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Le Prophète au manteau vert

Le Prophète au manteau vert

de John Buchan

Chapitre 1 Où il s’agit d’une mission

 

J’achevais de déjeuner et je bourrais ma pipe lorsqu’on me remit la dépêche de Bullivant.

Ceci se passait à Furling, la grande maison de campagne du Hampshire où j’étais venu terminer ma convalescence,après la blessure reçue à Loos. Sandy, qui s’y trouvait dans les mêmes circonstances que moi, était, à ce moment précis, à la recherche de la marmelade d’oranges. Je lui jetai le télégramme qu’il parcourut en sifflant.

– Eh bien ! Dick, vous voilà à la tête d’un bataillon… À moins que vous ne soyez versé dans un état-major ! Vous allez devenir un sale embusqué et vous dédaignerez les malheureux officiers de troupe ! Quand je songe à votre manière de traiter les embusqués autrefois !

Je demeurai songeur quelques instants. Le nom de Bullivant me reportait à dix-huit mois en arrière, à cet été brûlant qui précéda la guerre. Je n’avais pas revu Bullivant depuis, mais les journaux avaient souvent parlé de lui. Depuis plus d’un an, j’étais tout occupé de mon bataillon, n’ayant d’autre souci que de former de bons soldats. J’y avais assez bien réussi,et il n’y eut sûrement jamais d’homme plus fier que Richard Hannaylorsqu’il franchit les parapets des tranchées à la tête de sesLennox Highlanders, par cette glorieuse et sanglante journée du 25septembre. La bataille de Loos ne fut pas une partie de plaisir, etnous avions déjà connu quelques chaudes journées auparavant. Maisj’ose dire que les plus durs moments de la campagne traversésjusque-là étaient fort anodins, comparés à l’affaire à laquelle jem’étais trouvé mêlé en compagnie de Bullivant, au début de laguerre.

La vue de son nom au bas de ce télégrammesembla changer toute ma manière de voir. J’espérais être appelé àprendre le commandement d’un bataillon et je me réjouissaisd’assister à la curée du Boche. Mais ce télégramme fit dévier mespensées vers un nouvel ordre d’idées. Peut-être cette guerrecomportait-elle d’autres devoirs que celui de se battre toutsimplement ? Pourquoi, au nom du ciel, le Foreign Officedésirait-il voir, dans le plus bref délai possible, un obscur majorde la Nouvelle Armée ?

– Je prends le train de 10 heures pourLondres, déclarai-je. Je serai revenu pour le dîner.

– Je vous engage à faire l’essai de montailleur, me conseilla Sandy. Il dispose les galons rouges avec ungoût très sûr. Allez le trouver de ma part.

Une idée me frappa soudain.

– Vous êtes à peu près guéri, lui dis-je.Si je vous télégraphiais, seriez-vous capable de boucler votrevalise et la mienne et de me rejoindre ?

– C’est dit. J’accepte un poste dansvotre état-major, au cas où l’on vous confierait un corps d’armée.Mais si par hasard vous revenez ce soir, soyez un chic type etrapportez-nous un baril d’huîtres de chez Sweeting.

Je voyageai jusqu’à Londres dans un vraibrouillard de novembre, qui se dissipa vers Wimbledon pour faireplace à un soleil pluvieux. Londres est insupportable pendant laguerre. La grande ville semble avoir perdu tout sens de direction.Elle s’est affublée de toutes sortes d’uniformes et d’emblèmes, etcette mascarade ne s’accorde pas à l’idée que je m’en fais. On sentla guerre plus vivement dans les rues de Londres qu’au front, ouplutôt on y sent la confusion de la guerre sans en deviner le but.Toujours est-il qu’il ne m’est jamais arrivé, depuis août 1914, depasser un jour en ville sans rentrer chez moi avec le cafard.

Je pris un taxi qui me déposa devant leForeign Office. Sir Walter ne me fit pas attendre longtemps.

Son secrétaire m’introduisit dans son bureau.Mais comment reconnaître l’homme que j’avais vu dix-huit moisauparavant ? Il avait maigri, ses épaules s’étaient cassées,voûtées. Son visage avait perdu sa fraîcheur et était plaqué detaches rouges, comme celui d’un homme qui ne prend pas assez l’air.Ses cheveux étaient très gris et clairsemés près des tempes, maisles yeux restaient les mêmes : vifs, perçants, et pourtantbienveillants. Sa mâchoire carrée était toujours vigoureuse.

– Veillez à ce qu’on ne nous dérange sousaucun prétexte, dit-il à son secrétaire.

Et lorsque le jeune homme fut sorti, il allafermer les portes à clef.

– Eh bien, major Hannay, dit-il en selaissant tomber dans un fauteuil près du feu. Aimez-vous toujoursla vie de soldat ?

– Beaucoup, répondis-je, bien que cetteguerre ne soit pas tout à fait ce que j’aurais choisi ! C’estune aventure lugubre, sanglante. Mais nous avons la mesure duBoche, maintenant, et c’est la ténacité qui gagnera la guerre. Jecompte retourner au front d’ici une semaine ou deux.

– Obtiendrez-vous votre bataillon ?demanda-t-il.

Il paraissait avoir suivi de près mes faits etgestes.

– Je crois avoir une assez bonne chance.Mais je ne me bats ni pour l’honneur ni pour la gloire. Je veuxfaire de mon mieux. Dieu sait si je souhaite voir la fin de cetteguerre ! Je voudrais seulement ne pas y laisser ma peau.

Il rit.

– Vous vous faites injure. Que dites-vousde l’incident du poste d’observation de l’Arbre solitaire ? Cejour-là, vous n’avez pas songé à votre peau.

Je me sentis rougir.

– Ce n’était rien, dis-je, et je ne puiscomprendre qui a pu vous en parler. L’entreprise ne me souriaitguère, mais il fallait bien m’y résoudre, si je voulais empêcherque mes hommes n’allassent en paradis. C’étaient un tas de jeunesfous, des cervelles brûlées. Si j’avais envoyé l’un d’eux à maplace, il se serait agenouillé devant la Providence et… n’en seraitpas revenu.

Sir Walter souriait toujours.

– Je ne discute pas votre prudence. Vousl’avez prouvée, sans quoi nos amis de la Pierre Noire vous eussentcueilli lors de notre dernière rencontre. Je n’en doute pas plusque de votre courage. Ce qui me préoccupe, c’est de savoir si votreprudence trouve tout son emploi dans les tranchées ?

– Serait-on par hasard mécontent de moiau War Office ? demandai-je vivement.

– On est au contraire extrêmementsatisfait de vous. On a même l’intention de vous donner lecommandement d’un bataillon. Vous serez sans doute bientôt généralde brigade, si vous échappez à quelque balle perdue. Cette guerreest merveilleuse pour la jeunesse et les débrouillards… Mais…Hannay, je présume que dans toute cette affaire, vous désirezsurtout servir votre pays ?

– Évidemment, répliquai-je. Je n’y suiscertainement pas pour ma santé !

Il considéra ma jambe où les médecins avaientété dénicher plusieurs fragments de shrapnell et eut un sourirerailleur.

– Êtes-vous à peu près retapé ? medemanda-t-il.

– Je suis dur comme un sjambok[1]. Je manie la raquette avec dextérité etje mange et dors comme un enfant.

Il se leva et demeura debout, le dos au feu,regardant d’un air distrait le parc hivernal que l’on apercevaitpar la fenêtre.

– La guerre est une belle partie, et vousêtes homme à la jouer. Mais d’autres que vous en savent les règles,car aujourd’hui, la guerre réclame plutôt des qualités moyennesqu’exceptionnelles. C’est comme une grande machine dont tous lesrouages sont réglés. Vous ne vous battez pas parce que vous n’avezrien de mieux à faire, vous vous battez parce que vous désirezservir l’Angleterre. Mais que diriez-vous s’il vous était possiblede l’aider plus efficacement qu’en commandant un bataillon, unebrigade ou une division ? Que diriez-vous s’il existait uneœuvre que vous seul puissiez accomplir ? Je ne parle pas d’unecorvée d’embusqué dans un bureau, mais d’une tâche à côté delaquelle votre expérience de Loos ne serait qu’une plaisanterie.Vous ne craignez pas le danger ? Eh bien, dans l’affaire queje vous propose, vous ne vous battriez pas entouré d’unearmée : vous vous battriez seul. Vous aimez jouer lesdifficultés ? Eh bien, je puis vous confier une mission quimettra toutes vos facultés à l’épreuve. Avez-vous quelque chose àdire ?

Mon cœur battait à coups redoublés, car sirWalter n’était pas homme à exagérer.

– Je suis soldat, répondis-je, et j’obéisaux ordres qu’on me donne.

– C’est vrai. Mais ce que je vais vousproposer ne rentre en aucune façon dans les devoirs d’un soldat. Jecomprendrais très bien que vous décliniez ma proposition. En lefaisant, vous agiriez comme tout homme sain d’esprit agirait àvotre place, comme j’agirais moi-même. Je ne veux exercer aucunepression sur vous. Et si vous le préférez, je ne vous dirai pas maproposition, je vous laisserai partir à l’instant en voussouhaitant bonne chance ainsi qu’à votre bataillon. Je ne veux pasembarrasser un bon soldat en lui demandant de prendre des décisionsimpossibles.

Cette dernière phrase me piqua d’honneur.

– Je ne m’enfuis pas avant que les canonsaient tiré, m’écriai-je. Dites-moi ce que vous me proposez.

Sir Walter se dirigea vers un secrétaire qu’ilouvrit avec une clef pendant à sa chaîne de montre, et dans un destiroirs, il prit un morceau de papier.

– Je crois comprendre que vos voyages nevous ont jamais mené en Orient, dit-il.

– Non, répondis-je, à l’exception d’unepartie de chasse dans l’Est africain.

– Avez-vous par hasard suivi la campagnequi se poursuit là-bas en ce moment ?

– Je lis les journaux assez régulièrementdepuis mon séjour à l’hôpital. J’ai des amis qui font campagne enMésopotamie, et bien entendu, j’aimerais beaucoup savoir ce qui vase passer à Gallipoli et à Salonique. Il me semble que l’Égypte estassez tranquille.

– Si vous voulez bien m’écouter dixminutes, je compléterai vos lectures.

Sir Walter s’étendit dans un fauteuil et semit à adresser des paroles au plafond. Il me fit la meilleureversion, et aussi la plus détaillée et la plus claire, que j’eusseentendue d’aucune phase de la guerre. Il me dit pourquoi et commentla Turquie avait lâché prise. Il me parla des griefs qu’elle eutcontre nous lorsque nous saisîmes ses cuirassés, du mal que fit lavenue du Gœben ; il m’entretint d’Enver et de sonComité, et de la façon dont ils avaient serré les pouces auxTurcs.

Lorsque sir Walter eut parlé ainsi pendantquelques instants, il se mit à m’interroger.

– Vous êtes un garçon intelligent ;vous allez me demander comment un aventurier polonais (je veuxparler d’Enver) et une collection de juifs et de romanichels ont puasservir à ce point une race orgueilleuse. Un observateursuperficiel vous affirmera qu’il s’agissait d’une organisationallemande soutenue par de l’argent allemand et des canonsallemands. Vous me demanderez ensuite comment l’Islam a joué un sipetit rôle dans tout cela, étant donné que la Turquie est avanttout une puissance religieuse. Le Cheik el Islam est très négligéet le Kaiser a beau proclamer la guerre sainte, s’appelerHadji-Mohammed-Guillaume et déclarer que les Hohenzollerndescendent du Prophète, tout cela semble être tombé à plat.L’observateur superficiel vous répondra encore qu’en Turquie,l’Islam tient le deuxième rang et qu’aujourd’hui les nouveaux dieuxsont les canons Krupp. Et cependant, je ne sais ! Je ne croispas tout à fait que l’Islam soit relégué au second plan.

» Considérons la chose d’un autre pointde vue, continua-t-il. Si Enver et l’Allemagne étaient bien seuls àentraîner la Turquie dans une guerre européenne dont les Turcs semoquent comme d’une guigne, nous pourrions nous attendre à trouverl’armée régulière et Constantinople obéissants, mais il y auraitdes troubles dans les provinces, là où l’Islam est encore trèspuissant. Nous avons même beaucoup compté sur cela, et nous avonsété déçus. L’armée syrienne est aussi fanatique que les hordes duMahdi. Les Senoussi se sont mis de la partie. Les musulmans persessont très menaçants. Un vent sec souffle sur tout l’Orient et lesherbes desséchées n’attendent que l’étincelle propice pour prendrefeu. Et ce vent souffle vers la frontière des Indes… Dites-moi,d’où pensez-vous que vient ce vent ?

Sir Walter avait baissé la voix et parlaittrès bas, mais très distinctement. J’entendais la pluie quidégouttait des bords de la fenêtre et, dans le lointain, lestrompes des taxis remontant Whitehall.

– Pouvez-vous expliquer cela,Hannay ? me demanda-t-il une deuxième fois.

– On dirait que l’Islam a plus à voirdans tout ceci que nous ne le pensions, dis-je. Je m’imagine que lareligion est le seul lien qui puisse unir un empire aussidisséminé.

– Vous avez raison, dit-il. Vous devezavoir raison. Nous nous sommes moqués de la guerre sainte, de laDjihad, prédite par le vieux Von der Goltz, mais je crois que cestupide vieillard aux grandes lunettes avait raison. Une Djihad seprépare. Mais la question est : comment ?

– Je n’en sais rien, dis-je. Mais jeparie qu’elle ne se produira pas par l’intermédiaire d’un tas degros officiers allemands en pickelhaubes. Il ne me semblepas qu’on puisse fabriquer des guerres saintes simplement avec descanons Krupp, quelques officiers d’état-major et un cuirassé auxchaudières éclatées.

– D’accord. Pourtant, ce ne sont pas desimbéciles, bien que nous essayions de nous en persuader. Supposonsdonc qu’ils disposent de quelque objet saint, livre ou évangile, oumême quelque nouveau prophète venu du désert, enfin quelque chosequi jetterait sur tout le vilain mécanisme de la guerre allemandecomme le mirage de l’ancien raid irrésistible qui fit croulerl’empire byzantin et trembler les murs de Vienne. Le mahométismeest une religion guerrière, et l’on voit encore le mullah deboutdans la chaire, le Coran dans une main et l’épée dans l’autre.Admettons qu’ils aient conclu un pacte sacré qui affolera lemoindre paysan mahométan avec des rêves du paradis.Qu’arriverait-il dans ce cas, mon ami ?

– Alors, l’enfer se déchaînerait bientôtdans ces parages.

– Un enfer qui risque de s’étendre.Rappelez-vous que l’Inde se trouve au-delà de la Perse.

– Vous vous bornez à des suppositions.Que savez-vous au juste ? demandai-je.

– Très peu de chose, à part un fait. Maisce fait est indiscutable. Je reçois de partout des rapports de nosagents, colporteurs de la Russie du Sud, marchands de chevauxafghans, négociants musulmans, pèlerins sur la route de La Mecque,cheiks de l’Afrique du Nord, marins caboteurs de la mer Noire,Mongols vêtus de peaux de moutons, fakirs hindous, marchands grecs,aussi bien que de consuls fort respectables qui se servent decodes. Tous me racontent la même histoire : l’Orient attendune révélation qu’on lui a promise. Une étoile, un homme, uneprophétie ou une amulette va faire son apparition venant del’Occident. Les Allemands savent ceci et c’est l’atout avec lequelils pensent surprendre le monde.

– Et la mission que vous meproposez ?… C’est d’aller m’assurer de cela…

Il hocha la tête gravement.

– Voilà précisément cette folle etimpossible mission.

– Dites-moi une chose, sir Walter. Jesais qu’en Angleterre, la mode exige que si un homme possèdequelques connaissances spéciales, on lui confie une tâcheabsolument opposée à ses aptitudes. Je connais bien le Damaraland,mais au lieu d’être nommé à l’état-major de Botha, comme je l’avaisdemandé, on m’a retenu dans la boue du Hampshire jusqu’à ce que lacampagne de l’Afrique occidentale allemande fût terminée. Jeconnais un homme qui pourrait très bien passer pour un Arabe. Maiscroyez-vous qu’on l’a envoyé en Orient ? Non, on l’a laissédans mon bataillon, ce qui fut très heureux pour moi, car il mesauva la vie à Loos. Je sais bien que c’est la mode, maisn’est-elle pas un peu exagérée ? Il doit y avoir des milliersd’hommes qui ont vécu en Orient et qui parlent le turc ? Ilssont tout désignés pour cette affaire. Quant à moi, en fait deTurc, je n’ai jamais vu qu’un lutteur à Kimberley ! En mechoisissant, vous êtes tombé sur l’homme le moins désigné pourentreprendre pareille mission.

– Vous avez été ingénieur des mines,Hannay, répondit sir Walter. Si vous vouliez envoyer un prospecteurd’or au Barotseland, vous demanderiez qu’il connaisse le langage etle pays, mais vous exigeriez avant tout qu’il ait le flairnécessaire pour dénicher l’or et qu’il sache son métier. Eh bien,voici précisément notre position. Je crois que vous possédez leflair qui nous permettra de découvrir ce que nos ennemis essayentde cacher. Je sais que vous êtes brave, doué de sang-froid, et trèsdébrouillard. Voilà pourquoi je vous ai raconté cette histoire.D’ailleurs…

Il déroula une grande carte d’Europe accrochéeau mur.

– Je ne puis vous dire où vous tomberezsur la piste du secret, mais je puis mettre une limite à vosrecherches. Vous ne découvrirez rien à l’est du Bosphore, du moins,pas encore. Le secret se trouve toujours en Europe. Peut-être àConstantinople ou en Thrace, peut-être plus à l’occident, mais ilse dirige vers l’orient. Si vous arrivez à temps, vous arrêterezsans doute sa marche sur Constantinople. Voilà tout ce que je puisvous dire. Le secret est connu également en Allemagne par qui dedroit. C’est en Europe que le chercheur doit travailler… pour lemoment.

– Dites-moi encore. Vous ne pouvez medonner ni détails ni instructions, et évidemment, vous ne pourrezm’aider si un malheur m’arrive ?

Il hocha la tête.

– Vous seriez hors la loi.

– Vous me donnez toute libertéd’action ?

– Absolument. Vous aurez tout l’argentque vous désirez et vous vous procurerez l’aide qu’il vous plaira.Suivez le plan qui vous sourit et allez où vous croyez nécessaire.Nous ne pouvons vous donner aucune direction.

– Une dernière question. Vous me ditesque cette mission est importante. Donnez-moi au moins une idée dudegré de cette importance.

– C’est la vie ou la mort, dit-il d’unton solennel. Je ne puis l’exprimer autrement. Une fois que noussaurons ce qu’est cette menace, nous pourrons y faire face. Tantque nous l’ignorons, cette menace poursuit son travail sans êtreinquiétée, et nous arriverons peut-être trop tard pour la parer. Ilfaut évidemment que la guerre soit gagnée ou perdue en Europe. Fortbien. Mais si l’Orient s’enflamme, notre effort sera distrait del’Europe et le coup peut manquer. Hannay, les enjeux de la missionne signifient pas moins que la victoire… ou la défaite.

Je me levai de ma chaise et me dirigeai versla fenêtre. Je vivais un des moments les plus critiques de ma vie.J’étais heureux dans ma carrière militaire et j’appréciais surtoutla compagnie des officiers, mes frères d’armes. On me demandait departir pour des pays ennemis, chargé d’une mission pour laquelle jepersistais à me croire tout à fait incompétent, et qui comporteraitbien des journées solitaires et une tension fort énervante, pendantqu’un péril mortel m’envelopperait de toutes parts comme unlinceul. Je frémissais en regardant la pluie tomber. C’était là unetâche trop farouche, trop inhumaine pour un être de chair et desang ! Mais sir Walter avait dit qu’il s’agissait d’uneaffaire de vie ou de mort, et je lui avais déclaré que je cherchaisseulement à servir mon pays. Il ne pouvait me donner aucunordre ; pourtant, n’étais-je pas sous des ordres encore plusélevés que ceux de mon général de brigade ? Je me croyaisincompétent, mais certains hommes plus intelligents que moi mejugeaient suffisamment capable pour avoir une chance raisonnable desuccès. Je savais en mon for intérieur que si je déclinais cetteoffre, je le regretterais toute ma vie.

Cependant sir Walter avait qualifié ce projetde « folie » et avait avoué qu’il ne l’aurait pas acceptési on le lui avait proposé.

Comment prend-on une grandedécision ?

Je jure qu’au moment où je me retournai pourparler, j’avais l’intention de refuser. Pourtant je répondis :« Oui », et je franchis ainsi le Rubicon. Ma voix sonnaittrès lointaine et comme fêlée.

Sir Walter me serra la main et cligna desyeux.

– Je vous envoie peut-être à la mort,Hannay. Grand Dieu ! Quel sacré tyran que le devoir ! Sicela arrive, je serai hanté de regrets, mais vous ne vousrepentirez jamais, ne craignez pas cela. Vous aurez choisi la routela plus dure, mais elle mène droit aux cimes.

Il me tendit la demi-feuille de papier. Troismots y étaient inscrits : Kasredin, Canceret v. I.

– Voilà le seul indice que nouspossédions, dit-il. Je vais vous raconter l’histoire, bien que jene puisse l’expliquer. Depuis des années, nos agents travaillent enMésopotamie et en Perse. Ce sont pour la plupart de jeunesofficiers appartenant à l’armée des Indes. Ils risquent leur viecontinuellement. De temps à autre, l’un d’eux disparaît, et leségouts de Bagdad pourraient raconter bien des choses. Néanmoins,ces jeunes officiers font nombre de découvertes intéressantes, etils estiment que le jeu vaut la chandelle. Ils nous ont tous parléd’une étoile qui se levait à l’Occident, mais aucun ne put préciserde nom. Aucun sauf un, le meilleur. Il travaillait entre Mosul etla frontière perse en qualité de muletier, et avait pénétré bien ausud parmi les collines des Bakhtyiari. Il découvrit quelque chose,mais ses ennemis l’apprirent ; ils savaient qu’il savait,alors, ils se mirent à sa poursuite. Il y a environ trois mois, unpeu avant l’affaire de Kut, il est arrivé en titubant dans le campde Delamain, percé de dix balles et le front balafré. Il murmurason nom. Mais il ne put rien dire, sauf que Quelque Chose allait selever à l’Occident. Il mourut quelques instants plus tard. Ontrouva ce papier sur lui, et avant de mourir, il s’écria :« Kasredin ! » Sans doute ce mot avait-il quelquerapport avec ses recherches. À vous maintenant d’en trouver lasignification.

Je pliai la feuille de papier avec soin et laglissai dans mon portefeuille.

– Quel noble garçon ! m’écriai-je.Comment s’appelait-il ?

Sir Walter ne répondit pas immédiatement. Ilregardait par la fenêtre. Enfin, il dit :

– Il s’appelait Harry Bullivant. C’étaitmon fils. Que Dieu bénisse son âme !

Chapitre 2 2Le choix des missionnaires

 

Je rédigeai un télégramme pour Sandy, luidemandant de venir me rejoindre par le train de 2h15 et de meretrouver chez moi.

– J’ai choisi mon collègue, dis-je à sirWalter.

– Le fils de Billy Arbuthnot ? Sonpère était à Harrow en même temps que moi. Je le connais, car Harryl’amenait souvent pêcher chez nous. C’est un grand garçon au visagemaigre, avec des yeux bruns de jolie fille. Je connais saréputation. On a souvent parlé de lui dans ce bureau. Il a traverséle Yémen, ce qu’aucun Blanc n’avait réussi avant lui. Les Arabesl’ont laissé passer, car ils le croyaient fou, et ils déclarèrentque la main d’Allah pesait sur lui assez lourdement sans qu’il fûtbesoin de lui faire sentir le poids de la leur. Il est le frère desang de toutes sortes de bandits arabes. Il se mêla aussi depolitique turque et y acquit une véritable réputation. Un Anglaisdéplorait un jour devant le vieux Mahmoud Shevkat la rareté deshommes d’État en Europe occidentale, et Mahmoud lui répondit :« N’avez-vous pas l’Honorable Arbuthnot ? » Vousdites qu’il est de votre bataillon ? Je me demandais ce qu’ilétait devenu. Nous avons essayé plusieurs fois de nous mettre enrapport avec lui, mais il ne nous a pas laissé d’adresse. LudovickArbuthnot… Oui, c’est bien lui. Enterré dans les rangs de laNouvelle Armée ! Eh bien, nous allons l’en faire sortir, etvite.

– Je savais que Sandy avait voyagé un peupartout en Orient, mais j’ignorais qu’il fût un numéro aussiexceptionnel. Il n’est pas homme à se vanter.

– Non, répondit sir Walter. Il a toujoursété doué d’une réserve plus qu’orientale. Eh bien ! j’ai unautre collègue à vous proposer, s’il peut vous plaire.

Il regarda sa montre.

– Un taxi vous mènera au grill-room duSavoy en cinq minutes. Vous entrerez par la porte donnant sur leStrand ; vous tournerez à gauche et vous verrez dans lerenfoncement, à votre droite, une table à laquelle sera assis ungrand Américain. Il est bien connu au grill-room et il occuperaseul la table. Je désire que vous alliez vous asseoir auprès delui. Dites-lui que vous venez de ma part. Il s’appelle JohnScantlebury Blenkiron, citoyen de Boston, mais né et élevé enIndiana. Mettez cette enveloppe dans votre poche, mais n’en lisezle contenu qu’après avoir eu une conversation avecM. Blenkiron. Je veux que vous vous formiez une opinionpersonnelle sur lui.

Je sortis du Foreign Office l’esprit aussiembrouillé que celui d’un diplomate. Je me sentais atrocementdéprimé. Pour commencer, j’avais une frousse intense. Je m’étaistoujours cru aussi brave que la bonne moyenne des hommes ;mais il y a courage et courage, et le mien n’était certainement pasdu genre impassible. Fourrez-moi dans une tranchée, j’y supporteraitout aussi bien que quiconque de servir de cible et jem’échaufferai vite à l’occasion. Sans doute avais-je tropd’imagination. Je n’arrivais pas à me débarrasser despressentiments lugubres qui agitaient mon esprit.

Je calculai que je serais mort d’ici unequinzaine de jours, fusillé comme espion : une vilainefin ! En ce moment, j’étais en sûreté, tandis que je cherchaisun taxi au beau milieu de Whitehall, et néanmoins, la sueur perlaitsur mon front. J’éprouvais une sensation analogue à celle quej’avais eue lors de mon aventure d’avant-guerre. Mais cette fois,c’était bien pis, car tout était prémédité et il ne me semblait pasque j’eusse la moindre chance. Je regardais les soldats en kakipasser sur les trottoirs et je songeai combien leur avenir étaitassuré comparé au mien, en admettant même qu’ils fussent la semaineprochaine à la redoute Hohenzollern, ou dans la tranchée del’Épingle à Cheveux, parmi les Carrières, ou dans ce vilain coinprès de Hooge. Je me demandais pourquoi je n’avais pas été plusheureux le matin même avant de recevoir cette maudite dépêche. Toutà coup, toutes les trivialités de la vie anglaise m’apparurentcomme infiniment chères et très lointaines. Je fus furieux contreBullivant jusqu’au moment où je me souvins combien il avait étéjuste. J’étais seul responsable de mon destin.

Pendant toutes mes recherches au sujet de laPierre Noire, l’intérêt du problème à résoudre m’avait soutenu.Mais aujourd’hui, quel était ce problème ? Mon esprit nepourrait travailler qu’à déchiffrer trois mots d’un jargonincompréhensible tracés sur une feuille de papier, et un mystèredont sir Walter était convaincu, mais auquel il ne pouvait donnerde nom. Cela ressemblait un peu à la légende de sainte Thérèsepartant, à l’âge de 10 ans, accompagnée de son petit frère, pourconvertir les Maures ! Je demeurai assis dans un coin du taxi,le menton baissé, regrettant presque de n’avoir pas perdu la jambeà Loos, ce qui m’eût tiré d’affaire pour le restant de laguerre.

Je trouvai mon homme au grill-room. Ilmangeait solennellement, une serviette nouée sous le menton. Ilétait grand et gros, gras de visage, imberbe et blafard.

J’écartai d’un geste le garçon qui s’étaitprécipité à ma rencontre, et je m’assis à la petite table del’Américain. Il tourna vers moi des yeux dont le regard nonchalantétait pareil à celui d’un ruminant.

– M. Blenkiron ? dis-je.

– C’est bien ça, monsieur, répondit-il.Mr John Scantlebury Blenkiron. Je voussouhaiterais volontiers le bonjour, si je voyais quoi que ce soitde bon dans ce sacré climat anglais.

– Je viens de la part de sir WalterBullivant, continuai-je en parlant très bas.

– Vraiment ! Sir Walter est un demes bons amis. Je suis heureux de vous rencontrer, monsieur, ouplutôt colonel…

– Hannay, dis-je. Major Hannay.

Je me demandai en quoi ce Yankee endormipourrait bien m’aider.

– Permettez-moi de vous inviter àdéjeuner, major. Garçon, la carte ! Je regrette de ne pouvoiréchantillonner les efforts culinaires de cet hôtel. Je souffre dedyspepsie, monsieur, de dyspepsie duodénale. Cela me prend deuxheures après les repas et me torture un peu au-dessous du sternum.Je suis donc obligé de suivre un régime. Croiriez-vous, monsieur,que je me nourris de poisson, de lait bouilli et d’un peu de toasttrès sec ? Cela me change bien mélancoliquement des jours oùje faisais justice à un lunch chez Sherry et où je soupais decrabes farcis aux huîtres.

Et il poussa un soupir qui semblait sortir desprofondeurs de sa vaste personne.

Je commandai une omelette et une côtelette demouton. J’examinai de nouveau mon compagnon. Ses grands yeuxparaissaient me regarder fixement sans me voir. Ils étaient aussivides que ceux d’un enfant distrait. Cependant, j’éprouvail’impression désagréable qu’ils voyaient beaucoup mieux que lesmiens.

– Vous vous êtes battu, major ? Labataille de Loos ? Ça devait barder ! Nous autres,Américains, nous respectons les qualités militaires du soldatbritannique, mais la tactique de vos généraux nous échappe quelquepeu. Nous sommes d’avis que vos grands chefs possèdent plusd’ardeur guerrière que de science. C’est exact ? Mon pères’est battu à Chattanooga, mais votre serviteur n’a rien vu de plusexcitant qu’une élection présidentielle ! Dites, n’y aurait-ilpas moyen d’assister à une scène de vrai carnage ?

Son sérieux me fit rire.

– On compte nombre de vos compatriotesdans la guerre actuelle, dis-je. La Légion étrangère est pleine dejeunes Américains, et aussi notre Army Service Corps. La moitié deschauffeurs militaires qu’on rencontre en France semblent venird’Amérique.

Il soupira.

– Il y a un an, j’avais bien songé à melancer dans la tourmente ; j’ai réfléchi que le bon Dieun’avait pas doué John S. Blenkiron d’une silhouette qui feraithonneur aux champs de bataille. Puis je me suis souvenu que nousautres, Américains, nous étions neutres, des neutresbienveillants ! Il ne me convenait guère de m’immiscer dansles luttes des monarchies épuisées de l’Europe. Alors, je suisresté chez moi. Cela m’a coûté beaucoup, major, car, pendant toutel’affaire des Philippines, j’avais été malade et je n’ai encorejamais vu les passions déréglées de l’humanité déchaînée sur lethéâtre de la guerre. Je désirerais vivement voir ce spectacle, carj’aime à étudier l’humanité.

– Alors, qu’avez-vous fait ? luidemandai-je.

Ce personnage flegmatique commençait àm’intéresser.

– Eh bien, j’ai attendu, tout simplement.Le Seigneur m’a gratifié d’une fortune à gaspiller, ce qui fait queje n’ai pas eu à me décarcasser pour contracter des engagements deguerre. Et puis je me disais que je serais certainement mêlé à lapartie d’une façon ou d’une autre, et c’est ce qui est arrivé.Étant neutre, j’étais particulièrement bien placé pour faire monjeu. Pendant quelque temps, ça a marché comme sur des roulettes.Alors, je me suis résolu à quitter le pays pour aller voir un peuce qui se passait en Europe. Je me suis tenu à l’écart du carnage,mais, comme dit votre poète : « La paix compte desvictoires non moins glorieuses que celles remportées par laguerre » ; ce qui veut dire, major, qu’un neutre peut semêler à la lutte aussi bien qu’un belligérant.

– Voilà bien la meilleure sorte deneutralité dont j’aie jamais entendu parler, déclarai-je.

– C’est la vraie neutralité, dit-ilsolennellement. Voyons, major, pourquoi vous battez-vous, vous etvos copains ? Pour essayer de sauver vos peaux, votre empireet la paix de l’Europe. Eh bien, voilà des idéaux qui ne nousconcernent aucunement. Nous ne sommes pas européens et, jusqu’àprésent, il n’y a pas de tranchées boches sur Long Island. Vousavez dressé l’arène en Europe ; si nous venions nous y mêler,ce serait contre les règles, et vous ne nous feriez pas bonaccueil ! Vous auriez sans doute raison. Notre délicatessenous empêche d’intervenir, et voilà ce que voulait dire mon ami, leprésident Wilson, lorsqu’il a déclaré que l’Amérique était tropfière pour se battre. Donc, nous sommes neutres, mais nous sommesaussi des neutres bienveillants. D’après ce que je vois desévénements, un putois en liberté parcourt en ce moment le monde, etson odeur va empuantir la vie jusqu’à ce qu’on ait réussi àl’abattre. Nous n’avons rien fait pour exciter ce putois, mais ilnous faut tout de même aider à désinfecter la planète. Vousconcevez. Nous ne nous battons pas, mais, Bon Dieu ! certainsd’entre nous vont suer sang et eau jusqu’à ce que ce grabuge aitcessé. Officiellement, nous nous contentons de lâcher des notes,comme une chaudière qui fuit lâche la vapeur. Mais en tantqu’individus, nous nous sommes engagés dans la lutte corps et âme.Donc, me conformant à l’esprit de Jefferson Davis et de Wilson, jem’en vais être le plus neutre des neutres et je ferai si bien quele Kaiser regrettera bientôt de n’avoir pas déclaré la guerre àl’Amérique dès le début !

J’avais retrouvé toute ma bonne humeur. Cepersonnage valait son pesant d’or et sa verve me redonnait del’énergie.

– Vous autres, Anglais, vous étiez, jecrois, des neutres de la même espèce, lorsque votre amiral prévintla flotte allemande de ne pas entraver les plans de Dewey dans labaie de Manille, en 98, ajouta M. Blenkiron en buvant unedernière goutte de lait, après quoi, il alluma un mince cigarenoir.

Je me penchai vers lui.

– Vous avez vu sir Walter ?dis-je.

– Je l’ai vu et il m’a donné à comprendrequ’il avait une affaire en train que vous alliez diriger. Ce grandhomme n’exagère rien, et s’il dit que c’est sérieux, vous pouvez mecompter de la partie.

– Vous savez qu’il s’agit d’une aventuretrès dangereuse ?

– C’est ce que j’avais compris. Mais ilne faut pas nous mettre à compter les risques. Je crois en uneProvidence d’une sagesse suprême et bienfaisante ; mais ilfaut nous fier à elle et la laisser agir. Qu’est-ce que la vie,après tout ? Pour moi, cela se traduit ainsi : observerun régime sévère et avoir de fréquentes douleurs d’estomac. Pourvuque le jeu en vaille la chandelle, ce n’est pas grand-chose aprèstout que de renoncer à la vie. D’ailleurs, le risque est-iltellement grave ? À 1 heure du matin, pendant une insomnie, ilvous paraîtra haut comme le mont Blanc, mais si vous courezbravement à sa rencontre, il ne vous semblera plus qu’une collineque vous franchirez facilement. Vous jugez le grizzly bieneffrayant quand vous prenez votre billet pour les montagnesRocheuses, mais ce n’est qu’un ours tout comme un autre lorsquevous épaulez votre fusil pour le viser. Je ne songerai aux risquesque lorsque j’y serai enfoncé jusqu’aux oreilles… sans savoircomment m’en dépêtrer.

J’écrivis mon adresse sur un morceau de papierque je tendis à ce gros philosophe.

– Venez dîner ce soir chez moi à 8heures, lui dis-je.

– Avec plaisir. N’ayez pour moi qu’un peude poisson bouilli et du lait chaud. Vous m’excuserez si je vousemprunte votre chaise longue après dîner, et si je passe la soiréeétendu sur le dos, mais c’est ce que me conseille mon nouveaumédecin.

Je sautai dans un taxi et me rendis à monclub. En chemin, j’ouvris l’enveloppe que sir Walter m’avaitdonnée. Elle contenait plusieurs fiches : le dossier deM. Blenkiron. Il avait accompli des merveilles aux États-Unisen faveur des Alliés. Ce fut lui qui révéla le complot de Dumba etqui aida à la saisie du portefeuille du Dr Albert. Les espions deVon Papen avaient même essayé de l’assassiner, après qu’il eutdéjoué un attentat contre une des grandes fabriques demunitions.

À la fin du dernier feuillet, sir Walter avaitécrit ces mots : « C’est le meilleur de nos agents,meilleur que Scudder. Il sortirait de l’enfer muni d’une boîte detablettes de bismuth et d’un jeu de patience ».

Je m’installai dans un petit fumoir. Aprèsavoir ravivé le feu et emprunté une carte à la bibliothèque duclub, je me mis à songer. M. Blenkiron m’avait ragaillardi.Mon cerveau commençait à travailler et à entrevoir toute l’affaire.Je ne pouvais résoudre le mystère en demeurant à réfléchir assisdans un fauteuil, mais je commençais à bâtir un plan d’action. Àmon grand soulagement, Blenkiron, en me faisant honte, m’avaitempêché de songer davantage au danger. Je n’aurais pas moins deressort qu’un dyspeptique sédentaire !

Je retournai à mon appartement à 5 heures.Paddock, mon valet de chambre, était parti à la guerre depuislongtemps, et j’avais emménagé dans une de ces nouvellesconstructions de Park Lane où l’on fournit, en même temps que lelogement, le service et la nourriture. Je conservais cepied-à-terre afin d’avoir un lieu où descendre lorsque je revenaisen permission ; car ce n’est pas drôle de passer sa perme àl’hôtel !

Je trouvai Sandy qui dévorait des biscuitschauds avec toute la résolution sérieuse d’un convalescent.

– Eh bien, Dick ! Quellesnouvelles ?

– Sachez que vous et moi, nous allonsdisparaître de l’armée de Sa Majesté. Nous sommes mobilisés pour leservice spécial.

– Ô ma mère ! s’écria Sandy. De quois’agit-il ? Pour l’amour de Dieu, ne me faites pas languir.Devons-nous piloter des missions de neutres suspects à travers lesfabriques de munitions, ou bien nous faut-il conduire en auto lejournaliste frissonnant, là où il peut s’imaginer voir unBoche ?

– Les détails peuvent attendre. Je vousdirai toujours ceci : il n’y a pas plus de risques à se lancerà travers les lignes boches armé seulement d’une canne qu’à courirl’aventure que nous allons entreprendre.

– Tiens, ce n’est pas si mal ! ditSandy.

Et il attaqua joyeusement les muffins.

Il faut que je présente Sandy au lecteur, caron ne peut lui permettre de rentrer dans cette histoire par lapetite porte.

Consultez le Peerage et voustrouverez que Edward Cospatrick, quinzième baron Clanroyden, eut,en 1882, un fils cadet, Ludovick-Gustave Arbuthnot, appelél’Honorable Arbuthnot. Ce fils fit ses études à Eton et au NewCollège d’Oxford ; il devint ensuite capitaine dans unrégiment du Tweeddale, et servit quelques années comme attaché dansplusieurs ambassades.

Le Peerage ne vous donnera pasd’autres renseignements. Pour connaître la fin de l’histoire, ilfaut vous adresser à des sources bien différentes. On voit parfoisdes hommes maigres et bruns, venus des confins de la terre, vêtusd’habits froissés, qui marchent du pas long et léger desmontagnards, et se faufilent furtivement dans les clubs comme s’ilsne se rappelaient plus très bien s’ils en font ou non partie. Ilsvous donneront des nouvelles de Sandy. On vous parlera encore delui dans les petits ports de pêche oubliés, là où les montagnes del’Albanie baignent dans l’Adriatique. Rencontrez-vous un pèlerinagesur le chemin de La Mecque ? Il est fort probable que voustrouverez plusieurs amis de Sandy parmi les pèlerins. Dans leshuttes des bergers, au milieu des montagnes du Caucase, voustrouverez des lambeaux de ses vêtements, car il a la manied’éparpiller ses costumes là où il passe. Il est connu dans lescaravansérails de Bokhara et de Samarkand, et certains shikaris,parmi les Pamirs, parlent encore de lui lorsqu’ils s’assemblentautour de leurs feux… Si vous aviez l’intention de visiter Rome,Pétrograd ou Le Caire, il serait bien inutile de lui demander deslettres d’introduction, car s’il vous en donnait, elles vousmèneraient dans des repaires étranges. Mais si le destin vousobligeait à aller à Lhassa, à Yarkand ou à Seistan, il voustracerait le plan de votre voyage et passerait le mot à des amistout-puissants.

Nous autres, Anglais, nous nous appelonsinsulaires, mais en vérité, nous sommes la seule race qui produisedes hommes capables de s’identifier aux autres peuples. LesÉcossais excellent en cela peut-être plus encore que lesAnglais ; mais nous sommes mille fois supérieurs à tous lesautres. Sandy personnifiait l’Écossais errant à un degré deperfection frisant le génie. Dans les temps anciens, il eûtcertainement prêché une croisade ou découvert une nouvelle routemenant aux Indes ; de nos jours, il avait erré au gré de safantaisie, jusqu’au moment où la guerre l’entraîna dans sontourbillon et le déposa dans mon bataillon.

Je tirai de mon portefeuille le papier que sirWalter m’avait remis. Ce n’était pas l’original du document (qu’ildésirait très naturellement conserver), mais une copie trèssoignée. Je me dis qu’Harry Bullivant n’avait probablement pas prisces notes pour son usage personnel. Les gens de sa carrièrepossèdent en général une bonne mémoire. Envisageant la possibilitéde sa mort, il avait dû prendre ces précautions afin que ses amiseussent ainsi une indication au cas où son corps serait retrouvé.Je me dis donc que ces notes seraient sans doute intelligibles àquelqu’un de notre langue, mais qu’elles seraient le plus purgalimatias pour le Turc ou l’Allemand qui les liraient.

Je n’arrivai pas à comprendre le premier mot,« Kasredin ». J’en demandai la signification à Sandy.

– Vous voulez dire Nasr-ed-din,déclara-t-il tout en mangeant paisiblement des madeleines.

– Qu’est-ce que c’est ? demandai-jevivement.

– C’est le général qui commande,croit-on, les forces qui luttent contre nous en Mésopotamie. Je merappelle l’avoir vu il y a très longtemps, à Alep. Il parlait unfrançais exécrable et buvait le plus doux des champagnes.

J’examinai le papier attentivement.

Le K était tracé très clairement. On nepouvait pas s’y méprendre.

– Kasredin ne signifie rien. Enarabe, cela veut dire la maison de la foi, et cela peut s’appliquerà tout ce qu’on veut depuis Hagia Sofia jusqu’à une villasuburbaine. Voyons l’énigme suivante, Dick. Prenez-vous part à unconcours de journaux ?

– C’est Cancer, dis-je.

– En latin, cela signifie crabe. C’estégalement le nom d’une pénible maladie, et c’est aussi un dessignes du zodiaque.

– v. I., dis-je enfin.

– Ah ! là, vous m’arrêtez. On diraitle chiffre d’une auto. La police découvrirait cela pour vous. Il mesemble qu’il s’agit d’un concours assez difficile ? Quel estle prix d’honneur ?

Je lui tendis le papier.

– Qui a écrit cela ? demanda-t-il.On dirait quelqu’un de bien pressé.

– C’est Harry Bullivant, dis-je.

Le visage de Sandy s’allongea.

– Ce vieil Harry ! Nous avions lemême précepteur. C’était le meilleur garçon du monde. Oui, j’ai vuson nom dans la liste de nos pertes devant Kut… Harry ne faisaitpas les choses sans raison. Quelle est l’histoire de cepapier ?

– Donnez-moi quelques heures, luirépondis-je. Je vais prendre un bain et me changer. J’attends unAméricain pour dîner ; je vous dirai tout après. Il faitpartie de la combinaison.

Mr Blenkiron arriva, ponctuel, vêtu d’unmanteau de fourrure digne d’un grand-duc. Maintenant que je levoyais debout, je le jugeais plus facilement. Bien que son visagefût gras, il n’avait pas trop d’embonpoint et on devinait despoignets vigoureux sous ses manchettes. Je m’imaginais qu’ilsaurait se servir de ses mains si l’occasion s’en présentait.

Sandy et moi fîmes un repas solide, maisl’Américain s’amusa avec son poisson bouilli et but son lait goutteà goutte.

Lorsque le garçon eut débarrassé la table,Blenkiron tint parole et s’étendit sur le sofa. Je lui offris unbon cigare, mais il préféra fumer un des siens. Sandy s’installa àl’aise dans un fauteuil et alluma sa pipe.

– Et maintenant, Dick, nous attendonsvotre histoire, me dit-il.

Je commençai donc, à l’exemple de sir Walter,à leur parler du mystère de l’Orient. Je leur fis un exposé assezréussi, car j’y avais réfléchi longuement et le mystère de cetteaffaire m’attirait. Sandy fut vivement intéressé.

– Tout cela est fort possible. Je m’yattendais même, bien que je ne puisse imaginer quel atout lesAllemands détiennent. Cela peut être vingt choses différentes. Il ya une trentaine d’années, une fausse prophétie a causé un beaugâchis dans le Yémen. Il s’agit peut-être d’un drapeau comme celuique possédait Ali-Wad-Helt ou d’un joyau comme le collier deSalomon en Abyssinie ? On ne sait jamais ce qui détermine uneDjihad ! Mais je crois qu’il s’agit plutôt d’un homme.

– Mais d’où vient sa puissance ?

– C’est difficile à dire. S’il nes’agissait que de tribus sauvages comme les Bédouins, cet hommeaurait pu acquérir la réputation d’un saint et d’un faiseur demiracles. Mais n’est-ce pas plutôt quelque individu prêchant unereligion pure, comme celui qui a fondé la secte des Senoussi ?Cependant, je serais porté à croire qu’il s’agit d’une personnalitédouée d’une influence particulière, s’il peut jeter un sort sur lemonde musulman tout entier. Le Turc et le Persan ne suivraient pasle nouveau truc théologique ordinaire. Il doit être du Sang. LesMahdis, Mullahs et Imans étaient des rien du tout, car ilsn’avaient qu’un prestige local. Pour captiver tout l’Islam (etc’est ce que nous craignons, n’est-ce pas ?), l’homme doitappartenir au Koreish, à la tribu même du Prophète.

– Mais comment un imposteur prouverait-ilcela ?… Car je présume qu’il s’agit d’un imposteur.

– Il lui faudrait combiner pas mal detitres. D’abord, il faut que sa descendance soit à peu prèsétablie, et rappelez-vous que certaines familles se réclament dusang des Koreishites. Ensuite, il lui faudrait être unepersonnalité assez remarquable, très saint, très éloquent, etc. Etsans doute devrait-il montrer un signe, mais je n’ai pas la moindreidée de ce que ce signe pourrait être.

– Mais vous qui connaissez, l’Orientmieux que personne, croyez-vous pareille chose possible ?dis-je.

– Parfaitement, dit Sandy, avec un visagetrès grave.

– Eh bien ! voilà du moins leterrain préparé. Il y a ensuite les témoignages de presque tous cesagents secrets. Tout cela semble prouver le fait. Mais nous n’avonspas d’autres données, ni d’autres détails que ceux fournis parcette feuille de papier.

Sandy l’examina, les sourcils froncés.

– Cela me dépasse, mais c’est peut-êtrela clef du mystère, malgré tout. À Londres, tel indice peut êtremuet, et devenir lumineux à Bagdad.

– Voilà précisément où je voulais envenir. Sir Walter déclare que cette affaire est aussi importantepour la réussite de notre cause que le développement de notreartillerie lourde. Il ne peut me donner aucun ordre, mais ilm’offre d’aller découvrir quel est le mal. Seulement, il faut agirau plus vite, car à tout moment la mine peut sauter. J’ai accepté.Voulez-vous m’aider ?

Sandy considérait attentivement leplafond.

– J’ajouterai que cette tâche présente àpeu près autant de sûreté que si nous avions joué à pile ou face aucarrefour de Loos, le jour où nous étions de la partie. Et en casd’insuccès, personne ne pourra nous aider.

– Oh ! naturellement, répondit Sandyd’une voix distraite.

Ayant terminé sa sieste de digestion,M. Blenkiron s’était assis et avait attiré un petit guéridonprès de lui. Prenant un jeu de cartes dans sa poche, il se mit àfaire une réussite. Il paraissait ne prendre aucun intérêt à notreconversation.

J’eus tout à coup l’impression que jem’embarquais dans une entreprise absolument folle. Nous voilà, toustrois réunis dans un appartement de Londres, projetant de nousrendre dans la citadelle de l’ennemi sans avoir une idée très nettede ce que nous devions y faire, ni de la manière dont nousprocéderions. L’un des trois considérait le plafond, en sifflantdoucement à travers ses dents, l’autre faisait une réussite !Je fus si frappé par le comique de la situation que j’éclatai derire.

Sandy me jeta vivement un regard.

– Vous avez ce sentiment ?… Moiaussi, c’est idiot – mais toute guerre est idiote –, et c’estl’idiot le plus convaincu qui gagne. Il faut nous lancer sur cettefolle piste là où nous pensons pouvoir la découvrir… Eh bien !je suis des vôtres. Mais je veux bien vous avouer avoir une salefrousse. Je m’étais ajusté à la vie des tranchées et j’y étais trèsheureux. Et maintenant que vous m’en arrachez, je suisglacé !

– Je croyais que vous ignoriez la peur,dis-je.

– Vous vous trompez, Dick, répondit-ilsérieusement. Tout homme qui n’est pas un maniaque connaît la peur.J’ai couru nombre de folles aventures, mais je ne les ai jamaisentreprises sans souhaiter qu’elles fussent terminées. Une foisembarqué, je me sens plus à l’aise, et au moment de m’en tirer, jeregrette que ce soit fini… mais au début, j’ai toujours les piedsgelés !

– Alors, si je comprends bien, vous mesuivez ?

– Je vous crois, dit-il. Voyons, vous nesupposiez pas que j’allais vous lâcher ?

– Et vous, monsieur ? dis-je àBlenkiron dont la réussite touchait à sa fin.

Il complétait huit petits tas de cartes avecun grognement satisfait. En m’entendant, il leva ses yeux lourdsvers moi et hocha la tête.

– Mais certainement, dit-il. J’espère quevous n’avez pas cru que je n’ai pas suivi votre intéressanteconversation. Je n’en ai pas perdu un mot. À mon avis, lesréussites stimulent la digestion après les repas, et aident àréfléchir tranquillement. John S. Blenkiron est des vôtres,soyez-en sûrs.

Il battit les cartes et les aligna ensuite denouveau.

Je ne m’attendais pas à un refus de sa part.Toutefois, son assentiment spontané me rasséréna considérablement.Je n’aurais pas pu tenter l’aventure seul.

– Voilà qui est décidé. Maintenant,voyons les moyens et le chemin à suivre. Nous devons nous mettre enmesure de découvrir le secret de l’Allemagne… et aller là où lesecret est connu. Il nous faut donc atteindre Constantinople –d’une façon quelconque, – et, afin de battre la plus grande étenduede territoire possible, il faut y aller par trois routesdifférentes. Vous, Sandy, vous allez pénétrer en Turquie. Vous êtesle seul d’entre nous qui connaisse ce charmant peuple. Vous nepourrez pas y pénétrer facilement par l’Europe ; il vous fautdonc y aller par l’Asie. Que diriez-vous d’essayer la côte d’AsieMineure ?

– Ça peut se faire, répondit-il. Maislaissez-moi décider tout cela. Je verrai le meilleur moyen. Jeprésume que le Foreign Office m’aidera à parvenir à mon point dedépart ?

– Rappelez-vous qu’il est inutile depénétrer trop avant en Orient, lui dis-je, car en ce qui nousconcerne, le secret se trouve encore à l’ouest deConstantinople.

– C’est ce que je vois. Je remonterai leBosphore par le chemin le plus court.

– Quant à vous, monsieur Blenkiron,dis-je me tournant vers lui, je vous conseillerai de suivre laroute directe. Vous êtes américain, vous pouvez donc voyagerdirectement via l’Allemagne. Mais je me demande pourtant jusqu’àquel point vos agissements à New York vous permettront de passerpour neutre ?

– J’ai réfléchi à cela, dit-il ;j’ai du reste accordé quelque réflexion à la psychologieparticulière de la grande nation allemande. D’après mes déductions,les Boches sont malins comme des chats, et si vous essayez de ruseravec eux, ils vous rouleront à chaque coup. Oui, monsieur, ce sontdes limiers de premier ordre. J’aurai beau acheter une paire defaux favoris, teindre mes cheveux, m’habiller comme un pasteurbaptiste, et aller en Allemagne pour faire une propagandepacifiste, ils me dépisteront en deux temps et trois mouvements. Etje serai ou fusillé avant une semaine, ou au secret dans la prisonMoabite. Mais les Allemands n’ont pas la vue large. On peut lesbluffer. Donc, avec votre approbation, je visiterai le Vaterlandtout bonnement comme John S. Blenkiron, dont le départ d’Amériqueenleva jadis une épine du pied de leurs plus brillants partisans delà-bas. Mais ce sera un John S. Blenkiron très différent. Je croisqu’il aura éprouvé un revirement de sentiments. Il en sera venu àapprécier la grande âme pure et noble de l’Allemagne… et ilregrettera amèrement son passé. Il sera, lui aussi, victime de labassesse et de la perfidie du gouvernement britannique. Je m’envais avoir une sale histoire avec votre Foreign Office au sujet demon passeport, et je dirai volontiers, ouvertement, dans toutLondres, ce que je pense de cette institution. Je m’en vais êtrefilé par vos limiers jusqu’à mon port d’embarcation, et sans douteme disputerai-je quelque peu avec les légations britanniques enScandinavie. À ce moment, nos amis boches seront en train de sedemander ce qui est arrivé à John S… et ils se diront qu’ils sesont peut-être trompés sur son compte.

» J’espère donc que lorsque jeparviendrai en Allemagne, ils m’attendront les bras ouverts. Jeleur confierai certains renseignements importants sur lespréparatifs anglais et je dépeindrai le lion britannique commeétant le plus vil bâtard. Fiez-vous à moi. Je produirai uneimpression excellente. Après quoi, je me dirigerai vers l’Orientafin d’assister au dépouillement de la Grande-Bretagne dans cettepartie du globe. À propos, où nous retrouverons-nous ?

– Nous sommes aujourd’hui le 17 novembre.Si d’ici deux mois nous n’arrivons pas à découvrir ce que nouscherchons, autant renoncer à l’affaire. Il faut nous réunir àConstantinople le 17 janvier. Le premier arrivé attendra lesautres. Si à cette date nous ne sommes pas présents tous trois, lesautres considéreront que le manquant se trouve empêché etrenonceront à l’attendre. À propos, si jamais nous y parvenons,comme nous viendrons chacun de différents côtés et sous des aspectsdivers, il nous faut un lieu de réunion où s’assemblent d’ordinaireles gens les plus hétéroclites. Sandy, vous connaissez bienConstantinople. À vous de fixer notre rendez-vous.

– J’y ai déjà pensé, dit-il.

Il se leva, et allant vers mon bureau, il pritune feuille de papier et se mit à y tracer un petit plan.

– Voyez-vous cette allée ? Elleconduit du bazar kurde de Galata au bac de Ratchik. À mi-chemin,sur la gauche, se trouve un café tenu par un Grec nommé Kuprasso.Derrière le café, il y a un jardin entouré de murs très hauts quiappartenaient autrefois au vieux théâtre byzantin. Au bout dujardin s’élève un édifice appelé le Pavillon de Soliman le Rouge.Cela a été un lieu de danse, un tripot… et Dieu sait quoi ! Cen’est certainement pas un endroit pour des gens respectables, maisles extrémités du monde semblent y converger et l’on n’y demanderien à personne. C’est le meilleur rendez-vous auquel je puissesonger.

La bouilloire chantait sur le feu. Il faisaitune nuit claire et froide, et l’heure était propice au punch.

– Et quant au langage, dis-je, vousn’aurez pas de difficulté, Sandy ?

– Je connais l’allemand assez bien etparle couramment le turc. J’écouterai le premier, et parlerai lesecond.

– Et vous ? dis-je à Blenkiron.

– Moi ?… On m’a oublié le jour de laPentecôte, répondit-il. J’ai le regret de vous avouer que je n’aipas le don des langues. Mais le rôle que je me suis attribué nem’oblige pas à être polyglotte. Songez que je suis tout simplementJohn S. Blenkiron, citoyen de la grande république américaine.

– Vous ne nous avez pas encore dit votrerôle, Dick, observa Sandy.

– Je vais atteindre le Bosphore vial’Allemagne. Et n’étant pas neutre, ce ne sera pas uneplaisanterie.

Sandy eut l’air grave.

– Ça paraît sérieux ! Êtes-vousassez sûr de votre allemand ?

– Oh ! je le parle bien… tout à faitassez bien pour passer pour Boche, mais officiellement, je n’encomprendrai pas un mot. Je serai un Bœr, venant de la partie ouestde la colonie du Cap : je serai un des anciens adhérents deMaritz qui aura réussi à parvenir en Angola après bien du mal etqui viendra de débarquer en Europe. Je ne parlerai que lehollandais. Et ma parole ! le taal contient quelquesjurons passables. Je serai très ferré sur l’Afrique et j’aspireraià pouvoir taper sur les verdommt ruinek. Avec quelquechance, je puis espérer que l’on m’enverra en Ouganda ou en Égypte.J’aurai soin de m’y rendre via Constantinople. Si les Boches ontl’intention de se servir de moi auprès des indigènes musulmans, ilsme révéleront presque sûrement l’atout qu’ils détiennent. Du moins…c’est mon avis.

Nous remplîmes nos verres – deux de punch etun de whisky – et nous bûmes à notre prochaine réunion.

Puis Sandy se mit à rire, et je l’imitai. Jefus de nouveau frappé par la folie insensée de cette aventure. Lesmeilleurs plans que nous pouvions tracer ressemblaient à quelquesseaux d’eau jetés pour soulager la sécheresse du Sahara. Je songeaiavec sympathie à la petite sainte Thérèse.

Chapitre 3Peter Pienaar

 

Nos départs eurent lieu sans bruit, sauf celuide l’Américain. Sandy passa une quinzaine fort occupé à sa façonobscure, tantôt au British Museum, tantôt parcourant le pays pourrevoir de vieux compagnons d’exploration, tantôt au War Office.Mais on le trouvait le plus souvent chez moi méditant profondément,enfoui dans un fauteuil. Il partit enfin pour Le Caire le1er décembre comme messager du Roi. Je savais qu’unefois là, le messager du Roi disparaîtrait et serait remplacé parquelque étrange chenapan oriental. C’eût été de l’impertinence dema part de m’informer de ses projets, car Sandy était un véritableprofessionnel, alors que je n’étais qu’un amateur.

Avec Blenkiron, ce fut tout différent. SirWalter m’avertit qu’il y aurait du grabuge, et je me doutais, rienqu’à son regard, de ce qui allait se passer.

L’Américain se hâta d’écrire aux journaux unelettre ouverte, signée de son nom. Il venait d’y avoir à la Chambredes Communes un débat sur la politique étrangère. Le speech d’unidiot quelconque lui fournit le thème qu’il cherchait. Blenkirondéclara qu’au début de la guerre, il avait été de cœur et d’âmeavec les Anglais, mais qu’il se voyait maintenant obligé, quoique àregret, de changer d’avis. Il affirma hautement que notre blocusconstituait un défi aux lois de Dieu et de l’humanité, et que laGrande-Bretagne était, au moment actuel, l’incarnation même duprussianisme.

Cette lettre provoqua un gros esclandre, et lejournal qui l’imprima eut maille à partir avec la censure.

Mais ce n’était là que le début de la campagnede Mr Blenkiron. Il s’acoquina avec quelques individus qui sedisaient appartenir à la Ligue des Démocrates contre l’Agression,et qui estimaient que l’on ne pourrait rien reprocher à l’Allemagnesi nous voulions bien nous abstenir de la froisser ! Unmeeting organisé sous leurs auspices, où il fit un discours, futdispersé par la foule indignée. Mais John S. avait eu le tempsd’exprimer nombre de sentiments extraordinaires. Je n’y étais pas,mais un de mes amis m’affirma qu’il n’avait jamais entendu unpareil ramassis de sottises.

Blenkiron déclara, entre autres choses, quel’Allemagne avait raison de désirer la liberté des mers, quel’Amérique la soutiendrait en cela et que la paix mondiale étaitautrement menacée par la flotte britannique que par l’armée duKaiser. Il admit qu’il avait pensé autrement, mais étant honnêtehomme, il ne craignait pas de regarder les faits en face. Sondiscours se termina brusquement au moment où un chou de Bruxelles,lancé d’une main experte, vint l’atteindre en plein dans l’œil. Etsur ce, il se mit à jurer de la façon la moins pacifiste dumonde.

Il écrivit ensuite d’autres lettres à lapresse, déclarant que la liberté de parole n’existait plus enAngleterre, et il trouva un tas d’imbéciles pour le soutenir.Quelques Américains voulurent le lyncher et on l’expulsa du Savoy.On agita la question de le déporter et il y eut même desinterpellations à ce sujet au Parlement. Le sous-secrétaire d’Étataux affaires étrangères affirma qu’il suivait l’affaire. Trouvantque Blenkiron dépassait peut-être la mesure, j’allai voir sirWalter qui me rassura.

– Notre ami est extrêmement minutieuxdans tout ce qu’il entreprend, me dit-il. Il sait très bien cequ’il fait. Nous venons de lui demander officiellement de quitterle pays, et il s’embarquera lundi à Newcastle. Nous allons le filerpartout où il ira, et nous espérons provoquer de nouveaux troubles.C’est un garçon très habile !

Je vis Blenkiron pour la dernière fois dansSaint James Street ; je m’approchai la main tendue, mais il medit que mon uniforme était une pollution et fit même un petitdiscours à ce sujet à quelques badauds qui s’étaient réunis. Il futsifflé et dut se réfugier dans un taxi.

Mais au moment où le taxi démarrait, il medécocha un clignement d’œil. Je lus, le lundi suivant, qu’il venaitde partir, et tous les journaux remarquèrent que c’était un fameuxdébarras.

Le 3 décembre, je m’embarquai à mon tour àLiverpool sur un navire à destination de l’Argentine, faisantescale à Lisbonne. Je dus naturellement obtenir un passeport duForeign Office afin de pouvoir quitter l’Angleterre, mais dès lors,je n’eus plus aucun rapport avec le gouvernement.

J’avais envisagé avec soin tous les détails demon voyage. Lisbonne était un excellent endroit où débarquer, carc’est le rendez-vous de chenapans venant des différentes parties del’Afrique. Mon équipement se composait d’une vieille valise et mesvêtements étaient les reliques de ma campagne sud-africaine. Jelaissai pousser ma barbe plusieurs jours avant mon départ, et j’eusvite un menton broussailleux digne d’un véritable jeune Bœr. Jem’appelai Brandt, Cornélius Brandt. C’est du moins ce qu’affirmaitmon passeport, et les passeports ne mentent jamais.

Il n’y avait que deux autres passagers sur cethorrible bateau. Ils ne firent leur apparition que lorsque nouseûmes franchi le golfe de Biscaye. Je fus assez malade moi-même,mais je réussis pourtant à me tenir debout, car la puanteur de macabine eût dégoûté un hippopotame… Le vieux sabot mit deux jours etdeux nuits pour aller d’Ushant au Finisterre. Puis le tempschangea, et nous laissâmes derrière nous les bourrasques de neigepour plonger en plein été. Les collines du Portugal étaient bleueset vertes comme le Kalahari, et avant d’atteindre le Tage, jecommençais à oublier que j’eusse jamais quitté la Rhodésie. Parmiles marins, il y avait un Hollandais avec qui je baragouinais letaal – et ce fut là toute ma conversation pendant latraversée, à part le « Bonjour » et le« Bonsoir » que j’échangeai quotidiennement avec lecapitaine.

Nous amarrâmes près des quais de Lisbonne parun matin bleu et très chaud. Il me fallait dorénavant être trèsprudent. Je laissai partir la barque qui allait à terre et nequittai pas le bateau, mais déjeunai lentement. Je remontai ensuitesur le pont et j’aperçus, jetant l’ancre au milieu du fleuve, unautre navire à la cheminée bleue et blanche que je connaissaisbien. Je me dis qu’un mois auparavant, ce même navire avait quittéles marais de manguiers d’Angola. Rien ne pouvait mieux servir mondessein. Je résolus de l’aborder (prétendant que je cherchais unami) et de n’aller à terre que dans un de ses canots. De cettefaçon, si quelqu’un à Lisbonne témoignait une curiosité quelconqueà mon égard, il penserait que j’arrivais tout droit de l’Afriqueportugaise.

Je hélai un des nombreux passeurs et descendisdans sa barque avec ma valise. Nous abordâmes le navire, quis’appelait Henri le Navigateur, au moment où le premiercanot quittait le bord, emportant une foule de Portugais, ce qui meconvenait à merveille.

La première personne que je rencontrai au hautde l’échelle fut le vieux Peter Pienaar.

C’était là une chance absolumentinvraisemblable.

Peter ouvrait des yeux et une bouchedémesurés, et il venait de prononcer : Allemachtig,lorsque je le rembarrai brusquement.

– Brandt, dis-je. Je suis CornéliusBrandt à présent. Qui est capitaine de ce navire ? Est-cetoujours le vieux Sloggett ?

– Ja, dit Peter en se ressaisissant. Ilparlait de vous hier.

De mieux en mieux. J’envoyai Peter à larecherche de Sloggett, avec qui j’eus bientôt une petiteconversation derrière la porte close de sa cabine.

– Il faut m’inscrire sur le livre debord, lui déclarai-je. J’ai embarqué à Mossamedes, et je m’appelleCornélius Brandt.

Au début, Sloggett fit quelques objections. Ildéclara que c’était une félonie. Je lui répondis que c’était bienpossible, mais qu’il devait le faire quand même pour des raisonsque je ne pouvais lui dire, mais qui étaient à l’éloge de tous. Àla fin, il consentit, et je vérifiai la chose. J’avais l’avantagesur lui, car je le connaissais depuis longtemps, alors qu’ilpossédait un remorqueur délabré sur la baie de Delagoa.

Peter et moi débarquâmes. Nous nous pavanâmesdans les rues de Lisbonne comme si nous possédions des De Beers.Nous prîmes des chambres au Grand Hôtel, situé en face dela gare, et nous nous conduisîmes comme deux vulgairesSud-Africains bambochards. Il faisait très beau ; je louai uneauto que je conduisis moi-même. On nous recommanda d’aller visiterSintra et on nous indiqua la route. Je voulais trouver un endroittranquille où parler sans crainte, car j’avais beaucoup de choses àdire à Peter Pienaar.

Je baptisai l’auto « La Terreur deLusitanie ». C’est par miracle que nous ne fûmes pas tués. Ily avait quelque chose d’irrémédiablement détraqué dans l’embrayage.Nous dérapâmes plusieurs fois sur la route évitant la catastrophe.Nous arrivâmes néanmoins sains et saufs à Sintra où nous déjeunâmesvis-à-vis du palais mauresque. Laissant l’auto au garage, nousallâmes faire un tour parmi les collines. Ce fut là, assis surl’herbe maigre qui ressemblait beaucoup à celle du veldt, que jemis Peter au courant de la situation.

Mais il faut tout d’abord vous dire quelquesmots de Peter. C’est lui qui m’a appris tout ce que j’ai jamais suconcernant la vie du veldt, et concernant la nature humainepar-dessus le marché. Il venait de l’ancienne colonie deBurghersdorp je crois, mais il émigra au Transvaal lorsqu’oninaugura les mines d’or de Lydenbourg. Il fut tour à tourprospecteur, agent de transport et chasseur, mais surtout chasseur.Et dans ces temps-là, ce n’était guère un citoyen recommandable. Ilavait été au Swaziland avec Bob Macnab, et vous savez ce que celaveut dire, n’est-ce pas ? Puis il se mit à vendre de faussesmines d’or à de gros bonnets de Kimberley et de Johannesburg – etje vous prie de croire qu’il n’ignorait rien de l’art de truquerune mine ! Ensuite, il alla au Kalahari, où son nom devintcélèbre. Il connut une ère de respectabilité relative pendant laguerre Matabele, car il fut un éclaireur remarquable. Cecil Rhodesvoulut l’installer dans une ferme à bestiaux du côté de Salisbury,mais Peter était trop indépendant pour se reconnaître un maître. Ilse mit alors à chasser le gros gibier : c’était sa spécialité,car il savait suivre un tsessebe[2] à traversla brousse, et de ma vie je ne rencontrai meilleur tueur de gibier.Il conduisait des bandes de chasseurs aux hauteurs de Pungwe etdans le Barotseland, et même jusqu’au Tanganyika. Puis il sespécialisa dans la région de Ngami, où j’ai chassé une fois aveclui, et il m’accompagna lorsque je partis comme prospecteur dans leDamaraland.

Quand la guerre des Bœrs éclata, Peter serangea du côté des Anglais, comme beaucoup d’autres de ses pareils,et il se chargea du service des renseignements dans le nord duTransvaal. Beyers l’aurait fait pendre s’il avait pu mettre la mainsur lui, et pendant très longtemps, les relations entre Peter etses compatriotes furent très tendues. La guerre finie et le calme àpeu près rétabli, il s’installa à Bulawayo, et il m’accompagnaitlorsque je partais sur le trek. Au moment où je quittai l’Afriquedeux ans auparavant, je l’avais perdu de vue depuis des mois etj’appris qu’il était au Congo en train de voler des éléphants. Ilavait toujours eu derrière la tête l’idée de provoquer des troublesen Angola, afin que le gouvernement de l’Union soit forcé del’annexer pour rétablir la paix. Après Cecil Rhodes, Peter étaitcertainement l’homme possédant les plus vastes idées au sud del’Équateur.

Pienaar mesurait plus de 1,80 mètre ; ilétait très maigre, très actif et fort comme un buffle. Ses yeuxétaient d’un bleu pâle, son visage était doux comme celui d’unejeune fille, et il avait une voix traînante et douce. D’après samise, il était évident qu’il venait de passer de durs moments, carses habits provenaient sûrement de Lobito Bay. Maigre comme unclou, très hâlé par le soleil, la barbe entremêlée de nombreux filsgris, il avait 56 ans et paraissait bien son âge.

Je lui demandai ce qu’il avait fait depuis ledébut de la guerre. Il cracha à terre selon l’habitude cafre et ditqu’il avait passé par l’enfer.

– J’ai été retardé sur le Kafue, medit-il. Lorsque le vieux Letsitela m’apprit que les Blancs sebattaient, j’eus la brillante idée d’essayer de pénétrer dans leSud-Ouest africain allemand par le nord ; vous comprenez, jesavais très bien que Botha ne resterait pas longtemps étranger à laguerre. Eh bien, j’ai en effet réussi à entrer en territoireallemand ; mais une fois là, un skellum[3] d’officier est arrivé qui a réquisitionnétous mes mulets et voulait me réquisitionner moi-même !C’était un homme très laid, au visage tout jaune.

Peter se mit à bourrer une pipe avec le tabacqu’il tirait d’une blague en peau de kudu.

– Et avez-vous été réquisitionné ?demandai-je.

– Non. Je lui ai tiré un coup de fusil.Je ne voulais pas le tuer, mais seulement le blesser grièvement.J’étais dans mon droit, car il avait tiré le premier, et la ballem’avait atteint à l’épaule gauche. Alors, j’ai voyagé aussi viteque possible, et je suis enfin parvenu à Ovamba. J’ai fait bien desvoyages, mais jamais de plus dur. Je fus quatre jours sans eau etsix jours sans nourriture. Puis la malchance voulut que jerencontre N’Kitla. Vous vous souvenez de lui ? Il affirma queje lui devais de l’argent pour le bétail que je lui avais acheté,lorsque j’avais passé par là avec Carowab. Ce n’était pas vrai,mais il ne voulut pas en démordre, et refusa de me donner desmoyens de transport. J’ai donc traversé les monts Kalahari à pied.Brr ! J’avançai aussi lentement qu’une vrow[4] revenant de nachtmaal[5]. Je mis plusieurs semaines à franchir cesmontagnes, et lorsque je parvins enfin au kraal de Lechwe, j’apprisque les combats avaient cessé et que Botha avait vaincu lesAllemands. Cela n’était pas vrai non plus, mais cette nouvelle metrompa, et je me dirigeai vers le nord, du côté de la Rhodésie, oùj’appris la vérité. Alors, je jugeai que la guerre était tropavancée pour pouvoir en tirer aucun profit, et je m’en fus enAngola à la recherche de réfugiés allemands. Dès ce moment, jehaïssais ce peuple plus que le diable.

– Mais que pensiez-vous donc enfaire ? demandai-je.

– J’avais dans l’idée qu’ils essayeraientde susciter quelques ennuis au gouvernement dans ces régions. Jen’aime guère le Portugais, mais je suis toujours pour lui contreles Allemands. Eh bien, j’avais raison, il y eut en effet dugrabuge et je me suis bien amusé pendant un mois ou deux. Peu àpeu, tout s’est tassé. Alors, je me suis dit que je ferais mieux dedéguerpir pour l’Europe, car l’Afrique du Sud se calmaitprécisément au moment où le spectacle devenait intéressant. Ainsi,mon vieux Cornélius, me voilà. Croyez-vous qu’ils m’accepteraientdans l’aviation si je me rasais la barbe ?

– Vous venez avec moi, mon gars, luirépondis-je. Nous allons en Allemagne.

Peter ne témoigna aucun étonnement. Il secontenta de dire :

– Rappelez-vous que je n’aime guère lesAllemands. Je suis bon chrétien, mais j’ai un sacré caractère.

Alors, je lui racontai l’histoire de notremission.

– Nous allons nous faire passer tous deuxpour des partisans de Maritz. Nous sommes allés en Angola, etmaintenant, nous nous dirigeons vers le Vaterland pour nous vengerun peu de ces diables d’Anglais. Nous ne parlons pas allemand, dumoins, pas en public. Il faut nous mettre d’accord sur lesbatailles auxquelles nous avons pris part : que pensez-vous deKakamas et de Schuit Drift ? Avant la guerre, vous étiez unchasseur de Ngamiland. Comme ils n’auront pas votre dossier, vouspourrez leur raconter toutes les blagues que vous voudrez. Quant àmoi, je serai un Afrikander instruit, un des bras droits de Beyerset un copain du vieil Hertzog. Nous pouvons donner libre cours ànos imaginations, seulement il ne faut pas nous contredire.

– Ja, Cornélius, dit Peter. (Il m’avaitappelé Cornélius dès l’instant où je lui avais appris mon nomd’emprunt. Il excellait à comprendre immédiatement un rôlenouveau.) Mais qu’arrivera-t-il quand nous serons enAllemagne ?… Au début, ça ira à la douce. Mais je ne saisispas très bien notre rôle une fois que nous serons au milieu de cespiffres[6] ? Il nous faut découvrir ce qui sepasse en Turquie ? Quand j’étais enfant, le prédicateur nousparlait souvent de ce pays. Que ne suis-je mieux instruit et que nepuis-je me rappeler au juste où la Turquie se trouve sur lacarte !

– Laissez-moi ce soin, dis-je, je vousexpliquerai tout cela avant que nous arrivions. Nous n’avons pasune piste bien fameuse, mais avec un peu de chance, nous latrouverons. Je vous ai vu faire aussi difficile quand nouschassions des kudu, sur le Kafue.

Peter hocha la tête.

– Allons-nous nous enterrer dans uneville allemande ? demanda-t-il d’une voix inquiète. Jen’aimerai guère cela, Cornélius.

– Nous nous orienterons peu à peu versl’est, et vers Constantinople, dis-je.

Peter eut un ricanement silencieux.

– Allons, nous verrons du pays. Ça me va.Comptez sur moi, Cornélius, mon ami. J’ai toujours désiré voirl’Europe.

Il se leva et s’étira.

– Commençons tout de suite.Sacrebleu ! je me demande ce qu’est devenu ce vieux SollyMaritz, avec sa trompette de poivrot. Ah ! ça bardait fermependant que j’étais assis jusqu’au cou dans la rivière de l’Orange,espérant que les gars de Brits prendraient ma tête pour unepierre !

Une fois lancé, Peter était un aussi fieffécomédien que Blenkiron. Pendant le trajet de retour jusqu’àLisbonne, il discourut si éloquemment sur Maritz et ses aventuresdans l’Afrique occidentale allemande que je crus presque qu’ellesétaient vraies. Il imagina une excellente histoire de nos faits etgestes, et insista si bien que je la sus vite par cœur. Telle étaitla manière de Peter. Il déclarait que si on devait jouer un rôle,il fallait y songer, s’en convaincre comme d’une vérité jusqu’à cequ’on soit arrivé à agir tout naturellement. Et de fait, si lesdeux hommes qui avaient quitté l’hôtel le matin même étaient desimposteurs, ceux qui y rentrèrent le soir étaient de véritablesdesperados qui mouraient d’envie de se mesurer contrel’Angleterre !

Nous passâmes toute la soirée à empiler despreuves en notre faveur. Une république quelconque venait d’êtredéclarée au Portugal. En temps ordinaire, les cafés eussent étéremplis de politiciens, mais la guerre avait mis fin à toutes lesdisputes locales, et on ne s’entretenait que de ce qui se passaiten France et en Russie. Nous nous dirigeâmes vers un café trèséclairé, dans une des principales artères de la ville. Il y avaitlà nombre d’hommes aux regards perçants qui allaient et venaient.Je devinai que c’étaient sans doute des policiers et des espions.Je savais que l’Angleterre est peut-être le seul pays qui ne sesoucie pas de ce genre de sport et que nous pouvions nous laisseraller en toute sécurité.

Je connaissais le portugais assez bien, etPeter le parlait comme un cabaretier de Lourenço-Marques ; ilajoutait même des quantités de mots shangaan comme remplissage. Ilprit d’abord du curaçao ; c’était sans doute un breuvagenouveau pour lui, car sa langue se délia vite. Plusieurs de nosvoisins de table dressèrent l’oreille, et nous fûmes bientôt lecentre d’un petit cercle.

Nous parlâmes de Maritz et de nos aventures,sujets qui ne furent pas appréciés par notre public. Un grandgarçon, très bien, déclara que Maritz n’était qu’un sale porc quiserait bientôt pendu. Peter saisit cet impudent à la gorge et aupoignet et exigea qu’il lui fît des excuses. Il les obtint.

Après cet incident, notre coin fut plutôthouleux. Nos voisins immédiats demeurèrent polis et froids. Maisles autres firent des remarques. Peter déclara que si le Portugal –qu’il avouait aimer beaucoup – demeurait fidèle à l’Angleterre, ilmisait sur le mauvais cheval. À ces mots, un murmure dedésapprobation s’éleva dans la salle. Un vieil homme trèsrespectable, qui paraissait être capitaine de vaisseau, rougit detout son honnête visage et se leva, regardant Peter droit dans lesyeux. Je compris que nous venions de froisser un Anglais, et je ledis à Peter en hollandais. Ce dernier joua son rôle à laperfection. Il se tut tout à coup, jeta des regards furtifs autourde lui et se mit à me parler à voix basse. Il était l’image crachéed’un conspirateur de mélodrame.

Le vieil Anglais nous considérait toujoursfixement.

– Je ne comprends pas très bien votresacré patois, dit-il. Mais si, par hasard, vous dites quoi que cesoit contre l’Angleterre, je vous demanderai de bien vouloir lerépéter. Et si vous le répétez, je vous casserai la gueule à l’unou à l’autre !

C’était un homme à mon goût, mais je devaisavant tout jouer mon rôle. Je dis à Peter qu’il ne fallait pas nousdisputer dans un endroit public.

– Rappelez-vous la grande affaire !lui dis-je mystérieusement.

Peter fit un signe affirmatif, et après nousavoir considérés quelques instants avec mépris, le vieux capitainesortit en crachant par terre.

– Le temps approche où l’Anglaisdéchantera ! fis-je observer à la foule.

Après avoir payé un verre à deux ou troishommes présents, nous gagnâmes la sortie à notre tour. À peineétions-nous dans la rue que je sentis une main me saisir le bras.Baissant les yeux, je vis un tout petit homme enfoui dans un grandmanteau de fourrure.

– Ces messieurs veulent-ils prendre unverre de bière avec moi ? dit-il dans un hollandaishésitant.

– Qui diable êtes-vous ?demandai-je.

– Gott strafeEngland ! Que Dieu punissel’Angleterre ! répondit-il.

Et, rejetant le revers de son manteau, il memontra un insigne quelconque passé à sa boutonnière.

– Amen ! dit Peter.Conduis-nous, l’ami. Nous voulons bien.

Le petit homme nous mena jusqu’à une ruetransversale où, après avoir gravi deux étages, nous nous trouvâmesdans un appartement fort agréable rempli de belles laques rouges,ce qui me fit croire que nous étions chez un antiquaire. Car,depuis que la république a dissout les couvents et vendu les biensdes grands nobles, on trouve des occasions merveilleuses auPortugal en tant que laques et curiosités.

Notre hôte remplit deux grands bocks d’unetrès bonne bière munichoise.

– Prosit ! dit-il en levantson verre. Vous venez de l’Afrique du Sud. Que faites-vous enEurope ?

Nous prîmes tous deux un air maussade etrenfrogné.

– Ça nous regarde, dis-je. Vous ne pensezpas acheter notre confiance avec un verre de bière, jeprésume ?

– Vraiment ? Alors, je vous parleraidifféremment. D’après votre conversation dans le café, j’ai bien vuque vous ne portiez pas les Anglais dans votre cœur.

À cela, Peter répondit qu’il aimerait« piétiner leurs grand-mères », phrase cafre qui sonnaitd’une façon sinistre en hollandais.

L’homme se mit à rire.

– Voilà tout ce que je voulais savoir.Vous êtes pour les Allemands ?

– Ça, ça reste à voir, dis-je. S’ils metraitent bien, je me battrai pour eux, ou pour quiconque fait laguerre à l’Angleterre. L’Angleterre a volé mon pays, corrompu mescompatriotes et m’a exilé ! Nous autres, Afrikanders, nousn’oublions pas. Peut-être sommes-nous lents, mais à la fin, nousgagnons toujours. Nous deux, nous valons un gros prix. L’Allemagnecombat l’Angleterre dans l’Est africain ? Nous connaissons lesindigènes comme aucun Anglais ne pourra jamais les connaître. Ilssont trop bons enfants, trop mous… et les Cafres s’en moquent. Maisnous, nous savons manier les Noirs et les faire combattre comme desdémons, tant ils nous craignent. Et quel sera le prix de nosservices, mon petit homme ?… Je vais vous le dire. Il n’y aurapas de prix, nous n’en demandons pas ! Nous nous battons parhaine de l’Angleterre.

Peter émit un grognement d’approbation.

– Voilà qui est bien parlé, dit notrehôte dont les yeux brillèrent. Ah ! il y a du travail enAllemagne pour des hommes de votre trempe. Où allez-vousmaintenant ?

– En Hollande, dis-je. Nous irons ensuitepeut-être en Allemagne. Nous sommes las de voyager et nous voulonsnous reposer. La guerre sera longue et notre chance se présenteraun de ces jours.

– Mais vous manquerez peut-être votrecoup, dit-il d’une voix significative. Si vous m’en croyez, vousvous embarquerez sur le navire qui lève l’ancre demain pourRotterdam.

C’était ce que je voulais, car si nous nousattardions à Lisbonne, il était fort possible qu’un véritablesoldat de Maritz arrivât gâter notre jeu.

– Je vous conseille de voyager sur leMachado, répéta-t-il. Il y a du travail… beaucoup detravail pour vous, en Allemagne. Mais si vous tardez trop, lachance peut passer. Je vais m’occuper de votre voyage. C’est monrôle d’aider les alliés du Vaterland.

Il prit note de nos noms et écrivit un résuméde nos aventures que Peter consentit à lui raconter avec l’aide dedeux bocks de bière. C’était un Bavarois, et nous bûmes à la santédu prince Rupprecht, le même que j’avais essayé de descendre àLoos ! C’était d’une ironie que Peter ne put malheureusementpas apprécier. Autrement, il en eût été ravi.

Le petit homme nous reconduisit à notre hôtelet vint nous trouver le lendemain à déjeuner, nous apportant nosbillets. Mais, suivant mon avis, il ne nous accompagna pas jusqu’aunavire. Je lui dis qu’étant des sujets britanniques rebelles, nousne voulions courir aucun risque à bord, dans le cas où nous serionssurpris par un croiseur anglais. Mais Peter le soulagea de 20livres sterling, pour ses frais de voyage, car c’était chez lui unprincipe de ne jamais oublier de refaire ses ennemis.

Comme nous descendions le Tage, nous passâmesle Henri le Navigateur.

– J’ai rencontré Sloggett dans la rue, cematin, me dit Peter. Il m’a confié qu’un petit bonhomme allemandavait abordé, dès l’aube, pour examiner la liste des passagers.Vous avez eu un rude flair, Cornélius, mon ami. Je suis content quenous allions voir les Allemands. C’est un peuple prudent qu’il estagréable de rencontrer.

Chapitre 4Les aventures des deux Bœrs

 

Les Allemands sont un peuple prudent, commedisait Peter. Nous rencontrâmes un homme sur le quai de Rotterdam.Je craignais qu’on ait appris quelque chose contre nous à Lisbonne,et que notre petit ami ait averti ses copains par télégramme. Maistout allait bien, évidemment.

Pendant le voyage, nous avions tracé nos plansavec soin. Nous nous étions efforcés à ne parler que le hollandaiset à jouer nos rôles de partisans de Maritz, même entre nous, afind’entrer dans la peau de nos personnages. Et ma foi ! lorsquenous débarquâmes en Hollande, je n’étais plus très certain de cequ’avait été mon passé. Il était même à craindre que l’autre côtéde mon esprit, qui aurait dû être tout occupé par le grandproblème, ne s’atrophiât, et que je ne me trouvasse sous peu auniveau intellectuel du desperado ordinaire de l’arrière-veldt. Nousavions décidé qu’il valait mieux nous diriger directement versl’Allemagne, et lorsque l’agent boche que nous rencontrâmes sur lequai nous apprît qu’un train partait à midi, nous décidâmes de leprendre.

J’eus encore un accès de cafard au moment defranchir la frontière. Je reconnus à la gare un messager du Roi quej’avais vu en France, et un correspondant de guerre qui s’étaitamusé à se balader dans notre secteur près de Loos, puis j’entendisune femme parler anglais. Ce fut comme le chant d’une alouette aumilieu des sonorités rauques des voix hollandaises. Dans lekiosque, on vendait des journaux anglais. J’éprouvais une réelleangoisse et je me demandais si jamais je reverrais tout cela.

Mais cette humeur disparut dès que le trains’ébranla. Il faisait une journée très claire, très venteuse, etpendant que nous traversions lentement les longs pâturageshollandais, je m’efforçais de répondre aux questions de Peter.C’était la première fois qu’il visitait l’Europe, il étaitémerveillé de la culture du sol. Nous étions tout absorbés parnotre conversation lorsque le train parvint à la station frontière,traversa lourdement le pont du canal et s’arrêta en Allemagne.

Je m’attendais à voir une grande palissadetoute hérissée de fils de fer et de tranchées. Mais je ne vis rien,du côté allemand, qu’une demi-douzaine de sentinelles en tenue decampagne, telles que je les avais vues à Loos. Un sous-officier,orné du bouton noir et or du Landsturm, fit descendre les voyageursdu train. Nous fûmes tous escortés jusqu’à une grande salled’attente, où un poêle ronflait. On nous mena ensuite, deux pardeux, dans une petite pièce où on nous interrogea, sans oublier denous fouiller. J’avais prévenu Peter de cette formalité, mais jedus le tancer assez vertement pour le forcer à se tenir tranquille,car on nous obligea à nous mettre nus comme des vers. Les hommeschargés de cette besogne se montrèrent relativement polis, maisexcessivement minutieux. Ils firent une liste de tous les objetsque nous avions dans nos poches et dans nos valises ; ilsnotèrent tous les détails inscrits sur les passeports que nousavait remis l’agent de Rotterdam.

Nous étions en train de nous rhabillerlorsqu’un lieutenant entra tout à coup, tenant un papier à la main.C’était un jeune homme d’environ 20 ans, portant des lunettes.

– Herr Brandt ! appela-t-il.

Je fis un signe de tête.

– Et voici Herr Pienaar ?demanda-t-il en hollandais.

Il nous fit le salut militaire.

– Je vous dois mille excuses, messieurs.La lenteur de l’auto du Herr commandant est cause de mon retard. Sij’étais arrivé à temps, vous n’auriez pas eu à vous conformer àcette cérémonie. On nous a avisé de votre arrivée et j’ai reçul’ordre de vous accompagner pendant votre voyage. Le train pourBerlin ne part que dans une demi-heure. Faites-moi, je vous prie,l’honneur de prendre un bock avec moi.

Ce fut avec un petit sentiment de supérioritéque nous nous séparâmes de la foule des voyageurs ordinaires etsuivîmes le lieutenant jusqu’au buffet. Il se lança tout de suitedans une conversation, parlant le véritable hollandais, et Peteravait quelque peine à le suivre. Il nous apprit qu’il était inapteau service armé, à cause d’une faiblesse visuelle et d’une maladiede cœur, ce qui ne l’empêchait pas de prêcher sang et feu dans cebuffet étouffant. À l’entendre, l’Allemagne dévorerait la France etla Russie quand elle voudrait, mais elle visait d’abord à s’emparerde toute l’Asie centrale, afin de sortir conquérante de la lutte,ayant pratiquement le contrôle de la moitié du monde.

– Vos amis les Anglais écoperont lesderniers, dit-il avec un ricanement. Lorsque nous les auronsaffamés, lorsque nos sous-marins auront anéanti leur commerce, nousleur montrerons un peu la force de notre flotte. Depuis un an, ilsont perdu du temps à parler et à faire de la politique, mais nous,nous avons construit un grand nombre de navires énormes. Mon cousinqui est à Kiel…

Nous n’en entendîmes pas davantage. À cemoment, un petit homme très hâlé entra dans le buffet : notrelieutenant se leva d’un bond, et le salua tout enjoignantbrusquement les talons.

– Voilà les deux Sud-Africains enquestion, Herr capitaine, dit-il.

Le nouveau venu nous considéra avec des yeuxvifs et intelligents, et commença à interroger Peter entaal. Nous avions eu raison de combiner notre histoireavec soin, car cet homme avait passé des années en Afriqueoccidentale allemande et connaissait toutes les frontières. Ils’appelait Zorn, et Peter et moi eûmes l’impression d’avoir déjàentendu parler de lui.

Je suis heureux de dire que nous nous entirâmes tous deux avec honneur. Peter raconta son histoire à laperfection, sans exagération, se tournant de temps à autre vers moipour me demander un nom ou pour vérifier un détail quelconque. Lecapitaine Zorn parut satisfait.

– Vous m’avez l’air bien trempés, medit-il. Mais rappelez-vous que dans ce pays, nous ne comprenonsrien à la ruse. Si vous êtes honnêtes, on vous récompensera, maissi vous osez jouer un double jeu, nous vous abattrons comme deschiens. Votre race a produit trop de traîtres pour mon goût.

– Je ne souhaite aucune récompense,dis-je rudement. Nous ne sommes ni Allemands, ni esclaves del’Allemagne. Mais nous combattrons pour elle tant qu’elle lutteracontre l’Angleterre.

– Voilà des paroles hardies, dit-il, maisil faut d’abord vous soumettre à la discipline. La discipline atoujours été un point faible chez vous autres, Bœrs. Vous en avezsouffert du reste. En Allemagne, la discipline prime tout. Voilàpourquoi nous allons conquérir le monde. Allez, filez. Votre trainpart dans trois minutes. Nous verrons ce que von Stumm fera devous.

Le trajet jusqu’à Berlin me frappa surtout parsa banalité. Le lieutenant aux lunettes s’endormit et nous eûmes lewagon à nous pendant la plus grande partie du trajet. De temps àautre, des permissionnaires s’y faufilaient. C’était en général deshommes à l’air très las, aux yeux fatigués, pauvres diablesrevenant de l’Yser ou du saillant d’Ypres. J’aurais bien voulu leurparler, mais officiellement, je ne connaissais pas l’allemand, etles conversations que je surpris ne m’apprirent pas grand-chose.Ils s’entretenaient surtout de détails concernant leurs régiments.L’un d’eux, qui paraissait avoir un meilleur moral, observa quec’était leur dernier Noël de misères, et que l’année prochaine, ilpasserait les fêtes chez lui, les poches bien garnies. Lescamarades acquiescèrent, mais sans grande conviction.

La journée d’hiver était courte et la plusgrande partie de notre voyage se passa dans l’obscurité. Je voyaisde ma portière les lumières clignotantes de petits villages et, detemps à autre, le flamboiement d’aciéries et de forges. Nous nousarrêtâmes pour dîner dans une gare, dont le quai était bondé dedétachements qui se portaient vers le front. Nous ne remarquâmespas la rareté des vivres dont on parlait si volontiers dans lesjournaux anglais. Nous fîmes un excellent repas au buffet de lagare, lequel nous coûta 3 schillings par tête, y compris unebouteille de vin blanc. Il est vrai que le pain n’était pas fameux.Mais je m’en passe facilement, lorsqu’on me sert un filet de bœufsucculent avec des légumes tels qu’on nous en donne au SavoyHôtel de Londres.

Je craignais de dormir. Ne me trahirai-je pasdans le sommeil ? Mais cette crainte fut toute gratuite, carnotre escorte ronfla comme un porc la bouche grande ouverte pendanttout le trajet. Et comme nous roulions à toute allure à travers lanuit, je me pinçais furtivement afin de m’assurer que j’étais bienen pays ennemi pour une mission insensée.

La pluie se mit à tomber et nous traversâmesdes villes ruisselantes, où les lumières se reflétaient sur lespavés mouillés. À mesure que nous avancions vers l’est, l’éclairagedevenait plus abondant. Après l’obscurité de Londres, ce m’étaitune impression bizarre de glisser à travers des gares rutilantes delumière et de voir de longues rangées de réverbères se prolongeantjusqu’à l’horizon. Peter s’endormit de bonne heure, mais jedemeurai éveillé jusqu’à minuit, essayant de concentrer mes penséesvagabondes. Puis je sommeillai, à mon tour. Je me réveillai vers 5heures du matin ; nous entrions dans une gare aussi animéequ’en plein midi. En somme, le voyage le plus facile et le plusbanal que j’eusse fait de ma vie !

Le lieutenant s’étira et répara le désordre desa tenue. Nous portâmes nos légers bagages jusqu’à undroschke, car il n’y avait pas de porteurs. Notre escortejeta au cocher l’adresse d’un hôtel quelconque et nous roulâmes àtravers des rues vides, mais excessivement éclairées.

– C’est une dorp, – une villepuissante, remarqua Peter. En vérité, l’Allemagne est une grandenation !

Le lieutenant fit un signe de têteconvaincu.

– C’est le plus grand peuple de la terre,dit-il, et ses ennemis devront bientôt le reconnaître.

J’aurais donné beaucoup pour pouvoir prendreun bain, mais je pensai que cela s’accorderait peu avec mon rôle.Et puis Peter n’était pas très partisan de fréquentes ablutions.Mais nous fîmes un excellent déjeuner d’œufs et de café au lait,après lequel le lieutenant téléphona. Il fut d’abord dictatorial.Puis on le mit sans doute en rapport avec les autorités voulues,car il se montra plus poli, et à la fin de sa communication, sonton était d’une obséquiosité servile.

Il nous annonça que dans l’après-midi, il nousconduirait voir un personnage dont il ne pouvait traduire le titreen hollandais. En parlant de lui, la voix du lieutenant étaitempreinte d’une nuance de vénération. J’en conclus qu’il s’agissaitd’un gros bonnet.

Lorsque Peter et moi eûmes fait notretoilette, le lieutenant nous mena promener. Nous avions l’air leplus bizarre du monde, mais nous étions aussi sud-africains que sinous sortions du veldt. Nous portions tous deux des complets entweed, des chemises de flanelle et des chapeaux mous à largesrebords, tels qu’on n’en voit pas en Europe. J’avais de lourdssouliers ferrés et Peter portait une paire de ces abominablesbrodequins couleur moutarde que les Portugais affectionnent, et quile faisaient marcher clopin-clopant comme une Chinoise. Il arboraitde plus une cravate de satin écarlate qui devait se voir de 1kilomètre à la ronde. Ma barbe avait poussé et je la taillai commecelle du général Smuts. La barbe de Peter était longue etmolle ; pareille à celle d’un taakhaar, il lapeignait la semaine des quatre jeudis. Je dois le reconnaître, nousformions une paire de lurons.

Le temps s’était remis au beau ; nousnous promenâmes pendant deux heures. Les rues étaient pleines demonde, et les devantures des boutiques étaient très attrayantes,avec leurs étalages de Noël. J’achetai un couteau de poche dans ungrand magasin qui était littéralement bondé d’acheteurs. On voyaitpeu de jeunes gens, et la plupart des femmes étaient en deuil. Lesuniformes abondaient, mais ceux qui les portaient ressemblaientplutôt à des récupérés ou à des ronds de cuir qu’à des guerriers.En apercevant le grand édifice qui abritait le GQG nous nousdécouvrîmes respectueusement. Puis nous considérâmes leMarinamt, et je me demandai quels complots couvaientderrière les favoris du vieux Tirpitz. Berlin m’apparut morne et meproduisit une impression de propreté fort laide. Et pourtant,j’éprouvai une sensation de dépression beaucoup plus grande qu’àLondres. Je ne sais comment l’exprimer ; on eût dit qu’il n’yavait pas d’âme dans toute la capitale, qui rappelait plutôt unegrande fabrique qu’une ville. Et vous n’arriverez jamais à fairequ’une fabrique ressemble à une maison, même si vous en décorez lefronton et si vous l’entourez de rosiers. Berlin me déprima tout enme réconfortant. Le peuple allemand me parut amoindri.

À 3 heures, le lieutenant nous mena à un grandbâtiment blanc, dont l’entrée était gardée par des sentinelles. Unjeune officier d’état-major vint à notre rencontre et nous priad’attendre cinq minutes dans une antichambre. On nous fit ensuiteentrer dans une grande salle où flambait un feu de bois, et dont leparquet était si bien ciré que Peter faillit s’asseoir par terre.Un petit homme portant des lunettes, les cheveux rejetés enarrière, était assis devant une table. C’était évidemment un hautpersonnage, car le lieutenant lui fit le salut militaire et annonçanos noms. Puis il disparut, et l’homme aux lunettes nous fit signede nous asseoir vis-à-vis de lui.

– Vous êtes bien Herr Brandt et HerrPienaar ? nous demanda-t-il en nous considérant par-dessus seslunettes.

Cependant, toute mon attention était attiréepar l’autre occupant de la pièce. Il se tenait accoudé à lacheminée, le dos au feu. C’était un véritable colosse de près de 2mètres, avec des épaules larges comme le poitrail d’un bœuf. Ilétait en uniforme et le ruban de la Croix de Fer décorait saboutonnière. Sa tunique était tendue et plissée comme si ellecontenait avec peine sa vaste poitrine, et ses mains gigantesquesétaient croisées devant lui. Ses bras étaient aussi longs que ceuxd’un gorille. Il avait un grand visage paresseux et souriant, unmenton carré à fossette, très proéminent ; un front fuyant etun cou qui débordait de son col. Sa tête était piriforme.

Il me regarda fixement avec de petits yeuxbrillants ; je le regardai également. Je sentais que j’étaistombé sur un spécimen que je cherchais depuis longtemps sans jamaisle rencontrer. C’était le Boche des caricatures… le vrai Boche,celui que nous voulions abattre. Il était hideux comme unhippopotame, mais très capable.

L’homme assis à la table se mit à parler. Jele pris pour un haut fonctionnaire ; c’était peut-être unsous-secrétaire d’État. Il parlait le hollandais avec lenteur, maistrès correctement… trop correctement pour Peter. Il tenait unefeuille de papier sur laquelle étaient inscrites quelques questionsqu’il nous posait. C’était en somme une répétition del’interrogatoire de Zorn. Je lui répondis sans hésitation, car jesavais tous nos mensonges par cœur.

Alors, l’homme debout près de la cheminée pritpart à la conversation.

– Je vais leur parler, Votre Excellence,dit-il en allemand. Vous êtes trop académique pour ces porcsd’outre-mer !

Et il se mit à nous parler en taal,avec l’accent épais et guttural de l’Afrique occidentaleallemande.

– Vous avez entendu parler de moi,dit-il. Je suis le colonel von Stumm qui vainquit les Hereros.

Peter releva vivement la tête.

– Ja, Baas, vous avez tranché la tête duchef Bavaian, et l’avez exposée, conservée dans de l’alcool, danstout le pays.

Von Stumm se mit à rire, et se tournant versson ami, il lui dit :

– Vous voyez, on ne m’a pasoublié !

Puis il ajouta, nous regardant :

– L’Allemagne traitera ses ennemis commeje traite les miens. Et l’on vous traitera ainsi si vous nousmanquez en quoi que ce soit.

Il éclata d’un rire bruyant. Il y avaitquelque chose d’horrible dans sa joie turbulente. Peter leregardait, les yeux mi-clos, comme je l’ai souvent vu surveillantun éléphant sur le point de charger.

Von Stumm se jeta dans un fauteuil, appuya lescoudes sur la table et projeta son visage en avant.

– Il y a un beau grabuge dans votrepays ! Si je tenais Maritz, je le ferais fouetter attaché à unwagon. Tas d’imbéciles et de chiens ! Ils tenaient la victoireet l’ont lâchée ! Nous aurions pu allumer une conflagrationqui eût chassé les Anglais jusqu’à la mer… et ils l’ont laissées’éteindre par manque de combustible ! Mais ils essayentensuite de la rallumer quand les cendres ne sont pasrefroidies.

Il roula une boulette de papier entre sesdoigts et d’une chiquenaude l’envoya en l’air.

– Voilà ce que je pense de votre idiot degénéral et de vous tous, dit-il. Vous êtes lents comme une grossevrow et gourmands comme une assvogel[7].

Nous prîmes un air boudeur et renfrogné.

– Vous êtes une paire de chiensmuets ! cria-t-il. Bah ! Mille de nos Brandebourgeoiseussent gagné la guerre en quinze jours. Seitz ne disposait que defermiers, d’employés et de demi-sang, et pourtant, il fallut Botha,Smuts et une douzaine de généraux pour le réduire ? MaisMaritz !

Son mépris nous cingla comme une bouffée devent.

– Maritz lutta tant qu’il put !déclara Peter d’un ton maussade. En tout cas, il n’a pas eu lafrousse comme vos hommes, en voyant le kaki !

– Peut-être pas, répondit le géant d’unevoix doucereuse, mais sans doute avait-il de bonnes raisons pourcela ! Vous autres, Bœrs, vous retombez toujours sur vospattes. Il vous est toujours facile de trahir ! N’oubliez pasque Maritz s’appelle aujourd’hui Robinson et qu’il reçoit unepension de son ami Botha.

– Ça, c’est un sacré mensonge !affirma Peter catégoriquement.

– Je voulais tout simplement merenseigner, répliqua von Stumm, avec une soudaine politesse. Maistout ça, c’est de l’histoire ancienne. Maritz n’a guère plusd’importance que vos Cronje et vos Krüger. Vous cherchez lasécurité et peut-être un nouveau maître. Mais qu’avez-vous à nousproposer ?… Que pouvez-vous nous apporter ?… Vous autres,Bœrs, vous êtes affalés dans la poussière… le joug au cou. Lesavocats de Pretoria vous ont tourné la tête ! Tenez,voyez-vous cette carte ? dit-il en désignant le mur. L’Afriquedu Sud y est teinte en vert. Les conquêtes anglaises y font unetache rouge ; les conquêtes allemandes, une tache jaune. Unjour viendra où la tache entière sera jaune. Ce qui reste pourtantdemeurera vert encore quelque temps… Couleur des neutres, despropres à rien, des jeunes gens et des petites demoiselles.

Je me demandais où il voulait en venir.

Il fixa les yeux sur Peter.

– Pourquoi venez-vous ici ? Lapartie est manquée chez vous. Que pouvez-vous nous offrir, à nousautres, Allemands ? Vous ne pourriez rien faire, en admettantque nous vous donnions 10 millions de marks et que nous vousrenvoyions chez vous. Tout au plus réussiriez-vous à souleverquelques villages et à tuer un policeman. Botha est malin. Il a suvaincre vos rebelles. Le niez-vous ?

Peter ne le pouvait. Il avait certainsscrupules et c’étaient là ses opinions.

– Non, dit-il, ça, c’est vrai, Baas.

– Alors, nom de Dieu, que pourriez-vousfaire ? hurla von Stumm.

Peter se mit à marmotter quelques bêtises àpropos de l’Angola, où l’on pourrait fomenter une révolution parmiles indigènes. Stumm leva les bras au ciel et se mit à jurer ;le sous-secrétaire d’État éclata de rire.

Il était grand temps que j’intervienne. Jecommençais à comprendre le genre d’homme qu’était von Stumm.Pendant qu’il parlait, j’avais songé à ma mission, qui s’était unpeu effacée derrière mon passé bœr. Je me dis que Stumm me seraitpeut-être utile.

– Laissez-moi parler, dis-je. Mon ami estun grand chasseur, mais il se bat mieux qu’il ne parle. Ce n’estpas un politicien. Vous dites vrai. Pour l’instant, l’Afrique duSud est une porte fermée dont la clef se trouve ailleurs… Ici enEurope, en Orient, et dans les autres parties de l’Afrique. Noussommes venus vous aider à trouver cette clef.

Stumm m’écoutait.

– Continuez, mon petit Bœr, dit-il. Cesera nouveau d’entendre un taakhaar discourir sur lapolitique mondiale.

– Vous combattez dans l’Est africain,repris-je avec assurance, et vous vous battrez peut-être bientôt enÉgypte. Votre champ de bataille sera toute la côte occidentale duZambèze du Nord. Les Anglais parcourent le monde entier à la têtede petites expéditions. Je ne sais pas exactement où, mais j’ai lucela dans les journaux ; je connais mon Afrique. Vous voulezles battre ici en Europe et sur mer ; donc, vous vous efforcezsagement de les diviser et de les éparpiller à travers le globe,tandis que vous restez chez vous. C’est bien là votreplan ?

– Vous êtes un deuxième Falkenhayn,répliqua Stumm en riant.

– Eh bien ! l’Angleterre ne lâcherapas l’Est africain. Elle craint pour l’Égypte et aussi pour lesIndes. Si vous la pressez, elle enverra armées sur armées jusqu’àce qu’elle soit si faible en Europe qu’un enfant pourra l’écraser.C’est sa manière. Elle se soucie plus de son empire que de ce quipeut advenir de ses alliés. Je vous dis donc d’exercer toujours uneplus forte pression là-bas ; détruisez la voie ferrée deslacs, brûlez la capitale et internez tous les Anglais dans l’île deMombaza. En ce moment, cela vaut plus pour vous que milleDamaralands.

Stumm était vraiment intéressé et lesous-secrétaire d’État dressait l’oreille.

– Nous pouvons garder notre territoire,dit le premier. Mais comment diable voulez-vous que nous exercionsune plus forte pression ? Ces maudits Anglais tiennent lesmers. Nous ne pouvons y envoyer ni hommes, ni munitions. Au sud, ily a les Portugais, et à l’ouest, les Belges. On ne peut bouger unemasse sans levier.

– Mais le levier est tout prêt, il vousattend, dis-je.

– Alors, montrez-le-moi, pour l’amour deDieu !

Je jetai un coup d’œil vers la porte pourm’assurer qu’elle était bien fermée, comme si ce que j’allais direétait confidentiel.

– Vous avez besoin d’hommes, et leshommes sont là qui attendent. Ce sont des Noirs, mais de vraisguerriers. Tout autour de vos frontières, vous trouverez les restesdes grandes tribus guerrières : les Angoni, les Masai, lesManyumwezi, et surtout les Somalis du Nord et les habitants du Nilsupérieur. C’est là que les Anglais recrutent leurs régimentsnègres, et vous aussi. Mais il ne suffit pas d’obtenir des recrues.Il vous faut déclencher des nations entières, comme lorsque lesZoulous, sous la conduite de Tchaka, ont débordé sur toutel’Afrique du Sud.

– C’est impossible, déclara lesous-secrétaire d’État.

– C’est très possible, au contraire,affirmai-je résolument. Mon ami et moi sommes tout prêts à lefaire.

Il m’était très difficile de continuer cetteconversation, surtout à cause des fréquents apartés de Stumm enallemand au sous-secrétaire d’État. Il me fallait surtout établird’une façon indiscutable que j’ignorais l’allemand, et lorsque l’onconnaît bien une langue et qu’on est interrompu à tout moment, iln’est pas facile de ne pas montrer qu’on la comprend, soit par uneréponse directe, soit en faisant quelque allusion à l’interruption,dans la phrase suivante.

Je devais être continuellement sur mes gardeset cependant déployer une persuasion infinie, afin de lesconvaincre que je pourrais leur être utile ; car il me fallaità tout prix gagner leur confiance.

– J’ai parcouru l’Afrique entière depuisdes années, voyageant à travers l’Ouganda, le Congo et le Nilsupérieur. Aucun Anglais ne connaît les Cafres mieux que moi. Nousautres, Afrikanders, nous lisons jusque dans le cœur des Noirs quinous obéissent tout en nous haïssant. Vous autres, Allemands, vousêtes comme les Anglais : de trop gros bonnets pour comprendreles hommes ordinaires. Vous vous écriez :« Civilisons ! » Les Anglais proclament :« Instruisons ! » Et alors le Noir obéit et met decôté ses dieux… mais il ne cesse de les adorer dans son âme. Ilnous faut donc mettre ses dieux de notre côté, et alors, il remueraciel et terre. Il nous faut faire ce que Jean Laputa fit avec lecollier de la reine de Saba.

– Tout ça, ce sont des sornettes, déclaraStumm.

Mais il ne riait plus.

– C’est du bon sens, répliquai-je. Maisil faut commencer par le bon bout. Il faut d’abord découvrir larace qui craint ses prêtres : elle vous attend. Les musulmansde Somalie britannique, de la frontière d’Abyssinie et du Nil Bleuet Blanc prendraient feu comme des herbes desséchées si vous vousserviez de leur religion pour allumer l’incendie. Regardez ce quel’Angleterre a souffert de la part d’un mullah fou, qui ne régnaitque sur une douzaine de villages. Allumez les flammes et ellesconsumeront tous les païens du sud et de l’ouest. Voilàl’Afrique : des milliers de guerriers de l’armée du Mahdin’avaient jamais entendu parler du Prophète avant de voir lesdrapeaux noirs des émirs les conduire à la bataille !

Stumm souriait. Il se tourna vers lesous-secrétaire d’État et, une main placée devant sa bouche, ildit :

– Voilà l’homme pour Hilda.

L’autre répondit par une moue un peueffarouchée.

Stumm sonna ; le lieutenant entra et fitle salut militaire. Stumm désigna Peter.

– Emmenez cet individu. Nous avonsterminé avec lui, l’autre suivra bientôt.

Peter sortit, l’air ahuri, et Stumm se tournavers moi.

– Vous êtes un rêveur, Brandt, dit-il.Mais je ne refuserai pourtant pas votre concours. Les rêves seréalisent parfois, lorsqu’une armée suit le visionnaire. Mais quiallumera la flamme ?

– Vous, dis-je.

– Que diable voulez-vous dire ?demanda-t-il.

– Ça, c’est votre rôle. Vous êtes lepeuple le plus ingénieux de la terre. Déjà, les pays musulmans sontplus qu’à moitié en votre pouvoir. À vous de nous montrer commenton déchaîne une guerre sainte, car il est clair que vous en détenezle secret. Nous croyons en Dieu, nous exécuterons vos ordres.

– Nous n’avons pas de secret,répliqua-t-il vivement en jetant un coup d’œil vers lesous-secrétaire d’État qui regardait par la fenêtre.

Je pris une expression consternée, comme sij’éprouvais une profonde déception.

– Je ne vous crois pas, déclarai-je. Vousvous moquez de moi. Je n’ai pas fait un voyage de 6 000kilomètres pour qu’on se paie ma tête !

– De la discipline, nom de Dieu !cria Stumm. Je ne suis pas un de vos « commandos »déguenillés.

En deux enjambées, il me rejoignit ; sedressant au-dessus de moi, il me souleva de mon siège. Les poucespassés sous mes aisselles, il me serrait les épaules. Il mesemblait subir l’étreinte d’un orang-outang. Puis il me secoua trèslentement et ma tête se mit à tourner ; j’avais l’impressionque toutes mes dents se détachaient de mes gencives. Puis il melâcha tout à coup, et je retombai mollement sur mon siège.

– Maintenant, allez !Futsack ! Rappelez-vous que je suis votre maître,moi, Ulric von Stumm, qui vous possède comme un Cafre possède sonchien bâtard. L’Allemagne trouvera peut-être à vous employerlorsque vous me craindrez comme vous n’avez jamais craint votreDieu.

Et comme je m’éloignais en titubant, le géantsouriait de son horrible sourire et le petit sous-secrétaire d’Étatsouriait aussi tout en clignant les yeux. J’étais vraiment dans unpays étrange, si étrange que je n’avais pas eu le temps de merendre compte que, pour la première fois de ma vie, on m’avaitinsulté sans que je rendisse coup pour coup. J’étouffais presque derage en y songeant. Mais je remerciai Dieu d’avoir su refréner macolère en me souvenant de ma mission. Le hasard m’avait fait faired’utiles connaissances.

Chapitre 5Autres aventures des mêmes

 

Le lendemain, l’air était vif et piquant, etje me réveillai tout à la joie de vivre. J’oubliais ma situationprécaire et le long trajet qu’il me restait à parcourir. Jedescendis déjeuner, frais et dispos, et retrouvai Peter dontl’humeur généralement sereine paraissait très froissée. Il s’étaitsouvenu de Stumm au milieu de la nuit, et ce souvenir lui avait étédésagréable ; il me confia ceci au moment où nous nousbousculâmes à l’entrée de la salle à manger, car nous n’eûmes pasla chance de nous parler en particulier, le lieutenant ne nousquittant pas d’une semelle. On nous avait même enfermés à clef dansnos chambres pendant la nuit. Peter avait découvert ce détail enessayant d’aller à la recherche d’allumettes, car il avait lamauvaise habitude de fumer au lit.

Notre guide se mit à téléphoner. Il nousannonça bientôt qu’il allait nous faire visiter un camp deprisonniers. Il était déjà convenu que dans l’après-midi,j’accompagnerais Stumm.

– Vous allez voir, nous dit lelieutenant, comment un grand peuple sait se montrer miséricordieux.Vous verrez aussi en notre pouvoir quelques-uns de ces Anglaisabhorrés. Cela vous réjouira. Ils annoncent le sort de leurnation.

Nous roulâmes en taxi par les faubourgs, nousdirigeant vers de petites collines boisées, à travers une longueétendue de cultures maraîchères. Une heure plus tard, nousfranchissions la grille d’un édifice qui ressemblait à une grandemaison de correction ou à un hôpital. Des sentinelles veillaient,et nous passâmes sous un arc formé de cercles massifs etconcentriques de fils de fer barbelés que l’on abaissait la nuitcomme un pont-levis.

Le lieutenant exhiba son permis de circulationet l’auto s’arrêta dans une cour pavée de briques. Nous nousrendîmes ensuite au bureau du commandant en passant devant denombreuses sentinelles.

Le commandant était absent, mais sonremplaçant, un jeune homme très pâle et presque chauve, nous reçutaussitôt. Puis eurent lieu les présentations d’usage que notreguide s’empressa de traduire en hollandais, et notre hôte nousadressa de longues phrases très fleuries où il déclarait quel’Allemagne était la première nation du monde, tant au point de vuedes sentiments d’humanité qu’au point de vue militaire. Puis onnous offrit des sandwichs et de la bière, et nous partîmes ensuiteen bande pour notre tournée d’inspection. Notre procession secomposait de deux médecins, l’air doux derrière leurs lunettes, etde deux gardiens, sous-offs de type rude et robuste que je merappelais bien. Ils représentaient le ciment qui unit lesdifférentes parties de l’armée allemande, dont les hommes et lesofficiers n’ont guère de valeur, même dans les corps d’élite commeles Brandebourgeois. Mais cette armée paraît disposer d’une réserveinépuisable de sous-officiers durs et compétents.

Nous visitâmes les buanderies, le terrain derécréation, les cuisines, l’infirmerie, occupée seulement par untype souffrant de la grippe. Ce n’avait pas l’air mal tenu. Cetteprison était uniquement réservée aux officiers. Sans doute était-ceun endroit de parade que l’on montrait aux visiteurs américains,car si la moitié des histoires que l’on racontait étaient vraies,il existait des camps de prisonniers bien lugubres dans le sud etl’est de l’Allemagne.

Toute cette cérémonie ne me plaisait guère.Être prisonnier m’a toujours semblé un sort affreux. La vue d’unprisonnier boche m’a toujours produit un sentiment étrange,douloureux, alors que je contemplais des cadavres ennemis avec uneprofonde satisfaction. Et puis ne courais-je pas la mauvaise chanced’être reconnu ? Je me dissimulais autant que possible lorsquenous croisions quelqu’un dans les corridors.

Les quelques prisonniers que nous rencontrâmespassèrent près de nous avec indifférence. Ils nous prenaient sansdoute pour des Allemands se réjouissant de leur impuissance. Ilsparaissaient en bonne santé, mais ils avaient les yeux bouffisd’hommes qui ne prennent pas assez d’exercice. Ils étaient maigres.Sans doute la nourriture laissait-elle à désirer, malgré lesaffirmations contraires du commandant. Dans une salle chauffée parun tout petit poêle, des prisonniers écrivaient des lettres ;dans une autre, un homme faisait une conférence à une douzained’auditeurs et traçait des chiffres sur un tableau noir.Quelques-uns des prisonniers portaient leur costume kaki, d’autresétaient vêtus de tous les vieux habits qu’ils avaient pu ramasser.La plupart se drapaient dans des manteaux, car le sang s’appauvrit,lorsqu’on n’a rien à faire qu’à espérer contre tout espoir, àsonger à ses amis et au passé.

J’avançai, écoutant le bavardage du lieutenantou les exclamations bruyantes du délégué du commandant, lorsque jefaillis mettre une fin rapide à mon entreprise.

Nous traversions une salle de convalescents.C’était une pièce vaste et un peu mieux chauffée que le reste dubâtiment, mais sentant abominablement le renfermé. Il y avaitenviron une demi-douzaine de prisonniers, lisant ou jouant à desjeux divers. Ils nous considérèrent tous d’un air morne pendantquelques instants, tous, sauf un, qui faisait une réussite à unepetite table à part, au moment où nous passions. J’étais trèsattristé de voir tous ces braves enfermés dans cette geôle, alorsqu’ils auraient pu être au front en train de flanquer une pile auxBoches.

Le commandant marchait en tête avec Peter quiprofessait un intérêt profond pour tout ce qui concerne lesprisons. Puis venaient notre lieutenant et un des médecins, suivisdes deux gardiens. Je fermais la procession en compagnie du secondmédecin. À ce moment précis, j’étais un peu distrait et je marchaisbon dernier.

Le faiseur de réussites leva soudainement latête et j’aperçus son visage. C’était Dolly Riddell, qui avaitcommandé notre brigade de mitrailleuses à Loos. J’avais entendudire que les Boches l’avaient pincé lorsqu’ils firent sauter unemine aux Carrières.

Je dus agir très vite, car il me considéraitbouche bée et je vis qu’il allait parler. Le médecin me précédaitd’environ un mètre.

Je trébuchai et renversai par terre toutes lescartes de Dolly. Je me baissai vivement pour les ramasser et je luisaisis le genou. Il baissa la tête et je lui glissai quelques motsà l’oreille.

– Je suis bien Hannay, mais pour l’amourde Dieu, taisez-vous ! Je suis ici en mission secrète.

Le médecin s’était retourné pour voir ce quise passait. Je réussis à glisser encore quelques mots à Dolly.

– Bon courage, vieux ! Nous gagnonscartes sur table.

Puis je me mis à parler en hollandais avecvéhémence, tout en finissant de ramasser les cartes. Dollys’acquittait bien de son rôle, et souriait comme si mes gestesl’amusaient beaucoup. Les autres revenaient vers nous, et les yeuxternes du délégué-commandant jetaient des regards courroucés.

– Il est interdit de parler auxprisonniers, cria-t-il.

Je le regardai ahuri jusqu’à ce que notrelieutenant m’eût traduit ses paroles.

– En voilà un type, dit Dolly au médecin.Il interrompt ma partie de cartes et ensuite, il se met à me diredes sottises en hollandais !

Officiellement, j’étais censé connaîtrel’anglais, et ces remarques de Dolly me donnèrent la repartie. Jefis semblant d’être furieux contre ce sacré Anglais et je sortis dela salle, sur les talons du délégué-commandant, en grommelant entreles dents. Après cet incident, je crus plus prudent de jouer un peula comédie. Nous visitâmes en dernier lieu la partie de la prisonréservée aux prisonniers soumis au régime cellulaire, pour lespunir d’avoir enfreint certaines règles. Les pauvres diablesparaissaient fort déprimés. Pourtant, je feignis d’éprouver ungrand plaisir à ce spectacle, et je le dis au lieutenant, quitraduisit mes paroles aux autres. Jamais je ne me suis senti un telgoujat !

Au retour, le lieutenant nous entretint desprisons et des camps de détention, car il avait été à Ruhleben.Peter, qui s’était fait fourrer au bloc plus d’une fois dans savie, était très intéressé et l’interrogeait sans cesse. Lelieutenant nous dit entre autres choses que les Allemandsglissaient souvent de faux prisonniers parmi les autres commeespions. S’il se complotait une évasion, ces faux prisonniersl’encourageaient. Ils n’intervenaient jamais jusqu’au jour où latentative avait lieu, et alors, ils pinçaient les coupables. Car leBoche est toujours heureux d’avoir un bon motif d’envoyer un pauvrebougre au régime cellulaire.

Je me séparai de Peter cet après-midi-là. Ildemeura avec le lieutenant, tandis qu’un sergent de la Landsturmm’emmenait à la gare avec ma valise. Peter était fort grognon et jen’aimais guère la tournure que prenaient nos affaires. Mais je merassérénai un peu en apprenant que j’allais accompagner Stumm. Ilcroyait donc que je pouvais lui être utile, puisqu’il désirait merevoir. Et s’il avait l’intention de se servir de moi, il devraitforcément me montrer son jeu. J’aimais Stumm à peu près autantqu’un chien aime un scorpion, et pourtant, je recherchais sacompagnie.

Je ne l’aperçus pas sur le quai de la gare, oùla présence de mon compagnon de la Landsturm m’évita tout ennui. Jel’attendis. Une grande cohue de soldats passait devant moi ets’engouffrait dans les wagons à l’avant du train. Un officierm’ordonna rudement de m’éloigner et de me tenir derrière unebarrière de bois. Je lui obéis et je vis tout à coup Stumm qui meconsidérait.

– Vous connaissez donc l’allemand ?demanda-t-il vivement.

– Oh ! à peine quelques mots,répondis-je nonchalamment. J’ai été à Windhuk, où j’ai appris àcommander mon dîner. Peter, mon ami, le parle un peu aussi.

– So ! répondit-il. Eh bien, montezvite. Pas dans ce wagon-là, imbécile ! Dans celui-ci.

J’obéis. Il me suivit et on referma la porte àclef derrière nous, précaution bien inutile, car la vue du profilde Stumm, s’encadrant dans la fenêtre, eût suffi pour faire hésiterle plus téméraire. Je me demandais si j’avais éveillé ses soupçons.Il me fallait faire très attention à ne trahir aucune connaissancede l’allemand, s’il lui prenait tout à coup la fantaisie dem’interroger dans cette langue. Cela ne me serait guère facile, carje connaissais l’allemand aussi bien que le hollandais.

Nous traversâmes la campagne, mais je ne visrien du paysage, car les vitres étaient couvertes de givre. Stummétait tout occupé à parcourir certains papiers et il me laissa lapaix. Voyant une affiche qui interdisait aux voyageurs de fumer, jetirai immédiatement ma pipe afin de montrer que je ne connaissaispas l’allemand. Stumm leva la tête, surprit mon geste et me priasèchement de remettre ma pipe dans ma poche, comme s’il était unevieille dame que l’odeur du tabac incommodait.

Au bout d’une demi-heure, je m’ennuyaisroyalement, car je n’avais rien à lire et ma pipe étaitverboten[8]. De temps àautre, quelqu’un passait dans le couloir, mais personne n’entraitdans notre compartiment. Sans doute, l’uniforme de Stumm imposaitle respect. Je me proposai d’aller dégourdir mes jambes lorsqu’onrepoussa la porte, et un homme de forte taille obstrua lalumière.

L’étranger portait une houppelande. Il étaitcoiffé d’un feutre vert. Il salua Stumm, qui releva la tête d’unair furieux, et il nous adressa à tous deux des souriresaimables.

– Pardon, messieurs, dit-il. Avez-vousune petite place à me céder ? Vos braves soldats m’onttellement enfumé qu’ils m’ont chassé de mon compartiment. J’ail’estomac délicat et…

Mais Stumm s’était levé, furibond, et je crusqu’il allait expulser l’intrus. Puis il parut se ressaisir aumoment où un sourire amical détendait les traits de l’inconnu.

– Mais c’est le colonel Stumm !s’écria-t-il. Que je suis heureux de vous revoir ! J’ai eul’honneur de faire votre connaissance à notre ambassade. Je croisque M. Gérard n’a guère apprécié notre conversation d’hiersoir.

Et le nouveau venu se laissa choir sur labanquette qui me faisait face.

Je m’attendais bien à rencontrer Blenkiron enAllemagne, mais je ne croyais pas le voir de sitôt. Il me regardaitfixement de ses grands yeux vagues, débitant des platitudes à Stummqui éclatait presque, tant il faisait d’efforts pour se montrercourtois. Quant à moi, je pris un air revêche et méfiant.

– Les choses traînent un peu à Salonique,dit M. Blenkiron pour engager la conversation.

Stumm indiqua une affiche qui prévenait lesofficiers d’éviter de discuter les opérations militaires en wagonavec le premier venu.

– Tous mes regrets, dit Blenkiron. Je nesais pas lire votre langue monumentale. Mais je devine que cet avisaux intrus ne s’applique ni à vous ni à moi, car je présume quemonsieur est votre ami.

Je pris un air menaçant en fixant surl’Américain un regard chargé de méfiance.

– C’est un Hollandais, expliqua Stumm.C’est un Bœr ; il est malheureux, car il n’aime pas entendreparler anglais.

– Nous sommes d’accord sur ce point,déclara Blenkiron cordialement. Qui a dit que je parlaisanglais ? Je parle l’américain le plus pur. Allons,courage ! mon ami. Je hais John Bull plus qu’un serpentvenimeux. Le colonel peut vous le dire.

Je n’en doutais pas ! À ce moment, notretrain ralentit en entrant dans une gare. Stumm se leva et sedirigea vers la porte.

– Au revoir, Herr Blenkiron, cria-t-ilpar-dessus son épaule. Ne parlez pas anglais en voyage si vousvoulez éviter des désagréments.

Je le suivis précipitamment, mais Blenkiron merappela.

– Eh, l’ami ! cria-t-il, vousoubliez votre valise.

Et il me tendit mon sac. Mais il ne parut pasme reconnaître, et je le vis qui s’installait dans un coin, la têtepenchée sur la poitrine, comme s’il allait s’endormir. Il jouaitbien son rôle !

Une automobile nous attendait, une grande automilitaire toute grise, et nous nous lançâmes à une allurevertigineuse sur de mauvaises routes forestières. Stumm avait remisses papiers dans son portefeuille, et de temps à autre, ilm’adressait quelques mots à propos de notre voyage.

– Je ne suis pas encore fixé à votresujet, Brandt, me dit-il. Vous êtes ou un imbécile, ou un vaurien,ou un brave garçon. Si vous êtes un vaurien, nous vousfusillerons.

– Et si je suis un imbécile ?demandai-je.

– Nous vous enverrons soit sur l’Yser,soit sur la Dwina. Vous ferez de l’excellente chair à canon.

– Vous ne pouvez le faire sans monconsentement, déclarai-je.

– Ah ! vous croyez ! dit-ilavec un méchant sourire. N’oubliez pas que vous êtes citoyen denulle part. Techniquement, vous êtes un rebelle. Les Anglais vouspendront si vous tombez en leur pouvoir, en admettant qu’ils aientencore quelque bon sens. Vous êtes à notre merci, mon ami, et nousdisposerons de vous comme il nous plaira.

Il se tut un instant. Puis il dit d’un tonméditatif :

– Mais je ne crois pas que vous soyez unimbécile. Vous êtes peut-être un vaurien. Or, certains vaurienssont fort utiles ; d’autres sont hissés au bout d’une corde.Nous saurons bientôt à quelle catégorie vous appartenez.

– Et si je suis un honnêtehomme ?

– Vous aurez la chance de servirl’Allemagne. C’est assurément le plus grand privilège qui soitdonné à aucun être humain.

Et cet homme étrange prononça ces paroles avecune sincérité vibrante qui me fit une véritable impression.

L’auto quitta l’ombre des arbres et pénétradans un parc. Dans le crépuscule, j’aperçus une maison quiressemblait à un chalet suisse démesuré. Elle était pourvue d’unesorte de voûte, d’un faux pont-levis et d’une terrasse munie decréneaux en stuc. L’auto stoppa devant une porte gothique où nousattendait un homme maigre, d’un certain âge, vêtu d’un veston dechasse.

J’examinai notre hôte comme nous pénétrionsdans le hall éclairé. Il était très basané et légèrement voûté,comme quelqu’un qui va beaucoup à cheval. Ses cheveux poivre et selétaient rejetés en désordre, sa barbe était inculte et ses yeuxbruns étaient très myopes.

– Soyez le bienvenu, colonel, dit-il.Vous amenez sans doute l’ami dont vous m’avez parlé ?

– Voici le Bœr, répondit Stumm. Ils’appelle Brandt. Brandt, vous voyez devant vous Herr Gaudian.

Je connaissais ce nom, naturellement. Peu degens de ma profession l’ignorent. C’est celui d’un des plus grandsingénieurs du monde. Gaudian a construit les chemins de fer deBagdad et de Syrie et les nouvelles voies dans l’Afrique orientaleallemande. Il est une autorité en matière de constructiontropicale. Il n’ignore rien de l’Asie et de l’Afrique, et je merendis compte qu’on m’avait amené chez lui afin qu’il pût me tirerles vers du nez.

Une servante très blonde me mena dans unechambre, au parquet usé et aux fenêtres qui semblaient s’ouvrir parun système contraire à tous ceux que j’avais vus en Allemagnejusqu’à ce jour.

Lorsque je me fus débarbouillé, je descendisdans un hall tout orné de trophées de voyage : jibbahsderviches, boucliers masais et une ou deux belles têtes de buffles.Une cloche retentit bientôt et Stumm apparut avec son hôte. Nousallâmes souper.

J’avais grand-faim et j’aurais fait un fameuxrepas si je n’avais pas été constamment sur le qui-vive. Stumm etGaudian parlaient allemand, et Stumm me traduisait les questionsqu’on me posait. Il me fallait donc faire semblant de ne riencomprendre et m’amuser à regarder distraitement la chambre tandisqu’ils causaient. Mais je devais aussi faire attention à ne pasperdre une syllabe de leur conversation, car tout dépendait de ceque je pourrais surprendre. De plus, il me fallait toujours êtreprêt à répondre à des questions imprévues, en ayant soin de donnerl’impression que je n’avais pas suivi la conversation. Mesrépliques devaient être aussi intelligentes que possible afin deconvaincre Stumm et Gaudian que je pouvais leur être utile. Toutcela exigeait beaucoup d’attention. Il me semblait être un témoin àla barre soumis à un interrogatoire des plus serrés, ou un joueurs’efforçant de jouer trois parties d’échecs en mêmetemps !

J’entendis Stumm raconter à Gaudian lasubstance de mon projet. L’ingénieur fit un signe négatif de latête.

– Trop tard ! dit-il. On aurait puentreprendre cela au début. Mais nous avons négligé l’Afrique. Voussavez pourquoi.

Stumm se mit à rire.

– La von Einem !Peut-être ! Pourtant, son charme travaille assez bien.

Gaudian me jeta un regard. J’étais tout occupépar une salade d’oranges.

– J’ai des choses à vous raconter à cesujet, dit-il. Mais cela peut attendre. Votre ami a pourtant raisonde dire que l’Ouganda est un point sensible chez les Anglais. Sinous leur y portions un coup imprévu, tout l’empire en tremblerait.Mais comment frapper ? Ils tiennent toujours la côte et nosrenforts diminuent de jour en jour.

– Il nous est impossible d’envoyer desrenforts. Mais avons-nous épuisé toutes les ressourceslocales ? répondit Stumm. Je ne puis arriver à m’en assurer.Zimmermann est affirmatif sur ce point, mais Tressler ne partagepas son avis. Voici ce garçon qui nous tombe du ciel et quiconfirme mes doutes. Il me semble connaître son affaire.Interrogez-le un peu.

Gaudian se mit à me questionner d’une façontrès serrée. J’étais juste assez renseigné pour lui répondre, et jecrois que je m’en tirai à mon honneur. J’ai une mémoire prodigieuseet au cours de ma vie, j’ai rencontré de nombreux chasseurs etpionniers dont j’ai écouté les récits. Il me fut donc assez facilede prétendre que je connaissais tel ou tel endroit même lorsque jen’y avais jamais mis les pieds. D’ailleurs, à un moment donné,j’avais été sur le point d’entreprendre une affaire dans la régiondu lac Tanganyika et je m’étais assez bien documenté sur cettepartie de l’Afrique.

– Vous dites qu’il vous est possible,avec notre aide, de fomenter des troubles contre l’Angleterre surles trois frontières ? dit enfin Gaudian.

– Je puis propager l’incendie à conditionque d’autres l’allument, répondis-je.

– Mais il existe des milliers de tribussans aucune affinité entre elles, objecta-t-il.

– Ce sont tous des Africains, et vousadmettrez avec moi que les peuplades africaines se ressemblenttoutes sur ce point : elles perdent facilement la raison, etla folie de l’une affecte l’autre. Les Anglais le savent bien, dureste.

– Et où allumeriez-vousl’incendie ?

– Là où le combustible est le plus sec,vers le nord, parmi les peuplades mahométanes. Mais voilà où vousdevez m’aider. J’ignore tout de l’Islam, mais j’imagine que vous ensavez quelque chose.

– Pourquoi ? demanda-t-il.

– À cause de ce que vous avez déjà fait,répondis-je.

Stumm nous servait d’interprète, et jusque-là,il avait traduit le sens de mes paroles assez exactement. Mais avecma dernière réponse, il prit certaines libertés. Il dit :

– Parce que le Bœr croit que nousdétenons quelque gros atout dans nos relations avec le mondemusulman.

Puis, baissant la voix et élevant lessourcils, il prononça un mot que je ne saisis pas très bien, maisqui ressemblait à Ühnmantel.

Gaudian me jeta vivement un regardd’appréhension.

– Nous ferons mieux de continuer notreconversation en tête à tête, Herr colonel, dit-il. Nous allonslaisser Brandt se distraire un peu tout seul, s’il veut bien nousexcuser.

Il poussa une boîte de cigares vers moi et ilsquittèrent la salle.

Je tirai ma chaise vers le poêle et j’auraisbien aimé piquer un petit somme, car la tension de notreconversation m’avait beaucoup fatigué. Ces hommes m’acceptaientprécisément pour ce que je me donnais. Stumm pouvait me soupçonnerd’être une canaille, mais une canaille bœr. Tout de même, je jouaisgros jeu. Il m’était impossible de m’abandonner tout à fait à monrôle, car alors je n’apprendrais rien. Il me fallait avoir l’espritconstamment éveillé et combiner l’apparence et les manières d’unBœr de l’arrière-veldt avec la mentalité d’un agent d’informationsdu gouvernement britannique. À tout moment les deux rôlesrisquaient de se heurter, et mes deux personnages seraient alorsconfrontés avec la méfiance la plus alerte et la plus profonde.

Il ne fallait m’attendre à aucune clémence dela part de Stumm. Ce géant commençait à me fasciner, bien que je ledétestasse. Gaudian était évidemment un brave homme et ungentleman. J’aurais pu travailler avec lui. Mais Stumm incarnaittout ce qui rend l’Allemagne haïssable. Ce n’était pourtant pasl’Allemand commun, et je ne pouvais m’empêcher de l’admirer. Jeremarquai qu’il n’avait ni bu ni fumé. Sa grossièreté ne tenaitdonc pas à des appétits charnels. J’avais entendu dire dans leSud-Ouest africain que la cruauté était sa manie. Mais il y avaitd’autres éléments en lui, par exemple, cette espèce de patriotismefarouche qui devient une religion. Je me demandai pourquoi iln’avait pas un haut commandement au front, car il avait laréputation d’être un bon soldat. Il était sans doute très calé danssa partie, quelle qu’elle pût être. Le sous-secrétaire d’États’était effacé devant lui, et il était clair que Gaudian, toutcélèbre qu’il était, lui témoignait du respect. Sans doute, labizarre tête piriforme de Stumm abritait-elle un puissantcerveau.

Assis près du poêle, je m’efforçai de voir sij’avais découvert le moindre filon se rapportant à ma véritablemission. Jusqu’à présent, je ne trouvais rien. Stumm avait parléd’une femme, von Einem, qui appartenait à son service. C’étaitpeut-être la même que cette Hilda à laquelle il avait fait allusionla veille chez le sous-secrétaire d’État. Cela ne signifiait pasgrand-chose. C’était sans doute la femme de quelque ministre ouambassadeur qui aimait à se mêler de grande politique. Si seulementj’avais pu saisir le mot que Stumm avait murmuré à Gaudian, le motqui avait fait tressaillir ce dernier. Je n’avais perçu qu’un sonressemblant à Ühnmantel, ce qui ne me disait rien.

La chaleur me fit sommeiller et je commençaisà me demander ce qu’étaient devenus mes amis. Où se rendaitBlenkiron et que faisait-il à cet instant même ? Il étaitévidemment à tu et à toi avec les ambassadeurs et je me demandaiss’il avait fait quelque découverte. Que faisait Peter ?J’espérais ardemment qu’il se conduisait bien, car je craignaisqu’il ne se rendît pas compte de la délicatesse de notre mission.Et où était Sandy ? Sans doute roulait-il dans la cale dequelque chalutier grec sur la mer Égée. Je songeai ensuite à monbataillon, campé quelque part sur le front entre Hulluch et LaBassée, tout occupé à taper sur le Boche, tandis que je me trouvaisà environ 800 kilomètres au-delà de la frontière allemande.

C’était une pensée comique, si comique qu’elleme réveilla. Après avoir essayé en vain de ranimer le feu, car ilfaisait une nuit glaciale, je me levai et j’arpentai la pièce. Jevis les portraits de deux bons vieillards, sans doute les parentsde Gaudian. Il y avait aussi des agrandissements de travauxd’ingénieurs et un bon portrait de Bismarck. Et tout près du poêle,j’aperçus un étui contenant des cartes montées sur descylindres.

J’en tirai une au hasard. C’était une cartegéologique de l’Allemagne ; je m’assurai, non sans quelquepeine, de l’endroit où je me trouvai. J’étais extrêmement éloignéde mon but et nullement sur la route de l’Asie. Pour m’y rendre, ilme fallait d’abord aller en Bavière, et de là, en Autriche. Jenotai que le Danube coulait vers l’est et me souvins qu’il menaitvers Constantinople. J’examinai ensuite une autre carte quicontenait toute l’Europe, depuis le Rhin jusqu’à la Perse. Cettecarte était sans doute destinée à montrer le chemin de fer deBagdad et les routes directes d’Allemagne en Mésopotamie. J’yrelevai plusieurs marques. En regardant la carte plusattentivement, je vis qu’on y avait noté des dates au crayon bleu,comme pour marquer toutes les étapes d’un voyage. Ces datescommençaient en Europe et continuaient jusqu’en Asie Mineure, puisdescendaient vers le sud jusqu’en Syrie.

Mon cœur battit très fort, car je crus quej’étais tombé par hasard sur l’indice que je cherchais. Je ne pusmalheureusement pas examiner cette carte. Entendant un bruit de pasdans le corridor, je la laissai retomber et elle s’enrouladoucement autour du cylindre. Je me détournai. Quand la portes’ouvrit, j’étais penché au-dessus du poêle, essayant d’y allumerma pipe.

Gaudian entra, me priant de le rejoindre,ainsi que Stumm, dans son bureau. Comme nous nous y dirigions, ilme mit la main sur l’épaule d’un geste bienveillant. Je crois qu’iltrouvait que Stumm me malmenait et qu’il désirait me fairecomprendre qu’il était mon ami. Seulement, il ne savait s’exprimerautrement que par une tape sur l’épaule !

Nous trouvâmes le colonel accoudé à lacheminée, dans sa position habituelle. Sa mâchoire formidable étaitprojetée en avant d’une façon particulièrement agressive.

– Écoutez, dit-il. Herr Gaudian et moisommes disposés à nous servir de vous. Vous êtes peut-être uncharlatan : dans ce cas, si vous vous trouvez dans un vilainembarras, ce sera uniquement de votre faute. Si vous êtes unecanaille, nous veillerons à ce que vous ne puissiez utiliser votretalent. Si vous êtes un imbécile, vous seul en souffrirez. Mais sivous êtes un honnête homme, vous aurez une chance loyale. Nous nevous oublierons pas, si vous réussissez. Je retourne demain chezmoi. Vous m’accompagnerez afin de recevoir mes instructions.

J’eus de la peine à lui faire le salutmilitaire.

Gaudian se mit à me parler d’une voix aimable,comme s’il désirait atténuer la rudesse de Stumm.

– Voyez-vous, Herr Brandt, nous aimonsnotre patrie, dit-il. Vous n’appartenez pas à cette patrie ;mais pourtant vous détestez ses ennemis. Nous sommes donc alliés,et en tant qu’alliés, nous avons confiance l’un en l’autre. Notrevictoire est ordonnée par Dieu et nous ne sommes que sesinstruments.

Stumm me traduisit ceci d’une voix solennelle.Il leva la main droite en même temps que Gaudian, comme s’ilprêtait serment ou faisait le geste d’un prêtre bénissant sesouailles.

Alors, je me rendis compte de la puissance del’Allemagne. Elle produit des hommes bons et mauvais, des goujatset des gentlemen, mais dans tous, elle sait infuser un peu defanatisme.

Chapitre 6Les indiscrétions des mêmes

 

Le lendemain matin, Stumm entra chez moi encoup de vent tandis que debout, tout nu au milieu de ma chambre àcoucher glacée, j’essayai de prendre mon bain dans environ un litred’eau ! Il marcha droit sur moi et me dévisagea fixement. Etcomme j’avais une demi-tête de moins que lui et qu’on n’a guèred’assurance, privé de celle que vous donnent vos habits, il avaitdécidément l’avantage sur moi.

– J’ai d’excellentes raisons de croireque vous êtes un menteur ! gronda-t-il.

Je m’enveloppai tant bien que mal dans lecouvre-pieds. Je grelottais, car les serviettes allemandes sontgrandes comme des mouchoirs de poche. J’avoue que j’avais une fortefrousse.

– Un menteur ! répétait-il. Et cecochon de Pienaar aussi !

Je lui demandai ce que nous avions fait, d’unton que je m’efforçais de rendre aussi hargneux que possible.

– Vous avez menti, car vous m’avez ditque vous ne connaissiez pas l’allemand. Votre ami le sait pourtantassez bien pour tenir des propos séditieux et blasphématoires.

Cette nouvelle me rendit du courage.

– Je vous ai dit que je connaissaisquelques mots d’allemand. Et j’ai ajouté hier, à la gare, que Peterle parlait un peu.

Je me félicitai de cette remarquefortuite.

Il s’en souvint sans doute, car son ton seradoucit un peu.

– Vous êtes de fiers roublards,répliqua-t-il. Si l’un de vous est un vaurien, pourquoi l’autre nele serait-il pas ?

– Je ne suis aucunement responsable dePeter, dis-je.

Et en disant ces mots, je me traitai degoujat, bien que dès le début de notre entreprise, nous eussionsconvenu d’agir ainsi.

– Je sais depuis longtemps que c’est ungrand chasseur et un brave, ajoutai-je. Je sais qu’il s’est battuvaillamment contre les Anglais. Mais je ne pourrai rien vous endire de plus. Il faut le juger vous-même. Qu’a-t-il fait ?

Alors, Stumm me raconta ce qu’il venaitd’apprendre par téléphone. Et il voulut bien me permettre d’enfilermon pantalon tandis qu’il me parlait.

C’était bien ce que j’avais pu prévoir. Peter,laissé seul, s’était d’abord ennuyé, puis il était devenuimprudent. Ayant persuadé le lieutenant de le mener souper dans ungrand restaurant berlinois, il s’était enivré, sans doute sousl’influence des lumières et de la musique, qui étaient desnouveautés pour un chasseur de l’arrière-veldt.

Depuis que je connaissais Peter, ceci luiarrivait une fois tous les trois ans, et toujours pour la mêmeraison. Solitaire et ennuyé, Peter avait fait la bombe. Il avait latête solide comme un rocher, mais il parvenait à la conditiondésirée en procédant à des mélanges fantastiques. Pris de vin, ildemeurait toujours un gentleman et n’était jamais violent, mais salangue se déliait facilement. C’est ce qui était arrivé à laFranciscana.

Il avait, paraît-il, débuté en insultantl’empereur. Il but d’abord à sa santé, mais déclara ensuite qu’illui rappelait un porc à verrues. Cette affirmation froissa lelieutenant. Puis un officier, personnage fort important, assis àune table voisine, se plaignit que Peter parlait trop haut. Peterlui répondit fort insolemment en excellent allemand. Après cela,les choses s’embrouillèrent. Il y eut une bagarre au cours delaquelle Peter calomnia l’armée prussienne et tous ses ascendantsféminins. Je ne comprends pas comment il ne fut pas abattu, si cen’est que le lieutenant affirma hautement que c’était un Bœr à demifou. En tout cas, Peter fut mis au violon, et je me trouvais dansde bien vilains draps.

– Je ne crois pas un mot de toute cettehistoire, déclarai-je résolument.

J’étais complètement habillé et me sentaisbeaucoup plus courageux.

– Il s’agit d’un guet-apens, repris-je,pour l’amener à se mettre dans son tort afin de pouvoir l’envoyerau front.

À mon étonnement, Stumm ne tempêta pas à cettedéclaration. Il se contenta de sourire.

– C’est ce qui l’attendait depuis que jel’ai vu pour la première fois, déclara-t-il. Il ne peut nous êtreutile qu’un fusil en main. C’est de la chair à canon, et rien deplus. Vous imaginez-vous, imbécile, qu’au beau milieu de la guerre,ce grand empire s’amusera à tendre des pièges à un vulgairetaakhaar ?

– Je m’en lave les mains, dis-je. Si ceque vous me dites est exact, je ne veux y être mêlé en aucunefaçon. Pourtant, c’était mon compagnon et je lui veux du bien. Quevous proposez-vous d’en faire ?

– Nous le garderons à vue, répondit-ilavec une méchante contraction de la bouche. J’ai dans l’idée quecette histoire cache des dessous qui n’apparaissent pas toutd’abord. Nous allons nous renseigner sur les antécédents de HerrPienaar. Et sur les vôtres aussi, mon ami, car nous vous avons àl’œil.

Alors, je fis ce que j’avais de mieux à faire.Partagé entre l’inquiétude et le dégoût, je me fâchai pour debon.

– Voyons, monsieur, m’écriai-je, j’en aiassez ! Je suis venu en Allemagne haïssant l’Angleterre,souhaitant lutter pour vous, mais vous ne me donnez guère deraisons de vous aimer. Depuis deux jours, vous me traitez avec laméfiance la plus insultante. Herr Gaudian est le seul homme propreque j’aie rencontré jusqu’ici. Cependant, je suis prêt à continuercette affaire et à travailler de mon mieux, parce que je croisqu’il y a en Allemagne beaucoup d’hommes qui lui ressemblent. Mais,par Dieu ! je ne lèverai pas un doigt pour vous.

Il me regarda très fixement pendant unmoment.

– Vos paroles sonnent vrai, dit-il d’unevoix courtoise. Vous feriez mieux de descendre déjeuner.

J’étais sauvé pour l’instant, mais je mesentais très déprimé.

Quel serait le sort de mon pauvre Peter ?Je ne pouvais l’aider, même si je le voulais, et du reste, monpremier devoir était de me souvenir de ma mission. Je lui avaisfait comprendre cela très clairement à Lisbonne, et nous étionsd’accord sur ce point. Cependant, c’était affreux de songer que cevieux brave était à la merci du peuple qu’il haïssait le plus. Jeme réconfortai en me disant qu’ils ne pouvaient pas grand-chosecontre lui. S’ils l’envoyaient au front (et ils ne pouvaient rienfaire de pire), il s’échapperait, car je parierais qu’il saurait sefaufiler à travers toutes les lignes possibles. Et ce n’était pastrès drôle pour moi non plus ; je compris tout ce que sacompagnie signifiait, maintenant que j’allais en être privé.J’étais absolument seul et cela ne me plaisait guère. Il mesemblait que j’avais autant de chances de rejoindre Blenkiron etSandy que de m’envoler à la lune.

Après déjeuner, on me dit de m’apprêter.Lorsque je demandai où j’allais, Stumm m’enjoignit de me mêler dece qui me regardait. Je me souvins cependant qu’il avait parlé, laveille, de m’emmener chez lui et de m’y donner des instructions. Jeme demandais où il habitait. Lorsque nous partîmes, Gaudian medonna une tape amicale sur l’épaule et me serra la main. C’était unhomme de premier ordre, et j’étais un peu honteux de songer que jele trompais. Nous montâmes dans la même auto grise et le domestiquede Stumm s’assit à côté du chauffeur. Il gelait ferme ; leschamps nus étaient couverts de givre et les sapins en étaient toutpoudrés. Nous suivîmes une autre route que celle de la veille et,après avoir franchi environ 10 kilomètres, nous parvînmes à unepetite ville pourvue d’une gare très importante. C’étaitl’embranchement d’une grande ligne ; nous montâmes dans letrain après cinq minutes d’attente. Stumm devait être bien connu,car nous occupâmes de nouveau un wagon réservé, bien que le trainfût bondé.

Je passais trois nouvelles heures d’ennuimortel. Je n’osai fumer et je me bornai à regarder par la fenêtre.Nous traversâmes bientôt un pays accidenté couvert de neige.C’était le 23 décembre. Bien qu’on fût en guerre, il y avait dansl’air la joie de Noël. Je remarquai des jeunes filles portant desbrassées de houx et de verdure. Lorsque nous nous arrêtions à unegare quelconque, tous les soldats permissionnaires avaient un airde fête. L’Allemagne centrale était infiniment plus animée queBerlin ou que les provinces de l’ouest. Les visages des vieuxpaysans et des femmes vêtues de leurs habits du dimanche meplurent, mais je remarquai que leurs traits étaient tirés, commecreusés. Car ici, en pleine campagne, à l’abri des touristes, lamise en scène était moins soignée que dans la capitale.

Pendant le voyage, Stumm essaya de me parler.Je devinais son but. Jusqu’ici il m’avait interrogé, maismaintenant, il essayait de m’attirer dans une conversationordinaire. Il ne savait comment s’y prendre. Il était oupéremptoire et provoquant comme un sergent instructeur, ou d’unediplomatie si évidente que le plus grand imbécile s’en seraitméfié. Voilà la faiblesse de l’Allemand. Il ne sait s’adapter auxdifférents types d’hommes. Il est peut-être pourvu d’un boncerveau, comme celui de Stumm, par exemple, mais c’est le plusdéplorable psychologue qui soit. En Allemagne, le juif seul saitsortir de sa peau quand il le faut, et c’est pourquoi vous ytrouverez le juif derrière la plupart des grandes entreprises.

À midi, nous nous arrêtâmes dans une gare pourdéjeuner. Nous fîmes un excellent repas au buffet où deux officiersentrèrent au moment où nous quittions la table. Stumm se leva,salua et alla leur parler un peu à l’écart. Puis il revint et mepria de le suivre dans la salle d’attente, où il me dit de resterjusqu’à ce qu’il vînt me chercher. Je remarquai qu’il eut soin defermer la porte à clef derrière lui.

Il faisait très froid, et pendant vingtminutes, je battis la semelle. Je vivais heure par heure et je neme troublais plus de cette conduite étrange. Sur une planche,j’aperçus un indicateur et je me mis à le feuilleter nonchalamment.Tout à coup je tombai sur une grande carte des réseaux de voiesferrées et j’eus l’idée de regarder où nous allions. En prenant monbillet, Stumm avait prononcé le mot de Schwandorf. Je trouvai cetendroit après l’avoir cherché longtemps sur la carte. C’était situéau sud de la Bavière et à moins de 80 kilomètres du Danube. Ceci meréconforta beaucoup. Si Stumm habitait là, il m’enverrait sansdoute commencer mes pérégrinations par la ligne qui allait à Vienneet de là, en Orient. Peut-être parviendrais-je à Constantinople,après tout ? Je craignais cependant que ce fût bien inutile,car une fois là, qu’y ferai-je ? Et peut-être Stumm allait-ilme faire quitter l’Allemagne sans que j’eusse découvert le moindreindice.

La porte s’ouvrit et Stumm entra. Il semblaitavoir encore grandi et portait la tête encore plus haut qued’habitude. Ses yeux brillaient orgueilleusement.

– Brandt, dit-il, vous allez avoir leplus grand privilège qui ait été jamais accordé à quiconque devotre race. Sa Majesté Impériale passe par ici, et elle s’y estarrêtée quelques instants. L’empereur m’a fait l’honneur de merecevoir et, après avoir entendu votre histoire, il a exprimé ledésir de vous voir. Vous allez me suivre et être admis en saprésence. N’ayez pas peur. Sa Majesté est gracieuse et pleine demiséricorde. Répondez virilement à ses questions.

J’obéis. Mon cœur battait plus précipitamment.Quelle chance inespérée ! Un train stationnait à l’extrémitéde la gare, un train formé de trois wagons chocolat et rehaussésd’or. Près du train, sur le quai, se tenait un groupe d’officiers,vêtus de longs manteaux gris-bleu. Ils étaient pour la plupart d’uncertain âge et il me semblait en reconnaître deux ou trois d’aprèsles journaux illustrés.

À notre approche, ils se séparèrent et nousnous trouvâmes vis-à-vis d’un seul homme. Il était un peuau-dessous de la taille moyenne, et emmitouflé dans un manteauépais au col de fourrure. Il portait un casque d’argent surmontéd’un aigle, et sa main gauche s’appuyait sur un sabre. Sous lecasque, son visage, dans lequel brillaient ses yeux sombres etinquiets, cernés de bouffissures, était couleur de papier gris.Impossible de ne pas le reconnaître, car son visage est celui quiest le mieux connu dans le monde entier depuis Napoléon.

Je me tins raide comme un tisonnier et fis lesalut militaire. J’avais tout mon sang-froid et j’étais extrêmementintéressé. J’aurai bravé fer et feu pour vivre pareil moment.

J’entendis Stumm qui disait :

– Majesté, voilà le Bœr dont je vous aiparlé.

– Quelle langue connaît-il ? demandal’empereur.

– Le hollandais, répondit Stumm. Maiscomme il vient de l’Afrique du Sud, il parle aussi l’anglais.

Un spasme douloureux contracta le visage del’empereur. Puis il m’adressa la parole en anglais :

– Vous venez d’un pays, qui sera encorenotre allié, afin de mettre votre épée à notre service. J’acceptecette offre et l’accueille comme un heureux présage. J’auraissouhaité donner la liberté à votre race, mais il y a parmi vous desimbéciles et des traîtres qui m’ont méconnu. Je vous libéreraipourtant malgré vous. Êtes-vous nombreux à partager vos convictionspersonnelles ?

– Nous sommes des milliers, Sire !dis-je en mentant avec sérénité. Je ne suis qu’un de ceux quipensent que la vie de notre race dépend de votre victoire. Et jecrois qu’il ne faut pas que cette victoire soit gagnée seulement enEurope. Vous avez triomphé en Orient. Il vous faut maintenantfrapper les Anglais là où ils ne pourront parer le coup. Si nousprenons l’Ouganda, l’Égypte tombera. Et avec votre permission, jevais me rendre là-bas afin de donner du fil à retordre à vosennemis.

Un sourire éclaira le visage ravagé. C’étaitle visage de quelqu’un qui dort peu et qui est harcelé par sespensées comme par un cauchemar.

– Voilà qui est bien parlé, dit-il. UnAnglais a dit une fois qu’il appellerait le Nouveau-Monde pourrétablir l’équilibre de l’Ancien. Nous autres, Allemands, nousallons sonner le rappel sur la terre entière afin de réprimer lesinfamies de l’Angleterre. Servez-nous bien. On ne vous oublierapas.

Puis il me demanda tout à coup :

– Avez-vous servi dans la guerresud-africaine ?

– Oui, Sire, répondis-je. J’étais dans ladivision de Smuts qui vient d’être acheté par l’Angleterre.

– Et quelles furent vos pertes ?demanda-t-il vivement.

Je n’en savais rien, mais je prononçai unchiffre à tout hasard.

– À peu près vingt mille, sur le champ debataille. Mais beaucoup d’autres moururent de maladies et dans lesmaudits camps de concentration des Anglais.

De nouveau, un spasme douloureux contracta sonvisage.

– Vingt mille, répéta-t-il d’une voixassourdie, une simple poignée. Aujourd’hui, nous en perdons autantdans les marais de la Pologne.

Puis sa voix eut des éclats farouches.

– Je n’ai pas cherché la guerre. J’y aiété contraint. J’ai travaillé pour la paix. L’Angleterre et laRussie, surtout l’Angleterre, sont responsables du sang versé pardes millions d’hommes. Mais Dieu les vengera. Celui qui vit parl’épée périra par l’épée. J’ai tiré la mienne du fourreau pour medéfendre. Je suis innocent. Sait-on cela chez vous ?

– Le monde entier le sait,Sire !

Il tendit la main à Stumm et se détourna. Jele vis s’éloigner d’un pas de somnambule, entouré de sa suite. Jecompris que je contemplais une tragédie encore plus grande quetoutes celles que j’avais vues sur le front. Cet homme avaitdéchaîné l’enfer, et les furies de l’enfer s’étaient emparées delui. Ce n’était pas un homme ordinaire, car j’avais ressenti en saprésence un attrait qui n’était pas simplement dû à l’autoriténaturelle de quelqu’un habitué à commander. Cela ne m’eût produitaucune impression ; car je ne me suis jamais reconnu demaître. Mais c’était un être humain qui, contrairement à Stumm etaux hommes de sa sorte, savait se mettre à la place d’autreshommes. C’était là l’ironie de la chose. Stumm se souciait commed’une guigne de tous les massacres de l’histoire. Mais cet homme,ce chef d’une nation de Stumms, payait le prix de la guerre par lesdons qui lui avaient précisément réussi dans la paix. Il possédaitde l’imagination et des nerfs, et je n’aurais pas voulu être danssa peau, même si l’on m’eût offert le trône de l’Univers.

Tout l’après-midi, nous roulâmes vers le sud àtravers un pays boisé et accidenté. Stumm fut très agréable. Sansdoute son Maître Impérial s’était-il montré particulièrementaimable pour lui, et j’en profitais. Mais il tenait à s’assurer àtout prix que j’avais reçu une bonne impression.

– Comme je vous l’ai dit, leTout-Puissant est très miséricordieux.

J’acquiesçai.

– La miséricorde est la prérogative desrois, déclara-t-il sentencieusement. Mais nous autres, gens demoindre importance, nous pouvons fort bien nous passer de cetattribut.

Je hochai la tête en signe d’approbation.

– Moi, je ne suis pas indulgent,continua-t-il, comme s’il était utile de me l’apprendre. Siquelqu’un se dresse sur mon chemin, je l’écrase. C’est la manièreallemande. C’est ce qui nous a rendus puissants. Nous ne faisonspas la guerre en gants de peau et avec de belles phrases. Nous lafaisons avec de l’acier et des cerveaux bien trempés. Nous autres,Allemands, nous allons guérir le monde de sa chlorose. Les nationss’élèvent-elles contre nous ? Pouf ! Elles sont de chairmolle et la chair ne saurait résister au fer. La charrue brillantetrace son sillon à travers des hectares de boue.

Je me hâtai de lui dire que je partageais sesavis.

– Que diable me font vos opinions !Vous n’êtes qu’un rustre de l’arrière-veldt… Néanmoins, vouspossédez une certaine ardeur une fois que nous autres, Allemands,l’avons forgée.

Le crépuscule d’hiver tombait. Nous avionsquitté les collines et nous traversions maintenant un pays trèsplat. De temps à autre, on apercevait le cours d’une rivière, etdans une des gares où nous passâmes, j’aperçus une église curieusedont le clocher était surmonté d’un objet en forme d’oignon. C’eûtpresque pu être une mosquée, à en juger d’après certains dessinsque j’avais vus. Et je regrettai amèrement n’avoir pas accordé plusd’attention autrefois à la géographie.

Nous nous arrêtâmes bientôt et Stumm meprécéda. Le train avait dû stopper exprès pour lui, car c’était unpetit endroit désolé dont je ne pus déchiffrer le nom.

Le chef de gare faisait des courbettes, et uneautomobile munie de gros phares nous attendait. Un instant plustard, nous glissions à travers de grands bois couverts d’une couchede neige beaucoup plus épaisse que dans le nord. L’air était assezvif, et aux tournants, on dérapait facilement.

Nous n’allâmes pas très loin. Après avoirgravi une petite colline, l’auto s’arrêta à la porte d’un grandchâteau sombre, qui paraissait énorme dans la clarté hivernale.Aucune lumière n’éclairait la façade. Un vieillard nous ouvrit laporte avec mille difficultés et on le réprimanda pour sa lenteur.L’intérieur du château était très ancien et d’allure noble. Stummtourna la lumière électrique et je vis un grand hall rempli desombres portraits vernissés d’hommes et de femmes vêtus à la moded’autrefois. Les murs étaient ornés de trophées de chasse. Ladomesticité paraissait très réduite. Le vieux serviteur nousinforma que le dîner était servi. Nous entrâmes sans plus tarderdans la salle à manger, autre pièce très vaste dont les lambris dechêne étaient surmontés de murs de pierre brute. Nous trouvâmes desviandes froides placées sur une petite table près du feu. Leserviteur apporta bientôt une omelette au jambon et nous soupâmes.Je me souviens que l’eau fut notre seule boisson.

Je fus intrigué que Stumm pût soutenir soncorps puissant par un régime aussi sévère, car il appartenait autype d’homme qu’on s’attend à voir lamper des seaux de bière etfaire une seule bouchée de pâtés entiers.

À la fin du repas, il sonna le vieux serviteuret lui dit que nous passerions le reste de la soirée dans sonbureau.

– Fermez tout et allez vous coucher dèsque vous le voudrez, dit-il. Mais que le café soit prêt demainmatin à 7 heures précises.

Dès l’instant où j’étais entré dans cechâteau, j’avais éprouvé la sensation désagréable d’être enfermédans une prison. Je me trouvai seul avec un individu qui pouvait metordre le cou et qui le ferait sans hésiter s’il le voulait. Berlinet les autres endroits m’avaient fait l’impression d’être pourainsi dire en rase campagne. Il me semblait que je pouvais ycirculer librement et prendre la clef des champs si les chosestournaient mal. Mais ici, j’étais pris au piège et je devais à toutmoment me répéter que j’étais l’hôte de Stumm, son ami et soncollègue. En fait, je craignais Stumm. Je l’avoue. C’était un typeque je ne connaissais pas et qui ne me plaisait guère. J’eussepréféré qu’il s’enivrât un peu.

Nous montâmes au premier étage et parvînmes àune pièce à l’extrémité d’un long corridor. Stumm ferma la porte àclef derrière lui et posa la clef sur la table. Je fus toutdéconcerté par l’aspect de cette pièce, tant il était imprévu. Loinde présenter la sombre austérité des salles du bas, elle étaittoute pleine de couleurs, de luxe et de lumière. Elle était trèsgrande, mais peu élevée, et les murs étaient ornés de petitesniches contenant des statues. Un épais tapis de feutre grisrecouvrait le plancher ; les fauteuils étaient bas etmoelleux. Un feu flambait dans la cheminée et il y avait dans l’airun relent de parfum qui faisait songer à de l’encens ou à du boisde santal brûlé. Une pendule posée sur la cheminée marquait 8h10.Il y avait des bibelots à profusion, partout, sur les petitestables et dans des vitrines. À première vue, on eût dit que c’étaitle boudoir d’une femme. Mais jamais main de femme n’avait touchéles murs de cette chambre. C’était la pièce d’un homme ayant ungoût pervers pour les choses délicates et efféminées. C’était lecomplément de sa brutalité et de sa rudesse. Je commençais àdeviner la bizarrerie de mon hôte, bien connue dans l’arméeallemande. Cette pièce me fit l’effet d’un endroit horriblementmalsain, et je redoutai Stumm plus que jamais.

Stumm sembla humer le confort de la piècecomme un animal satisfait. Puis il s’assit devant une écritoire,ouvrit un tiroir et en retira quelques papiers.

– Ami Brandt, me dit-il, nous allonsdécider votre affaire. Vous allez vous rendre en Égypte, et vous yrecevrez des ordres de la personne dont le nom et l’adresse sontdans cette enveloppe. Cette carte, continua-t-il, en me tendant uncarton gris portant dans un coin un grand cachet et quelques motschiffrés, cette carte sera votre passeport. Vous la montrerez àl’homme que vous cherchez. Gardez-la jalousement et ne vous enservez jamais, à moins qu’on ne vous l’ordonne ou qu’elle demeurevotre dernière ressource. C’est votre insigne d’agent accréditéauprès de la Couronne d’Allemagne.

Je pris le carton et l’enveloppe, et lesserrai avec soin dans mon portefeuille.

– Où dois-je aller en quittantl’Égypte ? demandai-je.

– Cela reste à voir. Sans douteremonterez-vous le Nil Bleu. Riza, l’homme que vous rencontrerez,vous donnera vos directives. L’Égypte est un nid où nos espionstravaillent tranquillement à la barbe du service anglais.

– Je veux bien, dis-je. Mais comment merendrai-je en Égypte ?

– Vous voyagerez via la Hollande etLondres. Voici votre route. (Il déplia un papier qu’il tira de sapoche.) Vos passeports sont prêts. On vous les délivrera à lafrontière.

C’était un beau gâchis ! On m’embarquaitpour Le Caire par mer. Le voyage me prendrait des semaines, et Dieusait quand je réussirais à me rendre de l’Égypte àConstantinople ! Je voyais tous mes plans s’écrouler au momentprécis où ils semblaient si bien se dessiner.

Stumm interpréta l’expression qu’il surpritsur mon visage pour de la peur.

– Vous n’avez rien à craindre, dit-il,nous avons fait savoir à la police anglaise d’avoir à tenir à l’œilun suspect Sud-Africain appelé Brandt, un des rebelles de Maritz.Il ne nous est pas difficile de faire parvenir des avis de ce genreà qui de droit. Mais la description ne s’appliquera pas à vous.Vous serez Van der Linden, un honnête marchand de Java qui retourneretrouver ses plantations après un séjour dans son pays natal. Ilvaut mieux apprendre votre dossier par cœur ; mais je vousaffirme qu’on ne vous demandera rien. Nous savons arranger ceschoses-là assez bien en Allemagne.

Je regardai fixement le feu tout enréfléchissant profondément. Je savais que les Boches ne meperdraient pas de vue avant que je fusse en Hollande. Une fois là,il me serait impossible de revenir. Dès que j’aurai quitté cettemaison, je ne pourrais plus leur faire faux bond. Pourtant, j’étaisbien sur le chemin de l’Orient, car le Danube ne pouvait être àplus de 80 kilomètres d’ici. Et c’était la route de Constantinople.Je me trouvais dans une situation vraiment désespérée. Sij’essayais de m’échapper, Stumm me retiendrait et il y avait deschances pour que j’allasse rejoindre Peter dans quelque immondeprison.

Je passai là quelques-uns des moments les pluspénibles de ma vie. J’étais absolument pris, comme un rat dans unetrappe. Il me semblait que je n’avais rien de mieux à faire que deretourner à Londres et de dire à sir Walter que la partie étaitperdue. Mais cela m’était aussi amer que de mourir. Stumm meregarda et se mit à rire.

– Ah ! votre courage flanche, monpetit Bœr ; vous redoutez les Anglais ? Mais je vais vousdire une chose qui vous réjouira : vous n’avez à craindrepersonne au monde… sauf moi. Échouez ! Alors vous aurez raisonde frissonner. Trahissez-moi ! Et il eût mieux valu pour vousne jamais naître.

Son vilain visage railleur était penchéau-dessus du mien ; tout à coup, il étendit les mains et mesaisit l’épaule comme il avait fait lors de notre premièreentrevue.

J’oublie si j’ai dit que parmi les blessuresque je reçus à Loos, j’en portais une occasionnée par un shrapnellau bas du cou. La blessure s’était assez bien cicatrisée, mais elleétait très douloureuse par le froid. Les doigts de Stumm secrispèrent dessus et la douleur fut intolérable.

La ligne de démarcation séparant le désespoirde la rage folle est fort étroite. J’avais presque renoncé à lapartie lorsque la douleur dans mon épaule réveilla ma résolution.Stumm vit sans doute la rage qui brilla dans mes yeux, car sonregard se fit tout à coup très cruel.

– Ah ! la fouine cherche àmordre ! s’écria-t-il. Malheureusement, la pauvre fouine atrouvé son maître. À bas, vermine ! Souriez ! Ayez l’airaimable ! Autrement, je vous réduirai en pulpe ! Comment,vous osez me faire la grimace ?

Je grinçai des dents, mais ne soufflai mot. Jesuffoquais et je n’aurais pu prononcer une syllabe, même si jel’eusse voulu.

Tout à coup, il me lâcha avec un rictusdémoniaque.

Alors, je m’éloignai d’un pas et lui allongeaisubitement un formidable coup de poing entre les yeux.

Un instant, il ne se rendit pas compte de cequi était arrivé. Sans doute personne n’avait osé lever la main surlui depuis son enfance. Il cligna doucement des yeux, puis sonvisage s’empourpra brusquement.

– Par le Dieu tout-puissant, déclara-t-iltranquillement, je m’en vais vous tuer.

Et il s’écroula sur moi comme unemontagne.

Je m’attendais à cette attaque et je la parai.J’étais absolument calme, tout en ayant peu d’espoir. Cet hommeavait les bras longs comme un gorille et pesait bien une douzainede kilos de plus que moi. Il était dur comme du granit, tandis quej’étais à peine convalescent. Je manquais aussi tout à faitd’entraînement. Il me tuerait certainement s’il le pouvait et je nevoyais rien qui pût l’en empêcher. Il me fallait à tout prix éviterd’en venir aux prises avec lui, car il écraserait mes côtes en deuxsecondes. Il me semblait que j’étais plus vif et plus léger quelui, et puis je visai juste. Black Monty de Kimberley m’avaitappris à me battre, mais il n’y a pas d’art qui puisse empêcher ungrand homme d’acculer un adversaire plus petit lorsqu’ils luttentdans un espace restreint. C’était le danger qui me menaçait.

Nous bondîmes silencieusement l’un devantl’autre sur le tapis épais. Il ne savait pas comment se défendre etje lui allongeai quelques bons coups. Puis je remarquai une choseétrange. Chaque fois que je le touchais, il clignotait ets’arrêtait quelques instants. Je devinai pourquoi. Il avaittraversé la vie en suivant toujours le haut du trottoir et personnene lui avait jamais tenu tête. Il était loin d’être poltron, maisc’était un bravache qui n’avait jamais été frappé. Maintenant qu’ilrecevait des coups sérieux, il était ahuri et en devenait fou derage.

Je gardai un œil sur la pendule. J’avais uncertain espoir et je guettais une chance favorable. Je couraiscependant le risque de me lasser plus vite que lui et de tomber àsa merci.

Ce fut alors que j’appris une vérité que jen’ai jamais oubliée. Si vous vous battez avec un homme résolu àvous tuer, il a bien des chances de réussir à moins que vous soyezégalement décidé à le tuer. Tout à coup, alors que je surveillaisses yeux, il me lança un violent coup de pied vers le bas-ventre.S’il m’avait atteint, mon histoire s’arrêterait là ; mais,grâce à Dieu ! je sautai de côté et sa lourde botte ne fitqu’effleurer ma cuisse gauche, précisément à l’endroit où tout leshrapnell avait pénétré. La douleur me serra le cœur et jetrébuchai. Puis je me remis sur pied, éprouvant un sentimentnouveau. Il fallait que je tombe Stumm à tout prix.

La rage froide que j’éprouvais me donna unepuissance nouvelle. Il me semblait que je ne me fatiguerais jamais,et je continuai à danser devant lui, parant les coups, luilabourant le visage où le sang se mit à couler. Sa poitrinerembourrée m’offrait une trop mauvaise cible.

Il se mit à respirer difficilement.

– Sacré goujat ! lui dis-je dansl’anglais le plus pur, je m’en vais vous flanquer une pile.

Mais il ne comprit pas.

Enfin, il me fournit la chance que jeguettais. Il trébucha contre un petit guéridon et son visage futprojeté en avant. Je l’attrapai sur le menton et mis toute ma forcedans le coup que je lui portai. Il s’écroula à terre, renversantune lampe et brisant un grand vase de Chine. Je me souviens que satête était engagée sous l’écritoire d’où il avait tiré monpasseport.

Je ramassai la clef et j’ouvris la porte. Puisje remis un peu d’ordre dans ma tenue et aplatis mes cheveux devantun des grands miroirs dorés. Ma colère s’était tout à fait dissipéeet je n’éprouvais plus de ressentiment particulier contre Stumm.C’était un homme doué de qualités remarquables qui lui eussent valules plus hautes distinctions à l’âge de pierre.

Je sortis et refermai la porte à clef derrièremoi. Puis je commençai la deuxième étape de mon voyage.

Chapitre 7Noël

 

Tout dépendait de la présence du domestiquedans l’antichambre. J’avais étourdi Stumm pour un instant, mais jene pouvais me flatter qu’il demeurât longtemps tranquille.Lorsqu’il reviendrait à lui, il réduirait sûrement la porte enmiettes. Il me fallait donc quitter le château au plus vite.J’étais perdu si la porte d’entrée était fermée et si le vieuxserviteur était déjà monté se coucher.

Je le rencontrai au pied de l’escalier. Ilportait un bougeoir.

– Votre maître désire que j’envoie untélégramme important. Où est la poste la plus proche ? Il y ena bien une dans le village, n’est-ce pas ?

Je lui adressai ces questions dans monallemand le plus soigné ; c’était la première fois que jeparlais cette langue depuis que j’avais franchi la frontière.

– Le village se trouve au bout del’avenue, à cinq minutes d’ici, répondit-il. Monsieur sera-t-illongtemps absent ?

– Je serai de retour dans un quartd’heure. Attendez-moi afin de fermer pour la nuit.

J’endossai ma houppelande et je sortis. Ilfaisait une nuit claire et étoilée. Je dus laisser ma valise sur lebanc du hall. Elle ne contenait rien qui pût me compromettre, maisje regrettai pourtant de ne pouvoir en retirer une brosse à dentset du tabac.

Alors commença une des aventures les plusfolles que l’on puisse imaginer. Je ne pouvais m’attarder à songerà l’avenir, car il me fallait prendre une décision. Je descendisl’avenue en courant ; mes pieds écrasaient la neige durcie et,tout en courant, je traçai un programme pour l’heure quivenait.

Je trouvai le village qui se composait d’unedemi-douzaine de maisons, dont l’une, plus importante que lesautres, ressemblait à une auberge. La lune se levait et, enapprochant de cette maison, je vis que c’était une boutiquequelconque. Une petite auto bizarre à deux places ronronnait devantla porte. Je devinai que cette boutique était aussi la poste.

J’y entrai et je racontai ma petite histoire àune grosse bonne femme à lunettes qui parlait à un jeune homme.

– Il est trop tard, dit-elle. Le HerrBurgrave le sait fort bien. Nous n’avons plus de communicationaprès 8 heures du soir. S’il s’agit d’une chose urgente, il fautaller à Schwandorf.

– Est-ce loin ? demandai-je,cherchant une excuse pour quitter la boutique.

– À 11 kilomètres d’ici. Mais voici Franzet la voiture des postes. Franz ! vous voudrez bien donner unsiège à monsieur, n’est-ce pas ?

Le jeune homme à l’air niais murmura quelquechose que je pris pour un assentiment, et avala d’un trait son bockde bière. D’après son regard et sa manière d’être, je devinai qu’ilétait à moitié ivre.

Je remerciai la femme et me dirigeai versl’auto, car je désirais fiévreusement profiter de cette aubaineimprévue. J’entendis la receveuse recommander à Franz de ne pas mefaire attendre ; il sortit presque aussitôt et s’installa auvolant. Nous démarrâmes en décrivant une série de courbes molles,jusqu’à ce que ses yeux se fussent accoutumés à l’obscurité.

Nous filâmes à bonne allure le long d’unegrande route, d’un côté bordée de bois et de l’autre de champscouverts de neige qui se perdaient au loin dans un brouillard. PuisFranz se mit à parler et, tout en parlant, il ralentit. Ceci ne meconvenait guère, et je songeai sérieusement à le jeter par-dessusbord et à m’emparer du volant. J’aurais pu le faire aisément, carc’était un gringalet, sans doute un réformé. Par le plus heureuxdes hasards, je me décidai à le laisser tranquille.

– Quel beau chapeau que le vôtre,mein herr ! dit-il.

Il enleva sa casquette à visière bleue, quifaisait sans doute partie de son uniforme de postier, et la posasur ses genoux. Le vent du soir ébouriffa une toison de cheveuxfilasse.

Puis il s’empara tranquillement de mon chapeauet s’en coiffa.

– Avec ceci, j’aurai l’air d’unmonsieur ! déclara-t-il.

Je ne dis rien. Je me coiffai de sa casquetteet j’attendis.

– Voilà un splendide pardessus, meinherr ! continua-t-il. Il va bien avec le chapeau. J’aitoujours souhaité un vêtement de ce genre. Dans deux jours, c’estNoël, l’époque où l’on fait de beaux cadeaux. Si Dieu voulaitseulement m’envoyer un pardessus comme le vôtre !

– Vous pouvez l’essayer pour voir commentil vous va, suggérai-je aimablement.

Il arrêta l’auto brusquement et enleva sonmanteau bleu. L’échange s’effectua rapidement. Il était à peu prèsde ma taille, et ma houppelande ne lui allait pas trop mal. Quant àmoi, j’endossai son pardessus pourvu d’un grand col qui boutonnaitautour du cou.

L’idiot se dandina comme une fille. La boissonet la vanité l’avaient rendu mûr pour toutes les folies. Ilconduisait l’auto si mal qu’il faillit nous verser dans un fossé.Nous passâmes devant plusieurs chaumières et il ralentit tout àcoup devant la dernière.

– Une de mes amies habite ici,déclara-t-il. Gertrude sera contente de me voir paré des vêtementsque vous m’avez si aimablement donnés. Attendez-moi. Je ne resteraipas longtemps.

Et dégringolant de l’auto, il tituba à traversle petit jardinet.

Je me glissai dans son siège et fis avancerl’auto très doucement. J’entendis une porte s’ouvrir, et il parvintjusqu’à moi un bruit de voix confuses. Puis la porte claqua et,jetant un regard en arrière, je vis que Franz s’était englouti dansla chaumière. Je n’attendis pas plus longtemps et l’auto fila àtoute allure.

Cinq minutes plus tard, cette sale machinecommença à me donner du fil à retordre ; un écrou s’étaitdesserré dans l’embrayage. Décrochant une des lanternes, je me misà l’examiner et je réparai le mal. Mais cela me prit une bonnedemi-heure. La route traversait maintenant une forêt épaisse où jeremarquai des routes cavalières qui débouchaient de temps à autre àdroite et à gauche. Je songeai à m’engager dans l’une d’elles,n’ayant aucun désir de visiter Schwandorf, lorsque j’entendis toutà coup derrière moi le ronflement d’une grosse voiture.

Je pris ma droite, me rappelant heureusementles règlements, et je continuai placidement mon chemin tout en medemandant ce qui allait se passer. J’entendis qu’on freinait etl’auto ralentit. Tout à coup, un grand capot gris me dépassa, etlorsque je tournai la tête je m’entendis interpeller par une voixfamilière. C’était Stumm. Il ressemblait à un écrasé. Sa mâchoireétait bandée et ses yeux superbement pochés. C’est ce qui mesauva.

J’avais relevé très haut le col du manteau dupostier, dissimulant ainsi ma barbe, et la casquette me descendaitjusqu’aux yeux. Je me souvins que Blenkiron m’avait dit qu’il n’yavait qu’une façon de traiter les Boches : c’était de lesbluffer avec effronterie.

C’est ce que je fis.

– Où est l’homme que vous avez conduitd’Andersbach ? me dit Stumm aussi bien que sa mâchoireendolorie le lui permettait.

Je fis semblant d’être horriblement effrayé etj’imitai de mon mieux la voix nasillarde et fêlée de monpostier.

– Il est descendu à 1 kilomètre et demid’ici, Herr Burgrave, répondis-je en tremblant. C’était un rudetype. Il voulait aller à Schwandorf, mais tout à coup, il a changéd’avis.

– Où, imbécile ? Dis-moi exactementoù il est descendu, sans quoi je te tords le cou !

– Dans le bois, vis-à-vis de la chaumièrede Gertrude, dis-je. Je l’ai laissé courant à travers lesarbres.

Je jetai toute la terreur possible dans mavoix.

– Il veut dire la chaumière des Heinrich,Herr colonel, dit le chauffeur. Cet homme courtise leur fille.

Stumm donna un ordre bref. L’auto recula et jela vis faire demi-tour. Puis prenant de la vitesse, elle fonça àtoute allure et bientôt se perdit dans les ténèbres. J’avaisfranchi le premier obstacle. Mais je n’avais pas de temps à perdre.Stumm allait rencontrer le postier et se remettre à ma poursuited’un instant à l’autre. Je pris le premier tournant et le tacotavança en cahotant sur une étroite route boisée. Je me disais quela terre durcie garderait peu de traces et qu’on pourrait croireque j’étais allé à Schwandorf. Cependant, il ne fallait pas courirde risques. J’étais résolu à quitter l’auto aussi vite quepossible, à l’abandonner et à m’enfoncer dans la forêt. Je regardaima montre et je calculai que je pouvais me donner dix minutes.

Je fus presque pris. Je parvins bientôt à uneétendue de bruyères au milieu de laquelle j’aperçus une tache queje supposai être une sablière. Je menai l’auto jusqu’au bord, je lamis en marche et la vis se précipiter dans le gouffre. J’entendisun clapotis d’eau suivi d’un silence. Me penchant au-dessus dutrou, je ne vis que l’obscurité, et sur le rebord, des marques deroues. On découvrirait mes traces au grand jour, mais pas à cetteheure de la nuit.

Alors, je traversai la route en courant etj’entrai dans la forêt. Il était temps, car les échos du clapotiss’éteignaient à peine que je perçus le bruit d’un moteur. Je mecouchai à plat ventre dans un creux, sous un fouillis de roncescouvertes de neige, et je surveillai la route éclairée par lesrayons de lune filtrant à travers les pins.

C’était l’auto de Stumm et, à maconsternation, elle s’arrêta un peu avant la sablière.

Une lampe électrique brilla. Stumm descenditlui-même de l’auto et examina les traces sur la route. Dieu merci,il put encore les trouver, mais s’il s’était avancé de quelquesmètres, il aurait vu les marques se tourner vers la sablière. Dansce cas, il eût battu tous les bois avoisinants et m’eût sûrementdécouvert. Je vis dans l’auto un troisième personnage, vêtu de monpardessus et de mon chapeau. Ce pauvre diable de postier allaitpayer cher sa vanité !

Ils furent assez longs à se remettre enmarche. Je fus profondément soulagé lorsqu’ils disparurent sur laroute. Je pénétrai plus avant dans le bois et j’y découvris unsentier qui, à en juger par le coin de ciel aperçu dans uneclairière, menait presque en ligne droite vers l’ouest. Ce n’étaitpas la direction que je cherchais. Je tournai donc à angle droit ettombai bientôt sur une autre route que je traversai précipitamment.Après cela, je me trouvai dans une espèce d’enceinte et je dusescalader plusieurs palissades formées de pieux très grossiersreliés entre eux par des osiers. Puis le terrain se mit à monter,et je me trouvai bientôt au sommet d’une colline de sapins quiparaissait s’étendre sur un espace de plusieurs kilomètres. Jemarchais toujours à une allure très vive, et je ne m’arrêtai pourme reposer un peu que lorsque je fus au moins à 10 kilomètres de lasablière.

Mon esprit commençait à s’éveiller. Pendanttoute la première partie de mon trajet, j’avais suivi aveuglémentmes intuitions, qui avaient été très heureuses. Mais je ne pouvaiscontinuer ainsi. Ek sal’n plan maak, dit le vieux Bœrlorsqu’il se trouve dans l’embarras. À moi maintenant de tracer unplan.

Dès que je me mis à réfléchir, je compris toutde suite dans quelle impasse je me trouvais. Me voilà, ne possédantpour tous biens que les vêtements qui me couvraient, dont unecasquette et un paletot qui ne m’appartenaient pas, seul au beaumilieu de l’hiver, au cœur de l’Allemagne du Sud, poursuivi par unhomme qui voulait ma peau ! Bientôt, on me chercherait àtravers tout le pays, à cor et à cri. Je savais que les policiersboches étaient très adroits et il me semblait que je n’avais pas lamoindre chance de leur échapper. S’ils me prenaient, ils mefusilleraient sans l’ombre d’un doute. Cependant, de quoim’accuseraient-ils ? D’avoir malmené un officier allemand. Ilsne pouvaient m’accuser d’espionnage, ne possédant aucune preuve.J’étais simplement un Bœr qui était devenu enragé et avait perdu latête. Mais s’ils étaient capables de tuer un savetier qui s’étaitmoqué d’un lieutenant (et cela était arrivé à Saverne), je me disque la pendaison leur paraîtrait une trop belle mort pour un hommequi avait osé fracasser la mâchoire d’un colonel.

Et pour comble, ma mission ne se bornait pas àm’échapper, ce qui était déjà assez difficile, mais à parvenir àConstantinople, à plus de 1 600 kilomètres de distance. Je medis que je ne saurais m’y rendre comme un vagabond. J’allais y êtreenvoyé, et maintenant, j’avais rejeté ma chance. Si j’avais étécatholique, j’aurais adressé une prière à sainte Thérèse, car elleeût compris mon dilemme.

Ma mère disait toujours que lorsqu’on a tropde guigne, il faut compter ses chances. Je me mis donc à compterles miennes. Premièrement, mon voyage avait bien débuté, car je nepouvais être à plus de 65 kilomètres du Danube. Deuxièmement, jetenais le passeport de Stumm. Enfin, je possédais assezd’argent : 53 souverains anglais et à peu près 3 livres enbillets de banque allemands que j’avais changés à l’hôtel. Etsurtout, j’avais réglé l’affaire du vieux Stumm. C’était là la plusgrande grâce !

Je me dis qu’il fallait dormir un peu. Ayantdécouvert un trou sec sous une racine de chêne, je m’y tapis. Laneige couvrait tous les bois d’une couche épaisse et j’étaistrempé. Je parvins cependant à dormir quelques heures et m’éveillaiau moment où l’aube d’hiver pointait à travers les cimes desarbres. Il s’agissait maintenant de déjeuner. Il me fallait donctrouver une habitation quelconque.

Je parvins presque immédiatement à une granderoute se dirigeant du nord au sud. Je marchai vivement dans l’airglacé du matin pour rétablir ma circulation et je me sentis bientôtun peu mieux. J’aperçus le clocher d’une église qui annonçait unvillage proche. Stumm ne devait pas être encore sur mes traces,mais je courais toujours le risque qu’il eût prévenu par téléphoneles villages environnants et que tout le monde fût à ma recherche.Mais il fallait me procurer quelques aliments.

Je me souvins que c’était la veille de Noël,et que tout le monde serait en vacances. Le village était assezimportant, mais comme il était à peine 8 heures du matin, je nerencontrai pas âme qui vive, sauf un chien errant. Je choisis laboutique la plus humble où un petit garçon retirait les volets dela devanture. C’était un de ces magasins de village où l’on tientun peu de tout. Le garçon appela une vieille femme qui émergea del’arrière-boutique, tout en ajustant ses lunettes.

– Grüss Gott ! dit-elled’une voix bienveillante.

J’enlevai ma casquette, me rendant compte,d’après mon image dans une casserole de cuivre brillant, quej’étais encore assez présentable malgré ma nuit passée à la belleétoile.

Je lui racontai une histoire. Je lui dis queje venais de Schwandorf, que je me rendais à pied chez ma mèremalade, dans un village imaginaire appelé Judenfeld. Je me fiais àl’ignorance des villageois en ce qui concerne tout pays éloigné deplus de 8 kilomètres de leurs demeures.

Je dis que j’avais perdu mes bagages, que jen’avais pas le temps de les attendre, puisque je n’avais qu’unetrès courte permission. La vieille dame se montra pleine desympathie et sans aucune défiance. Elle me vendit une livre dechocolat, une boîte de biscuits, la plus grande partie d’un jambon,deux boîtes de sardines et un rücksack[9] danslequel j’emballai toutes mes provisions. J’achetai aussi du savon,un peigne et un rasoir très bon marché, ainsi qu’un petit guide destouristes publié à Leipzig. Comme je quittais la boutique, je visdes vêtements pendus dans l’arrière-magasin. Je retournai lesexaminer. C’étaient de ces vêtements que les Allemands portentl’été pendant leurs voyages à pied, de grandes capes de chasse enétoffe verte qu’ils appellent loden. J’en achetai une,ainsi qu’un chapeau de feutre vert et unalpenstock[10]. Puis jepartis, tout en souhaitant un bon Noël à la vieille marchande. Jequittai le village par la route la plus courte, et rencontrai àpeine deux ou trois personnes qui ne firent aucune attention àmoi.

M’engageant de nouveau dans les bois, jemarchai jusqu’au moment du déjeuner. Je ne me sentais plus en aussibonne forme et je ne touchai presque pas à mes provisions. Monrepas se composa simplement d’un biscuit et d’une tablette dechocolat. J’avais très soif et j’aspirais à boire une tasse de théchaud. Je fis ma toilette dans une mare glacée et je parvins à meraser avec la plus grande peine et au prix de véritablessouffrances. Ce rasoir était bien le plus mauvais de son espèce etmes yeux pleuraient, tant l’opération me causait de douleur. Maislorsqu’elle fut terminée, j’eus la satisfaction de constater que jeressemblais alors à un de ces piétons allemands munis d’un chapeau,d’une cape verte, et d’une canne ferrée tout à fait absurde, quierrent par milliers d’exemplaires, pendant l’été à travers toutel’Allemagne, mais qui sont des oiseaux rares en hiver.

Le guide des touristes fut une acquisitionheureuse. Il contenait une grande carte de la Bavière qui m’appritque je me trouvais environ à 65 kilomètres du Danube. La routetraversant le village que je venais de quitter m’eût mené toutdroit au fleuve, mais si je continuais à me diriger vers le sud,j’y parviendrais avant la nuit. D’après les indications de lacarte, il me semblait que de longs éperons de forêt seprolongeaient jusqu’au Danube. Je résolus donc de rester sous bois.Je risquais simplement de rencontrer un ou deux forestiers, et dansce cas, j’avais une très bonne histoire à leur raconter ;mais, en suivant la grande route, je serais peut-être soumis à desquestions embarrassantes.

Lorsque je me remis en route, j’étais trèscourbaturé et le froid devenait intense. Ceci m’intrigua, carjusqu’à ce moment, je n’y avais pas fait très attention. Assezsanguin de nature, je n’y pensais jamais. Le froid d’une nuitd’hiver sur le haut-veldt était beaucoup plus vif que tout ce quej’avais éprouvé en Europe. Pourtant, mes dents claquaient et il mesemblait que j’étais glacé jusqu’à la moelle.

La journée avait commencé par un temps clairet beau, mais bientôt, une bande de nuages gris couvrit le ciel etle vent se mit à siffler. J’avançais en trébuchant à travers lesbroussailles et je désirais ardemment être dans un pays ensoleilléet chaud. Je songeais à ces longues journées sur le veldt, où laterre était comme un grand bol jaune sillonné de routes blanchesqui couraient vers l’horizon ; à une petite ferme blanche sechauffant au soleil, avec sa digue bleue et ses carrés de luzerned’un vert vif. Je songeais à ces journées luisantes sur la côteorientale, où la mer est encore une mer de nacre et où le cielressemble à une turquoise flamboyante. Mais je songeais surtout àces midis chauds et parfumés où on sommeille à l’ombre du wagon, enhumant la fumée du feu de bois sur lequel les boys cuisent ledîner.

Je me détournai de ces visions agréables pourrevenir à l’horrible présent : les bois épais et neigeux, leciel menaçant, mes habits mouillés. J’étais un être traqué et monavenir n’était pas moins lugubre. Je me sentis abominablementdéprimé et je ne pouvais songer, pour le compter, à aucun bienfaitdu sort. Tout à coup, je compris que je tombais malade.

Vers midi, je tressaillis de l’impressionbrusque que l’on me poursuivait. Je ne saurais dire ni comment nipourquoi cette idée me vint à l’esprit. C’est peut-être une espèced’instinct qu’acquièrent les hommes qui ont vécu longtemps seulsdans les pays sauvages. Mes sens, qui avaient été comme engourdis,s’éveillèrent soudain et je me mis à réfléchir rapidement.

Que ferais-je à la place de Stumm, le cœurplein de haine, ayant à venger une mâchoire fracassée et disposantde pouvoirs presque illimités ? Il avait dû découvrir l’autoau fond de la sablière et la trace de mes pas dans le bois voisin.Je ne savais si lui et ses hommes étaient habiles à suivre unepiste. Le Cafre le plus ordinaire l’eût découverte sans la moindredifficulté. Mais Stumm n’avait même pas besoin de se donner cettepeine. Nous étions dans un pays civilisé sillonné de routes et devoies ferrées. Tôt ou tard, je serais bien forcé de sortir desbois. Il n’avait qu’à faire surveiller les routes, le téléphone sechargerait de mettre tout le monde sur mes pas dans un rayon de 80kilomètres. D’ailleurs, il trouverait facilement les traces de monpassage à Greif, le village que j’avais traversé le matin même.

Je parvins bientôt à un tertre rocheux quis’élevait dans la forêt. Me dissimulant de mon mieux, je le gravisjusqu’au sommet et regardai prudemment autour de moi. Vers l’est,je vis la vallée d’une rivière avec de larges champs et desclochers. À l’ouest et au sud, la forêt se déroulait, étendueininterrompue et désolée de faîtes chargés de neige. Nul signe devie, pas même un oiseau, et pourtant, je savais que des hommes mesuivaient à la piste dans ces bois et qu’il m’était à peu prèsimpossible de leur échapper.

Il ne me restait d’autre parti à prendre quede continuer mon chemin jusqu’à ce que je tombe ou que je soispris. Je me dirigeai vers le sud, tout en obliquant un peu versl’ouest, car la carte me montra que c’était le chemin le plusdirect vers le Danube. Je ne songeai pas à ce que je ferais unefois là. Je m’étais fixé la rivière comme but immédiat ; àl’avenir de se décider lui-même.

J’étais maintenant certain d’être en proie àla fièvre. Elle était un héritage de l’Afrique et elle s’étaitmanifestée une ou deux fois pendant mon séjour à Hampshire avec lebataillon. Ces attaques avaient été de courte durée, car je lesavais prévues et m’étais drogué. Mais aujourd’hui, je n’avais pasde quinine et tout me faisait croire que je couvais une trèsviolente attaque. J’étais atrocement mal à l’aise et je me sentaisstupide. Je faillis me faire prendre très bêtement.

Parvenu tout à coup à un chemin, j’allais letraverser à l’aveuglette, lorsqu’un homme passa lentement àbicyclette. Heureusement, l’ombre projetée par une touffe de houxme dissimulait et il ne regardait pas de mon côté, bien qu’il nefût guère à plus de 3 mètres de moi. Je rampai en avant pourreconnaître un peu le terrain. Je découvris 500 mètres de route quitraversaient la forêt en ligne droite, et tous les 200 mètres, jeremarquai un cycliste. Tous portaient des uniformes et semblaientêtre des sentinelles.

Ceci ne pouvait avoir qu’une seulesignification : Stumm avait fait garder toutes les routes etme coupait le chemin à un angle du bois. Il n’y avait guère dechance de traverser sans être vu. Tandis que je demeurais là, lecœur lourd d’appréhension, j’éprouvais l’horrible sensation quej’étais traqué de près, et que je serais bientôt pris entre deuxfeux.

Je m’immobilisai plus d’une heure, le mentonenfoui dans la neige. Je ne voyais nulle issue à cette situation etje me sentais si malade que tout me devenait indifférent.

Puis, tout à coup, la chance me tomba duciel.

Le vent s’éleva et un grand nuage de neigesouffla de l’est. Cinq minutes plus tard, les flocons tombaient sidrus que je ne distinguais pas l’autre côté de la route. Au premierabord, je vis là un surcroît de malchance, puis, lentement, je merendis compte de l’occasion inespérée qui s’offrait à moi. Jedégringolai le talus et m’apprêtai à traverser.

Je faillis tomber sur un des cyclistes. Ilpoussa un cri et roula de sa machine, mais je ne m’attardai pas.Une force soudaine m’envahit, et je m’enfonçai dans les bois ducôté le plus éloigné de la route. Je savais que je disparaîtraisvite de vue dans le tourbillon de neige et que les floconscacheraient mes pas.

Je pris donc mes jambes à mon cou. Je courusainsi pendant plusieurs kilomètres avant que l’accès de fièvre secalmât. Alors, je m’arrêtai, à bout de forces. On n’entendait aucunbruit, sauf le choc doux de la neige qui tombait toujours. Le ventne soufflait plus ; toute la campagne était très tranquille etempreinte d’une grande solennité. Mais, mon Dieu ! que laneige tombait dru. Elle était en partie masquée par les branches,mais elle s’entassait partout. Mes jambes étaient de plomb, la têteme brûlait et des douleurs cuisantes m’élançaient dans tout lecorps. J’avançais en trébuchant sans avoir la moindre idée de madirection, résolu de poursuivre mon chemin jusqu’au bout, car jesavais que si j’avais le malheur de m’étendre, je ne pourrai plusme relever. Enfant, j’aimais beaucoup les contes de fées, etpresque toutes les histoires dont je me souvenais se passaient dansles grandes forêts allemandes couvertes de neige, avec des cabanesde bûcherons et de charbonniers. Jadis, j’avais souhaité ardemmentconnaître toutes ces choses, et maintenant, je me trouvais au beaumilieu. On m’avait souvent parlé de loups, et je me surpris à medemander si je n’allais pas rencontrer une bande de ces fauves. Jeme sentais délirer.

Je tombai plusieurs fois, et à chaque chute,je partais d’un rire bête. Une fois, je glissai dans un trou aufond duquel je restai un long moment à ricaner. Si quelqu’un m’eutvu dans cette position, il m’eût certainement pris pour un fou.

Le crépuscule s’assombrit dans la forêt, maisje n’y fis pas attention. La nuit venait… une nuit dont je neverrais point l’aube. Mon corps avançait machinalement sans êtredirigé par mon cerveau que gagnait la démence. J’étais comme univrogne qui continue à courir parce qu’il sait qu’il tombera s’ils’arrête, et j’avais fait comme un pari avec moi-même de ne pas mecoucher, du moins pour le moment. Si je le faisais, je sentiraisplus fortement mon mal de tête. Une fois, j’avais chevauché cinqjours de suite en Afrique, souffrant de la fièvre, et les arbresplats de la brousse avaient dansé des quadrilles devant mes yeux.Cependant, j’avais toujours plus ou moins gardé ma lucidité.Aujourd’hui, j’avais l’esprit carrément troublé et mon états’aggravait à chaque instant.

Tout à coup, les arbres disparurent ; jetraversais un sol plat. C’était une clairière, et une petitelumière brillait devant moi. Le changement de paysage me rendit laconscience des choses. Un feu intérieur me brûlait la tête et lesmembres avec une intensité particulièrement pénible. J’éprouvaisune grande faiblesse. Je me sentais pris d’un invincible besoin desommeil, et j’eus l’intuition que je me trouvais dans un endroit oùje pourrais enfin dormir. Me dirigeant vers la lumière, jedistinguai bientôt à travers un écran de neige les contours d’unechaumière. J’étais exempt de toute crainte, j’avais simplement untrès grand désir de me coucher. Me frayant lentement un cheminjusqu’à la porte, je frappai. Ma faiblesse était si grande que jepus à peine lever la main pour saisir le heurtoir.

J’entendis des voix à l’intérieur. Quelqu’unsouleva un coin du rideau de la fenêtre. La porte s’ouvrit ensuite,et je me trouvai vis-à-vis d’une femme, une femme au visage maigreet bienveillant.

– Grüss Gott ! dit-elle,tandis que, pendus à ses jupes, des enfants me considéraient.

– Grüss Gott !répondis-je.

Je m’appuyai contre le chambranle et ne pusarticuler un autre mot.

Elle vit mon état.

– Entrez, monsieur, dit-elle. Vous êtessouffrant, et ce n’est guère un temps pour des malades.

Je la suivis en trébuchant, et me tins toutruisselant au milieu de la petite cuisine, où les trois bambins medévisageaient avec étonnement. C’était un pauvre intérieur malmeublé, mais un bon feu de bûches pétillait dans l’âtre. Le choc decette chaleur produisit en moi une de ces minutes de lucidité quel’on a même au milieu d’une fièvre.

– Je suis malade, mère, et j’ai marchélongtemps dans l’ouragan. Je viens d’Afrique, où le climat estchaud, et le froid de votre pays me donne la fièvre. Elle passerad’ici un jour ou deux si vous pouvez me donner un lit.

– Vous êtes le bienvenu, dit-elle. Jevais tout de suite vous faire du café.

Enlevant mon manteau trempé, je m’accroupisprès de l’âtre. Elle me donna du café, délicieusement chaud, maistrès faible. Je voyais partout des preuves évidentes de pauvreté.Bientôt, les effluves de la fièvre me montèrent de nouveau à latête, et je fis un grand effort pour mettre mes affaires en ordreavant d’être dominé par la maladie. Je sortis avec grandedifficulté le sauf-conduit de Stumm de mon portefeuille.

– Voici mon mandat, dis-je. Je suis unmembre du Service secret impérial, et je dois agir dans l’obscuritépour mieux accomplir ma tâche. Si vous me le permettez, mère, jem’en vais dormir jusqu’à ce que je sois remis. Seulement, il fautque tout le monde ignore que je suis ici. Si quelqu’un vient, vousnierez ma présence.

Elle considéra le grand sceau comme si c’étaitun talisman.

– Oui, oui, dit-elle. Je m’en vais vousdonner le lit du grenier et je vous laisserai en paix jusqu’à ceque vous soyez remis. Nous n’avons pas de voisins très proches, etl’ouragan fermera les routes. Nous serons silencieux, moi et lespetits.

La tête me tournait, mais je fis encore uneffort.

– Vous trouverez de la nourriture dans lerücksack, des biscuits, du jambon et du chocolat.Servez-vous. Voici de l’argent pour acheter un dîner de Noël pourvos enfants.

Et je lui remis quelques-uns des billets debanque allemands.

Après cela, mes souvenirs s’obscurcissent.Elle m’aida à grimper l’échelle menant au grenier, me déshabilla etme prêta une grossière chemise de nuit. Il me semble me rappelerqu’elle me baisa la main, et qu’elle pleurait.

– C’est le bon Dieu qui vous a envoyé.Maintenant les prières des petits seront exaucées et le Christ nepassera pas devant notre porte sans s’arrêter.

Chapitre 8Les péniches d’Essen

 

Je demeurai étendu sur ce lit dans le grenierpendant quatre jours. L’ouragan s’était calmé, et le dégel faisaitfondre la neige. Les enfants jouaient sur le seuil des portes, etle soir se racontaient des histoires devant le feu. Sans doute, lesmyrmidons de Stumm parcouraient-ils toutes les routes ettroublaient-ils d’innocents piétons. Mais personne ne s’approcha dela chaumière, et ma fièvre baissa tandis que je demeurais enpaix.

Ce fut une mauvaise attaque, mais elle mequitta le cinquième jour. À bout de forces, je restai couché àregarder les poutres et la petite lucarne. C’était une vieillemasure délabrée, pleine de courants d’air, mais la paysanne eutsoin d’empiler sur moi couvertures et peaux de bêtes afin quej’eusse chaud. Elle venait me voir de temps à autre ; ellem’apporta un breuvage d’herbes amères qui me rafraîchit beaucoup.Je ne pouvais manger que de la bouillie d’avoine très légère et duchocolat préparé avec les tablettes qui se trouvaient dans monrücksack.

Le jour, je sommeillais, j’écoutais lebabillage des enfants. Chaque heure m’apportait de nouvellesforces, car la malaria disparaît aussi subitement qu’elle vousétreint, ne vous laissant guère moins bien portant qu’auparavant.Cette attaque avait pourtant été une des plus mauvaises dontj’eusse jamais souffert. Tout en me reposant, je réfléchissais. Lecours de mes pensées était curieux. Chose étrange, Stumm et sesactes étaient repoussés dans quelque arrière-case de mon cerveauhermétiquement fermée. Ils ne m’apparaissaient plus comme faisantpartie du temps présent, mais plutôt comme un souvenir lointainauquel je pouvais songer avec calme. Je pensais beaucoup à monbataillon et au comique de ma situation actuelle. J’allaisdécidément bien mieux, car maintenant, tout cela me faisait plutôtl’effet d’une comédie que d’une tragédie.

Mais je songeai à notre mission. Elle m’avaitparu tout à fait invraisemblable pendant toute ma folle équipée àtravers la neige. Les trois mots que Harry Bullivant avait écritsavant sa mort avaient dansé la plus insensée des sarabandes àtravers ma cervelle. Ils étaient encore présents à mon esprit, maisje les considérais froidement dans toute leur pauvreté. Je mesouviens que je pris ces mots un à un et que j’y réfléchis pendantplusieurs heures.

Kasredin. Je n’arrivai pas à tirer decela quoi que ce soit.

Cancer. Ce mot était pourvu de tropde sens tous obscurs.

v. I. C’était le plusincompréhensible des trois mots.

Jusqu’à présent, j’avais toujours pris l’Ipour la lettre de l’alphabet. Je me disais que le v étaitl’abréviation de von, et j’avais examiné tous les nomsallemands commençant avec un I : Ingolstadt, Ingeburg,Ingenohl et tous les autres. J’avais dressé une liste d’environsoixante-dix noms au British Museum avant de quitter Londres. Toutà coup, je me surpris prenant cet I pour l’adjectif numéral un, etsans penser à ce que je faisais, je le traduisis en allemand.

Ma surprise fut si grande que je faillistomber hors de mon lit. La traduction allemande me donnait vonEinem ; c’était le nom que j’avais entendu chez Gaudian,celui que Stumm avait prononcé à voix basse, et celui que précédaitle prénom « Hilda ». Je venais de faire, selon toutes lesprobabilités, une grande découverte, et c’était jusqu’à présent lepremier rayon de lumière qui éclairât un peu le mystère.

Harry Bullivant avait sans doute su qu’unhomme ou une femme appelé von Einem était au cœur du mystère. Stummavait parlé de ce même personnage avec respect en discutant lesefforts que je me proposais d’entreprendre pour le soulèvement desmusulmans africains. Si j’arrivais à découvrir ce von Einem, je merapprocherais beaucoup du but. Mais quel était donc le mot queStumm avait murmuré à Gaudian et qui avait paru agiter si fort cedernier ? J’avais cru entendre Ühnmantel !Ah ! l’énigme serait vite déchiffrée si je parvenais àélucider ce deuxième point !

Ma découverte hâta singulièrement ma guérison.En tout cas, le soir du cinquième jour (mercredi 29 décembre), jeme sentis assez bien pour me lever. Lorsque la nuit fut tombée etqu’il fit trop sombre pour craindre l’arrivée d’un visiteurnocturne, je descendis et m’assis près du feu, emmitouflé dans monmanteau vert.

Et la femme se mit à parler. Assis dans laclarté des flammes, les trois enfants blonds me considéraient avecdes yeux ronds et souriaient lorsque je regardais de leur côté.

La mère me dit que son homme était parti à laguerre sur le front oriental. Dans ses dernières lettres, il luidisait qu’il était dans un marécage polonais et qu’il aspirait àrevoir ses bois natals. La grande lutte ne voulait rien dire pourelle. C’était un acte de Dieu, un coup de foudre tombé tout à coupdu ciel qui lui avait enlevé son mari et qui peut-être la rendraitbientôt veuve et ses enfants orphelins. Elle ne savait rien ni descauses, ni des buts de cette guerre. Les Russes lui paraissaient unpeuple formidable de sauvages, de païens qui n’avaient jamais étéconvertis et qui saccageraient les foyers allemands si le Bon Dieuet les vaillants soldats de l’Allemagne ne les en empêchaient pas.Je m’efforçais de m’assurer si elle avait quelque idée sur lesaffaires d’Occident, mais elle ne savait rien, sauf qu’on avaitquelques ennuis avec les Français. Je doute si elle savait le rôleque l’Angleterre jouait dans la guerre.

C’était une honnête femme qui n’avait de hainepour personne, pas même pour les Russes s’ils épargnaient sonhomme.

Cette nuit-là, je me rendis compte de la folieinsensée de la guerre. Lorsque j’avais vu la coquille délabréed’Ypres, lorsque j’avais entendu les histoires hideuses desatrocités boches, j’avais souhaité que toute la Bochie devînt laproie du fer et du feu. Je croyais que nous ne pourrions jamaisterminer la guerre de façon satisfaisante sans appliquer aux Hunsla loi du talion.

Mais mon séjour dans cette hutte de bûcheronme guérit d’un pareil cauchemar.

Je souhaitai punir les coupables, mais laisserlibres les innocents. C’était à nous de remercier Dieu et deveiller à ne pas souiller nos mains en commettant les erreursimmondes que la folie de l’Allemagne l’avait poussée à accomplir.Que servirait à des chrétiens de brûler de pauvres petites cabanescomme celle-ci et d’abandonner les cadavres des enfants au bord dela route ?

Les seules choses qui rendent l’hommesupérieur aux bêtes ne sont-elles pas le rire et laclémence ?

Une très grande pauvreté régnait dans cettecabane. Le visage de la femme était comme tendu sur les os et sapeau avait cette transparence particulière qui provient du manquede nourriture. J’imagine qu’elle ne recevait pas l’allocationgénéreuse attribuée aux femmes des soldats anglais. Les enfantsparaissaient mieux nourris, grâce au sacrifice de la mère.J’essayai de les réconforter de mon mieux. Je leur racontai delongues histoires sur l’Afrique, les lions, les tigres, et ayanttrouvé des morceaux de bois, j’en fabriquai des jouets. Je manie lecouteau assez bien et je réussis à sculpter les images fortprésentables d’un singe, d’un rhinocéros et d’un springbok. Lespetits allèrent se coucher en serrant sur leur cœur leurs premiersjouets !

Mais il me fallait partir aussitôt quepossible, afin de poursuivre ma mission. Ce n’était pas justeenvers la paysanne de m’attarder davantage chez elle. À tout momentje risquais d’être découvert et, m’ayant hébergé, elle setrouverait dans une situation fort embarrassante. Je lui demandaisi elle savait où était le Danube, et sa réponse me surpritvivement.

– C’est à une heure de marche d’ici,dit-elle. Le chemin à travers bois conduit tout droit au bac.

Je partis le lendemain après déjeuner. Ilpleuvait et je me sentais très faible. Avant de quitter monhôtesse, je lui remis, ainsi qu’à chacun des enfants, 2 souverainsd’or.

– C’est de l’or anglais, lui dis-je, caril me faudra voyager chez nos ennemis et me servir de leur monnaie.Mais l’or est bon et on vous le changera dans n’importe quelleville. Je vous conseille cependant de le mettre dans votre bas delaine et de ne vous en servir qu’à bout de ressources. Il fautcontinuer à entretenir votre foyer, car un jour, la paix serarétablie et votre mari reviendra de la guerre.

J’embrassai les enfants, et ayant serré lamain de la bûcheronne, je m’éloignai à travers la clairière. Ils mecrièrent tous : Auf wiedersehen, mais il n’étaitguère probable que je les revisse jamais.

La neige avait disparu, sauf par places dansles creux profonds. Le sol était pareil à une éponge mouillée etune pluie froide m’aveuglait. Après environ une demi-heure demarche, les arbres s’espacèrent et je parvins à un saillant deterrain ouvert planté de genévriers nains. La plaine s’étendaitdevant moi, et à moins de 2 kilomètres de distance, j’aperçus unlarge fleuve.

Je m’assis et considérai le paysage avectristesse. L’exaltation provoquée par ma découverte de la veilleavait disparu. J’avais appris par le plus grand des hasards unrenseignement désormais sans valeur pour moi, puisque je ne pouvaism’en servir. En admettant que Hilda von Einem existât et qu’elledétînt le grand secret, elle vivait sans doute dans quelque palaisde Berlin. Il n’était guère plus probable que j’arrivasse à tirerquoi que ce fût d’elle que de me faire inviter à dîner par leKaiser. Blenkiron réussirait peut-être à quelque chose, mais oùdiable était-il ? Le renseignement serait peut-être utile àsir Walter, seulement, comment le lui faire parvenir ? Jedevais aller à Constantinople et m’éloigner ainsi des personnes quitenaient la clef du mystère. Cependant, je n’arriverais à rien enm’attardant en Allemagne. D’ailleurs, cela m’était impossible. Ilme fallait continuer mon voyage… mais comment ? Toutes lesvoies me semblaient fermées, et j’étais dans le plus cruel desdilemmes…

J’étais maintenant convaincu que Stumm nelaisserait pas tomber l’affaire. Je savais trop de choses, et puisje l’avais outragé dans son amour-propre. Il ferait battre le paysen tous sens jusqu’à ce qu’il m’eût pris, ce qui arriveraitfatalement si je ne me hâtais de m’éloigner.

Mais comment passer la frontière ? Monpasseport ne me servirait à rien, car tous les postes de policedevaient être prévenus télégraphiquement du numéro de ce passeport,et ce serait chercher des ennuis que de le produire. D’autre part,je ne pouvais franchir la frontière par chemin de fer sans cettepièce. Le guide des touristes m’apprit qu’en Autriche, on étaitplus bienveillant et moins rigoureux. Je songeai donc à essayer depénétrer dans ce pays par le Tyrol, ou par la Bohême, tous deuxfort éloignés malheureusement. Et chaque journée présentaitplusieurs milliers de chances pour que je sois arrêté en route.

On était déjà au jeudi 30 décembre,l’avant-dernier jour de l’année. Il me fallait être rendu àConstantinople le 17 janvier. Constantinople ! Déjà, à Berlin,je m’en étais senti fort éloigné, mais maintenant, cette villesemblait plus lointaine que la lune !

Cependant, le grand fleuve boudeur qui coulaitdevant moi y conduisait directement. Tout à coup, en le regardant,mon attention fut attirée par un spectacle curieux. À l’horizon, àl’est, à l’endroit où la rivière disparaissait au tournant d’unecolline, une longue traînée de fumée apparut. La fumée sedissipa ; elle semblait provenir de quelque bateau dissimulépar le tournant ; mais je pouvais distinguer au moins deuxbateaux. J’en conclus qu’il devait y avoir une longue file depéniches tirées par un remorqueur. Je regardai à l’ouest et vis uneprocession semblable apparaître à l’horizon. Un grand navire parut,jaugeant certainement mille tonnes, suivi d’une file de péniches.J’en comptai six sans le remorqueur. Elles étaient chargées etdevaient avoir un tirant considérable, mais la rivière était trèsprofonde à cause de la crue.

Il me suffit de réfléchir un instant pourcomprendre ce que signifiaient ces péniches. Au cours d’une de noslongues discussions à l’ambulance, Sandy m’avait appris exactementcomment les Allemands ravitaillaient en munitions leur campagne desBalkans. Ils étaient à peu près certains d’anéantir la Serbie dèsle premier coup, mais il leur fallait à tout prix faire parvenirdes canons et des obus à la vieille Turquie, dontl’approvisionnement était bien près de s’épuiser. Sandy disaitqu’ils voulaient le chemin de fer, mais qu’ils voulaient surtout leDanube, dont ils pouvaient s’assurer en une semaine. Des filesininterrompues de péniches, que l’on chargeait aux grandesfabriques de Westphalie, descendaient les eaux du Rhin ou de l’Elbejusqu’au Danube. Dès que la première de ces files parviendrait enTurquie la livraison se ferait régulièrement, suivant la facilitéque les Turcs apporteraient à manipuler leur matériel de guerre.Sandy m’avait appris également que ces péniches ne revenaient pasvides, mais remplies de coton turc, de bœuf bulgare et de bléroumain. Je ne sais d’où Sandy tenait ces renseignements, maisaujourd’hui, je pouvais vérifier de mes propres yeux l’exactitudede ses dires.

C’était un spectacle étonnant, et je grinçaides dents en voyant ces chargements de munitions se diriger sansencombre vers l’ennemi, m’imaginant l’enfer que nos pauvres garsallaient supporter à Gallipoli. Tout en regardant ces péniches, ilme vint une idée qui me donna une lueur d’espoir.

Il n’y avait pour moi qu’une façon de quitterl’Allemagne. Il me fallait la quitter en si bonne compagnie qu’onne me poserait aucune question. C’était clair. Si j’allais parexemple en Turquie dans la suite du Kaiser, j’y allais sur levelours. Si j’y allais seul… j’étais flambé. Afin d’obtenir droitde passage en Allemagne il fallait me joindre à quelque caravaneayant toute liberté. Et voilà précisément la caravane voulue :ces péniches d’Essen.

Cela semblait de la folie, car je devinais quele matériel de guerre devait être soumis à une surveillance aussiétroite que la santé du vieil Hindenburg. Ce n’en serait que plussûr, me dis-je, une fois que j’en ferais partie. Si vous poursuivezun déserteur, vous ne le chercherez pas à la cantine du régiment,de même que si vous traquez un voleur, il est probable que vousn’irez pas perquisitionner à Scotland Yard.

Ce raisonnement était bon, mais commentallais-je aborder ? Ces péniches ne s’arrêtaient sans doutepas une fois tous les 100 kilomètres et Stumm m’aurait rejoint bienavant que je pusse parvenir à un arrêt. Et en admettant que j’eussecette chance, comment obtiendrai-je la permissiond’embarquer ?

Le premier mouvement était de descendre sanstarder jusqu’aux bords du fleuve. Je partis donc à vive allure àtravers les champs détrempés et je parvins à une route où lesfossés débordaient au point de se rejoindre au milieu. Il faisaitsi mauvais que j’espérais rencontrer peu de piétons. Tout enmarchant, je songeais à mon avenir en tant que voyageur de fond decale ! Si j’achetais de la nourriture, j’aurais peut-être lachance de me glisser inaperçu sur une des péniches, car ils nedéchargeraient pas avant d’être arrivés au terme de leurvoyage.

Tout à coup, je vis que le remorqueur quiétait maintenant de front avec moi se dirigeait vers la rive. Et aumoment où je gravissais une légère côte, j’aperçus à ma gauche unlong village pourvu d’une église et d’un débarcadère. Les maisonsétaient situées à environ 400 mètres du fleuve dont elles étaientséparées par une route droite bordée de peupliers. Il n’y avaitplus de doute, la file de péniches s’arrêtait. Le grand remorqueurse fraya un chemin et s’aligna contre la jetée, où l’eau étaitsuffisamment profonde pendant la saison des crues. On fit signe auxpéniches qui jetèrent l’ancre à leur tour, ce qui me prouva qu’il yavait au moins deux hommes à bord de chacune d’elles. Puis ondescendit une passerelle du remorqueur, et je vis, de ma cachette,une demi-douzaine d’hommes quitter le bord portant un fardeau surleurs épaules.

Ce ne pouvait être qu’un cadavre. Un homme del’équipage était sans doute mort et ils s’étaient arrêtés pourl’enterrer. Je les regardai se diriger vers le village et jecalculai qu’ils y passeraient un certain temps, bien qu’ils eussentprobablement télégraphié d’avance pour qu’on creusât la tombe. Entout cas, ils y seraient assez longtemps pour me donner une chance.J’étais décidé à risquer le tout pour le tout. Blenkiron m’avaitprévenu qu’on ne pouvait rouler le Boche, bien qu’on pût lebluffer. J’allais jouer le bluff le plus monstrueux. Le pays entierétait sur les traces de Richard Hannay, mais Richard Hannay étaitrésolu à s’en tirer en devenant l’ami de ses persécuteurs. Je merappelais le laisser-passer que Stumm m’avait remis. S’il avait lamoindre valeur, cela suffirait à produire une certaine impressionsur le capitaine du remorqueur.

Bien entendu, je courais mille risques.Peut-être les villageois avaient-ils entendu parler de moi, etpréviendraient-ils les marins ? Envisageant cette hypothèse,je résolus de ne pas aller au village et d’accoster les marins àleur retour. Ou bien le capitaine était prévenu et connaissait lenuméro de mon laisser-passer, dans ce cas, Stumm aurait tôt fait deme prendre ; ou bien encore le capitaine pouvait ignorer cequ’était et ce que voulait dire un laisser-passer du Service derenseignements et refuserait de me transporter, en prenant sesinstructions à la lettre. En ce cas, il me faudrait attendre unautre convoi.

Avant de quitter la cabane de la bûcheronne,je m’étais rasé et j’étais à peu près présentable. Je décidaid’attendre que les hommes quittassent l’église pour les aborder surla route menant au débarcadère. Je conclus que le capitaine setrouvait parmi eux. J’observai avec plaisir que le villageparaissait vide. J’ai mes idées personnelles quant à la valeur desBavarois en tant que guerriers, mais je dois avouer que, d’aprèsmes observations, très peu d’entre eux sont restés à l’arrière.

L’enterrement fut interminable. Sans doutedurent-ils creuser la tombe, car j’attendis très longtemps près dela route, sous un bosquet de cerisiers. Les pieds dans la boue, jefus bientôt glacé jusqu’à la moelle. Je priai Dieu que la fièvre neme reprît pas, car je venais seulement de quitter mon lit. Mablague contenait peu de tabac, mais je réussis à bourrer ma pipe etje croquai une des trois tablettes de chocolat qui merestaient.

Il était midi passé lorsque j’aperçus enfinles marins qui revenaient. Ils marchaient deux par deux, et je fustrès soulagé en constatant qu’aucun villageois ne les accompagnait.Je me dirigeai vers la route et me mis à la remonter. J’abordai lespremiers marins la tête haute.

– Où est votre capitaine ?demandai-je.

L’un d’eux fit un signe de pouce par-dessusson épaule.

Ils portaient tous des jerseys épais et desbonnets de tricot ; mais à l’arrière, je distinguai unpersonnage en uniforme. C’était un gros homme court, au visagehâlé, au regard inquiet.

– Puis-je vous dire quelques mots, Herrcapitaine ? demandai-je d’un ton qui, je l’espérais, étaittout à la fois autoritaire et conciliant.

Il fit un signe de tête à son compagnon quicontinua sa route.

– Eh bien ? me demanda-t-il avecimpatience.

Je lui tendis mon laissez-passer. Grâce àDieu ! il avait déjà vu des documents de ce genre, car sonvisage revêtit tout de suite cette curieuse expression qu’unepersonne jouissant d’une certaine autorité prend toujourslorsqu’elle se voit abordée par une autre. Il examina le documenttrès longuement, puis me regarda.

– Eh bien, monsieur, dit-il, je vois bienvos lettres de créance. Que puis-je pour vous ?

– Je présume que vous allez àConstantinople ? dis-je.

– Les péniches vont jusqu’à Roustchouk.De là, le matériel voyage par voie ferrée.

– Et quand arriverez-vous àRoustchouk ?

– Dans dix jours, sauf accidents. Disonsdouze jours.

– Je désire vous accompagner, dis-je.Vous n’ignorez pas, Herr capitaine, que dans ma profession, il estparfois nécessaire de voyager autrement que par la route commune.C’est ce que je désire faire. J’ai le droit d’exiger l’aide d’uneautre branche des services de mon pays. Voilà pourquoi je vous faiscette demande.

Il était bien évident que cela ne lui plaisaitguère.

– Il faut que je télégraphie à ce sujet.Mes instructions me recommandent de ne laisser monter personne àbord, pas même un personnage comme vous. Je le regrette, monsieur,mais il me faut d’abord obtenir l’autorisation nécessaire avantd’accéder à votre désir. Vous ferez mieux d’attendre le prochainenvoi et de demander à Dreyser de vous embarquer. J’ai perdu Walteraujourd’hui. Il était malade au moment d’embarquer, il souffrait ducœur, mais il ne voulait rien entendre. Et il est mort hiersoir.

– C’est lui que vous venezd’enterrer ?

– Oui ; c’était un brave homme,cousin de ma femme. Maintenant, je n’ai plus d’ingénieur, sauf ungalopin de Hambourg. Je viens de télégraphier à mes chefs pourqu’ils m’envoient un nouvel ingénieur, mais en admettant qu’ilprenne l’express le plus rapide, il ne nous rejoindra guère avantVienne ou même Budapest.

Je vis clair enfin.

– Allons annuler ce télégramme,déclarai-je. Car sachez, Herr capitaine, que je suis ingénieur, etje surveillerai volontiers vos chaudières jusqu’à Roustchouk.

Il me considéra avec un certain doute.

– Je dis vrai, repris-je. Avant la guerrej’étais ingénieur dans le Damaraland. Les mines étaient maspécialité, mais j’ai de bonnes connaissances générales et j’ensais assez pour faire marcher un remorqueur. N’ayez nulle crainte,je vous promets de gagner mon voyage.

Son visage s’éclaira.

– Alors, venez, pour l’amour deDieu ! Nous conclurons un marché. Je vais laisser dormir letélégraphe. Il me faut l’autorisation du gouvernement pour prendreun nouveau passager, mais il ne m’en faut aucune pour engager lesservices d’un ingénieur.

Il envoya un des marins au village annuler ladépêche. Dix minutes plus tard, je me trouvais à bord duremorqueur, et un quart d’heure s’était à peine écoulé que nousétions au milieu du fleuve, nos péniches nous suivant à la queueleu leu. On préparait le café dans la cabine du bord ; enattendant, je ramassai les lunettes d’approche du capitaine etj’examinai le village que nous venions de quitter.

J’y découvris plusieurs choses curieuses.D’abord, sur la première route que j’avais suivie en quittant lahutte du bûcheron, j’aperçus plusieurs cyclistes. Ils paraissaientporter un uniforme. Sur la route parallèle qui traversait levillage, j’en vis d’autres. Je remarquai également plusieurs hommesqui semblaient battre les champs avoisinants.

Le cordon établi par Stumm était enfin àl’œuvre. Je remerciai la Providence qu’aucun villageois ne m’eûtaperçu.

Je m’étais enfui juste à temps, car unedemi-heure plus tard, je serais tombé en son pouvoir.

Chapitre 9Le retour de Traînard

 

Avant de me coucher, ce soir-là, je travaillaiferme pendant plusieurs heures dans la chambre des machines. Lenavire était en assez bon état, et je vis que mes fonctions neseraient pas ardues. Il n’y avait pas de véritable ingénieur àbord. En plus des chauffeurs, il n’y avait que deux jeunes gensqui, un an auparavant, étaient apprentis au chantier de Hambourg.Ils étaient tous deux tuberculeux et d’une politesse extrême. Ilsm’obéissaient sans rien dire. Si vous m’eussiez vu à l’heure ducoucher, vêtu de ma cotte bleue, chaussé d’une paire d’espadrilleset coiffé d’une casquette plate (tous ces objets ayant appartenu àfeu Walter), vous eussiez juré que j’avais passé toute ma vie dansla chambre de chauffe d’un navire ! En fait, j’avais appristout ce que je savais pendant un court voyage sur le Zambèze,lorsque j’avais remplacé l’ingénieur du bord qui s’était enivré etjeté par-dessus le bastingage parmi les crocodiles.

Il était clair que le capitaine Schenk n’étaitpas à la hauteur de cette entreprise. C’était un Frison et un marinde haute mer de tout premier ordre, mais comme il connaissait bienle delta du Rhin et que la marine marchande boche était immobiliséejusqu’après la guerre, on lui avait confié ces transports demunitions. Mais l’affaire l’ennuyait et il ne la comprenait pastrès bien. Les cartes des rivières lui paraissaientembrouillées ; bien que la navigation fût toute simple pendantplusieurs centaines de kilomètres, il s’agitait continuellement àpropos du pilotage. Il eût été beaucoup plus dans son élément à sefrayer un chemin à travers les barres de l’embouchure de l’Ems ou àlutter contre le norois dans la Baltique. Il remorquait sixpéniches, mais c’était chose facile vu la crue du Danube, exceptéquand on devait marcher lentement.

Chaque péniche comptait deux hommesd’équipage ; ils venaient à bord chaque matin pour toucherleurs rations. C’était une opération amusante, car nous n’amarrionsjamais si nous pouvions faire autrement. Chaque péniche possédaitun canot ; les hommes ramaient jusqu’à la péniche précédente,embarquaient sur le canot de cette péniche, et recommençaient ainsijusqu’à ce qu’ils fussent parvenus au remorqueur.

Six hommes apparaissaient dans le canot de lapéniche qui nous suivait immédiatement et emportaient lesprovisions pour les autres. C’étaient pour la plupart des Frisons àla parole lente, aux cheveux roux ; ils ressemblaient beaucoupau type que l’on trouve sur la côte d’Essex.

Je m’entendis avec le capitaine Schenk,précisément parce que c’était un marin de pleine mer et novice à cegenre d’entreprise. C’était un brave homme qui écoutait volontiersmes conseils. Je n’étais pas à bord depuis vingt-quatre heuresqu’il me confiait toutes ses difficultés et j’essayais de leréconforter de mon mieux. Et les difficultés abondaient, car lelendemain, c’était la Saint Sylvestre.

Je savais que cette journée était une fêtefort joyeuse en Écosse, mais en Allemagne, on la célébrait, encorebien plus gaiement. Schenk se rendit compte que malgré la valeur dumatériel et l’urgence d’une prompte arrivée, il fallait donner auxhommes quelques heures de permission. Un peu avant la tombée de lanuit, nous passâmes devant une ville assez importante dont je n’aijamais pu savoir le nom. Nous décidâmes d’y jeter l’ancre pour lanuit. Il était convenu qu’on laisserait un homme de garde surchacune des péniches, tandis que le deuxième marin aurait unepermission de quatre heures, à l’expiration de laquelle ilreviendrait remplacer son camarade qui prendrait alors sapermission à son tour. Dès le retour de la première équipe, je visque nous aurions des ennuis, mais je n’avais pas à protester.J’étais follement désireux de franchir la frontière autrichienne,car je craignais qu’on nous y soumît à un examen. Mais Schenkprenait le Sylvesterabend au sérieux, et j’aurais risquéune querelle à discuter avec lui.

Il arriva ce que je prévoyais. Les marins dela première équipe revinrent à bord vers minuit, inconscients dumonde, et les autres s’amenèrent dans le courant de la matinée. Jerestai à bord pour des raisons bien évidentes, mais lorsque lasituation s’aggrava, le lendemain, je fus bien obligé de débarqueravec le capitaine à la recherche des retardataires. Nous parvînmesà les dénicher tous, sauf deux, et je suis porté à croire queceux-là n’avaient jamais eu l’intention de revenir. C’étaient dessentinelles. La monotonie de leur vie avait fini par leur portersur les nerfs.

Le capitaine était d’une humeur massacrante,car il était toujours assez vif. Il voulut racoler des marins, maisil n’y avait pas d’hommes dans cette ville. On n’y voyait que desenfants ou des vieillards. Comme je dirigeais un peu le voyage,j’étais également très ennuyé et j’aspergeai les ivrognes d’eauglacée, en proférant tous les plus atroces jurons dont je disposaisen hollandais et en allemand. Il faisait un matin glacial ;tandis que nous parcourions en sacrant les ruelles longeant larivière, j’entendis le caquetage sec de canards sauvages, etj’aurais vivement souhaité en tirer un. Je déclarai à un desmarins, le plus ennuyeux, qu’il était une honte pour l’Empire etqu’il n’était bon qu’à aller se battre contre les Anglais.

– Grand Dieu ! s’écria le capitaine,nous ne pouvons nous attarder davantage. Il faut nous débrouilleraussi bien que possible. Je puis me passer d’un des marins du bordsi vous pouvez me prêter un des chauffeurs.

Ainsi fut-il convenu, et nous retournions augrand galop, un peu essoufflés, vers le bateau, lorsque sur unbanc, près du guichet des billets du débarcadère, j’aperçus unesilhouette bien connue. C’était une forme très mince, se dessinantdans un vieux costume kaki qui avait perdu depuis longtemps touteressemblance avec un uniforme. L’homme qui le portait avait unvisage très doux et fumait paisiblement en contemplant le fleuve,les bateaux et nous autres, tapageurs, d’un regard tranquille dephilosophe. Je n’aurais pas été plus surpris si j’avais vu lemaréchal French, en personne, assis devant moi.

L’homme me regarda fixement sans paraître mereconnaître. Il attendait un indice. Je lui parlai rapidement ensetsu, car je craignais que le capitaine ne comprît lehollandais.

– D’où venez-vous ? dis-je.

– Ils m’ont mis en prison, réponditPeter. Alors, je me suis enfui. Je suis fatigué, Cornélius, etj’aimerais continuer mon voyage par bateau.

– N’oubliez pas que vous avez travaillépour moi en Afrique, dis-je. Vous venez du Damaraland. Vous êtesallemand et vous avez vécu trente ans à l’étranger. Vous savezsurveiller une fournaise et vous avez travaillé dans les mines.

Alors, je me tournai vers le capitaine.

– Capitaine Schenk, voici un gars quiétait autrefois sous mes ordres. C’est une vraie aubaine d’êtretombé sur lui. Il est vieux et pas très solide de la tête, mais jevous garantis que c’est un bon travailleur. Il dit qu’il veut biennous accompagner. Je puis l’utiliser dans la salle de chauffe.

– Levez-vous, dit le capitaine.

Peter se leva, léger, mince, robuste comme unléopard. Un marin ne juge pas les hommes d’après leur poids ni leurampleur.

– Ça va, dit Schenk.

L’instant d’après, il réorganisait sonéquipage et donnait une rude semonce aux fêtards retardataires. Iladvint que je ne pus garder Peter auprès de moi, car je fus obligéde l’envoyer sur une des péniches. Je pus pourtant échangerquelques mots avec lui. Je lui recommandai de veiller sur sa langueet de se conformer à sa réputation d’imbécile.

Ce maudit Sylvesterabend avait faitde grands ravages dans tout l’équipage, et le capitaine et moifûmes tous deux bien las avant de regagner nos couchettes.

Mais tout finit par tourner au mieux. Nouspassâmes la frontière dans l’après-midi. Je ne m’en rendis comptequ’en voyant un homme vêtu d’un uniforme inconnu monter à bord. Ilcopia quelques chiffres sur un bordereau et nous apporta lecourrier. Je dus présenter un aspect fort rassurant avec mon visagesale et mon air absorbé. Il prit le nom des hommes de l’équipage etnota celui de Peter inscrit sur le livre du bord : AntonBlum.

– Cela doit vous paraître étrange, HerrBrandt, d’être interrogé par un agent de police, vous qui avez sansdoute de nombreux policiers sous vos ordres ? me dit lecapitaine.

Je haussai les épaules.

– C’est ma profession. Ma carrièrem’oblige souvent à n’être même pas reconnu par mes propresdomestiques.

Je voyais que je devenais peu à peu unpersonnage aux yeux du capitaine. Il aimait la façon dont jefaisais travailler les hommes. Je n’avais pas été négrier pourrien !

Le dimanche soir, très tard, nous traversâmesune grande ville que le capitaine me dit être Vienne. Cette villes’étendait sur plusieurs kilomètres et était brillamment éclairéecomme un cirque. Puis nous passâmes par de grandes plaines où l’airdevint glacial. Peter avait abordé le remorqueur une fois pourtoucher sa ration, mais en général, il laissait ce soin à soncompagnon, car il guettait son heure.

Un jour, ce devait être le 5 janvier, nousvenions de passer Buda et nous traversions de grandes plainesdétrempées à peine couvertes de neige. Le capitaine se mit en têtede me faire vérifier les cargaisons des péniches. Armé d’une longueliste dactylographiée, je fis le tour des péniches en commençantpar la dernière. Il y avait un beau stock d’armes toutes plusmeurtrières les unes que les autres. Je remarquai surtout desmitrailleuses, quelques pièces de campagne et des obus en nombresuffisant pour faire sauter toute la péninsule de Gallipoli. Je fusnavré de voir tout cet excellent matériel destiné à recevoir nosbraves tommies, et je me demandais si mon vrai devoir n’était pasde provoquer une vaste explosion. Heureusement, j’eus le bon sensde me souvenir de ma mission et de m’y tenir.

Peter était sur la péniche mitoyenne duconvoi, je le trouvai assez malheureux de ne pouvoir fumer. Ilavait pour compagnon un jeune garçon au regard bovin, à quij’ordonnai de surveiller la marche de la péniche tandis que jevérifiais la liste avec Peter.

– Cornélius, mon vieux, me dit-il, voilàde jolis joujoux. Avec une clef et deux heures de travail, jerendrais tous ces engins aussi inoffensifs que des bicyclettes. Quediriez-vous d’essayer ?

– J’y ai bien songé, répondis-je, mais ilfaut renoncer à cette idée. Nous poursuivons un but plus importantque le sabotage de quelques convois de munitions. Dites-moi commentvous vous trouvez ici.

Il sourit avec cette docilité qui lui étaittoute particulière.

– Ce fut fort simple, Cornélius. Je mesuis conduit très sottement dans ce café. Mais on vous a sans douteraconté tout cela. Vous comprenez, j’étais fâché et je ne réfléchispas. Ils venaient de nous séparer, et je devinais qu’ils metraiteraient comme de la boue. Donc, ma mauvaise humeur prit ledessus, car, je vous l’ai déjà dit, je n’aime pas lesAllemands.

Il considéra avec amour les petites fermesisolées éparpillées dans la plaine hongroise.

– Je demeurai toute la nuit en prisonsans nourriture. Le matin, ils me donnèrent à manger et me menèrentpar chemin de fer à un endroit très éloigné appelé Neubourg.C’était une grande prison remplie d’officiers anglais. Plusieursfois, pendant le voyage, je me demandai la raison de ce traitement,car je n’arrivais pas à la comprendre. S’ils voulaient me punir deles avoir insultés, ils n’avaient qu’à m’envoyer dans lestranchées. Nul n’y aurait trouvé à redire. S’ils me considéraientcomme inutile, ils n’avaient qu’à m’expédier en Hollande. Jen’aurais pas pu les en empêcher. Mais ils me traitaient comme sij’étais dangereux, tandis que toute leur conduite jusqu’iciprouvait qu’ils me jugeaient simplement un imbécile. Je n’ycomprenais plus rien.

» Mais j’avais à peine passé une nuitdans la prison de Neubourg que je songeai à une explication trèsplausible. Ils me gardaient à vue afin d’avoir un contrôle survous, Cornélius. Voilà ce que je compris. Ils vous avaient confiéune mission très délicate qui les obligeait à vous mettre aucourant d’un secret important. Ils faisaient évidemment grand casde vous, même ce von Stumm, bien qu’il fût rude comme un buffle.Mais ils ne vous connaissaient pas, ou très peu, et ils voulaientsavoir qui vous étiez. Peter Pienaar était tout désigné pour leurfournir les renseignements voulus. Peter était un imbécile quibavarderait tôt ou tard, au moment voulu. Alors, ils étendraient unlong bras et vous cueilleraient. Il fallait donc avoir Peter àl’œil.

– C’est assez possible, dis-je.

– C’était exact, reprit Peter. Dès queleur plan m’apparut clairement, je résolus de m’évader, d’abordparce que je suis un homme libre et que je n’aime pas les prisons,mais surtout parce que je n’étais pas sûr de moi. Un jour oul’autre, ma mauvaise humeur me dominerait de nouveau et je risquaisde dire des bêtises dont vous souffririez. Il était donc bienévident qu’il fallait m’évader. Or, Cornélius, je remarquai bientôtqu’il y avait deux sortes de prisonniers. Il y avait desprisonniers véritables, qui étaient pour la plupart anglais oufrançais, mais il y avait aussi de faux prisonniers. Ceux-ciétaient en apparence traités comme les autres, mais je m’aperçusvite que ce n’était qu’une feinte. L’un se faisait passer pour unofficier anglais, un autre pour un Canadien français, tandis qued’autres encore se disaient russes. Aucun des honnêtes prisonniersne les soupçonnait ; ils étaient là comme espions afin desurprendre les plans d’évasion, de faire pincer les pauvres diablessur le fait et de se faire faire des confidences qui pouvaient êtretrès importantes. Voilà l’idée boche d’un joli travail ! Maismoi, je ne suis pas de ces soldats anglais qui s’imaginent que tousles hommes sont des gentlemen. Je sais que parmi eux, il existed’infâmes skellums, et je vis bien vite leur jeu. Tout enme fâchant beaucoup, cela me fut d’une aide considérable dansl’exécution de mon projet. Le jour de mon arrivée à Neubourg, jerésolus de m’évader, et le jour de Noël, j’avais déjà tracé monplan.

– Vous êtes surprenant, Peter ! Vousne voulez pas dire que vous étiez certain de vous évader quand vousle voudriez ?

– Tout à fait certain, Cornélius. Vouscomprenez, j’ai été un assez mauvais garnement autrefois, etl’intérieur des prisons, ça me connaît. Bâtissez-les comme deschâteaux, ou de boue et de fer cannelé comme les tronks del’arrière-veldt, elles ont toujours une clef et un gardien de laclef. Ce gardien peut toujours être roulé. Je savais que jeréussirais à fuir, mais je ne pensais pas que mon évasion me seraitfacilitée à ce point par les faux prisonniers, mes amis lesespions.

» Je me liai avec eux. Le soir de Noël,nous fîmes même la fête ensemble. Je crois que je les avais tousrepérés dès le premier jour. Je me vantai de tout mon passé, detous mes exploits, et je leur dis que j’allais m’évader. Ilsm’encouragèrent et me promirent leur aide. Le lendemain matin,j’avais un plan. L’après-midi, un peu après le déjeuner, je devaisme rendre chez le commandant. Ils me traitaient un peu différemmentdes autres, car je n’étais pas prisonnier de guerre et lecommandant m’appelait de temps en temps afin de m’interroger et deme maudire. On n’y montait pas une garde très vigilante, àNeubourg. Le bureau du commandant était situé au deuxième étage etéloigné de tout escalier ; il donnait sur un corridor pourvud’une fenêtre non grillée, et à quatre pas de cette fenêtre, onapercevait le tronc d’un grand arbre. Il serait facile d’atteindrecet arbre et de se laisser glisser jusqu’à terre, à conditiond’être agile comme un singe. Après quoi, j’ignorais ce que jeferais. Seulement, je sais grimper, Cornélius, mon ami.

» Je racontai mon projet aux autres. Ilsl’approuvèrent, mais aucun n’offrit de m’accompagner. Ilsdéclarèrent que ce plan m’appartenait et qu’il me fallait être seulà en profiter, car on était certain d’être surpris si plus d’unepersonne s’y risquait. Je partageai leurs avis et je les remerciai,la larme à l’œil. Alors, l’un d’eux me montra une carte dans leplus grand secret. Nous y traçâmes la route à suivre, car je disque je me dirigerais directement vers la Hollande. C’était un longchemin à parcourir et je n’avais pas d’argent, puisqu’ils m’avaienttout pris au moment de mon arrestation. Ils promirent de faire unequête. De nouveau, je versai des larmes de reconnaissance. Ceci sepassait le dimanche, lendemain de Noël. Je me décidai à tenter machance le mercredi après-midi.

» Vous rappelez-vous, Cornélius, quelorsque le lieutenant nous mena voir les prisonniers anglais il fitplusieurs remarques quant aux us et coutumes des prisons ? Ilnous apprit qu’on aimait particulièrement surprendre un homme surle point de s’évader, de façon à pouvoir le traiter durement, laconscience nette. Je songeai à cela. Je me dis que mes amis avaientsans doute mis le commandant au courant de mes intentions et qu’ilss’apprêtaient à me cueillir mercredi après-midi. Jusque-là, jeserais peu surveillé, car ils me considéraient déjà pris dans lesmailles du filet.

» Je sautai donc par la fenêtrel’après-midi suivant, le lundi.

– C’était hardi ! dis-je avecadmiration.

– Mon plan était en effet hardi, mais peuhabile, dit Peter modestement. Je ne disposais que de 7 marks etd’une tablette de chocolat. Je n’avais pas de pardessus et ilneigeait très fort. De plus, je ne savais comment descendre cetarbre qui était lisse comme un gommier bleu. Un instant, je crusque je devrais me rendre et je fus très malheureux. Mais j’avaistout le temps devant moi. On ne s’apercevrait sans doute pas de monévasion avant le crépuscule – et un homme peut toujours sedébrouiller, s’il a quelques heures devant lui. Bientôt, je trouvaiune branche qui tombait au-delà du mur extérieur de la cour de laprison, et qui surplombait la rivière. Je me laissai choir d’unehauteur de plusieurs mètres et, le courant étant très rapide, jefaillis me noyer. Je préférerais traverser le Limpopo à la nage,malgré tous les crocodiles, Cornélius, que cette rivière glacée.Cependant, je réussis à atteindre la rive opposée et à reprendrehaleine, couché parmi les roseaux.

» Après cela, ce fut très simple, bienque j’eusse horriblement froid. Je savais qu’on me chercherait surles routes du nord, qui mènent vers la Hollande. Personne necroirait qu’un Hollandais ignorant songerait à se diriger vers lesud, loin de ses compatriotes. Mais j’avais pu me rendre compte,d’après la carte, que notre route se dirigeait vers le sud-est etj’avais remarqué ce grand fleuve.

– Espériez-vous me rencontrer ?dis-je.

– Non, Cornélius. Je pensais que vousvoyageriez en première classe, tandis que j’allais clopin-clopant àpied. Mais j’étais résolu d’atteindre l’endroit dont vous parliez…comment l’appelez-vous, déjà… Constantinople, et où nous avons àfaire. J’espérais y arriver à temps.

– Vous êtes épatant, Peter ! Maiscontinuez. Comment êtes-vous parvenu à ce débarcadère où je vous aitrouvé ?

– Ce fut un long et dur voyage,avoua-t-il d’un ton méditatif. J’eus de la difficulté à franchirles réseaux de fil de fer barbelé qui entouraient Neubourg, au-delàde la rivière. Mais je parvins enfin à la sécurité des bois, et jeme flattais de ce qu’aucun Boche ne pourrait me battre en rasecampagne. Les meilleurs d’entre eux, les forestiers, ne sont quedes enfants, comparés à moi, quand il s’agit de la science duveldt. Je n’étais tourmenté que par la faim et le froid. Puis jerencontrai un juif polonais, colporteur de son métier. Je luivendis mes vêtements et lui achetai ces hardes. Je n’aimais guère àme séparer de mes propres habits, qui étaient en bien meilleurétat, mais il m’en offrit 10 marks. Après cela, je me dirigeai versun village où je fis un repas fort copieux.

– Vous a-t-on poursuivi ?demandai-je.

– Je ne le crois pas. Ils s’étaient sansdoute dirigés vers le nord et me guettaient à toutes les gares quemes bons amis les espions avaient eu bien soin de m’indiquer. Jecontinuai ma route joyeusement, faisant bonne contenance. Si jevoyais quelque homme ou quelque femme qui me considérait avecméfiance, je marchais droit vers eux et leur parlais. Je leurracontais une histoire fort triste qu’ils crurent tous. J’étais unpauvre Hollandais qui voyageait à pied pour revoir sa mèremourante, parce qu’on lui avait assuré que près du Danube, ilrejoindrait la grande voie ferrée conduisant directement enHollande. Certaines bonnes âmes me donnèrent de la nourriture etune femme me remit un demi-mark en appelant sur moi la bénédictionde Dieu… Puis, le dernier jour de l’année, je parvins au fleuve oùje trouvai pas mal d’ivrognes.

– C’est alors que vous avez résolud’embarquer sur un des navires du service fluvial ?

– Ja, Cornélius. Dès quej’entendis parler de ces bateaux, je compris que c’était là machance. Mais on aurait pu m’abattre avec un fétu de paille, lorsqueje vous vis débarquer. Ça, c’était vraiment de la veine, monami !… J’ai beaucoup réfléchi sur les Allemands et je vaisvous dire une grande vérité. Seule, la hardiesse peut lesconfondre. C’est un peuple d’une grande diligence. Ils envisageronttoutes les difficultés probables, mais non toutes celles possibles.Ils n’ont pas beaucoup d’imagination. Ce sont comme des locomotivesqui doivent se tenir sur leurs rails. Mais si celui qu’ilspoursuivent a l’idée de filer en rase campagne, ils ne sauront plusque faire. Donc, mon ami, il nous faut être hardis, toujours plushardis. Rappelez-vous qu’en tant que nation, ils portent deslunettes, ce qui signifie qu’ils sont toujours à épier.

Peter s’arrêta pour dévorer des yeux leslongues files d’oies et de cygnes sauvages qui volaient sans cesseau-dessus des plaines. Son histoire m’avait ragaillardi. Notrechance était incroyable, somme toute, et j’avais maintenant uncertain espoir dans le succès de notre entreprise qui m’avait toutà fait manqué jusque-là. L’après-midi même, cet espoir fut denouveau encouragé.

Monté sur le pont pour respirer un peu, j’eustout à coup froid après la chaleur intense de la salle de chauffe.J’appelai donc un des marins et lui dis d’aller en bas dans lacabine chercher ma pèlerine, celle-là même que j’avais achetée lematin de mon évasion dans le village de Greif.

– Der grüne Mantel[11] ?me cria l’homme.

– Oui, répondis-je.

Mais les mots du marin semblèrent éveillercomme un écho à mes oreilles, et bien après qu’il m’eut donné levêtement, je demeurai immobile, les regards perdus au-delà dubastingage.

La voix du marin avait fait vibrer la corded’un souvenir, ou plutôt, pour être plus exact, elle avait prêtéune clarté nouvelle à ce qui, jusque-là, avait été vague etindistinct. Car il venait de prononcer le mot que Stumm avait dit àvoix basse à Gaudian. J’avais entendu un mot ressemblant àÜhnmantel et je ne savais qu’en conclure. Maintenant,j’étais aussi certain de ce mot que de ma propre existence. C’étaitgrüne Mantel. Et grüne Mantel était le mot queStumm n’avait pas voulu que j’entendisse, c’était le talisman de latâche pour laquelle je m’étais proposé et qui se rapportait dequelque façon au mystérieux von Einem.

Cette découverte me mit en grande joie. Je medis qu’en tenant compte de toutes les difficultés, j’avais vraimentréussi à découvrir pas mal de choses en très peu de jours. Ce quimontre ce qu’on peut faire avec le plus petit indice si on persisteà réfléchir.

Deux jours plus tard, de bon matin, nousdébarquions à Belgrade, et je saisis cette occasion pour medégourdir un peu les jambes. Peter était descendu afin de fumer sabouffarde, et nous errâmes sous les arches démolies du grand pontauquel les Allemands travaillaient comme des castors. Un immensepont temporaire de bateaux franchissait la rivière, mais jecalculai que le pont principal serait remis en état d’ici un mois.Il faisait une journée claire, bleue et froide, et vers le sud, onvoyait d’innombrables crêtes de montagnes neigeuses. Les rues de laville haute étaient encore en assez bon état, et plusieurs magasinsde comestibles étaient ouverts. Je me souviens d’avoir entenduparler anglais, et d’avoir vu quelques infirmières de laCroix-Rouge revenir de la gare sous la surveillance de soldatsautrichiens.

Ce m’eût fait grand bien de pouvoir échangerquelques mots avec elles. Je songeai au peuple vaillant dontBelgrade avait été la capitale – aux Serbes, qui avaient trois foisrejeté les Autrichiens au-delà du Danube et n’avaient été battusque par la trahison de leurs soi-disant alliés.

Je ne sais comment cette matinée passée àBelgrade raffermit notre résolution d’accomplir notre mission.C’était à nous qu’incombait la tâche de mettre des bâtons dans lesroues de ce monstrueux et sanglant Juggernaut qui écrasait leshéroïques petites nations.

Nous nous apprêtions à lever l’ancre lorsqu’ungroupe de personnages fort distingués s’approcha sur le quai. Il yavait des uniformes allemands, autrichiens et bulgares, et parmieux, je remarquai un monsieur très gros, avec une pelisse defourrure et un chapeau de feutre mou. Ils regardèrent les pénicheslever l’ancre, et je saisis, avant de démarrer, quelques bribes deleur conversation. L’homme à la pelisse parlait anglais.

– Voilà d’assez bonnes nouvelles, il mesemble, général, disait-il. Si les Anglais ont lâché Gallipoli,nous pouvons nous servir de ce nouveau matériel pour un plus grosgibier. Je crois qu’avant peu, nous verrons le lion britanniqueévacuer l’Égypte en se léchant les pattes.

Ils se mirent tous à rire.

– Nous aurons peut-être bientôt leprivilège de ce spectacle, lui répondit-on.

Je ne prêtai pas grande attention à leursparoles. Ce ne fut que plusieurs semaines plus tard que je merendis compte qu’ils parlaient de la grande évacuation desDardanelles. Je fus heureux d’apercevoir Blenkiron, tout doucereuxau milieu de ces gandins. Deux des missionnaires étaient du moins àune distance raisonnable du but.

Chapitre 10Le Pavillon de Soliman le Rouge

 

Nous arrivâmes à Roustchouk le 10 janvier,mais nous n’accostâmes pas ce jour-là. Nous eûmes certainesdifficultés au sujet des conditions de débarquement, et avec lechemin de fer qui devait continuer le transport du matériel.Remorqueur et péniches se balancèrent toute une journée au beaumilieu de la rivière vaseuse. Puis le capitaine Schenk s’alita avecune attaque de fièvre intermittente, et le soir venu, il n’étaitplus qu’une loque grelottante. Il m’avait bien servi et je résolusde l’aider de mon mieux. Je m’emparai donc des papiers du bord etdes connaissements, et je me chargeai de surveiller letransbordement. Ce n’était pas la première fois que j’entreprenaispareille besogne, et les grues à vapeur n’avaient pas de secretspour moi. Je dis au capitaine Schenk que j’allais continuer monvoyage vers Constantinople et que j’emmènerais Peter avec moi. Ilne fit aucune objection. Il lui fallait attendre à Roustchouk pourprendre livraison de son chargement de retour, et il lui seraitdonc facile d’engager un nouvel ingénieur.

Pendant vingt-quatre heures, je travaillaicomme un forcené à décharger notre matériel. L’officier desurveillance était un Bulgare assez débrouillard, mais qui neparvenait pas à obtenir que le chemin de fer lui fournît les wagonsnécessaires. Il y avait aussi une collection d’officiers bochesrapaces qui mettaient continuellement des bâtons dans les roues, etqui traitaient tout le monde avec la dernière grossièreté. Je leurparlai de très haut et, comme l’officier bulgare me soutenait, jeparvins à les dompter après deux heures de blasphèmes.

Mais un gros ennui survint le lendemain matinau moment où j’achevais de faire transporter tout le matériel surles trucks.

Un jeune officier, vêtu de ce qui devait êtrel’uniforme turc, arriva à cheval suivi d’un aide de camp. Jeremarquai que les sentinelles boches le saluaient, et j’en conclusque c’était un personnage important. Il s’approcha de moi et medemanda fort poliment mes feuilles de route. Je les lui donnai etil les examina avec soin, marquant certains articles au crayonbleu. Puis il les tendit tranquillement à son aide de camp, à quiil adressa quelques paroles en turc.

– Dites donc, il faut me les rendre,dis-je. Je ne puis m’en passer et je n’ai pas de temps àperdre.

– Tout à l’heure, dit-il en souriant.

Je ne répondis rien, me disant qu’après toutce matériel était destiné aux Turcs et qu’il était naturel qu’ilsse mêlassent un peu de l’affaire. Le transbordement était à peuprès effectué lorsque l’officier turc revint. Il me tendit unesérie de nouvelles feuilles de route fraîchement dactylographiées.Je vis tout de suite que certains des articles les plus importantsétaient omis sur ces listes.

– Dites donc, je ne marche pas, criai-je.Rendez-moi les premières feuilles ! Celles-ci ne me servirontà rien.

Pour toute réponse, il cligna de l’œil, mesourit et me tendit la main, dans laquelle j’aperçus un rouleaud’or.

– Pour vous, dit-il. C’est lacoutume.

C’était la première fois de ma vie qu’onessayait de m’acheter, et j’entrai dans une rage folle. Son jeum’apparaissait clairement. La Turquie paierait l’Allemagne pourtout le matériel, sans doute avait-elle déjà payé la note. Maiselle payerait le double à ce coquin et à ses amis pour les articlesnon marqués sur les feuilles de route. Ceci me parut un peu raide,même du point de vue des méthodes orientales.

– Sachez, monsieur, lui dis-je, que je nebougerai pas d’ici avant que vous m’ayez remis les feuilles deroute authentiques. Si vous refusez de me les donner, je faisdécharger chaque article des wagons et je dresserai une listenouvelle. Mais il me faut la liste exacte, dussé-je rester icijusqu’au jour du jugement dernier.

C’était un garçon mince et efféminé ; ilme parut plus étonné que fâché.

– Je vous offre pourtant assez, dit-il entendant de nouveau la main vers moi.

À cela, j’éclatai de rire.

– Sacré petit sacripant ! Si vousessayez de m’acheter, je vous renverse de votre cheval et vousjette à l’eau.

Il comprit évidemment mes paroles, car il semit à jurer et à me menacer. Je l’arrêtai net.

– Allons trouver le commandant, jeunehomme, dis-je.

Et je m’éloignai à grands pas, tout endéchirant ses listes dactylographiées que je lançai derrière moicomme pour un rally-paper.

Quel raffut dans le bureau ducommandant ! Je lui dis que je représentais le gouvernementimpérial allemand, et qu’il m’incombait de m’assurer que cematériel était remis en bon ordre au destinataire à Constantinople.Je lui dis aussi que je n’avais pas l’habitude de traiter avec desdocuments falsifiés. Il ne put qu’être de mon avis.

– Je suis au regret, Rasta Bey, dit-il àl’Oriental furibond. Cet homme a raison.

– Le Comité m’a pourtant autorisé àrecevoir ce matériel ! répliqua Rasta d’un ton rageur.

– Telles ne sont pas mesinstructions ! répondit le commandant sèchement. Ceschargements sont consignés au commandant d’artillerie de Chataldja,général von Œsterzee.

Rasta Bey haussa les épaules.

– Fort bien. J’aurai plus d’un mot à direau général von Œsterzee et à cet individu qui se moque ainsi duComité.

Et il s’éloigna à grandes enjambées comme ungamin rageur.

Le commandant se mit à rire.

– Vous avez offensé Sa Seigneurie. C’estun ennemi redoutable, comme du reste tous ces sacrés Comitadjis.Vous feriez bien de ne pas aller à Constantinople.

– Et permettre à cet individu au fez depiller les wagons en route ? Jamais de la vie ! Jem’assurerai que la marchandise est délivrée sans encombre àChataldja.

Je dis bien autre chose par-dessus le marché.Je ne vous donne qu’une version abrégée de mes remarques.J’employai quelques expressions (telles que trottel) quieussent sûrement navré mon Jeune-Turc. En y songeant, cela meparaît un peu absurde d’avoir fait tant d’histoires pour des canonsqui étaient, somme toute, destinés à servir contre mescompatriotes. Mais ce fait ne me frappa point sur le moment. Monorgueil professionnel était en jeu et il m’eût été insupportabled’être mêlé à quelque louche transaction.

– Eh bien ! je vous conseille d’êtrearmé, me dit le commandant. Bien entendu, je vais vous donner uneescorte pour les wagons. Je vous choisirai des hommes de confiance.Rasta et ses amis essaieront peut-être de vous arrêter. Une fois lafrontière franchie, je ne puis plus vous aider, mais j’enverrai unedépêche au vieux Œsterzee, qui sévira si ça marche mal. Tout demême, vous auriez peut-être mieux fait de satisfaire Rasta Bey.

Au moment de partir, le commandant me tenditun télégramme.

– Remettez-le au capitaine Schenk, medit-il.

Je glissai l’enveloppe dans ma poche etsortis.

Schenk était bien malade. Je lui laissai doncun mot, et à 1 heure, mon train s’ébranla. Deux landwehrs gardaientchaque wagon, tandis que Peter et moi étions installés dans un boxà chevaux. Tout à coup je me souvins de la dépêche pour Schenk, quej’avais toujours dans ma poche. Je la pris et l’ouvris, ayantl’intention de lui en télégraphier le contenu au premier arrêt.Mais je changeai d’avis après l’avoir lue. La dépêche provenaitd’un fonctionnaire de Regensbourg et demandait à Schenk de mettreaux arrêts, et de renvoyer par le premier bateau, un nommé Brandtqui s’était vraisemblablement embarqué à Absthaven le 30décembre.

Je montrai la dépêche à Peter. Il fallait noushâter vers Constantinople. J’espérai de tout cœur que nous yserions avant qu’une deuxième dépêche ne parvînt au commandant, lepriant de nous faire arrêter à Chataldja. Nous avancions trèslentement. Déjà, en Bulgarie, la voie était très mauvaise, maisaprès avoir franchi la frontière à Mustapha Pasha, nous fîmesconnaissance avec la véritable nonchalance orientale. Heureusement,je découvris un officier allemand qui était un peu plus dégourdi,car il était de son intérêt que le matériel parvînt àdestination.

Enfin, le 16 janvier au matin, nousdécouvrîmes sur notre droite la mer bleue et nous comprîmes que lafin de notre voyage était proche. Ce fut presque notre fin aussi.Nous étions arrêtés à une gare et nous arpentions le quai pour nousdégourdir les jambes lorsque je vis une silhouette connues’approcher de nous. C’était Rasta accompagné d’une demi-douzainede gendarmes turcs.

J’appelai Peter. Nous grimpâmes dans le wagonattenant à notre box. Je m’attendais un peu à une histoire de cegenre et j’avais tracé un plan.

Le Jeune-Turc s’approcha en se dandinant etnous adressa la parole.

– Retournez à Roustchouk, dit-il. Àpartir d’ici, c’est moi qui suis chargé de ce matériel. Donnez-moiles feuilles de route.

– Sommes-nous donc à Chataldja ?demandai-je d’un air innocent.

– Vous voilà arrêtés, dit-il fièrement.Dépêchez-vous, autrement, je ne réponds de rien.

– Voyons, mon petit, vous n’êtes qu’ungosse. Je délivrerai ces wagons au général von Œsterzee, et àpersonne d’autre.

– Vous êtes en Turquie !s’écria-t-il. Vous obéirez au gouvernement turc.

– J’obéirai volontiers au gouvernement,déclarai-je. Mais si vous êtes le gouvernement, on devrait vousdonner une bavette et un hochet.

Il dit quelques mots à ses hommes quibraquèrent leurs fusils vers nous.

– Ne tirez pas, s’il vous plaît, dis-je.Il y a sur ce train douze hommes armés qui obéiront à mes ordres.D’ailleurs, je vise assez bien, ainsi que mon ami.

– Imbécile ! s’écria-t-il très encolère. Je puis appeler un régiment en cinq sec !

– C’est bien possible, mais observez unpeu la situation, dis-je. Je suis assis sur une quantité de toluolqui suffirait à faire sauter tout le voisinage. Si vous voulezaborder ce train, je vous fusille. Si vous appelez le fameuxrégiment, je fais exploser ce toluol, et alors, mon petit ami, onramassera vos débris et ceux de votre beau régiment jusque sur lapéninsule de Gallipoli.

Il avait essayé de me bluffer et je le luirendais. Il comprit que je parlais sérieusement et se fit tout àcoup doucereux.

– Au revoir, monsieur, dit-il. Vous avezdédaigné la chance qu’on vous offrait. Nous nous retrouveronsbientôt, et alors, vous paierez cher votre insolence.

Il s’éloigna. J’eus peine à me retenir decourir après lui afin de l’étendre sur mes genoux et luiadministrer une belle fessée.

 

Nous parvînmes sans encombre à Chataldja, oùle général nous reçut à bras ouverts. C’était le type du véritableofficier d’artillerie qui ne songe qu’à ses canons et à ses obus.J’attendis environ trois heures pendant qu’il vérifiait lesfactures, et il me donna ensuite un reçu que j’ai toujours. Je luiracontai les tentatives de Rasta et il me dit que j’avais fort bienagi. Mais je vis que toute l’affaire le préoccupait bien moins queje n’aurais cru, parce qu’il était dans tous les cas assuré derecevoir le matériel.

Il m’invita à déjeuner ainsi que Peter et fut,en somme, très aimable. Il s’entretenait volontiers de la guerre.J’aurais beaucoup aimé l’écouter, car c’eût été fort intéressantd’avoir quelques lumières sur la campagne allemande en Orient. Maisje n’osai m’attarder. À tout moment, une dépêche pouvait arriver deRoustchouk. Le général nous prêta enfin une auto pour franchir lesquelques kilomètres nous séparant de la ville. Ce fut ainsi que le16 janvier, à 3h05 de l’après-midi, Peter et moi pénétrâmes àConstantinople.

J’étais de fort belle humeur, car j’avaisfranchi avec succès la dernière étape de notre voyage, et je meréjouissais vivement de revoir mes amis. Néanmoins, ma premièreimpression de Constantinople fut une grande déception. Je ne saispas exactement ce que j’espérais voir ; peut-être une sorte deféerique cité orientale de marbre blanc, aux eaux très bleues,habitée par des Turcs en vêtements blancs, par des houris voilées,toute remplie de roses et de rossignols, et où des orchestresd’instruments à cordes joueraient une musique très douce.

J’avais oublié que l’hiver est à peu près lemême partout.

Lorsque nous entrâmes à Constantinople, ilpleuvait ; un vent du sud-est soufflait et les rues étaient delongues auges de boue. Nous passâmes d’abord par une partie de laville qui ressemblait à un faubourg sordide, à une ville colonialecomposée de maisons de bois, aux toits en tôle ondulée, et oùgrouillaient des enfants sales et blêmes. Je me souviens avoir vuun cimetière où l’avant de toutes les tombes était orné de fezturcs. Puis nous nous engageâmes dans un dédale de rues étroites àpentes rapides qui descendaient vers une sorte de grand canal. Jevis ce que je devinai être des mosquées et des minarets, mais ilsme firent autant d’effet que des cheminées de fabriques. Bientôtnous traversâmes un pont après avoir payé 2 sous de péage. Sij’avais su que nous franchissions la célèbre Corne d’Or, jel’aurais considérée avec plus d’intérêt, mais je ne vis que denombreuses péniches toutes pourries et quelques petitesembarcations amusantes qui ressemblaient à des gondoles. Nous noustrouvâmes alors dans des rues plus animées, où des fiacresdélabrés, traînés par des chevaux efflanqués, roulaient à traversla boue. Je ne vis qu’un vieillard qui ne ressemblait en aucunefaçon à l’idée que je me faisais d’un Turc, la plupart deshabitants ayant plutôt l’air de marchands d’habits de Londres.

Peter trottait à mes côtés comme un chienfidèle, sans souffler mot. Mais il était évident que cettemétropole pluvieuse et sale ne lui plaisait guère.

– Cornélius, savez-vous que nous sommesfilés depuis notre arrivée dans ce dorp[12]puant ? dit-il tout à coup.

Peter avait un flair infaillible. Ces parolesm’effrayèrent, car je craignais que le télégramme ne fût parvenu àChataldja. Puis je me dis que c’était impossible, car si Œsterzeevoulait me cueillir, il était inutile qu’il me filât. C’étaitplutôt mon ami Rasta.

Je demandai à un soldat où se trouvait le bacde Ratchik, et un marin boche m’indiqua le chemin du bazar kurde.Il me désigna une rue très escarpée qui passait devant un grandpâté de boutiques dont toutes les vitres étaient brisées. Sandym’avait parlé du côté gauche en descendant, ce qui voulait dire quele lieu de notre rendez-vous se trouvait sur la droite en montant.Nous nous engageâmes dans cette ruelle d’une saleté repoussante. Levent s’engouffrait dans la rue en sifflant et en faisant tournoyertoutes les ordures dans l’air. Ce quartier était évidemment trèshabité, car sur le seuil des portes des groupes de gens aux têtesvoilées étaient accroupis, bien qu’aucune fenêtre ne perçât lesmurs nus. La rue tournait sans cesse. De temps à autre, ellesemblait s’arrêter, puis, trouvant une crevasse dans la maçonnerie,elle s’y faufilait et continuait à monter. Souvent, il y faisaitnuit noire, puis là où la rue s’élargissait au point de ressemblerà une allée ordinaire, un crépuscule grisâtre filtrait doucement.Il n’était pas facile de trouver une maison dans cette obscurité,et lorsque nous eûmes marché pendant environ 400 mètres, jecommençai à craindre que nous eussions dépassé le café. Inutile dedemander aucun renseignement aux gens que nous croisions, ils nedevaient pas connaître de langues civilisées.

Enfin, nous y arrivâmes. C’était un cafédélabré avec « A. Kuprasso » peint en lettres inégalesau-dessus de la porte d’entrée. Une lampe brûlait à l’intérieur, etdeux ou trois hommes fumaient devant de petites tables de bois.Nous demandâmes du café. Un nègre nous l’apporta. C’était unliquide épais et sirupeux que Peter se mit à maudire. Je dis aunègre, en allemand, que je désirais parler à M. Kuprasso. Ilne prêta aucune attention à mes paroles. Alors, je criai plus fort,ce qui fit surgir un homme de l’arrière-boutique.

C’était un individu d’un certain âge, assezgras, avec un long nez, qui ressemblait aux marchands grecs quel’on rencontre sur la côte de Zanzibar. Je lui fis signe, ils’approcha avec un sourire doucereux. Je lui demandai ce qu’ilvoulait boire ; il me répondit, dans un allemand trèshésitant, qu’il prendrait volontiers un sirop.

– Vous êtes monsieur Kuprasso, dis-je. Jevoulais montrer votre établissement à mon ami que voici. Il aentendu parler de votre Pavillon et des fêtes que vous ydonnez.

– Le Signor fait erreur. Je n’ai pas dePavillon.

– Oh ! Pas de blagues, répliquai-je.Je suis déjà venu ici, mon ami. Je me souviens de votre bicoque aufond du jardin et des joyeuses nuits que j’y ai passées. Commentdiable l’appeliez-vous ? Ah ! J’y suis : le Pavillonde Soliman le Rouge.

Il mit un doigt sur ses lèvres et prit un airexcessivement rusé.

– Le Signor s’en souvient. C’était dansle bon vieux temps, avant la guerre. C’est fermé depuis longtemps.Les gens de ces parages sont trop pauvres maintenant pour danser ouchanter.

– Néanmoins, j’aimerais y jeter un coupd’œil, insistai-je en lui glissant un souverain d’or dans lamain.

Il le regarda, étonné, puis toute sa manièred’être changea.

– Le Signor est un prince. Que ses désirssoient exaucés.

Il frappa dans ses mains, et le nègre leremplaça derrière un petit comptoir pratiqué à l’une des extrémitésde la pièce.

– Suivez-moi, dit Kuprasso.

Il nous conduisit à travers un long passageténébreux très inégalement pavé. Puis il ouvrit une porte dont levent s’empara rudement et la fit claquer derrière nous. Nous noustrouvions sur le seuil d’une petite cour sordide, bornée d’un côtéd’un mur élevé sans doute très vieux, dans les crevasses duquelcroissaient des arbustes. Quelques myrtes rabougris poussaient dansdes pots cassés et les orties abondaient. Dans un coin de la cours’élevait un édifice en bois, peint d’un rouge sombre, dont lesfenêtres et lucarnes étaient noires de crasse. La porte attachéepar une corde battait dans la nuit.

– Voilà le Pavillon, dit Kuprasso avecorgueil.

– C’est bien cela, remarquai-je d’un tonému. Ah ! quelles belles fêtes j’y ai vues ! Dites-moi,monsieur Kuprasso, l’ouvrez-vous jamais en ce moment ?

Il approcha ses lèvres épaisses de monoreille.

– Si le Signor me promet le silence, jelui dirai la vérité. J’ouvre le Pavillon quelquefois, rarement.Mais n’est-ce pas, il faut bien que les hommes s’amusent, même entemps de guerre ? Quelques officiers allemands viennent sedivertir ici, et la semaine dernière nous avons eu le ballet deMlle Cici. La police nous tolère pourvu qu’on soitdiscret, car ce n’est pas le moment d’être gai ! Tenez !Je vais vous dire un secret. Demain après-midi, il y aura ici desdanses merveilleuses. Je n’en ai parlé qu’à quelques-uns de mesclients. Qui croyez-vous ? La Compagnie des Heures Roses.

– Oh ! vraiment ? dis-je avecle respect voulu, bien que je n’eusse pas la moindre idée de cequ’il voulait dire.

– Le Signor désire-t-il venir ?

– Sûrement ! Nous viendrons tous lesdeux. Va pour les Heures Roses !

– Alors, venez à 4 heures del’après-midi. Traversez le café. Quelqu’un vous ouvrira la porte.Vous êtes des nouveaux venus ? Eh bien ! suivez l’avisd’Angelo Kuprasso et évitez les rues après la tombée de la nuit. Denos jours, Stamboul n’est pas très sûr.

Je lui demandai l’adresse d’un hôtel. Il m’encita plusieurs, parmi lesquels j’en choisis un au nom modeste quis’accorderait avec notre tenue. Ce n’était qu’à une centaine demètres du café, au sommet de la colline. La nuit tombait déjàlorsque nous quittâmes le café. Nous n’avions pas fait 20 mètresque Peter s’approcha tout près de moi, tournant la tête à chaqueinstant comme un cerf pourchassé.

– On nous suit de près, Cornélius,dit-il.

Dix mètres plus loin nous parvînmes à uncarrefour, où une petite place faisait face à une mosquée assezimportante. Dans le crépuscule, j’aperçus une foule compacte quisemblait se diriger vers nous. J’entendis une voix très clairecrier quelques mots incompréhensibles, et il me sembla que jeconnaissais cette voix.

Chapitre 11Les Compagnons des Heures Roses

 

Nous courûmes vers un angle de la place, oùune maison faisait saillie dans la rue. Notre seule chance de nousprotéger était de nous appuyer contre ce mur, séparés par lecontrefort. Ce fut l’affaire de quelques secondes. Un instant, nousavancions en tâtonnant le long de la ruelle ; l’instantd’après, nous étions accolés à un mur et une foule vociférantesurgissait tout autour de nous.

Il me fallut une minute ou deux pour me rendrecompte que nous étions attaqués. Tout homme a une phobieparticulière ; la mienne était d’être la proie d’une foulefurieuse. Je déteste la saleté, la lutte aveugle et les passionsdéchaînées, si différentes de celles d’un bandit solitaire. Toutcela représente à mes yeux un monde obscur, et je n’aime pas lesténèbres. Mais même dans mes cauchemars, je n’avais jamais imaginéd’aventure pareille à celle-ci. La rue étroite et fétide où lesvents glacés balayaient les ordures, le langage inconnu au sonrauque et sauvage et mon ignorance absolue de sa signification, mefirent froid dans le dos.

– Cette fois-ci, ça y est, mon vieux,dis-je à Peter, qui maniait le pistolet que lui avait remis lecommandant à Roustchouk.

Ces pistolets étaient nos seules armes. Lafoule les aperçut et hésita, mais si elle se décidait à se ruer surnous, nos deux pistolets ne seraient que de frêles obstacles.

La voix de Rasta s’était tue. Ayant terminé sabesogne, il s’était sans doute retiré à l’arrière-plan. La foule semit à crier : Alleman ! et un autre mot :Khafiyeh, qui fut répété plusieurs fois. Je ne comprenaispas alors ce que signifiaient ces mots, mais aujourd’hui, je lesais : on nous poursuivait parce que nous étions Boches etespions. Il n’y avait pas trop d’amour entre la racaille deConstantinople et ses nouveaux maîtres. C’était vraiment une ironiedu sort que Peter et moi fussions condamnés pour Boches. Car nousétions condamnés. J’avais bien entendu dire qu’en Orient, où il n’ya ni journaux curieux, ni police intègre, on disparaît trèsfacilement.

Je souhaitai ardemment connaître un mot deturc. Je réussis enfin à me faire entendre un instant et je criaique nous étions des marins allemands qui venions d’amener del’artillerie lourde pour la Turquie et que nous allions regagnernotre pays le lendemain. Je demandai ce qu’on pouvait bien avoircontre nous. Je ne sais si aucun de ces individus comprenaitl’allemand. En tout cas, mes protestations provoquèrent de nouveauxcris, parmi lesquels le mot sinistre de Khafiyeh revenaitsans cesse.

Alors, Peter tira par-dessus leurs têtes. Il yfut obligé, car un individu s’accrochait à son cou. Une grêle deballes s’aplatit aussitôt sur le mur au-dessus de nous. Ils avaientsans doute l’intention de nous prendre vivants et j’avais bienrésolu que cela ne se passerait pas ainsi. Mieux valait mourir dansune bagarre qu’aux mains de Rasta, ce brave de boudoir !

Je ne sais pas exactement ce qui arrivaensuite. La foule se précipita vers moi, et je tirai. Quelqu’unpoussa un cri de douleur et je m’attendais à être étranglél’instant d’après. Puis, tout à coup, la bagarre cessa, et unéclair de lumière vacillante jaillit au milieu des ténèbres.

Je n’ai jamais passé de moments plusangoissants. Le mystère m’avait souvent entouré durant cesdernières semaines, mais je n’avais jamais été appelé à faire faceà un péril immédiat. Lorsque j’avais été aux prises, comme à Loos,avec un risque pressant et physique, j’avais au moins su la naturedu danger qui me menaçait ; je savais ce qui m’attendait.Aujourd’hui, j’étais sous le coup d’une menace à laquelle je nepouvais donner de nom, et qui, loin d’être dans l’avenir, noussaisissait déjà à la gorge.

Et pourtant, je n’arrivai pas à me figurer quece danger fût tout à fait réel. Les balles criblaient les mursau-dessus de nous comme autant de pétards ; les visages,devinés plutôt que visibles dans l’obscurité, les rauques clameurs,tout cela était empreint de la folie d’un cauchemar.

Seul Peter, à mes côtés, sacrant sansdiscontinuer en hollandais, était réel.

Puis soudain, la lumière jaillit, rendant lascène encore plus fantastique.

Cette lumière provenait de torches portées pardeux individus farouches, munis de longs gourdins, qui se frayèrentun passage jusqu’au cœur de la foule. La lueur vacillante gravitles murs escarpés, projetant des ombres monstrueuses. Le ventemportait les flammes en longs rubans s’éteignant en gerbesd’étincelles.

Tout à coup, la foule murmura un nouveaumot : Chinganeh ! et ce mot était prononcéplutôt avec crainte qu’avec colère.

Tout d’abord, je ne discernai pas les nouveauxvenus. Ils étaient cachés dans l’obscurité profonde, sous leur daislumineux, car ils portaient haut les torches au bout de leurs braslevés. Ils poussaient des cris farouches et stridents terminésparfois par un jet de paroles rapides qui ne paraissaient pasdirigés contre nous, mais plutôt contre la foule. Et tout à coup,il me vint l’espoir qu’ils avaient pris notre parti pour quelqueraison inconnue.

La foule ne nous enserrait plus. Elle sedispersait rapidement, et j’entendis nos assaillants se houspillertout en dégringolant les rues transversales. Je crus d’abord quenos sauveurs appartenaient à la police turque, mais je changeaid’avis lorsque leur chef apparut dans un cercle de lumière. Il neportait pas de torche, mais un long bâton qu’il assenait sur latête de ceux qui étaient trop serrés pour pouvoir s’enfuir.

On ne pouvait concevoir d’apparition plusfantastique. Imaginez-vous un homme très grand, vêtu de peaux debêtes, les jambes nues et chaussé de sandales. Un morceau de drapécarlate enserrait ses épaules, et une calotte, fabriquée d’unepeau dont la queue se balançait, lui recouvrait la tête etdescendait jusqu’aux yeux. Il bondissait comme un animal sauvage,tout en psalmodiant, sur un ton aigu et monotone, une étrangecomplainte qui me donnait la chair de poule.

Tout à coup, je me rendis compte que la foules’était dispersée. Nous n’avions plus devant nous que ce personnageet ses compagnons, dont quelques-uns portaient des torches. Ilsétaient tous vêtus de peaux de bêtes, et le chef était seul àporter la calotte de fourrure. Tous les autres étaient nu-tête,avec de longues chevelures embrouillées.

Le chef me criait des chosesincompréhensibles, ses yeux étaient vitreux comme ceux d’un fumeurde chanvre, et ses jambes ne cessaient de remuer. On s’imaginerait,n’est-ce pas, que ce personnage était un saltimbanque ? Jepuis pourtant vous assurer qu’il n’était nullement comique, maissinistre et effrayant. Et je n’avais guère envie de rire.

Tout en vociférant, il désignait de son bâtonla rue qui montait la colline.

– Il nous dit de partir, dit Peter. Pourl’amour de Dieu ! Tâchons de nous débarrasser de cesorcier.

Je ne comprenais pas pourquoi, mais il étaitclair que ces maniaques nous avaient délivrés des mains de Rasta etde ses amis.

C’est alors que je commis une grosse erreur.Tirant un souverain de ma bourse, je l’offris au chef. Je désiraislui témoigner ma reconnaissance, et ne pouvant m’exprimer par desparoles, j’essayai de le faire par des gestes.

Son bâton s’abattit sur mon poignet et l’orroula dans le ruisseau. Ses yeux jetèrent des éclairs et il fittournoyer son arme au-dessus de ma tête. Il me maudit (je ledevinais facilement, bien que je ne comprisse pas un mot de cequ’il disait) et ceux de sa suite me maudirent à leur tour. Jel’avais évidemment mortellement froissé et j’avais déchaîné ainsiune fureur encore plus grande que celle des partisans de Rasta.

D’un commun accord, nous prîmes nos jambes ànotre cou. Nous n’allions pas chercher querelle à des démoniaques.Nous parvînmes à l’étroite rue escarpée, suivis de près par cettefolle cohorte. Les torches s’étaient éteintes, car il régnait uneobscurité complète, et nous trébuchâmes maintes fois contre des tasd’ordures et franchîmes des égouts. Les hommes étaient sur nostalons ; plus d’une fois, je sentis un bâton s’abattre sur mesépaules. Mais la peur nous prêta des ailes. Tout à coup, nous vîmesdevant nous des lumières et la rue déboucha dans une des voiesprincipales de la ville. La meute s’en rendit compte et ralentitson allure. Un peu avant d’atteindre la rue, nous nous arrêtâmes etjetâmes un regard en arrière. La sombre allée descendant jusqu’auport était déserte. Tout était silencieux.

– C’est un pays étrange que celui-ci,Cornélius, remarqua Peter en se tâtant. Il s’y passe trop de chosesen trop peu de temps. Je n’en puis plus.

La grande rue où nous venions de déboucherlongeait le sommet de la colline. Il y avait des réverbères,quelques fiacres et des boutiques d’assez bonne apparence. Noustrouvâmes bientôt l’hôtel que Kuprasso nous avait recommandé –grand édifice donnant sur une cour, muni d’un porche fort démoli etde stores verts que le vent d’hiver faisait claquermélancoliquement. C’était, comme je le craignais, bondé d’officiersallemands. J’obtins avec quelque difficulté une entrevue avec lepropriétaire, le Grec habituel, et lui dis que je venais de la partde M. Kuprasso. Ceci ne lui fit pas le moindre effet, et ilnous eût mis carrément à la porte si, par bonheur, je ne m’étaispas souvenu du laisser-passer de Stumm.

Je lui expliquai donc que nous venionsd’Allemagne avec du matériel de guerre et que nous voulions deschambres seulement pour une nuit. Je lui montrai le laissez-passeret bluffai de mon mieux. À la fin, il se radoucit et promit defaire son possible pour nous être agréable.

Ce ne fut pas brillant. On nous conduisit àune toute petite chambre meublée de deux lits pliants, où le ventsifflait par les fenêtres aux carreaux cassés. Nous dînâmes fortmal de mouton filandreux, de légumes bouillis et d’un fromage blancqui sentait si fort qu’il eût pu réveiller les morts. Mais je meprocurai une bouteille de whisky qui me coûta un souverain ;nous réussîmes à allumer le poêle dans notre chambre et à fermerles volets. Puis un verre de grog nous mit du cœur au ventre etnous dormîmes d’une traite pendant douze heures. Il faut avouer quedepuis Roustchouk, notre sommeil avait été plutôt agité !

En m’éveillant, le lendemain matin, je visqu’il neigeait. Avec beaucoup de peine, je trouvai un domestique àqui je demandai de nous apporter du café. Nous étions tous deuxassez déprimés.

– L’Europe est bien froide et ne vaut pasqu’on se batte pour elle ! dit Peter. Il n’y a qu’un pays pourles Blancs : l’Afrique du Sud.

Et j’étais bien près d’être de son avis.

Assis sur le bord de mon lit, j’examinai notresituation. Elle n’était pas très encourageante. Il me sembla quenous nous étions amusés à amasser des ennemis. Il y avait d’abordRasta, que j’avais oublié mais qui se souviendrait longtemps demoi. Il était entouré de sa racaille turque et nous« aurait » sûrement, tôt ou tard. Ensuite, il y avait lemaniaque à la calotte de fourrure. Il n’aimait pas Rasta, et jedevinai qu’il appartenait, ainsi que ses partisans, à un partihostile aux Jeunes-Turcs. Mais, d’autre part, il ne nous aimait pasnon plus, et nous aurions des ennuis si nous le rencontrions denouveau. Enfin, il y avait Stumm et le gouvernement allemand. Lesautorités de Roustchouk allaient être mises sur nos traces :ce n’était plus qu’une question d’heures. Il leur serait facile denous dépister à partir de Chataldja, et, une fois entre leursmains, nous serions absolument perdus.

Il me parut clair qu’à moins de trouver unsanctuaire et de dépister tous nos poursuivants, pour cette journéedu moins, nous étions définitivement perdus. Mais où trouver cesanctuaire ? Nous ne connaissions, ni l’un ni l’autre, un motde turc, et je ne voyais aucun moyen d’assumer de nouveaux rôles.Pour le faire, il nous eût fallu des amis et de l’aide, et je nesavais où en trouver. Il est vrai que Blenkiron devait être dansces parages, mais comment communiquer avec lui ? Quant àSandy, j’avais à peu près renoncé à l’espoir de le revoir. Dès ledébut, son plan m’avait paru insensé et destiné à ne pasréussir.

Il était probablement en Asie Mineure, et enparvenant à Constantinople, d’ici un mois ou deux, il apprendraitl’histoire de deux Hollandais à demi fous qui avaient disparu on nesavait où.

Le rendez-vous chez Kuprasso ne valait rien.C’eût été différent si nous étions arrivés sans avoir éveillé aucunsoupçon et si nous pouvions fréquenter l’endroit tranquillementjusqu’à ce que Blenkiron vînt nous y rejoindre. Mais pour cela, ilnous eût fallu du loisir et de la tranquillité… et nous avions unemeute à nos trousses. Le café de Kuprasso était déjà suffisammentdangereux. Si nous nous y montrions, nous y serions cueillis parRasta, ou par la police militaire allemande, ou par le fou à lacalotte de fourrure. Il fallait donc renoncer à y retourner dans letrès faible espoir d’y rencontrer Blenkiron.

Je me dis amèrement que ce jour-là était le 17janvier, jour fixé pour notre réunion. Pendant toute la descente duDanube, j’avais entretenu l’espoir de rencontrer Blenkiron, car jesavais qu’il parviendrait à temps au rendez-vous. Je lui auraisdonné les renseignements que j’avais eu la chance de réunir ;nous les aurions ajoutés à ceux qu’il avait pu se procurer, et nousserions peut-être parvenus à bâtir toute l’histoire que sir Walterdésirait si ardemment connaître. Après quoi, j’estimais qu’il meserait facile de gagner la Roumanie et de rentrer en Angleterre viala Russie. J’aurais rejoint mon bataillon au mois de février, ayantaccompli d’aussi bonne besogne que quiconque dans cette guerre.

Mais aujourd’hui, il me semblait bien que mesrenseignements disparaîtraient avec moi, à moins que je pusserejoindre Blenkiron avant la nuit.

Je discutai de tout cela avec Peter. Ilpartagea mon avis : nous étions fichus ! Nous décidâmesde nous rendre tout de même chez Kuprasso dans l’après-midi, et denous fier à notre veine pour le reste. Comme il ne fallait passonger à errer à travers la ville, nous demeurâmes assis dans notrechambre toute la matinée à nous raconter de vieilles histoires dechasse pour nous empêcher de pleurer sur le présent. À midi, nousdéjeunâmes de mouton froid et de fromage, et nous achevâmes notrewhisky. Puis je payai la note, car je ne voulais à aucun prixpasser une deuxième nuit dans cet hôtel, et à 3 heures et demie,nous sortîmes, sans soupçonner où nous coucherions le soir venu. Ilneigeait très fort, ce qui était une vraie aubaine. Mais ce pauvrevieux Peter n’avait pas de pardessus. Nous allâmes donc chez unjuif, marchand d’habits, où nous achetâmes un horrible paletot toutfait. À quoi bon ces économies quand l’avenir était aussisombre ? Les rues étaient désertes à cause de la neige, etlorsque nous nous engageâmes dans la ruelle menant au bac deRatchik, nous la trouvâmes tout à fait tranquille. Nous nerencontrâmes pas âme qui vive avant d’arriver chez Kuprasso.

Nous traversâmes le café vide et descendîmesle sombre corridor jusqu’à la porte donnant sur le jardin. Jefrappai, et la porte s’ouvrit. Nous vîmes la cour froide, couvertede neige, et à l’extrémité opposée, un éclat de lumière provenantdu Pavillon. Nous payâmes le droit d’entrée au nègre et passâmesl’après-midi glaciale dans un salon fort criard.

Quarante ou cinquante personnes étaientréunies à boire du sirop et du café, et à fumer du latakia. Laplupart étaient des Turcs vêtus à l’européenne, coiffés dufez ; il y avait aussi quelques officiers allemands, etquelques civils qui étaient sans doute des mécaniciens boches del’arsenal ou des commis de l’auxiliaire. Une femme vêtue d’une robevoyante était assise au piano et plusieurs autres femmes aux voixstridentes buvaient avec les officiers. Peter et moi nous assîmesmodestement dans le coin le plus proche de l’entrée. Kuprasso nousaperçut et nous envoya du café. Une fille au type juif vint à nouset se mit à parler français, mais elle s’en alla en me voyantsecouer la tête.

Bientôt, une autre fille apparut sur l’estradeet se mit à danser, en faisant tinter ses tambourins et en setortillant frénétiquement. J’ai vu des femmes indigènes, dans unkraal du Mozambique, danser mieux que cela. Une autre chanta unecomplainte allemande, très sentimentale, où il était question decheveux d’or et d’arc-en-ciel, et tous les Allemands présents semirent à applaudir.

L’ambiance était si commune que j’eus de lapeine à la supporter après mon long et dur voyage. J’oubliai quecette salle de danse vulgaire était pour nous aussi périlleusequ’un repaire de brigands.

Peter ne partageait pas mon impression. Ilétait fort intéressé par tout ce qui se passait autour de lui. Dureste, le nouveau l’attirait toujours. Il avait le génie de vivrede moment en moment.

Je me souviens que le rideau de scènereprésentait un lac bleu entouré de collines très vertes. Et peu àpeu, comme la fumée s’épaississait et que les violons selamentaient, ce paysage m’hypnotisa. Il me sembla que jecontemplais par une fenêtre un merveilleux paysage d’été où il n’yavait ni guerres, ni dangers. Je crus sentir les chauds rayons dusoleil et humer le parfum des fleurs de ces îles. Et puis, tout àcoup, je me rendis compte que l’atmosphère de la salle de danseétait tout imprégnée d’un parfum étrange.

Des brasiers brûlaient aux deux extrémités dela salle, et la fumée légère qui s’en dégageait avait une odeurd’encens. Quelqu’un avait jeté une poudre bleue sur les flammes, ettout à coup un grand silence tomba sur toute l’assemblée. Lesviolons pleuraient encore, mais dans le lointain, comme des échos.Toutes les lumières s’éteignirent, à l’exception d’un cerclelumineux au milieu de la scène. Et mon ennemi à la calotte defourrure bondit soudain dans ce cercle.

Il était accompagné de trois autres individus.J’entendis un murmure derrière moi et quelqu’un chuchota les mêmesmots que Kuprasso avait prononcés la veille. Ces maniaques étaientappelés les Compagnons des Heures Roses, et Kuprasso nous avaitpromis des danses merveilleuses.

J’espérais vivement qu’ils ne nousapercevraient pas, car ils m’inspiraient une véritable horreur.Peter éprouvait la même impression, et nous nous fîmes aussi petitsque possible dans notre coin sombre. Mais les nouveaux venus ne sesouciaient guère de nous.

En un clin d’œil, d’une salle de dansecommune, qui eut tout aussi bien pu être située à Chicago ou àParis, le pavillon se transforma en un lieu rempli de mystère, etaussi de beauté. C’était de nouveau le pavillon de Soliman le Rouge– Sandy avait eu raison de dire que les extrémités de la terre s’yrencontraient. Je perdis toute conscience de mes voisins. Allemandobèse, Turc en redingote ou juive sale, je ne voyais que cessilhouettes étranges bondissant dans le cercle lumineux –silhouettes qui sortaient de l’obscurité la plus profonde pourcréer de la magie.

Le chef jeta une poignée de poudre bleue surle brasier et une grande flamme bleue, en forme d’éventail, surgitaussitôt. Il tissait des cercles et il chantait une mélopée claireet aiguë, que ses compagnons accompagnaient en chœur de leur voixmonotone. Je ne saurais vous dire ce qu’était cette danse. J’avaisvu les ballets russes un peu avant la guerre, et cet homme merappelait un des danseurs. Mais sa danse était la partie la moinsimportante de tout le spectacle. L’enchantement n’était créé ni parle son, ni par le mouvement, ni par le parfum, mais par quelquechose de beaucoup plus puissant. La toile de fond criarde avaitdisparu. Il me semblait que je regardais par une fenêtre le plusbeau paysage du monde éclairé par la lumière pure du matin.

Il me semblait que j’apercevais une partie duveldt, mais un veldt que je ne connaissais pas. C’était à la foisplus farouche et plus riant. En vérité, je revoyais ma premièrejeunesse. J’éprouvais cette espèce de légèreté immortelle quel’adolescent est seul à connaître à l’aube de sa vie. Je necraignais plus aucunement ces magiciens. C’étaient d’aimablessorciers qui m’avaient emmené au pays des fées.

Puis des notes de musique tombèrent lentementde ce silence. Elles ressemblaient à des gouttes d’eau tombant detrès haut dans une coupe, et chacune d’elles possédait la qualitéessentielle du son pur. Nous autres, Occidentaux, nous avons oubliéle charme des notes solitaires dans notre amour des harmoniescompliquées. Les indigènes de l’Afrique le connaissent, et je mesouviens qu’un érudit me dit un jour que les Grecs avaient possédécet art. Ces clochettes argentines tintèrent dans l’espace infini –si exquises et si parfaites qu’aucune parole mortelle n’eût pus’adapter à elles.

Puis lentement, très lentement, cette musiquese transforma. Le flamboiement passa du bleu au pourpre et puis semua en un rouge sombre. Peu à peu, les notes se fondirent l’unedans l’autre et formèrent enfin une harmonie – une harmoniefarouche et inquiète. Et je reprenais conscience de la salle et desdanseurs aux peaux de bête qui gesticulaient dans leur cerclelumineux.

On ne pouvait plus se méprendre sur le sens deleur danse. Toute la grâce, toute la jeunesse s’en étaient envoléeset la passion battait l’air – une passion terrible et sauvage, quin’appartenait ni au jour, ni à la nuit, ni à la vie, ni à la mort,mais à ce monde intermédiaire qui les sépare. Les danseursm’apparurent soudain monstrueux, inhumains, diaboliques. Les lourdsparfums qui s’échappaient du brasier avaient comme un relent desang frais. Les spectateurs poussèrent des cris – des cris decolère, de désir, de terreur. J’entendis une femme sangloter, etPeter, qui est cependant le plus hardi des mortels, me saisit lebras.

Je compris alors que les Compagnons des HeuresRoses étaient les seuls êtres qu’il me fallait redouter. À côtéd’eux, Rasta et Stumm n’étaient que des nigauds. Dans une seconde,ces diables de sorciers dépisteraient leurs ennemis. Je sentis lesyeux ardents de leur chef fouiller l’obscurité pour me trouver. Àmes côtés Peter marmottait des prières et j’aurais souhaitél’étrangler. Son bavardage nous trahirait sûrement, car il mesembla qu’il n’y avait personne dans la salle, sauf nous et lesmagiciens.

Puis l’enchantement fut tout à coup rompu. Laporte s’ouvrit toute grande et le vent s’engouffra dans lepavillon, faisant voler en nuages les cendres des brasiers.J’entendis des voix très animées à l’extérieur et une bagarre seproduisit dans la salle. Nous demeurâmes un instant dansl’obscurité la plus complète, puis quelqu’un alluma un des becs degaz près de la scène. Alors, toute la saleté sordide d’une salle dedanse de troisième ordre se trouva révélée, visages blafards, yeuxlourds, chevelures grasses et sales.

Les Compagnons des Heures Roses avaientdisparu. À la porte se tenaient des hommes en uniformes. UnAllemand murmura :

– Ce sont les gardes du corps d’EnverPacha.

Je l’entendis très distinctement.

La salle se vida instantanément. Turcs etAllemands se bousculèrent, tandis que Kuprasso poussait deslamentations désespérées. On n’arrêta personne et je compris tout àcoup pourquoi. Les gardes étaient venus pour nous. C’était enfin larevanche de Stumm. Les autorités nous avaient dépistés et nousétions perdus.

Une révulsion soudaine vous laisse avec unevitalité fort affaiblie. Je ne fus pas autrement ému. Nous étionsperdus, voilà tout. C’était Kismet, la volonté de Dieu, iln’y avait qu’à nous soumettre. Je n’avais pas le moindre désir derésister ni de m’échapper. La partie était irrémédiablementperdue.

Un sergent nous désigna et dit quelques mots àKuprasso qui acquiesça. Nous nous levâmes lourdement et nousdirigeâmes vers eux. Après avoir traversé la cour entre deux gardeset remonté le sombre corridor, nous débouchâmes dans la ruecouverte de neige. Une voiture fermée nous attendait et on nous fitsigne d’y monter. Elle ressemblait exactement au panier àsalade.

Nous demeurâmes assis très tranquilles, lesmains sur les genoux, comme des gamins pris en flagrant délitd’école buissonnière. Je ne savais où nous allions et je ne m’ensouciais guère. Nous remontions la côte, puis je remarquai des rueséclairées.

– C’est la fin, Peter, dis-je.

– Ja, Cornélius,répondit-il.

Ce furent les seules paroles que nouséchangeâmes.

Enfin, la voiture s’arrêta. Quelqu’un ouvritla portière. Nous descendîmes, et nous nous trouvâmes dans une courentourée de très hauts bâtiments. Je me dis que c’était la prisonet je me demandai si on nous donnerait des couvertures, car ilfaisait un froid glacial.

Nous entrâmes dans un grand hall en pierre. Ily faisait fort bon, ce qui me donna quelque espoir pour noscellules. Un homme vêtu d’une espèce d’uniforme nous fit signe demonter. À l’étage supérieur, un deuxième geôlier vint à notrerencontre et nous conduisit jusqu’à une porte au bout du corridor.Puis il s’arrêta et nous fit signe d’entrer.

Je devinai que c’était là le bureau dugouverneur de la prison et qu’il allait procéder à uninterrogatoire. Mon cerveau était trop embrouillé pour penserclairement et je résolus d’observer le plus strict silence. Oui,même si on me mettait les poucettes. Je n’avais préparé aucunehistoire, mais j’étais bien résolu à ne pas me trahir.

En tournant le bouton de porte, je me demandaiquelle espèce de Turc ou de Boche nous allions y voir.

Nous nous trouvâmes dans une grande salleagréable, au parquet ciré. Un feu flambait dans l’âtre. À côté dufeu, un homme était étendu sur un canapé, un petit guéridon tiréprès de lui. Sur ce guéridon, un petit verre de lait était poséprès d’une réussite alignée.

Je considérai ce spectacle sans mot dire. Puisun autre personnage attira mon attention. C’était l’homme à lacalotte de fourrure, le chef des maniaques. En l’apercevant, nousfîmes instinctivement un pas en arrière, puis nous nous arrêtâmesnet…

Car le danseur traversa la pièce en deuxenjambées et me saisit les mains dans les siennes.

– Ah ! mon vieux Dick !s’écria-t-il. Je suis réellement heureux de vous revoir !

Chapitre 12Les quatre missionnaires commencent à y voir clair

 

Un spasme d’incrédulité, un profondsoulagement, et cette joie aiguë qui vient d’une violente réaction,se succédèrent brusquement dans mon esprit. J’émergeai tout à coupd’eaux très troublées pour me trouver dans un calme incroyable. Jeme laissai tomber dans le fauteuil le plus proche et essayai delutter avec quelque chose qui dépassait la parole.

– Sandy, dis-je dès que j’eus retrouvé marespiration, vous êtes le diable incarné ! Vous nous avezterrifiés, Peter et moi !

– C’était la seule façon d’agir, Dick. Sije n’avais pas couru à vos trousses hier soir en miaulant comme unmatou, Rasta vous aurait cueilli bien avant que vous ne soyezparvenus à votre hôtel. Ah ! vous m’en avez donné du fil àretordre, vous deux ! Et cela n’a pas été facile de vousamener ici. Mais tout cela, c’est fini. Mettez-vous à l’aise, mesenfants.

– Fini ! m’écriai-je d’un tonincrédule, car j’avais de la difficulté à rassembler mes idées.Quel est donc cet endroit ?

– Mon humble demeure, ne vous déplaise,dit la voix douce de Blenkiron. Nous avions tout préparé pour vousrecevoir, major, mais hier seulement j’ai entendu parler de votreami.

Je présentai Peter.

– Ravi de vous rencontrer, monsieurPienaar, dit Blenkiron. Eh bien, comme je vous disais, vous serezen toute sécurité ici, mais vous l’avez échappé belle.Officiellement, un Hollandais appelé Brandt allait être arrêté cetaprès-midi et remis aux autorités allemandes. Lorsque l’Allemagnes’inquiétera de ce Hollandais, elle aura quelque difficulté à seprocurer son corps. Telles sont les mœurs du despotismeoriental ! En attendant, le Hollandais disparaîtra. À minuit,il cessera d’exister sans la moindre douleur.

– Je ne vous comprends pas,bredouillai-je. Qui nous a donc arrêtés ?

– Mes hommes, répondit Sandy. Nousdisposons de quelque influence ici, et il n’a pas été difficiled’arranger votre arrestation. Demain, le vieux Moellendorff viendraflairer autour de cette affaire, mais le mystère sera trop profondpour lui. Voilà l’avantage d’un gouvernement d’aventuriers. Maispar le ciel ! Dick, il n’y avait pas de temps à perdre. Vousétiez frits si Rasta ou les Allemands vous avaient cueillis. J’aipassé quelques heures agitées ce matin.

Tout cela me dépassait. Je regardai Blenkironqui battait le jeu de cartes avec son vieux sourire paresseux, puisje contemplai Sandy, costumé en bandit de mélodrame, son maigrevisage brun comme une noix, ses bras tatoués de cercles rouges, lapeau de renard cachant ses sourcils et ses oreilles. Peter nesoufflait mot, mais ses yeux étaient lourds de pensées.

Blenkiron se hissa sur ses pieds et se dirigeavers une armoire.

– Vous devez avoir faim, mes garçons,dit-il. Mon duodénum m’a fait diablement souffrir, commed’habitude, et je ne mange pas plus qu’un écureuil. Pourtant, j’aifait quelques provisions, car je devinais que vous auriez del’appétit après vos pérégrinations.

Il tira de l’armoire deux pâtés de Strasbourg,un fromage, un poulet froid, du pain et trois bouteilles dechampagne.

– Du champagne ! s’écria Sandy,ravi. Du Heidsieck extra-sec ! Dick ! Nousavons de la veine !

Je n’ai jamais fait un meilleur repas, carnous avions jeûné dans cet affreux hôtel. Mais j’éprouvais toujoursle sentiment d’être poursuivi, et avant de m’attabler, je m’assuraique la porte était bien gardée.

– Ne t’inquiète pas, dit Sandy, meshommes veillent sur l’escalier et à la grille. Nul n’oseraits’approcher d’un endroit gardé par le Metreb. Ton passé est effacé,Dick ; dès demain, tu commences une page nouvelle de ta vie.Il en faut remercier Blenkiron. Il était à peu près certain que turéussirais à arriver ici, mais il était également certain que tuarriverais à la hâte, ayant soulevé sur ton passage nombred’enquêtes ! Alors, il a tout arrangé pour que tu puissestroquer ton identité contre une autre.

– Vous vous appelez désormais RichardHanau, dit Blenkiron. Vous êtes né à Cleveland (Ohio), de père etmère allemands. Vous êtes un de nos ingénieurs les plus cotés et laprunelle des yeux du vieux Guggenheim. Vous êtes arrivé cetaprès-midi de Constanza, et je vous ai rencontré au débarcadère.Vous trouverez les costumes nécessaires pour votre nouveau rôledans votre chambre à coucher. Mais tout cela peut attendre. Je suispressé d’arriver aux faits. Nous ne sommes pas ici pour notreplaisir, major. Nous n’allons donc pas nous étendre sur vosaventures. Je meurs d’envie de les connaître, mais ce sera pourplus tard. Je veux d’abord savoir si nous avons réussi dans nosenquêtes mutuelles.

Il me tendit un cigare, ainsi qu’à Peter, etnous nous installâmes dans des fauteuils devant le feu. Sandys’accroupit, les jambes croisées sous lui, sur le tapis devant lefeu, et alluma une ignoble vieille pipe qu’il tira d’un repli parmises fourrures. Alors commença cette conversation à laquelle j’avaispensé constamment pendant les quatre semaines agitées que je venaisde passer.

– Si je prends le premier la parole, ditBlenkiron, c’est parce que je crois que mon histoire est la pluscourte. Messieurs, je dois vous avouer que je n’ai pas réussi.

Il prit une expression désolée, à la foiscomique et triste.

– Voyons, si vous cherchiez un objet aupied d’une haie, il n’est guère probable que vous parcourriez laroute dans une auto de courses. Vous essayeriez encore moinsd’obtenir du haut d’un aéroplane une vue à vol d’oiseau de l’objetque vous recherchez. Eh bien ! cette parabole s’adapteparfaitement à mon cas. J’ai été dans les nuages. J’ai grillé surles pics, et, pendant tout ce temps, ce que je cherchais setrouvait dans le ruisseau… Alors, naturellement, je ne l’ai pas vu…J’ai suivi la mauvaise voie, major. Je me suis baladé à traverstoute l’Europe, comme un véritable cirque Barnum, fréquentantgénéraux et Altesses. Il est vrai que j’ai recueilli au passage pasmal de renseignements et que j’ai obtenu quelques éclaircissementsfort intéressants sur la haute politique. Mais je n’ai pas trouvéce que je cherchais, car ceux qui le savaient n’allaient pas me ledire. Dans cette société, ils commencent à s’enivrer et à êtredisposés aux confidences à partir du dixième cocktail. Donc, je nesaurais apaiser les inquiétudes de sir Walter Bullivant qu’en luidisant qu’il est dans le vrai. Oui, messieurs, il a parfaitementraison. On est en train de lancer, dans cette partie du monde, unevaste affaire miraculeuse, mais ceux qui en sont les instigateursn’en soufflent mot.

Blenkiron s’interrompit pour allumer un autrecigare. Il était plus maigre qu’en quittant Londres, et des pochessous ses yeux semblaient indiquer que son voyage n’avait pas étéaussi facile qu’il aimait à nous le faire croire.

– J’ai découvert une chose, reprit-il.J’ai découvert que la dernière illusion à laquelle l’Allemagneconsentira à renoncer, c’est au contrôle de l’Orient. Elle céderala Belgique, l’Alsace-Lorraine et la Pologne, mais elle ne céderajamais la route menant en Mésopotamie à moins qu’on ne la prenne àla gorge et qu’on ne l’y force ! Sir Walter voit loin et ilvoit clair. Au pis-aller, le Kaiser jettera une énorme quantité delest en Europe, afin que les Alliés paraissent remporter une grandevictoire, mais tant qu’il tient la route de l’Orient, il ne serapas battu. L’Allemagne ressemble à un scorpion. Son poison est danssa queue, et cette queue s’étend jusqu’en Asie. J’ai tiré ça auclair, et je me suis assuré que la Turquie lui donne bien desinquiétudes, comme vous allez vous en rendre compte. Maisl’Allemagne prétend qu’elle saura la manœuvrer. Et je ne dis pas lecontraire. Tout dépend de son jeu : elle le considèreexcellent. J’ai essayé de me renseigner à ce sujet, mais on m’aéconduit. J’ai dû faire semblant d’être satisfait, car ma situationn’était pas assez solide pour me permettre de prendre des libertés…Si je parlais à un haut personnage, il prenait un air profond et mevantait la puissance militaire de l’Allemagne, l’organisationallemande et l’état-major allemand. Je hochais la tête et memontrais enthousiaste. Mais je sais ceci : l’Allemagne a ungros atout en réserve. Je ne saurais dire lequel. Dieu fasse quevous soyez plus fins que moi !

Son ton était mélancolique et je m’en réjouisun peu. Blenkiron était le professionnel disposant de toutes leschances. Ce serait une bonne farce si l’amateur triomphait là oùl’expert n’avait pu réussir !

Je regardai Sandy. Il remplit sa pipe,repoussa le bonnet de fourrure, et à le voir ainsi avec ses longscheveux en désordre, son visage aux pommettes hautes et sessourcils teints, on eût juré quelque mollah fanatique.

– Je suis allé directement à Smyrne,commença-t-il. Ce n’était pas difficile, car j’avais posé pas malde jalons pendant mes précédents voyages. J’arrivai dans cetteville sous le déguisement d’un usurier grec de Fayoum. Mais j’ytrouvai des amis sur lesquels je pouvais compter, et le soir même,j’étais devenu un romanichel turc, membre de la plus célèbreconfrérie de l’Asie occidentale. J’en faisais partie depuis fortlongtemps déjà, et je suis même frère de sang du grand chef, desorte qu’il me fut facile de jouer ce rôle. Mais je découvris quela Compagnie des Heures Roses n’était plus ce qu’elle avait été en1910, lorsque je la fréquentais. Alors, elle soutenait lesJeunes-Turcs et les réformes ; aujourd’hui, elle soupire aprèsle vieux régime et elle représente le dernier espoir desorthodoxes. Elle n’a que faire d’Enver et de ses amis, et considèresans nul plaisir les beaux yeux du Teuton. La Compagnie des HeuresRoses soutient l’Islam et les vieilles traditions. C’est en sommele parti conservateur nationaliste. Elle est extrêmement puissantedans les provinces, et ni Enver ni Talaat n’ont osé y toucher. Cequ’il y a de particulièrement dangereux, c’est qu’elle ne soufflemot et ne fait rien en apparence. Elle attend le moment propice etse renseigne.

» Vous pouvez vous imaginer que c’étaitprécisément le milieu qui me convenait pour mon but. Je connaissaisles rites, car malgré son orthodoxie, la Compagnie se mêle bien unpeu de magie et doit une grande partie de sa puissance àl’atmosphère de mystère dont elle s’entoure. Les Compagnons saventdanser de façon à enchanter le Turc ordinaire. Vous avez eu unéchantillon de nos danses cet après-midi, Dick. C’était assezréussi, n’est-ce pas ? Les Compagnons sont partout, on ne leurpose nulle question. Ils savent ce que pense l’homme ordinaire, carils forment un excellent service de renseignements, meilleur mêmeque le Khafiyehr d’Enver Pacha. Ils sont aussi très populaires, nes’étant jamais courbés devant les Nemseh, les Allemands, quipressurent jusqu’à la dernière goutte de sang des Osmanlis pourarriver à leurs propres fins. C’eût été un grand coup pour lecomité et ses maîtres allemands, s’ils avaient pu mettre la mainsur nous, car nous nous tenions collés l’un à l’autre comme dessangsues, et nous n’avions pas l’habitude de reculer devant lesdétails.

» Eh bien ! je n’éprouvai aucunedifficulté à aller où je voulais, comme vous pouvez bien vousl’imaginer. Mon costume et le mot de passe m’ouvraient toutes lesportes. Je me rendis à Smyrne par la nouvelle voie ferrée allant àPanderma, sur la mer de Marmara, et j’y arrivai un peu avant Noël.Nous venions d’évacuer Anzac et Suvla, et j’entendais le canontonner dans le détroit des Dardanelles. De Panderma, je voulusgagner la Thrace par un caboteur, et c’est alors qu’il m’arriva unebizarre aventure : je fus torpillé.

» Ce fut peut-être le dernier effort d’unsous-marin britannique dans ces eaux-là. Mais il réussit. On nousdonna dix minutes pour embarquer dans les canots de sauvetage, puison coula le vieux caboteur avec sa cargaison d’obus. Il y avait peude passagers, il nous fut donc facile de gagner la terre dans lescanots. Le sous-marin demeura à la surface à nous observer, tandisque nous poussions des lamentations à la mode orientale. Je pusvoir de tout près le capitaine dans sa tourelle de quart. Devinezqui c’était ? Tommy Elliot, qui habite sur le versant de lacolline en face de mon patelin, en Écosse !

» Je lui fis la plus grande surprise desa vie. Comme notre canot passait devant lui en tanguant,j’entonnai très clairement Les fleurs de la forêt,l’ancienne version, et je m’accompagnai sur le vieil instrument àcorde que je portais. Tommy écarquilla les yeux ; il medemanda en anglais qui diable j’étais. Je lui répondis dansl’écossais le plus pur, que personne, ni dans le sous-marin, nidans notre canot, ne dut comprendre : Maister Tammy, whatfor wad ye skail a dacent tinkler lad intil a cauld sea ?I’ll gie ye your kail through the reek for this ploy thenext time I forgaither wi’ye on the tapo’Caerdon !

» Tommy me reconnutsur-le-champ. Il se mit à rire aux larmes et, comme nous nous enallions, il me cria dans le même langage : Pit a stoothert tae a stey brae ! Dieu veuille qu’il ait eu le flairde ne rien dire de ceci à mon père ! Sans quoi, le vieux auraeu une attaque. Il n’a jamais beaucoup approuvé mes randonnées etme croit enfin définitivement ancré dans le bataillon.

» Eh bien ! pour en venir au fait,je parvins à Constantinople et je réussis bientôt à me mettre enrapport avec Blenkiron. Vous savez le reste. Maintenant… autravail. J’ai eu assez de chance, mais rien de plus, car je n’aipas réussi à découvrir le fond de l’affaire. Néanmoins, j’aidéchiffré la première énigme que nous a laissée Harry Bullivant. Jesais ce que signifie Kasredin.

» Sir Walter a raison, comme ditBlenkiron. Il existe une grande effervescence dans tout l’Islam,quelque chose « qui se meut sur la surface des eaux ». Onne le cache point. Ces renaissances religieuses se produisent parcycles réguliers, et le moment est venu. Par exemple, on se montretrès net quant aux détails. Un mage vient d’apparaître appartenantau sang du Prophète ; il restaurera au Khalifat sa gloire dejadis et rendra à l’Islam son ancienne pureté. Le monde musulmanrépète ses paroles. Tous les croyants orthodoxes les connaissentpar cœur. Voilà pourquoi ils supportent la misère noire et desimpôts formidables ; voilà pourquoi leurs fils s’engagent dansles armées et meurent sans une plainte à Gallipoli et enTranscaucasie. Ils se croient à la veille de la grandedélivrance.

» Je découvris, en tout premier lieu, quesi les Jeunes-Turcs – qui ne sont ni populaires ni orthodoxes –n’ont rien à voir avec ce mouvement, l’Allemagne y est, par contre,intimement mêlée. Je voyais clairement que l’on considéraitl’Allemagne comme la collaboratrice de ce mouvement. C’est grâce àcette croyance que le régime actuel dure encore. Le Turc ordinairedéteste le Comité, mais il fonde un espoir bizarre et perverti surl’Allemagne. Enver ne soutient pas le Teuton impopulaire ;c’est au contraire le Teuton qui soutient le Comité. Voilà tout leprestige de l’Allemagne : elle contribue en quelque façon à lavenue du nouveau libérateur.

» Tout le monde parle très ouvertement dela chose. Cela s’appelle le Kaâba-y-hurriyeh, le Palladiumde la Liberté. Le Prophète s’appelle Zimrud, l’Émeraude, et sesquatre ministres portent également des noms de joyaux :Saphir, Rubis, Perle et Topaze. On entend souvent prononcer leursnoms dans les villes et les villages, comme on entend en Angleterreprononcer les noms de nos généraux. Mais personne ne sait où Zimrudse trouve, ni où il se révélera, bien que ses exhortationsparviennent aux croyants chaque semaine. J’ai seulement pum’assurer qu’il viendra de l’Occident, suivi de ses disciples.

» Vous allez me demander : « Ehbien ! et Kasredin ? » Voilà. Ce motm’intrigua beaucoup, car personne n’employait cette phrase :« La Demeure de l’Esprit ». C’est évidemment un cliché,tout comme en Angleterre une secte nouvelle quelconque pourraits’appeler l’Église du Christ. Seulement, personne ne se servait decette expression.

» Mais peu à peu, je découvris que cemystère possédait un cercle intérieur et un cercle extérieur. Toutecroyance a un côté ésotérique soigneusement caché du troupeau desfidèles. C’est à Constantinople que je trouvai ceci. Or, il existeun shaka turc très célèbre, un de ces anciens miraclesfrisant la farce, appelé Ortaoyun ; il faudrait bienune semaine pour le lire. Cette histoire raconte la venue d’unProphète, et je m’assurai que les élus de la Foi se servaient dutexte de cette pièce pour parler de la révélation nouvelle. Choseétrange, dans cette histoire, le Prophète est aidé par une desseules femmes qui ait joué un rôle important dans l’hagiologieturque. C’est même le point capital de l’histoire qui, bienqu’étant une farce, est surtout un mystère religieux. Et puis leProphète ne s’y appelle pas Émeraude.

– Non, interrompis-je. Il s’appelleManteau-Vert.

Sandy se leva d’un bond, laissant tomber sapipe.

– Comment diable savez-vous cela ?demanda-t-il.

Alors, je leur parlai de Stumm, de Gaudian,des mots murmurés que j’avais surpris par hasard. Blenkiron meregardait fixement, ce qui était surprenant de la part de quelqu’undont le regard est toujours lointain, et Sandy arpentaitfiévreusement la pièce.

– L’Allemagne est donc au cœur même duprojet. Je l’ai toujours cru, dit-il. Si nous voulons découvrir leKaâba-y-hurriyeh, il est inutile de fouiller le Comité, niles provinces turques : le secret se trouve en Allemagne.Dick, vous n’auriez pas dû franchir le Danube.

– C’est ce que je craignais, dis-je.Mais, d’autre part, il est évident que le secret se divulguera àl’est tôt ou tard. À mon avis, ils ne peuvent tarder longtemps à lelivrer. Si nous pouvons demeurer ici, nous trouverons forcément lefilon. Et puis j’ai d’autres preuves. J’ai découvert la troisièmeénigme de Harry Bullivant.

Les yeux de Sandy se mirent à étinceler ;mes auditeurs m’écoutaient, l’attention tendue.

– Ne m’avez-vous pas dit que dansl’histoire de Kasredin, l’allié du Prophète est unefemme ?

– Oui, répondit Sandy, maisqu’importe ?

– Cela est vrai aussi de Manteau-Vert. Jevais vous dire le nom de cette femme.

Je pris une feuille de papier et un crayon surle bureau de Blenkiron, et les tendit à Sandy.

– Écrivez le troisième mot de HarryBullivant, lui dis-je.

Il écrivit aussitôt « v. I. »

Alors, je leur appris l’autre nom prononcé parStumm et Gaudian. Je leur fis part de la découverte que j’avaisfaite tandis que j’étais malade dans la cabane du bûcheron.

– Le I n’est pas la lettre de l’alphabet,mais l’adjectif numéral. La femme s’appelle von Einem, Hildavon Einem.

– Ce braveHarry ! dit Sandy, doucement. Il est joliment fort.Hilda von Einem ? Qui est-elle, et oùest-elle ? Si nous la trouvons, nous gagnons la partie.

Alors, Blenkiron prit la parole.

– Je pense que je puis vous le dire,messieurs. J’ai vu Mme von Einem hier.C’est une très belle femme. Et le hasard veut qu’elle soit lapropriétaire de cette maison.

Sandy et moi, nous nous mîmes à rire. C’étaittrop drôle d’avoir traversé l’Europe pour atterrir précisément auquartier général de l’énigme que nous avions entrepris dedéchiffrer !

Mais Blenkiron ne rit pas. Il était devenutout à coup très grave en entendant prononcer le nom de Hilda vonEinem, et l’expression de son visage m’interloqua.

– Je n’aime pas tout ceci, messieurs,nous dit-il. J’aurais préféré que vous ayez prononcé tout autre nomque celui-là. Il n’y a pas longtemps que je suis ici, mais j’aipourtant pu me faire une idée assez juste des chefs politiques. Ilsne valent pas grand-chose. Mais j’ai rencontré Frau von Einem, quiest tout autre. L’homme qui la comprendra sera vraiment trèsfort.

– Qui est-elle ? demandai-je.

– C’est précisément ce que je ne sauraisvous dire. Elle a pris une part importante aux fouilles des ruinesbabyloniennes et elle a épousé un diplomate, qui mourut il y atrois ans. Ce n’est pas tant ce qu’elle a été, mais plutôt cequ’elle est : une femme extraordinairement intelligente.

Le respect évident de Blenkiron nem’impressionna aucunement. Il me semblait que notre tâche sedessinait enfin clairement, car j’avais horreur de patauger dansl’obscurité. Je lui demandai où demeurait Frau von Einem.

– Je n’en sais rien, répondit Blenkiron.Et laissez-moi vous dire que vous ne trouverez pas beaucoup depersonnes désireuses de satisfaire votre curiosité fort légitime ausujet de Frau von Einem.

– Je saurai cela facilement, répliquaSandy. Voilà l’avantage d’avoir, comme moi, ses entrées partout.Mais en attendant, il faut que je me sauve. Je n’ai pas encoreterminé ma tâche quotidienne. Dick, il faut que vous et Peteralliez vous coucher tout de suite.

– Pourquoi ? demandai-je, ahuri, carSandy parlait comme un médecin.

– Parce que j’ai besoin des vêtements quevous portez en ce moment. Je vais les emporter avec moi et vous neles reverrez plus jamais.

– Vous aimez les souvenirs bizarres,remarquai-je.

– Dites plutôt que la police turque lesaime. Le courant du Bosphore est assez rapide : demain, cestristes reliques de deux Hollandais égarés seront rejetées sur lerivage, à la Pointe de Seraglio. Car, voyez-vous, dans un jeu commele vôtre, il faut laisser tomber le rideau proprement à la fin dechaque scène, si l’on désire éviter tout ennui dans l’avenir.

Chapitre 13Je vais dans le grand monde

 

Le lendemain matin, lorsque je sortis de cettemaison bras dessus, bras dessous avec Blenkiron, je ne ressemblaisguère à l’être abandonné qui, la veille, avait vainement cherché unrefuge. D’abord j’étais magnifiquement vêtu. Je portais un completde serge bleue, aux épaules carrées et rembourrées, une cravatenoire, des souliers au bout rond américain et un melon brun. Unesuperbe pelisse, doublée de loup, complétait mon costume, et jefumais un des cigares de Blenkiron. Peter avait taillé sa barbepoivre et sel, il avait l’air d’un domestique fort respectable.Blenkiron avait fait les choses en grand seigneur, ayant apportétous ces vêtements de Londres. Je compris maintenant pourquoi Sandyet lui s’étaient tant préoccupés de ma garde-robe. Sandy s’étaitprocuré le complet de Peter, dont la coupe était beaucoup moinsbonne que celle du mien. Je n’eus aucune difficulté quant àl’accent. Il est facile à tout homme élevé dans les colonies deparler l’américain, et je me flattais de faire preuve d’une trèsbonne connaissance de l’idiome des États de l’Ouest.

Le vent avait viré au sud et la neige fondaitrapidement. Au-dessus de la côte d’Asie, le ciel était bleu, etvers le nord, des masses de nuages blancs vaguaient par-dessus lamer Noire. Cette ville qui, la veille, m’avait paru si sordide, separa d’une beauté étrange ; la beauté d’horizons imprévus etde lagunes d’eau grise serpentant sous des rives parsemées decyprès dépend beaucoup de l’humeur d’appréciation d’un paysage. Jeme sentais de nouveau libre, et je pris plaisir à regarder de tousmes yeux.

Dans la rue, nous croisions toutes lesnationalités possibles. Il y avait des soldats de l’armée régulièreturque dans leur bizarre casque kaki en forme de cône, recruesfarouches qui n’avaient certainement rien à voir avec l’Europe. Ily avait des escouades d’Allemands, coiffés du képi plat, quiregardaient d’un air vague tous ces spectacles nouveaux, mais quidistinguaient vivement l’officier à saluer sur le trottoir. DesTurcs passaient dans des voitures fermées ; d’autrescaracolaient sur de beaux chevaux arabes, d’autres encoresemblaient sortir de l’arche de Noé. Mais mon attention fut surtoutattirée par la foule – une foule farouche et misérable. Je n’aijamais vu pareils essaims de mendiants. Nous descendions la rue,accompagnés par un murmure de supplications et de demandesd’aumônes prononcées dans toutes les langues de la tour de Babel.Blenkiron et moi, nous fîmes semblant d’être des touristesintéressés. Nous nous arrêtions pour jeter 2 sous à tel individu oupour rire de tel autre, en échangeant des remarques d’une voixnasillarde.

Nous nous installâmes dans un café. Unmendiant entra presque aussitôt. Il nous demanda la charité.Jusqu’alors, Blenkiron n’avait pas ouvert sa bourse ; il yprit quelques pièces de nickel et en plaça cinq sur la table. Lemendiant se mit à nous bénir et ramassa trois des pièces. Alors,Blenkiron fit glisser très rapidement les deux autres piécettesdans sa poche.

Cela me parut étrange. C’était bien lapremière fois que je voyais un mendiant rendre de la monnaie, etj’en fis la remarque. Blenkiron ne me répondit pas. Bientôt, nousquittâmes le café et nous nous dirigeâmes vers le port.

Plusieurs petits remorqueurs étaient amarrésle long du quai, ainsi qu’un ou deux navires plus importantschargés de fruits qui, autrefois, louvoyaient en mer Égée. Ilsavaient l’air de pourrir, faute d’usage. Nous nous arrêtâmes devantl’un d’eux et considérâmes un homme, coiffé d’un béret bleu, quiépissait des cordes. Il leva les yeux vers nous, nous regarda, maiscontinua son travail. Blenkiron lui demanda d’où il venait ;il ne répondit pas et secoua la tête, ne comprenant pas l’anglais.Un agent turc s’approcha et nous dévisagea d’un œil soupçonneux, ceque voyant, Blenkiron ouvrit sa pelisse d’un air négligent etrévéla un petit carré de ruban à sa boutonnière. Alors, l’agentsalua. Comme il n’avait pas réussi à lier conversation avec lemarin, Blenkiron lui jeta trois cigares en disant :

– L’ami, vous savez sans doute fumer sivous ne savez pas parler.

L’homme se mit à ricaner et attrapa les troiscigares d’un geste adroit. Puis, à mon étonnement, il en rejetaun.

Blenkiron considéra, d’un air railleur, lecigare gisant sur le pavé.

– Ce garçon s’y connaît en tabac,remarqua-t-il.

Et, nous éloignant, je vis l’agent turcramasser le cigare et le glisser dans son képi.

Nous revînmes par la longue rue qui suivait lacrête de la colline. Il y avait là un vendeur d’oranges qui portaitses fruits sur un éventaire. Blenkiron s’arrêta pour les examiner.Je remarquai que l’homme ayant groupé une quinzaine de ces fruitsBlenkiron les tâta comme pour s’assurer s’ils étaient mûrs ;puis il en repoussa deux. L’homme les remit immédiatement dans legroupe sans lever les yeux vers nous.

– Ce n’est pas l’époque de l’année pouracheter des fruits, dit Blenkiron, comme nous reprenions notrechemin. Les oranges sont pourries comme des nèfles.

Nous étions presque parvenus à notre portelorsque je compris ce que signifiait tout ce manège.

– Avez-vous fini votre travail pour cematin ? demandai-je.

– Notre promenade du matin, avez-vousdit ? rectifia-t-il d’un air souriant.

– J’ai dit travail.

Il sourit avec affabilité.

– Je pensais bien que vous découvririezle pot aux roses. Mais oui, j’ai fini ; seulement, il me fautencore me livrer à quelques calculs. Attendez-moi une demi-heure,major, je serai ensuite à vos ordres.

Et dans l’après-midi, après l’excellentdéjeuner que Peter nous prépara, Blenkiron me parla à cœurouvert.

– Mon rôle consiste à me renseigner, etavant d’entreprendre une affaire quelconque, je fais despréparatifs considérables. Pendant tout le temps que j’étais àLondres à déblatérer contre le gouvernement britannique, je tiraimes plans avec sir Walter. Nous nous retrouvions dans les endroitsles plus bizarres et à toutes heures de la nuit. J’ai posé nombrede jalons à Constantinople avant d’y arriver, et notamment unservice de liaison avec le Foreign Office via la Roumanie et laRussie. D’ici un jour ou deux, nos amis seront sans doute aucourant de nos découvertes.

À ces mots, j’écarquillai les yeux.

– Mais oui, reprit Blenkiron. Vousautres, Anglais, vous ignorez absolument combien votre Service derenseignements est vigilant. Ce service est sans aucun doutesupérieur à ceux de tous les autres belligérants. Vous ne vous enêtes jamais vanté, en temps de paix, et vous dédaignez les méthodesthéâtrales chères aux Teutons. Mais vous en aviez posé les fils,très sûrement. Je me figure qu’il ne se passe rien, dans aucun coinde la terre, que vous ne connaissiez vingt-quatre heures plus tard.Je ne dis pas que vos grands chefs fassent bon usage desrenseignements qu’on leur envoie, car je ne prise pas fort vospoliticiens. Ils possèdent sans doute des dons oratoires, mais danscette guerre, on n’a que faire d’orateurs. La politique ressemble àun poulailler : ceux qui y entrent agissent comme si leurpetit enclos comprenait le monde entier. Néanmoins, si lespoliticiens commettent des erreurs, ce n’est pas parce qu’ilsmanquent de renseignements pour les guider. Si j’avais une grandeentreprise en vue et que je puisse choisir mes collaborateurs, jeles prendrais dans le Service de renseignements de l’Amirautébritannique. Oui, monsieur, je salue les limiers de votregouvernement.

– Vous a-t-il donc fourni des espionstout faits ? demandai-je étonné.

– Pas précisément, mais il m’a donné laclef, et j’ai pu prendre ensuite mes dispositions personnelles. EnAllemagne, je me suis terré dans l’atmosphère locale et n’ai pasmis le nez dehors une seule fois. C’était mon jeu, car je cherchaisquelque chose en Allemagne même, et je ne voulais pas d’influencesétrangères. Comme vous le savez, je n’ai eu aucun succès là où vousavez réussi. Mais sitôt que j’eus traversé le Danube, je me mis àétablir mes lignes de communication. Je n’étais pas ici depuis deuxjours que mon téléphone marchait. Je vous en expliquerai lemécanisme un jour ou l’autre, car c’est une jolie invention. Jepossède un chiffre fort amusant… Non, je ne l’ai pas inventé.L’honneur en revient à votre gouvernement. N’importe qui, enfantimbécile ou ramolli peut porter mes messages. Vous m’avez vu enenvoyer plusieurs aujourd’hui. Mais il faut de la tête pourraccorder les morceaux, et moi, de mon côté, je suis obligé de melivrer à de longs calculs pour déchiffrer le résultat. Je vousraconterai tout cela un jour ou l’autre ; je suis certain devous intéresser.

– Comment vous servez-vous de cesystème ? demandai-je.

– Eh bien ! je reçois de bonne heuredes nouvelles de tout ce qui se passe dans ce patelin. Je reçoiségalement des nouvelles authentiques du reste de l’Europe, et jepuis envoyer un message à M. X. à Pétrograd, à M. Y. àLondres, où si je le désire à M. Z. à New York. C’est un peulà comme poste, n’est-ce pas ? Je suis l’homme le mieuxrenseigné de Constantinople, car le vieux général Liman n’entendqu’un son de cloche et, la plupart du temps, c’est un sonmensonger ; Enver préfère ne rien écouter du tout. Je pourraisleur donner quelques détails sur ce qui est en train de se passer àleur porte, car notre ami Sandy est un gros bonnet parmi lessaltimbanques les plus habiles à soutirer les secrets du cœurd’autrui. Sans lui et ses amis, je n’aurais pas fait grand progrèsdans cette ville.

– Je voudrais que vous me disiez unechose, Blenkiron, déclarai-je. Depuis un mois, je jouecontinuellement un rôle et, à la longue, cela me détraque lesnerfs. Est-ce que cette nouvelle affaire est très fatigante ?Dans ce cas, je ne sais si je pourrai l’entreprendre.

Il prit un air songeur.

– Notre travail n’est jamais une cure derepos, dit-il. Il faut toujours avoir l’œil ouvert, et puis il y atoujours la chance du petit paquet de dynamite qui part à la minutela plus imprévue. Mais à tout prendre, cette affaire me paraîtfacile. Nous n’avons qu’à nous montrer naturels. Nous portons noshabits habituels, nous parlons anglais, nous arborons un sourire àla Teddy Roosevelt, et nous n’avons à déployer aucun talentthéâtral. Mon métier m’a paru difficile lorsqu’il m’obligeait àêtre naturel, parce que je ressemblais par ma nature à tous ceuxqui m’entouraient, mais alors il me forçait tout le temps à fairedes choses contre mon gré. Il n’est guère facile d’aller parleraffaires et boire des cocktails avec M. Rosenheim, lorsque,l’heure suivante, on sera tout occupé à essayer de faire sauter lesamis dudit M. Rosenheim ! Et c’est rudement difficile desoutenir un rôle qui vous sort absolument de votre vie ordinaire.Je n’ai jamais essayé cela. Mais vous l’avez fait depuis bientôt unmois, major, et vous avez dû trouver cela bien fatigant !

– Fatigant n’est pas le mot, dis-je. Maisje voudrais savoir encore autre chose. Il me semble que le signeque vous avez adopté est aussi bon que possible. Mais il estabsolument rigoureux. Il nous entraîne loin, et ce ne sera guèrefacile d’y renoncer.

– Voilà précisément où je voulais envenir, dit-il. J’allais vous donner quelques tuyaux à ce sujet.Quand j’entrepris cette affaire, je prévoyais vaguement qu’un jourou l’autre j’aurais à faire face à une situation analogue àcelle-ci. Je me dis qu’à moins d’avoir un rôle bien défini, etplein de bluff, je n’obtiendrais pas les confidencesindispensables. Il nous faut être au cœur même de l’intrigue et yprendre vraiment part. Nous ne devons pas nous contenter d’être desspectateurs. Je décidai donc que je serais un grand ingénieur (et,en fait, pendant un certain temps, il n’y en avait pas de pluséminent que John S. Blenkiron aux États-Unis). Je parlai librementaux Turcs de tout ce qu’on pourrait faire en Mésopotamie afin dejeter les Anglais à l’eau, ou plutôt à la rivière. Eh bien !ils mordirent à ces discours. Ils connaissaient mon ancienneréputation d’expert hydraulique. Nos Boches souriaient à l’idée deme gagner à leur cause. Je leur dis qu’il me fallait un aide, et jeleur parlai de mon ami Richard Hanau, un excellent Allemand, quiarrivait par la Russie et la Roumanie en sa qualité de neutrebienveillant. Mais dès qu’il parviendrait à Constantinople, ilcomptait lâcher sa neutralité et redoubler de bienveillance. Ilsreçurent des États-Unis des rapports télégraphiques sur vous –j’avais pris mes précautions avant de quitter l’Angleterre. Vousallez donc être accueilli à bras ouverts, tout comme je l’ai été.Nous avons tous deux des rôles que nous pouvons tenir et,maintenant que vous avez endossé ces beaux habits, vous êtes leplus brillant des jeunes ingénieurs américains… Seulement, nous nepouvons retourner sur nos pas. Si nous voulions nous rendre àConstanza la semaine prochaine, les autorités nous refuseraientfort poliment tout laissez-passer. Il nous faut poursuivre cetteaventure jusqu’au bout, et continuer à avancer en Mésopotamie, enespérant que notre chance tiendra ! Dieu sait quand nous noustirerons d’ici ! Mais à quoi bon prévoir le malheur ?Comme je l’ai déjà remarqué, je crois en une Providence sage etbienfaisante, mais il faut lui donner une occasion d’agir.

J’avoue que la perspective me renversa. Nouspouvions très bien être contraints de combattre contre les nôtres.Peut-être même pis que cela ! Je me demandai s’il ne seraitpas plus sage de prendre la poudre d’escampette. J’en parlai àBlenkiron qui secoua la tête.

– Je ne crois pas. Premièrement, nousn’avons pas encore tous les renseignements voulus. Grâce à vous,nous savons qu’il s’agit de Manteau-Vert, mais nous ne possédonspas beaucoup de détails au sujet de ce saint homme. Deuxièmement,notre équipée ne sera pas aussi grave que vous vous l’imaginez.Toute cette combinaison manque de cohésion ; elle ne durerapas éternellement. Je me figure qu’avant que nous soyons parvenusau jardin que fréquentaient Adam et Ève, il y aura du changement.En tout cas, on peut miser là-dessus.

Sur quoi, il prit des feuilles de papier etm’y traça le plan de la disposition des forces turques. Jen’imaginais en rien qu’il suivait la guerre d’aussi près, car sonexposé valait un cours de tactique militaire. Les troupes libéréesde Gallipoli devaient être reformées et ne parviendraient quelentement à la frontière transcaucasienne menacée par les Russes.L’armée de Syrie n’était en somme qu’une foule sous la conduite deDjamal, atteint de folie. Il n’y avait pas la plus petite chancequ’elle entreprenne une invasion sérieuse de l’Égypte. Il n’y avaitqu’en Mésopotamie que tout semblait en bonne voie pour les Turcs,grâce aux erreurs de la stratégie anglaise.

– Vous pouvez me croire, ajoutaBlenkiron. En admettant que la vieille Turquie ait mobilisé unmillion d’hommes, elle en a déjà perdu au moins 40 pour cent. Etelle va bientôt en perdre davantage, si j’y vois tant soit peuclair !

Il déchira les feuilles de papier et se mit àdiscourir sur la politique.

– Je crois estimer les Jeunes-Turcs etleur fameux Comité à leur juste valeur en disant qu’ils ne valentrien. Enver est assez fin et roublard, mais il manque declairvoyance. Il ne comprend pas toute la complexité de lasituation. Les Allemands se joueront de lui jusqu’au jour où ilperdra patience et se mettra à ruer comme une mule. Talât est unchien hargneux qui voudrait assener des coups de massue surl’humanité entière. Ils n’ont aucun don d’organisation. Ils n’ontqu’une idée : se servir de leurs armes ; et le peuplecommence à se lasser du coup de la Main Noire. Ils dominent le paysexactement comme un homme armé d’un browning tient en respect unefoule munie de cannes. Les têtes les plus réfléchies du Comitécommencent à se méfier d’eux, et le vieux renard de Djavid se tientcoi jusqu’à ce que son heure ait sonné. Or, il est facile à voirqu’une bande de ce genre-là est obligée de se serrer les coudes sielle veut maintenir son prestige. Néanmoins, ils n’exercent aucunpouvoir sur le Turc ordinaire, si ce n’est qu’ils sont actifs etpossèdent des fusils chargés.

– Et que dites-vous des Boches ?demandai-je.

Blenkiron se mit à rire.

– Ah ! ils ne sont guère unis.Seulement, les Jeunes-Turcs savent que sans le soutien allemand,ils seraient pendus comme Aman[13], et deleur côté, les Boches ne peuvent se permettre de négliger aucunallié. Songez à ce qui arriverait si la Turquie se lassait etenvisageait une paix séparée ? La route de la mer Égée seraitouverte aux Russes. Ferdinand le Bulgare serait contraint deprésenter sans tarder ses marchandises dépréciées sur un autremarché. La Roumanie se rangerait du côté des Alliés. Et ce contrôlede l’Orient sur lequel l’Allemagne tablait semblerait, ma foi,assez menacé. Le Kaiser déclare qu’il faut empêcher cela à toutprix. Mais comment faire ?

Le visage de Blenkiron était redevenu trèsgrave.

– Cela ne se fera pas, à moins quel’Allemagne ne dispose d’un gros atout. Elle a, dès à présent, àpeu près perdu la partie, mais elle a encore une chance. Et cettechance se compose d’une femme et d’un vieillard. Je crois que notrepropriétaire a infiniment plus de cerveau qu’Enver Pacha ou Liman.C’est elle la véritable tête de toute l’intrigue. À mon arrivée àConstantinople, je suis allé lui faire mon rapport. Vous serezobligé de faire de même. Je suis curieux de savoir l’impressionqu’elle vous produira, car je veux bien avouer qu’elle m’arenversé.

– Notre mission me semble loin d’êtreaccomplie, dis-je.

– Elle est à peine commencée, répliquaBlenkiron.

Cette conversation me remonta considérablementle moral, car je compris que cette fois-ci, nous chassions vraimentdu gros gibier. Je suis fort économe de nature, et si je risque lapendaison, je veux du moins que l’enjeu en vaille lapeine !

Alors commencèrent une série d’expériencesvariées. Je me réveillais le matin, me demandant où je metrouverais le soir ; j’étais pourtant heureux de cetteincertitude. Manteau-Vert devint une espèce de mythe pour moi. Jen’arrivais pas à me faire de lui une idée définie. La seule imageque je réussis à former en mon esprit fut celle d’un vieil homme àturban surgissant d’une bouteille, au milieu d’un nuage de fumée,que je me souvenais avoir vue dans une édition enfantine desMille et une Nuits !

Mais si Manteau-Vert était un personnage bienvague, la dame en question l’était encore davantage. Parfois, je mela représentais comme une grosse vieille Allemande, parfois,portant un pince-nez, comme une femme aux traits accusés de pionne,aux lèvres minces. Puis me souvenant qu’il me fallait ajouter unetouche orientale à mon portrait, je me l’imaginais très jeune, avecun air languissant de houri voilée. J’essayai plusieurs fois desonder Blenkiron à ce sujet, mais il se retrancha dans le silencele plus absolu, car il prévoyait de grands ennuis dans cettedirection et ne voulait pas en parler d’avance.

Nous menâmes une existence paisible. Blenkironavait congédié les portiers turcs, qui furent remplacés par dessuivants de Sandy ; ils travaillaient comme des nègres sousl’œil vigilant de Peter. J’en vins à me dire que je n’avais jamaisété aussi bien servi. Je me promenais à travers la ville avecBlenkiron, les yeux ouverts et observant une grande retenue deparoles.

Trois jours plus tard, nous fûmes invités àdîner chez Moellendorff. Nous revêtîmes donc notre tenue de soiréeet nous montâmes dans un fiacre délabré. Blenkiron avait eu soind’emporter de Londres mon habit, dont on avait enlevé le nom dutailleur anglais, y substituant celui d’un tailleur de NewYork.

Le général Liman et l’ambassadeur allemandMetternich étaient remontés jusqu’à Nich pour y rencontrer leKaiser qui faisait un voyage d’inspection dans ces régions –Moellendorff était donc la personnalité allemande la plusimportante de la ville. C’était un individu mince, rusé, d’unevanité monstrueuse, mais assez intelligent. Il n’était guèrepopulaire ni auprès des Allemands, ni auprès des Turcs. Il semontra fort poli avec nous. Il me faut avouer que j’éprouvai uninstant de frayeur intense lorsque, entrant dans la pièce,j’aperçus Gaudian.

Je doute qu’il m’eût reconnu, même dans lesvêtements que je portais lorsque je le vis en compagnie de Stumm,car il avait une très mauvaise vue. De fait, je ne courais pasgrand risque d’être reconnu en habit, les cheveux brossés enarrière, et arborant un magnifique accent américain. Je luiadressai de grands compliments en tant que collègue, et jetraduisis une partie d’une conversation excessivement technique queBlenkiron eut avec lui. Gaudian était en uniforme, et l’expressionde son honnête visage me fit encore meilleure impressionqu’auparavant.

Mais le grand événement de la soirée fut laprésence d’Enver Pacha. C’était un homme mince, à la manière deRasta, avec de grands raffinements de toilette, un visage ovalecomme celui d’une jeune fille, et d’assez beaux sourcils trèsdroits et noirs. Il parlait parfaitement l’allemand, et n’était niinsolent, ni impérieux. Il avait aussi le tic de s’adresser à toutela table pour obtenir la confirmation de ses dires et d’engloberainsi tout le monde dans la conversation. Non qu’il parlâtbeaucoup, mais tout ce qu’il disait était empreint de bon sens etil s’exprimait avec le sourire.

Il contredit une ou deux fois Moellendorff, etje devinai qu’il n’y avait pas de sympathie entre eux. Je me disque je ne voudrais pas d’Enver comme ami ; il était bien tropfroid et artificiel ; mais j’étais encore plus certain de nepas vouloir de lui comme ennemi. On ne pouvait nier, cependant, saqualité ; il était tout empreint d’un courage glacial, commel’acier bleu et luisant d’une épée.

J’obtins un véritable succès à ce dîner.D’abord, je parlais allemand, ce qui me donnait un avantage surBlenkiron. Ensuite, j’étais de fort bonne humeur et je pris un vraiplaisir à jouer mon rôle. Ils se vantèrent de tout ce qu’ilsavaient fait et de tout ce qu’ils allaient faire ; et Enverparla beaucoup de Gallipoli. Il déclara à certain moment que si cen’avait été pour une intervention malheureuse, il eût détruit toutel’armée britannique. À ces mots, Moellendorff lui lança des regardsfoudroyants. En somme, ils témoignèrent tant d’amertume et de rageau sujet de l’Angleterre et de ses exploits que j’en conclus qu’ilsen éprouvaient une grande frayeur, et ceci me mit de fort bonnehumeur. Je crains de ne pas m’être retenu de témoigner égalementune certaine amertume à ce sujet, et j’émis des opinions au sujetde mon pays dont le souvenir me réveille la nuit !

Enfin, Gaudian aborda le sujet de la puissancehydraulique dans la guerre et me fournit ainsi la réplique.

– Dans mon pays, déclarai-je, lorsquenous voulons nous débarrasser d’une montagne, nous chargeons leseaux de l’emporter. Rien au monde ne peut résister à l’eau. Or,messieurs, permettez-moi de vous dire très respectueusement – et enparlant comme un novice absolu dans l’art militaire – que j’éprouveparfois de la surprise à constater qu’on ne se sert pas davantagede cette arme dans la guerre actuelle. Je n’ai visité aucun desfronts, mais je les ai étudiés d’après les cartes et les journaux.Prenons, par exemple, votre situation dans les Flandres. Ehbien ! Si j’étais un général anglais, je vous garantis que jevous rendrais cette situation intenable.

– Comment cela ? fitMoellendorff.

– Mais je la ferais emporter par leseaux. Il y a bien des mines de charbon derrière le frontbritannique où il serait facile de puiser la force motricenécessaire, et il me semble qu’il y a une ample provision d’eaudans les rivières et les canaux. Il serait facile de faire emporterles 35 centimètres de sable jusqu’à ce qu’on parvienne à la pierre.Oui, je vous garantis que je vous forcerais à déguerpir en moins devingt-quatre heures malgré tous vos canons. Je ne puis comprendrepourquoi les Anglais n’ont pas encore eu cette idée. Ils possèdentpourtant des ingénieurs assez brillants.

Enver saisit le joint tout de suite, beaucoupplus rapidement que Gaudian. Il m’interrogea de telle façon qu’ilme fut facile de voir qu’il savait au moins aborder un sujettechnique, même s’il ne possédait pas de connaissances spéciales.Il était occupé à me dessiner le plan des inondations deMésopotamie lorsqu’un aide de camp entra et lui remit un message.L’ayant lu, il se leva précipitamment.

– Assez bavardé, dit-il. Il me faut vousquitter, mon aimable hôte. Messieurs, toutes mes excuses et mesadieux.

Avant de partir, il me demanda mon nom et monadresse qu’il nota avec soin.

– Cette ville n’est pas d’un séjour trèssain pour les étrangers, monsieur Hanau, dit-il dans un anglaisexcellent. Mais je possède quelque pouvoir et puis protéger mesamis. Je me mets à votre disposition.

Il me dit ces mots du ton condescendant d’unroi promettant sa faveur à un de ses sujets. Il m’amusa beaucoup,et me fit pourtant une certaine impression. Je le dis à Gaudian,mais celui-ci ne fut pas de mon avis.

– Je ne l’aime pas, déclara-t-il. Noussommes alliés, mais non pas amis. Ce n’est pas un véritable suivantde l’islamisme, qui est une noble foi et qui méprise les menteurs,les vantards et les renégats.

Tel était le verdict que cet honnête hommeprononçait sur Enver. La nuit suivante, j’appris l’opinion deBlenkiron sur quelqu’un de bien plus considérable qu’Enver.

Blenkiron était sorti seul ; il rentratard, le visage tiré, blême de douleur. Notre nourriture, quin’était pas du tout mauvaise dans son genre, et le vent d’estavaient réveillé sa dyspepsie. Je le vois encore occupé à se fairebouillir du lait sur une lampe à alcool, tandis que Peters’efforçait de lui chauffer de l’eau pour une bouillotte. Ils’exprimait en termes violents sur son estomac.

– Nom d’une pipe ! Major, si j’avaiscomme vous un excellent estomac, je vaincrais le mondeentier ! Mais, moi, je ne puis travailler qu’avec la moitié demon cerveau pendant que l’autre moitié veille sur mesintestins !

Le lait étant bouillant, il se mit à le boirepar petites gorgées.

– Je suis allé voir notre bellepropriétaire, me dit-il. Elle m’a fait appeler et je me suis renduchez elle avec une valise pleine de plans – car elle est trèsemballée au sujet de la Mésopotamie.

– Rien de neuf à propos deManteau-Vert ? demandai-je avidement.

– Non, mais je suis pourtant arrivé à laconclusion que voici : à mon avis, le malheureux Prophète necoule pas des heures douces auprès de Mme vonEinem. Je crois même qu’il souhaitera bientôt être au paradis. Carsi jamais le Seigneur a créé un démon-femme, c’est bienMme von Einem.

Il but encore quelques gorgées de lait, levisage très grave.

– Ce n’est pas ma dyspepsie duodénale quiparle, major. C’est le verdict d’une longue expérience. Sachez queje possède un jugement calme et pénétrant, même si mon estomac estdétraqué. Et après avoir mûrement réfléchi, je vous dis que cettefemme est foncièrement mauvaise et folle, mais surtoutmauvaise.

Chapitre 14La dame à la mantille

 

Je n’avais pas revu Sandy depuis le premiersoir. Il semblait avoir complètement disparu de ce monde, etBlenkiron et moi attendîmes anxieusement un mot ou des nouvelles delui. Nos affaires étaient en bonne voie. Nous devions nous rendreincessamment en Mésopotamie, mais notre voyage serait une faillitegrotesque si nous n’arrivions pas à obtenir d’autres renseignementsau sujet de Manteau-Vert. Cela nous paraissait à peu prèsimpossible, car personne ne nous soufflait mot de son existence, etil nous était naturellement interdit de poser des questions. Nousn’avions qu’un seul espoir : Sandy. Nous désirions vivementsavoir où le Prophète se trouvait et quels étaient ses plans. Jesuggérai à Blenkiron que nous pourrions peut-être faire plusd’efforts pour parvenir jusqu’à Frau von Einem.

– Il n’y a rien à faire dans cettedirection, répliqua-t-il nettement. C’est la femme la plusdangereuse qui soit, et si elle avait le moindre soupçon que nousayons quelque idée de son plan favori, nous nous retrouverionsbientôt tous deux dans le Bosphore.

Tout cela était très gentil. Maisqu’arriverait-il si l’on nous envoyait à Bagdad avec desinstructions pour y noyer les Anglais ? Le temps passait, etje doutais qu’on nous accordât encore plus de trois jours àConstantinople. J’éprouvais exactement la même sensation quej’avais eue auprès de Stumm, lorsque je ne voyais aucun moyen del’empêcher de m’expédier au Caire. Blenkiron lui-même devenaitinquiet ; il faisait des réussites incessantes et se taisait.J’essayai de tirer quelque chose des domestiques : ils nesavaient rien, ou bien ils ne voulaient pas parler ; mais lapremière hypothèse me parut plus vraisemblable. En parcourant lesrues, j’avais beau ouvrir les yeux, je ne voyais aucun indice deshommes aux peaux de bêtes. La Compagnie des Heures Roses semblaits’être évaporée, et je vins à me demander si elle avait jamaisexisté.

L’inquiétude m’énerva ; pour me calmer,je résolus de prendre de l’exercice. Ce n’était pas agréable de sepromener en ville. J’étais écœuré des odeurs, de la misère et de lafoule dévorée de vermine. Blenkiron et moi réussîmes enfin à louerdes chevaux de cavalerie turcs et, par un après-midi gris etbrumeux, nous galopâmes à travers les faubourgs vers la campagne.Un brouillard de mer voilait les rivages d’Asie. Il ne fut pasfacile de trouver un espace libre où galoper. La terre était toutedivisée en jardins et en d’innombrables petits carrés cultivés.Nous suivîmes les falaises surplombant la mer et, parvenant à uneplaine, nous y surprîmes des escouades de soldats turcs en traind’y creuser des tranchées. Dès que nous laissions courir noschevaux, il nous fallait aussitôt les arrêter net devant une équipecreusant des tranchées ou installant des fils de fer barbelés. Desrouleaux de fil de fer gisaient par terre de tous côtés etBlenkiron faillit même être jeté à bas de sa monture. Nous fûmescontinuellement arrêtés par des sentinelles et contraints demontrer nos laissez-passer. Néanmoins, la course nous fit du bienet secoua notre bile. Lorsque nous tournâmes bride, je me sentis unpeu plus dans mon assiette. Nous rentrâmes au trot à travers lecourt crépuscule d’hiver, passant devant les jardins boisés devillas blanches, arrêtés à tous moments par des convois et descompagnies de soldats. La pluie s’était mise à tomber pour debon ; nous étions crottés et trempés. En passant devant unevilla entourée d’un mur blanc élevé, nous entendîmes le bruit d’unecithare qui me rappela un peu l’après-midi passé dans le Pavillonde Kuprasso. J’arrêtai mon cheval et proposai de nous renseigner unpeu sur les habitants du lieu. Blenkiron refusa sèchement.

– En Turquie, les cithares sont aussicommunes que les puces, dit-il. Vous ne voulez pas rôder autour desécuries d’un monsieur quelconque et puis y trouver le palefrenieren train d’amuser ses amis ? Dans ce pays, on n’aime guère lesvisites, et si vous franchissez les murs, vous risquez d’encourirde graves ennuis. C’est sans doute le harem de quelque vieuxTurc !

Je n’étais pourtant pas convaincu et j’essayaide noter l’endroit dans ma mémoire. Nous étions à 5 kilomètresenviron de la ville, à l’extrémité de la colline montant auBosphore. Je m’imaginai que quelque haut personnage devait habitercette villa, car un peu plus loin, nous rencontrâmes une grandeauto vide qui remontait l’allée et qui appartenait évidemment à lavilla.

Le lendemain, la dyspepsie de Blenkiron luidonna du fil à retordre. Vers midi, il fut même obligé de secoucher. Alors, n’ayant rien de mieux à faire, je pris de nouveaules chevaux et partis avec Peter. C’était amusant de voir cedernier perché sur une selle réglementaire de l’armée turque,chevauchant avec les étriers très bas à la bœr, et tout ramassé surlui-même à la manière de l’arrière-veldt.

L’après-midi débuta mal. Un violent vent dunord nous lançait des nappes de pluie dans le visage et nousengourdissait les mains. Nous prîmes la route même que j’avaissuivie la veille, mais nous tenant à l’ouest des escouades occupéesà creuser les tranchées. Nous parvînmes enfin à une vallée peuprofonde où un village blanc se pelotonnait au milieu des cyprès.Au-delà s’étendait une route assez bonne qui nous mena jusqu’ausommet d’une colline d’où l’on devait découvrir une belle vue parun temps clair. Nous fîmes demi-tour, et je m’arrangeai de façon àparvenir au sommet de la longue allée qui aboutissait à la ville.Je désirais examiner la villa blanche.

Mais à peine étions-nous sur le chemin duretour que nous nous trouvâmes dans une situation fort désagréable.Un chien de berger, affreux bâtard jaunâtre, se rua sur nous commeun fou. Il s’attaqua plus spécialement à Peter et mordit les jambesde son cheval qui fit de violents écarts. J’aurais dû mettre Petersur ses gardes, mais je ne me rendis compte que trop tard de ce quise passait. Peter se rappela la façon sommaire dont il traitait leschiens des kraals cafres. Voyant que l’animal méprisait les coupsde cravache, il tira son revolver et lui logea une balle dans latête.

À peine les échos de la détonation étaient-ilséteints que nos ennuis commencèrent. Un grand diable apparut tout àcoup et se mit à courir vers nous en criant à tue-tête. Je devinaique c’était le propriétaire du chien, et je me proposai de ne faireaucune attention à lui. Mais ses cris attirèrent deux autresindividus, sans doute des soldats, qui épaulèrent leurs fusils touten courant. Ma première idée fut de décamper, mais je n’avais pasenvie de recevoir une balle dans le dos, et ces brigands avaientl’air capables de tout. Nous nous arrêtâmes donc et leur fîmesface.

Ils formaient le plus farouche trioimaginable. Le berger avait l’air d’un déterré avec ses cheveuxembrouillés et une barbe comme un nid d’oiseaux. Les deux soldatsnous dévisageaient d’un air hargneux, maniant leurs fusils, tandisque le berger criait et gesticulait tout en désignant Peter dontles yeux doux le contemplaient sans broncher.

Malheureusement, ni Peter ni moi nous neconnaissions un mot de turc. J’essayai de leur parler allemand,mais sans succès. Nous les regardions ; ils continuaient àrager contre nous, et la nuit tombait. Je fis mine de tourner bridecomme pour continuer mon chemin, et les deux soldats me barrèrentaussitôt la route.

Ils se concertèrent vivement, puis l’un d’euxdéclara très lentement :

– Il veut… livres…

Et il leva cinq doigts.

Ils devinaient sans doute, d’après notretournure, que nous n’étions pas Allemands.

– Le diable s’il aura un sou !dis-je avec colère.

Puis la conversation languit à nouveau. Lasituation devenait sérieuse. Je glissai un mot à Peter. Les soldatstenaient leurs fusils mollement dans leurs mains ; avantqu’ils pussent faire un mouvement, Peter et moi les menaçâmes denos revolvers.

– Si vous bougez, vous êtes morts,déclarai-je.

Ils comprirent fort bien ces mots etdemeurèrent immobiles, tandis que le berger s’interrompit dans sesdigressions et se mit à ronronner comme un gramophone quand ledisque est terminé.

– Lâchez vos fusils, dis-je. Allons,dépêchez-vous, sans quoi nous tirons.

Mon ton leur fit sans doute comprendre le sensde mes paroles. Nous considérant toujours fixement, ils laissèrentles fusils glisser à terre. L’instant d’après, nous lespoursuivions, et ils s’enfuirent tous trois comme des lapins. Jetirai par-dessus leurs têtes pour les encourager. Peter mit pied àterre et jeta les fusils dans un tas de broussailles où on ne lestrouverait pas facilement.

Cette aventure avait pris un certain temps. Ilcommençait à faire très sombre et nous avions à peine franchi unkilomètre qu’il faisait nuit noire. C’était une situation agaçante,car je ne savais pas du tout où nous nous trouvions, et je n’avaisqu’une idée fort vague de la topographie de ces parages. Il mesemblait que le meilleur parti à prendre était de grimper jusqu’ausommet d’une colline afin d’essayer de découvrir les lumières de laville. Mais la campagne était si accidentée qu’il fut difficile detrouver une colline suffisamment haute.

Nous dûmes nous fier à l’instinct de Peter. Jelui demandai où se trouvait notre direction et il demeura uninstant immobile à humer l’air. Puis du doigt, il désigna ladirection, qui était contraire à celle que j’eusse suivie laissé àmes propres ressources. Mais dans un cas comme celui-ci, il ne setrompait pour ainsi dire presque jamais.

Nous parvînmes bientôt à une longue pente dontla vue me ragaillardit, mais parvenus au sommet, nous ne vîmesaucune lumière, seulement un gouffre noir comme l’intérieur d’unecoquille. Et tandis que j’y plongeais mes regards, essayant depercer l’obscurité, il me sembla y discerner des taches plus noiresqui étaient peut-être des bois.

– Il y a une maison en face de nous, versla gauche, dit Peter.

Je regardai dans la direction qu’il indiquait,jusqu’à ce que j’eusse mal aux yeux, mais je ne vis rien.

– Eh bien ! pour l’amour de Dieu,menez-moi jusque-là, lui dis-je.

Et, suivi de Peter, je descendis la colline.L’obscurité se collait à nous comme un vêtement et ce fut un bienrude trajet. Nous enfonçâmes deux fois dans des marais, mon chevals’arrêta au bord d’une ancienne sablonnière ; nous nousembrouillâmes dans des fils de fer qui traînaient à terre, et nousbutâmes plus d’une fois dans des arbres. Je descendis plusieursfois de cheval afin de pratiquer des brèches dans des barricades depierres entassées, mais enfin, après maintes glissades, noustrouvâmes ce qui nous parut être une route droite. Devant nous sedressait un morceau d’obscurité particulièrement sombre. C’était unmur très haut.

Je soutins que tous les murs sont pourvus deportes et j’avançai en tâtonnant. Je trouvai bientôt une vieillegrille de fer, aux gonds brisés, que nous ouvrîmes facilement. Nousvîmes un sentier menant aux communs d’une maison. On ne passaitcertainement jamais par ce sentier, car il était couvert d’unecouche épaisse de feuilles mortes, et en les foulant, j’eusl’impression que l’herbe y poussait.

Nous avions mis pied à terre et nous menionsnos chevaux par la bride. Cinquante mètres plus loin, le sentiercessa brusquement et nous nous trouvâmes sur une route carrossable.La maison ne devait pas être très éloignée, mais je n’avais aucuneidée de la direction qu’il fallait suivre pour la trouver.

Or, je n’avais guère envie, à une pareilleheure, de rendre visite à un Turc inconnu. Il nous fallait repérerl’endroit où cette avenue débouchait sur le sentier ; alors,nous verrions aisément notre chemin de retour. Nous nous trouvionsentre le sentier et la maison, et il me paraissait imprudent denous présenter à la porte d’entrée avec les chevaux. Je dis à Peterde m’attendre à l’extrémité du sentier, tandis que j’explorais unpeu le terrain. Je me dirigeai vers la droite, ayant l’intention derebrousser chemin si j’apercevais une lumière et de prendre sanstarder, avec Peter, la direction opposée.

Je marchais comme un aveugle, à travers uneobscurité complète. L’avenue paraissait bien tenue, et le bruit demes pas s’assourdissait sur le gravier mouillé. De grands arbresbordaient la route ; je m’égarai plus d’une fois dans lesbosquets trempés.

Puis tout à coup, je m’arrêtai net. Je venaisd’entendre quelqu’un qui sifflait à moins de 10 mètres de moi. Et,fait étrange, l’inconnu sifflait un air que je connaissais, maisqui était bien le dernier air que je m’attendais à entendre danscette partie du monde. C’était un air écossais, Ca’the yowes tothe knowes, que mon père aimait beaucoup.

Sans doute le siffleur devina ma présence, caril s’arrêta brusquement au milieu d’une mesure. J’éprouvai unecuriosité intense de savoir qui cet inconnu pouvait être. Je me misdonc à siffler et je terminai l’air.

Il y eut un instant de silence. Puis l’inconnurecommença à siffler et s’arrêta de nouveau. De nouveau, jeterminai l’air.

Alors, il me sembla qu’il s’approchait de moi.Il régnait un grand calme dans ces ténèbres et je crus entendre lebruit d’un pas léger. Je reculai instinctivement. Tout à coup, unelampe électrique brilla si vivement à un mètre de moi que je ne pusdistinguer celui qui la tenait. Une voix me parla dans l’obscurité,une voix que je connaissais bien, et je sentis une main se posersur mon bras.

– Que diable faites-vous ici, Dick ?me demanda-t-on d’un accent un peu consterné.

Je lui expliquai tout dans une phrase rapide,car je commençai à être extrêmement énervé.

– Vous n’avez jamais couru un plus granddanger de votre vie ! reprit la voix. Grand Dieu ! qui abien pu vous amener ici aujourd’hui ?

Vous pouvez vous imaginer que j’étais assezeffrayé, car Sandy n’exagérait pas. Et l’instant d’après, j’eusencore plus peur, car il saisit tout à coup mon bras et m’entraînad’un bond vers le côté du chemin. Je ne voyais rien, mais jedevinai qu’il regardait par-dessus son épaule et je l’imitai. À unedouzaine de mètres derrière nous, les deux phares d’une autotrouaient l’obscurité.

L’auto s’avançait lentement, ronronnant commeun gros chat, et nous reculâmes davantage parmi les bosquets. Lesphares projetaient comme un éventail de lumière de chaque côté dela route, éclairant presque à mi-hauteur les arbres qui noussurplombaient. Un homme en uniforme était assis à côté duchauffeur, que je distinguai vaguement au reflet des phares, maistout l’intérieur de l’auto était plongé dans l’obscurité.

L’auto glissa vers nous, nous dépassa, et jecommençais à me tranquilliser lorsque tout à coup, elle s’arrêta.Une ampoule électrique éclaira brusquement l’intérieur et j’yaperçus une silhouette de femme.

Le domestique était descendu et avait ouvertla porte. Le son d’une voix parvint jusqu’à nous, une voix douce etclaire qui parlait une langue que je ne comprenais pas. Au son decette voix, Sandy se jeta vers l’auto et je le suivis, car il nefallait pas qu’on me trouvât en train de me cacher parmi lesbosquets.

J’étais si ébloui par le brusque éclat delumière qu’au début, je clignai des yeux sans rien distinguer.Puis, m’étant accoutumé à la clarté, j’aperçus une auto dontl’intérieur était tapissé de gris tourterelle avec de merveilleusesgarnitures d’argent et d’ivoire. La femme portait une mantille dedentelle qui retombait sur sa tête et ses épaules ; une de sesmains, ornée de bagues, retenait les plis de la mantille de façon àcacher la plus grande partie de son visage. Je ne vis que de grandsyeux gris-bleu et des doigts minces.

Sandy se tenait très droit, les poings sur leshanches. Il ne ressemblait aucunement à un domestique en présencede sa maîtresse. Il a toujours été bel homme. Costumé dans cesvêtements bizarres, la tête rejetée en arrière, les sourcilsfroncés sous sa calotte de fourrure, il ressemblait à quelque roisauvage de l’antiquité. Il parlait turc et me jetait de temps àautre des regards furibonds et intrigués. Je devinai qu’il étaitcensé ne pas connaître d’autre langue, et qu’il demandait quidiable je pouvais bien être.

Puis ils me regardèrent tous deux. Sandy medévisagea du regard fixe du romanichel, et la femme me considéraavec ses yeux curieux, si pâles et pourtant si beaux. Ilsexaminèrent mes habits, mes culottes neuves, mes bottines crottées,mon chapeau à grands rebords. Je me découvris et je la saluai.

– Madame, il faut m’excuser d’avoir ainsienvahi votre jardin. Je suis sorti faire une promenade avec mondomestique qui m’attend un peu plus loin avec les chevaux, etcroiriez-vous que nous nous sommes perdus ? Nous sommes entréspar la grille donnant sur la route derrière votre maison. J’étais àla recherche de la porte d’entrée afin de trouver quelqu’un qui pûtnous indiquer le chemin, quand je suis tombé sur ce nigaud qui necomprend pas un mot de ce que je lui dis. Je suis américain, etvotre gouvernement vient de me confier une grosse entreprise. Jesuis désolé de vous déranger, mais je vous serais particulièrementreconnaissant de nous prêter quelqu’un qui puisse nous montrercomment regagner la ville.

Le regard de la femme ne quittait pas monvisage.

– Voulez-vous monter dans l’auto ?me demanda-t-elle en excellent anglais. Arrivée à la maison, jemettrai un domestique à votre disposition.

Elle tira le bas de son manteau de fourrurepour me faire place, et je pris le siège qu’elle m’indiquait.

Je n’ai jamais compris grand-chose auxfemmes ; je les connais à peu près autant que lechinois ! Toute ma vie, j’ai vécu entouré d’hommes, et souventd’hommes rudes et endurcis. Ayant fait fortune, j’étais rentré enAngleterre avec l’espoir d’aller un peu dans le monde, maisl’histoire de la Pierre Noire m’occupa presque aussitôt. Puis laguerre survint, de sorte que mon éducation mondaine demeurasingulièrement défectueuse. C’était la première fois que je metrouvais seul dans une auto avec une femme, et je me sentaishorriblement gêné. Les coussins moelleux et l’atmosphère toutimprégnée de parfums subtils me causèrent un profond malaise. Je nesongeai ni aux paroles sérieuses de Sandy, ni à l’avertissement deBlenkiron, ni à ma mission, ni au rôle que cette femme allait yjouer. Je songeai seulement que j’éprouvais une timidité atroce quel’obscurité aggravait, car j’étais bien persuadé que ma compagne meconsidérait tout le temps en se moquant de moi.

L’auto s’arrêta, et un grand diable de laquaisouvrit la porte. La dame à la mantille franchit le seuil avant quej’eusse sauté de l’auto. Je la suivis gauchement, l’eau suintant demes lourdes bottes. Je remarquai qu’elle était très grande.

Elle me conduisit jusqu’à une salle où deuxcolonnes soutenaient des lampes en forme de torches. La piècen’était éclairée que par leur reflet ; des bouches de chaleurla chauffaient comme une serre. D’épais et doux tapis recouvraientles planchers ; aux murs pendait une tapisserie ou un tapisd’un dessin géométrique fort compliqué, dont chaque fil était unvrai joyau.

Alors, debout entre les colonnes, elle setourna brusquement et me fit face. Elle rejeta ses fourrures enarrière et la mantille noire glissa sur ses épaules.

– J’ai entendu parler de vous, dit-elle.Vous êtes Richard Hanau, l’Américain. Pourquoi êtes-vous venuici ?

– Pour prendre part à la campagne,dis-je. Je suis ingénieur, et j’ai cru pouvoir être utile dans uneentreprise comme celle de Mésopotamie, par exemple.

– Vous êtes du côté de l’Allemagne ?me demanda-t-elle.

– Mais oui, répondis-je. Nous autres,Américains, sommes censément neutres : cela veut dire que nousavons le droit de choisir nos sympathies. Moi, je suis pour leKaiser.

Ses yeux me fouillèrent, mais sans soupçon. Jevis bien qu’elle ne pensait pas à s’assurer si je disais vrai. Non,elle soupesait ma valeur en tant qu’homme. Je ne saurais décrire ceregard. Il ne contenait aucune suggestion sexuelle, ni même cettesympathie avec laquelle un être humain explore l’existenced’autrui. J’étais pour elle un objet, une chose infiniment éloignéede toute intimité. C’est ainsi que j’aurais pu regarder un cheval àvendre, examinant minutieusement son poitrail, ses jarrets et sonpas. C’est ainsi que les anciens seigneurs de Constantinopleexaminaient sans doute les esclaves que les hasards de la guerreamenaient au marché, évaluant leur capacité pour telle ou telletâche, sans jamais songer qu’acheteur et esclave possédaient unehumanité commune. Et pourtant, ce n’était pas tout à fait cela.Cette femme m’estimait non en vue d’un devoir spécial, mais pourmes qualités essentielles. Je me sentais livré aux regardsscrutateurs d’un connaisseur en nature humaine.

J’ai écrit que je ne connaissais pas lesfemmes. Pourtant, tout homme porte innée en lui comme uneperception intérieure toute sexuelle. Je me sentais gêné, troubléet pourtant fasciné. Cette femme au visage long et délicat, nimbéde cheveux blonds, aux yeux pâles et brillants, ainsi posée commeune exquise statue entre ces deux colonnes de marbre, présentait lafascination d’un rêve. Je la détestais instinctivement, je lahaïssais, et pourtant, je souhaitais éveiller son intérêt. C’étaitcomme une insulte à ma virilité d’être évalué ainsi froidement, etje sentis un antagonisme me gagner. Je suis fort, plutôt au-dessusde la taille moyenne, et mon irritation me raidit de la tête auxpieds. Je rejetai la tête en arrière et lui rendis son regard froidet orgueilleux.

Je me souviens qu’un jour, le médecin de bordd’un navire, qui s’occupait d’hypnotisme, me dit que j’étais lapersonne la plus réfractaire à toute suggestion qu’il eût jamaisrencontrée. Il m’assura que j’étais un aussi bon sujet que le Montde la Table. Je me rendis tout à coup compte que cette femmeessayait de m’hypnotiser. Ses yeux se dilatèrent, se firentlumineux, et je fus conscient pour un instant d’une volonté luttantcontre la mienne. Je sentis aussi au même moment l’étrange parfumqui me rappelait l’heure fantastique passée dans le pavillon deKuprasso. Cette impression s’effaça aussitôt et elle baissa lesyeux. Je crus lire l’insuccès dans son regard mêlé peut-être à unpeu de satisfaction, comme si elle avait trouvé en moi autre choseque ce qu’elle croyait découvrir.

– Quelle vie avez-vous menée ? medemanda la douce voix.

À ma surprise, je pus lui répondre trèsnaturellement :

– J’ai exercé la profession d’ingénieurdes mines un peu partout dans le monde entier.

– Vous avez bravé le danger plusieursfois ?

– J’ai bravé le danger.

– Vous avez combattu ?

– J’ai combattu.

Son sein se souleva et puis retomba dans unsoupir. Un sourire, un très beau sourire, éclaira son visage. Elleme tendit la main.

– Les chevaux sont à la porte, dit-elle,et votre domestique vous attend. Un de mes gens vous reconduirajusqu’en ville.

Elle se détourna et, quittant le cercle delumière, s’enfonça dans l’obscurité.

Peter et moi retournâmes sous la pluie, et undes compagnons aux peaux de bêtes nous accompagna. Nousn’échangeâmes pas un mot ; car mes pensées suivaient, tels deslimiers, les traces des dernières heures. J’avais vu la mystérieuseHilda von Einem, je lui avais parlé, j’avais tenu sa main dans lamienne. Elle m’avait insulté de la façon la plus subtile etpourtant, je n’étais pas fâché. La partie que je jouais m’apparuttout à coup comme investie de la plus grande solennité. Mes vieuxennemis Stumm, Rasta et tout l’empire allemand passèrent audeuxième plan, me laissant seulement en face de la femme mince auxyeux pâles.

– Folle et mauvaise, et surtoutmauvaise ! avait dit Blenkiron.

Ces termes ne me paraissaient guèreappropriés, car ils appartenaient au monde étroit de notreexpérience commune. Cette femme la dépassait, de même qu’un cycloneou un tremblement de terre dépassent la routine décente de lanature. Peut-être était-elle folle et mauvaise, mais elle étaitgrande aussi. Avant d’arriver, notre guide me tira par la manche etprononça quelques mots qu’il avait sans doute appris par cœur.

– Le maître vous dit de l’attendre àminuit.

Chapitre 15Une toilette difficile

 

J’étais trempé jusqu’aux os. Tandis que Peters’occupait du dîner, je me rendis dans ma chambre pour changer devêtements. Je me frictionnai et endossai mon pyjama afin de melivrer à des exercices, me servant de chaises en guise d’haltères,car cette longue chevauchée à travers la pluie m’avait courbaturéles muscles des épaules et des bras. Or, je dois avouer que monpyjama, d’un bleu foncé, était très ordinaire. Blenkiron l’avaitchipé à ma garde-robe de Londres. En tant que Cornélius Brandt,j’avais porté une chemise de nuit en flanelle.

Ma chambre à coucher donnait sur le salon.J’étais tout occupé de mes exercices lorsque j’entendis la portes’ouvrir. Je crus tout d’abord que c’était Blenkiron, mais lapersonne qui venait d’entrer marchait avec une légèreté qui neressemblait en rien au pas pesant et mesuré de notre ami. J’avaislaissé une lumière au salon, et le visiteur, quel qu’il fut,s’était installé comme chez lui. J’endossai donc une robe dechambre verte que Blenkiron m’avait prêtée et j’allais voir quic’était.

Mon ami Rasta était debout près de la table dusalon sur laquelle il venait de déposer une enveloppe. À monentrée, il se retourna et fit le salut militaire.

– Monsieur, je viens de la part duministère de la Guerre vous apporter vos passeports pour demain,dit-il. Vous voyagerez par…

Tout à coup, sa voix s’éteignit et ses yeuxnoirs disparurent derrière les fentes de ses paupières. Il venaitd’apercevoir quelque chose qui lui fit oublier sa mission. Et à cemoment précis, je vis ce que c’était. Un miroir était accroché aumur derrière lui et, comme je lui faisais face, j’y vis reflétéel’image exacte de l’ingénieur de la péniche du Danube vêtu de sacotte bleue et de son manteau vert. La ressemblance maudite entreces deux costumes lui avait fourni la preuve d’une identité quiétait noyée au fond du Bosphore.

Je dois avouer que Rasta était un hommed’action. En un clin d’œil, il se glissa de l’autre côté de latable, me barrant ainsi la porte, et me considéra d’un œilmauvais.

Je m’étais approché de la table et j’étendisla main vers l’enveloppe, devinant que mon unique espoir résidaitdans la nonchalance.

– Asseyez-vous, monsieur, dis-je. Quevoulez-vous prendre ? Il fait une bien vilaine nuit lorsqu’onest obligé de sortir.

– Merci, Herr Brandt, je ne prendrairien, répondit-il. Vous feriez aussi bien de brûler ces passeports,car vous ne vous en servirez jamais.

– Qu’est-ce qui vous prend ?m’écriai-je. Vous vous trompez, mon petit. Je m’appelle RichardHanau et suis l’associé de M. Blenkiron, qui va rentrer d’iciun instant. Je n’ai jamais connu personne du nom de Brandt, sauf unmarchand de tabac de Denver.

– Vous n’avez jamais été àRoustchouk ? demanda-t-il avec un ricanement.

– Pas que je sache. Mais permettez-moi,monsieur, de vous demander votre nom et la raison de votre présenceici ? Je n’ai l’habitude ni de m’entendre appeler de nomshollandais, ni de souffrir que ma parole soit mise en doute. Dansmon pays, ces procédés ne sont pas admis entre gentlemen.

Je pensai que mon bluff commençait à produireson effet, car ses regards vacillèrent et il me parla pluspoliment.

– Je vous prie de me pardonner, monsieur,si je me suis trompé, mais vous êtes le sosie d’un homme qui étaità Roustchouk il y a une semaine et que le gouvernementrecherche.

– Il y a une semaine, j’étais ballottésur un immonde vieux sabot qui revenait de Constanza, et je n’aijamais visité Roustchouk, à moins que cette ville soit au milieu dela mer Noire. Je crois que vous faites fausse route. Mais, àpropos, j’attendais des passeports. Dites-moi, venez-vous de lapart d’Enver Pacha ?

– J’ai cet honneur, dit-il.

– Eh bien ! Enver est un de mes bonsamis. C’est le citoyen le plus intelligent que j’aie rencontré dece côté de l’Atlantique.

L’homme se calmait, et un moment plus tard,ses soupçons eussent disparus. Mais à cet instant, par la plusgrande des malchances, Peter entra, portant un plateau d’assiettes.Il ne fit aucune attention à Rasta et se dirigea vers la table surlaquelle il déposa son fardeau. À sa vue, le Turc fit un pas decôté et je vis, d’après ses regards, que ses soupçons étaientdevenus des certitudes. Car, en bras de chemise et en culotte,Peter était l’image crachée de mon petit compagnon déguenillé deRoustchouk.

Je ne doutai pas un instant du courage deRasta. Il fit un bond vers la porte, tout en me menaçant de sonrevolver.

– Bonne prise ! s’écria-t-il. Lesdeux oiseaux du même coup.

Sa main était sur le bouton de la porte et ilavait la bouche ouverte, prête à crier. Je devinai que sonordonnance l’attendait sur les escaliers. Il avait ce qu’on appellel’avantage stratégique sur moi ; il était à la porte alors queje me trouvais à l’autre extrémité de la table, et Peter était aumoins à 2 mètres de lui. Il avait la voie libre et nous n’étionsarmés ni l’un ni l’autre. Je fis un pas en avant, ne sachant ce queje voulais faire, car je ne voyais pas d’issue. Mais Peter medevança.

Il n’avait pas encore lâché le plateau ;il le lança soudain à toute volée, avec tout le contenu, à la têtede Rasta qui, ouvrant d’une main la porte et me menaçant de sonrevolver de l’autre, reçut la charge en plein visage. Unedétonation retentit et la balle traversa le plateau. Le bruit seperdit heureusement dans le fracas des verres et des porcelaines.L’instant d’après, Peter avait arraché le revolver des mains deRasta et le tenait à la gorge.

Or, un jeune Turc fort élégant, élevé à Pariset à Berlin, a beau être courageux comme un lion, il ne peut luttercontre un chasseur de l’arrière-veldt, même si celui-ci a deux foisson âge. Je n’eus pas besoin d’offrir mon aide. Peter avait samanière, apprise à une rude école, il est vrai, d’assommer sonadversaire. Il bâillonna Rasta méthodiquement et le ligota à l’aidede sa ceinture et de deux courroies prises à une malle de machambre.

– Il est trop dangereux pour le laisserlibre, dit-il, comme si sa manière de procéder était la plusnaturelle du monde. Rasta se tiendra tranquille jusqu’à ce que nousayons le temps de tirer nos plans.

À ce moment, quelqu’un frappa à la porte.C’est ce qui arrive dans un mélodrame au moment précis oùl’assassin vient de terminer sa besogne de la façon la plus propredu monde. La chose à faire en pareil cas est de pâlir jusqu’auxdents et jeter un regard farouche vers l’horizon d’un œil troubléet plein de remords. Mais ce n’est pas la manière de Peter.

– Il vaut mieux mettre un peu d’ordre sinous attendons des visites, observa-t-il avec calme.

Or, il y avait contre le mur une immensearmoire de chêne qui était vide, ne contenant que le carton àchapeau de Blenkiron. Peter déposa Rasta sans connaissance dansl’armoire et tourna la clef.

– Il y a assez de ventilation par lehaut, observa-t-il, pour renouveler l’air.

Puis il ouvrit la porte.

Un magnifique kavass en uniforme bleu etargent se tenait sur le seuil. Il salua et nous tendit une cartesur laquelle les mots « Hilda von Einem » étaient tracésau crayon.

J’eusse demandé quelques instants pour changerde costume, mais la jeune femme était derrière lui. Je vis lamantille noire et les fourrures de zibeline. Peter disparut par laporte de la chambre à coucher et je dus recevoir ma visiteuse dansune chambre pleine de débris de verres brisés et avec un homme sansconnaissance dans l’armoire.

Certaines situations sont d’une telleextravagance qu’elles aiguisent l’esprit pour y faire face. Jeriais presque lorsque la jeune femme franchit le seuil avecdignité.

– Madame, dis-je en faisant un salut quifit honte à ma vieille robe de chambre et à mon pyjama voyant, vousme surprenez dans un piteux état. Je suis rentré trempé de mapromenade et j’allais changer d’habits. Mon domestique vient debriser le contenu de ce plateau et je crains bien que cette chambrene soit pas digne de vous recevoir. Accordez-moi de grâce troisminutes afin de me rendre présentable.

Elle inclina la tête gravement et s’assitauprès du feu. En entrant dans ma chambre, j’y trouvai Peterdissimulé derrière la porte et je lui enjoignis brièvement de sedébarrasser de l’ordonnance de Rasta sous n’importe quel prétexte.Puis je revêtis précipitamment des habits convenables et rentraidans le salon, où je trouvai ma visiteuse plongée dans une profonderêverie.

En entendant entrer, elle s’éveillabrusquement et se leva, laissant le manteau de fourrure tomberautour de son corps mince.

– Nous sommes seuls ?demanda-t-elle. Nous ne serons pas dérangés ?

J’eus tout à coup une inspiration. Je mesouvins qu’au dire de Blenkiron, Frau von Einem ne voyait pas lesJeunes-Turcs d’un bon œil. J’eus comme l’intuition que Rasta nedevait pas lui plaire.

Alors, je lui dis la vérité.

– Il faut que je vous prévienne qu’unautre invité est présent ce soir. Je crois même qu’il est bien malà son aise. En ce moment, il est troussé comme une volaille sur laplanche de cette armoire.

Elle ne détourna même pas la tête.

– Est-il mort ? demanda-t-elle aveccalme.

– Pas du tout, mais il ne peut pas parleret je ne pense pas qu’il puisse entendre beaucoup.

– C’est lui qui vous a apportéceci ? demanda-t-elle, désignant l’enveloppe toujours sur latable et qui portait le grand sceau du ministre de la Guerre.

– C’est lui-même, dis-je. Je ne suis pasabsolument sûr de son nom, mais je crois qu’il s’appelle Rasta.

Elle ne broncha pas, mais j’eus l’impressionque cette nouvelle lui faisait plaisir.

– Il vous a donc contrarié ?demanda-t-elle.

– Mais oui. Il est bouffi d’orgueil, etcela lui fera du bien de passer une heure ou deux sur la planche decette armoire.

– C’est un homme puissant,remarqua-t-elle. Un émissaire d’Enver ! Vous vous êtes fait unennemi dangereux.

– Je n’en donnerais pas quatre sous,déclarai-je tout en réfléchissant amèrement que ma tête valait bienen fait ce prix-là.

– Vous avez peut-être raison, dit-elle,le regard sérieux. De nos jours, il n’y a pas d’ennemi dangereuxpour un homme hardi. Monsieur Hanau, je suis venue pour parleraffaires, comme on dit dans votre pays. On m’a dit du bien de vous,et aujourd’hui, je vous ai vu. J’aurai peut-être besoin de vous,comme vous aurez sûrement besoin de moi.

Elle s’arrêta et ses yeux étranges medévisagèrent de nouveau. Ils étaient comme des phares brûlants quiéclairaient chaque recoin de l’âme. Je devinai que ce seraithorriblement difficile de jouer mon rôle sous leur regardtout-puissant. Elle ne pouvait m’hypnotiser, mais elle savaitm’arracher mon déguisement et me laisser nu au milieu de lamascarade.

– Qu’êtes-vous venu chercher ?demanda-t-elle. Vous ne ressemblez pas au gros Américain Blenkiron,amoureux d’une puissance de pacotille et fervent de la petitescience. Votre visage indique plus que cela. Vous êtes de notrecôté, mais vous n’êtes pas pour les Allemands avec leur amour d’unempire rococo. Vous venez d’Amérique, le pays des folies pieuses oùles hommes adorent l’or et les paroles. Je vous le demande,qu’êtes-vous venu trouver ici ?

Tandis qu’elle parlait, il me semblaitcontempler la vision d’une divinité antique considérant la naturehumaine d’une grande altitude, une divinité méprisante dénuée depassions mais pourvue d’une grande magnificence. Cela enflamma monimagination et je répondis en me servant des arguments que j’avaissouvent réunis lorsque j’essayais de m’expliquer comment onparviendrait à soutenir le procès de la cause des Alliés.

– Je vais vous le dire, madame. Moiaussi, j’ai poursuivi une science, mais je l’ai poursuivie dans desendroits sauvages et je l’ai retournée de fond en comble. À monavis, le monde était devenu un endroit trop facile, trop moelleux.Les hommes oubliaient leur virilité dans le tourbillon des parolesdouces et s’imaginaient que les règles de leur civilisationsatisfaite étaient les lois de l’univers. Mais ce n’est pasl’enseignement de la science, et ce n’est pas non plusl’enseignement de la vie. Nous avons oublié les plus grandes vertuset nous devenions des hypocrites émasculés dont les dieux étaientnos propres faiblesses. Puis la guerre advint, et l’air s’allégea.L’Allemagne, malgré sa grossièreté, apparut comme le Fléau de Dieu.Elle eut le courage de rompre les liens de l’hypocrisie et de semoquer des fétiches de la masse. Je suis donc du côté del’Allemagne. Mais je suis venu ici pour une autre raison. Je neconnais rien de l’Orient, mais si je ne me trompe, c’est du désertque doit venir la purification. Quand l’humanité est comme étoufféesous de faux-semblants, des phrases, des idoles peintes, il souffletout à coup un vent des solitudes pour nettoyer et simplifier lavie. Le monde a besoin d’espace et de grand air. La civilisationdont nous nous sommes tant vantés n’est qu’une boutique de jouetset une impasse. J’aspire à la rase campagne.

Elle accueillit très favorablement toutes cesbalivernes. Ses yeux pâles brillaient de la clarté froide d’unefanatique. Avec ses cheveux blonds, elle ressemblait à quelquefurie destructive de la légende Scandinave. C’est à ce moment, jecrois, que je l’ai crainte pour la première fois. Jusque-là jel’avais à demi détestée et à demi admirée. Dieu merci ! Dansson recueillement, elle ne remarqua pas que j’avais oublié deparler avec l’accent de Cleveland (Ohio).

– Vous faites partie de la Demeure de laFoi, déclara-t-elle. Vous apprendrez bien des choses d’ici peu, carla Foi marche vers la Victoire. En attendant, laissez-moi vous direque vous et votre compagnon allez vous diriger vers l’est.

– Nous allons en Mésopotamie, dis-je. Jecrois que voilà nos passeports.

Et je désignai l’enveloppe.

Elle la ramassa, l’ouvrit ; puis, l’ayantdéchirée, elle la jeta au feu.

– Les ordres sont contremandés,déclara-t-elle. J’ai besoin de vous. Vous allez donc m’accompagner,non pas vers les plaines du Tigre, mais vers les hautes collines.Vous recevrez d’autres passeports demain.

Elle me tendit la main, puis se détourna. Surle seuil de la porte, elle s’arrêta et, jetant un coup d’œil versl’armoire en chêne, elle dit :

– Je vous débarrasserai demain de votreprisonnier. Il sera plus en sûreté entre mes mains.

Elle me laissa dans le plus completahurissement. Nous voici sur le point d’être attachés aux roues duchar de cette furie et lancés sur une entreprise à côté de laquellela perspective de combattre contre les nôtres devant Kut semblaitfort raisonnable ! D’autre part, Rasta m’avait reconnu et jedétenais enfermé dans une armoire l’envoyé de l’homme le pluspuissant de Constantinople ! Il nous fallait à tout prixgarder Rasta à vue, mais j’étais bien résolu à ne pas le livrer àcette femme. Je n’allais pas être complice de l’assassinat qu’ellepréméditait.

Nous étions dans de beaux draps. Mais enattendant, n’ayant rien mangé depuis 9 heures du matin, je décidaiqu’il me fallait prendre quelques aliments. Je partis donc à larecherche de Peter.

À peine commençais-je mon repas tardif queSandy entra. Il devançait l’heure de sa visite et il avait l’airgrave d’un hibou malade. Je me précipitai sur lui comme un naufragés’accroche à une épave. Son visage s’allongea lorsque je lui narrail’incident de Rasta.

– C’est mauvais, déclara-t-il. Vous ditesqu’il vous a reconnus, dans ce cas, tous vos agissements ne ledétromperont point. C’est bien ennuyeux, mais il n’y a qu’un moyende nous tirer de là. Il faut que je le mette entre les mains de mesgens, ils le garderont jusqu’à ce que nous ayons besoin de lui.Seulement, il ne faut pas qu’il me voie.

Et il quitta précipitamment la chambre. Je fissortir Rasta de sa prison. Il avait repris connaissance et meconsidérait d’un regard dur et malveillant.

– Je suis désolé, monsieur, de tout cequi est arrivé, dis-je. Mais vous ne m’avez pas laissé le choix.J’ai une grande entreprise en train et je ne puis permettre àpersonne d’intervenir. Vous payez le prix de votre naturesoupçonneuse. Quand vous en saurez davantage, vous voudrez me fairedes excuses. Je vais m’assurer qu’on vous tienne à l’écart pendantun jour ou deux. Ne soyez pas inquiet, vous ne souffrirez aucunmal. Je vous donne ma parole d’honneur de citoyen américain.

À cet instant, deux des mécréants de Sandyentrèrent et l’emportèrent. Sandy revint presque aussitôt. Lorsqueje demandai où Rasta allait être conduit, Sandy me déclara ne pasle savoir.

– Ils ont reçu leurs ordres qu’ilsexécuteront à la lettre. Il existe à Constantinople tout unquartier inexploré où il est fort facile de cacher quelqu’un, et oùle Khafiyeh ne pénètre jamais.

Puis se laissant tomber dans un fauteuil, ilalluma sa vieille pipe.

– Dick, me dit-il, notre tâche devientfort difficile et sombre. Mais depuis quelques jours, j’ai fait unedécouverte. J’ai élucidé le sens du deuxième mot tracé par HarryBullivant.

– Cancer ? demandai-je.

– Oui, le mot est pris au sens littéral.Manteau-Vert se meurt depuis des mois. Cet après-midi, un médecinallemand ne lui a donné que quelques heures à vivre. Il estpeut-être mort à cette heure.

Cette nouvelle me bouleversa, et pour uninstant, j’y vis la solution de toutes choses.

– Mais leur coup a manqué, dis-je. Il nepeut pas y avoir de croisade sans prophète !

– Je voudrais bien le croire. C’est lafin d’une étape, mais c’est aussi le commencement d’une nouvelle,peut-être encore plus sombre. Croyez-vous qu’une femme commecelle-là se laissera abattre par un événement d’aussi peud’importance que la mort de son Prophète ? Elle lui trouveraun remplaçant, l’un des quatre ministres ou bien quelqu’un d’autre.C’est le démon incarné que cette femme, mais elle possède l’âmed’un Napoléon. Le grand danger ne fait que commencer.

Alors, il me raconta ce qu’il avait faitdepuis notre dernière rencontre. Il avait pu trouver assezfacilement la maison de Frau von Einem et, aidé de ses compagnons,il y avait donné un spectacle devant les domestiques. Le Prophèteavait une grande suite et la renommée des ménestrels parvintbientôt aux oreilles de leurs Saintetés, car les Compagnons étaientbien connus dans tout le pays d’Islam. Sandy, chef de cette coterieplus qu’orthodoxe, fut pris en faveur et attira l’attention desquatre ministres. Il habita bientôt la villa avec sa demi-douzainede compagnons, et fut vite admis dans la confiance de tous à causede sa connaissance de la doctrine islamique et de son évidentepiété. Frau von Einem l’accueillit comme un allié, car lesCompagnons étaient les plus zélés propagateurs de la nouvellerévélation.

C’était, selon la description de Sandy, uneaffaire étrange. Manteau-Vert se mourait dans de grandes douleurs,mais il luttait pourtant afin de satisfaire les exigences de saprotectrice. Les quatre ministres étaient, à l’avis de Sandy, desascètes dénués de toute ambition terrestre. Le Prophète lui-mêmeétait un saint, mais un saint pratique, possédant quelques notionsde la politique. C’était la femme qui était le chef et l’âme del’entreprise. Sandy parut avoir gagné la faveur et même l’affectiondu Prophète. Il en parlait avec une espèce de pitié désespérée.

– Je n’ai jamais vu un homme pareil.C’est le gentleman le plus parfait que vous puissiez imaginer, sadignité ressemble à celle d’une haute montagne. C’est un rêveur etaussi un poète, un génie autant que je puis juger de ces choses. Jecrois que je l’estime correctement, car je connais un peu l’âme del’Orient. Mais ce serait bien trop long de vous raconter celamaintenant. L’Occident ignore tout du vrai Oriental. Elle se lefigure vautré dans de la couleur, dans l’oisiveté, dans le luxe etles rêves magnifiques. Tout cela, c’est faux. L’Oriental aspire àun Kâf, qui est une chose très austère. C’est l’austéritéde l’Orient, qui est sa beauté et en fait la terreur. Au fond, ilaspire toujours aux mêmes choses. Le Turc et l’Arabe sont sortisdes grands espaces et ils en ont la nostalgie. Ils s’installent,croupissent, et peu à peu, ils dégénèrent en cette subtilitéeffrayante qui est la déviation de leur passion dominante. C’estalors que vient une grande révélation et une grande simplification.Ils désirent vivre face à face avec Dieu sans en être séparé paraucun écran de rituel, d’images ou de prêtrise. Ils veulent allégerla vie de ses fanges stupides et retourner à la stérilité noble dudésert. Rappelez-vous, ils ont toujours subi l’enchantement dudésert et du ciel vides, de la clarté chaude, purificatrice, dusoleil qui consume toute pourriture. Ce n’est pas inhumain. C’estl’humanité d’une partie de la race humaine. Ce n’est pas lanôtre ; mais elle a de la valeur. Il y a des jours où ellem’étreint si fortement que j’ai envie d’abjurer les dieux de mespères.

» Eh bien ! Manteau-Vert est leprophète de cette grande simplicité. Il s’adresse directement aucœur de l’Islam, et c’est un message honorable que le sien. Maispour notre malheur, on s’est emparé de lui pour servir lapropagande allemande. On a profité de la naïveté de Manteau-Vertpour effectuer une manœuvre politique fort habile, on s’est servide son credo d’espace et de simplicité pour l’avancement de ce quiest le dernier mot en dégénérescence humaine. Bon Dieu ! Dick,c’est comme si on voyait saint François commanditer Messaline.

– La femme vient de venir ici, dis-je.Elle m’a demandé quel était mon but, et j’ai inventé une histoireinsensée qu’elle a paru approuver. Mais je ne vois qu’unechose : elle et le Prophète courent peut-être sous dedifférentes couleurs, mais leur but est le même.

Sandy tressaillit.

– Elle est venue ici ? s’écria-t-il.Eh bien ! Dick, qu’en pensez-vous ?

– Je la crois aux trois quarts folle.Mais le quatrième quart ressemble joliment à de l’inspiration.

– Votre appréciation est à peu prèsjuste, dit-il. J’ai eu tort de la comparer à Messaline. Elle estbien plus compliquée que cela. Elle soutient le Prophète parcequ’elle partage sa croyance, seulement ce qui est beau et sain enlui est horrible et fou chez elle. Vous comprenez, l’Allemagnedésire également simplifier la vie.

– Je sais, dis-je. Je le lui ai dit il ya une heure à peine, lorsque je lui ai débité toutes cesbalivernes. Leur souvenir m’empêchera de dormir pendant le reste dema vie.

– La simplicité de l’Allemagne est celledu neurasthénique et non celle de l’homme primitif. C’est uncomposé de mégalomanie, d’égoïsme et d’orgueil dont les résultatssont identiques. Elle désire détruire et simplifier, mais ce n’estpas la simplicité de l’ascète qui est celle de l’esprit, maisplutôt la simplicité du fou qui réduit toutes les inventions de lacivilisation à une monotonie sans relief. Le Prophète désire sauverl’âme de son peuple, l’Allemagne veut dominer le corps inanimé dumonde. Mais les mêmes paroles peuvent servir à ces deux fins. C’estainsi que l’on voit l’association de saint François et deMessaline. Dites-moi, Dick, avez-vous jamais entendu parler dusurhomme ?

– Il y eut un temps où les journaux neparlaient de rien d’autre, répondis-je. N’est-ce pas une inventiond’un individu du nom de Nietzsche ?

– Possible ! répliqua Sandy. Levieux Nietzsche serait mort plutôt que de soutenir les sottisespour lesquelles il a été blâmé. Mais le surhomme est une manie dela nouvelle et brave Allemagne. C’est un type conçu de chic qui nepourrait jamais exister réellement, pas plus que l’homme économiquedes politiciens. L’homme possède un sentiment d’humour qui l’arrêteà la limite de l’absurdité finale. Il n’y a jamais eu et il n’yaura jamais de surhomme… Mais il se pourrait très bien qu’il y eûtune surfemme !

– Mon petit, vous aurez des ennuis sivous parlez de la sorte, lui dis-je.

– C’est pourtant vrai. Les femmes sontdouées d’une logique dangereuse que nous ne posséderons jamais – etles meilleures d’entre elles ne voient pas la folie de la vie de lamême façon que nous autres, hommes. Elles peuvent dépasser debeaucoup les hommes, car elles savent aller droit au cœur deschoses. Aucun homme n’a jamais été si près de la divinité queJeanne d’Arc. Mais je les crois également capables d’être plusodieuses qu’aucun être qui ait jamais porté culotte, car elles nesavent pas s’arrêter de temps à autre et se moquer d’elles-mêmes.Il n’y a pas de surhomme. Les pauvres imbéciles qui s’imaginentjouer ce rôle sont ou des professeurs au cerveau fêlé qui nesauraient diriger une école du dimanche, ou des soldats quis’imaginent que la condamnation du duc d’Enghien fait un Napoléon.Mais il y a une surfemme : elle s’appelle Hilda von Einem.

– Et moi qui croyais que notre entrepriseétait presque terminée, me lamentai-je. On dirait qu’elle n’a mêmepas commencé. Bullivant a pourtant dit que nous n’avions qu’àdécouvrir la vérité.

– Bullivant ne savait pas. Personne nesait, sauf vous et moi. Je vous dis que cette femme a une puissanceénorme. Les Allemands lui ont confié leur atout, elle va le jouerde son mieux. Nul crime ne l’arrêtera. Elle a lancé la balle, ets’il le faut, elle égorgera tous ses Prophètes et mènera l’intrigueelle-même… Franchement, je ne vois pas très bien ce que vous etBlenkiron aurez à faire. Mais je suis tout à fait fixé sur monpropre devoir. Elle m’a admis dans sa confidence et je m’ymaintiendrai dans l’espoir de trouver quelque moyen de l’empêcherde réussir. Nous nous dirigeons demain vers l’Orient… avec unnouveau Prophète au cas où l’ancien serait mort.

– Où allez-vous ? dis-je.

– Je ne sais pas. Mais d’après lespréparations, je conclus qu’il s’agit d’un long voyage. Et à enjuger d’après les vêtements qu’on nous a distribués, il doit fairefroid là où nous allons !

– Eh bien ! nous vous accompagnons,déclarai-je. Vous ne savez pas encore notre version. Apprenez queBlenkiron et moi avons été admis dans la meilleure société comme degrands ingénieurs américains qui vont donner du fil à retordre auxAnglais sur le Tigre. Je suis un ami d’Enver et il m’a offert saprotection. Le regretté Rasta nous a apporté nos passeports pour levoyage vers la Mésopotamie que nous devions entreprendre demain,mais il y a une heure à peine, votre protectrice les a déchirés etles a jetés dans le feu. Il paraît que nous l’accompagnons vers leshautes collines.

Sandy émit un long et doux sifflement.

– Je me demande ce qu’elle peut bienvouloir de vous ! Cette affaire devient rudement compliquée,Dick !… À propos, où diable est Blenkiron ? Il doit êtreau courant de la haute politique.

Blenkiron entra dans la chambre de son paslent et assuré au moment où Sandy finissait de prononcer ces mots.Je vis d’après son maintien qu’il ne souffrait pas de sa dyspepsie,et ses yeux brillaient avec animation.

– Dites-moi, mes petits, je vous apportedes nouvelles assez sensationnelles. Il y a eu de grands combatssur la frontière orientale, et les Turcs ont bu un rudebouillon.

Il avait les mains pleines de papiers,desquels il tira une carte qu’il étala sur la table.

– Ils taisent cette nouvelle dans lacapitale, mais depuis quelques jours, je m’amuse à rapiécer lesbribes de cette histoire, et je crois que j’y vois clair. Il y aune quinzaine de jours, ce vieux Nicolas est descendu de sesmontagnes et a rejeté ses ennemis en déroute à Kuprikeui – là où laprincipale route vers l’Orient traverse l’Araxe. Ce ne fut que lecommencement de l’affaire, car il continua de progresser sur unfront très étendu, et le monsieur appelé Kiamil, qui commande dansces régions, a eu toutes les peines du monde à résister. Les Turcsont été refoulés au nord, à l’est et au sud, et aujourd’hui, leMoscovite s’est installé devant les forts extérieurs d’Erzurum. Jepuis vous assurer qu’on est bien troublé de cette situation dansles hautes sphères.

» Enver sue sang et eau dans l’effortqu’il fait pour envoyer de nouvelles divisions de Gallipoli àErzurum. Mais c’est un long trajet et il y a tout lieu de croirequ’ils arriveront après la chute du rideau… Vous et moi, major,nous partons demain pour la Mésopotamie, et c’est bien la plusgrande malchance qui me soit jamais arrivée ! Nous ratonsl’occasion de voir la bataille la plus sanglante de toute lacampagne !

Je ramassai la carte que j’empochai.

Les cartes, ça me connaît, et j’en cherchaisprécisément une.

– Nous n’allons pas en Mésopotamie,déclarai-je. Nos ordres sont annulés.

– Mais je viens de voir Enver, qui m’adit qu’il vous avait fait porter nos passeports.

– Ils sont dans le feu, répliquai-je. Lesnouveaux passeports nous parviendront demain matin.

Alors, Sandy m’interrompit, les yeux luisantsd’émotion.

– Les hautes collines !… Nous allonsà Erzurum… Ne voyez-vous pas que les Boches jouent leur grosatout ? Ils envoient Manteau-Vert vers le point menacé dansl’espoir que sa venue ralliera la défense turque. Ah ! monvieux Dick, l’action se précipite. Nous n’aurons plus à faire lepied de grue. Nous sommes engagés jusqu’au cou, et la Providenceaidera le plus vaillant. Et maintenant, je file, car j’ai à faire.Au revoir. Nous nous retrouverons bientôt sur les collines.

Blenkiron avait encore l’air ahuri, je luiracontai les événements de la soirée. Et en m’écoutant, toute sasatisfaction s’éteignit et son visage prit une curieuse expressiond’étonnement puéril.

– Je n’ai pas à me plaindre, car ils’agit de notre devoir. Mais j’imagine que notre caravane marche àla rencontre de difficultés. C’est Kismet. Il n’y a doncqu’à nous incliner. Mais je ne vous cache pas que cette perspectivem’effraie considérablement.

– Moi aussi, répliquai-je. Cette femme medonne le frisson. Cette fois-ci, ça y est. Néanmoins, je préfèreêtre admis à figurer à la représentation de gala, car je n’aimaisguère l’idée d’être engagé pour la tournée de province.

– Vous êtes dans le vrai. Mais jesouhaite que le Seigneur ait l’idée de réclamer bientôt à Lui cettebelle dame. Elle est beaucoup trop troublante pour un homme rangéde mon âge !

Chapitre 16Le caravansérail en ruines

 

Deux jours plus tard, au crépuscule tombant,nous arrivâmes à Angora, première étape de notre odyssée.

On nous avait remis les passeports promis parFrau von Einem, ainsi qu’un plan de notre voyage. On avait aussidésigné pour nous accompagner un des Compagnons qui parlait un peud’anglais, sage précaution, puisque aucun de nous ne connaissait unmot de turc. Là se bornaient nos instructions. Je n’entendis plusparler ni de Sandy, ni de Manteau-Vert, ni de Hilda von Einem. Nousdevions évidemment voyager à part.

Le chemin de fer nous mena jusqu’àAngora ; nous voyageâmes dans un schlafwagen[14] fort confortable, rattaché à un trainmilitaire. Nous ne vîmes presque rien du paysage, car peu aprèsavoir quitté le Bosphore, nous entrâmes dans des tourbillons deneige et je me rendis simplement compte que nous paraissions gravirles pentes d’un grand plateau. Il est surprenant que nous n’ayonspas eu plus de retard, car la ligne était extrêmement encombrée. Lepays regorgeait de troupes venant de Gallipoli, et des convois demunitions obstruaient toutes les voies de garage. Chaque fois quenous nous arrêtions, et cela nous arrivait en moyenne une fois parheure, on discernait de vastes camps de chaque côté de la voie.Nous croisions souvent des régiments en marche, le long des rails.C’étaient de beaux gaillards, bien plantés, mais parfoisdéplorablement déguenillés, et leurs godillots me firent le plusmauvais effet. Je me demandais comment ils franchiraient les 800kilomètres qui les séparaient d’Erzurum.

Blenkiron fit des réussites. Peter et moientreprîmes un piquet ; mais nous passâmes la plus grandepartie du temps à fumer en nous racontant des histoires. Nousétions tout réjouis d’avoir quitté Constantinople, cette villedétestable. Nous avancions maintenant en pleine campagne au son ducanon, et en mettant les choses au pire, nous ne péririons pascomme des rats dans un égout. Et puis nous étions réunis, ce quiétait fort réconfortant. Nous éprouvions le soulagement de celuiqui a vécu longtemps dans un avant-poste solitaire et qui seretrouve dans son bataillon. D’ailleurs, la direction n’était plusentre nos mains. Il était inutile de faire des plans et desprojets, car aucun de nous n’avait la moindre idée de ce que seraitle prochain développement de l’affaire. Nous étions tous devenusdes fatalistes : Kismet ! C’est là une foi fortconsolante.

Tous, sauf Blenkiron. L’affaire avait pris àses yeux une fort vilaine tournure depuis l’entrée en jeu de Hildavon Einem. Je m’amusai à noter comment elle affectait lesdifférents membres de notre petit groupe. Peter s’en souciait commed’une guigne ; homme, femme ou hippogriffe étaient pareilspour lui. Il faisait face à tout avec le même calme qu’il eûtdéployé à assiéger un vieux lion dans la brousse – acceptant lesfaits comme ils se présentaient et les résolvant comme s’ils’agissait d’un problème. Sandy et moi étions impressionnés – ilest inutile de le nier –, horriblement impressionnés, mais nousétions également trop intéressés pour éprouver aucun effroi. Etnous n’étions nullement fascinés. Nous détestions trop Frau vonEinem pour cela. Mais Blenkiron était comme hypnotisé. Ill’avouait. Elle le fascinait, comme un serpent à sonnette fascineun oiseau.

Je le forçai à me parler d’elle, car jedevinai que son état ne ferait que s’aggraver s’il demeurait àrêvasser. C’était une chose étrange que cet homme, qui étaitpeut-être le plus imperturbable et le plus courageux que j’eussejamais rencontré, fût paralysé par cette mince jeune femme. Car iln’y avait nul doute sur ce point. La pensée de cette femme luifaisait voir l’avenir noir comme un ciel d’orage. Elle lui enlevaittout ressort, et je devinai que nous ne pourrions plus compter surBlenkiron si nous devions la voir souvent.

Je lui glissai qu’il en était peut-êtreamoureux, mais il repoussa cette insinuation avec véhémence.

– Non, monsieur. Je n’éprouve aucunsentiment pour elle. Ce qui me trouble, c’est qu’elle me faitperdre contenance et je ne sais dans quelle catégorie d’ennemi laranger. Je crois que nous autres, Américains, ne savons pas traitercette sorte de femme. Nous avons élevé nos femmes au rang dedéesses, tout en les écartant des vraies affaires de la vie. Parconséquent, nous ne savons trop comment classer une femme qui seplaît à jouer un jeu d’homme. Les femmes sont à nos yeux, soit desanges, soit des enfants. Je regrette bien de ne pas avoir votreéducation.

Angora ressemblait à l’image que je me faisaisd’Amiens pendant la retraite de Mons. Ce n’était qu’une masse detroupes et de transports ; il en arrivait de plus en plus, etle seul débouché était l’unique route de l’est.

La ville était un véritable pandémonium où desofficiers allemands affolés s’efforçaient vainement de mettrequelque ordre. Ils firent peu attention à nous, car il n’étaitguère probable que des suspects s’aventureraient en plein cœur del’Anatolie. Nous présentâmes nos passeports au commandant, qui lesvisa très volontiers et nous assura qu’il ferait de son mieux pournous procurer des moyens de transport. Nous passâmes la nuit dansune sorte d’hôtel où nous fûmes tous entassés dans une petitechambre.

Je passai toute la matinée du lendemain à larecherche d’une auto. Il me fallut quatre heures, et le recours detous les plus grands noms de l’empire turc, pour dénicher unpitoyable tacot – une Studebaker. Je passai ensuite deuxnouvelles heures à me procurer de l’essence et des pneus derechange. Quant à un chauffeur, il ne fallait pas y songer. Je fusdonc contraint de m’asseoir moi-même au volant.

Nous partîmes un peu après midi, ettraversâmes des plateaux âpres et boisés. La neige ne tombait plus,mais il soufflait un vent d’est qui vous pénétrait jusqu’à lamoelle. Nous nous engageâmes bientôt parmi les collines, et laroute, qui au début n’était pas trop mauvaise, devint aussidéfoncée que le lit d’un ruisseau. Ce n’était point surprenant, carle trafic était pareil à celui que l’on voit sur cette affreuseroute d’Ypres à Cassel. Seulement ici, il n’y avait pas d’équipesde cantonniers belges pour la réparer ! Nous croisâmes desmilliers de soldats aux visages impassibles, des convois de bœufs,des mules, des wagons tirés par de robustes petits chevauxd’Anatolie, et, venant de la direction opposée, de nombreuses autosdu Croissant-Rouge et des charretées de blessés. Nous fûmes obligésd’avancer fort lentement pendant plusieurs heures de suite, avantde réussir à nous dégager de tout cet encombrement.

Un peu avant le crépuscule, nous dépassâmesenfin le premier flot. Alors, nous marchâmes à une bonne allurependant une quinzaine de kilomètres et nous franchîmes ainsi unpetit défilé. Notre tacot me donnait quelques inquiétudes, car mêmeune Rolls-Royce ne résisterait pas à une route pareille. Néanmoins,c’était bon de nous retrouver en pleine campagne. Peter avait uneexpression nouvelle et il humait comme un cerf l’air pleind’âcreté. Une odeur de fumée de bois et de feu de bouse montait despetits camps installés sur les bords de la route. Et chaque foisque je songe à cette journée, je crois sentir de nouveau cetteodeur, mêlée à la senteur de l’hiver et aux effluves des grandsespaces balayés par le vent. Chaque heure m’apportait un sentimentplus vif de paix et de résolution. J’éprouvais la même sensationqu’au moment où le bataillon, quittant Aire, se dirigea pour lapremière fois vers la ligne de feu – une sorte de tension de toutmon être et d’attente farouche. Je ne suis pas habitué aux villes –et mon oisiveté à Constantinople avait pour ainsi dire ralenti monallant. Mais à présent, souffleté par le vent coupant, je mesentais de force à courir n’importe quel risque. Nous suivions lagrande route menant vers l’est et vers les collines de lafrontière, et nous allions bientôt parvenir au front le pluslointain de la grande guerre. Il ne s’agissait plus d’obtenirquelques renseignements. Nous nous dirigions vers la ligne de feuafin de prendre part à ce qui serait peut-être la chute de nosennemis. Il ne me vint pas à l’esprit que nous nous trouvions parmices ennemis et que nous risquions de partager leur anéantissement,à moins que nous ne fussions fusillés d’ici là. À vrai dire, laguerre ne m’apparaissait plus comme un conflit entre des armées etdes nations. Je ne me demandais même pas où allaient messympathies. Au tout premier plan, se dessinait la lutte qui selivrait entre nous quatre et cette hallucinée – et à la lueur decette lutte personnelle, les armées combattantes paraissaientsimplement un arrière-plan vaguement estompé.

Nous dormîmes comme des bûches sur le planchercrasseux d’un khan[15] et nousrepartîmes le lendemain à travers des rafales de neige poudreuse.Nous étions déjà à une altitude fort élevée et il faisait un froidde loup. Le Compagnon, qui s’appelait Hussin, avait déjà suivicette route. Il m’apprit les noms des villages que noustraversions, noms qui, du reste, ne me disaient rien du tout. Nousnous faufilâmes pendant toute la matinée à travers une grandequantité de troupes qui représentaient au moins une brigade et quiavançaient rapidement d’un pas souple et vif. Je dois avouer que lesoldat turc me plut beaucoup ; je me souvins que nos hommes leconsidéraient comme un combattant très loyal, et j’éprouvai del’amertume à songer que l’Allemagne l’avait entraîné dans une aussivilaine aventure. Les soldats firent halte afin de prendre leurrepas ; nous nous arrêtâmes également et déjeunâmes de painbis, de figues et d’un flacon de vin fort amer. J’échangeaiquelques paroles avec un des officiers qui parlait un peul’allemand. Il me dit qu’ils se dirigeaient directement vers laRussie, car il venait d’y avoir une grande victoire turque dans leCaucase.

– Nous avons battu la France etl’Angleterre ; maintenant, c’est au tour de la Russie,déclara-t-il fermement comme s’il répétait une leçon apprise parcœur.

Il ajouta pourtant qu’il était très las de laguerre.

Dans l’après-midi, nous dépassâmes la colonneet nous profitâmes de la route libre pendant quelques heures. Lesol s’inclinait vers l’Orient, comme si nous nous dirigions vers lavallée d’un grand fleuve. Nous rencontrâmes bientôt des petitsgroupes d’hommes qui venaient de l’Est – avec une expressionnouvelle sur leurs visages. Les premiers convois de blessés quenous avions rencontrés étaient pareils à ceux que l’on voit surtous les fronts, et il y avait parmi eux un semblantd’organisation. Mais les blessés que nous croisions maintenantétaient très las et défaits ; ils étaient souvent nu-pieds etsemblaient mourir de faim. On croisait un groupe étendu sur le côtéde la route, au dernier degré de l’épuisement. Puis quelques autresarrivaient en boitant, et si fatigués qu’ils ne détournaient mêmepas la tête pour nous regarder. Ils étaient presque tous blessés,quelques-uns fort gravement, et ils étaient tous d’une maigreureffrayante. Je me demandai comment l’officier turc de la colonnequi nous suivait expliquerait leur apparition à ses hommes s’ilcroyait vraiment à une grande victoire. Ces blessés neressemblaient guère à l’arrière-garde d’une arméeconquérante !

Blenkiron lui-même, qui n’était pourtant pasmilitaire, s’en rendit compte.

– Ces garçons ont bien mauvaise mine,observa-t-il. Il faut nous dépêcher, major, si nous voulons trouverdes places pour le dernier acte.

C’était aussi mon sentiment. La vue de cessoldats me donna une envie folle d’aller plus vite, car jecomprenais que des événements importants se déroulaient à l’Est. Jecomptais qu’il nous faudrait quatre jours pour nous rendre d’Angoraà Erzurum et, bien que le deuxième jour fût déjà écoulé, nousn’avions pas encore franchi le tiers du chemin. Je poussai l’autoavec intrépidité et cette hâte nous perdit.

J’ai déjà dit que la Studebaker étaitun affreux vieux tacot. La direction en était assez branlante, etle mauvais état de la route qui décrivait des courbes continuellesne l’améliora pas. Nous parvînmes bientôt à une profonde couche deneige gelée où les grands camions de transports avaient creusés delarges ornières. Nous fûmes atrocement cahotés et secoués comme despois dans leurs cosses. Je commençai à être extrêmement inquiet ausujet de la vieille guimbarde, d’autant plus que nous étions encorefort éloignés du village où nous nous proposions de passer la nuit.Le crépuscule tombait et nous étions toujours au milieu d’unedésolation monotone que traversait le vallon creux d’une rivière.Au bas d’une pente, j’aperçus un pont – un pont de poutres et deterre qu’on avait évidemment consolidé à la hâte, en vue d’unecirculation intense. Mais, tout à coup, comme nous approchions dece pont à une assez vive allure, l’auto ne répondit plus à ladirection.

Je luttai désespérément pour nous maintenir enligne droite. Malgré tous mes efforts l’auto dévia vers la gauche,fit un plongeon par-dessus la rive et s’écrasa avec un bruit sourddans un creux marécageux. Nous fûmes tous précipités dans la boueglacée. Je ne sais encore comment je m’en suis tiré, car l’autocapota et j’aurais dû me briser les reins. Par miracle, personne nefut blessé. Peter riait et Blenkiron imita son exemple après avoirsecoué la neige de ses cheveux. Quant à moi, j’examinai fébrilementla machine ; elle était dans un piteux état, l’essieu avantétant brisé.

C’était une malchance inouïe. Nous étionsplantés au beau milieu de l’Asie Mineure sans aucun moyen detransport, car autant songer à faire des boules de neige au Congoque d’essayer de trouver un nouvel essieu dans ces parages !La nuit était presque tombée, nous n’avions pas de temps à perdre.Je sortis les bidons d’essence et les pneus de rechange, et lescachai derrière quelques rochers sur les flancs de la colline. Nousramassâmes ensuite nos bagages. Hussin était notre seul espoir. Ilfallait qu’il nous trouvât à tout prix un abri où passer la nuit.Le lendemain, nous essayerions de nous procurer des chevaux ou denous faire voiturer par quelque camion. Je n’espérais pas trouverd’autre machine, car toutes les autos d’Anatolie devaient faireprime en ce moment.

Notre malchance était si navrante que nousl’accueillîmes fort tranquillement. À quoi cela nous eût-il servide jurer ? Hussin et Peter partirent dans des directionsdifférentes à la recherche d’une habitation quelconque. Pendant cetemps, installés à l’abri d’un rocher, Blenkiron et moi, nous nousmîmes à fumer farouchement.

Hussin fut le premier à réussir. Il revint aubout de vingt minutes et nous apprit qu’il y avait une espèced’habitation à 3 kilomètres environ en amont de la rivière. Ilpartit à la recherche de Peter, et Blenkiron et moi remontâmes lesrives, tout en traînant nos bagages. La nuit était tout à faittombée et nous nous embourbâmes plus d’une fois dans lesfondrières. Mais Hussin et Peter nous eurent vite rattrapés et ilstrouvèrent fort heureusement un meilleur chemin. Nous aperçûmesbientôt le clignotement d’une lumière dans un creux.

C’était une ferme à moitié démolie, entouréed’un bosquet de peupliers, une ferme composée de deux pièces etd’une grange entourant une cour boueuse et puante. La grange étaitrelativement sèche, et ce fut là que nous décidâmes de passer lanuit. Le propriétaire était un vieillard déjeté, dont tous les filsétaient à la guerre. Il nous reçut avec le calme profond de celuiqui n’attend plus de la vie que des désagréments.

Nous avions retrouvé notre bonne humeurcoutumière et j’essayai de mettre en pratique ma nouvellephilosophie de Kismet. Je me disais que si les risquesétaient prévus d’avance, les difficultés l’étaient également ;il fallait donc accepter les uns et les autres comme faisant partiede la tâche quotidienne. Après avoir apaisé notre faim avec lesrestes de nos provisions et du lait caillé, nous nous allongeâmessur la paille de la grange. Blenkiron annonça avec un soupir desatisfaction que sa dyspepsie ne l’avait pas tourmenté depuis deuxjours.

Cette nuit-là, je fis un rêve étrange. Jecroyais être dans un endroit désert, parmi les montagnes. J’étaistraqué, bien que je n’eusse pas pu dire qui me poursuivait. Jesuais de frayeur, car il me semblait être tout à fait seul, et laterreur qui me poursuivait était plus qu’humaine. Il faisait trèssombre ; une épaisse couche de neige couvrait le sol, etchaque pas que je faisais était lourd comme du plomb. Vous me direzque c’est là un cauchemar fort ordinaire. Oui, mais celui-cicontenait pourtant un trait étrange. La nuit était absolumentnoire, mais devant moi, dans le défilé, j’apercevais une tache delumière qui me permettait de distinguer une curieuse petite collineau sommet rocailleux. C’était ce que nous appelons, dans l’Afriquedu Sud, un castrol (casserole). Il me semblait que toutdanger serait définitivement écarté si je pouvais seulementparvenir à ce castrol. Et je plongeai haletant à traversles bancs de neige, toujours poursuivi par le vengeur inconnu quiétait sur mes talons.

Je m’éveillai en sursaut. Je vis l’aubed’hiver s’efforçant de pénétrer à travers les poutres fendues, etj’entendis Blenkiron proclamer avec sérénité que son duodénums’était comporté, toute la nuit, en parfait gentleman. Je demeuraiétendu un instant, essayant de fixer ce rêve qui s’estompa bientôtet ne fut plus qu’un vague souvenir. Chaque détail de l’image de lapetite colline se détachait pourtant très nettement devant mesyeux. Je me dis qu’il s’agissait d’un souvenir du veldt du côté duWakkerstroom, mais je n’arrivais pas à le localiser.

Je glisse sur les trois jours suivants, carils ne furent qu’une série ininterrompue de déceptions. Hussin etPeter parcoururent le pays à la recherche de chevaux. Blenkirondemeura dans la grange à faire des réussites et je me tins auxabords du pont dans l’espérance d’y rencontrer un moyen quelconquede transport. Cet espoir fut parfaitement déçu. Des troupespassèrent, jetant des regards étonnés vers l’auto démolie, aumilieu des roseaux gelés, mais elles ne pouvaient nous aider. Monami, l’officier turc, promit de télégraphier d’un villagequelconque à Angora pour réclamer une nouvelle auto, mais je nefondais pas grand espoir sur cette promesse, car je me rappelaisl’état d’Angora ! De nombreuses autos bondées d’officiersd’état-major turcs et allemands passèrent en trombe ; ilsétaient bien trop pressés pour s’arrêter et nous parler. Faire leguet ne servit qu’à me prouver que ça devait barder ferme du côtéd’Erzurum, car tout le monde semblait en proie à une hâte follesoit de s’y rendre, soit d’en revenir.

Hussin était notre meilleur espoir, car lesCompagnons disposaient d’une influence très particulière dans toutl’empire ottoman. Il revint à la fin de la première journée lesmains vides. Il nous dit que tous les chevaux avaient étéréquisitionnés. Il était pourtant certain qu’il y en avait un bonnombre de cachés, mais il n’arrivait pas à mettre la main dessus.Le deuxième jour, il apparut menant deux chevaux par la bride –deux misérables rosses, dont le régime de haricots avait coupé lesouffle, car il n’y avait plus d’avoine ni de foin dans tout lepays. Le lendemain, il dénicha un beau petit étalon arabe, en fortpiteux état, il est vrai. Nous payâmes un bon prix pour ces bêtes,car Blenkiron était muni d’argent, et nous n’avions pas de temps àperdre à l’interminable marchandage oriental.

Hussin déclara qu’il avait raflé tous leschevaux des environs, et je le crois bien volontiers. Je n’osaim’attarder une journée de plus, bien qu’il fallût laisser Hussin enarrière. Mais il m’affirma être un excellent coureur et pouvoirsuivre des chevaux comme les nôtres. Je me dis avec désespoir quesi notre voyage continuait ainsi, il nous faudrait plusieurssemaines pour parvenir à Erzurum.

Nous partîmes le quatrième jour dèsl’aube.

Auparavant, le vieux fermier nous avait béniset nous avait vendu du pain de sarrasin rassis. Étant le pluslourd, Blenkiron chevauchait le cheval arabe, tandis que Peter etmoi étions juchés sur les deux autres rosses. Mes pires craintes seréalisèrent bientôt, et Hussin, qui nous suivait en courant, euttôt fait de nous rattraper. Nous avancions avec la lenteur d’unchar à bœufs. Les chevaux n’étaient pas ferrés et je devinai qu’ilsse blesseraient vite sur ces routes défoncées. Nous marchions aupas, franchissant environ 8 kilomètres à l’heure, et nous étionsbien la procession la plus piteuse qui eût jamais déshonoré unegrande route !

Une brume glacée s’était mise à tomber qui nefit qu’augmenter ma dépression. Des autos nous dépassaient pourdisparaître dans le brouillard, faisant du 40 à l’heure et semoquant de notre lenteur. Nous ne parlions pas, car la vanité denotre entreprise nous engourdissait le moral.

Je me mordis la lèvre, essayant de réprimermon impatience, et je crois bien que j’eusse troqué mon âmesur-le-champ contre quelque moyen de transport rapide. Je neconnais aucune épreuve plus pénible que d’aspirer à la vitesse etd’être contraint à avancer comme une tortue. J’étais à point pourtenter la plus folle des aventures.

Vers midi, nous parvînmes à une large plaineoù se révélait une culture intense. Les villages devinrent plusfréquents et le pays était parsemé de bosquets d’oliviers etsillonné d’arroyos. D’après ce que je me rappelai de la carte, jejugeai que nous devions nous approcher de ce pays de champagne prèsde Sivas, qui est le grenier de la Turquie et de la demeure desvrais Osmanlis.

Et tout à coup, nous tombâmes sur lecaravansérail. C’était un endroit sordide et délabré ; leplâtras rosé des murs s’écaillait. Une cour aboutissait à la route,et un trou béant s’ouvrait dans un des côtés de la maison au toitplat. Comme le champ de bataille était très éloigné, il était fortprobable que ce dommage avait été causé par une explosion. Au-delàdu caravansérail, un détachement de cavalerie campait sur les bordsd’un ruisseau, les chevaux attachés à de longues rangées depiquets. Et près de la route, j’aperçus une grande auto neuve quiparaissait abandonnée.

On ne voyait personne sur la route, sauf lestroupes près du ruisseau. Les propriétaires de l’auto étaient sansdoute à l’intérieur du caravansérail.

Je vous ai dit que je me sentais d’humeur àcommettre quelque folie. Miracle ! La Providence m’offrit uneoccasion merveilleuse. Je désirais cette auto comme je n’ai jamaisdésiré quoi que ce soit au monde. À ce moment, tous mes planss’étaient cristallisés autour du désir fébrile d’atteindrerapidement le champ de bataille. Il nous fallait retrouverManteau-Vert à Erzurum où nous serions sous la protection de Hildavon Einem. Et à portée de ma main se trouvait cette auto puissantequi pouvait nous appartenir.

Je dis un mot à mes compagnons. Nous mîmespied à terre et attachâmes nos chevaux dans le coin de la cour leplus proche de la route. Je perçus le bourdonnement de la voix descavaliers près du ruisseau, mais ils étaient suffisamment éloignéspour ne pas nous voir. Peter partit en éclaireur reconnaître lacour.

La maison n’avait qu’une fenêtre à l’étagesupérieur qui donnait sur la route. Pendant ce temps, je me glissaile long du mur jusqu’à l’auto. C’était un modèle neuf à sixcylindres ; les pneus étaient un peu râpés. Sept bidonsd’essence étaient fixés à l’arrière, ainsi que des pneus derechange. Et dans le tonneau, je vis des cartes d’état-major et deslunettes d’approche jetées pêle-mêle sur les banquettes, comme siles occupants n’étaient descendus qu’un instant pour se dégourdirles jambes.

Peter revint annoncer que la cour étaitvide.

– Il doit y avoir plusieurs hommes dansla pièce du haut, dit-il, car j’ai entendu leurs voix. Ils remuentbeaucoup et vont peut-être sortir bientôt.

Comprenant qu’il n’y avait pas un instant àperdre, je dis à mes compagnons d’aller se poster sur la route àenviron 50 mètres au-delà du caravansérail, et de se tenir prêts àgrimper dans l’auto quand je passerais. Il me fallait d’abordmettre la machine en marche et on pouvait bien tirer sur moi.

J’attendis jusqu’à ce que je les visseatteindre l’endroit indiqué. Je perçus des éclats de voix venant dudeuxième étage du caravansérail et le bruit de pas agités. J’étaisdans un état d’inquiétude fébrile, car à tout moment, quelqu’unpouvait s’approcher de la fenêtre.

Puis je me jetai comme un démon sur la mise enmarche. Le froid rendit ma tâche difficile. J’avais le cœur au borddes lèvres, car dans le grand silence qui nous entourait, le bruiteût suffi pour éveiller les morts. Enfin, je me jetai dans lavoiture, je débrayai et j’ouvris les gaz. La grande machine fit unbond en avant et, au même instant, j’entendis des voix aigresglapir derrière moi. Une balle traversa mon chapeau et une autrepénétra le coussin à mes côtés.

Un instant plus tard, je franchis la distanceme séparant de mes amis qui embarquèrent. Blenkiron sauta sur lamarche et se laissa rouler dans le tonneau comme un sac de charbon.Peter bondit à côté de moi, et Hussin grimpa par derrièrepar-dessus la capote. Nous n’avions rien à porter, tous nos biensétant dans nos poches.

Des balles glissèrent autour de nous sans nousfaire aucun mal. Puis une détonation partit dans mon oreille et, ducoin de l’œil, je vis Peter abaisser son revolver. Nous fûmesbientôt hors de portée, et me retournant, je vis trois hommes quigesticulaient frénétiquement au milieu de la route.

– Que le diable emporte ce revolver, ditPeter avec regret. Je n’ai jamais pu me servir que d’un pistolet…Si j’avais eu mon fusil…

– Mais pourquoi avez-vous tiré ? luidemandai-je ahuri. Nous avons leur auto, nous ne leur voulons pasde mal.

– Si j’avais eu mon fusil avec moi, nousaurions peut-être évité des ennuis pour l’avenir, répondit Petertranquillement ; j’ai remarqué le petit homme que vous appelezRasta. Il nous a reconnus. C’est un petit homme furieux, etj’aperçois des poteaux télégraphiques tout le long de la route.

Chapitre 17Les fleuves de Babylone

 

C’est de ce moment que date le commencement dema folie. J’oubliais brusquement tous les soucis, toutes lesdifficultés du présent et de l’avenir, et j’allais le cœur légervers la grande bataille où les hommes étaient fort occupés àpoursuivre ce qui était ma véritable carrière. Je compris à quelpoint mes journées solitaires en Allemagne, et la longue semained’oisiveté passée à Constantinople, m’avaient déplu. J’étais enfinlibéré de tout cela, et je me dirigeais vers le grand conflit. Lapensée que nous allions nous trouver du mauvais côté du front ne metroublait nullement. Une espèce d’instinct m’avertissait que plusles choses devenaient sombres et farouches, plus notre chances’affermissait.

– Il me semble, dit Blenkiron en sepenchant tout à coup vers moi, que cette partie de plaisir va seterminer bientôt. Peter a raison. Ce jeune homme va s’amuser àfaire manœuvrer le télégraphe et on nous arrêtera à la prochaineville.

– Il lui faut d’abord trouver un bureaude poste, dis-je. Voilà notre avantage. Je lui laisse bienvolontiers les rosses que nous venons d’abandonner, et je veux êtrependu s’il déniche un télégraphiste avant ce soir. Nous allonsbraver tous les règlements et cette voiture va rendre son maximumde vitesse. Voyons ! plus nous approcherons d’Erzurum, plusnous serons en sûreté.

– Je ne vous suis pas, répondit-illentement. Je crois qu’à Erzurum, on nous accueillera avec desmenottes. Tonnerre ! Pourquoi ces brigands aux peaux de bêtene se sont-ils pas assurés de la personne de ce chenapan ?

– Vous rappelez-vous m’avoir dit un jourque les Boches étaient très sensibles au bluff ? Eh bien, jevais jouer un bluff colossal ! Ils vont naturellement nousarrêter. Rasta fera de son mieux, mais n’oubliez pas que lesAllemands le voient d’un mauvais œil, lui et ses amis.Mme von Einem est au contraire très populaire. Noussommes ses protégés. Donc, plus le personnage allemand que nousverrons sera haut placé, plus je me sentirai en sécurité. Nousavons nos ordres et nos passeports, et celui qui s’avisera de nousarrêter une fois que nous aurons pénétré dans la zone allemandesera bien téméraire. Voilà pourquoi, avec la permission de Dieu, jevais me hâter autant que possible.

Cette randonnée mériterait qu’on lui consacreun poème épique. Le moteur était excellent et je lui fis rendre sonmaximum. Nous dépassâmes des troupes en coupant par ce veldt oùnous prîmes des risques terribles. Une fois, en passant devant unconvoi, nous dérapâmes de telle façon que nos roues de droiteglissèrent presque au-dessus du bord d’un précipice. Noustraversâmes les rues étroites de Sivas à toute allure. Je criai enallemand que nous portions des dépêches au GQG. Quittant une brumefine et pénétrante, nous nous élancions vers de soudains éclats desoleil d’hiver, pour retomber bientôt dans une tourmente de neigequi faillit nous arracher la peau du visage. Devant nous sedéroulait toujours la longue route au bout de laquelle deux arméesétaient aux prises dans une étreinte mortelle.

Ce soir-là, nous ne cherchâmes pas delogement. Nous passâmes la nuit dans l’auto dont la capote étaitrelevée, et nous reprîmes notre chemin en tâtonnant à traversl’obscurité, car les phares étaient heureusement en parfait état.Nous nous arrêtâmes ensuite à l’écart de la route pour prendrequatre heures de sommeil, et je profitai de cette halte pourétudier un peu la carte. Nous repartîmes bien avant l’aube etparvînmes à un défilé dans la vallée d’une grande rivière. L’aubehivernale éclairait l’étendue scintillante de la rivière toutegelée au milieu des prairies avoisinantes. J’appelai Blenkiron.

– Cette rivière doit être l’Euphrate,dis-je.

– Vraiment ? répondit-il, vivementintéressé. Alors, voilà les fleuves de Babylone !Tonnerre ! Dire que j’aurai vu le domaine du roiNabuchodonosor ! Mais savez-vous le nom de cette grandemontagne ?

– C’est peut-être le mont Ararat,criai-je.

Et il le crut !

Nous étions maintenant entourés de grandescollines sombres et rocailleuses, d’où l’on découvrait, à traversdes clairières, un arrière-plan de pics neigeux. Je me surpris àchercher continuellement du regard le castrol de mon rêvequi ne cessait de me hanter. J’étais à peu près certain maintenantque cette vision n’appartenait pas à mes souvenirs sud-africains.Je ne suis pas superstitieux, mais ce kranz était siprésent à mon esprit que je ne pouvais m’empêcher de penser qu’ils’agissait peut-être d’un avertissement de la Providence. Etj’éprouvais la quasi-certitude que dès l’instant où j’apercevraisle castrol, je me trouverais dans de multiples ennuis.

Pendant toute la matinée, nous remontâmescette large vallée qui s’élargit encore davantage ; la routelongea les rives du fleuve et je découvris les toits blancs d’uneville. Une épaisse couche de neige recouvrait le sol, mais le ciels’était éclairci, et vers midi, nous aperçûmes quelques cimes quis’élevaient en scintillant comme des joyaux contre l’azur. Lesarches d’un pont franchissant deux bras du fleuve apparurentsoudain devant nous. Je ralentis, et au même instant le « Quivive ! » d’une sentinelle retentit d’un blockhaus voisin.Nous étions à la forteresse Erzincan, quartier général d’un corpsd’armée turc et porte de l’Arménie.

Je montrai nos laissez-passer à la sentinelle.Au lieu de saluer et de nous permettre de continuer notre chemin,l’homme appela un autre soldat qui sortit du corps de garde et nousfit signe de le suivre. Il descendit une allée de traverse au boutde laquelle se dressait une grande caserne gardée par plusieurssentinelles. L’homme nous interpella en turc, et Hussin luirépondit. Il nous dit qu’il y avait dans cette caserne quelqu’unqui désirait vivement nous voir.

– « Au bord des fleuves de Babylone,nous avons pleuré en nous souvenant de Sion ! » citaBlenkiron doucement. Je crains, major, que nous ne nous souvenionsbientôt de Sion !…

J’essayai de me convaincre qu’il ne s’agissaitque des formalités ordinaires d’une forteresse de frontière, maisje devinais instinctivement les difficultés qui nousattendaient.

J’étais résolu, au cas où Rasta aurait déjàréussi à télégraphier, à bluffer de la façon la plus éhontée. Nousétions encore à 90 kilomètres d’Erzurum, et il nous fallait à toutprix gagner la ville avant la nuit.

Un officier d’état-major fort affairé nousaccueillit à la porte de la caserne. En nous apercevant, il appelaun de ses amis.

– Venez voir ! Les oiseaux sontpris ! Un gros homme, deux maigres et un sauvage qui ressembleà un Kurde. C’est bien ça ! Appelez les gardes et emmenez-lesau bloc. Il n’y a pas moyen de se tromper sur leur identité.

– Excusez-moi, monsieur, dis-je. Nousn’avons pas de temps à perdre. Nous voulons parvenir à Erzurumavant la nuit. Je vous prierai donc d’accomplir aussi rapidementque possible toutes les formalités d’usage. Cet homme – et jedésignai la sentinelle – détient nos laissez-passer.

– Du calme, dit-il insolemment, vous nerepartez pas encore, et quand vous partirez, ce ne sera pas dansune auto volée.

Il prit les passeports et se mit à lesfeuilleter négligemment. Mais tout à coup, il lut une phrase quilui fit hausser les sourcils.

– Où avez-vous volé ces papiers ?dit-il d’un ton moins assuré.

Je lui répondis doucement :

– Vous me paraissez faire erreur,monsieur ; ce sont nos laissez-passer. Nous avons ordre denous présenter à la Place d’Erzurum sans aucun délai. Quiconquenous retarde devra en rendre compte au général von Liman. Nous vousserions très obligés de nous conduire immédiatement au gouverneurde la Place.

– Vous ne pouvez voir le général Posselt.D’ailleurs, ceci me regarde. J’ai reçu une dépêche de Sivasm’annonçant que quatre hommes venaient de voler l’auto appartenantà un officier d’état-major d’Enver Pacha. Le signalement s’appliqueen tous points à vous et à vos amis. De plus, on m’a prévenu quedeux d’entre vous étaient des espions bien connus recherchés par legouvernement impérial. Qu’avez-vous à répondre ?

– Rien, sinon que ce sont là desbalivernes. Mon bon monsieur, ne venez-vous pas de voir nospasseports ? Notre mission n’est pas de celles qu’on peutcrier sur les toits, mais cinq minutes de conversation avec legénéral Posselt remettrait tout au point. Vous regretterezprofondément de nous retarder un instant de plus.

Malgré lui, il fut impressionné, et aprèsavoir tiré sa moustache d’un geste irrésolu, il fit volte-face etnous quitta. Il revint quelques instants plus tard et nous dit quele gouverneur consentait à nous recevoir. Nous le suivîmes par unlong corridor, jusqu’à une grande chambre dont les fenêtresdonnaient sur la rivière. Un homme d’âge mûr, occupé à écrire deslettres, était assis près du poêle.

C’était Posselt. Il avait été gouverneurd’Erzurum jusqu’au moment où sa santé l’obligea à démissionner, etil avait été remplacé par Ahmed Fevzi. Il avait la réputationd’être un excellent ingénieur et d’avoir rendu Erzurum imprenable.Pourtant, d’après l’expression de son visage, je crus deviner qu’àce moment précis, sa réputation était plutôt menacée.

L’officier d’état-major lui dit quelques motsà voix basse.

– Oui, oui, je sais, répondit Posseltd’un ton irrité. Ce sont les hommes en question. Ils ont l’air defameux chenapans ! Que dites-vous ? Ils nient. Maispuisqu’ils ont l’auto, ils ne peuvent le contester ! Ditesdonc, vous, ajouta-t-il en s’adressant à Blenkiron, qui diableêtes-vous ?

Ne comprenant pas un mot à tout ceci,Blenkiron se contenta de sourire d’un air las. J’entrepris derépondre à sa place.

– Nos passeports vous montrent noslettres de créance, général, dis-je.

Il les examina et son visage s’allongea.

– Ils sont en bon ordre. Maisqu’avez-vous à dire concernant l’automobile ?

– Le fait est exact, répondis-je, mais jepréférerais l’exprimer autrement. Vous verrez d’après nos papiersqu’il est recommandé à toutes les autorités qui se trouvent surnotre route de nous fournir les meilleurs moyens de transport dontils disposent. Notre machine s’étant démolie, nous avions pu, aprèsun long délai, nous procurer trois misérables rosses. Il est d’uneimportance capitale que nous parvenions sans retard à Erzurum,c’est pourquoi j’ai pris la liberté de m’approprier une auto quistationnait à vide devant une auberge. Je regrette d’avoir causéquelque ennui au propriétaire de l’auto, mais notre mission estd’une nature trop grave pour supporter aucun retard.

– Pourtant, le télégramme affirme quevous êtes des espions notoires ?

Je souris.

– Quelle est donc la personne qui aenvoyé cette dépêche ? demandai-je.

– Je ne vois pas pourquoi je vouscacherais son nom. C’est Rasta Bey. Il ne fait pas bon avoir mailleà partir avec lui !

Cette fois, je ne me contentai pas de sourire,– j’éclatai de rire.

– Rasta ! m’écriai-je. C’est un dessatellites d’Enver. Cela m’explique beaucoup de choses. Général,j’aimerais vous dire un mot en particulier.

Il fit un signe à l’officier. Dès que celui-cifut sorti, je pris une expression fort digne.

– Je puis parler librement, puisque jem’adresse à un officier allemand, dis-je. Vous savez certainementqu’Enver Pacha et ceux dont je fais partie sont plutôt en froid. CeRasta s’est dit qu’il avait une belle occasion de nous retarder,c’est pourquoi il a inventé toute cette sotte histoired’espionnage. Les Comitadjis voient des espions partout… EtRasta exècre Frau von Einem.

À ce nom, il sursauta.

– Elle vous a donné des ordres ?demanda-t-il d’un ton respectueux.

– Mais oui, dis-je, et ces ordres nesauraient attendre.

Il se leva et se dirigea vers une table. Puisil se tourna vers moi d’un air hésitant.

– Je suis partagé entre les Turcs et mescompatriotes, dit-il. Si je satisfais les uns, j’offense lesautres, et il en résulte la plus abominable des confusions. Vouspouvez continuer votre route vers Erzurum. Toutefois, je vais vousfaire accompagner, afin de m’assurer que vous vous présentez à laPlace. Je le regrette, messieurs, mais vous devez comprendre que jene puis courir aucun risque dans cette affaire. Rasta a une dentcontre vous, mais il vous sera facile de vous cacher derrière lesjupes de la dame en question. Elle a passé par ici il y a deuxjours.

Dix minutes plus tard, nous filions à traversles rues boueuses et étroites ; un lieutenant imperturbableétait assis à mes côtés.

Il faisait une de ces rares journées d’hiveroù, entre deux chutes de neige, on jouit d’une température doucecomme au mois de mai. La route était belle, bien construite, etassez bien entretenue malgré la circulation intense, qui pourtantne nous retarda guère. Cette route était suffisamment large pournous permettre de passer de front avec les troupes et les convoisque nous croisions. Le lieutenant était d’assez bonne humeur, maissa présence suffit très naturellement à faire languir laconversation. Je n’avais du reste guère envie de parler. J’essayaisd’échafauder un plan, pièce par pièce ; je n’y réussissaispas, car je manquais des données qui en seraient la base. Il nousfallait trouver Hilda von Einem et Sandy ; nous devionsensuite essayer de couler l’entreprise de Manteau-Vert. Ceci fait,peu importait ce qui pouvait nous advenir. D’après mes déductions,les Turcs devaient se trouver dans un bien mauvais cas, peut-êtremême étaient-ils tout prêts à s’écrouler devant la Russie, à moinsque Manteau-Vert ne vînt à la rescousse. J’espérais que dans ladéroute, nous aurions quelque occasion de changer de côté, mais ilétait inutile de regarder trop en avant. Il fallait tout d’abordretrouver Sandy.

Or, j’étais toujours en cette disposition debravade insouciante que j’avais ressentie après avoir volé l’auto.Je ne me rendis pas compte que notre histoire ne tenait pas deboutet que Rasta pouvait facilement avoir de hautes protections au GQG.Autrement, j’eusse jeté le lieutenant par-dessus bord bien avantd’arriver à Erzurum et, avec l’aide de Hussin, j’aurais trouvé unmoyen quelconque de me mêler au gros de la population. Mais depuisnotre entrevue avec Posselt, j’éprouvais une grande confiance et jeme disais que nous réussirions bien à bluffer toute la bande.

Je fus préoccupé pendant tout l’après-midi parune bêtise. J’essayais de découvrir mon petit castrol. Àchaque tournant, je pensais voir la colline se dresser devant nous.Vous savez peut-être que j’ai toujours raffolé de hautes montagnesdepuis que je puis marcher seul ? Mon père me conduisit toutenfant au Basutoland, et je crois bien que j’ai escaladé toutes leshauteurs du sud du Zambèze, depuis la Hollande des Hottentotsjusqu’au Zoutpansberg, y compris les vilains kopjes jaunes duDamaraland, et les nobles pentes du Mont aux Sources. En rentranten Europe, je m’étais réjoui à la pensée de faire de l’alpinismeet, me trouvant maintenant entouré de pics qui me paraissaientbeaucoup plus élevés que les Alpes, j’eus de la peine à tenir monregard sur la route. J’étais à peu près certain que moncastrol se trouvait parmi ces montagnes ; ce rêveexerçait décidément une prise extraordinaire sur mon imagination.Fait étrange, je cessai d’y songer comme à un endroit de mauvaisaugure ; car on oublie vite l’atmosphère d’un cauchemar. Maisj’étais convaincu que j’étais sous peu destiné à le voir.

Nous fûmes surpris par la nuit à quelqueskilomètres d’Erzurum, et la dernière étape de notre voyage futassez pénible. Des dépôts du génie et du train bordaient la routede chaque côté. Je remarquai pas mal de petits détails – sectionsde mitrailleuses, équipes de brancardiers, escouades d’éclaireurs –qui révèlent l’approche d’une armée, et dès que la nuit fut venueles longs doigts blancs des projecteurs fouillèrent le ciel.

Et puis la voix des grands canons s’élevaau-dessus du brouhaha de la route. Les obus éclataient à 6 ou 8kilomètres de nous, mais les pièces étaient sans doute encore assezéloignées. Cependant, au milieu de la nuit glacée, ils semblaientextrêmement rapprochés dans cette plaine entourée de montagnes. Ilspoursuivaient leur litanie solennelle avec une minute d’intervalleentre chaque éclatement. Ce n’était pas la rafale qui gronde commeun tambour, mais la persistance continue d’un tir d’artillerieréglé sur une cible déterminée. Je pensai qu’ils bombardaient sansdoute les forts extérieurs d’Erzurum. J’entendis même une fois uneviolente explosion et j’aperçus un flamboiement rougeâtre quim’apprit qu’un dépôt de munitions venait de sauter.

Je n’avais pas entendu de bruit pareil depuisprès de cinq mois et j’en perdis la tête. J’avais entendu cetonnerre pour la première fois à la crête de Laventie. Il m’avaitdonné une certaine frayeur et une grande gravité ; mais tousmes nerfs en avaient été comme vivifiés. Alors, c’était dans ma viela chose nouvelle qui me faisait frémir par anticipation :maintenant, l’expérience ancienne que j’avais partagée avec tantd’autres braves garçons, mon véritable travail – la seule tâchedigne d’un homme. Au son des canons, il me semblait que je meretrouvais de nouveau dans mon ambiance naturelle, il me semblaitque j’arrivais chez moi.

Nous nous arrêtâmes devant une longue rangéede remparts. Un sergent allemand nous dévisagea, puis, apercevantle lieutenant, il se mit au port d’armes. Nous continuâmes notreroute à travers une série de petites rues étroites et tortueuses,toutes encombrées de soldats, où il m’était fort difficile deconduire.

Il y avait peu de lumières. De temps à autrele flamboiement d’une torche révélait les maisons de pierre griseaux fenêtres munies de treillages et de volets. J’avais éteint lesphares et me dirigeais seulement à la lueur des lanternes, de sorteque je fus obligé d’avancer à tâtons à travers le labyrinthe.J’espérais que nous découvririons bientôt le gîte de Sandy, carnous avions très faim. Il gelait fort et nos vêtements nousfaisaient l’effet d’être minces comme du papier.

Le lieutenant se chargea de nous guider. Nousdûmes montrer nos passeports et je croyais ne pas avoir plus dedifficultés qu’en débarquant à Boulogne, mais je voulais en finirrapidement avec toutes ces formalités, car la faim me tenaillait etil faisait terriblement froid. Les canons continuaient à gronder,telle une meute aux abois devant une proie. Erzurum était horsd’atteinte, mais je remarquai des lueurs étranges sur une crêtevers l’est. Nous arrivâmes enfin à la Place. Après avoir traverséune belle voûte de pierre toute sculptée, nous pénétrâmes dans unecour et, de là, dans un hall plein de courants d’air.

– Il vous faut voir leSektionschef ! déclara notre guide.

Je tournai la tête pour m’assurer que nousétions tous présents et je remarquai que Hussin avait disparu. Celan’avait d’ailleurs pas d’importance, puisqu’il n’était pas inscritsur les passeports.

Nous obéîmes aux injonctions du lieutenant etpénétrâmes par une porte ouverte derrière laquelle se tenait unhomme qui, le dos tourné vers nous, était très occupé à étudier unecarte accrochée au mur. C’était un homme très grand, au cou énormedébordant de son col.

Ce cou m’était étrangement familier. Jel’aurais reconnu parmi un million d’autres. En l’apercevant, je fisdemi-tour pour m’enfuir. Mais il était trop tard. La porte étaitdéjà refermée et deux sentinelles armées montaient la garde.L’homme se tourna lentement et rencontra mon regard. J’espérais queje saurais bluffer, car je portais d’autres habits et j’étais rasé.Mais il est difficile de passer dix minutes dans une lutte à mortsans que votre adversaire apprenne à vous reconnaître.

Il devint extrêmement pâle, puis, seressaisissant, sa bouche dessina son rictus habituel.

– Tiens ! fit-il, le petitBœr ! Nous nous rencontrons après bien longtemps.

Il était inutile de mentir ou de répondre. Jegrinçai des dents et j’attendis.

– Et vous, Herr Blenkiron, reprit-il, jene vous ai jamais aimé. Vous bavardiez trop, comme tous voscompatriotes, du reste.

– Il me semble que vos antipathiespersonnelles n’ont rien à voir dans cette affaire, répliquaBlenkiron. Êtes-vous le chef ? Dans ce cas, je vous prierai dejeter un coup d’œil sur nos passeports, car nous ne pouvonsattendre indéfiniment.

Cette phrase exaspéra Stumm.

– Je vous apprendrai à vivre !s’écria-t-il.

Et faisant un pas en avant, il se pencha poursaisir l’épaule de Blenkiron, truc qu’il avait déjà employé deuxfois avec moi.

Blenkiron ne broncha pas et ne retira pas lesmains de ses poches.

– Ne bougez pas ! dit-il d’une voixnouvelle. Je vous vise, et si vous mettez la main sur moi, jetrouerai votre vilaine tête !

Stumm se ressaisit avec un effort. Il sonna etse mit à sourire. Une ordonnance apparut aussitôt, et Stumm lui ditquelques mots en turc. Une file de soldats pénétra alors dans lapièce.

– Messieurs, je vais vous faire désarmer,dit-il. Nous pourrons poursuivre notre conversation beaucoup plusagréablement sans revolvers.

Il était inutile de résister. Nous livrâmesnos armes, et Peter en pleurait de rage. Stumm s’assit à cheval surune chaise et appuya le menton sur le dossier en me regardant.

– Votre partie est perdue, dit-il. Cesimbéciles de la police turque avaient bien dit que les Bœrs étaientmorts, mais j’étais mieux inspiré. Je savais que le Bon Dieu lesavait sauvés pour me les livrer ! J’en fus certain lorsque jereçus le télégramme de Rasta, car vos agissements me rappelaientcertain petit tour que vous m’aviez déjà joué sur la route deSchwandorf. Pourtant, je ne pensais pas prendre en même temps cettegrosse caille, dit-il en adressant un sourire à Blenkiron.Ah ! Ah ! Deux éminents ingénieurs américains et leurdomestique se rendant en Mésopotamie pour une mission de la plushaute importance ! C’était bien trouvé ! Mais si j’avaisété à Constantinople, ce mensonge aurait été vite percé. Je memoque de Rasta et de ses amis. Mais vous avez abusé de la confiancede certaine dame, et ses intérêts sont les miens. Et puis vousm’avez offensé, et cela, je ne le pardonne pas. Par Dieu !s’écria-t-il d’une voix vibrante de colère, avant que je ne vouslâche, vos mères pleureront dans leurs tombes du regret de vousavoir conçus !

Alors, Blenkiron parla de la voix calme d’unprésident de compagnie véreuse. Elle tomba sur cette atmosphèretrouble comme un acide sur de la graisse.

– Toutes ces belles paroles nem’impressionnent nullement. Vous vous trompez si vous essayez dem’effrayer par ce langage de roman-feuilleton. Vous ressemblez auramoneur qui a été pris dans la cheminée ; vous êtes un peutrop gros pour votre rôle. Il me semble que vous possédez un talentde romancier qui est tout à fait perdu chez un militaire. Mais sivous avez l’intention de me jouer de vilains tours, je vous feraisavoir que je suis citoyen américain, et fort bien vu dans votrepays comme dans le mien. Et vous suerez sang et eau plus tard. Vousvoyez, colonel Stumm, je vous en avertis loyalement.

Je ne sais quels étaient les plans de Stumm.Toujours est-il que les paroles de Blenkiron éveillèrent dans sonesprit précisément l’incertitude voulue. Vous comprenez, il noustenait bien, Peter et moi, mais il ne savait encore quels rapportsBlenkiron avait avec nous. Il redoutait de nous frapper tous troisou de relâcher Blenkiron. C’était fort heureux pour nous quel’Américain se fût taillé un petit succès dans le Vaterland.

– Rien ne presse, déclara Stumm avecaménité. Nous allons passer de longues heures très agréablesensemble. Je vais vous emmener chez moi, car je me sens d’humeurfort accueillante. Vous y serez plus en sûreté que dans la geôlemunicipale où il y a beaucoup de courants d’air, qui permettraientà certains d’entrer et qui pourraient fort bien en laisser échapperd’autres.

Il donna un ordre et nous sortîmes de lapièce, flanqué chacun d’un soldat. Nous fûmes tous trois empilésdans le tonneau de l’auto. Deux hommes s’assirent devant nous,leurs fusils entre les genoux, et un troisième grimpa sur lesbagages, tandis qu’un autre s’assit à côté du chauffeur de Stumm.Entassés comme des sardines, nous traversâmes les rues escarpéesau-dessus desquelles les étoiles scintillaient dans des lambeaux deciel.

Hussin avait disparu de la face de la terre.Il avait eu raison, somme toute. C’était un brave garçon, mais iln’avait pas à se mêler à nos ennuis.

Chapitre 18Sur les toits

 

– J’ai bien souvent regretté que l’èredes miracles soit passée, dit Blenkiron.

Il ne reçut pas de réponse, parce que j’étaisoccupé à tâter les murs de notre prison, à la recherche d’unefenêtre.

– Car il me semble, reprit-il, qu’il nousfaudrait un bon miracle pour sortir de cette impasse qui estcontraire à tous nos principes. J’ai passé ma vie à exercer lestalents que Dieu m’a donnés pour empêcher les choses d’en venir àun point de rude violence, et j’y ai réussi jusqu’à présent. Maisvous êtes arrivé, major, et vous avez précipité un respectablecitoyen d’âge mûr dans un démêlé d’aborigènes. C’est bien indélicatde votre part. Il me semble que c’est à vous de décider maintenantquel parti nous allons prendre, car le cambriolage n’est pas monfort.

– Ni le mien, répliquai-je, mais je veuxêtre pendu si je renonce au jeu !

Sandy se trouvait tout près de nous, quelquepart là dehors, avec une foule bien résolue à ses talons. Ilm’était impossible d’éprouver le désespoir qui, par toutes les loisdu bon sens, semblait convenir à notre situation. Les canonsm’avaient grisé. J’entendais encore leurs voix profondes, bien quedes mètres de bois et de pierres nous séparassent de l’airextérieur.

Nous étions tourmentés par la faim. À part lesquelques bouchées que nous avions pu avaler sur la route, nousn’avions rien mangé depuis le matin, et comme depuis plusieursjours, notre régime était plutôt maigre, nous éprouvions le besoinde nous rattraper. Stumm n’avait plus daigné nous regarder dèsl’instant où nous avions été entassés dans l’auto. On nous avaitconduits jusqu’à une maison quelconque où on s’était empressé denous enfermer dans une cave. Il y faisait noir comme dans un four,et après avoir tâté tous les murs, d’abord debout et ensuite perchésur les épaules de Peter, je décidai qu’il n’y avait pas defenêtres. La cave était sans doute éclairée et ventilée par quelquevasistas pratiqué dans le plafond. Il n’y avait pas un meuble, rienqu’un plancher de terre humide et des murs de pierre nue. Derrièrela porte, vraie relique de l’âge de fer, j’entendais les pascadencés d’une sentinelle. Or, lorsqu’on ne peut rien faire pouraméliorer sa situation il n’y a qu’à prendre son parti et vivred’instant en instant. Nous nous réfugiâmes tous trois dans lesommeil, loin des exigences de nos ventres creux. Le sol de cettecave était bien le plus mauvais des lits, mais en roulant nospaletots en guise d’oreillers, nous en tirâmes le meilleur partipossible. La respiration régulière de Peter m’apprit bientôt qu’ildormait déjà, et, quelques instants plus tard, je l’imitais.

Une douce pression derrière mon oreille gaucheme réveilla. Je crus d’abord que c’était Peter, car c’est là unvieux truc de chasseur pour vous éveiller sans bruit. Mais uneautre voix que la sienne me parla. C’était la voix de Hussin. Il medit qu’il n’y avait pas de temps à perdre et qu’il fallait se leveret le suivre. Peter était déjà éveillé. Nous secouâmes Blenkiron,plongé dans un lourd sommeil. Hussin nous dit d’enlever nosbottines et de les suspendre autour de notre cou par les lacets,comme le font les petits paysans lorsqu’ils s’amusent à courirpieds nus. Et nous nous dirigeâmes sur la pointe des pieds vers laporte qui était ouverte.

Au-delà s’étendait un passage et, à l’une desextrémités, quelques degrés menaient au grand air. Au bas desmarches faiblement éclairées par la lueur des étoiles, je vis unhomme écroulé. C’était notre gardien que Hussin avait bâillonné etligoté.

En gravissant ces marches, nous parvînmes àune petite cour autour de laquelle les murs des maisons voisines sedressaient comme autant de hautes falaises. Nous nous arrêtâmes uninstant. Hussin écouta attentivement, puis, s’étant assuré que toutétait tranquille, il nous mena vers un côté de la cour où le murétait recouvert d’un solide treillage en bois, qui avait peut-êtrejadis servi de support à des figuiers. À présent, les arbresétaient morts et on ne voyait que quelques tendrons et quelquessouches pourries. Peter et moi eûmes vite fait de grimper le longdu treillage, mais ce fut autrement difficile pour Blenkiron !Il n’était pas entraîné et se mit bientôt à haleter comme undauphin. Il paraissait avoir le vertige des hauteurs. Mais il étaittrès brave et se mit vaillamment à la tâche jusqu’au moment où sesbras le trahirent. Alors, nous l’encadrâmes, lui prenant chacun unbras, comme j’avais vu faire une fois à un homme souffrant devertige dans la Cheminée de Kloof, sur le Mont de la Table. Je fusjoliment content lorsque je l’eus hissé haletant au haut du mur oùHussin nous rejoignit.

Après avoir rampé le long d’une muraille assezlarge, couverte d’une couche de neige poudreuse, nous dûmesescalader un arc-boutant pour atteindre le toit plat d’une maisonvoisine. Ce fut encore pour Blenkiron une épreuve bien pénible, etje crois qu’il serait tombé s’il avait pu voir l’abîme s’ouvrant àses pieds. Peter et moi étions continuellement sur le qui-vive.Puis la difficulté de notre tâche s’aggrava. Hussin désigna dudoigt un rebord qui passait devant un groupe de cheminées et quimenait à un autre édifice un peu moins haut : c’était la routequ’il désirait suivre. Alors, je m’assis résolument et j’enfilaimes chaussures. Les autres imitèrent mon exemple, car dans despérégrinations de ce genre, des pieds gelés ne seraient guère unavantage à notre actif.

Ce fut encore un mauvais pas pour Blenkiron,et il ne réussit à le franchir qu’en passant le visage tourné versPeter et moi qui nous tenions adossés au mur. Nous n’avions aucuneprise, et s’il avait trébuché, nous serions tous trois tombés dansla cour. Mais il réussit à passer sans encombre et nous nouslaissâmes glisser aussi doucement que possible sur le toit de lamaison voisine. Hussin nous invita au silence, un doigt sur leslèvres, et je vis bientôt la raison de ces précautions. Une fenêtreéclairée brillait dans le mur le long duquel nous venions dedescendre. Je ne sais quel démon me souffla le désir de m’attarderun peu et d’explorer les alentours. Blenkiron et Peter suivirentHussin et atteignirent bientôt l’extrémité du toit où se dressaitun pavillon en bois. J’essayai de jeter un coup d’œil par lafenêtre illuminée dont les deux battants étaient fermés et voiléspar un rideau. Par l’entrebâillement de ce rideau, je vis unepetite chambre éclairée par une seule lampe. Devant une tableencombrée de papiers et de documents, un homme très grand étaitassis.

Je le regardai, fasciné, tandis qu’il setournait pour consulter ses documents et tracer une marque sur lacarte posée devant lui. Puis il se leva, s’étira, et ayant jeté unregard vers la fenêtre, il sortit et descendit un escalier de boisen faisant un grand bruit. Il laissa la porte entrebâillée et lalampe brûlait toujours.

Je devinai qu’il était allé jeter un coupd’œil sur ses prisonniers, et dans ce cas, la partie était perdue.Mais j’étais poussé par un désir insensé de voir la carte qu’ilétudiait. C’était une de ces folles impulsions qui dominententièrement la raison. Cette impulsion fut si vive que pourparvenir jusqu’à cette table, j’étais prêt à arracher le châssis dela fenêtre. Ce ne fut pas nécessaire. L’espagnolette céda sansdifficulté et la fenêtre s’ouvrit toute grande. Après m’être assuréque je n’entendais pas de bruit dans l’escalier, je me glissai dansla pièce et, saisissant la carte, je la fourrai dans ma poche avecle document. Puis j’enlevai avec soin toutes traces de mon passage,je balayai la neige tombée sur le parquet, je tirai de nouveau lerideau et, ressortant sur le toit, je refermai la fenêtre. Aucunbruit n’annonçait le retour de Stumm. Alors, je rattrapai mescompagnons, que je retrouvai en train de grelotter dans un petitpavillon à l’extrémité du toit.

– Il faut nous dépêcher, leur dis-je, carje viens de cambrioler le bureau du vieux Stumm. Entendez-vous,Hussin, mon garçon ? Ils sont peut-être sur nos traces en cemoment, et je supplie le ciel que nous tombions bientôt sur unchemin plus facile.

Hussin comprit. Il nous mena rondement d’untoit à l’autre, car ils étaient tous à la même hauteur et n’étaientséparés que par des parapets très bas. Nous ne vîmes pas âme quivive. Il est vrai qu’on ne choisit pas une nuit d’hiver pour sepromener sur son toit ! J’étais aux aguets, m’attendanttoujours à entendre du bruit derrière nous. Et en effet, cinqminutes plus tard, des clameurs éclatèrent. Une voix surtoutretentissait au-dessus de toutes les autres : celle de Stumm.Jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule, j’aperçus une lueur delanternes : Stumm avait constaté sa perte et découvert lestraces du voleur.

Hussin jeta un regard en arrière et puiscontinua sa course à toute allure. Le vieux Blenkiron le suivait enhaletant et en trébuchant. Les cris se firent tout à coup plusforts, comme si quelqu’un avait discerné des mouvements dansl’obscurité faiblement éclairée par le scintillement des étoiles.Il était bien évident que nous serions vite rattrapés s’ilscontinuaient la poursuite, car sur un toit, Blenkiron était à peuprès aussi agile qu’un hippopotame.

Enfin, nous arrivâmes au bord d’un mur quitombait à pic et pourvu d’une sorte d’échelle rejoignant un rebordétroit, lequel disparaissait à gauche dans un gouffred’obscurité.

Hussin me saisit le bras.

– Suivez ce mur, me dit-il, et vousparviendrez à un toit qui franchit la rue. Traversez-le ; vousvous trouverez en face d’une mosquée. Tournez à droite. Le cheminest facile pendant une cinquantaine de mètres et bien abrité parles toits plus élevés. Pour l’amour d’Allah, restez à l’abri de cetavant-mur ! Je vous rejoindrai dans ces parages.

Il nous fit suivre le rebord pendant quelquesmètres et retourna ensuite sur ses pas. Il eut soin de recouvrir deneige nos empreintes. Puis il continua son chemin tout droit,faisant des pas courts et sautillants comme un oiseau. Je devinaison but. Il voulait attirer nos ennemis sur sa trace, et pour cela,il lui fallait multiplier ses empreintes et s’en remettre àl’espoir que les limiers de Stumm ne se rendraient pas comptequ’elles étaient toutes faites par un seul homme.

Il fallut toute ma présence d’esprit pourarriver à faire franchir ce rebord à Blenkiron. Il était à bout deforces et suait de terreur. En fait, il courait un des plus grandsrisques de sa vie, car nous n’avions pas de cordes et il ne tenaitqu’à lui de se casser le cou. Je l’entendis invoquer quelque déitéinconnue du nom de Holy Mike, mais il s’en tira vaillamment et nousnous trouvâmes enfin sur le toit qui franchissait la rue. Notreroute fut alors plus facile, mais ce ne fut guère amusant decontourner la coupole de cette mosquée de malheur. Ayant enfindécouvert le parapet, nous respirâmes plus à l’aise, car nousétions bien abrités du côté d’où pouvait venir le danger. Je jetaiun coup d’œil en arrière et je vis un spectacle étrange de l’autrecôté de la rue, à environ 30 mètres de nous.

La poursuite se continuait sur les toitsparallèles à celui sur lequel nous nous trouvions. Je vis letremblotement des lanternes, qui décrivaient des courbes éperdueslorsque leurs porteurs glissaient sur la neige ; et j’entendisdes cris qui ressemblaient aux aboiements de limiers suivant unepiste. Stumm n’était pas parmi eux, sa taille l’excluait de cegenre d’aventure. Ils nous dépassèrent et continuèrent sur notregauche, tantôt cachés derrière une cheminée, tantôt se détachantnettement contre le ciel. Les toits qu’ils fouillaient étaientd’environ 15 centimètres plus hauts que le nôtre, de sorte que denotre abri, il nous était facile de suivre leur parcours. Et nousnous trouverions dans une situation fort embarrassante si, commeils paraissaient fort y songer, ils poursuivaient Hussin à traverstout Erzurum.

Mais, tout à coup, nous vîmes un autrespectacle. Les lanternes vacillaient à 300 ou 400 mètres de nous,lorsque la silhouette d’un homme se dessina soudain sur les toitsdu côté opposé de la rue. Je crus tout d’abord que c’était un denos adversaires, et nous nous dissimulâmes tant bien que mal. Jereconnus alors l’agilité mince de Hussin. Il avait dû rebrousserchemin, se tenant à la gauche des policiers et courant ainsi degros risques dans les espaces découverts. Il nous faisaitprécisément face et n’était séparé de nous que par la largeur de larue.

Faisant un pas en arrière, il se ramassa surlui-même pour prendre élan et bondit par-dessus l’abîme. Il tombacomme un chat sur le parapet au-dessus de nous, et la forced’impulsion le fit culbuter sur nos têtes.

– Nous sommes sauvés pour l’instant,déclara-t-il, mais ils feront demi-tour dès qu’ils s’apercevront dema disparition. Il faut nous hâter.

Nous passâmes la demi-heure qui suivit àparcourir un véritable dédale de tournants et de lacets, à glisserle long de murs recouverts d’une couche de glace, à escaladerd’innombrables cheminées.

Le brouhaha de la ville s’était tu et aucunbruit ne montait des rues noires ; mais vers l’est, legrondement du canon retentissait toujours. Nous arrivâmes enfin autoit d’un hangar donnant sur une cour. Hussin poussa un criétrange, comme le ululement du hibou, et quelque chose bougea à nospieds.

C’était une grande charrette recouverte d’unebâche remplie de bottes de fourrage et tirée par quatre mulets. Aumoment où nous sautions du toit sur le fumier gelé qui jonchait lacour, un homme sortit du hangar et se mit à parler à Hussin à voixbasse. Aidé de Peter, je hissai Blenkiron dans la charrette et j’ygrimpai à ses côtés. Rien ne m’a jamais semblé aussi délicieux quela tiède douceur de ce fourrage après les toits gelés que nousvenions de traverser ! J’avais tout à fait oublié ma faim etje n’aspirais qu’au sommeil. La charrette sortit bientôt de la courpour s’engager lentement dans les rues sombres.

Alors, Blenkiron se mit à rire. C’était unlong roulement intérieur qui le secouait tellement qu’une botte defourrage lui tomba sur la tête. Je crus tout d’abord qu’ilsouffrait d’une attaque de nerfs due à la détente soudaine de latension que nous éprouvions depuis plus d’une heure. Mais je metrompais. Son corps manquait d’entraînement, mais ses nerfs étaientfort bien équilibrés. Il ne s’agissait que d’un accès d’honnêtehilarité.

– Dites donc, major ! s’écria-t-ilenfin. Je ne nourris généralement pas d’antipathie pour messemblables, mais, je ne sais pourquoi, je ne portais pas le colonelStumm dans mon cœur. Et pourtant, ce soir, je l’aime presque !Vous lui aviez déjà flanqué un rude coup en Allemagne, etmaintenant, vous venez d’annexer son dossier secret, qui doit êtrefort important, autrement, il n’aurait pas entrepris cesteeple-chase sur les toits. Je n’ai pas couru pareille aventuredepuis au moins quarante ans, depuis le jour où j’ai fracturé lehangar à bois de Brown pour lui chiper sa sarigue[16] apprivoisée. C’est la première fois queje me suis vraiment amusé depuis le début de notre entreprise.

Et bercé par le rire de Blenkiron, j’imitail’exemple de Peter et je m’endormis.

Il faisait encore sombre quand je m’éveillai.La charrette s’était arrêtée dans une cour ombragée par de grandsarbres. La couche de neige était plus épaisse ici et, à en jugerpar l’air, nous avions quitté la ville et étions parvenus à unealtitude plus élevée. De hauts édifices se dressaient d’un côté, etde l’autre, on apercevait la pente d’une colline. Il n’y avait pasde lumière ; tout était plongé dans l’obscurité la plusprofonde, et cependant, je devinai près de moi d’autres présencesque celles de Hussin et du conducteur. On nous fit entrerrapidement dans une annexe où nous descendîmes quelques marchesmenant à une cave spacieuse. Blenkiron n’était qu’à moitiéréveillé. Hussin alluma une lanterne et je vis que nous noustrouvions dans un ancien fruitier. Le sol était parsemé de goussesdesséchées et une forte odeur de pommes imprégnait toute la pièce.On avait empilé de la paille dans les coins en guise de lits ;une table de bois grossier et un divan de planches recouvert depeaux de moutons complétaient le mobilier.

– Où sommes-nous ? demandai-je àHussin.

– Dans la maison du maître !répondit-il. Vous y serez en sécurité, mais il ne faut pas bougeravant l’arrivée du maître.

– La dame franque est-elle aussiici ? continuai-je.

Hussin hocha la tête en signe d’affirmation ets’occupa de vider une besace d’où il sortit des raisins secs, de laviande froide et un pain. Nous tombâmes sur ces provisions commedes vautours, et Hussin disparut. Je remarquai qu’il prit soin defermer la porte à clef derrière lui.

Dès que nous eûmes achevé cette légèrecollation, mes compagnons reprirent leur sommeil interrompu. Mais,à présent, j’étais tout à fait réveillé, et j’étais fort préoccupépar plusieurs problèmes. Je m’emparai de la lampe électrique deBlenkiron et m’étendis sur le divan pour y étudier la carte deStumm. Dès le premier coup d’œil, je me rendis compte que j’avaisfait une véritable trouvaille. C’était la carte d’état-major desdéfenses d’Erzurum. On y distinguait les forts et les tranchées, etelle portait de nombreuses annotations inscrites de l’écriturenette et minuscule de Stumm. Je sortis la grande carte que je prisdans la poche de Blenkiron et je me rendis compte de la situationdu terrain. Je vis le fer à cheval du Deve Boyun que l’artillerierusse harcelait vers l’est. La carte de Stumm ressemblaitabsolument à ces cartes d’artillerie dont nous nous servons enFrance, à l’échelle d’un dix-millième. De fines lignes rougesreprésentaient les tranchées, mais seules les tranchées turquesétaient indiquées en détail, tandis que les tranchées russesn’étaient tracées que fort grossièrement. C’était en somme le plansecret de toute l’enceinte d’Erzurum et ce serait d’une valeurinestimable pour l’ennemi. Il n’était guère surprenant que cetteperte eût rendu Stumm furieux.

Les lignes de Deve Boyun me parurent trèspuissamment fortifiées et je connaissais la valeur du soldat turc àl’abri de fortes défenses. Il me semblait que la Russie couraitau-devant d’un deuxième Plevna ou d’un nouveau Gallipoli. Alors, jeme mis à étudier les flancs. Vers le sud, la rangée des montsPalantuken se dressait munie de forts défendant les défilés oùpassaient les routes menant à Mus et au lac de Van. De ce côtéégalement, les positions turques paraissaient assez solides. Jedistinguai deux grands forts, Tafta et Kara Gubek, qui protégeaientla route d’Oltn au nord de la vallée de l’Euphrate. Sur cettepartie de la carte, Stumm avait fait de nombreuses annotationsauxquelles j’accordais toute mon attention. Je me rappelai queBlenkiron m’avait dit que les Russes avançaient sur un large front,car il était fort clair que Stumm se préoccupait du flanc de laforteresse.

Le point intéressant était Kara Gubek, situésur une crête entre deux cimes qui s’élevaient à pic. Tant que lesTurcs tenaient cette position, aucun envahisseur ne pourraitdescendre vers la vallée de l’Euphrate. Stumm avait ajoutél’annotation « pas fortifié » à côté de ces cimes, et àenviron 3 kilomètres vers le sud, je remarquai une croix au crayonrouge et le nom « Prjévalsky ». Je me dis que c’étaitsans doute le point extrême atteint par l’aile droite de l’attaquerusse.

J’examinai ensuite le document duquel Stummavait copié les annotations reportées sur la carte. C’était unefeuille dactylographiée, où étaient inscrites des notes relatives àdivers points de la ligne de défense turque. Une de ces notes,intitulée Kara Gubek, était ainsi conçue :

« Nous n’avons pas le temps de fortifierles pics. Il est difficile mais non impossible pour l’ennemi d’ymonter des batteries. C’est le point véritablement dangereux, carsi Prjévalsky enlève les pics, Kara Gubek et Tafta tomberontforcément, et l’ennemi menacera alors l’arrière-garde gauche de laposition principale de Deve Boyun. »

J’étais assez bon soldat pour comprendrel’immense importance de cette note. La défense d’Erzurum dépendaitde Kara Gubek, qui n’était qu’un roseau brisé pour celui qui savaitoù se trouvait le point faible. Et pourtant, en examinant denouveau la carte, je ne croyais pas qu’aucun chef pût voir depossibilités dans les pics voisins, même s’il ne les croyait pasfortifiés. Ces renseignements n’étaient connus que des états-majorsturcs et allemands, mais si l’on parvenait à transmettre cesrenseignements au Grand-Duc, il lui serait facile de réduireErzurum en une journée. Autrement, il continuerait à bombarder lacrête de Deve Boyun pendant des semaines entières, et les Turcsrecevraient les renforts des divisions de Gallipoli bien avantqu’il n’emporte cette position. Le Grand-Duc se verrait alorscontraint à une lutte inégale et sa chance aurait disparu.

J’arpentai la cave de long en large en proie àl’agitation la plus fébrile. J’eus donné tout au monde pourposséder une TSF, un pigeon voyageur, un aéroplane ou un appareilquelconque qui pût franchir rapidement les 10 kilomètres qui meséparaient des lignes russes. C’était exaspérant d’être ainsi tombépar hasard sur des nouvelles aussi vitales et de ne pouvoir s’enservir. Comment trois fugitifs cachés dans une cave, ayant déjàtoute l’Allemagne et toute la Turquie à leurs trousses,pouvaient-ils espérer envoyer à qui de droit ce message de vie oude mort ?

Je repris la carte et j’examinai les positionsrusses les plus proches. Elles y étaient soigneusement soulignées.Au nord, Prjévalsky ; le plus gros de l’armée se trouvaitau-delà du Deve Boyun, tandis que les colonnes du sud montaientjusqu’aux défilés de Palantuken, mais sans les franchir. Je nesavais lesquelles de ces lignes étaient les plus proches de nous,car il fallait d’abord me rendre compte du lieu où nous noustrouvions. Et tout en songeant à cela, j’entrevis les rudimentsd’un plan désespéré dont l’accomplissement dépendait de Peter, quià ce moment même ronflait comme un chien exténué sur un lit depaille.

Hussin avait fermé la porte à clef ; ilme fallait donc attendre son retour pour me renseigner. Mais, toutà coup, je remarquai au plafond une trappe par laquelle ondescendait sans doute les vivres conservés dans cette cave. Cettetrappe était mal ajustée et ne paraissait point cadenassée. Jetirai donc la table au-dessous de la trappe que je pus souleveravec un petit effort. J’étais conscient de courir un risqueimmense, mais je ne m’en souciais guère, tant mon projetm’intéressait. Après quelques difficultés, je parvins à soulever latrappe et, faisant un rétablissement, je me hissai à genoux, sur lerebord.

Je me trouvai dans le bâtiment auquel notrerefuge servait de cave. Il y régnait un demi-jour. Il n’y avaitpersonne et je fouillai la pièce jusqu’à ce que j’eusse trouvé ceque je cherchais : une échelle, qui menait à une espèce degrenier par où on accédait sur le toit. Là, il me fallut être fortprudent, car on pouvait me repérer des bâtiments voisins. Par unechance extraordinaire, une espèce de treillage pour espalierstraversait le toit, m’offrant un abri. Alors, couché à plat ventre,je considérai fixement le vaste horizon.

Au nord, j’aperçus la ville à travers unbrouillard de brumes matinales, et, au-delà, la plaine del’Euphrate et le débouché de la vallée où la rivière surgissait descollines. Plus haut, parmi les cimes neigeuses, se trouvaient Taftaet Kara Gubek. À l’est, j’apercevais la crête de Deve Boyun, là oùla brume se dissipait dans le soleil d’hiver. Je remarquai lesconvois sur les routes y conduisant, et aussi le cercle des fortsintérieurs ; les canons s’étaient tus un instant. Au sud sedressait le grand mur d’une montagne blanche, que je pris pour lePalantuken. Je voyais les routes menant aux défilés et les fuméesdes camps à l’abri des hautes falaises.

Je savais ce que je voulais savoir. Nous noustrouvions dans les dépendances d’une grande maison de campagne, à 3ou 4 kilomètres de la ville : et le point le plus proche dufront russe était parmi les assises du Palantuken.

Au moment où je redescendais, j’entendis laplainte du muezzin qui fusait des minarets d’Erzurum, frêle etbelle comme le cri d’un oiseau sauvage.

Mes amis étaient éveillés lorsque je melaissai glisser par la trappe. Hussin alignait des aliments sur latable et considéra ma descente d’un air de désapprobationinquiète.

– Ça va bien, dis-je. Je ne recommenceraipas, car j’ai appris tout ce que je voulais savoir. Peter, monvieux, tu vas bientôt affronter la plus belle aventure de tavie.

Chapitre 19Manteau-Vert

 

Tout occupé à déjeuner, Peter ne leva même pasla tête.

– Je suis prêt, Dick, dit-il. Seulement,ne me demandez pas de devenir l’ami de Stumm. Ce type-là me faitfroid au ventre.

Pour la première fois, il ne m’appela pasCornélius. Il ne nous convenait plus, ni aux uns ni aux autres, dejouer un rôle.

– Il ne s’agit pas de devenir son ami,dis-je, mais de le rouler, lui et toute sa clique !

– Alors, j’en suis, déclara-t-iljoyeusement. Que faut-il faire ?

Je déployai les cartes sur le divan. Pourtoute lumière, nous n’avions que la torche électrique de Blenkiron,car Hussin avait soufflé la lanterne. Peter se rendit vite comptede quoi il s’agissait, car il avait appris à bien connaître lescartes pendant son passage aux services des renseignements au coursde la guerre bœr. Je n’eus pas à insister pour lui faire comprendrel’importance de la carte dont je m’étais emparé.

– Voilà des nouvelles qui valent desmillions de livres, déclara-t-il en fronçant les sourcils et segrattant délicatement le bout de l’oreille gauche, selon sonhabitude lorsqu’il était surpris.

– Comment les faire parvenir à nosamis ?

Peter réfléchit.

– Il n’y a qu’un moyen, il faut quequelqu’un les leur porte. Je me souviens que pendant que nouscombattions les Matabele, il fut un jour nécessaire de nous assurerque le chef Makapan vivait toujours. D’aucuns le prétendaientmorts, d’autres assuraient qu’il avait franchi la frontièreportugaise. Moi, je soutenais qu’il était en vie. Aucun indigènen’était capable de nous renseigner et aucun messager ne pouvaitpénétrer dans son kraal, tant il était bien gardé. Il fut doncnécessaire d’envoyer un homme.

Peter leva la tête et se mit à rire.

– L’homme en question découvrit le chefMakapan. Il était tout ce qu’il y a de plus vivant et, enl’occurrence, il se montra fort adroit à manier son fusil. Maisl’homme chassa le chef Makapan de son kraal et le livra à la policemontée. Dick, vous rappelez-vous Jim Arcoll – le capitaineArcoll ? Eh bien, cette aventure le fit tant rire que serouvrit une blessure mal cicatrisée qu’il portait à la tête et ondut aller chercher le médecin.

– Vous étiez l’homme, Peter ?dis-je.

– Ja. J’étais l’homme. Il existeplus de façons de pénétrer dans les kraals qu’il en existe pourempêcher les gens d’y entrer.

– Voulez-vous courirl’aventure ?

– Certes, Dick. Je m’ankylose à ne rienfaire et je m’en vais vieillir si je vis beaucoup plus longtempssous un toit. Un homme m’a parié 5 livres, sur le paquebot, que jene réussirais jamais à passer une ligne de tranchées, et je vousavoue que j’aurais relevé le pari s’il y avait eu une ligne detranchées à proximité. Je serai très heureux, Dick, d’entreprendrececi ; seulement, je n’ose affirmer que je réussirai. Car jeme trouve dans un pays inconnu et je puis être pressé. Et à lachasse la hâte ne vaut rien.

Je lui montrai l’endroit, au milieu deséperons des monts Palantuken, dont l’accès me semblait le plusfacile. Peter avait une méthode bien particulière d’agir. Il grattaun peu de terre et de plâtre dans un coin de la cave ; ils’assit ensuite et se mit à modeler un plan du pays sur un coin dela table, suivant les contours de la carte. Il s’acquittaextraordinairement bien de ceci, car, comme tous les grandschasseurs, il était agile comme un tisserin. Il réfléchit longtempset étudia la carte jusqu’à ce qu’il la sût par cœur. Puis il pritles lorgnettes d’approche qui faisaient partie du butin saisi dansl’auto de Rasta et annonça qu’il allait suivre mon exemple etmonter sur le toit. Ses jambes disparurent bientôt par la trappe,et Blenkiron et moi fûmes laissés à nos réflexions.

Peter dut faire quelques découvertes fortintéressantes, de son poste d’observation, car il y demeura lameilleure partie de la journée. Ce fut bien monotone pour nous, carnous n’avions pas de lumière. Blenkiron ne put même pas se consoleravec une réussite. Malgré ce contretemps, il était d’excellentehumeur, car depuis notre départ de Constantinople, il n’avait plussouffert de sa dyspepsie, et il m’annonça qu’il croyait vraimentvenir à bout de son sacré duodénum. Quant à moi, j’étais forténervé ; je ne concevais pas ce qui pouvait retenir ainsiSandy. J’étais certain qu’on avait dû cacher notre présence à Hildavon Einem, puisqu’elle était amie de Stumm. Je me demandais combiende temps cette discrétion durerait. Nous étions maintenantdépourvus de toute protection. Rasta et les Turcs réclamaient nostêtes, de même que Stumm et les Allemands. Et dès que la von Einemse rendrait compte que nous nous jouions d’elle, elle se montreraitencore plus féroce que tous les autres. Notre seul espoir étaitSandy, et il ne donnait pas signe de vie. Je commençais à craindreque de son côté aussi les choses n’allassent mal.

Et pourtant, je n’étais pas vraiment déprimé,mais plutôt impatient. Il me serait impossible de supporter unenouvelle attente comme celle de notre séjour à Constantinople. Lescanons m’entretenaient de bonne humeur ; le bombardementchauffa toute la journée, et la pensée que nos alliés tiraient àmoins de 10 kilomètres de nous me remplissait d’un espoir dénué detout fondement. S’ils parvenaient à rompre les lignes turques,Hilda von Einem, son Prophète et tous nos ennemis seraient anéantisdans le déluge, et cette chance inespérée dépendait beaucoup denotre vieux Peter qui méditait sur les toits, tel un pigeon.

Hussin ne revint que très tard dansl’après-midi. Il ne parut pas remarquer l’absence de Peter, maisalluma la lanterne qu’il posa sur la table. Il alla ensuite à laporte et attendit. Un pas léger retentit bientôt dans les escalierset Hussin s’écarta pour laisser passer quelqu’un. Puis il partitaussitôt et j’entendis la clef tourner dans la serrure.

Sandy était devant nous. Mais c’était un Sandyinconnu. Nous nous levâmes précipitamment. Les peaux de bêtes et lacalotte de fourrure avaient disparu ; il portait maintenantune longue tunique de toile retenue à la taille par une largeceinture. Il était coiffé d’un étrange turban vert, et lorsqu’il lerepoussa en arrière, je vis qu’il était rasé de près. Ilressemblait à un acolyte – à un acolyte très las, car il n’y avaitplus de ressort dans sa marche, plus de vigueur dans son maintien.Il se laissa tomber sur le divan et serra sa tête dans ses deuxmains. La lanterne révéla ses yeux hagards cernés de bistre.

– Grand Dieu ! Avez-vous étémalade ? m’écriai-je.

– Non, pas malade, répondit-il d’une voixrauque ; mon corps n’est pas souffrant, mais je vis en enferdepuis quelques jours.

Blenkiron hocha la tête d’un air de sympathie.C’était bien ainsi qu’il eût décrit la fréquentation deMme von Einem.

Je me dirigeai vers Sandy et lui saisis lespoignets.

– Regardez-moi droit dans les yeux,ordonnai-je.

Ses yeux avaient le regard fixe et aveugled’un somnambule.

– Ciel, mais vous avez été drogué, monami ! m’écriai-je.

– Drogué ! répondit-il avec un airlas. Oui, j’ai été drogué, en effet, mais pas par des narcotiques.On n’a pas mélangé de potions à mes aliments. Mais on ne peuttraverser l’enfer sans se brûler les yeux.

Je ne lui lâchai pas les poignets.

– Racontez-nous tout, mon vieux, maisprenez votre temps. Voyons, nous sommes auprès de vous, Blenkironet moi, et Peter est à deux pas, sur le toit.

– Cela me fait du bien d’entendre votrevoix, Dick, dit-il. Cela me rappelle des choses propres,honnêtes.

– Que vous retrouverez, n’en doutez pas.Nous sommes à la dernière étape. Encore un effort et notre tâcheest finie. Voyons, dites-moi votre souci. S’agit-il de cettefemme ?

Il frissonna.

– Ça, une femme ! s’écria-t-il.Est-ce qu’une femme s’amuse à traîner un homme dans la boue ?Elle est démoniaque. Oh ! elle n’est pas folle. Elle est aussisaine d’esprit que vous et aussi calme que Blenkiron. Toute sa vien’est qu’un jeu d’échecs infernal, mais elle se sert d’âmes enguise de pions. Elle est mauvaise, mauvaise…

Et de nouveau, il se serra la tête dans lesmains.

Blenkiron apporta un peu de bon sens danscette atmosphère surchauffée. Sa voix lente et traînante était lemeilleur antidote contre une attaque de nerfs.

– Voyons, mon garçon, dit-il, je partagevos sentiments en ce qui concerne cette personne. Mais nous nesommes pas chargés d’analyser son caractère. Son créateur sechargera bien de cela un jour ou l’autre. Il nous faut essayer dedécider comment nous pouvons la combattre. Pour cela, il faut nousraconter exactement ce qui s’est passé depuis que nous nous sommesséparés.

Sandy se ressaisit avec un grand effort.

– Manteau-Vert mourut le soir où je vousai vus. Sur l’ordre de Mme von Einem, nousl’enterrâmes secrètement dans le jardin de la villa. Puis il seproduisit quelques ennuis au sujet de son successeur. Les quatreministres refusèrent de participer à aucune malhonnêteté. C’étaientde braves gens qui déclarèrent que leur tâche était d’élever unetombe à leur maître et d’y prier pendant le reste de leur vie. Ilsfurent aussi inébranlables qu’une montagne de granit, et elle lesavait. Alors, ils moururent à leur tour.

– Assassinés ? m’écriai-je.

– Assassinés… tous les quatre, le mêmematin. Je ne sais comment, mais j’aidai à les enterrer. Oh !elle chargeait des Allemands et des Kurdes de ces vilainesbesognes, mais leurs mains étaient propres comparées aux siennes.Plaignez-moi, Dick, car j’ai vu l’honnêteté et la vertu jetées aucharnier, et j’ai favorisé cela dans une certaine mesure. Oh !cela me hantera jusqu’à ma mort !

Je ne m’attardai pas à le consoler, carj’étais tout absorbé par ces nouvelles.

– Alors, si le Prophète est mort, toutecette fumisterie est terminée ! m’écriai-je.

– Le Prophète vit toujours. Elle lui atrouvé un successeur.

Il se dressa dans sa tunique de toile.

– Pourquoi suis-je vêtu ainsi ?Parce que je suis Manteau-Vert. Pour tout l’Islam, je suis leKaâba-Y-Hurriyeh. D’ici trois jours, je me révélerai à mesfidèles et je porterai sur ma poitrine l’éphode vert duprophète.

Il eut un ricanement nerveux.

– Seulement, voyez-vous, je me couperaila gorge auparavant.

– Patience, dit Blenkiron doucement, noustrouverons une meilleure solution.

– Il n’y a pas d’autre solution que lamort. Nous sommes tous fichus. Hussin est bien parvenu à vousarracher des griffes de Stumm, mais vous êtes en danger à toutmoment. Vous avez au plus trois jours devant vous, et puis, vousaussi, vous serez morts.

Je ne trouvais pas de mot pour répondre, tantce changement dans le téméraire Sandy me surprenait.

– Elle a fait de moi son complice,reprit-il. J’aurais dû la tuer sur la tombe de ces hommesinnocents… Au lieu de cela, j’ai accédé à tous ses désirs et j’aiparticipé à son jeu. Elle est très candide, vous savez. Elle ne sesoucie pas plus d’Enver que de la foi de l’Islam. Elle s’en moque,mais ses rêves la consument, comme la dévotion consume un saint.Elle me les a racontés. C’est affreux à dire, mais je crois qu’elles’est prise d’une sorte d’amitié pour moi. Nous allons réclamerl’Orient, et je chevaucherai à ses côtés lorsqu’elle fera sonentrée à Jérusalem, sur son cheval blanc. Et, par instants, jeprends Dieu à témoin que ce n’est que par éclairs que sa folie m’agagné.

Sandy parut se ratatiner et sa voix se fitaiguë et farouche. Blenkiron n’y tint plus. Il se mit à blasphémercomme jamais cela n’avait dû lui arriver.

– Que je sois damné si j’écoute davantagevos sacrées histoires ! déclara-t-il. C’est indélicat. Voyons,major, dépêchez-vous de faire entendre raison à votre ami.

Je commençai à comprendre ce qui s’étaitpassé. Sandy était un homme de génie, mais il possédait précisémentles défauts de ces âmes vibrantes et imaginatives. Il couraitvolontiers des risques plus que mortels, et aucune terreurordinaire ne l’effrayait. Mais si sa vraie conscience était tout àcoup affectée de strabisme et s’il se trouvait dans une situationqui, à ses yeux, compromettait son honneur, il pouvait très biendevenir fou à lier. La von Einem n’avait éveillé que de la hainechez Blenkiron et chez moi. Mais elle savait se jouer del’imagination de Sandy et provoquer en lui, pour un instantseulement et comme à regret, un écho. Après quoi, il éprouvait unremords amer et morbide, suivi d’un désespoir intense.

Je n’y allai pas par quatre chemins.

– Sandy, mon vieux, m’écriai-je, vousdevriez remercier le ciel de retrouver vos amis qui vousempêcheront de faire l’imbécile. Vous m’avez sauvé la vie à Loos,et je m’en vais vous tirer d’affaire à mon tour. C’est moi, lechef, et malgré vos sacrés airs de prophète, il vous faudra bienm’obéir. Vous n’allez pas vous révéler à vos fidèles, et vous allezencore moins vous couper la gorge. Manteau-Vert vengeral’assassinat de ses ministres et fera regretter à cette folle lejour où elle est née. Nous allons nous défiler, et d’ici unesemaine, nous prendrons le thé avec le Grand-Duc Nicolas.

Je ne bluffais pas. Tout en cherchant encoreles voies et moyens, j’éprouvais une confiance aveugle dans notreréussite. Comme je parlais, deux jambes glissèrent dansl’entrebâillement de la trappe, et Peter apparut. Il était trèspoussiéreux et clignotait des yeux.

Je lui pris les cartes des mains et lesétendit sur la table.

– D’abord, monsieur, dis-je à Sandy, ilfaut que vous sachiez que nous avons eu une chance étonnante. Grâceà notre petite promenade sur les toits d’Erzurum, la nuit dernière,j’ai pu pénétrer, par une grâce toute providentielle, dans lachambre de Stumm, et je lui ai chipé sa carte d’état-major… Tenez,regardez ! Voyez-vous ces annotations ? C’est là le pointfaible de la défense. Une fois que les Russes auront pris le fortde Kara Gubek, ils contourneront la position principale des Turcs.Et ils peuvent très bien prendre ce fort. Stumm le sait. Les deuxcollines avoisinantes ne sont pas défendues. Sur le papier, celaparaît la plus folle des entreprises, mais Stumm sait qu’elle estau fond très possible. Seulement, voilà : les Russes ledevineront-ils ? Tout est là. Moi, je soutiens qu’ils nedevineront rien du tout, à moins qu’on ne les prévienne. Il fautdonc, coûte que coûte, que nous leur fassions parvenir cesrenseignements.

L’intérêt de Sandy parut s’éveiller unpeu ; il étudia la carte et se mit à mesurer lesdistances.

– Peter va tenter le coup. Il croit qu’ila des chances de traverser les lignes. S’il réussit, s’il parvientà remettre cette carte à l’état-major du Grand-Duc, alors, Stummest flambé. D’ici trois jours, les Cosaques galoperont dansErzurum.

– Quelles sont les chances ? demandaSandy.

Je regardai Peter.

– Nous sommes endurcis et pouvonsenvisager la vérité. Eh bien ! à mon avis, les chances desuccès sont de cinq contre une.

– De deux contre une, rectifia Petermodestement. Pas plus, mon vieux Dick. Je ne vous trouve pas justeenvers moi !

Je regardai sa silhouette mince et musclée etson visage doux mais résolu. Et je changeai d’avis.

– Que je sois pendu si je pense qu’il aitaucune chance contre lui, m’écriai-je. Pour tout autre, ce seraitun miracle, mais puisqu’il s’agit de Peter, je crois que leschances sont égales.

– Deux contre une, insista Peter. Sielles étaient égales, l’aventure ne me tenterait pas.

– Laissez-moi y aller ! s’écriaSandy. Je parle le turc et puis passer pour un indigène. J’ai millefois plus de chances que Peter. Pour l’amour de Dieu, Dick,laissez-moi aller !

– Pas vous. Vous êtes utile ici. Si vousdisparaissez, tout s’écroule trop tôt et nous serons tous troispendus haut et court avant l’aube. Non, mon fils. Vous allez vouséchapper, mais Blenkiron et moi vous accompagnerons. Il nous fautfaire sauter toute cette comédie de Manteau-Vert si haut que lesmorceaux n’en retombent jamais à terre. Dites-moi d’abord surcombien de Compagnons vous pouvez compter ?

– Sur tous les six. Ils sont fortinquiets de ce qui s’est déjà passé. La von Einem m’a obligé à lesinterroger en sa présence. Ils sont tout disposés à m’acceptercomme successeur de Manteau-Vert, seulement, ils ont des soupçonssur ce qui s’est passé à la villa, et ils n’aiment guère cettefemme. Ils me suivraient à travers l’enfer si je le leur demandais,mais ils préféreraient de beaucoup que je fusse seul dans cetteaffaire.

– Alors, ça va bien, m’écriai-je. C’estle seul point au sujet duquel j’éprouvais quelques inquiétudes.Maintenant, regardez cette carte. Il s’en faut de beaucoupqu’Erzurum soit investi. Les Russes l’encerclent en une largedemi-lune. Cela signifie que tout l’ouest, le sud-ouest et lenord-ouest sont ouverts, et qu’aucune tranchée ne les protège. Il ya, au nord et au sud, des collines qui sont faciles à contourner,et une fois que nous y serons parvenus, rien ne nous séparera plusde nos amis… Voici la route à suivre. Je l’indiquai sur la carte.Si nous parvenons à décrire ce grand circuit vers l’ouest et àfranchir ce défilé sans être observés, nous tomberons forcément lelendemain sur une colonne russe. L’étape sera dure, mais nous enavons déjà franchi d’aussi mauvaises. Cependant, il nous fautabsolument des chevaux. Ne pouvons-nous pas, aidés de vos sixchenapans, déguerpir dans l’obscurité sur les meilleures monturesde cette ville ? Si c’est possible, nous gagnons lapartie.

Sandy s’assit et réfléchit profondément. Dieumerci, il se préoccupait maintenant d’agir, et non d’analyser sapropre conscience.

– Il faut que ce le soit, dit-il, mais cene sera guère facile. Hussin est un fameux débrouillard, mais voussavez bien, Dick, qu’il est difficile de trouver des chevaux sur laligne de feu. Demain, il me faut observer je ne sais quelle espècede jeûne et après-demain, cette femme va me seriner mon rôle. Ilnous faudra donner du temps à Hussin. Plût à Dieu que nouspuissions tenter l’aventure ce soir même !

Il demeura silencieux pour quelques instants,et ajouta ensuite :

– Je crois que la troisième nuit, la nuitde la Révélation, sera le moment le plus propice pour tenterl’évasion. La von Einem sera bien obligée de me laisser seul cettenuit-là.

– Ça va, dis-je. Ce ne sera pas amusantd’attendre trois jours dans ce sépulcre. Mais il faut garder notresang-froid et ne pas risquer de tout compromettre par une tropgrande hâte. D’ailleurs, si Peter réussit, les Turcs seront fortoccupés après-demain.

La clef grinça dans la serrure, et Hussinentra furtivement comme une ombre. C’était le signal du départ deSandy.

– Vous m’avez donné un renouveau de vie,dit-il. Maintenant, j’ai un plan, et je saurai tenir bon.

Se dirigeant vers Peter, il lui saisit lamain.

– Bonne chance, dit-il. Vous êtes l’hommele plus brave que j’aie jamais rencontré, et pourtant, j’en ai vubeaucoup.

Puis il se détourna brusquement et sortit,suivi par l’exhortation de Blenkiron :

– Occupez-vous des quadrupèdes !

 

Nous nous mîmes à équiper Peter pour sacroisade, opération fort simple, car nous ne disposions pas denombreux accessoires. Son costume, avec son épais pardessus au colde fourrure, ressemblait à celui de l’officier turc ordinaire. MaisPeter n’avait aucune intention de passer pour un Turc, ni même dedonner à quiconque l’occasion de le voir. Il se préoccupa plutôt des’adapter au paysage. Il enleva donc le pardessus, et endossa monjersey gris par-dessus sa veste, puis il se coiffa d’unpasse-montagne en laine de la même couleur. Il n’avait que faire dela carte, car il connaissait déjà la route par cœur ; iln’oubliait jamais ce qui était une fois gravé dans sa mémoire. Jelui remis le plan et le document de Stumm, il les cacha dans sachemise. Je compris que la grande difficulté serait de parvenirjusqu’aux Russes sans être fusillé, en admettant qu’il réussît àfranchir les tranchées turques. Son seul espoir était de tomber surquelqu’un connaissant quelques mots d’anglais ou d’allemand.

Il monta deux fois jusqu’au toit etredescendit d’excellente humeur, car le temps avait l’air de sebrouiller.

Hussin apporta notre souper, et Peter fit unpetit paquet de provisions. Blenkiron et moi portions chacun unflacon de cognac ; je lui donnai donc le mien.

Il nous tendit ensuite la main fortsimplement, comme un enfant très sage qui va se coucher. Blenkironne put retenir ses larmes. Il annonça que si nous nous tirions tousde cette impasse, il s’efforcerait de dénicher pour Peter lameilleure situation que l’argent pût procurer. Mais je ne crois pasque Peter le comprît, car dans son regard, on lisait cettepréoccupation lointaine du chasseur qui flaire le gibier. Il nesongeait qu’à son entreprise.

Deux jambes et une paire de godillots fortusagés disparurent par la trappe, et je me sentis tout à coupabsolument seul et d’une tristesse désespérée.

L’artillerie s’était remise à tonner versl’est, et dans les intervalles des éclatements, je perçus lesifflement d’un orage tout proche.

Chapitre 20Peter Pienaar s’en va-t-en guerre

 

Voici l’histoire des aventures de Peterd’après le récit qu’il nous fit plus tard, alors que nousattendions notre bateau, assis autour d’un poêle dans un hôtel deBergen.

 

Il grimpa sur le toit et se laissa ensuiteglisser le long des briques inégales des murs extérieurs. Lamaisonnette où nous étions logés donnait sur une route et setrouvait en dehors de la véritable enceinte de la propriété !En temps ordinaire, je ne doute pas qu’il y eût des sentinelles,mais Sandy et Hussin étaient probablement parvenus à les éloigner.Toujours est-il que Peter n’aperçut personne. Il se lança à traversles champs couverts de neige, comprenant fort bien qu’il luifallait accomplir sa mission durant les douze heures d’obscuritéqui le séparaient du matin. Le front immédiat d’une bataille estvraiment un peu trop fréquenté pour qu’on puisse s’y dissimulerpendant la journée, surtout lorsqu’une couche épaisse de neige rendtout plus visible. Or, Peter refusait de se hâter dans pareilleentreprise ; comme tous les Bœrs, il prisait la lenteur et lasécurité, bien qu’il pût se dépêcher tout comme un autre quand lescirconstances l’exigeaient. Tout en avançant à travers champs, ilrécapitula les facteurs qui lui étaient favorables ; il n’entrouva qu’un seul : le mauvais temps. Un vent très fortsoufflait par rafales, poussant de légers nuages de neige. Il negelait plus, et la neige était molle comme du beurre. Peter se ditque c’était mieux ainsi, car une nuit froide et claire eût étédésastreuse pour son entreprise.

Sa première étape le mena à travers des terreslabourées, toutes sillonnées de petits arroyos ; de temps àautre, il passait devant une maison et un bosquet d’arbresfruitiers, sans rencontrer personne. Les routes étaient encombrées,mais Peter n’avait que faire des routes. Je puis me l’imagineravançant à grandes enjambées, le dos courbé, s’arrêtant de temps àautre pour flairer et pour écouter, à tout instant sur le qui-vive.Il lui arrivait de franchir le terrain comme une antilope.

Il parvint bientôt à une grande route toutobstruée de convois. C’était la voie menant d’Erzurum au défilé dePalantuken. Il attendit une occasion favorable et la franchit. Leterrain devint ensuite plus accidenté, couvert de rochers etd’épines qui lui offraient de magnifiques abris grâce auxquels ilput avancer rapidement, sans inquiétude. Mais il fut tout à couparrêté par une rivière, dont la carte lui avait bien signalé laprésence, mais qu’il ne croyait pas être aussi importante.

C’était un torrent gonflé par la fonte desneiges et les pluies des collines, et qui atteignait unecinquantaine de mètres de largeur. Peter se dit qu’il pourrait bienle traverser à la nage, mais l’idée de se mouiller ne lui souriaitpas.

– Un homme mouillé fait trop de bruit,dit-il.

Et puis peut-être ne pourrait-il lutter contrele courant. Il se décida donc à remonter la rivière à la recherched’un pont.

Il en découvrit un dix minutes plus tard.C’était un pont tout neuf, construit sur des tréteaux, etsuffisamment large pour permettre aux camions de passer. Le pontdevait être gardé, car il perçut les pas réguliers d’unesentinelle, et comme il escaladait les rives, il remarqua deuxlongues huttes de bois, qui servaient évidemment à un corps degarde. Ces huttes se trouvaient sur la rive la plus proche dutorrent, à environ 12 mètres du pont. Des lumières et un bruit devoix filtraient par la porte ouverte. Peter avait l’ouïe aussi finequ’un animal sauvage, et il lui fut facile de distinguer, parmi lebrouhaha confus, qu’on parlait allemand.

Tandis qu’il était étendu à terre à écouter,quelqu’un traversa le pont. C’était sans doute un officier, car lasentinelle se mit au garde à vous. L’officier s’engouffra dans unedes huttes. Peter était tombé sur le cantonnement et l’atelier deréparation d’une escouade de sapeurs boches.

Un peu dépité, il allait rebrousser chemin etessayer de trouver un bon endroit où traverser la rivière à lanage, lorsqu’il se rappela que l’officier qui venait de le dépasserportait des vêtements à peu près semblables aux siens :sweater de laine grise et passe-montagne gris, car un officierallemand lui-même renonce à toute coquetterie par une nuit d’hiver,au cœur de l’Anatolie. Alors, Peter eut l’idée de traverserhardiment le pont, et de se fier à ce que la sentinelle neremarquât pas la différence.

Se faufilant autour d’un angle de la hutte, ildescendit la route. La sentinelle se trouvait fort heureusement àl’extrémité du pont la plus éloignée de Peter, car ainsi, enmettant les choses au pire, il lui serait facile de l’étranglersans être entendu par les occupants de la hutte. Imitant de sonmieux la raideur allemande, Peter le dépassa la tête baissée, commes’il cherchait à se protéger du vent.

L’homme fit le salut militaire. Il fit mieuxencore, car il essaya de lier conversation. L’officier était sansdoute de disposition amène.

– La mauvaise nuit, capitaine ! ditla sentinelle en allemand. Les camions sont en retard. Dieu fassequ’une marmite n’ait pas éclaté sur le convoi de Michael ! Ilscommencent à en lancer de grosses.

Peter grogna bonsoir en allemand et ledépassa. Il allait quitter la route quand il entendit de grandesclameurs derrière lui.

Le véritable officier était sans douteressorti sur ses talons, et les doutes de la sentinelle étaientéveillés. Un coup de sifflet retentit soudain et, tournant la tête,Peter aperçut des lanternes qui s’agitaient dans la rafale. Leshommes du poste partaient à la recherche du double ducapitaine.

Peter demeura un instant immobile et remarquaque les lanternes se dirigeaient vers le sud de la route. Il étaitsur le point de s’élancer vers le nord, lorsqu’il se renditbrusquement compte d’une difficulté. De ce côté, un talus assezhaut descendait jusqu’à un fossé et le remblai opposé bornait letorrent, dont il apercevait le terne ondoiement dans le vent.

Il serait vite pris s’il restait sur la route.Le fossé n’était sans doute pas une bonne cachette, car il aperçutune lanterne qui le remontait. Néanmoins, Peter s’y laissa glisser,résolu à se coller sous le côté le plus escarpé et le plus éloigné.Il serait invisible de la route et il n’était guère probable que lesoldat examinant le fossé songeât à explorer les côtés opposés.Peter tenait pour maxime que la meilleure cachette est toujours lamoins bonne, c’est-à-dire la moins présente à l’esprit de ceux quivous cherchent.

Il attendit que les lumières se fussentrapprochées. Alors, il saisit de sa main gauche le rebord du fossé,là où quelques pierres lui donnaient prise, et enfonçant les piedsdans le sol humide, il s’accrocha comme un lépas. Il fallait unecertaine force pour demeurer longtemps dans cette position, maisles muscles de Peter étaient à toute épreuve.

Le soldat occupé à fouiller le fossé se lassavite de sa tâche, car la tranchée était très humide. Il rejoignitses camarades sur la route. Ils arrivaient en courant, éclairant latranchée de leurs lanternes et explorant tout le paysavoisinant.

Un bruit de roues et de chevaux retentit dansla direction opposée. Michael approchait avec les camions retardés.Ils arrivèrent au galop, menés à toute allure, et un instant, Petercrut qu’ils allaient verser dans le fossé à l’endroit précis où ilse cachait. Les roues rasèrent presque ses doigts. Quelqu’un lançaun ordre et le convoi fit halte à 1 mètre ou 2 plus loin. Lesautres soldats s’approchèrent et se consultèrent.

Michael jura qu’il n’avait rencontré personnesur la route.

– Cet imbécile d’Hannus a vu un revenant,déclara l’officier avec humeur. Il fait trop froid pour s’amuser àde pareils enfantillages.

Hannus répéta son histoire, presque enlarmes.

– L’homme m’a parlé en bon allemand,affirma-t-il.

– Eh bien ! qu’il soit esprit ounon, il est en bonnes mains sur cette route, répliqua l’officier.Ciel ! Voilà une grosse marmite.

Il s’arrêta et regarda un éclatement, car àl’est, le bombardement redoublait d’intensité.

Ils discutèrent le tir pendant quelquesinstants et s’éloignèrent enfin. Peter leur accorda deux minutesd’avance ; il regrimpa ensuite sur la route et partit au trot.La nuit obscure, le bruit du bombardement et du vent favorisaientsa fuite.

Il quitta la route à la première occasion, etfila par-dessus le sol accidenté qui montait en pente vers un deséperons du mont Palantuken, dont le flanc le plus éloigné étaitgarni de tranchées turques. La nuit avait débuté par une obscuritételle qu’on ne distinguait même pas la fumée des éclatements quisont pourtant souvent visibles la nuit. Mais des étoiles apparurentçà et là à mesure que le vent chassait les nuages de neige. Peterpossédait une boussole, mais il ne s’en servit pas, car il savaitinstinctivement s’orienter, possédant ce sens spécial inné chez lessauvages et que les Blancs n’acquièrent qu’avec une longueexpérience. Je crois qu’il flairait le nord. Il avait à peu prèsdécidé qu’il allait essayer de franchir les lignes à l’endroit oùles Russes étaient particulièrement rapprochés. Mais en avançant,il se dit qu’il serait plus facile de passer là où le bombardementétait le plus intense. Cette idée ne lui souriait guère, mais ellelui paraissait inspirée par le plus pur bon sens.

Tout à coup, l’aspect bizarre du soll’intrigua, et comme il n’avait jamais vu d’artillerie lourde de savie, il lui fallut quelques instants pour la reconnaître. Soudain,une des grosses pièces tira à ses côtés avec un rugissement pareilà celui du jugement dernier. C’étaient des howitzersautrichiens qui firent à Peter l’effet de véritables monstres. Pourla première fois aussi, il vit un grand trou d’obus tout récent,car les canons russes s’efforçaient de repérer la batterie turque.Peter était si intéressé par tout ce qu’il voyait qu’il fourra sonnez là où il n’aurait pas dû être, et tomba en plein dans la fossed’une batterie.

Les artilleurs se ressemblent dans le mondeentier : ce sont des êtres timorés qui se cachent dans destrous où ils hivernent, et qui ont horreur d’être découverts.

– Wer da ? cria une voixrude, et une lourde main l’empoigna au cou.

Peter tenait sa petite histoire toute prête.Il faisait partie du convoi de camions de Michael, on l’avaitlaissé en arrière. Ne pourrait-on lui indiquer le chemin du campdes sapeurs ? Il fut très humble, presque obséquieux.

– C’est un de ces cochons de Prussiensqui gardent le pont de Marta, dit un des artilleurs. Bottez-lui lederrière pour lui donner un peu de bon sens. Allons, mon petit,prends ta droite, tu trouveras une route. Mais n’oublie pasd’ouvrir l’œil quand tu y seras parvenu, car les Russkos y tapentferme.

Peter les remercia et partit vers la droite.Puis il ouvrit l’œil et, s’assurant qu’il s’était éloigné deshowitzers, il poussa un soupir de soulagement. Il setrouvait maintenant sur les pentes de la colline. Ce genre de payslui était familier, et il défiait Turcs ou Boches de le repérerparmi la brousse et les rochers. Il avançait sans encombre, quandtout à coup un bruit formidable éclata à ses oreilles, lui faisantl’effet d’être le fracas du destin.

L’artillerie de campagne s’était mise de lapartie, et quand on ne s’y attend pas, le bruit d’une pièce decampagne toute proche n’est pas recommandée pour les nerfs. Peterse crut touché, et il demeura étendu pendant quelques instants àréfléchir. Puis il comprit de quoi il s’agissait, et il s’avança enrampant avec précaution.

Il aperçut bientôt sa première marmite russequi éclata à environ 6 mètres de lui, sur la droite, creusant ungrand trou dans la neige et projetant en l’air une masse de terre,de neige et de pierres brisées. Peter cracha la terre et prit uneexpression extrêmement grave. Il faut vous rappeler que c’était lapremière fois qu’il voyait les effets de projectiles de groscalibre, et il se trouvait, sans être prévenu, au beau milieu d’unbombardement d’une intensité particulière. Il m’avoua avoir eufroid au ventre et envie de s’enfuir, s’il avait su où s’enfuir.Mais il poursuivit néanmoins sa route vers la crête des montagnesau-dessus desquelles un grand flamboiement s’élargissait comme unlever de soleil. Il trébucha une fois contre un fil de fer, qu’ilprit pour un piège quelconque, après quoi, il avança avec prudence.Glissant son visage entre deux rochers, il contempla bientôt lechamp de bataille véritable.

Il m’affirma que la bataille ressemblaitabsolument à la description de l’enfer qu’un missionnaire lui avaitfaite un jour. Les tranchées turques se trouvaient à 50 mètresenviron au bas de la pente. Elles se détachaient très noires sur laneige ; de temps à autre, une silhouette sombre y apparaissaitcomme un démon pour disparaître aussitôt. Les Turcs s’attendaientévidemment à une attaque d’infanterie, car ils envoyaient à toutmoment des fusées éclairantes. Les Russes tapaient sur la ligne etarrosaient tout le pays de grands explosifs. Le paysageapparaissait par instants éclairé comme en plein jour, étouffé parun tourbillon de fumée, de neige et de débris ; l’instantsuivant, une obscurité lugubre l’engloutissait de nouveau, lorsquele tonnerre des canons parlait de la bataille.

Peter se sentit très malade. Il n’avait pascru qu’il pût y avoir autant de bruit dans le monde, et cela luicrevait le tympan. Or, pour un homme chez qui le courage esthabituel, la vraie peur est une chose affreuse. Elle annihile toutesa virilité. Peter demeura étendu sur la crête à regarder leséclatements des marmites, persuadé qu’à tout moment, il ne seraitplus qu’un débris fracassé. Il essaya de se raisonner, se traitantde tous les noms possibles, mais conscient que rien ne feraitfondre le morceau de glace qu’il semblait avoir sur le cœur.

À la fin, il ne put supporter ce supplicedavantage. Il se leva et prit ses jambes à son cou. Mais ils’enfuit en avant !

Ce fut la plus folle des randonnées. Ilfranchit à toute allure le sol qui était copieusement arrosé deprojectiles, dont aucun ne l’atteignit, grâce au ciel. Il fitd’effrayantes chutes dans les trous d’obus, mais il parvint àfranchir une cinquantaine de mètres, en partie debout et en partieà quatre pattes, et culbuta enfin dans une tranchée turque où iltomba en plein sur un cadavre. Le contact de ce cadavre le ramena àson bon sens. Après le pandémonium fantastique qu’il venait detraverser, la pensée que des hommes pussent mourir lui parutréconfortante. L’instant d’après, une marmite arracha le parapet dela tranchée, à quelques mètres sur sa gauche, et il fut à moitiéenterré par l’éboulement.

Il se dégagea, portant d’assez graves coupuresà la tête. Il avait retrouvé tout son sang-froid et réfléchissaitau prochain pas qu’il allait faire. À la lumière des fuséeséclairantes, il se vit entouré d’hommes aux visages sombres ettaciturnes. Ils défendaient les parapets et attendaient, l’airconcentré, autre chose que le bombardement. Ils ne firent aucuneattention à lui, car sans doute les unités des tranchées étaientembrouillées, et personne ne s’occupe de son voisin sous unbombardement aussi violent. Il fut donc libre de bouger à sa guise.Le sol de la tranchée était jonché de cartouchières vides et il yavait pas mal de cadavres.

Comme je l’ai déjà dit, la dernière marmiteavait démoli le parapet. Profitant du premier moment d’obscurité,Peter se faufila à travers la brèche et s’engagea parmi desmonticules couverts de neige. Il ne redoutait pas plus les obusqu’il ne craignait un orage sur le veldt. Mais il se demandaitcomment diable il parviendrait jusqu’aux Russes. Il avait laisséles Turcs derrière lui ; mais il faisait maintenant face à unplus grand danger.

Tout à coup, l’artillerie cessa de donner. Lesilence fut si brusque que Peter s’imagina être devenu sourd ;il comprit avec peine le soulagement intense qu’il en ressentait.Le vent était tombé ou bien il se trouvait abrité par la colline.Il vit de nombreux morts, ce qui l’étonnait, car c’étaient desmorts récemment tués. Les Turcs avaient-ils attaqué et avaient-ilsété repoussés ? Lorsqu’il eut franchi environ 30 mètres, ils’arrêta pour se rendre compte de l’endroit où il se trouvait. Àdroite, il vit les ruines d’un grand édifice incendié par les obus,et autour duquel il distingua des bois et des murs délabrés. Àgauche, une deuxième colline s’étendait vers l’est, il se trouvaitdans une sorte de vallée entre les deux éperons. Devant luis’élevait un petit bâtiment en ruines dont les poutres démolieslaissaient voir le ciel, car une vague lueur se dégageait encore dela ruine fumant sur sa gauche. Il se demanda si la ligne de feurusse se trouvait dans cette direction.

Alors, il entendit des voix étouffées àenviron un mètre de lui ; elles paraissaient venir de sousterre. Il comprit sur-le-champ ce que cela signifiait. Il setrouvait dans un boyau de communication. Bien que peu au courant dela guerre moderne, Peter en savait pourtant assez pour tirer desdéductions exactes. Il n’avait traversé que les tranchées derenfort turques, et il lui restait encore à franchir la ligne defeu.

Il ne désespéra pas, car la réaction qui avaitsuivi sa panique l’avait rendu doublement courageux. Il avança enrampant, quelques centimètres à la fois, évitant tout risque, et ilse trouva bientôt devant le remblai d’une tranchée. Il demeuraimmobile, réfléchissant au meilleur parti à prendre.

Le bombardement avait cessé. Il régnait cetteespèce de paix bizarre qui tombe parfois sur deux armées séparéesseulement par quelques centaines de mètres. Peter me dit qu’iln’entendait rien que le soupir lointain du vent. Il ne distinguaaucun mouvement dans la tranchée en face de lui, qui traversait lebâtiment en ruines. La lueur de l’incendie s’éteignait et ilpouvait tout juste distinguer le remblai de terre devant lui. Toutà coup, la faim le tenailla ; il sortit ses provisions et butun coup de cognac. Puis, réconforté, il se sentit de nouveau maîtrede son destin. Mais il ne savait quel parti prendre. Il lui fallaits’assurer de ce qui se trouvait de l’autre côté du remblai.

Tout à coup, il entendit un bruit bizarre, sifaible qu’il ne crut pas tout d’abord à l’évidence de ses sens.Puis le vent s’abaissant, il l’entendit plus distinctement. On eûtdit très exactement le bruit d’un bâton qui frappait contre unvieux morceau de métal creux, musical, et d’une étrangerésonance.

Il en conclut que le vent envoyait taper unebranche d’arbre contre quelque vieille chaudière dans la ruine.Seulement, il n’y avait pas, dans ce creux fort abrité, assez devent pour admettre cette hypothèse. Il écouta et il entendit denouveau le bruit. C’était sans doute une cloche tombée à terre, carla ruine avait été une chapelle. Il se souvint avoir remarqué surla carte l’emplacement d’un grand monastère arménien, et il enconclut qu’il s’agissait de la ruine à sa droite.

La pensée d’une chapelle et d’une cloche luifit prévoir quelque intermédiaire humain. Et tout à coup, cetteimpression se confirma en son esprit. Une branche d’arbre et levent peuvent sans doute jouer des tours étranges, mais ils neproduisent tout de même pas les signes du code Morse. Ce fut alorsque ses travaux accomplis pour le compte du Service derenseignements britannique pendant la guerre bœr lui furent utiles.Il connaissait le code Morse et savait le lire. Il n’arrivaitpourtant pas à déchiffrer ces signes musicaux. Il s’agissaitpeut-être d’un code spécial ou bien s’exprimait-on dans un langageinconnu ?

Peter demeura étendu et réfléchit avec calme.Il y avait près de lui un homme, un soldat turc, qui étaitévidemment à la solde de l’ennemi. Que risquait-il alors àfraterniser avec cet homme, puisqu’ils étaient tous deux du mêmecôté ? Mais comment s’approcher de lui sans risquer de sefaire fusiller ? Et puis comment cet homme pouvait-il envoyerdes messages, de la ligne de feu, sans être démasqué ? Peterse dit que l’étrange conformation du terrain expliquait sans doutececi. Il n’avait rien entendu avant d’être à quelques mètres de laruine. Ces bruits seraient donc imperceptibles pour les soldatspostés dans les tranchées de deuxième ligne ou même dans les boyauxde communication. Il serait facile d’expliquer d’une façon trèsnaturelle la cause de ces bruits si quelqu’un descendait àl’improviste de ces boyaux. Mais le vent porterait ces sons trèsloin dans la direction de l’ennemi. Restait donc le risque d’êtreentendu par ceux qui se trouvaient dans les tranchées de premièreligne parallèles à la cloche ? Peter se dit que cette tranchéeétait sans doute très faiblement défendue, probablement parquelques observateurs, dont le plus proche était peut-être éloignéd’une douzaine de mètres. Il avait lu que c’était la tactiquefrançaise au cas d’un grand bombardement.

Il lui fallait ensuite trouver le moyen de sefaire connaître à cet allié. Peter décida qu’il devait le prendrepar surprise. Il risquait une balle ; mais il se fiait à saforce et à son adresse en luttant contre un homme qui était trèscertainement fatigué. Les explications suivraient lorsqu’il letiendrait à sa merci.

Peter s’amusait follement. Si ces diables decanons voulaient seulement se taire, il pourrait jouer la partieavec le calme et la dignité qui lui étaient particulièrement chers.Alors, il se mit à ramper en avant, très prudemment, dans ladirection du bruit.

La nuit l’entourait maintenant, très sombre ettrès calme, sauf les soupirs du vent qui se mourait. La neiges’était amassée contre les murs en ruines et Peter avançait trèslentement. Il craignait de déplacer une once de neige. Le tintementcontinuait, toujours plus sonore. Peter redoutait que ce bruit necessât avant qu’il pût rejoindre son homme.

Tout à coup, sa main qui tâtonnait accrocha levide. Il se trouvait sur le rebord de la première tranchée. Lacloche tintait à moins de 1 mètre, à sa droite, et il changea deposition avec infiniment de soins. La cloche se trouvait maintenantau-dessous de lui et il tâta même la grande poutre de bois quil’avait jadis soutenue. Il toucha autre chose aussi, un fil de ferfiché dans la terre et dont l’autre extrémité se balançait dans levide ; c’était l’explication prévue par l’espion au cas oùquelqu’un, percevant le bruit, chercherait à en élucider la cause.L’homme se trouvait là dans l’obscurité, à moins d’un mètreau-dessous de Peter. Peter demeura immobile à étudier la situation.Il devinait la présence du soldat, mais il ne pouvait levoir ; il essaya donc de se rendre compte de l’emplacementrelatif de l’homme et de la cloche, et de la distance exacte quiles séparait de lui. Cette opération n’était pas aussi facile qu’onl’aurait cru. En admettant que Peter fît un bond dans la directionoù il se figurait trouver le soldat, il risquait de manquer cedernier et de recevoir une balle dans le ventre. Car il étaitprobable qu’un homme jouant un jeu aussi dangereux maniaitadroitement le fusil. Puis s’il touchait la cloche, il provoqueraitun horrible tintamarre qui donnerait l’alarme à tout le front. Lafatalité lui offrit tout à coup une occasion excellente.

Le soldat invisible se leva et, faisant un pasen avant, il s’adossa contre la paroi, effleurant le coude de Peterqui retint son souffle.

Les Cafres connaissent un truc que je nesaurais vous expliquer sans l’aide de plusieurs diagrammes. C’esten partie une étreinte du cou, et en partie une contorsionparalysante du bras droit qui, pratiquées par derrière,immobilisent votre homme aussi sûrement que s’il avait des menottesaux poings. Peter se ramassa lentement, les genoux rentrés souslui, et étendit les mains pour saisir sa proie.

Il la saisit. Une tête apparut, tirée enarrière par-dessus le rebord de la tranchée, et il sentit dansl’air le battement d’un bras gauche qui tâtait faiblement sanspouvoir l’atteindre.

– Ne bougez pas, murmura Peter enallemand. Je ne vous veux pas de mal. Nous sommes amis, car nouspoursuivons le même but. Parlez-vous allemand ?

– Nein ! répondit une voixassourdie.

– Anglais ?

– Oui.

– Dieu soit loué ! dit Peter. Dansce cas, nous nous comprendrons. J’ai surveillé votre idée designaux, et elle est excellente. Or, il me faut à tout prixfranchir les lignes russes avant l’aube et je veux que vous m’yaidiez. Je suis anglais, ou du moins une espèce d’Anglais. Noussommes donc alliés. Me promettez-vous d’être sage et de parlerraisonnablement si je vous lâche le cou ?

La voix répondit affirmativement. Peter lâchaprise et, au même instant, glissa vivement de côté. L’homme fitvolte-face, étendant un bras, mais il ne saisit que le vide.

– Du calme, l’ami, dit Peter. N’essayezpas de me jouer des tours, sans quoi je me fâcherai.

– Qui êtes-vous ? Qui vous aenvoyé ? demanda la voix intriguée.

Peter eut une inspiration.

– Les Compagnons des Heures Roses,répondit-il.

– Alors, nous sommes frères, en effet,déclara la voix. Sortez de l’obscurité, ami, je ne vous ferai pointde mal. Je suis un bon Turc, j’ai combattu aux côtés des Anglais auKordofan, et j’y ai appris leur langage. Je ne vis que dansl’espoir de voir la chute d’Enver qui a ruiné ma famille etassassiné mon frère jumeau. Voilà pourquoi je sers les ghiaoursmoscovites.

– Si vous voulez parler des Russes, jesuis des vôtres, dit Peter. Enver serait jaune de fureur s’ilsavait les nouvelles que je leur apporte. Seulement, voilà :comment parvenir jusqu’à eux ? C’est là que vous allez pouvoirm’aider, mon ami.

– Comment cela ?

– En rejouant encore une fois votre petitair. Dites-leur de s’attendre à recevoir d’ici une demi-heure undéserteur porteur d’un message important. Dites-leur, pour l’amourde Dieu, de ne tirer sur personne avant de s’être assuré que cen’est pas moi.

L’homme prit le côté épointé de sa baïonnetteet s’accroupit à côté de la cloche. Il frappa un premier coup, etune longue note claire et pénétrante fusa lentement dans l’air etdescendit la vallée. Il frappa ensuite trois notes à desintervalles assez longs. Peter me dit qu’il ressemblait à untélégraphiste appelant le Central.

– Envoyez le message en anglais, ditPeter.

– Peut-être ne le comprendraient-ilspas.

– Alors, envoyez-le comme vous voulez. Jeme fie à vous, car nous sommes frères.

Dix minutes plus tard, l’homme cessa sessignaux et écouta attentivement. Dans le lointain, le son d’un gongde tranchée retentit soudain, un de ces gongs dont on se sert surle front occidental pour sonner l’alarme en cas de gazasphyxiants.

– Ils disent qu’ils seront prêts, dit-il.Je ne puis noter les messages dans l’obscurité, mais ils m’ontenvoyé le signal qui veut dire : consentons.

– Allons, ça va bien, dit Peter. Etmaintenant, il faut que je file. Je vous donne un conseil. Lorsquevous entendrez un bombardement intense vers le nord, préparez-vousà battre rapidement en retraite, car votre ville sera perdue. Etdites à vos amis qu’ils commettent une grave erreur en permettant àces imbéciles d’Allemands de gouverner leur pays. Conseillez-leurde pendre Enver et ses petits amis et ensuite, nous serons trèsheureux de nouveau.

– Que Satan prenne son âme !répondit le Turc. Il y a des fils de fer barbelés devant nous, maisje m’en vais vous montrer un passage, car les marmites y ontpratiqué pas mal de déchirures, ce soir. Dépêchez-vous, car à toutmoment, une équipe peut paraître pour raccommoder les brèches.Rappelez-vous qu’il y en a beaucoup aussi devant les tranchéesrusses.

Peter n’éprouva aucune difficulté à sortir del’enchevêtrement des fils de fer barbelés. Il est vrai qu’il ylaissa un morceau de la peau du dos. Mais il parvint bientôt auxderniers postes d’écoute et se trouva dans le no man’s land. Cen’était, me dit-il, qu’un vaste charnier de cadavres qui puaientatrocement. Il se faufila parmi eux sans s’attarder, car il luisembla entendre derrière lui le bruit de l’équipe turque ; ilredoutait qu’une fusée ne révélât sa présence et qu’une salve nevînt interrompre sa retraite.

Il se fraya un chemin, se glissant d’un troud’obus à l’autre, et il parvint enfin à un boyau de communicationtout démoli, mais qui menait dans la bonne direction. Les Turcsavaient dû être refoulés pendant la semaine précédente, et lesRusses occupaient maintenant les tranchées évacuées. Le boyau étaità demi rempli d’eau, mais Peter éprouva cependant un sentiment desécurité, car il pouvait au moins avoir la tête au-dessous duniveau du sol. Puis le boyau cessa tout à coup, et il se trouvadevant une forêt de fils de fer barbelés.

Dans son message, le Turc avait stipulé unedemi-heure. Peter crut passer au moins deux heures dans cetenchevêtrement. Les marmites avaient épargné ces derniers fils defer. Les poteaux étaient toujours debout et les fils semblaienttoucher terre. Il faut vous rappeler que Peter n’avait pas decisailles et qu’il dut se tirer d’affaire avec ses mains. Denouveau, la crainte l’étreignit. Il se sentit pris dans un réseau,au-dessus duquel de nombreux vautours semblaient attendre le momentpropice pour s’abattre sur lui. À tout instant, une fusée pouvaitpartir et une douzaine de fusils trouveraient en lui une ciblefacile. Il avait complètement oublié la communication qu’on avaitenvoyé, car nulle communication ne pouvait repousser la mort,toujours présente, qu’il sentait rôder autour de lui. C’était, medit-il, comme s’il traquait un vieux lion dans la brousse par unevoie d’accès étroite et dépourvue de sortie.

L’artillerie recommença à tonner, l’artillerieturque dissimulée derrière la crête, et un obus arracha un grandmorceau de fil de fer à peu de distance de Peter. Il avança dequelques mètres sous le couvert de l’éclatement, laissant de bonnesportions de ses vêtements accrochées aux barbes. Puis, tout à coup,alors qu’il avait perdu tout espoir, il sentit le sol s’élever enpente rapide. Il demeura immobile, car une fusée éclairante partitdes tranchées turques et illumina le paysage. En face de lui, ilaperçut un rempart tout hérissé de baïonnettes. C’était l’heure oùles Russes montaient la garde.

Il se leva tout engourdi et cria :

– Ami ! Anglais !

Il aperçut un homme qui le contempla uninstant, puis l’obscurité descendit de nouveau.

– Ami ! cria-t-il d’une voix rauque.Anglais !

Il entendit les Russes parler derrière leparapet. Une torche électrique l’éclaira un instant. Puis une voixlui adressa la parole, une voix amicale qui semblait lui dired’avancer.

Il était debout, et, lorsqu’il toucha leparapet des mains, les baïonnettes semblèrent l’enserrer de trèsprès. Mais la voix qui lui parlait était très bienveillante, alors,il se hissa sur le bord et se laissa rouler dans la tranchée. Latorche électrique fusa de nouveau, et révéla aux yeux desassistants un homme d’âge mûr, très maigre, d’une saletéindescriptible, la tête ensanglantée, et demi-nu. Cet homme, sevoyant entouré de visages amis, eut un sourire large et joyeux.

– Le rude trek, amis ! dit-il. Jeveux voir le général sans tarder, car je lui apporte un cadeau.

On le mena à une cagna où se trouvait unofficier qui lui parla en français, langue qu’il ne comprenait pas.Mais la vue de la carte de Stumm accomplit des miracles. On ledépêcha, à travers des boyaux de communication et par-dessus deschamps marécageux, vers une ferme au milieu d’un bosquet d’arbres.Là, il rencontra plusieurs officiers d’état-major qui examinèrentla carte avec attention. Puis ils lui donnèrent un cheval et lefirent galoper vers l’est. Il parvint enfin à une grande maison enruines, et on le fit entrer dans une pièce qui lui semblait touteremplie de cartes d’état-major et de généraux. Je termine le récitpar les paroles mêmes de Peter.

« Devant une table était assis un hommetrès grand qui buvait du café. Lorsque je l’aperçus, le cœur mesauta dans la gorge, car c’était l’homme avec qui j’avais chassésur le Pungwe en 98, celui que les Cafres avaient surnommé Corne deBouc à cause de ses longues moustaches frisées. Même alors, c’étaitun prince, et maintenant, c’est un très grand général. Lorsque jel’aperçus, je courus à lui et, lui saisissant la main, jecriai :

« – Hœ gat het,Mynheer ? [17]

« Alors, il me reconnut et cria enhollandais :

« – Gottferdom[18] ! si ce n’est pas ce vieux PeterPienaar.

« Il me fit prendre du café, du jambon etdu pain excellents tout en regardant ma carte.

« – Qu’est-ce que ceci ?s’écria-t-il en devenant très rouge.

« – C’est la carte d’état-major d’unnommé Stumm, un skellum boche qui commande à Erzurum,dis-je.

« Il l’examina de près, et lut lesannotations et l’autre papier que vous m’aviez donné, Dick. Puis iljeta les bras en l’air et se mit à rire, mais à rire ! Ilsaisit un pain et l’envoya tomber sur la tête d’un autre général.Il leur parla en russe et ils se mirent tous à rire à leur tour.Deux d’entre eux sortirent précipitamment, chargés d’une mission.Jamais je n’ai vu pareille joie. C’étaient des hommes intelligentset ils savaient la valeur de ce que vous m’aviez donné.

« Puis le général se leva tout à coup et,me saisissant dans ses bras, tout sale que j’étais, il m’embrassasur les deux joues.

« – Devant Dieu, Peter, vous êtes le plusgrand chasseur qu’il y ait eu depuis Nemrod ! dit-il. Vousm’avez souvent déniché du gibier, mais jamais une aussi belle piècequ’aujourd’hui. »

Chapitre 21La petite colline

 

C’est un sage, celui qui a dit que le plusgrand courage est de pouvoir se tenir tranquille. J’avais éprouvéce sentiment pendant que nous étions arrosés dans les tranchées deréserve en face de Vermelles. Je le ressentis aussi avant defranchir les parapets de Loos, mais jamais je ne l’ai senti d’unefaçon aussi intense que pendant les deux dernières journées passéesdans cette cave. Je dus faire un grand effort pour me ressaisir.Peter était parti chargé d’une mission insensée, que je n’espéraispas voir réussir. Sandy ne donnait plus signe de vie, car il étaittout occupé à livrer ses propres batailles à une centaine de mètresde nous, et j’étais tourmenté par la pensée qu’il pouvait toutperdre en redevenant la proie de ses nerfs. Un compagnon inconnunous apporta nos repas. Il ne parlait que le turc, et ne put riennous dire. Si seulement j’avais pu aider d’une manière quelconque ànotre entreprise, je serais arrivé à calmer mon inquiétude. Mais iln’y avait rien à faire ; il nous fallait attendre etréfléchir. Je puis vous assurer que je commençais à éprouver de lasympathie pour le général qui, à l’arrière, trace le plan qued’autres exécuteront. Il est bien moins énervant de mener la chargeque d’attendre des nouvelles assis dans un fauteuil.

Il faisait un froid intense et nous passâmesla plus grande partie de nos journées enveloppés dans nos pardessuset enfoncés dans la paille. Blenkiron fut surprenant. Il ne putfaire de réussites, faute de lumière ; et pourtant, il ne seplaignit pas. Il passa une grande partie du temps à dormir, etlorsqu’il s’éveillait, il bavardait aussi gaiement que s’il était àla veille de partir en vacances. Il éprouvait une grande joie. Sadyspepsie avait disparu et il adressait sans cesse des hymnes etdes louanges à la Providence qui avait réglé son duodénum.

Ma seule occupation était d’écouter lescanons. Le lendemain du départ de Peter, ils furent trèssilencieux, mais tard dans la soirée, ils se remirent à faire unvacarme effroyable. Le lendemain, ils ne se turent point de l’aubeau crépuscule, et cela me rappela les deux jours d’effroyablecanonnade qui précédèrent la bataille de Loos. J’essayai, mais envain, de m’assurer que ce redoublement d’intensité prouvait quePeter avait réussi à accomplir sa mission. J’avais plutôtl’impression contraire, car cette canonnade acharnée devaitsignifier que les Russes se livraient de nouveau à un assaut surtout le front.

Je grimpai deux ou trois fois sur le toit pourrespirer un peu d’air pur. Il faisait brumeux et humide, et jedistinguai mal la campagne. Des transports descendaient toujours,cahin-caha, la route menant à Palantuken, d’où revenaient lentementdes charretées de blessés. Je remarquai pourtant un va-et-vientcontinuel entre la maison et la ville. De nombreuses autospassaient, et des courriers à cheval arrivaient et repartaientconstamment. J’en déduisis que Hilda von Einem se préparait à jouerson rôle dans la défense d’Erzurum.

Mes ascensions sur le toit eurent lieu lelendemain du départ de Peter. Mais lorsque, le deuxième jour,j’essayai la trappe, je la trouvai fermée et consolidée d’un poidstrès lourd. C’était sans doute une sage précaution prise par nosamis, puisque la maison principale était si fréquentée. Il mefallait renoncer à mes expéditions sur le toit.

Hussin apparut très tard au cours de ladeuxième soirée. Nous avions soupé ; Blenkiron venait des’endormir paisiblement et je commençais à compter les heures quinous séparaient de l’aube, car je ne fermais plus l’œil de lajournée et encore moins de la nuit.

Hussin n’alluma pas la lanterne. J’entendis laclef tourner dans la serrure et puis son pas qui s’approchait denous.

– Dormez-vous ? dit-il.

Et lorsque je lui répondis, il s’assit à mescôtés.

– J’ai trouvé des chevaux, ajouta-t-il,et le maître me charge de vous dire que nous partirons demainmatin, trois heures avant l’aube.

J’accueillis cette nouvelle avec joie.

– Dites-moi ce qui se passe, luidemandai-je. Voici trois jours que nous sommes couchés dans cettetombe, nous ne savons rien.

– Les canons sont occupés. Des Allemandsarrivent ici toutes les heures, je ne saurais dire pourquoi. Etpuis on vous a cherchés partout. Vos ennemis sont venus jusqu’ici,mais on les a renvoyés les mains vides. Dormez, seigneur, car derudes épreuves nous attendent.

Mais je ne dormis guère, tant la préoccupationde l’attente était énervante. J’enviais le sommeil de Blenkiron. Jeréussis pourtant à somnoler une heure ou deux ; je fusaussitôt saisi par mon cauchemar familier. Il me semblait être denouveau à l’entrée d’un défilé, poursuivi de très près, faisant degrands efforts pour parvenir au sanctuaire qu’il me fallaitatteindre. Mais je n’étais plus seul. D’autres m’accompagnaient, jene saurais dire combien ils étaient, car dès que j’essayais dedistinguer leurs visages, ils se dissipaient dans la brume. Nousfoulions aux pieds une couche de neige profonde ; au-dessus denous, un ciel gris et des pics noirs se dressaient de tous côtés.Pourtant, devant nous, au milieu du défilé, j’aperçus ce curieuxcastrol que j’avais vu pour la première fois dans monrêve, sur la route d’Erzurum.

Chaque détail du castrolm’apparaissait très distinctement. La colline se dressait à droitede la route traversant le défilé, au-dessus d’un creux où de grandsrocs se détachaient contre la neige. Les flancs en étaient trèsescarpés, de sorte que la neige s’était détachée par endroits,laissant à nu de longues étendues de schiste noires etbrillantes.

Le sommet du kranz, qui au lieu de sedresser en pic dessinait une pente douce, était creusé en forme decoupe par les intempéries. Les castrols sud-africainsprésentent souvent cette particularité. Je devinai que c’était lecas de celui-ci. Nous faisions de grands efforts pour l’atteindre,mais la neige nous empêtrait et nos ennemis nous serraient deprès.

Tout à coup, on m’éveilla, et je vis unesilhouette debout à mes côtés.

– Préparez-vous, seigneur, me dit unevoix. Il est l’heure de partir.

 

Nous sortîmes tels des somnambules dans l’airpiquant. Hussin nous fit franchir une ancienne poterne, et noustraversâmes ensuite une espèce de verger, nous dirigeant versquelques chênes verts, à l’abri desquels nos chevaux mangeaienttranquillement dans leurs musettes.

– C’est bon, me dis-je. On leur donne uneration d’avoine avant de leur demander un grand effort.

Il y avait neuf montures pour neuf cavaliers.Nous les enfourchâmes sans mot dire et marchâmes en file indienne àtravers un bosquet vers une palissade démolie qui marquait lecommencement du terrain labouré. Hussin nous guida alors pendantenviron vingt minutes à travers la neige profonde. Il voulaitéviter tout bruit tant que nous ne serions pas hors de portée de lamaison. Nous prîmes bientôt un chemin de traverse qui tomba sur unegrande route se dirigeant du sud-ouest à l’ouest.

J’avais retrouvé tout mon entrain. J’étaiscomme enivré par le mouvement ; j’aurais voulu chanter et riretout haut. Les périls s’oublient ou se ravivent vite sous le daisnoir de la nuit. J’oubliais les miens. L’obscurité à traverslaquelle je galopais ne me conduisait-elle pas vers la liberté etvers mes amis ?

Oui, et aussi vers le succès, auquel jen’avais pas osé songer, que je n’osais même imaginer.

Hussin chevauchait le premier à mes côtés. Jeme retournai et j’aperçus Blenkiron qui paraissait fort malheureuxsur sa monture et ennuyé de l’allure à laquelle nous chevauchions.Il se plaisait à dire que l’équitation est un excellent exercicepour le foie, mais il préférait aller à l’amble ou faire un petittemps de galop. Une course éperdue comme celle-ci ne lui convenaitguère.

Nous dépassâmes tout à coup un feu de campdans une vallée. C’était le bivouac de quelque unité turque et leschevaux firent aussitôt un écart. J’entendis Blenkiron jurer et jepariai qu’il avait perdu ses étriers et chevauchait sur l’encolurede sa bête.

À ses côtés galopait une haute silhouetteemmitouflée et qui portait autour du cou une espèce de châle dontles pans flottaient par derrière dans le vent. Sandy ne possédaitnaturellement pas de pardessus européen, car depuis des mois il neportait plus de vêtements possibles. Je voulais lui parler etpourtant, je n’osais. Son immobilité me le défendait. C’était uncavalier merveilleux, fort heureusement pour lui, car il nesurveillait nullement sa bête, l’esprit rempli de penséesinquiètes.

L’air devint tout à coup âcre et froid et jevis qu’un brouillard montait des vallées.

– En voilà une déveine ! criai-je àHussin. Pourrez-vous nous guider dans le brouillard ?

– Je ne sais, dit-il en hochant la tête.Je me fiais à la forme des collines.

– En tout cas, nous possédons une carteet une boussole. Mais cela va nous retarder. Dieu fasse que lebrouillard se lève !

La brume noire s’éclaircit bientôt, devint unevapeur grisâtre et l’aube pointa, ne nous apportant guère deréconfort. Le brouillard déferlait en vagues jusqu’aux oreilles deschevaux, et comme je chevauchais en tête de notre compagnie, jedistinguai difficilement le deuxième rang.

– Il est temps de quitter la route, ditHussin. Nous risquerions d’y rencontrer des curieux.

Nous prîmes à gauche, à travers ce quiressemblait absolument à une lande écossaise. La pluie y avaitcreusé des flaques et on y voyait des masses confuses de genièvreschargés de neige, et de longs récifs d’ardoise mouillée. Nousavancions avec difficulté, car le brouillard nous empêchait de nousdiriger. Aidé de la carte et de la boussole, j’essayai de faire ensorte que notre chemin côtoyât le flanc d’un des éperons qui nousséparait de la vallée à atteindre.

– Il y a une rivière devant nous, dis-jeà Hussin. Est-elle guéable ?

– Ce n’est qu’un filet d’eau, répondit-ilen toussant. Ce diable de brouillard nous vient d’Eblis.

Mais bien avant d’y être parvenu, je devinaiqu’il ne s’agissait pas d’un ruisseau mais d’un torrent desmontagnes, qui descendait par un profond ravin. Nous nous trouvâmesbientôt au bord ; ce n’était qu’un tourbillon de chutespâteuses et de rapides boueux. Il nous serait aussi facile de fairefranchir cette cataracte à nos chevaux que de leur faire escaladerles cimes des monts Palantuken !

Hussin considéra le tourbillon d’un airconsterné.

– Qu’Allah me pardonne ma folie, j’auraisdû prévoir ceci ! Il nous faut rejoindre la route et trouverun pont. Quel chagrin j’éprouve d’avoir si mal guidé messeigneurs !

Nous rebroussâmes chemin à travers lalande ; j’étais fort découragé. Nous n’avions pas une tropgrande avance et Hilda von Einem déchaînerait certainement terre etciel pour nous rejoindre. Hussin forçait l’allure de sa monture,car son inquiétude était aussi vive que la mienne.

Avant de parvenir à la route, la brume sedissipa et révéla une bande de campagne au-delà des collines. Nousen avions une vue très claire : chaque objet se détachaitnettement dans la lumière du matin. Nous vîmes le pont devantlequel des cavaliers étaient alignés et des piquets de cavaleriequi descendaient la route.

Ceux-ci nous aperçurent au même instant. Unmot d’ordre courut le long de la route, un coup de sifflet stridentretentit, les piquets tournèrent leurs chevaux vers la berge etpartirent à travers la lande.

– Je disais bien que ce brouillard venaitd’Eblis, ronchonna Hussin, tandis que faisant demi-tour, nousretournions sur nos pas au grand galop. Ces maudits Zaptiehs nousont vus et nous ont coupé la route.

Mon opinion était qu’il fallait à tout prixessayer de franchir la rivière, mais Hussin me fit remarquer quecela ne nous servirait à rien, car la cavalerie campée au-delà dupont remontait déjà l’autre rive.

– Je connais un sentier parmi lescollines, dit-il, mais il faudra le gravir à pied. Nous avonsencore une chance de leur échapper si nous pouvons prendre quelqueavance et si le brouillard nous masque.

Nous parvînmes au bas des collines. Lescavaliers nous poursuivaient toujours et accentuaient chaquedifficulté. Nous dûmes contourner de gros rochers, et les chevauxs’embourbèrent jusqu’aux sangles dans des marais. Heureusement, lebrouillard était retombé de nouveau et, tout en entravant lapoursuite, cela diminuait aussi les chances de Hussin de trouver lesentier.

Il le découvrit, pourtant. Nous aperçûmesenfin le ravin et le raidillon qui remontait la colline. Mais ilétait obstrué par un éboulement récent. Un grand lopin de terres’était détaché du versant du coteau et, recouvert de neige, ilressemblait à une tranche de gâteau au chocolat glacé.

Pendant un instant, nous considérâmes cespectacle sans mot dire ; puis nous reconnûmes l’inutilitéd’essayer de suivre ce chemin-là.

– Moi, je suis pour tenter les crêtes,dis-je. Là où il y a eu un chemin, on en trouvera bien unautre.

– Pour servir de cible à cestirailleurs ? répliqua Hussin sèchement. Tenez, regardez.

Le brouillard s’était de nouveau levé, et unregard en arrière suffit à me convaincre que les cavaliers nousserraient de près. Ils étaient à moins de 300 mètres de nous. Noustournâmes bride et nous nous dirigeâmes vers l’est, vers lesassises des falaises.

Alors, Sandy parla pour la première fois.

– Je ne sais quel est votre sentiment, àvous autres. Moi, je suis résolu à ne pas me laisser prendrevivant. Il n’y a qu’une chose à faire : il faut trouver un bonendroit et opposer une résistance acharnée. Nous vendrons cher nosvies.

– C’est la seule solution possible,répondit Blenkiron avec sérénité.

La chevauchée lui avait valu de tels tourmentsqu’il accueillait avec joie l’idée d’un combat stationnaire.

– Distribuez les armes, dit Sandy.

Les Compagnons portaient tous des fusils enbandoulière. Du fond d’une grande sacoche, Hussin sortit des fusilset des cartouchières qu’il nous remit. En posant le mien sur monarçon, je remarquai que c’était un Mauser, dernier modèle.

– Il nous faut à tout prix trouverl’endroit où opposer notre résistance, dit Sandy. Cette fois, leschances sont contre nous.

Le brouillard nous engloutit de nouveau etnous nous engageâmes bientôt sur une longue pente égale. Puis vintune montée, au haut de laquelle j’aperçus le soleil. Nousplongeâmes bientôt dans le grand jour et dominâmes une large valléed’où une route montait en serpentant vers un défilé demontagnes.

C’était ce que j’attendais. Cette route étaitune des voies menant vers le défilé des monts Palantuken, àquelques kilomètres au sud d’Erzurum.

Alors, tournant mes regards vers le sud,j’aperçus ce que je cherchais depuis déjà plusieurs journées. Lavallée était coupée par une petite colline dominée par unkranz de rochers. C’était bien le castrol de moncauchemar.

 

En l’apercevant, je pris aussitôt la directionde notre compagnie.

– Voilà notre fort, criai-je. Une foislà, nous pourrons résister une semaine. Allons ! Encore un peude courage.

Nous descendîmes le coteau ventre à terre,comme des possédés, et Blenkiron lui-même se cramponnait bravementà son cheval à tous les tournants. Nous atteignîmes bientôt laroute et croisâmes au grand galop une compagnie d’infanterie enmarche, des pièces d’artillerie et des camions vides. Je remarquaique tous semblaient descendre des montagnes ; ceux qui lesremontaient étaient peu nombreux.

Hussin hurla quelques mots en turc qui nousobtinrent droit de passage, mais ils demeurèrent bouche bée devantnotre allure folle. Je vis du coin de l’œil que Sandy avait rejetéses manteaux et apparaissait dans un flamboiement de couleurséblouissantes. Mais à ce moment, je n’avais de pensées que pour lapetite colline qui nous faisait presque face du côté opposé duvallon.

Il était impossible que les chevaux gravissentcette montée. Nous les poussâmes jusqu’à la vallée et, sautanthâtivement à terre, nous chargeâmes les fardeaux sur nos dos etcommençâmes à escalader le flanc du castrol. La penteétait toute parsemée d’immenses rochers qui nous permirent fortheureusement de nous tenir à couvert. Nous en eûmes bientôt besoin,car, jetant un regard par-dessus mon épaule, je vis que ceux quinous poursuivaient étaient parvenus à la route qui nous surplombaitet se préparaient à faire feu.

En temps normal, nous aurions été des ciblesfaciles, mais fort heureusement, des lambeaux de brouillards’accrochaient encore à ce vallon. Les autres pouvaient sedéfendre ; je demeurai donc aux côtés de Blenkiron et lehissai, essoufflé, par le chemin le moins exposé. De temps à autre,des balles venaient s’aplatir sur les rochers et l’une d’ellessiffla très près de ma tête. Nous franchîmes de cette façon à peuprès les trois quarts de la distance. Il nous restait encore àparcourir environ une douzaine de mètres pour parvenir à l’endroitoù le glacis montait plus doucement jusqu’au bord dukranz.

Blenkiron reçut une balle dans la jambe ;ce fut notre seul accident. Il n’y avait rien à faire qu’à leporter. Je le hissai donc sur mes épaules et franchis ces quelquesmètres, le cœur gonflé à éclater. Les balles pleuvaient autour denous. Nous parvînmes cependant au kranz, sains etsaufs.

Ayant escaladé sans peine le rebord, je posaiBlenkiron à l’intérieur du castrol et je me hâtai depréparer notre défense.

Nous n’avions pas de temps à perdre. Dessilhouettes s’avançaient dans le mince brouillard, se glissant àcouvert. Nous nous trouvions dans une redoute naturelle dépourvuede meurtrières et de sacs de sable. Pour tirer, il nous fallaitpasser la tête au-dessus du rebord, mais ce danger était amoindripar le superbe champ de tir que formait le glacis. Je postai noshommes et j’attendis. Blenkiron, le visage blême, annonçaqu’autrefois, il maniait habilement le fusil, et il insista pourparticiper à la défense.

Je donnai l’ordre que personne ne devait tireravant que l’ennemi eût quitté l’abri des rochers et ne fût parvenuau glacis qui entourait le castrol. Nous fûmes doncobligés d’être sur le qui-vive de tous les côtés à la fois pourempêcher qu’on ne nous surprît de flanc. Le fusil de Hussinretentit bientôt derrière moi et me prouva que mes précautionsn’avaient pas été inutiles.

Nous étions tous trois d’assez bons tireurs,mais nous n’arrivions pas à la cheville de Peter. Les Compagnons semontrèrent aussi assez adroits. Comme le fusil Mauser étaitprécisément l’arme que je connaissais le mieux, je ne ratais guèrede coups. Nos assaillants n’eurent aucune chance, car leur seulespoir était de nous écraser par la supériorité du nombre. Maiscomme ils n’étaient que vingt-quatre, ils étaient beaucoup trop peunombreux pour réussir ce coup. Je crois que nous en tuâmes au moinstrois, car leurs cadavres furent abandonnés sur le glacis ;nous en blessâmes environ six, et les autres se retirèrent vers laroute. Un quart d’heure plus tard, tout était fini.

– Ce sont des chiens de Kurdes !s’écria Hussin d’une voix farouche. Seul un ghiaour kurdeoserait tirer sur la livrée du Kaaba.

Ce fut alors que je regardai Sandy. Il avaitrejeté tous ses châles et se dressait dans un très étrange costumede bataille. Il s’était procuré, je ne sais comment, des bottes decampagne et une vieille paire de culottes, par-dessus lesquellesretombait une magnifique jibbah ou éphode d’unemerveilleuse soie vert émeraude. Je dis de la soie, mais cela neressemblait à aucune soie que j’ai jamais vue, tant la trame enétait exquise et chatoyante. Il portait sur la poitrine un étrangesymbole que je distinguai mal dans la faible lumière. Mais je gageque jamais vêtement plus rare et plus coûteux ne fut exposé auxballes sur une âpre colline d’hiver.

Sandy paraissait inconscient de sonaccoutrement. Ses regards fouillaient le vallon.

– Ce n’était là que l’ouverture,s’écria-t-il. L’opéra commencera bientôt. Il nous faut élever desparapets pour combler ces brèches ; autrement, ils nousatteindront de plus de 1000 mètres d’ici.

Pendant ce temps, j’avais pansé trèssommairement la blessure de Blenkiron avec un morceau de toile queHussin me fournit. Une balle, par ricochet, lui avait éraflé letibia gauche. J’aidais ensuite les autres à élever des remblaispour compléter la défense. Ce ne fut guère facile, car pour toutinstrument nous n’avions que nos couteaux et nous devions creuserprofondément le gravier couvert de neige. Tout en travaillant,j’examinai notre refuge.

Le castrol avait à peu près 10 mètresde diamètre, l’intérieur était rempli de rochers et de pierresdétachées, et le parapet avait environ 120 mètres de haut. Lebrouillard s’étant en grande partie dissipé, je pus voir lesalentours immédiats. À l’ouest, au-delà du vallon, se déroulait laroute que nous venions de suivre, et sur laquelle nos poursuivantss’étaient retranchés. Au nord, la colline descendait à pic jusqu’aubas de la vallée, mais au sud, au-delà d’une pente, une crêtebarrait la vue. À l’est, je découvris un autre bras de rivièresuivi de la grand-route menant au défilé, tout encombrée deconvois. Les deux routes semblaient converger l’une vers l’autre àun point plus au sud qui m’était invisible.

Je devinai que nous n’étions pas très éloignésdu front, car le grondement de l’artillerie paraissait tout proche– détonations brusques de pièces de campagne et celles plusprofondes des howitzers. Et les crépitements des mitrailleusesretentissaient comme le bavardage d’une pie au milieu desaboiements d’une meute formidable. Je vis même l’éclatement desmarmites russes qui cherchaient évidemment à atteindre lagrand-route.

Un obus éclata à moins de 10 mètres d’unconvoi sur notre gauche, et un autre tomba dans le vallon que nousvenions de quitter. Il s’agissait évidemment de tirs à longueportée, et je me demandai si les Russes avaient posté desobservateurs sur les hauteurs pour repérer. Dans ce cas, ilsessayeraient peut-être bientôt un tir de barrage, et ce seraitvraiment une ironie du sort si nous devenions la cible d’obusamis.

– Seigneur, s’écria Sandy, si seulementnous avions deux mitrailleuses, nous pourrions résister à unedivision.

– Oui, mais en attendant, ils nous aurontvite fait sauter s’ils s’avisent d’installer un canon,répliquai-je.

– Dieu veuille que les Russes leurdonnent trop à faire pour leur permettre cela !répondit-il.

Je surveillais nos ennemis sur la route, avecinquiétude. Ils paraissaient plus nombreux. Ils faisaient dessignaux, car je vis un drapeau blanc s’agiter. Puis le brouillardnous engloutit encore une fois, et 10 mètres de vapeur limitèrentde nouveau notre horizon.

– Attention, criai-je, ils peuvent à toutmoment essayer de nous prendre par surprise. Surveillez le bord dubrouillard et tirez au premier signe.

Nous attendîmes pendant près d’une demi-heuredans cet étrange monde blanc ; les yeux nous piquaient à forcede regarder fixement devant nous. Le bruit des canons s’était tu ettout était d’une tranquillité mortelle. Et le cri de Blenkiron,lorsqu’il heurta sa jambe blessée contre un rocher, nous fittressaillir.

 

Alors, une voix perça le brouillard. C’étaitune voix de femme, claire, pénétrante, mais douce. Elle parlait unelangue qui m’était inconnue, mais Sandy la comprit. Il fit unmouvement brusque comme pour parer un coup.

La femme apparut sur le glacis, à quelquesmètres de nous. Le premier visage qu’elle aperçut fut le mien.

– Je viens vous proposer des conditions,dit-elle en anglais. Me permettez-vous d’entrer ?

Je soulevai ma casquette enmurmurant :

– Oui, madame.

Que pouvais-je faire d’autre ?

Accolé au parapet, Blenkiron se mit à jurerfurieusement à voix basse.

Elle escalada le kranz et franchit lerebord, légère comme une biche. Elle portait des vêtementsbizarres : des bottes éperonnées, et des culottes surlesquelles retombait une courte jupe verte. Elle était coifféed’une toque ornée d’un bijou et une mante d’une grosse étoffecampagnarde était rejetée sur ses épaules. Elle portait desgantelets et tenait une cravache. Les cristaux du brouillardscintillaient dans ses cheveux et une couche de brume argentéerecouvrait ses vêtements.

Jusqu’ici, je ne l’avais jamais trouvée belle.Étrange, bizarre, surprenante, si vous voulez, mais belle,non ; elle n’était pas assez humaine pour cela. Pourtant,debout devant nous, le teint avivé, les yeux brillants comme desétoiles, posée comme un oiseau sauvage, je dois avouer qu’ellepossédait une beauté particulière. Elle était peut-être diabolique,mais ce n’en était pas moins une reine. Je me dis qu’il y auraitpeut-être de la gloire à entrer à ses côtés à Jérusalem !

Sandy demeurait rigide, le visage grave ettendu. Elle lui tendit les deux mains, lui parlant très doucementen turc. Je remarquai que les six Compagnons s’étaient éclipsés ets’étaient cachés du côté le plus éloigné du castrol.

Je ne sais ce qu’elle lui dit, mais d’aprèsson ton, et surtout d’après ses yeux, je compris qu’ellel’implorait de revenir, qu’elle le suppliait de s’associer à ellepour une grande aventure. Elle implorait peut-être son amour, quesais-je ?

L’expression de Sandy était pareille à celled’un masque mortuaire, les sourcils froncés et la mâchoirerigide.

– Madame, lui répondit-il, je vous priede nous dire au plus vite ce qui vous amène, et de le dire enanglais. Il faut que mes amis vous entendent aussi bien quemoi.

– Vos amis ! s’écria-t-elle. Unprince a-t-il rien de commun avec de pareils mercenaires ? Cesont vos esclaves, peut-être. Ce ne sont pas vos amis.

– Mes amis, répéta Sandy fermement. Vousdevez savoir, madame, que je suis un officier de l’arméeanglaise.

Ces mots lui portèrent sans aucun doute uncoup direct. Dieu sait quelle origine elle prêtait à Sandy, maiselle n’avait certainement jamais envisagé pareille possibilité. Sesyeux se dilatèrent et devinrent plus brillants, ses lèvress’ouvrirent comme pour parler, mais la voix lui manqua. Elle seressaisit par un effort, et toute l’ardeur et la vie s’éteignirentdans ce visage étrange qui ressembla de nouveau au masqueredoutable que j’avais d’abord connu.

– Et ces autres, qui sont-ils ?demanda-t-elle d’une voix monotone.

– L’un est un de mes frèresd’armes ; nous sommes tous deux officiers dans le mêmerégiment. L’autre est un ami américain. Mais nous poursuivons toustrois la même mission. Nous sommes venus en Orient afin d’anéantirManteau-Vert et votre ambition maudite. Vous avez vous-même détruitles Prophètes. À votre tour de disparaître. Ne vous y trompez pas,madame, cette folie est terminée. Je vais déchirer ce vêtementsacré en mille lambeaux que je jetterai au vent. Le peuple attendaujourd’hui même la révélation qui ne viendra pas. Tuez-nous sivous le pouvez, nous aurons du moins anéanti un mensonge et servinotre pays.

Je n’aurais pas détourné mon regard du visagede Hilda von Einem pour une rançon de roi. J’ai déjà dit quec’était une reine, il n’y a aucun doute à ce sujet. Elle avaitl’âme d’un conquérant, car elle ne trahit aucun signe de faiblesseni de déception. L’orgueil et la plus digne résolution brillaientdans ses yeux.

– J’ai dit que je venais vous offrir desconditions. Je vous les offre encore, bien qu’elles soient autresque je ne croyais. Écoutez : je renverrai le gros Américainsain et sauf dans son pays. Je ne fais pas la guerre à des êtrescomme lui. Il est l’ennemi de l’Allemagne et non le mien. Maisvous, ajouta-t-elle en se tournant farouchement vers moi, vous,vous serez pendu avant le crépuscule.

Je n’ai jamais de ma vie éprouvé pareillesatisfaction. Je tenais enfin ma revanche. Cette femme m’avaitchoisi parmi tous les autres pour être l’objet de sa haine et jel’aimais presque pour cela. Elle se tourna ensuite vers Sandy, ettoute la férocité de son visage s’éteignit.

– Vous cherchez la vérité, lui dit-elle.Moi aussi. Et si nous nous servons d’un mensonge, ce n’est qu’afinde renverser un mensonge encore plus grand. Vous appartenez à mademeure par l’esprit, et vous seul, de tous les hommes que j’aivus, êtes digne de m’accompagner dans ma mission. L’Allemagnefaillira peut-être, mais moi, je ne faillirai pas. Je vous offre lacarrière la plus belle qu’aucun mortel ait jamais connue. Je vousoffre une tâche qui exige tout votre cerveau, toute votre force ettout votre courage. Refusez-vous cette destinée ?

Je ne sais quel effet ces paroles eussentproduit dans des salles surchauffées et parfumées ou dans lalangueur d’un riche jardin. Mais, prononcées sur cette collineglacée, elles parurent aussi irréelles que le brouillard qui nousentourait. Elles ne faisaient aucune impression, elles étaient toutsimplement déraisonnables.

– Je resterai avec mes amis, réponditSandy.

– Alors, je vous offre encore davantage.Je sauverai vos amis. Ils partageront mon triomphe.

Blenkiron ne put en entendre davantage. Il sedressa pour formuler la protestation que ces paroles faisaientjaillir de son âme, mais il oublia sa blessure et retomba à terreavec un gémissement.

Elle parut implorer Sandy une dernière fois.Elle lui parla en turc, et je n’ai aucune idée de ce qu’elle luidit. Mais je devinai que c’était la requête d’une femme à sonamant. Elle était redevenue la fière beauté, mais son orgueilcontenait comme un gémissement – j’allais presque écrire unetendresse. J’eus l’impression de commettre la plus odieuseindiscrétion en l’écoutant ainsi. Il me semblait que noussurprenions quelque chose de pitoyable. Je me sentis rougir, etBlenkiron détourna la tête.

Sandy ne broncha pas. Il lui répondit enanglais.

– Vous ne pouvez rien m’offrir que jedésire. Je suis le serviteur de mon pays, ses ennemis sont lesmiens. Je ne puis rien avoir de commun avec vous. Voilà ma réponse,madame von Einem.

Alors, elle perdit tout son empire surelle-même. On eût dit une digue se brisant sous la pression d’unemasse d’eau glacée. Arrachant un de ses gantelets, elle le luilança en plein visage. Et ses yeux exprimaient une haineimplacable.

– Je n’ai plus que faire de vous !s’écria-t-elle. Vous me méprisez, mais sachez que ce mépris creusevotre propre tombe.

Elle bondit sur le parapet, et l’instantd’après, elle atteignit le glacis. Le brouillard s’était une foisde plus dissipé, et de l’autre côté du vallon, je remarquais unebatterie et des artilleurs qui n’étaient pas turcs. Elle leur fitun signe de la main et descendit le coteau en courant. À ce moment,je perçus le sifflement d’un obus russe à longue portée. Le chocsourd d’un éclatement se répercuta parmi les rochers et une gerbede terre rouge s’épanouit en l’air. Cela se passa en un instant. Jevis les artilleurs sur la route nous montrer du doigt et je lesentendis crier ; j’entendis également une espèce de sanglot deBlenkiron avant de me rendre compte de ce qui était arrivé. Puisj’aperçus Sandy qui était déjà au-delà du glacis et qui dévalait lapente par grands bonds. Les Turcs tiraient sur lui, mais il ne s’enpréoccupait pas. Je le perdis de vue l’espace d’une seconde et sadirection fut marquée par une grêle de balles.

Il revint ensuite, remontant lentement lapente ; il portait quelque chose dans ses bras. L’ennemi netirait plus, comprenant ce qui s’était passé.

Sandy déposa son fardeau doucement dans uncoin du castrol. La toque était tombée et les cheveux deHilda von Einem se déroulaient autour de son visage très blanc,mais qui ne portait nulle trace de blessure ni de meurtrissure.J’entendis Sandy me dire :

– Elle a été tuée sur le coup, le dosbrisé par un éclat d’obus. Il nous faut l’enterrer ici. Dick, vouscomprenez… Je crois qu’elle m’aimait à sa manière. C’est tout ceque je puis faire pour elle.

Nous dîmes aux Compagnons de monter la garde.Puis nous creusâmes une tombe peu profonde, avec une lenteurinfinie, nous servant de nos couteaux et de nos doigts. Lorsqu’ellefut prête, nous recouvrîmes le visage de la morte du manteau detoile que Sandy avait porté dans la matinée, puis il souleva lecorps et le posa doucement dans la tombe.

– Je ne savais pas que rien puisse êtreaussi léger, dit-il.

Je n’avais pas à être témoin d’une scènepareille. Muni des jumelles de Blenkiron, je m’accoudai au parapetet j’observai nos amis sur la route. Il ne se trouvait aucun Turcparmi eux, et j’en devinai la raison ; il ne serait guèrefacile de faire marcher des hommes de l’Islam contre le porteur del’éphode vert. Nos ennemis étaient allemands ou autrichiens, et ilspossédaient une pièce de campagne, qui semblait braquée sur notrefort. Ils paraissaient attendre. Tout à coup, je crus reconnaîtreune silhouette massive. Stumm était venu assister àl’anéantissement de ses ennemis.

Je remarquai vers l’est un autre canon dansles champs au-dessous de la grand-route. Ils nous tenaient deflanc ; il n’y avait pas moyen de leur échapper. Hilda vonEinem allait avoir un noble bûcher et une bonne escorte pourl’accompagner dans son sombre voyage !

Le crépuscule tombait, un crépuscule clair etbrillant piqué d’étoiles au chatoiement d’émeraudes. Tout autour del’horizon, l’artillerie tonnait, et j’aperçus la fumée et lapoussière d’un bombardement furieux du côté du fort Palantuken. Oneût dit que les canons des autres forts s’étaient rapprochés. DeveBoyun était caché par une colline, mais là-bas, vers le nord, desnuages blancs pareils aux étendards de la nuit se tenaientsuspendus au-dessus de la vallée de l’Euphrate. Tout le firmamentbourdonnait et résonnait comme une corde tendue qu’on vient defrapper…

Et, comme je regardais, le canon de Stumm fitfeu. La marmite éclata à 10 mètres sur notre droite. Un instantplus tard, un deuxième obus tomba un peu au-delà ducastrol.

Blenkiron s’était traîné jusqu’au parapet. Iln’avait jamais été bombardé auparavant, mais son visage révélaitplutôt de la curiosité que de la crainte.

– Mauvais tir, déclara-t-il.

– Au contraire, ils savent ce qu’ilsfont.

À peine avais-je prononcé ces paroles qu’unobus tomba en plein sur nous. Il atteignit le rebord ducastrol et brisa le rocher, mais éclata presqueentièrement dehors. Nous fîmes tous un plongeon et personne ne s’entrouva plus mal, à part quelques égratignures sans importance. Latombe de Hilda von Einem fut couverte de débris.

Je hissai Blenkiron par-dessus leparapet ; je criai aux autres de nous suivre, ayantl’intention de nous mettre à couvert du côté de la colline. Maisdès que nous nous montrâmes, des balles sifflèrent, venant deplusieurs centaines de mètres devant nous. Il fut facile decomprendre ce qui se passait. On avait envoyé des tirailleurs nousattaquer par derrière. Tant que nous resterions dans lecastrol, ils ne nous attaqueraient pas, mais ils nousempêcheraient coûte que coûte d’en sortir pour trouver un autrerefuge.

Stumm et son canon nous avaient à leurmerci.

Nous nous accroupîmes de nouveau sous leparapet.

– Autant jouer à pile ou face, dis-je. Iln’y a que deux partis à prendre : ou rester ici et êtrebombardé, ou essayer de franchir la ligne de ces tirailleurs. Lesrisques sont égaux.

Mais je savais qu’il n’y avait nul choix, carBlenkiron était blessé, et nous ne pouvions quitter lecastrol.

Chapitre 22Les canons du nord

 

Les obus cessèrent de tomber.

La nuit s’assombrit et révéla un champd’étoiles scintillantes, car l’atmosphère plus vive faisait prévoirqu’il allait geler. Nous attendîmes une heure, accroupis derrièreles parapets les plus éloignés, mais nous n’entendîmes plus lesifflement familier et lugubre.

Alors, Sandy se leva et s’étira.

– J’ai faim, déclara-t-il. Hussin,donne-nous à manger. Nous n’avons rien pris depuis l’aube. Je medemande ce que cette accalmie signifie.

Je crus pouvoir l’expliquer.

– C’est la manière de Stumm, dis-je. Ilnous tiendra pendant des heures sur le qui-vive, exultant à l’idéedes tortures qu’il nous suppose endurer. Il a juste assezd’imagination pour cela… Oh ! s’il avait un nombre suffisantd’hommes, il nous livrerait un assaut. Mais à défaut, il comptenous faire sauter, lentement, par petits morceaux, en sepourléchant les babines.

Sandy bâilla.

– Eh bien, mon vieux, il faut lui causerune déception, nous n’allons pas nous en faire. Nous sommes toustrois au-dessus de ce genre de frousse.

– En attendant, dis-je, tirons lemeilleur parti possible de la situation. Il nous a repérés trèsexactement. Il nous faut trouver un abri quelconque juste au-dessusdu castrol, où nous pourrons au moins abriter nos têtes.Nous sommes certains d’être amochés quoi qu’il arrive, mais nouslutterons jusqu’au bout. Et qui sait ? Lorsqu’ils sedécideront à livrer assaut, croyant nous avoir tous tués, un denous sera peut-être encore debout pour trouer la peau de Stumm.Qu’en dites-vous ?

Ils partagèrent mon avis. Après notre repas,Sandy et moi sortîmes du castrol en rampant, afind’explorer les alentours, laissant les autres monter la garde aucas où il y aurait une attaque. Nous découvrîmes une excavationdans le glacis, un peu au sud du castrol, et en ytravaillant silencieusement, nous parvînmes à l’élargir et àcreuser dans le flanc de la colline une espèce de cave peuprofonde, qui ne serait d’aucune utilité au cas d’un coup direct,mais servirait du moins de pare-éclats.

Nos ennemis veillaient. Les tirailleurs àl’est lancèrent des fusées éclairantes par intervalles et Stumm enlança une également. Un peu avant minuit, l’enfer se déchaînaautour du fort Palantuken. Notre vallée ne fut plus bombardée parles Russes, mais par contre, la route vers l’est était sous le feu.Tout à coup, une explosion éclata au fort même, une grande lueurrouge fusa dans le ciel. Un dépôt de munitions venait sans doute desauter. Ce bombardement intense dura deux heures. Ensuite, il secalma. Mais je me tournais continuellement vers le nord, car de cecôté, le bruit semblait avoir changé de nature : les coups decanons étaient plus distincts, comme si les obus tombaient dans unevallée étroite dont les murs de roc dédoublaient l’écho.

Les Russes avaient-ils réussi, par un heureuxhasard, à contourner le flanc des montagnes ?

Je dis à Sandy d’écouter à son tour, mais ilsecoua la tête.

– Ces canons sont au moins à unevingtaine de kilomètres d’ici, dit-il. Ils ne sont pas plusrapprochés qu’il y a trois jours. Mais au sud, les Russespourraient avoir une chance… Comment expliqueront-ils la présencede nos restes lorsqu’ils briseront les lignes et se déverserontdans la vallée ? Mon vieux, nous ne sommes plus troisaventuriers inconnus dans un pays ennemi. Nous sommes l’avant-gardedes Alliés. Nos amis ne soupçonnent pas notre existence, et nousallons être coupés, ce qui est déjà arrivé plus d’une fois à desavant-gardes. Mais nous nous trouverons au moins dans notre lignede bataille. Cette pensée ne vous réjouit-elle pas, mon vieuxDick ?

Elle me réjouissait profondément, car jecomprenais maintenant quel était le poids qui avait pesé sur moncœur depuis le jour où j’avais accepté la mission de sir Walter.C’était la solitude. Je me battais loin de tous mes amis, loin dufront véritable de la guerre. Je jouais un aparté qui, malgré sonindéniable importance, était dépourvu de l’exaltation de l’effortprincipal. Mais maintenant, nous nous retrouvions sur un terrainfamilier. Nous ressemblions à ces Écossais dont la retraite futcoupée à Cité Saint-Auguste le premier jour de la bataille de Loos,ou aux Gardes Écossaises à Festubert. Seulement, nos amis n’ensauraient rien et n’entendraient jamais parler de notre sort. SiPeter réussissait, il leur raconterait peut-être notre odyssée.Mais il était plus que probable qu’il était déjà étendu mort entreles lignes russes et turques. Tout le monde nous ignorerait, seuldemeurerait notre travail. Sir Walter le saurait, et il apprendraità nos parents et à nos amis que nous étions morts au service de lapatrie.

Nous avions réintégré le castrol etnous étions de nouveau assis sous les parapets. Sandy devaitpartager mes pensées, car tout à coup, il se mit à rire.

– Quelle fin étrange, Dick ! Nousnous évanouissons dans l’infini. En admettant que les Russesréussissent à passer, ils ne reconnaîtront jamais ce qui restera denous parmi tous les débris de la bataille. La neige nous recouvriravite, et au printemps, on ne trouvera que quelques ossementsblanchis. Par mon âme, c’est bien la mort que j’ai toujourssouhaitée !

– Mais notre œuvre vit, m’écriai-je avecun grand sanglot de joie. C’est l’œuvre qui importe, et non leshommes qui l’accomplissent. Et notre œuvre est terminée. Nous avonsgagné la partie, mon vieux. On ne peut le nier. Nous sommes, quoiqu’il arrive, bons gagnants, et pourvu que Peter ait eu la veine depasser, nous raflons la cagnotte… Après tout, nous n’avons jamaispensé nous tirer sains et saufs de cette aventure.

Blenkiron, la jambe étendue droite et raide,chantonnait à voix basse, selon son habitude lorsqu’il était debonne humeur.

– Ça va ? lui dis-je.

– Très bien, major. Je suis l’homme leplus veinard de la terre. J’ai toujours désiré me trouver dans unegrande bataille. Seulement, je ne voyais pas très bien commentcette occasion se présenterait à un citoyen rangé comme moi, vivantdans une maison à chauffage central et se rendantconsciencieusement à son bureau chaque matin. J’enviais souvent monvieux père qui s’était battu à Chattanooga, et qui n’oubliaitjamais de vous le dire. Mais Chattanooga ne venait sûrement pas àla cheville de cette histoire-ci ! Et lorsque je rencontreraimon vieux père au ciel, il faudra bien qu’il m’écoute à sontour !

 

Blenkiron venait de parler lorsque Stumm nousrappela sa présence. Le tir était bien réglé, car une marmite tombasur le rebord du castrol, tuant le Compagnon qui y étaitde garde, et en blessant grièvement un autre ; un éclat melaboura la cuisse. Nous nous réfugiâmes dans la grotte, mais unevolée de balles nous rappela presque aussitôt aux parapets, dans lacrainte d’une attaque. Il ne s’en produisit pas. Aucune autremarmite ne tomba et la nuit redevint silencieuse.

Je demandai à Blenkiron s’il avait de prochesparents.

– Non, seulement un neveu, le fils de masœur, un étudiant qui n’a que faire de son oncle. C’est heureux quenous n’ayons pas de femmes, nous trois. Je n’éprouve pas deregrets, car j’ai joliment joui de la vie. Ce matin, je songeaisque c’était vraiment regrettable de m’en aller précisément aumoment où j’avais amené mon duodénum à entendre raison. Mais c’estsans doute une grâce de plus. Le bon Dieu m’a délivré de mon mald’estomac afin que je puisse me présenter devant lui l’esprit libreet le cœur reconnaissant.

– Nous sommes des veinards ! déclaraSandy. Car nous nous en sommes donné à cœur joie, convenez-en.Quand je pense aux bons moments que j’ai passés, j’ai envie dechanter un cantique de louanges ! Nous avons vécu assezlongtemps pour apprendre à nous connaître et pour nous former assezbien. Mais songez à tous ces garçons qui ont donné librement leursexistences avant de connaître le sens de la vie. Ils n’étaientqu’au commencement du chemin à parcourir et ils ignoraient lespassages ardus qui s’étendaient devant eux. Tout était clair etensoleillé, et pourtant, ils y ont renoncé sans un instantd’hésitation. Et songez aussi aux hommes dont les femmes et lesenfants étaient la raison d’être ! Mais ce serait de lalâcheté si des types comme nous reculaient ! Nous, nousn’avons pas de mérite à tenir bon, mais ces autres sont allésrésolument en avant. C’étaient des héros !…

Après cette tirade, nous demeurâmessilencieux. Dans un pareil moment, les pensées semblent avoir unepuissance multipliée, et la mémoire se fait très nette et claire.J’ignore à quoi les autres songeaient, mais je sais les pensées quiremplissaient mon esprit.

Je m’imagine que ce ne sont pas ceux quitirent le plus de l’existence et qui sont toujours gais et animésqui redoutent le plus la mort. Ce sont plutôt les âmes faibles,ternes, qui s’agrippent le plus farouchement à la vie. Elles neconnaissent pas cette joie de vivre qui est une espèced’immortalité… Je songeais surtout à toutes les choses agréablesque j’avais vues et faites ; j’y songeais sans regret etplutôt avec reconnaissance. Les panoramas des midis bleus en pleinveldt se déroulèrent devant moi, ainsi que les nuits de chasse dansla brousse, le souvenir du sommeil, l’âpre stimulant de l’aube, lajoie de la libre aventure, les voix des vieux amis éprouvés.Jusqu’ici, la guerre avait semblé rompre avec tout ce qui laprécédait, mais à présent, la guerre faisait partie du tableau. Jesongeai à mon bataillon, aux braves garçons qui le composaient etdont un grand nombre était tombé sur les parapets de Loos.Moi-même, je n’avais jamais cru en réchapper.

Mais j’avais été épargné et j’avais eu lachance de m’attaquer à une plus grande entreprise que j’avais menéeà bien. C’était là le fait capital, et j’éprouvai un orgueiltriomphant et une humble reconnaissance envers Dieu. La mort étaitun faible prix à payer. Et comme dirait Blenkiron, j’avais reçu bonpoids pour mon argent…

La nuit devenait glaciale, comme il arrivesouvent avant l’aube. Il gelait de nouveau et le froid très piquantaviva notre appétit. Je sortis les restes des provisions, le vin,et nous fîmes notre dernier repas.

– Nous venons de faire notre repaspascal, dit Sandy. Quand prévoyez-vous la fin ?

– Un peu après l’aube, dis-je. Stummattend le jour pour tirer toute la saveur de sa revanche.

 

Le ciel se mua subitement de l’ébène au gris,contre lequel les contours noirs des collines se détachèrent. Levent souffla dans la vallée, nous apportant une odeur de brûlé etaussi quelque chose de la fraîcheur de l’aube, qui éveille chez moid’étranges pensées. Et pour la première fois pendant cette longueveille, je fus déchiré par un regret soudain.

– Il faut nous réfugier dans la grotteavant qu’il ne fasse grand jour, dis-je. Nous allons tirer au sortpour savoir qui de nous doit y aller.

Le sort désigna un des Compagnons etBlenkiron.

– Ne comptez pas sur moi, dit-il, si vousvoulez trouver un homme qui soit encore vivant lorsque nos amisviendront s’assurer du butin ! Je préfère rester ici, si vousn’y voyez pas d’inconvénient. J’ai fait la paix avec mon Créateuret j’aimerais attendre tranquillement qu’il m’appelle. Je vaisfaire une réussite pour passer le temps.

Comme il ne voulait entendre aucun refus, noustirâmes de nouveau au sort et, cette fois, Sandy fut désigné.

– Je promets que je ne manquerai pas moncoup si je suis le dernier à mourir ! Stumm me suivra sanstarder.

Il nous tendit la main, avec un sourirejoyeux. Puis, suivi du Compagnon, il se glissa par-dessus leparapet dans les dernières ombres qui précédèrent l’aube.

 

Blenkiron étala ses cartes sur un rocher plat.Il était parfaitement calme et chantonnait son éternel refrain.Quant à moi, je buvais ma dernière gorgée d’air des montagnes. Moncontentement s’évanouissait et tout à coup, j’éprouvai l’amerregret de mourir.

Blenkiron dut aussi éprouver quelque chosed’analogue. Il leva tout à coup la tête et demanda :

– Sœur Anne, sœur Anne, ne vois-tu rienvenir ?

Je me tenais tout près du parapet, surveillantchaque détail du paysage que l’aube révélatrice me dévoilait peu àpeu. Des monceaux de neige débordaient des falaises sur le haut desPalantuken, et je me demandais s’ils tomberaient en avalanche. Surle flanc d’un des coteaux, il y avait une espèce de métairie, et lafumée s’élevait en spirale d’une hutte. Les artilleurs de Stummétaient éveillés et tenaient comme un conseil. Un convois’avançait, dans le lointain, sur la grand-route, et j’entendis legrincement des roues à plus de 3 kilomètres de distance, car l’airétait absolument immobile.

Puis tout à coup, le monde se précipita dansune activité hideuse, comme si un ressort se fût brusquementdéclenché. Les canons grondèrent soudain tout autour de l’horizon.Ils s’acharnaient surtout au sud, où ils envoyèrent une rafalecomme je n’en ai jamais entendue. Et jetant vivement un coup d’œilen arrière, je vis le défilé des collines tout noyé de fumée et depoussière.

Mes regards étaient fixés sur le nord. Delongues flammes s’élevaient dans différents quartiers d’Erzurum, etle bruit sec des pièces de campagne résonnait dans la valléeau-delà de l’Euphrate. Fou d’impatience, les yeux fixes, l’oreilletendue, j’essayai de déchiffrer l’énigme.

– Sandy, hurlai-je, Peter a réussi !Les Russes ont contourné la colline ! La ville est en flammes.Dieu soit loué ! Nous avons gagné ! Nous avonsgagné !

Au moment où je parlais, la terre parut sefendre à mes côtés et je fus projeté en avant sur le gravierrecouvrant la tombe de Hilda von Einem.

Lorsque je me relevai et me trouvai indemne, àmon grand étonnement, je vis Blenkiron qui se frottait les yeux etalignait une carte. Et maintenant, il chantait à tue-tête.

– Dites donc, major, s’écria-t-il, jecrois bien que mon jeu se fait !

J’étais presque fou. Je délirais à la penséeque mon vieux Peter avait réussi, au-delà de nos plus follesespérances, et que si nous mourrions, ceux qui arrivaientexigeraient la plus complète vengeance.

Bondissant sur le parapet, j’agitai la mainvers Stumm, en hurlant mon défi. Des coups de feu partirentderrière moi et je retombai dans le castrol juste à tempspour recevoir la deuxième marmite, qui tomba sur le glacis, car ilsavaient visé trop court.

Mais la suivante éclata sur le parapet le plusproche, creusant un grand trou dans le kranz rocheux.Cette fois, mon bras pendit inerte, brisé par un fragment depierre. Pourtant, je ne ressentis nulle douleur. Blenkiron semblaitêtre préservé par un charme, car il était indemne bien que couvertde terre. Il souffla délicatement la poussière recouvrant sescartes et continua à jouer.

– Sœur Anne, demanda-t-il, ne vois-turien venir ?

À ce moment, un obus tomba à l’intérieur ducastrol sur la terre molle. J’étais décidé, au risque derecevoir une balle, à sortir à découvert, car si Stumm continuait ànous bombarder ainsi, nous nous vouions à une mort certaine enrestant dans le castrol. Je saisis Blenkiron par la tailleet, éparpillant ses cartes, je bondis avec lui sur le parapet.

– Ne vous excusez pas, sœur Anne, dit-il.Le jeu était pour ainsi dire réussi. Mais lâchez-moi, pour l’amourde Dieu, car si vous continuez à m’agiter ainsi, comme l’étendardde la liberté, je m’en vais être amoché pour de bon.

Je n’avais qu’une seule pensée : nousmettre à couvert quelques instants, car je devinais que la fin denotre veille approchait. Les défenses d’Erzurum croulaient commedes châteaux de cartes, mais j’étais comme sourd au bruit, ce quiprouve la tension de mes nerfs. Stumm nous avait vus traverser leparapet et il se mit à arroser tous les alentours ducastrol. Blenkiron et moi demeurâmes accroupis comme uneéquipe de travailleurs surpris entre les lignes par desmitrailleuses. Sandy avait au moins un abri, mais nous noustrouvions sur le versant extrême de la montagne, et tout tirailleurposté de ce côté nous tenait à sa merci. Cependant, aucun coup nepartit, et je vis que le flanc est de la colline qui, quelque tempsauparavant, avait été tenu par nos ennemis était maintenantabandonné.

Alors, j’aperçus sur la grand-route unspectacle qui me fit hurler comme un possédé. Une cohue d’hommes etde caissons d’artillerie dévalait par le vallon, une foule affoléese bousculait et débordait au-delà de la route jusqu’aux pentesrapides, laissant derrière elle de nombreuses taches sur laneige.

Les portes du sud avaient enfin cédé, et lesRusses les franchissaient.

À cette vue, j’oubliai complètement notredanger. Je me souciais comme d’une guigne des marmites de Stumm. Jene croyais pas qu’il pourrait m’atteindre. La fatalité, qui nousavait épargnés pour nous donner l’avant-goût de la victoire, nousserait clémente jusqu’au bout.

Je me souviens que je fis filer Blenkiron lelong de la pente à la recherche de Sandy. Mais il savait déjà lanouvelle, car le même flot humain déferla dans notre vallon. Etderrière lui, dans le défilé même, j’aperçus les cavaliers de lapoursuite.

Nicolas avait lancé sa cavalerie dans lamêlée !

Sandy était debout, les lèvres serrées, leregard perdu. Son visage était noir de hâle, autrement, on eût puvoir qu’il était pâle comme un linge. Car, lorsqu’un homme de satrempe se décide à mourir et se voit tout à coup rendu à la vie, ilen éprouve une violente commotion. Je crus qu’il ne se rendait pascompte de ce qui se passait, et je lui donnai une fortebourrade.

– Voyez-vous lui criai-je, lesCosaques ! Les Cosaques ! Dieu ! comme ils dévalentcette pente. Ça y est ! Ils les ont rejoints. Par Dieu !Nous allons chevaucher à leurs côtés. Prenons les chevaux despièces.

Un petit tertre empêchait Stumm et ses hommesde voir ce qui se passait dans le haut de la vallée ; ils nes’en rendirent compte que lorsque la première vague de la débâcleles eut rejoints. Ils avaient continué à bombarder lecastrol et les environs pendant que le monde s’écroulaitsur leurs têtes. L’attelage de la pièce était posté dans le creuxau-delà de la route, et nous nous traînâmes au bas de la colline,parmi les rochers. Blenkiron boitait comme un canard, et mon brasgauche pendait inerte.

Les pauvres bêtes tiraient sur leurs longes ethumaient le vent du matin qui leur apportait les lourdes fumées dugrand bombardement, les cris confus et indescriptibles d’une arméeen déroute. La cohorte affolée nous devança avant que nous eussionspu atteindre les chevaux. Des hommes haletant dans leur fuite, dontbeaucoup étaient tout sanglants et chancelaient, épuisés, prêts àmourir, se ruèrent sur ces bêtes.

Je vis une douzaine de mains s’abattre sur leschevaux, et il y eut une lutte sauvage pour s’en emparer. Maiscomme nous faisions halte, nos regards fixèrent la batterie sur laroute qui nous surplombait, et où déferlait l’avant-garde de laretraite.

C’était la première débâcle que je voyais. Jen’avais jamais vu le moment où des hommes arrivent au bout de leurrésistance et où seules leurs ombres brisées trébuchent vers lerefuge qu’elles ne trouvent jamais. Et Stumm non plus, pauvrediable ! Je n’éprouvais plus de ressentiment contre lui, bienque j’avoue avoir espéré, tout en descendant la colline, que nousnous trouverions face à face. C’était une brute et un bravache.Mais par Dieu, c’était un homme ! J’entendis son grandrugissement lorsqu’il aperçut la débâcle, et l’instant d’après, jevis sa silhouette monstrueuse s’acharnant au canon. Il le fit virervers le sud et le braqua sur les fugitifs.

Mais le coup ne partit jamais. La foulel’entourait déjà et le canon fut renversé. Stumm se dressa,dominant tous les autres de plus d’un pied ; avec sonrevolver, il essaya d’enrayer la débandade. Mais il y a unepuissance dans le nombre, même lorsque chaque unité est brisée etfuyante.

Stumm représenta tout à coup l’ennemi aux yeuxde cette foule farouche, qui disposait d’assez de force pourl’écraser. La vague l’entoura et puis se rua sur lui. Je vis lescrosses des fusils s’abattre sur son crâne et ses épaules ; etl’instant d’après, le torrent humain franchissait son cadavre…

Tel fut le jugement que Dieu prononça sur unhomme qui s’était placé au-dessus de ses semblables.

Sandy me saisit l’épaule et me cria àl’oreille :

– Dick ! Ils viennent ! Voyezles diables gris ! Dieu soit loué ! Ce sont nos amis…

L’instant d’après, nous dégringolions lapente. Blenkiron sautillait sur une jambe entre nous. J’entendisvaguement Sandy crier : « Oh ! Bravo, lesnôtres ! » et Blenkiron entonner de nouveau sa chanson.Mais je n’avais ni voix, ni désir de crier. Je sais que les larmesme montèrent aux yeux, et que si j’avais été seul, je me serais misà pleurer de joie et de reconnaissance, car un nuage de cavaleriegrise se précipitait ventre à terre dans la vallée. Des cavaliersmontés sur de petits chevaux robustes passèrent comme unarc-en-ciel en fuite, l’acier de leurs lances scintillait dans lesoleil d’hiver. Ils chevauchaient vers Erzurum.

Rappelez-vous que, depuis trois mois, nousvivions avec l’ennemi sans jamais voir le visage d’un de nos frèresd’armes. Nous avions été privés de la confraternité d’une grandecause comme un fort assiégé. Et maintenant que nous étionsdélivrés, nous étions aussi sensibles à la chaude joie de lacamaraderie qu’à l’exaltation de la victoire.

Nous jetâmes toute précaution au vent etdevînmes fous de joie.

Sandy, toujours vêtu de son turban et de sonmanteau vert, criait la bienvenue aux Cosaques dans toutes leslangues de la terre. Le chef l’aperçut, et d’un mot arrêta seshommes. Ce fut une chose étonnante que de les voir immobiliserleurs chevaux dans une course aussi éperdue. Une douzaine detroupiers se dégagèrent de l’escadron et s’avancèrent vers nous. Unhomme, vêtu d’un pardessus gris et d’un bonnet de peau de mouton,sauta à terre et nous saisit les mains.

– Vous êtes sauvés, mes vieux amis !nous dit la voix de Peter. Je m’en vais vous ramener à l’armée etvous faire déjeuner.

– Ah ! çà, jamais de la vie !cria Sandy. Nous avons eu tout le mal de la tâche et maintenant,nous voulons en avoir le plaisir. Tenez, prenez soin de Blenkironet de mes hommes. Quant à moi, je vais chevaucher vers la ville auxcôtés de vos cavaliers.

Peter dit un mot et deux des Cosaques mirentpied à terre. L’instant d’après, je me trouvais mêlé au nuage demanteaux gris, descendant au galop la route que nous avions eu tantde peine à gravir le matin même.

Ce fut la plus belle heure de ma vie. Avec monbras gauche cassé, je n’avais aucune prise sur ma monture, à qui jeme confiai, la laissant aller à sa guise. Tout noirci de poussièreet de fumée, sans chapeau et sans uniforme d’aucune sorte, jeprésentais un aspect plus fantastique qu’aucun Cosaque. Je fusbientôt séparé de Sandy, qui disposait de ses deux mains et d’unmeilleur cheval, et qui semblait bien résolu à parvenir àl’avant-garde. C’eût été me suicider que d’essayer de le suivre.J’avais déjà du mal à me tenir parmi ceux qui m’entouraient. Mais,grand Dieu, quelle heure que celle-là ! On tira sur notreflanc gauche, mais cela ne nous arrêta pas, quoique l’attelage d’unhowitzer autrichien, se débattant follement devant unpont, nous donnât quelque embarras. Tout passait devant moi commede la fumée, ou plutôt comme la finale effrénée d’un rêve, aumoment précis où on s’éveille. Je ne sentais les mouvements de mamonture et la camaraderie des hommes que très vaguement, car dansmon cœur j’étais seul, luttant avec la réalisation d’un mondenouveau. Je sentis les ombres se dissiper dans le vallon dePalantuken, et je fus frappé du grand éclat de la lumière lorsquenous pénétrâmes dans la vallée. En face de nous s’élevait une fuméeépaisse, toute striée de flammes rouges, derrière laquelle ondevinait l’obscurité des montagnes plus élevées.

Mais pendant tout ce temps, je rêvais, et jechantais des refrains. Car j’étais si heureux, si follementheureux, que je n’osais pas penser. Je murmurai une espèce deprière faite de mots bibliques que j’adressai à Celui qui m’avaittémoigné sa bonté dans le monde des vivants.

Pourtant, je repris pleinement consciencelorsque, quittant les collines, nous approchâmes de la longuedescente menant à la ville. Je humai la forte odeur des peaux demoutons et surtout l’odeur des incendies. À mes pieds, Erzurumbrûlait en plusieurs endroits, et vers l’est, des cavaliersl’encerclaient au-delà des forts muets. Je criai à mes camaradesque nous serions les premiers à pénétrer dans la ville. Ilsacquiescèrent, heureux, d’un signe de tête, et proférèrent leursétranges cris de guerre. En parvenant au sommet de la dernièrecrête, j’aperçus l’avant-garde de notre charge, une masse sombrecontre la neige ; tandis que des deux côtés les ennemis endéroute jetaient leurs armes et se répandaient à traverschamps.

Tout en avant, approchant des remparts de laville, un homme chevauchait seul. Il était comme l’extrémité acéréede la lance qui va bientôt percer sa proie. Et dans l’atmosphèreclaire du matin, je vis que cet homme ne portait pas l’uniforme desCosaques. Il était coiffé d’un turban vert et chevauchait comme unpossédé. Je distinguai un chatoiement émeraude contre la neige. Etil me sembla qu’à mesure qu’il avançait, les Turcs en déroutes’arrêtaient et s’effondraient sur la route, suivant du regard lasilhouette insouciante.

Alors, je compris que le Prophète avait ditvrai : la révélation tant attendue s’accomplissait enfin.

Manteau-Vert se manifestait au peuple quil’espérait.

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