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Le Prisonnier de Zenda

Le Prisonnier de Zenda

de Sir Anthony Hope Hawkins
Chapitre 1 Elphberg contre Rassendyll

« En vérité, Rodolphe, s’écria un matin ma jolie petite belle-sœur, la femme de mon frère, je me demande si jamais vous vous déciderez à faire quelque chose.

– Ma chère Rose, répondis-je en posant la petite cuiller avec laquelle je venais de briser la coquille de mon œuf, pourquoi tenez-vous tant à ce que je fasse quelque chose ? Je ne me plains pas, quant à moi ; je trouve ma situation parfaitement agréable. J’ai un revenu qui suffît à peu près à mes besoins, une situation sociale des plus enviables… Ne suis-je pas le frère de lord Burlesdon et le beau-frère de la plus charmante des femmes, la comtesse Burlesdon ? Voyons, est-ce que cela ne suffit pas ?

– Vous avez vingt-neuf ans, reprit-elle,et vous n’avez encore fait que…

– Ne rien faire, c’est vrai. Mais dans notre famille on peut se donner ce luxe. »

Cette observation déplut à Rose. Chacun sait que, si charmante, si accomplie que soit personnellement ma petite belle-sœur, sa famille n’est pas du monde, du moins du même monde que les Rassendyll. Très jolie, extrêmement riche, elle avait plu à mon frère Robert, qui avait été assez sage pour ne pas s’inquiéter de ses aïeux.

« Bah ! reprit-elle un peu piquée,vos grandes familles sont en général pires que lesautres. »

Là-dessus, je passai ma main dans mes cheveux,sachant parfaitement à quoi elle faisait allusion.

« Je suis contente que Robert soitbrun ! » continua-t-elle.

À ce moment, Robert, qui se lève tous lesmatins à sept heures et qui travaille jusqu’au déjeuner, entra.

Il regarda sa femme, vit son air excité, et,lui caressant la joue du bout des doigts d’un geste amical, luidemanda : « Qu’y a-t-il, ma chérie ?

– Rose me reproche de n’être bon à rienet d’avoir les cheveux roux, fis-je avec humeur.

– Je ne lui reproche pas ses cheveux, ditRose ; ce n’est pas de sa faute.

– Les cheveux roux apparaissent ainsi aumoins une fois par génération dans notre famille, repartit monfrère ; le nez droit aussi. Rodolphe a le nez et lescheveux.

– C’est extrêmement contrariant, repritRose, très rouge.

– Cela ne me déplaît pas, » fis-je.Et, me levant, je m’inclinai profondément devant le portrait de lacomtesse Amélie.

Ma belle-sœur jeta un petit crid’impatience.

« Combien j’aimerais, Robert, que vousfissiez enlever ce portrait !

– Ma chérie… fit-il doucement.

– Bonté du ciel ! m’écriai-je.

– On pourrait au moins oublier,continua-t-elle.

– Ce serait difficile, Rodolphe étant là,reprit Robert en secouant la tête.

– Et pourquoi vouloir qu’onoublie ?

– Rodolphe ! » s’écria Rosed’un ton indigné et en rougissant, ce qui la rendait encore plusjolie.

Je me mis à rire et me replongeai dans monœuf. J’avais opéré une heureuse diversion. Rose ne songeait plus àme reprocher ma paresse. Pour clore la discussion et aussi, je doisl’avouer, pour pousser à bout ma sévère petite belle-sœur, jerepris :

« Il ne me déplaît pas d’être unElphberg, au contraire. »

Lorsque je lis un roman, je n’hésite jamais àsauter les explications préliminaires, et cependant, écrivantmoi-même une histoire, je reconnais qu’elles sont indispensables.Comment, par exemple, pourrais-je me dispenser d’expliquer pourquoimon nez et la couleur de mes cheveux exaspéraient ma belle-sœur, etpourquoi je me gratifiais du nom d’Elphberg ?

Si considérée, si ancienne que soit la familledes Rassendyll, elle n’est pourtant point de sang royal comme celledes Elphberg ; elle n’est même point alliée à une maisonroyale. Quel est donc le lien qui unit la famille régnante deRuritanie et les Rassendyll, Strelsau et le château de Zenda aumanoir de Burlesdon ?

Pour l’expliquer, il me faut, j’en demandebien pardon, ressusciter le scandale que ma petite belle-sœursouhaiterait tant voir oublier. Donc, en l’an de grâce 1733, sousle règne de George II, l’Angleterre étant heureuse – car le roi etle prince de Galles n’en étaient point encore venus aux mains – uncertain prince, qui fut connu plus tard dans l’histoire sous le nomde Rodolphe III de Ruritanie, vint faire visite à la cour. Leprince, un beau et grand garçon, était remarquable – il nem’appartient pas de dire si c’était en bien ou en mal – par ungrand nez droit, un peu pointu, et une quantité de cheveux roux,mais d’un roux foncé, presque châtain ; somme toute, le nez etles cheveux qui, de tout temps, ont distingué les Elphberg.

Il passa plusieurs mois en Angleterre, où ilfut toujours accueilli de la façon la plus courtoise.

Son départ, toutefois, ne laissa pas qued’étonner un peu : le prince disparut un jour brusquement à lasuite d’un duel auquel on lui avait su gré de ne pas se dérober,comme il eût pu le faire en arguant de sa royale naissance.

Il s’était battu avec un gentilhomme connualors, dans le monde, comme étant le mari d’une femme ravissante.Le prince Rodolphe, grièvement blessé dans ce duel, fut, aussitôtremis, adroitement réexpédié en Ruritanie par l’ambassadeur, quil’avait trouvé plutôt compromettant.

Son adversaire, le gentilhomme anglais,n’avait pas été blessé ; mais, le jour du duel, le temps étantfroid et humide, il avait pris un refroidissement dont il nes’était jamais remis et était mort au bout de six mois, sans avoireu le temps de régler très exactement sa situation vis-à-vis de safemme. Celle-ci, deux mois plus tard, donnait le jour à un enfantmâle, qui hérita des titres et de la fortune des Burlesdon.

La dame était la comtesse Amélie, dont mabelle-sœur eût voulu faire enlever le portrait des murs de sonsalon de Park-Lane ; le mari, Jacques, était le cinquièmecomte de Burlesdon, le vingt-deuxième baron de Rassendyll, paird’Angleterre et chevalier de l’ordre de la Jarretière.

Quant à Rodolphe, de retour en Ruritanie, ils’était marié et avait pris possession du trône que ses descendantsn’ont cessé d’occuper jusqu’à ce jour, sauf pendant un très courtespace de temps. Enfin, si vous parcourez la galerie de tableaux deBurlesdon, vous serez frappé de voir, parmi ces cinquante portraitsdu siècle dernier, cinq ou six têtes – et entre autres celle dusixième comte – ornées d’une quantité de cheveux roux foncé,presque acajou, et de beaux grands nez droits. Ces cinq ou sixpersonnages ont aussi les yeux bleus, ce qui étonne, car lesRassendyll ont tous les yeux noirs.

Telle est l’explication, et je suis bien aisede l’avoir terminée. Les défauts qui entachent une honorable lignéeconstituent un sujet fort délicat, et certainement cette héréditéque nous avions tant de fois eu l’occasion de constater était unnid à médisances. Elle bafouait la discrétion des gens quipréféraient se taire et traçait de singulières confidences entreles lignes des Annuaires de la noblesse.

Il est à remarquer que ma belle-sœur, avec unmanque de logique qui doit lui être particulier depuis que nousavons reconnu qu’il n’est pas imputable à son sexe, considérait lacouleur de mes cheveux et mon teint comme une offensepersonnelle ; de plus, elle y voyait le signe extérieur dedispositions particulières. À cet égard, je proteste énergiquement,car ces insinuations, parfaitement injustes d’ailleurs, elle lesappuyait sur l’inutilité de la vie que j’avais menée jusqu’ici.Mais, après tout, je ne m’étais pas amusé avec excès, et n’avais-jepas beaucoup appris de côté et d’autre ? Élevé en Allemagne,j’avais suivi les cours de l’Université, et parlais l’allemandaussi couramment et aussi bien que l’anglais. Quant au français, ilm’était devenu aussi familier que ma langue maternelle ; aveccela je savais assez d’italien et d’espagnol pour faireconvenablement figure dans la langue de Pétrarque et de Cervantès.Bonne lame plutôt que tireur élégant, bon fusil, cavalierintrépide, je crois, en vérité, que j’avais monté tous les animauxqui peuvent se monter. Avec cela, une bonne tête en dépit desmèches flamboyantes qui l’ornaient.

Si pourtant des gens malveillants soutiennentque tout cela c’est perdre son temps plutôt que de l’employer, jen’ai rien à répondre, sauf qu’en ce cas mes parents n’auraient pasdû me laisser cent mille francs de rente et une humeurvagabonde.

« La différence entre vous et Robert,reprit ma petite belle-sœur – qui a le goût, le ciel laconserve ! de monter en chaire – c’est qu’il se rend comptedes devoirs que sa position lui impose, tandis que vous, vous nevoyez que les avantages qu’elle vous procure.

– Pour un homme de cœur, ma chère Rose,répondis-je, les avantages sont des devoirs.

– Absurde ! » dit-elle ensecouant la tête.

Puis elle reprit au bout d’unmoment :

« Voilà sir Jacob Borrodaile qui vousoffre une situation pour laquelle vous semblez fait.

– Mille remerciements !

– Il sera ambassadeur d’ici à six mois,et Robert dit que très certainement il vous prendra comme attaché.Voyons, Rodolphe, vous ne pouvez refuser ! Acceptez, quand cene serait que pour me faire plaisir. »

Lorsque ma belle-sœur emploie ces moyens-là,qu’elle fronce son joli front, croise ses petites mains et meregarde avec des yeux où je lis un réel intérêt pour le grandparesseux, le propre à rien que je suis, et dont elle pourrait trèsbien ne pas se soucier, je suis pris de remords, je réfléchis aussiqu’après tout, cette situation aurait certains avantages, que ceserait amusant de voir du nouveau. Je répondis donc :

« Ma chère sœur, si, d’ici à six mois, iln’a pas surgi quelque obstacle imprévu et que sir Jacob m’invite àle suivre, je vous promets que je l’accompagnerai.

– Rodolphe, comme c’est gentil ! Quevous êtes bon ! Je suis si contente !

– Où doit-il aller ?

– Il n’en sait rien encore, mais on nepeut lui donner qu’une grande ambassade.

– Madame, dis-je, pour l’amour de vous,je le suivrai, même si ce n’est qu’une misérable légation ;quand j’ai décidé de faire une chose, je ne la fais pas àdemi ! »

J’étais engagé, j’avais donné ma paroled’honneur : il est vrai que j’avais six mois devant moi, etsix mois, c’est long. Je me demandais donc ce que j’allais fairepour passer le temps, quand il me vint tout à coup l’idée d’allerfaire un tour en Ruritanie. Il peut paraître étrange que cette idéene me fût pas venue plus tôt, mais mon père – en dépit d’unetendresse, dont il rougissait, pour les Elphberg, tendresse quil’avait amené à me donner, à moi son second fils, le nompatronymique des Elphberg, Rodolphe – s’était toujours opposé à ceque j’y allasse, et, depuis sa mort, mon frère, influencé par Rose,avait accepté la tradition adoptée dans la famille, qui voulait quel’on se tînt à distance respectueuse de ce pays.

Du jour où cette idée d’un voyage en Ruritanieme fut entrée dans la tête, je n’y tins plus.

« Après tout, me disais-je, les Elphbergne peuvent revendiquer le monopole exclusif des grands nez et descheveux roux…, » et la vieille histoire semblait une raisonridiculement insuffisante pour me priver de prendre contact avec unroyaume des plus intéressants et importants, qui avait joué ungrand rôle dans l’histoire de l’Europe et qui pouvait recommencersous le sceptre d’un souverain jeune et courageux comme l’était,disait-on, le nouveau roi.

Mes dernières hésitations tombèrent en lisantdans le Timesque tout se préparait à Strelsau pour lecouronnement de Rodolphe V. La cérémonie devait avoir lieu dansquinze jours ou trois semaines et, à cette occasion, on annonçaitde grandes fêtes.

Je résolus d’assister au couronnement et jefis mes préparatifs.

Je parlai seulement d’un petit tour dans leTyrol, pays pour lequel je professe un goût très vif. Je gagnaiRose à ma cause en déclarant que je voulais étudier les problèmessociaux et politiques que présentent les curieux petits pays desalentours.

« Peut-être, laissé-je entendreobscurément, sortira-il quelque chose de cette expédition.

– Que voulez-vous dire ?demanda-t-elle.

– Eh bien ! répondis-jenégligemment, il me semble qu’il y a là matière à un ouvrageintéressant et qu’avec un travail intensif…

– Oh ! voulez-vous dire que vousécrirez un livre ? s’écria-t-elle en frappant des mains. Ceserait splendide, ne trouvez-vous pas, Robert ?

– Aujourd’hui, c’est la meilleureintroduction à la vie politique », observa mon frère qui avaitjustement débuté de cette façon quelques années auparavant :Burlesdon. Théories anciennes et événements modernes etDernières considérations, par un étudiant politicien, sontdeux ouvrages d’une valeur reconnue.

« Je crois que vous avez raison, mon cherBob, dis-je.

– Promettez-moi que vous écrirez celivre, insista Rose.

– Oh ! non, je ne puis le promettre,mais, si je trouve assez d’éléments, certes, je le ferai.

– C’est déjà bien beau, interrompitRobert.

– Ah ! ajouta Rose avec une moue,les matériaux ne font rien à l’affaire. »

Mais à ce moment elle ne put rien obtenird’autre de moi qu’une promesse modérée. Pour dire le vrai, j’auraisparié une jolie somme que le récit de mon voyage de cet été nesouillerait pas la moindre feuille de papier et n’userait pas uneseule plume. Et cela prouve combien peu nous pouvons savoir ce quenous réserve l’avenir, puisque me voici, remplissant ma promesseet, si jamais j’ai pensé à écrire, écrivant un livre, lequeld’ailleurs ne pourra servir que médiocrement d’introduction à unevie politique et n’a pas de rapport avec le Tyrol pour un sou.

Au reste – que lady Burlesdon me pardonne – jen’ai aucunement l’intention de soumettre à l’œil critique de mabelle-sœur ce récit. C’est une démarche à laquelle, pour bien desraisons, je préfère renoncer.

Chapitre 2Où il est question de cheveux roux

Mon oncle William disait toujours qu’un hommequi voyage ne pouvait faire moins, lorsqu’il passait par Paris, quede s’y arrêter vingt-quatre heures. Mon oncle s’enorgueillissaitd’une sérieuse expérience du monde, et je suivis son conseil enrestant à Paris un jour et une nuit. J’allai chercher GeorgeFeatherly à l’ambassade et nous dînâmes au cabaret, après quoi nousnous rendîmes à l’Opéra. Puis, ayant soupé fort gentiment, nouspassâmes chez Bertram Bertrand, poète de quelque réputation etcorrespondant à Paris du Critic.Son appartement étaitassez confortable et nous y rencontrâmes quelques joyeux compagnonsbavardant et fumant. Je fus frappé cependant par l’air sombre etcomme absent de Bertram ; quand ses hôtes se furent éclipséset que nous nous trouvâmes seuls, je l’entrepris sur son absorbantepréoccupation. Il fit quelques feintes pendant un moment, mais, àla fin, se jetant sur un sofa, il s’écria :

« Eh bien ! je me rends. Je suisépris, éperdument épris !

– Oh ! dis-je par manière deconsolation, ce sera pour vous une occasion d’écrire un merveilleuxpoème ! »

Il ébouriffa sa chevelure d’un revers de main,et se mit à fumer avec furie. George Featherly, debout le dos à lacheminée, souriait cruellement.

« Si c’est l’ancienne histoire, dit-il,vous pouvez étrangler cela net, Bert ; elle quitte Parisdemain.

– Je le sais bien, observa Bertram avecbrusquerie.

– Il est vrai que cela ne ferait pas unegrande différence si elle restait, poursuivit George, inexorable.Elle vole plus haut que les gribouilleurs de papier, monvieux !

– Qu’elle aille au diable ! ditBertram.

– Votre conversation serait beaucoup plusintéressante pour moi, me hasardai-je à observer, si je savais dequi vous voulez parler.

– Antoinette Mauban, dit George. – DeMauban, grogna Bertram.

– Ah ! oh ! fis-je, sansinsister sur la question du de, vous ne voulez pas dire, Bert…

– Oh ! qu’on me laissetranquille.

– Et où part-elle ? »demandai-je, car la dame en question jouissait d’une certainerenommée.

George jouait avec une poignée demonnaie ; il sourit malicieusement au pauvre Bertram etrépondit plaisamment :

« Personne ne le sait. Au fait, Bert,j’ai rencontré chez elle un homme considérable l’autre soir… il y aenviron un mois. Le connaissez-vous ?… le duc de Strelsau.

– Si je le connais !… grommelaBertram.

– Un gentilhomme tout à fait accompli, àce que je crois. »

Il n’était pas difficile de comprendre que lesallusions de George relatives au duc n’avaient d’autre but qued’aggraver la contrariété de Bertram, d’où il conclut que le ducavait distingué par ses attentionsMme de Mauban. C’était une veuve riche, fortbelle, et, d’après les bruits qui couraient sur elle, trèsambitieuse. Il était tout à fait possible que, comme l’insinuaitGeorge, elle volait aussi haut que ce personnage qui était tout ceque l’on pouvait être, sauf qu’il ne jouissait pas d’un rangstrictement royal. Car le duc était le fils du feu roi deRuritanie, mais issu d’un second mariage morganatique, parconséquent demi-frère du nouveau roi. Il avait été le favori de sonpère et de fâcheux commentaires avaient accueilli son élévation autitre de duc sous le nom d’une ville qui n’était autre que lacapitale elle-même. Sa mère était simplement une femme d’une bonnemais modeste naissance.

« Il n’est pas à Paris, n’est-cepas ? demandai-je.

– Oh ! non ! Il est retournélà-bas pour assister au couronnement du roi, une cérémonie qui, jedois le dire, ne le réjouira pas beaucoup. Allons, Bert, vieuxcamarade, ne désespère pas. Il n’épousera pas la belle Antoinette,du moins… tant qu’un autre plan ne viendra pas à échouer. Car,peut-être… » Il fit une pause, puis ajouta, en riant :« Il est bien difficile de résister à des attentions royales,n’est-ce pas… ne croyez-vous pas, Rodolphe ?

– Allons ! en voilà assez »,dis-je. Et, me levant, je laissai le désespéré Bertram aux mains deGeorge et rentrai me coucher.

Le lendemain soir, George m’accompagna à lagare, où je pris un billet direct pour Dresde.

« Ainsi, ce sont les musées qui vousattirent ? » fit-il avec un sourire incrédule.

George est le roi des potiniers. Si je luiavais dit que je m’en allais en Ruritanie, la nouvelle eût été sueà Londres dans trois jours, et à Park-Lane en moins d’une semaine.J’allais donc lui répondre d’une manière évasive quand il me sauvad’un mensonge en me quittant soudain pour traverser le quai. Lesuivant des yeux, je le vis qui se découvrait devant une femmeélégante et gracieuse qui sortait de la salle des bagages.

Grande, brune, un peu forte, mais encore debelle tournure, elle pouvait avoir dans les trente ou trente-deuxans. Tandis que George lui parlait, elle jeta un regard de mon côtéet ma vanité souffrit à la pensée que, emmitouflé dans un manteaude fourrure avec un cache-nez au cou (c’était une froide journéed’avril) et coiffé d’un chapeau mou qui m’entrait jusqu’auxoreilles, j’étais loin d’être à mon avantage.

Un moment plus tard, George me rejoignit.

« Vous allez avoir une délicieusecompagne de voyage, dit-il : la déesse du pauvre Bertrand,Antoinette de Mauban. Elle va comme vous à Dresde… elle aussi, sansdoute, pour visiter les musées. Toutefois il est étrange qu’elle nedésire pas, pour le moment, que je vous présente à elle.

– Mais je ne désire pas du tout lui êtreprésenté, observai-je, un peu contrarié.

– Je lui ai offert de vous mener à elle,mais elle a répondu : Une autre fois. Qui sait, mon vieux,vous allez peut-être avoir la chance d’être tamponnés ; vousla sauverez, et vous supplanterez le duc deStrelsau ! »

Nous n’eûmes à souffrir d’aucun accidentpendant le voyage et je puis certifier queMme de Mauban arriva à bon port ; car,après avoir passé une nuit à Dresde, nous reprîmes le même train lelendemain matin. Comme elle avait clairement manifesté le désird’être seule, j’avais mis la plus grande discrétion à éviter touteoccasion de la rencontrer. Mais je constatai qu’elle suivait lamême route que moi lorsque je fus au terme du voyage, et jem’arrangeai de façon à jeter un œil sur elle chaque fois que jepouvais le faire sans être remarqué.

Lorsque nous arrivâmes à la frontière deRuritanie, – où le vieil officier de garde à la douane m’examinaavec un étonnement qui ne me permit plus de conserver le moindredoute sur ma ressemblance avec les Elphberg – j’achetai desjournaux où je trouvai certaines nouvelles qui modifièrent quelquepeu mes mouvements. Pour une raison que je ne m’expliquais pas, etqui semblait tenir du mystère, la date du couronnement avait tout àcoup été avancée, et la cérémonie fixée au surlendemain. Tout lepays était sens dessus dessous : Strelsau, à n’en pas douter,devait être bondé ; il était peu probable que je puissetrouver à me loger, à moins de payer des prix exorbitants. Je prisle parti de m’arrêter à Zenda, petite ville située à environ quinzelieues de la capitale et à trois lieues de la frontière. J’yarrivai vers le soir ; mon intention était de passer lajournée du lendemain mardi à excursionner dans les montagnes desenvirons, qu’on dit fort belles, de jeter un coup d’œil sur lefameux château de Zenda et de prendre le mercredi matin un trainpour Strelsau ; je comptais revenir le soir coucher àZenda.

Je descendis donc à Zenda, et, commej’attendais sur le quai que le train eût repris sa route, j’aperçusMme de Mauban : elle s’en allait jusqu’àStrelsau, où elle avait retenu des appartements. Je souris à lapensée que George Featherly eût été considérablement surpris s’ilavait pu savoir qu’elle et moi avions été compagnons de voyagependant si longtemps.

Je fus reçu avec les plus grands égards àl’hôtel, – un hôtel modeste, – tenu par une brave dame âgée et sesdeux filles. C’étaient d’excellentes gens, et que les agitations dela capitale ne paraissaient guère troubler. La vieille dame avait,au fond du cœur, un petit faible pour le duc de Strelsau qui, parle testament du roi, se trouvait maître de toute la province deZenda et propriétaire du château qui s’élevait majestueusement surla hauteur, à un mille à peu près de l’auberge. Elle ne se gênaitpas pour exprimer hautement le regret que ce ne fût pas le duc quirégnât au lieu de son frère.

« Nous aimons tous le duc Michel ;il a toujours vécu au milieu de nous ; il n’est pas unRuritanien qui ne connaisse le duc Michel. Le roi, au contraire, apassé la plus grande partie de sa vie à l’étranger. Je gage que pasune personne sur dix ici ne l’a vu.

– Et maintenant, approuva l’une desjeunes femmes, on dit qu’il a coupé sa barbe, de sorte qu’on ne lereconnaît plus du tout.

– Coupé sa barbe ! s’exclama lamère. Qui a dit cela ?

– C’est Jean, le garde du duc. Il a vu leroi.

– Oui, c’est vrai. Le roi est en cemoment ici dans la forêt, au pavillon de chasse du duc. C’est de làqu’il partira à Strelsau pour être couronné mercredimatin. »

Ces bavardages m’intéressaient beaucoup et jeme proposai tout de suite de me rendre à pied dans la direction dupavillon, espérant avoir la chance de rencontrer le roi ; lavieille dame continua, avec loquacité :

« Ah ! je voudrais bien qu’il yrestât à ce pavillon – la chasse et le vin, c’est, dit-on, tout cequ’il aime au monde – et que ce soit notre duc qui reçoive lacouronne mercredi. Voilà ce que je souhaite, et je ne m’en cachepas !

– Chut ! mère, firent les deuxfilles.

– Oh ! Je ne suis pas la seule àpenser ainsi, cria la vieille avec entêtement.

– Quant à moi, fit la plus jeune et laplus jolie des filles, une belle blonde accorte et vive, je détesteMichel, Michel le Noir.Il me faut un Elphberg, mère, unvrai Elphberg, un roux. Le roi, à ce qu’on dit, est aussi rouxqu’un renard ou que… »

Et elle se mit à rire en me regardantmalicieusement et en faisant un signe de tête à sa sœur quisemblait la désapprouver. « Plus d’un avant lui a possédé unechevelure rousse semblable, murmura la vieille dame, et je merappelle James, cinquième comte de Burlesdon…

– Mais jamais une femme ! s’écria lafille.

– Hélas ! les femmes aussi… quand ilétait trop tard, répondit durement la mère, réduisant sa fille ausilence et à la confusion.

– Comment se fait-il que le roi soitici ? demandai-je. Ne sommes-nous pas sur les terres duduc ?

– Le duc a invité son frère. Il doitrester ici jusqu’à mercredi. Le duc est parti pour Strelsau où ilprépare l’entrée du roi.

– Ils sont bien ensemble alors ?

– Pas plus que cela », reprit lavieille femme.

Mais ma beauté blonde secoua de nouveau latête – elle ne pouvait pas se taire bien longtemps – etreprit :

« Ils s’aiment comme peuvent s’aimer deuxhommes qui ont envie de la même place et désirent épouser la mêmefemme ! »

La vieille la regarda de travers, mais lesderniers mots de la petite avaient excité ma curiosité etj’intervins avant que la mère eût commencé à gronder.

« La même femme aussi ? Contez-moiça, petite.

– Tout le monde sait que le duc Noir, leduc, mère, si vous préférez, vendrait son âme pour épouser laprincesse Flavie, et qu’elle doit être reine.

– Sur ma foi ! fis-je, je commence àplaindre votre duc ! C’est un triste sort pour un homme que denaître cadet. Toujours se résigner et n’avoir que ce que veut bienlui laisser son aîné, et encore en être reconnaissant àDieu ! »

Je haussai les épaules, et me mis à rire. Puisje pensai à Antoinette de Mauban et à son voyage à Strelsau.

La jeune fille, bravant la colère de sa mère,allait reprendre ses explications, mais elle fut interrompue. Unegrosse voix dans la pièce voisine disait d’un tonmenaçant :

« Qui est-ce qui parle du duc Noir ici,dans la propre ville de Sa Grandeur ? »

L’enfant poussa un petit cri ; mais soneffroi et sa surprise me semblèrent joués.

« C’est Jean. Il ne me dénoncera pas.

– Voilà ce que c’est que debavarder », reprit la mère.

L’homme dont on avait entendu la voix,entra.

« Nous avons du monde, Jean. »

Il souleva sa casquette, et, m’apercevant,recula d’un pas, comme s’il venait de voir apparaître unspectre.

« Qu’avez-vous, Jean ? demanda lafille aînée ; monsieur est étranger ; il voyage et désirevoir le couronnement. »

L’homme, remis de son trouble, continuait àfixer sur moi un regard interrogateur, presque féroce.

« Bonsoir, lui dis-je.

– Bonsoir, Monsieur », murmura-t-il,ne me quittant pas des yeux.

L’espiègle jeune fille se reprit à rire, et,l’interpellant :

« Voyez donc, Jean ; c’est lacouleur que vous aimez tant. Ce sont vos cheveux, Monsieur, quil’étonnent. On n’en voit pas souvent de pareils à Zenda.

– Faites excuse, Monsieur, murmural’homme embarrassé ; je ne m’attendais pas à trouver du mondeici.

– Donnez un verre de vin à ce brave hommepour boire à ma santé, dis-je ; et maintenant, mesdames, jevais vous remercier et vous souhaiter une bonne nuit. »

Sur ce, je me levai, et, m’inclinantlégèrement, je gagnai la porte. La jeune fille courut en avant pourm’éclairer. L’homme s’effaça pour me laisser passer, sans toutefoisme quitter des yeux.

Au moment où je passais devant lui, il fit unpas en avant.

« Pardon, Monsieur, demanda-t-il ;mais est-ce que vous connaissez notre roi ?

– Je ne l’ai jamais vu,répondis-je ; j’espère le voir mercredi. »

Il n’ajouta rien, mais je sentis son regardpeser sur moi. Jusqu’à ce que la porte se fût refermée, je suivissur l’escalier la jolie fille qui, me regardant par-dessus sonépaule, me dit à demi-voix :

« Il ne faut pas espérer plaire à Jeanavec des cheveux de la couleur des vôtres, Monsieur.

– Il aime mieux les cheveux blonds ?dis-je en la regardant.

– Oh ! je ne parlais que des cheveuxdes hommes, répondit-elle avec un sourire plein de coquetterie.

– Voyons, dis-je en m’emparant dubougeoir, de quelle importance peut être la couleur des cheveuxquand il s’agit d’un homme ?

– Cependant j’aime beaucoup la couleur devos cheveux : c’est le vrai roux des Elphberg.

– Bah ! chez un homme, cela n’aaucun intérêt, pas plus de valeur que cela. »

Je lui mis dans la main une bagatelle et je laquittai.

En réalité, je l’ai reconnu depuis, la couleurdes cheveux d’un homme peut avoir une grande influence sur sesdestinées.

Chapitre 3Une joyeuse soirée

Je n’étais pas assez déraisonnable pour envouloir au garde du duc de ne pas aimer la couleur de mes cheveux.Si je lui en avais gardé rancune, son obligeance pour moi, lelendemain matin, m’aurait désarmé. Ayant appris que je comptaisaller à Strelsau, il vint me trouver, pendant que je déjeunais,pour dire qu’une sœur à lui, mariée à un commerçant de la ville,lui avait offert une chambre dans sa maison. Il avait d’abordaccepté avec joie, puis s’était aperçu qu’il ne pouvait pass’absenter, et venait me proposer, si toutefois un logement aussisimple, quoique propre et confortable, ne me rebutait pas, deprendre sa place. Sa sœur serait enchantée, m’assurait-il, et celam’éviterait le lendemain des allées et venues inutiles. J’acceptaisans hésitation.

Il me quitta pour télégraphier à sa sœur,pendant que je bouclais ma valise et me disposais à prendre lepremier train. Je regrettais pourtant un peu ma promenade en forêt,ma visite aux pavillons de chasse ; aussi, quand la jeuneservante me dit que je pouvais gagner une autre station par laforêt, à une dizaine de milles, pris-je le parti d’envoyerdirectement mon bagage à l’adresse indiquée par Jean et de faire àpied ce petit détour. Jean était parti, je ne pus l’avertir de monchangement d’itinéraire, ce qui avait peu d’importance, sommetoute, puisque ce changement n’avait pas d’autre inconvénient quede retarder mon arrivée chez sa sœur de quelques heures. La bonnedame prendrait sans doute très philosophiquement son parti de monretard.

Je déjeunai de bonne heure et, après avoirfait mes adieux à mes aimables hôtes et promis de m’arrêter chezeux au retour, je me mis à gravir la montée qui conduit au châteauet, plus loin, à la forêt de Zenda. En une demi-heure, sans mepresser, j’arrivai au château. C’est une ancienne forteresse ;le vieux donjon est en bon état et présente un aspect imposant.Derrière le donjon, toute une aile de l’ancien château est encoredebout. Au-delà du vieux château, et séparé des anciens bâtimentspar un large et profond fossé qui l’entoure de tous côtés, s’élèveun joli château moderne. Un rêve que cette résidence ! Si le« duc Noir » était en humeur de voir du monde, il n’avaitqu’à habiter son château neuf ; s’il était pris tout à coupd’un accès de misanthropie, en traversant le pont et en le relevantderrière lui, il se séparait du reste des humains. Enfermé dans sondonjon, il pouvait tenir tête à un régiment et à une batteried’artillerie. Je continuai ma route, réconforté par la pensée que,si le pauvre duc Noir devait faire le sacrifice du trône et de laprincesse, il possédait au moins une des plus belles résidences del’Europe.

J’eus bientôt gagné la forêt. Je marchaienviron une heure sous l’ombre fraîche et délicieuse. Les grandsarbres s’entrelaçaient les uns aux autres sur ma tête et le soleilcouchant se glissait au travers, mettant parmi les branchesd’énormes diamants miroitant de mille feux. Je fus enchanté del’endroit, et, un tronc d’arbre abattu m’invitant à m’asseoir, jem’accotai confortablement, les jambes allongées devant moi et,allumant un bon cigare, je m’abandonnai à la contemplation,impressionné par la religieuse beauté de ces hautes futaies. Moncigare fini, et l’âme saturée de beauté, je m’endormis du sommeille plus délicieux, sans souci de l’heure présente, oubliant letrain, Strelsau et le jour qui tombait !

Se préoccuper de l’heure du chemin de fer danscet endroit désert, c’eût été presque un sacrilège. Au lieu decela, je me mis à rêver que j’épousais la princesse Flavie, quej’habitais le château de Zenda, et que je passais avec la princessedes heures divines dans cette forêt.

Soudain j’entendis (je crus d’abord quec’était dans mon rêve) une voix rude qui disait :

« Ma parole, il y a là quelque méchanttour du diable. Rasez-le : c’est le roi à s’yméprendre. »

N’était-ce pas bizarre de m’en aller rêverqu’en faisant le sacrifice de mes moustaches et de ma barbe, jegagnais un trône ?

En ouvrant les yeux, je vis devant moi deuxhommes qui m’examinaient avec curiosité. Tous deux étaient vêtus enchasseur et portaient des fusils : l’un, trapu, gros, court,avec une tête ronde comme une boule, une moustache grise hérisséeet de petits yeux pâles légèrement injectés de sang ; l’autre,au contraire, très mince, très jeune, très brun, de taille moyenne,mais plein de distinction et de grâce.

Je les classai du premier coup d’œil :l’un était un vieux soldat ; l’autre, un homme du monde,habitué à fréquenter la meilleure société, ayant porté les armesaussi peut-être. Je sus par la suite que je ne m’étais pastrompé.

Le plus âgé des deux s’avança vers moi,faisant signe au plus jeune de le suivre ; ce qu’il fit, ensoulevant son chapeau de la meilleure grâce du monde. Je meredressai lentement et fus bientôt sur pied.

« La même taille aussi », murmura levieux, mesurant de l’œil mes cinq pieds dix pouces.

Puis, touchant légèrement son chapeau d’ungeste cavalier et s’adressant à moi :

« Puis-je vous demander votrenom ?

– Puisque c’est vous, messieurs, qui avezpris les devants et entamé la conversation, répondis-je ensouriant, voulez-vous me donner le bon exemple en me disant levôtre ? »

Le jeune homme fit un pas en avant, d’un airaimable.

« Monsieur, dit-il, est le colonel Sapt,et, moi, je m’appelle Fritz von Tarlenheim, tous deux au service duroi de Ruritanie. »

Je saluai et, restant la têtedécouverte :

« Mon nom est Rodolphe Rassendyll ;je voyage ; j’arrive d’Angleterre. J’ai été un an ou deux auservice de Sa Gracieuse Majesté la reine Victoria.

– Nous sommes frères d’armes, alors,reprit Tarlenheim, en me tendant une main que je serraicordialement.

– Rassendyll… Rassendyll »,marmottait le colonel. Tout à coup son visage s’éclaira :

« Au nom du ciel, s’écria-t-il,seriez-vous un Burlesdon ?

– Mon frère est lord Burlesdon.

– Votre tête vous trahit. »

Il riait en montrant du doigt mon occiput.

« Comment ! Fritz, vous neconnaissez pas l’histoire ? »

Le jeune homme me regardait d’un airembarrassé et comme s’il eût voulu me faire des excuses. Sontrouble eût certainement plu à ma belle-sœur. Pour le mettre à sonaise, je repris avec un sourire : « Je vois quel’histoire est connue, ici comme chez nous.

– Connue ! s’écria Sapt ; mais,si vous restez ici, il n’y aura bientôt plus dans toute laRuritanie un seul homme pour la révoquer en doute, ni un homme, niune femme ! »

Je commençais à me sentir mal à l’aise. Envérité, si je m’étais rendu compte que je portais mon origine siclairement inscrite sur ma personne, j’aurais réfléchi avant devenir en Ruritanie. Maintenant il était trop tard.

Nous entendîmes alors une voix claire quiappelait :

« Fritz ! Fritz ! où diableêtes-vous ? »

Tarlenheim tressaillit.

« C’est le roi ! »

Le vieux Sapt se reprit à rire.

Au même moment, un jeune homme, sautantpar-dessus le tronc d’un arbre renversé, nous rejoignit.

Lorsque mes yeux se posèrent sur lui, masurprise fut telle que je ne pus retenir une exclamation. De soncôté, en m’apercevant, il recula, étonné. Sauf la moustache et labarbe, sauf une certaine dignité due à son rang social, sauf quej’étais un peu, très peu, plus grand que lui, le roi de Ruritanieeût pu être Rodolphe Rassendyll, et moi, Rodolphe, le roi.

Pendant un instant, nous demeurâmes muets,nous examinant sans mot dire. Puis je me découvris de nouveau etm’inclinai respectueusement.

Le roi, ayant recouvré l’usage de la paroleque la surprise lui avait enlevé, s’écria :

« Fritz, colonel, qui est cemonsieur ? »

J’allais répondre lorsque le colonel Sapt semit entre moi et le roi, et commença à lui parler. Je n’entendaispas ce qu’il disait, ce n’était qu’une suite de grognements sourds.Le roi dépassait Sapt de la tête, et, tout en l’écoutant, ses yeux,de temps à autre, cherchaient les miens. Je le regardai longuementet attentivement. La ressemblance était certainementextraordinaire, bien que, pour moi, il existât certainesdifférences.

Le roi avait le visage plein, l’ovale un peuplus accentué, et dans la bouche moins de fermeté, d’obstinationque n’en marquaient mes lèvres serrées, volontaires. Cesrestrictions faites, la ressemblance n’en restait pas moinsétonnante, frappante, extraordinaire.

Après que Sapt eut parlé, le roi resta uninstant silencieux, les sourcils froncés ; puis, peu à peu,les coins de sa bouche se contractèrent, son nez s’allongea commefait le mien quand je ris, ses yeux brillèrent, et il éclata derire, d’un rire clair et sonore qui sonna comme une fanfare àtravers les bois, proclamant la gaieté de son âme.

« C’est une bonne rencontre,cousin ! » cria-t-il, en faisant un pas vers moi, et enme frappant amicalement sur l’épaule.

Il riait encore :

« Excusez-moi ; mais, au premiermoment, je ne savais pas trop où j’en étais. Dame ! c’estqu’un homme ne s’attend pas à voir son « double » à cetteheure du jour. N’est-ce pas, Fritz ?

– C’est moi qui supplie Votre Majesté deme pardonner. J’espère que mon indiscrétion ne me coûtera pas labienveillance du roi.

– En tout cas, il n’est au pouvoir depersonne de vous priver de la vue du roi ! reprit-il en riant.Quant à moi, Monsieur, je suis prêt à faire, et du plus grand cœur,tout ce qui pourrait vous être agréable. Vous voyagez ?

– Je me rendais à Strelsau, Sire, pour lecouronnement. »

Le roi jeta un coup d’œil à ses amis. Ilsouriait encore ; mais on lisait sur son visage un peud’embarras. En fin de compte, le côté comique de la situationl’emporta.

« Fritz ! Fritz ! cria-t-il, jedonnerais mille couronnes pour voir la tête de Michel quand ils’apercevra que nous sommes deux au lieu d’un. »

Et le rire joyeux éclata de nouveau.

« Sérieusement, observa Fritz vonTarlenheim, je me demande si M. Rassendyll fut sage de visiterStrelsau précisément en ce moment. »

Le roi alluma une cigarette.

« Eh bien ! Sapt ?demanda-t-il.

– Il ne doit pas partir, grommela levieux colonel.

– Voyons, colonel, voulez-vous dire queje contracterais une obligation vis-à-vis de M. Rassendyll,si…

– Eh là ! Enveloppons cela de labonne façon, dit Sapt, tirant une grande pipe de sa poche.

– Il suffit, Sire, repris-je. Jequitterai la Ruritanie aujourd’hui même.

– Par le ciel ! vous n’en ferezrien. Je vous le dis sans phrase, comme mon vieux Sapt ; vousdînerez avec moi ce soir ; advienne que pourra demain. Quediable ! on ne rencontre pas un cousin tous lesjours !

– Nous devions dîner légèrement ce soir,Sire, si vous vous en souvenez, reprit von Tarlenheim.

– Oui, mais en l’honneur de notre nouveaucousin, nous ferons, au contraire, un bon dîner », dit leroi.

Et comme Fritz branlait la tête, ilajouta :

« Ne craignez rien ; je n’oublieraipas que nous partons demain.

– Je voudrais bien y être à demain matin,dit le vieux Sapt, en bourrant sa pipe.

– La sagesse habite en vous, mon vieuxSapt, répliqua le roi. Mais, au fait, monsieur Rassendyll, quel estvotre nom de baptême ?

– Celui de Votre Majesté, répondis-je, ensaluant.

– À la bonne heure ! Cela prouve quenotre famille ne rougissait pas de nous. »

Il riait.

« Allons ! Venez-vous-en, Rodolphe.Je ne suis pas chez moi ici ; mais mon bien-aimé frère Michela mis une de ses habitations à ma disposition, et je ferai de monmieux pour vous y bien recevoir. »

Il passa son bras sous le mien et, faisantsigne aux autres de nous suivre, il m’emmena vers la gauche, àtravers la forêt.

Nous fîmes une promenade d’un peu plus d’unedemi-heure, tandis que le roi ne cessait de fumer et de plaisanter.Il se montrait plein d’intérêt pour ma famille et rit de bon cœurlorsque je lui parlai des tableaux de notre galerie représentantdes Elphberg à cheveux roux, et il s’esclaffa tout à fait quand ilapprit que j’avais caché mon voyage en Ruritanie à ma famille.

« Alors c’est « incognito » quevous êtes venu faire visite à votre garnement decousin ? » demanda-t-il.

Tout à coup, au sortir de la forêt, nous noustrouvâmes devant un petit pavillon de chasse fort modeste. C’étaitune construction à un seul étage, une sorte de« bungalow », bâti entièrement en bois.

En nous voyant approcher, un petit homme, enlivrée très simple, vint au-devant de nous. La seule personne queje vis en dehors de ce domestique, ce fut une grosse femme d’uncertain âge, que j’ai su, depuis, être la mère de Jean, legarde-chasse du duc.

« Le dîner est-il prêt,Joseph ? » demanda le roi.

Le petit domestique répondit parl’affirmative, et nous nous attablâmes devant un simple, maisplantureux repas.

Je remarquai que le roi mangeait de bon cœur,que Fritz von Tarlenheim y mettait plus de façon, que le vieux Saptdévorait. Quant à moi, je fais toujours honneur à un bondîner ; il n’y a pas de meilleure fourchette dans toutel’Angleterre. Le roi remarqua ma manière de faire etl’approuva.

« Nous sommes tous de gros mangeurs, nousautres, Elphberg, dit-il. Mais on nous laisse mourir de soif,ici ; nous mangeons sec. Du vin, Joseph ; du vin, monami. Sommes-nous des bêtes pour manger sans boire ? Nousprends-tu pour du bétail, Joseph ? »

Joseph, sensible à ce reproche, s’empressad’apporter force bouteilles de vin.

« Pensez à demain, dit Fritz.

– Oui, pensez à demain », répéta levieux Sapt.

Le roi vida son verre à la santé de son« cousin Rodolphe », comme il disait.

Je lui rendis sa politesse en buvant auxcheveux roux des Elphberg, ce qui excita grandement la gaieté duroi.

Si la nourriture était simple, les vinsétaient exquis et de grands crus ; nous leur fîmes honneur.Fritz, une fois, tenta d’arrêter le bras du roi.

« Bah ! fit celui-ci ; voussavez bien, maître Fritz, que vous partez deux heures avant moi.J’ai deux heures de bonnes. »

Tarlenheim vit que je ne comprenais pas.

« Le colonel et moi, expliqua-t-il, nouspartons à six heures ; nous allons à cheval à Zenda, et nousrevenons avec la garde d’honneur chercher le roi à huit heures.Nous nous rendons alors tous ensemble à la station.

– Qu’elle aille se faire pendre, cettegarde-là, grommela Sapt.

– Oh ! c’est très aimable à monfrère d’avoir réclamé pour son régiment cet honneur ! dit leroi. Voyons, cousin, rien ne vous presse… Vidons ensemble unedernière bouteille. »

La bouteille débouchée fut bue, en grandepartie, je dois l’avouer, par Sa Majesté.

Fritz avait renoncé depuis longtemps à essayerde modérer le roi ; il se laissait même entraîner par lemauvais exemple, et bientôt nous en eûmes tous plus que notrecompte. Le roi se mit à parler de ce qu’il ferait dans l’avenir, levieux Sapt de ce qu’il avait fait autrefois ; Fritz rêvaittout haut et, moi, je chantais les mérites extraordinaires desElphberg.

Nous parlions tous à la fois, et suivions à lalettre le conseil de Sapt de ne pas nous embarrasser dulendemain.

À la fin, pourtant, le roi posa son verre, etse rejeta en arrière sur sa chaise.

« J’ai assez bu comme cela, dit-il.

– Ce n’est pas à moi à contredire leroi », fis-je.

Dieu sait si jamais observation fut plusvraie.

Je parlais encore quand Joseph posa devant leroi une vieille bouteille toute couverte de la poussière des ans.Il y avait si longtemps qu’elle dormait dans un coin sombre de lacave, la chère vieille, qu’il semblait qu’elle ne pût supporterl’éclat des bougies.

« Sa Seigneurie le duc de Strelsau m’achargé de présenter ce vin au roi quand le roi serait las de tousles autres. Il prie le roi de le boire par amitié pour lui.

– Vive le duc Noir ! cria le roi.Allons, fais sauter le bouchon, Joseph ! Pense-t-il pas que jevais bouder devant une bouteille de vin ? »

Le bouchon sauta, et Joseph emplit le verre duroi.

Celui-ci y goûta, et avec une solennité decirconstance, on peut bien le dire, il nous enveloppa d’un mêmeregard, et dit gravement :

« Messieurs, mes amis, mon cousin,demandez-moi tout ce que vous voudrez, la moitié de mon royaume,mais ne me demandez pas une seule goutte de cette divine liqueur.Je veux boire à la santé de mon frère, le duc Noir. »

Et le roi, saisissant la bouteille, appliquale goulot à ses lèvres et la vida d’un trait ; alors, lajetant loin de lui, il laissa tomber sa tête contre ses brascroisés sur la table.

Et nous, nous bûmes aux rêves dorés de SaMajesté. Voilà les souvenirs qui me sont restés de cette soirée.C’est plus que suffisant, n’est-ce pas ?

Chapitre 4Le roi est fidèle au rendez-vous

Avais-je dormi une heure ou une année ?Je n’aurais su le dire. En tout cas, je me réveillai en sursaut ettransi ; mes cheveux, ma figure, mes habits ruisselaient.J’aperçus devant moi le vieux Sapt : un sourire ironiqueretroussait sa vieille moustache grise ; il tenait un baquetvide à la main. Assis sur la table, Fritz von Tarlenheim étaitaussi pâle qu’un spectre et ses yeux étaient entourés d’un cerclenoir comme l’aile d’un corbeau.

Je me dressai sur mes jambes, furieux.

« La plaisanterie passe les bornes,Monsieur, criai-je.

– Le moment est mal choisi pour sequereller, je vous assure. Que voulez-vous ? rien ne pouvaitvous réveiller… Il est cinq heures.

– C’est possible, mais je vous prierai,colonel…, continuai-je, fort irrité.

– Rassendyll, interrompit Tarlenheim, semettant sur ses pieds et me prenant par le bras,regardez. »

Je regardai, et je vis le roi étendu tout deson long, par terre, le visage convulsé, rouge, presque aussi rougeque ses cheveux, la respiration haletante. Sapt, sans le moindrerespect, lui donna un coup de pied. Il ne fit pas un mouvement. Sonvisage, ses cheveux étaient trempés comme les miens.

« Voilà une demi-heure que nous faisonstout au monde pour le réveiller, dit Fritz.

– C’est qu’il a bu trois fois plusqu’aucun de nous », grogna Sapt. Je m’agenouillai et tâtai lepouls du roi : il battait très faiblement. Je me retournaivers les deux autres d’un air inquiet.

« Cette dernière bouteille contenaitpeut-être un narcotique ? fis-je à voix basse.

– Qu’en savons-nous ? dit Sapt.

– Il faut aller chercher un médecinimmédiatement.

– Le plus proche est encore à dix millesd’ici ; et d’ailleurs toute l’Académie de médecine ne leferait pas aller à Strelsau aujourd’hui. Je sais ce que c’est. Ilne s’éveillera pas avant six ou sept heures d’ici.

– Et le couronnement ? »m’écriai-je avec épouvante.

Fritz leva les épaules, un petit tic que j’euspar la suite plus d’une fois l’occasion de constater. « Ilfaut faire dire que le roi est malade.

– Je ne vois pas autre chose àfaire. »

Le vieux Sapt, qui était aussi frais qu’unerose de mai, fumait sa pipe sans mot dire.

« Si le roi n’est pas couronnéaujourd’hui, je parie tout ce qu’on voudra qu’il ne le serajamais.

– Pourquoi cela, au nom duciel ?

– Songez que toute la nation est réunie àStrelsau pour voir son nouveau roi, que l’armée est sur pied avecle duc Noir à sa tête. Comment envoyer dire que le roi estivre ?

– Malade ! fis-je, le reprenant.

– Malade ? répéta Sapt en poussantun éclat de rire sardonique. On connaît trop bien son genre demaladie. Ce n’est pas la première fois qu’il est malade !

– Eh bien ! qu’on pense ce que l’onveut, dit Fritz avec désespoir ; je pars porter la nouvelle etje me débrouillerai de mon mieux. »

Sapt fit un geste de la main.

« Croyez-vous vraiment, reprit-il, que leroi ait bu un narcotique ?

– Ce damné chien de duc Noir,pardieu ! murmura Fritz entre ses dents.

– De façon, continua Sapt, qu’il nepuisse venir se faire couronner. Rassendyll ne connaît pas notrecher Michel. Qu’en pensez-vous, Fritz ? Ne croyez-vous pas queMichel a un autre roi tout prêt, et que la moitié de Strelsau n’apas un autre candidat ? Aussi vrai que je crois en Dieu, leroi est perdu s’il ne paraît pas aujourd’hui à Strelsau. Je sais ceque vaut le duc Noir.

– Nous pourrions l’y porter, fis-je.

– Il ferait bonne figure ! »grimaça Sapt.

Fritz von Tarlenheim cacha sa tête dans sesmains. Le roi respirait toujours péniblement et bruyamment. Sapt leremua du bout du pied.

« Ivrogne de malheur ! dit-il ;mais ce n’en est pas moins un Elphberg et le fils de son père, etpuis j’aimerais mieux rôtir en enfer que de voir le duc Noir à saplace. »

Nous restâmes silencieux quelquesinstants ; après quoi, Sapt, fronçant ses sourcils enbroussaille et retirant de sa bouche sa longue pipe, medit :

« Quand on devient vieux, on apprend àcroire à la Providence. C’est la Providence qui vous a amené ici,jeune homme ; c’est elle qui vous envoie aujourd’hui àStrelsau. »

Je me rejetai en arrière.

« Grand Dieu ! »murmurai-je.

Fritz releva la tête. Ses yeuxbrillaient ; ils oscillaient entre la surprise et la joie.

« Impossible, repris-je : on mereconnaîtrait.

– C’est une chance à courir. De l’autrecôté, c’est la certitude, reprit Sapt. Je gage qu’une fois rasé,personne ne vous reconnaîtra. Auriez-vous peur ?

– Monsieur !

– Allons, mon ami, voyons ! Maissachez bien que c’est votre vie que vous risquez, jeune homme,votre vie, la mienne et celle de Fritz. D’autre part, si vousrefusez, le duc Noir sera ce soir sur le trône, et le roi au fondd’un cachot… ou d’un tombeau.

– Le roi ne me pardonnerajamais !…

– Sommes-nous des femmes ?… Que nousimporte son pardon ? »

Le balancier de la pendule oscilla à droite,puis à gauche, cinquante, soixante, soixante-dix fois pendant queje délibérais en moi-même. Sans doute, alors, quelque expression demon visage trahit ma pensée intime, car Sapt me saisit la main, encriant :

« Vous irez !

– Oui, j’irai, fis-je, en jetant unregard sur le roi, toujours étendu à terre.

– Cette nuit, reprit Sapt à voix basse,après le couronnement, le roi doit coucher au palais. Des que nousserons seuls, nous monterons à cheval, vous et moi ; Fritzrestera au palais pour garder la chambre du roi. Nous reviendronsici au galop. Le roi sera prêt, Joseph l’aura averti, et, pendantqu’il rentrera à Strelsau avec moi, vous gagnerez la frontièrecomme si vous aviez le diable à vos trousses. »

La combinaison était simple ; je lasaisis à l’instant même et fis de la tête un signed’assentiment.

« Risquez la partie, dit Fritz, dont levisage reflétait le désespoir.

– Si je ne suis pas démasqué !fis-je.

– Si nous sommes démasqués, s’exclamaSapt, que le ciel m’aide ! j’expédierai le duc Noir sous terreavant que d’y aller moi-même !… Asseyez-vous là, mongarçon ! »

Il s’élança hors de la chambre enappelant : « Joseph ! Joseph ! » Troisminutes plus tard, il était de retour avec Joseph. Ce dernierportait un pot d’eau chaude, du savon et des rasoirs. Il tremblaitde tous ses membres pendant que Sapt le mettait au courant de lasituation et lui ordonnait de me raser.

Tout à coup, Fritz s’écria en se frappant surla cuisse :

« Et la garde qui va venir !

– Nous ne l’attendrons pas. Rien de plusfacile que d’aller à cheval jusqu’à Hafbau et de prendre le train.Quand la garde arrivera, on trouvera l’oiseau envolé.

– Et le roi ?

– Le roi, nous l’enfermerons dans la caveau vin. Je vais l’y porter sur l’heure.

– Et si on le découvre ?

– On ne le découvrira pas. Commentvoudriez-vous qu’on le trouvât ? Joseph les éconduira.

– Mais… » Sapt frappa du pied.

« En voilà assez ! hurla-t-il. ViveDieu ! je sais mieux que personne le risque que nous courons.Et, après tout, si on le trouve, que diable ! ce ne sera paspis pour lui que de ne pas être couronné aujourd’hui àStrelsau ! »

Ce disant, il ouvrit la porte toute grande,et, se baissant avec une vigueur dont je ne l’aurais jamais crucapable, il prit le roi dans ses bras.

À ce moment, la vieille femme, la mère dugarde Jean, se tenait sur la porte. Pendant un moment elle nebougea point, mais elle se retourna, sans un signe de surprise,puis disparut.

« Est-ce qu’elle a entendu ? demandaFritz.

– Je lui fermerai bien labouche ! » gronda Sapt. Et il emporta le roi.

Quant à moi, assis dans un fauteuil, jem’abandonnai à ma destinée et aux mains de Joseph, qui frotta,gratta jusqu’à ce que toute trace de mes moustaches et de ma barbeeût disparu et que je fusse rasé d’aussi près que le roi. LorsqueFritz me vit, il poussa un grand soupir de soulagement.

« Par Dieu ! s’écria-t-il, jecommence à croire que nous réussirons. »

Il était six heures sonnées, nous n’avions pasde temps à perdre. Sapt me poussa dans la chambre du roi, où jerevêtis un uniforme de colonel de la garde. Tandis que je passailes bottes du roi, je trouvai le temps de demander à Sapt ce qu’ilavait fait de la vieille femme.

« Elle a juré qu’elle n’avait rienentendu, dit-il, mais, par mesure de précaution, je lui ai ligotéles bras et les jambes et noué un mouchoir sur sa bouche, puis jel’ai enfermée dans sa cave, dans le cellier à côté de celui où estle roi. Joseph s’occupera de tous les deux. »

À ces mots, je ne pus m’empêcher de rire et levieux Sapt lui-même sourit en grimaçant.

« J’imagine, dis-je, que lorsque Josephleur dira que le roi est parti, ils penseront que nous avons flairéle piège. Le duc Noir, croyez-le bien, s’attend à ne pas voir leroi aujourd’hui à Strelsau. »

Je mis le casque du roi sur ma tête, et levieux Sapt me tendit le sabre royal tout en me regardant longuementet attentivement.

« C’est une bénédiction du ciel que leroi ait eu l’idée de se raser.

– Comment cette idée lui est-ellevenue ?

– On dit que la princesse Flavie seplaignait de ce que ses baisers fussent un peu rudes.

– Des baisers de cousin ! Maisvenez, nous devrions déjà être à cheval.

– Tout est comme il doit êtreici ?

– Eh non ! rien n’est comme ilfaudrait, rien n’est sûr ; mais que voulez-vous que nous yfassions ? »

Fritz nous attendait. Il avait revêtu ununiforme de capitaine de la garde dont moi j’étais colonel. Enmoins de quatre minutes, Sapt fut habillé. Les chevaux étant toutprêts, nous partîmes à une bonne allure. Le sort en était jeté, lapartie commencée. Quelle en serait l’issue ?

L’air frais du matin dissipait les dernierstroubles de mon esprit, éclaircissait mes idées, si bien que je pusretenir tous les renseignements que me donnait Sapt, qui n’oubliaitrien. Fritz n’ouvrait pas la bouche : il dormait sur soncheval, tandis que Sapt, sans plus se préoccuper du roi, me mettaitminutieusement au courant de ma vie passée, de ma famille, de mesgoûts, ambitions, faiblesses, amis, compagnons, serviteurs. Ilm’expliqua l’étiquette de la cour, promettant d’être constamment àmes côtés afin de m’indiquer les gens que j’étais censé connaître,leur degré d’intimité et la faveur que je devais leurtémoigner.

Nous arrivions à la gare, où Fritz recouvraassez de sang-froid pour expliquer au chef de gare ahuri et étonnéque le roi avait changé ses plans.

Le train arriva. Nous montâmes dans uncompartiment de première classe, où Sapt continua à me donner sesinstructions.

Je regardai à ma montre – la montre du roi,bien entendu – : il était alors huit heures.

« Croyez-vous qu’ils soient venus nouschercher ? fis-je.

– Dieu veuille qu’ils ne trouvent pas leroi ! » dit Fritz avec inquiétude.

Cette fois, ce fut au tour de Sapt de leverles épaules. Le train était un train rapide. À neuf heures etdemie, regardant par la portière, j’aperçus les tours et lesclochers d’une grande ville.

« Votre capitale, Sire », ricana levieux Sapt en faisant un geste de la main ; puis, se penchantvers moi, il posa son doigt sur mon pouls.

« Un peu vif ! fit-il, de son tongrondeur.

– Eh ! je ne suis pas enpierre ! m’exclamai-je.

– Vous le deviendrez, ajouta-t-il avec unsigne de tête. Pour Fritz, nous dirons qu’il a un accès de lièvre.Eh ! Fritz, mon garçon, buvez donc un coup à votre gourde, aunom du ciel ! »

Fritz fit comme on le lui disait.

« Nous sommes en avance d’une heure,reprit Sapt ; nous allons envoyer prévenir de l’arrivée deVotre Majesté ; car il n’y aura encore personne à la gare.Pendant ce temps-là…

– … Pendant ce temps-là, le roi veut êtrependu s’il ne trouve pas moyen de déjeuner. »

Le vieux Sapt étouffa un rire et tendit samain.

« Il n’y a pas un pouce de vous qui nesoit Elphberg », dit-il. Alors il s’arrêta et, nousdévisageant, il ajouta tranquillement : « Dieu fasse quenous soyons encore en vie ce soir !

– Amen ! » réponditTarlenheim.

Le train s’arrêta ; Fritz et Sapts’élancèrent et, chapeau bas, se tinrent de chaque côté de laportière, pendant que je descendais.

J’avais la gorge serrée ; j’eusse étéincapable de prononcer une seule parole. Toutefois, j’affermis moncasque sur ma tête, et, – je n’ai aucune honte à l’avouer – aprèsavoir adressé au ciel une courte prière, je m’élançai sur le quaide la gare de Strelsau.

Une minute plus tard, tout était sens dessusdessous. Ceux-ci se précipitaient tête nue, ceux-là disparaissaientaprès m’avoir salué. L’agitation régnait partout : dans lescasernes, à la cathédrale, chez le duc Michel. Comme j’avalais, aubuffet, les dernières gouttes de mon café, les cloches de la villese mirent à sonner, et la fanfare d’une musique militaire, les criset les vivats de la foule arrivèrent jusqu’à moi.

Le roi Rodolphe était dans sa bonne ville deStrelsau ! On entendait les cris de : « Vive leroi ! »

La vieille moustache grise de Sapt setordit : il souriait. « Que Dieu les protège l’un etl’autre ! me souffla-t-il à l’oreille. Courage, monenfant ! »

Et je sentis sa main qui pressait mongenou.

Chapitre 5Ma première journée royale

Escorté de Fritz von Tarlenheim et du colonelSapt, qui ne me quittait pas plus que mon ombre, je sortis dubuffet et m’avançai sur le quai. J’avais eu soin, dernièreprécaution, de m’assurer que mon revolver était à portée de mamain, et que mon épée jouait librement dans le fourreau.

Un groupe de jeunes officiers et les plushauts dignitaires du royaume m’attendaient. À leur tête était ungrand vieillard, la poitrine chamarrée de décorations, l’air d’unvieux militaire. Il portait le grand cordon, jaune et rouge, de laRose Rouge de Ruritanie, qui, par parenthèse, ornait ma trèsindigne personne.

« Le maréchal Strakencz », mesouffla Sapt à l’oreille. Je sus ainsi que j’étais en présence duplus illustre vétéran de l’armée ruritanienne.

Derrière le maréchal se tenait un petit hommesec, en grande robe à revers cramoisis.

« Le chancelier du royaume »,murmura Sapt.

Le maréchal, après m’avoir souhaité labienvenue en quelques mots pleins de loyalisme, me présenta lesexcuses du duc de Strelsau.

Le duc, paraît-il, pris d’une indispositionsubite, n’avait pu venir à la gare. Mais il demandait avecinsistance la permission d’accompagner le roi à la cathédrale.J’exprimai mes regrets, acceptant avec la plus exquisebienveillance les excuses que me transmettait le maréchal. Je reçusensuite les compliments d’un très grand nombre de hautspersonnages. Personne ne manifestant la moindre surprise ni lemoindre soupçon, je repris confiance, et mon cœur cessa de battred’une façon désordonnée. Fritz, toutefois, était encore très pâle,et la main qu’il tendit au vieux maréchal tremblait comme lafeuille.

Bientôt on forma le cortège, et on se dirigeavers la sortie de la gare.

Je montai à cheval, le vieux maréchal metenant l’étrier. Les hauts fonctionnaires civils regagnèrent leursvoitures, et moi, je commençai au pas, à travers les rues, unelongue promenade triomphale, ayant à ma droite le maréchal et à magauche Sapt, qui, en sa qualité de premier aide de camp, avaitdroit à cette place d’honneur.

La ville de Strelsau est mi-partie ancienne,mi-partie moderne. De larges boulevards, récemment percés, desquartiers neufs, peuplés de riches hôtels, enserrent lespittoresques et misérables petites rues de la vieille ville. Cesdivisions géographiques, si je puis dire, correspondent, ainsi queSapt me l’avait expliqué, à des divisions sociales plus importantespour moi. La ville neuve est toute dévouée au roi, tandis que leduc Michel de Strelsau est l’espérance, le héros, le favori de lavieille ville.

Ah ! le brillant défilé tout le long desgrands boulevards jusqu’au large square où s’élève le palais royal.J’étais là au milieu de mes plus fidèles partisans.

Toutes les maisons étaient tendues de rouge etornées d’oriflammes et de devises ; les rues étaient garniesde bancs et de chaises en gradins.

Je passais, saluant ici, saluant là, sous uneavalanche de vivats et de bénédictions. On criait, on agitait desmouchoirs ; les balcons regorgeaient de femmes en toilettesclaires qui battaient des mains, s’inclinaient et me regardaientavec les plus doux yeux du monde. Soudain, une pluie de rosesrouges m’inonda, et l’une des fleurs, un frais bouton, s’étantlogée dans la crinière de mon cheval, je la pris et la passai dansune des boutonnières de mon uniforme.

Le maréchal souriait sous sa grossemoustache ; mais, bien que j’eusse plus d’une fois jeté unregard de son côté, il m’avait été impossible de deviner si sessympathies étaient pour moi.

« La Rose Rouge, la Rose Rouge desElphberg, maréchal ! » m’écriai-je gaiement.

Je dis gaiement, si étrange que doive paraîtrece mot dans ma bouche à cette heure.

La vérité, c’est que j’étais enivré d’air,grisé d’enthousiasme. Ma parole, je me croyais vraiment roi, et, leregard triomphant, je levai les yeux vers le balcon chargé defemmes d’où pleuvaient les fleurs. Je tressaillis… Que vis-je là,me regardant ? Ma compagne de voyage, Antoinette de Mauban,très belle, avec un sourire plein d’orgueil sur les lèvres !Elle aussi, elle eut un brusque haut-le-corps, et je vis ses lèvresqui remuaient, tandis qu’elle se penchait pour me regarder.

Appelant à mon secours tout mon sang-froid, jela regardai droit dans les yeux, tandis que de la main je cherchaismon revolver. Que me serait-il arrivé si elle avait crié tout àcoup :

« Cet homme est un imposteur ; iln’est pas le roi ! »

Nous passâmes, et le maréchal, se retournantsur sa selle, fit un geste de la main. Les cuirassiers se serrèrentautour de nous, afin de tenir la foule à distance.

Nous quittions le quartier habité par mespartisans pour entrer sur le domaine du duc Michel, et cemouvement, commandé par le maréchal, disait, plus, clairement quebien des paroles, quels pouvaient être les sentiments de lapopulation de cette partie de la ville. Mais, puisque le hasardm’avait fait roi, c’était bien le moins que je jouasse mon rôlegalamment.

« Pourquoi ce changement,maréchal ? » demandai-je.

Le maréchal mordillait sa moustacheblanche.

« C’est plus prudent, Sire »,murmura-t-il.

J’arrêtai mon cheval.

« Que ceux qui sont en avant, dis-je,continuent jusqu’à ce qu’ils soient à cinquante mètres environ.Quant à vous, maréchal, à vous, colonel Sapt, et à vous, messieurs,attendez que je me sois également avancé de cinquante mètres.Veillez à ce que personne ne franchisse cette distance. Je veux quemon peuple voie que son roi a confiance en lui. »

Sapt posa la main sur mon bras comme pourm’arrêter.

Je me dégageai.

Le maréchal hésitait.

« Ne me suis-je pas faitcomprendre ? » demandai-je.

Comme à contrecœur et tout en mordillant samoustache, il donna les ordres. Le vieux Sapt souriait dans sabarbe, en secouant la tête… Si j’avais été tué en plein jour dansles rues de Strelsau, la situation de Sapt eût été critique.

J’ai oublié de dire, je crois, que monuniforme était entièrement blanc, brodé d’or. Je portais un casqued’argent, damasquiné d’or, et le large ruban de la Rose faisaitbien en sautoir sur ma poitrine. Ce serait désobligeant pour le roide faire de la modestie, et de ne pas avouer que je faisais fortbelle figure. Ce fut l’avis du peuple, car, lorsque seul, à cheval,je m’avançai à travers les rues étroites, sombres et maigrementdécorées de la vieille ville, il y eut d’abord un murmure, puis desbravos. Une femme, à une fenêtre, au-dessus d’un restaurant, lançale vieil adage local : « Il est roux, c’est unbon ! »

Sur quoi, je me mis à rire, et soulevai moncasque, afin qu’elle pût bien constater que mes cheveux étaient dela bonne couleur. Ce geste fut accueilli par des hourras et desvivats.

La promenade devenait intéressante. Passantainsi seul, à cheval, j’entendais les réflexions du peuple.

« Il est plus pâle que de coutume, disaitl’un.

– On serait pâle à moins. Faut voir lavie qu’il mène ! »

Telle fut la réponse, peu respectueuse.

« Il est plus grand que je ne croyais,reprit un troisième.

– Sa barbe cachait une bonne mâchoire,observa un autre.

– Ses portraits ne le flattentpas », déclara une jolie fille, en prenant grand soin que sonobservation ne fût pas perdue pour moi.

Pure flatterie ! En dépit de ces quelquesmarques d’intérêt, la masse du peuple m’était plutôt hostile. On meregardait passer en silence, l’air sombre, et je pus constater quel’image de mon frère bien-aimé ornait presque chaque fenêtre, etque c’était une manière tant soit peu ironique de faire fête auroi. Je me félicitais que ce spectacle lui eût été épargné. Le roiest violent, emporté ; peut-être n’aurait-il pas pris la choseaussi tranquillement que moi.

Enfin, nous arrivâmes à la cathédrale. Sabelle façade grise, ornée de centaines de statues, avec ses deuxmerveilleuses portes de chêne sculpté, les plus belles peut-êtrequ’il y ait en Europe, se dressait pour la première fois devant mesyeux. En cette minute, je compris toute la folie et toute l’audacede mon entreprise, et j’en fus épouvanté. Tout tournait autour demoi quand je descendis de cheval. Je me sentais comme environné debrouillard. Le maréchal et Sapt réapparaissaient indistincts ;vague aussi à mes yeux la foule de prêtres, magnifiquement vêtus.Comme un somnambule, je m’avançai le long de la haute nef, tandisque la grande voix des orgues m’emplissait les oreilles. Je nevoyais rien de la brillante foule qui emplissait l’église.

À peine si je distinguais la belle figure ducardinal lorsqu’il se leva de son trône archiépiscopal pour mesouhaiter la bienvenue. Seules, deux silhouettes, qui se tenaientcôte à côte, se détachaient nettement pour moi : celle d’unejeune fille, belle et pâle, la tête couronnée d’une magnifiqueforêt de cheveux d’or, l’or des Elphberg (y a-t-il rien de plusbeau pour une femme ?) et le visage d’un homme, au teint trèscoloré, aux cheveux noirs, aux yeux noirs aussi. Je n’hésitai pas àle reconnaître ; je me trouvais enfin en présence de monfrère, le duc Noir. Lorsqu’il m’aperçut, ses joues si coloréesdevinrent subitement pâles comme la cire, et son casque tomba avecfracas sur le sol où il roula. Très évidemment, jusque-là, iln’avait pas pu croire à la présence du roi à Strelsau.

De tout ce qui suivit, je n’ai aucun souvenir.Je m’agenouillai devant l’autel (si ce fut un crime, que Dieu me lepardonne !) : le cardinal me fit l’onction sur lefront ; après quoi, je me relevai. Je pris de ses mains lacouronne de Ruritanie, et la posai sur ma tête. La main étendue, jeprêtai le serment d’usage, le serment du roi, en présence du peupleassemblé.

Alors la grande voix des orgues éclata denouveau et emplit la nef ; le maréchal donna ordre aux hérautsde me proclamer, et Rodolphe V fut reconnu roi.

J’ai un très bon tableau, dans ma salle àmanger, qui représente cette imposante cérémonie ; le portraitdu roi est extrêmement ressemblant.

La pâle princesse aux cheveux d’or s’avançaalors. Deux pages portaient la queue de sa robe ; elle vint semettre à mes côtés. Et un héraut cria :

« Son Altesse Royale la princesseFlavie ! »

La princesse me fit une profonde révérence, meprit la main et la porta à ses lèvres.

Un instant, je demeurai embarrassé, medemandant ce que je devais faire ; puis je l’attirai vers moiet la baisai deux fois sur la joue : elle rougit ;pourquoi ?

Alors, Son Éminence le cardinal-archevêques’avança, et, se plaçant devant le duc Noir, me baisa la main, etme présenta une lettre du Pape, la première et la dernière, je vousprie de le croire, que j’ai reçue de si haut lieu.

Enfin, ce fut le tour du duc de Strelsau.

Il avança d’un pas hésitant, jetant desregards à droite et à gauche, comme un homme qui se demande s’il neva pas chercher le salut dans la fuite. Son visage était marbré deblanc et de rouge ; sa main tremblait au point que je lasentais sauter dans la mienne, et ses lèvres étaient sèches etparcheminées.

Je jetai un coup d’œil à Sapt, qui souriaittoujours dans sa barbe ; je pris alors mon parti en brave, jerésolus de me montrer à la hauteur du rang auquel un hasardmerveilleux m’avait appelé, et de jouer mon rôle jusqu’au bout. Jem’avançai ; je pris les mains de mon cher frère Michel dansles miennes, et je l’embrassai sur la joue. Je ne sais lequel denous deux fut le plus heureux, une fois la chose faite.

Le visage de la princesse, pas plus d’ailleursque celui d’aucun des assistants, n’avait trahi le moindre doute oula plus petite hésitation.

Et pourtant, si le roi et moi nous nousfussions trouvés côte à côte, elle n’eût pas hésité un instant,j’en suis sûr, à nous distinguer l’un de l’autre. Mais ni elle nipersonne n’imaginait que je pusse ne pas être le roi.

Cette merveilleuse ressemblance me servit àsouhait, et pendant une heure je restai là, debout, me sentantaussi fatigué, aussi blasé que si j’avais été roi toute ma vie.Chacun vint me baiser la main, les ambassadeurs me rendirent leursdevoirs et entre autres le vieux lord Topham, chez lequel j’avaisdansé plus de vingt fois à Londres. Grâce au ciel, le vieux lordn’y vit pas plus clair qu’une chauve-souris, et, d’ailleurs, iln’avait jamais demandé à ce que je lui fusse présenté.

Nous rentrâmes au palais par les mêmes rues,et j’entendis le peuple qui acclamait le duc Noir.

Lui passait sans répondre, sombre et semordillant les ongles, si bien que ses amis les plus fidèlestrouvèrent qu’il avait fait bien triste figure.

Je revins en voiture, assis à côté de laprincesse Flavie. Comme nous longions un trottoir, un ouvriercria :

« Et à quand le mariage ? »

Sur le quai, un autre s’avisa de nous hurleren plein visage : « Vive le duc Michel ! »

La princesse rougit – oh ! l’admirablecarnation ! – regardant droit devant elle.

J’étais fort embarrassé, ayant oublié dedemander à Sapt l’état exact des sentiments du souverain à l’égardde la princesse. Je ne pouvais oublier le baiser que j’avais donnéà la princesse, mais je n’osais m’aventurer, et je me taisais.

Au bout de quelques minutes, la princesse,remise de son trouble, se tourna vers moi :

« Je ne saurais m’expliquerpourquoi ; mais vous me paraissez un peu changé, différent devous-même aujourd’hui, Rodolphe. »

Le fait n’avait rien que de très explicable,mais l’observation n’en était pas moins inquiétante. Ellereprit :

« Vous me semblez plus calme, plus posé,presque soucieux. Et est-ce que vous n’avez pas un peumaigri ? Serait-il possible que vous commenciez à prendre lavie au sérieux ? »

La princesse semblait avoir du roi l’exacteopinion que Lady Burlesdon s’était faite de moi-même.

Je tendis mes nerfs ; il fallait biensoutenir la conversation.

« Est-ce que cela vous plairait ?demandai-je doucement.

– Vous connaissez mes idées, fit-elle endétournant les yeux.

– Quoi que vous puissiez désirer, dis-je,je m’efforcerai de le faire. »

Je la vis rougir et sourire, et je pensais queje faisais fort bien le jeu du roi ; mais nul remords ne vintm’arrêter ; je continuai en toute sécurité :

« Je vous jure, ma chère cousine, querien au monde ne m’a jamais fait l’impression que m’a faite cettecérémonie d’aujourd’hui. »

Elle sourit gaiement, mais presque aussitôtson visage s’assombrit, et elle murmura en se penchant versmoi :

« Avez-vous remarqué Michel ?

– Oui, il n’avait pas l’air de s’amuserbeaucoup.

– Je vous en prie, prenez garde,reprit-elle. Vraiment, vous n’êtes pas assez prudent, Rodolphe. Etpourtant vous savez bien que votre frère…

– Je sais qu’il convoite ce que j’ai.

– C’est vrai. Maischut !… »

Je sentais – c’est impardonnable à moi – quej’engageais le roi beaucoup plus que je n’avais le droit de lefaire. Mais que voulez-vous, et comment résister à une voix sidouce, à des yeux si tendres ? Je perdais un peu la tête.

« Et aussi, continuai-je, quelque choseque je n’ai pas encore, mais dont je veux être digne et quej’espère bien conquérir quelque jour. »

Voici sa réponse. Si j’avais été le roi, ellem’eût rendu heureux, car je ne l’aurais pas considérée commedécourageante.

« Ne trouvez-vous pas que vous avez assezde responsabilités comme cela pour un jour,cousin ? »

Je restai silencieux.

Boum ! Boum !… Tra la la la lala ! Nous arrivions au palais. Les trompettes sonnaient, lescanons tonnaient. Des haies de laquais garnissaient lesmarches : j’offris la main à la princesse pour lui fairegravir les larges degrés de marbre et je pris possession en grandepompe de la maison de mes ancêtres. Je m’assis à ma propre table,ayant à ma droite ma cousine ; de l’autre côté de la princesseétait le duc Noir, toujours triste et pensif. À ma gauche étaitassis Son Éminence le cardinal. Sapt, impassible, se tenait deboutderrière ma chaise au haut bout de la table. J’aperçus Fritz vonTarlenheim, la figure toute pâle, qui d’un seul coup vidait sonverre de champagne, avec une précipitation fébrile qui n’étaitpeut-être pas d’étiquette.

« Et pendant ce temps-là, pensais-je, quepeut bien faire le roi de Ruritanie ? »

Chapitre 6Le secret de la cave

Après les péripéties de cette première journéeoù j’avais réussi à jouer avec assez de bonheur mon rôle de roi deRuritanie, nous nous trouvâmes seuls dans le cabinet de toilette duroi, Fritz von Tarlenheim, Sapt et moi. À bout de forces, je mejetai dans un fauteuil. Sapt alluma une pipe. Il n’exprimait pas sasatisfaction de l’étonnante réussite de notre entreprise hardie,mais tout en lui respirait la joie.

Le succès, aidé peut-être par le bon vin,avait fait de Fritz un autre homme.

« Voilà une journée que vous n’oublierezpas de si tôt, cria-t-il. Cela doit être amusant de jouer au roipendant douze heures. Mais faites attention, Rassendyll, n’engagezpas votre cœur dans la partie. Je ne m’étonne pas que le duc Noirait eu l’air plus sombre encore que de coutume. Vous et laprincesse, vous paraissiez avoir tant de choses à vousdire !

– Qu’elle est belle !m’écriai-je.

– Laissons là les femmes, grogna Sapt.Êtes-vous prêt à partir ?

– Oui », fis-je avec un soupir.

Il était cinq heures. À minuit, je meretrouverais Rodolphe Rassendyll comme devant. J’en fis la remarqueen plaisantant.

« Vous aurez bien de la chance, repritSapt, si vous n’êtes pas feu Rodolphe Rassendyll. Je ne suis pastranquille, et tant que vous serez dans la ville, il me semblerasentir ma tête branler sur mes épaules. Vous savez qu’il est arrivéun courrier de Zenda pour Michel. Il s’est retiré dans une chambrepour lire la dépêche. Je l’en ai vu ressortir, pâle, les yeuxhagards, comme un homme qui vient de voir un spectre.

– Je suis prêt », fis-je.

Les nouvelles de Sapt augmentaient, s’il sepeut, mon désir de ne pas m’attarder. Sapt s’assit.

« Il faut que je rédige un ordre nouspermettant de sortir de la ville. Vous savez que le duc Michel enest le gouverneur et nous devons éviter le moindre obstacle. Vousallez signer ce laisser-passer.

– Mon cher colonel, je n’ai jamais apprisà faire des faux. » Sapt sortit de sa poche une feuille depapier.

« Voici une signature du roi, dit-il, etvoilà – il fouilla encore une fois dans sa poche – du papier àdécalquer. Si vous ne pouvez pas imiter un joli« Rodolphe » en dix minutes, eh bien !… moi, jepeux.

– Votre éducation a été beaucoup pluscomplète que la mienne, fis-je, c’est vous qui écrirez le« Rodolphe » ! »

Et cet étrange héros vint à bout d’unesignature royale tout à fait acceptable.

« Maintenant, Fritz, ajouta-t-il, c’estbien entendu, le roi est couché, il est fatigué, personne au mondene doit le voir avant demain neuf heures. Vous comprenez :personne au monde.

– Je comprends, répondit Fritz.

– Il se pourrait que Michel vînt etinsistât pour parler au roi. Vous répondriez que, seuls, lesprinces du sang ont accès la nuit auprès de Sa Majesté.

– Cette réponse ne me gagnera pas le cœurde Michel, reprit Fritz en riant.

– Si on ouvre cette porte pendant notreabsence, il ne faut pas que je vous retrouve vivant pour me leraconter.

– Inutile de me faire la leçon, colonel,interrompit Fritz avec hauteur.

– Tenez, continua Sapt en se tournantvers moi, enveloppez-vous dans ce manteau, et mettez ce bonnet survotre tête. Mon ordonnance m’accompagne, ce soir, au pavillon dechasse.

– Je ne vois à ce beau projet qu’unobstacle, observai-je : c’est que je ne connais pas de chevalau monde capable de faire un trajet de quinze lieues avec moi surson dos.

– Il y en a un pourtant, il y en a mêmedeux : le premier est ici, le second au pavillon. Voyons,êtes-vous prêt ?

– Je suis prêt. »

Fritz me tendit la main. « Aucas… »

Et nous nous embrassâmes.

« Allons, pas de sentiment, grogna Sapt.En route. »

Et il se dirigea non du côté de la porte, maisvers un panneau dans la muraille qu’il fit glisser, et qui nouslivra passage.

« Sous le règne du vieux roi, dit-il,c’était un chemin que je prenais souvent. »

Je le suivis le long d’un étroit passage, aubout duquel nous trouvâmes une lourde porte de chêne. Saptl’ouvrit. Elle donnait sur une rue tranquille qui longeaitl’extrémité des jardins du palais. Un homme nous attendait là avecdeux chevaux : un magnifique bai brun, une bête superbe,charpentée de manière à ne fléchir sous aucun poids, et unvigoureux alezan brûlé. Sapt me fit signe d’enfourcher le bai, et,sans prononcer une parole, nous nous mîmes en route.

La ville était encore pleine de bruit et degaieté, derniers échos de la fête, mais nous choisîmes lesquartiers tranquilles. Mon manteau m’enveloppait entièrement et mecachait la moitié de la figure ; le large bonnet dissimulaitmes cheveux révélateurs. Sur les indications de Sapt, je me couchaisur ma selle et je trottai le dos tellement courbé que j’espèrebien n’avoir plus jamais à me livrer à cet exercice sur un cheval.Nous enfilâmes un sentier long et étroit où nous rencontrâmes pasmal de vagabonds et de bruyants chemineaux. Et, comme nousgalopions, nous entendîmes les cloches de la cathédrale quilançaient encore à tous les échos leur sonnerie de bienvenue auroi. Il pouvait être six heures et demie, et la nuit commençait àtomber. Enfin nous atteignîmes l’enceinte de la ville, et nous nousarrêtâmes devant une porte fermée.

« Arme au poing, me souffla Sapt. S’ilessaye de parler, il faut lui fermer la bouche. »

J’armai mon revolver. Sapt appela le gardien.Le ciel nous protégeait ! Une fillette de treize à quatorzeans parut sur le seuil.

« Pardon, monsieur, mais papa, est allévoir le roi, et il a dit que je ne devais pas ouvrir la porte.

– Vraiment, mon enfant ! dit Sapt,en mettant pied à terre. Il faut lui obéir. Donnez-moi laclef. »

L’enfant avait la clef dans la main :Sapt la prit, mit à la place une couronne.

« D’ailleurs, j’ai un ordre signé :tu le montreras à ton père. Ordonnance, ouvrez lagrille. »

Je sautai à bas de mon cheval. À nous deux,nous parvînmes à ouvrir la lourde grille, nous fîmes sortir noschevaux, et nous la refermâmes derrière nous.

« Que Dieu protège le gardien ! Ilne fera pas bon être à sa place si Michel apprend la chose. Allons,l’ami, un petit temps de galop, mais modéré, tant que nous seronsprès de la ville. »

Une fois hors de la ville, le danger devenaitmoins pressant. La campagne était déserte, les maisons fermées,tous les habitants s’étaient attardés en ville à boire et às’amuser. À mesure que le jour tombait, nous pressions notreallure. La nuit était splendide. Bientôt la lune parut. Nousparlions peu, et seulement pour constater la distanceparcourue.

« Je voudrais bien savoir pourtant,dis-je, ce que les dépêches du duc lui annonçaient.

– Je me le demande. »

Nous fîmes halte un moment pour boire etrafraîchir nos chevaux, perdant ainsi une demi-heure. Dans lacrainte d’être reconnu, je n’osai pas entrer dans l’auberge, jerentrai à l’écurie avec les chevaux.

Nous nous étions remis en marche, et nousavions fait environ vingt-cinq milles quand Sapt s’arrêtabrusquement.

« Écoutez », cria-t-il.

Je tendis l’oreille. Tout là-bas, loinderrière nous, dans le calme du soir – il était environ neuf heureset demie – on entendait distinctement résonner sur la route unbruit de pas de chevaux. Le vent assez fort portait le son. Jelançai un coup d’œil à Sapt.

« En avant ! » cria-t-il,mettant son cheval au galop.

Lorsque, un peu plus loin, nous nous arrêtâmespour écouter de nouveau, nous n’entendîmes plus rien. Puis encoreil nous sembla percevoir le même bruit. Sapt sauta à bas de soncheval, et colla son oreille contre terre.

« Ils sont deux, dit-il, à environ unmille derrière nous. Grâce à Dieu, la route n’est pas en lignedroite et nous avons le vent pour nous. »

Nous reprîmes le galop, conservant toujours àpeu près notre distance. Nous étions maintenant en pleine forêt deZenda : le fourré très épais, le sentier qui zigzaguait nousempêchaient de voir ceux qui nous poursuivaient, aussi bien qu’ilsnous dérobaient à leurs yeux. Une demi-heure plus tard, nousarrivions à l’embranchement de deux routes. Sapt arrêta soncheval.

« Notre route est sur la droite, fit-il.La route de gauche mène au château. Huit milles environ.Descendez.

– Mais nous allons les avoir sur le dos,m’écriai-je.

– Descendez », répéta-t-il rudement.Et j’obéis.

La forêt est épaisse, même dans la partie quiborde la route. Nous menâmes nos chevaux sous le couvert, couvrîmesleurs yeux de nos mouchoirs, et attendîmes.

« Vous voulez voir à qui nous avonsaffaire ? fis-je à voix basse.

– Oui, et savoir où ils vont »,répondit-il. Il tenait son revolver à la main.

Le bruit se rapprochait. La lune, à son plein,brillait d’un vif éclat, argentant la route. Le terrain était trèssec ; impossible de relever la trace de nos chevaux.

« Les voilà, murmura Sapt.

– C’est le duc !

– Je le pensais », répondit-il.

C’était le duc, en effet, accompagné d’un groshomme que je connaissais bien, Max Holf, frère de Jean, legarde-chasse et valet de chambre de Sa Seigneurie. Maître et valetétaient tout près de nous : le duc arrêta son cheval. Je visle doigt de Sapt caresser la détente de son revolver.

Il aurait, j’en suis sûr, donné dix ans de savie pour pouvoir tirer ; c’eût été tout plaisir ; ilaurait cueilli le duc Noir aussi aisément que j’aurais descendu unpoulet dans une basse-cour. Je posai ma main sur son bras. Il mefit de la tête un signe qui me rassura. Il était toujours prêt àsacrifier ses préférences personnelles à son devoir.

« Vaut-il mieux aller au château ou aupavillon ? demanda le duc Noir.

– Au château, je crois, Monseigneur,reprit son compagnon ; au moins, là, nous saurons lavérité. »

Le duc hésita un instant.

« Il m’avait semblé entendre le bruit dechevaux au galop.

– Je n’ai rien entendu, Monseigneur.

– Il me semble que mieux vaudrait allerau pavillon.

– Méfiez-vous, Monseigneur. Si tout estbien, à quoi bon aller au pavillon ? Dans le cas contraire,qui peut nous assurer que ce n’est pas un piège ? »

Tout à coup, le cheval du duc se mit àhennir ; dans la crainte qu’un des nôtres ne lui répondît,nous jetâmes nos manteaux sur la tête de nos braves bêtes. En mêmetemps, nous tenions nos pistolets braqués sur le duc et soncompagnon. S’ils nous avaient découverts, c’étaient des hommesmorts.

Michel réfléchit un moment encore, puiss’écria : « Va pour le château ! »

Et donnant de l’éperon, il partit au galop.Sapt le suivit longtemps des yeux avec une telle expression deregret et de convoitise que je ne pus m’empêcher de rire. Nousattendîmes environ dix minutes.

« Vous avez entendu ? fitSapt : on a fait dire au duc Noir que tout allait bien.

– Qu’est-ce que cela peut vouloirdire ?

– Dieu seul le sait, reprit Sapt, lessourcils froncés. En tout cas, la nouvelle l’a fait accourir entoute hâte. »

Nous remontâmes à cheval, et nous nous remîmesen route aussi vite que l’état de fatigue de nos chevaux nous lepermettait.

Pendant ces derniers milles, ni Sapt ni moin’ouvrîmes la bouche. Nous avions le cœur dévoré d’inquiétude.

« Tout est bien », avait dit lecompagnon du duc Noir. Qu’est-ce que cela pouvait vouloirdire ? Tout était-il bien pour le roi ?

Enfin, nous aperçûmes le pavillon, et, mettantnos chevaux au galop, nous atteignîmes la grille. Silence complet,par un bruit, pas une âme. Nous mîmes pied à terre. Tout à coupSapt me saisit le bras.

« Regardez », dit-il, en me montrantle sol.

Je regardai et vis cinq ou six mouchoirsdéchirés, arrachés, en lambeaux.

« Qu’est-ce que cela signifie ?demandai-je.

– Ce sont les mouchoirs avec lesquelsj’avais ficelé là vieille, répondit-il. Attachez les chevaux etavançons. »

La porte s’ouvrit sans résistance et nous noustrouvâmes dans la salle témoin de la scène de la veille. Lesbouteilles vides jonchaient encore le sol, la table était restéeservie. « Avançons », répétait Sapt, que son calmecommençait à abandonner.

Nous nous élançâmes vers les caves. La portede la cave au charbon était toute grande ouverte.

« Ils ont déniché la vieille »,fis-je.

Nous étions maintenant en face de la cave auvin. Elle était fermée, et paraissait de tout point dans l’état oùnous l’avions laissée le matin même.

« Allons, ça va bien », fis-je.

Au même moment, Sapt poussa un formidablejuron. Il était pâle comme la mort et, du doigt, me montrait leplancher.

Sous la porte, un mince filet rouge avaitcoulé, s’étendant jusque dans le passage où il avait séché. Sapt,défaillant, s’était adossé au mur opposé ; moi, j’essayaid’ouvrir la porte ; elle était fermée a clef.

« Où est Joseph ? murmura Sapt.

– Où est le roi ? »répondis-je.

Sapt tira sa gourde et la porta à ses lèvres,tandis que je courais à la salle à manger où je saisis un lourdtisonnier avec lequel je m’attaquai à la porte.

Affolé, surexcité, je frappai à grandscoups ; je déchargeai même deux coups de revolver dans laserrure. Enfin, la porte céda.

« Une lumière ! » criai-je.

Mais Sapt restait à demi pâmé contre lamuraille. Le pauvre homme était bien plus ému que moi, cela va sansdire, étant passionnément attaché à son maître. Il n’avait pas peurpour lui-même, car personne ne le vit jamais avoir peur ; maisqu’allions-nous trouver dans cette cave noire ? Cette penséeaurait suffi à faire pâlir le plus brave.

J’allai chercher un des candélabres dans lapièce voisine et je l’allumai ; en revenant, je sentais toutau long du chemin la cire chaude qui tombait goutte à goutte sur mamain tremblante ; en sorte que je ne pouvais guère mépriser lecolonel Sapt pour l’agitation où il se trouvait… J’arrivai pourtantà la porte de la cave. La tache rouge, tournant de plus en plus aubrun sombre, s’étendait à l’intérieur. J’avançai de deux mètresenviron, tenant le flambeau au-dessus de ma tête. Je vis lescasiers à vins pleins de bouteilles, je vis des araignées courantle long des murs ; je vis aussi une couple de flacons videsgisant sur le sol, et c’est alors que, dans un coin, j’aperçus lecorps d’un homme étendu sur le dos, les bras en croix, une horribleblessure à la gorge. Je m’avançai, et je m’agenouillai auprès ducadavre, priant Dieu pour l’âme du serviteur fidèle, car c’était lecorps du pauvre Joseph, qui s’était fait tuer en défendant leroi.

Quelqu’un s’appuyait lourdement sur monépaule ; je me retournai, et j’aperçus dans l’obscurité lesyeux de Sapt qui brillaient d’un éclat étrange.

« Le roi ? Oh ! mon Dieu, leroi ? » murmurait-il d’une voix étranglée.

J’élevai encore le flambeau, éclairant ainsiles parties les plus sombres de la cave.

« Le roi n’est plus ici »,répondis-je.

Chapitre 7Bataille ! – Le roi a disparu

J’entourai Sapt de mes bras – il se soutenaità peine, et je le portai hors de la cave, dont je tirai sur nous laporte brisée. Pendant dix minutes, et même plus, nous demeurâmesassis dans la salle à manger sans proférer une parole. Au bout dece temps, le vieux Sapt se frotta vigoureusement les yeux, poussaun grand soupir, et reprit possession de lui-même.

Comme la pendule sonnait une heure, il frappaviolemment le plancher du talon de sa botte, ens’écriant :

« Ils se sont emparés du roi !

– Pardieu ! c’était ce que voulaitdire le fameux « tout est bien » du duc Noir. Qu’a-t-ildû penser, ce matin, quand il a entendu les salves qui saluaientl’entrée du roi à Strelsau ? Quand croyez-vous que lui soitarrivée la dépêche ?

– Elle a dû être expédiée dans lamatinée, dit Sapt, avant que la nouvelle de votre arrivée àStrelsau fût parvenue à Zenda.

– Et il a eu ce poids sur le cœur toutela journée ! m’écriai-je. Sur mon honneur, je ne sais lequel aeu la plus rude besogne aujourd’hui, de lui ou de moi ?Qu’a-t-il dû penser, Sapt ?

– Que nous importe ? Ce que jevoudrais savoir, c’est ce qu’il pense à cette heure. »

J’étais déjà debout.

« Il faut retourner à Strelsau,m’écriai-je, mettre sur pied tout ce que nous avons de troupessûres, et donner la chasse à Michel. ».

Le vieux Sapt tira tranquillement sa pipe desa poche et l’alluma à l’une des bougies qui continuaient à coulersur la table.

« On assassine peut-être le roi pendantque nous sommes là à délibérer », repris-je.

Sapt continuait à fumer en silence.

« Maudite vieille femme !s’écria-t-il tout à coup. Elle sera parvenue à attirer leurattention d’une façon ou d’une autre. Je vois clairement comment lachose s’est passée. Ils étaient venus pour enlever le roi ;elle les a mis au courant, et ils l’ont découvert. Si vous n’étiezpas allé à Strelsau, c’en était fait de vous, de Fritz et demoi.

– Et le roi ?

– Dieu seul sait où est le roi à cetteheure !

– Ne perdons pas un instant »,repris-je.

Mais il ne bougeait pas. Soudain, il éclata derire. « Par Jupiter ! nous ne sommes pas gens à laisserle duc Noir dormir tranquille.

– Partons ! partons !répétai-je impatiemment.

– Nous allons lui donner encore quelquessujets d’inquiétude, ajouta-t-il, tandis qu’un sourire ruséépanouissait son vieux visage parcheminé et que, du bout des dents,il mordillait sa moustache grise. Oui, mon garçon, nous allonsrentrer à Strelsau ; demain, le roi sera de retour dans sacapitale.

– Le roi ?

– Le roi couronné ce matin !

– Vous êtes fou ?

– Que voulez-vous faire ?Pouvons-nous rentrer à Strelsau pour raconter la comédie que nousavons jouée ? Autant nous mettre la corde au cou.

– Hum !

– Et le roi, et le trône ?Croyez-vous que les nobles, que le peuple nous pardonneraient denous être moqués d’eux ? Croyez-vous qu’ils puissents’attacher à un roi qui s’est enivré à mort le jour même de soncouronnement, et qui a envoyé un domestique pour leremplacer ?

– On lui avait fait boire du vin opiacé,et puis je ne suis pas un domestique.

– Je vous donne la version que le ducNoir se chargera de répandre. »

Sapt se leva, s’approcha de moi et me posa lamain sur l’épaule.

« Ami, dit-il, si vous avez le courage desoutenir votre personnage, vous pouvez sauver le roi. Venez,gardez-lui son trône.

– Le duc est au fait maintenant ;les misérables qui l’ont aidé à enlever le roi le sont aussi.

– Sans doute, mais ils sont obligés ausilence, hurla Sapt, d’un air de triomphe. Nous les tenons. Ils nepeuvent vous dénoncer sans se dénoncer eux-mêmes. « Cet hommen’est pas le roi ; nous le savons bien, puisque nous avonsenlevé le vrai roi et assassiné son serviteur. » Voyons,peuvent-ils dire cela ? »

Sapt avait raison. Que Michel sût ou non quij’étais, cela était indifférent : il ne pouvait me démasquersans produire le roi. Pouvait-il le faire ? Et, s’ilproduisait le roi, comment se justifier ? Un instant, je mesentis entraîné, séduit ; la minute d’après, les difficultésme semblaient inextricables.

« Comment voulez-vous que je ne sois pasdécouvert ?

– Vous le serez peut-être ; maischaque heure gagnée a de l’importance. Avant tout, il nous faut unroi à Strelsau ; sinon la ville est au pouvoir de Michel d’icià vingt-quatre heures, et, alors, je ne donnerais pas grand-chosede la vie du roi ou tout au moins de son trône ! Ami, vous nepouvez pas hésiter.

– Admettez-vous qu’ils assassinent leroi ?

– Ils l’assassineront sans aucun doute,si vous n’agissez pas.

– Et si le roi est mort déjà ?

– Eh bien ! vous êtes un Elphbergaussi authentique que le duc Noir lui-même, et vous régnerez sur laRuritanie. Mais je ne crois pas que le roi soit mort, et ils ne leferont pas mourir tant que vous serez sur le trône. Le tuer,pourquoi ? Pour vous faire la place nette ? »

L’aventure était terriblement scabreuse, millefois plus risquée que celle que nous avions déjà menée à bien.Toutefois, en écoutant Sapt, je reconnus que nous avions en main unou deux forts atouts. Et puis, j’étais jeune, j’aimais lesaventures, et la partie était tentante.

« Je finirai toujours par êtredémasqué.

– Qui sait ? dit Sapt. Mais neperdons pas un temps précieux. En route pour Strelsau ! Nousserons pris comme des rats dans une souricière si nous tardonsdavantage.

– Bah ! m’écriai-je. À la grâce deDieu !

– Bravo ! répondit-il. J’espèrequ’ils nous auront laissé les chevaux. Je vais aller voir.

– Il faut aussi enterrer ce pauvrediable.

– Pas le temps ! fit Sapt.

– Si, si, j’y tiens, je vous assure.

– Le ciel vous confonde !Comment ! je vous fais roi, et… Après tout, faites comme vousvoudrez ! Tenez, occupez-vous de cela pendant que je vaischercher les chevaux. Vous ne pourrez pas le mettre en terre bienprofondément, mais ça lui sera bien égal, je pense. Pauvrepetit ! c’était un brave et honnête serviteur. »

Il sortit, et, moi, je rentrai dans la cave.Je pris le pauvre Joseph dans mes bras, et le portai à travers lepassage jusqu’auprès de la porte extérieure. Je le posai sur leseuil, réfléchissant qu’il me fallait trouver des outils pourexécuter ma besogne. À ce moment, Sapt reparut.

« Les chevaux sont là, le propre frère decelui qui vous a amené. Mais venez ; vous pouvez vousdispenser de cette besogne.

– Je ne m’en irai pas avant qu’il soitenterré.

– Si, il faut s’en aller.

– Non, non, colonel Sapt, quand il mefaudrait perdre la Ruritanie tout entière.

– Vous êtes fou, me dit-il. Venezvoir ! »

Il m’entraîna vers la porte. La lunecommençait à décroître, ce qui ne m’empêcha pas d’apercevoir sur laroute, à environ trois cents mètres, une compagnie d’hommes. Ilspouvaient être sept ou huit, dont quatre à cheval, le reste àpied ; ils paraissaient chargés ; je devinai qu’ilsportaient des pelles et des pioches.

« Ils vous éviteront la peine que vousvouliez prendre, dit Sapt. Allons, venez. »

Il avait raison. C’était, sans nul doute, deshommes du duc Michel qui venaient faire disparaître les traces deleur sinistre besogne. Il n’y avait plus à hésiter. Soudain, unirrésistible désir s’empara de moi, et, montrant du doigt le corpsdu pauvre petit Joseph :

« Colonel ! m’écriai-je, si nousessayions de le venger ?

– Je vous vois venir. Vous ne voudriezpas qu’il partît pour l’autre monde tout seul. C’est un jeu bienrisqué. Si Votre Majesté…

– Il faut que je leur dise un mot de mafaçon. »

Sapt hésitait.

« Bah ! dit-il enfin, ce n’est pasrégulier ; mais vous avez si bien fait votre devoir que vousméritez une petite récompense. Je vais vous dire ce qu’il fautfaire pour ne pas les manquer. »

Il tira avec précaution le battant de la portequi était resté ouvert, puis traversa la maison pour ressortir parla porte de derrière. Nos chevaux étaient là, tout prêts. Une alléede voitures fait le tour du pavillon.

« Votre revolver est chargé ?demanda Sapt.

– Non, j’aime mieux me servir de monépée, répondis-je.

– Mon garçon, vous m’avez l’air altéré,ce soir, grommela Sapt. Allons-y ! »

Nous nous mîmes en selle, et, l’épée nue, nousattendîmes une ou deux minutes.

Bientôt nous entendîmes le craquement des fersdes chevaux sur le gravier. La petite troupe s’arrêta, et un deshommes cria :

« Maintenant, qu’on aille lechercher !

– Voilà le moment ! » mesouffla Sapt.

Piquant des deux, nous eûmes bientôt fait letour de la maison, et nous nous trouvâmes au milieu des misérables.Sapt m’a dit, depuis, qu’il avait descendu un homme, je le croissur parole ; pour l’instant, j’avais assez à m’occuper de mespropres affaires. D’un coup d’épée, je fendis la tête d’un soldat,monté sur un cheval bai ; il tomba. Alors je me trouvai face àface avec une espèce de géant, tandis que j’en avais un autre à madroite.

La position devenait intenable : d’unmouvement simultané, je pressai les flancs de ma bête et enfonçaimon épée dans le corps du géant. La balle de son revolver siffla àmon oreille : j’aurais juré qu’elle m’avait effleuré. Jevoulus retirer mon épée ; elle résista à mes efforts, et jedus l’abandonner pour galoper après Sapt, que j’apercevais à unevingtaine de mètres en avant.

De la main, je voulus faire un geste d’adieu,mais ma main retomba ; je poussai un cri : une ballem’avait éraflé le doigt ; le sang coulait. Le vieux Sapt seretourna sur sa selle. Un nouveau coup de feu partit sans nousatteindre, nous étions hors de portée.

Sapt se mit à rire.

« Ça doit bien en faire deux pour vous etun pour moi. Allons, allons ! le petit Joseph ne voyagera pastout seul.

– Une partie carrée »,répliquai-je.

J’étais très surexcité, et n’éprouvais aucunremords.

« Ceux qui restent vont avoir de labesogne. Je voudrais bien savoir si on vous a reconnu.

– Ce grand diable d’animal m’aparfaitement reconnu. Au moment où je l’ai frappé, je l’ai entenducrier : « Le roi ! »

– Bien, bien ! Nous donnerons du filà retordre au duc Noir avant d’en avoir fini. »

Nous nous arrêtâmes un moment pour panser mondoigt blessé, qui saignait abondamment et me faisait cruellementsouffrir, l’os ayant été très contusionné. Après quoi, nous nousremîmes en marche, demandant à nos braves chevaux toute la céléritédont ils étaient capables. Maintenant que l’excitation de la lutteétait tombée, nous restions sombres et silencieux. Le jour se leva,clair et glacé. Nous trouvâmes un fermier qui sortait du lit et àqui nous demandâmes de nous restaurer, nous et nos chevaux. Quant àmoi, feignant un mal de dents, je dissimulai mon visagesoigneusement. Nous reprîmes notre chemin, jusqu’à ce que Strelsaufût en vue. Il était huit heures, peut-être neuf, et les grilles dela ville étaient grandes ouvertes comme elles l’étaient toujours, àmoins qu’un caprice du duc ou une intrigue ne les fît fermer. Nousrentrâmes, harassés de fatigue.

Les rues étaient plus calmes encore quelorsque nous les avions traversées à notre départ. Aussiarrivâmes-nous à la petite porte du palais sans avoir rencontré uneâme. Nous trouvâmes le vieux serviteur de Sapt qui nousattendait.

Une fois entrés, nous nous rendîmes dans lecabinet de toilette. Nous y trouvâmes Fritz qui, tout habillé,dormait sur un sofa. Notre arrivée le tira de son sommeil, et, avecun cri joyeux, il se jeta à genoux devant moi.

« Dieu soit loué, Sire ! Dieu soitloué ! vous êtes sain et sauf », criait-il, prenant mamain pour la baiser.

Le vieux Sapt se frappa la cuisse d’un airenchanté.

« Bravo ! mon garçon, bravo !Allons, ça marchera. »

Fritz leva les yeux, étonné.

« Vous êtes blessé, Sire !s’écria-t-il.

– Seulement une égratignure…mais… »

Je m’arrêtai. Fritz se releva et, me tenanttoujours par la main, m’examina des pieds à la tête. Puis, tout àcoup, il recula.

« Où est le roi ? Où est leroi ? demanda-t-il.

– Chut ! chut ! Vous êtes fou,siffla Sapt, pas si haut ! N’est-ce pas là leroi ? »

Quelqu’un frappait à la porte. Sapt me saisitpar le poignet.

« Vite, vite, dans votre chambre. Enlevezvos bottes, fourrez-vous dans votre lit. »

Je fis ce qu’il m’ordonnait. Quelques momentsplus tard, Sapt, entrouvrant la porte, introduisait un jeuneseigneur qui, s’inclinant fort bas, s’approcha de mon lit, etm’informa qu’il appartenait à la maison de la princesse Flavie, queSon Altesse l’avait envoyé pour s’enquérir de la santé de SaMajesté.

« Mes plus sincères remerciements à mabelle cousine, répondis-je, et dites à Son Altesse Royale que je neme suis jamais mieux porté de ma vie.

– Le roi, ajouta le vieux Sapt qui, j’aile regret de le dire, avait du goût pour le mensonge, a dormi d’unsomme toute la nuit. »

Le jeune gentilhomme sortit en faisant forcesaluts. La comédie était jouée. Le visage décomposé de Fritz vonTarlenheim nous rappela bien vite au sentiment de la réalité.

« Est-ce que le roi est mort ?demanda-t-il, d’une voix étranglée.

– Non, Dieu merci ! répondis-je.Mais il est aux mains du duc Noir. »

Chapitre 8En rivalité avec le duc de Strelsau

Si la vie d’un vrai roi n’est point unesinécure, je puis certifier que celle d’un pseudo-roi n’en est pasune non plus.

Le lendemain, dans la matinée, pendant plus detrois heures, Sapt me fit la leçon, m’expliquant ce que je devaissavoir ; puis vint le déjeuner en tête à tête avec Sapt, oùj’appris que le roi ne prenait jamais que du vin blanc et détestaitla cuisine épicée.

Après le déjeuner, entrevue avec lechancelier, qui dura également trois heures ; je lui expliquaique la blessure de mon doigt (cette balle nous fut d’un grandsecours) m’empêchait d’écrire. Grand trouble du dignechancelier ! Que faire ? Impossible de se passer de lasignature royale. À là fin, à force de chercher, on finit pardécouvrir un précédent. Et il fut décidé que je mettrais une croixau bas des actes, laquelle serait solennellement certifiée par lechancelier. Pour finir, visite de l’ambassadeur de France. Monignorance du cérémonial était ici de peu d’importance, le roin’étant guère plus instruit que moi dans cet ordre de choses. Quelsoupir de soulagement je poussai quand je me retrouvai seul à lafin de la journée ! Je sonnai mon domestique et me fisapporter un verre de soda, déclarant à Sapt que j’aspirais à un peude repos. Fritz von Tarlenheim, qui était là, leva les bras auciel.

« Du repos ! mais nous avons déjàperdu un temps précieux ! Nous devrions, à l’heure qu’il est,nous être débarrassés de Michel.

– Tout doux, mon fils, reprit Sapt,fronçant les sourcils. Ce serait certainement une grandejouissance, mais elle pourrait nous coûter cher. Michel, avant detomber, aurait soin de faire périr le roi : il ne lelaisserait pas vivant.

– Tant que le roi est ici, repris-je,qu’il est à Strelsau sur son trône, quel grief peut-il y avoircontre son cher frère Michel ?

– Alors, nous n’allons rienfaire ?

– Nous n’allons rien faire de maladroit,dit Sapt.

– Notre situation, repris-je, a cela departiculier que la vie de l’un répond de la vie de l’autre, et,qu’ennemis jurés, nous sommes par intérêt personnel forcés de nousménager l’un l’autre. Je ne peux risquer la vie de Michel sansexposer la mienne.

– Et le roi ? interrompit Sapt.

– Michel se perd s’il essaye de meperdre.

– Très joli ! fit le vieux Sapt.

– Si je suis reconnu, continuai-je alors,je n’hésite pas, j’avoue tout et je me bats avec le duc ;mais, pour le moment, j’attends qu’il me donne le signal.

– Trois des Six sont à Strelsau, repritFritz.

– Non, dit Sapt.

– Je vous affirme que trois des Six sontà Strelsau.

– Trois seulement, vous en êtessûr ? interrogea Sapt vivement.

– Absolument sûr.

– Alors le roi est vivant, et les troisautres sont de garde auprès de lui ? s’écria Sapt.

– C’est évident ! dit Fritz, dont levisage s’illumina. Si le roi était mort et enterré, ils seraienttous ici auprès de Michel.

– De grâce, messieurs, interrompis-je,apprenez-moi quels sont ces mystérieux Six ?

– Je ne doute pas que vous ne fassiezpromptement leur connaissance, dit Sapt. Ce sont six individus dela maison de Michel, qui lui appartiennent corps et âme :trois Ruritaniens, un Français, un Belge et un compatriote à vous.Tous sont prêts à tuer et à se faire tuer pour Michel.

– Peut-être serai-je celui-là,fis-je.

– Rien de plus vraisemblable, acquiesçaSapt. Quels sont les trois qui sont ici ?

– De Gautel, Bersonin et Detchard.

– Les étrangers ! C’est clair commede l’eau de roche. Le duc les a amenés avec lui, et a laissé lesRuritaniens auprès du roi. Il veut compromettre les Ruritaniensautant que possible.

– Ils ne se trouvaient pas parmi les amisauxquels nous avons dit un mot au pavillon ? demandai-je.

– Plût à Dieu qu’ils y eussent été !reprit Sapt. Au lieu de six, ils ne seraient plus quequatre ! »

J’avais déjà développé en moi un attribut dela royauté : le sentiment que je ne devais pas révéler mesidées ni mes desseins secrets même à mes plus intimes amis. Monplan était parfaitement arrêté. Je voulais me rendre aussipopulaire que possible et en même temps ne pas témoigner demauvaise grâce à Michel. De cette façon, j’espérais calmerl’hostilité de ses adhérents et lui donner, au cas où un conflitsurviendrait, non pas le rôle d’une victime, mais celui d’uningrat.

Je ne désirais pas toutefois voir éclaterentre nous les hostilités ; il était de l’intérêt du roi quele secret fût gardé le plus longtemps possible. Tant qu’il leserait, j’avais beau jeu à Strelsau. La situation, en seprolongeant, affaiblissait Michel.

Dans l’après-midi, il me prit fantaisie desortir à cheval, et, accompagné par Fritz von Tarlenheim, je fis letour de la nouvelle avenue du Parc-Royal en rendant avec la plusscrupuleuse politesse tous les saluts qui m’étaient adressés. Alorsje passai à travers quelques rues, et m’arrêtai pour acheter desfleurs à une jeune marchande que je payai d’une pièce d’or ;puis, ayant, comme je le souhaitais, attiré l’attention de la foule(plus de cinq cents personnes me suivaient), je me dirigeai vers lepalais qu’occupait la princesse Flavie et fis demander si ellepouvait me recevoir.

Cette démarche surexcita fort l’enthousiasmede mon bon peuple, qui m’acclama. La princesse était trèspopulaire, et le chancelier, l’austère chancelier lui-même, nes’était pas fait scrupule de me dire que, plus je ferais à laprincesse une cour assidue, plus tôt je l’amènerais à une heureuseconclusion, plus je gagnerais l’affection de mes sujets. Lechancelier, naturellement, ne se rendait pas compte des difficultésqu’il y avait pour moi à suivre son loyal et excellent conseil.Toutefois je pensais que, professionnellement, il n’y aurait à celaaucun mal ; et, dans ce dessein, Fritz m’appuya avec unecordialité qui me surprit un peu jusqu’au moment où il me confessaqu’il avait des raisons particulières pour désirer aller au palaisde la princesse, raisons qui n’étaient autres qu’un sentiment qu’ilavait voué à une demoiselle d’honneur, amie intime de la princesse,la comtesse Helga von Straszin.

L’étiquette favorisa les espérances deFritz : tandis qu’on m’introduisait dans la chambre de laprincesse, il put rester dans la salle d’attente avec lacomtesse : en dépit des gens et des domestiques disséminés çàet là, je ne doute pas qu’ils purent se ménager untête-à-tête ; mais je n’avais guère le loisir de m’occuperd’eux, car j’étais arrivé à l’un des passages les plus délicats etles plus épineux du rôle difficile que j’avais accepté. Il fallaitme rendre la princesse favorable et elle ne devait pasm’aimer ; il fallait lui témoigner de l’affection et ne pointen ressentir. Je fis un grand effort afin d’être à la hauteur de lasituation, situation que ne rendit pas moins embarrassante letrouble charmant avec lequel la princesse me reçut. On verra plusloin si je m’acquittai bien de mon rôle.

« Voilà que vous gagnez des lauriers d’ormaintenant, fit-elle. Vous êtes comme le prince Henry, deShakespeare, que le fait d’être roi transforme… Mais pardonnez-moi,Sire, j’oubliais que je parle au roi.

– Je vous supplie de ne me dire que ceque vous dicte votre cœur et de ne m’appeler jamais que par monnom ! »

Elle me regarda un moment.

« Eh bien ! soit, reprit-elle ;je suis heureuse et fière, Rodolphe. En vérité, tout est changé envous, jusqu’à l’expression de votre visage. »

J’acquiesçai à son dire ; mais, le sujetme paraissant scabreux, j’essayai une diversion.

« Mon frère est de retour, à ce que j’aientendu dire. Il était en déplacement, paraît-il.

– Oui, il est revenu, répondit-elle, enfronçant légèrement les sourcils.

– Il ne peut jamais rester longtempséloigné de Strelsau, remarquai-je en souriant. Sur ma foi, noussommes tous ravis de le voir. Plus nous le sentons près de nous,plus nous sommes heureux.

– Comment cela, cousin ? Serait-ceparce que vous pouvez plus facilement…

– Savoir ce qui l’occupe ? Peut-êtrebien, cousine. Et vous, pourquoi êtes-vous contente ?

– Je n’ai pas dit que je fusse contente,répondit-elle.

– On le dit pour vous.

– Les gens qui disent cela sont desinsolents, riposta-t-elle avec une délicieuse arrogance.

– Et croyez-vous que je sois deceux-là ?

– Ce serait faire injure à Votre Majesté,dit-elle avec une révérence ironiquement respectueuse ; puiselle ajouta, malicieusement, après une pause : À moinsque…

– À moins que ?…

– À moins que Votre Majesté ne s’imagineque je suis préoccupée de savoir où est le duc de Strelsau, quandje ne m’en soucie pas plus que de cela… »

Et elle fit gentiment claquer ses doigts. Quen’aurais-je donné pour être le roi !

« Vous ne vous inquiétez pas de savoir oùest votre cousin Michel ?

– Mon cousin Michel ?… Je l’appellele duc de Strelsau.

– Pourtant vous l’appelez Michel quandvous le rencontrez.

– Oui, pour obéir aux ordres de votrefrère.

– Et maintenant pour obéir aux miens.

– Si telle est votre volonté.

– Sans nul doute. Nous devons tous nousappliquer à plaire à notre bien-aimé frère Michel.

– M’ordonnerez-vous aussi de recevoir sesamis ?

– Les Six ?

– C’est ainsi que vous les appelez, vousaussi ?

– Pour être à la mode, il le faut bien.Mais ma volonté est que vous ne receviez que les gens qu’il vousplaît de recevoir.

– Sauf vous-même…

– En ce qui me concerne, je vous enprie : je ne puis pas l’ordonner… »

Comme je parlais, une clameur s’éleva dans larue. La princesse courut à la fenêtre.

« C’est lui ! s’écria-t-elle. C’estle duc de Strelsau ! »

Je souris sans rien dire. La princesse serassit et, pendant quelques instants, nous restâmes silencieux. Lebruit au-dehors avait cessé ; mais j’entendais un brouhaha,des allées et venues dans le salon d’attente. Je me mis à parler dechoses et d’autres. La conversation s’animait, et je commençais àme demander ce qu’avait bien pu devenir Michel lorsque tout à coup,à ma grande surprise, Flavie, joignant les mains, s’écria d’unevoix troublée :

« Est-ce sage de l’exaspérer, de lemettre en colère ?

– Quoi ? qui mettre en colère ?en quoi faisant ?

– Mais en le faisant attendre.

– Ma chère cousine, je n’ai aucune enviede le faire attendre.

– En ce cas, faut-il le faireentrer ?

– Mais sans doute, si tel est votredésir. »

Elle me jeta un regard étonné.

« Vous êtes étrange, fit-elle ; voussavez bien qu’on ne fait jamais entrer personne quand vous êtesauprès de moi. »

Délicieux attribut de la royauté !

« J’approuve fort cette étiquette,m’écriai-je, mais je l’avais totalement oubliée… Et si j’étais seulavec une autre personne, n’auriez-vous pas, vous, le droitd’entrer ?

– Pourquoi me demander ce que vous savezmieux que moi ? Moi, je puis toujours entrer, étant du mêmesang. »

Elle me regardait de plus en plus étonnée.

« Jamais je n’ai pu me mettre dans latête ces règles stupides, fis-je, pestant intérieurement contreFritz, qui avait oublié de me mettre au courant. Mais je vaisréparer mon erreur. »

Je m’élançai, ouvris la porte toute grande etm’avançai dans le salon d’attente.

Michel, assis devant une table, avait l’airsombre. Toutes les autres personnes présentes étaient debout, saufcet impertinent de Fritz, qui restait assis sur un fauteuil,flirtant avec la comtesse Helga.

Il se leva précipitamment quand j’entrai, cequi souligna d’une façon plus marquée son attitude précédente. Jecompris pourquoi le duc n’aimait pas Fritz.

Je m’avançai, tendant la main à mon bon frère.Il la prit, et je l’embrassai. Puis je l’entraînai dans le salonparticulier de la princesse.

« Frère, dis-je, si j’avais su que vousfussiez ici, vous n’eussiez pas attendu une minute ; j’auraistout de suite demandé à la princesse la permission de vousintroduire auprès d’elle. »

Il me remercia avec froideur. Le duc était unhomme supérieur, mais il ne savait pas dissimuler sessentiments.

Toutefois, il essayait de me persuader qu’ilétait ma dupe et me prenait réellement pour le roi. Pouvait-ilavoir un doute à cet égard ? Non, certes ! Alors, combienil devait souffrir d’être obligé de me témoigner tant de respect,et plus encore de m’entendre dire : « Michel » ou« Flavie » !

« Quoi ! Sire, vous êtes blessé à lamain ? fit-il avec intérêt.

– Oui, c’est en jouant avec un gros dogueà moi, un métis (je prenais plaisir à l’exaspérer). Vous savez,frère, que ces animaux-là ont, en général, assez mauvaiscaractère. »

Il eut un sourire méchant tandis que ses yeuxse fixaient sur les miens.

« Êtes-vous sûr que la morsure ne puisseêtre dangereuse ? s’écria Flavie inquiète.

– Ce n’est rien, cette fois,répondis-je ; mais, peut-être, si je lui donnais occasion demordre plus fort, la chose pourrait être plus grave.

– Promettez-moi de ne plus jouer aveclui, supplia Flavie.

– Qui sait ?

– S’il vous mordait encore !

– Il essayera, je n’en doute pas »,repris-je en souriant.

Puis, craignant que Michel ne laissât échapperun mot trop vif que j’eusse été forcé de relever, je commençai àlui faire compliment de la magnifique condition de son régiment etde la façon dont il m’avait accueilli le jour de mon couronnement.De là, je me lançai dans une description enthousiaste du pavillonde chasse où il m’avait offert l’hospitalité. C’en était trop. Ilse leva précipitamment, la colère l’étouffait, et, murmurant uneexcuse, il se retira.

Près de la porte, toutefois, il se retourna etdit :

« J’ai là trois de mes amis qui sont trèsdésireux d’être présentés à Votre Majesté. »

Je le rejoignis immédiatement et passai monbras sous le sien. Son visage avait revêtu un masque de douceur.Nous entrâmes ainsi dans la salle d’attente bras dessus, brasdessous, en bons frères. Michel fit un signe et trois hommess’avancèrent.

« Ces messieurs, fit Michel avec un airde politesse qui lui seyait fort bien, sont les plus fidèles et lesplus dévoués serviteurs de Votre Majesté, des amis personnels àmoi, des amis à toute épreuve.

– Ces deux titres me les rendent d’autantplus chers. Je suis enchanté de faire leur connaissance. »

Ils s’avancèrent l’un après l’autre,s’inclinèrent et me baisèrent la main.

De Gautel, un grand garçon maigre avec descheveux coupés en brosse, très raide, la moustache cirée ;Bersonin, le Belge, un bel homme de taille moyenne, chauve, bienqu’il n’eût pas plus de trente ans ; enfin, Detchard,l’Anglais, un individu avec une figure en lame de couteau, descheveux blonds coupés court et le teint rouge. Un beau gars, bienfait, large d’épaules, mince de hanches. Un solide lutteur, mais unfourbe à coup sûr, pensai-je.

Je lui adressai la parole en anglais enaffectant un léger accent étranger qui le fit sourire. Je vis lesourire, bien qu’il passât comme un éclair.

« M. Detchard est dans lesecret », pensai-je.

Après m’être débarrassé de mon bon frère et deses amis, je rentrai pour faire mes adieux à la princesse. Ellem’attendait debout auprès de la porte. Je pris sa main dans lesmiennes.

« Rodolphe, fit-elle en baissant la voix,soyez prudent, je vous en prie.

– Prudent ?

– Vous savez ce que je veux dire. Pensezque votre vie est précieuse, que vous la devez…

– Que je la dois ?…

– À votre pays. »

Ai-je eu raison, ai-je eu tort de pousser leschoses si loin ? Je ne sais. Le moment était grave, je n’euspas le courage de lui dire la vérité.

« À mon pays seulement ? »

Une vive rougeur empourpra son charmantvisage.

« À vos amis aussi, fit-elle.

– Et à votre cousine, à votre humbleservante », murmura-t-elle très bas.

L’émotion me suffoquait. Je baisai sa main etme retirai en me maudissant. Au-dehors je trouvai maître Fritzencore occupé à causer avec la comtesse Helga.

« Au diable ! fit-il, nous nepouvons pas toujours conspirer. »

Fritz, qui jusque-là avait marché à mes côtés,se mit respectueusement à ma suite.

Chapitre 9 Àquoi peut servir une table à thé

Si mon intention était de détailler les faitsquotidiens de mon existence à ce moment, sans aucun doute mon récitintéresserait vivement les gens qui ne sont pas très familiers avecce qui se passe à l’intérieur des palais royaux ; et si jerévélais les secrets que j’eus alors l’occasion d’apprendre, jepassionnerais tous les hommes d’État d’Europe. Mais je ne veuxfaire ni l’un ni l’autre. Je me débattrai entre le Scylla de lasottise et le Charybde de l’indiscrétion et je pense que je feraimieux de m’en tenir au drame souterrain qui se jouait dans lacoulisse de la politique ruritanienne. Qu’il me suffise de dire quele secret de mon imposture, si je puis ainsi parler, ne transpiraen aucune façon ; que je fis pourtant bien des fautes, quej’eus de mauvais moments à passer, qu’il me fallut user de tout letact, de toute la bonne grâce dont le ciel m’avait doué pour mefaire pardonner certains manques de mémoire, des oublisinexcusables, tels, par exemple, que de ne pas reconnaître de vieuxamis. En fin de compte, je m’en suis tiré, et cela, grâce, comme jel’ai dit déjà, à la hardiesse même de l’entreprise. En vérité, jecrois, étant donné la ressemblance physique, qu’il m’a été plusfacile de jouer le rôle d’un roi que s’il m’avait fallu me mettredans la peau de n’importe quel autre personnage de mon espèce, monvoisin, un individu semblable à moi.

Un jour, Sapt entra dans ma chambre, unelettre à la main.

« C’est pour vous, dit-il, c’est unelettre de femme… Mais j’ai des nouvelles à vous donner d’abord.

– Ah ! lesquelles ?

– Le roi est au château de Zenda.

– Comment le savez-vous ?

– Parce que trois des fameux Six y sont.J’ai fait faire une petite enquête ; ils y sont tous lestrois : Lauengram, Krafstein et le jeune Rupert Hentzau –trois coquins – les plus grands coquins, ma foi, de toute laRuritanie !

– Eh bien ?

– Eh bien ! Fritz est à bout depatience, et veut que vous marchiez contre le château aveccavalerie, infanterie, artillerie.

– Pourquoi faire ? demandai-je. Pourdraguer les fossés ?

– Cela ne nous mènerait à rien, repritSapt d’un air sombre ; nous n’y trouverons pas même le corpsdu roi !

– Vous êtes sûr que le roi est auchâteau ?

– C’est plus que probable. En dehors dece fait probant, la présence des trois acolytes, le pont-levis esttoujours levé, et personne ne pénètre sans un ordre formel, signépar Hentzau ou par le duc Noir en personne. Il faut contenirl’impatience de Fritz, l’attacher, si c’est nécessaire.

– J’irai à Zenda, fis-je.

– Vous êtes fou !

– Un de ces jours.

– Il est plus que probable que, cejour-là, vous y resterez.

– Nous verrons bien, mon bon ami, fis-jenégligemment.

– Votre Majesté paraît de mauvaisehumeur », remarqua Sapt.

Il me regarda un instant, puis alluma sapipe.

J’étais, il est vrai, d’une humeur dedogue.

« Où que j’aille, continuai-je d’un tonbourru, je suis toujours escorté d’une demi-douzaine d’espions.

– Je le sais, parbleu ! C’est moiqui les mets à vos trousses, répondit-il avec calme.

– Pourquoi ?

– Mais, reprit Sapt, en lançant dansl’air des spirales de fumée bleue, parce que cela ferait lesaffaires du duc Noir si vous veniez à disparaître. Vous en moins,le jeu que nous avons interrompu recommencerait ; au moinscela lui laisserait une chance.

– Je suis capable de prendre soin demoi.

– De Gautel, Bersonin et Detchard sont àStrelsau, et aucun d’eux, mon ami, n’hésiterait une seconde à vouscouper la gorge ; ils ne feraient pas plus de façons que jen’en ferais s’il s’agissait du duc Noir, et peut-être n’ymettraient-ils pas autant de formes que je suis disposé à enmettre. De qui est cette lettre ? »

Je l’ouvris, et lus tout haut :

« Si le roi désire savoir ce qu’il luiimporte beaucoup de savoir, qu’il fasse ce que cette lettre luidira. Au bout de la grande avenue, il y a une maison cachée aumilieu de jardins. La maison a un portique orné d’une nymphe. Unmur entoure les jardins. Dans ce mur, il y a une grille. À minuit,cette nuit, si le roi entre seul par cette grille, s’ilprend à droite et fait une trentaine de pas, il trouvera un petitpavillon auquel on accède par six marches. S’il monte et s’ilentre, il verra là une personne qui lui dira un secret de ladernière importance. Il y va de sa vie et de son trône. Cet avislui vient d’un ami fidèle. Il faut qu’il soit seul. S’ilnéglige de se rendre à cet appel, il s’expose aux plus grandsdangers. Qu’il ne montre cette lettre à personne : cela neservirait qu’à perdre une femme qui lui est dévouée. Le duc Noir nepardonne pas. »

« C’est vrai, fit observer Sapt, quandj’eus fini… Mais il est très capable de dicter une lettre de cegenre. »

Mon impression était conforme à celle de Sapt.J’allais jeter la lettre au panier quand j’aperçus quelques lignesécrites en travers, sur l’autre page, et qui m’avaient d’abordéchappé.

« Ce n’est pas tout, dis-je.

« Si vous hésitez, disaient ces lignes,consultez le colonel Sapt…

– Ah ! bah ! fît celui-ci fortétonné. Me croit-elle plus fou que vous ? »

Je lui fis signe de se taire.

« Demandez-lui quelle est la femme quiferait tout au monde pour empêcher le duc d’épouser sa cousine, etpar conséquent pour l’empêcher de devenir roi. Demandez-lui si sonnom ne commence pas par un A. »

Je bondis hors de mon fauteuil.

Sapt posa sa pipe.

« Antoinette de Mauban !m’écriai-je.

– Comment savez-vous cela ? »demanda Sapt. Je lui contai ce que je savais de la dame, et commentje le savais. Il acquiesça de la tête.

« Il est parfaitement vrai qu’elle a euune explication orageuse avec Michel, dit-il pensif.

– Si elle voulait, elle pourrait nousservir, repris-je.

– Je crois pourtant que c’est Michel quia dicté cette lettre.

– Moi aussi ; mais je compte m’enassurer, et j’irai, Sapt.

– Non, c’est moi qui irai, dit-il.

– Oui, vous pouvez aller jusqu’à lagrille.

– J’irai au pavillon.

– Que je sois pendu si je vous laisse cesoir », dis-je. Je me levai et me campai, le dos à lacheminée.

« Sapt, j’ai confiance en cette femme etj’irai, Sapt.

– Je n’ai confiance en aucune femme,reprit Sapt, et vous n’irez pas.

– Ou j’irai ce soir au pavillon, ou jerepars pour l’Angleterre. »

Sapt commençait à savoir jusqu’où il pouvaittendre la corde, et quand il fallait céder.

« Nous jouons à contre-mesure, repris-je,et nous perdons notre temps. Chaque jour qui passe augmente lesrisques : risque, pour le roi, d’être assassiné ; risque,pour moi, d’être découvert. C’est trop dangereux ! Sapt, ilfaut risquer le tout pour le tout.

– Comme vous voudrez ! »fit-il, avec un soupir.

Bref, le soir même, à onze heures et demie,Sapt et moi, nous montions à cheval.

Fritz, laissé de garde au palais, ne fut pasinstruit de notre destination.

La nuit était très sombre. Je n’avais pasd’épée ; mais je m’étais muni d’un revolver, d’un long couteauet d’une lanterne sourde.

Nous arrivâmes devant la grille. Je mis pied àterre.

Sapt me tendit la main.

« J’attendrai ici, dit-il. Si j’entendsun coup de feu, je…

– Ne bougez pas ; c’est la dernièrechance du roi. Il ne faut pas qu’il vous arrive malheur aussi.

– Vous avez raison ; bonnechance ! »

Je poussai la petite porte ; elle céda,et je me trouvai au milieu de taillis incultes. Je vis un sentierherbu ; je le pris sur la droite, selon les instructions quej’avais reçues, et je le suivis en marchant avec précaution… Malanterne était fermée et je tenais mon revolver à la main. Toutétait silencieux.

Tout à coup, je vis surgir devant moi, dans lanuit, une grande ombre noire. C’était le pavillon. Je gravis lesquelques marches et me trouvai en face d’une petite porte de boisvermoulu qui pendait sur ses gonds. Je la poussai, et entrai.

Une femme se précipita au-devant de moi, ets’empara de ma main.

« Fermez la porte »,souffla-t-elle.

J’obéis, et braquai sur elle le rayon de malanterne. Elle était en grande toilette décolletée, ce qui faisaitvaloir sa taille superbe ; le visage était très beau. Nousnous trouvions dans une petite pièce nue, meublée seulement dequelques chaises et d’une petite table de fer comme celles surlesquelles on sert le café dans un jardin, ou que l’on voit à laporte des restaurants.

« Pas un mot ! dit-elle, le tempsnous presse. Écoutez-moi. Je vous connais, monsieur Rassendyll.C’est moi qui vous ai écrit cette lettre, sur l’ordre du duc.

– C’est bien ce que j’avais pensé.

– Dans vingt minutes, trois hommes serontici pour vous tuer.

– Trois ! Les trois ?

– Oui, il ne faut pas les attendre. Sivous tardez, c’en est fait de vous.

– À moins que je ne me débarrasse de mesennemis.

– Écoutez, écoutez ! Une fois mort,on portera votre corps dans quelque quartier mal famé de la ville.C’est là qu’on le trouvera. Michel alors fera arrêter tous vosamis, le colonel Sapt et le capitaine von Tarlenheim en premier,proclamera l’état de siège à Strelsau et enverra un message àZenda, où les trois autres acolytes sont chargés d’assassiner leroi. Le duc se fait reconnaître roi, ou, s’il ne se sent pas assezfort, il fait reconnaître la princesse.

« De toute façon, il l’épouse et devientroi de fait et bientôt de nom. Comprenez-vous ?

– C’est un joli complot. Mais pourquoivous, madame… ?

– Que j’agisse par charité ou parjalousie, qu’importe, mon Dieu ? Me faudra-t-il voir cemariage ? Maintenant, partez et rappelez-vous ceci – c’étaitsurtout cela que j’avais à vous dire – c’est que toujours etpartout, le jour comme la nuit, vous êtes en danger. Trois hommesdéterminés, incapables de pitié, vous guettent, montent la gardeautour de vous. Trois autres hommes guettent les premiers. Lessbires de Michel ne vous perdent jamais de vue. Si une fois ilsvous trouvaient seul, c’en serait fait de vous ! Maintenant,partez. Non, attendez ; la porte doit être déjà gardée à cetteheure. Descendez doucement : au-delà du pavillon, à centmètres environ contre le mur, vous trouverez une échelle. Escaladezle mur et fuyez.

– Et vous ? demandai-je.

– J’ai une partie difficile à jouer. SiMichel découvre ce que j’ai fait, nous ne nous reverrons pas.Sinon, il se peut que je… Mais, il n’importe. Partez surl’heure.

– Que lui direz-vous ?

– Que vous n’êtes pas venu, que vous avezdeviné le piège.

Je pris sa main et la baisai.

« Madame, vous avez rendu un grandservice au roi, cette nuit. Dans quelle partie du château letient-on enfermé ? »

Elle répondit si bas que je dus tendrel’oreille. J’écoutais avidement.

« Au-delà du pont-levis il y a une lourdeporte, derrière cette porte… Mais chut !… j’entends dubruit. »

On eût dit, en effet, des pas au-dehors.

« Ils viennent ! ils arrivent avantl’heure. Dieu du ciel ! ils sont en avance. »

Et elle devint pâle comme la mort.

« Il me semble, au contraire, fis-je,qu’ils arrivent à point.

– Fermez votre lanterne. Regardez parcette fente de la porte. Les voyez-vous ? »

Je mis mon œil contre la fente. Sur lapremière marche, j’aperçus trois silhouettes vagues. J’armai monrevolver.

« Quand vous en tueriez un, etaprès ? »

Une voix du dehors, une voix qui parlaitl’anglais sans le moindre accent, disait :

« Monsieur Rassendyll ! »

Je ne répondis pas.

« Nous avons à vous parler. Voulez-vouspromettre de ne pas tirer avant que nous ayons achevé ?

– Est-ce à monsieur Detchard que j’ail’honneur de parler ? demandai-je.

– Laissons là les noms.

– Alors, ne vous embarrassez pas dumien.

– Très bien, Sire. Je suis porteur d’uneoffre pour vous. »

J’avais toujours l’œil collé à la fente. Jevis mes trois coquins gravir les marches, le revolver au poing.

« Voulez-vous nous laisser entrer ?Nous nous engageons sur l’honneur à respecter la trêve.

– Ne vous y fiez pas, me soufflaAntoinette.

– Pourquoi ne pas nous entretenir àtravers la porte ? fis-je.

– Qui nous dit que vous n’allez pasl’ouvrir tout à coup et faire feu sur nous ? reprit Detchard.Nous sommes sûrs d’être les plus forts à la fin, mais nous nesommes pas sûrs de ne pas laisser un ou deux d’entre nous sur lecarreau. Voulez-vous nous donner votre parole d’honneur que vous netirerez pas tant que durera l’entretien ?

– Ne vous fiez pas à ces gens-là »,murmura encore Antoinette.

Une idée me traversa l’esprit. Je réfléchis uninstant… Ce n’était pas impossible.

« Je vous donne ma parole, repris-je, queje ne tirerai pas avant vous ; seulement je ne vous laisseraipas entrer. Restez dehors, et dites ce que vous avez à dire.

– C’est bien ! »répondit-il.

Les trois amis gravirent la dernière marche etse rangèrent tout contre la porte.

Je collai mon oreille à la fente, aucuneparole n’arrivait jusqu’à moi ; je voyais seulement la tête deDetchard penchée vers le plus grand de ses compagnons, de Gautel, àce que je présumai.

« Hum ! fis-je à part moi, oncomplote. »

Puis j’ajoutai tout haut :

« Eh bien ! messieurs, j’attends vosoffres.

– Un sauf-conduit jusqu’à la frontière etdeux millions de francs en bon argent anglais.

– Non, non, n’acceptez pas, fitAntoinette très bas à mon oreille ; ne vous y fiez pas :ce sont des traîtres.

– Voilà qui est généreux »,répondis-je, tout en continuant à surveiller leurs mouvements àtravers la fente de la porte.

Ils étaient maintenant serrés les uns contreles autres.

Je savais quel projet les banditsnourrissaient au fond de leur cœur, et je n’avais pas besoin del’avertissement d’Antoinette. Leur intention était de bondir surmoi dès que j’aurais engagé la conversation avec eux.

« Permettez-moi de réfléchir uninstant », dis-je, et je crus entendre au-dehors un rireaussitôt étouffé.

Je me tournai vers Antoinette.

« Serrez-vous contre le mur, pour ne pasvous trouver dans la ligne de tir, lui dis-je à l’oreille.

– Que voulez-vous faire ?demanda-t-elle épouvantée.

– Vous allez voir. »

Alors je saisis par les pieds la table de fer,ce qui n’était qu’un jeu pour un homme de ma force. Le dessus de latable, en avançant devant moi, formait un écran qui protégeaitabsolument ma tête et tout le haut de mon corps. Je passai malanterne dans ma ceinture et m’assurai que mon revolver était àportée. Au même moment, je vis la porte qui remuait toutdoucement : peut-être était-ce le vent, peut-être une main quila poussait du dehors.

Je m’éloignai autant que possible, tenanttoujours ma table devant moi. Puis je leur criai :

« Messieurs, j’accepte vos offres, m’enfiant à votre honneur. Si vous voulez bien ouvrir la porte…

– Ouvrez-la vous-même, dit Detchard.

– Elle ouvre en dehors. Reculez-vous ouje vous bousculerai en la poussant. »

Je m’avançai et fourrageai dans laserrure ; après quoi, je retournai sur la pointe des piedsreprendre ma première position.

« Je ne peux pas l’ouvrir !criai-je. La serrure est embrouillée.

– Je vais bien l’ouvrir, moi ! criaDetchard. Laissez donc, Bersonin ! Pourquoi pas ? Depuisquand un homme seul vous fait-il peur ? »

Je souris. Une minute plus tard, la portecédait. À la lueur de ma petite lanterne, j’aperçus les troiscomparses pressés l’un contre l’autre, le revolver au poing. Alorsavec un grand cri je m’élançai, franchissant le seuil : troiscoups partirent, trois balles s’aplatirent contre mon bouclierimprovisé. Je tombai au milieu de mes ennemis avec ma table ;nous roulâmes tous ensemble, sacrant, jurant, jusque sur le gazon,au-dessous du perron. Antoinette de Mauban poussait des crisperçants. Je fus bientôt sur pied.

De Gautel et Bersonin, ahuris, ne savaient oùils en étaient, Detchard se trouvait pris sous la table. Au momentoù je me relevai, il la repoussa et fit feu de nouveau.

Je tirai à mon tour, presque à boutportant.

Un formidable blasphème s’échappa de seslèvres. Je ne m’arrêtai pas, comme vous pensez, pour entendre sesimprécations ; je filai comme un lièvre et courus le long dumur.

On me poursuivait ; à tout hasard, je meretournai et fis feu.

« Dieu soit loué ! m’écriai-je, ellene m’a pas trompé : l’échelle est là. »

Le mur était très élevé et garni d’une frisede fer ; mais, grâce à l’échelle, je l’eus escaladé en uneminute.

Retournant sur mes pas, j’aperçus les chevaux,et, comme j’approchais, j’entendis un coup de feu. C’étaitSapt.

Il nous avait entendus et se ruait avec ragecontre la porte, frappant à coups redoublés, faisant feu dans laserrure, se démenant comme un possédé. Il avait absolument oubliénos conventions et la promesse qu’il m’avait faite de ne pas semêler de mes affaires.

En le voyant s’escrimer ainsi, je ne pus medéfendre de rire, et, lui frappant sur l’épaule :

« Allons, rentrons nous coucher, monvieil ami, fis-je ; j’ai la plus jolie histoire du monde àvous conter. »

Il tressauta et s’écria en me serrant lamain :

« Sauvé ! »

Une minute plus tard, il ajoutait :

« Que diable avez-vous à rire ?

– Voyons ! n’était-ce pas unspectacle désopilant que celui de ces trois formidablesadversaires, dispersés et vaincus… avec quelle arme ? Je vousle donne en mille : avec une table à thé ! Et notez, jevous en prie, que j’ai exactement tenu parole, et que je n’ai pastiré le premier. »

Chapitre 10Où je succombe à la tentation

L’usage voulait que chaque matin le préfet depolice remît au roi de Ruritanie un rapport sur la situation de lacapitale et l’état des esprits ; ce rapport contenait aussi ledétail minutieux des faits et gestes des personnes que la policeavait reçu l’ordre de surveiller. Depuis que j’étais à Strelsau,Sapt venait tous les matins me lire ce rapport, qu’il assaisonnaitde commentaires instructifs. Le lendemain de mon aventure aupavillon, il entra comme je faisais un écarté avec Fritz.

« Le rapport est plein d’intérêt cematin, dit-il en s’asseyant.

– Est-il question, demandai-je, decertain tapage nocturne ? » Il secoua la tête ensouriant.

Je lis ceci d’abord :

« Son Altesse le duc de Strelsau estparti ce matin (en « grande hâte, paraît-il), accompagné deplusieurs personnes de sa maison. On croit qu’il va au château deZenda. Le duc est parti à cheval. Il n’a pas pris le chemin de fer.MM. de Gautel, Bersonin et Detchard ont suivi une heureplus tard. Ce dernier a le bras en écharpe. On ne sait pas quand ila été blessé, mais on croit qu’il s’est battu en duel. »

« C’est la vérité à peu près !interrompis-je, enchanté de voir que je n’avais pas manqué monhomme.

– Ce n’est pas tout », continuaSapt.

« Mme de Mauban, quenous avons fait surveiller, a pris le train aujourd’hui à midi.Elle a pris un billet pour Dresde. »

« Affaire d’habitude ! »

« Le train de Dresde, continue lerapporteur, s’arrête à Zenda. »

« Très fin, le bonhomme, plein d’astuce,remarqua Sapt ! Enfin, écoutez ceci pour finir :

« La ville est en effervescence, laconduite du roi est très critiquée (nous recommandons à nos agents,vous le savez, d’être de la plus absolue franchise). On luireproche de ne faire aucune démarche décisive pour hâter sonmariage avec la princesse Flavie. Son Altesse Royale se montre,paraît-il, très froissée des hésitations de Sa Majesté. Dans lepeuple, on la marie au duc de Strelsau, qui en devient d’autantplus populaire. J’ai fait répandre partout le bruit que le roidonnait ce soir un grand bal en l’honneur de la princesse, etl’effet de cette nouvelle est excellent. »

« C’en est une aussi pour moi,dis-je.

– Tout est prêt, reprit Fritz enriant : c’est moi qui me suis occupé despréparatifs. »

Sapt se tourna vers moi et me dit d’une voixbrève :

« Il faut lui faire la cour ce soir, etvivement.

– Je ne crains que de la lui faire tropvivement. Que diable ! Sapt, vous ne pensez pas que je trouvecela difficile ? »

Fritz fredonna quelques mesures, puis ilajouta :

« Vous ne trouverez les voies que tropbien préparées. Écoutez ; il m’en coûte de vous le dire, maisje le dois. La comtesse Helga m’a confié que la princesses’attachait beaucoup au roi ; depuis le jour du couronnement,ses sentiments ont subi un grand changement et il est parfaitementvrai qu’elle est profondément blessée de l’apparente négligence deSa Majesté.

– Belle affaire ! murmurai-je.

– Je pense, continua le vieux Sapt, quele mieux est que vous fassiez votre demande ce soir.

– Juste ciel !

– Ou tout au moins que vous avanciezsensiblement les choses. J’enverrai une note officieuse auxjournaux.

– Sapt, vous ne le ferez pas,m’écriai-je, pas plus que je ne ferai ce que vous me demandez. Jeme refuse absolument à ce que l’on joue ainsi avec le cœur de laprincesse. »

Sapt me regarda ; ses petits yeux gris mefouillaient l’âme, un sourire fin relevait sa moustache grise.

« Bien ! bien. Il ne faut pas êtretrop exigeant. Rassurez-la seulement un peu, si vous le pouvez. Etmaintenant, occupons-nous de Michel.

– Le diable emporte Michel ! Il seratemps demain de penser à lui. Venez, Fritz ! Allons faire untour de jardin. »

Sapt n’insista pas. Sous ses dehors brusques,il cachait un tact merveilleux et, ainsi que j’eus plus d’une foisl’occasion de le remarquer, une très profonde connaissance de lanature humaine. S’il n’avait pas insisté davantage au sujet de laprincesse, c’est qu’il pensait bien que sa beauté se chargerait dem’entraîner mieux que tous ses arguments et que, moins il merappellerait le roi dans la circonstance, mieux cela vaudrait.

Quant au chagrin que cela pouvait causer à laprincesse, il s’en souciait fort peu.

Et, après tout, pouvait-on dire qu’il eûttort ? Si le roi reconquérait son trône, la princesse irait àlui, tout naturellement, qu’elle sût ou non le changement opérédans la personne du roi.

Et si le roi ne nous était pas rendu ?Nous n’avions jamais discuté entre nous cette hypothèse. Je necrois pas me tromper en disant que, dans ce cas, l’idée de Saptétait de m’installer sur le trône de Ruritanie jusqu’à la fin demes jours. Il y eût assis le diable plutôt que d’y voir le ducNoir.

Le bal fut magnifique. Je l’ouvris en dansantun quadrille avec la princesse Flavie, puis nous valsâmes ensemble.La foule avait les yeux braqués sur nous, et les commentairesallaient bon train.

Nous soupâmes l’un à côté de l’autre. Vers lemilieu du souper, je me levai, et, debout, en présence de toute lacour, arrachant le cordon de la Rose Rouge que je portais, je lelui passai et lui mis la plaque de diamants autour du cou.

Après ce bel exploit, je me rassis au milieud’un tonnerre d’applaudissements.

Sapt rayonnait. Fritz avait l’air sombre. Lereste du repas s’acheva en silence. Ni Flavie ni moi ne pouvionsprononcer une seule parole.

À la fin Fritz me toucha l’épaule ; je melevai, j’offris le bras à la princesse, et, traversant le hall, jeme rendis dans le petit salon privé où l’on nous avait servi lecafé. Les fenêtres de ce salon ouvraient sur les jardins. La nuitétait belle, fraîche, parfumée.

Les seigneurs et les dames d’honneur deservice se retirèrent ; nous restâmes seuls.

Flavie s’assit. Je demeurai debout devantelle. Oh ! le rude combat qui se livrait dans mon âme !En vérité, je crois que, même alors, si elle n’avait pas levé versmoi ses beaux yeux, je serais resté maître de moi ; mais, à cemoment, elle me considéra d’un regard plein d’interrogation, deprière. Une vive rougeur colora soudain ses joues et elle respiralonguement. Ah ! si vous l’aviez vue à ce moment !J’oubliai tout, le roi enfermé à Zenda, le faux roi de Strelsau.J’oubliai qu’elle était princesse et que moi je jouais un rôle, quej’étais un imposteur. Je me précipitai à ses genoux et m’emparai deses mains. Je ne disais rien. Qu’aurais-je pu dire ?

Les bruits atténués de la nuit, comme uneromance sans parole, étaient plus éloquents qu’eussent pu l’êtremes protestations, tandis que je baisais ses doigts.

Tout à coup, elle fit un geste comme pour merepousser, et s’écria :

« Mais, est-ce bien vrai ? Est-cebien vrai ? N’est-ce pas uniquement par devoir, parce que vousle devez à votre peuple ?

– Il est vrai, répondis-je d’une voixsourde, étouffée par l’émotion, vrai comme la vérité, que je vousaime, plus que ma vie, plus que la vérité, plus quel’honneur ! »

Elle ne comprit pas le sens de mes paroles.Elle se rapprocha, en murmurant à mon oreille :

« Si vous n’étiez pas le roi, je pourraisvous dire combien je vous aime… Comment se fait-il, Rodolphe, queje vous aime tant maintenant ?

– Maintenant ?

– Mais oui, c’est depuis peu de temps.Avant, je ne vous aimais pas ainsi. »

Un grand flot d’orgueil triomphant m’emplit lecœur. C’était bien moi, Rodolphe Rassendyll, qui l’avaitconquise.

« Vous ne m’aimiez pas auparavant ?demandai-je.

– Il faut que ce soit l’effet de lacouronne royale, car je vous aime depuis le jour ducouronnement.

– Vous ne m’aimiez pas, alors,auparavant ? » fis-je vivement.

Elle riait d’un rire très doux.

« Est-ce que vous seriez content si jerépondais non ?

– Ce « non » serait-ilsincère ?

– Oui », fit-elle, si bas, si basque j’eus peine à l’entendre ; puis elle reprit presqueimmédiatement :

« Soyez prudent, Rodolphe ; soyezprudent, mon bien-aimé. Il va être furieux.

– Qui ? Michel ? Quand Michelserait le pire…

– Y a-t-il rien de pire ? »

Une seule chance me restait encore pour sortirde cette impasse. Je fis un suprême effort, et, dominant monémotion, j’abandonnai ses mains et me reculai de quelques pas.Aujourd’hui encore je me rappelle les gémissements de la brise dansles ormes du parc à cet instant.

« Et si je n’étais pas le roi,commençai-je. Si j’étais un simple gentilhomme ? »

Avant que j’eusse terminé, sa main était dansla mienne.

« Si vous étiez un forçat dans la prisonde Strelsau, vous seriez encore mon roi », dit-elle.

À voix basse, je murmurai : « Dieume le pardonne ! » et, tenant sa main dans la mienne, jerépétai :

« Si je n’étais pas le roi… »

– Oh ! oh ! protesta-t-elle. Jene mérite pas cela ; je ne mérite pas que vous doutiez de messentiments. »

Elle recula légèrement.

Pendant plusieurs minutes nous restâmes ainsiface à face ; et, tandis que je pressais ses mains, j’appelaià mon aide tout ce que la conscience et l’honneur me laissaientencore de forces pour lutter contre la fatalité descirconstances.

« Flavie, dis-je d’une voix étranglée etrauque qui ne semblait pas m’appartenir ; Flavie, je ne suispas… »

Comme je prononçais ces mots, comme ellelevait les yeux vers moi, un pas lourd fit craquer le gravier dujardin.

Flavie poussa un cri. Ma phrase commencéeexpira sur mes lèvres. Sapt parut à l’une des portes-fenêtres. Ils’inclina profondément, me regardant d’un air sévère.

« Votre Majesté daignera m’excuser,dit-il, mais Son Éminence le cardinal attend déjà depuis un quartd’heure et désire prendre congé d’elle. »

Nos regards se croisèrent ; et je lusdans ses yeux un reproche et un conseil.

Depuis combien de temps écoutait-il ? Jel’ignore ; ce que je sais, c’est qu’il était entré au bonmoment.

« Il ne faut pas faire attendre SonÉminence », dis-je.

Mais Flavie, dans la tendresse de qui ne seprojetait aucune ombre, les yeux brillants et les joues roses,tendit la main à Sapt avec un sourire radieux.

Elle ne parla pas ; qu’aurait-elle pudire qui eût ajouté à l’éloquence de son regard ?

Un sourire triste plissa la lèvre du vieuxsoldat, et c’est avec une vraie émotion dans la voix que, luibaisant la main, il dit :

« Dans la joie comme dans la peine, dansla bonne fortune comme dans la mauvaise, que Dieu garde VotreAltesse Royale ! »

Puis il ajouta, se redressant et se mettant auport d’arme :

« Mais, avant tout : Vive leroi ! Dieu protège le roi ! »

Flavie prit ma main et la baisa enmurmurant :

« Amen… Dieu bon,amen ! »

Nous rentrâmes dans la salle de bal, où nousnous trouvâmes séparés par nos devoirs respectifs. Chacun, aprèsm’avoir fait ses adieux, allait prendre congé de la princesse. Saptcirculait dans la foule d’un air affairé, et partout où il avaitpassé ce n’étaient que sourires et murmures. Je ne doutais pas que,fidèle à son plan, il fût occupé à répandre la bonne nouvelle.Maintenir la couronne et vaincre le duc Noir, telle était sarésolution bien précise. Flavie, moi-même, et, hélas ! levéritable roi enfermé à Zenda, étions les pièces de sonéchiquier ; et les pièces d’un échiquier n’ont rien à voiravec la passion.

Il ne se contenta pas d’ailleurs de fairecirculer ce bruit dans le palais : il alla le porter dehors.J’en eus bientôt la preuve, car, lorsque, reconduisant Flaviejusqu’à sa voiture, nous descendîmes les degrés de marbre, nousfûmes accueillis par des acclamations enthousiastes.

Que pouvais-je faire ? Si j’avais parléalors, personne ne m’aurait cru. On aurait certainement pensé quele roi devenait fou.

Entraîné par Sapt et aussi, il faut bien ledire, par moi-même, je m’étais avancé si loin que je ne pouvaisplus reculer.

La route était barrée derrière moi, et mapassion me poussait toujours en avant.

Ce soir-là, à la face de Strelsau, je fusacclamé non seulement comme le roi, mais comme le fiancé de laprincesse Flavie.

Vers trois heures du matin, l’aube commençantà poindre, je me trouvai enfin seul dans mon cabinet de toiletteavec Sapt.

Je m’assis comme un homme ébloui qui a troplongtemps contemplé une flamme ardente ; Sapt fumait sapipe ; Fritz était allé se coucher, après avoir presque refuséde me dire bonsoir. Sur la table, tout à côté de moi, gisait unerose : cette rose ornait le corsage de Flavie au bal, et,quand nous nous étions séparés, elle me l’avait donnée.

Sapt avança la main vers la rose, mais, d’ungeste rapide, je refermai la mienne dessus.

« Cette fleur est à moi, fis-je ;elle n’est pas plus à vous qu’elle n’est au roi.

– Vous avez avancé les affaires du roi cesoir », reprit-il sans s’émouvoir.

Je me retournai furieux.

« Pourquoi pas mes affaires àmoi ? »

Il secoua la tête.

« Je sais à quoi vous pensez, reprit-il,et, si vous ne vous y étiez engagé sur votre honneur…

– Ah ! mon honneur, qu’en avez-vousfait ? m’écriai-je en l’interrompant.

– Bah ! jouer un peu la comédie…

– Épargnez-moi au moins ce ton, colonelSapt si vous ne voulez pas me pousser aux dernières extrémités, etsi vous ne voulez pas que votre roi pourrisse dans les cachots deZenda pendant que Michel et moi nous nous disputerons sesdépouilles. Vous me suivez bien ?

– Je vous suis.

– Il faut agir et agir vite. Vous avez vuce qui s’est passé ce soir ? Vous avez entendu ?

– Oui.

– Vous avez parfaitement deviné ce quej’étais sur le point de faire. Que je reste ici encore une semaineet la situation se complique encore. Vous comprenez ?

– Oui, répondit-il, les sourcils froncés.Seulement pour cela il faudrait d’abord vous débarrasser demoi.

– Eh bien ! croyez-vous quej’hésiterais ? Croyez-vous que j’hésiterais à souleverStrelsau ? Il ne me faudrait pas une heure pour vous fairerentrer vos mensonges dans la gorge, vos mensonges insensésauxquels ni la princesse ni le peuple n’ajouteraient foi !

– C’est bien possible.

– Oui, je pourrais épouser la princesseet envoyer Michel et son frère au diable de compagnie.

– Je ne le nie pas, mon garçon.

– Alors, au nom de Dieu, m’écriai-je entendant les mains vers lui, allons à Zenda, écrasons Michel etrendons au roi ce qui est au roi ! »

Le vieux soldat se redressa et me regarda enface longuement.

« Et la princesse ? »demanda-t-il.

Je baissai la tête et, relevant en même tempsmes deux mains, je pris la rose et l’écrasai entre mes doigts etmes lèvres.

Au même moment, je sentis la main de Sapt surmon épaule et j’entendis sa voix étranglée par l’émotion quidisait :

« Vive Dieu ! Vous êtes bien le plusmagnifique des Elphberg : vous les valez tous !… Maisj’ai mangé le pain du roi, je suis le serviteur du roi !…Venez : nous irons à Zenda. »

Je relevai la tête et lui pris la main. Nousavions tous deux les yeux pleins de larmes.

Chapitre 11Nous partons pour chasser la bête noire

Ai-je besoin d’expliquer la terrible tentationà laquelle je me trouvais exposé ? Je pouvais pousser Micheldans ses derniers retranchements et l’obliger à tuer le roi.J’étais alors en position de le défier, de m’emparer du trône, nonpas pour le trône lui-même, mais parce que le roi de Ruritaniedevait épouser la princesse Flavie.

Et Sapt, et Fritz ? Hélas ! unhomme, un simple homme peut-il être tenu de décrire de sang-froidles pensées sauvages et mauvaises qui enfiévraient son cerveau,alors qu’une passion sans frein leur ouvrait toutes lesportes ! Que dis-je ? Fût-il un saint, il ne pourrait sehaïr pour les avoir conçues. À mon humble avis, il vaut mieuxrendre grâces de ce que la force d’y résister lui fut accordée, quede s’irriter contre les impulsions regrettables qui naquirent endehors de lui-même et ne durent une hospitalité momentanée dans soncœur qu’à la faiblesse de son humaine nature.

Il faisait le plus beau temps du monde,lorsqu’un matin, je me dirigeai, sans escorte, vers le palais de laprincesse, un bouquet à la main. Je savais que chaque attention queje témoignais à la princesse, en même temps qu’elle resserrait mesliens, m’attachait plus fortement au cœur du peuple quil’adorait.

Je trouvai la comtesse Helga occupée àcueillir dans le jardin des roses destinées à sa maîtresse.J’obtins d’elle qu’elle leur substituât mes fleurs. La jeune filleétait fraîche et joyeuse. « Je vais porter les fleurs de VotreMajesté… Faudra-t-il venir lui dire ce qu’en aura fait laprincesse ? » Nous causions sur une terrasse qui longe ledevant du palais ; une des fenêtres au-dessus de nos têtesétait ouverte.

« Madame ! » appela gaiement lacomtesse.

Flavie elle-même parut.

J’enlevai mon chapeau et m’inclinai.

Elle portait une robe blanche, et ses cheveux,simplement tordus, formaient comme un gros huit au sommet de satête. Elle m’envoya un baiser du bout des doigts, etcria :

« Fais monter le roi, Helga. Je luiservirai une tasse de café. »

La comtesse, avec un regard joyeux, passadevant moi et m’introduisit dans le boudoir de Flavie.

Une fois seuls, nous nous saluâmes, puis laprincesse me montra deux lettres : dans la première, le ducNoir lui demandait, le plus respectueusement du monde, de lui fairel’honneur de venir passer une journée à Zenda, comme elle lefaisait d’ordinaire, une fois chaque année, dans la belle saison,alors que les jardins du palais sont à l’apogée de leur gloire.

Je jetai la lettre loin de moi, avec un gestede dégoût qui fit rire Flavie.

Mais, redevenant sérieuse, presqueimmédiatement, elle me montra l’autre lettre.

« Je ne sais de qui est celle-ci, medit-elle. Lisez-la. »

Je n’eus pas une seconde d’hésitation, bienque la lettre ne fût pas signée ; mais c’était la mêmeécriture que celle qui m’avait averti du piège qu’on m’avait tendudans le pavillon : c’était l’écriture d’Antoinette deMauban.

« Je n’ai aucune raison de vous aimer,disait la lettre : mais que Dieu vous garde de tomber aupouvoir du duc ! N’acceptez aucune invitation venant delui ! N’allez nulle part sans une forte escorte : unrégiment ne serait pas de trop pour votre sûreté. Montrez ce mot,si vous pouvez, à celui qui règne à Strelsau. »

« Pourquoi ne dit-elle pas toutsimplement au roi ? demanda Flavie, en se penchant sur monépaule, si bien que le bout de ses cheveux légers me caressait lajoue. Est-ce une mystification ?

– Au nom de votre vie, au nom de tout ceque vous avez de plus sacré, obéissez sans hésiter. Je vais, dèsaujourd’hui, donner l’ordre que le palais soit gardé par unrégiment. Et jurez-moi de ne sortir que sous bonne escorte.

– Est-ce un ordre, Sire ?demanda-t-elle, semblant prête à la révolte.

– Oui, c’est un ordre, madame, un ordreauquel vous obéirez si vous m’aimez.

– Vous savez qui a écrit cebillet ?

– Je le devine. Il a été écrit par unepersonne sûre, par une femme qui, je le crains, est fortmalheureuse. Flavie, il faut que vous soyez malade, que voustrouviez une raison pour ne pas aller à Zenda. Excusez-vous aussisèchement et aussi froidement que vous le voudrez.

– Ainsi, vous vous sentez assez fort pourbraver Michel ? dit-elle avec un sourire plein d’orgueil.

– Je serai à la hauteur de toutes lescirconstances, tant que je vous saurai en sûreté »,dis-je.

Bientôt il fallut la quitter. Je m’arrachai àregret, et, sans consulter Sapt, je me rendis chez le maréchalStrakencz. J’avais eu occasion de voir plusieurs fois le vieuxmaréchal : il me plaisait, je le sentais fidèle et loyal.

Sapt témoignait moins d’enthousiasme, maisj’avais déjà remarqué que Sapt n’était content que lorsqu’ilpouvait tout faire à lui tout seul ; il se montrait fortjaloux de son autorité.

Pour le moment, j’avais sur les bras plus debesogne que nous n’en pouvions faire, Sapt, Fritz et moi. Je nepouvais aller à Zenda sans eux, et, d’autre part, il me fallaittrouver un homme sûr à qui confier ce que j’avais de plus précieuxau monde ! À cette condition seule, je pourrais me donner toutentier à la tâche, que je m’étais imposée, de délivrer le roi.

Le maréchal me reçut avec empressement etrespect. Je le mis jusqu’à un certain point dans la confidence demon projet, et lui confiai le soin de veiller sur la princesse,insistant d’une façon significative sur la nécessité de ne laisserapprocher d’elle aucun émissaire de son cousin, à moins que lemaréchal ne fût là en personne, escorté d’une douzaine de seshommes.

« Vous avez sans doute raison,Sire : ces précautions ne sont pas inutiles, dit-il, ensecouant avec tristesse sa tête grise.

– Maréchal, je quitte Strelsau pourquelques jours. Chaque soir, je vous enverrai un courrier. Si troisjours se passent sans que ce courrier vous arrive, vous ferezafficher un ordre du jour que je vous laisserai, destituant le ducMichel du gouvernement de Strelsau, et vous nommant à sa place.Vous déclarerez l’état de siège. Cela fait, vous enverrez unmessager à Michel, chargé par vous de réclamer une audience du roi.Vous me suivez bien ?

– Oui, Sire.

– Si, au bout de vingt-quatre heures,Michel ne produit pas le roi (je posai ma main sur son genou, d’ungeste significatif), c’est que le roi sera mort. Alors vousproclamerez son successeur. Vous savez qui est héritier du trône deRuritanie.

– La princesse Flavie !

– Jurez-moi, maréchal, sur votreconscience, sur votre honneur, sur Dieu même que vous combattrezpour elle jusqu’à la mort, que vous tuerez ce traître, et que vousla placerez sur ce trône que j’occupe aujourd’hui.

– Sur ma conscience, sur mon honneur, jele jure ! Que le Dieu tout-puissant protège VotreMajesté ! Car je devine qu’elle va accomplir une missionpleine de dangers.

– Dieu veuille, dis-je, en me levant, queje ne sois pas forcé d’exposer des vies plus précieuses que lamienne. »

Et je lui tendis la main.

« Maréchal, repris-je, il se peut quedans l’avenir, que sait-on ? vous entendiez raconterd’étranges choses sur l’homme qui vous parle. Quelle est votreopinion à vous ? Comment trouvez-vous qu’il se soit comportécomme roi de Ruritanie ? »

Le vieillard, retenant ma main, me parla entoute franchise.

« J’ai connu plusieurs générationsd’Elphberg, dit-il, et j’ai pu comparer. Quoi qu’il arrive, vousvous serez conduit en roi éclairé et sage, et en galant homme. ViveDieu ! il n’y a jamais eu dans votre maison de gentilhommeplus accompli.

– Que ceci me serve d’épitaphe, dis-je enl’interrompant, au temps où un autre sera assis sur le trône deRuritanie.

– Dieu veuille que je ne voie pas cejour ! »

J’étais très ému, et le vieux maréchal avait,de son côté, peine à dissimuler son trouble. Je m’assis, et écrivismon ordre du jour.

« C’est à peine si je puis écrire,dis-je, j’ai le doigt encore raide. »

De fait, c’était la première fois que je mehasardais à écrire autre chose que ma signature, et, en dépit demes efforts pour imiter l’écriture du roi, j’y étais encore assezmalhabile.

« En effet, Sire, votre écriture est trèschangée. C’est malheureux, parce que cela pourrait donner àquelqu’un l’idée d’arguer de faux ce document.

– Maréchal, dis-je en riant, à quoiseraient bons les canons de Strelsau, s’ils ne servaient à étoufferde pareils bruits ? »

Il sourit et prit l’ordre.

« J’emmène le colonel Sapt et Fritz vonTarlenheim.

– Vous allez à la recherche du duc ?fit-il d’une voix sourde.

– Oui, du duc et de quelqu’un encore dontj’ai besoin et qui est à Zenda, répondis-je.

– Je voudrais pouvoir aller avec vous,dit-il, en retroussant sa moustache grise. J’aimerais à faire lecoup de feu pour vous, Sire, et pour la couronne.

– Je vous laisse en dépôt ce qui m’estplus précieux que ma vie, plus précieux que ma couronne,répliquai-je. Je vous ai choisi parce que vous êtes l’homme deRuritanie en qui j’ai le plus de confiance.

– Je remettrai la princesse saine etsauve entre vos mains, ou je la proclamerai reine. »

Nous nous séparâmes, et je retournai aupalais, où je mis Sapt et Fritz au courant de ce qui venait de sepasser. Sapt allait certainement avoir quelques fautes à mereprocher et quelques grognements à émettre. Voilà ce quej’attendais de lui, car le colonel aimait qu’on le consultât avantde marcher et non pas qu’on l’informât après coup. Mais il approuvamon plan sur toute la ligne et son humeur s’améliora au fur et àmesure que le moment d’agir approchait. Fritz, lui aussi, étaitprêt ; encore lui, le pauvre ami, risquait-il davantage queSapt, puisqu’il jetait tout son bonheur futur dans la balance. Etpourtant comme je l’enviais ! Car l’issue triomphante qui luiapporterait ce bonheur et l’unirait à sa fiancée, le succès pourlequel nous étions associés d’espérance, de combat et de gloire,signifiait à mes yeux une affliction plus certaine et plus grandeque si d’avance j’avais été condamné à périr. Il dut s’apercevoirdes sentiments qui m’agitaient, car, lorsque nous fûmes seuls (levieux Sapt fumait sa pipe à l’autre bout de la salle), il passa sonbras sous le mien en disant :

« Voilà qui sera dur pour vous ! Nepensez pas que je ne vous fasse pas crédit ; je sais que vousn’avez au cœur que des projets nobles et sincères. »

Mais je me détournai de lui, bien heureuxqu’il ne pût pas percer le fond de mon cœur, mais seulement être letémoin des actes auxquels nos mains allaient prendre part. Et il neput me comprendre, car il n’avait pas osé lever les yeux sur laprincesse Flavie, comme moi je n’avais pas craint de le faire. Tousnos plans étaient alors prévus, tels que nous nous proposions deles exécuter et tels qu’ils apparurent ensuite dans la réalité.

Le lendemain matin, nous devions nous mettreen route, sous le prétexte d’une expédition de chasse. Toutes mesmesures étaient prises, je pouvais partir ; il ne me restaitplus qu’une chose à faire, mais la plus cruelle, la plusdéchirante : faire mes adieux à Flavie.

Vers le soir, je me rendis chez elle. Sur laroute je fus reconnu, acclamé. Je fis bonne contenance et jouaijusqu’au bout mon rôle de fiancé heureux.

En dépit de mon désespoir, je ne pusm’empêcher de sourire de la froideur et de la hauteur aveclesquelles ma douce amie me reçut. Elle avait appris que le rois’absentait, qu’il partait pour la chasse !

« Je suis désolée de voir que nous nesuffisons pas à distraire Votre Majesté à Strelsau, que nous nesavons pas la retenir, fit-elle en battant impatiemment le plancherdu bout de son petit pied… J’aurais pu vous offrir de plusagréables distractions, et j’étais assez folle pour penser que…

– Que voulez-vous dire ?demandai-je, me penchant vers elle.

– Pour penser que vous auriez pu êtretoute une journée, ou deux, après… après le bal… complètementheureux sans… une partie de chasse. J’espère que les sangliersseront plus intéressants, continua-t-elle, avec une petite mouedélicieuse.

– Je vais, en effet, faire la chasse à untrès gros sanglier. Vous ai-je offensée ? » ajoutai-je enfeignant la surprise, car comment résister au désir de la taquinerun peu ?

Jamais je ne l’avais vue en colère, et chaqueaspect nouveau, chaque mouvement de son âme me ravissait.

« De quel droit m’offenserais-je ?reprit-elle. Il est vrai qu’hier vous déclariez que chaque heurepassée loin de moi était une heure perdue ! Mais un très grossanglier… cela change bien les choses !

– C’est peut-être le sanglier qui medonnera la chasse, Flavie ; c’est peut-être lui qui meprendra. »

Elle ne répondit pas.

« Quoi ! vous n’êtes même pastouchée par la pensée de ce danger ? »

Comme elle ne me répondait pas, je m’approchaidoucement et vis qu’elle avait les yeux pleins de larmes.

« Vous pleurez à la pensée du danger queje vais courir ! »

Alors, elle, d’une voix très basse :

« Vous étiez ainsi autrefois, je vousreconnais. Mais ce n’est pas le roi, ce n’est pas ce roi-là quej’aime !

– Oh ! ma bien-aimée, m’écriai-jealors, oubliant tout ce qui n’était pas elle, avez-vous pu croireun instant que je vous quittais pour aller chasser ?

– Pourquoi donc, alors ? Rodolphe…,vous n’allez pas ?…

– Je vais forcer Michel dans sonrepaire. »

Elle était devenue très pâle.

« Vous voyez que mes torts n’étaient pasaussi graves qu’ils le paraissaient, et puis, je ne serai paslongtemps absent.

– Vous m’écrirez,Rodolphe ? »

Faiblesse, lâcheté, c’est possible ; maisje ne pouvais trouver le courage de dire un mot qui la mît enéveil.

« Je vous enverrai tout mon cœur, chaquematin.

– Et vous ne vous exposerezpas ?

– Pas plus qu’il ne sera nécessaire.

– Et quand reviendrez-vous ?Ah ! que le temps va me sembler long !

– Quand je reviendrai ?… »

Je répétai machinalement ces mots.

« Oui. Oh ! ne soyez pas troplong ! Je ne pourrai dormir avant que vous soyez deretour.

– Je ne sais quand je pourrairevenir.

– Oh ! bientôt, Rodolphe,bientôt…

– Dieu seul le sait. Mais si je ne devaispas revenir…

– Chut !

– Si je ne devais pas revenir,murmurai-je, vous prendriez ma place. Vous êtes la seule héritièredes Elphberg. Vous régnerez en Ruritanie. Il faudrait régner et nepas me pleurer. »

Elle se redressa fière, en vraie reine.

« Oui, oui, dit-elle, ne craignez rien.Je régnerai. Je ferai mon devoir, ma vie fût-elle brisée, mon cœurmort. Soyez tranquille, ayez confiance en moi. »

Puis, s’arrêtant, elle pleura doucement, enrépétant :

« Oh ! revenez, revenezvite ! »

Je m’écriai sans réfléchir :

« Eh bien ! oui, je le jure, je vousreverrai une fois avant de mourir !

– Que voulez-vous dire ? »fit-elle, étonnée.

Mais je ne pouvais lui répondre, et elle meregarda longtemps. Ses grands yeux étaient pleins de questions. Jen’osais pas la supplier de m’oublier, c’eût été l’offenser :les âmes comme la sienne n’oublient pas. Et comment lui dire, encet instant, qui j’étais ?

Elle pleurait, je ne pouvais qu’essuyer seslarmes !

« Comment un homme ne reviendrait-il pasà la femme la plus digne qu’il y ait au monde ? m’exclamai-je.Mille ducs noirs ne sauraient me garder loin devous ! »

Elle me sourit, un peu réconfortée.

« Vous ne laisserez pas Michel vous fairemal ?

– Ne craignez rien.

– Ou vous retenir loin de moi ?

– Soyez tranquille, aimée.

– Ni lui, ni personne ? » Et jerépondis encore :

« Soyez tranquille, aimée. »

Et cependant il y avait un homme – et cen’était pas Michel – qui, s’il était vivant, devait forcément meséparer d’elle, et c’était pour cet homme que j’allais risquer mavie ! Sa silhouette, la silhouette légère et fuyante de celuique j’avais rencontré dans les bois de Zenda, la masse inerte quej’avais laissée dans la cave du pavillon de chasse, m’apparaissaittour à tour sous cette double forme, se glissait entre nous…

Chapitre 12Premières escarmouches

À environ cinq milles de Zenda, vis-à-vis dela colline où s’élève le château, s’étend une large zone boisée. Lemouvement du terrain est très rapide, et, tout en haut, se dresseun beau château moderne, qui appartient à un parent éloigné deFritz, le comte Stanislas von Tarlenheim. Le comte Stanislas, unérudit et un sauvage, habite rarement son château, et, sur larequête de Fritz, il avait sollicité l’honneur de nous offrirl’hospitalité à moi et à ma suite. Notre expédition avait donc pourbut ostensible le château du comte Stanislas et pour raison d’être,ainsi que nous nous étions empressés de le proclamer très haut, unechasse au sanglier, car les bois y étaient soigneusement gardés, etles sangliers, autrefois fort communs dans toute la Ruritanie, s’yrencontraient en hardes nombreuses. En réalité, ce séjour nousconvenait parce que nous devenions ainsi les voisins du duc deStrelsau dont la splendide propriété se trouve de l’autre côté dela ville. Un nombreux domestique, avec chevaux et bagages, partitde bonne heure le matin ; nous les suivîmes vers midi,empruntant le train sur une trentaine de milles, après quoi nousparcourûmes à cheval la distance qui nous séparait du château.

Nous formions un groupe avantageux. En dehorsde Sapt et de Fritz, j’étais accompagné de dix gentilshommes, quitous avaient été soigneusement choisis parmi les plus passionnémentdévoués à la cause du roi, et non moins soigneusement sondés parmes deux amis.

On leur dévoila une partie de la vérité dansle but d’exciter leur indignation contre Michel ; on leurconta l’attentat du pavillon, dont j’avais failli être victime. Onleur dit aussi qu’on soupçonnait un ami du roi d’être retenu contreson gré au château de Zenda. Sa délivrance était un des objets del’expédition ; mais, ajoutait-on, le principal désir du roiétait de prendre contre son frère, dont la trahison étaitmanifeste, certaines mesures au sujet desquelles on ne pouvait pass’étendre davantage pour l’instant.

Mais il suffisait que le roi eût besoind’eux ; ils étaient prêts à obéir. Jeunes, bien nés, bienélevés, dévoués, ils ne demandaient qu’à se battre pour leursouverain.

C’est ainsi que de Strelsau la scène del’action principale se trouva transportée au château de Tarlenheimet au château de Zenda, qui nous faisait grise mine de l’autre côtéde la vallée.

Quant à moi, je faisais les efforts les plusgrands pour changer le cours de mes pensées et tendre toute monénergie vers le but que je m’étais proposé : arracher le roides mains de son ennemi, le faire sortir vivant du château. Pourarriver à mes fins, il ne fallait pas songer à employer laforce ; si nous devions réussir, ce ne pouvait être que parruse. J’avais déjà quelques idées sur ce qu’il serait bon defaire ; mais j’étais horriblement gêné par le bruit quecausait le moindre de mes mouvements. À l’heure qu’il est, Micheldevait être au courant, et je le connaissais trop pour penser qu’ilpût croire à la chasse au sanglier. Il devinait immédiatementquelle était la proie qui nous attirait à Zenda. Mais qu’yfaire ? Il fallait en courir la chance, car Sapt, aussi bienque moi, avait reconnu que la situation actuelle devenaitinsoutenable et ne pouvait se prolonger.

Je tablais aussi sur ceci (j’ai su depuis queje ne m’étais pas trompé), que le duc Noir ne pourrait pas croireque j’eusse l’intention d’agir loyalement envers le roi. Il étaitincapable de comprendre, je ne dirai pas un honnête homme – mespensées intimes, que j’ai révélées, ne me donnent pas le droit,hélas ! de prétendre à ce titre – mais de croire qu’un hommepût agir honnêtement. Il savait bien quel parti je pouvais tirer dela situation ; il l’avait vu comme moi, comme Sapt. Ilconnaissait la princesse, et (en vérité, je sentais pour luiquelque pitié) il l’aimait à sa façon ; il ne doutait pas nonplus que le dévouement de Sapt et de Fritz pût s’acheter àcondition qu’on y mît le prix. S’il raisonnait ainsi, il n’étaitpas vraisemblable qu’il songeât à faire mourir son rival, la seulearme qu’il eût contre moi. Il n’eût cependant pas hésité à s’endébarrasser ; il l’eût tué comme un rat, si seulement il eûtpu se débarrasser auparavant de Rodolphe Rassendyll, et ce n’étaitque la certitude d’être absolument frustré de tout espoir d’arriverau trône par la réapparition du roi et sa restauration qui pouvaitle décider à jeter l’atout qu’il tenait en réserve pour contrarierle jeu de cet imprudent imposteur de Rassendyll. Je réfléchissais àtout cela le long de la route, et je reprenais courage.

Michel avait été informé de ma venue, commebien je l’avais pensé, et, moins d’une heure après mon arrivée, jevoyais venir de sa part une solennelle ambassade.

Il ne poussa toutefois pas l’audace jusqu’à medéputer les trois coquins qui avaient tenté une première fois dem’assassiner. Il choisit les trois autres personnages quicomplétaient le fameux sextuor, les trois Ruritaniens :Lauengram, Krafstein et Rupert Hentzau, de beaux hommes, biendécouplés, superbement montés et équipés. Le jeune Rupert, un vraidémon, dans les vingt-deux ou vingt-trois ans, menait la bande.C’est lui qui nous tint, au nom de mon cher et aimé frère et dévouéserviteur, Michel de Strelsau, un joli petit discours dans lequelil me priait de l’excuser s’il ne venait pas en personne meprésenter ses devoirs, et surtout s’il ne mettait pas son château àma disposition. La raison de cette négligence apparente étaitdictée par notre propre intérêt : le duc et plusieurs des gensde sa suite étaient atteints de la scarlatine, et l’état sanitairedu château laissait à désirer.

C’est du moins ce que nous déclara le jeuneRupert avec un sourire insolent qui retroussait sa lèvresupérieure, et en secouant son épaisse chevelure.

« Si mon bon frère a la scarlatine,fis-je, cela doit nous rapprocher encore, augmenter la ressemblanceentre nous : en temps ordinaire, il a le teint plus mat. Maisj’espère qu’il n’est pas trop souffrant.

– Non, Sire : il peut s’occuper deses affaires.

– Mais tous les habitants du château nesont pas atteints, j’espère ? Que deviennent mes bons amis deGautel, Bersonin et Detchard ? J’ai entendu dire que ce pauvreDetchard avait été blessé dernièrement. »

Lauengram et Krafstein avaient l’air sombre etmal à l’aise ; le sourire du jeune Rupert, au contraire,s’épanouit.

« Il espère bientôt trouver un remède àses maux, Sire », dit-il en souriant.

J’éclatai de rire, car je savais de quelremède rêvait Detchard : il s’appelle« vengeance ».

« Vous dînerez avec nous,messieurs », ajoutai-je.

Le jeune Rupert se confondit en excuses :on les attendait au château.

« En ce cas, messieurs, fis-je avec ungeste de la main, à notre prochaine rencontre ! Je souhaitequ’elle nous permette de faire plus ample connaissance.

– Nous supplions Votre Majesté de nous endonner bientôt l’occasion », répondit Rupert d’un tondégagé.

Il passa devant Sapt avec un tel aird’impertinence que je vis le vieux brave serrer les poings etdevenir pâle de rage.

Quant à moi, je suis d’avis que, lorsque l’onse mêle des choses, il faut les faire franchement, et que, sicoquin il y a, mieux vaut être un franc coquin. Je préféraishautement Rupert Hentzau à ses compagnons à faces patibulaires. Jene vois pas en quoi cela rend le crime plus noir de l’accompliravec crânerie, et, si l’on peut dire, avec art.

Le premier soir, au lieu de dînertranquillement avec les gentilshommes de ma suite, je laissai mescompagnons sous la présidence de Sapt. Je montai à cheval, et merendis, avec Fritz à Zenda, dans certaine petite auberge de moiconnue. Nous partîmes, accompagnés d’un groom. J’étais enveloppédes pieds à la tête dans un grand manteau.

« Fritz, fis-je comme nous entrions enville, et que nous approchions de l’auberge, la fille de l’hôtesseest la plus jolie fille que vous puissiez imaginer.

– Comment le savez-vous ?

– Je le sais parce que j’y suis allé.

– Quand cela ? Depuis…

– Non, avant.

– Vous allez être reconnu.

– Sans aucun doute. Allons, pasd’observations, mon bon ami, et écoutez-moi. Nous sommes deuxgentilshommes de la maison du roi : l’un de nous est trèssouffrant d’une horrible rage de dents ; l’autre demandera unechambre, un dîner particulier et, qui plus est, une bonne bouteillede vin : le pauvre malade a besoin de se remonter le moral,et, si son camarade est adroit, comme je le crois, il s’arrangerapour que ce soit la petite blonde qui nous serve.

– Et si elle ne veut pas ? objectaFritz.

– Mon cher, repris-je, si elle ne le faitpas pour vous, elle le fera certainement pour moi. »

Nous arrivions à l’auberge. J’étais si bienemmitouflé qu’on ne me voyait que les yeux. L’hôtesse nousreçut ; deux minutes plus tard la petite servante fit sonapparition. On commanda le dîner, le vin ; je m’étais installédans le salon particulier. Bientôt Fritz entra.

« Elle vient, dit-il.

– Si elle n’était pas venue, mon cher,j’aurais conçu de grands doutes sur la pénétration et le goût de lacomtesse Helga. »

La jeune fille entra. Je lui laissai le tempsde poser le vin sur la table : dans son étonnement, elle eûtpu le laisser échapper. Fritz emplit un verre qu’il me tendit.

« Ce monsieur souffre beaucoup ?demanda la jeune fille, d’un ton de vive sympathie.

– Il n’est pas plus malade que lorsqu’ilest venu ici pour la première fois, mon enfant », fis-je, enrejetant mon manteau en arrière.

Elle tressaillit et poussa un petit cri, endisant : « Le roi ! Je l’avais bien dit à mère, jen’ai eu qu’à regarder son portrait. Oh ! Sire,pardonnez-moi.

– Il ne me semble pas que j’aiegrand-chose à vous pardonner.

– Mon bavardage…

– Je vous pardonne ce que vous avezdit.

– Je vais vite aller prévenir mamère.

– Non, fis-je, en prenant un air sévère.Nous ne sommes pas ici, ce soir, pour nous amuser. Occupez-vous denous monter à dîner, et ne dites à personne que le roi estici. »

Elle revint au bout de quelques minutes, l’airgrave ; on voyait cependant que sa curiosité était vivementexcitée.

« Et comment va Jean ? demandai-jeen me mettant à table.

– Quoi, ce garçon, monsieur ?… Jeveux dire Votre Majesté.

– Inutile. Oui, comment vaJean ?

– Nous le voyons à peine maintenant.

– Et pourquoi cela ?

– Je lui ai fait comprendre que jetrouvais qu’il venait trop souvent, reprit-elle en secouant sajolie tête.

– Alors, il boude et ne vient plus dutout ?

– Précisément.

– Mais vous pourriez aisément le ramenersi vous vouliez, dis-je avec un sourire.

– Peut-être.

« Ce n’est pas seulement ce que je lui aidit qui le tient éloigné, Sire. Il est très occupé au château.

– Les chasses sont terminées,pourtant ?

– Oui, Sire, mais il est occupé à lamaison.

– Comment, Jean fait office de fille dechambre ? » La petite avait une envie folle debavarder.

« Que voulez-vous ? Il n’y a pas unefemme dans la maison, du moins parmi les serviteurs. On dit, maisce n’est peut-être pas vrai, Sire…

– Nous prendrons le commérage pour cequ’il vaut : on dit ?…

– En vérité, Sire, j’ai honte de vousrépéter ce que l’on dit.

– Prenez courage, voyez, nous n’avons pasl’air bien terribles.

– On dit qu’il y a une grande dame aupalais, mais qu’il n’y a pas d’autre femme. C’est Jean qui fait leservice de ces messieurs.

– Pauvre Jean ! Il doit êtresurmené. Il me semble pourtant que, s’il le voulait bien, ilpourrait trouver une demi-heure pour venir vous voir.

– Cela dépendrait de l’heure, Sire.

– L’aimez-vous ? demandai-je.

– Moi, Sire ? bien sûr que non.

– Mais vous êtes dévouée au roi, et vousne demandez pas mieux que de le servir ?

– Oui, Sire.

– En ce cas, donnez rendez-vous à Jeanpour demain soir, dix heures, au second kilomètre, sur la route deZenda. Dites-lui que vous y serez, et que vous comptez qu’il vousramènera à la maison.

– Vous ne lui voulez pas de mal,Sire ?

– Non, il ne lui arrivera rien s’il faitce qu’on lui dit. Mais en voilà assez, ma mie. Exécutez mes ordres,et prenez garde que personne ne sache que le roi est venuici. »

Je parlais d’un ton sévère, mais je pris soind’adoucir l’effet de mon observation en me montrant fortgénéreux.

Après quoi, nous dînâmes, et, m’emmitouflantde nouveau, Fritz ouvrant la marche, nous descendîmes et reprîmesnos chevaux.

Il n’était guère plus de huit heures et demielorsque nous nous remîmes en route ; il faisait encorejour ; les rues regorgeaient de monde ; les gens, sur lepas de leurs portes, parlaient avec animation. Avec le roi d’uncôté et le duc Noir de l’autre, Zenda semblait véritablement êtrele centre de toute la Ruritanie.

Nous traversâmes la ville au pas ; dèsque nous fûmes en pleine campagne, nous prîmes une allure plusvive.

« Vous voulez attraper ce Jean ?demanda Fritz.

– Oui, et je crois que j’ai bien amorcémon hameçon. Il ne suffit pas, mon cher, de n’avoir pas de femmesdans la maison, bien qu’en prenant cette précaution notre frèretémoigne d’un commencement de sagesse ; pour être absolumenten sûreté, il faudrait n’en avoir pas à cinquante milles à laronde. »

Nous atteignîmes l’avenue du château ;bientôt nous fûmes en vue de l’habitation.

En entendant résonner sur le sable le pas denos chevaux, Sapt s’élança.

« Dieu soit loué ! cria-t-il ;vous voilà sains et saufs. Les avez-vous rencontrés ?

– Qui cela ? » demandai-je endescendant de cheval. Il nous attira de côté, afin que les groomsne pussent entendre notre conversation.

« Mon enfant, me dit-il, il ne faut pasaller et venir par ici sans une bonne escorte. Vous connaissezBernenstein, un beau garçon tout jeune, un des meilleurs d’entrenous ? »

Je le connaissais, en effet ; c’était unbeau cavalier, presque aussi grand que moi, et très blond.

« Eh bien ! il est couché là-haut,avec une balle dans le bras.

– Mille tonnerres !

– Après le dîner, il est sorti seul pourfaire un tour dans les bois, en ayant soin pourtant de ne pass’éloigner. Il a, à un moment, aperçu trois hommes dans unfourré : l’un a tiré. Comme il était sans arme, il a pris sacourse vers la maison. Un second coup de feu l’a atteint au bras.Il a eu toutes les peines du monde à se traîner jusqu’ici, et s’estévanoui en arrivant. Ils n’ont pas osé le poursuivre. C’est unechance. »

Sapt s’arrêta, puis ajouta :

« Ami, cette balle vous étaitdestinée.

– Sans aucun doute, Michel entame leshostilités.

– Je voudrais bien savoir qui étaient cestrois individus, dit Fritz.

– Ne croyez pas, Sapt, repris-je, quej’aie perdu mon temps, ce soir. Je vais vous conter ce que j’aifait. Mais, vive Dieu ! fis-je, en m’interrompant…

– Quoi donc ? demanda Sapt.

– Je pense, repris-je, que ce serait bienmal reconnaître l’hospitalité de la Ruritanie si, avant de partir,je ne la débarrassais de ces fameux Six. Avec l’aide de Dieu, jejure qu’il n’en restera pas un vivant. »

Sapt acquiesça de la tête.

Chapitre 13L’échelle de Jacob

Le lendemain du jour où j’avais juré de medébarrasser des Six, j’avais, le matin, donné quelquesordres ; après quoi, je me reposais plus content et plustranquille que je ne l’avais été depuis longtemps. Si bien queSapt, qui devenait fiévreux, s’émerveilla de me trouver enfoncédans un fauteuil, au soleil, écoutant un de mes amis qui mechantait d’une voix mélodieuse des romances faisant naître en moila plus douce mélancolie. Telles étaient nos occupations quand lejeune Rupert Hentzau parut. Le coquin ne craignait ni Dieu nidiable ; il venait de traverser tout notre territoire aussitranquillement que s’il avait galopé dans le parc de Strelsau. Ils’approcha de l’endroit où nous nous tenions, et, me saluant avecun respect affecté, me pria de bien vouloir l’entendre sanstémoins. Il était porteur d’un message du duc. Je fis signe auxgens de ma suite de se retirer, et il s’assit près de moi.

« Puisque nous sommes seuls, soyonssérieux, Rassendyll. » Je me dressai vivement sur monfauteuil.

« Qu’y a-t-il ? interrogea-t-il.

– Monsieur, j’allais appeler un de mesgentilshommes pour lui dire de vous amener votre cheval. Si vous nesavez pas comment on doit parler au roi, je prierai mon frère dechercher un autre ambassadeur.

– Pourquoi prolonger cette comédie ?fit-il, en époussetant négligemment sa botte avec son gant.

– Parce que nous ne sommes pas encore audernier acte ; et, en attendant, je prétends prendre le nomqui me convient.

– Comme vous voudrez. Ce que j’en disais,c’était dans votre propre intérêt, car vous êtes un homme comme jeles aime ; vous me plaisez, mordieu !

– Ma foi, cher monsieur, si vous aimezles hommes qui n’ont jamais manqué à leur parole d’honneur, je suisvotre homme. »

Il me jeta un mauvais regard.

« Avez-vous encore votre mère ?demandai-je.

– Non, répondit-il ; elle estmorte.

– C’est une grâce du Ciel »,murmurai-je. Je l’entendis qui jurait entre ses dents.

« Quel est donc ce message dont vous êtesporteur ? » En lui parlant de sa mère, je l’avais blesséau vif : tout le monde savait que la pauvre femme était mortede chagrin, le misérable l’ayant poussée au plus extrême désespoirpar sa perpétuelle vie de désordres. Un instant, il fut désarçonnéet perdit son assurance.

« Le duc est plus généreux que je ne leserais moi-même, reprit-il, d’un ton bourru. Une bonne corde aucou, voilà, pour ma part, ce que j’avais proposé de réserver àVotre Majesté. Le duc vous offre un sauf-conduit jusqu’à lafrontière et un million de couronnes.

– Si j’étais obligé de choisir entre lesdeux, je préférerais encore la corde.

– Vous refusez ?

– Bien entendu.

– J’avais bien dit à Michel que vousrefuseriez. »

Et le coquin, radieux, me gratifia du plusaimable de ses sourires.

« Le fait est, ceci entre nous,reprit-il, que Michel ne se doute pas de ce que c’est qu’ungentilhomme. »

Je me mis à rire.

« Et vous ? fis-je.

– Moi, je le sais. Eh bien ! alors,va pour la corde !

– Je suis seulement désolé de penser quevous ne vivrez pas assez pour me voir pendre.

– Votre Majesté me ferait-elle l’honneurde me provoquer ?

– Pas pour l’instant… Je regrette quevous n’ayez pas quelques années de plus.

– Bah ! Dieu donne des années ;mais c’est le diable qui donne la force, dit-il en riant.

– Comment est votre prisonnier ?demandai-je.

– Le r… ?

– Votre prisonnier ?

– Ah ! oui, j’oubliais vos ordres,Sire. Eh bien ! il est encore de ce monde. »

Hentzau se leva, je l’imitai ; puis, avecun sourire, il ajouta :

« Et la jolie princesse ? Sur mafoi, je gage que… »

Je ne laissai pas achever, je m’élançai surlui la main levée. Il ne broncha pas ; un sourire insolentretroussa le coin de sa lèvre.

« Va-t’en, criai-je, va-t’en, si tu tiensà ta peau ! »

Alors se passa la plus audacieuse chose quej’aie vue de ma vie.

Mes amis n’étaient pas à plus de vingt-cinq outrente mètres. Rupert fit signe au groom de lui amener soncheval ; puis il le congédia, en lui mettant une demi-couronnedans la main. Le cheval était tout près ; j’étais debout àcôté, ne soupçonnant rien. Rupert fit mine d’enfourcher samonture ; puis, tout à coup, se tournant vers moi, la maingauche passée dans sa ceinture, il me tendit la droite.

« Une poignée de main ? »fit-il.

Je m’inclinai, faisant ce qu’il avait bienprévu que je ferais, c’est-à-dire mettant mes deux mains derrièremon dos.

Alors avec la rapidité de l’éclair, de la maingauche, il tira un court poignard et m’en frappa. Je sentis lapointe de la lame au défaut de l’épaule gauche ; sans unmouvement instinctif que je fis, et qui me sauva, je recevais lecoup en plein cœur. Je chancelais en poussant un cri ; lui,sans toucher l’étrier, s’élança sur son cheval et partit comme uneflèche, poursuivi par des cris, des coups de feu, les uns aussiinutiles que les autres.

Le sang coulait abondamment de mablessure : je m’affaissai sur mon fauteuil ; de là, jevis ce fils du diable disparaître au tournant de la longue avenue.Mes amis se pressaient autour de moi ; je les voyaisconfusément comme dans un nuage ; enfin je m’évanouis.

L’on m’emporta alors sur mon lit, où je fus delongues heures dans un état de demi-conscience. La nuit était toutà fait venue quand je repris connaissance.

Fritz veillait à mon chevet. J’étais très las,très faible et assez découragé.

Le lendemain, Jean, le garde du duc, tombadans le piège si habilement tendu par moi, et, à l’heure venue, ilétait au château.

« Le plus drôle, continua Fritz, c’estqu’il ne paraît pas fâché d’être ici ; il semble penser que,lorsque le duc Noir aura fait son coup, il ne fera pas bon d’êtremêlé à toute cette cuisine. »

Cette observation, qui dénotait de la finesseet de l’esprit chez notre homme, me porta à fonder les plus grandesespérances sur son concours. Je donnai l’ordre qu’on mel’amenât.

Sapt l’introduisit.

Le malheureux baissait la tête et jetaitautour de lui des regards effrayés. Il est vrai que, mis sur nosgardes par l’aventure du jeune Rupert, nous n’avions pas une biengracieuse façon de recevoir les gens.

Sapt, un revolver au poing, tenait leprisonnier en respect, et l’empêchait de s’approcher trop près demon lit. De plus, on lui avait mis aux mains les menottes ;mais je donnai l’ordre qu’on les lui enlevât.

Inutile d’énumérer les promesses, lessauf-conduits, les récompenses que nous fîmes luire à ses yeux.Disons tout de suite que nous avons tenu exactement tous nosengagements, si bien qu’il vit maintenant dans l’aisance : onm’excusera de ne pas dire où. Nous pûmes agir d’autant plusfranchement avec lui que nous vîmes très vite que nous avionsaffaire à un garçon faible plutôt que méchant, et que, s’il avaittenu un rôle dans toute cette affaire, c’était beaucoup plus parcrainte du duc et de son propre frère Max que par sympathie pour lacause qu’il servait. Toutefois il les avait tous convaincus de sonloyalisme, et, bien qu’il ne fût pas admis dans leurs conseilssecrets, sa connaissance de ce qui se passait à l’intérieur duchâteau nous mettait à même de pénétrer jusqu’au cœur même de leursdesseins. Voici, en quelques mots, l’histoire que Jean nousconta.

« Au-dessous du niveau du château,dit-il, en contrebas, il existe deux petites chambres taillées dansle roc, auxquelles on accède par quelques marches de pierre, aubout du pont-levis. La première n’a pas de fenêtres ; il ybrûle toujours une lampe ; la seconde a une fenêtre carrée quidonne sur le fossé. Dans la première pièce, jour et nuit, trois desterribles Six montent la garde. Par ordre du duc Michel, ilsdoivent, en cas d’attaque, défendre la porte aussi longtemps quepossible. Dès que la porte sera en danger d’être forcée, RupertHentzau ou Detchard (ils sont toujours là, l’un ou l’autre) doitlaisser les deux autres défendre l’entrée, passer dans la secondechambre, et, sans plus de façon, tuer le roi, qu’on tient enfermélà, sans armes, les bras liés au corps par de fines chaînesdacier, qui ne lui permettent pas de les écarter de soncorps de plus de trois pouces. À cela près, il est bientraité. » Donc, avant que l’on eût enfoncé la première porte,le roi serait mort.

– Et le cadavre, que compte-t-on enfaire ? interrogeai-je. Le roi mort est presque aussicompromettant que vivant.

– N’ayez crainte, monsieur, reprit Jean,le duc a pensé à tout. Pendant que ses deux acolytes continuent àdéfendre l’entrée de la première pièce, celui qui a tué le roi doitouvrir la fenêtre carrée et en écarter les gros barreaux (ilstournent sur un pivot). Cette fenêtre, pour le moment, ne donneaucun jour ; son ouverture est bouchée par un tuyau, une sortede large conduit en poterie, juste assez spacieux pour que le corpsd’un homme y puisse passer. Ce tuyau aboutit dans le fossé, à fleurd’eau.

« Une fois le roi mort, son assassin,sans perdre une minute, doit attacher une grosse pierre au cadavre,le traîner jusqu’à la fenêtre et le hisser à l’aide d’une poulie, –c’est Detchard qui a eu l’idée de cette poulie – jusqu’au niveau del’entrée du tuyau. Le cadavre, une fois introduit dans le conduit,glissera sans bruit, tombera dans l’eau et coulera au fond dufossé, qui en cet endroit a plus de vingt pieds de profondeur. Lachose faite, l’assassin doit crier : « Tout vabien ! » et se laisser à son tour glisser par letuyau ; les deux autres, s’ils le peuvent et si l’attaquen’est pas trop chaude, se retireront alors dans la seconde pièce enbarricadant la porte, et, eux aussi, se glisseront dehors par lemême chemin et gagneront à la nage l’autre bord, où des hommes ontordre de les attendre avec des chevaux tout préparés à leurintention.

« Si les choses vont mal, le duc lesrejoindra et cherchera son salut dans la fuite ; si, aucontraire, tout va bien, on tournera le château afin de prendrel’ennemi entre deux feux. Voilà le plan de Sa Seigneurie pour sedébarrasser du roi en cas de nécessité. Mais on ne doit y avoirrecours qu’à la dernière extrémité, car chacun sait que le duc n’aintérêt à tuer le roi qu’autant qu’il sera sûr de pouvoir sedébarrasser de vous, Monsieur. Je vous ai dit toute la vérité, j’enprends Dieu à témoin, et je vous supplie de me soustraire à lavengeance du duc Michel. Si, après ce que j’ai fait, je tombaisentre ses mains, je n’aurais qu’à implorer une grâce, celle demourir vite… et je ne l’obtiendrais pas… »

L’homme paraissait sincère. Son récit étaitdécousu et sans apprêt : nos questions lui firent dire lereste. Tout ce qu’il nous avait raconté avait bien trait à uneattaque armée. Mais, si des soupçons venaient, à naître et quesurvînt contre eux une force accablante comme celle que moi, leroi, par exemple, je pouvais leur opposer, l’idée de la résistanceserait abandonnée et le prisonnier de Zenda serait tranquillementmis à mort et glissé dans le tuyau. Et, ici, venait une ingénieusecombinaison : un des Six prendrait sa place et, à l’arrivéedes perquisiteurs, réclamerait hautement sa liberté.

« Michel, cité à comparaître, avoueraitavoir agi avec trop de hâte, de précipitation. Il avait eu tort,concéderait-il, mais cet homme l’avait irrité en cherchant à sefaire bien voir d’une certaine dame, son hôtesse (qui n’était autrequ’Antoinette de Mauban) ; il l’avait enfermé dans ce cachot,usant, abusant peut-être du droit qu’il croyait avoir commeseigneur de Zenda. Mais il était prêt à accepter ses excuses, à luirendre la liberté et à taire cesser ainsi les bruits qui avaientcouru sur l’existence d’un prisonnier retenu contre son gré auchâteau de Zenda, bruits qui lui avaient valu la visite de cesmessieurs.

« Ceux-ci, déçus, se retireraient, etMichel aurait tout le loisir de se débarrasser du corps duroi. »

Sapt, Fritz et moi, toujours au lit, nous nousregardions, confondus de tant de ruse et de cruauté froide.

Que j’eusse des desseins pacifiques ouguerriers, que je me présentasse ouvertement à la tête d’un corpsde troupes ou que j’eusse recours à un assaut clandestin, le roiserait mort avant que je puisse l’approcher. Dans le cas où Michelserait le plus fort et nous vaincrait, il y aurait une solution.Mais, si c’était moi qui devais le battre, je n’avais aucun moyende lui infliger une punition, aucun moyen de prouver son crime,sans prouver du même coup le mien. D’autre part, je demeurerais roi(ah ! pour un moment, mon pouls battit plus fort) et ce seraità l’avenir d’assurer le combat définitif entre lui et moi. Ilparaissait bien que la possibilité de son triomphe s’aggravait del’impossibilité de sa défaite. Car, en mettant les choses au pis,il demeurerait ce qu’il était avant que je ne me fusse mis sur sonchemin, avec un autre homme entre le trône et lui, et cet hommen’était qu’un imposteur ! Et, si tout allait bien pour lui aucontraire, il ne resterait plus aucun adversaire en face de lui.J’avais commencé à croire que le duc Noir désirait vivement laisserle soin de se battre à ses amis ; maintenant, je comprenaisqu’il était la tête, sinon le bras, de la conspiration.

« Le roi est-il au courant du sort quilui est réservé ? demandai-je.

– C’est moi et mon frère, répondit Jean,qui avons posé le tuyau sous la direction de Mgr de Hentzau. Le roia demandé à celui-ci à quoi cela devait servir :

« Sire, a-t-il répondu en riant d’un airdégagé, c’est une nouvelle invention, un perfectionnement que nousavons apporté à l’échelle de Jacob par laquelle – vous n’êtes passans avoir lu cela, Sire – les hommes passent de ce monde enl’autre. Nous avons pensé qu’il ne serait pas convenable, au cas oùVotre Majesté aurait à faire ce voyage, qu’elle le fît par lechemin des simples mortels. Nous vous avons préparé un chemincouvert, où vous pourrez passer en toute tranquillité, à l’abri desregards indiscrets de la foule. Voilà, Sire, à quoi doit servir cetuyau. » Puis, riant toujours et s’inclinant très bas :« Votre Majesté veut-elle me permettre de lui remplir sonverre ? » Le roi était en train de souper. Quoique trèsbrave comme tous ceux de sa maison, il devint rouge, puis trèspâle ; il examinait alternativement le tuyau et le diaboliquecoquin qui se moquait de lui.

« Je vous assure, continua Jean, enfrissonnant, qu’il n’est pas aisé de dormir tranquille à Zenda. Ilssont là un tas de bandits pour lesquels couper la gorge d’un hommen’est pas une plus grosse affaire que faire une partie de cartes.Quant à Mgr Rupert, je crois bien qu’il n’y a pas de passe-tempsqui soit plus de son goût. »

Lorsque notre homme eut terminé son récit, jepriai Fritz de le reconduire et de veiller à ce qu’il fût mis sousbonne garde. Au moment où il sortait, je me tournai vers lui etj’ajoutai :

« Si quelqu’un ici te demande s’il y a unprisonnier au château de Zenda, tu peux répondre :« Oui » ; mais si on te demande qui est ceprisonnier, ne le dis pas. Toutes les assurances que tu as reçuesde nous ne te sauveraient pas si on apprenait la vérité. Prends-ygarde, et dis-toi que je te tuerai comme un chien si tu laissestranspercer la moindre chose. » Lorsqu’il fut parti, jeregardai Sapt.

« La chose est compliquée, fis-je.

– Si compliquée, répondit-il en secouantsa tête grise, que je crois qu’à pareille époque, l’an prochain,vous serez encore sur le trône de Ruritanie ! »

Et il éclata en imprécations contre Michel,envoyant à tous les diables sa fourberie et son astuce.

Je m’étais rejeté sur mes oreillers.

« Je ne vois, repris-je, que deux moyensde faire sortir le roi vivant du château. Le premier serait latrahison de quelqu’un des serviteurs du duc.

– Vous pouvez laisser celui-là de côté,dit Sapt.

– J’espère bien que non, repris-je, carcelui que j’allais mentionner en second, c’est l’intervention duCiel, c’est un miracle ! »

Chapitre 14Le moment décisif approche

Mon bon peuple de Ruritanie eût été fortétonné s’il avait surpris ma conversation avec Jean, sur laquelles’est terminé le chapitre précédent, car les rapports officielsavaient répandu partout la nouvelle que j’avais été blességrièvement à la chasse.

Les bulletins que je faisais rédiger devantmoi, et qui constataient un état très sérieux, causèrentdans la ville la plus violente surexcitation.

Pendant ce temps survenaient trois ordresd’événements : d’abord j’offensai gravement la Faculté demédecine de Strelsau en refusant d’admettre à mon chevet aucun deses professeurs, sauf un jeune docteur, ami de Fritz, et en quinous pouvions avoir confiance. Secondement, je reçus un mot dumaréchal Strakencz m’informant que mes ordres ne semblaient pasavoir plus de poids que les siens au sujet de la princesse Flaviequi partait pour Tarlenheim, escortée par lui bien contre son gré(nouvelle qui n’eut pas de peine à me rendre fier et heureux). Et,troisièmement, mon frère, le duc de Strelsau, quoiqu’il fût tropbien informé pour croire à la prétendue cause de ma maladie, étaitencore persuadé, par ce qui lui en était rapporté et par monapparente inaction, que j’étais en réalité incapable d’agir et quema vie peut-être était en danger. C’est ce que j’appris de Jean enqui j’avais été forcé de mettre ma confiance et que j’avais renvoyéà Zenda, où, au fait, Rupert Hentzau l’avait fouetté de la bellefaçon pour avoir osé sortir du château. Ceci, Jean ne pouvait lepardonner à Rupert, et l’approbation que le duc avait donnée àcette punition avait plus fait pour m’attacher le garde que toutesmes promesses.

Sur l’arrivée de Flavie, je ne puis insister.La joie qu’elle ressentit à me trouver debout et en bonne santé,alors qu’elle s’attendait à me voir dans un lit, luttant avec lamort, fut un tableau dont mes yeux conserveront toujours lesouvenir ; et les reproches qu’elle m’adressa pour n’avoir paseu confiance en elle doivent excuser les moyens que j’employai pourles apaiser.

À la vérité, l’avoir près de moi une foisencore était comme le goût du ciel pour une âme damnée, d’autantplus exquisément doux qu’est plus inévitable le jugement qui doitsurvenir. Aussi me réjouis-je de pouvoir passer deux jours entiersen sa compagnie. Ces deux jours terminés, le duc de Strelsauarrangea une partie de chasse. C’est que le moment décisifapprochait.

Sapt et moi, après de longues hésitations,nous avions résolu de risquer le grand coup, encouragés d’ailleurspar les rapports de Jean, qui disaient que le roi avait mauvaisemine, était pâle et souffrant. Pauvre roi ! il se mouraitd’ennui et de chagrin ; faut-il s’en étonner, et ne vaut-ilpas mieux, pour un homme, qu’il soit roi ou non, risquer sa vie etmourir en gentilhomme que de pourrir ainsi dans une cave ?

Cette pensée rendait une prompte actiondésirable dans l’intérêt même du roi. À mon propre point de vue,elle devenait de plus en plus nécessaire.

Car Strakencz me pressait au sujet de monmariage avec Flavie et mes propres inclinations s’accordaient sibien avec l’insistance du chancelier que j’eus peur de larésolution à prendre. Je ne crois pas que j’eusse jamais commis cetacte auquel je rêvais ; mais j’aurais été amené à prendre lafuite, et ma fuite eût ruiné la cause.

C’est peut-être la chose la plus étrange qu’onait jamais pu voir dans l’histoire d’un pays que le frère du roi etle sosie du roi, à une époque de paix profonde, auprès d’unetranquille ville de province, sous l’apparence de l’amitié,engageant une lutte désespérée pour la personne et la vie du roi.Tel est, en effet, le combat qui commença bientôt entre Zenda etTarlenheim. Lorsque je fais un retour en arrière, il me semble queje fus alors frappé de folie. Sapt m’a dit que je ne souffraisaucune intervention et que je n’écoutais aucune remontrance ;et si jamais un roi de Ruritanie gouverna en despote, je puis direqu’en ce moment-là je fus ce roi. De quelque côté que se portassentmes regards, je n’apercevais rien qui pût me rendre la vie aimable,et je prenais ma vie dans ma main et je la portais sans la moindreattention comme quelqu’un qui balancerait avec dédain un vieuxgant.

D’abord ils se disposèrent à me garder, àécarter de moi les risques, à me persuader que je ne devais pasm’exposer. Mais, lorsqu’ils s’aperçurent que j’étais décidé à tout,soit qu’ils connussent, soit qu’ils ne connussent pas la vérité,ils sentirent croître en eux le sentiment que le Destin seulfixerait l’issue de l’affaire et qu’il fallait me laisser jouertout seul mon jeu contre le duc Noir.

Le lendemain soir, je quittai la table oùj’avais soupé en compagnie de Flavie, venue, malgré toutes mesremontrances, pour soigner ma blessure, et je la reconduisisjusqu’à la porte de son appartement.

Là, je lui baisai la main, et je pris congé enlui souhaitant une bonne nuit, un heureux réveil, une longue suitede jours de bonheur ; puis j’allai changer de costume et jesortis.

Sapt et Fritz m’attendaient, armés jusqu’auxdents, montés sur de solides chevaux et accompagnés de six hommeségalement à cheval. Sapt portait devant lui, sur sa selle, unrouleau de cordes. Quant à moi, pour toutes armes, je m’étais munid’un gros gourdin et d’un long couteau.

Nous fîmes un détour pour éviter la ville, et,au bout d’une heure, nous gravissions la colline qui mène auchâteau de Zenda. La nuit était noire, très orageuse ; desrafales de vent et de pluie passaient, nous sifflant aux oreilles,tandis que les grands arbres pleuraient et gémissaient.

Lorsque nous arrivâmes auprès d’un petit bois,à environ un quart de mille du château, nous nous arrêtâmes, et nossix compagnons reçurent l’ordre de nous attendre, cachés dans unfourré. Sapt avait eu soin d’emporter un sifflet. Au premier coupde sifflet, nos hommes devaient accourir à notre secours.

Mais, jusqu’à présent, nous n’avions rencontrépersonne. J’espérais que Michel ne s’était pas encore mis sur sesgardes, me croyant toujours alité. Quoi qu’il en soit, nousatteignîmes sans encombre le haut de la colline que coupe à pic lefossé. Sur le bord du fossé s’élevait un arbre auquel Sapt attachafortement la corde qu’il avait apportée. J’enlevai mes bottes, jebus à ma gourde une gorgée d’eau-de-vie, je fis jouer mon couteaudans sa gaine, et pris mon gourdin entre mes dents. Ceci fait,serrant la main de mes amis sans prendre garde au regard suppliantde Fritz, je saisis la corde et me laissai glisser dans le fossé.Je voulais regarder de près la fameuse échelle de Jacob.

Doucement, j’entrai dans l’eau. Je fis ennageant le tour des grands murs qui me regardaient d’un airrébarbatif. Il faisait très sombre ; je ne voyais pas à plusde trois mètres au-dessus de ma tête, et, comme j’avais soin deraser les vieux murs moussus, tout couverts de plantes aquatiques,j’avais les plus grandes chances de ne pas être vu. Quelqueslumières brillaient dans la partie neuve du château, en face, et,de temps à autre, des éclats de rire et un bruit de voix arrivaientjusqu’à moi. Il me sembla reconnaître celle du jeune Hentzau ;je me le représentai animé, à moitié gris. Mais il ne s’agissaitpas de cela, et il ne fallait pas perdre de vue le but de monexpédition. Je m’arrêtai un moment pour reprendre haleine. Si Jeanavait bien décrit la position du cachot du roi, je devais metrouver dans les environs de la fenêtre.

J’avançais avec mille précautions. Tout àcoup, autant que l’obscurité pouvait le permettre, je crusdistinguer une forme vague. Qu’était-ce ? J’avançai :c’était le fameux tuyau qui décrivait une sorte d’arc de cercle, enallant de la fenêtre jusqu’à l’eau. On l’apercevait sur unelongueur d’un mètre cinquante environ ; il avait à peu près lagrosseur de deux hommes. J’allais m’en approcher, lorsque j’aperçusune chose qui me cloua sur place et me fit battre le cœur.

Un petit canot allongeait son nez pointu lelong du tuyau ; je tendis l’oreille, et il me sembla entendreun léger bruit, le bruit d’un homme qui se retourne.

Qui pouvait être là, dans ce bateau ? Àqui Michel avait-il confié la garde de son invention ? Legardien était-il éveillé ou dormait-il ? Je m’assurai que moncouteau était à portée de ma main, et, du pied, je cherchai lefond.

À ma grande surprise, je rencontrai la terreferme : les fondations du château, avançant de vingt-cinq àtrente centimètres, formaient saillie, et c’est sur cette saillieque je me trouvais debout, avec de l’eau jusqu’aux aisselles.Alors, je me penchai, cherchant à percer les ténèbres, à voir sousle tuyau, là où forcément, par l’arc de cercle qu’elle décrivait,la longue machine laissait un espace vide.

Et j’aperçus un homme couché au fond de labarque ; à côté de lui, un fusil, dont le canon reluisait dansl’ombre. C’était la sentinelle ! L’homme ne bougeait pas.J’écoutai.

Sa respiration était bruyante, régulière,monotone. Il dormait.

Alors, je m’agenouillai sur la saillie du mur,et je me glissai sous le tuyau jusqu’à ce que ma tête fût àcinquante centimètres de la sienne.

C’était un immense gaillard, que je reconnus,au premier coup d’œil, pour le frère de Jean, Max Holf. Ma main seporta à ma ceinture, je tirai mon poignard. De tous les actes de mavie, c’est celui peut-être auquel il m’est le plus pénible depenser : j’ai peur de me répondre lorsque je m’interroge etque je me demande si j’ai agi loyalement.

Mais, au moment même, je n’hésitai pas. Et lepouvais-je ? La vie du roi n’était-elle pas en jeu ? Jeme redressai contre le bateau qui ne bougeait pas, amarré qu’ilétait contre la paroi du rocher, et, retenant ma respiration, jechoisis le point où je devais frapper, et je levai le bras. Legrand diable s’agita, ouvrit les yeux tout grands, toujours plusgrands, me regarda épouvanté, et chercha son fusil. C’est alors queje le frappai. Au même moment, le refrain d’une chanson m’arrivaitde la rive opposée.

Sans plus m’inquiéter du cadavre, je medirigeai vers l’échelle de Jacob. Le temps pressait. Il se pouvaitque l’heure de relever la sentinelle fût venue. L’éveil seraitaussitôt donné. Je me penchai sur le tuyau et l’examinai du haut enbas, depuis, l’endroit où il touchait l’eau jusqu’à la partiesupérieure qui passait ou semblait passer à travers la maçonneriedu mur. Il n’y avait là ni rupture ni crevasse. Me laissant tomberà genoux, j’explorai le côté inférieur. Et ma respirations’accéléra, car, à la paroi du dessous où la poterie semblaitscellée dans la brique, j’aperçus une lueur. Elle devait provenirde la cellule du roi. J’appliquai mon épaule contre le tuyau et m’yappuyai en retenant ma respiration. La fente s’élargit trèslégèrement : alors je reculai. J’en avais assez fait pourconstater que l’échelle de Jacob n’était pas fixée à la maçonneriedans sa partie inférieure.

À ce moment, une voix rude et discordantefrappa mon oreille ; elle disait :

« Eh bien ! Sire, puisque vous avezassez de ma société, je vais vous laisser reposer. Seulement, avantde m’en aller, il faut que j’attache les petitsornements. »

C’était Detchard ; je reconnus son accentanglais.

« Avez-vous quelque chose à demander,Sire, avant que je vous quitte ? »

Le roi parla : c’était bien sa voix, maistrès faible et creuse, oh ! combien différente de cette voixjoyeuse qui, naguère, faisait retentir les échos de la forêt.

« Que mon frère, dit le roi, ait pitié,qu’il me tue. Ici, je me meurs à petit feu.

– Le duc ne souhaite pas votre mort,Sire, fit Detchard d’un ton d’ironie. Le jour où il lui plairait devous faire mourir, voilà le chemin que vous prendriez pour aller auCiel ! »

Le roi répondit :

« Je suis en son pouvoir, pour le moment,du moins. Si vos instructions ne s’y opposent pas, je vous prieraide me laisser.

– Je souhaite à Votre Majesté de rêver duparadis », ajouta le misérable.

La lumière disparut. J’entendis un bruit dechaînes et de verrous, et puis des sanglots. Le roi se croyaitseul, et il pleurait. Qui oserait se moquer ?

Je ne me hasardai pas à parler au roi. Uneexclamation que la surprise aurait pu lui arracher risquait de nousperdre. Il me sembla d’ailleurs que j’en avais appris assez pourune première fois. Restait à rejoindre mes amis sans donner l’éveilet à me débarrasser du cadavre de la sentinelle. Le laisser où ilétait en eût dit trop long. Je montai dans le canot ; le ventqui maintenant hurlait en tempête couvrait le bruit des rames, etje me dirigeai vers l’endroit où mes amis m’attendaient. Je venaisd’arriver à destination quand retentit un coup de siffletstrident.

« Hallo, Max ! » criait-on.

J’appelai Sapt à voix basse. La cordedescendit. Je la liai autour du cadavre de la sentinelle, et puisje me hissai moi-même.

« Sifflez maintenant pour appeler noshommes, fis-je très bas, et allons ferme. Ne perdons pas notretemps en paroles inutiles. »

Nous hissâmes le cadavre ; comme nous ledéposions par terre, trois cavaliers passèrent au grand galop,venant du château. Nous les vîmes ; mais, comme nous étions àpied, ils ne nous remarquèrent pas. Nos hommes arrivaient presqueau même moment.

« Du diable ! mais on n’y voit pasplus que dans un four ! »

C’était la voix retentissante du jeune Rupert.Une minute plus tard, la fusillade commençait. Je m’élançai, suivide Sapt et de Fritz.

« En avant ! enavant ! »

Je distinguais toujours la voix de Rupert. Uncri, un gémissement nous prouvèrent que le jeune fauve ne demeuraitpas en reste.

« C’en est fait de moi, Rupert, fit unevoix mourante. Ils étaient deux contre un.Sauvez-vous ! »

Je courais toujours, mon gourdin à la main.Tout à coup, je vis un cavalier qui venait sur moi, couché surl’encolure de son cheval.

« Comment, c’est ton tour, mon pauvreKrastein ? » criait-il.

Pas de réponse. Je m’élançai à la tête ducheval. Le cavalier n’était autre que Rupert Hentzau.

« Enfin ! » m’écriai-je.

Car il semblait bien que nous le tenions. Iln’avait pour toute arme que son épée. Mes hommes le pressaient.

Sapt et Fritz accouraient ; je ne lesavais devancés que de quelques mètres. S’ils arrivaient et s’ilstiraient, il fallait ou qu’il mourût, ou qu’il se rendît.

« Enfin ! répétai-je.

– Ah ! bah ! c’est le grandpremier rôle », fit-il en frappant avec son épée un coup siformidable qu’il coupa net mon gourdin.

Jugeant là-dessus que la prudence la plusélémentaire m’ordonnait de battre en retraite, je fis le plongeonet (j’ai honte de l’avouer) je pris mes jambes à mon cou.

Ce Rupert a le diable au corps.

Comme je m’étais retourné pour voir ce qu’iladvenait de lui, je le vis enfoncer ses éperons dans le ventre deson cheval, gagner au galop le bord du fossé, et sauter dedans sousune grêle de balles que les miens faisaient pleuvoir sur lui.

Si seulement il y avait eu le moindre clair delune, il était perdu. Grâce à l’obscurité, il gagna l’abri duchâteau et disparut.

« Le diable l’emporte ! grognaSapt.

– Quel dommage, m’écriai-je, que ce soitun coquin ! Quels sont ceux qui sont restés sur lecarreau ? »

Laengram et Krastein étaient morts. Lasituation n’étant plus tenable, et faute de pouvoir faireautrement, nous les jetâmes, ainsi que Max, dans l’étang ;dans notre camp, trois gentilshommes avaient péri.

Alors nous rentrâmes au château, navrésjusqu’au fond du cœur de la perte de nos amis, douloureusementanxieux au sujet du roi, et piqués au vif que Rupert de Hentzau eûtgagné cette manche contre nous.

Pour ma part, j’étais furieux, furieux den’avoir tué personne dans la bagarre, et de n’avoir à mon actif quece coup de poignard planté dans le cœur d’un valet endormi.

Il m’était en outre fort désagréable que cecoquin de Rupert m’eût traité de comédien !

Chapitre 15Conversation avec un démon

La Ruritanie n’est pas l’Angleterre. EnAngleterre, jamais la lutte qui s’était engagée entre le duc Michelet moi n’aurait pu se prolonger, avec les remarquables incidentsqui l’on agrémentée, sans surexciter l’intérêt public. EnRuritanie, les mœurs ne sont pas les mêmes, les duels sont trèsfréquents dans la noblesse, et les querelles entre grands seigneurss’étendent presque toujours à leurs amis et à leurs serviteurs.

Néanmoins, après l’échauffourée dont je viensde parler, il courut de tels bruits que je dus me tenir sur mesgardes.

D’ailleurs, la mort des gentilshommes quiavaient succombé ne pouvait rester cachée à leurs familles. Jem’efforçai de détourner les soupçons. Je fis afficher un ordresévère proscrivant le duel ; la quantité des duels, qui allaittoujours en augmentant, avait pris en ces derniers temps desproportions si considérables que cela justifiait cette mesure (lechancelier me prépara ce rescrit avec toute sa compétence). Le duelne pouvait être autorisé que dans les cas les plus graves.

Je fis répandre la nouvelle que les troisgentilshommes avaient été tués en duel, et je fis fairesolennellement et publiquement des excuses à Michel, qui me fit laréponse la plus respectueuse et la plus courtoise. Nous étions aumoins d’accord sur un point, l’impossibilité où chacun de nous setrouvait de jouer cartes sur table. Comme moi, il avait sonpersonnage à soutenir ; aussi, tout en nous haïssant, nousnous entendions pour jouer l’opinion publique.

Malheureusement, cette nécessité de garder lesecret entraînait des atermoiements, et ces atermoiements pouvaientêtre fatals au roi : il pouvait mourir dans sa prison ou êtretransporté ailleurs. Mais que faire ? Pendant quelque temps,je fus forcé d’observer une sorte de trêve. Ma seule consolationalors fut l’approbation passionnée que Flavie donna à monordonnance contre le duel ; comme je lui exprimais ma joied’avoir été ainsi, sans le savoir, au-devant de ses désirs, elle mesupplia, si je tenais à lui plaire, d’être plus sévère encore, etde défendre le duel purement et simplement.

« Attendez que nous soyons mariés »,fis-je en souriant.

Un des résultats les plus étranges de cettetrêve et du secret qui en était cause, c’est que la ville de Zendadevint dans le jour – car je ne me serais pas fié beaucoup à saprotection la nuit – une sorte de zone neutre où les deux partispouvaient aller et venir à leur guise. En sorte que, un jour, jefis une rencontre fort amusante d’un côté, mais assez embarrassantede l’autre. Comme nous passions à cheval, Flavie, Sapt et moi, nouscroisâmes un personnage à l’air solennel, qui conduisait unevoiture à deux chevaux. En nous voyant, il stoppa, descendit ets’approcha en faisant force saluts. Je reconnus le grand maître dela police de Strelsau.

« Nous mettons tous nos soins, dit-il, àfaire respecter l’ordonnance de Votre Majesté relative auduel. »

Si c’était là le but de sa visite à Zenda,j’étais décidé à calmer son zèle.

« Est-ce là ce qui vous amène à Zenda,préfet ? demandai-je.

– Non, Sire ; je suis ici pourobliger l’ambassadeur d’Angleterre.

– Que diable l’ambassadeur d’Angleterrevient-il faire dans cette galère ? m’écriai-je d’un tonléger.

– Un compatriote à lui, Sire, un jeunehomme d’un certain rang a disparu. On le cherche. Voilà deux moisque ses amis sont sans nouvelles, et l’on a de bonnes raisons decroire que c’est à Zenda qu’on l’a vu en dernier lieu. »

Flavie était distraite. Moi je n’osaisregarder Sapt.

« Quelles sont ces bonnes raisons ?insistai-je.

– Un ami à lui, un ami de Paris, unM. Featherly, déclare qu’il a dû venir ici, et les employés duchemin de fer se rappellent, en effet, avoir vu son nom sur sonbagage.

– Quel nom ?

– Rassendyll, Sire. »

Ce nom, évidemment, ne lui disait rien. Jetantun coup d’œil vers la princesse, et baissant la voix, ilcontinua :

« On croit qu’il a suivi une dame. VotreMajesté a entendu parler d’une certaineMme de Mauban ?

– Comment donc ! Maiscertainement. »

Et mes yeux se portèrent involontairement versle château.

« Elle est arrivée en Ruritanie à peuprès en même temps que ce Rassendyll. »

Je surpris le regard du préfet, tout chargé dequestions, fixé sur moi.

« Sapt, fis-je, j’ai un mot à dire aupréfet. Voulez-vous prendre les devants avec laprincesse ? »

Puis j’ajoutai, me tournant vers le dignefonctionnaire :

« Voyons, monsieur, que voulez-vousdire ? »

Il se rapprocha devant moi, tandis que je mepenchais sur ma selle.

« Peut-être était-il épris de la dame,murmura-t-il… Toujours est-il que voilà plus de deux mois qu’il adisparu. »

Cette fois l’œil du préfet se dirigea vers lechâteau.

« La dame est là, en effet, répondis-jeen affectant le plus grand calme ; mais je ne pense pas queM. Rassendyll, c’est bien le nom, n’est-ce pas ? ysoit.

– Le duc, reprit le préfet d’une voix deplus en plus basse, n’aime pas les rivaux, Sire.

– C’est vrai, c’est vrai ! fis-je entoute sécurité ; mais savez-vous que ce que vous insinuez làest très grave, mon cher préfet ? »

Il étendit les mains, d’un geste humble, commes’il s’excusait. Je me penchai à son oreille.

« C’est une affaire très délicate.Rentrez à Strelsau.

– Mais, pourtant, Sire, si je crois avoirtrouvé ici le mot de l’énigme ?…

– Rentrez à Strelsau, répétai-je. Dites àl’ambassadeur que vous êtes sur une piste, mais qu’il faut qu’ilvous laisse toute liberté pendant une semaine ou deux. Cela vousdonnera du temps. Je veux prendre moi-même la chose en main.

– C’est que l’ambassadeur est trèspressant, Sire.

– Il faut lui faire prendre patience. Quediable ! Savez-vous que, si vos soupçons se confirment, c’estune affaire qui peut avoir les dernières conséquences et quidemande la plus grande circonspection ? Pas de bruit, par descandale. C’est entendu, n’est-ce pas ? Vous rentrerez àStrelsau dès ce soir. »

Il m’en donna sa parole, et je piquai des deuxpour rejoindre mes compagnons, l’esprit un peu plus tranquille. Ilfallait absolument que les enquêtes me concernant fussentinterrompues pendant une semaine ou deux ; or cet habilepréfet s’était, de façon surprenante, approché de la vérité. Sonsentiment pouvait m’être utile quelque jour ; mais, si jamaisses recherches eussent abouti en ce moment, cela eût pu être fatalau roi. Au fond du cœur, je maudis George Featherly de n’avoir passu tenir sa langue.

« Eh bien ! demanda Flavie, est-cefini ? Avez-vous réglé vos affaires ?

– Le mieux du monde. Voulez-vous que nousrentrions maintenant ? Nous voilà presque en territoireennemi. »

Nous étions, en effet, arrivés à l’extrémitéde la ville, là où commence la colline qui monte au château deZenda. Comme nous levions les yeux pour admirer la massive beautéde ses vieux murs, nous aperçûmes un cortège qui descendait lacolline et se déroulait en longs zigzags. Il approchait.

« Tournons bride, fit Sapt.

– J’aimerais mieux rester », ditFlavie.

J’arrêtai mon cheval à côté du sien. Nouspouvions maintenant saisir quelques détails. Venaient d’abord deuxserviteurs dont la livrée noire n’était relevée que par des galonsd’argent. Ils précédaient un char attelé de quatre chevaux. Sur lechar, sous un lourd drap mortuaire, reposait une bière ;par-derrière venait un homme à cheval, en grand deuil, le chapeau àla main.

Sapt se découvrit, et nous attendîmes. Flavie,serrée contre moi, avait posé sa main sur mon bras.

« C’est sans doute un des gentilshommestués dans la bagarre », dit-elle.

Je fis signe au groom.

« Allez demander qui ilsescortent », fis-je.

Le groom s’adressa d’abord aux serviteurs,puis, au gentilhomme à cheval qui accompagnait le convoi.

« C’est Rupert de Hentzau », fitSapt à voix basse.

C’était, en effet, Rupert. Il fit signe aucortège de s’arrêter, et s’avança au trot vers nous. Il était enredingote, étroitement boutonnée. Son aspect était fort sombre etil me salua avec les marques du plus profond respect. Sapt, en levoyant approcher, eut un geste qu’il ne put réprimer – le geste deprendre son revolver – et qui fit sourire le coquin.

« Votre Majesté a fait demander qui nousescortions ? Hélas ! c’est mon pauvre ami Albert deLaengram.

– Personne, monsieur, ne regrette plusque moi cette malheureuse affaire. Mon ordonnance, que j’entendsfaire respecter, en est bien la preuve.

– Pauvre homme ! » fit Flaviede sa voix douce.

Je vis les yeux de Rupert s’allumer, tandisqu’ils se posaient sur la princesse, et je me sentis rougir :il m’était odieux de supporter que le regard de ce misérablel’effleurât seulement.

« Je remercie Votre Majesté de ses bonnesparoles, répondit-il. Je pleure mon ami, et pourtant, Sire, ce nesera pas le dernier ; d’autres iront le rejoindre où ilrepose.

– C’est une vérité que personne d’entrenous ne doit oublier, répliquai-je.

– Même les rois, Sire », continuaRupert d’un ton prêcheur.

J’entendais Sapt qui sacrait tout bas à mescôtés.

« Vous avez parfaitement raison. Etcomment va mon frère ?

– Il est mieux, Sire.

– J’en suis ravi.

– Il espère pouvoir sous peu rentrer àStrelsau ; sa santé le lui permettra bientôt, je pense.

– Cette convalescence est bienlongue !

– Quelques petites misères encore,répondit l’insolent personnage de l’air le plus gracieux dumonde.

– Veuillez l’assurer, dit Flavie à sontour, que je souhaite qu’il en voie bientôt la fin.

– Je m’associe humblement au vœu quedaigne faire Votre Altesse Royale », répondit Rupert.

Je saluai, et Rupert, s’inclinant très bas,faisant faire volte-face à son cheval, donna ordre au cortège de seremettre en marche. Tout à coup, poussé par je ne sais quelinstinct, je piquai des deux et je le rejoignis. Il se retournavivement, craignant, en dépit de la présence du mort et de celle dela princesse, que je n’eusse de mauvaises intentions à sonégard.

« Vous vous êtes battu en brave, l’autrenuit, lui dis-je. Vous êtes jeune. Eh bien ! je vous prometsque, si vous remettez votre prisonnier sain et sauf entre nosmains, il ne vous arrivera aucun mal. »

Il me regarda avec un sourire ironique ;puis, tout à coup, se rapprochant de moi :

« Je ne suis pas armé, dit-il, et levieux Sapt, de là-bas me descendrait sans la moindredifficulté.

– Je suis sans inquiétude, fis-je.

– Je le sais bien, pardieu !s’écria-t-il. Écoutez, je vous ai fait une fois une proposition aunom du duc.

– Ne me parlez pas du duc Noir,m’écriai-je.

– Cette fois, ce n’est pas au nom du ducque je parle, c’est au mien. »

Il baissait la tête.

« Attaquez le château hardiment ;que Sapt et Tarlenheim conduisent l’assaut.

– Après ?

– Fixons l’heure tout de suite.

– Vous me croyez donc une grandeconfiance en vous ?

– Bah ! Je suis très sérieux pourl’instant. Sapt et Fritz seront tués, le duc Noir aussi.

– Comment ?

– Oui, le duc Noir sera tué comme unchien qu’il est ; le prisonnier, puisque c’est ainsi que vousl’appelez, s’en ira en enfer par l’échelle de Jacob, vous laconnaissez, n’est-ce pas ? Il ne restera que deux hommesvivants : moi, Rupert Hentzau, et vous, le roi deRuritanie ! »

Il s’arrêta ; puis, d’une voix quitremblait un peu, tant son ardeur était grande, il ajoutarapidement :

« Voyons, la partie n’est-elle pastentante ? Un trône et la princesse ! Pour moi, disonsune bague au doigt et la reconnaissance de Votre Majesté.

– Certainement, m’exclamai-je, aussilongtemps que vous serez sur terre, il y aura un cachot pourvous.

– Eh bien ! songez-y, dit-il. Et,vous savez, cela vaudrait bien qu’on passât sur un scrupule oudeux… »

Et, me faisant un profond salut, il piqua desdeux et, eut bientôt rattrapé le cortège funèbre quis’éloignait.

Pendant que je rejoignais mes deux compagnons,je réfléchissais à l’étrange caractère de cet homme. J’ai connubien des scélérats, mais des scélérats de cette trempe sont raresheureusement. Si son sosie existe quelque part, Dieu veuille qu’ilsoit pendu haut et court !

« Ce Rupert Hentzau est un bien beaugarçon », dit Flavie.

Elle ne pouvait l’avoir pénétré, l’ayant vu làpour la première fois, et pourtant son observation me donna del’humeur, et aussi la pensée qu’elle eût pu supporter sansdéplaisir les regards de cet homme.

« Il avait l’air d’avoir du chagrin de lamort de son ami, reprit-elle.

– Il en aura plus encore quand ce serason tour », remarqua Sapt.

Je ne me déridais pas. Je continuais à bouder,ce qui était fort déraisonnable, je n’en disconviens pas. Je restaisombre tout le reste de la promenade.

Comme nous rentrions à Tarlenheim, le jourcommençait à tomber ; Sapt, par précaution, avait prisl’arrière-garde.

Un domestique vint au-devant de moi et meremit une lettre sans suscription.

« Vous êtes sûr que c’est pour moi ?demandai-je.

– Oui, Sire ; l’homme qui l’aapportée a bien recommandé qu’on la remît à VotreMajesté. »

Je l’ouvris :

« Jean vous portera ceci de ma part.Souvenez-vous que je vous ai donné un bon conseil. Au nom de Dieu,si vous êtes un vrai gentilhomme, tirez-moi de ce repaire demeurtriers !

« A. de M. »

Je tendis le billet à Sapt, mais tout ce quecet appel déchirant tira de cette âme de vieux dur-à-cuire futcette réflexion, pleine de bon sens du reste :

« Qui l’a obligée d’yaller ? »

Cependant, et peut-être parce que je ne mesentais pas moi-même sans reproche, je me permis, en dépit durigorisme de Sapt, de plaindre de tout mon cœur la pauvreAntoinette de Mauban.

Chapitre 16Notre plan de bataille

Comme je m’étais montré à cheval dans les ruesde Zenda, que j’y avais causé ouvertement avec Rupert Hentzau, ilétait difficile de soutenir plus longtemps mon rôle de malade. Lesconséquences de ce nouvel état de choses ne tardèrent pas à sefaire sentir ; l’attitude de la garnison de Zendachangea ; on ne voyait que fort peu d’hommes dehors, et,chaque fois que quelques-uns des miens s’aventuraient du côté duchâteau, ils remarquaient que l’on y exerçait la plus minutieusesurveillance. Si touché que je fusse de l’appel deMme de Mauban, j’étais aussi impuissant à luivenir en aide que je l’avais été à délivrer le roi. Michel mebravait : bien qu’on l’eût rencontré plusieurs fois auxenvirons, avec plus de mépris des apparences qu’il n’en avaittémoigné jusque-là, il ne prenait même pas la peine de faire sesexcuses de n’être pas venu présenter ses hommages au roi.

Le temps passait : nous ne nous décidionsà rien et, pourtant, chaque heure qui s’écoulait rendait lasituation plus dangereuse ; non seulement j’avais à compteravec le nouveau danger que pouvaient me susciter les recherchesauxquelles donnait lieu ma disparition, mais Strelsau s’agitait,murmurait, trouvant mauvais que je restasse aussi longtemps loin dema bonne ville. Le mécontentement de mon peuple se trouvait quelquepeu contenu par ce fait que Flavie était avec moi ; c’est engrande partie pour cela que je l’avais autorisée à rester, bienqu’il me fût pénible de la sentir au milieu du danger, et que cettedouce intimité journalière fût, pour mon pauvre cœur, une épreuvebien cruelle.

Et, comme si la situation n’était pas encoreassez tendue, je ne pus me délivrer de mes fidèles conseillersStrakencz et le chancelier (venus tout exprès de Strelsau pour mefaire de sérieuses représentations) qu’en leur promettant de fixerle jour de nos fiançailles, cérémonie qui, en Ruritanie, équivautpresque, tant l’engagement est solennel, au mariage lui-même. Jefus donc, Flavie étant assise à mes côtés, obligé de fixer la date– quinze jours de là – et le lieu – la cathédrale de Strelsau.Cette décision, proclamée très haut, répandue partout, causa laplus grande joie dans le royaume.

Je crois, ma parole d’honneur, qu’il n’y eutque deux hommes qu’elle contraria : le duc Michel et moi, etqu’il n’y en eut qu’un qui l’ignora, celui dont je portais le nom,le roi de Ruritanie.

J’eus l’occasion de savoir à quelques jours delà comment la nouvelle avait été accueillie au château, car Jean,que sa première visite avait mis en appétit, avait trouvé le moyende nous en faire une seconde. Il était précisément de serviceauprès du duc quand on était venu lui annoncer la chose.

Le duc Noir, plus sombre que jamais, avaitéclaté en jurons, en reproches. Sa colère ne connut plus de borneslorsque Rupert, intervenant, paria et jura que j’irais jusqu’aubout, que je ferais ce que j’avais dit. Puis, se tournant versMme de Mauban, il la complimenta de se trouverainsi débarrassée d’une rivale.

« La main du duc, nous dit Jean, cherchason épée, mais sans que cela parût faire la moindre impression surRupert, qui continua à plaisanter le duc de ce qu’il avait donné àla Ruritanie le meilleur roi qu’elle eût vu depuis des années.

« Et voyez, ajouta-t-il, en s’inclinantavec une humilité feinte devant son maître exaspéré, ne dirait-onpas que le diable s’en mêle ? Il envoie à la princesse un maribien plus sortable que celui que le ciel lui avait destiné, paroled’honneur ! » Sur quoi, Michel lui ordonna rudement de setaire et de les laisser. Rupert ne le fit qu’après avoir pris congéde la dame, et lui avoir baisé la main, tandis que Michel leregardait en écumant de rage. »

Voilà une partie du récit de Jean, la partielégère, si l’on peut dire ; il y en avait une autre, plussérieuse.

Si la situation était tendue à Tarlenheim,elle l’était bien davantage à Zenda. Le roi, plus malade quejamais, se levait à peine, nous dit Jean, horriblement changé.

L’inquiétude était telle au château qu’onavait envoyé chercher un médecin à Strelsau. Le docteur, introduitdans le cachot royal, en était ressorti pâle et tremblant,suppliant le duc de le laisser partir, et de ne pas le mêler àcette affaire. Le duc s’y était refusé, bien entendu, et retenaitle docteur prisonnier, se contentant de lui affirmer qu’il n’avaitrien à craindre s’il s’arrangeait pour que le roi vécût autant quecela serait utile au duc et mourût à propos. C’était la conditionsine qua non.

Sur l’avis du docteur, on avait permis àMme de Mauban de voir le roi et de lui donnerles soins que réclamait son état, de ces soins dont une femme seuleest capable.

La vie royale ne tenait qu’à un fil, et moij’étais toujours là, en train, bien portant, libre !

Toutefois, il régnait à Zenda un granddécouragement et, sauf lorsqu’ils se querellaient, ce à quoi ilsétaient fort enclins, ils se parlaient à peine. Mais, au plusprofond de cette déprimante inaction, Rupert menait sa besognesatanique, le sourire aux yeux et la chanson aux lèvres, et riaitaux grands éclats, disait Jean, parce que le duc envoyait toujoursDetchard veiller sur le roi quandMme de Mauban descendait à la cellule –précaution qui, en effet, ne manquait pas de sagesse de la part demon cher frère.

Jean, son récit terminé, empocha sa récompenseet nous supplia de lui permettre de rester à Tarlenheim : ilredoutait d’aller se remettre dans la gueule du lion. Mais j’avaisbesoin de lui à Zenda et, sans qu’il fût nécessaire de recourir àla force, je réussis, en rendant mes arguments plus irrésistiblesencore, à le décider à retourner au château et à se charger de direà Mme de Mauban que je travaillais pour elleet que je la priais, si c’était possible, de rassurer le roi et delui redonner courage.

Car, si l’incertitude est mauvaise pour lesmalades, le désespoir est pire encore – et il se pouvait fort bienque le roi fût mourant de désespoir – je n’avais pu, en effet, rienapprendre de précis sur la maladie qui le minait.

« De quoi se compose la garde du roi,maintenant ? demandai-je, me souvenant que deux des Sixétaient morts, ainsi que Max Holf.

– Detchard et Bersonin sont de garde lanuit, Rupert Hentzau et de Gautel le jour, Sire, répondit Jean.

– Ils ne sont que deux ?

– Oui, Sire, deux auprès du roi, mais lesautres ne sont jamais loin. Ils couchent dans une chambre au-dessuset accourraient au premier appel, au moindre coup de sifflet.

– Une chambre au-dessus ? Je nesavais pas cela. Existe-t-il une communication entre cette chambreet la salle de garde ?

– Non, Sire. Il faut descendre unedouzaine de marches et sortir par la porte qui ouvre contre lepont-levis pour entrer dans la pièce qui précède le cachot duroi.

– Et cette porte est fermée àclef ?

– Les quatre seigneurs ont chacun uneclef, Sire. » Je me rapprochai de mon interlocuteur.

« Ont-ils aussi la clef de la fenêtregrillée ? demandai-je en baissant la voix.

– Je crois, Sire, qu’il n’y en a quedeux ; une pour Detchard, une pour Rupert.

– Où loge le duc ?

– Dans le château, au premier étage. Sesappartements sont à droite, quand on se dirige vers lepont-levis.

– EtMme de Mauban ?

– Son appartement fait pendant à celui duduc, à gauche. Mais on ferme sa porte le soir, dès qu’elle estrentrée.

– Pour l’empêcher de sortir ?

– Probablement, Sire.

– Le soir, on lève le pont-levis, on enremet aussi les clefs au duc, de sorte que personne ne peutpénétrer sans avoir recours à lui.

– Et où couchez-vous, vous ?

– Dans le vestibule du château avec cinqdomestiques.

– Armés ?

– Armés de lances, Sire, mais nousn’avons pas d’armes à feu. Le duc ne se fierait pas à eux s’ilsétaient munis d’armes à feu. »

Je me décidai à agir et à agir en personne.J’avais échoué une première fois par l’échelle de Jacob ; àquoi bon recommencer ? Il valait mieux tenter d’attaquer surun autre point.

« Je t’ai promis vingt mille couronnes,repris-je. Tu en auras cinquante mille, si tu fais ce que je vaiste dire, demain, dans la nuit. Mais, d’abord, ces domestiques donttu parles, savent-ils qui est le prisonnier ?

– Non, Sire. Ils pensent que c’estquelque ennemi particulier du duc.

– Tu crois qu’ils n’ont aucunsoupçon ? Ils sont persuadés que je suis bien leroi ?

– Pourquoi auraient-ils dessoupçons ?

– Écoute bien, alors. Demain, à deuxheures du matin, exactement, ouvre la porte principale, la porte dela façade du château. Sois absolument exact.

– Serez-vous là, Sire ?

– Pas de questions. Fais ce que l’on tedit. Trouve une excuse : il fait trop chaud, on manqued’air ; je ne te demande pas autre chose.

– Pourrai-je me sauver par cette porte,Sire, aussitôt que je l’aurai ouverte ?

– Parfaitement, et aussi vite que tesjambes te porteront. Encore une chose : remets ce mot àMme de Mauban, oh ! il est écrit enfrançais, tu ne peux pas le lire, et adjure-la de se conformer auxordres qu’il contient : nos vies à tous endépendent. »

L’homme tremblait de tous ses membres. Quevoulez-vous ? C’était un peu risqué de me confier à lui ;mais je n’avais pas le choix, je n’osais tarder davantage, j’avaispeur que le roi mourût.

Lorsque mon homme fut parti, je fis venir Saptet Fritz, et leur exposai le plan que j’avais conçu.

Sapt secoua la tête.

« Pourquoi ne pas attendre ?demanda-t-il.

– Et si le roi meurt ?

– Michel sera bien forcé d’agir.

– Et si le roi se remet, s’ilvit ?…

– Eh bien !

– S’il vit plus de quinzejours ? » fis-je simplement. Et Sapt se mordit lamoustache. Soudain, Fritz von Tarlenheim me mit la main surl’épaule. « Allons, dit-il, tentons l’aventure.

– Soyez tranquille : je n’ai pasl’intention de vous laisser en arrière.

– Oui, mais vous, vous resterez ici pourprendre soin de la princesse ! »

Un éclair joyeux passa dans les yeux du vieuxSapt.

« Comme cela, Michel serait sûr de sonaffaire dans tous les cas, fit-il en riant, tandis que si vousvenez, et si vous êtes tué et le roi aussi, qu’est-ce quedeviendront ceux de nous qui auront survécu ?

– Ils serviront la reine Flavie, dis-je.Je bénirais le ciel si je pouvais être l’un d’eux !

« Jusqu’ici, continuai-je, j’ai joué lerôle d’imposteur, au profit d’un autre, il est vrai, ce qui est uneatténuation ; mais je ne veux pas le jouer pour mon comptepersonnel. Si le roi n’est pas délivré vivant et réinstallé sur sontrône avant le jour fixé pour les fiançailles, je dirai lavérité : advienne que pourra.

– Faites ce que vous voudrez, mon enfant,dit Sapt. Allez. » Voici quel était mon plan : une troupede gens solides, sous la conduite de Sapt, devait arriver devant laporte du château sans avoir été aperçue. Il le fallait à tout prix,et ordre avait été donné de se débarrasser de tout indiscret, detout curieux, de s’en débarrasser avec le sabre ; les armes àfeu étaient absolument proscrites comme bruyantes etdangereuses.

Si tout marchait à souhait, la petite troupese trouverait devant la porte, au moment même où Jean l’ouvrirait.La porte ouverte, mes amis s’élançaient et s’emparaient desdomestiques s’ils opposaient quelque résistance, ce qui n’étaitpoint vraisemblable. À cet instant précis, tout mon plan reposaitsur cette concordance : un cri de femme devait retentir, uncri perçant, déchirant, poussé par Antoinette de Mauban. Àplusieurs reprises elle appellerait : « Au secours !Au secours ! Michel ! Rupert Hentzau !… Ausecours ! »

Nous espérions qu’en entendant le nom deHentzau, le duc, furieux, s’élancerait hors de ses appartements ettomberait aux mains de Sapt.

Mais les appels désespérés continueraientencore ; mes hommes baisseraient le pont-levis. Il seraitétrange que Rupert, s’entendant appeler par cette voix, ne sortîtpas de sa chambre et ne cherchât pas à traverser le pont. De Gautelserait ou ne serait pas avec lui. Il fallait nous en rapporter auhasard pour tout cela.

Au moment où Rupert mettrait le pied sur lepont-levis, je ferais mon apparition…

Non pas que je fusse demeuré inactifjusque-là ; j’aurais, au contraire, commencé bien avant lesautres, par une nouvelle expédition à la nage dans le fossé :mais, cette fois, j’aurais eu soin, pour le cas où je me sentiraisfatigué, de me munir d’une petite échelle légère, grâce à laquelleje pourrais me reposer étant dans l’eau et en sortir aisément. Jecomptais la dresser contre le mur, à côté du pont-levis, et, quandon l’aurait baissé, me mettre en faction sur mon échelle. Ce seraitbien le diable, moi étant là, si Rupert ou de Gautel traversaientle pont sans qu’il leur arrivât malheur. Vive Dieu ! Ilfaudrait que la malchance me poursuivît ! Eux morts, il neresterait que deux de nos ennemis vivants ; ces deux-là, ilfallait compter, pour nous en débarrasser, sur la confusion quenous aurions causée par notre brusque attaque.

Nous serions alors en possession des clefs ducachot où l’on détenait le roi. Peut-être ses deux gardienss’élanceraient-ils dehors au secours de leurs amis ; c’étaitune chance à courir. S’ils exécutaient strictement leur consigne,la vie du roi dépendait du plus ou moins de rapidité que nousmettrions à enfoncer la porte. Je demandais au ciel que ce fûtDetchard et non Rupert qui fût de garde ce jour-là. Bien queDetchard eût du sang-froid et du courage, il n’avait ni l’audace,ni la résolution de Rupert ; de plus, il était sincèrementattaché au duc Noir, et c’était le seul ; il se pourrait qu’illaissât Bersonin auprès du roi, et courût rejoindre ceux des siensqui se battraient.

Tel était mon plan, plan désespéré. Et, afinque notre ennemi fût entretenu le mieux possible dans son sentimentde sécurité, je donnai des ordres pour que Tarlenheim fûtbrillamment illuminé du haut en bas, comme si nous étions enpleines réjouissances, et qu’il en fût ainsi toute la nuit avec dela musique et un grand mouvement d’invités. Strakencz serait làavec mission de cacher notre départ, s’il le pouvait, à Flavie. Et,si nous n’étions pas revenus le matin, il devait marcherouvertement avec ses troupes sur le château et y réclamer lapersonne du roi. Au cas où le duc Noir ne s’y trouverait pas – etje prévoyais que dans ces conditions-là il n’y serait plus – lemaréchal emmènerait Flavie aussi rapidement que possible àStrelsau, et y proclamerait la trahison du duc Noir ainsi que lamort probable du roi ; puis il rallierait tous les honnêtesgens autour de la bannière de la princesse. Et, à dire vrai, c’estce qui me semblait, selon toute apparence, devoir arriver. Carj’avais les plus grandes appréhensions, et ne croyais pas que ni leduc Noir, ni le roi, ni moi, eussions grandes chances de voir lesoleil se lever le lendemain.

Mais, après tout, si le duc était tué, et simoi, l’imposteur, le comédien, après avoir tué Rupert Hentzau de mapropre main, je trouvais la mort, la Destinée n’aurait pasmaltraité la Ruritanie, même en lui prenant son roi, et, quant àmoi, je n’étais pas disposé à me révolter contre le rôle qu’elle mepréparait.

Il était tard lorsque nous levâmes la séanceoù nous avions arrêté les dernières mesures de l’expédition. Je merendis chez la princesse. Je la trouvai triste et préoccupée, et,lorsque je la quittai, elle se jeta à mon cou, me passa au doigt unanneau. À l’annulaire, je portais une bague avec le sceau royal, etau petit doigt, un simple cercle d’or, sur lequel était gravéecette devise de notre famille : Nil quæ feci. Sansparler, je pris cette petite bague et la mis à mon tour au doigt dela princesse, en lui faisant signe de me laisser partir.

Et elle, comprenant, s’écarta, et me regardales yeux pleins de larmes.

« Que cette bague ne quitte jamais votredoigt quand vous serez reine, même si vous en portez une autre, luidis-je.

– Je la porterai jusqu’à ma mort, et mêmeaprès », dit-elle.

Et elle baisa la bague.

Chapitre 17Divertissements nocturnes de Rupert

La nuit se leva calme et claire. J’avais,demandé au ciel de la pluie, un mauvais temps comme celui quej’avais eu lors de ma première expédition dans le fossé, mais laProvidence ne m’avait point exaucé.

J’espérais toutefois qu’en longeant le mur, enayant bien soin de rester dans l’ombre, je pourrais éviter d’êtreaperçu des fenêtres du château qui donnaient de ce côté. S’ilssurveillaient l’étang, mon plan devait échouer ; mais il n’yavait pas d’apparence qu’ils le fissent. Ils avaient mis l’échellede Jacob à l’abri de toute attaque. Jean avait lui-même aidé à lafixer solidement à la maçonnerie par sa face inférieure, de sortequ’il était impossible de l’ébranler ni par-dessous ni par-dessus.Une tentative au moyen d’explosifs ou une attaque avec des pieuxeût pu seule la déplacer, mais le bruit qui en résulterait dans lesdeux cas rendrait le procédé impraticable. Dans ces conditions,qu’eût pu faire un homme dans l’étang ? Il était évident queMichel, se posant cette question à lui-même, eût répondu luiaussi : « Rien ». À supposer même que Jean noustrahît, il ne pouvait guère nous nuire, ne connaissant pas monplan. Il devait croire très certainement que j’arriverais à la têtede mes amis devant la porte principale du château.

« C’est là, dis-je à Sapt, que sera ledanger… Et c’est là, continuai-je, que vous serez. »

Mais cela ne lui suffisait pas. Il désiraitardemment venir avec moi, et m’aurait certainement suivi si jen’avais refusé catégoriquement de l’emmener. Un seul homme peut, àla rigueur, passer inaperçu : doubler ce nombre, c’est plusque doubler les risques. Et, quand il s’aventura à me faireentendre, une fois de plus, que ma vie était trop précieuse,sachant la pensée secrète à laquelle il se cramponnait, je le fistaire sévèrement, l’assurant que, si le roi devait trouver la mortcette nuit-là, la prochaine aurore ne me compterait plus au nombredes vivants.

À minuit, le détachement que conduisait Saptquitta le château de Tarlenheim, prenant sur la droite, par desroutes détournées, afin d’éviter la ville de Zenda.

Si tout se passait sans incidents, Sapt et seshommes devaient arriver devant le château vers deux heures moins unquart, après avoir laissé leurs chevaux à un demi-mille environ.Massés sans bruit devant l’entrée, ils avaient ordre de se tenirprêts pour le moment où l’on ouvrirait la porte. Si, à deux heures,la porte n’avait pas été ouverte, Fritz ferait le tour du château,pour arriver par l’autre côté, où je serais, si toutefois j’étaisencore en vie ; nous verrions alors si nous devions tenterl’assaut de vive force. S’il ne m’y trouvait pas, il était convenuqu’ils retourneraient en toute hâte à Tarlenheim réveiller lemaréchal, et marcher en nombre sur Zenda. Car, si je n’étais pas aurendez-vous, c’est que je serais mort, et, moi mort, le roi n’avaitpas cinq minutes à vivre.

Il me faut maintenant laisser Sapt et ses amispour reprendre le récit de mes propres aventures pendant cette nuitmémorable.

Monté sur le bon cheval qui m’avait ramené dupavillon de chasse, le soir du couronnement, je partis, un revolverdans l’arçon de ma selle et mon épée au côté. J’étais enveloppédans un grand manteau sous lequel je portais un épais jersey delaine très collant, une culotte « knickerbocker », degros bas et de légers souliers de toile. Je m’étais frotté d’huilede la tête aux pieds, et m’étais muni d’une gourde pleined’eau-de-vie. La nuit était chaude ; mais il se pouvait que jefusse forcé de rester longtemps dans l’eau, et il était nécessairede prendre des précautions contre le froid : le froid n’enlèvepas seulement à l’homme tout son courage quand il s’agit de risquersa vie, il affaiblit aussi son énergie, et lui donne desrhumatismes, si c’est la volonté de Dieu qu’il survive. Je roulaide plus autour de mon corps une longue corde très fine, mais trèsrésistante, et j’eus soin de ne pas oublier mon échelle.

J’étais parti un peu après Sapt et sescompagnons ; mais, ayant pris un raccourci, je me trouvai surla lisière de la forêt vers minuit et demi. J’attachai mon chevaldans un épais fourré, en ayant soin de laisser le revolver dansl’arçon de la selle – de quel secours eût-il pu m’être ? – et,mon échelle sur l’épaule, je gagnai le bord du fossé.

Arrivé là, je déroulai ma corde, je la liaisolidement au tronc d’un arbre, sur la berge, et je me laissaiglisser.

L’horloge du château sonnait une heure moinsun quart au moment où je touchais l’eau du bout de mes pieds. Je memis à nager dans la direction du donjon, en poussant mon échelledevant moi et en rasant les murs du château. J’atteignis bientôtl’échelle de Jacob, et pris pied sur la saillie de maçonnerie qui,déjà une fois, m’avait prêté son appui. Là, je me blottis à l’ombredu gros tuyau, que j’essayai en vain d’ébranler. Alors j’attendis.Je me rappelle que, à ce moment-là, ma préoccupation dominanten’était ni de l’anxiété au sujet du roi, ni une aspiration versFlavie, mais un simple et intense désir de fumer une cigarette etl’on comprend que c’est un désir que je ne pouvais en aucune façonsatisfaire. Le pont-levis était baissé. Je voyais au-dessus de matête la fine silhouette de sa charpente se détachant sur le ciel, àune dizaine de mètres sur la droite. J’étais adossé au mur de lacellule du roi.

Un peu au-delà, à peu près au même niveau,j’aperçus une fenêtre. Cette fenêtre, si Jean ne m’avait pas menti,devait être une de celles de l’appartement du duc ; de l’autrecôté, à peu près en face, ce devait être la fenêtre de la chambrede Mme de Mauban. Les femmes sont des êtresinconscients et sans mémoire. Pourvu qu’elle n’ait pas oublié cequi devait se passer à deux heures précises !

Vraiment, c’était une bonne idée que j’avaiseue de faire jouer un rôle dans cette affaire à mon jeune amiRupert de Hentzau. Je lui devais bien cela, en souvenir du coupqu’il m’avait porté sur la terrasse de Tarlenheim avec une audacequi faisait presque oublier la perfidie de l’attaque.

J’étais là depuis dix minutes lorsque je visla fenêtre du duc s’éclairer. Les volets n’étaient pas fermés etl’intérieur de la chambre me devint en partie visible, comme je medressai sur la pointe des pieds. Placé où j’étais, mon regardembrassait un mètre et plus de l’autre côté de la fenêtre et lerayon de lumière, néanmoins, ne pouvait m’atteindre. Tout à coup lafenêtre s’ouvrit et quelqu’un regarda dehors. Je reconnus lagracieuse silhouette d’Antoinette de Mauban et, bien que le visagerestât dans l’ombre, je vis se détacher sur le fond éclairé laligne fine de la tête. Que n’aurais-je donné pour lui crierdoucement : « Souvenez-vous ! » Mais je n’osaipas.

Je fis bien, car, presque au même moment, jevis un homme s’approcher d’elle. C’était Rupert. Il dut dire àAntoinette le dessein qu’il avait formé de l’enlever, de s’enfuiravec elle ; car je vis la jeune femme montrer du doigt lefossé et je l’entendis qui disait distinctement :

« J’aimerais mieux me jeter par lafenêtre. »

Rupert se rapprocha et regarda dans lanuit.

« L’eau doit être bien froide !Allons, Antoinette, vous n’êtes pas sérieuse. »

Je n’entendis pas la réponsed’Antoinette ; Rupert tambourinait du bout de ses doigts surl’appui de la fenêtre avec un geste d’impatience. Il reprit presqueaussitôt d’un ton d’enfant gâté :

« Que le ciel confonde le duc Noir !Que diable lui trouvez-vous de si séduisant ?

– Si je lui répétais ce que vous dites delui ? » commença-t-elle.

Si j’avais eu mon revolver sur moi, j’auraisété violemment tenté de brûler la tête du jeune bandit. Mais, cettetentation m’étant épargnée, j’inscrivis mentalement cette déceptionau compte que j’avais à régler avec lui.

« Vous pouvez le lui répéter, reprit-il,quoique, à vrai dire, je croie qu’il s’en soucie assez peu. Il esttrès épris de la princesse, il ne pense qu’à elle et ne parle quede couper la gorge du comédien. »

À peine achevait-il ces mots que j’entendis lebruit d’une porte qu’on ouvrait et une voix rude quidisait :

« Que faites-vous ici,monsieur ? »

Rupert, le dos tourné à la fenêtre, salua fortbas, et répondit de sa voix éclatante :

« Je faisais agréer à madame vos excuses,Monseigneur, de l’avoir laissée seule. »

Le nouveau venu ne pouvait être que le ducNoir ; je vis que c’était lui d’ailleurs, lorsqu’il s’avançavers la fenêtre et saisit le jeune Rupert par le bras.

« Le fossé est assez grand pourdeux : s’il me plaisait de vous y envoyer tenir compagnie auroi ? fit-il avec un geste significatif.

– Est-ce une menace ? demandaRupert.

– Les menaces sont des avertissements queje prends rarement la peine de donner aux gens.

– Bah ! reprit Rupert, vous ne vousêtes pas fait faute de menacer Rodolphe Rassendyll, et cependant ilvit encore !

– Est-ce ma faute si mes serviteurs nesavent pas s’y prendre, s’ils gâtent la besogne ?

– Votre Seigneurie, elle, ne s’expose pasà gâter la besogne ! » ricana Rupert.

C’était dire au duc aussi clairement qu’il estpossible qu’il était un lâche et qu’il fuyait le danger.

Le duc Noir, toujours maître de lui, frémitsous l’injure.

Je regrettais de ne pouvoir mieux voir lesphysionomies des deux interlocuteurs.

Le duc répondit d’une voix calme etassurée :

« C’est bon, c’est bon. Nous n’avons pasle temps de nous quereller, Rupert. Detchard et Bersonin sont àleur poste ?

– Oui, Monseigneur.

– C’est bien, je n’ai plus besoin devous.

– Je ne suis nullement fatigué,Monseigneur, reprit Rupert.

– Il n’importe. Je vous prie de nouslaisser, reprit Michel avec quelque impatience. Dans dix minutes onlèvera le pont-levis et je ne pense pas que vous ayez envie deregagner votre lit à la nage. »

La silhouette de Rupert disparut. J’entendisla porte s’ouvrir et se fermer. Michel et Antoinette restaientseuls. À mon grand chagrin, le duc poussa la fenêtre et la ferma.Debout devant Antoinette, il lui parla quelques minutes. Ellesecoua la tête. Sur quoi, il s’éloigna avec un geste d’impatience,tandis qu’elle quittait la fenêtre. J’entendis de nouveau claquerla porte et le duc Noir ferma les volets.

« De Gautel ! Dépêchons-nous,voyons. »

La voix venait du pont.

« À moins que vous n’ayez envie deprendre un bain, pressez-vous, venez. »

C’était la voix de Rupert.

Une seconde plus tard, de Gautel et luis’engageaient sur le pont. Rupert avait passé son bras sous celuide son compagnon ; arrivé au milieu, il l’arrêta et se penchapar-dessus le parapet. Je me mis à l’abri derrière l’échelle deJacob et regardai maître Rupert, qui se livrait à un sport d’unnouveau genre. Prenant des mains de Gautel une bouteille quecelui-ci tenait, il la porta à ses lèvres.

« Elle était presque vide ! »fit-il d’un ton mécontent en la lançant dans le fossé.

La bouteille tomba environ à un mètre dutuyau. Prenant alors son revolver. Rupert commença à viser labouteille. Les deux premiers coups ne l’atteignirent pas, lesballes frappèrent le tuyau ; au troisième, la bouteille volaen éclats. J’espérais que le jeune bandit se contenterait de cesuccès, mais il acheva de décharger les autres coups de sonrevolver sur le tuyau : une des balles me siffla auxoreilles.

« Levez le pont ! cria enfin unevoix, à mon grand soulagement.

– Un moment ! »

Et Rupert et de Gautel se mirent à courir. Lepont levé, tout retomba dans le silence. L’horloge sonna une heureun quart. Je me redressai et étirai mes pauvres membres lassés.

Quelques minutes à peine s’étaient écouléeslorsque j’entendis un léger bruit sur ma droite. Je regardai, etj’aperçus la haute silhouette noire d’un homme debout dans lepassage qui conduit au pont.

À l’élégance de la tournure, à la posegracieuse, je devinai que c’était encore Rupert. Il tenait à lamain son épée nue. Il resta immobile pendant une ou deuxminutes.

Des idées folles me passaient par la tête.Quel était le mauvais coup que préparait le jeune vaurien ? Jel’entendis qui riait tout bas ; puis il se retourna face aumur et, faisant un pas vers moi, commença à descendre le long dumur. Il y avait donc des marches de ce côté ? Évidemment.Elles devaient être pratiquées dans la muraille et se suivre à unedistance d’environ quatre-vingt-dix centimètres.

Lorsque Rupert posa le pied sur la dernière,il prit son épée entre ses dents, se retourna, et, sans bruit, selaissa couler dans l’eau. S’il n’y eût eu que ma vie en jeu,j’aurais nagé à sa rencontre. Quelle joie j’aurais eue à vidernotre querelle par cette belle nuit, sans crainte d’êtreinterrompus ! Mais le roi ! Je me maîtrisai, sans pouvoirtoutefois imposer silence à mon cœur, qui battait furieusement dansma poitrine. Je suivais Rupert des yeux avec une curiositéintense.

Sans se presser, il traversa le fossé à lanage, aborda de l’autre côté, où d’autres marches lui permirent degravir le talus à pic. Lorsqu’il se trouva debout sur lapasserelle, de l’autre côté du pont-levis qui était alors levé, jele vis fouiller dans sa poche, en tirer quelque chose, puis ilouvrit une porte. Je n’entendis pas la porte se refermer derrièrelui. Il avait disparu.

Abandonnant alors mon échelle, dont je n’avaisplus besoin, je nageai vers le pont et franchis quelques-unes desmarches creusées dans le mur. Arrivé à une certaine hauteur, jem’arrêtai, tenant mon épée à la main, écoutant de toutes mesoreilles.

La chambre du duc n’était pas éclairée, onn’apercevait pas la moindre lueur à travers les volets clos ;mais, de l’autre côté du pont, au contraire, une fenêtre brillait.Pas un bruit, un silence de mort, rompu seulement par la grossevoix de l’horloge de la tour, qui sonnait une heure et demie.

Je n’étais donc pas seul à conspirer, cettenuit-là, au château.

Chapitre 18Dernier assaut

La situation dans laquelle je me trouvais nesemblait pas particulièrement favorable aux réflexions. Toutefois,pendant quelques secondes, je réfléchis profondément.

Un point semblait acquis. Quel que fût l’objetde l’expédition de Rupert de Hentzau, une chose étaitcertaine : c’est qu’il se trouvait occupé dans la partie duchâteau opposée à celle qu’habitait le roi. Vive Dieu ! sicela ne dépendait que de moi, il ne remettrait pas les piedsici.

Et d’un. Il ne m’en restait donc plus quetrois sur les bras. Deux étaient de garde auprès du roi. Letroisième, de Gautel, dormait sans doute. Ah ! si j’avais eules clefs. J’aurais risqué le tout pour le tout, attaqué Detchardet Bersonin avant que leurs amis pussent leur porter secours !Sans les clefs, que pouvais-je faire, si ce n’est attendre quel’arrivée de mes amis attirât un de ceux qui lesdétenaient ?

J’attendis… Mais mon anxiété fut courte. Il nes’écoula pas, je crois, plus de cinq ou six minutes avant quecommençât le second acte du drame.

Tout était silencieux dans la partie neuve duchâteau. La chambre du duc était toujours impénétrable derrière sesvolets fermés. La fenêtre de la chambre deMme de Mauban, seule, restait éclairée. Tout àcoup, j’entendis un léger bruit, le bruit d’une clef qu’on tourneavec précaution dans une serrure. Quelle était la main qui tournaitcette clef ? Quelle était la porte que l’on cherchait àouvrir ? Celle peut-être qui aboutissait au pont-levis del’autre côté du fossé ?

J’eus la vision de Rupert, une clef dans unemain, son épée dans l’autre, et son méchant sourire retroussant salèvre sur ses dents de jeune loup. Où menait cette porte, et auquelde ses passe-temps favoris le jeune fauve allait-il se livrer cettenuit ?

Je n’eus pas à rester longtemps dansl’incertitude. Presque aussitôt, avant l’heure où mes amis devaientarriver au château, avant l’heure où Jean devait leur ouvrir laporte, il s’éleva un grand tumulte dans la pièce éclairée.Quelqu’un venait sans doute de renverser la lampe, car la lumièreavait disparu tout à coup, et l’obscurité était complète. Alors,dans la nuit et le silence, j’entendis un appel désespéré :« Au secours, Michel ! Au secours ! » suivi parun cri déchirant.

Tous mes nerfs étaient tendus. Je me tenaissur la marche supérieure, me cramponnant au seuil de la porte de lamain droite et tenant mon épée dans la gauche. Tout à coup jem’aperçus que le passage était plus large que le pont. Il y avaitdu côté opposé un coin d’ombre où un homme pouvait se tenir. Je letraversai aussi vite que l’éclair et me cachai là. Je me trouvaiainsi dans une position merveilleuse ; je commandais lepassage, et personne ne pouvait se rendre du château au vieuxdonjon sans avoir affaire à moi.

Un nouveau cri, puis une porte qu’on ouvreavec fracas, et qui retombe avec bruit, une serrure secouéefurieusement.

« Ouvrez ! ouvrez ! Au nom deDieu, que se passe-t-il ? »

C’était la voix du duc Noir.

Pour toute réponse, j’entendis ces mots, lesmots que j’avais moi-même dictés :

« Au secours, Michel,Hentzau ! »

Le duc lança un formidable juron, et se jetacontre la porte. Au même moment, j’entendis s’ouvrir une fenêtreau-dessus de ma tête. Une voix inquiète demandait :« Qu’y a-t-il ? » Puis ce furent des pas précipités.Je saisis mon épée. Si de Gautel venait de mon côté, les Sixavaient chance de perdre encore un des leurs.

Un bruit de ferraille, comme celui d’épées quis’entrecroisent, un piétinement ; mais comment raconter cettescène qui eut pour moi la rapidité de l’éclair ? Tout semblaitse produire à la fois : d’abord, un cri sauvage partant de lachambre d’Antoinette, cri qui ébranla la nuit, cri d’hommeblessé ; puis la fenêtre s’ouvre brusquement et j’aperçoisRupert, debout, l’épée à la main, le dos à la fenêtre ; il sebat contre un adversaire que je ne vois pas, il se fend…

« Ah ! c’est toi, Jean,attrape ! Avance donc, Michel ! »

Jean était donc accouru au secours du duc, etRupert venait de le tuer sans doute de ce coup furieux. Nos plansétaient déjoués. Il n’y avait plus personne pour ouvrir la porte àmes amis.

« Au secours ! ausecours ! »

La voix du duc se faisait toujours plusfaible.

On marchait maintenant dans l’escalier, puisil se fit un mouvement sur la droite dans la direction de lacellule du roi. Mais, avant qu’il se fût rien passé de ce côté dufossé, cinq ou six hommes avaient entouré Hentzau. Acculé à lafenêtre, il se défendait comme un beau diable ; je le vis sefendre trois ou quatre fois avec une dextérité et une audaceincomparables. Bien qu’en nombre supérieur les partisans du ducreculèrent, laissant un espace vide entre eux et le hardi coquin,qui profita de cette minute de répit pour enjamber l’appui de lafenêtre. Ivre de sang, il piqua une tête dans le fossé, en éclatantde rire et en agitant son épée dans sa main, et j’entendis encoreune fois son rire sauvage, tandis qu’il traversait l’étang à lanage.

Que devint Hentzau ? Je ne saistrop ; au moment où il fit son plongeon, mon attention futdistraite par l’apparition, à la porte contre laquelle j’étaisappuyé, de la face blême de Gautel. Sans hésiter, je lefrappai ; il tomba comme une masse en travers de la porte. Jem’agenouillai près du cadavre. Où étaient les clefs ?

« Allons ! les clefs ! lesclefs ! » Je parlais à ce mort comme s’il avait pum’entendre : « Les clefs ! les clefs ! »Mais je ne trouvais rien, j’étais exaspéré, et, Dieu me pardonne,je crois que j’ai frappé cet homme mort au visage !

Enfin ! je les tiens. Il y en atrois ! Saisissant la plus grosse, je l’essayai à la porte quiconduit au cachot du roi. La porte s’ouvrit ! Je la tiraidoucement sur moi, et la refermai en faisant le moins de bruitpossible, puis je mis la clef dans ma poche.

Je me trouvai alors au haut d’un escalier depierre fort raide, éclairé faiblement par une petite lampe,accrochée au mur. Je pris la petite lampe et m’arrêtai pourécouter.

« Que se passe-t-il ? » disaitune voix inquiète.

La voix venait de derrière une porte qui mefaisait face en bas de l’escalier.

« Faut-il le tuer ? » repritune autre voix.

Je tendais l’oreille, anxieux, attendant laréponse. J’aurais pleuré de joie en reconnaissant la voix deDetchard, une voix dure et froide, qui répondait :

« Attends un peu. Nous pourrions avoir dudésagrément si nous y mettions trop de hâte. »

Nouveau moment de silence. Puis un bruit depas ; on ouvrait la porte avec précipitation. J’éteignisvivement la petite lampe.

« Il fait tout noir par ici. La lampes’est éteinte. As-tu de la lumière ? » reprit l’autrevoix, celle de Bersonin.

Il était plus que probable qu’ils avaient uneautre lampe, mais j’étais décidé à ne pas leur laisser le temps des’en servir. L’heure d’agir était venue. Je m’élançai contre laporte qui céda. Le Belge était debout, l’épée à la main ;Detchard était assis sur un lit au fond de la pièce. Leurétonnement fut tel en m’apercevant que Bersonin recula. Detchardsauta sur son épée. Je m’élançai sur le Belge que j’acculai au mur.Quelques instants après, il gisait à mes pieds. Je me retournaialors. Detchard n’était plus là. Fidèle aux ordres reçus, ils’était élancé vers la cellule du roi et avait refermé la porte surlui. À l’heure actuelle, accomplissait-il sa sinistrebesogne ? Sans aucun doute, il eût tué le roi, et moi ensuite,sans le dévouement d’un homme qui donna sa vie pour le roi.

Lorsque, après des efforts inouïs, j’arrivai àenfoncer la porte, voici le spectacle que j’eus devant lesyeux.

Le roi, dans un coin, pâle, malade, horsd’état de se défendre, les mains agitées d’un tremblement nerveux,riait d’un rire insensé, le rire du délire, et regardait Detchardet le docteur qui se ruaient l’un contre l’autre au milieu de lachambre. Le docteur s’était jeté sur l’assassin ; il legarrottait, lui tenait les mains.

Mais Detchard ne tarda pas à se dégager, àsecouer son chétif adversaire ; au moment où j’entrais, il luipassait son épée au travers du corps.

Alors, se tournant vers moi, ilrugit :

« Enfin ! »

Et la lutte recommença entre nous, lutte corpsà corps, à l’épée, car, j’en rends grâce au ciel, ni lui niBersonin n’avaient leurs revolvers. Je les ai trouvés plus tard,tout chargés, sur la cheminée de la première pièce.

Nous étions seul à seul, résolus à mourir ou àdonner la mort, silencieux, farouches, implacables. Je me souvienspeu des péripéties du combat. Je sais seulement que cet homme étaitde première force à l’épée, et, comme pour rendre la lutte encoreplus inégale, dans une des premières passes, je fus blessé au brasgauche.

Je ne tire aucune gloire de ce combat ;je crois, en toute sincérité que j’aurais finalement été vaincu,qu’il m’aurait tué, et aurait achevé son œuvre de boucher, sans unsecours imprévu.

J’étais donc acculé au mur lorsque le pauvreroi s’élança sur nous avec un rire de dément, en criant :

« Mais c’est le cousin Rodolphe ! lecousin Rodolphe ! Attends, cousin, je vaist’aider ! »

Et, saisissant une chaise, qu’il pouvait àpeine tenir de ses mains débiles, et dont il se fit une espèce debouclier, il s’avança de notre côté. Je sentis l’espérance renaîtredans mon cœur.

« Viens ! Viens ! criai-je.Jette-la-lui dans les jambes ! »

Detchard répliqua par une attaque désespérée.Je crus que c’en était fait de moi.

« Avance, avance donc ! criai-je.Viens prendre ta part de la danse ! »

Le roi, riant toujours, avançait sa chaisedevant lui. Detchard, poussant un formidable juron, se retourna, ettourna son épée contre le roi. Il l’atteignit sans doute, carcelui-ci s’affaissa avec un gémissement.

Le misérable alors se jeta de nouveau surmoi ; mais, de sa propre main, il avait préparé saruine ; en se retournant, son pied glissa dans la mare de sangoù gisait le cadavre du pauvre médecin. Il chancela et tomba. Je meprécipitai, je le saisis à la gorge et, avant qu’il eût pu sereconnaître, je lui plantai mon épée au travers du corps. Il tombasur le cadavre de sa victime.

Le roi était-il mort ? Ce fut ma premièrepensée. Je courus à lui. Il était étendu, sans connaissance, uneblessure béante au front. Mais, avant que j’eusse pu m’assurer s’ilrespirait encore, je fus troublé par un bruit de chaînes au-dehors.On baissait le pont-levis. J’allais être pris comme dans unesouricière, et le roi avec moi.

Que faire ? Vivant ou mort, j’abandonnaile roi à la Providence, je pris mon épée et je passai dans lapremière pièce.

Si c’étaient mes hommes qui avaient baissé lepont-levis, tout était bien. Mes yeux tombèrent alors sur lesrevolvers chargés, j’en pris un et m’arrêtai un moment pour écouterà la porte de l’autre chambre. Pour écouter, dis-je ? Oui, etpour reprendre ma respiration : je déchirai la manche de machemise et j’enroulai un morceau de toile autour de mon brasblessé ; puis j’écoutai à nouveau. J’aurais donné tout aumonde pour entendre la voix de Sapt. Car j’étais abattu, fatigué,épuisé. Et ce chat sauvage de Rupert Hentzau circulait en libertédans le château ! Comme il m’était plus facile de défendrel’étroite porte au sommet de l’escalier que l’entrée de la chambrebeaucoup plus large, j’escaladai les marches et me tins immobile,aux écoutes.

Quel était ce bruit ? Un étrange bruitassurément, étant donné le lieu et l’heure. C’était le rire, lerire tranquille, méprisant, heureux, de Rupert Hentzau. Je pouvaisdifficilement comprendre qu’un homme sain d’esprit fût capable derire à ce moment. Ce rire me fit comprendre que mes gens n’étaientpas arrivés ; car ils auraient déjà tué Rupert s’ils eussentété là.

L’horloge sonna deux heures et demie. Deuxheures et demie ! N’ayant pas trouvé la porte ouverte, nosamis avaient dû, après m’avoir cherché sur la berge, retourner àTarlenheim porter la nouvelle de la mort du roi et de la mienne. Unmoment, je m’appuyai, défaillant, contre la porte. Mon couragem’abandonnait. Mais je me redressai bientôt, en entendant Rupertqui criait avec un accent plein de défi :

« Eh bien ! maintenant que le pontest baissé, qui vous empêche d’avancer ?… Par Dieu ! jedonnerais quelque chose pour voir le duc Noir !…, Allons,arrière, valetaille !… Michel, viens donc te battre : tupeux bien te battre pour elle ! »

Si le combat devenait un trio, je pouvaisencore y faire ma partie… Je fis doucement tourner la clef dans laserrure, et je regardai dehors.

Chapitre 19À la poursuite de Rupert de Hentzau

Pendant un instant, il me fut impossible derien distinguer : l’éclat des lanternes et des torches,massées de l’autre côté du pont, m’éblouissait, m’aveuglait.Cependant, peu à peu, la scène s’éclaira : étrangescène !

Le pont était baissé ; de l’autre côté,en face de moi, j’aperçus tout un groupe de serviteurs du duc. Deuxou trois d’entre eux portaient les torches dont la vive lumièrem’avait ébloui ; trois ou quatre tenaient des piques. Ilsétaient pressés les uns contre les autres, dans une attitudemenaçante, leurs armes dirigées devant eux. Leurs visages étaientpâles et agités. Au vrai, ils étaient aussi effrayés qu’on peutl’être et ils regardaient avec appréhension du côté d’un homme quise tenait au milieu du pont, son épée à la main. Rupert Hentzauétait en manches de chemise ; son plastron blanc était touttaché de sang, mais son aisance, sa pose pleine de souplesse medisaient que lui-même n’avait pas été touché ni même égratigné. Etil était là, hardi, insolent, tenant le pont contre eux et lesbravant, ou, plutôt, les sommant de lui envoyer le duc Noir. Eteux, sans armes à feu, tremblaient devant le coquin prêt à tout, etn’osaient l’attaquer. Ils murmuraient de confuses injures, et, audernier rang, je vis mon ami Jean, appuyé contre le montant de laporte, et étanchant avec un mouchoir le sang qui coulait d’uneblessure qu’il avait à la joue.

Par un hasard providentiel, je me trouvaismaître de la situation. Cette lâche valetaille, qui ne venait pas àbout de cet homme seul, ne me résisterait pas. Le seul obstaclesérieux, c’était Rupert de Hentzau lui-même. Je n’avais, pourl’envoyer dans l’autre monde rendre compte de ses crimes, qu’àlever mon revolver, et, pourtant, je ne bougeais pas.Pourquoi ?

J’avais tué cette nuit-là un homme à ladérobée et un autre par chance plutôt que par adresse – ou du moinsje le croyais ainsi. Et maintenant, aussi infâme que fût lepersonnage que j’avais devant moi, je ne me souciais pas dem’adjoindre à la bande qui allait s’attaquer à lui.

Au sentiment instinctif qui m’empêchait d’agirse joignait aussi une vive curiosité, le désir de savoir ce quiallait se passer.

« Michel, misérable, chien, si tu peux tetenir debout, viens ! » hurlait Rupert.

Et, à mesure qu’il avançait, le groupe pliaitdevant lui.

« Michel, viens donc. »

Pour toute réponse arriva jusqu’à moi le cridéchirant d’une femme, et ces mots :

« Il est mort ! Ô mon Dieu ! ilest mort !

– Mort ! cria Rupert. Je ne croyaispas avoir fait si bonne besogne. »

Rupert riait d’un rire triomphant.

« Allons, bas les armes !continua-t-il. Je suis le maître ici. Bas lesarmes ! »

Ils auraient sans doute obéi, les lâches, sansles nouveaux incidents qui se produisirent. D’abord ce fut un bruitlointain, des cris, des appels, des coups frappés.

Mon cœur battit dans ma poitrine. Si c’étaientmes amis qui, en dépit des ordres formels que je leur avais donnés,venaient à mon secours ! Toute l’attention des spectateurs ouacteurs de la scène se trouvait pour le moment concentrée sur unnouveau personnage, une femme, qui s’avançait en chancelant sur lepont. C’était Antoinette de Mauban, pâle comme la mort, les yeuxbrillants : sa main tremblante tenait un revolver qu’elledéchargea sur Rupert. Mais la balle ne l’atteignit pas.

« Sur ma foi, Madame, s’écria Rupert enriant, si vos yeux n’étaient pas plus meurtriers que vos coups, jene me trouverais pas en si mauvaise passe, et le duc Noir ne seraitpas en enfer cette nuit ! »

Elle ne prit pas garde à ces paroles ;faisant un effort suprême, elle domina son trouble et, calme,raide, délibérément, visa de nouveau.

C’eût été folie de braver ce danger. Iln’avait que deux choses à faire : ou s’élancer vers elle, oureculer sur moi. Je le tenais au bout de mon pistolet.

Il ne fit ni l’un ni l’autre ; avantqu’elle eût ajusté son coup, il s’inclinait de la façon la plusgracieuse, disant :

« Je ne puis tuer ce que j’aiadoré. »

Et, avant qu’elle ou moi eussions pul’empêcher, il enjambait le parapet et sautait dans le fossé.

Au même moment, j’entendis un bruit de paspressés, puis une voix, celle de Sapt, qui criait :

« Dieu ! c’est le duc ! Il estmort ! »

Le roi n’avait plus besoin de moi !Alors, jetant mon revolver, je m’élançai à mon tour sur le pont. Ily eut un murmure d’étonnement :

« Le roi ! »

Comme Rupert de Hentzau, l’épée à la main,j’escaladai le parapet, ne songeant plus qu’à vider ma querelleavec lui. Je voyais sa tête bouclée qui émergeait au-dessus del’eau à une quinzaine de mètres en avant.

Il nageait, rapidement, aisément, tandis quej’avançais lentement, fatigué que j’étais, et avec mon bras blessé.Il me gagnait de vitesse. Pendant un certain temps, je nageai ensilence. Mais, comme nous arrivions à l’angle du vieux donjon, jecriai :

« Rupert, arrêtez, arrêtezdonc ! »

Il se retourna, tout en continuant ànager :

Il était maintenant contre la digue,cherchant, comme je pouvais le voir, un endroit où reprendre pied.Je remarquai qu’il n’y en avait aucun, mais ma corde était là,toujours pendante à l’endroit où je l’avais laissée. Il yarriverait avant que je pusse y atteindre moi-même. Peut-être lamanquerait-il, peut-être la trouverait-il ; et, en ce cas, ilaurait sur moi une belle avance. Je fis appel à tout ce qui merestait de force et me hâtai. Enfin je le dépassai ; quant àlui, occupé d’un endroit où accoster, il nageait de moins en moinsvite.

Ah ! il avait trouvé la corde ! Uncri de triomphe m’échappa. Il se soutenait après elle et commençaità se hisser. J’étais assez près de lui pour l’entendremurmurer : « Qui diable a mis ça là ! »J’arrivai juste au-dessus de la corde et lui, suspendu à mi-chemin,me vit. Mais je ne pouvais l’atteindre.

« Holà ? qui est là ? »cria-t-il.

Et sa voix trahissait l’étonnement, presque lacrainte.

Je crois qu’un moment il me prit pour leroi ; et, de fait, j’étais si pâle que cela rendait lasupposition vraisemblable. Une minute plus tard, ilcriait :

« Parole d’honneur ! mais c’est lecomédien. Comment te trouves-tu là, mon garçon ? »

Tout en parlant, il prenait pied sur laberge.

Je me suspendis à la corde, mais jem’arrêtai : il était sur la berge, son épée en main, et il eûtpu me trancher la tête où m’embrocher le cœur si j’étais descendujusqu’à lui. Je laissai aller la corde.

« Ça ne fait rien, dis-je, mais, puisquej’y suis, j’y reste. »

Il sourit :

« Le diable soit des femmes ! »commença-t-il, quand tout à coup la cloche du château se mit àsonner furieusement, et un grand cri s’éleva de l’étang.

Rupert sourit de nouveau et agita sa main versmoi.

« J’aimerais à faire un petit bout decausette avec vous, continua-t-il, mais le moment serait malchoisi. »

Et je le vis disparaître.

En un instant, sans souci du danger, je melaissai glisser. Je le vis à trente mètres de là courant comme undaim vers l’abri de la forêt.

C’était la première fois que je voyais Rupertchoisir le parti de la prudence. Je m’élançai à sa poursuite, luicriant d’arrêter. Il ne voulait rien entendre. Jeune et vigoureux,il eut bientôt pris de l’avance. Je ne me décourageai pastoutefois, et je courais, je courais…

Les ombres épaisses de la forêt de Zenda nousenveloppèrent bientôt.

Il pouvait être trois heures du matin environ,et l’aube commençait. J’apercevais Rupert à une centaine de mètresen avant. J’étais haletant, épuisé. Je le vis encore une fois seretourner pour me faire de la main le même geste ironique, puis ildisparut.

Il se moquait de moi, s’étant aperçu qu’ilavait sur moi de l’avance. Je fus obligé de m’arrêter pourreprendre ma respiration. Un moment après, Rupert tourna vivementvers la droite, et je le perdis de vue.

Épuisé, désespéré, je me laissai tomber, maispour me relever presque aussitôt, car un cri, un cri de femmeéplorée venait de réveiller les échos de la forêt. Je rassemblaimes dernières forces, et courus à l’endroit où j’avais vu monennemi pour la dernière fois. Je l’aperçus ; mais,hélas ! il était trop loin pour que je pusse l’atteindre. Ilavait arrêté une jeune paysanne qui passait à cheval, la fille dequelque petit fermier sans doute ou de quelque paysan, se rendantau marché, son panier au bras. Sans se laisser intimider par sescris, maître Rupert l’enleva de sa selle. L’enfant, épouvantée, sedébattait ; très doucement il la posa à terre ; et, enriant, il lui glissa de l’argent dans la main. Puis il sauta enselle, de côté comme une femme, et m’attendit. Je m’arrêtai aussi àquelques pas.

Bientôt il s’avança, gardant toutefois sadistance, leva la main, et dit :

« Qu’avez-vous fait au château ?

– J’ai tué trois de vos amis.

– Vous avez pénétré jusqu’aucachot ?

– Oui.

– Et le roi ?

– Il a été blessé par Detchard avant quej’aie eu le temps de tuer le misérable, mais j’espère qu’ilvit ?

– Imbécile ! fit Rupertgaiement.

– J’ai fait autre chose encore.

– Quoi donc ?

– Je t’ai épargné. J’aurais pu te tuercomme un chien ; j’étais derrière toi sur le pont, un revolverà la main, quand Antoinette t’a manqué.

– Ah ! bah ! Mais alors,j’étais entre deux feux.

– Allons, mets pied à terre maintenant,et bats-toi comme un homme.

– Devant une femme, fit-il en montrant lajeune fille. Fi ! Votre Majesté n’y pensepas ! »

Fou de rage, ne sachant plus ce que jefaisais, je m’élançai sur lui. Un moment, il hésita. Serrant lesbrides, il attendit mon attaque. Je lui courus sus comme unfou ; je saisis les rênes et le frappai. Il para le coup etriposta. Alors je reculai pour prendre un nouvel élan ; cettefois je l’atteignis au visage, et lui fis une large blessure à lajoue, me dérobant avant qu’il eût pu m’atteindre à son tour.

La violence de mon attaque l’avait surpris,troublé ; sans cela, il est certain qu’il m’eût tué. J’étaistombé sur les genoux, à bout de force ; je pensais qu’ilallait m’achever.

Il n’eût pas hésité sans doute, et c’en étaitfait de moi – et de lui peut-être – lorsqu’à ce moment précis nousentendîmes de grands cris derrière nous, et nous vîmes au bout del’avenue un cavalier qui arrivait à fond de train. Il avait unrevolver à la main. C’était Fritz von Tarlenheim, mon fidèle ami.Rupert le reconnut, et, retenant son cheval prêt à s’élancer surmoi, il lui fit faire volte-face : il se penchait en avant,rejetant ses cheveux d’un geste hautain ; il sourit, en mecriant :

« Au revoir, RodolpheRassendyll ! »

Et, la joue ruisselante de sang, mais la lèvresouriante, Rupert me salua : il salua aussi la paysanne quis’était approchée en tremblant de tous ses membres et il partit augalop en faisant de la main un geste d’adieu à Fritz, qui réponditpar un coup de feu.

La balle fut bien près de faire sonœuvre ; elle alla frapper l’épée qu’il tenait à la main, etqu’il lâcha en poussant un juron.

Je le suivis longtemps des yeux, le long del’avenue verte ; il s’en allait tranquille, en chantant.Bientôt les profondeurs de la forêt l’enveloppèrent et nous leperdîmes de vue. Il avait disparu, indifférent et circonspect,gracieux et pervers, beau, couard, vil et indompté.

D’un geste de rage, je jetai mon épée loin demoi, faisant à Fritz signe de le suivre. Mais Fritz arrêta soncheval, sauta à terre, courut à moi, s’agenouilla et me prit dansses bras. Il était temps : ma blessure s’était rouverte, etmon sang coulait de nouveau abondamment, rougissant l’herbefraîche.

« Donne-moi ton cheval », fis-je enme redressant et en me dégageant.

Une rage folle me prêtait des forces. Je fisencore quelques pas, puis je tombais vaincu, le visage contreterre. Fritz courut à moi.

« Fritz, murmurai-je…

– Ami, cher ami, disait-il.

– Et le roi ?Vit-il ? »

Il prit son mouchoir, essuya mes lèvres, sepencha et me baisa au front.

« Oui, grâce au dévouement du plus loyalgentilhomme qu’il y ait en ce monde, dit-il doucement, le roi estvivant. »

La petite paysanne était près de nous,pleurant de frayeur et les yeux écarquillés d’admiration, car ellem’avait vu à Zenda ; et tel que j’étais, pâle, mouillé,couvert de boue, ensanglanté, n’étais-je pas le roi ?

À la nouvelle que le roi était vivant,j’essayai de pousser un hourra, mais mes forces me trahirent.

J’étais sans voix ; j’appuyai ma tête surl’épaule de Fritz et je fermai les yeux en laissant échapper unfaible gémissement ; puis, craignant peut-être que Fritz ne mefît injure en pensée, je rouvris les yeux et j’essayai de nouveaude crier :

« Hourra ! »

Mais je ne pus, j’étais très las… j’avaisfroid… je me serrai contre Fritz pour me réchauffer, mes yeux sefermèrent. Je m’endormis.

Chapitre 20Le prisonnier du château et le roi

Afin que l’on se rende un compte bien exactdes événements qui venaient de s’accomplir au château de Zenda, ilest nécessaire d’ajouter au récit de ce que j’avais fait et vu parmoi-même en cette nuit mémorable ce que j’appris plus tard parFritz et par Mme de Mauban.

On verra par le récit de cette dernièrecomment le cri qu’elle devait pousser, et qui devait nous servir designal, et la petite scène que nous avions préparée, scène qui,dans ma pensée, n’était que simulée, éclatant trop tôt, avaienttout compromis, mais nous avaient pourtant sauvés en fin decompte.

La malheureuse femme, entraînée, je crois, parle sentiment très sincère qui l’attachait au duc de Strelsau,l’avait suivi en Ruritanie. Le duc était un homme très violent,très entier, mais, au fond, toujours maître de lui.Mme de Mauban, très éprise, n’avait pas tardéà souffrir d’autant plus qu’elle s’était bientôt aperçue qu’elleavait une rivale redoutable en la personne de la princesseFlavie.

Désespérée, tout lui parut bon pour conserverson pouvoir sur le duc. C’est ainsi que lorsque le duc partit pourZenda, elle l’accompagna, se laissa entraîner et se trouva liée àsa fortune. Toutefois, si attachée qu’elle fût au duc, elle neconsentit pas à m’attirer dans le piège où je devais trouver lamort ; d’où les lettres d’avertissement que j’avais reçues.Quant aux lignes envoyées par elle à Flavie, étaient-ellesinspirées par de bons ou de mauvais sentiments, par la jalousie oula pitié ? Je ne sais, mais ici encore elle nous servit.

De ce jour, elle fut avec nous. Ce qui nel’empêchait pas, c’est elle-même qui me l’a dit, d’aimer toujoursMichel. Elle espérait obtenir du roi, en récompense de sesservices, sinon le pardon du duc, au moins sa vie.

Elle ne souhaitait pas la victoire du duc, carelle abhorrait son crime, et plus encore ce qui en devait être larécompense en cas de succès, son mariage avec sa cousine, laprincesse Flavie.

À Zenda, d’autres éléments vinrent encore semêler à l’action et la compliquer, entre autres les sentiments deRupert pour Antoinette. Cette nuit même, Rupert, à l’aide d’uneseconde clef, avait fait irruption tout d’un coup dans la chambred’Antoinette, qu’il avait l’intention, sans doute, d’entraîner horsdu château.

Aux cris de la pauvre femme, le duc étaitaccouru, et là, dans l’obscurité, les deux hommes s’étaientbattus.

Rupert, après avoir blessé mortellement sonmaître, avait sauté par la fenêtre, ainsi que je l’ai déjà dit, aumoment où les domestiques accouraient avec des torches. C’est lesang du duc qui, en rejaillissant, avait inondé la chemise de sonadversaire ; mais Rupert, ne sachant pas qu’il avait tuéMichel, avait eu hâte de mettre fin au combat.

Je ne sais trop ce qu’il comptait faire destrois survivants de sa bande ; peut-être n’y avait-il même paspensé ; la mort de Michel, en tout cas, n’était pointpréméditée.

Antoinette, restée seule avec le duc, avait envain essayé d’arrêter le sang qui s’échappait de sa blessure ;il avait rendu le dernier soupir entre ses bras.

Affolée de douleur, et entendant Rupertaccabler d’injures et de railleries les serviteurs du duc, elleétait sortie avec l’intention de venger sa mort. Elle ne m’avaitpas aperçu ; elle ne me vit que lorsque je sautai dans lefossé, à la poursuite de Rupert.

C’est à ce moment que mes amis entrèrent enscène.

Ils étaient arrivés devant le château àl’heure dite, et avaient attendu devant la porte ; mais Jean,entraîné avec les autres au secours du duc, n’était pas venul’ouvrir ; il avait pris part au combat contre Rupert, faisantpreuve d’une bravoure d’autant plus grande qu’il voulait prévenirtout soupçon, et il avait été blessé, dans l’embrasure de lafenêtre. Sapt avait attendu jusqu’à deux heures et demie ;puis, se conformant aux ordres reçus, il avait envoyé Fritz enreconnaissance sur les bords du fossé.

Ne m’ayant pas trouvé, Fritz s’était hâté derejoindre Sapt, qui voulait regagner Tarlenheim en toute hâte, ce àquoi Fritz se refusa péremptoirement. Il y eut une vive altercationentre eux, à la suite de laquelle Sapt, persuadé par Fritz, sedécida à envoyer un détachement, sous les ordres de Bernenstein, àTarlenheim, avec ordre de ramener le maréchal, pendant que lesautres livreraient l’assaut à la grande porte du château. Ellerésista d’abord et céda enfin au moment même où Antoinette deMauban tirait sur Rupert. Mes amis firent irruption alors au nombrede huit.

En passant par la chambre du duc, ilsl’aperçurent étendu mort sur le seuil, une large blessure à lapoitrine. Cette vue arracha à Sapt une exclamation que j’entendis.Ils s’élancèrent alors sur les serviteurs qui, épouvantés,laissèrent tomber leurs armes, tandis qu’Antoinette se jetait ensanglotant aux pieds de Sapt.

Elle lui expliqua, au milieu de ses larmes,qu’elle m’avait aperçu au bout du pont, que je n’étais pas mort, etque j’avais sauté dans le fossé.

« Et le prisonnier ? » demandaSapt.

Mais elle secoua la tête ; elle ne savaitrien. Alors, Sapt et Fritz, suivis des autres gentilshommes,traversèrent le pont, lentement, prudemment, sans faire de bruit.Ce fut Fritz qui heurta du pied le cadavre de Gautel couché entravers de la porte. Il se baissa et vit qu’il était mort.

Alors ils se consultèrent, écoutantattentivement si aucun bruit ne parvenait du cachot, et ils eurentgrand-peur que les gardes du roi ne l’eussent tué et, ayant jetéson cadavre dans le tuyau, n’eussent fui par le même chemin. Mais,comme on m’avait aperçu au château, ils avaient encore quelqueespoir (c’est, en effet, ce que, dans son amitié, Fritz meconfia).

Alors ils retournèrent auprès de Michel, etécartant Antoinette, qui priait auprès du mort, ils trouvèrent surlui une clef avec laquelle ils ouvrirent la porte que j’avaisfermée. L’escalier était complètement noir ; ils hésitaient àallumer des torches ; c’était dangereux en cas d’attaque.

Mais, sur ces mots de Fritz : « Laporte d’en bas est ouverte ; voyez : on aperçoit de lalumière ! » ils avancèrent hardiment, et, lorsqu’ilsentrèrent dans la première pièce, ils trouvèrent le cadavre deBersonin. Enfin, dans la cellule du roi, mes amis heurtèrent lecorps de Detchard, couché en travers de celui du médecin, pendantque le roi était étendu sur le dos, une chaise renversée à côté delui.

« Il est mort ! » s’écriaFritz.

Sapt, toujours prudent, commença par faireévacuer la cellule, ne gardant que Fritz avec lui, et s’agenouillaauprès du roi. Il était expérimenté : il eut tôt fait de voirque non seulement le roi n’était pas mort, mais que, convenablementsoigné, il ne mourrait pas.

On lui couvrit le visage et on le porta dansla chambre du duc, où on le coucha, et où Antoinette vint luibaigner les tempes avec de l’eau fraîche et panser ses blessures enattendant l’arrivée du docteur.

Sapt se rendit vite compte que tout cela étaitmon œuvre ; ayant entendu le récit d’Antoinette, il envoyaFritz à ma recherche, d’abord dans les fossés, puis dans laforêt.

Fritz trouva mon cheval et me crut mort. En meretrouvant vivant, sa joie, son trouble furent tels qu’il en oubliatout le reste ; il oublia combien il eût été important de sedébarrasser de Rupert. Et, pourtant, je crois que, si Fritz l’avaittué, je lui en aurais voulu.

La délivrance du roi une fois opérée, restaità s’assurer que le secret serait bien gardé, car il fallait quepersonne ne soupçonnât que le roi avait été trois moisprisonnier.

Sapt prit les mesures nécessaires. Antoinettede Mauban et Jean durent jurer de se taire.

Tranquille de ce côté, Fritz prépara laversion officielle de tous ces événements. En voici à peu près lesgrandes lignes :

Un ami du roi était retenu prisonnier par sonfrère. Rodolphe avait voulu le délivrer (ai-je besoin de dire que,dans cette histoire, c’était moi qui devais jouer le rôle duprisonnier ?). Au cours de la bataille, le roi avait étéblessé très grièvement par les geôliers qui gardaient son ami, lesavait finalement terrassés, et maintenant, blessé, mais vivant, ilreposait au château, dans le propre lit du duc Noir. Quant auprisonnier, il avait disparu, après avoir passé comme un éclair surle pont devant les serviteurs du duc. Aussitôt qu’on l’auraitretrouvé, ordre avait été donné de le conduire directement auprèsdu roi, sans le laisser communiquer avec personne.

D’autre part, un courrier partait à fond detrain pour Tarlenheim afin de prier le maréchal de Strakenczd’avertir la princesse que le roi était en sûreté. Quant à laprincesse, elle ne devait, en aucun cas, quitter Tarlenheim, oùelle attendrait la venue de son cousin et ses instructions.

C’est ainsi que le roi rentrait dans sesdroits, après avoir accompli de grandes choses, et échappé auxtentatives criminelles de son frère naturel.

Telle était la combinaison, fort ingénieuse,n’est-il pas vrai ? de mon vieil ami.

Elle réussit, sauf sur un seul point, où ellese heurta contre une force qui déjoue parfois les plans les plusingénieux, je veux parler du bon plaisir d’une femme. Le roi eutbeau ordonner, le cousin eut beau supplier, le maréchal eut beauinsister, la princesse Flavie ne voulut rien entendre.

Pensait-on qu’elle allait rester à Tarlenheim,alors que son fiancé était blessé au château ? Lorsque lemaréchal et son escorte prirent la route de Zenda, la voiture de laprincesse suivait immédiatement derrière.

C’est dans cet appareil que le cortège défiladans les rues de la ville.

Le bruit y avait rapidement circulé que leroi, se rendant la nuit précédente chez son frère pour lui demanderen toute amitié des explications au sujet de l’emprisonnement d’unde ses amis dans le château de Zenda, avait été traîtreusementattaqué ; qu’un combat désespéré avait eu lieu ; que leduc Noir avait été tué avec plusieurs de ses aides de camp, et quele roi, tout blessé qu’il fût, s’était emparé du château de Zenda.Toutes ces nouvelles causèrent, comme on peut le supposer, une viveémotion. Le télégraphe s’en empara aussitôt, et les dépêchesparvinrent à Strelsau juste après que les ordres furent arrivés deconsigner les troupes et d’occuper militairement les quartiers oùpouvait se produire quelque effervescence.

C’est ainsi que la princesse arriva à Zenda.Au moment où la voiture gravissait la colline, le maréchal,suppliant encore une fois la princesse de retourner en arrière,Fritz de Tarlenheim et le « prisonnier » arrivaient surla lisière de la forêt. J’avais repris connaissance et je marchaisappuyé sur le bras de mon fidèle ami ; tout à coup, levant lesyeux et regardant par hasard, j’aperçus à travers les branches laprincesse ! Je compris au regard de mon compagnon que nous nedevions pas nous laisser voir et je me laissai tomber sur lesgenoux derrière un groupe d’arbres. Mais la petite paysanne quinous avait suivis courut au-devant de Flavie :

« Madame, lui cria-t-elle, le roi est là,dans la forêt. Voulez-vous que je vous conduise auprès delui ?

– Quelle sottise dis-tu, enfant ?reprit le vieux Strakencz. Le roi est blessé au château deZenda.

– Oui, monsieur, il est blessé, je lesais ; mais il est ici avec le comte Fritz.

– Comment le roi pourrait-il être en deuxendroits à la fois, à moins qu’il n’y ait deux rois ? fitFlavie étonnée. Et comment se trouverait-il ici ?

– Il poursuivait un seigneur,Madame : ils se sont battus devant moi jusqu’au moment où lecomte Fritz est arrivé, à preuve que l’autre seigneur m’a pris lecheval que je montais, et est parti avec. Je vous jure, Madame, quele roi est là avec le comte Fritz. Y a-t-il dans toute la Ruritanieun homme qu’on puisse confondre avec le roi ?

– Non, mon enfant, dit Flavie doucement(je ne le sus qu’après) et, en souriant, elle lui remit une pièced’or. En tout cas, j’irai, et je verrai ce gentilhomme. »

Et elle se leva pour descendre de voiture. Aumême moment, Sapt arrivait à cheval, venant du château ; enapercevant la princesse, il fit contre fortune bon cœur ; illui cria, de l’air le plus aimable qu’il pût prendre, que le roiétait bien soigné et hors de danger.

« Au château ? fit-elle.

– Où pourrait-il être, Madame ?répondit-il en saluant.

– Mais cette enfant prétend qu’il est là,dans la forêt, avec le comte Fritz. »

Sapt regarda l’enfant en souriant.

« Bah ! pour une jeunesse commecela, tout beau garçon est un roi.

– Je vous assure que celui que j’ai vuressemble au roi comme une goutte d’eau ressemble à une autregoutte d’eau », cria l’enfant ébranlée, mais tenant encore àson dire.

Sapt se détourna vivement. Le visage du vieuxmaréchal était plein d’interrogation, le regard de Flavie non moinséloquent. Le soupçon a des ailes !

« Je vais aller voir par moi-même, ditSapt vivement.

– Je vous accompagnerai, fit laprincesse.

– Venez seule, alors, degrâce ! »

Et la princesse, obéissant à l’étrange prièrequ’elle lisait dans les yeux du vieux soldat, pria le maréchal etsa suite de les attendre.

Sapt et la princesse se dirigèrent à pied versl’endroit où nous étions cachés. Sapt avait fait signe à la petitepaysanne de rester à distance. En les voyant venir, je me laissaitomber sur le gazon et cachai mon visage entre mes mains. Commenttrouver la force de la regarder ?

Fritz, agenouillé auprès de moi, mesoutenait.

« Parlez bas, quoi que vousdisiez ! » suppliait Sapt à l’oreille de laprincesse.

« C’est lui ! Êtes-vousblessé ? »

Elle s’était jetée à genoux, à côté de moi,cherchant à écarter mes mains ; mais je tenais obstinément mesyeux baissés.

« C’est bien le roi ! Dites-moi,colonel, quelle est cette plaisanterie ? Je n’en comprends pasle sel. »

Aucun de nous ne répondait. Nous restionsmuets ; enfin Sapt, n’y tenant plus :

« Non, Madame, dit-il d’une voix rauque,ce n’est pas le roi. »

Elle se recula, et, d’un tonindigné :

« Croyez-vous, dit-elle, que je puisse nepas reconnaître le roi ?

– Ce n’est pas le roi », répéta levieux Sapt.

Fritz fondit en larmes. Ces larmes éclairèrentla princesse.

« Mais je vous dis que c’est le roi,répétait-elle, inquiétée. Je reconnais son visage, sa bague… mabague !…

– Madame, reprit le vieux Sapt, le roiest au château. Ce gentilhomme…

– Regardez-moi, Rodolphe, regardez-moi,criait-elle en me prenant la tête dans ses deux mains. Pourquoileur permettez-vous de me torturer ainsi ? Dites-moi ce quecela signifie. »

Alors je parlai, la regardant dans lesyeux :

« Dieu me pardonne, Madame ! Non, jene suis pas le roi. »

Elle me regarda comme jamais homme, je crois,ne fut regardé. Son regard me brûlait.

Et moi, redevenu muet, je vis dans ses chersyeux naître et grandir le doute, puis l’horreur.

Elle se tourna vers Sapt, vers Fritz, enfinvers moi ; puis, tout à coup, elle se jeta dans mes bras, et,moi, avec un grand cri, je la serrai contre mon cœur. Sapt posa lamain sur mon bras.

Je le regardai, et, étendant la princesseévanouie sur le gazon, je m’éloignai en lui jetant un dernierregard et en maudissant le ciel.

Pourquoi Dieu n’avait-il pas permis, au moins,que l’épée de Rupert m’eût sauvé de ce martyre !

Chapitre 21La fin d’un rêve. – Dernier adieu

Il faisait nuit. J’étais dans le cachot, auchâteau de Zenda, où le roi avait passé de si tristes semaines. Legrand tuyau que Rupert de Hentzau avait surnommé l’échelle de Jacobavait été enlevé, et la lumière du jour, au-dessus de l’étang,venait en éclairer l’obscurité. Tout était calme ; les bruitset les cris de combat s’étaient évanouis.

J’avais passé la journée caché dans la forêt,après que Fritz m’avait entraîné, laissant Sapt avec la princesse.À la tombée de la nuit, bien emmitouflé, on m’avait ramené auchâteau.

Bien que trois hommes fussent morts dans cettecellule, dont deux de ma main, je n’avais pas l’imaginationtroublée par des fantômes ; je m’étais jeté sur un lit decamp, et je regardais couler l’eau des fossés.

Jean, dont la blessure avait été sans gravité,m’apporta à souper et me donna des nouvelles : le roi étaitmieux ; il avait vu la princesse et avait eu un long entretienavec Sapt et Fritz, à la suite duquel le maréchal Strakencz étaitparti pour Strelsau.

On avait procédé à la cérémonie de la mise enbière du duc Noir. Antoinette de Mauban le veillait. Les chantsfunèbres, les hymnes, les voix des prêtres, à la chapelle, venaientjusqu’à moi.

Au-dehors, d’étranges rumeurs circulaient. Lesuns disaient que le prisonnier de Zenda était mort ; d’autresqu’il avait disparu, mais qu’il était bien vivant ; d’autresencore, que c’était un ami du roi qui lui avait rendu des serviceslors d’une aventure en Angleterre ; d’autres enfin, que c’estlui qui avait découvert les projets du duc et que c’est pour cetteraison qu’il avait été enlevé par lui. Une ou deux personnes plusclairvoyantes secouaient la tête et se contentaient de direqu’elles ne diraient rien, et qu’on ne saurait pas grand-chose tantque le colonel Sapt se tairait.

Alors je bavardai avec Jean, puis je lerenvoyai et demeurai seul, songeant non pas à l’avenir, mais –comme un homme est porté à le faire lorsque des aventuresémouvantes viennent de lui arriver – me remémorant les événementsde ces dernières semaines et admirant l’étrange façon dont ilss’étaient dénoués. Et au-dessus de moi, dans le silence de la nuit,j’entendais les drapeaux claquant le long de leurs hampes, car lepavillon du duc Noir était maintenant en berne et, par-dessus,flottait l’étendard royal de Ruritanie. Une habitude est si viteprise que je dus faire un effort pour me souvenir que cet étendardne flotterait plus longtemps pour moi.

Fritz von Tarlenheim entra. J’étais alors prèsde la fenêtre ; la vitre était ouverte et, machinalement, jegrattais du doigt le ciment de la maçonnerie qui avait soutenul’échelle de Jacob.

Il me dit brièvement que le roi désirait meparler et, tous deux, nous traversâmes le pont-levis pour nousrendre dans la chambre qui était autrefois celle du duc Noir. Leroi était couché ; notre médecin de Tarlenheim était auprès delui, et il me recommanda à voix basse de ne pas rester troplongtemps. Le roi me prit la main, qu’il serra. Fritz et le docteurs’étaient retirés au fond de la chambre.

Aussitôt je retirai la bague que je portaisencore, et la passai à son doigt.

« J’ai essayé de m’en montrer digne,Sire, fis-je.

– C’est à peine si je puis parler, merépondit-il, d’une voix faible ; je suis épuisé : jeviens de discuter une heure avec Sapt et le maréchal, car nousavons mis le maréchal dans la confidence. Je voulais vous emmeneravec moi à Strelsau, vous garder à la cour, et proclamer bien hautce que vous aviez fait pour moi. Vous eussiez été mon meilleur etmon plus sûr ami, cousin Rodolphe. Mais on me dit que je ne doispas le faire, qu’il faut garder le secret sur ce qui s’est passé,si c’est possible.

– On a parfaitement raison, Sire :Votre Majesté doit me laisser partir. J’ai fait ici tout ce quej’avais à faire.

– Et vous l’avez fait comme nul homme nel’eût fait. Quand on me reverra, j’aurai laissé pousser ma barbe,je serai maigri, dévasté par la maladie. On ne s’étonnera pas detrouver le roi si changé de visage. Cousin, je ferai mon possiblepour qu’on ne le trouve pas non plus au moral. Vous m’avez montrécomment doit se comporter un roi.

– Sire, interrompis-je, je vous ensupplie : pas de compliments ; je ne saurais les accepterde vous. C’est une grâce spéciale du ciel que je ne me sois pasmontré envers vous plus traître encore que votre frère. »

Il tourna vers moi des yeuxinterrogateurs ; mais tout est effort pour un malade, etdéchiffrer des énigmes n’est pas son fait ; il n’avait pointla force de m’interroger. Ses yeux pourtant s’arrêtèrent un momentsur la bague de Flavie, que je portais à mon doigt. Je crus qu’ilallait me faire quelques questions à ce sujet ; mais, aprèsavoir joué avec elle quelques instants du bout des doigts, illaissa retomber sa tête sur l’oreiller. »

« Quand vous reverrai-je ? fit-il,d’une voix faible, presque indifférente.

– Quand je pourrai être utile à VotreMajesté », dis-je en lui baisant la main.

Ses yeux se fermèrent. Fritz se rapprocha avecle docteur, et je me laissai emmener. Je n’ai jamais revu leroi.

Une fois dehors, Fritz ne reprit pas le chemindu pont-levis, mais s’engagea à gauche, et, sans parler, meconduisit par de vastes corridors jusqu’au château.

« Où allons-nous ? »demandai-je. ». Fritz, sans oser me regarder,répondit :

« Elle vous a envoyé chercher. Une foisl’entrevue terminée, venez me retrouver à l’entrée du pont, je vousy attendrai.

– Que me veut-elle ? »demandai-je, la respiration haletante.

Il secoua la tête.

« Est-ce qu’elle sait tout ?

– Oui, tout. »

Il ouvrit une porte, et, me poussant doucementen avant, la referma derrière moi.

Je me trouvais dans un petit salon, richementet élégamment meublé. D’abord je crus que j’étais seul, car lalumière que répandaient deux mauvaises bougies sur la cheminéeétait assez faible. Mais bientôt je discernai la silhouette d’unefemme près de la fenêtre. Je reconnus que c’était la princesse. Jem’avançai, mis un genou en terre, pris la main qui pendait à soncôté, et la portai à mes lèvres. Elle ne parla ni ne remua. Je meredressai alors, et, dans la pénombre que mes yeux ardentsarrivaient à percer, j’aperçus son visage pâle et le reflet de sescheveux d’or, et, avant même d’en avoir conscience, je prononçaison nom.

« Flavie ! »

Elle eut un sursaut et regarda autour d’elle.Alors elle m’aperçut et me prit les mains. « Ne restez pasainsi ; non, non, il ne faut pas ! Vous êtesblessé ! Venez vous asseoir, ici…, ici ! »

Elle me fit asseoir sur un sofa et mit sa mainsur mon front.

« Que votre front est chaud »,dit-elle, s’agenouillant près de moi, et, plus bas, elle murmuraencore : « Mon ami, que votre front estchaud ! »

J’étais venu pour m’humilier, pour obtenir lepardon de ma présomption, et voici que je disais :

« Je vous aime de toute mon âme.

« De toute mon âme et de tout mon cœur,repris-je. Dès le premier jour, quand je vous ai vue dans lacathédrale, il n’y a plus eu au monde qu’une seule femme pour moi,et il n’y en aura jamais d’autre. Mais que Dieu me pardonne le malque je vous ai fait !

– Ils vous y ont forcé »,s’écria-t-elle vivement.

Et elle ajouta, levant la tête et me regardantdans les yeux : « Cela n’aurait rien changé, si jel’avais su. Car c’est bien vous que j’aimais, ce n’a jamais été leroi.

– Je voulais tout vous dire, repris-je,et j’allais le faire le soir du bal, à Strelsau, quand Sapt estvenu nous interrompre. Après cela, je n’en ai plus trouvé lecourage : trouver le courage de vous perdre avantl’heure ! J’ai failli trahir le roi, j’ai risqué sa vie.

– Je sais, je sais. Mais que fairemaintenant ?

– Je pars cette nuit, répondis-je.

– Oh ! non, non, cria-t-elle. Pascette nuit !

– Il le faut ; il faut que je parteavant que trop de gens ne m’aient vu. Et comment voulez-vous que jereste, si je ne…

– Si je pouvais partir avec vous !murmura-t-elle très bas.

– Pour Dieu ! fis-je rudement, neparlez pas de cela ! »

Et, durant quelques secondes, je m’éloignaid’elle.

« Et pourquoi pas ? Puisque je vousaime. Vous êtes un aussi bon gentilhomme que leroi ! »

Alors je faillis à toutes les promesses que jem’étais faites, et je la suppliai, en termes brûlants, de mesuivre, défiant toute la Ruritanie de venir l’arracher à moi. Et,pendant un moment, elle m’écouta, les yeux brillants, émerveillés.Mais, comme son regard tombait sur moi, je fus saisi de honte, etma voix s’éteignit en murmures et en balbutiements, puis je metus.

Elle se leva et alla s’appuyer contre le mur,tandis que je demeurais assis sur l’extrémité du sofa, tremblant detous mes membres, me rendant compte de ce que je venais de faire,ayant horreur de mes paroles et sentant qu’il m’eût été impossiblede ne pas les prononcer. Un long temps, le silence régna.

« Je suis fou ! m’écriai-je tout àcoup.

– Que j’aime votre folie ! »répondit-elle.

Son visage était dans l’ombre, mais je visluire une larme sur sa joue. Mes ongles s’enfoncèrent dans la soiedu sofa.

« L’amour est-il tout ?demanda-t-elle d’une voix basse, aux accents exquis, qui meparurent apporter un baume à mon cœur brisé. Si l’amour était tout,je vous suivrais, fût-ce en haillons, au bout du monde ; carvous tenez mon cœur dans le creux de votre main. Mais l’amourest-il bien tout ? »

Je ne répondis pas. Je rougis aujourd’hui à lapensée que je ne fis rien pour la secourir.

Elle s’approcha de moi et me mit la main surl’épaule. Et moi, je saisis ses deux petites mains dans lesmiennes.

– Je connais bien des gens qui écriventet parlent comme si cela était. Peut-être est-ce vrai pourquelques-uns. C’est le sort qui en décide. Ah ! si j’étais deceux-là ! Mais, si l’amour était tout…, vous auriez laissé leroi mourir dans sa cellule ! »

Je baisai sa main.

« Une femme peut, comme un homme, êtreesclave de son honneur. Le mien, Rodolphe, exige que je sois fidèleà mon pays et à ma maison. Je ne sais pas pourquoi Dieu a permisque je vous aime, mais je sais que je dois rester. » Jegardais toujours le silence. Elle attendit un moment, puisreprit :

« Votre bague restera toujours à mondoigt, votre cœur dans mon cœur ; mais il faut que vouspartiez et que je reste. Et peut-être faudra-t-il que je me résolveà une chose dont la seule pensée me tue. »

Je compris ce qu’elle voulait dire et unfrisson me parcourut tout entier. Mais je ne pouvais pas m’évanouirdevant elle. Je me levai et pris sa main.

« Vous ferez ce que vous voudrez ou ceque vous devrez, dis-je, et je remercie Dieu qu’il dévoile sesdesseins à un être tel que vous. Ma croix sera moins lourde, carvotre bague restera toujours à mon doigt, votre cœur dans mon cœur.Et maintenant, que Dieu vous protège, bien-aimée. »

Alors, un chant triste frappa nos oreilles. Àla chapelle, les prêtres disaient l’office pour les âmes de ceuxqui avaient péri en cette aventure. Ils semblaient chanter lerequiem de notre bonheur perdu. La douce, tendre,douloureuse musique s’éleva et s’évanouit, comme nous étions l’unprès de l’autre, ses mains dans mes mains.

« Ma reine et ma beauté !dis-je.

– Mon vrai chevalier ! dit-elle.Peut-être ne nous re-verrons-nous jamais ! »

Au moment de la quitter, je l’entendis quirépétait mon nom, toujours mon nom, jusqu’à ce que je l’eusseperdue de vue.

Je gagnai rapidement le pont où je trouvaiFritz et Sapt qui m’attendaient. Ils me firent changer de costumepuis, le visage enveloppé, je montai à cheval et nous gagnâmes unepetite station de chemin de fer isolée sur la frontière deRuritanie.

Nous y arrivâmes à l’aube : mes deux amisme promirent de m’envoyer des nouvelles ; le vieux Saptlui-même semblait attendri ; quant à Fritz, il ne pouvaitretenir ses larmes. J’écoutais comme dans un rêve tout ce qu’ils medisaient.

« Rodolphe ! Rodolphe !Rodolphe ! » ces mots bourdonnaient encore à mesoreilles, hymne de douleur et d’amour. À la fin ils comprirent queje ne pouvais les entendre et nous marchâmes quelque temps ensilence, jusqu’à ce que Fritz me toucha le bras, et je vis au loinla fumée bleue de la locomotive. Alors, je leur tendis à chacun unemain.

« Je me sens bien lâche, ce matin,fis-je, en souriant. Mais nous avons prouvé que nous savions avoirdu courage quand c’était nécessaire, n’est-ce pas ?

– Nous avons déjoué les projets dutraître et mis le roi sur le trône. »

Tout à coup, et, avant même que j’aie pudeviner son intention et l’arrêter, Fritz se découvrit, et,s’inclinant comme il en avait l’habitude, me baisa la main. Commeje la retirais vivement, il essaya de rire.

« Le ciel se trompe parfois ; il nefait pas rois ceux qui méritent le plus de l’être. »

Le vieux Sapt tortillait sa moustache d’unemain, tandis que, de l’autre, il me serrait étroitement lebras.

« Dans les affaires de ce monde,reprit-il, le diable ne perd jamais tout à fait sesdroits. »

À la gare, on dévisagea curieusement l’hommeau visage enveloppé, mais nous ne fîmes pas attention aux regardsdes curieux. Je me tenais auprès de mes deux amis et attendais quele train fût à quai.

Alors, nous nous serrâmes encore la main, etje montai en wagon ; puis, sans rien dire, tous deux, cettefois, et, en vérité, de la part de Sapt, c’était assez étrange, ilsse découvrirent et attendirent, tête nue, que le train eût disparu.En sorte qu’on crut que c’était quelque personnage considérablequi, pour son plaisir, prenait incognito le train dans une petitestation presque déserte, tandis que ce n’était en réalité queRodolphe Rassendyll, le cadet d’une excellente maison anglaise,mais n’ayant ni fortune, ni situation, ni rang. Les curieux eussentété bien désappointés par cette révélation. Et, s’ils avaient toutsu, comme leurs regards eussent été plus aiguisés encore !Car, quoi que je dusse être désormais, pendant trois mois j’avaisété roi, ce qui, s’il n’y a pas lieu d’en concevoir un extrêmeorgueil, était au moins une expérience intéressante à tenter. Sansdoute j’en avais attendu plus qu’il n’était sage car, des tours deZenda d’où le train s’éloignait, jusqu’à mes oreilles et dans moncœur, ce cri ne continuait-il pas à retentir à travers lesairs : « Rodolphe ! Rodolphe !Rodolphe ! »

Chapitre 22Pour conclure

Les détails de mon voyage pour rentrer enAngleterre sont, je crois, de peu d’intérêt.

J’allai directement en Tyrol, où je passai unequinzaine de jours paisibles.

Dès que je fus arrivé à destination,j’expédiai une innocente carte postale à mon frère disant quej’étais en bonne santé, et annonçant mon prochain retour. Cettelettre devait calmer les inquiétudes de ma famille et mettre unterme à l’enquête du préfet de Strelsau. Je laissai pousser mesmoustaches qui étaient fort présentables lorsque j’arrivai à Paris,où je débarquai chez mon ami George Featherly.

Mon entrevue avec lui fut surtout remarquablepar le nombre de mensonges douloureux, mais nécessaires, que je dusfaire. Je le plaisantai sans miséricorde, lorsqu’il me confia qu’iln’avait pas douté un seul instant que je n’eusse suiviMme de Mauban à Strelsau.

Mme de Mauban, me dit-il,était de retour à Paris, où elle vivait dans la retraite, ce qui,d’ailleurs, n’étonnait personne : le monde entier n’avait-ilpas appris la trahison et la mort du duc Michel ?

Toutefois George ne manqua pas de se moquer unpeu de Bertram Bertrand, car, disait-il malicieusement, « unpoète vivant vaut mieux qu’un duc mort ».

George me régala de ce qu’il appelait des« informations politiques » (connues des seulsdiplomates) ayant trait aux événements de Ruritanie, complots,contre-complots, etc. Dans son opinion, ajouta-t-il, avec un signede tête connaisseur, il y avait beaucoup plus à dire sur le ducMichel que ce qu’en connaissait le public. Et il me laissa entendrequ’un bruit, qu’il avait des raisons de croire bien fondé, s’étaitrépandu, à savoir que le mystérieux prisonnier de Zenda, à proposduquel on avait fait couler tant d’encre dans les journaux, n’étaitpas le moins du monde un homme (j’eus grand-peine, je l’avoue, àgarder mon sérieux), mais une femme déguisée en homme et que larivalité des deux frères, au sujet de cette belle inconnue, étaitle fond même de leur querelle.

« C’était peut-êtreMme de Mauban elle-même ?

– Non, reprit George, d’un ton décidé.Antoinette de Mauban, au contraire, était jalouse de cette femme,et elle a vendu le duc au roi pour le perdre. La preuve en est lechangement survenu dans les sentiments de la princesse Flavie àl’égard du roi. Elle est maintenant aussi froide, aussi réservéequ’elle s’était montrée tendre et affectueuse. »

Ici, je coupais court aux confidences deGeorge en changeant brusquement le sujet de la conversation. Mais,si les diplomates n’en savent jamais plus que ce qu’il m’avaitraconté jusque-là, ils m’apparaissent en revanche comme doués d’uneextraordinaire imagination.

Pendant mon séjour à Paris, j’écrivis àAntoinette, mais je ne me risquai pas à aller la voir. En retour,je reçus la lettre la plus touchante : « La générosité duroi, disait-elle, sa bonté autant que l’intérêt qu’il me gardaitrépondaient de son absolue discrétion. » Elle me faisait part,en même temps, de son intention de se retirer à la campagne et devivre dans la retraite.

Si elle mit ses projets à exécution, je nel’ai jamais su ; mais, comme je ne l’ai plus jamaisrencontrée, et n’ai obtenu aucune nouvelle d’elle depuis lors, ilest probable qu’elle fit comme elle avait dit. Il n’y a pas dedoute qu’elle eût été très attachée au duc de Strelsau : et saconduite, au moment de sa mort, prouve que la révélation duvéritable caractère de cet homme ne suffit pas à déraciner de soncœur l’affection qu’elle lui portait.

Il me restait une bataille à livrer, bataillequi, je le savais, devait se terminer pour moi par une déroutecomplète. Ne revenais-je pas de mon voyage en Tyrol sans avoir prisla moindre note sur ses habitants, sur ses institutions, sur sonaspect, sa faune, sa flore, que sais-je ?

N’avais-je pas tout simplement gaspillé montemps de la façon qui m’était habituelle, c’est-à-dire à ne rienfaire ? Tel était l’aspect sous lequel la question, j’étaisobligé d’en convenir moi-même, se présenterait à ma chèrebelle-sœur ; et, contre un verdict basé sur ces apparences, jen’avais véritablement rien à objecter.

On peut aisément se représenter mon arrivée àPark-Lane, et mon air humble, mes attitudes de chien battu. Sommetoute, le premier choc ne fut pas aussi terrible que je l’avaiscraint. Je n’avais pas, il est vrai, fait ce que désiraitRose ; mais j’avais fait ce qu’elle avait prédit. Elle avaitassuré que je ne prendrais pas une seule note, que je ne réuniraispas le moindre document. Mon frère, au contraire, avait eu lafaiblesse de soutenir que cette fois il était convaincu quej’aurais très sérieusement travaillé.

Lorsque je revins les mains vides, Rose fut sioccupée de triompher de son mari qu’elle se contenta de me fairedes reproches sur ce que je n’avais pas pris la peine d’avertir mesamis de mes faits et gestes.

« Nous avons fait tout au monde pour vousdécouvrir, dit Rose.

– Je le sais ; nos ambassadeurs enperdaient le sommeil ; George Featherly m’a conté cela. Maispourquoi vous tourmenter ainsi ? Est-ce que je ne suis pasassez grand pour prendre soin de moi ?

– J’avais à vous écrire, fit-elle avecimpatience. Sir Jacob Borrodaile, vous savez, est nomméambassadeur, ou plutôt sa nomination paraîtra d’ici un mois, et ilm’avait fait dire qu’il espérait que vous l’accompagneriez dans sonnouveau poste.

– Où va-t-il ?

– Il remplace lord Topham à Strelsau,dit-elle. Impossible d’avoir une situation plus agréable, en dehorsde Paris.

– Strelsau ! Hum ! fis-je enjetant un regard à mon frère.

– Bah ! qu’est-ce que cela peutfaire ? reprit-elle avec impatience. Vous irez, n’est-cepas ?

– Ma foi, je n’en ai guère envie.

– Oh ! vous êtes par tropexaspérant !

– Je ne crois pas réellement que jepuisse aller à Strelsau. Voyons, ma chère Rose, trouveriez-vousconvenable ?…

– Qui est-ce qui se souvient à l’heurequ’il est de cette histoire ? »

Là-dessus, je tirai de ma poche unephotographie du roi de Ruritanie, laquelle avait été faite environdeux mois avant son avènement au trône.

« Peut-être n’avez-vous jamais vu unportrait de Rodolphe V ? Ne croyez-vous pas que celaréveillerait bien des souvenirs si je paraissais à la cour deRuritanie ? »

Ma belle-sœur examina la photographie, puis meregarda. « Ô mon Dieu ! »

Et elle laissa tomber la photographie sur latable.

« Qu’en dis-tu, Bob ? »demandai-je.

Burlesdon se leva, et alla au fond de la piècechercher un journal.

Il revint, tenant un numéro du LondonNews illustré. Ce journal contenait une grande gravurereprésentant la cérémonie du couronnement de Rodolphe V dans lacathédrale de Strelsau. Il mit la gravure et la photographie côte àcôte. Assis devant la table, je les comparais, je regardais, etj’oubliais tout.

Mes yeux allaient de ma propre image à cellede Sapt, de Strakencz, à la robe de pourpre du Cardinal, au visagedu duc Noir, à la silhouette altière de la princesse assise à soncôté. Je regardais, longtemps, ardemment.

Mon frère, en posant sa main sur mon épaule,me tira de ma rêverie. Il me regardait, et je lisais dans ses yeuxun doute, une question.

« La ressemblance est extraordinaire,comme vous pouvez voir, dis-je, et, vraiment, je crois que je feraimieux de ne pas aller en Ruritanie. »

Rose, quoique ébranlée, ne voulait pas lâcherpied.

« Bah ! c’est une défaite, fit-elleavec mauvaise humeur. Vous ne voulez rien faire. Sans quoi vouspourriez devenir ambassadeur.

– Je n’ai jamais songé à devenirambassadeur, dis-je.

– Oh ! c’est plus que vous n’enpourriez faire », riposta-t-elle.

C’était la vérité pure, et pourtant j’avaisété bien plus que cela. Comment l’idée de devenir ambassadeureût-elle pu m’éblouir ? N’avais-je pas été roi ?

Lorsque ma jolie belle-sœur, de fort mauvaisehumeur, nous eut quittés, Burlesdon alluma une cigarette, et meregarda de nouveau de la même façon interrogative.

« Cette gravure, dans le journal…,commença-t-il.

– Prouve que le roi de Ruritanie et votrehumble serviteur se ressemblent comme deux gouttesd’eau. »

Mon frère secoua la tête. Ce n’était pas là,évidemment, ce qu’il avait voulu dire.

« C’est vrai, et pourtant il me sembleque j’aurais vu tout de suite que cette photographie n’était pas latienne. Il me semble qu’il y a entre la photographie et la gravureune petite différence. Je ne saurais dire en quoi elleconsiste : elles sont très semblables, et pourtant…

– Pourtant ?

– La gravure te ressemble encoredavantage.

– Eh bien ! moi, répondis-jehardiment, je trouve que la photographie est plus ressemblante.Quoi qu’il en soit, Bob, je ne veux pas aller à Strelsau.

– Non, non, tu ne dois pas yaller. »

Soupçonne-t-il quelque chose ? A-t-ilquelques lueurs de la vérité ? Je n’en sais rien. Si oui, ilne m’en a rien dit et, ni lui ni moi, ne faisons jamais allusion àcette affaire. Sir Jacob Borrodaile a dû trouver un autreattaché.

Depuis que les événements que je viens deconter se sont passés, j’ai mené la vie la plus calme dans unepetite maison que j’avais louée à la campagne. Tout ce quiintéresse les hommes dans ma position sociale, ambition, plaisirs,n’a pour moi aucune espèce d’attrait. Lady Burlesdon désespèrecomplètement de pouvoir rien faire de moi ; mes voisins metraitent de rêveur, de paresseux, de sauvage. Je suis encore toutjeune pourtant et, de temps en temps, je m’imagine que mon rôle ence monde n’est pas fini ; qu’un jour, d’une façon ou d’uneautre, je me trouverai encore mêlé à de grandes choses, que j’auraià traiter des affaires d’État, à me mesurer avec des ennemis, àréunir toutes mes forces pour combattre le bon combat, et frapperd’estoc et de taille.

Telle est la trame de mes pensées lorsque, monfusil ou une canne à la main, je vagabonde à travers les bois ou lelong du fleuve. Ce songe s’achèvera-t-il ? Je ne puis le dire.Encore moins puis-je dire si la scène, dont je garderaiéternellement la mémoire, sera celle aussi de mes nouveauxexploits. En tout cas, j’aime à penser que, une fois encore, jetraverse la foule qui me salue dans les rues de Strelsau, ou que jeme trouve à l’ombre du triste donjon de Zenda.

Puis, ma rêverie abandonne l’avenir pourretourner vers le passé, et c’est alors une longue suited’apparitions : d’abord, cette première nuit avec le roi, etma défense héroïque derrière la table à thé, et la nuit dans lefossé, et la poursuite à travers la forêt. Je vois défiler amis etennemis ; le peuple qui avait appris à m’aimer, à merespecter, ces six misérables qui avaient juré ma mort. Et, parmiceux-là, il en est un surtout, un qui court encore le monde,méditant la ruse et la trahison. Où est ce Rupert, cet enfant qui afailli me perdre ? Quand son nom traverse ma mémoire, ma maininstinctivement cherche mon épée, mon sang court plus vite dans mesveines, et l’insinuation du destin, le pressentiment, s’accentue,se précise, et me murmure à l’oreille que je n’en ai pas fini avecRupert. Et je fais des armes. Je m’exerce, je cherche à ne pas merouiller et à conserver, autant que possible, mes forces pour cetterencontre éventuelle.

Chaque année, je vais à Dresde, où mon cher etfidèle ami Fritz von Tarlenheim vient me rejoindre. La dernièrefois, sa jolie femme Helga l’avait accompagné, ainsi qu’un beaubébé joufflu. Nous restons une semaine ensemble, Fritz etmoi ; il me conte tout ce qui se passe à Strelsau. Le soir, ilme parle de Sapt et du roi, et quelquefois même de Rupert ; etenfin, lorsque la nuit s’avance, nous parlons d’elle, deFlavie ! Car, chaque année, Fritz apporte avec lui, à Dresde,une petite boîte au fond de laquelle est couchée une roserouge ; autour de la tige de la rose s’enroule une petitebande de papier avec ces mots : « Rodolphe – Flavie –toujours ! » Fritz en remporte une toute pareille. Cesmessages et les bagues que nous portons, voilà tout ce qui me lie àla reine de Ruritanie.

Reverrai-je jamais son cher visage, ses jouespâles, ses cheveux d’or ? Je ne sais. Se peut-il qu’un jour,quelque part, elle et moi, nous nous trouvions réunis, sans querien puisse nous séparer ? Je ne sais.

Mais, si cela ne doit jamais être, si jamaisplus je ne dois la regarder ni l’entendre, c’est bien ! En cemonde, je vivrai comme il convient à un homme qu’elle aime ;et, dans l’autre, Dieu veuille me donner un sommeil sans rêves.

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Tags: Anthony Hope