a frappé votre père. Vous comprenez que M. Rumigny n’apu s’introduire secrètement rue Marlot que grâce à cet homme ougrâce à vous. Aucun des locataires de la maison ne connaissaitM. Rumigny et n’était intéressé à le faire disparaître.

Une pensée terrible traversa sans doute en cemoment l’esprit de Marguerite, car sa pâleur devint effrayante, etelle bégaya en sanglotant :

– Oh ! laissez-moi, monsieur,laissez-moi ; je ne vous répondrai plus !

M. de Fourmel, à qui cette émotionnouvelle de la prisonnière n’avait pas échappé, insistacependant.

– Vous savez tout au moins où estBalterini ?

– Non, monsieur, non, je ne sais rien, jene dirai rien, gémit la malheureuse.

– Vous comprenez, termina le juged’instruction, dans quel sens je dois interpréter votre refus derépondre. Vous réfléchirez, je l’espère, aux conséquences fortgraves que ce système peut avoir pour vous ; jereviendrai !

Mlle Rumigny laissa partir lemagistrat sans ajouter un seul mot, et lorsqu’elle se vit seule,elle se jeta à genoux en murmurant :

– Mon Dieu ! sauvez-le ! Que,seule, je sois punie !

Quelques jours plus tard,M. de Fourmel revint à Saint-Lazare, accompagné cettefois de son greffier ; mais il essaya vainement de faireparler Marguerite ; elle s’en tint aux réponses sommairesqu’elle lui avait faites précédemment.

On eût dit que la jeune femme s’étaitirrévocablement tracée une ligne de conduite, dont nulleinsistance, nul piège, nul détour ne pouvaient la faire dévier.

Sans se lasser, le magistrat fit troisnouvelles tentatives à des intervalles irréguliers, mais sans plusde succès. Au bout d’un mois, il était aussi peu avancé que lepremier jour.

– Mademoiselle, dit-il à Marguerite aumoment de se séparer d’elle pour la dernière fois, il est de mondevoir de vous avertir que votre refus de répondre est, pour moi,un aveu tacite de votre complicité. Vous pouvez choisir undéfenseur, car je vais demander votre envoi en cour d’assises commecomplice de l’assassinat de votre père.

– Soit ! monsieur, répondit àdemi-voix la prisonnière avec un accent de résignation impossible àrendre.

– Vous n’ignorez pas que le complice d’uncrime encourt la même pénalité que l’auteur principal d’un crime.Songez qu’il s’agit, pour Balterini, d’un meurtre avec guet-apens,et, pour vous, d’un parricide.

– Je n’ai rien à vous dire, faites de moice que vous voudrez !

Convaincu qu’il n’obtiendrait rien de laprisonnière, M. de Fourmel se décida à se retirer.Cependant il ne sortit de Saint-Lazare qu’après avoir levé lesecret sous le régime duquel était Mlle Rumignydepuis son entrée dans la prison, secret dont le jeune juged’instruction n’avait pas manqué de renouveler l’ordonnance chaquedix jours, ainsi que le veut l’article 613 du Code d’instructioncriminelle, article trop peu respecté.

En rentrant au Palais, fort ennuyé de sonéchec, M. de Fourmel reçut la carte d’un homme dont ilavait certes à peu près oublié le nom : William Dow.

Si mal disposé qu’il fût, il ordonnad’introduire l’Américain, auquel il ne manqua pas d’offrir unsiège.

– Monsieur, dit l’étranger pour répondreau geste du juge d’instruction qui l’invitait à lui faire connaîtrele but de sa visite, vous n’ignorez pas, sans doute, que sans moiMlle Rumigny ne serait pas entre vosmains ?

– Je sais, en effet, monsieur, réponditM. de Fourmel, avec quel dévouement vous vous êtes jeté àl’eau pour la sauver. C’est là un acte de courage dont la justicedoit vous être reconnaissante.

– Je vous remercie, mais si je me permetsde vous rappeler ce fait, ce n’est pas pour en être loué ; àma place, tout homme de cœur, et sachant nager, en eût fait autant,c’est pour m’excuser de m’intéresser à cette jeune fille.

Le magistrat s’inclina comme pour exprimerqu’il trouvait ce sentiment tout naturel.

William Dow poursuivit :

– Permettez-moi alors de vous parler sansdétours.

– Faites, monsieur.

– Mlle Rumigny est àSaint-Lazare ; la croyez-vous donc complice de la mortviolente de son père ? Pardonnez-moi cette indiscrétion.

– Je vais vous répondre avec une égalefranchise. Oui, Mlle Rumigny est complice de cecrime, dont Balterini est l’auteur principal. Les faits me sontmathématiquement démontrés, aussi bien par la correspondance quej’ai saisie que par le mutisme de cette jeune femme ; jedevrais presque dire par ses aveux.

– Vous ne pourriez, en conséquence,retarder la marche de cette affaire ?

– En agissant ainsi, je manquerais à tousmes devoirs.

– Je le regrette vivement, car il mesemble, monsieur, que si j’avais quelques semaines devant moi, ilme serait possible de vous prouver l’innocence deMlle Rumigny.

– Je comprends parfaitement et j’appréciele sentiment qui vous guide, mais ma conviction est tout autre.Nous autres magistrats, monsieur, nous ne sommes pas desrêveurs ; nous allons droit au but, sans nous préoccuper desconséquences de nos actes. Nous n’obéissons qu’à notreconscience.

Ces mots avaient été prononcés d’un ton quicoupait court à tout entretien.

William Dow le comprit.

Plein de confiance dans ses déductions, imbude son impeccabilité, M. de Fourmel était redevenu, mêmeavec celui qui lui avait été si utile, le magistrat sec ettranchant que nous connaissons.

– Monsieur, dit l’Américain en se levant,je n’insisterai pas davantage et j’arrive au second motif de cettevisite. Mes affaires me rappelant en Amérique, j’ai voulu, pardéférence, vous prévenir de mon départ. Il me sera peut-êtreimpossible, malgré tout mon désir, d’être de retour pour l’époquedes débats.

– Je vous remercie, monsieur, de cettedémarche ; votre déposition écrite sera lue à l’audience.

L’étranger salua et prit congé deM. de Fourmel.

Quelques minutes après, il sonnait au secondétage du n° 11 de la rue Bonaparte, chezMe Lachaud.

Le célèbre avocat était chez lui et libre, parhasard.

William Dow fut immédiatement introduit dansce cabinet dont les échos pourraient redire tant de mystérieux etterribles secrets.

Il y resta longtemps et quand il en sortit, saphysionomie, si calme d’ordinaire, exprimait la plus vivesatisfaction.

Le lendemain matin,Mlle Rumigny recevait la lettre suivante, lettredécachetée par le greffe, ainsi que l’ordonnent les règlements.

« Mademoiselle,

« Il y a deux mois, en vous quittant à laporte du Dépôt de la préfecture de police, je vous ai dit :Courage ; aujourd’hui, je viens vous répéter le mêmemot : Courage ! Si vous pensez devoir quelquereconnaissance à celui qui vous a sauvée, suivez mon conseil :priez Me Lachaud de se charger de votre défense. Àvotre premier appel, il se rendra près de vous.

« Bientôt vous me reverrez.

« WILLIAM DOW. »

– Lui ! murmura la prisonnière, luiencore ! Lui dois-je de la reconnaissance ? La mortn’eût-elle pas été préférable à tout ce que je souffre ?Pourquoi me faire défendre ?

Cependant elle écrivit à l’illustre maître,et, comme le lui avait affirmé l’Américain,Me Lachaud accourut.

Marguerite ne l’avait jamais vu, maislorsqu’il parut sur le seuil de sa cellule, il lui sembla qu’ellele connaissait depuis longtemps, car, s’élançant au-devant de lui,elle s’écria, en joignant ses mains amaigries et avec un accentd’inexprimable gratitude :

– Oh ! merci, monsieur, merci d’êtrevenu !

– C’était mon devoir, mademoiselle,répondit Me Lachaud avec bonté.

Il avait conduit doucement sa cliente jusqu’ausiège qu’elle avait quitté pour venir au-devant de lui, et s’étaitassis auprès d’elle.

Il n’est pas un de nos lecteurs qui neconnaisse le plus grand avocat criminel de notre époque ; nouspourrions donc nous dispenser d’en esquisser le portrait ;mais c’est une telle bonne fortune pour un écrivain d’avoir àparler d’un maître dont le nom reste attaché à presque toutes lesgrandes causes judiciaires depuis vingt-cinq ans, qu’on nouspermettra de lui consacrer quelques lignes.

Nous ne savons pas, d’ailleurs, de physionomieplus intéressante.

Il faut avoir entenduMe Lachaud plusieurs fois pour comprendre lesformes multiples de son talent oratoire. Nul défenseur ne saitmieux employer avec le jury la langue qui lui convient. Peu luiimporte alors de bien dire, dans le sens académique du mot ;il veut convaincre, et il sait que ce n’est pas avec des fleurs derhétorique et des périphrases redondantes qu’on obtient cerésultat, lorsqu’on parle à des hommes habitués, par leur genre devie, à voir les choses simplement, telles qu’elles sont, et aussi àdes auditeurs qui se révoltent instinctivement contre l’influenceque peur avoir l’éloquence sur leurs esprits.

Avec Me Lachaud, pasd’analyses subtiles, pas de pièges, des faits, rien que des faits,des déductions mathématiques et des preuves palpables.

Et comme il sait émouvoir ensuite, quand,après s’être adressé à la raison, il s’adresse au cœur desjurés ! Quels accents irrésistibles ! Comme il saitabandonner celui de ses juges qu’il voit persuadé, pour luttercontre cet autre dont il devine l’indécision.

C’est tout particulièrement dans cettecirconstance que ce regard étrange qu’il possède devient pour luiune arme puissante. Cet œil fixe, immobile, semble une épéetoujours droit au corps de son adversaire, pendant que, de l’autre,il surveille et maintient ceux qu’il a déjà vaincus. On dirait unde ces vaillants duellistes du dernier siècle qui s’escrimaient àla fois de la dague et de l’épée.

Mais que Me Lachaud ait àdéfendre tout autre qu’un criminel ; qu’il plaide devant lestribunaux civils ou la police correctionnelle, comme il s’élèvealors au niveau des grands orateurs, comme il donne une librecarrière à son esprit charmant, comme ses lèvres ont des souriresironiques, comme sa voix devient flexible, railleuse etmordante !

Du reste, et pour terminer d’un seul mot, quipeint Me Lachaud mieux que nous ne pourrions lefaire, c’est l’avocat de notre époque qui a gagné le plus grandnombre de procès.

Son inépuisable bienveillance ne lui permetpas cependant de toujours choisir ses causes.

Mais la défense deMlle Rumigny était sans doute une de celles quiplaisaient à son cœur et à son esprit, car il s’entretint longtempsavec la jeune femme.

Lorsqu’il la quitta, Marguerite était pluscalme. On pouvait déjà lire sur sa physionomie moins derésignation. On eût dit qu’elle ne désespérait plus.

Me Lachaud revint voir sacliente deux ou trois fois par semaine, et ces visites duraientdéjà depuis un grand mois, lorsqu’une après-midi, au moment où elles’attendait à voir son défenseur, la porte de sa cellule s’ouvritpour livrer passage à un personnage dont le visage lui étaitinconnu et que le directeur de Saint-Lazare accompagnait.

C’était l’huissier audiencier de la courd’appel ; il venait signifier à la détenue son arrêt de renvoidevant la cour d’assises de la Seine.

Le rapport de M. de Fourmel avaitsuivi cette filière judiciaire qui prouve le soin scrupuleux quipréside en France aux affaires criminelles.

Après avoir été communiqué au procureurimpérial et approuvé par lui, le rapport du juge d’instructionavait été remis au procureur général. Celui-ci avait désigné un deses substituts pour l’examiner, et ce magistrat avait fait sonréquisitoire. Puis ce réquisitoire était revenu entre les mains duprocureur impérial, et de là dans le cabinet deM. de Fourmel, qui avait rendu l’ordonnance de renvoidevant la cour d’assises des auteurs du crime de la rue Marlot.

Quelque soin qu’eût prisMe Lachaud pour armer Mlle Rumignycontre les secousses qui lui étaient réservées, la malheureusen’éprouva pas moins une émotion terrible à la lecture de cet actedont il lui avait été laissé copie, et dans lequel elle étaitaccusée de complicité dans l’assassinat de son père.

À ce document était jointe une longue liste detémoins. Elle la parcourut machinalement, et l’un des noms qui s’ytrouvaient, celui d’Adolphe Morin, réveilla ses plus tristessouvenirs.

Puis, remarquant que William Dow n’y figuraitpas, elle murmura en baissant la tête :

– S’il m’abandonne, pourquoi m’a-t-ilsauvée ?

Quelques jours plus tard, le 5 juillet, ledirecteur de Saint-Lazare vint prévenir sa pensionnaire, à neufheures du matin, qu’elle eût à se préparer pour être conduite à laConciergerie, où le magistrat chargé de présider les assises devaitl’interroger conformément à la loi.

Mlle Rumigny s’habilla, et uneheure plus tard elle montait, en compagnie d’une sœur et d’ungardien, dans une voiture fermée.

Le directeur de Saint-Lazare avait facilementobtenu que la prisonnière fût dispensée de faire la route dans cethorrible véhicule qu’on a si pittoresquement surnommé panier àsalade.

À la Conciergerie, on la fit immédiatemententrer dans le cabinet du directeur, où l’attendaitM. de Belval, président des assises pendant la premièrequinzaine de juillet.

Ce magistrat était un des plus jeunesconseillers de la cour de Paris, où il jouissait à juste titre dela réputation d’un jurisconsulte émérite et d’un fort galanthomme.

Son impartialité était proverbiale. Pour lui,l’accusé n’était coupable qu’après le verdict du jury. Ill’interrogeait toujours sans dureté et écoutait ses explicationsavec une patience extrême. C’était la personnification de lajustice dans sa forme la plus complète.

M. de Belval reçutMlle Rumigny poliment et, l’ayant invitée às’asseoir auprès de la table où lui-même avait pris place, il luidit :

– Mademoiselle, la loi m’ordonne de vousinterroger avant votre comparution devant le jury ; je vaisdonc vous adresser plusieurs questions, mais je désire d’abordsavoir de vous si vous avez l’intention de me répondre, ou si vousdevez persister dans le système que vous avez adopté durant lecours de l’instruction.

– Monsieur, répondit doucement l’accusée,je n’ai adopté aucun système ; je ne sais rien, je ne puisrien répondre. Je ne puis que protester de mon innocence !

Mlle Rumigny, en effet, nedonna à M. de Belval que les courtes explications qu’elleavait fournies à M. de Fourmel. À l’égard de Balterini,elle refusa de nouveau de s’expliquer.

– Je n’ai pas à insister davantage, ditle président, lorsqu’il fut convaincu de l’inutilité de sesefforts ; je ne vous demande pas si vous avez un défenseur, jesais que vous avez choisi Me Lachaud. J’espère qued’ici à l’ouverture des débats votre avocat parviendra à vous fairecomprendre combien votre silence est dangereux pour vous-même.

Et M. de Belval ordonna au directeurde remettre l’accusée aux mains du gardien qui l’avait amenée.

Cinq jours après, le 9 juillet,Mlle Rumigny vit apparaître une seconde fois cemême huissier qui lui avait signifié son arrêt de renvoi.

Il venait lui signifier cette fois son acted’accusation.

C’était le lendemain qu’elle devaitcomparaître en cour d’assises !

Chapitre 19LA COUR D’ASSISES

Les événements intéressants se succèdent avecune telle rapidité à Paris qu’on avait oublié depuis longtemps ledrame de la rue Marlot, lorsque les journaux annoncèrent quel’instruction de cette affaire était enfin terminée et qu’elleserait jugée le 10 juillet devant la cour d’assises de laSeine.

À cette nouvelle, l’émotion publique seréveilla, pour devenir plus vive que jamais, quand on apprit que,si l’assassin n’avait pu être arrêté, sa complice, la fille même dela victime, comparaîtrait devant le jury.

Un parricide, et un parricide commis par unefemme du monde, c’était plus qu’il ne fallait pour exciter jusqu’auparoxysme cette curiosité malsaine qui s’attache aujourd’hui auxcauses judiciaires. Aussi le savant conseiller chargé de présiderles assises pendant la première session de juillet fut-il bientôtassiégé par mille solliciteurs, surtout solliciteuses, caraujourd’hui ce sont les femmes les mieux élevées qui recherchentavec le plus d’acharnement les émotions dramatiques des débatscriminels.

Plus le crime est horrible, monstrueux, pluselles désirent en connaître l’auteur !

Que ne donneraient-elles pour lui parler, pourqu’il leur répondît ?

De très grandes dames, qui, chez elles,permettent à peine à leurs plus humbles adorateurs d’effleurerl’extrémité de leurs doigts, se laissent presser, bousculer dansles audiences du palais. Au mépris des contacts les moins élégantset les moins respectueux, elles veulent voir et entendre.

Oh ! alors, leurs bronches si délicatessupportent l’atmosphère viciée, leurs oreilles si chastes sontardemment ouvertes aux détails les plus brutaux, leur front nerougit plus.

Elles oublient la retenue, la pudeur même,pour n’être plus que des curieuses.

On comprend donc que le 10 juillet, bien avantl’heure fixée pour l’ouverture des débats, la salle de la courd’assises était envahie.

La tribune des avocats elle-même subissaitmille assauts ; les journalistes oubliaient toute galanteriepour prendre possession de leurs places, et quantité de gens, aucourant des habitudes du lieu, restaient debout, dans l’espoird’occuper les bancs des témoins après leur appel, puisque ceux-cidoivent, après cet appel, quitter la salle pour attendre, dans deuxou trois petites pièces voisines, le moment de comparaître devantla Cour.

MM. Meslin et Picot étaient naturellementau nombre de ces derniers ; mais l’agent de la sûreté, quin’avait pas revu le commissaire de police depuis le jour oùcelui-ci l’avait traité d’imbécile, se tenait à distance de sonchef.

Tout près d’eux, on voyait, boutonnémilitairement et un ruban neuf sur la poitrine, le capitaineMartin, les autres locataires du n° 13, les concierges, lemaître d’hôtel Tourillon, ses employés, enfin M. Adolphe Morinen grand deuil et la physionomie bouleversée.

Quand la foule impatiente se fut casée ou àpeu près, sa première émotion fut pour le paquet qu’un garçon debureau vint déposer sur la table des pièces de conviction.

Ce paquet renfermait les vêtements de lavictime et l’arme avec laquelle le vieillard avait été frappé. Ilétait ficelé et scellé, ne devant être ouvert que plus tard.

D’ailleurs, comme presque au même momentl’huissier annonça la Cour, le calme se fit soudain dansl’auditoire.

M. de Belval, le président, entra lepremier, suivi de ses assesseurs ; puis vint M. l’avocatgénéral Gérard, qui occupait dans cette affaire si importante lesiège du ministère public. Mais tous les regards se tournèrentbientôt vers un nouveau personnage qui faisait modestement sonentrée en se frayant un passage à travers la foule.

C’était Me Lachaud.

On savait depuis longtemps que le célèbreavocat s’était chargé de la défense deMlle Rumigny, et cette nouvelle n’avait faitqu’exciter davantage la curiosité publique.

C’était pour les amateurs des débats criminelsune double bonne fortune : assister aux péripéties d’un dramejudiciaire et entendre l’illustre orateur.

Peu d’instants après l’arrivée deMe Lachaud, M. le président prononça les motssacramentels :

– L’audience est ouverte.

Le silence s’était fait comme parenchantement, l’éminent magistrat commanda :

– Faites entrer l’accusée.

Quelques secondes plus tard, on vit apparaîtreMlle Rumigny.

Elle était horriblement pâle. La maigreur deson visage faisait paraître encore plus grands ses yeux cernés etrougis par les larmes.

Elle était vêtue de noir et se soutenait àpeine.

Les gardes qui l’accompagnaient durent laporter plutôt que la conduire jusqu’à la place qu’elle devaitoccuper au banc de l’accusation, derrière son avocat. Une fois là,succombant à l’émotion, elle laissa tomber sa tête sur la barre dela tribune. On l’entendit résonner contre le bois.

Me Lachaud, qui s’était tournévers elle, lui dit quelques mots à voix basse et lui tendit la mainqu’elle serra fiévreusement.

L’auditoire était vivement impressionné. Commedans toutes les affaires où règne un certain mystère, il se divisaaussitôt en deux camps.

Le président des assises le comprit etrecommanda immédiatement à la foule de s’abstenir de tous signesd’approbation ou d’improbation, sous peine de se voir expulsée.S’adressant ensuite à l’accusée, il lui demanda ses noms etprénoms, son âge et son lieu de naissance.

– Berthe-Marguerite Rumigny, vingt et unans, Reims, répondit la jeune femme d’une voix à peineperceptible.

– Vous allez entendre, poursuivitM. de Belval, les charges relevées contre vous ; jevous engage à prêter la plus grande attention, car vous aurez touteliberté pour donner à messieurs les jurés et à la cour tellesexplications que vous jugerez utile pour votre défense.

Et se tournant vers le greffier,M. de Belval ajouta :

– Donnez lecture de l’arrêt de renvoi etde l’acte d’accusation.

Nous ne pensons pas utile de reproduire lepremier de ces documents, exposé sommaire de l’affaire ; nousn’en citerons que les dernières lignes ainsi conçues :

« Considérant que, des pièces et del’instruction, il résulte des charges suffisantes contre les nommésRobert Balterini et Berthe-Marguerite Rumigny d’avoir, dans la nuitdu 3 au 4 mars dernier, commis un homicide volontaire contre lapersonne du nommé Louis Rumigny, ordonne la mise en accusationdesdits et les renvoie devant la cour d’assises. »

Après cette première lecture, pendant laquelleMlle Rumigny n’avait pas fait un mouvement, legreffier passa à l’acte d’accusation. Il s’exprimaitainsi :

« Dans la nuit du 3 au 4 mars dernier, lamaison de la rue Marlot qui porte le n° 13 était le théâtred’un crime si rapidement et si audacieusement commis, que nul deslocataires de cette maison n’avait entendu le moindre bruit.

« Le lendemain matin, vers sept heures,un des locataires, la dame Chapuzi, qui habite au second étage,aperçut à deux pas de sa porte le cadavre d’un homme inconnu. Cethomme, un vieillard de soixante-cinq ans, avait été frappé de deuxcoups de couteau. Immédiatement avertie, la justice se transportasur le théâtre du crime, mais les premiers renseignements qu’elleput recueillir ne furent pas de nature à la mettre sur les tracesde l’assassin. Rien ne permettait d’admettre que ce fût un deslocataires. Ce qui rendait les recherches plus difficiles, c’estqu’on ignorait comment cet inconnu et son meurtrier avaient pus’introduire dans cette maison, car, ainsi que de coutume, la porteen avait été fermée au coucher du soleil, la veille, et, lorsqueles concierges l’ouvrirent le lendemain matin, la mort de l’inconnudatait déjà de plusieurs heures.

« Parmi les locataires du n° 13 setrouve un employé des postes, M. Tissot, qui est convenu d’unefaçon de sonner et de frapper pour pouvoir, ainsi que l’y obligeson service, rentrer chez lui à toute heure de nuit sans avoirbesoin de se faire reconnaître autrement. L’assassin et sa victimeavaient-ils surpris ce signal ? S’en étaient-ils servis enmême temps, l’un attirant l’autre dans un guet-apens ? C’estce qu’il était impossible d’affirmer, et la justice dut, après cespremières constatations, rechercher d’abord qui était le vieillardassassiné. Elle parvint à le savoir. Ce malheureux était unhonorable négociant de Reims, M. Rumigny.

« Poursuivant ses investigations,l’instruction apprit ensuite que M. Rumigny avait une fille,Marguerite, qui, séduite par un Italien, Balterini, s’était enfuiede la maison paternelle avec son amant. Cette fille et ceBalterini, qu’étaient-ils devenus ? On les suivait bien deReims à Paris, mais là on perdait leurs traces. Près d’un moiss’était écoulé, et les criminels pouvaient déjà espérer l’impunité,lorsque l’habile magistrat chargé de l’instruction et de l’affairedécouvrit Marguerite Rumigny dans la maison même où son père avaitété assassiné.

« Elle s’y cachait sous le nom deMme Bernard, se faisait passer pour veuve, et commeelle relevait à peine de couches au moment du crime, le magistrat,par humanité, avait remis à une autre époque son interrogatoire,qu’il devait d’ailleurs juger bien inutile.

« Or, c’est chez Marguerite Rumigny qu’ondevait trouver la clef du mystère dont le drame de la nuit du 3mars était enveloppé. Les perquisitions amenèrent la découverted’une correspondance active entre Marguerite et Balterini,correspondance qui allait tout expliquer.

« Caché au Havre ou dans les environs,Balterini avait appris de sa maîtresse le moyen d’arriver jusqu’àelle sans être aperçu des concierges de sa maison, et, dans deslettres qui ne laissent aucun doute à l’égard de ses projets devengeance contre M. Rumigny, Balterini promettait à Margueritede se servir de cette ruse. De son côté, Marguerite Rumigny faisaità son père la même confidence, car par qui le vieillard aurait-ilpu connaître le signal convenu entre Tissot et sesconcierges ? Elle préparait ainsi le lâche guet-apens oùdevait succomber l’auteur de ses jours.

« Très vraisemblablement Balterini étaitdans la maison depuis la veille ou l’avant-veille, car c’est de lachambre de l’employé des postes qu’il est descendu, après d’y êtrearmé, pour assassiner sa victime.

« Cette scène sanglante est facile àretracer. M. Rumigny se glisse dans la maison, il en gravitles étages et il est là, à la porte de sa fille, attendant lemoment favorable pour s’introduire dans l’appartement de son enfantet lui pardonner, lorsque le misérable qui le guette à l’étagesupérieur se précipite sur lui, le blesse d’un premier coup et,l’arrêtant au moment où il va lui échapper, l’étreint àbras-le-corps pour le frapper mortellement.

« Franchissant ensuite le cadavre de savictime, il remonte et se cache chez celle dont il vientd’assassiner le père. Il pressent que la chambre de sa maîtresseest pour lui l’asile le plus sûr, car Marguerite Rumigny estsouffrante et la justice n’ira pas le chercher au chevet d’unefemme qui a su, à l’aide de mensonges, gagner le respect et lasympathie de tous les habitants de la maison.

« Balterini attend là plusieurs jours,peut-être une semaine entière, jusqu’à l’heure où il peut fuir sansdanger.

« La complicité de Marguerite Rumignydans cet horrible attentat ne résulte pas seulement de ces preuvesmatérielles, de ce refuge qu’elle offre au meurtrier de son père,de ses lettres, mais encore de son passé, de sa tentative desuicide, de son attitude pendant l’instruction. Il est de notoriétépublique à Reims que, jeune fille, Marguerite n’avait pour son pèreni respect ni égards ; elle se révoltait contre son autorité.Autant le malheureux adorait son enfant, autant il avait à seplaindre de son peu d’affection. Et lorsque M. Rumigny, quiveut pardonner, vient à Paris, appelé par celle qu’il aime toujourstendrement, c’est pour tomber sous le couteau d’un assassin.

« Sur le point d’être arrêtée,Mlle Rumigny tente de se suicider ; elle va sejeter à l’eau avec son enfant, double crime ! et ne pouvant lecommettre, par une circonstance indépendante de sa volonté, elleveut mourir seule ; mais un courageux étranger l’a sauvée. Unefois en prison, Marguerite Rumigny refuse de répondre, et grâce àson silence, elle permet au meurtrier de son père de ne pas tomberentre les mains de la justice.

« En conséquence :

« 1° Le nommé Robert Balterini estaccusé d’avoir à Paris, la nuit du 3 au 4 mars dernier, commis unhomicide volontaire sur la personne du sieur Rumigny, avec cettecirconstance que ledit homicide a été commis avecpréméditation ;

« 2° La nommée Berthe-MargueriteRumigny, de s’être rendue complice dudit homicide ci-dessusspécifié, en aidant l’auteur dans les faits qui l’ont préparé,facilité ou consommé, avec cette circonstance que le sieur Rumignyétait son père légitime.

« Crimes prévus par les articles 296,297, 298, 299, 302, 59 et 60 du Code pénal. »

Pendant la lecture de ce document siimpitoyable dans ses déductions, si terrible dans ses conclusions,l’auditoire n’avait pu toujours retenir un frémissement d’horreur.Marguerite, elle, était restée relativement calme. Seuls, lespassages où elle était accusée d’avoir manqué de respect pour sonpère lui avait arraché des sanglots.

Elle s’était caché le visage dans ses deuxmains. Sans doute elle priait. Elle releva tout à coup la tête.

Parmi les noms des témoins que l’huissierfaisait sortir les uns après les autres, elle avait entendu celuide son cousin. Le sang avait alors monté à ses joues, et ellen’avait pu s’empêcher de jeter un regard furtif sur son parent, quis’était empressé de disparaître. Elle était aussitôt retombée dansses réflexions.

La voix du président la rappelant à elle-même,elle se leva.

– Marguerite Rumigny, lui dit l’honorablemagistrat, je vais vous interroger ; mais, avant de le faire,je dois vous engager à répondre franchement. Le système de mutismeque vous avez adopté durant le cours de l’instruction ne serait pasde nature à vous mériter l’indulgence de la cour si vous ypersistiez. Votre éminent défenseur n’a pu vous donner un semblableconseil. Vous pouvez rester assise, si vous êtes trop faible pourvous tenir debout.

La malheureuse femme retomba sur son banc enbalbutiant un remerciement.

Son interrogatoire commença.

Aux premières questions deM. de Belval sur son départ de Reims, son arrivée àParis, son voyage au Havre, son retour à Paris et sa correspondanceavec Balterini, Mlle Rumigny réponditcomplètement ; mais, lorsque l’honorable magistrat en futarrivé au point important des débats, c’est-à-dire à la veille ducrime, l’accusée retomba dans son silence obstiné.

– Ainsi, lui demanda le président pour laseconde fois, vous ignorez si Balterini était à Paris le 3mars ?

– Je suis certaine qu’il n’y étaitpas.

– Où se trouvait-il ?

– Je l’ignore.

– Vous ne savez si, à cette époque, ilétait en France ou à l’étranger ?

– Non, monsieur.

– Comment se fait-il que lacorrespondance saisie chez vous s’arrête brusquement, et qu’aprèsles lettres semblent indiquer de la part de votre coaccusé desprojets de départ, on n’en trouve plus que deux ou trois sansdate ? Balterini n’a pas dû cesser de vous écrire depuis plusde quatre mois.

– Je ne puis vous donner aucuneexplication ; je n’ai pas reçu d’autres lettres.

– Comment ! voilà un homme qui vousaime avec passion, il ne l’a que trop prouvé, et vous voulez quenous admettions que vous êtes restée sans nouvelles de lui pendantun temps aussi long ; que depuis votre arrestation, il ne vousait pas écrit ? Je dois vous faire remarquer que cettecorrespondance cesse justement après la lettre dans laquelleBalterini vous annonce sa prochaine arrivée à Paris. Ne doit-on pasen conclure que, depuis lors, vous avez reçu bien d’autres lettres,que vous avez détruites, parce qu’elles pouvaient vous compromettreainsi que votre coaccusé, parce qu’elles contenaient, sur lesprojets criminels de cet homme, des détails précis, tout un planarrêté entre vous et lui ?

– Je n’ai détruit aucune lettre ;j’ignore si Balterini m’a écrit.

Mlle Rumigny avait prononcéces mots à voix basse et en baissant la tête. Il était bien évidentpour tout le monde qu’elle ne disait pas l’exacte vérité.

L’auditoire le comprit et ne put retenir unmurmure de désapprobation, bientôt interrompu par la voix duprésident, qui terminait l’interrogatoire de l’accusée par cesparoles sévères :

– Messieurs les jurés apprécieront votresilence.

M. de Belval passa immédiatement àl’audition des témoins, en commençant par les époux Chapuzi, qui nedéposèrent qu’en tremblant, effrayés qu’ils étaient de parlerdevant une telle assemblée.

Les concierges vinrent ensuite ; puis lecapitaine Martin, qui dut prêter serment de la main gauche.

Nous ne nous arrêterons pas à leursexplications ; elles furent les mêmes que devant le juged’instruction, et Marguerite ne les entendit que confusément ;mais lorsque le président, qui questionnait M. Tissot,commanda à l’huissier d’ouvrir le paquet des pièces à conviction,le mouvement de curiosité de la foule la réveilla, et la jeunefemme étouffa un cri d’horreur en voyant ces vêtements ensanglantésque son père portait au moment de sa mort.

– Vous reconnaissez ce couteau ? ditM. de Belval à l’employé des postes, en lui faisantprésenter l’arme dont le meurtrier s’était servi.

– Oui, monsieur, répondit Tissot ;c’est bien le mien.

– Vous êtes certain de l’avoir laissédans votre chambre avant d’en fermer la porte ?

– Je l’avais placé sur des dessins pourqu’ils ne pussent s’envoler, et j’affirme que ma porte étaitfermée. Ainsi que j’en ai l’habitude, j’avais mis ma clef sous monpaillasson.

– Vous affirmez également n’avoir faitconnaître à aucun étranger le signal convenu entre vous et vosconcierges ?

– Je ne l’ai dit à personne ; jecroyais que, seuls, les locataires de la maison leconnaissaient.

Le témoin qui succéda à M. Tissot fut ledocteur Ravinel, qui avait été chargé de l’autopsie de lavictime.

M. Ravinel était alors un homme dans laforce de l’âge ; il occupait dans le corps médical une hautesituation ; sa réputation de science et de dévouement étaitjustement acquise. On ne pouvait lui reprocher qu’une confiancepeut-être trop absolue dans son savoir, une confiance illimitéedans ses déductions, un besoin de toujours professer, de se mettreconstamment en scène, et aussi, ce qui le détournait parfois de sonbut, une imagination exagérée.

La mission du médecin légiste est parfaitementdéfinie. Il doit examiner le corps qui lui est confié, maisseulement pour en sonder les blessures et déterminer le genre demort auquel la victime a succombé. Ses appréciations ne doivent pasaller au-delà. Il n’a pas à connaître l’accusé, à fouiller dans sapensée. Le vivant n’existe pas pour lui ; le mort seul luiappartient.

Or, le docteur Ravinel ne partageait pastoujours cette façon de voir ; trop souvent le praticienfaisait place en lui au juge d’instruction ; parfois ildevenait pour l’accusation un auxiliaire plus puissant que ne leveut la loi.

Invité à faire connaître le résultat de cetteautopsie, le célèbre chirurgien se tourna du côté des jurés et,comme s’il eût été en chaire, s’exprima en ces termes :

« L’homme dont j’ai eu la missiond’examiner le corps pouvait être âgé de soixante-cinq àsoixante-dix ans, replet et obèse. Le cadavre n’était plusrigide ; la mort remontait au-delà de vingt-quatre heures. Dessigillations cadavériques violacées existaient au ventre, auxcoudes, aux cuisses. Sur le dos de la main droite, j’ai constatéune écorchure légère qui pouvait provenir d’une arme ayant éraflécette main.

« J’ai constaté sur le corps deux plaiesbéantes à bords nettement coupés et provenant de deux coups decouteau. L’arme devait être tranchante et bien affilée. Unepremière plaie oblique en bas et en dedans, longue de troiscentimètres, existait en haut du cou, sous l’angle droit de lamâchoire inférieure. L’arme avait pénétré d’avant enarrière. Aucune artère importante n’avait été lésée. Cetteblessure, peu profonde, était sans gravité.

« J’ai constaté ensuite, au bas duventre, à l’aine du côté gauche, une plaie oblique en haut et endedans. L’arme avait pénétré de droite à gauche, très profondément.Le blessé avait perdu beaucoup de sang. L’artère fémorale a étédivisée, mais seulement en partie. Il y avait du sang infiltrédans la gaine.

« Les poumons étaient grisâtres, un peuinjectés à leur base. Le cœur était vide et les cavités droitesseules renfermaient un peu de sang. L’estomac ne renfermait plusd’aliments. Je me résume, messieurs : la mort est due àl’hémorragie résultant de la plaie artérielle. Deux blessuresexistaient, l’une au cou, l’autre au pli de l’aine,c’est-à-dire dans deux régions du corps où d’habitude lesmeurtriers dirigent leurs coups. La mort est le résultatd’un crime. L’individu a dû être frappé d’abord au cou,puis au ventre, par un meurtrier qui, placé derrière sa victime,lui a fait face ensuite. L’éraflure de la main droite a dû êtreproduite lorsque le vieillard se défendait. La vie a pu seprolonger quelque temps encore après la blessure de l’aine, pendantquelques minutes, peut-être un quart d’heure. La mort a eu lieuquatre ou cinq heures au moins après le dernier repas. »

Pendant cette déposition dont l’auditoiren’avait pas perdu un seul mot, Marguerite Rumigny était restée latête entre les deux mains. On entendait ses sanglots qu’elle nepouvait arrêter.

Elle ne revint à elle que lorsque le présidentdes assises, après avoir interrogé le maître de l’hôtel du Dauphin,ses employés et quelques habitants de la rue Marlot, fitcomparaître Picot.

Le récit de l’agent de la sûreté fut pour lamalheureuse femme une nouvelle source de douleur, car Picot nemanqua pas de raconter comment il avait empêché l’accusée de sejeter à l’eau avec son enfant, et Marguerite comprit, aufrémissement de l’assistance, la réprobation qui pesait surelle.

Aucun de ces gens ne savait dans quellescirconstances terribles le pauvre petit être avait trouvé la mortquelques heures plus tard.

Ce qui fut peut-être plus pénible encore pourMlle Rumigny, c’est lorsqu’elle entenditM. Morin.

Ce parent, qui aurait dû la défendre, luiadresser indirectement quelques bonnes paroles, sembla l’accusercomme à plaisir, tout en déguisant sa haine sous mille réticenceshypocrites.

Ce qui devait résulter de cette dépositionpour les jurés, c’est que Marguerite Rumigny avait été mauvaisefille, qu’elle avait toujours songé à s’affranchir de l’autoritépaternelle, que M. Rumigny était fort inquiet de l’avenir, etque, bien certainement, il n’était venu à Paris qu’après y avoirété invité avec insistance par son enfant.

Plusieurs fois, pendant que son cousinparlait, Marguerite étouffa un cri d’indignation ; mais sondéfenseur, tout en prenant des notes, la surveillait et l’exhortaità la patience.

Enfin cet épouvantable supplice setermina ; M. Morin finit sa déposition par quelquesparoles doucereuses et vint prendre sa place sur le banc destémoins, où l’accompagna un murmure qui n’avait rien desympathique.

Instinctivement et bien qu’elle n’eût plusguère de compassion pour l’accusée, la foule pensait que cet homme,en admettant même qu’il n’eût dit que la vérité, venait decommettre une mauvaise action.

M. Adolphe Morin clôturant la liste destémoins, M. l’avocat général Gérard eut immédiatement laparole pour soutenir l’accusation.

– Messieurs, commença-t-il au milieu duplus respectueux silence, jamais autant qu’aujourd’hui je n’aicompris combien ma tâche est douloureuse, mais aussi combien elleest grande. J’ai en face de moi une femme qui appartient à l’élitede la société, qui n’a eu sous les yeux que de bons exemples, queson éducation aurait dû préserver du mal, et j’ai à vous démontrerqu’elle a été la complice de l’homme qui a lâchement frappé unvieillard, après l’avoir attiré dans un guet-apens.

Entrant, après ce terrible exode, dans lesfaits mêmes de la cause, M. Gérard rappela la jeunesse deMarguerite, ses révoltes incessantes contre l’autorité paternelle,sa fuite avec son amant, qui avait menacé de mort le père dont ilenlevait la fille, son installation, grâce à un mensonge, dans unemaison paisible, son hypocrisie pour capter la confiance de sesvoisins, puis ce plan odieux qu’elle avait concerté avec Balterinipour faire croire au départ de cet homme, et pour attirer à Parisle malheureux dont tous deux voulaient la mort.

– Cette épouvantable scène, messieurs,s’écria à cet endroit de son réquisitoire l’éloquent avocatgénéral, il me semble y assister ! Informé par sa fille queTissot ne rentrera pas dans la nuit du 3 au 4 mars, M. Rumignys’introduit dans la maison à l’aide du signal convenu. Il gravitles étages, son cœur bat, il va revoir celle à laquelle il veutpardonner ; mais au moment où ce pauvre père va frapper à laporte derrière laquelle sont toutes ses affections, son assassinqui le guette se précipite sur lui et le tue. Ensuite, sans soucidu cadavre, il se cache dans cet appartement où nul ne songera àaller le chercher.

« Et c’est la fille de ce mort qui reçoitle meurtrier couvert de sang ! Et ce meurtrier est celui deson père !

« Cela est tellement horrible que, si lesfaits ne s’enchaînaient pas avec une implacable logique, nous nevoudrions pas le croire. Hélas ! comment douter, je ne parlepas du crime de Balterini, il est démontré jusqu’à l’évidence et jen’ai pas à m’en occuper, mais de la complicité de MargueriteRumigny ? Elle cache l’assassin chez elle avant le crime, elley attire son père ; le forfait accompli, elle donne asile aumeurtrier, facilite sa fuite, comme elle a facilité son attentat,puis elle refuse de parler. La douleur, le remords ne font pascesser son mutisme ; elle veut, avant tout, sauver son amant,espérant sans doute que votre verdict ne l’atteindra pas et qu’ellepourra le rejoindre.

« Ce n’est pas tout, encore, messieurs,car ce dont l’acte d’accusation parle à peine, je n’ai pas, moi, ledroit de le taire. Que fait la malheureuse lorsqu’elle voit la mainde la justice s’étendre vers elle ? Elle veut mourir, non pasmourir seule, mais avec son enfant. Elle ne veut pas paraîtredevant la justice divine chargée d’un seul crime ; il lui fautêtre infanticide après avoir été parricide. Vous savez comment lehasard seul a empêché Marguerite Rumigny de commettre ce secondattentat. De celui-là, je ne vous en dirai pas davantage. Dieu l’ena punie en lui enlevant ce pauvre petit être qu’elle avait voué àla mort. »

À ces mots du réquisitoire, la malheureusemère ne put se contenir plus longtemps.

– Oh ! pardon, monsieur,pardon ! dit-elle en étendant vers l’avocat général ses mainssuppliantes.

Et ne pouvant en dire davantage, elle retombasur son banc comme une masse inerte.

Ce cri de l’accusée avait eu un tel accent devérité que l’assistance fit entendre un murmure de compassion.

M. Gérard, plus ému lui-même qu’il nevoulait le paraître, laissa à ce mouvement le temps de s’éteindre,et il termina en disant :

– J’ai fait mon devoir, messieurs, sipénible qu’il fût. À chacun de nous ici sa tâche ! J’aicomprimé les battements de mon cœur pour vous parler suivant mesconvictions ; faites taire les vôtres pour prononcer unverdict selon votre conscience.

– Prenez pitié de moi, mon Dieu ! jesuis perdue ! murmura Marguerite en se laissant glisser àgenoux.

– Peut-être ! lui dit à voix basseMe Lachaud, en l’aidant à se relever pour suivreles gardes qui devaient la conduire dans une salle voisine, carM. de Belval venait de suspendre l’audience.

Son défenseur avait prononcé ce seul mot d’unevoix si ferme et avec un si étrange sourire, queMlle Rumigny conserva ses yeux hagards fixés surlui jusqu’au moment où elle disparut par la porte decommunication.

Mais l’illustre avocat s’était remis à lire unpetit billet que l’un de ses secrétaires venait de luiremettre.

Ce billet d’une longue écriture anglaise ne secomposait que de deux lignes et n’était pas signé :

« J’arrive à l’instant, et je ne suis passeul. J’espère qu’il n’est pas trop tard ! »

Chapitre 20OÙ WILLIAM DOW REVIENT, À LA STUPÉFACTION DE MAÎTRE PICOT

Suspendue au milieu d’une émotion difficile àpeindre, l’audience ne devait pas être reprise aussi rapidement quele public le désirait, dans son impatience d’entendre l’éloquent etsympathique avocat chargé de défendre Marguerite Rumigny.

On se demandait ce que l’éminent maître allaitpouvoir dire, quels arguments il invoquerait contre ces chargesaccablantes que le ministère public avait groupées avec une sigrande habileté, comment il arriverait à renverser cet échafaudagedes preuves terribles de la complicité deMlle Rumigny dans l’assassinat de son père.

Accueillie d’abord avec incrédulité par unepartie du public, l’accusation, grâce au talent de l’avocatgénéral, avait paru bientôt moins problématique. À la fin duréquisitoire, elle gagna la plupart des hésitants, et, lorsquel’organe du ministère public eu prononcé sa terrible péroraison,l’accusée n’avait que bien peu de partisans dans l’auditoire.

Tout en hésitant encore à admettre que cettejeune femme bien élevée, à la physionomie si douce, au passé sansreproches jusqu’au moment de sa faute, faute d’amour ! se fûtrendue coupable de l’épouvantable forfait qui l’amenait en Courd’assises, mais jugeant moins avec leurs cœurs et plus avec lesfaits, certains expliquaient tout par cette passion, qui, aprèsavoir jeté Marguerite dans les bras de Balterini, en avait faitl’instrument docile de sa vengeance et de sa haine.

Les pessimistes n’allaient pas jusqu’àaffirmer que Mlle Rumigny avait comploté avec sonamant l’assassinat de son père, mais ils disaient qu’entraînée parun enchaînement fatal, elle avait cédé aux obsessions de celuiqu’elle aimait, pour provoquer, entre ces deux hommes qui sehaïssaient, une rencontre qui devait être funeste pour levieillard.

Ce qui plaidait contre elle, c’était cemutisme obstiné qu’elle gardait à l’égard de ce qu’était devenuBalterini. On n’admettait pas qu’elle l’ignorât. L’interruptionmême de cette correspondance, qui avait été pendant longtemps sirégulière, était pour ces raisonneurs une preuve de plus de lacomplicité de la jeune femme.

Si le musicien avait cessé sa correspondancesi brusquement, c’est qu’il savait ce qui était arrivé depuis sondépart ; c’est qu’après son crime il avait été informé de cequi s’était passé, et que le silence avait été tout naturellementson premier souci.

S’il ne se présentait pas pour protester del’innocence de sa maîtresse, c’est qu’il était coupable lui-même etne voulait pas se livrer, dans l’espoir que Marguerite ne pourraitêtre condamnée et qu’elle reviendrait alors le rejoindre là où ilse cachait.

M. Morin, le cousin de la jeune femme,avait peint le caractère de Marguerite sous de telles couleurs,qu’il était malheureusement permis de tout admettre, si terribleque fût, selon l’accusation, la route parcourue par la fille deM. Rumigny depuis sa révolte contre son père jusqu’audénouement sanglant de ce drame de famille.

Ces échanges de pensées, ces déductionsfausses ou vraies, ces discussions, et les conclusions qu’entiraient ceux qui s’y livraient, occupèrent l’auditoire assezlongtemps. Toutefois, lorsqu’une demi-heure se fut écoulée sans querien annonçât la rentrée de la Cour, on commença à se demanderpourquoi la suspension de l’audience se prolongeait ainsi.

On attendit cependant un grand quart d’heureencore sans trop d’impatience ; puis, en comptant les minutes,on se dit qu’il se passait bien certainement, loin du public,quelque chose d’anormal et d’inattendu.

Un des magistrats ou l’un des jurés était-iltombé malade ? L’accusée avait-elle attenté à sesjours ?

La longueur inaccoutumée de cette suspensionne pouvait provenir du fait de Me Lachaud, puisques’il était sorti pendant la suspension, en emportant certainspapiers extraits de son dossier, il avait depuis longtemps reprissa place à son banc. Il s’y tenait, dans cette attitude qu’ilaffectionne, le mouchoir sur la figure et la tête dans les deuxmains, attitude qui lui permet de s’isoler au milieu de la foule laplus bruyante.

Enfin, un coup de sonnette se fitentendre ; l’auditoire poussa un soupir de satisfaction,l’huissier annonça la Cour, et les juges ainsi que les jurésregagnèrent leurs sièges.

Si le public avait moins guetté le retour del’accusée, il eût remarqué le changement qui s’était produit dansla physionomie de l’avocat général depuis la fin de la premièrepartie de l’audience.

L’honorable organe du ministère public n’avaitplus ce visage calme et sévère qui sied à celui qui ne doit êtreque l’interprète impartial de la loi. M. Gérard, au contraire,semblait ému, préoccupé. Ses traits exprimaient tout à la fois uneespèce d’angoisse et une inébranlable résolution.

Nos lecteurs comprendront bientôt quel combatterrible la vérité et l’erreur se livraient dans l’âme de cemagistrat intègre.

Me Lachaud, qui s’était levépour saluer la Cour, interrogeait son adversaire d’un œilinquiet.

Bien qu’il fût prêt à prendre la parole, oneût dit que l’illustre maître attendait quelque incidentnouveau.

Sur l’ordre du président, les gardes venaientde ramener l’accusée.

La malheureuse était d’une pâleurcadavérique ; elle se soutenait à peine. Ceux quil’escortaient furent obligés de la soulever pour lui faire franchirle banc sur lequel elle devait reprendre place.

Lorsqu’elle l’eut atteint, elle y tombaaffaissée et ses mains tremblantes s’accrochèrent à la barre qui laséparait de son défenseur.

Si elle ne pleurait pas, c’est que sespaupières rougies n’avaient plus de larmes. Sentant peser sur elleles regards curieux du public, elle détournait la tête.

– Courage ! lui ditMe Lachaud, en se tournant vers elle et en luiprenant les deux mains ; vous m’avez promis d’être forte.

– C’est vrai ! murmura Marguerited’une voix à peine distincte. Ah ! c’est que toutes cesémotions m’achèvent. Il me semble que le bonheur même me tuerait.Mais, vous avez raison, je veux être digne de votre bonté.

Se redressant alors par un suprême effort devolonté, Mlle Rumigny jeta sur l’assistance unregard furtif. On eût dit qu’elle cherchait quelqu’un au milieu desrangs pressés de la foule, où se tenait à demi cachéM. Adolphe Morin.

Le silence s’était fait enfin, l’honorableprésident des assises se tourna vers Me Lachaud, etil allait lui donner la parole pour présenter la défense de sacliente, lorsque l’avocat général dit en se levant :

– Monsieur le président, je vous demandela permission d’ajouter quelques mots à mon réquisitoire avant quemon éloquent adversaire se fasse entendre.

– M. l’avocat général a la parole,fit M. de Belval en adressant un geste d’excuse àMe Lachaud.

L’auditoire, comme s’il pressentait unincident nouveau, devint plus attentif que jamais.

Mlle Rumigny avait relevé latête. N’était-ce donc pas assez tout ce qu’elle avait déjàsouffert ?

– Messieurs de la Cour, messieurs lesjurés, dit l’organe du ministère public, lorsque, devant vous, il ya une heure, j’ai soutenu l’accusation qui pèse sur la femme quevous avez à juger, j’ai parlé selon ma conscience et mesconvictions ; j’ai rempli mon devoir avec impartialité, maisaussi avec toute la rigueur que me commandent les intérêts de lasociété que, du haut de ce siège, nous avons mission de protéger.Il semblait donc que ma tâche était terminée et qu’après lesconclusions de mon réquisitoire, conclusions qui vous ont demandé,au nom de la morale et de la justice, de frapper sévèrement lacomplice d’un parricide, il ne me restait plus rien à dire. Je lepensais comme vous ; je me trompais. La douleur de nosfonctions est de vous convaincre de la nécessité de frapper uncoupable ; leur gloire est surtout de recherches, de découvrirla vérité, lors même que cette vérité ne serait pas dans uneinstruction loyalement conduite, dans une accusation nettementdéfinie, dans des témoignages multiples, dans les faits même de lacause !

Dès les premiers mots de M. Gérard, lacuriosité de l’auditoire avait été vivement surexcitée ; àcette dernière phrase de l’éminent magistrat, un mouvement desurprise agita la foule.

Que voulait donc dire ce préambule ? Quelincident inattendu préparait-il ? Quelle preuve convaincantede culpabilité l’organe du ministère public avait-il omise dans sonréquisitoire ? Ou, quel document nouveau lui était-il parvenupendant la suspension de l’audience ?

– Or, messieurs, poursuivit l’éloquentavocat général, c’est au nom de cette recherche de la vérité quiest le plus sacré de tous nos devoirs, que je prie M. leprésident de vouloir bien entendre, en vertu de son pouvoirdiscrétionnaire, un dernier témoin, témoin que monsieur le jugeinstructeur a d’ailleurs interrogé peu de jours après la mort dumalheureux Rumigny, et dont la déposition a été lue dans lapremière partie de cette audience. C’est lui qui s’est jeté sicourageusement à l’eau pour sauver l’accusée, lorsqu’elle s’étaitprécipitée du pont d’Austerlitz dans la Seine. Si ce généreuxsauveteur n’a pas reparu depuis cette époque devant la justice,c’est qu’après avoir prévenu M. le juge d’instruction del’obligation où il était de s’éloigner, il avait quitté la France.Il n’est arrivé à Paris qu’aujourd’hui, trop tard pour êtrerégulièrement cité ; mais, en apprenant l’ouverture de cesdébats, il s’est hâté de venir se mettre aux ordres de la Cour.

– Le nom de ce témoin, monsieur l’avocatgénéral ? demanda le président.

– William Dow.

– C’est le nom, en effet, d’un destémoins de l’instruction, dit M. de Belval, aprèsquelques secondes de recherche dans son dossier ; en vertu denotre pouvoir discrétionnaire, nous ordonnons qu’il soit entendu àcette audience.

La curiosité du public ne faisait que croître,mais deux des assistants surtout n’avaient pu retenir un mouvementde surprise, en entendant prononcer le nom de l’Américain.C’étaient M. Meslin et maître Picot, qui suivaient tous deuxattentivement les débats.

Le brave commissaire de police croyaitl’étranger bien loin. Quant à l’agent de la sûreté, il n’avaitoublié, ni la façon dont William Dow s’était moqué de lui, ni lesreproches qu’il lui avait attirés. Sa mésaventure de la routed’Italie était encore présente à sa mémoire, et il enrageait devoir revenir cet être mystérieux, auquel il devait un souvenir sidouloureux pour son amour-propre.

– Introduisez le témoin William Dow,ordonna le président à l’un des huissiers.

Tous les regards s’étaient aussitôt portésvers la porte de communication ; on vit s’avancer lepersonnage que nous connaissons, toujours calme, digne,flegmatique, tel que nous l’avons dépeint au début de ce récit.

La foule le suivait des yeux et l’escortaitd’un murmure sympathique, en se souvenant que c’était à son courageque l’accusée devait la vie ; mais M. Adolphe Morin, quis’était levé pour mieux voir le nouveau venu, ne put réprimer unmouvement de stupeur. On eût dit qu’il reconnaissaitl’étranger.

Son visage prit immédiatement une telleexpression d’angoisse que maître Picot le remarqua, et que,toujours fidèle à ses habitudes de réflexions intimes, il ne puts’empêcher de murmurer en souriant :

– Eh ! mais, eh ! mais, est-cequ’il va y avoir du nouveau ?

Et il se rapprocha, autant que le luipermirent ses voisins, du cousin de Marguerite.

Arrivé en face de la Cour, William Dow saluaet attendit.

– Monsieur, lui dit le président, aumilieu du plus profond silence, l’organe du ministère public ademandé à vous faire comparaître. Nous avons autorisé votreaudition en vertu de notre pouvoir discrétionnaire. Vous neprêterez pas serment, car vous ne pouvez être entendu qu’à titre derenseignements. Je n’ai pas besoin d’ajouter que vous n’en devezpas moins à la justice toute la vérité, rien que la vérité. Commentvous appelez-vous ?

– William Dow, sujet américain, réponditl’étranger.

– Votre profession ?

– Chef des détectives de la policemétropolitaine de New-York.

– Un confrère ! ne put s’empêcher dedire presque tout haut Picot, en se tournant vers M. Meslin.Sapristi ! ça ne m’étonne plus !

En apprenant à qui il avait eu affaire rueVandrezanne, le brave agent se reprochait moins d’avoir étéjoué.

– Veuillez, repritM. de Belval, vous adresser à messieurs les jurés et leurdire ce que vous savez de l’affaire.

Chapitre 21LE MORT QUI SE TUE

William Dow, se tournant vers le jury,commença en ces termes :

– Messieurs, envoyé en France par mongouvernement pour une mission de confiance, qui nécessitait de mapart un certain incognito, je vins me loger rue Marlot, à l’hôteldu Dauphin. J’étais là depuis déjà deux mois et moins obligé de mecacher, car j’avais à peu près terminé l’enquête dont j’étaischargé, lorsque j’entendis un soir pousser des soupirs dans lachambre à côté de la mienne. En prêtant attentivement l’oreille, jesaisis certaines paroles qui étaient bien de nature à piquer macuriosité : « Oui ! je veux la voir, lui pardonner,la serrer dans mes bras ! » disait mon voisin. Et ilpleurait.

« Le lendemain et les jours suivants, lesmêmes plaintes étant venues de nouveau jusqu’à moi, je voulusconnaître celui qui me faisait involontairement le confident de sesinfortunes, infortunes conjugales, je le supposais. M’étant informéauprès de l’un des garçons de l’hôtel, je sus que le voyageur quidemeurait près de mon appartement s’appelait M. Desrochers etétait arrivé depuis quelques jours. Nous étions alors vers lemilieu du mois de février. J’appris, de plus, que cet homme sortaitpeu, ne parlait jamais à personne et semblait triste etpréoccupé.

« Mes instincts de policier m’indiquèrentde suite que j’était sur les traces de quelque drame de famille, etquand j’eus rencontré deux ou trois fois M. Desrochers,j’acquis la conviction qu’il songeait à quelque projet étrange. Machambre à coucher était séparée de la sienne par une portecondamnée dont les joints avait été recouverts de bandes de papiergris ; je soulevai l’une de ces bandes, ce qui me permitd’étudier mon voisin du regard en même temps que de l’ouïe. Quinzejours après, je connaissais ses moindres pensées.

« Je vous demande pardon, monsieur leprésident, d’entrer dans ces détails ; mais je les croisindispensables pour faire comprendre à messieurs les jurés dansquelles conditions j’ai été entraîné à m’occuper de cette affaire,et pourquoi je poursuivis ensuite le but que j’espérais, quej’espère toujours atteindre.

– Parlez, monsieur ; n’omettez, aucontraire, rien de ce que vous croirez utile. La Cour ne vousécoute pas avec moins d’attention que messieurs les jurés.

L’auditoire gardait le plus profondsilence ; on eût dit qu’il pressentait à cette causemystérieuse quelque dénouement étrange. Me Lachaudprenait des notes.

Quant à l’accusée, elle ne quittait pas desyeux cet homme qu’elle avait désespéré de revoir jamais.

William Dow reprit :

– Oui, messieurs, après quinze jours desurveillance incessante, je savais le combat qui se livrait dans lecœur de M. Desrochers. Ses plaintes et ses réflexionsm’avaient appris que ce n’était pas sa femme qu’il voulait revoir,mais sa fille, qui lui avait été enlevée. Seulement, si cemalheureux désirait ardemment embrasser son enfant, il pensait quel’orgueil lui commandait de n’être vu de personne. Sa fille était àquelques pas de lui, il n’avait qu’à se présenter chez elle,ouvertement ; il ne le voulait pas.

« Dix fois je le vis, la nuit une foistombée, s’approcher du n° 13, étendre la main vers lasonnette, puis s’enfuir. Il revenait alors à son posted’observation, à sa croisée, et c’est de là qu’une nuit, il surpritle signal convenu entre l’employé des postes et ses concierges. Lesilence qui régnait dans la nuit lui permit de se rendre compte dece que faisait M. Tissot. Il le guetta plusieurs fois, etlorsqu’il eut la certitude que ce locataire rentrait sans être vude Bernier et de sa femme, car il avait pu s’assurer, par lafenêtre de la loge, que le lit des époux était fort loin de laporte, il résolut de se glisser furtivement dans cette mêmemaison.

« Il est probable que M. Desrochers,– je continue à l’appeler par ce nom, puisque j’ignorais alors quiil était, – se renseigna à l’administration des postes à l’égarddes absences de M. Tissot, afin de prendre ses mesures enconséquence.

« C’est ainsi que nous arrivons à la nuitdu 3 au 4 mars, que le malheureux père avait choisie pour pénétrerauprès de sa fille. Bien certainement, il avait vu s’éloigner lasœur de charité qui soignait la malade, et c’était une raison deplus pour lui de ne pas remettre l’exécution de son projet, car ilne savait pas si, le lendemain, celle qu’il voulait voir seraitseule de nouveau.

« Ce que je viens de vous dire,messieurs, n’étant pas des suppositions, mais des faits réels, jepense vous avoir démontré cette première vérité : queM. Desrochers ignorait, en arrivant à Paris, le moyen des’introduire secrètement auprès de sa fille, et qu’il ne dut ladécouverte de ce moyen qu’à lui-même.

« Nous allons entrer maintenant dans ledomaine des hypothèses et de l’analyse ; mais ces hypothèseset ces analyses seront ensuite corroborées par de telles preuvesmatérielles qu’elles vous apparaîtront comme des véritéspalpables.

– Poursuivez, monsieur, ditM. de Belval, très vivement intéressé lui-même par cerécit.

L’Américain continua :

– Le 3 mars, M. Desrochers rentrachez lui vers neuf heures, ainsi que le prouve la présence, dans sachambre, du journal le Soir de ce jour-là. Il en sortitvraisemblablement à dix ou onze heures, lorsque la rue Marlot étaitdéserte depuis déjà longtemps. Il sonna à la porte du n° 13,frappa en même temps au volet de la fenêtre ; on lui ouvrit,il entra.

« On était alors à l’époque de la pleinelune, mais le temps était à l’orage, c’est-à-dire que, parintervalles, le ciel était couvert ou qu’on y voyait comme en pleinjour.

« M. Desrochers put donc se dirigersans tâtonnement jusqu’à l’escalier, dont il avait dû, d’ailleurs,étudier, de la rue, la situation. Il gravit le premier étage, puisle second. Le cœur devait lui battre bien fort, lorsqu’il atteignitle palier sur lequel ouvrait la porte de l’appartement de sa fille.Il dut hésiter longtemps avant de se décider à sonner ; ilresta là un quart d’heure, une demi-heure peut-être ; mais,entendant quelque bruit à l’un des étages inférieurs et craignantd’être surpris, il monta jusqu’au quatrième, où, s’appuyant contrele mur, dans l’angle où se trouve la porte de M. Tissot, ilprêta l’oreille.

– Qui vous fait supposer queM. Desrochers ou plutôt M. Rumigny ait dépassé letroisième étage de la maison ? demanda M. de Belval,en arrêtant du geste le narrateur.

– Monsieur le président, répondit WilliamDow avec un fin sourire, ce n’est pas là une supposition, c’est unecertitude dont je vais vous donner la preuve.

– Voyons.

– En dehors de la porte deM. Tissot, à hauteur d’homme, le long du chambranle, il y a unclou auquel le locataire de cet appartement suspend parfois saclef. Or, en visitant cette partie de la maison avec M. lecommissaire de police, j’ai aperçu à ce clou un petit morceaud’étoffe marron. Le voici, je l’ai précieusement conservé.

L’Américain tendit à l’huissier l’objet dontil parlait. Celui-ci le remit au président.

– Si vous voulez faire rapprocher cefragment du parement de la manche droite du paletot qui se trouvedans les pièces de conviction, vous verrez qu’il s’adapteparfaitement à une légère déchirure existant à cet endroit duvêtement.

– C’est vrai, dit M. de Belval,après avoir fait faire par l’huissier la constatationdemandée ; voyez, messieurs les jurés.

Le vêtement passa de main en main au banc desjurés, qui reconnurent l’exactitude du fait énoncé par letémoin.

– Mais, demanda le président, commentexpliquez-vous la présence de ce morceau d’étoffe à ceclou ?

– D’une façon bien claire, monsieur,répondit l’Américain. Réfugié dans l’angle de cette porte, levieillard s’y appuya, le bras relevé soutenant sa tête, et comme ilse baissa brusquement, sans doute pour n’être pas découvert, dansle cas où le bruit qu’il avait entendu serait celui d’une personnemontant jusqu’à troisième étage, le parement de son vêtement, quise trouvait juste à la hauteur de ce clou, s’y accrocha et y laissace morceau d’étoffe.

– C’est possible ; continuez.

– Ce qui se passa ensuite n’est pas moinsfacile à démontrer. En s’accroupissant, M. Rumigny toucha dela main le paillasson étendu devant la porte deM. Tissot ; il y sentit la clef et, certain que lelocataire de cet appartement ne devait pas rentrer cette nuit-là,il y pénétra afin de pouvoir, en toute sûreté, mettre un peud’ordre dans ses idées et attendre le moment favorable.

– Et une fois dans cettechambre ?

– Il se laissa tomber sur le premiersiège à sa portée, c’est-à-dire sur cette chaise rangée contre latable de M. Tissot. Il s’y accouda, prenant sa tête à deuxmains, s’efforçant de reprendre un peu de calme. C’est en remettantles mains sur la table qu’il sentit le couteau et s’en empara pourse défendre, car ce vieillard irascible et violent dut songer à cemoment-là qu’il allait peut-être rencontrer un des locataires quile prendrait pour un voleur, qui sait ? Balterini lui-même, àqui il ne céderait certainement pas la place.

« Une fois armé, M. Rumigny repoussason siège par un mouvement brusque, c’est pour cela que lecommissaire de police a trouvé ce siège loin de la table et debiais ; il ouvrit la porte, la referma doucement et, sepenchant sur la rampe de l’escalier, écouta.

« N’entendant aucun bruit, il commença àdescendre, son couteau à la main ; mais la lune s’étaitvoilée, l’obscurité était profonde, et il ne put s’avancer qu’àtâtons. Le sang faisait battre ses tempes ; souvenez-vous queM. Rumigny avait plus de soixante ans et était de tempéramentsanguin. Il dut s’appuyer contre le mur, de cette même main quitenait l’arme aiguisée. Au tournant de l’escalier, trèsprobablement, là où les marches plus larges trompèrent ses pashésitants, il perdit l’équilibre et sa tête vint porter contre samain tendue en avant. C’est ainsi qu’il se fit au cou, d’avant enarrière, cette blessure ou plutôt cette écorchure dont le sangjaillit peu abondamment, mais assez cependant pour mettre le combleà ses frayeurs irréfléchies.

« Il le sentit couler sur sa main, qu’ilappuya sur la muraille, dans l’angle de l’escalier, sentant levertige s’emparer de lui, le vieillard halluciné prit ce vêtementpour un homme qui le guettait, pour Balterini lui-même, et ils’élança la main levée. Mais en frappant dans le vide, – onretrouvera ce coup de couteau dans le waterproof, – il éprouva uneindicible terreur, qui acheva brusquement l’œuvre de transport aucerveau que la lutte qu’il subissait depuis une heure avaitcommencée.

« Il étendit la main pour se soutenir àla rampe, voulut crier, mais l’apoplexie avait été foudroyante, etM. Rumigny roula de marche en marche, tenant toujours lecouteau dans sa main crispée. Lorsqu’il s’arrêta dans sa chute, sonbras droit portant le premier se replia brusquement sous le poidsdu corps, et l’arme, par un mouvement qu’on se figure aisément,s’enfonça obliquement, de haut en bas et de droite à gauche, dansles entrailles du malheureux.

« Ce n’était pas un homme assassiné quitombait sur le palier du second étage, c’était un mort qui setuait. »

Ces derniers mots étaient à peine prononcés,que l’auditoire, ne pouvant rester maître de son émotion, éclata enapplaudissements. La foule s’était levée pour mieux voir cet hommedont la finesse d’observation et l’esprit d’analyse avaient sicorrectement rattaché les anneaux de ce drame mystérieux de la nuitdu 3 mars.

M. de Belval comprenait si bien cesentiment qu’il réclamait à peine le silence.

M. l’avocat général Gérard était grave etdigne, comme l’est l’honnête homme qui a su imposer silence à sonamour-propre pour remplir un devoir.

Me Lachaud souriait àMarguerite Rumigny, qui pleurait, les mains jointes tendues versson sauveur.

Les jurés se regardaient les uns les autresavec stupéfaction. Certains étaient prêts à affirmer déjà qu’ilsn’avaient jamais cru à la culpabilité de l’accusée.

M. Adolphe Morin était blême, et Picot,dont l’esprit fantaisiste avait peut-être bien engendré quelquesupposition fâcheuse à l’égard du neveu de M. Rumigny, Picot,disons-nous, semblait tout déconfit et murmurait :

– Pas d’assassin ! Sapristi, c’estun malin tout de même !

William Dow seul restait le même. C’étaitvraiment chose étrange que l’impassibilité de cet homme au milieudes émotions publiques qu’il venait de faire naître.

Après avoir laissé à l’assistance le temps dese calmer, M. de Belval réclama le silence ; onobéit aussitôt, et s’adressant à l’Américain, il lui dit :

– La Cour vous remercie, monsieur, desexplications que vous venez de lui donner, car elle éclairent cetteaffaire d’un jour tout nouveau ; avez-vous quelque chose àajouter à votre déposition ?

– Oui, monsieur le président, réponditWilliam Dow, si la Cour et messieurs les jurés veulent bienm’accorder encore quelques instants.

– Parlez, monsieur.

– Je désirerais vivement démontrer quemon hypothèse à l’égard de la façon dont est mort M. Rumignyne trouve pas de contradictions absolues dans le rapport même del’illustre docteur Ravinel. Je lui demande humblement, ainsi qu’àvous, la permission de lui adresser quelques questions.

Le célèbre praticien, qui était resté dans lasalle, s’empressa de se rendre à l’invitation du président, enrejoignant l’étranger à la barre des témoins.

– Monsieur, lui dit William Dow avec unton de grande déférence, croyez-vous que M. Rumigny fût d’untempérament apoplectique ?

– Autant que j’ai pu en juger parl’examen de son corps, je le pense, répondit le docteurRavinel.

– Croyez-vous que M. Rumigny, étantarmé comme je l’ai dit, ait pu se faire lui-même, en glissant surl’escalier, l’éraflure que vous avez constatée au cou de soncadavre ?

– C’est admissible : la direction decette plaie autorise cette supposition aussi bien que touteautre.

– Ne pensez-vous pas que la blessure del’aine, reçue par un homme dans des conditions physiologiquesnormales, lui aurait permis de vivre encore quelques heures, decrier, d’appeler à son aide, de faire plusieurs pas, justementparce que l’hémorragie a été ralentie par l’infiltration du sangdans la gaine de l’artère fémorale ?

– C’est parfaitement juste ; il sepeut qu’une blessure telle que celle dont nous parlons ne cause pasune mort immédiate.

– De plus, est-ce que l’écoulement dusang n’est pas moins abondant sur un cadavre que sur un êtrevivant ?

– Incontestablement ; c’est là unfait acquis depuis longtemps à la science.

– Je vous remercie, docteur ; cesont là les seules explications que je désirais obtenir devous.

Et, saluant M. Ravinel, que le présidentautorisait à se retirer, William Dow se tourna vers les jurés pourajouter :

– Eh bien, messieurs, est-il possibled’admettre que, si M. Rumigny avait été assassiné, il n’auraitpas appelé à son secours, il n’aurait pas tenté de fuir, de fairequelques pas ? Or, il a été trouvé à l’endroit même où il esttombé, où il a été frappé. Cela est indiscutable, puisqu’on n’a pasdécouvert une goutte de sang, ni sur les escaliers, ni même àproximité de son corps. Donc, pas de lutte, pas derésistance ! La montre, arrêtée par la chute de celui qui laportait, marquait minuit trente-cinq minutes ; c’est bienl’heure à laquelle il est tombé et à laquelle il est tombé déjàmort, puisque sa blessure, s’il l’avait reçue étant en vie, luiaurait permis de lutter, de se traîner, de laisser sur le parquetdes traces de sang. Donc, il n’existait plus.

« Et cette hémorragie, relativement peuconsidérable, est-ce que ce fait matériel ne transforme pas monhypothèse en réalité ? Si l’illustre docteur, qui a bien voulume répondre avec tant de bienveillance, avait ouvert le cerveau dumort il y aurait, j’en suis certain, découvert un foyerapoplectique, et sa science l’eût conduit, plus sûrement encore queje n’y suis parvenu, à la conclusion d’un suicide involontaire etnon à celle d’un assassinat. »

De plus en plus confondus, la cour etl’auditoire écoutaient toujours. M. Adolphe Morin étaitlivide.

Ses yeux humides démesurément ouverts,Marguerite Rumigny dévorait chacune des paroles de l’Américain.

– Messieurs, continua William Dow, jen’ai plus qu’un mot à ajouter : c’est à propos de l’assassinsupposé de M. Rumigny, Balterini, que la justice française avainement cherché. Il était bien difficile qu’elle le découvrît,car elle ignorait son véritable nom, et ses traits lui étaientinconnus. Moi, j’avais trouvé son portrait dans un médaillon quis’est détaché de la poitrine de Mlle Rumigny aumoment où je l’ai sauvée. De plus, je savais, grâce àM. Adolphe Morin, que j’avais fait causer à Reims, queM. Balterini était arrivé dans cette ville recommandé àM. Rumigny par le célèbre compositeur italien Alberti. Je fusà Naples, où j’appris de M. Alberti lui-même que son amis’appelait Romello, qu’il était condamné à dix années de réclusionpour crime politique, et qu’il s’était réfugié à New-York, afind’échapper à l’extradition.

« Muni de ces renseignements, je fisroute pour l’Amérique, où je trouvai sans peine M. Romello. Ilignorait ce qui s’était passé – inutile de dire qu’il n’avait ététouché par aucune citation – et fort inquiet du long silence deMlle Rumigny, qui depuis plus de quatre moisn’avait répondu à aucune de ses lettres, il allait s’embarquer pourla France, où d’ailleurs il pouvait impunément revenir, car sonillustre ami Alberti avait obtenu sa grâce.

« Je le mis au courant des événements etnous partîmes ensemble, le 19 du mois dernier. Voici un acte quiconstate qu’à cette époque fatale du 3 mars, il y avait déjà plusde deux mois que M. Romello était arrivé à New-York et qu’iln’a quitté cette ville que le 19 du mois de juin. Ce document émanede l’alderman du quartier qu’il habitait. De plus, il est visé etlégalisé par le consul général de France. »

En disant ces mots, l’Américain tendait àl’huissier un pli que celui-ci remit au président.

L’honorable magistrat l’ouvrit, s’assura d’uncoup d’œil que c’était une déclaration bien en règle du séjour del’accusé à New-York jusqu’à l’époque indiquée par le témoin, et ille fit passer à l’avocat général.

– J’espérais, reprit William Dow, êtreici avant l’ouverture des débats, mais un accident de mer s’y estopposé. C’est seulement aujourd’hui, à une heure de l’après-midi,que nous sommes arrivés à Paris. Je dis nous, carM. Romello est là, dans le couloir, aux ordres de la Cour etde la justice ! »

Nous n’essayerons pas de rendre le mouvementde l’auditoire à cette dernière révélation.

Tout le monde s’était levé, mais pour pousseraussitôt un cri de compassion : Marguerite Rumigny venait desuccomber à l’émotion et de s’évanouir.

Les gardes emportèrent immédiatement la pauvrefemme, auprès de laquelle Me Lachaud se hâta decourir ; et l’audience se trouva forcément suspendue.

William Dow, poursuivi par les regardsadmirateurs de tous, s’était empressé de se cacher dans la foule.Le hasard l’avait poussé du côté de Picot.

Réunis dans la chambre du conseil, lesmagistrats se consultèrent sur la question de savoir si l’affairedevait être renvoyée à une autre session ou jugée séance tenante.Mû par un sentiment d’humanité, M. de Belval était de cedernier avis. Il prévalut et, moins d’un quart d’heure après,l’accusée étant revenue à elle, la Cour rentra en séance.

M. l’avocat général eut immédiatement laparole, et ce fut, on le comprend, pour revenir noblement sur sonréquisitoire et abandonner l’accusation contre MargueriteRumigny.

– Nous regrettons, dit-il en terminant,que la loi ne nous permette pas la même conduite à l’égard deBalterini ; mais le code est formel : frappé par un arrêtde renvoi, l’accusé doit passer devant les assises. Balterini,poursuivi comme contumace, doit se soumettre et se constituerprisonnier. Toutefois, nous nous associerons de grand cœur à larequête de la Cour pour qu’il soit laissé en libertéprovisoire.

Un murmure d’approbation accueillit cesparoles, puis le silence se fit au premier rappel à l’ordre duprésident.

– Maître Lachaud, dit alorsM. de Belval, vous avez la parole, si vous pensez devoirparler malgré l’abandon de l’accusation par le ministèrepublic.

L’illustre avocat se leva.

– Oui, messieurs de la Cour ; oui,messieurs les jurés, dit-il, je dois parler, lors même que ce neserait que pour remercier M. l’avocat général, dont laconduite si digne dans toute cette affaire honore plus encore lesiège qu’il occupe que les plus brillants réquisitoires, lors mêmeque je ne voudrais que remercier également l’homme courageux qui,après avoir arraché Marguerite Rumigny à la mort, a tant fait pourprouver son innocence. Mais ce premier devoir accompli, ma tâchen’est pas terminée, car il existe dans ce procès deux faitsmystérieux que je dois mettre au jour. Il ne faut pas qu’il restedans l’esprit de messieurs les jurés, je ne dirai pas l’ombre d’undoute, il ne saurait y en avoir, mais le moindre point ténébreux.La lumière doit éclater ici sur tous et sur tout !

« Avec un esprit d’analyse, un talentd’observation et une logique serrée que nous ne saurions assezadmirer, M. William Dow nous a trop bien dépeint toutes lesphases de ce drame de la nuit du 3 mars pour que j’y revienne, ceserait une insulte à vos intelligences ; passons ! Ce queje veux vous expliquer, c’est la conduite deMlle Rumigny, c’est son silence à propos deBalterini.

« Comment se fait-il, ne manquent pas dese demander plusieurs d’entre vous, que Marguerite Rumigny aitrefusé de répondre au juge d’instruction et à l’éminent magistratqui nous préside, lorsqu’ils lui ont demandé où était celui querecherchait la justice ? Rappelez-vous que, le 3 mars, il yavait déjà plus d’un mois que la malheureuse femme n’avait quittéson lit, et que, si elle est sortie deux fois depuis le 3 marsjusqu’au jour de son arrestation, ce n’a été que pour fairequelques pas, bientôt interrompus par la souffrance. Or, ce n’étaitpas rue Marlot que Marguerite Rumigny recevait les lettres deBalterini, c’était poste restante. Elle a donc dit la véritélorsqu’elle a répondu qu’elle ignorait si Balterini lui avaitécrit.

« Elle n’en savait absolument rien,puisqu’elle n’avait pu aller s’en assurer elle-même. Pourquoin’a-t-elle pas dit où celui qu’on accusait d’un épouvantable crimelui adressait sa correspondance ? Ah ! messieurs,Mlle Rumigny en demande aujourd’hui pardon à celuiqu’elle aime et pour lequel elle a tant souffert : c’estqu’aux prises avec un mystère impénétrable, elle a eu peur. Elles’est demandé, dans un moment d’épouvante, si Balterini, qui luiavait annoncé son départ pour l’Amérique, n’était pas revenu tout àcoup pour s’introduire secrètement dans sa maison, à l’aide dumoyen qu’elle lui avait indiqué, et si là, s’étant rencontré par unhasard fatal avec son père, il n’était en effet devenu sonmeurtrier. Cela est horrible, et vous comprenez toutes sesterreurs ! Dans ces lettres, on pouvait, il est vrai, trouverla preuve du séjour de Balterini en Amérique, mais on pouvait aussiy découvrir celle de son retour. Marguerite s’est tue ! Enexpiation de la mort de son père, dont elle était la causeinvolontaire, elle avait fait le sacrifice de son honneur et de savie. Que M. le président daigne donner l’ordre de prendre à laposte les lettres adressées aux initiales R. R. M. R., cesont celles de ces infortunés : Robert Romello, MargueriteRumigny, et la Cour aura entre les mains une dernière preuveindiscutable de l’absence de Balterini depuis le mois de décembrede l’an dernier.

« Je terminerais là, messieurs, si jen’avais pas une dernière tâche à remplir, celle d’accuser, puisqueje n’ai personne à défendre. Oh ! le nom que je vais prononcerest sur vos lèvres à tous : M. Adolphe Morin. Vous l’avezentendu, ce témoin qui avait juré devant le Christ de dire toute lavérité, ce parent dont la loi elle-même autorisaitl’indulgence ; vous l’avez entendu charger sans pitiéMarguerite Rumigny, vous la présenter, au milieu de parolesmielleuses et hypocrites, comme une fille dénaturée, sansaffection, sans respect pour son père. Vous l’avez entendu insinuerque ce qui était arrivé était fatal, que Marguerite, dès sa plustendre jeunesse, avait manifesté les plus mauvais instincts,qu’elle devait enfin devenir la honte et la douleur de lafamille.

« Eh bien ! messieurs, ce sont làd’infâmes calomnies : j’ai là, sous la main, cent lettresémanant des plus honorables habitants de Reims, et tous s’accordentà dire – Dieu me garde de manquer de respect à la mémoire de celuiqui n’est plus, mais j’ai le devoir de ne rien cacher – queM. Rumigny était un homme violent, égoïste et colère, tandisque sa fille était un ange de douceur et de bonté. Dans quel butdonc ces mensonges d’Adolphe Morin ? Dans quel but ce fauxtémoignage, d’autant plus perfide qu’il tombait des lèvres d’unparent, qui, depuis l’arrestation de sa cousine, jouait l’odieusecomédie du dévouement et du désespoir ? Ah !M. Morin est un homme habile ! Marguerite Rumigny avaitrefusé de devenir sa femme ; il a voulu se venger, puis dumême coup s’enrichir ! Oui, messieurs, s’enrichir, car,déclarée coupable de parricide par votre verdict,Mlle Rumigny devenait indigne, la loi ladéshéritait, et c’était à M. Morin, à cet excellent parent,qu’allait toute la fortune du mort.

« Je n’ajouterai pas un mot, car je lissur vos visages, aussi bien que sur celui de l’éminent organe duministère public, que je n’ai pas plus besoin de recommanderMarguerite Rumigny à votre bienveillance que de livrerM. Adolphe Morin à votre réprobation ! »

Mille acclamations enthousiastes saluèrent cesdernières paroles de l’illustre maître, et le vide se fit aussitôtautour de M. Morin, dont le visage décomposé étaitlivide ; mais en voyant M. Gérard se lever, l’auditoirese calma subitement. Il comprenait instinctivement que tout n’étaitpas terminé.

– Messieurs, dit l’éminent magistrat ens’adressant aux jurés, je fais cette fois encore cause commune avecmon éloquent adversaire, car, m’associant à ses dernières paroles,je requiers qu’il plaise à la Cour d’ordonner l’arrestation dutémoin Adolphe Morin comme ayant fait un faux témoignage.

– Le ministère public et la défense étantd’accord, répondit M. de Belval, par application del’article 330, la Cour ordonne l’arrestation d’Adolphe Morin.Gardes, surveillez le témoin pour qu’il ne puisse s’éloigner del’audience.

– Oh ! j’en réponds, moi ! dittout haut maître Picot en mettant, aux applaudissements de lafoule, sa main nerveuse sur l’épaule de M. Morin, qui nesongeait guère à fuir.

Et l’agent de la sûreté ajouta, en s’adressantà M. Meslin, qui s’était rapproché :

– Enfin, j’ai donc fini par pincer unvrai coupable !

Les jurés s’étaient retirés dans la salle deleurs délibérations, et Marguerite, conduite hors de l’audience,était tombée mourante, cette fois de joie et de bonheur, dans lesbras de Romello, que Me Lachaud avait amené dans lasalle d’attente.

Dix minutes plus tard, le jury ayant rendu enfaveur de l’accusée un verdict négatif sur toutes les questions,M. le président de Belval prononçait l’acquittement deMarguerite Rumigny et ordonnait sa mise en liberté immédiate.

Chapitre 22OÙ MAÎTRE PICOT LUI-MÊME EST SATISFAIT

Un mois après cette terrible journée du 10juillet, Robert Romello comparaissait, lui aussi, devant le jury,et s’asseyait, mais sans crainte, à cette même place où Margueriteavait tant souffert et tant pleuré.

L’audience ne dura que peu d’instants. Par unsentiment qui prouvait la noblesse et l’élévation de son caractère,M. Gérard avait voulu siéger de nouveau. En termes éloquentset dignes, il abandonna l’accusation, et Romello s’entendit bientôtacquitter à son tour.

Dès le lendemain, Robert et Marguerites’éloignaient de Paris, non sans avoir chaleureusement remerciéMe Lachaud et William Dow, leurs deux sauveurs.

Marguerite voulut d’abord aller à Reims, pours’agenouiller pieusement sur la tombe qui renfermait son père et safille, car Romello avait fait transporter le petit corps dans lecaveau de la famille Rumigny.

Puis ils partirent pour l’Italie et, quelquessemaines plus tard, Marguerite et Robert étaient mariés, unis dansle bonheur et l’espérance comme ils l’avaient été dans la douleuret le désespoir.

Pendant ce temps-là, M. Adolphe Morincommençait l’année de prison à laquelle il avait été condamné pourfaux témoignage.

Quant au mystérieux étranger, il avaitdisparu, et Picot n’y songeait déjà plus, lorsqu’il reçut un matin,sous un large pli, sa nomination de brigadier et les lignessuivantes :

« En matière de police, aussi bien qu’enmatière d’instruction et de médecine légale, ne rien faire à lalégère et de parti pris ; ne jamais juger sur les apparences,ne pas négliger les choses qui semblent les plus futiles, surtoutne pas s’entêter dans une idée ! Quelles que soient sesfonctions, celui qui sauve un innocent remplit mieux son devoirqu’en aidant à la condamnation de dix coupables ! »

Parfait ! s’écria maître Picot, enchantéde cette bonne fortune inattendue ; quel brave homme que cetAméricain ! Il faudra que je fasse lire ça à M. Meslin,lui qui m’a si bien traité d’imbécile !

Nous dirons un jour quels puissants motifsavait William Dow de mettre en pratique, ainsi que nous venons dele voir par ce résultat, la maxime énoncée dans les deux dernièreslignes de sa lettre à maître Picot.

FIN

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