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Le Parfum de la Dame en noir

Le Parfum de la Dame en noir

de Gaston Leroux

À Pierre WOLFF

En souvenir affectueux de notre ardente collaboration en cette année qui a vu éclore Le Lys.

GASTON LEROUX

Chapitre 1Qui commence par où les romans finissent

Le mariage de M. Robert Darzac et de Mlle Mathilde Stangerson eut lieu à Paris, à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le 6 avril 1895,dans la plus stricte intimité. Un peu plus de deux années s’étaient donc écoulées depuis les événements que j’ai rapportés dans un précédent ouvrage, événements si sensationnels qu’il n’est point téméraire d’affirmer ici qu’un aussi court laps de temps n’avait pu faire oublier le fameux Mystère de la Chambre Jaune… Celui-ci était encore si bien présent à tous les esprits que la petite église eût été certainement envahie par une foule avide de contempler les héros d’un drame qui avait passionné le monde, si la cérémonie nuptiale n’avait été tenue tout à fait secrète, ce qui avait été assez facile dans cette paroisse éloignée du quartier des écoles.Seuls, quelques amis de M. Darzac et du professeur Stangerson, surla discrétion desquels on pouvait compter, avaient été invités.J’étais du nombre ; j’arrivai de bonne heure à l’église, et mon premier soin, naturellement, fut d’y chercher JosephRouletabille. J’avais été un peu déçu en ne l’apercevant pas, maisil ne faisait point de doute pour moi qu’il dût venir et, danscette attente, je me rapprochai de maître Henri-Robert et de maîtreAndré Hesse qui, dans la paix et le recueillement de la petitechapelle Saint-Charles, évoquaient tout bas les plus curieuxincidents du procès de Versailles, que l’imminente cérémonie leurremettait en mémoire. Je les écoutais distraitement en examinantles choses autour de moi.

Mon Dieu ! que votre Saint-Nicolas-du-Chardonnet est unechose triste ! Décrépite, lézardée, crevassée, sale, non pointde cette saleté auguste des âges, qui est la plus belle parure dela pierre, mais de cette malpropreté ordurière et poussiéreuse quisemble particulière à ces quartiers Saint-Victor et des Bernardins,au carrefour desquels elle se trouve si singulièrement enchâssée,cette église, si sombre au dehors, est lugubre dedans. Le ciel, quiparaît plus éloigné de ce saint lieu que de partout ailleurs, ydéverse une lumière avare qui a toutes les peines du monde à venirtrouver les fidèles à travers la crasse séculaire des vitraux.Avez-vous lu les Souvenirs d’enfance et de jeunesse, deRenan ? Poussez alors la porte de Saint-Nicolas-du-Chardonnetet vous comprendrez comment l’auteur de la Vie de Jésus, qui étaitenfermé à côté, dans le petit séminaire adjacent de l’abbéDupanloup et qui n’en sortait que pour venir prier ici, désiramourir. Et c’est dans cette obscurité funèbre, dans un cadre qui neparaissait avoir été inventé que pour les deuils, pour tous lesrites consacrés aux trépassés, qu’on allait célébrer le mariage deRobert Darzac et de Mathilde Stangerson ! J’en conçus unegrande peine et, tristement impressionné, en tirai un fâcheuxaugure.

À côté de moi, maîtres Henri-Robert et André Hesse bavardaienttoujours, et le premier avouait au second qu’il n’avait étédéfinitivement tranquillisé sur le sort de Robert Darzac et deMathilde Stangerson, même après l’heureuse issue du procès deVersailles, qu’en apprenant la mort officiellement constatée deleur impitoyable ennemi : Frédéric Larsan. On se rappelle peut-êtreque c’est quelques mois après l’acquittement du professeur enSorbonne que se produisit la terrible catastrophe de La Dordogne,paquebot transatlantique qui faisait le service du Havre àNew-York. Par temps de brouillard, la nuit, sur les bancs deTerre-Neuve, La Dordogne avait été abordée par un trois-mâts dontl’avant était entré dans sa chambre des machines. Et, pendant quele navire abordeur s’en allait à la dérive, le paquebot avait couléà pic, en dix minutes. C’est tout juste si une trentaine depassagers dont les cabines se trouvaient sur le pont, eurent letemps de sauter dans les chaloupes. Ils furent recueillis lelendemain par un bateau de pêche qui rentra aussitôt à Saint-Jean.Les jours suivants, l’océan rejeta des centaines de morts parmilesquels on retrouva Larsan. Les documents que l’on découvrit,soigneusement cousus et dissimulés dans les vêtements d’un cadavre,attestèrent, cette fois, que Larsan avait vécu ! MathildeStangerson était délivrée enfin de ce fantastique époux que, grâceaux facilités des lois américaines, elle s’était donné en secret,aux heures imprudentes de sa trop confiante jeunesse. Cet affreuxbandit dont le véritable nom, illustre dans les fastes judiciaires,était Ballmeyer, et qui l’avait jadis épousée sous le nom de JeanRoussel, ne viendrait plus se dresser criminellement entre elle etcelui qui, depuis de si longues années, silencieusement ethéroïquement l’aimait. J’ai rappelé, dans Le Mystère de la ChambreJaune, tous les détails de cette retentissante affaire, l’une desplus curieuses qu’on puisse relever dans les annales de la courd’assises, et qui aurait eu le plus tragique dénouement sansl’intervention quasi géniale de ce petit reporter de dix-huit ans,Joseph Rouletabille, qui fut le seul à découvrir, sous les traitsdu célèbre agent de la sûreté Frédéric Larsan, Ballmeyerlui-même !… La mort accidentelle et, nous pouvons le dire,providentielle du misérable avait semblé devoir mettre un terme àtant d’événements dramatiques et elle ne fut point – avouons-le –l’une des moindres causes de la guérison rapide de MathildeStangerson, dont la raison avait été fortement ébranlée par lesmystérieuses horreurs du Glandier.

« Voyez-vous, mon cher ami, disait maître Henri-Robert à maîtreAndré Hesse, dont les yeux inquiets faisaient le tour de l’église,– voyez-vous, dans la vie, il faut être décidément optimiste. Touts’arrange ! même les malheurs de Mlle Stangerson… Maisqu’avez-vous à regarder tout le temps ainsi derrière vous ?Qui cherchez-vous ?… Vous attendez quelqu’un ?

– Oui, répondit maître André Hesse… J’attends FrédéricLarsan ! »

Maître Henri-Robert rit autant que la sainteté du lieu luipermettait de rire ; mais moi je ne ris point, car je n’étaispas loin de penser comme maître Hesse. Certes ! j’étais à centlieues de prévoir l’effroyable aventure qui nous menaçait ;mais, quand je me reporte à cette époque et que je fais abstractionde tout ce que j’ai appris depuis – ce à quoi, du reste, jem’appliquerai honnêtement au cours de ce récit, ne laissantapparaître la vérité qu’au fur et à mesure qu’elle nous futdistribuée à nous-mêmes – je me rappelle fort bien le curieux émoiqui m’agitait alors à la pensée de Larsan.

« Allons, Sainclair ! fit maître Henri-Robert qui s’étaitaperçu de mon attitude singulière, vous voyez bien que Hesseplaisante…

– Je n’en sais rien ! » répondis-je.

Et voilà que je regardai attentivement autour de moi, commel’avait fait maître André Hesse. En vérité, on avait cru Larsanmort si souvent quand il s’appelait Ballmeyer, qu’il pouvait bienressusciter une fois de plus à l’état de Larsan.

« Tenez ! voici Rouletabille, dit maître Henri-Robert. Jeparie qu’il est plus rassuré que vous.

– Oh ! oh ! il est bien pâle ! » fit remarquermaître André Hesse.

Le jeune reporter s’avançait vers nous. Il nous serra la mainassez distraitement.

« Bonjour, Sainclair ; bonjour, messieurs… Je ne suis pasen retard ? »

Il me sembla que sa voix tremblait… Il s’éloigna tout de suite,s’isola dans un coin, et je le vis s’agenouiller sur un prie-Dieucomme un enfant. Il se cacha le visage, qu’il avait en effet fortpâle, dans les mains, et pria.

Je ne savais point que Rouletabille fût pieux et son ardenteprière m’étonna. Quand il releva la tête, ses yeux étaient pleinsde larmes. Il ne les cachait pas ; il ne se préoccupaitnullement de ce qui se passait autour de lui ; il était toutentier à sa prière et peut-être à son chagrin. Quel chagrin ?Ne devait-il pas être heureux d’assister à une union désirée detous ? Le bonheur de Robert Darzac et de Mathilde Stangersonn’était-il point son œuvre ?… Après tout, c’était peut-être debonheur que pleurait le jeune homme. Il se releva et alla sedissimuler dans la nuit d’un pilier. Je n’eus garde de l’y suivre,car je voyais bien qu’il désirait rester seul.

Et puis, c’était le moment où Mathilde Stangerson faisait sonentrée dans l’église, au bras de son père. Robert Darzac marchaitderrière eux. Comme ils étaient changés tous les trois !Ah ! le drame du Glandier avait passé bien douloureusement surces trois êtres ! Mais, chose extraordinaire, MathildeStangerson n’en paraissait que plus belle encore ! Certes, cen’était plus cette magnifique personne, ce marbre vivant, cetteantique divinité, cette froide beauté païenne qui suscitait, surses pas, dans les fêtes officielles de la Troisième République,auxquelles la situation en vue de son père la forçait d’assister,un discret murmure d’admiration extasiée ; il semblait, aucontraire, que la fatalité, en lui faisant expier si tard uneimprudence commise si jeune, ne l’avait précipitée dans une crisemomentanée de désespoir et de folie que pour lui faire quitter cemasque de pierre derrière lequel se cachait l’âme la plus délicateet la plus tendre. Et c’est cette âme, encore inconnue, quirayonnait ce jour-là, me semblait-il, du plus suave et du pluscharmant éclat, sur le pur ovale de son visage, dans ses yeuxpleins d’une tristesse heureuse, sur son front poli comme l’ivoire,où se lisait l’amour de tout ce qui était beau et de tout ce quiétait bon.

Quant à sa toilette, j’avouerai sottement que je ne me larappelle plus et qu’il me serait impossible de dire même la couleurde sa robe. Mais ce dont je me souviens, par exemple, c’est del’expression étrange que prit soudain son regard en ne découvrantpoint parmi nous celui qu’elle cherchait. Elle ne parut redevenirtout à fait calme et maîtresse d’elle-même que lorsqu’elle eutenfin aperçu Rouletabille derrière son pilier. Elle lui sourit etnous sourit aussi, à notre tour.

« Elle a encore ses yeux de folle ! »

Je me retournai vivement pour voir qui avait prononcé cettephrase abominable. C’était un pauvre sire, que Robert Darzac, danssa bonté, avait fait nommer aide de laboratoire, chez lui, à laSorbonne. Il se nommait Brignolles et était vaguement cousin dumarié. Nous ne connaissions point d’autre parent à M. Darzac, dontla famille était originaire du midi. Depuis longtemps, M. Darzacavait perdu son père et sa mère ; il n’avait ni frère ni sœuret semblait avoir rompu toute relation avec son pays, d’où iln’avait rapporté qu’un ardent désir de réussir, une faculté detravail exceptionnelle, une intelligence solide et un besoinnaturel d’affection et de dévouement qui avait trouvé avidementl’occasion de se satisfaire auprès du professeur Stangerson et desa fille. Il avait aussi rapporté de la Provence, son pays natal,un doux accent qui avait fait d’abord sourire ses élèves de laSorbonne, mais que ceux-ci avaient aimé bientôt comme une musiqueagréable et discrète qui atténuait un peu l’aridité nécessaire descours de leur jeune maître, déjà célèbre.

Un beau matin du printemps précédent, il y avait par conséquentun an environ de cela, Robert Darzac leur avait présentéBrignolles. Il venait tout droit d’Aix où il avait été préparateurde physique et où il avait dû commettre quelque faute disciplinairequi l’avait jeté tout à coup sur le pavé ; mais il s’étaitsouvenu à temps qu’il était parent de M. Darzac, avait pris letrain pour Paris et avait su si bien attendrir le fiancé deMathilde Stangerson que celui-ci, le prenant en pitié, avait trouvéle moyen de l’associer à ses travaux. À ce moment, la santé deRobert Darzac était loin d’être florissante. Elle subissait lecontrecoup des formidables émotions qui l’avaient assaillie auGlandier et en cour d’assises ; mais on eût pu croire que laguérison, désormais assurée, de Mathilde, et que la perspective deleur prochain hymen auraient la plus heureuse influence sur l’étatmoral et, par contrecoup, sur l’état physique du professeur. Or,nous remarquâmes tous au contraire que, du jour où il s’adjoignitce Brignolles, dont le concours devait lui être, disait-il, d’unprécieux soulagement, la faiblesse de M. Darzac ne fitqu’augmenter. Enfin, nous constatâmes aussi que Brignolles neportait pas chance, car deux fâcheux accidents se produisirent coupsur coup au cours d’expériences qui semblaient cependant ne devoirprésenter aucun danger : le premier résulta de l’éclatement inopinéd’un tube de Gessler dont les débris eussent pu dangereusementblesser M. Darzac et qui ne blessa que Brignolles, lequel enconservait encore aux mains quelques cicatrices. Le second, quiaurait pu être extrêmement grave, arriva à la suite de l’explosionstupide d’une petite lampe à essence, au-dessus de laquelle M.Darzac était justement penché. La flamme faillit lui brûler lafigure ; heureusement, il n’en fut rien, mais elle lui flambales cils et lui occasionna, pendant quelque temps, des troubles dela vue, si bien qu’il ne pouvait plus supporter que difficilementla pleine lumière du soleil.

Depuis les mystères du Glandier, j’étais dans un état d’esprittel que je me trouvais tout disposé à considérer comme peu naturelsles événements les plus simples. Lors de ce dernier accident,j’étais présent, étant venu chercher M. Darzac à la Sorbonne. Jeconduisis moi-même notre ami chez un pharmacien et de là chez undocteur, et je priai assez sèchement Brignolles, qui manifestait ledésir de nous accompagner, de rester à son poste. En chemin, M.Darzac me demanda pourquoi j’avais ainsi bousculé ce pauvreBrignolles ; je lui répondis que j’en voulais à ce garçond’une façon générale parce que ses manières ne me plaisaient point,et d’une façon particulière, ce jour-là, parce que j’estimais qu’ilfallait le rendre responsable de l’accident. M. Darzac voulut enconnaître la raison ; mais je ne sus que répondre et il se mità rire. M. Darzac finit de rire cependant lorsque le docteur luieut dit qu’il aurait pu perdre la vue et que c’était miracle qu’ilen fût quitte à si bon compte.

L’inquiétude que me causait Brignolles était, sans doute,ridicule, et les accidents ne se reproduisirent plus. Tout de même,j’étais si extraordinairement prévenu contre lui que, dans le fondde moi-même, je ne lui pardonnai pas que la santé de M. Darzac nes’améliorât point. Au commencement de l’hiver, il toussa, si bienque je le suppliai, et que nous le suppliâmes tous, de demander uncongé et de s’aller reposer dans le midi. Les docteurs luiconseillèrent San Remo. Il y fut et, huit jours après, il nousécrivait qu’il se sentait beaucoup mieux ; il lui semblaitqu’on lui avait, depuis qu’il était arrivé dans ce pays, enlevé unpoids de dessus la poitrine !… « Je respire !… jerespire !… nous disait-il. Quand je suis parti de Paris,j’étouffais ! » Cette lettre de M. Darzac me donna beaucoup àréfléchir et je n’hésitai point à faire part de mes réflexions àRouletabille. Or celui-ci voulut bien s’étonner avec moi de ce queM. Darzac était si mal quand il se trouvait auprès de Brignolles,et si bien quand il en était éloigné… Cette impression était siforte chez moi, tout particulièrement, que je n’eusse point permisà Brignolles de s’absenter. Ma foi non ! S’il avait quittéParis, j’aurais été capable de le suivre ! Mais il ne s’enalla point ; au contraire. Les Stangerson ne l’eurent jamaisplus près d’eux. Sous prétexte de demander des nouvelles de M.Darzac, il était tout le temps fourré chez M. Stangerson. Ilparvint une fois à voir Mlle Stangerson, mais j’avais fait à lafiancée de M. Darzac un tel portrait du préparateur de physique,que je réussis à l’en dégoûter pour toujours, ce dont je mefélicitai dans mon for intérieur.

M. Darzac resta quatre mois à San Remo et nous revint presqueentièrement rétabli. Ses yeux, cependant, étaient encore faibles etil était dans la nécessité d’en prendre le plus grand soin.Rouletabille et moi avions décidé de surveiller le Brignolles, maisnous fûmes satisfaits d’apprendre que le mariage allait avoir lieupresque aussitôt et que M. Darzac emmènerait sa femme, dans un longvoyage, loin de Paris et… loin de Brignolles.

À son retour de San Remo, M. Darzac m’avait demandé :

« Eh bien, où en êtes-vous avec ce pauvre Brignolles ?Êtes-vous revenu sur son compte ?

– Ma foi non ! » avais-je répondu.

Et il s’était encore moqué de moi, m’envoyant quelques-unes deces plaisanteries provençales qu’il affectionnait quand lesévénements lui permettaient d’être gai, et qui avaient retrouvédans sa bouche une saveur nouvelle depuis que son séjour dans lemidi avait rendu à son accent toute sa belle couleur initiale.

Il était heureux ! Mais nous ne pûmes avoir une idéevéritable de son bonheur – car, entre son retour et son mariage,nous eûmes peu d’occasions de le voir – que sur le seuil même decette église où il nous apparut comme transformé. Il redressaitavec un orgueil bien compréhensible sa taille légèrement voûtée. Lebonheur le faisait plus grand et plus beau !

« C’est le cas de dire qu’il est à la noce, le patron ! »ricana Brignolles.

Je m’éloignai de cet homme qui me répugnait et m’avançai jusquedans le dos de ce pauvre M. Stangerson, qui resta, lui, les brascroisés toute la cérémonie, sans rien voir, sans rien entendre. Ondut lui frapper sur l’épaule, quand tout fut fini, pour le tirer deson rêve.

Quand on passa à la sacristie, maître André Hesse poussa unprofond soupir.

« Ça y est ! fit-il. Je respire…

– Pourquoi ne respiriez-vous donc pas, mon ami ? » demandamaître Henri-Robert.

Alors maître André Hesse avoua qu’il avait redouté jusqu’à ladernière minute l’arrivée du mort…

« Que voulez-vous ! répliqua-t-il à son confrère qui semoquait, je ne puis me faire à cette idée que Frédéric Larsanconsente à être mort pour de bon !… »

… …  … .

Nous nous trouvions tous maintenant – une dizaine de personnesau plus – dans la sacristie. Les témoins signaient sur lesregistres et les autres félicitaient gentiment les nouveaux mariés.Cette sacristie est encore plus sombre que l’église et j’aurais pupenser que je devais à cette obscurité de ne point apercevoir, enun pareil moment, Joseph Rouletabille, si la pièce n’avait été sipetite. De toute évidence, il n’était point là. Qu’est-ce que celasignifiait ? Mathilde l’avait déjà réclamé deux fois et M.Robert Darzac me pria de l’aller chercher, ce que je fis ;mais je rentrai dans la sacristie sans lui ; je ne l’avais pastrouvé.

« Voilà qui est bizarre, fit M. Darzac, et tout à faitinexplicable. Êtes-vous bien sûr d’avoir regardé partout ? Ilsera dans quelque coin, à rêver.

– Je l’ai cherché partout et je l’ai appelé », répliquai-je.

Mais M. Darzac ne s’en tint point à ce que je lui disais. Ilvoulut faire lui-même le tour de l’église. Tout de même, il futplus heureux que moi, car il apprit d’un mendiant qui se tenaitsous le porche avec sa timbale qu’un jeune homme qui ne pouvaitêtre, en effet, que Rouletabille était sorti de l’église quelquesminutes auparavant et s’était éloigné dans un fiacre. Quand ilrapporta cette nouvelle à sa femme, celle-ci en parut peinéeau-delà de toute expression. Elle m’appela et me dit :

« Mon cher Monsieur Sainclair, vous savez que nous prenons letrain dans deux heures à la gare de Lyon ; cherchez-moi notrepetit ami et amenez-le moi, et dites-lui que sa conduiteinexplicable m’inquiète beaucoup…

– Comptez sur moi », fis-je…

Et je me mis à la chasse de Rouletabille sur-le-champ. Mais jerevins bredouille à la gare de Lyon. Ni chez lui, ni au journal, niau café du Barreau où les nécessités de son métier le forçaientsouvent de se trouver à cette heure du jour, je ne pus mettre lamain sur lui. Aucun de ses camarades ne put me dire où j’auraisquelque chance de le rencontrer. Je vous laisse à penser combientristement je fus accueilli sur le quai de la gare. M. Darzac étaitnavré ; mais, comme il avait à s’occuper de l’installation desvoyageurs, car le professeur Stangerson, qui se rendait à Menton,chez les Rance, accompagnait les nouveaux mariés jusqu’à Dijon,cependant que ceux-ci continuaient leur voyage par Culoz et leMont-Cenis, il me pria d’annoncer cette mauvaise nouvelle à safemme. Je fis la triste commission en ajoutant que Rouletabilleviendrait sans doute avant le départ du train. Aux premiers motsque je lui dis de cela, Mathilde se prit à pleurer doucement, etelle secoua la tête :

« Non ! Non !… c’est fini !… Il ne viendraplus !… »

Et elle monta dans son wagon…

C’est alors que l’insupportable Brignolles, voyant l’émoi de lanouvelle mariée, ne put s’empêcher de répéter encore à maître AndréHesse, qui, du reste, le fit taire fort malhonnêtement, comme il leméritait : « Regardez donc ! Regardez donc !… je vous disqu’elle a encore ses yeux de folle !… Ah ! Robert a eutort… il aurait mieux fait d’attendre ! » Je vois encoreBrignolles disant cela, et je me rappelle le sentiment d’horreurque, dans le moment même, il m’inspira. Il ne faisait point dedoute pour moi depuis longtemps que ce Brignolles était un méchanthomme, et surtout un jaloux, et qu’il ne pardonnait point à sonparent le service que celui-ci lui avait rendu en le casant dans unposte tout à fait subalterne. Il avait la mine jaune et les traitslongs, tirés de haut en bas. Tout en lui paraissait amertume, ettout en lui était long. Il avait une longue taille, de longs bras,de longues jambes et une longue tête. Cependant à cette règle delongueur, il fallait faire une exception pour les pieds et pour lesmains. Il avait les extrémités petites et presque élégantes. Ayantété si brusquement morigéné pour ses méchants propos par le jeuneavocat, Brignolles en conçut une immédiate rancune et quitta lagare après avoir présenté ses civilités aux époux. Du moins je crusqu’il quitta la gare, car je ne le vis plus.

Nous avions encore trois minutes avant le départ du train. Nousespérions encore en l’arrivée de Rouletabille, et nous examinionstous le quai, pensant voir enfin surgir dans la troupe hâtive desvoyageurs en retard la figure sympathique de notre jeune ami.Comment se faisait-il qu’il n’apparût point, selon sa coutume et samanière, bousculant tout et tous, ne se préoccupant point desprotestations et des cris qui signalaient ordinairement son passagedans une foule où il se montrait toujours plus pressé que lesautres ? Que faisait-il ?… Déjà on fermait lesportières ; on en entendait le claquement brutal… Et puis cefurent les brèves invitations des employés… « En voiture !Messieurs !… en voiture !… » quelques galopadesdernières… le coup de sifflet aigu qui commandait le départ… puisla clameur enrouée de la locomotive, et le convoi se mit en marche…Mais pas de Rouletabille !… Nous en étions si tristes et,aussi, tellement étonnés, que nous restions sur le quai à regarderMme Darzac sans penser à lui faire entendre nos souhaits de bonvoyage. La fille du professeur Stangerson jeta un long regard surle quai et, dans le moment que le train commençait à accélérer samarche, sûre désormais qu’elle ne verrait plus, avant son départ,son petit ami, elle me tendit une enveloppe, par la portière…

« Pour lui ! » fit-elle…

Et elle ajouta, soudain, avec une figure envahie d’un si subiteffroi, et sur un ton si étrange que je ne pus m’empêcher de songeraux néfastes réflexions de Brignolles.

« Au revoir, mes amis !… ou adieu ! »

Chapitre 2Où il est question de l’humeur changeante de JosephRouletabille

En revenant, seul, de la gare, je ne pus que m’étonner de lasingulière tristesse qui m’avait envahi, sans que j’en pussedémêler précisément la cause. Depuis le procès de Versailles, auxpéripéties duquel j’avais été si intimement mêlé, j’avais lié toutà fait amitié avec le professeur Stangerson, sa fille et RobertDarzac. J’aurais dû être particulièrement heureux d’un événementqui semblait satisfaire tout le monde. Je pensai quel’extraordinaire absence du jeune reporter devait être pour quelquechose dans cette sorte de prostration. Rouletabille avait ététraité par les Stangerson et M. Darzac comme un sauveur. Et,surtout, depuis que Mathilde était sortie de la maison de santé oùle désarroi de son esprit avait nécessité pendant plusieurs moisdes soins assidus, depuis que la fille de l’illustre professeuravait pu se rendre compte du rôle extraordinaire joué par cetenfant dans un drame où, sans lui, elle eût inévitablement sombréavec tous ceux qu’elle aimait, depuis qu’elle avait lu avec toutesa raison, enfin recouvrée, le compte rendu sténographié des débatsoù Rouletabille apparaissait comme un petit héros miraculeux, iln’était point d’attentions quasi maternelles dont elle n’eûtentouré mon ami. Elle s’était intéressée à tout ce qui le touchait,elle avait excité ses confidences, elle avait voulu en savoir surRouletabille plus que je n’en savais et plus peut-être qu’il n’ensavait lui-même. Elle avait montré une curiosité discrète maiscontinue relativement à une origine que nous ignorions tous et surlaquelle le jeune homme avait continué de se taire avec une sortede farouche orgueil. Très sensible à la tendre amitié que luitémoignait la pauvre femme, Rouletabille n’en conservait pas moinsune extrême réserve et affectait, dans ses rapports avec elle, unepolitesse émue qui m’étonnait toujours de la part d’un garçon quej’avais connu si primesautier, si exubérant, si entier dans sessympathies ou dans ses aversions. Plus d’une fois, je lui en avaisfait la remarque, et il m’avait toujours répondu d’une façonévasive en faisant grand étalage, cependant, de ses sentimentsdévoués pour une personne qu’il estimait, disait-il, plus que toutau monde, et pour laquelle il eût été prêt à tout sacrifier si lesort ou la fortune lui avaient donné l’occasion de sacrifierquelque chose pour quelqu’un. Il avait aussi des moments d’uneincompréhensible humeur. Par exemple, après s’être fait, devantmoi, une fête d’aller passer une grande journée de repos chez lesStangerson qui avaient loué pour la belle saison – car ils nevoulaient plus habiter le Glandier – une jolie petite propriété surles bords de la Marne, à Chennevières, et après avoir montré, à laperspective d’un si heureux congé, une joie enfantine, il luiarrivait de se refuser, tout à coup, sans aucune raison apparente,à m’accompagner. Et je devais partir seul, le laissant dans lapetite chambre qu’il avait conservée au coin du boulevardSaint-Michel et de la rue Monsieur-le-Prince. Je lui en voulais detoute la peine qu’il causait ainsi à cette bonne Mlle Stangerson.Un dimanche, celle-ci, outrée de l’attitude de mon ami, résolutd’aller le surprendre avec moi dans sa retraite du quartierLatin.

Quand nous arrivâmes chez lui, Rouletabille, qui avait répondupar un énergique : « Entrez ! » au coup que j’avais frappé àsa porte, Rouletabille, qui travaillait à sa petite table, se levaen nous apercevant et devint si pâle… si pâle que nous crûmes qu’ilallait défaillir.

« Mon Dieu ! » s’écria Mathilde Stangerson en seprécipitant vers lui. Mais, plus prompt qu’elle encore, avantqu’elle ne fût arrivée à la table où il s’appuyait, il avait jetésur les papiers qui s’y trouvaient éparpillés une serviette demaroquin qui les dissimula entièrement.

Mathilde avait vu, naturellement, le geste. Elle s’arrêta, toutesurprise.

« Nous vous dérangeons ? fit-elle sur un ton de douxreproche.

– Non ! répondit-il, j’ai fini de travailler. Je vousmontrerai ça plus tard. C’est un chef-d’œuvre, une pièce en cinqactes dont je n’arrive pas à trouver le dénouement. »

Et il sourit. Bientôt il redevint tout à fait maître de lui etnous dit cent drôleries en nous remerciant d’être venus le troublerdans sa solitude. Il voulut absolument nous inviter à dîner et nousallâmes tous trois manger dans un restaurant du quartier latin,chez Foyot. Quelle bonne soirée ! Rouletabille avait téléphonéà Robert Darzac qui vint nous rejoindre au dessert. À cette époque,M. Darzac n’était point trop souffrant et l’étonnant Brignollesn’avait pas encore fait son apparition dans la capitale. On s’amusacomme des enfants. Ce soir d’été était si beau et si doux dans leLuxembourg solitaire.

Avant de quitter Mlle Stangerson, Rouletabille lui demandapardon de l’humeur bizarre qu’il montrait quelquefois et s’accusad’avoir, au fond, un très méchant caractère. Mathilde l’embrassa etRobert Darzac aussi l’embrassa. Et il en fut si ému que, durant letemps que je le reconduisis jusqu’à sa porte, il ne me dit point unmot ; mais, au moment de nous séparer, il me serra la maincomme jamais encore il ne l’avait fait. Drôle de petitbonhomme !… Ah ! si j’avais su !… Comme je mereproche maintenant de l’avoir, par instants, à cette époque, jugéavec un peu trop d’impatience…

Ainsi, triste, triste, assailli de pressentiments que j’essayaisen vain de chasser, je revenais de la gare de Lyon, me remémorantles innombrables fantaisies, bizarreries, et quelquefois douloureuxcaprices de Rouletabille au cours de ces deux dernières années,mais rien, cependant, rien de tout cela ne pouvait me faire prévoirce qui venait de se passer, et encore moins me l’expliquer. Oùétait Rouletabille ? Je m’en fus à son hôtel, boulevardSaint-Michel, me disant que si, là encore, je ne le trouvais pas,je pourrais, au moins, laisser la lettre de Mme Darzac. Quelle nefut pas ma stupéfaction, en entrant dans l’hôtel, d’y trouver mondomestique portant ma valise ! Je le priai de m’expliquer ceque cela signifiait, et il me répondit qu’il n’en savait rien :qu’il fallait le demander à M. Rouletabille.

Celui-ci, en effet, pendant que je le cherchais partout,excepté, naturellement, chez moi, s’était rendu à mon domicile, ruede Rivoli, s’était fait conduire dans ma chambre par mondomestique, lui avait fait apporter une valise et avaitsoigneusement rempli cette valise de tout le linge nécessaire à unhonnête homme qui se dispose à partir en voyage pour quatre ou cinqjours. Puis, il avait ordonné à mon godiche de transporter ce petitbagage, une heure plus tard, à son hôtel du boul’Mich’. Je ne fisqu’un bond jusqu’à la chambre de mon ami où je le trouvai en traind’empiler méticuleusement dans un sac de nuit des objets detoilette, du linge de jour et une chemise de nuit. Tant que cettebesogne ne fut point terminée, je ne pus rien tirer deRouletabille, car, dans les petites choses de la vie courante, ilétait volontiers maniaque et, en dépit de la modestie de sesressources, tenait à vivre fort correctement, ayant l’horreur detout ce qui touchait de près ou de loin à la bohème. Il daignaenfin m’annoncer que « nous allions prendre nos vacances de Pâques», et que, puisque j’étais libre et que son journal l’Époque luiaccordait un congé de trois jours, nous ne pouvions mieux faire qued’aller nous reposer « au bord de la mer ». Je ne lui répondis mêmepas, tant j’étais furieux de la façon dont il venait de seconduire, et aussi tant je trouvais stupide cette propositiond’aller contempler l’océan ou la Manche par un de ces tempsabominables de printemps qui, tous les ans, pendant deux ou troissemaines, nous font regretter l’hiver. Mais il ne s’émut pointoutre mesure de mon silence, et, prenant ma valise d’une main, sonsac de l’autre, me poussant dans l’escalier, il me fit bientôtmonter dans un fiacre qui nous attendait devant la porte del’hôtel. Une demi-heure plus tard, nous nous trouvions tous deuxdans un compartiment de première classe de la ligne du Nord, quiroulait vers Le Tréport, par Amiens. Comme nous entrions en gare deCreil, il me dit :

« Pourquoi ne me donnez-vous pas la lettre que l’on vous aremise pour moi ? »

Je le regardai. Il avait deviné que Mme Darzac aurait une grandepeine de ne l’avoir point vu au moment de son départ et qu’elle luiécrirait. Ça n’était pas bien malin. Je lui répondis :

« Parce que vous ne le méritez pas. »

Et je lui fis d’amers reproches auxquels il ne prit point garde.Il n’essaya même pas de se disculper, ce qui me mit plus en colèreque tout. Enfin, je lui donnai la lettre. Il la prit, la regarda,en respira le doux parfum. Comme je le considérais avec curiosité,il fronça les sourcils, dissimulant, sous cette mine rébarbative,une émotion souveraine. Mais il ne put finalement me la cacherqu’en s’appuyant le front à la vitre et en s’absorbant dans uneétude approfondie du paysage.

« Eh bien, lui demandai-je, vous ne la lisez pas ?

– Non, me répondit-il, pas ici !… Mais là-bas !… »

Nous arrivâmes au Tréport en pleine nuit noire, après six heuresd’un interminable voyage et par un temps de chien. Le vent de mernous glaçait et balayait le quai désert. Nous ne rencontrâmes qu’undouanier enfermé dans sa capote et dans son capuchon et qui faisaitles cent pas sur le pont du canal. Pas une voiture, naturellement.Quelques papillons de gaz, tremblotant dans leur cage de verre,reflétaient leur éclat falot dans de larges flaques de pluie oùnous pataugions à l’envi, cependant que nous courbions le frontsous la rafale. On entendait au loin le bruit que faisaient, enclaquant sur les dalles sonores, les petits sabots de bois d’uneTréportaise attardée. Si nous ne tombâmes point dans le grand trounoir de l’avant-port, c’est que nous fûmes avertis du danger par lafraîcheur salée qui montait de l’abîme et par la rumeur de lamarée. Je maugréais derrière Rouletabille qui nous dirigeait assezdifficilement dans cette obscurité humide. Cependant il devaitconnaître l’endroit, car nous arrivâmes tout de même, cahin-caha,odieusement giflés par l’embrun, à la porte de l’unique hôtel quireste ouvert, pendant la mauvaise saison, sur la plage.Rouletabille demanda tout de suite à souper et du feu, car nousavions grand-faim et grand froid.

« Ah çà ! lui dis-je, daignerez-vous me faire savoir ce quenous sommes venus chercher dans ce pays, en dehors des rhumatismesqui nous guettent et de la pleurésie qui nous menace ? »

Car Rouletabille, dans le moment, toussait et ne parvenait pointà se réchauffer.

« Oh ! fit-il, je vais vous le dire. Nous sommes venuschercher le parfum de la Dame en noir ! »

Cette phrase me donna si bien à réfléchir que je n’en dormisguère de la nuit. Dehors, le vent de mer hululait toujours,poussant sur la grève sa vaste plainte, puis s’engouffrant tout àcoup dans les petites rues de la ville, comme dans des corridors.Je crus entendre remuer dans la chambre à côté, qui était celle demon ami : je me levai et poussai sa porte. Malgré le froid, malgréle vent, il avait ouvert sa fenêtre, et je le vis distinctement quienvoyait des baisers à l’ombre. Il embrassait la nuit !

Je refermai la porte et revins me coucher discrètement. Lelendemain matin, je fus réveillé par un Rouletabille épouvanté. Safigure marquait une angoisse extrême et il me tendait un télégrammequi lui venait de Bourg et qui lui avait été, sur l’ordre qu’il enavait donné, réexpédié de Paris. Voici la dépêche : « Venezimmédiatement sans perdre une minute. Avons renoncé à notre voyageen Orient et allons rejoindre M. Stangerson à Menton, chez lesRance, aux Rochers Rouges. Que cette dépêche reste secrète entrenous. Il ne faut effrayer personne. Vous prétexterez auprès de nouscongé, tout ce que vous voudrez, mais venez ! Télégraphiez-moiposte restante à Menton. Vite, vite, je vous attends. Votredésespéré, DARZAC. »

Chapitre 3Le parfum

« Eh bien, m’écriai-je, en sautant de mon lit. Ça ne m’étonnepas !…

– Vous n’avez jamais cru à sa mort ? » me demandaRouletabille avec une émotion telle que je ne pouvais pas mel’expliquer, malgré l’horreur qui se dégageait de la situation, enadmettant que nous dussions prendre à la lettre les termes dutélégramme de M. Darzac.

« Pas trop, fis-je. Il avait tant besoin de passer pour mortqu’il a pu faire le sacrifice de quelques papiers, lors de lacatastrophe de La Dordogne. Mais qu’avez-vous, mon ami ?… vousparaissez d’une faiblesse extrême. Êtes-vous malade ?… »

Rouletabille s’était laissé choir sur une chaise. C’est d’unevoix presque tremblante qu’il me confia à son tour qu’il n’avaitcru réellement à sa mort qu’une fois la cérémonie du mariageterminée. Il ne pouvait entrer dans l’esprit du jeune homme queLarsan eût laissé s’accomplir l’acte qui donnait MathildeStangerson à M. Darzac, s’il avait été encore vivant. Larsann’avait qu’à se montrer pour empêcher le mariage ; et, sidangereuse qu’eût été, pour lui, cette manifestation, il n’eûtpoint hésité à se livrer, connaissant les sentiments religieux dela fille du professeur Stangerson, et sachant bien qu’elle n’eûtjamais consenti à lier son sort à un autre homme, du vivant de sonpremier mari, se trouvât-elle même délivrée de celui-ci par la loihumaine ? En vain eût-on invoqué auprès d’elle la nullité dece premier mariage au regard des lois françaises, il n’en restaitpas moins qu’un prêtre avait fait d’elle la femme d’un misérable,pour toujours !

Et Rouletabille, essuyant la sueur qui coulait de son front,ajoutait :

« Hélas ! rappelez-vous, mon ami… aux yeux de Larsan “lepresbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de sonéclat” ! »

Je mis ma main sur la main de Rouletabille. Il avait la fièvre.Je voulus le calmer, mais il ne m’entendait pas :

– Et voilà qu’il aurait attendu après le mariage, quelquesheures après le mariage, pour apparaître, s’écria-t-il. Car, pourmoi, comme pour vous, Sainclair, n’est-ce pas ? la dépêche deM. Darzac ne signifierait rien si elle ne voulait pas dire quel’autre est revenu.

– Évidemment !… Mais M. Darzac a pu se tromper !…

– Oh ! M. Darzac n’est pas un enfant qui a peur… cependant,il faut espérer, il faut espérer, n’est-ce pas, Sainclair ?Qu’il s’est trompé !… Non, non ! ça n’est pas possible,ce serait trop affreux !… trop affreux… Mon ami ! Monami !… oh ! Sainclair, ce serait trop terrible !…»

Je n’avais jamais vu, même au moment des pires événements duGlandier, Rouletabille aussi agité. Il s’était levé, maintenant… ilmarchait dans la chambre, déplaçait sans raison des objets, puis meregardait en répétant : « Trop terrible !… tropterrible ! »

Je lui fis remarquer qu’il n’était point raisonnable de semettre dans un état pareil, à la suite d’une dépêche qui neprouvait rien et pouvait être le résultat de quelque hallucination…Et puis, j’ajoutai que ce n’était pas dans le moment que nousallions sans doute avoir besoin de tout notre sang-froid, qu’ilfallait nous laisser aller à de semblables épouvantes, inexcusableschez un garçon de sa trempe.

« Inexcusables !… Vraiment, Sainclair…inexcusables !…

– Mais, enfin, mon cher… vous me faites peur !… que sepasse-t-il ?

– Vous allez le savoir… La situation est horrible… Pourquoin’est-il pas mort ?

– Et qu’est-ce qui vous dit, après tout, qu’il ne l’est pas.

– C’est que, voyez-vous, Sainclair… Chut !… Taisez-vous…Taisez-vous, Sainclair !… C’est que, voyez-vous, s’il estvivant, moi, j’aimerais autant être mort !

– Fou ! Fou ! Fou ! c’est surtout s’il est vivantqu’il faut que vous soyez vivant, pour la défendre, elle !

– Oh ! oh ! c’est vrai ! Ce que vous venez dedire là, Sainclair !… C’est très exactement vrai !…Merci, mon ami !… Vous avez dit le seul mot qui puisse mefaire vivre : « Elle ! » Croyez-vous cela !… Je nepensais qu’à moi !… Je ne pensais qu’à moi !… »

Et Rouletabille ricana, et, en vérité, j’eus peur, à mon tour,de le voir ricaner ainsi et je le priai, en le serrant dans mesbras, de bien vouloir me dire pourquoi il était si effrayé,pourquoi il parlait de sa mort à lui, pourquoi il ricanaitainsi…

« Comme à un ami, comme à ton meilleur ami, Rouletabille !…Parle, parle ! Soulage-toi !… Dis-moi ton secret !Dis-le moi, puisqu’il t’étouffe !… Je t’ouvre mon cœur… »

Rouletabille a posé sa main sur mon épaule… Il m’a regardéjusqu’au fond des yeux, jusqu’au fond de mon cœur, et il m’a dit:

« Vous allez tout savoir, Sainclair, vous allez en savoir autantque moi, et vous allez être aussi effrayé que moi, mon ami, parceque vous êtes bon, et que je sais que vous m’aimez ! »

Là-dessus, comme je croyais qu’il allait s’attendrir, il seborna à demander l’indicateur des chemins de fer.

« Nous partons à une heure, me dit-il, il n’y a pas de traindirect entre la ville d’Eu et Paris, l’hiver ; nousn’arriverons à Paris qu’à sept heures. Mais nous aurons grandementle temps de faire nos malles et de prendre, à la gare de Lyon, letrain de neuf heures pour Marseille et Menton. »

Il ne me demandait même pas mon avis ; il m’emmenait àMenton comme il m’avait emmené au Tréport ; il savait bien quedans les conjonctures présentes je n’avais rien à lui refuser. Dureste, je le voyais dans un état si anormal que, n’eût-il pointvoulu de moi, je ne l’aurais pas quitté. Et puis, nous entrions enpleines vacations et mes affaires du palais me laissaient touteliberté.

« Nous allons donc à la ville d’Eu ? demandai-je.

– Oui, nous prendrons le train là-bas. Il faut une demi-heure àpeine pour aller en voiture du Tréport à Eu…

– Nous serons restés peu de temps dans ce pays, fis-je.

– Assez, je l’espère… assez pour ce que je suis venu y chercher,hélas !… »

Je pensai au parfum de la Dame en noir, et je me tus. Nem’avait-il point dit que j’allais tout savoir. Il m’emmena sur lajetée. Le vent était encore violent et nous dûmes nous abriterderrière le phare. Il resta un instant songeur et ferma les yeuxdevant la mer.

« C’est ici, finit-il par dire, que je l’ai vue pour la dernièrefois. »

Il regarda le banc de pierre.

« Nous nous sommes assis là ; elle m’a serré sur son cœur.J’étais un tout petit enfant ; j’avais neuf ans… elle m’a ditde rester là, sur ce banc, et puis elle s’en est allée et je nel’ai plus jamais revue… C’était le soir… un doux soir d’été, lesoir de la distribution des prix… Oh ! elle n’avait pasassisté à la distribution, mais je savais qu’elle viendrait lesoir… un soir plein d’étoiles et si clair que j’ai espéré uninstant distinguer son visage. Cependant, elle s’est couverte deson voile en poussant un soupir. Et puis elle est partie. Je nel’ai plus jamais revue.

– Et vous, mon ami ?

– Moi ?

– Oui ; qu’avez-vous fait ? Vous êtes resté longtempssur ce banc ?…

– J’aurais bien voulu… Mais le cocher est venu me chercher et jesuis rentré…

– Où ?

– Eh bien, mais… au collège…

– Il y a donc un collège au Tréport ?

– Non pas, mais il y en a un à Eu… Je suis rentré au collèged’Eu… »

Il me fit signe de le suivre.

« Nous y allons, dit-il… Comment voulez-vous que je sacheici ?… Il y a eu trop de tempêtes !… »

Une demi-heure plus tard nous étions à Eu. Au bas de la rue desmarronniers, notre voiture roula bruyamment sur les pavés durs dela grande place froide et déserte, pendant que le cocher annonçaitson arrivée en faisant claquer son fouet à tour de bras,remplissant la petite ville morte de la musique déchirante de salanière de cuir.

Bientôt, on entendit, par-dessus les toits, sonner une horloge –celle du collège, me dit Rouletabille – et tout se tut. Le cheval,la voiture, s’étaient immobilisés sur la place. Le cocher avaitdisparu dans un cabaret. Nous entrâmes dans l’ombre glacée de lahaute église gothique qui bordait, d’un côté, la grand’place.Rouletabille jeta un coup d’œil sur le château dont on apercevaitl’architecture de briques roses couronnées de vastes toits LouisXIII, façade morne qui semble pleurer ses princes exilés ; ilconsidéra, mélancolique, le bâtiment carré de la mairie quiavançait vers nous la lance hostile de son drapeau sale, lesmaisons silencieuses, le café de Paris – le café de messieurs lesofficiers – la boutique du coiffeur, celle du libraire. N’était-cepoint là qu’il avait acheté ses premiers livres neufs, payés par laDame en noir ?…

« Rien n’est changé !… »

Un vieux chien, sans couleur, sur le seuil du libraire,allongeait son museau paresseux sur ses pattes gelées.

« C’est Cham ! fit Rouletabille. Oh ! je le reconnaisbien !…

C’est Cham ! C’est mon bon Cham ! »

Et il l’appela :

« Cham ! Cham !… »

Le chien se souleva, tourné vers nous, écoutant cette voix quil’appelait. Il fit quelques pas difficiles, nous frôla, et retournas’allonger sur son seuil, indifférent.

« Oh ! dit Rouletabille, c’est lui !… Mais il ne mereconnaît plus… »

Il m’entraîna dans une ruelle qui descendait une pente rapide,pavée de cailloux pointus. Il me tenait par la main et je sentaistoujours sa fièvre. Nous nous arrêtâmes bientôt devant un petittemple de style jésuite qui dressait devant nous son porche orné deces demi-cercles de pierre, sortes de « consoles renversées », quisont le propre d’une architecture qui n’a contribué en rien à lagloire du dix-septième siècle. Ayant poussé une petite porte basse,Rouletabille me fit entrer sous une voûte harmonieuse au fond delaquelle sont agenouillées, sur la pierre de leurs tombeaux vides,les magnifiques statues de marbre de Catherine de Clèves et deGuise le Balafré.

« La chapelle du collège », me dit tout bas le jeune homme.

Il n’y avait personne dans cette chapelle.

Nous l’avons traversée en hâte. Sur la gauche, Rouletabillepoussa très doucement un tambour qui donnait sur une sorted’auvent.

« Allons, fit-il tout bas, tout va bien. Comme cela nous seronsentrés dans le collège et le concierge ne m’aura pas vu.Certainement, il m’aurait reconnu !

– Quel mal y aurait-il à cela ? »

Mais justement, un homme, tête nue, un trousseau de clefs à lamain, passa devant l’auvent et Rouletabille se rejeta dansl’ombre.

« C’est le père Simon ! Ah ! comme il a vieilli !Il n’a plus de cheveux. Attention !… c’est l’heure où il vabalayer l’étude des petits… Tout le monde est en classe en cemoment… Oh ! nous allons être bien libres ! Il ne resteplus que la mère Simon dans sa loge, à moins qu’elle ne soit morte…En tout cas, d’ici elle ne nous verra pas… Mais attendons !…Voilà que le père Simon revient !… »

Pourquoi Rouletabille tenait-il tant à se dissimuler ?Pourquoi ? Décidément, je ne savais rien de ce garçon que jecroyais si bien connaître ! Chaque heure passée avec lui meréservait toujours une surprise. En attendant que le père Simonnous laissât le champ libre, Rouletabille et moi parvînmes à sortirde l’auvent sans être aperçus et, dissimulés dans le coin d’unepetite cour-jardin, derrière des arbrisseaux, nous pouvionsmaintenant, penchés au-dessus d’une rampe de briques, contempler àl’aise, au-dessous de nous, les vastes cours et les bâtiments ducollège que nous dominions de notre cachette. Rouletabille meserrait le bras comme s’il avait peur de tomber…

« Mon Dieu ! fit-il, la voix rauque… tout cela a étébouleversé ! On a démoli la vieille étude « où j’ai retrouvéle couteau », et le préau dans lequel « il avait caché l’argent » aété transporté plus loin… Mais les murs de la chapelle n’ont pointchangé de place, eux !… Regardez, Sainclair,penchez-vous ; cette porte qui donne dans les sous-sols de lachapelle, c’est la porte de la petite classe. Je l’ai franchiecombien de fois, mon Dieu ! Quand j’étais tout petit enfant…Mais jamais, jamais je ne sortais de là aussi joyeux, même auxheures des plus folles récréations, que lorsque le père Simonvenait me chercher pour aller au parloir où m’attendait la Dame ennoir !… Pourvu, mon Dieu ! qu’on n’ait point touché auparloir !… »

Et il risqua un coup d’œil en arrière, avança la tête.

« Non ! non !… Tenez, le voilà, le parloir !… Àcôté de la voûte… c’est la première porte à droite… c’est làqu’elle venait… c’est là… Nous allons y aller tout à l’heure, quandle père Simon sera descendu… »

Et il claquait des dents…

« C’est fou, dit-il, je crois que je vais devenir fou… Qu’est-ceque vous voulez ? C’est plus fort que moi, n’est-cepas ?… L’idée que je vais revoir le parloir… où ellem’attendait… Je ne vivais que dans l’espoir de la voir, et, quandelle était partie, malgré que je lui promettais toujours d’êtreraisonnable, je tombais dans un si morne désespoir que, chaquefois, on craignait pour ma santé. On ne parvenait à me faire sortirde ma prostration qu’en m’affirmant que je ne la verrais plus si jetombais malade. Jusqu’à la visite suivante, je restais avec sonsouvenir et avec son parfum. N’ayant jamais pu distinctement voirson cher visage, et m’étant enivré jusqu’à en défaillir,lorsqu’elle me serrait dans ses bras, de son parfum, je vivaismoins avec son image qu’avec son odeur. Les jours qui suivaient savisite, je m’échappais de temps en temps, pendant les récréations,jusqu’au parloir, et, lorsque celui-ci était vide, commeaujourd’hui, j’aspirais, je respirais religieusement cet airqu’elle avait respiré, je faisais provision de cette atmosphère oùelle avait un instant passé, et je sortais, le cœur embaumé…C’était le plus délicat, le plus subtil et certainement le plusnaturel, le plus doux parfum du monde et j’imaginais bien que je nele rencontrerais plus jamais, jusqu’à ce jour que je vous ai dit,Sainclair… vous vous rappelez… le jour de la réception àl’Élysée…

– Ce jour-là, mon ami, vous avez rencontré MathildeStangerson…

– C’est vrai !… » répondit-il d’une voix tremblante…

… Ah ! si j’avais su à ce moment que la fille duprofesseur Stangerson, lors de son premier mariage en Amérique,avait eu un enfant, un fils qui aurait dû, s’il était vivantencore, avoir l’âge de Rouletabille, peut-être, après le voyage quemon ami avait fait là-bas et où il avait été certainementrenseigné, peut-être eussé-je enfin compris son émotion, sa peine,le trouble étrange qu’il avait à prononcer ce nom de MathildeStangerson dans ce collège où venait autrefois la Dame ennoir !

Il y eut un silence que j’osai troubler.

« Et vous n’avez jamais su pourquoi la Dame en noir n’était plusrevenue ?

– Oh ! fit Rouletabille, je suis sûr que la Dame en noirest revenue… Mais c’est moi qui étais parti !…

– Qui est-ce qui était venu vous chercher ?

– Personne !… je m’étais sauvé !…

– Pourquoi ?… Pour la chercher ?

– Non ! non !… pour la fuir !… pour la fuir, vousdis-je, Sainclair !… Mais elle est revenue !… je suis sûrqu’elle est revenue !…

– Elle a dû être désespérée de ne plus vous retrouver !… »Rouletabille leva les bras vers le ciel, secoua la tête.

« Est-ce que je sais ?… Peut-on savoir ?… Ah ! jesuis bien malheureux !… Chut ! mon ami !…chut !… le père Simon… là… Il s’en va… enfin !…Vite !… au parloir !… »

Nous y fûmes en trois enjambées. C’était une pièce banale, assezgrande, avec de pauvres rideaux blancs à ses fenêtres nues. Elleétait meublée de six chaises de paille alignées contre lesmurailles, d’une glace au-dessus de la cheminée et d’une pendule.Il faisait là-dedans assez sombre.

En entrant dans cette pièce, Rouletabille se découvrit avec unde ces gestes de respect et de recueillement que l’on n’a, àl’ordinaire, qu’en pénétrant dans un endroit sacré. Il était devenutrès rouge, s’avançait à petits pas, très embarrassé, roulant sacasquette de voyage entre ses doigts. Il se tourna vers moi et,tout bas, plus bas encore qu’il ne m’avait parlé dans lachapelle…

« Oh ! Sainclair ! le voilà, le parloir !… Tenez,touchez mes mains, je brûle… je suis rouge, n’est-ce pas ?…J’étais toujours rouge quand j’entrais ici et que je savais quej’allais l’y trouver !… Certainement, j’ai couru… je suisessoufflé… Je n’ai pas pu attendre, n’est-ce pas ?… Oh !mon cœur, mon cœur qui bat comme quand j’étais tout petit… Tenez,j’arrivais ici… là, là !… à la porte, et puis je m’arrêtais,tout honteux… Mais j’apercevais son ombre noire dans le coin ;elle me tendait silencieusement les bras et je m’y jetais, et toutde suite, en nous embrassant, nous pleurions !… C’étaitbon ! C’était ma mère, Sainclair !… Oh ! ce n’estpas elle qui me l’a dit ; au contraire, elle, elle me disaitque ma mère était morte et qu’elle était une amie de ma mère…Seulement, comme elle me disait aussi de l’appeler : « maman !» et qu’elle pleurait quand je l’embrassais, je sais bien quec’était ma mère… Tenez, elle s’asseyait toujours là, dans ce coinsombre, et elle venait à la tombée du jour, quand on n’avait pasencore allumé, dans le parloir… En arrivant, elle déposait, sur lerebord de cette fenêtre, un gros paquet blanc, entouré d’uneficelle rose. C’était une brioche. J’adore les brioches,Sainclair !… »

Et Rouletabille ne put plus se retenir. Il s’accouda à lacheminée et il pleura, pleura… Quand il fut un peu soulagé, ilreleva la tête, me regarda et me sourit tristement. Et puis, ils’assit, très las. Je n’avais garde de lui adresser la parole. Jesentais si bien que ce n’était pas avec moi qu’il causait, maisavec ses souvenirs…

Je le vis qui sortait de sa poitrine la lettre que je lui avaisremise et, les mains tremblantes, il la décacheta. Il la lutlentement. Soudain, sa main retomba, et il poussa un gémissement.Lui, tout à l’heure si rouge était devenu si pâle… si pâle qu’oneût dit que tout son sang s’était retiré de son cœur. Je fis unmouvement, mais son geste m’interdit de l’approcher. Et puis, ilferma les yeux.

J’aurais pu croire qu’il dormait. Je m’éloignai tout doucementalors, sur la pointe des pieds, comme on fait dans la chambre d’unmalade. J’allai m’appuyer à une croisée qui donnait sur une petitecour habitée par un grand marronnier. Combien de temps restai-je làà considérer ce marronnier ? Est-ce que je sais ?… Est-ceque je sais seulement ce que nous aurions répondu à quelqu’un de lamaison qui fût entré dans le parloir, à ce moment ? Jesongeais obscurément à l’étrange et mystérieuse destinée de monami… À cette femme qui était peut-être sa mère et qui, peut-être,ne l’était pas !… Rouletabille était alors si jeune… Il avaittant besoin d’une mère qu’il s’en était peut-être, dans sonimagination, donné une… Rouletabille !… quel autre nom luiconnaissions-nous ?… Joseph Joséphin… C’était sans doute sousce nom-là qu’il avait fait ses premières études, ici… JosephJoséphin, comme le disait le rédacteur en chef de l’Époque : « Çan’est pas un nom, ça ! » Et, maintenant, qu’était-il venufaire ici ? Rechercher la trace d’un parfum !… Revivre unsouvenir ?… une illusion ?…

Je me retournai au bruit qu’il fit. Il était debout ; ilparaissait très calme ; il avait cette figure soudainementrassérénée de ceux qui viennent de remporter une grande victoireintérieure.

« Sainclair, il faut nous en aller, maintenant… Allons-nous-en,mon ami !… Allons-nous-en !… »

Et il quitta le parloir sans même regarder derrière lui. Je lesuivais. Dans la rue déserte où nous parvînmes sans avoir étéremarqués, je l’arrêtai et je lui demandai, anxieux :

« Eh bien, mon ami… Avez-vous retrouvé le parfum de la Dame ennoir ?… »

Certes ! il vit bien qu’il y avait dans ma question toutmon cœur, plein de l’ardent désir que cette visite aux lieux de sonenfance lui rendît un peu la paix de l’âme.

« Oui, fit-il, très grave… Oui, Sainclair… je l’ai retrouvé…»

Et il me montra la lettre de la fille du professeur Stangerson.Je le regardais, hébété, ne comprenant pas… puisque je ne savaispas… Alors, il me prit les deux mains et, les yeux dans les yeux,il me dit :

« Je vais vous confier un grand secret, Sainclair… le secret dema vie et peut-être, un jour, le secret de ma mort… Quoi qu’ilarrive, il mourra avec vous et avec moi !… Mathilde Stangersonavait un enfant… un fils… ce fils est mort, est mort pour tous,excepté pour vous et pour moi !… »

Je reculai, frappé de stupeur, étourdi, sous une pareillerévélation… Rouletabille, le fils de Mathilde Stangerson !… Etpuis, tout à coup, j’eus un choc plus violent encore… Maisalors !… Mais alors !… Rouletabille était le fils deLarsan !

Oh !… Je comprenais, maintenant, toutes les hésitations deRouletabille… Je comprenais pourquoi, ce matin, mon ami, dans saprescience de la vérité, disait : « Pourquoi n’est-il pasmort ? S’il est vivant, moi, j’aimerais autant êtremort ! »

Rouletabille lut certainement cette phrase dans mes yeux et ilfit simplement un signe qui voulait dire : « C’est cela, Sainclair,maintenant, vous y êtes ! »

Puis il finit sa pensée tout haut :

« Silence ! »

Arrivés à Paris, nous nous sommes séparés pour nous retrouver àla gare. Là, Rouletabille me tendit une nouvelle dépêche qui venaitde Valence et qui était signée du professeur Stangerson. En voicile texte : « M. Darzac me dit que vous avez quelques jours decongé. Nous serions tous très heureux si vous pouviez venir lespasser parmi nous. Nous vous attendons aux Rochers Rouges chez MrArthur Rance, qui sera enchanté de vous présenter à sa femme. Mafille serait bien heureuse aussi de vous voir. Elle joint sesinstances aux miennes. Amitiés. »

Enfin, alors que nous montions dans le train, le concierge del’hôtel de Rouletabille se précipitait sur le quai et nousapportait une troisième dépêche. Elle venait, celle-là, de Menton,et elle était signée de Mathilde. Elle ne portait que ces deux mots: « Au secours ! »

Chapitre 4En route

Maintenant, je sais tout. Rouletabille vient de me raconter sonextraordinaire et aventureuse enfance, et je sais aussi pourquoi ilne redoute rien tant à cette heure que de voir Mme Darzac pénétrerle mystère qui les sépare. Je n’ose plus rien dire, rien conseillerà mon ami. Ah ! le malheureux pauvre gosse !… Quand ileut lu cette dépêche : « Au secours ! » il la porta à seslèvres, et puis, me broyant la main, il dit : « Si j’arrive troptard, je nous vengerai ! » Ah ! l’énergie froide etsauvage de cela ! De temps en temps, un geste trop brusquetrahit la passion de son âme, mais en général il est calme. Commeil est calme maintenant, affreusement !… Quelle résolutiona-t-il donc prise dans le silence du parloir, alors qu’il se tenaitimmobile et les yeux clos dans le coin où s’asseyait la Dame ennoir ?…

… Pendant que nous roulons vers Lyon et que Rouletabillerêve, étendu, tout habillé, sur sa couchette, je vous dirai donccomment et pourquoi l’enfant s’était échappé du collège d’Eu, et cequ’il en advint.

Rouletabille s’était enfui du collège comme un voleur ! Iln’est point besoin de chercher d’autre expression, puisqu’il étaitbien accusé de vol ! Voici toute l’affaire : étant âgé de neufans, – il était déjà d’une intelligence extraordinairement précoceet porté à la résolution des problèmes les plus bizarres, les plusdifficiles. D’une force de logique surprenante, quasi incomparableà cause de sa simplicité et de l’unité sommaire de sonraisonnement, il étonnait son professeur de mathématiques par sonmode philosophique de travail. Il n’avait jamais pu apprendre satable de multiplication et comptait sur ses doigts. Il faisaitfaire ordinairement ses opérations par ses camarades, comme ondonne une vulgaire besogne à accomplir à un domestique… Mais,auparavant, il leur avait indiqué la marche du problème. Ignorantencore les principes de l’algèbre classique, il avait inventé pourson usage personnel une algèbre, faite de signes bizarres rappelantl’écriture cunéiforme, à l’aide de laquelle il marquait toutes lesétapes de son raisonnement mathématique, et il était arrivé ainsi àinscrire des formules générales qu’il était le seul à comprendre.Son professeur le comparait avec orgueil à Pascal trouvant toutseul, en géométrie, les premières propositions d’Euclide. Ilappliquait à la vie quotidienne cette admirable faculté deraisonner. Et cela, matériellement et moralement, c’est-à-dire, parexemple, qu’un acte ayant été commis, farce d’écolier, scandale,dénonciation ou rapportage, par un inconnu parmi dix personnagesqu’il connaissait, il dégageait presque fatalement cet inconnud’après les données morales qu’on lui avait fournies ou que sesobservations personnelles lui avaient procurées. Ceci pour lemoral ; et pour le matériel, rien ne lui semblait plus simpleque de retrouver un objet caché ou perdu… ou dérobé… C’est làsurtout qu’il déployait une invention merveilleuse, comme si lanature, dans son incroyable équilibre, après avoir créé un père quiétait le mauvais génie du vol, avait voulu en faire naître un filsqui eût été le bon génie des volés.

Cette étrange aptitude, après lui avoir valu, en plusieurscirconstances amusantes, à propos d’objets chipés, quelques succèsd’estime dans le personnel du collège, devait un jour lui êtrefatale. Il découvrit d’une façon si anormale une petite sommed’argent qui avait été volée au surveillant général, que nul nevoulut croire que cette découverte était uniquement due à sonintelligence et à sa perspicacité. Cette hypothèse parut à tous, detoute évidence, impossible ; et il finit bientôt, grâce à unemalheureuse coïncidence d’heure et de lieu, par passer pour levoleur. On voulut lui faire avouer sa faute ; il s’en défenditavec une énergie indignée qui lui valut une punition sévère ;le principal fit une enquête où Joseph Joséphin fut desservi, avecla lâcheté coutumière aux enfants, par ses petits camarades.Certains se plaignaient qu’on leur dérobait depuis quelque tempsdes livres, des objets scolaires, et accusèrent formellement celuiqu’ils voyaient déjà accablé. Le fait qu’on ne lui connaissaitpoint de parents et qu’on ignorait « d’où il venait » lui fut, plusque jamais, dans ce petit monde, reproché comme un crime. Quand ilsparlèrent de lui, ils dirent : « le voleur ». Il se battit et ileut le dessous, car il n’était point très fort. Il était désespéré.Il eût voulu mourir. Le principal, qui était le meilleur deshommes, persuadé malheureusement qu’il avait affaire à une petitenature vicieuse sur laquelle il fallait produire une impressionprofonde, en lui faisant comprendre toute l’horreur de son acte,imagina de lui dire que, s’il n’avouait point le vol, il ne leconserverait point plus longtemps, et qu’il était décidé, du reste,à écrire le jour même à la personne qui s’intéressait à lui, à MmeDarbel – c’était le nom qu’elle avait donné – pour qu’elle vînt lechercher. L’enfant ne répondit point et se laissa reconduire dansla petite chambre où il avait été confiné. Le lendemain, on l’ychercha en vain. Il s’était enfui. Il avait réfléchi que leprincipal à qui il avait été confié depuis les plus tendres annéesde son enfance – si bien qu’il ne se rappelait guère d’une façon unpeu précise d’autre cadre à sa petite vie que celui du collège –s’était toujours montré bon pour lui et qu’il ne le traitait de lasorte que parce qu’il croyait à sa culpabilité. Il n’y avait doncpoint de raison pour que la Dame en noir ne crût point, elle aussi,qu’il avait volé. Passer pour un voleur auprès de la Dame en noir,plutôt la mort ! Et il s’était sauvé, en sautant, la nuit,par-dessus le mur du jardin. Il avait couru tout de suite au canaldans lequel, en sanglotant, après une pensée suprême donnée à laDame en noir, il s’était jeté. Heureusement, dans son désespoir, lepauvre enfant avait oublié qu’il savait nager.

Si j’ai rapporté assez longuement cet incident de l’enfance deRouletabille, c’est que je suis sûr que, dans sa situationactuelle, on en comprendra toute l’importance. Alors qu’il ignoraitqu’il était le fils de Larsan, Rouletabille ne pouvait déjà songerà ce triste épisode sans être déchiré par l’idée que la Dame ennoir avait pu croire, en effet, qu’il était un voleur, mais depuisqu’il s’imaginait avoir la certitude – imagination trop fondée,hélas ! – du lien naturel et légal qui l’unissait à Larsan,quelle douleur, quelle peine infinie devait être la sienne !Sa mère, en apprenant l’événement, avait dû penser que lescriminels instincts du père revivraient dans le fils et peut-être…– et peut-être – idée plus cruelle que la mort elle-même,s’était-elle réjouie de sa mort !

Car il passa pour mort. On retrouva toutes les traces de safuite jusqu’au canal, et on repêcha son béret. En réalité, commentvécut-il ? De la façon la plus singulière. Au sortir de sonbain et, bien décidé à fuir le pays, ce gamin, que l’on recherchaitpartout, dans le canal et hors du canal, imagina une façon bienoriginale de traverser toute la contrée sans être inquiété.Cependant, il n’avait pas lu La Lettre volée. Son génie le servit.Il raisonna, comme toujours. Il connaissait, pour les avoir entendusouvent raconter, ces histoires de gamins, petits diables etmauvaises têtes, qui se sauvaient de chez leurs parents pour courirles aventures, se cachant le jour dans les champs et dans les bois,marchant la nuit, et vite retrouvés d’ailleurs par les gendarmes ouforcés de revenir au logis parce qu’ils manquaient bientôt de toutet qu’ils n’osaient demander à manger au long de la route qu’ilssuivaient et qui était trop surveillée. Notre petit Rouletabille,lui, dormit, comme tout le monde, la nuit, et marcha au grand joursans se cacher de personne. Seulement, après avoir fait sécher sesvêtements – on commençait à entrer heureusement dans la bonnesaison et il n’eut point à souffrir du froid – il les mit enpièces. Il en fit des loques dont il se couvrit et, ostensiblement,il mendia, sale et déguenillé, il tendait la main, affirmant auxpassants que, s’il ne rapportait point des sous, ses parents lebattraient. Et on le prenait pour quelque enfant de bohémiens dontil se trouvait toujours quelque voiture dans les environs. Bientôtce fut l’époque des fraises des bois. Il en cueillit et en venditdans de petits paniers de feuillages. Et il m’avoua que, s’iln’avait pas été travaillé par l’affreuse pensée que la Dame en noirpouvait croire qu’il était un voleur, il aurait conservé de cettepériode de sa vie le plus heureux souvenir. Son astuce et sonnaturel courage le servirent pendant toute cette expédition quidura des mois. Où allait-il ? à Marseille ! C’était sonidée.

Il avait vu, dans un livre de géographie, des vues du midi, etjamais il n’avait regardé ces gravures sans pousser un soupir ensongeant qu’il ne connaîtrait peut-être jamais ce pays enchanté. Àforce de vivre comme un bohémien, il fit la connaissance d’unepetite caravane de romanichels qui suivait la même route que lui etqui se rendait aux Saintes-Maries-de-la-Mer – dans la Crau – pourélire leur roi. Il rendit à ces gens quelques services, sut leurplaire, et ceux-ci, qui n’ont point coutume de demander auxpassants leurs papiers, ne voulurent point en savoir davantage. Ilspensèrent que, victime de mauvais traitements, l’enfant s’étaitenfui de quelque baraque de saltimbanques et ils le gardèrent aveceux. Ainsi parvint-il dans le midi. Aux environs d’Arles, il lesquitta et arriva enfin à Marseille. Là, ce fut le paradis… unéternel été et… le port ! Le port était d’une ressourceinépuisable pour les petits vauriens de la ville. Ce fut un trésorpour Rouletabille. Il y puisa, comme il lui plaisait, au fur et àmesure de ses besoins, qui n’étaient point grands. Par exemple, ilse fit « pêcheur d’oranges ». C’est dans le moment qu’il exerçaitcette lucrative profession qu’il fit connaissance, un beau matin,sur les quais, d’un journaliste de Paris, M. Gaston Leroux, etcette rencontre devait avoir par la suite une telle influence surla destinée de Rouletabille que je ne crois point superflu dedonner ici l’article où le rédacteur du Matin a rapporté cettemémorable entrevue :

 

Le petit pêcheur d’oranges

 

Comme le soleil, perçant enfin un ciel de nuées, frappait de sesrayons obliques la robe d’or de Notre-Dame-de-la-Garde, jedescendis vers les quais. Les grandes dalles en étaient humidesencore, et, sous nos pas, nous renvoyaient notre image. Le peupledes matelots, des débardeurs et des portefaix, s’agitait autour despoutres venues des forêts du nord, actionnait les poulies et tiraitsur les câbles. Le vent âpre du large, se glissant sournoisemententre la tour Saint-Jean et le fort Saint-Nicolas, étalait sa rudecaresse sur les eaux frissonnantes du vieux port. Flanc à flanc,hanche à hanche, les petites barques se tendaient les bras oùs’enroulait la voile latine, et dansaient en cadence. À côtéd’elles, fatiguées des roulis lointains, lasses d’avoir tanguépendant des jours et des nuits sur des mers inconnues, les lourdescarènes reposaient pesamment, étirant vers les cieux en loquesleurs grands mâts immobiles. Mon regard, à travers la forêtaérienne des vergues et des hunes, alla jusqu’à la tour qui attestequ’il y a vingt-cinq siècles des enfants de l’antique Phocéejetèrent l’ancre sur cette côte heureuse, et qu’ils venaient desroutes liquides d’Ionie. Puis mon attention retourna à la dalle desquais, et j’aperçus le petit pêcheur d’oranges.

Il était debout, cambré dans les lambeaux d’une jaquette qui luibattait les talons, nu-tête et pieds nus, la chevelure blonde etles yeux noirs ; et je crois bien qu’il avait neuf ans. Unecorde passée en bretelle sur l’épaule soutenait à son côté un sacde toile. Son poing gauche était campé à la taille, et de la maindroite il s’appuyait à un bâton, long trois fois comme lui, qui seterminait tout là-haut par une petite rondelle de liège. L’enfantétait immobile et contemplatif. Alors je lui demandai ce qu’ilfaisait là. Il me répondit qu’il était pêcheur d’oranges.

Il paraissait très fier d’être pêcheur d’oranges et négligea deme demander des sous comme font les petits vauriens sur les ports.Je lui parlai encore ; mais cette fois il garda le silence,car il considérait attentivement l’eau. Nous étions entre la finetaille du Fides, venu de Castellamare, et le beaupré d’untrois-mâts-goélette venu de Gênes. Plus loin, deux tartanesarrivées le matin des Baléares arrondissaient leurs ventres, et jevis que ces ventres étaient pleins d’oranges, car ils en perdaientde toutes parts. Les oranges nageaient sur les eaux ; la houlelégère les portait vers nous à petites vagues. Mon pêcheur sautadans un canot, courut à la proue, et, armé de son bâton couronné deliège, attendit. Puis il pêcha. Le liège de son bâton amena uneorange, deux, trois, quatre. Elles disparurent dans le sac. Il enpêcha une cinquième, sauta sur le quai et ouvrit la pomme d’or. Ilplongea son petit museau dans la pelure entrouverte et dévora.

« Bon appétit ! lui fis-je.

– Monsieur, me répondit-il, tout barbouillé de jus vermeil, moi,je n’aime que les fruits.

– Ça tombe bien, répliquai-je ; mais quand il n’y a pasd’oranges ?

– Je travaille au charbon. »

Et sa menotte, s’étant engouffrée dans le sac, en sortit avec unénorme morceau de charbon.

Le jus de l’orange avait coulé sur la guenille de sa jaquette.Cette guenille avait une poche. Le petit sortit de la poche unmouchoir inénarrable et, soigneusement, essuya sa guenille. Puis ilremit avec orgueil son mouchoir dans sa poche.

« Qu’est-ce que fait ton père ? demandai-je.

– Il est pauvre.

– Oui, mais qu’est-ce qu’il fait ? »

Le pêcheur d’oranges eut un mouvement d’épaules.

« Il ne fait rien, puisqu’il est pauvre ! »

Mon questionnaire sur sa généalogie n’avait point l’air de luiplaire.

Il fila le long du quai et je le suivis ; nous arrivâmesainsi au « gardiennage », petit carré de mer où l’on tient en gardeles petits yachts de plaisance, les petits bateaux bien propresd’acajou ciré, les petits navires d’une toilette irréprochable. Mongamin les considérait d’un œil connaisseur et prenait à cetteinspection un vif plaisir. Une embarcation jolie, toute sa voiledehors – elle n’en avait qu’une – accosta. Cette voile étaitimmaculée, gonflait son albe triangle, éclatant dans le radieuxsoleil.

« Voilà du beau linge ! » fit mon bonhomme.

Là-dessus, il marcha dans une flaque, et sa jaquette, quidécidément le préoccupait au-dessus de toutes choses, en fut toutéclaboussée. Quel désastre ! Il en aurait pleuré. Vite, ilsortit son mouchoir et essuya, essuya, puis il me regarda d’un œilsuppliant et me dit :

« Monsieur ! je ne suis pas sale par derrière ?… » Jelui en donnai ma parole d’honneur. Alors, confiant, il remit encoreune fois son mouchoir dans sa poche. À quelques pas de là, sur letrottoir qui longe les vieilles maisons jaunes ou rouges ou bleues,les maisons dont les fenêtres étalent la lessive des chiffonsmulticolores, il y avait, derrière des tables, des marchandes demoules. Les petites tables étalaient les moules, un couteaurouillé, un flacon de vinaigre.

Comme nous arrivions devant les marchandes et que les moulesétaient fraîches et tentantes, je dis au pêcheur d’oranges :

« Si tu n’aimais pas que les fruits, je pourrais t’offrir unedouzaine de moules. »

Ses yeux noirs brillaient de désir et nous nous mîmes, tousdeux, à manger des moules. La marchande nous les ouvrait et nousdégustions. Elle voulut nous servir du vinaigre, mais mon compagnonl’arrêta d’un geste impérieux. Il ouvrit son sac, tâtonna, etsortit triomphalement un citron. Le citron, ayant voisiné avec lemorceau de charbon, était passé au noir. Mais son propriétairereprit son mouchoir et essuya. Puis il coupa le fruit et m’enoffrit la moitié, mais j’aime les moules pour elles-mêmes et je leremerciai.

Après déjeuner, nous revînmes sur le quai. Le pêcheur d’orangesme demanda une cigarette qu’il alluma avec une allumette qu’ilavait dans une autre poche de sa jaquette.

Alors, la cigarette aux lèvres, lançant vers le ciel desbouffées comme un homme, le bambin se campa sur une dalle au-dessusde l’eau, et, le regard fixé tout là-haut surNotre-Dame-de-la-Garde, il se mit dans la position du gamin célèbrequi fait le plus bel ornement de Bruxelles. Il ne perdait pas unpouce de sa taille, était très fier et semblait vouloir emplir leport.

GASTON LEROUX.

Le surlendemain, Joseph Joséphin retrouvait sur le port M.Gaston Leroux qui venait à lui le journal à la main. Le gamin lutl’article et le journaliste lui donna une belle pièce de cent sous.Rouletabille ne fit aucune difficulté pour l’accepter. Il trouvamême ce don fort naturel. « Je prends votre pièce, dit-il à GastonLeroux, à titre de collaborateur. » Avec ces cent sous, il s’achetaune magnifique boîte à cirer avec tous ses accessoires, et il allas’installer en face de Brégaillon. Pendant deux ans, il s’emparades pieds de tous ceux qui venaient manger en cet endroit latraditionnelle bouillabaisse. Entre deux cirages, il s’asseyait sursa boîte et lisait. Avec le sentiment de la propriété qu’il avaittrouvé au fond de sa boîte, l’ambition lui était venue. Il avaitreçu une trop bonne éducation et une trop bonne instructionprimaire pour ne point comprendre que, s’il n’achevait pas lui-mêmece que d’autres avaient si bien commencé, il se privait de lameilleure chance qui lui restait de se faire une situation dans lemonde.

Les clients finirent par s’intéresser à ce petit décrotteur quiavait toujours sur sa boîte quelques bouquins d’histoire ou demathématique et un armateur le prit si bien en amitié qu’il luidonna une place de groom dans ses bureaux.

Bientôt Rouletabille fut promu à la dignité de rond de cuir etput faire quelques économies. À seize ans, ayant un peu d’argent enpoche, il prenait le train pour Paris. Qu’allait-il y faire ?Y chercher la Dame en noir. Pas un jour il n’avait cessé de penserà la mystérieuse visiteuse du parloir et, bien qu’elle ne lui eûtjamais dit qu’elle habitât la capitale, il était persuadé qu’aucuneautre ville du monde n’était digne de posséder une dame qui avaitun aussi joli parfum. Et puis, les petits collégiens eux-mêmes quiavaient pu apercevoir sa silhouette élégante quand elle se glissaitdans le parloir, ne disaient-ils point : « Tiens ! LaParisienne est venue aujourd’hui ! » Il eût été difficile depréciser l’idée de derrière la tête de Rouletabille, et peut-êtrebien l’ignorait-il lui-même. Son désir était-il simplement de «voir » la Dame en noir, de la regarder passer de loin comme undévot regarde passer une sainte image ? Oserait-ill’aborder ? L’affreuse histoire de vol dont l’importancen’avait fait que grandir dans l’imagination de Rouletabillen’était-elle point toujours entre eux comme une barrière qu’iln’avait pas le droit de franchir ? Peut-être bien… peut-êtrebien, mais enfin il voulait la voir, de cela seulement il étaittout à fait sûr.

Sitôt débarqué dans la capitale, il alla trouver M. GastonLeroux et s’en fit reconnaître, et puis il lui déclara que, ne sesentant aucun goût bien précis pour un métier quelconque, ce quiétait tout à fait fâcheux pour une créature ardente au travailcomme la sienne, il avait résolu de se faire journaliste et il luidemanda, tout de go, une place de reporter. Gaston Leroux tenta dele détourner d’un aussi funeste projet, mais en vain. C’est alorsque, de guerre lasse, il lui dit :

« Mon petit ami, puisque vous n’avez rien à faire, tâchez doncde trouver « le pied gauche de la rue Oberkampf ».

Et il le quitta sur ces mots bizarres qui donnèrent à réfléchirau pauvre Rouletabille que ce galapias de journaliste se moquait delui. Cependant, ayant acheté les feuilles, il lut que le journall’Époque offrait une honnête récompense à qui lui rapporterait ledébris humain qui manquait à la femme coupée en morceaux de la rueOberkampf. Le reste, nous le connaissons.

Dans Le Mystère de la Chambre Jaune, j’ai raconté commentRouletabille se manifesta à cette occasion et de quelle façon aussilui fut révélée du même coup, à lui-même, sa singulière professionqui devait être toute sa vie de commencer à raisonner quand lesautres avaient fini.

J’ai dit par quel hasard il fut conduit un soir à l’Élysée où ilsentit passer le parfum de la Dame en noir. Il s’aperçut alorsqu’il suivait Mlle Stangerson. Qu’ajouterais-je de plus ? Desconsidérations sur les émotions qui ont assailli Rouletabille àpropos de ce parfum lors des événements du Glandier et surtoutdepuis son voyage en Amérique ! On les devine. Toutes seshésitations, toutes ses « sautes » d’humeur, qui donc maintenant neles comprendrait pas ? Les renseignements rapportés par lui deCincinnati sur l’enfant de celle qui avait été la femme de JeanRoussel avaient dû être suffisamment explicites pour lui donner àpenser qu’il pouvait bien être cet enfant-là, pas assez cependantpour qu’il pût en être sûr ! Cependant son instinct le portaitsi victorieusement vers la fille du professeur qu’il avait toutesles peines du monde parfois à ne point se jeter à son cou, à seretenir de la presser dans ses bras et de lui crier : « Tu es mamère ! Tu es ma mère ! » Et il se sauvait, comme ils’était sauvé de la sacristie pour ne point laisser échapper en uneseconde d’attendrissement ce secret qui le brûlait depuis desannées !… Et puis, en vérité, il avait peur !… Si elleallait le rejeter !… le repousser !… l’éloigner avechorreur !… lui, le petit voleur du collège d’Eu ! Lui… lefils de Roussel-Ballmeyer !… lui l’héritier des crimes deLarsan !… S’il allait ne plus la revoir, ne plus vivre à sescôtés, ne plus la respirer, elle et son cher parfum, le parfum dela Dame en noir !… Ah ! comme il lui avait fallucombattre, à cause de cette vision effroyable, le premier mouvementqui le poussait à lui demander chaque fois qu’il la voyait : «Est-ce toi ? Est-ce toi la Dame en noir ? » Quant à elle,elle l’avait aimé tout de suite, mais à cause de sa conduite auGlandier sans doute… Si c’était vraiment elle, elle devait lecroire mort, lui !… Et si ce n’était pas elle, … si parune fatalité qui mettait en déroute et son pur instinct et sonraisonnement… si ce n’était pas elle… Est-ce qu’il pouvait risquer,par son imprudence, de lui apprendre qu’il s’était enfui du collèged’Eu, pour vol ?… Non ! Non ! pas ça !… Ellelui avait demandé souvent :

« Où avez-vous été élevé, mon jeune ami ? Où avez-vous faitvos premières études ? »

Et il avait répondu :

« À Bordeaux ! »

Il aurait voulu pouvoir répondre :

« À Pékin ! »

Cependant ce supplice ne pouvait durer. Si c’était « elle », ehbien, il saurait lui dire des choses qui feraient fondre soncœur.

Tout valait mieux que de n’être point serré dans ses bras.Ainsi, parfois se raisonnait-il. Mais il lui fallait êtresûr !… sûr au-delà de la raison, sûr de se trouver en face dela Dame en noir comme le chien est sûr de respirer son maître…Cette mauvaise figure de rhétorique qui se présentait toutnaturellement à son esprit devait le conduire à l’idée de «remonter la piste ». Elle nous mena, dans les conditions que l’onsait, au Tréport et à Eu. Cependant, j’oserai dire que cetteexpédition n’aurait peut-être point donné de résultats décisifs auxyeux d’un tiers qui, comme moi, n’était pas influencé par l’odeur,si la lettre de Mathilde, que j’avais remise à Rouletabille dans letrain, n’était tout à coup venue lui apporter cette assurance quenous allions chercher. Cette lettre, je ne l’ai point lue. C’est undocument si sacré aux yeux de mon ami que d’autres yeux ne leverront jamais, mais je sais que les doux reproches qu’elle luifaisait à l’ordinaire de sa sauvagerie et de son manque deconfiance avaient pris sur ce papier un tel accent de douleur queRouletabille n’aurait pas pu s’y tromper, même si la fille duprofesseur Stangerson avait oublié de lui confier, dans une phrasefinale où sanglotait tout son désespoir de mère, que « l’intérêtqu’elle lui portait venait moins des services rendus que dusouvenir qu’elle avait gardé d’un petit garçon, le fils de l’une deses amies, qu’elle avait beaucoup aimée, et qui s’était suicidé, «comme un petit homme », à l’âge de neuf ans. Rouletabille luiressemblait beaucoup ! »

Chapitre 5Panique

Dijon… Mâcon… Lyon… Certainement, là-haut, au-dessus de ma tête,il ne dort pas… Je l’ai appelé tout doucement et il ne m’a pasrépondu… Mais je mettrais ma main au feu qu’il ne dort pas !…À quoi songe-t-il ?… Comme il est calme ! Qu’est-ce doncqui peut bien lui donner un calme pareil ?… Je le vois encore,dans le parloir, se levant soudain, en disant : «Allons-nous-en ! » et cela d’une voix si posée, si tranquille,si résolue… Allons-nous-en vers qui ? Vers quoi avait-ilrésolu d’aller ? Vers elle, évidemment, qui était en danger etqui ne pouvait être sauvée que par lui ; vers elle, qui étaitsa mère et qui ne le saurait pas !

C’est un secret qui doit rester entre vous et moi ;l’enfant est mort pour tous, excepté pour vous et pour moi !»

C’était cela sa résolution, cette volonté subitement arrêtée dene rien lui dire. Et lui, le pauvre enfant, qui n’était venuchercher cette certitude que pour avoir le droit de luiparler ! Dans le moment même qu’il savait, il s’astreignait àoublier ; il se condamnait au silence. Petite grande âmehéroïque, qui avait compris que la Dame en noir qui avait besoin deson secours ne voudrait pas d’un salut acheté au prix de la luttedu fils contre le père ! Jusqu’où pouvait aller cettelutte ? Jusqu’à quel sanglant conflit ? Il fallait toutprévoir et il fallait avoir les mains libres, n’est-ce pas,Rouletabille, pour défendre la Dame en noir ?…

Si calme est Rouletabille que je n’entends pas sa respiration.Je me penche sur lui… il a les yeux ouverts.

« Savez-vous à quoi je réfléchis ? me dit-il… À cettedépêche qui nous vient de Bourg et qui est signée Darzac, et àcette autre dépêche qui nous vient de Valence et qui est signéeStangerson.

– J’y ai pensé, et cela me semble, en effet, assez bizarre. ÀBourg, M. et Mme Darzac ne sont plus avec M. Stangerson, qui les aquittés à Dijon. Du reste, la dépêche le dit bien : « Nous allonsrejoindre M. Stangerson. » Or, la dépêche Stangerson prouve que M.Stangerson, qui avait continué directement son chemin versMarseille, se trouve à nouveau avec les Darzac. Les Darzac auraientdonc rejoint M. Stangerson sur la ligne de Marseille ; maisalors il faudrait supposer que le professeur se serait arrêté enroute. À quelle occasion ? Il n’en prévoyait aucune. À lagare, il disait : « Moi, je serai à Menton demain matin à dixheures. » Voyez l’heure à laquelle la dépêche a été mise à Valenceet constatons sur l’indicateur l’heure à laquelle M. Stangersondevait normalement passer à Valence à moins qu’il ne se soit arrêtéen route. »

Nous avons consulté l’indicateur. M. Stangerson devait passer àValence à minuit quarante-quatre et la dépêche portait « minuitquarante-sept », elle avait donc été jetée par les soins de M.Stangerson à Valence, au cours de son voyage normal. À ce moment,il devait donc avoir été rejoint par M. et par Mme Darzac. Toujoursl’indicateur en main, nous parvînmes à comprendre le mystère decette rencontre. M. Stangerson avait quitté les Darzac à Dijon, oùils étaient tous arrivés à six heures vingt-sept du soir. Leprofesseur avait alors pris le train qui partait de Dijon à septheures huit et arrivait à Lyon à dix heures quatre et à Valence àminuit quarante-sept. Pendant ce temps les Darzac, quittant Dijon àsept heures, continuaient leur route sur Modane et, parSaint-Amour, arrivaient à Bourg à neuf heures trois du soir, trainqui doit repartir normalement de Bourg à neuf heures huit. Ladépêche de M. Darzac était partie de Bourg et portait l’indicationde dépôt neuf heures vingt-huit. Les Darzac étaient donc restés àBourg, ayant laissé leur train. On pouvait prévoir aussi le cas oùle train aurait eu du retard. En tout cas, nous devions chercher laraison d’être de la dépêche de M. Darzac entre Dijon et Bourg,après le départ de M. Stangerson. On pouvait même préciser entreLouhans et Bourg ; le train s’arrête en effet à Louhans, et sile drame avait eu lieu avant Louhans (où ils étaient arrivés à huitheures), il est probable que M. Darzac eût télégraphié de cettestation.

Cherchant ensuite la correspondance Bourg-Lyon, nous constatâmesque M. Darzac avait mis sa dépêche à Bourg une minute avant ledépart pour Lyon du train de neuf heures vingt-neuf. Or, ce trainarrive à Lyon à dix heures trente-trois, alors que le train de M.Stangerson arrivait à Lyon à dix heures trente-quatre. Après ledétour par Bourg et leur stationnement à Bourg, M. et Mme Darzacavaient pu, avaient dû rejoindre M. Stangerson à Lyon, où ilsétaient une minute avant lui ! Maintenant, quel drame lesavait ainsi rejetés de leur route ? Nous ne pouvions que nouslivrer aux plus tristes hypothèses qui avaient toutes pour base,hélas ! la réapparition de Larsan. Ce qui nous apparaissaitavec une netteté suffisante, c’était la volonté de chacun de nosamis de n’effrayer personne. M. Darzac, de son côté, Mme Darzac, dusien, avaient dû tout faire pour se dissimuler la gravité de lasituation. Quant à M. Stangerson, nous pouvions nous demander s’ilavait été mis au courant du fait nouveau.

Ayant ainsi approximativement démêlé les choses à distance,Rouletabille m’invita à profiter de la luxueuse installation que lacompagnie internationale des wagons-lits met à la disposition desvoyageurs amis du repos autant que des voyages, et il me montral’exemple en se livrant à une toilette de nuit aussi méticuleuseque s’il avait pu y procéder dans une chambre d’hôtel. Un quartd’heure après, il ronflait ; mais je ne crus guère à sonronflement. En tout cas, moi, je ne dormis point. À Avignon,Rouletabille sauta de son lit, passa un pantalon, un veston, etcourut sur le quai avaler un chocolat bouillant. Moi, je n’avaispas faim. D’Avignon à Marseille, dans notre anxiété, le voyage sepassa assez silencieusement ; puis, à la vue de cette ville oùil avait mené tout d’abord une existence si bizarre, Rouletabille,sans doute pour réagir contre l’angoisse qui grandissait en nous aufur et à mesure que nous approchions de l’heure à laquelle nousallions « savoir », se remémora quelques anciennes anecdotes qu’ilme conta sans paraître du reste y prendre le moindre plaisir. Jen’étais guère à ce qu’il me disait. Ainsi arrivâmes-nous àToulon.

Quel voyage ! Il eût pu être si beau ! À l’ordinaire,c’était avec un enthousiasme toujours nouveau que je revoyais cepays merveilleux, cette côte d’azur aperçue au réveil comme un coinde paradis après l’horrible départ de Paris, dans la neige, dans lapluie ou dans la boue, dans l’humidité, dans le noir, dans lesale ! Avec quelle joie, le soir, je posais le pied sur lesquais du prestigieux P.-L.-M, sûr de retrouver le glorieux ami quim’attendrait, le lendemain matin, au bout de ces deux rails de fer: le soleil !

À partir de Toulon, notre impatience devint extrême. À Cannes,nous ne fûmes point surpris du tout en apercevant sur le quai de lagare M. Darzac qui nous cherchait. Il avait été certainement touchépar la dépêche que Rouletabille lui avait envoyée de Dijon,annonçant l’heure de notre arrivée à Menton. Arrivé lui-même avecMme Darzac et M. Stangerson, la veille à dix heures du matin, àMenton, il avait dû repartir ce matin même de Menton et venirau-devant de nous jusqu’à Cannes, car nous pensions bien que,d’après sa dépêche, il avait des choses confidentielles à nousdire. Il avait la figure sombre et défaite. En le voyant, nouseûmes peur.

« Un malheur ?… interrogea Rouletabille.

– Non, pas encore !… répondit-il.

– Dieu soit loué ! fit Rouletabille en soupirant, nousarrivons à temps… »

M. Darzac dit simplement :

« Merci d’être venus ! »

Et il nous serra la main en silence, nous entraînant dans notrecompartiment, dans lequel il nous enferma, prenant soin de tirerles rideaux, ce qui nous isola complètement. Quand nous fûmes toutà fait chez nous et que le train se fût remis en marche, il parlaenfin. Son émotion était telle que sa voix en tremblait.

« Eh bien, fit-il, il n’est pas mort !

– Nous nous en sommes bien doutés, interrompit Rouletabille.Mais, en êtes-vous sûr ?

– Je l’ai vu comme je vous vois.

– Et Mme Darzac aussi l’a vu ?

– Hélas ! Mais il faut tout tenter pour qu’elle arrive àcroire à quelque illusion ! Je ne tiens pas à ce qu’elleredevienne folle, la malheureuse !… Ah ! mes amis, quellefatalité nous poursuit !… Qu’est-ce que cet homme est revenufaire autour de nous ?… Que nous veut-il encore ?… »

Je regardai Rouletabille. Il était alors encore plus sombre queM. Darzac. Le coup qu’il craignait l’avait frappé. Il en restaitaffalé dans son coin. Il y eut un silence entre nous trois, puis M.Darzac reprit :

« Écoutez ! Il faut que cet homme disparaisse !… Il lefaut !… On le joindra, on lui demandera ce qu’il veut… et toutl’argent qu’il voudra, on le lui donnera… ou alors, je letue ! C’est simple !… Je crois que c’est ce qu’il y a deplus simple !… N’est-ce pas votre avis ?… »

Nous ne lui répondîmes point… Il paraissait trop à plaindre.Rouletabille, dominant son émotion par un effort visible, engageaM. Darzac à essayer de se calmer et à nous raconter par le menutout ce qui s’était passé depuis son départ de Paris.

Alors, il nous apprit que l’événement s’était produit à Bourgmême, ainsi que nous l’avions pensé. Il faut que l’on sache quedeux compartiments du wagon-lit avaient été loués par M. Darzac.Ces deux compartiments étaient reliés entre eux par un cabinet detoilette. Dans l’un on avait mis le sac de voyage et le nécessairede toilette de Mme Darzac, dans l’autre, les petits bagages. C’estdans ce dernier compartiment que M. et Mme Darzac et le professeurStangerson firent le voyage de Paris à Dijon. Là, tous troisétaient descendus et avaient dîné au buffet. Ils avaient le tempspuisque, arrivés à six heures vingt-sept, M. Stangerson ne quittaitDijon qu’à sept heures huit et les Darzac à sept heuresexactement.

Le professeur avait fait ses adieux à sa fille et à son gendresur le quai même de la gare, après le dîner. M. et Mme Darzacétaient montés dans leur compartiment (le compartiment aux petitsbagages) et étaient restés à la fenêtre, s’entretenant avec leprofesseur, jusqu’au départ du train. Celui-ci était déjà enmarche, quand le professeur Stangerson, sur le quai, faisait encoredes signes amicaux à M. et Mme Darzac. De Dijon à Bourg, ni M. etMme Darzac ne pénétrèrent dans le compartiment adjacent à celuidans lequel ils se tenaient et dans lequel se trouvait le sac devoyage de Mme Darzac. La portière de ce compartiment, donnant surle couloir, avait été fermée à Paris, aussitôt le bagage de MmeDarzac déposé. Mais cette portière n’avait été fermée niextérieurement à clef par l’employé, ni intérieurement au verroupar les Darzac. Le rideau de cette portière avait été tiréintérieurement sur la vitre, par les soins de Mme Darzac, de tellesorte que du corridor on ne pouvait rien voir de ce qui se passaitdans le compartiment. Le rideau de la portière de l’autrecompartiment où se tenaient les voyageurs n’avait pas été tiré.Tout ceci fut établi par Rouletabille grâce à un questionnaire trèsserré dans le détail duquel je n’entre point, mais dont je donne lerésultat pour établir nettement les conditions extérieures duvoyage des Darzac jusqu’à Bourg et de M. Stangerson jusqu’àDijon.

Arrivés à Bourg, les voyageurs apprenaient que, par suite d’unaccident survenu sur la ligne de Culoz, le train se trouvaitimmobilisé pour une heure et demie en gare de Bourg. M. et MmeDarzac étaient alors descendus, s’étaient promenés un instant. M.Darzac, au cours de la conversation qu’il eut alors avec sa femme,s’était rappelé qu’il avait omis d’écrire quelques lettrespressantes avant leur départ. Tous deux étaient entrés au buffet.M. Darzac avait demandé qu’on lui remît ce qu’il fallait pourécrire. Mathilde s’était assise à ses côtés, puis elle s’étaitlevée et avait dit à son mari qu’elle allait se promener devant lagare, faire un petit tour pendant qu’il finirait sacorrespondance.

« C’est cela, avait répondu M. Darzac. Aussitôt que j’auraiterminé, j’irai vous rejoindre. »

Et, maintenant, je laisse la parole à M. Darzac :

« J’avais fini d’écrire, nous dit-il, et je me levai pour allerrejoindre Mathilde quand je la vis arriver, affolée, dans lebuffet. Aussitôt qu’elle m’aperçut, elle poussa un cri et se jetadans mes bras. « Oh ! mon Dieu ! disait-elle. Oh !mon Dieu ! » et elle ne pouvait pas dire autre chose. Elletremblait horriblement. Je la rassurai, je lui dis qu’elle n’avaitrien à craindre puisque j’étais là, et je lui demandai doucement,patiemment, quel avait été l’objet d’une aussi subite terreur. Jela fis asseoir, car elle ne se tenait plus sur ses jambes, et lasuppliai de prendre quelque chose, mais elle me dit qu’il luiserait impossible d’absorber pour le moment même une goutte d’eau,et elle claquait des dents. Enfin, elle put parler et elle meraconta, en s’interrompant presque à chaque phrase et en regardantautour d’elle avec épouvante, qu’elle était allée se promener,comme elle me l’avait dit, devant la gare, mais qu’elle n’avait pasosé s’en éloigner, pensant que j’aurais bientôt fini d’écrire. Puiselle était rentrée dans la gare et était revenue sur le quai. Ellese dirigeait vers le buffet quand elle aperçut à travers les vitreséclairées du train, les employés des wagons-lits qui dressaient lescouchettes dans un wagon à côté du nôtre. Elle songea tout à coupque son sac de nuit, dans lequel elle avait mis des bijoux, étaitresté ouvert et elle voulut immédiatement aller le fermer, nonpoint qu’elle mît en doute la probité parfaite de ces honnêtesgens, mais par un geste de prudence tout naturel en voyage. Ellemonta donc dans le wagon, se glissa dans le couloir et arriva à laportière du compartiment qu’elle s’était réservé, et dans lequelnous n’étions point entrés depuis notre départ de Paris. Elleouvrit cette portière, et, aussitôt, elle poussa un horrible cri.Or ce cri ne fut pas entendu, car il n’était resté personne dans lewagon et un train passait dans ce moment, remplissant la gare de laclameur de sa locomotive. Qu’était-il donc arrivé ? Cettechose inouïe, affolante, monstrueuse. Dans le compartiment, lapetite porte ouvrant sur le cabinet de toilette était à demi tiréeà l’intérieur de ce compartiment, s’offrant de biais au regard dela personne qui entrait dans le compartiment. Cette petite porteétait ornée d’une glace. Or, dans la glace, Mathilde venaitd’apercevoir la figure de Larsan ! Elle se rejeta en arrière,appelant à son secours, et fuyant si précipitamment qu’enbondissant hors du wagon elle tomba à deux genoux sur le quai. Serelevant, elle arrivait enfin au buffet, dans l’état que je vous aidit. Quand elle m’eut dit ces choses, mon premier soin fut de nepas y croire, d’abord parce que je ne le voulais pas, l’événementétant trop horrible, ensuite parce que j’avais le devoir, souspeine de voir Mathilde redevenir folle, de faire celui qui n’ycroyait pas ! Est-ce que Larsan n’était pas mort, et bienmort ?… En vérité, je le croyais comme je le lui disais, et ilne faisait point de doute pour moi qu’il n’y avait eu dans toutceci qu’un effet de glace et d’imagination. Je voulus naturellementm’en assurer et je lui offris d’aller immédiatement avec elle dansson compartiment pour lui prouver qu’elle avait été victime d’unesorte d’hallucination. Elle s’y opposa, me criant que ni elle, nimoi, ne retournerions jamais dans ce compartiment et que, du reste,elle se refusait à voyager cette nuit ! Elle disait tout celapar petites phrases hachées… Elle ne retrouvait pas sa respiration…Elle me faisait une peine infinie… Plus je lui disais qu’une telleapparition était impossible, plus elle insistait sur saréalité ! Je lui dis encore qu’elle avait bien peu vu Larsanlors du drame du Glandier, ce qui était vrai, et qu’elle neconnaissait pas assez cette figure-là pour être sûre de ne s’êtrepoint trouvée en face de l’image de quelqu’un qui luiressemblait ! Elle me répondit qu’elle se rappelaitparfaitement la figure de Larsan, que celle-ci lui était apparuedans deux circonstances telles qu’elle ne l’oublierait jamais,dût-elle vivre cent ans ! Une première fois, lors de l’affairede la galerie inexplicable, et la seconde dans la minute même où,dans sa chambre, on était venu m’arrêter ! Et puis, maintenantqu’elle avait appris qui était Larsan, ce n’étaient point seulementles traits du policier qu’elle avait reconnus ; mais, derrièreceux-là, le type redoutable de l’homme qui n’avait cessé de lapoursuivre depuis tant d’années !… Ah ! elle jurait sursa tête et sur la mienne, qu’elle venait de voir Ballmeyer !…Que Ballmeyer était vivant !… vivant dans la glace, avec safigure rase de Larsan, toute rase, toute rase… et son grand frontdénudé !… Elle s’accrochait à moi comme si elle eût redoutéune séparation plus terrible encore que les autres !… Ellem’avait entraîné sur le quai… Et puis, tout à coup, elle me quitta,en se mettant la main sur les yeux et elle se jeta dans le bureaudu chef de gare… Celui-ci fut aussi effrayé que moi de voir l’étatde la malheureuse. Je me disais : « Elle va redevenir folle !» J’expliquai au chef de gare que ma femme avait eu peur, touteseule, dans son compartiment, que je le priais de veiller sur ellependant que je me rendrais dans le compartiment moi-même pourtâcher de m’expliquer ce qui l’avait effrayée ainsi… Alors, mesamis, alors… continua Robert Darzac, je suis sorti du bureau duchef de gare, mais je n’en étais pas plutôt sorti que j’y rentrais,refermant sur nous la porte précipitamment. Je devais avoir unemine singulière, car le chef de gare me considéra avec une grandecuriosité. C’est que, moi aussi, je venais de voir Larsan !Non ! non ! ma femme n’avait pas rêvé tout éveillée…Larsan était là, dans la gare… sur le quai, derrière cette porte.»

Ce disant, Robert Darzac se tut un instant comme si le souvenirde cette vision personnelle lui ôtait la force de continuer sonrécit. Il se passa la main sur le front, poussa un soupir, reprit:

« Il y avait, devant la porte du chef de gare, un bec de gaz et,sous le bec de gaz, il y avait Larsan. Évidemment, il nousattendait, il nous guettait… et, chose extraordinaire, il ne secachait pas ! Au contraire, on eût dit qu’il se tenait là,uniquement pour être vu !… Le geste qui m’avait fait refermerla porte devant cette apparition était purement instinctif. Quandje rouvris cette porte, décidé à aller droit au misérable, il avaitdisparu !… Le chef de gare croyait avoir affaire à deux fous.Mathilde me regardait agir sans prononcer une parole, les yeuxgrands ouverts, comme une somnambule. Elle revint à la réalité deschoses pour s’enquérir s’il y avait loin de Bourg à Lyon et quelétait le prochain train qui s’y rendait. En même temps, elle mepriait de donner des ordres pour nos bagages ; et elle medemandait de lui accorder que nous irions rejoindre son père leplus tôt possible. Je ne voyais que ce moyen de la calmer et, loinde faire une objection quelconque à ce nouveau projet, j’entraiimmédiatement dans ses vues. Du reste, maintenant que j’avais vuLarsan, de mes propres yeux, oui, oui, de mes propres yeux vu, jesentais bien que notre grand voyage était devenu impossible et,faut-il vous l’avouer, mon ami, ajouta M. Darzac en se tournantvers Rouletabille, je me pris à penser que nous courions désormaisun réel danger, un de ces mystérieux et fantastiques dangers dontvous seul pouviez nous sauver, s’il en était temps encore. Mathildeme fut reconnaissante de la docilité avec laquelle je prisimmédiatement toutes dispositions pour rejoindre sans plus tarderson père, et elle me remercia avec une grande effusion quand ellesut que nous allions pouvoir prendre quelques minutes plus tard –car tout ce drame avait à peine duré un quart d’heure – le train deneuf heures vingt-neuf, qui arrivait à Lyon à dix heures environ,et, en consultant l’indicateur des chemins de fer, nous constationsque nous pouvions ainsi rejoindre à Lyon même M. Stangerson.Mathilde m’en marqua encore une grande gratitude, comme si j’avaisété réellement responsable de cette heureuse coïncidence. Elleavait reconquis un peu de calme quand le train de neuf heuresarriva en gare ; mais, au moment d’y prendre place, comme noustraversions rapidement le quai et que nous passions justement sousle bec de gaz où m’était apparu Larsan, je la sentis encoredéfaillir à mon bras et aussitôt, je regardai autour de nous, maisje n’aperçus aucune figure suspecte. Je lui demandai si elle avaitencore vu quelque chose, mais elle ne me répondit pas. Son troublecependant augmentait, et elle me supplia de ne point nous isolermais d’entrer dans un compartiment déjà aux deux tiers plein devoyageurs. Sous prétexte d’aller surveiller mes bagages, je laquittai un instant au milieu de ces gens, et j’allai jeter autélégraphe la dépêche que vous avez reçue. Je ne lui ai point parléde cette dépêche parce que je continuais à prétendre que ses yeuxl’avaient certainement trompée, et parce que, pour rien au monde,je ne voulais paraître ajouter foi à une pareille résurrection. Dureste, je constatai, en ouvrant le sac de ma femme, qu’on n’avaitpas touché à ses bijoux. Les rares paroles que nous échangeâmesconcernèrent le secret que nous devions garder sur tout cecivis-à-vis de M. Stangerson, qui en aurait conçu un chagrinpeut-être mortel. Je passe sur la stupéfaction de celui-ci en nousdécouvrant sur le quai de la gare de Lyon. Mathilde lui racontaqu’à cause d’un grave accident de chemin de fer, barrant la lignede Culoz, nous avions décidé, puisqu’il fallait nous résoudre à undétour, de le rejoindre, et d’aller passer quelques jours avec luichez Arthur Rance et sa jeune femme, comme nous en avions été priésinstamment, du reste, par ce fidèle ami de la famille. »

… À ce propos, il serait peut-être temps d’apprendre aulecteur, quitte à interrompre un instant le récit de M. Darzac, queM. Arthur William Rance qui, comme je l’ai rapporté dans Le Mystèrede la Chambre Jaune, avait nourri pendant de si longues années unamour sans espoir pour Mlle Stangerson, y avait si bien renoncé,qu’il avait fini par convoler en justes noces avec une jeuneAméricaine qui ne rappelait en rien la mystérieuse fille del’illustre professeur.

Après le drame du Glandier, et pendant que Mlle Stangerson étaitencore retenue dans une maison de santé des environs de Paris, oùelle achevait de se guérir, on apprit, un beau jour, que M. WilliamArthur Rance allait épouser la nièce d’un vieux géologue del’Académie des sciences de Philadelphie. Ceux qui avaient connu samalheureuse passion pour Mathilde et qui en avaient mesuré toutel’importance jusque dans les excès qu’elle détermina – elle avaitpu faire, un moment, d’un homme, jusqu’à ce jour, sobre et de sensrassis, un alcoolique – ceux-là prétendirent que Rance se mariaitpar désespoir et n’augurèrent rien de bon d’une union aussiinattendue. On racontait que l’affaire, qui était bonne pour ArthurRance, car Miss Edith Prescott était riche, s’était conclue d’unefaçon assez bizarre. Mais ce sont là des histoires que je vousraconterai quand j’aurai le temps. Vous apprendrez alors aussi parquelle suite de circonstances, les Rance étaient venus se fixer auxRochers Rouges, dans l’antique château fort de la presqu’îled’Hercule dont ils s’étaient rendus, l’automne précédent,propriétaires.

Mais, maintenant, il me faut rendre la parole à M. Darzac,continuant de raconter son étrange voyage.

« Quand nous eûmes donné ces explications à M. Stangerson, narranotre ami, ma femme et moi vîmes bien que le professeur necomprenait rien à ce que nous lui racontions et qu’au lieu de seréjouir de nous revoir il en était tout attristé. Mathilde essayaiten vain de paraître gaie. Son père voyait bien qu’il s’était passé,depuis que nous l’avions quitté, quelque chose que nous luicachions. Elle fit celle qui ne s’en apercevait pas et mit laconversation sur la cérémonie du matin. Ainsi vint-elle à parler devous, mon ami (M Darzac s’adressait à Rouletabille), et alors, jesaisis l’occasion de faire comprendre à M. Stangerson que, puisquevous ne saviez que faire de votre congé, dans le moment que nousallions nous trouver tous à Menton, vous seriez très touché d’uneinvitation qui vous permettrait de le passer parmi nous. Ce n’estpas la place qui manque aux Rochers Rouges, et Mr Arthur Rance etsa jeune femme ne demandent qu’à vous faire plaisir. Pendant que jeparlais, Mathilde m’approuvait du regard et ma main qu’elle pressaavec une tendre effusion, me dit la joie que ma proposition luicausait. C’est ainsi qu’en arrivant à Valence je pus mettre autélégraphe la dépêche que M. Stangerson, à mon instigation, venaitd’écrire et que vous avez certainement reçue. De toute la nuit,vous pensez bien que nous n’avons pas dormi. Pendant que son pèrereposait dans le compartiment à côté de nous, Mathilde avait ouvertmon sac et en avait tiré un revolver. Elle l’avait armé, me l’avaitmis dans la poche de mon paletot et m’avait dit : « Si on nousattaque, vous nous défendrez ! » Ah ! quelle nuit, monami, quelle nuit nous avons passée !… Nous nous taisions, noustrompant mutuellement, faisant ceux qui sommeillaient, lespaupières closes dans la lumière, car nous n’osions pas faire del’ombre autour de nous. Les portières de notre compartiment ferméesau verrou, nous redoutions encore de le voir apparaître. Quand unpas se faisait entendre dans le couloir, nos cœurs bondissaient. Ilnous semblait reconnaître son pas… Et elle avait masqué la glace,de peur d’y voir surgir encore son visage !… Nous avait-ilsuivis ?… Avions-nous pu le tromper ?… Lui avions-nouséchappé ?… Était-il remonté dans le train de Culoz ?…Pouvions-nous espérer cela ?… Quant à moi, je ne le pensaispas… Et elle ! elle !… Ah ! je la sentais,silencieuse et comme morte, là, dans son coin… Je la sentaisaffreusement désespérée, plus malheureuse encore que moi-même, àcause de tout le malheur qu’elle traînait derrière elle, comme unefatalité… J’aurais voulu la consoler, la réconforter, mais je netrouvais point les mots qu’il fallait sans doute, car, aux premiersque je prononçai, elle me fit un signe désolé et je compris qu’ilserait plus charitable de me taire. Alors, comme elle, je fermailes yeux… »

Ainsi parla M. Robert Darzac, et ceci n’est point une relationapproximative de son récit. Nous avions jugé, Rouletabille et moi,cette narration si importante que nous fûmes d’accord, à notrearrivée à Menton, pour la retracer aussi fidèlement que possible.Nous nous y employâmes tous les deux, et, notre texte à peu prèsarrêté, nous le soumîmes à M. Robert Darzac qui lui fit subirquelques modifications sans importance, à la suite de quoi il setrouva tel que je le rapporte ici.

La nuit du voyage de M. Stangerson et de M. et Mme Darzac neprésenta aucun incident digne d’être noté. En gare deMenton-Garavan, ils trouvèrent Mr Arthur Rance, qui fut bien étonnéde voir les nouveaux époux ; mais, quand il sut qu’ils avaientdécidé de passer chez lui quelques jours, aux côtés de M.Stangerson, et d’accepter ainsi une invitation que M. Darzac, sousdifférents prétextes, avait jusqu’alors repoussée, il en marqua uneparfaite satisfaction et déclara que sa femme en aurait une grandejoie. Également, il se réjouit d’apprendre la prochaine arrivée deRouletabille. Mr Arthur Rance n’avait pas été sans souffrir del’extrême réserve avec laquelle, même depuis son mariage avec MissEdith Prescott, M. Robert Darzac l’avait toujours traité. Lors deson dernier voyage à San Remo, le jeune professeur en Sorbonnes’était borné, en passant, à une visite au château d’Hercule, faitesur le ton le plus cérémonieux. Cependant, quand il était revenu enFrance, en gare de Menton-Garavan, la première station après lafrontière, il avait été salué très cordialement, et gentimentcomplimenté sur sa meilleure mine par les Rance qui, avertis duretour de Darzac par les Stangerson, s’étaient empressés d’aller lesurprendre au passage. En somme, il ne dépendait point d’ArthurRance que ses rapports avec les Darzac devinssent excellents.

Nous avons vu comment la réapparition de Larsan, en gare deBourg, avait jeté bas tous les plans de voyage de M. et de MmeDarzac et aussi avait transformé leur état d’âme, leur faisantoublier leurs sentiments de retenue et de circonspection vis-à-visde Rance, et les jetant, avec M. Stangerson, qui n’était averti derien, bien qu’il commençât à se douter de quelque chose, chez desgens qui ne leur étaient point sympathiques, mais qu’ilsconsidéraient comme honnêtes et loyaux et susceptibles de lesdéfendre. En même temps, ils appelaient Rouletabille à leursecours. C’était une véritable panique. Elle grandit, d’une façondes plus visibles, chez M. Robert Darzac quand, arrivés en gare deNice, nous fûmes rejoints par Mr Arthur Rance lui-même. Mais, avantqu’il nous rejoignît, il se passa un petit incident que je nesaurais passer sous silence. Aussitôt arrivés à Nice, j’avais sautésur le quai et m’étais précipité au bureau de la gare pour demanders’il n’y avait point là une dépêche à mon nom. On me tendit lepapier bleu et, sans l’ouvrir, je courus retrouver Rouletabille etM. Darzac.

« Lisez », dis-je au jeune homme.

Rouletabille ouvrit la dépêche, et lut :

« Brignolles pas quitté Paris depuis 6 avril ; certitude.»

Rouletabille me regarda et pouffa.

« Ah çà ! fit-il. C’est vous qui avez demandé cerenseignement ? Qu’est-ce que vous avez donc cru ?

– C’est à Dijon, répondis-je, assez vexé de l’attitude deRouletabille, que l’idée m’est venue que Brignolles pouvait êtrepour quelque chose dans les malheurs que font prévoir les dépêchesque vous aviez reçues. Et j’ai prié un de mes amis de bien vouloirme renseigner sur les faits et gestes de cet individu. J’étais trèscurieux de savoir s’il n’avait pas quitté Paris.

– Eh bien, répondit Rouletabille, vous voilà renseigné. Vous nepensez pourtant pas que les traits pâlots de votre Brignollescachaient Larsan ressuscité ?

– Ça, non ! » m’écriai-je, avec une entière mauvaise foi,car je me doutais que Rouletabille se moquait de moi.

La vérité était que j’y avais bien pensé.

« Vous n’en avez pas encore fini avec Brignolles ? medemanda tristement M. Darzac. C’est un pauvre homme, mais c’est unbrave homme.

– Je ne le crois pas », protestai-je.

Et je me rejetai dans mon coin. D’une façon générale, je n’étaispas très heureux dans mes conceptions personnelles auprès deRouletabille, qui s’en amusait souvent. Mais, cette fois, nousdevions avoir, quelques jours plus tard, la preuve que, siBrignolles ne cachait point une nouvelle transformation de Larsan,il n’en était pas moins un misérable. Et, à ce propos, Rouletabilleet M. Darzac, en rendant hommage à ma clairvoyance, me firent leursexcuses. Mais n’anticipons pas. Si j’ai parlé de cet incident,c’est aussi pour montrer combien l’idée d’un Larsan dissimulé sousquelque figure de notre entourage, que nous connaissions peu, mehantait. Dame ! Ballmeyer avait si souvent prouvé, à ce pointde vue, son talent, je dirai même son génie, que je croyais êtredans la note en me méfiant de toutes, de tous. Je devais comprendrebientôt – et l’arrivée inopinée de Mr Arthur Rance fut pourbeaucoup dans la modification de mes idées – que Larsan avait,cette fois, changé de tactique. Loin de se dissimuler, le bandits’exhibait maintenant, au moins à certains d’entre nous, avec uneaudace sans pareille. Qu’avait-il à craindre en ce pays ? Cen’était ni M. Darzac, ni sa femme qui allaient le dénoncer !Ni, par conséquent, leurs amis. Son ostentation semblait avoir pourbut de ruiner le bonheur des deux époux qui croyaient être à jamaisdébarrassés de lui ! Mais, en ce cas-là, une objections’élevait. Pourquoi cette vengeance ? N’eût-il pas été plusvengé en se montrant avant le mariage ? Il l’auraitempêché ! Oui, mais il fallait se montrer à Paris !Encore pouvions-nous nous arrêter à cette pensée que le dangerd’une telle manifestation à Paris eût pu faire réfléchirLarsan ? Qui oserait l’affirmer ?

Mais écoutons Arthur Rance qui vient de nous rejoindre toustrois, dans notre compartiment. Arthur Rance, naturellement, nesait rien de l’histoire de Bourg, rien de la réapparition de Larsandans le train, et il vient nous apprendre une terrifiante nouvelle.Tout de même, si nous avons gardé, quelque espoir d’avoir perduLarsan sur la ligne de Culoz, il va falloir y renoncer. ArthurRance, lui aussi, vient de se trouver en face de Larsan ! Etil est venu nous avertir, avant notre arrivée là-bas, pour que nouspuissions nous concerter sur la conduite à tenir.

« Nous venions de vous conduire à la gare, rapporte Rance àDarzac. Le train parti, votre femme, M. Stangerson et moi étionsdescendus, en nous promenant, jusqu’à la jetée-promenade de Menton.M. Stangerson donnait le bras à Mme Darzac. Il lui parlait. Moi, jeme trouvais à la droite de M. Stangerson qui, par conséquent, setenait au milieu de nous. Tout à coup, comme nous nous arrêtions, àla sortie du jardin public, pour laisser passer un tramway, je meheurtai à un individu qui me dit : « Pardon, monsieur ! » etje tressaillis aussitôt, car j’avais entendu cette voix-là ;je levai la tête : c’était Larsan ! C’était la voix de la courd’assises ! Il nous fixait tous les trois avec ses yeuxcalmes. Je ne sais point comment je pus retenir l’exclamation prêteà jaillir de mes lèvres ! Le nom du misérable ! Commentje ne m’écriai point : « Larsan !… » J’entraînai rapidement M.Stangerson et sa fille qui, eux, n’avaient rien vu ; je leurfis faire le tour du kiosque de la musique, et les conduisis à unestation de voitures. Sur le trottoir, debout, devant la station, jeretrouvai Larsan. Je ne sais pas, je ne sais vraiment pas commentM. Stangerson et sa fille ne l’ont pas vu !…

– Vous en êtes sûr ? interrogea anxieusement RobertDarzac.

– Absolument sûr !… Je feignis un léger malaise ; nousmontâmes en voiture et je dis au cocher de pousser son cheval.L’homme était toujours debout sur le trottoir nous fixant de sonregard glacé, quand nous nous mîmes en route.

– Et vous êtes sûr que ma femme ne l’a pas vu ? redemandaDarzac, de plus en plus agité.

– Oh ! certain, vous dis-je…

– Mon Dieu ! interrompit Rouletabille, si vous pensez,Monsieur Darzac, que vous puissiez abuser longtemps votre femme surla réalité de la réapparition de Larsan, vous vous faites de biengrandes illusions.

– Cependant, répliqua Darzac, dès la fin de notre voyage, l’idéed’une hallucination avait fait de grands progrès dans son esprit eten arrivant à Garavan, elle me paraissait presque calme.

– En arrivant à Garavan ? fit Rouletabille, voilà, mon cherMonsieur Darzac, la dépêche que votre femme m’envoyait. »

Et le reporter lui tendit le télégramme où il n’y avait que cesdeux mots : « Au secours ! »

Sur quoi, ce pauvre M. Darzac parut encore plus effondré.

« Elle va redevenir folle ! » dit-il, en secouantlamentablement la tête.

C’est ce que nous redoutions tous, et, chose singulière, quandnous arrivâmes enfin en gare de Menton-Garavan, et que nous ytrouvâmes M. Stangerson et Mme Darzac, qui étaient sortis malgré lapromesse formelle que le professeur avait faite à Arthur Rance, derester avec sa fille aux Rochers Rouges jusqu’à son retour, pourdes raisons qu’il devait lui dire plus tard et qu’il n’avait pasencore eu le temps d’inventer, c’est avec une phrase qui n’étaitque l’écho de notre terreur que Mme Darzac accueillit JosephRouletabille. Aussitôt qu’elle eut aperçu le jeune homme, ellecourut à lui, et nous eûmes cette impression qu’elle secontraignait pour ne point, devant nous tous, le serrer dans sesbras. Je vis qu’elle s’accrochait à lui comme un naufragé s’agrippeà la main qui peut seule le sauver de l’abîme. Et je l’entendis quimurmurait : « Je sens que je redeviens folle ! » Quant àRouletabille, je l’avais vu quelquefois aussi pâle, mais jamaisd’apparence aussi froide.

Chapitre 6Le fort d’Hercule

Quand il descend de la station de Garavan, quelle que soit lasaison qui le voit venir en ce pays enchanté, le voyageur peut secroire parvenu en ce jardin des Hespérides, dont les pommes d’orexcitèrent les convoitises du vainqueur du monstre de Némée. Jen’aurais peut-être point cependant, – à l’occasion des innombrablescitronniers et orangers qui, dans l’air embaumé, laissent pendre,au long des sentiers, pardessus les clôtures, leurs grappes desoleil, – je n’aurais peut-être point évoqué le souvenir suranné dufils de Jupiter et d’Alcmène si, tout, ici, ne rappelait sa gloiremythologique et sa promenade fabuleuse à la plus douce des rives.On raconte bien que les Phéniciens, en transportant leurs pénates àl’ombre du rocher que devaient habiter un jour les Grimaldi,donnèrent au petit port qu’il abrite et, tout le long de la côte, àun mont, à un cap, à une presqu’île, qui l’ont conservé, ce nomd’Hercule, qui était celui de leur Dieu ; mais, moi, j’imagineque, ce nom, ils l’y trouvèrent déjà et que si, en vérité, lesdivinités, fatiguées de la poussière blonde des chemins del’Hellade, s’en furent chercher ailleurs un merveilleux séjour,tiède et parfumé, pour s’y reposer de leurs aventures, elles n’enont point trouvé de plus beau que celui-là. Ce furent les premierstouristes de la Riviera. Le jardin des Hespérides n’était pasailleurs, et Hercule avait préparé la place à ses camarades del’Olympe en les débarrassant de ce méchant dragon à cent têtes quivoulait conserver la Côte d’Azur pour lui tout seul. Aussi je nesuis point bien sûr que les os de l’Elephas antiquus, découverts ily a quelques années au fond des Rochers Rouges, ne sont pas les osde ce dragon-là !

Quand, descendant tous de la gare, nous fûmes arrivés, ensilence, au rivage, nos yeux furent tout de suite frappés par lasilhouette éblouissante du château fort, debout, sur la presqu’îled’Hercule, que les travaux accomplis sur la frontière ont fait,hélas ! disparaître depuis une dizaine d’années. Les feuxobliques du soleil qui allaient frapper les murs de la vieille TourCarrée, la faisait éclater sur la mer comme une cuirasse. Ellesemblait garder encore, vieille sentinelle, toute rajeunie delumière, cette baie de Garavan recourbée comme une faucille d’azur.Et puis, au fur et à mesure que nous avançâmes, son éclats’éteignit. L’astre, derrière nous, s’était incliné vers la crêtedes monts ; les promontoires, à l’occident, s’enveloppaientdéjà, à l’approche du soir, de leur écharpe de pourpre, et lechâteau n’était plus qu’une ombre menaçante et hostile quand nousen franchîmes le seuil.

Sur les premières marches d’un étroit escalier qui conduisait àl’une des tours, se tenait une pâle et charmante figure. C’était lafemme d’Arthur Rance, la belle et étincelante Edith. Certes, lafiancée de Lammermoor n’était pas plus blanche, le jour où le jeuneétranger aux yeux noirs la sauva d’un taureau impétueux ; maisLucie avait les yeux bleus, mais Lucie était blonde, ôEdith !… Ah ! quand on veut faire figure romanesque dansun cadre moyenâgeux, figure de princesse incertaine, lointaine,plaintive et mélancolique, il ne faut point avoir ces yeux-là, mylady ! Et votre chevelure est plus noire que l’aile d’uncorbeau. Cette couleur n’est point dans le genre angélique.Êtes-vous un ange, Edith ? Cette langueur est-elle biennaturelle ? Cette douceur de vos traits ne ment-ellepoint ? Pardon, de vous poser toutes ces questions,Edith ; mais, quand je vous ai vue pour la première fois,après avoir été séduit par la délicate harmonie de toute votreblanche image, immobile sur ce perron de pierre, j’ai suivi leregard noir de vos yeux qui s’est posé sur la fille du professeurStangerson, et il avait un éclat dur qui faisait un contrasteétrange avec le timbre amical de votre voix et le sourirenonchalant de votre bouche.

La voix de cette jeune femme est d’un charme sûr ; la grâcede toute sa personne est parfaite ; son geste est harmonieux.Aux présentations dont Arthur Rance s’est naturellement chargé,elle répond de la façon la plus simple, la plus accueillante, laplus hospitalière. Rouletabille et moi tentons un effort poli pourconserver notre liberté ; nous formulons la possibilité degîter ailleurs qu’au château d’Hercule. Elle a une moue délicieuse,hausse les épaules d’un geste enfantin, déclare que nos chambressont prêtes et parle d’autre chose.

« Venez ! Venez ! Vous ne connaissez pas le château.Vous allez voir !… Vous allez voir !… Oh ! je vousmontrerai la Louve une autre fois… C’est le seul coin tristed’ici ! c’est lugubre ! sombre et froid ! ça faitpeur ! j’adore avoir peur !… Oh ! monsieurRouletabille, vous me raconterez, n’est-ce pas, des histoires quime feront peur !… »

Et elle glisse, dans sa robe blanche, devant nous. Elle marchecomme une comédienne. Elle est tout à fait singulièrement jolie,dans ce jardin d’Orient, entre cette vieille tour menaçante et lesfrêles arceaux fleuris d’une chapelle en ruine. La vaste cour quenous traversons est si bien garnie de toutes parts de plantesgrasses, d’herbes et de feuillages, de cactus et d’aloès, delauriers-cerises, de roses sauvages et de marguerites, qu’onjurerait qu’un printemps éternel a élu domicile dans cetteenceinte, jadis la baille du château où se réunissait toute la gentde guerre. Cette cour, de par l’aide des vents du ciel et de par lanégligence des hommes, était devenue naturellement jardin, un beaujardin fou dans lequel on voit bien que la châtelaine a faittailler le moins possible et qu’elle n’a point tenté de ramener,trop brusquement, à la raison. Derrière toute cette verdure et toutcet embaumement, on apercevait la plus gracieuse chose qui se pûtimaginer en architecture défunte. Figurez-vous les plus pursarceaux d’un gothique flamboyant, élevés sur les premières assisesde la vieille chapelle romane ; les piliers, habillés deplantes grimpantes, de géranium-lierre et de verveine, s’élancentde leur gaine parfumée et recourbent dans l’azur du ciel leur arcbrisé, que rien ne semble plus soutenir. Il n’y a plus de toit àcette chapelle. Et elle n’a plus de murs… Il ne reste plus d’elleque ce morceau de dentelle de pierre qu’un miracle d’équilibreretient suspendu dans l’air du soir…

Et, à notre gauche, voici la tour énorme, massive, la tour duXIIe siècle que les gens du pays appellent, nous raconte Mrs.Edith, la Louve et que rien, ni le temps, ni les hommes, ni lapaix, ni la guerre, ni le canon, ni la tempête, n’a pu ébranler.Elle est telle encore qu’elle apparut aux Sarrasins pillards de1107, qui s’emparèrent des îles Lérins et qui ne purent rien contrele château d’Hercule ; telle qu’elle se montra à Salagéri et àses corsaires génois quand, ceux-ci ayant tout pris du fort, mêmela Tour Carrée, même le Vieux Château, elle tint bon, isolée, sesdéfenseurs ayant fait sauter les courtines qui la reliaient auxautres défenses, jusqu’à l’arrivée des princes de Provence qui ladélivrèrent. C’est là que Mrs. Edith a élu domicile.

Mais je cesse de regarder les choses pour regarder les gens,Arthur Rance, par exemple, regarde Mme Darzac. Quant à celle-ci età Rouletabille, ils semblent loin, loin de nous. M. Darzac et M.Stangerson échangent des propos quelconques. Au fond, la mêmepensée habite tous ces gens qui ne se disent rien ou qui,lorsqu’ils se disent quelque chose, se mentent. Nous arrivons à unepoterne.

« C’est ce que nous appelons, dit Edith, toujours avec sonaffectation d’enfantillage, la tour du jardinier. De cette poterne,on découvre tout le fort, tout le château, le côté nord et le côtésud. Voyez !… »

Et son bras, qui traîne une écharpe, nous désigne deschoses…

« Toutes ces pierres ont leur histoire. Je vous les dirai, sivous êtes bien sages…

– Comme Edith est gaie ! murmure Arthur Rance. Je pensequ’il n’y a qu’elle de gaie, ici. »

Nous avons passé sous la poterne et nous voici dans une nouvellecour. Nous avons le vieux donjon en face de nous. L’aspect en estvraiment impressionnant. Il est haut et carré ; aussi ledésigne-t-on quelquefois sous cette appellation : la Tour Carrée.Et, comme cette tour occupe le coin le plus important de toute lafortification, on l’appelle encore la Tour du Coin… C’est lemorceau le plus extraordinaire, le plus important de toute cetteagglomération d’ouvrages défensifs. Les murs y sont plus épais quepartout ailleurs et plus hauts. À mi-hauteur, c’est encore leciment romain qui les scelle… ce sont encore les pierres entasséespar les colons de César.

« Là-bas, cette tour, dans le coin opposé, continue Edith, c’estla tour de Charles le Téméraire, ainsi appelée parce que c’est leduc qui en a fourni le plan quand il a fallu transformer lesdéfenses du château pour résister à l’artillerie. Oh ! je suistrès savante… Le vieux Bob a fait de cette tour son cabinetd’études. C’est dommage, car nous aurions eu là une magnifiquesalle à manger… Mais je n’ai jamais rien su refuser au vieuxBob !… Le vieux Bob, ajoute-t-elle, c’est mon oncle… C’est luiqui veut que je l’appelle comme ça, depuis que j’ai été toutepetite… Il n’est pas ici, en ce moment… Il est parti, il y a cinqjours, pour Paris, et il revient demain. Il est allé comparer despièces anatomiques qu’il a trouvées dans les Rochers Rouges aveccelles du Muséum d’histoire naturelle de Paris… Ah ! voici uneoubliette… »

Et elle nous montre, au milieu de cette seconde cour, un puits,qu’elle appelait oubliette, par pur romantisme et au-dessus duquelun eucalyptus, à la chair lisse et aux bras nus, se penchait commeune femme à la fontaine.

Depuis que nous étions passés dans la seconde cour, nouscomprenions mieux – moi, du moins, car Rouletabille, de plus enplus indifférent à toutes choses, ne semblait ni voir, ni entendre– la disposition du fort d’Hercule. Comme cette disposition estd’une importance capitale dans les incroyables événements qui vontse produire presque aussitôt notre arrivée aux Rochers Rouges, jevais mettre, tout d’abord, sous les yeux du lecteur le plan généraldu fort tel qu’il a été tracé plus tard par Rouletabillelui-même…

Ce château avait été construit, en 1140, par les seigneurs de laMortola. Pour l’isoler complètement de la terre, ceux-ci n’avaientpas hésité à faire une île de cette presqu’île en coupant l’isthmeminuscule qui la reliait au rivage.

Sur le rivage même, ils avaient établi une barbacane,fortification sommaire en demi-cercle, destinée à protéger lesapproches du pont-levis et des deux tours d’entrée. Cette barbacanen’avait point laissé de trace. Et l’isthme, dans la suite dessiècles, avait retrouvé sa forme première ; le pont-levisavait été enlevé ; le fossé avait été comblé. Les murs duchâteau d’Hercule épousaient la forme de la presqu’île, qui étaitcelle d’un hexagone irrégulier. Ces murs se dressaient au ras duroc et celui-ci, par places, surplombait les eaux qui,inlassablement, le creusaient, si bien qu’une petite barque eût pus’y abriter par calme plat et quand elle ne craignait point que leressac ne la projetât et ne la brisât contre ce plafond naturel.Cette disposition était merveilleuse pour la défense qui n’avaitguère, dans ces conditions, à craindre l’escalade, de quelque côtéque ce fût.

On entrait donc dans le fort par la porte Nord que gardaient lesdeux tours A et A’ reliées par une voûte. Ces tours, qui avaientfort souffert lors des derniers sièges par les Génois, avaient étéun peu réparées par la suite et venaient d’être mises en étatd’être habitées par les soins de Mrs. Rance, qui en avait consacréles locaux à la domesticité. Le rez-de-chaussée de la tour Aservait de logis aux concierges. Une petite porte s’ouvrait dans leflanc de la tour A, sous la voûte, et permettait au veilleur de serendre compte de toutes les entrées et sorties. Une lourde porte dechêne bardée de fer, dont les deux vantaux étaient repliés depuisd’innombrables années contre le mur intérieur des deux tours, neservait plus de rien tant on l’avait trouvée difficile à manier, etl’entrée du château n’était fermée que par une petite grille quechacun ouvrait, maître ou fournisseur, à volonté. Cette entréeétait la seule qui permît de pénétrer dans le château. Comme jel’ai dit, passé cette entrée, on se trouvait dans une première courou baille fermée de tous côtés par le mur d’enceinte et par lestours ou ce qui restait des tours. Ces murs étaient loin d’avoirconservé leur hauteur première. Les courtines anciennes quirejoignaient les tours avaient été rasées et étaient remplacées parune sorte de boulevard circulaire vers lequel on montait del’intérieur de la baille par des rampes assez douces. Cesboulevards étaient encore couronnés d’un parapet percé demeurtrières pour les petites pièces. Car cette transformation avaiteu lieu au XVe siècle, dans le moment où tout châtelain devaitcommencer à compter sérieusement avec l’artillerie. Quant aux toursB, B’, B’’ qui avaient longtemps encore conservé leur homogénéitéet leur hauteur première, et pour lesquelles on s’était borné àcette époque à supprimer le toit pointu qui avait été remplacé parune plate-forme destinée à supporter de l’artillerie, elles avaientété plus tard rasées à la hauteur du parapet des boulevards et l’onen avait fait des sortes de demi-lunes. Cette opération avait étéaccomplie au XVIIe siècle, lors de la construction d’un châteaumoderne, appelé encore Château Neuf bien qu’il fût en ruines, etcela pour déblayer la vue dudit château. Ce Château Neuf étaitplacé en C C’.

Sur le terre-plein des anciennes tours, terre-plein entouré luiaussi d’un parapet, on avait planté des palmiers qui, du reste,avaient mal poussé, brûlés par le vent et l’eau de mer. Quand on sepenchait au-dessus du parapet circulaire qui faisait tout le tourde la propriété en surplombant le roc avec lequel il faisait corps,roc qui, lui-même, surplombait la mer, on se rendait compte que lechâteau continuait à être aussi fermé que dans le temps où lescourtines des murs atteignaient aux deux tiers de la hauteur desvieilles tours. La Louve avait été respectée, comme je l’ai dit, etil n’était point jusqu’à son échauguette, restaurée, bien entendu,qui ne dressât sa silhouette étrangement vieillotte au-dessus del’azur méditerranéen. J’ai dit aussi les ruines de la chapelle. Lesanciens communs W adossés au parapet entre B et B’ avaient ététransformés en écuries et cuisines.

Je viens de décrire ici toute la partie avancée du châteaud’Hercule. On ne pouvait pénétrer dans la seconde enceinte que parla poterne H que Mrs. Arthur Rance appelait la tour du jardinier etqui n’était, en somme, qu’un épais pavillon défendu autrefois parla tour B’’ et par une autre tour, située en C, et qui avaitentièrement disparu au moment de la construction du Château Neuf CC’. Un fossé et un mur partaient alors de B’’ pour aboutir en I àla Tour de Charles le Téméraire, avançant, en C, en forme d’éperonau milieu de la baille et barrant entièrement toute la premièrecour qu’ils fermaient. Le fossé existait toujours, large etprofond, mais le mur avait été supprimé sur toute la longueur duChâteau neuf et remplacé par le mur du château lui-même. Une portecentrale en D, maintenant condamnée, s’ouvrait sur un pont quiavait été jeté sur le fossé et qui permettait autrefois lescommunications directes avec la baille. Or, ce pont volant avaitété démoli ou s’était effondré, et, comme les fenêtres du château,très élevées au-dessus du fossé, étaient encore garnies de leursépais barreaux de fer, on pouvait prétendre en toute vérité que laseconde cour était restée aussi impénétrable que lorsqu’elle étaitentièrement défendue par son mur d’enceinte, au moment où leChâteau Neuf n’existait pas.

Le sol de cette seconde cour, de la Cour de Charles leTéméraire, comme les anciens guides du pays l’appelaient encore,était un peu plus élevé que le niveau de la première. Le rocformait là une assise plus haute, naturel piédestal de cettecolonne colossale, prodigieuse et noire, de ce Vieux Château, toutcarré, tout droit, d’un seul bloc, allongeant son ombre formidablesur le flot clair. On ne pénétrait dans le Vieux Château F que parune petite porte K. Les anciens du pays ne l’appelaient jamaisautrement que la Tour Carrée, pour la distinguer de la Tour Ronde,dite de Charles le Téméraire. Un parapet semblable à celui quifermait la première cour, reliait entre elles les tours B’’, F etL, fermant également la seconde.

Nous avons dit que la Tour Ronde avait été autrefois rasée àmi-hauteur, remaniée et refaite par un Mortola, sur les plans deCharles le Téméraire lui-même, à qui il avait rendu quelquesservices dans la guerre helvétique. Cette tour avait quinze toisesde diamètre extérieurement et se composait d’une batterie bassedont le sol était placé à une toise en contrebas du niveausupérieur du plateau. On descendait dans cette batterie basse parune pente, aboutissant à une salle octogone dont les voûtesportaient sur quatre gros piliers cylindriques. Sur cette chambres’ouvraient trois énormes embrasures pour trois gros canons. C’estde cette salle octogone que Mrs. Edith eût voulu faire une vastesalle à manger, car, si elle était admirablement fraîche à cause del’épaisseur des murs, qui était formidable, la lumière du rocher etl’éblouissante clarté de la mer pouvaient y pénétrer à volonté parces embrasures-meurtrières qui avaient été agrandies en carré etformaient maintenant des fenêtres garnies, elles aussi, depuissants barreaux de fer. Cette tour L, dont l’oncle de Mrs. Ediths’était emparé pour y travailler et y caser ses nouvellescollections, avait un terre-plein merveilleux où la châtelaineavait fait transporter de la terre arable, des plantes et desfleurs, et où elle avait ainsi créé le plus étonnant jardinsuspendu qui se pût rêver. Une cabane, tout habillée de feuillessèches de palmiers, formait là un heureux abri. J’ai marqué, sur leplan, d’une teinte grise, tous les bâtiments ou parties debâtiments qui avaient été, par les soins de Mrs. Edith, disposés,agencés et restaurés pour l’habitation immédiate.

Du château du XVIIe siècle, dit Château Neuf, on n’avait réparéen C’, au premier étage, que deux chambres et un petit salon, pourles hôtes de passage. C’est là que Rouletabille et moi devionscoucher ; quant à M. et Mme Robert Darzac, ils habitaient dansla Tour Carrée dont nous aurons à parler d’une façon plusparticulière.

Deux pièces, au rez-de-chaussée de cette Tour Carrée, restaientréservées au vieux Bob qui couchait là. M. Stangerson habitait aupremier étage de la Louve, au-dessous du ménage Rance.

Mrs. Edith voulut nous montrer elle-même nos chambres. Elle nousfit traverser des salles aux plafonds effondrés, aux parquetsdéfoncés, aux murs moisis ; mais, de-ci de-là, quelqueslambris, un trumeau, une peinture écaillée, une tapisserie enloques, attestaient l’ancienne splendeur du Château Neuf né de lafantaisie d’un Mortola du grand siècle. En revanche, nos petiteschambres ne rappelaient en rien ce passé magnifique. Elles enavaient été nettoyées avec un soin qui me toucha. Propres ethygiéniques, sans tapis, badigeonnées, laquées de clair, meubléessommairement à la moderne, elles nous plurent beaucoup. J’ai ditque nos deux chambres étaient séparées par un petit salon.

Comme je faisais le nœud de ma cravate, j’appelai Rouletabille,lui demandant s’il était prêt. Je n’obtins aucune réponse. J’allaidans sa chambre, et je constatai avec surprise qu’il en était déjàparti. Je me mis à sa fenêtre, qui donnait, comme les miennes, surla Cour de Charles le Téméraire. Cette cour était vide, habitéeseulement par son grand eucalyptus, dont, à cette heure, l’odeurforte montait jusqu’à moi. Au-dessus du parapet du boulevard,j’apercevais l’immense étendue des eaux silencieuses. La mer étaitdevenue d’un bleu un peu sombre à la tombée du soir, et les ombresde la nuit étaient visibles à l’horizon de la côte italienne,s’accrochant déjà à la pointe d’Ospédaletti. Aucun bruit, aucunfrisson, sur la terre et dans les cieux. Je n’avais observé encoreun pareil silence et une pareille immobilité de la nature qu’à laminute qui précède les plus violents orages et le déchaînement dela foudre. Cependant, nous n’avions rien de tel à craindre, et lanuit s’annonçait, décidément, sereine…

Mais quelle est cette ombre apparue ? D’où vient ce spectrequi glisse sur les eaux ? Debout, à l’avant d’une petitebarque qu’un pêcheur fait avancer au rythme lent de ses deux rames,j’ai reconnu la silhouette de Larsan ! Qui s’y tromperait, quitenterait de s’y tromper ? Ah ! il n’est que tropreconnaissable. Et si ceux devant lesquels il vient ce soir étaientdisposés à douter que ce fût lui, il met une si menaçantecoquetterie à s’exhiber dans toute sa figure d’autrefois, qu’il neles renseignerait pas davantage en leur criant : « C’est moi !»

Oh ! oui, c’est lui ! c’est lui ! C’est le grandFred. La barque, silencieuse, avec sa statue immobile, fait le tourdu château fort. Elle passe maintenant sous les fenêtres de la TourCarrée, et puis elle dirige sa proue du côté de la pointe deGaribaldi vers les carrières des Rochers Rouges . Et l’homme esttoujours debout, les bras croisés, la tête tournée vers la tour,apparition diabolique au seuil de la nuit qui, lente et sournoise,s’approche de lui par derrière, l’enveloppe de sa gaze légère etl’emporte.

Maintenant, en baissant les yeux, j’aperçois deux ombres dans laCour du Téméraire ; elles sont au coin du parapet auprès de lapetite porte de la Tour Carrée. L’une de ces ombres, la plusgrande, retient l’autre et supplie. La plus petite voudraits’échapper ; on dirait qu’elle est prête à prendre son élanvers la mer. Et j’entends la voix de Mme Darzac qui dit :

« Prenez garde ! C’est un piège qu’il vous tend. Je vousdéfends de me quitter, ce soir !… »

Et la voix de Rouletabille :

« Il faudra bien qu’il aborde au rivage. Laissez-moi courir aurivage !

– Que ferez-vous ? gémit la voix de Mathilde.

– Tout ce qu’il faudra. »

Et, encore, la voix de Mathilde, la voix épouvantée :

« Je vous défends de toucher à cet homme ! »

Et je n’entends plus rien.

Je suis descendu et j’ai trouvé Rouletabille, seul, assis sur lamargelle du puits. Je lui ai parlé, et il ne m’a pas répondu, commeil lui arrive quelquefois. Je m’en fus dans la baille, et là, jerencontrai M. Darzac qui vint à moi, fort agité. Il me cria de loin:

« Eh bien ! L’avez-vous vu ?

– Oui, je l’ai vu, fis-je.

– Et elle, elle, savez-vous si elle l’a vu ?

– Elle l’a vu. Elle était avec Rouletabille quand il estpassé ! Quelle audace ! »

Robert Darzac en tremblait encore de l’avoir vu. Il me ditqu’aussitôt qu’il l’avait aperçu, il avait couru comme un fou aurivage, mais qu’il n’était pas arrivé à temps à la pointe deGaribaldi et que la barque avait disparu comme par enchantement.Mais déjà Robert Darzac me quittait, courant rejoindre Mathilde,anxieux de l’état d’esprit dans lequel il allait la retrouver.Cependant, il revenait presque aussitôt, triste et abattu. La portede son appartement était fermée. Sa femme désirait être seule uninstant.

« Et Rouletabille ? demandai-je.

– Je ne l’ai pas vu ! »

Nous restâmes ensemble sur le parapet, à regarder la nuit quiavait emporté Larsan. Robert Darzac était infiniment triste. Pourdétourner le cours de ses pensées, je lui posai quelques questionssur le ménage Rance, auxquelles il finit par répondre.

C’est ainsi que, peu à peu, je devais apprendre comment, aprèsle procès de Versailles, Arthur Rance était retourné àPhiladelphie, et comment, un beau soir, il s’était trouvé dans unbanquet de famille, à côté d’une jeune personne romanesque quil’avait séduit immédiatement par un tour d’esprit littéraire qu’ilavait rarement rencontré chez ses belles compatriotes. Elle n’avaitrien de ce type alerte, désinvolte, indépendant et audacieux quidevait aboutir à la « fluffy-ruffles », si en honneur de nos jours.Un peu dédaigneuse, douce et mélancolique, d’une pâleurintéressante, elle eût plutôt rappelé les tendres héroïnes deWalter Scott, lequel était, du reste, paraît-il, son auteur favori.Ah ! certes, elle retardait, elle retardait d’une façondélicieuse. Comment cette figure délicate parvint-elle àimpressionner si vivement Arthur Rance qui avait tant aimé lamajestueuse Mathilde ? Ce sont là les secrets du cœur.Toujours est-il que, se sentant devenir amoureux, Arthur Rance enavait profité, ce soir-là, pour se griser abominablement. Il dutcommettre quelque inélégante bêtise, laisser échapper un propos siincorrect que Miss Edith le pria soudain, et à haute voix, de neplus lui adresser la parole. Le lendemain, Arthur Rance faisaitfaire officiellement ses excuses à Miss Edith, et jurait qu’il neboirait plus que de l’eau : il devait tenir ce serment.

Arthur Rance connaissait de longue date l’oncle, ce vieux bravehomme de Munder, le vieux Bob, comme on l’avait surnommé àl’Université, un type extraordinaire qui était aussi célèbre parses aventures d’explorateur que par ses découvertes de géologue. Ilétait doux comme un mouton, mais n’avait pas son pareil pourchasser le tigre des pampas. Il avait passé la moitié de sonexistence de professeur au sud du Rio-Negro, chez les Patagons, àla recherche de l’homme tertiaire ou tout au moins de sonsquelette, non point de l’anthropopithèque ou de quelque autrepithécanthropus, se rapprochant plus ou moins du singe, mais biende l’homme, plus fort, plus puissant que celui qui habite de nosjours la planète, de l’homme, enfin, contemporain des prodigieuxmammifères qui sont apparus sur le globe avant l’époquequaternaire. Il revenait généralement de ces expéditions avecquelques caisses de cailloux et un bagage respectable de tibias etde fémurs sur lesquels le monde savant bataillait, mais aussi avecune riche collection de « peaux de lapin », comme il disait, quiattestait que le vieux savant à lunettes savait encore se servird’armes moins préhistoriques que la hache en silex ou le perçoir dutroglodyte. Aussitôt de retour à Philadelphie, il reprenaitpossession de sa chaire, se courbait sur ses bouquins, sur sescahiers et, maniaque comme un « rond-de-cuir », dictait son cours,s’amusant à faire sauter dans les yeux de ses plus proches élèvesles copeaux de ses longs crayons dont il ne se servait jamais, maisqu’il taillait interminablement. Et, quand il avait atteint son but– qu’il visait – on voyait apparaître au-dessus de son pupitre sabonne tête chenue que fendait, sous les lunettes d’or, le largerire silencieux de sa bouche joviale.

Tous ces détails me furent donnés plus tard par Arthur Rancelui-même, qui avait été l’élève du vieux Bob, mais qui ne l’avaitpas revu depuis de nombreuses années, quand il fit la connaissancede Miss Edith ; et, si je les rapporte si complètement ici,c’est que, par une suite de circonstances fort naturelles, nousallons retrouver le vieux Bob aux Rochers Rouges.

Miss Edith, lors de la fameuse soirée où Arthur Rance lui futprésenté et où il se conduisit d’une façon aussi incohérente, nes’était montrée peut-être si mélancolique que parce qu’elle venaitde recevoir de fâcheuses nouvelles de son oncle. Celui-ci, depuisquatre ans, ne se décidait pas à revenir de chez les Patagons. Danssa dernière lettre, il lui disait qu’il était bien malade et qu’ildésespérait de la revoir avant de mourir. On pourrait être tenté depenser qu’une nièce au cœur tendre, dans ces conditions, eût pus’abstenir de paraître à un banquet, si familial fût-il mais MissEdith, au cours des voyages de son oncle, avait tant reçu defâcheuses nouvelles, et son oncle était revenu de si loin, toujourssi bien portant, qu’on ne lui tiendra certainement point rigueur dece que sa tristesse ne l’eût point, ce soir-là, retenue à lamaison. Cependant, trois mois plus tard, sur une nouvelle lettre,elle décida de partir et d’aller rejoindre, toute seule, son oncle,au fond de l’Araucanie. Pendant ces trois mois, il s’était passédes événements mémorables. Miss Edith avait été touchée des remordsd’Arthur Rance et de sa persistance à ne plus boire que de l’eau.Elle avait appris que les mauvaises habitudes d’intempérance de cegentleman n’avaient été prises qu’à la suite d’un désespoird’amour, et cette circonstance lui avait plu par-dessus tout. Cecaractère romanesque dont j’ai parlé tout à l’heure devait servirrapidement les desseins d’Arthur Rance ; et, au moment dudépart de Miss Edith pour l’Araucanie, nul ne s’étonna de ce quel’ancien élève du vieux Bob accompagnât sa nièce. Si lesfiançailles n’étaient pas encore officielles, c’est qu’ellesn’attendaient pour le devenir que la bénédiction du géologue. MissEdith et Arthur Rance retrouvèrent à San-Luis l’excellent oncle. Ilétait d’une humeur charmante et d’une santé florissante. Rance, quine l’avait pas revu depuis si longtemps, eut le toupet de lui direqu’il avait rajeuni, ce qui est le plus habile des compliments.Aussi, quand sa nièce lui eut appris qu’elle s’était fiancée à cecharmant garçon, la joie de l’oncle fut remarquable. Tous troisrevinrent à Philadelphie où le mariage fut célébré. Miss Edith neconnaissait pas la France. Arthur Rance décida d’y faire leurvoyage de noces. Et c’est ainsi qu’ils trouvèrent, comme il seraconté tout à l’heure, une occasion scientifique de se fixer auxenvirons de Menton, non point en France, mais à cent mètres de lafrontière, en Italie, devant les Rochers Rouges.

La cloche ayant retenti et Arthur Rance étant venu au-devant denous, nous nous dirigeâmes vers la Louve, dans la salle basse delaquelle, ce soir-là, était servi le dîner. Quand nous y fûmes tousréunis, moins le vieux Bob, absent du fort d’Hercule, Mrs. Edithnous demanda si quelqu’un de nous avait aperçu une petite barquequi avait fait le tour du château et dans laquelle se trouvait unhomme debout. L’attitude singulière de cet homme l’avait frappée.Comme personne ne lui répondit, elle reprit :

« Oh ! je saurai qui c’est, car je connais le marin quiconduisait la barque. C’est un grand ami du vieux Bob.

– Vraiment ! fit Rouletabille, vous connaissez ce marin,madame ?

– Il vient quelquefois au château. Il vient vendre du poisson.Les gens du pays lui ont donné un nom bizarre que je ne sauraisvous répéter dans leur impossible patois, mais je me le suis faittraduire. Cela veut dire : « Le bourreau de la mer ! » Un bienjoli nom, n’est-ce pas ? »

Chapitre 7De quelques précautions qui furent prises par Joseph Rouletabillepour défendre le fort d’Hercule contre une attaque ennemie

Rouletabille n’eut même point la politesse de demanderl’explication de cet étonnant sobriquet. Il paraissait abîmé dansles plus sombres réflexions. Drôle de dîner ! Drôle dechâteau ! Drôles de gens ! Les grâces languissantes deMrs. Edith ne suffirent point à nous galvaniser. Il y avait là deuxnouveaux ménages, quatre amoureux qui auraient dû être la gaieté del’heure, et rayonner de la joie de vivre. Le repas fut des plustristes. Le spectre de Larsan planait sur les convives, même surcelui d’entre nous qui ne le savait point si proche.

Il est juste de dire, du reste, que le professeur Stangerson,depuis qu’il avait appris la cruelle, la douloureuse vérité, nepouvait se débarrasser de ce spectre-là. Je ne crois pointm’avancer beaucoup, en prétendant que la première victime du dramedu Glandier et la plus malheureuse de toutes était le professeurStangerson. Il avait tout perdu : sa foi dans la science, l’amourdu travail, et – ruine plus affreuse que toutes les autres – lareligion de sa fille. Il avait tant cru en elle ! Elle avaitété pour lui l’objet d’un si constant orgueil. Il l’avait associéependant tant d’années, vierge sublime, à sa recherche del’inconnu ! Il avait été si merveilleusement ébloui de cettedéfinitive volonté qu’elle avait eue de refuser sa beauté àquiconque eût pu l’éloigner de son père et de la science ! Et,quand il en était encore à considérer avec extase un pareilsacrifice, il apprenait que, si sa fille refusait de se marier,c’est qu’elle l’était déjà à un Ballmeyer ! Le jour oùMathilde avait décidé de tout avouer à son père et de lui confesserun passé qui devait, aux yeux du professeur déjà averti par lemystère du Glandier, éclairer le présent d’un éclat bien tragique,le jour où, tombant à ses pieds et embrassant ses genoux, elle luiavait raconté le drame de son cœur et de sa jeunesse, le professeurStangerson avait serré dans ses bras tremblants son enfantchérie ; il avait déposé le baiser du pardon sur sa têteadorée, il avait mêlé ses larmes aux sanglots de celle qui avaitexpié sa faute jusque dans la folie, et il lui avait juré qu’ellene lui avait jamais été plus précieuse que depuis qu’il savait cequ’elle avait souffert. Et elle s’en était allée un peu consolée.Mais lui, resté seul, se releva un autre homme… un homme seul, toutseul… l’homme seul ! Le professeur Stangerson avait perdu safille et ses dieux !

Il l’avait vue avec indifférence se marier à Robert Darzac, quiavait été, cependant, son élève le plus cher. En vain Mathildes’efforçait-elle de réchauffer son père d’une tendresse plusardente. Elle sentait bien qu’il ne lui appartenait plus, que sonregard se détournait d’elle, que ses yeux vagues fixaient dans lepassé une image qui n’était plus la sienne, mais qui l’avait été,hélas ! Et que, s’ils revenaient à elle, à elle Mme Darzac,c’était pour apercevoir à ses côtés, non point la figure respectéed’un honnête homme, mais la silhouette éternellement vivante,éternellement infâme, de l’autre ! De celui qui avait été lepremier mari, de celui qui lui avait volé sa fille !… Il netravaillait plus !… Le grand secret de la Dissociation de lamatière qu’il s’était promis d’apporter aux hommes retournerait aunéant d’où, un instant, il l’avait tiré, et les hommes iraient,répétant pendant des siècles encore, la parole imbécile : Ex nihilonihil !

Le repas était rendu plus lugubre encore par le cadre danslequel il nous était servi, cadre sombre, éclairé d’une lampegothique, de vieux candélabres de fer forgé, entre des murs deforteresse garnis de tapisseries d’Orient et contre lesquelss’appuyaient de vieilles armoires datant de la première invasionsarrasine, et des sièges à la Dagobert.

À tour de rôle, j’examinais les convives, et ainsim’apparaissaient les causes particulières de la tristesse générale.M. et Mme Robert Darzac étaient à côté l’un de l’autre. Lamaîtresse de céans n’avait évidemment point voulu séparer des épouxaussi neufs, dont l’union ne datait que de l’avant-veille. Desdeux, je dois dire que le plus désolé était, sans contredit, notreami Robert. Il ne prononçait pas une parole. Mme Darzac, elle, semêlait encore à la conversation, échangeait quelques réflexionsbanales avec Arthur Rance. Devrais-je ajouter même, à ce propos,qu’après la scène à laquelle j’avais assisté du haut de ma fenêtreentre Rouletabille et Mathilde je m’attendais à voir celle-ci plusatterrée… quasi anéantie par cette vision menaçante d’un Larsansurgi des eaux. Mais non ! Bien au contraire, je constataisune remarquable différence entre l’aspect effaré sous lequel ellenous était apparue précédemment à la gare, par exemple, et celui-ciqui était presque entièrement de sang-froid. On eût dit que cetteapparition l’avait plutôt soulagée et quand je fis part, dans lasoirée, de cette réflexion à Rouletabille, le jeune reporter fut demon avis et m’expliqua cette apparente anomalie de la façon la plussimple. Mathilde ne devait rien tant redouter que de redevenirfolle, et la certitude cruelle où elle était maintenant de ne pasavoir été victime de l’hallucination de son cerveau troublé avaitcertainement servi à lui rendre un peu de calme. Elle préféraitencore avoir à se défendre de Larsan vivant que de sonfantôme ! Dans la première entrevue qu’elle avait eue avecRouletabille dans la Tour Carrée pendant que j’achevais matoilette, elle avait, du reste, semblé à mon jeune ami tout à faithantée par cette idée qu’elle redevenait folle ! Rouletabille,me racontant cette entrevue, m’avoua qu’il n’avait pu lui rendrequelque tranquillité qu’en prenant le contre-pied de tout cequ’avait fait Robert Darzac, c’est-à-dire en ne lui cachant pointque ses yeux avaient bien vu clair et vu Frédéric Larsan !Quand elle sut que Robert Darzac ne lui avait dissimulé cetteréalité que par la crainte qu’elle n’en fût épouvantée et qu’ilavait été le premier à télégraphier à Rouletabille de venir à leursecours, elle avait poussé un soupir qui ressemblait à s’yméprendre à un sanglot. Elle avait pris les mains de Rouletabilleet les avait soudain couvertes de baisers, comme une mère fait,dans un accès de gloutonnerie adorable, aux mains de son tout petitenfant. Évidemment, elle était instinctivement reconnaissante aujeune homme vers lequel elle se sentait irrésistiblement portée partoutes les forces mystérieuses de son être maternel, de ce qu’ilrepoussait, d’un mot, la folie qui rôdait toujours autour d’elle etqui, de temps en temps, revenait frapper à sa porte. C’est dans cemoment qu’ils avaient aperçu, tous deux en même temps, par lafenêtre de la tour, Frédéric Larsan, debout, dans sa barque. Ilsl’avaient d’abord regardé avec stupeur, immobiles et muets. Puis uncri de rage s’était échappé de la gorge angoissée de Rouletabilleet celui-ci avait voulu se précipiter, courir sus à l’homme !Nous avons vu comment Mathilde l’avait retenu, s’accrochant à luijusque sur le parapet… Évidemment, c’était horrible, cetterésurrection naturelle de Larsan, mais moins horrible que larésurrection continuelle et surnaturelle d’un Larsan quin’existerait que dans son cerveau malade !… Elle ne voyaitplus Larsan partout. Elle le voyait où il était !

À la fois nerveuse et douce, tantôt patiente et par instantsimpatiente, Mathilde, tout en répondant à Arthur Rance, prenait deM. Darzac les soins les plus charmants, les plus tendres. Elleétait pleine d’attention, le servant elle-même, avec un admirableet sérieux sourire, veillant à ce qu’il n’eût point la vue fatiguéepar l’approche trop brusque d’une lumière. Robert la remerciait etsemblait, je dois bien le constater, affreusement malheureux. Etj’étais bien obligé de me rappeler que le malencontreux Larsanétait arrivé à temps pour rappeler à Mme Darzac qu’avant d’être MmeDarzac elle était Mme Jean Roussel-Ballmeyer-Larsan devant Dieu etmême, au regard de certaines lois transatlantiques, devant leshommes.

Si le but de Larsan avait été, en se montrant, de porter un coupaffreux à un bonheur qui n’était encore qu’en expectative, il avaitpleinement réussi !… Et, peut-être, en historien exact del’événement, devons-nous appuyer sur ce fait moral, grandement àl’honneur de Mathilde, que ce n’est point seulement l’état dedésarroi où se trouvait son esprit à la suite de la réapparition deLarsan, qui l’incita à faire comprendre à Robert Darzac, le premiersoir où ils se trouvèrent face à face – enfin seuls ! – dansl’appartement de la Tour Carrée, que cet appartement était assezvaste pour y loger séparément leurs deux désespoirs ; mais cefut encore le sentiment du devoir, c’est-à-dire de ce qu’ils sedevaient chacun à tous deux, qui leur dicta la plus noble et laplus auguste des décisions ! J’ai déjà dit que MathildeStangerson avait été très religieusement élevée, non point par sonpère qui était assez indifférent sur ce chapitre, mais par lesfemmes et surtout par sa vieille tante de Cincinatti. Les étudesauxquelles elle s’était livrée par la suite, aux côtés duprofesseur, n’avaient en rien ébranlé sa foi et le professeurs’était bien gardé d’influencer en quoi que ce fût, à ce propos,l’esprit de sa fille. Celle-ci avait conservé, même au moment leplus redoutable de la création du néant, théorie sortie du cerveaude son père, ainsi que celle de la dissociation de la matière, lafoi des Pasteur et des Newton. Et elle disait couramment que, s’ilétait prouvé que tout venait de rien, c’est-à-dire de l’étherimpondérable, et retournait à ce rien, pour en ressortiréternellement, grâce à un système qui se rapprochait d’une façonsingulière des fameux atomes crochus des anciens, il restait àprouver que ce rien, origine de tout, n’avait pas été créé parDieu. Et, en bonne catholique, ce Dieu, évidemment, était le sien,le seul qui eût son vicaire ici bas, appelé pape. J’auraispeut-être passé sous silence les théories religieuses de Mathildesi elles n’avaient été d’un appoint certain dans les résolutionsqu’elle eut à prendre vis-à-vis de son nouvel époux devant leshommes, quand il lui fut révélé que son mari devant Dieu étaitencore de ce monde. La mort de Larsan ayant paru certaine, elleétait allée à une nouvelle bénédiction nuptiale avec l’assentimentde son confesseur, en veuve. Et voilà qu’elle n’était plus veuve,mais bigame devant Dieu ! Au surplus, une telle catastrophen’était point irrémédiable et elle dut elle-même faire luire auxyeux attristés de ce pauvre M. Darzac la perspective d’un sortmeilleur qui serait arrangé comme il convient par la cour de Rome,à laquelle, le plus vite possible, il faudrait incontinent,soumettre le litige. Bref, en conclusion de tout ce qui précède, M.et Mme Robert Darzac, quarante-huit heures après leur mariage àSaint-Nicolas-du-Chardonnet, faisaient chambre à part, au fond dela Tour Carrée. Le lecteur comprendra alors qu’il n’en fallaitpeut-être point davantage pour expliquer l’irrémédiable mélancoliede Robert et les soins consolateurs de Mathilde.

Sans être précisément au courant, ce soir-là, de tous cesdétails, j’en soupçonnai néanmoins le plus important. De M. et deMme Darzac, mes yeux s’en furent au voisin de celle-ci, MrArthur-William Rance, et ma pensée déjà s’emparait d’un nouveausujet d’observation, lorsque le maître d’hôtel vint nous annoncerque le concierge Bernier demandait à parler tout de suite àRouletabille. Celui-ci se leva aussitôt, s’excusa, et sortit.

« Tiens ! Fis-je, les Bernier ne sont donc plus auGlandier ! »

On se rappelle, en effet, que ces Bernier – l’homme et la femme– étaient les concierges de M. Stangerson àSainte-Geneviève-des-Bois. J’ai raconté, dans Le Mystère de laChambre Jaune, comment Rouletabille les avait fait remettre enliberté, alors qu’ils étaient accusés de complicité dans l’attentatdu pavillon de la Chênaie. Leur reconnaissance pour le jeunereporter, à cette occasion, avait été des plus grandes, etRouletabille avait pu, dès lors, faire état de leur dévouement. M.Stangerson répondit à mon interpellation en m’apprenant que tousses domestiques avaient quitté le Glandier qu’il avait à jamaisabandonné. Comme les Rance avaient besoin de concierges pour lefort d’Hercule, le professeur avait été heureux de leur céder cesloyaux serviteurs dont il n’avait jamais eu à se plaindre, endehors d’une petite histoire de braconnage qui avait failli tournersi mal pour eux. Maintenant, ils logeaient dans l’une des tours dela poterne d’entrée dont ils avaient fait leur loge et d’où ilssurveillaient le mouvement d’entrée et de sortie du fortd’Hercule.

Rouletabille n’avait pas paru le moins du monde étonné quand lemaître d’hôtel lui avait annoncé que Bernier désirait lui dire unmot : c’était donc, pensai-je, qu’il était déjà au fait de leurprésence aux Rochers Rouges. En somme, je découvrais – sans en êtrestupéfait, du reste – que Rouletabille avait sérieusement employéles quelques minutes pendant lesquelles je le croyais dans sachambre et que j’avais consacrées, moi, à ma toilette ou àd’inutiles bavardages avec M. Darzac.

Ce départ inattendu de Rouletabille jeta un froid. Chacun sedemandait si cette absence ne coïncidait point avec quelqueévénement important relatif au retour de Larsan. Mme Robert Darzacétait inquiète. Et, parce que Mathilde se montrait fâcheusementimpressionnée, je vis bien que Mr Arthur Rance crut bon demanifester, lui aussi, un discret émoi. Ici, il est bon de dire queMr Arthur Rance et sa femme n’étaient point au courant de tous lesmalheurs de la fille du professeur Stangerson. On avait,naturellement, jugé inutile de leur faire part du mariage secret deMathilde et de Jean Roussel, devenu Larsan. C’était là un secret defamille. Mais ils savaient mieux que n’importe qui – Arthur Rancepour avoir été mêlé au drame du Glandier, et sa femme parce que sonmari le lui avait raconté – avec quel acharnement le célèbre agentde la sûreté avait poursuivi celle qui devait être un jour MmeDarzac. Les crimes de Larsan s’expliquaient naturellement aux yeuxd’Arthur Rance par une passion désordonnée, et il ne faut points’étonner qu’un homme qui avait été si longtemps épris de Mathildeque le phrénologue américain n’eût point cherché à l’attitude deLarsan d’autre explication que celle d’un amour furieux et sansespoir. Quant à Mrs. Edith, je me rendis bientôt parfaitementcompte que les raisons du drame du Glandier ne lui semblaient pointaussi simples que voulait bien le dire son mari. Pour qu’ellepensât comme celui-ci, il eût fallu qu’elle éprouvât pour Mathildeun enthousiasme approchant de celui d’Arthur Rance et, bien aucontraire, toute son attitude, que j’observais à loisir, sansqu’elle s’en doutât, disait : « Mais, enfin ! qu’a donc cettefemme de si étonnant pour avoir inspiré des sentiments aussichevaleresques, aussi criminels à des cœurs d’hommes, pendant de silongues années ?… Eh quoi ! la voilà donc cette femmepour laquelle, policier, on tue ; pour laquelle, sobre, ons’enivre ; et pour laquelle on se fait condamner,innocent ? Qu’a-t-elle de plus que moi qui n’ai su que mefaire platement épouser par un mari que je n’aurais jamais eu sielle ne l’avait pas repoussé ? Oui, qu’a-t-elle ? Ellen’a même plus la jeunesse ! Et cependant, mon mari m’oubliepour la regarder encore ! » Voilà ce que je lus dans les yeuxde Mrs. Edith qui regardait son mari regarder Mathilde. Ah !les yeux noirs de la douce, de la langoureuse Mrs. Edith !

Je me félicite de ces présentations nécessaires que je viens defaire au lecteur. Il est bon qu’il sache les sentiments quihabitent le cœur de chacun, dans le moment que chacun va avoir unrôle à jouer dans l’étrange et inouï drame qui se prépare dansl’ombre, dans l’ombre qui enveloppe le fort d’Hercule. Et encore,je n’ai rien dit du vieux Bob, ni du prince Galitch, mais leurtour, n’en doutez point, viendra. C’est que j’ai pris comme règle,dans une affaire aussi considérable, de ne peindre choses et gensqu’au fur et à mesure de leur apparition au cours des événements.Ainsi le lecteur passera par toutes les alternatives, quequelques-uns de nous ont connues, d’angoisse et de paix, de mystèreet de clarté, d’incompréhension et de compréhension ! Tantmieux si la lumière définitive se fait dans l’esprit du lecteuravant l’heure où elle m’est apparue. Comme il disposera, ni plus nimoins, des mêmes moyens que nous pour voir clair, il se sera prouvéà lui-même qu’il jouit d’un cerveau digne du crâne deRouletabille.

Nous achevâmes ce premier repas sans avoir revu notre jeune amiet nous nous levâmes de table sans nous communiquer le fond denotre pensée qui était des plus troubles. Mathilde s’enquitimmédiatement de Rouletabille quand elle fut sortie de la Louve, etje l’accompagnai jusqu’à l’entrée du fort. M. Darzac et Mrs. Edithnous suivaient. M. Stangerson avait pris congé de nous. ArthurRance, qui avait un instant disparu, vint nous rejoindre comme nousarrivions sous la voûte. La nuit était claire, toute illuminée delune. Cependant, on avait allumé des lanternes sous la voûte quiretentissait de grands coups sourds. Et nous entendîmes la voix deRouletabille qui encourageait ceux qui l’entouraient : «Allons ! encore un effort ! » disait-il, et des voix,après la sienne, se mettaient à haleter comme font les marins quihalent les barques sur la jetée, à l’entrée des ports. Enfin, ungrand tumulte nous emplit les oreilles. On se serait cru dans unecloche. C’étaient les deux vantaux de l’énorme porte de fer quivenaient de se rejoindre pour la première fois, depuis plus de centans.

Mrs. Edith s’étonna de cette manœuvre de la dernière heure etdemanda ce qu’était devenue la grille qui faisait jusqu’alorsfonction de porte. Mais Arthur Rance lui saisit le bras et ellecomprit qu’elle n’avait qu’à se taire, ce qui ne l’empêcha point demurmurer : « Vraiment, ne dirait-on pas que nous allons subir unsiège ? » Mais Rouletabille entraînait déjà tout notre groupedans la baille, et nous annonçait, en riant, que, si nous avionspar hasard le désir d’aller faire un tour en ville, il fallait pource soir-là y renoncer, attendu que ses ordres étaient donnés et quenul ne pouvait plus sortir du château, ni y entrer. Le pèreJacques, ajouta-t-il, toujours en affectant de plaisanter, étaitchargé par lui d’exécuter la consigne et chacun savait qu’il étaitimpossible de séduire ce vieux serviteur. C’est ainsi que j’apprisque le père Jacques, que j’avais connu au Glandier, avaitaccompagné le professeur Stangerson à qui il servait de valet dechambre. La veille, il avait couché dans un petit cabinet de laLouve, attenant à la chambre de son maître, mais Rouletabille avaitchangé tout cela, et c’était le père Jacques, maintenant, qui avaitpris la place des concierges dans la tour A.

« Mais où sont les Bernier ? demanda Mrs. Edith,intriguée.

– Ils sont déjà installés dans la Tour Carrée, dans la chambred’entrée, à gauche ; ils serviront de concierges à la TourCarrée !… répondit Rouletabille.

– Mais la Tour Carrée n’a pas besoin de concierges !s’écria Mrs. Edith, dont l’ahurissement était sans bornes.

– C’est ce que nous ne savons pas, madame », répliqua lereporter sans explication.

Mais il prit à part Mr Arthur Rance et lui fit comprendre qu’ildevait mettre sa femme au courant de la réapparition de Larsan. Sil’on prétendait cacher la vérité plus longtemps à M. Stangerson, onne pouvait guère y parvenir sans l’aide intelligente de Mrs. Edith.Enfin, il était bon que chacun, désormais, au fort d’Hercule, fûtpréparé à tout, autrement dit, ne fût surpris par rien !

Là-dessus, il nous fit traverser la baille et nous noustrouvâmes à la poterne du jardinier. J’ai dit que cette poterne Hcommandait l’entrée de la seconde cour ; mais il y avait beautemps qu’à cet endroit le fossé avait été comblé. Autrefois, il yavait là un pont-levis. Rouletabille, à notre grande stupéfaction,déclara que le lendemain il ferait dégager le fossé et rétablir lepont-levis !

Dans le moment même, il s’occupait de faire fermer, par les gensdu château, cette poterne par une sorte de porte de fortune enattendant mieux, faite de planches et de vieux bahuts que l’onavait sortis de la bâtisse du jardinier. Ainsi, le château sebarricadait et Rouletabille était seul maintenant à en rire touthaut ; car Mrs. Edith, mise rapidement au courant par sonmari, ne disait plus rien, se contentant de s’amuser in pettoprodigieusement de ces visiteurs qui transformaient son vieuxchâteau fort en place imprenable parce qu’ils redoutaientl’approche d’un homme, d’un seul homme !… C’est que Mrs. Edithne connaissait point cet homme-là et qu’elle n’avait pas passé parle Mystère de la Chambre Jaune ! Quant aux autres – et ArthurRance lui-même était de ceux-là – ils trouvaient tout naturel etabsolument raisonnable que Rouletabille les fortifiât contrel’inconnu, contre le mystère, contre l’invisible, contre ce on nesavait quoi qui rôdait dans la nuit, autour du fortd’Hercule !

À cette poterne, Rouletabille n’avait placé personne, car il seréservait ce poste, cette nuit-là, pour lui-même. De là, il pouvaitsurveiller et la première et la seconde cour. C’était un pointstratégique qui commandait tout le château. On ne pouvait parvenirdu dehors jusqu’aux Darzac qu’en passant d’abord par le pèreJacques, en A, par Rouletabille en H, et par le ménage Bernier quiveillait sur la porte K de la Tour Carrée. Le jeune homme avaitdécidé que les veilleurs désignés ne se coucheraient pas. Commenous passions près du puits de la Cour du Téméraire, je vis à laclarté de la lune qu’on avait dérangé la planche circulaire qui lefermait. Je vis aussi, sur la margelle, un seau attaché à unecorde. Rouletabille m’expliqua qu’il avait voulu savoir si ce vieuxpuits correspondait avec la mer et qu’il y avait puisé une eauabsolument douce, preuve que cette eau n’avait aucune relation avecl’élément salé. Il fit quelques pas alors avec Mme Darzac qui pritaussitôt congé de nous et entra dans la Tour Carrée. M. Darzac, surla prière de Rouletabille, resta avec nous, ainsi qu’Arthur Rance.Quelques phrases d’excuses à l’adresse de Mrs. Edith firentcomprendre à celle-ci qu’on la priait poliment de s’aller coucher,ce qu’elle fit d’une grâce assez nonchalante et en saluantRouletabille d’un ironique : « Bonsoir, monsieur lecapitaine ! »

Quand nous fûmes seuls, entre hommes, Rouletabille nous entraînavers la poterne, dans la petite chambre du jardinier ; c’étaitune pièce fort obscure, basse de plafond, où l’on se trouvaitmerveilleusement blottis pour voir sans être vus. Là, Arthur Rance,Robert Darzac, Rouletabille et moi, dans la nuit, sans même avoirallumé une lanterne, nous tînmes notre premier conseil de guerre.Ma foi, je ne saurais quel autre nom donner à cette réuniond’hommes effarés, réfugiés derrière les pierres de ce vieux châteauguerrier.

« Nous pouvons tranquillement délibérer ici, commençaRouletabille ; personne ne nous entendra et nous ne seronssurpris par personne. Si l’on parvenait à franchir la premièreporte gardée par le père Jacques sans qu’il s’en aperçût, nousserions immédiatement avertis par l’avant-poste que j’ai établi aumilieu même de la baille, dissimulé dans les ruines de la chapelle.Oui, j’ai placé là votre jardinier, Mattoni, Monsieur Rance. Jecrois, à ce qu’on m’a dit, qu’on peut être sûr de cet homme ?Dites-moi, je vous prie, votre avis ?… »

J’écoutais Rouletabille avec admiration. Mrs. Edith avaitraison. C’était vrai qu’il s’improvisait notre capitaine et voilàque, d’emblée, il prenait toutes dispositions susceptiblesd’assurer la défense de la place. Certes ! j’imagine qu’iln’avait point envie de la rendre, à n’importe quel prix, et qu’ilétait parfaitement disposé à se faire sauter en notre compagnie,plutôt que de capituler. Ah ! le brave petit gouverneur deplace que c’était là ! Et, en vérité, il fallait être tout àfait brave pour entreprendre de défendre le fort d’Hercule contreLarsan, plus brave que s’il se fût agi de mille assiégeants, commeil arriva à l’un des comtes de la Mortola qui n’eût, pourdébarrasser la place, qu’à faire donner grosses pièces,couleuvrines et bombardes et puis à charger l’ennemi déjà à moitiédéfait par le feu bien dirigé d’une artillerie qui était l’une desplus perfectionnées de l’époque. Mais là, aujourd’hui, quiavions-nous à combattre ? Des ténèbres ! Où étaitl’ennemi ? Partout et nulle part ! Nous ne pouvions niviser, ne sachant où était le but, ni encore moins prendrel’offensive, ignorant où il fallait porter nos coups ? Il nenous restait qu’à nous garder, à nous enfermer, à veiller et àattendre !

Mr Arthur Rance ayant déclaré à Rouletabille qu’il répondait deson jardinier Mattoni, notre jeune homme, sûr désormais d’êtrecouvert de ce côté, prit son temps pour nous expliquer d’abordd’une façon générale la situation. Il alluma sa pipe, en tira troisou quatre bouffées rapides et dit :

« Voilà ! Pouvons-nous espérer que Larsan, après s’êtremontré si insolemment à nous, sous nos murs, comme pour nousbraver, comme pour nous défier, s’en tiendra à cette manifestationplatonique ? Se contentera-t-il d’un succès moral qui auraporté le trouble, la terreur et le découragement dans une partie dela garnison ? Et disparaîtra-t-il ? Je ne le pense pas, àvrai dire. D’abord, parce que ce n’est point dans son caractèreessentiellement combatif, et qui ne se satisfait pas avec desdemi-succès, ensuite parce que rien ne le force àdisparaître ! Songez qu’il peut tout contre nous, mais quenous ne pouvons rien contre lui, que nous défendre et frapper, sinous le pouvons, quand il le voudra bien ! Nous n’avons, eneffet, aucun secours à attendre du dehors. Et il le saitbien ; c’est ce qui le fait si audacieux et sitranquille ! Qui pouvons-nous appeler à notre aide ?

– Le procureur ! » fit, avec une certaine hésitation,Arthur Rance, car il pensait bien que, si cette hypothèse n’avaitpas été encore envisagée par Rouletabille, c’est qu’il devait yavoir quelque obscure raison à cela.

Rouletabille considéra son hôte avec un air de pitié qui n’étaitpoint non plus exempt de reproche. Et il dit, d’un ton glacé quirenseigna définitivement Arthur Rance sur la maladresse de saproposition :

« Vous devriez comprendre, monsieur, que je n’ai point, àVersailles, sauvé Larsan de la justice française, pour le livrer,aux Rochers Rouges, à la justice italienne. »

Mr Arthur Rance, qui ignorait, comme je l’ai dit, le premiermariage de la fille du professeur Stangerson, ne pouvait mesurer,comme nous, toute l’impossibilité où nous étions de révélerl’existence de Larsan sans déchaîner, surtout depuis la cérémoniede Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le pire des scandales et la plusredoutable des catastrophes ; mais certains incidentsinexpliqués du procès de Versailles avaient dû suffisamment lefrapper pour qu’il fût à même de saisir que nous redoutionspar-dessus tout d’intéresser à nouveau le public à ce que l’onavait appelé Le Mystère de Mademoiselle Stangerson.

Il comprit ce soir-là, mieux que jamais, que Larsan nous tenaitpar un de ces secrets terribles qui décident de l’honneur ou de lamort des gens, en dehors de toutes les magistratures de laterre.

Il s’inclina donc devant M. Robert Darzac, sans plus dire unmot ; mais ce salut signifiait de toute évidence que Mr ArthurRance était prêt à combattre pour la cause de Mathilde comme unnoble chevalier qui s’inquiète peu des raisons de la bataille, dumoment qu’il meure pour sa belle. Du moins, j’interprétai ainsi songeste, persuadé que l’Américain, malgré son récent mariage, étaitloin d’avoir oublié son ancienne passion.

M. Darzac dit :

« Il faut que cet homme disparaisse, mais en silence, soit qu’onle réduise à merci, soit qu’on passe avec lui un traité de paix,soit qu’on le tue !… Mais la première condition de sadisparition est le secret à garder sur sa réapparition. Surtout, jeme ferai l’interprète de Mme Darzac en vous priant de tout faire aumonde pour que M. Stangerson ignore que nous sommes menacés encoredes coups de ce bandit !

– Les désirs de Mme Darzac sont des ordres, répliquaRouletabille. M. Stangerson ne saura rien !… »

On s’occupa ensuite de la situation faite aux domestiques et dece qu’on pouvait attendre d’eux. Heureusement, le père Jacques etles Bernier étaient déjà à demi dans le secret des choses et nes’étonneraient de rien. Mattoni était assez dévoué pour obéir àMrs. Edith « sans comprendre ». Les autres ne comptaient pas. Il yavait bien encore Walter, le domestique du vieux Bob, mais il avaitaccompagné son maître à Paris et ne devait revenir qu’avec lui.

Rouletabille se leva, échangea par la fenêtre un signe avecBernier qui se tenait debout sur le seuil de la Tour Carrée etrevint s’asseoir au milieu de nous.

« Larsan ne doit pas être loin, dit-il. Pendant le dîner, j’aifait une reconnaissance autour de la place. Nous disposons, au-delàde la porte Nord, d’une défense naturelle et sociale merveilleuseet qui remplace avantageusement l’ancienne barbacane du château.Nous avons là, à cinquante pas, du côté de l’Occident, les deuxpostes frontières des douaniers français et italiens dontl’inexorable vigilance peut nous être d’un grand secours. Le pèreBernier est tout à fait bien avec ces braves gens et je suis alléavec lui les interroger. Le douanier italien ne parle quel’italien, mais le douanier français parle les deux langues, plusle jargon du pays, et c’est ce douanier (qui s’appelle, m’a ditBernier, Michel) qui nous a servi de truchement général. Par sonintermédiaire, nous avons appris que nos deux douaniers s’étaientintéressés à la manœuvre insolite, autour de la presqu’îled’Hercule, de la petite barque de Tullio, surnommé Le Bourreau dela Mer. Le vieux Tullio est une des anciennes connaissances de nosdouaniers. C’est le plus habile contrebandier de la côte. Iltraînait, ce soir, dans sa barque, un individu que les douaniersn’avaient jamais vu. La barque, Tullio et l’inconnu ont disparu ducôté de la pointe de Garibaldi. J’y suis allé avec le père Bernier,et, pas plus que M. Darzac qui y était allé précédemment, nousn’avons rien aperçu. Cependant Larsan a dû débarquer… J’en ai commele pressentiment. Dans tous les cas, je suis sûr que la barque deTullio a abordé près de la pointe de Garibaldi…

– Vous en êtes sûr ? s’écria M. Darzac.

– À cause de quoi en êtes-vous sûr ? demandai-je.

– Bah ! fit Rouletabille, elle a laissé encore la trace desa proue dans le galet du rivage et, en abordant, elle a faittomber de son bord le réchaud à pommes de pin que j’ai retrouvé etque les douaniers ont reconnu, réchaud qui sert à Tullio à éclairerles eaux quand il pêche la pieuvre, par les nuits calmes.

– Larsan est certainement descendu ! reprit M. Darzac… Ilest aux Rochers Rouges !…

– En tout cas, si la barque l’a laissé aux Rochers Rouges, iln’en est point revenu, fit Rouletabille. Les deux postes desdouaniers sont placés sur le chemin étroit qui conduit des RochersRouges en France, de telle sorte que nul n’y peut passer de jour oude nuit sans en être aperçu. Vous savez, d’autre part, que lesRochers Rouges forment cul-de-sac et que le sentier s’arrête devantces rochers, à trois cents mètres environ de la frontière. Lesentier passe entre les rochers et la mer. Les rochers sont à picet constituent une falaise d’une soixantaine de mètres dehauteur.

– Certes ! fit Arthur Rance, qui n’avait encore rien dit,et qui semblait très intrigué, il n’a pu escalader la falaise.

– Il se sera caché dans les grottes, observa Darzac ; il ya dans la falaise des poches profondes.

– Je l’ai pensé ! dit Rouletabille. Aussi, moi, je suisretourné tout seul aux Rochers Rouges, après avoir renvoyé le pèreBernier.

– C’était imprudent, remarquai-je.

– C’était par prudence ! corrigea Rouletabille. J’avais deschoses à dire à Larsan, que je ne tenais point à faire savoir à untiers… Bref, je suis retourné aux Rochers Rouges ; devant lesgrottes, j’ai appelé Larsan.

– Vous l’avez appelé ! s’écria Arthur Rance.

– Oui ! je l’ai appelé dans la nuit commençante, j’ai agitémon mouchoir, comme font les parlementaires avec leur drapeaublanc. Mais est-ce qu’il ne m’a point entendu ? Est-ce qu’iln’a point vu mon drapeau ?… Il n’a pas répondu.

– Il n’était peut-être plus là, hasardai-je.

– Je n’en sais rien !… J’ai entendu du bruit dans unegrotte !…

– Et vous n’y êtes pas allé ? demanda vivement ArthurRance.

– Non ! répondit simplement Rouletabille, mais vous pensezbien, n’est-ce pas ? que ce n’est point parce que j’ai peur delui…

– Courons-y ! nous écriâmes-nous tous, en nous levant d’unmême mouvement, et qu’on en finisse une bonne fois !

– Je crois, fit Arthur Rance, que nous n’avons jamais eu unemeilleure occasion de joindre Larsan. Eh ! nous ferons bien delui ce que nous voudrons, au fond des Rochers Rouges ! »

Darzac et Arthur Rance étaient déjà prêts ; j’attendais cequ’allait dire Rouletabille. D’un geste il les calma et les pria dese rasseoir…

« Il faut réfléchir à ceci, fit-il, que Larsan n’aurait pas agiautrement qu’il ne l’a fait, s’il avait voulu nous attirer ce soirdans les grottes des Rochers Rouges. Il se montre à nous, ildébarque presque sous nos yeux à la pointe de Garibaldi, il nouseût crié en passant sous nos fenêtres : « Vous savez, je suis auxRochers Rouges ! Je vous attends ! Venez-y !… »qu’il n’aurait peut-être pas été plus explicite ni pluséloquent !

– Vous êtes allé aux Rochers Rouges, repartit Arthur Rance, quis’avoua, du reste, profondément touché par l’argument deRouletabille… et il ne s’est pas montré. Il s’y cache, méditantquelque crime abominable pour cette nuit… Il faut le déloger delà.

– Sans doute, répliqua Rouletabille, ma promenade aux RochersRouges n’a produit aucun résultat, parce que j’y suis allé seul…mais que nous y allions tous et nous pourrons trouver un résultat ànotre retour…

– À notre retour ? interrogea Darzac, qui ne comprenaitpas.

– Oui, expliqua Rouletabille, à notre retour au château où nousaurons laissé Mme Darzac toute seule ! Et où nous ne laretrouverions peut-être plus !… Oh ! ajouta-t-il, dans lesilence général, ce n’est là qu’une hypothèse. En ce moment, ilnous est défendu de raisonner autrement que par hypothèse… »

Nous nous regardions tous, et cette hypothèse nous accablait.Évidemment, sans Rouletabille, nous allions peut-être faire unegrosse bêtise, nous allions peut-être à un désastre…

Rouletabille s’était levé, pensif.

« Au fond, finit-il par dire, nous n’avions rien de mieux àfaire pour cette nuit, que de nous barricader. Oh ! barricadeprovisoire, car je veux que la place soit mise en état de défenseabsolue dès demain. J’ai fait fermer la porte de fer et je la faisgarder par le père Jacques. J’ai mis Mattoni en sentinelle dans lachapelle. J’ai rétabli ici un barrage, sous la poterne, le seulpoint vulnérable de la seconde enceinte et je garderai moi-même cebarrage. Le père Bernier veillera toute la nuit à la porte de laTour Carrée, et la mère Bernier, qui a de très bons yeux, et àlaquelle j’ai fait encore donner une lunette marine, resterajusqu’au matin sur la plate-forme de la tour. Sainclairs’installera dans le petit pavillon de feuilles de palmier, sur laterrasse de la Tour Ronde. Du haut de cette terrasse, ilsurveillera, avec moi du reste, toute la seconde cour et lesboulevards et parapets. Mrs. Arthur Rance et M. Robert Darzac serendront dans la baille et devront se promener jusqu’à l’aurore, lepremier sur le boulevard de l’Ouest, le second sur celui de l’Est,boulevards qui bornent la première cour du côté de la mer. Leservice sera dur cette nuit, parce que nous ne sommes pas encoreorganisés. Demain nous dresserons un état de notre petite garnisonet des domestiques sûrs, dont nous pouvons disposer en toutesécurité. S’il y a des domestiques douteux, on les fera sortir dela place. Vous apporterez ici, dans cette poterne, en cachette,toutes les armes dont vous pouvez disposer, fusils, revolvers. Onse les partagera suivant les besoins du service de garde. Laconsigne est de tirer sur tout individu qui ne répond pas au quivive ! et qui ne vient pas se faire reconnaître. Il n’y apoint de mot de passe, c’est inutile. Pour passer, il suffira decrier son nom et de faire voir son visage. Du reste, il n’y auraque nous qui aurons le droit de passer. Dès demain matin, je feraidresser, à l’entrée intérieure de la porte Nord, la grille quifermait jusqu’à ce soir son entrée extérieure, – entrée qui estclose, désormais, par la porte de fer ; et, dans la journée,les fournisseurs ne pourront franchir la voûte au-delà de la grille: ils déposeront leur marchandise dans la petite loge de la tour oùj’ai gîté le père Jacques. À sept heures, tous les soirs, la portede fer sera fermée. Demain matin, également, Mr Arthur Rancedonnera des ordres pour faire venir menuisiers, maçons etcharpentiers. Tout ce monde sera compté et ne devra, sous aucunprétexte, franchir la poterne de la seconde enceinte ; tout cemonde sera également compté avant sept heures du soir, heure àlaquelle devra avoir lieu le départ des ouvriers, au plus tard.Dans cette journée, les ouvriers devront entièrement achever leurtravail, qui consistera à me fabriquer une porte pour ma poterne, àréparer une légère brèche du mur qui joint le Château Neuf à laTour du Téméraire, et une autre petite brèche, qui se trouve situéeprès de l’ancienne Tour Ronde de coin (B sur le plan) qui défendl’angle nord-ouest de la baille. Après quoi, je serai tranquille,et Mme Darzac, à laquelle je défends de quitter le château jusqu’ànouvel ordre, étant ainsi en sûreté, je pourrai tenter une sortieet partir en reconnaissance sérieuse à la recherche du camp deLarsan. Allons, Mister Arthur Rance, aux armes ! Allez mechercher les armes dont vous disposez ce soir… Moi, j’ai prêté monrevolver au père Bernier, qui se promènera devant la porte del’appartement de Mme Darzac… »

Quiconque eût ignoré les événements du Glandier et auraitentendu un pareil langage dans la bouche de Rouletabille n’auraitpoint manqué de traiter de fous et celui qui le tenait, et ceux quil’écoutaient ! Mais, je le répète, si celui-là avait vécu lanuit de la galerie inexplicable, et la nuit du cadavre incroyable,il aurait fait comme moi : il eût chargé son revolver, et attendule jour sans faire le malin !

Chapitre 8Quelques pages historiques sur Jean Roussel-Larsan-Ballmeyer

Une heure plus tard, nous étions tous à notre poste et nousfaisions les cent pas, le long des parapets, sous la lune,examinant attentivement la terre, le ciel et les eaux et écoutantavec anxiété les moindres bruits de la nuit, la respiration de lamer, le vent du large qui commença à chanter vers trois heures dumatin. Mrs. Edith, qui s’était levée, vint alors rejoindreRouletabille sous sa poterne. Celui-ci m’appela, me donna la gardede la poterne et de Mrs. Edith et s’en fut faire une ronde. Mrs.Edith était de la plus charmante humeur du monde. Le sommeil luiavait fait du bien et elle semblait s’amuser follement de la figureblafarde qu’elle venait de trouver à son mari auquel elle avaitporté un verre de whisky.

« Oh ! c’est très amusant ! me disait-elle en frappantdans ses petites mains. C’est très amusant !… Ce Larsan, commeje voudrais le connaître !… »

Je ne pus m’empêcher de frissonner en entendant un pareilblasphème. Décidément, il y a de petites âmes romanesques qui nedoutent de rien, et qui, dans leur inconscience, insultent audestin. Ah ! la malheureuse, si elle s’était doutée !

Je passai deux heures charmantes avec Mrs. Edith à lui raconterd’affreuses histoires sur Larsan, toutes historiques. Et, puisquel’occasion s’en présente, je me permettrai de faire connaître aulecteur historiquement, si je puis me servir ici d’une expressionqui rend parfaitement ma pensée, ce type de Larsan-Ballmeyer, dontcertains, à l’occasion du rôle inouï que je lui attribuai dans LeMystère de la Chambre Jaune, ont pu mettre l’existence en doute.Comme ce rôle atteint, dans Le Parfum de la Dame en noir, à deshauteurs que quelques-uns pourraient juger inaccessibles, j’estimequ’il est de mon devoir de préparer l’esprit du lecteur à admettreen fin de compte que je ne suis que le vulgaire rapporteur d’uneaffaire unique dans le monde, et que je n’invente rien. Au surplus,Rouletabille, dans le cas où j’aurais la sotte prétention d’ajouterà une aussi prodigieuse et naturelle histoire quelque ornementimaginaire, s’y opposerait et me dirait mon fait, raide commeballe. Des intérêts trop considérables sont en jeu et le fait d’unetelle publication doit entraîner de trop redoutables conséquencespour que je ne m’astreigne point à une narration sévère, un peusèche et méthodique. Je renverrai donc ceux qui pourraient croire àquelque roman policier – l’abominable mot a été prononcé – auprocès de Versailles. Maîtres Henri-Robert et André Hesse, quiplaidaient pour M. Robert Darzac, firent entendre là d’admirablesplaidoiries qui ont été sténographiées et dont, certainement, ilsont dû conserver quelque copie. Enfin, il ne faut pas oublier que,bien avant que le destin ne mît aux prises Larsan-Ballmeyer etJoseph Rouletabille, l’élégant bandit avait donné une rude besogneaux chroniqueurs judiciaires. Nous n’avons qu’à ouvrir la Gazettedes Tribunaux et à parcourir les comptes rendus des grandsquotidiens, le jour où Ballmeyer fut condamné par la Cour d’assisesde la Seine à dix ans de travaux forcés, pour être renseignés surle type. Alors, on comprendra qu’il n’y a plus rien à inventer surun homme quand on peut raconter une pareille histoire ; etainsi le lecteur, connaissant désormais « son genre », c’est-à-diresa façon d’opérer et son audace sans seconde, se gardera de sourirequand Joseph Rouletabille, prudemment, entre Ballmeyer-Larsan etMme Darzac, jettera un pont-levis.

M. Albert Bataille, du Figaro, qui a publié les admirablesCauses criminelles et mondaines, a consacré de bien intéressantespages à Ballmeyer.

Ballmeyer avait eu une enfance heureuse. Il n’est point arrivé àl’escroquerie, comme tant d’autres, après avoir parcouru les duresétapes de la misère. Fils d’un riche commissionnaire de la rueMolay, il aurait pu rêver d’autres destinées ; mais savocation, c’était la mainmise sur l’argent d’autrui. Tout jeune, ilse destina à l’escroquerie comme d’autres se destinent à l’Écoledes Mines. Son début fut un coup de génie. L’histoire estincroyable – Ballmeyer subtilisant une lettre chargée adressée à lamaison de son père, puis prenant le train pour Lyon, avec l’argentvolé, et écrivant à l’auteur de ses jours :

« Monsieur, je suis un ancien militaire retraité et médaillé.Mon fils, commis des postes, a, pour payer une dette de jeu,soustrait, dans le bureau ambulant, une lettre à votre adresse.J’ai réuni la famille ; d’ici à quelques jours nous pourronsparfaire la somme nécessaire au remboursement. Vous êtes père :ayez pitié d’un père ! Ne brisez pas tout un passéd’honneur ! »

M. Ballmeyer père accorda noblement des délais. Il attend encorele premier acompte ou plutôt il ne l’attend plus, le procès luiayant appris, après dix années, quel était le vrai coupable.

Ballmeyer, rapporte M. Albert Bataille, semble avoir reçu de lanature tous les attributs qui constituent l’escroc de race : uneprodigieuse variété d’esprit, le don de persuader les naïfs, lesouci de la mise en scène et du détail, le génie dutravestissement, la précaution infinie, à ce point qu’il faisaitmarquer son linge à des initiales appropriées toutes les fois qu’iljugeait utile de changer de nom. Mais, ce qui le caractérisesurtout, c’est, en dehors d’aptitudes étonnantes pour l’évasion,une coquetterie de fraude, d’ironie, de défi à la justice ;c’est le plaisir malin de dénoncer lui-même au parquet de prétenduscoupables, sachant combien le magistrat s’attarde par tempéramentaux fausses pistes.

Cette joie de mystifier les juges apparaît dans tous les actesde sa vie. Au régiment, Ballmeyer vole la caisse de sa compagnie :il accuse le capitaine-trésorier. Il commet un vol de quarantemille francs au préjudice de la maison Furet, et, aussitôt, ildénonce au juge d’instruction M. Furet comme s’étant volélui-même.

L’affaire Furet restera longtemps célèbre dans les fastesjudiciaires, sous cette rubrique désormais classique : « le coup dutéléphone ». La science appliquée à l’escroquerie n’a encore riendonné de mieux.

Ballmeyer soustrait une traite de mille six cents livressterling dans le courrier de MM. Furet frères, négociantscommissionnaires, rue Poissonnière, qui l’ont laissé s’installerdans leurs bureaux.

Il se rend rue Poissonnière, dans la maison de M. Furet, et,contrefaisant la voix de M. Edmond Furet, demande par téléphone àM. Cohen, banquier, s’il serait disposé à escompter la traite. M.Cohen répond affirmativement et, dix minutes plus tard, Ballmeyer,après avoir coupé le fil téléphonique pour prévenir un contre-ordreou des demandes d’explications, fait toucher l’argent par uncompère, un nommé Rivard, qu’il a connu naguère aux bataillonsd’Afrique, où de fâcheuses histoires de régiment les avaient faitexpédier l’un et l’autre.

Il prélève la part du lion ; puis il court au parquet pourdénoncer Rivard et, comme je le disais, le volé, M. Edmond Furetlui-même !…

Une confrontation épique a lieu dans le cabinet de M. Espierre,le juge d’instruction chargé de l’affaire.

« Voyons, mon cher Furet, dit Ballmeyer au négociant ahuri, jesuis désolé de vous accuser, mais vous devez la vérité à lajustice. C’est une affaire qui ne tire pas à conséquence : avouezdonc ! Vous avez eu besoin de quarante mille francs pourliquider une petite dette au salon des courses, et vous les avezfait payer à votre maison. C’est vous qui avez téléphoné.

– Moi ! moi ! balbutiait M. Edmond Furet, anéanti.

– Avouez donc, vous savez bien qu’on a reconnu votre voix. »

Le malheureux volé coucha bel et bien à Mazas pendant huit jourset la police fournit sur lui un rapport épouvantable ; si bienque M. Cruppi, alors avocat général, aujourd’hui ministre duCommerce, dut présenter à M. Furet les excuses de la justice. Quantà Rivard, il était condamné par contumace à vingt ans de travauxforcés !

On pourrait raconter vingt traits de ce genre sur Ballmeyer. Envérité, à ce moment-là, avant de s’adonner au drame, il jouait lacomédie, et quelle comédie ! Il faut connaître tout au longl’histoire d’une de ses évasions. Rien de plus prodigieusementcomique que l’aventure de ce prisonnier rédigeant un long mémoireinsipide, uniquement pour pouvoir l’étaler sur la table du juge, M.Villers, et, en bouleversant les imprimés, jeter un coup d’œil surla formule des ordres de mises en liberté.

Rentré à Mazas, le filou écrivit une lettre signée « Villers »,dans laquelle, selon la formule surprise, M. Villers priait ledirecteur de la prison de mettre le détenu Ballmeyer en libertésur-le-champ. Mais il manquait au papier le timbre du juge.

Ballmeyer ne s’embarrassa pas pour si peu. Il reparut lelendemain à l’instruction, dissimulant sa lettre dans sa manche,protesta de son innocence, feignit une grande colère, et, engesticulant avec le cachet déposé sur la table, il fit tout à couptomber l’encrier sur le pantalon bleu du garde quil’accompagnait.

Pendant que le pauvre Pandore, entouré du magistrat et dugreffier, qui compatissaient à son malheur, épongeait tristementson « numéro un », Ballmeyer profitait de l’inattention généralepour appliquer un fort coup de tampon sur l’ordre de mise enliberté et se confondait à son tour en excuses.

Le tour était joué. L’escroc sortit en jetant négligemment lepapier signé et timbré aux gardes de la souricière.

« À quoi donc pense M. Villers, fit-il, de me faire porter sespapiers ! Me prend-il pour son domestique ? »

Les gardes ramassèrent précieusement l’imprimé, et le brigadierde service le fit porter à son adresse, à Mazas. C’était l’ordre demettre sur-le-champ en liberté le nommé Ballmeyer. Le soir même,Ballmeyer était libre.

C’était sa seconde évasion. Arrêté pour le vol Furet, il s’étaitéchappé une première fois en passant la jambe et en jetant dupoivre au garde qui l’amenait au dépôt, et le soir même ilassistait, cravaté de blanc, à une première de laComédie-Française. Déjà, à l’époque où il avait été condamné par leconseil de guerre à cinq ans de travaux publics pour avoir volé lacaisse de sa compagnie, il avait failli sortir du Cherche-Midi ense faisant enfermer par ses camarades dans un sac de papiers derebut. Un contre-appel imprévu fit échouer ce plan si bienconçu.

… Mais on n’en finirait point s’il fallait raconter iciles étonnantes aventures du premier Ballmeyer.

Tour à tour comte de Maupas, vicomte Drouet d’Erlon, comte deMotteville, comte de Bonneville[1], élégant,beau joueur, faisant la mode, il parcourt les plages et les villesd’eaux : Biarritz, Aix-les-Bains, Luchon, perdant au cercle jusqu’àdix mille francs dans sa soirée, entouré de jolies femmes qui sedisputent ses sourires ; car cet escroc émérite est doubléd’un séducteur. Au régiment, il avait fait la conquête, platoniqueheureusement, de la fille de son colonel !… Connaissez-vous le« type » maintenant ? Eh bien, c’est cet homme que JosephRouletabille allait combattre ! Je crus bien, ce soir-là,avoir suffisamment édifié Mrs. Edith sur la personnalité du célèbrebandit. Elle m’écoutait dans un silence qui finit parm’impressionner et alors, me penchant sur elle, je m’aperçusqu’elle dormait. Cette attitude aurait pu ne point me donner unegrande idée de cette petite personne. Mais, comme elle me permit dela contempler à loisir, il en résulta au contraire pour moi dessentiments que je voulus plus tard en vain chasser de mon cœur. Lanuit se passa sans surprise. Quand le jour arriva, je le saluaiavec un grand soupir de soulagement. Tout de même Rouletabille neme permit de m’aller coucher qu’à huit heures du matin quand il eutréglé son service de jour. Il était déjà au milieu des ouvriersqu’il avait fait venir et qui travaillaient activement à laréparation de la brèche de la tour B. Les travaux furent menés sijudicieusement et si promptement que le château fort d’Hercule setrouva le soir même aussi hermétiquement clos dans la nature, avectoutes ses enceintes, qu’il l’est linéairement parlant sur lepapier. Assis sur un gros moellon, ce matin-là, Rouletabillecommençait déjà à dessiner sur son calepin le plan que j’ai soumisau lecteur, et il me disait, cependant que, fatigué de ma nuit, jefaisais des efforts ridicules pour ne point fermer les yeux : «Voyez-vous, Sainclair ! Les imbéciles vont croire que je mefortifie pour me défendre. Eh bien, ce n’est là qu’une pauvrepartie de la vérité : car je me fortifie surtout pour raisonner.Et, si je bouche des brèches, c’est moins pour que Larsan ne puisses’y introduire que pour épargner à ma raison l’occasion d’une «fuite » ! Par exemple, je ne pourrais raisonner dans uneforêt ! Comment voulez-vous raisonner dans une forêt ? Laraison fuit de toutes parts, dans une forêt ! Mais dans unchâteau fort bien clos ! Mon ami, c’est comme dans uncoffre-fort bien fermé : si vous êtes dedans, et que vous ne soyezpoint fou, il faut bien que votre raison s’y retrouve ! – Oui,oui ! répétai-je en branlant la tête, il faut bien que votreraison s’y retrouve !… – Eh bien, là-dessus, me fit-il, allezvous coucher, mon ami, car vous dormez tout debout.

Chapitre 9Arrivée inattendue du « vieux Bob »

Quand on vint frapper à ma porte, vers onze heures du matin,cependant que la voix de la mère Bernier me transmettait l’ordre deRouletabille de me lever, je me précipitai à ma fenêtre. La radeétait d’une splendeur sans pareille et la mer d’une transparencetelle que la lumière du soleil la traversait comme elle eût faitd’une glace sans tain, de telle sorte qu’on apercevait les rochers,les algues et la mousse et tout le fond maritime, comme sil’élément aquatique eût cessé de les recouvrir. La courbeharmonieuse de la rive mentonaise enfermait cette onde pure dans uncadre fleuri. Les villas de Garavan, toutes blanches et toutesroses, paraissaient fraîches écloses de cette nuit. La presqu’îled’Hercule était un bouquet qui flottait sur les eaux, et lesvieilles pierres du château embaumaient.

Jamais la nature ne m’était apparue plus douce, plusaccueillante, plus aimante, ni surtout plus digne d’être aimée.L’air serein, la rive nonchalante, la mer pâmée, les montagnesviolettes, tout ce tableau auquel mes sens d’homme du Nord étaientpeu accoutumés évoquait des idées de caresses. C’est alors que jevis un homme qui frappait la mer. Oh ! il la frappait à tourde bras ! J’en aurais pleuré, si j’avais été poète. Lemisérable paraissait agité d’une rage affreuse. Je ne pouvais merendre compte de ce qui avait excité sa fureur contre cette ondetranquille ; mais celle-ci devait évidemment lui avoir donnéquelque motif sérieux de mécontentement, car il ne cessait sescoups. Il s’était armé d’un énorme gourdin et, debout dans sapetite embarcation qu’un enfant craintif poussait de la rame entremblant, il administrait à la mer, un instant éclaboussée, une «dégelée de marrons » qui provoquait la muette indignation dequelques étrangers arrêtés au rivage. Mais, comme il arrivetoujours en pareil cas où l’on redoute de se mêler de ce qui nevous regarde pas, ceux-ci laissaient faire sans protester.Qu’est-ce qui pouvait ainsi exciter cet homme sauvage ?Peut-être bien le calme même de la mer qui, après avoir été unmoment troublée par l’insulte de ce fou, reprenait son visageimmobile.

Je fus alors interpellé par la voix amie de Rouletabille quim’annonçait que l’on déjeunait à midi. Rouletabille exhibait unetenue de plâtrier, tous ses habits attestant qu’il s’était promenédans des maçonneries trop fraîches. D’une main il s’appuyait sur unmètre et son autre main jouait avec un fil à plomb. Je lui demandais’il avait aperçu l’homme qui battait les eaux. Il me répondit quec’était Tullio qui travaillait de son état à chasser le poissondans les filets, en lui faisant peur. C’est alors que je comprispourquoi, dans le pays, on appelait Tullio « le Bourreau de la Mer».

Rouletabille m’apprit encore par la même occasion qu’ayantinterrogé Tullio, ce matin, sur l’homme qu’il avait conduit dans sabarque la veille au soir et à qui il avait fait faire le tour de lapresqu’île d’Hercule, Tullio lui avait répondu qu’il ne connaissaitpoint cet homme, que c’était un original qu’il avait embarqué àMenton et qui lui avait donné cinq francs pour qu’il le débarquât àla pointe des Rochers Rouges.

Je m’habillai vivement et rejoignis Rouletabille qui m’appritque nous allions avoir au déjeuner un nouvel hôte : il s’agissaitdu vieux Bob. On l’attendit pour se mettre à table et puis, commeil n’arrivait point, on commença de déjeuner sans lui, dans lecadre fleuri de la terrasse ronde du Téméraire.

Une admirable bouillabaisse apportée toute fumante du restaurantdes Grottes, qui possède la réserve la mieux fournie en rascasseset poissons de roches de tout le littoral, arrosée d’un petit «vino del paese » et servie dans la lumière et la gaieté des choses,contribua au moins autant que toutes les précautions deRouletabille à nous rasséréner. En vérité, le redoutable Larsannous faisait moins peur sous le beau soleil des cieux éclatantsqu’à la pâle lueur de la lune et des étoiles ! Ah ! quela nature humaine est oublieuse et facilementimpressionnable ! J’ai honte de le dire : nous étions trèsfiers – oh ! tout à fait fiers (du moins je parle pour moi etpour Arthur Rance et aussi naturellement pour Mrs. Edith, dont lanature romanesque et mélancolique était superficielle) de sourirede nos transes nocturnes et de notre garde armée sur les boulevardsde la citadelle… quand le vieux Bob fit son apparition. Et –disons-le, disons-le – ce n’est point cette apparition qui eût punous ramener à des pensers plus moroses. J’ai rarement aperçuquelqu’un de plus comique que le vieux Bob se promenant, dans lesoleil éblouissant d’un printemps du midi, avec un chapeau haut deforme noir, sa redingote noire, son gilet noir, son pantalon noir,ses lunettes noires, ses cheveux blancs et ses joues roses. Oui,oui, nous avons bien ri sous la tonnelle de la tour de Charles leTéméraire. Et le vieux Bob rit avec nous. Car le vieux Bob est lagaieté même.

Que faisait ce vieux savant au château d’Hercule ? Lemoment est peut-être venu de le dire. Comment s’était-il résolu àquitter ses collections d’Amérique, et ses travaux, et ses dessins,et son musée de Philadelphie ? Voilà. On n’a pas oublié que MrArthur Rance était déjà considéré dans sa patrie comme unphrénologue d’avenir, quand sa mésaventure amoureuse avec MlleStangerson l’éloigna tout à coup de l’étude qu’il prit en dégoût.Après son mariage avec Miss Edith, celle-ci l’y poussant, il sentitqu’il se remettrait avec plaisir à la science de Gall et deLavater. Or, dans le moment même qu’ils visitaient la Côte d’Azur,l’automne qui précéda les événements actuels, on faisait grandbruit autour des découvertes nouvelles que M. Abbo venait de faireaux Rochers Rouges, dénommés encore, dans le patois mentonais,Baoussé-Roussé. Depuis de longues années, depuis 1874, lesgéologues et tous ceux qui s’occupent d’études préhistoriquesavaient été extrêmement intéressés par les débris humains trouvésdans les cavernes et les grottes des Rochers Rouges. MM. Julien,Rivière, Girardin, Delesot, étaient venus travailler sur place etavaient su intéresser l’Institut et le ministère de l’Instructionpublique à leurs découvertes. Celles-ci firent bientôt sensation,car elles attestaient, à ne pouvoir s’y méprendre, que les premiershommes avaient vécu en cet endroit avant l’époque glaciaire. Sansdoute la preuve de l’existence de l’homme à l’époque quaternaireétait faite depuis longtemps ; mais, cette époque mesurant,d’après certains, deux cent mille ans, il était intéressant defixer cette existence dans une étape déterminée de ces deux centmille années. On fouillait toujours aux Rochers Rouges et on allaitde surprise en surprise. Cependant, la plus belle des grottes, laBarma Grande, comme on l’appelait dans le pays, était restéeintacte, car elle était propriété privée de M. Abbo, qui tenait lerestaurant des Grottes, non loin de là, au bord de la mer. M. Abbovenait de se déterminer, lui aussi, à fouiller sa grotte. Or, larumeur publique (car l’événement avait dépassé les bornes du mondescientifique) répandait le bruit qu’il venait de trouver dans laBarma Grande d’extraordinaires ossements humains, des squelettestrès bien conservés par une terre ferrugineuse, contemporaine desmammouths du début de l’époque quaternaire ou même de la fin del’époque tertiaire !

Arthur Rance et sa femme coururent à Menton et, pendant que sonmari passait ses journées à remuer des « débris de cuisine », commeon dit en termes scientifiques, datant de deux cent mille ans,fouillant lui-même l’humus de la Barma Grande et mesurant lescrânes de nos ancêtres, sa jeune femme prenait un inlassableplaisir à s’accouder non loin de là, aux créneaux moyenâgeux d’unvieux château fort qui dressait sa massive silhouette sur unepetite presqu’île, reliée aux Rochers Rouges par quelques pierresécroulées de la falaise. Les légendes les plus romanesques serattachaient à ce vestige des vieilles guerres génoises ; etil semblait à Edith, mélancoliquement penchée au haut de saterrasse, sur le plus beau décor du monde, qu’elle était une de cesnobles demoiselles de l’ancien temps, dont elle avait tant aimé lescruelles aventures dans les romans de ses auteurs favoris. Lechâteau était à vendre à un prix des plus raisonnables. ArthurRance l’acheta et, ce faisant, il combla de joie sa femme qui fitvenir les maçons et les tapissiers et eut tôt fait, en trois mois,de transformer cette antique bâtisse en un délicieux nid d’amoureuxpour une jeune personne qui se souvient de La Dame du lac et de LaFiancée de Lammermoor.

Quand Arthur Rance s’était trouvé en face du dernier squelettedécouvert dans la Barma Grande ainsi que des fémurs de l’Elephasantiquus sortis de la même couche de terrain, il avait ététransporté d’enthousiasme, et son premier soin avait été detélégraphier au vieux Bob que l’on avait peut-être enfin découvertà quelques kilomètres de Monte-Carlo ce qu’il cherchait, au prix demille périls, depuis tant d’années, au fond de la Patagonie. Maisson télégramme ne parvint pas à destination, car le vieux Bob, quiavait promis de rejoindre le nouveau ménage dans quelques moisavait déjà pris le bateau pour l’Europe. Évidemment, la renomméel’avait déjà renseigné sur les trésors des Baoussé-Roussé. Quelquesjours plus tard, il débarquait à Marseille et arrivait à Menton oùil s’installait en compagnie d’Arthur Rance et de sa nièce dans lefort d’Hercule, qu’il remplit aussitôt des éclats de sa gaieté.

La gaieté du vieux Bob nous paraît un peu théâtrale, mais c’estlà, sans doute, un effet de notre triste humeur de la veille. Levieux Bob a une âme d’enfant ; et il est coquet comme unevieille femme, c’est-à-dire que sa coquetterie change rarementd’objet et qu’ayant, une fois pour toutes, adopté un costumesévère, de préférence correct (redingote noire, gilet noir,pantalon noir, cheveux blancs, joues roses), elle s’attacheuniquement à en perpétuer l’impressionnante harmonie. C’est danscet uniforme professoral que le vieux Bob chassait le tigre despampas et qu’il fouille maintenant les grottes des Rochers Rouges,à la recherche des derniers ossements de l’Elephas antiquus.

Mrs. Edith nous le présenta et il poussa un gloussement poli, etpuis il se reprit à rire de toute sa large bouche qui allait del’un à l’autre de ses favoris poivre et sel qu’il avaitsoigneusement taillés en triangles. Le vieux Bob exultait et nousen apprîmes bientôt la raison. Il rapportait de sa visite au Muséumde Paris la certitude que le squelette de la Barma Grande n’étaitpoint plus ancien que celui qu’il avait rapporté de sa dernièreexpédition à la Terre de Feu. Tout l’Institut était de cet avis etprenait pour base de ses raisonnements le fait que l’os à moelle del’Elephas que le vieux Bob avait apporté à Paris, et que lepropriétaire de la Barma Grande lui avait prêté après lui avoiraffirmé qu’il l’avait trouvé dans la même couche de terrain que lefameux squelette, – que cet os à moelle, disons-nous, appartenait àun Elephas antiquus du milieu de la période quaternaire. Ah !il fallait entendre avec quel joyeux mépris le vieux Bob parlait dece milieu de la période quaternaire ! À cette idée d’un os àmoelle du milieu de la période quaternaire, il éclatait de rirecomme si on lui avait conté une bonne farce ! Est-ce qu’ànotre époque un savant, un véritable savant, digne en vérité de cenom de savant, pouvait encore s’intéresser à un squelette du milieude la période quaternaire ! Le sien – son squelette, ou toutau moins celui qu’il avait rapporté de la terre de feu – datait ducommencement de cette période, par conséquent était plus vieux decent mille ans… vous entendez : cent mille ans ! Et il enétait sûr, à cause de cette omoplate ayant appartenu à l’ours descavernes, omoplate qu’il avait trouvée, lui, le vieux Bob, entreles bras de son propre squelette. (Il disait : mon propresquelette, ne faisant plus de différence, dans son enthousiasme,entre son squelette vivant qu’il habillait tous les jours de saredingote noire, de son gilet noir, de son pantalon noir, de sescheveux blancs, de ses joues roses, et le squelette préhistoriquede la Terre de Feu).

« Ainsi, mon squelette date de l’ours des cavernes !… Maiscelui des Baoussé-Roussé ! Oh ! là là ! mesenfants ! tout au plus de l’époque du mammouth… etencore ! non, non !… du rhinocéros à narinescloisonnées ! Ainsi !… On n’a plus rien à découvrir,mesdames et messieurs, dans la période du rhinocéros à narinescloisonnées !… Je vous le jure, foi de vieux Bob !… Monsquelette à moi vient de l’époque chelléenne, comme vous dites enFrance… Pourquoi riez-vous, espèces d’ânes !… Tandis que je nesuis même point sûr que l’Elephas antiquus des Rochers Rouges datede l’époque moustérienne ! Et pourquoi pas de l’époquesolutréenne ? Ou encore, ou encore ! De l’époquemagdalénienne !… Non ! non ! c’en est trop ! UnElephas antiquus de l’époque magdalénienne, ça n’est paspossible ! Cet Elephas me rendra fou ! Cet Antiquus merendra malade ! Ah ! j’en mourrai de joie… pauvresBaoussé-Roussé ! »

Mrs. Edith eut la cruauté d’interrompre la jubilation du vieuxBob en lui annonçant que le prince Galitch, qui s’était renduacquéreur de la grotte de Roméo et Juliette, aux Rochers Rouges,devait avoir fait une découverte tout à fait sensationnelle, carelle l’avait vu, le lendemain même du départ du vieux Bob pourParis, passer devant le fort d’Hercule, emportant sous son bras unepetite caisse qu’il lui avait montrée en lui disant : « Voyez-vous,mistress Rance, j’ai là un trésor ! Oh ! un véritabletrésor ! » Elle avait demandé ce que c’était que ce trésor,mais l’autre l’avait agacée, disant qu’il voulait en faire lasurprise au vieux Bob, à son retour ! Enfin le prince Galitchlui avait avoué qu’il venait de découvrir « le plus vieux crâne del’humanité » !

Mrs. Edith n’avait pas plutôt prononcé cette phrase que toute lagaieté du vieux Bob s’écroula ; une fureur souveraine serépandit sur ses traits ravagés et il cria :

« Ça n’est pas vrai !… Le plus vieux crâne de l’humanité,il est au vieux Bob ! C’est le crâne du vieux Bob ! »

Et il hurla :

« Mattoni ! Mattoni ! fais apporter ma malle,ici !… ici !… »

Justement Mattoni traversait la Cour de Charles le Téméraireavec le bagage du vieux Bob sur son dos. Il obéit au professeur etapporta la malle devant nous. Sur quoi le vieux Bob, prenant sontrousseau de clefs, se jeta à genoux et ouvrit la caisse. De cettecaisse, qui contenait des effets et du linge pliés avec beaucoupd’ordre, il sortit un carton à chapeau et, de ce carton à chapeau,il sortit un crâne qu’il déposa au milieu de la table, parmi nostasses à café.

« Le plus vieux crâne de l’humanité, dit-il, le voilà !…C’est le crâne du vieux Bob !… Regardez-le !… C’estlui ! Le vieux Bob ne sort jamais sans son crâne !… »

Et il le prit et se mit à le caresser, les yeux brillants et seslèvres épaisses écartées à nouveau par le rire. Si vous voulez bienvous représenter que le vieux Bob savait imparfaitement le françaiset le prononçait mi à l’anglaise, mi à l’espagnole – il parlaitparfaitement l’espagnol – vous voyez et vous entendez lascène ! Rouletabille et moi, nous n’en pouvions plus et nousnous tenions les côtes de rire. D’autant mieux que, dans sesdiscours, le vieux Bob s’interrompait lui-même de rire pour nousdemander quel était l’objet de notre gaieté. Sa colère eut auprèsde nous plus de succès encore, et il n’est pas jusqu’à Mme Darzacqui ne s’essuyât les yeux, parce que, en vérité, le vieux Bob étaitdrôle à faire pleurer avec son plus vieux crâne de l’humanité. Jepus constater à cette heure où nous prenions le café qu’un crâne dedeux cent mille ans n’est point effrayant à voir, surtout si, commecelui-là, il a toutes ses dents.

Soudain le vieux Bob devint sérieux. Il éleva le crâne dans lamain droite et, l’index de la main gauche appuyé au front del’ancêtre :

« Lorsqu’on regarde le crâne par le haut, on note une formepentagonale très nette, qui est due au développement notable desbosses pariétales et à la saillie de l’écaille del’occipital ! La grande largeur de la face tient audéveloppement exagéré des accords zygomatiques !… Tandis que,dans la tête des troglodytes des Baoussé-Roussé, qu’est-ce quej’aperçois ?… »

Je ne saurais dire ce que le vieux Bob aperçut, dans cemoment-là, dans la tête des troglodytes, car je ne l’écoutais plus,mais je le regardais. Et je n’avais plus envie de rire du tout. Levieux Bob me parut effrayant, farouche, factice comme un vieuxcabot, avec sa gaieté en fer-blanc et sa science de pacotille. Jene le quittai plus des yeux. Il me sembla que ses cheveuxremuaient ! Oui, comme remue une perruque. Une pensée, lapensée de Larsan qui ne me quittait plus jamais complètementm’embrasa la cervelle ; j’allais peut-être parler quand unbras se glissa sous le mien, et je fus entraîné parRouletabille.

« Qu’avez-vous, Sainclair ?… me demanda, sur un tonaffectueux, le jeune homme.

– Mon ami, fis-je, je ne vous le dirai point, car vous vousmoqueriez encore de moi… »

Il ne me répondit pas tout d’abord et m’entraîna vers leboulevard de l’Ouest. Là, il regarda autour de lui, vit que nousétions seuls, et me dit :

« Non, Sainclair, non… Je ne me moquerai point de vous… Car vousêtes dans la vérité en le voyant partout autour de vous. S’il n’yétait point tout à l’heure, il y est peut-être maintenant…Ah ! il est plus fort que les pierres !… Il est plus fortque tout !… Je le redoute moins dehors que dedans !… Etje serais bien heureux que ces pierres que j’ai appelées à monsecours pour l’empêcher d’entrer m’aident à le retenir… Car,Sainclair, JE LE SENS ICI ! »

Je serrai la main de Rouletabille, car moi aussi, chosesingulière, j’avais cette impression… Je sentais sur moi les yeuxde Larsan… Je l’entendais respirer… Quand cette sensationavait-elle commencé ? Je n’aurais pu le dire… Mais il mesemblait qu’elle m’était venue avec le vieux Bob.

Je dis à Rouletabille, avec inquiétude :

« Le vieux Bob ? »

Il ne me répondit pas. Au bout de quelques instants, il fit:

« Prenez-vous toutes les cinq minutes la main gauche avec lamain droite et demandez-vous : « Est-ce toi, Larsan ? » Quandvous vous serez répondu, ne soyez pas trop rassuré, car il vousaura peut-être menti et il sera déjà dans votre peau que vous n’ensaurez rien encore ! »

Sur quoi, Rouletabille me laissa seul sur le boulevard del’Ouest. C’est là que le père Jacques vint me trouver. Ilm’apportait une dépêche. Avant de la lire, je le félicitai sur sabonne mine. Comme nous tous, il avait cependant passé une nuitblanche ; mais il m’expliqua que le plaisir de voir enfin samaîtresse heureuse le rajeunissait de dix ans. Puis il tenta de medemander les motifs de la veille étrange qu’on lui avait imposée etle pourquoi de tous les événements qui se poursuivaient au châteaudepuis l’arrivée de Rouletabille et des précautions exceptionnellesqui avaient été prises pour en défendre l’entrée à tout étranger.Il ajouta même que, si cet affreux Larsan n’était point mort, ilserait porté à croire qu’on redoutait son retour. Je lui répondisque ce n’était point le moment de raisonner et que, s’il était unbrave homme, il devait, comme tous les autres serviteurs, observerla consigne en soldat, sans essayer d’y rien comprendre ni surtoutde la discuter. Il me salua et s’éloigna en hochant la tête. Cethomme était évidemment très intrigué et il ne me déplaisait pointque, puisqu’il avait la surveillance de la porte Nord, il songeât àLarsan. Lui aussi avait failli être victime de Larsan ; il nel’avait pas oublié. Il s’en tiendrait mieux sur ses gardes.

Je ne me pressais point d’ouvrir cette dépêche que le pèreJacques m’avait apportée et j’avais tort, car elle me parutextraordinairement intéressante dès le premier coup d’œil que j’yportai. Mon ami de Paris qui, sur ma prière, m’avait déjà renseignésur Brignolles m’apprenait que ledit Brignolles avait quitté Parisla veille au soir pour le midi. Il avait pris le train de dixheures trente-cinq minutes du soir. Mon ami me disait qu’il avaitdes raisons de croire que Brignolles avait pris un billet pourNice.

Qu’est-ce que Brignolles venait faire à Nice ? C’est unequestion que je me posai et que, dans un sot accès d’amour-propre,que j’ai bien regretté depuis, je ne soumis point à Rouletabille.Celui-ci s’était si bien moqué de moi lorsque je lui avais montréla première dépêche m’annonçant que Brignolles n’avait point quittéParis, que je résolus de ne point lui faire part de celle quim’affirmait son départ. Puisque Brignolles avait si peud’importance pour lui, je n’aurais garde de « l’excéder » avecBrignolles ! Et je gardai Brignolles pour moi tout seul !Si bien que, prenant mon air le plus indifférent, je rejoignisRouletabille dans la Cour de Charles le Téméraire. Il était entrain de consolider avec des barres de fer la lourde planche dechêne circulaire qui fermait l’ouverture du puits, et il medémontra que, même si le puits communiquait avec la mer, il seraitimpossible à quelqu’un qui tenterait de s’introduire dans lechâteau par ce chemin de soulever cette planche, et qu’il devraitrenoncer à son projet. Il était en sueur, les bras nus, le colarraché, un lourd marteau à la main. Je trouvai qu’il se donnaitbien du mouvement pour une besogne relativement simple, et je nepus me retenir de le lui dire, comme un sot qui ne voit pas plusloin que le bout de son nez ! Est-ce que je n’aurais pas dûdeviner que ce garçon s’exténuait volontairement, et qu’il ne selivrait à toute cette fatigue physique que pour s’efforcerd’oublier le chagrin qui lui brûlait sa brave petite âme ?Mais non ! Je n’ai pu comprendre cela qu’une demi-heure plustard, en le surprenant étendu sur les pierres en ruines de lachapelle, exhalant, dans le sommeil qui était venu le terrasser surce lit un peu rude, un mot, un simple mot qui me renseignaitsuffisamment sur son état d’âme : « Maman !… » Rouletabillerêvait de la Dame en noir !… Il rêvait peut-être qu’ill’embrassait comme autrefois, quand il était tout petit et qu’ilarrivait tout rouge d’avoir couru, dans le parloir du collège d’Eu.J’attendis alors un instant, me demandant avec inquiétude s’ilfallait le laisser là et s’il n’allait point par hasard dans sonsommeil laisser échapper son secret. Mais, ayant avec ce motsoulagé son cœur, il ne laissa plus entendre qu’une musique sonore.Rouletabille ronflait comme une toupie. Je crois bien que c’étaitla première fois que Rouletabille dormait « réellement » depuisnotre arrivée de Paris.

J’en profitai pour quitter le château sans avertir personne, et,bientôt, ma dépêche en poche, je prenais le train pour Nice.Ensuite j’eus l’occasion de lire cet écho de première page du PetitNiçois : « Le professeur Stangerson est arrivé à Garavan où il vapasser quelques semaines chez Mr Arthur Rance, qui s’est renduacquéreur du fort d’Hercule et qui, aidé de la gracieuse Mrs.Arthur Rance, se plaît à offrir la plus exquise hospitalité à sesamis dans ce cadre pittoresque et moyenâgeux. À la dernière minutenous apprenons que la fille du professeur Stangerson, dont lemariage avec M. Robert Darzac vient d’être célébré à Paris, estarrivée également au fort d’Hercule avec le jeune et célèbreprofesseur de la Sorbonne. Ces nouveaux hôtes nous descendent duNord au moment où tous les étrangers nous quittent. Combien ils ontraison ! Il n’est point de plus beau printemps au monde quecelui de la côte d’azur ! »

À Nice, dissimulé derrière une vitre du buffet, je guettail’arrivée du train de Paris dans lequel pouvait se trouverBrignolles. Et, justement, je vis descendre mon Brignolles !Ah ! mon cœur battait ferme, car enfin ce voyage dont iln’avait point fait part à M. Darzac ne me paraissait rien moins quenaturel ! Et puis, je n’avais pas la berlue : Brignolles secachait. Brignolles baissait le nez. Brignolles se glissait, rapidecomme un voleur, parmi les voyageurs, vers la sortie. Mais j’étaisderrière lui. Il sauta dans une voiture fermée, je me précipitaidans une voiture non moins fermée. Place Masséna, il quitta sonfiacre, se dirigea vers la jetée-promenade et là, prit une autrevoiture ; je le suivais toujours. Ces manœuvres meparaissaient de plus en plus louches. Enfin la voiture deBrignolles s’engagea sur la route de la corniche et, prudemment, jepris le même chemin que lui. Les nombreux détours de cette route,ses courbes accentuées me permettaient de voir sans être vu.J’avais promis un fort pourboire à mon cocher s’il m’aidait àréaliser ce programme, et il s’y employa le mieux du monde. Ainsiarrivâmes-nous à la gare de Beaulieu. Là, je fus bien étonné devoir la voiture de Brignolles s’arrêter à la gare, et Brignollesdescendre, régler son cocher et entrer dans la salle d’attente. Ilallait prendre un train. Comment faire ? Si je voulais monterdans le même train que lui, n’allait-il point m’apercevoir danscette petite gare, sur ce quai désert ? Enfin, je devaistenter le coup. S’il m’apercevait, j’en serais quitte pour feindrela surprise et ne plus le lâcher jusqu’à ce que je fusse sûr de cequ’il venait faire dans ces parages. Mais la chose se passa fortbien et Brignolles ne m’aperçut pas. Il monta dans un train omnibusqui se dirigeait vers la frontière italienne. En somme, tous lespas de Brignolles le rapprochaient du fort d’Hercule. J’étais montédans le wagon qui suivait le sien et je surveillai le mouvement desvoyageurs à toutes les gares.

Brignolles ne s’arrêta qu’à Menton. Il avait voulu certainementy arriver par un autre train que le train de Paris, et dans unmoment où il avait peu de chances de rencontrer des visages deconnaissance à la gare. Je le vis descendre ; il avait relevéle col de son pardessus et enfoncé davantage encore son chapeau defeutre sur ses yeux. Il jeta un regard circulaire sur le quai, et,rassuré, se pressa vers la sortie. Dehors, il se jeta dans unevieille et sordide diligence qui attendait le long du trottoir.D’un coin de la salle d’attente, j’observai mon Brignolles.Qu’est-ce qu’il faisait là ? Et où allait-il dans cettevieille guimbarde poussiéreuse ? J’interrogeai un employé quime dit que cette voiture était la diligence de Sospel.

Sospel est une petite ville pittoresque perdue entre lesderniers contreforts des Alpes, à deux heures et demie de Menton,en voiture. Aucun chemin de fer n’y passe. C’est l’un des coins lesplus retirés, les plus inconnus de la France et les plus redoutésdes fonctionnaires et… des chasseurs alpins qui y tiennentgarnison. Seulement, le chemin qui y mène est l’un des plus beauxqui soient, car il faut, pour découvrir Sospel, contourner je nesais combien de montagnes, longer de hauts précipices, et suivre,jusqu’à Castillon, l’étroite et profonde vallée du Careï, tantôtsauvage comme un paysage de Judée, tantôt verte ou fleurie,féconde, douce au regard avec le frémissement argenté de sesinnombrables plants d’oliviers qui descendent du ciel jusqu’au litclair du torrent par un escalier de géants. J’étais allé à Sospelquelques années auparavant, avec une bande de touristes anglais,dans un immense char traîné par huit chevaux, et j’avais gardé dece voyage une sensation de vertige que je retrouvai tout entièredès que le nom fut prononcé. Qu’est-ce que Brignolles allait faireà Sospel ? Il fallait le savoir. La diligence s’était remplieet déjà elle se mettait en route dans un grand bruit de ferrailleset de vitres dansantes. Je fis marché avec une voiture de place, etmoi aussi, j’escaladai la vallée du Careï. Ah ! comme jeregrettais déjà de n’avoir pas averti Rouletabille !L’attitude bizarre de Brignolles lui eût donné des idées, des idéesutiles, des idées raisonnables, tandis que moi je ne savais pas «raisonner », je ne savais que suivre ce Brignolles comme un chiensuit son maître ou un policier son gibier, à la piste. Et encore,si je l’avais bien suivie, cette piste ! C’est dans le momentqu’il ne fallait pour rien au monde la perdre qu’elle m’échappa,dans le moment où je venais de faire une découverteformidable ! J’avais laissé la diligence prendre une certaineavance, précaution que j’estimais nécessaire, et j’arrivaismoi-même à Castillon peut-être dix minutes après Brignolles.Castillon se trouve tout à fait au sommet de la route entre Mentonet Sospel. Mon cocher me demanda la permission de laisser soufflerun peu son cheval et de lui donner à boire. Je descendis de voitureet qu’est-ce que je vis à l’entrée d’un tunnel sous lequel il étaitnécessaire de passer pour atteindre le versant opposé de lamontagne ? Brignolles et Frédéric Larsan !

Je restai planté sur mes pieds comme si, soudain, j’avais prisracine au sol ! Je n’eus pas un cri, pas un geste. J’étais, mafoi, foudroyé par cette révélation ! Puis je repris mon espritet, en même temps qu’un sentiment d’horreur m’envahissait pourBrignolles, un sentiment d’admiration m’envahissait pour moi-même.Ah ! j’avais deviné juste ! J’étais le seul à avoirdeviné que ce Brignolles du diable était un danger terrible pourRobert Darzac ! Si l’on m’avait écouté, il y aurait beau tempsque le professeur sorbonien s’en serait séparé ! Brignolles,créature de Larsan, complice de Larsan !… quelledécouverte ! Quand je disais que les accidents de laboratoiren’étaient pas naturels ! Me croira-t-on, maintenant ?Ainsi, j’avais bien vu Brignolles et Larsan se parlant, discutant àl’entrée du tunnel de Castillon ! Je les avais vus… Mais oùdonc étaient-ils passés ? Car je ne les voyais plus… Dans letunnel, évidemment. Je hâtai le pas, laissant là mon cocher, etarrivai moi-même sous le tunnel, tâtant dans ma poche mon revolver.J’étais dans un état ! Ah ! Qu’est-ce qu’allait direRouletabille, quand je lui raconterais une chose pareille ?…Moi, moi, j’avais découvert Brignolles et Larsan.

… Mais où sont-ils ? Je traverse le tunnel tout noir…Pas de Larsan, pas de Brignolles. Je regarde la route qui descendvers Sospel… Personne sur la route… Mais, sur ma gauche, vers levieux Castillon, il m’a semblé apercevoir deux ombres qui sehâtent… Elles disparaissent… Je cours… J’arrive au milieu desruines… Je m’arrête… Qui me dit que les deux ombres ne me guettentpoint derrière un mur ?…

Ce vieux Castillon n’était plus habité et pour cause. Il avaitété entièrement ruiné, détruit, par le tremblement de terre de1887. Il ne restait plus, çà et là, que quelques pans de muraillesachevant tout doucement de s’écrouler, quelques masures décapitéeset noircies par l’incendie, quelques piliers isolés qui étaientrestés debout, épargnés par la catastrophe et qui se penchaientmélancoliquement vers le sol, tristes de n’avoir plus rien àsoutenir. Quel silence autour de moi ! Avec mille précautions,j’ai parcouru ces ruines, considérant avec effroi la profondeur descrevasses que, près de là, la secousse de 1887 avait ouvertes dansle roc. L’une particulièrement paraissait un puits sans fond et,comme j’étais penché au-dessus d’elle, me retenant au tronc noircid’un olivier, je fus presque bousculé par un coup d’aile. J’ensentis le vent sur la figure et je reculai en poussant un cri. Unaigle venait de sortir, rapide comme une flèche, de cet abîme. Ilmonta droit au soleil, et puis je le vis redescendre vers moi etdécrire des cercles menaçants au-dessus de ma tête, poussant desclameurs sauvages comme pour me reprocher d’être venu le troublerdans ce royaume de solitude et de mort que le feu de la terre luiavait donné.

Avais-je été victime d’une illusion ? Je ne revis plus mesdeux ombres… Étais-je encore le jouet de mon imagination, enramassant sur le chemin un morceau de papier à lettre qui me parutressembler singulièrement à celui dont M. Robert Darzac se servaità la Sorbonne ?

Sur ce bout de papier je déchiffrai deux syllabes que je pensaiavoir été tracées par Brignolles. Ces syllabes devaient terminer unmot dont le commencement manquait. À cause de la déchirure on nepouvait plus lire que « bonnet ».

Deux heures plus tard, je rentrais au fort d’Hercule et racontaile tout à Rouletabille qui se borna à mettre le morceau de papierdans son portefeuille et à me prier de garder le secret de monexpédition pour moi tout seul.

Étonné de produire si peu d’effet avec une découverte que jejugeais si importante, je regardai Rouletabille. Il détourna latête, mais point assez vite pour qu’il pût me cacher ses yeuxpleins de larmes.

« Rouletabille ! » m’écriai-je…

Mais, encore, il me ferma la bouche :

« Silence ! Sainclair ! »

Je lui pris la main ; il avait la fièvre. Et je pensai bienque cette agitation ne lui venait point seulement de préoccupationsrelatives à Larsan. Je lui reprochai de me cacher ce qui se passaitentre lui et la Dame en noir, mais il ne me répondit pas, suivantsa coutume, et s’éloigna une fois de plus en poussant un profondsoupir.

On m’avait attendu pour dîner. Il était tard. Le dîner futlugubre malgré les éclats de la gaieté du vieux Bob. Nousn’essayions même plus de nous dissimuler l’atroce angoisse qui nousglaçait le cœur. On eût dit que chacun de nous était renseigné surle coup qui nous menaçait et que le drame pesait déjà sur nostêtes. M. et Mme Darzac ne mangeaient pas. Mrs. Edith me regardaitd’une singulière façon. À dix heures, j’allai prendre ma faction,avec soulagement, sous la poterne du jardinier. Pendant que j’étaisdans la petite salle du conseil, la Dame en noir et Rouletabillepassèrent sous la voûte. Un falot les éclairait. Mme Darzacm’apparut dans un état d’exaltation remarquable. Elle suppliaitRouletabille avec des mots que je ne saisissais pas. Je n’entendisde cette sorte d’altercation qu’un seul mot prononcé parRouletabille : « Voleur ! »… Tous deux étaient entrés dans laCour du Téméraire… La Dame en noir tendit vers le jeune homme desbras qu’il ne vit pas, car il la quitta aussitôt et s’en futs’enfermer dans sa chambre… Elle resta seule un instant, dans lacour, s’appuya au tronc de l’eucalyptus dans une attitude dedouleur inexprimable, puis rentra à pas lents dans la TourCarrée.

Nous étions au 10 avril. L’attaque de la Tour Carrée devait seproduire dans la nuit du 11 au 12.

Chapitre 10La journée du 11

Cette attaque eut lieu dans des conditions si mystérieuses et sien dehors de la raison humaine, apparemment, que le lecteur mepermettra, pour mieux lui faire saisir tout ce que l’événement eutde tragiquement déraisonnable, d’insister sur certainesparticularités de l’emploi de notre temps dans la journée du11.

 

1° La matinée.

 

Toute cette journée fut d’une chaleur accablante et les heuresde garde furent particulièrement pénibles. Le soleil était torrideet il nous eût été douloureux de surveiller la mer qui brûlaitcomme une plaque d’acier chauffée à blanc, si nous n’avions étémunis de lorgnons de verres fumés dont il est difficile de sepasser dans ce pays, la saison d’hiver écoulée.

À neuf heures, je descendis de ma chambre et allai sous lapoterne, dans la salle dite par nous du conseil de guerre, releverde sa garde Rouletabille. Je n’eus point le temps de lui poser lamoindre question, car M. Darzac arriva sur ces entrefaites, nousannonçant qu’il avait à nous dire des choses fort importantes. Nouslui demandâmes avec anxiété de quoi il s’agissait, et il nousrépondit qu’il voulait quitter le fort d’Hercule avec Mme Darzac.Cette déclaration nous laissa d’abord muets de surprise, le jeunereporter et moi. Je fus le premier à dissuader M. Darzac decommettre une pareille imprudence. Rouletabille demanda froidementà M. Darzac la raison qui l’avait soudain déterminé à ce départ. Ilnous renseigna en nous rapportant une scène qui s’était passée laveille au soir au château, et nous saisîmes, en effet, combien lasituation des Darzac devenait difficile au fort d’Hercule.L’affaire tenait en une phrase : « Mrs. Edith avait eu une attaquede nerfs ! » Nous comprîmes immédiatement à propos de quoi,car il ne faisait pas de doute pour Rouletabille et pour moi que lajalousie de Mrs. Edith allait chaque heure grandissante et qu’ellesupportait de plus en plus avec impatience les attentions de sonmari pour Mme Darzac. Les bruits de la dernière querelle qu’elleavait cherchée à Mr Rance avaient traversé, la nuit dernière, lesmurs pourtant épais de la Louve, et M. Darzac, qui passaittranquillement dans la baille accomplissant, à son tour, sonservice de surveillance et faisant sa ronde, avait été touché parquelques échos de cette effroyable colère.

Rouletabille tint, en cette circonstance, comme toujours, à M.Darzac, le langage de la raison. Il lui accorda en principe que sonséjour et celui de Mme Darzac au fort d’Hercule devaient être, leplus possible, abrégés ; mais aussi il lui fit entendre qu’ily allait de leur sécurité à tous deux que leur départ ne fût pointtrop précipité. Une nouvelle lutte était engagée entre eux etLarsan. S’ils s’en allaient, Larsan saurait toujours bien lesrejoindre, et dans un pays et dans un moment où ils l’attendraientle moins. Ici, ils étaient prévenus, ils étaient sur leurs gardes,car ils savaient. À l’étranger, ils se trouveraient à la merci detout ce qui les entourerait, car ils n’auraient point les rempartsdu fort d’Hercule pour les défendre. Certes ! cette situationne pourrait se prolonger, mais Rouletabille demandait encore huitjours, pas un de plus, pas un de moins. « Huit jours, leur ditColomb, et je vous donne un monde », Rouletabille eût volontiersdit : « Huit jours, et dans huit jours je vous livre Larsan. » Ilne le disait pas, mais on sentait bien qu’il le pensait.

M. Darzac nous quitta en haussant les épaules. Il paraissaitfurieux. C’était la première fois que nous lui voyions cettehumeur.

Rouletabille dit :

« Mme Darzac ne nous quittera pas et M. Darzac restera. »

Et il s’en alla à son tour.

Quelques instants plus tard, je vis arriver Mrs. Edith. Elleavait une toilette charmante, d’une simplicité qui lui seyaitmerveilleusement. Elle fut tout de suite coquette avec moi,montrant une gaieté un peu forcée et se moquant joliment du métierque je faisais. Je lui répondis un peu vivement qu’elle manquait decharité puisqu’elle n’ignorait point que tout le mal exceptionnelque nous nous donnions et que la pénible surveillance à laquellenous nous astreignions sauvaient peut-être, dans le moment, lameilleure des femmes. Alors, elle s’écria, en éclatant de rire:

« La Dame en noir !… Elle vous a donc tousensorcelés !… »

Mon Dieu ! Qu’elle avait un joli rire ! En d’autrestemps, certes ! Je n’eusse point permis qu’on parlât ainsi àla légère de la Dame en noir, mais je n’eus point, ce matin-là, lecourage de me fâcher… Au contraire, je ris avec Mrs. Edith.

« C’est que c’est un peu vrai, fis-je…

– Mon mari en est encore fou !… Jamais je ne l’aurais crusi romanesque !… Mais, moi aussi, ajouta-t-elle assezdrôlement, je suis romanesque… »

Et elle me regarda de cet œil curieux qui, déjà, m’avait tanttroublé…

« Ah !… »

C’est tout ce que je trouvais à dire.

« Ainsi, j’ai beaucoup de plaisir, continua-t-elle, à laconversation du prince Galitch, qui est certainement plusromanesque que vous tous ! »

Je dus faire une drôle de mine, car elle en marqua un bruyantamusement. Quelle petite femme bizarre !

Alors, je lui demandai qui était ce prince Galitch dont ellenous parlait souvent et qu’on ne voyait jamais.

Elle me répliqua qu’on le verrait au déjeuner, car elle l’avaitinvité à notre intention ; et elle me donna, sur lui, quelquesdétails.

J’appris ainsi que le prince Galitch est un des plus richesboyards de cette partie de la Russie appelée « Terre noire »,féconde entre toutes, placée entre les forêts du Nord et lessteppes du midi.

Héritier, dès l’âge de vingt ans, d’un des plus vastespatrimoines moscovites, il avait su encore l’agrandir par unegestion économe et intelligente dont on n’eût point cru capable unjeune homme qui avait eu jusqu’alors pour principale occupation lachasse et les livres. On le disait sobre, avare et poète. Il avaithérité de son père, à la cour, une haute situation. Il étaitchambellan de sa majesté et l’on supposait que l’empereur, à causedes immenses services rendus par le père, avait pris le fils enparticulière affection. Avec cela, il était délicat comme une femmeà la fois et fort comme un turc. Bref, ce gentilhomme russe avaittout pour lui. Sans le connaître, il m’était déjà antipathique.Quant à ses relations avec les Rance, elles étaient d’excellentvoisinage. Ayant acheté depuis deux ans la propriété magnifique queses jardins suspendus, ses terrasses fleuries, ses balcons embaumésavaient fait surnommer, à Garavan, « les jardins de Babylone », ilavait eu l’occasion de rendre quelques services à Mrs. Edithlorsque celle-ci avait achevé de transformer la baille du châteauen un jardin exotique. Il lui avait fait cadeau de certainesplantes qui avaient fait revivre dans quelques coins du fortd’Hercule une végétation à peu près retenue jusqu’alors aux rivesdu Tigre et de l’Euphrate. Mr Rance avait invité quelquefois leprince à dîner, à la suite de quoi le prince avait envoyé, en guisede fleurs, un palmier de Ninive ou un cactus dit de Sémiramis. Celane lui coûtait rien. Il en avait trop, il en était gêné, et ilpréférait garder pour lui les roses. Mrs. Edith avait pris uncertain intérêt à la fréquentation du jeune boyard, à cause desvers qu’il lui disait. Après les lui avoir dits en russe, il lestraduisait en anglais et il lui en avait même fait, en anglais,pour elle, pour elle seule. Des vers, de vrais vers d’un poète,dédiés à Mrs. Edith ! Celle-ci en avait été si flattée qu’elleavait demandé à ce russe qui lui avait fait des vers anglais de leslui traduire en russe. C’étaient là jeux littéraires qui amusaientbeaucoup Mrs. Edith, mais qu’Arthur Rance goûtait peu. Celui-ci necachait pas, du reste, que le prince Galitch ne lui plaisait qu’àmoitié, et, s’il en était ainsi, ce n’était point que la moitié quidéplaisait à Mr Rance chez le prince Galitch fût précisément lamoitié qui intéressait tant sa femme, c’est-à-dire la « moitiépoète » ; non, c’était la « moitié avare ». Il ne comprenaitpas qu’un poète fût avare. J’étais bien de son avis. Le princen’avait point d’équipage. Il prenait le tramway et souvent faisaitson marché lui-même, assisté de son seul domestique Ivan, quiportait le panier aux provisions. Et il se disputait, ajoutait lajeune femme, qui tenait ce détail de sa propre cuisinière, – il sedisputait chez les marchandes de poisson, à propos d’une rascasse,pour deux sous. Chose bizarre, cette extrême avarice ne répugnaitpoint à Mrs. Edith qui lui trouvait une certaine originalité.Enfin, nul n’était jamais entré chez lui. Jamais il n’avait invitéles Rance à venir admirer ses jardins.

« Il est beau ? demandai-je à Mrs. Edith quand celle-ci eutfini son panégyrique.

– Trop beau ! me répliqua-t-elle. Vous verrez !… »

Je ne saurais dire pourquoi cette réponse me futparticulièrement désagréable. Je ne fis qu’y penser après le départde Mrs. Edith et jusqu’à la fin de mon service de garde qui setermina à onze heures et demie.

Le premier coup de cloche du déjeuner venait de sonner ; jecourus me laver les mains et faire un bout de toilette et je montailes degrés de la Louve rapidement, croyant que le déjeuner seraitservi dans cette tour ; mais je m’arrêtai dans le vestibule,tout étonné d’entendre de la musique. Qui donc, dans lescirconstances actuelles, osait, au fort d’Hercule, jouer dupiano ? Eh ! mais, on chantait ; oui, une voixdouce, douce et mâle à la fois, en sourdine, chantait. C’était unchant étrange, une mélopée tantôt plaintive, tantôt menaçante. Jela sais maintenant par cœur ; je l’ai tant entenduedepuis ! Ah ! vous la connaissez bien peut-être si vousavez franchi les frontières de la froide Lithuanie, si vous êtesentré une fois dans le vaste empire du nord. C’est le chant desvierges demi-nues qui entraînent le voyageur dans les flots et lenoient sans miséricorde ; c’est le chant du Lac de Willis, queSienkiewicz a fait entendre un jour immortel à Michel Vereszezaka.Écoutez ça :

« Si vous approchez du Switez aux heures de la nuit, le fronttourné vers le lac, des étoiles sur vos têtes, des étoiles sous vospieds, et deux lunes pareilles s’offriront à vos yeux… tu voiscette plante qui caresse le rivage, ce sont les épouses et lesfilles de Switez que Dieu a changées en fleurs. Elles balancentau-dessus de l’abîme leurs têtes blanches comme des phalènes ;leur feuille est verte comme l’aiguille du mélèze argentée par lesfrimas…

« Image de l’innocence pendant la vie, elles ont gardé sa robevirginale après la mort ; elles vivent dans l’ombre et nesouffrent point de souillure ; des mains mortelles n’oseraienty toucher.

« Le tsar et sa horde en firent un jour l’expérience, lorsqueaprès avoir cueilli ces belles fleurs ils voulurent en orner leurstempes et leurs casques d’acier.

« Tous ceux qui étendirent leurs mains sur les flots (siterrible est le pouvoir de ces fleurs !) furent atteints duhaut mal ou frappés de mort subite.

« Quand le temps eut effacé ces choses de la mémoire des hommes,seul, le souvenir du châtiment s’est conservé pour le peuple, et lepeuple en le perpétuant par ses récits, appelle aujourd’hui tsarsles fleurs du Switez !…

« Cela disant, la Dame du lac s’éloigna lentement ; le lacs’entrouvrit jusqu’au plus profond de ses entrailles ; mais leregard cherchait en vain la belle inconnue qui s’était couvert latête d’une vague et dont on n’a jamais plus entendu parler… »

C’étaient les paroles mêmes, les paroles traduites de la chansonque murmurait la voix à la fois douce et mâle, pendant que le pianofaisait entendre un accompagnement mélancolique. Je poussai laporte de la salle et je me trouvai en face d’un jeune homme qui seleva. Aussitôt, derrière moi, j’entendis le pas de Mrs. Edith. Ellenous présenta. J’avais devant moi le prince Galitch.

Le prince était ce que l’on est convenu d’appeler dans lesromans : « un beau et pensif jeune homme » ; son profil droitet un peu dur aurait donné à sa physionomie un aspectparticulièrement sévère, si ses yeux, d’une clarté et d’une douceuret d’une candeur troublantes, n’eussent laissé transparaître uneâme presque enfantine. Ils étaient entourés de longs cils noirs, sinoirs qu’ils ne l’eussent point été davantage s’ils avaient étébrossés au khol ; et, quand on avait remarqué cetteparticularité des cils, on avait, du coup, saisi la raison de toutel’étrangeté de cette physionomie. La peau du visage était presquetrop fraîche, ainsi qu’elle est au visage des femmes savammentmaquillées et des phtisiques. Telle fut mon impression ; maisj’étais trop intimement prévenu contre ce prince Galitch pour yattacher raisonnablement quelque importance. Je le jugeai tropjeune, sans doute parce que je ne l’étais plus assez.

Je ne trouvai rien à dire à ce trop beau jeune homme quichantait des poèmes si exotiques ; Mrs. Edith sourit de monembarras, me prit le bras – ce qui me fit grand plaisir – et nousemmena à travers les buissons parfumés de la baille, en attendantle second coup de cloche du déjeuner qui devait être servi sous lacabane de palmes sèches, au terre-plein de la Tour duTéméraire.

 

2° Le déjeuner et ce qui s’en suivit. Une terreurcontagieuse s’empare de nous.

 

À midi, nous nous mettions à table sur la terrasse du téméraire,d’où la vue était incomparable. Les feuilles de palmier nouscouvraient d’une ombre propice ; mais, hors de cette ombre,l’embrasement de la terre et des cieux était tel que nos yeux n’enauraient pu supporter l’éclat si nous n’avions tous pris laprécaution de mettre ces binocles noirs dont j’ai parlé au début dece chapitre.

À ce déjeuner se trouvaient : M. Stangerson, Mathilde, le vieuxBob, M. Darzac, Mr Arthur Rance, Mrs. Edith, Rouletabille, leprince Galitch et moi. Rouletabille tournait le dos à la mer,s’occupant fort peu des convives, et était placé de telle sortequ’il pouvait surveiller tout ce qui se passait dans toutel’étendue du château fort. Les domestiques étaient à leurspostes ; le père Jacques à la grille d’entrée, Mattoni à lapoterne du jardinier et les Bernier dans la Tour Carrée, devant laporte de l’appartement de M. et de Mme Darzac.

Le début du repas fut assez silencieux. Je nous regardai. Nousétions presque inquiétants à contempler, autour de cette table,muets, penchant les uns vers les autres nos vitres noires derrièrelesquelles il était aussi impossible d’apercevoir nos prunelles quenos pensées.

Le prince Galitch parla le premier.

Il fut tout à fait aimable avec Rouletabille et, comme ilessayait un compliment sur la renommée du reporter, celui-ci lebouscula un peu. Le prince n’en parut point froissé, mais ilexpliqua qu’il s’intéressait particulièrement aux faits et gestesde mon ami en sa qualité de sujet du tsar, depuis qu’il savait queRouletabille devait partir prochainement pour la Russie. Mais lereporter répliqua que rien encore n’était décidé et qu’il attendaitdes ordres de son journal ; sur quoi le prince s’étonna entirant un journal de sa poche. C’était une feuille de son pays dontil nous traduisit quelques lignes annonçant l’arrivée prochaine àSaint-Pétersbourg de Rouletabille. Il se passait là-bas, à ce quenous conta le prince, des événements si incroyables et si dénuésapparemment de logique dans la haute sphère gouvernementale que,sur le conseil même du chef de la sûreté de Paris, le maître de lapolice avait résolu de prier le journal l’Époque de lui prêter sonjeune reporter. Le prince Galitch avait si bien présenté la choseque Rouletabille rougit jusqu’aux deux oreilles et qu’il répliquasèchement qu’il n’avait jamais, même dans sa courte vie, fait œuvrepolicière et que le chef de la Sûreté de Paris et le maître de lapolice de Saint-Pétersbourg étaient deux imbéciles. Le prince seprit à rire de toutes ses dents, qu’il avait belles et vraiment jevis bien que son rire n’était point beau, mais féroce et bête, mafoi, comme un rire d’enfant dans une bouche de grande personne. Ilfut tout à fait de l’avis de Rouletabille et, pour le prouver, ilajouta :

« Vraiment on est heureux de vous entendre parler de la sorte,car on demande maintenant au journaliste des besognes qui n’ontpoint affaire avec un véritable homme de lettres. »

Rouletabille, indifférent, laissa tomber la conversation.

Mrs. Edith la releva en parlant avec extase de la splendeur dela nature. Mais, pour elle, il n’était rien de plus beau sur lacôte que les jardins de Babylone, et elle le dit. Elle ajouta avecmalice :

« Ils nous paraissent d’autant plus beaux, qu’on ne peut lesvoir que de loin. »

L’attaque était si directe que je crus que le prince allait yrépondre par une invitation.

Mais il n’en fut rien. Mrs. Edith marqua un léger dépit, et elledéclara tout à coup :

« Je ne veux point vous mentir, prince. Vos jardins, je les aivus.

– Comment cela ? interrogea Galitch avec un singuliersang-froid.

– Oui, je les ai visités, et voici comment… »

Alors elle raconta, pendant que le prince se raidissait en uneattitude glacée, comment elle avait vu les jardins de Babylone.

Elle y avait pénétré, comme par mégarde, par derrière, enpoussant une barrière qui faisait communiquer directement cesjardins avec la montagne. Elle avait marché d’enchantement enenchantement, mais sans être étonnée. Quand on passait sur le bordde la mer, ce que l’on apercevait des jardins de Babylone l’avaitpréparée aux merveilles dont elle violait si audacieusement lesecret. Elle était arrivée auprès d’un petit étang, tout petit,noir comme de l’encre, et sur la rive duquel se tenaient un grandlis d’eau et une petite vieille toute ratatinée, au menton engaloche. En l’apercevant, le grand lis d’eau et la petite vieilles’étaient enfuis, celle-ci si légère, qu’elle s’appuyait pourcourir sur celui-là comme elle eût fait d’un bâton. Mrs. Edithavait bien ri. Elle avait appelé :

« Madame ! Madame ! »

Mais la petite vieille n’en avait été que plus épouvantée etelle avait disparu avec son lis derrière un figuier de Barbarie.Mrs. Edith avait continué sa route, mais ses pas étaient devenusplus inquiets. Soudain, elle avait entendu un grand froissement defeuillages et ce bruit particulier que font les oiseaux sauvagesquand, surpris par le chasseur, ils s’échappent de la prison deverdure où ils se sont blottis. C’était une seconde petite vieille,plus ratatinée encore que la première, mais moins légère, et quis’appuyait sur une vraie canne à bec-de-corbin. Elle s’évanouit –c’est-à-dire que Mrs. Edith la perdit de vue au détour du sentier.Et une troisième petite vieille appuyée sur deux cannes àbec-de-corbin surgit encore du mystérieux jardin ; elles’échappa du tronc d’un eucalyptus géant ; et elle allaitd’autant plus vite qu’elle avait, pour courir, quatre pattes, tantde pattes qu’il était tout à fait étonnant qu’elle ne s’yembrouillât point. Mrs. Edith avançait toujours. Et ainsi elleparvint jusqu’au perron de marbre habillé de roses de lavilla ; mais, la gardant, les trois petites vieilles étaientalignées sur la plus haute marche, comme trois corneilles sur unebranche, et elles ouvrirent leurs becs menaçants d’où s’échappèrentdes croassements de guerre. Ce fut au tour de Mrs. Edith des’enfuir.

Mrs. Edith avait raconté son aventure d’une façon si délicieuseet avec tant de charme emprunté à une littérature falote etenfantine que j’en fus tout bouleversé et que je compris combiencertaines femmes qui n’ont rien de naturel peuvent l’emporter dansle cœur d’un homme sur d’autres qui n’ont pour elles que lanature.

Le prince ne parut nullement embarrassé de cette petitehistoire. Il dit, sans sourire :

« Ce sont mes trois fées. Elles ne m’ont jamais quitté depuisque je suis né au pays de Galitch. Je ne puis travailler ni vivresans elles. Je ne sors que lorsqu’elles me le permettent et ellesveillent sur mon labeur poétique avec une jalousie féroce. »

Le prince n’avait pas fini de nous donner cette fantaisisteexplication de la présence des trois vieilles aux jardins deBabylone, que Walter, le valet du vieux Bob, apporta une dépêche àRouletabille. Celui-ci demanda la permission de l’ouvrir, et luttout haut :

« – Revenez le plus tôt possible ; vous attendons avecimpatience. Magnifique reportage à faire à Pétersbourg. »

Cette dépêche était signée du rédacteur en chef de l’Époque.

« Eh ! qu’en dites-vous, monsieur Rouletabille ?demanda le prince ; ne trouvez-vous point, maintenant, quej’étais bien renseigné ? »

La Dame en noir n’avait pu retenir un soupir.

« Je n’irai pas à Pétersbourg, déclara Rouletabille.

– On le regrettera à la cour, fit le prince, j’en suis sûr, etpermettez-moi de vous dire, jeune homme, que vous manquezl’occasion de votre fortune. »

Le « jeune homme » déplut singulièrement à Rouletabille quiouvrit la bouche pour répondre au prince, mais qui la referma, àmon grand étonnement, sans avoir répondu. Et le prince continua:

« … Vous eussiez trouvé là-bas un terrain d’expériencesdigne de vous. On peut tout espérer quand on a été assez fort pourdévoiler un Larsan !… »

Le mot tomba au milieu de nous avec fracas et nous nousréfugiâmes derrière nos vitres noires d’un commun mouvement. Lesilence qui suivit fut horrible… Nous restions maintenant immobilesautour de ce silence-là, comme des statues… Larsan !…

Pourquoi ce nom que nous avions prononcé si souvent depuisquarante-huit heures, ce nom qui représentait un danger avec lequelnous commencions de nous familiariser, – pourquoi, à ce momentprécis, ce nom nous produisit-il un effet que, pour ma part, jen’avais encore jamais aussi brutalement ressenti ? Il mesemblait que j’étais sous le coup de foudre d’un geste magnétique.Un malaise indéfinissable se glissait dans mes veines. J’auraisvoulu fuir, et il me parut que si je me levais, je n’aurais pointla force de me contenir… Le silence que nous continuions à gardercontribuait à augmenter cet incroyable état d’hypnose… Pourquoi neparlait-on pas ?… Qu’est-ce que faisait la gaieté du vieuxBob ?… On ne l’avait pas entendue au repas ?… Et lesautres, les autres, pourquoi restaient-ils muets derrière leursvitres noires ?… Tout à coup, je tournai la tête et jeregardai derrière moi. Alors, je compris, à ce geste instinctif,que j’étais la proie d’un phénomène tout naturel… Quelqu’un meregardait… Deux yeux étaient fixés sur moi, pesaient sur moi. Je nevis point ces yeux et je ne sus d’où me venait ce regard… Mais ilétait là… Je le sentais… Et c’était son regard à lui… Et cependant,il n’y avait personne derrière moi… ni à droite, ni à gauche, ni enface… personne autour de moi que les gens qui étaient assis à cettetable, immobiles derrière leurs binocles noirs… Alors… alors, j’eusla certitude que les yeux de Larsan me regardaient derrière l’un deces binocles là !… Ah ! les vitres noires ! lesvitres noires derrière lesquelles se cachait Larsan !…

Et puis, tout à coup, je ne sentis plus rien… Le regard, sansdoute, avait cessé de regarder… je respirai… Un double soupirrépondit au mien… Est-ce que Rouletabille ?… Est-ce que laDame en noir auraient, eux aussi, supporté le même poids, dans lemême moment, le poids de ses yeux ?… Le vieux Bob disait :

« Prince, je ne crois point que votre dernier os à moelle dumilieu de la période quaternaire… »

Et tous les binocles noirs remuèrent…

Rouletabille se leva et me fit un signe. Je le rejoignishâtivement dans la salle du conseil. Aussitôt que je me présentai,il ferma la porte et me dit :

« Eh bien, l’avez-vous senti ?… »

J’étouffais ; je murmurai :

« Il est là !… il est là !… À moins que nous nedevenions fous !… »

Un silence, et je repris, plus calme :

« Vous savez, Rouletabille, qu’il est très possible que nousdevenions fous… Cette hantise de Larsan nous conduira au cabanon,mon ami !… Il n’y a pas deux jours que nous sommes enfermésdans ce château, et voyez déjà dans quel état… »

Rouletabille m’interrompit.

« Non ! non !… je le sens !… Il est là !… Jele touche !… Mais où ?… Mais quand ?… Depuis que jesuis entré ici, je sens qu’il ne faut pas que je m’enéloigne !… Je ne tomberai pas dans le piège !… Je n’iraipas le chercher dehors, bien que je l’aie vu dehors !… Bienque vous l’ayez vu, vous-même, dehors !… »

Puis il s’est calmé tout à fait, a froncé les sourcils, a allumésa bouffarde et a dit comme aux beaux jours, aux beaux jours où saraison, qui ignorait encore le lien qui l’unissait à la Dame ennoir, n’était pas troublée par les mouvements de son cœur :

« Raisonnons !… »

Et il en revint tout de suite à cet argument qu’il nous avaitdéjà servi et qu’il se répétait sans cesse à lui-même pour nepoint, disait-il, se laisser séduire par le côté extérieur deschoses. « Ne point chercher Larsan là où il se montre, le chercherpartout où il se cache. »

Ceci suivi de cet autre argument complémentaire :

« Il ne se montre si bien là où il paraît être que pour qu’on nele voie pas là où il est. »

Et il reprit :

« Ah ! le côté extérieur des choses ! Voyez-vous,Sainclair ; il y a des moments où, pour raisonner, je voudraispouvoir m’arracher les yeux. Arrachons-nous les yeux,Sainclair ; cinq minutes… cinq minutes seulement… et nousverrons peut-être clair ! »

Il s’assit, posa sa pipe sur la table, se prit la tête dans lesmains et dit :

« Voici, je n’ai plus d’yeux. Dites-moi, Sainclair : qu’y a-t-ilà l’intérieur des pierres ?

– Qu’est-ce que je vois à l’intérieur des pierres ? répétaije.

– Eh non ! Eh non ! vous n’avez plus d’yeux, vous nevoyez plus rien ! Énumérez sans voir ! ÉNUMÉREZ-LESTOUS !

– Il y a d’abord vous et moi, fis-je, comprenant enfin où ilvoulait en venir.

– Très bien.

– Ni vous, ni moi, continuai-je, ne sommes Larsan.

– Pourquoi ?

– Pourquoi ?… Eh ! dites-le donc !… Il faut quevous me disiez pourquoi ! J’admets, moi, que je ne suis pasLarsan, j’en suis sûr, puisque je suis Rouletabille ; mais,vis-à-vis de Rouletabille, me direz-vous pourquoi vous n’êtes pasLarsan ?…

– Parce que vous l’auriez bien vu !…

– Malheureux ! hurla Rouletabille, en s’enfonçant avec plusde force les poings dans les yeux ! Je n’ai plus d’yeux… Je nepeux pas vous voir !… Si Jarry, de la brigade des jeux,n’avait pas vu s’asseoir à la banque de Trouville le comte deMaupas, il aurait juré, par la seule vertu du raisonnement, quel’homme qui prenait alors les cartes était Ballmeyer ! SiNoblet, de la brigade des garnis, ne s’était trouvé face à face, unsoir, chez la Troyon, avec un homme qu’il reconnut pour être lavicomte Drouet d’Eslon, il aurait juré que l’homme qu’il venaitarrêter et qu’il n’arrêta pas parce qu’il l’avait vu, étaitBallmeyer ! Si l’inspecteur Giraud, qui connaissait le comtede Motteville comme vous me connaissez, n’avait pas vu, unaprès-midi, aux courses de Longchamp, causant à deux de ses amisdans le pesage, n’avait pas vu, dis-je, le comte de Motteville, ileût arrêté Ballmeyer ! Ah ! voyez-vous, Sainclair !ajouta le jeune homme d’une voix sourde et frémissante, mon pèreest né avant moi !… et il faut être bien fort pour « arrêter »mon père !… »

Ceci fut dit avec tant de désespoir, que le peu de force quej’avais de raisonner s’évanouit tout à fait. Je me bornai à leverles mains au ciel, geste que Rouletabille ne vit point, car il nevoulait plus rien voir !…

« Non ! non ! il ne faut plus rien voir, répéta-t-il…ni vous, ni M. Stangerson, ni M. Darzac, ni Arthur Rance, ni levieux Bob, ni le prince Galitch… Mais il faut savoir pourquoi aucunde ceux-là ne peut être Larsan ! Seulement alors, seulement,je respirerai derrière les pierres… »

Moi, je ne respirais plus… On entendait, sous la voûte de lapoterne, le pas régulier de Mattoni qui montait sa garde.

« Eh bien, et les domestiques ? fis-je avec effort… etMattoni ?… et les autres ?

– Je sais, je suis sûr qu’ils n’ont point quitté le fortd’Hercule pendant que Larsan apparaissait à Mme Darzac et à M.Darzac, en gare de Bourg…

– Avouez encore, Rouletabille, fis-je, que vous ne vous enoccupez pas, parce que tout à l’heure, ils n’étaient point derrièreles binocles noirs ! »

Rouletabille frappa du pied, et s’écria : « Taisez-vous !Taisez-vous, Sainclair !… Vous allez me rendre plus nerveuxque ma mère ! »

Cette phrase, dite dans la colère, me frappa étrangement. J’eusvoulu questionner Rouletabille sur l’état d’esprit de la Dame ennoir, mais il avait repris, posément :

« 1° Sainclair n’est pas Larsan puisque Sainclair était auTréport avec moi pendant que Larsan était à Bourg.

« 2° Le professeur Stangerson n’est pas Larsan, puisqu’il étaitsur la ligne de Dijon à Lyon pendant que Larsan était à Bourg. Eneffet, arrivés à Lyon, une minute avant lui, M. et Mme Darzac levirent descendre de son train.

« Mais tous les autres, s’il est suffisant de pouvoir être àBourg à ce moment-là pour être Larsan, peuvent être Larsan, cartous pouvaient être à Bourg.

« D’abord M. Darzac y était ; ensuite Arthur Rance a étéabsent les deux jours qui ont précédé l’arrivée du professeur et deM. Darzac. Il arrivait tout juste à Menton pour les recevoir (Mrs.Edith elle-même, sur mes questions, que je posais à bon escient,m’a avoué que, ces deux jours-là, son mari avait dû s’absenter pouraffaires). Le vieux Bob faisait son voyage à Paris. Enfin, leprince Galitch n’a pas été vu aux grottes ni hors des jardins deBabylone…

« Prenons d’abord M. Darzac.

– Rouletabille ! m’écriai-je, c’est un sacrilège !

– Je le sais bien !

– Et c’est une stupidité !…

– Je le sais aussi… Mais pourquoi ?

– Parce que, fis-je, hors de moi, Larsan a beau avoir dugénie ; il pourra peut-être tromper un policier, unjournaliste, un reporter, et, je le dis : un Rouletabille… ilpourra peut-être tromper un ami, quelques instants, je l’admets…Mais il ne pourra jamais tromper une fille au point de se fairepasser pour son père – ceci pour vous rassurer sur le cas de M.Stangerson – ni une femme, au point de se faire passer pour sonfiancé. Eh ! mon ami, Mathilde Stangerson connaissait M.Darzac avant qu’elle n’eût franchi à son bras le fortd’Hercule !…

– Et elle connaissait aussi Larsan ! ajouta froidementRouletabille. Eh bien, mon cher, vos raisons sont puissantes, mais,comme (oh ! l’ironie de cela !) je ne sais pas au justejusqu’où va le génie de mon père, j’aime mieux, pour rendre à M.Robert Darzac une personnalité que je n’ai jamais songé à luienlever, me baser sur un argument un peu plus solide : Si RobertDarzac était Larsan, Larsan ne serait pas apparu à plusieursreprises à Mathilde Stangerson, puisque c’est la réapparition deLarsan qui enlève Mathilde Stangerson à Robert Darzac !

– Eh ! m’écriai-je… À quoi bon tant de vains raisonnementsquand on n’a qu’à ouvrir les yeux ?… Ouvrez-les,Rouletabille ! »

Il les ouvrit.

« Sur qui ? fit-il avec une amertume sans égale. Sur leprince Galitch ?

– Pourquoi pas ? Il vous plaît, à vous, ce prince de laTerre Noire qui chante des chansons lithuaniennes ?

– Non ! répondit Rouletabille, mais il plaît à Mrs. Edith.»

Et il ricana. Je serrai les poings. Il s’en aperçut, mais fittout comme s’il ne s’en apercevait pas.

« Le prince Galitch est un nihiliste qui ne m’occupe guère,fit-il tranquillement.

– Vous en êtes sûr ?… Qui vous a dit ?…

– La femme de Bernier connaît l’une des trois petites vieillesdont nous a parlé, au déjeuner, Mrs. Edith. J’ai fait une enquête.C’est la mère d’un des trois pendus de Kazan, qui avaient voulufaire sauter l’empereur. J’ai vu la photographie des malheureux.Les deux autres vieilles sont les deux autres mères… Aucun intérêt», fit brusquement Rouletabille.

Je ne pus retenir un geste d’admiration.

« Ah ! vous ne perdez pas votre temps !

– L’autre non plus », gronda-t-il.

Je croisai les bras.

« Et le vieux Bob ? fis-je.

– Non ! mon cher, non ! souffla Rouletabille, presqueavec rage ; celui-là, non !… Vous avez vu qu’il a uneperruque, n’est-ce pas ?… Eh bien, je vous prie de croire quelorsque mon père met une perruque, cela ne se voit pas ! »

Il me dit cela si méchamment que je me disposai à le quitter. Ilm’arrêta.

« Eh bien, mais ?… Nous n’avons rien dit d’ArthurRance ?…

– Oh ! celui-là n’a pas changé… dis-je.

– Toujours les yeux ! Prenez garde à vos yeux, Sainclair…»

Et il me serra la main. Je sentis que la sienne était moite etbrûlante. Il s’éloigna. Je restai un instant sur place, songeant…songeant à quoi ? À ceci, que j’avais tort de prétendrequ’Arthur Rance n’avait pas changé… D’abord, maintenant, illaissait pousser un soupçon de moustache, ce qui était tout à faitanormal pour un Américain routinier de sa trempe… Ensuite, ilportait les cheveux plus longs, avec une large mèche collée sur lefront… Ensuite, je ne l’avais pas vu depuis deux ans… On changetoujours en deux ans… Et puis Arthur Rance, qui ne buvait que del’alcool, ne boit plus que de l’eau… Mais alors, Mrs. Edith ?…Qu’est-ce que Mrs. Edith ?… Ah çà ! Est-ce que je deviensfou, moi aussi ?… Pourquoi dis-je : moi aussi ?… comme…comme la Dame en noir ?… comme… comme Rouletabille ?…Est-ce que je ne trouve pas que Rouletabille devient un peufou ?… Ah ! la Dame en noir nous a tousensorcelés !… Parce que la Dame en noir vit dans le perpétuelfrisson de son souvenir, voilà que nous tremblons du même frissonqu’elle… La peur, ça se gagne… comme le choléra.

 

3° De l’emploi de mon après-midi, jusqu’à cinqheures.

 

Je profitai de ce que je n’étais point de garde pour aller mereposer dans ma chambre ; mais je dormis mal, ayant rêvé toutde suite que le vieux Bob, Mr Rance et Mrs. Edith formaient uneaffreuse association de bandits qui avaient juré notre perte àRouletabille et à moi. Et, quand je me réveillai, sous cetteimpression funèbre, et que je revis les vieilles tours et le vieuxchâteau, toutes ces pierres menaçantes, je ne fus pas loin dedonner raison à mon cauchemar et je me dis tout haut : « Dans quelrepaire sommes-nous venus nous réfugier ? » Je mis le nez à lafenêtre. Mrs. Edith passait dans la Cour du Téméraire,s’entretenant négligemment avec Rouletabille et roulant entre sesjolis doigts fuselés une rose éclatante. Je descendis aussitôt.Mais, arrivé dans la cour, je ne la trouvai plus. Je suivisRouletabille qui entrait faire son tour d’inspection dans la TourCarrée.

Je le vis très calme et très maître de sa pensée ; trèsmaître aussi de ses yeux qu’il ne fermait plus. Ah ! C’étaittoujours un spectacle de le voir regarder les choses autour de lui.Rien ne lui échappait. La Tour Carrée, habitation de la Dame ennoir, était l’objet de son constant souci.

Et, à ce propos, je crois opportun, quelques heures avant lemoment où va se produire la tant mystérieuse attaque, de donner icile plan intérieur de l’étage habité de cette tour, étage qui setrouvait de plain-pied avec la Cour de Charles le Téméraire.

Quand on entrait dans la Tour Carrée par la seule porte K, on setrouvait dans un large corridor qui avait fait partie autrefois dela salle des gardes. La salle des gardes prenait autrefois toutl’espace O, O1, O2, O3, et était fermée de murs de pierre quiexistaient toujours avec leurs portes donnant sur les autres piècesdu Vieux Château. C’est Mrs. Arthur Rance qui, dans cette salle desgardes, avait fait élever des murailles de planches de façon àconstituer une pièce assez spacieuse qu’elle avait le dessein detransformer en salle de bains.

Cette pièce même était entourée maintenant par les deux couloirsà angle droit O, O1, et O1, O2. La porte de cette pièce qui servaitde loge aux Bernier était située en S. On était dans la nécessitéde passer devant cette porte pour se rendre en R, où se trouvaitl’unique porte permettant d’entrer dans l’appartement des Darzac.L’un des époux Bernier devait toujours se tenir dans la loge. Et iln’y avait qu’eux qui avaient le droit d’entrer dans leur loge. Decette loge, on surveillait également, par une petite fenêtrepratiquée en Y, la porte V, qui donnait sur l’appartement du vieuxBob. Quand M. et Mme Darzac ne se trouvaient point dans leurappartement, l’unique clef qui ouvrait la porte R était toujourschez les Bernier ; et c’était une clef spéciale et touteneuve, fabriquée la veille dans un endroit que seul Rouletabilleconnaissait. Le jeune reporter avait posé la serrure lui-même.

Rouletabille aurait bien désiré que la consigne qu’il avaitimposée pour l’appartement Darzac fût également suivie pourl’appartement du vieux Bob, mais celui-ci s’y était opposé avec unéclat comique auquel il avait fallu céder. Le vieux Bob ne voulaitpas être traité comme un prisonnier et il tenait absolument àentrer chez lui et à en ressortir quand il lui en prenait fantaisiesans avoir à demander sa clef au concierge.

Sa porte resterait ouverte et ainsi il pourrait autant de foisqu’il lui plairait se rendre de sa chambre ou de son salon à sonbureau installé dans la tour de Charles le Téméraire sans dérangerpersonne et sans se tourmenter de personne. Pour cela, il fallaitencore laisser la porte K ouverte. Il l’exigea et Mrs. Edith donnaraison à son oncle sur un ton d’ironie tel, ironie qui s’adressaità la prétention que pouvait avoir Rouletabille de traiter le vieuxBob à l’instar de la fille du professeur Stangerson, queRouletabille n’insista pas. Mrs. Edith lui avait dit de ses lèvresminces : « Mais, monsieur Rouletabille, mon oncle, lui, ne craintpas qu’on l’enlève ! » Et Rouletabille avait compris qu’iln’avait plus qu’à rire avec le vieux Bob de cette idée saugrenue,qu’on pût enlever comme une jolie femme l’homme dont le principalattrait était de posséder le plus vieux crâne de l’humanité !Et il avait ri… Il avait même ri plus fort que le vieux Bob, mais àune condition c’est que la porte K fût fermée à clef passé dixheures du soir, et que cette clef restât toujours en possession desBernier qui viendraient lui ouvrir s’il y avait lieu. Ceci encoredérangeait le vieux Bob qui travaillait quelquefois très tard dansla tour de Charles Le Téméraire. Mais non plus il ne voulait avoirl’air de contrecarrer en tout ce brave M. Rouletabille qui avait,disait-il, peur des voleurs ! Car il faut tout de suite faireobserver à la décharge du vieux Bob que, s’il se prêtait si peu auxconsignes défensives de notre jeune ami, c’est qu’on n’avait pointjugé utile de le mettre au courant de la résurrection deLarsan-Ballmeyer. Il avait bien entendu parler des malheursextraordinaires qui avaient fondu autrefois sur cette pauvre MlleStangerson ; mais il était à cent lieues de penser qu’ellen’avait point rompu avec ces malheurs-là depuis qu’elle s’appelaitMme Darzac. Et puis le vieux Bob était un égoïste comme presquetous les savants. Très heureux, à cause qu’il possédait le plusvieux crâne de l’humanité, il ne pouvait concevoir que tout lemonde ne le fût point autour de lui.

Rouletabille, après s’être aimablement enquis de la santé de lamère Bernier qui était en train d’éplucher des pommes de terredites « saucisses », dont un grand sac, à ses côtés, était plein,pria le père Bernier de nous ouvrir la porte de l’appartementDarzac.

C’était la première fois que je pénétrais dans la chambre de M.Darzac. L’aspect en était glacial. Elle me parut froide et sombre.La pièce, très vaste, était meublée fort simplement d’un lit dechêne, d’une table-toilette que l’on avait glissée dans l’une desdeux ouvertures J pratiquées dans la muraille, autour de ce quiavait été autrefois des meurtrières. Si épaisse était la murailleet si grande l’ouverture que toute cette embrasure formait unesorte de petite chambrette dans la grande, et M. Darzac en avaitfait son cabinet de toilette. La seconde fenêtre J’ était pluspetite. Ces deux fenêtres étaient garnies de barreaux épais entrelesquels on pouvait à peine passer le bras. Le lit, haut sur sespieds, était adossé à la muraille extérieure et poussé contre lacloison (de pierre) qui séparait la chambre de M. Darzac de cellede sa femme. En face, dans l’angle de la tour, se trouvait unplacard. Au centre de la chambre, une table-guéridon sur laquelleon avait déposé quelques livres de science et tout ce qu’il fallaitpour écrire. Et puis, un fauteuil et trois chaises. C’était tout.Il était absolument impossible de se cacher dans cette chambre, sice n’est, naturellement, dans le placard. Aussi le père et la mèreBernier avaient-ils reçu l’ordre de visiter, chaque fois qu’ilsfaisaient l’appartement, ce placard où M. Darzac enfermait sesvêtements ; et Rouletabille lui-même qui, en l’absence desDarzac, venait de temps à autre jeter, dans les chambres de la TourCarrée, le coup d’œil du maître, ne manquait-il jamais de lefouiller.

Il le fit encore devant moi. Quand nous passâmes ensuite dans lachambre de Mme Darzac, nous étions bien sûrs que nous ne laissionspersonne derrière nous chez M. Darzac. Aussitôt entré dansl’appartement, Bernier qui nous avait suivis avait eu soin, commeil le faisait toujours, de tirer les verrous qui fermaientintérieurement l’unique porte faisant communiquer l’appartementavec le corridor.

La chambre de Mme Darzac était plus petite que celle de sonmari. Mais bien éclairée, à cause de la disposition spéciale desfenêtres, et gaie. Aussitôt qu’il y eut mis les pieds, je visRouletabille pâlir et tourner vers moi son bon et (alors)mélancolique visage. Il me dit :

« Eh bien, Sainclair, le sentez-vous le parfum de la Dame ennoir ? »

Ma foi, non ! je ne sentais rien du tout. La fenêtre,garnie de barreaux comme toutes les autres qui donnaient sur lapleine mer, était, du reste, grande ouverte et une brise légèrefaisait voleter l’étoffe que l’on avait tirée sur une tringleau-dessus d’une « penderie » qui garnissait un côté de la muraille.L’autre côté était occupé par le lit. Cette penderie était si hautplacée que les robes et peignoirs qui la garnissaient et quel’étoffe qui la recouvrait ne tombaient point jusqu’au parquet, detelle sorte qu’il eût été absolument impossible à quelqu’un qui eûtvoulu se cacher là de dissimuler ses pieds et le bas de ses jambes.Comme la tringle sur laquelle glissaient les portemanteaux étaitdes plus légères, il n’eût pu également s’y suspendre. Rouletabillen’en examina pas moins avec soin cette garde-robe. Pas de placarddans cette pièce. Table-toilette, table-bureau, un fauteuil, deuxchaises et les quatre murs, entre lesquels personne que nous, entoute vérité évidente du bon Dieu.

Rouletabille, après avoir regardé sous le lit, donna le signaldu départ et nous balaya d’un geste de l’appartement. Il en sortitle dernier. Bernier ferma aussitôt la porte avec la petite clefqu’il remit dans la poche du haut de son veston que fermait uneboutonnière qu’il boutonna. Nous fîmes le tour des corridors etaussi celui de l’appartement du vieux Bob, composé d’un salon etd’une chambre aussi facile à visiter que l’appartement Darzac.Personne dans l’appartement, ameublement sommaire, un placard, unebibliothèque, à peu près vides, aux portes ouvertes. Quand noussortîmes de l’appartement, la mère Bernier venait de placer sachaise sur le pas de sa porte, ce qui lui permettait de voir plusclair à sa besogne qui était toujours celle du pelage des pommes deterre dites « saucisses ».

Nous entrâmes dans la pièce occupée par les Bernier et lavisitâmes comme le reste. Les autres étages étaient inhabités etcommuniquaient avec le rez-de-chaussée par un petit escalierintérieur qui commençait dans l’angle O3 pour aboutir au sommet dela tour. Une trappe dans le plafond de la pièce habitée par lesBernier fermait cet escalier. Rouletabille demanda un marteau etdes clous et encloua la trappe. Cet escalier devenaitinutilisable.

On pouvait dire en principe et en fait que rien n’échappait àRouletabille et que celui-ci ayant fait sa tournée dans la TourCarrée n’y laissa personne d’autres que le père et la mère Bernierquand nous en fûmes sortis tous deux. On peut dire égalementqu’aucun être humain ne se trouvait dans l’appartement des Darzacavant que Bernier, quelques minutes plus tard, ne l’eût ouvertlui-même à M. Darzac, ainsi que je vais le raconter.

Il était environ cinq heures moins cinq quand, laissant Bernierdans son corridor, devant la porte de l’appartement Darzac,Rouletabille et moi nous nous retrouvâmes dans la Cour duTéméraire.

À ce moment, nous gagnons le terre-plein de l’ancienne tour B’’.Nous nous asseyons sur le parapet, les yeux tournés vers la terre,attirés par la réverbération sanglante des Rochers Rouges.Justement, voilà que nous apercevons, vers le bord de la BarmaGrande, qui ouvre sa gueule mystérieuse dans la face flamboyantedes Baoussé Roussé, la silhouette agitée et funéraire du vieux Bob.Il est la seule chose noire dans la nature. La falaise rouge surgitdes eaux dans un tel élan radieux qu’on pourrait la croire toutechaude et toute fumante encore du feu central qui l’a mise aumonde. Par quel prodigieux anachronisme, ce moderne croque-mort,avec sa redingote et son chapeau haut de forme, s’agite-t-il,grotesque et macabre, devant cette caverne trois cents foismillénaire, creusée dans la lave ardente pour servir de premiertoit à la première famille, aux premiers jours de la terre ?Pourquoi ce fossoyeur sinistre dans ce décor embrasé ? Nous levoyons brandir son crâne et nous l’entendons rire… rire… rire.Ah ! son rire nous fait mal maintenant, nous déchire lesoreilles et le cœur.

Du vieux Bob, notre attention s’en va à M. Robert Darzac quivient de passer la poterne du jardinier et qui traverse la Cour duTéméraire. Il ne nous voit pas. Ah ! il ne rit pas, lui !Rouletabille le plaint et il comprend qu’il soit à bout depatience. Dans l’après-midi, il a encore dit à mon ami qui me l’arépété : « Huit jours, c’est beaucoup ! Je ne sais pas si jepourrai supporter ce supplice encore huit jours.

– Et où irez-vous ? lui demanda Rouletabille.

– À Rome ! » a-t-il répondu. Évidemment, la fille duprofesseur Stangerson ne le suivra maintenant que là etRouletabille croit que c’est cette idée que le pape pourra arrangerson affaire qui a mis ce voyage dans la cervelle de ce pauvre M.Darzac. Pauvre, pauvre M. Darzac ! Non, vraiment, il ne fautpas en sourire. Nous ne le quittons pas des yeux jusqu’à la portede la Tour Carrée. Il est certain « qu’il n’en peut plus » !Sa taille s’est encore voûtée. Il a les mains dans les poches. Il al’air dégoûté de tout ! de tout ! Oui, il a l’air dégoûtéde tout, avec ses mains dans ses poches ! Mais, patience, ilsortira ses mains de ses poches et l’on ne sourira pastoujours ! Et, je puis l’avouer tout de suite, moi qui aisouri… Eh bien, M. Darzac m’a procuré, grâce à l’aide géniale deRouletabille, le frisson d’épouvante le plus affreux qui puissesecouer des moelles humaines, en vérité ! Alors ! Alors,qu’est-ce qui l’aurait cru ?…

M. Darzac s’en fut tout droit à la Tour Carrée, où il trouvanaturellement Bernier qui lui ouvrit son appartement. Comme Bernierétait sorti devant la porte de l’appartement, qu’il avait la clefdans sa poche et que, dans l’appartement, il fut établi par lasuite qu’aucun barreau n’avait été scié, nous établissons quelorsque M. Darzac entre dans sa chambre, il n’y a personne dansl’appartement. Et c’est la vérité.

Évidemment tout cela a été bien précisé après, par chacun denous ; mais si je vous en parle avant, c’est que je suis déjàhanté par « l’inexplicable » qui se prépare dans l’ombre et qui estprêt à éclater.

À ce moment, il est cinq heures.

 

4° La soirée depuis cinq heures jusqu’à la minute où seproduisit l’attaque de la Tour Carrée.

 

Rouletabille et moi restâmes une heure environ à bavarder,autrement dit, à continuer à nous « monter la tête », sur leterre-plein de cette tour B’’. Tout à coup, Rouletabille me donnaun petit coup sec sur l’épaule et fit : « Mais, j’y pense !… »et il s’en fut dans la Tour Carrée où je le suivis. J’étais à centlieues de deviner à quoi il pensait. Il pensait au sac de pommes deterre de la mère Bernier qu’il vida entièrement sur le plancher deleur chambre pour la plus grande stupéfaction de la bonnefemme ; puis, content de ce geste qui répondait évidemment àune préoccupation de son esprit, il revint avec moi dans la Cour duTéméraire, cependant que, derrière nous, le père Bernier riaitencore des pommes de terre répandues.

Mme Darzac se montra un instant à la fenêtre de la chambreoccupée par son père, au premier étage de la Louve.

La chaleur était devenue insupportable. Nous étions menacés d’unviolent orage et nous aurions voulu qu’il éclatât tout desuite…

Ah ! l’orage nous soulagerait beaucoup… La mer a latranquillité lourde et épaisse d’une nappe oléagineuse. Ah !la mer est pesante, et l’air est pesant, et nos poitrines sontpesantes. Il n’y a de léger sur la terre et dans les cieux que levieux Bob qui est réapparu sur le bord de la Barma Grande et quis’agite encore. On dirait qu’il danse. Non, il fait un discours. Àqui ? Nous nous penchons sur le parapet pour voir. Il y aévidemment quelqu’un sur la grève à qui le vieux Bob tient despropos préhistoriques. Mais des feuilles de palmier nous cachentl’auditoire du vieux Bob. Enfin, l’auditoire remue ets’avance ; il s’approche du professeur noir, comme l’appelleRouletabille. Cet auditoire est composé de deux personnes : Mrs.Edith… c’est bien elle, avec ses grâces languissantes, sa façon des’appuyer sur le bras de son mari… Au bras de son mari ! Maiscelui-ci n’est point son mari !… Quel est donc cet homme, cejeune homme, au bras de qui Mrs. Edith s’appuie avec tant de grâceslanguissantes ?

Rouletabille se retourne, cherchant autour de nous quelqu’unpour nous renseigner : Mattoni ou Bernier. Justement Bernier estsur le seuil de la porte de la Tour Carrée. Rouletabille lui faitsigne. Bernier nous rejoint et son œil suit la direction indiquéepar l’index de Rouletabille.

« Qui est avec Mrs. Edith ? demande le reporter.Savez-vous ?…

– Ce jeune homme ? répond sans hésiter Bernier, c’est leprince Galitch. »

Rouletabille et moi, nous nous regardons. Il est vrai que nousn’avions jamais encore vu marcher de loin le prince Galitch ;mais vraiment je ne me serais pas imaginé cette démarche… Et puis,il ne me semblait pas si grand… Rouletabille me comprend, hausseles épaules…

« C’est bien, dit-il à Bernier… Merci… »

Et nous continuons de regarder Mrs. Edith et son prince.

« Je ne puis dire qu’une chose, fait Bernier avant de nousquitter, c’est que c’est un prince qui ne me revient pas. Il esttrop doux. Il est trop blond, il a des yeux trop bleus. On ditqu’il est russe. ça va, ça vient, ça quitte le pays sans diregare ! L’avant-dernière fois qu’il était invité ici àdéjeuner, madame et monsieur l’attendaient et n’osaient commencersans lui. Eh bien, on a reçu une dépêche priant de l’excuser parcequ’il avait manqué le train. La dépêche était datée de Moscou…»

Et Bernier, ricanant drôlement, retourne sur le seuil de satour.

Nos yeux fixent toujours la grève. Mrs. Edith et le princecontinuent leur promenade vers la grotte de Roméo etJuliette ; le vieux Bob cesse soudain de gesticuler, descendde la Barma Grande, s’en vient vers le château, y entre, traversela baille, et nous voyons très bien (du haut du terre-plein de latour B’’) qu’il a fini de rire. Le vieux Bob est devenu latristesse même. Il est silencieux. Il passe maintenant sous lapoterne. Nous l’appelons ; il ne nous entend pas. Il portedevant lui à bras tendus son plus vieux crâne et tout à coup, voilàqu’il devient furieux. Il adresse les pires injures au plus vieuxcrâne de l’humanité. Il descend dans la Tour Ronde et nous avonsentendu quelque temps encore les éclats de sa colère jusqu’au fondde la batterie basse. Des coups sourds y retentissaient. On eût ditqu’il se battait contre les murs.

Six heures, à ce moment, sonnaient à la vieille horloge duChâteau Neuf. Et, presque en même temps, un roulement de tonnerrese fit entendre sur la mer lointaine. Et la ligne de l’horizondevint toute noire.

Alors, un garçon d’écurie, Walter, une brave brute, incapabled’une idée, mais qui avait montré depuis des années un dévouementde bête à son maître, qui était le vieux Bob, passa sous la poternedu jardinier, entra dans la Cour de Charles le Téméraire et vint ànous. Il me tendit une lettre, il en donna une également àRouletabille et continua son chemin vers la Tour Carrée.

Sur ce, Rouletabille lui demanda ce qu’il allait faire à la TourCarrée. Il répondit qu’il allait porter au père Bernier le courrierde M. et Mme Darzac ; tout ceci en anglais, car Walter neconnaît que cette langue ; mais nous, nous la parlonssuffisamment pour la comprendre. Walter était chargé de distribuerle courrier depuis que le père Jacques n’avait plus le droit des’éloigner de sa loge. Rouletabille lui prit le courrier des mainset lui dit qu’il allait faire lui-même la commission.

Quelques gouttes d’eau commençaient alors à tomber.

Nous nous dirigeâmes vers la porte de M. Darzac. Dans lecorridor, à cheval sur une chaise, le père Bernier fumait sapipe.

« M. Darzac est toujours là ? demanda Rouletabille.

– Il n’a pas bougé », répondit Bernier.

Nous frappons. Nous entendons les verrous que l’on tire del’intérieur (ces verrous doivent toujours être poussés dès que lapersonne est entrée. Règlement Rouletabille).

M. Darzac est en train de ranger sa correspondance quand nouspénétrons chez lui. Pour écrire, il s’asseyait devant la petitetable-guéridon, juste en face de la porte R et faisait face à cetteporte.

Mais suivez bien tous nos gestes. Rouletabille grogne de ce quela lettre qu’il lit confirme le télégramme qu’il a reçu le matin etle presse de revenir à Paris : son journal veut absolumentl’envoyer en Russie.

M. Darzac lit avec indifférence les deux ou trois lettres quenous venons lui remettre et les met dans sa poche. Moi, je tends àRouletabille la missive que je viens de recevoir ; elle est demon ami de Paris qui, après m’avoir donné quelques détails sansimportance sur le départ de Brignolles, m’apprend que leditBrignolles se fait adresser son courrier à Sospel, à l’hôtel desAlpes. Ceci est extrêmement intéressant et M. Darzac etRouletabille se réjouissent du renseignement. Nous convenonsd’aller à Sospel le plus tôt qu’il nous sera possible, et noussortons de l’appartement Darzac. La porte de la chambre de MmeDarzac n’était pas fermée. Voilà ce que j’observai en sortant. J’aidit, du reste, que Mme Darzac n’était point chez elle. Aussitôt quenous fûmes sortis, le père Bernier referma à clef la porte del’appartement, aussitôt… aussitôt… je l’ai vu, vu, vu… aussitôt etil mit la clef dans sa poche, dans la petite poche d’en haut de sonveston. Ah ! je le vois encore mettre la clef dans sa petitepoche d’en haut de son veston, je le jure !… et il en aboutonné le bouton.

Puis nous sortons de la Tour Carrée, tous les trois, laissant lepère Bernier dans son corridor, comme un bon chien de garde qu’ilest et qu’il n’a jamais cessé d’être jusqu’au dernier jour. Cen’est pas parce qu’on a un peu braconné qu’on ne saurait être unbon chien de garde. Au contraire, ces chiens-là, ça braconnetoujours. Et je le dis hautement, dans tout ce qui va suivre, lepère Bernier a toujours fait son devoir et n’a jamais dit que lavérité. Sa femme aussi, la mère Bernier, était une excellenteconcierge, intelligente, et avec ça pas bavarde. Aujourd’huiqu’elle est veuve, je l’ai à mon service. Elle sera heureuse delire ici le cas que je fais d’elle et aussi l’hommage rendu à sonmari. Ils l’ont mérité tous les deux.

Il était environ six heures et demie, quand, au sortir de laTour Carrée, nous allâmes rendre visite au vieux Bob dans sa TourRonde, Rouletabille, M. Darzac et moi. Aussitôt entré dans labatterie basse, M. Darzac poussa un cri en voyant l’état danslequel on avait mis un lavis auquel il travaillait depuis la veillepour essayer de se distraire, et qui représentait le plan à unegrande échelle du château fort d’Hercule tel qu’il existait au XVesiècle, d’après des documents que nous avait montrés Arthur Rance.Ce lavis était tout à fait gâché et la peinture en avait été toutebarbouillée. Il tenta en vain de demander des explications au vieuxBob, qui était agenouillé auprès d’une caisse contenant unsquelette, et si préoccupé par une omoplate qu’il ne lui réponditmême pas.

J’ouvre ici une petite parenthèse pour demander pardon aulecteur de la précision méticuleuse avec laquelle, depuis quelquespages, je reproduis nos faits et gestes ; mais je dois diretout de suite que les événements les plus futiles ont uneimportance en réalité considérable, car chaque pas que nousfaisons, en ce moment, nous le faisons en plein drame, sans nous endouter, hélas !

Comme le vieux Bob était d’une humeur de dogue, nous lequittâmes, du moins Rouletabille et moi. M. Darzac resta en face deson lavis gâché, et pensant sans doute à tout autre chose.

En sortant de la Tour Ronde, Rouletabille et moi levâmes lesyeux au ciel qui se couvrait de gros nuages noirs. La tempête étaitproche. En attendant, la pluie ne tombait déjà plus et nousétouffions.

« Je vais me jeter sur mon lit, déclarai-je… Je n’en puis plus…Il fait peut-être frais là-haut, toutes fenêtres ouvertes… »

Rouletabille me suivit dans le Château Neuf. Soudain, comme nousétions arrivés sur le premier palier du vaste escalier branlant, ilm’arrêta :

« Oh ! oh ! fit-il à voix basse, elle est là…

– Qui ?

– La Dame en noir !… Vous ne sentez pas que tout l’escalieren est embaumé ? »

Et il se dissimula derrière une porte en me priant de continuermon chemin sans plus m’occuper de lui ; ce que je fis.

Quelle ne fut pas ma stupéfaction, en poussant la porte de machambre, de me trouver face à face avec Mathilde !…

Elle poussa un léger cri et disparut dans l’ombre, s’envolantcomme un oiseau surpris. Je courus à l’escalier et me penchai surla rampe. Elle glissait le long des marches comme un fantôme. Ellefut bientôt au rez-de-chaussée et je vis au-dessous de moiRouletabille qui, penché sur la rampe du premier palier, regardait,lui aussi.

Et il remonta jusqu’à moi.

« Hein ! fit-il, qu’est-ce que je vous avais dit !… Lamalheureuse ! »

Il paraissait à nouveau très agité.

« J’ai demandé huit jours à M. Darzac… Il faut que tout soitfini dans vingt-quatre heures ou je n’aurai plus la force derien !… »

Et il s’affala tout à coup sur une chaise.

« J’étouffe !… gémit-il, j’étouffe ! » Et il arrachasa cravate. « De l’eau ! » J’allais lui chercher une carafe,mais il m’arrêta : « Non !… c’est l’eau du ciel qu’il mefaut ! » Et il montra le poing au ciel noir qui ne crevaittoujours point.

Dix minutes, il resta assis sur cette chaise, à penser. Ce quim’étonnait, c’est qu’il ne me posait aucune question sur ce que laDame en noir était venue faire chez moi. J’aurais été bienembarrassé de lui répondre. Enfin, il se leva :

« Où allez-vous ?

– Prendre la garde à la poterne. »

Il ne voulut même point venir dîner et demanda qu’on luiapportât là sa soupe, comme à un soldat. Le dîner fut servi à huitheures et demie à la Louve. Robert Darzac, qui venait de quitter levieux Bob, déclara que celui-ci ne voulait pas dîner. Mrs. Edith,craignant qu’il ne fût souffrant, s’en fut tout de suite à la TourRonde. Elle ne voulut point que Mr Arthur Rance l’accompagnât. Elleparaissait en fort mauvais termes avec son mari. La Dame en noirarriva sur ces entrefaites avec le professeur Stangerson. Mathildeme regarda douloureusement, avec un air de reproche qui me troublaprofondément. Ses yeux ne me quittaient point. Personne ne mangea.Arthur Rance ne cessait de regarder la Dame en noir. Toutes lesfenêtres étaient ouvertes. On suffoquait. Un éclair et un violentcoup de tonnerre se succédèrent rapidement et, tout à coup, ce futle déluge. Un soupir de soulagement détendit nos poitrinesoppressées. Mrs. Edith revenait juste à temps pour n’être pointnoyée par la pluie furieuse qui semblait devoir engloutir lapresqu’île.

Elle raconta avec animation qu’elle avait trouvé le vieux Bob ledos courbé devant son bureau, et la tête dans les mains. Il n’avaitpoint répondu à ses questions. Elle l’avait secoué amicalement,mais il avait fait l’ours. Alors, comme il tenait obstinément sesmains sur ses oreilles, elle l’avait piqué, avec une petite épingleà tête de rubis, dont elle retenait à l’ordinaire les plis du fichuléger qu’elle jetait le soir sur ses épaules. Il avait grogné, luiavait attrapé la petite épingle à tête de rubis et l’avait jetée enrageant sur son bureau. Et puis, il lui avait enfin parlébrutalement, comme il ne l’avait encore jamais fait : « Vous,madame ma nièce, laissez-moi tranquille. » Mrs. Edith en avait étési peinée qu’elle était sortie sans ajouter un mot, se promettantde ne plus remettre, ce soir-là, les pieds à la Tour Ronde. Ensortant de la Tour Ronde, Mrs. Edith avait tourné la tête pour voirune fois encore son vieil oncle et elle avait été stupéfaite de cequ’il lui avait été donné d’apercevoir. Le plus vieux crâne del’humanité était sur le bureau de l’oncle sens dessus dessous, lamâchoire en l’air toute barbouillée de sang, et le vieux Bob, quis’était toujours conduit d’une façon correcte avec lui, le vieuxBob crachait dans son crâne ! Elle s’était enfuie, un peueffrayée.

Là-dessus, Robert Darzac rassura Mrs. Edith en lui disant que cequ’elle avait pris pour du sang était de la peinture. Le crâne duvieux Bob était badigeonné de la peinture de Robert Darzac.

Je quittai le premier la table pour courir à Rouletabille, etaussi pour échapper au regard de Mathilde. Qu’est-ce que la Dame ennoir était venue faire dans ma chambre ? Je devais bientôt lesavoir.

Quand je sortis, la foudre était sur nos têtes et la pluieredoublait de force. Je ne fis qu’un bond jusqu’à la poterne. Pasde Rouletabille ! Je le trouvai sur la terrasse B’’,surveillant l’entrée de la Tour Carrée et recevant tout l’orage surle dos.

Je le secouai pour l’entraîner sous la poterne.

« Laisse donc, me disait-il… Laisse donc ! C’est ledéluge ! Ah ! comme c’est bon ! comme c’estbon ! Toute cette colère du ciel ! Tu n’as donc pas enviede hurler avec le tonnerre, toi ! Eh bien, moi, je hurle,écoute ! Je hurle !… Je hurle !… Heu !heu ! heu !… Plus fort que le tonnerre !…Tiens ! on ne l’entend plus !… »

Et il poussa dans la nuit retentissante, au-dessus des flotssoulevés, des clameurs de sauvage. Je crus, cette fois, qu’il étaitdevenu vraiment fou. Hélas ! Le malheureux enfant exhalait encris indistincts l’atroce douleur qui le brûlait, dont il essayaiten vain d’étouffer la flamme dans sa poitrine héroïque : la douleurdu fils de Larsan !

Et tout à coup je me retournai, car une main venait de me saisirle poignet et une forme noire s’accrochait à moi dans la tempête:

« Où est-il ?… Où est-il ? »

C’était Mme Darzac qui cherchait, elle aussi, Rouletabille. Unnouvel éclat de la foudre nous enveloppa. Rouletabille, dans unaffreux délire, hurlait au tonnerre à se déchirer la gorge. Ellel’entendit. Elle le vit. Nous étions couverts d’eau, trempés par lapluie du ciel et par l’écume de la mer. La jupe de Mme Darzacclaquait dans la nuit comme un drapeau noir et m’enveloppait lesjambes. Je soutins la malheureuse, car je la sentais défaillir, et,alors, il arriva ceci que, dans ce vaste déchaînement des éléments,au cours de cette tempête, sous cette douche terrible, au sein dela mer rugissante, je sentis tout à coup son parfum, le doux etpénétrant et si mélancolique parfum de la Dame en noir !…Ah ! je comprends ! Je comprends comment Rouletabille,s’en est souvenu par-delà les années… Oui, oui, c’est une odeurpleine de mélancolie, un parfum pour tristesse intime… Quelquechose comme le parfum isolé et discret et tout à fait personneld’une plante abandonnée, qui eût été condamnée à fleurir pour elletoute seule, toute seule… Enfin ! C’est un parfum qui m’adonné de ces idées-là et que j’ai essayé d’analyser comme ça, plustard… parce que Rouletabille m’en parlait toujours… Mais c’était unbien doux et bien tyrannique parfum qui m’a comme enivré tout d’uncoup, là, au milieu de cette bataille des eaux et du vent et de lafoudre, tout d’un coup, quand je l’ai eu saisi. parfumextraordinaire ! Ah ! extraordinaire, car j’avais passévingt fois auprès de la Dame en noir sans découvrir ce que ceparfum avait d’extraordinaire, et il m’apparaissait dans un momentoù les plus persistants parfums de la terre – et même tous ceux quifont mal à la tête – sont balayés comme une haleine de rose par levent de mer. Je comprends que lorsqu’on l’avait, je ne dis passenti, mais saisi (car enfin tant pis si je me vante, mais je suispersuadé que tout le monde ne pourrait à son gré comprendre leparfum de la Dame en noir, et il fallait certainement pour celaêtre très intelligent, et il est probable que, ce soir-là, jel’étais plus que les autres soirs, bien que, ce soir-là, je nedusse rien comprendre à ce qui se passait autour de moi). Oui,quand on avait saisi une fois cette mélancolique et captivante, etadorablement désespérante odeur, – eh bien, c’était pour lavie ! Et le cœur devait en être embaumé, si c’était un cœur defils comme celui de Rouletabille ; ou embrasé, si c’était uncœur d’amant, comme celui de M. Darzac ; ou empoisonné, sic’était un cœur de bandit, comme celui de Larsan… Non ! non,on ne devait plus pouvoir s’en passer jamais ! Et, maintenant,je comprends Rouletabille et Darzac et Larsan et tous les malheursde la fille du professeur Stangerson !…

Donc, dans la tempête, s’accrochant à mon bras, la Dame en noirappelait Rouletabille et une fois encore Rouletabille nous échappa,bondit, se sauva à travers la nuit en criant : « Le parfum de laDame en noir ! Le parfum de la Dame en noir !… »

La malheureuse sanglotait. Elle m’entraîna vers la tour. Ellefrappa de son poing désespéré à la porte que Bernier nous ouvrit,et elle ne s’arrêtait point de pleurer. Je lui disais des chosesbanales, la suppliant de se calmer, et cependant j’aurais donné mafortune pour trouver des mots qui, sans trahir personne, luieussent peut-être fait comprendre quelle part je prenais au dramequi se jouait entre la mère et l’enfant.

Brusquement elle me fit entrer à droite, dans le salon quiprécédait la chambre du vieux Bob, sans doute parce que la porte enétait ouverte. Là, nous allions être aussi seuls que si ellem’avait fait entrer chez elle, car nous savions que le vieux Bobtravaillait tard dans la Tour du Téméraire.

Mon Dieu ! Dans cette soirée horrible, le souvenir de cemoment que je passai en face de la Dame en noir n’est pas le moinsdouloureux. J’y fus mis à une épreuve à laquelle je ne m’attendaispoint et quand, à brûle-pourpoint, sans qu’elle prît même le tempsde nous plaindre de la façon dont nous venions d’être traités parles éléments – car je ruisselais sur le parquet comme un vieuxparapluie – elle me demanda : « Il y a longtemps, MonsieurSainclair, que vous êtes allé au Tréport ? » je fus plusébloui, étourdi, que par tous les coups de foudre de l’orage. Et jecompris que, dans le moment même que la nature entière s’apaisaitau dehors, j’allais subir, maintenant que je me croyais à l’abri,un plus dangereux assaut que celui que le flot des mers livrevainement depuis des siècles au rocher d’Hercule ! Je dusfaire mauvaise contenance et trahir tout l’émoi où me plongeaitcette phrase inattendue. D’abord, je ne répondis point ; jebalbutiai, et certainement je fus tout à fait ridicule. Voilà desannées que ces choses se sont passées. Mais j’y assiste encorecomme si j’étais mon propre spectateur. Il y a des gens qui sontmouillés et qui ne sont point ridicules. Ainsi la Dame en noiravait beau être trempée et, comme moi, sortir de l’ouragan, ehbien, elle était admirable avec ses cheveux défaits, son col nu,ses magnifiques épaules que moulait la soie légère d’un vêtement,lequel apparaissait à mes yeux extasiés comme une loque sublime,jetée par quelque héritier de Phidias sur la glaise immortelle quivient de prendre la forme de la beauté ! Je sens bien que monémotion, même après tant d’années, quand je songe à ces choses, mefait écrire des phrases qui manquent de simplicité. Je n’en diraipoint plus long sur ce sujet. Mais ceux qui ont approché la filledu professeur Stangerson me comprendront peut-être, et je ne veuxici, vis-à-vis de Rouletabille, qu’affirmer le sentiment derespectueuse consternation qui me gonfla le cœur devant cette mèredivinement belle, qui, dans le désordre harmonieux où l’avait jetéel’affreuse tempête – physique et morale – où elle se débattait,venait me supplier de trahir mon serment. Car j’avais juré àRouletabille de me taire, et voilà, hélas ! Que mon silencemême parlait plus haut que ne l’avait jamais fait aucune de mesplaidoiries.

Elle me prit les mains et me dit sur un ton que je n’oublieraide ma vie :

« Vous êtes son ami. Dites-lui donc que nous avons assezsouffert tous deux ! »

Et elle ajouta avec un gros sanglot :

« Pourquoi continue-t-il à mentir ? »

Moi, je ne répondais rien. Qu’est-ce que j’aurais répondu ?Cette femme avait été toujours si « distante », comme on ditmaintenant, vis-à-vis de tout le monde en général et de moi enparticulier. Je n’avais jamais existé pour elle… et voilà qu’aprèsm’avoir fait respirer le parfum de la Dame en noir elle pleuraitdevant moi comme une vieille amie…

Oui, comme une vieille amie… Elle me raconta tout, j’appristout, en quelques phrases pitoyables et simples comme l’amour d’unemère… tout ce que me cachait ce petit sournois de Rouletabille.Évidemment, ce jeu de cache-cache ne pouvait durer et ils s’étaientbien devinés tous les deux. Poussée par un sûr instinct, elle avaitvoulu définitivement savoir ce que c’était que ce Rouletabille quil’avait sauvée et qui avait l’âge de l’autre… et qui ressemblait àl’autre. Et une lettre était venue lui apporter à Menton même lapreuve récente que Rouletabille lui avait menti et n’avait jamaismis les pieds dans une institution de Bordeaux. Immédiatement, elleavait exigé du jeune homme une explication, mais celui-ci s’y étaitâprement dérobé. Toutefois, il s’était troublé quand elle lui avaitparlé du Tréport et du collège d’Eu et du voyage que nous avionsfait là-bas avant de venir à Menton.

« Comment l’avez-vous su ? » m’écriai-je, me trahissantaussitôt.

Elle ne triompha même point de mon innocent aveu, et ellem’apprit d’une phrase tout son stratagème. Ce n’était point lapremière fois qu’elle venait dans nos chambres quand je l’avaissurprise le soir même… Mon bagage portait encore l’étiquetterécente de la consigne eudoise.

« Pourquoi ne s’est-il point jeté dans mes bras, quand je leslui ai ouverts ? gémit-elle. Hélas ! Hélas ! s’il serefuse à être le fils de Larsan, ne consentira-t-il jamais à êtrele mien ? »

Rouletabille s’était conduit d’une façon atroce pour cette femmequi avait cru son enfant mort, qui l’avait pleuré désespérément,comme je l’appris plus tard, et qui goûtait enfin, au milieu demalheurs incomparables, à la joie mortelle de voir son filsressuscité… Ah ! le malheureux !… La veille au soir, illui avait ri au nez, quand elle lui avait crié, à bout de forces,qu’elle avait eu un fils et que ce fils c’était lui ! Il luiavait ri au nez en pleurant !… Arrangez cela comme vousvoudrez ! C’est elle qui me l’a dit et je n’aurais jamais cruRouletabille si cruel, ni si sournois, ni si mal élevé.

Certes ! il se conduisait d’une façon abominable ! Ilétait allé jusqu’à lui dire qu’il n’était sûr d’être le fils depersonne, pas même d’un voleur ! C’est alors qu’elle étaitrentrée dans la Tour Carrée et qu’elle avait désiré mourir. Maiselle n’avait pas retrouvé son fils pour le perdre sitôt et ellevivait encore ! J’étais hors de moi ! Je lui baisais lesmains. Je lui demandais pardon pour Rouletabille. Ainsi, voilà quelétait le résultat de la politique de mon ami. Sous prétexte de lamieux défendre contre Larsan, c’est lui qui la tuait ! Je nevoulus pas en savoir davantage ! J’en savais trop ! Jem’enfuis ! J’appelai Bernier qui m’ouvrit la porte ! Jesortis de la Tour Carrée, en maudissant Rouletabille ! Jecroyais le trouver dans la Cour du Téméraire, mais celle-ci étaitdéserte.

À la poterne, Mattoni venait de prendre la garde de dix heures.Il y avait une lumière dans la chambre de mon ami. J’escaladail’escalier branlant du Château Neuf. Enfin ! Voici sa porte :je l’ouvre, je l’enfonce. Rouletabille est devant moi :

« Que voulez-vous, Sainclair ? »

En quelques phrases hachées, je lui narre tout, et il connaîtmon courroux.

« Elle ne vous a pas tout dit, mon ami, réplique-t-il d’une voixglacée. Elle ne vous a pas dit qu’elle me défend de toucher à cethomme !…

– C’est vrai, m’écriai-je… je l’ai entendue !…

– Eh bien ! Qu’est-ce que vous venez me raconter,alors ? continue-t-il, brutal. Vous ne savez pas ce qu’ellem’a dit hier ?… Elle m’a ordonné de partir ! Elleaimerait mieux mourir que de me voir aux prises avec monpère ! »

Et il ricane, ricane.

« Avec mon père !… Elle le croit sans doute plus fort quemoi !… »

Il était affreux en parlant ainsi.

Mais, tout à coup, il se transforma et rayonna d’une beautéfulgurante. « Elle a peur pour moi !… eh bien, moi, j’ai peurpour elle !… Et je ne connais pas mon père… Et je ne connaispas ma mère ! »

… …  … .

À ce moment, un coup de feu déchire la nuit, suivi du cri de lamort ! Ah ! revoilà le cri, le cri de la galerieinexplicable ! Mes cheveux se dressent sur ma tête etRouletabille chancelle comme s’il venait d’être frappélui-même !…

Et puis, il bondit à la fenêtre ouverte et une clameurdésespérée emplit la forteresse : Maman ! Maman !Maman !

Chapitre 11L’attaque de la Tour Carrée

J’avais bondi derrière lui, je l’avais pris à bras le corps,redoutant tout de sa folie. Il y avait dans ses cris : «Maman ! Maman ! Maman ! » une telle fureur dedésespoir, un appel ou plutôt une annonce de secours tellementau-dessus des forces humaines que je pouvais craindre qu’iln’oubliât qu’il n’était qu’un homme, c’est-à-dire incapable devoler directement de cette fenêtre à cette tour, de traverser commeun oiseau ou comme une flèche cet espace noir qui le séparait ducrime et qu’il remplissait de son effrayante clameur. Tout à coup,il se retourna, me renversa, se précipita, dévala, dégringola,roula, se rua à travers couloirs, chambres, escaliers, cours,jusqu’à cette tour maudite qui venait de jeter dans la nuit le cride mort de la galerie inexplicable !

Et moi, je n’avais encore eu que le temps de rester à lafenêtre, cloué sur place par l’horreur de ce cri. J’y étais encorequand la porte de la Tour Carrée s’ouvrit et quand, dans son cadrede lumière, apparut la forme de la Dame en noir ! Elle étaittoute droite et bien vivante, malgré le cri de la mort, mais sonpâle et spectral visage reflétait une terreur indicible. Elletendit les bras vers la nuit et la nuit lui jeta Rouletabille, etles bras de la Dame en noir se refermèrent et je n’entendis plusque des soupirs et des gémissements, et encore ces deux syllabesque la nuit répétait indéfiniment : « Maman ! Maman !»

Je descendis à mon tour dans la cour, les tempes battantes, lecœur désordonné, les reins rompus. Ce que j’avais vu sur le seuilde la Tour Carrée ne me rassurait en aucune façon. C’est en vainque j’essayais de me raisonner : Eh ! quoi, au moment même oùnous croyions tout perdu, tout, au contraire, n’était-il pointretrouvé ? Le fils n’avait-il point retrouvé la mère ? Lamère n’avait-elle point enfin retrouvé l’enfant ?… Maispourquoi… pourquoi ce cri de mort quand elle était sivivante ? Pourquoi ce cri d’angoisse avant qu’elle apparût,debout, sur le seuil de la tour ?

Chose extraordinaire, il n’y avait personne dans la Cour duTéméraire quand je la traversai. Personne n’avait donc entendu lecoup de feu ? Personne n’avait donc entendu les cris ? Oùse trouvait M. Darzac ? Où se trouvait le vieux Bob ?Travaillaient-ils encore dans la batterie basse de la TourRonde ? J’aurais pu le croire, car j’apercevais, au niveau dusol de cette tour, de la lumière. Et Mattoni ? Mattoni, luinon plus, n’avait donc rien entendu ?… Mattoni qui veillaitsous la poterne du jardinier ? Eh bien ! EtBernier ! et la mère Bernier ! Je ne les voyais pas. Etla porte de la Tour Carrée était restée ouverte ! Ah ! ledoux murmure : « Maman ! Maman ! Maman ! » Et jel’entendais, elle, qui ne disait que cela en pleurant : « Monpetit ! mon petit ! mon petit ! » Ils n’avaient mêmepas eu la précaution de refermer complètement la porte du salon duvieux Bob. C’est là encore qu’elle avait entraîné, qu’elle avaitemporté son enfant !

… Et ils y étaient seuls, dans cette pièce, à s’étreindre,à se répéter : « Maman ! Mon petit !… » Et puis ils sedirent des choses entrecoupées, des phrases sans suite… desstupidités divines… « Alors, tu n’es pas mort ! »… Sans doute,n’est-ce pas ? Eh bien, c’était suffisant pour les fairerepartir à pleurer… Ah ! ce qu’ils devaient s’embrasser,rattraper le temps perdu ! Ce qu’il devait le respirer, lui,le parfum de la Dame en noir !… Je l’entendis qui disaitencore : « Tu sais, maman, ce n’est pas moi qui avais volé !…» Et l’on aurait pensé, au son de sa voix, qu’il avait encore neufans en disant ces choses, le pauvre Rouletabille. « Non ! monpetit !… non, tu n’as pas volé !… Mon petit ! monpetit !… » Ah ! ce n’était pas ma faute si j’entendais…mais j’en avais l’âme toute chavirée… C’était une mère qui avaitretrouvé son petit, quoi !…

Mais où était Bernier ? J’entrai à gauche dans la loge, carje voulais savoir pourquoi on avait crié et qui est-ce qui avaittiré.

La mère Bernier se tenait au fond de la loge qu’éclairait unepetite veilleuse. Elle était un paquet noir sur un fauteuil. Elledevait être au lit quand le coup de feu avait éclaté et elle avaitjeté sur elle, à la hâte, quelque vêtement. J’approchai laveilleuse de son visage. Les traits étaient décomposés par lapeur.

« Où est le père Bernier ? demandai-je.

– Il est là, répondit-elle en tremblant.

– Là ?… Où, là ?… »

Mais elle ne me répondit pas.

Je fis quelques pas dans la loge et je trébuchai. Je me penchaipour savoir sur quoi je marchais ; je marchais sur des pommesde terre. Je baissai la veilleuse et j’examinai le parquet. Leparquet était couvert de pommes de terre ; il en avait roulépartout. La mère Bernier ne les avait donc pas ramassées depuis queRouletabille avait vidé le sac ?

Je me relevai, je retournai à la mère Bernier :

« Ah çà ! fis-je, on a tiré !… Qu’est-ce qu’il y aeu ?

– Je ne sais pas », répondit-elle.

Et, aussitôt, j’entendis qu’on refermait la porte de la tour, etle père Bernier apparut sur le seuil de la loge.

« Ah ! c’est vous, monsieur Sainclair ?

– Bernier !… Qu’est-il arrivé ?

– Oh ! rien de grave, monsieur Sainclair, rassurez-vous,rien de grave… (Et sa voix était trop forte, trop « brave » pourêtre aussi assurée qu’elle le voulait paraître.) Un accident sansimportance… M. Darzac, en posant son revolver sur sa table de nuit,l’a fait partir. Madame a eu peur, naturellement, et elle acrié ; et, comme la fenêtre de leur appartement était ouverte,elle a bien pensé que M. Rouletabille et vous aviez entendu quelquechose, et elle est sortie tout de suite pour vous rassurer.

– M. Darzac était donc rentré chez lui ?…

– Il est arrivé ici presque aussitôt que vous avez eu quitté latour, monsieur Sainclair. Et le coup de feu est parti presqueaussitôt qu’il est entré dans sa chambre. Vous pensez que, moiaussi, j’ai eu peur ! Ah ! je me suis précipité !…M. Darzac m’a ouvert lui-même. Heureusement, il n’y avait personnede blessé.

– Aussitôt mon départ de la tour, Mme Darzac était donc rentréechez elle ?

– Aussitôt. Elle a entendu M. Darzac qui arrivait à la tour etelle l’a suivi dans leur appartement. Ils y sont allésensemble.

– Et M. Darzac ? Il est resté dans sa chambre ?

– Tenez, le voilà !… »

Je me retournai ; je vis Robert Darzac ; malgré le peude clarté de l’appartement, je vis qu’il était atrocement pâle. Ilme faisait signe. Je m’approchai de lui et il me dit :

« Écoutez, Sainclair ! Bernier a dû vous raconterl’accident. Ce n’est pas la peine d’en parler à personne, si l’onne vous en parle pas. Les autres n’ont peut-être pas entendu cecoup de revolver. C’est inutile d’effrayer les gens, n’est-cepas ?… Dites-donc ! J’ai un service personnel à vousdemander.

– Parlez, mon ami, fis-je, je vous suis tout acquis, vous lesavez bien. Disposez de moi, si je puis vous être utile.

– Merci, mais il ne s’agit que de décider Rouletabille à allerse coucher ; quand il sera parti, ma femme se calmera, elleaussi, et elle ira se reposer. Tout le monde a besoin de sereposer. Du calme, du calme, Sainclair ! Nous avons tousbesoin de calme et de silence…

– Bien, mon ami, comptez sur moi ! »

Je lui serrai la main avec une naturelle expansion, une forcequi attestait mon dévouement ; j’étais persuadé que tous cesgens-là nous cachaient quelque chose, quelque chose de trèsgrave !…

Il entra dans sa chambre, et je n’hésitai pas à aller retrouverRouletabille dans le salon du vieux Bob.

Mais, sur le seuil de l’appartement du vieux Bob, je me heurtaià la Dame en noir et à son fils qui en sortaient. Ils étaient tousdeux si silencieux et avaient une attitude si incompréhensible pourmoi, qui avais entendu les transports de tout à l’heure et quim’attendais à trouver le fils dans les bras de sa mère, que jerestai en face d’eux sans dire un mot, sans faire un geste.L’empressement que mettait Mme Darzac à quitter Rouletabille en unecirconstance aussi exceptionnelle m’intrigua à un point que je nesaurais dire, et la soumission avec laquelle Rouletabille acceptaitson congé m’anéantissait. Mathilde se pencha sur le front de monami, l’embrassa et lui dit : « Au revoir, mon enfant » d’une voixsi blanche, si triste, et en même temps si solennelle, que je crusentendre l’adieu déjà lointain d’une mourante. Rouletabille, sansrépondre à sa mère, m’entraîna hors de la tour. Il tremblait commeune feuille.

Ce fut la Dame en noir elle-même qui ferma la porte de la TourCarrée. J’étais sûr qu’il se passait dans la tour quelque chosed’inouï. L’histoire de l’accident ne me satisfaisait en rien ;et il n’est point douteux que Rouletabille n’eût pensé comme moi,si sa raison et son cœur n’eussent encore été tout étourdis de cequi venait de se passer entre la Dame en noir et lui !… Etpuis, qui me disait que Rouletabille ne pensait pas commemoi ?

… Nous étions à peine sortis de la Tour Carrée quej’entreprenais Rouletabille. D’abord je le poussai dansl’encoignure du parapet qui joignait la Tour Carrée à la TourRonde, dans l’angle formé par l’avancée, sur la cour, de la TourCarrée.

Le reporter, qui s’était laissé conduire par moi docilement,comme un enfant, dit à voix basse :

« Sainclair, j’ai juré à ma mère que je ne verrais rien, que jen’entendrais rien de ce qui se passerait cette nuit à la TourCarrée. C’est le premier serment que je fais à ma mère,Sainclair ; mais ma part de paradis pour elle ! Il fautque je voie et que j’entende… »

Nous étions là non loin d’une fenêtre encore éclairée, ouvrantsur le salon du vieux Bob et surplombant la mer. Cette fenêtren’était point fermée, et c’est ce qui nous avait permis, sansdoute, d’entendre distinctement le coup de revolver et le cri de lamort malgré l’épaisseur des murailles de la tour. De l’endroit oùnous nous trouvions maintenant, nous ne pouvions rien voir parcette fenêtre, mais n’était-ce pas déjà quelque chose que depouvoir entendre ?… L’orage avait fui, mais les flotsn’étaient pas encore apaisés et ils se brisaient sur les rocs de lapresqu’île d’Hercule avec cette violence qui rendait toute approchede barque impossible ! Ainsi pensai-je dans le moment à unebarque, parce que, une seconde, je crus voir apparaître oudisparaître – dans l’ombre – une ombre de barque. Mais quoi !C’était là évidemment une illusion de mon esprit qui voyait desombres hostiles partout, – de mon esprit certainement plus agitéque les flots.

Nous nous tenions là, immobiles, depuis cinq minutes, quand unsoupir – ah ! ce long, cet affreux soupir ! ungémissement profond comme une expiration, comme un souffled’agonie, une plainte sourde, lointaine comme la vie qui s’en va,proche comme la mort qui vient, nous arriva par cette fenêtre etpassa sur nos fronts en sueur. Et puis, plus rien… non, onn’entendait plus rien que le mugissement intermittent de la mer,et, tout à coup, la lumière de la fenêtre s’éteignit. La TourCarrée, toute noire, rentra dans la nuit. Mon ami et moi nousétions saisi la main et nous nous commandions ainsi, par cettecommunication muette, l’immobilité et le silence. Quelqu’unmourait, là, dans la tour ! Quelqu’un qu’on nouscachait ! Pourquoi ? Et qui ? Qui ? Quelqu’unqui n’était ni Mme Darzac, ni M. Darzac, ni le père Bernier, ni lamère Bernier, ni, à n’en point douter, le vieux Bob : quelqu’un quine pouvait pas être dans la tour.

Penchés à tomber au-dessus du parapet, le cou tendu vers cettefenêtre qui avait laissé passer cette agonie, nous écoutionsencore. Un quart d’heure s’écoula ainsi… un siècle. Rouletabille memontra alors la fenêtre de sa chambre, restée éclairée. Je compris.Il fallait aller éteindre cette lumière et redescendre. Je prismille précautions ; cinq minutes plus tard, j’étais revenuauprès de Rouletabille. Il n’y avait plus maintenant d’autrelumière dans la Cour du Téméraire que la faible lueur au ras du soldénonçant le travail tardif du vieux Bob dans la batterie basse dela Tour Ronde et le lumignon de la poterne du jardinier où veillaitMattoni. En somme, en considérant la position qu’ils occupaient, onpouvait très bien s’expliquer que ni le vieux Bob ni Mattonin’eussent rien entendu de ce qui s’était passé dans la Tour Carrée,ni même, dans l’orage finissant, des clameurs de Rouletabillepoussées au-dessus de leurs têtes. Les murs de la poterne étaientépais et le vieux Bob était enfoui dans un véritablesouterrain.

J’avais eu à peine le temps de me glisser auprès deRouletabille, dans l’encoignure de la tour et du parapet, posted’observation qu’il n’avait point quitté, que nous entendionsdistinctement la porte de la Tour Carrée qui tournait avecprécaution sur ses gonds. Comme j’allais me pencher au delà del’encoignure, et allonger mon buste sur la cour, Rouletabille merejeta dans mon coin, ne permettant qu’à lui-même de dépasser de latête le mur de la Tour Carrée ; mais, comme il était trèscourbé, je violai la consigne et je regardai par-dessus la tête demon ami, et voici ce que je vis :

D’abord, le père Bernier, bien reconnaissable malgrél’obscurité, qui, sortant de la Tour, se dirigeait sans faire aucunbruit du côté de la poterne du jardinier. Au milieu de la cour ils’arrêta, regarda du côté de nos fenêtres, le front levé sur leChâteau Neuf, et puis il se retourna du côté de la tour et fit unsigne que nous pouvions interpréter comme un signe de tranquillité.À qui s’adressait ce signe ? Rouletabille se penchaencore ; mais il se rejeta brusquement en arrière, merepoussant.

Quand nous nous risquâmes à regarder à nouveau dans la cour, iln’y avait plus personne. Enfin, nous vîmes revenir le père Bernier,ou plutôt nous l’entendîmes d’abord, car il y eut entre lui etMattoni une courte conversation dont l’écho assourdi nous arrivait.Et puis nous entendîmes quelque chose qui grimpait sous la voûte dela poterne du jardinier, et le père Bernier apparut avec, à côté delui, la masse noire et tout doucement roulante d’une voiture. Nousdistinguions bientôt que c’était la petite charrette anglaise,traînée par Toby, le poney d’Arthur Rance. La Cour du Téméraireétait de terre battue et le petit équipage ne faisait pas plus debruit sur cette terre que s’il avait glissé sur un tapis. Enfin,Toby était si sage et si tranquille qu’on eût dit qu’il avait reçules instructions du père Bernier. Celui-ci, arrivé à côté du puits,releva encore la tête du côté de nos fenêtres et puis, tenanttoujours Toby par la bride, arriva sans encombre à la porte de laTour Carrée ; enfin, laissant devant la porte le petitéquipage, il entra dans la tour. Quelques instants s’écoulèrent quinous parurent, comme on dit, des siècles, surtout à mon ami quis’était mis à nouveau à trembler de tous ses membres sans que j’enpusse deviner la raison subite.

Et le père Bernier réapparut. Il retraversait la cour, toutseul, et retournait à la poterne. C’est alors que nous dûmes nouspencher davantage, et, certainement, les personnes qui étaientmaintenant sur le seuil de la Tour Carrée auraient pu nousapercevoir si elles avaient regardé de notre côté, mais elles nepensaient guère à nous. La nuit s’éclaircissait alors d’un beaurayon de lune qui fit une grande raie éclatante sur la mer etallongea sa clarté bleue dans la Cour du Téméraire. Les deuxpersonnages qui étaient sortis de la tour et s’étaient approchés dela voiture parurent si surpris qu’ils eurent un mouvement de recul.Mais nous entendions très bien la Dame en noir prononcer cettephrase à voix basse : « Allons, du courage, Robert, il lefaut ! » Plus tard, nous avons discuté avec Rouletabille poursavoir si elle avait dit : « il le faut » ou « il en faut », maisnous ne pûmes point conclure.

Et Robert Darzac dit d’une voix singulière : « Ce n’est point cequi me manque. » Il était courbé sur quelque chose qu’il traînaitet qu’il souleva avec une peine infinie et qu’il essaya de glissersous la banquette de la petite charrette anglaise. Rouletabilleavait retiré sa casquette et claquait littéralement des dents.Autant que nous pûmes distinguer, la chose était un sac. Pourremuer ce sac, M. Darzac avait fait de gros efforts, et nousentendîmes un soupir. Appuyée contre le mur de la tour, la Dame ennoir le regardait, sans lui prêter aucune aide. Et, soudain, dansle moment que M. Darzac avait réussi à pousser le sac dans lavoiture, Mathilde prononça, d’une voix sourdement épouvantée, cesmots : « Il remue encore !… » – « C’est la fin !… »répondit M. Darzac qui, maintenant, s’épongeait le front. Sur quoiil mit son pardessus et prit Toby par la bride. Il s’éloigna,faisant un signe à la Dame en noir, mais celle-ci, toujours appuyéeà la muraille comme si on l’avait allongée là pour quelquesupplice, ne lui répondit pas. M. Darzac nous parut plutôt calme.Il avait redressé la taille. Il marchait d’un pas ferme… on pouvaitdire : d’un pas d’honnête homme conscient d’avoir accompli sondevoir. Toujours avec de grandes précautions, il disparut avec savoiture sous la poterne du jardinier et la Dame en noir rentra dansla Tour Carrée.

Je voulus alors sortir de notre coin, mais Rouletabille m’ymaintint énergiquement. Il fit bien, car Bernier débouchait de lapoterne et retraversait la cour, se dirigeant à nouveau vers laTour Carrée. Quand il ne fut plus qu’à deux mètres de la porte quis’était refermée, Rouletabille sortit lentement de l’encoignure duparapet, se glissa entre la porte et Bernier effrayé, et mit lesmains au poignet du concierge.

« Venez avec moi », lui dit-il.

L’autre paraissait anéanti. J’étais sorti de ma cachette, moiaussi. Il nous regardait maintenant dans le rayon bleu de la lune,ses yeux étaient inquiets et ses lèvres murmurèrent :

« C’est un grand malheur ! »

Chapitre 12Le corps impossible

« Ce sera un grand malheur, si vous ne dites point la vérité,répliqua Rouletabille à voix basse ; mais il n’y aura point demalheur du tout si vous ne nous cachez rien. Allons, venez !»

Et il l’entraîna, lui tenant toujours le poignet, vers leChâteau Neuf, et je les suivis. À partir de ce moment, je retrouvaitout mon Rouletabille. Maintenant qu’il était si heureusementdébarrassé d’un problème sentimental qui l’avait intéressé sipersonnellement, maintenant qu’il avait retrouvé le parfum de laDame en noir, il reconquérait toutes les forces incroyables de sonesprit pour la lutte entreprise contre le mystère ! Etjusqu’au jour où tout fut conclu, jusqu’à la minute suprême – laplus dramatique que j’aie vécu de ma vie, même aux côtés deRouletabille – où la vie et la mort eurent parlé et se furentexpliquées par sa bouche, il ne va plus avoir un geste d’hésitationdans la marche à suivre ; il ne prononcera plus un mot qui necontribue nécessairement à nous sauver de l’épouvantable situationfaite à l’assiégé par l’attaque de la Tour Carrée, dans la nuit du12 au 13 avril.

Bernier ne lui résista pas. D’autres voudront lui résister qu’ilbrisera et qui crieront grâce.

Bernier marche devant nous, le front bas, tel un accusé qui varendre compte à des juges. Et, quand nous sommes arrivés dans lachambre de Rouletabille, nous le faisons asseoir en face denous ; j’ai allumé la lampe.

Le jeune reporter ne dit pas un mot ; il regarde Bernier,en bourrant sa pipe ; il essaye évidemment de lire sur cevisage toute l’honnêteté qui s’y peut trouver. Puis son sourcilfroncé s’allonge, son œil s’éclaire, et, ayant jeté vers le plafondquelques nuages de fumée, il dit :

« Voyons, Bernier, comment l’ont-ils tué ? »

Bernier secoua sa rude tête de gars picard.

« J’ai juré de ne rien dire. Je n’en sais rien, monsieur !Ma foi, je n’en sais rien !… »

Rouletabille :

« Eh bien, racontez-moi ce que vous ne savez pas ! Car sivous ne me racontez pas ce que vous ne savez pas, Bernier, je neréponds plus de rien !…

– Et de quoi donc, monsieur, ne répondez-vous plus ?

– Mais, de votre sécurité, Bernier !…

– De ma sécurité, à moi ?… Je n’ai rien fait !

– De notre sécurité à tous, de notre vie ! » répliquaRouletabille en se levant et en faisant quelques pas dans lachambre, ce qui lui donna le temps de faire sans doute,mentalement, quelque opération algébrique nécessaire… « Alors,reprit-il, il était dans la Tour Carrée ?

– Oui, fit la tête de Bernier.

– Où ? Dans la chambre du vieux Bob ?

– Non ! fit la tête de Bernier.

– Caché chez vous, dans votre loge ?

– Non, fit la tête de Bernier.

– Ah çà ! mais où était-il donc ? Il n’était pourtantpas dans l’appartement de M. et Mme Darzac ?

– Oui, fit la tête de Bernier.

– Misérable ! » grinça Rouletabille.

Et il sauta à la gorge de Bernier. Je courus au secours duconcierge, et l’enlevai aux griffes de Rouletabille.

Quand il put respirer :

« Ah çà ! monsieur Rouletabille, pourquoi voulez-vousm’étrangler ? fit-il.

– Vous le demander, Bernier ? Vous osez encore ledemander ? Et vous avouez qu’il était dans l’appartement de M.et de Mme Darzac ! Et qui donc l’a introduit dans cetappartement, si ce n’est vous ? Vous qui, seul, en avez laclef quand M. et Mme Darzac ne sont pas là ? »

Bernier se leva, très pâle : « C’est vous, monsieurRouletabille, qui m’accusez d’être le complice de Larsan ?

– Je vous défends de prononcer ce nom-là ! s’écria lereporter. Vous savez bien que Larsan est mort ! Et depuislongtemps !…

– Depuis longtemps ! reprit Bernier, ironique… c’est vrai…j’ai eu tort de l’oublier ! Quand on se dévoue à ses maîtres,quand on se bat pour ses maîtres, il faut ignorer même contre qui.Je vous demande pardon !

– Écoutez-moi bien, Bernier, je vous connais et je vous estime.Vous êtes un brave homme. Aussi, ce n’est pas votre bonne foi quej’incrimine : c’est votre négligence.

– Ma négligence ! Et, Bernier, de pâle qu’il était, devintécarlate. Ma négligence ! Je n’ai point bougé de ma loge, demon couloir ! J’ai eu toujours la clef sur moi et je vous jureque personne n’est entré dans cet appartement, personne d’autre,après que vous l’avez eu visité, à cinq heures, que M. Robert etMme Robert Darzac. Je ne compte point, naturellement, la visite quevous y avez faite, à six heures environ, vous et M.Sainclair !

– Ah çà ! reprit Rouletabille, vous ne me ferez pointcroire que cet individu – nous avons oublié son nom, n’est-ce pas,Bernier ? nous l’appellerons l’homme – que l’homme a été tuéchez M. et Mme Darzac s’il n’y était pas !

– Non ! Aussi je puis vous affirmer qu’il yétait !

– Oui, mais comment y était-il ? Voilà ce que je vousdemande, Bernier. Et vous seul pouvez le dire, puisque vous seulaviez la clef en l’absence de M. Darzac, et que M. Darzac n’a pointquitté sa chambre quand il avait la clef, et qu’on ne pouvait secacher dans sa chambre pendant qu’il était là !

– Ah ! voilà bien le mystère, monsieur ! Et quiintrigue M. Darzac plus que tout ! Mais je n’ai pu luirépondre que ce que je vous réponds : voilà bien lemystère !

– Quand nous avons quitté la chambre de M. Darzac, M. Sainclairet moi, avec M. Darzac, à six heures un quart environ, vous avezfermé immédiatement la porte ?

– Oui, monsieur.

– Et quand l’avez-vous rouverte ?

– Mais, cette nuit, une seule fois pour laisser entrer M. et MmeDarzac chez eux. M. Darzac venait d’arriver et Mme Darzac étaitdepuis quelque temps dans le salon de M. Bob d’où venait de partirM. Sainclair. Ils se sont retrouvés dans le couloir et je leur aiouvert la porte de leur appartement ! Voilà ! Aussitôtqu’ils ont été entrés, j’ai entendu qu’on repoussait lesverrous.

– Donc, entre six heures et quart et ce moment-là, vous n’avezpas ouvert la porte ?

– Pas une seule fois.

– Et où étiez-vous, pendant tout ce temps ?

– Devant la porte de ma loge, surveillant la porte del’appartement, et c’est là que ma femme et moi nous avons dîné, àsix heures et demie, sur une petite table, dans le couloir, parceque, la porte de la tour étant ouverte, il faisait plus clair etque c’était plus gai. Après le dîner, je suis resté à fumer descigarettes et à bavarder avec ma femme, sur le seuil de ma loge.Nous étions placés de façon que, même si nous l’avions voulu, nousn’aurions pas pu quitter des yeux la porte de l’appartement de M.Darzac. Ah ! c’est un mystère ! un mystère plusincroyable que le mystère de la Chambre Jaune ! Car, là-bas,on ne savait pas ce qui s’était passé avant. Mais, là,monsieur ! on sait ce qui s’est passé avant puisque vous avezvous-même visité l’appartement à cinq heures et qu’il n’y avaitpersonne dedans ; on sait ce qui s’est passé pendant, puisquej’avais la clef dans ma poche, ou que M. Darzac était dans sachambre, et qu’il aurait bien aperçu, tout de même, l’homme quiouvrait sa porte et qui venait pour l’assassiner, et puis, encoreque j’étais, moi, dans le couloir, devant cette porte et quej’aurais bien vu passer l’homme ; et on sait ce qui s’estpassé après. Après, il n’y a pas eu d’après. Après, ça a été lamort de l’homme, ce qui prouvait bien que l’homme était là !Ah ! C’est un mystère !

– Et, depuis cinq heures jusqu’au moment du drame, vous affirmezbien que vous n’avez pas quitté le couloir ?

– Ma foi, oui !

– Vous en êtes sûr, insista Rouletabille.

– Ah ! pardon, monsieur… il y a un moment… une minute oùvous m’avez appelé…

– C’est bien, Bernier. Je voulais savoir si vous vous rappeliezcette minute-là…

– Mais ça n’a pas duré plus d’une minute ou deux, et M. Darzacétait dans sa chambre. Il ne l’a pas quittée. Ah ! c’est unmystère !…

– Comment savez-vous qu’il ne l’a pas quittée pendant ces deuxminutes-là ?

– Dame ! s’il l’avait quittée, ma femme qui était dans laloge l’aurait bien vu ! Et puis ça expliquerait tout et il neserait pas si intrigué, ni madame non plus ! Ah ! il afallu que je le lui répète : que personne d’autre n’était entré quelui à cinq heures et vous à six, et que personne n’était plusrentré dans la chambre avant sa rentrée, à lui, la nuit, avec MmeDarzac… Il était comme vous, il ne voulait pas me croire. Je le luiai juré sur le cadavre qui était là !

– Où était-il, le cadavre ?

– Dans sa chambre.

– C’était bien un cadavre ?

– Oh ! il respirait encore !… Jel’entendais !

– Alors, ça n’était pas un cadavre, père Bernier.

– Oh ! monsieur Rouletabille, c’était tout comme. Pensezdonc ! Il avait un coup de revolver dans le cœur ! »

Enfin, le père Bernier allait nous parler du cadavre. L’avait-ilvu ? Comment était-il ? On eût dit que ceci apparaissaitcomme secondaire aux yeux de Rouletabille. Le reporter ne semblaitpréoccupé que du problème de savoir comment le cadavre se trouvaitlà ! Comment cet homme était-il venu se faire tuer ?

Seulement, de ce côté, le père Bernier savait peu de choses.L’affaire avait été rapide comme un coup de feu – lui semblait-il –et il était derrière la porte. Il nous raconta qu’il s’en allaittout doucement dans sa loge et qu’il se disposait à se mettre aulit, quand la mère Bernier et lui entendirent un si grand bruitvenant de l’appartement de Darzac qu’ils en restèrent saisis.C’étaient des meubles qu’on bousculait, des coups dans le mur. «Qu’est-ce qui se passe ? » fit la bonne femme, et aussitôt, onentendit la voix de Mme Darzac qui appelait : « Au secours ! »Ce cri-là, nous ne l’avions pas entendu, nous autres, dans lachambre du Château Neuf. Le père Bernier, pendant que sa femmes’affalait, épouvantée, courut à la porte de la chambre de M.Darzac et la secoua en vain, criant qu’on lui ouvrît. La luttecontinuait de l’autre côté, sur le plancher. Il entendit lehalètement de deux hommes, et il reconnut la voix de Larsan, à unmoment où ces mots furent prononcés : « Ce coup-ci, j’aurai tapeau ! » Puis il entendit M. Darzac qui appelait sa femme àson secours d’une voix étouffée, épuisée : « Mathilde !Mathilde ! » Évidemment, il devait avoir le dessous dans uncorps-à-corps avec Larsan quand, tout à coup, le coup de feu lesauva. Ce coup de revolver effraya moins le père Bernier que le criqui l’accompagna. On eût pu penser que Mme Darzac, qui avait pousséle cri, avait été mortellement frappée. Bernier ne s’expliquaitpoint cela : l’attitude de Mme Darzac. Pourquoi n’ouvrait-ellepoint au secours qu’il lui apportait ? Pourquoi ne tirait-ellepas les verrous ? Enfin, presque aussitôt après le coup derevolver, la porte sur laquelle le père Bernier n’avait cessé defrapper s’était ouverte. La chambre était plongée dans l’obscurité,ce qui n’étonna point le père Bernier, car la lumière de la bougiequ’il avait aperçue sous la porte, pendant la lutte, s’étaitbrusquement éteinte et il avait entendu en même temps le bougeoirqui roulait par terre. C’était Mme Darzac qui lui avait ouvertpendant que l’ombre de M. Darzac était penchée sur un râle, surquelqu’un qui se mourait ! Bernier avait appelé sa femme pourqu’elle apportât de la lumière, mais Mme Darzac s’était écriée : «Non ! non ! pas de lumière ! pas de lumière !Et surtout qu’il ne sache rien ! » Et, aussitôt, elle avaitcouru à la porte de la tour en criant : « Il vient ! ilvient ! je l’entends ! Ouvrez la porte ! ouvrez laporte, père Bernier ! Je vais le recevoir ! » Et le pèreBernier lui avait ouvert la porte, pendant qu’elle répétait, engémissant : « Cachez-vous ! Allez-vous-en ! Qu’il nesache rien ! »

Le père Bernier continuait :

« Vous êtes arrivé comme une trombe, monsieur Rouletabille. Etelle vous a entraîné dans le salon du vieux Bob. Vous n’avez rienvu. Moi, j’étais retenu auprès de M. Darzac. L’homme, sur leplancher, avait fini de râler. M. Darzac, toujours penché sur lui,m’avait dit : « Un sac, Bernier, un sac et une pierre, et on lefiche à la mer, et on n’en entend plus parler ! »

– Alors, continua Bernier, j’ai pensé à mon sac de pommes deterre ; ma femme avait remis les pommes de terre dans lesac ; je l’ai vidé à mon tour et je l’ai apporté. Ah !nous faisions le moins de bruit possible. Pendant ce temps-là,madame vous racontait des histoires sans doute, dans le salon duvieux Bob et nous entendions M. Sainclair qui interrogeait ma femmedans la loge. Nous, en douceur, nous avons glissé le cadavre, queM. Darzac avait proprement ficelé, dans le sac. Mais j’avais dit àM. Darzac : « Un conseil, ne le jetez pas à l’eau. Elle n’est pasassez profonde pour le cacher. Il y a des jours où la mer est siclaire qu’on en voit le fond. – Qu’est-ce que je vais enfaire ? » a demandé M. Darzac à voix basse. Je lui ai répondu: « Ma foi, je n’en sais rien, monsieur. Tout ce que je pouvaisfaire pour vous, et pour madame, et pour l’humanité, contre unbandit comme Frédéric Larsan, je l’ai fait. Mais ne m’en demandezpas davantage et que Dieu vous protège ! » Et je suis sorti dela chambre, et je vous ai retrouvé dans la loge, monsieurSainclair. Et puis, vous avez rejoint M. Rouletabille, sur laprière de M. Darzac qui était sorti de sa chambre. Quant à mafemme, elle s’est presque évanouie quand elle a vu tout à coup queM. Darzac était plein de sang… et moi aussi !… Tenez,messieurs, mes mains sont rouges ! Ah ! pourvu que toutça ne nous porte pas malheur ! Enfin, nous avons fait notredevoir ! Et c’était un fier bandit !… Mais, voulez-vousque je vous dise ?… Eh bien, on ne pourra jamais cacher unehistoire pareille… et on ferait mieux de la raconter tout de suiteà la justice… J’ai promis de me taire et je me tairai, tant que jepourrai, mais je suis bien content tout de même de me déchargerd’un pareil poids devant vous, qui êtes des amis à madame et àmonsieur… Et qui pouvez peut-être leur faire entendre raison…Pourquoi qu’ils se cachent ? C’est-y pas un honneur de tuer unLarsan ! Pardon d’avoir encore prononcé ce nom-là… je saisbien, il n’est pas propre… C’est-y pas un honneur d’en avoirdélivré la terre en s’en délivrant soi-même ? Ah !tenez !… une fortune !… Mme Darzac m’a promis une fortunesi je me taisais ! Qu’est-ce que j’en ferais ?… C’est-ypas la meilleure fortune de la servir, cette pauv’dame-là qu’a eutant de malheurs !… Tenez !… Rien du tout !… rien dutout !… Mais qu’elle parle !… Qu’est-ce qu’ellecraint ? Je le lui ai demandé quand vous êtes allés soi-disantvous coucher, et que nous nous sommes retrouvés tout seuls dans laTour Carrée avec notre cadavre. Je lui ai dit : « Criez donc quevous l’avez tué ! Tout le monde fera bravo !… » Elle m’arépondu : « Il y a eu déjà trop de scandale, Bernier ; tantque cela dépendra de moi, et si c’est possible, on cachera cettenouvelle affaire ! Mon père en mourrait ! » Je ne lui airien répondu, mais j’en avais bien envie. J’avais sur la langue delui dire : « Si on apprend l’affaire plus tard, on croira à des tasde choses injustes, et monsieur votre père en mourra biendavantage ! » Mais c’était son idée ! Elle veut qu’on setaise ! Eh bien, on se taira !… Suffit ! »

Bernier se dirigea vers la porte et nous montrant ses mains:

« Il faut que j’aille me débarbouiller de tout le sang de cecochon-là ! »

Rouletabille l’arrêta :

« Et qu’est-ce que disait M. Darzac pendant ce temps-là ?Quel était son avis ?

– Il répétait : « Tout ce que fera Mme Darzac sera bien fait. Ilfaut lui obéir, Bernier. » Son veston était arraché et il avait unelégère blessure à la gorge, mais il ne s’en occupait pas, et, aufond, il n’y avait qu’une chose qui l’intéressait, c’était la façondont le misérable avait pu s’introduire chez lui ! ça, je vousle répète, il n’en revenait pas et j’ai dû lui donner encore desexplications. Ses premières paroles, à ce sujet, avaient été pourdire :

« Mais enfin, quand je suis entré, tantôt, dans ma chambre, iln’y avait personne, et j’ai aussitôt fermé ma porte au verrou.»

– Où cela se passait-il ?

– Dans ma loge, devant ma femme, qui en était comme abrutie, lapauvre chère femme.

– Et le cadavre ? Où était-il ?

– Il était resté dans la chambre de M. Darzac.

– Et qu’est-ce qu’ils avaient décidé pour s’endébarrasser ?

– Je n’en sais trop rien, mais, pour sûr, leur résolution étaitprise, car Mme Darzac me dit : « Bernier, je vous demanderai undernier service ; vous allez aller chercher la charretteanglaise à l’écurie, et vous y attellerez Toby. Ne réveillez pasWalter, si c’est possible. Si vous le réveillez, et s’il vousdemande des explications, vous lui direz ainsi qu’à Mattoni qui estde garde sous la poterne : « C’est pour M. Darzac, qui doit setrouver ce matin à quatre heures à Castelar pour la tournée desAlpes. » Mme Darzac m’a dit aussi : « Si vous rencontrez M.Sainclair, ne lui dites rien, mais amenez-le-moi, et si vousrencontrez M. Rouletabille, ne dites rien, et ne faites rien !» Ah ! monsieur ! madame n’a voulu que je sorte quelorsque la fenêtre de votre chambre a été fermée et que votrelumière a été éteinte. Et, cependant, nous n’étions point rassurésavec le cadavre que nous croyions mort et qui se reprit, une foisencore, à soupirer, et quel soupir ! Le reste, monsieur, vousl’avez vu, et vous en savez maintenant autant que moi ! QueDieu nous garde ! »

Quand Bernier eut ainsi raconté l’impossible drame, Rouletabillele remercia, avec sincérité, de son grand dévouement à ses maîtres,lui recommanda la plus grande discrétion, le pria de l’excuser desa brutalité, et lui ordonna de ne rien dire de l’interrogatoirequ’il venait de subir à Mme Darzac. Bernier, avant de s’en aller,voulut lui serrer la main, mais Rouletabille retira la sienne.

« Non ! Bernier, vous êtes encore tout plein de sang… »Bernier nous quitta pour aller rejoindre la Dame en noir. « Ehbien ! fis-je, quand nous fûmes seuls. Larsan estmort ?…

– Oui, me répliqua-t-il, je le crains.

– Vous le craignez ? Pourquoi le craignez-vous ?…

– Parce que, fit-il d’une voix blanche que je ne lui connaissaispas encore, PARCE QUE LA MORT DE LARSAN, LEQUEL SORT MORT SANS ETREENTRE NI MORT NI VIVANT, M’EPOUVANTE PLUS QUE SA VIE ! »

Chapitre 13Où l’épouvante de Rouletabille prend des proportionsinquiétantes

Et c’est vrai qu’il était littéralement épouvanté. Et je fuseffrayé moi-même plus qu’on ne saurait dire. Je ne l’avais jamaisencore vu dans un état d’inquiétude cérébrale pareil. Il marchait àtravers la chambre d’un pas saccadé, s’arrêtait parfois devant laglace, se regardait étrangement en se passant une main sur le frontcomme s’il eût demandé à sa propre image : « Est-ce toi, est-cebien toi, Rouletabille, qui penses cela ? Qui oses pensercela ? » Penser quoi ? Il paraissait plutôt être sur lepoint de penser. Il semblait plutôt ne vouloir point penser. Ilsecoua la tête farouchement et alla quasi s’accroupir à la fenêtre,se penchant sur la nuit, écoutant la moindre rumeur sur la rivelointaine, attendant peut-être le roulement de la petite voiture etle bruit du sabot de Toby. On eût dit une bête à l’affût.

… Le ressac s’était tu ; la mer s’était tout à faitapaisée… Une raie blanche s’inscrivit soudain sur les flots noirs,à l’Orient. C’était l’aurore. Et, presque aussitôt, le VieuxChâteau sortait de la nuit, blême, livide, avec la même mine quenous, la mine de quelqu’un qui n’a pas dormi.

« Rouletabille, demandai-je presque en tremblant, car je merendais compte de mon incroyable audace, votre entrevue a été bienbrève avec votre mère. Et comme vous vous êtes séparés ensilence ! Je voudrais savoir, mon ami, si elle vous a raconté« l’histoire de l’accident de revolver sur la table de nuit» ?

– Non !… me répondit-il sans se détourner.

– Elle ne vous a rien dit de cela ?

– Non !

– Et vous ne lui avez demandé aucune explication du coup de feuni du cri de mort « de la galerie inexplicable ». Car elle a criécomme ce jour-là !…

– Sainclair, vous êtes curieux !… Vous êtes plus curieuxque moi, Sainclair ; je ne lui ai rien demandé !

– Et vous avez juré de ne rien voir et de ne rien entendre avantqu’elle vous eût dit quoi que ce fût à propos de ce coup de feu etde ce cri ?

– En vérité, Sainclair, il faut me croire… Moi, je respecte lessecrets de la Dame en noir. Il lui a suffi de me dire, sans que jelui eusse rien demandé, certes !… il lui a suffi de me dire :« Nous pouvons nous quitter, mon ami, CAR RIEN NE NOUS SEPAREPLUS ! » pour que je la quitte…

– Ah ! elle vous avait dit cela ? « Rien ne noussépare plus ! »

– Oui, mon ami… et elle avait du sang sur les mains… »

Nous nous tûmes. J’étais maintenant à la fenêtre et à côté dureporter. Tout à coup sa main se posa sur la mienne. Puis il medésigna le petit falot qui brûlait encore à l’entrée de la portesouterraine qui conduisait au cabinet du vieux Bob, dans la Tour duTéméraire.

« Voilà l’aurore ! dit Rouletabille. Et le vieux Bobtravaille toujours ! Ce vieux Bob est vraiment courageux. Sinous allions voir travailler le vieux Bob. Cela nous changera lesidées et je ne penserai plus à mon cercle, qui m’étrangle, qui megarrotte, qui m’épuise. »

Et il poussa un gros soupir :

« Darzac, fit-il, se parlant à lui-même, ne rentrera-t-il doncjamais !… »

Une minute plus tard nous traversions la cour et nousdescendions dans la salle octogone du Téméraire. Elle étaitvide ! La lampe brûlait toujours sur la table-bureau. Mais iln’y avait plus de vieux Bob !

Rouletabille fit :

« Oh ! oh ! »

Et il prit la lampe qu’il souleva, examinant toutes chosesautour de lui. Il fit le tour des petites vitrines qui garnissaientles murs de la batterie basse. Là, rien n’avait été changé deplace, et tout était relativement en ordre et scientifiquementétiqueté. Quand nous eûmes bien regardé les ossements etcoquillages et cornes des premiers âges, des « pendeloques encoquille », des « anneaux sciés dans la diaphyse d’un os long »,des « boucles d’oreilles », des « lames à tranchant abattu de lacouche du renne », des « grattoirs du type magdalénien » et de « lapoudre raclée en silex de la couche de l’éléphant », nous revînmesà la table-bureau. Là, se trouvait « le plus vieux crâne », etc’était vrai qu’il avait encore la mâchoire rouge du lavis que M.Darzac avait mis à sécher sur la partie de bureau qui était en facede la fenêtre, exposée au soleil. J’allai à la fenêtre, à toutesles fenêtres, et éprouvai la solidité des barreaux auxquels onn’avait pas touché.

Rouletabille me vit et me dit :

« Qu’est-ce que vous faites ? Avant d’imaginer qu’il ait pusortir par les fenêtres, il faudrait savoir s’il n’est pas sortipar la porte. »

Il plaça la lampe sur le parquet et se prit à examiner toutesles traces de pas.

« Allez frapper, dit-il, à la porte de la Tour Carrée etdemandez à Bernier si le vieux Bob est rentré ; interrogezMattoni sous la poterne et le père Jacques à la porte de fer.Allez, Sainclair, allez !… »

Cinq minutes après, je revenais avec les renseignements prévus.On n’avait vu le vieux Bob nulle part !… Il n’était passénulle part !

Rouletabille avait toujours le nez sur le parquet. Il me dit:

« Il a laissé cette lampe allumée pour qu’on s’imagine qu’iltravaille toujours. »

Et puis, soucieux, il ajouta :

« Il n’y a point de traces de luttes d’aucune sorte et, sur leplancher, je ne relève que le passage de Mr Arthur Rance et deRobert Darzac, lesquels sont arrivés hier soir dans cette piècependant l’orage, et ont traîné à leurs semelles un peu de la terredétrempée de la Cour du Téméraire et aussi du terreau légèrementferrugineux de la baille. Il n’y a nulle part trace de pas du vieuxBob. Le vieux Bob était arrivé ici avant l’orage et il en estpeut-être sorti pendant, mais, en tout cas, il n’y est point revenudepuis ! »

Rouletabille s’est relevé. Il a repris, sur le bureau, la lampequi éclaire à nouveau le crâne, dont la mâchoire rouge n’a jamaisri d’une façon plus effroyable. Autour de nous, il n’y a que dessquelettes, mais certainement ils me font moins peur que le vieuxBob absent.

Rouletabille reste un instant en face du crâne ensanglanté, puisil le prend dans ses mains et plonge ses yeux au plus creux de sesorbites vides. Puis il élève le crâne, au bout de ses deux mainstendues, et le considère un instant, avec une attentionsurprenante ; puis il le regarde de profil ; puis il mele dépose entre les mains, et je dois l’élever à mon tour au-dessusde ma tête, comme le plus précieux des fardeaux, et Rouletabille,pendant ce temps, dresse, lui, la lampe au-dessus de sa tête.

Tout à coup, une idée me traverse la cervelle. Je laisse roulerle crâne sur le bureau et me précipite dans la cour jusqu’au puits.Là je constate que les ferrures qui le fermaient le fermenttoujours. Si quelqu’un s’était enfui par le puits ou était tombédans le puits, ou s’y était jeté, les ferrures eussent étéouvertes. Je reviens, anxieux plus que jamais :

« Rouletabille ! Rouletabille ! Il ne reste plus auvieux Bob, pour qu’il s’en aille, que le sac ! »

Je répétai la phrase, mais le reporter ne m’écoutait point, etje fus surpris de le trouver occupé à une besogne dont il me futimpossible de deviner l’intérêt. Comment, dans un moment aussitragique, alors que nous n’attendions plus que le retour de M.Darzac pour fermer le cercle dans lequel était mort le corps detrop, alors que dans la vieille tour à côté, dans le Vieux Châteaudu coin, la Dame en noir devait être occupée à effacer de sesmains, telle lady Macbeth, la trace du crime impossible, commentRouletabille pouvait-il s’amuser à faire des dessins avec unerègle, une équerre, un tire-ligne et un compas ? Oui, ils’était assis dans le fauteuil du géologue et avait attiré à lui laplanche à dessiner de Robert Darzac, et, lui aussi, il faisait unplan, tranquillement, effroyablement tranquillement, comme unpacifique et gentil commis d’architecte.

Il avait piqué le papier de l’une des pointes de son compas, etl’autre traçait le cercle qui pouvait représenter l’espace occupépar la Tour du Téméraire, comme nous pouvions le voir sur le dessinde M. Darzac.

Le jeune homme s’appliqua à quelques traits encore ; etpuis, trempant un pinceau dans un godet à moitié plein de lapeinture rouge qui avait servi à M. Darzac, il étala soigneusementcette peinture dans tout l’espace du cercle. Ce faisant, il semontrait méticuleux au possible, prêtant grande attention à ce quela peinture fût de mince valeur partout, et telle qu’on eût pu enféliciter un bon élève. Il penchait la tête de droite et de gauchepour juger de l’effet, et tirait un peu la langue comme un écolierappliqué. Et puis, il resta immobile. Je lui parlai encore, mais ilse taisait toujours. Ses yeux étaient fixes, attachés au dessin.Ils n’en bougeaient pas. Tout à coup, sa bouche se crispa et laissaéchapper une exclamation d’horreur indicible ; je ne reconnusplus sa figure de fou. Et il se retourna si brusquement vers moiqu’il renversa le vaste fauteuil.

« Sainclair ! Sainclair ! Regarde la peinturerouge !… regarde la peinture rouge ! »

Je me penchai sur le dessin, haletant, effrayé de cetteexaltation sauvage. Mais quoi, je ne voyais qu’un petit lavis bienpropret…

« La peinture rouge ! La peinture rouge !… »continuait-il à gémir, les yeux agrandis comme s’il assistait àquelque affreux spectacle.

Je ne pus m’empêcher de lui demander :

« Mais, qu’est-ce qu’elle a ?…

– Quoi ?… qu’est-ce qu’elle a ?… Tu ne vois donc pasqu’elle est sèche maintenant ! Tu ne vois donc pas que c’estdu sang !… »

Non ! je ne voyais pas cela, car j’étais bien sûr que cen’était pas du sang. C’était de la peinture rouge biennaturelle.

Mais je n’eus garde, dans un tel moment, de contrarierRouletabille. Je m’intéressai ostensiblement à cette idée desang.

« Du sang de qui ? fis-je… le savez-vous ?… du sang dequi ?… du sang de Larsan ?…

– Oh ! Oh ! fit-il, du sang de Larsan !… Quiest-ce qui connaît le sang de Larsan ?… Qui en a jamais vu lacouleur ? Pour connaître la couleur du sang de Larsan, ilfaudrait m’ouvrir les veines, Sainclair !… C’est le seulmoyen !… »

J’étais tout à fait, tout à fait étonné.

« Mon père ne se laisse pas prendre son sang comme ça !…»

Voilà qu’il reparlait, avec ce singulier orgueil désespéré, deson père… « Quand mon père porte perruque, ça ne se voit pas !» « Mon père ne se laisse pas prendre son sang comme ça !»

« Les mains de Bernier en étaient pleines, et vous en avez vusur celles de la Dame en noir !…

– Oui ! oui !… On dit ça !… On dit ça !…Mais on ne tue pas mon père comme ça !… »

Il paraissait toujours très agité et il ne cessait de regarderle petit lavis bien propret. Il dit, la gorge gonflée soudain d’ungros sanglot :

« Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Ayez pitié denous ! Cela serait trop affreux. »

Et il dit encore :

« Ma pauvre maman n’a pas mérité cela ! ni moi nonplus ! ni personne !… »

Ce fut alors qu’une grosse larme, glissant au long de sa joue,tomba dans le godet :

« Oh ! fit-il… il ne faut pas allonger la peinture !»

Et, disant cela d’une voix tremblante, il prit le godet avec unsoin infini et l’alla enfermer dans une petite armoire.

Puis il me prit par la main et m’entraîna, cependant que je leregardais faire, me demandant si réellement il n’était point, toutà coup, devenu vraiment fou.

« Allons !… Allons !… fit-il… Le moment est venu,Sainclair ! Nous ne pouvons plus reculer devant rien… Il fautque la Dame en noir nous dise tout… tout ce qui s’est passé dans lesac… Ah ! si M. Darzac pouvait rentrer tout de suite… tout desuite… Ce serait moins pénible… Certes ! je ne peux plusattendre !… »

Attendre quoi ?… attendre quoi ?… Et encore une fois,pourquoi s’effrayait-il ainsi ? Quelle pensée lui faisait ceregard fixe ? Pourquoi se remit-il nerveusement à claquer desdents ?…

Je ne pus m’empêcher de lui demander à nouveau :

« Qu’est-ce qui vous épouvante ainsi ?… Est-ce que Larsann’est pas mort !… »

Et il me répéta, me serrant nerveusement le bras :

« Je vous dis, je vous dis que sa mort m’épouvante plus que savie !… »

Et il frappa à la porte de la Tour Carrée devant laquelle nousnous trouvions. Je lui demandai s’il ne désirait point que je lelaissasse seul en présence de sa mère. Mais, à mon grandétonnement, il me répondit qu’il ne fallait, en ce moment, lequitter pour rien au monde, « tant que le cercle ne serait pointfermé ».

Et il ajouta, lugubre :

« Puisse-t-il ne l’être jamais !… »

La porte de la Tour restait close ; il frappa ànouveau ; alors elle s’entrouvrit et nous vîmes réapparaîtrela figure défaite de Bernier. Il parut très fâché de nous voir.

« Qu’est-ce que vous voulez ? Qu’est-ce que vous voulezencore ? fit-il… Parlez tout bas, madame est dans le salon duvieux Bob… Et le vieux n’est toujours pas rentré.

– Laissez-nous entrer, Bernier… », commanda Rouletabille.

Et il poussa la porte.

« Surtout ne dites pas à madame…

– Mais non !… Mais non !… »

Nous fûmes dans le vestibule de la Tour. L’obscurité était à peuprès complète.

« Qu’est-ce que madame fait dans le salon du vieux Bob ?demanda le reporter à voix basse.

– Elle attend… elle attend le retour de M. Darzac… Elle n’oseplus rentrer dans la chambre… ni moi non plus…

– Eh bien, rentrez dans votre loge, Bernier, ordonnaRouletabille, et attendez que je vous appelle ! »

Rouletabille poussa la porte du salon du vieux Bob. Tout desuite, nous aperçûmes la Dame en noir, ou plutôt son ombre, car lapièce était encore fort obscure, à peine touchée des premiersrayons du jour. La grande silhouette sombre de Mathilde étaitdebout, appuyée à un coin de la fenêtre qui donnait sur la Cour duTéméraire. À notre apparition, elle n’eut pas un mouvement. MaisMathilde nous dit tout de suite, d’une voix si affreusement altéréeque je ne la reconnaissais plus :

« Pourquoi êtes-vous venus ? Je vous ai vus passer dans lacour. Vous n’avez pas quitté la cour. Vous savez tout. Qu’est-ceque vous voulez ? »

Et elle ajouta sur un ton d’une douleur infinie :

« Vous m’aviez juré de ne rien voir. »

Rouletabille alla à la Dame en noir et lui prit la main avec unrespect infini :

« Viens, maman ! dit-il, et ces simples paroles avaientdans sa bouche le ton d’une prière très douce et très pressante…Viens ! Viens !… Viens !… »

Et il l’entraîna. Elle ne lui résistait point. Sitôt qu’il luieût pris la main, il sembla qu’il pouvait la diriger à son gré.Cependant, quand il l’eut ainsi conduite devant la porte de lachambre fatale, elle eut un recul de tout le corps.

« Pas là ! » gémit-elle…

Et elle s’appuya contre le mur pour ne point tomber.Rouletabille secoua la porte. Elle était fermée. Il appela Bernierqui, sur son ordre, l’ouvrit et disparut ou plutôt se sauva.

La porte poussée, nous avançâmes la tête. Quel spectacle !La chambre était dans un désordre inouï. Et la sanglante aurore quientrait par les vastes embrasures rendait ce désordre plus sinistreencore. Quel éclairage pour une chambre de meurtre ! Que desang sur les murs et sur le plancher et sur les meubles !… Lesang du soleil levant et de l’homme que Toby avait emporté on nesavait où… dans le sac de pommes de terre ! Les tables, lesfauteuils, les chaises, tout était renversé. Les draps du litauxquels l’homme, dans son agonie, avait dû désespéréments’accrocher, étaient à moitié tirés par terre et l’on voyait sur lelinge la marque d’une main rouge. C’est dans tout cela que nousentrâmes, soutenant la Dame en noir qui paraissait prête às’évanouir, pendant que Rouletabille lui disait de sa voix douce etsuppliante : « Il le faut, maman ! Il le faut ! » Et ill’interrogea tout de suite après l’avoir déposée en quelque sortesur un fauteuil que je venais de remettre sur ses pieds. Elle luirépondait par monosyllabes, par signes de tête ou par unedésignation de la main. Et je voyais bien que, au fur et à mesurequ’elle répondait, Rouletabille était de plus en plus troublé,inquiet, effaré visiblement ; il essayait de reconquérir toutle calme qui le fuyait et dont il avait plus que jamais besoin,mais il n’y parvenait guère. Il la tutoyait et l’appelait : «Maman ! Maman ! » tout le temps pour lui donner ducourage… Mais elle n’en avait plus ; elle lui tendit les braset il s’y jeta ; ils s’embrassèrent à s’étouffer, et cela laranima ; et, comme elle pleura tout à coup, elle fut un peusoulagée du poids terrible de toute cette horreur qui pesait surelle. Je voulus faire un mouvement pour me retirer, mais ils meretinrent tous les deux et je compris qu’ils ne voulaient pasrester seuls dans la chambre rouge. Elle dit à voix basse :

« Nous sommes délivrés… »

Rouletabille avait glissé à ses genoux et, tout de suite, de savoix de prière : « Pour en être sûre, maman… sûre… il faut que tume dises tout… tout ce qui s’est passé… tout ce que tu as vu… »

Alors, elle put enfin parler… Elle regarda du côté de la portequi était close ; ses yeux se fixèrent avec une épouvantenouvelle sur les objets épars, sur le sang qui maculait les meubleset le plancher et elle raconta l’atroce scène à voix si basse queje dus m’approcher, me pencher sur elle pour l’entendre. De sespetites phrases hachées, il ressortait qu’aussitôt arrivés dans lachambre M. Darzac avait poussé les verrous et s’était avancé droitvers la table-bureau, de telle sorte qu’il se trouvait juste aumilieu de la pièce quand la chose arriva. La Dame en noir, elle,était un peu sur la gauche, se disposant à passer dans sa chambre.La pièce n’était éclairée que par une bougie, placée sur la tablede nuit, à gauche, à portée de Mathilde. Et voici ce qu’il advint.Dans le silence de la pièce, il y eut un craquement, un craquementbrusque de meuble qui leur fit dresser la tête à tous les deux, etregarder du même côté, pendant qu’une même angoisse leur faisaitbattre le cœur. Le craquement venait du placard. Et puis touts’était tu. Ils se regardèrent sans oser se dire un mot, peut-êtresans le pouvoir. Ce craquement ne leur avait paru nullement naturelet jamais ils n’avaient entendu crier le placard. Darzac fit unmouvement pour se diriger vers ce placard qui se trouvait au fond,à droite. Il fut comme cloué sur place par un second craquement,plus fort que le premier et, cette fois, il parut à Mathilde que leplacard remuait. La Dame en noir se demanda si elle n’était pasvictime de quelque hallucination, si elle avait vu réellementremuer le placard. Mais Darzac avait eu lui aussi la mêmesensation, car il quitta tout à coup la table-bureau et fitbravement un pas en avant… C’est à ce moment que la porte… la portedu placard… s’ouvrit devant eux… Oui, elle fut poussée par une maininvisible… elle tourna sur ses gonds… La Dame en noir aurait voulucrier ; elle ne le pouvait pas… Mais elle eut un geste deterreur et d’affolement qui jeta par terre la bougie au moment mêmeoù du placard surgissait une ombre et au moment même où RobertDarzac, poussant un cri de rage, se ruait sur cette ombre…

« Et cette ombre… et cette ombre avait une figure !interrompit Rouletabille… Maman !… pourquoi n’as-tu pas vu lafigure de l’ombre ?… Vous avez tué l’ombre ; mais qui medit que l’ombre était Larsan, puisque tu n’as pas vu lafigure !… Vous n’avez peut-être même pas tué l’ombre deLarsan !

– Oh ! si ! fit-elle sourdement et simplement : il estmort ! » (Et elle ne dit plus rien… )

Et je me demandais en regardant Rouletabille : « Mais qui doncauraient-ils tué, s’ils n’avaient pas tué celui-là ! SiMathilde n’avait pas vu la figure de l’ombre, elle avait bienentendu sa voix !… elle en frissonnait encore… ellel’entendait encore. Et Bernier aussi avait entendu sa voix etreconnu sa voix… La voix terrible de Larsan… La voix de Ballmeyerqui, dans l’abominable lutte, au milieu de la nuit, annonçait lamort à Robert Darzac : « Ce coup-ci, j’aurai ta peau ! »pendant que l’autre ne pouvait plus que gémir d’une voix expirante: « Mathilde !… Mathilde !… » Ah ! comme il l’avaitappelée !… comme il l’avait appelée du fond de la nuit où ilrâlait, déjà vaincu… Et elle… elle… elle n’avait pu que mêler,hurlante d’horreur, son ombre à ces deux ombres, que s’accrocher àelles au hasard des ténèbres, en appelant un secours qu’elle nepouvait pas donner et qui ne pouvait pas venir. Et puis, tout àcoup, ç’avait été le coup de feu qui lui avait fait pousser le criatroce… Comme si elle avait été frappée elle-même… Qui étaitmort ?… Qui était vivant ?… Qui allait parler ?…Quelle voix allait-elle entendre ?…

… Et voilà que c’était Robert qui avait parlé !…

Rouletabille prit encore dans ses bras la Dame en noir, lasouleva, et elle se laissa presque porter par lui jusqu’à la portede sa chambre. Et là, il lui dit : « Va, maman, laisse-moi, il fautque je travaille, que je travaille beaucoup ! pour toi, pourM. Darzac et pour moi ! » – « Ne me quittez plus !… Je neveux plus que vous me quittiez avant le retour de M. Darzac !» s’écria-t-elle, pleine d’effroi. Rouletabille le lui promit, lasupplia de tenter de se reposer et il allait fermer la porte de lachambre quand on frappa à la porte du couloir. Rouletabilledemandait qui était là. La voix de Darzac répondit. Rouletabillefit :

« Enfin ! »

Et il ouvrit.

Nous crûmes voir entrer un mort. Jamais figure humaine ne futplus pâle, plus exsangue, plus dénuée de vie. Tant d’émotionsl’avaient ravagée qu’elle n’en exprimait plus aucune.

« Ah ! vous étiez là, dit-il. Eh bien, c’est fini !…»

Et il se laissa choir sur le fauteuil qu’occupait tout à l’heurela Dame en noir. Il leva les yeux sur elle :

« Votre volonté est accomplie, dit-il… Il est là où vous avezvoulu !… »

Rouletabille demanda tout de suite :

« Au moins, vous avez vu sa figure ?

– Non ! dit-il… je ne l’ai pas vue !… Croyez-vous doncque j’allais ouvrir le sac ?… »

J’aurais cru que Rouletabille allait se montrer désespéré de cetincident ; mais, au contraire, il vint tout à coup à M.Darzac, et lui dit :

« Ah ! vous n’avez pas vu sa figure !… Eh bien !c’est très bien, cela !… »

Et il lui serra la main avec effusion…

« Mais, l’important, dit-il, l’important n’est pas là… Il fautmaintenant que nous ne fermions point le cercle. Et vous allez nousy aider, monsieur Darzac. Attendez-moi !… »

Et, presque joyeux, il se jeta à quatre pattes. Maintenant,Rouletabille m’apparaissait avec une tête de chien. Il sautaitpartout à quatre pattes, sous les meubles, sous le lit, comme jel’avais vu déjà dans la Chambre Jaune, et il levait de temps àautre son museau, pour dire :

« Ah ! je trouverai bien quelque chose ! quelque chosequi nous sauvera ! »

Je lui répondis en regardant M. Darzac :

« Mais ne sommes-nous pas déjà sauvés ?

– … Qui nous sauvera la cervelle… reprit Rouletabille.

– Cet enfant a raison, fit M. Darzac. Il faut absolument savoircomment cet homme est entré… »

Tout à coup, Rouletabille se releva, il tenait dans la main unrevolver qu’il venait de trouver sous le placard.

« Ah ! vous avez trouvé son revolver ! fit M. Darzac.Heureusement qu’il n’a pas eu le temps de s’en servir. »

Ce disant, M. Robert Darzac retira de la poche de son veston sonpropre revolver, le revolver sauveur et le tendit au jeunehomme.

« Voilà une bonne arme ! » fit-il.

Rouletabille fit jouer le barillet de revolver de Darzac, sauterle culot de la cartouche qui avait donné la mort ; puis ilcompara cette arme à l’autre, celle qu’il avait trouvée sous leplacard et qui avait échappé aux mains de l’assassin. Celle-ciétait un bulldog et portait une marque de Londres ; ilparaissait tout neuf, était garni de toutes ses cartouches etRouletabille affirma qu’il n’avait encore jamais servi.

« Larsan ne se sert des armes à feu qu’à la dernière extrémité,fit-il. Il lui répugne de faire du bruit. Soyez persuadé qu’ilvoulait simplement vous faire peur avec son revolver, sans quoi ileût tiré tout de suite. »

Et Rouletabille rendit son revolver à M. Darzac et mit celui deLarsan dans sa poche.

« Oh ! à quoi bon rester armés maintenant ! fit M.Darzac en secouant la tête, je vous jure que c’est bieninutile !

– Vous croyez ? demanda Rouletabille.

– J’en suis sûr. »

Rouletabille se leva, fit quelques pas dans la chambre et dit:

« Avec Larsan, on n’est jamais sûr d’une chose pareille. Où estle cadavre ? »

M. Darzac répondit :

« Demandez-le à Mme Darzac. Moi, je veux l’avoir oublié. Je nesais plus rien de cette affreuse affaire. Quand le souvenir de cevoyage atroce avec cet homme à l’agonie, ballottant dans mesjambes, me reviendra, je dirai : c’est un cauchemar ! Et je lechasserai !… Ne me parlez plus jamais de cela. Il n’y a plusque Mme Darzac qui sache où est le cadavre. Elle vous le dira, s’illui plaît.

– Moi aussi, je l’ai oublié, fit Mme Darzac. Il le faut.

– Tout de même, insista Rouletabille, qui secouait la tête, toutde même, vous disiez qu’il était encore à l’agonie. Et maintenant,êtes-vous sûr qu’il soit mort ?

– J’en suis sûr, répondit simplement M. Darzac.

– Oh ! c’est fini ! c’est fini ! N’est-ce pas quetout est fini ? implora Mathilde. (Elle alla à la fenêtre.)Regardez, voici le soleil !… Cette atroce nuit estmorte ! morte pour toujours ! C’est fini ! »

Pauvre Dame en noir ! Tout son état d’âme étaitprésentement dans ce mot-là : « C’est fini !… » Et elleoubliait toute l’horreur du drame qui venait de se passer danscette chambre devant cet évident résultat. Plus de Larsan !Enterré, Larsan ! Enterré dans le sac de pommes deterre !

Et nous nous dressâmes tous, affolés, parce que la Dame en noirvenait d’éclater de rire, un rire frénétique qui s’arrêtasubitement et qui fut suivi d’un silence horrible. Nous n’osions ninous regarder ni la regarder ; ce fut elle, la première, quiparla :

« C’est passé… dit-elle, c’est fini !… c’est fini, je nerirai plus !… »

Alors, on entendit la voix de Rouletabille qui disait, trèsbas.

« Ce sera fini quand nous saurons comment il estentré !

– À quoi bon ? répliqua la Dame en noir. C’est un mystèrequ’il a emporté. Il n’y a que lui qui pouvait nous le dire et ilest mort.

– Il ne sera vraiment mort que lorsque nous saurons cela !reprit Rouletabille.

– Évidemment, fit M. Darzac, tant que nous ne le saurons pas,nous voudrons le savoir ; et il sera là, debout, dans notreesprit. Il faut le chasser ! Il faut le chasser !

– Chassons-le », dit encore Rouletabille.

Alors, il se leva et tout doucement s’en fut prendre la main dela Dame en noir. Il essaya encore de l’entraîner dans la chambrevoisine en lui parlant de repos. Mais Mathilde déclara qu’elle nes’en irait point. Elle dit : « Vous voulez chasser Larsan et je neserais pas là !… » Et nous crûmes qu’elle allait encorerire ! Alors, nous fîmes signe à Rouletabille de ne pointinsister.

Rouletabille ouvrit alors la porte de l’appartement et appelaBernier et sa femme.

Ceux-ci entrèrent parce que nous les y forçâmes et il eut uneconfrontation générale de nous tous d’où il résulta d’une façondéfinitive que :

1° Rouletabille avait visité l’appartement à cinq heures etfouillé le placard et qu’il n’y avait personne dansl’appartement ;

2° Depuis cinq heures la porte de l’appartement avait étéouverte deux fois par le père Bernier qui, seul, pouvait l’ouvriren l’absence de M. et Mme Darzac. D’abord à cinq heures et quelquesminutes pour y laisser entrer M. Darzac ; ensuite à onzeheures et demie pour y laisser entrer M. et Mme Darzac ;

3° Bernier avait refermé la porte de l’appartement quand M.Darzac en était sorti avec nous entre six heures et quart et sixheures et demie ;

4° La porte de l’appartement avait été refermée au verrou par M.Darzac aussitôt qu’il était entré dans sa chambre, et cela les deuxfois, l’après-midi et le soir ;

5° Bernier était resté en sentinelle devant la porte del’appartement de cinq heures à onze heures et demie avec une courteinterruption de deux minutes à six heures.

Quand ceci fut établi, Rouletabille, qui s’était assis au bureaude M. Darzac pour prendre des notes, se leva et dit :

« Voilà, c’est bien simple. Nous n’avons qu’un espoir : il estdans la brève solution de continuité qui se trouve dans la garde deBernier vers six heures. Au moins, à ce moment, il n’y a pluspersonne devant la porte. Mais il y a quelqu’un derrière. C’estvous, monsieur Darzac. Pouvez-vous répéter, après avoir rappelétout votre souvenir, pouvez-vous répéter que, lorsque vous êtesentré dans la chambre, vous avez fermé immédiatement la porte del’appartement et que vous en avez poussé les verrous ? »

M. Darzac, sans hésitation, répondit solennellement : « Je lerépète ! » et il ajouta : « Et je n’ai rouvert ces verrous quelorsque vous êtes venu avec votre ami Sainclair frapper à ma porte.Je le répète ! »

Et, en répétant cela, cet homme disait la vérité comme il a étéprouvé plus tard.

On remercia les Bernier qui retournèrent dans leur loge.

Alors, Rouletabille, dont la voix tremblait dit :

« C’est bien, monsieur Darzac, VOUS AVEZ FERME LE CERCLE !…L’appartement de la Tour Carrée est aussi fermé maintenant quel’était la Chambre Jaune, qui l’était comme un coffre-fort ;ou encore que l’était la galerie inexplicable.

– On reconnaît tout de suite que l’on a affaire à Larsan, fis-je: ce sont les mêmes procédés.

– Oui, fit observer Mme Darzac, oui, monsieur Sainclair, ce sontles mêmes procédés, et elle enleva du cou de son mari la cravatequi cachait ses blessures.

– Voyez, ajouta-t-elle, c’est le même coup de pouce. Je leconnais bien !… »

Il y eut un douloureux silence.

M. Darzac, lui, ne songeait qu’à cet étrange problème, renouvelédu crime du Glandier, mais plus tyrannique encore. Et il répéta cequi avait été dit pour la Chambre Jaune.

« Il faut, dit-il, qu’il y ait un trou dans ce plancher, dansces plafonds et dans ces murs.

– Il n’y en a pas, répondit Rouletabille.

– Alors, c’est à se jeter le front contre les murs pour enfaire ! continua M. Darzac.

– Pourquoi donc ? répondit encore Rouletabille. Y enavait-il aux murs de la Chambre Jaune ?

– Oh ! ici, ce n’est pas la même chose ! fis-je, et lachambre de la Tour Carrée est encore plus fermée que la ChambreJaune, puisqu’on n’y peut introduire personne avant ni après.

– Non, ce n’est pas la même chose, conclut Rouletabille, puisquec’est le contraire. Dans la Chambre Jaune, il y avait un corps demoins ; dans la chambre de la Tour Carrée, il y a un corps detrop ! »

Et il chancela, s’appuya à mon bras pour ne pas tomber. La Dameen noir s’était précipitée… Il eut la force de l’arrêter d’ungeste, d’un mot :

« Oh !… ce n’est rien !… un peu de fatigue… »

Chapitre 14Le sac de pommes de terre

Pendant que M. Darzac, sur les conseils de Rouletabilles’employait avec Bernier à faire disparaître les traces du drame,la Dame en noir, qui avait hâtivement changé de toilette,s’empressa de gagner l’appartement de son père avant qu’elle courûtle risque de rencontrer quelque hôte de la Louve. Son dernier motavait été pour nous recommander la prudence et le silence.Rouletabille nous donna congé.

Il était alors sept heures et la vie renaissait dans le châteauet autour du château. On entendait le chant nasillard des pêcheursdans leurs barques. Je me jetai sur mon lit, et, cette fois, jem’endormis profondément, vaincu par la fatigue physique, plus forteque tout. Quand je me réveillai, je restai quelques instants sur macouche, dans un doux anéantissement ; et puis tout à coup jeme dressai, me rappelant les événements de la nuit.

« Ah çà ! fis-je tout haut, “ce corps de trop” estimpossible ! »

Ainsi, c’était cela qui surnageait au-dessus du gouffre sombrede ma pensée, au-dessus de l’abîme de ma mémoire : cetteimpossibilité du « corps de trop » ! Et ce sentiment que jetrouvai à mon réveil ne me fut point spécial, loin de là !Tous ceux qui eurent à intervenir, de près ou de loin, dans cetétrange drame de la Tour Carrée, le partageaient ; et alorsque l’horreur de l’événement en lui-même – l’horreur de ce corps àl’agonie enfermé dans un sac qu’un homme emportait dans la nuitpour le jeter dans on ne savait quelle lointaine et profonde etmystérieuse tombe, où il achèverait de mourir – s’apaisait,s’évanouissait dans les esprits, s’effaçait de la vision, aucontraire l’impossibilité de ça – « du corps de trop » – monta,grandit, se dressa devant nous, toujours plus haut, et plusmenaçante et plus affolante. Certains, comme Mrs. Edith, parexemple, qui nièrent par habitude de nier ce qu’ils ne comprenaientpas – qui nièrent les termes du problème que nous posait le destin,tels que nous les avons établis sans retour dans le chapitreprécédent – durent, par la suite des événements qui eurent pourthéâtre le fort d’Hercule, se rendre à l’évidence de l’exactitudede ces termes.

Et d’abord, l’attaque ? Comment l’attaque s’est-elleproduite ? à quel moment ? Par quels travaux d’approchemoraux ? Quelles mines, contre-mines, tranchées, cheminscouverts, bretèches – dans le domaine de la fortificationintellectuelle – ont servi l’assaillant et lui ont livré lechâteau ? Oui, dans ces conditions, où est l’attaque ?Ah ! que de silence ! Et pourtant, il faut savoir !Rouletabille l’a dit : il faut savoir ! Dans un siège aussimystérieux, l’attaque dut être dans tout et dans rien !L’assaillant se tait et l’assaut se livre sans clameur ; etl’ennemi s’approche des murailles en marchant sur ses bas.L’attaque ! Elle est peut-être dans tout ce qui se tait, maiselle est peut-être encore dans tout ce qui parle ! Elle estdans un mot, dans un soupir, dans un souffle ! Elle est dansun geste, car si elle peut être aussi dans tout ce qui se cache,elle peut être également dans tout ce qui se voit… dans tout ce quise voit et que l’on ne voit pas !

Onze heures !… Où est Rouletabille ?… Son lit n’estpas défait… Je m’habille à la hâte et je trouve mon ami dans labaille. Il me prend sous le bras et m’entraîne dans la grande sallede la Louve. Là, je suis tout étonné de trouver, bien qu’il ne soitpas encore l’heure de déjeuner, tant de monde réuni. M. et MmeDarzac sont là. Il me semble que Mr Arthur Rance a une attitudeextraordinairement froide. Sa poignée de main est glacée. Aussitôtque nous sommes arrivés, Mrs. Edith, du coin sombre où elle estnonchalamment étendue, nous salue de ces mots : « Ah ! voiciM. Rouletabille avec son ami Sainclair. Nous allons savoir ce qu’ilveut ». À quoi Rouletabille répond en s’excusant de nous avoir tousfait venir à cette heure dans la Louve ; mais il a,affirme-t-il, une si grave communication à nous faire qu’il n’a pasvoulu la retarder d’une seconde. Le ton qu’il a pris pour nous direcela est si sérieux que Mrs. Edith affecte de frissonner et simuleune peur enfantine. Mais Rouletabille, que rien ne démonte, dit : «Attendez, madame, pour frissonner, de savoir de quoi il s’agit.J’ai à vous faire part d’une nouvelle qui n’est point gaie ! »Nous nous regardons tous. Comme il a dit cela ! J’essaye delire sur le visage de M. et Mme Darzac leur « expression » du jour.Comment leur visage se tient-il depuis la nuit dernière ? Trèsbien, ma foi, très bien !… On n’est pas plus « fermé ». Maisqu’as-tu donc à nous dire, Rouletabille ? Parle ! Il prieceux d’entre nous qui sont restés debout de s’asseoir et, enfin, ilcommence. Il s’adresse à Mrs. Edith.

« Et d’abord, madame, permettez-moi de vous apprendre que j’aidécidé de supprimer toute cette « garde » qui entourait le châteaud’Hercule comme d’une seconde enceinte, que j’avais jugéenécessaire à la sécurité de M. et de Mme Darzac, et que vousm’aviez laissé établir, bien qu’elle vous gênât, à ma guise avectant de bonne grâce, et aussi, nous pouvons le dire, quelquefoisavec tant de bonne humeur.

Cette directe allusion aux petites moqueries dont nousgratifiait Mrs. Edith quand nous montions la garde fait sourire MrArthur Rance et Mrs. Edith elle-même. Mais ni M. ni Mme Darzac nimoi ne sourions, car nous nous demandons avec un commencementd’anxiété où notre ami veut en venir.

« Ah ! vraiment, vous supprimez la garde du château,monsieur Rouletabille ! Eh bien, vous m’en voyez touteréjouie, non point qu’elle m’ait jamais gênée ! fait Mrs.Edith avec une affectation de gaieté (affectation de peur,affectation de gaieté, je trouve Mrs. Edith très affectée et, chosecurieuse, elle me plaît beaucoup ainsi), au contraire, elle m’atout à fait intéressée à cause de mes goûts romanesques ;mais, si je me réjouis de sa disparition, c’est qu’elle me prouveque M. et Mme Darzac ne courent plus aucun danger.

– Et c’est la vérité, madame, réplique Rouletabille, depuiscette nuit. »

Mme Darzac ne peut retenir un mouvement brusque que je suis leseul à apercevoir.

« Tant mieux ! s’écrie Mrs. Edith. Et que le Ciel en soitbéni ! Mais comment mon mari et moi sommes-nous les derniers àapprendre une pareille nouvelle ?… Il s’est donc passé cettenuit des choses intéressantes ? Ce voyage nocturne de M.Darzac sans doute ?… M. Darzac n’est-il pas allé àCastelar ? »

Pendant qu’elle parlait ainsi, je voyais croître l’embarras deM. et de Mme Darzac. M. Darzac, après avoir regardé sa femme,voulut placer un mot, mais Rouletabille ne le lui permit pas.

« Madame, je ne sais pas où M. Darzac est allé cette nuit, maisil faut, il est nécessaire que vous sachiez une chose : c’est laraison pour laquelle M. et Mme Darzac ne courent plus aucun danger.Votre mari, madame, vous a mise au courant des affreux drames duGlandier et du rôle criminel qu’y joua…

– Frédéric Larsan… Oui, monsieur, je sais tout cela.

– Vous savez également, par conséquent, que nous ne faisions sibonne garde ici, autour de M. et de Mme Darzac, que parce que nousavions vu réapparaître ce personnage.

– Parfaitement.

– Eh bien, M. et Mme Darzac ne courent plus aucun danger, parceque ce personnage ne reparaîtra plus.

– Qu’est-il devenu ?

– Il est mort !

– Quand ?

– Cette nuit.

– Et comment est-il mort, cette nuit ?

– On l’a tué, madame.

– Et où l’a-t-on tué ?

– Dans la Tour Carrée ! »

Nous nous levâmes tous à cette déclaration, dans une agitationbien compréhensible : M. et Mrs. Rance stupéfaits de ce qu’ilsapprenaient, M. et Mme Darzac et moi, effarés de ce queRouletabille n’avait pas hésité à le leur apprendre.

« Dans la Tour Carrée ! s’écria Mrs. Edith… Et qui est-cequi l’a tué ?

– M. Robert Darzac ! » fit Rouletabille, et il pria tout lemonde de se rasseoir.

Chose étonnante, nous nous rassîmes comme si, dans un momentpareil, nous n’avions pas autre chose à faire qu’à obéir à cegamin.

Mais presque aussitôt Mrs. Edith se releva et prenant les mainsde M. Darzac, elle lui dit avec une force, une exaltation véritablecette fois-ci (décidément, aurais-je mal jugé Mrs. Edith en latrouvant affectée) :

« Bravo, monsieur Robert ! All right ! You are agentleman ! »

Et elle se retourna vers son mari en s’écriant :

« Ah ! voilà un homme ! Il est digne d’êtreaimé ! »

Alors, elle fit des compliments exagérés (mais c’était peut-êtredans sa nature, après tout, d’exagérer ainsi toute chose) à MmeDarzac ; elle lui promit une amitié indestructible ; elledéclara qu’elle et son mari étaient tout prêts, dans unecirconstance aussi difficile, à les seconder, elle et M. Darzac,qu’on pouvait compter sur leur zèle, leur dévouement et qu’ilsétaient prêts à attester tout ce que l’on voudrait devant lesjuges.

« Justement, madame, interrompit Rouletabille, il ne s’agitpoint de juges et nous n’en voulons pas. Nous n’en avons pasbesoin. Larsan était mort pour tout le monde avant qu’on ne le tuâtcette nuit ; eh bien, il continue à être mort, voilàtout ! Nous avons pensé qu’il serait tout à fait inutile derecommencer un scandale dont M. et Mme Darzac et le professeurStangerson ont été beaucoup trop déjà les innocentes victimes etnous avons compté pour cela sur votre complicité. Le drame s’estpassé d’une façon si mystérieuse, cette nuit, que vous-mêmes, sinous n’avions pris la précaution de vous le faire connaître,eussiez pu ne jamais le soupçonner. Mais M. et Mme Darzac sontdoués de sentiments trop élevés pour oublier ce qu’ils devaient àleurs hôtes en une pareille occurrence. La plus simple despolitesses leur ordonnait de vous faire savoir qu’ils avaient tuéquelqu’un chez vous, cette nuit ! Quelle que soit, en effet,notre quasi-certitude de pouvoir dissimuler cette fâcheuse histoireà la justice italienne, on doit toujours prévoir le cas où unincident imprévu la mettrait au courant de l’affaire ; et M.et Mme Darzac ont assez de tact pour ne point vouloir vous fairecourir le risque d’apprendre un jour par la rumeur publique, ou parune descente de police, un événement aussi important qui s’estpassé justement sous votre toit. »

Mr Arthur Rance, qui n’avait encore rien dit, se leva, toutblême.

« Frédéric Larsan est mort, fit-il. Eh bien, tant mieux !Nul ne s’en réjouira plus que moi ; et, s’il a reçu, de lamain même de M. Darzac, le châtiment de ses crimes, nul plus quemoi n’en félicitera M. Darzac. Mais j’estime avant tout que c’estlà un acte glorieux dont M. Darzac aurait tort de se cacher !Le mieux serait d’avertir la justice et sans tarder. Si elleapprend cette affaire par d’autres que par nous, voyez notresituation ! Si nous nous dénonçons, nous faisons œuvre dejustice, si nous nous cachons, nous sommes des malfaiteurs !On pourra tout supposer… »

À entendre Mr Rance, qui parlait en bégayant, tant il était émude cette tragique révélation, on eût dit que c’était lui qui avaittué Frédéric Larsan… Lui qui, déjà, en était accusé par la justice…lui qui était traîné en prison.

« Il faut tout dire ! Messieurs, il faut tout dire… »

Mrs. Edith ajouta :

« Je crois que mon mari a raison. Mais, avant de prendre unedécision, il conviendrait de savoir comment les choses se sontpassées. »

Et elle s’adressa directement à M. et Mme Darzac. Mais ceux-ciétaient encore sous le coup de la surprise que leur avait procuréeRouletabille en parlant, Rouletabille qui, le matin même, devantmoi, leur promettait le silence et nous engageait tous ausilence ; aussi n’eurent-ils point une parole. Ils étaientcomme en pierre dans leur fauteuil. Mr Arthur Rance répétait : «Pourquoi nous cacher ? Il faut tout dire ! »

Tout à coup, le reporter sembla prendre une résolutionsubite ; je compris à ses yeux traversés d’un brusque éclairque quelque chose de considérable venait de se passer dans sacervelle. Et il se pencha sur Arthur Rance. Celui-ci avait la maindroite appuyée sur une canne à bec-de-corbin. Le bec en étaitd’ivoire et joliment travaillé par un ouvrier illustre de Dieppe.Rouletabille lui prit cette canne.

« Vous permettez ? dit-il. Je suis très amateur du travailde l’ivoire et mon ami Sainclair m’a parlé de votre canne. Je nel’avais pas encore remarquée. Elle est, en effet, fort belle. C’estune figure de Lambesse. Il n’y a point de meilleur ouvrier sur lacôte normande. »

Le jeune homme regardait la canne et ne semblait plus songerqu’à la canne. Il la mania si bien qu’elle lui échappa des mains etvint tomber devant Mme Darzac. Je me précipitai, la ramassai et larendis immédiatement à Mr Arthur Rance. Rouletabille me remerciaavec un regard qui me foudroya. Et, avant d’être foudroyé, j’avaislu dans ce regard-là que j’étais un imbécile !

Mrs. Edith s’était levée, très énervée de l’attitudeinsupportable de « suffisance » de Rouletabille et du silence de M.et Mme Darzac.

« Chère, fit-elle à Mme Darzac, je vois que vous êtes trèsfatiguée. Les émotions de cette nuit épouvantable vous ontexténuée. Venez, je vous en prie, dans nos chambres, vous vousreposerez.

– Je vous demande bien pardon de vous retenir un instant encore,Mrs. Edith, interrompit Rouletabille, mais ce qui me reste à direvous intéresse particulièrement.

– Eh bien, dites, monsieur, et ne nous faites pas languir ainsi.»

Elle avait raison. Rouletabille le comprit-il ? Toujoursest-il qu’il racheta la lenteur de ses prolégomènes par larapidité, la netteté, le saisissant relief avec lequel il retraçales événements de la nuit. Jamais le problème du « corps de trop »dans la Tour Carrée ne devait nous apparaître avec plus demystérieuse horreur ! Mrs. Edith en était toute réellement (jedis réellement, ma foi) frissonnante. Quant à Arthur Rance, ilavait mis le bout du bec de sa canne dans sa bouche et il répétaitavec un flegme tout américain, mais avec une convictionimpressionnante : « C’est une histoire du diable ! C’est unehistoire du diable ! L’histoire du corps de trop est unehistoire du diable !… »

Mais, disant cela, il regardait le bout de la bottine de MmeDarzac qui dépassait un peu le bord de sa robe. À ce moment-làseulement la conversation devint à peu près générale ; maisc’était moins une conversation qu’une suite ou qu’un mélanged’interjections, d’indignations, de plaintes, de soupirs et decondoléances, aussi de demandes d’explications sur les conditionsd’arrivée possible du « corps de trop », explications quin’expliquaient rien et ne faisaient qu’augmenter la confusiongénérale. On parla aussi de l’horrible sortie du « corps de trop »dans le sac de pommes de terre et Mrs. Edith, à ce propos, réédital’expression de son admiration pour le gentleman héroïque qu’étaitM. Robert Darzac. Rouletabille, lui, ne daigna point laisser tomberun mot dans tout ce gâchis de paroles. Visiblement, il méprisaitcette manifestation verbale du désarroi des esprits, manifestationqu’il supportait avec l’air d’un professeur qui accorde quelquesminutes de récréation à des élèves qui ont été bien sages. C’étaitlà un de ses airs qui ne me plaisaient pas et que je lui reprochaisquelquefois, sans succès d’ailleurs, car Rouletabille a toujourspris les airs qu’il a voulus.

Enfin, il jugea sans doute que la récréation avait assez duré,car il demanda brusquement à Mrs. Edith :

« Eh bien, Mrs. Edith ! Pensez-vous toujours qu’il failleavertir la justice ?

– Je le pense plus que jamais, répondit-elle. Ce que nousserions impuissants à découvrir, elle le découvrira certainement,elle ! (Cette allusion voulue à l’impuissance intellectuellede mon ami laissa celui-ci parfaitement indifférent.) Et je vousavouerai même une chose, monsieur Rouletabille, ajouta-t-elle,c’est que je trouve qu’on aurait pu l’avertir plus tôt, lajustice ! Cela vous eût évité quelques longues heures de gardeet des nuits d’insomnie qui n’ont, en somme, servi à rien,puisqu’elle n’ont pas empêché celui que vous redoutiez tant depénétrer dans la place ! »

Rouletabille s’assit, domptant une émotion vive qui le faisaitpresque trembler, et, d’un geste qu’il voulait rendre évidemmentinconscient, s’empara à nouveau de la canne que Mr Arthur Rancevenait de poser contre le bras de son fauteuil. Je me disais : «Qu’est-ce qu’il veut faire de cette canne ? Cette fois-ci, jen’y toucherai plus ! Ah ! je m’en garderai bien !…»

Jouant avec la canne, il répondit à Mrs. Edith qui venait del’attaquer d’une façon aussi vive, presque cruelle.

« Mrs. Edith, vous avez tort de prétendre que toutes lesprécautions que j’avais prises pour la sécurité de M. et Mme Darzacont été inutiles. Si elles m’ont permis de constater la présenceinexplicable d’un corps de trop, elles m’ont également permis deconstater l’absence peut-être moins inexplicable d’un corps demoins. »

Nous nous regardâmes tous encore, les uns cherchant àcomprendre, les autres redoutant déjà de comprendre.

« Eh ! Eh ! répliqua Mrs. Edith, dans ces conditions,vous allez voir qu’il ne va plus y avoir de mystère du tout et quetout va s’arranger. » Et elle ajouta, dans la langue bizarre de monami, afin de s’en moquer : « Un corps de trop d’un côté, un corpsde moins de l’autre ! Tout est pour le mieux ! »

– Oui, fit Rouletabille, et c’est bien ce qui est affreux, carce corps de moins arrive tout à fait à temps pour nous expliquer lecorps de trop, madame. Maintenant, madame, sachez que ce corps demoins est le corps de votre oncle, M. Bob !

– Le vieux Bob ! s’écria-t-elle. Le vieux Bob adisparu ! » Et nous criâmes tous avec elle :

« Le vieux Bob ! Le vieux Bob a disparu !

– Hélas ! » fit Rouletabille.

Et il laissa tomber la canne.

Mais la nouvelle de la disparition du vieux Bob avait tellement« saisi » les Rance et les Darzac que nous ne portâmes aucuneattention à cette canne qui tombait.

« Mon cher Sainclair, soyez donc assez aimable pour ramassercette canne », dit Rouletabille.

Ma foi, je l’ai ramassée, cependant que Rouletabille ne daignaitmême pas me dire merci et que Mrs. Edith, bondissant tout à coupcomme une lionne sur M. Robert Darzac qui opéra un mouvement derecul très accentué, poussait une clameur sauvage :

« Vous avez tué mon oncle ! »

Son mari et moi-même eurent de la peine à la maintenir et à lacalmer. D’un côté, nous lui affirmions que ce n’était pas uneraison parce que son oncle avait momentanément disparu pour qu’ileût disparu dans le sac tragique, et de l’autre nous reprochions àRouletabille la brutalité avec laquelle il venait de nous faireapparaître une opinion qui, au surplus, ne pouvait encore être,dans son esprit inquiet, qu’une bien tremblante hypothèse. Et, nousajoutâmes, en suppliant Mrs. Edith de nous écouter, que cettehypothèse ne pouvait en aucune façon être considérée par Mrs. Edithcomme une injure, attendu qu’elle n’était possible qu’en admettantla supercherie d’un Larsan qui aurait pris la place de sonrespectable oncle. Mais elle ordonna à son mari de se taire et, metoisant du haut en bas, elle me dit :

« Monsieur Sainclair, j’espère, fermement même, que mon onclen’a disparu que pour bientôt réapparaître ; s’il en étaitautrement, je vous accuserais d’être le complice du plus lâche descrimes. Quant à vous, monsieur (elle s’était retournée versRouletabille), l’idée même que vous avez pu avoir de confondre unLarsan avec un vieux Bob me défend à jamais de vous serrer la main,et j’espère que vous aurez le tact de me débarrasser bientôt devotre présence !

– Madame ! répliqua Rouletabille en s’inclinant très bas,j’allais justement vous demander la permission de prendre congé devotre grâce. J’ai un court voyage de vingt-quatre heures à faire.Dans vingt-quatre heures je serai de retour et prêt à vous aiderdans les difficultés qui pourraient surgir, à la suite de ladisparition de votre respectable oncle.

– Si dans vingt-quatre heures mon oncle n’est pas revenu, jedéposerai une plainte entre les mains de la justice italienne,monsieur.

– C’est une bonne justice, madame ; mais, avant d’y avoirrecours, je vous conseillerai de questionner tous les domestiquesen qui vous pourriez avoir quelque confiance, notamment Mattoni.Avez-vous confiance, madame, en Mattoni ?

– Oui, monsieur, j’ai confiance en Mattoni.

– Eh bien, madame, questionnez-le !… Questionnez-le !…Ah ! avant mon départ, permettez-moi de vous laisser cetexcellent et historique livre… »

Et Rouletabille tira un livre de sa poche.

« Qu’est-ce que ça encore ? demanda Mrs. Edith, superbementdédaigneuse.

– Ça, madame, c’est un ouvrage de M. Albert Bataille, unexemplaire de ses Causes criminelles et mondaines, dans lequel jevous conseille de lire les aventures, déguisements,travestissements, tromperies d’un illustre bandit dont le vrai nomest Ballmeyer. »

Rouletabille ignorait que j’avais déjà conté pendant deux heuresles histoires extraordinaires de Ballmeyer à Mrs. Rance.

« Après cette lecture, continua-t-il, il vous sera loisible devous demander si l’astuce criminelle d’un pareil individu auraittrouvé des difficultés insurmontables à se présenter devant vosyeux sous l’aspect d’un oncle que vos yeux n’auraient point vudepuis quatre ans (car il y avait quatre ans, madame, que vos yeuxn’avaient point vu monsieur le vieux Bob quand vous avez trouvé cerespectable oncle au sein des pampas de l’Araucanie.) Quant auxsouvenirs de Mr Arthur Rance, qui vous accompagnait, ils étaientbeaucoup plus lointains et beaucoup plus susceptibles d’êtretrompés que vos souvenirs et votre cœur de nièce !… Je vous enconjure à genoux, madame, ne nous fâchons pas ! La situation,pour nous tous, n’a jamais été aussi grave. Restons unis. Vous medites de partir : je pars, mais je reviendrai ; car, s’ilfallait tout de même s’arrêter à l’abominable hypothèse de Larsanayant pris la place de monsieur le vieux Bob, il nous resterait àchercher monsieur le vieux Bob lui-même ; auquel cas jeserais, madame, à votre disposition et toujours votre très humbleet très obéissant serviteur. »

À ce moment, comme Mrs. Edith prenait une attitude de reine decomédie outragée, Rouletabille se tourna vers Arthur Rance et luidit :

« Il faut agréer, monsieur Arthur Rance, pour tout ce qui vientde se passer, toutes mes excuses et je compte bien sur le loyalgentleman que vous êtes pour les faire agréer à Mrs. Arthur Rance.En somme, vous me reprochez la rapidité avec laquelle j’ai exposémon hypothèse, mais veuillez vous souvenir, monsieur, que Mrs.Edith, il y a un instant encore, me reprochait ma lenteur !»

Mais Arthur Rance ne l’écoutait déjà plus. Il avait pris le brasde sa femme et tous deux se disposaient à quitter la pièce quand laporte s’ouvrit et le garçon d’écurie, Walter, le fidèle serviteurdu vieux Bob, fit irruption au milieu de nous. Il était dans unétat de saleté surprenant, entièrement recouvert de boue et lesvêtements arrachés. Son visage en sueur, sur lequel se plaquaientles mèches de ses cheveux en désordre, reflétait une colère mêléed’effroi qui nous fit craindre tout de suite quelque nouveaumalheur. Enfin, il avait à la main une loque infâme qu’il jeta surla table. Cette toile repoussante, maculée de larges taches d’unbrun rougeâtre, n’était autre – nous le devinâmes immédiatement enreculant d’horreur – que le sac qui avait servi à emporter le corpsde trop.

De sa voix rauque, avec des gestes farouches, Walterbaragouinait déjà mille choses dans son incompréhensible anglais,et nous nous demandions tous, à l’exception d’Arthur Rance et deMrs. Edith : « Qu’est-ce qu’il dit ?… Qu’est-ce qu’ildit ?… »

Et Arthur Rance l’interrompait de temps en temps, cependant quel’autre nous montrait des poings menaçants et regardait RobertDarzac avec des yeux de fou. Un instant, nous crûmes même qu’ilallait s’élancer, mais un geste de Mrs. Edith l’arrêta net. EtArthur Rance traduisit pour nous :

« Il dit que, ce matin, il a remarqué des taches de sang dans lacharrette anglaise et que Toby était très fatigué de sa course denuit. Cela l’a intrigué tellement qu’il a résolu tout de suite d’enparler au vieux Bob ; mais il l’a cherché en vain. Alors, prisd’un sinistre pressentiment, il a suivi à la piste le voyage denuit de la charrette anglaise, ce qui lui était facile à cause del’humidité du chemin et de l’écartement exceptionnel desroues ; c’est ainsi qu’il est parvenu jusqu’à une crevasse duvieux Castillon dans laquelle il est descendu, persuadé qu’il ytrouverait le corps de son maître ; mais il n’en a rapportéque ce sac vide qui a peut-être contenu le cadavre du vieux Bob,et, maintenant, revenu en toute hâte dans une carriole de paysan,il réclame son maître, demande si on l’a vu et accuse Robert Darzacd’assassinat si on ne le lui montre pas… »

Nous étions tous consternés. Mais, à notre grand étonnement,Mrs. Edith reconquit la première son sang-froid. Elle calma Walteren quelques mots, lui promit qu’elle lui montrerait, tout àl’heure, son vieux Bob, en excellente santé, et le congédia. Etelle dit à Rouletabille :

« Vous avez vingt-quatre heures, monsieur, pour que mon onclerevienne.

– Merci, madame, fit Rouletabille ; mais, s’il ne revientpas, c’est moi qui ai raison !

– Mais, enfin, où peut-il être ? s’écria-t-elle.

– Je ne pourrais point vous le dire, madame, maintenant qu’iln’est plus dans le sac ! »

Mrs. Edith lui jeta un regard foudroyant et nous quitta, suiviede son mari. Aussitôt, Robert Darzac nous montra toute sastupéfaction de l’histoire du sac. Il avait jeté le sac à l’abîmeet le sac en revenait tout seul. Quant à Rouletabille il nous dit:

« Larsan n’est pas mort, soyez-en sûrs ! Jamais lasituation n’a été aussi effroyable, et il faut que je m’enaille !… Je n’ai pas une minute à perdre ! Vingt-quatreheures ! dans vingt-quatre heures, je serai ici… Maisjurez-moi, jurez-moi tous deux de ne point quitter ce château…Jurez-moi, Monsieur Darzac, que vous veillerez sur Mme Darzac, quevous lui défendrez, même par la force, si c’est nécessaire, toutesortie !… Ah ! et puis… il ne faut plus que vous habitiezla Tour Carrée !… Non, il ne le faut plus !… À l’étage oùhabite M. Stangerson, il y a deux chambres libres. Il faut lesprendre. C’est nécessaire… Sainclair, vous veillerez à cedéménagement-là… Aussitôt mon départ, ne plus remettre les piedsdans la Tour Carrée, hein ? ni les uns ni les autres…Adieu ! Ah ! tenez ! laissez-moi vous embrasser…tous les trois !… »

Il nous serra dans ses bras : M. Darzac d’abord, puis moi ;et puis, en tombant sur le sein de la Dame en noir, il éclata ensanglots. Toute cette attitude de Rouletabille, malgré la gravitédes événements, m’apparaissait incompréhensible. Hélas !combien je devais la trouver naturelle plus tard !

Chapitre 15Les soupirs de la nuit

Deux heures du matin. Tout semble dormir au château. Quelsilence sur la terre et dans les cieux ! Pendant que je suis àma fenêtre, le front brûlant et le cœur glacé, la mer rend sondernier soupir et aussitôt la lune s’est arrêtée dans un ciel sansnuages. Les ombres ne tournent plus autour de l’astre des nuits.Alors, dans le grand sommeil immobile de ce monde, j’ai entendu lesmots de la chanson lithuanienne : « Mais le regard cherchait envain la belle inconnue qui s’était couvert la tête d’une vague etdont on n’a plus jamais entendu parler… » Ces paroles m’arrivent,claires et distinctes, dans la nuit immobile et sonore. Qui lesprononce ? Sa bouche à lui ? sa bouche à elle ? oumon hallucinant souvenir ? Ah çà ! qu’est-ce que ceprince de la Terre-Noire vient faire sur la Côte d’Azur avec seschansons lithuaniennes ? Et pourquoi son image et ses chantsme poursuivent-ils ainsi ?

Pourquoi le supporte-t-elle ? Il est ridicule avec ses yeuxtendres et ses longs cils chargés d’ombre et ses chansonslithuaniennes ! et moi aussi je suis ridicule ! Aurais-jeun cœur de collégien ? Je ne le crois pas. J’aime mieuxvraiment m’arrêter à cette hypothèse que ce qui m’agite dans lapersonnalité du prince Galitch est moins l’intérêt que lui porteMrs. Edith que la pensée de l’autre !… Oui, c’est biencela ; dans mon esprit, le prince et Larsan viennentm’inquiéter ensemble. On ne l’a pas vu au château depuis le fameuxdéjeuner où il nous fut présenté, c’est-à-dire depuisl’avant-veille.

L’après-midi qui a suivi le départ de Rouletabille ne nous arien apporté de nouveau. Nous n’avons pas de nouvelles de lui, pasplus que du vieux Bob. Mrs. Edith est restée enfermée chez elle,après avoir interrogé les domestiques et visité les appartements duvieux Bob et la Tour Ronde. Elle n’a pas voulu pénétrer dansl’appartement de Darzac. « C’est l’affaire de la justice »,a-t-elle dit. Arthur Rance s’est promené une heure sur le boulevardde l’Ouest, et il paraissait fort impatient. Personne ne m’a parlé.Ni M. ni Mme Darzac ne sont sortis de la Louve. Chacun a dîné chezsoi. On n’a pas vu le professeur Stangerson.

… Et, maintenant, tout semble dormir au château… Mais lesombres se reprennent à tourner autour de l’astre des nuits.Qu’est-ce que ceci, sinon l’ombre d’un canot qui se détache del’ombre du fort et glisse maintenant sur le flot argenté ?Quelle est cette silhouette qui se dresse, orgueilleuse, à l’avant,pendant qu’une autre ombre se courbe sur la rame silencieuse ?C’est la tienne, Féodor Féodorowitch ! Eh ! voilà unmystère qui sera peut-être plus facile à pénétrer que celui de laTour Carrée, ô Rouletabille ! Et je crois que la cervelle deMrs. Edith y suffirait…

Nuit hypocrite !… Tout semble dormir et rien ne dort, nipersonne… Qui donc peut se vanter de pouvoir dormir au châteaud’Hercule ? Croyez-vous que Mrs. Edith dort ? Et M. etMme Darzac, dorment-ils ? Et pourquoi M. Stangerson, quisemble dormir tout éveillé, le jour, dormirait-il justement cettenuit-là, lui dont la couche n’a cessé d’être visitée, comme on dit,par la pâle insomnie depuis la révélation du Glandier ? Etmoi, est-ce que je dors ?

J’ai quitté ma chambre, je suis descendu dans la Cour duTéméraire ; mes pas m’ont porté en hâte sur le boulevard de laTour Ronde. Si bien que je suis arrivé à temps pour voir, sous laclarté lunaire, la barque du prince Galitch aborder à la grève,devant les jardins de Babylone. Il sauta sur le galet, et, derrièrelui, l’homme, ayant rangé les rames, sauta. Je reconnus le maîtreet le domestique : Féodor Féodorowitch et son esclave Jean.Quelques secondes plus tard, ils s’enfonçaient dans l’ombreprotectrice des palmiers centenaires et des eucalyptus géants…

Aussitôt, j’ai fait le tour du boulevard de la Cour duTéméraire… Et puis, le cœur battant, je me suis dirigé vers labaille. Les dalles de la poterne ont retenti sous mon pas solitaireet il m’a semblé voir une ombre se dresser, attentive, sous l’ogiveà demi détruite du porche de la chapelle. Je me suis arrêté dans lanuit épaisse de la Tour du Jardinier et j’ai tâté dans ma poche monrevolver. L’ombre, là-bas, n’a pas bougé. Est-ce bien une ombrehumaine qui écoute ? Je me glisse derrière une haie deverveine qui borde le sentier conduisant directement à la Louve, àtravers buissons et bosquets et tout le débordement parfumé duprintemps en fleurs. Je n’ai point fait de bruit, et l’ombre,rassurée sans doute, a fait, elle, un mouvement. C’est la Dame ennoir ! La lune, sous l’ogive à demi détruite, me la montretoute blanche. Et puis, cette forme tout à coup disparaît comme parenchantement. Alors, je me suis rapproché encore de la chapelle,et, au fur et à mesure que je diminuais la distance qui me séparaitde ces ruines, je percevais un léger murmure, des parolesentrecoupées de soupirs si mouillés de larmes que mes propres yeuxen devinrent humides. La Dame en noir pleurait, là, derrièrequelque pilier. Était-elle seule ? N’avait-elle point choisi,dans cette nuit d’angoisse, cet autel envahi par les fleurs pour yvenir apporter en toute paix sa prière embaumée ?

Tout à coup, j’aperçus une ombre à côté de la Dame en noir, etje reconnus Robert Darzac. De l’endroit où j’étais, je pouvaismaintenant entendre tout ce qu’ils pouvaient se dire.L’indiscrétion était forte, inélégante, honteuse. Chose curieuse,je crus de mon devoir d’écouter. Maintenant je ne songeais plus dutout à Mrs. Edith ni au prince Galitch… Mais je songeais toujours àLarsan… Pourquoi ?… Pourquoi était-ce à cause de Larsan que jevoulais savoir ce qu’ils se disaient ?… Je compris queMathilde était descendue furtivement de la Louve pour promener sonangoisse dans le jardin, et que son mari l’avait rejointe… La Dameen noir pleurait. Elle avait pris les mains de Robert Darzac, etelle lui disait :

« Je sais… Je sais toute votre peine… ne me la dites plus… quandje vous vois si changé, si malheureux… je m’accuse de votredouleur… mais ne me dites pas que je ne vous aime plus… Oh !je vous aimerai encore, Robert… comme autrefois… je vous lepromets… »

Et elle sembla réfléchir, pendant que lui, incrédule, l’écoutaitencore.

Elle reprit, bizarre, et cependant avec une énergique conviction:

« Certes ! je vous le promets… »

Elle lui serra encore la main, et elle partit, lui adressant undivin, mais si malheureux sourire, que je me demandai comment cettefemme avait pu parler à cet homme de bonheur possible. Elle mefrôla sans me voir. Elle passa avec son parfum et je ne sentis plusles lauriers-cerises derrière lesquels j’étais caché.

M. Darzac était resté à sa place. Il la regardait encore. Il dittout haut avec une violence qui me fit réfléchir :

« Oui, il faut être heureux ! Il le faut ! »

Ah ! certes, il était bien à bout de patience. Et, avant des’éloigner à son tour, il eut un geste de protestation contre lemauvais sort, d’emportement contre la Destinée, un geste quiravissait la Dame en noir, la jetait sur sa poitrine et l’enfaisait le maître, à travers l’espace.

Il n’eut pas plutôt fait ce geste, que ma pensée se précisa, mapensée qui errait autour de Larsan s’arrêta sur Darzac !Oh ! je m’en souviens très bien ; c’est à partir de cetteseconde où il eut ce geste de rapt dans la nuit lunaire que j’osaime dire ce que je m’étais déjà dit pour tant d’autres… pour tousles autres… « Si c’était Larsan ! »

Et, en cherchant bien, au fond de ma mémoire, je trouve que mapensée a été plus directe encore. Au geste de l’homme, elle arépondu tout de suite, elle a crié : « C’est Larsan ! »

J’en fus tellement épouvanté que, voyant Robert Darzac sediriger vers moi, je ne pus retenir un mouvement de fuite qui luirévéla ma présence. Il me vit, me reconnut, me saisit le bras, etme dit :

« Vous étiez là, Sainclair, vous veilliez !… Nous veillonstous, mon ami… Et vous l’avez entendue !… Voyez-vous,Sainclair, c’est trop de douleur ; moi, je n’en puis plus.Nous allions être heureux ; elle-même pouvait croire qu’elleavait été oubliée du Destin, quand l’autre est réapparu !Alors, ç’a été fini, elle n’a plus eu de force pour notre amour.Elle s’est courbée sous la fatalité ; elle a dû s’imaginer quecelle-ci la poursuivait d’un éternel châtiment. Il a fallu le drameeffroyable de la nuit dernière pour me prouver à moi-même que cettefemme m’a réellement aimé… autrefois… Oui, un moment, elle a craintpour moi, et moi, hélas ! je n’ai tué que pour elle… Mais lavoilà retournée à son indifférence mortelle. Elle ne songe plus –si elle songe encore à quelque chose – qu’à promener un vieillarden silence… »

Il soupira si tristement et si sincèrement que l’abominablepensée en fut chassée du coup. Je ne songeai plus qu’à ce qu’il medisait… à la douleur de cet homme qui semblait avoir perdudéfinitivement la femme qu’il aimait, dans le moment que celle-ciretrouvait un fils dont il continuait d’ignorer l’existence… Defait, il n’avait dû rien comprendre à l’attitude de la Dame ennoir, à la facilité avec laquelle elle paraissait s’être détachéede lui… et il ne trouvait pour expliquer une aussi cruellemétamorphose que l’amour, exaspéré par le remords, de la fille duprofesseur Stangerson pour son père…

M. Darzac continua de gémir.

« À quoi m’aura servi de le frapper ? Pourquoi ai-jetué ? Pourquoi m’impose-t-elle, comme à un criminel, cethorrible silence, si elle ne veut pas m’en récompenser de sonamour ? Redoute-t-elle pour moi de nouveaux juges ?Hélas ! pas même, Sainclair… non, non, pas même. Elle redouteque la pensée agonisante de son père ne succombe devant l’éclatd’un nouveau scandale. Son père ! Toujours son père ! Etmoi, je n’existe pas ! Je l’ai attendue vingt ans, et quand,enfin, je crois qu’elle est venue, son père me la reprend !»

Je me disais : « Son père… son père et son enfant ! »

Il s’assit sur une vieille pierre écroulée de la chapelle et ditencore, se parlant à lui-même : « Mais je l’arracherai de ces murs…je ne peux plus la voir errer ici au bras de son père… comme si jen’existais pas !… »

Et, pendant qu’il disait ces choses, je revoyais la double etlamentable silhouette du père et de la fille, passant et repassant,à l’heure du crépuscule, dans l’ombre colossale de la Tour du Nord,allongée par les feux du soir, et j’imaginais qu’ils ne devaientpas être plus écrasés sous les coups du ciel, cet Oedipe et cetteAntigone qu’on nous représente dès notre plus jeune âge traînant,sous les murs de Colone, le poids d’une surhumaine infortune.

Et puis tout à coup, sans que je pusse en démêler la raison,peut-être à cause d’un geste de Darzac, l’affreuse pensée meressaisit… et je demandai à brûle-pourpoint :

« Comment se fait-il que le sac était vide ? »

Je constatai qu’il ne se troubla point. Il me réponditsimplement : « Rouletabille nous le dira peut-être… » Puis il meserra la main et s’enfonça, pensif, dans les massifs de labaille.

Je le regardais marcher…

… Je suis fou…

Chapitre 16Découverte de « L’Australie »

La lune l’a frappé en plein visage. Il se croit seul dans lanuit et voici certainement l’un des moments où il doit déposer lemasque du jour. D’abord les vitres noires ont cessé de protéger sonregard incertain. Et si sa taille, pendant les heures de comédie,s’est fatiguée à se courber plus que de nature, si les épaules sesont très habilement arrondies, voici la minute où le grand corpsde Larsan, sorti de scène, va se délasser. Qu’il se délassedonc ! Je l’épie dans la coulisse… derrière les figuiers deBarbarie, pas un de ses mouvements ne m’échappe…

Maintenant, il est debout sur le boulevard de l’Ouest qui luifait comme un piédestal ; les rayons lunaires l’enveloppentd’une lueur froide et funèbre. Est-ce toi, Darzac ? ou tonspectre ? ou l’ombre de Larsan revenue de chez lesmorts ?

Je suis fou… En vérité, il faut avoir pitié de nous qui sommestous fous. Nous voyons Larsan partout et peut-être Darzac lui-mêmem’a-t-il regardé un jour, moi, Sainclair, en se disant : « Sic’était Larsan !… » Un jour !… je parle comme s’il yavait des années que nous étions enfermés dans ce château et il y atout juste quatre jours… Nous sommes arrivés ici, le 8 avril, unsoir…

Sans doute, mais jamais mon cœur n’a ainsi battu quand je meposais la terrible question pour les autres ; c’est peut-êtreaussi qu’elle était moins terrible quand il s’agissait des autres…Et puis, c’est singulier ce qui m’arrive. Au lieu que mon espritrecule effrayé devant l’abîme d’une aussi incroyable hypothèse, aucontraire, il est attiré, entraîné, horriblement séduit. Il a levertige et il ne fait rien pour l’éviter. Il me pousse à ne pointquitter des yeux le spectre debout sur le boulevard de l’Ouest, àlui trouver des attitudes, des gestes, une ressemblance, parderrière… et puis aussi le profil… et puis aussi la face… Là, commeça… Il ressemble tout à fait à Larsan… Oui, mais comme ça, ilressemble tout à fait à Darzac…

Comment se fait-il que cette idée me vienne, cette nuit, pour lapremière fois ? Quand j’y songe… Elle eût dû être notrepremière idée ! Est-ce que, lors du Mystère de la ChambreJaune, la silhouette Larsan n’apparaissait point, au moment ducrime, tout à fait confondue avec la silhouette Darzac ?Est-ce que le Darzac qui venait chercher la réponse de MlleStangerson au bureau de poste 40 n’était point Larsanlui-même ? Est-ce que cet empereur du camouflage n’avait pointdéjà entrepris avec succès d’être Darzac, si bien qu’il avaitréussi à faire accuser de ses propres crimes le fiancé de MlleStangerson !…

Sans doute… sans doute… mais, tout de même, si j’ordonne à moncœur inquiet de se taire pour pouvoir entendre ma raison, je sauraique mon hypothèse est insensée… Insensée ?… Pourquoi ?…Tenez, le voilà, le spectre Larsan qui allonge les grands ciseauxde ses jambes, qui marche comme Larsan… oui, mais il a les épaulesde Darzac.

Je dis insensée parce que, si l’on n’est pas Darzac, on peuttenter de l’être dans l’ombre, dans le mystère, de loin, comme lorsdes drames du Glandier… mais ici, nous touchons l’homme !…nous vivons avec lui !…

Nous vivons avec lui ?… Non !…

D’abord, il est rarement là… presque toujours enfermé dans sachambre ou penché sur cet inutile travail de la Tour du Téméraire…Voilà, ma foi, un beau prétexte que celui de dessiner pour qu’on nevoie pas votre tête et pour répondre aux gens sans tourner latête…

Mais enfin, il ne dessine pas toujours… Oui, mais dehors,toujours, excepté ce soir, il a son binocle noir… Ah ! cetaccident du laboratoire a été des plus intelligents… Cette petitelampe qui a fait explosion savait – je l’ai toujours pensé – leservice qu’elle allait rendre à Larsan lorsque Larsan aurait prisla place de Darzac… Elle lui permettrait d’éviter, toujours…toujours, la grande lumière du jour… à cause de la faiblesse desyeux… Comment donc !… Il n’est point jusqu’à Mlle Stangersonet Rouletabille qui ne s’arrangeaient pour trouver les coinsd’ombre où les yeux de M. Darzac n’avaient rien à redouter de lalumière du jour… Du reste, il a, plus que tout autre, en yréfléchissant, depuis que nous sommes arrivés ici, cettepréoccupation de l’ombre… nous l’avons vu peu, mais toujours àl’ombre. Cette petite salle du conseil est fort sombre, … laLouve est sombre… Et il a choisi, des deux chambres de la TourCarrée, celle qui reste toujours plongée dans unedemi-obscurité.

Tout de même… Voyons ! Voyons !… Voyons ! On netrompe pas Rouletabille comme ça !… ne serait-ce que troisjours !… Cependant, comme dit Rouletabille, Larsan est néavant Rouletabille, puisqu’il est son père…

… Ah ! je revois le premier geste de Darzac, quand ilest venu au-devant de nous à Cannes, et qu’il est monté dans notrecompartiment… Il a tiré le rideau… De l’ombre, toujours…

Le spectre, maintenant, sur le boulevard de l’Ouest, s’estretourné de mon côté… Je le vois bien… de face… pas de binocle… ilest immobile… il est placé là comme si on allait le photographier…Ne bougez pas !… Là, ça y est !… Eh bien, c’est RobertDarzac ! c’est Robert Darzac !

… Il se remet en marche… Je ne sais plus… il y a quelquechose qui me manque, dans la marche de Darzac, pour que jereconnaisse la marche de Larsan ; mais quoi ?…

Oui, Rouletabille aurait tout vu. Euh ?… Rouletabilleraisonne plus qu’il ne regarde. Et puis, a-t-il eu tellement letemps de regarder que cela ?…

Non !… N’oublions pas que Darzac est allé passer trois moisdans le Midi !… C’est vrai !… Ah ! on peut raisonnerlà-dessus : trois mois, pendant lesquels on ne l’a pas vu… Il étaitparti malade… Il était revenu bien portant… On ne s’étonne pointque la figure d’un homme ait un peu changé quand, partie avec unemine de mort, elle réapparaît avec une mine de vivant.

Et la cérémonie du mariage a eu lieu tout de suite… Comme ils’est montré à nous avec parcimonie avant, et depuis… Et, du reste,il n’y a pas encore une semaine de tout cela… Un Larsan peut tenirle coup pendant six jours.

L’homme (Darzac ? Larsan ?) descend de son piédestaldu boulevard de l’Ouest et vient droit à moi… M’a-t-il vu ? Jeme fais plus petit derrière mon figuier de Barbarie.

… Trois mois d’absence pendant lesquels Larsan a puétudier tous les tics, toutes les manifestations Darzac, et puis onsupprime Darzac et on prend sa place, et sa femme… on l’emporte… letour est joué !…

… La voix ? Quoi de plus facile que d’imiter une voixdu Midi ? On a un peu plus ou un peu moins l’accent, voilàtout. Moi, j’ai cru observer qu’il l’avait un peu plus… Oui, leDarzac d’aujourd’hui a un peu plus l’accent – je crois – que celuid’avant le mariage…

Il est presque sur moi, il passe à mes côtés… Il ne m’a pasvu…

… C’est Larsan ! Je vous dis que c’estLarsan !…

Mais il s’arrête une seconde, regarde éperdument toutes ceschoses endormies autour de lui, de lui dont la douleur veillesolitaire, et il gémit, comme un pauvre malheureux homme qu’ilest…

… C’est Darzac !…

Et puis, il est parti… Et je suis resté là, derrière un figuier,dans l’anéantissement de ce que j’avais osé penser !…

Combien de temps restai-je ainsi, prostré ? Uneheure ? Deux heures ? Quand je me relevai, j’avais lesreins rompus et l’esprit très fatigué. Oh ! trèsfatigué ! J’étais allé, au cours de mes étourdissanteshypothèses, jusqu’à me demander si par hasard (par hasard !)le Larsan qui était dans le sac de pommes de terre dites «saucisses » ne s’était pas substitué au Darzac qui le conduisait,dans la petite voiture anglaise traînée par Toby aux gouffres dupuits de Castillon !… Parfaitement, je voyais le corps àl’agonie ressuscitant tout à coup et priant M. Darzac d’allerprendre sa place. Il n’avait fallu, pour que je rejetasse loin demon absurde cogitation cette supposition imbécile, rien moins quele rappel de la preuve absolue de son impossibilité, qui m’avaitété donnée le matin même par une conversation très intime entre M.Darzac et moi, au sortir de notre cruelle séance dans la TourCarrée, séance pendant laquelle avaient été si bien établis tousles termes du problème du corps de trop. À ce moment, je lui avaisposé, à propos du prince Galitch, dont la falote image ne cessaitde me poursuivre, quelques questions auxquelles il avait tout desuite répondu en faisant allusion à une autre conversation trèsscientifique que nous avions eue la veille, Darzac et moi, et quin’avait pu matériellement être entendue de personne autre que denous deux, au sujet de ce même prince Galitch. Lui seul connaissaitcette conversation là, et il ne faisait point de doute, par celamême, que le Darzac qui me préoccupait tant aujourd’hui n’étaitautre que celui de la veille.

Si insensée que fût l’idée de cette substitution, on mepardonnera tout de même de l’avoir eue. Rouletabille en était unpeu la cause avec ses façons de me parler de son père comme du Dieude la métamorphose ! Et j’en revins à la seule hypothèsepossible – possible pour un Larsan qui aurait pris la place d’unDarzac – à celle de la substitution au moment du mariage, lors duretour du fiancé de Mlle Stangerson à Paris, après trois moisd’absence dans le Midi…

La plainte déchirante que Robert Darzac, se croyant seul, avaitlaissé échapper, tout à l’heure à mes côtés, ne parvenait point àchasser tout à fait cette idée-là… Je le voyais entrant à l’égliseSaint-Nicolas-du-Chardonnet, paroisse à laquelle il avait voulu quele mariage eût lieu… peut-être, pensai-je, parce qu’il n’y avaitpoint d’église plus sombre à Paris…

Ah ! on est très curieusement bête quand on se trouve, parune nuit lunaire, derrière un figuier de Barbarie, aux prises avecla pensée de Larsan !…

Très, très bête ! me disais-je, en regagnant toutdoucement, à travers les massifs de la baille, le lit quim’attendait dans une petite chambre solitaire du Château Neuf… trèsbête… car, comme l’avait si bien dit Rouletabille… si Larsan avaitété alors Darzac, il n’avait qu’à emporter sa belle proie et il nese serait point complu à réapparaître à l’état de Larsan pourépouvanter Mathilde, et il ne l’aurait pas amenée au château fortd’Hercule, au milieu des siens, et il n’aurait pas pris laprécaution désastreuse pour ses desseins de montrer à nouveau, dansla barque de Tullio, la figure menaçante deRoussel-Ballmeyer !

À ce moment, Mathilde lui appartenait, et c’est depuis ce momentqu’elle s’était reprise. La réapparition de Larsan ravissaitdéfinitivement la Dame en noir à Darzac, donc Darzac n’était pasLarsan ! Mon Dieu ! que j’ai mal à la tête… C’est la luneéblouissante, là-haut, qui m’a frappé douloureusement la cervelle…j’ai un coup de lune…

Et puis… et puis, n’était-il pas apparu à Arthur Rance lui-même,dans les jardins de Menton, alors que Darzac venait d’être « misdans le train » qui le conduisait à Cannes, au-devant denous ! Si Arthur Rance avait dit vrai, je pouvais aller mecoucher en toute tranquillité… Et pourquoi Arthur Rance eût-ilmenti ?… Arthur Rance, encore un qui est amoureux de la Dameen noir, qui n’a pas cessé de l’être… Mrs. Edith n’est pas unesotte ; elle a tout vu, Mrs. Edith !… Allons !…allons nous coucher…

J’étais encore sous la poterne du Jardinier et j’allais entrerdans la Cour du Téméraire quand il m’a semblé entendre quelquechose… on eût dit une porte que l’on refermait… cela avait faitcomme un bruit de bois et de fer… de serrure… je passai vivement latête hors de la poterne et je crus apercevoir une vague silhouettehumaine près de la porte du Château Neuf, une silhouette, qui,aussitôt, s’était confondue avec l’ombre du Château Neufelle-même ; j’armai mon revolver et, en trois bonds, entraidans l’ombre à mon tour… Mais je n’aperçus plus rien que l’ombre.La porte du Château Neuf était fermée et je croyais bien merappeler que je l’avais laissée entrouverte. J’étais très ému, trèsanxieux… je ne me sentais pas seul… qui donc pouvait être autour demoi ? Évidemment, si la silhouette existait en dehors de mavision et de mon esprit troublés, elle ne pouvait plus êtremaintenant que dans le Château Neuf, car la Cour du Téméraire étaitdéserte.

Je poussai avec précaution la porte, et entrai dans le ChâteauNeuf. J’écoutai attentivement et sans faire le moindre mouvement aumoins pendant cinq minutes… Rien !… je devais m’être trompé…Cependant je ne fis point craquer d’allumettes et, le plussilencieusement que je pus, je gravis l’escalier et gagnai machambre. Là, je m’enfermai et seulement respirai à l’aise…

Cette vision continuait cependant à m’inquiéter plus que je neme l’avouais à moi-même, et, bien que je me fusse couché, je neparvenais point à m’endormir. Enfin, sans que je pusse en suivre laraison, la vision de la silhouette et la pensée de Darzac-Larsan semêlaient étrangement dans mon esprit déséquilibré…

Si bien que j’en étais arrivé à me dire : je ne serai tranquilleque lorsque je me serai assuré que M. Darzac lui-même n’est pasLarsan ! Et je ne manquerai point de le faire à la prochaineoccasion.

Oui, mais comment ?… Lui tirer la barbe ?… Si je metrompe, il me prendra pour un fou ou il devinera ma pensée et ellene sera point faite pour le consoler de tous les malheurs dont ilgémit. Il ne manquerait plus à son infortune que d’être soupçonnéd’être Larsan !

Soudain, je rejetai mes couvertures, je m’assis sur mon lit, etm’écriai :

« L’Australie ! »

Je venais de me souvenir d’un épisode dont j’ai parlé aucommencement de ce récit. On se rappelle que, lors de l’accident dulaboratoire, j’avais accompagné M. Robert Darzac chez lepharmacien. Or, dans le moment qu’on le soignait, comme il avait dûôter sa jaquette, la manche de sa chemise, dans un faux mouvement,s’était relevée jusqu’au coude et y avait été arrêtée pendant toutela séance, ce qui m’avait permis de constater que M. Darzac avait,près de la saignée du bras droit une large « tache de naissance »dont les contours semblaient curieusement suivre le dessingéographique de l’Australie. Mentalement, pendant que le pharmacienopérait, je n’avais pu m’empêcher de placer, sur ce bras, auxendroits qu’elles occupent sur la carte, Melbourne, Sydney,Adélaïde ; et il y avait encore sous cette large tache uneautre toute petite tache située dans les environs de la terre ditede Tasmanie.

Et quand, par hasard, plus tard, il m’était arrivé de penser àcet accident, à la séance chez le pharmacien et à la tache denaissance, j’avais toujours pensé aussi, par une liaison d’idéesbien compréhensible, à l’Australie.

Et dans cette nuit d’insomnie, voilà que l’Australie encorem’apparaissait !…

Assis sur mon lit, j’avais eu à peine le temps de me féliciterd’avoir songé à une preuve aussi décisive de l’identité de RobertDarzac et je commençais à agiter la question de savoir comment jepourrais bien m’y prendre pour me la fournir à moi-même, quand unbruit singulier me fit dresser l’oreille… Le bruit se répéta… oneût dit que des marches craquaient sous des pas lents etprécautionneux.

Haletant, j’allai à ma porte et, l’oreille à la serrure,j’écoutai. D’abord, ce fut le silence, et puis les marchescraquèrent à nouveau… Quelqu’un était dans l’escalier, je nepouvais plus en douter… et quelqu’un qui avait intérêt à dissimulersa présence… je songeai à l’ombre que j’avais cru voir tout àl’heure en entrant dans la Cour du Téméraire… quelle pouvait êtrecette ombre, et que faisait-elle dans l’escalier ?Montait-elle ? Descendait-elle ?…

Un nouveau silence… J’en profitai pour passer rapidement monpantalon et, armé de mon revolver, je réussis à ouvrir ma portesans la faire geindre sur ses gonds. Retenant mon souffle,j’avançai jusqu’à la rampe de l’escalier et j’attendis. J’ai ditl’état de délabrement dans lequel se trouvait le Château Neuf. Lesrayons funèbres de la lune arrivaient obliquement par les hautesfenêtres qui s’ouvraient sur chaque palier et découpaient avecprécision des carrés de lumière blême dans la nuit opaque de cettecage d’escalier qui était très vaste. La misère du château ainsiéclairée par endroits n’en paraissait que plus définitive. La ruinede la rampe de l’escalier, les barreaux brisés, les murs lézardéscontre lesquels, çà et là, de vastes lambeaux de tapisseriependaient encore, tout cela qui ne m’avait que fort peuimpressionné dans le jour, me frappait alors étrangement, et monesprit était tout prêt à me représenter ce décor lugubre du passécomme un lieu propice à l’apparition de quelque fantôme…Réellement, j’avais peur… L’ombre, tout à l’heure, m’avait si bienglissé entre les doigts… car j’avais bien cru la toucher… Tout demême, un fantôme peut se promener dans un vieux château sans fairecraquer des marches d’escalier… Mais elles ne craquaient plus…

Tout à coup, comme j’étais penché au-dessus de la rampe, jerevis l’ombre !… elle était éclairée d’une façon éclatante… detelle sorte que d’ombre qu’elle était elle était devenue lueur. Lalune l’avait allumée comme un flambeau… Et je reconnus RobertDarzac !

Il était arrivé au rez-de-chaussée et traversait le vestibule enlevant la tête vers moi comme s’il sentait peser mon regard surlui. Instinctivement, je me rejetai en arrière. Et puis, je revinsà mon poste d’observation juste à temps pour le voir disparaîtredans un couloir qui conduisait à un autre escalier desservantl’autre partie du bâtiment. Que signifiait ceci ? Qu’est-ceque Robert Darzac faisait la nuit dans le Château Neuf ?Pourquoi prenait-il tant de précautions pour n’être point vu ?Mille soupçons me traversèrent l’esprit, ou plutôt toutes lesmauvaises pensées de tout à l’heure me ressaisirent avec une forceextraordinaire et, sur les traces de Darzac, je m’élançai à ladécouverte de l’Australie.

J’eus tôt fait d’arriver au corridor au moment même où il lequittait et commençai de gravir, toujours fort prudemment, lesdegrés vermoulus du second escalier. Caché dans le corridor, je levis s’arrêter au premier palier, et pousser une porte. Et puis jene vis plus rien ; il était rentré dans l’ombre et peut-êtredans la chambre. Je grimpai jusqu’à cette porte qui était referméeet, sûr qu’il était dans la chambre, je frappai trois petits coups.Et j’attendis. Mon cœur battait à se rompre. Toutes ces chambresétaient inhabitées, abandonnées… Qu’est-ce que M. Robert Darzacvenait faire dans l’une de ces chambres-là ?…

J’attendis deux minutes qui me parurent interminables, et, commepersonne ne me répondait, comme la porte ne s’ouvrait pas, jefrappai à nouveau et j’attendis encore… alors, la porte s’ouvrit etRobert Darzac me dit de sa voix la plus naturelle :

« C’est vous, Sainclair ? Que me voulez-vous, monami ?…

– Je veux savoir, fis-je – et ma main serrait au fond de mapoche mon revolver, et ma voix, à moi, était comme étranglée, tant,au fond, j’avais peur – je veux savoir ce que vous faites ici, àune pareille heure… »

Tranquillement, il craqua une allumette, et dit :

« Vous voyez !… je me préparais à me coucher… »

Et il alluma une bougie que l’on avait posée sur une chaise, caril n’y avait même pas, dans cette chambre délabrée, une pauvretable de nuit. Un lit dans un coin, un lit de fer que l’on avait dûapporter là dans la journée, composait tout l’ameublement.

« Je croyais que vous deviez coucher, cette nuit, à côté de MmeDarzac et du professeur, au premier étage de la Louve…

– L’appartement était trop petit ; j’aurais pu gêner MmeDarzac, fit amèrement le malheureux… J’ai demandé à Bernier de medonner un lit ici… Et puis, peu m’importe où je couche puisque jene dors pas… »

Nous restâmes un instant silencieux. J’avais tout à fait hontede moi et de mes « combinaisons » saugrenues. Et, franchement, monremords était tel que je ne pus en retenir l’expression. Je luiavouai tout : mes infâmes soupçons, et comment j’avais bien cru, enle voyant errer si mystérieusement de nuit dans le Château Neuf,avoir affaire à Larsan, et comment je m’étais décidé à aller à ladécouverte de l’Australie. Car, je ne lui cachai même pas quej’avais mis un instant tout mon espoir dans l’Australie.

Il m’écoutait avec la face la plus douloureuse du monde et,tranquillement, il releva sa manche et, approchant son bras nu dela bougie, il me montra la « tache de naissance » qui devait mefaire rentrer « dans mes esprits ». Je ne voulais point la voir,mais il insista pour que je la touchasse, et je dus constater quec’était là une tache très naturelle et sur laquelle on eût pumettre des petits points avec des noms de ville : Sidney,Melbourne, Adélaïde… et, en bas, il y avait une autre petite tachequi représentait la Tasmanie…

« Vous pouvez frotter, fit-il encore de sa voix absolumentdésabusée… ça ne s’en va pas !… »

Je lui demandai encore pardon, les larmes aux yeux, mais il nevoulut me pardonner que lorsqu’il m’eut forcé à lui tirer la barbe,laquelle ne me resta point dans la main…

Alors, seulement, il me permit d’aller me recoucher, ce que jefis en me traitant d’imbécile.

Chapitre 17Terrible aventure du vieux Bob

Quand je me réveillai, ma première pensée courut encore àLarsan. En vérité, je ne savais plus que croire, ni moi nipersonne, ni sur sa mort ni sur sa vie. Était-il moins blessé qu’onne l’avait cru ?… Que dis-je ? était-il moins mort qu’onne l’avait pensé ? Avait-il pu s’enfuir du sac jeté par Darzacau gouffre de Castillon ? Après tout, la chose était fortpossible, ou plutôt l’hypothèse n’allait point au-dessus des forceshumaines d’un Larsan, surtout depuis que Walter avait expliquéqu’il avait trouvé le sac à trois mètres de l’orifice de lacrevasse, sur un palier naturel dont M. Darzac ne soupçonnaitcertainement pas l’existence quand il avait cru jeter la dépouillede Larsan à l’abîme…

Ma seconde pensée alla à Rouletabille. Que faisait-il pendant cetemps ? Pourquoi était-il parti ? Jamais sa présence aufort d’Hercule n’avait été aussi nécessaire ! S’il tardait àvenir, cette journée ne se passerait point sans quelque drame entreles Rance et les Darzac !

C’est alors que l’on frappa à ma porte et que le père Bernierm’apporta justement un bref billet de mon ami qu’un petit voyou dela ville venait de déposer entre les mains du père Jacques.Rouletabille me disait : « Serai de retour ce matin. Levez-vousvite et soyez assez aimable pour aller me pêcher pour mon déjeunerde ces excellentes palourdes qui abondent sur les rochers quiprécèdent la pointe de Garibaldi. Ne perdez pas un instant. Amitiéset merci. Rouletabille ! » Ce billet me laissa tout à faitsongeur, car je savais par expérience que, lorsque Rouletabilleparaissait s’occuper de babioles, jamais son activité ne portait enréalité sur des objets plus considérables.

Je m’habillai à la hâte et, armé d’un vieux couteau que m’avaitprêté le père Bernier, je me mis en mesure de contenter lafantaisie de mon ami. Comme je franchissais la porte du Nord,n’ayant rencontré personne à cette heure matinale – il pouvait êtresept heures – je fus rejoint par Mrs. Edith à qui je fis part dupetit « mot » de Rouletabille. Mrs. Edith – que l’absence prolongéedu vieux Bob affolait tout à fait – le trouva « bizarre etinquiétant » et elle me suivit à la pêche aux palourdes. En routeelle me confia que son oncle n’était point ennemi, de temps àautre, d’une petite fugue, et qu’elle avait, jusqu’à cette heure,conservé l’espoir que tout s’expliquerait par son retour ;mais maintenant l’idée recommençait à lui enflammer la cervelled’une affreuse méprise qui aurait fait le vieux Bob victime de lavengeance des Darzac !…

Elle proféra, entre ses jolies dents, une sourde menace contrela Dame en noir, ajouta que sa patience durerait jusqu’à midi etpuis ne dit plus rien.

Nous nous mîmes à pêcher les palourdes de Rouletabille. Mrs.Edith avait les pieds nus ; moi aussi. Mais les pieds nus deMrs. Edith m’occupaient beaucoup plus que les miens. Le fait estque les pieds de Mrs. Edith, que j’ai découverts dans la merd’Hercule, sont les plus délicats coquillages du monde, et qu’ilsme firent si bien oublier les palourdes que ce pauvre Rouletabilles’en serait certainement passé à son déjeuner si la jeune femmen’avait montré un si beau zèle. Elle clapotait dans l’onde amère etglissait son couteau sous les rocs avec une grâce un peu énervéequi lui seyait plus que je ne saurais dire. Tout à coup, nous nousredressâmes tous deux et tendîmes l’oreille d’un même mouvement. Onentendait des cris du côté des grottes. Au seuil même de celle deRoméo et Juliette, nous distinguâmes un petit groupe qui faisaitdes gestes d’appel. Poussés par le même pressentiment, nousregagnâmes à la hâte le rivage. Bientôt, nous apprenions qu’attiréspar des plaintes, deux pêcheurs venaient de découvrir, dans un troude la grotte de Roméo et Juliette, un malheureux qui y était tombéet qui avait dû y rester, de longues heures, évanoui.

… Nous ne nous étions pas trompés. C’était bien le vieuxBob qui était au fond du trou. Quand on l’eût tiré au bord de lagrotte, dans la lumière du jour, il apparut certainement digne depitié, tant sa belle redingote noire était salie, fripée, arrachée.Mrs. Edith ne put retenir ses larmes, surtout quand on se futaperçu que le vieil homme avait une clavicule démise et un piedfoulé, et il était si pâle qu’on eût pu croire qu’il allaitmourir.

Heureusement il n’en fut rien. Dix minutes plus tard, il était,sur les ordres qu’il donna, étendu sur son lit dans sa chambre dela Tour Carrée. Mais peut-on imaginer que cet entêté refusa de sedéshabiller et de quitter sa redingote avant l’arrivée desmédecins ? Mrs. Edith, de plus en plus inquiète, s’installaità son chevet ; mais, quand arrivèrent les docteurs, le vieuxBob exigea de sa nièce qu’elle le quittât sur-le-champ et qu’ellesortît de la Tour Carrée. Et il en fit même fermer la porte.

Cette précaution dernière nous surprit beaucoup. Nous étionsréunis dans la Cour du Téméraire, M. et Mme Darzac, Mr Arthur Ranceet moi, ainsi que le père Bernier qui me guettait drôlement,attendant des nouvelles. Quand Mrs. Edith sortit de la Tour Carréeaprès l’arrivée des médecins, elle vint à nous et nous dit :

« Espérons que ça ne sera pas grave. Le vieux Bob est solide.Qu’est-ce que je vous avais dit ! Je l’ai confessé : c’est unvieux farceur ; il a voulu voler le crâne du princeGalitch ! Jalousie de savant ; nous rirons bien quand ilsera guéri. »

Alors, la porte de la Tour Carrée s’ouvrit et Walter, le fidèleserviteur du vieux Bob, parut. Il était pâle, inquiet.

« Oh ! Mademoiselle ! dit-il. Il est plein desang ! Il ne veut pas qu’on le dise, mais il faut lesauver !… »

Mrs. Edith avait déjà disparu dans la Tour Carrée. Quant à nous,nous n’osions avancer. Bientôt elle réapparut :

« Oh ! nous fit-elle… C’est affreux ! Il a toute lapoitrine arrachée. »

J’allai lui offrir mon bras pour qu’elle s’y appuyât, car, chosesingulière, Mr Arthur Rance s’était, dans ce moment, éloigné denous et se promenait sur le boulevard, les mains derrière le dos,en sifflotant. J’essayai de réconforter Mrs. Edith et je laplaignis, mais ni M. ni Mme Darzac ne la plaignirent.

Rouletabille arriva au château une heure après l’événement. Jeguettais son retour du haut du boulevard de l’Ouest et, sitôt queje le vis sur le bord de la mer, je courus à lui. Il me coupa laparole dès ma première demande d’explication et me demanda tout desuite si j’avais fait une bonne pêche, mais je ne me trompais pointà l’expression de son regard inquisiteur. Je voulus me montreraussi malin que lui et je répondis :

« Oh ! une très bonne pêche ! j’ai repêché le vieuxBob ! »

Il sursauta. Je haussai les épaules, car je croyais à de lacomédie et je lui dis :

« Allons donc ! Vous saviez bien où vous nous conduisiezavec votre pêche et votre dépêche ! »

Il me fixa d’un air étonné :

« Vous ignorez certainement en ce moment quelle peut être laportée de vos paroles, mon cher Sainclair, sans quoi vous m’auriezévité la peine de protester contre une pareilleaccusation !

– Mais quelle accusation ? m’écriai-je.

– Celle d’avoir laissé le vieux Bob au fond de la grotte deRoméo et Juliette, sachant qu’il y agonisait.

– Oh ! oh ! fis-je, calmez-vous et rassurez-vous : levieux Bob n’est pas à l’agonie. Il a un pied foulé, une épauledémise, ça n’est pas grave et son histoire est la plus honnête dumonde : il prétend qu’il voulait voler le crâne du princeGalitch !

– Quelle drôle d’idée ! » ricana Rouletabille.

Il se pencha vers moi et, les yeux dans les yeux :

« Vous croyez à cette histoire-là, vous ?… Et… c’esttout ? Pas d’autres blessures ?

– Si, fis-je. Il y a une autre blessure, mais les docteursviennent de la déclarer sans gravité aucune. Il a la poitrinedéchirée.

– La poitrine déchirée ! reprit Rouletabille en me serrantnerveusement la main. Et comment est-elle déchirée, cettepoitrine ?

– Nous ne savons pas ; nous ne l’avons pas vue. Le vieuxBob est d’une étrange pudeur. Il n’a point voulu quitter saredingote devant nous ; et sa redingote cachait si bien sablessure que nous ne nous serions jamais douté de cette blessure-làsi Walter n’était venu nous en parler, épouvanté qu’il était par lesang qu’elle avait répandu. »

Aussitôt arrivés au château, nous tombâmes sur Mrs. Edith quisemblait nous chercher.

« Mon oncle ne veut point de moi à son chevet, fit-elle enregardant Rouletabille avec un air d’anxiété que je ne lui avaisjamais encore connu : c’est incompréhensible !

– Oh ! madame ! répliqua le reporter en adressant ànotre gracieuse hôtesse son salut le plus cérémonieux, je vousaffirme qu’il n’y a rien au monde d’incompréhensible, quand on veutun peu se donner la peine de comprendre ! » Et il la félicitad’avoir retrouvé un si bon oncle dans le moment qu’elle le croyaitperdu.

Mrs. Edith, tout à fait renseignée sur la pensée de mon ami,allait lui répondre, quand nous fûmes rejoints par le princeGalitch. Il venait chercher des nouvelles de son ami vieux Bob,ayant appris l’accident. Mrs. Edith le rassura sur les suites del’équipée de son fantastique oncle et pria le prince de pardonner àson parent son amour excessif pour les plus vieux crânes del’humanité. Le prince sourit avec grâce et politesse quand elle luinarra que le vieux Bob avait voulu le voler.

« Vous retrouverez votre crâne, dit-elle, au fond du trou de lagrotte où il a roulé avec lui… C’est lui qui me l’a dit…Rassurez-vous donc, prince, pour votre collection… »

Le prince demanda encore des détails. Il semblait très curieuxde l’affaire. Et Mrs. Edith raconta que l’oncle lui avait avouéqu’il avait quitté le fort d’Hercule par le chemin du puits quicommunique avec la mer. Aussitôt qu’elle eut encore ajouté cela,comme je me rappelais l’expérience du seau d’eau de Rouletabille etaussi les ferrures fermées, les mensonges du vieux Bob reprirentdans mon esprit des proportions gigantesques ; et j’étais sûrqu’il devait en être de même pour tous ceux qui nous entouraient,s’ils étaient de bonne foi. Enfin, Mrs. Edith nous dit que Tulliol’avait attendu avec sa barque à l’orifice de la galerieaboutissant au puits pour le conduire au rivage devant la grotte deRoméo et Juliette.

« Que de détours, ne pus-je m’empêcher de m’écrier, quand ilétait si simple de sortir par la porte ! »

Mrs. Edith me regarda douloureusement et je regrettai aussitôtd’avoir pris aussi manifestement parti contre elle.

« Voilà qui est de plus en plus bizarre ! fit remarquerencore le prince. Avant-hier matin, le Bourreau de la mer est venuprendre congé de moi, car il quittait le pays et je suis sûr qu’ila pris le train pour Venise, son pays d’origine, à cinq heures dusoir. Comment voulez-vous qu’il ait conduit M. Vieux Bob sur sabarque la nuit suivante ! D’abord il n’était plus là, ensuiteil avait vendu sa barque… m’a-t-il dit, étant décidé à ne plusrevenir dans le pays… »

Il y eut un silence et puis Galitch reprit :

« Tout ceci n’a que peu d’importance… pourvu que votre oncle,madame, guérisse rapidement de ses blessures, et aussi, ajouta-t-ilavec un nouveau sourire encore plus charmant que tous lesprécédents, si vous voulez bien m’aider à retrouver un pauvrecaillou qui a disparu de la grotte et dont je vous donne lesignalement : caillou aigu de vingt-cinq centimètres de long et uséà l’une de ses extrémités en forme de grattoir ; bref, le plusvieux grattoir de l’humanité… J’y tiens beaucoup, appuya le prince,et peut-être pourriez-vous savoir, madame, auprès de votre onclevieux Bob, ce qu’il est devenu. »

Mrs. Edith promit aussitôt au prince, avec une certaine hauteurqui me plut, qu’elle ferait tout au monde pour que ne s’égarâtpoint un aussi précieux grattoir. Le prince salua et nous quitta.Quand nous nous retournâmes, Mr Arthur Rance était devant nous. Ilavait dû entendre toute cette conversation et semblait y réfléchir.Il avait sa canne à bec-de-corbin dans la bouche, sifflotait, selonson habitude, et regardait Mrs. Edith avec une insistance sibizarre que celle-ci s’en montra agacée :

« Je sais, fit la jeune femme… je sais ce que vous pensez,monsieur… et n’en suis nullement étonnée… croyez-lebien !…

Et elle se retourna, singulièrement énervée, du côté deRouletabille :

« En tout cas !… s’écria-t-elle… Vous ne pourrez jamaism’expliquer comment, puisqu’il était hors de la Tour Carrée, ilaurait pu se trouver dans le placard !…

– Madame, fit Rouletabille, en regardant bien en face Mrs. Edithcomme s’il eût voulu l’hypnotiser… patience et courage !… SiDieu est avec moi, avant ce soir, je vous aurai expliqué ce quevous me demandez là ! »

Chapitre 18Midi, roi des épouvantes

Un peu plus tard, je me trouvais dans la salle basse de laLouve, en tête à tête avec Mrs. Edith. J’essayais de la rassurer,la voyant impatiente et inquiète ; mais elle passa ses mainssur ses yeux hagards… Et ses lèvres tremblantes laissèrent échapperl’aveu de sa fièvre : « J’ai peur », dit-elle. Je lui demandai, dequoi elle avait peur et elle me répondit : « Vous n’avez pas peur,vous ? » Alors, je gardai le silence. C’était vrai, j’avaispeur, moi aussi. Elle dit encore : « Vous ne sentez pas qu’il sepasse quelque chose ? – Où ça ? – Où ça ! oùça ! Autour de nous ! » Elle haussa les épaules : «Ah ! je suis toute seule ! toute seule ! et j’aipeur ! » Elle se dirigea vers la porte : « Oùallez-vous ? – Je vais chercher quelqu’un, car je ne veux pasrester seule, toute seule. – Qui allez-vous chercher ? – Leprince Galitch ! – Votre Féodor Féodorowitch !m’écriai-je… Qu’en avez-vous besoin ? Est-ce que je ne suispoint là ? »

Son inquiétude, malheureusement, grandissait au fur et à mesureque je faisais tout mon possible pour la faire disparaître, et jen’eus point de peine à comprendre qu’elle lui venait surtout dudoute affreux qui était entré dans son âme au sujet de lapersonnalité de son oncle vieux Bob.

Elle me dit : « Sortons ! » et elle m’entraîna hors de laLouve. On approchait alors de l’heure de midi et toute la bailleresplendissait dans un embrasement embaumé. N’ayant point sur nousnos lunettes noires nous dûmes mettre nos mains devant nos yeuxpour leur cacher la couleur trop éclatante des fleurs ; maisles géraniums géants continuèrent de saigner dans nos prunellesblessées. Quand nous fûmes un peu remis de cet éblouissement, nousnous avançâmes sur le sol calciné, nous marchâmes en nous tenantpar la main sur le sable brûlant. Mais nos mains étaient plusbrûlantes encore que tout ce qui nous touchait, que toute la flammequi nous enveloppait. Nous regardions à nos pieds pour ne pasapercevoir le miroir infini des eaux, et aussi peut-être, peut-êtrepour ne rien deviner de ce qui se passait dans la profondeur de lalumière. Mrs. Edith me répétait : « J’ai peur ! » Et moiaussi, j’avais peur, si bien préparé par les mystères de la nuit,peur de ce grand silence écrasant et lumineux de midi ! Laclarté dans laquelle on sait qu’il se passe quelque chose que l’onne voit pas est plus redoutable que les ténèbres. Midi ! Toutrepose et tout vit ; tout se tait et tout bruit. Écoutez votreoreille : elle résonne comme une conque marine de sons plusmystérieux que ceux qui s’élèvent de la terre quand monte le soir.Fermez vos paupières et regardez dans vos yeux : vous y trouverezune foule de visions argentées plus troublantes que les fantômes dela nuit.

Je regardais Mrs. Edith. La sueur sur son front pâle coulait enruisseaux glacés. Je me mis à trembler comme elle, car je savais,hélas ! que je ne pouvais rien pour elle et que ce qui devaits’accomplir, s’accomplissait autour de nous, sans que nouspuissions rien arrêter ni prévoir. Elle m’entraînait maintenantvers la poterne qui ouvre sur la Cour du Téméraire. La voûte decette poterne faisait un arc noir dans la lumière et, à l’extrémitéde ce frais tunnel, nous apercevions, tournés vers nous,Rouletabille et M. Darzac, debout sur le seuil de la Cour duTéméraire, comme deux statues blanches. Rouletabille avait à lamain la canne d’Arthur Rance. Je ne saurais dire pourquoi ce détailm’inquiéta. Du bout de sa canne, il montrait à Robert Darzacquelque chose que nous ne voyions pas, au sommet de la voûte, etpuis il nous désigna nous-mêmes du bout de sa canne. Nousn’entendions point ce qu’ils disaient. Ils se parlaient en remuantà peine les lèvres, comme deux complices qui ont un secret. Mrs.Edith s’arrêta, mais Rouletabille lui fit signe d’avancer encore,et il répéta le signe avec sa canne.

« Oh ! fit-elle, qu’est-ce qu’il me veut encore ? Mafoi, Monsieur Sainclair, j’ai trop peur ! Je vais tout dire àmon oncle vieux Bob, et nous verrons bien ce qui arrivera. »

Nous avions pénétré sous la voûte, et les autres nousregardaient venir sans faire un pas au-devant de nous. Leurimmobilité était étonnante, et je leur dis d’une voix qui sonnaétrangement à mes oreilles, sous cette voûte :

« Qu’est-ce que vous faites ici ? »

Alors, comme nous étions arrivés à côté d’eux, sur le seuil dela Cour du Téméraire, ils nous firent tourner le dos à cette courpour que nous puissions voir ce qu’ils regardaient. C’était, ausommet de l’arc, un écusson, le blason des La Mortola barré dulambel de la branche cadette. Cet écusson avait été sculpté dansune pierre maintenant branlante et qui manquait de choir sur latête des passants. Rouletabille avait sans doute aperçu ce blasonsuspendu si dangereusement sur nos têtes, et il demandait à Mrs.Edith si elle ne voyait point d’inconvénient à le fairedisparaître, quitte à le remettre en place ensuite plussolidement.

« Je suis sûr, dit-il, que si l’on touchait à cette pierre dubout de sa canne, elle tomberait. »

Et il passa sa canne à Mrs. Edith :

« Vous êtes plus grande que moi, dit-il, essayez vous-même.»

Mais nous essayions en vain les uns et les autres d’atteindre lapierre ; elle était trop haut placée et j’étais en train de medemander à quoi rimait ce singulier exercice, quand tout à coup,dans mon dos, retentit le cri de la mort !

Nous nous retournâmes d’un seul mouvement en poussant tous lestrois une exclamation d’horreur. Ah ! ce cri ! ce cri dela mort qui passait dans le soleil de midi après avoir traversé nosnuits, quand donc cesserait-il ? Quand donc l’affreuse clameurque j’entendis retentir pour la première fois dans les nuits duGlandier aura-t-elle fini de nous annoncer qu’il y a autour de nousune victime nouvelle ? que l’un de nous vient d’être frappépar le crime, subitement et sournoisement et mystérieusement, commepar la peste ? Certes ! la marche de l’épidémie est moinsinvisible que cette main qui tue ! Et nous sommes là, tousquatre, frissonnants, les yeux grands d’épouvante, interrogeant laprofondeur de la lumière toute vibrante encore du cri de lamort ! Qui donc est mort ? Ou qui donc va mourir ?Quelle bouche expirante laisse maintenant échapper ce gémissementsuprême ? Comment nous diriger dans la lumière ? Ondirait que c’est la clarté du jour elle-même qui se plaint etsoupire.

Le plus effrayé est Rouletabille. Je l’ai vu dans lescirconstances les plus inattendues garder un sang-froid au-dessusdes forces humaines ; je l’ai vu, à cet appel du cri de lamort, se ruer dans le danger obscur et se jeter comme un sauveurhéroïque dans la mer des ténèbres ; pourquoi aujourd’huitremble-t-il ainsi dans la splendeur du jour ? Le voilà,devant nous, pusillanime comme un enfant qu’il est, lui quiprétendait agir comme le maître de l’heure. Il n’avait donc pointprévu cette minute-là ? cette minute où quelqu’un expire dansla lumière de midi ? Mattoni, qui passait à ce moment dans labaille, et qui a entendu, lui aussi, est accouru. Un geste deRouletabille le cloue sur place, sous la poterne, en immuablesentinelle ; et le jeune homme, maintenant, s’avance vers laplainte, ou plutôt marche vers le centre de la plainte, car laplainte nous entoure, fait des cercles autour de nous, dansl’espace embrasé. Et nous allons derrière lui, retenant notrerespiration et les bras étendus, comme on fait quand on va à tâtonsdans le noir, et que l’on craint de se heurter à quelque chose quel’on ne voit pas. Ah ! nous approchons du spasme, et quandnous avons dépassé l’ombre de l’eucalyptus, nous trouvons le spasmeau bout de l’ombre. Il secoue un corps à l’agonie. Ce corps, nousl’avons reconnu. C’est Bernier ! c’est Bernier qui râle, quiessaye de se soulever, qui n’y parvient pas, qui étouffe, Bernierdont la poitrine laisse échapper un flot de sang, Bernier sur quinous nous penchons, et qui, avant de mourir, a encore la force denous jeter ces deux mots : Frédéric Larsan !

Et sa tête retombe. Frédéric Larsan ! FrédéricLarsan ! Lui partout et nulle part ! Toujours lui, nullepart ! Voilà encore sa marque ! Un cadavre et personne,raisonnablement, autour de ce cadavre !… Car la seule issue deces lieux où l’on a assassiné, c’est cette poterne où nous noustenions tous les quatre. Et nous nous sommes retournés, d’un seulmouvement, tous les quatre, aussitôt le cri de la mort, si vite, sivite, que nous aurions dû voir le geste de la mort ! Et nousn’avons rien vu que de la lumière !… Nous pénétrons, mus, ilme semble, par le même sentiment, dans la Tour Carrée, dont laporte est restée ouverte ; nous entrons sans hésitation dansles appartements du vieux Bob, dans le salon vide ; nousouvrons la porte de la chambre. Le vieux Bob est tranquillementétendu sur son lit, avec son chapeau haut de forme sur la tête, etprès de lui, veille une femme : la mère Bernier ! Envérité ! comme ils sont calmes ! Mais la femme dumalheureux a vu nos figures et elle jette un cri d’effroi dans lepressentiment immédiat de quelque catastrophe ! Elle n’a rienentendu ! elle ne sait rien !… Mais elle veut sortir,elle veut voir, elle veut savoir, on ne sait quoi ! Noustentons de la retenir !… C’est en vain. Elle sort de la tour,elle aperçoit le cadavre. Et c’est elle, maintenant, qui gémitatrocement, dans l’ardeur terrible de midi, sur le cadavre quisaigne ! Nous arrachons la chemise de l’homme étendu là etnous découvrons une plaie au-dessous du cœur. Rouletabille serelève avec cet air que je lui ai connu quand il venait au Glandierd’examiner la plaie du cadavre incroyable.

« On dirait, fit-il, que c’est le même coup de couteau !C’est la même mesure ! Mais où est le couteau ? »

Et nous cherchons le couteau partout sans le trouver. L’hommequi a frappé l’aura emporté. Où est l’homme ? Quelhomme ? Si nous ne savons rien, Bernier, lui, a su avant demourir et il est peut-être mort de ce qu’il a su !… FrédéricLarsan ! Nous répétons en tremblant les deux mots du mort.

Tout à coup, sur le seuil de la poterne, nous voyons apparaîtrele prince Galitch, un journal à la main. Le prince Galitch vient ànous en lisant le journal. Il a un air goguenard. Mais Mrs. Edithcourt à lui, lui arrache le journal des mains, lui montre lecadavre et lui dit :

« Voilà un homme que l’on vient d’assassiner. Allez chercher lapolice. »

Le prince Galitch regarde le cadavre, nous regarde, ne prononcepas un mot, et s’éloigne en hâte ; il va chercher la police.La mère Bernier continue à pousser des gémissements. Rouletabilles’assied sur le puits. Il paraît avoir perdu toutes ses forces. Ildit à mi-voix à Mrs. Edith :

« Que la police vienne donc, madame !… C’est vous quil’aurez voulu ! »

Mais Mrs. Edith le foudroie d’un éclair de ses yeux noirs. Et jesais ce qu’elle pense. Elle pense qu’elle hait Rouletabille qui apu un instant la faire douter du vieux Bob. Pendant qu’onassassinait Bernier, est-ce que le vieux Bob n’était pas dans sachambre, veillé par la mère Bernier elle-même ?

Rouletabille, qui vient d’examiner avec lassitude la fermeturedu puits, fermeture restée intacte, s’allonge sur la margelle de cepuits, comme sur un lit où il voudrait enfin goûter quelque reposet il dit encore, plus bas :

« Et qu’est-ce que vous lui direz, à la police ?

– Tout ! »

Mrs. Edith a prononcé ce mot-là, les dents serrées, rageusement.Rouletabille secoue la tête désespérément, et puis il ferme lesyeux. Il me paraît écrasé, vaincu. M. Robert Darzac vient toucherRouletabille à l’épaule. M. Robert Darzac veut fouiller la TourCarrée, la Tour du Téméraire, le Château Neuf, toutes lesdépendances de cette cour dont personne n’a pu s’échapper et où,logiquement, l’assassin doit se trouver encore. Le reporter,tristement, l’en dissuade. Est-ce que nous cherchons quelque chose,Rouletabille et moi ? Est-ce que nous avons cherché auGlandier, après le phénomène de la dissociation de la matière,l’homme qui avait disparu de la galerie inexplicable ?Non ! non ! je sais maintenant qu’il ne faut pluschercher Larsan avec ses yeux ! Un homme vient d’être tuéderrière nous. Nous l’entendons crier sous le coup qui le frappe.Nous nous retournons et nous ne voyons rien que de lalumière ! Pour voir, il faut fermer les yeux, commeRouletabille fait en ce moment. Mais justement ne voilà-t-il pasqu’il les rouvre ? Une énergie nouvelle le redresse. Il estdebout. Il lève vers le ciel son poing fermé.

« Ça n’est pas possible, s’écria-t-il, ou il n’y a plus de bonbout de la raison ! »

Et il se jette par terre, et le revoilà à quatre pattes, le nezsur le sol, flairant chaque caillou, tournant autour du cadavre etde la mère Bernier qu’on a tenté en vain d’éloigner du corps de sonmari, tournant autour du puits, autour de chacun de nous. Ah !c’est le cas de le dire : le revoilà tel qu’un porc cherchant sanourriture dans la fange, et nous sommes restés à le regardercurieusement, bêtement, sinistrement. À un moment, il s’est relevé,a pris un peu de poussière et l’a jetée en l’air avec un cri detriomphe comme s’il allait faire naître de cette cendre l’imageintrouvable de Larsan. Quelle victoire nouvelle le jeune hommevient-il de remporter sur le mystère ?… Qui lui fait, àl’instant, le regard si assuré ? Qui lui a rendu le son de savoix ? Oui, le voilà revenu à l’ordinaire diapason quand ildit à M. Robert Darzac :

« Rassurez-vous, monsieur, rien n’est changé ! »

Et, tourné vers Mrs. Edith :

« Nous n’avons plus, madame, qu’à attendre la police. J’espèrequ’elle ne tardera pas ! »

La malheureuse tressaille. Cet enfant, de nouveau, lui faitpeur.

« Ah ! oui, qu’elle vienne ! Et qu’elle se charge detout ! Qu’elle pense pour nous ! Tant pis ! tantpis ! Quoi qu’il arrive ! » fait Mrs. Edith en me prenantle bras.

Et soudain, sous la poterne, nous voyons arriver le pèreJacques, suivi de trois gendarmes. C’est le brigadier de La Mortolaet deux de ses hommes qui, avertis par le prince Galitch, accourentsur le lieu du crime.

« Les gendarmes ! les gendarmes ! ils disent qu’il y aeu un crime ! s’exclame le père Jacques qui ne sait rienencore.

– Du calme, père Jacques ! » lui crie Rouletabille, et,quand le portier, essoufflé, se trouve auprès du reporter, celui-cilui dit à voix basse :

« Rien n’est changé, père Jacques. »

Mais le père Jacques a vu le cadavre de Bernier.

« Rien qu’un cadavre de plus, soupire-t-il ; c’estLarsan !

– C’est la fatalité », réplique Rouletabille. Larsan, lafatalité, c’est tout un. Mais que signifie ce rien n’est changé deRouletabille, sinon que, autour de nous, malgré le cadavreincidentel de Bernier, tout continue de ce que nous redoutons, dece dont nous frissonnons, Mrs. Edith et moi, et que nous ne savonspas ?

Les gendarmes sont affairés et baragouinent autour du corps unjargon incompréhensible. Le brigadier nous annonce qu’on atéléphoné à deux pas de là à l’auberge Garibaldi où déjeunejustement le delegato ou commissaire spécial de la gare deVintimille. Celui-ci va pouvoir commencer l’enquête que continuerale juge d’instruction également averti.

Et le delegato arrive. Il est enchanté, malgré qu’il n’ait pointpris le temps de finir de déjeuner. Un crime ! un vraicrime ! dans le château d’Hercule ! Il rayonne ! sesyeux brillent. Il est déjà tout affairé, tout « important ». Ilordonne au brigadier de mettre un de ses hommes à la porte duchâteau avec la consigne de ne laisser sortir personne. Et puis ils’agenouille auprès du cadavre. Un gendarme entraîne la mèreBernier, qui gémit plus fort que jamais dans la Tour Carrée. Ledelegato examine la plaie. Il dit en très bon français : « Voilà unfameux coup de couteau ! » Cet homme est enchanté. S’il tenaitl’assassin sous la main, certes, il lui ferait ses compliments. Ilnous regarde. Il nous dévisage. Il cherche peut-être parmi nousl’auteur du crime, pour lui signifier toute son admiration. Il serelève.

« Et comment cela est-il arrivé ? fait-il, encourageant etgoûtant déjà au plaisir d’avoir une bonne histoire bien criminelle.C’est incroyable ! ajouta-t-il, incroyable !… Depuis cinqans que je suis delegato, on n’a assassiné personne ! M. lejuge d’instruction… »

Ici il s’arrête, mais nous finissons la phrase :

« M. le juge d’instruction va être bien content ! » Ilbrosse de la main la poussière blanche qui couvre ses genoux, ils’éponge le front, il répète : « C’est incroyable ! » avec unaccent du Midi qui double son allégresse. Mais il reconnaît, dansun nouveau personnage qui entre dans la cour, un docteur de Mentonqui arrive justement pour continuer ses soins au vieux Bob.

« Ah ! docteur ! vous arrivez bien ! Examinez-moicette blessure-là et dites-moi ce que vous pensez d’un pareil coupde couteau ! Surtout, autant que possible, ne changez pas lecadavre de place avant l’arrivée de M. le juge d’instruction. »

Le docteur sonde la plaie et nous donne tous les détailstechniques que nous pouvions désirer. Il n’y a point de doute.C’est là le beau coup de couteau qui pénètre de bas en haut, dansla région cardiaque et dont la pointe a déchiré certainement unventricule. Pendant ce colloque entre le delegato et le docteur,Rouletabille n’a point cessé de regarder Mrs. Edith, qui a prisdécidément mon bras, cherchant auprès de moi un refuge. Ses yeuxfuient les yeux de Rouletabille qui l’hypnotisent, qui luiordonnent de se taire. Or, je sais qu’elle est toute tremblante dela volonté de parler.

Sur la prière du delegato, nous sommes entrés tous dans la TourCarrée. Nous nous sommes installés dans le salon du vieux Bob où vacommencer l’enquête et où nous racontons chacun à tour de rôle ceque nous avons vu et entendu. La mère Bernier est interrogée lapremière. Mais on n’en tire rien. Elle déclare ne rien savoir. Elleétait enfermée dans la chambre du vieux Bob, veillant le blessé,quand nous sommes entrés comme des fous. Elle était là depuis plusd’une heure, ayant laissé son mari dans la loge de la Tour Carrée,en train de travailler à tresser une corde ! Chose curieuse,je m’intéresse en ce moment moins à ce qui se passe sous mes yeuxet à ce qui se dit qu’à ce que je ne vois pas et que j’attends…Mrs. Edith va-t-elle parler ?… Elle regarde obstinément par lafenêtre ouverte. Un gendarme est resté auprès de ce cadavre sur lafigure duquel on a posé un mouchoir. Mrs. Edith, comme moi, neprête qu’une médiocre attention à ce qui se passe dans le salondevant le delegato. Son regard continue à faire le tour ducadavre.

Les exclamations du delegato nous font mal aux oreilles. Au furet à mesure que nous nous expliquons, l’étonnement du commissaireitalien grandit dans des proportions inquiétantes et il trouvenaturellement le crime de plus en plus incroyable. Il est sur lepoint de le trouver impossible, quand c’est le tour de Mrs. Edithd’être interrogée.

On l’interroge… Elle a déjà la bouche ouverte pour répondre,quand on entend la voix tranquille de Rouletabille :

« Regardez au bout de l’ombre de l’eucalyptus.

– Qu’est-ce qu’il y a au bout de l’ombre de l’eucalyptus ?demande le delegato.

– L’arme du crime ! » réplique Rouletabille.

Il saute par la fenêtre, dans la cour, et ramasse parmi d’autrescailloux ensanglantés, un caillou brillant et aigu. Il le brandit ànos yeux.

Nous le reconnaissons : c’est « le plus vieux grattoir del’humanité » !

Chapitre 19Rouletabille fait fermer les portes de fer

L’arme du crime appartenait au prince Galitch, mais il nefaisait de doute pour personne que celle-ci lui avait été volée parle vieux Bob, et nous ne pouvions oublier qu’avant d’expirer,Bernier avait accusé Larsan d’être son assassin. Jamais l’image duvieux Bob et celle de Larsan ne s’étaient encore si bien mêléesdans nos esprits inquiets que depuis que Rouletabille avait ramassédans le sang de Bernier le plus vieux grattoir de l’humanité. Mrs.Edith avait compris immédiatement que le sort du vieux Bob étaitdésormais entre les mains de Rouletabille. Celui-ci n’avait quequelques mots à dire au delegato, relativement aux singuliersincidents qui avaient accompagné la chute du vieux Bob dans lagrotte de Roméo et Juliette, à énumérer les raisons que l’on avaitde craindre que le vieux Bob et Larsan fussent le même personnage,à répéter enfin l’accusation de la dernière victime de Larsan, pourque tous les soupçons de la justice se portassent sur la tête àperruque du géologue. Or, Mrs. Edith, qui n’avait point cessé decroire, tout dans le fond de son âme de nièce, que le vieux Bobprésent était bien son oncle, mais s’imaginant comprendre tout àcoup, grâce au grattoir meurtrier, que l’invisible Larsanaccumulait autour du vieux Bob tous les éléments de sa perte, dansle dessein sans doute de lui faire porter le châtiment de sescrimes et aussi le poids dangereux de sa personnalité, – Mrs. Edithtrembla pour le vieux Bob, pour elle-même ; elle tremblad’épouvante au centre de cette trame comme un insecte au milieu dela toile où il vient de se prendre, toile mystérieuse tissée parLarsan, aux fils invisibles accrochés aux vieux murs du châteaud’Hercule. Elle eut la sensation que si elle faisait un mouvement –un mouvement des lèvres – ils étaient perdus tous deux, et quel’immonde bête de proie n’attendait que ce mouvement-là pour lesdévorer. Alors, elle qui avait décidé de parler se tut, et ce fut àson tour de redouter que Rouletabille parlât. Elle me raconta plustard l’état de son esprit à ce moment du drame, et elle m’avouaqu’elle eut alors la terreur de Larsan à un point que nous n’avionspeut-être, nous-mêmes, jamais ressenti. Ce loup-garou, dont elleavait entendu parler avec un effroi qui l’avait d’abord faitsourire, l’avait ensuite intéressée lors de l’épisode de La ChambreJaune, à cause de l’impossibilité où la justice avait étéd’expliquer sa sortie ; puis il l’avait passionnée lorsqu’elleavait appris le drame de la Tour Carrée, à cause de l’impossibilitéoù l’on était d’expliquer son entrée ; mais là, là, dans lesoleil de midi, Larsan avait tué, sous leurs yeux, dans un espaceoù il n’y avait qu’elle, Robert Darzac, Rouletabille, Sainclair, levieux Bob et la mère Bernier, les uns et les autres assez loin ducadavre pour qu’ils n’eussent pu avoir frappé Bernier. Et Bernieravait accusé Larsan ! Où Larsan ? Dans le corps dequi ? pour raisonner comme je le lui avais enseigné moi-mêmeen lui racontant la « galerie inexplicable ! » Elle était sousla voûte entre Darzac et moi, Rouletabille se tenant devant nous,quand le cri de la mort avait retenti au bout de l’ombre del’eucalyptus, c’est-à-dire à moins de sept mètres de là !Quant au vieux Bob et à la mère Bernier, ils ne s’étaient pointquittés, celle-ci surveillant celui-là ! Si elle les écartaitde son argument, il ne lui restait plus personne pour tuer Bernier.Non seulement cette fois on ignorait comment il était parti,comment il était arrivé, mais encore comment il avait été présent.Ah ! elle comprit, elle comprit qu’il y avait des moments où,en songeant à Larsan, on pouvait trembler jusque dans lesmoelles.

Rien ! Rien autour de ce cadavre que ce couteau de pierrequi avait été volé par le vieux Bob. C’était affreux, et c’étaitsuffisant pour nous permettre de tout penser, de tout imaginer…

Elle lisait la certitude de cette conviction dans les yeux etdans l’attitude de Rouletabille et de M. Robert Darzac. Ellecomprit cependant, aux premiers mots de Rouletabille, que celui-cin’avait, présentement, d’autre but que de sauver le vieux Bob dessoupçons de la justice.

Rouletabille se trouvait alors entre le delegato et le juged’instruction qui venait d’arriver, et il raisonnait, le plus vieuxgrattoir de l’humanité à la main. Il semblait définitivement établiqu’il ne pouvait y avoir d’autres coupables, autour du mort, queles vivants dont j’ai fait quelques lignes plus haut l’énumération,quand Rouletabille prouva avec une rapidité de logique qui comblad’aise le juge d’instruction et désespéra le delegato que levéritable coupable, le seul coupable, était le mort lui-même. Lesquatre vivants de la poterne et les deux vivants de la chambre duvieux Bob s’étant surveillés les uns les autres et ne s’étant pasperdus de vue, pendant qu’on tuait Bernier à quelques pas de là, ildevenait nécessaire que ce on fût Bernier lui-même. À quoi le juged’instruction, très intéressé, répliqua en nous demandant siquelqu’un de nous soupçonnait les raisons d’un suicide probable deBernier ; à quoi Rouletabille répondit que, pour mourir, onpouvait se passer du crime et du suicide et que l’accidentsuffisait pour cela. L’arme du crime, comme il appelait par ironiele plus vieux grattoir du monde, attestait par sa seule présencel’accident. Rouletabille ne voyait point un assassin préméditantson forfait avec le secours de cette vieille pierre. Encore moinseût-on compris que Bernier, s’il avait décidé son suicide, n’eûtpoint trouvé d’autre arme pour son trépas que le couteau destroglodytes. Que si, au contraire, cette pierre, qui avait puattirer son attention par sa forme étrange, avait été ramassée parle père Bernier, que si elle s’était trouvée dans sa main au momentd’une chute, le drame alors s’expliquait, et combien simplement. Lepère Bernier était tombé si malheureusement sur ce cailloueffroyablement triangulaire qu’il s’en était percé le cœur. Surquoi le médecin fut appelé à nouveau, la plaie redécouverte etconfrontée avec l’objet fatal, d’où une conclusion scientifiques’imposa, celle de la blessure faite par l’objet. De là àl’accident, après l’argumentation de Rouletabille, il n’y avaitqu’un pas. Les juges mirent six heures à le franchir. Six heurespendant lesquelles ils nous interrogèrent sans lassitude et sansrésultat.

Quant à Mrs. Edith et à votre serviteur, après quelques tracasinutiles et vaines inquisitions, pendant que les médecinssoignaient le vieux Bob, nous nous assîmes dans le salon quiprécédait sa chambre et d’où venaient de partir les magistrats. Laporte de ce salon qui donnait sur le couloir de la Tour Carréeétait restée ouverte. Par là, nous entendions les gémissements dela mère Bernier qui veillait le corps de son mari que l’on avaittransporté dans la loge. Entre ce cadavre et ce blessé aussiinexplicables, ma foi, l’un que l’autre, en dépit des efforts deRouletabille, notre situation, à Mrs. Edith et à moi, était, ilfaut l’avouer, des plus pénibles, et tout l’effroi de ce que nousavions vu se doublait dans le tréfonds de nous-mêmes de l’épouvantede ce qui nous restait à voir. Mrs. Edith me saisit tout à coup lamain :

« Ne me quittez pas ! ne me quittez pas ! fit-elle, jen’ai plus que vous. Je ne sais où est le prince Galitch, et je n’aipoint de nouvelles de mon mari. C’est cela qui est horrible !Il m’a laissé un mot me disant qu’il était allé à la recherche deTullio. Mr Rance ne sait même pas, à l’heure actuelle, que l’on aassassiné Bernier. A-t-il vu le Bourreau de la mer ? C’est duBourreau de la mer, c’est de Tullio seulement que j’attendsmaintenant la vérité ! Et pas une dépêche !… C’estatroce !… »

À partir de cette minute où elle me prit la main avec tant deconfiance et où elle la garda un instant dans les siennes, je fus àMrs. Edith de toute mon âme, et je ne lui cachai point qu’ellepouvait compter sur mon entier dévouement. Nous échangeâmes cesquelques propos inoubliables à voix basse, pendant que passaient etrepassaient dans la cour les ombres rapides des gens de justice,tantôt précédés, tantôt suivis de Rouletabille et de M. Darzac.Rouletabille ne manquait point de jeter un coup d’œil de notre côtéchaque fois qu’il en avait l’occasion. La fenêtre était restéeouverte.

« Oh ! il nous surveille ! fit Mrs. Edith. Àmerveille ! Il est probable que nous le gênons, lui et M.Darzac, en restant ici. Mais c’est une place que nous ne quitteronspoint, quoi qu’il arrive, n’est-ce pas, MonsieurSainclair ?

– Il faut être reconnaissant à Rouletabille, osai-je dire, deson intervention et de son silence relativement au plus vieuxgrattoir de l’humanité. Si les juges apprenaient que ce poignard depierre appartient à votre oncle vieux Bob, qui pourrait prévoir oùtout cela s’arrêterait !… S’ils savaient également queBernier, en mourant, a accusé Larsan, l’histoire de l’accidentdeviendrait plus difficile ! »

Et j’appuyais sur ces derniers mots.

« Oh ! répliqua-t-elle avec violence. Votre ami a autant debonnes raisons de se taire que moi ! Et je ne redoute qu’unechose, voyez-vous !… Oui, oui, je ne redoute qu’une chose…

– Quoi ? Quoi ?… »

Elle s’était levée, fébrile…

« Je redoute qu’il n’ait sauvé mon oncle de la justice que pourmieux le perdre !…

– Pouvez-vous bien croire cela ? interrogeai-je sansconviction.

– Eh ! j’ai bien cru lire cela tout à l’heure dans les yeuxde vos amis… Si j’étais sûre de ne m’être point trompée, j’aimeraisencore mieux avoir affaire à la justice !… »

Elle se calma un peu, parut rejeter une stupide hypothèse, etpuis me dit :

« Enfin, il faut toujours être prêt à tout, et je saurai ledéfendre jusqu’à la mort !… »

Sur quoi, elle me montra un petit revolver qu’elle cachait soussa robe.

« Ah ! s’écria-t-elle, pourquoi le prince Galitch n’est-ilpoint là ?

– Encore ! m’exclamai-je avec colère.

– Est-il vrai que vous soyez prêt à me défendre, moi ? medemanda-t-elle en plongeant dans mes yeux son regard troublant.

– J’y suis prêt.

– Contre tout le monde ? »

J’hésitai. Elle répéta :

« Contre tout le monde ?

– Oui.

– Contre votre ami ?

– S’il le faut ! » fis-je en soupirant, et je passai mamain sur mon front en sueur.

« C’est bien ! Je vous crois, fit-elle. En ce cas, je vouslaisse ici quelques minutes. Vous surveillerez cette porte, pourmoi ! »

Et elle me montrait la porte derrière laquelle reposait le vieuxBob. Puis elle s’enfuit. Où allait-elle ? Elle me l’avoua plustard ! Elle courait à la recherche du prince Galitch !Ah ! femme ! femme !…

Elle n’eut point plutôt disparu sous la poterne que je visRouletabille et M. Darzac entrer dans le salon. Ils avaient toutentendu. Rouletabille s’avança vers moi et ne me cacha point qu’ilétait au courant de ma trahison.

« Voilà un bien gros mot, fis-je, Rouletabille. Vous savez queje n’ai point pour habitude de trahir personne… Mrs. Edith estréellement à plaindre et vous ne la plaignez pas assez, monami…

– Et vous, vous la plaignez trop !… »

Je rougis jusqu’au bout des oreilles. J’étais prêt à quelqueéclat. Mais Rouletabille me coupa la parole d’un geste sec :

« Je ne vous demande plus qu’une chose, qu’une seule, vousentendez ! c’est que, quoi qu’il arrive… quoi qu’il arrive…Vous ne nous adressiez plus la parole, à M. Darzac et àmoi !…

– Ce sera une chose facile ! » répliquai-je, sottementirrité, et je lui tournai le dos.

Il me sembla qu’il eut alors un mouvement pour rattraper lesmots de sa colère.

Mais, dans ce moment même, les juges, sortant du Château Neuf,nous appelèrent. L’enquête était terminée. L’accident, à leursyeux, après la déclaration du médecin, n’était plus douteux, ettelle fut la conclusion qu’ils donnèrent à cette affaire. Ilsquittaient donc le château. M. Darzac et Rouletabille sortirentpour les accompagner. Et comme j’étais resté accoudé à la fenêtrequi donnait sur la Cour du Téméraire, assailli de mille sinistrespressentiments et attendant avec une angoisse croissante le retourde Mrs. Edith, cependant qu’à quelques pas de moi, dans sa loge oùelle avait allumé deux bougies mortuaires, la mère Berniercontinuait à psalmodier en gémissant auprès du cadavre de son marila prière des trépassés, j’entendis tout à coup passer dans l’airdu soir, au-dessus de ma tête, comme un coup de gong formidable,quelque chose comme une clameur de bronze ; et je compris quec’était Rouletabille qui faisait fermer les portes defer !

Une minute ne s’était pas écoulée, que je voyais accourir, dansun effarement désordonné, Mrs. Edith qui se précipitait vers moicomme vers son seul refuge…

… Puis je vis apparaître M. Darzac…

… Puis Rouletabille, qui avait à son bras la Dame ennoir…

Chapitre 20Démonstration corporelle de la possibilité du « corps de trop »!

Rouletabille et la Dame en noir pénétrèrent dans la Tour Carrée.Jamais la démarche de Rouletabille n’avait été aussi solennelle. Etelle eût pu faire sourire si, en vérité, dans ce moment tragique,elle ne nous eût tout à fait inquiétés. Jamais magistrat ouprocureur, traînant la pourpre ou l’hermine, n’était entré dans leprétoire, où l’accusé l’attendait, avec plus de menaçante ettranquille majesté. Mais je crois bien aussi que jamais jugen’avait été aussi pâle.

Quant à la Dame en noir, il était visible qu’elle faisait uneffort inouï pour dissimuler le sentiment d’effroi qui perçait,malgré tout, dans son regard troublé, pour nous cacher l’émotionqui lui faisait fébrilement serrer le bras de son jeune compagnon.Robert Darzac, lui aussi, avait la mine sombre et tout à faitrésolue d’un justicier. Mais ce qui, pardessus tout, ajouta à notreémoi, fut l’apparition du père Jacques, de Walter et de Mattonidans la Cour du Téméraire. Ils étaient tous trois armés de fusilset vinrent se placer en silence devant la porte d’entrée de la TourCarrée où ils reçurent, de la bouche de Rouletabille, avec unepassivité toute militaire, la consigne de ne laisser sortirpersonne du Vieux Château. Mrs. Edith, au comble de la terreur,demanda à Mattoni et à Walter, qui lui étaient particulièrementfidèles, ce que pouvait bien signifier une pareille manœuvre, etqui elle menaçait ; mais, à mon grand étonnement, ils ne luirépondirent pas. Alors, elle s’en fut se placer héroïquement autravers de la porte qui donnait accès dans le salon du vieux Bob,et, les deux bras étendus comme pour barrer le passage, elles’écria d’une voix rauque :

« Qu’est-ce que vous allez faire ? Vous n’allez pourtantpas le tuer ?…

– Non, madame, répliqua sourdement Rouletabille. Nous allons lejuger… Et pour être plus sûrs que les juges ne seront point desbourreaux, nous allons jurer sur le cadavre du père Bernier, aprèsavoir déposé nos armes, que nous n’en gardons aucune sur nous.»

Et il nous entraîna dans la chambre mortuaire où la mère Berniercontinuait de gémir au chevet de son époux qu’avait tué le plusvieux grattoir de l’humanité. Là, nous nous débarrassâmes tous denos revolvers et nous fîmes le serment qu’exigeait Rouletabille.Mrs. Edith, seule, fit des difficultés pour se défaire de l’armeque Rouletabille n’ignorait point qu’elle cachait sous sesvêtements. Mais, sur les instances du reporter qui lui fit entendreque ce désarmement général ne pouvait que la tranquilliser, ellefinit par y consentir.

Rouletabille, reprenant alors le bras de la Dame en noir,revint, suivi de nous tous, dans le corridor ; mais, au lieude se diriger vers l’appartement du vieux Bob, comme nous nous yattendions, il alla tout droit à la porte qui donnait accès dans lachambre du corps de trop. Et, tirant la petite clef spéciale dontj’ai déjà parlé, il ouvrit cette porte.

Nous fûmes très étonnés, en pénétrant dans l’ancien appartementde M. et de Mme Darzac, de voir, sur la table-bureau de M. Darzac,la planche à dessin, le lavis auquel celui-ci avait travaillé, auxcôtés du vieux Bob, dans son cabinet de la Cour du Téméraire, etaussi le petit godet plein de peinture rouge, et, y trempant, lepetit pinceau. Enfin, au milieu du bureau, se tenait, fortconvenablement, reposant sur sa mâchoire ensanglantée, le plusvieux crâne de l’humanité.

Rouletabille ferma la porte aux verrous et nous dit, assez ému,pendant que nous le considérions avec stupeur :

« Asseyez-vous, mesdames et messieurs, je vous en prie. »

Des chaises étaient disposées autour de la table et nous yprîmes place, en proie à un malaise grandissant, je dirais même àune extrême défiance. Un secret pressentiment nous avertissait quetous ces objets familiers aux dessinateurs pouvaient cacher sousleur tranquille banalité apparente, les raisons foudroyantes duplus redoutable des drames. Et puis, le crâne semblait rire commele vieux Bob.

« Vous constaterez, fit Rouletabille, qu’il y a ici, auprès decette table, une chaise de trop et, par conséquent, un corps demoins, celui de Mr Arthur Rance, que nous ne pouvons attendre pluslongtemps.

– Il possède peut-être, en ce moment, la preuve de l’innocencedu vieux Bob ! fit observer Mrs. Edith que tous cespréparatifs avaient troublée plus que personne. Je demande à MadameDarzac de se joindre à moi pour supplier ces messieurs de ne rienfaire avant le retour de mon mari !… »

La Dame en noir n’eut pas à intervenir, car Mrs. Edith parlaitencore que nous entendîmes derrière la porte du corridor un grandbruit ; et des coups furent frappés, pendant que la voixd’Arthur Rance nous suppliait de « lui ouvrir » tout de suite. Ilcriait :

« J’apporte la petite épingle à tête de rubis ! »

Rouletabille ouvrit la porte :

« Arthur Rance ! dit-il, vous voilà donc enfin !…»

Le mari de Mrs. Edith semblait désespéré :

« Qu’est-ce que j’apprends ? Qu’y a-t-il ?… Un nouveaumalheur ?… Ah ! j’ai bien cru que j’arriverais trop tardquand j’ai vu les portes de fer fermées et que j’ai entendu dans latour la prière des morts. Oui, j’ai cru que vous aviez exécuté levieux Bob ! »

Pendant ce temps, Rouletabille avait, derrière Arthur Rance,refermé la porte aux verrous.

« Le vieux Bob est vivant, et le père Bernier est mort !Asseyez-vous donc, monsieur, » fit poliment Rouletabille.

Arthur Rance, considérant, à son tour, avec étonnement, laplanche à dessin, le godet pour la peinture, et le crâneensanglanté, demanda :

« Qui l’a tué ? »

Il daigna alors s’apercevoir que sa femme était là et il luiserra la main, mais en regardant la Dame en noir.

« Avant de mourir, Bernier a accusé Frédéric Larsan !répondit M. Darzac.

– Voulez-vous dire par là, interrompit vivement Mr Arthur Rance,qu’il a accusé le vieux Bob ? Je ne le souffrirai plus !Moi aussi j’ai pu douter de la personnalité de notre bien-aiméoncle, mais je vous répète que je vous rapporte la petite épingle àtête de rubis ! »

Que voulait-il dire, avec sa petite épingle à tête derubis ? Je me rappelais que Mrs. Edith nous avait raconté quele vieux Bob la lui avait prise des mains, alors qu’elle s’amusaità l’en piquer, le soir du drame du « corps de trop ». Mais quellerelation pouvait-il y avoir entre cette épingle et l’aventure duvieux Bob ? Arthur Rance n’attendit point que nous le luidemandions, et il nous apprit que cette petite épingle avaitdisparu en même temps que le vieux Bob, et qu’il venait de laretrouver entre les mains du Bourreau de la mer, reliant une liassede bank-notes dont l’oncle avait payé, cette nuit-là, la complicitéet le silence de Tullio qui l’avait conduit dans sa barque devantla grotte de Roméo et Juliette et qui s’en était éloigné àl’aurore, fort inquiet de n’avoir pas vu revenir son passager.

Et Arthur Rance conclut, triomphant :

« Un homme qui donne à un autre homme, dans une barque, uneépingle à tête de rubis ne peut pas être, à la même heure, enfermédans un sac de pommes de terre, au fond de la Tour Carrée !»

Sur quoi, Mrs. Edith :

« Et comment avez-vous eu l’idée d’aller à San Remo. Vous saviezdonc que Tullio s’y trouvait ?

– J’avais reçu une lettre anonyme m’avisant de son adresse,là-bas…

– C’est moi qui vous l’ai envoyée », fit tranquillementRouletabille…

Et il ajouta, sur un ton glacial :

« Messieurs, je me félicite du prompt retour de Mr Arthur Rance.De cette façon, voilà réunis autour de cette table, tous les hôtesdu château d’Hercule… pour lesquels ma démonstration corporelle dela possibilité du corps de trop peut avoir quelque intérêt. Je vousdemande toute votre attention ! »

Mais Arthur Rance l’arrêta encore :

« Qu’entendez-vous par ces mots : Voilà réunis autour de cettetable tous les hôtes pour lesquels la démonstration corporelle dela possibilité du corps de trop peut avoir quelqueintérêt ?

– J’entends, déclara Rouletabille, tous ceux parmi lesquels nouspouvons trouver Larsan ! » La Dame en noir, qui n’avait encorerien dit, se leva, toute tremblante :

« Comment ! gémit-elle dans un souffle… Larsan est doncparmi nous ?…

– J’en suis sûr ! » dit Rouletabille…

Il y eut un silence affreux pendant lequel nous n’osions pasnous regarder.

Le reporter reprit de son ton glacé :

« J’en suis sûr… Et c’est une idée qui ne doit pas voussurprendre, madame, car elle ne vous a jamais quittée !… Quantà nous, n’est-ce pas, messieurs, que la pensée nous en est arrivéetout à fait précise, le jour du déjeuner des binocles noirs sur laterrasse du Téméraire ? Si j’en excepte Mrs. Edith, quel estcelui de nous qui, à cette minute-là, n’a pas senti la présence deLarsan ?

– C’est une question que l’on pourrait aussi bien poser auprofesseur Stangerson lui-même, répliqua aussitôt Arthur Rance.Car, du moment que nous commençons à raisonner de la sorte, je nevois pas pourquoi le professeur, qui était de ce déjeuner, ne setrouve point à cette petite réunion…

– Mr Rance !… s’écria la Dame en noir.

– Oui, je vous demande pardon, reprit un peu honteusement lemari de Mrs. Edith… Mais Rouletabille a eu tort de généraliser etde dire : tous les hôtes du château d’Hercule…

– Le professeur Stangerson est si loin de nous par l’esprit,prononça avec sa belle solennité enfantine Rouletabille, que jen’ai point besoin de son corps… Bien que le professeur Stangerson,au château d’Hercule, ait vécu à nos côtés, il n’a jamais été «avec nous ». Larsan, lui, ne nous a pas quittés ! »

Cette fois, nous nous regardâmes à la dérobée, et l’idée queLarsan pouvait être réellement parmi nous me parut tellement follequ’oubliant que je ne devais plus adresser la parole à Rouletabille:

« Mais, à ce déjeuner des binocles noirs, osai-je dire, il yavait encore un personnage que je ne vois pas ici… »

Rouletabille grogna en me jetant un mauvais coup d’œil :

« Encore le prince Galitch ! Je vous ai déjà dit,Sainclair, à quelle besogne le prince est occupé sur cettefrontière… Et je vous jure bien que ce ne sont point les malheursde la fille du professeur Stangerson qui l’intéressent !Laissez le prince Galitch à sa besogne humanitaire…

– Tout cela, fis-je observer assez méchamment, tout cela n’estpoint du raisonnement :

– Justement, Sainclair, vos bavardages m’empêchent de raisonner.»

Mais j’étais sottement lancé, et, oubliant que j’avais promis àMrs. Edith de défendre le vieux Bob, je me repris à l’attaquer pourle plaisir de trouver Rouletabille en faute ; du reste, Mrs.Edith m’en a longtemps gardé rancune.

« Le vieux Bob, prononçai-je avec clarté et assurance, en étaitaussi, du déjeuner des binocles noirs, et vous l’écartez d’embléede vos raisonnements à cause de la petite épingle à tête de rubis.Mais cette petite épingle qui est là pour nous prouver que le vieuxBob a rejoint Tullio, qui se trouvait avec sa barque à l’orificed’une galerie faisant communiquer la mer avec le puits, s’il fauten croire le vieux Bob, cette petite épingle ne nous explique pascomment le vieux Bob a pu, comme il le dit, prendre le chemin dupuits, puisque nous avons retrouvé le puits extérieurementfermé !

– Vous ! fit Rouletabille, en me fixant avec une sévéritéqui me gêna étrangement. C’est vous qui l’avez retrouvéainsi ! mais moi, j’ai trouvé le puits ouvert ! Je vousavais envoyé aux nouvelles auprès de Mattoni et du père Jacques.Quand vous êtes revenu, vous m’avez trouvé à la même place, dans laTour du Téméraire, mais j’avais eu le temps de courir au puits etde constater qu’il était ouvert…

– Et de le refermer ! m’écriai-je. Et pourquoi l’avez-vousrefermé ? Qui vouliez-vous donc tromper ?

– Vous ! monsieur ! »

Il prononça ces deux mots avec un mépris si écrasant que lerouge m’en monta au visage. Je me levai. Tous les yeux étaientmaintenant tournés de mon côté et, dans le même moment que je merappelais la brutalité avec laquelle Rouletabille m’avait traitétout à l’heure devant M. Darzac, j’eus l’horrible sensation quetous les yeux qui étaient là me soupçonnaient, m’accusaient !Oui, je me suis senti enveloppé de l’atroce pensée générale que jepouvais être Larsan !

Moi ! Larsan !

Je les regardais à tour de rôle. Rouletabille, lui-même, nebaissa pas les yeux quand les miens lui eurent dit la faroucheprotestation de tout mon être et mon indignation furibonde. Lacolère galopait dans mes veines en feu.

« Ah çà ! m’écriai-je… Il faut en finir. Si le vieux Bobest écarté, si le prince Galitch est écarté, si le professeurStangerson est écarté, il ne reste plus que nous, qui sommesenfermés dans cette salle, et si Larsan est parmi nous, montre-ledonc, Rouletabille ! »

Et je répétai avec rage, car ce jeune homme, avec ses yeux quime perçaient, me mettait hors de moi et de toute bonne éducation:

« Montre-le donc ! Nomme-le donc ! Te voilà aussi lentqu’à la cour d’assises !…

– N’avais-je point des raisons, à la cour d’assises, pour êtreaussi lent que cela ? répondit-il sans s’émouvoir.

– Tu veux donc encore lui permettre de s’échapper ?…

– Non, je te jure que cette fois, il ne s’échappera pas !»

Pourquoi, en me parlant, son ton continuait-il d’être aussimenaçant ? Est-ce que vraiment, vraiment, il croyait queLarsan était en moi ? Mes yeux rencontrèrent alors ceux de laDame en noir. Elle me considérait avec effroi !

« Rouletabille, fis-je, la voix étranglée, tu ne penses pas… tune soupçonnes pas !… »

À ce moment un coup de fusil retentit au dehors, tout près de laTour Carrée, et nous sursautâmes tous, nous rappelant la consignedonnée par le reporter aux trois hommes d’avoir à tirer surquiconque essayerait de sortir de la Tour Carrée. Mrs. Edith poussaun cri et voulut s’élancer, mais Rouletabille qui n’avait pas faitun geste, l’apaisa d’une phrase.

« Si l’on avait tiré sur lui, dit-il, les trois hommes eussenttiré ! Et ce coup de feu n’est qu’un signal, celui qui me ditde « commencer ! »

Et, tourné vers moi :

« Monsieur Sainclair, vous devriez savoir que je ne soupçonnejamais rien ni personne, sans m’être appuyé préalablement sur le «bon bout de la raison » ! C’est un bâton solide qui ne m’ajamais failli en chemin et sur lequel je vous invite tous ici àvous appuyer avec moi !… Larsan est ici, parmi nous, et le bonbout de la raison va vous le montrer : rasseyez-vous donc tous, jevous prie, et ne me quittez pas des yeux, car je vais commencer surce papier la démonstration corporelle de la possibilité du corps detrop ! »

 

Auparavant, il s’en fut encore constater que, derrière lui, lesverrous de la porte étaient bien tirés, puis, revenant à la table,il prit un compas.

« J’ai voulu faire ma démonstration, dit-il, sur les lieux mêmesoù le corps de trop s’est produit. Elle n’en sera que plusirréfutable. »

Et, de son compas, il prit, sur le dessin de M. Darzac, lamesure du rayon du cercle qui figurait l’espace occupé par la Tourdu Téméraire, ce qui lui permit de retracer immédiatement ce mêmecercle sur un morceau de papier blanc immaculé, qu’il avait fixéavec des punaises de cuivre sur la planche à dessin.

Quand ce cercle fut tracé, Rouletabille, déposant son compas,s’empara du godet à la peinture rouge et demanda à M. Darzac s’ilreconnaissait là sa peinture. M. Darzac, qui, visiblement, pas plusque nous, ne comprenait rien aux faits et gestes du jeune homme,répondit qu’en effet c’était lui qui avait fabriqué cettepeinture-là pour son lavis.

Une bonne moitié de la peinture s’était desséchée au fond dugodet, mais, de l’avis de M. Darzac, la moitié qui restait devait,sur le papier, donner à peu de chose près la même teinte que celledont il avait « lavé » le plan de la presqu’île d’Hercule.

« On n’y a pas touché ! reprit avec une grande gravitéRouletabille, et cette peinture n’a été allongée que d’une larme.Du reste, vous verrez qu’une larme de plus ou de moins dans cegodet ne nuirait en rien à ma démonstration. »

Ce disant, il trempa le pinceau dans la peinture et se mit enmesure de « laver » tout l’espace occupé par le cercle qu’il avaitpréalablement tracé. Il le fit avec ce soin méticuleux qui m’avaitdéjà étonné, lorsque, dans la Tour du Téméraire, pour ma plusgrande stupéfaction, il ne pensait qu’à dessiner pendant qu’ons’assassinait !…

Quand il eut fini, il regarda l’heure à son énorme oignon et ildit :

« Vous voyez, mesdames et messieurs, que la couche de peinturequi recouvre mon cercle, n’est ni plus ni moins épaisse que cellequi colore le cercle de M. Darzac. C’est, à peu de chose près, lamême teinte.

– Sans doute, répondit M. Darzac, mais qu’est-ce que tout celasignifie ?

– Attendez ! répliqua le reporter. Il est bien entendu quece plan, que cette peinture, c’est vous qui en êtesl’auteur !

– Dame ! j’ai été assez mécontent de les retrouver enfâcheux état en rentrant avec vous dans le cabinet du vieux Bob, ànotre sortie de la Tour Carrée. Le vieux Bob avait sali tout mondessin en y faisant rouler son crâne !

– Nous y sommes !… » ponctua Rouletabille.

Et il prit, sur le bureau, le plus vieux crâne de l’humanité. Ille renversa et, en montrant la mâchoire toute rouge à M. RobertDarzac, il lui demanda encore :

« C’est bien votre idée que le rouge qui se trouve sur cettemâchoire n’est autre que le rouge qui a été enlevé à votreplan.

– Dame ! il ne saurait y avoir de doute ! Le crâneétait encore sens dessus dessous sur mon plan quand nous entrâmesdans la Tour du Téméraire…

– Nous continuons donc à être tout à fait du même avis ! »appuya le reporter.

Alors il se leva, gardant le crâne dans le creux de son bras, etil pénétra dans cette ouverture de la muraille, éclairée par unevaste croisée, garnie de barreaux, qui avait été une meurtrièrepour canons autrefois et dont M. Darzac avait fait son cabinet detoilette. Là, il craqua une allumette et alluma sur une petitetable une lampe à esprit de vin. Sur cette lampe, il disposa unecasserole préalablement remplie d’eau. Le crâne n’avait pas quittéle creux de son bras.

Pendant toute cette bizarre cuisine, nous ne le quittions pasdes yeux. Jamais l’attitude de Rouletabille ne nous avait paruaussi incompréhensible, ni aussi fermée, ni aussi inquiétante. Plusil nous donnait d’explications et plus il agissait, moins nous lecomprenions. Et nous avions peur, parce que nous sentions quequelqu’un autour de nous, quelqu’un de nous avait peur ! peur,plus qu’aucun de nous ! Qui donc était celui-là ?Peut-être le plus calme !

Le plus calme, c’est Rouletabille, entre son crâne et sacasserole.

Mais quoi ! Pourquoi reculons-nous tous soudain d’un mêmemouvement ? Pourquoi M. Darzac, les yeux agrandis par uneffroi nouveau, pourquoi la Dame en noir, pourquoi Mr Arthur Rance,pourquoi moi-même, commençons-nous un cri… un nom qui expire surnos lèvres : Larsan !… Où l’avons-nous donc vu ?

Où l’avons-nous découvert, cette fois, nous qui regardonsRouletabille ? Ah ! ce profil, dans l’ombre rouge de lanuit commençante, ce front au fond de l’embrasure que vientensanglanter le crépuscule comme au matin du crime est venue rougirces murs la sanglante aurore ! Oh ! cette mâchoire dureet volontaire qui s’arrondissait tout à l’heure, douce, un peuamère, mais charmante dans la lumière du jour et qui, maintenant,se découpe sur l’écran du soir, mauvaise et menaçante ! CommeRouletabille ressemble à Larsan ! Comme, dans ce moment, ilressemble à son père ! c’est Larsan !

Autre émoi : au gémissement de sa mère, Rouletabille sort de cecadre funèbre où il nous est apparu avec une figure de bandit et ilvient à nous et il redevient Rouletabille. Nous en tremblonsencore. Mrs. Edith, qui n’a jamais vu Larsan, ne peut pascomprendre. Elle me demande : « Que s’est-il passé ? »

Rouletabille est là, devant nous, avec son eau chaude dans sacasserole, une serviette et son crâne. Et il nettoie son crâne.

C’est vite fait. La peinture a disparu. Il nous le faitconstater. Alors, se plaçant devant le bureau, il reste en muettecontemplation devant son propre lavis. Cela avait bien pris dixminutes, pendant lesquelles il nous avait ordonné, d’un signe, degarder le silence… dix minutes fort impressionnantes… Qu’attend-ildonc ?… Soudain, il saisit le crâne de la main droite et, avecle geste familier aux joueurs de boules, il le fait rouler àplusieurs reprises, sur son lavis ; puis il nous montre lecrâne et nous invite à constater qu’il ne porte la trace d’aucunepeinture rouge. Rouletabille tire à nouveau sa montre.

« La peinture est sèche sur le plan, fait-il. Elle a mis unquart d’heure à sécher. Dans la journée du 11, nous avons vu entrerdans la Tour Carrée, À CINQ HEURES, venant du dehors, M. Darzac.Or, M. Darzac, après être entré dans la Tour Carrée, et après avoirrefermé derrière lui les verrous de sa chambre, nous a-t-il dit,n’en est ressorti que lorsque nous sommes venus l’y chercher passésix heures. Quant au vieux Bob, nous l’avons vu entrer dans la TourRonde À SIX HEURES, avec son crâne vierge de peinture !

« Comment cette peinture qui met seulement un quart d’heure àsécher est-elle, ce jour-là, encore assez fraîche, – plus d’uneheure après que M. Darzac l’a quittée, – pour teindre le crâne duvieux Bob que celui-ci, d’un geste de colère, fait rouler sur lelavis en entrant dans la Tour Ronde ? Il n’y a qu’uneexplication à cela et je vous défie d’en trouver une autre, c’estque le M. Darzac qui est entré dans la Tour Carrée À CINQ HEURES,et que nul n’a vu ressortir, n’est pas le même que celui qui venaitde peindre dans la Tour Ronde avant l’arrivée du vieux Bob À SIXHEURES, que nous avons trouvé dans la chambre de la Tour Carréesans l’y avoir vu entrer et avec qui nous sommes ressortis… En unmot : qu’il n’est pas le même que le M. Darzac ici présent devantnous ! LE BON BOUT DE LA RAISON NOUS INDIQUE QU’IL Y A DEUXMANIFESTATIONS DARZAC ! »

Et Rouletabille regarda M. Darzac.

Celui-ci, comme nous tous, était sous le coup de la lumineusedémonstration du jeune reporter. Nous étions tous partagés entreune épouvante nouvelle et une admiration sans bornes. Comme tout ceque disait Rouletabille était clair ! clair eteffrayant ! Encore là nous retrouvions la marque de saprodigieuse et logique et mathématique intelligence.

M. Darzac s’écria :

« C’est donc comme cela qu’il a pu entrer dans la Tour Carréeavec un déguisement qui lui donnait, sans doute, toutes mesapparences, et qu’il a pu se cacher dans le placard, de telle sorteque je ne l’ai pas vu, moi, quand je suis venu ensuite faire ici macorrespondance en quittant la Tour du Téméraire où je laissais monlavis. Mais comment le père Bernier lui a-t-il ouvert !…

– Dame ! répliqua Rouletabille qui avait pris la main de laDame en noir entre les siennes, comme s’il eût voulu lui donner ducourage… Dame ! c’est qu’il a bien cru avoir affaire àvous !

– C’est donc cela qui explique que, lorsque je suis arrivé à maporte, je n’avais qu’à la pousser. Le père Bernier me croyait chezmoi.

– Très juste ! puissamment raisonné ! obtempéraRouletabille. Et le père Bernier, qui avait ouvert à la premièremanifestation Darzac, n’a pas eu à s’occuper de la seconde,puisque, pas plus que nous, il ne l’a vue. Vous êtes certainementarrivé à la Tour Carrée dans le moment qu’avec le père Bernier nousnous trouvions sur le parapet, en train d’examiner lesgesticulations étranges du vieux Bob parlant, sur le seuil de laBarma Grande, à Mrs. Edith et au prince Galitch…

– Mais, fit encore M. Darzac, comment la mère Bernier, elle, quiétait entrée dans sa loge, ne m’a-t-elle point vu et ne s’est-ellepoint étonnée de voir entrer une seconde fois M. Darzac alorsqu’elle ne l’avait pas vu ressortir ?

– Imaginez, reprit le reporter avec un triste sourire, imaginez,Monsieur Darzac, que la mère Bernier, dans ce moment-là – au momentoù vous passiez… c’est-à-dire : où la seconde manifestation Darzacpassait – ramassait les pommes de terre d’un sac que j’avais vidésur son plancher… et vous imaginez la vérité.

– Eh bien, je puis me féliciter de me trouver encore de cemonde !…

– Félicitez-vous, monsieur Darzac, félicitez-vous !…

– Quand je songe qu’aussitôt rentré chez moi j’ai fermé lesverrous comme je vous l’ai dit, que je me suis mis au travail etque j’avais ce bandit dans le dos ! Ah ! il eût pu metuer sans résistance !… »

Rouletabille s’avança vers M. Darzac.

« Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? lui demanda-t-il, lesyeux dans les yeux.

– Vous savez bien qu’il attendait quelqu’un ! »

Et M. Darzac tourna sa face douloureuse du côté de la Dame ennoir.

Rouletabille était maintenant tout contre M. Darzac. Il lui mitles deux mains aux épaules :

« Monsieur Darzac, fit-il, de sa voix redevenue claire et pleinede bravoure, il faut que je vous fasse un aveu ! Quand j’euscompris comment s’était introduit le « corps de trop », et quej’eus constaté que vous ne faisiez rien pour nous détromper surl’heure de cinq heures à laquelle nous avions cru, à laquelle toutle monde, excepté moi, croyait que vous étiez entré dans la TourCarrée, je me trouvai en droit de soupçonner que le bandit n’étaitpoint celui qui, à cinq heures, était entré dans la Tour Carréesous le déguisement Darzac ! J’ai pensé, au contraire, que ceDarzac-là pouvait bien être le vrai Darzac et que le faux, c’étaitvous ! Ah ! mon cher monsieur Darzac, comme je vous aisoupçonné !…

– C’est de la folie ! s’écria M. Darzac. Si je n’ai pointdit l’heure exacte à laquelle j’étais entré dans la Tour Carrée,c’est que cette heure restait vague dans mon esprit et que je n’yattachais aucune importance !

– De telle sorte, Monsieur Darzac, continua Rouletabille, sanss’occuper des interruptions de son interlocuteur, de l’émoi de laDame en noir et de notre attitude plus que jamais effarée à tous,de telle sorte que le vrai Darzac venu du dehors pour reprendre saplace que vous lui auriez volée – dans mon imagination, MonsieurDarzac, dans mon imagination, rassurez-vous !… – aurait été,par vos soins obscurs et avec l’aide trop fidèle de la Dame ennoir, mis en parfait état de ne plus nuire à votre audacieuseentreprise !… de telle sorte, Monsieur Darzac, que j’ai pupenser que, vous étant Larsan, l’homme qui fut mis dans le sacétait Darzac !… Ah ! la belle imagination que j’avaislà !… Et l’inouï soupçon !…

– Bah ! répondit sourdement le mari de Mathilde… Nous noussommes tous soupçonnés ici !… »

Rouletabille tourna le dos à M. Darzac, mit ses mains dans sespoches et dit, s’adressant à Mathilde, qui semblait prête às’évanouir devant l’horreur de l’imagination de Rouletabille :

« Encore un peu de courage, madame ! »

Et, cette fois, de sa voix « perchée » que je lui connaissaisbien, de sa voix de professeur de mathématiques exposant ourésolvant un théorème :

« Voyez-vous, Monsieur Darzac, il y avait deux manifestationsDarzac… Pour savoir quelle était la vraie et quelle était celle quicachait Larsan… Mon devoir, Monsieur Darzac, celui que me montraitle bon bout de ma raison, était d’examiner sans peur ni reproche, àtour de rôle, ces deux manifestations-là… en touteimpartialité ! Alors, j’ai commencé par vous… Monsieur Darzac.»

M. Darzac répondit à Rouletabille :

« En voilà assez, puisque vous ne me soupçonnez plus ! Vousallez me dire tout de suite qui est Larsan !… Je leveux ! je l’exige !…

– Nous le voulons tous !… et tout de suite ! » nousécriâmes-nous en les entourant tous deux.

Mathilde s’était précipitée sur son enfant et le couvrait de soncorps comme s’il eût été déjà menacé. Mais cette scène avait déjàtrop duré et nous exaspérait.

« Puisqu’il le sait ! qu’il le dise !… qu’on enfinisse ! » s’écriait Arthur Rance…

Et, soudain, comme je me rappelais que j’avais entendu les mêmescris d’impatience à la cour d’assises, un nouveau coup de feuretentit à la porte de la Tour Carrée, et nous en fûmes tous sibien « saisis » que notre colère en tomba du coup et que nous nousmîmes à prier, poliment, ma foi, Rouletabille de mettre fin le plustôt possible à une situation intolérable. Dans ce moment, envérité, c’était à qui le supplierait davantage, comme si nouscomptions là-dessus pour prouver aux autres, et peut-être ànous-mêmes, que nous n’étions pas Larsan !

Rouletabille, aussitôt qu’il avait entendu le second coup defeu, avait changé de physionomie. Tout son visage s’étaittransformé, tout son être semblait vibrer d’une énergie farouche.Quittant le ton goguenard avec lequel il parlait à M. Darzac et quinous avait tous particulièrement froissés, il écarta doucement laDame en noir qui s’obstinait à le vouloir protéger ; ils’adossa à la porte, il croisa les bras, et dit :

« Dans une affaire comme celle-là, voyez-vous, il ne faut riennégliger. Deux manifestations Darzac entrantes et deuxmanifestations Darzac sortantes, dont l’une de celles-ci dans lesac ! Il y a de quoi s’y perdre ! Et maintenant encore jevoudrais bien ne pas dire de bêtises !… Que M. Darzac, ici,présent, me permette de lui dire : j’avais cent excuses pour lesoupçonner !… »

Alors, je pensai : « Quel malheur qu’il ne m’en ait pasparlé ! Je lui aurais évité de la besogne et je lui auraisfait « découvrir l’Australie ! »

M. Darzac s’était planté devant le reporter et répétaitmaintenant, avec une rage insistante : « Quelles excuses ?…Quelles excuses ?…

– Vous allez me comprendre, mon ami, fit le reporter avec uncalme suprême. La première chose que je me suis dite, quand j’aiexaminé les conditions de votre manifestation Darzac à vous, estcelle-ci : « Bah ! si c’était Larsan ! la fille duprofesseur Stangerson s’en serait bien aperçue ! » Évidemment,n’est-ce pas ?… Évidemment !… Or, en examinant l’attitudede celle qui est devenue, à votre bras, Mme Darzac, j’ai acquis lacertitude, monsieur, qu’elle vous soupçonnait tout le temps d’êtreLarsan. »

Mathilde, qui était retombée sur une chaise, trouva la force dese soulever et de protester d’un grand geste épeuré.

Quant à M. Darzac, son visage semblait plus que jamais ravagépar la souffrance. Il s’assit, en disant à mi-voix :

« Se peut-il que vous ayez pensé cela, Mathilde ?… »

Mathilde baissa la tête et ne répondit pas.

Rouletabille, avec une cruauté implacable, et que, pour ma part,je ne pouvais excuser, continuait :

« Quand je me rappelle tous les gestes de Mme Darzac, depuisvotre retour de San Remo, je vois maintenant dans chacun d’euxl’expression de la terreur qu’elle avait de laisser échapper lesecret de sa peur, de sa perpétuelle angoisse… Ah !laissez-moi parler, Monsieur Darzac… Il faut que je m’explique ici,il le faut pour que tout le monde s’explique ici !… Noussommes en train de « nettoyer la situation » !… Rien, alors,n’était naturel dans les façons d’être de Mlle Stangerson. Laprécipitation même qu’elle a mise à accéder à votre désir de hâterla cérémonie nuptiale prouvait le désir qu’elle avait de chasserdéfinitivement le tourment de son esprit. Ses yeux, dont je mesouviens, disaient alors, combien clairement : « Est-il possibleque je continue à voir Larsan partout, même dans celui qui est àmes côtés, qui me conduit à l’autel, qui m’emporte avec lui !»

« À ce qu’il paraît qu’à la gare, monsieur, elle a jeté un adieutout à fait déchirant ! Elle criait déjà : « Au secours !» au secours contre elle, contre sa pensée !… et peut-êtrecontre vous ?… Mais elle n’osait exposer sa pensée à personne,parce qu’elle redoutait certainement qu’on lui dît… »

Et Rouletabille se pencha tranquillement à l’oreille de M.Darzac et lui dit tout bas, pas si bas que je ne l’entendisse,assez bas pour que Mathilde ne soupçonnât point les mots quisortaient de sa bouche : « Est-ce que vous redevenez folle ?»

Et, se reculant un peu :

« Alors, vous devez maintenant tout comprendre, mon cherMonsieur Darzac !… Et cette étrange froideur avec laquellevous fûtes, par la suite, traité ; et aussi, quelquefois, lesremords qui, dans son hésitation incessante, poussaient Mme Darzacà vous entourer, par instants, des plus délicatesattentions !… Enfin, permettez-moi de vous dire que je vous aivu moi-même parfois si sombre, que j’ai pu penser que vous aviezdécouvert que Mme Darzac avait toujours au fond d’elle-même, envous regardant, en vous parlant, en se taisant, la pensée deLarsan !… Par conséquent, entendons-nous bien… Ce n’est pointcette idée « que la fille du professeur Stangerson s’en serait bienaperçu » qui pouvait chasser mes soupçons, puisque, malgré elle,elle s’en apercevait tout le temps ! Non ! Non !…Mes soupçons ont été chassés par autre chose !…

– Ils auraient pu l’être, s’écria, ironique, et désespéré, M.Darzac… ils auraient pu l’être par ce simple raisonnement que, sij’avais été Larsan, possédant Mlle Stangerson, devenue ma femme,j’avais tout intérêt à continuer à faire croire à la mort deLarsan ! Et je ne me serais point ressuscité !… N’est-cepoint du jour où Larsan est revenu au monde, que j’ai perduMathilde ?…

– Pardon ! monsieur, pardon ! répliqua cette foisRouletabille, qui était devenu plus blanc qu’un linge… Vousabandonnez encore une fois, si j’ose dire, le bon bout de laraison !… Car celui-ci nous montre tout le contraire de ce quevous croyez apercevoir !… Moi, j’aperçois ceci : c’est que,lorsqu’on a une femme qui croit ou qui est très près de croire quevous êtes Larsan, on a tout intérêt à lui montrer que Larsan existeen dehors de vous ! »

En entendant cela, la Dame en noir se glissa contre la muraille,arriva haletante jusqu’aux côtés de Rouletabille, et dévora duregard la face de M. Darzac, qui était devenue effroyablement dure.Quant à nous, nous étions tous tellement frappés de la nouveauté etde l’irréfutabilité du commencement de raisonnement de Rouletabilleque nous n’avions plus que l’ardent désir d’en connaître la suite,et nous nous gardâmes de l’interrompre, nous demandant jusqu’oùpourrait aller une aussi formidable hypothèse ! Le jeunehomme, imperturbable, continuait…

« Mais si vous aviez intérêt à lui montrer que Larsan existaiten dehors de vous, il est un cas où cet intérêt se transformait enune nécessité immédiate. Imaginez… je dis imaginez, mon cherMonsieur Darzac, que vous ayez réellement ressuscité Larsan, unefois, une seule, malgré vous, chez vous, aux yeux de la fille duprofesseur Stangerson, et vous voilà, je dis bien, dans lanécessité de le ressusciter encore, toujours, en dehors de vous…pour prouver à votre femme que ce Larsan ressuscité n’est pas envous ! Ah ! calmez-vous, mon cher Monsieur Darzac !…je vous en supplie… Puisque je vous ai dit que mes soupçons ont étéchassés, définitivement chassés !… C’est bien le moins quenous nous amusions à raisonner un peu, après de pareilles angoissesoù il semblait qu’il n’y eût point de place pour aucunraisonnement… Voyez donc où je suis obligé d’en venir, enconsidérant comme réalisée l’hypothèse (ce sont là procédés demathématiques que vous connaissez mieux que moi, vous qui êtes unsavant), en considérant, dis-je, comme réalisée l’hypothèse de lamanifestation Darzac, qui est vous cachant Larsan. Donc, dans monraisonnement, vous êtes Larsan ! Et je me demande ce qui abien pu arriver en gare de Bourg pour que vous apparaissiez àl’état de Larsan aux yeux de votre femme. Le fait de larésurrection est indéniable. Il existe. Il ne peut s’expliquer à cemoment par votre volonté d’être Larsan !… »

M. Darzac n’interrompait plus.

« Comme vous dites, Monsieur Darzac, poursuivait Rouletabille,c’est à cause de cette résurrection-là que le bonheur vous échappe…Donc, si cette résurrection ne peut être volontaire, elle n’a plusqu’une façon d’être… c’est d’être accidentelle !… Et voyezcomme toute l’affaire est éclaircie… Oh ! j’ai beaucoup étudiél’incident de Bourg… je continue à raisonner… ne vous épouvantezpas… Vous êtes à Bourg, dans le buffet… Vous croyez que votrefemme, ainsi qu’elle vous l’a annoncé, vous attend hors de la gare…Ayant terminé votre correspondance, vous éprouvez le besoin d’allerdans votre compartiment, faire un peu de toilette… jeter le coupd’œil du maître ès camouflage sur votre déguisement. Vous pensez :encore quelques heures de cette comédie, et, passé la frontière,dans un endroit où elle sera bien à moi, définitivement à moi, jemettrai bas le masque… Car ce masque, tout de même, il vousfatigue… et si bien vous fatigue-t-il, ma foi, que, arrivé dans lecompartiment, vous vous accordez quelques minutes de repos… Vousl’enlevez donc !… Vous vous soulagez de cette barbe menteuseet de vos lunettes, et, juste dans le même moment, la porte ducompartiment s’ouvre… Votre femme, épouvantée, ne prend que letemps de voir cette face sans barbe dans la glace, la face deLarsan, et de s’enfuir, en poussant une clameur épouvantée…Ah ! vous avez compris le danger !… Vous êtes perdu si,immédiatement, votre femme, ailleurs, ne voit pas Darzac, son mari.Le masque est vite remis, vous descendez à contre-voie par la glacedu coupé et vous arrivez au buffet avant votre femme qui accourtvous y chercher !… Elle vous trouve debout… Vous n’avez pasmême eu le temps de vous rasseoir… Tout est-il sauvé ?Hélas ! non… Votre malheur ne fait que commencer… Car l’atrocepensée que vous êtes peut-être ensemble Darzac et Larsan ne laquitte plus. Sur le quai de la gare, en passant sous un bec de gaz,elle vous regarde, vous lâche la main et se jette comme une folledans le bureau du chef de gare… Ah ! vous avez encorecompris ! Il faut chasser l’abominable pensée tout de suite…Vous sortez du bureau et vous refermez précipitamment la porte, et,vous aussi, vous prétendez que vous venez de voir Larsan !Pour la tranquilliser, et pour nous tromper aussi, dans le cas oùelle oserait nous dévoiler sa pensée… vous êtes le premier àm’avertir… à m’envoyer une dépêche !… Hein ? comme,éclairée de ce jour, toute votre conduite devient nette ! Vousne pouvez lui refuser d’aller rejoindre son père… Elle irait sansvous !… Et, comme rien n’est encore perdu, vous avez l’espoirde tout rattraper… Au cours du voyage, votre femme continue à avoirdes alternatives de foi et de terreur. Elle vous donne sonrevolver, dans une sorte de délire de son imagination, qui pourraitse résumer dans cette phrase : « Si c’est Darzac, qu’il medéfende ! et, si c’est Larsan, qu’il me tue !… Mais queje cesse de ne plus savoir ! » Aux Rochers Rouges, vous lasentez à nouveau si éloignée de vous que, pour la rapprocher, vouslui remontrez Larsan !… Voyez-vous, mon cher MonsieurDarzac ! Tout cela s’arrangeait très bien dans ma pensée… etil n’y avait point jusqu’à votre apparition de Larsan, à Menton,pendant votre voyage de Darzac à Cannes, pendant que vous vîntesau-devant de nous, qui ne pouvait le plus bêtement du mondes’expliquer. Vous auriez pris le train devant vos amis àMenton-Garavan, mais vous en seriez descendu à la station suivantequi est celle de Menton et, là, après un court séjour nécessairedans votre vestiaire urbain, vous apparaissiez à l’état de Larsan àvos mêmes amis venus en promenade à Menton. Le train suivant vousremportait vers Cannes, où nous nous rencontrâmes. Seulement, commevous eûtes, ce jour-là, le désagrément d’entendre, de la bouchemême d’Arthur Rance qui était, lui aussi, venu au-devant de nous àNice, que Mme Darzac n’avait pas vu cette fois Larsan et que votreexhibition du matin n’avait servi de rien, vous vous obligeâtes, lesoir même, à lui montrer Larsan, sous les fenêtres mêmes de la TourCarrée, devant lesquelles passait la barque de Tullio !… Etvoyez, mon cher Monsieur Darzac, comme les choses, en apparence,les plus compliquées, devenaient tout à coup simples et logiquementexplicables si, par hasard, mes soupçons devaient êtreconfirmés ! »

À ces mots, moi-même qui avais cependant vu et touchél’Australie, je ne pus m’empêcher de frissonner en regardantpresque avec apitoiement Robert Darzac, comme on regarde un pauvrehomme sur le point de devenir la victime de quelque effroyableerreur judiciaire. Et tous les autres, autour de moi, frissonnèrentégalement pour lui ou à cause de lui, car les arguments deRouletabille devenaient si terriblement possibles que chacun sedemandait comment, après avoir si bien établi la possibilité de laculpabilité, il allait pouvoir conclure à l’innocence. Quant àRobert Darzac, après avoir monté la plus sombre agitation, ils’était à peu près calmé, écoutant le jeune homme, et il me semblaqu’il ouvrait ces yeux étonnants, extravagants, au regard affolé,mais très intéressé, qu’ont les accusés au banc d’assises quand ilsentendent M. le procureur général prononcer un de ces admirablesréquisitoires qui les convainquent eux-mêmes d’un crime que,quelquefois, ils n’ont pas commis ! La voix avec laquelle ilparvint à prononcer les mots suivants n’était plus une voix decolère, mais de curieux effroi, la voix d’un homme qui se dit : «Mon Dieu ! à quel danger, sans le savoir, ai-je bien puéchapper ! »

« Mais, puisque vous n’avez plus ces soupçons, monsieur, fit-il,retombé à un calme singulier, je voudrais bien savoir, après toutce que vous venez de me dire, ce qui a bien pu leschasser ?…

– Pour les chasser, monsieur, il me fallait une certitude !Une preuve simple, mais absolue, qui me montrât d’une façonéclatante laquelle était Larsan des deux manifestationsDarzac ! Cette preuve m’a été fournie heureusement par vous,monsieur, à l’heure même où vous avez fermé le cercle, le cercledans lequel s’était trouvé « le corps de trop ! » le jour où,ayant affirmé – ce qui était la vérité – que vous aviez tiré lesverrous de votre appartement aussitôt rentré dans votre chambre,vous nous avez menti en ne nous dévoilant pas que vous étiez entrédans cette chambre vers six heures et non point, comme le pèreBernier le disait et comme nous avions pu le constater nous-mêmes,à cinq heures ! Vous étiez alors le seul avec moi à savoir quele Darzac de cinq heures, dont nous vous parlions comme devous-même n’était point vous-même ! Et vous n’avez riendit ! Et ne prétendez pas que vous n’attachiez aucuneimportance à cette heure de cinq heures, puisqu’elle vousexpliquait tout, à vous, puisqu’elle vous apprenait qu’un autreDarzac que vous était venu dans la Tour Carrée à cette heure-là, levrai ! Aussi, après vos faux étonnements, comme vous voustaisez ! Votre silence nous a menti ! Et quel intérêt levéritable Darzac aurait-il eu à cacher qu’un autre Darzac, quipouvait être Larsan, était venu avant vous se cacher dans la TourCarrée ? Seul, Larsan avait intérêt à nous cacher qu’il yavait un autre Darzac que lui ! DES DEUX MANIFESTATIONS DARZACLA FAUSSE ÉTAIT NÉCESSAIREMENT CELLE QUI MENTAIT ! Ainsi messoupçons ont-ils été chassés par la certitude ! LARSAN C’ÉTAITVOUS ! ET L’HOMME QUI ÉTAIT DANS LE PLACARD, C’ÉTAITDARZAC !

– Vous mentez ! » hurla en bondissant sur Rouletabillecelui que je ne pouvais croire être Larsan.

Mais nous nous étions interposés et Rouletabille, qui n’avaitrien perdu de son calme, étendit le bras et dit :

« Il y est encore !… »

Scène indescriptible ! Minute inoubliable ! Au gestede Rouletabille, la porte du placard avait été poussée par une maininvisible, comme il arriva le terrible soir qui avait vu le mystèredu « corps de trop »…

Et le « corps de trop » lui-même apparut ! Des clameurs desurprise, d’enthousiasme et d’effroi remplirent la Tour Carrée. LaDame en noir poussa un cri déchirant :

« Robert !… Robert !… Robert ! »

Et c’était un cri de joie. Deux Darzac étaient devant nous, sisemblables que toute autre que la Dame en noir aurait pu s’ytromper… Mais son cœur ne la trompa point, en admettant que saraison, après l’argumentation triomphante de Rouletabille, eût puhésiter encore. Les bras tendus, elle allait vers la secondemanifestation Darzac qui descendait du fatal placard… Le visage deMathilde rayonnait d’une vie nouvelle ; ses yeux, ses tristesyeux dont j’avais vu si souvent le regard égaré autour de l’autre,fixaient celui-ci avec une joie magnifique, mais tranquille etsûre. C’était lui ! C’était celui qu’elle croyait perdu, etqu’elle avait osé chercher sur le visage de l’autre, et qu’ellen’avait pas retrouvé sur le visage de l’autre, ce dont elle avaitaccusé, pendant des jours et des nuits, sa pauvre folie !

Quant à celui que, jusqu’à la dernière minute, je n’avais pucroire coupable, quant à l’homme farouche qui, dévoilé et traqué,voyait soudain se dresser en face de lui la preuve vivante de soncrime, il tenta encore un de ces gestes qui, si souvent, l’avaientsauvé. Entouré de toutes parts, il osa la fuite. Alors nouscomprîmes la comédie audacieuse que, depuis quelques minutes, ilnous donnait. N’ayant plus aucun doute sur l’issue de la discussionqu’il soutenait avec Rouletabille, il avait eu cette incroyablepuissance sur lui-même de n’en laisser rien paraître, et aussicette habileté dernière de prolonger la dispute et de permettre àRouletabille de dérouler à loisir une argumentation au bout delaquelle il savait qu’il trouverait sa perte, mais pendant laquelleil découvrirait, peut-être, les moyens de sa fuite. C’est ainsiqu’il manœuvra si bien que, dans le moment que nous avancions versl’autre Darzac, nous ne pûmes l’empêcher de se jeter d’un bond dansla pièce qui avait servi de chambre à Mme Darzac et d’en refermerviolemment la porte avec une rapidité foudroyante ! Nous nousaperçûmes qu’il avait disparu lorsqu’il était trop tard pourdéjouer sa ruse. Rouletabille, pendant la scène précédente, n’avaitsongé qu’à garder la porte du corridor et il n’avait point prisgarde que chaque mouvement que faisait le faux Darzac, au fur et àmesure qu’il était convaincu d’imposture, le rapprochait de lachambre de Mme Darzac. Le reporter n’attachait aucune importance àces mouvements-là, sachant que cette chambre n’offrait à la fuitede Larsan aucune issue. Et cependant, quand le bandit fut derrièrecette porte, qui fermait son dernier refuge, notre confusionaugmenta dans des proportions importantes. On eût dit que, tout àcoup, nous étions devenus forcenés. Nous frappions ! Nouscriions ! Nous pensions à tous les coups de génie de sesinexplicables évasions !

« Il va s’échapper !… Il va encore nous échapper !…»

Arthur Rance était le plus enragé. Mrs. Edith, de son poignetnerveux, me broyait le bras, tant la scène l’impressionnait. Nul nefaisait attention à la Dame en noir et à Robert Darzac qui, aumilieu de cette tempête, semblaient avoir tout oublié, même lebruit que l’on menait autour d’eux. Ils n’avaient pas une parole,mais ils se regardaient comme s’ils découvraient un monde nouveau,celui où l’on s’aime. Or, ils venaient simplement de le retrouver,grâce à Rouletabille.

Celui-ci avait ouvert la porte du corridor et appelé à larescousse les trois domestiques. Ils arrivèrent avec leurs fusils.Mais c’étaient des haches qu’il fallait. La porte était solide etbarricadée d’épais verrous. Le père Jacques alla chercher unepoutre qui nous servit de bélier. Nous nous y mîmes tous, et,enfin, nous vîmes la porte céder. Notre anxiété était au comble. Envain nous répétions-nous que nous allions entrer dans une chambreoù il n’y avait que des murs et des barreaux… nous nous attendionsà tout, ou plutôt à rien, car c’était surtout la pensée de ladisparition, de l’envolement, de la dissociation de la matière deLarsan qui nous hantait et nous rendait plus fous.

Quand la porte eut commencé de céder, Rouletabille ordonna auxdomestiques de reprendre leurs fusils, avec la consigne, cependant,de ne s’en servir que s’il était impossible de s’emparer de lui,vivant. Puis, il donna un dernier coup d’épaule et, la porte étantenfin tombée, il entra le premier dans la pièce.

Nous le suivions. Et, derrière lui, sur le seuil, nous nousarrêtâmes tous, tant ce que nous vîmes nous remplit destupéfaction. D’abord, Larsan était là ! Oh ! il étaitvisible ! Et il était reconnaissable ! Il avait arrachésa fausse barbe ; il avait mis bas son masque de Darzac ;il avait repris sa face rase et pâle du Frédéric Larsan du châteaudu Glandier. Et on ne voyait que lui dans la chambre. Il étaittranquillement assis dans un fauteuil, au milieu de la pièce, etnous regardait de ses grands yeux calmes et fixes. Ses brass’allongeaient aux bras du fauteuil. Sa tête s’appuyait au dossier.On eût dit qu’il nous donnait audience et qu’il attendait que nouslui exposions nos revendications. Je crus même discerner un légersourire sur sa lèvre ironique.

Rouletabille s’avança encore :

« Larsan, fit-il… Larsan, vous rendez-vous ?… »

Mais Larsan ne répondit pas.

Alors Rouletabille le toucha à la main et au visage, et nousnous aperçûmes que Larsan était mort.

Rouletabille nous montra à son doigt le chaton d’une bague quiétait ouvert et qui avait dû contenir un poison foudroyant.

Arthur Rance écouta les battements du cœur et déclara que toutétait fini.

Sur quoi, Rouletabille nous pria de quitter tous la Tour Carréeet d’oublier le mort.

« Je me charge de tout, fit-il gravement. C’est un corps detrop, nul ne s’apercevra de sa disparition ! »

Et il donna à Walter un ordre qui fut traduit par Arthur Rance:

« Walter, vous m’apporterez tout de suite « le sac du corps detrop ! »

Puis, il fit un geste auquel nous obéîmes tous. Et nous lelaissâmes seul en face du cadavre de son père.

 

Aussitôt, nous eûmes à transporter M. Darzac, qui se trouvaitmal, dans le salon du vieux Bob. Mais ce n’était qu’une faiblessepassagère et, dès qu’il eut rouvert les yeux, il sourit à Mathildequi penchait sur lui son beau visage où se lisait l’épouvante deperdre un époux chéri dans le moment même qu’elle venait, par unconcours de circonstances qui restait encore mystérieux, de leretrouver. Il sut la convaincre qu’il ne courait aucun danger et illa pria de s’éloigner ainsi que Mrs. Edith. Quand les deux femmesnous eurent quittés, Mr Arthur Rance et moi lui donnâmes des soinsqui nous renseignèrent tout d’abord sur son curieux état de santé.Car, enfin, comment un homme que chacun de nous avait pu croiremort et que l’on avait enfermé, râlant, dans un sac, avait-il pusurgir, ainsi vivant, du fatal placard ? Quand nous eûmesouvert ses vêtements et défait, pour le refaire, le bandage quicachait la blessure qu’il portait à la poitrine, nous connûmes aumoins que cette blessure, par un hasard qui n’est point si rarequ’on le pourrait croire, après avoir déterminé un coma presqueimmédiat, ne présentait aucune gravité. La balle qui avait frappéDarzac, au milieu de la lutte farouche qu’il avait eu à soutenircontre Larsan, s’était aplatie sur le sternum, causant une fortehémorragie externe et secouant douloureusement tout l’organisme,mais ne suspendant en rien aucune des fonctions vitales… .

On avait vu des blessés de cet ordre se promener parmi lesvivants quelques heures après que ceux-ci avaient cru assister àleurs derniers moments. Et moi-même, je me rappelai – ce qui achevade me rassurer – l’aventure d’un de mes bons amis, le journalisteL… , qui, venant de se battre en duel avec le musicien V… , sedésespérait sur le terrain d’avoir tué son adversaire d’une balleen pleine poitrine, sans que celui-ci ait eu même le temps detirer. Soudain le mort se souleva et logea dans la cuisse de monami une balle qui faillit entraîner l’amputation et qui le retintde longs mois au lit. Quant au musicien qui était retombé dans soncoma, il en sortit le lendemain pour aller faire un tour sur leboulevard. Lui aussi, comme Darzac, avait été frappé austernum.

Comme nous finissions de panser Darzac, le père Jacques vintfermer sur nous la porte du salon qui était restée entrouverte etje me demandais la raison qui avait bien pu pousser le bonhomme àprendre cette précaution, quand nous entendîmes des pas dans lecorridor et un bruit singulier comme celui d’un corps que l’ontraînerait sur un plancher… Et je pensai à Larsan, et au sac du «corps de trop », et à Rouletabille !

Laissant Arthur Rance aux côtés de M. Darzac, je courus à lafenêtre. Je ne m’étais pas trompé et je vis apparaître dans la courle sinistre cortège.

Il faisait alors presque nuit. Une obscurité propice entouraittoute chose. Je distinguai cependant Walter que l’on avait mis ensentinelle sous la poterne du jardinier. Il regardait du côté de labaille, prêt, évidemment, à barrer le passage à qui éprouveraitalors le besoin de pénétrer dans la Cour du Téméraire…

… Se dirigeant vers le puits, je vis Rouletabille et lepère Jacques… deux ombres courbées sur une autre ombre… une ombreque je connaissais bien et qui, une nuit d’horreur, avait contenuun autre corps. Le sac semblait lourd. Ils le soulevèrent jusqu’àla margelle du puits. Alors je pus voir encore que le puits étaitouvert… oui, le plateau de bois qui le fermait d’ordinaire avaitété rejeté sur le côté. Rouletabille sauta sur la margelle, et puisentra dans le puits… Il y pénétrait sans hésitation… il semblaitconnaître ce chemin. Peu après il s’enfonça et sa tête disparut.Alors le père Jacques poussa le sac dans le puits et il se penchasur la margelle, soutenant encore le sac que je ne voyais plus.Puis il se redressa et referma le puits, remettant soigneusement leplateau et assujettissant les ferrures, et celles-ci firent unbruit que je me rappelai soudain, le bruit qui m’avait tantintrigué le soir où, avant la découverte de l’Australie, je m’étaisrué sur une ombre qui avait soudain disparu et où je m’étais heurtéle nez contre la porte close du Château Neuf…

 

Je veux voir… jusqu’à la dernière minute, je veux voir, je veuxsavoir… Trop de choses inexpliquées m’inquiètent encore !… Jen’ai que la parcelle la plus importante de la vérité, mais je n’aipas la vérité tout entière ou plutôt il me manque quelque chose quiexpliquerait la vérité…

J’ai quitté la Tour Carrée, j’ai regagné ma chambre du ChâteauNeuf, je me suis mis à ma fenêtre et mon regard s’est enfoncéprofondément dans les ombres qui couvraient la mer. Nuit épaisse,ténèbres jalouses. Rien. Alors, je me suis efforcé d’entendre, maisje n’ai même point perçu le bruit des rames sur les eaux…

Tout à coup… loin… très loin… en tout cas, il me semble que cecise passait très loin sur la mer, tout là-haut à l’horizon… Ouplutôt en face de l’horizon, je veux dire dans l’étroite banderouge qui décorait la nuit, le seul souvenir qui nous restait dusoleil…

… Dans cette étroite bande rouge quelque chose entra, desombre et de petit ; mais, comme je ne voyais que cette chose,elle me parut à moi énorme, formidable. C’était une ombre de barquequi glissait d’un mouvement quasi automatique sur les eaux, puiselle s’arrêta, et je vis se dresser, debout, l’ombre deRouletabille. Je le distinguais je le reconnaissais comme s’ilavait été à dix mètres de moi… Ses moindres gestes se découpaientavec une précision fantastique sur la bande rouge… Oh ! ce nefut pas long ! Il se pencha et se releva aussitôt en soulevantun fardeau qui se confondit avec lui… Et puis le fardeau glissadans le noir et la petite ombre de l’homme réapparut toute seule,se pencha encore, se courba, resta ainsi un instant immobile, etpuis s’affaissa dans la barque qui reprit son glissementautomatique jusqu’à ce qu’elle fût sortie complètement de la banderouge… Et la bande rouge disparut à son tour…

Rouletabille venait de confier au flot d’Hercule le cadavre deLarsan.

Chapitre 21Épilogue

Nice… Cannes… Saint-Raphaël… Toulon !… Je regarde sansregret défiler sous mes yeux toutes ces étapes de mon voyage deretour… Au lendemain de tant d’horreurs, j’ai hâte de quitter leMidi, de retrouver Paris, de me replonger dans mes affaires… etaussi… et surtout, j’ai hâte de me retrouver en tête à tête avecRouletabille qui est enfermé là, à deux pas de moi, avec la Dame ennoir. Jusqu’à la dernière minute, c’est-à-dire jusqu’à Marseille oùils se sépareront, je ne veux pas troubler leurs douces, tendres oudésespérées confidences, leurs projets d’avenir, leurs derniersadieux… Malgré toutes les prières de Mathilde, Rouletabille a voulupartir, reprendre le chemin de Paris et de son journal. Il a cethéroïsme suprême de s’effacer devant l’époux. La Dame en noir nepeut pas résister à Rouletabille ; il a dicté ses conditions…Il veut que M. et Mme Darzac continuent leur voyage de noces commes’il ne s’était rien passé d’extraordinaire aux Rochers Rouges. Cen’est pas le même Darzac qui l’a commencé, c’est un autre Darzacqui le finira, cet heureux voyage, mais pour tout le monde Darzacaura été le même sans solution de continuité. M. et Mme Darzac sontmariés. La loi civile les unit. Quant à la loi religieuse, il estavec le pape, comme dit Rouletabille, des accommodements, et ilstrouveront tous deux à Rome les moyens de régulariser leursituation s’il est prouvé qu’elle en a besoin et d’apaiser lesscrupules de leur conscience. Que M. et Mme Darzac soient heureux,définitivement heureux : ils l’ont bien gagné !…

Et personne n’aurait peut-être soupçonné jamais l’horribletragédie du sac du corps de trop si nous ne nous trouvionsaujourd’hui où j’écris ces lignes, après des années qui nous ontacquis du reste la prescription et débarrassé de tous les aléasd’un procès scandaleux, dans la nécessité de faire connaître aupublic tout le mystère des Rochers Rouges, comme j’ai dû autrefoissoulever les voiles qui recouvraient les secrets du Glandier. Lafaute en est à cet abominable Brignolles qui est au courant de biendes choses et qui, du fond de l’Amérique où il s’est réfugié, veutnous faire « chanter ». Il nous menace d’un affreux libelle, etcomme maintenant le professeur Stangerson est descendu à ce néantoù d’après sa théorie, tout, chaque jour, va se perdre, mais qui,chaque jour, crée tout, nous avons pensé qu’il était préférable de« prendre les devants » et de raconter toute la vérité.

Brignolles ! quel jeu avait donc été le sien dans cetteseconde et terrible affaire ? À l’heure où je me trouvais –c’était le lendemain du drame final – dans le train qui me ramenaità Paris, à deux pas de la Dame en noir et de Rouletabille quis’embrassaient en pleurant, je me le demandais encore ! Que dequestions je me posais en appuyant mon front à la vitre du couloirde mon sleeping-car… Un mot, une phrase de Rouletabille m’eussentévidemment tout expliqué… mais il ne pensait guère à moi depuis laveille… Depuis la veille, la Dame en noir et lui ne s’étaient pasquittés…

On avait dit adieu, à la Louve même, au professeur Stangerson…Robert Darzac était parti tout de suite pour Bordighera où Mathildedevait le rejoindre… Arthur Rance et Mrs. Edith nous avaientaccompagnés à la gare. Mrs. Edith, contrairement à ce quej’espérais, ne montra aucune tristesse de mon départ. J’attribuaicette indifférence à ce que le prince Galitch était venu nousrejoindre sur le quai. Elle lui avait donné des nouvelles du vieuxBob, qui étaient excellentes, et ne s’était plus occupée de moi.J’en avais conçu une peine réelle. Et, ici, il est temps, je croisbien, de faire un aveu au lecteur. Jamais je ne lui eusse laissédeviner les sentiments que je ressentais pour Mrs. Edith si,quelques années plus tard, après la mort d’Arthur Rance, qui futsuivie de véritables tragédies, dont j’aurai peut-être à parler unjour, je n’avais pas épousé la blonde et mélancolique et terribleEdith.

Nous approchons de Marseille…

Marseille !…

Les adieux furent déchirants. La Dame en noir et Rouletabille nese dirent rien.

Et, quand le train se fut ébranlé, elle resta sur le quai, sansun geste, les bras ballants, debout dans ses voiles sombres, commeune statue de deuil et de douleur.

Devant moi, les épaules de Rouletabille sanglotaient.

 

Lyon !… Nous ne pouvons dormir… nous sommes descendus surle quai… nous nous rappelons notre passage ici… Il y a quelquesjours… quand nous courions au secours de la malheureuse… Noussommes replongés dans le drame… Rouletabille maintenant parle…parle… évidemment il essaye de s’étourdir, de ne plus penser à sapeine qui l’a fait pleurer comme un tout petit enfant pendant desheures…

« Mon vieux, ce Brignolles était un saligaud ! » me dit-ilsur un ton de reproche qui eût presque réussi à me faire croire quej’avais toujours considéré ce bandit comme un honnête homme…

Et alors il m’apprend tout, toute la chose énorme qui tient ensi peu de lignes. Larsan avait eu besoin d’un parent de Darzac pourfaire enfermer celui-ci dans une maison de fous ! Et il avaitdécouvert Brignolles ! Il ne pouvait tomber mieux. Les deuxhommes se comprirent tout de suite. On sait combien il est simple,encore aujourd’hui, de faire enfermer un être, quel qu’il soit,entre les quatre murs d’un cabanon. La volonté d’un parent et lasignature d’un médecin suffisent encore en France, siinvraisemblable que la chose paraisse, à cette sinistre et rapidebesogne. Une signature n’a jamais embarrassé Larsan. Il fit un fauxet Brignolles, largement payé, se chargea de tout. Quand Brignollesvint à Paris, il faisait déjà partie de la combinaison. Larsanavait son plan : prendre la place de Darzac avant le mariage.L’accident des yeux avait été, comme je l’avais du reste pensémoi-même, des moins naturels. Brignolles avait mission des’arranger de telle sorte que les yeux de Darzac fussent le plustôt possible suffisamment endommagés pour que Larsan qui leremplacerait pût avoir cet atout formidable dans son jeu : lesbinocles noirs ! et, à défaut de binocles, que l’on ne peutporter toujours, le droit à l’ombre !

Le départ de Darzac pour le Midi devait étrangement faciliter ledessein des deux bandits. Ce n’est qu’à la fin de son séjour à SanRemo que Darzac avait été, par les soins de Larsan, qui n’avait pascessé de le surveiller, véritablement « emballé » pour la maison defous. Il avait été aidé naturellement dans cette circonstance parcette police spéciale, qui n’a rien à faire avec la policeofficielle, et qui se met à la disposition des familles dans lescas les plus désagréables, lesquels demandent autant de discrétionque de rapidité dans l’exécution…

Un jour qu’il faisait une promenade à pied dans la montagne… Lamaison de fous se trouvait justement dans la montagne, à deux pasde la frontière italienne… tout était préparé depuis longtemps pourrecevoir le malheureux. Brignolles, avant de partir pour Paris,s’était entendu avec le directeur et avait présenté son fondé depouvoir, Larsan… Il y a des directeurs de maison de fous qui nedemandent point trop d’explications, pourvu qu’ils soient en règleavec la loi… et qu’on les paye bien… et ce fut vite fait… et cesont des choses qui arrivent tous les jours…

« Mais comment avez-vous appris tout cela ? demandai-je àRouletabille.

– Vous vous rappelez, mon ami, me répondit le reporter, ce petitmorceau de papier que vous me rapportâtes au Château d’Hercule, lejour où, sans m’avertir d’aucune sorte, vous prîtes sur vous-mêmede suivre à la piste cet excellent Brignolles qui venait faire unpetit tour dans le Midi. Ce bout de papier qui portait l’entête dela Sorbonne et les deux syllabes bonnet… devait m’être du plusutile secours. D’abord les circonstances dans lesquelles vousl’aviez découvert, puisque vous l’aviez ramassé après le passage deLarsan et de Brignolles, me l’avaient rendu précieux. Et puis,l’endroit où on l’avait jeté fut presque pour moi une révélationlorsque je me mis à la recherche du véritable Darzac, après quej’eus acquis la certitude que c’était lui, « le corps de trop » quel’on avait mis et emporté dans le sac !… »

Et Rouletabille, de la façon la plus nette, me fit passer parles différentes phases de sa compréhension du mystère qui devaitjusqu’au bout rester incompréhensible pour nous. ç’avait étéd’abord la révélation brutale qui lui était venue du séchage de lapeinture, et puis cette autre révélation formidable qui lui étaitvenue du mensonge de l’une des deux manifestations Darzac !Bernier, dans l’interrogatoire que Rouletabille lui a fait subiravant le retour de l’homme qui a emporté le sac, a rapporté lesparoles du mensonge de celui que tout le monde prend pourDarzac ! Celui-là s’est étonné devant Bernier. Celui-là n’apoint dit à Bernier que le Darzac auquel Bernier a ouvert la porteà cinq heures n’était point lui ! Il cache déjà cettecontre-manifestation Darzac et il ne peut avoir d’intérêt à lacacher que si cette manifestation est la vraie ! Il veutdissimuler qu’il y a ou qu’il y a eu de par le monde un autreDarzac qui est le vrai ! Cela est clair comme la lumière dujour ! Rouletabille en est ébloui ; il en chancelle… . ils’en trouverait mal… il en claque des dents !… Mais peut-être…espère-t-il… peut-être Bernier s’est-il trompé… peut-être a-t-ilmal compris les paroles et les étonnements de M. Darzac…Rouletabille questionnera lui-même M. Darzac et il verrabien !… Ah ! qu’il revienne vite !… C’est à M.Darzac lui-même à fermer le cercle !… Comme il l’attend avecimpatience !… Et, quand il revient, comme il s’accroche auplus faible espoir… « Avez-vous regardé la figure de l’homme ?» demande-t-il, et quand ce Darzac lui répond : « Non !… je nel’ai pas regardée… » Rouletabille ne dissimule pas sa joie… Il eûtété si facile à Larsan de répondre : « Je l’ai vue ! c’étaitbien la figure de Larsan ! »… Et le jeune homme n’avait pascompris que c’était là une dernière malice du bandit, unenégligence voulue et qui entrait si bien dans son rôle : le vraiDarzac n’eût pas agi autrement ! Il se serait débarrassé del’affreuse dépouille sans la vouloir regarder encore… Mais quepouvaient tous les artifices d’un Larsan contre les raisonnements,un seul raisonnement de Rouletabille ?… Le faux Darzac, surl’interrogation très nette de Rouletabille, ferme le cercle. Ilment !… Rouletabille, maintenant, sait !… Du reste, sesyeux, qui voient toujours derrière sa raison, voientmaintenant !…

Mais que va-t-il faire ?… Dévoiler tout de suite Larsan,qui, peut-être, va lui échapper ? Apprendre du même coup à samère qu’elle est remariée à Larsan et qu’elle a aidé à tuerDarzac ? Non ! Non ! Il a besoin de réfléchir, desavoir, de combiner !… Il veut agir à coup sûr ! Ildemande vingt-quatre heures !… Il assure la sécurité de laDame en noir en la faisant habiter l’appartement de M. Stangersonet en lui faisant jurer en secret qu’elle ne sortira pas duchâteau. Il trompe Larsan en lui faisant entendre qu’il croit « durcomme fer » à la culpabilité du vieux Bob. Et, comme Walter rentreau château avec le sac vide… Il lui reste un espoir… Celui quepeut-être Darzac n’est pas mort !… Enfin, mort ou vivant, ilcourt à sa recherche… De Darzac, il possède un revolver, celuiqu’il a trouvé dans la Tour Carrée… revolver tout neuf, dont il adéjà remarqué le type chez un armurier de Menton… Il va chez cetarmurier… il montre le revolver… il apprend que cette arme a étéachetée la veille au matin par un homme dont on lui donne lesignalement : chapeau mou, pardessus gris ample et flottant, grandebarbe en collier… Et puis il perd tout de suite cette piste… Maisil ne s’y attarde pas !… Il remonte une autre piste, ou plutôtil en reprend une autre qui avait conduit Walter au puits deCastillon. Là, il fait ce que n’a point fait Walter. Celui-ci, unefois qu’il eut retrouvé le sac, ne s’était plus occupé de rien etétait redescendu au fort d’Hercule. Or, Rouletabille, lui, continuade suivre la piste… Et il s’aperçut que cette piste (constituée parl’écartement exceptionnel de la marque des deux roues de la petitecharrette anglaise) au lieu de redescendre vers Menton, après avoirtouché au puits de Castillon, redescendait de l’autre côté duversant de la montagne vers Sospel. Sospel ! Est-ce queBrignolles n’était pas signalé comme descendu à Sospel ?Brignolles !… Rouletabille se rappela mon expédition…Qu’est-ce que Brignolles venait faire dans ces parages !… Saprésence devait être étroitement liée au drame. D’un autre côté, ladisparition et la réapparition du véritable Darzac attestaientqu’il y avait eu séquestration… Mais où… Brignolles, qui avaitpartie liée avec Larsan, ne devait pas avoir fait le voyage deParis pour rien ! Peut-être était-il venu, dans ce momentdangereux, pour veiller sur cette séquestration-là !… Songeantainsi et poursuivant sa pensée logique, Rouletabille avaitinterrogé le patron de l’auberge du tunnel de Castillon qui luiavoua qu’il avait été fort intrigué la veille par le passage d’unhomme qui répondait singulièrement au signalement du client del’armurier. Cet homme était entré boire chez lui ; ilparaissait très altéré et il avait des manières si étranges qu’oneût pu le prendre pour un échappé de la maison de santé…Rouletabille eut la sensation qu’il « brûlait », et, d’une voixindifférente : « Vous avez donc par ici une maison de santé ?» « Mais oui, répondit le patron de l’auberge, la maison de santédu mont Barbonnet ! » C’est ici que les deux fameuses syllabesbonnet prenaient toute leur signification… Désormais, il ne faisaitplus de doute pour Rouletabille que le vrai Darzac avait étéenfermé par le faux comme fou dans la maison de santé du montBarbonnet. Il sauta dans sa voiture et se fit conduire à Sospel quiest au pied du mont. Ne courait-il point la chance de rencontrer làBrignolles ?… Mais il ne le vit point et immédiatement prit lechemin du mont Barbonnet et de la maison de santé. Il était résoluà tout savoir, à tout oser. Fort de sa qualité de reporter aujournal L’Époque, il saurait faire parler le directeur de cettemaison de fous pour professeurs en Sorbonne !… Et peut-être…peut-être… allait-il apprendre ce qu’il était advenu définitivementde Robert Darzac… car, du moment qu’on avait retrouvé le sac sansle cadavre… du moment que la piste de la petite voiture descendaità Sospel où, d’ailleurs, elle se perdait… du moment que Larsann’avait point jugé utile de se débarrasser auparavant de Darzac parla mort, en le précipitant, dans le sac, au fond du puits deCastillon, peut-être avait-il été de son intérêt de reconduireDarzac, vivant encore, dans la maison de santé ! EtRouletabille pensait ainsi des choses tout à fait raisonnables,Darzac vivant était en effet beaucoup plus utile à Larsan queDarzac mort !… Quel otage pour le jour où Mathildes’apercevrait de son imposture !… Cet otage le faisait lemaître de tous les traités qui pouvaient s’ensuivre entre lamalheureuse femme et le bandit. Darzac mort, Mathilde tuait Larsande ses mains ou le livrait à la justice !

Et Rouletabille avait bien tout deviné. À la porte de la maisonde santé, il se heurta à Brignolles. Alors, sans ménagement, il luisauta à la gorge et le menaça de son revolver. Brignolles étaitlâche. Il cria à Rouletabille de l’épargner, que Darzac étaitvivant ! Un quart d’heure après, Rouletabille savait tout.Mais le revolver n’avait point suffi, car Brignolles, qui détestaitla mort, aimait la vie et tout ce qui rendait la vie aimable, enparticulier l’argent. Rouletabille n’eut point de peine à leconvaincre qu’il était perdu s’il ne trahissait Larsan, mais qu’ilaurait beaucoup à gagner s’il aidait la famille Darzac à sortir dece drame, sans scandale. Ils s’entendirent et tous deux rentrèrentdans la maison de santé où le directeur les reçut et écouta leursdiscours avec une certaine stupeur qui se transforma bientôt eneffroi, puis en une immense amabilité, laquelle se traduisait parla mise en liberté immédiate de Robert Darzac. Darzac, par unechance miraculeuse que j’ai déjà expliquée, souffrait à peine d’uneblessure qui aurait pu être mortelle. Rouletabille, dans une joiefolle, s’en empara et le ramena sur-le-champ à Menton. Je passe surles effusions. On avait « semé » le Brignolles en lui donnantrendez-vous à Paris pour le règlement des comptes. En route,Rouletabille apprenait de la bouche de Darzac que celui-ci, dans saprison, était tombé quelques jours auparavant sur un journal dupays qui relatait le passage au fort d’Hercule de M. et de MmeDarzac, dont on venait de célébrer le mariage à Paris ! Il nelui en avait pas fallu davantage pour comprendre d’où venaient tousses malheurs et pour deviner qui avait eu l’audace fantastique deprendre sa place auprès d’une malheureuse femme dont l’espritencore chancelant faisait possible la plus folle entreprise. Cettedécouverte lui avait donné des forces inconnues. Après avoir voléle pardessus du directeur pour cacher son uniforme d’aliéné ets’être emparé dans la bourse de celui-ci d’une centaine de francs,il était parvenu, au risque de se casser le cou, à escalader un murqui, en toute autre circonstance, lui eût paru infranchissable. Etil était descendu à Menton ; et il avait couru au fortd’Hercule ; et il avait vu, de ses yeux vu, Darzac ! Ils’était vu lui-même !… Il s’était donné quelques heures pourressembler si bien à lui-même que l’autre Darzac lui-même s’yserait trompé !… Son plan était simple. Pénétrer dans le fortd’Hercule comme chez lui, entrer dans l’appartement de Mathilde etse montrer à l’autre, pour le confondre, devant Mathilde !… Ilavait interrogé des gens de la côte et appris où le ménage logeait: au fond de la Tour Carrée… Le ménage !… Tout ce que Darzacavait souffert jusqu’alors n’était rien à côté de ce que ces deuxmots : leur ménage… Le faisait souffrir !… Cette souffrance-làne devait cesser que de la minute où il avait revu, lors de ladémonstration corporelle de la possibilité de corps de trop, laDame en noir !… Alors il avait compris !… jamais ellen’eût osé le regarder ainsi… Jamais elle n’eût poussé un pareil cride joie, jamais elle ne l’eût si victorieusement reconnu, si, uneseconde, en corps et en esprit, elle avait, victime des maléficesde l’autre, été la femme de l’autre !… Ils avaient étéséparés… mais jamais ils ne s’étaient perdus !

Avant de mettre son projet à exécution, il était allé acheter unrevolver à Menton, s’était débarrassé ensuite de son pardessus quieût pu le perdre, pour peu que l’on fût à sa recherche, avait faitl’acquisition d’un veston qui, par la couleur et par la coupe,pouvait rappeler le costume de l’autre Darzac, et avait attendujusqu’à cinq heures le moment d’agir. Il s’était dissimulé derrièrela villa Lucie, tout en haut du boulevard de Garavan, au sommetd’un petit tertre d’où il apercevait tout ce qui se passait dans lechâteau. À cinq heures, il s’était risqué, sachant que Darzac étaitdans la Tour du Téméraire, et étant sûr par conséquent qu’il ne letrouverait point, dans le moment, au fond de la Tour Carrée quiétait son but. Quand il était passé auprès de nous et qu’il nousavait aperçus tous deux, il avait eu une forte envie de nous crierqui il était, mais il était parvenu tout de même à se retenir,voulant être uniquement reconnu par la Dame en noir ! Cetteespérance seulement soutenait ses pas. Cela seulement valait lapeine de vivre, et, une heure plus tard, quand il avait eu à sadisposition la vie de Larsan qui, dans la même chambre, luitournant le dos, faisait sa correspondance, il n’avait même pas ététenté par la vengeance. Après tant d’épreuves, il n’y avait pasencore place dans son cœur pour la haine de Larsan, tant il étaitplein pour toujours de l’amour de la Dame en noir ! Pauvrecher pitoyable M. Darzac !…

On sait le reste de l’aventure. Ce que je ne savais pas, c’étaitla façon dont le vrai M. Darzac avait pénétré une seconde fois dansle fort d’Hercule, et était parvenu une seconde fois jusque dans leplacard. Et c’est alors que j’appris que la nuit même qu’il ramenaM. Darzac à Menton, Rouletabille qui avait appris par la fuite duvieux Bob qu’il existait une issue au château par le puits, avait,à l’aide d’une barque, fait rentrer dans le château M. Darzac, parle chemin qui avait vu sortir le vieux Bob ! Rouletabillevoulait être le maître de l’heure à laquelle il allait confondre etfrapper Larsan. Cette nuit-là, il était trop tard pour agir, maisil comptait bien en terminer avec Larsan la nuit suivante. Le toutétait de cacher, un jour, M. Darzac dans la presqu’île. Aidé deBernier, il lui avait trouvé un petit coin abandonné et tranquilledans le Château Neuf.

À ce passage, je ne pus m’empêcher d’interrompre Rouletabillepar un cri qui eut le don de le faire partir d’un franc éclat derire.

« C’était donc cela ! m’écriai-je.

– Mais oui, fit-il… c’était cela.

– Voilà donc pourquoi j’ai découvert ce soir-làl’Australie ! Ce soir-là, c’était le vrai Darzac que j’avaisen face de moi !… Et moi qui ne comprenais rien à cela !…Car enfin, il n’y avait pas que l’Australie !… Il y avaitencore la barbe ! Et elle tenait !… elle tenait !…Oh ! je comprends tout, maintenant !

– Vous y avez mis le temps… répliqua, placide, Rouletabille…Cette nuit-là, mon ami, vous nous avez bien gênés. Quand vousapparûtes dans la Cour du Téméraire, M. Darzac venait de mereconduire à mon puits. Je n’ai eu que le temps de faire retombersur moi le plateau de bois pendant que M. Darzac se sauvait dans leChâteau Neuf… Mais quand vous fûtes couché, après votre expériencede la barbe, il revint me voir et nous étions assez embarrassés.Si, par hasard, vous parliez de cette aventure, le lendemain matin,à l’autre M. Darzac, croyant avoir affaire au Darzac du ChâteauNeuf, c’était une catastrophe. Et, cependant, je ne voulus pointcéder aux prières de M. Darzac qui voulait aller vous dire toute lavérité. J’avais peur que, la sachant, vous ne pussiez assez ladissimuler pendant le jour suivant. Vous avez une nature un peuimpulsive, Sainclair, et la vue d’un méchant vous cause, àl’ordinaire, une louable irritation qui, dans le moment, eût punous nuire. Et puis, l’autre Darzac était si malin !… Jerésolus donc de risquer le coup sans rien vous dire. Je devaisrentrer le lendemain ostensiblement au château dans la matinée… Ilfallait s’arranger, d’ici là, pour que vous ne rencontriez pasDarzac. C’est pourquoi, dès la première heure, je vous envoyaipêcher des palourdes !

– Oh ! je comprends !…

– Vous finissez toujours par comprendre, Sainclair !J’espère que vous ne m’en voulez point de cette pêche-là qui vous avalu une heure charmante de Mrs. Edith…

– À propos de Mrs. Edith, pourquoi prîtes-vous le malin plaisirde me mettre dans une sotte colère ?… demandai-je.

– Pour avoir le droit de déchaîner la mienne et de vous défendrede nous adresser, désormais, la parole, à moi et à M.Darzac !… Je vous répète que je ne voulais point qu’aprèsvotre aventure de la nuit, vous parlassiez à M. Darzac !… Ilfaudrait pourtant continuer à comprendre, Sainclair.

– Je continue, mon ami…

– Mes compliments…

– Et cependant, m’écriai-je, il y a encore une chose que je necomprends pas !… La mort du père Bernier !… Qui est-cequi a tué Bernier ?

– C’est la canne ! dit Rouletabille d’un air sombre… C’estcette maudite canne…

– Je croyais que c’était le plus vieux grattoir…

– Ils étaient deux : la canne et le plus vieux grattoir… Maisc’est la canne qui a décidé la mort… Le plus vieux grattoir n’afait qu’exécuter… »

Je regardai Rouletabille, me demandant si, cette fois, jen’assistai point à la fin de cette belle intelligence.

« Vous n’avez jamais compris, Sainclair – entre autres choses –pourquoi, le lendemain du jour où j’avais tout compris, moi, jelaissais tomber la canne à bec-de-corbin d’Arthur Rance devant M.et Mme Darzac. C’est que j’espérais que M. Darzac la ramasserait.Vous rappelez-vous, Sainclair, la canne à bec-de-corbin de Larsan,et le geste que faisait Larsan avec sa canne, au Glandier !…Il avait une façon de tenir sa canne bien à lui… je voulais voir…voir ce Darzac-là tenir une canne à bec-de-corbin commeLarsan !… Mon raisonnement était sûr !… Mais je voulaisvoir, de mes yeux, Darzac avec le geste de Larsan… Et cette idéefixe me poursuivit jusqu’au lendemain, même après ma visite à lamaison des fous !… même quand j’eus serré dans mes bras levrai Darzac, j’ai encore voulu voir le faux avec les gestes deLarsan !… Ah ! le voir tout à coup brandir sa canne commele bandit… oublier le déguisement de sa taille, une seconde !…redresser ses épaules faussement courbées… Tapez donc ! Tapezdonc sur le blason des Mortola !… à grands coups de canne,cher, cher Monsieur Darzac !… Et il a tapé !… et j’ai vutoute sa taille !… toute !… Et un autre aussi l’a vue quien est mort… C’est ce pauvre Bernier, qui en fut tellement saisiqu’il en chancela et tomba si malheureusement sur le plus vieuxgrattoir, qu’il en est mort !… Il est mort d’avoir ramassé legrattoir tombé sans doute de la redingote du vieux Bob et qu’ildevait porter alors dans le bureau du professeur, à la Tour Ronde…Il est mort d’avoir revu, dans le même moment, la canne deLarsan !… il est mort d’avoir revu, avec toute sa taille ettout son geste, Larsan !… Toutes les batailles, Sainclair, ontleurs victimes innocentes… »

Nous nous tûmes un instant. Et puis je ne pus m’empêcher de luidire la rancœur que je lui gardais qu’il ait eu si peu de confianceen moi. Je ne lui pardonnais pas d’avoir voulu me tromper avec toutle monde sur le compte de son vieux Bob.

Il sourit.

« En voilà un qui ne m’occupait pas !… J’étais bien sûr quece n’était pas lui qui était dans le sac… Cependant, la nuit qui aprécédé son repêchage, dès que j’eus casé le vrai Darzac, sousl’égide de Bernier, dans le Château Neuf, et que j’eus quitté lagalerie du puits après y avoir laissé pour mes projets dulendemain, ma barque à moi… une barque que j’avais eue de Paolo lepêcheur, un ami du Bourreau de la mer, je regagnai le rivage à lanage. Je m’étais naturellement dévêtu et je portais mes vêtementsen paquet sur ma tête. Comme j’accostais, je tombai dans l’ombresur le Paolo, qui s’étonna de me voir prendre un bain à cetteheure, et qui m’invita à venir pêcher la pieuvre avec lui.L’événement me permettait de tourner toute la nuit autour duchâteau d’Hercule et de le surveiller. J’acceptai. Et alorsj’appris que la barque qui m’avait servi était celle de Tullio. LeBourreau de la mer était devenu soudainement riche et avait annoncéà tout le monde qu’il se retirait dans son pays natal. Il avaitvendu très cher, racontait-il, de précieux coquillages au vieuxsavant, et, de fait, depuis plusieurs jours, on l’avait vu avec levieux savant tous les jours. Paolo savait qu’avant d’aller à VeniseTullio s’arrêterait à San Remo. Pour moi, l’aventure du vieux Bobse précisait : il lui avait fallu une barque pour quitter lechâteau, et cette barque était justement celle du Bourreau de lamer. Je demandai l’adresse de Tullio à San Remo et y envoyai, parle truchement d’une lettre anonyme, Arthur Rance, persuadé queTullio pouvait nous renseigner sur le sort du vieux Bob. En effet,le vieux Bob avait payé Tullio pour qu’il l’accompagnât cettenuit-là à la grotte et qu’il disparût ensuite… C’est par pitié pourle vieux professeur que je me décidai à avertir ainsi ArthurRance ; il pouvait, en effet, être arrivé quelque accident àson parent. Quant à moi, je ne demandais au contraire qu’une chose,c’est que cet exquis vieillard ne revînt pas avant que j’en eussefini avec Larsan, désirant toujours faire croire au faux Darzac quele vieux Bob me préoccupait par-dessus tout. Aussi, quand j’apprisqu’on venait de le retrouver, je n’en fus qu’à moitié réjoui, maisj’avouerai que la nouvelle de sa blessure à la poitrine, à cause dela blessure à la poitrine de l’homme au sac, ne me causa aucunepeine. Grâce à elle, je pouvais espérer, encore quelques heures,continuer mon jeu.

– Et pourquoi ne le cessiez-vous pas tout de suite ?

– Ne comprenez-vous donc point qu’il m’était impossible de fairedisparaître le corps de trop de Larsan en plein jour ? Il mefallait tout le jour pour préparer sa disparition dans lanuit ! Mais quel jour nous avons eu là avec la mort deBernier ! L’arrivée des gendarmes n’était point faite poursimplifier les choses. J’ai attendu pour agir qu’ils eussentdisparu ! Le premier coup de fusil que vous avez entendu quandnous étions dans la Tour Carrée fut pour m’avertir que le derniergendarme venait de quitter l’auberge des Albo, à la pointe deGaribaldi, le second que les douaniers, rentrés dans leurs cabanes,soupaient et que la mer était libre !…

– Dites donc, Rouletabille, fis-je en le regardant bien dans sesyeux clairs, quand vous avez laissé, pour vos projets, la barque deTullio au bout de la galerie du puits, vous saviez déjà ce quecette barque remporterait le lendemain ? »

Rouletabille baissa la tête :

« Non… fit-il sourdement… et lentement… non… ne croyez pas cela,Sainclair… Je ne croyais pas qu’elle remporterait un cadavre… aprèstout, c’était mon père !… Je croyais qu’elle remporterait uncorps de trop pour la maison des fous !… Voyez-vous,Sainclair, je ne l’avais condamné qu’à la prison… pour toujours…Mais il s’est tué… C’est Dieu qui l’a voulu !… que Dieu luipardonne !… »

Nous ne dîmes plus un mot de la nuit.

À Laroche, je voulus lui faire prendre quelque chose de chaud,mais il me refusa ce déjeuner avec fièvre. Il acheta tous lesjournaux du matin et se précipita, tête baissée, dans lesévénements du jour. Les feuilles étaient pleines des nouvelles deRussie. On venait de découvrir, à Pétersbourg, une vasteconspiration contre le tsar. Les faits relatés étaient sistupéfiants qu’on avait peine à y ajouter foi.

Je déployai L’Époque et je lus en grosses lettres majuscules enpremière colonne de la première page :

Départ de Joseph Rouletabille pour la Russie

et, au-dessous :

Le tsar le réclame !

Je passai le journal à Rouletabille qui haussa les épaules, etfit :

« Bah !… Sans me demander mon avis !… Qu’est-ce quemonsieur mon directeur veut que j’aille faire là-bas ?… Il nem’intéresse pas, moi, le tsar… avec les révolutionnaires… c’est sonaffaire !… ce n’est pas la mienne !… En Russie ?… jevais demander un congé, oui !… j’ai besoin de me reposer,moi !… Sainclair, mon ami, voulez-vous ?… Nous irons nousreposer ensemble quelque part !…

– Non ! Non ! m’écriai-je avec une certaineprécipitation, je vous remercie !… j’en ai assez de me reposeravec vous !… j’ai une envie folle de travailler…

– Comme vous voudrez, mon ami ! Moi, je ne force pas lesgens… »

Et, comme nous approchions de Paris, il fit un brin de toilette,vida ses poches et fut surpris tout à coup de trouver dans l’uned’elles une enveloppe toute rouge qui était venue là sans qu’il pûts’expliquer comment.

« Ah ! bah ! » fit-il, et il la décacheta.

Et il partit d’un vaste éclat de rire. Je retrouvais mon gaiRouletabille, je voulus connaître la cause de cette merveilleusehilarité.

« Mais je pars ! mon vieux ! me fit-il. Mais jepars !… Ah ! du moment que c’est comme ça !… Jepars !… Je prends le train, ce soir…

– Pour où ?…

– Pour Saint-Pétersbourg !… »

Et il me tendit la lettre où je lus :

« Nous savons, monsieur, que votre journal a décidé de vousenvoyer en Russie, à la suite des incidents qui bouleversent en cemoment la cour de Tsarkoïé-Selo… Nous sommes obligés de vousavertir que vous n’arriverez pas à Pétersbourg vivant.

« Signé : LE COMITÉ CENTRAL RÉVOLUTIONNAIRE. »

Je regardais Rouletabille dont la joie débordait de plus en plus: « Le prince Galitch était à la gare, » fis-je simplement.

Il me comprit, haussa les épaules avec indifférence, et repartit:

« Ah ! bien, mon vieux ! on va s’amuser ! »

Et c’est tout ce que je pus en tirer malgré mes protestations.Le soir, quand, à la gare du Nord, je le serrai dans mes bras en lesuppliant de ne point nous quitter et en pleurant mes larmesdésespérées d’ami… Il riait encore, il répétait encore : «Ah ! bien, on va s’amuser !… »

Et ce fut son dernier salut.

Le lendemain, je repris le cours de mes affaires au Palais. Lespremiers confrères que je rencontrai furent maîtres Henri Robert etAndré Hesse.

« Tu as pris de bonnes vacances ? me demandèrent-ils.

– Ah ! excellentes ! » répondis-je.

Mais j’avais si mauvaise mine qu’ils m’entraînèrent tous deux àla buvette.

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