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Le Robinson de douze ans

Le Robinson de douze ans

de Jeanne-Sophie Mallès de Beaulieu

Chapitre 1
– Naissance de notre héros, – Son éducation. – Il perd son père. – Caractère indiscipliné de Félix. – Il veut s’embarquer. —Sa mère est forcée d’y consentir. – Conduite de Félix à bord. — Il prend soin de Castor. – Tempête. – Naufrage. – Le chien reconnaissant.

Louis Francœur avait servi trente ans son pays avec honneur ; sa bravoure et sa bonne conduite lui avaient acquis l’estime de ses chefs ; sa franchise et sa gaieté l’avaient fait chérir de tous ses camarades. Couvert de blessures et âgé de quarante-six ans, il sentait le besoin de se reposer et de se faire une famille.

Louis revint au lieu de sa naissance avec le grade de sergent. Il jouissait d’une pension de quatre cents francs, et d’un revenu de huit cents que lui avaient laissé ses parents. Il fut reçu dans son village, situé à une lieue de Brest,avec joie et affection. Une jeune et jolie paysanne ne dédaigna point l’offre de sa main, et les lauriers qui couvraient le front du soldat effacèrent à ses yeux la différence des années. Cette union fut heureuse ; Francœur, toujours satisfait et joyeux,parce que sa conscience était pure, voulait que tout fût content autour de lui ; le bonheur de sa femme était une partieessentielle du sien. Suzanne, excellente ménagère, entretenaitl’ordre et la propreté dans la maison, pourvoyait à tous lesbesoins de son mari avec une tendre sollicitude, écoutait avecintérêt le récit des batailles où il s’était trouvé ; etlorsque le guerrier peignait avec force les dangers auxquels ilavait été exposé, Suzanne le serrait dans ses bras, comme pours’assurer qu’il y avait échappé.

Bientôt un nouveau lien vint resserrer cettedouce union. La naissance d’un fils combla les vœux des deux époux.« Je veux, avait dit Francœur, qu’il soit nommé Félix, carj’espère bien qu’il sera aussi heureux que son père, qui nechangerait pas son sort pour celui d’un roi. » Félix nequittait le sein de sa mère que pour passer dans les bras deFrancœur, et s’endormait au bruit d’une chanson guerrière quecelui-ci fredonnait, tandis que Suzanne berçait mollement cetenfant chéri.

Que de projets formait l’heureux couple pourl’éducation de son cher Félix ! « J’en ferai un honnêtehomme, disait Francœur, un bon citoyen et un brave défenseur de lapatrie ; » et à ces mots un rayon d’orgueil brillait dansles yeux du soldat.

À cinq ans, Félix fut envoyé à l’école. Sonpère surveillait ses études, lui faisait chaque jour répéter sesleçons, et faire, sous ses yeux, une page d’écriture. Sa mémoire etson intelligence comblaient de joie ses bons parents. Cependant uneextrême pétulance, une grande dissipation, n’étaient pas les seulsdéfauts de l’enfant : il montrait avec ses camarades unehumeur querelleuse qui lui attirait souvent des horions ; et,à huit ans, il ne rentrait presque jamais qu’avec un œil poché ouune oreille déchirée. Cependant il ne se plaignait depersonne : il avait bien pris sa revanche, cela lesatisfaisait. Félix eût donc été un assez mauvais sujet si lacrainte de son père ne l’eût retenu ; mais le sergentl’élevait avec une sage sévérité, qui n’était que trop tempérée parla tendresse souvent excessive de la mère. Ce fut à cette époquequ’une fièvre épidémique enleva l’honnête Francœur à son épousedésolée, et délivra leur fils de cette crainte salutaire, sinécessaire à un caractère tel que le sien. Dès lors il se livraentièrement à son goût pour le jeu, négligea ses études, et ne tintaucun compte des douces réprimandes de Suzanne.

Le voisinage d’un port de mer avait inspiré àFélix une forte inclination pour l’état de marin. Souvent ils’échappait du logis, à l’insu de sa mère, pour courir àBrest ; il parcourait le port, montait dans les vaisseaux ets’exerçait à grimper le long des cordages. Sa hardiesse et sonagilité le firent remarquer des officiers, qui l’encourageaient àce jeu.

Quelquefois la journée entière s’écoule danscet exercice fort de son goût ; il ne rentre chez sa mère quele soir, haletant, trempé de sueur, et n’ayant rien mangé depuis lematin. La pauvre Suzanne pleure et se désole ; elle dit à sonfils qu’il la fera mourir de chagrin, mais il lui répond qu’il fautbien qu’elle s’accoutume à cela, parce que, dès qu’il sera assezfort, il est résolu de s’embarquer sur le premier navire où l’onvoudra le recevoir.

Environ quatre ans se passèrent de cettemanière ; la veuve de Francœur, craignant que son fils, déjàfort et grand, ne lui échappe au premier moment, écrit au capitaineSinval, parrain de cet enfant, pour le prier de l’embarquer aveclui et d’être son protecteur et son guide, puisqu’il n’y a pasmoyen de s’opposer à son inclination. Elle en reçoit une réponsefavorable ; il lui envoie de l’argent pour payer le voyage deFélix, qui doit l’aller rejoindre à Lorient, où il commande unvaisseau qui doit sous peu mettre à la voile.

Suzanne, en instruisant Félix de la démarchequ’elle avait faite et de son heureux succès, mêla de tendresreproches aux conseils qu’elle voulait lui donner. « Mon fils,lui dit-elle, tu m’as causé bien des chagrins depuis la mort de tonpère ; jamais tu n’as voulu écouter mes conseils, ni consentirà travailler pour t’instruire. Puisses-tu n’avoir jamais à terepentir du mal que tu m’as fait par désobéissance !Aujourd’hui tu peux tout réparer : tu veux, dis-tu, êtremarin ; j’ai écrit à M. Sinval pour le prier de teprendre avec lui sur son navire ; il y consent, et dansquelques jours tu partiras pour Lorient. Tâche de satisfaire tonprotecteur par ta soumission, efforce-toi de devenir un honnêtehomme et n’oublie pas ta mère, que tu vas laisser seule. »

Félix avait le cœur bon ; le discours desa mère, accompagné de larmes et de sanglots, le touchavivement : il se jeta à ses genoux, et, lui baisant tendrementles mains, il lui témoigna le plus vif repentir de sa conduitepassée. Cependant, malgré son repentir passager, il ne peuts’empêcher de se réjouir de son départ. Enfin, il va êtremarin ; enfin il sera libre, du moins, c’est ainsi qu’ilenvisage sa vie nouvelle. Aussi n’écoute-t-il que d’une oreilledistraite les derniers conseils de Suzanne.

Les jours qui suivirent cet entretien furentemployés à mettre en ordre les vêtements de Félix et à y ajouterceux qui lui étaient nécessaires. Félix, sur le point de se séparerde sa mère, ne la quittait pas un instant, et semblait vouloir ladédommager des peines qu’il lui avait causées. Suzanne aurait puconcevoir l’espérance de le garder près d’elle, si l’enfant, touten la caressant, ne l’avait souvent remerciée de sa condescendanceet de la permission qu’elle lui donnait de s’embarquer, enl’assurant qu’elle faisait son bonheur. « Quel plaisir, chèremaman, lui disait-il, quand je reviendrai près de toi ! Jeserai un homme alors. Tu verras comme je serai corrigé. Quelplaisir, après de longues traversées, de te raconter mes voyages etde rapporter toutes les jolies choses que j’achèterai pour toi surmes économies ! » À ces promesses enfantines, Suzannesoupirait amèrement. « Dieu seul, disait-elle, sait si je tereverrai ! mais la vie n’aura plus de charmes pour moi, privéede mon unique enfant. »

Enfin le jour du départ arriva. Suzanneconduisit son fils à Brest, paya sa place à la diligence deLorient, et le recommanda aux soins du conducteur, qu’elleintéressa par une petite gratification. Il fallut arracher Félixdes bras de sa mère. Elle suivit des yeux la voiture tant qu’elleput l’apercevoir, puis elle reprit tristement le chemin de sonvillage. Félix, baigné de larmes, partageait la douleur de samère ; mais il en fut bientôt distrait par le mouvement et parla nouveauté des objets qui s’offraient à ses regards. Quelqueamusant que dût lui paraître le premier voyage qu’il eût jamaisfait, la pétulance de son caractère le lui fit trouver long ;il aurait voulu être aussitôt arrivé que parti. Quand la diligences’arrêtait à l’auberge, il mangeait à table d’hôte, et précipitaitson repas pour être plus tôt prêt à remonter dans la voiture, et ens’impatientant contre les voyageurs qu’il accusait de retarder ledépart. Enfin on aperçut la tour de Lorient. Félix frappa dans sesmains, poussa des cris de joie ; et quand la diligences’arrêta, il se précipita à la portière en heurtant ses compagnonsde voyage, et ne fit qu’un saut dans la rue. Une dames’écria : « Voilà un petit garçon bien mal élevé ! –Ma foi, madame, répondit l’enfant, tant pis si cela vousfâche ; je suis marin, je vais rejoindre mon bâtiment, et jene veux pas qu’il mette à la voile sans moi. » Il fallutpourtant qu’il prît patience et qu’il attendît que le conducteureût descendu de sa voiture tous les effets des voyageurs. Cet hommes’était chargé de conduire lui-même Félix chez M. Sinval, àqui il devait remettre une lettre de Suzanne.

Le capitaine reçut très bien son filleul,qu’il n’avait pas vu depuis son enfance. La physionomie heureuse del’enfant, son air libre et dégagé, le prévinrent favorablement.« Mon ami, lui dit-il, pour ton premier voyage je ne puist’embarquer qu’en qualité de mousse ; mais si tu fais bien tondevoir, si tu t’appliques à la manœuvre, je te promets unavancement prompt. Dans deux jours nous allons en rade dePort-Louis, et nous partirons au premier bon vent. Profite de cepeu de temps pour voir la ville et le port, et n’oublie pasd’écrire à ta bonne mère, dont la tendresse mérite toute tareconnaissance. » Félix baisa la main de son parrain et seretira dans le petit cabinet où il devait coucher. Il mouraitd’envie de sortir pour examiner le port de Lorient, et voir deuxsuperbes bâtiments qui étaient sur les chantiers, et dont l’undevait être lancé dans peu de jours. Mais son cœur lui suggéra unepensée à laquelle tout le reste céda. « Je me connais, sedisait-il à lui-même ; si une fois je sors, tant de chosesexciteront ma curiosité que je ne penserai peut-être plus que jedois écrire à ma mère ; si elle ne reçoit point de lettres demoi, elle croira que je suis un enfant ingrat ; je ne veux paslui causer ce nouveau chagrin. » Alors Félix s’assit devantune petite table, et commença une petite lettre bien tendre. Àmesure qu’il écrivait, les idées s’offraient en foule à son esprit,et, sans s’en apercevoir, il remplit trois grandes pages de sespromesses et de l’expression de son affection. Alors, satisfait delui-même, il cacheta sa lettre, et pria Lapierre, domestique deM. Sinval, de lui enseigner où était la poste. Ce garçons’offrit de l’y conduire et de l’accompagner dans tous les endroitsqu’il désirerait visiter, ce que Félix accepta avec grandplaisir.

Nous n’accompagnerons pas Félix dans toutesses promenades ; il vit des choses curieuses et dont il auraitpu tirer beaucoup d’instruction ; mais il vit en enfant, etvous remarquerez combien il eut lieu de regretter par la suite d’yavoir fait si peu attention. Enfin, il est à bord d’un vaisseau quidoit se rendre aux Antilles ; les ancres sont levées, un ventfavorable enfle les voiles, et les côtes de la France disparaissentaux yeux étonnés de Félix. Je voudrais pouvoir vous tracer la routeque fit le navire ; mais notre apprenti marin était si étourdique, lorsqu’il a raconté ses aventures, il n’a jamais pu en rendrecompte. Il dit seulement que, pendant deux mois, la traversée futfort heureuse, et n’a pu parler ensuite que de ce qui le regardaitpersonnellement.

Il était extrêmement chéri de son parrain,dont il avait gagné le cœur par ses attentions et ses manièrescaressantes ; ses espiègleries amusaient M. Sinval.Lorsqu’il avait mérité d’être puni, il s’en tirait par quelqueheureuse saillie, et, quand on avait ri, on était désarmé. Le titrede mousse du capitaine lui donnait une grande prépondérance parmises camarades ; il en abusait au point de les tyranniser. Ilslui faisaient une espèce de cour ; il avait ses favoris, à quiil permettait tout ; mais ceux qui lui déplaisaient, ou quirésistaient à ses volontés étaient souvent maltraités, et nepouvaient obtenir justice du capitaine, trop prévenu en faveur deson protégé.

Une seule fois il fit un bon usage de sonpouvoir : un passager venait de mourir ; il laissait unchien dont personne ne s’occupait, si ce n’est les petits moussesqui se divertissaient à le tourmenter. Tantôt ils lui attachaient àla queue un papier ou quelque objet bruyant ; le pauvreCastor, effrayé, courait de tous côtés en poussant des hurlements,et recevait encore des coups de pied des matelots impatientés deces cris. Une autre fois, ces méchants enfants lui mettaient despétards dans les oreilles et lui faisaient une peur affreuse. Félixse déclara le protecteur du pauvre animal, et jura, en enfonçantson chapeau, que le premier qui ferait du mal à Castor aurait àfaire à lui ; cette menace suffit pour contenir sespersécuteurs. Félix, non content de l’avoir garanti de leur malice,se chargea de sa subsistance ; il partageait sa portion aveclui, et, par mille petites gentillesses, il obtenait du cuisinierquelque chose pour son chien. Celui-ci, reconnaissant de tant desoins, s’attacha à son bienfaiteur ; il le suivait partout,couchait sous son hamac, et montrait les dents à ceux qui faisaientmine d’attaquer son jeune maître. Félix se félicitait d’avoir unami tel qu’il le lui fallait, c’est-à-dire docile à toutes sesvolontés, soumis à tous ses caprices, et le préférait à sescamarades, qui prenaient encore quelquefois la liberté de lecontrarier.

Cependant le temps changea tout à coup ;il s’éleva un épais brouillard qui dura plusieurs jours. Levaisseau s’écarta de sa route et fut entraîné vers le sud-est.

Une tempête affreuse survint, et mit le naviredans le plus grand péril ; les mâts furent fracassés et jetésà la mer. Trois jours et trois nuits s’écoulèrent dans cetteterrible situation ; le vaisseau, ouvert en plusieursendroits, laissait pénétrer une telle quantité d’eau, que lespompes ne pouvaient plus suffire à l’alléger. L’équipage étaitépuisé de fatigue et entièrement découragé. Pour comble de malheur,le capitaine, qui était sur le pont pour donner ses ordres etanimer les matelots, fut enlevé par une lame ; le second, quiprit le commandement, n’avait ni son sang-froid ni son autorité. Ondécouvrit, au point du jour, une côte éloignée d’environ unelieue ; l’équipage demanda à se jeter dans les chaloupes pourtâcher d’y aborder, et, malgré le refus du commandant, les matelotslancèrent les embarcations à la mer, et leur chef se trouva tropheureux qu’ils voulussent bien l’y recevoir. Les hommes ydescendirent tous, ainsi que les mousses ; Félix voulut enfaire autant, mais il n’y avait plus de place, et ellesparaissaient surchargées. Il n’avait plus son protecteur ; ilne s’était point fait aimer ; il fut repoussé, renversé sur lepont presque sans connaissance ; et, quand il revint à lui, ilse trouva seul avec son chien, et il vit les chaloupes à une grandedistance, luttant contre les flots irrités.

Comment exprimer le désespoir de ce pauvreenfant, en présence d’une mort certaine. Il s’arrachait lescheveux, remplissait l’air de cris. Au milieu de ses plaintes, ilvit les chaloupes renversées l’une après l’autre, et englouties aufond de la mer. Cet affreux spectacle acheva de l’accabler ;il tomba la face contre terre, dans une angoisse mortelle.S’attendant à chaque instant à voir le vaisseau s’entr’ouvrir, ilpensait qu’il aurait le même sort que ses malheureuxcompagnons ; la vue des vagues écumantes qui battaient lesflancs du vaisseau, le bruit affreux des vents et les éclats detonnerre augmentèrent encore toutes ses frayeurs. Cet état seprolongea durant deux mortelles heures, le vaisseau étant toujourspoussé par le vent et par la marée du côté de la terre ; enfinil donna sur un écueil, et un craquement épouvantable annonça sonentière dislocation. Il s’ouvrit de toutes parts, et Félix,précipité dans les ondes, alla d’abord au fond, puis il remonta surl’eau ; mais, comme il était bon nageur, il employa toutes sesforces pour se soutenir, et il se dirigea du côté de la terre.Tantôt les vagues l’y portaient ; tantôt d’autres, avançantdans un sens contraire, le repoussaient loin du rivage et lecouvraient d’une montagne d’eau. Bientôt il fut épuisé par sesefforts, ses forces l’abandonnèrent, ses bras et ses jambescessèrent de se mouvoir, et il allait être englouti, si le fidèleCastor, qui nageait près de lui, n’eût saisi son vêtement dans sagueule, et ne l’eût soutenu avec une vigueur extraordinaire. Lebrave animal fendait les flots avec son fardeau, et, grâce à saforce et à son adresse, il parvint jusqu’au rivage, dont l’abordétait facile ; il y déposa son cher maître, et, le voyantincapable de s’aider, il le traîna sur le sable à une certainedistance de l’eau.

Chapitre 2

 

– Félix aborde dans une île. – Il souffre de la faim et dela soif. – Secours inattendu. – La route souterraine. – La plaineet le ruisseau. – Les œufs d’oiseaux. – Félix allume du feu. – Lecalebassier. – L’agouti. – La montagne. – Choix d’un lieu pours’établir.

 

Félix était en sûreté sur le rivage. Nousallons le laisser parler lui-même et rendre compte de ce qu’ilpensa et de ce qu’il fit quand il eut recouvré l’usage de ses sens.Il a écrit lui-même la relation de ce qui lui est arrivé depuisl’instant de son naufrage jusqu’à celui où il fut rendu à lasociété ; c’est cette relation que nous allons reproduire.

 

J’étais, dit-il, étendu sur le sable, sansmouvement et sans connaissance. Les caresses de mon fidèle Castorme rappelèrent à la vie ; ce bon animal, épuisé par lesefforts qu’il avait faits pour me sauver, léchait mes mains et monvisage, et ne parut content que lorsqu’il me vit ouvrir les yeux.Dans ces premiers instants, je ne sentais que la joie d’existerencore ; j’embrassais en pleurant le bon animal à qui jedevais la vie.

Les vents s’étaient calmés, les flotscommençaient à s’apaiser, le tonnerre ne se faisait plus entendrequ’au loin et à de longs intervalles. Bientôt le soleil acheva dedissiper les nuages, et se montra dans tout son éclat ; sachaleur acheva de me ranimer et sécha mes vêtements ; maisj’étais consumé par une soif ardente. Castor, qui éprouvait le mêmetourment, haletait près de moi, et sa langue desséchée sortait desa gueule ouverte. Je jetais de tous côtés de tristes regards, etje ne voyais autour de la plage sablonneuse où j’avais abordé, quedes rochers escarpés qu’il me paraissait impossible de franchir.Tout à coup Castor prend sa course et s’éloigne rapidement ;en vain je l’appelle de toutes mes forces, il ne paraît plusentendre ma voix et disparaît à mes yeux. Je me crois abandonné demon compagnon, et mes larmes coulent en abondance. La faim et lasoif me tourmentent, et je ne vois aucun moyen de les satisfaire.Je cesse de regarder la vie comme un bienfait.

Une heure se passa dans cette péniblesituation ; j’en fus enfin tiré par le retour de Castor, quiaccourait frais et dispos. En sautant sur moi pour me caresser, ilsecoua ses longues oreilles, et mes mains furent couvertesd’eau ; je devinai facilement que cet animal, guidé par soninstinct, avait découvert une source derrière les rochers. La soifétait alors le plus pressant de mes besoins ; je me levai avecvivacité, et, en flattant mon camarade, je marchai du côté où jel’avais vu s’enfoncer. Il en parut tout réjoui ; il courait enavant, puis il revenait vers moi, et semblait m’inviter à lesuivre. Enfin, il me découvrit l’entrée d’une espèce decaverne ; l’ouverture en paraissait trop étroite pour nousdonner passage. Castor s’y glissa le premier avec beaucoup depeine ; j’y entrai après lui en me traînant sur les mains etles pieds. J’étais pénétré de frayeur. Le silence et l’obscurité decette route souterraine auraient suffi pour épouvanter unenfant ; je croyais y rencontrer des serpents et d’autresanimaux venimeux, et la crainte d’en être dévoré me faisaittrembler de tout mon corps. Sans la soif qui me brûlait, je seraisretourné sur mes pas. Enfin j’aperçus une faible lumière quipénétrait à travers les fentes du rocher ; elle me découvritun long passage sous terre ; il s’élargissait insensiblement.Plus j’avançais, plus la voûte avait de hauteur ; je pus enfinme lever et marcher sur les pas de Castor qui me servait de guide.Après environ un quart d’heure, j’aperçus une largeouverture ; je m’y précipitai, bien empressé de sortir d’un sitriste lieu. Je ne puis exprimer quelles furent ma surprise et majoie en me voyant dans une belle plaine couverte d’herbes et deplantes qui m’étaient inconnues, et bordée d’arbres d’une hauteurprodigieuse. Un ruisseau serpentait au milieu d’un gazon couvert defleurs. J’y courus, et, puisant de l’eau avec mes mains, je medésaltérai tout à mon aise ; je me rafraîchis aussi le visage,et ce soulagement, en diminuant mes souffrances, me rendit capablede réfléchir sur ma situation. Elle était déjà moins pénible, cetendroit charmant me promettait des ressources pour ma subsistance,que je ne pouvais espérer sur la côte aride où j’avais étéjeté.

La soirée était avancée ; je mourais defaim et ne voyais rien de bon à manger. J’arrachai quelques herbes,mais elles étaient dures et amères ; il me fut impossible deles avaler. Castor éprouvait le même besoin ; tous deux,couchés sur l’herbe, nous étions exténués de faiblesse. Enfin lesommeil s’empara de nous, et, à défaut de nourriture, il répara nosforces épuisées ; nous dormîmes toute la nuit. À notre réveil,la faim se fit sentir de nouveau ; je m’approchai de quelquesarbres, et l’heureuse habitude que j’avais acquise de grimper lelong des mâts sans m’aider des cordages, pour montrer mon adresseet mon agilité, me fut bien utile dans cette occasion. J’embrassaide mes genoux le tronc d’un arbre dont le feuillage épais pouvaitcacher quelques fruits, et, en m’aidant des pieds et des mains, jeparvins jusqu’au sommet. Mais je ne fus pas dédommagé de mapeine ; je ne trouvai aucun fruit, et, rebuté de ce mauvaissuccès, je descendis et me mis à pleurer. M’apercevant que meslarmes ne me servaient à rien, je repris courage et je visitaiencore plusieurs arbres, toujours inutilement. Enfin je découvrissur le dernier un très grand nid, artistement travaillé, danslequel je trouvai sept œufs beaucoup plus gros que ceux de nospoules. J’en cassai un et l’avalai sur-le-champ ; mais cetaliment me dégoûta ; je le trouvai bien différent des bonnesomelettes que faisait ma mère, et des œufs durs qu’elle servait surnotre table avec une salade appétissante. « Eh ! quim’empêche de les faire cuire ? me dis-je alors ; j’aidans ma poche un briquet et de l’amadou, je puis ramasser du boissec et faire du feu ; je mettrai mes œufs dans les cendres,ils seront bientôt durs. » Enchanté de cette idée, je lesenveloppe dans mon mouchoir de peur de les casser, et, descendantavec précaution, j’arrive à terre sans accident avec ma petiteprovision. Je m’assieds sur l’herbe et visite mes poches, chose àlaquelle je n’avais pas encore songé ; j’y trouvai monbriquet, de l’amadou qui, renfermé dans une boîte de fer-blanc,n’avait point été mouillé, un couteau assez fort, une grosse pelotede ficelle et une toupie. C’était mon jeu favori ; mais, dansce moment, je ne daignai pas même le regarder ; j’avais bienautre chose à faire qu’à jouer. J’allai de tous côtés chercher desfeuilles sèches et du bois mort ; je fis du feu, le soufflaiavec ma bouche ; une flamme pétillante s’éleva ; il seforma aussitôt un monceau de cendres. J’y enterrai mes œufs et jetâchai de distraire mon impatience jusqu’à ce qu’ils fussent cuits.Alors seulement je m’aperçus de l’absence de Castor ; jepensai qu’il cherchait aussi sa nourriture, et je ne doutai pasqu’il ne vînt bientôt me rejoindre. En fort peu de temps les œufsfurent durcis ; j’en dévorai quatre avec un appétit qui me lesfit trouver excellents, quoique je n’eusse rien pour lesassaisonner. J’allais manger les deux derniers ; mais jeréfléchis que je ne serais peut-être pas assez heureux pour entrouver d’autres dans la même journée, et qu’il était prudent degarder ceux-ci pour mon souper. Je les serrai soigneusement, etj’eus le courage de faire taire ma faim, qui n’était rien moins quesatisfaite. Plusieurs heures s’étaient écoulées dans cesoccupations, et le soleil dardait ses rayons sur ma têtedécouverte. J’allai chercher de l’ombre sous de grands arbres quibordaient la plaine, et je m’amusai à les examiner. J’en vis undont le tronc était garni de gros fruits qui ressemblaient à descitrouilles, et j’en abattis un avec une grosse branche que j’avaistrouvée à terre. L’écorce en était si dure que j’eus de la peine àen couper un morceau avec mon couteau ; la chair était molleet jaunâtre, et le goût si désagréable que je ne pus en manger. Jejetai de colère le fruit loin de moi et j’étais de fort mauvaisehumeur quand j’aperçus Castor qui revenait de sa chasse. Sa gueuleétait ensanglantée ; il traînait le corps d’un animal qu’ilavait étranglé, et dont il avait déjà dévoré une partie ;cette vue me causa une grande joie. Je caressai mon chien, et,comme il était rassasié, je n’eus pas de peine à m’emparer de saproie. J’écorchai de mon mieux cet animal, qui était de la grosseurd’un lièvre, mais dont la tête ressemblait à celle du cochon. Cetravail achevé, je courus à mon feu ; il brûlait encore sousla cendre ; je rassemblai les plus gros charbons, et je fisgriller une cuisse de ma bête. Sa chair était blanche comme celledu lapin, mais fort sèche, et je lui trouvai un goût sauvage ;cela ne m’empêcha pas d’en manger d’un bon appétit. Je medésaltérais de temps en temps avec l’eau du ruisseau ; mais,ne pouvant la puiser qu’avec mes mains, il n’en arrivait quequelques gouttes à ma bouche. Il me vint alors une heureuseidée ; je courus ramasser la citrouille que j’avais jetée avectant de dédain, j’élargis l’ouverture avec mon couteau, j’ôtaitoute la chair, et je raclai l’écorce en dedans. J’eus alors unvase plus grand qu’une bouteille ; je courus le remplir auruisseau, et j’étanchai ma soif tout à mon aise. Je fus d’autantplus content de mon invention, que je pensai que je pouvais mefabriquer avec ce fruit des ustensiles de différentes formes qui meseraient fort utiles.

La grande chaleur et le repas solide que jevenais de faire provoquèrent le sommeil ; je m’étendis sous unarbre ; Castor se coucha à mes pieds ; je ne sais combiende temps je dormis, mais, en m’éveillant, je me trouvai entièrementdélassé. Je me mis à songer à ce que je devais faire ; etvoici ce que je me dis à moi-même : « Je suis tout seuldans un pays que je ne connais nullement, et je risque d’y mourirde faim. Du haut de ces arbres je vois une montagne bienhaute ; si je pouvais grimper jusqu’au sommet, je découvriraistout le pays ; je verrais des maisons et des hommes. Sansdoute ils auraient pitié de moi et me donneraient du pain. Jem’offrirais pour les servir ; j’aimerais mieux travailler poureux que d’être ainsi abandonné, puisque je n’ai ni l’âge ni laforce de pourvoir à mes besoins. J’ai toujours désiré d’être monmaître et de n’obéir à personne. Combien j’étais insensé !Maintenant je vais où je veux, je fais ce qu’il me plaît, et jen’ai jamais été si malheureux. Ô ma bonne mère ! si je pouvaisretourner auprès de vous, avec quel plaisir je ferais tout ce quevous me commanderiez ! J’ai bien mérité mon sort par monindocilité. » Deux ruisseaux de larmes coulaient le long demes joues à ces tristes réflexions. Je repris enfin un peu decourage, et je me décidai à partir le lendemain pour la montagne,et, si je découvrais quelque habitation, à m’y rendre le plus tôtpossible. Je songeai à faire quelques provisions ; jesuspendis le reste de ma viande grillée à une branche d’arbre, etj’abandonnai à mon chien celle qui n’était pas cuite. Je m’occupaiensuite à chercher des œufs ; j’en trouvai cinq dans un nid etquatre dans un autre. J’attisai de nouveau mon feu et les fis cuirepour le voyage du lendemain. Le soleil était couché quand j’eusachevé cet ouvrage. Déjà je me disposais à m’étendre sur le gazonpour y dormir comme j’avais fait la veille, lorsqu’une idéeterrible s’offrit à mon esprit et me remplit de frayeur. Jem’imaginai que quelque bête sauvage affamée se jetterait sur moipendant mon sommeil, et me dévorerait. En vain, disais-je, monbrave Castor voudra me défendre ; un ours, un lion, sont bienplus forts que lui ; et nous serons tous deux la pâture de cesféroces animaux. Je ne vis d’autre moyen d’éviter un sort funesteque de grimper sur un des arbres les plus élevés ; je mecachai dans le plus épais du feuillage. J’étais assez bien assissur une forte branche, une autre me servait de dossier ; mespieds étaient solidement appuyés ; mais tout cela ne merassurait pas contre la crainte de tomber. Je détachai mesjarretières, je les nouai ensemble, et j’en formai une ceintureavec laquelle je me liai fortement au tronc de l’arbre. Malgrétoutes ces précautions, la peur me tint longtemps éveillé ;j’étais d’ailleurs fort inquiet pour mon cher compagnon, que jen’avais aucun moyen de garantir du danger d’être dévoré. Enfin jem’endormis en soupirant après le bonheur de trouver des hommes pourme défendre et me nourrir, et une maison pour me servir d’abri.

Castor, qui ne partageait ni mes craintes nimes inquiétudes, dormit fort tranquillement ; mais il fut lepremier éveillé, et vint japper au pied de mon arbre comme pourm’avertir qu’il était temps de songer au départ. Le jour commençaitseulement à poindre ; c’était le moment favorable pour semettre en route. Mes apprêts furent bientôt faits. J’enveloppaiproprement la viande qui me restait avec de grandes feuillesd’arbre et je la liai dans mon mouchoir ; je partageai mesœufs dans mes poches. Je remplis d’eau ma calebasse et, aprèsl’avoir attachée avec de la ficelle à une branche que je pris surmon épaule, je me mis en marche. Castor, qui avait amplementdéjeuné du reste de sa chasse, me suivait gaiement avec mille sautset mille gambades.

Après avoir traversé l’immense plaine où nousétions et dépassé les arbres qui l’entouraient, nous trouvâmes unterrain qui descendait par une pente douce, de manière que je fisplus d’une lieue sans éprouver la moindre fatigue. À mesure quej’avançais, l’herbe devenait si haute qu’elle m’allait jusqu’auxépaules. De temps en temps il sortait, du milieu de ce gazontouffu, des couvées de petits oiseaux effrayés de notre approche,ce qui me fit penser que les mères déposaient leurs œufs dans cettefraîche verdure. J’aurais pu facilement prendre quelques-uns de cesoiseaux, que leurs ailes soutenaient à peine ; mais je n’étaisoccupé que du désir et de l’espoir de rencontrer des hommes ;la crainte de retarder ma marche ne me permettait pas de m’arrêterni d’examiner ce qui m’entourait. Dans le fond de la vallée jetrouvai un obstacle que j’aurais pu prévoir, si j’avais eu un peuplus d’expérience : c’était une belle et large rivière qu’ilfallait nécessairement passer pour arriver au pied de la montagne.Castor se jeta à la nage et fut bientôt à l’autre bord ; je nebalançai pas à le suivre, quoique le trajet fût un peu long pourmes forces ; j’étais sûr que le vigoureux animal viendrait àmon secours si elles me manquaient. Je n’en eus pas besoin cettefois, et j’arrivai heureusement sur le rivage. Malgré mon peud’attention, je m’aperçus que cette rivière était trèspoissonneuse, et qu’avec le moindre filet on y pourrait faire uneexcellente pêche. Mais toutes ces choses me touchaient peu ;j’étais loin de prévoir que je fusse destiné à me suffire seul àmoi-même ; et je comptais toujours que d’autrestravailleraient pour moi.

Quand nous eûmes atteint le bas de lamontagne, le soleil était dans toute sa force, et nul arbre nes’offrait pour nous mettre à l’abri. Je pris le parti de tourneralentour, et je découvris, avec grand plaisir, une cavité dans leroc, où nous pouvions nous retirer pendant la grande chaleur. J’yportai quelques grosses pierres dont je me fis un siége. Castors’étendit à mes pieds. Le grand air et l’exercice m’avaient donnétant d’appétit que le morceau de viande qui me restait me parutbien petit, d’autant plus qu’il le fallait partager avec moncamarade ; ce fut bien pis quand, en le développant, il exhalaune odeur si mauvaise qu’elle me souleva le cœur. La grande chaleurl’avait absolument gâté ; je fus obligé de l’abandonner à monchien, qui n’en fit que deux bouchées, et de me contenter des œufsdurs que j’avais pris par précaution. Après m’être reposé quelquesheures, je commençai à gravir la montagne avec beaucoup de fatigueset de difficultés. Dans quelques endroits c’était une roche unie oùmes pieds ne trouvaient aucune prise ; je rampais alors enm’accrochant à quelques plantes qui sortaient des fentes du rocher.Plus loin, la terre était couverte de cailloux, et ailleurs leterrain était si glissant que j’étais sur le point de roulerjusqu’en bas. Je ne perdais pourtant pas courage, et la vue d’unbouquet de bois que j’apercevais à mi-côte me faisait redoublerd’efforts pour y arriver. Mon fidèle compagnon m’aidait de sonmieux ; quand je me sentais glisser, je m’accrochais à sacrinière ; il s’y prêtait avec la plus grande complaisance, etavec son secours je gagnai enfin le bois, où je trouvai ledédommagement de toutes mes peines. De grands citronniers, chargésde fruits en pleine maturité, m’offrirent un soulagement dontj’avais le plus grand besoin. La terre était couverte decitrons ; j’en mangeai avec avidité ; rien ne m’a jamaistant fait plaisir que ce jus rafraîchissant, dans un moment où jesuccombais à l’excès de la chaleur et de la fatigue. Après m’êtrebien reposé, je remplis mes poches de citrons, et je quittai cetendroit agréable pour grimper avec un nouveau courage et atteindreavant la nuit le sommet de la montagne. J’avais surmonté les plusgrandes difficultés ; le chemin qui me restait à faire étaituni et facile ; une espèce d’escalier formé par la nature meconduisit au terme de mes désirs ; mais, lorsque je l’eusatteint, le soleil était couché depuis longtemps et l’obscuritém’empêchait de distinguer les objets éloignés et de satisfaire monimpatiente curiosité. Je songeai donc à m’arranger pour la nuit. Iln’y avait là aucun arbre où je pusse monter pour me mettre ensûreté contre les bêtes féroces. La peur me prit et bientôt je fussaisi par un froid excessif ; j’ignorais encore que les lieuxélevés sont toujours froids. Je me décidai à faire un grand feu età me coucher auprès. Beaucoup de plantes sèches m’en donnèrent lemoyen ; j’en rassemblai un grand tas que j’allumai facilement,et je m’endormis malgré mes craintes. Je m’éveillai avec le jour,et mon premier soin fut de promener mes regards de tous côtés, pourdécouvrir quelque trace d’habitations, des maisons ou des cabanes,des hommes ou des troupeaux. Quels furent mon effroi et ma douleurlorsque je vis que la terre où je me trouvais était entièrementenvironnée par la mer : qu’enfin c’était une île, et que sansdoute j’étais le seul être raisonnable qui l’habitât ! Je nevoyais nulle part de terre cultivée, pas une seule chaumière, pasun animal domestique. Songeant que j’avais moi-même causé monmalheur et abandonné ma mère, « malheureux que je suis !m’écriai-je en me laissant tomber sur la terre ; pauvre enfantabandonné ! tu vas mourir ici de misère et de besoin, puisquetu ne peux attendre de secours de personne. » Je fondais enlarmes et j’étais livré au découragement. Me voilà donc séparé dumonde entier, condamné à mourir dans l’isolement, emprisonné dansune île où jamais être humain n’avait pénétré ; les caressesde Castor me tirèrent de cet état. Il paraissait partager madouleur : il me léchait les mains et accompagnait mes sanglotsde longs gémissements ; ses yeux se fixaient sur moi d’un airattendri, tout en lui exprimait le plus vif intérêt. Je ne pus yêtre insensible. « Voilà donc, dis-je en soupirent, le seulami que j’ai. » Et malgré moi, je songeais à ma vie passée, àma brutalité envers mes camarades, aux chagrins que j’avais causésà ma mère. Un chien, voilà la seule créature qui me reste et mecomprenne. Cependant, je rendais à mon bon Castor ses touchantescaresses, et je finis par me trouver heureux de l’avoir près demoi.

Il fallait songer à ma subsistance, puisque jene pouvais plus compter que sur moi-même. La faim me pressait, etje n’avais que quelques citrons qui me rafraîchissaient, mais ne menourrissaient pas. J’examinai avec plus de sang-froid, du haut dela montagne, tous les lieux environnants, pour arrêter celui où jeferais ma demeure. Je voulais me rapprocher du rivage de la mer, oùj’espérais trouver des coquillages pour ma nourriture ; mais,du côté opposé à celui où j’avais abordé, je découvris une rive quime parut fertile ; quelques grands arbres et une multituded’arbrisseaux lui donnaient un aspect riant. Je remarquai bien dequel côté je devais descendre, et le chemin que je devais suivreensuite pour m’y rendre. Alors, rassemblant toutes mes forces, etme soumettant à la nécessité, je pris la résolution de faire tousmes efforts pour soutenir ma vie, et de m’accoutumer au travail,qui pouvait seul me procurer tout ce qui m’était nécessaire,espérant bien qu’un jour quelque vaisseau aborderait dans mon îleet m’arracherait à ma solitude. Je me rappelais avoir lu autrefoisl’histoire de Robinson Crusoé. Pourquoi ne ferais-je pas, encompagnie d’un chien, ce qu’un homme seul avait pu faire ?

Chapitre 3

 

– Les patates. – Les glands doux. – Le cocotier. –Construction d’une cabane. – Félix mange du rôti. – La porte de lacabane. – Le toit. – Les œufs de tortue. – Le sel. – Sujetd’inquiétude. – Projet de voyage. – Départ. – Les noix de coco. –Les chèvres. – Félix en prend une. – Il revient à sademeure.

 

Le lendemain, quand il fallut partir, ce futun jeu pour moi de descendre la montagne ; tantôt jem’asseyais et glissais ainsi un long espace de chemin ; quandje trouvais un sol uni, je me roulais comme une boule, et ma courseétait encore plus rapide. Arrivé en bas, je trouvai un beau champcouvert de fleurs blanches et lilas qui s’épanouissaient sur leurstiges en formant de charmants bouquets. Je reconnus sans peine lapatate ou pomme de terre. Ma mère en cultivait dans son jardin, etj’étais chargé du soin de les arroser mais, comme j’étais alors unpetit paresseux, je les laissais souvent manquer d’eau. Cettetrouvaille devenait ici bien précieuse pour moi ; mes yeux semouillèrent de larmes de joie, et je me mis à déterrer autant depommes de terre que mes poches en purent contenir ; j’enremplis aussi mon mouchoir, et je fus délivré de la crainte demourir de faim. Je ne prévoyais pas que bientôt je ne pourraisfaire aucun usage de cet aliment, puisque, mon amadou épuisé, jen’aurais plus la possibilité de faire du feu. Je n’étais pasaccoutumé à réfléchir, et je jouissais du présent sans songer àl’avenir.

Je sortis du champ de pommes de terre et jecôtoyai un ruisseau bordé de roseaux et de joncs ; il meconduisit à un bois que j’eus beaucoup de peine à traverser, àcause des broussailles et des lianes entrelacées qui me barraientsouvent le chemin ; j’en coupai quelques-unes avec moncouteau ; j’écartai les autres avec les mains, moyennantquelques égratignures ; enfin, je parvins à une place où lesarbres, moins serrés, laissaient un espace vide qui formait un jolisalon de verdure. Ce lieu était charmant pour prendre le repos dontj’avais le plus grand besoin, et j’y arrivai au moment où lachaleur n’était plus supportable. Je jouissais avec délices de cebienfaisant ombrage ; mais la faim qui me tourmentait ne mepermit pas de rester oisif. Après avoir couvert mes patates deterre, je fis du feu sur la place où je les avais mises. Castor,qui ne sentait rien qui fût propre à satisfaire son appétit, partitpour une de ses excursions. Pendant que mes pommes de terrecuisaient, j’examinai avec attention les arbres et les plantes quim’environnaient ; je reconnus avec un extrême plaisir le chênemajestueux, si commun dans le lieu de ma naissance ; sonfeuillage était un peu différent de celui de l’Europe, mais lesglands répandus sur la terre ne me laissèrent pas douter que ce nefût la même espèce. Il me prit envie d’en goûter ; je lestrouvai très doux et très agréables, et, pendant que mon repas sepréparait, je m’en régalai, en me réjouissant d’avoir découvertcette nourriture. Plus loin, je voyais des arbres d’une grandeélévation ; ils n’avaient des feuilles qu’au haut de leurtronc, où je les voyais rassemblées comme une couronne ;au-dessous étaient des fruits aussi gros que ma tête, et formantdes espèces de grappes. Un de ses fruits était tombé ;j’aurais bien voulu savoir ce qu’il contenait, mais la coque étaitsi dure, que mon couteau ne pouvait l’entamer ; j’essayai dela briser en la frappant avec un gros caillou, mais je fus forcéd’y renoncer. L’odeur des pommes de terre grillées m’invitait àdîner ; je m’assis sous un chêne, et fis un excellentrepas ; je m’avisai d’arroser mes pommes de terre avec du jusde citron, et fus fort content de cet assaisonnement. Mon bon chienarriva en ce moment, l’oreille basse et la mine affamée ; jevis bien que sa chasse n’avait pas été heureuse ; je luiprésentai des pommes de terre, et, faute de mieux, il s’enaccommoda ; il ne dédaigna pas même les glands et en croquajusqu’à ce qu’il fût rassasié.

La grande chaleur étant passée, je songeai àsortir du bois pour continuer ma route. Les arbress’éclaircissaient peu à peu ; je jetai un cri de joie enapercevant la mer à une petite distance. Quelques rochers bordaientcette côte, mais ils étaient rares et peu élevés ; dansd’autres endroits la rive était plate et formait une belle grève.Je pressai ma marche pour arriver à cette place, et je l’atteignisavant le coucher du soleil ; je le vis se perdre à l’horizondans des flots de lumière, et ne pus détacher mes yeux de ce beauspectacle que lorsqu’il disparut entièrement à mes regards. Alorsje m’occupai de choisir un emplacement pour dormir ; je montaiau haut d’un arbre planté sur un rocher. Ses racines avaientpénétré dans les fentes de la pierre, et lui donnaient assez desolidité pour braver les orages et la fureur des vents. Cependantcet asile était plus sûr que commode. Je ne pouvais m’accoutumer àdormir perché comme un oiseau ; le matin je me sentais lecorps brisé et j’éprouvais des douleurs dans tous lesmembres ; je soupirais après le bonheur de dormir étendu surquelque chose de moins dur que les branches d’un arbre ; mais,pour y arriver, il fallait construire une cabane qui me mît àl’abri des attaques ; j’y songeai presque toute la nuit, et jerésolus de me mettre le lendemain même à l’ouvrage. Dès que le jourparut, je descendis sur le rivage ; les sommets des rochersétaient parés d’une riante verdure et d’une grande variétéd’arbres. L’espace entre eux et la mer était couvert en partie dehautes herbes, en partie de petits bois qui s’étendaient d’un côtéjusqu’aux rochers, et de l’autre jusqu’à la mer. J’aurais bienvoulu bâtir une maisonnette avec des pierres bien maçonnées, maisje n’avais ni ciment, ni plâtre, ni chaux ; il eût fallucreuser des fondations, et mes mains et mon couteau étaient messeuls instruments. Je fus donc forcé de me contenter d’une hutte debranchages entrelacés, qui devait encore me coûter bien du temps etdu travail. Je choisis quatre arbres plantés à égale distance aupied d’un roc assez élevé, qui devait m’abriter du vent dunord ; c’étaient des colonnes qui devaient soutenir monédifice. J’avais tant de zèle pour cette entreprise, que j’allaism’y mettre sans penser que j’étais à jeun ; mon estomac m’enfit souvenir, et je trouvai prudent de me fortifier par un peu denourriture avant de me mettre à l’ouvrage.

Je cherchai des yeux Castor ; je le visau bord de la mer, pêchant fort adroitement avec ses pattes descrabes dont il se régalait ; je l’imitai, et j’en fis uneassez bonne provision, mais je n’étais pas d’avis de les mangersans les faire cuire ; il fallait prendre le temps d’allumerdu feu : en attendant, je dévorai quelques huîtres que jetrouvai sur le sable. Lorsque j’eus déjeuné, je courus à la placeque j’avais choisie pour me construire une demeure ; je cassaiune très grande quantité de branches flexibles que je plaçai entravers d’un arbre à l’autre ; je les attachai fortement aumoyen de certaines plantes filandreuses qui croissaient enabondance dans les fentes des rochers. Je fis de cette manière uneespèce de cloison à trois faces, mais elle était tout à jour ;pour la rendre plus serrée, plus solide, j’entrelaçai d’autresbranches dans tous les sens. Je parvins, à force de travail et deconstance, à faire trois murailles assez fortes, solidementappuyées sur quatre colonnes ; le devant était encoreouvert : il s’agissait de le fermer en partie et d’y faire uneespèce de porte ; c’était là le difficile, et mon imaginationne me fournissant aucun moyen, je m’assis devant mon ouvrageinachevé et je me mis à réfléchir ; mes réflexionsn’aboutissaient à rien, et je commençais à me décourager ;mais le soleil me brûlant pendant que je m’abandonnais à mesréflexions, je songeai que je pouvais me garantir de ses rayons aumilieu des murs que je venais d’élever, je me retirai en meréjouissant d’être à l’ombre. Castor me suivit et nous nousreposâmes pendant la grande chaleur du jour. Vers le soir je prisle chemin du bois de chênes ; j’y fis une bonne provision deglands doux et de citrons ; je trouvai aussi quelques pommesde terre, et, tranquille sur ma nourriture pour le jour et lelendemain, je revins au rivage, où la vue de ma cabane imparfaiteme fit encore pousser de profonds soupirs. Un plaisir inattenduchassa mes tristes idées : mon chien me rejoignit traînant unanimal semblable à celui qu’il avait déjà tué ; c’était unagouti, mais alors j’en ignorais le nom ; il m’abandonna sachasse, sachant bien qu’il en aurait sa part. La bête fut bientôtdépouillée ; mais il me prit envie de la manger rôtie. Je fisun feu assez ardent ; je plantai en terre deux branchesd’arbre qui avaient la forme de fourche, je passai une baguettebien droite au milieu du corps de l’agouti, je la posai en traverssur les deux fourches, et je me mis à tourner la broche. Des pommesde terre qui cuisaient en même temps devaient augmenter l’agrémentde ce repas en me tenant lieu de pain. Lorsque mon rôt fut à moitiécuit, je l’arrosai du jus d’un citron ; celui de la bête quis’y mêlait tombait dans ma tasse de calebasse que j’avais placéedessous, et forma une sauce qui ne me laissa rien à désirer. Noussoupâmes de grand appétit, moi et mon camarade. Avant de monter surmon arbre pour me livrer au sommeil, je songeai à préserver lereste de ma viande jusqu’au lendemain ; je la mis dans lecreux d’un rocher et la couvris légèrement de quelques feuilles, meflattant que, les nuits étant assez fraîches, grâce au voisinage dela mer, elle se conserverait aisément. Mon espoir ne fut pastrompé ; nous eûmes de quoi manger le jour suivant sans que jefusse obligé de faire du feu et de perdre du temps à chercher notresubsistance.

Je m’occupai donc uniquement d’achever macabane ; je cherchai parmi les pierres qui se trouvaient aubord de la mer ; j’en trouvai une large et plate qui étaittranchante d’un côté ; je m’en servis pour creuser la terreautour de deux jeunes arbres que je vins à bout de déraciner. Jefis ensuite deux trous profonds au devant de ma maisonnette, àégale distance des deux arbres. Je me servais alternativement demes mains, de mon couteau et de grandes coquilles. Quand j’eusassez creusé ces trous, j’y plantai les deux jeunes arbres que jedestinais à recevoir et à soutenir ma porte ; la distance deces arbres aux colonnes fut remplie de branches entrelacées, ce quiforma un quatrième mur, qui ne différait des trois autres que parcequ’il avait une ouverture. Je fus fort content de monouvrage ; je m’assis pour le contempler et prendre un peu derepos. J’avais la veille étendu la peau de l’agouti pour la fairesécher au soleil, espérant en tirer parti ; je m’aperçusqu’elle se racornissait et ne serait plus propre à rien. Combien jedésirais posséder quelques clous et un marteau ! J’auraiscloué cette peau en l’étendant de toutes mes forces, et elle auraitséché sans se rétrécir.

J’entrai dans mon enceinte de feuillage pourtravailler à ma porte, qui me donna beaucoup de peine ; jeformai un carré long de quatre branches très fortes : ledifficile était de les assujettir ; je n’y réussis qu’aprèsbien des essais, et je fus obligé d’y sacrifier une partie de maficelle dont j’étais très avare ; je remplis ce cadre de lamême manière que mes murailles, et je l’adaptai à celle dudevant ; je liai cette porte de manière qu’elle avait dujeu ; lorsque je l’ouvrais, elle retombait d’elle-même. Il neme restait plus qu’un toit à fabriquer ; je voulais lecomposer de roseaux ; je passai la soirée à en amasser sur lesbords d’un ruisseau peu distant de mon habitation ; j’encoupai tout ce que j’en pouvais porter ; je fis cinq ou sixvoyages, et, avant de me coucher, j’en avais un grand tas auprès dema cabane.

En grimpant sur mon arbre, je me berçais del’idée que ce serait la dernière fois que je passerais la nuit simal à mon aise ; j’espérais achever mon édifice le lendemain,et j’étais si occupé de ce qui me restait à faire que je dormisfort peu. Mon premier projet était de ranger horizontalement desbranches appuyées sur mes quatre murs, et de les couvrir d’uneépaisse couche de roseaux.

Mais je réfléchis que le toit des maisons etdes chaumières d’Europe était en pente pour faciliter l’écoulementdes eaux. « S’il survenaient de grosses pluies, me disais-je,elles pénétreront bientôt mon toit, s’il est absolumentplat. » Heureusement que le rocher contre lequel j’avaisadossé ma cabane était plus élevé que les murs. Ce fut sur lui quej’appuyai un des côtés de ma charpente ; l’autre reposait surle mur de devant, plus bas d’environ 50 centimètres. Lorsqu’ellefut solidement établie, je rangeai par-dessus trois couches deroseaux serrés les uns contre les autres, et je me vis enfinpossesseur d’une cabane bien close qui devait me garantir de lachaleur pendant le jour, et m’offrirait le moyen de reposertranquillement la nuit sur un lit de feuilles sèches et de mousse.Ce ne fut qu’après avoir préparé cette couche délicieuse que jesongeai à me fortifier par un léger repas. Il ne me restait de mesprovisions que des pommes de terre rôties ; je voulus yajouter quelques huîtres ; pendant que je les détachais durocher où elles étaient fortement collées, je vis Castor quigrattait quelque chose de rond qu’il avait trouvé dans le sable etqu’il avalait avidement. Je cherchai dans le même endroit, et jedécouvris beaucoup de boules blanches enveloppées d’une peau commeun parchemin mouillé, et recouvertes d’une couche de sable ;je me doutai que ce pouvait être des œufs de tortue.

J’avais entendu dire aux matelots que c’étaitun manger excellent ; je m’en emparai ; j’étais tellementlas que je remis au lendemain pour les faire cuire. Cette soiréefut très heureuse pour moi ; j’aperçus dans le creux d’unrocher quelque chose de blanc qui excita ma curiosité ; j’enportais à ma bouche, et je reconnus avec joie que c’était dusel ; je regrettais souvent d’en être privé : les pommesde terre, les œufs et même la viande me paraissaient bien fadessans cet assaisonnement ; j’en remplis deux grandes coquillescreuses, et je les portai chez moi avec mes autres provisions. Enapprochant de ma demeure je sentis un mouvement d’orgueil enpensant que cette jolie cabane était mon ouvrage ; je conçusune haute idée de mes talents, et je ne doutai pas que je ne fussecapable d’exécuter tout ce que je voudrais entreprendre. J’appelaimon fidèle camarade, à qui j’avais aussi composé un lit defeuilles ; nous nous étendîmes mollement l’un près de l’autre,et je passai la nuit la plus délicieuse, embellie par les plusjolis songes.

Je commençais à ne plus craindre les bêtesfarouches ; depuis que j’étais dans mon île, je n’en avaispoint aperçu ; aucun cri, aucun hurlement n’avait troublé monrepos. Ma cabane me paraissait donc tout ce que je pouvaisdésirer ; le soleil n’y pénétrait point ; je nedésespérais pas de l’orner, et alors je n’aurais pas changé monlogement pour la plus belle maison de mon village natal, tant lapropriété donne de prix aux moindres choses.

Les enfants à qui l’on racontera mon histoires’étonneront peut-être que j’ai pu vivre sans jouer ; maisqu’ils pensent à tout ce qui occupait mon esprit, et combien montemps était précieux ; tous les jours s’écoulaient trop vitepour tout ce que j’avais à faire. N’avait-il pas fallu songer à menourrir et à m’abriter ? Le seul plaisir que je me permisseétait de me baigner un peu avant le coucher du soleil ; aprèsune journée brûlante, rien ne me paraissait plus agréable ; jenageais en tout sens, mais sans m’éloigner du rivage. Mon amiCastor veillait sur moi avec une tendre inquiétude, et, lorsque jerevenais à terre, il me témoignait sa joie en sautant sur mesépaules et me faisant mille caresses. J’avais soin de m’entretenirdans une grande propreté ; je lavais souvent ma chemise, monpantalon de nankin et mon gilet de coutil. Pour mes bas, il y avaitlongtemps que les pieds en étaient usés et qu’ils ne pouvaient plusme servir ; comme je prévoyais que j’aurais besoin de fil, jeles défis et j’en eus une grosse pelote.

Je reviens à mes œufs de tortue, qui mepromettaient un repas friand, puisque j’y pouvais ajouter dusel ; je les trouvai parfaits ; mais ma satisfaction futbien troublée quand je m’aperçus que l’amadou allait me manquer.Mes occupations des jours précédents m’avaient empêché d’y songer.Qu’allais-je devenir privé des moyens d’avoir du feu ? Jeserais donc réduit à me nourrir d’huîtres, de glands et d’œufscrus ?

Mes bonnes pommes de terre et la chasse de monchien me deviendraient inutiles, car je ne pourrais me résoudre àmanger de la chair crue et ensanglantée. Après avoir bien réfléchi,je conclus que je devais parcourir mon île dans tous lessens ; j’espérais découvrir quelques nouvelles productions,des fruits qui n’auraient pas besoin d’être cuits et qui pourraientservir à ma nourriture. Heureusement que j’avais appris, à bord denotre vaisseau, à m’orienter, ce qui me permettrait de me dirigerdans mon voyage et de retrouver mon chemin. Je passai cette journéeà tout préparer pour mon départ ; j’allai déterrer des pommesde terre, et j’en fis cuire autant que j’en pouvais porter. Lelendemain, de grand matin, je partis, accompagné de Castor ;je pris ma route vers le nord, et, après avoir marché environ deuxheures, je me retrouvai au bord de la même rivière que j’avaispassée à la nage, mais sur la rive opposée à celle que j’avaisparcourue. Celle-ci était embellie de quantité d’arbres dedifférentes espèces. Les citronniers y étaient en grande abondance,et je remarquai plusieurs de ces arbres si hauts, à feuilles silarges, et au sommet desquels pendaient ces grosses noix que jen’avais pu briser. L’envie me prit d’y monter pour en faire tomberquelques-unes et faire un nouvel essai. J’y parvins avec beaucoupde peine, et je jetai à terre une douzaine de ces fruits. Lorsqueje fus descendu, j’en pris un que j’examinai soigneusement :l’écorce extérieure était composée de filaments comme si elle avaitété de chanvre ; la seconde écorce était dure comme dufer ; je ne doutai pas qu’elle ne renfermât quelque chose debon à manger, et je m’avisai d’un expédient pour la couper en deux.Je commençai par l’assujettir entre des pierres, je posai moncouteau bien droit au milieu de la noix, et avec un gros caillou jefrappai dessus de toutes mes forces ; j’eus le plaisir de voirqu’il entrait dans l’écorce ; je redoublai mes coups demanière qu’elle se séparât par la moitié. Le noyau était une espècede moelle qui avait le goût d’amande douce, et dans le milieu, quiétait creux, je trouvai un lait d’un goût excellent. Les deuxmoitiés de la noix formaient deux belles tasses, qui devaientm’être fort utiles ; je rompis plusieurs autres noix, et jem’en rassasiai entièrement. Castor avait gagné un petit boisvoisin ; pour moi je m’endormis sous un arbre ; je fuséveillé par un bruit qui m’effraya d’abord, mais je fus bientôtrassuré, c’était un troupeau de chèvres sauvages qui venaient sedésaltérer à la rivière. La vue de ces animaux me causa une vivejoie ; je formai sur-le-champ le projet d’en prendre une envie ; leurs mamelles pendantes me faisaient espérer un laitabondant, et je mourais d’envie de m’en régaler. Je me réjouis del’absence de mon chien, dont les aboiements auraient effarouchétout le troupeau. Je me cachai derrière un gros arbre, et, pendantque les chèvres buvaient avidement et se rafraîchissaient dansl’eau, je préparai ma ficelle, je la mis en trois pour lui donnerplus de force, j’y fis un nœud coulant, et, lorsque ces bêtessortirent de la rivière, je guettai celle qui passerait le plusprès de moi. Ces animaux, que personne n’avait jamais attaqués,étaient sans défiance. Une mère, près de mettre bas, rasa de fortprès l’arbre où j’étais en sentinelle. Je jetai mon nœud coulantavec tant de bonheur que ses cornes s’y trouvèrent prises ; jetirai si fortement la ficelle que la chèvre tomba par terre, et,pendant qu’elle se relevait, je l’attachai au tronc de l’arbre, demanière qu’il lui fût impossible de se débarrasser de ses liens. Lapauvre bête se débattait et tâchait de me frapper de ses pieds etde ses cornes, mais j’avais soin de m’en tenir éloigné. Sesbêlements plaintifs me faisaient pitié ; mais je m’enpromettais tant d’utilité que je ne fus pas tenté de lui rendre laliberté.

Tout le troupeau épouvanté avait pris lafuite ; je restai seul avec ma prise : je résolus derenoncer pour ce jour-là à mon voyage de découvertes, et dereprendre avec la chèvre le chemin de ma cabane pour l’y mettre ensûreté. Je dînai en hâte avec mes pommes de terre rôties, et sitôtque Castor m’eut rejoint, je détachai la ficelle de l’arbre, et lapassant autour de mon bras gauche, je pris dans la main droite unegrosse branche dont je frappai ma chèvre en la tirant du côté de mademeure. Je n’aurais jamais pu l’y conduire sans le secours de monchien ; elle résistait de toutes ses forces ; mais lesaboiements de Castor l’effrayaient, il la suivait à la piste et luimordait les jambes quand elle refusait d’avancer. Nous gagnâmes lacabane avant la nuit ; j’attachai de nouveau ma prisonnière àun gros arbre planté dans un endroit sablonneux où l’on ne voyaitpas un brin d’herbe. J’avais entendu dire que l’on domptait par lafaim toute espèce d’animal ; je décidai de laisser celui-cisans nourriture jusqu’au lendemain, quoiqu’il m’en coûtât de fairejeûner ma nouvelle hôtesse, que je chérissais déjà et dontj’espérais me faire aimer. Quand je fus tranquille sur son compte,j’entrai chez moi avec mon compagnon, et je me couchai sur mon litde feuilles, bien content de ma journée.

Le lendemain, au point du jour, je m’occupai àramasser de l’herbe fraîche pour le déjeuner de ma chèvre ; jepassai près d’elle ; la pauvre bête était couchée sur le sableet paraissait fort abattue. Elle tourna vers moi des yeuxlanguissants ; je me hâtai de faire ma provision defourrage ; je lui présentai les herbes que je venais decueillir ; elle les mangea avec avidité, et se laissa caressersans résistance. J’étais enchanté d’avoir une nouvelle compagne, etc’était alors pour le seul plaisir de sa société ; car, étantprès de faire ses petits, elle n’avait point de lait.

Chapitre 4

 

– Le parc aux chèvres. – Augmentation de famille. – Lekaratas. – Félix manque d’amadou. – Les cannes à sucre. – Lescitronniers. – Vive la limonade ! – Le riz. – Les fraises. –La caverne. – Le coffre. – Félix ne peut l’ouvrir. – Il casse soncouteau. – Retour à la cabane. – Le lait de chèvre. – Surpriseagréable.

 

L’augmentation de ma famille changeait tousmes projets. Je ne pouvais penser à m’éloigner de ma demeure que jen’eusse mis en sûreté non-seulement la chèvre, mais tout letroupeau dont je croyais déjà être possesseur. Je voulaisconstruire un parc auprès de ma cabane ; après bien desréflexions, voici comment je m’y pris. Je déplantai un grand nombrede jeunes arbres, et j’enlevai avec eux une partie de la terre quienvironnait leurs racines ; je fis dans un espace carré destrous fort près les uns des autres ; j’y plantai mes jeunesarbres, et au pied de chacun d’eux, je mis en terre des plantesgrimpantes très communes dans cet endroit. Mes tasses de coco, carje sais à présent que c’est le nom de ce fruit précieux, me furenttrès utiles pour puiser de l’eau dont j’arrosai ma plantation, nonsans de grandes fatigues, n’ayant que de si petits vases, jefaisais chaque jour plus de trente fois le chemin jusqu’au plusprochain ruisseau. Rien n’était capable de me rebuter ; jetravaillais avec un courage infatigable, et je craignais tellementde perdre un moment, que je vivais avec la plus grande sobriété.Des huîtres, des glands et quelques noix de coco étaient ma seulenourriture, parce qu’elle ne demandait pas d’apprêt. Pendant cetemps, ma chèvre, toujours attachée, commençait à s’apprivoiser.J’avais soin de l’approvisionner de grand matin pour toute lajournée ; le soir je la conduisais au bord du ruisseau, oùelle se désaltérait. Elle avait lié amitié avec Castor ; quandelle était couchée, il jouait entre ses cornes. La bonneintelligence de ces animaux me réjouissait, comme celle qui règneentre les frères et charme le père de famille.

Un matin que je sortais de ma cabane, je fusagréablement surpris à la vue de deux petits chevreaux couchés prèsde ma chèvre et attachés à ses mamelles. Je m’approchai, le cœurpalpitant de joie ; je caressai les nouveaux-nés ; lamère ne s’y opposa point, et me regarda d’un air satisfait. Jecourus aux champs, et n’épargnai point ma peine pour approvisionnerla mère et ses nourrissons. Lorsque je fus de retour, ces derniersdormaient paisiblement. Je fus tenté de presser le pis de ma chèvreet d’avaler une bonne tasse de lait chaud ; je me reprochaibientôt cette idée de gourmandise. « Non, dis-je, je nepriverai pas ces innocents animaux de la nourriture que la natureleur a préparée ; j’attendrai, pour me satisfaire, qu’ilspuissent brouter l’herbe comme leur mère. » J’observai ensuiteque ma chèvre, toujours liée au tronc de son arbre, devait setrouver mal à son aise pour allaiter ses petits. L’enceinte de monparc était presque achevée ; les arbrisseaux et les plantesavaient déjà pris racine ; les uns et les autres poussaientdes feuilles nouvelles, et devaient s’entrelacer en croissant. Jen’y avais laissé qu’une petite ouverture pour donner passage à moiet à mon troupeau ; je l’y conduisis, persuadé que la chèvre,entourée de ses petits et pourvue de tout ce qui lui étaitnécessaire, s’attacherait à sa nouvelle demeure et à moi-même. Jeme proposais d’ailleurs de lui ôter les moyens de me quitter si lafantaisie lui en prenait ; je ramassai une quantité debranches desséchées d’arbustes épineux, je les plaçai en dedans duparc le long de la haie, pour mieux retenir la chèvre et l’empêcherd’approcher de la jeune haie, qu’elle n’eût pas manqué de ronger,et dont, après tout, elle se serait moquée. Lorsque je l’eus faitentrer dans le parc avec ses petits, je la débarrassai entièrementde ses liens ; elle m’en témoigna sa joie par millegambades ; puis elle s’établit sur une bonne litière defeuilles sèches, et les jeunes chevreaux recommencèrent àtéter.

Je sortis alors de l’enceinte, dont je fermail’entrée avec des branchages et des pierres, et j’allai me remettreau travail, le cœur content. Je continuai de chercher, au milieudes plantes diverses qui croissaient dans les fentes des rochers ouà leur pied, celles qui me paraissaient propres à grimper le longde mes jeunes arbres et à rendre ma haie plus fourrée. Ce jour-làj’en découvris une nouvelle d’une espèce fort singulière, et quej’ai su depuis s’appeler karatas. Ses feuilles, grandes etépaisses, étaient creusées au milieu en forme de coupe, etparaissaient composées d’un tissu dont il me parut que je pourraistirer du fil très fort ; la tige était droite et son sommetportait, au milieu d’une touffe de feuilles, quantité de bellesfleurs rouges. Je transplantai quelques-uns de ces jolisarbrisseaux qui me servirent à fortifier les murs de monparc ; mais j’étais loin d’imaginer à quel point ils medeviendraient utiles. Un grand appétit m’obligea d’interrompre montravail, j’allai vers le rivage pour y chercher des huîtres ;je trouvai Castor qui s’occupait avec ardeur à déterrer les œufs detortue, et qui n’en mettait pas moins à les avaler. Je me mis de lapartie ; j’en emportai plusieurs, et me disposai à les fairecuire ; mais, ô douleur ! je vis que j’allais employer lereste de mon amadou, et que désormais je serais contraint de mepasser de feu. J’étais vraiment consterné ; je regardaistristement mon briquet et mes pierres à fusil, et l’impossibilitéd’en faire usage à l’avenir me désolait. Mon repas ne fut pas gai,et mon ouvrage, le reste du jour, se ressentit du découragement oùj’étais tombé. Quand la nuit fut venue, l’inquiétude écarta de moile sommeil, et je restai livré à de tristes réflexions.« Qu’est-ce donc, me disais-je, que la vie d’un homme, puisquecelle d’un enfant est mêlée à tant de peine ? » Jerepassai alors dans mon esprit mon naufrage, l’abandon où je mevoyais, le peu de force et de moyens dont j’étais pourvu, et je metrouvai extrêmement misérable. Qu’allais-je devenir, n’ayant plusde feu ? « Si du moins j’avais, disais-je en souriant,une hache, une scie, un marteau et des clous, je pourrais, à l’aidede ces outils, exécuter bien des choses que j’ai en projet, et queje ne puis entreprendre avec mes seules mains. Si un seul de mescamarades eût été sauvé ainsi que moi, quel plaisir j’aurais goûtédans sa compagnie ! Nous nous serions aidés, consolésmutuellement ; nous nous serions aimés, et je n’ai pas ici unecréature semblable à moi qui me chérisse et à laquelle je puissem’attacher. » Cependant je réfléchis que j’avais encore biendes sujets de consolation dans mon malheur ; j’aurais puaborder une terre peuplée d’animaux féroces qui m’eussent dévoré,ou un lieu si aride que j’y aurais péri ou de faim ou de soif. Jefus calmé par ces réflexions, et mon sang rafraîchi me permit,avant le jour, de goûter quelques heures de sommeil.

Mon enclos fut achevé le lendemain, et jerepris mon projet de voyage. Je pouvais sans inquiétude m’éloignerpour quelques jours de mes chers animaux. Outre une provision defourrage que je leur laissais, ma chèvre pouvait brouter lespousses des jeunes arbres qui formaient la haie de son parc. Quandelle eût pu manger toutes celles du dedans de l’enceinte, celles dudehors lui conservaient assez d’épaisseur.

Je ne me chargeai cette fois que d’huîtres etde glands, les pommes de terre me devenant inutiles. Je partis avecmon chien avant le lever du soleil, et je pris le même chemin quela première fois. Arrivé au bord de la rivière et sous les beauxcocotiers, j’y montai lestement et je me procurai un excellentdéjeuner. Je côtoyai ensuite la rivière, marchant toujours vers lenord. J’aperçus à quelque distance un petit bocage qui me parutcharmant ; mais, pour m’y rendre, il fallait traverser ungrand terrain couvert de roseaux qui étaient couchés pêle-mêle etgênaient beaucoup ma marche. Castor allait devant moi et me frayaitle chemin ; je le suivais lentement. Pour me soutenir danscette route difficile, je coupai une grosse canne de roseau ;en m’appuyant dessus, je sentis ma main toute mouillée d’un jusglutineux qui en sortait ; je fus curieux d’en goûter et jereconnus, avec autant de surprise que de joie, que c’était dusucre. J’avais appris à bord que ce sont des cannes qui leproduisent ; je ne doutai pas que je n’eusse trouvé cetteplante précieuse. J’en mangeai beaucoup, et je me sentis rafraîchiet fortifié par cet excellent jus. Je coupai une douzaine de cescannes, et, marchant avec un nouveau courage, je gagnai le petitbois, qui était presque tout composé de citronniers, et je résolusde me faire de la limonade. La façon n’en fut pas difficile ;j’exprimai dans une tasse de coco les jus réunis de quelquescitrons et d’une canne à sucre, et j’obtins une boisson aussiagréable que saine. Le soleil étant alors dans toute sa force, jeme couchai sur le gazon et m’endormis profondément. À mon réveil,un vent rafraîchissant se faisait sentir, et m’invitait à continuermon voyage. Avant de sortir du bois, je fis une découverte qui mefut très agréable, c’étaient des arbres qui ont beaucoup de rapportavec nos acacias ; ils portent de belles fleurs, et sontcouverts de fortes épines qui croissent trois par trois ;elles sont si pointues qu’on pourrait en faire une arme dangereuse.Je vis d’un coup d’œil le parti que j’en pouvais tirer ; jepensai qu’en les faisant sécher au soleil elles deviendraient sidures qu’elles pourraient me tenir lieu de clous. J’en coupai unassez grand nombre ; je les liai avec de la ficelle, et lesmis sur mon épaule au bout d’un bâton.

À la sortie du bois je trouvai un champcouvert de riz ; cette vue me réjouit d’abord, mais je merappelai bientôt que la privation du feu m’empêcherait d’en faireusage ; je n’y vis alors d’utile que la paille. Je nedésespérai pas de pouvoir la tresser, et de me faire un chapeau,dont j’avais grand besoin pour me défendre de l’ardeur du soleil.Je montai ensuite sur une petite éminence, d’où je découvris encoreune autre partie de la côte, dont l’aspect me parut si différent decelle que j’avais vue, que je résolus de l’examiner de près. Jecrus pouvoir m’y rendre dans la journée du lendemain. Je descendisdans la plaine, et, après avoir soupé avec des noix de coco et desglands, et bu une tasse de limonade, je m’arrangeai sur un arbrepour y passer la nuit. Mon compagnon de voyage était moinsembarrassé que moi pour sa nourriture. Il découvrait souvent dansles hautes herbes les nids de différents oiseaux, dont il croquaitles petits. Il m’apportait souvent une partie de sa chasse, ce quine servait qu’à renouveler mes regrets.

La journée suivante fut fort pénible. Je nepris guère le temps de me reposer ; mais je cueillis, cheminfaisant, de nouvelles cannes à sucre, et je trouvai une place seméede grosses fraises du Chili, qui me rafraîchirent beaucoup. Levent, qui venait du côté de la mer, tempérait la chaleur, et cetteheureuse circonstance me permit d’atteindre mon but avant la nuit.J’étais extrêmement fatigué, et je n’eus d’autre idée, en arrivant,que de chercher le repos dont j’avais besoin.

Je me levai de bonne heure pour faire mesobservations.

La côte, en cet endroit, était toute hérisséede rochers de formes les plus variées et les plus singulières.Quelques-uns étaient faits comme des baignoires ; l’eau yarrivait à la marée montante, et l’on pouvait y prendre un bain leplus commodément du monde. Il s’y trouvait du sel en abondance. Lesable était couvert de coquillage de toute espèce. Parmi un grandnombre d’huîtres et de moules, je reconnus des coquilles deSaint-Jacques, dont j’aurais fait un bon repas si j’avais pu lesfaire cuire.

Je visitai la chaîne de rochers qui bordaientla côte ; j’en découvris un qui offrait une ouverture commecelle d’une caverne ; mais elle était complètement bouchée pardes plantes épineuses, qui en rendaient l’accès impossible. Moncouteau n’était pas assez fort pour couper ces épaissesbroussailles, et, après m’être mis les mains tout en sang, je fusforcé d’y renoncer. Ce ne fut pas sans un violent chagrin ; jevenais de penser, pour la première fois depuis mon naufrage, que labelle saison où je me trouvais ne durerait pas toujours, quel’hiver lui succèderait, et que ma jolie cabane, dont j’étais siglorieux, ne résisterait pas aux grandes pluies, et pourrait êtrerenversée par un coup de vent. Il était donc essentiel de meménager un abri plus sûr et en état de résister aux tempêtes ;je ne voyais rien de mieux que d’habiter le creux d’unrocher ; je croyais en avoir trouvé un qui pouvait me servirde retraite, mais des obstacles insurmontables m’en défendaientl’entrée. « Si j’avais au moins une hache, me disais-je, jecouperais toutes ces ronces, quand je devrais y passer huit jours.Si j’avais encore de l’amadou, je pourrais y mettre le feu ;il ne brûlerait que ces fatales plantes, et ne consumerait pas lapierre. Mais tous les moyens me manquent ; je suis destiné àpérir par le froid ou par les eaux. » Cependant, reprenant peuà peu courage, je marchai le long du rivage, en avalant de temps entemps des huîtres ou des moules. Ma surprise fut extrême endécouvrant un grand coffre d’un bois fort dur, à moitié enterrédans le sable. Je pensais qu’il venait du vaisseau qui devaits’être brisé de ce côté, et l’espoir d’y retrouver quelque chosequi pourrait m’être utile me fit employer tous mes efforts àl’ouvrir. Il fallait profiter du moment où la mer descendait, cardans le flux le coffre était couvert d’eau, et c’est ce qui y avaitamoncelé tant de sable. Je l’en débarrassai avec beaucoup de peine,et je parvins à découvrir la serrure. Elle était si forte qu’iln’était pas possible de la briser ; si j’avais pu couper lebois tout autour, je l’aurais fait sauter, mais je l’essayaivainement, et cette inutile tentative me coûta cher ; jecassai mon couteau ! C’était pour moi une perte biensensible ; je ne voyais plus aucun moyen de rompre les noix decoco, qui étaient devenues ma principale nourriture. Je mereprochai cet accident, parce que j’aurais dû réfléchir que quandj’aurais réussi à briser la serrure, mes forces ne m’eussent jamaispermis de lever le couvercle du coffre.

Tant de mauvais succès m’avaient plongé dansla tristesse. J’avais d’autant plus de regret de ne pouvoir formerun établissement dans cette partie de l’île, que c’était celle oùj’aurais trouvé le plus de ressources réunies. Les coquillagesabondaient sur la côte ; les patates croissaient derrière lesrochers ; des bouquets de bois semés çà et là m’offraient lecoco, le citron, la figue des Indes et plusieurs autres fruits dontj’ignorais le nom, mais dont le goût me semblait délicieux. Desruisseaux coulaient de tous côtés ; le saule et l’osiercroissaient sur leurs rives ; les chèvres sauvages y venaientboire par troupes, et j’avais eu l’espoir d’en prendre encorequelques-unes. Il fallait renoncer à tous ces avantages, puisque jene pouvais me construire une demeure plus sûre que celle quej’avais déjà. Je me décidai à y retourner, espérant distraire monchagrin par la vue de mes propriétés, et surtout de mon petittroupeau. Je ne retrouvai pas facilement mon chemin, ou j’en prisun autre beaucoup plus long ; je passai plusieurs nuits à labelle étoile, et n’arrivai chez moi que le quatorzième jour aprèsmon départ.

Je retrouvai ma cabane et mon enclos dans lemeilleur état, et mes chères petites bêtes en très bonne santé. Leschevreaux paissaient l’herbe qui tapissait le parc, et pouvaientdéjà se suspendre aux branches des jeunes arbres. Les voyant enétat de pourvoir à leur subsistance, je ne balançai pas à traire lachèvre, et je remplis de son lait une de mes tasses de coco ;je le bus avec délices, après y avoir exprimé le jus d’une canne àsucre. Ce breuvage rétablit mes forces, que mon pénible voyageavait épuisées. Je voulus donner le reste de la journée au repos.Je fis sortir du parc la chèvre et ses petits ; j’attachai lamère à un arbre, par une longue ficelle qui lui permettait des’écarter à une certaine distance. J’aurais même pu me dispenser decette précaution ; elle était toute apprivoisée, reconnaissaitma voix, et m’aurait suivi comme un chien. Les petits chevreauxbondissaient autour de leur mère. Je m’assis pour jouir de cespectacle intéressant. Je contemplai ensuite ma maisonnette, quifaisait un effet charmant surtout aux yeux de l’architecte. Le parcplacé au-devant l’embellissait encore. Le feuillage des jeunesarbres était devenu très épais ; les plantes grasses ouépineuses dont j’avais rempli les intervalles avaient grimpé lelong des tiges ; elles étaient couvertes de fleurs de couleurssi variées qu’il me semblait être au milieu d’un parterre. Jeremarquai surtout celle dont j’ai parlé, et dont le rouge éclatanteffaçait toutes les autres. Je pris une tige de cet arbrisseau pourl’examiner de plus près ; j’en ôtai l’écorce, j’en tirai unmorceau de moelle sèche et spongieuse ; machinalement, jedépouillai ainsi plusieurs branches, et je fis un petit tas decette moelle, sans aucune idée qu’elle pût m’être utile. Le malheurd’être privé de feu me revint à l’esprit et me fit pousser bien dessoupirs ; je tirai de ma poche mon briquet, je frappai sur lapierre et fis jaillir les étincelles seulement pour passer letemps. Ô surprise ! il en tombe quelques-unes sur la moelle dela plante à fleurs rouges, elle s’allume aussitôt ; je me voispourvu d’un excellent amadou et en possession du plus précieuxtrésor. La joie dont je fus saisi me fit faire desextravagances ; j’appelai Castor ; je le baisai, leserrai contre ma poitrine, comme pour la lui faire partager ;le bon animal me rendait mes caresses sans en connaître le motif.Je me mis ensuite à courir et à sauter comme si j’avais perdul’esprit. La nuit étant venue, je fis rentrer mes bêtes dans leparc, et je me retirai avec mon chien dans ma cabane, où jeretrouvai avec un grand plaisir mon excellent lit de feuillessèches.

Chapitre 5

 

– Grandes occupations. – Incendie. – Le coffre est entamé. –Félix éteint le feu. — Les patates brûlées. – Les coquilles deSaint-Jacques. – Heureuse découverte. – Félix a des outils. – Bonnechasse de Castor. – Entrée dans la caverne. – L’orage. – Le coffredépecé. – Nouvelles trouvailles. – L’orage a presque détruit lacabane. – Changement de domicile.

 

Le lendemain, à mon réveil, j’avais tant dechoses à faire que je ne savais par où commencer. Je me mis d’abordà traire ma chèvre, et je partageai son lait avec mon bon Castor.De là, j’allai sur le rivage à la recherche des œufs de tortue. Jejeûnais depuis longtemps, et j’avais envie de me dédommager !j’en trouvai une demi-douzaine. J’avais encore des pommes de terredans ma cabane ; j’allumai un bon feu et je les fisrôtir ; je mis aussi les œufs dans les cendres, et me préparaiun dîner fortifiant. J’étais cependant moins occupé de ce que jefaisais que du projet de retourner bientôt au lieu où je voulaisétablir ma demeure pour l’hiver. Au moyen du feu, j’espérais mefrayer un passage pour entrer dans la caverne. Le coffre quej’avais trouvé m’occupait aussi beaucoup ; je me creusais latête pour imaginer comment je pourrais l’ouvrir ; je voulaisdeviner ce qu’il pouvait contenir, et je me perdais dans mesconjectures. « Si c’étaient des habits, me disais-je, ilsviendraient bien à propos ; bientôt les miens vont tomber enlambeaux, et si je suis nu je ne pourrai supporter l’ardeur dusoleil. Si j’y trouvais des armes, je pourrais tuer des oiseaux, etbeaucoup de ces espèces de lièvres qui m’ont déjà fourni d’aussibons rôtis ; je suis toujours bien sûr qu’il y a dans cecoffre des choses qui me seraient fort utiles ; n’est-il pasmalheureux que je ne puisse m’en rendre maître ? »

Pendant que mon dîner cuisait, je m’occupai ànettoyer le parc ; je mis mon petit troupeau en liberté depaître aux environs ; il n’en abusa pas, et ne s’écarta pointde ma demeure ; j’ôtai la vieille litière, et j’en mis de lafraîche ; je fis une nouvelle provision de fourrage pourl’absence que je méditais ; enfin j’eus soin de pourvoir monbétail de tout ce qui pouvait lui être nécessaire.

Je quittai une troisième fois ma demeure, maissans prendre beaucoup de précaution pour ma subsistance. Avec monbriquet et une bonne provision de la précieuse moelle qui me tenaitlieu d’amadou, j’étais sûr de ne pas manquer de vivres ; jemarchais légèrement, n’étant point chargé, et le désir d’arriver medonnait des ailes. Je ne trouvai rien de nouveau sur une route quej’avais déjà parcourue, et d’ailleurs je ne pris le temps de faireaucune observation. J’atteignis, le quatrième jour, le lieudésiré ; il était assez matin ; aussi je ne voulus pointremettre l’exécution de mon dessein. Je fis du feu ; j’y misrôtir des pommes de terre que j’avais recueillies cheminfaisant ; et, quand le bois fut bien embrasé, je saisis unbrandon allumé et je courus au rocher. Je l’introduisis au milieudes racines et des broussailles qui en fermaient l’ouverture ;la flamme se communiqua rapidement de l’une à l’autre, et produisitune fumée si épaisse que je ne pouvais plus distinguer la caverne.Le feu dévora en moins d’une heure tout ce qui était audehors ; de là il gagna l’intérieur, où il consuma tout ce quiétait propre à lui servir d’aliment ; puis il parut s’êtreéteint. La fumée diminua peu à peu et me laissa apercevoir uneouverture dont la hauteur surpassait de bien peu la mienne, maisqui avait la largeur ordinaire d’une porte. J’allais y entrer avecma vivacité ordinaire, mais de nouveaux tourbillons de fumée noireet infecte en sortirent tout à coup et pensèrent me suffoquer. Jem’éloignai promptement, et j’allai m’asseoir à quelque distancepour réfléchir sur ce que j’avais à faire. Je compris que le feuque j’avais cru éteint brûlait encore sous la cendre, et qu’il ycouverait peut-être plus d’un jour. Je vis la nécessité de modérermon impatience, et, pour m’en distraire, je me rendis près ducoffre, second objet de mes désirs et de mes inquiétudes. La maréeétait basse, il était à sec. Je le considérai de nouveau de tousles côtés, et, voyant toujours la même impossibilité de l’ouvrir oude le rompre, je tombai dans une profonde rêverie. Tout à coup ilme vint en pensée d’y mettre le feu. « Quelque chose qu’ilrenferme, me disais-je, je puis espérer d’en sauver unepartie ; quand le feu en aura consumé un bout, je ferai tousmes efforts pour l’éteindre : il ne peut brûler vite,puisqu’il est tous les jours couvert de l’eau de la mer. Le feuéteint, je m’emparerai de ce qui ne sera pas endommagé ; aulieu que si je ne prends pas ce parti, je ne jouirai jamais de cequ’il contient. » Cette fois je n’eus pas à me reprocherd’agir avec trop de précipitation ; ce fut après avoirlongtemps réfléchi que je me déterminai à employer ce moyen. J’eusencore la patience d’attendre le flux, parce que je songeai que lamer montante gagnerait le coffre et m’aiderait puissamment àarrêter les progrès du feu. Le moment arrivé, je portai près ducoffre plusieurs branches enflammées ; je considérai, le cœurpalpitant, le feu qui gagnait le bois, le noircissait d’abord, etcommençait à le brûler. Comme je l’avais prévu, ce ne fut que trèslentement. Debout, vis-à-vis, j’observai ses progrès, partagé entrela crainte et l’espérance. Enfin, un bout du coffre ayant étéconsumé sans produire de flamme, je crus qu’il était à proposd’arrêter le feu. Je n’avais, pour puiser de l’eau, que mes tassesde coco ; ce moyen eût donc été trop long ; je m’avisaide prendre du sable mouillé, d’en jeter sur le coffre et d’en faireun monceau devant l’endroit où il brûlait. En même temps, la mer legagnait, et, par intervalles, les vagues le couvraient entièrement.Il est facile de concevoir combien cette circonstance facilitaitmon travail. Je parvins à éteindre entièrement le feu, qui avaitfait une ouverture assez grande pour que j’y pusse entrerfacilement. Mais ce jour était destiné à exercer ma patience :il fallut attendre le reflux et enlever le sable mouillé dontj’avais bouché le trou pour étouffer le feu avant de connaître lefruit que je retirerais de mes peines.

Forcé de rester oisif, je songeai que j’avaisfaim : l’occupation de mon esprit me l’avait fait oublier.J’allai déterrer mes patates : mais je les avais laissées troplongtemps sous les cendres, elles étaient réduites en charbon. Quelremède à cet accident ? Je n’avais plus la stupidité de verserdes larmes inutiles quand j’étais contrarié. Je m’approchai durivage, et la vue de beaucoup de coquilles de Saint-Jacques meréjouit infiniment. Depuis longtemps je désirais en manger :je les mis d’abord sur la cendre chaude pour les faireouvrir : je les débarrassai du sable qui s’y trouvait ;puis, dans la coquille la plus creuse, je mis du jus de citron. Jeles fis cuire à petit feu, et je fis un dîner excellent. Après cerepas, je fis le tour des rochers, pour récolter au delà des pommesde terre pour les jours suivants. Je n’en pouvais recueillir quepeu à la fois, n’ayant pour les emporter que mes poches et monmouchoir : aussi avais-je résolu de fabriquer un panierd’osier. J’avais souvent vu travailler un vannier, notre voisin, etje me flattais de pouvoir imiter son ouvrage, au moins pour ce quim’était nécessaire.

Je dormis peu cette nuit, tant j’étais occupédes grands événements du lendemain.

Le creux du rocher serait-il assez grand pourque je puisse m’y loger ? Ne serait-il pas si obscur que je nepourrais y rien faire ? Que trouverais-je dans lecoffre ? L’eau n’avait-elle point gâté ce qu’ilcontenait ?

Voilà les questions que je me faisais, et quime tinrent longtemps éveillé. Dès que le jour parut, je descendisde l’arbre où j’étais perché ; j’allai d’abord au coffre, etje commençai à le débarrasser du sable qui en bouchait l’ouverture.Mon chien m’aida dans ce travail en grattant avec ses pattes. Cefidèle animal avait tant d’instinct, qu’il comprenait tout ce queje voulais lui faire entendre, et tant de docilité qu’ilm’obéissait au moindre signe.

Dès que cela me fut possible, j’allongeai lebras dans le coffre et j’en tirai une petite hache ; rien nepouvait me faire plus de plaisir ; mon couteau se trouvaitremplacé d’une manière avantageuse ; je pouvais facilementcouper du bois et entreprendre différents ouvrages. Je cherchaiavec une nouvelle ardeur, et ma joie s’augmenta en voyant une scie,deux marteaux et un sac plein de clous de toutes grandeurs. Enretirant avec peine ces objets précieux, je fis assez de place pourpouvoir y entrer. J’en sortis d’autres scies, d’autres hachesgrandes et petites, des tenailles, des vrilles et quantité d’autresoutils dont je ne savais ni le nom ni l’usage. Quelques-uns étaientsi grands et si lourds, qu’ils surpassaient mes forces et que jefus contraint de les laisser à leur place. Le feu avait brûlé lebois de quelques scies et le manche de quelques haches, mais il enrestait d’entières plus qu’il ne m’était nécessaire. Derrière lesgrands objets que je ne pouvais déplacer, il y avait encored’autres choses que j’aurais bien voulu m’approprier ; mais,possédant déjà toutes sortes d’instruments, je ne désespérais pasde pouvoir briser le coffre, et de me rendre maître de ce qui yrestait.

Un avare qui vient de trouver un trésor n’estpas plus satisfait que je ne l’étais en contemplant mes nouvellesrichesses : c’était le coffre où le charpentier serrait sesoutils, que les flots avaient apporté sur le rivage de mon île, etc’était au moment où ils m’étaient le plus nécessaires que je m’envoyais pourvu.

Je portai près de la caverne tout ce quej’avais tiré du coffre, espérant en pouvoir faire usage dès le joursuivant. Castor me surprit agréablement en m’apportant un agoutiplus grand que ceux qu’il avait déjà tués. Je destinai sa peau à mefaire des semelles ou espèces de sandales ; mes souliersétaient si usés, que mes pieds étaient déchirés par les épines oumeurtris par les cailloux. Je dépouillai l’animal le plusproprement possible, et je clouai sa peau sur le tronc d’un arbre,afin qu’elle ne se retirât pas. Je mis ensuite la bête à la broche,et je laisse à penser si nous fîmes un bon repas, moi et moncamarade. Je recueillis la graisse de l’agouti et j’en frottai lapeau à plusieurs reprises pour l’amollir et la rendre plusdouce.

J’allais souvent visiter l’ouverture durocher ; il n’en sortait plus de fumée, et je ne doutai pasque je ne pusse y entrer le lendemain. Au point du jour je m’armaid’une hache, et je m’introduisis hardiment dans la caverne, avec laseule précaution de me faire précéder par mon chien, dont lesaboiements m’auraient averti s’il y eût eu quelque danger. Nousmarchâmes d’abord sur un tas de cendres, mais elles étaientfroides, ce qui me prouva que le feu était éteint depuis longtemps.J’allai d’abord à ma droite et puis à ma gauche, jusqu’aux paroisde la grotte, pour juger à peu près de sa largeur ; je comptaivingt-deux de mes pas de l’une à l’autre. Il me restait à m’assurerde la profondeur de la caverne ; pour cela je marchai droitdevant moi ; tant que je fus près de l’ouverture, j’avaisassez de clarté pour me conduire ; mais à mesure quej’avançais, elle diminuait sensiblement ; je me trouvai enfindans une entière obscurité. Après avoir compté cinquante pas, jefus arrêté par une muraille de roc, et je reconnus que la grotte seterminait en cet endroit. Je la trouvai suffisamment spacieuse ettrès propre à me servir d’asile ; mais quelle triste demeureque celle où le jour ne pénètre jamais ! Comment travailler endedans de cette enceinte ténébreuse ? Je voulais cependantl’embellir et la meubler ; ma tête était pleine de projets, etcette terrible obscurité m’empêchait de les exécuter.

Je ne me rebutais plus facilement ; jerésolus d’habiter provisoirement l’entrée de la caverne, qui setrouvait un peu éclairée, d’y passer au moins la nuit, et d’yserrer mes outils et mes provisions ; et je ne désespérais pasde trouver le moyen de faire entrer un peu de jour dansl’intérieur. Pendant huit jours entiers je fis des essaisinutiles ; je grimpais sur le rocher en dehors ; jecherchais des endroits où il y avait des fentes, j’y faisais entrerdes coins, que j’enfonçais à grands coups de marteau. Quand j’étaisvenu à bout de faire sauter un éclat de pierre, je croyais quej’allais pratiquer un trou qui donnerait passage à la lumière.Toujours trompé dans mon espoir, excédé de fatigue et désolé de cemauvais succès, j’allais abandonner mon entreprise, lorsquej’observai un enfoncement dans lequel il avait crû une touffe deplantes qui paraissaient mieux nourries que celles qui poussaientsur le roc ; j’en conclus qu’il y avait plus de terre dans cetendroit que dans les autres, et qu’il serait peut-être plus facileà percer. J’arrachai d’abord toutes les herbes, puis je grattai laterre avec des coquilles, des pierres tranchantes et ma hache. Jene trouvais point le roc, ce qui augmentait mes espérances ;je jetais de côté la terre et les cailloux que j’ôtais de ce trou.Je me croyais encore loin de réussir, lorsqu’il se forma uneouverture, et la coquille dont je me servais tomba au fond de lacaverne. Je fus saisi d’une telle joie que je restai d’abordimmobile ; mon ardeur se ranima bientôt ; je continuai àgratter, à déblayer, et je parvins à faire un trou d’environ unpied carré. Content de mon travail, je songeai à prendre du reposet à me fortifier par quelque nourriture. Quand j’étais occupé d’unouvrage important, j’en oubliais le boire et le manger. Cette foisencore, avant de préparer mon repas, je voulus entrer dans magrotte ; je vis, avec un extrême plaisir, que l’espèce defenêtre que j’y avais pratiquée y répandait assez de jour pourdistinguer tous les objets. Castor paraissait partager ma joie, ilsautait autour de moi, comme s’il eût voulu me féliciter.

J’avais lieu d’être satisfait de ma nouvelledemeure, le sol en était uni, couvert d’un sable blanc très fin, etsans aucune humidité. Les parois étaient brillantes, et les pierresqui les composaient semblaient saupoudrées de parcelles d’or etd’argent. La voûte, très élevée en certains endroits, était plusbasse en d’autres ; dans le fond de la grotte, l’espace serétrécissait et formait une espèce de cabinet. C’était le seulendroit qui ne fût point éclairé ; je le destinai à renfermermes provisions d’hiver, car je pensais que dans cette saison je netrouverais plus de fruits ni de patates, et que je feraisprudemment de m’en pourvoir d’avance. Je voulais aussi loger meschèvres dans une autre partie de la caverne pendant la mauvaisesaison, pour les préserver de tout accident.

Mille idées différentes occupaient mon esprit,où il n’y avait que confusion. Je me voyais tant d’ouvrage sur lesbras, qu’il me semblait que je n’y pourrais suffire ; j’auraisvoulu tout faire à la fois, et la pétulance de mon caractère étaittelle qu’il me fallut bien des réflexions pour me déterminer àn’entreprendre qu’une chose après l’autre. Avant de commencer mesgrands travaux, je jugeai à propos de faire un voyage à ma cabaneet d’en ramener mon troupeau, pour lequel j’avais toujours del’inquiétude quand j’en étais éloigné. Je craignais qu’il nemanquât de fourrage, et que, les chevreaux ayant absolument cesséde téter, la mère n’eût perdu son lait, ce qui me priverait d’unegrande ressource pour l’hiver. Je me couchai ce soir-là dansl’intention de partir le lendemain. Depuis que la grotte étaitéclairée, j’avais placé ma couche plus loin de l’ouverture, dans unenfoncement du rocher qui formait une espèce d’alcôve. Ce fut ungrand bonheur pour moi ; je fus éveillé par les éclats dutonnerre ; je me levai sur mon séant, et j’admirai l’effet deséclairs sur mes brillantes murailles, qui semblaient étinceler demille feux. Le bruit de la foudre, répété par les échos de tous lesrochers, avait quelque chose de si majestueux que je l’écoutaisavec ravissement. L’orage se termina par une pluie si abondante quel’eau, tombant par la fenêtre et entrant par la porte, inonda unegrande partie de la caverne ; mais elle ne gagna point machambre à coucher. Cette espèce de déluge dura près de deux heures,que je fus obligé de passer à la même place et dans une inactionabsolue. Enfin, la pluie cessa, le ciel s’éclaircit, et le sable dela grotte eut bientôt bu l’eau qui y avait pénétré. Je sortisalors, et je vis avec frayeur les ravages que la tempête avaitcausés ; plusieurs arbres avaient été déracinés par laviolence du vent, la campagne était inondée, et je marchais dansl’eau jusqu’aux genoux. Oh ! combien je me trouvais heureuxd’avoir une demeure solide qui pût me garantir de ces terriblesorages ! Je formai sur-le-champ le projet de la protéger mieuxencore et de la rendre plus habitable en bouchant, dans cesoccasions, la fenêtre que j’y avais faite. J’éprouvais de vivesinquiétudes pour ma cabane de feuillage, pour mon parc et pour monbétail ; mais je ne pouvais me mettre en route cejour-là ; il fallait laisser aux eaux le temps de s’écouler.Je pris le chemin du rivage ; les flots agités y avaiententraîné une si grande quantité de coquillages que j’en fis uneample provision. J’avais vidé dans un coin de ma grotte le sac quej’avais trouvé plein de clous ; il m’était très utile pour ymettre ce que je voulais emporter. Je le remplis cette fois decoquilles Saint-Jacques, d’huîtres, de moules, et de certainscoquillages qui, ayant la forme de lames, étaient fort tranchants,et pouvaient me tenir lieu du couteau que j’avais cassé.

Après avoir déposé tout cela dans ma caverne,j’allai visiter le coffre. Je vis avec grand plaisir que, pendantla nuit précédente, il avait été tellement battu par les vagues,que les planches commençaient à se disjoindre. Je pris la plusforte hache que je fusse capable de remuer ; j’enfonçai descoins entre les planches, et, à force de frapper, je parvins à endétacher plusieurs. Quelle augmentation de richesses ! Jevoyais le moyen de faire une porte pour ma grotte et un volet pourma fenêtre. Bientôt tout ce que j’avais laissé dans le coffre setrouva à découvert. Parmi des outils trop pesants pour mes forces,il y avait encore trois grands sacs remplis de clous, un levier defer, un ciseau de menuisier, et, par un hasard très heureux pourmoi, une petite marmite de fonte avec son couvercle ; cettedernière trouvaille me fit sauter de joie. J’allais donc faire dubouillon, et cuire dans l’eau des pommes de terre, du poisson etdes œufs ! Je passai toute cette journée à transporterpéniblement dans ma demeure mes nouvelles acquisitions. Quant auxplanches, je les tirai bien avant sur la grève, afin que la mer nepût les entraîner, décidé à les travailler sur place. Je passai lereste de la journée à mettre de l’ordre dans mes effets ; jeles rangeai si bien qu’il m’était facile de trouver l’objet dontj’avais besoin sans déranger les autres. Un sommeil profond medédommagea de la mauvaise nuit que j’avais passée, et je fus lelendemain en état de me mettre en route. Je retrouvai le chemin leplus court, je repassai par le champ de riz ; comme je pouvaisfaire du feu, c’était pour moi un grenier d’abondance qui devaitm’assurer ma subsistance pendant la mauvaise saison. Mais ilfallait acheter cet avantage par bien des peines et desfatigues ; il fallait transporter le grain chez moi, leséparer de la paille, et le mettre en tas dans l’espèce de cave quiétait au fond de la caverne.

Le cœur me battait en approchant de mapremière demeure. Hélas ! à peine pus-je la reconnaître ;le toit de roseaux était partout enfoncé, les murs de branchages àdemi renversés ; il n’y avait plus moyen de s’y mettre àcouvert. Le parc avait moins souffert ; les jeunes arbres quej’avais plantés avaient pris racine, et poussé de tous côtés tantde rejetons qu’ils s’entrelaçaient et se soutenaientmutuellement ; d’ailleurs ces arbres, d’une nature flexible,cédaient à l’orage et pliaient plutôt que de rompre. Mon troupeaune paraissait pas avoir souffert ; mais ma chèvre étaitincommodée de son lait. Ses petits ne tétaient presque plus, et lapauvre bête parut fort soulagée quand je me mis à la traire. Je lefus aussi quand j’eus avalé une tasse de son lait ; cetteboisson rafraîchissante me remit de mes fatigues.

Après de longues réflexions, je décidai que jene réparerais point ma cabane pour le moment, et que j’iraishabiter ma grotte jusqu’à ce que l’hiver, que je pensais devoirarriver bientôt, fût passé. Je me proposai alors de revenir dans celieu et d’y construire une nouvelle maisonnette bien plus solideque la première. Étant pourvu d’outils cela m’était facile ;je pouvais creuser plus avant, et enfoncer mes pieux de manière àce qu’ils ne fussent pas aisément ébranlés. Je voulus faire de cetendroit, plus gai et plus riant, une maison de campagne pour ypasser l’été. Il fallait, pour cela, transporter une partie de mesinstruments, et j’avais déjà imaginé le moyen que j’emploieraispour y parvenir. Pour le moment, je n’avais rien de plus pressé àfaire que de conduire mon troupeau dans ma grotte, et de me livrerentièrement aux travaux que je devais achever avant la mauvaisesaison.

Chapitre 6

 

— Le porc-épic. – La chaussure. – Les récoltes. – La tortue.– Ah ! la bonne soupe ! – Félix pense à l’hiver. – Il seprépare de l’ouvrage. – Les habits de peaux. – Les ficelles. – Lespaniers. – Installation du troupeau dans la maison deschamps.

 

Le troisième jour après mon arrivée, jequittai ce lieu avec ma petite caravane. Je conduisais ma chèvreavec une simple ficelle, les chevreaux la suivaient, et Castorfaisait l’arrière-garde ; si les petits s’écartaient, il lesramenait bien vite. Je m’arrêtais de temps en temps dans lesendroits où l’herbe était la plus épaisse, pour laisser paître montroupeau. Dans une de ces haltes, mon chien, qui s’était un peuécarté, se mit à aboyer et à hurler d’une façon extraordinaire,comme s’il était blessé ou effrayé par quelque bête féroce. J’eusd’abord grand’peur, mais je ne pouvais laisser sans secours monfidèle compagnon. Je ne marchais plus qu’armé d’une petitehache ; je résolus de m’en servir pour défendre mon cherCastor. Je m’avançai doucement en regardant de tous côtés, et jel’aperçus en présence d’un ennemi plus singulierqu’effrayant ; c’était un animal de la grosseur d’un gros chatet couvert de piquets plantés sur son corps comme des tuyaux deplume. Castor avait voulu l’attaquer, comme le prouvait son museauensanglanté ; tout à coup l’animal s’arrondit et prit la formed’une boule, en nous présentant des dards hérissés qui seheurtaient avec bruit. Alors je pris ma hache à deux mains, et jelui en déchargeai un si grand coup que la terre fut tout arrosée deson sang. Il fit un bond terrible qui me fit reculer ; mais jerevins sur mes pas et lui donnai tant de coups que je parvins à letuer. Je dois avouer que je fus tout à fait glorieux de cettevictoire, la première que j’eusse remportée de ma vie. J’auraisbien voulu emporter le corps de mon ennemi vaincu ; mais celaétait impossible, puisqu’on ne savait par où le prendre ; jeme contentai de couper avec ma hache tous les dards de l’animal.Ils étaient si forts et si pointus que, si je parvenais à percer lebout le plus épais, j’en pouvais faire des aiguilles propres àcoudre des habits de peau dont je comptais bien me pourvoir. Ceuxqui liront cette relation seront sans doute plus instruits que jene l’étais alors, et reconnaîtront le porc-épic au portrait que jeviens d’en faire.

Ce fut là le seul événement remarquable de cevoyage. J’arrivai heureusement chez moi ; j’établis montroupeau dans ma nouvelle demeure, et ne voulant ce jour-là rienentreprendre de trop fatigant, j’employai la peau de l’agouti à megarantir les pieds des blessures auxquelles ils étaient exposésdepuis que j’étais sans chaussures. Je taillai de mon mieux dessemelles, puis des lanières pour les attacher sur le pied et autourde la jambe. Pour les joindre ensemble, il me fallait desaiguilles : voici comment je m’y pris pour m’en procurer. Jefis rougir un clou pointu dans un feu fort ardent ; je saisisensuite la tête avec mon mouchoir mouillé, et je perçai le côtéépais des dards de porc-épic. Cela me réussit parfaitement, j’eusde fort bonnes aiguilles, et j’attachai solidement les bandes depeau aux semelles, de manière que je pouvais marcher sans meblesser. La soirée fut employée à me pourvoir de vivres pourquelques jours, afin de travailler avec plus d’assiduité. Je meservis de ma marmite pour faire cuire des crabes, des moules etd’autres coquillages, en attendant que la chasse de mon chien meprocurât le moyen de faire du bouillon.

La première chose dont je m’occupai fut deconstruire une porte pour ma grotte. Que de peines et de fatigueselle me coûta ! Je pris d’abord la longueur et la largeur del’ouverture ; je sciai ensuite le dessus du coffre qui étaitresté dans son entier dans les mêmes proportions. On devine bienque j’y passai un temps considérable ; mais cet ouvrageterminé, je n’en fus pas plus avancé. Il fallait transporter cetteporte près de la caverne, et, quoique la distance ne fût pasgrande, il me fut impossible d’en venir à bout, puisque je pouvaisà peine la remuer. Je supportai encore cette fois la peine de monpeu de prévoyance ; il fallut me contenter de fermer ma grotteavec une espèce de claie composée de branches entrelacées. Jeréussis mieux au volet ; comme il était beaucoup plus petit,je l’achevai en peu de jours et je le portai près de ma fenêtrepour m’en servir seulement la nuit, ou quand le temps serait à lapluie.

Je songeai ensuite à ma récolte de riz et depommes de terre ; ce fut alors que je me félicitai d’avoir degrands et bons sacs. Sans ce secours, comment eussé-je transportéchez moi mes provisions d’hiver ? Dans l’espace de quinzejours je recueillis assez de grains et de patates pour laconsommation d’un enfant de mon âge. Le tout fut mis à couvert dansl’endroit le plus sec de ma demeure, et je commençai à faire usagedu riz au lait, nourriture qui me plaisait infiniment ;d’autres fois je le faisais cuire dans l’eau et je le laissais surle feu jusqu’à ce que le riz fut absolument sec ; alors je lemangeais en guise de pain avec les œufs ou les coquillages dont jene manquais pas souvent. Le tout, assaisonné de sel et de jus decitron, faisait un manger très passable.

Jusqu’alors j’avais toujours fait du feu enplein air. Je songeai que dans les grandes pluies je ne pourraisjamais l’allumer, ou qu’il s’éteindrait bien vite. Je compris lanécessité de me fabriquer un foyer dans l’intérieur de ma grotte.La plus grande difficulté était de donner un passage à la fuméepour n’en pas être suffoqué ; je cherchai d’abord des pierresplates que je rangeai les unes sur les autres, en mettant entreelles une couche d’une certaine terre grasse qui me parut propre àles lier ; j’en formai deux petits murs qui m’allaient jusqu’àla ceinture. Je posai dessus une planche en travers que j’enduisisaussi de terre grasse pour que le feu n’y prît pas ; j’avaisétabli ce foyer près de ma fenêtre. J’eus le bonheur de trouverencore un endroit du rocher qui était percé et seulement bouchéavec de la terre et des herbes ; je l’en débarrassai et formaiun trou où je pouvais passer les deux mains. Je sciai alors quatreplanches fort étroites et je les fis entrer dans cette ouverture,les attachant fortement avec de grands clous, ce qui forma comme untuyau de poêle qui conduisait la fumée en dehors.

On ne peut être plus content que je ne le fusde cette invention ; je voulus sur-le-champ en faire l’essaiet je mis le pot-au-feu devant mon nouveau foyer. Pendant que monriz bouillait, il me prit envie d’aller faire un tour au rivage.J’avais vu souvent au bord de la mer d’énormes tortues quidéposaient leurs œufs dans le sable et me préparaient d’excellentsrepas : j’aurais bien voulu en prendre quelqu’une, car j’avaisappris des matelots que c’était un fort bon manger et qu’on enfaisait du bouillon ; je savais aussi qu’il fallait tourner latortue sur le dos pour l’empêcher de retourner à la mer ; maistoutes celles que j’avais vues jusqu’à ce jour étaient trop grosseset trop lourdes pour que je puisse en venir à bout. Cette foisj’eus le bonheur d’en rencontrer une plus petite et que je pouvaisespérer remuer. J’appelai Castor pour qu’il lui coupât la retraite,et m’approchant d’elle, je la mis promptement sur le dos. Latortue, ne pouvant se sauver, ni se défendre, fut alors en monpouvoir ; je la tuai à coups de hache, et lui ouvris le ventreoù je trouvai vingt-deux œufs ; enfin j’en coupai une grandepièce que j’allai mettre dans une marmite. Je revins à ma proie, etl’ayant entièrement dépecée sans rompre son écaille supérieure, jeme mis en possession d’une belle cuve, dont je tirai partiaussitôt. La vue d’un vase si commode me fit naître l’idée de salerla tortue, afin de la conserver. Je me rappelai ce que j’avais vufaire à ma mère quand elle salait un porc, et j’agis de la mêmemanière ; je portai dans ma grotte ma cuve d’écaille et toutela chair de ma bête.

J’arrangeai d’abord une couche de sel, puisune autre de viande, et ainsi, tant qu’il en put entrer dans lacuve. Je recouvris le tout de sel, de l’épaisseur d’un doigt ;je mis des bouts de planches par-dessus, et ensuite de grossespierres pour presser ma salaison. Cela fait, je retournai à mondîner ; il était cuit à point et j’eus le plaisir de manger unexcellent potage au riz ; la chair de ma tortue me parut aussifort bonne, et Castor s’en régala ainsi que moi.

Le plus pressé me semblait fait ; j’avaisde quoi vivre pendant l’hiver, et une retraite commode pour megarantir des injures du temps. Je me demandais à quoi je devaism’occuper, afin de me distraire par le travail. Je résolus decueillir une grande quantité d’osier et de petites branches desaule pour me fabriquer des paniers et des corbeilles. Je voulaisaussi tuer quelques boucs avant l’hiver et me tailler des vêtementsdans leurs peaux.

Ce projet était bien conçu, mais l’exécutionen était embarrassante ; je ne voyais d’autre moyen, pourprendre des boucs et des chèvres, que de tendre un grand filet dansle chemin où ils passaient pour aller s’abreuver ; je voulaisles guetter, accompagné de mon chien, paraître tout à coup devanteux, les épouvanter par mes cris, auxquels se joindraient lesaboiements de Castor, et j’espérais qu’en fuyant, quelques-unsdonneraient dans mes filets, où je pourrais facilement les tuer. Cequ’il y avait de malheureux, c’est que ma ficelle était épuisée.J’essayai d’en faire avec plusieurs plantes filandreuses ; cequi m’y parut le plus propre fut le brou qui entourait les noix decoco ; j’en tirai une espèce de filasse dont je fis descordelettes, en les tournant avec un morceau de bois auquel j’avaisdonné la forme d’un fuseau. J’avais souvent vu des pêcheurstravailler à leurs filets, je me fabriquai une navette, et jeréussis à faire un filet grand et fort. Alors je me donnai toutentier à la chasse ; j’y fus si heureux qu’il ne se passaitguère de jour où je ne prisse quelque bouc ou un jeune chevreau. Jetuais les premiers, je les dépouillais et mettais leurs peauxsécher. Quant aux jeunes, je les joignis à mon troupeau, qui setrouva composé, outre la première chèvre, de neuf chevreaux mâleset femelles. Je résolus aussi de faire beaucoup de filets plus oumoins forts, les uns pour prendre du poisson, les autres pourattraper des petits oiseaux. J’eus à me féliciter des précautionsque j’avais prises contre le désœuvrement ; les pluiescommencèrent bientôt avec une telle violence, que, pendantplusieurs jours, il me fut impossible de sortir de chez moi.Combien je me trouvai heureux de m’être préparé de l’ouvrage !J’ai omis de dire que l’exercice et le travail avaientconsidérablement augmenté mes forces, et que l’habitude deréfléchir à des choses utiles avaient étendu mes idées, de manièreque, tant au physique qu’au moral, j’étais beaucoup plus avancé quele commun des enfants. La nécessité m’avait rendu industrieux etsurtout observateur. Par exemple, ma première pensée, quand lemauvais temps commença, fut que je devais calculer sa durée, poursavoir sur quoi compter les années suivantes. À cet effet, je prisun grand vase de calebasse, et tous les jours j’y mettais uncaillou me proposant de les compter à la fin de l’hiver.

Je commençai mes travaux par ceux devannier ; je fis des paniers de toutes formes et de toutesgrandeurs. Je dois avouer qu’ils n’étaient pas d’une tournureélégante, mais ils étaient solides, et me rendirent de grandsservices par la suite. Je tressai deux grandes et fortescorbeilles, où je serrai mon riz ; il était bien plusproprement qu’entassé dans mon magasin. Dès qu’il y avait un joursans pluie, j’en profitais pour aller faire de l’herbe, afin quemes bêtes ne manquassent pas de nourriture : Castor sortaitaussi ces jours-là et me régalait quelquefois de gibier. Au reste,les patates, le riz, le lait de ma chèvre, approvisionnaientsuffisamment ma cuisine, et si les vivres m’avaient manqué,j’aurais pu tuer un de mes chevreaux. Mais ces animaux, que j’avaisapprivoisés, que je nourrissais avec tant de soin et qui faisaientpartie de ma famille, m’étaient extrêmement chers ; ce n’eûtété qu’à la dernière extrémité que j’eusse pu me décider à leurôter la vie. Je ne voulais pourtant pas que mon troupeau augmentât,et, pensant bien qu’il se multiplierait au printemps, j’avais prisla résolution de tuer les petits, dès qu’ils cesseraient de téter,ce qui aurait le double avantage de me procurer du lait enabondance et des peaux pour me vêtir. La tortue que j’avais salées’était conservée parfaitement : quand je l’eus consommée, jecherchai l’occasion d’en prendre une autre que j’accommodai de lamême manière, ce qui me procura une seconde cuve d’écaille et lemoyen d’augmenter mes salaisons.

Lorsque je fus bien fourni de paniers, jeplantai de gros clous dans les fentes du rocher ; je suspendisaux parois de la grotte des corbeilles remplies de toutes mesprovisions ; j’y serrai aussi mes clous et la menueferraille ; tout cela était rangé dans un si bel ordre, que mademeure n’en était pas déparée.

Ce qui me contrariait, c’était de n’avoir quetrès peu de clarté ; le plus souvent la pluie m’obligeait detenir mon volet fermé ; j’étais alors privé de la lumière quivenait de la fenêtre et forcé de travailler près de la porte. Lesjours d’ailleurs étaient très courts ; il fallait quitterl’ouvrage de bonne heure ; je n’avais alors aucune ressourcecontre l’ennui. Je tombais dans la mélancolie ; toutes mespensées étaient tristes. Me voyant dans une grande abondance deschoses nécessaires à la vie, je n’en regrettais que plus vivementde n’avoir pas un compagnon avec qui je pusse les partager. C’estalors que je compris le vide de cette existence solitaire. Je medésespérais, en pensant que j’étais peut-être condamné à passerainsi bien des années, peut-être même toute ma vie. Cette penséem’effrayait ; en vain je voulais la chasser de monesprit : mais toujours elle se présentait à moi quandl’approche de la nuit m’empêchait de m’occuper.

Un soir que j’étais accablé de tristesse, ilme vint une pensée heureuse, puisqu’elle me rendit le courage et mefit surmonter mon chagrin. Voici ce que je me dis à moi-même :« À quoi me servent mes larmes et l’affliction à laquelle jem’abandonne ? Mes inutiles désirs ne me donneront pas ce quime manque. Je ferais donc bien mieux de tâcher de me rendre lemoins malheureux qu’il me sera possible. L’ennui me tourmente unepartie du jour, parce que je suis dans l’obscurité et que je nepuis travailler. Il est vrai, je n’ai ni livre, ni plume, nipapier, pour occuper mon esprit, mais j’ai de la mémoire. Quim’empêche de me rappeler tout ce que j’ai appris autrefois, ce quej’ai lu, tant à l’école qu’à la maison ? Ne sera-ce pas commesi l’on me racontait des histoires ou comme si je les lisais ànouveau ? Je veux aussi me souvenir de tout ce que j’ai penséet de tout ce que j’ai fait depuis que je suis dans cette île. Jetrouverai quelque chose pouvant me servir de papier :j’écrirai alors mes aventures, et je suis sûr que cela m’amuserabeaucoup. » Cette idée m’occupa toute la soirée ; meslarmes se séchèrent, et j’allai me reposer sur mon lit de feuillesle cœur plus content qu’à l’ordinaire.

On s’étonnera peut-être qu’un enfant qui avaità peine treize ans fût capable de pareils raisonnements ; maisdans la situation où je me trouvais, toutes les pensées de monesprit étaient tournées vers les choses utiles ; je conversaissans cesse avec moi-même ; enfin les notions que j’avaisreçues germaient, pour ainsi dire, dans la solitude, et seretraçaient à mon esprit.

J’avais calculé le temps par les lunes.C’était le 25 avril que j’avais fait naufrage : j’étais alorsâgé de douze ans et demi. J’avais compté quatre lunes depuis cetteépoque jusqu’au commencement des pluies ; je jugeai donc êtreà la fin du mois d’août, et l’on a vu le moyen que je pris poursavoir exactement combien de temps elles dureraient. Je n’ai pas àme reprocher d’avoir perdu un seul jour. Mes habits étantentièrement usés, je m’en fis avec mes peaux de chèvre. C’étaitd’abord une espèce de tunique fort large qui me descendaitjusqu’aux genoux ; elle était formée de deux pièces uniesensemble par une couture grossière. Je me servis pour cela de mesaiguilles de porc-épic et d’une petite ficelle que je tournai commeje l’ai dit. Je serrais cette robe autour de mes reins avec unelanière de la même peau. Je me fis aussi des guêtres pour garantirmes jambes de la piqûre des insectes, et plusieurs paires desandales, parce qu’elles s’usaient en peu de temps. Il fallaitaussi préserver ma tête des rayons du soleil, dont j’avais souventété fort incommodé ; je tressai d’abord de l’osier, et luidonnai la forme d’un bonnet pointu ; je le couvris de peau,dont je mis le poil en dehors, comme à mes autres vêtements. Sil’on m’avait vu dans cet équipage, on eût pu me prendre pour unpetit ourson. Quoi qu’il en soit, je fus très content de montravail et de la certitude qu’il me donnait d’être toujours vêtu.Les jours sombres et pluvieux s’écoulaient dans ces occupations, etles soirées étaient employées comme je l’avais imaginé, pour enbannir l’ennui. Je m’occupai de rédiger mes aventures ; c’està ce soin que je dois de pouvoir rendre un compte exact de tout cequi m’est arrivé dans mon île. Que d’heures j’ai ainsi passées, merappelant les difficultés que j’avais surmontées, et les différentsévénements qui avaient marqué mon existence dans mon île.

Aujourd’hui encore, je me rappelle avecattendrissement la terreur que j’éprouvai un jour, en me sentantsubitement malade. J’avais, je crois, mangé des coquillagesmalsains : je fus pris de vomissements terribles, suivis d’unaffaiblissement complet. Je pouvais à peine faire unmouvement ; j’étais là, étendu sur ma couche de feuillessèches, me demandant avec effroi ce que j’allais devenir si mon malse prolongeait ; mon chien à mes côtés me regardaittristement, on eût dit qu’il comprenait que son maître souffrait.Je restai ainsi près de deux jours, au bout desquels, à bout deforces, je tombai dans un profond sommeil. Quand je m’éveillai, jene ressentis plus qu’une légère fatigue : j’étais guéri.

Les pluies venaient de cesser, le soleilbrillait de tout son éclat, et je pus me flatter que l’hiver étaitpassé. Ce fut pour moi le sujet d’une grande joie. J’allais revoirles charmants bocages de mon île, visiter mes domaines, renouvelermes provisions et varier mes aliments. Je comptai les cailloux quej’avais mis, chaque jour, dans un vase ; il y en avait centquinze, ce qui formait près de quatre mois ; je conjecturaique c’était à peu près la durée de chaque hiver dans cette partiedu monde, où j’étais tout étonné de ne point éprouver de froid etde ne voir ni glace ni neige. Ayant formé de grands projets devoyage, je voulus m’équiper en conséquence. Je me fis un ceinturonde peau pour y placer une petite scie d’un côté et une hache del’autre. D’une forte branche, dépouillée de ses feuilles, je me fisun bâton que je portai sur mon épaule en guise de fusil, et où jepassai un panier qui devait me servir à rapporter au logis ce queje trouverais de bon. Je me chargeai, de plus, d’un sac roulé etattaché sur mon dos. Je pris d’abord le chemin de ma maison deschamps, pour y conduire mon troupeau et l’établir dans sonparc ; ces pauvres bêtes étaient bien contentes d’être enliberté et de brouter l’herbe fraîche des prairies et les jeunesbranches des arbustes : elles me suivaient gaîment, et Castor,joyeux de faire une course avec son maître, faisait mille bonds, seroulait sur le gazon et m’accablait de caresses.

Je ne vis, à mon arrivée, aucun vestige de macabane ; elle avait été entièrement détruite, et ses débrisentraînés par les pluies. Le parc, au contraire, était dans lemeilleur état ; la haie était si fourrée que je n’y pouvaispasser la main, et les jeunes arbres avaient poussé tant derejetons en tous sens, que l’ouverture que j’y avais laissée étaitbouchée. J’élaguai avec ma hache les branches qui la fermaient etj’y fis entrer mon troupeau. Depuis quelque temps la chèvre n’avaitplus de lait ; je ne voyais aucun inconvénient à laisser cesanimaux à eux-mêmes. Je crus même pouvoir me dispenser de lesapprovisionner, et leur laisser la liberté de sortir du parc pourchercher leur nourriture, bien sûr qu’ils y rentreraient toutes lesnuits, puisqu’ils y trouvaient de quoi se reposer commodément. Lebon état de ma plantation me donna envie d’en faire une semblableprès de ma grotte, et de m’entourer d’un bosquet d’arbres choisis,propres à égayer ma demeure. Je remis l’exécution de ce projet unpeu avant l’hiver, pensant que les pluies abondantes lui seraientfavorables.

Chapitre 7

 

– Nouveau voyage. – Le bananier. — Pêche singulière. – Leflamant. – Félix fait un bon souper. – Le bois de palmiers. – Maisc’est du vin ! – Rien ne manque au dîner. – Le perroquet. –L’ananas. – La claie ; Castor y est attelé. – Lejardin.

 

Je partis, le cœur rempli de l’espérance defaire de nouvelles découvertes dans les parties de l’île que jen’avais pas encore visitées ; je pris la côte qui s’étend versle midi. Comme je ne pouvais marcher sur le rivage à cause del’amas de rochers coupés à pic en plusieurs endroits, je montai lepenchant de la côte pour descendre ensuite au delà ; mais ausommet je trouvai les arbres si rapprochés et si embarrassés delianes qu’il me fut impossible de pénétrer dans la forêt quis’offrit alors à mes regards. Je marchai quelque temps sur lesommet des rochers, ayant d’un côté cette mer immense et de l’autrecette forêt qui bornait ma vue. Bientôt les arbres devinrent plusrares, la côte s’abaissa, et je pus apercevoir, à près d’une lieuedevant moi, le rivage, qui, comme une belle nappe de verdureentremêlée de bouquets de bois, s’étendait au midi, de l’est àl’ouest. Je descendis avec empressement dans cette superbe prairienaturelle, qui m’offrait à chaque pas les ombrages les plusagréables, et où je découvrais de nouvelles productions que jen’avais pas aperçues dans les autres cantons que j’avais parcourus.Mon temps était à moi ; rien ne me rappelait dans ma demeure,où j’avais laissé tout en ordre. Je résolus d’examinerattentivement tous les arbres et toutes les plantes quim’entouraient, afin d’en tirer quelque utilité.

Pour la clarté de mon récit, je désigneraidésormais les uns et les autres par leurs noms, que j’ai apprisdepuis ma sortie de l’île ; je leur en donnais alorsd’analogues à ce qu’ils me fournissaient pour mes besoins.J’appelai le karatas à fleurs rouges l’arbre à amadou, parce que samoelle m’en tenait lieu, et ainsi des autres.

Le bananier attira d’abord mon attention parsa singularité. Je voyais un arbre qui ne paraissait pas avoir detronc, c’était comme un rouleau de feuilles couchées les unes surles autres. Cette grosse tige verdâtre avait à peu près trois foisma hauteur ; elle était si tendre que j’en abattis une d’unseul coup de hache ; je m’assis pour la considérer à mon aise.Les feuilles d’un bananier sont d’une grandeur énorme ; ilporte des fruits assez semblables aux concombres ; je lestrouvais d’un goût aigrelet et très agréable ; mais je ne saispourquoi je m’imaginais qu’ils vaudraient encore mieux cuits.L’heure du dîner approchait ; il devait être composé d’œufsd’oiseaux et de patates. Je creusai dans la terre comme un petitfour, j’y mis plusieurs de ces fruits et je mis mon feu au-dessus.Cet essai me réussit ; je trouvai les bananes très bonnes etpresque aussi nourrissantes que du pain. Après mon repas, jecherchai l’ombrage le plus épais pour m’y abriter durant la grandechaleur ; je le trouvai sous des mangliers élevés, et formantune multitude de berceaux entrelacés ; ils s’étendaient àl’extrémité du rivage, et allaient former encore au loin dans lamer des arbres et des voûtes de verdure des formes les plusvariées. Le manglier ou figuier sauvage croît sur les bords de lamer et dans les terrains marécageux ; les racines qui sortentde terre s’élèvent, s’étendent de tous côtés, et atteignentquelquefois une hauteur démesurée.

Cependant, je fus distrait de mes observationspar un spectacle tout à fait divertissant ; c’était une partiede pêche qui se faisait à cent pas de moi. Les pêcheurs étaient unetroupe de gros oiseaux aux ailes couleur de feu, qu’on nommeflamants ; ils étaient rangés en file le long du rivage, etressemblaient à un régiment en uniforme rouge, rangé en bataille.Une chose si nouvelle pour moi excitait ma curiosité, jeconsidérais ces oiseaux, sans oser bouger ni faire le moindrebruit, de peur que si je les effrayais ils ne prissent leurvol ; je remarquai qu’il y en avait quelques-uns quiparaissaient posés en sentinelles pour veiller à la sûreté de toutela troupe. Je me cachai dans le feuillage pour n’en être pasaperçu, et je m’amusai longtemps à les voir manger de petitspoissons ou des coquillages, et fouiller dans la vase avec leur becpour y trouver des insectes dont ils sont friands. Malgré leplaisir que j’avais à les regarder, je désirais en tirer un autreprofit. Je m’approchai doucement entre les mangliers, et quand jefus à portée de la bande, je lançai au milieu une grosse pierre.J’avais visé si juste que j’en fis tomber un grièvement blessé. Lessentinelles poussèrent un cri perçant, et toute la troupe s’envolaà tire-d’aile. Je m’emparai de mon flamant ; comme il étaitaussi grand que moi, je ne pus le porter ; mais je le traînai,au moyen d’une ficelle, à l’ombre des mangliers. Il avait perdutant de sang par sa blessure, qu’il n’avait pas la force de donnerdes coups de bec. Je lui coupai la tête et je commençai à leplumer, me proposant de ne le mettre à la broche que le lendemain.Je régalai Castor de ses entrailles, et quand il fut proprementarrangé, je le suspendis aux branches d’un arbre que j’avais choisipour y passer la nuit.

La fraîcheur du soir m’invitait à me promenerau bord de la mer. J’y remarquai beaucoup de petits poissons ;c’était sans doute ce qui attirait les oiseaux pêcheurs. Je fis àla hâte une ligne, je mis au bout un clou recourbé provenant ducoffre et je l’amorçai avec des boyaux de flamant. Grâce à cetengin primitif, je parvins à prendre assez de poissons pour enfaire mon souper ; je les grillai sur le charbon et lestrouvai excellents. Je terminai cette journée intéressante enallant goûter le repos au milieu de l’épais feuillage d’unmanglier.

Le lendemain matin je tournai mes pas vers unjoli bois de palmiers ; mon flamant m’embarrassait, parcequ’il était fort lourd et que j’étais déjà chargé. Je m’avisai dele lier sur le dos de Castor, et moitié par autorité, moitié parcaresse, j’obtins du bon animal de porter ce fardeau, dont je ledébarrassai dès que nous eûmes gagné le bois, où je voulais passerla matinée et apprêter mon dîner. Ce fut dans ce lieu que je pusobserver les différentes espèces de palmiers dont chacun m’offraitquelque avantage. Celui que l’on nomme latanier ou palmier-éventailest ainsi appelé parce que ses feuilles sont placées en éventail àl’extrémité des branches ; il est fort élevé, mais sa grosseurne répond pas à son élévation. J’en abattis facilement un toutjeune, le tronc ayant très peu de bois. Il contient une grandequantité de moelle semblable à de la filasse ; nouveauxmatériaux pour mes cordes et mes ficelles. J’en fis une provisionque je mis sécher au soleil pour en remplir mon sac.

Le palmier porte à son sommet un amas defeuilles tendres qu’on nomme chou. C’est un excellent aliment, dontle goût ressemble à celui de l’artichaut.

On en fait si grand cas, qu’on abat l’arbrepour se le procurer. Mon ignorance m’empêcha d’en tirer parti pourma nourriture ; cependant le hasard me fit découvrir que cetarbre fournit une boisson délicieuse. Voulant juger de l’épaisseurde son écorce, je fis une incision au tronc ; il en coulaaussitôt quelque chose de liquide que je recueillis dans une tasse.C’était un vin doux et tout à fait agréable à boire ; il seconserva trois jours fort bon, puis se changea en vinaigre.

Je vis encore le palmier-sagou ; avecplus de connaissance j’aurais tiré de sa moelle une pâtesucculente. Combien j’ai regretté depuis mon peu d’instruction, quim’a privé des avantages que m’eussent offerts tant de différentesproductions si j’avais connu leurs propriétés !

Le superbe cocotier s’élevait au milieu detous ces arbres ; je ne me lassais point de l’admirer ;il me semblait que lui seul pouvait suffire aux premiers besoins del’homme. Tout est utile dans cet arbre : les feuilles, séchéeset tressées, peuvent couvrir les cabanes ; il fournit uneliqueur, comme le palmier, par le moyen des incisions, et son jeunefruit produit un lait délicieux ; dans sa maturité, il fournitune amande blanche et ferme comme la noisette, dont elle a un peule goût. Sa coque donne des vases, et le brou qui l’entoure peuts’employer, comme je l’avais fait, pour faire de la ficelle et descordages.

Le temps s’était écoulé bien promptement enconsidérant tant de choses merveilleuses ; il fallait préparerle repas splendide auquel ce jour-là rien ne devait manquer,puisque d’excellent vin accompagnerait la bonne chaire. Le flamantfut rôti avec soin ; il rendit beaucoup de graisse huileuse,que je recueillis dans une tasse de coco. J’avais encore dans magrotte celle de tous les animaux que j’avais mangés ; maisl’idée qui me vint en cet instant ne s’était pas encore présentée àmon esprit. Je me dis que cette graisse pourrait être bonne àbrûler aussi bien que celle du bœuf ou du mouton. « Que jeserais heureux, m’écriai-je, si je pouvais avoir une lampe pourm’éclairer pendant les tristes soirées d’hiver ! Eh !pourquoi non ? j’ai tout ce qu’il me faut pour cela ; unecoquille de Saint-Jacques sera ma lampe, le fil des bas que j’aidéfaits me fournira des mèches et la graisse de mes rôtis servirad’huile. » Je sautai de joie à cette invention ; mais uncoup de pied que je donnai dans le vase renversa toute la graissedu flamant, ce qui ne m’affligea guère, puisque j’avais de quoi laremplacer. Je me rappelai la fable de la Laitière et le Pot aulait, que j’avais apprise par cœur, et le rapport que j’avaisavec elle me fit éclater de rire. Ce fut dans cet excès de gaîtéque je me mis à table, c’est-à-dire que je m’assis sur un gazonbien frais. Des feuilles de cocotier servaient de nappe ; j’yplaçai mon rôti, accompagné, d’un côté, d’une belle noix de coco,et, de l’autre, d’une pyramide de pommes de terre ; deuxtasses de vin de palmier étaient aux deux bouts : ainsi rienne manquait à la somptuosité du festin. Castor, assis devant moi,attendait avec impatience sa part du gibier. En bon maître, je leservis le premier, et tous deux nous satisfîmes notre appétit.

L’après-dîner, je montai sur plusieurs arbrespour y chercher des nids ; j’y trouvai des œufs de pigeons etde tourterelles ; mais ma plus précieuse découverte fut celled’un nid de perroquets, dont les petits étaient éclos depuisquelques jours et commençaient à se couvrir de plumes. Je priscelui qui me parut le plus fort, désirant l’élever, et me faisantune idée charmante de lui apprendre à parler, et d’entendre encoreune fois les accents d’une voix humaine. Je descendis doucementavec mon petit prisonnier ; il était tout tremblotant ;je le rassurai par mes caresses et le réchauffai ; ensuite jelui fis boire du vin de palmier, et le posai dans ma corbeille surun petit lit de feuilles.

J’avais quelquefois eu la crainte d’oublier lefrançais, n’ayant nulle occasion de le parler ; songeant que,par la suite, il pourrait aborder des hommes dans mon île, jedésirais pouvoir me faire entendre. Je prenais plaisir à répéter àhaute voix, en me promenant, tout ce que j’avais appris par cœurdans mon enfance. Mais l’espoir de causer avec mon perroquet meflattait bien davantage ; aussi je me fis un plaisir à l’idéede son éducation. Je ne pouvais supporter la pensée d’oublier lepeu que je savais, me trouvant déjà bien assez malheureux de nepouvoir rien apprendre de nouveau. Je ne songeais pas quel’expérience était mon maître ; j’acquérais tous les jours,presque à mon insu, quelque nouvelle connaissance.

Après huit ou dix jours de voyage, quioffrirent de nouveaux objets à ma curiosité et m’enrichirent deplusieurs choses utiles, je me trouvai, sans m’en douter, de retourà mon habitation, où j’arrivai d’un autre côté que celui d’oùj’étais parti. Les rochers offraient, dans cet endroit, l’aspect leplus pittoresque ; ils me représentaient une belle serre oùles pots à fleurs étaient remplacés par les petites terrasses, lesfentes, les saillies de la montagne. Chacune de ces sortes detablettes s’était couverte des plantes les plus rares et les plusvariées qui charmaient les yeux. C’étaient surtout des plantesgrasses, aux feuilles épaisses et charnues, la plupart épineuses.Les karatas, les aloès, les superbes cierges épineux, y étaient entrès grand nombre, et la serpentine laissait pendre le long desrocs ses nombreuses tiges entrelacées.

Au milieu de ces différentes productions, jedécouvris un fruit que son parfum délicieux m’invitait àgoûter ; chaque plante n’en portait qu’un au sommet de satige, haute de deux pieds et de la grosseur du pouce ; lefruit avait la forme d’une pomme de pin ; il était jaune endehors. Rien ne m’a tant flatté que le goût de sa chair blanche quilaisse dans la bouche une fraîcheur délicieuse : c’estl’ananas, le plus parfait des fruits du Nouveau-Monde. J’étaisassez sensuel pour me réjouir de cette trouvaille, mais tropraisonnable pour ne pas lui préférer des choses plus nécessairesdans ma position. En arrivant à ma demeure, où je trouvai tout dansle plus bel ordre, j’éprouvai le regret de n’avoir pu y transportermille objets que j’avais rencontrés dans mon voyage et dont jesentais toute l’utilité. J’avais rempli mon sac de filasse quem’avait fournie le latanier, et je l’avais attaché sur le dos deCastor ; pour moi, j’étais chargé d’un faisceau de cannes àsucre, de noix de coco, et de la corbeille où j’avais logé mon cherpetit perroquet. C’était là tout ce que, faute de moyens detransport, j’avais pu rapporter de mon expédition.

Oh ! combien j’aurais désiré pouvoirfabriquer une voiture, même des plus primitives ! Maisl’essieu, et surtout les roues, passaient les bornes de monindustrie, et le métier de charron m’était entièrement inconnu.J’aurais cependant donné de bon cœur mes ananas, mes fraises etmême mes cannes à sucre pour la moindre brouette. Après avoir bienrêvé, je ne trouvai d’autre expédient que de me faire une claie,sur laquelle je pusse charger les objets que je voulais transporterchez moi. Je sentais que j’aurais beaucoup de peine à la conduirepuisqu’elle serait dépourvue de roues ; mais je me flattaiqu’en y attelant mon chien, et la poussant moi-même par derrière,je parviendrais à la faire marcher. Je ne voulus pas différer à enfaire l’essai ; je tressai des branches de saule, et j’enformai une claie de quatre pieds environ de longueur et de trois delargeur ; je sciai une planche du premier coffre, et j’en fisde petites lattes que je clouai dessous pour lui donner plus deforce et de solidité. Dans l’intervalle de mon travail, jecommençai à faire usage de mon filet de pêche ; je prisplusieurs poissons qui ressemblaient au mulet, et qui, grillés surle charbon, étaient d’un fort bon goût. Quand ma claie fut achevée,l’occasion de m’en servir se présenta fort à propos ; je tuaiune assez grosse tortue sur le bord de la mer ; je la posaisur la claie et j’y voulus atteler Castor. Ce ne fut pas sans peineque j’en vins à bout ; il fut récalcitrant, et chaque fois quej’essayais de l’attacher, il se débarrassait de ses liens par unmouvement brusque et s’enfuyait bien loin. Je fus obligé de lefrapper pour le rendre plus docile, et je le fis à regret ;enfin il prit le parti de la soumission ; et, travaillant tousdeux de concert, nous parvînmes à conduire ma claie jusque dans magrotte. J’étais charmé de ce succès, mais je souffrais pour mon boncamarade, que les cordes dont il était lié blessaientnécessairement. Pour y remédier, j’imaginai de lui faire, avec despeaux de bouc, quelque chose qui ressemblerait au harnais d’uncheval ; les traits que je fis pour l’attacher étaient doux,flexibles, et ne pouvaient lui faire aucun mal ; aussi s’yaccoutuma-t-il assez facilement.

Le temps s’écoulait en courses et entravaux ; je m’aperçus avec beaucoup de joie que trois de mesjeunes chèvres allaient être mères ; elles commencèrent à medonner du lait dont j’étais privé depuis longtemps. Mon perroquet,que j’avais nommé Coco, croissait à vue d’œil et prononçait déjàquelques mots ; je le nourrissais de fruits, de bananes et devin de palmier ; il était si familier qu’il me suivait danstoutes mes promenades, perché sur mon épaule et me baisant de tempsen temps. Ma taille et mes forces augmentaient étonnamment ;je portais des fardeaux que je pouvais à peine remuer l’annéeprécédente, et j’étais obligé de me baisser pour entrer dans magrotte, dont l’ouverture était d’abord de ma hauteur. Tout celam’encourageait à former de nouvelles entreprises. Je résolus defaire un jardin tout près de ma demeure, et de rassembler, pourainsi dire, sous ma main, les arbres, les plantes et les racinesqui m’étaient le plus nécessaires ou le plus agréables. Je fisd’abord un enclos, formé de jeunes arbres que je déracinai ettransplantai à une petite distance l’un de l’autre ; c’étaientdes acacias, des sureaux et beaucoup d’autres espèces. L’espace queje laissai entre eux était rempli par des plantes rampantes, quidevaient l’année suivante former une haie impénétrable ; jedivisai l’espace qu’elle entourait en divers petits carrés, où jecultivai séparément des pommes de terre, des fraises, du riz, ettoutes les autres choses qui pouvaient m’être utiles. Ce travailfut long et pénible ; il fallait de grandes courses pour allerchercher des objets éloignés de ma demeure, les y amener au moyende ma claie, puis semer, planter, arroser, tourner et retourner laterre. Aussi, malgré mes fatigues et mon assiduité au travail, monjardin ne fut qu’ébauché avant la saison des pluies.

Chapitre 8

 

– Départ pour la grande rivière. – Palmier-nain. – Le miracaou l’arbre à cire. – Félix fait des bougies. – Occupations dusecond hiver. – L’arc et les flèches. – Félix pleure en pensant àsa mère. – Retour du printemps. – Progrès du jardin. – II faut unetable et des bancs.

 

Mes chèvres avaient mis bas ; je medéterminai à élever les petits et à tuer les plus vieux boucs pouravoir leurs peaux et me nourrir de leur chair pendant l’hiver.J’avais perfectionné la manière de saler et de préparer les viandespour les conserver ; je ne manquais pas de vasesd’écaille ; ainsi je pouvais faire de plus fortes provisionset m’assurer de bons potages pour la mauvaise saison. Je prenaisune multitude de petits oiseaux avec des lacets ; je lesfaisais rôtir à moitié, et je les couvrais de graisse fondue, desorte que, l’air n’y pouvant pénétrer, ils ne se gâtaientpas ; j’en ai conservé de cette manière pendant près de sixmois. Je ne fus pas si heureux dans les essais que je fis pour meprocurer de la lumière. La graisse de bouc s’éteignait dans malampe, et, de quelque manière que je m’y prisse, je ne pus parvenirà la faire brûler. Cependant la saison pluvieuse approchait ;je ne voyais pas sans beaucoup de chagrin qu’il faudrait passer unegrande partie des jours dans une triste obscurité. Cette idéeaccablante pensa me faire perdre courage, et me laisser écoulerdans l’inaction le reste des beaux jours. Je me reprochai bientôtcette faiblesse, et, me soumettant à la loi de la nécessité, je medécidai à faire, avant l’hiver, une excursion sur le bord de lagrande rivière, que je n’avais pas visitée cette année.

Je partis un matin, après avoir attelé Castorà la claie, qu’il traînait facilement parce qu’elle n’était quetrès peu chargée. Je marchais gravement, armé de toutes pièces, monperroquet sur mon épaule, et me regardant comme le maître et lesouverain de tout ce que je voyais. Mais que j’aurais volontierstroqué mon empire pour la société d’un homme, pour le bonheur deposséder un ami ! Je montai sur une colline, et je découvrisune grande plaine fertile, délicieuse, où tout respirait latranquillité ; elle était tapissée d’une herbe haute et duplus beau vert, coupée çà et là de petits bois de palmiers etd’autres arbres inconnus. La rivière, comme un large ruband’argent, traversait le vallon, et ses bords étaient garnis deroseaux et d’autres plantes aquatiques. J’y descendis avecempressement, je gagnai le premier bouquet de bois, où je voulaism’arrêter quelque temps. J’y observai une espèce de palmier que jen’avais encore vu nulle part ; il était infiniment moins élevéque les autres, sa tige n’ayant guère que la hauteur d’unhomme ; ce qui me le fit nommer palmier-nain. Ilavait des feuilles épineuses, et son fruit n’était pas plus grosqu’un œuf de pigeon ; je formai le projet d’arracher les plusjeunes et d’en fortifier ma haie.

Un joli bosquet de buissons, qui m’étaitinconnu, attira mon attention ; toutes les branches étaientchargées de baies[1] d’unequalité rare. J’en voulus cueillir ; elles étaient couvertesde cire qui s’attachait à mes doigts ; cette singularité mefrappa et me fit tomber dans la rêverie. « N’y aurait-il pasmoyen, me dis-je, de recueillir assez de cire pour en faire desbougies ? Si j’emportais chez moi une grande quantité de cesbaies, et que je les fisse bouillir dans l’eau, la cire s’élèveraitsans doute au-dessus, puisque c’est la propriété de toutes lesmatières grasses. Si je pouvais une fois la séparer du fruit, j’enferais aisément des espèces de chandelles comme on en fait dans monpays avec du suif. Allons ! voilà qui vaut bien la peine deretourner dès aujourd’hui à ma grotte ; si je ne réussis pas,je n’aurai du moins aucun reproche à me faire. » Je me missans tarder à l’ouvrage. Je passai toute la journée à ramasser desbaies, dont je remplis un sac et une grande corbeille, qui furentmis sur la claie. Il était fort tard quand j’achevai monouvrage ; mais un beau clair de lune favorisait mon retour, etle vent frais du soir diminuait la fatigue pour moi et pour moncompagnon de travail ; il traînait courageusement la claie, etje l’aidai de tout mon pouvoir en la poussant par derrière. Lebabil de Coco m’amusait en chemin. « Courage, courage, monpetit maître, prononçait-il distinctement ; à la maison ;donnez du vin à Coco. » Puis il sifflait un air que je m’étaisplu à lui apprendre. En arrivant, j’avais grand besoin derepos : je me couchai après avoir bu une tasse de lait chaud,très impatient d’être au lendemain. Aussi le soleil ne me trouvapas dans mon lit. Mon premier soin fut d’allumer du feu ; jemis les baies dans ma marmite ; je les fis cuire doucement, etpendant qu’elles bouillaient, je préparai des mèches. Lorsque jevis paraître au-dessus de la marmite une belle matière huileuse,d’un vert clair et d’une odeur agréable, je la levai avec unecoquille creuse, je la mis dans une cuve d’écaille de tortue, queje posai près du feu pour l’entretenir liquide. Quand j’eus levétoute la graisse, j’eus une assez grande quantité de cirefondue ; je trempai les mèches l’une après l’autre dans lacire, et je les suspendis ensuite à des branches. Lorsque la cirefut prise autour et refroidie, je les trempai de nouveau et jecontinuai ainsi jusqu’à ce que mes bougies me parussent assezgrosses ; après quoi, je les plaçai dans l’endroit le plusfrais de ma grotte, pour les durcir parfaitement avant d’en faireusage. Cependant on se doute bien que j’en voulus essayer dès lesoir ; j’en fus extrêmement satisfait. Mes bougies donnaientune lumière douce, qui, en se réfléchissant sur les paroisbrillantes de la grotte, éclairait tout l’intérieur et mepermettait de travailler comme en plein jour. Oh ! combien jeme trouvai heureux de posséder un si précieux avantage ! Je neregrettai point mes peines ; pour m’en procurer une plusgrande quantité, je fis cinq ou six voyages au petit bois depalmiers, et je rapportai tant de baies que j’en tirai plus de centbougies.

Je vis arriver l’hiver sans le moindrechagrin. Il fut employé, comme le premier, à différents ouvrages,je fis de nouveaux vêtements et j’en perfectionnai la façon ;j’augmentai ma garde-robe d’un bon manteau, dont je voulais meservir lorsque je serais surpris par un orage, ce qui arrivaitassez souvent. Je filai beaucoup de ficelles et de petitescordes ; c’était une des choses qui m’étaient le plusnécessaires. Ces travaux terminés, j’entrepris de fabriquer un arc.Mon île produisait un bois élastique très propre à mondessein ; après beaucoup d’essais infructueux, je parvins, àforce de constance, à faire un arc que je pouvais tendre etdétendre facilement. Les flèches me coûtèrent encore plus de temps.J’en fis la pointe d’abord avec des arêtes de poisson ; maisce qui me réussit le mieux, ce furent les épines de ces acaciasdont j’ai déjà parlé ; elles remplirent parfaitement mes vues.Je finis par un étui de peau, destiné à serrer mes flèches en guisede carquois. Je me promis de m’exercer à tirer de l’arc dès que leretour du beau temps me permettrait de sortir. Si les forces de moncorps étaient en activité, celles de mon esprit n’étaient pasoisives ; elles s’augmentaient journellement par la réflexionet par l’étude. Ce dernier mot pourra surprendre meslecteurs ; en effet, que peut-on étudier sans maîtres et sanslivres ? Mais c’était la nature que j’étudiais ; c’est unlivre toujours ouvert pour ceux qui veulent y lire. J’examinaissoigneusement toutes les productions de mon île ; je cherchaisà en tirer quelque utilité ; je les classais dans ma tête avecun ordre qui m’empêchait de les confondre, quoiqu’elles fussentaussi nombreuses que variées.

Quant à mes réflexions, elles étaient souventbien pénibles : plus j’avançais en âge, plus ma raison seformait, plus je me reprochais mes torts envers ma mère etl’abandon où je l’avais laissée. J’étais témoin de la tendresse desmères pour leurs petits dans les différentes sortes d’animaux dontj’étais entouré ; elles me rappelaient les soins touchantsdont j’avais été l’objet, et que je n’avais payés qued’ingratitude.

Les pluies avaient duré une quinzaine de joursde plus que l’année précédente ; mais n’étant plus dans lesténèbres, ce temps m’avait paru moins long. Cependant je vis avecgrand plaisir le retour des beaux jours. L’effet qu’avaient produitsur ma plantation les quatre mois et demi de l’hiver me causa ungrand plaisir. Les arbres avaient considérablement grandi ;les plantes grimpantes en atteignaient le sommet, et le tout, liéensemble, défendait aussi bien mon jardin qu’un mur en maçonnerie.Tout ce que j’avais semé ou planté prospérait : le riz étaitsuperbe ; les fraises en fleurs ressemblaient à des flocons deneige ; les cannes à sucre profitaient à merveille ; toutétait riant et animé dans ce joli enclos. Une multitude d’oiseaux,attirés par la fraîcheur du lieu et la nourriture abondante qu’ilsy trouvaient, cherchaient sur les arbres des places commodes pour yconstruire leurs nids. Ils détruisaient, il est vrai, une partie demes grains et de mes fruits ; mais je prévoyais qu’ils m’endédommageraient de plus d’une manière. Leurs œufs me fourniraientun de mes mets favoris, et au moyen de mon arc et de mes flèches,je comptais en diminuer assez le nombre pour qu’ils ne fissent pasgrand tort à mes récoltes et qu’ils fournissent ma cuisine de rôtisdélicats. On doit penser que, pour arriver à ce résultat, je nenégligeais pas de m’exercer à tirer juste ; d’abord jechoisissais un but, et je n’abandonnais la partie que lorsque jel’avais atteint ; lorsque je me trouvai un peu fort, jem’essayai sur les oiseaux, et j’acquis enfin tant d’adresse et uncoup d’œil si juste, que je manquais bien rarement l’objet quej’avais visé. Je trouvais dans cet exercice non-seulement unsurcroît de bonne chère, mais un amusement singulier. Je me seraisreproché de tuer ces innocentes créatures, si la nécessité ne m’yeût obligé. Si je n’en avais pas détruit une grande partie, ilsm’auraient épargné le soin de récolter mon grain et mes fruits, etne m’auraient pas laissé de quoi vivre pendant l’hiver.

Pourvu de toutes les nécessités de la vie, jesongeais à me procurer quelques meubles d’agrément. J’avais employétoutes les planches du coffre ; ainsi je ne pouvais rien faireen bois ; je voulais cependant avoir un lit de bois couvert enpeau pour me garantir de l’humidité, une table, une chaise ou unbanc pour être assis à mon aise.

Je fis tout cela en ouvrage de vannier, car, àforce d’exercice, j’étais devenu fort habile. Pour composer monlit, je plantai en terre quatre pieux, que j’enfonçai biensolidement et qui n’avaient pas plus d’un pied de hauteur ; jeclouai dessus une forte claie, tressée avec des branches desaule ; je la couvris de trois ou quatre peaux de bouc, qui mecomposaient un lit très passable. La table fut faite précisément dela même manière, sinon qu’elle formait un carré parfait, tandis quele lit était plus long que large. Je ne me vanterai pas d’avoirgardé les proportions dans tous ces ouvrages, mais je n’y cherchaisque l’utilité, et mon but se trouva atteint. J’échouai absolumentpour la fabrication d’une chaise, et je fus obligé de me contenterd’un banc ; encore, pour le rendre solide, fus-je contraint dele fixer à une place : ce fut devant ma table que jel’établis ; mais n’ayant pu le rendre portatif, j’en fis troisautres, que je distribuai dans différents endroits de magrotte.

Chapitre 9

 

– Grande entreprise. — La forêt ténébreuse. – Orage. –L’arbre à casse. – Le vallon et la cascade. – Changement de scène.– Félix manque de tout. – Il ne peut trouver d’issue ni se garantirde la pluie. – La caverne de la Mort. – Les ossements. – Il seremet en marche.

 

Si mes lecteurs ont observé la manière dont jevivais et mes différents genres d’occupations, ils ont dû remarquerqu’elles étaient beaucoup plus multipliées à l’approche de l’hiver.Il fallut faire mes récoltes, préparer des salaisons, rassemblerdes matériaux pour travailler, m’approvisionner de bois sec,pourvoir à la subsistance de mon troupeau en amassant une grandequantité d’herbe, la faisant sécher au soleil, et la tournant etretournant jusqu’à ce qu’il en eût pompé toute l’humidité. C’étaitau commencement de la belle saison que je jouissais d’une plusgrande liberté, et c’était aussi le temps que je choisissais pourmes grandes excursions. Il faut convenir que j’étais possédé de lamanie des voyages ; j’avais à peu près tout ce que je pouvaisdésirer, mais je n’avais pas le bon sens de m’en contenter ;je voulais toujours découvrir de nouvelles contrées et agrandir mondomaine. Pourquoi faut-il que l’homme, à qui si peu de chose estnécessaire pour satisfaire ses véritables besoins, soit insatiabledans ses désirs, et détruise souvent son bonheur en voulant yajouter ? Tout enfant que j’étais, je participais à cettefolie de l’esprit humain. J’avais déjà parcouru une grande partiedes côtes de mon île, mais je m’étais peu enfoncé dansl’intérieur ; j’avais le plus vif désir d’y pénétrer, etj’étais bien persuadé que j’y trouverais des choses dignes de macuriosité et propres à augmenter mes richesses. Comme c’étaitseulement un voyage d’observation, je ne voulus point m’embarrasserd’une claie, qui aurait retardé ma marche et qui m’aurait fatiguémoi et mon chien. Je chargeai seulement Castor de deux sacs rouléset de mon manteau. Pour moi, je m’armai d’une hache, d’une scie, demon arc et de mes flèches ; je portai aussi une espèce degibecière que je m’étais faite depuis peu de temps. N’ayant pas àredouter les voleurs, je laissai ouverte la porte de ma grotte afinque mes chèvres pussent aller paître dans les champs, bien sûr quele soir elles reviendraient d’elles-mêmes dans leur asile. Monjardin fut exactement fermé, afin que mes animaux n’y commissentpoint de désordre.

Je partis enfin, le cœur plein de joie etd’espérance. Castor, qui partageait mes goûts vagabonds, meprécédait gaîment, et Coco babillait à m’en étourdir les oreilles.Après avoir traversé la grande plaine jusqu’à la rivière qui lapartageait dans toute sa longueur, je côtoyai le rivage, et jetrouvai un endroit où l’eau était si basse, que je passai del’autre côté, n’en ayant que jusqu’à la ceinture. Je m’avançai dansle pays, orné d’espace en espace de citronniers en fleurs quiexhalaient une odeur suave dont l’air était embaumé. À la suited’un terrain plat et fort étendu, j’aperçus une épaisse forêt, verslaquelle je me dirigeai ; les arbres nouveaux avaient un grandattrait pour moi, ayant souvent éprouvé combien on en peut tirer dechoses utiles. J’y arrivai au moment où la grande chaleur mefaisait désirer un ombrage salutaire. J’y fis un repas de pommes deterre et de quelques oiseaux rôtis que j’avais emportés, et aprèsavoir pris quelques heures de repos, je m’enfonçai dans la forêt.J’étais fort altéré, n’ayant point trouvé d’eau depuis que jem’étais éloigné de la rivière. Je vis un massif de cocotiers, et jeme disposais à grimper sur un de ces arbres et à cueillir quelquescocos pour en boire le lait ; mais je fus aussi surprisqu’effrayé de voir tomber une grande quantité de ces fruits, quiparaissaient lancés du haut de l’arbre et dirigés contre moi. J’eusbien de la peine à m’en garantir, ainsi que Castor, qui se mit àaboyer de toutes ses forces. Je cherchais vainement à découvrirl’ennemi caché qui m’attaquait si soudainement ; je voyais lefeuillage agité, mais son épaisseur m’empêchait de rien découvrir.Enfin j’aperçus un singe qui sautait d’un arbre à l’autre, ildescendit le long du tronc et s’accroupit au pied, en me regardantet faisant de laides grimaces. Castor, voyant la méchante bête à saportée, sauta sur elle et l’étrangla en un clin d’œil. Aussitôt unedouzaine de ces animaux descendirent des cocotiers en poussant descris aigus, et vinrent à nous d’un air menaçant ; j’animai moncompagnon à les attaquer, et, pour le seconder, je bandai mon arc,et je tirai si juste que j’en blessai un. Voyant ensuite qu’ilsenvironnaient mon chien et qu’il avait bien de la peine à s’endéfendre, je tombai sur eux à coups de hache, et j’en tuaiquelques-uns. Les autres, épouvantés, prirent la fuite enredoublant leurs cris, et nous restâmes maîtres du champ debataille et des armes des vaincus, c’est-à-dire d’une vingtaine denoix de coco qu’ils nous avaient lancées.

La rencontre de ces singes me surprit d’autantplus que depuis deux ans que j’habitais cette île, je n’y avais vuque des chèvres et quelques agoutis. Je pensai que la forêt pouvaitservir de retraite à d’autres animaux plus dangereux ; pourles éloigner, je fis un grand feu à l’approche de la nuit. Aprèsavoir soupé avec des noix de coco, je montai sur un chêne et m’yarrangeai pour prendre du repos. Je posai mon perroquet sur une desbranches, et je m’endormis profondément. Je fus réveillé par lebruit du tonnerre et par les éclairs qui sillonnaient les nues.Tout annonçait un violent orage ; s’il tombait une pluieabondante, je n’avais pour m’en préserver que le feuillage d’unarbre qui serait bientôt percé. Je m’enveloppai de mon mieux dansmon manteau ; je mis Coco dans mon sein, où il s’agitaitétrangement, tout épouvanté de la tempête. J’attendis dans cettesituation l’inondation que je prévoyais ; mais un ventimpétueux s’éleva tout à coup et chassa au loin les nuages. Je nesavais si je devais m’en réjouir ; tous les arbres de la forêtétaient ébranlés, et celui qui me servait d’asile éprouvait deterribles secousses. À ce sujet de frayeur se joignait un bruitaffreux, continuel, et si étrange, que je n’en pouvais démêler lacause ; il redoublait à chaque coup de vent, et je pense quel’homme le plus hardi n’eût pu l’entendre sans émotion. Monperroquet criait et se débattait sur ma poitrine. Castor, au piedde l’arbre, poussait des hurlements ; et leur maître,cramponné aux plus fortes branches, attendait en tremblant ce quele Ciel ordonnerait de son sort. Combien cette nuit me parutlongue, surtout à cause de ce bruit insupportable quim’assourdissait et me pénétrait de crainte ! Enfin le jourparut. Dès que je pus distinguer les objets, je portai mes regardsde tous les côtés ; je vis à quelque distance de moi un grouped’arbres qui ressemblaient à des noyers ; leur sommet étaitcouvert de longs étuis d’un brun foncé et d’un bois si dur que,s’entrechoquant par la force du vent, ils produisaient le vacarmequi m’avait effrayé. Naturellement hardi, j’eus honte de la peurque j’avais éprouvée, et je demeurai convaincu que les choses quinous épouvantent quand nous en ignorons la cause n’ont le plussouvent rien de dangereux. Je fus curieux d’examiner de plus prèsces fruits si bruyants. Le vent commençait à se calmer ; jegrimpai sur un de ces arbres, et j’en détachai quelques-uns de cesétuis. Je reconnus aussitôt que c’était de la casse, et je merappelai en avoir souvent mangé dans ma première enfance. Lagousse, fort allongée et dure comme du fer, est divisée en petitescellules qui renferment une espèce de confiture noire et une amandequi est la graine de l’arbre. Je ma promis bien de n’avoirdésormais pas plus peur du bruit que de l’obscurité, l’un etl’autre n’étant point à craindre par eux-mêmes.

Mes deux compagnons de voyage sedédommageaient des fatigues de la nuit, l’un en dévorant le corpsd’un des singes que nous avions tués, l’autre en grignotantl’amande d’un coco. Quant à moi, je ne désirais rien tant que detrouver de l’eau. Je marchai plus de deux heures sans enrencontrer ; mais le terrain, s’abaissant tout à coup, fitrenaître mes espérances. Je descendis dans un charmant vallon,d’une verdure si fraîche, qu’elle annonçait le voisinage de quelquesource. Bientôt le bruit le plus flatteur vint frapper monoreille ; c’était celui d’une cascade qui tombait d’un rocherde plusieurs mètres d’élévation dans un bassin formé par la nature,et se divisait en filets d’eau imperceptibles.

Après avoir étanché ma soif, je songeai àrenouveler mes provisions. Je tuai plusieurs oiseaux ; ilsétaient si nombreux dans cet endroit, que ma chasse fut très bonne.Je trouvai aussi beaucoup de bananes. Je fis cuire mon dîner, et lemangeai sur le bord du bassin, dont le site était le plusenchanteur que j’aie vu de ma vie. La forêt s’y éclaircissait, maiselle l’environnait de toutes parts, et ce magnifique salon deverdure semblait un séjour séparé du reste du monde par d’épaissesmurailles de bois, que les rayons du soleil ne pouvaient pénétrer.Aussi, malgré l’agrément du lieu, je ne pus me défendre de quelqueinquiétude sur la difficulté de sortir de cette forêt dont je nepouvais entrevoir les limites. Cependant, trop de prévoyance n’estpas le défaut des enfants ; aussi cette idée fut bientôtchassée par une autre ; et, la grande chaleur passée, jecontinuai gaîment mon voyage.

Je marchai pendant quatre jours sansrencontrer d’objets nouveaux dignes de mon attention ; mais lecinquième, je me trouvai sous des arbres d’une prodigieuseélévation et qui m’étaient totalement inconnus.

Il en coulait une grande quantité degomme ; je m’avisai d’y goûter, et je la trouvai d’un goûtdélicieux. Ma vue se porta sur le sommet d’un de ces arbres ;je fus saisi d’étonnement en apercevant une espèce de chaumièrecouverte d’un toit, et qui paraissait très spacieuse. Était-cel’ouvrage des hommes ? Quels étaient ces habitants inconnus demon île ? N’étais-je pas menacé de quelque danger ? Aprèsm’être fait toutes ces questions, je restai indécis, ne pouvantdeviner quelle sorte de créature avait choisi une semblablehabitation. Enfin, la curiosité l’emporta sur la crainte vague quime retenait, mais le tronc de l’arbre était si gros et si glissantque je retombai plusieurs fois à terre. Je me débarrassai de toutce qui pouvait me gêner et ne conservai que ma hache pour medéfendre en cas d’attaque ; enfin, avec des peinesincroyables, je parvins au faîte de l’arbre. L’édifice aérien étaitabandonné et en partie détruit par le temps ; de grands trousau toit me permettaient de voir tout l’intérieur ; c’était unesuite de pieux alignés à cinquante centimètres l’un de l’autre surdeux rangs ; il y avait plusieurs entrées dont chacune formaitune rue. Ces bâtiments étaient composés d’herbes artistementarrangées, et le toit couvrait tellement le tout, qu’aucun animaln’y pouvait pénétrer. Quelques coquilles d’œufs cassés meprouvèrent que c’était là l’ouvrage d’une espèce d’oiseau vivant ensociété comme les abeilles. Pour donner à mes lecteurs la facilitéde consulter les Dictionnaires d’histoire naturelle sur cesingulier phénomène, je leur dirai ce que j’ai appris depuis :que l’arbre où j’étais monté est le mimosa, et que l’oiseau quiconstruit ces nids si curieux se nomme le loxia. Ce spectacleextraordinaire me fit faire de tristes réflexions. Je songeais à lasolitude dans laquelle je vivais depuis si longtemps et dont rienne semblait devoir jamais m’annoncer la fin.

Je descendis, livré à la plus sombremélancolie ; les caresses de Castor et celles de mon perroquety firent quelque diversion, « D’où viens-tu, Félix ! merépétait celui-ci, donne du vin à Coco, baise Coco. »

Je commençais à m’ennuyer d’errer dans cetteforêt, et à désirer revoir la mer et retrouver monhabitation ; mais plus j’avançais, plus je rencontraisd’obstacles ; l’aspect était tout à fait changé et nem’offrait plus rien d’agréable. Au lieu de ces beaux arbres chargésde fruits qui me fournissaient la nourriture et lerafraîchissement, je ne voyais que des sapins ou d’autres arbresstériles. Ils étaient très rapprochés et entourés d’une si grandequantité de ronces, de lianes, et de toutes sortes de plantesépineuses, que ce n’était qu’à coups de hache que je pouvaism’ouvrir un chemin. Les vivres me manquaient souvent ; lesoiseaux fréquentaient peu ces lieux arides, où je marchaisquelquefois un jour entier sans trouver un filet d’eau. Plus decitrons, de noix de coco, de glands doux ; rien que desracines dures et amères, que je mangeais quand j’étais pressé parla faim.

Le désir et l’espoir de trouver une issue etde sortir d’un lieu qui me semblait une vaste prison soutenaientseuls mon courage. Cependant ma situation devenait de jour en jourplus pénible ; j’étais parvenu à un endroit si fourré, qu’ileût fallu des compagnies de sapeurs pour y faire un passage. Mahache, tout émoussée, ne me rendait que peu de services, mes jambesétaient ensanglantées par des épines, et mes sandales, usées àforce de marcher, ne préservaient plus mes pieds des blessures.

Tant de circonstances cruelles abattirent mesforces ; je me laissai tomber sur la terre, et je versai untorrent de larmes. Combien je regrettais de m’être si fort éloignéde ma demeure, d’avoir perdu de vue les côtes de la mer et dem’être engagé dans cette forêt ténébreuse, au lieu de restertranquillement dans ma riante et commode habitation !Allais-je donc périr misérablement au milieu de cette forêt,victime de ma curiosité et de mon imprudence ; mais, depuislongtemps, l’expérience m’avait appris que tout découragement étaitinutile, et que je ne pouvais que compter sur mes forces et monénergie, Castor, qui rôdait partout, dévoré par la faim, traîna àmes pieds un animal qui m’était inconnu, et dont il avait mangé latête, je le lui arrachai et le dépouillai en un moment ; desbranches sèches et résineuses s’allumèrent encore trop lentement augré de mon impatience ; l’animal fut grillé, et j’en mangeaiune partie avant qu’il fût tout à fait cuit. Un peu restauré parcette nourriture, je réfléchis plus tranquillement sur masituation. Voyant qu’il était impossible de pénétrer plus avant, jesongeai à retourner sur mes pas ; mais l’entreprise était biendifficile ; les routes, croisées et recroisées, ne pouvaientse reconnaître ; je parcourais toujours des endroits nouveauxet ne retrouvais point ceux où j’avais déjà passé. En vain jecherchais la cascade et le vallon charmant qui m’avait paru siagréable, je n’en voyais nulle trace ; tous mes efforts neservaient qu’à m’égarer de plus en plus. Pour comble de malheur letemps se mit à l’orage : la pluie tombait par torrents, lagrêle lui succédait, et je n’avais pour me garantir que des arbresdont le feuillage, bientôt imprégné d’eau, la versait sur moi avecencore plus d’abondance. Dans cette extrémité j’allais m’abandonnerau découragement, lorsque les aboiements de Castor m’attirèrentprès d’un rocher où je découvris une ouverture fort basse. Dans laposition où j’étais, rien ne pouvait m’effrayer ; je m’yglissai avec peine, et vis une profonde caverne où quelques rayonsdu jour pénétraient par en haut. Après avoir marché quelque temps,je trouvai une chambre assez grande ; il y avait au milieu uneespèce de bière ouverte, faite avec des bâtons qui se croisaient,et soutenue par des appuis d’environ la hauteur d’un homme. Jegrimpai sur l’un d’eux pour examiner la bière ; elle étaitremplie d’ossements humains presque réduits en poussière ;deux têtes seulement étaient encore entières. Au pied des débrisétaient un arc et des flèches, un sabre d’un bois extrêmement dur,et plusieurs calebasses vides. Je demeurai immobiled’étonnement ; je ne pouvais deviner comment ces restes decorps humains se trouvaient dans cet endroit. Après y avoir pensé,je me persuadai qu’autrefois l’île où j’étais avait étéhabitée ; que ses insulaires avaient choisi cette caverne pourla sépulture de leurs morts, mais que quelque événement les avaitdétruits ou forcés de quitter l’île, et cela depuis un grand nombred’années. Ce lieu, tout affreux qu’il était, me parut un asileinespéré ; dans ma situation, c’était un bonheur d’avoir unabri contre les injures du temps. Je m’occupai d’abord à nettoyerla caverne, je fis du feu pour purifier l’air. L’arc que j’avaistrouvé sur le tombeau était plus fort et mieux fait que lemien ; le sabre était aussi tranchant que si la lame eût étéd’acier, mais l’un et l’autre étaient trop pesants pour que jepusse en faire usage ; je résolus de les garder jusqu’aumoment où l’accroissement de mes forces me permettrait de m’enservir.

La nuit suivante j’eus le plaisir de dormirétendu sur un bon lit de mousse ; il y avait à peu près troismois que ma vie errante me privait de cet avantage ; cependantje dormis peu, mon esprit était trop agité. « Suis-je destiné,me disais-je, à rester enfermé dans ce lieu sauvage ? Sil’hiver m’y surprend, je dois m’attendre à périr de misère.Puisque, dans cette saison, je trouve à peine de quoi me nourrir,que sera-ce quand les pluies m’empêcheront de sortir ? Il fautque je sorte de cette forêt et que je retrouve mon habitation avantle commencement des pluies. Ni peines ni fatigues ne doiventm’arrêter, puisqu’il s’agit de ma vie. »

Dès que le jour parut, je songeai à ce quipouvait faciliter ma marche. J’employai la peau de l’animal queCastor avait tué à me faire une nouvelle chaussure ; je la misen double pour qu’elle résistât plus longtemps. Je liai sur le dosde mon chien le sabre, l’arc et les flèches des sauvages, et jepartis, déterminé à vaincre tous les obstacles pour retrouver mademeure.

Chapitre 10

 

– Félix remonte le ruisseau. – Espérance. – Il en sortira. –La montagne. – Vue délicieuse. – Arrivée. – État du troupeau. –Oh ! qu’il fait bon chez soi ! – Félix se fait des habitsneufs. – Travaux considérables. – Départ pour visiter les côtes. —Spectacle épouvantable. – Consternation. – Grande surprise. –Transport de joie. —Ils sont deux. – Retour à la grotte. – Castorfait connaissance avec le nouveau venu.

 

J’abandonnai sans regret la caverne de laMort : elle était si triste et si sombre ! elle nem’offrait d’autre avantage que d’être garanti d’une inondation.Tous mes désirs se tournaient vers ma chère grotte, mon jardin etmon troupeau. Depuis que je m’étais égaré, je n’avais guère pucalculer le temps ; mais je pensais, avec raison, qu’il nem’en restait pas trop pour faire mes récoltes et mes provisionsd’hiver. Tout en réfléchissant, j’avançais avec courage, coupant ettranchant tout ce qui s’opposait à ma marche. Le murmure d’unruisseau me donna quelque espérance : je l’entendais sans levoir : je le découvris enfin, et la route, le long de sesbords, me parut moins difficile. Voici le raisonnement que jefis : « Ce ruisseau prend sa source dans quelquemontagne : je n’ai qu’à le remonter, j’y arriverainécessairement. Si elle est dans la forêt même, je monteraijusqu’au sommet et sur le faîte des plus grands arbres qui s’ytrouveront : de là je découvrirai les lieux environnants et lechemin que je dois prendre. Il est même possible que ce ruisseau meconduise hors de la forêt. »

Il fallait de la constance pour suivre ceprojet : je marchai quatre jours sans que rien justifiât monespoir, vivant de quelques racines, ou plutôt mourant de faim. Monpauvre Castor était, ainsi que moi, exténué de besoin, et je me visprès de perdre mon perroquet : heureusement qu’il se trouvasur les buissons un petit fruit noir, assez ressemblant au cassis,dont il se régala, quoique son âcreté ne me permît pas d’enmanger.

Le cinquième jour la forêt s’éclaircit ;les arbres, moins serrés, me permirent de voir assez loin devantmoi : j’en retrouvai de quelques espèces que je connaissais.Bientôt je revis des chênes, et les glands doux me fournirent unrepas supportable.

Enfin mon bienfaisant ruisseau me conduisitsur la lisière de la forêt, et, en portant mes regards de touscôtés, j’aperçus, avec autant de surprise que de ravissement, lamême montagne que j’avais déjà gravie et que je reconnusparfaitement. Un homme enfermé au fond d’un cachot où il attendl’arrêt de sa mort n’est pas plus transporté quand on lui annoncequ’il est libre, que je ne le fus dans cet heureux instant.J’oubliai toutes mes peines passées, et je ne sentis que le bonheurprésent.

La montagne se présentait ici sous un aspectdifférent de celui qu’elle offrait du côté que j’avaisexploré ; une espèce de sentier permettait de la gravir avecfacilité, mais la fatigue m’obligea d’attendre au lendemain.Quelques patates que j’eus le bonheur de trouver réparèrent un peumes forces, et je passai la nuit sur un arbre au pied de lamontagne.

Le lendemain, après avoir atteint le sommetdésiré, je descendis dans le vallon et je pris la route de monhabitation ; elle m’offrait à chaque pas tous les soulagementsque je pouvais désirer, mais l’envie d’arriver ne me permettaitguère d’en user. Malgré mon impatience, la nuit me surprit à uneassez grande distance de ma demeure, et je fus encore obligé de lapasser à la belle étoile.

Enfin je touche au terme de mon voyage.J’aperçois les arbres de mon enclos ; des larmes de joieroulent dans mes yeux ; j’entends les bêlements de meschèvres ; je cours à elles ; je caresse ces chersanimaux, dont je me promets bien de ne plus m’éloigner. Montroupeau était augmenté de quatre chevreaux que les mèresnourrissaient, ce qui me promettait du lait en abondance et medonnait le moyen de tuer de vieilles bêtes pour la provision del’hiver. J’avais aussi un grand besoin d’aliments sains etrestaurants ; j’étais d’une maigreur excessive et mes forcesétaient épuisées. Je donnai le reste de la journée au repos ;je ne pris d’autre soin que de traire mes chèvres ; un bonplat de riz au lait me parut le mets le plus délicieux, après lejeûne forcé que je venais de faire.

Ah ! qu’il fait bon chez soi ! Laplus misérable retraite a toujours quelque charme pour sonpossesseur ; la mienne était mon ouvrage ; je devais àmon travail, à mon industrie, les commodités qui s’ytrouvaient ; aussi m’était-elle doublement chère. Je compteraitoujours pour un de mes plus heureux jours celui où je m’yretrouvai après avoir craint de ne jamais la revoir.

Je me voyais surchargé d’occupations si jevoulais me préparer des ressources pour la saison pluvieuse. Jecrus que je devais commencer par réparer mes forces. Je tuaisuccessivement trois boucs et deux chèvres qui me fournirent de bonbouillon, et je m’occupai de les saler. Mon camarade, qui, comme lechien de La Fontaine, n’avait que les os et la peau, se refitbientôt par cette nourriture solide, et les traces de nos fatiguess’effacèrent peu à peu. Je n’avais que très peu de riz àrecueillir, les oiseaux s’en étaient donné à cœur-joie pendant monabsence ; personne n’était là pour arrêter leur brigandage.J’en tuai quelques-uns qui s’étaient si fort engraissés à mesdépens, que ce fut un manger délicieux. Ma récolte de pommes deterre fut très bonne et me dédommagea de la privation du riz.

L’hiver se passa comme les précédents,seulement mes réflexions furent plus sérieuses ; j’avais prèsde seize ans et je commençais à m’occuper de mon avenir. Jesongeai, pour la première fois, que le même évènement qui m’avaitjeté sur cette côte déserte pouvait y amener un autre vaisseau, etqu’il était possible que je retournasse un jour parmi les hommes.Mes yeux se mouillèrent de larmes à cette douce idée ;rejoindre ma mère était mon premier désir ; vivre dans lasociété de mes semblables était le second. Mon imagination s’arrêtalongtemps sur cette idée, mais le peu d’apparence que mon sort pûtchanger ne tarda pas à s’offrir à mon esprit et m’accabla detristesse. Un jour, je m’écriai  : « Ah ! queje suis malheureux ! » Dans cet instant je me rappelle laforêt ténébreuse ; je me représente quelle eût été masituation si j’avais passé la mauvaise saison, n’ayant pour abriqu’une affreuse caverne, privé de lumière, et mourant sans doutedans les horreurs de la faim. Je jette ensuite les yeux autour demoi ; je considère ma demeure spacieuse, commode et pourvue detout ce qui m’était nécessaire ; mon chien, couché à mespieds, me flatte et me caresse ; mon perroquet, placé sur matable, m’amuse par son babil ; le bêlement de mes chèvresm’avertit qu’il est temps de les débarrasser du poids incommode deleur lait et qu’elles vont me donner le plus doux des aliments. Jesens alors bien vivement combien je suis heureux.

Pour éviter le retour de ces accès detristesse que je me reprochais, je pris la résolution de détournermes pensées de moi-même et de chercher encore dans mes souvenirs dequoi occuper mon esprit, qui ne pouvait rester oisif ; j’yréussis assez bien pour retrouver toute ma gaieté ; unecertaine satisfaction intérieure fut le prix de cet effort.

Voilà le troisième hiver, passé dans magrotte, qui vient de finir ; la chaleur du soleil ranime toutela nature ; les arbres sont couverts de fleurs ; lesoiseaux célèbrent le retour du beau temps, et les solitaireshabitants de la caverne vont jouir des biens qu’il leur promet. Dèsmes premières sorties, j’eus lieu de me convaincre de l’étonnanteaugmentation de mes forces. L’arc et le sabre que j’avais trouvésdans la sépulture des sauvages n’étaient plus trop pesants pour mesbras robustes ; ma taille était haute, mes membres nerveux, etpeu d’hommes à dix-huit ans sont formés comme je l’étais à seize.En côtoyant le rivage de la mer, je trouvai une tortue ; aulieu de la dépecer dans l’endroit même, comme c’était mon habitude,je la chargeai sur mes épaules et la portai dans ma grotte.

Je n’étais pas d’humeur à négliger ce nouvelavantage ; ces forces que je devais au travail et à l’activitéme donnaient les moyens d’entreprendre des ouvrages plusdifficiles. Je pouvais me servir des outils que trois ansauparavant je ne pouvais seulement pas remuer. Je commençai paragrandir ma caverne, où je me trouvais à l’étroit ; jel’augmentai d’une espèce de magasin pour serrer mes provisions, etl’endroit jusqu’alors destiné à cet usage fut transformé en unesalle fort grande où je pratiquai deux fenêtres, de manière que cefut le mieux éclairé de mes appartements.

J’étendis aussi mon enclos ; jerassemblai dans mon jardin toutes les plantes utiles, éparses dansles différents cantons de l’île ; l’expérience m’avait apprisà les améliorer par la culture. Les fruits acquirent un goût plusfin et les racines devinrent plus savoureuses.

Ces travaux achevés, je m’occupai de nouvellesexcursions ; mais je me promis bien de ne jamais perdre de vueles côtes de la mer et de ne visiter dans l’intérieur que les lieuxqui m’étaient familiers. La curiosité de voir des objets nouveauxcédait à la prudence et au terrible souvenir de la forêtténébreuse.

J’étais parti de grand matin et je côtoyais lerivage en marchant vers le nord, lorsque le spectacle le plusinattendu me fit arrêter tout court et me causa une extrêmeagitation. Plusieurs canots passèrent, sous mes yeux, assez près deterre ; ils étaient fort petits, et montés chacun par deux outrois hommes couleur de bronze et presque nus ; ils donnaientde grandes marques de frayeur et faisaient force de rames pours’éloigner, comme s’ils étaient poursuivis. La crainte d’en êtreaperçu me fit cacher derrière un buisson. Cette précaution étaitpeu nécessaire ; les pauvres gens ne songeaient qu’à échapperau péril qui les menaçait. Les premiers canots éloignés, je fusquelques minutes sans rien voir ; enfin j’en aperçus encoretrois. Les deux premiers volaient sur les ondes ; letroisième, conduit sans doute par de plus faibles bras, était debeaucoup en arrière. J’aperçus alors deux énormes poissons, ouplutôt deux monstres, qui poursuivaient ces malheureux ; ilsatteignent le dernier canot, où il n’y avait que deux personnes, lerenversent, et, saisissant leur proie, ils disparaissent avecelle.

Saisi d’horreur et de pitié, je restaiimmobile ; une sueur froide coulait de mon front, tous mesmembres étaient agités de mouvements convulsifs, et je tombaicontre terre dans un état impossible à décrire.

Lorsque j’eus repris mes sens, je me levai etm’avançai sur le bord de la mer ; je vis le canot renversé,flottant au gré des vagues. Mais un autre objet fixa bientôt mesregards ; la marée montante le portait sur la rive, et, sanssavoir ce que ce pouvait être, je sentis le plus vif désir de m’eninstruire. Il avançait insensiblement. Mon cœur, qui battait avecforce, semblait m’annoncer quelque heureux événement. Je saisis unelongue perche, et, accrochant l’objet de mes désirs, je le tiraiadroitement sur le sable ; c’était une corbeille d’un tissu sifin et si serré, que l’eau n’y pouvait pénétrer. Un enfant ydormait paisiblement ; son teint était basané et il paraissaitavoir environ une année. On peut se représenter mon extrêmesurprise ; mais rien ne peut donner l’idée de l’excès de majoie.

L’innocente créature ouvrit les yeux et mesourit ; je la couvris de baisers. Un moment après, l’enfantse mit à crier ; je pensai qu’il avait faim ou soif. Je nemanquais pas de nourrices, mais il fallait regagner ma demeure, etj’avais au moins une heure de chemin à faire pour m’y rendre.J’avais emporté du vin de palmier dans une calebasse ;j’apaisai l’enfant en lui en faisant avaler quelques gouttes. Il serendormit, et, chargeant la corbeille sur mon dos, je repris lechemin de ma grotte. Mon esprit était rempli de mille projets, quitous avaient rapport à mon enfant, et dans une telle confusiond’idées que je ne pouvais les débrouiller.

À mon arrivée, je choisis la plus belle de meschèvres laitières ; je posai le petit garçon près d’elle. Ilsaisit avidement une de ses mamelles ; pendant qu’il tétait,je caressais le docile animal, qui se prêtait de bonne grâce auservice que j’en attendais. Bientôt la chèvre s’attacha à sonnourrisson ; elle venait elle-même le chercher aux heures oùelle avait coutume de lui donner son lait.

Lorsque j’eus pourvu au besoin de mon enfant,je me livrai à mes réflexions ; je sentais le besoin de mecalmer et de me recueillir. « Enfin, me disais-je, voilà unesociété que le Ciel m’envoie ; je vais nourrir, soigner,instruire ce cher petit ; il me sera attaché par les liens del’amitié et de la reconnaissance ; j’entendrai sa douce voixrépondre à la mienne ; je l’aimerai, il m’aimera ;bonheur que je n’eusse jamais osé espérer !

» Je ne travaillerai plus pour moi seul,et mes travaux en deviendront cent fois plus intéressants. Il fautun berceau commode pour mon cher Tomy, c’est le nom que je veux luidonner ; j’ai assez de saule et d’osier pour le tresser ;dès demain je m’en occuperai. »

Je passai la soirée la plus agréable ;mon enfant, sur mes genoux, jouait avec les boucles de mes cheveux.J’appelai Castor pour lui faire faire connaissance avec lui ;il se montra d’abord un peu jaloux ; mais, en partageant mescaresses, je parvins à lui faire lécher les mains et le visage del’enfant. Pour Coco, il paraissait charmé de l’augmentation de lafamille et caquetait à nous étourdir. J’avoue que les mots qu’ilprononçait ne me faisaient plus le même plaisir ; j’aspirais àentendre parler Tomy ; enfin j’avais un compagnon, un êtrehumain qui partagerait ma solitude. Je ne me sentais plus dejoie : ma vie me semblait toute changée, désormais je nevivrai plus pour moi seul.

Chapitre 11

 

– Soins de Félix pour Tomy. – La promenade du soir. – Lespremiers pas de l’enfance. – Voyages. – Travaux. – L’hiveragréable. – Plan d’éducation. – Tomy est habillé. – Heureusesdispositions du petit noir. – Il a une voiture. — Voyage enfamille.

 

On pense bien qu’à mon réveil ma premièrepensée fut pour Tomy ; son sommeil était paisible et lesourire était sur ses lèvres. Je ne pouvais me lasser de lecontempler ; je songeais à l’horrible catastrophe qui l’avaitrendu orphelin, et je me faisais un bonheur de remplacer auprès delui ses parents que les monstres avaient dévorés.

Tomy s’éveilla. Là chèvre accourut à sescris ; quand il eut satisfait son premier besoin, je m’occupaides soins qu’exigeaient la propreté et la santé de mon enfant. Jele plongeai dans une eau pure que j’avais exposée la veille àl’ardeur du soleil, une écaille de tortue fut sa baignoire. J’avaisfait plusieurs nattes qui me servaient à différents usages ;j’en étendis une sur la terre  ; j’y posai Tomy, quicommença à se rouler et à exercer ses forces naissantes. Ilessayait de se lever et retombait aussitôt ; tous sesmouvements me semblaient avoir une grâce particulière ; je lecontemplai avec délices. Castor vint partager ses jeux, et rendrece spectacle encore plus intéressant ; le bon animalparaissait craindre de blesser son petit camarade, et sesprécautions ne me laissaient aucune inquiétude.

Cependant je travaillai au berceau de monenfant ; j’y mis plus de soins qu’à tous mes autres ouvrages.Quand il fut achevé, je le garnis de peau en dedans, puis j’y misun matelas de mousse sèche. Il fut placé près de mon lit, etl’enfant s’y trouva si bien qu’il s’endormit profondément. En levoyant aussi fort, je pensai qu’il devait avoir besoin d’unenourriture plus solide que le lait de la chèvre. J’avais vu souventles femmes de mon pays faire de la bouillie à leursnourrissons : rien ne m’était plus facile, puisque j’avais dulait et du riz. Je résolus de réserver le peu qui m’en restait pourmon enfant, et de m’en priver jusqu’à la récolte.

Obligé de faire une guerre continuelle auxvoleurs de mon bien, je ne vivais guère alors que de petits oiseauxque je tuais à coups de flèches, ou que je prenais avec deslacets ; je profitais pour la chasse des moments où je voyaismon enfant endormi ; à mon retour je lui apportais quelquesfruits. Déjà il me reconnaissait et me tendait ses petits bras, dèsque j’entrais dans la grotte. Je lui parlais sans cesse ; jesavais bien qu’il ne comprenait pas ; mais je pensais que,pour lui apprendre à parler, je devais lui prononcer souvent lesmêmes mots. Coco avait appris bien vite son nom, et il appelaitTomy du matin au soir.

Tous les jours, lorsque la chaleur étaitpassée, je prenais dans mes bras mon petit garçon, et je mepromenais le long du rivage ; puis je m’asseyais sur unquartier de rocher. J’imaginais quelques jeux pour amuser mon cherenfant et pour le faire rire, ce qui était toujours pour moi unplaisir nouveau.

Dans les premiers temps, ivre de mon bonheur,toutes mes idées s’étaient concentrées sur l’objet de ma tendreaffection et de mes plus douces espérances. Je vivais dans leprésent et dans l’avenir ; le passé semblait effacé de mamémoire. Un soir cependant que je considérais la mer, unie alorscomme une glace, je me rappelai l’apparition des canots pleins desauvages, et je cherchai à m’en rendre raison. Depuis environquatre ans que je vivais dans cette île, c’était la première foisque j’en avais aperçu ; j’en conclus qu’elle ne leur était pasconnue, et que le hasard, ou quelque circonstance que je ne pouvaisdeviner, les avait amenés de ce côté. Je savais, par les récits desmatelots, qu’on trouve, parmi les sauvages, quelques nations à quil’humanité n’est pas étrangère, qui pratiquent l’hospitalité,plaignent et secourent les malheureux ; mais je me souvenaisaussi qu’il en existait d’autres dont la plus atroce barbarieformait le caractère, et que les infortunés qui tombaient entreleurs mains ne devaient s’attendre qu’à une mort cruelle. Je frémisen songeant que ceux que j’avais vus étaient peut-être de cesderniers, qu’ils pouvaient avoir remarqué mon île et y descendrequelque jour. « S’ils allaient m’enlever mon enfant !pensais-je. Quand je pourrais moi-même leur échapper, vivrais-jeheureux, si j’en étais privé ? » Cette crainte fit unetelle impression sur mon esprit, que je fus tenté d’abandonner mademeure et de m’enfoncer dans les terres ; mais un paysdécouvert ne me paraissait pas encore une retraite assez sûre pourcacher mon trésor. La forêt noire était le seul asile où j’étaiscertain que les sauvages ne pénétreraient pas. La caverne de laMort ne me paraissait plus si affreuse, puisqu’elle pouvait dérobermon enfant à toutes leurs recherches ; mais comment l’ynourrirais-je, puisque j’avais manqué moi-même y mourir defaim ? Cette idée et beaucoup d’autres me détournèrent de monextravagant projet. Je ne voulus pas priver mon cher Tomy desbeautés de la nature pour l’enfermer dans une sombre prison.

Les beaux jours s’écoulèrent fort agréablementpour moi ; jusqu’à ce moment j’avais occupé mes bras ;mon esprit n’avait pas été oisif, mais mon cœur avait besoin d’unobjet auquel il pût s’attacher, et qui partageait les sentimentsqu’il m’inspirerait. Je l’avais trouvé ; je jouissais paravance de l’amitié qu’aurait pour moi mon cher Tomy ;uniquement occupé de lui, j’avais le droit de compter sur un retourde tendresse qui ferait mon bonheur. L’aimable enfant sedéveloppait à vue d’œil.

Mes travaux ne souffraient nullement de ladistraction qu’il me procurait ; si j’étais un moment forcé dem’en éloigner, je confiais sa garde à mon fidèle Castor, quiparaissait tout fier de cet emploi et qui s’en acquittaitparfaitement. Mon jardin était devenu un lieu de délices ;tous les ans je l’embellissais des plantes et des arbustes les pluspropres à l’orner.

Les pluies m’obligèrent enfin de me renfermerdans ma grotte : de nouveaux plaisirs m’y attendaient. Tomycommençait à bégayer quelques mots ; le nom de papa avait déjàfrappé mon oreille et fait palpiter mon cœur. C’était, selon moi,le moment de commencer à l’instruire. Combien je regrettais alorsde n’avoir pas mieux profité des leçons que j’avais reçuesautrefois. Je résolus avant tout de former son caractère :heureusement la tâche était facile.

Je prévenais tous ses besoins, mais jen’accordais rien à ses caprices. S’il demandait, par des gestesexpressifs, quelque chose que je dusse lui refuser, un fruitmalsain, un outil qui aurait pu le blesser, ses cris et ses pleursne le lui faisaient point obtenir. Convaincu de leur inutilité, iln’en versait que quand il souffrait ; j’en cherchais alors lacause avec une tendre sollicitude, et je parvenais à le soulager ouà le distraire.

Craignant pour mon cher enfant la fraîcheur dela caverne, je lui fis de petits vêtements. J’eus quelque peine àl’accoutumer à les souffrir ; il n’aimait pas ce qui gênaitses mouvements toujours très vifs. Je lui fabriquai une espèce detunique qui descendait jusqu’aux genoux, et je lui fis prendrel’habitude de la porter. Je ne jugeai pas à propos de lui faire dechaussures ; je pensai qu’accoutumé dès sa plus tendre enfanceà marcher les pieds nus, les siens s’endurciraient comme ceux despetits paysans qui couraient sans être blessés.

Cependant ses progrès étaient rapides ;ses pas commençaient à s’assurer ; il prononçait distinctementune assez grande quantité de mots ; mais ce qui me charmaitdavantage, c’est qu’il annonçait un bon naturel et beaucoup desensibilité. Il partageait avec Castor tout ce que je luidonnais ; il distinguait parmi mes chèvres celle qui l’avaitnourri et lui faisait mille caresses ; mais j’étais l’objet deson plus tendre attachement. Il ne se trouvait bien qu’auprès demoi, et, dès que je l’appelais, il quittait tous ses jeux pourcourir dans mes bras. Il montrait déjà le goût imitatif quidistingue les enfants ; si je tressais du jonc ou de l’osier,il en saisissait quelques brins et cherchait à faire commemoi ; si j’arrachais dans mon jardin les plantes parasites, ilvoulait encore m’imiter. Cette remarque me fit comprendre combienceux qui élèvent la jeunesse doivent veiller sur toutes leursactions, pour ne rien laisser échapper qui soit d’un dangereuxexemple. C’est plutôt sur la conduite d’un maître que l’enfantforme la sienne que sur les maximes qu’on lui enseigne, et qui nesont d’aucun fruit si elles ne sont soutenues par l’exemple.

Au retour du printemps, Tomy pouvait avoirdix-huit à dix-neuf mois. Il était beaucoup plus fort que ne lesont ordinairement les enfants de cet âge ; il courait etparlait distinctement. Le beau temps acheva de le fortifier. Jel’accoutumai à faire de petites courses, à me rendre mille petitsservices ; il n’était jamais plus content que quand il croyaitque j’avais besoin de lui, et se montrait déjà sensible au plaisird’être utile. Il régnait entre lui et Castor la plus touchanteamitié ; j’en voulus profiter pour accoutumer le bon animal àporter l’enfant sur son dos quand nous aurions une longue route àfaire. Je composai avec des peaux une espèce de bât que j’attachaifortement sous le ventre de mon chien ; avec des lanières desmêmes peaux, j’y fis un dossier pour soutenir le petit garçon etdes appuis pour ses pieds. Je fis plusieurs essais de cetteinvention avant d’oser entreprendre une course de cettemanière ; mais l’allure douce de Castor, qui marchait avecprécaution, comme s’il eût connu l’importance du dépôt que je luiconfiais, l’assurance de Tomy qui goûtait fort cette façon d’aller,tout cela me tranquillisa, et je me décidai à partir accompagné detoute ma maison, pour visiter les bords de la grande rivière. Jeménageais les forces de mon chien ; quand je le voyaisfatigué, je prenais l’enfant dans mes bras ; notre marcheétait plus lente, mais rien ne me pressait et mon temps était àmoi.

Chapitre 12

 

– Tempête. – Canon de détresse. – Nuit affreuse de Félix. –Ils ont tous péri ! – Recherches. – Voilà un corps. – C’estune femme. – Elle vit. – Succès des soins de Félix. – Sajoie.

 

Les deux années qui suivirent ne furentremarquables que par les progrès de Tomy et les nouvelles joiesqu’il me donnait ; du reste, c’étaient toujours les mêmessoins, les mêmes occupations. Il y avait bientôt six ans quej’étais dans mon île ; mon enfant avait quatre ans ; ilétait aussi instruit qu’on peut l’être à cet âge ! sonintelligence précoce et sa vive curiosité facilitaient montravail.

Ses propos naïfs m’attendrissaient jusqu’auxlarmes. Sans le souvenir de ma mère, je me serais trouvéparfaitement heureux, et je n’eusse ni regretté le monde ni désiréde quitter ma solitude.

Un jour que je jouissais, à peu de distance dema grotte, des charmes d’une belle soirée, le ciel se couvrit toutà coup à l’horizon de nuages noirs et sulfureux, la mer s’éleva enbouillonnant, le bruit de la foudre se fit entendre au loin ;enfin tout annonçait une violente tempête. Je pris Tomy dans mesbras, et, courant autant que mes forces purent me le permettre, jegagnai ma retraite ; je fermai exactement la porte et lesvolets, et j’allumai de la bougie. À peine eus-je pris cesprécautions, que j’entendis des torrents de pluie qui, se mêlant aubruit des vents déchaînés et aux éclats du tonnerre, semblaientmenacer mon île d’un entier bouleversement. J’étais accoutumé à cessecousses de la nature, je me jetai sur mon lit, près du berceau demon enfant qui dormait d’un paisible sommeil. Je le regardaisdormir, lorsque je crus entendre quelques coups de canon tirés àintervalles égaux ; je prêtai une oreille attentive, et je fusbientôt convaincu que je ne me trompais pas. C’était sans doute lesignal de détresse d’un vaisseau près de périr, les malheureux quile montaient imploraient le secours de quelqu’un de leurssemblables. Je fus en proie à une émotion inexprimable ;ainsi, à quelques pas de moi, se trouvaient des hommes et peut-êtredes Français. Combien je maudissais mon impuissance ; j’auraisde bon cœur exposé ma vie pour les sauver, mais je n’en avais aucunmoyen. À force de réfléchir, je pensai que quelques-uns de cesinfortunés pourraient, à l’aide de leurs chaloupes, aborder dansmon île, s’ils en avaient connaissance, et qu’en allumant un grandfeu sur le rivage je leur indiquerais la route qu’ils devaientprendre. La pluie avait cessé, mais le vent soufflait toujours avecviolence. Je sortis de ma grotte et me rendis au rivage, chargé debois sec que j’avais tiré de mon magasin ; j’en fis une espècede bûcher et j’y mis le feu. Les tourbillons du vent l’allumèrentaussitôt, et trois coups de canon me firent espérer qu’on l’avaitaperçu. Je me mis de mon mieux à l’abri de la tempête sous uneavance de rocher, et je passai le reste de la nuit à entretenir monfeu et dans une anxiété inexprimable. Une heure après mon arrivée,les coups de canon cessèrent, ce qui me fit penser que lesinfortunés matelots avaient abandonné le navire. J’attendais lejour avec une extrême impatience ; il parut enfin, et me fitapercevoir, à la plus grande distance où ma vue pût se porter, unvaisseau entièrement démâté et couché sur le côté entre deuxécueils que je voyais à fleur d’eau. J’espérais découvrir deschaloupes se dirigeant vers mon île, mais il ne s’en offrit point àmes yeux, et l’aspect d’une mer irritée, dont les vagues écumantesvenaient se briser sur la côte, me fit juger qu’elle les avaitenglouties dans ses profonds abîmes. Mon cœur était déchiré, et deslarmes coulaient sur mes joues. Je repris tristement le chemin dela grotte. Tomy était éveillé ; les soins que je lui donnaifirent diversion à ma douleur. Quand j’eus pourvu à tous sesbesoins, je le laissai sous la garde de mon chien pour retourner aurivage, résolu de le côtoyer, afin de chercher quelquesindices.

Mes recherches furent longtempsinfructueuses ; je m’approchai d’une pointe de terre quis’avançait dans la mer comme un petit promontoire, et, en tournantun rocher, j’aperçus sur le sable un corps inanimé, couvert desvêtements d’une femme. À ce touchant aspect, je fus saisi depitié ; je me mis à genoux près de l’infortunée, cherchantquelque indice de vie sur son visage décoloré. Je soulevai sonbras ; il était roide et glacé ; je posai ma main sur soncœur ; il me sembla sentir un faible battement. Rassemblantalors toutes mes forces, je la pris dans mes bras, l’appuyai sur lerocher, et soulevai sa tête ; ce mouvement provoqua levomissement. Elle rendit avec abondance l’eau qu’elle avait bue, etelle entr’ouvrit un moment les yeux, puis elle retomba dans sonpremier état.

Ma situation était très embarrassante,j’ignorais les moyens de rappeler à la vie celle qui m’inspirait unsi vif intérêt. Je m’étais muni de vin de palmier ; jeparvins, avec beaucoup de peine, à lui en faire avaler, et j’eus lasatisfaction de la voir se ranimer et respirer avec facilité. Ellerevint tout à fait à elle, et, tournant vers moi des regardsattendris : « Je vous dois la vie, me dit-elle ; jene pourrai jamais m’acquitter envers vous, mais je ne veux plusvivre que pour vous prouver ma reconnaissance. » Aux accentsde cette voix touchante, j’éprouvai la plus vive émotion ;elle me rappelait un souvenir bien cher. Je considérai ces traitsdéfigurés par la douleur et par l’épouvante : c’étaient ceuxde ma tendre mère ; les battements de mon cœur ne m’enlaissèrent pas douter. Partagé entre la joie, la douleur et lesregrets, je gardais le silence et j’étais près de perdre l’usage demes sens. Elle s’aperçoit de ma pâleur, s’arrache de mes bras, mefait asseoir au pied du rocher, et me rend tous les soins que jevenais de lui prodiguer. Je n’avais point perdu connaissance ;mais, incapable de prononcer une parole, je réfléchissais à ce queje devais faire. Il eût été dangereux de me faire connaître à mamère ; l’affaiblissement de ses forces ne lui eût pas permisde soutenir l’excès de sa joie. Ma taille élevée, ma vigueurextraordinaire, éloignaient les rapprochements qu’elle aurait pufaire, et ne pouvaient pas lui permettre d’imaginer que c’était sonfils qu’elle tenait dans ses bras. Dès que j’eus retrouvé lafaculté de parler, je la rassurai sur mon état, que j’attribuai àla fatigue de la nuit précédente ; je lui témoignai le désirde la conduire à ma demeure ; elle y consentit, et, s’appuyantsur mon bras, nous marchâmes lentement vers la grotte. Aussitôtqu’elle y fut entrée, je la fis asseoir sur un banc couvert depeau, et mis sur ses genoux mon petit Tomy.

Tout occupé de réparer les forces de ma mère,je la suppliai de se coucher sur mon lit, après lui avoir faitprendre une tasse de lait, où j’exprimai le jus d’une canne àsucre. Elle s’endormit bientôt, et pendant son sommeil je m’occupaide lui faire un bon bouillon. J’avais un morceau de tortue que jemis dans la marmite ; j’y ajoutai deux oiseaux d’un goûtexquis ; j’en fis un consommé ; puis je fis crever du rizpour composer un potage fortifiant. En prenant tous ces soins moncœur palpitait de joie. Je pris la résolution de ne me faireconnaître à elle que lorsqu’elle aurait la force de supporter cetteémotion. Je quittais à chaque instant mon foyer pour jouir duplaisir de la voir reposer ; le sommeil, après avoir rafraîchison sang, avait répandu sur ses joues une teinte de rose ; sestraits reprenaient leur douceur, et je contemplais avec délices levisage chéri de ma mère, à peu près tel que je l’avais vuautrefois. Elle n’avait pas plus de trente-huit ans ; sonexcellente constitution avait résisté aux chagrins que je lui avaiscausés, et me donnait l’espoir de prolonger longtemps une vie quim’était plus chère que la mienne.

Tomy tournait autour de moi et me faisait àvoix basse mille questions. Je lui recommandai de ne pas faire debruit de peur d’éveiller sa maman ; je l’entraînai au jardincueillir un ananas et des fraises.

Il me suivit en sautant et en continuant sonjoli babil. « Que je suis content ! un papa ! unemaman ! Quand papa sortira et qu’il ne pourra pas m’emmener,je ne serai plus seul avec Castor, je resterai avecmaman. »

Après trois heures d’un sommeil paisible, mamère s’éveilla, entièrement remise. Je lui offris le repas quej’avais préparé ; elle fut extrêmement surprise de trouverdans le fond d’un désert une nourriture aussi saine qu’agréable.Elle me fit de tendres remercîments des soins dont elle étaitl’objet, et, après dîner, me témoigna une vive curiosité deconnaître mes aventures.

Il m’était impossible de lui rien refuser. Jecommençai mon récit à l’époque de mon naufrage. Elle me donnaitvingt ans, je la laissai dans son erreur ; mais j’entrai dansle détail de mes travaux, de mes découvertes, de mes occupations etde toutes les ressources que j’avais trouvées. Je lui rendis comptede mes réflexions et de mes sentiments, et je lui témoignai que jedevais aux bons principes que j’avais reçus de mes parents lecourage et la résignation qui m’avaient soutenu dans lescirconstances les plus fâcheuses. Les larmes inondaient sonvisage ; c’était le souvenir de son fils qui les faisaitcouler. D’un mot j’aurais pu les tarir ; mais je voulaiseffacer les traces de mes fautes par mes services et par toute maconduite. L’aventure de la forêt ténébreuse la fit frémir. Ce futbien pis quand je lui racontai la mort funeste des parents de Tomyet la manière dont il était tombé entre mes mains. Elle serra surson cœur ce pauvre enfant, et je vis qu’elle partageait tous lessentiments qu’il m’inspirait.

J’avais aussi un grand désir de savoir parquel accident ma mère avait été amenée à la vue de mon île, mais jeremis à le lui demander, pour ne pas abuser de ses forces. Jel’emmenai dans mon jardin, qu’elle admira, et de là au bord de lamer, où nous nous amusâmes à chercher des œufs de tortue pour lerepas du soir.

Les vagues avaient amené sur le rivage desplanches détachées du vaisseau naufragé ; c’était uneprécieuse acquisition. Je les portai dans mon magasin, elles mefirent naître l’idée d’en composer un radeau, par le moyen duquelje pourrais approcher du navire échoué et en sauver quelques objetsutiles. Je n’étais pas inquiet pour la subsistance de mamère ; il ne s’agissait que de cultiver une plus grandequantité de riz et de patates, de faire plus de salaisons etd’augmenter mon troupeau de quelques chèvres. Mais je voyais avecpeine qu’elle éprouverait des privations d’un autre genre. Il m’enavait beaucoup coûté de me passer de linge, et cependant l’enfances’accoutume facilement à tout ; combien il lui serait péniblede n’avoir, comme moi, pour se vêtir, que des habits de peaux debêtes ! Je ne voyais d’autre moyen de lui procurer desvêtements et du linge que d’en aller chercher au vaisseau. Nifatigues, ni périls, rien ne pouvait m’arrêter.

J’eus beaucoup de peine à décider ma mère àaccepter mon lit ; elle ne céda qu’aux plus vives instances età la promesse que je lui fis de travailler dès le lendemain à m’enfaire un autre, et de lui permettre de m’aider. Elle porta un grandtas de feuilles sèches dans la salle qui devait désormais être machambre à coucher ; elles furent étendues et couvertes depeaux. Tomy, enchanté de tout ce mouvement, la suivait comme unpetit barbet et cherchait aussi à se rendre utile ; ilramassait des feuilles et lui en rapportait plein ses deux mains,se croyant d’un grand secours. Ma mère prenait pour cet enfant unetelle affection, qu’elle me demanda de laisser son berceau près deson lit ; je n’eus garde de m’y opposer.

Oh ! la délicieuse soirée que nouspassâmes ! J’étais sans doute le plus heureux, parce que jeconnaissais toute l’étendue de mon bonheur. Au milieu desjouissances que je procurais à ma mère, des soupirs s’échappaientsouvent de son sein. Elle pensait à son cher Félix ; il étaitdevant elle et elle ne le reconnaissait pas.

Chapitre 13

 

– Histoire de la naufragée. – Construction d’un radeau. –Voyage au vaisseau. – Félix charge son radeau d’objets d’une grandeutilité. – Retour. – Transport des effets sauvés.

 

Le lendemain, ma mère alla chercher tout lesaule et l’osier qu’elle trouva dans mon magasin, et me somma detenir ma parole. Dès qu’elle eut vu la manière dont je m’y prenais,elle m’imita avec beaucoup d’adresse ; aussi l’ouvrage allagrand train. Je pris ce moment pour la prier de me raconter sonhistoire. « C’est, me répondit-elle, un récit biendouloureux ; mais je n’ai rien à refuser à celui qui m’a sauvéla vie. »

Ma mère entra d’abord dans le détail de sonmariage, de ma naissance, des soins qu’elle et mon père avaientpris de mon éducation et des espérances qu’ils avaient conçues dem’y voir répondre. Elle peignit avec feu sa douleur à la mort deson mari ; je ne pus douter que sa tendresse pour moi ne l’eûtseule empêchée de succomber. Mais quand elle parla de monindocilité, de mon humeur vagabonde, des chagrins et desinquiétudes qu’elles lui avaient causés, tous mes remords seréveillèrent ; mon cœur se serra, et je fus près de perdrel’usage de mes sens. Ma mère se reprochait vivement la faiblessequi l’avait empêchée de conserver sur moi toute son autorité etd’user de rigueur pour me corriger ; elle déplorait encoreplus le consentement qu’elle avait donné à mon départ, et seregardait comme la cause de ma mort.

Je reprends ici le récit de ma mère, et je laferai parler à peu près dans les mêmes termes dont elle seservit ; le vif intérêt que j’y prenais les a gravés dans mamémoire.

« Lorsque je me fus séparée de mon cherFélix et que j’eus vu partir la diligence, je repris en pleurant lechemin de mon village. Mes voisines et mes amies, touchées de mapeine, cherchaient à l’adoucir en me visitant souvent. Les mèressurtout me parlaient de mon fils, et m’assuraient que, dansquelques mois, j’aurais de ses nouvelles. C’était la meilleuremanière de me consoler ; dix-huit mois s’écoulèrent sans quej’entendisse parler du vaisseau où il s’était embarqué. À Brest etdans les environs, on était persuadé qu’il avait péri. Pour moi,sans aucune connaissance de la marine, je me laissai amuser par lesdiscours de ceux qui s’intéressaient à moi et qui voulaient mecacher mon malheur. Il me fut enfin connu : deux matelots denotre village avaient échappé au naufrage, ils s’étaient sauvés surun rocher où ils avaient pensé périr de misère ; mais unnavire américain les avait recueillis ; ils étaient revenus aupays. Le coup fut affreux. Je tombai sans connaissance et je nesortis d’un long évanouissement que pour être saisie d’une grossefièvre et d’un délire violent. Je fus plusieurs jours dans cetétat ; quand je revins à moi, mon désespoir fut horrible. Toutle monde cherchait à me consoler. On me dit que tout espoir n’étaitpas perdu. J’aurais tant voulu pouvoir croire que je me mis àespérer encore. Je me persuadai que puisque deux matelots s’étaientsauvés, mon fils pouvait avoir eu le même bonheur, puis, qu’ilexistait peut-être dans quelque coin du monde, et que je lereverrais tôt ou tard. Cette idée fit tant d’impression sur moi,que je tressaillais chaque fois qu’on frappait à ma porte ; jecourais ouvrir avec une extrême émotion, et mon espoir trompé mefaisait retomber dans mon anéantissement.

» J’avais reçu une certaine éducation,j’étais moins ignorante que les autres personnes de maclasse ; mais je n’avais pas la moindre idée de géographie. Unnouveau maître venait de s’établir dans notre village ; ilenseignait cette science aux enfants des riches bourgeois dont lescampagnes étaient voisines. Il me vint un si grand désir de prendrede ses leçons que je n’y pus résister. J’y mis du mystère, parceque je craignais qu’on se moquât de moi. J’allais le soir chezl’instituteur. J’appris bientôt à connaître les cartes ;depuis ce moment ma principale occupation fut de les examiner, desuivre la route des vaisseaux qui vont dans l’Inde ou dans noscolonies d’Amérique, de considérer cette immense quantité d’îlesencore inhabitées. Quand mes yeux s’arrêtaient sur un archipel, jene pouvais les en détacher ; je croyais voir mon fils dans unede ses îles, sans réfléchir qu’un si jeune enfant n’aurait putrouver les moyens d’y subsister, et qu’il eût été la proie desbêtes féroces contre lesquelles il n’eût point eu de défense.

» Ces chimères occupèrent mon espritpendant trois ans. Cependant je dépérissais chaque jour ; masanté s’altérait de plus en plus, lorsque j’appris que madamed’Altamont, riche veuve, qui habitait Brest, allait partir pour laMartinique, où elle avait à recueillir une succession considérable,et qu’elle cherchait une personne de confiance pour l’accompagner.Mon imagination s’enflamma à cette nouvelle. Si je pouvais suivrecette dame, je verrais sans doute les mêmes lieux où mon fils avaitpassé ; je m’en informerais partout ; je le retrouveraispeut-être. Cette pensée me poursuivait jour et nuit. Je me fisrecommander à madame d’Altamont ; on m’avait prévenue quecette dame était d’un caractère impérieux et dur, et que je nepourrais manquer d’avoir à souffrir de son humeur. C’était unfaible obstacle pour un désir comme le mien ; j’obtins laplace que j’ambitionnais. Je pris tous les arrangements nécessairespour assurer ma petite fortune à mon fils s’il revenait, ou, à sondéfaut, à mes héritiers légitimes, en cas d’une issue funeste.

» Mes dispositions furent bientôt faites,je me rendis à Brest. Ma nouvelle maîtresse fut surprise de mondésintéressement ; je ne voulus faire aucune condition avecelle ; je m’abandonnai entièrement à sa générosité. Pourvu queje fusse transportée dans le Nouveau-Monde, tous mes vœux étaientremplis.

» Je n’ai que trop abusé de votrepatience en vous entretenant si longtemps de mes douleurs. Je nevous raconterai point les contrariétés que j’éprouvai pendant latraversée. Madame d’Altamont avait effectivement le caractère leplus fantasque et le plus bizarre ; malgré tous mes efforts,je ne pouvais la servir à son gré ; elle me faisait durementsentir ma dépendance et supporter sa mauvaise humeur ; maisj’étais fort peu sensible à ses procédés. Uniquement occupée du butde mon voyage, le plus souvent je n’entendais pas ses reproches,ou, comme je pouvais me rendre témoignage qu’ils n’étaient pasmérités, je les écoutais avec indifférence. Elle fut assezlongtemps tourmentée du mal de mer ; heureusement je n’en fusque légèrement incommodée ; aussi, je pus lui donner les soinsqu’elle avait droit d’attendre de moi. Nous relâchâmes à l’île deMadère, et madame d’Altamont y recouvra la santé. Le reste de latraversée se passa sans aventures fâcheuses, jusqu’au moment oùnous essuyâmes l’horrible tempête qui fracassa notre vaisseau surles rochers qui environnent cette île. Au milieu de laconsternation générale, je m’occupais de porter des secours à mamalheureuse maîtresse, qui, agitée d’affreuses convulsions,semblait n’avoir qu’un moment à vivre. Quant à moi, j’avais fait lesacrifice de ma vie, et l’espoir de rejoindre mon époux et mon filsme faisait regarder la mort de sang-froid. Cependant le navire,couché sur le côté, se remplissait d’eau ; elle gagnait lapetite chambre où nous étions retirées. Le mouvement qui se faisaiten haut et les cris de l’équipage me firent juger que les matelotsallaient se jeter dans les chaloupes. J’en avertis madamed’Altamont, en l’engageant à monter sur le pont pour profiter de cemoyen de salut. Elle retrouva des forces pour suivre mon avis. Leschaloupes, déjà surchargées de monde, allaient s’éloigner duvaisseau ; la voix gémissante de ma maîtresse fit consentirces hommes à nous recevoir ; ils nous crièrent de nous laisserglisser à l’aide d’une corde qui pendait le long du bord. Madamed’Altamont s’en saisit la première et entra dans la chaloupe. Je lasuivais de près ; mais une vague éloigna l’esquif au moment oùj’allais y mettre le pied, et je tombai dans la mer. Le bruit de latempête et les ténèbres qui nous environnaient empêchèrent sansdoute qu’on s’en aperçût et qu’on pût me secourir. Je perdisconnaissance et je ne revins à moi qu’au moment où vos soinsgénéreux m’ont rendue à la vie. Je ne conçois pas comment j’ai étéportée vivante sur le rivage de cette île, et je n’espère plusrevoir mon fils. Mais ma vie me sera chère, si je puis être utile àcelui qui me l’a conservée. Je n’ai plus de fils, mon jeuneami ; soyez le mien ; souffrez que je remplisse près devous les devoirs d’une mère, et rendez-moi le bien dont le sort m’aprivée. »

Ces tendres paroles me pénétrèrent jusqu’aufond du cœur : je me jetai aux genoux de ma mère, et je luipromis le respect, la docilité et l’affection d’un fils.

« Eh bien ! me dit-elle, je seraidoublement heureuse ; je me persuaderai que cet enfant est levôtre, et le titre de grand’mère me fera goûter de nouveauxplaisirs. »

À ces mots, elle accabla de caresses notrecher Tomy, qui ne se possédait pas de joie d’avoir une si bonnemaman.

Ma mère voulut absolument se charger de lacuisine et de tout le détail du ménage. J’allais tous les jours àla chasse ou à la pêche, et je rapportais ou du gibier délicat, oud’excellents poissons. Je trouvais toujours sur la grève quelquesdébris du vaisseau, et je travaillais en secret à la constructiond’un radeau, pendant que ma mère s’occupait dans la grotte et mepréparait quelque surprise agréable. Elle savait faire du beurre,mais elle manquait de baratte ; son adresse y suppléa ;un jour elle me servit une tasse de noix de coco pleine d’un beurrefin et délicieux. Ce mets, qui me rappelait mon pays, me flattainfiniment. Depuis ce moment nous n’en manquâmes plus, et ma mèreeut le moyen de faire de bonnes sauces et de varier nosaliments.

Quand mon radeau fut achevé, j’eus latentation d’aller visiter le vaisseau sans en prévenir mamère ; mais la soumission que je lui devais et la crainte delui causer de l’inquiétude ne me le permirent pas. Je lui demandaila permission de faire ce voyage, et j’eus bien de la peine àl’obtenir. Je lui représentai que choisissant pour mon départ letemps de la marée descendante, elle me porterait tout naturellementvers le rocher où le vaisseau était échoué, que j’attendrais à bordle moment du flux, à l’aide duquel je regagnerais le rivage, etqu’en cas d’accident la distance n’était pas assez grande pour queje ne pusse revenir à la nage. Depuis mon séjour dans l’île,j’étais devenu un excellent nageur ; je voulus, pour rassurerma mère, la rendre témoin de ma vigueur et de mon adresse dans cegenre d’exercice. Je parvins à diminuer ses craintes, mais elleexigea que je prisse avec moi mon fidèle Castor, dont l’attachementm’avait déjà une fois sauvé la vie.

Il ne s’agissait plus que de mettre le radeauà flot ; je l’avais conduit tout près du bord de la mer sur unterrain en pente. Lorsque la mer montait, elle en soulevait unbout ; nous enlevâmes l’autre au moyen de deux forts leviers,et nous eûmes le plaisir de le voir glisser doucement et flotterenfin sur l’eau. Nous l’attachâmes au tronc d’un arbre par un fortlien, et j’attendis avec impatience le moment où le reflux mepermettrait de me mettre en mer.

Ma mère m’indiqua la chambre de sa maîtresse,elle se trouvait dans la partie du vaisseau où probablement l’eaune pouvait gagner, car la proue étant entièrement enfoncée dans lamer, nécessairement la poupe était fort élevée. Une petite mallecontenait les effets de ma mère.

Le temps vint de démarrer ; je détachaile radeau ; une longue perche me servit à l’éloigner de terreet à le diriger. Je fis heureusement le court trajet jusqu’auvaisseau ; des cordages m’aidèrent à y monter. Il étaitabsolument disjoint, et dans un tel état, qu’il ne pouvait manquerde se disloquer à la moindre tempête. Je songeai donc à profiter dece voyage pour rassembler ce qui m’était le plus nécessaire, nepouvant me flatter d’en faire un second. La malle de ma mèren’était pas trop lourde ; je la portai sur le pont, et, aumoyen d’une grosse corde, je la descendis sur le radeau. J’y fiscouler aussi de gros rouleaux de cordages de différentes grosseurs.Je visitai ensuite toute la partie du vaisseau qui n’était passubmergée ; je trouvai dans la chambre du capitaine plusieursmalles remplies de linge et d’habits : comme elles étaientfort pesantes, je les vidai, et je fis des paquets de ce qui meconvenait. Je pris aussi une cannevette pleine de bouteillesd’eau-de-vie et de liqueurs. J’aurais désiré me procurer quelquesbarils de biscuits, mais l’entrepont étant plein d’eau, je n’ypouvais pénétrer, et d’ailleurs tout devait y être gâté. J’eus donclieu de me féliciter de ce que, les productions de l’île suffisantaux besoins de notre vie, je n’avais à m’occuper que de ce quipouvait la rendre agréable. Plusieurs matelas firent partie de monchargement ; il fut complété par tout ce que je pus trouverd’ustensiles utiles au ménage : marmites, casseroles,cafetières, plats, assiettes, cuillères, fourchettes et couteaux.Je ne vis pas sans envie grand nombre d’armes à feu ; j’avaistoujours souhaité d’en être pourvu en cas d’attaque ; combienle désirais-je davantage, actuellement que j’avais à défendre toutce que j’avais de plus cher au monde, ma mère et l’enfant de monadoption ! J’eus le chagrin de ne pouvoir me procurer de lapoudre ; elle était toute renfermée dans la partie du vaisseaudont l’eau ne me permettait pas d’approcher. Je laissai donc, ensoupirant, les fusils et les pistolets, mais je me chargeai de deuxgrands sabres. Craignant de surcharger mon radeau, et voulantprofiter de la marée qui commençait à monter, je quittai levaisseau et ramai courageusement du côté du rivage ; mafamille m’y attendait. Dès que je touchai la terre, ma mère vint àmoi les bras ouverts, et, tout en me témoignant sa joie de me voirarriver sain et sauf, elle me supplia, avec les expressions lesplus touchantes, de ne plus m’exposer à de pareils dangers et delui promettre de ne plus retourner au vaisseau ; je l’enassurai, et, délivrée de ses inquiétudes, elle m’aida gaîment àdécharger notre radeau. Je voulais transporter sur-le-champ, dansma grotte, tous les effets que j’avais sauvés, mais ma mère exigeaque je réparasse auparavant mes forces par un bon dîner. Nousprîmes donc le chemin de la grotte, chargés seulement, moi de lacannevette de liqueurs, et elle des assiettes, couverts, etc. Notrerepas était tout prêt ; une bonne soupe et la moitié d’unjeune chevreau rôti le composaient. Je couvris la table d’une bellenappe ; j’y arrangeai des assiettes et des couverts, et, pourla première fois depuis cinq ans, j’eus le plaisir de manger à lafaçon des Européens. Tomy, fort étonné de tout ce qu’il voyait,faisait de grandes exclamations, voulait nous imiter, répandait surlui le bouillon ou se piquait la langue avec sa fourchette ;mais il ne faisait que rire de ces petits accidents. Un doigt decrème des Barbades, que je lui donnai au dessert, acheva de lemettre en belle humeur ; sa joie excita la nôtre, et nouseussions prolongé cet agréable repas, si d’importantes occupationsne nous eussent rappelés au rivage. Avant la nuit, avec l’aide dela claie et de Castor, nous eûmes transporté toutes nos richessesdans notre demeure. Après les avoir mis en sûreté, nous sentantexténués de fatigue, nous étendîmes deux matelas sur chacun de noslits, et nous nous couchâmes.

Chapitre 14

 

– Toilette de Félix et de sa mère. – Surprise de Tomy. –Augmentation de richesses. – Le berceau d’acacias. –Reconnaissance. – Voyage en famille. – Travaux pour l’hiver. –Projet de Félix et de sa mère. – La cassette. — Les richessesinutiles.

 

Lorsque je m’éveillai, ma mère dormait encored’un profond sommeil ; je me fis un plaisir de paraître devantelle vêtu à la française. Je pris une belle chemise, un gilet et unpantalon de nankin, des bas de fil et une paire de souliers. Onpense bien que je n’avais pas oublié de me fournir dechaussures ; je m’étais emparé de toutes celles qui pouvaientm’aller, ainsi que de deux paires de bottes qui semblaient faitesexprès pour moi. Une cravate de mousseline brodée et une casquettede maroquin vert complétaient ma parure. Je me disposais à passerchez ma mère, lorsqu’elle entra dans ma chambre, vêtue d’une jolierobe de toile anglaise et d’un tablier de taffetas noir ; sescheveux, encore très beaux, étaient arrangés avec soin, séparés surle front, et relevés derrière avec un peigne d’écaille. Nous nousfîmes mutuellement des compliments sur notre toilette ; mamère m’avoua que c’était pour elle un grand plaisir de ne pasmanquer de linge ni d’habits ; mais elle fit observer que jedevais sentir cet avantage bien plus vivement qu’elle, après une silongue privation.

Tomy à son réveil fut bien surpris de notrenouvelle parure ; il promenait ses grands yeux de ma mère surmoi. Après nous avoir longtemps considérés, il nous tendit sespetits bras en disant : « C’est toujours papa et maman,mais ils sont bien plus beaux. »

Nous procédâmes à l’examen de ce querenfermait la malle de ma mère, afin de mettre chaque chose à saplace ; j’eus lieu d’admirer la prévoyance des femmes et leurattention pour les petits détails. Outre une quantité suffisante delinge et d’habits, ma mère s’était munie de tout ce qui étaitnécessaire pour travailler ; elle avait une ample provisiond’aiguilles, de fil, et plusieurs paires de ciseaux ; mais cequi me flatta le plus, ce fut de trouver au fond de la malle unedemi-rame de papier commun et quelques cahiers de papier à lettres,des plumes et deux bouteilles d’encre bien cachetées.« Oh ! quel trésor ! m’écriai-je en m’ensaisissant ; combien je le mets au-dessus de tout ce que nousavons acquis d’agréments et de commodités ! – Il est à vous,mon cher fils, me dit-elle. »

Quinze jours se passèrent dans nos occupationsordinaires ; nous avions, pour surcroît, le soin de recueillirau bord de la mer ce que le flux nous apportait des débris duvaisseau, que le choc des vagues avait achevé de briser. Le soir duquinzième jour, j’aperçus sur le visage de ma mère un nuage qui mepénétra. Elle étouffait ses soupirs et cherchait à me dérober lespleurs qui bordaient sa paupière. Je n’osai lui faire aucunequestion, et, respectant sa mélancolie, je me retirai de bonneheure pour la laisser en liberté. Je me levai de grand matin ;j’entrai tout doucement dans sa chambre. Surpris de ne l’y pastrouver, je la cherchai dans tous les coins de la grotte ;elle en était déjà sortie. J’allai au jardin ; en approchantdu berceau d’acacias, j’entendis des sanglots et des gémissements.Je m’approchai sur la pointe du pied, en retenant marespiration.

Elle m’aperçut, et tournant vers moi ses yeuxchargés de larmes : « Pardonnez, me dit-elle, vous quim’avez sauvé la vie et qui ne vous occupez que de me la rendreheureuse ; croyez que je ressens vivement vos bienfaits, maisje ne puis oublier que j’eus un fils. Ce jour est l’anniversaire desa naissance : il aurait aujourd’hui dix-huit ans ; cetteépoque renouvelle ma juste douleur. » Elle n’en put diredavantage ; ses forces l’abandonnèrent et elle tomba évanouiedans mes bras. Ma terreur fut extrême quand je la vis dans cetétat ; je me reprochai de lui avoir caché que j’existais, et,l’appelant vingt fois du doux nom de mère, je cherchai à la ranimerpar les plus tendres caresses. Enfin elle reprit ses sens, et mevoyant à ses pieds dans une posture suppliante : « Quefaites-vous ? dit-elle ; vous ne m’avez jamais offensée,et vous semblez me demander pardon. – Oui, ma mère, je demandegrâce pour le coupable Félix. Reconnaissez l’enfant qui vous estencore si cher malgré tous ses torts, et qui voulait les répareravant d’oser se faire connaître. » L’excès de la joie tenaitsuspendus tous les sens de ma mère ; elle pencha sa tête surson sein, et des larmes abondantes soulagèrent son cœur. Elleconsidéra attentivement mes traits, et, malgré le changement queles années, le travail et le climat y avaient apporté, elle lesreconnut et sentit le bonheur d’être encore mère.

Nous rentrâmes dans la grotte ; Tomyétait depuis longtemps éveillé ; il jouait avec Castor etjasait avec Coco. Il nous vit des visages si contents qu’il en futréjoui. Le déjeuner fut très gai. J’annonçai à ma mère que j’allaiscommencer à écrire mes aventures ; elle se chargea de montrerà lire à notre enfant, car j’avais rapporté des livres du navire,et me pria de tracer sur de petits carrés de papier les lettres del’alphabet, afin de lui apprendre à les connaître ; ce travailme fut plus difficile que je ne l’avais supposé ; mes mainscalleuses n’avaient plus la même souplesse, et ce ne fut qu’aprèsbien des efforts infructueux et à force de patience que je pusenfin me remettre à écrire convenablement.

Ma mère ne s’était point encore éloignée denotre demeure ; je désirais lui faire connaître les beauxsites de l’intérieur de l’île ; d’ailleurs la saisons’avançait, il était temps de penser à notre provision de cire. Jelui proposai donc le voyage de la belle plaine et des délicieuxbosquets où croissait le miraca ; elle y consentit avec joie,et cette course nous fut extrêmement agréable. Elle ne se lassaitpoint d’admirer les beautés de la nature et les ressources qu’ellenous offrait dans ce climat fortuné. Tomy courait le plus souventdevant nous ; lorsqu’il était fatigué, nous le portionsalternativement. Ma mère lui avait fait un vêtement léger de toilede coton, qui lui était bien plus commode que sa tunique de peaux.Sa vivacité et ses grâces enfantines nous charmaientégalement ; jamais enfant ne fut plus aimable, plus spirituel,ni plus docile.

Du haut d’une colline je fis remarquer à mamère la forêt qui m’avait été si fatale ; je lui proposai, enriant, de la parcourir avec moi, en l’assurant que rien n’étaitplus curieux que la caverne de la Mort.

« Non, non, me dit-elle, nous sommes dansle paradis terrestre ; la curiosité ne me le fera pasperdre. »

Nous fîmes une ample récolte de baies demiraca ; nous cueillîmes une assez grande quantité de cannes àsucre et de noix de coco ; nous fîmes aussi provision depatates, dans la crainte que celles qui croissaient dans mon jardinne fussent pas suffisantes. Enfin, après avoir campé quelques jourssur le bord de la rivière, nous revînmes chez nous, chargés de toutce qui pouvait nous être utile pour l’hiver. D’autres travaux nousappelaient ; nous salâmes des boucs, des tortues et quelquesgros poissons qui ont beaucoup de rapport avec la morue ; nousamassâmes beaucoup d’œufs que nous conservions dans du sable, etnous récoltâmes notre riz ; la fabrique des bougies nousoccupa ensuite, et tout fut terminé avant la fin des beauxjours.

Les pluies nous obligèrent enfin de nousrenfermer dans notre grotte ; nous ne nous trouvâmes pas moinsheureux. Des occupations variées, et les charmes d’une sociétéaussi douce qu’intime, faisaient couler le temps avec une extrêmerapidité. Je m’occupais trois ou quatre heures par jour à faire larelation de mes aventures ; les ouvrages manuels employaientle reste de mon temps. C’était pour moi un véritable plaisir que deme rappeler, alors que j’étais complètement heureux, les terriblesépreuves que j’avais supportées, jeté seul et sans force sur cerivage désert. Ma mère prenait soin de préparer nos repas, detraire les chèvres et de tenir en bon état le linge et lesvêtements. Nous nous occupions, de concert, de l’éducation deTomy ; il nous égayait par ses petites gentillesses et sespropos ingénus. Le soir, je faisais une lecture à ma mère ;nous l’interrompions souvent pour nous communiquer les réflexionsqu’elle nous faisait naître.

L’esprit humain aime à s’occuper deprojets ; nous en formions au fond de notre retraite. Nousdevions, au retour de la belle saison, nous construire unehabitation champêtre à une lieue de distance de la grotte et surles bords riants de la grande rivière ; c’eût été notremétairie. Nous devions y transporter notre bétail, y élever despigeons et une espèce de poules que nous avions découvertes depuispeu. Mais il n’en devait pas être ainsi.

Dans mon voyage au vaisseau, j’avais trouvédans la chambre de madame d’Altamont une cassette de bois de rose,garnie de lames d’argent et d’une forte serrure ; je m’enétais chargé dans l’idée qu’elle ferait plaisir à ma mère. Occupéstous deux d’objets plus essentiels, nous l’avions oubliée dans uncoin de la grotte. Ma mère la retrouva, et, curieuse de savoir cequ’elle renfermait, elle me pria de faire sauter la serrure. Celafut bientôt fait ; mais nous fûmes assez déconcertés quandnous vîmes qu’elle ne contenait que quelques bijoux de prix, despapiers de famille et mille louis en or. Mécontents d’abord d’unetrouvaille aussi inutile, nous prîmes le parti d’en rire, et nousfîmes mille plaisanteries inattendues. En bon père, j’en voulaisdisposer en faveur de Tomy et lui acheter le fonds d’un belétablissement. Après nous être longtemps égayés sur ce sujet, mamère me suggéra une réflexion plus raisonnable. « Si, medit-elle, nous quittions un jour cette île, et si nous avions lebonheur de retourner dans notre patrie, nous aurions lasatisfaction de remettre aux héritiers de madame d’Altamont ce quileur appartient légitimement ; il en est peut-être dans lenombre à qui cet or et ces bijoux seraient bien nécessaires, et lespapiers que contient la cassette sont peut-être pour eux d’un grandintérêt. » Il fut donc convenu que nous remettrions chaquechose à sa place, et que nous garderions le tout comme un dépôtsacré dont la justice et notre conscience nous rendaientresponsables.

Chapitre 15

 

– Rencontre inattendue. – Réception dans la grotte. –L’hospitalité. – Aventure des Anglais. – Offres de services.–  Les Anglais retournent à bord. – Sir Walter. – Séjour dansl’île. – Départ. – On s’embarque pour Plymouth. – Adieux. – Lafamille passe en France. – Le retour au pays natal. – Les affairess’arrangent. – Félicité de la famille.

 

Nous avions attendu les beaux jours sansimpatience ; mais nous ne vîmes pas sans plaisir la naturereprendre ses charmes, les arbres se couvrir de fleurs, les oiseauxse rassembler dans nos bocages, et, tout autour de nous, reprendreune vie nouvelle. La chasse et la pêche étaient mes plaisirsfavoris ; je commençais à m’y livrer. Un matin, je voulusgagner un endroit où la côte était très poissonneuse ; ilfallait traverser un petit bouquet de bois. J’y étais à peine entréque j’aperçus quatre hommes armés de fusils qui s’avançaient versmoi. À la vue de ces étrangers, j’éprouvai une violenteémotion ; c’est à peine si je pouvais marcher, tant je mesentais heureux de retrouver des hommes. En un instant, je songeaisqu’enfin, sans doute, j’allais pouvoir quitter ma solitude et êtrerendu à la société. Pour eux, en me voyant, ils firent des gestesde surprise, et m’abordèrent en m’adressant quelques mots dans unelangue qui m’était inconnue ; je répondis dans la mienne.Alors l’un d’eux, s’approchant de moi, me secoua la main, et me diten mauvais français : « Jeune homme, vous êtesFrance ; vous, comment venu ici ? Nous, Anglais, maisamis de tous les hommes ; conduire nous dans votre demeure, sivous avez. »

Charmé qu’au moins un de ces inconnus pûtm’entendre, je le priai de me suivre avec ses compagnons ; jel’assurai que je me ferais un plaisir de les recevoir chez moi.Chemin faisant, je leur racontai rapidement l’histoire de monnaufrage ; je vis qu’elle intéressait beaucoup celui quipouvait la comprendre ; il la répéta en anglais aux troisautres, qui vinrent tour à tour me secouer cordialement lamain.

On peut juger de l’étonnement de ma mère à lavue des quatre étrangers ; elle les reçut gracieusement ;la table fut bientôt couverte de tout ce que nous pouvions offrirde meilleur. L’eau-de-vie et les liqueurs que nous avions ménagéesjusqu’à ce jour furent prodiguées à nos hôtes, qui furentextrêmement satisfaits de notre réception. Ils parlaient beaucoupentre eux ; et, quoique nous n’entendissions pas leursdiscours, nous devinâmes à leurs gestes et à l’air de leursvisages, qu’ils prenaient des arrangements pour nous emmener aveceux ; ce qui nous fut confirmé par celui qui parlait un peu lefrançais et qui était le chirurgien-major du vaisseau. Voici ensubstance ce qu’il nous apprit.

Un navire de la Compagnie, commandé par lecapitaine Edward Walter, revenant de la mer du Sud, après avoirpassé le détroit de Magellan, devait relâcher à Rio-Janeiro, où ilse serait ravitaillé : de là, cingler vers la Jamaïque, où ileût fait une nouvelle relâche, débarqué quelques-unes de sesmarchandises pour en charger d’autres en place, et eût repris saroute pour se rendre en Angleterre. Mais bientôt le temps, quil’avait favorisé jusqu’alors, changea tout à coup, et une violentetempête le jeta au loin et le fit errer au gré des vents pendantune dizaine de jours. Les vivres commençaient à manquer ainsi quel’eau douce, dont chaque matelot ne recevait par jour que le quartde sa ration ordinaire. Le vaisseau était endommagé ; lecapitaine et tout son équipage cherchaient à découvrir quelqueterre où ils pussent le radouber, se pourvoir de vivres et surtoutfaire de l’eau. Une côte environnée de récifs s’était offerte àleurs regards ; le vent ayant considérablement diminué, ilscinglèrent vers le rivage. À la distance d’un quart de lieue onjeta l’ancre ; une chaloupe fut envoyée pour visiter la côteet trouver une place d’abordage ; elle portait huit matelots,deux officiers, le pilote et le chirurgien. En longeant le rivage,ils poussèrent une pointe et découvrirent une baie où la mer étaitcalme. Les matelots se répandirent dans l’île pour y chercher del’eau, et les officiers y pénétrèrent d’un autre côté, dansl’espérance de tuer du gibier ou de rencontrer quelque autreressource. Je leur offris, en attendant qu’ils fissent une grandechasse, mon troupeau, pour la subsistance de l’équipage ; ilconsistait en deux boucs, quatre chèvres et huit jeunes chevreaux.Je me promettais aussi de leur indiquer les champs de riz et depatates, et les endroits où ils trouveraient des tortues enabondance.

Les Anglais se montrèrent très reconnaissantsde ces offres obligeantes, ils s’étaient empressés de retourner àbord pour les communiquer au capitaine. Nous allâmes ensemble à larecherche des matelots ; ils avaient déjà rempli plusieurstonnes d’eau. Nous nous rendîmes à l’endroit où était la chaloupe,et du haut d’un rocher j’aperçus le navire à l’ancre. Nous nousséparâmes avec de grands témoignages d’amitié, et je regagnai lagrotte pour m’entretenir avec ma mère des espérances que cetévénement devait nous donner. Je la trouvai dans une grandeagitation, et j’avoue que je la partageai. Depuis que nous étionsréunis, nous pensions que rien ne manquait à notre bonheur ;mais le nom de patrie remuait délicieusement nos cœurs ; et sil’espoir que nous concevions de la revoir était trompé, il était àcraindre que notre solitude n’eût plus pour nous autant decharmes.

Confiant dans la promesse qu’on nous avaitfaite, nous songions avec attendrissement au moment où nousrentrerions dans notre village, à notre joie de revoir nos parentset nos voisins.

Lorsque nous eûmes tout mis en ordre cheznous, je proposai à ma mère de la conduire à la baie où les Anglaisétaient descendus. Elle s’appuya sur mon bras et nous en prîmes lechemin : Tomy marchait devant nous en bondissant comme unjeune chevreau. Lorsque nous fûmes arrivés, nous remarquâmes ungrand mouvement à bord du vaisseau ; une heure après, lesancres furent levées, les voiles hissées, et le navire prit laroute de la baie ; il y entra heureusement et vint mouiller àpeu de distance du rivage. Une chaloupe fut aussitôt détachée etnous nous trouvâmes dans les bras de sir Walter, qui, dans notrelangue, qu’il parlait avec facilité, se félicita de notre rencontreet prit l’engagement de nous retirer de cette île et de nousprocurer les moyens de repasser en France. Après avoir donné sesordres à ses gens, il nous suivit avec son second jusqu’à notrehabitation. Il fut surpris et charmé de tout ce qu’il y vit, et nese lassait point d’admirer que, dans un âge aussi tendre, j’eussepu me suffire pendant cinq années et fournir seul à tous mesbesoins. Il approuva le conseil que j’avais donné à sesofficiers ; mais, quant à mon troupeau, il m’assura qu’il nepermettrait pas qu’on en tuât une seule bête ; il voulaitl’embarquer vivant pour les besoins de la traversée, pensant avecraison que la chasse et la pêche fourniraient abondamment à lasubsistance de tout son monde pendant qu’il resterait dans l’île.Tandis que nous nous entretenions amicalement, quatre matelotsarrivèrent chargés de biscuits, de fromage, d’un superbe jambon etd’une caisse de vin de Bordeaux. Ce présent du capitaine nous futagréable et nous l’en remerciâmes vivement.

Sir Edward Walter me prit en amitié. Les douzejours qu’il séjourna dans l’île pour réparer son navire, je fus lecompagnon de toutes ses courses. Pendant nos excursions, ma mères’occupait de nous préparer une nourriture restaurante, car lecapitaine mangea avec nous tout le temps qu’il fut à terre. Lachasse fournit aux Anglais assez de provisions pour tenir durant letemps qui leur était nécessaire pour gagner les Antilles, dont aureste ils n’étaient pas fort éloignés. Sir Walter nous fit préparerà bord une cabine voisine de la sienne. Lorsque le navire eutréparé ses avaries, nous nous y embarquâmes, non sans donner desregrets à la terre hospitalière où nous avions trouvé lenécessaire, la tranquillité, et où nous avions eu le bonheur denous rejoindre après une longue séparation. Nous n’emportâmes quenos vêtements et la cassette de madame d’Altamont. Je fis présentau capitaine de mon perroquet ; il était si bien instruit etparlait si distinctement, qu’il devait avoir un grand prix pour lesamateurs. On pense bien que je n’abandonnai pas mon ami, monsauveur, le fidèle Castor. Plusieurs officiers me proposèrent del’acheter, mais j’avais trop d’attachement pour ce bonanimal : c’était entre nous à la vie et à la mort.

Après trois semaines de navigation, nousarrivâmes à l’île de Saint-Christophe. Sir Walter y avait des amiset des correspondants ; il se logea dans un fort bel hôtel, etexigea de notre amitié d’y prendre aussi un logement. Dès qu’il eutmis ordre à ses affaires, il s’occupa des nôtres. Voyant que nousbrûlions du désir de revoir la France, il arrêta notre passage surun vaisseau anglais en partance pour Plymouth, et ne négligea rienpour que nous jouissions de toutes les commodités possibles pendantla traversée. Quand nous voulûmes régler le compte de notredépense, notre hôte nous apprit que tout était payé. Le capitainene nous permit pas de lui exprimer notre reconnaissance, etprétendit que c’était lui qui était notre obligé. Il vint nousconduire au vaisseau ; nos adieux furent très tendres ;Walter profita de l’effusion générale pour se jeter dans lachaloupe, d’où il nous fit, avec son mouchoir, des signes d’amitiétant que nous pûmes l’apercevoir.

La traversée, qui fut fort heureuse, ne nousennuya nullement, quoique nous ne puissions faire société avecaucun de ceux oui montaient le vaisseau, dont pas un n’entendait unmot de français. Nous ne restâmes que trois jours à Plymouth pournous reposer. Nous prîmes la poste pour Douvres, et nous montâmessur le paquebot pour nous rendre à Calais. La santé de ma mère nousobligea de passer quelques jours dans cette ville ; elle eutplusieurs accès de fièvre. Je fis venir un médecin, et nos soinsréunis la rétablirent assez promptement. Nous étions en France,mais nos vœux n’étaient pas encore remplis, nous soupirions aprèsnotre pays natal, les lieux que nous avions habités semblaientpouvoir seuls nous dédommager du séjour agréable et paisible denotre île. Nous partîmes de Calais dans la diligence, le voyage futgai ; nous avions très bonne compagnie, et les charmes d’uneconversation intéressante nous distrayaient de l’extrême impatienceque nous avions d’arriver. Enfin nous sommes à Brest. À peine nousdonnons-nous le temps de prendre un léger repas, nous montons dansune petite voiture, et moins d’une heure après nous apercevons leclocher de notre village. Des larmes de joie mouillent nospaupières, tous les objets que nous reconnaissons font palpiter noscœurs. Voici la belle avenue de tilleuls qui conduit auvillage ; nous sommes sur la place où les vieillards serassemblent pour parler du passé, où la jeunesse danse le dimancheau son d’une musette champêtre, où les enfants se livrent aux jeuxbruyants de leur âge. Pour moi, je me rappelais le moment de mondépart, cette impatience que j’avais de quitter ma mère, et lesmalheurs qui avaient été la juste punition de mon ingratitude.

Nous avions dû dépenser quatre mille francssur la somme que nous avions en dépôt. Nous fîmes remettre lacassette aux héritiers de madame d’Altamont, en leur demandanttrois mois pour vendre une pièce de terre et remplacer la somme quenous avions été forcés d’en distraire. Le fermier qui avait louénotre maison et les terres qui en dépendaient était un homme peulaborieux, et qui, par conséquent, faisait fort mal sesaffaires ; il consentit à nous remettre le tout, moyennant undédommagement de peu d’importance.

Nous rentrâmes ainsi dans la possession denotre maison et de nos terres ; tout cela était en fortmauvais état, mais nous avions les moyens et la volonté d’améliorernotre bien.

Deux principaux héritiers de madame d’Altamontvinrent en personne nous trouver.

On leur avait suscité un procès injuste, etles papiers que nous avions sauvés leur en assuraient le gain. Ilsne voulurent jamais entendre parler de la restitution que nousvoulions leur faire, et forcèrent ma mère d’accepter une bellebague comme un gage de leur gratitude.

Nos biens prospèrent chaque jour ; nousvivons dans une douce aisance, et notre attachement mutuel nousrend aussi heureux qu’on peut l’être en ce monde. Tomy va àl’école ; à dix ans je le mettrai au collége, afin qu’ilpuisse un jour choisir l’état qui lui conviendra.

Estimés de nos voisins, tranquilles dans notreintérieur, nous faisons partager notre félicité à ceux qui nousentourent.

Mon existence montre combien il est utiled’acquérir de bonne heure un grand nombre de connaissances ;de s’endurcir à la fatigue, aux intempéries des saisons, de bannirles vaines frayeurs, et de fortifier son âme contre tous lesévénements. Ceux qui composent la vie de l’homme sont si variésqu’on ne peut prévoir les situations où l’on pourra setrouver ; mais la patience et le courage sont de puissantesarmes dans toutes les situations.

FIN.

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