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Le Petit Vieux des Batignolles

Le Petit Vieux des Batignolles

d’ Émile Gaboriau
Chapitre 1

Lorsque j’achevais mes études pour devenir officier de santé –c’était le bon temps, j’avais vingt-trois ans – je demeurais rue Monsieur-le-Prince, presque au coin de la rue Racine.

J’avais là, pour trente francs par mois, service compris, une chambre meublée qui en vaudrait bien cent aujourd’hui ; si vaste que je passais très aisément les manches de mon paletot sans ouvrir la fenêtre.

Sortant de bon matin pour suivre les visites de mon hôpital,rentrant fort tard parce que le café Leroy avait pour moi d’irrésistibles attraits, c’est à peine si je connaissais de vue les locataires de ma maison, gens paisibles tous, rentiers ou petits commerçants.

Il en est un, cependant, avec qui, peu à peu, je finis par me lier.

C’était un homme de taille moyenne, à physionomie insignifiante,toujours scrupuleusement rasé, et qu’on appelait, gros comme lebras, monsieur Méchinet.

Le portier le traitait avec une considération touteparticulière, et ne manquait jamais, quand il passait devant saloge, de retirer vivement sa casquette.

L’appartement de monsieur Méchinet ouvrant sur mon palier, justeen face de la porte de ma chambre, nous nous étions à diversesreprises trouvés nez à nez. En ces occasions, nous avionsl’habitude de nous saluer.

Un soir, il entra chez moi me demander quelquesallumettes ; une nuit, je lui empruntai du tabac ; unmatin, il nous arriva de sortir en même temps et de marcher côte àcôte un bout de chemin en causant…

Telles furent nos premières relations.

Sans être ni curieux ni défiant – on ne l’est pas à l’âge quej’avais alors – on aime à savoir à quoi s’en tenir sur le comptedes gens avec lesquels on se lie.

J’en vins donc naturellement, non pas à observer l’existence demon voisin, mais à m’occuper de ses faits et gestes.

Il était marié, et madame Caroline Méchinet, blonde et blanche,petite, rieuse et dodue, paraissait adorer son mari.

Mais la conduite de ce mari n’en était pas plus régulière.Fréquemment il décampait avant le jour et souvent le soleil étaitlevé quand je l’entendais regagner son domicile. Parfois ildisparaissait des semaines entières…

Que la jolie petite madame Méchinet tolérât cela, voilà ce queje ne pouvais concevoir.

Intrigué, je pensai que notre portier, bavard d’ordinaire commeune pie, me donnerait quelques éclaircissements.

Erreur !… À peine avais-je prononcé le nom de Méchinetqu’il m’envoya promener de la belle façon, me disant, en roulant degros yeux, qu’il n’était pas dans ses habitudes de « moucharder »ses locataires.

Cet accueil redoubla si bien ma curiosité que, bannissant toutevergogne, je m’attachai à épier mon voisin.

Alors, je découvris des choses qui me parurent énormes.

Une fois, je le vis rentrer habillé à la dernière mode, laboutonnière endimanchée de cinq ou six décorations ; lesurlendemain, je l’aperçus dans l’escalier vêtu d’une blousesordide et coiffé d’un haillon de drap qui lui donnait une minesinistre.

Et ce n’est pas tout. Par une belle après-midi, commeil sortait, je vis sa femme l’accompagner jusqu’au seuil de leurappartement, et là l’embrasser avec passion, en disant :

– Je t’en supplie, Méchinet, sois prudent, songe à ta petitefemme !

Sois prudent !… Pourquoi ?… À quel propos ?Qu’est-ce que cela signifiait ?… La femme était donccomplice !…

Ma stupeur ne devait pas tarder à redoubler.

Une nuit, je dormais profondément, quand soudain on frappa à maporte à coups précipités.

Je me lève, j’ouvre…

Monsieur Méchinet entre, ou plutôt se précipite chez moi, lesvêtements en désordre et déchirés, la cravate et le devant de sachemise arrachés, la tête nue, le visage tout en sang…

– Qu’arrive-t-il ? m’écriai-je épouvanté.

Mais lui, me faisant signe de me taire :

– Plus bas !… dit-il, on pourrait vous entendre… Ce n’estpeut-être rien quoique je souffre diablement… Je me suis dit quevous, étudiant en médecine, vous sauriez sans doute me soignercela…

Sans mot dire, je le fis asseoir, et je me hâtai de l’examineret de lui donner les soins nécessaires.

Encore qu’il y eût eu une grande effusion de sang, la blessureétait légère… Ce n’était, à vrai dire, qu’une érafluresuperficielle partant de l’oreille gauche et s’arrêtant à lacommissure des lèvres.

Le pansement terminé :

– Allons, me voilà encore sain et sauf pour cette fois, me ditmonsieur Méchinet. Mille remerciements, cher monsieur Godeuil.Surtout, de grâce, ne parlez à personne de ce petit accident, et…bonne nuit.

Bonne nuit !… Je songeais bien à dormir,vraiment !

Quand je me rappelle tout ce qu’il me passa par la cervelled’hypothèses saugrenues et d’imaginations romanesques, je ne puism’empêcher de rire.

Monsieur Méchinet prenait dans mon esprit des proportionsfantastiques.

Lui, le lendemain, vint tranquillement me remercier encore etm’invita à dîner.

Si j’étais tout yeux et tout oreilles en pénétrant dansl’intérieur de mes voisins, on le devine. Mais j’eus beauconcentrer toute mon attention, je ne surpris rien de nature àdissiper le mystère qui m’intriguait si fort.

À dater de ce dîner, cependant, nos relations furent plussuivies. Décidément, monsieur Méchinet me prenait en amitié.Rarement une semaine s’écoulait sans qu’il m’emmenât manger sasoupe, selon son expression, et presque tous les jours, au momentde l’absinthe, il venait me rejoindre au café Leroy, et nousfaisions une partie de dominos.

C’est ainsi qu’un certain soir du mois de juillet, un vendredi,sur les cinq heures, il était en train de me battre à pleindouble-six, quand un estafier, d’assez fâcheuse mine, je leconfesse, entra brusquement et vint murmurer à son oreille quelquesmots que je n’entendis pas.

Tout d’une pièce et le visage bouleversé, monsieur Méchinet sedressa.

– J’y vais, fit-il ; cours dire que j’y vais.

L’homme partit à toutes jambes, et alors me tendant la main:

– Excusez-moi, ajouta mon vieux voisin, le devoir avant tout…nous reprendrons notre partie demain.

Et comme, tout brûlant de curiosité, je témoignais beaucoup dedépit, disant que je regrettais bien de ne le point accompagner:

– Au fait, grommela-t-il, pourquoi pas ? Voulez-vousvenir ? Ce sera peut-être intéressant…

Pour toute réponse, je pris mon chapeau et nous sortîmes…

Chapitre 2

 

Certes, j’étais loin de me douter que je hasardais là une de cesdémarches insignifiantes, en apparence, qui ont sur la vie entièreune influence décisive.

– Pour le coup, pensais-je à part moi, je tiens le mot del’énigme !…

Et tout plein d’une sotte et puérile satisfaction, je trottaiscomme un chat maigre aux côtés de monsieur Méchinet.

Je dis : je trottais, parce que j’avais fort à faire pour ne pasme laisser distancer par le bonhomme.

Il allait, il allait, tout le long de la rue Racine, bousculantles passants, comme si sa fortune eût dépendu de ses jambes.

Place de l’Odéon, par bonheur, un fiacre nous croisa.

Monsieur Méchinet l’arrêta, et ouvrant la portière :

– Montez, monsieur Godeuil, me dit-il.

J’obéis, et il prit place à mes côtés après avoir crié aucocher, d’un ton impératif :

– Rue Lécluse, 39, aux Batignolles… et, bon train !

La longueur de la course arracha au cocher un chapelet dejurons. N’importe, il étrilla ses rosses d’un maître coup de fouetet la voiture roula.

– Ah ! c’est aux Batignolles que nous allons ?demandai-je alors avec un sourire de courtisan.

Mais monsieur Méchinet ne me répondit pas ; je doute mêmequ’il m’entendit.

Une métamorphose complète s’opérait en lui. Il ne paraissait pasému, précisément, mais ses lèvres pincées et la contraction de sesgros sourcils en broussaille trahissaient une poignantepréoccupation. Ses regards, perdus dans le vide, y semblaientétudier les termes de quelque problème insoluble.

Il avait tiré sa tabatière, et incessamment il y puisaitd’énormes prises, qu’il pétrissait entre l’index et le pouce, qu’ilmassait, qu’il portait à son nez et que pourtant il n’aspiraitpas.

Car c’était chez lui un tic que j’avais observé et qui meréjouissait beaucoup.

Ce digne homme, qui avait le tabac en horreur, était toujoursarmé d’une tabatière de financier de vaudeville.

Lui advenait-il quelque chose d’imprévu, d’agréable ou defâcheux, crac, il la sortait de sa poche et paraissait priser avecfureur.

Souvent, la tabatière était vide, son geste restait le même.

J’ai su, plus tard, que c’était un système à lui, pourdissimuler ses impressions et détourner l’attention de sesinterlocuteurs.

Nous avancions, cependant…

Le fiacre remontait non sans peine la rue de Clichy… Il traversale boulevard extérieur, s’engagea dans la rue de Lécluse, et netarda pas à s’arrêter à quelque distance de l’adresse indiquée.

Aller plus loin était matériellement impossible, tant la rueétait obstruée par une foule compacte.

Devant la maison portant le numéro 39, deux ou trois centspersonnes stationnaient, le cou tendu, l’œil brillant, haletantesde curiosité, difficilement contenues par une demi-douzaine desergents de ville, qui multipliaient en vain et de leur plus rudevoix leurs : « Circulez, messieurs, circulez !… »

Descendus de voiture, nous nous approchâmes, nous faufilantpéniblement à travers les badauds.

Déjà, nous touchions la porte du numéro 39, quand un sergent deville nous repoussa rudement.

– Retirez-vous !… On ne passe pas !…

Mon compagnon le toisa et, se redressant :

– Vous ne me connaissez donc pas ? fit-il. Je suisMéchinet, et ce jeune homme – il me montrait – est avec moi.

– Pardon !… Excusez !… balbutia l’agent en portant lamain à son tricorne, je ne savais pas… donnez-vous la peined’entrer.

Nous entrâmes.

Dans le vestibule, une puissante commère, la conciergeévidemment, plus rouge qu’une pivoine, pérorait et gesticulait aumilieu d’un groupe de locataires de la maison.

– Où est-ce ? lui demanda brutalement monsieurMéchinet.

– Au troisième, cher monsieur, répondit-elle ; autroisième, la porte à droite. Jésus mon Dieu ! quelmalheur !… dans une maison comme la nôtre ! Un si bravehomme !

Je n’en entendis pas davantage. Monsieur Méchinet s’était élancédans les escaliers, et je le suivais, montant quatre à quatre, lecœur me battant à me couper la respiration.

Au troisième étage, la porte de droite était ouverte.

Nous entrons, nous traversons une antichambre, une salle àmanger, un salon, et enfin nous arrivons à une chambre àcoucher…

Je vivrais mille ans, que je n’oublierais pas le spectacle quifrappa mes yeux… Et en ce moment même où j’écris, après bien desannées, je le revois jusqu’en ses moindres détails.

À la cheminée faisant face à la porte, deux hommes étaientaccoudés : un commissaire de police, ceint de son écharpe, et unjuge d’instruction.

À droite, assis à une table, un jeune homme, le greffier,écrivait.

Au milieu de la pièce, sur le parquet, gisait dans une mare desang coagulé et noir le cadavre d’un vieillard à cheveux blancs… Ilétait étendu sur le dos, les bras en croix.

Terrifié, je demeurai cloué sur le seuil, si près de défaillirque, pour ne pas tomber, je fus obligé de m’appuyer contrel’huisserie.

Ma profession m’avait familiarisé avec la mort ; depuislongtemps déjà j’avais surmonté les répugnances de l’amphithéâtre,mais c’était la première fois que je me trouvais en face d’uncrime.

Car il était évident qu’un crime abominable avait étécommis…

Moins impressionnable que moi, mon voisin était entré d’un pasferme.

– Ah ! c’est vous, Méchinet, lui dit le commissaire depolice, je regrette bien de vous avoir fait déranger.

– Pourquoi ?

– Parce que nous n’aurons pas besoin de votre savoir-faire… Nousconnaissons le coupable, j’ai donné des ordres et il doit êtrearrêté à l’heure qu’il est.

Chose bizarre ! Au geste de monsieur Méchinet, on eût pucroire que cette assurance le contrariait… Il tira sa tabatière,prit deux ou trois de ses prises fantastiques, et dit :

– Ah ! le coupable est connu !…

Ce fut le juge d’instruction qui répondit :

– Et connu d’une façon certaine et positive, oui, monsieurMéchinet… Le crime commis, l’assassin s’est enfui, croyant que savictime avait cessé de vivre… il se trompait. La Providenceveillait…, ce malheureux vieillard respirait encore… Rassemblanttoute son énergie, il a trempé un de ses doigts dans le sang quis’échappait à flots de sa blessure, et là, sur le parquet, il aécrit avec son sang le nom de son meurtrier, le dénonçant ainsi àla justice humaine… Regardez plutôt.

Ainsi prévenu, j’aperçus ce que tout d’abord je n’avais pasvu.

Sur le parquet, en grosses lettres mal formées et cependantlisibles, on avait écrit avec du sang : MONIS…

– Eh bien ?… interrogea monsieur Méchinet.

– C’est là, répondit le commissaire de police, le commencementdu nom d’un neveu du pauvre mort… un neveu qu’il affectionnait, etqui se nomme Monistrol…

– Diable !… fit mon voisin.

– Je ne suppose pas, reprit le juge d’instruction, que lemisérable essaye de nier… les cinq lettres sont contre lui unecharge accablante… À qui, d’ailleurs, profite ce crime silâche ?… À lui seul, unique héritier de ce vieillard quilaisse, dit-on, une grande fortune… Il y a plus : c’est hier soirque l’assassinat a été commis… Eh bien ! hier soir, personnen’a visité ce pauvre vieux que son neveu… La concierge l’a vuarriver vers neuf heures et ressortir un peu avant minuit…

– C’est clair, approuva monsieur Méchinet, c’est très clair, ceMonistrol n’est qu’un imbécile.

Et, haussant les épaules :

– A-t-il seulement volé quelque chose ? demanda-t-il ;a-t-il fracturé quelque meuble pour donner le change sur le mobiledu crime ?…

– Rien, jusqu’ici, ne nous a paru dérangé, répondit lecommissaire… Vous l’avez dit, le misérable n’est pas fort… dèsqu’il se verra découvert, il avouera.

Et là-dessus, le commissaire de police et monsieur Méchinet seretirèrent dans l’embrasure de la fenêtre et s’entretinrent à voixbasse, pendant que le juge donnait quelques indications à songreffier.

Chapitre 3

 

Désormais, j’étais fixé.

J’avais voulu savoir au juste ce que faisait mon énigmatiquevoisin…, je le savais.

Maintenant s’expliquaient le décousu de sa vie, ses absences,ses rentrées tardives, ses soudaines disparitions, les craintes etla complicité de sa jeune femme, la blessure que j’avaissoignée.

Mais que m’importait ma découverte !

Je m’étais remis peu à peu, la faculté de réfléchir et dedélibérer m’était revenue, et j’examinais tout, autour de moi, avecune âpre curiosité.

D’où j’étais, accoté contre le chambranle de la porte, monregard embrassait l’appartement entier.

Rien, absolument rien, n’y trahissait une scène de meurtre.

Tout, au contraire, décelait l’aisance et en même temps deshabitudes parcimonieuses et méthodiques.

Chaque chose était en place ; il n’y avait pas un faux pliaux rideaux, et le bois des meubles étincelait, accusant des soinsquotidiens.

Il paraissait évident, d’ailleurs, que les conjectures du juged’instruction et du commissaire de police étaient exactes, et quele pauvre vieillard avait été assassiné la veille au soir, aumoment où il se disposait à se coucher.

En effet, le lit était ouvert, et sur la couverture étaientétalés une chemise et un foulard de nuit. Sur la table, à la têtedu lit, j’apercevais un verre d’eau sucrée, une boîte d’allumetteschimiques et un journal du soir, la Patrie.

Sur un coin de la cheminée brillait un chandelier, un bon groset solide chandelier de cuivre… Mais la bougie qui avait éclairé lecrime était consumée, le meurtrier s’était enfui sans la souffler,et elle avait brûlé jusqu’au bout, noircissant l’albâtre d’unbrûle-tout où elle était fixée.

Ces détails, je les avais constatés d’un coup, sans effort, sanspour ainsi dire que ma volonté y fût pour rien.

Mon œil remplissait le rôle d’un objectif photographique, lethéâtre du meurtre s’était fixé dans mon esprit comme sur uneplaque préparée, avec une telle précision que nulle circonstancen’y manquait, avec une telle solidité qu’aujourd’hui encore jepourrais dessiner l’appartement du « petit vieux des Batignolles »sans rien oublier, sans oublier même un bouchon à demi recouvert decire verte qu’il me semble voir encore par terre, sous la chaise dugreffier.

C’était une faculté extraordinaire, qui m’a été départie, mafaculté maîtresse, que je n’avais pas encore eu l’occasiond’exercer, qui tout à coup se révélait en moi.

Alors, j’étais bien trop vivement ému pour analyser mesimpressions.

Je n’avais qu’un désir, obstiné, brûlant, irrésistible :m’approcher du cadavre étendu à deux mètres de moi.

Je luttai d’abord, je me défendis contre l’obsession de cetteenvie. Mais la fatalité s’en mêlait… je m’approchai.

Avait-on remarqué ma présence ?… je ne le crois pas.

Personne, en tout cas, ne faisait attention à moi.

Monsieur Méchinet et le commissaire de police causaient toujoursprès de la fenêtre ; le greffier, à demi-voix, relisait aujuge d’instruction son procès-verbal.

Ainsi, rien ne s’opposait à l’accomplissement de mondessein.

Et d’ailleurs, je dois le confesser, une sorte de fièvre metenait qui me rendait comme insensible aux circonstancesextérieures et m’isolait absolument.

Cela est si vrai, que j’osai m’agenouiller près du cadavre, pourmieux voir et de plus près.

Loin de songer qu’on allait me crier : « Que faites-vouslà ?… » j’agissais lentement et posément, en homme qui, ayantreçu une mission, l’exécute.

Ce malheureux vieillard me parut avoir de soixante-dix àsoixante-quinze ans. Il était petit et très maigre, mais solidecertainement et bâti pour passer la centaine. Il avait beaucoup decheveux encore, d’un blanc jaunâtre, bouclés sur la nuque.

Sa barbe grise, forte et drue, paraissait n’avoir pas été faitedepuis cinq ou six jours ; elle devait avoir poussé depuisqu’il était mort. Cette circonstance que j’avais souvent remarquéechez nos sujets de l’amphithéâtre ne m’étonna pas.

Ce qui me surprit, ce fut la physionomie de l’infortuné. Elleétait calme, je dirai plus, souriante. Les lèvres s’entr’ouvraientcomme pour un salut amical.

La mort avait donc été terriblement prompte, qu’il conservaitcette expression bienveillante !…

C’était la première idée qui se présentait à l’esprit.

Oui, mais comment concilier ces deux circonstancesinconciliables : une mort soudaine, et ces cinq lettres :Monis… que je voyais en traits de sang sur leparquet ?

Pour écrire cela, quels efforts n’avait-il pas fallu à un hommemourant !… L’espoir seul de la vengeance avait pu lui prêterune telle énergie… Et quelle rage n’avait pas dû être la sienne, dese sentir expirer avant d’avoir pu tracer en entier le nom de sonassassin…

Et cependant le visage du cadavre semblait me sourire.

Le pauvre vieux avait été frappé à la gorge et l’arme avaittraversé le cou de part en part.

L’instrument du crime devait être un poignard, ou plutôt un deces redoutables couteaux catalans, larges comme la main, quicoupent des deux côtés et qui sont aussi pointus qu’uneaiguille…

De ma vie, je n’avais été remué par d’aussi étrangessensations.

Mes tempes battaient avec une violence inouïe, et mon cœur, dansma poitrine, se gonflait à la briser.

Qu’allais-je donc découvrir ?…

Poussé par une force mystérieuse et irrésistible, qui annihilaitma volonté, je pris entre mes mains, pour les examiner, les mainsroides et glacées du cadavre…

La droite était nette… c’était un des doigts de la gauche,l’indicateur, qui était tout maculé de sang.

Quoi ! c’était avec la main gauche que le vieillard avaitécrit !… Allons donc !…

Saisi d’une sorte de vertige, les yeux hagards, les cheveuxhérissés sur la tête, et plus pâle assurément que le mort quigisait à mes pieds, je me dressai en poussant un cri terrible.

– Grand Dieu !…

Tous les autres, à ce cri, bondirent, et surpris, effarés :

– Qu’est-ce ? me demandèrent-ils ensemble, qu’ya-t-il ?…

J’essayai de répondre, mais l’émotion m’étranglait, il mesemblait que j’avais la bouche pleine de sable. Je ne pus quemontrer les mains du mort en bégayant :

– Là !… là !…

Prompt comme l’éclair, monsieur Méchinet s’était jeté à genouxprès du cadavre. Ce que j’avais vu, il le vit, et mon impressionfut la sienne, car se relevant vivement :

– Ce n’est pas ce pauvre vieux, déclara-t-il, qui a tracé leslettres qui sont là…

Et comme le juge et le commissaire le regardaient bouche béante,il leur expliqua cette circonstance de la main gauche seule tachéede sang…

– Et dire que je n’y avais pas fait attention ! répétait lecommissaire désolé…

Monsieur Méchinet prisait avec fureur.

– C’est comme cela, fit-il… les choses qui crèvent les yeux sontcelles qu’on ne voit point… Mais n’importe ! voilà lasituation diablement changée… Du moment où ce n’est pas le vieuxqui a écrit, c’est celui qui l’a tué…

– Évidemment ! approuva le commissaire.

– Or, continua mon voisin, peut-on imaginer un assassin assezstupide pour se dénoncer en écrivant son nom à côté du corps de savictime ? Non, n’est-ce pas. Maintenant, concluez…

Le juge était devenu soucieux.

– C’est clair, fit-il, les apparences nous ont abusés… Monistroln’est pas le coupable… Quel est-il ?… C’est affaire à vous,monsieur Méchinet, de le découvrir.

Il s’arrêta… un agent de police entrait, qui, s’adressant aucommissaire, dit :

– Vos ordres sont exécutés, monsieur… Monistrol est arrêté etécroué au dépôt… Il a tout avoué.

Chapitre 4

 

D’autant plus rude était le choc qu’il était plus inattendu.

Peindre notre stupeur à tous est impossible.

Quoi ! pendant que nous étions là, nous évertuant àchercher des preuves de l’innocence de Monistrol, lui sereconnaissait coupable !

Ce fut monsieur Méchinet qui le premier se remit.

Vivement, cinq ou six fois, il porta les doigts de sa tabatièreà son nez, et s’avançant vers l’agent :

– Tu te trompes ou tu nous trompes, lui dit-il, pas demilieu.

– Je vous jure, monsieur Méchinet…

– Tais-toi ! ou tu as mal compris ce qu’a dit Monistrol, outu t’es grisé de l’espoir de nous étonner en nous annonçant quel’affaire est réglée…

Humble et respectueux jusqu’alors, l’agent se rebiffa.

– Faites excuse, interrompit-il, je ne suis ni un imbécile ni unmenteur, et je sais ce que je dis…

La discussion tournait si bien à la dispute que le juged’instruction crut devoir intervenir.

– Modérez-vous, monsieur Méchinet, prononça-t-il, et avant deporter un jugement, attendez d’être édifié.

Puis se tournant vers l’agent :

– Et vous, mon ami, poursuivit-il, dites-nous ce que vous savezet les raisons de votre assurance.

Ainsi soutenu, l’agent écrasa monsieur Méchinet d’un regardironique, et avec une nuance très appréciable de fatuité :

– Pour lors, commença-t-il, voilà la chose : monsieur le juge etmonsieur le commissaire ici présents nous ont chargés, l’inspecteurGoulard, mon collègue Poltin et moi, d’arrêter le nommé Monistrol,bijoutier en faux, domicilié rue Vivienne, 75, ledit Monistrolétant inculpé d’assassinat sur la personne de son oncle.

– C’est exact, approuva le commissaire à demi-voix.

– Là-dessus, poursuivit l’agent, nous prenons un fiacre et nousnous faisons conduire à l’adresse indiquée… Nous arrivons et noustrouvons le sieur Monistrol dans son arrière-boutique, sur le pointde se mettre à table pour dîner avec son épouse, qui est une femmede vingt-cinq à trente ans, d’une beauté admirable.

» En nous apercevant tous trois en rang d’oignon, monparticulier se dresse. “Qu’est-ce que vous voulez ?” nousdemande-t-il. Aussitôt, le brigadier Goulard tire de sa poche lemandat d’amener et répond : “Au nom de la loi, je vousarrête !…”

Monsieur Méchinet semblait sur le gril.

– Ne pourrais-tu te hâter ! dit-il à l’agent.

Mais l’autre, comme s’il n’eût pas entendu, poursuivit du mêmeton calme :

– J’ai arrêté quelques particuliers en ma vie ; ehbien ! jamais je n’en ai vu tomber en décomposition commecelui-là. “Vous plaisantez, nous dit-il, ou vous faiteserreur !” “Non, nous ne nous trompons pas.” “Mais enfin,pourquoi m’arrêtez-vous ?”

» Goulard haussait les épaules. “Ne faites donc pas l’enfant,dit-il, et votre oncle ?… Le cadavre est retrouvé et on a despreuves accablantes contre vous…”

» Ah ! le gredin, quelle tuile !… Il chancela etfinalement se laissa tomber sur une chaise en sanglotant et enbégayant je ne sais quelle réponse qu’il n’y avait pas moyen decomprendre.

» Ce que voyant, Goulard le secoua par le collet de son habit,en lui disant : “Croyez-moi, le plus court est de tout avouer.” Ilnous regarda d’un air hébété et murmura : “Eh bien ! oui,j’avoue tout !”

– Bien manœuvré, Goulard ! approuva le commissaire.

L’agent triomphait.

– Il s’agissait de ne pas moisir dans la boutique,continua-t-il. On nous avait recommandé d’éviter tout esclandre, etdéjà les badauds s’attroupaient… Goulard empoigna donc le prévenupar le bras, en lui criant : “Allons, en route ! on nousattend à la préfecture !” Monistrol, tant bien que mal, sedressa sur ses jambes qui flageolaient, et du ton d’un homme quiprend son courage à deux mains, dit : “Marchons !…”

» Nous pensions que le plus fort était fait ; nouscomptions sans la femme.

» Jusqu’à ce moment, elle était restée comme évanouie sur unfauteuil, sans souffler mot, sans paraître seulement comprendre cequi se passait.

» Mais quand elle vit que bien décidément nous emmenions sonhomme, elle bondit comme une lionne et se jeta en travers de laporte en criant : “Vous ne passerez pas !” Parole d’honneur,elle était superbe, mais Goulard en a vu bien d’autres. “Allons,allons, ma petite mère, fit-il, ne nous fâchons pas ; on vousle rendra, votre mari !”

» Cependant, bien loin de nous faire place, elle se cramponnaitplus fortement au chambranle, jurant que son mari étaitinnocent ; déclarant que si on le conduisait en prison, ellele suivrait, tantôt nous menaçant et nous accablant d’invectives,tantôt nous suppliant de sa voix la plus douce…

» Puis, quand elle comprit que rien ne nous empêcherait deremplir notre devoir, elle lâcha la porte, et, se jetant au cou deson mari : “Ô cher bien-aimé, gémissait-elle, est-ce possible qu’ont’accuse d’un crime, toi… toi !… Dis-leur donc, à ces hommes,que tu es innocent !…”

» Vrai, nous étions tous émus, mais lui, plus insensible quenous, il eut la barbarie de repousser sa pauvre femme sibrutalement qu’elle alla tomber comme une masse dans un coin del’arrière-boutique… C’était la fin heureusement.

» La femme étant évanouie, nous en profitâmes pour emballer lemari dans le fiacre qui nous avait amenés.

» Emballer est bien le mot, car il était devenu comme une choseinerte, il ne tenait plus debout, il fallut le porter… Et pour nerien oublier, je dois dire que son chien, une espèce de roquetnoir, voulait absolument sauter avec nous dans la voiture, et quenous avons eu mille peines à nous en débarrasser.

» En route, comme de juste, Goulard essaya de distraire notreprisonnier et de le faire jaser… Mais impossible de lui tirer uneparole du gosier. Ce n’est qu’en arrivant à la préfecture qu’ilparut reprendre connaissance. Quand il fut bien et dûment installédans une cellule des “secrets”, il se jeta sur son lit à corpsperdu en répétant : “Que vous ai-je fait, ô mon Dieu, que vousai-je fait !…”

» À ce moment Goulard s’approcha de lui, et pour la seconde fois: “Ainsi, interrogea-t-il, vous vous avouez coupable !” De latête, Monistrol fit : “Oui, oui !…”, puis d’une voix rauque :“Je vous en prie, laissez-moi seul !” dit-il.

» C’est ce que nous avons fait, après avoir eu soin, toutefois,de placer un surveillant en observation au guichet de la cellule,pour le cas où le gaillard essayerait d’attenter à ses jours…

» Goulard et Poltin sont restés là-bas, et moi, mevoilà !…

– C’est précis, grommela le commissaire, c’est on ne peut plusprécis…

C’était aussi l’opinion du juge, car il murmura :

– Comment, après cela, douter de la culpabilité deMonistrol ?

Moi, j’étais confondu, et cependant mes convictions étaientinébranlables. Et même, j’ouvrais la bouche pour hasarder uneobjection, quand monsieur Méchinet me prévint.

– Tout cela est bel et bon !… s’écria-t-il. Seulement, sinous admettons que Monistrol est l’assassin, nous sommes aussiforcés d’admettre que c’est lui qui a écrit son nom là, par terre…et dame ! ça, c’est roide…

– Bast ! interrompit le commissaire, du moment où l’inculpéavoue, à quoi bon se préoccuper d’une circonstance quel’instruction expliquera…

Mais l’observation de mon voisin avait réveillé toutes lesperplexités du juge. Aussi, sans se prononcer :

– Je vais me rendre à la préfecture, déclara-t-il, je veuxinterroger Monistrol ce soir même.

Et après avoir recommandé au commissaire de police de bienremplir toutes les formalités et d’attendre les médecins mandéspour l’autopsie du cadavre, il s’éloigna, suivi de son greffier, etde l’agent qui était venu nous annoncer le succès del’arrestation.

– Pourvu que ces diables de médecins ne se fassent pas tropattendre ! gronda le commissaire, qui songeait à sondîner.

Ni monsieur Méchinet ni moi ne lui répondîmes. Nous demeurionsdebout, en face l’un de l’autre, obsédés évidemment par la mêmeidée.

– Après tout, murmura mon voisin, peut-être est-ce le vieux quia écrit…

– Avec la main gauche, alors ?… Est-ce possible !…Sans compter que la mort de ce pauvre bonhomme a dû êtreinstantanée…

– En êtes-vous sûr ?…

– D’après sa blessure, j’en ferais le serment… D’ailleurs, desmédecins vont venir, qui vous diront si j’ai raison ou tort…

Monsieur Méchinet tracassait son nez avec une véritablefrénésie.

– Peut-être, en effet, y a-t-il là-dessous quelque mystère,dit-il… ce serait à voir…

» C’est une enquête à refaire… Soit, refaisons-la… Et pourcommencer, interrogeons la portière…

Et courant à l’escalier, il se pencha sur la rampe, criant :

– La concierge !… Hé ! la concierge ! montez unpeu, s’il vous plaît…

Chapitre 5

 

En attendant que montât la concierge, monsieur Méchinetprocédait à un rapide et sagace examen du théâtre du crime.

Mais c’est surtout la serrure de la porte d’entrée del’appartement qui attirait son attention. Elle était intacte et laclef y jouait sans difficulté. Cette circonstance écartaitabsolument l’idée d’un malfaiteur étranger s’introduisant de nuit àl’aide de fausses clefs.

De mon côté, machinalement, ou plutôt inspiré par l’étonnantinstinct qui s’était révélé en moi, je venais de ramasser cebouchon à demi recouvert de cire verte que j’avais remarqué àterre.

Il avait servi, et du côté de la cire, gardait les traces dutire-bouchon ; mais, de l’autre bout, se voyait une sorted’entaille assez profonde, produite évidemment par un instrumenttranchant et aigu.

Soupçonnant l’importance de ma découverte, je la communiquai àmonsieur Méchinet, et il ne put retenir une exclamation deplaisir.

– Enfin ! s’écria-t-il, nous tenons donc enfin unindice !… Ce bouchon, c’est l’assassin qui l’a laissé tomberici… Il y avait fiché la pointe fragile de l’arme dont il s’estservi. Conclusion : l’instrument du meurtre est un poignard àmanche fixe, et non un de ces couteaux qui se ferment… Avec cebouchon, je suis sûr d’arriver au coupable quel qu’ilsoit !…

Le commissaire de police achevait sa besogne dans la chambre,nous étions, monsieur Méchinet et moi, restés dans le salon,lorsque nous fûmes interrompus par le bruit d’une respirationhaletante.

Presque aussitôt, se montra la puissante commère que j’avaisaperçue dans le vestibule pérorant au milieu des locataires.

C’était la portière, plus rouge, s’il est possible, qu’à notrearrivée.

– Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? demanda-t-elleà monsieur Méchinet.

– Asseyez-vous, madame, répondit-il.

– Mais, monsieur, c’est que j’ai du monde en bas…

– On vous attendra… je vous dis de vous asseoir.

Interloquée par le ton de monsieur Méchinet, elle obéit. Alorslui, la fixant de ses terribles petits yeux gris :

– J’ai besoin de certains renseignements, commença-t-il, et jevais vous interroger. Dans votre intérêt, je vous conseille derépondre sans détours. Et d’abord, quel est le nom de ce pauvrebonhomme qui a été assassiné ?

– Il s’appelait Pigoreau, mon bon monsieur, mais il étaitsurtout connu sous le nom d’Anténor, qu’il avait pris autrefois,comme étant plus en rapport avec son commerce.

– Habitait-il la maison depuis longtemps ?

– Depuis huit ans.

– Où demeurait-il avant ?

– Rue Richelieu, où il avait son magasin… car il avait étéétabli, il avait été coiffeur, et c’est dans cet état qu’il avaitgagné sa fortune.

– Il passait donc pour riche ?

– J’ai entendu dire à sa nièce qu’il ne se laisserait pas couperle cou pour un million.

À cet égard, la prévention devait être fixée, puisqu’on avaitinventorié les papiers du pauvre vieux.

– Maintenant, poursuivit monsieur Méchinet, quelle espèced’homme était ce sieur Pigoreau, dit Anténor ?

– Oh ! la crème des hommes, cher bon monsieur, répondit laconcierge… Il était bien tracassier, maniaque, grigou comme iln’est pas possible, mais il n’était pas fier… Et si drôle, aveccela !… On aurait passé ses nuits à l’écouter, quand il étaiten train… C’est qu’il en savait de ces histoires ! Pensezdonc, un ancien coiffeur, qui avait, comme il disait, frisé lesplus belles femmes de Paris…

– Comment vivait-il ?

– Comme tout le monde… Comme les gens qui ont des rentes,s’entend, et qui cependant tiennent à leur monnaie.

– Pouvez-vous me donner quelques détails ?

– Oh ! pour cela, je le pense, vu que c’est moi qui avaissoin de son ménage… Et cela ne me donnait guère de peine, car ilfaisait presque tout, balayant, époussetant et frottant lui-même…C’était sa manie, quoi ! Donc, tous les jours que le bon Dieufaisait, à midi battant, je lui montais une tasse de chocolat. Illa buvait, il avalait par-dessus un grand verre d’eau, et c’étaitson déjeuner. Après il s’habillait, et ça le menait jusqu’à deuxheures, car il était coquet et soigneux de sa personne plus qu’unemariée. Sitôt paré, il sortait pour se promener dans Paris. À sixheures, il s’en allait dîner dans une pension bourgeoise, chez lesdemoiselles Gomet, rue de la Paix. Après son dîner il couraitprendre sa demi-tasse et faire sa fine partie au café Guerbois… età onze heures il rentrait se coucher. Enfin, il n’avait qu’undéfaut, le pauvre bonhomme… Il était porté sur le sexe. Mêmesouvent, je lui disais : « À votre âge, n’avez-vous pas dehonte !… » Mais on n’est pas parfait, et on comprend ça d’unancien parfumeur, qui avait eu dans sa vie des tas de bonnesfortunes…

Un sourire obséquieux errait sur les lèvres de la puissanteconcierge, mais rien n’était capable de dérider monsieurMéchinet.

– Monsieur Pigoreau recevait-il beaucoup de monde ?continua-t-il.

– Très peu… Je ne voyais guère venir chez lui que son neveu,monsieur Monistrol, à qui, tous les dimanches, il payait à dînerchez le père Lathuile.

– Et comment étaient-ils ensemble, l’oncle et leneveu ?

– Comme les deux doigts de la main.

– Ils n’avaient jamais de discussions ?

– Jamais !… sauf qu’ils étaient toujours à se chamailler àcause de madame Clara.

– Qui est cette madame Clara ?

– La femme de monsieur Monistrol, donc, une créature superbe…Défunt le père Anténor ne pouvait la souffrir. Il disait que sonneveu l’aimait trop, cette femme, qu’elle le menait par le bout dunez, et qu’elle lui en faisait voir de toutes les couleurs… Ilprétendait qu’elle n’aimait pas son mari, qu’elle avait un genretrop relevé pour sa position, et qu’elle finirait par faire dessottises… Même, madame Clara et son oncle ont été brouillés, à lafin de l’année dernière. Elle voulait que le bonhomme prêtât centmille francs à monsieur Monistrol pour prendre un fonds debijoutier au Palais-Royal. Mais il refusa, déclarant qu’on feraitde sa fortune ce qu’on voudrait, après sa mort ; mais quejusque-là, l’ayant gagnée, il prétendait la garder et en jouir…

Je croyais que monsieur Méchinet allait insister sur cettecirconstance, qui me paraissait très grave… point. En vain, jemultipliais les signes, il poursuivit :

– Reste à savoir par qui le crime a été découvert ?

– Par moi, mon bon monsieur, par moi ! gémit la portière.Ah ! c’est épouvantable ! Figurez-vous que ce matin, surle coup de midi, comme à l’ordinaire, je monte au père Anténor sonchocolat… Faisant le ménage, j’ai une clef de l’appartement…J’ouvre, j’entre, et qu’est-ce que je vois… Ah ! monDieu !…

Et elle se mit à pousser des cris perçants…

– Cette douleur prouve votre bon cœur, madame, fit gravementmonsieur Méchinet… Seulement, comme je suis fort pressé, tâchez dela maîtriser… Qu’avez-vous pensé, en voyant votre locataireassassiné ?…

– J’ai dit à qui a voulu l’entendre : c’est son neveu, lebrigand, qui a fait le coup pour hériter.

– D’où vous venait cette certitude ?… car, enfin, accuserun homme d’un si grand crime, c’est le pousser à l’échafaud…

– Eh ! monsieur, qui donc serait-ce ?… MonsieurMonistrol est venu voir son oncle hier soir, et quand il est sortiil était près de minuit… même, lui qui me parle toujours, il ne m’arien dit ni en arrivant ni en s’en allant… Et depuis ce moment,jusqu’à celui où j’ai tout découvert, personne, j’en suis sûre,n’est monté chez monsieur Anténor…

Je l’avoue, cette déposition me confondait.

Naïf encore, je n’aurais pas eu l’idée de poursuivre cetinterrogatoire. Par bonheur, l’expérience de monsieur Méchinetétait grande, et il possédait à fond cet art si difficile de tirerdes témoins toute la vérité.

– Ainsi, madame, insista-t-il, vous êtes certaine que Monistrolest venu hier soir ?

– Certaine.

– Vous l’avez bien vu, bien reconnu ?…

– Ah ! permettez… je ne l’ai pas dévisagé. Il a passé trèsvite, en tâchant de se cacher, comme un brigand qu’il est, et lecorridor est mal éclairé…

Je bondis, à cette réponse d’une incalculable portée, etm’avançant vers la concierge :

– S’il en est ainsi, m’écriai-je, comment osez-vous affirmer quevous avez reconnu monsieur Monistrol ?

Elle me toisa, et avec un sourire ironique :

– Si je n’ai pas vu la figure du maître, répondit-elle, j’ai vule museau du chien… Comme je le caresse toujours, il est entré dansma loge, et j’allais lui donner un os de gigot quand son maître l’asifflé.

Je regardais monsieur Méchinet, anxieux de savoir ce qu’ilpensait de ces réponses, mais son visage gardait fidèlement lesecret de ses impressions.

Il ajouta seulement :

– De quelle race est le chien de monsieur Monistrol ?

– C’est un loulou, comme les conducteurs en avaient autrefois,tout noir, avec une tache blanche au-dessus de l’oreille ; onl’appelle Pluton.

Monsieur Méchinet se leva.

– Vous pouvez vous retirer, dit-il à la portière, je suisfixé.

Et, quand elle fut sortie :

– Il me paraît impossible, fit-il, que le neveu ne soit pas lecoupable.

Cependant, les médecins étaient arrivés pendant ce longinterrogatoire et, quand ils eurent achevé l’autopsie, leurconclusion fut :

– La mort du sieur Pigoreau a certainement été instantanée.Donc, ce n’est pas lui qui a tracé ces cinq lettres :Monis que nous avons vues sur le parquet, près ducadavre…

Ainsi, je ne m’étais pas trompé.

– Mais si ce n’est pas lui, s’écria monsieur Méchinet, qui doncest-ce ?… Monistrol… Voilà ce qu’on ne me fera jamais entrerdans la cervelle.

Et comme le commissaire, ravi de pouvoir enfin aller dîner, leraillait de ses perplexités ; perplexités ridicules, puisqueMonistrol avait avoué :

– Peut-être en effet ne suis-je qu’un imbécile, dit-il, c’est ceque l’avenir décidera… Et en attendant, venez, mon cher monsieurGodeuil, venez avec moi à la préfecture…

Chapitre 6

 

De même que pour venir aux Batignolles, nous prîmes un fiacrepour nous rendre à la préfecture de police.

La préoccupation de monsieur Méchinet était grande : ses doigtsne cessaient de voyager de sa tabatière vide à son nez, et jel’entendais grommeler entre ses dents :

– J’en aurai le cœur net ! Il faut que j’en aie le cœurnet.

Puis il sortait de sa poche le bouchon que je lui avais remis,il le tournait et le retournait avec des mines de singe épluchantune noix et murmurait :

– C’est une pièce à conviction, cependant… il doit y avoir unparti à tirer de cette cire verte…

Moi, enfoncé dans mon coin, je ne soufflais mot.

Assurément ma situation était des plus bizarres, mais je n’ysongeais pas. Tout ce que j’avais d’intelligence était absorbé parcette affaire ; j’en ruminais dans mon esprit les élémentsdivers et contradictoires, et je m’épuisais à pénétrer le secret dudrame que je pressentais.

Lorsque notre voiture s’arrêta, il faisait nuit noire.

Le quai des Orfèvres était désert et silencieux : pas un bruit,pas un passant. Les rares boutiques des environs étaient fermées.Toute la vie du quartier s’était réfugiée dans le petit restaurantqui fait presque le coin de la rue de Jérusalem, et sur les rideauxrouges de la devanture se dessinait l’ombre des consommateurs.

– Vous laissera-t-on arriver jusqu’au prévenu ? demandai-jeà monsieur Méchinet.

– Assurément, me répondit-il. Ne suis-je pas chargé de suivrel’affaire… Ne faut-il pas que selon les nécessités imprévues del’enquête, je puisse, à toute heure de jour et de nuit, interrogerle détenu !…

Et d’un pas rapide, il s’engagea sous la voûte, en me disant:

– Arrivez, arrivez, nous n’avons pas de temps à perdre.

Il n’était pas besoin qu’il m’encourageât. J’allais à sa suite,agité d’indéfinissables émotions et tout frémissant d’une vaguecuriosité.

C’était la première fois que je franchissais le seuil de lapréfecture de police, et Dieu sait quels étaient alors mespréjugés.

– Là, me disais-je, non sans un certain effroi, là est le secretde Paris…

J’étais si bien abîmé dans mes réflexions, qu’oubliant deregarder à mes pieds, je faillis tomber. Le choc me ramena ausentiment de la situation. Nous longions alors un immense couloiraux murs humides et au pavé raboteux. Bientôt mon compagnon entradans une petite pièce où deux hommes jouaient aux cartes pendantque trois ou quatre autres fumaient leur pipe, étendus sur un litde camp. Il échangea avec eux quelques paroles qui n’arrivèrent pasjusqu’à moi qui restais dehors, puis il ressortit et nous nousremîmes en marche.

Ayant traversé une cour et nous étant engagés dans un secondcouloir, nous ne tardâmes pas à arriver devant une grille de fer àpesants verrous et à serrure formidable.

Sur un mot de monsieur Méchinet, un surveillant nous l’ouvrit,cette grille ; nous laissâmes à droite une vaste salle où ilme sembla voir des sergents de ville et des gardes de Paris, etenfin, nous gravîmes un escalier assez roide.

Au haut de cet escalier, à l’entrée d’un étroit corridor percéde quantité de petites portes, était assis un gros homme à facejoviale, qui certes n’avait rien du classique geôlier.

Dès qu’il aperçut mon compagnon :

– Eh ! c’est monsieur Méchinet ! s’écria-t-il… Mafoi ! je vous attendais… Gageons que vous venez pourl’assassin du petit vieux des Batignolles.

– Précisément. Y a-t-il du nouveau ?

– Non.

– Cependant le juge d’instruction doit être venu.

– Il sort d’ici.

– Eh bien ?…

– Il n’est pas resté trois minutes avec l’accusé, et en lequittant il avait l’air très satisfait. Au bas de l’escalier, il arencontré monsieur le directeur, et il lui a dit : « C’est uneaffaire dans le sac ; l’assassin n’a même pas essayé de nier…»

Monsieur Méchinet eut un bond de trois pieds, mais le gardien nele remarqua pas, car il reprit :

– Du reste, ça ne m’a pas surpris… Rien qu’en voyant leparticulier, quand on me l’a amené, j’ai dit : « En voilà un qui nesaura pas se tenir. »

– Et que fait-il maintenant ?

– Il geint… On m’a recommandé de le surveiller, de peur qu’il nese suicide, et comme de juste, je le surveille… mais c’est bieninutile… C’est encore un de ces gaillards qui tiennent plus à leurpeau qu’à celle des autres…

– Allons le voir, interrompit monsieur Méchinet, et surtout pasde bruit…

Tous trois, aussitôt, sur la pointe des pieds, nous nousavançâmes jusqu’à une porte de chêne plein, percée à hauteurd’homme d’un guichet grillé.

Par ce guichet, on voyait tout ce qui se passait dans lacellule, éclairée par un chétif bec de gaz.

Le gardien donna d’abord un coup d’œil, monsieur Méchinetregarda ensuite, puis vint mon tour…

Sur une étroite couchette de fer recouverte d’une couverture delaine grise à bandes jaunes, j’aperçus un homme couché à platventre, la tête cachée entre ses bras à demi repliés.

Il pleurait : le bruit sourd de ses sanglots arrivait jusqu’àmoi, et par instants un tressaillement convulsif le secouait de latête aux pieds.

– Ouvrez-nous, maintenant, commanda monsieur Méchinet augardien.

Il obéit et nous entrâmes.

Au grincement de la clef, le prisonnier s’était soulevé et assissur son grabat, les jambes et les bras pendants, la tête inclinéesur la poitrine, il nous regardait d’un air hébété.

C’était un homme de trente-cinq à trente-huit ans, d’une tailleun peu au-dessus de la moyenne, mais robuste, avec un couapoplectique enfoncé entre de larges épaules. Il était laid ;la petite vérole l’avait défiguré, et son long nez droit et sonfront fuyant lui donnaient quelque chose de la physionomie stupidedu mouton. Cependant, ses yeux bleus étaient très beaux, et ilavait les dents d’une remarquable blancheur…

– Eh bien ! monsieur Monistrol, commença monsieur Méchinet,nous nous désolons donc !

Et l’infortuné ne répondant pas :

– Je conviens, poursuivit-il, que la situation n’est pas gaie…Cependant, si j’étais à votre place, je voudrais prouver que jesuis un homme. Je me ferais une raison, et je tâcherais dedémontrer mon innocence.

– Je ne suis pas innocent.

Cette fois, il n’y avait ni à équivoquer ni à suspecterl’intelligence d’un agent, c’était de la bouche même du prévenu quenous recueillions le terrible aveu.

– Quoi ! s’exclama monsieur Méchinet, c’est vous qui…

L’homme s’était redressé sur ses jambes titubantes, l’œilinjecté, la bouche écumante, en proie à un véritable accès derage.

– Oui, c’est moi, interrompit-il, moi seul. Combien de foisfaudra-t-il donc que je le répète ?… Déjà, tout à l’heure, unjuge est venu, j’ai tout avoué et signé mes aveux… Quedemandez-vous de plus ? Allez, je sais ce qui m’attend, et jen’ai pas peur… J’ai tué, je dois être tué !… Coupez-moi doncle cou, le plus tôt sera le mieux…

Un peu étourdi d’abord, monsieur Méchinet s’était viteremis.

– Un instant, que diable ! dit-il ; on ne coupe pas lecou aux gens comme cela… D’abord, il faut qu’ils prouvent qu’ilssont coupables… Puis, la justice comprend certains égarements,certaines fatalités, si vous voulez, et c’est même pour celaqu’elle a inventé les circonstances atténuantes.

Un gémissement inarticulé fut la seule réponse de Monistrol, etmonsieur Méchinet continua :

– Vous lui en vouliez donc terriblement à votre oncle ?

– Oh ! non !

– Alors, pourquoi ?…

– Pour hériter. Mes affaires étaient mauvaises, allez auxinformations… J’avais besoin d’argent, mon oncle, qui était trèsriche, m’en refusait…

– Je comprends, vous espériez échapper à la justice…

– Je l’espérais.

Jusqu’alors, je m’étais étonné de la façon dont monsieurMéchinet conduisait ce rapide interrogatoire, mais maintenant je mel’expliquais… Je devinais la suite, je voyais quel piège il allaittendre au prévenu.

– Autre chose, reprit-il brusquement ; où avez-vous achetéle revolver qui vous a servi à commettre le meurtre ?

Nulle surprise ne parut sur le visage de Monistrol.

– Je l’avais en ma possession depuis longtemps, répondit-il.

– Qu’en avez-vous fait après le crime ?

– Je l’ai jeté sur le boulevard extérieur.

– C’est bien, prononça gravement monsieur Méchinet, on fera desrecherches et on le retrouvera certainement.

Et après un moment de silence :

– Ce que je ne m’explique pas, ajouta-t-il, c’est que vous voussoyez fait suivre de votre chien…

– Quoi ! comment !… mon chien…

– Oui, Pluton… la concierge l’a reconnu…

Les poings de Monistrol se crispèrent, il ouvrit la bouche pourrépondre, mais une réflexion soudaine traversant son esprit, il serejeta sur son lit en disant d’un accent d’inébranlable résolution:

– C’est assez me torturer, vous ne m’arracherez plus un mot…

Il était clair qu’à insister on perdrait sa peine.

Nous nous retirâmes donc, et une fois dehors, sur le quai,saisissant le bras de monsieur Méchinet :

– Vous l’avez entendu, lui dis-je, ce malheureux ne saitseulement pas de quelle façon a péri son oncle… Est-il possibleencore de douter de son innocence !…

Mais c’était un terrible sceptique, que ce vieux policier.

– Qui sait !… répondit-il… j’ai vu de fameux comédiens enma vie… Mais en voici assez pour aujourd’hui… ce soir, je vousemmène manger ma soupe… Demain, il fera jour et nous verrons…

Chapitre 7

 

Il n’était pas loin de dix heures lorsque monsieur Méchinet, quej’escortais toujours, sonna à la porte de son appartement.

– Je n’emporte jamais de passe-partout, me dit-il. Dans notresacré métier, on ne sait jamais ce qui peut arriver… Il y a biendes gredins qui m’en veulent, et si je ne suis pas toujours prudentpour moi, je dois l’être pour ma femme.

L’explication de mon digne voisin était superflue : j’avaiscompris. J’avais même observé qu’il sonnait d’une façonparticulière, qui devait être un signal convenu entre sa femme etlui.

Ce fut la gentille madame Méchinet qui vint nous ouvrir.

D’un mouvement preste et gracieux autant que celui d’une chatte,elle sauta au cou de son mari, en s’écriant :

– Te voilà donc !… je ne sais pourquoi, j’étais presqueinquiète…

Mais elle s’arrêta brusquement : elle venait de m’apercevoir. Sagaie physionomie s’assombrit, et elle se recula ; ets’adressant autant à moi qu’à son mari :

– Quoi ! reprit-elle, vous sortez du café, à cetteheure !… cela n’a pas le sens commun !

Monsieur Méchinet avait aux lèvres l’indulgent sourire del’homme sûr d’être aimé, qui sait pouvoir apaiser d’un seul mot laquerelle qu’on lui cherche.

– Ne nous gronde pas, Caroline, répondit-il, m’associant à sacause par ce pluriel, nous ne sortons pas du café et nous n’avonspas perdu notre temps… On est venu me chercher pour une affaire,pour un assassinat commis aux Batignolles.

D’un regard soupçonneux, la jeune femme nous examinaalternativement, son mari et moi, et quand elle fut persuadée qu’onne la trompait pas, elle fit seulement :

– Ah !…

Mais il faudrait une page pour détailler tout ce que contenaitcette brève exclamation.

Elle s’adressait à monsieur Méchinet et signifiait clairement:

– Quoi ! tu t’es confié à ce jeune homme, tu lui as révéléta situation, tu l’as initié à nos secrets !

C’est ainsi que je l’interprétais, ce « ah ! » si éloquent,et mon digne voisin l’interpréta comme moi, car il répondit :

– Eh bien ! oui. Où est le mal ? Si j’ai à redouter lavengeance des misérables que j’ai livrés à la justice, qu’ai-je àcraindre des honnêtes gens ?… T’imaginerais-tu, par hasard,que je me cache, que j’ai honte de mon métier…

– Tu m’as mal compris, mon ami, objecta la jeune femme…

Monsieur Méchinet ne l’entendit même pas. Il venait d’enfourcher– je connus ce détail plus tard – un dada favori qui l’emportaittoujours.

– Parbleu ! poursuivit-il, tu as de singulières idées,madame ma femme. Quoi ! je suis une des sentinelles perdues dela civilisation, au prix de mon repos et au risque de ma vie,j’assure la sécurité de la société et j’en rougirais !… Ceserait par trop plaisant. Tu me diras qu’il existe, contre nousautres de la police, quantité de préjugés ineptes légués par lepassé… Que m’importe ! Oui, je sais qu’il y a des messieurssusceptibles qui nous regardent de très haut… Mais sacrebleu !je voudrais bien voir leur mine si demain mes collègues et moi nousnous mettions en grève, laissant le pavé libre à l’armée de gredinsque nous tenons en respect !

Accoutumée sans doute à des sorties de ce genre, madame Méchinetne souffla mot, et bien elle fit, car mon brave voisin nerencontrant pas de contradiction, se calma comme parenchantement.

– Mais en voici assez, dit-il à sa femme. Il s’agit pourl’instant d’une chose bien autrement importante… Nous n’avons pasdîné, nous mourons de faim, as-tu de quoi nous donner àsouper ?…

Ce qui arrivait ce soir devait être arrivé trop souvent pour quemadame Méchinet se laissât prendre sans vert.

– Dans cinq minutes, ces messieurs seront servis, répondit-elleavec le plus aimable sourire.

En effet, le moment d’après, nous nous mettions à table devantune belle pièce de bœuf froid, servie par madame Méchinet qui necessait de remplir nos verres d’un excellent petit vin deMâcon.

Et moi, pendant que mon digne voisin jouait de la fourchette enconscience, considérant cet intérieur paisible qui était le sien,cette jolie petite femme prévenante qui était la sienne, je medemandais si c’était bien là un de ces « farouches » agents de lasûreté qui ont été les héros de tant de récits absurdes.

Cependant la grosse faim ne tarda pas à être apaisée, etmonsieur Méchinet entreprit de raconter à sa femme notreexpédition.

Et il ne racontait pas à la légère, il descendait dans les plusmenus détails. Elle s’était assise à côté de lui, et à la façondont elle écoutait, d’un petit air capable, demandant desexplications quand elle n’avait pas bien compris, on devinaitl’Égérie bourgeoise habituée à être consultée et qui a voixdélibérative.

Lorsque monsieur Méchinet eut achevé :

– Tu as fait une grande faute, lui dit-elle, une fauteirréparable.

– Laquelle ?…

– Ce n’est pas à la préfecture qu’il fallait aller, en quittantles Batignolles…

– Cependant, Monistrol…

– Oui, tu voulais l’interroger… Quel bénéfice en as-turetiré ?

– Cela m’a servi, ma chère amie…

– À rien. C’est rue Vivienne, que tu devais courir, chez lafemme… Tu la surprenais sous le coup de l’émotion qu’elle anécessairement ressentie de l’arrestation de son mari, et si elleest complice, comme on doit le supposer, avec un peu d’adresse tula confessais…

J’avais bondi sur ma chaise à ces mots.

– Quoi, madame, m’écriai-je, vous croyez Monistrolcoupable !…

Après un moment d’hésitation, elle répondit :

– Oui.

Puis très vivement :

– Mais je suis sûre, entendez-vous, absolument sûre, que l’idéedu meurtre vient de la femme. Sur vingt crimes commis par leshommes, quinze ont été conçus, ruminés et inspirés par des femmes…demandez à Méchinet. La déposition de la concierge eût dû vouséclairer. Qu’est-ce que cette madame Monistrol ? Une personneremarquablement belle, vous a-t-on dit, coquette, ambitieuse,rongée de convoitises et qui mène son mari par le bout du nez. Orquelle était sa position ? Mesquine, étroite, précaire. Elleen souffrait, et la preuve c’est qu’elle a demandé à son oncle delui prêter cent mille francs. Il les lui a refusés, faisant ainsiavorter ses espérances. Croyez-vous qu’elle ne lui en a pas voulumortellement !… Allez, elle a dû se répéter bien souvent :“S’il mourait, cependant, ce vieil avare, nous serions riches, monmari et moi !…” Et quand elle le voyait bien portant et solidecomme un chêne, fatalement elle se disait : “Il vivra cent ans…quand il nous laissera son héritage, nous n’aurons plus de dentspour le croquer… et qui sait même s’il ne nous enterrerapas !…” De là à concevoir l’idée d’un crime, y a-t-il donc siloin ?… Et la résolution une fois arrêtée dans son esprit,elle aura préparé son mari de longue main, elle l’aura familiariséavec la pensée d’un assassinat, elle lui aura mis, comme on dit, lecouteau à la main… Et lui, un jour, menacé de la faillite, affolépar les lamentations de sa femme, il a fait le coup…

– Tout cela est logique, approuvait monsieur Méchinet.

Très logique, sans doute, mais que devenaient les circonstancesrelevées par nous ?

– Alors, madame, dis-je, vous supposez Monistrol assez bête pours’être dénoncé en écrivant son nom…

Elle haussa légèrement les épaules, et répondit :

– Est-ce une bêtise ? Moi, je soutiens que non, puisquec’est votre argument le plus fort en faveur de son innocence.

Le raisonnement était si spécieux que j’en demeurai un momentinterdit. Puis, me remettant :

– Mais il s’avoue coupable, madame, insistai-je.

– Excellent moyen pour engager la justice à démontrer soninnocence…

– Oh !

– Vous en êtes la preuve, cher monsieur Godeuil.

– Eh ! madame, le malheureux ne sait pas comment son onclea été tué !…

– Pardon, il a paru ne pas le savoir… ce qui n’est pas la mêmechose.

La discussion s’animait, et elle eût duré longtemps encore, simonsieur Méchinet n’y eût mis un terme.

– Allons, allons, dit-il bonnement à sa femme, tu es par tropromanesque, ce soir…

Et s’adressant à moi :

– Quant à vous, poursuivit-il, j’irai vous prendre demain, etnous irons ensemble chez madame Monistrol… Et sur ce, comme jetombe de sommeil, bonne nuit…

Il dut dormir, lui, mais moi, je ne pus fermer l’œil.

Une voix secrète s’élevait du plus profond de moi-même, qui mecriait que Monistrol était innocent.

Mon imagination me représentait avec une vivacité douloureuseles tortures de ce malheureux, seul dans sa cellule du dépôt…

Mais pourquoi avait-il avoué ?…

Chapitre 8

 

Ce qui me manquait alors – cent fois, depuis, j’ai eu l’occasionde m’en rendre compte –, c’était l’expérience, la pratique dumétier ; c’était surtout la notion exacte des moyens d’actionet d’investigation de la police.

Je sentais vaguement que cette enquête avait été mal, ou plutôtlégèrement conduite, mais j’aurais été bien embarrassé de direpourquoi, de dire surtout ce qu’il eût fallu faire.

Je ne m’en intéressais pas moins passionnément à Monistrol.

Il me semblait que sa cause était la mienne même. Et c’étaitbien naturel : ma jeune vanité se trouvait en jeu. N’était-ce pasune remarque de moi qui avait élevé les premiers doutes sur laculpabilité de ce malheureux ?

– Je me dois, me disais-je, de démontrer son innocence.

Malheureusement, les discussions de la soirée m’avaienttellement troublé que je ne savais plus sur quel fait préciséchafauder mon système.

Ainsi qu’il arrive toujours quand on applique trop longtemps sonesprit à la solution d’un problème, mes idées se brouillaient commeun écheveau aux mains d’un enfant. Je n’y voyais plus clair,c’était le chaos.

Enfoncé dans mon fauteuil, je me torturais la cervelle, lorsquesur les neuf heures du matin, monsieur Méchinet, fidèle à sapromesse de la veille, vint me prendre.

– Allons ! allons ! fit-il, en me secouantbrusquement, car je ne l’avais pas entendu entrer ; enroute !…

– Je suis à vous, dis-je en me dressant.

Nous descendîmes en hâte, et je remarquai alors que mon dignevoisin était vêtu avec plus de soin que de coutume.

Il avait réussi à se donner ces apparences débonnaires etcossues qui séduisent par-dessus tout le boutiquier parisien.

Sa gaieté était celle de l’homme sûr de soi, qui marche à unevictoire certaine.

Bientôt nous fûmes dans la rue, et tandis que nous cheminions:

– Eh bien ! me demanda-t-il, que pensez-vous de mafemme ?… Je passe pour un malin, à la préfecture, et cependantje la consulte – Molière consultait bien sa servante –, et souventje m’en suis bien trouvé. Elle a un faible : pour elle, il n’estpas de crimes bêtes, et son imagination prête à tous les scélératsdes combinaisons diaboliques… Mais comme j’ai justement le défautopposé, comme je suis un peu trop positif, peut-être, il est rareque de nos consultations ne jaillisse pas la vérité…

– Quoi ! m’écriai-je, vous pensez avoir pénétré le mystèrede l’affaire Monistrol !…

Il s’arrêta court, tira sa tabatière, aspira trois ou quatre deses prises imaginaires, et d’un ton de vaniteuse discrétion :

– J’ai du moins le moyen de le pénétrer, répondit-il.

Cependant nous arrivions au haut de la rue Vivienne, non loin del’établissement de Monistrol.

– Attention ! me dit monsieur Méchinet ; suivez-moi,et, quoi qu’il arrive, ne vous étonnez de rien.

Il fit bien de me prévenir. J’aurais été sans celasingulièrement surpris de le voir entrer brusquement chez unmarchand de parapluies.

Raide et grave comme un Anglais, il se fit montrer tout ce qu’ily avait dans la boutique, ne trouva rien à sa fantaisie et finitpar demander s’il ne serait pas possible de lui fabriquer unparapluie dont il fournirait le modèle.

On lui répondit que ce serait la chose la plus simple du monde,et il sortit en annonçant qu’il reviendrait le lendemain.

Et, certes, la demi-heure qu’il avait passée dans ce magasinn’avait pas été perdue.

Tout en examinant les objets qu’on lui soumettait, il avait eul’art de tirer des marchands tout ce qu’ils savaient des épouxMonistrol.

Art facile, en somme, car l’affaire du « petit vieux desBatignolles », et l’arrestation du bijoutier en faux avaientprofondément ému le quartier et faisaient le sujet de toutes lesconversations.

– Voilà, me dit-il quand nous fûmes dehors, comment on obtientdes renseignements exacts… Dès que les gens savent à qui ils ontaffaire, ils posent, ils font des phrases, et alors adieu la véritévraie…

Cette comédie, monsieur Méchinet la répéta dans sept ou huitmagasins aux environs.

Et même, dans l’un d’eux, dont les patrons étaient revêches etpeu causeurs, il fit une emplette de vingt francs.

Mais après deux heures de cet exercice singulier, et quim’amusait fort, nous connaissions exactement l’opinion publique.Nous savions au juste ce qu’on pensait de monsieur et madameMonistrol dans le quartier où ils étaient établis depuis leurmariage, c’est-à-dire depuis quatre ans.

Sur le mari, il n’y avait qu’une voix.

C’était, affirmait-on, le plus doux et le meilleur des hommes,serviable, honnête, intelligent et travailleur. S’il n’avait pasréussi dans son commerce, c’est que la chance ne sert pas toujoursceux qui le méritent le plus. Il avait eu le tort de prendre uneboutique vouée à la faillite, car depuis quinze ans quatrecommerçants s’y étaient coulés.

Il adorait sa femme, tout le monde le savait et le disait, maisce grand amour n’avait pas dépassé les bornes convenues ; iln’en était rejailli sur lui aucun ridicule…

Personne ne pouvait croire à sa culpabilité.

– Son arrestation, disait-on, doit être une erreur de lapolice.

Pour ce qui est de madame Monistrol, les avis étaientpartagés.

Les uns la trouvaient trop élégante pour sa situation defortune, d’autres soutenaient qu’une toilette à la mode était unedes obligations, une des nécessités du commerce de luxe qu’elletenait.

En général, on était persuadé qu’elle aimait beaucoup sonmari.

Car, par exemple, il n’y avait qu’une voix pour célébrer sasagesse, sagesse d’autant plus méritoire qu’elle étaitremarquablement belle et qu’elle était assiégée par bien desadorateurs. Mais jamais elle n’avait fait parler d’elle, jamais leplus léger soupçon n’avait effleuré sa réputation immaculée…

Cela, je le voyais bien, déroutait singulièrement monsieurMéchinet.

– C’est prodigieux, me disait-il, pas un cancan, pas unemédisance, pas une calomnie !… Ah ! ce n’est pas là ceque supposait Caroline… D’après elle, nous devions trouver une deces boutiquières qui tiennent le haut du comptoir, qui étalent leurbeauté encore plus que leurs marchandises, et qui relèguent àl’arrière-boutique leur mari – un aveugle imbécile ou un malproprecomplaisant… Et pas du tout !

Je ne répondis pas, n’étant guère moins déconcerté que monvoisin.

Nous étions loin, maintenant, de la déposition de la conciergede la rue Lécluse, tant il est vrai que le point de vue varie selonle quartier. Ce qui passe aux Batignolles pour une damnablecoquetterie, n’est plus rue Vivienne qu’une exigence desituation.

Mais nous avions employé trop de temps déjà à notre enquête,pour nous arrêter à échanger nos impressions et à discuter nosconjectures.

– Maintenant, dit monsieur Méchinet, avant de nous introduiredans la place, étudions-en les abords.

Et rompu à la pratique de ces investigations discrètes, aumilieu du mouvement de Paris, il me fit signe de le suivre sous uneporte cochère, précisément en face du magasin de Monistrol.

C’était une boutique modeste, presque pauvre, quand on lacomparait à celles qui l’entouraient. La devanture réclamait lepinceau des peintres. Au-dessus, en lettres jadis dorées,maintenant enfumées et noircies, s’étalait le nom de Monistrol. Surles glaces, on lisait : « Or et imitation. »

Hélas ! c’était de l’imitation, surtout, qui reluisait àl’étalage. Le long des tringles pendaient force chaînes en doublé,des parures de jais, des diadèmes constellés de cailloux du Rhin,puis des colliers jouant le corail, et des broches, et des bagues,et des boutons de manchettes rehaussés de pierres fausses de toutesles couleurs…

Pauvre étalage en somme, je le reconnus d’un coup d’œil, et quine devait pas tenter les voleurs à la vrille.

– Entrons !… dis-je à monsieur Méchinet.

Il était moins impatient que moi, ou savait mieux contenir sonimpatience, car il m’arrêta par le bras en disant :

– Un instant… Je voudrais au moins entrevoir madameMonistrol.

Mais c’est en vain que, durant plus de vingt minutes encore,nous demeurâmes plantés à notre poste d’observation ; laboutique restait vide, madame Monistrol ne paraissait pas…

– Décidément, c’est assez faire le pied de grue, s’exclama enfinmon digne voisin : arrivez, monsieur Godeuil, risquons-nous…

Chapitre 9

 

Pour être au magasin de Monistrol, nous n’avions qu’à traverserla rue…

Ce fut fait en quatre enjambées.

Au bruit de la porte qui s’ouvrait, une petite servante dequinze à seize ans, malpropre et mal peignée, sortit del’arrière-boutique.

– Qu’y a-t-il pour le service de ces messieurs ?demanda-t-elle.

– Madame Monistrol ?

– Elle est là, messieurs, et je vais la prévenir, parce que,voyez-vous…

Monsieur Méchinet ne lui laissa pas le loisir d’achever.

D’un geste passablement brutal, je l’avoue, il l’écarta dupassage et pénétra dans l’arrière-boutique en disant :

– C’est bon, puisqu’elle est là, je vais lui parler.

Moi, je marchais sur les talons de mon digne voisin, persuadéque nous ne sortirions pas sans connaître le mot de l’énigme.

C’était une triste pièce, que cette arrière-boutique, servanttout à la fois de salon, de salle à manger et de chambre àcoucher.

Le désordre y régnait, et plus encore cette incohérence qu’onremarque chez les pauvres qui s’efforcent de paraître riches.

Au fond était un lit à rideaux de damas bleu, dont les oreillersétaient garnis de dentelles, et devant la cheminée se trouvait unetable tout encombrée des débris d’un déjeuner plus que modeste.

Dans un grand fauteuil, une jeune femme blonde était assise, ouplutôt gisait une jeune femme très blonde, tenant à la main unefeuille de papier timbré…

C’était madame Monistrol…

Et certes, quand ils nous parlaient de sa beauté, tous lesvoisins étaient restés bien au-dessous de la réalité… je fusébloui.

Seulement une circonstance me déplut : elle était en granddeuil, vêtue d’une robe de crêpe légèrement décolletée qui luiseyait merveilleusement…

C’était trop de présence d’esprit pour une si grande douleur. Ilme sembla voir là l’artifice d’une comédienne revêtant d’avance lecostume du rôle qu’elle doit jouer.

À notre entrée, elle se dressa, d’un mouvement de bicheeffarouchée, et d’une voix qui paraissait brisée par les larmes:

– Que voulez-vous, messieurs ? interrogea-t-elle.

Tout ce que j’avais observé, monsieur Méchinet l’avait remarquécomme moi.

– Madame, répondit-il durement, je suis envoyé par la justice,je suis un agent du service de la sûreté.

À cette déclaration, elle se laissa d’abord retomber sur sonfauteuil avec un gémissement qui eût attendri un tigre…

Puis, tout à coup, saisie d’une sorte d’enthousiasme, l’œilbrillant et la lèvre frémissante :

– Venez-vous donc pour m’arrêter !… s’écria-t-elle. Alorssoyez béni… Tenez, je suis prête, emmenez-moi… Ainsi, j’irairejoindre cet honnête homme, que vous avez arrêté hier soir… Quelque soit son sort, je veux le partager… Il est innocent, comme jele suis moi-même… n’importe !… S’il doit être victime d’uneerreur de la justice humaine, ce me sera une dernière joie demourir avec lui !…

Elle fut interrompue par un grognement sourd, qui partait d’undes angles de l’arrière-boutique.

Je regardai, et j’aperçus un chien noir, les poils hérissés etles yeux injectés de sang, qui nous montrait les dents prêt àsauter sur nous…

– Taisez-vous, Pluton ! fit madame Monistrol ; allons,allez vous coucher, ces messieurs ne me veulent pas de mal.

Lentement, et sans cesser de nous fixer d’un regard furieux, lechien se réfugia sous le lit.

– Vous avez raison de dire que nous ne vous voulons pas de mal,madame, reprit monsieur Méchinet, nous ne sommes pas venus pourvous arrêter…

Si elle entendit, il n’y parut guère.

– Déjà ce matin, poursuivit-elle, j’ai reçu ce papier que jetiens, et qui me commande de me rendre ce tantôt, à trois heures,au Palais de Justice, dans le cabinet du juge d’instruction… Queveut-on de moi, mon Dieu !… que veut-on de moi ?…

– Obtenir des éclaircissements qui démontreront, je l’espère,l’innocence de votre mari… Ainsi, madame, ne me considérez pascomme un ennemi… ce que je veux, c’est faire éclater la vérité…

Il arbora sa tabatière, y fourra précipitamment les doigts, etd’un ton solennel, que je ne lui connaissais pas :

– C’est vous dire, madame, reprit-il, de quelle importanceseront vos réponses aux questions que je vais avoir l’honneur devous adresser… Vous convient-il de me répondrefranchement ?

Elle arrêta longtemps ses grands yeux bleus noyés de larmes surmon digne voisin, et d’un ton de douloureuse résignation :

– Questionnez-moi, monsieur, dit-elle.

Pour la troisième fois, je le répète, j’étais absolumentinexpérimenté. Et cependant, je souffrais de la façon dont monsieurMéchinet avait entamé cet interrogatoire.

Il trahissait, me paraissait-il, ses perplexités, et au lieu depoursuivre un but arrêté d’avance, portait ses coups au hasard.

Ah ! si on m’eût laissé faire :… Ah ! si j’avaisosé !…

Lui, impénétrable, s’était assis en face de madameMonistrol.

– Vous devez savoir, madame, commença-t-il, que c’est avant-hiersoir, sur les onze heures, qu’a été assassiné le sieur Pigoreau,dit Anténor, l’oncle de votre mari…

– Hélas !…

– Où était à cette heure-là monsieur Monistrol ?

– Mon Dieu !… c’est une fatalité.

Monsieur Méchinet ne sourcilla pas.

– Je vous demande, madame, insista-t-il, où votre mari a passéla soirée d’avant-hier.

Il fallut à la jeune femme du temps pour répondre, parce que lessanglots semblaient l’étouffer. Enfin, se maîtrisant :

– Avant-hier, gémit-elle, mon mari a passé la soirée hors de lamaison.

– Savez-vous où il était ?

– Oh ! pour cela oui… Un de nos ouvriers, qui habiteMontrouge, avait à nous livrer une parure de perles fausses et nela livrait pas… Nous risquions de garder la commande pour compte,ce qui eût été un désastre, car nous ne sommes pas riches… C’estpourquoi, en dînant, mon mari me dit : « Je vais aller jusque chezce gaillard-là !… » Et, en effet, sur les neuf heures, il estsorti, et même je suis allée le conduire jusqu’à l’omnibus, où ilest monté devant moi, rue Richelieu…

Je respirai plus librement… Ce pouvait être un alibi, aprèstout.

Monsieur Méchinet eut la même pensée, et plus doucement :

– S’il en est ainsi, reprit-il, votre ouvrier pourra affirmerqu’il a vu monsieur Monistrol chez lui à onze heures…

– Hélas ! non…

– Comment !… Pourquoi ?…

– Parce qu’il était sorti… Mon mari ne l’a pas vu.

– En effet, c’est une fatalité… Mais il se peut que la conciergeait remarqué monsieur Monistrol…

– Notre ouvrier demeure dans une maison où il n’y a pas deconcierge.

Ce pouvait être la vérité… C’était à coup sûr une terriblecharge contre le malheureux prévenu.

– Et à quelle heure est rentré votre mari ? continuamonsieur Méchinet.

– Un peu après minuit.

– Vous n’avez pas trouvé qu’il était bien longtempsabsent ?

– Oh ! si… et même je lui en ai fait des reproches… Il m’arépondu pour s’excuser, qu’il avait pris par le plus long, qu’ilavait flâné en chemin et qu’il s’était arrêté à un café pour boireun verre de bière…

– Quelle physionomie avait-il, en rentrant ?

– Il m’a paru contrarié, mais c’était bien naturel…

– Quels vêtements avait-il ?

– Ceux qu’il portait quand on l’a arrêté.

– Vous n’avez rien observé en lui d’extraordinaire ?

– Rien.

Chapitre 10

 

Debout, un peu en arrière de monsieur Méchinet, je pouvais à monloisir observer le visage de madame Monistrol et y surprendre lesplus fugitives manifestations de ses impressions.

Elle paraissait accablée d’une douleur immense, de grosseslarmes roulaient le long de ses joues pâlies, et cependant il mesemblait par moments découvrir au fond de ses grands yeux bleus,comme un éclair de joie.

– Serait-elle donc coupable !… pensais-je.

Et cette idée qui déjà m’était venue, se représentant plusobstinément à mon esprit, je m’avançai vivement, et d’un tonbrusque :

– Mais vous, madame, demandai-je, vous, où étiez-vous, pendantcette soirée fatale, à l’heure où votre mari courait inutilement àMontrouge, à la recherche de son ouvrier ?…

Elle arrêta sur moi un long regard plein de stupeur, etdoucement :

– J’étais ici, monsieur, répondit-elle ; des témoins vousl’affirmeront.

– Des témoins !…

– Oui, monsieur… Il faisait si chaud, ce soir-là, que j’eusenvie de prendre une glace… mais la prendre seule m’ennuyait.J’envoyai donc ma bonne inviter deux de mes voisines, madameDorstrich, la femme du bottier dont le magasin touche le nôtre, etmadame Rivaille, la gantière d’en face… Ces deux dames acceptèrentmon invitation, et elles sont restées ici jusqu’à onze heures etdemie… Interrogez-les, elles vous le diront… Au milieu des épreuvessi cruelles que je subis, cette circonstance fortuite est unefaveur du bon Dieu…

Était-ce bien une circonstance fortuite ?…

Voilà ce que d’un coup d’œil plus rapide que l’éclair, nous nousdemandâmes, monsieur Méchinet et moi.

Quand le hasard est si intelligent que cela, quand il sert unecause avec tant d’à-propos, il est bien difficile de ne point lesoupçonner d’avoir été quelque peu préparé et provoqué.

Mais le moment était mal choisi de découvrir le fond de notrepensée.

– Vous n’avez jamais été soupçonnée, vous, madame, déclaraeffrontément monsieur Méchinet. Le pis qu’on puisse supposer c’estque votre mari vous ait dit quelque chose du crime avant de lecommettre…

– Monsieur… si vous nous connaissiez…

– Attendez… Votre commerce ne va pas très bien, nous a-t-on dit,vous étiez gênés…

– Momentanément, oui, en effet…

– Votre mari devait être malheureux et inquiet de cettesituation précaire… Il devait en souffrir surtout pour vous, qu’iladore, pour vous, qui êtes jeune et belle… Pour vous, plus que pourlui, il devait désirer ardemment les jouissances du luxe et lessatisfactions d’amour-propre que procure la fortune…

– Monsieur, encore une fois, mon mari est innocent…

D’un air réfléchi, monsieur Méchinet parut s’emplir le nez detabac, puis tout à coup :

– Alors, sacrebleu ! comment expliquez-vous sesaveux !… Un innocent qui se déclare coupable au seul énoncé ducrime dont il est soupçonné, c’est rare, cela, madame, c’estprodigieux !

Une fugitive rougeur monta aux joues de la jeune femme.

Pour la première fois, son regard, jusqu’alors droit et clair,se troubla et vacilla.

– Je suppose, répondit-elle d’une voix peu distincte, et avec unredoublement de larmes, je crois que mon mari, saisi d’épouvante etde stupeur, en se voyant accusé d’un si grand crime, a perdu latête.

Monsieur Méchinet hocha la tête.

– À la grande rigueur, prononça-t-il, on pourrait admettre undélire passager… mais ce matin, après toute une longue nuit deréflexions, monsieur Monistrol persiste dans ses premiersaveux.

Était-ce vrai ? Mon digne voisin prenait-il cela sous sonbonnet, ou bien, avant de venir me chercher, était-il allé prendrelangue au dépôt ?

Quoi qu’il en soit, la jeune femme parut près de s’évanouir, etcachant sa tête entre ses mains, elle murmura :

– Seigneur Dieu !… Mon pauvre mari est devenu fou.

Ce n’était pas là, il s’en faut, mon opinion.

Persuadé, désormais, que j’assistais à une comédie et que legrand désespoir de cette jeune femme n’était que mensonge, je medemandais si, pour certaines raisons qui m’échappaient, ellen’avait pas déterminé le parti terrible pris par son mari, et si,lui innocent, elle ne connaissait pas le vrai coupable.

Mais monsieur Méchinet n’avait pas l’air d’un homme qui encherche si long.

Après avoir adressé à la jeune femme quelques consolations tropbanales pour l’engager en quoi que ce soit, il en était venu à luidonner à entendre qu’elle dissiperait bien des préventions en seprêtant de bonne grâce à une minutieuse perquisition de sondomicile.

Cette ouverture, elle la saisit avec un empressement qui n’étaitpas feint.

– Cherchez, messieurs, nous dit-elle, examinez, fouillezpartout… C’est un service que vous me rendrez… Et ce ne sera paslong… Nous n’avons en nom que la boutique, l’arrière-boutique oùnous sommes, la chambre de notre bonne au sixième, et une petitecave… Voici les clefs de partout.

À mon vif étonnement, monsieur Méchinet accepta, et il parut selivrer aux plus exactes comme aux plus patientesinvestigations.

Où voulait-il en venir ?… Il ne pouvait pas n’avoir pasquelque but secret, car ces recherches, évidemment, ne devaientaboutir à rien. Dès qu’en apparence il eut terminé :

– Reste la cave à explorer, fit-il.

– Je vais vous y conduire, monsieur, dit madame Monistrol.

Et aussitôt, s’armant d’une bougie allumée, elle nous fittraverser une cour où l’arrière-boutique avait une seconde issue,et nous guida à travers un escalier fort glissant, jusqu’à uneporte qu’elle nous ouvrit en nous disant :

– C’est là… entrez, messieurs.

Je commençais à comprendre.

D’un regard prompt et exercé, mon digne voisin avait examiné lacave. Elle était misérablement tenue et plus misérablement montée.Dans un coin était debout un petit tonneau de bière, et juste enface, assujettie sur des bûches, se trouvait une barrique de vin,munie d’une cannelle de bois pour tirer à même. À droite, sur destringles de fer, étaient rangées une cinquantaine de bouteillespleines.

Ces bouteilles, monsieur Méchinet ne les perdait pas de vue, etil trouva l’occasion de les déranger une à une.

Et ce que je vis, il le remarqua : pas une d’elles n’étaitcachetée de cire verte.

Donc, le bouchon ramassé par moi, et qui avait servi à garantirla pointe de l’arme du meurtrier, ne sortait pas de la cave desMonistrol.

– Décidément, fit monsieur Méchinet, en affectant un certaindésappointement, je ne trouve rien… nous pouvons remonter.

C’est ce que nous fîmes, mais non dans le même ordre qu’endescendant, car au retour je marchais le premier…

Ce fut donc moi qui ouvris la porte de l’arrière-boutique, ettout aussitôt le chien des époux Monistrol se précipita sur moi enaboyant avec tant de fureur que je me jetai en arrière.

– Diable ! il est méchant votre chien ! dit monsieurMéchinet à la jeune femme.

Déjà, d’un geste de la main elle l’avait écarté.

– Non, certes, il n’est pas méchant, fit-elle ; seulementil est bon de garde… Nous sommes bijoutiers, plus exposés auxvoleurs que les autres, nous l’avons dressé…

Machinalement, ainsi qu’on fait toujours quand on a été menacépar un chien, j’appelai celui-ci, par son nom, que je savais :

– Pluton !… Pluton !…

Mais lui, au lieu d’approcher, reculait en grondant, montrantses dents aiguës.

– Oh ! il est inutile que vous l’appeliez, fit étourdimentmadame Monistrol, il ne vous obéira pas.

– Tiens !… pourquoi cela ?

– Ah ! c’est qu’il est fidèle, comme tous ceux de sa race,il ne connaît que son maître et moi…

Ce n’était rien en apparence, cette phrase.

Elle fut pour moi comme un trait de lumière… Et, sans réfléchir,plus prompt que je ne le serais aujourd’hui :

– Où donc était-il, madame, ce chien si fidèle, le soir ducrime ? demandai-je.

Tel fut l’effet que lui produisit cette question àbrûle-pourpoint, qu’elle faillit lâcher le bougeoir qu’elle tenaitencore.

– Je ne sais pas, balbutia-t-elle, je ne me rappelle pas…

– Peut-être avait-il suivi votre mari…

– En effet, oui, il me semble maintenant me le rappeler…

– C’est donc qu’il est dressé à suivre les voitures, car vousnous avez dit avoir conduit votre mari jusqu’à l’omnibus !

Elle se taisait, et j’allais poursuivre, quand monsieur Méchinetm’interrompit. Bien loin de profiter du trouble de la jeune femme,il parut prendre à tâche de la rassurer, et après lui avoir bienrecommandé d’obéir à la citation du juge d’instruction, ilm’entraîna.

Puis, quand nous fûmes dehors :

– Perdez-vous donc la tête ? me dit-il.

Le reproche me blessa.

– Est-ce donc perdre la tête, fis-je, que de trouver la solutiondu problème ?… Or, je l’ai, cette solution… Le chien deMonistrol nous guidera jusqu’à la vérité.

Ma vivacité fit sourire mon digne voisin, et d’un ton paternel:

– Vous avez raison, me dit-il, et je vous ai bien compris…Seulement, si madame Monistrol a pénétré vos soupçons, avant cesoir, le chien sera mort ou aura disparu.

Chapitre 11

 

J’avais commis une imprudence énorme, c’est vrai…

Je n’en avais pas moins trouvé le défaut de la cuirasse, cejoint par où on désarticule le plus solide système de défense.

Moi, conscrit volontaire, j’avais vu clair là où le vieuxroutier de la sûreté s’égarait à tâtons.

Un autre peut-être eût été jaloux et m’en eût voulu. Lui,non.

Il ne songeait qu’à tirer parti de mon heureuse découverte, etcomme il le disait, ce ne devait pas être la mer à boire,maintenant que la prévention s’appuyait sur un point de départpositif.

Nous entrâmes donc dans un restaurant voisin pour tenir conseiltout en déjeunant.

Et voici où en était le problème, qui, l’heure d’avant, semblaitinsoluble.

Il nous était prouvé jusqu’à l’évidence que Monistrol étaitinnocent. Pourquoi il s’était avoué coupable ? nous pensionsbien le deviner, mais la question n’était pas là pour lemoment.

Nous étions également sûrs que madame Monistrol n’avait pasbougé de chez elle le soir du meurtre… Mais tout démontrait qu’elleétait moralement complice du crime, qu’elle en avait euconnaissance, si même elle ne l’avait conseillé et préparé, et quepar contre elle connaissait très bien l’assassin…

Qui était-il donc, cet assassin ?…

Un homme à qui le chien de Monistrol obéissait comme à sesmaîtres, puisqu’il s’en était fait suivre en allant auxBatignolles…

Donc, c’était un familier de la maison Monistrol.

Il devait haïr le mari, cependant, puisqu’il avait tout combinéavec une infernale adresse pour que le soupçon du crime retombâtsur cet infortuné.

Il fallait, d’un autre côté, qu’il fût bien cher à la femme,puisque le connaissant elle ne le livrait pas, lui sacrifiant sanshésiter son mari…

Donc…

Oh ! mon Dieu ! la conclusion était toute formulée.L’assassin ne pouvait être qu’un misérable hypocrite, qui avaitabusé de l’affection et de la confiance du mari pour s’emparer dela femme.

Bref, madame Monistrol, mentant à sa réputation, avaitcertainement un amant, et cet amant, nécessairement était lecoupable…

Tout plein de cette certitude, je me mettais l’esprit à latorture pour imaginer quelque ruse infaillible qui nous conduisîtjusqu’à ce misérable.

– Et voici, disais-je, à monsieur Méchinet, comment nous devons,je pense, opérer… Madame Monistrol et l’assassin ont dû convenirqu’après le crime ils resteraient un certain temps sans sevoir ; c’est de la prudence la plus élémentaire… Mais croyezque l’impatience ne tardera pas à gagner la femme, et qu’ellevoudra revoir son complice… Placez donc près d’elle un observateurqui la suivra partout, et avant deux fois quarante-huit heuresl’affaire est dans le sac…

Acharné après sa tabatière vide, monsieur Méchinet demeura unmoment sans répondre, mâchonnant entre ses dents je ne sais quellesparoles inintelligibles.

Puis tout à coup, se penchant vers moi :

– Vous n’y êtes pas, me dit-il. Le génie de la profession, vousl’avez, c’est sûr, je ne vous le conteste pas, mais la pratiquevous fait défaut… Je suis là, moi, par bonheur… Quoi ! unephrase à propos du crime vous met sur la piste, et vous nepoursuivez pas…

– Comment cela ?

– Il faut l’utiliser, ce caniche fidèle.

– Je ne saisis pas bien…

– Alors sachez attendre… Madame Monistrol sortira vers deuxheures, pour être à trois au Palais de Justice, la petite bonnesera seule à la boutique… vous verrez, je ne vous dis quecela !…

Et en effet, j’eus beau insister, il ne voulut rien dire deplus, se vengeant de sa défaite par cette bien innocente malice.Bon gré mal gré, je dus le suivre au café le plus proche, où il meforça de jouer aux dominos.

Je jouais mal, préoccupé comme je l’étais, et il en abusait sansvergogne pour me battre, lorsque la pendule sonna deux heures.

– Debout, les hommes du poste ! me dit-il en abandonnantses dés.

Il paya, nous sortîmes, et l’instant d’après nous étions denouveau en faction sous la porte cochère, d’où nous avions étudiéles abords du magasin Monistrol.

Nous n’y étions pas depuis dix minutes, quand madame Monistrolapparut sur le seuil de sa boutique, vêtue de noir, avec un grandvoile de crêpe, comme une veuve.

– Jolie toilette d’instruction ! grommela monsieurMéchinet.

Elle adressa quelques recommandations à sa petite domestique etne tarda pas à s’éloigner.

Patiemment, mon compagnon attendit cinq grandes minutes, etquand il supposa la jeune femme déjà loin :

– Il est temps, me dit-il.

Et pour la seconde fois nous pénétrâmes dans le magasin debijouterie.

La petite bonne y était seule, assise dans le comptoir,grignotant pour se distraire quelque morceau de sucre volé à sapatronne.

Dès que nous parûmes, elle nous reconnut, et toute rouge et unpeu effrayée, elle se dressa.

Mais sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche :

– Où est madame Monistrol ? demanda monsieur Méchinet.

– Sortie, monsieur.

– Vous me trompez… Elle est là, dans l’arrière-boutique.

– Messieurs, je vous jure que non… Regardez-y, plutôt.

C’est de l’air le plus contrarié que monsieur Méchinet sefrappait le front, en répétant :

– Comme c’est désagréable, mon Dieu !… comme cette pauvremadame Monistrol va être désolée…

Et la petite bonne le regardant bouche béante, l’œil arrondid’étonnement :

– Mais au fait, continua-t-il, vous, ma jolie fille, vous pouvezpeut-être remplacer votre patronne… Si je reviens, c’est que j’aiperdu l’adresse du monsieur qu’elle m’avait prié de visiter…

– Quel monsieur ?…

– Vous savez bien, monsieur… Allons, bon, voici que j’oublie sonnom, maintenant !… Monsieur… parbleu ! vous ne connaissezque lui… Ce monsieur à qui votre diable de chien obéit si bien…

– Ah ! monsieur Victor…

– C’est cela, juste… Que fait-il ce monsieur ?

– Il est ouvrier bijoutier… C’est un grand ami de monsieur… Ilstravaillaient ensemble, quand monsieur était ouvrier bijoutieravant d’être patron, et c’est même pour cela qu’il fait tout cequ’il veut de Pluton…

– Alors, vous pouvez me dire où il demeure ce monsieurVictor…

– Certainement. Il demeure rue du Roi-Doré, numéro 23.

Elle paraissait toute heureuse, la pauvre fille, d’être si bieninformée, et moi, je souffrais, de l’entendre ainsi dénoncer, sanss’en douter, sa patronne…

Plus endurci, monsieur Méchinet n’avait pas de cesdélicatesses.

Et même, nos renseignements obtenus, c’est par une tristeraillerie qu’il termina la scène…

Au moment où j’ouvrais la porte pour nous retirer :

– Merci, dit-il à la jeune fille, merci ! Vous venez derendre un fier service à madame Monistrol, et elle sera biencontente…

Chapitre 12

 

Aussitôt sur le trottoir, je n’eus plus qu’une idée.

Ajuster nos flûtes et courir rue du Roi-Doré, arrêter ce Victor,le vrai coupable, bien évidemment.

Un mot de monsieur Méchinet tomba comme une douche sur monenthousiasme.

– Et la justice ! me dit-il. Sans un mandat du juged’instruction, je ne puis rien… C’est au Palais de Justice qu’ilfaut courir…

– Mais nous y rencontrerons madame Monistrol, et si elle nousvoit, elle fera prévenir son complice…

– Soit, répondit monsieur Méchinet, avec une amertume maldéguisée, soit !… le coupable s’évadera et la forme serasauvée… Cependant, je pourrai prévenir ce danger. Marchons,marchons plus vite.

Et de fait, l’espoir du succès lui donnait des jambes de cerf.Arrivé au Palais, il gravit quatre à quatre le raide escalier quiconduit à la galerie des juges d’instruction, et, s’adressant auchef des huissiers, il lui demanda si le magistrat chargé del’affaire du petit vieux des Batignolles était dans soncabinet.

– Il y est, répondit l’huissier, avec un témoin, une jeune dameen noir.

– C’est bien elle ! me dit mon compagnon.

Puis à l’huissier :

– Vous me connaissez, poursuivit-il… Vite, donnez-moi de quoiécrire au juge un petit mot que vous lui porterez.

L’huissier partit avec le billet, traînant ses chausses sur lecarreau poussiéreux, et ne tarda pas à revenir nous annoncer que lejuge nous attendait au n° 9.

Pour recevoir monsieur Méchinet, le magistrat avait laissémadame Monistrol dans son cabinet, sous la garde de son greffier,et avait emprunté la pièce d’un de ses confrères.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il d’un ton qui me permit demesurer l’abîme qui sépare un juge d’un pauvre agent de lasûreté.

Brièvement et clairement, monsieur Méchinet exposa nosdémarches, leurs résultats et nos espérances.

Faut-il le dire, le magistrat ne sembla guère partager nosconvictions.

– Mais puisque Monistrol avoue !… répétait-il avec uneobstination qui m’exaspérait.

Cependant, après bien des explications :

– Je vais toujours signer un mandat, dit-il.

En possession de cette pièce indispensable, monsieur Méchinets’envola si lestement que je faillis tomber en me précipitant à sasuite dans les escaliers… Un cheval de fiacre ne nous eût passuivis…

Je ne sais pas si nous mîmes un quart d’heure à nous rendre ruedu Roi-Doré.

Mais une fois là :

– Attention ! me dit monsieur Méchinet.

Et c’est de l’air le plus posé qu’il s’engagea dans l’alléeétroite de la maison qui porte le numéro 23.

– Monsieur Victor ? demanda-t-il au concierge.

– Au quatrième, la porte à droite dans le corridor.

– Est-il chez lui ?

– Oui.

Monsieur Méchinet fit un pas vers l’escalier, puis semblant seraviser :

– Il faut que je le régale d’une bonne bouteille, ce braveVictor, dit-il au portier… Chez quel marchand de vin va-t-il, parici ?…

– Chez celui d’en face.

Nous y fûmes d’un saut, et d’un ton d’habitué monsieur Méchinetcommanda :

– Une bouteille, s’il vous plaît, et du bon… du cachet vert.

Ah ! par ma foi ! cette idée ne me fût pas venue, ence temps-là ! Elle était bien simple, pourtant.

La bouteille nous ayant été apportée, mon compagnon exhiba lebouchon trouvé chez le sieur Pigoreau, dit Anténor, et il nous futaisé de constater l’identité de la cire.

À notre certitude morale, se joignait désormais une certitudematérielle, et c’est d’un doigt assuré que monsieur Méchinet frappaà la porte de Victor.

– Entrez ! nous cria une voix bien timbrée.

La clef était sur la porte, nous entrâmes, et dans une chambrefort propre, j’aperçus un homme d’une trentaine d’années, fluet,pâle et blond, qui travaillait devant un établi. Notre présence neparut pas le troubler.

– Que voulez-vous ? demanda-t-il poliment.

Monsieur Méchinet s’avança jusqu’à lui, et le saisissant par lebras :

– Au nom de la loi, dit-il, je t’arrête !

L’homme devint livide, mais ne baissa pas les yeux.

– Vous moquez-vous de moi ?… dit-il d’un air insolent.Qu’est-ce que j’ai fait ?…

Monsieur Méchinet haussa les épaules.

– Ne fais donc pas l’enfant ! répondit-il, ton compte estréglé… On t’a vu sortir de chez le père Anténor, et j’ai dans mapoche le bouchon dont tu t’es servi pour empêcher ton poignard des’épointer…

Ce fut comme un coup de poing sur la nuque du misérable… Ils’écrasa sur sa chaise en bégayant :

– Je suis innocent…

– Tu diras cela au juge, fit bonnement monsieur Méchinet, maisje crains bien qu’il ne te croie pas… Ta complice, la femmeMonistrol, a tout avoué…

Comme s’il eût été mû par un ressort, Victor se redressa.

– C’est impossible !… s’écria-t-il. Elle n’a rien su…

– Alors tu as fait le coup tout seul ?… Très bien !…C’est toujours autant de confessé.

Puis s’adressant à moi en homme sûr de son fait :

– Cherchez donc dans les tiroirs, cher monsieur Godeuil,poursuivit monsieur Méchinet, vous y trouverez probablement lepoignard de ce joli garçon, et très certainement les lettresd’amour et le portrait de sa dulcinée.

Un éclair de fureur brilla dans l’œil de l’assassin et ses dentsgrincèrent, mais la puissante carrure et la poigne de fer demonsieur Méchinet éteignirent en lui toute velléité derésistance.

Je trouvai d’ailleurs dans un tiroir de la commode tout ce quemon compagnon m’avait annoncé.

Et vingt minutes plus tard, Victor, « proprement emballé » –c’est l’expression – dans un fiacre, entre monsieur Méchinet etmoi, roulait vers la préfecture de police.

– Quoi, me disais-je, stupéfié de la simplicité de la scène,l’arrestation d’un assassin, d’un homme promis à l’échafaud, cen’est que cela !…

Je devais plus tard apprendre à mes dépens qu’il est descriminels plus terribles…

Celui-ci, dès qu’il se vit dans la cellule du dépôt, se sentantperdu, s’abandonna et nous dit son crime par le menu.

Il connaissait, nous déclara-t-il, de longue date le pèrePigoreau et en était connu. Son but, en l’assassinant, étaitsurtout de faire retomber sur Monistrol le châtiment du crime.Voilà pourquoi il s’était habillé comme Monistrol et s’était faitsuivre de Pluton. Et une fois le vieillard assassiné, il avait eul’horrible courage de tremper dans le sang le doigt du cadavre pourtracer ces cinq lettres : Monis, qui avaient failli perdreun innocent.

– Et c’était joliment combiné, allez, nous disait-il avec unecynique forfanterie… Si j’avais réussi, je faisais d’une pierredeux coups : je me débarrassais de mon ami Monistrol que je hais etdont je suis jaloux, et j’enrichissais la femme que j’aime…

C’était simple et terrible, en effet.

– Malheureusement, mon garçon, objecta monsieur Méchinet, tu asperdu la tête au dernier moment… Que veux-tu ! on n’est jamaiscomplet !… Et c’est la main gauche du cadavre que tu astrempée dans le sang…

D’un bond, Victor se dressa.

– Quoi ! s’écria-t-il, c’est là ce qui m’aperdu !…

– Juste !

Du geste du génie méconnu, le misérable leva le bras vers leciel.

– Soyez donc artiste ! s’écria-t-il.

Et nous toisant d’un air de pitié, il ajouta :

– Le père Pigoreau était gaucher !

Ainsi, c’est à une faute de l’enquête qu’était due la découvertesi prompte du coupable.

Cette leçon ne devait pas être perdue pour moi. Je me larappelai, par bonheur, dans des circonstances bien autrementdramatiques, que je dirai plus tard.

Le lendemain, Monistrol fut mis en liberté.

Et comme le juge d’instruction lui reprochait ses aveuxmensongers qui avaient exposé la justice à une erreur terrible, iln’en put tirer que ceci :

– J’aime ma femme, je voulais me sacrifier pour elle, je lacroyais coupable…

L’était-elle, coupable ? Je le jurerais.

On l’arrêta, mais elle fut acquittée par le jugement quicondamna Victor aux travaux forcés à perpétuité.

Monsieur et madame Monistrol tiennent aujourd’hui un débit devins mal famé sur le cours de Vincennes… L’héritage de leur oncleest loin ; ils sont dans une affreuse misère.

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