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Le Roi des Étudiants

Le Roi des Étudiants

de Vinceslas Eugene Dick

Chapitre 1 SILHOUETTES D’ÉTUDIANTS

C’était dans une chambre de douze pieds carrés au plus, rue St-Georges, Québec.

Ils étaient là quatre, buvant, fumant,chantant, riant… que c’était plaisir à voir. Le cliquetis des verres, le choc des bouteilles, les éclats de voix, les notes plus ou moins fausses de quelque chanson égrillarde, le bruit des pieds battant le parquet ; tout cela se combinait adorablement pour former le plus délicieux tintamarre du monde.

Comment en eût-il été autrement ?

Ce quatuor bruyant représentait la fine fleur de l’école de médecine : Des prés, le roi des étudiants tapageurs, l’organisateur par excellence de joyeuses équipées, le meilleur buveur de l’Université ; Cardon, passé maître dans l’art d’obtenir de la boisson à crédit ; La fleur, qui faisait dix affreux calembours entre chaque rasade qu’il ingurgitait—et Dieu sait s’il en ingurgitait, des rasades !—enfin, le petit Caboulot, le rat de l’école, intelligent comme un diablotin, mais plus grouillant, plus étourdi, plus léger qu’un papillon.

Rien d’étonnant donc à ce que quatre lurons de cette trempe, arrosés de whisky, fissent un charivari à broyer le tympan d’une escouade d’artilleurs !

Tout à coup, le bruit cessa pendant une dizaine de secondes ; la porte s’ouvrit, et un cinquième personnage entra.

Alors, ce fut une tempête.

— Bonsoir, Champfort !

— Que tu arrives bien,Champfort !

— Viens prendre un coup,Champfort !

— Champfort, pas d’étude ce soir !Au diable la pathologie !

— Mort à la matière médicale !

— Aux gémonies les maladies desyeux !

— Et celles des oreilles, donc !

— Que la fièvre quarte étouffe Virchow,Kasper, Claude Bernard… et même monsieur Koshlakoff, deSt-Pétersbourg !

— Que Satanas torde le cou à feuGalien !

— Et donne le coup de grâce à ce bonmonsieur Hippocrate.

— Lafleur !…

— Cardon !…

Le nouvel arrivant, tiraillé à droite,tiraillé à gauche, assassiné d’apostrophes aussi véhémentes, nepouvait placer un mot et se contentait de sourire.

— Là ! là ! mes amis, fit-ilenfin, ne parlez pas ; tous à la fois : qu’ya-t-il ?

— Il y a que nous bambochons ce soir.

— Ça se voit.

— Et que nous voulons nous administrerune cuite à tout casser…

— Tais-toi, le Caboulot, laisse parler legrand monde.

— Tiens ! faut-il pas avoir sixpieds, par hasard, pour qu’on se permette de parler devantmonsieur !

— Silence ! intervient Després. Jevais t’expliquer la chose, Champfort ; assieds-toi.

— Lorsque Dieu créa le monde…

— Passe au déluge ! interrompitLafleur.

— Monte sur une chaise ! glapit leCaboulot.

— Pas de discours ! grognaCardon.

— Laissez-moi faire : ça ne sera paslong. Champfort s’était assis, attendant patiemment la fin de labourrasque.

— Lorsque Dieu créa le monde, repritimperturbablement Després, il travailla, comme tu le sais, pendantsix jours…

— C’est connu, ça ! fit la voixflûtée du Caboulot.

— Pas assez ! répliqua gravementl’orateur.

Puis il poursuivit :

— Mais le septième, il l’employa à sereposer, laissant ainsi à l’homme, qu’il venait de former à sonimage, un enseignement plein de sagesse. Or…

— Ergo !

— Or, nous avons travaillé toute lasemaine comme des nègres. N’est-il pas juste que nous prenionscette soirée, cette nuit même, s’il le faut, pour laisser un peu sedétendre l’arc de nos centres nerveux ?

— Bien parlé !

— Puissamment raisonné !

— D’une logique irréfutable !

— Mais, sans doute, mes très chers,répondit en riant Champfort. Et je songeais si peu à me mettre endésaccord avec cette sage règle, que je venais vous prier d’étudiersans moi, ce soir Je ne suis pas dans mon assiette et n’ai aucunedisposition pour le travail.

— Bravo !

— Hourra pour toi, Champfort !

— Vive le whisky, le tabac et leschansons !

Et Després, de cette voix lente et mesurée quilui était habituelle, se mit à chanter, tout en saisissant unebouteille de la main droite et un verre de la maingauche :

Étudiants, étudiants

Chantons, rions sans cesse :

Que l’étude et l’allégresse

Se partagent nos instants.

De son côté, le Caboulot hurlait :

Pourquoi boirions-nous de l’eau,

Somm’nous des grenouilles ?

Cardon, lui, proclamait moins haut la chose,mais la mettait consciencieusement en pratique.

Quant à Lafleur, il n’est pas nécessaire dechercher ce qu’il turlutait de sa voix enrouée ; c’étaittoujours la même rengaine :

C’est notre grand-père Noé,

Patriarche digne,

Que l’bon Dieu nous a conservé

Pour planter la vigne.

Il ne fallait pas lui demander autre chose quecela : c’eût été peine perdue. Mais, en revanche, toutes lescinq minutes, l’éternel couplet lui revenait dans le gosier, avecle nom du respectable grand-père Noé, auteur de la premièrebamboche dont parle l’histoire.

Laissons Lafleur redire, en quinze couplets,les mérites et les exploits du grand-père Noé, et esquissons à lahâte le portrait du nouvel arrivant.

Chapitre 2PAUL CHAMPFORT

 

Paul Champfort était un grand et beau garçonde vingt-deux ans.

Sa figure franche et ouverte plaisait aupremier abord. Cheveux châtains, longs et bouclés ; frontlarge, œil brun, à la prunelle hardie, bouche aux lèvressympathiques, qu’ombrageait une petite moustache de même nuance queles cheveux : tête charmante, en un mot.

Il avait l’humeur joyeuse, la parole facile,colorée, doucement railleuse, mais toujours bienveillante. Onl’aimait beaucoup, parmi les universitaires, tant à cause du cachetde sympathique distinction dont toute sa personne était empreinte,que par la bonté de son caractère et la solide intelligence qu’onlui savait.

Il était de toutes les fêtes, de toutes lesexcursions, de tous les caucus. On se l’arrachait un peu,et c’était toujours une bonne fortune, pour des étudiants engoguette, que l’arrivée de ce bon Champfort.

On conçoit donc la joie de nos quatre apôtresquand le jeune homme, se rendant aux arguments irrésistibles de sonami Després, s’assit autour de la table du festin bachique et fitmine d’en prendre sa bonne part.

Une première rasade fut versée parDesprés.

— Je bois à ton bonheur, Champfort,fit-il en élevant son verre.

— Moi, à tes succès en médecine, ditCardon.

— Et moi, à l’heureuse issue de tonexamen, final, continua Lafleur.

— Moi, Champfort, je bois à tesamours ! cria le Caboulot, de cette voix perçante qui dominaittous les bruits.

À cette dernière santé, un nuage passa sur lefront de Champfort. Le sourire disparut de ses lèvres, et ce futd’un ton presque solennel qu’il répondit, en se levant :

— Merci, Caboulot, merci, mes bons amis.Je prends actes de vos bienveillants souhaits. Devant entrerbientôt dans la rude vie professionnelle, j’ai besoin que la chaudeamitié dont vous m’avez toujours entouré ne me fasse pas défaut. Etsi quelque amertume, quelque déboire m’attend au début, j’aurai dumoins, pour atténuer ma mélancolie, le souvenir de vos bonsprocédés à mon égard.

Champfort se rassit et chacun butsilencieusement son verre, comme si les paroles émues du jeunehomme eussent voilé quelque inexorable chagrin. Tant il est vraique chez ces généreuses natures d’étudiants, la sympathie ne sefait jamais attendre et jaillit toujours spontanément, au moindreappel.

Mais cette éclipse de gaieté dura peu.

Quand on est en chemin d’herboriser dans lesvignes du Seigneur, on ne s’attarde pas à constater si quelqueépine rencontrée par hasard pique peu ou prou ; on ne s’amusepas à relever les humbles violettes ou les pâles marguerites que lepied a foulées en passant.

C’est du moins, ce que pensait Lafleur, car ilentonna aussitôt d’une voix de stentor :

C’est notre grand-père Noé,

Patriarche digne,

Que l’bon Dieu…………

— Va au diable avec ton grand-pèreNoé ! interrompit avec humeur Després, dont le front s’étaitassombri.

— Hum ! je doute fort qu’il veuillem’y suivre ; le digne homme est trop bien casé pour désirer unchangement.

— Alors, vas-y seul.

— Nenni, mes fils ; je suis troppoli pour ne pas vous attendre.

Després se dérida un peu.

— Au fait, tu as raison, Lafleur :vive la joie !

— Et les pommes de terre,morguienne ! Chaque chose en son temps. Quand nous serons biengris, nous parlerons raison ; nous ferons de la philosophie,de la psychologie, de la physiologie, de la phrénologie—tout ce quevous voudrez. En attendant ! amusons-nous, et haut lesverres !

C’est notre grand-père Noé,

Patriarche, …………

— Oui, oui, c’est cela, appuya Cardon. Iln’y a rien pour délier la langue et mettre de l’ordre dans lesidées comme quelques bons verres de Molson. Je seconde lamotion de Labrosse.

— Adopté, carried !vociféra le petit Caboulot.

La joie reparut triomphante autour de la tablechargée de bouteilles, de verres, de pipes et de tabac. Pendantplus d’une heure, ce fut un déluge de rasades, de chansons, de bonsmots à faire pâlir les orgies romaines. Lafleur chanta vingt foisson grand-père Noé ; le Caboulot s’enroua pour quinzejours à gouailler chacun de ses amis ; Cardon se grisa commeun Polonais, tout en encourageant les autres à boire sec, attenduque les provisions ne manquaient pas. Quant à Després,malgré qu’il eût avalé presque une bouteille à lui seul, il n’yparaissait guère. Seulement, il était devenu grave et rêveur, commed’habitude ; car c’était là le seul effet que les spiritueuxsemblassent produire sur cette organisation de fer.

Mais, si grave et si rêveur qu’il fut, il lecédait pourtant sous ce rapport de beaucoup à Champfort. Jamais lejeune homme, d’ordinaire gai et assez solide buveur, ne s’étaitmontré à ses amis enveloppé dans un semblable nuage de tristesse etde mélancolie.

Tant qu’il avait été en pleine possession deson sang-froid, il s’était efforcé de se raidir contre lespleen qui l’envahissait. Aux saillies de Caboulot, auxjeux de mots barbares de Lafleur, aux épigrammes de Cardon, ilavait ri… oui, mais d’un rire nerveux, forcé, qui faisait mal. Puisétait venu cet état de demi-ivresse, où les idées se mettentfranchement à galoper sur le chemin de la rêverie et où le cœurvient aux lèvres, prêt à s’ouvrir à tous les épanchements.

C’est la phase la plus voluptueuse de l’état,alcoolique. Le cerveau jouit, alors d’une lucidité plus grande qu’àl’état normal, et les idées y dansent tout armées, prêtes à entreren campagne au premier signal.

Il était donc rendu à ce degré de l’échellebachique, quand Després, qui l’observait entre deux bouffées defumée, lui dit doucement :

— Champfort !

— Hein ? fit le jeune homme, commesurpris de cette appellation inattendue.

Puis, se soulevant à demi sur le canapé où ilétait presque couché :

— Qu’y a-t-il, mon ami ?

— Il y a, mon cher, que tu n’es pas commed’habitude et que tu nous caches quelque chose.

— Mais non…, mais non, je ne vous cacherien… Que voulez-vous que je vous cache, mes bons amis ?

— Tu es triste comme une porte de prison,et c’est en vain que tu veux paraître gai ; la gaieté ne te vaplus, et cela depuis longtemps.

— Quelle conclusion tirer de cela ?On n’est pas toujours disposé à la joie. Chacun a ses heures demélancolie, sans qu’il puisse s’en défendre et sans même qu’il enpuisse expliquer la cause.

— Champfort, ne joue pas au plus fin avecmoi. Depuis plusieurs mois, je t’observe, et j’ai suivi pas à pasle travail lent, mais continu, mais implacable qui se fait cheztoi. Le peu de gaieté, de bonne humeur et d’insouciance joyeuse quite reste du Champfort d’autrefois n’est que du vernis, et, sous cevernis, il y a, une grande douleur, une de ces douleurs incurablesqui terrassent l’âme la plus fortement trempée.

Le jeune étudiant baissa la tête et nerépondit pas. Mais sa main se porta instinctivement à son cœur,comme s’il eût craint d’y laisser voir la plaie qu’y devinaitDesprés.

Celui-ci se leva et, saisissant cette mainindiscrète, il dit à Champfort d’une voix douce :

— Mon pauvre ami, ta main t’atrahi ; tu souffres réellement et je vais te dire qu’elle estta maladie.

— Tais-toi, Després, tais-toi ! fitvivement Champfort, en relevant la tête et regardant l’étudiantavec des yeux presque hagards.

Cardon, Lafleur et le Caboulot s’étaientimposé mutuellement silence, du moment que Després—leur chef àtous—avait engagé la conversation. Rapprochant leurs chaises, ilsattendirent vivement intrigués.

Després, les désignant :

— Voyons, Champfort, doutes-tu denous ? Sommes-nous, oui ou non, tes meilleurs amis ?

— Certes, oui.

— Eh bien ! qu’as-tu àcraindre ?

— Rien ; mais mon secret est un deceux qu’on emporte dans la tombe.

— Ta ! ta ! ta ! tonsecret n’en est pas un, car je le connais moi.

— Alors, c’est toujours un secret,répondit noblement Champfort.

Un éclair brilla dans l’œil noir de Després.Il leva fièrement sa belle tête intelligente, serra la main dujeune homme et dit :

— Merci, Champfort. Cette bonne paroleest un coup d’éperon qui m’engage définitivement dans la voie quej’ai adoptée.

Puis, se tournant vers Lafleur, Cardon et leCaboulot :

— Mes amis, dit-il, vous allez me donnervotre parole d’honneur que rien de ce que je vais vous apprendre netranspirera au dehors.

— Nous la donnons, firent les jeunesgens, en se levant tous à la fois.

— Très bien, messieurs. Maintenant,Champfort, écoute, et, surtout, pas de dénégations inutiles. Depuisplusieurs années, tu aimes d’un amour sans espoir ta cousine, LaurePrivat. Voilà ta maladie !

À cette déclaration énergique, Paul Champfortse leva d’un bond. Une pâleur effrayante envahit sa figure, et,foudroyant Després de son regard, il murmura :

— Malheureux, qu’as-tu dit là ?

— La vérité, mon ami, répondit avec calmele roi des étudiants.

— Mais tu veux donc ma honte, mondéshonneur, pour jeter ainsi mon secret aux quatre vents de lacuriosité publique !

— Ce que je veux, c’est qu’il ne soit pasdit que Paul Champfort aura frappé inutilement à la porte d’uncœur.

— Mais tu ne sais donc pas qu’elle ignoremon amour, et que je me laisserai mourir plutôt que de lui faire lemoindre aveu.

— Ceci importe peu… Le temps et lescirconstances peuvent amener bien des changements dans lessituations les plus embrouillées. Je me charge de forcer la mainaux circonstances… et, quant au temps, on lui fera prendre letriple galop, si besoin est.

— Oh ! non, je ne veux pas qu’unepression quelconque, morale ou autre, soit exercée sur cetteenfant-là. Mon amour est une indignité, une trahison ; ehbien ! périsse mon amour, dussé-je ne pas luisurvivre !

— Indignité ! trahison !…Eh ! depuis quand se montre-t-on indigne et se rend-oncoupable de trahison, en aimant avec franchise et loyauté une jeunefille ?

— Depuis que le devoir et lareconnaissance existent. Ma tante Privat m’a recueilli, moiorphelin, alors que les derniers débris du modeste patrimoine de mafamille venaient de disparaître dans les frais de la maladie etd’enterrement de ma mère ; elle m’a élevé comme unenfant ; elle m’a fait instruire—me mettant ainsi dans lesmains les moyens de vivre honorablement—et je pousseraisl’ingratitude jusqu’à chercher à capter l’amour de sa fille unique,de sa fille à qui elle laissera une part considérable de safortune !…

— Non, jamais ! Ma tête est plusforte que mon cœur, et si celui-ci ne veut pas entendre raison, jele briserai.

— Ah ! si elle était pauvre commemoi !…

— Pauvre, toi ? allons donc !Est-ce qu’on est pauvre quand on possède une intelligence comme latienne et quand on a un cœur comme celui qui bat dans tapoitrine ? est-ce qu’on est pauvre quand on a ton instructionet une position sociale honorable comme celle quit’attend ?

— Et, d’ailleurs, puisque Mlle Privat abeaucoup d’argent, n’est-il pas juste qu’elle fasse partager cettefortune à un pauvre homme honorable, plutôt que de s’associer à uncapitaliste qui n’en a que faire, et donner ainsi le spectacled’une richesse scandaleuse, au milieu de misèresimméritées ?

— Ah ! oui, elle est riche et tu espauvre !… Le voilà bien l’esprit de ce siècle d’argent où toutse cote, où tout se réduit en piastres et contins, où l’on faitmarchandise de tout : âme, esprit ou cœur !… Tu verras,Champfort, que dans cent ans d’ici, chaque pensée, chaque sentimentsera matérialisé, pesé dans la balance du spéculateur, prostituésur le tapis vert de l’agiotage, qui rendra, son verdict dans cegenre-ci : « Cette idée pèse tant et vauttant la livre, mais la marchandise étant en baisse depuisune demi-heure, je ne puis offrir que tant !

— Nos petits-fils verront cela,Champfort : je t’en donne ma parole d’honneur.

À cette boutade de Després, Cardon, Lafleur etle Caboulot partirent d’un indécent éclat de rire. Champfortlui-même, malgré toute la gravité la situation, n’y put retenir etfit bravement chorus avec ses amis…

Mais le roi des étudiants ne fut pasdésemparé.

— C’est bien, messieurs, dit-il ;riez, puisque mes pronostics vous semblent drôles. Vous êtesjeunes, et, conséquemment, vous avez le droit d’envisager l’avenirsous ses plus riants horizons. Pour moi, je suis vieux déjà, avecles vingt-cinq lourdes années qui sont accumulées sur ma tête etles épreuves par lesquelles j’ai dû passer. C’est pourquoi, cetavenir que vous entrevoyez si beau ne pouvant plus m’offrir rienqui m’attache, rien qui m’illusionne, je le regarde froidement, jele suppute, je le pèse, ni plus ni moins que s’il s’agissait d’unbout de saucisse ou d’un morceau jambon !

Et, en prononçant ces mots—qui pourtantauraient dû redoubler la bruyante hilarité de ses confères—Desprésavait dans la voix des accents si sombrement dédaigneux ; saphysionomie reflétait tant d’amertumes longtemps comprimées, maisencore chaudes et palpitantes, que personne n’ouvrit la bouche etque chacun se crut en présence d’une de ces victimes stoïques etcalmes, dont l’âme est morte à toutes les joies de la vie.

Chapitre 3COUSIN ET COUSINE

 

Il fallait, en effet, qu’une bien terribletempête eût passé sur le cœur de ce fier jeune homme pour enrefroidir ainsi les puissantes aspirations et en arrêterl’indomptable essor.

Y avait-il réellement un drame dans la vie deDesprés, ou devait-on mettre sur le compte de l’organisationfortement nerveuse du roi des étudiants cette misanthropiedédaigneuse et ces boutades douloureusement excentriques dont il nepouvait se défendre, à de certaines heures ?

On se perdait là-dessus en conjectures.

Il y avait bien, dans l’histoire de Després,une lacune que personne ne pouvait combler. Mais, comme la moindreallusion adressée jusqu’alors au jeune homme sur ce sujet avaitparu l’affecter péniblement, on s’était fait un devoir de ne jamaisplus le questionner sur ce passé mystérieux.

Pourtant, ce soir-là, Champfort ne puts’empêcher de lui dire :

— En vérité, mon cher Després, on dirait,à t’entendre, que des malheurs inouïs ont plané sur tajeunesse.

— Peut-être ! murmura Després… Mais,reprit-il avec vivacité, il ne s’agit pas de moi pour le quartd’heure.

— Cependant…

— Il s’agit d’empêcher que tu sois lavictime d’une coquette, ou qu’une délicatesse outrée fasse laisserle champ libre à un indigne rival.

— Qui te parle de rival ?… En ai-jeun, seulement ?

— Tu en as plusieurs, mais tu n’enredoutes qu’un.

— Comment sais-tu cela ?

— Je sais tout ce qui concerne cethomme, répondit Després d’une voix sombre.

— Ah ! fit Champfort intrigué, et tule hais ?

— Je le hais ?

Ces trois mots furent dits d’un ton si glacialet si profond, que les étudiants se regardèrent tout étonnés.

Champfort réfléchissait. Un coin du rideau quicouvrait la jeunesse de Després venait d’être soulevé par le Roides Étudiants lui-même, et une étrange idée se développait dans latête de Champfort : c’est que son rival avait dû être pourbeaucoup dans les malheurs de Després.

— Et, reprit-il, tu connais assezl’individu pour affirmer qu’il est indigne de ma cousine ?

— Cet homme est un misérable, et MllePrivat ne devrait pas même se laisser souiller par son regard deserpent.

— Très bien. Mais qui sera assez généreuxpour désillusionner la pauvre enfant ? qui sera assezpersuasif pour ouvrir les yeux de sa mère et lui faire repousser unprétendant qu’elle regarde déjà comme son gendre ?

— Ce sera moi, Champfort, moi qui, depuisdes années, suis pas à pas les mouvements tortueux de cetraître ; moi qui connais tous ses agissements honteux ;moi, enfin, qui me venge du lâche séducteur de la seule femme quej’aie aimée !

— Enfin ! s’écria Champfort, levoilà le secret de ta vie, n’est-il pas vrai ?

— Oui, Paul, c’est vrai. Celui qui adétruit à jamais mes illusions de jeune homme et mes espérances debonheur, est le même misérable qui cherche aujourd’hui à te ravirla jeune fille que tu aimes.

— Quelle coïncidence ! Une sorte defatalité place donc cet homme sur notre chemin ?

— Oui, c’est une fatalité… mais unefatalité que j’appelle providence, moi. Cette providence qui m’arendu témoin de toutes les trahisons de ce larron d’honneur, quim’a constamment entraîné sur ses pas, le jette encore aujourd’huien travers de ma route… Malheur à lui ! La mesure estpleine ; le dossier est complet ; je vais frapper ungrand coup et arrêter dans son vol ce vautour pillard.

— Que comptes-tu faire ?

— Oh ! fort peu de chose d’ici à lasignature du contrat.

— Hélas ! pauvre ami, c’est danshuit jours.

— Je le sais. Mais quand ce devrait êtredemain, j’aurais encore le temps nécessaire à mes petitspréparatifs.

— Dieu veuille, mon cher Després, que turéussisses à empêcher un mariage aussi malheureux ! Mais…

— Mais quoi ?

— En serais-je plus avancé, et Laure m’enaimera-t-elle davantage ?

— Qui te prouve qu’elle ne t’aime pasdéjà assez ?

— Tout le prouve : sa manière d’agiravec moi, sa froideur hautaine, ses airs protecteurs, et jusqu’àcette réserve cérémonieuse qui a remplacé la douce intimité et lesnaïfs épanchements d’autrefois.

— Hum ! il faut quelquefois prendreles femmes à rebours, et leurs grands airs dédaigneux masquentsouvent un dépit qu’elles dissimulent avec peine.

— Je ne crois pas que ce soit le cas pourLaure ; son cœur est trop haut placé pour recourir à cespetits moyens.

— Qu’en sais-tu ? Personne necomprend les femmes, et les amoureux moins que tous les autres.Écoute-moi, Champfort : la femme est un être pétri decontradictions, qu’il ne faut croire qu’à la dernière extrémité.J’en sais quelque chose.

— Tu es sévère. Després, et tes malheurspassés te rendent injuste.

— Je ne crois pas. Il est possible, aprèstout, que Mlle Privat soit une exception à la règle générale. C’estce que nous verrons. Quoi qu’il en soit, pour me former une opinionsolide sur ton cas, fais-moi l’historique de tes relations avec tacousine.

— À quoi bon ?

— Il le faut.

— Allons, je me résigne et ne vouscacherai rien.

Les chaises se rapprochèrent, et Champfortcommença :

— J’ai connu ma cousine, il y a environsix ans. J’avais alors seize ans et elle entrait dans saquatorzième année. Mon père était mort depuis longtemps, et ma mèrevenait à son tour de payer son tribut à la nature. Resté orphelinet sans ressources, j’envisageais l’avenir avec frayeur, lorsqu’unjour, un étranger entra dans mon petit logement et m’annonça qu’ilvenait de la part de ma tante Privat, la sœur de ma mère, et qu’ilavait instruction de m’emmener à la Nouvelle-Orléans. Il me donnaune lettre de ma bonne tante et l’argent nécessaire pour réglertoutes mes petites affaires.

« Rien ne me retenait plus à Québec.Aussi, mes préparatifs ne furent-ils pas longs, et quinze joursplus tard, j’étais à la Nouvelle-Orléans, ou plutôt, à quelquesmilles de là, dans une charmante habitation que possédait mon onclesur sa plantation, près du lac Pontchartrain.

« Je passai là les deux belles années dema jeunesse, vivant comme un frère avec les deux charmants enfantsde mon oncle : Edmond et Laure.

Edmond avait à peu près mon âge, et Laure,deux années de moins.

« Que de gaies promenades nous avonsfaites ensemble dans les champs de canne à sucre ou sur les bordsdu lac ! que de douces causeries nous avons échangées sous lalarge véranda de l’habitation !

« La guerre civile, qui se déchaînaitalors avec fureur dans plusieurs États de l’Union, ne se traduisaitencore en Louisiane que par des mouvements de troupes et uneagitation formidable. Mais, tout en enflammant nos jeunes cœursd’un noble amour pour la cause du Sud, elle ne troublait pasautrement notre paisible existence.

« Sur ces entrefaites, mon oncle, quiétait colonel, partit avec son régiment pour rejoindre l’armée. Cefut notre premier chagrin. Mais, comme il nous déclara qu’ilpourrait venir de temps en temps à l’habitation, nous nousconsolâmes assez vite de ce contretemps.

« Ainsi qu’il l’avait dit, mon onclerevint un mois après son départ. Il était accompagné d’un jeunehomme du nom de Lapierre…

— Hein ! Lapierre ? interrompitle Caboulot.

— Oui, Lapierre. Ce nom est-ilconnu ?

— Peut-être… Mais il y a tant depersonnes qui s’appellent ainsi. Continue.

— Je disais donc que le colonel étaitaccompagné d’un jeune homme du nom de Lapierre, qui se disait deQuébec et dont ma tante avait, en effet, connu la famille,lorsqu’elle-même y demeurait. Mon oncle s’était pris d’unevéritable amitié pour ce Lapierre, et il en avait fait soncompagnon inséparable.

Comment cet étranger était-il parvenu às’insinuer ainsi dans les bonnes grâces du colonel ? quelsservices lui avait-il rendus ?… je l’ignore encore.

— Moi, je le sais ! interrompitDesprés. Lapierre courait alors d’une armée à l’autre pour spéculersur les navires. Un jour, il guida le régiment du colonel Privatdans une marche nocturne qui amena la capture d’un convoiennemi.

Telle est l’origine de sa faveur auprès de lafamille Privat.

— D’où tiens-tu ce renseignement ?demanda Champfort, surpris.

— De moi-même, mon cher. J’étais à cetteépoque dans le Kentucky, où, je servais comme volontaire dansl’armée qui faisait face au général Beauregard, dont faisait partiele régiment du colonel Privat.

— Ah ! fit Champfort, voilà quiexplique bien des choses !

— Continue, mon cher Paul, tu enapprendras encore.

L’étudiant reprit :

« Mon oncle et Lapierre passèrent unedizaine de jours à l’habitation, pendant lesquels ma tante et macousine se multiplièrent pour héberger dignement leur hôte. Laure,selon le désir de son père, s’était constituée le cicéronedu jeune étranger et ne le quittait guère. Ils faisaient ensemble,en compagnie du colonel et de ma tante, de longues promenades àtravers la plantation ou sur les bords du lac ; et, de retourà l’habitation, c’était au piano ou sous la véranda que secontinuait le tête-à-tête.

« Pendant tout le temps que dura leséjour de mon oncle, je pus à peine trouver l’occasion de parler àma cousine. Elle semblait n’avoir d’yeux et d’oreilles que pourLapierre, et paraissait même se croire obligée de ne plus causerqu’avec lui.

Ce changement de conduite ne fit d’abord quem’étonner ; mais bientôt, à cet étonnement bien naturel sejoignit une sensation étrange, une sorte de souffrance, quelquechose comme une douleur sourde, mal définie, qu’il m’étaitimpossible de surmonter.

« La vue de ma cousine, constamment aubras de ce beau jeune homme qui lui souriait et lui parlait avecchaleur, me causait une impression tellement pénible, que je fuyaissa société et me tenais presque toujours à l’écart. J’errais seulde longues heures dans la campagne, et ce n’était, qu’avec uninexprimable serrement de cœur que je rentrais à l’habitation.

« Hélas ! je venais enfin deconnaître le mal mystérieux qui me torturait : j’aimais macousine !

« Cette découverte m’effraya et ne fitqu’augmenter ma sauvagerie. Je me considérai comme indigne desbontés de mon oncle et de ma tante, du moment que mon cœur merévéla son audace, et, je pris la résolution d’étouffer dans monsein le coupable sentiment qui y germait.

« Aussi, lorsque le colonel repartit pourl’armée, emmenant avec lui le jeune Lapierre, j’avais fait monsacrifice et ce fut sans récriminations, sinon sans amertume, queje repris avec ma cousine le genre de vie accoutumé.

« Mais, depuis cette visitemalencontreuse, il se mêla toujours à nos relations une certainegêne et, une teinte de froideur, que ni elle ni moi nous nepouvions contrôler et qui ne fit qu’augmenter dans la suite.

« Telle était la situation, lorsqu’unévénement aussi douloureux qu’inattendu vint nous plonger tous dansla désolation. Lapierre arriva un soir à l’habitation porteur de latriste nouvelle que le colonel était mort, quelques joursauparavant, d’une blessure reçue dans un combat d’avant-postes. Lejeune homme, qui paraissait accablé de chagrin, remit à ma tanteune lettre de son mari mourant, dans laquelle le blessé faisait lesplus grands éloges de la conduite de son ami Lapierre, qui l’avaitrecueilli sur le champ de bataille et soigné comme un fils.

— L’infâme ! le traître !s’écria Després. Veux-tu savoir, Champfort, ce qu’avait faitLapierre avant de ramasser sur le champ de bataille le colonelPrivat mourant ?

— Qu’avait-il fait ?

— Il avait, pour une forte sommed’argent, livré au général ennemi le secret des mouvements deBeauregard et fait tomber le colonel Privat dans une embuscade oùson régiment fut écharpé et lui-même blessé mortellement.

— Le misérable ! mais cette lettrede mon oncle ?

— Oh ! j’aurai beaucoup, à dire surcette lettre quand le temps sera venu. Pour le moment, qu’il mesuffise d’affirmer que le colonel était à cent lieues de croire queLapierre fût un espion au service du plus offrant. Aussi, touchédes soins que lui prodiguait l’hypocrite, le chargea-t-ild’annoncer sa mort à sa femme et lui écrivit-il la lettre dont tuparles.

— Mais, c’est affreux, cela ! firentles étudiants.

— Oui, messieurs, c’est affreux—d’autantplus affreux que le colonel avait comblé ce misérable de faveurs etqu’il reposait en lui une confiance illimitée…

— Confiance que ne lui a pas retirée,malheureusement, la famille Privat, fit observer Champfort.

— Oui, mais cette sympathie qu’il a sucapter fera place à la haine et au mépris, quand je l’auraidémasqué, répondit Després.

— Le pourras-tu ?… Il te fera passerpour un imposteur et te demandera des preuves… En as-tu ?

— J’en ai plus qu’il ne m’en faut pour lefaire rentrer sous terre et mourir de confusion, s’il lui en resteun atome d’honneur. Laissez venir le grand jour de la rétribution,mes amis, et vous verrez comment se venge le Roi des Étudiants.Toi, Champfort, achève ton histoire.

— Je n’ai plus qu’un mot à dire. Matante, frappée dans ses plus chères affections, se montra héroïque.Elle se dirigea immédiatement vers le théâtre de la guerre et, àforce d’argent, se fit remettre le corps de son mari, qu’elleramena en Louisiane, où les derniers honneurs lui furentrendus.

« Puis, n’étant plus retenue auxÉtats-Unis par aucun intérêt majeur, elle vendit ses immensespropriétés et nous ramena tous à Québec, en passant par laFrance.

« Quant à Lapierre, il avait rejointl’armée, après l’enterrement du colonel. Je ne l’ai revu qu’il y aenviron trois mois, chez ma tante. Il arrivait des États-Unis.Depuis lors, il est le commensal assidu de la maison et fait lacour à ma cousine, qu’il doit épouser dans huit jours.

« Vous en savez, aussi long que moi,maintenant, messieurs. »

Chapitre 4SECRET POUR SECRET

 

Un silence de quelques minutes suivit.

Després s’était levé et marchait avecagitation dans la pièce. Le récit de Champfort, auquel le nom deLapierre se trouvait si étrangement mêlé, avait ravivé en lui uneplaie à peine cicatrisée, et fait surgir dans son cœur d’amerssouvenirs. Un pli menaçant, qui ridait de haut en bas son frontsoucieux, annonçait l’effort de sa pensée.

Chose extraordinaire, le Caboulot, le joyeux,le turbulent Caboulot semblait partager cette agitation. Sa figuremobile était devenue grave et il attachait sur Després des regardsprofonds. On eût dit qu’un vague souvenir, trop éloigné pour avoirde la consistance, trottait, dans la tête de l’enfant et qu’ilcherchait à le fixer, à lui donner du relief.

Després ne s’apercevait pas de cette attentiondont il était l’objet et continuait sa promenade fiévreuse.

Ce que voyant Lafleur, qui n’aimait pas lessituations tendues, crut le temps propice pour risquer uneproposition. Le digne étudiant n’était amateur de mélodramequ’autant qu’on y mettait, de temps en temps, un petit entr’actepour prendre la goutte.

Il saisit donc une bouteille et labrandissant :

— Ça ! messieurs, dit-il, voshistoires sont superlativement intéressantes ; mais elles nedoivent pas nous empêcher de faire un doigt de cour à cette bonnebouteille qui s’ennuie.

— En effet, nous ne buvons plus, appuyaCardon.

— C’est tout simplement de l’ingratitude,ajouta le Caboulot, qui évidemment faisait effort pour paraîtrecalme. La bouteille est une bonne et loyale fille qui n’a jamaistrahi personne, elle. Donnons-lui une franche accolade.

Les trois amis se versèrent chacun une rasade,et Lafleur s’écria :

— Holà ! Després, holà !Champfort, approchez. Faites-moi vite disparaître ces minestragiques et venez trinquer, ou sinon je vous chante tout monGrand-père Noé.

Et il commença, en effet :

C’est notre grand-père Noé,

Patriarche digne…………

Mais les deux retardataires, en voyant cettemenace du mélomane Lafleur recevoir un commencement d’exécution,s’étaient vite rendus, à l’appel.

On but la rasade exigée. Puis Champfort dit àDesprés :

— Eh bien ! Després, es-tu toujours,d’opinion que je me suis trompé à l’endroit des sentiments de macousine ?

— Plus que jamais, réponditl’étudiant.

— En vérité, tu m’étonnes !

— Ce qu’il y a d’étonnant, mon cher,c’est que tu ne connaisses pas davantage les femmes.

— Je crois pourtant connaîtrecelle-là ; ayant si longtemps vécu en rapports journaliersavec elle.

— Tu la connais moins que toute autre…Mais laissons ce sujet pour ce soir. Je te convaincrai avant peu dela singulière, erreur dans laquelle un excès de délicatesse t’afait tomber. Parlons plutôt de ce mécréant de Lapierre.

— Je t’ai tout dit ce que je sais sur soncompte.

— Alors, ce sera moi qui compléterai labiographie de ce sale personnage. Le temps est arrivé, d’ailleurs,mes amis, où je dois satisfaire la légitime curiosité que vous avezsouvent manifestée à l’endroit de certain épisode de ma jeunesse.J’aurais préféré ne jamais soulever le voile sombre qui, comme unlinceul, recouvre cette malheureuse phase de ma vie. Mais lebonheur de notre ami Champfort étant en péril, je vais parler etrouvrir vaillamment cette vieille blessure.

Champfort serra la main de Després.

— Merci ! dit-il : secret poursecret ; il n’y aura plus désormais aucun obstacle pourempêcher nos cœurs de battre à l’unisson.

Le Roi des Étudiants s’installa en face de sesamis, dont la curiosité, surtout chez le Caboulot, était piqué auvif, et prit la parole en ces termes :

— Il y a de cela sept ans, messieurs, jedemeurais dans une petite paroisse de la rive droite du Richelieu,à peu près à mi-chemin entre Saint-Jean et le lac Champlain…

— Justement ! murmura leCaboulot.

— Quoi ? fit Després.

— Rien.

— N’interromps pas, bavard, grognail’organe rouillé de Cardon.

« J’avais alors dix-huit ans, poursuivitDesprés, et je commençais mes études médicales chez le vieuxmédecin de l’endroit. Je menais là une vie paisible et heureuse,partageant mon temps entre l’étude au bureau de mon patron et lesplaisirs tranquilles de la pêche ou ceux plus fatiguant de lachasse. J’allais aussi tous les jours m’étendre nonchalamment sousles arbres rabougris d’un petit îlot d’alluvion, formé au milieu dufleuve et pouvant avoir deux cents pas de tour.

« Rien de calme et de pittoresque commele paysage qui se déroulait alors sous mes yeux !

« Sur la rive droite du Richelieu, maparoisse natale—que je désignerai sous le pseudonyme deSaint-Monat—déployait sa sombre nappe de verdure, émaillée deblanches maisonnettes et accidentée, ça et là, de rochers moussus,de gorges nombreuses et de caps hardis, dont le courant léchait lespieds verdâtres. En face, sur l’autre rive, quelques maisonsisolées montraient leurs façades au milieu du feuillage, et unepetite rivière descendait en grondant des hauteurs boisées del’arrière-plan, pour venir marier ses eaux à celles du fleuve, àdeux arpents environ en aval de l’îlot.

« Tout cela respirait une tellefraîcheur, était revêtu de tons si harmonieusement diversifiés etplaisait tant à mon esprit rêveur, qu’il m’arrivait souvent dem’oublier en mélancolique contemplation et de ne regagner mademeure que longtemps après le coucher du soleil.

« Un soir de juin, je m’étais attardéainsi, et le soleil allait disparaître derrière les sinuositéschevelues de l’horizon du nord, lorsque je songeai au retour.

« Le firmament était strié de grandesbandes de nuage, dont les franges semblaient se traîner sur laforêt. Une assez forte brise ridait le fleuve de lames courtes etpressées, dont le clapotement incessant contre le rivage de l’îlotavait quelque chose de mélancolique qui berçait mes pensées. Unepetite embarcation, avec une jeune, fille pour passagère et un toutjeune garçon pour pilote, longeait la rive gauche, à quelquesarpents de moi.

« Tout à coup, au moment où je medirigeais vers mon canot, couché dans les ajoncs du rivage, un criperçant se fit entendre dans la direction de l’embarcation, quivenait, de chavirer.

« Je vis la pauvre jeune fille, affoléede terreur, qui se débattait dans le fleuve, pendant que lachaloupe renversée s’éloignait, avec le petit garçon cramponné à saquille.

« Lancer mon canot, pagayervigoureusement vers le lieu de l’accident et saisir la jeune filleau moment où elle allait disparaître sous l’eau, tout cela ne futl’affaire que d’une minute.

« Mais il était temps ! La petiteavait déjà perdu connaissance, et, je dus employer tout mon savoirpour la faire revenir à elle. Quant au gamin, il tenait bon sur sonépave, et j’eus tout le temps de le recueillir sain et sauf.

« Ces jeunes gens étaient le frère et lasœur ; Leur père, un des plus riches cultivateurs de saparoisse, demeurait non loin de là, justement à l’embouchure de lapetite rivière dont je parlais tantôt. De mon poste d’observationsur l’îlot, j’avais souvent remarqué sa grande et belle maison, àmoitié perdue dans le feuillage et bâtie près de la berge de larivière.

« Grâce à ces renseignements que me donnal’enfant—car la jeune fille n’était guère en état de parler—jeramenai dans leur famille les deux naufragés.

« Inutile de vous dire que je fus fêté,choyé, caressé, comme devait l’être le sauveur de deux enfantsuniques. Le père et la mère me firent promettre de les venir voirtous les jours. Désormais, j’aurais mes entrées libres dans lamaison et mon couvert mis à la table de la famille.

« J’eus d’autant moins d’hésitation àprendre cet engagement, que les maîtres de la maison me parurent decharmantes gens, et leur fille Louise la plus délicieuse enfant quej’eusse rêvée. Elle avait seize ans, une taille bien prise, descheveux blonds et des yeux noirs, admirable contraste qui luiseyait à ravir.

« Ce soir-là, je revins chez moi heureuxd’avoir fait une bonne action et le cœur rempli de la blonde imagede Louise.

« Le lendemain, je me jetai dans moncanot et retournai chez mes nouveaux amis, avec qui je passai unepartie de la journée. Louise ne se ressentait plus des émotions dela veille, et une légère pâleur, qui la rendait dix fois plusbelle, rappelait seule la terrible crise.

« Je conversai longtemps avec elle dansune douce intimité. Sa voix avait un charme pénétrant et desaccents, d’aimable naïveté qui m’allaient à l’âme. Je vis avec joiequ’elle possédait une instruction suffisante pour alimenter unebonne causerie, et qu’elle n’en savait pas assez pour êtrepédante.

« Je la quittai à regret vers le soir,après lui avoir promis de revenir le lendemain et les jourssuivants.

« Pendant plus d’un mois, je vécus ainsi,traversant chaque jour le fleuve en canot et ne revenant sur larive droite qu’à la nuit.

« Quel heureux temps ! quellesheures délicieuses ! Louise et moi, nous n’étions plusseulement des amis inséparables : nous étions des amants. Jel’adorais ; elle raffolait de moi. Je trouvais longue la nuitqui nous séparait ; elle épiait avec anxiété, aux premièresheures du matin, le retour de mon léger canot bondissant sur lalame ou glissant comme une flèche sur le fleuve endormi.

« Oh ! oui, le beau, le bontemps !

— C’est à cette époque—c’est-à-dire versla fin du mois de juillet—qu’arriva à Saint-Monat un jeune homme dunom de Lapierre. Il venait de Québec, où il étudiait le droit, etcomptait passer un mois ou deux de villégiature chez un de sesoncles, le voisin et l’ami de mon père.

« C’était un fort joli garçon, altéré demouvement, passionné pour la chasse, amoureux des plaisirschampêtres. Je l’avais un peu connu autrefois, pendant mon séjour àQuébec. Aussi, malgré sa mobilité d’esprit et son caractère àplusieurs faces, fûmes-nous bien vite liés d’amitié.

« Je ne faisais pas une excursion qu’iln’en fut ; je n’avais pas une relation, une connaissance dansles environs que je ne lui fisse partager. Bref, nous étions, aubout de quelques jours, la plus belle paire d’amis qui se soit vuedepuis Oreste et Pylade.

« Pour sceller à jamais une si étroiteintelligence, la Providence mit un jour en grand danger laprécieuse existence de Pylade-Lapierre, dans une circonstance oùnous traversions la rivière à la nage : en fidèle Oreste, jele sauvai au péril de ma vie.

« Cette bonne action me valut l’éternellereconnaissance du loyal jeune homme.

« Vous allez voir comment il me laprouva.

« Je vous ai dit que toutes nosdistractions étaient communes et que cette communauté s’étendaitaux relations que j’avais. Naturellement, la famille de Louise n’enétait pas exclue, et je continuais, comme par le passé, à me rendretous les jours auprès de ma jolie fiancée. Seulement, j’étaisinvariablement flanqué du citoyen Lapierre.

« Le jeune homme paraissait surtoutgoûter extrêmement, la société des maîtres de la maison, auxquelsil racontait toutes sortes d’histoires plus ou moinsinvraisemblables, que sa verve intarissable rendait amusantes aupossible et qui faisaient les délices des bons vieillards. Louiseet moi, nous nous mêlions souvent à leur cercle et prenions de boncœur part à l’hilarité générale. Lapierre, alors, redoublaitd’amabilité, et ses racontars, s’adressant directement à la jeunefille, ne manquaient jamais de l’amuser beaucoup.

« Et c’est ainsi qu’une douce familiarités’établit, à ma grande satisfaction, entre mon ami et monamante.

« Loin de mettre obstacle audéveloppement de cette sympathie naissante entre les deux jeunesgens, je cherchais, au contraire, à en resserrer tous les jours lesliens dorés. Il me semblait que mon bonheur ne serait complet qu’àla condition d’y faire un peu participer mon dévoué compagnon, cetexcellent Lapierre.

« Un procédé si délicat ne manquait pasde toucher vivement le bon jeune homme, et il me disait souvent, enme serrant la main :

— Gustave, tu es un cœur d’or, et jebénis le ciel qui m’a, fait faire ta connaissance. Non seulement tume procures d’agréables distractions, mais tu pousses, en outre, lacomplaisance jusqu’à me laisser prendre une petite place dans lecœur de ta belle fiancée. Il est si bon de sentir rayonner autourde soi la douce amitié d’une femme, que je te sais gré de m’avoirprocuré ce plaisir-là. Je retournerai à Québec meilleur que je n’ensuis parti, et cette amélioration sera ton œuvre.

« L’hypocrite ! le traître !…Oh ! messieurs, tenez-vous le pour dit : c’était et c’estencore un rusé coquin que ce Lapierre. Tous les rôles lui sontbons ; aucun moyen ne lui répugne. Quand un ennemi se trouvesur son chemin, il le bouscule ; si c’est un ami, il prend unevoie détournée et frappe dans le dos.

— Et c’est à un bandit de cette force quej’ai affaire ! murmura Champfort.

— Ne crains rien : je suis là !répondit Després ; je suis là, en travers de sa route,implacable et sombre comme le châtiment !

— Moi aussi ! s’écria le Caboulot,d’une voix étrange.

Chapitre 5TRAHISON

 

Lafleur et Cardon s’amusèrent beaucoup decette exclamation un peu prétentieuse ; mais Després, lui, eutun singulier tressaillement. Il regarda l’enfant avec des yeuxétonnés, et sa main se posa sur son front, comme si une idéenuageuse cherchait à en jaillir.

Apparemment que cette idée lui parut folle,car il hocha bientôt la tête et poursuivit :

« Je vivais donc dans la plus grandesécurité et sans la moindre appréhension du côté de Lapierre. Quantà ma fidèle Louise, j’aurais cru commettre une profanation en lasoupçonnant ; et, d’ailleurs, elle se montrait toujours pourmoi si prévenante, si gracieuse, si aimante, que c’eût été vraimentfolie de lui prêter des idées de trahison.

« C’est sous ces riantes circonstancesque je dus, vers la fin d’août, faire une absence de trois ouquatre jours pour aller régler certaines affaires à Saint-Jean.

« Je partis en canot, après avoir reçu deLouise les plus chaudes recommandations de ne pas être longtempsdans mon voyage, et du bon Lapierre les meilleurs souhaits.

« La descente du Richelieu se fit enquelques heures, et, à la nuit tombante, j’arrivais àdestination.

« Mes affaires furent bâclées plusrapidement que je ne m’y attendais, et, dès le lendemain, je puseffectuer mon retour.

« Je laissai Saint-Jean dansl’après-midi. Le temps était beau. Pas un souffle de vent ne ridaitla surface calme et unie du fleuve. Je pouvais donc compter, enramant ferme, que j’arriverais à Saint-Monat dans le courant de lasoirée.

« En effet, vers dix heures, je n’étaisplus qu’à un mille environ de chez moi. Quoiqu’il n’y eût pas delune et que le ciel fût assez sombre pour empêcher les étoiles derayonner librement, je pouvais cependant distinguer l’îlot qui sedétachait du fleuve comme une tache noirâtre sur une plaque d’acierbruni.

« Je suivais alors la rive gauche d’assezprès, afin d’éviter le courant des eaux profondes. Je ne pouvaisconséquemment rien distinguer de ce côté-là, à quelques arpentsdevant moi, à cause des sinuosités de la berge.

« Soudain, en doublant une pointe, je visbriller une lumière dans un endroit bien connu, au fond d’unepetite baie où se déchargeait le bras de rivière déjà décrit.

« —C’est là ! me dis-je, tandisqu’une émotion bizarre tenait mon aviron immobile. Et, pendant plusde cinq minutes, je restai les yeux fixés sur ce point lumineuxrayonnant seul au milieu de l’obscurité ! Un sentimentd’angoisse indéfinissable me serrait la gorge, quelque chose commeun pressentiment mystérieux, comme l’appréhension d’unmalheur !

« L’image de Louise, de ma Louise adoréeque je n’avais pas vue depuis deux jours, se présenta à mon esprittroublé, et cette évocation me causa une impression étrange. Je larevis, comme en cette soirée fatale et heureuse où je la sauvai dela mort, lutter contre les vagues qui s’ouvraient pourl’engloutir ; mais, au lieu de mon bras, c’était celui deLapierre qui l’arrachait au gouffre béant. Et Lapierre me saluaitd’un geste moqueur, puis filait rapidement dans son canot, sur lefleuve tourmenté, en me jetant un éclat de riresardonique !…

« Cette dernière image me secoua comme uncauchemar, et, plongeant énergiquement mon aviron dans l’eau, jefis voler mon canot dans la direction de la baie.

« Dans quel but ?… et pourquoiallonger ainsi ma route ?

« Je ne pouvais me l’expliquer. Je mesentais poussé invinciblement vers la petite lumière ; ellem’attirait comme un puissant aimant ; elle m’aspirait comme leterrible maelstrom des côtes de Norvège.

« Le ciel était devenu plus sombre, et jepouvais à peine distinguer à vingt pas en avant de la pince de moncanot. Je filais toujours quand même, guidé par le foyer étincelantqui se rapprochait à vue d’œil. Comme s’il se fût agi d’unereconnaissance en pays ennemi, je plongeais en silence mon avirondans l’eau tranquille, ne la laissant même pas toucher le rebord del’embarcation.

— Tout à coup, une obscurité plusprofonde se fit à quelques pas de moi, et mon canot s’engageadoucement dans les ajoncs, fila quelques secondes en les frôlant,puis s’arrêta.

— J’étais arrivé.

— Et par un singulier hasard, je metrouvais justement dans une petite crique du bras de rivière,ombragée de massifs très épais, et à une vingtaine de pieds tout auplus de la fenêtre illuminée, qui était celle de la chambre deLouise.

« Je demeurai là immobile, fixant de monregard ardent cette fenêtre bien-aimée, derrière laquelle devait setrouver ma douce fiancée. J’espérais entrevoir la charmantesilhouette de la jeune fille ; je lui dirais alors mentalementadieu, puis je prendrais ma course.

« Mais rien ne bougeait dans la chambre,et j’en conclus que la pieuse Louise adressait à Dieu sa prièreaccoutumée, avant de se mettre au lit.

« La chère enfant, murmurai-je, elle ditpeut-être, à cette minute précise où je suis à deux pas d’elle, unpater et, un ave pour que son bon ami Gustave luirevienne sain et sauf.

Amère ironie de ma pensée !

« Je n’avais pas finie cette réflexionémue, qu’un bruit étouffé de conversation à voix basse meparvint.

« J’éprouvai comme une secoussegalvanique et me rapprochai, en me glissant silencieusement àtravers le feuillage, de l’endroit d’où semblaient partir leschuchotements.

Ce fut l’affaire d’une minute. Quand je fusassez près pour être sûr de ne pas perdre une syllabe de laconversation mystérieuse, j’écartai doucement le feuillage et jeregardai.

À cinq ou six pas de moi, près de la maison,il y avait un homme et une femme. L’obscurité m’empêchait dedistinguer leurs traits, mais mon cœur, qui battait à se rompre,les reconnut, lui.

« L’homme était Lapierre ; la femme,Louise, ma fiancée ! Leur voix, qui se fit entendre au mêmemoment, ne me laissa aucun doute à cet égard.

« Ainsi, j’étais trahi !… trahi parla femme que j’aimais le plus au monde, qui m’avait juré uneinviolable fidélité et que j’avais arrachée, deux mois auparavant,à une mort certaine !… trahi par l’homme qui me devait aussila vie, par l’homme dont la bouche hypocrite me disait, la veillemême, des paroles d’amitié, par le confident qui avait reçu tousles secrets de mon cœur !

« C’était trop à la fois, et le coup quim’atteignait en pleine poitrine était porté tropsoudainement !… Un flot de sang me monta aux yeux et je dus mecramponner désespérément à un arbre, pour ne pas tomber.

« Puis la réaction se fit, immense,terrible ; une froide rage serra mes tempes, et ce fut avec uncalme effrayant que je me dis :

« Avant de les frapper, je dois lesentendre. Je ne suis plus un amant ; je suis un juge !Écoutons.

« Et, concentrant toutes les facultés demon âme dans un seul sens : l’ouïe ; j’entendis mot à motle dialogue suivant :

— En vérité, ma chère Louise, disaitLapierre, vous êtes trop pusillanime ce soir. Les ombres de la nuitvous feraient-elles peur et n’auriez-vous de courage qu’à la clartédu soleil ?

— Ne raillez pas, Joseph : j’aipeur, en effet, répondait la jeune fille.

— Peur de quoi ?

— Le sais-je ?… De tout : duvent qui agite le feuillage, du coassement des grenouilles au bordde la rivière, du cri des hiboux, là-bas, dans ces gorgessombres…

— Allons donc !

— Il me semble que tous ces bruits ettoutes ces voix de la nuit ne s’élèvent que pour me reprocher moninfidélité.

— Vous êtes folle, Louise : leshiboux et les grenouilles n’ont rien à voir dans nos affaires,croyez-moi.

— Je le sais bien… Mais ce sentiment devague terreur que j’éprouve n’est pas de ceux que l’on surmonte parle raisonnement.

— Si vous m’aimiez, Louise, autant que,je vous aime, vous chasseriez bien vite toutes ces idéessuperstitieuses et vous ne craindriez rien au monde, quand je suislà pour vous défendre.

— Vous aimer, Joseph ?… Lorsque,pour vous, je trahis des serments solennels ; lorsque jetrompe à toute heure du jour un franc et loyal jeune homme qui afoi en moi ; lorsque je récompense le dévouement de celui quim’a sauvé la vie en jouant vis-à-vis de lui la comédie de l’amour,tandis que mon cœur appartient à un autre ; vous me demandezsi je vous aime !…

Louise avait prononcée cette tirade d’une voixforte, quoique étouffée, et avec une énergie fébrile. Je n’enperdis pas un mot, pas une intonation. Aussi, l’effet fut-ilfoudroyant, et je demeurai accablé, la tête appuyée au tronc d’unarbre, le visage baigné de larmes.

Lapierre reprit :

— Je vous crois, Louise, et la démarcheque vous faite ce soir confirme vos dires ; mais combien lesactions prouvent mieux que les paroles !

— Ce que vous me demandez est si grave,que je ne puis m’y résoudre.

— Qu’y a-t-il dans ma proposition de siextraordinaire ? Vous n’aimez pas l’homme que vos parents vousdestinent ; pour vous soustraire à la dure nécessité d’épousercet homme-là, vous fuyez avec celui que votre cœur a choisi… Encoreune fois, qu’y a-t-il dans ce projet de si étrange ?

— Gustave Després m’a sauvé lavie !

— La belle affaire ! Tout autre, àsa place, en eût fait autant. Est-ce qu’on laisse périr sous sesyeux une personne qui se noie, sans lui porter secours ?

— Je lui ai dit que je l’aimais et promisde n’être jamais qu’à lui !

— Propos d’amoureux que tout cela. Cessortes d’engagements ne tirent pas à conséquence et se rompent tousles jours. Després a abusé de votre jeunesse et escompté votrereconnaissance, en vous faisant promettre une chose semblable.C’est tout simplement odieux.

À cette lâche accusation de Lapierre, je meredressai pâle de colère et prêt à bondir sur lui ; mais lavoix de Louise m’arrêta.

— Laissez-moi réfléchir, disait la jeunefille. Demain, à la même heure, soyez ici : je vous dirai àquoi je suis résolu.

— Ne craignez-vous pas le retour deDesprés ?

— Oh ! non, il m’a déclaré que sonabsence durerait au moins trois jours.

— J’attendrai, puisqu’il le faut. Maissongez, Louise, que le temps presse et que la découverte de notreliaison peut tout gâter.

— Demain, j’aurai pris une décision.

— À demain, donc ! La frontièren’est pas loin et mon canot est rapide.

— Je serai prête. À demain !

Louise rentra, et j’entendis, à quelques pasde moi, le bruit des branches froissées par Lapierre, qui regagnaitson canot.

Je le laissai partir.

Cinq minutes après, je filais silencieusementdans son sillage. Mon heureux rival fredonnait un gai refrain,pagayant mollement, comme un homme qui n’est pas pressé.

Je l’abandonnai à la hauteur de l’îlot, pourobliquer à gauche et me diriger vers la demeure de mon père.

Lui se perdit dans l’obscurité, en amont, etje l’entendis atterrir presque en même temps que moi.

Chapitre 6LE DRAME DE L’ÎLOT

 

Després, après s’être recueilli un instant,reprit ainsi sa narration :

« La découverte de la honteuse trahisondont j’étais victime avait réveillé dans mon cœur une foule depassions assoupies jusqu’alors. De sombres idées de vengeancem’agitaient, et c’est sous l’empire d’une de ces colères blanchesqui ne raisonnent pas que je pris un parti.

« Je gravis au pas de course le coteauqui conduisait à la maison de mon père ; et, après avoir renducompte à ce dernier de ma mission, je lui dis qu’une affaireimportante m’obligeait à repartir de suite, et le priai de ne pasrévéler à personne mon retour nocturne à Saint-Monat.

« Le bon vieillard parut quelque peuétonné de mes allures mystérieuses ; mais je le rassurai enlui disant qu’il s’agissait tout simplement d’un pari à gagner, etje fis mes préparatifs de départ.

« Ce ne fut pas long.

« De l’argent, quelques hardes, desprovisions pour deux jours et une paire de revolvers chargéscomposèrent mon bagage, et je quittai la maison paternelle commedeux heures du matin sonnaient au coucou du salon.

« Une vingtaine de minutes plus tard,j’étais installé dans le fourré le plus épais de l’îlot, ayant eusoin de hâler mon canot à sec et de le dissimuler dans un fouillisde broussailles.

« Mon intention, en choisissant cetendroit solitaire pour y passer la journée, était d’abordd’empêcher que Lapierre n’eût vent de mon retour, ensuite d’êtreplus à portée d’observer ses allées et venues.

« Rien d’extraordinaire ne se passa,jusqu’au soir.

« Mon ex-ami alla bien, comme d’habitude,chez mon père et chez quelques, autres personnes du voisinage, maisson canot ne bougeait pas.

« La nuit vint, sombre, silencieuse—unevrai nuit de contrebandier, de bandit. Je distinguais à peine lesdeux rives du fleuve ; et si quelques maigres rayons d’étoilesn’eussent percé l’obscurité compacte, il m’aurait été biendifficile de constater le départ du coquin.

« Heureusement, mes yeux s’y firent à lalongue, et, vers dix heures environ, je pus y voir le canot deLapierre se dessiner sur le fleuve comme une ombre légère etglisser rapidement vers l’îlot.

« Arrivé à la pointe sud, au lieu depasser outre, comme je m’y attendais, le canot vint s’y ensabler,et l’homme qui le montait sauta à terre et alla déposer, non loinde là, derrière un rocher, quelque chose qui me parut être unpaquet de hardes.

« Avant, que je fusse revenu de monétonnement, le canotier avait rejoint son embarcation et nageaitferme dans la direction de la rive gauche.

« Je lui laissai prendre un peu d’avance,puis, à mon tour, je sautai dans mon canot et m’élançaisilencieusement sur ses traces.

« Après une dizaine de minutes de cettechasse nocturne, j’abordais dans ma petite crique de la veille etje me glissais sans bruit jusqu’à mon poste d’observation de lanuit précédente.

« Lapierre était déjà rendu près de lamaison. Je vis sa silhouette qui s’estompait faiblement sur le murblanchi à la chaux.

« Tout semblait sommeiller dans lamaison. Aucune lumière ne brillait aux fenêtres. Le monotonetrémolo des grenouilles dans les ajoncs du rivage interrompit seulle silence pesant de la nuit.

« Tout à coup, j’entendis crier les gondsd’une porte qui s’ouvrait ; puis des pas légers se firententendre, et Louise, en costume de voyage parut auprès deLapierre.

— Enfin, vous voilà ! fit lecoquin.

— Mon Dieu ! répondit la jeune filled’une voix navrée, à quelle affreuse démarchem’obligez-vous ?

— Allons, voilà vos terreurs puériles quivous reprennent.

— Mes bons parents, les abandonner !ce pauvre Gustave, le trahir !

— Mais, ma chère, vous les reverrez, vosparents—car, une fois mariés, nous reviendrons ; quant à cetimbécile de Gustave, vous me feriez plaisir en le laissant là où ilest.

— Il me semble que je fais un rêveterrible et que je ne pourrai jamais me résoudre à vous suivre.

— En ce cas, éveillez-vous et prenez viteune décision, car je n’ai aucunement l’intention de passer ainsitoutes les nuits à courir sur le fleuve.

— Si nous attendions encore quelquesjours…

— Pas une heure. C’est assezd’enfantillage comme cela. Suivez-moi cette nuit même, ou retournezà votre premier amoureux… Il n’est pas fier, ce bon enfant-là, etil se fera un honneur de recueillir les débris de masuccession.

« Remarquez en passant, messieurs,comment le brutal Lapierre traitait cette jeune fille, qu’ilprétendait, aimer et quelle abjecte soumission Louise avait pourlui. Il est certaines femmes qu’il faut tenir ainsi dans unecrainte salutaire… La verge leur est douce et les coups de fouetleur semblent des caresses.

« Pauvre et sotte humanité !

« Mais je poursuis… Après quelquessecondes, Louise répondit brusquement :

— Vous le voulez, Joseph ? Ehbien ! que notre destinée s’accomplisse :emmenez-moi.

« Le ravisseur ne se le fit pas dire deuxfois. Il saisit la jeune fille dans ses bras et la transporte dansson canot. Puis il poussa au large et disparut sur le fleuvesombre.

« Mais je l’avais prévenu. Aux dernièresparoles de Louise, j’avais regagné à pas de loup mon embarcation,et je fuyais comme une flèche vers l’îlot, lorsque les fuyards sedétachèrent de la rive.

« En un clin d’œil, j’avais atteintl’endroit où Lapierre, une heure auparavant, avait, mis pied àterre. J’étais sûr que le coquin s’y arrêterait encore, et jel’attendais, un revolver dans chaque main, et blotti derrière unrocher.

« J’étais résolu à tout pour empêcher lerapt de se consommer ; et, plutôt que de laisser impuniesbrûlé la politesse, en compagnie de son bon ami Lapierre…

— La tête qu’il fera ? m’écriai-jed’une voix terrible, tu vas le voir de suite, misérable, car mevoilà !

« Et me redressant en face des fuyards,d’un coup de pied violent. Je repoussai au large leur canot, quipartit à la dérive et disparut aussitôt dans l’obscurité.

« Lapierre et Louise restèrent pétrifiéset ne purent que pousser chacun une exclamation :

— Després ! Gustave !

— Oui, c’est bien moi, GustaveDesprés ! repris-je avec force—Gustave Després, qui en échangedu petit service qu’il vous a rendu de vous sauver la vie, vousavez constamment trompé tous deux ; Gustave Després qui, aentendu vos entretiens nocturnes et connaît les projets que vousavez en tête ; Gustave Després, enfin, qui s’est constituévotre juge et vient vous, porter la sentence que vousméritez !

— Et quelle est cette sentence. VotreHonneur ?

— La mort ! répondis-je d’une voixstridente.

— Pour tous deux ?

— Pour toi seul, coquin.

— Et pour mademoiselle ?

— Le mépris !

— Ho ! ho ! fit Lapierre avecun rire forcé, vous n’y allez pas de main morte, monsieur lejuge !

— Je me venge ! fut la réponse.

« Malgré son audace, le jeune hommetressaillit, car il y a de ces accents qui portent immédiatement laconviction.

— La tête qu’il fera ? m’écriai-jed’une voix terrible, tu vas le voir de suite, misérable, car mevoilà !

« Et me redressant en face des fuyards,d’un coup de pied violent. Je repoussai au, large leur canot, quipartit à la dérive et disparut aussitôt dans l’obscurité.

Lapierre et Louise restèrent pétrifiés et nepurent que pousser chacun une exclamation :

— Després ! Gustave !

— Oui, c’est bien moi, GustaveDesprés ! repris-je avec force—Gustave Després, qui en échangedu petit service qu’il vous a rendu de vous sauver la vie, vousavez constamment trompé tous deux ; Gustave Després qui aentendu vos entretiens nocturnes et connaît les projets que vousavez en tête ; Gustave Després, enfin, qui s’est constituévotre juge et vient vous, porter la sentence que vousméritez !

— Et quelle est cette sentence. VotreHonneur ? demanda impudemment Lapierre.

— La mort ! répondis-je d’une voixstridente.

— Pour tous deux ?

— Pour toi seul, coquin.

— Et pour mademoiselle ?

— Le mépris !

— Ho ! ho ! fit Lapierre avecun rire forcé, vous n’y allez pas de main morte, monsieur lejuge !

— Je me venge ! fut la réponse.

« Malgré son audace, le jeune hommetressaillit, car il y a de ces accents qui portent immédiatement laconviction.

« Pourtant, il feignit encore debadiner.

— Qui sera l’exécuteur des hautesœuvres ? ricana-t-il.

— Moi !

« Et, exhibant aussitôt mes revolvers,j’ajoutai :

— Il y en a un pour toi et un pour moi.Nous nous placerons à chacune des extrémités de l’îlot, et noustirerons à volonté nos six coups.

« Lapierre recula.

— Un duel ? fit-il.

« Oui, un duel, un duel loyal ! carsi je veux ta vie, ce n’est point par un assassinat que je prétendsl’avoir.

— Un duel sous les yeux d’unefemme ?

— Cette femme en est la cause : ilfaut qu’elle voie son œuvre.

— C’est une lâcheté cruelle !

— Il te sied bien, Joseph Lapierre, deparler de lâcheté, toi que je surprends en flagrant délit detrahison, en train de déshonorer à jamais une famille respectable.Mets de côté ces airs de chevalerie qui ne te vont pas, etprépare-toi plutôt à disputer ta misérable vie.

— Et si je ne veux pas me battre,moi ?

— Si tu refuses de te battre, infâmelarron d’honneur, aussi vrai que Dieu m’entend, je vais te tuercomme un chien.

« Pour le coup, Lapierre vit que j’étaissérieux et qu’il fallait s’exécuter coûte que coûte. Il se mit àtrembler tout de bon.

— Au moins, dit-il, mettons Louise àcouvert ; tu n’as pas envie de l’assassiner, jesuppose ?

— Pas le moins du monde. Il y a, del’autre côté de l’îlot, un amas de roches derrière lequel elle seblottira. Si je te tue, comme je l’espère bien, je m’engage à laramener chez elle dans mon canot, que j’ai caché à quelques pasd’ici ; si tu es vainqueur, tu agiras à ta guise. Allons, faisvite, où je vais te frotter les côtes pour te donner ducourage.

« Ce coup d’éperon parut transformerLapierre. Il bondit vers la jeune fille et, malgré sessupplications et ses gémissements, la transporta au lieuconvenu.

« Puis, revenant vers moi, il me criad’une voix sauvage :

— À nous deux, maintenant !…Ah ! mon petit Després, tu veux du sang ! Eh bien !je vais voir de quelle couleur est celui d’un amoureux déconfit. Oùest mon revolver ?

— Je viens de le déposer sur le paquet dehardes que tu destinais à mademoiselle, vilaine caricature de DonJuan ! répondis-je, en gagnant à la hâte l’extrémité nord del’îlot.

« Il était alors environ minuit.

« Le temps était toujours sombre. La lunen’étant pas encore levée, c’est à peine si la clarté blafarde desétoiles permettait de voir à quelques pas devant soi.

« C’était donc à peu près au hasard quenous allions tirer, à moins de marcher l’un sur l’autre, ou, ce quiserait mieux, de nous guider sur notre feu réciproque.

« Je me faisais ces réflexions, tout encherchant un abri quelconque, lorsqu’une détonation retentit etqu’une balle siffla à mon oreille.

« Je me retournai vivement et ripostai auhasard.

« Je n’avais pas abaissé mon arme que,pan ! une autre détonation suivit et qu’une seconde balle mepassa dans les cheveux.

« —Hum ! me dis-je, il paraît quemaître Lapierre attend mon feu pour mieux viser. Ce n’est pas sibête pour un coquin de son acabit.

« Cette constatation faite, j’avançai dequelques pas et tirai à mon tour sur une ombre qui semblait semouvoir.

« Un coup de feu me réponditimmédiatement, mais, cette fois-ci, à une trentaine de pieds de moitout au plus. La balle fit éclater une branche à mes côtés.

« —Tant mieux ! murmurais-je,Lapierre marche sur moi, comme je marche sur lui. Ce sera plus tôtfini.

« Et je lâchai mon troisième coup.

« Mais, rendu prudent par les sifflementsdésagréables que mes oreilles n’avaient que trop perçus, je m’étaisaussitôt jeté à plat-ventre.

« Cette précaution me sauva la vie, carLapierre m’envoya sa quatrième balle à quelques pouces seulementau-dessus de la tête.

« En ce moment, je vis pendant deuxsecondes sa silhouette se dessiner près d’un arbuste. Mon revolverétait en position : je tirai.

« Un cri terrible se fit entendre etj’entendis le bruit d’un corps pesant s’affaissant dans lefeuillage.

« —Justice est faite ! je suisvengé ! m’écriai-je.

« Et, bondissant par dessus le cadavre,je courus à l’endroit où Louise attendait le résultat de la lutte.Elle était probablement évanouie au premier coup de feu, car je latrouvai sans connaissance, les mains cramponnées au rocher qui luiservait d’abri.

« —Pauvre enfant ! murmurai-je, sice misérable que je viens de tuer ne s’était pas rencontré surnotre chemin, comme nous aurions été heureux !

« Mais je n’avais ni le temps ni lavolonté de m’attendrir. Je la transportai dans mon canot et laramenai chez elle.

« Au moment où je la déposais près de lamaison de son père, elle reprit ses sens et me reconnut.

« Après m’avoir regardé avec effroipendant quelques secondes, elle détourna la tête et ses lèvresmurmurèrent un mot sanglant :

« —Assassin !

« —Vous vous trompez, mademoiselle,répliquai-je gravement. Ce n’est pas moi, mais bien votrecoquetterie qui a couché dans les bruyères de l’îlot l’homme qui ydort son dernier sommeil. Souvenez-vous-en, Louise, et…adieu !

« Je m’éloignai rapidement, l’âme remplied’une mortelle tristesse, et, toute la nuit, je remontai leRichelieu à grands coups d’aviron.

Chapitre 7KINGSTON ET KENTUCKY

 

Després s’arrêta, un instant à cette phase deson récit.

Sa physionomie, jusque là grave et triste, serevêtit soudain d’une expression de haine impossible àrendre ; sa prunelle s’alluma d’un feu sombre, comme siquelque horrible souvenir venait de passer devant ses yeux, et ilreprit d’un ton farouche :

« J’achève, messieurs, et je serai brefdans ce qui me reste à dire.

« Je remontai donc le Richelieu pendantle reste de la nuit, me dirigeant vers la frontière. À la pointe dujour, je me trouvais tout au plus à quatre ou cinq milles de laligne quarante-cinq, c’est-à-dire de la liberté, du salut. Maisj’étais exténué, je n’en pouvais plus ; mes mains, gonfléesoutre mesure par le maniement de l’aviron, refusaient absolument leservice…

« Je dus m’arrêter pour prendre quelquerepos.

« Je me trouvais alors en face d’un grandbois de sapins et de bouleaux. J’y cachai mon canot et, m’étendanttout auprès, je m’endormis d’un profond sommeil.

« Quand je m’éveillai, le soleil étaithaut et je jugeai que j’avais dû dormir plusieurs heures.

« Pour réparer autant que possible cettegrave imprudence, je me hâtais de remettre mon embarcation à l’eau,lorsque de grands cris s’élevèrent des deux côtés de la rive et jefus enveloppé par une dizaine d’hommes qui bondirent sur moi etm’arrêtèrent.

« Parmi ces hommes était Lapierre ;Lapierre que je croyais avoir tué et que je retrouvais plein devie, ayant reçu tout au plus une blessure légère, à en juger par unde ses bras, qu’il portait en écharpe.

« Je compris tout.

« Le lâche, pris de terreur en se sentantatteint par ma balle, avait poussé un cri d’agonie et s’étaitlaissé choir tout de son long, contrefaisant le mort. Puis,lorsqu’il avait bien constaté mon départ, il s’était empressé demettre les autorités à mes trousses.

« —Ah ! ah ! mon petit Després,me dit-il avec un ricanement d’hyène, il paraît que te voilàdescendu du banc de la jugerie ! C’est dommage, paroled’honneur, tu étais superbe la nuit dernière en prononçant masentence !… Mais, bah ! ajouta-t-il, si tu perds le rôlede juge, tu porteras toute ta vie la casaque du forçat… Elle iramieux à ta taille !

« —Misérable chenapan ! murmurai-jeavec dégoût, en lui tournant le dos.

« On me passa les menottes, comme à unmalfaiteur vulgaire, et c’est ainsi que je fus conduit àSaint-Jean, où je fus interné dans la prison commune.

« Mon procès ne tarda pas à s’instruire,et, naturellement, grâce aux menées de Lapierre, je fus trouvécoupable.

« On me condamna…

— À quoi ? demandèrent les jeunesgens, voyant que Després se taisait.

— Au pénitencier ! répondit d’unevoix sourde le Roi des Étudiants.

— Au pénitencier ! fit Champfort… etpour combien de temps ?

— Pour un an… Le jury m’avait fortementrecommandé à la clémence de la cour.

— Hélas ! pauvre ami… mais lasentence ne fut pas…

— J’ai fait mon temps ! j’ai porté,comme me l’avait prédit Lapierre, la casaque du forçat ;pendant douze longs mois, j’ai vécu cote à côte avec lesmeurtriers, les voleurs et les faussaires ; travaillant sousle fouet des gardiens, mangeant à la gamelle du galérien !

— Oh ! ces douze mois, mes amis, ilsm’ont vieilli de douze ans et ont amassé bien du fiel dans moncœur !… Et qui pourrait dire combien de sombres pensées devengeance m’ont agité à l’ombre de ces murs lugubres du pénitencierde Kingston !

« Enfin, ils passèrent, et je pusrespirer de nouveau le grand air de la liberté.

« Mais je n’étais déjà plus l’adolescentjoyeux à qui l’avenir sourit. Mon âme avait bu à la sourced’amertume et s’en était imprégnée. La blessure que l’on venait defaire à mon honneur et à mes sentiments les plus intimes me brûlaitcomme un fer rouge.

« Je résolus de quitter le Canada etd’aller chercher dans le fracas de la guerre américaine, sinonl’oubli, du moins un adoucissement à mes tortures morales et unesorte de réhabilitation vis-à-vis de moi-même.

« Une autre raison—et celle-là bien plusimpérieuse—me poussa à cette détermination.

« En arrivant chez mon père, j’appris quela famille de Louise s’était éloignée de la paroisse, où lescalomnies de Lapierre lui avaient fait une position intenable, etque le mécréant, après s’être ainsi vengé d’un échec matrimonial,avait gagné les États-Unis. Or, telle était ma haine contre cescélérat, que le seul espoir de le rencontrer face à face et de mevenger de ses infamies aurait été plus que suffisant pour me faireabandonner famille et patrie.

« Je partis donc pour le théâtre de laguerre, et je m’engageai dans une armée de fédéraux qui opéraitalors dans le Kentucky et faisait face au général Beauregard.

« Chose inouïe, je venais de tomber justesur l’homme que je cherchais, et je me trouvais précisément dans undes avant-postes où maître Lapierre exerçait ses nombreux talents.J’eus maintes fois l’occasion d’observer ses allées et venues d’uncamp à l’autre. Mon ex-ami faisait là rondement ses petitesaffaires, à ce qu’il paraissait. Il était à la fois commissaire desvivres, espion et agent de recrutement, pour le compte de l’arméedu Nord.

« Tu as vu, Champfort, comment le tristepersonnage opérait et quelle habileté il savait déployer dans sesmultiples occupations.

« Eh bien ! le rôle qu’il a jouévis-à-vis du colonel Privat n’était que la centième répétition decomédies aussi odieuses, exécutées aux avant-postes des armées,tantôt au détriment des confédérés, tantôt à celui des fédéraux,suivant le bon plaisir de ses intérêts pécuniaires, à lui.

« Il est infiniment probable que sil’audacieux coquin avait su que son plus mortel ennemi se trouvaitdans les mêmes parages que lui, observant tous ses agissements,épiant ses moindres démarches, il aurait décampé sans tambour nitrompette.

« Mais j’étais si bien grimé, avec malongue barbe que j’avais laissé croître, et, je prenais tellementde précautions pour ne pas être reconnu, que maître Lapierre vivaità cet égard dans une parfaite sécurité.

« J’en profitais pour faire, moi aussi,mes petites affaires, c’est-à-dire pour accumuler contre lui autantde preuves que possible—une somme suffisante pour le faire fusillercomme un espion ennemi ; et je vous assure que je ne regardaispas beaucoup aux moyens à employer, lorsqu’il s’agissaitd’augmenter ma liste.

« Un soir entre autres que, par une nuitobscure, il revenait clandestinement du quartier-général ennemi, jem’embusquai sur son passage et, après l’avoir rossé à mon goût, jele dévalisai de ses papiers, ni plus ni moins que si j’eusse été unvoleur de grand chemin.

« Ce bel exploit compléta mondossier ; car il se trouva que le misérable portait sur lui,cette nuit-là, une véritable cargaison de papierscompromettants : correspondances secrètes, instructions, etc.,de quoi faire fusiller dix espions.

« Je me décidai alors à ne plus retarderle châtiment et à frapper un coup décisif.

« Ma qualité de secrétaire du généralcommandant l’armée me permettait de le voir à toute heure. J’allaile trouver cette nuit-là même. Le général n’était déjà plus à satente. Tout le camp était en mouvement. Nous marchions àl’ennemi.

« La bataille s’engagea sur toute laligne, furieuse, épouvantable. Nous fûmes battus et obligés deretraiter précipitamment bien en arrière de nos lignesprécédentes.

« C’est dans cette affreuse retraite queje fus blessé d’un coup de feu, qui mit fin à ma carrièremilitaire.

« On m’évacua vers le nord, et comme maconvalescence traînait en longueur et que, d’ailleurs, je nepouvais espérer reprendre mon service de sitôt, j’obtins mon congéet je revins au pays.

— Et Lapierre ? demandaChampfort.

— Je ne l’ai plus revu qu’ici, à Québec,lorsqu’il revint des États-Unis. C’est la Providence, comme je l’aidit, qui le jette sur ma route. Cette fois-ci, il ne m’échapperapas.

— C’est à moi qu’il appartient !rugit le Caboulot, dont la physionomie était transformée et quilançait des éclairs par ses yeux bleus.

Chapitre 8ON SE RECONNAÎT

 

On conçoit l’étonnement des étudiants à cetteexclamation véhémente de l’enfant.

Chacun se demandait par quelle crise passaitle camarade et quelle raison il pouvait avoir pour réclamer ainsile droit de punir Lapierre ; puis, rapprochant cette toquadede la singulière agitation qu’il avait manifestée pendant le récitde Després, on était bien empêché de trouver une réponse.

Pourtant Lafleur, rarement à court, en exhumaune de sa cervelle empâtée :

— Il est saoul, mes amis, dit-il, saoulcomme cent mille Polonais.

— Tiens, c’est une idée ! bégayaCardon.

— C’est ton mauvais whisky qui lui vautça, Cardon, pourvoyeur malhonnête que tu es !

— Mon whisky, mauvais ?… Tu peuxbien le dire, à présent que tu en as plein ta vilaine trogne,riposta Cardon, blessé dans sa dignité de fournisseur.

— Trogne toi-même !

— Assez ! mes amis, intervîntDesprés, n’allez-vous pas vous chicaner, maintenant ?

Puis, se tournant vers le Caboulot qui étaitassis près de la table, le front dans ses mains :

— Voyons, Caboulot, lui dit-il, prouve àces deux ivrognes que tu n’es pas saoul et que tu parlessensément.

Pour toute réponse, le jeune homme se leva enface de Després et le toisant minutieusement :

— Oui, c’est bien Gustave, murmura-t-ilcomme se parlant à lui-même. Seulement, tu es si changé depuis septans, que je ne t’aurais certes pas reconnu, sans cette,histoire…

— Que veux-tu dire ? demandaDesprés, qui, à son tour, regardait le petit étudiant dans les yeuxet lui trouvait une bizarre ressemblance.

— Je veux dire, répondit l’enfant d’unevoix émue, que la destinée a d’étranges voies et qu’elle placeaujourd’hui en face l’un de l’autre deux hommes qui étaient amis devieille date, sans se connaître…

— Mais nous nous connaissons depuis plusd’un mois !

— Oui, de figure. Mais te serais-tuimaginé mon vieux Gustave, que sous le sobriquet de Caboulot donnépar les camarades devait se lire le nom de JacquesGaboury ?

— Toi, Jacques Gaboury, le petit Jacquesque j’ai sauvé là-bas, le frère de… Louise ! exclama Després,en mettant ses deux mains sur les épaules de l’enfant et ledévorant du regard.

— Oui, c’est bien moi ; c’est bienle petit gamin qui allait se noyer dans le Richelieu, sans tonsecours.

— Qui aurait pu dire ?… murmura leRoi des Étudiants. En effet, ta figure me revient maintenant,malgré que je n’aie pas eu l’occasion de te voir longtempslà-bas.

— Seulement le temps des vacances…J’étais au collège, vois-tu.

— Je me souviens, je me souviens… Commetu es changé, mon pauvre Jacques ! Ce sont bien les mêmestraits principaux, les mêmes yeux, surtout… Mais tout cela a prisdes formes plus accusées… Et puis, tu as grandi, tu t’esdéveloppé—si bien que je ne t’aurais certainement, pas reconnu, moncher enfant.

— Ce n’est pas étonnant, Gustave ;je n’avais guère qu’une dizaine d’années lorsque tu venais… cheznous, et l’on ne fait pas beaucoup attention à un gamin de cetâge.

— Tu as raison. Mais, toi, est-ce que mafigure ne t’a pas frappé ?

— Mon Dieu, non : tu n’es plus lemême homme. Ta moustache a poussé, ton teint est plus brun, ta voixest changée aussi… de sorte qu’il faut le savoir pour retrouver,dans le Roi des Étudiants, Gustave Després, le joyeux garçon quis’appelait là-bas Gustave Lenoir.

— Que veux-tu ? la tempête ne mugitpas dans la cime du sapin le plus vigoureux sans y laisser detraces, sans en changer l’aspect. J’ai passé par bien des épreuvesdepuis le bon temps où nous nous sommes connus pour la premièrefois, et mon front en garde les empreintes indélébiles.

— Pauvre Després ! Permets-moi de teconserver ce nom, sous lequel j’ai renoué notre amitiéd’autrefois.

— Non-seulement je te le permets, maisencore je t’en prie, toi et les autres. C’est le nom de ma mère,et, ce nom… le pénitencier ne l’a pas sur ses registresd’écrou.

Le Caboulot courba la tête et garda lesilence.

Champfort, Cardon et Lafleur ne disaientmot.

Le premier admirait les mystérieux décrets dela Providence, qui faisait converger sur la tête du coupableLapierre toutes ses voix accusatrices et se disposait à lefrapper.

Quant aux deux autres, gorgés de whisky etahuris par tous les étonnements de cette nuit mémorable, ils sedemandaient sérieusement s’ils assistaient pas à une représentationdramatique et attendaient tranquillement, la fin de la pièce pourse communiquer leurs impressions.

Au bout de quelques secondes, Després regardason petit ami et lui demanda d’une voix mal assurée :

— Et… elle ?

— Tu veux savoir où elle est ?

— Oui.

— À Québec.

— Seule ?

— Avec mon père et moi.

— Ta mère est donc… ?

— Morte, mon vieux, morte de chagrin.

— Pauvre femme !

Le Caboulot essuya une larme.

— Oh ! Louise fut bien coupable,dit-il, mais elle a terriblement expié son erreur ; elle abien souffert…

— C’était justice ! murmuraDesprés.

— Oh ! ne la condamne pas,Gustave ; ne sois pas inexorable pour ma pauvre sœur. Sitoutes les larmes du cœur peuvent effacer une faute, la siennemérite pardon et indulgence.

Després ne répondit pas, mais un éclairtraversa sa prunelle sombre et sa figure prit une dure expressiond’inflexibilité.

En ce moment, trois heures du matin sonnèrentà l’horloge de la pension.

Champfort se leva.

— Trois heures, dit-il : jerentre.

— Je t’accompagne, réponditDesprés ; nous aurons beaucoup à causer.

— Attendez, dit à son tour leCaboulot ; je retourne à la maison, moi aussi ; nousferons un bout de chemin ensemble.

— Partons, firent les jeunes gens.

— C’est ça ! grommela Lafleur ;allez-vous-en tous et laissez-nous, à Cardon et à moi, la besogned’achever la bouteille qui reste.

— Garde-là pour demain, dit Després.

— Jamais ! protesta majestueusementle diurne homme. Morguienne ! ce serait du propre :Lafleur reculer devant une bouteille ! Allons, estimablecompagnon de la bamboche, illustre pourvoyeur Cardon, un petit… undernier coup de cœur !

C’est notre grand-père Noé,

Patriarche digne,

Que l’bon Dieu nous a conservé

Pour planter la vigne…

Cardon ne répondit pas ; il ronflaitcomme un cachalot.

Le chanteur eut beau enfler sa voix pourreprendre :

Il se fit faire un bateau

Pour se promener sur l’eau

Pendant le déluge……

rien n’y fit : le célèbre Cardon nebougea pas.

Quant aux trois autres, ils étaient déjà dansla rue, où les échos de la voix éraillée de Lafleur leur arrivaientpar bouffées intermittentes.

Chapitre 9LA FOLIE-PRIVAT ET SES HABITANTS

 

Le promeneur qui laisse Québec par la barrièredu pont Dorchester et se dirige vers les luxuriantes campagnes dela côte de Beaupré, ne peut manquer, s’il a l’esprit bien fait,d’admirer le magnifique paysage qui se déroule aux environs decette partie de la capitale.

Ce ne sont, de chaque côté de la routepoudreuse, que chalets et cottages, maisons de plaisance et villasminuscules, coquettement assis sur la croupe des collines ouaccrochés aux flancs des vallons.

Tout cela est largement pourvu d’arbres aufeuillage abondant, et respire une fraîcheur qui repose l’âme… Cepetit coin de l’Eden, où tout est verdure et calme, semble avoirété jeté à dessein en cet endroit pour faire contraste à l’aride etbrûlant promontoire de Québec, qui, droit en face, étage au soleilles toits étincelants de ses milliers de maisons.

Cette patrie des heureux de la fortunes’appelle la Canardière.

C’est là que les bourgeois aisés de la villevont se reposer, pendant la belle saison, de la fatigue desaffaires, et retremper, sous les ombrages de leurs parcs, leursforces morales épuisées.

Naturellement, dès son arrivée à Québec, laveuve du colonel Privat s’était empressée de s’acheter à grandrenfort d’argent, une résidence d’été dans cet endroit deprédilection. Elle l’avait baptisée du nom deFolie-Privat…

Mais quelle délicieuse Folie !…

Perdue à demi sous bois, comme un bijou dansun écrin, la façade seule on était visible du chemin. On y arrivaitpar une large avenue sablée qui tranchait comme un ruban grisâtresur une verte pelouse, plantée confusément de sapins, de peupliers,de lilas, et de quelques arbres à fruit. Tout autour, et àplusieurs arpents en arrière, s’étendait le parc—une vraie petiteforêt, avec ses pittoresques accidents, ses rochers moussus, sestroncs morts, envahis par le lierre, ses cascades jaillissantes ouses ruisseaux babillant sous les herbes. Ce mystérieux domaineétait sillonné en sens de routes et de sentiers, tantôt au cordeaucomme les allées classiques des jardins anglais, tantôt étroits ettortueux, selon que le caprice de la nature ou les goûtsromantiques du Le Nôtre canadien l’avaient voulu… Et puis descharmilles des bocages, des bancs rustiques, des pelousesveloutées, des étangs qui semblaient dormir, des vallons ombreux,aux flancs desquels s’incrustaient les myosotis et lesmarguerites !…

Une miniature de l’Eden !

Quand, le front fatigué par le travailincessant de la pensée, ou le cerveau endolori par l’épuisanteobsession de quelque idée fixe, de quelque souvenir amer, onéprouve le besoin d’un peu de répit, d’une minute d’oubli, c’est làqu’il faut l’aller chercher—là, en pleine nature, sous ces ombragespaisibles, près de ces cascatelles babillardes, au bord de cesruisseaux dont la voix est douce et parle au cœur !… La brisey court, fraîche et parfumée, dans vos cheveux ; le feuillagey murmure à vos oreilles ses monotones mais toujours suaves ettoujours mélancoliques plaintes ; les oiseaux y réjouissentl’âme par leurs gaies chansons et leurs joyeux ébats !…

Aussi, à peine les premières fleursétalaient-elles au soleil de mai leurs pétales vierges ; àpeine les champs et les arbres revêtaient-ils cette teinte verdâtrequi repose le regard, que la famille Privat, —ennuyée des fadesplaisirs de la ville—s’installait au cottage de la Canardière, pourne plus le quitter qu’à l’approche de l’hiver.

On y menait joyeuse vie.

Le sable de la grande avenue criait souventsous les roues de lourds carrosses, chargés de citadins et decitadines, attentifs à ne pas laisser s’attiédir leurs relationsavec la riche famille et sensibles aux charmes de la pittoresqueFolie-Privat. Les allées bordées de verdure, les pelousesbrillantes, les parterres tout constellés de fleurs ne manquaientjamais de jolies robes pour les effleurer, de petits pieds pour ysautiller et de mains chinoises pour y commettre des larcinsimpunis.

Bref, la Folie-Privat était devenue lerendez-vous de tout ce qu’il y avait à Québec d’élégant et defashionable.

Rien de surprenant à cela.

Madame Privat, veuve d’un planteur de laNouvelle-Orléans et riche à faire peur, dépensait fort largement,dans la vieille capitale canadienne, ses immenses revenues.D’habitude, la richesse suffit à tout et allonge démesurément laqueue de ses connaissances. Mais soyons juste dans le cas présent,le vil métal n’était pas la seule raison de l’engouementgénéral ; Madame Privat, bien que mariée en Louisiane, était,originaire de Québec, où sa famille avait des relations fortétendues, ce qui explique bien un peu pourquoi un si grand nombred’amis suivaient avec empressement son char doré.

C’était une femme d’environ quarante ans,portant d’une façon très-évidente les vestiges d’une opulentebeauté. Blonde, blanche, rondelette, elle pouvait encore tirerl’œil à plus d’un célibataire ; quand elle n’eût pas eu, pourexciter les convoitises matrimoniales, l’appât de ses superbesrentes. Son séjour à la Nouvelle-Orléans, sous le brûlant soleil dugolfe mexicain, avait donné à sa peau fine et satinée cette teintedemi-dorée qui empourpre le firmament, à certains couchers dusoleil. Cela ajoutait du piquant à sa mobile physionomie, en lavoilant imperceptiblement, comme le fait une gaze quasi-impalpablerecouvrant une figurine de cire. Petite de taille, alerte, vive,toujours parlant, toujours riant, altérée de mouvement, de bruit,de plaisir… c’était bien la femme créée et mise au monde pourgaspiller royalement une fortune comme la sienne.

Madame Privat n’avait que deux enfants :Edmond et Laure.

Edmond avait environ vingt-deux ans. Depuisl’arrivée de la famille à Québec, il étudiait le droit àl’Université Laval. C’était un grand jeune homme à la mineéveillée, au teint blond et aux yeux bleus, le portrait vivant desa mère, dont il reproduisait, du reste, le type au moral. C’étaitbien, avec cela, le plus joyeux garçon d’Amérique et le meilleurcœur qu’il fût possible de souhaiter. Sa mère en raffolait et toutle monde l’aimait.

Laure, plus jeune de deux ans, était biendifférente au physique et au moral. Elle reproduisait dans toute sasplendeur le type créole de son père, dont les exagérationstropicales étaient mitigées par le sang des climats du nord,qu’elle tenait de sa mère.

De taille moyenne, mais d’une cambrureadmirable, elle avait de ces mouvements félins et moelleux, quisont d’une grâce irrésistible, quand ils sont naturels. Les cheveuxd’un noir chatoyant se relevaient d’eux-mêmes sur le front et lestempes, pour s’épanouir en un fouillis de coquettes volutes, quin’auraient certainement pu imiter le plus habiles des coiffeurs.Sous ce gracieux chapiteau de cheveux bouclés s’arrondissaitdoucement un front lisse comme une lame d’ivoire, au bas duquels’estompaient en vigueur de grands sourcils noirs du dessin le plushabile. Les yeux étaient grands, largement fendus, d’un brunvelouté, comme les longs cils qui les surmontaient, et susceptiblesd’exprimer tour à tour les sentiments de l’âme les plusopposés : douceur, colère, molle langueur, brûlante énergie.Une petite bouche, aux lèvres rouges comme certains coraux, sedessinait gracieusement sur des dents courtes et d’une blancheuréclatante…

Ajoutez à tous ces charmes un nez grec, auxnarines mobiles ; couvrez le tout d’une peau d’un blanc mat,animée sur les joues par une imperceptible carnation… et dites avecnous que cette tête de jeune fille était tout simplementravissante.

En effet, Laure passait à Québec pour unprodige de beauté, et tout le monde était d’accord sur ce point.Tout au plus, les envieuses pouvaient-elles hasarder que cettebeauté avait quelque chose de hautain qui paralysaitl’admiration.

C’était un peu vrai.

Laure tenait de son père cette expressionsévère de physionomie qui la faisait paraître dédaigneuse et—disonsle mot—infatuée d’elle-même. Mais hâtons-nous d’ajouter que, sil’enveloppe était froide et le visage de marbre, le cœur n’avaitque de nobles passions et demeurait ouvert à tous les grandssentiments.

Une particularité de son caractère avaittoujours étonné, non-seulement la mère de Laure, mais encore sesamies : c’était la brusque transition de la gaieté la plusexpansive à une morne et inconcevable mélancolie qui durait desjournées entières.

Cette bizarrerie ne s’était fait remarquer quedepuis le retour à Québec de la famille Privat, et avait toujoursété s’accentuant, surtout dans les derniers temps. Personne n’ypouvait rien, et les apprêts même de son futur mariage avec un beaujeune homme du nom de Lapierre, n’avaient pas le privilège dechanger son humeur.

Qu’y avait-il ?… quel ver rongeur mordaitle cœur de cette jeune fille à qui Dieu avait fait la vie si belle,et dont l’avenir paraissait si riche de promessesriantes ?

On se perdait en conjectures. Il était àprésumer que ce n’était pas l’approche de son mariage avec Lapierrequi la préoccupait à ce point, puisque rien ne l’y forçait et que,d’ailleurs, au dire de toutes les demoiselles de sa société, lejeune prétendant était fort bien de sa personne, extrêmementaimable et jouissait d’une enviable réputation d’honorabilité.

Quoi donc, alors ?

Ceux-là seuls qui auraient pu sonder lesreplis de l’âme si fortement cuirassée de la belle créole eussentété en mesure de répondre.

En attendant, faute de mieux, on mettait lachose sur le compte des nerfs, Ces femmes des pays inter-tropicauxles ont si impressionnables ! Quoi qu’il en soit, nous nousbornons pour le moment à constater le fait, nous réservant del’expliquer plus tard à la plus grande satisfaction du lecteur.

Et, maintenant que nous connaissons à peu prèstous nos principaux personnages, reprenons notre récit, car lesévénements vont bientôt se précipiter.

Chapitre 10PREMIÈRE ESCARMOUCHE

 

Le lendemain de la fameuse nuit dont nousvenons de raconter les diverses péripéties, et qui se trouvait êtrele 20 juin 186…, Paul Champfort cheminait seul sur la route de laCanardière, se dirigeant vers la Folie-Privat.

Il était environ cinq heures del’après-midi.

Encore tout ému des confidences de son amiDesprés, et le cœur réchauffé par un rayon d’espoir, le jeune hommemarchait d’un pas allègre, se demandant quel événement nécessitaitsa présence au cottage, puisque sa tante avait pris la peine del’envoyer quérir à Québec par un domestique.

Il y avait donc du nouveau là-bas !

Qui sait ?… Le mariage projeté, et dontles apprêts occupaient la famille de sa tante depuis plusieurssemaines, était peut-être retardé ou même rompu par quelquecirconstance fortuite, quelque caprice de la jeunefiancée !…

Laure était si excentrique et son humeursujette à tant de bizarres contradictions !

Et puis, après tout, Lapierre, pour être unfort habile homme, n’en était pas moins, faillible comme le commundes mortels. Il pouvait bien, dans l’orgueil de son triomphe, avoirfroissé d’une façon ou d’une autre l’ombrageuse susceptibilité demademoiselle Privat et fait naufrage au moment d’atteindre leport !… D’ailleurs, qui empêchait que le remords, cetimplacable juge de la conscience, ne l’eût enfin arrêté sur lapente de la trahison, au moment de conduire à l’autel la fille desa victime !…

Champfort se faisait à lui-même toutes cesréflexions et se laissait ainsi bercer par une rêverie pleined’optimisme, lorsqu’il arriva chez sa tante.

Madame Privat était occupée pour quelquesminutes, dit au jeune homme :

— Ah ! te voilà, mon cher Paul… Cen’est pas mal à toi d’être venu, bien que ce soit sur moninvitation expresse et qu’il m’ait fallu te dépêcher une estafettepour avoir l’honneur de ta visite… car tu nous négliges,Paul : voilà bien quatre grands jours que nous ne t’avons pasvu…

— Je vous en prie, ma tante, réponditl’étudiant, n’allez pas croire au moins que ce soit parindifférence. Mes examens approchent et je n’ai vraiment pas uneminute…

— À perdre, n’est-ce pas ?

— Oh ! ma tante, que dites-vouslà ? Vous savez bien que je ne suis nulle part plus heureuxqu’ici, dans votre famille, et que les instants que j’y passe mesemblent toujours trop courts.

— Voyons, mon pauvre Paul, ne va pasprendre mes taquineries au sérieux : je suis en gaietéaujourd’hui et je lutine tout le monde.

— Vous serez toujours jeune, matante…

— De caractère, peut-être… mais defigure, oh ! oh !… Allons, vilain flatteur, va t’amuserau salon avec ta cousine, en m’attendant. J’ai encore quelquesordres à donner, et je vous rejoindrai dans un instant.

Paul obéit et se dirigea vers le salon.

Le piano, touchée par une main exercée,résonnait par toutes ses cordes, tantôt exhalant sa colère avecd’éclatants accords, et tantôt gémissant en une douce mélodie oùsemblaient trembler des sanglots.

Champfort s’arrêta à la porte, le cœur serréet en proie à une indicible émotion.

« Toujours seule et triste !murmura-t-il. Pauvre Laure ! »

Puis, ne voulant pas laisser plus longtempsignorer sa présence à deux pas de sa cousine, il frappadoucement.

Le piano se tut aussitôt, et Mlle Privat vintelle-même ouvrir.

— Ah ! c’est vous, mon cousin, fitla jeune fille un peu surprise.

— En personne, ma cousine, et enchantéd’avoir le plaisir de vous voir.

— Vous êtes bien aimable de condescendrejusqu’à venir visiter de pauvres campagnards comme nous.

— Je ne mérite pas aujourd’hui cecompliment, ma chère Laure, car c’est à la demande expresse de matante que je me suis transporté au cottage.

— En vérité ? Alors, c’est mamanqu’il faut remercier. Il ne fallait rien moins que sa puissanteintercession pour obtenir une faveur si précieuse.

— Comme vous dites, ma cousine. Je nesuis pas à moi en ce temps-ci : j’appartiens à mes auteurs demédecine.

— Heureux mortels que ces,auteurs !

— Pas tant que vous croyez, car ils onten moi un amant assez volage.

— C’est dans l’ordre, répondit un peusèchement la jeune fille.

Toute cette conversation s’était tenue sur unton aigre-doux, moitié plaisant, moitié sarcastique, surtout ducôté de Laure.

Champfort était habitué à ces boutades et nes’en étonnait plus.

Il se dirigea vers le piano et, jetant lesyeux sur un cahier de musique ouvert en face :

— Du Schubert ? fit-il… Est-ce celaque vous jouiez tout à l’heure, ma cousine ?

— Quoi, vous écoutiez,monsieur ?

— Non pas, j’arrivais et je n’ai pucommander à mes oreilles de ne pas entendre la ravissante musiquequi jaillissait de vos doigts.

— Ravissante musique ! ricana MllePrivat… Mon cher cousin, vous n’êtes pas difficile :j’improvisais, je laissais courir ma pensée sur les touches.

— En ce cas, votre pensée, ma chèreLaure, était bien triste.

— Pourquoi pas ?… Est-ce qu’il m’estdéfendu, à moi, d’être triste ? Ne puis-je, par hasard, avoirdu chagrin comme le commun des mortels ?

— Oh ! vous avez certainement cedroit ; mais, pour ma part, je souhaiterais de tout mon cœurvous le voir exercer moins souvent.

— Que vous importe ? riposta Laure,avec une nuance d’amertume. Est-ce que ces choses-là dérangent unhomme comme vous, qui n’a d’attention que pour d’affreux livres demédecine ?

— Laure, répliqua Champfort un peu ému,me croyez-vous sans cœur, et votre antipathie pour moi va-t-ellejusqu’à me refuser d’avoir de l’affection pour vous et votrefamille ?…

— Que parlez-vous d’antipathie ?interrompit la jeune fille.

— Jusqu’à arrêter sur mes lèvresl’expression du profond intérêt que je porte à tous les membresd’une famille qui m’est chère par le double lien du sang et de lareconnaissance ? poursuivit Champfort, en s’animant.

— Tout doux, mon cousin, je n’ai pascette prétention, et mon antipathie, comme vous dites, neva pas jusque là.

— C’est fort heureux pour moi que voussachiez mettre des bornes à cet inexplicable sentiment. Le poidsm’en est déjà assez lourd comme ça, et je serais véritablement audésespoir de le voir s’augmenter, ne fût-ce que d’un atome.

Laure se mordit légèrement les lèvres et nerépondit pas. Ses doigts se mirent à errer sur les touchesd’ivoire, en gammes capricieuses, pendant que ses yeux rêveurs sefixaient vaguement sur ceux de Champfort.

Tout à coup, elle demandabrusquement :

— Êtes-vous fataliste, Paul ?

— Pourquoi cette question ? fit lejeune homme surpris.

— Peu importe… répondez toujours.

— Précisez davantage.

— Soit : croyez-vous qu’il y ait unedestinée à laquelle on ne puisse se soustraire ?

— Non, je ne crois pas à cela : lavie humaine n’est pas une machine que Dieu monte avec un ressort àla naissance, et qui en suit l’invincible impulsion jusqu’à lamort.

— Ah ! vous pensez donc que l’ondoit, en toute circonstance, se raidir contre un malheur qui noussemble inévitable.

— Je suis d’avis qu’il y aurait lâcheté àagir autrement.

— Même lorsque ce malheur est nécessaireou nous paraît tel ?

— Même en ce cas… Mais, ma chère Laure,que parlez-vous de malheur et pourquoi ce mot vient-il sur deslèvres qui ne devraient que sourire ?

— Qui sait ?…

— Est-ce au moment où l’avenir ne vouspromet que joie et félicité, où tout est rose à votre horizon, oùvos souhaits les plus chers vont être réalisés… par votre mariageavec l’homme que vous aimez…

— Allez toujours…

— Est-ce à ce moment-là que vous devezavoir des idées sombres et parler de malheur ?

— Qui vous dit que je parle pourmoi ?

— Qui me le dit ?… Eh ! monDieu, rien et tout.

— Ce n’est pas répondre.

— Il m’est difficile de répondreautrement, car mes suppositions ne sont fondées que sur unpressentiment, et ce pressentiment…

— Voyons.

— Je ne sais si je dois…

— Oui, oui, parlez.

— Sans réticences ?

— Sans réticences… comme à une amie.

— Eh bien ! mon amie, cepressentiment qui m’assiège murmure à l’oreille de mon cœur uneétrange chose.

— Dites.

— Vous le voulez ?

— Je le veux.

— Voici : c’est que vous avezquelque motif mystérieux pour épouser l’homme qui vous fait lacour, et que…

— Achevez.

— Vous n’aimez pas cet homme.

Laure devint très pâle, et, pour cacher sontrouble, elle se mit à exécuter sur le piano le plus fantastiquedes galops.

Quand ce fut fini, elle se retourna versChampfort et se contenta de lui dire avec un singulierregard :

— Mon cher Paul, il me vient une curieuseidée, à moi aussi.

— Me feriez-vous le plaisir… ?

— Oh ! volontiers : c’est quevous êtes jaloux de monsieur Lapierre.

Ce fut au tour de Champfort de pâlir. Mais,comme il n’avait pas à sa disposition la ressource du piano pour sedonner contenance, Laure put à son aise suivre, sur la figure deson cousin, l’impression qu’elle avait produite.

Cependant, Paul balbutiait :

— Quelle idée ! grand Dieu, quelleidée !

— Elle est drôle, n’est-ce pas ?

— Oh ! pour le moins… être jaloux decet homme !

— Comme vous dites cela ! fit lajeune fille avec un mélange de hauteur et de surprise. Est-ce que,par hasard, mon fiancé aurait le malheur de vousdéplaire ?

Ma foi, répondit Champfort avec uneinsouciance presque dédaigneuse, je vous avouerai ingénument que jen’ai pas encore eu la pensée d’analyser le sentiment qu’ilm’inspire.

— Au moins peut-on supposer que ce n’estpas de la sympathie…

— Je suis trop poli pour vouscontredire.

— Voilà un aveu… Mais que vous a-t-ildonc fait, le pauvre jeune homme ?… Il a l’air de vous aimerbeaucoup, cependant.

L’œil de Champfort s’alluma et l’étudiantparut sur le point d’éclater ; mais ce ne fut qu’un éclair, etPaul répondit négligemment :

— Oh ! rien… à moi personnellement,du moins.

— C’est à quelqu’un des vôtres, alors, ànous, peut-être, qu’il a fait quelque chose ?

Champfort, au lieu de répliquer, se leva etfit un tour dans le salon. Cette conversation le mettait ausupplice, et il ne savait trop comment s’y soustraire.

— Vous ne répondez pas ? insista lajeune fille.

— Les événements répondront pourmoi ! murmura l’étudiant d’un ? voix sombre.

Laure, vivement intriguée, ouvrait la bouchepour demander une explication, lorsque des pas rapides se firententendre dans la pièce voisine, et Mme Privat parut.

Chapitre 11UNE ÉVOCATION INATTENDUE

 

— La paix ! mes enfants, dit-ellejoyeusement ; je suis sûre que vous êtes encore auxprises.

— Mais non, ma mère, réponditLaure : je discutais avec mon cousin un point de philosophie,et naturellement…

— Naturellement vous n’étiez pasd’accord ?

— Comme toujours. C’est étonnant commenous n’avons pas les mêmes notions et les mêmes idées sur touteespèce de choses.

— Je suis le premier à le regretter,répliqua Champfort ; mais il est certain qu’il suffit que jepense de telle façon, pour que ma charmante cousine ait une autremanière de penser.

— C’est fâcheux, en effet, repartit MllePrivat, mais que voulez-vous ?… les opinions sont libres, etje profite de cette liberté.

— Tu en profites peut-être trop, mafille, dit avec bonté. Mme Privat. Ce pauvre Paul, tu prendsplaisir à le contrarier ; tu le maltraites véritablement.

— Oh ! ma tante…

— On dirait, ma chère Laure, que tun’aimes pas ton cousin ou que tu as contre lui des griefssérieux.

— Moi ?… En vérité, ma mère, oùprenez-vous cela ? Je n’ai pas le moindre grief contre moncousin, et je l’aime à en mourir.

— Je ne demande pas tant que cela,répondit un peu ironiquement Champfort, et je vous prie instammentde vous conserver pour votre heureux fiancé, cet excellent monsieurLapierre.

Un éclair passa dans les yeux de Laure.

— Oh ! vos craintes n’ont pas leurraison d’être, je vous prie de le croire, répliqua-t-elle avechauteur.

— Tant mieux pour lui ! articulafroidement Paul.

— Assez ! assez ! mes enfants,interrompit Mme Privat. Si vous continuez sur ce ton, vousallez vous chicaner, et ça ne sera pas joli, savez-vous, entrefrère et sœur—car vous êtes frère et sœur, souvenez-vous-en. Jet’ai toujours considéré, Paul, comme mon enfant ; j’en avaisfait la promesse à ta pauvre mère.

Champfort avait la tête basse et le sourcilfroncé. Tout-à-coup, il parut prendre une résolution énergique.

— Ma bonne tante, répondit-il avec uneamertume à peine contenue, je sais toute l’affection que vous avezeue et que vous avez encore pour moi. Je n’oublie pas, non plus, etn’oublierai jamais que je vous dois tout et que, d’un orphelinmalheureux et sans avenir, vous avez fait un fils et un homme enmesure de vivre honorablement. Aussi, je serais au désespoir devous causer le moindre ennui, le moindre chagrin, ce qui arriverainévitablement si je continue à me rencontrer avec ma cousine.Souffrez donc…

— Où veux-tu en venir, monenfant ?

— Souffrez donc, reprit le jeune hommeavec une fermeté douloureuse et se levant, souffrez que je meretire pour quelque temps de votre famille… jusqu’à des joursmeilleurs.

Et il s’inclina devant sa tante, prêt àprendre congé.

Laure, la froide et hautaine créole, eut alorsun cri de l’âme.

— Oh ! Paul, Paul, vous êtes biendur pour moi… plus dur que vous ne pensez !

Paul, tout surpris, regarda sa cousine. Iln’était plus habitué à l’entendre lui parler de cette voix émue,presque suppliante, et à voir sur la belle figure de Laure cettefranche expression de chagrin. Sa colère se fondit comme parenchantement et une immense pitié envahissant soudain son bon cœur,il fléchit le genou devant Mlle Privat et, prenant une de sesmains :

— Pardon, pardon, ma chère Laure…murmura-t-il. Je suis en effet cruel… mais l’espèce d’antipathieque vous me montrez, l’inexplicable froideur qui a remplacé, dansnos relations, la bonne et douce cordialité d’autrefois me font malà l’âme et me rendent injuste malgré moi.

— Relevez-vous mon cousin, répondit lajeune fille avec une douceur triste, et souvenez-vous qu’il ne fautjamais juger à la légère les sentiments d’une femme, quelquebizarre qu’ils paraissent.

— Je m’en souviendrai, Laure, réponditPaul, que cette phrase ambiguë n’intriguait pas médiocrement.

Mme Privat fut aussi un peu frappée decette recommandation étrange ; mais comme les impressionsordinaires n’avaient pas le temps de prendre racine dans soncaractère mobile et léger, elle ne s’y arrêta pas autrement et ditaux jeunes gens :

— Bien, mes enfants, vous avez fait votrepaix ; je suis contente. Signez-la d’un bon baiser et qu’il nesoit plus question de querelle entre vous.

— Mais, ma mère… se récria Laure.

— Pas de mais !… embrasse toncousin, ou plutôt ton frère Paul.

Laure hésitait, rougissante… Ce que voyant,Champfort s’avança bravement, quoique un peu ému, un peu pâlot,prit la belle tête de sa cousine entre ses mains et baisabruyamment ses deux joues devenues rouges comme des cerises mûres.Puis il regagna sa place, tout frissonnant.

Depuis plus de deux ans, ses lèvres n’avaientpas effleuré la peau fine et veloutée de sa sœur d’adoption, et cebaiser inattendu faisait courir dans ses veines mille flèchesbrûlantes. En quelques secondes, son amour, jusque là fortementcomprimé par une volonté de fer, secoua ses entraves et envahit,son cœur avec la force d’expansion de la poudre… Le sang lui affluaau cerveau, et il rougit comme un écolier surpris en flagrant délitde grimaces à son maître d’étude… Puis la réaction se fit, et ilresta tout pâle.

Mme Privat n’avait rien vu ; mais iln’en fut pas ainsi de Laure. Un observateur attentif qui aurait suanalyser les rapides nuances qui se succédaient sur son visage ému,et trouver la cause intime de la teinte rosée qui embellissait sonfront, n’eut pas été en peine d’expliquer ce trouble et de lerapporter à la contenance de Champfort.

Mais il n’y avait là aucun observateurattentif, et Paul avait trop à faire de dominer sa propre émotionpour s’occuper de celle d’autrui.

La jeune créole, eut donc tout le bénéfice del’incident, et son impénétrabilité n’en souffrit pas.

Mme Privat, après s’être commodémentinstallée dans un fauteuil, tira les jeunes gens d’embarras endisant d’une voix enjouée :

— Eh bien ! mon cher Paul,maintenant que te voilà redevenu sage, te doutes-tu un peu pourquoije t’ai fait venir ?

— Ma foi ! ma tante, je vousavouerai que je n’en ai pas la moindre idée.

— Voyons, cherche, avant de jeter talangue aux chiens.

— J’ai beau chercher, je ne trouve rien…à moins que ce ne soit pour me parler de… du mariage projeté.

— Tu n’y es pas tout à fait… mais tu enapproches… tu brûles, comme on dit dans je ne sais pasquel jeu.

— S’agirait-il de… votre futurgendre ?

— C’est encore un peu ça, mais il y aautre chose.

— Alors, je renonce à trouver. Aussibien, j’ai trop de médecine en tête pour deviner des énigmes.

— Paresseux qui se retranche toujoursderrière sa médecine quand il s’agit de nous venir voir ou de nousprêter le concours de ses grandes lumières !… Tiens, je laprends en grippe, ta médecine.

— Ne dites pas cela, ma tante : lamédecine est tout pour moi—non-seulement le présent, mais encore,et surtout, l’avenir.

— Bah ! ne te martèle pas la têteavec ces idées-là : j’ai pourvu au passé et, si Dieu me laissevivre, j’aurai aussi l’œil sur l’avenir.

— Oh ! ma tante, vous êtes pour moiune véritable mère ; mais je ne veux pas abuser de votrebonté, et je songe sérieusement…

— Abuse, abuse, mon garçon : lefonds est inépuisable et il y en a pour tout le monde… Maisrevenons à nos moutons.

— Je t’ai fait appeler pour t’annoncerque je donne, lundi prochain, un grand bal—quelque chose decolossal, d’inouï, de féerique, si c’est possible. Or, comme j’aibesoin d’un bon organisateur et que je ne puis guère compter surEdmond, tout entier à ses amusements, je m’adresse à toi. Tu vasmettre à contribution toutes les ressources de ton imagination,fouiller tous les coins et recoins de ton génie inventif, réveillertous les souvenirs de fêtes endormis dans ta mémoire, enfin relireles Mille et une Nuits, s’il le faut, pour nous aider àsurpasser les grands festivals donnés à l’occasion du mariaged’Aladin, l’heureux possesseur de la lampe merveilleuse.

— Cela te va-t-il ?

— Je suis tout entier à vos ordres, machère tante ; mais, outre que je n’ai pas la fameuse lampe descontes arabes, je suis fort mauvais organisateur de fête etprofondément ignorant en matière de bal.

— Qu’à cela ne tienne ! je serai latête qui combine, et toi, le bras qui exécute.

— À merveille. En ce cas, je me mets àvotre service. Disposez de ma personne comme bon vous semblera.

— Voilà qui est entendu : tu consensà nous aider.

— De grand cœur, ma tante.

— C’est qu’il va te falloir faireplusieurs démarches et de t’occuper d’une foule de petitsdétails.

— Je serai trop heureux de me multiplierpour vous être utile.

— D’ailleurs, mon cher Paul, je comptebien ne pas te laisser seul à faire toute la besogne et en mettreune partie sur les épaules de celui qui bénéficiera le plus de cebal…

— Quel est cet heureux mortel ?

— Hé ! mon futur gendre, donc.

Champfort ne put s’empêcher de faire une mouedédaigneuse ; mais il la transforma si vite en sourireaimable, qu’il pensa bien n’avoir pas été remarqué.

Pourtant Laure avait vu—si bien vu, qu’unerougeur fugitive envahit son front et qu’elle courba la tête, touterêveuse.

Champfort reprit :

— Monsieur Lapierre ?… En vérité, matante, vous ne pouviez m’associer à un homme plus entendu dans lamatière : car il a tous les talents, mon futur cousin, et jeserais fort surpris qu’il ne fût pas bon organisateur de fête, luiqui était si excellent organisateur d’expéditions nocturnes dansl’armée confédérée. Vous vous en souvenez, ma tante ?

— Mon Dieu, oui, répondit inconsidérémentMme Privat. C’est même dans une de ces expéditions, organiséepar lui, que mon pauvre mari trouva la mort.

— Oh ! l’affreux souvenir !murmura Laure en se voilant la figure de ses deux mains.

— D’autant plus affreux, que, par unefatalité inconcevable, ce fut le meilleur ami de mon oncle qui leconduisit à la boucherie, croyant le mener à, la victoire, réponditPaul, d’une voix où se devinait une implacable ironie.

Mme Privat, dominée par cette évocationinattendue, porta son mouchoir à ses yeux et se tut. Quant à Laure,un trouble étrange l’envahit et elle se leva pour aller ouvrir unecroisée, où elle s’accouda, baignant son front brûlant dans lafraîche brise qui s’élevait du jardin.

Champfort, lui, demeura froid et sombre surson fauteuil, le regard menaçant, comme s’il venait de faire unedéclaration de guerre.

En ce moment, un vigoureux coup de sonnettecarillonna dans l’antichambre.

Les trois personnages du salon relevèrentensemble la tête et fixèrent la porte, avec un pointd’interrogation dans le regard.

Dix secondes après, une servante entr’ouvritle battant et annonça :

— Monsieur Lapierre !

— Qu’il entre ! fit vivementMme Privat, en se relevant.

Lapierre entra.

Chapitre 12PETITE REVUE DE LA SITUATION

 

Il nous faut ici, pour l’intelligence complètede ce qui va suivre, ouvrir une parenthèse et faire, à vold’oiseau, une revue de la situation réciproque des personnages quivont successivement se présenter sous nos yeux.

À tout seigneur, tout honneur !Commençons par le fiancé de mademoiselle Privat.

C’était, en vérité, un fort joli garçon que cechenapan de Lapierre.

Grand, bien découplé, souple et gracieux dansses mouvements, il était l’heureux possesseur d’une têtecaractéristique, où il y avait, mêlés assez confusément, du grec etdu mauresque.

En effet, si son nez un peu aquilin et lacoupe hardie de son visage rappelaient vaguement le type athénien,sa peau mate et légèrement bronzée n’en aurait pas moins faithonneur à la langoureuse physionomie d’un descendant des Maures del’Andalousie.

Quoi qu’il en soit, un détail presqueinsignifiant dérangeait, constatation faite, l’harmonie classiqueet le calme olympien de cette belle figure, et ce détail setrouvait dans le regard.

Lapierre avait des yeux noirs fort grands etfort beaux ; mais, chose extraordinaire, il ne pouvait lesmaintenir en repos et les fixer carrément sur une autre paired’yeux. Son regard, sans cesse en mouvement et comme égaré, nefaisait qu’effleurer le regard fixé sur lui et se plaisait, depréférence, à voltiger sur les menus détails de la toilette de soninterlocuteur.

L’honnête garçon agissait-il ainsi partimidité ?… on bien le misérable suborneur de jeunes fillescraignait-il de laisser, lire, par ces fenêtres grandes ouvertes deson âme, les noires machinations qui s’y tramaient ?…

Peut-être !

Dans tous les cas, ce tic singulier donnait ànotre nouvel Adonis un petit air faux et un certain cachetd’hypocrisie qui déparaient bien un peu les grâces séduisantes deses autres traits… Mais, comme on ne rencontre guère d’hommeparfait et que, d’ailleurs, le défaut dont il est question résidaitplutôt dans l’expression du regard que dans le regard lui-même,Lapierre n’en passait pas moins pour un des plus beaux hommes deQuébec, aux yeux des juges féminins. Et plus d’une de ces dames,qu’un secret dépit rendait accommodante, ne se gênait pas pour direque la riche demoiselle Privat faisait, en somme, un excellentmariage, puisqu’elle payait avec du vil métal aisémentacquis tant de grâce et tant de perfection…

Madame Privat—il faut bien le dire—paraissaitêtre un peu de cette opinion ; mais sa fille envisageaitprobablement la chose, à un point de vue plus élevé et moinsspéculatif, car il était de toute évidence qu’elle ne partageaitpas l’engouement général à l’égard de son futur époux. Calme etpresque insouciante, elle voyait arriver sans trouble comme sansimpatience le jour solennel où elle associerait à jamais sa vie àcelle du brillant jeune homme qui faisait tourner tant de têtes.Plus que cela, les gens sérieux de son entourage—ses vrais amis,ceux-là, —remarquaient avec étonnement qu’à rencontrer de bien desjeunes filles en pareil cas, Laure devenait de plus en plusbizarre, se drapait de plus en plus dans sa sombre mélancolie, àmesure qu’approchait le jour fatal…

À leurs yeux, cette belle Jeune fille gardaitdans son cœur quelque secret terrible et, plutôt que de ledévoiler, marchait stoïquement à l’autel, comme d’autres marchentau sacrifice.

Mais ses amis clairvoyants—en bien petitnombre, du reste—se gardaient bien de laisser paraître au dehorscette pénible impression et se contentaient de conjecturer inpetto.

Il aurait donc fallu que la veuve du colonelPrivat, pour se renseigner exactement sur ce qui se passait dans lecœur de sa jeune fille, eût d’abord un soupçon, puis, guidée parcet indice un peu vague, que son instinct maternel, doublé d’uneobservation attentive, la mît sur la piste de la vérité…

Malheureusement, l’excellente femme, commenous l’avons dit, n’était rien moins qu’observatrice ; et,d’ailleurs, sa légèreté naturelle ne lui avait pas permis des’arrêter longtemps sur les réflexions qu’avaient fait naître chezelle les récentes étrangetés du caractère de sa fille.

Il ne faut pas croire que cette insoucieuselégèreté masquait un mauvais cœur et que les délices d’une vieopulente avaient étouffé, chez Mme Privat, les sentimentssacrés de la maternité.

Ce serait là une étrange erreur.

La riche veuve, au contraire, raffolait de sesdeux enfants ; elle eût, sans hésiter, sacrifié des sommesfolles pour satisfaire le moindre de leur caprice… Mais laProvidence, qui lui avait prodigué l’or, lui avait refusé cettesorte d’intuition maternelle qui fait rechercher pour ses enfants,en dehors des jouissances de la fortune, les jouissances plusintimes du cœur et celles plus relevées de l’âme.

Pour certaines femmes du monde, qu’une piétébien entendue ou quelque saine idée de philanthropie n’éclaire pas,être heureux, c’est avoir assez d’argent pour se payer tous lesfastueux caprices du high life, et assez de notoriété pourque les membres de cette aristocratie-là ne vous rient pas au nez,malgré vos écus.

Mme Privat avait ces deux éléments debonheur et s’en contentait. L’idée que ses enfants eussent besoind’autre chose pour entrer, le front serein, dans la vie mondaine nelui était jamais venue et—disons-le—ne pouvait lui venir.

Mariée fort jeune à un homme puissammentriche, elle était passée sans transition du doucereux couvent desUrsulines de Québec à l’opulente villa de son mari, en Louisiane.Il n’y avait, par conséquent, pas une heure dans son existenceentière où elle n’eût été entourée des jouissances que procure lafortune, et tant loin que son souvenir pouvait se porter enarrière, elle n’y voyait que plaisir et bonheur.

Rien d’étonnant donc à ce qu’une, femme élevéedans de semblables conditions ne vît pas au-delà l’horizon desjouissances matérielles et ne comprît point ces voluptés sublimesqui prennent naissance dans le cœur.

Mais, à part les considérations qui précèdent,une raison plus simple et moins métaphysique doit nous faireexcuser Mme Privat de n’avoir point jusqu’alors compris safille et de la lancer si inconsidérément dans les serresredoutables du mariage : et cette raison bien simple, c’estque la chère femme n’était pour rien dans le choix de Laure.

Expliquons-nous.

Mme Privat avait bien, dès la premièreapparition en Louisiane de Lapierre, en compagnie du colonel,accueilli le jeune homme avec beaucoup de prévenances, comme onaccueille un hôte aimable ; elle avait bien vu d’un bon œildes relations amicales s’établir entre son compatriote québecquoiset sa fille, ne faisant en cela, d’ailleurs, que se conformer audésir tacite de son mari ; elle avait bien aussi, après leretour de sa famille à Québec, ouvert à deux battants la porte deson salon à l’ami du colonel, à celui qui avait recueilli et soignéle malheureux officier blessé et mourant, à l’homme généreux quiavait rendu les derniers devoirs au planteur louisianais…

Elle avait bien fait tout cela ; maisjamais il ne lui était arrivée d’encourager autrement lesassiduités de Lapierre, ni d’exercer une pression quelconque sur sabien-aimée Laure.

Elle s’était montré satisfaite et n’avaitpeut-être pas suffisamment caché son mécontentement : voilàtout.

Lorsque, deux mois après son arrivée a Québec,Lapierre avait formellement demandé à Mme Privat la main deLaure, la riche veuve s’était déclarée très honorée de la démarche,mais elle avait complètement subordonné sa réponse à celle de safille.

Et ce n’est, en effet, qu’après avoir transmisà Laure la demande officielle de Lapierre et avoir reçu de la jeunecréole une réponse favorable, que la veuve du colonel Privat,heureuse de voir les goûts de sa fille en conformité avec lessiens, proclama ouvertement ses préférences et pressa activementles préliminaires du mariage.

Lapierre, qui ne demandait pas mieux que d’enfinir au plus tôt possible, aida puissamment la bonne dame dans lesmille détails d’une aussi importante opération, surtout dans ce quiconcernait la liquidation de la dot de Laure, tant et si bien qu’aumoment où nous sommes rendus, un mois après la demande officielle,tout était terminé et qu’il ne restait guère plus que le contrat àsigner.

La chose devait se faire le mardi suivant, laveille même du mariage et le lendemain du grandissime bal que seproposait de donner, à son cottage de la Canardière, la mère de lafuture épouse.

Voilà pour la situation réciproque des damesPrivat et du citoyen Lapierre.

Il nous reste maintenant à dire deux mots dujeune Edmond et de notre ami Champfort, relativement à la positionqui leur était faite par les événements en voie de réalisation.

Edmond n’avait pas vu sans un secret chagrinsa sœur Laure, qu’il aimait beaucoup, donner tête baissée dans letraquenard matrimonial tendu par l’irrésistible Lapierre.

Ce dernier ne lui avait jamais été biensympathique, et pour une raison ou pour une autre, le jeune Privatlui en voulait de venir ainsi ravir sa sœur à son affection.

Edmond se disait, pour s’expliquer à lui-mêmel’étrange sentiment de répulsion qu’il éprouvait, que ce Lapierreavait toujours été pour les siens un oiseau de mauvais augure.Leurs premiers malheurs et les premières larmes dans sa familledataient de l’apparition en Louisiane de cet étranger ; et lejeune étudiant aimait trop sa sœur, pour ne pas s’être aperçu quele retour à Québec de ce même étranger était pour beaucoup dans lamystérieuse tristesse de la pauvre Laure.

Il avait même—un certain jour qu’il surprit lajeune fille le visage baigné de larmes, dans une allée solitaire duparc—essayé de toucher ce sujet ; mais, dès les premiers mots,Laure lui avait jeté les bras autour du cou, et répondu, avec unredoublement de pleurs :

— Edmond, mon cher Edmond, je suis bienmalheureuse !… Oh ! si tu savais !… Mais non… nitoi, ni ma mère, ni personne au monde ne doit savoir un si terriblesecret… J’ai un grand devoir à remplir… Prie Dieu que la force nem’abandonne pas ; et si tu m’aimes, ne parle jamais à qui quece soit de ce que je viens de te dire—surtout à notre mère—ettoi-même, ne me questionne jamais plus sur ce sujet.

Edmond, douloureusement étonné, avait promis,en courbant la tête.

Mais, depuis cette demi-révélation, il avaitsur le cœur un gros levain d’amertume contre le fiancé de sa sœur,contre l’homme qui possédait des armes si puissantes pour vaincrela résistance des jeunes filles riches, et faire tomber leur dotdans son escarcelle.

Quant à Champfort, dont nous ne voulons direqu’un mot, on sait quelles puissantes raisons il avait de ne pasaimer son futur cousin.

Cet homme-là avait détruit à jamais ses rêvesde bonheur, en lui enlevant, non-seulement le cœur de Laure, maisjusqu’à son amitié, jusqu’à cette sympathie irrésistible quifaisait autrefois d’eux un frère et une sœur.

Tant qu’il n’avait fait que soupçonner sonmalheur, Champfort s’était contenté de gémir en secret sur lerevirement imprévu du cœur de la jeune créole ; son ombrageusefierté aidant, il avait même affecté auprès de sa cousine uneindifférence qui frisait le dédain…

Mais, depuis un mois, les choses étaient bienchangées, et la certitude que Laure était décidément perdue pourlui jetait le pauvre étudiant dans toutes les angoisses dudésespoir.

Il ne venait que rarement au cottage de laCanardière, fuyant la vue de sa cousine et surtout le contact deson odieux rival.

Després avait bien, pour un moment, faitrefleurir dans le cœur de Champfort l’arbre vivace del’espérance ; mais la conversation qu’il venait d’avoir avecLaure avait ramené le pauvre amoureux à la froide réalité et luifaisait envisager l’avenir avec toute l’amertume des jourspassés.

Telle était la situation !

Chapitre 13LAPIERRE À L’ŒUVRE

 

À la fin de l’avant-dernier chapitre, nousavons laissé Lapierre sur le seuil du salon, faisant sonentrée.

L’ex-fournisseur de l’armée fédérale, en hommebien appris, présenta d’abord ses hommages à la maîtresse de lamaison, puis s’inclina profondément devant Mlle Privat, à laquelleil débita un aimable compliment, et finalement il souhaitarondement le bonjour à Champfort, comme on le fait avec uneancienne connaissance.

L’étudiant salua froidement, et Laure répondità peine ; mais il en fut tout autrement de Mme Privat.Elle fit asseoir son futur gendre entre elle et sa fille et lui ditavec enjouement :

— C’est aimable à vous d’être venu… Jevous attendais. Tenez, nous parlions justement de vous.

— Vous êtes bien bonne, madame… Je nesuis donc pas de trop dans votre conversation, répondit Lapierre,qui jeta un rapide coup d’œil sur Champfort et sa cousine.

— Oh ! vous n’êtes jamais de tropdans ce que nous avons à dire, et en ce temps-ci moins qued’habitude, encore.

— D’autant moins, ajouta nonchalammentChampfort, que nous évoquions, au moment de votre arrivée, unsouvenir qui vous est familier.

— Lequel donc, cher ami ?

— Nous parlions de mon pauvre onclePrivat, et des circonstances qui ont accompagné sa mort, réponditlentement, le jeune étudiant, qui fixa sur son interlocuteur unregard hautain.

Celui-là hésita dix secondes—le temps decomposer sa physionomie et de lui donner un air de profondecomponction—puis il accoucha de la phrase suivante :

— Hélas ! ce souvenir ne m’est, eneffet, que trop familier, car il est toujours présent dans moncœur, avec ses sanglantes péripéties. Bien des mois se sont écoulésdepuis cette mort glorieuse, et pourtant, j’ai toujours sous lesyeux la pâle et héroïque figure du colonel, au moment où il rendaitle dernier soupir dans mes bras. Ce sont de ces choses que l’onn’oublie pas, monsieur, ajouta Lapierre, en rendant à Champfort sonregard hautain.

— Surtout lorsqu’on a comme vous, desraisons particulières pour se souvenir, grommela Champfort,exaspéré par l’impudence et le sang-froid de Lapierre.

— Qu’est-ce à dire, monsieur ?demanda l’ex-fournisseur, en pâlissant. Auriez-vous, par hasard,quelque arrière-pensée relativement aux circonstances que je vousrappelle ?

Champfort eut une horrible démangeaison—cellede démasquer immédiatement le fourbe ; mais une seconde deréflexion lui fit voir qu’il compromettait irrémédiablement sacause en agissant avec trop de précipitation, et surtout enn’attendant pas, pour frapper un grand coup, le concours de son amiDesprés. D’ailleurs la figure irritée de sa tante le ramena vite ausentiment de la prudence.

Faisant donc une prompte retraite etcomprimant sa colère, il répondit en s’efforçant desourire :

— Tout doux, mon futur cousin, vous vousemportez comme un cheval de guerre qui entend le clairon. Je n’aipas la moindre arrière-pensée malicieuse à votre endroit. Jevoulais seulement dire que l’amitié qui vous unissait à mon onclele colonel était une raison insuffisante pour que sa mort resteéternellement gravée dans votre mémoire.

La figure de Mme Privat se rasséréna, etcelle de Lapierre reprit à peu près sa placidité ordinaire. Seule,Laure demeura le sourcil froncé et son regard se tourna lentementvers son cousin, comme pour lui reprocher sa reculade.

Le fiancé de la jeune fille surprit-il ceregard et en comprit-il la signification ?

La chose est probable, car il répondit avec unpeu d’amertume :

— Mon cher Champfort—il l’appelaitson cher !—et vous, mesdames, veuillez me pardonnerun emportement bien légitime. Les sentiments qui m’unissaient auregretté colonel étaient d’une nature tellement affectueuse,tellement filiale, que je me révolte à l’idée seule qu’on en puissesuspecter la pureté. Il n’y a qu’un semblable sujet qui puisse mefaire sortir des bornes de la politesse exquise que je vousdois.

— De grâce, monsieur Lapierre, ditMme Privat ne vous faites pas plus coupable que vous n’êtes.Mon neveu est un peu vif et il a pu mal choisir sesexpressions ; mais son intention n’était pas blessante, jem’en porte garant… D’ailleurs, ajouta-t-elle, le sentiment qui vousa fait parler est un de ceux qui vous feraient tout pardonner, à mafille et à moi… N’est-ce pas, Laure ?

Ainsi interpellée, la jeune fille se redressa,et fixant ses grands yeux pleins d’éclairs sur ceux de son fiancé,elle répondit d’une voix étrange :

— Oui… pourvu que ce sentiment soitdésintéressé.

La figure mate de Lapierre devint tout à faitd’une blancheur de cire.

— En douteriez-vous, mademoiselle ?balbutia-t-il.

— Oh ! je ne dis pas cela : jeréponds à ma mère d’une manière générale, répartit la jeune créole,qui se renfonça dans son fauteuil.

La mère de Laure, peu satisfaite del’explication de sa fille, vint à sa rescousse.

— Ma chère enfant, tu n’es pas aimableaujourd’hui, dit-elle. Tout-à-l’heure, tu te querellais avec toncousin, à propos de futilités, et voilà que maintenant tu réponds àton fiancé comme une petite fille boudeuse.

— Paul m’a pardonné, répondit Laure, etnous avons fait notre paix… n’est-ce pas, mon cousin ?

— Mais, certainement, ma chère cousine,et cette aimable petite querelle n’a fait que réchauffer monaffection pour vous.

— Vous voyez bien ! fit la jeunefille, en se tournant vers sa mère.

— C’est parfait, répliqua la veuve, maisil te reste à en faire autant pour ton fiancé.

L’œil noir de Laure étincela. Il y eut en elleune lutte de quelques secondes—puis elle articulafroidement :

— Je n’ai rien à me faire pardonner demonsieur Lapierre.

Mme Privat resta stupéfaite.

Champfort, lui, jeta sur sa cousine un regardfranchement admirateur. Le digne étudiant jubilait littéralement,et il faut bien dire que la figure décomposée de son rival n’étaitpas faite pour diminuer sa joie.

Celui-ci s’agita un moment sur son fauteuil,puis, après être passé successivement du pâle au vert et du vert aucramoisi, il se leva tout droit et, s’adressant aMme Privat :

— Madame, dit-il avec une politessecérémonieuse, auriez-vous l’extrême complaisance de me laisserquelques instants seul avec mademoiselle, votre fille ?… J’aià l’entretenir de choses infiniment sérieuses, et il importe quecette conversation ait lieu sans retard.

— Je n’ai pas la moindre objection,répondit la veuve, assez étonnée, et j’espère bien que mademoisellePrivat sera assez convenable pour n’en pas avoir, elle nonplus.

Elle accompagna cette dernière phrase d’unregard sévère à l’adresse de sa fille, et attendit.

— Je suis à vos ordres, ma mère, réponditLaure avec calme.

— Très bien, ma fille, repritMme Privat, se disposant à quitter le salon : jen’attendais pas moins de votre obéissance… Et maintenant,ajouta-t-elle plus bas, en se penchant vers Laure, j’attends de tonamitié pour moi que tu répares ta maladresse de tout-à-l’heure etque tu sois aimable.

— Soyez tranquille, je serai trèsaimable, répondit sur le même ton la jeune fille, avec un pâlesourire.

À peu près rassurée, la crédule mère rejoignitChampfort, qui s’était dirigé vers la porte du salon, sans attendrequ’on l’invitât à déguerpir. Avant de passer le seuil,Mme Privat dit à Lapierre :

— Vous savez que nous vous attendronspour souper… Tâchez de terminer bien vite vos petites affaires, etde conclure, cette fois, un traité de paix durable.

— C’est, en effet, un traité que nousallons faire, répondit audacieusement Lapierre, et j’ose espérerque les parties contractantes l’observeront scrupuleusement.

— Tant mieux. À bientôt donc !…Viens, Paul.

Champfort suivit sa tante ; mais, avantde refermer la porte du salon, il contempla une dernière fois lapauvre Laure, dont le fier et triste regard était fixé sur lui.

En une seconde, une immense colère fitbouillonner ses tempes… ! marcha rapidement sur Lapierre, et,dardant sur lui ses prunelles menaçantes, il lui dit d’une voixconcentrée :

— Prends garde à toi, misérable, et penseà l’îlot de Saint-Monat !

Puis il rejoignit sa tante, qui s’éloignaitsans avoir entendu…………

Trois-quarts d’heure après, Lapierre et Laurerejoignaient, dans la grande salle à manger du cottage, les autresmembres de la famille, qui n’attendaient plus qu’eux pour se mettreà table.

Lapierre était toujours pâle, commed’habitude, mais sa figure rayonnait d’une façon singulière.

Quant à Mlle Privat, son teint animé et sesyeux brillants disaient assez le rude combat qu’elle venait desoutenir.

Elle fut, du reste, plus prévenante qued’ordinaire pour son fiancé, et n’adressa, pas une seule fois laparole à Champfort.

Le souper fut assez animé—Lapierre faisant àpeu près seul les frais de la conversation avec les dames, tandisque Champfort et le fils de Mme Privat, arrivée depuis unedemi-heure, s’entretenaient à part.

De l’incident du salon, il ne fut nullementquestion, et rien dans les paroles ni dans les regards de Lapierrene vint indiquer à Champfort que l’ancien rival de Després eûtcompris la terrible allusion au drame nocturne de l’îlot qui venaitde lui être jetée en plein visage.

— Ou cet homme est véritablement trèsfort, ou il est tellement sûr d’arriver à ses fins qu’il ne craintpas les menaces, se dit l’étudiant… Nous verrons ce que dira l’amiGustave de cette attitude un peu plus qu’indépendante.

Et le pauvre amoureux, qui n’y comprenait plusrien, se replongea dans ses réflexions pessimistes.

Quant au triomphateur Lapierre, après avoirreçu de Mme Privat toutes les instructions nécessaires àl’organisation du grand bal projeté, il se retira d’assez bonneheure, promettant de revenir le lendemain.

Bientôt après, chacun regagna sa chambre etles lumières s’éteignirent successivement aux fenêtres ducottage.

La nuit étendait, son voile protecteur sur lesdouleurs et passions diverses sommeillant sous le toit de laFolie-Privat.

Chapitre 14PAUVRE LAURE !

 

Faisons maintenant un pas en arrière et disonsce qui s’était passé entre Mlle Privat et son ténébreux fiancé.

Lorsque la porte du salon se fut refermé surChampfort—une seconde après que l’étudiant exaspéré eut lancé à sonrival l’apostrophe que l’on sait—Lapierre demeura quelque tempsimmobile, debout et la main crispée sur le dos d’un fauteuil,étourdi par ce coup inattendu.

Ce nom de Saint-Monat, cette allusionà un épisode de sa vie où il savait n’avoir pas joué le beau rôle,lui remettait en mémoire trop d’événements terribles, pour ne paslui faire perdre un instant son magnifique sang-froid.

Et, dans la bouche de ce jeune homme à l’œilmenaçant—le cousin, presque le frère de la femme dont il convoitaitla dot—un avertissement comme celui-là prenait les proportionsd’une véritable déclaration de guerre, ressemblait à uneintervention tardive, mais inévitable, de la Providence en faveurde la malheureuse victime de sa cupidité.

En une minute de réflexion, Lapierre remonta,anneau par anneau, la chaîne de ses méfaits… et il eut peur. Lasombre figure d’une autre de ses victimes, d’un pauvre jeune hommeaimé, dont il avait brisé la vie en lui enlevant le cœur de safiancée, lui apparut dans le nuage de sa menaçante rêverie…

Mais celui-là n’était le timide défenseur quiprocédait par allusions et avertissements… Il arrivait comme lafoudre, sombre et terrible… Six années de souffrances avaientéteint dans son cœur jusqu’au dernier atome de pitié… Implacablejusticier, il déchirait d’une main vengeresse le voile qui couvraitles turpitudes de l’ancien espion de l’armée fédérale et mettait ànu la gangrène de son âme…

Oui, Lapierre eut peur, et ses lèvres blêmiesmurmurèrent involontairement le nom de Gustave Lenoir !

Mais cette défaillance morale ne dura qu’uneminute, et le misérable se raidit vigoureusement contre unsentiment qu’il qualifia de puéril. Il reprit donc bien vite sonaplomb et s’approchant de Mlle Privat, qui semblait encore sousl’effet des singulières paroles de Champfort :

— Mademoiselle, dit-il, vous avez entenducomme moi, je suppose, l’étrange menace que vient de me faire votrecousin ?

— Oui, monsieur, répondit froidementLaure, et j’ai même pu remarquer la profonde impression que cettemenace a produite chez vous.

— Ah ! repartit ironiquementLapierre, vous êtes en vérité trop perspicace, mademoiselle, etrien ne peut vous échapper…

Laure ne répondit pas.

— Mais, continua le jeune homme,laissez-moi vous dire que, cette fois-ci, votre flair si subtilvous a trompée.

— Je ne le crois pas, monsieur.

— Moi, j’en suis sûr—car, à n’en pasdouter, vous avez cru que les insolentes paroles de ce Champfortm’ont fait peur.

— J’ai, en effet, non pas cru, mais vucela.

— Mademoiselle, vous êtes dans la plussingulière des erreurs, et le sentiment que m’a fait éprouverl’impertinence de votre cousin est tout autre.

— Vous ne me donnerez pas le change,monsieur.

— Écoutez-moi, et vous ne tarderez pas àêtre convaincue. Depuis longtemps déjà je suis en butte auxmesquines agaceries de ce petit carabin qui vient de m’insulter, etje me suis demandé plus d’une fois quelle raison il avait de m’envouloir… La ridicule menace de tout à l’heure, jointe à mesobservations personnelles, a été pour moi un trait de lumière… Jetiens la clé de l’énigme.

— En vérité ?… Vous êtes plus avancéque moi, car j’ignore complètement pourquoi mon cousin semble avoirpour vous un si profond mépris.

— Je vais vous en instruire,mademoiselle, et vous donner sans ambages la cause de ce grandmépris dont vous parlez avec une certaine complaisance.

— Je serais heureuse de le savoir, jel’avoue…

— Eh bien ! soyez doublementheureuse, ma fiancée, car monsieur Champfort ne m’honore de sondédain que parce qu’il…, vous aime !…

À cette déclaration formelle, qui venantconfirmer des soupçons nés le jour même dans son esprit, la pauvreLaure se sentit pâlir affreusement. Sans le vouloir, elle porta unede ses mains à son cœur, tandis que l’autre comprimait son frontqui semblait vouloir éclater.

C’est que, chez elle aussi, la lumière venaitde se faire. Elle revit, à la clarté de cette tardive révélation,les beaux jours d’autrefois, alors que son cousin et ellefolâtraient gaiement sur les plages du lac Pontchartrain ouprolongeaient leur douce causerie sous la véranda de l’habitationlouisianaise…

Elle revit son père, qu’elle idolâtrait etdont le souvenir était encore si vivant dans son cœur ; ellerevit ce père malheureux, arrivant de l’armée en compagnie deLapierre, la prendre sur ses genoux et la prier d’êtreparticulièrement aimable pour son compagnon de voyage…

Puis, les promenades avec ce jeune homme, levague effroi qu’elle éprouvait en sa présence, les attentions dontil l’entourait, le contentement du colonel à la vue de leur amitiéapparente… tout cela défila rapidement sous ses yeux.

Enfin, la fantasmagorie de son rêve d’uneminute lui montra, à son tour, le pauvre Champfort, devenuindifférent pour sa coquette cousine, fuyant sa société et rompantun à un tous les fils dorés de la douce intimité qui lesunissait—provoquant chez la jeune créole, dont l’orgueil natifétait piqué au vif, cette réaction de froideur d’amertume quicaractérisa par la suite leurs rapports journaliers…

La malheureuse jeune fille revit tout cela enquelques instants, et une larme brûlante vint trembloter au bord desa paupière.

— Comme nous aurions pu êtreheureux ! se dit-elle.

Mais la vue de Lapierre, debout en face d’elleet suivant du regard les impressions produites par sa déclaration,la ramena bientôt à la froide réalité.

Elle reprit toute son énergique attitude et,relevant fièrement la tête :

— Vous pensez que mon cousin m’aime,dit-elle… Hé ! quand cela serait ?

Lapierre hésita une seconde, puis il réponditavec force :

— Ah ! ah ! quand celaserait !… Puisqu’il en est ainsi, mademoiselle, et puisquevous trouvez si étrange qu’un autre homme que moi, qui dois vousépouser ces jours-ci, vous fasse impunément la cour, eh bien !je vais laisser le champ libre ; cet heureux rival… Mais jejure Dieu que le nom de votre père sera déshonoré.

— Ah ! ce secret, ce fatalsecret !… murmura Laure éperdue.

— Je le divulguerai, mademoiselle, et lemonde entier saura que le colonel Privat a forfait à l’honneur.

— Hélas !… pauvre père ! gémitla jeune fille.

— L’Amérique apprendra, poursuivitLapierre, qu’il s’est trouvé dans son armée un officier assezdépourvu de patriotisme pour escompter le dévouement de ses soldatset réparer les brèches de sa fortune en volant les défenseurs de lapatrie…

— Vous mentez, misérable… Mon père n’a pudescendre si bas.

— Et la lettre, la fameuse lettre ?…se contenta de répondre froidement Lapierre.

— Ah ! ce n’est que trop vrai…Pauvre père ! murmura Laure anéantie.

— Cette lettre, acheva l’ex-fournisseur,dans laquelle votre père vous fait l’aveu de son déshonneur et voussupplie, au nom de votre amour pour lui, d’empêcher, par votremariage avec moi, que le seul dépositaire du terrible secret nerévèle son crime ?…

— Oui, oh ! oui, je m’en souviens,sanglota Laure, et cette prière, d’un mourant sera exaucée… Jeserai votre femme ; je me sacrifierai pour que les ossementsde mon malheureux père ne tressaillent pas de honte dans leurtombeau.

— Voilà qui est bien, et j’admire undévouement filial poussé jusqu’au point de consentir à un aussimonstrueux mariage, reprit Lapierre avec ironie… Mais,mademoiselle, quand on se pose en héroïne, il ne faut pas faire leschoses à demi ; et, puisque vous êtes décidée à voussacrifier—suivant votre expression—je désire que cesacrifice soit complet.

— Que voulez-vous dire ?… que vousfaut-il de plus ? demanda Laure avec exaltation… N’est-ce pasassez d’enchaîner ma vie à la vôtre et de renoncer pour toujours àmes plus chères illusions, à ma part de bonheur en ce monde ?…Ma fortune, cette misérable dot que vous convoitez, ne suffit-ellepas à vos appétits cupides ?… Va-t-il me falloir supplier monfrère de renoncer aussi à la sienne en votre faveur, pour que votretraître bouche ne révèle pas des malversations dans lesquelles vousavez trempé, ne trouble pas le dernier sommeil du malheureux etconfiant officier dont vous avez causé la mort ?…

— Voyons, dites, monsieur le chevalierd’industrie… ne vous gênez pas ! Vous possédez un secret quivaut une mine d’or : exploitez-le avec le talent que vous avezdéployé là-bas, entre les armées ennemies !

Et la fière créole, brisée d’émotion, secouvrit le visage de ses mains crispées.

Quant à Lapierre, cette sanglante flagellationlui causa un mouvement de rage.

Il parut sur le point d’éclater.

Mais sa nature perverse rentra vite dans soncalme de reptile.

Redoutant par-dessus tout une scène où iln’avait rien à gagner, et craignant que le désespoir de Laure ne laporta à tout confier à sa mère, il avala sans sourciller laterrible mercuriale de sa victime, et répliqua d’une voixdoucereuse :

— Tout doux ! ma belle fiancée, lacolère vous égare et vous fait dire des choses que votre cœur nepense pas. Je suis trop au-dessus de vos insinuations et maconscience est trop nette sous ce rapport, pour que je m’offensesérieusement de propos dictés par un dépit excessif. Laissez-moivous dire seulement, mademoiselle, que votre père eût parlé toutautrement que vous ne le faites, et qu’il n’eût pas récompensé pardes injures les services que j’ai pu lui rendre…

— Vous vous faites payer trop cher cesprétendus services, pour avoir le droit de les rappeler,interrompit Laure avec amertume… Et encore, ajouta-t-elle. Dieuseul sait…

Elle n’acheva pas.

— Dieu seul sait, continua Lapierre aveccomponction, que je poursuis auprès de la fille l’œuvre commencéeavec le père…

— Vous ne croyez pas dire si vrai !murmura la jeune créole.

— Dieu seul sait, reprit sans s’émouvoirl’ex-fournisseur, que mon mariage avec vous n’a toujours été, dansma pensée, qu’un premier pas vers la grande œuvre de réparation quej’ai promis solennellement d’accomplir au chevet du colonel Privatmourant. Cette dot que vous me reprochez ; si injustement deconvoiter, savez-vous, jeune fille, à quoi elle estdestinée ?

— Je le sais que trop.

— Vous ne le savez pas du tout, aucontraire.

Eh bien ! je vais vous le dire. Votredot, mademoiselle—environ deux cent mille piastres—passera presquetoute entière à restituer les sommes subrepticement empruntées parvotre père à la caisse de l’armée ; cette misérable fortunedevant laquelle vous m’accusez de ramper, je m’en dessaisiraiaussitôt, après notre mariage pour la rendre à qui elle appartient,pour enlever de la croix d’honneur de mon malheureux ami, lecolonel Privat, la tache d’ignominie qui la souille…

— Voilà, mademoiselle, la mine quej’exploite ; voilà l’industrie que je pratique !

Et Lapierre, en prononçant ces mots, avait unaccent si irrésistible de noble franchise, que la pauvre Laureabaissa lentement sa paupière brûlante, et qu’une soudaineréflexion traversa son cerveau endolori :

— S’il disait vrai !

Lapierre lut au vol cette pensée sur le frontde la jeune fille.

Il reprit gravement :

— Maintenant, mademoiselle,injuriez-moi ! si vous en avez le cœur : je n’encontinuerai pas moins à remplir la mission sacrée que je me suisimposée.

— Ni les menaces de votre adorateurChampfort, ni vos insinuations malveillantes ne me feront fléchir,ne me détourneront de la route que je poursuis—route qui aboutit àla réhabilitation de mon pauvre ami, le colonel Privat.

— Mais prenez garde, orgueilleuse jeunefille, que vos froideurs et vos dédains ne changent—en une heure decolère—ma mission de salut en mission de vengeance. Ce jour-là, jeserai inflexible, et ni le pouvoir magique de votre beauté, ni vossupplications, ni vos larmes n’empêcheront le déshonneur des’abattre sur votre maison.

Laure était émue.

Un violent combat se livrait en elle-mêmedepuis quelques instants.

Tout à coup, elle se leva et, tendant sa mainà Lapierre :

— Monsieur, dit-elle, si j’ai eu destorts vis-à-vis de vous, pardonnez-les-moi. Je veux vous croire,car il serait trop malheureux que mon obstination causâtl’éternelle honte de ma famille.

— Dites ce que vous exigez de moi :j’obéirai.

Un éclair de triomphe passa dans les yeux del’ex-fournisseur. Il saisit avec empressement la main de sa fiancéeet, la portant respectueusement à ses lèvres, il dit en fléchissantle genou comme un preux chevalier qu’il n’était pas :

— Mademoiselle, le plus humble de vosadorateurs n’a pas ici à commander, mais à implorer.

— Implorez alors, répondit froidementMlle Privat, mais faites vite, car cette scène m’épuise.

— Eh bien ! mademoiselle, répliquaLapierre en se levant, je m’estimerais heureux si vous daigniezvous montrer en compagnie un peu plus bienveillante à monégard.

— Je ferai mon devoir de fiancée,monsieur. Après.

— Après ?… Ma foi, je ne vouscacherai pas que je tiens beaucoup à ce que votre cousin ne vienneplus jouer vis-à-vis de vous le rôle de protecteur, ou plutôt celuide vengeur—comme si vous étiez une victime et moi un bourreau.

— C’est affaire entre vous et lui. Quantà moi, je n’ai jamais dit à mon cousin un seul mot de nature à, luilaisser supposer que je fusse forcée, d’une façon quelconque, devous épouser.

— Cependant, ce jeune homme vousaime…

— Je n’en sais rien monsieur.

— Comment !… il ne vous l’a jamaisdit ?

— Jamais.

— Du moins, sa manière d’agir vis-à-visde vous a dû vous le prouver ?

— C’est tout le contraire. Mon cousin atoujours été très réservé—plus que cela, très froid avec moi.

— Alors, comment expliquer sa conduited’aujourd’hui ?

— Je n’ai aucune explication àdonner.

Lapierre réfléchit une demi-minute, puis selevant :

— Très bien, mademoiselle, je vousremercie de votre condescendance. Ne pouvant vous prier de fermerla bouche à mon insulteur de tantôt, je me chargerai moi-même decette besogne en temps et lieu… Je tâcherai de lui faire rentrerson rôle de vengeur.

Laure s’était levée à son tour, et sedisposait à quitter le salon. Au moment de franchir la porte, elleentendit la dernière phrase de Lapierre.

Elle s’arrêta et répondit d’une voixgrave :

— Monsieur Lapierre, si j’ai besoind’être vengée, ce ne sera ni par mon cousin Champfort, ni pard’autres… Mon vengeur, ce sera Dieu !

Et s’inclinant froidement, elle se dirigeavers la salle à manger, où se trouvaient réunis les hôtes de lamaison.

Chapitre 15LOUISE

 

Pendant que s’accomplissaient les diversévénements que nous venons de rapporter, une scène d’un tout autregenre se passait à Québec, dans une modeste mansarde deSaint-Roch.

Cette fois-ci, il ne s’agit pas d’intérêts etde passions contraires aux prises, et les acteurs sont bien autresqu’un fiancé forçant impitoyablement la main à sa future…

Nous y voyons, au contraire, une belle etdouce jeune fille de vingt à vingt-deux ans, un peu pâle, un peutriste, travaillant avec ardeur à un ouvrage de broderie, prèsd’une fenêtre que protège contre l’aveuglante lumière du soleil unblanc rideau de mousseline…

C’est, nous l’avons dit, dans une modestemansarde de Saint-Roch, quelque part dans la rue Saint-Valier—commel’indique le pittoresque amoncellement de rochers, couronnés devieux remparts percés d’embrasures, qui ferme l’horizon du sud, enface de la fenêtre.

Ici, point de luxe et rien de ce qui annoncela riche héritière.

La pièce est petite, basse et maléclairée ; l’ameublement, qui semble avoir connu des joursmeilleurs, porte les traces évidentes d’un long usage et deplusieurs pérégrinations…

Mais, comme tout y est à sa place !…comme tout est propre, luisant, soigné !… qu’elle est doncblanche la couverture qui orne le petit lit virginal, dressé toutau fond de l’appartement, et combien semble moelleux le tapis d’unchelin qui cache tout entier le parquet !

C’est que nous sommes ici dans la chambreparticulière, dans le sanctus sanctum de cette jolie jeunefille qui manie si prestement son aiguille, près de la fenêtre.

Et la chambre d’une jeune fille, y a-t-il nidde fauvette ou d’hirondelle plus chaud, plus douillet, pluscharmant que cela ?

Au moment où pénètre notre regard profane dansce coquet pigeonnier, il est environ quatre heures del’après-midi.

C’est le jour même de notre excursion à laCanardière et le lendemain de la fameuse réunion d’étudiants.

La maîtresse du petit logis, debout avecl’aube et fatiguée par un travail incessant et monotone, lève detemps en temps sa tête blonde, jette un regard distrait par lafenêtre, puis laisse tomber son menton dans sa main et rêve…

L’aiguille reprend bientôt sa course hâtée surles dessins de la toile ; mais elle s’arrête de nouveau aubout de quelques minutes… la tête blonde se relève ; le regarddistrait traverse encore la mousseline transparente pour aller seperdre sur les sombres remparts…

Et puis, l’infatigable aiguille se remet àl’œuvre.

Évidemment, la jeune fille est lasse etvoudrait bien interrompre tout-à-fait son travail ; mais, detoute évidence aussi, quelque raison puissante l’en empêche etl’aiguillonne.

La lutte reprend donc, avec des alternativesdiverses de triomphe et de défaillance, jusqu’à ce qu’un bruitcadencé de pas sur le trottoir d’en face arrête enfin net laterrible aiguille.

L’ouvrage est brusquement déposé sur un petitguéridon, et la jeune brodeuse, se haussant sur ses mignons pieds,regarde avec anxiété dans la rue.

Apparemment qu’elle voit ce qu’elle désiraitvoir, car aussitôt, frappant joyeusement ses mains l’une contrel’autre, elle abandonne vivement la fenêtre et court à la porte desa chambre.

Un instant après, un bruit de clef jouant dansune serrure se fait entendre, puis l’escalier est ébranlé par despieds agiles qui l’escaladent quatre à quatre, et, finalement, unjeune homme tout essoufflé arrive comme une bombe dans la chambre,pour être reçu entre les bras de notre jolie travailleuse.

Disons de suite, pour empêcher le moindresoupçon d’effleurer l’esprit, que ce mortel privilégié n’étaitautre que notre vieille connaissance d’hier, le petitCaboulot, et la belle jeune fille de la mansarde, sa sœurLouise, l’ex-fiancée du Roi des Étudiants !

Là, Caboulot, en quittant sa sœur le matin,lui avait annoncé qu’il possédait un grand secret la concernant,mais qu’il ne lui en ferait part qu’après son cours, à quatreheures, alors, que leur père serait absent.

Or, quatre heures étaient sonnées depuisquelque temps, et voilà pourquoi nous avons vu Louise oublier sabroderie pour regarder par la fenêtre ou se demander quel pouvaitbien être ce grand secret, de monsieur son frère.

Maintenant, par quelle succession d’événementssinguliers et quelles vicissitudes du sort avaient-ils passé, pourque nous les retrouvions dans un modeste logement de la rueSaint-Valier, à Québec, après les avoir laissés là-bas, sur leRichelieu, dans une situation plus qu’aisée ?

C’est ce que nous allons raconter en quelquesmots.

On voit déjà que Lapierre, après avoir obtenula déportation à Kingston de son rival Després, voulut se conduireen conquérant et obtenir des parents de Louise la main de leurfille.

Ceux-ci refusèrent net.

Ils avaient bien considéré auparavant ce jeunehomme comme un aimable compagnon et un gai convive ; mais,outre que depuis il avait tenté d’enlever leur fille de force, deuxautres raisons leur faisaient un devoir de résister à sademande.

C’était d’abord l’engagement pris avec lesauveur de leur fille. Després—engagement d’honneur dont ils ne secroyaient pas déliés par le malheur arrivé à leur pauvre ami.Ensuite, et surtout, la conduite ignoble de Lapierre dans toutecette affaire de duel et de procès avait soulevé contre luil’indignation de ces braves gens, et ils ne voulaient pour gendred’un homme ayant sur la conscience d’aussi lâches agissements.

Voilà pourquoi ils se retranchèrent derrièreleur détermination bien arrêtée.

Lapierre eut beau supplier et menacer :tout fut inutile.

Alors, transporté de colère, le misérable necraignit pas de recourir, pour se venger, à un moyenrévoltant : il calomnia publiquement Louise et répandit surson compte les bruits les plus compromettants.

Puis, content de son œuvre, il détala au plusvite et se réfugia aux États-Unis.

Mais il laissait derrière lui la semencemaudite qu’il avait jetée parmi les populations cancanières despetites paroisses environnantes, et cette semence germa avec uneeffrayante rapidité.

La position ne tarda pas à devenir intolérablepour la famille Gaboury—on a vu ailleurs que c’était son nom—etelle dut vendre ses propriétés, puis s’en aller bien loin de cesbords aimés du Richelieu, où chacun de ses membres était né.

Louise elle-même, guérie depuis longtemps desa folle passion par la lâcheté de son ravisseur, avait lapremière, demandé ce déplacement.

Ce fut à Québec que l’on décida de serendre—autant pour mettre le plus de distance possible entre lanouvelle et l’ancienne résidence, que pour permettre au petitGeorges de continuer plus facilement ses études.

Le temps, qui sèche bien des larmes, venait àpeine de tarir la source de celles versées par cette familleéprouvée, qu’une nouvelle calamité s’abattit sur elle et que lespleurs reparurent.

Madame Gaboury, minée par le chagrin et lamaladie, succomba six mois après avoir quitté s’a place natale.

Ce fut un grand deuil.

Louise, surtout, pensa ne s’en consolerjamais. La malheureuse jeune fille s’imagina, non sans uneapparence de raison, qu’elle était pour beaucoup dans ce fatalévénement, et cette funeste conviction s’enracina tellement dansson esprit, qu’elle y étendit un sombre voile de mélancolie, que lamain bienfaisante du temps ne put jamais déchirer complètement.

Puis vinrent les difficultés pécuniaires,inséparables de toute situation de ce genre, Georges entra àl’Université, et les revenus se trouvèrent insuffisants pour un telsurcroît de dépense…

Le père Gaboury, encore alerte pour son âge,paya bravement de sa personne, en se faisant petit employé d’unemaison de commerce.

Quant à Louise, heureuse en quelque sorte deréparer ses torts involontaires envers sa famille, elle se mitrésolument à l’œuvre et devint une ouvrière en broderie des pluscourues.

L’aube la trouvait debout, et la nuit lasurprenait courbée sur son travail.

Grâce à ces deux énergies et à ces deuxdévouements, Georges put continuer, insoucieux, ses étudesmédicales.

On masqua si bien de prétextes ingénieux cessacrifices nécessaires, que l’enfant ne fit que soupçonner lavérité, sans jamais la découvrir toute entière.

Ce gamin-là eût été homme à refuserénergiquement d’apprendre l’art de guérir, aux prix des fatigues deson vieux père et des sueurs de sa pauvre sœur.

Voilà où en étaient les choses au moment oùnous renouons connaissance avec cette estimable famille.

Chapitre 16LE FRÈRE ET LA SŒUR

 

Après maintes accolades et une prodigieusequantité de baisers sonores, le Caboulot s’arrêta enfin pourreprendre haleine.

Il jeta son chapeau sur une chaise et sedirigea vers le guéridon pour y déposer un peu plus soigneusementun cahier de notes qu’il avait à la main.

Ce dernier mouvement lui fit apercevoirl’ouvrage de broderie oublié par sa sœur. Il s’en empara, etl’examinant avec une attention comique :

— Ah ! ça, ma grande sœur,s’écria-t-il, aurais tu, par hasard, l’intention de temarier ?

— Pourquoi cette question ? fitLouise, en s’efforçant de sourire.

— Parce que, tonnerre d’une pipe, voiciun jupon qui sent le matrimonium à plein nez.

— Oh ! le vilain garçon qui fouilledans les ouvrages de femmes !

— C’est que, hum !… mademoiselle masœur, vous m’avez toujours soutenu que vous ne travailliez pas pourles autres, et qu’à moins de prévisions matrimoniales très… trèsprudentes…

— Eh ! bien ?…

— Cette robe de baptême ne vous est pasdestinée.

— Curieux, va ! Es-tu bien sûr, aumoins, que ce soit une robe de baptême ?

— Dame ! ça m’en a tout l’air… Aureste, c’est peut-être une jaquette pour ta poupée, petitesœur.

— Tu sais bien que je ne catineplus.

— Alors, c’est une robe de baptême,puisque ça ne peut être que ceci ou cela. Sors-moi un peu de cedilemme-là.

— Je n’ai pas fait ma rhétorique, etj’aime mieux rester entre les pattes de ton terrible dilemme, qued’en sortir pour me faire quereller.

— Ah ! ah ! voilà enfin unaveu… Ainsi, il est établi, irréfutablement établi que Mlle Gabourys’est fait couturière pour entretenir à l’Université son flandrinde frère…

— Mais, pas du tout : j’ai desmoments de loisir, des heures d’ennui… je les utilise, jem’amuse.

— Oui, oui… va-t-en voir s’ilsviennent… Ce n’est pas à moi que l’on fait avaler de pareillescouleuvres.

— Quand je te dis…

— Ne dis rien, ne dis rien : tut’enferrerais davantage. Je sais à quoi m’en tenir. Mon père ettoi, vous suez le sang pour amarrer les deux bouts, et c’est moiqui en suis la cause : voilà l’affaire tirée au net.

— Mais, mon cher enfant…

— Louise, ma grande sœur, ce n’est pasbien, ça !… Je ne veux pas t’en dire plus long aujourd’hui…Et, tiens—comme je n’ai pas de rancune, moi—je vais te punirimmédiatement en t’annonçant une nouvelle qui va probablement tecauser une certaine émotion.

— Ah ! oui… ce grand secret que tutiens en réserve depuis ce matin ?…

— Précisément. Te doutes-tu un peu dequoi il s’agit ?

— Mais, non… à moins que tu n’aies eu desnouvelles de… lui.

Et Louise, toute tremblante, regardaanxieusement son frère.

— J’en ai, ma sœur, répondit gravement leCaboulot.

— Tu as des nouvelles de Gustave ?…tu sais où il est ? demanda vivement la jeune fille, quidevint pâle.

— Mieux que cela : je l’ai vu.

— Ici, à Québec ?

— À l’Université, où il est étudiant enmédecine, comme moi.

— Ah ! mon Dieu !

Et Louise, étourdie par cette nouvelleimprévue, se laissa tomber sur un siège.

Depuis six ans que Gustave Lenoir—il portaitson vrai nom à cette époque—était allé subir, au pénitencier deKingston, la condamnation que lui avait valu son duel avecLapierre, aucune nouvelle de lui n’était parvenue au Canada.

On s’était répété vaguement que le malheureuxjeune homme, après s’être sorti de prison, avait traversé lafrontière et s’était lancé tête baissée dans le formidabletourbillon de la guerre américaine. Mais, à part ce maigrerenseignement, on ignorait absolument ce qu’il était devenu. Et lepère de Gustave lui-même, questionné à ce sujet, déclarait ne riensavoir sur le compte de son fils.

De sorte que toutes les connaissances du jeuneLenoir avaient fini par le croire mort, tué sans doute—comme tantde ses compatriotes—dans une de ces épouvantables boucheries de laguerre de sécession.

— Louise seule, ou à peu près, persistaità espérer… Son cœur, revenu tout entier aux chastes élans dupremier amour, se refusait à accepter l’idée d’une séparationéternelle… Quelque chose lui disait qu’elle reverrait Gustave etque, régénérée par l’expiation, elle pourrait arracher de l’âmeendolorie du jeune homme le dard que sa trahison y avaitplanté.

Pourtant, jusqu’à ce jour, rien n’était venudonner raison à cette voix intérieure, et, si tenace que fûtl’espérance, de la pauvre fille, elle subsistait malgré elle lafroide influence de la désillusion.

Et voilà que tout à coup, sans préparation,elle apprenait, que, non-seulement Gustave était vivant, maisencore qu’il était à Québec et que son frère l’avait vu !…

On conçoit donc l’émotion indescriptible quis’empara d’elle.

Après une minute d’un silence anxieux, que leCaboulot respecta, Louise reprit, d’une voix tremblante :

— Ainsi, tu l’as vu ?

— Comme je te vois.

— Et tu lui as parlé ?

— Il y a deux mois que je lui parle tousles jours sans le connaître.

— Il est donc bien changé ?

— Ah ! pour ça, c’est plus que je nepuis dire : j’étais si jeune quand il venait chez nous,là-bas, que je n’ai guère fait attention à ses traits. Tout ce queje sais, c’est qu’il a beaucoup vieilli et que je ne l’auraiscertes pas reconnu, sans l’histoire qu’il nous a contée.

— Quelle histoire ?

Le Caboulot hésitait.

— Dis, insista Louise.

— Je veux tout savoir.

— Ce serait rouvrir inutilement une plaiemaintenant fermée.

La jeune fille s’approcha de son frère, puislui prenant les mains :

— Mon cher enfant, dit-elle gravement, tute trompes : la blessure dont tu parles saigne toujours.

Le Caboulot la regarda avec surprise etdouleur.

— Quoi ! fit-il, tu aimerais encore,cet homme ?

— Eh bien ! oui, je l’aime !répondit Louise avec explosion.

— Même après ce qu’il a fait ?

— Surtout après ce qu’il a fait, repartitavec force la jeune fille. S’il n’eût pas souffert à cause de moi,peut-être l’aurais-je oublié à jamais !…

Le Caboulot paraissait ahuri.

Il regardait sa sœur avec des yeuxhagards.

Tout à coup, un souvenir lui traversa la tête,et il lui fut impossible de se contenir plus longtemps.

— Eh bien ! ma sœur, s’écria-t-il,aime-le si tu veux, mais ce n’en est pas moins un fiermisérable.

— Un misérable ?

— Oui, oui, un misérable, un gredin, ungibier de potence, tout ce que tu voudras ! glapit le Caboulotexaspéré.

Et, comme Louise paraissait altérée, l’enfantreprit doucement :

— Vois-tu, ma chère sœur, je lui auraispeut-être pardonné le mal qu’il t’a fait, s’il eût montré durepentir… mais, loin de là, le brigand cherche à faire d’autresvictimes, et, pas plus tard que la nuit dernière. Gustave nousracontait…

— Gustave ? interrompit Louise avecstupeur.

— Oui, Gustave.

— Gustave Lenoir ?

— Eh ! tonnerre d’une pipe, quelautre Gustave veux-tu que ce soit ?…

Et le Caboulot regarda sa sœur avec des yeuxtout écarquillés.

Louise respira.

— Quel est donc celui que tu appellesmisérable et qui cherche encore à faire des victimes ?demanda-t-elle, la gorge serrée.

— Eh ! je te le dis depuis uneheure, gronda le Caboulot : cette bête féroce, qui mord etdéchire ceux qui lui font du bien, c’est Lapierre !

— Lapierre ! exclama la jeune fille,serait-il donc à Québec, lui aussi ?

— Il n’y est que trop, le brigand… Plûtau ciel qu’il fût encore à canailler aux États-Unis, puisque mapauvre sœur a la coupable faiblesse d’aimer un monstresemblable !

— Mais ce n’est pas lui que j’aime !se récria vivement Louise.

— Vrai ?… Ah !… Mais qui doncaimes-tu, alors ?… Dis vite, petite sœur…, Oh ! sic’était !…

— Oui, c’est lui… c’est Gustave ! Tuaurais dû le comprendre de suite.

Le Caboulot ne répondit pas. Il sauta au coude sa sœur et la couvrit de baisers.

Il avait la pensée tellement occupée deLapierre, depuis le matin, qu’il avait cru que Louise voulait faireallusion à ce dernier, en parlant de blessure encore saignante.

De là le quiproquo et l’indignation en pureperte de notre bouillant ami le Caboulot.

Rassuré tout à fait, le petit étudiant devintcalme et reprit :

— Ah ! Louise, tu m’as fait unefière peur, et la bile m’en a frémi dans sa vésicule !

— Mon cher Georges, il n’y a rien àcraindre de ce côté-là, répondit la jeune fille. Je méprise ceLapierre depuis le jour où j’ai appris sa lâche conduite dans laterrible nuit du duel.

— Il n’en fallait, pas plus, assurément…Mais combien tu le mépriserais davantage, su tu avais entenduDesprés… pardon, Gustave…

— Pourquoi dis-tu Després ?

— C’est le nom que porte Gustave depuis…depuis qu’il a été au pénitencier.

— C’est juste, murmura Louise… Il ne veutplus porter un nom qui lui rappelle tant d’amers souvenirs.

— En effet, ma sœur… Je disais donc quesi tu avais entendu Gustave, la nuit dernière, nous raconter toutesles infamies de ce brigand de Lapierre, tant au Canada qu’auxÉtats-Unis, ce ne serait plus du mépris que tu éprouverais pourlui, mais de l’indignation et du dégoût.

— Qu’a-t-il donc fait, mon Dieu ?s’écria Louise… Voyons, mon cher Georges, raconte-moi tout celaminutieusement et n’oublie rien, surtout, de ce qui concerne cepauvre Gustave… J’ai été bien coupable envers lui, et s’il était enmon pouvoir d’adoucir un peu l’amertume de ses souvenirs, je leferais au prix des plus grands sacrifices.

— Tu sauras tout, Louise. Je ne tecacherai pas un mot, car, moi aussi, je veux t’aider à ramenerl’espérance et le pardon dans le cœur de mon pauvre amiGustave.

Et le Caboulot fit à sa sœur le récit détailléde tout ce qu’avaient révélé, la nuit précédente, Champfort etDesprés. Il n’omit pas l’engagement solennel pris par le Roi desÉtudiants de démasquer Lapierre et de venger d’un seul coup toutesles dupes de ce chenapan.

Puis, lorsqu’il eut terminé :

— Ma, sœur, dit-il, nous avons notre coupd’épaule à donner dans cette œuvre solennelle de justicerétributive… J’ai compté sur toi : me suis-jetrompé ?

— Mon frère, répondit gravement Louise,Dieu défend la vengeance, mais il ordonne la charité. Or, c’est dela charité que d’empêcher une malheureuse jeune fille d’êtresacrifiée à un monstre pareil.

— Je ferai mon devoir : je vousaiderai !

— Merci, ma sœur, répondit leCaboulot : à cette condition, Gustave pardonnerapeut-être !

— Que Dieu le veuille ! soupira lajeune fille.

Le Caboulot se leva.

Sa figure rayonnait.

— À l’œuvre, maintenant ! dit-il. Lecitoyen Lapierre n’a qu’à bien se tenir.

Le frère et la sœur se séparèrent.

Six heures sonnaient à l’horloge de la cuisineet le père Gaboury rentrait.

Chapitre 17LE ROI DES ÉTUDIANTS ENTRE EN CAMPAGNE

 

Gustave Després—nous voulons lui conserver cenom sous lequel il était connu à l’Université—Gustave Després,disons-nous, occupait, rue Saint-Georges, un appartementconfortable, composé de deux pièces.

L’une de ces pièces, bien éclairée et presquespacieuse, donnait, sur la rue et cumulait les attributions decabinet de travail, de salon et de laboratoire chimique.

C’était une sorte de pandémonium où il y avaitun peu de tout.

Les crânes grimaçants y coudoyaient sans façonles fioles de médicaments ; les tibias et les fémurs, épars etdisparates, se prélassaient philosophiquement sur lesmeubles ; un atlas d’anatomie, tout ouvert et peu soucieux dela crudité de ses planches, reposait cyniquement sur un volume depoésie d’Alfred de Musset… et la grande table, dressée au milieu dela pièce, ne se faisait pas scrupule de marier, dans le pluscharmant des désordres, livre » de médecine et romans,scalpels et pipes, tabac et journaux, os humains et cornues deverre !…

Ajoutez à tout cela une bibliothèque adossée àla muraille, dans un coin, un canapé, deux chaises, un joli hamachavanais suspendu aux solives du plafond, et un petit poêle defonte, en forme de pyramide, à deux pas de la table… puisfaites-vous un peu l’idée du chaos que ça devait être…

Cependant, le Roi des Étudiants se plaisait aumilieu de ce désordre artistique. Il aimait à embrasser d’un coupd’œil, pêle-mêle et heurtées, toutes ces choses si peu faites pouraller ensemble… Sa puissante imagination y puisait des éléments derêverie et s’y repaissait, comme le fait le gourmet à la vue d’unetable abondamment servie.

La seconde pièce, plus petite et située enarrière, servait de chambre à coucher. Il est inutile pour nous d’ypénétrer et d’en faire la description.

Passons donc.

Comme on le voit, le logement de notre amiDesprés ne manquait pas d’un certain luxe ; et, pour uncarabin surtout, il pouvait presque passer pour somptueux.

C’est que le Roi des Étudiants n’était plus cejeune homme riche seulement d’illusions que nous avons connu àSaint-Monat. Un de ses oncles, célibataires, avait eu, deux annéesauparavant, le bon esprit de coucher Gustave sur son testament, etla non moins bonne idée de partir pour un monde meilleur.

Or, ce respectable vieux garçon laissait aprèslui, outre les regrets de rigueur, une petite fortune assezrondelette, que Després empocha sans se faire prier le moins dumonde.

Et voilà comment il se faisait que le Roi desÉtudiants pouvait loger sous des lambris décents, et tenir tête auxexigences de la haute dignité dont l’avait revêtu sesconfrères.

Le 22 juin de l’année 186…, juste au lendemainde la scène à laquelle nous venons d’assister entre le Caboulot etsa sœur, Gustave Després fumait sa pipe, nonchalamment étendu dansson hamac.

Il était environ trois heures del’après-midi.

Le Roi des Étudiants venait de rentrer ducours, et, à moitié perdu dans un nuage de fumée, il paraissaitréfléchir profondément.

Quelques heures auparavant, il avait eu avecChampfort une longue conférence, qui s’était terminée par ledialogue suivant :

— Ainsi, Paul, tu ne crois pas qu’ilaille ce soir à la Folie-Privat ?

— Edmond, qui l’a vu tout à l’heure, doitremettre à ma tante une lettre de Lapierre, dans laquelle ils’excuse de ne pouvoir se rendre aujourd’hui à la Canardière.

— Ah ! voilà qui ne laisse aucundoute. Dans ce cas, je vais commencer de suite mes petitescombinaisons.

Il n’est que temps, mon cher Després, car lepouvoir de ce coquin s’affermit de jour en jour.

— Bah ! laisse-moi faire : nousavons encore quatre grandes journées devant nous, et c’est plusqu’il m’en faut pour charger la mine qui fera tout sauter.

— Que comptes-tu faire à ton entrée encampagne ?

— Mais pas grand’chose, mon cher. Jecompte aller tout bonnement me promener à la Canardière. Ta tantepossède un fort joli parc, et j’ai l’intention d’y allerherboriser.

— Oui, je comprends… et, tout enherborisant, tu feras nos petites affaires.

— Précisément, mon cher. Tu peux t’enrapporter à moi : une fois dans le cœur de la place, jemènerai rondement les choses. Ce n’est pas pour rien que je suisallé jusqu’aux États-Unis relancer le misérable qui m’a envoyé aupénitencier ; ce n’est pas pour rien, non plus, que j’attendsdepuis de longues années le moment où je pourrai broyer cettecanaille sous mon talon…

— L’heure approche ; elle va sonner…le Roi des Étudiants entre en campagne !

— Vive le Roi des Étudiants ! avaitdit Champfort, en prenant congé.

— À demain, avait répondu Després. Il yaura probablement du nouveau.

Et Champfort était parti, laissant Desprésdébrouiller seul les fils de sa trame.

Depuis environ une demi-heure, Gustavejonglait dans son hamac, en suivant d’un regard distrait lescapricieuses ondulations des petites colonnes de fumée quis’échappait de ses lèvres, lorsque soudain, un coup de sonnetteretentit.

Gustave sauta à terre et murmura :

« C’est lui ; il estexact. »

Quelques secondes ne s’étaient pasécoulées ; quand on frappa à la porte et que la figuresympathique d’Edmond Privat se montra dans l’encadrement.

— Ah ! mon cher, voilà qui s’appellerépondre gentiment à une invitation, s’écria Després en secouant lamain du jeune homme.

— Votre Majesté ne pourra donc pas, dire,comme Louis XIV, qu’elle a failli attendre, répondit Edmond enriant.

— Oh ! ma Majesté n’y regarde pas desi près, et n’est pas aussi exigeante que le Roi-Soleil. Elles’accommode fort bien de l’empressement amical de ses fidèlessujets de l’Université-Laval.

— En ce cas, sire, mettez mon amitié àcontribution, repartit Edmond, en s’inclinant avec un respectcomique.

— Votre Majesté m’a dépêché uneestafette, armée d’un billet, m’invitant à transporter ma rutilantepersonne ici. Je suis accouru. Que veut le Roi desÉtudiants ?

— Ce qu’il veut ?… Je vais te ledire, Prends un siège, Cinna, et assieds-toi.

L’étudiant en droit s’installa dans unfauteuil.

— Mon cher Edmond, reprit Després d’unevoix grave, j’ai à te parler de choses infiniment sérieuses, etj’ai besoin, avant d’entamer un sujet d’une aussi grandeimportance, que tu me dises sincèrement si tu aimes un peu cettevieille culotte de peau, qui s’appelle GustaveDesprés.

Edmond regarda son ami avec des yeux étonnés,puis se levant d’un bond et lui prenant les mains :

— Si je t’aime ! si jet’aime !… s’écria-t-il. Mais, en vérité, mon pauvre Gustave,en douterais-tu, par hasard ?

— Allons, je te crois. Merci… avec debraves cœurs comme toi, on peut tout entreprendre et il faut jouercartes sur table.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Edmond,et pourquoi ces airs solennels ?

— Il y a, mon cher, que je veux empêcherun crime abominable de se consommer et un bandit d’entrer de forcedans une famille respectable.

— Mais… qu’ai-je à voir dans cetteaffaire et comment puis-je t’être utile ?

— Tu as tout à y voir et tu dois m’aider,car la famille dont je parle est la tienne et le bandit qui chercheà s’y introduire se nomme Joseph Lapierre.

— Quoi ! s’écria le jeune Privat,mon futur beau-frère ?…

— Lui-même, mon cher.

— Et tu dis…

— Que c’est une horrible canaille,indigne de dénouer les cordons des souliers de ta sœur.

— Mais, d’où sais-tu cela ?

— Je possède tous les secrets de cegarnement et j’ai en ma possession assez de preuves pour leconfondre de la façon la plus évidente…

— En vérité ?… Mais alors, ma pauvresœur est donc victime de quelque horrible machination ?

— Mlle Privat est en effet si bienenchevêtrée dans le réseau de mensonges tissé autour d’elle parLapierre, qu’elle ne peut s’échapper et qu’elle marche fatalementau sacrifice, croyant laver de la mémoire de son père une souillureimaginaire.

— Ah ! je comprends maintenant sestristesses incompréhensibles et la demi confidence qu’elle m’afaite un jour.

— Quelle confidence ?

Edmond raconta à Després la scène du parc quel’on sait. Puis, quand il eut fini :

— Depuis ce jour, ajouta-t-il, j’aicompris qu’il y avait un secret terrible entre ma sœur et sonfiancé… mais lequel !… C’est ce que je n’ai jamais pudeviner.

— Ce secret, mon cher, je tel’expliquerai en temps et lieu. Pour aujourd’hui, contente-toi deprendre ma parole et de savoir que ce secret est une habilecombinaison de Lapierre pour forcer ta sœur à l’épouser et à luiapporter surtout une dot considérable.

— Oh ! l’infâme !… s’écria lefrère de Laure, en serrant les poings… mais je ne souffrirai pascela, moi, et dussé-je le tuer sur les marches de l’autel…

— Mauvais moyen, mon cher. La violence nefait jamais de bonne besogne.

— Que faire alors ? je ne peuxpourtant pas laisser cette pauvre Laure donner tête baissée dans unpareil traquenard.

— Que faire ?… Me laisser agir etsuivre mes instructions. Cet homme m’appartient, Edmond. Il y a sixans que je le guette et que je m’apprête à venger la perte de monbonheur.

— Que t’a-t-il donc fait ? demandanaïvement le jeune étudiant.

— Ce qu’il m’a fait ? rugit Després…Il m’a volé ma fiancée, puis, après s’être battu en duel contremoi, m’a dénoncé aux autorités, qui, elles, m’ont envoyé aupénitencier de Kingston…

— Voilà ce qu’il m’a fait !

Il se fit un silence.

Edmond Privat attendait, que le calme futrevenu sur la figure sombre de Després. Enfin, il tendit à soncamarade sa main finement gantée :

— Mon cher Gustave, dit-il, le danger quecourt ma sœur m’épouvante… je m’en rapporte à toi pour l’éloignerde sa tête… Mais, de grâce, ne perdons pas de temps et suis-moi aucottage. Nous tâcherons d’ouvrir les yeux de cette malheureuseenfant.

— Mon cher, j’allais te proposer cettepetite promenade. J’ai besoin en effet de voir Mlle Privat, mais jedois lui parler à elle seule. La chose est-elle possible ?

— Hum ! à la maison, ce n’est guèrepraticable.

— Ne peux-tu la prier d’aller faire untour dans le parc avec toi ?

— Oh ! pour cela, oui : c’esttrès facile.

— Une fois dans le parc, tu me ferasl’honneur de me présenter à elle et tu t’éloigneras un peu, demanière à nous permettre de converser librement.

Le reste me regarde.

— Mais, ma mère te verra pénétrer dans leparc.

— Pas du tout : j’entrerai sous lebois en faisant un détour, à distance du cottage.

— En effet, tout est, pour lemieux : partons.

— Une minute. Lapierre ne viendra paschez vous aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Je suis certain que non. Il a uneaffaire importante à régler ; m’a-t-il dit, et j’apporte unelettre de lui à ma mère.

— Très bien. Maintenant un derniermot.

— Parle.

— Donne-moi ta parole d’honneur de ne passouffler mot à personne de la conversation que nous venonsd’avoir.

— Pas même à ma mère ?

— Pas même à ta mère.

— Puisque tu le veux, je te la donne.

— Merci. Maintenant, je fais un bout detoilette et je te suis. As-tu ta voiture ?

— Oui, elle est à la porte.

— C’est bien ; nous serons renduslà-bas avant cinq heures.

— Oh ! oui, il n’est que quatre.

Després, qui avait fini sa toilette, rejoignitson camarade, et une minute après tous deux roulaient à grandfracas vers la Canardière.

Le Roi des Étudiants entrait en campagne.

Chapitre 18LE PREMIER PAS

 

Depuis la conversation orageuse qu’elle avaiteue avec son fiancé, Mlle Privat ne quittait guère sa chambre et nese mêlait que très rarement aux autres membres de la famille.

Frappée au cœur et courbée forcément sous uneinexorable nécessité, elle voulait bien ne pas se plaindre, mais illui était impossible de prendre part aux joies de ses compagnesplus heureuses qu’elle, et encore plus impossible de s’associer auxpréparatifs que l’on faisait en vue de son mariage.

C’était ainsi qu’elle vivait, isolée etmélancolique, tantôt retirée dans sa délicieuse chambrette, tantôten tête-à-tête avec le grand piano du salon, pendant qu’autourd’elle, dans les vastes appartements, tout était bruit, mouvementet branle-bas de fête.

Dans le cours de la vie humaine, combien defois le plaisir insoucieux ne s’ébat-il pas de la sorte tout à côtéde la douleur ignorée !

À l’heure précise où Gustave et Edmondfilaient au grand trot sur le chemin de la Canardière, la pauvreLaure, toujours triste et désespérée, se trouvait à la fenêtre desa chambre, promenant son regard voilé sur la magnifique campagnequi avoisine Québec. À travers quelques éclaircies d’arbres, ellevoyait se dessiner, comme les tronçons d’un ruban grisâtre, laroute qui conduit à Montmorency… De temps à autre, un magnifiqueéquipage passait rapidement vis-à-vis ces percées de feuillages,pour disparaître en une seconde, se montrer de nouveau plus loin,puis s’évanouir encore.

Laure regardait sans voir…

Que lui importait le mouvement de ces foulesen habits de fête, galopant joyeusement sur le chemin de lavie !… Son bonheur, à elle, n’était-il pas envolé pourtoujours, et la route qui se déroulait en face de sa jeuneexistence pouvait-elle lui offrir autre chose que des épines et desornières !…

Elle laissait donc passer un à un tous cesbrillants équipages, sans leur accorder plus qu’une attentiondistraite, lorsqu’un élégant phaéton, traîné par deux beaux chevauxde race mexicaine, s’arrêta tout à coup vis-à-vis d’une éclairciedu parc et qu’un des deux jeunes gens qui en occupaient le siègesauta à terre, puis disparut entre les arbres.

Laure devint toute pâle.

Elle avait reconnu la voiture de son frère etse disait avec anxiété :

— Oh ! mon Dieu, qui donc est avecmon frère ?… Pourvu que ce ne soit pas lui !…

Puis se ravisant :

— Mais non… ce ne peut être déjà monpersécuteur… et, d’ailleurs, il ne serait pas venu dans la voitured’Edmond, ou, dans tous les cas, ne serait pas descendu à l’entréedu parc.

Ce raisonnement rassura un peu la jeunecréole. Toutefois, sa curiosité n’était pas satisfaite, et elle seremit à faire de nouvelles suppositions.

— Si c’était Paul ! se dit-elle.

Et sa main se porta involontairement à soncœur.

Depuis la scène de l’avant-veille et, surtout,depuis l’imprudent aveu fait par Lapierre relativement auxsentiments de l’étudiant en médecine, Laure était bien revenue deses préventions contre son cousin. Plus que cela, elle sereprochait amèrement de ne l’avoir pas compris et d’avoir ainsilaissé passer le bonheur à côté d’elle, sans lui tendre la main…Et, maintenant, cet amour désintéressé et malheureux, ce sentimentchevaleresque qu’elle s’était appliquée à refouler—faute de leconnaître—dans le cœur du fier jeune homme, pouvait-elle ysonger ?… pouvait-elle le lui offrir encore ?…

Et la pauvre jeune fille, en se faisant cesréflexions, ne put empêcher une larme brûlante de couler sur sajoue enfiévrée.

Mais, à son tour, elle repoussa cette nouvelleSupposition.

— Non, se dit-elle, ce n’est pasChampfort… Il souffre, lui aussi, et ne veut pas augmenter sasouffrance en venant dans cette maison où le malheur s’est abattu…Et, pourtant, ce jeune homme que j’ai vu disparaître dans leparc…

Elle n’acheva pas.

Le roulement d’une voiture se fit entendredans l’avenue, et Laure, s’avançant la tête hors de sa fenêtre, putvoir son frère sauter lestement sur les marches du péristyle etremettre les guides à un domestique.

Alors, la jeune créole appela :

— Edmond !

Celui-ci releva la tête.

— Je veux te voir tout de suite, continuaLaure. Peux-tu me donner deux minutes ?

— Pas deux minutes, ma chère, mais deuxheures, répondit l’étudiant, qui disparut sous la haute ported’entrée.

Un instant après, il était dans la chambre desa sœur.

La jeune créole embrassa, son frère, puisouvrait la bouche pour lui poser une question facile à deviner,lorsqu’elle s’aperçut que l’étudiant, d’ordinaire pétulant etjoyeux, était, ce jour-là, d’une gravité magistrale.

Elle le regarda quelques secondes, puischangeant brusquement sa question :

— Que se passe-t-il donc, mon cherEdmond ? demanda-t-elle ; qu’a-t-il pu t’arriver de sifâcheux pour que tu sois devenu comme cela tout morose ?

— Il ne m’est rien arrivéd’extraordinaire, ma bonne Laure, répondit l’étudiant.

— Alors, pourquoi cette figure de jugequi va prononcer une sentence de mort ?

— Ai-je vraiment cettefigure-là ?

— Mais… à peu près.

— Dans ce cas, c’est que j’aiprobablement quelque sentence grave à porter… ou à faireporter.

— Une sentence ?

— Tu dis bien.

— Eh ! contre qui ? … Ce n’estpas contre moi, au moins ?

Et Laure. feignit de rire ; mais le rirene lui allait plus, et elle ne put qu’ébaucher un amer rictus.

Edmond ne répondit pas, mais il se leva et,s’approchant de sa sœur, il lui dit avec une tristesse qui n’étaitpas sans solennité :

— Ma sœur, le temps des atermoiements etdes subterfuges est passé… Il se trame ici des choses terribles etenveloppées d’un sombre mystère…

Laure voulut se récrier.

— Laisse-moi parler, continua le jeunePrivat. Si je n’ai pas le droit de te forcer à me faire part de cefatal secret que tu prétends exister entre nous, j’ai du moins ledevoir d’empêcher ma sœur unique de se sacrifier inutilement.

— Edmond, je t’en prie, interrompitfébrilement la jeune créole, ne va pas plus loin et cesse de meparler de ces choses. Tu m’as promis, il y a quelque temps, de nejamais plus revenir sur ce sujet.

— Je l’avoue ; mais lescirconstances sont changées… Il s’agit du bonheur de toute ta vie,et je ne veux plus rester spectateur impassible d’un sacrificeaussi douloureux.

— Mais, je ne me sacrifie pas… je l’aime,mon fiancé !…

Et la malheureuse enfant eut le courage deprononcer ce sublime mensonge d’une voix ferme.

Edmond la contempla d’un air attendri.

— Ce n’est pas à moi, pauvre chère sœur,dit-il, que tu feras croire pareille chose. Ton âme est trop noblepour n’avoir pas deviné la bassesse de caractère et l’hypocrisie dece misérable suborneur… Tu ne peux l’aimer.

— C’est là où tu te trompes, essaya derépliquer Laure. Et, d’ailleurs, reprit-elle avec énergie, si jefais véritablement un sacrifice, c’est que je le juge tellementnécessaire, que rien au monde ne pourrait m’empêcher del’accomplir. Le sort en est jeté… Tu m’as juré de ne jamais révélerce secret à notre mère : tiens ta promesse, je tiendrai mesengagements.

Le jeune Privat vit qu’il était temps defrapper un grand coup.

— S’il existait de par le monde, dit-il,un homme qui fût capable de te prouver l’inutilité de tonsacrifice… ?

Laure hocha la tête et murmura :

— C’est impossible.

— Si ce même homme, poursuivit Edmond,possédait des documents irrécusables, en présence desquels le doutene serait pas permis, et établissant que Lapierre est un misérable,digne tout au plus de figurer au bout d’une corde de potence…

Laure ne répondait pas.

Son front était devenu brûlant et les tempeslui bourdonnaient.

— Eh bien ? fit l’étudiant.

— Un homme semblable n’existe pas,répondit la jeune fille, qu’une étrange espérance envahissait.

— S’il existait ? insistaEdmond.

— S’il existait ! s’ilexistait ! s’écria Laure avec exaltation, je dirais que Dieu aeu pitié de moi et qu’il a fait un miracle.

— Eh bien ! ma sœur, reprit le jeunePrivat en tirant une lettre de sa poche, remercie Dieu, car il afait un miracle ; car cet homme existe et il t’envoiececi.

Laure s’empara fébrilement de la lettre quelui présentait son frère.

— Une lettre ! dit-elle… une lettreà moi !…Mais vais-je me permettre de la lire ?

— Tu le dois, ma sœur. Elle est d’unbrave jeune homme qui sera ton sauveur. Ne refuse pas le secoursque t’envoie la Providence.

— N’est-ce pas ce jeune étranger quit’accompagnait tout à l’heure, demanda Laure, tout en brisant lecachet d’une main tremblante.

— Précisément. Il attend dans le parc quetu lui répondes.

Laure ouvrit la lettre et lut tout bas.

Voici le contenu de cette missive écrite parGustave Després :

Mademoiselle,

Un homme qui a parfaitement, connu, à l’arméeaméricaine, votre brave et malheureux père, vous demanderespectueusement quelques instants d’entretien, sous la sauvegardede votre frère.

Cet homme est en état de vous donner tous lesrenseignements que vous pourrez lui demander sur la personne et lesactes de M. Joseph Lapierre, votre fiancé. Il appuiera sesdires des preuves les plus irrécusables.

De grâce, mademoiselle, ne refusez pasd’entendre cet envoyé de la Providence, car il est probablement leseul homme qui puisse éloigner de votre tête l’effroyable malheurqui vous menace.

Laissez-vous conduire par votre frère.

La jeune créole ne prit pas même le temps deréfléchir. Après avoir glissé la lettre du Roi des Étudiants dansson corsage, elle dit rapidement à son frère :

— As-tu vu Monsieur,aujourd’hui ?

— Je l’ai vu ce matin.

— À quelle heure doit-il venir ?

— Il ne viendra pas avant demain. J’aiune lettre d’excuse pour ma mère.

— Ah ! tant mieux : nous neserons pas épiés. Allons trouver l’homme qui m’a écrit ; c’estDieu qui nous l’envoie.

Chapitre 19L’ENTREVUE

 

Comme il avait été convenu, Edmond Privat fitdescendre Després à l’entrée du parc et continua son chemin, pourarriver, au grand trot de ses deux mustangs, par la grandeavenue.

Quant au Roi des Étudiants, habitué à tous lesexercices du corps, il enjamba prestement la haie vive qui fermaitle parc, et s’engagea dans un étroit sentier dont le mince ruban sedéroulait, en serpentant, vers le nord. Suivant les indications dujeune Privat, Gustave devait déboucher, après une dizaine deminutes de marche, sûr un vaste rond-point au centre du parc, etattendre là que la jeune créole et son frère vinssent lerejoindre.

Il cheminait donc tranquillement dans la senteà peine tracée, écartant de ses deux mains les rameaux entrelacésqui barraient le passage, et songeant à ce qu’il lui faudrait direpour convaincre la malheureuse fiancée de Lapierre, lorsquesoudain, à un coude du sentier, près d’un petit pont de bois jetésur un ruisseau, un bruit de branches froissées se fit entendre,suivi de piétinements semblables à ceux produits par un animal quis’enfuit précipitamment.

Després s’arrêta.

— Est-ce qu’il y aurait des animaux dansce parc ? se demanda-t-il.

Et il écarta les branches pour faire quelquespas dans la direction d’où était venu le bruit suspect. Mais toutétait rentré dans le silence, et aucune trace n’était visible surle lit de feuilles sèches qui tapissaient le sol.

— Allons ! se dit-il, je n’ai pas detemps à perdre à la constatation d’une semblable bagatelle… C’estun animal quelconque, ou quelque gamin qui cherche des nidsd’oiseaux… Laissons-les à leurs amusements.

Et, pour réparer le temps perdu, Desprésallongea le pas, refoulant les blanches feuillues qui luifroissaient la poitrine, brisant avec fracas, les rameauxentrelacés, de telle façon qu’une douzaine de fauves auraient pus’abattre autour de lui sans qu’il les entendit.

Il arriva bientôt en vue de la clairière.

C’était, comme nous l’avons dit, un vasterond-point où venaient aboutir—semblables aux rayons d’une immenseroue—toutes les allées principales du parc.

Tout autour, des bancs à dossier, peints en latraditionnelle couleur verte, étaient disposés entre les arbres—lesuns orgueilleusement assis sur la croupe de quelque petit mamelon,les autres à moitié ensevelis sous le feuillage luxuriant.

Gustave se dirigea vers un de ces derniers ets’y installa.

Puis il se prit à réfléchir profondément.

La partie qu’il allait engager étaitextrêmement sérieuse. Non-seulement il allait avoir à lutter contreun homme d’une habileté supérieure et rompue à toutes lesintrigues, mais encore il lui faudrait porter la conviction dans lecœur d’une jeune fille entièrement fascinée par ce démon, marchantstoïquement à ce qu’elle croyait être la réhabilitation de lamémoire de son père, avec le fatalisme des victimes antiques.

Després n’attendit pas longtemps.

En effet, cinq minutes ne s’étaient pasécoulées, qu’une jeune fille, vêtue de noir et pâle comme unemadone d’albâtre, émergea à un coude de la grande allée conduisantau cottage, et s’avança lentement dans la direction durond-point.

Elle donnait le bras à un jeune homme, queGustave reconnut sur-le-champ pour être Edmond Privat.

Le Roi des Étudiants ne put se défendre d’uneprofonde émotion à la vue de cette femme malheureuse et forte, decette belle créole dont le type opulent et la pâleur dorée avaientfait place à une blancheur de cire et à un affaissementprécoce.

— Comme elle est belle ! se dit-il…et comme elle souffre !… Ah ! non, une aussi admirablefemme ne peut aimer cette brute de Lapierre !… Je la sauverai,dussé-je le faire malgré elle !

Cependant, le couple approchait…

Després, le chapeau à la main, s’avança audevant de Mlle Privat, et s’inclinant avec cette courtoisiefrançaise qui le distinguait :

— Mademoiselle, dit-il, je rends grâce àDieu et à votre bon ange de me procurer aujourd’hui le bonheur devous rencontrer…

— Ma sœur, interrompit Edmond, j’ai leplaisir de te présenter mon excellent ami, Gustave Després, notreroi… le Roi des Étudiants.

Mlle Privat s’inclina sans répondre. Elleexaminait, à la dérobée, la mâle et franche figure de celui quis’annonçait comme devant être son sauveur.

Després reprit :

— Mademoiselle, pardonnez-moi si j’ai dû,sans être connu de madame votre mère, solliciter de vous uneentrevue dans ce lieu écarté. Les motifs qui me font agir sonttellement en dehors des raisons ordinaires, et les circonstances del’affaire où je suis engagé tellement impérieuses, que je n’avaisréellement pas le choix des moyens.

— Monsieur, répondit Laure avec dignité,vous avez mentionné dans votre lettre le nom de mon père, et ce nomseul était suffisant pour me déterminer à accepter votreproposition, si étrange qu’elle me paraisse.

Després s’inclina à son tour ; puis,après quelques secondes de réflexion, il reprit :

— Mademoiselle, j’ai en effet à vousparler de votre père, mais j’ai surtout un immense devoir à remplirà l’égard d’une personne qui se sert du nom sans tache du colonelPrivat pour arriver à ses vues criminelles.

Laure était tout oreilles, mais elle feignitde ne pas comprendre et garda le silence.

Ce que voyant, le Roi des Étudiants se décidaà entrer de suite dans le vif de la question. Il poursuivit donc,en regardant Edmond :

— Mademoiselle, les instants sontprécieux, à vous comme à moi… Il se peut que cette entrevue quej’ai eu le bonheur d’obtenir soit la dernière… Souffrez donc quej’aborde immédiatement le sujet pour lequel je suis venu, et que jeprie monsieur votre frère de nous laisser un moment seuls.

Edmond, qui s’attendait à cette invitationsalua et dit :

— Je vous quitte, et, toi, ma pauvresœur, je te supplie de te laisser convaincre et de ne pas être leforgeron de ta chaîne.

— Laure fit une inclinaison de tête ets’assit, sans prononcer une parole.

Després resta, debout en face d’elle.

Une minute se passa dans un silence pleind’anxiété.

Enfin, le Roi des Étudiants parut prendre unerésolution soudaine :

— Mademoiselle Privat, dit-ilbrusquement, aimiez-vous votre père ?

— Monsieur ! fit Laure, dont lestempes, rougirent.

— Je vous demande pardon, mademoiselle,repartit Després, mais je vous supplie à genoux de ne pas vousétonner, de mes questions et de me répondre sansarrière-pensée.

Laure hésita une seconde, regarda profondémentDesprés, puis répliqua avec explosion :

— Mon pauvre père, je ne l’aimais pas, jel’idolâtrais.

— Je le savais, mademoiselle, repartitsimplement Després, et si je ne l’eusse pas su, j’aurais abandonnél’idée que je poursuis…

— Maintenant, continua-t-il, voulez-vousavoir assez de confiance en moi pour me dire si, en cas de malheurfinancier arrivé à ce pauvre père que vous regrettez tant, vousseriez fille à sacrifier la fortune qui vous revient pour comblerle déficit ?…

— Sans hésiter une seconde, réponditLaure avec fermeté.

— Et même à sacrifier le bonheur de toutevotre vie ?… poursuivit Després.

— Mon bonheur à moi ne peut être mis encomparaison avec la mémoire honorée de mon père, répondit Laured’une voix émue.

Després s’inclina.

— Mademoiselle, dit-il, je savais votreâme grande et noble ; mais, maintenant, je la sais bonne etchevaleresque… Ma tâche en sera plus facile…J’ai des chosesinfiniment délicates à traiter avec vous ; j’ai des souvenirsbien amers à réveiller… j’ai même des plaies cuisantes à rouvrir.Mais votre courage et la confiance que vous semblez avoir en moi mesoutiennent… Vous venez au-devant du salut : l’œuvre derédemption me sera plus légère.

Laure était émue et ses grands yeux noirsdemeuraient constamment fixés sur la sympathique figure du Roi desÉtudiants.

Després continua :

— Vous ignorez probablement,mademoiselle, quel but je poursuis en venant ainsi m’immiscer dansles affaires qui, au premier abord, semblent ne pas me concerner lemoins du monde.

— Je vous avoue que je ne sauraisdeviner…

— Deux raisons me font agir et mepoussent irrésistiblement sur votre chemin… La première et la plussacrée, c’est que des circonstances tout à fait exceptionnelles, etque je vous expliquerai bientôt, m’ont mis sur la piste d’un grandcrime ; la seconde…

— Quelle est-elle ?

— La seconde, acheva Després avec unesombre énergie, c’est que j’ai une œuvre impérieuse de vengeance àaccomplir.

Laure regarda le Roi des Étudiants.

Il était debout en face d’elle, l’œil chargéd’éclairs et le bras étendu dans un geste de suprême menace.

Elle comprit que ce fier Jeune homme, vieilliavant le temps, n’agissait pas pour assouvir une mesquine passion,et que de puissants motifs l’envoyaient à son secours.

La confiance pénétra dans son cœur.

Monsieur, dit-elle, quelles que soient lesraisons qui vous dirigent, je les respecte et ne désire pas vousforcer à les divulguer… Mais vous avez parlé d’un grand crime surla piste duquel vous êtes tombé, et, comme je suppose que mafamille est pour quelque chose dans cette ténébreuse affaire, jevous prierai de me dire de quoi il s’agit.

— Mademoiselle, répondit Després, vousserez satisfaite, car je ne suis pas venu pour autre chose.

— Je vous écoute, monsieur.

— Aucune oreille indiscrète n’entendra ceque j’ai à vous dire ? demanda Després, en regardant toutautour de lui.

— Il n’y a que mon frère dans le parc,répondit Laure, et vous voyez qu’il ne songe guère à vousécouter.

En effet, Edmond paraissait se trouver trop àson aise, étendu sur la pelouse à une centaine de pieds de là etabsorbé dans la lecture d’un roman, pour s’occuper de ce qui sepassait entre sa sœur et Gustave.

Després prit donc place à côté de Laure, et laregardant avec une sympathie presque paternelle :

— Mademoiselle, dit-il brusquement, vousallez vous marier mardi prochain, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, répondit la jeune filleen baissant les yeux.

— Votre décision est bienprise ?

— Mais, monsieur !…

— Il le faut, mademoiselle. Répondez-moien toute confiance, je vous en supplie.

— Eh bien ! sans doute, ma décisionest arrêtée.

— Irrévocablement ?

— Pourquoi pas ?… Est-ce que, parhasard, quelqu’un aurait le droit de me forcer la main ?

— Non, mademoiselle, personne n’a cedroit, répondit gravement Després ; mais il n’en est pas moinsvrai qu’un homme s’est trouvé qui a cru pouvoir le prendre, cedroit ; il n’en est pas moins vrai que, vous qui êtes jeune,belle et riche, vous vous mariez contre votre gré.

Laure pâlit, et regardant son interlocuteur enface :

— Monsieur ! dit-elle, vousabusez…

— Laissez faire, mademoiselle… reprittranquillement Després. Je n’avance rien que je ne sois en mesurede prouver. Tout-à-l’heure, vous me rendrez justice.

Puis continuant :

— Donc, vous vous mariez contre votre gréet vous n’aimez pas celui qui sera bientôt votre époux.

— Je vous laisse dire, puisqu’il lefaut.

— Bien plus, pauvre jeune fille, vousavez au cœur un autre amour, une de ces passions suaves et doucesqui sont l’histoire de toute une vie et ne s’éteignent jamais.

Une rougeur brûlante envahit le front de lajeune fille, mais elle haussa bravement les épaules et feignit derire.

— Beau chevalier redresseur de torts,dit-elle, vous savez beaucoup de choses, mais je doute fort quevous puissiez lire à découvert dans le cœur d’une femme—surtoutd’une femme que vous voyez pour la première fois.

— Mademoiselle, reprit Després d’une voixgrave, je ne suis pas devin, mais j’ai beaucoup ; souffert, etle chagrin, en forçant certaines facultés à se replier surelles-mêmes, à se concentrer, double la puissance de ces facultés,donne une sorte de seconde vue.

Laure jeta un sympathique regard sur le jeunehomme et répliqua d’un accent ému :

— C’est vrai, monsieur : ceux quiont souffert voient mieux et plus loin que les heureux de ce monde…Mais, ajouta-t-elle, pour pouvoir pénétrer jusqu’au sanctuaire leplus intime de la pensée humaine, jusque dans le cœur d’une femme,il faut autre chose que l’expérience, autre chose que leraisonnement…

— Que faut-il donc ?

— Mais, mon Dieu… tout au moins laconnaissance intime du caractère, des goûts, des sympathies innéesde cette femme.

— En ce cas, mademoiselle, s’empressa derépliquer Després, je possède toutes les connaissances nécessairespour affirmer solennellement que vous n’avez pas d’amour pour votrefiancé, et qu’au contraire…

— Achevez.

— Vous aimez le noble jeune homme qui,depuis de longues années, souffre en silence à cause de vous.

Laure essaya de rire.

— Voilà une conclusion pour le moinsétrange, dit-elle.

— Elle est très logique, mademoiselle.Suivez bien mon raisonnement.

Allez…

— Vous avez un caractère chevaleresque,porté aux grands dévouements, épris des nobles actions et auquelrépugne souverainement tout ce qui paraît louche ou déloyal.

— Vous me flattez.

— Non pas : je vous analyse. Ehbien ! mademoiselle, ne voyez-vous pas que toutes lestendances sympathiques de votre caractère vous poussentinévitablement vers le loyal jeune homme qui vous aime, tandis quevos antipathies innées vous empêchent d’éprouver autre chose que leplus profond mépris pour votre fiancée ?

— Qui vous dit que monsieur Lapierre nesoit pas digne de mon amour ?

— Lapierre est un lâche et misérableassassin ! s’écria Després d’une voix concentré.

Laure, stupéfaite, regarda l’étudiant avec degrands yeux et ne répondit pas sur-le-champ.

Dans le même moment, un bruit singulier se fitdans le feuillage, à quelque distance en arrière du banc où étaientassis les deux jeunes gens. Une oreille exercée aurait pu yreconnaître le froissement produit par une personne qui se faufileau milieu des branches… Mais Laure et Gustave étaient trop absorbéspar leurs pensées pour faire attention à ce frôlementsignificatif.

Après quelques secondes de silence, la jeunecréole répliqua :

— Monsieur Després, voilà des parolesbien sévères, et à moins, de preuves très positives…

— Je vous demande pardon, mademoiselle,de m’être quelque peu laissé emporter en votre présence, réponditpoliment le Roi des Étudiants… Cela ne m’arrivera plus. Quant àprouver ce que j’affirme, à savoir que Joseph Lapierre est un lâcheassassin, je vais le faire sans plus tarder.

Et Després, prenant l’ex-fournisseur au momentde son arrivée à Saint-Monat, se mit à le disséquer de main demaître. Tout y passa, depuis les complaisances du Roi des Étudiantspour son nouvel ami et le sauvetage des deux enfants Gaboury,jusqu’à la sombre affaire du duel et ses sinistresconséquences.

Le narrateur, mis en verve par cette évocationdouloureuse de ses malheurs passés, n’oublia pas l’ignoble conduitede Lapierre à l’égard de Louise, après la condamnation de sonrival, et les basses calomnies qu’il répandit partout sur le comptede la malheureuse jeune fille.

Son récit fut un véritable et foudroyantréquisitoire.

Laure écoutait, émue et palpitante, cedramatique exposé, et une irrésistible impression de terreurl’envahissait, lorsqu’elle reportait son esprit sur sa, propresituation vis-à-vis du machiavélique auteur de tous cesméfaits.

Quand le Roi des Étudiants en fut arrivé, aupoint culminant de l’histoire de Lapierre, c’est-à-dire à ce quiconcernait la mort du colonel Privat, il s’arrêta un moment, puisreprit ainsi :

— Mademoiselle, je vous disais, aucommencement de cet entretien, qu’une raison mystérieuse vousforçait à épouser l’homme dont je viens de vous faire labiographie.

— En effet, monsieur, vous prétendiezcela, murmura Laure.

— Eh bien ! cette raison, je vaisvous la donner… Vous ne consentez à épouser Joseph Lapierre queparce qu’il se dit dépositaire d’un secret, dont la divulgationdéshonorerait la mémoire de votre père.

— Qui vous a dit ?… balbutia Laure,stupéfaite.

— Est-ce que je me trompe ?

— Oh ! mon Dieu !… Mais je suisperdue… nous sommes perdus, ruinés de réputation, puisque cettemalheureuse… faiblesse de mon père est connue.

— Au contraire, vous êtes sauvée,mademoiselle, car ce soupçon sur l’honneur du colonel Privat estune horrible calomnie, un mensonge ignoble qui ne pouvait écloreque dans le cerveau de l’homme qui convoite votre dot.

— Quoi ! mon père serait… ?

— L’honneur même. Jamais le colonelPrivat n’a failli à son devoir. Bien plus, c’était sans contreditl’un des meilleurs officiers de l’armée du successeur deBeauregard, le général Bragg… et quiconque en douterait n’a qu’às’adresser au général Kirby Smith, commandant alors la divisiondans laquelle servait votre père en qualité de colonel decavalerie.

— En effet, ces noms me sont connus,murmura Laure… Vous êtes bien renseigné.

— Jusqu’à la bataille de Rogersville,j’ai servi dans l’armée de Buell, division Manson, qui guerroyapendant tout l’été de 1862 contre les généraux confédérés Bragg etKirby Smith, dans le Kentucky et le Tennessee, se contenta derépondre le Roi des Étudiants.

— Et vous avez connu mon père.

— Que trop, mademoiselle, réponditDesprés en souriant. Le colonel Privat, avec son fameux escadron decavalerie, nous a fait plus de mal à lui seul que toute unedivision d’infanterie. Il venait fourrager jusqu’à nos avant-posteset ne s’en retournait jamais sans nous avoir sabré une cinquantained’homme.

— Mon brave père !

— Vous pouvez le dire, mademoiselle. Sonaudace était telle, qu’on ne l’appelait plus que le Murâtde l’armée du Sud.

Laure garda un instant le silence.

Son front rayonnait d’un singulierenthousiasme et son œil humide s’allumait d’étranges lueurs.

Tout à coup, elle demandabrusquement :

— Quelle est la vérité sur la mort de monpère ?

— Je vais vous la dire, mademoiselle,répondit Gustave, qui s’attendait à cette question.

— Le brigadier-général Manson, consternéde voir ses grand’gardes et ses avant-postes décimés parl’insaisissable cavalerie de Kirby Smith, promit une forte sommed’argent à quiconque en amènerait la destruction, ou, du moins,ferait tomber son chef—le colonel Privat—entre les mains desUnionistes.

— Cette honteuse prime fut offerte le 25juillet 1862.

— Le 1er août, vers dix heures du soir,un de nos espions se présenta à la tente de Manson, s’engageant àfaire tomber, le lendemain même, le colonel Privat et ses cavaliersdans une embuscade infaillible. L’endroit choisi était ce fameuxdéfilé des montagnes du Cumberland, appelé Big Creek Gapou Cumberland Gap.

— C’est le seul chemin par où une troupearmée puisse pénétrer du Tennessee dans le Kentucky. Et encore, cetunique passage n’est-il qu’une gorge profonde, étroite, sinueuse,où les cavaliers ne peuvent souvent cheminer qu’un à un, en fileindienne.

— Les montagnes du Cumberland séparantles deux armées, il fallait donc absolument que les cavalierssusdits s’engageassent dans ce défilé pour faire leurs expéditionschez nous.

— L’espion s’entretint fort avant dans lanuit avec le général Manson, et, lorsqu’il sortit de la tente, lamort du colonel Privat était résolue.

— Vous savez ce qui se passa.

— Deux régiments d’élite furentéchelonnés sur les contreforts, de chaque côté du CumberlandGap ; et lorsque le terrible escadron, trompé par notrehabile espion et croyant marcher à la facile capture d’un convoi,s’engagea dans le défilé, les contreforts s’illuminèrent soudain etune multitude de feux plongeants assaillirent les bravescavaliers.

— Ce fut un affreux massacre. À peine unedizaine d’hommes en réchappèrent-ils.

— Le colonel lui-même tomba, mortellementblessé, et fut transporté en lieu sûr par l’espion qui venait de lefaire écharper.

— C’est horrible et infâme ! murmurala créole, les yeux étincelants.

— Ce n’est pas tout, mademoiselle,continua Després. L’espion, en homme plein de ressources, voulutfaire d’une pierre deux coups. Il soigna sa victime comme aurait pule faire une sœur de charité ; puis, quand le pauvre officiern’eut plus que le souffle, il lui persuada d’écrire à sa femme lalettre que vous savez, et il attendit tranquillement la fin.

— Ce ne fut pas long.

— Le colonel mourut le lendemain.

— Alors, le garde-malade se transforma envoleur de cadavre. Il fouilla le mort et s’empara de tous lespapiers qu’il y trouva.

— La même chose fut faite pour la malledu colonel.

— Après quoi, et muni d’une fouled’originaux, notre habile chevalier d’industrie s’installatranquillement à une table et se mit en devoir d’essayer un autrepetit talent qu’il possédait—le talent d’imiter l’écritured’autrui…

Ici, Laure, qui avait écouté tout ce récitavec une stupéfaction croissante, joignit les mains ets’écria :

— Oh ! mon Dieu, tant d’infamieest-il possible ?

— Mademoiselle, j’ai vu tout cela de mesyeux, répondit simplement Després.

Puis il reprit :

— Après plusieurs essais, l’espion, levoleur, le faussaire parut satisfait, et il écrivit à la fille ducolonel—une riche héritière sur laquelle il avait des vues—unelettre touchante, signée : Ton père mourant, que vousdevez connaître, mademoiselle.

— Hélas ! hélas ! gémit lajeune fille…, C’était donc lui !

— Oui, mademoiselle, répondit Després ense levant. L’assassin du colonel Privat, le voleur de papiers, lefaussaire que vous venez de voir à l’œuvre se nommait…

Il ne put achever. Edmond arrivait comme unebombe.

— Alerte ! cria-t-il ;séparez-vous. Voici ma mère.

Laure se leva vivement.

— Des preuves de tout cela ?…demanda-t-elle, en regardant Després.

— Je vous les apporterai le soir du bal,avant la signature du contrat de mariage, répondit le Roi desÉtudiants, qui s’était vivement rejeté en arrière et disparaissaitdans le feuillage.

Laure eut le temps de lui crier :

— Je vous croirai, monsieur. En attendantmerci, oh ! merci !

Au même moment, un homme à la figure livide etcontractée, cachée jusque là derrière un arbre, à peu de distancede l’endroit où s’était passée la scène précédente, remit dans sapoche un revolver qu’il tenait à la main, et disparut, en courant,sous l’épaisse feuillée du parc.

Chapitre 20LE GUET-APENS

 

Cet individu n’était autre que Lapierre.

Depuis la scène de l’avant-veille, et,surtout, depuis l’étrange menace de Champfort, le cauteleuxpersonnage ne vivait plus. De mystérieuses appréhensions luiétreignaient la poitrine, et il pressentait que quelque chose devaguement terrible se tramait contre lui.

Plus que cela, un sentiment nouveau germaitsourdement dans le cœur de cet homme, jusque là inaccessible àtoute autre voix que la voix métallique des aigles américains oudes souverains anglais…

Le misérable aimait sa victime et il étaitjaloux !

Cette constatation, faite seulement depuisdeux jours, mettait Lapierre dans des colères blanches. Lui, dontle cœur triplement cuirassé avait toujours résisté à un penchant sipuéril, se découvrir tout à coup amoureux comme tout le monde, sesentir pris dans ses propres filets !

Il y avait de quoi faire bouillir la bile d’uncoquin encore flegmatique.

Quoi qu’il en soit, on ne résiste pas àl’envahissement de l’amour, et il faut bien le subir quand ils’installe à notre foyer.

C’est ce que fit Lapierre.

Il prit son rôle d’amoureux au sérieux, et, enhomme prudent, il résolut de veiller sur son bien. Ce n’est pas quel’ancien espion se fit un instant illusion sur le sentiment qu’ilinspirait à sa fiancée.

Oh ! non. Lapierre se savait haï,méprisé. Mais il se disait que c’était là une raison de plus pourêtre sur le qui-vive, et empêcher au moins la belle créole dedonner son cœur à un autre.

Et puis, d’ailleurs, n’y avait-il pas ce petitcarabin de Paul Champfort dont il fallait brider les trop tendresinclinations et enrayer la progression amoureuse ?…

Lapierre revint donc à son ancienmétier : il se fit l’espion de sa fiancée et de Champfort.Redoutant par-dessus tout une entrevue entre les deux jeunes gens,les révélations que pouvait faire l’étudiant sur les événements deSaint-Monat, le soupçonneux coquin eut recours au petit moyen quenous connaissons.

Il écrivit à Mme Privat pour s’excuser dene pouvoir, ce jour-là, se rendre à la Canardière et faire sa courà Mlle Laure. Puis il vint, en tapinois, s’embusquer dans le parc,dans l’espoir de surprendre sa fiancée en flagrant délit detrahison.

On a vu que le hasard n’avait que trop bienfavorisé l’espion.

Lapierre, en effet, n’était pas en embuscadedepuis une demi-heure, à proximité, du chemin royal, qu’unroulement de voiture fit résonner le macadam et cessa, tout à coup,presque en face de l’endroit, où se tenait blottil’ex-fournisseur.

Un homme sauta sur la route, enjamba la haievive et s’engagea résolument dans un sentier du parc.

Lapierre ne vit qu’une seconde la figure dunouvel arrivant, mais c’en fut assez pour que le misérable restâtcloué à sa place, pâle, tremblant, pétrifié, comme si la tête deMéduse lui fût apparue…

— Lui ! lui ! s’écria-t-il…Gustave Lenoir ?

Et, n’en pouvant croire ses yeux, il prit sacourse pour aller, par un long circuit, s’embusquer près d’un petitpont que devait traverser l’inconnu.

Cette fois, le doute ne fut plus permis, etLapierre reconnut tout à son aise la mâle et sombre figure de sonancien antagoniste.

Le jeune homme marchait d’un pas rapide, commequelqu’un qui se hâte vers un but arrêté ; et Lapierre ne putempêcher ses jambes de flageoler et sa face blême de se couvrird’une sueur froide, en se faisant une réflexion terrible :

— Il va la rencontrer… il va luiparler…, Je suis perdu !

Et, en formulant cette pensée, le misérabletira machinalement de sa poche un revolver tout armé, et en dirigeale canon vers Després ; mais celui-ci, ayant cru entendre unbruit insolite dans le feuillage, s’était arrêté et avait prêtél’oreille, en écartant les branches…

C’est ce qui le sauva.

Lapierre, revenu subitement au sentiment de laprudence, n’eut que le temps de se jeter à plat-ventre, et, là,immobile, il attendit…

Després reprit bientôt sa route, sans pluss’occuper de l’incident qui l’avait fait arrêter.

Quant à Lapierre, il remit son revolver danssa poche et se prit à réfléchir profondément.

La situation était grave, et la brusqueintervention de Després—nous lui conserverons ce nom—dans desaffaires déjà singulièrement compromises n’était pas de nature àrassurer le prétendant à la dot de Mlle Privat.

Aussi ses premières méditations furent-ellessombres et découragées. Un moment même, le tenace chercheur dedollars eut l’idée de tout abandonner et de fuir des parages où serencontraient des figures aussi peu rassurantes que celle du Roides Étudiants. Le souvenir du terrible drame de l’îlot passa commeun fantôme dans la cervelle du coquin, et il eut peur—car il sentitplaner sur sa tête l’inexorable vengeance que devait lui réserverl’amant de Louise.

Pourtant, il était dur d’échouer au port,quand trois jours à peine séparaient ce pauvre Lapierre du butqu’il poursuivait depuis, de longues années.

L’ex-fournisseur passa bien un bonquart-d’heure ainsi assailli par de noires pensées… Puis il se levaet parut prendre une résolution énergique :

— Ah ! ma foi, tant pis ! sedit-il ; je n’abandonnerai pas ainsi le champ de bataille sanscombattre… J’ai déjà, fait assez de sacrifices pour cetteaffaire : je ne lâcherai pas une si belle proie, quand je n’aiplus qu’à étendre la main pour la saisir, … Et, d’ailleurs,ajouta-t-il, qui m’assure que ce Gustave de malheur connaisse lepremier mot de ce qui se passe ici ?… qui me dit que sadémarche ait le moindre rapport avec mon mariage ?… Rien, unsimple soupçon. J’en aurai le cœur net et je saurai à qui en veutmon ancien ami…

— Au surplus, reprit Lapierre en sedisposant à partir, si cet oiseau de pénitencier s’avisait de jaserun peu plus qu’il ne me convient, je lui ferai avaler une pilulequi le rendra muet pour longtemps.

Et il frappa d’un air sinistre sur la poche oùétait son revolver.

Puis, voulant rattraper le temps perdu,l’espion s’engagea vivement dans le sentier parcouru par Després etse dirigea à pas de loup vers le rond-point.

Gustave, comme on sait, s’y était installé surun banc à moitié enseveli sous un dais de rameaux entrelacés.

Du premier coup d’œil, Lapierre vit quel partiil pouvait tirer de cette disposition ; et, revenant sur sespas, il fit un long circuit vers le nord, avec l’intention des’approcher silencieusement du banc et d’entendre la conversationqui ne manquerait pas de s’engager.

Cinq minutes après, l’espion était à sonposte, à dix pas tout au plus de son ancien rival et complètementabrité par les enchevêtrements du feuillage.

Il était temps. Laure arrivait, escorté de sonfrère, et le sinistre fiancé de la belle créole put constater queses dispositions les plus mauvaises allaient se réaliser.

Il eut un moment de terreur et de rage.L’épouvante lui fit perdre la tête, et, une seconde fois, le canonde son revolver se trouva dirigé vers la tête de Després.

Pourtant, le misérable se contint encore…

— Bah ! se dit-il, en abaissant sonarme, il sera toujours temps… Et puis, je ne serais pas fâché desavoir au juste ce que pense et connaît de moi mon ancienrival.

Pendant ce monologue de Lapierre, lescompliments d’usage s’étaient échangés entre le Roi des Étudiantset la jeune créole ; Edmond avait présenté son ami sous le nomde Gustave Després, puis s’était retiré à l’écart, comme l’onsait.

— Tiens, se dit l’espion dans sacachette, il paraît que mon ami Lenoir a changé de nom… Voilà doncpourquoi j’avais perdu complètement sa trace…

Et il se mit en position de ne pas perdre uneseule des paroles de l’intéressant couple.

Cependant, la conversation avait fait duchemin… Després en était à raconter, avec les couleurs les plussaisissantes, les événements de Saint-Monat : l’enlèvement deLouise, le duel nocturne sur l’îlot, la dénonciation, le procès, lacondamnation, puis enfin l’échec de Lapierre et ses ignoblescalomnies…

L’espion écoutait, anxieux, inquiet, lapoitrine serrée…

— Tout cela est peu de chose, se dit-il…Pourvu qu’il ne sache rien de l’autre affaire !

Et le bandit crispa sa main sur la crosse deson revolver.

Mais lorsque le Roi des Étudiants en arrivaaux agissements de Lapierre dans le Kentucky ; lorsqu’ildécrivit la monstrueuse hécatombe du Cumberland Gap ;lorsqu’il déroula sous les yeux de Laure les faits et gestes del’espion, dans cette nuit sinistre où le colonel Privat agonisaitsur un méchant grabat, loin des siens et au pouvoir de l’homme quil’avait trahi, l’ex-fournisseur n’y tint plus…

Son bras se tendit dans la direction dunarrateur, et, livide, hideux de terreur et de rage, Lapierre sedressa de toute sa hauteur et ajusta Gustave Després…

Juste à ce moment, Edmond arrivait en courantet le Roi des Étudiants se levait en toute hâte.

Il était encore sauvé ; mais, comme onl’a vu dans le dernier chapitre, son adversaire se mit résolument àsa poursuite, faisant un long détour vers le nord et allants’aposter sur le chemin que suivait lentement le jeune discipled’Esculape.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, que lepas régulier et souple de Gustave fit résonner la terre durcie dusentier. L’étudiant marchait la tête basse, absorbé dans un flot depensées couleur de rosé, s’il fallait en juger par le demi-sourirequi courbait sa moustache.

Lapierre le voyait venir.

— Ah ! ah ! se dit-il, avec unesourde colère, tu triomphes un peu vite, mon bonhomme… L’espion, letraître, le faussaire—comme tu m’appelles—va t’apprendre un peuqu’on ne se jette pas impunément en travers de ses projets.

Et le misérable introduisit rapidement la maindans la poche de son habit…

Mais il l’en retira aussitôt et fit un gestede désappointement et de rage…

Le revolver n’y était plus !

Dans, sa course précipitée, l’espion l’avaitperdu, et il était trop tard pour essayer de le retrouver.

Cependant, Després n’était plus qu’à quelquespas de l’endroit où se tenait Lapierre… Il allait passer…

Mais, soudain, l’ancien espion se baissa avecune rapidité de tigre, ramassa une grosse pierre et la lança detoutes ses forces à la tête du Roi des Étudiants…

Celui-ci, atteint en plein crâne, tomba commeune masse, sans même pousser une plainte.

Alors, l’assassin prit ses jambes à son cou,sauta la haie vive et se trouva dans le chemin royal.

Il était sept heures du soir, et les passantsse faisaient rares.

Seuls, un tout jeune homme et une Jeune fillevoilée cheminaient lentement sur la route de la Canardière, en facedu parc de la Folie-Privat.

Chapitre 21DEUX ATTENTATS DANS UNE JOURNÉE

 

À la vue de cet homme, à la figurebouleversée, qui venait d’exécuter un si prodigieux saut par-dessusles arbustes de la haie, le couple s’arrêta, étonné.

Lapierre, lui, continua pour quelque temps sacourse furibonde, puis il ralentit son allure et, finalement, pritle pas ordinaire à environ deux arpents du parc.

— C’est lui ! s’écria le jeune hommequi accompagnait la dame voilée.

— Qui, lui ? fit celle-ci un peuémue.

— Lapierre !… JosephLapierre !

— C’est impossible…

— Je te dis que je l’ai parfaitementreconnu. Une figure comme la sienne ne s’oublie pas.

— Mais, que faisait-il dans cebois ?

— Je n’en, sais rien… Tout ce que je puisdire, c’est qu’il n’était pas là pour prier le bon Dieu, et quenous ferions bien d’aller nous promener un peu de ce côté.

— Quelle idée !

— Partout où cet homme a passé, ça doitsentir le crime… Allons voir, ma sœur ; je vais te frayer unpassage.

— Mon pauvre frère, nous n’avons pas ledroit de pénétrer ainsi chez des étrangers, et si quelqu’un noussurprenait…

— Pénétrons tout de même : c’est monidée…Advienne que pourra ! Lapierre vous a, ce soir, unephysionomie qui ne me revient pas du tout, et le coquin m’a toutl’air… Enfin, allons toujours.

La jeune fille, à moitié convaincue, se laissaconduire par son frère, et, après plusieurs essais infructueux, ilsse trouvèrent enfin de l’autre côté de la haie.

Un sentier, à peine visible, se présentait enface d’eux.

Ils s’y engagèrent.

Mais les deux hardis promeneurs n’avaient pasfait un arpent, qu’un spectacle terrible s’offrit à leurs regardset qu’ils poussèrent simultanément un cri d’effroi :

— Un cadavre !

Un homme gisait, en effet, en travers duchemin, la figure horriblement tatouée de sang et le front ouvertpar une large blessure.

Il paraissait mort, ou, du moins, respirait sipéniblement qu’il n’en valait guère mieux.

Ce moribond, comme on le sait, n’était autreque Gustave Després.

Cependant, le jeune garçon s’était approché ducadavre supposé, tout en murmurant :

— Hum ! ce pauvre diable me faitl’effet de n’avoir guère besoin de soins médicaux, car je le croisparti pour un monde meilleur… Voyons toujours.

Et il se mit en frais de relever la tête dumalheureux, pour examiner sa blessure.

La jeune femme, elle, demeurait là, près dulieu de la catastrophe, immobile, clouée au sol, les yeuxdémesurément ouverts et incapable de prononcer une parole.

Tout à coup, le médecin improvisé, quis’occupait à étancher le sang sur le front de l’homme gisant parterre, lâcha la tête qu’il soutenait et se releva d’un bond, enpoussant un cri terrible :

— Gustave !… c’estGustave !

— Que dis-tu là ? fit la jeunefille, en joignant les mains et s’avançant, pâle d’effroi.

— Je dis que Gustave a été assassiné… ilest mort.

— Grand Dieu ! serait-cepossible ?

— Hélas ! ce n’est que trop vrai.Regarde plutôt.

La jeune fille, surmontant sa terreur, secourba sur l’homme assassiné et releva son voile pour mieuxvoir.

Si Gustave Després eût alors ouvertsoudainement les yeux, il aurait contemplé un spectacle auquel ilne se serait, certes, pas attendu : il aurait vu LouiseGaboury, sa fiancée infidèle des bords du Richelieu, penchée surlui et pleurant à chaudes larmes.

Mais le Roi des Étudiants dormait probablementson dernier sommeil, car il ne bougeait pas et sa respiration étaitimperceptible.

Disons ici, en peu de mots, comment il sefaisait que Louise se trouvait là en compagnie de son frère ;car on devine aisément que le jeune garçon, improvisé médecin,n’était autre que notre vieille connaissance, cet excellentCaboulot.

Depuis les révélations qu’il avait faites à sasœur, le petit étudiant avait dans la tête une idée fixe :rapprocher Louise de Després et les faire travailler de concert àla vengeance commune.

Il se doutait bien qu’une première entrevue nesuffirait pas à effacer de la mémoire du Roi des Étudiants lesévénements de Saint-Monat et la trahison de Louise ; mais, bonlui-même et possédant un cœur d’or, le Caboulot se disait queGustave finirait par pardonner, en face du repentir et des larmesde sa sœur.

Cramponné à cette idée, le jeune Gabouryavait, non sans peine, décidé Louise à l’accompagner chezDesprés ; là, il apprit que ce dernier venait de partir, avecun jeune homme, pour la Canardière.

Le parti du Caboulot fut bientôt pris. On saitque son caractère bouillant était l’ennemi acharné desatermoiements.

— Gustave est à la Canardière, dit-il àsa sœur : eh bien ! allons-y. Nous aurons bien du malheursi nous ne le heurtons pas en chemin.

— Y songes-tu ? avait réponduLouise… Jamais je ne me déciderai à une semblable démarche.

— Tu m’as promis de te laisser guider parmoi ; conséquemment, tu dois m’obéir. Pas de réplique :en avant, marche !

Et le tyrannique Caboulot avait, sanscérémonie, pris le bras de sa sœur et l’avait conduite nous savonsoù.

Cependant, Louise, toujours agenouillée,disait :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! cepauvre Gustave, le revoir en cet état !

— Mort ! mort ! sanglotait àson tour le Caboulot, mort sans avoir atteint son but, sans s’êtrevengé et avoir vengé la société !

— Mort sans m’avoir pardonnée !reprenait Louise, comme un écho funèbre.

— Ces lamentations duraient depuis cinqminutes, quand tout à coup le Caboulot bondit sur ses pieds,galvanisé par une pensée soudaine.

— Assez pleuré ! cria-t-il. L’hommequi sort d’ici est l’assassin de Gustave : il faut que cethomme-là meure avant d’entrer dans Québec. Je l’attraperaibien.

— Et il se disposa à prendre sonélan.

— Es-tu fou ? exclama Louise en leretenant par le bras… Me laisser seule ici ?… abandonner cepauvre Gustave, qui vit peut-être encore ?…

Et elle posa la main sur le cœur dumoribond.

Le Caboulot trépignait.

Je veux le tuer ! je veux le tuer !rugissait-il… Point de pitié pour cet assassin d’enfer, pour cetignoble espion, pour ce voleur de dot !

— Attends, attends ! dit tout à coupLouise, anxieuse et penchée sur la poitrine du cadavre.

— Point d’attente !… C’est tout desuite… la main me démange ! répondit sourdement le Caboulot,fou de colère et de douleur.

Il allait bondir, quand Louise eut un soudaintressaillement.

— Reste, mon frère, Gustave n’est pasmort… son cœur bat, s’écria-t-elle.

Et elle releva vers le bouillant Georges sapâle et douce figure, où brillait un rayon d’espérance.

— Dis-tu vrai ? exclama le petitétudiant, qui se précipita sur le corps de Després et appliqua sonoreille sur la poitrine du blessé.

— En effet, dit-il au bout de quelquessecondes, le cœur bat et ce pauvre Gustave est encore vivant… Toutespoir n’est pas perdu.

Puis se relevant :

— Vite, à l’œuvre… Je cours chercher del’eau… Nous le sauverons, Louise.

Heureusement qu’un ruisseau coulait à quelquespas de là, sous le petit pont dont nous avons déjà parlé. LeCaboulot s’y transporta en deux enjambées et rapporta de l’eau dansson chapeau.

Quoique étudiant de première année, le jeuneGaboury aurait eu honte de ne pas savoir bassiner une blessure. Illava donc à grande eau la plaie qui ouvrait le front de Després,puis la banda soigneusement avec le mouchoir de Louise,préalablement trempé dans le ruisseau.

Et, satisfait de son pansement, il regarda leblessé, lui tenant le pouls, comme aurait pu faire un vraimédecin.

Ce traitement si simple du futur docteur enmédecine suffit cependant pour ranimer le Roi des Étudiants. Lepouls reparut à l’artère radiale ; la figure se coloraimperceptiblement, et la respiration devint plus facile. Quelquesmots inintelligibles s’échappèrent même des lèvres pâles du jeunehomme.

Mais il ne bougea pas autrement, et ses yeuxdemeurèrent entr’ouverts.

— Allons, grommela le Caboulot, avectoute l’importance d’un vieux praticien, le cerveau a subi une plusforte commotion que je ne le pensais, et Gustave a besoin de soinsattentifs. Je vais aller chercher une voiture et nous letransporterons à Québec, chez lui.

— Non pas, répliqua vivement Louise,c’est chez nous qu’il faut l’emmener. Je serai sa garde-malade, etpeut-être…

— Au fait, tu as raison, ma sœur, et jene suis qu’une grue de n’avoir pas songé à cela. Gustave seratellement dorloté et médicamenté chez le père Gaboury, qu’ilreviendra à la santé malgré lui… Mais, ajouta-t-il en remettant sonchapeau sur sa tête, je suis ici à dire des fariboles, tandis queje devrais galoper à la recherche d’une voiture. Attends-moi :je ne serai pas longtemps.

Et le petit étudiant partit comme un trait,bondit par-dessus la haie avec l’agilité d’un acrobate, prit sacourse dans la direction de Québec, et disparut finalement à uncoude du chemin.

Louise resta donc seule, en face dumoribond.

La nuit tombait : l’obscurité envahissaitle parc et la clarté rougeâtre qui estompait le couchant faisaitressortir davantage les teintes sombres de la forêt.

Aucun bruit ne s’élevait de la route de laCanardière ; seules, les grenouilles, croassant dans lesflaques d’eau, faisaient entendre leur monotone trémolo, auquelrépondait d’une façon sinistre la respiration comateuse dublessé.

Louise eut peur…

Quoique éveillée, elle eut un singuliercauchemar.

Il lui sembla que le corps de Després seredressait lentement et se remettait sur ses pieds, avec desmouvements d’automate ; les yeux du malheureux se changeaienten charbons ardents ; sa blessure se rouvrait et laissaitcouler un flot de sang lumineux ; puis, enfin, une voixsépulcrale se faisait entendre, qui disait : « Tu vois,Louise, cette horrible blessure : elle va me tuer ; maisce n’est rien en comparaison de celle que tu fis à mon cœur, il y asept ans… Je me meurs depuis ce jour, Louise :adieu !… » Et le corps retombait lourdement en travers dusentier durci…

À cette horrible vision, la pauvre jeune,fille sentit une sueur glacée inonder ses tempes, et elle ne putque se laisser choir sûr ses genoux, en voilant sa figure de sesmains tremblantes.

Elle était dans cette position depuis uneminute à peine, quand un frôlement imperceptible agita le feuillagetout près de là… Une figure blême se glissa derrière la jeune filleagenouillée ; deux mains, tenant un foulard plusieurs foisreplié, s’avancèrent en silence de chaque côté de sa tête ;puis, soudain, le foulard glissa rapidement sur la bouche, et setrouva noué derrière la nuque de Louise…

La malheureuse affolée de terreur, voulutcrier ; mais l’horrible figure lui apparut, grimaçante etmoqueuse…

Alors, la pauvre jeune fille perdit tout àfait connaissance entre les bras de la sinistre apparition, pendantque ses lèvres décolorées murmuraient :

— Encore lui !…

Cinq minutes plus tard, le roulement sourdd’une voiture se fit entendre et un homme apparut dans lesentier.

C’était le Caboulot.

Il était suivi du cocher de la voiture, quivenait lui aider à transporter le Roi des Étudiants évanoui.

La première parole du Caboulot fut à l’adressede sa sœur.

— Ai-je été trop longtemps, masœur ?… As-tu eu peur ? demanda-t-il.

Pas de réponse.

— Où es-tu donc, Louise ? reprit lejeune homme, en élevant la voix.

Même silence.

L’inquiétude commença à gagner le petitétudiant. Louise pouvait bien s’être éloignée de quelques pas, etpour une minute ou deux ; mais, dans tous les cas, elle devaitse trouver à portée d’entendre les appels réitérés de sonfrère.

Le Caboulot se fit cette supposition, etbeaucoup d’autres, mais inutilement : Louise demeuraintrouvable. On eut beau chercher, fouiller le parc :rien !

Alors, un véritable désespoir s’empara del’enfant. Il aurait sangloté, s’il eût été seul.

Que faire ?…

Le petit étudiant le demandait à tous leséchos de la Canardière et à tous les saints du calendrier.

Placé dans la dure alternative d’abandonner sasœur ou de risquer la vie de son ami Després, en le privant dessoins immédiats que requérait son état, le Caboulot ne savait quelparti prendre… Il se lamentait et s’arrachait les cheveux ;mais ces démonstrations violentes n’avançaient pas les choses…

Le cocher risqua un avis. Par hasard, cecocher-là se trouvait être un homme de bon conseil.

Mon petit monsieur, dit-il, écoutez-moi. Votreposition est embêtante, je l’avoue ; mais ce n’est pas en vousdonnant des taloches et en geignant que vous en sortirez… Allons auplus pressé ; il y a ici un homme qui peut mourir, faute desoins : dépêchons-nous de le transporter en bon lieu. Puis, sivous ne trouvez pas votre sœur à la maison, eh bien ! vousaurez toute la nuit pour chercher. Pas vrai ?

— Vous avez raison, murmura leCaboulot ; si Gustave mourait sans médecine, je me lereprocherais toute ma vie. Transportons-le dans la voiture, etfilons vers Québec. Je reviendrai plutôt.

Trois quarts d’heure après, le Roi desÉtudiants reposait dans le lit virginal de Louise.

Un médecin était à son chevet.

Chapitre 22UNE DISTILLERIE CLANDESTINE

 

À l’époque où se passaient les événements quenous sommes en train de raconter, il y avait, sur la route deCharlesbourg, une singulière habitation.

C’était une vieille masure tombant en ruine,lézardée sur toutes ses faces et laissant croître une mousseverdâtre dans les interstices de ses pierres branlantes.

Cette maison de sinistre apparence avait dûappartenir autrefois à quelque riche bourgeois, à en juger par sesvastes dimensions et les vestiges d’élégance qui restaient de sonarchitecture délabrée. Mais, depuis de longues années, sans doute,son propriétaire l’avait abandonnée, car elle tombait de vétusté,sans qu’une main charitable songeât le moins du monde à entraverles ravages du temps. Les larges fenêtres cintrées de la façadeétaient veuves de plus d’un carreau, et les deux petits soupirauxde la cave en manquaient absolument. Seule, une armature en fer,composée de gros barreaux entrecroisés, protégeait ces dernièresouvertures, percées au ras du sol.

Mais ce qui contribuait, plus que tout lereste, à faire de cette vieille masure un lieu de prédilection pourmaître Satanas et ses diablotins, c’était sa situationexceptionnelle. Accroupie sur un monticule de rochers grisâtres, àl’entrée d’un bois et sur le bord d’une profonde ravine,l’habitation solitaire, semblait, en effet, ne pouvoir manquerd’attirer l’attention du diable, comme pied-à-terre à quelquesarpents de Québec.

La superstition populaire se disait que lesombre roi de l’abîme eût été là comme chez lui au milieu deschouettes et des hiboux, à quelques pas d’un quartier célèbre envols et en assassinats, non loin de la haute chaîne desLaurentides, où se trouvait probablement l’enfer.

Et les paysans, revenant du marché, quipassaient par là, une fois la nuit tombée, faisaient prendre legrand trot à leur monture et se signaient formidablement, en facede la maison suspecte.

Même, plus d’un de ces, bravesCharlesbourgeois, que leur mauvaise étoile forçait à cheminer,ainsi la nuit, affirmaient avoir vu d’étranges lumières danserderrière les carreaux crasseux de la masure abandonnée, et entendudes cris encore plus étranges éveiller les échos d’alentour.

Il était donc évident que cette maison mauditeétait hantée, et servait de refuge à des légions de diablotins enrupture de ban qui venaient y faire leur sabbat.

Il n’y avait, d’ailleurs, pour s’enconvaincre, qu’à regarder, au beau milieu des nuits les plusnoires, l’épaisse fumée phosphorescente qui s’échappait de la hautecheminée.

Le bois dont se chauffent les chrétiens nefait pas une fumée comme celle-là, une fumée pointillée de tisonsbrûlants et sentant le soufre à plein nez.

Donc, la vieille maison étaithantée !

Voyez-vous ça !… l’enfer ayant unesuccursale sur le bord d’une grande route, et aux portes d’unehonnête ville, d’une respectable capitale !

Ah ! Québec pouvait bien contempler, tousles dix ou vingt ans, le spectacle d’un de ses quartiers les pluspopuleux flambant comme une manufacture d’allumettes !

Cependant, malgré toutes ces preuves plusconvaincantes les unes que les autres, en dépit des hurlementssinistres et des lumières dansant comme des feux-follets,nonobstant même la fumée noirâtre pointillée de tisons ardents,nous devons à la vérité historique de dire que les bons habitantsde Charlesbourg se trompaient, … que la maison mystérieuse n’étaitpas hantée !

Ou, si l’on tient à ce qu’elle le fût, cen’était pas par des démons folâtres, mais bien par une vieillefemme inoffensive, n’ayant pour toute compagnie qu’un grand chienfauve, un gros chat noir et un… fils aux trois-quarts idiot.

Que faisait là ce quatuor disparate ?

Ah ! dame ! c’est précisément laquestion que se posaient inutilement, depuis longtemps, les genstimorés et à l’imagination plus superstitieuse que rusée.

Ceux-là seuls—et ils étaient en petitnombre—qui auraient été à même de répondre, se gardaient bien de lefaire. Une indiscrétion de leur part eût pu les priver del’avantage inappréciable de partager un secret important, et faireouvrir les yeux à des autorités justement inflexibles.

Voici comment et pourquoi…

La masure sinistre servait de quartier-généralà un certain nombre de jeunes gens qui y avaient installé unedistillerie clandestine de whisky, dans le but de frauder la douaneet de boire à bon marché. La cave, haute et pavée, servait delaboratoire, et c’est là qu’était installé, sur un fourneau adosséà la cheminée, un alambic de gros fer-blanc et le reste du matérielindispensable.

La vieille femme et son imbécile de filsétaient les seuls ouvriers de cette manufacture primitive. La mèredistillait patates, grains et autres céréales, tandis que le filsentretenait le feu, coupait le bois et tirait l’eau d’un immensepuits creusé dans un angle de la cave.

Il y avait bien aussi le chien et le chat,mais ces deux quadrupèdes n’étaient pas attachés directement à ladistillerie. Tout au plus pouvait-on les considérer comme descomparses. Le premier veillait au salut commun, et le derniergardait, d’une patte énergique, la matière première—lescéréales—contre les rats et autres vermines de la mêmecatégorie.

Le whisky de contrebande de cette distillerieau petit pied n’était certes pas de première qualité, mais on yajoutait divers ingrédients savants qui en relevaient legoût ; et, d’ailleurs, il coûtait si peu, grisait si bien etse fabriquait si vite, que les habitués n’avaient pas le droit dese montrer difficiles.

Depuis deux ans déjà, dans cette maison isoléesur la route de Charlesbourg, à deux pas de Québec, les céréales setransformaient ainsi en whisky, à la barbe des autorités du fisc,lorsque nous y pénétrons. C’est dans la soirée même où GustaveDesprés était transporté mourant chez le père Gaboury.

Il fait nuit. Les chouettes houloulent dansles lézardes de la muraille ; les grenouilles coassent au seindu marécage voisin ; le gros chat noir ronronne, accroché à lagouttière du toit, et le grand chien fauve, couché sur le perron depierre de la masure, fait semblant de dormir.

Entrons.

Nous sommes dans une vaste salle où il n’y apour tous meubles qu’une immense table de bois brut, flanquée decinq ou six chaises boiteuses. Au fond de la pièce, dans un angleobscur, une gigantesque armoire s’adosse à la muraille, tandis que,tout près de là, se voit la porte entr’ouverte d’un cabinetnoir.

Un feu de branches mortes flambe dans l’âtred’une large cheminée, faisant mijoter à gros bouillons unpot-au-feu de lard salé.

La maîtresse du logis est là, tout près,surveillant la cuisson du succulent souper qui se prépare.

C’est une femme d’un âge incertain, mais àcoup sûr, plus près du crépuscule de sa vie que de son aurore. Unesorte de résille emprisonne sa chevelure grise et permet à safigure anguleuse, heurtée, de se détacher en vigueur… La bonnefemme culotte tranquillement un brûle-gueule, pendant que, d’ungenou distrait, elle bat la mesure de ses pensées.

Cette estimable contrebandière répond au douxnom de la mère Friponne—une petite appellation d’amitiéqui lui vient de ses pratiques.

En face d’elle, et accoudé fantastiquement surla grande table, se voit le digne rejeton de la mère Friponne.C’est un grand garçon d’un blond fadasse, efflanqué, boursouflé, àl’œil atone, aux chairs flasques. Tout indique chez cet êtredégradé l’abrutissement le plus complet.

À portée de sa main, sur la table, il y a unebouteille et une petite tasse de fer-blanc. De temps à autre, lebrave garçon se verse une rasade et l’avale histoire d’apaiser safaim, en attendant le souper qui retarde.

À un moment donné, la vieille retire sonbrûle-gueule de ses lèvres, arrête le mouvement cadencé de songenou, relève son nez pointu et apostrophe ainsi son aimablerejeton :

— Ah ! ça, vilain garnement, vas-tubientôt cesser de boire ? Tu es rendu à ton sixième verredepuis une demi-heure.

À laquelle apostrophe le vilain garnementrépond d’une voix enrouée :

— C’est pour empêcher le gosier de meracornir.

— Ivrogne ! bois de l’eau.

— L’eau m’est contraire.

— Voyez-vous ça !… monsieur qui ades délicatesses d’estomac !

— Vous dites vrai, la mère ; il n’ya que le whisky qui me désaltère.

— Tu es brûlé, brûlé de la tignasse auxtalons.

— Hé ! c’est pour ça que je boistant—pour jeter de l’eau sur le feu.

— Tu n’es qu’une sale trogne, et tu meruines.

— Ah ! pour ça, non : le whiskycoûte trop bon marché ici.

— Bon marché… hum ! il ne faut pastrop le dire… les policemen ont le nez fin…

— Bah ! je m’en moque, moi, de cesgens-là… et, pourvu que la grande chaudière ne crève pas…

— Ce n’est pas ça qui est à craindre, carelle est en fer-blanc double. Il y a autre chose qui mechiffonne.

— Quoi donc, la mère ?

— C’est que nos pratiques nous laissent.Voilà plus de deux jours que personne n’est venu, et, pourtant, çafait le deuxième baril que nous faisons.

— As pas peur, la mère… je les boirai,moi.

— Ça nous rapportera un beau profit,vraiment.

— C’est encore curieux, allez…

— Tu es fou.

— Fou, le Simon à la mèreFriponne ?… Ah ! que non. Tenez, vous allez voir. Faisonsun marché.

— Radote tout seul et laisse-moi brasserma fricassée.

Et la bonne femme se leva, pour se livrertoute entière à cette importante opération.

Mais elle laissa bientôt tomber sacuiller-à-pot, en entendant un bruit argentin auquel son oreille nese trompait jamais.

Ce bruit était produit par la chute deplusieurs pièces de monnaie que Simon faisait trébucher sur latable.

La mère Friponne ne fit qu’un saut de lacheminée à son fils. Sans plus d’explications, elle saisit lepauvre garçon à la gorge et, lui montrant le poing restélibre :

— Brigand ! rugit-elle, tu m’asvolée.

— Lâchez-moi ! vousm’étouffez ! râla Simon.

— Non, je vas t’étranglertout-à-fait.

— Aïe ! ouf !

— Fainéant ! bourreau !assassin ! rends-moi mes pauvres épargnes.

— Aïe ! aïe ! !aïe ! ! !

— Mon argent ! monargent ! ! mon argent ! ! !

La lutte prenait des proportions épiques, etles doigts crochus de la mère Friponne étaient sur le pointd’envoyer le malheureux Simon ad patres, lorsqu’un spasmesuprême le dégagea.

Son premier soin fut de mettre la table entresa terrible mère et lui ; son second, de pousser coup sur couptrois ou quatre soupirs de cachalot.

Après quoi, il cria :

— C’est à moi, cet argent-là ; c’estle beau monsieur de l’autre jour qui vient de me le donner.

— Tu mens ! grogna Friponne.

— Je mens ?… Ah ! mais vous m’yfaites penser : il est à un arpent d’ici, sur la butte quim’attend, et moi qui l’avais oublié !

Simon se précipita vers la porte, maisl’incorruptible Friponne le happa au passage.

— De quel monsieur veux-tu parler ?demanda-t-elle, d’une voix terrible.

— De l’Américain.

— Ah !

— C’est la vérité, vrai ; et, tenez,il est là qui m’attend… il va me battre, c’est sûr.

— Pourquoi t’a-t-il donné cetargent ?

— Je l’ai rencontré il y a environ unedemi-heure, dans le petit bois en arrière, comme je ramassais unebrassée de branches sèches. Il avait une fille presque morte dansses bras, et il m’a dit comme ça :

— Y a-t-il du monde chez vous ?

— J’sais pas, que j’ai répondu.

— Vas-y voir, qu’il a repris ; jevais t’attendre ici.

— Et il m’a mis dans la main ces bellespièces blanches que je viens de vous montrer. Voyez, êtes-vouscontente, à présent ?… direz-vous encore que je vousvole ?

Et Simon, radieux d’avoir établi soninnocence, oublia de nouveau sa commission et se dressamajestueusement devant sa mère.

Mais celle-ci ne le laissa pas jubilerlongtemps.

— Imbécile ! cria-t-elle, triplefou ! tu ne vois donc pas que cet homme t’attend pour entrerici et, qu’il doit être furieux.

— Tiens, c’est pourtant vrai !

— Cours vite lui dire qu’il n’y apersonne et qu’il peut venir sans crainte.

-Et la vieille poussa rudement son fils audehors, pendant qu’elle grommelait entre ses dents :

— Une si bonne paye ! un Américainbourré d’or et qui m’a promis cent belles piastres, le faireattendre !

Cinq minutes plus tard, Simon rentrait, suivid’un homme bien mis, qui tenait dans ses bras une jeune filleexténuée…

Cet homme était Lapierre ; la jeunefille, Louise Gaboury.

— Bonsoir, la mère, dit l’homme ;vous pouvez vous vanter d’avoir pour fils un fier imbécile :il m’a laissé morfondre à la porte pendant près d’une heure, sansnécessité… Mais c’est égal ; puisque me voilà, arrivé sansencombre, je lui pardonne. Avez-vous une chambre pour cettefemme ?

— J’en ai plusieurs, répondit la mèreFriponne, mais il y en a de plus mignonnes les unes que lesautres.

— Je veux la meilleure et, surtout, laplus éloignée d’ici.

— Alors, c’est la chambre du nord—un vrainid d’hirondelle pour la tenue.

— Cette chambre ferme-t-elle àclé ?

— Il y a un solide verrou endehors : ça vaut mieux.

— Très bien. Et les fenêtres ?

— Une seule, et encore, on peutl’assujettir en dehors avec des clous.

— Je vous loue cette chambre, mais à unecondition : vous y garderez cette jeune fille prisonnièrejusqu’à nouvel ordre—pendant trois ou quatre jours au plus ;vous la traiterez convenablement et ne la laisserez manquer derien ; en outre, personne ne doit savoir qu’elle est ici, etil faut que vous veilliez attentivement à ce qu’elle ne s’échappepas…

— Ah ! pour ça, j’en réponds,interrompit la mère Friponne.

— Bien. À ces conditions-là, je vousdonnerai cinquante piastres le jour où je viendrai rendre laliberté à cette jeune fille. En attendant, voici dix billets decinq pour vous mettre à même de bien soigner ma protégée. Ça vousva-t-il ?

— Si ça me va !… c’est-à-dire que lacharmante poulette sera tellement bien chez la mère Friponne,qu’elle n’en voudra plus partir et que vous serez obligé del’emmener de force.

Et la vieille, après cette boutade un peuprétentieuse, engouffra dans sa poche les précieux billets del’Américain et se mit en devoir d’installer Louise dans safameuse chambre du nord.

La chose se fit en peu de temps, car lesprières et les larmes de la pauvre fille ne retardèrent pas d’uneminute son emprisonnement. La mère Friponne avait les fibres ducœur furieusement coriaces, et elle en avait vu d’autres que çasans s’émouvoir.

Quand tout fut terminé et que les verrousfurent scrupuleusement poussés en travers des ais de la porte, lafabricante de whisky en contrebande retourna à la cuisine, oùl’attendait stoïquement Lapierre.

— Ça y est, dit-elle. La petite a bienfait quelques difficultés, mais la mère, Friponne a encore lapoigne solide, et tout c’est passé comme sur des roulettes.

— C’est bien, répondit distraitementLapierre.

Et il ajouta d’une voix sourde :

— Celle-là, du moins, ne viendra pas sejeter dans mes jambes, lors de la signature du contrat. Quant àl’autre…

Il n’acheva pas sa pensée, mais réfléchitquelques secondes et demanda :

— Votre cave est-elle sûre ?

— Que voulez-vous dire ? balbutia labonne femme, songeant à sa petite industrie.

— Oh ! rassurez-vous, reprit lequestionneur, je n’ai aucunement l’intention d’aller vous dénonceraux agents du fisc. Faites le négoce qu’il vous plaira defaire ; je n’ai rien à y voir. Vous savez ce que je vous aidit il y a deux jours : chacun gagne sa vie comme il peut, etil n’y a que les sots qui crèvent de faim. La contrebande n’est unefaute que lorsqu’on se fait prendre. C’est ma morale à moi.

— Et la mienne aussi, ne put s’empêcherd’ajouter la vieille.

— C’est la bonne, reprit Lapierre.Distillez donc en paix et ne craignez rien en moi, si vous meservez bien. Mais répondez à ma question :

— Votre cave est-elle sûre ?

— Dame ! je crois bien !répondit Friponne, en se gourmant… des murs de deux piedsd’épaisseur, la porte condamnée, les soupiraux défendus par desbarreaux de fer gros comme mon poignet !…

— Ah ! ah !… De sorte qu’unhomme qui serait enfermé là n’en sortirait qu’avec votrepermission ?

— Pour ça, oui.

— En ce cas, la mère, préparez-vous àgagner encore une petite centaine de piastres et à recevoir unnouveau pensionnaire. Je vous l’enverrai probablement lundi dans lanuit. Il est un peu turbulent, mais les deux gaillards quil’emmèneront ici vous aideront à le calmer… D’ailleurs, vous ne legarderez pas longtemps.

La mère Friponne était éblouie.

— Ah ! mon bon monsieur,s’écria-t-elle, quel fier homme vous faites et je vous remerciedonc !… Deux cents piastres ! mais c’est une petitefortune !

— Il s’agit de la gagner loyalement,répliqua Lapierre, se disposant à partir.

— N’ayez souci ; vos pensionnairessortiraient plutôt de l’enfer que de chez la mère Friponne.

— C’est ce que nous verrons. Jereviendrai demain. Au revoir.

Et, Lapierre partit, se dirigeant rapidementvers Québec, tout en grommelant :

— Ah ! mon petit Després, il paraîtque je t’ai manqué ; mais j’ai bien peur que, tout de même, tune puisses apporter à Mlle Privat les preuves que tu lui aspromises…

Quant à, la vieille et à son fils Simon, ilsse mirent tranquillement à table, comme d’honnêtes travailleurs quiont fait une bonne journée.

Chapitre 23DANS LA GUEULE DU LOUP

 

Il était environ dix heures quand Lapierrequitta la maison de la mère friponne.

La nuit était noire, et c’est à peine siquelques rares étoiles scintillaient au firmament.

Le fiancé de Laure descendit vivement la routede Charlesbourg, s’engagea sur le pont Dorchester, prit la rue dumême nom, grimpa à la Haute-Ville par le grand escalier, tourna àgauche dans la rue Saint-Georges, coudoya les remparts, passa sousles arcades de la massive porte Saint-Jean, longea l’esplanade et,finalement, s’arrêta devant une haute maison de la rueSaint-Louis.

Il était arrivé.

Lapierre sonna.

Au bout d’une minute, la porte s’ouvrit et unefemme d’un certain âge, tenant une lampe à la main, se présentadans l’entrebâillement.

Reconnaissant le visiteur qui venait si tard,elle s’empressa de s’effacer, tout en murmurant avecrespect :

— Ah ! c’est vous, monsieurLapierre…

— Oui, c’est moi, répondit rapidement cedernier ; personne n’est venu, Madeleine ?

— Non, monsieur… c’est-à-dire oui… deuxespèces d’individus, mal étriqués et sentant la boisson que çasoulevait le cœur.

— Faites-moi grâce de vos réflexions, jevous l’ai déjà dit… À quelle heure ces hommes se sont-ilsprésentés ?

— Environ vers cinq heures, cetteaprès-midi.

— Bien. Et doivent-ils revenir ?

— Ils ont dit qu’ils repasseraient dansle cours de la soirée.

— C’est bon. Vous les conduirez dans moncabinet privé—vous savez… celui du fond. En attendant, donnez-moivite à souper, car je meure de faim.

Pendant ce dialogue, les deux interlocuteursavaient, monté un escalier et s’étaient rendus dans un élégantsalon du second étage, où Lapierre se laissa tomber sur un largefauteuil, en attendant que la table fût dressée dans la salle àmanger, située en arrière.

Là, douillettement assis sur le crin élastiqueet reposant ses membres courbaturés par une course de plusieursheures, le sinistre personnage se prît à réfléchir.

La journée avait été fertile en émotions, etla succession rapide des événements qui s’y étaient déroulésn’avait pas permis à Lapierre de les peser mûrement. Il était doncbien aise de se trouver enfin seul avec ses pensées, afin d’ymettre un peu d’ordre et de tirer les conclusions qui devaient endécouler.

Une demi-heure se passa ainsi à tourner et àretourner tous les incidents de ce jour mémorable, à les analyser,à les disséquer, à en rechercher les causes, à en prévoir lesconséquences.

Lapierre ne bougeait pas plus qu’un terme, etla voix de Madeleine, annonçant à plusieurs reprises que le souperétait servi, n’avait pas même le privilège d’arriver jusqu’àl’entendement du maître.

Enfin, celui-ci parut sortir de sa torpeur,redescendre des nuages. Il passa la main sur son front et murmura,en forme de conclusion :

— En somme, la journée n’a pas été aussimauvaise que j’aurais pu m’y attendre… Louise ne parlera pas, et,Lenoir alias Després ne parlera plus. Cette idée de faireservir la masure de la mère Friponne à mes petits projets n’est pastrop mal trouvée, et je ne regrette pas mon voyage d’avant-hier, nima rencontre avec les deux compères qui vont venir tout à l’heure.On n’a jamais trop de connaissances… Allons, ne nous laissons pasaller au découragement et mangeons de bon appétit.

Après s’être ainsi réconforté le moral,Lapierre se dirigea vers la salle à manger, disposé à en faireautant pour le physique.

Les bandits de profession ont celad’excellent, c’est qu’ils perdent rarement l’appétit et que lessituations les plus terribles ne réagissent pas sur leurestomac.

Lapierre prit donc tranquillement son souper,tout connue s’il n’eût pas, quelques heures auparavant assommé unhomme et séquestré une fille.

Le remords—cet hôte implacable qui vients’asseoir dans les consciences bourrelées—ne se montra même pas àl’horizon, et l’âpre chercheur de dot se leva de table, n’ayantplus en tête que des idées riantes.

Il repassa dans son salon et s’étenditnonchalamment sur une causeuse ; mais cinq minutes nes’étaient pas écoulées qu’un violent coup de sonnette retentit.

— Ah ! ah ! voici mescollaborateurs, se dit Lapierre.

Et il gagna en toute hâte une petite pièce,située tout à fait au fond de la maison et qu’il appelaitjudicieusement son cabinet privé.

Là, en effet, ne pénétraient que quelquesrares privilégiés et ne se traitaient que des affaires plus oumoins véreuses ; il y allait, plus de gens dignes de coucher àla prison, que de figurer au bal du lieutenant-gouverneur.

C’est que Lapierre, avec ses instincts innésde crime et l’éducation pernicieuse qu’il avait puisée dans lescamps américains, en qualité d’espion, éprouvait le besoin de secréer, à Québec, une double existence : l’une au grand jour,irréprochable, élégante, presque fastueuse, avec ses exigencemultiples, tant au point de vue du logement et des relations, qu’àcelui du domestique en livrée de rigueur ; l’autre cachée,cauteleuse et enveloppée de ténébreuses précautions.

Voilà pourquoi ce maître en fait d’intriguesavait chez lui deux lieux de réception : l’un public, donnantsur la rue, l’autre privé, prenant jour du côté de la cour.

C’est dans ce dernier que Lapierre se renditpour recevoir ses nocturnes visiteurs.

Ces messieurs, du reste, ne tardèrent pas àêtre introduits.

Nous devons à la vérité de dire qu’ils nepayaient pas de mine, bien qu’ils ne se ressemblassent guère. L’un,grand, gros, fortement charpenté, avait cette physionomie placideet brutale que donne l’habitude du crime ; l’autre petit,fluet, pâle et presque imberbe, possédait une figure intelligente,mais où il y avait plus d’astuce et d’audace cynique que de touteautre chose.

Le premier répondait au prénom deBill ; le second s’appelait le plus innocemment dumonde Passe-Partout. Tous deux étaient bizarrement vêtusde hardes disparates, peu faites pour leur taille.

Ces messieurs furent donc introduits parMadeleine. Ils firent trois pas dans le cabinet, puis s’inclinèrentavec un ensemble parfait. Dans cette position, ils attendirentpoliment, le chapeau bas, que le maître du logis leur adressa laparole.

— Hum ! se dit Lapierre, en toisantavec complaisance ses visiteurs, voilà deux sujets qui ne meparaissent pas difficiles à discipliner… Du diable si je n’en faispas quelque chose !

Puis, tout haut :

— Vous êtes exact, dit-il ;asseyez-vous, mes braves.

Les deux braves ne se firent pas prier et,d’un même mouvement, s’écrasèrent sur le bord de leur chaiserespective. Tout cela sans articuler une parole.

— Bien, mes amis, reprit Lapierre.Maintenant, causons. Lorsque je vous ai rencontré, il y a quelquesjours, dans la taverne de Jack Hunter, vous vous plaigniez,n’est-ce pas vrai, de la dureté des temps et de la stagnation desaffaires dans votre ligne ?…

— C’est le cas, affirma le petithomme.

— C’est le cas, appuya le gros.

— Vous disiez que, du temps de TomLeblond, les choses allaient mieux et que peu de nuits s’écoulaientsans qu’il vous eut déterré quelque bon coup à faire, quelquepetite mine à exploiter… ?

— Hélas ! rien de plus vrai, modulala voix flûtée du blanc-bec.

— Rien de plus vrai, grommela l’organesonore de l’hercule.

— Et vous ajoutiez que ce qui vousfaisait défaut, c’était un chef habile, une espèce de chien dechasse, ayant assez de flair pour découvrir le gibier et le fairelever… ?

— Mais oui, c’est justement ça !firent en chœur les deux voyous.

— Eh bien ! mes amis, j’ai votreaffaire… Voulez-vous que je sois votre chef pendant quelques jourset que je vous fasse gagner, sans danger, dix fois plus d’argentque vous n’en amasseriez en risquant votre peau ?

— Vous feriez ça, vous ? demandavivement Passe-Partout, ébloui de la perspective.

— Je fais tout ce que je dis, répliquafroidement Lapierre. J’ai besoin de deux hommes, hardis, sanspréjugés, incorruptibles, et je m’adresse à vous de préférence àbien d’autres. Acceptez-vous ?

— Faudra-t-il tuer ? grogna Bill…Alors, c’est plus cher.

— Ni tuer, ni voler.

— Ni aller à confesse ? ricanaPasse-Partout.

— Rien de tout cela, répondit Lapierre.Il y aura peut-être un oiseau à mettre en cage et un autre àgarder… voilà tout.

— Pas davantage ?

— Pas davantage.

— Mais le jeu n’en vaut pas la chandelle,et vous allez gaspiller votre argent, maître, fit honnêtementremarquer Passe-Partout.

— Le petit a raison, gronda Bill, un peudésappointé… S’il y avait quelque magasin à piller ou un gênant àassommer, je ne dis pas !…

— Tranquillisez-vous, repritLapierre ; je n’ai pas dit que l’oiseau se laisserait mettreen cage sans se débattre… C’est un malin.

— À la bonne heure ! fit Bill, endétirant ses formidables biceps.

— Ce sera ton lot, mon brave.

— All right ! j’ensuis.

— Quant à toi, maître Passe-Partout, tabesogne sera multiple ; je te fais mon collaborateur, monlieutenant.

— Vous me comblez, fit le voyou avechumilité.

— Eh bien ! ça y est-il ?

— Voyons le prix.

— Je ne lésinerai pas : quatrepiastre par jour.

— Mettons cinq : c’est un compteplus rond.

— Va pour cinq. Ainsi, c’estconvenu ?

— C’est convenu.

— Bien, mes amis. Maintenant, je vaisvous donner mes instructions.

Ici, Lapierre développa minutieusement sonplan de campagne, sans toutefois se compromettre par : desexplications trop circonstanciées. Pendant près d’une heure, ildicta aux deux bandits, attentifs et respectueux, le rôle qu’ilsdevaient jouer dans le grand drame qui se préparait. Pas un détailne fut omis, pas une précaution négligée. La trame qui devaitenvelopper la malheureuse Laure et ses amis fut si bien ourdie, quele rusé Passe-Partout, dans un élan de sincère admiration,s’écria :

— Maître, Tom Leblond n’était qu’unfarceur à côté de vous !

Cet éloge enthousiaste flatta-t-il quelquefibre cachée du cœur de l’ancien espion ?… c’est ce que nousne pouvons dire ; mais son œil brilla d’une étrange flamme, etLapierre leva la séance, vers deux heures du matin, par les ordressuivants :

— Ainsi donc, Bill, il est entendu que tute rends immédiatement à ton poste d’observation, en arrière dechez la mère Friponne. Quant à toi, Passe-Partout, dégringolejusque sur le bord du cap et ne perd pas de vue la maison desGaboury. Bonsoir, mes braves. À demain.

Un quart-d’heure après, le fiancé de MllePrivat dormait du sommeil du juste.

La nuit s’écoula toute entière en songesrosés, et, lorsqu’il s’éveilla, l’heureux Lapierre put constaterque le soleil était déjà haut.

— Est-ce que, au moment de toucher lebut, je m’amollirais dans les délices de Capoue ? se dit-il…est-ce que je deviendrais paresseux ?

Redoutant une semblable déchéance, il sautalestement du lit et s’habilla. Puis, cette opération terminée, ilse rendit à la salle à manger, où les arômes du moka saturaientdélicieusement l’atmosphère.

Mais, à ce moment, un formidable carillonagita la sonnette correspondant à la porte de la rue, et Madeleinecourut ouvrir.

— Monsieur Lapierre ? demanda unevoix impérieuse.

— Il n’y est pas, répondit l’organedoucereux de Madeleine… c’est-à-dire… enfin, je vais allervoir.

Et la femme de charge remonta l’escalier. Maisle visiteur la suivit quatre à quatre et se trouva sur le palier, àl’entrée de la salle à manger, en même temps qu’elle.

C’était le Caboulot !

Apercevant Lapierre, il marcha droit à lui etarticula froidement :

— Ma sœur ! misérable, qu’as-tu faitde ma sœur ?

— Votre sœur ! balbutia Lapierre,interdit et cherchant à reconnaître le jeune homme quil’apostrophait ainsi.

— Oui, ma sœur, ma sœur Louise Gabouryque tu as voulu ruiner de réputation autrefois, et que tu as voléehier !… Qu’en as-tu fait ?… où est-elle ? Parlevite, scélérat.

— Vous êtes fou, répondit l’ancienespion, se remettant et voyant à qui il avait, affaire… Je ne saisce que vous voulez dire.

— Ah ! tu ne sais pas ce que je veuxdire, ravisseur, espion, assassin et faussaire que tu es !—ehbien ! je vais t’ouvrir l’intelligence. Dis-moi de suite où tuas traîné ma sœur, la nuit dernière, ou, sur mon salut, tu esmort.

Et le jeune homme, tirant un revolver de sapoche, ajusta Lapierre.

Celui-ci devint fort pâle. Néanmoins, uneseconde après, il se remit.

— Abaissez votre arme, jeune homme,dit-il ; je vais vous satisfaire.

Le Caboulot abaissa son pistolet, sanstoutefois cesser de menacer l’espion de son regard… Mais il vitaussitôt Lapierre éclater de rire et se sentit lui-même enlacer pardeux bras nerveux, qui le réduisirent à l’impuissance.

Ces deux bras intempestifs n’appartenaient àrien moins qu’au collaborateur Passe-Partout.

Suivant les ordres de son nouveau maître, lemouchard improvisé s’était aposté derrière les remparts, en face dela maison où logeait, la famille Gaboury. Là, par la baie d’uneembrasure, il avait vu sortir le Caboulot et s’était lancé aussitôtsur sa piste. Grand avait été son étonnement en voyant le jeunehomme pénétrer chez le patron Lapierre ; mais Passe-Partout,surmontant cette impression, s’était dit que peut-être il ne seraitpas de trop dans l’explication qui ne pouvait manquer d’avoir lieu,et il était entré sur les talons du filé.

On a vu que, sa bonne étoile aidant, le jeunepolicier in partibus était arrivé juste à point poursauver la précieuse existence de son patron.

En un clin d’œil, l’imprudent Caboulot futgarrotté et mis hors d’état de nuire.

Lapierre passa alors dans son cabinet privé etouvrit une petite porte, masquée par le bureau sur lequel ilécrivait. Cette porte, en tournant sur ses gonds, laissa voir unechambre noire, étroite, une sorte de dépense, qui nerecevait le jour que par un petit châssis de deux vitres,soigneusement grillé.

C’est là que le malheureux enfant, ficelécomme une momie, fut jeté, en proie à la rage et au désespoir.

Passe-Partout fut installé à la porte, pendantque Lapierre, triomphant, lui disait :

— Mon cher collaborateur, ton entrée encampagne a été un coup de maître, et, pour te récompenser je tenomme gouverneur de cette prison.

Chapitre 24OÙ BILL ET PASSE-PARTOUT SE DISTINGUENT

 

Enjambons maintenant par-dessus les troisjours qui nous séparent du fameux bal de Madame Privat. Aussi bien,les choses ont marché pendant que nous étions occupés ailleurs etl’organisation ne laisse plus rien à désirer. Tout est prêt pour lafête ; les musiciens sont à leur poste, et le chef d’orchestren’attend plus que le signal de la maîtresse du logis pour fairemugir ses cuivres et vibrer ses cordes.

Dans le grand salon et les pièces adjacentesde la Folie-Privat, ce ne sont que toilettes éblouissantes,fastueuses pierreries, parfums enivrants, soyeux frous-frous. ToutQuébec est là—du moins le Québec aristocratique, le Québec de lafashion, la quintessence de la société dorée. Brunes etblondes ; sémillantes Canadiennes-françaises à la noirechevelure ; plantureuses Anglaises aux tresses fauves ;rentiers ventrus et journalistes diaphanes ; politiciensbavards et financiers discrets, officiers de la garnison toutchamarrés de torsades d’or, et hommes de lettres en modestes habitsnoirs ; maris, femmes et filles… tout y est rien nemanque !

C’est que le gigantesque festival donné par laveuve du colonel Privat n’était pas chose commune à cette époque.La bonne ville de Québec, tressaillant jusque dans ses assises degranit, s’en était entretenue pendant huit jours et avait fait despréparatifs considérables pour y être dignement représentée—si bienque la date du 26 juin, cette année-là, fut sur le point d’éclipsersa sœur aînée du 24, le jour national des Canadiens-français, laSaint-Jean-Baptiste !

Dès huit heures du soir, les équipagesencombraient l’avenue de la Folie-Privat et le péristyle du cottages’encombrait de falbalas et de volants. Vers dix heures, tous lesinvités étaient rendus et l’orchestre entamait les premièresmesures du quadrille d’honneur.

Il va sans dire que le héros de la soirée,Joseph Lapierre, figurait dans cette danse d’ouverture, à côté deMlle Privat qu’il devait épouser le lendemain matin. Les deuxjeunes gens avaient pour vis-à-vis, un haut dignitaire dugouvernement, donnant la main à Mlle Privat, tandis que les autresfigurants étaient des officiers de la garnison.

Pendant que ces messieurs et ces dames vontdéployer, au son d’une musique tapageuse, les grâces de leurspersonnes et la désinvolture de leurs mouvements, sortons un peu etdirigeons nos pas vers le parc.

N’oublions pas que nous sommes à la fin dumois de juin et qu’à cette époque de l’année l’atmosphère d’unesalle de bal laisse à désirer sous le rapport de la fraîcheur.

En outre de cette considération, disons desuite qu’en cette nuit fameuse où la riche madame Privat donnaitl’hospitalité à l’élite de Québec, la température étaitquasi-tropicale. Et puis, la nuit avait de si alléchantesinvitations, les arômes champêtres étaient si pénétrants, lesrameaux feuillus murmuraient si harmonieusement, la lune déversaitavec tant de libéralité les larges gerbes de sa lumière veloutéedans les allées aux bords frangés d’ombre, la brise courait sidouée à travers la ramée sonore… que vraiment la tentation devenaittrop forte, et que le parc recevait plus de promeneurs que lecottage de chorégraphes.

Couples amoureux de la solitude à deux ;adeptes de la dive et du buffet, éprouvant le besoin de serafraîchir les tempes et les idées ; personnages de tapisseriequi vont au bal pour regarder faire les autres ; hommesd’affaires que la déesse Terpsichore ne séduit pas et qui préfèrentcauser dépression commerciale ou change sterling, pendant que lecommun des mortels s’amuse ; cavaliers etblondes à qui le tête-à-tête sous les arbres feuillus nepeut jamais déplaire ; fumeurs affamés, inhumainement chassésdu voisinage des dames ; beaux en quêtesd’aventures ; enfin, rêveurs pour qui le spectacle d’unemélancolique nuit d’été l’emporte sur la vue de pauvres danseurssuant à grosses gouttes :—tout cela se croisait, défilait,caquetait dans le jardin du cottage.

Le coup d’œil était charmant.

Grâce à la discrète lumière de la lune, etsurtout grâce aux reflets multicolores de plusieurs lanterneschinoises disposées avec goût de distance en distance, aux pointsde jonction des allées, robes blanches, manteaux rouges, cheveluresdénouées—blondes ou brunes—rubans de toutes nuances, habits detoutes formes apparaissaient sous un aspect pittoresque aupossible.

C’était un tableau mouvant, où les couleurs,les ombres, les sujets changeaient à toute seconde, comme dans unereprésentation de fantasmagorie !

Et, planant au-dessus de cette foule bigarrée,le murmure frais et perlé des voix de femmes, ou le grondement plussonore des organes masculins !

Il y avait bien, en effet, de quoi faireoublier la salle de danse—contenant et contenu.

Mais, parmi cette foule insoucieuse quitraînait nonchalamment ses pas dans les larges allées du parc de laFolie-Privat, il y avait probablement quelques personnes ayant, unautre but que celui de se distraire.

Deux individus, entre autres, marchaient avecun peu trop de circonspection et se faufilaient avec infinimenttrop de soins derrière les épais rameaux bordant les allées, pourne pas éveiller de prudentes appréhensions.

Ces deux compères—un grand et un petit—aprèsune foule de détours et de contremarches, s’arrêtaient enfinderrière un banc presque entièrement dissimulé sous le feuillaged’un sapin de rond-point.

On se rappelle que cet endroit avait étéprécisément choisi par Gustave Després pour sa première entrevueavec Mlle Privat.

Une fois là, nos deux individus se tapirent deleur mieux dans le taillis et ne bougèrent plus.

Il était alors près de onze heures, et, dansle grand salon du cottage, la danse faisait fureur. Seul à peuprès, ce carrefour éloigné du parc manquait de promeneurs, tandisque les échos de tous les bosquets des alentours redisaient lesfrais éclats de rire ou le murmure plus doux des conversationsenjouées.

Un quart-d’heure se passa, pendant lequel lesilence ne fut troublé que par le cric-crac des coléoptères sejouant au milieu des hautes herbes du gazon.

Puis, tout à coup, une voix aigre et d’untimbre caractéristique surgit des profondeurs en arrière dubanc.

— Sapristi ! disait la voix, jecommence à m’embêter. Le particulier est capable de ne pasvenir.

— Il viendra, répondit un formidableorgane de basse-taille : le patron l’a dit.

— Il devrait être ici depuis une bonnedemi-heure… Tu vas voir que ce chameau-là va nous brûler lapolitesse, répliqua la voix de fausset.

— La consigne est d’attendre, se contentade repartir stoïquement la contrebasse.

Mais ce parti philosophique ne plut,paraît-il, que médiocrement au premier interlocuteur, car ilémergea bientôt d’un bouquet de feuillage et s’avança de quelquespas dans la direction du rond-point. Ce mouvement compromitgravement l’incognito du personnage… En effet, un indiscret rayonde lune tombant d’aplomb des régions célestes, éclaira soudain lafigure de maître Passe-Partout.

Effrayé de ce sans-gêne compromettant, lecollaborateur de Lapierre se replongea bien vite dans l’obscuritédu feuillage, où il rejoignit son compagnon, qui n’était autre queBill.

Que faisaient là les deux bandits et dans quelbut sinistre se dérobaient-ils ainsi aux rayons même de lalune ?

On le devine aisément. Ils avaient pourinstructions d’empocher une nouvelle entrevue entre, le Roi desÉtudiants et la fiancée de Lapierre. Ce dernier jouait là sadernière carte, il le savait bien ; mais que le coup réussit,et aucun obstacle sérieux ne subsistait plus entre Laure et lui,entre la fortune et l’âpre convoitise.

Depuis deux jours, l’habile prétendant avaittout mis en œuvre pour détruire, dans l’esprit de Mlle Privat,l’effet produit par les révélations de Després ; et nousdevons avouer que l’ex-fournisseur n’avait pas trop mal réussi,puisque la pauvre jeune fille, à bout d’arguments, n’avait putrouver d’autre échappatoire que celui-ci : « Je nedemande qu’à être convaincue. Si M. Després ne m’apporte pasles preuves qu’il m’a promises, eh bien ! je croirai commevous qu’il n’a voulu que se venger, et notre mariage aura lieu.Dans le cas contraire, n’espérez pas que je faiblirai devantd’audacieuses menaces. »

L’enlèvement de Louise, la séquestration duCaboulot, et la maladie de Després—toutes choses ignoréescomplètement de Mlle Privat et de ses amis—servaient à merveillesles projets criminels de Lapierre, et pourvu que la nuit du bal sepassât sans encombre, la situation était enlevée.

Mais il y avait cent à parier que le tenaceRoi des Étudiants n’abandonnerait pas de la sorte une partiepresque gagnée. Sa blessure n’avait pas eu de suite fatales, et ilétait en état de venir au rendez-vous donné à Laure, puisque, lematin même, Passe-Partout l’avait vu se promener dans la chambre dela maison Gaboury.

Seulement, allait-il se présenter ouvertement,par l’avenue du cottage, ou se faufiler dans le parc, comme lors desa première visite ?… c’est ce qu’il était, un peu difficilede prévoir, même pour un habile espion habitué à toutes lesroueries.

Voilà pourquoi ; ne voulant rien laisserau capricieux hasard, Lapierre avait jugé prudent de prévoir lesdeux éventualités, en plaçant deux sentinelles à l’entrée del’avenue et deux autres près du rond-point.

De la sorte, il aurait fallu que ce pauvreDesprés eût une fière chance pour arriver jusqu’à Laure.

Aussi donna-t-il tête baissée dans letraquenard, malgré le soin qu’il prit de pénétrer dans le parc parla grande allée du rond-point, éclairée ce soir-là comme en pleinjour.

Au moment où il longeait le banc derrièrelequel se tenaient accroupis nos deux bandits de toute à l’heure,il fut terrassé et bâillonné, puis solidement garrotté, sans mêmeavoir eu le temps de pousser un cri.

Bill et Passe-Partout n’en étaient pas à leurcoup d’essai dans ce genre d’opération, et il faut leur rendrecette justice qu’ils faisaient toujours leur besogne enconscience.

Cette nuit-là, ils se surpassèrent même… sibien que l’illustre Passe-Partout grommela joyeusement :

— Sapristi ! si le patron n’est passatisfait, il faut qu’il soit crânement difficile… car noustravaillons, parole d’honneur, comme de vraisartisses…

— Et maintenant, ajouta-t-il, rejoignonsvite la voiture, et filons proprement vers la geôle de la mèreFriponne.

En un clin d’œil, les deux chenapans eurentdisparu dans les profondeurs du parc, traînant avec eux leurvictime, réduite à la plus complète impuissance.

Chapitre 25TROP TARD

 

Environ une demi-heure après l’audacieuxenlèvement auquel nous venons d’assister, et pendant qu’une lourdevoiture soigneusement fermée entraînait rapidement Després vers ladistillerie de la mère Friponne, l’orchestre installé dans le grandsalon du cottage entamait les premières mesures d’une valse.

Les danseurs étaient à leur poste et legracieux balancement du départ faisait déjà ondoyer tous lescouples impatients, lorsque deux nouveaux figurants se jetèrentdans la chaîne mouvante, au moment où la danse s’ébranlait.

Le tourbillon s’arrêta une seconde et chacuns’empressa de faire place au couple retardataire.

Quand nous aurons dit que les arrivantsn’étaient autres que Paul Champfort, le neveu, et Laure Privat, lafille de l’amphitryon, personne ne s’étonnera de la complaisanceempressée des valseurs.

Cependant, la valse n’avait pas étéinterrompue, et, glissant en cadence sur le parquet, chaque coupletournoyait, défilait, disparaissait, pour revenir et disparaîtreencore. Les falbalas des danseuses, subissant les lois de la forcecentrifuge, s’épanouissaient en rond, s’élevant à chaque mouvementgiratoire, pour retomber quand ce mouvement diminuait ou cessait.Mais les cavaliers infatigables, enlevés par une formidablemusique, enivrés par les parfums s’exhalant des toilettes fémininesviolemment secouées, ne laissaient guère de repos à ces pauvresfalbalas… et le gigantesque serpent de valseurs continuait toujoursà dérouler ses anneaux de couples enlacés.

Paul Champfort subissait, plus que tout autre,l’enivrement général.

Le contact de la femme aimée, de cettemalheureuse Laure qu’il allait perdre à jamais dans quelquesheures ; l’entraînement irrésistible de la cadence : lesnotes éclatantes des cuivres, où se mariaient les sons moelleux desclarinettes et les trilles aigus des violons ; ces effluvesmagnétiques qui s’échappent des prunelles animées des femmes ;et par-dessus tout, l’haleine tiède et haletante de sa danseuse,lui arrivant au visage par bouffées aromatiques… tout cela luimonta au cerveau comme une fumée d’or et lui donna le vertige.

Il arriva même un moment où, perdant toutcontrôle sur lui-même et dominé par un irrésistible besoind’épanchement, il se baissa vers l’oreille de Laure et lui soufflaardemment : « Oh ! je t’aime ! jet’aime ! »

La jeune fille leva vers son cousin un regardbrûlant, sentit courir dans ses veines un frisson de fièvre, puis,faiblissante et pâle, murmura :

— C’est assez. Je me sens tout étourdie…Retirons-nous.

Champfort obéit.

Il abandonna la valse et conduisit sa cousine,la soutenant de son bras droit, dans une pièce contiguë, où il ladéposa sur un canapé.

Puis, s’emparant d’une carafe d’eau frappée,il en humecta son mouchoir, et bassina les tempes de Laure.

La jeune créole parut se remettre.

— Vous sentez-vous mieux, Laure ?demanda doucement Champfort.

— Oui, mon cousin, merci… ce n’étaitd’ailleurs qu’un simple étourdissement. La valse me produittoujours cet effet-là.

— Vous êtes toute pâle !

— Ce n’est rien. Ne parlons pas decela ; les couleurs me reviendront avec le repos.

— Voulez-vous que j’appelle matante ?

— N’en faites rien, et asseyez-vousplutôt là, près de moi.

Et voyant le jeune homme se troubler unpeu :

— N’êtes-vous pas mon médecin ?ajouta-t-elle en souriant faiblement. Vous tiendrez compagnie àvotre malade.

Champfort prit place sur le canapé ; maisune secrète pensée se traduisit, malgré lui, dans son regard et iljeta un coup d’œil sur la porte donnant sur le salon.

Laure vit ou plutôt devina ce regard.

— Je vous comprends, dit-elle ; vouscraignez que mon fiancé ne prenne ombrage de notretête-à-tête ?

— Oh ! fit Champfort.

— Rassurez-vous. Monsieur Lapierre étaitsorti, vous le savez, lorsque nous avons valsé ensemble…

— Je crois, en effet…

— Eh bien ! il n’est pas rentré, queje sache ?

— Non, mais il rentrera… et, à direvrai…

— Voyons.

— Je n’aime pas à lui procurer l’occasionde m’humilier par ses airs vainqueurs.

— Ce n’est pas à redouter… On ne peutchanter victoire quand il n’y a pas eu combat.

Champfort baissa la tête et soupiraintérieurement : « Elle n’a pas entendu mon aveu !se dit-il… C’est peut-être tant mieux… N’y pensons plus. »

« Vous ne répondez pas ? reprit lajeune créole, d’une voix un peu émue.

— Mais, qu’ai-je à répondre… sinon quevous êtes la logique même ?

— Vous admettez donc ?

— Sans aucun doute.

— En ce cas, causons, puisque rien nenous en empêche.

Champfort regarda sa cousine avec quelquesurprise, puis répondit froidement :

— Causons. Aussi bien, est-ceprobablement la dernière fois que nous en avons l’occasion.

— Qui sait ! murmura Laure.

Il y eut alors un silence de quelquessecondes, —silence pénible et plein d’anxiété. Les deux jeunes genssemblaient également mal à l’aise : Champfort pâle etsoucieux, la jeune fille émue et agitée de penséestumultueuses.

À la fin, Laure parut recouvrer toute saprésence d’esprit et elle commença sur un tonindifférent :

— Eh bien ! Paul, comment va lafête ?

— Ma foi, elle me semble très brillante,répondit le jeune homme, ne sachant où voulait en venir sacousine.

— Tout Québec, y est, n’est-cepas ?

— Mais oui, tout Québec de la haute, dumoins.

— Il ne manque guère, à ce qu’Edmond m’adit que cinq ou six invités ?

— C’est plus que je ne puis dire, n’ayantpas vu la liste.

— Vous devez, au moins, savoir si tousvos amis se sont rendus ?

— Tous… moins un, répondit Champfort,dont le front s’assombrit.

— Ah ! quel est ce monsieur qui faitainsi défaut ?

— C’est un de mes compagnonsd’Université, un ami d’Edmond.

— Comment s’appelle-t-il ? demandaLaure avec plus d’agitation qu’elle n’en voulait laisserparaître.

— Il s’appelle Gustave Després, réponditChampfort, en baissant la voix et regardant de nouveau du côté dusalon.

— Qu’avez-vous donc à vous retournerainsi ? Est-ce que par hasard, le nom de ce monsieur Desprésne pourrait se prononcer à haute voix et devant tout lemonde ?

— Oui et non.

— Encore une énigme ?

— Le mot en est facile. C’est que le nomde Gustave pourrait éveiller de vilains souvenirs dans l’esprit decertaine personne.

— Parlez-vous au singulier ou au pluriel,en disant certaine personne ?

— Je parle au singulier, ma cousine.

— Ah…

Laure hésita une seconde, puisreprenant :

— Je parie que cette personne, je laconnais…

— Vous connaissez son nom, sa figure, sonphysique enfin, oui.

— Mais pas son moral, n’est-cepas ?

— Vous devinez si juste, que c’estplaisir de vous poser des énigmes, ma chère Laure.

— Attendez, au moins, que je vous aienommé la personne qui, dans votre esprit, n’aime pas à entendreprononcer le mot Gustave.

— C’est juste. Dites.

— Eh bien ! celui que voussoupçonnez de frayeurs si puériles n’est autre queM. Lapierre.

— Précisément, chère cousine.M. Joseph Lapierre est l’homme chez qui le nom deGustave éveillerait de terribles souvenirs et quipréférerait voir le diable en personne arriver ici ce soir oudemain matin, que d’apercevoir tout-à-coup Gustave Després, auseuil du grand salon.

— Vous en êtes sûr ?

— Aussi sûr que je le suis d’avoir prèsde moi une malheureuse jeune fille glissant sur la pente de laperdition.

Laure eut un véritable frisson. Elle crispa samain sur le bras de son cousin et lui dit d’une voixaltérée :

— Paul, Paul, ce que vous affirmez là estgrave, et vous me devez une explication.

Champfort se taisait…

— Il le faut, vous dis-je, insista lajeune créole, en le regardant fixement. Pourquoi suis-je en voie deme perdre et comment le nom de M. Gustave Després setrouve-t-il mêlé aux affaires de mon fiancé ?

— À quoi bon ! murmura le jeunehomme, sur le point de céder.

— À quoi bon ?… Vous me ledemandez ?… Mais, apparemment, à me sauver de l’abîme où jeglisse, d’après vous.

— Eh bien ! vous l’aurez, cetteexplication, répondit Champfort résolument. Elle sera courte, maisclaire. Vous voulez savoir pourquoi Gustave Després, s’ilapparaissait tout-à-coup à la Folie-Privat, produirait sur votrefiancé l’effet de la tête de Méduse ?… Je vais vous le dire.C’est que Després possède la preuve que Lapierre est un misérable,absolument indigne d’aspirer à votre main. Bien, plus, ma pauvreLaure, ce même Després pourrait établir qu’un ruisseau de sangsépare les deux personnes qui vont unir demain leur destinée, etque votre mariage serait l’alliance monstrueuse du loup et de labrebis.

Laure frissonna de nouveau sous la voixardemment convaincue de son cousin.

— Mais il va venir, il doit venir,M. Després ! s’écria-t-elle inconsidérément.

— Il ne viendra pas, Laure, ou ce seramiracle.

— Qui vous fait dire cela ?

— Voilà quatre jours que Gustave a quittéson logis, et, depuis, il n’a pas reparu.

— Ciel ! dites-vous vrai ?

— J’ai fouillé tout Québec pour leretrouver ou avoir seulement un renseignement sur son compte, maissans le moindre résultat.

— Oh ! mon Dieu !… et cespreuves qu’il m’a promises, ces preuves établissant…

— Quoi ! interrompit Champfort,stupéfait, vous auriez vu Gustave Després ?

— Eh bien ! oui, s’écria la jeunecréole, s’apercevant trop tard de son indiscrétion involontaire,oui, je l’ai vu et nous avons longuement conversé ensemble. Jeconnais toutes les graves accusations qui pèsent sur monfiancé ; je sais qu’il a été espion dans l’arméeaméricaine ; je sais qu’il ne me recherche que pour madot ; je sais enfin qu’il a probablement des fautes plusgraves à se reprocher. Et cependant…

— Achevez, de grâce.

— Et cependant, si tout cela n’est pasprouvé, si M. Després n’arrive pas avant demain, ou plutôt cematin, à six heures, rien au monde ne pourra empêcher ce Lapierrede devenir mon mari, une heure plus tard.

— Comment cela, mon Dieu ?

— D’abord, parce qu’il a ma parole ;en second lieu, parce que—faute de preuves du contraire—je doisobéir à la voix d’un mourant.

— Mais c’est impossible, cela ! Vousne pouvez ainsi sacrifier votre existence entière à un doute, à unsentiment de piété enthousiaste. Vous vous devez à vous-même, vousdevez à vos parents, à vos amis d’attendre au moins qu’une aussimalheureuse situation soit clairement définie, que des preuves vousarrivent…

— Impossible ! impossible !répondit Laure, avec une conviction douloureuse. Ah ! c’estune terrible position que la mienne, et la fatalité est là qui mepousse à l’autel, me répétant sans cesse : « Femme, faiston devoir !… » Je le ferai, cet inexorable devoir ;j’ensevelirai sous mon blanc voile de mariée ma jeunesse mesillusions, mon cœur, tout !…

Et la malheureuse jeune fille étouffa un longsanglot.

Champfort perdit la tête. Il saisitbrusquement les deux mains de sa cousine, et d’une voix oùtremblait la passion si longtemps comprimée :

— Non, non, s’écria-t-il, tu ne feras pascela, ma bonne Laure ; non, tu ne seras pas l’enjeu de lapartie jouée par un misérable ; non, tu n’iras pas broyer toncœur sous le corsage de ta robe nuptiale !… car je ne veuxpas, moi ; car, aux ignobles calculs de Lapierre, j’opposeraimon amour sans tache pour toi, mon amour que six années d’amertumescontenues rendent sacré !

Et le jeune étudiant, beau de douleur et denoble passion, se laissa glisser aux genoux de sa cousine.

Laure eut dans les yeux un éclair de joiesurhumaine ; sa belle figure se colora d’une bouffée du sangvenu du cœur… Mais elle tressaillit aussitôt après, et prenant dansses mains la tête de Champfort agenouillé, elle y colla son visagebaigné de larmes.

— Trop tard ! murmura-t-elle avecmélancolie, trop tard, mon pauvre Paul !… Nous ne nous sommespas compris… Moi aussi, je t’aimais, et—ajouta-t-elle plus bas—jet’aime encore !

— Tu m’aimes ! s’écria Champfortd’une voix concentrée, tu m’aimes ?… Oh ! redis-le-moi,ce mot qui me rend fou.

— Oui, je t’aime ! articulanettement Laure, Mais, encore une fois, ni mon amour pour toi, niaucune autre considération au monde n’empêcheront mon sacrifice des’accomplir, si le courageux jeune homme qui s’est annoncé commemon sauveur n’arrive pas à temps.

— Oh ! Gustave, où es-tu ?murmura Champfort amèrement.

En ce moment, l’horloge du grand salon sonnaune heure du matin.

— Déjà une heure ! murmura la jeunefille, en se levant. Mon cousin, il faut nous séparer. Notreabsence n’a été que trop longue et pourrait être remarquée.

— Tu as raison, Laure, réponditl’étudiant : je vais te quitter, mais pour retrouver notresauveur. Depuis que je sais être aimé de toi, je me sens capable deremuer des montagnes. Gustave Després sera présent à la signaturedu contrat, ou sinon…

Il ajouta en lui-même : Gare àLapierre !

Laure tendit la main à son cousin, lui murmuraun mot d’espoir et rentra dans le salon.

Quant à l’heureux Champfort, il prit une autreporte et disparut dans les multiples pièces du cottage.

À la même minute, par une étrange coïncidence,Lapierre opérait sa rentrée par la grande porte de l’avenue.

Chapitre 26LA TÊTE DE MÉDUSE

 

D’où venait l’espion, et quel avait été lemotif de sa brusque sortie, une heure auparavant ?

C’est ce que nous allons dire en peu demots.

Pendant toute la soirée, Lapierre avait étéinquiet, agité ; ses yeux s’étaient souvent dirigés, avec uneimpatience à peine contenue, vers l’horloge du grand salon ;sa conversation, bien qu’enjouée et pleine de verve, s’étaitressentie de l’état de son esprit, et sa bonne humeur n’avait étéqu’une bonne humeur de commande ; sa gaieté, qu’une gaietéfactice, nerveuse, intermittente. Chaque fois que la porte d’entréedu grand salon s’était ouverte pour livrer passage à un invité enretard, à une figure nouvelle, il avait tressailli et pâli sous sonmasque de cire, comme s’il se fût attendu à quelque soudaineapparition, à voir une nouvelle statue du Commandeur.

Mais, ainsi que don Juan, il avait trop descepticisme dans l’âme et trop de foi dans son étoile pours’arrêter longtemps à des craintes puériles, et ne pas se remettreaussitôt de ces petites alertes.

Néanmoins, il faut croire que Lapierre avaitde sérieuses raisons pour observer ainsi la porte d’entrée, etdévisager tous les nouveaux arrivants, car pas une figure étrangèren’échappa à sa rapide inspection, pas un nom ne fut chuchoté sansêtre entendu de lui ; et, chose singulière, plus la soiréeavançait, plus s’approchait, par conséquent, le moment siimpatiemment attendu de son mariage, plus aussi l’inquiétudeétreignait Lapierre à la gorge, plus l’effarement se lisait dansses yeux.

C’est que le coquin avait beau se répéter àlui-même que toutes ses précautions étaient bien prises, sesennemis en lieu sûr, sa fiancée aux trois-quarts convaincue—unevague crainte, une mystérieuse terreur n’en faisait pas moinsfrémir les fibres les plus secrets de son être…

— Tout cela ne servira qu’à me perdredavantage, se disait-il, si ce Després de malheur n’est pasempoigné avant d’arriver ici.

En effet, l’enlèvement du Roi desÉtudiants ! voilà ce qui préoccupait, par-dessus touteschoses, maître Lapierre ; voilà ce qui le rendait nerveux etimpressionnable ; voilà ce qui lui mettait au cœur cettemystérieuse impression de terreur dont nous venons de parler.

Vers minuit, l’honnête fiancé n’y tint pluset, prétextant, vis-à-vis de Laure un grand mal de tête, il demandala permission d’aller prendre le frais dans le parc — permissionqui, on le conçoit sans peine, lui fut octroyée de grand cœur.

Lapierre sortit donc.

Au lieu de suivre les allées illuminées agiorno, il prit un sentier perdu et s’enfonça rapidement auplus épais du bois ; puis, faisant un crochet, il inclina versla gauche et se rapprocha ainsi du rond-point.

Une fois arrivé à vingt pas de l’endroit où,dans l’avant-dernier chapitre, nous avons vu Bill et Passe-Partouten embuscade, Lapierre s’arrêta et prêta anxieusementl’oreille.

Aucun bruit ne lui parvint, que la rumeursourde et lointaine des promeneurs conversant à demi-voix et lesaccords éclatants de l’orchestre répétés par les échos du parc.

Lapierre fit une dizaine de pas en avant ets’arrêta de nouveau pour écouter.

Même silence et mêmes bruits.

Alors, il appela doucement :

— Passe-Partout ! Bill !

Les deux mécréants ne répondirent pas—et pourcause. Ils trottaient en ce moment sur la route de Charlesbourg,—avec leur prisonnier Gustave Després.

Lapierre eut un rayon d’espérance.

— Serait-ce déjà fait ? se dit-il.Allons voir au signe convenu.

Et, se glissant sous les rameaux entrelacés,le rôdeur nocturne s’approcha du banc que l’on connaît. Une foislà, il tâta avec sa main et poussa une exclamation étouffée, ensentant, sous ses doigts une petite branche attachée grossièrementà une extrémité du dossier.

— C’est fait ! s’écria-t-il !Mon ami Després est allé rendre ses hommages à la mère Friponne.Brave Bill ! brave Passe-Partout ! comme ils me font unebonne besogne et quelle heureuse idée j’ai eue de me lesassocier !

Après avoir ainsi exprimé sa satisfaction.Lapierre se disposa au retour. Il refit le chemin qu’il venait deparcourir, se faufilant avec les mêmes précautions au milieu duparc, fuyant les endroits éclairés et adoptant de préférence lessentes plongées dans l’obscurité.

Une heure après son départ, il rentrait aucottage, dans le même moment—comme nous l’avons vu—où PaulChampfort en sortait par les appartements de derrière.

Le fiancée de Mlle Privat n’étant plusreconnaissable. Sa figure rayonnait, et un sourire de triomphe malcomprimé courbait sa fine moustache.

Laure s’aperçut de ce changement à vue et neput s’empêcher de frémir. Elle préférait voir son prétendantsoucieux et préoccupé, que de lire sur son front l’annonce d’unsuccès prochain. En effet, tout ce qui était joie chez cet homme neprésageait-il pas douleur et désillusion pour elle.

Quoi qu’il en soit, elle ne perdit pascontenance et reçut les compliments du jeune homme avec le calmedont elle ne s’était pas départie depuis que son sacrifice étaitfait. Et, d’ailleurs, les mutuels aveux qui venaient de s’échangerentre elle et son cousin n’avaient pas peu contribué à rendre lapaix à son cœur. Elle se disait maintenant que tout serait, tentépour la soustraire au gouffre qui l’attirait invinciblement, etqu’elle n’avait plus qu’à s’en rapporter courageusement à laProvidence. À quoi lui servirait de se raidir contre une destinéeinévitable, si Després n’arrivait pas ? Que lui vaudraient desrécriminations et des dédains, si Lapierre, en dépit de tout,allait être son mari ?

Voilà ce que se disait la jeune fille et voilàpourquoi elle accueillit son fiancé avec moins de froideur qued’habitude, presque amicalement.

— Mademoiselle, roucoulait Lapierre, j’aiappris en entrant que vous vous êtes trouvée fatiguée pendant unevalse : me serait-il permis de vous demander si cettefaiblesse est passée ?

— Oh ! monsieur, ce n’était qu’unsimple étourdissement, répondit Laure, une défaillance passagèrequi n’a pas eu de suites.

— Vous me voyez très heureux d’apprendrequ’il en a été ainsi, car vous aurez besoin de toutes vos forcespour la grande journée dont l’aurore va poindre bientôt.

— Vous avez raison, monsieur, il mefaudra être forte ! murmura Laure, avec un singulier sourire.Aussi, ajouta-t-elle, ai-je l’intention de me ménager et de ne plusaccepter d’invitation à danser.

— Je ne saurais blâmer une aussi sagedétermination, mademoiselle—d’autant moins qu’elle me prouve votredésir de paraître à l’autel dans tout l’éclat de votre beauté,répondit galamment Lapierre.

— Oh ! monsieur, croyez que cetteconsidération-là est pour fort peu de chose dans ma décision, etque cette beauté dont il vous plaît de parler, je ne m’en occupeguère.

— Vous avez tort, mademoiselle ;car, au milieu de cet essaim de charmantes jeunes filles quiémaillent, cette nuit, vos salons, vous êtes et restez encore laplus charmante.

— En vérité, M. Lapierre, voustournez à ravir le madrigal, et je me demande ce qui a pu vousarriver de si heureux pour que vous vous soyez transformé de lasorte.

Le jeune homme se mordit les lèvres.

— Vous trouvez ? fit-ilnarquoisement.

— Mon Dieu, oui… répondit Laurenégligemment. Il y a une heure à peine, vous sembliez soucieux,préoccupé…

— La promenade m’a fait du bien, répliquaLapierre, et, d’ailleurs, me ferez-vous un crime de perdre un peula tête à l’approche du bonheur que je rêve depuis silongtemps ?

Laure ne répondit pas sur-le-champ. Elleplongea son regard froid et calme dans l’œil louche de soninterlocuteur.

— Il y a peut-être autre chose,dit-elle…

— Autre chose ?… quoidonc ?

— L’absence de certaine personne…

— Je vous comprends, mademoiselle,répliqua gravement Lapierre ; vous voulez parler de monsieurDesprés, n’est-ce pas ?

— Précisément, monsieur.

— Je suis très aise que vous ayez amenéla conversation sur ce terrain, car vous me fournissez l’occasionde vous dire franchement ma pensée là-dessus. Vous vous rappelez,n’est-ce pas, que vendredi dernier, sans savoir même que vous vousétiez rencontrée avec ce Després, je vous disais que mes ennemiss’agitaient dans l’ombre, tramaient contre moi, obéissant à un motd’ordre, parti je ne savais d’où ; vous vous souvenez que jevous ai mentionné spécialement le nom du matamore qui devait,paraît-il, venir jusqu’ici soutenir ses accusations ridicules enface de toute la noce ; vous avez souvenir de tout cela,n’est-il pas vrai ?

— C’est vrai… je me souviensparfaitement.

— Eh bien ! mademoiselle, comme cejour là, je vous déclare de nouveau que j’aurais été heureux devoir monsieur Després exécuter sa menace et remplir sonengagement ; j’aurais été charmé de pouvoir, d’un seul coup,fermer la bouche à ce vaillant chevalier redresseur de torts, digneémule de feu don Quichotte… Et tenez, mademoiselle, il n’y a pasencore à désespérer, puisqu’il n’est que deux heures et que lecontrat ne se signe qu’à six… Attendons, et peut-être que lajustice de Dieu voudra bien envoyer cet impudent papillon se brûlerles ailes à la lumière de la vérité.

— Vous avez raison : attendons lajustice de Dieu ! répondit Laure avec gravité.

En ce moment, madame Privat pénétrait dans lesalon et se dirigeait vers le groupe formé par son futur gendre etsa fille.

— Ma chère Laure, dit-elle en arrivant,je viens t’enlever ton fiancé pour quelques instants. Le notaireest occupé à dresser le contrat, et il a besoin de monsieurLapierre pour certains renseignements. Tu permets, n’est-cepas ?

— Faites, répondit Laure, avecinsouciance.

Lapierre s’inclina et suivit la veuve ducolonel.

Quant à la jeune créole, elle se dirigea versl’embrasure d’une fenêtre et ramena sur elle les rideaux, pouréchapper à l’obsession de la foule, qui n’aurait pas manqué devenir lui rendre ses hommages.

Là, elle colla son front contre une vitre etregarda anxieusement l’avenue brillamment illuminée ; puis sapensée prit son essor et suivit son cousin, Paul Champfort, à larecherche du mystérieux sauveur qu’elle n’avait fait qu’entrevoir.À toute minute, par une illusion d’espoir, elle se figurait voirarriver les deux jeunes gens—l’un rayonnant comme le bonheur,l’autre terrible comme la vengeance !

Mais toute la nuit se passa ; maisl’aurore descendit du ciel ; mais quatre heures sonnèrent,puis cinq, puis six, sans réaliser le secret espoir de lamalheureuse fiancée, sans que Gustave eût paru ?

Seulement, comme le dernier coup de lasonnerie vibrait encore au-dessus des assistants silencieux,Champfort entra dans le grand salon.

Il était extrêmement pâle et paraissaitexténué de fatigue.

Laure, assise près de sa mère et à quelquedistance de la table où se tenait un grave notaire, jeta à soncousin un coup d’œil interrogateur ; mais celui-ci ne put quecourber la tête dans un geste de suprême désespoir.

— Allons ! le sort en est jeté, sedit la jeune fille, consommons courageusement notre sacrifice…,.Dieu n’a pas voulu que j’eusse ma part de bonheur sur laterre !

Et, calme, stoïque, impassible, elle écouta lalecture du contrat de mariage, faite en ce moment par lenotaire.

Le plus profond silence régnait parmi lesnombreux assistants, rassemblés dans le salon. Seuls, PaulChampfort et Edmond Privat, retirés à l’écart, causaient d’unefaçon extrêmement animée.

Les deux jeunes gens paraissaient sous le coupd’une violente émotion et semblaient discuter une question d’unhaut intérêt, car sur leurs pâles figures se lisait lebouleversement le plus terrible. Champfort, surtout, avait l’airfurieusement excité et dominé par une de ces froides colères quel’on ne maîtrise pas.

Le jeune Privat, plus raisonnable, faisaittous ses efforts pour calmer son cousin.

Cependant, le notaire acheva la lecture ducontrat de mariage au milieu du silence général. Il promena alors,à travers ses lunettes, un regard interrogateur sur lesintéressés ; puis, constatant que personne n’avait d’objectionà faire, il se leva et présenta au futur époux, Joseph Lapierre,son siège et sa plume.

— Signez, monsieur, dit-il.

Lapierre signa d’une main fiévreuse. Puis, selevant, il attendit, tout en présentant la plume au notaire.

— À la future épouse, maintenant !reprit l’homme de loi. Passez la plume à votre fiancée,monsieur.

Lapierre se tourna vers Laure et attendit,tenant toujours la plume.

Mais, comme la jeune fille hésitait, tournantdésespérément son regard vers la porte d’entrée, madame Privatintervint.

— Eh bien ! Laure, que fais-tudonc ? dît-elle avec une certaine impatience ; ne vois-tupas que tu fais attendre ces messieurs ?

— J’y vais, ma mère ! répondittranquillement la jeune créole.

Et, plus blanche que le papier sur lequel elleallait inscrire son nom, plus froide que la table de marbre quiservait de bureau, elle s’avança silencieuse et résignée.

Lapierre, fort pâle lui-même, s’empressa delui présenter la fatale plume.

La victime se mit en devoir de signer sacondamnation…

Mais, à cet instant, suprême, il se passaquelque chose d’étrange. On vit Champfort s’échapper brusquementdes mains d’Edmond Privat et marcher, un revolver à la main, surLapierre, tandis que la porte d’entrée du salon s’ouvrait avecfracas pour livrer passage à un homme pâle et le visage ruisselantde sueur…

À cette terrible apparition, Lapierre poussaun cri étouffé et tomba sur un siège. Quant à Laure, elle laissaéchapper la plume, joignit les mains et leva les yeux au ciel, dansune muette action de grâce.

L’homme qui arrivait ainsi à la dernièreheure, à la dernière minute, c’était le sauveur, c’était GustaveDesprés.

Chapitre 27DEUX VIEILLES CONNAISSANCES

 

Avant de mettre face à face les deuximplacables rivaux de Saint-Monat, retournons un peu sur nos pas etexpliquons comment il se faisait que le Roi des Étudiants, enlevési prestement la veille, arrivait cependant juste à point poursauver Laure des bras de Lapierre.

On se rappelle que vers le soir du 22juin—c’est-à-dire quatre jours auparavant—Després, ramassé sanglantet privé de sentiment dans le parc de la Folie-Privat, avait étéconduit chez le père Gaboury par le petit Caboulot, et là, confiéaux soins d’un médecin ; on se rappelle, en outre, que Louiseavait disparu le même soir, sans que les recherches les plusminutieuses eussent donné seulement un indice relativement à cetteétrange affaire ; enfin, nos lecteurs ont trop bonne mémoirepour n’avoir pas tout frais dans l’esprit le spectacle poignant dupauvre Caboulot enserré dans les immenses bras de Passe-Partout, aumoment où le courageux enfant faisait pâlir Lapierre sous le regarddes six prunelles d’acier de son revolver.

Il va sans dire que tout cela s’était accomplià l’insu du Roi des Étudiants, cloué sur le lit de Louise par unefièvre cérébrale qui s’était déclarée pendant la nuit, et il estparfaitement inutile d’ajouter que la garde-malade chargée deveiller auprès du blessé avait reçu instruction de ne pas toucherun mot de ces événements, au cas où Gustave, revenu àl’intelligence, la questionnerait.

Il résulta donc de toutes ces salutairesprécautions que Després n’apprit l’horrible vérité, c’est-à-dire ladisparition du Caboulot et de Louise, que dans la matinée du lundisuivant, jour où le médecin le déclara hors de danger et luiraconta ce qui était arrivé.

Le Roi des Étudiants n’eut pas de peine àdeviner d’où partaient tous ces coups successifs. Il se souvint ducélèbre axiome de droit criminel : « Cherche à qui lecrime profite », et il eut bientôt fait de trouver à quipouvait, profiter la disparition du Caboulot et de sa sœur ;et, rattachant ces deux attentats à la tentative de meurtre faitesur lui, quelques jours auparavant, le jeune homme acquit laconviction que Lapierre, Lapierre seul, était l’auteur de toutesces ténébreuses menées.

Que faire ?…

Fallait-il terminer la campagne par un coup defoudre, en dénonçant Lapierre aux autorités de police et le faisantarrêter dans son propre domicile ?

Gustave en eut un instant la pensée, mais illa rejeta aussitôt. Sa loyauté native se prêtait mal à desemblables moyens, et il chercha autre chose.

Ne valait-il pas mieux faire le mort etlaisser l’ennemi s’endormir dans une trompeuse sécurité, pourtomber sur lui au moment où il croirait la victoireassurée ?

C’était de bonne guerre, et c’est à ce derniermoyen que s’arrêta l’étudiant. Il attendrait, pour se rendre à laCanardière, que la nuit fût venue, et il ne ferait que passer chezlui—le temps de prendre un certain portefeuille où étaitsoigneusement enfermé le dossier de l’ex-fournisseur des arméesaméricaines.

Malheureusement, Després comptait sans maîtrePasse-Partout, qui, nonchalamment étendu sur le talus du rempart,le guettait par une embrasure. Or, ce digne garçon, relevé de sagarde auprès du Caboulot, s’était installé dès le matin en face dela maison Gaboury et ne l’avait pas un seul instant perdue devue.

Une si belle persévérance ne devait pas resterinfructueuse. Passe-Partout vit, à un certain remue-ménage dans lachambre du malade, que quelque chose d’inaccoutumé se passait. Ilredoubla d’attention, dilatant ses prunelles pour essayer de percerl’épais rideau de mousseline qui masquait la fenêtre. Mais, endépit de toute la bonne volonté du monde, l’excellent garçon ne putque constater le passage fréquent de deux ombres derrière lemalencontreux rideau.

Un autre se fût découragé.

Passe-Partout, lui, ne fit que se piquer aujeu.

Enfin, vers six heures du soir. Argus—le dieudes espions—eut pitié de son disciple. La fenêtre s’ouvrit toutegrande et Després se pencha hors de l’appui pour inspecter larue.

Cela ne dura qu’une seconde ; maisPasse-Partout vit ce qu’il voulait voir, c’est-à-dire un blessétout vêtu et assez bien rétabli pour entreprendre une petitepromenade à la Canardière.

Il détala aussitôt et se rendit en toute hâtechez le patron.

Là, il ne dit qu’un mot :

— Votre homme va venir.

— C’est bien, partez, lui fut-ilrépondu ; et, surtout, n’oubliez pas qu’il faut que les chosesse fassent sans bruit. Pas de lutte, pas de cris. Mais un bonbâillon et des cordes solides. Allez.

Bill, surgissant du cabinet privé,emboîta le pas derrière Passe-Partout, et les deux coquins prirentle chemin de la Folie-Privat.

Trois-quarts d’heure plus tard, une voiture demaître, conduite par un élégant jeune homme et agrémentée d’undomestique en livrée, descendait rapidement la rue Saint-Louis ettournait l’angle de la côte du Palais.

C’était Lapierre qui se rendait au bal de safuture belle-mère, Mme Privat.

La garde du Caboulot, toujours prisonnier dansson cabinet noir, avait été confiée à Madeleine.

Mais revenons à Gustave Després.

Après avoir rassuré le père Gaboury sur lesort de ses deux enfants et lui avoir promis de les ramener sainset saufs au logis, le lendemain, le Roi des Étudiants se disposa audépart.

Il attendit cependant que la nuit fûtcomplètement venue ; puis il s’enveloppa dans une ampleredingote et se dirigea vers la rue Saint-Georges, où ildemeurait.

Sa maîtresse de pension, en le voyant arriversi inopinément, faillit lui sauter au cou.

— Ah ! monsieur Després, dit-elle,j’ai cru qu’il vous était arrivé malheur, et vos amis, donc !…Dame ! depuis quatre jours qu’on n’a eu, de vous ni vent ninouvelle !…

— Rassurez-vous, la mère, réponditGustave… J’ai fait un voyage : voilà tout.

— Tant mieux. Seigneur !…

Elle allait continuer, mais Gustave ne lui enlaissa, pas le temps et monta chez lui. Sans perdre une minute, ilouvrit un des tiroirs de son secrétaire et y prit un vieuxportefeuille de maroquin rouge, à fermoir de cuivre oxydé, qu’ildissimula soigneusement sous ses habits ; puis il sortit de sachambre, referma sa porte et regagna la rue, à petit bruit.

Une heure après, il pénétrait, par un chemindétourné, dans le parc de la Folie-Privat et s’avançait, absorbédans ses pensées, vers le rond-point. Certes, il était loin des’attendre à rencontrer, au beau milieu des domaines deMme Privat et en pleine nuit, les deux oiseaux de pénitencierqui le guettaient. Aussi, lorsque ces messieurs s’abattirent surlui avec un ensemble magnifique, Gustave fut-il extrêmementsurpris, tellement surpris qu’il ne songea pas même à se défendre.L’eut-il voulu, du reste, que la chose eût été impossible. Eneffet, les agresseurs ne s’amusèrent pas à lui expliquer commentils se trouvaient là et à s’excuser de la liberté grande. Bien aucontraire, pendant que l’un lui appliquait sur la bouche un solidebâillon, l’autre, avec une dextérité inouïe, lui liait bras etjambes, le mettant dans l’impossibilité absolue de bouger.

Cela fait, le plus grand des bandits—uneespèce de géant, aux formes massives—sortit de sa ceinture un courtpoignard et en appliqua froidement la pointe sur la poitrine duprisonnier.

— Un cri, un geste… et tu es mort, monbonhomme ! dit-il d’une voix sourde.

— Nous te ferons pas de mal, si tu essage ; mais gare à la dissipation ! ajouta le plus petitsur un ton aigrelet.

Després n’avait garde de crier : ilétouffait sous son bâillon : de gesticuler : il étaitficelé comme une momie de la pyramide de Khéops.

Il se contenta donc de rager in pettoet de déplorer son imprévoyance. Mais c’étaient là des regretssuperflus, et le Roi des Étudiants n’était pas homme à s’yabandonner longtemps. Comprenant parfaitement que le seul but deLapierre, en le faisant enlever, était de l’empêcher de communiqueravec Laure avant son mariage. Després concentra toutes ses facultésà chercher un moyen de s’échapper avant le lendemain matin.

— Pourvu qu’on ne m’entraîne pas troploin, se dit-il, rien n’est perdu. Je trouverai bien, d’ici àquelques heures, un expédient pour me débarrasser de mes deuxcoquins.

Et, fortifié par cette lueur d’espoir, Gustavese laissa docilement conduire à la voiture fermée qui attendait en,face d’une des extrémités du parc.

Le trajet se fit en dix minutes ; puis lelourd équipage s’ébranla, pour ne s’arrêter qu’après une coursed’une demi-heure.

On était arrivé.

Passe-Partout ouvrit la portière et sauta surle chemin. Il fut suivi de Bill. Puis tous deux, avec unegalanterie exquise, enlevèrent délicatement leur prisonnier et lemirent un instant sur ses jambes, à côté de la voiture.

Cela fait, Passe-Partout se détacha du groupeet se dirigea vers une vieille maison en ruines, accroupie sur unamoncellement de rochers fantastiques, et qui n’était autre que ladistillerie de la mère Friponne.

Després ignorait ce détail ; mais il luifut facile de reconnaître qu’il était sur la route de Charlesbourget à un demi-mille tout au plus de Québec, dont la masse sombre sedétachait sur sa droite.

— Allons, bon ! pensa-t-il, je nesuis qu’à deux pas de la Canardière et j’aurai bien du malheur sije ne réussis pas à m’échapper de cette vieille bicoque.

Passe-Partout revint au bout de cinqminutes.

Il y a quelqu’un, dit-il à soncompagnon ; faisons le tour et entrons par la porte dederrière.

— La chambre de monsieur est prête ?demanda Bill, d’un ton goguenard.

— Il n’y manque que des tapis, réponditle facétieux Passe-Partout.

— En avant, alors.

Després fut de nouveau enlevé, et les deuxporteurs gravirent le monticule, frôlèrent les murailles de lamasure, puis finalement s’arrêtèrent en face d’une porte bassedonnant sur la forêt.

— C’est ici ! fit la voix flûtée duplus petit des porteurs.

— Faut-il enfoncer ? gronda legéant, s’apprêtant à heurter la porte de sa formidable épaule.

— Non pas. Du silence et de latenue !… la mère Friponne va ouvrir dans la minute, s’empressade répliquer Passe-Partout.

Il ne se trompait pas. La porte s’ouvritpresqu’à l’instant et une vieille femme apparut, une chandellefumeuse à la main.

— Par ici. mes cœurs, dit-elle je vaisvous montrer le chemin.

— On y va, la vieille ; marchez, luifut-il répondu.

La mère Friponne, suivie des porteurs et duporté, traversa une petite salle sombre et humide, ouvrit uneporte, fit quelques pas dans une autre pièce, non moins sombre, etnon moins humide, puis s’arrêta et, se baissant, souleva unetrappe, d’où s’échappèrent des parfums non équivoques dewhisky.

— Ça sent bon, ici, la mère !grommela Bill en reniflant avec satisfaction.

— Sapristi ! oui, appuyaPasse-Partout.

— Suivez toujours, mes cœurs, grinça lavoix de la mère Friponne, déjà rendue dans les profondeurs de lacave.

Le singulier cortège descendit l’escalier paroù était disparue la vieille, traversa une vaste salle, mal pavéeet saturée d’odeurs alcooliques, passa sous le cadre vermoulu d’unelourde porte, et enfin s’arrêta dans une autre salle, aussi vasteque la première et séparée d’icelle par un mur de refend, mais àmoitié dépavée et ne recevant de jour que par un soupirailgrillé.

— C’est ici la chambre de monsieur, ditla mère Friponne, en s’inclinant avec une politesse comique.

— Oui-da ! fit Passe-Partout ;eh bien ! j’en ai vu de pire et j’ai souvent couché, moi quivous parle, dans des lieux qui, loin d’être bien clos commecelui-ci, n’avaient pour murailles que les quatre pans du ciel.

— Moi aussi, appuya Bill, sans compter lapluie qui passait à travers la toiture du firmament.

— En ce cas, vous ne trouverez pasmonsieur à plaindre, pas vrai ? fit observer la maîtresse dulogis.

— Au contraire, répondit Passe-Partout,il va être ici comme un prince… un peu gêné, peut-être, dans sesmouvements ; mais, bah ! une nuit est bientôt passée.

Et, sur cette réflexion philosophique, lepetit homme repassa dans la première cave, où l’attiraientinvinciblement les odorantes émanations du whisky.

La mère Friponne et Bill suivirent, non,toutefois, sans avoir civilement souhaité une bonne nuit à leurpensionnaire.

Puis, la lourde porte fut refermée et unegrosse barre de chêne assujettie en travers, de manière à rendreinutile toute tentative pour la rouvrir. Le pauvre Després, malgrétoutes les ressources de sa fertile imagination, avait donc bienpeu de chances de s’échapper.

Cependant, il ne désespéra pas et se prit àréfléchir sérieusement.

Pendant que le Roi des Étudiants rumine etrepasse dans sa mémoire toutes les ruses employées par lesprisonniers célèbres, depuis ; les évasions du hardi chevalierde Latude jusqu’à celles du fameux Jack Sheppard, suivons un peunos amis Bill et Passe-Partout. Nous finirons, peut-être, parrencontrer, au bout de notre course, des personnages avec qui nousavons déjà lié connaissance.

Comme tous les membres de la petite pègre, lesdeux garnements que nous venons de voir à l’œuvre adoraient lesliqueurs spiritueuses et, en particulier, le whisky. Aussi, lesavons-nous vus tout à l’heure manifester hautement leurprédilection, lorsque, par la trappe soudainement ouverte, sontmontés, en nuages épais, les arômes du joyeux liquide.

Nous n’étonnerons donc personne en disant queBill et Passe-Partout, une fois leur prisonnier en lieu sûr, neparaissaient pas pressés de remonter à l’étage supérieur. C’est envain que la vieille Friponne, un pied sur la marche inférieure del’escalier, les invitait du regard et du geste à la suivre :regard et geste demeuraient impuissants contre les convoitises enéveil des deux acolytes.

Voyant cette hésitation de mauvais augure etles regards fureteurs des retardataires, la bonne femme prit unparti héroïque : elle monta, deux marches, de telle sorte quela chandelle qu’elle tenait se trouva au niveau du planchersupérieur, sur le point de disparaître.

Passe-Partout comprit cette tactique savante,et, lui aussi, il prit un parti héroïque.

— Hé ! la mère, dites donc !cria-t-il.

— Quoi ? fit la vieille, d’un tonrogne.

— Ça sent bien bon, ici…

— Ensuite ?

— Eh bien ! là où ça sent bon…

— Achevez.

— Moi, je reste.

— Moi aussi, fit Bill, comme un échosourd.

— Oui-da ! mes cœurs, glapit la mèreFriponne, en redescendant les deux marches qu’elle venait degravir.

— C’est comme ça ! repritPasse-Partout résolument.

— C’est comme ça ! appuya Bill, nonmoins résolument.

Les yeux de la mère au whisky lancèrent deuxflammes aiguës. Elle parut sur le point de se porter à quelque voiede fait regrettable ; mais, heureusement, la fière attitude del’ennemi lui en imposa et toucha son vieux cœur racorni.

— Voyons, mes enfants, dit-elle d’un tonradouci, pas de bêtises ; montez à la cuisine et je vous enapporterai, de ce qui sent bon.

— Bien vrai, la mère ? demandaPasse-Partout, ébranlé.

— C’est si vrai qu’il y en a déjà sur latable qui vous attend.

— À la bonne heure ! Grimpons, vieuxBill.

Bill ne se le fit pas répéter deux fois. Ilsuivit Passe-Partout, qui lui-même suivait la mère Friponne, detelle façon que tous trois débouchèrent ensemble dans la cuisine,où nous avons déjà introduit le lecteur.

Mais là, les deux suivants de la mère Friponnes’arrêtèrent tout interloqués : la table était déjà occupéepar trois buveurs.

Ces trois buveurs, nous les connaissons :c’étaient d’abord maître Simon, puis—ô surprise agréable !—nosjoyeuses connaissances des premiers chapitres : Lafleur etCardon.

Comment, diable ! se fait-il que nous lestrouvions là, sirotant tranquillement du whisky, pendant que leurroi, Gustave Després, est à vingt pieds d’eux qui se tord dans lesspasmes de la fureur ?

Ah ! dame ! c’était un peu-là fautedu sort qui les avait fait naître sans le sou, pendant qu’il lesavait dotés d’une soif prodigieuse—d’où était résulté un conflitpermanent entre le besoin de boire et l’impossibilité de satisfairece besoin. La lutte avait été chaude, terrible et avec des chancesà peu près égales des deux côtés, lorsqu’un beau matin, Cardon,pour sa part, dut s’avouer vaincu : la soif l’emportait,hélas !… et pas le sou !

Que faire ?… À quel saint sevouer ?… Si, encore, Bacchus se fût trouvé sur lecalendrier !…

Cardon en était là de ses angoisses, lorsqu’àla nuit tombante arriva Lafleur. Le digne homme était toutpâle ; non pas de cette pâleur morbide qui suit une bambocheun peu corsée, mais de cette blancheur nerveuse qui résulte d’unegrande émotion.

Il s’assit sans mot dire en face de soncamarade et le regarda avec une pitié protectrice.

Puis, au bout de quelques instants de cesilence mystérieux :

— Ami Cardon ? dit-il.

— Que veux-tu ?

— As-tu trouvé ?

— Non.

— Rien ?

— Rien.

— Ainsi, il faut renoncer à satisfaireune soif légitime ?

— Hélas… pas d’argent et… pas decrédit !

— C’est vrai.

Nouveau silence, rompu, cette fois, parCardon.

— Et toi, Lafleur, tu n’as donc pascherché ?

— Si.

— Et tu n’as rien trouvé ?

— Si.

— Comment, tu as un moyen ?

— J’ai un moyen, et un bon !répondit Lafleur, en sortant de sa réserve empruntée. Je puism’écrier, comme le grand Archimède : Eurêka !j’ai trouvé ! Ami Cardon, embrassons-nous : désormais,nous boirons à bon marché.

— Explique-toi, je t’en prie… répliquaCardon, dominé par une singulière émotion.

— C’est bien simple, mon cher, réponditLafleur, tu sais ta chimie organique, n’est-ce pas ?

— Un peu.

— Voyons cela. Qu’arrive-t-il dans lafermentation des matières amylacées ?

— Qu’elles se dédoublent en alcool et enacide carbonique.

— En alcool, as-tu dit ?

— Oui, en alcool.

— Eh bien ! qu’est-ce que l’alcool,sinon du whisky en esprit ?

— C’est, ma foi, vrai.

— Nous ferons du whisky, mon ami, puisqueles épiciers et les aubergistes nous en refusentinhumainement ; et, pour punir ces tyrans dépourvusd’entrailles, chaque fois que nous serons saouls, nous ironsparader en face de leurs boutiques inhospitalières.

Gardon n’en put entendre davantage et se jetatout sanglotant dans les bras du digne Lafleur.

De ce jour, la fondation d’une distillerieclandestine était décidée.

Restaient les fonds à recueillir et le site àtrouver.

Cardon et Lafleur firent une collecte parmileurs camarades, et le capital fut souscrit en une journée. Quantau site, au local et à quelques autres détails d’administration, cefut plus difficile. Les deux fondateurs errèrent pendant huitgrands jours, à Québec et dans les environs, sans trouver ce quileur convenait. La sécurité de l’établissement exigeait un endroitisolé, loin des yeux de la police, tandis que la commodité desconsommateurs le voulait à proximité de la ville.

Finalement, Lafleur dénicha la masure de lamère Friponne et se décida à lui faire des ouvertures.

La mère Friponne tenait alors un maigre débitde tabac moisi et de pipes ébréchées, absolument insuffisant pourfaire vivre un chat. Elle accepta avec enthousiasme.

Quinze jours plus tard, un alambic étaitinstallé dans sa cave et les premières bouteilles du nouveau whiskyprenaient la route de Québec, où leur contenu faisait les délicesdes carabins.

Depuis lors, la distillerie ne cessa defonctionner et de répandre ses produits au sein de la joyeusebohème des disciples d’Hypocrate ou de Cujas. À l’époque où nous ensommes rendus—c’est-à-dire deux ans après sa fondation—l’assiettede cet établissement reposait sur une base solide, et ses pères,Lafleur et Cardon, pouvaient espérer qu’il atteindrait un âgepatriarcal.

Et, maintenant que le lecteur est bien fixésur les raisons qui amenaient les deux étudiants chez la mèreFriponne, reprenons notre récit.

Chapitre 28OÙ TOUT LE MONDE SE RETROUVE

 

Comme nous venons de le dire, Bill etPasse-Partout s’étaient donc arrêtés net sur le seuil de la porte,en apercevant les trois buveurs installés autour de la table.

Ces derniers, de leur côté, avaient relevé latête et attendaient…

Ce que voyant la mère Friponne :

— M. Cardon, M. Lafleur,dit-elle, je vous amène du renfort : ce sont deuxgentlemen de mes amis qui s’en vont explorer le pays enarrière de Charlesbourg, et à qui je veux donner une petiterégalade, avant de partir.

Les deux étudiants s’inclinèrent légèrement,politesse qui fut imitée, sur une plus grande échelle, par lesexplorateurs ; puis Cardon prenant la parole :

— Ces messieurs sont les bienvenus,répondit-il, et pourvu qu’ils ne boudent pas avec le whisky, nousleur promettons une nuit agréable.

Passe-Partout, l’orateur de la compagnied’exploration, fit deux pas vers la table, et ployant de nouveau samince échine :

— Vous êtes trop honnêtes, mes bonsmessieurs, dit-il, et nous allons tâcher de vous prouver que lewhisky, ça nous connaît.

— Et ça nous aime !… grommela Bill,on venant prendre place à côté de son supérieur.

— À la bonne heure ! fitCardon ; je vous avouerai que je n’ai aucune confiance dansles personnes qui ne boivent que de l’eau. L’esprit de grain ou depatate entretient la belle humeur, tandis que l’eau simple—aquasimplex—alourdit le sang et y mêle de la bile… voilà monopinion !

— J’allais vous dire la même chose, maisen termes bien moins savants, n’ayant pas terminé mes études,répliqua gracieusement Passe-Partout, en prenant un escabeau ets’asseyant en face d’une bouteille pleine.

— En vérité, on ne peut être plusaimable, s’écria Cardon, feignant l’enthousiasme ; donnez-moila main, jeune homme : de ce moment, je vous adopte pour monami, et je veux que nous scellions un pacte si touchant par unplein verre de whisky.

— Ah ! monsieur, quellegracieuseté !… murmura le jeune coquin, feignant lui aussil’émotion et se précipitant sur la main de Cardon.

— C’est entendu, n’est-ce-pas ? fitce dernier.

— À la vie, à la mort ! mon généreuxami, répliqua Passe-Partout, tout en essuyant de sa main gauche unelarme imaginaire et, de sa droite, se versant un énorme verre dewhisky.

Chacun fit de même, et cette première rasadefut bue au milieu du plus grand enthousiasme.

Puis les pipes s’allumèrent, et Lafleur—quin’avait pas encore ouvert la bouche, s’étant contenté d’observeravec attention les deux prétendus explorateurs—Lafleur,disons-nous, s’approcha de Bill et lui frappant surl’épaule :

— Et nous, l’ami, fit-il, est-ce que nousallons rester comme ça à nous regarder, sans lier plus ampleconnaissance ?

— Hein ?… gronda le géant, absorbédans l’importante opération de faire fonctionner sonbrûle-gueule.

— Je vous demande si nous n’allons pasnous associer, nous emmatelotter, comme viennent de lefaire nos compagnons ?

— Comme vous voudrez, répondittranquillement Bill, en jetant un coup d’œil sur une nouvellebouteille, apportée par Simon.

— Alors, votre main, mon ami !

— La voilà, jeune homme.

— Vous vous appelez ?

— Bill.

— Eh bien ! maître Bill, je vousfais mon ami de bouteille, et je m’engage à vous faire passergaiement les heures trop courtes pendant lesquelles nous seronsensemble.

Le gros homme sourit largement.

— Oh ! pour ça, dit-il, vous n’avezqu’une chose à faire.

— Laquelle ?

— Veiller à ce qu’on ne manque pas dewhisky.

— Quand il n’y en a plus, il y en aencore, répliqua flegmatiquement Lafleur.

Puis, se tournant vers le troisième buveur,qui n’avait pas encore desserré les dents pour autre chose que pouringurgiter d’énormes rasades :

— Simon ! appela-t-il.

Celui-ci accourut, en trébuchant.

— Holà ! illustre ivrogne,incomparable sommelier, pourvoyeur de Sa Majesté Satanas, ouvre tesoreilles.

Simon se prit les oreilles à pleines mains etles tint écartées de sa tignasse fauve : mais il ne dit mot,jugeant sans doute que sa pantomime valait bien unacquiescement.

Lafleur poursuivit :

— Je te charge de veiller à ce que, surla table, le whisky succède au whisky. En attendant, va nous enchercher une demi-douzaine de bouteilles. As-tu compris ?

Pour toute réponse, Simon essaya de battre unentrechat, perdit l’équilibre, mesura le plancher, se relevapéniblement, puis disparut dans le cabinet noir du fond, aprèsavoir reçu une taloche de sa tendre mère.

Il remit bientôt, les trois charges debouteilles, qu’il pressait amoureusement sur son cœur.

Quand tout ce butin fut rangé en bataille surla table, Lafleur s’écria :

— Mes amis, à présent, que nous nousconnaissons pour des gaillards solides qui savent prendre la viecomme il faut et la mener joyeusement, je propose de fairerondement les choses. Et, d’abord, buvons à l’éternelle amitié quenous venons de contracter, le gros Bill et moi.

— Oui, oui ! cria-t-on de toutesparts : que les colombes se dévorent entre elles, plutôt qu’unnuage n’obscurcisse une si belle amitié !

— À pleins verres, messieurs ! tonnaLafleur, tout en cachant négligemment le sien, qui était aux troisquarts rempli d’eau.

Cette recommandation était inutile pour lesdeux nouveaux arrivants, car ils avaient une soif de fiévreux et nedemandaient qu’à s’humecter largement le gosier.

La santé des nouveaux amis fut donc bue avecentraînement ; puis vint celle de Simon, celle de la mèreFriponne, puis celle du grand chien fauve, puis celle du chat noir,puis… on ne sut plus à qui boire.

À cette phase de l’orgie, tout le monde étaitaux quatre-cinquièmes ivre. Bill avait la figure vermillonné etturgescente ; Passe-Partout demeurait pâle et anguleux, maisses petits yeux noirs lançaient des regards en vrilles tout tordusd’éclairs joyeux ; Simon avait roulé sous la table et ronflaitcomme un cachalot ; la mère Friponne, le nez sur ses genoux,cuvait son whisky en face de la cheminée.

Quant à nos deux intimes, Lafleur et Cardon,ils semblaient plus ivres encore que les autres. Le premier avait,sans cérémonie, escaladé la table, et, là, dominant les pochardsahuris, il hurlait sa chanson favorite : le Grand-pèreNoé, à laquelle répondait, d’une voix de girouette rouillée,l’illustre Cardon.

Le tintamarre diabolique dura jusqu’à plus dequatre heures du matin, où Passe-Partout se déclara tout-à-faitincapable de boire une seule goutte de plus et manifesta le désirde garder l’atome de lucidité qui lui restait.

Bill se récria :

— Mais il y a encore une bouteillepleine ! disait-il d’un ton lamentable.

— Il est temps de songer à nos affaires,répondit Passe-Partout.

— Au diable les affaires !…reprenait le géant.

— Au diable !… hum ! et lepatron, l’envoies-tu au diable, lui aussi ?

— Quel patron ?… Ah ! cegrippe-sou de Lapierre…

— Chut !

Cette dernière recommandation fut accompagnéed’un si formidable coup de pied que Lafleur et Cardon quiparaissaient sommeiller tressautèrent sur leurs escabeaux.

Ils échangèrent un rapide regard et selevèrent négligemment.

Chose singulière, malgré l’énorme quantité dewhisky qu’ils avaient bu, les deux jeunes gens semblaientparfaitement solide sur leurs jambes et toute trace d’ivresse avaitdisparu.

Pendant que Passe-Partout, avec une pointed’inquiétude dans le regard, cherche à se rendre compte de cetétrange phénomène, expliquons-le à nos lecteurs.

On se rappelle qu’aussitôt la voiture arrivée,Passe-Partout sauta à terre et courut à la masure de la mèreFriponne ; on se souvient aussi qu’il revint vers Bill et luiannonça qu’il y avait du monde, et qu’il faudrait tourner lamaison, pour entrer par derrière. Ce qui fut fait.

Mais toutes ces allées et venues ne s’étaientpas exécutées sans éveiller l’attention des hôtes de la mèreFriponne. Or, comme ces hôtes n’étaient rien moins que Lafleur etCardon, c’est-à-dire des amis de Gustave Després et du Caboulot,disparus si étrangement depuis quelques jours, on conçoit que toutce qui sentait le mystère dût leur mettre la puce à l’oreille.

Ils profitèrent donc de l’absence de lavieille pour regarder par la fenêtre et assister au singuliertransbordement que nous avons décrit. Malheureusement, la lune,comme si elle l’eût fait exprès, se cacha derrière un nuage aumoment où le lugubre cortège passa près de la maison, et ils nepurent distinguer les traits de l’homme garrotté et bâillonné quel’on était en train de mettre à l’ombre.

Toutefois, ce qu’ils en virent leur donnal’éveil et fit naître dans leur esprit une étrange émotion, mêléed’une espérance vague… Si c’était Gustave ou le Caboulot que l’onfaisait ainsi disparaître !… Ce Lapierre de malheur en étaitbien capable, après tout !

— Veillons au grain, ami Gardon, avaitmurmuré Lafleur à l’oreille de son camarade ; quelque chose medit que nous ne serons pas venus ici ce soir pour rien.

— Tu crois donc que ça pourraitêtre… ? avait répliqué Cardon.

— Cela me le dit… J’ai un pressentiment,mais, chut ! voilà nos bandits qui remontent de la cave.Tâchons de les griser et de ne pas perdre la boule, nous. Une autrefois, nous leur revaudrons ça…

L’arrivée de la mère Friponne, suivie des deuxprétendus explorateurs—une petite qualité inventée par l’ingénieusevieille—mit fin au colloque, et l’on s’apprêta à bien recevoir desgentlemen aussi considérables.

Nous avons vu avec quelles démonstrationschaleureuses furent accueillis les honorables explorateurs du payssitué en arrière de Charlesbourg ; nous avons entendu lesserments d’éternelles amitié échangés entre les quatre nouveauxamis et scellés de formidables libations—réelles pour Passe-Partoutet Bill, mais simulées pour les deux étudiants ; il nous amême été donné de suivre les progrès de l’ivresse chez l’insatiablegéant et—ô néant de la vertu humaine !—chez l’incorruptiblelieutenant de Lapierre.

Le programme tracé par Lafleur avait donc étéexécuté sans encombre quant à ce qui concernait l’ivresse ;mais par malheur, jusqu’à près de cinq heures du matin, toutetentative pour faire jouer les deux apôtres avaitéchoué.

De guerre lasse, Lafleur et Cardon essayèrentd’un nouveau stratagème ; ils feignirent de dormir.

C’est à ce moment même que Passe-Partoutdéclara en avoir assez et refusa de boire la dernière bouteilleavec son vorace compagnon.

La partie semblait donc fort compromise et lesétudiants se disposaient à dresser de nouvelles batteries, lorsquele nom de Lapierre, imprudemment échappé à Bill, éclata comme unebombe à leurs oreilles.

L’effet fut instantané.

Plus de doute : l’homme garrotté que lesdeux chenapans avaient transporté dans les caves de la masure nepouvait être autre que Després ou le Caboulot !… Et le mariagede Lapierre qui allait se célébrer le matin même !…

Lafleur et Cardon se levèrent donctranquillement de leurs sièges ; puis, avec la mêmeinsouciance, ils se dirigèrent chacun vers leur ami de fraîchedate…

Voyant cette manœuvre, Passe-Partout se dressasur ses jambes et mit une main dans sa poche, d’où il tirarapidement un revolver. Mais le pauvre garçon n’eut pas le temps des’en servir : Cardon bondit sur lui, empoigna l’arme etl’arracha des mains de Passe-Partout ; puis, de la maingauche, il entoura le maigre cou du petit homme, qu’il allaproprement coller à la muraille.

De son côté, Lafleur s’était disposé àattaquer Bill ; mais voyant ce dernier dans l’impossibilitéabsolue de se lever, il se contenta de le fouiller et de lui ôterson poignard.

— Des cordes cria Cardon. Va prendrecelles qui lient Després.

Lafleur partit en courant. Mais unépouvantable fracas l’arrêta sur le seuil du cabinet noir, et unhomme bondit comme un léopard en face de lui.

— À moi, Lafleur ! à moiCardon ! cria cet homme d’une voix terrible.

— Gustave ! Gustave ! hurlèrentles étudiants.

C’était, en effet, Gustave Després.

Comment s’était-il échappé ? par queltrou de souris avait-il passé ?

Nous allons le dire.

La porte ne se fut pas plutôt fermée sur lestalons du dernier de ses geôliers, que Gustave sortit de sonimpassibilité et chercha à se débarrasser de ses liens.

La chose n’était pas facile et, pendant unebonne heure, le prisonnier s’épuisa en effort, infructueux. Lescordes étaient solides et le ficelage exécuté de main demaître. Pas la moindre possibilité de desserrer les tenaces nœudscoulants qui retenaient les poignets derrière le dos.

Després, ruisselant de sueurs et accablé defatigue, se laissa retomber sur le sol, dans un état de prestationcomplète.

Mais le corps se reposait, la tête continua dutravailler.

Au bout d’un quart d’heure de réflexion, lejeune homme tressaillit sur sa couche raboteuse. Une idée venait delui traverser la tête : « Si je pouvais prendre moncouteau ! »

Hum ! ce n’était pas une minceaffaire ! Le couteau en question se trouvait dans la poche dedroite du pantalon… et comment l’atteindre ?…

N’importe ! Després se mit aussitôt àl’œuvre. Il se tourna, se retourna, se tordit, réussit à introduirele bout de ses doigts dans la bienheureuse poche, à saisir lecouteau, le sortit à moitié, le perdit, le rattrapa, et finalementpoussa un cri de triomphe…

Le couteau sauveur, échappé de sa retraite,gisait sur le sol !

Le prendre, l’ouvrir, couper, scier un peupartout fut l’affaire de cinq minutes.

Quand Gustave cessa de travailler, ses liensgisaient par terre ; il était libre… dans sa prison !

Comme on peut le supposer naturellement, lebâillon sous lequel étouffait le prisonnier subit le même sort queles liens, et le Roi des Étudiants put enfin étirer ses pauvresmembres tout courbaturés.

Cela fait. Després se mit en devoird’inspecter sa prison. Un rayon de lune qui filtrait par legrillage d’un petit soupirail lui ayant paru insuffisant pour bienétudier les lieux, le jeune homme alluma une allumette, puis deux,puis six, puis d’autres encore.

Après cette série d’illuminations fastueusesGustave savait ce qu’il voulait savoir ; il était fixé surl’unique chance qu’il avait de se tirer d’affaire.

On n’a pas oublié que la cave où avait ététransporté notre ami se trouvait du côté du nord, séparée de ladistillerie par un mur mitoyen et ayant au-dessus d’elle lesappartements inoccupés de la masure, dont un servait de prison à lamalheureuse sœur du Caboulot.

Or, le plancher supérieur de cette cave étaitdans un état complet de délabrement. Les madriers qui lacomposaient étaient aux trois-quarts pourris et ne tenaient auxsolives que par un miracle des lois de la pesanteur.

Gustave n’hésita pas. Il comprit que son fortcouteau aurait bientôt fait justice de ce bois vermoulu et se mit àl’attaquer avec énergie et précaution, de peur, d’attirerl’attention de ses ravisseurs.

Au bout d’une demi-heure de travail, deux desmadriers du premier plancher étaient coupés et leurs débrisgisaient par terre, laissant béante une ouverture de deux pieds sursix, à peu près, à l’encoignure nord de la cave.

Restait le deuxième plancher—celui qui formaitle parquet de la pièce au-dessus. Després se reposa cinq minutes etrecommença à jouer du couteau.

Ce fut plus long, car le plancher supérieur setrouvait être en meilleur état que l’autre ; mais enfin, aprèsun travail opiniâtre de plus d’une heure, une coupure transversaleen avait séparé les madriers et il ne restait plus qu’à les fairebasculer sur la solive qui touchait à la muraille.

Després avait un crochet à son bienheureuxcouteau ; il l’introduisit dans la rainure, tira à lui etfaillite pousser un cri de joie, en voyant le jour lui arriver àflots par l’ouverture que laissaient les madriers en tombant.

Mais une autre émotion, plus forte et plusinattendue, lui était réservée.

En passant sa tête par le trou pour se hisserà l’étage supérieur, Gustave aperçut une jeune fille assise sur unméchant grabat, dans le coin d’une chambre triste et nue. Lamalheureuse avait la tête dans ses mains et lui tournait le dos.Elle était, sans doute, sous le coup d’une immense préoccupation,car elle n’entendit pas le bruit que faisait Després en prenantpied dans son réduit.

Le Roi des Étudiants fit un pas enavant ; la jeune fille se retourna, effrayée, et deux crisétouffés partirent simultanément :

— Gustave !

— Louise !

Puis un court silence suivit, pendant lequelles deux anciens amants des bords du Richelieu sentirent leur cœurenvahi par un flot de souvenirs douloureux. Louise était trop émuepour parler, et Gustave, brusquement placé en face de cette jeunefille qu’il avait tant aimée, croyait entendre gronder en lui-même,comme un tonnerre lointain, les dernières rumeurs de sa passionexpirante.

Ce fut lui qui, dominant son trouble, rompitle premier ce silence plein d’angoisses.

— Louise, dit-il avec mélancolie, nousnous revoyons dans de tristes circonstances.

— Hélas ! Gustave, répondit la jeunefille, en relevant sa tête blonde et son visage pâle, que vousest-il donc arrivé et comment se fait-il que je vous retrouve ici,après vous avoir laissé là-bas, tout sanglant et évanoui ?

C’est toute une histoire. J’ai été transportéchez vous par Georges et je n’en suis parti qu’hier soir, après queles soins assidus de votre excellent père et d’un habile médecinm’eussent remis sur pied.

— Ah !… mais cela ne me dit paspourquoi vous m’apparaissez comme dans les contes de fées,surgissant des entrailles de la terre.

— Oh ! ceci est le fait d’unmonsieur qui m’en veut beaucoup et ne me l’a que trop prouvé,répondit Gustave, avec un, sourire amer.

— Que voulez-vous dire ? fit Louise,étonnée !

— Je veux dire que tel que vous me voyez,je suis prisonnier de monsieur Lapierre.

— Vraiment ?… le misérable ne s’estpas contenté… ?

— De m’envoyer au pénitencier ?… dem’assassiner dans un endroit écarté ?… non,mademoiselle ; il lui restait à me séquestrer : c’est cequ’il vient de faire.

— Oh ! mon Dieu ! monDieu ! gémit la jeune fille ; mais c’est donc un monstreque cet homme ?

— Comme vous dites, mademoiselle,répondit Després, en s’inclinant froidement.

Puis, au bout de quelques secondes, ilreprit :

— Et, vous, depuis combien de tempsêtes-vous ici ?

— Depuis cette soirée où je vous trouvaidans le parc de Mme. Privat, baignant dans votre sang.

— Comment vous trouviez-vous là ?demanda le jeune homme, avec une certaine anxiété.

Louise hésita un instant, puis répondit d’unevoix douce :

— J’étais allé chez vous avec mon frèreet, apprenant votre départ, nous allions à votre rencontre.

— À ma rencontre !… Etpourquoi ?

Louise tomba à genoux, prit les mains deDesprés et murmura en sanglotant :

— J’avais assez souffert… je voulais êtrepardonnée !

Gustave pâlit… Le fantôme de la trahison de safiancée se dressa un moment devant ses yeux, escorté du spectresévère de la vengeance… Mais il avait souffert, lui aussi, et chezles âmes vraiment fortes, la souffrance élève le sentiment et metau cœur la sainte compassion…

Gustave chassa donc, d’un froncement desourcil, les deux sinistres apparitions. Il releva Louise, la baisaau front et lui dit simplement :

— Louise, de ce jour, le passé n’existeplus : Je te pardonne !

La douce jeune fille sentant qu’elle méritaitce pardon, ne répondit qu’un mot :

— Merci !

Puis elle ajouta aussitôt :

— Et, maintenant, mon bon Gustave, coursoù le devoir t’appelle. Il y a là-bas une malheureuse enfant quit’attend comme un sauveur. Laisse-moi et vole à la Canardière.

— Tu as raison, Louise, mais nous ironstous deux. Ton témoignage ne sera pas inutile.

— Je suis prête à tout.

En ce moment, une voix puissante se fitentendre au loin, dans la maison, chantant ce refrainconnu :

C’est notre grand-père Noé,

Patriarche digne,

Que l’bon Dieu nous a conservé,

Pour planter la vigne.

— Lafleur, ici ! s’écria Gustave.Nous sommes sauvés. Vite à l’œuvre !

Et, bondissant vers la porte, le vigoureuxjeune homme la frappa si violemment de son pied, qu’elle vola enéclat.

C’était ce fracas qu’avait entenduLafleur.

Cinq minutes plus tard, Bill et Passe-Partoutétaient garrottés à leur tour, et Gustave Després, sur le point departir, disait :

— Mes amis, il est cinq heures et je n’aipas un instant à perdre. Je vais donc prendre les devants. Quant àvous, abandonnez ces deux coquins à leur sort et conduisez cettejeune fille là où elle vous dira d’aller.

C’est compris, n’est-ce pas ?

— Oui, oui ! et elle n’aura pas à seplaindre de nous, répliquèrent les étudiants.

— À tantôt, alors !

— À tantôt ! Vive le Roi desÉtudiants !

Gustave prit sa course et descendit la routede Charlesbourg ; mais, au moment d’en tourner l’angle, il seheurta presque à un jeune homme qui la remontait.

Il ne put retenir une exclamation :

— Le Caboulot !

— Gustave ! répondit l’enfant, toutessoufflé.

— D’où sors-tu ?

— De chez Lapierre.

— Je m’en doutais. Tu t’es doncévadé ?

— Oui. Tout le monde est en campagnedepuis hier soir. On m’a donné pour gardienne une femme à qui ilrestait un morceau de cœur : je l’ai attendrie, et je courschez une certaine « mère Friponne » que j’ai entendunommer de ma prison.

Ma sœur doit y être.

— Elle y est, et sous bonne garde,encore. Hâte-toi et ramène-la… elle te dira où.

— J’y vole… Et, toi ?

— Je suis pressé… Je te conterai celaplus tard. Au revoir !

Et Gustave poursuivit son chemin, au pas decourse.

Nous avons vu que, lorsqu’il arriva, iln’était que temps.

Chapitre 29LE JUGEMENT DE DIEU

 

Nous avons vu, dans un chapitre précédent,quel coup de théâtre produisit l’arrivée du Roi des Étudiants dansle grand salon du cottage, alors envahi par l’élite de la sociétéquébecquoise.

Lapierre, debout près du notaire, se laissatomber sur un siège, pendant que sa figure de cire prenait lesteintes livides de la terreur.

Quand à Laure—nous l’avons dit—elle laissaéchapper la plume qu’elle tenait, joignit les mains et leva lesyeux au ciel, dans un élan spontané de gratitude.

Tout le monde s’était retourné vers la porteet chacun regardait avec une profonde stupéfaction ce beau jeunehomme pâle qui s’était arrêté sur le seuil du salon et dont la vueimpressionnait si fort le couple qui allait bientôt s’unir.

Ce fut une heureuse diversion pour Champfort,car elle empêcha son coup de tête d’être trop remarqué, et Edmondput le ramener à l’écart sans qu’il fit aucune résistance.

Cependant, Gustave Després, après s’êtreorienté un instant et avoir promené son regard dans la vaste pièce,s’avança lentement vers la table et s’inclinant devant MadamePrivat, qui n’était pas encore revenue de sonébahissement :

— Madame, dit-il, d’une voix grave, vousme pardonnerez d’avoir répondu si tard à votre gracieuse invitationd’assister à votre bal. Rien moins que la privation absolue de maliberté n’aurait pu m’empêcher d’assister aux splendeurs de votrefestival. Aussi, étais-je bel et bien prisonnier. Mais j’ai brisémes liens, fait sauter mes verrous… et me voici !

Et Després, en prononçant ces paroles sur unton d’exquise galanterie, se retourna à demi du côté de Lapierre etlui jeta un regard froidement railleur, que ce dernier ne putsoutenir.

La riche veuve ne savait trop que penser decette tirade, qu’elle trouvait pour le moins excentrique, mais elleétait de trop bonne société pour ne pas y répondre poliment.

— Monsieur, dit-elle gracieusement, vousnous donnez là, à mes enfants et à moi, une trop grande preuved’attachement pour que je ne vous prie pas de me dire votrenom.

— Madame, répondit le jeune homme, je menommais autrefois Gustave Lenoir ; mais des circonstancesd’une nature particulière m’ont forcé de prendre le nom de ma mère,et, maintenant, je m’appelle Gustave Després.

— C’est notre roi, ma mère, c’est le Roides Étudiants ! ajouta Edmond.

— Ah ! fit la veuve. Et bien !Sire, ajouta-t-elle en souriant. Votre Majesté nous fera l’honneurde signer sur le contrat de mariage de ma fille, dont la lecturevenait de se terminer au moment de votre arrivée.

— Madame, répliqua Després d’une voixtoujours courtoise, mais ferme, je regrette infiniment de nepouvoir apposer ma royale griffe au bas de cet acte notarié, car jesuis venu, au contraire, pour empêcher ce contrat de se signer.

— Plaît-il, monsieur ? fit madamePrivat avec hauteur, car elle commençait à trouver la plaisanterieun peu forte.

— C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire, madame.

— Ainsi, vous avez réellement laprétention d’empêcher le mariage de ma fille ?

— J’ai la prétention d’empêcher JosephLapierre d’épouser mademoiselle Laure.

— En vérité, monsieur, vous êtes plaisantpour un roi ! dit-elle.

— J’ai bien peur, madame, que vous ne metrouviez, au contraire, bien lugubre dans quelques instants,répliqua solennellement Després.

Cette réponse fit tressaillir légèrement laveuve et causa une certaine émotion dans l’assistance. Lesfauteuils se rapprochèrent insensiblement et les chuchotementscessèrent, comme si les paroles du jeune étranger eussent été leprologue de quelque drame mystérieux.

Quant à Lapierre, redevenu à peu près maîtrede lui-même, par un puissant effort de volonté, il se tenaitrenversé sur son fauteuil, le regard insolent et la lèvredédaigneuse. Il semblait assister à quelque bonne farce d’écolier,et ne pas se préoccuper le moins du monde de ce qui pouvait enrésulter…

Madame Privat, après une minute de vaguecontrainte, reprit avec une sorte d’impatience :

— Enfin, M. Després, plaisant oulugubre, expliquez-vous… Qu’y a-t-il ? de quois’agit-il ?

— De quoi il s’agit ? je vais vousle dire, ma chère dame, riposta une voix métallique et railleuse,qui n’était autre que l’organe de Lapierre.

— Ah ! fit la mère de Laure, voussauriez ?…

— Oui, madame. Le monsieur tragique quevous avez sous les yeux n’est rien moins qu’un de mes anciensrivaux qui, pour un amour rentré, me fait l’honneur de me haïr, ets’est juré de me faire tort auprès de vous.

— Ah ! fit encore la veuve ducolonel, je m’attendais à une tragédie et voilà que vous me menacezd’une pièce bouffonne ! C’est mal à vous, mon chergendre : vous effeuillez mes illusions.

— Ma bonne mère !… suppliaLaure.

— Ma tante ! appuya Champfort, cesparoles…

— Vous vous hâtez trop de juger, mamère ! dit à son tour Edmond.

— Laissez faire, répliqua Després d’unton calme. Madame Privat est parfaitement excusable de me persiflerun peu pour plaire à celui qui devait être son gendre, car elle nesait pas encore que l’insolent qui vient de me provoquer, lorsqu’ilaurait dû implorer mon silence à genoux, est le meurtrier de sonmari.

À cette froide déclaration, tombant comme unebombe au milieu de l’assemblée silencieuse, il y eut un frissongénéral de stupeur. Madame Privat pâlit affreusement, tandis queLapierre bondit de son siège et montra le poing à Després, encriant d’une voix étranglée :

— Infâme calomniateur !

— Monsieur ! disait en même temps laveuve, qu’affirmez-vous là ?

— J’affirme, madame, reprit Després avecforce, que l’homme qui aspire à la main de mademoiselle Laure estl’assassin du colonel Privat.

— L’assassin de mon mari ?

— Oui, madame… à moins que celui quiorganise le meurtre soit moins coupable que l’instrument quil’exécute.

— Je ne comprends rien à tout cela,monsieur… Le colonel Privat a été tué à la tête de son régiment,comme un brave officier qu’il était : voilà ce que jesais.

— C’est vrai, madame ; mais unechose que vous ignorez, c’est qu’il a été attiré dans un guet-apenspar un lâche espion qui se disait son ami.

— Attiré dans un guet-apens ?… trahipar un ami ?… Oh ! monsieur, quel abîme de malheur et dehonte vous nous ouvrez là !

— Madame, répondit Després avec unetristesse grave, soyez persuadée que si le bonheur de votre chèrefille n’était pas en jeu, je me refuserais à soulever le sombrevoile qui cache toutes ces turpitudes je vous laisserais dans votrebienheureuse ignorance de ces événements ténébreux… Mais mon devoirest là qui me pousse, et, d’ailleurs, la Providence m’a chargé depunir un grand criminel ; je ne faillirai pas à cettetâche.

— Monsieur aurait dû pénétrer dans cetteenceinte en costume de grand justicier du Moyen-Age et escorté dubourreau et de ses aides, fit entendre la voix narquoise deLapierre.

— Misérable ! tonna Després, oses-tubien parler de bourreau, toi qui as fait assassiner le père de tafiancée ; toi qui as essayé de me tuer lâchement, il n’y a pasplus de quatre jours ; toi, enfin, qui viens d’enlever à leurvieux père une jeune fille et un enfant ?… Ah ! lebourreau, il ne se dérange pas pour toi, car il sait fort bien quetu iras fatalement à lui avant qu’il soit longtemps.

Un violent tumulte suivit cette sortie. Toutle monde se leva, et la curiosité fit que chacun se porta en avant.Lapierre, lui, sauta par-dessus la table qui le séparait de sonaudacieux adversaire, et alla se heurter entre les bras tendus deChampfort et du jeune Edmond, accourus pour protéger Després.

Il écumait de rage et jurait comme unporte-faix malappris.

— Gueux ! cria-t-il, forçatévadé ! oseras-tu bien répéter ce que tu viens dedire ?

— Non seulement je répéterai mesaccusations, répondit Després d’une voix très calme, maisj’ajouterai que, non content d’avoir fait assassiner le colonelPrivat, tu as exploité la tendresse filiale de son enfant dans lebut de t’emparer de sa dot.

— C’est vrai ! s’écria Laure d’unevoix stridente.

— Madame, au nom du ciel, repritLapierre, en s’adressant à la veuve, ne vous laissez pascirconvenir par un imposteur que le dépit aveugle. Cet homme mepoursuit d’une haine implacable, je vous l’ai dit, et cela pour untour d’écolier que je lui ai joué, il y a plusieurs années, en mefaisant aimer d’une fillette dont il raffolait. Je vous donne maparole d’honneur que tel est le véritable, l’unique mobile qui l’apoussé à venir ici ce soir raconter ces ridicules histoires deguet-apens et de séquestration. J’espère que vous ne m’humilierezpas au point d’écouter un calomniateur aussi ridicule, et qu’aucontraire, vous allez le faire chasser immédiatement de ce salonpar vos domestiques.

Madame Privat, ahurie et ne sachant quel partiprendre, allait probablement donner dans ce sens, lorsque Champforts’écria :

— Par le sang de mon oncle !M. Lapierre, il n’en sera pas ainsi et vous allez bel et biensubir votre procès en présence de cette honorable compagnie.

Si vous êtes innocent, qu’avez-vous àcraindre ? On ne forgera pas, je suppose, des preuves contrevous, et ma tante ne se rendra qu’à l’évidence la plusindiscutable ! D’un autre côté, les accusations d’un hommecomme Gustave Després, dont Je m’honore d’être l’ami, sont fondéeset prouvées, pouvons-nous, ma tante peut-elle laisser des crimesaussi odieux impunis ?… Ne doit-elle pas à la mémoire de sonmari, à la société, de vous faire enfin expier la trop longue sériede vos forfaits ?

— Vous auriez fait un excellent homme deloi, M. Champfort, car vous avocassez à merveille, se contentade répondre Lapierre. Cependant, j’espère que madame Privat neploiera pas la tête sous vos foudres, plus bruyantes quepersuasives, et qu’elle décidera de suite si c’est moi ouM. Després qui doit sortir d’ici.

En ce moment même, Edmond était penché sur samère et lui parlait à l’oreille. Quant il eut fini, la veuve étaitfort pâle et ses yeux brillaient d’un feu singulier.

Elle entendit la dernière phrase de Lapierre,et se levant :

— Ni l’un ni l’autre ! dit-elled’une voix ferme… Les affirmations de M. Després sont tropgraves, pour qu’il les ait faites à la légère ; en outre, ellese rapportent à des personnes et à des événements qui ont tenu unetrop grande place dans ma vie, pour que je consente à les repoussersans examen. Je prie donc les jeunes gens qui se trouvent danscette enceinte de vouloir bien garder les portes, afin que personnene cherche à se soustraire au châtiment qu’il aura mérité…

L’aimable amphitryon n’avait pas fini cetteénergique petite harangue, qu’un murmure approbateur courut dansl’assemblée, et qu’une vingtaines de jeunes gens se précipitaientvers les issues du salon, où ils s’installaient résolument.

— Bien ! messieurs, reprit la veuve.Maintenant, si l’honorable compagnie ne s’y oppose pas, nous allonsnous constituer en cour de justice et écouter impartialementM. Després. De la sorte, tout se passera régulièrement et nousn’aurons pas à déplorer des scènes de violence comme celle àlaquelle nous venons d’assister.

« Très bien ! trèsbien ! » murmura-t-on de toutes parts.

— Approchez, mesdames et messieurs.

Tous les assistants se rassemblèrent autour deMme Privat, à l’exception d’un petit groupe de ; quatrepersonnes, dont une femme vêtue de noir, qui demeura à l’écart, etdes jeunes gens installés aux portes.

Quant à Lapierre, pâle comme un cadavre, maissombre et résolu, il regagna lentement son siège ; près de latable, où il demeura seul, semblable à un accusé sur lasellette.

Le misérable se voyait perdu ; mais ilvoulait lutter jusqu’au bout et ne pas succomber sans une petitevengeance qu’il méditait.

Cet homme avait de la bête fauve dans lecaractère, et il ne faisait pas bon de l’acculer dans sesretranchements.

La cour de justice, ou plutôt le tribunalextraordinaire improvisé par la veuve du colonel, étant doncconstitué, cette dernière se leva et s’adressant de nouveau àl’assemblée :

— Messieurs, dit-elle, il y a parmi vousplusieurs avocats et gens de loi, infiniment plus aptes que moi àconduire l’affaire qui nous occupe ; je les charge donc toutspécialement du soin de veiller à ce que les preuves fournies parM. Després soient de celles qui ne laissent aucun doute dansl’esprit ; et, comme il faut un président pour diriger lesdébats qui pourraient surgir, je propose que M. le juge X…,qui nous honore de sa présence, se charge de cette besogne, qui luiest familière.

— Adopté ! adopté ! firent tousles voix.

Un vieillard à la physionomie avenante se levaet vint s’incliner devant l’amphitryon :

— Madame, dit-il, j’accepte la délicatemission que vous me confiez ; et, bien qu’elle soitextra-légale, je la remplirai comme si j’étais réellement sur lebanc judiciaire, très heureux de vous être agréable.

Un fauteuil fut apporté et le juge X… pritplace à côté de madame Privat.

Puis Gustave Després, toujours debout en facedu tribunal improvisé, s’inclina et prit ainsi la parole, d’unevoix forte :

— Monsieur le juge, madame et vous tousqui m’entendez ! Ce n’est pas, veuillez le croire, poursatisfaire une mesquine passion de vengeance, ni pour poser enchevalier redresseur de torts, que vous me voyez dans cetteenceinte, interrompant les apprêts d’un solennel mariage et portantcontre un homme réputé honorable la plus terrible desaccusations.

— Il y a longtemps qu’une sainephilosophie, éclose sur les ruines de mon bonheur, me fait planerau-dessus de semblables petitesses et mépriser de pareilsmoyens.

— Le sentiment qui me porte à agir commeje le fais est, au contraire, de ceux que l’on ne peut repoussersans faiblesse, renier sans honte. La Providence, dont le regardmystérieux suit le criminel à travers le labyrinthe sans issue deses forfaits, a voulu faire de moi son instrument de tardiverétribution, en me jetant sur toutes les pistes ténébreuseslaissées par le grand coupable que nous avons à juger, et jefaillirais à mon devoir d’honnête homme, à ma tâche de vengeurprovidentiel, si j’hésitais à frapper, si mon cœur se prenait àfaiblir.

— Je parlerai donc sans colère et sanspassion ; mais aussi sans réticences et sans crainte.

Après cet exode un peu solennel, Després seretourna à demi, jeta un coup d’œil sur le groupe où se trouvait ladame vêtue de noir, et reprit aussitôt :

— L’homme que j’accuse d’avoir faitassassiner le colonel Privat a commencé, il y a six ans, la troplongue série de ses crimes ; et c’est sur moi et une jeunefille respectable qu’il essaya, en premier lieu, ses aptitudes detraître. La nature l’avait doué d’une physionomie agréable, lediable lui avait prêté son habileté et sa puissance defascination : le misérable en profita pour tromper mon amitiéet m’enlever l’affection d’une jeune fille que j’aimais et quej’avais sauvée de la mort. Puis, non content de ce beau triomphe,il se disposait à ravir cette enfant à l’affection de ses vieuxparents, lorsque je le forçai à s’arrêter pour se battre avecmoi.

Les criminels sont rarement courageux, et ilest inouï que le cœur ne leur fasse pas défaut au moment dudanger.

C’est ce qui arriva pour Joseph Lapierre.

Nous n’avions pas échangé quelques balles, surun îlot perdu et au milieu des ténèbres d’une nuit sans étoiles,que la terreur empoigna mon adversaire à la gorge et qu’il selaissa choir, feignant d’avoir été tué.

Je l’abandonnai à son sort et ramenai la jeunefille chez elle.

Le lendemain, le misérable m’avait dénoncé auxautorités et j’étais arrêté sur la route de la frontière. Un moisplus tard, je partais pour le pénitencier de Kingston !

Un murmure d’indignation parcourut lasalle.

Ce n’est pas tout, reprit Després. Enreconnaissant la lâcheté de son nouvel amant, la jeune fille leprit en horreur et refusa de le revoir.

Comment se vengea-t-il de ce dédainmérité ?… En répandant sur le compte de cette malheureuse descalomnies tellement atroces, qu’elle et sa famille durent quitterla paroisse et que la vieille mère en mourut de chagrin !

— Voilà le premier pas fait par JosephLapierre : dans la voie du crime !

Un second murmure, plus accentué et plusgénéral, gronda parmi les assistants, et plusieurs bouchesféminines laissèrent échapper un mot sanglant :

« Le lâche ! »

— Tout cela est faux et de pureinvention ! s’écria Lapierre avec force. Cet individu se moquede son auditoire, et je le mets au défi de prouver un seul de sesdires.

— Approchez, mademoiselle Gaboury, secontenta de répondre l’accusateur.

Une femme en deuil, conduite par un tout jeunehomme, se détacha du groupe retiré à l’écart et s’avança jusqu’enface de madame Privat. Arrivée là, elle souleva son voile et exposaen pleine lumière sa pâle et belle figure.

— Tout ce que monsieur vient de raconterest de la plus scrupuleuse vérité, dit-elle. Je m’appelle LouiseGaboury et je suis cette femme honteusement calomniée par JosephLapierre.

— Et moi, je suis le frère de cette jeunefille et je corrobore son témoignage, ajouta l’enfant quiaccompagnait Louise. Demandez mon nom à monsieur Lapierre et, s’ilest revenu de la stupéfaction que lui cause ma présence ici,lorsqu’il m’a laissé hier soir sous les verrous d’un cachot de samaison, il vous dira que je m’appelle Georges Gaboury.

Lapierre proféra une menace incompréhensibleet retomba sur son siège, le front baigné d’une sueur froide.

— C’est bien, mes enfants, dit le jugeX… ; vous pouvez vous retirer.

Ils obéirent ; mais, en passant devantMlle Primat, Louise se sentit attirée par une douce traction et seretourna.

— Asseyez-vous ici, près de moi, ma chèredemoiselle, lui dit Laure. Ne sommes-nous pas presque deuxsœurs ?

Louise regarda cette belle jeune fille quiavait été si près d’être malheureuse à tout jamais, etmurmura :

— Oh ! c’eût été tropdommage !

Puis elle prit place sur le siège qu’on luioffrait.

Quant au Caboulot, il regagna son coin, oùl’attendaient les deux personnages qui restaient du groupe de toutà l’heure et qui n’étaient autres que nos buveurs de la nuitprécédente : Lafleur et Cardon.

Le Roi des Étudiants reprit son formidableréquisitoire.

Ayant fait assister le lecteur à laconversation qui eut lieu, quelques jours auparavant, entre Despréset Laure—conversation qui roula exclusivement sur les criminellesmenées de Lapierre aux États-Unis et sa participation à l’hécatombedu régiment du colonel Privat—nous ne voulons pas nous répéter,certain que personne n’a oublié cette terrible révélation.

Nous nous contenterons de dire que le Roi desÉtudiants fut implacable et que pas un fil de la sombre trameourdie par Lapierre ne resta dans l’ombre. Il s’appliqua surtout àfaire ressortir le machiavélisme odieux employé par l’ancien espionpour circonvenir Mlle Privat ; il exposa à l’assistance émuetout ce qu’il y avait de grand dans le dévouement de cette fièrejeune fille, sacrifiant son bonheur à la mémoire de son père,imposant silence à son instinctive répulsion et épousant un hommedétesté, pour empêcher qu’un soupçon planât sur la tombe de cevénéré père. Puis, résumant et condensant le dramatique exposéqu’il venait de faire, il termina par une foudroyante péroraison,dont les dernières phrases furent celles-ci :

— Vous me demandez des preuves contrel’abominable scélérat qui est aujourd’hui courbé sous la mainvengeresse de Dieu ?… Ces preuves, mesdames et messieurs, jepourrais me dispenser de vous les donner, car la seule attitude ducoupable, le remords qui se traduit sur sa figure par une pâleurmorbide, ses réponses embarrassées, ses emportements spasmodiques,et jusqu’à cette farouche résignation dans laquelle il s’est enfinrenfermé, tout cela devrait être plus que suffisant pour apporterla conviction dans vos esprits… Mais je ne veux laisser subsisteraucun doute relativement aux graves accusations que je viens dejeter à la face de Joseph Lapierre, et, sans même tirer parti del’aveu tacite de culpabilité qui ressort de ce fait que l’habilechercheur de dots a fait disparaître, ces jours-ci, tous ceux quipouvaient témoigner contre lui, je vous mettrai sous les yeux unargument plus irrésistible, une preuve plus accablante : lepropre aveu du coupable, le témoignage de sa conscience, enfin lejournal où sa main criminelle et imprudente a consignée, jour parjour, ses ténébreux projets…

— C’est une petite razzia que je fis surce bon Lapierre, une nuit qu’il revenait du camp confédéré, où ilavait lâchement vendu ses frères de l’armée du nord.

Et le Roi des Étudiants, tirant de son giletle grand portefeuille de maroquin que nous connaissons, le présentasolennellement à madame Privat.

— Lisez, madame, dit-il, et que Dieu vousdonne la force d’aller jusqu’au bout !

— Misérable voleur ! hurla Lapierre,mon portefeuille !… Ah ! tu ne jouiras pas longtemps deta victoire !

Il n’avait pas fini, qu’un coup de pistoletéclata dans le salon, suivi aussitôt d’une seconde détonation.

La panique s’empara des femmes.

Mais la fumée se dissipa vite et la voixsonore de Després domina tous les bruits :

— Ce n’est rien, mesdames, dit-il :c’est l’assassin du colonel Privat qui vient de se faire justice,après avoir commis sur moi une seconde tentative de meurtre.

En effet, chacun put voir le misérableLapierre étendu, sanglant et immobile, sur le parquet. Ce futCardon qui, du fond de la salle, prononça son oraison funèbre,rigoureusement condensée en cette seule phrase :

— Tout est bien qui finit bien !

ÉPILOGUE

 

Trois mois plus tard, par une belle matinée deseptembre, les cloches de la cathédrale de Québec, sonnaient àtoutes volées et l’immense nef de la vieille église s’emplissaitd’une foule d’élite.

On célébrait, ce jour-là, deux mariagesfashionables, et les curieux qui stationnaient sous lesportiques échangeaient maintes observations sur les circonstancesdramatiques qui avaient amené ces mariages.

On se disait bas à l’oreille qu’une ces deuxfiancées, la richissime fille de Mme Privat, avait été sur lepoint, quelque temps auparavant, d’épouser un audacieux bandit quilui avait complètement tourné la tête… La noce était ordonnée etl’on se disposait à aller prononcer le oui solennel enface du prêtre, quand apparut soudain un inconnu qui révéla sur lecompte du futur époux des choses si épouvantables, que ce dernieren tomba mort de confusion…

Et l’on ajoutait d’un air mystérieux quel’autre mariée avait aussi dans son passé certain épisode terribleque l’on ne connaissait pas bien, mais où, à coup sûr, il y avaiteu mort d’homme… Bref, on caquetait méchamment, comme les badaudssavent le faire, quand il s’en donnent la peine.

Heureusement, l’arrivée du cortège nuptialchangea, le cours de ces charitables conversations et mit fin auxbienveillantes remarques qui les émaillaient.

Les lourds carrosses défilèrent un à un lelong des grilles, qui bordent le terre-plein, en face de lacathédrale, déposant sur le trottoir de pierre blanche leur joyeusecargaison de femmes éblouissantes et d’hommes en costumes degala.

Toute cette brillante compagnie s’engouffrasous les arceaux des portes grandes ouvertes et s’éparpilla, dansles bancs de chêne, alignés deux par deux sur le pavé de la vastenef.

Seuls, les mariés, escortés de leurs garçonset filles d’honneur, s’avancèrent jusqu’à la balustrade du chœur etprirent place sur des fauteuils luxueux, installés à leurintention.

Puis l’orgue fit entendre ses gravesharmonies, le prêtre ses avertissements non moins graves… et, ausortir de l’église, Laure Privat était devenue madame Champfort, etLouise Gaboury la… Reine des Étudiants !

Au moment où le cortège s’ébranlait pourretourner à la Canardière, Lafleur et Cardon, qui étaient de lafête et faisaient bonne contenance dans leurs habits à queue,échangèrent les réflexions philosophiques suivantes :

— Ce que c’est que de nous, mon pauvreLafleur et comme, dans ce monde borné, les petites causes peuventamener de grands effets !

— Comment, l’entends-tu, illustreCardon ?

— Tu vas voir : suis bien monraisonnement.

— Je ne te quitte pas d’une semelle.

— N’est-il pas vrai que si nous n’avionspas été ivrognes comme doivent l’être d’honnêtes étudiants, nousn’aurions pas fait la connaissance de la mère Friponne ?

— C’est indubitable. Ensuite ?

— N’est-il pas également vrai, que, sanscette connaissance de la mère Friponne, nous ne serions pas alléschez elle le soir où Després y fut jeté à fond de cave ?

— Je te concède cela. Poursuis.

— N’est-il pas mêmement à présumer que,nous absents, Gustave n’aurait pu échapper et, par conséquent,arriver à temps pour empêcher Lapierre d’épouser MllePrivat ?

— C’est plus que probable. Quelle est taconclusion ?

— Ma conclusion, ami Lafleur, c’estqu’à quelque chose whisky est bon !

Et le facétieux étudiant, qui s’était donnétout le mal du monde pour en arriver à cette atroce parodie d’unaphorisme célèbre, se prit à réfléchir profondément.

Lafleur fit de même, tout en mâchonnant d’unevoix distraite son grand-père Noé.

La noce filait toujours, soulevant sur sonpassage l’aveuglante poussière des rues de Québec.

FIN

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