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Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Le Roman de Miraut – Chien de chasse

de Louis Pergaud

 

Je dédie ce livre

à tous ceux qui aiment les chiens

et particulièrement

à mon excellent ami

PAUL LÉAUTAUD

ROMANCIER RARISSIME

CHRONIQUEUR SAVOUREUX

PROVIDENCE DES CHATS PERDUS

DES CHIENS ERRANTS

ET DES GEAIS BORGNES

BIEN CORDIALEMENT

L.P.

 

Partie 1

 

Chapitre 1

 

C’était à la Côte de Longeverne, chez Lisée le braconnier. Dans la chambre du poêle donnant sur le revers du coteau dominant le village que la route neuve de Rocfontaine enlace de ses contours, la Guélotte, la ménagère, venait d’allumer sa vieille lampe. La nuit était déjà tombée, mais, afin de ménager un peu sa provision d’huile, elle avait attendu la pleine obscurité,se contentant, pour vaquer aux menus soins du ménage, de la clarté brasillante qui sortait par les soupiraux du poêle et laissait flotter par toute la pièce un grand mystère paisible et calme où les choses semblaient sommeiller.

Dans le brûleur de cuivre, se balançant sur ses charnières, la mèche de coton rougeoya, s’enflamma doucement ; une lumière jaune, faible, comme hésitante,imprécisa les arêtes des meubles, et la femme, brandissant son flambeau devant la caisse historiée de la grande horloge comtoise,qui battait dans un coin son tic-tac régulier, ne put s’empêcher de dire tout haut, bien qu’elle fût seule :

– Huit heures ! grand Dieu ! et iln’est pas là ! Le « goûilland »[1] !… Je gagerais qu’il s’estsaoulé ! Pourvu qu’il ne soit pas arrivé malheur au petitcochon !

Elle se tut un instant, ruminant encore,cherchant les causes de ce retard, s’arrêtant aux suspicionsfâcheuses :

– S’il s’est mis à boire en arrivant là-bas,avant d’avoir fait le marché, je le connais, il est bien capable delaper complètement les sous et de ne rien acheter du tout.Ah ! j’aurais bien dû aller avec lui ! Pourvu qu’il nefasse pas d’autres bêtises ! Un homme plein, ça fait n’importequoi ! S’il était battu, des fois, et que les gendarmesl’aient ramassé ! Qu’est-ce que deviendrait le petitcochon ? Avec ça qu’il est déjà si bien vu depuis son dernierprocès-verbal ! Je lui ai toujours dit aussi qu’avec sa sacréesale chasse, il arriverait bien un jour ou l’autre à se fairefoutre en prison et à nous mettre sur la paille. Pourtant, depuisque ces canailles de cognes l’ont pincé à l’affût, il avait bienjuré que c’était fini et qu’il ne recommencerait jamais plus !Oh ! oui, sûrement que de ça il doit être guéri, sans quoi iln’aurait pas vendu le fusil, le chien, les munitions et tout lesaint-frusquin. Au moins maintenant il est tranquille et ne seraplus comme chat sur braise quand on lui aura « enseigné unlièvre ». Dire que nous en avons été pour plus de cinquantefrancs avec les frais ! Dix beaux écus de cinq livres qu’il afallu donner à ce bouffe-tout de percepteur et qu’on a dû manger dupain sec et des pommes de terre pendant deux mois. Mon Dieu !pourvu qu’il n’ait pas bu les sous du cochon ! Si j’allaisvoir chez Philomen ? Lui, était à la foire avec sa femme, ilssont sûrement rentrés ; peut-être pourraient-ils me direquelque chose.

Mais la Guélotte, prête à sortir, ayantréfléchi que si, d’aventure, Lisée rentrait durant son absence, iltrouverait fort mauvaise cette démarche, mènerait le« raffut », jurerait les milliards de dieux et peut-êtreferait de la casse, elle jugea plus prudent d’attendre son retourqui ne saurait tarder, pensait-elle.

Les soupiraux du poêle de fonte rougeoyaientcomme des yeux malades, lançant leurs rayons sur les ventres desbuffets et jouant avec les moulures des pieds du lit. Le couvercled’une marmite où cuisait le lécher des vaches, soulevé par lavapeur, se mit à battre un roulement semi-métallique, comme unappel infernal. La chatte, Mique, s’étira sur son coussin au boutdu canapé, fit un énorme dos bossu, bâilla en ouvrant une gueuleimmense qui projeta ses moustaches en devant, s’étira du devantpuis du derrière, et s’assit enfin, les yeux mi-clos, la queuesoigneusement ramenée devant ses pattes.

La Guélotte retira la soupière placée surl’avance du fourneau et dont le ventre, chaud et poli, luisaitcomme une joue d’enfant. La colère grandissait et s’enflait en elleavec l’appréhension et le doute.

– Grand goûilland ! grand soulaud !grand cochon ! monologuait-elle à mi-voix.

L’attente vaine l’énervait de plus en plus,lui faisait oublier toute prudence, et, quitte à écoper d’une oudeux paires de gifles, elle se préparait à accueillir le retour deson mari par une bonne scène dans laquelle elle ne lui mâcheraitpas ce qu’elle avait à lui dire. Neuf heures sonnèrent à la vieillehorloge. La large lentille de cuivre, comme une face ronde ethilare, semblait jouer à cache-cache avec l’insaisissable présent,tandis qu’au-dessus du nombril de verre de la caisse pansue, leprofil impassible de Gambetta se découpait dans une couronne delarges lettres : « Le cléricalisme, voilàl’ennemi ! » Ainsi en avait voulu Lisée qui, bonrépublicain, avait mis ce portrait là, bien en évidence, pour faireenrager le curé lorsque d’aventure ce vieux brave homme, avec quiil était d’ailleurs au mieux, venait l’engager à ne pas négligerson salut, à accomplir ses devoirs de chrétien et à faire sespâques comme tout le monde.

Les aiguilles tournaient ! Neuf heures etdemie ! Tous les foiriers étaient rentrés !

Pas de Lisée !

La Guélotte ouvrit la porte de dehors, mit lamain en cornet derrière son oreille, écouta et regarda. Mais, dansla nuit calme, aucun pas ne s’entendait et le blanc lacet de laroute se déroulait désert entre les grands jalons des peupliersbruissants.

Elle rentra, referma l’huis avec violence et,de colère, poussa même, dans l’évidemment de mur qui servait degâche, le lourd verrou d’acier.

– Si tu t’amènes maintenant, tu poseras unpeu, grande charogne ! ragea-t-elle. Ça t’apprendra à arriverà l’heure !

Le couvercle de la marmite grondait plusviolemment, comme énervé lui aussi. Des souris, avec un bruit decharge, galopant entre le plafond et le plancher de la chambrehaute, détournèrent la Mique de sa rêverie et l’immobilisèrent uninstant, les yeux ronds et flamboyants, dans une attitude d’affût.Mais, reconnaissant ce bruit familier et sachant par expérience quecelles-là étaient, pour l’heure du moins, hors de portée de sagriffe, elle reprit sa pose nonchalante et son air de sphinx.

Sur un sac, insoucieux, les petits chatsdormaient derrière le poêle.

– Il va faire du temps demain, pour sûr,prophétisa la Guélotte, un instant distraite, elle aussi, de lapluie ou de la bise ; chaque fois que nos « rattes »bougent, ça ne manque jamais. Et ce grand goûilland qui ne revienttoujours pas. Jésus ! Qu’il y a pitié aux pauvres femmes quiont des maris ivrognes. Pourvu tout de même qu’il ne lui soit pasarrivé malheur ! S’il fallait encore le soigner !… allerau médecin, au pharmacien, dépenser des sous !… Et s’il s’estlaissé enfiler un mauvais cochon, une « murie » qui aitmauvaise bouche. C’est qu’on tombe quelquefois sur des sales bêtesqui ne savent sur quoi mordre et qui ne profitent pas.

Un coup de poing dans la porte interrompit sonsoliloque et la fit tressauter.

– Mon Dieu ! et moi qui ai mis leverrou ! S’il entend quand je le retirerai, qu’est-ce qu’il vadire, surtout s’il est saoul ? Je vais gueuler avant lui.

Elle ne fit qu’un saut jusqu’à l’entrée, tirasilencieusement la targette et ouvrit vivement la porte.

Philomen le chasseur entra avec sa femme. Ilsapportaient un sac de sel que Lisée, au moment du départ, avaitfait charger sur leur voiture et, par la même occasion, venaientvoir le petit cochon que le patron devait ramener.

– Comment, Lisée n’est pas entrée !s’exclama l’homme.

– Non, répondit la Guélotte, trèsinquiète ; mais où l’as-tu laissé là-bas à Rocfontaine ?Quand l’avez-vous quitté ?

– Ma foi, reprit Philomen, si je ne me trompe,je crois bien que c’était au café Terminus, oui, sûrement, nousavons bu un litre ou deux avec Pépé de Velrans et on a un peu parléde la chasse, naturellement. Il a tué dix-neuf lièvres dans sasaison, ce sacré Pépé, et il compte bien aller jusqu’aux deuxdouzaines. Ah ! on a beau dire, c’est lui le doyen. Avec Liséeet moi, sans nous vanter, on est bien les trois plus fameux fusilsdu canton. Il ne voulait pas croire que Lisée ne chassait plus.

« – Si c’était pas toi qui me le dises,là, en chair et en os, que t’as vendu ton fligot et ton vieuxTaïaut, je pourrais pas me le figurer.

« – Qu’est-ce que tu veux !s’excusait Lisée. J’étais pris ; les gendarmes et le brigadierforestier Martet m’avaient à l’œil ; je me connais, j’auraispas pu me tenir et ils m’auraient sûrement repincé. Alors, tu voisle tableau, nouveau procès-verbal, plus trente francs à verser pourconserver la « kisse » et la vieille à la maison qui râleque je nous ficherais sur la paille. J’ai tout bazardé.

« – Sacré nom de Dieu : reprenaitPépé, j’aurais jamais eu ce courage-là, moi ! c’est leslièvres de Longeverne qui doivent rien rigoler !

« – Ah ! mon vieux, m’en reparlepas, ça me fait trop mal au cœur.

« Là-dessus, la bourgeoise est venue meprendre, je les ai quittés et nous sommes partis sur le champ defoire acheter une mère brebis avec ses deux moutons pour leshiverner. Vers deux heures je suis repassé à l’auberge pour chargerle sac de sel que ton homme y avait entreposé, mais on m’a dit queLisée n’était plus là et qu’il était allé chez quelqu’un avec Pépé.J’ai pensé que c’était pour le cochon ; mais j’avais plus letemps d’attendre et on s’en est revenu à Longeverne les deux, lavieille.

– Il n’était pas saoul, Lisée, quand tu l’asquitté ? s’inquiéta la Guélotte.

– Oh ! ça non ! j’en suis sûr. Iln’était pas à jeun, bien entendu, on avait bu un litre ou deux,mais, pour dire qu’il était saoul, non, on ne peut pas dire qu’ilétait saoul !

– C’est que j’ai rien que peur qu’il n’aitencore fait des bêtises.

– Quoi ! Quelles bêtises veux-tu qu’ilfasse ?

– Sait-on ? Les hommes saouls !…Asseyez-vous toujours un moment. Il ne va sans doute pas tarder derentrer. Vous prendrez bien une tasse de café ou unegoutte ?

– On prendra une petite larme, histoire detrinquer.

La femme de Philomen s’assit sur le canapé,près de la Mique qu’elle caressa, tandis que son mari se mettait àcalifourchon sur une chaise.

Lentement il nettoya sa pipe dont il taqua lefourneau contre le dossier du siège, puis, extirpant de sa poche depantalon une vessie de cochon séchée et bordée de tresse noirecontenant son tabac, il bourra méthodiquement et avec le plus grandsoin son brûle-gueule. Il trouva dans une poche de son gilet deuxallumettes de contrebande, collées l’une à l’autre, les sépara, enfrotta une contre sa cuisse, et alluma, affirmant son profondmépris du fisc :

– Vive la régie de Vercel ! Si on n’avaitpas celles-là pour enflammer celles du gouvernement, on pourraitbien se brosser pour avoir du feu.

Sa femme, durant ce temps, s’inquiétait de lafaçon dont pondaient les poussines de la Guélotte et du nombre depetits qu’avait fait sa grosse mère lapine.

Philomen tirait des bouffées régulières de sapipe. Le poêle ronflait doucement, les minutes coulaient comme uneonde monotone, rien ne bougeait au dehors.

Dans son papotage avec la voisine, laGuélotte, excitée, oubliait un peu que les aiguilles de l’horlogetournaient.

Quand son culot, trois fois rallumé,s’éteignit définitivement, que son verre fut vide, les dix coups dedix heures sonnèrent, et Philomen, frappant deux claques sur sescuisses, se leva.

– Dix heures ! s’exclama-t-il. Qu’est-ceque ce sacré Lisée peut bien foutre ? Allons, il est tempsd’aller au lit. Demain, la charrue nous attend : nous avonsune « planche » à lever et le travail ne se fait pas toutseul ; mais on reviendra sur le coup de midi pour voir tonpetit cochon.

– Vous en verrez deux, répondit la Guélotte enqui remontait la colère, le petit et le gros qui doit ramenerl’autre. En vérité, je ne saurais dire quel est le plus cochon desdeux. Ah ! le goûilland, le salaud, sa sale bête !

Et sur le pas de la porte, en éclairant lesvoisins, elle entrecoupait ses remerciements et ses bonsoirsd’invectives violentes contre son ivrogne de mari qui ne pouvaitjamais rentrer de jour…

Une heure se traîna encore, puis unedemie.

La Guélotte s’était couchée sur le canapé etavait essayé de dormir, mais c’était bien impossible ; alorselle s’était relevée, puis, de cinq minutes en cinq minutes, étaitallée écouter à la porte si elle entendait marcher sur la route,et, en fin de compte, résignée et ronchonnante, elle tricotait sachaussette tout en poussant des monosyllabes qui en disaient longsur la façon dont elle se préparait à accueillir le retour de sonhomme.

Le crissement des gros clous de souliers surle pavé du seuil la fit bondir à la cuisine, la lampe à la main,pour éclairer l’entrée du maître.

Alors la porte s’ouvrit, et Lisée,magnifiquement saoul, s’encadra dans le chambranle.

Il ne ramenait point de petit cochon, mais unebretelle de cuir fauve suspendait à son épaule gauche un fusilLefaucheux à deux coups, tandis que, de la main droite, il tenaitune cordelette au bout de laquelle un petit chien de trois à quatremois tirait de toutes ses forces vers les marmites.

– Ici, Miraut ! nom de Dieu ! ici,sacrée petite rosse ! T’es pas pus pressé que moi !bégayait Lisée, la langue pâteuse.

– Et le petit cochon ?

– J’ai pas dégoté ce qui me fallait, mais tuvois, j’ai retrouvé un fusil et un chien. Ça pouvait pas durer pluslongtemps, cette comédie ! Lisée qui ne chasse plus !allons donc !

La Guélotte, blanche comme un linge, figéecomme une statue, fixait tour à tour son homme et le chien.

– Fais à manger à cette bête, commandaLisée ; tu vois bien qu’elle a faim !

– Et les sous ? décrocha enfin laGuélotte.

– Pisque j’te dis que j’ai racheté un fusil etun chien !

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !Doux Jésus, ayez pitié de nous ! râla la femme en se tordantles bras. Misère de moi d’avoir un pareil ivrogne ! Nousserons un jour à la mendicité, oui, nous crèverons de faim, sur lapaille !

– Assez ! assez ! nom de Dieu !ou je refous le camp ! menaça Lisée.

– Mais, soulaud, qu’est-ce que tu boiras cethiver, puisque tu as déjà tout bu aujourd’hui les sous duménage ; qu’est-ce que je boirai, moi ?

– Tu te téteras, répliqua Lisée,philosophe.

– Ah oui ! tu peux bien plaisanter, grandvoyou, grande gouape, grand saligaud ! Point de cochon, pointde lard ; point de jambon, point de saucisses. Tu mangeras tonpain sec, grand mandrin !

Cette réception n’était pas tout à fait dugoût de Lisée qui commençait à en avoir assez de ces injures et deces prophéties.

L’alcool, non cuvé encore, rallumait en luises vieux sentiments batailleurs. Il était temps que sa femmecessât, et il le lui fit bien comprendre dans une réplique acerbeet virulente dont le ton ne laissait aucun doute sur la qualité desactes qui allaient suivre.

– Et moi, qu’est-ce que je mangerai avec monpain ? continua-t-elle, gourmande.

– Tu mangeras de la m…, nom de Dieu !…tonna-t-il.

La Guélotte se tut.

– Fais à manger à cette bête etvivement !

– Sale « viôce »[2], rageala femme, en bousculant le chien.

Ce fut ainsi que Miraut entra dans la maisonde Lisée.

Chapitre 2

 

 

La Mique, qui avait été élevée jadis en mêmetemps que le vieux Taïaut, fit bon accueil au petit chien.

Affamé et las, le jeune Miraut, dès qu’il eutmangé une petite terrine de soupe trempée avec de l’eau devaisselle, de la relavure, comme disait la Guélotte, vint flairerde son mufle encore épais les petits chats endormis. Sensible à ladouce chaleur du poêle et de ces deux êtres aux corps vigoureux etsains, dont il n’avait aucune raison de se méfier, il se couchasans hésiter à côté d’eux et s’endormit.

La maman chatte, curieuse de ce nouvelarrivant qu’elle ne connaissait point encore, s’était levée sur sesquatre pattes, et, le cou tendu, les yeux ronds, avait suivi avecun immense intérêt ses évolutions par la pièce. Le geste deconfiance qu’il eut en s’étendant auprès des chatons lui fut sansdoute sensible : elle augura bien de sa jeunesse ; samaternité généreuse pouvait s’étendre à celui-là qui, robuste etplus gros que les jeunes minets, ne leur voulait cependant pas demal. Elle savait ce qu’il était, elle connaissait sa race, ellel’adopta.

Légère, elle sauta de son canapé et s’approchadu trio de bêtes dormant en tas. La langue râpeuse lécha tour àtour Mitis et Moute, ses enfants, puis à deux ou trois reprises,après l’avoir bien flairé, elle lécha de même les poils du crâne dujeune toutou qui ne se réveilla point pour autant et continua dereposer en paix entre ses deux frères adoptifs.

Là-dessus, Mique fit un brin de toilette,lustra son pelage velouté, puis tranquille, calme et rassurée sursa géniture, elle fila par les chatières pour sa chasse nocturne àl’écurie, à la grange et dans les hangars de la maison.

Lisée mangea à même dans la soupière la potéede soupe aux choux que sa femme avait tenue au chaud, s’octroya surun chanteau de pain d’une livre un respectable bout de lard,ingurgita un demi-pot de piquette et, l’estomac satisfait et latête lourde, se déshabilla puis se jeta sur le lit où, l’instantd’après, ronflant comme un soufflet crevé, inaccessible au remords,il reposait du sommeil des justes.

Cependant, furieuse, la Guélotte était montéese coucher seule dans le lit de la chambre haute.

Au réveil, la situation restait,naturellement, fort tendue. Lisée, décuité, éprouvait bien unecertaine gêne d’avoir agi sans consulter sa femme ; sacrifierainsi l’argent d’un cochon, c’était évidemment osé, enfin ! …d’autant plus que rien ne le pressait de se reprocurer un fusil etun chien ! oh ! quoique ! … Et puis, zut ! ilfallait tout de même, un jour ou l’autre, qu’il retrouvât l’argentnécessaire à ce rachat indispensable. Donc, un peu plus tôt ou unpeu plus tard ! …

Tout de même, il avait bu pas mal la veille etil se sentait fautif.

La Guélotte se chargea de dissiper sesremords.

Dès le premier coup de l’angélus, debout enmême temps que ses poules, elle descendit et entra dans la chambredu poêle où Lisée, pour temporiser, fit semblant de dormirencore.

Mais la façon dont elle ferma la porte et fitclaquer ses sabots sur le plancher aurait réveillé un sourd. Liséefut bien forcé d’ouvrir les yeux, mais ce faisant, il jugea bon deprendre un air digne et sévère pour en imposer à sa vieille.

L’autre s’aperçut de sa mine renfrognée.Recommencer la scène de la veille, traiter son mari de cochon et desoulaud, elle y pensait bien, certes, mais elle savait que lechasseur avait la main leste ; elle n’ignorait pas que, leslendemains de bombe, il avait l’humeur peu accommodante et qu’ellerisquait gros, si elle dépassait certaines limites qui n’avaient,hélas ! rien de fixe, de recevoir une ou deux bonnes paires degifles, voire quelques coups de pied au derrière qui luirappelleraient une fois de plus que braconnier comme charbonnierest maître en sa baraque, que c’est le mari qui est fait pourporter la culotte, et que l’homme, nom de Dieu ! c’estl’homme ! Elle se tourna donc contre Miraut, lequel, à vraidire, prêtait quelque peu le flanc ou mieux le derrière à lacritique, car, durant la nuit, pris de besoins pressants, ils’était soulagé abondamment et de toutes façons. Une borneodorante, et d’une taille magnifique pour un tel animal, sedressait devant le pied du buffet, et une superbe rigole, aveclacs, îlots et presqu’îles, s’allongeait du même buffet jusqu’à laporte de la cuisine.

En contemplant ce désastre, toute la colère dela Guélotte lui remonta au cerveau et, au lieu de garder le calmeboudeur et rancunier qui séait en l’occurrence, elle s’en pritviolemment au chien qui avait fauté et à l’homme qui était lepremier responsable dans cette sale affaire :

– Tiens, regarde donc ce qu’elle a fait, tarosse, et comment elle a arrangé mon ménage, ce sera bientôt uneécurie ici ! Ce n’était pas assez de nous ôter le pain de labouche pour l’acheter, il faut que tu le laisses encore tirer touten bas par la maison.

– Hein ! quoi ? fit Lisée, commearraché à de graves réflexions.

– C’est de ta viôce que je parle, ta salecharogne de chien ; ah ! je m’en vas te le balayer, moi,tu vas voir !

Et, s’élançant sur le coupable encore endormi,la matrone lui lança, à toute volée, son pied dans les côtes.

« Boui ! boui !vouaou ! » s’exclama plaintivement et en sautant de côtéle petit chien, tandis que ses deux camarades chats, subitementréveillés eux aussi, faisaient leurs dos bossus, brandissaientleurs jeunes moustaches et juraient en montrant les dents, croyantque la patronne en voulait à toutes les bêtes de la chambrée.

– Tu vois, renchérit la Guélotte, avec unemauvaise foi évidente, il épouvante encore mes petits chats. Poursûr qu’ils vont quitter la maison et nous serons dévorés par lessouris !

– Fous-moi la paix, nom de Dieu !répliqua Lisée, révolté d’une telle injustice et de tant delâcheté, et ne te venge pas sur une bête sans défense. S’il a pisséici, c’est pas de sa faute, c’est de la tienne. Tu aurais dûlaisser la porte de la cuisine entr’ouverte, il serait allé àl’écurie ou à la remise ; il ne peut pas passer par leschatières, lui. D’ailleurs, c’est une bête propre, on me l’a dit,et cette nuit je l’ai entendit pleurer : c’était sûrement pourqu’on lui ouvre …

– Alors pourquoi ne l’as-tu pasfait ?

– Pourquoi ? pourquoi ? est-ce queje me souvenais ? Et puis, si on te le demande, tu diras quetu n’en sais rien. Maintenant, continua-t-il en sautant du lit,rêche et menaçant, si tu as quelque chose à dire, sors-le, maistâche que je t’y reprenne à toucher à mon chien quand il n’aura pasfait de mal. Une bête gentille et douce qui a dormi toute la nuit àcôté des chats sans qu’il y ait eu entre eux la moindrehistoire ! Et tu viens me dire que c’est lui qui les aépouvantés, comme si ce n’était pas toi, espèce de rosse, avec tesgrognements de truie qu’on saigne. Recommence que je te dis !recommence si tu as envie que je te « bredouche ».

– Doux Jésus ! attesta la Guélotte, êtrefichue à la porte de chez soi par un chien ! Cochon !marmonna-t-elle entre ses dents, va, tu me le paieras, et plusd’une fois !

Vers midi, comme Lisée et sa femme achevaient,sans dire mot, de manger leurs pommes de terre, un bruit desouliers ferrés cria sur le seuil et la porte de la cuisines’ouvrit bruyamment. Les jeunes chats qui jouaient à coups depatte, couchés sur le canapé, s’arrêtèrent en arrondissant lesquinquets, et Miraut, qui mangeait des épluchures derrière lachaise de son maître, dressa subitement son petit mufle.

« Wrraou ! bou !bou ! » s’exclama-t-il d’un ton cependant encore timideet incertain.

– Qu’est-ce que j’entends ? interrogeaPhilomen, petit homme nerveux, sec, vif et prompt qui, comme ill’avait promis, venait voir le cochon annoncé.

– Tiens, le voilà, le cochon, ragea laGuélotte en désignant de l’œil son mari.

– T’as donc ramené un chien ? questionnale chasseur, en tordant du pouce et de l’index sa forte moustacheblonde. Ben ! elle est bonne, celle-là. Il ne se gêne pas, legaillard, il fait déjà le malin, on voit bien qu’il se sent chezlui.

– Parbleu, elle est la maîtresse ici, cetteviôce-là, reprit la femme.

– On ne te demande pas la messe, à toi, coupaLisée. Viens ici, viens, mon petit Miraut !

– Sacrédié, mais c’est un tout beau !continua Philomen.

– Et intelligent, renchérit Lisée. Je croisque ça fera un crâne chien ! C’est Pépé qui me l’a fait avoir.Il vient de la chienne du gros de Rocfontaine, une pure porcelainequi a été couverte par un corniau, mais, tu sais, un bon corniau,un premier chien, un lanceur épatant.

– Quand les corniaux se mêlent d’être bons, iln’y en a pas pour leur damer le pion.

– Viens faire voir ta gueugueule, monpetit !

– oui, oui, une gueule noire, il estrobuste ; les dents sont bien plantées, l’oreille est double,l’attache est nerveuse et il a l’os du crâne pointu, signe derace.

– Et regarde-moi ce fouet ! ajoutaLisée ; hein, est-ce fin ! Ah ! oui, une bellebête.

– Une belle robe aussi, ma foi ! blanc etfeu avec les taches brunes sur les flancs, c’est rare !

– Et puis, il sera bon, tu sais,sûrement ; ce sera le meilleur de la portée ! C’est lamère elle-même qui l’a choisi ! Oui, quand la chienne a eufait ses petits, le gros, qui connaît tout ce qui a rapport à ça etqui ne voulait lui laisser que les bons, a attiré un instant lamère à la cuisine pendant qu’il faisait transbahuter toute lapetite famille sur un sac dans la pièce voisine. Tu sais alors ceque font les mères ?

– Je l’ai entendu dire.

– Quand elles retournent à leur niche etqu’elles ne trouvent plus leur marmaille, elles se mettent à lachercher, naturellement, et elles ont vite fait de laretrouver.

– Si elles ont vite fait, à qui lecontes-tu ? Quand la Cybèle que j’avais avant ma Bellone avaitdéballé et que je lui tuais tous ses petits, si je n’avais pas biensoin de les enfouir à trois pieds dans la terre, elle allait lesdécrotter et me les ramenait un à un à la niche, tous claqués commede juste. Bien mieux, ma vieille branche, un jour, à la chasse,toute prête à mettre bas, elle nous avait suivis quand même. Lamarche, la course, l’ont avancée tant et tellement qu’en pleinlancer elle a été prise des douleurs. Cette crâne bête a fait deuxpetits, les a cachés, a repris la chasse derrière les autres chienset, quand nous sommes revenus à la maison, elle est allée chercherses deux chiots à l’endroit où elle les avait déposés trois heuresauparavant. Elle a dû faire deux voyages, car elle n’en pouvaitramener qu’un à la fois entre ses dents, pendu par la peau du cou.L’un d’eux a péri, mais l’autre, faut croire qu’il était costaud, avécu et je l’ai élevé. C’est çui que j’ai donné au médecin deSancey, un bon suiveur.

– Oui, reprit Lisée, mais tu sais comment onreconnaît ceux qui seront les meilleurs nez et qu’il faut garder depréférence ?

– Oui, je me rappelle, attends voir !

– Mon vieux, on s’arrange comme je t’ai ditqu’avait fait le gros, et les chiennes viennent les reprendre pourles reporter à leur couche. C’est là, alors, qu’il faut se fier auflair de ces braves bêtes. Elles voudraient bien emmener tous à lafois leurs nourrissons, mais bernique ; là, c’est comme autrou pour passer : chacun son tour. Alors, elles les sentent,le lèchent, les relèchent, les bousculent, les flairent, lesreniflent bien l’un après l’autre, et puis elles se décident, etalors, mon ami, le premier qu’elles empoignent entre leurs dents,tu peux être sûr que ça sera le meilleur en tout, le chien sanstares, au nez excellent, au corps râblé et fin, à la patte solide,un maître chien, quoi. C’est Miraut que la chienne a repris lepremier dans le tas. Voilà ce qui m’a décidé définitivement. Jesavais bien, au fond que j’avais toujours le temps de retrouver unchien, mais en dégoter un comme çui-là ça n’arrive pas tous lesjours ; d’autant que le gros qui est un bon type et un vieuxcopain à Pépé, un homme qui sait ce que c’est que d’aimer lachasse, m’a dit comme ça, quand je lui demandais combien qu’il envoulait :

« Allons, Lisée, tu veux rigoler, j’suispas marchand de chiens, moi ! Tu vendrais un chien, un jeunechien à un chasseur qui en aurait « de besoin »,toi ?

« – Jamais ! que j’ai répondu, mais,la civilité…

« – Ta, ta, ta, tu paieras une bonnebouteille et le premier lièvre qu’il te fera tuer, nous leboulotterons ensemble, toi, Pépé et moi. C’est-y entendu ?

« – Vas-y ! que j’ai répliqué, et ons’a serré la louche. Maintenant, que j’ai ajouté, voici cent souspour ta gosse, pour s’acheter ce qu’elle voudra,« pasque » je vois bien que ça lui fera mal au cœur dequitter son petit toutou. Mais elle peut être tranquille, il nesera pas malheureux chez nous, et bien soigné ; mes chiens àmoi, c’est des amis, et je verrais un cochon qui touche à un chiende chasse, comme il y en a, par plaisir de faire souffrir lesbêtes, j’y casserais la gueule.

– Tu as foutrement raison, approuva Philomen.Si j’avais connu le salaud qui, l’année passée, a fichu un coup detrident à ma Bellone, je voulais lui repayer son coup de fourche,moi, et avec usure.

– Éreinter une bête sans raisons, ou parcequ’elle a lapé l’assiette d’un chat, ou gobé un œuf dans un nid,c’est être trop brute ou trop lâche ! Si mon chien fait dessottises, je suis solide pour les payer, j’ai jamais refusé derembourser les dégâts quand c’était prouvé, comme de juste. Mais,mes bêtes c’est la même chose que mes gosses, je ne veux pas quequelqu’un d’autre que moi y touche. C’est moi qui juge quand ilsont besoin d’une taloche ou d’une correction, et on sait que je nela leur ménage pas, s’ils la méritent ; seulement nous autres,on sait ce qu’on fait quand on tape et on ne risque pas d’estropierni de donner un mauvais coup.

– Voilà ! Si on buvait une goutte,proposa Lisée. J’t’ai pas seulement remercié de m’avoir ramené monsac de sel. Et ta mère brebis, en es-tu content ?

– Oui, bien content, et tu sais que je ne l’aipas payée trop cher. J’ai de quoi les hiverner comme il faut, elleet ses agneaux ; au printemps les moutons seront bons àvendre, ils me repaieront plus que je n’ai donné pour les trois etj’aurai la mère de bénéfice. Mais tu as racheté un fusil aussi, queje vois.

– J’ai racheté le « Faucheux [3]» du père Denis, il ne peut plus chasser,lui ; c’est la vue qui baisse et les jambes qui ne vontpas ; mais son flingot est presque neuf : les canons sontsolides, les batteries – écoute ! – sonnent comme desclochettes d’argent et il est choqué du coup gauche, ça fait qu’onpeut tirer de loin.

– Tu l’as payé cher ?

– Trente francs ! c’est pour rien. Quandje songe que j’ai vendu le mien trente-cinq, plus une tournée àJacquot de sur la Côte qui braconne de temps en temps autour de saferme… sûrement il ne valait pas çui-là. Tu vois bien que ma femmen’avait pas de raisons pour gueuler comme une poule qui a lespattes dans de l’eau chaude.

– Ah ! les femmes !

– À la tienne ! mon vieux.

– À la tienne !

– Miraut, petit salaud, quand tu auras fini deresiller mes savates !

– Ah ! il n’a pas fini de t’en boufferdes chaussettes et des croquenots et des tire-jus, tu veux encoreentendre plus d’une chanson de ce côté-là.

– Je suis là pour répondre un peu, et puis çalui apprendra, à la bourgeoise, à laisser tout traîner et sensdessus dessous. Quand il aura bouffé la moitié de son trousseau,peut-être qu’elle rangera le reste !

– Qu’il y vienne seulement, ta sale murie,fourrer son nez dans mon linge ! menaça la Guélotte.

Philomen sourit et Lisée ne répondit pas, maisil siffla un coup et le chien, les voyant se lever, vint toutjoyeux gambader sur leurs pas.

– Allons, mon vieux Miraut, annonça Lisée, jevais te montrer ton domaine maintenant ; nous allons partir aubois faire quelques fagots. Rien de tel que l’air du bois pour vousremettre d’aplomb quand on a la grosse tête.

Chapitre 3

 

 

– Crois-tu, confia la Guélotte à sa voisine,la grande Phémie, dès que Lisée, Miraut et Philomen furent partis,crois-tu que mon grand ivrogne m’a encore ramené une viôce à lamaison !

– Y a bien pitié à toi ! concéda l’autrequi n’aimait guère que ses poules.

– Si encore on avait le moyen ! Mais nousavons déjà tant de maux de nouer les deux bouts. Doux Jésus !Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! et il va rechasser, reprendredes permis, des actions ; dépenser des sous à acheter de lapoudre, du plomb, des fournitures de toutes sortes, et se fairerepincer quand la chasse sera fermée, « pasque », j’leconnais, ce grand mandrin-là, il ne pourra pas se tenir debraconner.

La grande Phémie qui était vieille fille et,selon toutes présomptions, vierge et martyre, comme disaitPhilomen, balança son goitre, tel un canard son jabot gonflé depâtée, puis secouant sa petite tête d’oiseau, émit cet aphorisme delaide que les événements ne lui avaient sans nul doute jamaispermis de vérifier expérimentalement :

– Les hommes, c’est tous descochons !

Ensuite de quoi elle songea à ses chèresgélines et émit au sujet de leur sécurité future quelques craintesinspirées par l’annonce du voisinage de ce jeune et dangereuxcarnassier.

– Les petits chiens, ça mord tout, ça bouffetout ! J’ai bien peur que ta sale murie ne s’en vienne rôderautour de ma porte, épouvanter mes poules, les empêcherd’ouver[4], les faire se sauver ailleurs et me lessaigner. Tu sais bien, le Turc du Vernois, chaque fois qu’il passeau pays, il fait le tour des écuries et il nettoie tous lesnids : il s’en paye des omelettes !

– Pourvu que le sien ne s’y mette pas !espéra la Guélotte qui voyait les nuages noirs s’accumuler sur samaison.

– Ah ! les jeunes chiens, tu sais,renchérit la vieille, il faut faire bien attention à eux et ne pasles manquer. Si tu vois le tien fouiner vers tes nids, fous-lui descoups de trique, autrement c’est fichu ! Ah ! ton hommeaurait bien mieux fait de ne pas se saouler hier et de te ramenerun petit cochon.

– Las moi ! se lamenta la Guélotte,accablée.

– Et s’il se met à les manger, les poules, ouà saigner les lapins, ou à courser les moutons ? Le Cibeau dumaître d’école, celui qu’il a vendu à des messieurs de Besançon,lui en a fait payer pour plus de cent francs dans une année. On abeau avoir des sous, toucher des mandats du gouvernement, et faireles écritures de la « mairerie », gn’a ben fallu qu’ils’en débarrasse de sa sale rosse, sans quoi les gens allaient fairedes pétitions et le dénoncer tous les quinze jours jusqu’à ce qu’onlui foute son changement.

La Guélotte blêmissait. La perspective detoutes ces histoires, cette évocation des malheurs futurs pousséeau noir encore par la méchanceté de la Phémie la révoltaient contrece qu’elle appelait la bêtise et l’égoïsme de son homme.

– Pour son plaisir, rageait-elle, pour sonseul plaisir, dans quelle position va-t-il nous mettre ? Etdire qu’il ne m’a même pas demandé avis ! J’suis donc ladernière des dernières : ah ! la grande vache ! lagrande fripouille ! Mais ils n’ont pas fini, son sale Azor etlui, j’te leur en foutrai des soupes claires et des pommes de terrecuites à l’eau, et s’ils deviennent gras, ça ne sera pas de mafaute !

– Tu devrais tâcher de lui faire crever sarosse, insista la vieille teigne, c’est bien facile ! J’vaiste dire comment on s’y prend : tu n’auras qu’à lui donner uneéponge grillée dans du beurre ou dans du saindoux ; une foisfrit, cela se réduit à presque rien ; comme cela sent bon lagraisse, ces voraces-là te bouffent ça d’une seule goulée sans sedouter de rien ; mais l’eau de leur estomac fait regonfler lamachine ; au bout de quelque temps ça tient toute la place, çane peut plus passer ni d’un côté ni de l’autre et ils crèventétouffés, les sales goulus ! Et va-t’en chercher de quoi leMédor est claqué et courir après celui qui a fait lecoup !

La Guélotte réfléchissait.

Oui, évidemment, le moyen proposé étaitexcellent pour se débarrasser de cet hôte encombrant, mais iln’était pas sans danger, quoi qu’en dît la Phémie.

Lisée aimait ses chiens.

Dans sa longue carrière de chasseur il enavait vu de toutes sortes et de toutes couleurs : il en avaiteu un – il y a bien longtemps de ça – mangé du loup ; un autredécousu par un sanglier, un troisième qui s’était tué enpoursuivant un lièvre qu’il serrait de trop près : tous deux,le capucin le premier et le chien immédiatement derrière, avaientsauté dans une sorte de précipice et le chasseur avait dû descendreau moyen de cordes pour remonter les deux cadavres ; il enavait eu un qui avait suivi une chasse au tonnerre de Dieu et qu’onn’avait jamais revu : perdu, tué, volé ? Nul nesavait ! Lisée avait eu bien du chagrin chaque fois qu’un telmalheur lui était advenu, il avait même pleuré sur quelques-uns deces braves toutous qui étaient de francs et joyeux compagnons, et,quand il avait pu, les avait toujours, avec une sorte de piétéamicale, enterrés dans un petit coin de son verger où l’herbepoussait à chaque printemps plus verte et plus drue.

Mais, jamais, non jamais il n’avait été aussifurieux que le jour où son vieux Finaud s’en vint râler à sespieds, empoisonné.

Ah ! oui ! ce n’était pasoublié ! Maintenant encore, quand on évoquait la chose, sesveines du front se tendaient ainsi que des câbles et ses poingsserrés s’arrondissaient comme des maillets, prêts à cogner.

Quant à la canaille qui lui avait lâchementassassiné son chien, il avait bien fallu qu’il la découvrît. Aprèsune enquête aussi minutieuse que lente et discrète, d’insidieusesquestions au pharmacien et au boucher, des observations sansnombre, il avait réuni un irréfutable faisceau de preuves contre lebandit, la crapule qui tuait les bêtes en leur donnant à manger, lelâche hypocrite qui n’osait pas l’attaquer en face. Il avaitlongtemps attendu son heure, différant la vengeance jusqu’au momentoù l’affaire serait presque oubliée et où l’autre n’y penseraitplus.

Et puis, un beau soir que son empoisonneurétait parti en course au village voisin, Lisée, sans être vu, étaitvenu s’aposter pour l’attendre au coin du bois du Teuré. Quand ilarriva, le chasseur l’aborda carrément sur la route, senomma : « C’est moi Lisée ! » puis lui rappelales faits, lui fournit les preuves, le traita d’assassin et delâche, et, après l’avoir largement souffleté, le colleta.

Et alors, la colère, comme un torrent troplongtemps endigué, remontant du plus profond de son cœur, il avaitadministré au chenapan une de ces tournées fantastiques, une de cesvolées de coups de pied et de coups de trique si terrible, quel’autre, cabossé, meurtri, talé, éborgné, en avait été plus dequinze jours avant d’oser sortir et ne s’était jamais vanté de lachose.

Mais pas un chien n’avait péri depuis auvillage : la leçon avait profité.

« Empoisonner Miraut ! » Liséen’aurait ni trêve, ni repos avant d’avoir découvert l’assassin.C’était courir un trop gros risque, se vouer à une existence plusinfernale encore, car alors, nulle journée ne se passerait sansinsultes, ni gifles, ni coups de pied quelque part.

Et puis, on a beau ne pas aimer les bêtes, cen’est pas drôle tout de même, pensait la Guélotte, de les voirdevant vous se tordre et se retordre, ne hurler que lorsque ladouleur leur tord les boyaux et vous bourrer des yeux, des yeux àvous tourner les sangs et à vous décrocher les foies.

Ah ! le vieux Finaud !

Il était rentré, plein comme un boudin, aprèsune tournée apparemment fructueuse dans le village. Même que ça nesentait pas la rose quand il se lâchait et on l’avait fourré toutde suite à l’écurie où il passerait en paix sa nuit dedigestion.

– Il s’est nourri, disait en riantLisée ; sûrement qu’il aura dû bouffer quelque mondure devache[5] ou quelque ventraille de mouton.

Mais le lendemain, quand le chasseur s’enétait allé à l’écurie pour délier les bêtes et les conduire àl’abreuvoir, ç’avait été une autre histoire. Le chien qui souffraitdéjà, mais se taisait stoïquement, avait voulu aller à lui et,comme d’habitude, lui dire bonjour en se dressant contre ses genouxpour le lécher et jappoter. Il avait à peine pu se lever sur sespattes de devant, le train de derrière paralysé refusait déjà toutservice, les jambes étaient raides.

Alors la bête étonnée, furieuse et désespérée,avait hurlé un long coup de souffrance et de rage.

Et Lisée, affolé, abandonnant les vaches,avait pris son chien dans ses bras, l’avait transporté dans lachambre du poêle et déposé sur un coussin, auprès du feu. Là, ill’avait examiné, lui avait ouvert la gueule, soulevé la paupière,regardé l’œil qui était encore assez clair. Il avait vu tout desuite.

– Cré nom de Dieu ! Mon chien estempoisonné ! Va vite traire les vaches que je lui fasseprendre du lait !

Finaud avait difficilement avalé le lait,contrepoison trop peu énergique, puis il était retombé dans sonabattement douloureux ; son poil se hérissait, ses yeuxs’injectaient de sang, se troublaient, il haletait de fièvre ettremblait de froid.

– Qu’est-ce qu’il a bien pu manger, bon Dieude bon Dieu ? rageait Lisée ; si je le savaisseulement !

Et Philomen était venu.

– Faut le faire dégueuler ! avait-ilordonné. Je vais chercher de l’huile de ricin. On les sauve souventavec et j’en ai toujours à la maison.

Lisée avait desserré les mâchoires déjà raidesde son vieux chien pendant que son ami, avec des précautionsfraternelles, ingurgitait au patient un grand demi-verre duvisqueux breuvage.

Sans doute, il était trop tard. Le poison (dela strychnine probablement), avalé dans un morceau de viande,n’avait produit son effet que tard, lorsque la digestion était déjàen train. Il aurait fallu être là alors, se douter et s’y prendreimmédiatement. Mais le pouvait-on ? Il était probable que celaavait dû débuter par de fortes coliques et un chien ne se plaintpas de coliques. Toute souffrance qui n’a pas une cause directe etvisible le laisse étonné et muet. Il fallait vraiment que lesdouleurs devinssent atroces pour que la bête hurlât parintervalles. Car les crises, comme tétaniques, de raidissementétaient, après l’absorption de l’huile, devenues plus rares etl’œil semblait aussi s’être éclairci. Finaud s’était même levé toutseul et il avait tenté de remuer la queue en regardant son maître.Mais il se recoucha aussitôt tandis que Philomen et Lisée et lesamis qui étaient venus faisaient gravement cercle autour de lui. Ilfaut avoir vu ces fronts plissés, ces yeux inquiets, ces grossesmains tremblantes pour comprendre tout ce qui peut, malgré larudesse apparente ou réelle, fermenter de bon levain sous cesécorces tannées et dans ces cœurs frustes de paysans. Lorsquereparurent les crises et que le chien, en se raidissant, se prit àhurler, leurs yeux devinrent humides, brillants ; l’on sentaiten eux de la douleur et de la colère, et plus d’un qui n’osait semoucher, de crainte de paraître bête, avala silencieusement unelarme en mordant sa moustache.

Quand, après douze heures atroces d’agonie, levieux Finaud, vers six heures du soir, trépassa dans une criseterrible, ils partirent tous, l’un après l’autre, sans rien dire,les épaules voûtées et le dos rond, tout bêtes de cette douleurcontre laquelle rien ne les avait cuirassés, tandis que Lisée, surson canapé[6], la tête dans les mains, pleuraitsilencieusement son chien.

Ah ! que non ! La Guélotte nevoulait plus de ces scènes-là chez elle, sans compter qu’un chiende chasse, ça vaut des sous, surtout quand c’est dressé. Non, cequ’il fallait, c’était simplement harceler sans trêve les deuxêtres, les deux alliés, ses deux ennemis : son mari et lechien ; les faire souffrir l’un par l’autre, chercher sipossible à les amener à se détester, mettre Lisée en colère contreMiraut ou profiter d’une de ces rages que provoquerait sûrement ledressage pour exaspérer son homme, le dégoûter de sa rosse et lalui faire tuer, ou donner, ou vendre encore, ce qui serait toutprofit pour le ménage.

Oh ! elle trouverait bien ! D’abord,elle allait dorénavant laisser les ordures en place : lepatron les enlèverait lui-même si ça lui disait ; quant à lasoupe, elle serait maigre, et que ce sale cabot de malheur s’avisâtde toucher au linge, aux chaussures ou aux vêtements ; qu’ils’avisât de courir après les poules et de « coucouter »les œufs ! Le manche à balai était là, peut-être, et le fouetaussi, et son homme n’aurait rien à dire là contre, c’était dudressage, quoi ! on ne peut pas se laisser dévorer par unebête ! Et au besoin elle jouerait au braconnier de bons toursdont elle accuserait le chien. Lesquels ? elle ne savait pasencore, mais elle trouverait certainement.

Ah ! il faudrait bien qu’elle obtîntl’avantage enfin et qu’il disparût, l’intrus qui s’était introduità la faveur d’une saoulerie. Lisée n’aimait pas les scènes ;il en entendrait des plaintes et elle te lui en servirait deslamentations de Jérémie, comme il disait, et plus qu’à son saoul,mon bonhomme, espère ! Il aimait à être propre, il en auraitdu poil de chien sur ses habits, et il chercherait les brosses, ets’il y avait d’aventure du linge de rongé à la maison, ce seraientses mouchoirs à lui, et ses pantalons, et son fourbi, et il iraitse faire raccommoder ça où il voudrait, chez le cher ami qui luiavait déniché son animal. Ah ! on verrait bien qui est-ce quise fatiguerait le premier de la viôce et qui c’est qui parlerait leplus tôt de la ramener à ce grand ivrogne de Pépé ou à ce propre àrien de gros de Rocfontaine.

Chapitre 4

 

 

Lisée n’eut pas besoin de réitérer soninvitation à la promenade. Dès qu’il eut vu son maître se dirigervers la porte, Miraut, avant lui, s’y précipita, et avec un telenthousiasme qu’il s’empâtura dans les jambes du chasseur et manquade le faire piquer une tête en avant, à la grande joie de laGuélotte, qui ricana :

– S’il pouvait seulement lui faire ramasserune bonne bûche et lui cabosser le nez comme jevoudrais !…

Mais Lisée, bonne pâte, ne fit pas semblantd’entendre. Il sourit à son toutou et, penché sur lui, peut-êtresimplement pour faire rager sa femme et lui prouver que sonaffection n’était point amoindrie, se mit à lui parler avec unesorte de zézaiement maternel :

– Que n’est-i content ce petit ciencien desortir avec son papa Lisée ?

– Rrr aou, répondait Miraut en lui léchant lenez.

– Qu’on va-t’i serser des yèvres ?

– Bou ! hou ! reprenait le petitchien.

– Grand idiot ! ricanait la femme tandisqu’ils gagnaient la porte tous deux, l’un gambadant, la gorgepleine d’abois joyeux, l’autre riant silencieusement dans sa barbede bouc.

Miraut avait compris le sens général desparoles de Lisée. Il savait qu’on allait sortir et courir etjouer ; la direction de la porte prise par son maître luiconfirmait d’ailleurs cette merveilleuse promesse.

Il est deux séries de mots que les jeuneschiens saisissent extrêmement vite : ceux qui servent à lesappeler à la pâtée, ceux qui les invitent à prendre leurs ébats audehors. Ces mots correspondent à la satisfaction des deux grandsbesoins primordiaux des jeunes bêtes domestiquées : lanourriture et le mouvement. Tous leurs instincts sont doncperpétuellement tendus vers l’accomplissement des actes qui sontliés à ces deux fonctions. Plus tard, avec d’autres besoins,naissent d’autres aptitudes, et Miraut, en particulier, arriva àouvrir toutes portes non verrouillées, mais il se refusaobstinément à apprendre à les fermer. D’ailleurs, dans la maison desa mère, peut-être grâce à ses leçons, avait-il déjà appris àreconnaître, parmi le bafouillage humain, les syllabes magiques quiprésagent la venue de la gamelle de soupe ou qui donnent la clefdes champs.

Lisée n’en fut pas moins attendri de cettemarque d’intelligence qui lui permettait de fonder sur lesaptitudes de son chien les plus belles espérances.

Il décida qu’on prendrait la ruelle jusqu’aucentre du village et que, de là, on suivrait dans toute sa longueurla voie principale, de façon que le chien pût avoir une idéed’ensemble du pays qu’il allait habiter.

Il ouvrit donc la porte, mais cela ne devaitpas marcher tout seul.

Dès que Miraut, en coup de vent, se futprécipité dans la cour, toutes les poules, effarées de cet êtrequ’elles n’attendaient point, s’enfuirent et s’envolèrent à grandscris et grands fracas, tandis que le coq, les plumes hérissées, lacrête au vent, piaillait des roc-cô-dê ! menaçants et furieux,tout en se retirant, lui aussi, avec prudence.

Miraut, un peu étonné de tout ce vacarme quil’enchantait et de ce mouvement de retraite qui l’encourageait,allait peut-être transformer en offensive vigoureuse son élan enavant, lorsqu’un mot du maître, haussant le ton, le rappela àlui :

— Ici ! Veux-tu bien !… petitpolisson ! Faut laisser les poules tranquilles ! Allons,viens ici !

Comprenant qu’il avait peut-être fauté,Miraut, quêtant un pardon et une caresse, vint se dresser contreles genoux de Lisée, puis, absous d’une chiquenaude amicale,repartit aussitôt.

Un petit bâton sollicita son attention :il s’en saisit et, en travers de sa gueule, la tête haute, le portafièrement jusqu’à la première bouse de vache, pour laquelle ill’abandonna sans hésiter.

— Sale ! petit sale ! veux-tu bienlâcher ça ! gronda Lisée.

Miraut, légèrement étonné du peu de goût deson maître, laissa tomber cette galette de bouse qui sentaitpourtant si bon et allait chercher autre chose, quand il tomba toutà coup en arrêt, roide, entièrement immobile, figé sur ses quatrepattes.

– Allons, viens-tu ? reprit sonmaître.

Mais Miraut ne bougeait pas.

– Viendras-tu donc, traînard ! accentuaLisée.

Mais Miraut se fichait de la parole du maîtreet, sans plus remuer qu’une souche, semblait médusé là, par quelqueeffrayant spectacle.

– Quoi, qu’est-ce qu’il y a donc ?interrogea le chasseur en jetant les yeux dans la direction verslaquelle Miraut regardait toujours. – Ah ! c’est toi, mavieille Bellone, continua-t-il. Viens voir ici ma Bêbê !Ah ! on ne le connaît pas encore, çui-là ! Allons, viensvoir, viens, j’vas te présenter.

La chienne, en découvrant deux rangéessuperbes de crocs et en plissant le nez, sourit au chasseur, puiss’approcha de lui, frétillant du fouet et tortillant duderrière.

C’était la chienne de l’ami Philomen :elle avait souvent chassé de compagnie avec le vieux Taïaut ainsiqu’avec son maître et s’étonnait à juste titre de ce nouvelarrivant.

Lisée flatta la bête et appela Mimi.

En se tordant et se rasant, ce qui indiquait àla fois du plaisir et de l’appréhension, il s’approcha dugroupe.

Et la chienne, le poil du dos hérissé commeune brosse de chiendent, hautaine, les crocs montrés, le toisa detoute sa hauteur.

– Allons ! allons ! calma Liséed’une voix conciliante, allons ! tu vois bien que c’est unpetit ; ne lui fais pas de mal, voyons, puisque j’te dis quec’est un gosse et que vous allez faire une paire d’amis.

Miraut, à la dérobée, reniflait la chienne,qui, elle, toujours digne et grave et sévère, l’inspectaminutieusement sur toutes les coutures et pertuis. Son nez, eneffet, plus ou moins plissé, ce qui témoignait du mépris, de lasurprise ou de la sympathie, se promena de la gueule pour sentir cequ’il avait mangé, au ventre pour y reconnaître la litière ou lescompagnons, et ailleurs pour en discerner le sexe.

Quand elle fut bien convaincue par deuxinspections complémentaires que c’était un mâle, son poils’abaissa, ce qui indiquait que la colère, la méfiance et lacrainte étaient abolies. Et elle se laissa complaisamment lécher lagueule par Miraut, qui flattait en elle une puissanceredoutable.

– Allons, c’est très bien, conclut Lisée enlui donnant une petite tape d’amitié sur la tête ; vous voilàcopains comme cochons, à présent.

Et il la laissa, la queue frétillante,reprendre sa flânerie par les buissons et les haies, en quête d’osjetés ou de toute autre pitance plus ou moins haute en odeur et engoût.

On continua la traversée. Mais pas un azor duvillage, du roquet de l’abbé Tatet au semi-terre-neuve del’épicière, n’omit de venir mettre son nez sous la queue de Mirautpour faire connaissance.

On les voyait s’amener tous, un sentiment desurprise dans l’œil et dans le mufle, humbles et hésitants ouraides et rapides selon leur taille et le sens de leur force. Et cefurent des stations sans nombre dont riait Lisée tout en blaguantavec les voisins et en expliquant pourquoi il avait cru devoirretrouver un chien. Toutes ces rencontres furent favorables aunouvel arrivant, sauf toutefois la dernière, qui se trouva être unpeu tendue.

Souris, le roquet de la tante Laure, unevieille fille hargneuse qui avait façonné son chien à son image,accueillit le passage de Lisée et de son commensal par sa bordéeordinaire et rageuse d’abois. Comme Miraut, déjà rassuré par labonne réception des autres camarades du village, s’en allait verslui, le poitrail haut, l’œil clair, la queue frétillante pour unesalutation cordiale, l’autre, plus furieux que jamais, les babinesméchamment troussées, se précipita pour le mordre, certain qu’ilcroyait être de prendre sur celui-là, plus faible, sa revanche desinjures et des mépris dont l’accablaient les autres toutous dupays. Car les indigènes chiens de Longeverne, libres pour laplupart et vivant au grand air, ne pouvaient sentir ce casanierpuant le renfermé, le moisi et la vieille pisse.

Miraut, sans défiance et quasi désarmé eût,sans nul doute, écopé d’un coup de dent, d’autant que Lisée, pourla centième fois de la journée, expliquait à son ami, le cordonnierJulot, la généalogie de son chien et ne prêtait guère attention àla querelle, quand la Bellone, à laquelle on ne pensait point, etqui, ayant terminé sa petite ronde, rejoignait Lisée, pressentantqu’il allait au bois, se trouva là, juste à point pour empêcher unabus de force aussi traître que peu chevaleresque du roquet.

Grondante, le poil du dos en brosse, les dentsprêtes à l’attaque, elle se jeta tout à coup devant Miraut, coupantl’élan de Souris, le défiant de sa puissante mâchoire, puis,prenant à son tour l’offensive, se précipita sur l’insulteur et luipinça vigoureusement le derrière.

L’autre n’attendit point son reste et,hurlant, décampa à toute allure, poursuivi par la chienne, qui luiserrait toujours durement la peau, tandis que tous les voisins seretournaient, surpris et interloqués de cette intervention sispontanée et si inattendue.

Miraut, reconnaissant, vint lécher les babinesde sa protectrice qui, calme et digne, se laissa remercier, assisesur son derrière, l’œil encore tout plein d’éclairs de colère et lefouet frémissant.

– Hein ! tu vois, constata Lisée ;elle sent déjà que ce sera un crâne chien, un bon camarade, etqu’ils feront plus d’une partie ensemble. Elle le défend comme sielle était sa mère.

– Si ton chien était aussi bien une chienne,remarqua son interlocuteur, elle ne l’aurait pas protégé. Entreelles, ces charognes-là ne peuvent pas se sentir, tandis que desmâles s’accordent parfaitement.

– Sauf quand il y a une chienne en folie dansle pays.

– Oh ! dans ce cas-là, reprit lecordonnier, il n’y a pas que les chiens qui se brouillent. Encoreont-ils, eux, sur les hommes, l’avantage de tout oublier quandc’est passé, tandis que j’en connais, et toi aussi, qui, pour dessacrées morues de rien du tout, plus décaties maintenant qu’untronc vermoulu, et pas même bonnes à laver la buée, se saigneraientencore en souvenir de ce qui s’est passé il y a peut-être plus detrente ans.

– Pourtant, insista Lisée, il y a des chienschez qui ça dure : ainsi le Turc du Vernois et le Samson deSalans n’ont jamais pu se sentir ni se rencontrer sans se foutre lapile.

– Ça ne m’étonne pas : ce sont les plusforts du pays. Dès qu’une femelle s’échauffe, ils sont là et, commeles autres filent doux devant leurs crocs, c’est toujours entre euxdeux que ça se passe. Alors, tu comprends, une rancune n’est pasencore oubliée, qu’une nouvelle histoire recommence, et c’est commedans la chanson du rouge poulet, ça ne finit jamais.

– La chiennerie, quand ça veut, c’est presqueaussi cochon que l’humanité, affirma Lisée en manière deconclusion.

Et il sortit du village et prit à traverschamps le sentier de la forêt, devancé par Miraut qui écartaittoutes les mottes, s’arrêtait à tous les bouts de bois, et suivi deBellone, qui, elle, le regardait un peu craintivement, à ladérobée, craignant qu’il ne la renvoyât à la maison.

Comme on était encore dans le temps de lachasse et que les travaux des semailles empêchaient Philomen deprofiter pour l’heure de son permis, il la laissa les accompagner,se disant qu’après tout ça habituerait déjà un peu son chien et queça commencerait son dressage.

Cependant, Miraut continuait à trotter,flairant les taupinières, puis revenait à toute allure se jeterdans les jambes de son maître, qu’il mordillait de ses jeunesdents.

Ce fut ensuite à Bellone qu’il s’en prit, luisautant à la gorge, à la gueule, aux pattes, la faisant trébucher,tandis que la bonne bête, un peu agacée, mais comprenant bien qu’ilfaut que jeunesse se passe, le laissait faire quand même tout engrognant de temps à autre.

Enfin, quand elle en eut assez, comme elle nevoulait point le mordre, pour le faire cesser elle prit carrémentle galop. Le jeune toutou voulut la suivre et prit son élanderrière elle, mais il n’était pas encore de taille à affronter àla course une bête aussi rapide et aussi bien découplée. Au boutd’un instant, il se retourna pour voir si Lisée, lui aussi, n’avaitpoint pris le pas de charge ; mais, placide et la pipe auxdents, le braconnier, les yeux rêveurs, s’en venait de son égale ettranquille allure.

Alors, Miraut, éloigné de tous deux et nesachant plus auquel aller, se mit à aboyer plaintivement puis avecfureur des deux côtés, tandis que son maître, riant de sonindécision et de sa colère, le rappelait à lui d’un geste et d’unmot amicaux.

– Viens ici, viens ! petitimbécile !

Un dernier coup d’œil à la chienne qui gagnaitla lisière du bois, quêtant déjà, le nez à terre, un dernier aboirageur à l’adresse de cette lâcheuse, et oublieux et déjàragaillardi, Miraut revint lécher la main pendante du patron.

On arriva à la coupe.

Le petit chien, marchant dans les foulées deson maître, s’empêtra si bien dans les branches et les rameauxqu’il en hurla de colère et que Lisée dut le prendre dans ses braspour le transporter jusqu’à l’endroit où il se proposait defagoter, à quelque douzaine de mètres de la lisière. Il le déposasur le sol et Miraut attendit, pensant qu’on allait jouer ;mais dès qu’il vit que le maître ne s’occupait qu’à prendre, sansmême les lui donner à mordre, les rameaux demi-secs à la longuefile alignée par les bûcherons après l’abatage du printemps, lejeune animal s’ennuya. À plusieurs reprises il revint mordiller lesjambes de Lisée, mais, voyant que celui-ci ne prêtait nulleattention à ses avances et qu’il n’arrivait à aucun résultat, il serésolut, par ses propres moyens, à regagner les champs.

Au bout de quelques minutes, et après avoirsavamment louvoyé entre les brandes, il y parvint et charma sesloisirs en attaquant les taupinières. Le fret des taupes, facile àsuivre, et l’odeur montant par les couloirs souterrainsl’induisaient à des explorations hardies, éveillaient son instinctde chasse, excitaient sa juvénile ardeur.

De la patte et de la gueule, reniflant etgrattant et mordant, il eut bientôt fait de creuser un trou d’unbon demi-pied de profondeur. De temps en temps, plongeant son nezdans le boyau ouvert, il reniflait plus bruyamment et même aboyait,puis, la taupe épouvantée fuyant, fret et odeur s’évanouissaient,et il abandonnait sa taupinée pour en attaquer une nouvelle.

Lisée, en liant ses fagots, le regardaitfaire, tout joyeux. Miraut était dans la vraie tradition. C’estainsi que commencent la plupart des jeunes toutous. Ils courentd’abord après les oiseaux et veulent déterrer les taupes ;plus tard, quand ils sont de bonne race, ils abandonnent vite cegibier-là pour en courir un autre. Et le chasseur, de loin,excitait en riant et en ricanant son compagnon :

– Allez ! attrape-le, le« boussot » [7] !

– Comment, tu ne l’as pas encore ?

– Oh ! oh ! tu lances déjà, mongaillard, y a du bon, alors, y a du pied !

Pourtant, lorsque Miraut eut bien gratté,qu’il eut la truffe tout à fait noire et la gueule pleine de terre,il s’ennuya de ces vaines poursuites et de ce travail inutile et,fatigué, regagna le bois.

Derrière un fagot l’abritant du vent, ildécouvrit la blouse et le tricot de son maître et, jugeant dans sabonne petite jugeote de bête que, comme matelas, ça valait sansdoute mieux que la terre humide, sans hésitation il se coucha enrond dessus et s’endormit du sommeil de l’innocence.

– Sacré petit voyou, s’écria Lisée en venant,au moment de partir, le retrouver dans cette position, il est déjàroublard comme père et mère. Attends, mon vieux, la patronne, ellet’en baillera des blouses et des tricots pour te coucherdessus.

Et, tout attendri par cette évocation et aussipar cet acte d’intelligence, il embrassa son brave chien sur lecrâne et l’emmena vers la maison.

Chapitre 5

 

 

Peu méfiant de son naturel, Miraut apprit bienvite à se défier de la patronne, qui ne manquait jamais, chaquefois qu’il se trouvait devant elle, de marquer cette rencontre, nonpoint d’un caillou blanc comme pour les jours heureux, mais biend’un coup de sabot dans son derrière de chien.

Ce fut pour lui un étonnement, car on nel’avait jamais battu auparavant.

Il l’évitait le plus possible. Dès qu’il lavoyait apparaître, divinité au balai, il ne manquait pas de guetterson regard et, s’il y reconnaissait le moindre éclair maléfique, leplus infime reflet douteux, il faisait de sages détours et seménageait autant que possible des chemins de retraite. L’autres’aperçut bien vite du manège dont il usait pour éviter touterencontre et, comme elle n’avait point désarmé, elle chercha parruse à tromper sa vigilance. Tout en n’ayant l’air de s’occuper quede son ménage, elle s’arrangeait pour se rapprocher de la bête,soit qu’elle jouât avec les chats, soit qu’elle dormît dans un coinet, sans rien dire, tout à coup, lui labourait traîtreusement lescôtes à coups de sabots.

La Guélotte se montrait cependant pluscirconspecte quand Lisée était à la maison et ne rossait alors lechien que lorsqu’elle avait trouvé un prétexte plausible decorrection dont le moindre était que ce sale chameau se trouvaittoujours dans ses jambes, ou qu’il emplissait de poil le canapé, ouencore qu’il lapait continuellement l’assiette des chats et leurprenait leur place sur le coussin, sous le poêle.

Cependant ces trois bonnes bêtes étaient loinde faire mauvais ménage. Très souvent, après s’être mordillés pourrire, poursuivis sous la table et sous le buffet, avoir sauté surles chaises et le canapé en lançant des vrraou et des pfff… aussiinoffensifs que menaçants, après s’être griffé la peau et tiré laqueue, ils s’endormaient fraternellement côte à côte, les deuxminets sur le jeune chien, leurs petites têtes carrées sur lapoitrine de Miraut, en bons amis qu’ils étaient.

Mique aimait autant Miraut que sespetits ; peut-être même l’aimait-elle mieux, car elle toléraitde celui-ci des jeux qu’elle n’admettait pas chez ses enfants.

Le chien s’amusait quelquefois à lui prendreles puces. C’était, jugeait-il, une grande faveur qu’il luiaccordait. Plissant la truffe, claquant les incisives, il luilabourait l’échine ou les flancs d’arrière en avant, pinçant trèssouvent et assez fortement la peau avec les poils, ce dont Mique,en miaulant doucement, l’avertissait en le priant de cesser.

D’autres fois il la tirait violemment par laqueue, ou bien encore, l’empoignant entre ses dents par la peau ducou, il la secouait brutalement sans qu’elle songeât à se défendre.Elle n’eût certes pas toléré de telles familiarités d’un autre, etla dent pointue et la griffe acérée auraient vite remis à sa placele malplaisant qui se serait permis à son égard de semblablesfantaisies.

Elle avait pour Miraut l’indulgence grande dela maman pour l’enfant terrible qui a bon cœur et qui sera fort, etelle lui savait gré d’être gentil avec ses petits.

– Il veut casser les reins à ma chatte, hurlaun jour la Guélotte en voyant Miraut secouer de tout son cœur labonne Mique, qui se contentait voluptueusement de fermer les yeuxen tendant les pattes en avant.

Et, s’élançant sur le coupable, elle le châtiaavec vigueur, puis, s’adressant à l’homme qui protestait, invoquantle laisser-faire de la chatte :

– Tu ne vas pas dire encore qu’il ne luifaisait rien ! S’il ne me la tue pas, il lui fera quitter lamaison, une si bonne ratière ! Elle partira dans les champs,comme çui de la Phémie, que le renard a croqué, ou bien ellemangera de la vermine dehors et en crèvera « pasqu’il » yaura un salaud de chien à la maison. Ah ! mais non ! tusais, pas de ça. Tu as amené un chien, c’est bon ; il est là,qu’il y reste, mais moi je veux garder ma chatte, qui est sûrementplus utile, et quant à ta murie tu feras bien de l’enfermer. Il ale temps de courir quand il pourra chasser, et je suis fatiguée del’avoir par les jambes. La remise est là, tu lui mettras de lapaille, et il aura assez de place pour se balader si ça luichante.

Pour avoir la paix, Lisée céda et convint que,quand il ne serait pas là pour surveiller Miraut, il l’enfermeraitdans la grande remise, près de l’écurie des vaches.

Le lendemain, comme il s’absentait pour allerdonner un coup de main à François, le fermier des Planches, Mirautconnut pour la première fois les avantages de la claustration.

Ce fut la Guélotte qui se chargea de conduireà la remise le petit chien ; la manière forte convenait à sontempérament ; aussi, dès que Lisée eut chaussé ses souliers,elle interpella violemment Miraut :

– Allez, charogne ! à la paille.Vite !

Celui-ci, qui espérait accompagner le patron,n’obtempéra point à cette injonction et alla se musser sous lefourneau, auprès de ses amis les chats.

– Est-ce que tu vas obéir, sale bête ?continua-t-elle.

Et son sabot alla chercher, sous son abri, lescôtes ou le derrière du chien qui faisait la sourde oreille.

– Tu vois, tu vois, reprit-elle, une vraierosse : pas moyen de le faire obéir ! Ah ! tu asfait une belle acquisition le jour où tu me l’as amené. Si tu croisqu’il t’écoutera jamais à la chasse !

– Les bêtes, c’est comme les gens, ripostaLisée ; on en fait ce qu’on veut quand on sait les prendre.Encore, sur ce point-là, valent-elles souvent mieux que les femmes,car de toi, comme que ce soit que je m’y sois pris, je n’ai jamaisrien pu tirer de bon. Toujours aussi chameau ! …

– C’est ça, recommence ! C’est moimaintenant qui suis cause que ton chien n’écoute rien.

– Il n’écoute rien ? tu vas voir !Viens, Miraut, viens ici, mon petit, viens, appela doucementLisée.

Lentement, ayant bien compris que le patronprenait sa défense, tout en guettant les gestes de la paysanne,Miraut, écrasé sur les pattes, le cou tendu, les yeux inquiets, lefouet battant, s’approcha lentement de son maître, dont il vintlécher les mains.

– Viens, mon beau, viens avec moi, viens,continua Lisée ; tu sais bien que je ne veux pas te battre,moi ; allons nous coucher.

Et, tenant son chien par le collier, lecaressant, tous deux franchirent la porte, Miraut, très inquiet etbattant de la queue comme s’il appréhendait la sale blague qu’onallait lui faire.

Ils passèrent à la cuisine d’abord, puistraversèrent une petite chambre de débarras et, de là, entrèrent àla remise, toujours suivis par les regards haineux et narquois dela ménagère.

– La belle paire ricana-t-elle. Ah ! jesuis bien montée.

– Tu as mieux que tu ne mérites, répliqua lechasseur.

Lisée conduisit Miraut jusqu’à la botte depaille qu’il avait préparée et le contraignit doucement à s’ycoucher ; puis il le flatta de la main, l’engagea à dormir etse leva pour le quitter.

Cela ne faisait guère l’affaire du chien, quis’enfila résolument dans ses jambes et le suivit jusqu’à la porte,qu’il voulut franchir en même temps que lui. Lisée dut lereconduire une nouvelle fois à la paille et lui enjoindre de restertranquille.

Mais, tandis qu’il regagnait la sortie,tremblant de tous ses membres et droit sur sa botte, Miraut, leregardant avec des yeux humides et brillants de crainte et dedésir, semblait le supplier de l’emmener.

– Reste ! commanda assez énergiquementLisée.

Puis, pour atténuer ce que le ton de cet ordreavait de trop sec, il ajouta, persuasif :

– Couche-toi, mon petit, voyons !

Miraut, n’entendant que le ton amical de cettesuprême recommandation et croyant que le maître, apitoyé, revenaitsur sa décision, se précipita de nouveau pour sortir ; maisLisée se hâta, la porte claqua sèchement, et le chien, seul, perdudans la grande pièce, se mit à appeler au secours, à japper, àgueuler, à hurler en désespéré.

– Tu l’entends, reprit la femme, il fait unbeau raffut. Tout le village va croire qu’on s’égorge ici.

– Je te défends d’aller le toucher, ordonnaLisée. Tu n’as qu’à le laisser tranquille, il se calmera tout seul.Ce n’est d’ailleurs pas inutile qu’il apprenne que l’on ne fait pastoujours tout ce qu’on veut dans la vie, et puis, de gueuler unpeu, ça lui fera la voix.

Miraut, seul, ne se consola pas vite. Devantla porte close, il continua à brailler et hurla jusqu’à la grandefatigue. De temps à autre il s’arrêtait et écoutait, pensant que cen’était peut-être qu’une farce qu’on lui jouait, et qu’on allaitrevenir le délivrer.

Mais quand il entendit le martèlement dessouliers de Lisée frappant la terre battue du chemin, il compritque c’était pour tout de bon qu’on l’emprisonnait. Une rage folles’empara de lui, il sauta contre la porte qu’il mordit de tout soncœur et essaya même d’atteindre la fenêtre afin de s’évader coûteque coûte.

Quand tout bruit et tout espoir de retour sefurent évanouis, il jappa encore longtemps, longtemps, et sa voixavait des inflexions tantôt de douleur puérile, tantôt de colèrefuribonde, tantôt de rancune farouche ; puis, fatigué etdolent, il revint à sa botte de paille, l’écarta un peu des quatrepieds pour faire un creux, tourna sur lui-même une douzaine defois, se releva, retourna en sens inverse et finalement se couchaen rond et s’endormit.

Quand il se réveilla, au bout d’une heureenviron, seul dans sa prison, et que lui fut revenu le sentiment dece qui s’était passé avant son sommeil il eut un aboi d’appel,pensant que peut-être Lisée, revenu de sa promenade, viendrait ledélivrer.

Mais, écoutant avec soin, il ne distingua dansla maison que le bruit des sabots de la patronne.

Il pensa qu’il était préférable de ne pasinsister, qu’il valait mieux se faire oublier d’une puissance aussidangereuse et se tut, puis chercha par ses seuls moyens à sortir desa prison.

Il ne s’amusa point à regarder les murs :bien que personne ne le lui eût jamais dit, il savait qu’il n’y arien à faire de ce côté ; mais, pour avoir mordu dans le boiset porté à la gueule des bâtons de tailles diverses, il n’ignoraitplus que cette matière est attaquable, et qu’avec de bonnes dentson en peut venir à bout. Toutefois, comme il avait vu que Lisée nemangeait pas les portes chaque fois qu’il avait à sortir, et que,même pour les bêtes qui semblent le moins les observer, toutexemple est un enseignement, à l’instar de son maître, il se dressadevant la porte et appuya contre de toutes ses pattes pour la faireouvrir.

Mais il ignorait la mécanique des serrures etrien ne bougea ; il gratta alors, rien ne changea ; ilmordit ensuite et ses dents s’enfoncèrent ; lorsqu’il lesretira, la porte resta close.

Et n’entendit-il point alors la voix de laGuélotte qui menaçait :

– Ah ! sale charogne, tu ne veux pas tecoucher, attends un peu !

Un claquement suivit aussitôt, la porte toutegrande s’ouvrit et la paysanne, raide et revêche, apparut, le fouetà la main.

Miraut, la tête basse, avait déjà battu enretraite et s’était caché sous une vieille crèche, parmi desinstruments hors d’usage, tandis que l’autre, satisfaite,rebarricadait violemment l’ouverture après avoir fait claquer sonfouet.

Il était imprudent de s’aventurer dans cettedirection : Miraut se tourna du côté de la rue. Là encore,mêmes efforts, mais rien ne fit céder les lourds battants de chêne,armés de clous.

Et pourtant, peu de chose séparait le chien dedehors. Il pouvait entendre les poules qui, intriguées de sonreniflement, s’approchaient avec prudence de l’huis en faisantcococo !… cocodê ! et le coq qui battait des ailes,faraud.

Être si près du but et ne rien pouvoir !Un jappement de rage lui échappa.

Il appuya l’avant-train contre le mur pouratteindre de nouveau la fenêtre, prit son élan pour aller plushaut, ne réussit qu’à se meurtrir les pattes et le nez, et, endésespoir de cause, vint se rasseoir sur sa paille.

Une soif de mouvement, un besoin de sedémener, de se dépenser, de se répandre, le tenaillaient ; ilétait nécessaire qu’il courût, qu’il portât quelque chose à sagueule.

Et peu à peu, et à tour de rôle, ses yeux sepromenèrent sur tous les objets qui garnissaient la pièce.

Un morceau de bois le sollicita : il lemordit, le rongea, puis il l’abandonna dans sa paille ; iltrouva ensuite un os, un vieil os, dur, moisi, sale, qu’il nettoyaavec soin et croqua avec frénésie ; puis il renversa diverspaniers, sauta sur une table boiteuse, et, la fièvre de larecherche et de la découverte l’emballant de plus en plus, ilfouilla partout, renifla, fureta, fit des bonds de tous côtés,déplaça des tas de choses, en bouscula d’autres, mordit, rongea,sauta encore, aboya, et ne s’arrêta enfin que las, éreinté, fourbu,pour s’endormir cette fois, sans soucis ni remords, du sommeil dujuste, parmi sa paille… fraîche au milieu d’un admirable etfantastique désordre qu’il avait créé pour sa joie.

Chapitre 6

 

 

– Faut aller chercher le chien pour lui fairemanger sa soupe, commanda Lisée en rentrant à la maison.

– Tu peux bien aller le quérir toi-même, tarosse ! répliqua la femme.

– Toujours aussi fainéante ! riposta denouveau Lisée pour la piquer au vif.

Blessée en effet, la Guélotte se redressafuribonde :

– Fainéante, moi ! tu devrais bien avoirhonte, grand vaurien, de me lâcher des mauvaises raisons commeça ! mais tout ce matin je n’ai pas arrêté une minute detravailler.

– De la langue, compléta le chasseur.

– Eh bien ! j’y vais lui ouvrir à tacharogne, puisque aussi bien il n’y a plus qu’elle qui compte ici,et que moi je ne suis plus rien que vot’ domestique à tous lesdeux.

Et elle passa dans la pièce voisine,communiquant avec la remise.

Miraut, par son bruit réveillé, l’oreille auxécoutes, reconnut le pas et ne bougea mie de sa paille.

Dès que la porte fut ouverte, la Guélotte levales bras au ciel, prenant, bien qu’elle fût seule, tout l’univers àtémoin :

– Jésus ! Marie ! Joseph ! Sic’est permis ! Mais venez voir ce cochon-là, quel ménage ilm’a fait ! s’il est possible d’imaginer ! Oh ! monDieu, doux Jésus ! qu’est-ce qu’on veut devenir ?

Et elle criait, piaillait, gueulait, tempêtaittant que Lisée, qui ôtait ses souliers, accourut vivement enchaussettes, se demandant avec anxiété de quel abominable crimedomestique son chien avait bien pu se rendre encore coupable.

Miraut, affalé sur le flanc, le museauinquiet, les yeux tout ronds de frayeur, le fouet battant,regardait du côté de la porte, craignant fort la raclée.

Lisée arriva près de sa femme. Il vit etaussitôt éclata de rire, d’un bon gros rire joyeux qui lui secouaitle ventre et lui découvrait les chicots.

– Ah ben ! bon Dieu ! celle-là, elleest bonne ! Quel sacré commerce a-t-il fait ? Commentdiable a-t-il bien pu s’y prendre ?

La couche de Miraut était un capharnaümmagnifique. Parmi les brins de paille, outre les os et les bouts debois qu’il avait rassemblés, se trouvaient encore une queue derâteau, un vieux fond de culotte, un demi-double de poires, troisou quatre débris de peaux de lapins, un sabot, une pommed’arrosoir, trois vieilles pantoufles, deux antiques balais, despaniers percés, un sac qui ne l’était pas moins, une paire dechaussettes, un cercle de tonneau et une valise vieille, trèsvieille puisque c’était celle dont Lisée se servait quand ilfaisait son service militaire.

– Ben ! m’est avis qu’il n’a pas perduson temps, lui non plus.

– Murie ! charogne, canaille !chameau ! rageait la Guélotte. Oh ! mes peaux delapins ! mes trois peaux de lapins ! Il les a déchiréeset bouffées, le cochon ! trois peaux de lapins qui valaientbien six sous !

– Où étaient-elles ? questionnaLisée.

– Elles étaient pendues à une solive duplafond.

– Faut pas essayer de me monter lecoup !

– Je te dis que si ! Je te jure quesi ! Tiens, regarde à ces clous, il en reste encore desmorceaux, la déchirure est toute fraîche.

Lisée dut bien se rendre à l’évidence. Mirautavait décroché les peaux de lapins du plafond. Ça, c’était un peufort. Comment avait-il bien pu s’y prendre ? Il est vraiqu’elles pendaient un peu. Mais, tout de même…

Et le chien, inquiet, battait toujours lapaille avec sa queue.

À la fin Lisée se rendit compte de la façondont il avait dû opérer. Miraut avait sauté sur la table, et de là,prenant son élan, il s’était précipité à l’assaut des peaux delapins qu’il avait au passage accrochées avec sa gueule etentraînées dans sa chute.

Combien de fois avait-il dû essayer avant deréussir !

Mystère ! mais les peaux de lapinsl’avaient, à coup sûr, rudement tenté.

– Il aimera le poil, conclut le chasseur. Gareaux lièvres ! Allons, petit, viens manger. Il faut bien quejeunesse se passe !

– Et mes peaux de lapins ? glapit laGuélotte.

– Tes peaux de lapins, tes peaux delapins !… M… pour tes peaux de lapins ! Une autre fois tules iras suspendre à la panne faîtière de la grange : il n’iraprobablement pas les y décrocher.

La femme se tut ; toutefois, lorsqueMiraut passa devant elle, il endossa pour le prix des fameusespeaux de lapins un solide coup de sabot dans les côtes.

Tout de même, ne se jugeant pas suffisammentvengée, elle ajouta :

– Il y restera dans sa saleté avec ses cerclesde tonneaux et ses vieux balais, il y couchera : ce n’est pasmoi qui la lui nettoierai, sa niche, à ce dégoûtant-là.

– C’est bon, c’est bon, calma Lisée d’un tonconciliant.

Mais Miraut jouait déjà avec Mitis, le jeunematou à qui il prenait les puces, tandis que le chat, renversé sousson gros mufle, s’agitait des quatre pattes pour le repousser sanslui faire de mal et se mettre enfin debout.

Le maître les sépara en montrant au chien sagamelle fumante. Avec bruit, Miraut lapa sa soupe, une soupe clairedont l’eau chaude était l’unique bouillon, puis, non rassasié, vinttourner autour de la table, guettant les morceaux de pain, lesdébris de légumes, les couennes de lard ou les os que le maîtrevoudrait bien jeter.

– Qu’est-ce qu’il « allure », cegoinfre-là ? ronchonna la Guélotte, il n’est donc jamaiscontent ?

Le chien l’évitait, mais par contre, enhardipar les petits mots d’amitié et les caresses du patron, il s’envenait doucement poser son museau sur la cuisse de Lisée, puis dela patte lui grattait le genou en ayant l’air de dire :« Hé ! ne m’oublie pas ! »

Tant qu’on lui donna, il resta ainsi, maisquand le braconnier eut cessé de partager avec lui et lui eutsignifié, en se frottant les mains devant son nez, qu’il n’avaitplus rien à attendre, il se remit à fureter par tous les coins dela pièce, puis, finalement, s’affaissa sur le ventre et restatranquille.

On n’y prit garde, mais quand, à la fin durepas, étonné qu’il eût été si calme, la Guélotte se leva pourdébarrasser la table, elle constata que le chien, bavant de joie,la gueule tordue, les yeux mi-clos de volupté, tenait entre sespattes de devant un soulier qu’il mastiquaitconsciencieusement.

Elle jeta un cri de rage et se précipita surlui :

– Miséricorde ! Mes souliers dudimanche ! râla-t-elle.

La moitié de l’empeigne était percée comme uneécumoire et de petits morceaux manquaient.

– C’est les dents qui le tracassent, essaya dedire Lisée pour l’excuser.

Mais Miraut hurlait déjà sous la trique dontla femme s’était armée pour le rosser, tandis que son mari,derrière qui il s’était réfugié, parant les coups comme il pouvait,essayait de calmer sa conjointe, très ennuyé pour excuser ce délitdomestique qui se traduisait par un débit chez le cordonnier.

À la fin, tout de même, il se fâcha et il yeut entre les deux époux une scène terrible au cours de laquelle laGuélotte jura entre autres choses qu’elle s’en irait si cesalaud-là n’était pas fichu à la porte séance tenante.

Devant l’attitude froide et le calme de Liséequi lui demanda, goguenard, où elle pourrait bien aller traîner sesviandes, elle en rabattit un peu de ses prétentions et exigeaseulement, comme punition, que le chien fût emprisonné toutl’après-midi à la remise.

Immédiatement, on reconduisit à la pailleMiraut qui se remit à hurler de toutes ses forces, après avoir envain flairé les portes.

De guerre lasse, il se coucha jusqu’àl’instant où, mû par son farouche instinct de liberté, il entrepritune nouvelle et minutieuse inspection des ouvertures de saprison.

La remise donnait en arrière sur l’écurie.Dans la porte de communication, une chatière avec battant refermantle trou avait été ouverte. Mique, la chatte, pour qui elle avaitété faite, selon qu’elle entrait ou sortait, poussait le battant dela tête ou l’écartait de la patte afin de dégager l’ouverture parlaquelle elle se glissait.

Ce fut à cette planchette, qui joignait moinsbien que les encoignures et laissait filtrer des odeurs complexes,que Miraut, explorant et reniflant, s’arrêta. Le battant, poussépar son nez, remua. Le chien y mit la patte, il se balança,s’écartant un peu, laissant entrevoir un coin de l’écurie.

Spectacle nouveau, extraordinaire, mystérieux,partant plein d’attraits. Miraut écarta autant qu’il put laplanchette et engagea la tête dans le trou : son émotiongrandit, mais le battant qui tendait toujours à se rabattre luipesait sur le cou et le gênait. Immédiatement, il le mordit àbelles dents et tira de toutes ses forces. Comme il n’étaitsuspendu à un clou rouillé que par une méchante ficelle, il cédabientôt et le chien, fort surpris, alla tout d’un coup rouler surson derrière. Il en fut légèrement estomaqué, mais ne s’arrêta paslongtemps à chercher les causes de cette catastrophe, l’ouverturelibre le sollicitant trop vivement.

Miraut put voir l’écurie avec les vachesalignées le long de la crèche où elles étaient attachées, lesvaches qui le regardaient de leurs grands yeux stupides, mais nemeuglèrent point, et toutes sortes d’autres choses plus ou moinsinconnues dont les émanations puissantes l’intriguèrentextrêmement.

Ah ! passer par ce trou !

Il essaya, engageant la tête, le cou et lehaut du poitrail, mais il ne put aller plus loin.

Cependant, la tentation était tropforte ; il passerait. Et à grands coups de dents, il se mit àmordre, à ronger, à briser afin d’élargir l’ouverture. Il rongea,rongea et rongea tant que, s’allongeant comme une couleuvre, il putenfin passer. Ah ! quelles odeurs ! et comme il reniflaità narines dilatées ces parfums composites : fumiers divers,senteurs de vaches, fumet de volailles, et qu’est-ce qui pouvaitbien remuer là-bas, tout au fond, dans cette prison àclaire-voie ?

Oh ! oh ! Ceci sentait meilleurencore que tout le reste. Une bande de lapins, ahuris, leregardaient fixement de leurs yeux ronds à reflets rouges.

Prudemment, il avança le nez contre letreillis, étonné et soupçonneux, craignant peut-être une morsure deces êtres bizarres qu’il ne connaissait point.

Un vieux mâle, furieux sans doute de cetexamen prolongé, frappa violemment d’une patte de derrière sur lesol. Cela claqua un coup sec et Miraut qui eut peur, faisant unbond prodigieux en arrière, alla étourdiment buter contre lesjambes d’une vache. Celle-ci, surprise et effrayée à son tour, luidécocha instantanément un coup de pied et la frousse et la douleurarrachèrent au chien un aboi sonore. Alors les lapins, épouvantéségalement, se mirent tous en chœur et, comme s’ils eussent été prisd’une subite folie, à sauter dans la cage, et à tourner en rond, età taper du pied, et à se bousculer et se mordre en poussant despiaillements suraigus.

Devant une telle sarabande, oubliant sasouffrance, Miraut réaccourut, puissamment intrigué, excité partout ce tintouin dont il cherchait les causes, sautant d’un côté,sautant d’un autre, selon le mouvement de ces bêtes à longuesoreilles, émerveillé peu à peu, donnant de la voix timidementd’abord, puis à pleine gorge, royalement heureux, l’œil brillant,arrondi, salivant de joie, prêt à sauter sur le premier quisortirait, approchant de la cage, se reculant, faisant au gré deson caprice sauter, tourner et volter les lapins comme une bande defous, tandis que les bœufs regardaient tout cela en meuglant.

Les poules, qui étaient déjà rentrées,s’envolèrent du perchoir dans la crèche et sur le dos des vaches,ne sachant où se fourrer ; le coq, enflant les ailes, se mit àpousser des roc-co-co, co-co-dê ! furibards, et Miraut, qui nesavait plus auquel entendre ni courir, s’imaginant que tous cesêtres, en bons camarades, voulaient bien jouer avec lui, étaitheureux, et sautait et ressautait, et jappait, jappait comme s’ileût eu véritablement trois lièvres devant lui. Une poule, qui luitomba sur le derrière dans l’affolement de la fuite, reçut uninstinctif et prompt coup de mâchoire qui l’allongea net sur lecarreau. Elle se mit à piauler, sans pouvoir se relever, tandis quetoutes les autres bêtes de l’écurie, chacune en son langage,criaient à qui mieux mieux.

Tant de vacarme attira l’attention de laPhémie qui se hâta de prévenir sa voisine. Et toutes deux,accourues en passant par la remise, purent voir la porte rongéed’abord, puis, dans l’étable, Miraut, l’œil en feu, les oreillesjointes, le fouet raide, frémissant de joie devant une cage où deslapins affolés tournaient et retournaient, tandis que les poulesregardaient stupidement la géline mordue qui, allongeant le cou,poussait d’intermittents et rauques gloussements d’agonie.

Miraut comprit-il, en voyant apparaître lesfemmes, qu’il avait mal agi ? Nul ne sait ; en tout cas,il saisit certainement qu’il allait recevoir une danse, aussichercha-t-il à se faufiler entre les commères pour gagner lasortie, mais ce fut en vain.

La Phémie, de ses grands bras, l’attrapa parle collier et le maintint, cependant que la Guélotte, le poingfermé, tapait sur la bête à tour de bras d’abord, puis, se faisantmal aux mains, à grands coups de pied ensuite.

Ce fait, elle prit une corde, vint attacher lecoupable à la remise et retourna avec sa compagne pour se rendrecompte des dégâts.

Les lapins, essoufflés, effrayés, les yeuxrouges, ventaient comme des asthmatiques, et la poule, qui avaitfini de glousser et de piauler, gisait raide sur les pavés.

– T’auras bien de la chance si tes petitslapins ne crèvent pas, conclut la Phémie ; pour quant auxpoules, c’est la première, mais ce n’est pas la dernière, une foisqu’ils y ont goûté…

– Mon Dieu, mon Dieu ! se lamentait laGuélotte, ma meilleure « ouveuse »[8] !

– Écoute, conseillait l’autre, puisque tonsoulaud de mari ne veut pas te débarrasser de cette rosse, faiscomme je t’ai dit : donne-lui à manger l’éponge. Tu en serasvite délivrée et personne ne saura rien.

– C’est ce qu’il y a de mieux à faire, convintla paysanne ; je vais lui en griller une tout de suite.

Et elles revinrent à la cuisine, portant lapoule par les pattes.

La Guélotte chercha une éponge et posa sonpoêlon sur le feu ; mais au moment où elle jetait le beurrededans pour le faire chauffer, Lisée rentra inopinément.

– Tiens, tiens, tiens ! s’exclama-t-il.Il paraît qu’on fait des frichetis quand je ne suis pas là, on sesoigne. Ça ne m’étonne plus que tu te portes bien ! Qu’est-ceque vous êtes encore en train de fricoter vous deux ?

– Regarde donc ce que ta rosse m’a fait,répliqua sa femme, et tu iras voir la porte de ton écurie et latête de mes lapins.

– Dis-moi un peu ce que tu allais fairecuire ! Il me semble que ça ne t’empêche pas de te soigner,sacrée gourmande, le mal que peut te faire mon chien. Ah !fichtre non ! tout pour la gueule ! Eh bien,répondras-tu ? Tu dois être contente, tu en auras du fricot,tu ne savais pas ce que tu voulais manger avec ton pain. En voilàde la pitance ! – Et toi, continua-t-il, s’adressant à lagrande Phémie, tu vas me faire le plaisir de foutre ton camp ;je commence à en avoir assez de tes histoires de brigand et de tescancans de vieille bique.

Là-dessus, furieux, Lisée alla détacherMiraut, marmonnant en lui-même :

– Si on la laissait sortir aussi, cette bête,elle ne ferait pas de sottises !

La Guélotte qui, pour un empire, n’auraitvoulu avouer ce qu’elle allait faire cuire, ravala sa rage ensilence ; puis, craignant que son homme ne se doutât dequelque chose, elle cacha l’éponge avec soin et, toujours sans motdire, vaqua jusqu’au soir aux travaux du ménage.

Elle n’exigea point que Miraut fût conduit àla remise pour la nuit et le laissa dormir en paix dans la chambredu poêle. Pour elle, triste et sombre et comme résignée à sonmalheur, elle tricota des bas au coin du feu et ne monta se reposerà la chambre haute que bien après que Lisée se fut lui-même couchéet quand elle se fut assurée qu’il dormait profondément.

Chapitre 7

 

 

Sa femme était déjà debout quand Lisée sautadu lit, le lendemain matin.

Il s’habilla sommairement de son pantalon etd’un tricot, coiffa sa casquette, puis, dans l’intention de sortirpour aller faire un tour au verger ramasser les fruits et voir letemps, tira ses sabots qui dépassaient un peu de dessous lelit.

Il avait déjà chaussé son pied gauche etenfilait le pied droit sous la bride de cuir quand, d’un mouvementinstinctif, il le retira vivement, sentant le mouillé et lefroid.

Il se pencha : un liquide jaunâtre,verdâtre emplissait à demi sa chaussure. Intrigué, il regarda deplus près, flaira…

Sa femme, entrant juste à ce moment dans lapièce, l’interpella :

– Qu’est-ce qu’il y a encore ? Tu as aumoins cassé ton sabot ?

– Non, répondit Lisée, mais il y a de l’eaudedans. Comment que ça se fait ?

– De l’eau dedans ! Qu’est-ce que tuchantes ? Comment veux-tu qu’il y ait de l’eau dans tessabots ? Il ne pleut pas ici ; tu es encoresaoul !

Elle s’approcha, puis s’exclama :

– Ah grand serin ! ah ! c’est aumoins bien fait, mais ce n’est pas de l’eau, imbécile, c’est de lapisse ! C’est sûrement ton beau petit chienchien qui te lesaura arrosés, tes sabots. C’est au moins une pièce bien mise etvoilà la première fois qu’il me fait plaisir, l’animal. S’ilpouvait seulement recommencer tous les jours !

Lisée, un peu penaud, son sabot à la main,continuait à examiner le liquide.

– Trempe ton doigt et tu goûteras, continua laGuélotte ricanante, peut-être que tu ne douteras plus, après.

– Savoir, reprit Lisée jouant l’incrédulité,si c’est le chien ou les chats ; un chien, ça pissedavantage.

– Si tu trouves qu’il ne t’en a pas mis assez,dis-lui de repiquer un coup.

Et elle riait, riait à pleine gorge,promettant de raconter l’histoire à tout le village.

– Miraut ! appela Lisée, presqueconvaincu, viens ici !

Tout joyeux et sans méfiance, le chienaccourut.

Fronçant les sourcils, le maître, assezrudement le saisissant par le collier, le contraignit, bien qu’ilrésistât et renâclât, à mettre son nez sur le sabot compissé etgronda, enflant la voix d’un air courroucé :

– Cochon, petit salaud, qu’est-ce que tu asfait là ! hein ? Que je t’y reprenne ! acheva-t-ilen levant la main et en le menaçant.

Le chien, ne comprenant que le geste de colèreet de menace, balayait le plancher de sa queue, se rasait,craintif, se demandant pourquoi son maître, habituellement d’humeursi égale, le traitait comme la patronne.

Lisée ne frappa point, les grandes correctionsn’étant pas réservées pour les peccadilles de cette sorte oùl’ignorance avait certainement plus de part que la mauvaisevolonté.

Libéré, le chien n’en marcha pas moins sur sestalons, apeuré, léchant les mains qui se balançaient, voulant àtout prix reconquérir une affection et une estime dont il avaitbesoin bien qu’il n’eût, à son idée, rien fait pour les perdre.

– Faudra pas recommencer, hein ? demandale maître, conciliant.

Miraut se fouetta les flancs avec frénésie,tortilla du derrière et le suivit au verger où, ses sabots dûmentessuyés aux pieds, il se rendait, une vannette à la main.

– À ce prix-là, compte-z-y qu’il nerecommencera pas, ricana la femme en rangeant sa vaisselle etfurieuse au fond de les voir si vite réconciliés.

Miraut suivit docilement Lisée, observantsoigneusement ses gestes. Le patron faisait la tournée des pommierset des poiriers, ramassant sous les arbres les fruits tombéspendant la nuit pour les verser dans un tonneau où il leslaisserait fermenter en attendant le moment de les distiller etd’en faire de la goutte. L’ayant vu faire, lui aussi se précipitasur les pommes, les mordant et les faisant rouler, pour s’amuser,croyait-il, au même jeu que Lisée.

L’après-midi, il le suivit aux champs.

Il longea quelques murs aux pierres odorantescompissées par des confrères, quêta le long des sillons, mangeaavec un plaisir évident une taupe crevée, se roula sur diversétrons plus ou moins secs qu’il découvrit au hasard des renifléesou au petit bonheur des coups de vent. Il leva ensuite quelquesalouettes et poursuivit jusqu’à la grande fatigue, et au grandamusement de son maître, une demi-douzaine de corbeaux quipâturaient aux alentours.

C’étaient de vieux roublards qui ne lecraignaient guère. Ils mettaient une pointe de malice et decoquetterie à le laisser venir à quatre pas à peine pour s’enleverlégèrement à sa barbe en lui croassant de grasses injuresauxquelles il répondait par des jappements furieux. Rasant le soljuste assez haut pour qu’il ne pût les atteindre en sautant enl’air, ils faisaient un détour et s’en allaient passer près d’uncamarade au repos sur lequel le chien arrivait bientôt et quirecommençait le même manège.

Tout de même, lorsqu’ils furent las de cettetactique qui ne leur laissait pas la paix suffisante pour glanerdes graines ou gratter des vermisseaux, ils partirent tous ausignal de l’un d’entre eux et, s’élevant très haut, filèrent auloin vers les pâtures de la ferme des Planches où ils s’abattirentaprès de sages et prudents circuits investigateurs.

Miraut qui les suivait avec peine, le nez enl’air, les perdit bientôt de vue et revint près de Lisée, tirantune langue d’un demi-pied et soufflant comme un phoque.

– Tu es mieux, maintenant ! ricana lebraconnier. Ça t’apprendra, mon ami, que les corbeaux, ça n’est paspour les chiens de chasse.

Comme on revenait à la maison, le soir, entraversant le village, Miraut rencontra Bellone qu’il salua en luimordillant les pattes et les oreilles, et plus loin, Turc, duVernois, qui suivait la voiture du meunier aux grelotstintinnabulants. Ils firent connaissance en se sentant au bonendroit, l’un raide et menaçant, l’autre modeste et conciliant,mais digne tout de même parce que Lisée était là.

Ils rencontrèrent encore Berger, qui nes’arrêta qu’une demi-minute, car il repartait à sa pâture ;Tom fut plus prolixe de démonstrations amicales et de jeuxparticuliers qui indiquaient soit une extrême perversité decivilité, soit une très grande innocence et qui amenèrent auprèsd’eux Barbet, ainsi nommé à cause de son poil long et malpropreassez souvent ; du seuil de sa porte où il trônait, Sourisaboya rageusement à leur passage. Lisée ne prêtait nulle attentionà ces petits faits, mais pour Miraut cela comptait autant que lasoupe et les raclées de la Guélotte.

Déjà familier avec les gens, un peu enfantgâté par les gosses pour sa jeunesse et son bon caractère, il nevoyait pas une porte ouverte sans jeter à l’intérieur des cuisinesun coup d’œil d’inspection alimentaire : les assiettes deschats qu’on laisse d’ordinaire dans un coin étaient vigoureusementessuyées par ses soins, il buvait un coup dans le seau aux cochons,attrapait au vol un bout de pain qu’on lui jetait, léchait la maind’un moutard qui l’appelait et le caressait, puis repartait rapideau coup de sifflet de son maître.

L’ayant rejoint, il bondissait devant ses pas,se retournait, lui sautait à la barbe pour le lécher et luidire : « Me voilà, je ne suis pas perdu, ne t’inquiètepas », puis repartait pour de nouvelles et fructueusesexplorations.

Devant son seuil, gourmandant un peu, Liséel’attendit.

– Eh bien ! petit rouleur, tu ne peuxdonc pas me suivre ? Tu sais, tu finiras sûrement, un jour oul’autre, par te faire flanquer quelques coups de balai dans lescôtes si tu continues à fouiner comme ça et à bouffer ce qui n’estpas pour toi.

Ce discours ne convainquit point Miraut et ilsrentrèrent.

Une bonne odeur de poule fricassée s’exhalaitd’une casserole, et Lisée, qui se sentait une faim de loup, sefélicita intérieurement de ce que son petit camarade eût le bonesprit, pour faire l’affaire à une des pensionnaires emplumées dela basse-cour, de ne point prendre au préalable conseil de lapatronne.

« On n’y goûterait jamais, sans desmalheurs ( ?) comme ça », pensa-t-il. Et il s’enquit, parreconnaissance autant que par devoir, de la soupe de son chien,s’assura qu’elle n’était point trop chaude, recommandant en outre àsa femme de ne saler que très peu ou même pas du tout, parce que,disait-il, tous les piments, condiments et assaisonnements dont leshommes sont friands gâtent le nez des chiens de chasse.

Là-dessus, il s’attabla. Mis en gaieté, ilhasarda après la soupe quelques plaisanteries sur les lapins et lespoules, ce qui excita la colère et lui attira de vertes répliquesde sa conjointe.

– À ta place, répliqua-t-il, toujours de bonnehumeur, je n’en mangerais pas, je la pleurerais et je réciteraisquelques De Profundis et deux ou trois chapelets pour lerepos de son âme.

– Oui, moque-toi encore de la religion, vieuxdamné, tu grilleras en enfer et ce sera bien fait.

– Pourvu que tu n’y sois pas avec moi, c’esttout ce que je demande !

La conversation dévia parce que la Guélottevenait de jeter sur le plancher une poignée d’os de volaillequ’elle venait de dépiauter.

– Ne jette pas ces os-là au chien, conseillaLisée ; ils ne sont pas bons pour lui ; d’abord, il neles mangera pas.

– Ce n’est pas pour lui, c’est pour les chats,mais il ne manquerait plus que ça, que ce monsieur ne daignât pas ytoucher.

– Non, expliqua Lisée, parce qu’ils necontiennent pas de moelle.

– Alors, c’est la viande qui est autour qu’ilfaudra servir à ce milord, et c’est moi qui les mangerai les os,pour lui faire plaisir et à toi aussi.

– On ne t’en demande pas tant, je te dis de nepas les lui donner.

– Je voudrais bien voir ça, qu’il ne lesmangeât pas, reprit la femme qui s’excitait ; eh bien !s’il les laisse, il pourra se brosser pour avoir de la soupe demainmatin.

Miraut, en entendant un choc sur le plancher,était accouru immédiatement et, ayant saisi un os voracement,s’apprêtait à le croquer, mais, comme dégoûté, il le laissa tomberpresque aussitôt.

– L’avais-je pas prédit ? cria Liséetriomphant.

– Je lui achèterai des gigots, à tacharogne !

Cependant, Miraut, qui était toujours affamé,était revenu aux osselets, les flairait de nouveau, les léchait,puis se décidait à les ronger et à les avaler.

– Ah ah ! ricana la femme à son tour, ilne voulait pas y toucher, qu’est-ce qu’il fait doncmaintenant ?

– C’est drôle, s’étonna Lisée ; c’estbien la première fois que je vois un chien de chasse manger des osde volaille, un chien de race surtout, il doit y avoir quelquechose de plus. Ah ! s’exclama-t-il au bout d’un instant, j’ysuis. Mais oui, c’est parce qu’il reste de la sauce blanche autourdes os qu’il se décide à les lécher et à y mordre. C’est égal,j’aurais préféré qu’il n’y touchât pas.

– Ton chien de race ! pureporcelaine ; donné de confiance. Belle race, ma foi ! Çafera une jolie cagne : un sale bâtard de chien que tu t’eslaissé enfiler par tes ivrognes d’amis. De propres amis que tuas !

– Assez ! coupa Lisée, n’autorisant pasles calomnies. Tu gueules parce que ce chien t’a, par malheur, tuéune poule et tu l’habitues à en manger. C’est à moi que tu viendraste plaindre si jamais il tord le cou à une deuxième.

– Si jamais il ose recommencer, menaça laGuélotte, je te jure bien que je l’assommerai à coups detrique.

– Et moi je te promets que si la trique estencore là quand j’arriverai, je te la casserai sur l’échine.

– Grande brute, assassin ! hurla-t-elle,en se levant de table.

– Qui frappe par le bâton doit crever sous lebâton ! a dit Jésus-Christ. Je ne ferai que mon devoir dechrétien, sentencia Lisée, transformant pour les besoins de lacause les paroles du Sauveur.

– Il n’y a pas de danger qu’il avale uneboulette ou qu’une voiture l’écrase, comme c’est arrivé à celui desMartin. Ah ! non, je n’aurai pas cette veine : ce qui nevaut rien ne risque rien !

– Tu ferais mieux de préparer mes souliers etmes habits pour demain matin. Tu sais que je dois partir pour Baumede bonne heure. La voiture de bois est chargée et j’ai le cheval dePhilomen. Tu mettras de l’avoine dans un sac, je bottellerai unedizaine de livres de foin : ce sera autant que je n’aurai pasà débourser à l’auberge.

– Tu te saouleras avec l’argent et tu tâcherasde ramener encore un chien au lieu d’un cochon.

– En tout cas, conclut Lisée, je ne ramèneraisûrement pas une autre femme, j’ai bien assez d’un chameau commetoi dans la canfouine. Et tu sais, ajouta-t-il, je ne veux pasqu’on enferme le chien pendant que je ne serai pas là ; je netiens pas à ce qu’il passe sa journée à gueuler jusqu’à ce qu’il endevienne enragé. Un jeune chien, ça a besoin d’air et deliberté ; il faut qu’il puisse courir à son aise : il y ade la place devant la maison et dans le verger.

– Il ira bien où il voudra. Je m’en moque pasmal ! S’il pouvait seulement se faire assommer, je seraisassez heureuse !

Chapitre 8

 

 

Lisée, qui s’était levé avant le jour, futprêt de très bonne heure le lendemain matin. Miraut, debout en mêmetemps que le maître, l’avait accompagné partout : à l’écurie,à la grange, chez Philomen avec un vif intérêt. Il avaitparfaitement deviné que le patron allait en voyage et il espéraitbien, lui aussi, être de la partie ; aussi sa surprisefut-elle grande lorsqu’il s’aperçut, enfermé comme par inadvertancedans la chambre du poêle avec Mitis et Moute, que Lisée attelait etpartait sans lui.

Il aboya, croyant à un oubli ; mais leroulement de la voiture, démarrant au trot robuste de Cadi, empêchad’entendre ses appels.

Du moins il put le croire ; cependant cen’était point par inattention que Lisée avait enfermé Miraut dansla chambre avec les chats.

– Il est toujours imprudent, quand on est envoiture, d’emmener avec soi de jeunes chiens de chasse, surtoutmaintenant, répétait-il, avec toutes les bicyclettes,motocyclettes, automobiles et autres saloperies qui infestent lesroutes, vous tombent dessus sans crier gare, écrabouillent vosbêtes et ensuite se donnent du vent que c’est bernique pour lesreconnaître et revoir jamais les salauds qui ont fait le coup.

Lui, Lisée, qui était pourtant assez prudent,avait eu un jour un chien, lequel, en voulant se garer d’unecalèche arrivant par derrière, s’était fait écraser la patte par sapropre roue de voiture, et on ne parlait pas d’autos dans cetemps-là.

D’autre part, un jeune chien curieux,flaireur, facilement distrait, jovialement confiant, est tropfacile à perdre, surtout quand il est beau. Car il se trouvetoujours des amateurs, plutôt sans gêne ni scrupules, qui saventhabilement profiter d’un instant d’inattention pour attirer la bêteà l’écart, lui passer une laisse au cou et, ni vu, ni connu, vousl’emmener bel et bien on ne sait jamais où.

Ces observations et réflexions que Lisée avaitformulées chez lui maintes fois n’étaient point sorties tout à faitde l’esprit de la Guélotte ; c’est pourquoi, flattée d’unvague espoir, dès qu’elle jugea que Lisée pouvait être à un bonkilomètre du village, elle ouvrit au chien, qui la demandaitinstamment, la porte de la rue et le lança dehors avec un coup desavate, en disant :

– Va-t’en le retrouver tant que tu voudras etreste en route si tu peux.

Miraut ne perdit pas une minute ; ilflaira par toute la cour, puis, sans hésiter, prit le vent et filacomme une flèche.

Et dix minutes plus tard, comme Lisée,marchant à côté de la voiture, atteignait les quelques maisons dumoulin de Velrans, rêvassant vaguement au tintinnabulement desgrelots de Cadi qui secouait la tête avec fierté, il sentit tout àcoup deux pattes s’appuyer sur ses jarrets.

Violemment surpris, il se retourna plus promptque l’éclair et reconnut son Miraut qui lui faisait fête, causanten son langage, jappant à mi-voix, la gorge pleine d’inflexionstendres, frétillant de la queue, s’écrasant, l’œil plein de joie del’avoir si vite retrouvé.

– Sacré nom de Dieu de nom de Dieu ! juraLisée en se grattant la tête ; sacré petit salaud !Qu’est-ce que je vais faire de toi ? C’est au moins ma rossede femme qui t’a lâché trop tôt. Elle l’aura fait exprès, pour sûr.Elle savait bien que tu viendrais ; ah ! «lachameau ! » C’était pour se débarrasser, et elle neserait pas fâchée qu’il t’arrive[9]malheur.

Et un peu ennuyé et caressant son chien, toutcontent au fond de cet attachement et de cette fidélité, lechasseur se demandait s’il ne conduirait pas Miraut jusqu’à Velransqui était sur sa route. En donnant le bonjour à son ami Pépé, illui confierait pour la journée son petit chien et il n’aurait qu’àle reprendre au retour.

Pourtant, ayant réfléchi que Pépé pouvait êtreabsent, ou que le chien, se trouvant en milieu inconnu, chercheraitsans doute à s’échapper encore, il ne s’arrêta point à cettesolution.

– C’est bien embêtant, ça !ronchonna-t-il. Je peux pourtant pas retourner à Longeverne pour teramener et laisser en panne ici au milieu la voiture et le« calandau ». Si je rencontrais au moins quelqu’un quiaille au pays !

Ainsi réfléchissant, Lisée avançait toujoursdans la direction du moulin de Velrans.

– Ah ! s’exclama-t-il au bout d’uninstant : j’ai trouvé, je ne pensais pas que c’est aujourd’huijeudi, je donnerai deux sous aux gosses du meunier, qui ne vont pasen classe et qui seront tout contents de remmener Miraut cheznous.

Bientôt on arriva devant la maison du moulin,à mi-chemin entre Longeverne et Velrans. Lisée arrêta son cheval,ouvrit la porte sans frapper, salua la compagnie et, pendant qu’onlui apportait un verre pour trinquer, exposa le cas et conclutl’affaire d’emblée. Miraut, solidement attaché, resta là tandis queson maître s’éloignait. Il eut beau japper et pleurer et tirer surla corde. Ce ne fut qu’au bout d’une bonne heure que les gosses,leurs poches lestées de provisions, le reconduisirent à sonlogis.

De fait, comme elle partageait en pâtons pourla mettre en vannettes la pâte emplissant sa « maie », laGuélotte qui, très affairée, faisait au four ce matin-là, vit laporte s’ouvrir et deux gamins entrer précipitamment, entraînés parl’élan du jeune chien qu’ils tenaient en laisse.

– Nous ramenons le toutou, expliquèrent-ils.C’est Lisée qu’a passé au moulin et qui nous a dit de vous lereconduire.

– Fermez donc la porte ! cria laGuélotte ; ma pâte va avoir froid et mon pain ne lèvera pas.Encore sa sale charogne qui en sera cause. Ah ! s’il avait aumoins pu le suivre et qu’un brave imbécile de voleur l’aitramassé !

Cependant, les deux enfants, qui s’attendaientà une autre réception et pensaient que la patronne leur offriraitau moins un pain d’épice ou une pomme, dénouaient avec soin leurficelle et, après avoir caressé le chien, repartaient sans dire aurevoir à une femelle aussi rapiate, en faisant claquer laporte.

Miraut, que l’air vif et la course matinaleavaient mis en appétit, après s’être assuré que sa gamelle a soupeétait bien vide et léchée et reléchée, s’en vint rôder autour desvannettes pleines et tâcher d’insinuer son nez entre l’osier et legrand linceux qui recouvrait la pâte.

– Veux-tu bien fiche ton camp, salevoleur ! s’écria la Guélotte.

Et, saisissant un raim[10] decoudre, elle en cingla le chien, qui poussa un cri aigu et s’envint gratter à la porte. La femme aussitôt vint la lui ouvrirtandis que, garé de côté, les jarrets courbés, il ramassait lesfesses dans l’espoir d’amortir le coup de pied réglementaire, droitde péage qu’il payait invariablement chaque fois que la patronneétait mise dans l’obligation de se déranger pour son service.Esseulé, il erra autour de la maison.

Il visita le jardin avec soin, chercha le longdu mur où il découvrit quelques vieux os que, faute de mieux, ilrongea consciencieusement. Il fut tiré de son occupation par leretour de Mique qui rentrait fière dans ses foyers, une souris entravers de la gueule. Il voulut lui prendre son gibier, mais cen’était pas pour la chatte l’heure de plaisanter et elle le lui fitbien voir en le giflant d’un coup de griffe sec et qui n’admettaitni discussion ni réplique. La chasse, c’est la chasse : il n’ya plus, quand une proie conquise est en jeu, ni race, ni amitié quitiennent. Miraut le saurait peut-être plus tard ; pourl’heure, désappointé, il s’assit sur son derrière et regarda larue.

Par peur, par désœuvrement, par besoin decrier, par rancune aussi peut-être d’avoir été séparé de sonmaître, rancune qui s’étendait à tous et à toutes, il se mit àaboyer ceux qui passaient : hommes, femmes et même lesenfants. Les premiers n’y prenaient point garde, mais les bambins,pas très rassurés, se sauvaient en se retournant pour bien voirqu’ils n’étaient pas suivis. La patronne, s’étant aperçue de cejeu, sortit en l’invectivant, le fouet à la main, lui jurantqu’elle le rerosserait s’il osait s’aviser encore de japper auxtrousses des voisins et de faire peur aux gosses.

Il s’éloigna un peu et fit le tour du fumieroù il ne trouva rien ; il continua et passa devant la porte dela Phémie qui brandit son balai en s’élançant de son côté ;ensuite de quoi, comme la patronne n’avait pas l’air de se soucierbeaucoup de son estomac, il résolut de chercher sa subsistance decôté et d’autres et de faire d’abord, par le village, une petitetournée alimentaire.

Mais c’était pour lui jour de déveine.Beaucoup de portes étaient fermées ; les gamins, dont lespoches étaient bourrées de gros chanteaux de pain dont ilsarrachaient de temps à autre une bouchée, se refusèrent, malgré sescaresses et ses amabilités, à lui donner sa petite part lorsque lesdeux Brenot eurent conté qu’il leur avait jappé aux chausses,l’heure d’avant.

Il fit néanmoins deux ou trois cuisines, lapaquelques gouttes de lait dans les assiettes des chats, but un peud’eau de son, se fit violemment expulser d’une écurie où il quêtaitun peu trop près du nid des poules ; puis, fatigué de satournée infructueuse, revint au logis dans le vague espoir que lafemme du braconnier lui aurait peut-être trempé sa soupe.

Las ! Il était bien question de pâtée àcette heure. Toutes portes ouvertes, rouge telle une écrevissecuite, ses cheveux filasses hérissés sur le front, la Guélotte, unepelle ronde à très long manche aux deux mains, retiraitsuccessivement de l’ouverture béante du four les grosses miches depain qu’elle déposait précautionneusement dans le pétrin vidé,soigneusement raclé et nettoyé pour cet usage.

Une bonne odeur de pain chaud emplissait lapièce, excitant plus fortement encore l’appétit du toutou ;mais la grande queue de la pelle, bâton fantastique et rude, enimposait à Miraut qui, pour des raisons bien connues, évoluait àassez longue distance de sa maîtresse. Pourtant, quand elle eutachevé sa besogne, remis la perche en place, brossé les miches etempli le four d’une grosse brassée « d’échines »[11] à faire sécher pour la fournéeprochaine, n’y tenant plus, il s’en vint devant sa gamelle etregarda la femme en pleurant, c’est-à-dire en modulant de petitesplaintes assez brèves et répétées.

– Ah ! tu as faim, charogne ! c’estbien fait : crève si tu veux. Va demander à ton maître qu’ilte donne, fallait aller avec lui.

Comme Miraut ne comprenait que fortimparfaitement ce langage et qu’il continuait dolemment à réclamer,elle se fâcha et le réexpulsa violemment de la pièce et de lamaison :

– Allez, du vent, et vivement :nourris-toi toi-même, puisque tu es si intelligent et simalin ; va chasser, puisque tu es fait pour ça !

De tout ce discours, Miraut ne saisit sansdoute que l’invitation à quitter sans délai la cuisine, mais il lasaisit parfaitement et, comme l’autre illustrait son langage enempoignant le balai, il n’attendit point que le manche de celui-ciprît contact avec ses reins ou son cul pour obtempérerrapidement.

Fatigué et mourant de faim, il essaya dedormir. Tout de suite il se mit en quête d’un coin abrité, monta auhaut de la levée de grange que chauffait le soleil et, sur quelquesbrins de paille et de foin échappés à la bottelée de Lisée, secoucha en rond, le museau sur les pattes de derrière.

Il ne s’émut pas le moins du monde desroulements de voiture, des meuglements de vaches rentrant dupâturage, ni de bien d’autres bruits encore qui n’intéressaientpoint ses besoins immédiats ; mais le reniflement de Belloneau bas de la levée de grange, si léger qu’il fût, le tira de sonsommeil et lui fit lever le nez.

La Bellone était une amie et une puissance.Elle pourrait sans doute lui être utile. Ne l’avait-elle déjà pointdéfendu contre ce méchant roquet de Souris, lors de sa premièresortie ?

Il se précipita à sa rencontre en lui faisantdes courbettes et se mit sans façons à lui mordiller les pattes etle cou ; puis, comme il avait faim, il lui flaira le nez.L’autre, qui avait sans doute découvert quelque part une vieilleventraille de lapin ou quelque autre charogne plus ou moins avancéeet forte en odeur, émettait des émanations qui chatouillaient fortagréablement ses narines ; aussi lui lécha-t-il la gueule avecenvie. Mais la chienne n’était pas d’humeur à prolonger des jeuxqu’elle jugeait inutiles, et, comme Miraut n’avait pas encorel’idée de la suivre en forêt, il ne put que la regarder franchir lahaie du grand enclos et filer vers la corne du bois où elle allaitlancer un lièvre dont elle connaissait, à dix sauts près, larentrée habituelle et les buissons familiers.

Les heures se traînèrent longuement. L’estomacdu chien hurlait famine. Il se promenait, puis s’asseyait sur sonderrière, puis cherchait de nouveau ; enfin il repartit encoreune fois.

Cependant, il se faisait tard. Lisée, aprèsavoir vaqué à ses affaires et déjeuné frugalement à l’auberge,revenait maintenant vers le pays. Cette fois il ramenait un petitcochon. Cadi, déchargé, sentant l’écurie, marchait d’un bonpas.

Ainsi qu’il l’avait promis à Pépé qu’il avaitrencontré en allant, il s’arrêta une minute pour lui donner lebonjour en repassant par Velrans.

– Tu ne vas pas partir sans trinquer, affirmale chasseur ; ce serait me faire affront.

On attacha un instant Cadi à un anneau scellédans une pierre de taille de la porte, tandis que Lisée, d’avance,s’excusait de la brièveté de sa visite :

– Tu sais, faut pas que je m’attarde ;c’est le cheval de Philomen, et puis, je ramène un cochon. En cettesaison, comme il ne fait pas trop chaud le soir, il ne faut pas semettre à la nuit et laisser les bêtes prendre froid.

À la nouvelle que Lisée ramenait un goret,Pépé, comme tous les cultivateurs l’eussent fait, manifesta ledésir de le voir. Il était lié dans un sac et, de temps à autre,témoignait, en poussant un grognement, de l’ennui de n’être paslibre. On délia la ficelle et il mît sa tête au trou.

– C’est un verrat, prévint Lisée.

– Te l’a-t-on garanti comme étant bienchâtré ? s’inquiéta son ami. Tu sais que, quand ils sont mal« affûtés », la viande n’est pas bonne et empoisonne lepissat.

– La Fannie me l’a vendu de confiance, affirmaLisée.

Pépé cependant l’examinait en connaisseur, letâtant, lui ouvrant la gueule. C’était une jolie petite bête, toutegrassouillette, qui avait un museau rose et le poil blond etsoyeux.

– Il n’a pas l’air mauvais, conclut-il, il aune bonne bille ; mais tant qu’on les a pas vus bouffer, on nepeut pas s’y fier.

– Oui, confirma Lisée, sa gueule me revenaitet je l’ai pris sans trop marchander. Ça fait une bête deplus ; avec mon chien, ma femme, nos trois chats… comptonsvoir, voyons : Miraut, un ; ma femme, deux ; laMique, trois ; les deux petits, Mitis et Moute, cinq, etçui-ci, comment que je vais l’appeler ?

– Puisqu’il a une si bonne cafetière,appelle-le Caffot, conseilla Pépé ; c’est le nom qu’on donnaitjadis aux lépreux, mais faut pas être trop difficile et c’est assezbon pour un cochon !

– Ça fait donc six bêtes dans la boîte, sanscompter les poules ; mais Miraut se charge de leséclaircir.

Là-dessus les deux camarades entrèrent dans lacuisine pour parler chiens, chasses, lièvres, renards, et vider unebouteille de derrière les fagots.

Pépé en était à son vingtième capucin ;il annonça la chose non sans une petite pointe d’orgueil à sonconfrère en saint Hubert, puis il s’enquit de Miraut.

Lisée en était satisfait, trèssatisfait ; il narra même avec complaisance ses dernièresaventures, en déduisit qu’il serait bon chien de chasse et terminaen regrettant que sa rosse de femme ne professât point à son objetles mêmes sentiments que lui, leur rendant à tous deux, au chiencomme au maître, la vie aussi dure que possible.

– Ah ! renchérit Pépé, elles sont toutesles mêmes et ne voient que les sous. On serait trop heureux si onpouvait se passer d’elles.

Encore ne se plaignit-il pas trop de lasienne, absente pour l’instant, qui ne devenait vraimentinsupportable que les années où la chasse allait mal et durantlesquelles il ne tuait pas de gibier pour doubler au moins le prixdu permis.

Lisée, que le bon vin rendait optimiste,affirma d’ailleurs que cette mauvaise humeur de la Guélotte,provoquée peut-être par son absence prolongée le jour de la foire,passerait certainement, qu’au demeurant, il était assez grand poury mettre bon ordre si ça devenait nécessaire.

Ils se quittèrent après s’être souhaité lebonsoir, et Lisée revint à Longeverne au trot soutenu de Cadi.

Sitôt qu’il fut arrivé, il commença parremiser chez Philomen la voiture et le cheval ; puis, comme ilest coutume de le faire quand on vous a rendu gratuitement un telservice, il invita son ami à manger la soupe avec lui et pria safemme, lorsqu’elle aurait terminé son ouvrage, de venir elle aussichercher son mari et prendre le café par la même occasion.

Là-dessus, Caffot dans le sac sur son épauleet grognant à plein groin, il se dirigea vers la maison.

– Qu’est-ce que cette grande bringue peut bienfoutre chez moi ? ronchonna-t-il, en apercevant, par lafenêtre de la cuisine, la Phémie qui disputaillait avec sa femme.Je gagerais bien qu’il y a encore du Miraut là-dessous.

De fait, le cochon n’était pas encore à terreet il n’avait pas même eu le temps de placer un mot, que l’autre,lui brandissant sous le nez une volaille à demi déplumée dont unecuisse était, paraît-il, rongée, lui beuglait au visage :

– Paye-moi-la, ma poule, une bonne poule queta sale « murie de viôce » m’a tuée ! Et il m’a« effarianté » toutes les autres ; il m’en manqueencore deux ou trois à l’heure actuelle, et tu me les paierasaussi ! Ah ! tu veux des chiens, tu en veux ! ehbien, paye !

– Minute, calma Lisée, tu es bien sûre quec’est mon chien qui a tué celle-ci ?

– Si je suis sûre, tu en as du toupet !Mais il y a la femme du maire qui a vu quand il leur courait après,il y a la servante du curé et les filles de chez Tintin quilavaient la buée et c’est les petits du Ronfou qui lui ont repris àla gueule. Il avait filé dans un buisson, il l’avait déjà à moitiédéplumée et il était en train de la manger : la preuve, c’estqu’ils ont eu assez de mal de lui faire lâcher. Tiens, regarde lamarque de ses dents. Tu diras peut-être encore que ce n’est pasvrai et que je suis une menteuse et que tous ces gens ont eu laberlue !

– Combien vaut-elle, ta poule ?

– C’était ma meilleure ouveuse : ellefaisait un œuf tous les jours…

– Je ne te demande pas un Libera meni un De Profundis, je te demande combien tu veux de tapoule ?

– Et maintenant qu’ils valent vingt sous ladouzaine…

– … Turellement, je vais te payer tous lesœufs qu’elle t’aurait faits jusqu’à sa mort et les nitées de petitspoussins qu’elle aurait pu couver et les enfants de ceux-là jusqu’àla douzième génération. Une poule, nom de Dieu ! c’est unepoule. Combien vaut-elle ?

– Quat’francs ! rugit la vieillefille.

– Une crevure comme ça qui ne pèse pas deuxlivres ! riposta Lisée. Non, mais, est-ce que tu te foutraisde moi, par hasard ? Elle vaut trente-cinq sous, à peine. Jet’en donne trois francs ou rien.

– C’est malheureux, larmoya la Phémie enempochant les trois pièces. Dire qu’une charogne de chien… maiss’il revient, je lui casserai les reins !

– Avise-t’en, conseilla Lisée, et tu verrass’il se trouve à Rocfontaine un juge de paix pour des queues deprunes. Dis donc, rappela-t-il à la vieille fille qui s’en allait,emportant sa volaille, mais je l’ai payée ta poule et assez cher,je crois ; j’ai bien le droit de la garder, il me semble.Fais-moi le plaisir de la laisser ici, hein !

– Oh ! comme tu voudras, je voulaisl’encrotter.

– Je m’en charge, répliqua le chasseur quiaussitôt commanda à sa femme de la plumer sans délai et de lamettre à la casserole. Ça fera un plat de plus et Philomen enprofitera, ajouta-t-il.

La Guélotte, faute de pouvoir se dégonfler,écumait de rage, en oubliant le cochon qui grognait toujours dansson sac. Sans prendre garde à elle, Lisée le reprit sous son braspour le porter à sa hutte. Il lui versa immédiatement dans l’augeson manger et, après s’être assuré qu’il avait une litièreabondante, il revint à la cuisine.

Philomen entrait justement.

– Je pense bien, affirma la Guélotte, d’un tonautoritaire et s’adressant à son mari, que tu ne vas pas garderplus longtemps un vorace comme celui-là qui se met aux poules. Nousn’en avons pas les moyens.

– Il faut voir, atermoya Lisée, je vaisd’abord le corriger.

Et, suivi de Philomen, mis au courant de lasituation, ils pénétrèrent dans la remise où était attaché lechien.

Le pauvre animal, qui avait été fabuleusementrossé, n’osa même point se lever à l’approche des deux hommes.Craintif, le poil tout hérissé, il battait lentement son fouet, latête aplatie sur la paille, les regardant d’un œil rouge et chargéd’angoisse.

Philomen, qui l’examinait attentivement, coupala parole à Lisée qui allait gronder et tempêter.

– Mais il est vide comme un sifflet, cechien ! constata-t-il. Il n’a sûrement pas bouffé depuis hierau soir.

– Cré nom de Dieu ! c’est pourtant vrai,jura Lisée à son tour. Ah ! la sacrée vache ! Laisser unebête avoir faim ! Ça n’est pas étonnant qu’il coure les pouless’il n’a rien dans le cornet depuis vingt-quatre heures. Et voilà,c’est la faute du chien ! Attends un peu !

Ils rentrèrent à la cuisine.

– Me dirais-tu bien quelle espèce de soupe lechien a mangée aujourd’hui ?

– De la soupe ; bien sûr que j’y en aifait !

– Et avec quoi, s’il te plaît ?

– !…

– Je te demande avec quoi, sacréegarce !

– Ah ! et puis est-ce que j’ai eu letemps, moi, j’ai fait au four, j’ai préparé la hutte du cochon,arrangé le ménage, fait le souper…

– Ça va bien, donne-moi le pain ; c’estmoi qui vais lui faire à manger, mais si tu prononces un mot ausujet de la poule, c’est à celui-ci que tu auras affaire.

Et Lisée désignait du doigt le bout carré deson solide brodequin ferré.

– Si le chien avait eu l’estomac plein, iln’aurait pas eu l’idée de boulotter une poule, et je veuxt’apprendre, moi, à laisser les bêtes crever de faim !

Chapitre 9

 

 

Sur le conseil motivé de Philomen, Lisée serésolut à enfermer Miraut chaque fois qu’il ne pourrait surveillerefficacement ses faits et gestes, car chez les animaux comme chezles humains, les premiers actes déterminent toujours des habitudeset d’autant plus tyranniques chez les premiers que les sens ontplus de part à leur création.

De même qu’une vache qui a découvert unpassage à travers une haie essaiera, chaque fois qu’elle en aural’occasion, d’y passer à nouveau, de même Miraut ne reverrait pasde lapins sans éprouver le vif désir de les faire encore tourner enrond comme au premier jour, et les poules avec lui n’auraient,elles aussi, qu’à se bien tenir. Les raclées et corrections qu’ilavait reçues à ce sujet ne seraient pas suffisantes pour l’empêcherde recommencer, et cela se conçoit aisément, car, à l’idée de lapinet de poule, s’associaient bien plus vivement en lui les idées deplaisir, de jeu, de course, de lutte, de capture et de repas que lesouvenir de la rossée subie pour ses méfaits. Le premier actevenait de lui, était actif et quasi volontaire, le second n’étaitque passif et ne pouvait se rattacher au premier que par des lienstrès ténus dont le plus fort était celui de consécutivité. Encoreles coups de pied dont la Guélotte, sans raison, l’avait gratifiéprécédemment ôtaient-ils toute valeur éducatrice à ce châtiment.C’est pourquoi, dès qu’il aperçut une poule, il ne songea plus qu’àlui donner la chasse.

Pour l’instant, claquemuré dans sa remise, sursa botte de paille, parmi les objets hétéroclites que son activitéavait rassemblés, il n’aspirait qu’à un but : sortir.

Mais Lisée n’était point là. La porte del’écurie, solidement réparée par ses soins, ne semblait pluspermettre aucune incursion de ce côté. Restait la rue à laquelle onne pouvait accéder qu’en rongeant la porte qui donnait sur la courou en escaladant la fenêtre, et cette ouverture se trouvait percéeà cinq bons pieds au-dessus du sol.

Miraut, prompt à l’action, n’hésita point etchercha d’abord à atteindre la fenêtre ; il tenta plusieursélans inutiles, accrocha tout de même une fois le bout de sespattes au rebord intérieur de l’embrasure, mais, entraîné par sonpoids, retomba lourdement à terre.

Las de cet exercice, il attaqua la porte. Elleétait de chêne et massive, mais peu importait à Miraut l’essence debois dans laquelle on l’avait taillée.

Un travail qui, à un humain raisonnable,paraît colossal, démesurément long, impossible, et le décourageraitdevant l’à quoi bon, n’arrête pas un chien, un chien qui lutte poursa liberté, un chien jeune qui a besoin de mouvement et ne saitrien encore ou presque rien des contraintes domestiques.

Miraut mordit le coin gauche du bas de laporte, juste à l’endroit où il sentait quelques filets d’airglisser entre le seuil et le cadre de bois.

Dure besogne, car c’est par côtés surtoutqu’un chien peut mordre et ronger efficacement. La petitesse dupoint attaquable le gênait énormément. Il fallait qu’il travaillâtavec les dents de devant, les incisives, et, pour ce, trousser lesbabines et garer son nez, cet organe tellement sensible et sidélicat chez le chat comme chez le chien qu’il n’y faut jamaistoucher si l’on ne veut point les faire souffrir et diminuer leuradmirable flair.

Miraut cependant commença et mordilla lacoupante arête, amollissant par la salive et rongeant par lesdents. Au bout d’une heure il en avait à peine ébréché uncentimètre lorsqu’il entendit claquer la porte de la cuisine.

Prudent, il quitta le chantier et regagna sabotte. Il savait déjà ou plutôt il sentait que ce qu’il faisaitétait opposé à la volonté des maîtres auxquels il devaitobéissance ; s’ils eussent été là, il se fût abstenu ; enleur absence et loin du châtiment, il s’appliquait, tous instinctsdébridés et tendus, à contre-carrer une décision qu’il jugeaitinjuste. Le bruit entendu lui rappelant que le manche à balai estun instrument redoutable, il s’était arrêté, mais dès qu’il neperçut plus rien, il retourna vivement besogner.

Accroupi, il travaillait avec tant d’ardeur,tout à son idée, qu’il n’entendit pas la porte s’ouvrir unedeuxième fois. Il bondit en arrière en hurlant sous le coup debaguette que la Guélotte furibonde venait de lui flanquer, tandisqu’elle repartait, beuglant à pleine gorge :

– Viens voir maintenant ce qu’il fait :il est en train de ronger la porte de dehors.

Lisée, arrivant, ne put que se rendre comptedu dégât. Évidemment, on ne pouvait nier ; il para la querelleen déclarant qu’il allait recouvrir l’arête et le coin attaquésd’une bande de fer-blanc, ainsi qu’il avait déjà fait pour la portede l’écurie.

Il s’y mit immédiatement et laissa Mirautsortir et se promener dans la cour sous sa surveillance. Mais lebraconnier avait l’œil et, dès qu’il voyait le chien écarter lesnarines en s’approchant d’une poule, il le rappelait bien vite ausentiment du devoir, prononçant son nom, Miraut, sur un ton tel quel’animal, obéissant et craintif, revenait apeuré auprès de lui etlui léchait les mains et, la figure pour témoigner sa soumission oudemander un pardon qui lui était accordé d’un hochement de tête àla fois amical et grave.

Cela n’empêcha point que, le lendemain, uncarreau de la croisée de la remise fut bel et bien cassé par lejeune chien qui, ne pouvant plus s’attaquer à la porte, avaitréussi, Dieu sait comment ! à atteindre la fenêtre et àprendre par cette voie la clef des champs.

Et deux heures après, tous les gamins du payscernaient Miraut, qui venait de jeter l’épouvante et la terreurparmi le troupeau picorant des poules de la Phémie, laquellegueulait comme un putois qu’il lui en manquait trois ou quatre etque ce sauvage-là lui en avait sûrement mangé une, puisqu’il avaitencore les pattes rouges de sang.

Le fait en lui-même était exact : Mirautavait une patte ensanglantée. Il y eut une scène nouvelle entre laGuélotte et la Phémie et Lisée qui rentrait : chacune desfemmes voulant crier plus fort que l’autre.

Les gamins bientôt ramenèrent le coupable, quiopposait la plus énergique résistance, se faisant littéralementtraîner, et le chasseur alors s’aperçut que son chien avait lapatte coupée.

Furieux à son tour, croyant qu’on avait voulului tuer son Miraut, il se préparait, sans autre préambule, àgifler la Phémie lorsque sa femme, s’interposant à temps, luiapprit que c’était le chien lui-même qui s’était coupé en cassantla vitre de la fenêtre de la remise.

– Alors, riposta Lisée, qu’est-ce qu’ellechante, cette vieille déplumée, ce n’est pas d’avoir mangé unepoule, qu’il s’est ensaigné. Va les compter d’abord, tesgratteuses, et tu viendras grogner après.

Renseignements pris, toutes les poules de laPhémie se retrouvèrent. Il est vrai que, dans cette affaire, s’iln’y avait pas eu de morts, ce n’était point de la faute àMiraut.

Cette fois, la Guélotte ne tempêta point etn’invectiva personne. Fine mouche, profitant de l’expérienceacquise, elle essaya de prendre son mari par la douceur.

Lisée, agité de sentiments contradictoires,ayant à la fois l’envie de corriger et de plaindre, lavaitcependant avec de l’eau salée et pansait minutieusement la plaie dupetit chien, qui se plaignait et aurait bien voulu qu’on le laissâtse lécher tout seul.

– Écoute, Lisée, disait la femme, tu vois bienque nous ne pouvons pas garder cette bête : elle va nous fairearriver toutes sortes d’histoires. Voilà déjà pour plus de sixfrancs de poules qu’il nous coûte, et maintenant qu’il a commencé,quand veut-il s’arrêter ? Je ne parle pas pour les nôtres,mais pour celles des voisins : tu auras beau les payer pluscher qu’elles ne valent, ils t’en voudront quand même et croirontt’avoir fait un grand cadeau en acceptant ton argent. Je t’ensupplie, débarrasse-t’en ! c’est ce qu’il y a de mieux àfaire, crois-moi. Tue-le ! Fiche-lui dans les côtes une bonnecartouche de quatre, puisque tu dis que tu ne peux pas le vendre etque ce serait faire injure à Pépé et au gros.

– Ce ne serait pas plus propre de le tuer, etil est jeune, on peut le corriger, atermoyait Lisée, fermementdécidé au fond à ne pas s’en séparer. Attendons un peu ! Jevais avoir l’œil sur lui dorénavant et, dès que je le verrailoucher du côté des gélines, je lui flanquerai la correction pourbien lui faire comprendre qu’il n’y doit pas toucher.

Philomen arrivait, ému par la rumeur publiqueet les bruits contradictoires qui affinaient d’une part que Mirautavait étranglé toutes les poules de la Phémie, de l’autre quequelqu’un (on ne disait pas qui) lui avait tranché une patte d’uncoup de serpe.

Lisée remit les choses au point, et Philomenréfléchit.

– Mon vieux, exposa-t-il sans autre préambule,cette histoire-là est bien emm…bêtante. Dès qu’il manquera unepoule quelque part, tu peux être sûr qu’on accusera ton chien, etil aura beau être innocent, tu pourras prouver qu’il n’est pourrien là dedans, que ce n’est pas possible, on voudra absolument quece soit lui qui ait fait le coup. J’en connais même qui seraientassez fripouilles pour zigouiller les poules du voisin ou même lesleurs, les boulotter et venir ensuite accuser ton chien dumassacre.

– Tu vois bien que tout chacun va nous tomberdessus, appuya la Guélotte.

– Oui, mon vieux, tâche d’avoir l’œil. Mais,tu sais, d’un autre côté, il est bien rare qu’un jeune chien, unchien de race, un chien qui a du feu, ne se mette pas, si l’on n’yprend garde, à courir après quelque bête : les uns, c’est leschats, ça n’a pas grande importance parce qu’ils savent se défendreet peuvent grimper aux arbres ; d’autres préfèrent les lapins,et ils te nettoient les clapiers rasibus ; d’autres se mettentaux moutons, et ça c’est plus dangereux, car, quand ils sont biendécidés, ils peuvent t’en ficher par terre pour plus de cent francsd’un seul coup ; en somme, il vaut encore mieux qu’il ne setourne que sur les gélines. Voici ce que je te conseille defaire : comme on ne peut pas le laisser tout le jour enfermé,que ça le rendrait malade ; comme, d’un autre côté, quand onne le surveille pas, il « course » la volaille, tu n’asqu’à lui mettre une muselière lorsque tu voudras le lâcher. Léonira demain à Vercel ; dis-lui qu’il t’en prenne une près deChacha le bourrelier ; pour une pièce de quarante sous, tu enverras les marionnettes et tu seras tranquille.

– Las, moi ! quarante sous encore dejetés loin pour cette charogne, ragea la Guélotte furieuse, quiespérait une solution plus radicale et comptait sur l’appui dePhilomen.

Lisée se rendit au conseil de son ami, et lesurlendemain matin, après un jour de claustration préparatoire, onmit la muselière à Miraut. Comme ce fut le maître qui opéra, il selaissa faire sans trop de résistance, un peu ahuri toutefois detoutes ces courroies qui lui barraient le nez et lui sanglaient lagueule.

Parce qu’elles sentaient bon le cuir neuf, ilessaya immédiatement de les mordre et ne put naturellement pasbouger les mâchoires.

Lisée alors lui ouvrit la porte, pensant qu’ilse précipiterait aussitôt dans la cour, mais il n’essaya point degagner le dehors : quelque chose le préoccupait et legênait.

Il porta la patte à son nez et tâchad’accrocher une courroie, mais la griffe ne fit qu’éraflerlégèrement le cuir et retomba.

Bien qu’il louchât affreusement, il ne pouvaitse rendre compte de ce qu’il avait autour du museau et desbajoues ; mais il sentait bien, au toucher, que c’étaitquelque chose d’embarrassant, et, au nez, que c’était une substancequ’il serait agréable de mastiquer avec les dents ; toutefois,l’impression de gêne domina bien vite tout le reste, et il ne rêvabientôt plus qu’à faire sauter cette entrave agaçante.

Il alla flatter Lisée et se frôler à lui commepour lui demander de vouloir bien retirer cet engin encombrant,mais naturellement Lisée n’accéda point à son désir.

– Voilà ce que c’est, mon vieux, que devouloir bouffer les poules !

Miraut, qui ne comprenait point ou ne voulaitpoint comprendre, se plaignît et pleura et cria : on le laissacrier et pleurer et se plaindre.

C’est alors qu’il essaya, par ses seuls moyensà lui, de faire sauter la muselière. D’abord il se gratta auxangles des buffets, aux embrasures des portes, aux pieds de latable, à toutes les arêtes vives ; il se cogna le nez, essayaencore de mordre, puis se remit à travailler de la patte,s’accroupissant à terre, le museau sur le sol pour avoir un plussolide point d’appui, tirant, pleurant, frottant, s’excitant,s’énervant, hurlant, devenant comme fou de désespoir.

À la fin, il se jeta sur le dos, et de sesdeux pattes de devant se mit à se piocher les bajoues à une allurevertigineuse, pour tâcher de faire sauter ou céder les terriblesbandes de cuir qui lui laçaient si impitoyablement lesmâchoires.

En moins d’une heure, il se pela entièrementles deux côtés de la tête, si bien qu’en quelques endroits même lapeau était absolument à vif et ensanglantée ; il gratta plushaut à une autre lanière ; il grattait avec frénésie, ilaurait gratté encore si Lisée, qui rentrait, s’apercevant qu’ils’abîmait le « portrait », et craignant qu’il ne devîntfou, ne lui eût enlevé enfin sa muselière.

« C’est assez pour aujourd’hui,pensa-t-il. Demain je la lui remettrai, et il s’habituera petit àpetit. » Mais, le jour suivant, dès qu’on lui eut rebouclé lescourroies derrière la tête, il recommença de plus belle à segriffer la gueule en hurlant.

On ne pouvait évidemment le laisserainsi : il se serait plutôt saigné. Lisée, fort ennuyé, la luiretira tout à fait en se disant :

« Bah ! je reste iciaujourd’hui ; je vais le surveiller. »

Et il se mit à arracher les choux de sonjardin tandis que le chien rôdait autour de lui, heureux d’êtreenfin débarrassé et libre.

Longtemps il resta là à gratter le sol, àmordre les tiges de pomme de terre, à transporter les bouts deperches de haricots, si bien que le braconnier, tranquillisé, nepensait plus à s’assurer de sa présence et continuait paisiblementson travail en fumant sa pipe, lorsque, telle une sorcière, laPhémie apparut dans le sentier de l’enclos, une poule morte, tuée,d’une main, de l’autre ramenant Miraut qui tirait sur uneficelle.

Cette fois, Lisée sentit la moutarde luimonter au nez : il devint tout pâle, cassa le bout de sa pipeen serrant les dents et assura, comme une massue dans sa main, lechou qu’il venait d’arracher.

La Phémie eut peur. Elle se garda bien degueuler et de maudire, et, devenue blême à son tour, elle balbutia,comme pour s’excuser :

– Je te le ramène. Ce n’en est pas une desmiennes, c’en est une de la cure. Nous l’avons vu quand il laserrait, la servante et moi, mais nous sommes arrivées trop tard.Elle m’a dit de te l’apporter pour que tu voies et que tu lecorriges : je ne sais pas si on te la fera payer.

– Je te remercie, proféra sèchement Lisée.

Et, sans dire autre chose, attrapant le chienpar le collier, lâchant son chou pour saisir de l’autre main lapoule morte, avec cette cravache d’un nouveau genre, corps même dudélit, il administra à Miraut une volée fantastique et terrible,frappant d’ailleurs et prudemment aux bons endroits, de façon qu’ilsentît bien, tout en ne courant aucun danger, que les coupsvenaient de la poule et qu’il serait dangereux pour sa peau, àl’avenir, de s’attaquer encore à ces bestioles-là.

Mais quand il eut fait, ce ne fut pastout.

– Ah, cochon ! tu aimes les poules ;eh bien ! tu la traîneras celle-ci, tu la traîneras plus quetu ne voudras, et puisque tu en aimes l’odeur, tu la sentiras aussiplus qu’à ton saoul ! Attends un peu.

Lors, au moyen d’une forte ficelle de chanvre,il noua la volaille sur le poitrail du chien, le cou entrant dansle collier, les pattes passant entre les jambes de devant ; ilattacha ces pattes à une autre ficelle qui se nouait elle-même surle dos et, dans cet appareil, condamna Miraut, trois jours durantau moins, à traîner la poule devant tout le monde et les autreschiens y compris, lui, Lisée, étant toujours présent pour lui fairehonte et lui rappeler en grondant qu’il n’était qu’un méchant azorde rien du tout, un jeanfoutre de viôce qui ne valait pas la cordepour le pendre, ou la cartouche pour l’occire, un sale salaud de m…à qui il en ficherait jusqu’à ce qu’il en crève s’il s’avisait derecommencer jamais.

Trois jours, comme il en avait été décidé,Miraut en laisse, et la poule en bandoulière, dut suivre Lisée, àqui les gosses faisaient cortège et qui ricanaient en interpellantle chien. Miraut était honteux, car les chiens connaissent la hontes’ils ignorent la pudeur, et ils sentent très bien la raillerie. Ilbaissait le nez, s’embarrassait dans les jambes du maître,regardait avec des yeux navrés et, quand il n’était pas observé,cherchait à se débarrasser de son encombrant fardeau. Mais il neparvenait point à couper les ficelles et, s’enfonçant le nez dansla plume qui le chatouillait, il éternuait et il pleurait.

Lisée fut inflexible.

– Tu la traîneras, mon cochon, répétait-il,jusqu’à ce qu’elle pourrisse et qu’elle pue comme un vieux munster,ça t’apprendra. C’est moi qui jugerai quand tu devras en avoirassez.

De dégoût pour la bestiole qu’il promenaittoujours, comme un forçat traîne son boulet, agacé du contact,écœuré par l’odeur, Miraut, pour ne point la toucher, marchait enécartant les pattes, et, pour ne pas la sentir, levait le nez enl’air autant qu’il lui était possible de le faire.

Le quatrième matin, des griffes et des pattes,dans le mystère et le silence, il réussit, on ne sut jamaiscomment, à s’en dépêtrer enfin. Lisée, allant le prendre à saremise, trouva dans un coin la poule intacte, aussi éloignée quepossible du chien, qui jetait des regards inquiets tantôt sur elleet tantôt sur son maître.

Après qu’il se fut bien rendu compte qu’il n’yavait point mordu, le chasseur, revenu près de Miraut, se laissaenfin émouvoir par le pauvre toutou, qui se leva hésitant et,timidement, se hasarda à lécher les grosses mains rudes pendant lelong des cuisses sur le pantalon de droguet.

– Tu tâcheras de recommencer, proféra-t-ilfortement, mais sans colère ni menace, en désignant la géline d’unindex sévère.

Et ce fut ainsi que la paix fut faite entreLisée et Miraut et que ce dernier fut radicalement corrigé de lasotte manie de courir la poule, gibier qui était en effet bienindigne du nez fameux du célèbre chien de chasse qu’il devait êtreun jour.

Chapitre 10

 

 

C’était un soir calme de fin d’automne. Lanuit, à grands pas, venait, noircissant par degrés la chape bleuedu ciel qui s’étoilait lentement. Pas un souffle de vent netroublait la tiédeur enveloppante ; les fumées montaientcalmes des cheminées, formant sur les carapaces bigarrées destoitures un léger manteau vaporeux. Les clarines tintaient joyeusesau cou des vaches qui rentraient des champs et marchaient d’unevive allure vers l’abreuvoir ; le marteau du forgeron Martinsonnait par intervalles sur l’enclume argentine, et tous ces bruitsformaient une rumeur paisible et chantante qui était comme larespiration vigoureuse ou la saine émanation sonore du village.

Point trop las de sa journée, les deux jambesde part et d’autre de l’enclume à « chapeler » les faux,fixée dans le vieux tronc de poirier sur lequel il était assis àcalifourchon, Lisée le chasseur, Lisée le braco, rêvait en fumantsa pipe. Plus fatigué, lui, d’une longue randonnée en plein champ,Miraut s’était gravement assis sur son derrière, et, impassible etclignant des yeux par moments, regardait son maître, tirantd’énormes bouffées de son éternel brûle-gueule.

Un pas sonna dans le sentier de l’enclos, etle chien, le reconnaissant pour celui d’un familier, se levaaussitôt, frétillant et aimable, pour saluer, en lui sautant à lapoitrine et en lui léchant les mains, l’ami Philomen, maître deBellone.

– Salut, ma vieille branche ! s’exclamaLisée.

– Je suis venu en bourrer une près de toi,histoire d’attendre le moment de la soupe, expliqua Philomen enchoisissant pour siège le bout équarri d’une grosse poutre noirciepar les intempéries et qui servait de banc rustique.

Et les deux hommes se mirent à deviser destravaux de la saison, du blé qu’on commençait à battre et quirendait pas mal, des labours et des semailles qui s’achevaient dansde bonnes conditions, du bois qu’ils couperaient aux premièresheures de liberté et des défrichements qu’ils entreprendraient aucours de l’hiver prochain.

Miraut s’était rassis. Les rumeurs s’étaienttues. La conversation un instant tomba. Un silence se fit, puis sixheures sonnèrent à la tour du vieux clocher et vinrent ensuite lestrois tintements consécutifs et alternés de trois coups chacunannonçant la volée de l’angélus du soir.

Presque aussitôt, en effet, le lourd marteaud’airain battît à pleins coups les pans de sa jupe de bronze et unerafale de sons s’éparpillèrent en roulements pressés.

Toujours assis sur son derrière, Mirautfrémit ; ses oreilles se soulevèrent et il secoua la tête àplusieurs reprises ; puis, levant le nez au ciel, il se mit àhurler à pleine gorge lui aussi, poussant jusqu’à épuisement saplainte désespérée.

– Tais-toi, mon petit, tais-toi, ce n’estrien, voulut consoler Lisée.

Mais, à chaque bordée de sons, il se reprenaitde plus belle, et le hurlement mourant se regonflait en sanglotspour finir en petite plainte triste et désolée comme un pleurd’enfant.

– C’est drôle, constata Lisée ; iln’avait pas encore pleuré en entendant les cloches.

– Il ne les avait peut-être jamais remarquéescomme ce soir. Écoute comme l’air est calme, on n’entend que ça, ondirait que ça vous imbibe le crâne comme de l’eau qui entreraitdans une éponge ; c’est une douche sonore qu’on prend, et nosoreilles en sont comme ravinées par un torrent. Ça ne m’étonne pasque cela fasse mal à Miraut. Tous les chiens pleurent en entendantles cloches, mais ce n’est pas par sentiment religieux. Ah !fichtre non ! ils s’en fichent pas mal, des religions, eux, ets’ils pleurent, c’est parce qu’ils souffrent.

– Heureusement, continua Lisée, qu’ils ne lesentendent pas souvent : la moindre chose, la moindre odeursurtout, quelquefois le moindre spectacle, mais plus rarement (carchez eux l’oreille est meilleure que l’œil), arrivent à les endistraire. Il a fallu que nous ne disions rien, que l’air fûtcalme, qu’il ne vînt de la cuisine aucun fumet de fricot, que riendans notre attitude ni dans nos gestes ne l’intriguât pour que cepauvre Mimi ait écouté et entendu cette sonnerie de malheur quinous annonce d’ailleurs, par surcroît, la pluie pour demainpeut-être ou pour après-demain au plus tard. Tant qu’ils sontjeunes, une seule sensation les accapare tout entiers : cen’est que dans la suite, lorsqu’ils sont plus âgés, qu’ils arriventà partager leur attention et, comme nous, à voir, entendre etrenifler tout ensemble.

– Ce ne peut pas être, comme le croit laPhémie, parce qu’ils pensent aux morts qu’ils se lamentent au sondes cloches, puisqu’ils poussent les mêmes tristes hurlements, ou àpeu près, en apercevant la pleine lune se lever derrière les arbresdu mont de la Côte. Mais peut-on savoir au juste la cause de cescris !

– C’est bien difficile, vraiment, car nous nepouvons entrer dans leur peau et peut-être qu’ils ne le savent paseux-mêmes de façon précise ; toutefois, ce n’est dans aucuncas un cri de joie.

– Je crois, reprit Philomen, que le son descloches doit leur faire mal aux oreilles ou au nez et que c’est lamarche de la lune dans les rameaux et son ascension dans lesbranches qui doit les épouvanter, car, dans le premier cas, ilsrestent immobiles sur place, et dans le second ils courent enhurlant, agités et inquiets. D’ailleurs, quand la lune est hautdans le ciel et qu’ils n’ont plus de point de repère pour contrôlersa marche, ils n’y font plus attention.

– J’ai remarqué aussi, dit Lisée, que ce sontsurtout les chiens de garde qui aboient à la lune, tandis que cesont les nôtres, les chiens de chasse, qui hurlent à la voix descloches.

– Ça ne m’étonne pas non plus, expliquaPhilomen. Les chiens de garde qui ne bougent guère d’autour de leurniche sont, plus que les autres, sensibles à ce qui remue ;quant aux nôtres, ils ont le nez et l’oreille extrêmementdélicats ; d’ailleurs l’oreille et le nez, ça doit communiquerpar un canal. Quand le bruit des cloches, comme ce soir, est venutaper sur le tympan de Miraut, ça a dû lui ébranler par contre-couples membranes du nez et lui produire le même effet qu’une odeur debête féroce, d’un loup par exemple, ou même aussi l’odeur d’unhomme mort. Peut-être encore que ça lui a fait comme un pincementdouloureux ; nous éternuons bien, nous autres, en regardant lesoleil, et nous ne le regardons pas pourtant avec notre nez.

– Heureusement, plaisanta Lisée, que luin’éternue pas en nous regardant. Mon vieux, chacun de nous, surterre, a quelque chose de bien : les aigles, c’est leursyeux ; les chiens, leur nez ; les lièvres, leursoreilles ; et les femmes leur…, pas leur intelligence, en toutcas. Tout de même, ce serait un sacré type que l’homme quiréunirait l’œil de l’aigle, le nez du chien et l’oreille du lièvre,à condition qu’il ait le cerveau en conséquence.

– Vingt dieux ! nous vois-tu reniflant lelong des tranchées ou aux brèches des murs de lisière pour trouverl’endroit où le lièvre a fait sa rentrée.

– J’ai pourtant connu un type de Velrans quile faisait ; il prétendait être au moins aussi malin que sonchien, et où l’autre trouvait du fret il se foutait à quatre patteslui aussi, fouinant, humant et reniflant, pour apprendre,disait-il. Mais on ne lui en a pas laissé le temps, car on areconnu qu’il était louf et on a été obligé de l’emmener à l’asilede Dôle, où il est « clapsé ». On a même raconté, dans letemps, que ce serait un gardien de l’établissement qui lui auraitfait son affaire un jour qu’il avait soif. Ce gardien-là étaitalcoolique, il se saoulait, il buvait tout ce qu’il gagnait, etcomme il touchait trente sous par macchabée qu’il enterrait, il enzigouillait un de temps à autre pour avoir de quoi licher. En été,naturellement, il claquait un mec par jour, au moins : lesbons docteurs disaient que c’était l’effet du chaud. On ne s’estaperçu de ce petit manège qu’au bout d’un assez long temps ;alors, pour étouffer l’affaire, le bonhomme, de gardien, est passépensionnaire, et voilà tout.

– Mais as-tu déjà purgé Miraut ?interrompit Philomen.

– Non, avoua Lisée, il se purge toutseul ; il ne passe pas un jour sans manger du chiendent.

– C’est très bon, en effet, mais ce n’est passuffisant ; à ta place, je craindrais pour lui la maladie, etil sera d’autant mieux tenu qu’il est plus âgé et de bonnerace.

– Je sais bien, mais qu’y faire ?

– Il n’y a, tu l’as dit, pas grand’chose àtenter, et souvent les meilleures précautions ne servent derien ; tout de même, à ta place, je lui ferais, de temps entemps, prendre un peu de fleur de soufre dans du lait ou du cafénoir. Ils arrivent très bien à avaler le tout.

– Le meilleur remède est encore qu’ils soientforts et robustes, mais cela non plus n’empêche rien biensouvent.

– La soupe est trempée, vint annoncer laGuélotte.

– La manges-tu avec nous ? invitaLisée.

– Merci bien, mon vieux, mais la bourgeoisem’attend ; ce sera pour une autre fois. Bonne nuit et à larevoyure.

– « À revoir », mon vieux, réponditLisée secouant sa pipe et rentrant dans la cuisine, précédé de sonchien.

Il arriva ce que Philomen avait prédit et queLisée craignait. Malgré les purges de café noir et de fleur desoufre, un beau matin, à l’appel de son maître, au lieu de bondiren écartant sa paille des quatre pieds, Miraut se leva lentement etavec hésitation. Ses bons yeux, si clairs et si vifs, étaienttristes et rouges, et du nez suintait une vague mucosité incolorecomme une salive trop épaisse.

– Nom de Dieu de nom de Dieu ! mâchonnaLisée. Voilà que ça y est ! Pourvu que ce ne soit pas tropgrave et qu’il n’en crève pas !

Miraut mangea tout de même la moitié de saterrine de soupe à laquelle le braconnier avait ajouté, pour larendre meilleure, un peu de lait ; ensuite il ne cherchapoint, comme d’ordinaire, à gagner la rue, mais s’en vintlentement, le poil légèrement hérissé et rêche, se coucher en rondderrière le poêle allumé de la chambre.

Le lendemain, le nez coulait plus abondamment,les yeux devenaient chassieux et l’appétit disparaissait avec lafièvre qui l’avait envahi : bien que la température fût douce,Miraut grelottait.

Le maître essaya de lui faire avaler de lafleur de soufre dans du lait : le chien, presque à contrecœur,but le lait, mais laissa au fond de l’assiette la poussièrejaune.

Alors Lisée chercha à se rappeler les vieuxremèdes usités en pareille circonstance : il en connaissaitplusieurs et commença par se rendre chez le cordonnier Julot, quilui prépara un emplâtre de poix. Revenu au logis, il rasa lederrière du crâne de Miraut sous l’os pointu qui fait saillieau-dessus des vertèbres cervicales et appliqua l’emplâtre, quiadhéra aussitôt.

On dit que ça les guérit, avait reconnuJulot ; en tout cas, c’est bien à ton service, et si ça ne luifait pas de bien, ça ne peut pas non plus lui faire grand mal.

Mais la poix n’opéra guère. Mirautmaigrissait, souffrait, paraissait de plus en plus lent et triste.Son museau toujours frais devenait chaud, sa langue sèche ; ilventait, disait Lisée, c’est-à-dire respirait comme un souffletviolemment pressé. Et il avait toujours froid. De temps en temps,il se levait douloureusement de son sac de toile, venait poser sespattes sur la platine du fourneau, le poitrail devant le feu, etlà, triste comme un petit enfant malade, il laissait pencher sapauvre tête dolente de côté, tandis que ses yeux rouges, troubleset perdus, vaguaient dans le vide ou fixaient les choses sans lesvoir.

Il eut des constipations opiniâtres, puis desdiarrhées épuisantes, et passait presque toutes les heuresimmobile, couché en rond, serré sur lui-même, les musclescontractés par un perpétuel grelottement, l’échine rugueuse, commeun petit vieux maniaque qui craint tout des hommes et des choses.Puis ce fut la complète indifférence, et rien ne pouvait le tirerde sa somnolence ou de son marasme. Mitis et Moute et la vieilleMique, le voyant affaissé et souffrant, n’essayaient point dejouer, mais venaient de temps à autre le flairer : toutefois,comme il n’avait pas conservé sa bonne odeur de santé, ils ne leléchaient plus ; mais souvent ils se couchèrent tout contreson poitrail pour le réchauffer. Lui, les regardait de ses yeuxd’où nulle lueur ne jaillissait et qui semblaient désespérés.

Il se taisait obstinément. C’est que son malétait en lui et que toute souffrance dont les bêtes ne voient pasla cause, ou qui persiste cette cause étant disparue, les laissemuettes. Qu’un chien ou un chat ou une autre bête domestique, carles sauvages, eux, savent presque toujours se taire, crie oupleure, ou hurle, ou gronde quand on le heurte, ou qu’on le frappe,ou qu’on le brûle, ou qu’on le mouille, ou qu’on lui marche dessus,cela s’entend : son cri est un appel, une plainte, un défi ouune lutte ; si la source de douleur disparaît, si la causen’est plus apparente, il se tait.

Tout le monde n’a pu voir mourir un chienempoisonné ; mais qui n’a vu de misérables animaux écrasés pardes automobiles, des tramways ou des voitures ! Ils hurlentépouvantablement sous le choc, mais cinq minutes après, quand onles a ramassés, mis sur la paille, ils se lèchent s’ils le peuventencore et souffrent et meurent sans se plaindre.

Ils n’ont pas besoin, ceux-là, de philosophespour leur enseigner le stoïcisme.

Si grand que fût le désarroi physique et moralde Miraut, il ne se plaignit jamais, même le jour où la Guélotte,qui n’avait point désarmé et souhaitait de tout cœur sa crevaisonprochaine, profita d’une absence de Lisée pour le jeter brutalementdehors.

Violemment, à coups de savate, elle te lebalaya, comme elle disait, de son plancher, espérant qu’elle enserait pour tout de bon débarrassée bientôt.

Il ne faisait pas froid, ce jour-là,heureusement, et la rentrée du braconnier provoqua la rentrée duchien.

Cependant, Lisée se désespérait. Il passait delongues heures à côté de son Miraut, lui prenant la tête dans lesmains, le caressant, le recouvrant d’un vieux tricot, le bordantcomme un gosse, lui desserrant les mâchoires pour le contraindre àavaler quelques gorgées de lait ou quelques bouchées de viande quela pauvre bête, souvent, revomissait presque aussitôt.

Mais ni soins ni remèdes n’agissaient. Il n’ya rien à faire contre la maladie ! La maladie, mot vague etindéfini comme les troubles qu’elle provoque ! D’oùvient-elle ? on ne sait pas. Comment la guérit-on ? On nesait pas non plus. Les vétérinaires, médicastres ou potards ontbien inventé des sirops, fabriqué des pilules, composé des poudres,mais tout ça, c’est de la foutaise dont le plus clair résultat estde faire passer les écus de votre profonde dans leur escarcelle.Autant croire sur ce point les paysans et les bracos qui se sontlivrés, au sujet de ce mal mystérieux, aux suppositions les plusbaroques, aux conjectures les plus bizarres. D’après les uns, ceserait un ver qui produirait ces troubles, un ver que nul n’a vu etqui tiendrait ses diaboliques assises non point dans l’estomac,mais au bout de la queue. Il s’agit de l’extraire, de l’extrairesans danger pour la bête, et là est le hic ! Pour d’autres, lamaladie, c’est le sang qui mue ( ?). Comment ?pourquoi ? Mystère. Enfin, d’aucuns veulent encore que ce soitsimplement de la bronchite ; mais affection de la moelleépinière, crise de croissance ou bronchite, nul n’a jamais étécapable d’indiquer une cause précise ni de fixer un remède.

Miraut filait un mauvais coton, semblait-il,quand un jour, un Velrans qui passait par là et qui le vitconseilla à Lisée de le conduire immédiatement à son compatrioteKalaie, lequel était possesseur du « secret » pour guérirles chiens de la maladie.

En ce moment, la peau de Miraut présentait parendroits des taches roussâtres, se boutonnait, devenait pustuleuseet croutelevée, tellement, disait la Guélotte, que c’était unedégoûtation de garder une pareille charogne dans la chambre dupoêle.

Le Velrans insista.

Kalaie ne demandait rien pour sa peine :il gardait le chien une huitaine, le soignait dans le plus grandmystère et, au bout de ce temps, vous le rendait parfaitementguéri. C’était un secret, un secret qu’il tenait de son grand-père,lequel reboutait aussi les entorses et arrêtait les dartres, et quise perpétuait dans la famille.

Pas plus que les autres paysans quiconnaissent d’autres secrets pour d’autres guérisons, pourvu qu’onait la foi, il ne consentait à le confier à personne et nedemandait pas qu’on lui amenât des bêtes ; mais il n’avaitjamais refusé d’en soigner une et – ceci faisait partie sans doutedes règles à observer pour obtenir la guérison – ne voulait jamais,jamais, en aucun cas, accepter d’argent comme rétribution.

L’après-midi même, Lisée attela Cadi à lavoiture de Philomen et conduisit Miraut à Velrans. Il alla remiserle cheval dans l’écurie de Pépé, qui lui confirma les dires duvoyageur, et tous deux menèrent Miraut chez le miraculeuxguérisseur.

Kalaie, paysan aisé et rieur, examina lechien, auquel il fit dresser aussitôt un petit matelas sous lepoêle de la cuisine ; ensuite il offrit la goutte aux deuxvisiteurs et parla de la pluie et du beau temps et des semailles etdes engrais et de la politique.

Étant bon catholique et pratiquant, il n’étaitpas d’accord avec Lisée, mais ce n’était point une raison pour malsoigner Miraut qui, lui, n’était pas socialiste ni réactionnaire etn’avait pas, heureusement, d’opinions touchant la Séparation desÉglises et de l’État.

La discussion fut donc courtoise ; ontomba d’accord sur un point : que tous les députés etsénateurs, radicaux comme cléricaux, n’étaient que des menteurs etdes fripouilles, et sur cette conclusion qui marquait leur bon senset leur rectitude d’esprit, on se sépara en se serrant la main.

– Tu viendras le chercher dans neuf jours,fixa Kalaie, et tu n’auras pas besoin de prendre une voiture pourl’emmener : il pourra marcher tout seul, je te le promets.

Lisée, plein de craintes et d’espérances,retourna à Longeverne, où la semaine lui parut démesurémentlongue.

Soit que l’éruption cutanée eût été un heureuxdérivatif, soit en effet que le remède de Kalaie fût vraimentsouverain, au bout de la huitaine Miraut était guéri ; il selevait, marchait, mangeait ; l’œil redevenait limpide, vif etjoyeux ; le poil se relustrait, l’appétit reprenait.

– Tu n’as qu’à lui faire boulotter de bonnessoupes et, avant quinze jours, il sera gras comme un cochon,affirma Kalaie à Lisée et à Pépé.

– À propos, comment va Caffot ?s’inquiéta ce dernier. Tu ne m’as jamais reparlé de ton goret.

– Il va bien, très bien, comme un bon Siamqu’il est : pourvu qu’il bouffe, il est content. Cependant, jene crois pas que Miraut sympathise jamais avec lui.

– Ah !

– Oui, la première fois que le chien s’estapproché de l’auge, où il barbotait, pour le flairer, il lui a« pouffé » et reniflé au nez comme un grossier qu’il est,et Miraut, qui est une bête polie, ne lui pardonnera pas desitôt ; après tout, ça n’a pas d’importance, mais nous allonsboire un litre. Kalaie, mon vieux, je sais que tu n’accepterais pasde sous et je ne t’en offre pas, mais, ma parole, tu viens de merendre un sacré service. Tu ne peux pas refuser de trinquer avecnous à l’auberge ; malgré que nous ne soyons pas, enpolitique, du même bord, ça n’empêche que tu es un bon bougre etque je serais vexé si tu n’entrais pas prendre un verre et revoirton malade quand tu passeras à Longeverne.

– C’est rien, c’est rien, affirmait Kalaie.C’est des petits services qu’on se doit entre pays.

On s’en fut à l’auberge où, la politiqueaidant, d’un litre on en but plusieurs, ensuite de quoi Pépé voulutqu’on allât chez lui goûter sa vendange et puis Kalaie exigea qu’onfît une troisième pause dans sa maison pour juger de la qualité dela sienne, si bien que ce ne fut qu’assez tard que les troiscompères, parfaitement d’accord et amis comme cochons, seséparèrent, saouls comme des Polonais. La joie entrait, disons-letout de suite à sa décharge, pour une bonne part dans la cuitemagistrale de Lisée.

À Longeverne, cependant, la Guélotte,anxieuse, énervée comme au premier soir, attendait le retour de sonhomme, espérant bien que le chien, nonobstant remèdes etsorcelleries, serait enfin crevé.

Elle pâlit de male rage en voyant, absolumentcomme l’autre fois, son mari, plein comme un boudin, ramener, plusgaillard que jamais, le petit chien qui, affamé par la marche, vintsans tarder flairer toutes les gamelles et toutes les marmites dela cuisine.

– Tas de cochons ! mâchonna-t-elle.Ah ! ce qui ne vaut rien ne risque rien. Je n’ai jamais eu dechance dans ma vie.

Et sans rien ajouter, sombrement rageuse,laissant l’homme et le chien se débrouiller comme ilsl’entendraient, elle monta seule se coucher à la chambre dudessus.

Lisée, pour se venger, prépara aussitôt àMiraut une soupe plantureuse et magnifique dans la confection delaquelle il ne ménagea ni la graisse ni le pain. Puis, jugeant que,pour un convalescent, ce n’était peut-être pas suffisant, il ouvritle buffet où il découvrit un bout de lard d’une bonne demi-livremis en réserve par sa femme pour le repas du lendemain.

– Tiens, s’exclama-t-il en le jetant à Miraut,mange-le, mon petit : ça lui apprendra, à la vieille, à fairela gueule ! C’est elle qui fera maigre demain.

Chapitre 11

 

 

Miraut reprit rapidement.

– Il profite, il se remplit, disait Lisée àPhilomen qui lui confiait que sa Bellone manifestait par quelquessignes, de lui bien connus, des velléités d’en faire autant, maispar d’autres moyens.

– La garce ! ajoutait-il. Ça ne manquejamais ! Si, au printemps, elle ne fait pas sa portée, vers lafin de l’automne elle en a au moins pour trois semaines à être enfolie, trois semaines durant lesquelles je suis, fichtre, biengardé. Tous les cabots des environs montent la garde autour de mabaraque, les grands comme les petits, les jeunes comme lesvieux ; ils me rongent toutes mes portes, ces salauds-là.S’ils trouvaient le moindre passage ! malheur ! ah !nom de Dieu ! ça serait bientôt fait. Quand je suis là, ça vabien, j’ai l’œil et je veille ; mais si j’ai à m’absenter dela maison, j’ai toujours peur qu’un sale bâtard de roquet neparvienne à s’introduire dans la canfouine et ne me couvre machienne. On ne peut pas se fier aux femmes ni aux gosses pour lasurveillance. Je sais bien qu’on n’en est jamais que pour tuer laportée quand la mère a déballé, mais c’est toujours bien embêtant,ça fiche la fièvre à la chienne, sans compter que des maternitéscomme ça te gâtent la race. Mon vieux, je te le dis et tu mecroiras : eh bien ! si un bâtard quelconque couvre unechienne, non seulement les chiots qui viennent ne valent rien, maiscette saillie-là laisse des traces sur les portées suivantes :oui, la race est souillée, elle n’est plus pure, et les chiens sontmoins beaux et moins bons. J’ai toujours fait attention jusqu’àprésent, je ne voudrais pas voir arriver la chose maintenant.

– Tu n’auras qu’à m’amener Bellone quand tuauras à sortir, s’offrit Lisée. Avec Miraut elle ne risque riend’aucune façon ; d’ailleurs, j’ai toujours, pour les roquetset les bâtards, parce que je ne voudrais jamais faire le coup à deschiens de chasse, une demi-douzaine de vieilles casseroles de rebutet quelques arrosoirs de réserve à leur attacher quelque part.

– Pour l’heure, expliqua Philomen, je ne croispas qu’elle coure de risques, le train de derrière grossit un peuet le sexe se montre, mais tant qu’elles n’ont pas fait sang, ellesne se laissent généralement pas grimper, je dis habituellement, cardans ces sacrées affaires de… chose, on ne peut jamais être sûr derien.

– Oui, goguenarda Lisée, c’est la bouteille àl’encre… rouge.

Miraut avait repris sa situation dans lamaison de son maître, c’est-à-dire que, si le patron le choyaitavec la tendresse d’un père ou même d’un grand-père, la patronne,elle, le rossait avec l’énergie d’une marâtre et qu’il se garaitdes coups du mieux qu’il pouvait.

Il acceptait d’ailleurs bénévolement cetteposition sociale, n’imaginant pas qu’il en pût, pour lui, existerd’autre, ses souvenirs d’enfance étant trop lointains et depuislongtemps abolis. Très vite il en était arrivé à généraliser que,sauf de très rares exceptions, tout ce qui porte pantalon estallié, ami et favorable, et tout ce qui porte jupe, ennemi puissantet sournois qu’il faut en tout et partout craindre, éviter etfuir.

Il accompagnait très souvent Lisée dans sesallées et venues aux champs et au bois et commençait, son nezdevenant subtil et puissant, à s’intéresser à autre chose qu’auxévolutions des corbeaux et au déterrage des taupes.

Lisée vivement l’encourageait à quêter,guidait ses recherches, le faisait suivre les murs de lisière,l’incitait à longer les haies, à traverser les buissons, à fouillerles murgers chevelus de ronces, à ne pas manquer les brèches demur, les ouvertures de tranchées, les saignées de partage descoupes, tous endroits préférés par les oreillards pour se gîter ourentrer en forêt.

L’odeur de lièvre, souventes fois[12] reniflée, l’émouvait de plus en plus etle bouleversait profondément : sa queue, quand il tombait surun fret de ce genre, battait avec une force terrible, ses mâchoiresen claquaient l’une contre l’autre et une fois même, à la grandejoie de son maître, il avait laissé échapper un jappement bref etchaud qui disait son fougueux désir de se trouver nez à nez ou mêmenez à cul avec le citoyen poilu qui émettait des émanations siparticulièrement excitantes.

Un écureuil, aperçu un jour à terre et qu’ilpoursuivit en donnant à pleine gorge jusqu’au premier arbre où ilgrimpa, puis qu’il regarda étonné, furieux et narquois, ne fit queconfirmer en lui l’opinion qu’il avait que le gibier qui court et àpoil est préférable, quant à l’odeur et au goût probablement, àcelui qui vole, d’autant qu’on peut toujours, quelque temps tout aumoins, suivre le premier avec espoir de l’attraper.

Lisée, après chaque expérience, le félicitait,l’encourageait, le caressait, le récompensait par un petit bout desucre ou une couenne de gruyère soigneusement tenue en réserve pourl’occasion. De fait, il était content de son chien et persuadé,ainsi que le lui avaient prédit ses amis, Pépé, le gros etPhilomen, que ce serait un jour un maître lanceur.

Bon chien chasse de race, dit le proverbe. Iln’avait point été besoin pour celui-là, en effet, de le mener avecd’autres chiens pour qu’il apprît son métier. Seul, de lui-même,par la simple vertu de son flair et la toute-puissance de soninstinct, il arrivait à distinguer ce qu’il devait courir. Qu’illui arrivât seulement un jour de fourrer le nez au derrière d’uncapucin et ça y serait définitivement, il serait sacré chien etgrand chien ; plus tard, quand il aurait appris avec sonmaître et avec Bellone toutes les ficelles du métier de chiencourant, on verrait s’il s’en trouverait un pour lui damer le pionou lui faire le poil dans le canton.

Ainsi rêvait Lisée, tandis que son petitcamarade trottait devant lui dans les sentiers de Longeverne,flairant toutes les mottes et toutes les bornes, pour y retrouverdes odeurs particulières, des senteurs subtiles lui rappelant sarace, et s’accroupissant de temps à autre pour rafraîchir d’un jetminuscule et fraternel tel caillou isolé, tel piquet de bois ou telcoin de mur précédemment arrosés par des confrères inconnus.

– On en fera quelque chose, disait le chasseurà Philomen, en lui racontant, quatre ou cinq jours plus tard,comment Miraut s’était comporté sur un fret rencontré au bas desCotards, non loin de la source de Bêche.

– Il y en a, en effet, toujours un de cecôté-là, approuva Philomen, qui ajouta au surplus qu’il luiconfierait le lendemain sa Bellone, obligé qu’il était de conduiredu blé au moulin de la Grâce-Dieu afin de ramener de la farine pourfaire au four.

– C’est entendu, acquiesça Lisée, je lescollerai tous les deux à la remise. J’ai fichu du fer-blanc auxcoins de la porte : pas de danger que les galants, si voracesqu’ils soient, ne la bouffent et, pour ce qui est de Miraut, je tel’ai dit, il est encore trop gosse pour penser à cesaffaires-là.

De fait, le lendemain, en laisse, comme unecoupable, la chienne fut amenée à la Côte, tandis qu’à une distanceplus que respectueuse les mâles la suivaient de l’œil, craignant latrique du chasseur.

On laissa seuls les deux camarades. Miraut,enchanté d’avoir de la compagnie, vint lécher le nez de Bellone etlui mordre les oreilles.

D’ordinaire, elle se laissait faire quelquesinstants, ensuite elle signifiait par un grognement sec qu’elle enavait assez et filait ; mais cette fois elle se prêta au jeu,mordilla elle aussi, passant dessus, roulant dessous, serrant entreses mâchoires tantôt une patte, tantôt une oreille, tantôt uneautre mâchoire ; puis jugeant que les préliminaires avaientété assez longs, elle se dressa sur ses quatre pattes, joignit lesoreilles, écarta la queue de côté et attendit.

Mais Miraut, à peine relevé, ne songea qu’àcontinuer un divertissement si intéressant, à remordre, à se roulerde plus belle dans la paille, à jouer de la patte et de la dent.Bellone se prêta encore et de bonne grâce à ses fantaisies, jusqu’àl’instant où elle recommença son manège, lui mettant bien enévidence le postérieur sous le nez.

L’odeur, évidemment, différait de ce qu’elleétait d’habitude, et Miraut, forcé de s’en rendre compte, flairaavec assez d’intérêt, puis, pour compléter son observation, hasardamême un discret coup de langue ; mais ses galanteries sebornèrent là et les jeux et les batailles durent recommencer aumoins deux ou trois fois encore.

C’est alors que la chienne, puissammenténervée sans doute, obéissant à l’on ne sait quel irrésistibleinstinct qui lui commandait d’enseigner au novice ce qu’ilignorait, lui sauta dessus, ainsi que l’aurait fait un qui l’auraitvoulu couvrir, et s’agita vivement du train de derrière à la façondes mâles.

Ahuri, Miraut qui n’y comprenait rien oupensait peut-être que c’était un jeu nouveau, la laissa se livrerdurant quelques minutes à cet exercice, ensuite de quoi, toutnaturellement, il en voulut faire autant.

C’était ce que demandait la chienne.

Il commença ses premières tentatives sansautre ardeur que celle du jeu. Après quoi, que se passa-t-il ?L’odeur de la bête en amour alluma-t-elle un feu dormant enlui ? Le mouvement, tout mécanique et machinal qu’il fût, luirévéla-t-il les causes occultes et profondes de son geste ? Onne sait ; mais bientôt il tenta de faire réellement ce qu’iln’avait voulu jusqu’alors que simuler.

Malgré le peu de résultats obtenus, la chiennese prêtait avec une bonne grâce évidente à ses manœuvres.

Un petit bout de sexe, rouge et sans force,qu’il essayait vainement de diriger, tombait de sa gaine, et il secrispait, remuant furieusement, piétinait des pattes de derrière,tordait le cou, hochait la tête, tandis que la chienne prenaitl’air stupide et béat de celle qui attend quelque chose, quelquechose qui doit venir et ne vient jamais.

À plus de vingt reprises, il remonta, toujourssans résultats, et la chienne, sans se lasser, toujours le laissaitfaire.

Il s’enfiévrait, s’excitait, se mettait encolère, tombait, remontait, retombait, jappait, insultant lesautres mâles qu’il devinait et sentait maintenant, tous ses senséveillés, rôder aux alentours et renifler aux portes.

Lorsque Lisée rentra, après avoir fait le videautour de la maison, il le trouva creux et efflanqué qui continuaitfébrilement ses exercices.

– Ben, mon cochon ! monologua-t-il, tu nete gênes pas : il n’y a vraiment pus d’enfants au jourd’aujourd’hui. T’en es-tu donné, salaud ! et pour rien,naturellement ; sacrée petite rosse, va ! il s’en feraitcrever.

Et devant son maître, sans honte aucune, nicrainte, ni préjugé pudibond, Miraut recommença deux ou trois foisencore ses tentatives amoureuses.

– Hou ! hou ! l’invectiva Lisée enbranlant la tête. Encore un salaud qui sera porté sur lachose ! Il n’y aura pas une chienne en folie dans le cantonsans qu’il ne soit de la noce.

Et il le sépara immédiatement de Bellone, carce jeune sagouin se serait plutôt fait périr que de descendre deson poste avant d’avoir obtenu un résultat que ni son âge, ni sesforces ne lui permettaient encore d’atteindre.

– Ça lui apprend la vie, répliqua Philomen àqui Lisée narrait les ébats des deux tourtereaux dans la remise.Gageons, maintenant qu’il a fait ça, qu’il se prend pour un grandgarçon de chien.

– Je te crois, approuva Lisée ; hier ausoir, il a levé la cuisse pour pisser et ça ne lui était pas encorearrivé. Mais, j’ai envie d’aller faire un tour ce soir du côté deBêche. J’ai idée que le fret sera bon. Il a plu un peu, les lièvressortiront de bonne heure, car le soleil a tout l’air de vouloir seremontrer et si on en trouvait un sur pied…

Vers quatre heures, en effet, sa serpe dans lapattelette du pantalon, comme s’il allait élaguer sa haie duCerisier, Lisée partit avec Miraut. Mais, comme il l’avait dit, ils’arrêta à la source où son chien avait déjà, les jours d’avant,trouvé du fret.

Ce n’était pas mauvais, et Miraut, suivant lemur d’enceinte du bois, ne tarda point en effet à frétiller de laqueue et à renifler bruyamment, signe que quelque animal sauvageavait certainement passé par là.

– Doucement ! encourageait Lisée ensifflotant sur un ton particulier, doucement ! au bois, monpetit ! c’est au bois qu’il est, le capucin. Là !là ! Miraut, s’exclama-t-il en lui désignant du doigt une« rentrée », une brèche de mur.

Docile, le chien pénétra sous bois, flaira,donna un coup de gueule, tourna, avança encore, revint sur ses pas,reniflant très fort, puis sortit du bois, fit quelques pointes enplaine, revint de lui-même à la lisière, la suivit, trouva uneautre brèche et s’y enfila tout seul.

– Très bien, mon beau ! approuvait Liséeà mi-voix, tu sais déjà.

Mais cela devenait sérieux.

Consécutivement, Miraut lâcha trois coups degueule, avança, écartant les branches du mufle, puis soudain, sansplus rien dire, le fouet battant, s’engagea dans un pâté deronces.

Et immédiatement, une bordée d’aboisfrénétiques suivait cette incursion, tandis qu’il bondissaitderrière le lièvre déboulé qui montait le coteau et qu’il venait dedénicher au gîte.

Ah ! ce fut une belle galopade.

« Bouaoue ! bouaoue !bouaoue ! »

– Il ne pouvait plus dire, il bredouillait, ilbafouillait, tellement il se pressait de gueuler vite, répétait,très excité, Lisée le soir même en racontant l’exploit à Philomen.Crois-tu, mon vieux, à six mois, et tout seul, en lancer un !Ah ! mon ami, c’est qu’il fallait voir et entendre comme il tele menait, çui-là : ni plus ni moins qu’un vieux chien ;il lui a fait prendre le tour des Maguets et puis du Geys et il mel’a ramené au lancer. Hein ! Ah ! nom de Dieu ! labelle chasse ! et quelle musique ! C’est qu’il a unevoix, l’animal ! Nom de nom, quelle gorge ! Je l’auraislaissé faire, ma parole, je crois qu’il le mènerait encore !Ah ! la bonne bête, et ce que je suis content ! Mon vieuxPhilomen, qu’est-ce qu’ils vont prendre pour leur rhume, lesoreillards ! Cochon de cochon ! M’est avis que là-dessuson peut bien boire une bonne bouteille.

Et tout en se remémorant les premiers lancersde tous leurs défunts chiens, tout en se racontant des histoires dechasses plus merveilleuses les unes que les autres, les deuxcompères, chez Fricot l’aubergiste, se cuitèrent consciencieusementpour fêter de digne façon cette journée mémorable.

À dix heures, lorsque le bistro, qui craignaitune visite inopinée des cognes, les eut mis dehors et qu’ils sefurent séparés, Lisée, tout enfiévré, plein d’enthousiasme,monologuait encore en revenant vers son logis :

— À six mois ! bon Dieu ! quellebête ! quel nez ! Et quand je songe que ma charogne defemme aurait voulu que je m’en débarrasse, que je letue !…

Ayant coupé au court par le sentier du verger,il passait juste à ce moment devant la fenêtre du poêle, close derideaux d’indienne et éclairée.

« Tiens, pensa-t-il, elle va probablementgueuler ! Qu’est-ce qu’elle peut bien foutre à cette heurepour n’être pas encore couchée ? »

Et il vint se coller devant les vitres,cherchant à voir par un entre-bâillement de rideaux.

Le spectacle qu’il découvrit le cloua destupeur un instant, immobile tel une souche. Mais il se remit bienvite, poussa intérieurement un formidable juron et s’élança vers laporte.

– Ah ! je t’y prends, sacrée sale garce,tonna-t-il ; je t’y pince en flagrant délit, chameau !Tiens, attrape ça et encore ceci, éructa-t-il en lui lançant deuxvigoureux coups de souliers au derrière. Et je t’en vais foutre,moi !

Mais la Guélotte, prise en fauteeffectivement, n’essaya pas de discuter et n’attendit point sonreste. Elle se sauva à toutes jambes, montant les escaliers,barricadant les portes, ce qu’entendant et peu sanguinaire au fond,Lisée ne la poursuivit point davantage et s’apprêta à se mettre aulit, soliloquant, grognant et sacrant :

– Bougre de sale chameau ! Vider le potde chambre dans mes sabots pour accuser Miraut et me faire croireque c’était lui qui avait pissé dedans. Faut-il tout de même êtrevache et vicieuse ! Sacré nom de Dieu de nom de Dieu ! Iln’y a qu’une femme qui peut trouver ça !

Partie 2

Chapitre 1

 

 

Tant que ne fut point close la chasse, Lisée,chaque fois qu’il eut à sortir du côté des champs ou des bois, nemanqua jamais d’emmener son chien avec lui.

Successivement il lui apprit à bien faire leslisières sans oublier une rentrée, à tenir un champ de betteravesou de pommes de terre, à vérifier les trèfles, à sonder lesluzernes, à longer une haie de telle façon que le gibier partît ducôté du chasseur, et Miraut ne laissa plus un seul buissond’inexploré du jour où son maître, l’obligeant pour laquatre-vingt-dix-neuvième fois au moins à en fouiller un, lui fitdéloger de son gîte un jeune levraut qu’il faillit pincer bel etbien et auquel il donna la chasse durant plus de trois longuesheures.

Quand la clôture fut prononcée, le chasseurdevint plus circonspect, et Philomen, lui aussi, pour éviter lescoups de langue, les histoires et les procès-verbaux, garda sachienne à la maison.

Toutefois, comme les bêtes supportentdifficilement la claustration, il la lâchait de temps à autre, lesoir venu. Mais Bellone, docile et bien dressée, ne s’éloignait dupays qu’avec l’autorisation de son maître.

Lorsque le brigadier Martet rentrait le soir,lassé d’une longue tournée, le vieux chasseur, qui la connaissaitdans les coins comme doit la connaître un vieux de la vieille de satrempe, allait trouver sa chienne à l’écurie et, branlant la têted’un air entendu, lui disait simplement :« Va ! » Bellone comprenait et, sans s’attarder àrôdailler aux alentours, filait directement vers la forêt.

Un beau soir, elle se souvint qu’elle avait enMiraut un jeune camarade et se dit sans doute qu’il serait plusagréable et peut-être aussi plus fructueux de l’emmener avec elledans cette expédition nocturne et cette partie de plaisir.

C’est pourquoi, traversant le village etl’enclos, elle vint directement le trouver devant son seuil où ils’amusait à s’aiguiser les crocs sur un vieil os de jambon plus durqu’un morceau de fer.

Lisée était là. Après lui avoir souri entroussant les babines, s’être tortillée du cul comme il convenaitpour le saluer respectueusement et lui avoir léché les mains debonne amitié, elle répondit avec bienveillance aux caresses et auxmordillements de Miraut.

À deux ou trois reprises, la chienne lui pinçales oreilles ainsi qu’elle faisait autrefois pour prier le vieuxTaïaut de l’accompagner en guerre. En même temps elle jappota,modulant de la gorge quelques sons qu’il comprit parfaitement etque Lisée, depuis longtemps au courant de ses habitudes et de sesmanières, ne manqua pas non plus de saisir.

Il en sourit dans sa barbe de bouc qu’ilempoigna à pleine main pour la peigner d’un geste familier. Sachantbien que son ami ne lâchait sa chienne qu’à bon escient, il accédaau désir de son chien qui, hésitant, tournait la tête de son côté,tout en conservant le corps dans la direction de Bellone quil’attendait un peu plus loin.

– Vas-y ! va ! proféra-t-ilsimplement.

Et, d’un hochement de tête, il lui désigna laforêt.

Tout heureux de cette permission, un peuennuyé tout de même de partir sans le maître, il revint en hâte luisauter sur les genoux et le lécher, puis, comme l’autre luiconfirmait son autorisation, il fila comme une flèche rejoindreBellone qui l’attendait au trou de la haie du grand clos.

Et se mordillant les pattes, la gorge et lesoreilles, et se grognant des gentillesses canines, les deuxcomplices partirent dans la direction de la coupe.

Lisée rallumait sa bouffarde quand Philomenarriva.

– Eh bien ? s’exclama-t-ilsimplement.

– Ça y est, répondit Lisée, ils y sont. Elleest venue le prendre et il n’a pas été difficile à débaucher ;ah, ma foi non ! je n’ai eu qu’à lui faire signe.

– La bonne paire ! conclut le chasseur.Avant une heure, il y en aura un quelque part à Bêche ou auxMaguets qui n’aura pas à mettre ses quatre pieds dans le même sabots’il tient à garer sa peau et ses viandes.

– L’ouverture aura lieu dans deux mois, exposaLisée ; il n’est pas mauvais qu’auparavant ils se fassent unpeu le pied et la gueule, si nous ne voulons pas les voir éreintésaprès la première semaine de chasse.

– As-tu déjà songé à tes munitions ?s’inquiéta Philomen.

– Oui, répondit Lisée ; pour lescartouches de lièvre, je commanderai mes étuis et mes bourres àSaint-Étienne afin d’être sûr d’avoir du bon ; c’est un peucher, mais tant pis ! Pour la chasse aux oiseaux, je feraiprendre au messager, quand il ira à Besançon, un cent de douilleset de bourres ordinaires ; quant à la poudre, de la superfinenuméro deux pour les bonnes cartouches et, pour les autres, Kinkinm’a promis une livre de poudre suisse, de la meilleure, mais n’enparle pas surtout, je ne voudrais pas lui faire arriver deshistoires à lui, ni à moi non plus.

– J’en prends aussi, rassura Philomen ;sa poudre, en effet, n’est généralement pas mauvaise et, quand ils’agît de merles, de grives ou de geais que l’on tire de tout près,ça va toujours. C’est égal, j’aurais du remords de viser un lièvreavec une mauvaise cartouche dans mon flingot ; s’il échappait,je ne pourrais m’empêcher de dire que c’est bien fait pour moi.

– Écoute, interrompit tout à coup Lisée, enportant l’index à sa bouche.

Loin, loin, à peine distinct dans lebourdonnement d’abeilles de la nuit silencieuse, un aboi s’élevait,suivi bientôt d’un autre et d’un autre encore.

– Ils ont déjà lancé.

– Non, non ! pas encore, écoutebien !

Et, en effet, l’instant d’après, la rafalehurlante du lancer retentissait, tandis que silencieux, la prunellevague, les paupières plissées, les deux amis, tirant de leurs pipesd’énormes bouffées, écoutaient voluptueusement cette musiquesauvage qui les inondait d’une joie pure.

– Eh bien ! je crois qu’ils le mènent,conclut Philomen au bout d’un instant.

Le bruit de la chasse se perdit qu’ilsécoutaient encore. La conversation reprit, un peu décousue, cartous deux, bien que parlant d’autre chose, prêtaient quand mêmetoujours l’oreille aux rumeurs de la nuit, et ce fut simultanémentqu’ils interrompirent leur causerie en remarquant à voixhaute :

– Ils le ramènent !

Et, en effet, on perçut distinctement le bruitde la chasse se rapprochant assez vite. Puis ce bruit décrut denouveau et se perdit encore et Philomen affirma :

– Ils en ont pour un moment, mais ils peuvents’en donner tant qu’ils voudront : le brigadier n’aura pasenvie ce soir de leur courir après ; il est revenu vanné de satournée d’aujourd’hui et à cette heure il doit être sûrement entrain de roupiller à côté de sa légitime. Moi, mon vieux, j’en vaisfaire autant.

– Et moi itou, répondit Lisée.

Après avoir convenu, pour réduire les frais deport, de faire ensemble leur commande de fournitures, ils seséparèrent en se serrant la main et Lisée, rentrant dans la cuisineobscure, poussa le verrou, gagna son lit et s’endormit.

Cependant, sur le coup de minuit, pris d’unbesoin pressant et s’étant relevé en chemise pour aller pisser uncoup sur le pas de sa porte, il put entendre dans le grand silenceapprofondi de cette belle nuit de juillet les deux chiens qui, aumilieu du bois du Fays, menaient encore à une allure endiablée leuroreillard.

– Cré nom de nom ! quel jarret ! neput-il s’empêcher de s’exclamer avec admiration.

Et il revint se coucher, tout content.

Le lendemain, au lever, il trouva Mirautcouché sur un petit tas de paille, sous l’auvent de la ported’écurie. Il était crotté comme une demi-douzaine de barbets,n’ayant pas encore eu le loisir de vaquer aux soins de satoilette ; le bout de sa queue, sur une longueur de trois bonspouces entièrement pelé et tout rouge, de même que ses cuisses etses côtes, disait assez avec quelle ardeur il avait fouetté lesbuissons et s’était battu les flancs.

Il se leva à l’approche du maître et le saluapar des aboiements très tendres en se dressant contre sesgenoux.

C’est alors que Lisée remarqua qu’il étaitrond comme un boudin et jugea qu’il n’avait pas dû chasser, ainsiqu’il disait, pour la peau, jugement que Philomen confirma quelquesinstants plus tard en lui contant que sa chienne se trouvait êtreprécisément dans le même état.

– Quand elle rentre vide, elle vient japper etappeler sous la fenêtre de ma chambre afin que j’aille lui ouvriret qu’elle puisse manger ce qui reste dans les gamelles de lacuisine, mais quand elle a fait chasse, je n’ai pas à me biler nime déranger, elle pionce dans un coin et ne réclame rien.

– Lui aussi, affirma Lisée.

– C’en est tout de même un que nous nereverrons pas à l’ouverture, mais il n’est pas mauvais, pour nouscomme pour eux, qu’ils y goûtent de temps à autre : ça lesencourage et ça les dresse, les chiens, surtout quand ils sontjeunes comme le tien.

Mis en goût, en effet, par cette première etfructueuse randonnée, ce fut Miraut qui, quelques jours plus tard,s’en fut faire visite à Bellone et la prier de l’accompagner à lachasse.

Il faut croire qu’une telle expédition étaitinutile ou dangereuse ce soir-là, car Philomen, de qui la chienne,par de petites plaintes, alla solliciter l’autorisationréglementaire, opposa un veto énergique et sec à sa demande. Docileet plus obéissante que le chien, elle se résigna et s’en fut secoucher sur son coussin à côté de la porte de la cuisine, tandisque Miraut, bien décidé, partait quand même seul à la chasse.

Il fut moins heureux cette fois que lors de sapremière sortie et s’il lança tout de même et suivit un capucin, iln’eut pas la science ni le bonheur de le pincer et rentra trèsfatigué à la maison.

Vers deux heures du matin, Lisée fut réveillépar un long jappement un peu rageur sous sa fenêtre.

Il n’hésita pas à sauter du lit et s’en futouvrir à son chien qui, efflanqué, affamé, se coucha après avoirfait une revue de détail des marmites, plats, assiettes, bols,seaux et chaudrons de la cuisine.

La Guélotte en grogna le lendemain matin,criant que cette sale bête l’avait empêchée de fermer l’œil de lanuit, qu’elle l’avait réveillée juste au moment où elle commençaità s’endormir, qu’elle lui avait fichu sa cuisine sens dessusdessous et que bien sûr, ces sorties-là, ça finirait par maltourner un jour ou l’autre.

** *

Cependant l’ouverture approchait. Lesmunitions commandées étaient arrivées à bon port, comme on dit, etles deux chasseurs en avaient fait le partage tout en secommuniquant, pour la cinquantième fois peut-être, leur recetteparticulière concernant le chargement des cartouches.

La demande de permis venait d’être envoyée àla sous-préfecture par les soins de Jean, le secrétaire de mairie.Lisée avait fait prendre auparavant chez le percepteur le reçu devingt-huit francs, ce qui provoqua devant Blénoir, le facteur, unescène de ménage terrible, d’ailleurs prévue depuis longtemps et àlaquelle les deux hommes ne prêtèrent que l’attention qu’elleméritait. Et puis, la veille du grand jour, devant Miraut bien enforme, le braconnier, très loquace et débordant de joie,confectionna ses cartouches.

Le fusil du père Denis, dûment dégraissé etastiqué, avait été décroché de la panoplie où il trônait parmitrois vieux sabres de pompiers ou de gardes nationaux, un couteau…arabe ou turc qui avait été sans doute fabriqué au petit Battant ouà Rivotte, faubourgs de Besançon, afin d’éviter d’inutiles frais detransport, un chassepot (souvenir des désastres) et deux vieillescarabines simples, l’une à pierre, l’autre à piston, ornées despontets en cuivre et munies de canons immenses.

Avec un plaisir enfantin, devant son compagnonqui avait appuyé les pattes contre sa poitrine pour lui lécher labarbe, Lisée, deux doigts sur les gâchettes, levant et abaissantles chiens, fit sonner et résonner les batteries du flingot eninterpellant Miraut.

– Hein ! c’est-ti avec çui-là qu’on vales descendre, demain ?

– Bouaoue ! applaudissait Miraut.

– Et celle-là, en va-t-elle occire un ?reprenait-il en lui montrant une cartouche de quatre soigneusementsertie. Il n’aura pas peur du coup de fusil, ce petit, aumoins ! Non ! c’est un grand garçon !

Miraut, qui probablement ne comprenait pas lesens particulier de chacune de ces confidences, en entendait toutau moins la signification générale et manifestait, par des aboiscontinuels, des frôlements câlins de tête, des grattements depattes, d’incessants battements de queue, des velléités d’embrasseret de lécher, son approbation et sa joie.

Lisée, depuis longtemps, avait convenu avecPhilomen qu’ils partiraient le lendemain chacun de son côté, afinde tenir à peu près tout le terrain de la commune, et qu’ils seretrouveraient, vers les huit heures et demie, un peu plus tôt ouun peu plus tard, selon les hasards de la chasse, à la tranchéesommière du Fays pour « faire » ensemble ce boisimportant et se poster aux bons passages.

Le soir, il prépara à Miraut une bonne soupeépaisse et substantielle, car le lendemain avant le départ, il nevoulait lui donner que quelques croûtes insignifiantes, un chiencourant étant réputé, à juste raison d’ailleurs, chasser avec plusd’entrain et d’intérêt quand il n’a pas le ventre plein. Ce fait,il se coucha et s’endormit paisiblement, certain comme un vieuxsoldat de se réveiller à l’heure qu’il s’était fixée.

Et en effet, à trois heures et demie, lelendemain matin, il était debout. Il s’habilla, chaussa sesbrodequins soigneusement graissés, mit ses houzeaux, endossa savieille veste à grandes poches, boucla sa cartouchière sur sesreins, mit tremper un bout de sucre dans une goutte de marc pouravaler au moment du départ et, tandis que chauffait son« jus » sur la lampe à alcool, il alla ouvrir àMiraut.

Les deux amis se firent fête en seretrouvant : petits mots d’amitié et abois tendres, caressesde la main et coups de pattes cordiaux ; Miraut même essuyad’un large revers de langue la joue droite et le nez de sonmaître.

– Le coup de « patte à relaver[13] », l’excusa celui-ci en s’essuyantde la manche, un sourire d’indulgence aux yeux.

Et tout en buvant et mangeant, il envoya àMiraut, qui les attrapait au vol, quelques tranches de pain qu’ilavalait sans les mâcher. Là-dessus, heureux comme des rois, ilssortirent et, bien avant que le soleil ne fût levé, arrivèrent auhaut des Cotards où ils voulaient commencer.

C’était un bon matin. Un temps calme, unerosée suffisante laissaient un fret abondant aux endroits où legibier avait passé.

Dès qu’on longea le mur de la coupe, Miraut,renonçant à son jeu favori qui consistait à lever la cuisse àtoutes les mottes et à toutes les bornes, se mit à quêter avecardeur. Bientôt il rencontra un fret, trouva une rentrée,s’engouffra dans le taillis, et le reste ne fut pas long àvenir.

Cinq minutes plus tard, le lièvre débouléfilait par les sentiers et les tranchées du bois avec le chien àses trousses.

– Il va monter, songeait Lisée posté au hautdu crêt à cinquante mètres du mur d’enceinte, ils montenttoujours.

Mais le capucin ne monta point et, zigzaguantainsi qu’un levraut, s’en alla faire au loin, toujours en restantsous bois, un crochet assez grand.

Cependant, la chasse marchait à un traind’enfer. Le chien, sans doute, serrait de près son gibier, etLisée, qui connaissait à peu près tous les trucs des oreillards,jugea rapidement : « Il va sortir au sentier de Bêchequ’il remontera et Miraut va me le ramener par le chemin de lapâture. » En hâte, il se porta vivement à ce poste afind’arriver assez tôt, car dans ces cas-là il est préférabled’arriver dix minutes d’avance que cinq secondes trop tard.

Le braconnier avait eu bon nez de courir.

Il n’y avait pas une minute qu’il était là, aubord du chemin de terre, devant un buisson avec lequel il seconfondait, lorsqu’il vit l’oreillard s’amener, bride abattue, lesoreilles basses, allongeant de toute sa taille, ventre à terrelittéralement.

– Un beau coup de fusil ! jugea-t-il.

Rien de plus simple qu’un tir en pointe, ni deplus sûr pour un chasseur exercé. Lisée, en amateur, jouissaitintensément du court instant qui le séparait du dénouement de cettechasse. Le lièvre arrivait à une allure fantastique, et lui,immobile, la crosse à l’épaule, la tête légèrement inclinée,attendait calmement qu’il fût à portée.

Au point strictement repéré d’avance, à trentemètres, pas un de plus, ce qui eût compromis l’efficacité du tir,pas un de moins (c’eût été un assassinat !), il pressa ladétente de sa gâchette droite.

Le coup retentit puissamment dans le calme dumatin et l’oreillard, lancé comme un bolide, vint bouler culpar-dessus tête à quinze ou vingt pas du chasseur.

Miraut, qui sortait du bois et arrivait auhaut du sentier, fut étonné de ce coup de tonnerre formidable ets’arrêta net une minute pour écouter, car ce bruit terrible venaitde la direction suivie par son lièvre. Il sentit qu’il devait yavoir du Lisée dans cette aventure et n’en douta plus l’instantd’après quand il distingua la voix de son maître le hélant à pleinspoumons :

– Tia, Miraut, tia, par ici ! tia, monpetit !

Sans lâcher la voie chaude du lièvre, ilreprit sa poursuite en donnant à pleine gueule lui aussi et arrivabientôt sur le lieu du drame, devant Lisée dont le fusil fumaitencore, un Lisée riant d’un large rire et qui du doigt luidésignait à terre un cadavre roux, allongé, saignant par lesnarines, sur lequel le chien se rua sans tarder et avecfrénésie.

– Tout beau, tout beau ! mon petit, calmale chasseur. Ne le déchire pas. Allons ! doucement,doucement !

Alors, sans haine aucune, comme s’il eûtcaressé Mitis ou Moute, Miraut lécha doucement et longuement savictime morte et la puça même d’avant en arrière et d’arrière enavant. Puis, excité sans doute par l’odeur du sang, il renifla leventre et ouvrit la gueule pour y aller de son franc coup dedent.

Lissée jugea que c’était suffisant et, luireprenant bien vite le capucin, il commença par le faire pisser enlui pressant sur la vessie et puis le mit immédiatement et sansfaçons dans la grande poche-carnier de sa veste de chasse.

Toutefois, pour que Miraut n’eût pas courupour rien et pour l’encourager à continuer, il lui coupasuccessivement, à la dernière jointure, les quatre pattes du lièvreet les lui jeta une à une.

Elles disparurent comme une bouchée de pain,poil et os, et griffes, et viande, et Miraut attendait encoretandis que Lisée le félicitait, tout heureux.

– Hein, nous voilà dépucelé ! mon vieuxMimi.

Comme l’autre, insensible aux discours,attendait toujours, il voulut lui jeter un bout de pain et unmorceau de sucre qui furent profondément dédaignés.

– Ah ! il faut de la viande à monsieur,maintenant ! T’es pas dégoûté, mon salaud, marmonna lechasseur en ramassant les provisions auxquelles son chien n’avaitpas voulu mordre. Attends un petit peu, mon vieux, tu les mangerasbien tout à l’heure.

Et la chasse continua.

Chapitre 2

 

 

C’était, on l’a déjà vu, un bon matin.

De tous côtés, de loin, de très loin, onentendait des lancers et des chasses ; des coups de fusilretentissaient ; un œil exercé pouvait voir dans les finagesvoisins les perdreaux se lever en bandes devant les chiens d’arrêtet s’éparpiller en gagnant les bois ; des cailles aussi, detemps à autre, à très courts intervalles, devaient culbuter sous leplomb des tireurs.

Lisée, en vieux routier, écoutait les coupsretentir et jugeait en lui-même :

« Tiens, voilà Philomen qui en« sonne » un ! Il me semble que Pépé vient deredoubler : ce ne peut être que sur les perdrix, car il atoujours arrêté un lièvre du premier coup. Ah ! Gustave estaux cailles dans les « sombres » derrière le Teuré, iltire souvent. Je jurerais que c’est le gros qui est dans la« fin » de Rocfontaine : il me semble que j’entendsla voix de Fanfare, la mère de Miraut. »

Pendant ce temps le jeune chien, après avoirsauté longtemps contre la veste du maître afin de lécher encore lelièvre dont on voyait sortir d’un côté la tête et de l’autre lespattes ou plutôt les moignons, le jeune Miraut, fatigué de sauteren vain, s’était remis à quêter et avait repris la lisière dubois.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée qu’ilrelançait de nouveau, mais il fut, cette fois, moins heureux que lepremier coup.

Ce devait être un vieux lièvre, c’est-à-direqu’il avait déjà vu plus d’un automne. Aussi, ne perdit-il pas sontemps à des rebats plus ou moins compliqués dans les tranchées oules sentiers du bois pour arriver, en fin de compte, à se faire« taquer » au lancer ; mais, sans suivre voie nichemin, par le plus épais des taillis, il fila vers les vieillescoupes sauvages du Geys, loin de tout village et de tout hameau et,faisant plaine enfin, gagna la grande route caillouteuse et sèchede Sancey à Rocfontaine où il espérait faire perdre sa trace à sonpoursuivant.

Lisée, qui ne put le tirer, suivit la piste àla voix et, pour mieux entendre et bien savoir de quel côté allaitsa chasse, longea l’arête du coteau.

Son chien – il en put juger à la régularité deses abois et coups de gueule – réussit à tenir parfaitement tantqu’il fut sous bois ou dans les champs ; à peine hésita-t-il àquelques contours brusques où il dut s’arrêter deux ou troissecondes pour bien s’assurer de la direction à prendre. Mais quandil arriva à la route et aux cailloux, le fret diminua et s’évanouitet il se tut.

Il s’attarda néanmoins, s’acharnant àretrouver la piste évanouie, ravauda à certains passages où desfumets vagues persistaient, revint sur ses pas jusqu’à l’endroit oùle lièvre était entré dans la zone maudite et donna encore de longscoups de gueule furibonds.

Lisée, qui du haut du crêt l’aperçut, jugeafort justement qu’ils perdaient leur temps tous les deux et qu’iln’y avait rien à faire avec ce capucin-là. C’est pourquoi ilrappela Miraut.

Celui-ci avait eu sans doute la même idée queson maître ; il s’apprêtait à revenir et, méthodique etprudent, pour ne point s’égarer et bien retrouver l’endroit où ilavait quitté Lisée, reprenait franchement à rebours la piste qu’ilvenait de suivre.

Pour lui épargner des contours interminableset l’habituer au rappel, Lisée emboucha sa corne de buffle et semit à sonner à petits coups secs et répétés, s’interrompant àdiverses reprises pour crier à pleine gorge le nom du chien avec lemot coutumier de rappel : « Tia, Miraut !Tia ! », puis, cornant de nouveau, afin de bien faires’associer dans l’oreille et le cerveau de son compagnon ces deuxmodes familiers de ralliement.

Comme la foulée qu’il avait à suivre étaittrès fortement frayée et n’avait pas besoin de retenir beaucoup sonattention, Miraut entendit parfaitement les sons et les crispoussés par Lisée et s’arrêta court aussitôt, dressantl’oreille.

La corne de buffle retentit de nouveau et denouveau la voix de Lisée arriva jusqu’à lui : « Tia,Miraut ! » Il comprit, jugea de la direction, se traçadans l’espace une ligne droite et fila comme un trait dans le sensde l’appel. Toutefois, afin de ne point se tromper, il s’arrêtaitde temps à autre pour rectifier sa direction et marcher droit à sonmaître qu’il ne voyait pas encore.

Celui-ci distingua bientôt le tintement de songrelot et, cessant de souffler dans la corne, se contenta del’appeler sur un ton moins aigu.

L’instant d’après, ils se retrouvèrent etMiraut fit à Lisée une fête extraordinaire, lui bredouillant toutessortes de choses plus gentilles les unes que les autres, sefrottant à ses jambes et voulant à tout prix lui peigner la barbeavec ses pattes de devant. Le braconnier, tout en le chinant un peude n’avoir pu ramener l’oreillard, le félicita tout de même d’êtresi bien et si vite revenu à la corne, absolument comme un grandchien.

Cette fois, Miraut mangea de bon cœur le boutde sucre et le morceau de pain qu’il avait dédaignés l’heured’avant.

Comme le soleil montait rapidement etcommençait à chauffer, on se rendit, sans perdre de temps, à latranchée sommière du Fays où Philomen, exact au rendez-vous, lesattendait déjà avec un lièvre lui aussi dans sa carnassière.

Les deux amis se sourirent.

– Eh bien ! est-ce qu’on sait encore lecoup ?

– Où l’as-tu rasé ?

Et les deux confrères en saint Hubert senarrèrent avec force détails les péripéties de leur chasse du matintout en cassant la croûte et en buvant un verre.

Bellone et Miraut, très sérieux, s’étaientsimplement salués en se léchant réciproquement les babines quifleuraient bon le lièvre tué. Assis tous deux sur les jarrets,devant les maîtres qui devisaient et contaient leurs exploitsrécents, ils suivaient attentivement des yeux tous les mouvementsde leurs doigts et de leurs mâchoires, attendant, pour les attraperau vol, les morceaux de pain et de fromage qu’ils lançaientd’instant en instant et fort équitablement tantôt à l’un, tantôt àl’autre.

Ensuite de quoi, tous se levèrent et l’onpartit faire le grand bois.

Il y eut deux lancers et l’on fit deux chassesau Fays, deux belles chasses menées tambour battant par ces bonnesbêtes et au cours desquelles Lisée eut la chance d’occuper un bonpassage et d’en occire encore un vers les dix heures.

Comme il se faisait tard, que le soleil tapaitdur et que les chiens commençaient à donner des signes de fatigue,on revint vers le pays en traversant les pommes de terre du finageoù l’on eut l’occasion de lâcher quelques fructueux coups de fusilsur les perdreaux et sur les cailles.

– Y vas-tu demain ? interrogea Lisée.

– J’te crois, répondit Philomen. La premièresemaine, c’est mes vacances, il faut que je sois bien presséd’ouvrage pour que je ne la prenne pas tout entière.

– Mon vieux, reprit Lisée, j’y songe :j’ai promis au gros et à l’ami Pépé de leur faire manger le premierlièvre que Miraut me ferait zigouiller. Dimanche, ce sera l’instantou jamais ; naturellement, tu en es. Si tu es d’avis, je vaisleur envoyer deux mots ; le matin, nous ferons la partie tousen chœur et à midi nous boirons un bon coup pour fêter le baptêmedu citoyen Miraut. Pépé viendrait nous prendre ici, on donneraitrendez-vous au gros à un endroit bien fixé et nous tiendrions lesprés-bois et les coupes d’Ormont ; avec quatre chiens commeles nôtres, ça pourra faire une belle musique.

– C’est entendu, approuva Philomen ;j’apporterai quatre litres de ma vendange de l’an passé : elleest fameuse.

De fait, le jour même, Lisée adressait au grosde Rocfontaine une missive ainsi libellée :

Longeverne, le 1er septembre18…

« Mon vieux,

« Miraut est un fameux chien ; cematin il m’en a fait tuer deux. Je compte que tu viendras dimanche,comme ça a été entendu, goûter de mon civet et fêter sondépucelage. Pépé en sera et aussi Philomen. Rendez-vous à lacroisée du Blue, à cinq heures du matin au plus tard. On tiendraOrmont où c’est tout gris de lièvres.

« Je te la serre de bien bon cœur,

« LISÉE. »

Si quelques paysans, lorsqu’ils ont à écrire,s’embrouillent et se perdent dans de longues phrases : Je vousécris pour vous dire que j’aurais voulu vous dire…, Lisée n’étaitpas de ceux-là. N’ayant pas d’instruction, il se vantait d’écrirecomme il parlait. Aussi, comme il n’était pas bavard, ses lettresétaient-elles toujours d’une brièveté et d’une concisionadmirables.

Pépé, lui, fut prévenu, par un voisin allantau chef-lieu, qu’on l’attendait sans faute chez Lisée à quatreheures du matin pour une partie soignée, et il n’eut garde demanquer au rendez-vous.

Trois heures et demie venaient à peine desonner qu’il arrivait à Longeverne avec Ravageot, son chien, ungrand Saint-Hubert à la robe d’un beau brun aux reflets d’or et defeu, à l’œil calme, aux pattes nerveuses, très fin animal et bonlanceur, mais qu’il ne fallait point contrarier ni même gronder,car il était extrêmement susceptible.

La connaissance avec Miraut fut bientôt faite.Entre chiens, l’entente est toujours facile, surtout un matin dechasse. Mais, du fait d’être réunis, la voracité naturelle dechacun d’eux se trouva doublée au moins et il y eut par toute lacuisine une bousculade de casseroles et un désordre qu’augmentaencore l’arrivée de Bellone et de son maître.

Pendant que les trois camarades se serraientla pince et se congratulaient, les trois chiens, eux, continuaientleurs recherches alimentaires : pas une miette ne futdédaignée, pas une goutte d’eau de vaisselle ne fut oubliée, etvoilà-t-il pas que Ravageot, humant et reniflant, avisa la peau dulièvre dépouillé la veille au soir par Lisée et dont Miraut s’étaitadjugé la ventraille.

Elle pendait à un clou fiché dans une solivedu plafond. Ravageot, qui ne doutait de rien, sauta comme un cabri,l’accrocha, la fit tomber et, pour que les autres n’en profitassentpoint, se l’envoya séance tenante et tout entière : oreilles,poil et tout. Cela ne dura pas quinze secondes.

Philomen l’aperçut qui en achevait la pénibledéglutition, allongeant le cou et bourrant des yeux qui louchaientférocement.

– Ben, bon Dieu ! Mais c’est la peau dulièvre qu’il vient de s’enfiler comme ça et sans boire,encore ! Il en a une sacrée veine de ne pas s’étouffer nis’étrangler.

– Bah ! répondit Pépé, ils en bouffentbien de l’autre quand nous ne les voyons pas. Aussi ça me faitrigoler quand j’entends les médecins et le maître d’école parler demicrobes et d’autres bestioles qui foutent, à ce qu’il paraît, desmaladies aux gens. Qu’ils y viennent voir ce que mange Ravageotderrière les fumiers et les marnières où il boit quand il asoif ! Et il n’est jamais malade, lui, il s’en bat l’œil desmicrobes et moi aussi. Avec du bon vin, du bon air comme on en aici, et de bonnes vadrouilles dans les bois comme nous en faisons,on vient à quatre-vingts ou à cent ans.

– Tout de même, ton chien a un sacré estomac.C’est pas moi qui voudrais faire ce qu’il vient de faire, même avecdix litres à boire.

– Il va peut-être te ch… une casquette àpoil ! plaisanta Lisée.

On piqua une petite goutte dans laquelle ontrempa un bout de sucre, et puis l’on monta sans délai le chemin dela Côte afin de gagner le lieu du rendez-vous. Mais on eut grandsoin de tenir en laisse les trois chiens qui, si on les eût laissésfaire, n’auraient pas mis une demi-heure à flanquer un capucin surpied.

Miraut revit sa mère, la vieille Fanfare, maisil ne la reconnut guère, il ne la reconnut même point dutout ; tant d’événements avaient coulé depuis l’heure de laséparation, et elle non plus, tous ses petits étant depuislongtemps dispersés, ne retrouva point dans ce grand chien le petittoutou, si différent d’odeur et d’allures, qu’on lui avait enlevél’automne précédent.

Les présentations entre chiens sefirent : Ravageot et Miraut furent galants comme il convientet Fanfare accepta leurs hommages qui ne furent pointexagérés ; mais il n’en alla pas de même pour Bellone, ettoutes deux, bien femelles, se mesurèrent haineusement, le poil del’échine hérissé, et se grognèrent des menaces et des rosseries ense montrant les crocs.

Pourtant, dès qu’on fut en plaine et que lachasse commença, les haines tombèrent et tout fut oublié.

Les chasseurs, de même que leurs bêtes,connaissaient bien le pays. Une fois les chiens sur une bonnepiste, ils se déployèrent silencieusement, cernant avec soin lecanton où s’était gîté le capucin afin que ce dernier, déboulé,passât pour en sortir sous le feu au moins de l’un des quatrefusils. Deux lièvres, après de courtes péripéties, trouvèrent lamort dans cette traque terrible. Mais un troisième, plus roublard,se déroba avant le lancer et Philomen, ahuri et furieux comme unchasseur qu’un lièvre aurait roulé, vit les quatre chiens luipasser devant le nez comme une trombe et disparaître au loin.

Les chasseurs espérèrent un moment que lelièvre reviendrait : mais c’était un maître oreillard sansdoute que celui-là et, mené comme il l’était par cette meuteendiablée, il fila tout droit, on ne sut jamais où, au tonnerre deDieu, disait Lisée, pendant que les quatre compères se morfondaientà écouter.

Une heure après, comme on n’entendait encorerien, ils se hélèrent : hop ! se réunirent au poste dePhilomen et confabulèrent en cassant la croûte ! Ilspartagèrent équitablement les provisions dont leurs poches étaientbourrées, mettant en réserve la part des chiens, liquidèrentbouteilles, gourdes et flacons, puis bourrèrent leurs pipes enattendant.

Lisée, le premier, discerna parmi les rumeurssylvestres et les sonnailles des troupeaux de vaches, un bruit trèslointain de grelot.

Lors tous, embouchant leur corne d’appel,soufflèrent à perdre haleine dans ces instruments primitifs etsonores, en faisant un boucan infernal qui les excitait et lesréjouissait profondément.

– S’il y a un lièvre dans les alentours,qu’est-ce qu’il peut bien se dire ?

– Il n’en doit pas mener large.

Enfin les chiens, galopant et tirant lalangue, reparurent au haut du crêt, et comme c’était bientôtl’heure de l’apéritif, on revint au village après les avoir un peulaissés reprendre haleine et manger leurs bouts de pain.

Les deux lièvres occis furent naturellementofferts aux deux invités qui, après s’être défendus et fait prier,acceptèrent enfin, à charge de revanche, affirmèrent-ils.

– Penses-tu ! protesta Lisée. EtMiraut ?

– Peuh ! c’est rien, ça, mon vieux,répliqua le gros, tout joyeux d’avoir un lièvre à rapporter à lamaison.

Les quatre chasseurs, précédés de leurschiens, firent à Longeverne une entrée triomphale dont Miraut eutles honneurs. On savait pourquoi ils étaient réunis ; chacund’ailleurs, au village, les connaissait et leur souhaitait lebonjour au passage, tout en s’enquérant du jeune chien.

– Eh bien ! et Miraut ?

– Ah ! c’en sera un tout premier,affirmait Pépé, et je m’y connais.

– J’en étais sûr, renchérissait le gros.

C’est qu’en effet un chien, un chien de chassesurtout, a, dans un village, sa personnalité bien marquée ; ilfait partie intégrante du pays et toute gloire qui lui échoitrejaillit un peu, non seulement sur son maître, mais sur tous lescompatriotes de la localité, quadrupèdes ou bipèdes.

Miraut, sensible à la louange, marchaitdignement devant les chasseurs, et son maître, tout attendri, leregardait avec amour. En arrivant à l’auberge, il préleva même undemi-morceau du sucre de son absinthe pour l’offrir à son chien,afin qu’il prît, lui aussi, à sa façon, un apéritif.

Les lièvres avaient été étalés sur la grandetable de l’auberge où les clients, curieux, venaient les soupeser,juger de leur taille, de leur embonpoint, de leur valeur, du coupde feu qui les avait allongés.

Les chiens, eux, qui s’étaient couchés sous latable, ne voyaient pas sans un certain dépit ces intrus approcherde leur gibier et palper un butin qui n’appartenait qu’à eux. Ilsgrognaient sourdement, mais comme les maîtres n’avaient pas l’airinquiet et ne faisaient point opposition, ils ne crurent pasopportun de pousser plus avant leur manifestation en intervenant dela griffe ou de la dent.

Un des Ronfou qui, par blague, venait de fairele geste de cacher un lièvre sous sa blouse ne fut pas loinpourtant d’écoper sérieusement. Ravageot, peu patient, sauta surses quatre pattes, se campa ferme devant lui, la tête haute etgueule ouverte, et les autres, prompts à venir à la rescousse, sepréparèrent non moins énergiquement à lui prêter mâchoireforte.

– Si tu te fais pincer, tant pis pourtoi ! prévint Philomen, dégageant ainsi leurresponsabilité.

– Bougre, c’est qu’ils n’ont pas l’aircommode ! répliqua l’autre en remettant le lièvre ; ilsne sont pas comme le vieux notaire d’Épenoy qui, lorsqu’on letraitait de voleur, et ça arrivait souvent, répondait qu’ilentendait bien les « rises[14] ».

– Si on allait à la soupe ? proposaLisée.

On ramassa sans incidents les lièvres pendantque Pépé payait les apéritifs et l’on se rendit à la maison de laCôte où la Guélotte, pestant intérieurement, mais faisant contremauvaise fortune bon cœur, avait tout de même préparé un repassubstantiel et soigné.

Une soupe aux choux dans laquelle avait cuitun jambon ouvrait le déjeuner, le dîner comme on dit à la campagne,auquel on fit honneur avec le robuste appétit que procure toujoursune marche mouvementée de cinq ou six heures en plaine et enforêt.

Vinrent ensuite le plat de choux traditionnelavec le jambon, un ragoût de mouton aux carottes, puis le civet,magistralement réussi et qui provoqua les félicitations généralesdes convives. La Guélotte tout de même fut flattée dans sonamour-propre de cuisinière, elle rougit de plaisir, et Lisée,diplomate, en profita pour lui demander si les chiens avaient eu àmanger, à quoi elle répondit qu’elle allait sans tarder leur donnerleur soupe.

Cela se termina par un poulet et de la salade.Un morceau de gruyère et quelques biscuits précédèrent le café.

Miraut ainsi que Fanfare et Ravageot reçurentquantité d’os, croûtons, couennes, peaux, reliefs, qu’ils avalèrentconsciencieusement, et on ne leur ménagea point non plus les élogesdithyrambiques, la vendange de Philomen ayant beaucoup échauffél’enthousiasme des quatre amis.

Tous racontèrent des histoires de chasse et dechiens, plus merveilleuses et plus magnifiques les unes que lesautres ; ils s’en ébaudissaient franchement, mais nul d’entreeux n’émit le moindre doute sur leur authenticité ou leurvraisemblance : si, entre chasseurs, on n’a pas la foi, quiest-ce qui l’aura ? Enfin, après le café et le pousse-café, larincette, la surrincette et le gloria, on leva le siège pourpermettre à la Guélotte de débarrasser la table, et l’on s’en fut,d’un commun accord, jouer la bière aux quilles.

On joua plusieurs bouteilles qu’on but et onen but d’autres encore, on but beaucoup. Quand on fut las de bière,on essaya des pousse-bière, et puis on reprit l’apéritif.Nonobstant cette dernière absorption, on n’avait pas extrêmementfaim quand on revint manger le bouillon chez Lisée. Mais on buttout de même, et quand le gros et Pépé, leur lièvre dans lacarnassière, reprirent, vers la minuit, l’un la route deRocfontaine, l’autre le chemin de Velrans, les dites voiesn’étaient pas assez larges pour contenir leurs pas chancelants.

Malgré l’offre pressante qu’on leur fit decoucher à Longeverne, ils refusèrent dignement et, guillerets,partirent, leurs chiens reposés gambadant autour d’eux, en beuglantà pleins poumons de vieilles chansons de chasse aux airs bienconnus :

N’entends-tu pas la biche dans lesbois…

Ou encore, et c’était Pépé qui poussait cerefrain :

Et dans le lit de la marquise

Nous étions quatre-vingts chasseurs !

Chapitre 3

 

 

Au cours des chasses qui suivirent et dontplusieurs furent mémorables, Miraut, aidé des conseils de sonmaître, ou guidé par l’exemple de Bellone, ou inspiré par son flairsupérieur et sa presque infaillible initiative, apprit bien desruses et des ficelles de son métier de courant.

Il sut ainsi qu’il ne faut jamais perdre sontemps à « ravauder » en plaine, sur un pâturage, qu’ilfaut immédiatement chercher la rentrée ; ce fut Lisée qui lelui enseigna et il se rendit très vite compte que son maître avaitraison, puisqu’il manquait rarement de débusquer l’oreillard quandil suivait docilement ses conseils ou ses ordres. Il apprit à allerdoucement derrière les levrauts qui ne vont jamais loin, maiszigzaguent, contournent, cabriolent, se font rebattre et vousobligent, pour les suivre sans faute, à prendre cent fois plus deprécautions qu’avec les grands bouquins et les vieilles hases. Ilsut que tous les capucins, pour quitter les chemins qu’ils suiventquand ils veulent se faire perdre, font de grands sauts etretombent les quatre pieds réunis et lorsqu’il lui arriva de setrouver perplexe dans ce cas chenilleux, Bellone lui enseigna àrebattre à droite, puis à gauche de la route pour retrouver lenouveau sillage. De même les doublés et les pointes nel’embarrassèrent qu’au début et ce fut encore la chienne qui luienseigna à décrire autour du point où les pistes se mêlent un ouplusieurs cercles de rayons variables afin de retrouver lanouvelle. Il n’ignora pas longtemps que certains lièvres, audacieuxet roublards, longent quelquefois une haie d’un côté, puisreviennent de l’autre, parallèlement au chien qui ne s’en douteguère et repassent en le narguant à deux pas de lui ; aussieut-il, en même temps que le nez, l’œil et l’oreille au guet quandd’aventure il se trouva dans ce cas.

Il apprit qu’au coup de fusil un chien dechasse, un vrai bon chien, doit tout lâcher pour filer àvertigineuse allure auprès du maître qui a tiré, car un chasseur,quand donnent les chiens, ne doit faire feu que sur un gibierd’importance et il faut que son collaborateur à poil soit là toutde suite pour l’aider, le cas échéant, à poursuivre et prendre ouachever ou retrouver la pièce tuée ou blessée par son plomb. Il sutdistinguer, dans la voix de la corne, le coup long, qui hèle leconfrère éloigné, du roulement qui le rappelait, lui ou Bellone ouRavageot ; il apprit et très vite, en chassant avec la chiennesa compagne, à reconnaître les coups de gueule qui indiquent que lefret est bon ou médiocre ou mauvais. Il sut aller à la voix commeun vieux soldat marche au canon, et cette habitude, avec lescamarades, devint bientôt réciproque.

Bref, il devint un bon chien, et il fallaitque les matins fussent bien mauvais, que le fret fût insignifiant,que le canton fût bien pauvre en gibier pour qu’il n’arrivât pas àdébrouiller coûte que coûte une piste et à lancer un capucin.

Sa tactique varia selon que les maîtresétaient avec eux ou qu’il se trouvât être seul avec Bellone, car illui arriva souventes fois, quand les patrons n’avaient pas letemps, de partir soit tout seul, soit de compagnie avec lachienne.

Les bons cantons, les bons endroits luidevinrent familiers ; au bout de quelques chasses, il connutmême personnellement, si l’on peut dire, certains oreillards qu’ildevait certainement distinguer des autres à leur fret particulier,à un détail odorant insensible à tout autre qu’à lui, de même queLisée, son maître, reconnaissait le citoyen en question au gîtechoisi ou au domaine bien délimité qu’il occupait depuislongtemps.

Un bon chien doit toujours ramener son lièvreau canton du lancer ; Miraut, bon gré, mal gré, après descircuits plus ou moins longs, ne perdit jamais la piste et, saufdes cas exceptionnellement rares, il ramena presque toujours dansla direction que devait occuper Lisée le capucin qu’il courait.

Maints lièvres pourtant lui donnèrent du fil àretordre, car au bout de peu de semaines, les adultes, les lièvresd’un an, forts de l’expérience d’une chasse, n’ignorèrent plusqu’ils avaient affaire à forte partie.

Dès qu’ils entendaient à proximité de leurgîte le timbre du grelot ou les éclats de voix de Miraut, ilsn’attendaient point qu’il vînt les dénicher, trop certains qu’il yparviendrait tôt ou tard malgré les savantes précautions de laremise. Et, en grand mystère, fort silencieusement, ils sedérobaient, oreilles rabattues, pattes allongées, filant droitdevant eux, pour gagner le plus possible de terrain et aller trèsloin, très loin, préférant les aléas d’une poursuite et d’unecourse en pays inconnu, au hasard d’un retour dangereux souventmarqué, pour les camarades, par le tonnerre éclatant et mortel d’uninopiné coup de fusil.

Miraut les suivit quand même et malgré tout,patient et fort, avec l’acharnement du vrai limier. Il lesretrouvait dans leurs remises lointaines, les relançait de nouveau,les poursuivait jusqu’à épuisement et, comme il était robuste,malheur au lièvre dont les pattes n’étaient pas bonnes, dont lesjarrets n’étaient pas d’acier, dont les ruses n’étaient pasoriginales et infaillibles ! Tôt ou tard, Miraut arrivait àlui, lui cassait l’échine et le dévorait.

Cela ne traînait guère. La course l’avaitaffamé, la poursuite si longue, en le fatiguant, l’avait enfiévréet mis en rage et, du ventre ouvert de la victime, les tripeschaudes sortaient bientôt qu’il avalait presque sans les mâcher. Illéchait le sang avec soin, puis broyait les côtes sous ses dents,dépiautait le râble musculeux et passait au train de devant.Souvent, il abandonnait la tête pour revenir, quand sa fringalen’était pas apaisée, aux cuisses de derrière fermes et charnuesqu’il déglutissait jusqu’à la dernière bouchée. Il se flanqua ainsides ventrées gargantuesques à la suite desquelles, l’estomac garni,la peau du ventre tendue, il reprenait d’un trot alourdi, aprèss’être préalablement orienté, le chemin de Longeverne. Il suivaitrarement les grandes routes et les voies importantes, préférant,sous bois, les petits sentiers, ou, en rase campagne, l’abri deshaies et des murs, le couvert des récoltes, pour se dissimuler auxregards des inconnus malveillants. Car Miraut n’ignorait pas quecertaines femelles, genre Guélotte, sont toujours à craindre etqu’il ne faut point, en dehors de son village, se fier aux salesmoutards de tout sexe qu’un honnête chien comme lui ne peutdécemment effrayer ni mordre et qui profitent lâchement de votrebonté pour vous flanquer, eux, toutes sortes de projectiles sur ledos ou dans les pattes.

Dans les débuts, lorsque son lièvre était tropgros, Miraut, une fois repu, abandonnait le reste ; plusvieux, avec l’expérience et les leçons de la faim, il dut réfléchirsans doute et conclure que cette pratique était tout simplementstupide ; dès lors, quand il ne mangea pas tout, il rapporta àsa gueule, du côté de Longeverne, le quartier de derrière de saprise.

Bien malins eussent été ceux qui l’auraientattrapé dans ces cas-là. Souvent pourtant il fut poursuivi par deshommes, mais il savait fort à propos prendre le pas de course, sedéfiler derrière les haies, doubler les murgers et les buissonstouffus et gagner la forêt, refuge absolument inviolable auxvoleurs à deux pattes.

Arrivé à quelque cinq cents mètres du village,dans un champ de pommes de terre le plus souvent, là où la terreest plus meuble que partout ailleurs, il creusait un trou, yenfouissait sa bidoche qu’il rebouchait avec soin, puis rentrait àla maison paisiblement. Le jour suivant ou le surlendemain, ilvenait la reprendre dès que son estomac réclamait, car la Guélotte,qui l’avait toujours en grippe, oubliait assez souvent, leslendemains de fugue, de lui tremper sa soupe, si Lisée d’aventurene l’en priait pas énergiquement.

Le chasseur ne soupçonnait pas son chien detant de roublardise. Il fut littéralement ébahi le jour où il lesurprit en train de s’offrir, en guise de goûter, un succulentrâble d’oreillard. Miraut, cependant, ne fut pas le moins ennuyé dela découverte, car son maître, jugeant que son compagnon avait eulargement sa part, lui reprit sans façons aucune son quartier delièvre et, après l’avoir lavé, le fit mettre à la casserole. Ce futune leçon, et le chien, à dater de cette heure, prit bien soin dese dissimuler quand il se rendit à ses caches.

Les prises toutefois ne couronnaient paschaque poursuite et, plus souvent qu’il ne l’eût désiré, Miraut,après une journée exténuante, rentra à la maison, harassé et vide.Ces jours-là, sa patronne hurlait, car on ne pouvait pas,disait-elle, rassasier la viôce. Cependant les lièvres finissaientfatalement par avoir le dessous.

Il y eut pourtant un oreillard qui, toute unesaison, se paya la tête de Lisée et de son chien, un vrai sorcierque ce cochon-là, jurait le braconnier, et Miraut le connaissaitbien, lui aussi, cet impayable animal.

C’était un vieux bouquin, prince sans doutedes capucins de Longeverne et d’ailleurs, qui, certain jour, on nesait pourquoi ni comment, était venu élire domicile dans un cointouffu du Fays, au centre d’un labyrinthe de sentiers, detranchées, de chemins et d’autres voies plus ou moins frayées.

La lutte commença un beau matin givré denovembre que la terre sonnait sous le talon où le limier trouva sonfret à cinquante sauts de son gîte et, sans perdre de temps, vint,après quelques coupes savantes, lui fourrer sans façons le nez auderrière.

Le vieux coureur des bois comprit qu’il avaitaffaire à un maître et, bondissant de son gîte, allongé de toute salongueur, ventre à terre, yeux tout blancs, moustaches brandies,fila, tandis que la bordée coutumière de coups de gueule suivaitson déboulé.

Miraut, si bien découplé qu’il fût, ne putlongtemps le suivre à vue, car le courte-queue, qui n’ignorait sansdoute rien de l’homme et de ses coups de fusil, avait grand soin,pour se défiler, de profiter de tous les abris et de tous lescouverts utilisables. Au bout de cinq minutes de ce train d’enfer,l’aboi du chien était à plus d’un kilomètre derrière lui… il avaitle temps.

Le capucin fit des pointes, des doublés, descrochets, puis, après un raisonnable détour, suffisamment long pourdérouter un moins habile que son poursuivant, il redescendit l’undes chemins qui menait au bas du Fays, à la croisée de toutes lesvoies où ces imbéciles d’humains venaient généralement attendre sescongénères, mais où il se gardait bien de jamais passer.

Dès qu’il arriva à deux ou trois portées defusil de ce poste dangereux, il s’arrêta, s’assit sur son derrière,tourna les oreilles dans la direction des quatre vents, pissa uncoup, ressauta au bois, fila vers le haut des jeunes coupes etdisparut.

Lorsque Miraut, qui n’avait point perdu detemps aux doublés du citoyen, arriva quelques instants après, qu’ileut repris la piste coupée et l’eut suivie jusqu’au haut des jeunescoupes, hors du fossé du bois, il trouva quelques pointes qu’il nesuivit pas selon sa vieille tactique, mais il tourna tout alentourde l’endroit pour retrouver la bonne piste et ne trouva rien. Ilraccourcit le diamètre de son cercle : rien encore ; ille doubla : toujours rien ; il suivit l’une après l’autretoutes les pistes, plus le fret. Alors, ahuri et furieux, Mirautjappa, gueula, brailla, hurla comme jamais il n’avait fait, etLisée, étonné grandement, vint le rejoindre, ahuri lui aussi devoir pour la première fois en défaut ce chien admirable, cettemaîtresse bête, ce nez extraordinaire, ce roublard desroublards.

Il n’y avait point de buisson dans la plaineet la coupe, récemment nettoyée, était tondue comme un champd’éteules. Le chien et l’homme longèrent des deux côtés le murd’enceinte, pierre à pierre, abri par abri ; ils visitèrent lepied de tous les arbres qui demeuraient : baliveaux, chablis,modernes, anciens ; rien, rien, rien ! Ils s’en allèrentbredouilles.

Deux jours après, Miraut vint relancer sonanimal que Lisée cette fois attendit sur le chemin où il étaitpassé le premier jour, mais l’oreillard en prit un autre et vint sefaire perdre, tout comme l’avant-veille, au même endroit.

Deux jours après, cela recommença.

– Ne te bute donc pas, disait Philomen à Liséequi lui proposait de l’accompagner dans sa chasse à ce phénomèneunique en son genre. Je le connais, ce salaud-là, c’est-à-dire queje n’ai jamais pu le voir, mais je l’ai chassé, on ne lui peutrien.

Lisée s’entêta. Et chaque matin qu’il eut delibre, ils retournèrent, lui et Miraut.

À la fin, dès le lancer, il monta à ce posteextraordinaire afin d’en avoir le cœur net. Ce jour-là, le lièvre,qui était assez vieux pour ne pas se fier seulement à son oreille,mais qui savait aussi sans doute voir un peu et renifler, approchabien de la coupe, mais il n’y entra point et alla se perdre loin,loin, très loin, au tonnerre de Dieu, comme disait le chasseur.

Et toute la saison ils s’acharnèrent, lui etMiraut, à poursuivre ce lièvre fantôme, ce capucin sorcier quepersonne n’avait jamais pu joindre ni voir, qui crevait les chiensles plus forts et roulait les meilleurs. Mais chaque fois que Liséemontait en haut de la coupe, le lièvre n’y venait pas, et chaquefois qu’il se postait ailleurs, Miraut, hurlant de rage et fou,l’œil hors de l’orbite, le poil hérissé, venait le perdre là ets’en retournait la tête basse et la queue entre les pattes, maladede dépit et de fureur, vers son maître Lisée qui sacrait bien detoute sa gorge comme un bon braco qu’il était, mais n’y pouvaitrien tout de même.

Enfin un jour de février, la chasse étantclose depuis une quinzaine et lui n’ayant pas son fusil, Lisée, àdeux cents pas de l’endroit, caché derrière un gros chêne, eut laclef de l’énigme.

Le cœur tapant d’émotion, il vit son oreillardsauter du bois, faire ses doublés et ses pointes, revenir à soncentre d’opérations et d’un seul saut bondir en l’air, d’un élanfou, comme s’il escaladait le ciel pour retomber… Ah !çà ! – la coupe était nette – où donc était-il retombé ?Lisée, de derrière son arbre, écarquillait les quinquets : lelièvre avait disparu.

Celle-ci, par exemple, elle étaitforte !

Miraut, en râlant de rage, car ce n’étaientplus des abois qu’il poussait, arriva juste à pic pour se trouvernez à nez avec son maître. Celui-ci, sûr – ou presque – de n’avoirpas eu la berlue, et blême d’émoi, regardait de nouveau par tout lesol, examinant méthodiquement chaque pouce de terrain où son gibieraurait pu se trouver.

Ce devait être au pied de cette souche. Maisnon, rien ; il fallait qu’il se fût envolé dans le ciel.Lisée, le braco, Lisée le mécréant, pâlit presque et trembla unpeu ; ses regards, instinctivement, quittèrent le sol pourinterroger l’azur et… ah ! sacré nom de Dieu !…

Au sommet de la vieille souche pourrie,dédaignée par les bûcherons, à quatre ou cinq pieds au-dessus dusol, entre quelques rejets gris comme le dos du capucin qui sefondait entièrement avec eux, son « asticot », aplati,immobile, les oreilles rabattues, sans souffle, n’émettant aucuneodeur et, bon Dieu ! aussi souche que la souche elle-même.

Que de fois le braconnier, son fusil à lamain, avait passé à un pas de lui, inspectant le pied de la souchesans songer le moins du monde à regarder dessus : on dit tantque les lièvres ne font pas leur nid sur les saules.

– Ça t’apprendra, idiot, rageait-il, à sortirsans ton flîngot sous ta blouse !

Il ramassa un rondin pour en asséner un coupsur le râble de l’oreillard ; mais l’autre, qui n’avait jamaisbronché les fois d’avant, ce jour-là, avant que Lisée eût levé lebras… frrrrt… se détendit comme un ressort, repartit d’un traind’enfer avec Miraut à ses trousses, Miraut qui le chassa tout lereste de la journée, mais ne le ramena point et ne rentra pas nonplus de la nuit.

Chapitre 4

 

 

Plus furieux, plus acharné que jamais, Mirautavait suivi la chasse avec une ardeur décuplée par les vieillescolères et la haine enracinée avec les poursuites vainesd’auparavant. Mais il était écrit sans doute que ce lièvre-làporterait malheur à ses chasseurs.

Il le suivit loin, loin, très loin, toujoursdonnant, toujours gueulant, toujours hurlant, bien au delà descantons qu’il avait parcourus jusqu’ici, même au cours de sesrandonnées les plus folles et les plus hasardeuses.

Ce lièvre-là avait un jarret de fer. Lesbûcherons de divers villages racontèrent ce soir-là, à la veillée,qu’ils avaient vu ou entendu passer une chasse, une chasseextraordinaire avec un grand lièvre haut comme un chevreuil et ungrand chien qu’ils ne connaissaient point. Des gardes en tournées’émurent de ce bacchanal insultant et prolongé et voulurent, maisen vain, essayer de cerner ce chien qu’ils ne connaissaient pointdavantage : tous perdirent leur temps.

Miraut traversa des bois nouveaux, des coupesparticulières, sauta des fossés, franchit des ruisselets, coupa desroutes et des sentiers, mais ne rejoignit point son oreillard qu’ilperdit enfin dans un terrain singulier et bizarre, fort loin de soncanton, en plein marais inconnu.

Le soleil commençait à décliner quand ils’aperçut que son estomac criait famine, que ses pattes devenaientraides et qu’il se trouvait loin du logis.

Il jugea prudent aussitôt de faire demi-tour,s’orienta, flaira le vent, et au petit trot s’ébranla le nez enquête de quelque vague os à ronger, quelque proie facile àconquérir ou toute autre pitance, plus ou moins délicate, maispropre à lui remplir un peu le ventre.

Il rejoignit un chemin dont il suivit lesaccotements et bientôt un village se présenta. Il l’évita enfaisant un prudent contour, trouva une ou deux taupes crevées qu’ildévora et continua sa route de son trot soutenu.

Après une randonnée assez longue au cours delaquelle il contourna ainsi divers pays, hameaux ou communes, ilarriva au crépuscule dans un village qu’il lui sembla reconnaîtrepour y être déjà venu avec Lisée et pour ce qu’il y avait unerivière à traverser.

Craignant l’eau très froide en cette saison,croyant pouvoir se fier à l’ombre croissante pour franchir sansencombre cette agglomération mal connue et peut-être dangereuse demaisons et d’humains, il s’engagea dans la rue principale et,longeant les murs, se rasant autant que possible, s’avança rapide,inquiet et prudent, afin de gagner promptement le petit pont depierre et passer l’eau ainsi sans se mouiller les pattes.

Il allait toucher au but lorsqu’une clameurd’enfants qui jouaient et se poursuivaient en venant à sa rencontrel’arrêta et le contraignit à se dissimuler quelques minutesderrière un fumier qui se trouvait à proximité.

C’était l’heure de la sortie de laprière : quelques femmes pressées passèrent vivement avec leurcoiffe, leur caule, noire ou blanche sur la tête et leur paroissienà la main ; puis ce furent les gosses qui arrivèrent sur lepont et s’amusèrent à lancer des cailloux pour faire des ricochetsdans l’eau.

L’un d’eux, tout à coup, s’écria : ilvenait d’apercevoir Miraut qui les épiait, tendant le couprudemment, hésitant, crotté, hérissé, affamé, efflanqué, misérableà la fois et lugubre.

– Un chien !

– Un sale chien qui n’est pas d’ici !ajouta un deuxième.

– Peut-être un chien enragé, émit untroisième ; ciblons-le !

– Immédiatement, les beaux cailloux plats quidevaient glisser sur l’onde s’abattirent en une gerbe écrasantedans la direction de Miraut. Sans mot dire, bien qu’il eût étéatteint dans le dos, dans les reins et aux pattes, et même un peupartout, le chien vivement battit en retraite au grand galop,poursuivi par tous les gosses, hurlant et gueulant, heureux enfinde pouvoir taper sur quelque chose de vivant et de donner,pensaient-ils, un but utile et même héroïque à leurs coups defrondes.

Le chien traversa tout le village et s’enfuit,longeant les haies et les fossés jusqu’à quelques centaines demètres des premières maisons où il se cacha, écoutant les clameursfanfaronnes et menaçantes de ses poursuivants. Le courage deceux-ci tomba d’ailleurs avec la fin du village et, arrivés à ladernière bicoque, ils s’arrêtèrent, n’osant s’aventurer ainsi parmiles ténèbres en rase campagne.

Très déprimé par sa longue course, par lafatigue et par la faim, apeuré par les cris entendus et lescailloux reçus, Miraut n’osa plus effectuer une deuxième tentativepour arriver au pont. Il jugeait ce pays très dangereux, pleind’embûches et d’ennemis et, malgré la nuit noire et le grandsilence qui pouvait cacher des pièges, il resta sur ses gardes.L’idée de traverser la rivière à gué ou à la nage ne lui vintpas : il n’y avait pas de rivière à Longeverne et, comme tousles chiens courants d’ailleurs, Miraut redoutait l’onde et safraîcheur traîtresse.

Il erra toute la nuit autour du village,furetant, cherchant, quêtant, grattant de-ci, grattant de-là unenourriture innommable.

Les maigres ressources qu’offraient les champsdépouillés, l’abri des murs ou le couvert des haies furent viteépuisées, car il n’osait point s’approcher trop près des maisons nichercher parmi les fumiers. Alors il battit en retraite plus loinet revint vers un autre village qu’il espéra plus hospitalier etdont il se disposait à écumer les alentours. Deux jours s’étaientpassés qu’il ne songeait déjà plus, harassé, recru de fatigue,l’estomac et la tête vides, qu’à chercher à manger coûte que coûte.Trois ou quatre jours et trois ou quatre nuits il erra encoreainsi, désemparé, de village en hameau, comme une barque dont legouvernail est brisé ou fêlé, en ayant bien soin de se dissimuleret de s’enfuir dès qu’il voyait un homme ou une femme et qu’ilpouvait supposer que quelqu’un pût se diriger de son côté.

Pendant ce temps, à Longeverne, Lisée sedésolait. Il était allé narrer à Philomen sa mésaventure, luiconfier ses appréhensions, et son ami qui, le lendemain, lui avaitfacilement remonté le moral, n’arrivait plus maintenant, fortinquiet lui-même, à le rassurer.

Miraut avait pu tomber dans un piège, seprendre dans un collet comme il était arrivé jadis à un des chiensde Pépé. Traversant une tranchée, le malheureux, en effet, avaitpassé le cou dans la boucle d’acier destinée à un oreillard, et lejeune foyard plié auquel était relié le nœud coulant, se relevantdans la détente imprimée par la bête, le chien s’était trouvébrusquement pendu en l’air par le cou. Heureusement, le fil avaitglissé sur le collier et le chien, mal pendu, étranglé à demi,avait pu bramer. Il avait braillé, braillé éperdument durant sixheures consécutives. Enfin, les bûcherons des alentours, inquiétéset intrigués par tant de potin, arrivèrent.

Ils lui rendirent la liberté et il partitcomme un fou. Huit jours durant, il n’arrêta point de secouer latête comme s’il sentait encore au cou l’étranglement du laiton.

Peut-être aussi que Miraut avait été pincé pardes gardes particuliers sur une chasse gardée ! Qu’avaient-ilsfait du chien ? Il y a des hommes si lâches ! Luiavaient-ils tiré dessus et son cadavre pourrissait-il dans quelquecoin, ou simplement, reconnaissant en lui un chien de race, luiavaient-ils retiré son collier pour l’expédier au loin et le vendreà leur profit ?

Il n’était guère admissible que Miraut, eneffet, fût quelque part aux alentours, car il serait déjà rentré oumême, s’il s’était réfugié dans une commune quelconque del’arrondissement, le maire ou n’importe qui aurait fait écrire pourqu’on vînt le rechercher. Il paraissait impossible qu’un confrèrene l’eût pas recueilli alors : ce sont services qui se rendentcouramment entre chasseurs et entre braconniers.

Et malgré tout, Lisée espérait toujours que lefacteur lui apporterait la lettre annonçant que Miraut, en pensionquelque part, attendait sa venue. Il avait fait en vain le tour desvillages voisins et, maintenant, il guettait impatiemment l’arrivéede Blénoir.

La Guélotte, elle, espérait bien que c’enétait enfin fini avec cette charogne et, toute joyeuse, sefélicitait en dedans, tout en grognant très haut que c’était bienla peine de dépenser des sous à élever des chiens pour les perdresitôt qu’ils sont dressés, que ça ne manquait jamais de mal finiret que ces êtres-là, ça n’était que des bêtes à chagrin.

Cependant Miraut, affamé, crotté, apeuré ettremblant, errait craintif au hasard des champs, des prés et desbuissons, aux abords des villages inconnus dont il redoutait lespopulations plus inconnues encore, sans doute dangereuses, perfideset méchantes. Il ne pensait plus qu’à son estomac qui criait lafaim, oubliant tout, ne se rappelant peut-être même plus Lisée etsa maison, ne songeant plus à rechercher le chemin bien perdu deLongeverne, aboli ou effacé dans sa mémoire.

Enfin, un beau matin, épuisé, rejeté departout, n’ayant rien absorbé depuis de longues heures et crotté aupoint de n’avoir plus, par tout le corps, un poil de propre, lelong de la route, à l’entrée d’un village, il eut comme une visionsuprême de tout ce qui avait fait son passé : il se souvint deson maître Lisée qu’il n’avait pu rejoindre et qu’il ne reverraitjamais plus sans doute et il se mit à hurler désespérément auperdu.

Assis sur son derrière, l’air minable etdésolé, il tendait le nez vers le ciel et poussait un cri, unhurlement long, très long, tragiquement long qui finissait comme unsanglot.

À ce cri de désolation, à ce signal lugubre,tous les chiens du village se mirent à répondre par des jappementsprécipités de fureur ou de peur et les gamins, attirés eux aussipar ce vacarme insolite, s’approchèrent, à distance respectueusetoutefois, de ce désespoir de bête.

– C’est un chien perdu qui pleure son maître,disait l’un d’eux.

– La pauvre bête !

– Si on lui donnait du pain, proposait unautre.

– Il se sauverait, objectait un troisième.

Dans le village, tout le monde avait entendula plainte, mais si la plupart des gens n’y avaient point prêtégrande attention, car un paysan ne s’émeut pas pour si peu, il setrouva toutefois, parmi la population, un vieux braco, le pèreNarcisse, qui dressa l’oreille à cet appel et pensa différemment deses concitoyens.

– Tiens, un chien de chasse !s’écria-t-il.

Et immédiatement il sortit pour voir sid’aventure il le connaissait, pour lui donner à manger et, s’ilavait un collier, chercher à qui il appartenait afin de lerapatrier au plus vite.

Lentement, l’œil allumé, il s’approcha del’endroit où Miraut, plus désespéré que jamais, hurlait toujours, àcent pas des gosses.

– Restez, petits, recommanda-t-il aux enfantsqui voulaient le suivre, restez, vous lui feriez peur.

Il faut croire que certains hommes sontnaturellement sympathiques aux bêtes ou que leur sûr instinct, dansla grande détresse, les avertit mystérieusement ; peut-êtrebien aussi que Miraut, à bout de forces, était résigné à tout.Mais, lorsque Narcisse s’avança, il n’eut pas peur et il sentit enlui un ami.

Dès qu’il fut à portée de voix, l’homme, eneffet, lui parla doucement, et il savait parler auxchiens :

– Tia, mon petit, tia ! Viens voir ici,mon beau ; voyons, qu’est-ce qu’il y a, voyons !

Et l’homme aborda le chien qui, non seulementn’avait pas fui, mais se tortillait aimablement pour saluer celuiqui venait si opportunément à lui.

Le père Narcisse tapota le chien sur le crâne,le gratta sous le cou et sous les oreilles et tout en faisant cela,il se penchait sur le collier. Il lut difficilement la lettregravée d’un poinçon malhabile sur une méchante plaque de fer-blanc,clouée au cuir par deux rivets : « Lisée, cultivateur àLongeverne », et aussitôt ne put retenir un cri destupéfaction, car entre chasseurs ou bracos d’une même région on seconnaît ; il avait bu assez souvent avec Lisée aux foires deVercel et de Baume et il connaissait déjà de réputation son bravechien dont Pépé encore lui avait parlé, il n’y avait, parbleu, passi longtemps !

– C’est Miraut ! s’exclama-t-il.

Entendant son nom prononcé par cet inconnu sisympathique, Miraut, l’œil plein de confiance et de joie, redoublases démonstrations d’amitié et, comme l’autre l’invitait à alleravec lui, il le suivit fort docilement à sa maison.

– C’est le chien de Lisée de Longeverne,expliqua Narcisse à ceux qu’il rencontra ; il est perdu depuison ne sait quand et il n’a presque plus « figure humaine dechien », la pauvre bête ; je vais lui faire à manger etécrire un mot à son patron qui doit être joliment en souci.

Le nom de son maître qu’il distingua nettementaccrut encore la confiance du chien qui se remit entièrement entreles mains de son protecteur et n’eut pas à s’en plaindre.

Sitôt qu’ils furent arrivés chez lui, Narcissefit tremper par sa fille une grande terrine de soupe au lait qu’iloffrit immédiatement à son invité et que Miraut lapa jusqu’à ladernière goutte ; pendant ce temps, il lui préparait àl’écurie une litière de paille fraîche et le mena coucher sans plustarder. Miraut tourna dans la paille pour faire son rond, se léchacopieusement pour une toilette complète et depuis trop de joursnégligée, et, propre et confiant, dormit douze longues heures sansplus bouger qu’une véritable souche.

Et le lendemain, Lisée qui, de désespoir,s’arrachait les cheveux et la barbe, jurant que ce salaud de lièvreétait sûrement un sorcier qui lui avait fait crever son chien,reçut vers les dix heures une lettre ainsi conçue :

Bémont, le 27 février.

« Mon cher Lisée,

« Je t’envoie ces deux mots pour te direque j’ai ramassé aujourd’hui ton Miraut qui gueulait au perdu prèsdu « bouillet[15] »du chemin de Chambotte. Il était bien mal foutu. Je lui ai donné àmanger et maintenant il roupille au chaud à l’écurie, tranquillecomme Baptiste. Viens le chercher quand t’auras un moment.

« Ta vieille branche,

« NARCISSE.

« P.-S. – J’en ai tué dix-sept cetteannée. Et toi ? »

Sitôt qu’il eut lu, Lisée ne fit qu’un sautjusque chez Philomen, pour le rassurer et lui conter en deux motsla bonne nouvelle ; mais il ne s’attarda guère etimmédiatement refila chez lui s’apprêter, car il voulait partir lejour même, et il y a une assez longue trotte de Longeverne àBémont.

S’étant sustenté d’un reste de soupe, d’unbout de lard avec du pain et d’une chopine de piquette, s’étant parprécaution muni d’une laisse au cas où il aurait rencontré desgardes peu commodes ou des cognes chatouilleux sur les règlements,il s’embarqua le bâton à la main et marcha d’un pas alerte dans ladirection de Bémont.

En passant à Velrans, il fit part à Pépé del’aventure et celui-ci ne le retint qu’une petite minute, le tempsjuste de lamper une goutte, car il comprenait fort bienl’impatience de son ami. En traversant Orcent, le chasseur appriten effet qu’on avait, une huitaine auparavant, aperçu un sale chiencrotté à qui les gamins avaient fait rebrousser chemin quand ilavait voulu passer le pont ; mais personne n’en avait entendureparler et nul ne savait à qui il était ni d’où il partait ;on pensait bien que, depuis le temps, il s’était retrouvé.

Quand il arriva chez Narcisse, Lisée s’étaitdéjà tout expliqué ou presque tout : Miraut, épouvanté aupassage du pont, n’avait osé revenir et avait erré, Dieu savait où,jusqu’à ce qu’il fût recueilli par son fidèle camarade.

Narcisse lui serra la main avec effusion.C’est toujours une joie pour deux chasseurs de se rencontrerlorsqu’ils n’ont, comme c’était le cas, aucune raison de sejalouser l’un l’autre.

– Attends, proposa-t-il, on va voir s’il tereconnaîtra à la voix : je vais passer près de lui à l’écurie,et dès que j’aurai refermé, tu blagueras fort.

Dès qu’il eut fait comme il avait dit, Liséese mit à parler, et Miraut, qui se laissait câliner par Narcisse,dressa l’oreille subitement ; puis, ayant écouté à deuxreprises, debout, les yeux brillants, il se précipita violemmentvers la porte qu’il se mit à gratter avec frénésie, aboyant etpleurant pour qu’on la lui ouvrît bien vite.

– Ah ! ah ! s’écria en riantNarcisse, il est là et on le reconnaît ! Oui, mon beau, tu vasle revoir.

Et, ayant ouvert la porte, il vit Miraut seprécipiter sur Lisée, jappant, pleurant, aboyant, léchant, sefrôlant, lui sautant à la poitrine, aux épaules, lui mordillant lesdoigts, lui mouillant les mains, lui peignant la barbe, battant dufouet, se tordant et se retordant de joie, tandis que son maître,de bien bon cœur, une petite larme au coin des paupières, riait deplaisir lui aussi.

Narcisse, en détail, conta alors comment ilavait recueilli Miraut et voulut absolument que son visiteur serestaurât : il avait fait cuire une saucisse à son intentionet avait même, en outre, gardé au fond d’une casserole certainfricot dont Lisée tout à l’heure lui donnerait des nouvelles.

Les deux hommes se mirent à table suivis deMiraut qui, maintenant, ne quittait plus son maître d’une semelleet, tout le temps qu’il resta assis, demeura auprès de lui, lemuseau sur sa cuisse, ne cessant de le regarder et n’arrêtant delui moduler des tendresses que pour happer au passage des bouts depeau de saucisse et les croûtes de pain qu’on lui jetait de temps àautre.

– Tiens, insistait Narcisse, prends-moi unmorceau de ce… lapin.

– Ce n’en est pas un que tu as élevé, remarquaLisée en se servant. Où l’as-tu rasé ?

– À l’affût, il y a quatre ou cinq jours, ducôté de Chambotte : il n’a pas rebougé sur mon coup defusil.

Là-dessus, les deux compères se mirent àconter l’histoire de tous leurs oreillards de l’année et Lisée enfut amené forcément à parler de son salaud de lièvre sorcier,lequel avait failli porter malheur à Miraut, un brave chien quiavait d’extraordinaires qualités de lanceur et n’avait pas sonpareil pour tenir les bouquins des journées entières.

– C’est rare, des chiens comme le tien, avouaNarcisse avec admiration. Moi, j’ai un petit basset qui ne va pastrop mal ; il est avec mes garçons, sans quoi je te l’auraismontré, mais tu sais, à bon chasseur, bon chien ! Mets tonMiraut entre les mains d’un « calouche », je ne dis pasqu’il deviendra mauvais tout à fait, mais il se gâterasûrement : pour avoir un bon chien, il faut tuer devant lui etsouvent. J’ai connu, moi, un vieux braco d’Auvergnat qui est mortmaintenant : il s’était bâti une petite baraque sur lecommunal et s’appelait Mélo. Jamais je n’ai vu tel écumeur ;eh bien ! mon ami, en fait de chiens, ce gaillard-là n’avaitjamais que des bâtards de roquets de rien du tout à qui nul nefaisait attention, les gardes et les gendarmes moins que personne.Ces roquets-là te trouvaient aussi bien les lièvres que n’importequi : c’est que Mélo savait les dresser. Je me souviens mêmed’un de ses derniers, un vague roquet tout noir qu’il appelaitVaneau. Un jour ; descendant une tranchée tous les trois, sonchien, lui et moi, le Vaneau a trouvé un fret et, en rien de temps,il est allé dégoter au gîte le citoyen. Naturellement, il lui asauté dessus aussitôt, mais il avait affaire à un grand bouquin etle chien était si petit que le lièvre l’a emporté sur son dospendant plus de cinquante mètres et qu’il a fini par se fairelâcher. Tiens, Pépé est comme ça : donne-lui un loulou, unratier, il t’en fera un chien d’arrêt ou un courant, il a le don,mon vieux. Les chiens, ça ne se manie pas n’importe comment et noussavons les prendre, nous autres, mais pas comme lui tout de même.Toi, tu as une bête exceptionnelle ; aussi tu parles si jel’ai ramassé vivement quand je me suis aperçu que c’était letien.

– Je ne sais vraiment comment te remercier,mon vieux ; c’est un service qu’on n’oublie pas.

– C’est un service qui se doit entrechasseurs. Si les gens d’aujourd’hui n’étaient pas si égoïstes etsi méchants, il n’aurait pas attendu huit jours avant d’êtrerecueilli.

– Tu me diras au moins combien je te dois pourla pension.

– Est-ce que tu plaisantes, par hasard ?Tu aurais le toupet, toi, de me faire payer, si la chose m’étaitarrivée.

– Oh ! mon vieux, peux-tucroire ?

– Eh bien, alors, fous-moi la paix ! tupaieras un verre quand je passerai à Longeverne ou qu’on serencontrera à la foire.

– D’accord, mais on va d’abord prendre quelquechose à l’auberge.

– Il n’y a pas d’auberge à Bémont et noussommes très bien pour boire ici. J’ai du vin à la cave et pas defemme pour nous engueuler. Je suis veuf, mon vieux, et mes enfantssont grands : la fille s’occupe du ménage et les garçons sontà la coupe, ils ont voulu être bûcherons cette année.

N’ayant rien de mieux à faire, les deuxcamarades continuèrent à boire en se narrant des histoires dechiens.

Comme le jour baissait, Lisée partit enfin,mais les émotions, de même que le vin, avaient de beaucoup diminuéla souplesse de sa démarche et la vivacité de son pas.

En cachette, il glissa à la jeune fille unepièce de cent sous pour la remercier d’avoir fait la soupe à sonchien, serra à plus de vingt reprises les mains de Narcisse, quilui fit un bout de reconduite, et revint vers Longeverne avecMiraut sur ses talons.

Toutefois, pour ne pas faire mentir leproverbe : « Qui a bu boira », il ne manqua point des’arrêter au bistro d’Orcent où il qualifia de sauvages lesindigènes et, en passant à Velrans, il fit également payer quelquesbouteilles à l’ami Pépé.

La Guélotte ne le revit que vers une heure dumatin, aussi saoul que le soir de l’entrée de Miraut dans lamaison. Connaissant sa capacité et sa résistance à l’ivresse, ellejugea de ce qu’il avait dû avaler et, par contre-coup etconséquence, de l’argent qu’il avait probablement dépensé. Alors,après les avoir invectivés violemment tous deux, elle jura à sonépoux qu’elle foutrait le camp de la maison puisque cette salecharogne de viôce, non contente de lui faire toutes les misèrespossibles, était encore un prétexte à saoulerie pour son arsouillede patron.

– Comme s’il n’avait déjà pas assezd’occasions sans ça !

Chapitre 5

 

 

Il s’écoula un assez long temps avant queLisée, son fusil cassé en deux sous sa blouse, ne se hasardât àressortir seul ou avec Miraut.

Occupé à la maison aux mille et un travaux del’hiver et du commencement de printemps, ils passaient de longuesheures en compagnie l’un de l’autre, le maître bricolant à lagrange ou à l’écurie, arrangeant un râtelier, réparant une crècheou travaillant à son établi à fabriquer des râteaux et desfourches, le chien le suivant comme une ombre fidèle, sommeillant àses côtés ou le regardant en silence.

De temps à autre, par besoin de causer, Liséeprenait son compagnon à témoin de ce qu’il venait de faire, luiexhibait un cornon ou une queue de fourche bien réussis, endisant :

– Hein, mon vieux Mimi, c’est-t’y de la belleouvrage !

À quoi le chien répondait, soit en bâillant eten montrant une gueule immense, soit en se levant, battant du fouetet se frottant contre son pantalon, dans l’espoir, vainementformulé, qu’on irait enfin se dégourdir les pattes et faire unpetit tour.

Quelquefois Mitis ou Moute, au cours d’unechasse, passaient par là, marchant prudemment ainsi qu’il convientà de prudents traqueurs sur le sentier de la guerre ; ilsvenaient se frôler contre Miraut, faire un gros dos et un ronron,se laissaient lécher ou pucer, puis repartaient.

On vivait enfin dans la maison des jours depaix. La Guélotte avait presque désarmé, mais elle avait exigé deLisée qu’il couchât à la chambre haute dès le lendemain de sarentrée de Bémont ; son cochon d’homme, ce soir-là, n’avait-ilpas eu le toupet de faire coucher le chien aux pieds du lit !Le lendemain, en arrangeant la chambre, elle s’en était aperçue aupoil collé sur la couverture et à la crotte qui décorait lacourtepointe.

Lisée avait convenu qu’il avait, en effet,peut-être eu tort, mais afin qu’un tel fait ne pût se reproduire,Miraut, chaque soir, était, pour plus de sûreté, relégué à laremise.

Pourtant, de temps à autre, après le déjeuner,le patron montait assez régulièrement « faire son midi »,c’est-à-dire piquer un petit somme avant de se remettre à labesogne. Il aurait bien aimé garder Miraut auprès de lui et, quandla patronne était au village, le faisait toujours monter ;mais lorsqu’elle se trouvait là, il ne disait rien, regardait sonchien d’un air ennuyé et montait seul se reposer.

Miraut s’ingénia à le rejoindre malgré tout.Deux choses malheureusement le gênaient beaucoup pour réaliser sondésir : d’un côté, le grelot qu’il portait toujours et qui,lorsqu’il marchait, signalait sa présence ; de l’autre, lesportes à ouvrir. Un jour cependant, son maître étant couché et lapatronne venant de partir en commission, il réussit, frappant de lapatte les loquets et poussant du museau, à ouvrir chacune des deuxportes. Pour celle du bas qui ouvrait de dedans en dehors, cela futassez facile et, le loquet pressé, elle céda sous la poussée de sespattes ; il fut arrêté plus longtemps à celle du haut del’escalier qui s’ouvrait de la même façon, mais pour laquelle il setrouvait en dehors. Il avait beau taper sur le levier, sur laticlette, comme on dit là-bas, et bourrer du poitrail, rien nes’ouvrait ; enfin il fourra son nez entre le chambranle et lemontant, s’effaça de côté et découvrit le procédé qu’il n’eut garded’oublier.

Lisée, ronflant formidablement, fut tout àcoup surpris de sentir une langue douce et chaude lui laver lesmains et le nez : il en ouvrit tout grands les quinquets,reconnut Miraut, jeta un coup d’œil inquiet sur l’escalier,craignant l’irruption soudaine de sa tendre épouse, maisn’entendant aucun bruit et rassuré, il se laissa aller pleinement àl’attendrissement et à la joie de penser que son brave chien avaittrouvé tout seul et malgré sa femme le moyen de le rejoindre.

Il le laissa monter sur le lit, le caressa etlui parla, tandis que Miraut, jappotant, riant et causant luiaussi, témoignait à sa manière sa bonne affection et son amitié àson maître.

Toutefois, prudemment, avant que sa femme nefût de retour, il redescendit avec son camarade après avoir eu biensoin d’effacer sur le lit, autant que possible, toutes les marquesdu passage de la bête. Et tout l’après-midi il eut, devant laGuélotte, un air triomphant et narquois dont l’autre s’intriguafort à chercher les causes qu’elle ne parvint point àdécouvrir.

Dorénavant, dès que la patronne s’absenta dela chambre du poêle, Miraut monta lui aussi faire la sieste encompagnie de Lisée, et le chasseur riait de bien bon cœur lorsqu’ill’entendait au pied du lit se ramasser pour l’élan.

– Roulée, la vieille ! rigolait-il.

Un jour pourtant que la femme ne quittait pasla maison, Miraut profita d’un instant pendant lequel elle passaità la cuisine pour entre-bâiller la porte du bas de l’escalier et sefaufiler vivement derrière. La femme, préoccupée, revenait sansfaire attention à lui et ne pensait d’ailleurs guère à lesurveiller.

Alors, avec des précautions infinies pour nepas que le grelot sonnât, il monta l’escalier, à pas feutrés, latête immobile et le cou tendu, ouvrit avec non moins d’habiletésilencieuse la seconde porte, grimpa sur le lit et vint se coucheren rond aux pieds de son maître où il ne dormît que d’un œil tandisque Lisée, lui, pionçait plus bruyamment.

La Guélotte n’avait rien vu ni entendu :ce fut le ronflement de Lisée qui, l’heure d’après, les trahit.Trouvant qu’il prolongeait par trop sa méridienne, elle s’en fut leréveiller sans songer trop à s’épater de trouver cependant toutesportes ouvertes.

– Tas de cochons ! piailla-t-elle enapercevant les deux dormeurs.

Lisée se frottait les paupières tandis queMiraut, très inquiet, les yeux arrondis, s’aplatissait autant quepossible.

– C’était donc ça, continua-t-elle, que macouverture se salissait si vite. Je me demandais bien aussipourquoi ; et ce grand idiot qui le laisse faire !

Miraut violemment jeté à bas du lit, à grandrenfort de coups de poing, dégringolait en grande vitessel’escalier pour échapper aux coups de sabots, tandis que Liséeprenait un air innocent pour s’excuser :

– C’est drôle, je l’ai pas entendumonter !

Dès lors, le chien fut surveillé plusétroitement ; mais cela ne l’empêcha point de déjouer lesruses et les précautions de l’ennemie et de monter souventes foistenir compagnie à son ami.

Entre temps, il allait faire un tour auvillage, visiter les cuisines amies, saluer Bellone et Philomen,explorer les fumiers, tourner autour des maisons et surtout mangerde la corne devant la forge de l’ami Martin, lemaréchal-ferrant.

Ah ! la corne de cheval : quel régalexquis ! Tous les chiens du village étaient les copains duforgeron Martin et ne manquaient jamais de lui rendre visite aupassage. Très souvent un cheval était là, attaché par le licou à laboucle du mur, attendant son tour de ferrage.

Attentivement, Miraut, comme les camarades,regardait l’apprenti empoigner le boulet, soulever le sabot, etsuivait avec des regards de convoitise les mouvements du rogne-piedqui coupait des lames translucides de corne, ou du boutoir faisantsauter de grands bouts odorants d’une belle couleur ambrée.

Fraternel, pour que les braves toutous nes’exposassent point à recevoir un malencontreux coup de pied ducarcan, Martin ramassait à poignées la corne arrachée et la jetaità Miraut ou aux autres amateurs en leur disantrégulièrement :

– Tiens, mon vieux, fiche-t’en une bosse, maistu ne viendras pas péter chez moi !

Car on reconnaissait aisément, à la puissanceasphyxiante des gaz qu’il lâchait, les jours où Miraut avait faitune tournée fructueuse à la forge de Martin.

Miraut connaissait intimement toutes lesressources de la maison, et la Guélotte renonça à le laisser jeûnerquand elle s’aperçut qu’il était de taille à se servir toutseul.

Ce n’était point pour rien qu’il avait apprisà ouvrir les portes des chambres ; bien que les verrous ettargettes fussent un peu plus compliqués ici, il en vint tout demême à bout, et certains jours fit… gueule basse sur tout ce qu’iltrouva de comestible, chanteaux de pain, platées de choux, voire derespectables bouts de lard.

Il y eut bien discussion à la maison cessoirs-là, mais en fin de compte Lisée, par des arguments frappants,tirés de ses semelles, convainquit sa femme qu’elle avait tort,ajoutant qu’au surplus, c’était bien fait pour elle et qu’à laplace du chien, crevant de faim, il en aurait fait tout autant.

Un autre jour, ce fut une saucisse trempantdans de l’eau tiède au fond d’un pot juché sur un rayon, que Mirauts’adjugea : du moins fut-il soupçonné du méfait, aucune preuven’ayant pu être fournie à l’appui de cette accusation.

La Guélotte se demandait vainement quelsmoyens cette grande charogne avait bien dû employer pour réussir àvoler, au fond d’un pot presque plein, la dite saucisse sans jeterà bas le récipient, ni renverser d’eau, ni faire le moindrebruit.

Un pain au lait qui refroidissait sur lerebord d’une fenêtre se contracta tellement qu’il n’en resta pasvestige et Miraut fut bien encore, à bon droit, soupçonné d’êtrepour quelque chose dans ce vol domestique, car la bonne femme crutremarquer, parmi ses poils de barbe, quelques restes du corps dudélit.

Lisée, en toute occasion et par principe,soutenait son chien contre sa femme, mais il n’était plus questionmaintenant de l’empoisonner ou de le tuer ; Miraut, depuislongtemps, avait de haute lutte conquis au village et dans lamaison droit de cité.

Comme le temps n’était guère favorable, Mirautn’était pas tenté d’aller pérégriner par les champs et par lesbois, mais dès que les jours devinrent plus soleilleux et plustièdes, il regarda plus souvent du côté de la forêt et, chaque foisque Bellone, libérée par son maître, vint le trouver, il n’hésitapas à s’offrir en sa compagnie une petite partie de chasse.

Il partait rarement seul, mais quelquefois ilarriva que les hasards d’une sortie amenèrent la chienne en rasecampagne, où elle trouva du fret et lança un lièvre.

Attentif instinctivement à tous les bruits quil’intéressaient, Miraut ne se trompa jamais dans ces cas-là.Reconnaissant les coups de gueule de sa camarade, où qu’il fût,quoi qu’il fît, il n’hésitait point, lâchait la maison, plaquaitLisée, puisqu’il ne voulait pas venir, et filait à la voix.

Dès qu’il approchait, il écoutait avecattention. S’il s’apercevait que la chasse s’éloignait, ilredoublait de vitesse et, de minute en minute, donnait de la gorgelui aussi pour annoncer sa venue ; si, au contraire, elle serapprochait et venait de son côté, il réfléchissait un instant,filait dans le plus grand silence occuper le passage qu’il jugeaitle meilleur et, comme les renards, attendait, légèrement dissimulé,la venue du capucin pour lui bondir dessus et lui casser les reinsd’un bon coup de mâchoire. Il en pinça ainsi plus d’un, mais enmanqua pas mal aussi, car un lièvre qui n’est pas fatigué ne selaisse pas comme ça passer la dent en travers des côtes.

Sans perdre de temps, si d’aventure il avaitréussi, il dépouillait sa proie, lui ouvrait le ventre, léchait lesang, engloutissait les entrailles et continuait à s’emplir jusqu’àce que la chienne arrivât.

Quelquefois, il faut le dire, cela n’allaitpas tout seul, et Bellone, furieuse, craignant de n’avoir point sapart, reprenait violemment le tout en grognant férocement ; audébut, il hésitait à se hasarder à remordre, mais quand il se futaperçu qu’il ne risquait que de fort anodins coups de dents, ilrevint bâfrer hardiment avec elle au même morceau. Quand ilsavaient pris ensemble le lièvre, ils se mettaient à tirer de toutesleurs forces, l’un à la tête, l’autre au derrière ; ensuite,chacun de son côté dévorait la part qui lui était échue au petitbonheur du déchirement.

Il n’y eut jamais entre eux de grandesbatailles, de légers différends tout au plus, des coups de dents unpeu secs et des grognements un peu vifs et seulement lorsque laproie n’était pas très grosse. Mais lorsqu’il y avait beaucoup àmanger, celui qui était en avance se régalait d’abord etabandonnait ensuite et de fort bon gré à l’autre le reste de lapitance, au besoin même il l’appelait s’il tardait trop à trouverle lieu du festin.

Il arriva aussi qu’ils ne furent pas que lesdeux pour le partage. Souvent à leur chasse se joignit un troisièmelarron, connu ou inconnu, chien d’un chasseur du village voisin,accouru à la voix, qui participait à la randonnée dans l’espoir departager la prise.

On le laissait faire naturellement et donnerde la gueule lui aussi, car durant la poursuite on n’avait pas letemps de chercher noise à un auxiliaire, convié ou non. Mais, sid’aventure le lièvre était pris, c’était une autre affaire et leschoses tant soit peu se corsaient.

D’un commun accord alors, Miraut et Bellone,par des grognements fort significatifs, priaient l’intrus d’allerquérir pitance ailleurs. S’il insistait, ainsi qu’il faisaittoujours, ils se précipitaient simultanément sur le malheureux etlui administraient à coups de crocs une de ces danses qui ledécidait, sans plus d’hésitation, à se retirer bien vite enhurlant.

Le vaincu n’allait cependant pas bien loin.Derrière le premier buisson, à une cinquantaine de sauts du lieu ducarnage, il s’arrêtait, surveillant anxieusement le repas des deuxalliés, espérant qu’ils ne mangeraient pas tout et oublieraientpeut-être quelques os demi-rongés ou quelques morceaux de peau dontil ferait ses délices.

Grognants et terribles, ces jours-là, Mirautet Bellone bâfraient avec une voracité effrayante, comme des loupsvraiment affamés. Il semblait que la présence de ce spectateurintéressé décuplât leur appétit qui, en temps normal, était déjàpourtant magnifique ; pour ne rien laisser à l’autre, ils seseraient fait taper : poil, os, griffes, tout y passait. Ilsreléchaient la place ensanglantée, partout où le gibier avait ététraîné, et ne s’éloignaient que lentement en se pourléchant lesbabines. Et souvent même, lorsque le malheureux, jaloux et affamé,s’amenait craintivement pour voir si rien n’avait été oublié, ilsse retournaient, piquant de concert une nouvelle charge sur luidans l’appréhension ou le remords de n’avoir pas, par hasard, toutengouffré jusqu’au dernier vestige.

Chapitre 6

 

 

Un soir que le grand François de la ferme desPlanches s’en était venu au village avec sa chienne, il y eut,parmi toute la gent canine mâle du pays. une grandeperturbation.

Sans doute le fermier ne fit que traverser lepays sans presque s’y arrêter et sa chienne ne fit aucune station,mais bientôt, devant les seuils où ils dormaient, sur les fumiersoù ils quêtaient, derrière les maisons où ils rôdaient, les Azorsdressèrent le nez, humèrent à petits coups, reniflèrent longuement,puis joignirent les oreilles, arrondissant les quinquets et,prenant le vent, vinrent tous, à la queue leu leu, tomber sur lesillage odorant qui les avait si profondément émus.

Rien ne les retenait : fidélité au logisou au maître, soif et faim, sentiment du devoir ou del’honneur : ah bernique ! Tom, de l’épicier, abandonna laboutique ; Berger, qui devait repartir à la pâture, lâcha d’uncran son troupeau de vaches ; Turc, du Vernois, quitta lavoiture du meunier ; Miraut plaqua froidement, si l’on peutdire, son maître Lisée ; le roquet de l’abbé Tâtet planta làtoute idée de religion et de pudeur, et jusqu’au Souris de lavieille Laure qui s’évada lui aussi de sa cuisine protectrice etprit, les yeux hors de la tête et bavant de désir, le chemin desPlanches.

Tous les cabots des fermes environnantesrôdaillaient déjà autour de la maison, et d’autres des villagesvoisins, prévenus on ne sait comment, arrivaient encore à toutesjambes, le nez au vent et le cou tendu, tirant une langue d’undemi-pied.

Seul, le vieux Samson du moulin de Velrans,trop vieux et ayant reçu tout dernièrement de Turc, son ennemi, uneraclée terrible au cours de laquelle il avait eu l’oreillehorriblement déchirée, avait jugé prudent de rester chez lui.Encore n’était-on pas très sûr que, dans sa maison retirée, situéeà plus d’une heure de la ferme des Planches, il avait pu êtretouché par la nouvelle odorante qu’une chienne se trouvait en foliedans son canton.

François n’était pas encore à deux centsmètres du village que déjà Turc, Miraut, Tom et Berger, pour neciter que les plus forts, arrivés bons premiers, le flanquaient àdroite et à gauche en jetant sur sa chienne des regards nondissimulés de concupiscence et de convoitise.

– Allons, bon ! ragea-t-il, car il nes’était encore aperçu de rien ; allons ! cette vache-làva encore se faire emplir si je n’y fais pas attention. Mais jevais la barricader sérieusement.

Et arrachant une trique à la haie du chemin,il la brandit de façon significative, en prenant un air menaçant,afin d’empêcher les suiveurs de venir trop près. Françoisn’ignorait pas qu’il faut très peu de temps à un vieux praticienpour se mettre en batterie et perpétrer l’acte d’amour. Turc pourcela était connu long et large. S’il est des chiens timides quimeurent puceaux, lui n’était fichtre pas de cette catégorie ;les autres, pour être moins réputés, n’en étaient pas moins desgaillards hardis et entreprenants, sauf toutefois Miraut quin’avait point trop encore, au su du public, fait ses preuves.

Dès qu’il arriva à la maison, François fitrentrer la chienne la première, menaça d’un geste de son bâton lesgalants désappointés, mais pas découragés, qui le regardaientattentivement et sans avoir le moins du monde l’air de vouloirs’enfuir.

Les portes refermées, ils rôdèrent d’abordassez loin de la ferme, tournant de tous les côtés, repassantplusieurs fois aux mêmes endroits, examinant avec soin, guettantles issues, portes, fenêtres et lucarnes, notant les points faiblesde la forteresse, cherchant à déterminer l’endroit précis où lachienne pouvait bien être enfermée. Ils se croisaient, serencontraient, s’arrêtaient fixe, droit sur leurs pattes,dédaignant de se reconnaître, se jugeant sommairement, selon leurtaille et leur force, et le plus souvent, au bout d’un instant,passaient sans desserrer les mâchoires, sans même froncer le nez,continuant individuellement leurs recherches et investigations. Laproie amoureuse était loin encore et ils n’avaient point, en effet,trop lieu de se disputer avant l’heure ce qu’ils n’étaient que fortpeu certains d’obtenir. Ils faisaient pourtant deux cercles bientranchés d’assiégeants : au centre et le plus rapprochés de laferme, les gros, les grands, les forts : Turc le doyen, Mirautle hardi, Tom le joyeux, Berger le taciturne, quelques inconnus desmétairies environnantes ou des villages circonvoisins ; pluséloignés, les petits, les mesquins, les roquets, non moins ardentsni acharnés que leurs camarades, mais craignant à plus d’un titreles coups de crocs et les raclées des premiers.

François, de temps à autre, sortait pourvaquer à sa besogne. Comme il ne manquait, à chaque occasion, deproférer à leur adresse des injures et de leur faire des gestesmenaçants, ils n’osèrent point, tant qu’il fit jour, se rapprocherde la maison ; mais avec la nuit, le silence et les ténèbres,ils s’avancèrent peu à peu et cernèrent tout à fait la demeure. Lesdistinctions et les barrières avaient disparu entre euxégalement : roquets, moyens et molosses se trouvèrent réuniset confondus dans le même désir du siège à faire de cette placeforte bien défendue, pour en conquérir la châtelaine, dame communede leurs pensées.

Toutes les ouvertures de la maison de Françoisfurent tour à tour, et par chacun des galants, minutieusementvisitées, sondées, vérifiées, senties, reniflées ; mais lepatron, qui savait à quoi s’en tenir, avait eu soin de fairelui-même, avant de se coucher, la tournée des portes et fenêtres,poussé tous les verrous, fermé toutes les trappes, bouclé tous lesguichets, s’était assuré que rien ne clochait non plus dans lafermeture des fenêtres et que ne manquait aucun carreau.

Il avait cependant, comme trop petite etinfranchissable, négligé de fermer l’ouverture en carré qui sedécoupait dans le bas de la porte d’écurie et par laquelle, chaquematin, les poules sortaient pour aller aux champs.

Cette circonstance favorisa les roquets. Tourà tour, ils essayèrent de s’introduire par l’ouverture en question,mais elle était décidément trop étroite et, l’un après l’autre, ilsdurent tous y renoncer. Pourtant Souris, qui, très mal vu et trèspoltron, se trouvait au dernier rang, s’avança lui aussi pourtenter l’aventure. Il était si mince, qu’il passa facilement latête et les pattes de devant dans le guichet, le bas du poitrailtouchant le seuil ; mais, très enhardi par ce léger avantage,il tira en avant de toutes ses forces et, les flancs aplatis, leventre comprimé, les pattes de derrière totalement allongées, ilréussit tout de même à s’introduire tandis que les camarades, audehors, furieux de ce succès, écoutaient, grognaient et reniflaientau trou, redoutant que la chienne se trouvât là et, faute de griveson mange des merles, se laissât faire par ce méprisable animal.

Mais la bête n’était pas là. Prudent, Françoisl’avait séquestrée dans une pièce inoccupée du rez-de-chaussée etqui n’avait, pour toute ouverture, en dehors de la porte intérieurede communication, qu’une fenêtre scellée dans le mur et assezélevée au-dessus du sol pour prévenir, croyait-il, toute tentativedes assiégeants, si lestes et si bien découplés qu’ils fussent.

Souris, dans la place, fureta avec ardeur,mais ne trouva rien. Malheureusement pour lui, son manège inusité,ses trottinements étourdis, ses reniflements trop bruyants émurentdans leurs cages les lapins, réveillèrent les poules et le coq quigloussèrent et piaillèrent. et les vaches et les bœufs, eux aussi,étonnés et agacés de ces frôlements, se levèrent en secouant leurschaînes et en meuglant avec fureur.

Les bêtes ne meuglent jamais pour rien,surtout la nuit. François, réveillé par leurs cris, pensa qu’il sepassait à son étable quelque chose de sûrement pas ordinaire ou quel’une de ses bêtes était peut-être malade. Il se releva, enfila sonpantalon, chaussa ses sabots, prit d’une main une lanterne allumée,de l’autre saisit une trique et alla « clairer » sesvaches.

Entendant la sabotée, Souris, effrayé, jugeaqu’il était grand temps de déguerpir et se précipita vers la porte.Mais le fermier le vit et, dans la demi-obscurité, ne sachant à quiil avait affaire, croyant peut-être que c’était une bête puante,fouine ou putois, qui venait à ses poules, il lui lança à toutevolée sa trique dans les côtes et courut à sa poursuite.

Souris hurla de peur en entendant leronflement du bâton, car l’autre ne l’avait pas touché, et, dansson trouble, dépassa la porte. Revenu bien vite en arrière, ilengagea dans le guichet la tête et les pattes, croyant échapper,mais l’opération était difficile, la traversée laborieuse etFrançois, baissant sa lanterne, reconnut un sale roquet qui setortillait comme un ver pour ficher son camp.

Furieux, il le saisit un peu en arrière de lanuque, par la peau du dos, lui fit rebrousser chemin en le tirant àlui et l’emporta ainsi suspendu à sa cuisine, après avoir toutefoisbarricadé avec un tronc de poirier l’ouverture dangereuse.

– Sacré bougre de salaud, grognait-il, sic’est pas malheureux ! Ça n’est pas gros comme le poing et çaveut sauter des chiennes dix fois plus hautes que soi. Mais, sacrédégoûtant, tu n’arriverais seulement pas, en te dressant, à luilécher le cul !

Nonobstant, Souris, toujours prisonnier,renâclant et soufflant, le corps autant que possible rattroupé, laqueue entre les jambes, tremblait comme la feuille, en se demandantce qui allait lui arriver.

– Attends, nom de Dieu ! je vaist’apprendre, moi, à venir aux femelles, menaça le fermier.

Et l’azor provisoirement attaché au pied dubuffet, il prépara un vieil arrosoir qu’il avait en réserve et sedisposa, au moyen de nœuds savants où le fil de fer et la ficellese mêlaient, à attacher à la queue du roquet cette ferraillesonnante. Quand ce fut préparé, saisissant le chien par le collier,il l’amena jusqu’au seuil de la porte qu’il ouvrit et le lança dansla nuit avec un vigoureux coup de pied au derrière. Ensuite de quoiil fit claquer son fouet fortement en hurlant à l’adresse desautres :

– Venez-y donc, tas de salauds, si vous voulezque je vous en fasse autant !

Sur ce, il referma la porte et regagna sonlit.

Aux claquements de fouet et aux coups degueule de Souris suivis du charivari provoqué par l’arrosoirsonnant sur les cailloux, il y eut dans les lignes assiégeantes unsilencieux et prompt et général mouvement de retraite.

Souris, traînant sa ferraille, après avoircouru un instant avec cette grosse caisse particulière qui luibattait les fesses, s’était arrêté bientôt, n’étant plus poursuivi,et essayait, des pattes et des dents, de désolidariser sa queued’avec ce tintamarresque assemblage. Les autres, prudemmentaccourus, le regardaient et le flairaient ; mais l’attentionqu’ils lui prêtèrent fut de courte durée, et, deux minutes plustard, repris par leur désir et rassurés par le silence, ils étaientdéjà revenus flairer les ouvertures et ronger les portes.

Toute la nuit, mais en vain, ils travaillèrentà cette besogne. Au petit jour, la sortie du fermier les décidaprudemment à gagner le large, mais ils ne s’éloignèrent pasbeaucoup. Insensibles à la soif et à la faim, nourris par leurseule fièvre amoureuse, ils rôdaient aux alentours, ne perdant pasde vue la maison, attentifs à toute sortie, prêts à s’élancer dèsque paraîtrait la chienne. Pas un ne déserta ; cependantquelques-uns, las de rester debout ou de trotter en vain, s’étaientchoisi derrière un mur ou un buisson un léger abri, et de là,couchés sur le ventre, les pattes allongées en une attitudehéraldique, ils attendaient, la tête droite, le nez frémissant, lesyeux attentifs, prêts à bondir au premier bruit, à la premièresenteur, au premier signal intéressants.

Vers midi, François ayant, pour ses besoins,fait sortir la chienne, tous simultanément, comme mus par le mêmeressort, sautèrent sur leurs quatre pieds, se réunirent en ungroupe compact et suivirent avec des yeux arrondis et brillantstous les pas et évolutions du maître et de la bête. Dès qu’ilsfurent rentrés, il y eut une ruée générale de tous ces mâles versles lieux parcourus. Les museaux ardemment se précipitaient auxendroits où la chienne s’était arrêtée, et ils léchaient,reniflaient, humaient, très excités, bougeant les narines, fronçantles sourcils, puis tour à tour levaient la patte pour lâcher un jetsaccadé, se bousculant, se grognant des injures, se menaçant deleurs crocs afin de conquérir les bonnes places, lécher lespremiers et compisser expressément le bon endroit.

Et la plupart, et tous restèrent là àrôdailler et à renifler sur cette piste humide jusqu’à ce que lanuit revînt et que le même siège que la veille recommençât, sansSouris toutefois, lequel, dégoûté à juste titre, était redescenduau village, son arrosoir au derrière, à la grande joie des gaminset à la grande colère de sa patronne.

Lisée, cette fois, ne fut pas inquiet sur lesort de Miraut. Il savait que tous les chiens du pays manquaient àl’appel et connaissait la cause de leur absence.

« Il fait comme tous les autres !songea-t-il. J’avais toujours pensé, depuis l’histoire de Bellone,qu’il serait porté sur la chose. »

Cependant, deux jours et trois nuits passèrentsans amener d’autre résultat que de faire partir, pour un temps aumoins, les affamés et les timides ; mais les forts, lescostauds, eux, restaient tous là, de plus en plus excités etfurieux peut-être aussi d’être si longtemps tenus en haleine pourrien. Ils devenaient extrêmement audacieux, et lorsque Françoissortait sa cagne, comme il disait, malgré les menaces du bâton, ilsse rapprochaient chaque fois davantage. Ils se rapprochèrent siprès même, que Turc put hasarder quelque part un galant coup delangue, dont la femelle ne fut guère effarouchée, puisqu’elledétourna la queue de côté afin d’être parée pour touteéventualité.

Turc, qui était, si l’on peut dire, un lapin,et qui la connaissait, se porta de côté, levant carrément le trainde devant, et tandis que François, un instant distrait par unevoiture qui passait, ne faisait plus attention, pensant qu’iln’aurait pas le culot…

Il l’avait bel et bien ; mais cela nefaisait point l’affaire des camarades, qui, furieux de cettepréférence, se précipitèrent avec ensemble sur le galant et semirent en devoir de lui rendre de concert les piles qu’il leuravait distribuées à tous en détail.

François profita du conflit pour rentrer sachienne vivement, en suite de quoi il revint, en amateur, assisterà la bataille. Une mêlée terrible agitait ces sept ou huit mâlesqui se secouaient à pleines gueules, mordant, grognant, hurlant,griffant et déchirant. Ceux qui avaient le dessous piaillaient,cherchant à pincer la gorge pour l’étrangler ; ceux quiétaient dessus piétinaient de leurs pattes armées et tenaillaientavec une rage frénétique les vaincus. Ce n’était plus à Turcseulement qu’on en voulait ; tous maintenant sedétestaient ; la mêlée était devenue confuse : on lâchaitun adversaire pour en attaquer un autre, et il n’y avait pas deraisons pour que cela finît avant qu’ils ne fussent tous ou presquehors de combat. Au bout d’une heure, pas un n’était indemne ;certains boitaient, les muscles des pattes troués, les osmeurtris ; d’autres saignaient et se léchaient ;d’autres, la mâchoire transpercée, les oreilles déchirées, sesecouaient avec douleur ; Berger avait eu l’extrémité de laqueue rasée net d’un coup de dent ; Tom, une oreille décollée,s’écartait ; seul à peu près, dans cette affaire, Miraut, quipourtant s’était toujours tenu au plus épais de la bataille, etavait cogné et mordu en conscience, s’en tirait sans tropd’anicroches, un peu serré et froissé peut-être, mais n’écopant quede quelques coups de dents et d’insignifiantes déchirures à lacuisse.

Cette échauffourée refroidit notablement lesenthousiasmes et la plupart des combattants se retirèrent ; detoute la bande restèrent Turc, acharné tout de même malgré unepatte en lambeaux qui avait abondamment saigné, et Miraut, qui eutbien soin d’ailleurs, ainsi que son rival, de se dissimulerderrière de vagues buissons pour se soigner en paix.

Le fermier s’aperçut bientôt que tous lesassiégeants fichaient le camp ; du moins il le crut, n’ayantpas remarqué les deux fanatiques qui veillaient malgré tout.

Il se réjouit de la chose, qui lui permettaitde laisser sa chienne sortir un peu. Immédiatement, il alla lachercher dans la chambre, où elle ne tenait pas en place, pleurantet grognant, pour l’amener devant la porte où elle devrait restersous sa surveillance.

Il se mit à scier du bois et la fit se coucherdans un petit coin, sur de la sciure, à l’abri d’un tas debûches.

L’autre, qui avait meilleur nez que sonmaître, éventa tout de suite les deux galants et, filantsubrepticement sans crier gare, rejoignit aussitôt Miraut, qui setrouva être le plus proche de la maison. Mais prudemment, avantd’en venir aux actes, les deux amoureux mirent plusieurs centainesde mètres ainsi que quelques haies protectrices entre eux et lepatron.

Cependant Turc avait vu lui aussi, et bientôtil fut là. Fort de son habitude et d’un droit qu’il croyait bienconsacré, il se prépara, sans même prendre garde à Miraut, àrecommencer le coup qui lui avait si mal réussi l’heure d’avant. Untel toupet n’était pas pour faire plaisir à celui-ci, et il le luifit bien voir en administrant à l’invalide, que sa patte mettaitdans un état d’infériorité notoire, une de ces piles magistrales,une volée de coups de crocs telle, que Turc, boitant plus quejamais, bien vaincu et dépossédé de son antique privilège, se sauvaà une centaine de pas, tandis que Miraut, triomphant, jouissaitenfin devant lui d’une victoire si laborieusement conquise et sipatiemment attendue.

Courbé sur son chevalet, au bout de quelquesinstants, François, ayant jeté un coup d’œil sur sa chienne, ne vitplus que la place où elle était couchée.

– Sacrée garce ! jura-t-il, je pariequ’elle leur court après ; pourvu qu’il ne soit pas resté unde ces salauds-là aux alentours !

Et, sans perdre de temps, il partit à sarecherche, un bâton à la main.

Ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure qu’ildécouvrit le couple, attaché cul à cul, attendant stupidement quecela voulût bien se détacher.

Il poussa un juron furieux et se précipita.Les deux prisonniers sexiproques, effrayés, tirèrent chacun de soncôté et se décollèrent.

– Bougre de cochon ! grommela-t-il ens’élançant sur Miraut, qui ne l’attendit point.

Mais, songeant qu’il était arrivé trop tard,qu’il n’y avait plus rien à faire, que tout était consommé, prisd’admiration malgré tout pour ce gaillard qui l’avait si bienroulé :

– Oh ! et puis m… ! ajouta-t-il.Puisque tu as commencé, continue tant que tu voudras. Je ne voispas pourquoi vous vous en priveriez plus que le reste del’humanité. C’est égal, fripouille, dans deux mois il faudra que jem’appuie la corvée d’assommer ta progéniture. Tu pourrais pas lesbouffer ou les noyer toi-même comme… oh ! quoique…

Et philosophiquement, François les laissa àleurs amours, et Miraut, ayant tanné Turc et grandi par une tellevictoire, eut la suprématie et fut le coq de tout le canton.

Chapitre 7

 

 

Avec l’automne revint l’ouverture, et Mirautet Lisée connurent derechef les joies pures des matins dechasse.

C’était pourtant, pour les chasseurs et pourles chiens, une mauvaise année que cette année-là. Depuis plus dedeux mois, ce qui avait permis d’admirables moissons et laissaitespérer une vendange d’une merveilleuse qualité, un soleilimplacable avait pompé sans relâche toute l’humidité de la terre,séchant les bas-fonds, tarissant les sources, faisant baisser leniveau des rivières.

Les prés « grillaient », disaientles paysans ; tout espoir de regains s’évanouissait et, dansla forêt, atteinte elle aussi, les frondaisons, précocement mûrieset roussies, tombaient et jonchaient le sol. Lorsqu’on marchaitdans les tranchées ou les clairières, cela faisait un bruit defoulée qui s’amplifiait considérablement : un saut degrenouille, le moindre grattement de mulot ou de musaraigne, lesaut d’un merle venu sur le sol pour écarter les feuilles etchercher des graines ou des vermisseaux produisaient uncliquettement comparable, quant à l’intensité, à une course derenard ou à une fuite précipitée de bouquin.

Passé huit heures du matin, il était vaind’espérer lancer un lièvre ; suivre une piste à plus de deuxcents mètres au dehors du taillis était absolument impossible, etMiraut et Bellone, et Lisée et Philomen connurent des matins où,malgré la meilleure volonté du monde et le profond désir et lemerveilleux travail des chiens, on doit quand même rentrerbredouille.

Bien avant le lever du soleil, pour profiter,dans les bas-fonds abrités, d’une vague et problématique rosée, ilspartaient tous quatre de concert. Les chiens quêtaient avecfrénésie, trouvaient de-ci de-là de mauvais frets, hésitaient surles rentrées parmi de vagues pistes à peine frayées, trèsembrouillées et extrêmement ténues.

Ce fut là que l’intelligence de Miraut et sonsens profond de la chasse s’accrurent encore et sedéveloppèrent.

Le nez ne lui donnant que d’insuffisantesindications, il regarda aussi avec ses yeux, fit des efforts demémoire, rapprocha certains faits, évoqua les chasses passées et,selon le sens de ses conclusions, visita telle cache plutôt quetelle autre, ce fourré-ci de préférence à celui-là.

On arrivait tout de même à lancer grâce à lui.Mais si les chasseurs n’étaient point à portée pour arrêterl’oreillard dès le début de sa course, cinq minutes plus tard,ayant gagné la plaine ou quelque chemin, c’était fini et bienfini ; Miraut et Bellone, le nez obstrué, éternuant dans lapoussière, renonçaient à la poursuite, d’autant que la chaleur, unechaleur impitoyable, leur faisait tirer une langue de six pouces aumoins.

Ah ! c’est quelquefois un rude métier quecelui de chien, et, la saison d’avant, la chasse n’était guère plusdrôle. Les pluies, cette année-là, avaient détrempé le sol et on nepouvait flairer une piste sans que les narines ne s’emplissentd’eau immédiatement, ce qui vous faisait éternuer des cinq minutesconsécutives. Et si l’on voulait suivre parmi les hautes herbes,l’eau ruisselante lavait tout fret, dissolvait toute odeur, aupoint qu’il était absolument impossible de faire revenir le gibierquel qu’il fût, renard ou lièvre, au canton du lancer.

Du moins, dans ces moments-là, si péniblesqu’ils soient, la soif ne torture pas les chiens, et s’ils étaient,après chaque partie, trempés comme des soupes, une heure après ilsavaient l’agrément d’être absolument secs et d’une merveilleusepropreté.

Mais avec cette terrible sécheresse, rien àfaire, et des dangers étaient à craindre, car les sous-boispullulaient de vipères qui s’y étaient retirées, cherchant lafraîcheur et l’humidité.

Une d’elles avait même un jour fichu unefameuse frousse à Lisée. Voyant Miraut immobile, tel un chiend’arrêt, il s’était demandé qu’est-ce qui pouvait bien l’arrêterainsi, car son chien n’avait pas, en chasse, l’habitude deflâner.

« Bah ! songea-t-il, c’est unhérisson qui l’épate, et il ne sait pas par quel bout le prendre,je comprends ça. »

Néanmoins, il alla se rendre compte ; ilétait temps.

Devant une énorme vipère qui le fixait,Miraut, non point hypnotisé, bien sûr, mais intrigué, se demandaits’il n’allait point sauter sur cette sale bête et lui casserl’échine, tandis que l’autre, le corps replié, la tête levée, sepréparait non moins fermement à se détendre et à lui flanquer unevigoureuse morsure.

– Ah ! bon Dieu !

Lisée n’avait pas hésité. En rien de temps, ilavait épaulé et fait feu, et Miraut, qui ne s’attendait point à lasecousse, sautait tout droit en l’air sur place, des quatre« fers » à la fois.

– Tu l’échappes belle, mon ami, félicitaLisée.

Et, Philomen arrivant, il lui montra sachasse.

– Ces charognes-là, s’exclama-t-il, c’est laplaie de nos chiens. Une fois piqués, ils sont autant dire foutus.Non pas qu’ils en crèvent, et souvent même on les sauve, mais pasavec de l’alcali, ainsi que le racontent ces charlatans de vendeursde drogues. C’est de la foutaise, leur « armoniac »,comme ils l’appellent ; il faudrait, pour que ça fasse effet –et encore – être là tout de suite après la morsure. Et ça n’empêchepas les chiens de perdre tout odorat.

« J’ai eu un chien d’arrêt, moi, morducomme ça, à la chasse : un quart d’heure après, mon vieux, ilavait enflé, enflé, tellement enflé, qu’on ne lui voyait pas plusles pattes qu’à un cochon gras prêt à saigner. La pauvre bête étaitinsensible à tout. Sais-tu ce que j’ai fait ? C’est un vieuxremède et, crois-moi, il vaut mieux encore que toutes lessaloperies des vétérinaires qui n’y connaissent rien, rien du tout,absolument rien, tu m’entends, et ne sont qu’une bande dejean-fesses. J’ai pris une forte épine, une solide branched’églantier garnie de tous ses dards, et, avec cet outil, je mesuis mis à taper sur mon chien à grands coups, de tous les côtés,dans tous les sens, en ne laissant aucune place, pas un endroit, oùla peau ne soit mordue et piquée et déchirée par les aiguillons.« Il n’a pas plus bougé qu’une souche : je te l’ai dit,il ne sentait rien ; le soir, je lui ai, de force, faitprendre un peu de lait. Au bout de quatre ou cinq joursd’immobilité et d’abrutissement, il lui est venu sur la peau dessortes de poches, des cloques pleines d’un liquide vaguementcoloré, et qui perçaient de temps à autre. À partir de cemoment-là, il a désenflé petit à petit et a été sauvé.

« Il s’est même très bien guéri et je neme suis pas aperçu que son nez ait été moins subtil, mais il étaitdevenu craintif et froussard ; à aucun prix il ne voulaitsuivre les haies, surtout quand elles étaient garnies d’herbessèches, car c’était en en faisant une qu’il avait été mordu par lavipère.

« Tu vois qu’il leur en reste toujoursquelque chose, et il est préférable que Miraut n’ait pas eu àpasser par de telles étamines. »

On continua la promenade et l’on gravit leGeys. Naturellement, on ne put lancer, mais on s’arrêta au haut dela roche qui domine tout le riche vallon de Longeverne, si facile àexploiter, à défruiter, et l’on contempla un instant lepaysage.

– Est-ce tondu, bon Dieu ! est-cerasé ! disaient les deux hommes en fixant la plaine aussi loinque possible.

Les chiens, cependant, s’étaient approchés euxaussi, et, devant l’espace, reniflaient le vide béant, intrigués dene rien sentir et de ne rien voir au-dessous d’eux.

C’est que l’œil des chiens ne peuts’accommoder immédiatement, comme celui de l’homme, à la vision àlongue distance. Cela se conçoit, l’œil n’est généralement pour euxque le complément du nez ; ce n’est qu’avec une longuepratique qu’ils arrivent a s’en servir convenablement. Comme sonnez, en l’occasion, ne lui permettait pas de se faire la moindreopinion, Miraut fut surpris, et il le manifesta en lâchant à touthasard une bordée de coups de gueule dont l’accent décelait à lafois de la menace et de la frousse.

Bellone, qui connaissait mieux le pays, oupour qui cette impression n’était plus inconnue ni même neuve, nel’imita point, et l’on continua à gravir le Geys.

Miraut devait d’ailleurs éprouver, au cours decette journée, bien d’autres étonnements.

Le désœuvrement, le hasard, l’espoir detrouver ailleurs ce qu’ils ne dénichaient point chez eux avaientjustement amené à Ormont le gros et Pépé, qui chassaient,c’est-à-dire qui se baladaient ensemble ce jour-là.

Il y eut une retrouvaille pleine d’effusion etde joie.

– Eh bien ! on en abat ?

– Oui, des kilomètres. M’en parle pas, monvieux, pas moyen de lancer.

– Sale temps, vraiment !

– Pas un brin de regain.

– On n’a au moins pas le mal de lefaire ; ça fait qu’on est tous rentiers, maintenant.

– Oui, heureusement qu’on a eu beaucoup defoin et que la moisson a été bonne.

– Ça n’empêche qu’on crève de soif, dans cepays ! fit remarquer Pépé.

– J’allais le dire, souligna Lisée.

– Y a-t-il pas moyen de dégoter une ferme oùl’on trouvera du vin frais ?

– Mais si ; nous allons descendre auxPlanches, chez François : il ne refusera pas de nous donner àboire à nous et à nos chiens, puisque, si j’en crois les bruits quiont couru, Miraut a été du dernier bien avec sa chienne.

– Tous les vrais bons chiens sont…carnassiers, affirma Pépé ; allons chez François, j ‘ai unepépie qui n’est pas dans un sac.

C’était uniquement pour rendre service auxvoyageurs et aux passants que François leur donnait ou leurlaissait, selon qu’ils étaient pauvres ou aisés, le vin qu’ils luidemandaient au passage. Selon une vieille et touchante coutumequ’il avait religieusement conservée, en même temps que le litre,il apportait toujours la miche de pain avec un couteau, car il estmieux et plus conforme aux règles paysannes de bienséance etd’hygiène de casser une croûte en buvant un verre.

Lisée qui, de temps en temps, venait luidonner un coup de main gratuit, était un ami ; aussi, dèsqu’il le vit arriver avec ses camarades, il se mit en quatre pourleur « faire honnêteté », comme on dit là-bas.

Sa femme vivement essuya les verres avec untorchon propre tiré de l’armoire, et Pépé la pria cordialement,pour elle et son mari, d’ajouter deux verres afin que tout le mondepût trinquer.

Lorsque quatre chasseurs sont réunis, c’esthabituellement pour parler chasse, et quand quatre chasseursparlent chasse, on peut en déduire qu’ils en ont pour un certainbout de temps. Les litres et les litres se succédèrent sur latable ; on n’avait rien de mieux à faire qu’à boire enblaguant, de sorte que, au bout de deux ou trois heures de cerégime, si la soif avait à peu près disparu, l’appétit, par contre,était venu.

– Tu n’aurais pas un bout de lard par là etdes œufs à nous faire cuire ? questionna Philomen.

– Mais si, mais si ! Tant que vousvoudrez, s’empressa François, toujours d’avis.

– Ah ! et puisqu’on est réunis,zut ! ça n’arrive pas si souvent, on va faire un peu la« bringue ». Tu n’as pas un poulet bon à saigner ?demanda le gros.

– Il y a tout ce qu’on veut, réponditFrançois.

– Montre-le-moi donc, que je lui flanque uncoup de fusil.

– Ne laisse pas sortir les chiens, intervintLisée ; si Miraut, qui a eu autrefois du goût pour ces sacréesbestioles, te voyait tirer sur une d’elles, il serait dans le casd’exterminer tout le reste.

Un instant après, les chiens, dûment enfermésdans la pièce, sursautaient au coup de fusil et se mettaient àbrailler à plein gosier, ce qui fit rire aux larmes les gosses deFrançois.

Une saucisse fut adjointe à ce menu improvisé,et l’on fit, en pleine semaine, une de ces ripailles comme seulschasseurs pris impromptu savent en faire.

On raconta, ma foi, des histoires de chassesédifiantes et admirables et d’autres qui, pour toucher à des sujetsplus profanes, n’en étaient pas moins hautes en couleur et fortsavoureuses.

Cependant, Miraut, qui avec ses camaradeschiens avait recueilli quelques reliefs du festin, était en trainde se torcher le derrière à sa façon. L’orifice en question sur lesol, bien assis, la queue en l’air, les jambes de derrièreallongées et passant de chaque côté des autres, il progressait deses seules pattes de devant, son postérieur frottant le plancher enappuyant contre de tout son poids.

– S’il allait se planter une écharde dans lecul ! s’écria François.

– Penses-tu qu’il n’a pas regardé avant !c’est un malin !

– Je me souviens avoir lu quelque part,intervint Pépé, l’histoire de Gargantua qui épata son paternel eninventant, encore tout jeunet, des tas de torche-cul. Miraut est untype dans son genre. Savoir encore si le nommé Gargantua, s’ilavait eu des pattes au lieu de mains, aurait été capable de trouvercelui-là.

En entendant son nom, Miraut revint se dressercontre la table pour demander un os, une peau de saucisse ou unecouenne de lard. On lui donna, mais comme il insistait toujours etque cela devenait inconvenant, Lisée, déjà un peu excité par leslibations, lui dit :

– Tu veux boire un coup, mon petit ?Tiens.

Et il lui tendit son verre plein de vin, quele chien flaira et duquel il se détourna avec dégoût.

Là-dessus, nouvelles histoires de chiens etd’autres bêtes à poil et à plume ayant mangé ou bu les choses lesplus extraordinaires et les plus bizarres qu’on pût rêver.

– C’est égal, jamais mes chiens n’ont bu devin, affirma Lisée, et la bourgeoise voudrait bien que je leurressemble de ce côté-là.

– Qu’est-ce qu’on deviendrait, s’exclama Pépé,si on n’avait pas le jus de la treille pour se consoler del’existence ? Ah ! le père Noé était un sacré bougre, etnous lui devons tous une fière chandelle.

Comme Miraut revenait à la charge, Philomenconseilla :

– Montre-lui voir le miroir, ça l’épatera.

On décrocha du mur une petite glace et on laplaça devant le chien, qui ne vit d’abord rien du tout, puis,s’apercevant que cela bougeait et remarquant son double dans lecadre, s’approcha tout près afin de flairer cet être qu’il neconnaissait point.

Son nez heurta le verre, touchant ainsi au nezde l’adversaire. Comme nulle odeur ne monta, il ne tenta point,ainsi que certains singes, de regarder derrière : son opinionétait faite ; s’il eût connu l’Ecclésiaste, il auraitcertainement dit que tout cela n’est qu’illusion, abus etvanité ; il le pensa, du moins, ou quelque chose d’analogue,car il s’en fut se coucher dans un coin auprès des autres.

– Ça leur fait honte, concluait à tort le grosen continuant de boire.

Vers cinq heures, comme le jour baissait, onrégla la dépense, qui ne montait pas à quarante sous chacun, etl’on prit congé de l’ami François et de sa femme après avoir donnéune dizaine de sous d’épingles à ses gosses, ce dont il se défenditd’ailleurs très vivement.

– C’est malheureux, maugréait Pépé, je n’aipas pu tirer un seul coup de fusil aujourd’hui.

– Moi si, répliquait Lisée, j’ai tué unevipère.

– Belle chasse ! vraiment.

– On fait ce qu’on peut, affirma Lisée, onn’est pas des bœufs.

– C’est pas comme les gens de Vernierfontaine,du moins à ce qu’en disait le capitaine Cassard, un vieux dur àcuire pas très catholique, et à qui ils avaient fait pour cela pasmal de petites saletés.

« – Capitaine, je crois que les gensd’ici sont bien dévots ?

« – Oh ! répliquait le père Cassard,ils sont assez vieux pour être des vaches ! »

– Ça ne fait rien, ça m’embête de ne pasdérouiller aujourd’hui ; parions que si tu lances ta casquetteen l’air, je te la perce !

– La belle affaire, je parie d’en faireautant !

– Eh bien, chacun à tour de rôle va lancer soncouvre-chef, et le voisin va tirer dedans. On tire avec duquatre ; celui qui mettra le moins de plombs en sera pourl’apéritif.

– Penses-tu que je veux lancer lamienne ! protestait Philomen ; elle est quasi touteneuve, je ne l’ai portée qu’un an. Ma femme gueuleraitsalement !

– Ah ! m… pour les femmes ! À laguerre comme à la guerre ! ordonna Lisée.

Et, ayant armé leurs fusils, chacun à tour derôle fit feu sur la casquette du copain, lancée en l’air lestéed’un caillou assez pesant, afin qu’elle montât suffisammenthaut.

Après le premier coup de fusil, les chiens,croyant qu’un lièvre se dérobait qu’ils n’avaient point remarqué,s’élancèrent de tous côtés en donnant. à pleine gorge.

Au second coup, ils ne donnaient pas moins,mais étaient très étonnés ; au troisième, leur épatementgrandit encore en voyant Philomen ne ramasser qu’une casquette, etau quatrième, Miraut, enfiévré par l’odeur de la poudre, mais nevoyant toujours point de gibier, se demandait si Lisée n’était pastout simplement devenu louf.

Ce fut le gros qui paya le pernod ; lacasquette, la bonne casquette de Philomen, sur laquelle il avaittiré, montrant juste deux trous de plomb alors que les autresétaient littéralement criblées.

Il mit la faute sur son fusil et sur sescartouches dont la poudre était vieille, affirmant, au reste, quedeux plombs bien placés étaient plus que suffisants pour arrêter unoreillard.

Chapitre 8

 

 

Lorsque les quatre hommes sortirent del’auberge, il faisait nuit. Le ciel s’étoilait, l’air était tiède,un léger vent du sud-ouest courait dans les arbres du bois de laCôte, apportant distinctement les sept coups de l’heure qui sonnaità la tour de l’église de la grande paroisse, à une lieue de là.

– Ah ! se réjouit Lisée, c’est le vent duhaut, cela pourrait bien tout de même nous amener la pluie ;il ne serait que temps, en vérité, si l’on veut mettre un peu lesbêtes au pâturage avant les gelées et tuer quelques lièvres,histoire de payer le permis.

À ce moment, tout à coup, Miraut, qui venaitde humer bruyamment le vent, allongea le cou vers le ciel et poussaun long et sinistre hurlement, hurlement de douleur et d’effroiainsi qu’il avait fait déjà lorsqu’il entendit la première foissonner les cloches ou qu’il se trouva perdu.

Presque aussitôt, comme s’ils l’eussentcompris, Bellone, Ravageot et sa mère Fanfare l’imitèrent enhurlant éperdument eux aussi.

– Qu’est-ce qu’ils ont donc ? s’étonna legros. On ne sonne pas, et la lune, je l’ai vu hier encore surl’almanach, ne doit lever que vers les deux heures du matin.

Une vieille femme du pays, la mère Baromé,venait dans la direction de l’auberge. Elle souhaita le bonsoir àtous et, de ses mauvais yeux, reconnaissant péniblement, après lesavoir dévisagés, Lisée et Philomen, leur demanda si son garçonClovis ne se trouvait pas d’aventure avec eux, chez Fricot.

– Ma foi, non, répondit Lisée ; il n’yavait que nous quatre. Vous le cherchez ?

– Oui, expliqua-t-elle ; il se fait tardet nous l’attendons pour souper. J’avais pensé qu’en rentrant deMont-Tanevis, où il était allé élaguer des frênes, il s’étaitarrêté pour boire un verre à l’auberge.

– Il est sans doute allé aux filles dansquelque ferme de sur la Côte, plaisanta Philomen.

Les chiens hurlaient de plus belle, et Pépé,un peu en arrière et qui n’avait rien entendu de la conversationengagée, s’écria tout haut, très étonné :

– On dirait qu’ils hurlent à la mort.

– Mon Dieu, fit la vieille en se signant,pourvu qu’il ne soit pas arrivé malheur à mon garçon !

Frappés de cette coïncidence qui n’avaitpourtant pas de motif de les retenir, Lisée et Philomen n’enreçurent pas moins, comme ils le dirent plus tard, une secousse aucœur.

Ils se trouvèrent instantanément dessoulés,rassurèrent du mieux qu’ils purent leur vieille voisine et s’enretournèrent chacun chez soi, après avoir fait leurs adieux au groset à Pépé, lesquels n’avaient à aucun prix voulu accepter à souperchez l’un ou chez l’autre et tenaient absolument à rentrer chez euxde bonne heure.

Une fois isolés, les autres chiens ne crièrentplus ; seul Miraut, de temps à autre, agité et inquiet,demandait la porte et se reprenait à hurler.

– Ça doit annoncer un malheur, prophétisa laGuélotte.

Lisée ne put s’empêcher de confier à sa femmeses appréhensions, tout en ayant soin d’ajouter qu’il pouvait fortbien avoir tort de penser à de pareilles bêtises et qu’au surplusil le souhaitait vivement.

Ils se couchèrent, mais vers dix heures,n’ayant pu fermer l’œil ni l’un ni l’autre, en raison du vacarmeque menait toujours le chien, Lisée sauta du lit et mit le nez à lafenêtre. Il ne fut point étonné d’apercevoir des gens avec deslanternes qui se hélaient et déambulaient par les rues.

– Je vais aller voir, décida-t-il.

Le Clovis Baromé n’était toujours pas rentré,et sa mère, qui craignait un malheur, n’avait eu trêve ni reposqu’elle n’eût décidé son mari et ses voisins à se rendre surMont-Tanevis à l’endroit où son fils avait dû travailler durantl’après-midi.

Lisée s’enquit de leur affaire, puis, secouélui aussi, il revint chausser ses souliers et, emmenant Miraut aveclui, partit rejoindre les chercheurs.

Le chien hurlait toujours et d’autresmaintenant lui répondaient : Berger de sa pâture, Tom du seuilde la boutique, Turc au loin, vers le moulin, et tous ceux desalentours ; c’était sinistre.

Le chien prit le trot, et on le suivit avecpeine, moitié marchant, moitié courant. On arriva tout essoufflé ausommet de la Côte et, derrière le chien toujours, on gagnarapidement le grand enclos où Clovis Baromé avait dû venirtravailler.

D’assez loin, au clair d’étoiles, onapercevait la stature squelettique et triste de quelques frênesdévêtus à côté d’autres qui ne l’étaient pas, ce qui indiquait que,pour une raison quelconque, le garçon avait dû abandonner labesogne commencée.

L’anxiété grandissait : on couraitmaintenant derrière le chien, dont le poil du dos se hérissait, etqui bientôt s’arrêta, figé de peur, hurlant plus lamentablement quejamais.

Au pied de l’arbre, l’échine brisée, le jeunehomme gisait, la figure ensanglantée par endroits, jaune, cireux,déjà froid, tué dans la chute qu’il avait dû faire. Une branchecassée presque au sommet de l’arbre attestait son imprudence etindiquait l’accident : il n’y avait rien à faire qu’à ramenerau village le cadavre. Deux hommes s’en chargèrent, qu’on relaya detemps en temps, pendant que les autres pensivement suivaient :ce fut un triste retour.

La vieille et le vieux Baromé n’avaient plusque ce fils ; ils avaient déjà perdu leur aîné au régiment, oùil était mort d’une pleurésie, et leur désespoir fut navrant. Lesgens, devant leur douleur, ne pouvaient retenir leurs larmes, etMiraut, lui aussi, témoigna de son chagrin en hurlant, car Clovisle caressait chaque fois qu’il passait devant leur maison.

Ce fut ensuite l’enterrement et peu à peu,sauf pour les vieux, inconsolables, l’oubli fatal ; mais lechien de Lisée, dans tout le pays et aux alentours, s’en trouvagrandi. N’était-ce point cette intelligente bête qui, la première,avait prévenu les gens, qui avait insisté et conduit enfin sonmaître et les autres sur le lieu du drame et, en cette occasion,avait en outre témoigné d’une sensibilité dont beaucoup de brutes àdeux pattes n’étaient certes pas capables ?

– Miraut, c’est un sacré chien, disait-on.

Et la Guélotte, flattée tout de même, enoubliait tout à fait de le rosser et de le faire jeûner.

La chasse fut décidément mauvaise, cettesaison. Les chiens, déroutés par le manque de fret et rendusfurieux, poursuivaient tout ce qu’ils rencontraient, même etsurtout les chats, les matous qui, attirés par le beau temps,friands d’oiseaux, s’aventuraient à travers champs et venaient seposter à l’affût, au bord des sources, afin de tuer pour leurcompte personnel. C’étaient de courtes chasses qui finissaient aupremier gros arbre rencontré. Le chat, effaré, grimpait bien vite,se juchait à la deuxième ou la troisième fourche et, de là,regardait de ses yeux verts, ronds et fixes, son poursuivantdésappointé.

Les chasseurs venaient se rendre compte etrejoignaient leurs chiens et, quand ils avaient reconnu le gibier,cela se terminait généralement par d’amicales engueulades.

Miraut chassa aussi les renards, les renardsqui, eux, ne quittent que rarement le bois, ne suivent pas dechemins, laissent un fret plus abondant, plus fort et plus facile àsuivre.

– Faute de grives on mange des merles,proclamait Lisée ; autant ça que rien.

Les peaux ne valaient pas grand’chose encore,malgré l’adage courant qui les prétend bonnes dès que les citoyensà longues queues ont marché sur les éteules ; mais il y avaitla prime, vingt sous pour un mâle, quarante sous pour une femelle.Naturellement, les renards tués, fussent-ils couillards commetaureaux, étaient tous, pour les besoins de la prime, baptisésrenardes, avec la complicité de ce brave Jean, le secrétaire demairie, qui d’ailleurs n’y connaissait rien du tout, n’y voyaitjamais que du feu et se laissait complaisamment rouler.

Ces chasses-là ne duraient guère qu’unedemi-heure, trois quarts d’heure au plus, et se terminaient, quandon ne tirait pas, par la rentrée du goupil dans son trou. Plusieursd’entre eux furent ainsi repérés et Lisée et Philomen se promirentde préparer leurs pièges pour l’hiver, dès que les peaux seraientbonnes.

Arrivé devant le terrier, Mirauthabituellement reniflait et gueulait, essayant même de s’aventurerdans l’intérieur du boyau ; mais il était trop grand et tropgros, et son maître ne l’autorisait pas à le faire. Il renonçad’ailleurs de plein gré à affronter gueule à gueule les renards àpartir du jour où il fut bel et bien mordu par un vieux goupil àqui Lisée avait cassé les reins d’un coup de fusil.

Il était là sur le sol, allongé, ventant etsoufflant, attendant le coup de grâce, quand le chien, très excité,furieux, arrivant à toute allure, lui sauta dessus.

En désespéré, le renard attrapa Miraut où ilput, saisit l’oreille droite et ferma la mâchoire. Quand un renardblessé a mordu, c’est bernique pour le faire lâcher : Miraut,pincé, avait beau se secouer et hurler, l’autre serrait dur et nebougeait mie.

Lisée, très inquiet et fort ennuyé, dut, pourobtenir la délivrance de son chien, allumer une poignée d’herbesèche et la fourrer tout enflammée dans la gueule du sauvage.

Cependant, Miraut, délivré et plus furieux quejamais, retomba sur l’adversaire, mais en ayant bien soin d’éviterla gueule. Il le saisissait par la queue, le secouait, le tiraitviolemment, tandis que l’autre, qui, l’échine brisée, ne pouvaitl’atteindre, lui bourrait des yeux farouches en grinçant desdents.

Lisée aussitôt mit fin aux souffrances dublessé en l’assommant d’un coup de trique.

Il y eut aussi la chasse aux blaireaux, qui,eux, ne quittent que rarement les fourrés et, moins rapides que leschiens, font tête résolument quand ils vont être saisis. Plusprudent, Miraut, en cette occurrence, ne se hasardait pas àaffronter leur terrible mâchoire ; il « donnait auferme » alors, aboyant longuement pour inviter Lisée às’approcher ; mais, dès que le pas de l’homme retentissait, leblaireau repartait, quitte à recommencer cinquante pas plus loin etainsi de distance en distance, jusqu’à ce qu’il eût atteint enfinson terrier, d’où l’on ne pouvait plus le dénicher.

Il y eut encore, vers la fin de la saison, auprintemps suivant, la sinistre histoire avec le goupil pris aupiège, que Lisée ramena vivant à la maison et qu’il relâcha ensuitedans des circonstances terribles pour le sauvage[16].

Quand la chasse clôtura, Lisée n’avait occisque quatre lièvres ; c’était vraiment peu pour un telfusil ; jamais lui et Miraut n’avaient fait si mauvaiseannée ; aussi le gibier, l’été suivant, foisonnait-il et, pouravoir son compte tout de même, aux jours de fête ou pour quelquesréunions d’amis, Lisée s’embarqua-t-il de temps à autre, le soir,histoire d’en « sonner un » à l’affût, comme ildisait.

Dans ces expéditions crépusculaires, iln’emmenait jamais avec lui Miraut, dont l’aboi intempestif eûtprévenu les gardes, et il faisait au contraire tout son possiblepour l’enfermer alors à la maison.

Cela n’empêcha point le chien, quelques beauxsoirs où ça lui disait, de filer seul ou en compagnie de Bellonefaire une petite partie. La chose n’avait pas grande importance,surtout le soir, car les représentants de la loi ne poussenthabituellement pas le zèle jusqu’à veiller pendant que dormentleurs concitoyens ; mais de jour, c’était plusdangereux ; aussi Lisée avait-il l’œil sur son chien.

Nonobstant toutes défenses et surveillances,il fila cependant un beau matin. Il devait « savoir » unlièvre et connaître son gîte, bien sûr, car dix minutes après ildonnait à pleine gorge par le vallon de la fin dessus.

Le brigadier l’entendit. C’était un vieuxforestier d’une scrupuleuse honnêteté et qui ne connaissait que leservice. Droit et solide encore, malgré la cinquantaine, lamoustache à la gauloise, les sourcils en broussaille, le pèreMartet avait été dans son jeune temps la terreur des braconniers,qu’il traquait de jour comme de nuit, sans pitié ni merci. Ilpouvait se vanter d’en avoir réduit la race, car on ne pouvaitguère confondre Lisée, bien qu’il tuât de temps à autre un lièvreen temps prohibé, avec les voraces qui écumaient autrefois le payset mettaient en coupe réglée champs et forêts. Toutefois, Martetn’aimait pas entendre chasser les chiens en dehors des époquesfixées, et s’il était enclin à l’indulgence envers ses compatrioteset disposé à pardonner une première faute, il laissait nettemententendre qu’en cas de récidive son devoir de fonctionnairel’obligeait à sévir vigoureusement.

Comme il connaissait, en bon forestier, lavoix de tous les chiens de son triage, il reconnut parfaitement lelancer de Miraut et vint sans délai trouver Lisée :

– Pourriez-vous me dire où est votrechien ?

Lisée n’essaya point de chercher de biais, ilse gratta la tête, s’excusant :

– Je vous assure, brigadier, que ce n’est pasde ma faute. Il a fichu le camp comme ça, sans que je le voie.

– Je m’en doute bien, parbleu, il nemanquerait plus que ça que vous l’ayez envoyé ; mais il n’enest pas moins en contravention, et mon devoir est de vous déclarerprocès-verbal.

– Pour la première fois ! voyons,brigadier, vous savez bien que je ne braconne pas.

– La première fois ! … La premièrefois ! … enfin, bon. Entre gens d’un même pays, on n’est paspour se bouffer le nez ; vous allez partir me le chercher etfaire bien attention une autre fois, parce qu’alors, la loi c’estla loi, ce sera malgré moi, vous savez, mais tant pis, le serviceavant tout ; mes chefs n’admettraient pas… et puis si jepermettais à un, il faudrait que je permette à tous !Non !

– Je comprends bien, approuva Lisée qui mitses souliers dare dare et s’en fut rechercher Miraut.

Il le ramena et, pour l’empêcher de filer ensourdine, lui attacha au cou, par une corde, une grosse boule dequilles à mortaise qui lui interdisait tout galop.

Miraut la traîna patiemment deux jours, puis,un matin qu’il avait résolu de s’offrir une randonnée, il rongea lacorde, abandonna la boule et s’esbigna. Lisée, à temps,heureusement s’en aperçut, le vit, partit sur ses pas, le rattrapa,le ramena et cette fois, pour plus de sûreté, lui rattacha la bouleau collier avec un vieux bout de chaîne.

Clopin-clopant, écartant les pattes pourtraîner son boulet, un jour que son maître allait faucher du foinau bord du bois, Miraut le suivit. Malgré la boule qu’il faisaitrouler sur le sol, il s’enfila tout de même en forêt, et allafourrer le nez au derrière d’un levraut dont il connaissait legîte.

Le père Martet qui partait en tournée etpassait justement par là marcha droit à Lisée, s’étonnant à justetitre de cette imprudente désobéissance à ses ordres.

– Vous n’entendez donc pas le raffut que faitvotre chien ?

– Sacré nom de nom ! il était là il n’y apas deux minutes avec sa boule de quilles au cou.

Ils s’en furent tous deux à sa recherche etn’eurent pas de mal à le dénicher avec son boulet de forçat eneffet, mais qui chassait quand même.

– Je vois bien que ce n’est pas de votrefaute, concéda Martet, mais quel animal enragé de vice ! Avecun bout de bois d’un pied pendu au collier, il irait peut-être plusdifficilement encore et cela le fatiguerait moins. Essayezdonc.

On tâta de l’entrave. C’était en effet, pourmarcher comme pour courir, plus dur qu’avec la boule de quilles, etcela obligeait Miraut à avancer à la façon des échassiers.Cependant, le jour où il décida qu’il irait lancer un lièvre, lebout de bois, pas plus que la boule, ne l’arrêta. Il s’en futjusqu’à la forêt, clopinant et trébuchant, mais dès qu’il euttrouvé un bon fret, afin que son entrave ne le gênât pas pourcourir, il la prit en travers de sa gueule et chassa sans dire unmot.

Le brigadier qu’il rencontra un jour au coursd’une partie fut désarmé par tant de constance et une si nobleobstination ; il le laissa faire et s’en revint auvillage.

– Je l’ai vu, confia-t-il à Lisée en prenantun verre avec lui. Savez-vous ce qu’il faisait pour ne pas que lebout de bois le gêne ? il le portait dans sa gueule et iltrottait, le brigand, si vite que j’aurais été bien incapable de lerattraper ; mais enfin, comme ça, vous comprenez, il ne peutpas brailler ; je suis couvert et je peux dire que je ne l’aipas entendu : personne ne le sait d’ailleurs, par conséquentpersonne ne daubera. Vous avez tout de même un sacréchien !

Chapitre 9

 

 

Quatre automnes passèrent qui firent de Mirautun maître. La chasse n’avait plus pour lui de secrets : iln’était pas dans tout le territoire de la commune un canton delièvre qu’il ne connût, un gîte possible qu’il ne soupçonnât, unterrier dont il ne pût désigner le propriétaire. Il savait qu’àtoutes les saisons un nouveau lièvre revenait s’installer danstelle haie, dans tel gros buisson, un jeune levraut s’établir danstelle combe ou dans tel murger ; il distinguait les jours oùces locataires maniaques préféraient les logis de plein air desluzernes et des trèfles à l’abri touffu des grands bois ; ilconnaissait les haies giboyeuses et n’ignorait pas qu’au moment dela chute des feuilles et les jours de grand vent, les sillons desgrands labours bruns recèlent plus d’un capucin.

Quant aux ruses déployées par les adversaires,il les connaissait, les devinait, les pressentait. Dès qu’il luiarrivait de lever un lièvre, il devait se dire pour des tas deraisons qui eussent échappé même à Lisée : « Toi, mongaillard, tu es jeune, tu feras une pointe en dehors du bois et tureviendras soit à droite, soit à gauche, j’aurail’œil » ; ou encore : « Oh, oh ! voici unevieille connaissance ; où va-t-il faire ses doublés et crocheraujourd’hui, le citoyen ? » Selon la direction prise, ilsavait où la piste s’embrouillerait et de quel côté il faudraitopérer les recherches pour démêler la nouvelle.

Il connaissait la voix de tous les chiens desenvirons ; quand on était du côté de Velrans, il savait qu’ilétait autorisé à marcher à la chasse de Ravageot, et du côté deRocfontaine aux abois de la vieille Fanfare.

Il avait un accent particulier, un timbredifférent de jappement, un mouvement de chanson de gueule spécialpour chaque gibier et dès son premier mot, dès sa quête même, Liséepouvait déduire : c’est un lièvre, ou un renard, ou unblaireau, ou un écureuil, ou encore il est sur un piétement deperdrix ou de cailles.

De même, si le matin était bon, cela se voyaitimmédiatement à son allure, à son entrain, à sa joie, à sa façon derenifler et de chercher ; si cela ne marchait pas, il montraitmoins de goût, regardait souvent Lisée, et l’on sentait une légèrehumeur dans sa dégaine, une certaine amertume dans son coup degueule.

Il connaissait aussi bien et même mieux queson maître les passages favoris des oreillards, et quand ilchassait avec Bellone, ils opéraient maintenant régulièrement à lafaçon des renards, elle faisant le chien et lui le chasseur.

Longeverne était son domaine, il y régnait ensouverain. Depuis le jour où, à la ferme de François, il ruina lasuprématie amoureuse de Turc, les femelles se soumirent passivementà son joug et les autres chiens reconnurent sa puissance. Ils nelui gardaient point trop rancune d’être le préféré, d’ailleurs ilsn’y perdaient rien puisque, avant lui, c’était Turc ; avantTurc, c’était Samson. Miraut se montrait moins jaloux et moinsféroce que les deux premiers, témoignant souvent, après lachevauchée victorieuse et jusqu’à ce que le talonnât de nouveau ledésir, d’un certain abandon philosophique dont profitaient sansvergogne les rivaux.

Ils lui cédaient leur tour de corne devant laforge de Martin, lui abandonnaient le fumier qu’ils mettaient encoupe et ne lui cherchaient jamais de querelles.

Quand ils se rencontraient par les rues, ilsdressaient le nez, battaient du fouet, s’approchaient sansdéfiance, se flairaient réciproquement le museau et le reste et,selon que cela leur disait, jouaient quelques minutes à semordiller, à se rouler, ou à d’autres jeux encore d’une naïveobscénité.

Si d’aventure, dans les jeux de gueule, ilarrivait à l’un d’eux de serrer un peu trop fort et qu’un légernuage s’ensuivît, le jeu cessait purement et simplement et l’onpartait chacun de son côté.

Miraut avait appris à connaître toutes lesmaisons du village et les ressources particulières qu’ellesoffraient selon les heures et selon les jours. Sans doute il étaitnourri chez Lisée et n’avait pas grand’faim,  mais toutetrouvaille est une joie que décuplent encore le plaisir de larecherche et la fièvre de la découverte. Combien lui paraissaientsupérieures à la pâtée domestique, et hautes en goût et pimentéesselon la norme canine, les ventrailles faisandées et puantesdécouvertes en un coin de haie ou les délivrances de vachesarrachées de vive lutte au fumier puissant dans lequel ellesavaient croupi et fermenté !

Il savait que telle cuisine est toujoursouverte et que l’on y peut impunément boire, dans le seau descochons, une eau savoureuse, épaissie de son et de pommes de terrecuites délayées ; que dans certain coin ou au pied du pilier,l’assiette du chat recèle toujours une lapée de lait ou un reliefde fricot qu’on peut s’adjuger sans inconvénients. Il n’ignoraitpas que, parmi les balayures de la grosse maison du bout du villageet derrière l’auberge de Fricot, près du jeu de quilles, on trouverégulièrement des os à ronger, des bouts de peaux appétissants, descouennes de lard et des tendons doublement savoureux. Il avaitrepéré avec soin les baraques hostiles et dont les gens n’aimentpas les bêtes. Il savait que le fromager du pays était enclin àl’indulgence et lui voulait du bien et que sa femme – décidément,une sale race que les porte-jupons – était loin de professer à sonégard les mêmes sentiments, qu’il fallait, avant d’aller saluer lemari, s’assurer au préalable qu’il se trouvait seul, si l’on nevoulait point obtenir un bon coup de balai au lieu d’une bellerondure de gruyère ou d’un appétissant morceau de« serret ».

Il connaissait de même toutes les personnes dupays, distinguait dans la rue les amis qu’il saluait d’un sourire,d’un tortillement du derrière, d’un battage de queue ou d’unlessivage de mains ; il avait déterminé, à une bouchée près,le degré de générosité des gosses à qui il ne faisait jamais de malet qu’il caressait au passage. Tous d’ailleurs l’aimaient et il enétait peu, parmi eux, qui, à l’heure du goûter, ne prélevassent surleur chanteau de pain un morceau de croûte ou de mie, pour le jeterau chien et s’émerveiller de ce qu’il l’attrapât toujours sifacilement, au vol. Il se prêtait assez volontiers à leursfantaisies, se laissait coiffer d’une casquette ou d’un béret,couvrir d’un tricot et serrer la patte pour la poignée de mainamicale de la séparation.

Il témoignait d’une indifférence polie, d’uneréserve digne et légèrement. dédaigneuse envers les étrangers qu’ilne connaissait point, à condition qu’ils fussent à peu près vêtusselon la norme paysanne. Il professait pour les messieurs àpardessus et à chapeau melon un mépris non dissimulé et pour toutela gent mal vêtue et déguenillée une haine violente qui pouvaitaller quelquefois jusqu’au coup de dent. Le gibus lui faisaithorreur non moins que la besace ; toutefois sur ce dernierpoint, Lisée, brave homme, arriva, à force de leçons et dediscours, à lui faire admettre un distinguo. Respect auxvieillards, lui enseigna-t-il, et s’il ne put parvenir à extrairedu cœur de son chien tout sentiment d’antipathie envers les vieuxmendigots, du moins obtint-il qu’il les laissât pénétrer dans lamaison et réciter leur « Notre Père » sans trop montrerles crocs. Mais pour ceux qui étaient jeunes et solides, lesrouleurs, les trimardeurs, commerçants d’occasion, industriels à lamanque, marchands de peaux de lapins ou de mine de plomb, il restaimpitoyable et féroce et faillit même faire arriver à son maîtreune sale histoire pour avoir déchiré, en même temps que les bandesmolletières, un peu de la viande d’un gentilhomme cornemuseux quimettait vraiment une insistance trop grande à vouloir, malgré lesportes closes, souhaiter le bonjour à Lisée ou à la Guélotte.

Mordu et saignant, il criait qu’il iraittrouver le maire si on ne lui payait pas des dommages-intérêts, uneindemnité, la forte somme, quoi ! Philomen, qu’il neconnaissait point et interrogeait à ce sujet, lui apprit justementque les gendarmes arrivaient à l’entrée du village et qu’ilpourrait bientôt, en toute justice, leur exposer ses griefs. Lachose d’ailleurs était absolument fausse, mais l’autre, dont laconscience n’était probablement pas très nette, profita du conseilpour s’éclipser rapidement.

Au reste, si Miraut n’avait aucun desinstincts ni des habitudes du chien de berger et s’il nes’approchait jamais des vaches, il n’en constituait pas moins unfameux et très sûr chien de garde. Son nez subtil, sa fine oreillel’avertissaient avant tout le monde de ce qui se passait auxalentours de la maison. Lui, qui avait tant massacré de poules autemps de sa jeunesse folle, protégeait maintenant ces bestiolesdomestiques, la nuit et en hiver, du putois et de la fouine ;le jour, des attaques de la buse et de l’épervier. Les lapins nel’intéressaient plus ; il dédaignait profondément, et pourcause, leur insignifiant fumet, et même libérés de leur cage, illes regardait tourner autour de lui sans envie d’y toucher.

Durant le jour, quand il n’était pas occupé àsa tournée au village, il se tenait, soit auprès de Lisée, soitcouché sur la paille de la levée de grange ou sous l’auvent de laporte de l’étable. Il signalait régulièrement par un aboi laprésence d’un arrivant ou d’un passant, son oreille ne le trompantjamais.

Les soirs d’hiver, couché derrière le poêleavec les chats, on le voyait de temps à autre lever le mufle,pousser un grognement d’amitié, d’indifférence ou de colère et desurprise selon que c’était un ami proche, un parent, un voisinquelconque ou un étranger qui approchait. On pouvait même savoirquand c’était Philomen qui venait en traversant l’enclos. Mirautalors poussait la politesse jusqu’à se lever pour aller le recevoirà la porte ; si c’était un mendiant en qui il soupçonnait lerapineur, on avait grand’peine à le tenir ; il aurait dévorél’intrus si on l’eût laissé faire. Quant à la Phémie, il ne lagobait toujours pas ; sa patronne lui avait interdit de japperquand elle venait ; cela ne l’empêchait point de grommelerquand il entendait sa sabotée particulière et de lui montrer lesdents dès que le regard du maître ne l’obligeait plus à dissimulerses véritables sentiments.

Tant de qualités professionnelles etdomestiques avaient fait de Lisée et de lui deux amis fraternelsqui se pardonnaient mutuellement leurs fautes : lièvresbouffés par le chien sans autorisation préalable ni partageéquitable avec le maître, stations trop prolongées du patron chezles bistros quand on allait en voyage. La Guélotte, elle-même, à lalongue, nul accident fâcheux n’ayant endeuillé sa basse-cour etamoindri son porte-monnaie, avait fini par l’admettre et par luitémoigner, dans ses rares bons moments, quelque affection.

La réputation de Miraut avait franchi lesfrontières naturelles de sa région. Non seulement par le canton oùson premier maître, le gros, et Pépé, son parrain en somme, avaientexalté ses vertus et proclamé sa gloire, mais ailleurs, dans lespays voisins, au chef-lieu d’arrondissement, à Besançon même, lesprofessionnels de la chasse n’ignoraient pas qu’il se trouvaitquelque part, dans une commune appelée Longeverne, un chien courantvraiment extraordinaire, épatant, mon cher, et qui faisaitl’admiration de tous ceux qui avaient pu le voir à l’œuvre.

Et l’on venait le voir. Les gros bonnets ducanton, le notaire, le juge, le receveur d’enregistrement, lepercepteur, lorsqu’ils avaient besoin d’un lièvre, ne dédaignaientpas de pousser, comme par hasard, jusqu’à Longeverne et de venirproposer, au débotté, une partie à Lisée pour le lendemain.

Roublard et finaud, le chasseur, quand ilavait le temps, acceptait pour ne point se faire mal voir de cesvindicatifs et jaloux personnages, mais il n’ignorait pas que cesflagorneries intéressées s’adressaient beaucoup plus au patron deMiraut qu’à Lisée lui-même, et l’orgueil qu’il aurait pu ressentiren était de beaucoup mitigé, car tous ces beaux phraseurs nel’eussent pas seulement regardé s’il n’eût eu qu’une carneincapable de lancer, au lieu du maître chien qu’il avait la joie etl’honneur de posséder.

D’ailleurs, dès que Lisée, contraint par labesogne, avait quitté la chasse commencée, le chien, s’enapercevant, ne moisissait pas en la compagnie des gens à chapeauxet rentrait aussitôt dans ses foyers.

– Vous ne le vendriez pas, votre chien ?demanda un jour au chasseur maître Gouffé, le notaire, Méridionalhâbleur, menteur, traître comme l’onde elle-même, qui eût vendu sonpère pour traiter une affaire avantageuse et dont les paysansappréciaient beaucoup les qualités administratives.

Lisée éclata de rire à cette proposition.

– J’aimerais mieux vendre ma femme,ricana-t-il, et même la donner pour rien.

– J’ai pourtant un de mes amis à Besançon, unjuge, qui désirerait un bon courant, je lui ai parlé de Miraut. Ilest millionnaire, vous savez, et en offrirait un très bon prix. Ilviendra en auto un de ces jours, vous pourrez vous arranger.

– Jamais de la vie ! protesta Lisée.

– Allons, mon cher, concilia maître Gouffé, ilne faut jamais dire : fontaine, je ne boirai pas de ton eau.Il viendra dimanche, vous verrez, je crois qu’il monterait bienjusqu’à cinq cents francs ; cinq cents balles, c’est unesomme, réfléchissez !

– C’est tout réfléchi, trancha Lisée ;dites à votre juge qu’il continue à condamner les pauvres bougresau profit de quelques drôlesses pour faire plaisir au sénateur cocude sa région et qu’il me foute la paix avec Miraut.

– Voyons, ne vous montez pas ; c’est uncharmant garçon, vous vous entendrez très bien, vous verrez.

La Guélotte, qui était présente à cetentretien, avait ouvert des yeux énormes à la proposition d’achatet sa gorge, d’émotion, en était devenue sèche. Tant que le notaireresta là, elle se contint, mais quand il fut parti, elle entrepritson homme aussitôt :

– Y as-tu pensé ? Cinq centsfrancs ! On aurait presque deux autres vaches avec cettesomme-là. Songe au lait que nous pourrions porter à la fromagerie,aux sous qu’on toucherait tous les trois mois. Tu ne vas past’entêter ; un chien, ce n’est qu’une bête après tout et,puisque tu tiens absolument à en avoir un, tu en trouverasfacilement un autre…

– Tais-toi ! tonna Lisée. Miraut n’estpas un chien comme les autres, c’est un ami et un enfant, je suishabitué à lui et lui à moi, je ne veux pas que tu me parles decette affaire et si l’autre, malgré sa galette, a le toupet devenir dimanche, je me charge, tout en étant poli, de lui montrerqu’un paysan qui n’est pas un vendu vaut bien un juge.

– Tu n’as jamais été qu’un âne et unebrute ! ragea-t-elle. On n’a pas idée, quand on peut faire unsi beau marché…

– Assez, nom de Dieu ! coupa Lisée.

Le dimanche, en effet, en compagnie de maîtreGouffé, l’amateur s’amena de bon matin et s’invita à chasser avecMiraut et Lisée. Au premier coup d’œil, le chien lui plut et, fortcomplaisamment, Lisée lui permit d’admirer, au cours des chassesque l’on fit, les qualités de son compagnon et ami.

Le richard invita Lisée à déjeuner chez Fricotoù le notaire avait fait composer un menu soigné, agrémenté de vinscapiteux. Défiant, Lisée déclina l’offre ; mais Gouffé avec safaconde habituelle intervint :

– Voyons, cher ami, vous avez été si aimablede nous accompagner, vous ne pouvez pas refuser…

Et le chasseur dut se mettre à table où ilmangea et but consciencieusement.

On parla chasse ainsi qu’il convenait, mais,dès que les autres voulurent aborder la fameuse affaire, Lisée futintraitable.

Après avoir, fort poliment d’ailleurs, réponduen invoquant des questions sentimentales auxquelles l’autre nesembla rien comprendre et comme il insistait trop, jonglant avecles billets de cent, Lisée, tout d’un coup, très pâle,s’écria :

– Tenez, monsieur, vous êtes bien honnête dem’avoir invité et je vous remercie de votre repas, mais aussi vraique vous êtes millionnaire et que je ne suis, moi, qu’un pauvrebougre de paysan, vous n’aurez jamais mon chien. S’il vaut cinqcents francs pour vous, pour moi il n’a pas de prix : on nem’achète pas un ami tel que lui comme on achète une conscience dedéputé, et je vous jure sur ma tête qu’il ne crèvera que dans mamaison.

Là-dessus, il se leva, salua la compagnie etpartit à Velrans voir Pépé.

Partie 3

Chapitre 1

 

 

La Bellone se faisait vieille. Philomen, unjour, hochant la tête avec regret, le fit constater à Lisée :c’est qu’elle atteignait ses dix ans. Sans doute ce n’était pointencore l’extrême vieillesse et décrépitude, car elle avait toujoursété bien soignée, bien nourrie, bien traitée. Elle ferait encore aumoins deux saisons de chasse, mais il était temps, tout de même, desonger à sa succession. Évidemment, elle mourrait à la maison, desa belle mort ; Philomen, à l’encontre de beaucoup de brutesqui prétendent au titre de chasseurs et tuent leurs chiens en guisede remerciement lorsque ceux-ci deviennent vieux et infirmes,gardait toujours les siens jusqu’à leur dernière heure. Oh !ce n’était souvent pas réjouissant : la vieillesse les rendaitclaudicants et baveux, quelquefois ils pelaient, une gale maligneleur croûtelevait la peau, les oreilles se mettaient à couler, ilsdevenaient sourds, ils n’y voyaient plus, qu’importe ! on lessoignait tout de même et il leur restait toujours, avec la bonneécuelle quotidienne de pâtée, une litière fraîche dans un coinpaisible et chaud de l’étable pour attendre le grand départ.

Philomen fit remarquer à Lisée que la chienneéprouvait maintenant en chasse assez de peine à suivre Miraut, queson poil se décolorait par endroits, qu’elle blanchissait sur lestempes, que la paupière s’allongeait et se fripait et que la lippependait légèrement, découvrant un peu les crocs de la mâchoireinférieure dont la gencive était moins ferme.

Aussi lorsque le printemps, remueur de sèveset stimulateur du sang, l’eut rendue amoureuse, il lui donna Mirautdurant une huitaine pour compagnon afin de lui faire faire unedernière portée de laquelle il conserverait une petite chienne.

Car Philomen tenait essentiellement àconserver une bête de cette race, une race un peu particulière etpoint cataloguée parmi les numéros des grands amateurs, mais qui,pour être moins connue, n’en avait pas moins un nez excellent et unjarret infatigable. C’étaient des chiens de taille moyenne, auxformes sveltes, ni bien ni mal coiffés, avec un os du crâne pointuet des attaches solides. Leur robe, d’un blanc sale avec des tachesmarron ou grises, n’était rien moins qu’agréable et leur poil, niras, ni rude, semblait intermédiaire entre celui des porcelaines etdes griffons. Philomen avait toujours vu chez eux de ces chiens-là,son père et lui en avaient toujours été contents ; c’étaientdes animaux pleins d’intelligence et de feu, excellents lanceurs etqui manifestaient généralement assez de répugnance pour lerenard.

Bellone fut donc couverte par Miraut.

La grossesse, qui dura comme celle de la louveet de la renarde, neuf semaines et trois jours, au dire de Pépé, nefut signalée par aucun des phénomènes particuliers à cet état quise remarquent d’ordinaire chez la femme enceinte. Du moins, si ellesouffrit, nul ne le sut, car elle ne manifesta ni par des cris, nipar des mouvements, ses sensations. La première portée quelquefoisprésente des accidents et des bizarreries assez remarquables :fièvre intense, écoulements sanguins et noirâtres, salivationabondante, perte momentanée de l’appétit et beaucoup de symptômesassez comparables à ceux de l’empoisonnement, mais cela ne serevoit pas aux gestations suivantes.

Bellone s’alourdit assez vite. Quand elle sesentit prête à mettre bas, ce que Philomen remarqua au sexe quisaignait un liquide rosé, elle s’éclipsa, chercha dans l’écurie uncoin solitaire et écarté, piétina la paille, la cassa, l’assouplitet, dans le plus grand mystère, accoucha de six chiots que l’ondécouvrit le lendemain matin dans une couche propre, nette,entièrement lessivée par la mère qui s’était elle-même délivrée etseule avait vaqué à sa toilette personnelle et à celle de sesnouveau-nés.

Lorsque son maître la visita, il la trouvacouchée en rond, les petits blottis bien au chaud dans son giron,se chevauchant, s’enchevêtrant l’un dans l’autre pour jouir de plusde chaleur encore. Le chasseur les prit un à un pour les examiner,tandis que la mère, les yeux inquiets, regardant tantôt celui qu’ilvenait de déposer, tantôt celui qu’il reprenait, le laissait fairecependant sans protestations.

C’étaient des espèces de gros boudins longs dequinze à vingt centimètres, queue comprise, absolument informes.Dans la tête, à peine distincte du corps, aux yeux clos, la bouchelaissait échapper un frêle vagissement, le nez rosâtre vaguementfrémissait, les oreilles avaient l’air de deux petits clapets qui,selon le balancement de leur propriétaire, se soulevaient à demi etretombaient bien vite. La robe ne présentait aucune nuance :ils étaient ou tout blancs ou tout noirs, sauf l’un d’eux quioffrait quelques îlots circulaires noirs dans un océan deblancheur. Les pattes, comme rejetées latéralement, étaient troppetites et sans force et ils se déplaçaient ainsi que de gros verstrop gras lorsqu’ils voulaient saisir un des six nénés de la maman.Les mieux remplis étaient ceux de derrière ; aussi,d’instinct, quand venait l’heure des tétées, ils s’y bousculaientavec énergie, cherchant goulûment à s’y agripper.

La mère, de son nez, rapprochait les malpartagés des mamelles libres et les côtés de leurs têtes segonflaient alors comme des joues. On entendait de temps à autreainsi qu’un bruit claquant de baiser et, quand ils étaient tousalignés le long du ventre, on voyait distinctement leurs petitespattes coopérant elles aussi à l’œuvre de vie ; celles dederrière se crispant au sol pour les maintenir en bonne place,tandis que celles de devant, alternativement, piétinaient le sein,le pressant rythmiquement afin sans doute de faciliter la succion,et toutes les petites queues vermiculaires vibraientlégèrement.

Pour choisir la chienne que Philomen devaitgarder, Lisée, prévenu, vint voir la portée et Miraut l’accompagnadans sa visite. Il y avait quatre chiennes et deux mâles, lesquels,sacrifiés d’avance, furent habilement subtilisés, sans que la mères’en aperçût trop, et disparurent. Il lui sembla bien toutefois, envenant retrouver les autres, qu’il y avait quelque chose de changédans sa portée et elle en fut un peu inquiète. On avait, par lamême occasion, transporté ailleurs les quatre rejetons restant afinde l’obliger à choisir elle-même la préférée, ainsi que la vieilleFanfare, mère de Miraut, avait fait jadis pour lui. Elle n’hésitapas ou presque pas et emporta d’abord dans sa gueule la noire etblanche, puis chacune des autres à son tour.

Les deux hommes étaient debout auprès d’ellequi s’était recouchée, entourant et léchant sa géniture, lorsqueMiraut, intrigué, entr’ouvrit à son tour la porte d’écurie ets’introduisit sans façons pour voir un peu ce qui se passait.

Il n’eut pas l’honneur de contempler sesenfants. Dès qu’elle l’eut aperçu, grondante, Bellone se redressa,montrant les crocs et lui signifiant nettement qu’il n’avait rien àvoir dans l’élevage et l’éducation de sa famille. L’heureux pèren’insista pas. C’est qu’une chienne qui a des petits n’est pas unanimal commode ni bienveillant : nuls autres que le maîtrePhilomen et l’ami Lisée n’avaient le droit de toucher aux jeunestoutous, pas même la maîtresse de la maison ni les gosses.

Miraut se le tint pour dit : il fila sansmot dire par où il était venu, la fibre paternelle ne vibrantd’ailleurs pas beaucoup et même pas du tout en lui ; un banalsentiment de curiosité l’avait simplement porté à s’approcher afind’examiner ce qui pouvait si vivement intéresser son maître et sonami.

On laissa la chienne à sa marmaille et l’onvint, en buvant un verre, attendre qu’elle sortît elle-même ets’éloignât de sa portée pour régulariser définitivement sasituation familiale.

Deux heures après, elle venait à la cuisinemanger et boire, et Philomen et Lisée, étant après un prudentcontour rentrés à l’écurie, lui enlevaient les trois bêtes qu’ellene devait point garder, une seule étant suffisante aux besoins duchasseur alors que plusieurs eussent fatigué et épuisé lanourrice.

Dans un tablier, Philomen déposa les troisnouveau-nés vagissants et fila, avec son compagnon, par la porte dedehors qu’il reboucla soigneusement derrière lui. Et tandis que,dans le fond du jardin, Lisée, à coups de pioche, creusait un trouassez profond pour y enfouir les cadavres, Philomen simplementassommait les trois bêtes en les projetant violemment contre unegrosse pierre. Ce n’était pourtant point sans un serrement de cœurqu’il perpétrait ce triple massacre d’innocents qu’un autre avaitdéjà précédé, mais les nécessités de la vie l’y obligeaient, etd’ailleurs les petits êtres, tout à fait inconscients, à peineéveillés, n’avaient le temps ni de sentir ni de souffrir. Le chocbrutal les tuait net, les os fragiles du crâne étaient défoncés,les viscères broyés ; une goutte de sang venait perler au borddes narines et c’était tout.

Avec ses sabots, Philomen essuyait sur laterre les traces humides qui eussent pu le trahir et venait enfouirles chiots tués dans le trou creusé par son compère.

– Sale corvée ! murmurait-il. Et lachienne en va avoir pour deux jours à suer la fièvre, car si, aprèsle premier escamotage, elle n’avait point trop remarquégrand’chose, elle s’apercevra bien maintenant qu’il manque beaucoupde petits à l’appel et les cherchera en pleurant.

– Du moment qu’il lui en reste un, elle seconsolera et ne l’en aimera que mieux, reprit Lisée. Ah ! sion ne lui en avait point laissé, ç’aurait été une autre histoire.Pendant trois jours, mon vieux, elle aurait couru comme une folle,cherchant partout, dans tous les coins et recoins et jusque sousles lits en appelant plaintivement. Elle aurait gratté à tous lesendroits où elle aurait remarqué que la terre a été remuée, fouillél’écurie et la grange, sondé les trous les plus petits, lespassages les plus étroits dans l’espoir de retrouver quelques-unsde ses enfants disparus. Souvent même, dans ces cas-là, ellessoupçonnent les chiens voisins de les avoir tués et dévorés !J’ai vu des mères, ainsi dépouillées, flairer le nez de leurscamarades mâles et te leur flanquer des rossées terribles,probablement parce qu’elles les soupçonnaient de multiplesassassinats domestiques dont ils étaient, après tout, peut-êtrecapables, mais sûrement point coupables.

– Les lapins mâles dévorent pourtant leursenfants.

– Ce n’est point pour la même raison, affirmaLisée. Les lapins sont toujours en chaleur, toujours endésir ; quand la femelle allaite, elle ne veut pas, comme dejuste, se laisser faire ; alors pour se venger ou pour luiôter toute raison de se refuser, ils suppriment purement etsimplement la cause du refus : ce sont des espèces de satyres,pas autre chose.

Pour Bellone, dès qu’elle fut retournée à saniche, elle témoigna, devant le seul bébé qui lui restait, d’unétonnement plein d’angoisses. Ses yeux fouillèrent tous les recoinsenvironnants, elle gratta la couche avec ses pattes et, ne trouvantrien, fureta par toute l’écurie, derrière les crèches et jusquesous les pieds des vaches.

Sitôt qu’elle vit reparaître Lisée etPhilomen, qui avaient eu bien soin de se débarbouiller les mains,elle vint à eux et les flaira. Les soupçonna-t-elle ? C’estpossible, ses soupçons s’étendaient à tout son univers connu, maistout à coup, craignant peut-être qu’ils ne lui enlevassent encoreson dernier enfant, elle se précipita sur son lit et entoura sonchiot avec une précautionneuse et craintive tendresse. La petitebête, réveillée, chercha la mamelle aussitôt et la mère le léchacopieusement, ne s’interrompant que pour regarder les deux hommesavec de grands yeux fiévreux, tout brillants d’une douloureuseinquiétude.

Deux jours durant, appréhendant quelquemalheur nouveau, elle se refusa obstinément à quitter l’étable etl’on dut lui apporter à manger et à boire devant sa couche toujourspropre, car les mamans chiennes, tant que les petits les tètent etne mangent rien d’autre, nettoient elles-mêmes les ordures de leursenfants en les avalant tout simplement.

Au bout de quelques jours la petite chienne,qu’on avait baptisée Mirette en honneur de son père, commença àouvrir un peu les yeux, des yeux vagues d’un bleu gris, absolumentsans expression et sans vie, petits globes translucides où jouaitvaguement la lumière et qui sans doute ne voyaient rien encore.

En même temps, les pattes lourdaudes prirentun extraordinaire développement et la tête, se détachant du cou,devint énorme par comparaison avec le reste du corps. La peaupoussait plus vite que les muscles, pelure trop vaste, plissée aucol et aux jointures et tendue sous le ventre. Mirette tétait avecune gloutonnerie admirable, passant d’un néné à l’autre avecrapidité et pressant avec énergie de part et d’autre de la mamelle.Enfin, vacillant sur ses pattes, elle commença à explorer lesfrontières de sa couche.

Maintenant, lorsque sa mère l’abandonnait pouraller manger et faire son tour de promenade hygiénique, qu’elle nesentait plus la douce chaleur naturelle qu’elle appréciait tant,elle essayait de la suivre des yeux, de ses petits yeux enfoncéssous leurs gros bourrelets de paupières au moins jusqu’à la porte,et pleurait comme un petit enfant dès qu’elle ne la distinguaitplus. Mais ses chagrins ne duraient guère et, l’instant d’après,alourdie du repas, elle s’endormait où elle était, tantôt sur lecôté, tantôt sur le ventre, le museau bayant aux mouches ou enfouià même la paille de sa litière, d’un sommeil de plomb d’où latirait seules la venue et l’odeur de sa mère, car c’estprobablement le sens de l’odorat qui s’éveille le premier chez lechien. Elle n’était encore sensible ni aux gloussements des poules,ni aux meuglements des vaches : pourtant la lumière commençaità l’intéresser.

Ce ne fut qu’au bout de plusieurs mois qu’elleprit sa forme élégante et son définitif pelage, en tout semblable àcelui de Bellone. Mais, durant ce temps, elle fit connaissance avecbien des choses, apprit à marcher, à craindre le sabot des bœufs, àsortir du lit pour vaquer à ses besoins et laper le lait et lasoupe dans l’assiette, à côté de sa mère qui lui faisait encoreelle-même sa toilette.

Cependant, elle savait déjà toute seule segratter et quand une puce, – et jeunes chiens n’en manquent point,– errant à travers ses poils, la chatouillait, elle jetait avec unepromptitude amusante son petit mufle sur sa peau ou bien grattaitavec frénésie l’endroit sensible. D’ailleurs, elle apprit bien viteà lustrer toute seule son habit et bientôt, chaque jour, ne laissanulle place où la langue ne passât ni ne repassât.

Elle connut les hommes et les gosses, reconnutles êtres de la maison et ne manqua pas un jour à embêter sa mèreen la mordillant consciencieusement.

Quand on la laissa courir dehors, la vieillel’accompagna et, bonne éducatrice, la prévint de tous dangers, latirant par la peau du cou quand elle ne se garait pas assez vitedes voitures et ne permettant aux autres chiens de l’approcher quequand elle était bien assurée de la pureté de leurs intentions.

Miraut ne fut admis à lui être présenté,c’est-à-dire à la flairer et à la sentir sur toutes les coutures,qu’assez tard, car il avait été vu dans la maison le jour de ladisparition des autres petits, et si la chienne les avait bienoubliés à l’heure actuelle, elle n’en avait pas moins conservé unvague sentiment de méfiance envers lui.

Il témoigna à sa fille de la sympathie, maisil serait sans doute exagéré d’attribuer la manifestation de cesentiment à autre chose qu’à une galanterie naturelle et de vouloirpenser que la vibration de la fibre paternelle y fût pour quelquechose.

Et, comme tous les jeunes chiens, Mirettegrandit, rongeant quantité de pieds de chaises, d’armoires et delits, dévorant force chaussettes, souliers et savates et poil etplume et corne et tout ce qui avait odeur ou saveur, pour sa plusgrande joie, en attendant les plaisirs de l’âge adulte et la saisonprochaine de chasse où, vers le milieu de décembre, elle feraitenfin ses premières armes sous les hautes directions de son père etde sa mère.

Chapitre 2

 

 

Mirette, à l’ouverture, n’avait que quatremois et demi ; elle était donc encore trop jeune pour prendrepart aux randonnées… cynégétiques, comme disait le copain Théodule,si éreintantes du début. Dès qu’elle atteindrait ses six mois, oncommencerait à la mener pour l’habituer petit à petit.

La saison de chasse s’annonçait bien, cetteannée-là ; le temps allait, disaient les chasseurs, et quantau gibier, c’en était tout gris. Le premier dimanche futparticulièrement fructueux : Lisée et Philomen tuèrent chacundeux oreillards, et le lendemain ils allongèrent encore chacun leleur.

Mais le mardi, à midi, Lisée qui, retenu à lamaison par une besogne pressante, n’avait pu profiter de cetterosée, apprit par un voisin une nouvelle épouvantable :Philomen avait tué sa chienne.

Le camarade qui lui confia la chose et qui latenait d’un voisin, lequel l’avait apprise d’un troisième, émettaitau sujet des motifs ou des mobiles de cet acte des opinionscontradictoires dont l’une au moins semblait si absurde que Liséecrut d’abord que c’était un bateau qu’on lui montait.

Suivant les uns, le chasseur, exaspéré par lamauvaise volonté persistante de la bête, lui avait, dans un accèsde colère, envoyé dans les flancs tout le plomb d’une cartouche dequatre ; suivant certains autres, c’était un lièvre lancé,suivi de trop près par la chienne et tiré imprudemment, qui étaitcause de leur mort à tous deux ; suivant d’autres encore, lamort de Bellone était due à un accident, une chute qui avait faitpartir le coup de feu juste dans la direction où elle quêtait.

Lisée, bouleversé, ne fit qu’un saut pourainsi dire, de la Côte chez Philomen. Il trouva la petite chiennedormant sur le seuil de la porte, entourée des gosses quipleuraient et lui disaient comme si elle eût pu lescomprendre :

– Tu ne reverras plus ta maman, mais ont’aimera bien quand même.

Cela lui serra le cœur. « Elle est bienfoutue, pensa-t-il, ce n’était pas une blague. » Et, songeantà la docilité de la bonne bête perdue qui, au signal de son ami, lesuivait comme un second maître, il sentit papilloter ses paupièreset éprouva le besoin de se moucher.

La femme de Philomen comprit le but de savisite. Elle aussi, quoique moins sensible à ce malheur, avait lesyeux rougis, car la chienne avait été élevée en même temps que sondernier enfant et elle était fort attachée à cette brave bête quine les avait jamais mordus et se prêtait complaisamment à leursfantaisies et à leurs jeux.

– Où est le patron ? s’enquit Lisée.

– Sur son lit, à la chambre du fond.

Lisée traversa le poêle et ouvrit laporte.

– Allons, mon vieux, fit-il à son ami qui,couché sur le côté, le nez au mur, essayait en vain de dormir pouroublier son malheur ; dis-moi ce qu’il y a. Comment, diable,ça s’est-il passé ?

Philomen, à la voix de Lisée, montra sa figurecontractée et ses traits douloureux.

– Tu sais ce que c’est, s’excusa-t-il. Je neme cache pas d’avoir pleuré, c’est plus fort que moi. Dire que jel’ai tuée ! Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! Salaud delièvre !

– Conte-moi ça, demanda Lisée.

C’était dans les buissons du Chanet. On avaitindiqué à Philomen un coteau où se tenait un jeune levraut de troisou quatre livres et il s’était dit le matin : « PuisqueLisée ne peut pas venir, laissons ceux du bois tranquilles etallons tenir un peu les buissons. » Sa chienne rencontrait etil avait le fusil sur le bras, prêt à viser.

Tout à coup, elle s’enfonça dans un grosbuisson de noisetiers et d’épines, sans rien dire, les oreillesjointes, le fouet battant comme un balancier d’horloge.

« Ça y est », pensa le chasseur, quiporta la crosse à son épaule ; et, effectivement, le levrautdéboulé filait aussitôt, sautant du buisson.

Vit-il Philomen qui l’ajustait ? on nesait. Toujours est-il que ce misérable, après deux sauts en avant,crocha brusquement, retournant presque sur ses pas, mais endescendant le revers du remblai.

Philomen qui le suivait de son canon, un œildéjà fermé dans la mise en joue, pressa la détente au moment justeoù Bellone sortait du buisson sur les traces du capucin. Lagâchette déjà serrée, le chasseur n’eut même pas le temps derelever son canon et la chienne, qui coupait la trajectoire, reçut,en lieu et place du levraut, plus de la moitié de la charge enpleine tête.

L’oreille droite avait sauté entièrement ainsique l’œil : la bête était tombée en hurlant et elle s’agitaitconvulsivement tandis que l’oreillard, cause de tout le mal, tiraitses grègues, comme bien on pense, à belle allure.

Philomen ayant posé son fusil et frappé destupeur s’était agenouillé devant sa chienne qui souffrait et quirâlait. Que faire ? L’emporter, la soigner ? Le coupétait trop mauvais pour qu’elle guérît ; à quoi bon prolongerd’inutiles souffrances ? Et alors, désespéré, il avait reprisson fusil et, les yeux embués de larmes, lui avait déchargé dansl’autre oreille son second coup.

Bellone, tuée raide, gisait.

Philomen s’en était venu, avait pris unepioche et, dans un coin perdu de ce Chanet qu’elle avait si souventtenu, où ils avaient tant buissonné de concert, il lui avait creusésa fosse à l’abri d’un bouquet de houx.

– Je ne chasserai plus, mon vieux,affirmait-il, non, plus jamais, c’est trop triste !

Lisée le consola de son mieux :

– Ta petite Mirette grandit et Miraut nousreste. Il est assez fort et assez roublard pour nous en faireoccire suffisamment à tous les deux. Nous irons ensemble, maisquand je serai empêché, tu ne te gêneras pas et tu viendras leprendre : il te suit presque aussi bien que moi.

– Pour te le tuer aussi, comme maBellone !

– Ça, mon vieux, c’est des coups de malheur etpersonne de nous n’en est préservé. Le destin, c’est ledestin : viens boire un verre ce soir à la maison, ça techangera un peu les idées.

Miraut fut très étonné, après plusieursvisites consécutives, de ne pas revoir Bellone ; il lachercha, l’appela et, pendant plus de quinze jours, ne manqua pasun matin de revenir pour la trouver ; à la longue, distraitpar ses occupations journalières, il sembla l’oublier, car on nesut jamais au juste ce qui se passait dans le tréfonds de sonêtre.

Pourtant, la saison si bien commencée, suivied’un si malheureux accident, continua désastreuse.

Huit jours après la mort de la chienne, Liséeet Philomen apprenaient que Pépé s’était cassé la jambe. On avaitd’abord conté que l’accident lui était arrivé durant une chasse ensautant un mur, mais c’était absolument faux. Pour être hardi, Pépén’en était pas moins prudent, et à un vieux chasseur de sa trempe,les accidents, quels qu’ils soient, sont rares et quasiimpossibles. C’était tout bêtement à la maison que le malheur luiétait arrivé.

En préparant son manège pour battre à lamécanique, il avait chancelé sur une planche disjointe, voulusauter à terre et était tombé si malencontreusement qu’il s’étaitfracturé le tibia.

Le médecin, venu en hâte, après lui avoirremis les os en place et emboîté la quille dans un appareil,l’avait consigné pour deux mois au moins au lit où il se mangeaitles sangs à la pensée qu’il ne pourrait profiter le moins du mondede son permis.

Les mauvaises nouvelles se succédèrent. Iln’arrive pas deux malheurs sans qu’un troisième ne survienne à sontour : une semaine plus tard, le facteur Blénoir annonça àLisée que la mère de Miraut, la vieille Fanfare, la chienne dugros, était périe on ne savait au juste de quoi et que son maîtreen avait bien de la peine.

Lisée en reçut au cœur un troisième choc. Tousses amis, ses meilleurs copains étaient frappés ; c’était d’unmauvais présage et il avait de sinistres pressentiments.

– C’est une année de malheur,prophétisait-il ; vous verrez qu’à moi aussi il m’arriveraquelque chose.

Et il attendait, vaguement angoissé.

Pourtant, malgré son pessimisme et sescraintes, la saison de chasse passa sans incidents ni accidentspour lui ni pour Miraut.

L’espoir reverdit en son âme. Il alla voir àVelrans Pépé, lui portant un lièvre qu’ils mangèrent ensemble en sepromettant, pour l’année à venir, de bonnes parties ; ilinvita plusieurs fois le gros à chasser avec lui en attendantqu’une nièce de Miraut, fille d’une de ses sœurs de portée, fûtassez forte pour prendre les champs et les bois, et se montra, dansle partage, généreux ainsi qu’il se devait d’être envers celui quilui avait donné une si bonne bête.

La Guélotte, avare, rageait bien un peu de ceslièvres perdus pour le ménage, mais la civilité, c’est lacivilité ; elle savait se taire à propos et montrer figuregénéreuse quand le cœur n’y était guère.

Philomen, malgré sa décision – promesses dechasseurs sont comme serments d’ivrognes, vite oubliés – chassa demoitié, aussi souvent qu’il le voulut, avec son ami, et ce fut sousla seule direction de son père que Mirette fit ses premièressorties. Elle se montra, disons-le tout de suite, digne de sesauteurs et bientôt fut capable de lancer seule, de suivre et deramener son oreillard.

Au cours de l’hiver, Lisée, de son poêle,veilla les renards qu’attirait un quartier de veau crevé,négligemment et savamment jeté parmi la neige gelée, dans le champde sa fenêtre. Il en tua plusieurs qu’il venait ramasser aussitôtet qu’il écorchait le lendemain matin. Le brigadier n’entendait pasou faisait la sourde oreille ; d’ailleurs, la nuit, il estbien impossible, à moins de guetter expressément, ce qui, par cettetempérature, eût été pure folie, de savoir au juste qui a tiré.Personne ne voulait dénoncer Lisée qui, généreusement, abandonnaitaux amateurs fort nombreux de superbes quartiers de bidoche et demagnifiques gigots de goupil.

Suivant ses conseils, ses clients passionnésmettaient tremper le morceau qui leur était échu dans une grandeseille pleine d’eau salée. La viande dégorgeait, l’eau devenaitrouge, on la jetait et on recommençait la nuit suivante ;ensuite on n’avait qu’à mettre geler le quartier de venaison, puisle faire mariner et cuire enfin comme un civet, et les plusenthousiastes, pour flatter le chasseur sans doute, lui affirmaientavec force serments que c’était meilleur que du lièvre.

Cette opinion avait cours par le pays et l’onfit même un jour, avec tout un train de derrière, arrosé denombreux litres, un gueuleton soigné chez Jean, le secrétaire demairie, vieux célibataire endurci qui avait convié à ce festin,moyennant une quote-part de deux bouteilles au minimum, tous lesgarçons du pays, les chasseurs, eux, étant invités sans conditions.Le renard fut enseveli dignement, mais Miraut, également appelé,refusa avec indignation de toucher aux os de la bête de même qu’àla viande, jugeant que les hommes, vraiment, ça n’a ni goût niodorat pour oser s’ingurgiter, avec d’ignobles sauces puant le vin,des nourritures aussi nauséeuses et aussi malodorantes.

Cependant la chasse clôtura. Lisée rangea ausec ses munitions et nettoya avec le plus grand soin son fusil,qu’il graissa non moins soigneusement en attendant la saisonsuivante ou simplement une occasion propice, bien que nonréglementaire, de s’en servir.

Maintenant qu’il n’avait plus Bellone pour ledébaucher, Miraut montrait moins d’enthousiasme à partir seul enchasse.

Le mois de mars venu, il accompagna Lisée àses diverses besognes, se couchant à proximité de son maître, sansgrande envie d’aller plus loin et de faire courir un oreillard. Sesseules sorties ne furent d’abord que quelques bordées qu’il tira aumoment des chiennes en folie ; mais elles étaient depuislongtemps réglementaires et le patron ne songea pas une seule foisà s’inquiéter dans ce cas de ses absences prolongées. Pourtant,quand la température s’adoucit, que les arbres se prirent àbourgeonner et à feuiller, il sembla s’éveiller de sa léthargie ettendit assez souvent le nez dans la direction de la forêt ;mais comme il n’avait ni boule ni entrave, cela le tenta moins etil résista assez longtemps aux poussées de son instinct.

Toute résistance a une fin ; qui a chasséchassera encore, de même que qui a bu boira, et un beau soir, sansprévenir personne, il gagna la Côte. Une demi-heure après, dans lanuit très calme, son aboi forcené ravageait le silence.

Comme il n’était pas trop tard, tous ceux quin’étaient point encore couchés et prenaient le frais sur le pas deleurs portes purent l’entendre :

– Ce sacré Miraut, hein ! comme il lesmène tout de même !

– Eh bien ! brigadier, il se fout devous, celui-là ; il aime autant que la chasse soit fermée, çane lui fait rien, goguenarda sans trop de malice le père Totome ens’adressant à Martet qui rentrait, recru de fatigue.

Celui-ci, très vexé, croyant à tort ou àraison que l’autre avait voulu lui faire une observation au sujetde son service, s’en vint aussitôt trouver Lisée.

– Vous entendez Miraut, dit-il ; ilchasse tant qu’il peut par les Cotards et tout le monde le sait. Jene peux pas laisser la chose comme ça ; cet imbécile deTotome, avec son air bête, vient de me le faire remarquer devanttémoins. Vous comprendrez que je suis forcé de sévir, je vaisprendre ma retraite bientôt et je suis proposé pour la médaille, ilsuffit d’une dénonciation pour qu’on me rase et que je mebrosse.

– Brigadier, répondit Lisée, c’est la premièrefois cette année ; je ne veux pas vous faire arriver deshistoires, mais je vous en supplie, ne me faites pas deprocès-verbal.

– Ah ! je lui ai bien dit, intervint laGuélotte, que cette sale bête nous ferait des misères. S’il m’avaitécouté ! … Dire qu’on nous en a offert un si bon prix et qu’ila refusé de le vendre !

– Je comprends, interrompit Martet, qu’ons’attache à une bête ; on s’attache bien à une femme etsouvent, pour ne pas dire toujours, ça ne vaut pas un chien.

– Ramasse, fit Lisée, ça t’apprendra.

Ils sortirent ensemble.

– Je vais vous attendre chez moi, déclara lebrigadier. Je ne me coucherai pas et ne dormirai pas tranquilletant que vous ne serez pas revenu et que vous ne l’aurez pasramené.

Lisée, familier avec tous les passages ettrajets des lièvres, écouta la chasse et vint attendre son chien àun sentier où il était certain qu’il traverserait tôt ou tard.Quand il l’entendit approcher, il le corna et l’appela de la mêmefaçon que lorsqu’il tenait le lièvre. Miraut, trompé, accourut et,à la faveur de cette ruse, le maître put le saisir et lui passerune chaîne dans la boucle de son collier.

Mais quand le chien vit de quoi il étaitquestion et qu’on l’obligeait à abandonner son gibier, il témoigna,en se cramponnant sur ses pattes et en tirant vers la pisteabandonnée, d’un très vif mécontentement et d’une énergique volontéde poursuivre, envers et malgré son patron, le capucin qu’il avaitlancé.

Il fallut que Lisée, après avoir épuisé lesmoyens conciliants, les caresses, les promesses, les appels à ladouceur et à l’obéissance, en vînt à la force pour le décider, detrès mauvais gré, à le suivre au logis. Toutefois, quand il se futarmé d’une verge de noisetier, Miraut, qui n’avait jamais été battupar lui et craignait d’autant plus la correction, obtempéra enfinet, la tête basse et la queue dans les jambes, suivit son seigneuren se demandant quelle idée de folie avait pu subitement traverserainsi le cerveau de Lisée.

Chapitre 3

 

 

Miraut fut claustré sévèrement ce soir-là etpassa à la remise toute sa matinée du lendemain. Vers midi, onl’appela pour lui faire manger sa soupe. Il avait certainement surle cœur l’affaire de la veille et boudait un peu. Cependant, parhabitude sans doute, il condescendit à se présenter devant Lisée età secouer deux ou trois fois la queue en son honneur, mais il nepoussa pas plus loin ses démonstrations et s’en alla retrouver dansson coin la Mique, sa vieille amie qui, ayant tout à fait renoncé,vu son grand âge, à la chasse aux souris, passait maintenant sesjours et ses nuits à sommeiller au soleil ou à dormir en rondderrière le fourneau de la chambre. Miraut lui murmura un vague ettrès doux grognement, la poussa un peu du museau et gratta de lapatte pour la prier de bien vouloir lui céder une partie de labonne place chaude qu’elle occupait. Dès qu’elle eut satisfait àson désir, il se coucha lui aussi tout près d’elle et, la tête surles pattes, les yeux grands ouverts, se livra tout entier à desméditations certainement pleines de misanthropie.

Lisée s’en aperçut bien et il en fut quelquepeu peiné, mais il ne crut néanmoins point utile de lui tenir delongs discours explicatifs dans le but de lui faire entendre que lachasse est permise à certaines époques et défendue à d’autres.

Il n’était point non plus nécessaire de mettreen garde Miraut contre les individus à uniformes et à képis,empêcheurs de chasser en rond, car le chien avait toujoursmanifesté à leur égard une antipathie et une méfiance aussiirréductibles que légitimes.

Faut-il en déduire que Miraut, en cela,partageait les préjugés paysans et bourgeois, lesquels prétendentque la sueur puissante transsudée par la gent porte-bottes et,selon les uns, très chère parce que rare, selon les autres tropabondante et généreuse, éloigne irréductiblement de ces honnêtesfonctionnaires tous les êtres à narine délicate ?

Je ne le pense pas. En odeurs, de même qu’engoûts et en couleurs, tout est relatif, et Miraut avait sur cesnotions diverses des idées particulières, originales et fortdifférentes de celles des hommes.

Je croirai plutôt que la façon bizarre,grotesque, carnavalesque dont ces êtres se vêtaient choquait songoût très sain de naturel et de simplicité.

Donc Miraut se méfiait des gendarmes et desgardes ; mais pour lui, chien, inaccessible aux stupidesconventions humaines et dégagé des contraintes sociales, se méfier,c’était ne point se faire mettre la main au collier et non pas nepoint se faire voir.

Il était d’ailleurs profondément convaincu queson maître, la veille au soir, avait accompli un abus de pouvoirodieux en l’empêchant, après une si longue inaction, de poursuivreune chasse si vigoureusement commencée. Un certain esprit derancune l’animait ; des idées de vengeance se présentaient etil balançait sans doute entre l’envie de repartir à la premièreoccasion et la résolution de ne rechasser jamais, même lorsqu’il yserait invité de façon très pressante.

C’était compter sans le temps, l’instinct,l’habitude et le désir s’exaspérant par la contrainte.

Tous les matins maintenant, on le laissait àla paille jusqu’au repas de midi, en suite de quoi il lui étaitpermis de prendre place à la cuisine ou au poêle et mêmed’accompagner Lisée lorsqu’il allait au village.

On n’eut pas à se plaindre de sa conduite et,durant quinze jours, il ne tenta pas une seule fois de filer parl’ouverture de la haie du grand clos afin de prendre le sentier dubois.

Comment la chose advint-elle ? Fut-ce laGuélotte qui négligea un jour, en rentrant les vaches, de pousserle verrou de la remise ? Fut-ce Lisée qui oublia de refermerla porte ? Toujours est-il qu’un matin, sur la paille où il selivrait à ses pensers, a ses rêves ou même à quelque somnolenceparfaitement vide. Miraut sentit tout à coup sur son nez un courantd’air printanier qui le changeait notoirement de l’odeur depoussière et de renfermé qu’il respirait dans sa prison.

Surpris à bon droit, il se leva et vint à laporte qu’il trouva entr’ouverte. La détourner suffisamment n’étaitque jeu d’enfant pour lui qui savait presser les loquets et tournerles targettes, et bientôt il fut dans la cour.

Le matin était très pur et très doux. Sapremière pensée fut de chercher pâture : il y avait longtempsqu’il n’avait fait une tournée détaillée et consciencieuse de sescuisines et de ses recoins. Il visita quelques fumiers, maisc’était vraiment un trop beau matin de chasse. La tentation fut sipuissante qu’il n’y résista pas et décida qu’il partirait pour laforêt. Il n’y partit point toutefois directement comme d’habitude.Il n’ignorait pas que certains bipèdes mal lunés pouvaient semettre en travers de son désir et de sa volonté, son maître ou unautre : aussi garda-t-il prudemment, tant qu’il fut entre lesmaisons, l’allure flâneuse du quêteur de reliefs, mais dès qu’ilfut hors du village, il mit bas le masque et, profitant de l’abrides murs pour n’être point aperçu, se dirigea au galop, par lesvoies les plus directes, du côté du sentier de Bêche.

C’était là, on se rappelle, qu’il avait lancéson premier lièvre, il s’en souvenait toujours, lui aussi etd’autant mieux que nulle saison ne se passait sans qu’il n’ychassât un nouveau capucin, l’ancien étant à peine tué qu’un autrevenait immédiatement s’y établir.

Miraut, chassant seul et pour son comptepersonnel, était beaucoup moins loquace et bruyant que lorsqu’ilétait en compagnie de Lisée ou de Bellone. Les abois qu’il poussaitdans ce dernier cas et qui n’étaient au début que des marques dejoie, d’espérance ou de colère, servaient encore et surtout àprévenir le ou les camarades et à donner au maître des indications.Dans sa tendre jeunesse, il avait été très chaud de gueule.Maintenant, calme, rassis, il dédaignait le verbiage inutile, les« ravaudages » sans fin, et s’il avait encore, quand iltrouvait un bon fret ou une rentrée intéressante, l’enthousiasmefacile, il savait se contenir et fermer son bec lorsqu’il étaitutile de le faire. Depuis qu’il avait, pour avoir su se taire,pincé au gîte, dans une circonstance analogue, un jeune lièvre qui,trompé par son silence, n’avait point déguerpi à temps, il nedonnait plus qu’au lancer. Mais alors il en mettait, comme disaitLisée, et donnait à pleine gorge, donnait de tous ses poumons, car,déjà surexcité par le parfum très vif émanant des foulées dugibier, il était encore furieux de voir que celui-ci eût détaléavant l’heure et lui eût échappé, momentanément tout au moins.

Ce jour-là, sa tactique ne différa point decelle qui lui était devenue habituelle. Il connaissait le canton deson oreillard : il l’avait déjà lancé à deux reprises, unepremière fois à la fin de la saison de chasse où il l’avaitdébusqué du gîte, la seconde au pâturage, ce soir maudit où sonmaître s’en vint si malencontreusement l’interrompre dans soneffort.

Comme la rosée était bonne, comme l’oreillard,depuis deux semaines tranquille et n’ayant aucune raison de seméfier, n’avait point trop entremêlé ses pistes avant de seremettre, Miraut ne mit pas dix minutes à le débucher et bientôt,devant la sonnerie de charge de son lancer, l’autre, vigoureusementmené, filait vers la coupe de l’année précédente dans le haut dubois du Fays.

Il est des lièvres, vraiment, qui portentmalheur : celui-là devait en être.

C’eût été la veille ou le lendemain que Mirautse fût échappé qu’il n’aurait fort probablement rencontré personnedans sa randonnée ; mais ce jour-là, tous les gardes de labrigade de Martet et ceux de la brigade voisine, réunis sous lesordres de leur lieutenant, un garde général, se trouvaient dans lacoupe de Longeverne pour le balîvage annuel.

Dans les saignées pratiquées par Martet entreles tranchées, le chef, le calepin à la main, notait, selon lesindications criées par ses subordonnés, les arbres à frapper dumarteau et que les bûcherons devaient respecter au moment del’abatage : les jeunes baliveaux poussés bien droits, leschablis aux branches touffues, les modernes qui avaient étéépargnés à la coupe précédente, il y avait quelque vingt ouvingt-cinq ans, et les anciens plus âgés du double ; quant auxfutaies, marquées à part et arrivées vers soixante ou quatre-vingtsans à leur suprême développement, elles tomberaient sous la cognéeavec les ramilles des arbrisseaux et toutes les pousses mal venuesdes différents « cépages » du canton.

Au premier coup de gueule de Miraut, touss’arrêtèrent net et se réunirent.

Un chien qui chasse ! Il fallait qu’il eneût du toupet !

La chose paraissait énorme.

Martet immédiatement reconnut la voix, maisdans l’espoir que la chasse ne durerait pas longtemps et que Lisée,prévenu, viendrait rattraper son chien, il déclara qu’il n’étaitpas très sûr, que beaucoup de courants jappaient de cette façon,qu’il valait mieux, puisqu’on était en nombre suffisant, cerner ledélinquant et lire sur son collier le nom de son maître.

Les gardes s’égaillèrent le long de latranchée, écoutant attentivement. Comme le lièvre avait del’avance, il passa quelques minutes avant Miraut, et le chef, quile vit, appela aussitôt à lui tous ses hommes.

Miraut dans ce sillage odorant, bien frayé,facile à suivre, avançait à grande allure ; toutefois, commeil savait regarder et écouter, il vit et entendit les gardes quiformaient sur son passage un peloton trop compact et trop intéresséà sa besogne pour qu’il n’éprouvât pas quelque méfiance de cetterencontre inattendue.

– Le voilà cria imprudemment le premier qui ledistingua à travers les broussailles.

C’était plus qu’il n’en fallait pour confirmerla mauvaise opinion qu’il avait de ces gaillards à képis et àcarnassières et, s’il ne rebroussa pas absolument chemin, – car onne lâche pas un lièvre aussi stupidement, – il prît un contourassez large pour passer hors de vue et de portée de ses guetteurs.Il est en effet assez difficile, même à une courte distance, dedistinguer nettement sous bois un être qui court ou qui marche,surtout, comme c’était le cas, quand il n’est pas de taille trèsélevée. Les gardes, dès qu’ils le virent tourner bride,s’élancèrent bien à ses trousses et coururent de son côté, mais iln’était déjà plus là et, rapide, avait passé sur leur flanc droitsans qu’ils le vissent ; deux minutes plus tard, l’aboi depoursuite reprenait derrière leur dos.

– C’était un peu trop fort !

Furieux d’avoir été roulés, ils reprirent lapiste en se guidant d’après la voix du coureur, décidés fermement,s’ils ne pouvaient le cerner, à suivre la chasse jusqu’à la remisedu lièvre et à la capture du chien. Le jeune chef n’était pas lemoins excité.

Par malheur pour Miraut, le capucin se fitrebattre ; un quart d’heure après, l’entendant revenir aulancer, les forestiers prirent mieux leurs précautions, sifflèrentau lieu de crier, se dissimulèrent derrière de gros arbres et,lorsque le chien fut arrivé au centre du terrain qu’ils occupaient,ils se précipitèrent tous en chœur pour le pincer.

Surpris par leur irruption subite, le chasseurs’arrêta court un instant et, prudent, voulut battre en retraite,mais de côté et de partout les képis se montraient et il seretourna juste pour tomber entre les griffes du chef lui-même quil’appréhendait vigoureusement au collier.

Miraut n’avait pas, comme pour Lisée, desraisons d’obéir à ce particulier qui manifestait à son égard dessentiments plutôt douteux ; il le lui fit bien voir, montrales crocs, se secoua rudement, chercha pour mordre à atteindre lacuisse ou le mollet de son gardien. Mais il est difficile, quand onest tenu par le collier, d’agripper la main ou tout autre membre decelui qui vous a pincé, et Martet, accouru avec ses collègues, futbien forcé de reconnaître le coupable ; le nom d’ailleursétait lisible sur la plaque, le chien était pris et bien pris.

Pour ne pas qu’il pût continuer son tapage,scandaleux en l’occurrence, on l’attacha et l’on revint achever lebalivage interrompu ; ensuite de quoi, solidement encadré parces deux brigades d’hommes des bois, Miraut, renâclant, tirant aurenard, grognant et s’étouffant, fut remorqué bon gré mal gréjusqu’à Longeverne.

Lisée, qui s’était trop tard aperçu de lafugue de son chien, fut averti par les gamins du malheur qui allaitlui tomber sur la tête, et la Guélotte frémit de colère et de peurlorsqu’elle vit ce cortège de fonctionnaires, derrière un monsieurà dolman et suivi d’une importante escorte de moutards, ramener ledélinquant à son domicile légal.

Lisée dut décliner au garde général ses nom,prénoms et qualité, et l’autre lui annonça qu’il dressaitprocès-verbal.

– Pourquoi ne l’attachez-vous pas nonplus ? lui reprocha-t-il, il y a des lois pour les chienscomme pour tout le monde ; je ne veux pas, absolument pas,qu’on entende chasser dans mes triages en dehors des époquesréglementaires ; mes gardes ont des ordres formels, tant pispour ceux qui seront pris. Il paraît d’ailleurs, ajouta sévèrementcet homme aimable, que ce n’est pas la première fois que cela vousarrive ; les notes retrouvées dans les dossiers de monprédécesseur vous signalent comme ayant encouru d’autresprocès-verbaux. Faites attention à vous si vous voulez !

C’était une menace non déguisée et lareconnaissance formelle que le chien et son maître étaient plusparticulièrement signalés à la vigilance des forestiers.

Ils n’étaient pas encore à quinze pas, près dela fontaine, que déjà commençaient les lamentations farouches de laGuélotte :

– Ah ! mon Dieu ! nous sommesperdus ! Qu’est-ce qu’on va devenir ? Pour combien desous en allons-nous être ? Et ça ne fait que commencer. Voilà,aussi ! Si tu m’avais écoutée quand le juge de Besançon t’endonnait cinq cents francs ! Au lieu de recevoir de l’argent,il faudra que nous en donnions, comme si on en avait de trop déjà.Ah ! cochon ! crapule ! sale charogne !s’excita-t-elle, en courant sur le chien, le poing levé.

– C’est pas la peine de l’engueuler, il necomprendra pas, interrompit Lisée qui, lui, n’avait pas le couragede gronder. À sa place, sais-tu ce que tu aurais fait ? Moi,j’aurais peut-être bien fait comme lui. J’sais ce que c’est qued’avoir envie d’aller prendre un tour. Ah ! c’est malheureux,mais je vois bien que dorénavant il faudra que je l’attache. PauvreMiraut !

– Oui, c’est ça, c’est bien ça !Plains-le ! Comme si c’était lui et non pas nous et non pasmoi qui soit à plaindre ! Une charogne qui n’entend rien,n’écoute rien, n’en fait qu’à sa tête et ne nous ramène que desmisères et des calamités. Tu verras, oui, tu verras que ce ne serapas tout ; je l’ai bien prédit quand tu me l’as amené que tunous mettrais un jour sur la paille.

Lisée, la semaine d’après, fut cité àcomparaître devant le tribunal correctionnel de l’arrondissementpour répondre du délit dont son chien s’était rendu coupable.

Il ne s’attendait pas à ce que leprocès-verbal fût si salé. Le garde général, jeune et bouillantfonctionnaire, désireux de se montrer, de prouver son zèle, de sefaire mousser, avait décrit avec force détails plus ou moinstechniques et vaguement grotesques les ébats et évolutions duchien.

« Le vendredi 13 du mois d’avril, à dixheures trente-quatre minutes du matin, au lieudit la Corne du Fays,à environ trois cent cinquante-cinq mètres nord-nord-est de latroisième tranchée transversale, nous… accompagné de… »Suivaient les noms de tous les forestiers présents.

Et c’était précis, détaillé, circonstancié. Lechien avait fui, puis avait fait rébellion, menacé, injurié, voulumordre ; heureusement, le sang-froid du dit garde général…etc., etc.

Le président fut sévère, d’autant plus sévèreque, malgré son tempérament rageur et sa méchanceté naturelle, ilne pouvait pas l’être toujours. Pour faire plaisir à quelquespoliticiens véreux, député de l’absinthe, sénateur cocu, mairefailli, conseillers généraux gâteux, il n’appliquait fort souvent àdes délinquants réels, chenapans avérés, fripouilles notoires, maisélecteurs et électeurs influents, que des pénalités ridiculementanodines. Ici, il n’avait affaire qu’à un paysan, un paysan quin’était recommandé par personne, car ces messieurs du chef-lieu decanton s’étaient prudemment effacés dès qu’ils avaient été informésdu procès-verbal, un paysan qui chassait, qui avait le toupet dechasser, qui tuait des lièvres, comme si ce sport guerrier nedevait pas être l’unique apanage de lui, juge, de ses collègues,des autres autorités, piliers de la loi et du régime, fils etgendres de nobles marchands de mélasse ou de calicot, aristocratierépublicaine, enfin, ayant du bien au soleil, des rentes, unesituation.

Un paysan, autant dire un braconnier ! Cefut tout juste s’il ne traita pas Lisée de vieux cheval deretour ; aussi écopa-t-il de l’amende la plus forte et sa notede frais fut, elle aussi, particulièrement soignée.

Et ce ne fut pas tout. Le soir même, le digneet grave et rigide magistrat faisait parvenir soit directement,soit par le canal de son cher et féal sous-préfet, aux gendarmes,aux maires et aux gardes de la région une petite note signalant lesieur Lisée, de Longeverne, comme braconnier dangereux, àsurveiller étroitement, et son chien comme chassant en toutessaisons, nonobstant lois, décrets, arrêtés et règlements envigueur.

Lisée paya sans mot dire : il savait cequ’il en peut coûter dans ce charmant pays de France et sous cejoli régime de liberté, d’égalité et de fraternité, à dire ce quel’on pense, seraient-ce les plus grandes et les plus éclatantesvérités.

– Quand on est pris, on est pris,philosopha-t-il. Avec ces salauds-là, on n’est jamais les plusforts !

Et, songeant à ses amis plus durement éprouvésencore :

– Bah ! Plaie d’argent n’est pasmortelle ! Mieux vaut encore ça qu’une jambe cassée !

Chapitre 4

 

 

La vie à la maison redevint difficile pourMiraut. La patronne ne lui pardonnait pas les trente ou quarantefrancs prélevés sur le budget ménager pour payer l’amende et lesfrais de ce premier procès-verbal : il dut subir l’audition devéhéments discours, nourris d’imprécations, illustrés de coups desabots, et Lisée, lui aussi, aux heures des repas et même à touteheure du jour, entendit plus d’une homélie qui, pour n’avoir rienque de très profane, n’en devenait pas moins assommante àécouter.

Il avait beau répéter à sa femme que leslamentations et les plaintes ne changeraient rien à la chose et quel’argent donné ne reviendrait pas au bas de laine ; l’autre,qui craignait, à juste titre, que de nouvelles fugues neprovoquassent de nouveaux procès et de nouvelles amendes, cherchaitpar tous les moyens à décider le seigneur et maître à se séparerd’un serviteur aussi dangereux pour le bon équilibre du budgetdomestique. Mais il n’est pire sourd que celui qui ne veut pasentendre.

– Une fois n’est pas coutume, répliquaitLisée. Quel est celui qui, dans ce bas monde, au cours de sonexistence, ne s’est exposé une fois au moins aux rigueurs de laloi ? Ainsi moi qui suis pourtant un honnête homme et qui n’aijamais fait de tort à personne, j’ai été un jour, devant le juge depaix, condamné à vingt sous d’amende pour tapage nocturne, et toi,toi-même qui gueules tant aujourd’hui, ne t’es-tu pas fait dresserprocès-verbal pour avoir nettoyé des pissenlits sous le goulot dela fontaine et ne m’as-tu pas fait casquer huit ou dix beaux écuspour t’être prise de bec avec la femme de Castor ?

Ces considérations qui rappelaient à saconjointe quelques heures et circonstances pénibles de sa vien’étaient point pour la réduire ni pour la calmer, attendu,ripostait-elle, que si par malheur on s’est trouvé obligé de verserde l’argent un premier coup, ce n’est point une raison pours’exposer, de gaieté de cœur, à en donner une deuxième et unetroisième fois.

On attacha Miraut pour qu’il ne pût se sauverni sortir sans autorisation préalable. Tous les jours d’ailleurs,pour adoucir ce régime barbare et permettre au prisonnier desatisfaire à ses besoins naturels auxquels il ne vaquait pas à lamaison, Lisée le détachait et le conduisait soit le long de laroute, soit sur le revers du coteau, faire son petit tourhygiénique. Il ne lui permettait pas de s’éloigner à plus de dixpas, car, depuis qu’on interdisait au chien la rue, et plus encorela forêt, la tentation chez lui grandissait de se promener et ledésir de courir et de chasser couvait et s’enflait aussi, plus quejamais dans son cerveau.

Un jour, ce fut plus fort que tout.Impatienté, les muscles crevant du besoin de se détendre, lespattes ne tenant pas en place, après avoir longuement tiré sur sachaîne, furieux, il donna une brusque et si violente secousse qu’illa rompit net à quelques maillons du collier. Avec des précautionsinouïes afin que ne le trahissent point les tintements du grelot,il ouvrit toutes les portes et, sans délai, fila vers la forêt.

Il ne faisait que de quêter encore et n’avaitpas donné le moindre coup de gueule lorsque le garde Roy, quidescendait le sentier de Bêche pour couper au court et venir àLongeverne prendre les ordres de son brigadier au sujet du service,entendit son grelot.

Au rebours de Martet, lequel, malgré sesapparences sévères, son zèle intelligent et bien compris,représentait le fonctionnaire brave bougre et bon enfant, le gardeRoy réalisait le type parfait d’imbécile méchant que le populaire astigmatisé en disant de cette sorte d’individus : « C’estune belle vache ! » calomniant ainsi gratuitement unecatégorie fort respectable, sinon très intelligente, de mammifèresdomestiques.

Roy, prudent, s’avança sous bois à pas feutréset reconnut Miraut : il en frémit de joie. Cette fois ilallait se signaler à son grand chef, dresser un procès-verbal qu’onne ferait pas tomber comme beaucoup d’autres qu’il avait rédigés unpeu trop bêtement et faire plaisir aux autorités. Il songea à sesaisir du chien et à le ramener au village, mais prendre Mirautn’était pas chose facile. L’intelligent animal, dès qu’il le vit,crocha sans hésiter et s’éloigna au petit trop en le regardant detravers. L’autre, rusant, voulut avec douceur l’appeler :« Viens, Miraut ; viens, mon petit », et il sortitmême de son sac un morceau de pain qu’il lui tendit, croyantl’attirer par ce procédé un peu grossier.

Miraut regarda le personnage avec un méprisnon dissimulé et ses yeux, clignotant vaguement sous ses paupières,avaient l’air de dire à Roy : « Imbécile, pour qui meprends-tu ?»

S’il eût su parler et qu’il eût connu lesusages parlementaires, il eût certainement ajouté :« Voyons, crétin, idiot, tourte, je ne suis pas électeur quetu puisses m’acheter pour un morceau de pain. »

Furieux de cette attitude, Roy marcha, puiscourut, puis galopa vers lui et Miraut accéléra un petit peu sonallure, juste assez pour se maintenir à bonne distance. Quandl’autre, qui s’égratignait, se déchirait et perdait son képi,renonça à la poursuite et s’arrêta, il fit halte lui aussi et,l’ayant encore bien regardé, se tourna un peu, leva la cuissecontre un tronc de foyard, lâcha en signe de parfait dédain et deprofond mépris un jet soutenu, puis s’éloigna définitivement aprèsavoir fait voler haut, dans la direction du fonctionnaire, lesfeuilles mortes sous ses pattes de derrière.

Roy, exaspéré, descendit sans perdre uneminute à Longeverne et vint droit chez Lisée qu’il interpellainsolemment :

– Dites donc, vous, voudriez-vous me montrervotre chien ?

– Vous-mon-trer-mon-chien ? scanda Lisée,et pourquoi voulez-vous voir mon chien ?

– C’est mon affaire. Je vous ordonne de memontrer votre chien.

– Vous m’ordonnez ? Elle est vertecelle-là, par exemple ! Mon chien est à l’écurie, mais vous nele verrez pas ; c’est une bête bien élevée et honnête et jen’ai pas l’habitude de la présenter à des grossiers et à desmalappris.

– Ah ! vous ne voulez pas me lemontrer ? J’sais bien pourquoi ; vous auriez du mal del’exhiber.

– J’aurais du mal ? Il est là derrièrecette porte ; mais vous ne le verrez pas ; ah !non ! je vous défends bien de le voir, vous n’avez pas ledroit d’entrer chez moi.

– Bon, c’est entendu ! Je n’ai pas ledroit d’y entrer seul, mais je vais requérir le maire et nousallons bien voir.

Comme il l’avait annoncé, Roy s’en futchercher le maire, et, au nom de la loi, le somma, pour verbaliser,de l’accompagner chez Lisée.

Celui-ci, bien que n’aimant pas les histoires,dut s’exécuter, et Lisée, mis en demeure, alla ouvrir la porte desa remise.

Sa surprise fut grande en apercevant la couchevide et la chaîne cassée. Il en pâlit. L’autre, en venant, avait dûrencontrer quelque part Miraut en forêt et toute cette comédien’était que pour verbaliser avec fracas. Il ressortit très ému.

– Je ne savais pas, avoua-t-il. Il a cassé sachaîne : tenez, venez voir, ce n’est pas de ma faute.

– Inutile, maintenant, triompha Roy ; jen’ai plus rien à voir. Monsieur le maire a entendu ; vousavouez que votre chien n’est pas chez vous et moi j’atteste que jel’ai rencontré, chassant au sentier de Bêche.

– S’il chassait, on l’aurait entendu, objectaLisée.

– Je dis « chassant », affirma legarde ; je suis agent assermenté et vous n’allez pas metraiter de menteur : je note que vous avez mis la plus grandemauvaise volonté à en convenir et que j’ai dû recourir à l’autoritémunicipale pour accomplir mon devoir et faire mon service.

Presque au même instant, Miraut lançait.

Roy ricana :

– Vous l’entendez, vous ne nierez plus.

– Je n’ai jamais nié, répliqua Lisée, je nesavais pas et voilà tout.

– La cause est entendue, je m’en charge,menaça l’autre en s’en allant.

Quand la Guélotte connut l’affaire, laterrible affaire qu’elle apprit à la fontaine où elle lavait, pourl’heure, une savonnée, elle ne fit qu’un saut jusqu’à samaison.

– Je te l’avais bien dit ! Je te l’avaisbien dit ! tempêta-t-elle.

Et les lamentations, les larmes et lesimprécations reprirent, s’enflant, roulant, débordant sur la têtedu chasseur.

Il n’était évidemment plus question de tuerMiraut qui avait une valeur marchande et dont on avait refusé unegrosse somme d’argent, mais de chercher à le vendre.

– Tant que nous l’aurons, ce sera comme ça,ajouta-t-elle. Nous n’échapperons pas ! Tu es signalé partoutmaintenant, on nous tombera dessus : il nous ruinera.

La chose était grave.

Lisée gronda son chien et le menaça quand ilrevint le soir avec un bout de chaîne pendant à son collier. Pourplus de sécurité, il lui remit le bâton tombant devant les pattesqui entravait sa marche et empêchait sa course.

Cependant, une rage, une frénésie de chassesemblait avoir saisi la bête. Malgré cette entrave, huit joursaprès il repartit, du côté du Teuré, cette fois. Mais en entrantdans le taillis il dut s’empâturer quelque part dans des fourrés,s’accrocher, enrouler l’entrave et la chaîne autour de branches etde souches et se constituer prisonnier lui-même de la forêt. Dumoins, ce qu’on sut par la suite permit de supposer que les chosesavaient dû se passer ainsi, car aucun témoin ne put jamais conterla chose et l’on ne retrouva que dix mois plus tard, entortilléparmi des souches, son collier plus qu’aux trois quarts pourri,avec la chaîne et le bout de bois. Miraut, pour se libérer,arriva-t-il à le casser ? parvint-il, au prix de quelsefforts, à retirer sa tête de l’ouverture étroite ? Nul nesait ; toujours est-il que deux heures après son départ, sanscollier ni entrave, la tête bien dégagée et le cou libre, lesgendarmes de Rocfontaine lui tombaient dessus au moment où ilachevait de dévorer un jeune levraut qu’il venait de pincer aprèsune courte chasse mouvementée.

Les gendarmes dressèrent un tripleprocès-verbal : premièrement, pour vagabondage ;deuxièmement, pour manque de collier ; troisièmement, pourchasse en temps prohibé. Néanmoins, malgré leurs efforts, ils nepurent ramener au village le chien qui s’échappa en leur laissantla tête et une épaule de gibier, mais leur témoignage suffisait etLisée ne put nier, chacun ayant entendu Miraut.

Il est inutile de raconter en détail ce qui sepassa dans le ménage. La Guélotte pleura, sanglota, hurla,engueula, rossa le chien et supplia son homme de se débarrasser decette bête terrible, à n’importe quel prix, d’écrire sans retard auriche amateur qui, la saison d’avant, lui en avait offert une sibelle somme.

Le chien les ruinait, il n’y avait plus un soudans le ménage, il faudrait peut-être vendre une vache ou un cochonà demi engraissé pour payer les frais.

Cependant, Miraut rentrait, nullementcraintif, parfaitement joyeux, comme un brave chien à qui saconscience ne reproche rien et qui n’a fait que ce qu’il doitfaire. Et Lisée grondait bien et gueulait un peu, mais sansconviction, car il tenait à cette bête et l’aimait malgré tout, etsecrètement même l’excusait d’oser faire, quand cela lui disait, cequ’il n’osait pas toujours faire lui-même.

On dut, pour remplacer le collier perdu, enretrouver un autre. Julot le cordonnier, en bon et consciencieuxouvrier, le confectionna avec du cuir choisi, qu’il cousitsolidement, et, pour plus de sûreté cette fois, on attacha le chientout en lui remettant une nouvelle entrave.

Mais la malchance, c’est la malchance ;les précautions les plus minutieuses ne prévalent pas contre elleet, quand le Destin vous a posé sur la nuque sa poigne de fer, ilest inutile de regimber, il n’y a qu’à se soumettre et laisser lesévénements couler comme une onde mauvaise. Par une fatalitéterrible, Miraut ne sortait, ne s’échappait jamais que les jours oùles gardes et les gendarmes étaient en tournée du côté deLongeverne.

Et ce furent encore ces derniers qui, douzejours plus tard, le ramenèrent cette fois au village, entre euxdeux, ainsi qu’un malfaiteur de grand chemin.

– Vous avez eu de la chance, que nous noussoyons trouvés là, eurent-ils le toupet de dire à Lisée. Sans nous,votre chien aurait bien pu crever où il était.

Ils racontèrent alors comment Miraut, arrêtéde nouveau par son entrave et prisonnier dans un buisson, à moitiéétranglé, avait attiré leur attention par ses plaintes et seshurlements d’appel. Ils l’avaient, comme de juste, délivré, et, parla même occasion, pincé.

– Vous n’en serez aujourd’hui que pour unsimple procès-verbal de vagabondage, déclarèrent-ils, touchés toutde même par cette déveine aussi persistante et enfin convaincus dela parfaite bonne foi et de l’honnêteté de Lisée.

Cette fois, à la Côte, ce fut de la démence etde la rage. La Guélotte parla de se pendre dans la grange ou de senoyer dans l’abreuvoir si la maison n’était pas débarrassée de cefléau. Elle traita son mari de canaille, l’accusant des piresinfamies, disant qu’il lui « suçait le sang à petitfeu », qu’il voulait la faire mourir, qu’il était la risée dupays, que c’était une honte d’être aussi bête et bien d’autreschoses encore.

– Tu vas, exigea-t-elle, écrire au notairetout de suite et qu’il dise à son ami que Miraut est à vendre.

Lisée simula la défaite, griffonna une lettrequ’il partit immédiatement, affirma-t-il, mettre à la boîte, maisqu’il se garda bien d’envoyer, se disant qu’une fois la colèrecalmée et les événements un peu passés, l’autre n’y penserait plus.Cependant la Guélotte ne lâchait pas, elle s’étonnait de ne pasrecevoir de réponse et Lisée, pour la faire patienter, émettaitl’opinion que l’amateur était sans doute muni ou avait probablementchangé d’avis à ce sujet.

Il commençait à se tranquilliser lorsqu’unbeau jour, un homme du Val arriva au pays en voiture, mit soncheval à l’auberge, et demanda sa maison.

Il se présenta bientôt, et, après lessalutations d’usage, aborda nettement le but de sa visite.

– On m’a dit que vous aviez un chien àvendre.

Lisée, une seconde, en demeura muet destupeur, et il n’avait pas encore ouvert la bouche pour protesterque déjà sa femme, en ses lieu et place, répondait parl’affirmative. Il se ressaisit, protesta, déclarant que, si telleavait été un instant son intention, il avait depuis réfléchi etétait revenu sur une décision prise un peu trop à la légère.

Sa femme pâlit et le fixa d’un air effrayant.Il sentit venir l’orage et se prépara à tenir tête.

– Avec quoi le paieras-tu, hurla-t-elle, tondernier procès-verbal, dis, avec quoi ? Tu vendras une vachepeut-être ; nous serons obligés de nous séparer d’une de nosmeilleures bêtes ; nous nous priverons, je ne mangerai pas àmon saoul pour que tu conserves ici une charogne qui ne nous faitque des misères !

– C’est mon seul plaisir, répondit Lisée. Jen’ai pas besoin d’amasser, puisque nous n’avons pas de gosses, etje ne me soucie pas de laisser des terres et de l’argent à tesneveux qui se ficheront de moi quand je serai mort.

– Oui, saoule-toi encore, et moi ici jecrèverai de fatigues et de privations.

L’étranger, un peu gêné, essaya de s’excuserde la scène pénible qu’il provoquait en disant :

– J’en offrirais un bon prix.

– J’en ai refusé cinq cents francs, précisaLisée, cinq cents francs, vous m’entendez bien, pas plus tard quel’année dernière.

– Ça t’a bien réussi ! ragea la Guélotte.Combien en offrez-vous ? demanda-t-elle au visiteur.

– Vous n’en trouveriez certainement pas lamoitié à l’heure actuelle, affirma-t-il. D’abord, c’est un chiend’un certain âge, et puis nous ne sommes pas à l’ouverture.

– J’attendrai, répondit Lisée, qui voyait làune occasion d’atermoyer.

– J’en donne trois cents francs tout de même,se reprit l’autre. Songez-y ! Pour un chien, c’est quelquechose.

– Lisée, supplia sa femme, changeantd’attitude et les larmes aux yeux, pour l’amour de Dieu, aie pitiéde nous, aie pitié de moi ! Jamais tu ne retrouveras peut-êtreune telle occasion ; songe à la vache qu’il faudra vendre, dixlitres de lait par jour ! Songe que ce ne serait sûrement pastout, que les gardes t’en veulent, que les gendarmes t’épient,qu’ils nous feront tout vendre, qu’ils nous ruineront jusqu’audernier liard.

– Vous en retrouverez un autre facilement,insista l’acheteur.

Une larme, qu’il essaya de refouler, monta auxyeux de Lisée ; il se moucha bruyamment tandis que l’autreconcluait :

– Allons, topez là, et serrez-moi la main,c’est une affaire entendue. Allons boire un verre à l’auberge oùj’ai laissé mon cheval.

Chapitre 5

 

 

– Il faut au moins que vous le voyiez, afinqu’il vous connaisse déjà un peu pour partir ! Lisée va vousconduire à sa niche, proposa la Guélotte.

– Je le connais déjà, moi, réponditl’acquéreur.

Débarricadant les portes lentement, le cerveaulourd, sans penser, en homme accablé, Lisée arriva avec soncompagnon à la remise où Miraut, attaché, sommeillait, son entraveau cou.

– Le voilà ! annonça-t-il en le désignantdu geste.

Et il s’approcha de l’animal qu’il caressa dela main et auquel il parla affectueusement.

L’étranger, le nouveau maître, suivait Liséeet ce fut sur lui que se porta d’instinct le regard du chien.

Tout d’abord, en apercevant Lisée, il nes’était pas levé, se contentant de soulever la tête, de le regarderavec de grands yeux tristes et, ce qui témoignait chez lui del’indécision, de frapper de sa queue, à coups réguliers et assezvifs, la paille de sa litière. Mais, dès qu’il aperçut cet autrehumain, habillé différemment des gens qu’il avait coutume de voir,un chapeau sur la tête, un manteau sur le bras, l’inquiétudesourdement l’envahit. Une prescience vague lui dénonçait un dangeret, Lisée restant malgré tout son protecteur naturel, ce fut verslui qu’il se réfugia, vite debout, se frottant à son pantalon, luiléchant les mains et lui parlant à sa manière.

De même que les corbeaux et les chats chez quila chose n’est pas douteuse, et sans doute tous les grands animauxsauvages, les chiens ont un langage articulé ou nuancé et secomprennent entre eux parfaitement. Miraut se faisait égalemententendre de Mique, de Mitis et de Moute, et ces derniers aussi luitenaient assez souvent des discours brefs dans lesquels on sedisait tout ce que l’on voulait se dire et rien que ça.

Sans que Lisée eût parlé, car s’il eût émis lamoindre phrase relative à une séparation, le chien, qui comprenaittout ce qui se rapportait à lui, l’aurait certainement saisie danstous ses détails, il sentit, rien qu’à son air triste, de même qu’àla volonté de l’autre de se faire bien voir, qu’il y avait entreeux deux un pacte secret le concernant.

Instinctivement il fuyait les caresses del’étranger, se contentant de le regarder avec des yeux inquiets,agrandis par la tristesse et l’étonnement.

Les compliments que l’autre lui adressa, poursincères que les sentît Miraut, ne réduisirent point sa méfiance etil refusa froidement un bout de sucre qui lui fut tendu en signed’alliance. Lisée ayant ramassé le morceau tombé le décida tout demême à le croquer, mais il le cassa sans enthousiasme et l’avalasans le sentir.

– Je vais toujours lui ôter l’entrave, décidal’acheteur qui s’était nommé M. Pitancet, rentier au Val.

Mais ce geste libérateur qui, pensait-il, luiconcilierait les bonnes grâces et lui attirerait l’amitié du chien,ne réussit qu’à accentuer sa méfiance et à confirmer sessoupçons.

Le nez humide et les yeux brillants, il secollait de plus en plus aux jambes de son ancien maître qui ne selassait de le cajoler, de le tapoter, triste jusqu’à la mort de laséparation prochaine. Après une dernière embrassade, une dernièrecaresse, on laissa Miraut sur sa litière et, pour réglerdéfinitivement l’affaire, les deux hommes se rendirent àl’auberge.

– Comment avez-vous su que mon chien était àvendre ? questionna Lisée.

– Ma foi, répliqua l’autre, à vous dire lavérité, je n’en ai été à peu près sûr qu’en arrivant à Velrans oùl’aubergiste m’a confirmé la chose. Je vous avouerai toutefois queje me doutais bien qu’un jour ou l’autre vous seriez obligé de vousen débarrasser, car je me suis trouvé par hasard au tribunal à tousvos procès et je puis bien, entre nous, vous dire que les juges sesont montrés avec vous de fameuses rosses. Depuis longtemps jeconnais de réputation votre chien et, comme j’ai l’intention dechasser cet automne, je me suis dit : « Puisque tu n’espas très habile ni très connaisseur, un bon animal au moins t’estnécessaire.» C’est pourquoi, après votre dernière condamnation,j’ai décidé à tout hasard que je monterais jusqu’ici au-dessus. Onm’a bien prévenu, à Velrans, qu’il serait assez dur de vousdécider, mais que votre femme, elle, ne voulait plus entendreparler de le garder, et je suis venu.

– Mon pauvre Miraut ! gémit Lisée.

– Soyez tranquille, le rassuraM. Pitancet, il sera bien soigné chez moi ; nous n’avonsà la maison ni chat ni gosses et ma femme ne déteste pas leschiens.

– Une si bonne bête ! reprenaitLisée.

Et pendant qu’ils vidaient une vieillebouteille en mangeant un morceau, le chasseur, dans une sorted’enthousiasme sombre et désespéré, entamait l’éloge de sonchien.

– Pour lancer, monsieur, il n’y en a pointcomme lui ; dès qu’il est sur le fret, il s’agit de faire bienattention, d’ouvrir l’œil et de se placer vivement. Il n’est pasbavard : une fois qu’il a averti par deux ou trois coups degueule, on peut être sûr que, moins de cinq minutes après, il auralevé. Et pour suivre, pour suivre, ah ! ce n’est pas lui quiperdra son temps à des doublés et à des crochets, ah ! maisnon ! Les lièvres ne la lui font pas à Miraut ! Et quelque soit le jour, il lancera ! Et il faudra que votreoreillard soit bien malin, allez, pour qu’il ne vous le ramènepas.

Et Lisée continuait :

– À la maison, il vaut mieux qu’un chien degarde ; il sait reconnaître les amis, il ne fait pas de malaux gosses, et si un rouleur voulait jamais s’introduire, qu’est-cequ’il prendrait ! Il le boufferait, monsieur, tel que je vousle dis. Ah ! penser que nous étions si bien habitués l’un àl’autre et qu’il faut que nous nous quittions ! J’avaispourtant juré qu’on ne se séparerait jamais. Mais, monsieur, malgréla vieille qui n’a jamais pu le sentir, la rosse ! il trouvaitmoyen de venir me retrouver dans le lit de la chambre haute enouvrant les portes. Car il sait ouvrir les portes, méfiez-vous sivous voulez : il ouvre toutes les portes quand ça luidit ; c’est même comme ça qu’il s’est sauvé plusieurs fois.Mais, ne comptez pas qu’il vous les refermera ; non, fermerles portes, ce n’est pas son affaire ; une porte fermée legêne, une porte ouverte ne le gêne pas, et quand il est arrivé à cequ’il voulait, lui, et à se faire plaisir, sauf votre respect,monsieur Pitancet, il se fout du reste.

– J’espère qu’il s’habituera assez vite :toutes les bêtes s’habituent au changement.

– Toutes, peut-être, mais pas lui. Mirautn’est pas comme les autres. J’ai eu bien des chiens dans ma vie,mais jamais, vous m’entendez, jamais je n’en ai eu un commecelui-là. Ah ! vous avez de la chance d’être en voiture, parceque vous pourriez vous brosser pour l’emmener à pied, vous neseriez pas de sitôt au Val.

– Vous croyez, douta M. Pitancet, avec dufromage, du sucre dont je lui donnerais un petit bout de temps entemps ?

– Peut-être avec des autres, avec des jeunes,ça réussirait-il ; mais avec lui, ah là là ! Quand il adécidé quelque chose, il n’y a rien à faire ; il n’y a que moiqu’il écoute et mon camarade Philomen avec qui je chasse depuisvingt ans et aussi un peu l’ami Pépé, vous savez bien, Pépé deVelrans, celui qui tue tant de lièvres tous les ans. Les autres,rien à faire : souvent les grosses légumes de Rocfontaine sontvenus chasser avec moi (les salauds ! et pas un ne m’a aidédans mes procès) ; eh bien ! dès qu’il voyait, dès qu’ilsentait que je n’étais plus avec eux, il ne moisissait pas en leurcompagnie et il m’avait bientôt retrouvé. Il se ferait traîner, ils’userait les pattes jusqu’au genou, je veux dire jusqu’au jarret,et vous lui arracheriez le cou plutôt que de le faire avancer. Envoiture, il sera bien forcé de se tenir, mais je ne serai pasétonné si, une fois là-bas, malgré la distance, il se sauve etrevient me voir.

– Ils reviennent presque toujours revoir leurpremier maître, mais c’est l’affaire de quelques voyages et, s’ilssont mal reçus, ils se résignent vite à demeurer à leur nouveaulogis, surtout s’ils y sont bien traités. Si d’aventure Mirauts’échappe avant d’être bien habitué au Val et qu’il retourne àLongeverne, vous le soignerez naturellement et je vous paierai cequ’il faudra pour sa pension, mais je compte bien que vous ne ferezrien qui puisse l’encourager à recommencer.

– Ce me sera dur de le gronder, prévint Lisée,une bête avec qui j ‘ai passé de si bons moments et qui m’aimetant ! Mais c’est vot’chien maintenant et je ne le rattireraipas.

– Allons le chercher, pendant qu’on mettra moncheval à la voiture, décida M. Pitancet.

Durant leur absence, Miraut qui s’étaitrassis, puis recouché sur la paille, songeait très inquiet, enproie à des pensées contradictoires, à des soupçons multiples et àdes craintes terribles. Il appréhendait le retour de Lisée, nonpoint pour lui-même, mais parce qu’il se doutait que l’autres’attacherait à lui.

Pourtant, s’il lui avait voulu du mal, iln’eût pas tant attendu, et du moment qu’il était parti, il nereviendrait peut-être pas. Et qui aurait pu savoir les sombrespensées qu’il roula, les problèmes qu’il agita, et dont lesmanifestations extérieures se traduisaient juste par une inquiétudedu regard, un froncement de paupières, des frémissements de mufle,de légers tremblements de pattes et l’obstination avec laquelle ilregardait du côté de la porte.

Sa frayeur devint intense quand il perçut dansle sentier de l’enclos deux pas bien distincts qu’il reconnutaussitôt : celui de Lisée et celui de l’autre, et elles’accentua encore quand le son de la voix de l’étranger ne luipermit plus le moins du monde de douter que c’était bien lui quirevenait. Il se leva tout droit sur sa couche, le cou abaissé auniveau des épaules, la tête allongée dans le prolongement du cou,et fixa plus intensément encore la porte de la remise qui s’ouvritbientôt et livra passage aux deux hommes.

Lisée avait un air sombre et fermé quicontrastait avec la physionomie joyeuse de son compagnon. Derrièreeux, la tête ricanante de la Guélotte apparut à son tour et Mirautnettement se sentit sacrifié et perdu.

Qu’allait-il lui arriver ? Il n’en savaitrien encore, mais il craignait quelque chose de pire que la prisonet de pire que les coups. Il craignait : la crainte, danscertains cas, est plus cruelle que le malheur lui-même ; ellefaisait pour l’heure battre à grands coups le cœur du chien.

– Viens, mon petit, viens ! appela d’unair aimable M. Pitancet ; viens près de moi,voyons !

Et il lui tapotait le crâne tandis que Liséedétournait la tête pour cacher son émotion.

– Grand imbécile ! ricana sa femme. Tu neferais pas tant de grimaces pour moi ! Ce n’est qu’unchien !

Cependant, M. Pitancet, ayant détachéMiraut, lui tendait un bout de fromage, pour bien faireconnaissance, affirmait-il ; ensuite de quoi il le caressa denouveau, le cajola, le câlina, le gratta sous les oreilles et sousle cou, l’invitant à le suivre au dehors :

– Viens, mon petit !

Mais Miraut résolument tirait du côté deLisée, le regardant de ses yeux agrandis et désespérés, et pleurantet suppliant à petits abois tendres et tristes.

Le chasseur ne résista pas : ils’accroupit devant le chien et longuement l’embrassa et luiparla :

– Il le faut, mon pauvre vieux,résignons-nous !

La résignation est une vertu chrétienne etn’était pas le fait de Miraut qui enfonçait plus que jamais son nezdans le gilet de chasse de son ami et de sa patte le grattait à vifpartout où il trouvait un pouce carré de chair.

– Il vaut mieux, émit l’acheteur, que vous nele caressiez pas tant.

– C’est vrai, convint Lisée, ce n’est plus lemien maintenant et je n’ai même plus le droit de l’embrasser.Emmenez-le, monsieur, emmenez-le ! ça me fait trop de peine età lui aussi de prolonger plus longtemps les adieux.

– Si on peut être bête à ce point-là !marmonnait la Guélotte.

Lisée lui jeta un coup d’œil terrible et ellejugea prudent de se taire immédiatement, non point tant par lacrainte des coups que par l’appréhension de voir son mari revenirsur sa parole et défaire le marché.

On sortit. Mais, comme l’avait prévu Lisée,Miraut refusa obstinément d’avancer. Campé sur les quatre pattes,le cou tendu, il résistait de tous les muscles de sa poitrine, detous les tendons de ses jarrets, de tous les ligaments de sesvertèbres, de toutes les griffes de ses pattes fichées violemmenten terre.

– Allez, charogne ! grogna la Guélotte enle poussant par derrière.

Il résista de plus belle, le fessier cintré,suffoquant et crachant parce que le collier l’étranglait de l’autrecôté.

– Je vous prierai de me l’amener jusqu’à lavoiture, demanda M. Pitancet ; pour qu’il n’ait pas peuret ne se doute pas trop, je prendrai par la route du village etvous par le verger.

Résigné à boire jusqu’à la lie le calice,Lisée reprit en main la laisse, tandis que l’acheteur, à grandspas, s’éloignait.

– Viens, mon petit Miraut !appela-t-il.

Le chien avait suivi d’un œil farouche ledépart de l’inconnu. Il vint se jeter dans les jambes de Lisée,jappotant et se tortillant, et le chasseur put l’emmener en passantpar le sentier du clos.

Mais quand on arriva en face de chez Fricot etque Miraut revit l’homme auprès de la voiture attelée, une transenouvelle le saisit. Il comprit tout et, regardant Lisée avec desyeux pleins d’un sombre et muet reproche, refusa de nouveauobstinément de faire un pas. Le patron, pour l’amener à la voiture,dut le prendre de force dans ses bras où il se débattait et leporter comme un enfant.

Sur une brassée de paille préalablementdisposée à côté du siège, Lisée déposa Miraut, tandis que leconducteur, saisissant la corde, l’attachait très court etsolidement au siège d’abord, au porte-lanterne ensuite, afin que lechien ne pût ni renverser le premier, ni sauter et se tuer en coursde route en tombant malencontreusement sous les roues.

Pour qu’il ne vît point ces préparatifs et cesdispositions, Lisée durant ce temps l’entourait toujours de sesbras et l’embrassait en lui parlant.

Quand tout fut solidement arrimé, le nouveaumaître, brusquant les adieux, serra la main de Lisée et fouettavigoureusement son cheval.

Et Lisée resta là, immobile, muet, navré,sombre, désespéré, ne répondant rien aux gens qui l’interrogeaient,regardant stupidement s’éloigner et disparaître au loin cettevoiture de malheur où son chien, son cher Miraut qu’il avait eu lalâcheté de vendre, hurlait ficelé et se débattaitdésespérément.

Cependant, à Velrans, Pépé, dont la jambeallait mieux et qui commençait à remarcher, faisait une petitepromenade, se soutenant sur deux bâtons. Il suivait la route àpetits pas, lentement. Entendant un bruit de voiture, il se rangeaau bord de la chaussée pour la laisser passer et il vit, ahuri, unhomme qu il ne connaissait point, emmenant attaché un chien quimaintenant ne criait ni ne hurlait, mais qui avait un air tragiqueet lugubre et tournait invinciblement la tête dans la direction deLongeverne.

– Mais c’est Miraut ! s’exclama-t-il,saisi tout à coup d’une sombre inquiétude. Qu’est-ce qui a bien puse passer ?

Et il rentra chez lui, très agité, roulanttoutes sortes de pensées, se demandant pourquoi on ne l’avait aviséde rien, tandis qu’à Longeverne Lisée, couché sur son lit, le nezau mur, fermait les yeux, la tête bourdonnante, essayant en vain dedormir pour oublier un peu son chagrin.

Chapitre 6

 

 

Une bonne soupe, un bon coussin rembourré delaine, attendaient Miraut dans la maison de M. Pitancet, auVal.

Ne voyant plus Lisée, se sentant dans un paysinconnu, dans un milieu de gens inconnus, le chien apeuré selaissa, sans résistance, détacher et descendre de la voiture parson nouveau maître qui ne lui ménagea, en cette circonstance, niles caresses, ni les bonnes paroles. Il le suivit fort docilementdans la cuisine, puis dans la salle à manger, et dans diversesautres pièces encore, car le patron voulut lui faire faire sanstarder le tour du propriétaire afin qu’il pût prendre, dès sonarrivée, l’air de la maison.

Cette précaution n’était point mauvaise. Lesbêtes sont naturellement curieuses et les sensations nouvelles sonthabituellement un tout-puissant dérivatif à leur chagrin. MaisMiraut différait un peu de ses congénères. Morne, flairant à peinepar politesse, il fit pas à pas la revue de l’appartement et revintà la cuisine où M. Pitancet, devant sa femme qui le caressa unpeu peureusement, voulut lui faire manger sa soupe.

Il l’amena devant une jatte appétissante,fleurant bon la graisse et le lait. Mais Miraut ne pensait guère àmanger : il trempa le bout du nez dans le bouillon, renifla uncoup, se retira d’un air dégoûté, s’essuya d’un coup de langue etregarda la porte.

– Pas de ça, mon vieux, protestaM. Pitancet. Tu voudrais filer ; tu as le mal du pays, jecomprends ; mais ça passera. Allons, viens ici ; quand tuauras faim, tu mangeras : il ne faut forcer personne.

C’était l’heure du repas. Les époux se mirentà table, uniquement préoccupés du chien qu’ils trouvaient tous deuxfort à leur goût, très gentil, bien élevé et qu’ils souhaitèrentvoir très vite s’accoutumer à eux et à la maison. En vainessayèrent-ils de le décider à avaler quelques morceaux de pain.Miraut les laissait tomber sans y toucher ; devant les boutsde viande, son intransigeance fléchit un peu tout de même, il lesavala en les mâchant.

– Allons, espéra M. Pitancet, ils’habituera. Bien nourri, bien caressé, bien dorloté, quel estcelui qui n’oublierait pas ?

M. Pitancet jugeait un peu trop enhomme : il ne connaissait encore guère Miraut.

Depuis qu’il avait franchi le seuil, toutel’attention du chien, tous ses désirs convergeaient sur une seuleidée : sortir ; sur ce seul but : retourner àLongeverne.

Pour arriver à se faire ouvrir la porte, ilsimula, par la plainte accoutumée, un besoin pressant.

– Il est propre, approuva le patron ;conduis-le à l’écurie, il se soulagera tant qu’il voudra.

Mais Miraut refusa obstinément de suivre lafemme à l’écurie.

« Il est sans doute habitué à allerdehors pour ces affaires-là », pensa M. Pitancet, et ilse disposa à l’y conduire, mais après avoir prudemment passé unelaisse dans le collier de la bête.

Cela ne faisait guère l’affaire de Miraut quicomprit que, pour l’instant du moins, son truc n’était pasbon ; mais pour ne point laisser soupçonner a ses geôliers sonmensonge, il se soulagea abondamment ; il pouvait toujours sesoulager d’ailleurs, peu ou prou, la vessie des chiens étantinépuisable.

M. Pitancet le complimenta et le ramenadevant sa soupe ; mais décidément le chagrin était tropprofond, l’estomac trop contracté et Miraut, se refusant à manger,vint s’étendre sur le coussin qui lui avait été préparé, simulantle sommeil. Toutefois, il ne pouvait entendre s’ouvrir et se fermerla porte de la rue sans relever vivement la tête et écouter avecattention.

– Petite canaille ! menaça doucement eten souriant son nouveau maître, tu cherches à filer àl’anglaise ; mais sois tranquille, j’aurai l’œil et lebon !

Pour qu’il ne se sentît point trop isolé etperdu, pour l’habituer à leur présence, pour qu’il les connût ets’attachât plus vite à eux, les maîtres laissèrent dormir Mirautsur son coussin dans la salle à manger, laissant ouvertes lesportes qui communiquaient avec leurs chambres respectives.

En le quittant ils le caressèrent encore et lechien, se laissant faire, les regardait de son air triste et trèsdoux qui semblait leur dire : « Je vois bien que vousêtes de braves gens et que la juponneuse d’ici vaut mieux que laGuélotte, mais laissez-moi partir tout de même. »

Ils n’eurent garde, comme on pense,d’acquiescer à son désir.

Le lendemain, debout avant tout le monde,Miraut, seul, avait minutieusement inspecté la demeure et fait unetrès sévère revue des portes et fenêtres de la maison.

De la pièce où il se trouvait, aucune évasionn’était possible ; il passa à la cuisine et essaya de faire,de même qu’à Longeverne, jouer le loquet ; mais les serruresde M. Pitancet, rentier, étaient plus compliquées que cellesdu père Lisée, paysan, et Miraut eut beau appuyer et tirer etpousser de toutes façons, il n’arriva point à en pénétrer lesecret.

Il flaira alors les meubles, les instrumentsdivers, les ustensiles de cuisine et retrouva dans la terrine sasoupe de la veille. Son estomac délesté criait famine, il la lapajusqu’à la dernière goutte, puis, ayant tout vu, tout senti, toutreniflé, tout sondé, il revint s’étendre sur son matelas etattendit.

M. Pitancet et sa femme, dès qu’éveillés,l’appelèrent ; il parut remuant la queue au seuil de leurschambres, mais ne poussa pas plus loin ses témoignages etdémonstrations. Eux, furent beaucoup plus prolixes de gestes et demots et on le félicita tout particulièrement d’avoir si bien mangésa soupe.

Comprenant parfaitement toutes leurs paroles,Miraut écoutait avidement. Il ne dissimula point sa satisfaction etpiétina sur place tout joyeux quand son nouveau maître eut émisl’idée de l’emmener faire un tour et prendre l’air, et l’autre enfut tout attendri.

– Nous le tenons, affirma-t-il à sa femme.

Il s’habilla et, après avoir comme la veillepassé une laisse au collier du chien, ils sortirent tous deux.

Ce n’était point ce qu’avait espéré Miraut,mais tout de même il était content de gagner la rue et de prendrecontact avec le pays, ne serait-ce que pour s’orienter un peu, afinde n’avoir point à hésiter le jour où, débarrassé de ses liens, ilpourrait enfin filer où il voudrait.

Ce nouveau village n’enthousiasma pointMiraut.

Le Val, comme son nom l’indique, est situédans une vallée, fort jolie d’ailleurs, bien que très encaissée.C’est un petit pays tout en longueur dont les maisons propretteslongent une rivière jaseuse au flot limpide et frais que hante unetruite très rare et fort renommée. Quelques prairies en pentearrivent comme des torchons de verdure à la rivière, tandis queplus haut la côte, avec ses forêts et ses rochers, s’élève raide etescarpée, barrant l’horizon.

Le bruit de l’eau et le pont qu’il falluttraverser rappelèrent à Miraut un de ses plus mauvais souvenirs. Ilhésita à suivre le maître, reniflant avec prudence l’odeur humidequi s’exhalait, écoutant ce chant monotone du flot sur les pierresqui l’avait déjà intrigué la veille et l’agaçait peut-être unpeu.

Il examinait tout d’un œil soupçonneux ;il aperçut d’autres chiens qui le regardaient avec une curiositéméchante, qui aboyaient dans sa direction et le menaçaient etl’insultaient ; sans doute il ne les craignait guère, surtoutavec le maître, mais cela l’ennuya ; il flaira des gens qu’iln’avait jamais sentis ni vus ; il aperçut des bois surlesquels il ne possédait aucune notion. Il se demanda où iltrouverait des lièvres et comment il les chasserait et quellesseraient leurs ruses et leurs passages et leurs cantons, et celalui fit songer à ses chères forêts du pays de Lisée qu’ilconnaissait mieux que quiconque, hommes et bêtes, dont pas unevenelle, pas un passage, pas un fourré ne lui étaientétrangers.

Il pensa que s’il devait vivre ici, il luifaudrait tout recommencer sa vie, apprendre à connaître ses maîtreset leur logis, les gens du pays, les gosses, distinguer les maisonsamies des baraques hostiles ; qu’il lui faudrait étudiercanton par canton, pouce par pouce tous ces bois, les sonder, lesvérifier, les tarauder ; il se dit que cela était vraimentimpossible, que sa tête chargée de souvenirs ne pourraitenregistrer ces nouvelles notions, qu’il était trop vieux,peut-être, que Longeverne était son pays, son domaine, qu’il nepourrait vivre que là et qu’il devait y retourner.

Ce n’était point sans doute l’avis deM. Pitancet, lequel, en discours prolixes et convaincus, luivantait le Val. Miraut ne l’écoutait pas, il continuait sesréflexions.

Cet homme qui, de force, l’avait transplantéici, qu’était-il au point de vue chasse, le seul qui importait auchien ? Ah ! si c’eût été encore Philomen ou Pépé, desamis, des gens sûrs, mais connaissait-il la chasse, ceM. Pitancet ? Saurait-il se poster aux bons passages,était-il capable de tuer un lièvre ? Si c’était un maladroitet que le chien s’escrimât pour rien à faire courir lescapucins ? Autant de questions nouvelles. Et il faudrait qu’ils’habituât aux manies de cet homme, à ses façons d’aller quand ilavait déjà, lui, toutes ses habitudes, de bonnes habitudes, priseslogiquement ainsi que sait les prendre un chien intelligent et ruséqui ne s’occupe pour cela que de son nez, de ses besoins et de soninstinct de chien !

Non, Miraut voulait partir et ne rêvait qu’auxmoyens de réaliser sa volonté.

Après avoir manifesté une vague velléité desuivre la route du côté de Longeverne, après avoir inutilement prisle vent et regardé vers le haut de la côte par delà laquelle, trèsloin sans doute, s’étendaient ses forêts coutumières, il compritque cette tactique était mauvaise et qu’il était nécessaire, pourarriver à son but, d’inspirer confiance à son nouveau patron.

Il savait déjà que la volonté des hommes,quand on la heurte de front, est irréductible, qu’on n’arrive à s’ysoustraire que par ruse et dissimulation, mais qu’alors il est trèsfacile de tromper ces êtres crédules, lesquels prennent toujoursles chiens, dans l’impossibilité où ils sont de les comprendre etde les deviner, pour plus bêtes qu’ils ne sont réellement.

Docile à l’invite du maître, il retourna surses pas et le suivit partout où il plut à l’autre del’emmener : dans le village, le long de la rivière et au borddu bois.

Sans en avoir trop l’air, Miraut donnaitattention à tout, regardant, écoutant et surtout humant etreniflant. Il y eut des choses qui l’intéressèrent, mais l’ensemblelui parut mesquin et petit et toutes ces impressions nouvelles neréussirent qu’à lui faire regretter davantage encore Lisée etLongeverne et à le confirmer dans sa résolution de retournerlà-bas, coûte que coûte.

Il mangeait, dormait, se laissait caresser,témoignait même de la gratitude à ses patrons, battanténergiquement du fouet quand on partait en promenade, tant queM. Pitancet, un beau matin, après huit jours d’accoutumance,crut qu’il n’y avait plus de danger de le voir repartir et lelibéra de l’attache.

Ils se promenèrent côte à côte, mais dupremier coup d’œil Miraut avait bien vu que ceci était encore uneépreuve et qu’à la moindre velléité de fuite il serait poursuivi etpeut-être cerné et rattrapé.

Aussi, dominant son désir de fausser compagnieà son gardien, il resta auprès de lui, obéit docilement, s’éloignaaussi peu qu’il le voulut, revint au premier appel lui lécher lamain et continua deux jours cette comédie.

Elle réussit parfaitement et, un après-midi,deux heures environ après la promenade, comme Miraut, simulant unbesoin de pisser, demandait la porte, elle lui fut ouverte sansfaçons.

Il en profita pour rôder comme un flâneurautour de la maison, mais pressentant que, par un dernier reste deméfiance, on l’épiait peut-être, il vint se coucher sur le seuil etferma les yeux.

Sa maîtresse qui vint pour le chercher,l’ayant aperçu dans cette posture, rentra aussitôt annoncer lachose à son mari, et lui affirmer :

– Maintenant, c’est bien le nôtre, et il nepense plus à Longeverne.

Cinq minutes après, il filait sans hésitationaucune, reprenant tout droit le chemin de son village.

Il ne suivit aucune route, aucune voie, aucunsentier ; il n’essaya point de se remémorer, pour le reprendreà rebours, le trajet suivi par la voiture lors de sa venue, non, ilalla le nez au vent, sûr de son fait, sûr de sa direction, tantôtau trot, tantôt au galop, jamais au pas, guidé par son flairsouverain.

Lisée n’avait pu dormir la nuit du jour oùpartit Miraut. C’était un homme accablé : un de ses parentsserait mort qu’il n’en aurait pas été plus triste. C’est que lechasseur, sans enfants et n’ayant point à se louer du caractère desa femme, perpétuelle ronchonneuse, avait de tout temps reporté surles bêtes, et particulièrement sur ses chiens qui le lui rendaientbien, toute l’affection dont il était capable. Miraut était pourlui comme un dernier né, un Benjamin chéri pour toutes sortes deraisons, d’abord pour la difficulté éprouvée à le faire admettre aulogis, puis pour ses qualités personnelles extrêmement rares etprécieuses, enfin pour la gloire qu’il lui avait value, pour laréputation qu’il lui avait faite et aussi pour cette affection que,par réciprocité, le chien lui avait vouée lui aussi.

Sans l’avoir dit, il comptait bien le revoir,il était étonné qu’il ne se fût pas déjà évadé et se demandait,avec une pointe de jalousie, si une bête tant aimée pouvaitvraiment l’oublier si vite.

La Guélotte, paysanne avare, rapace, qui nevoyait dans les animaux quels qu’ils fussent que des sources derevenu, ne pouvait comprendre cette affection, pas plus qu’ellen’admettait la passion de la chasse, divertissement coûteux, bonpour les désœuvrés tout au plus et les richards, puisqu’il nerapporte rien, même aux meilleurs fusils.

Tout chasseur était pour elle un homme taré,une façon de pauvre d’esprit, puisqu’il entend mal ses intérêts. Sielle eût su ce que c’était, elle eût dit avec mépris que c’étaitune espèce de poète, de poète qui s’ignore souvent(heureusement !) et goûte d’instinct et puissamment et sansarrière-pensée d’image et de facture verbales, les joies de lasolitude, la beauté âpre et sauvage de la nature parmi les décorsperpétuellement changeants et toujours si frais et si beaux deschamps, des forêts et des eaux.

Lisée, certes, aurait été bien incapabled’exprimer ses sentiments sur ce point, et pourtant lorsqu’un beaumatin, avant le lever du soleil, il partait pour la forêt dansl’espoir d’entendre chasser son chien, il n’eût pas échangé saplace pour un trône.

Toute la semaine, il traîna languissant,désœuvré, d’une pièce à l’autre, de la remise à l’écurie, du jardinau verger, bricolant un peu, incapable de se donner à quelquetravail sérieux ou suivi, tandis que sa femme, triomphante, semoquait de lui et haussait les épaules, en silence toutefois, carsi d’aventure elle se fût hasardée à aller trop loin dans cettevoie, elle aurait pu craindre un éclat de colère dont son derrièreet ses côtes eussent pu se ressentir fortement.

Cet après-midi-là, plus triste et plus sombreque jamais, le braconnier, devant sa maison, s’occupait à scierquelques rondins qu’il avait récemment ramenés de la coupe et quiencombraient un peu le bas de sa levée de grange.

Courbé en deux, un pied sur le bois duchevalet, il tirait et poussait lentement la scie, d’un airaccablé, lorsque, tout à coup, sans qu’il s’y attendît le moins dumonde, il sentit deux pattes brusquement s’appliquer sur ses reinsen même temps qu’un aboi de joie et de tendresse, un aboi bienconnu, retentissant, roucoulait à ses oreilles.

Du coup, il en lâcha la scie et le morceau debois, et comme électrisé, avec la rapidité de l’éclair, il seretourna.

Miraut était là qui le léchait, se tordait, setortillait, l’embrassait, lui parlait, lui disait sa joie de leretrouver, sa peine de l’avoir quitté, son ennui là-bas, sa longueattente, et lui aussi, fou de joie, s’était baissé et se laissaitembrasser et entourait son chien de ses bras, le cajolant et netrouvant à lui dire que ces mots d’enfant ou de mère :

– C’est toi, Miraut, mon vieux Miraut !Ah ! mon bon chien, je savais bien que tu reviendrais !C’est toi !

Chapitre 7

 

 

Cependant l’aboi de Miraut et son passage dansle pays n’avaient pas été sans être remarqués. La Guélotte, entrain de sarcler le jardin qu’ils avaient en dehors du village,dans les clos de la fin dessous, fut avisée de l’événement par laPhémie qui accourut à elle, les bras levés, comme pour annoncer ungrand malheur. Cette grande bringue pourtant, comme disait Lisée,n’avait plus rien à craindre pour ses poules, puisque, depuis fortlongtemps, le chien avait renoncé à ce gibier stupide ; maisils n’étaient toujours point camarades et elle avait conservé pourMiraut une haine farouche. La Phémie, donc, vint aviser la Guélottede ce retour et de la joie non dissimulée de Lisée.

Immédiatement, craignant toujours pour lasécurité du marché et redoutant la restitution des trois centsfrancs, elle rentra à la maison afin de rappeler à son mari que lechien n’était plus à lui et lui remettre en mémoire les promessesqu’il avait faites à son acquéreur.

Elle les trouva tous deux, l’homme et lechien, dans la chambre du poêle, en train de se caresser et de setenir des discours réciproques qui devaient être d’ailleursparfaitement inutiles.

Miraut était heureux : il ignorait ce quec’est qu’un marché ; du moment que Lisée le recevait bien, ilpouvait croire que l’ère de la séparation était révolue et que c’enétait fini du cauchemar du Val : l’arrivée de la patronne jetaune ombre sur sa joie et lui fit se souvenir qu’il avait toujoursen elle une ennemie. Par politesse toutefois, par bonté de cœur,pour montrer qu’il ne gardait à personne rancune du méchant tourqu’on lui avait joué, il vint à elle et voulut la caresser, maiselle le repoussa brutalement en disant :

– Qu’est-ce qu’elle revient faire ici, cettesale charogne ?

Et s’adressant à son mari :

– Tu sais, ce n’est pas honnête ce que tu faislà. Tu avais promis à M. Pitancet de ne pas le rattirer s’ilrevenait et je me demande ce qu’il dirait s’il venait vous trouverici tous les deux, comme des idiots, à vous faire des mamours. Tuas fait un marché avec cet homme, il t’a payé largement ; situ agis de telle sorte que le chien se sauve toujours de sa maison,c’est comme si tu le volais.

– Si Miraut ne veut pas rester là-bas, je nepeux pourtant pas… et puis, enfin, je ne suis pas allé le chercher,il est là, ce chien, et je ne veux pas le tuer puisqu’il n’est pasà moi. Il ne veut pas s’en aller tout seul ; les premièresfois on est toujours obligé de venir les rechercher. D’ailleurs, sice monsieur ne veut pas qu’il se sauve, il n’a qu’à le soigner et àmieux le garder.

– Tu vas lui écrire tout de suite qu’ilrevienne le reprendre le plus tôt possible, exigea la patronne.

– Ça ne presse pas, atermoya Lisée.M. Pitancet pensera bien qu’il s’en est venu ici, et ilviendra le chercher sans qu’on ait à le prévenir.

– Eh bien ! si tu n’écris pas, c’est moiqui vais écrire. S’il allait rechasser ici, ce serait peut-êtrenous encore qui écoperions.

– Écris, si tu veux, concéda Lisée ;c’est trois sous de foutus tout simplement.

Le soir même, une lettre à l’adresse deM. Pitancet le prévenait de l’équipée de son chien, et lelendemain après-midi il remontait la côte avec son cheval et savoiture.

Miraut avait écouté d’une oreille attentive ladiscussion : le nom de l’homme du Val, prononcé à plusieursreprises, l’avait très inquiété ; pourtant, comme la patronnen’avait pas trop crié, qu’elle n’avait pas fait d’éclats, qu’ellene l’avait ni chassé, ni battu, il put croire qu’elle consentait àsa réintégration au foyer et ne condamnait pas trop son retour. Ileut, le soir, le plaisir de voir Philomen et Mirette qui, ayantappris son retour, vinrent lui faire une petite visite d’amitié ets’enquérir, chacun à sa façon, des péripéties de son voyage et deson arrivée.

Les deux hommes ne purent s’entretenir seul àseul : leur conversation se ressentait de cette gêne, car laGuélotte, soupçonnant entre eux – qui sait ? – peut-être unvague projet d’entente au sujet de Miraut, ne les quitta pointd’une semelle et accompagna même son homme lorsqu’il reconduisitjusqu’au seuil le chasseur qui allait se coucher.

Lisée néanmoins avait dit son émotion et sajoie à voir que le chien ne l’avait point oublié et avait su, sanss’égarer, franchir les vingt ou trente kilomètres qui séparent lacommune du Val du territoire de Longeverne.

Ils se souvinrent des beaux jours vécus, desgrandes randonnées précédentes, des longues parties de jadis :on évoqua la mémoire de Bellone et de Fanfare ; on parla de lajambe de Pépé qui allait de mieux en mieux et, sans qu’on en eûtsoufflé mot, à la seule idée de la nouvelle séparation et duprochain départ du chien, on se sépara tout tristes.

Cependant Miraut dormait derrière le poêle,Moute d’un côté, Mique de l’autre, car Mitis, depuis quatre jours,tenté par le soleil et s’ennuyant au village, avait déserté lamaison et vadrouillait, disait Lisée, à travers champs où ilfaisait une chasse terrible aux nids de cailles et aux compagniesde perdreaux. Les deux chattes étaient toutes contentes, ellesaussi, d’avoir retrouvé leur camarade. Ils s’étaient parlébrièvement. La vieille Mique avait eu l’air d’interroger :Rron ? Miraut avait répondu : Bou ! et toute unehistoire tenait dans ces syllabes lourdes de sens et profondémentnuancées. On s’était fait des gros dos et des frôlements, ons’était donné des coups de pattes et des coups de langue et l’on setrouvait heureux tout simplement.

Miraut se tranquillisait ; il passa uneexcellente nuit, une matinée meilleure encore, espérant l’heure oùLisée l’emmènerait faire un tour par le village ou dans leschamps.

Mais comme il s’étirait, du devant d’abord, duderrière ensuite, pour indiquer qu’il s’ennuyait, le pas terribleet qu’il ne connaissait que trop déjà, le pas de M. Pitancetretentit sur le pavé de la cour et le fit tressaillir d’étonnementet d’angoisse.

De saisissement, il n’aboya pas, mais commepour chercher un refuge, il se précipita vers Lisée.

À ce moment, la porte s’ouvrait et la voix dumaître, souhaitant le bonjour à la Guélotte, retentit.

– Mon pauvre Mimi ! s’apitoya le chasseuren posant sa main sur le crâne de son ami.

L’homme entra et le chien, en le voyant, eutun instinctif mouvement de recul. Pourtant, comme il étaitimpossible d’éviter la rencontre et que ce nouveau maître n’avaitjamais été méchant pour lui, il ne fuit pas, s’approcha en rampantà son appel et, étendu à ses pieds, le regarda de ses yeuxsuppliants qui semblaient dire : « Je t’en prie,laisse-moi ici, ou reste avec nous : je ne sauraism’accoutumer à habiter au Val. » M. Pitancet le caressa,lui reprocha doucement avec de petits mots d’amitié sa fuguehypocrite, et, sans rancune, lui offrit un petit bout de sucre.Miraut n’y toucha point et le laissa tomber, mais, reconnaissanttout de même de ce geste de générosité, il lécha les doigts dubourreau et se coucha docilement, comme résigné à son sort.

Miraut avait son idée.

Sans en avoir l’air, il guettait la porte etprofita d’une minute d’inattention pour gagner la cuisine ;malheureusement pour lui, l’ouverture du dehors était close et ilne put, agissant vite, avant qu’on ne le remarquât, que gagner laremise et l’écurie où il se disposa à se cacher habilement.

Lisée offrit un verre à M. Pitancet quivoulut à toute force régler la dépense de Miraut ; parpolitesse celui-ci accepta de trinquer, puis, la chose faite, iltira de sa poche une chaîne d’acier pour attacher le chien.

Le croyant à la cuisine, il l’appela ;mais Miraut ne vint point. Lisée, estimant qu’il obéirait mieux àsa voix, l’appela à son tour, mais il ne parut pas davantage.

– Il n’est pas sorti pourtant, affirmait laGuélotte : la porte n’a pas été ouverte ; il est sansdoute allé dormir à la remise.

On s’en fut à la remise et l’on alla jeter uncoup d’œil à l’écurie, mais pas plus à un endroit qu’à un autre onaperçut de Miraut ; on l’appela, on cria son nom : il nerépondit ni n’accourut.

– Sapristi, s’étonnait M. Pitancet, maisil est pourtant quelque part, et si rien n’a été ouvert il ne peutêtre que dans la maison.

Pour être puissamment déduit, ce raisonnementne faisait toujours pas retrouver le chien.

– Il est probablement monté à la grange,hasarda la Guélotte.

La grange fut visitée, explorée et sondée danstous les recoins accessibles : Miraut n’y était pas.

– Il ne peut être qu’à la remise ou àl’écurie, conclut la Guélotte qui, prise d’un soupçon, regardaitd’un œil sévère son mari. Tu n’aurais pas ouvert la porte en allantà la cave, tout à l’heure ? demanda-t-elle.

– En fait de porte, je n’ai ouvert que cellede l’armoire pour prendre la bouteille de goutte, répliquaLisée ; je n’ai pas quitté un seul instant M. Pitancetqui n’a pas voulu que je descende.

– Enfin, ce chien n’est pas rentré sous terre,tout de même. Il n’aurait pas eu l’idée de se cacher, émit cedernier.

Lisée hocha la tête, indiquant par ce gesteque Miraut était au contraire bien capable de cela et de touteautre chose encore, par exemple d’avoir réussi à prendre tout seul,et par des moyens de lui seul connus, la clef des champs. Ilrappela le carreau cassé de jadis, et l’on refit sur sa demande uneminutieuse inspection des ouvertures qui n’amena rien denouveau.

À la fin des fins, on se résolut à tenir endétail et dans tous les coins et recoins l’écurie et la remise.

On commença par l’écurie : on visita lescrèches dessus et dessous, on retourna l’amas de paille entasséedans un coin ; on regarda entre le mur et la cage à lapins,sur la brouette, derrière les portes : nulle part on ne trouvatrace de son passage.

Dans la remise l’inspection se continuaminutieusement ; on bouscula toutes les caisses, on cherchadans tous les recoins ; tout avait été chambardé ; il nerestait plus qu’un endroit qui n’avait pas été exploré, mais ilsemblait impossible que le chien y fût. C’était un amas hétéroclitede vieilles planches et de vieux paniers, d’outils au rebut, demanches cassés, de vieilles hardes, de cuirs de jougs pourris,entassés au petit bonheur contre une vieille crèche, elle-mêmepleine de débris très antiques et sans aucune valeur.

– C’est idiot de penser qu’il est là derrièreou là-dessous, disait M. Pitancet. Qu’est-ce qu’il y foutraitet comment aurait-il pu s’y fourrer ? Un chat aurait déjà dumal à s’y frayer un passage.

Comme il n’y avait plus que cet endroit-là quin’avait pas été mis à nu, on continua tout de même de le déblayer.Ce ne fut qu’à la dernière planche soulevée et quand on désespéraitqu’on découvrit bel et bien Miraut qui s’était réfugié là-dessous.Comment ? au prix de quels travaux ? Il avait dû sefaufiler, s’allonger, s’aplatir, se raser. Et il était là devanttous, couché vaguement, plutôt accroupi, rattroupé sur lui-même. Iln’essaya d’ailleurs point de feindre davantage et de simuler lesommeil : il n’était pas si stupide ; mais il se contentade battre lentement son fouet et de contempler de son regardprofond et si triste le trio qui le déterrait de là. Il eut pourLisée surtout un coup d’œil impressionnant comme un reproche muet,un coup d’œil qui semblait lui demander raison de cet abandon, uncoup d’œil tel que l’autre n’y put tenir et, laissant la Guélotteet M. Pitancet se débrouiller avec lui comme ilsl’entendraient, le cœur chaviré d’une douleur plus vive encorequ’au premier jour, il alla par les rues du village comme une âmeen peine et s’en vint échouer chez Philomen.

Quand il ne vit plus son vieux maître, quandil se sentit seul, abandonné aux mains de ces deux êtres dont l’unle détestait, dont l’autre lui imposait l’exil, Miraut compritqu’il n’avait pas de sursis à attendre ni de grâce à espérer. Il selaissa passer la chaîne et conduire à la voiture où, attaché denouveau, il fut bientôt emporté au galop du cheval qui filaitderechef sur la route du Val.

Lisée, entendant les grelots sonner dans lefracas des roues, eut un geste d’accablement.

– C’est plus fort que moi, affirma-t-il, maisje ne peux pas m’y faire, je peux pas me raisonner, une si bonnebête ! Bon Dieu, que les hommes sont lâches et les femmesmauvaises !

– Quand Mirette fera des petits, je t’enélèverai un, offrit Philomen qui ne savait que trouver pourconsoler un peu son ami.

– Merci, mon vieux, merci, non ! C’estMiraut, vois-tu, qu’il me faut, je ne pourrais plus rien faire avecun autre.

À Velrans, Pépé revit encore passer la voiturefatale emportant Miraut qui sans doute le reconnut, car il jappa enpassant : peut-être un adieu, peut-être un appel. Le chasseuren fut tout retourné ; il avait interrogé des gens et avaitappris l’histoire des procès-verbaux et la surprise de lavente.

En bon camarade, il se désolait de n’avoir purencontrer Lisée, car il se doutait des terribles étamines parlesquelles il avait dû passer avant de s’avouer vaincu et decéder.

« Peut-être aurais-je pu l’aider ?se disait-il. Pourquoi n’est-il pas venu me voir non plus ? Sic’étaient des sous qui lui manquaient, il n’aurait eu qu’à dire unmot ; j’ai toujours quelque part, dans un bas de laine, uncent d’écus de réserve en cas de malheur, que personne ne sait, pasmême la bourgeoise, pour me tirer d’un mauvais pas ou pour obligerun ami. »

Et il enrageait en pensant qu’il n’était pasencore tout à fait assez valide pour accomplir seul, aller etretour, le voyage à pied de Longeverne ; mais il se promit,dès qu’une voiture irait là-bas, de saisir l’occasion par lescheveux, d’aller demander lui-même des explications à son copain etlui offrir, s’il en était encore temps, ses services.

Miraut, assurément très triste d’être remmenéau Val, n’était cependant pas aussi désespéré que le premier jour,car il avait au cœur le secret espoir de s’échapper encore etbientôt, surtout maintenant qu’il savait la manière de s’y prendre,et de revenir de nouveau à Longeverne.

Rien n’aurait su le distraire de ce projet nipersonne l’empêcher de le réaliser. Un chien qui s’est mis en têteune idée n’en démord pas et Miraut était un vrai chien, un fameuxchien, un sacré chien, comme on disait. Il se jura donc, chaquefois qu’il serait libre, de filer bon gré mal gré, de lasser lapatience de son acheteur, de lui éreinter son cheval et de vaincrecoûte que coûte l’indifférence ou la faiblesse de Lisée. Iln’habiterait qu’à Longeverne, cela seul était certain ; il yvivrait comme il pourrait, mais il resterait là et rien ni personnene saurait l’en empêcher.

Ce fut pour cela qu’il n’opposa aucunerésistance, simula l’obéissance, rentra dans la maison du Val commes’il revenait chez lui, accepta toutes les caresses et les rendit,mangea autant qu’on voulut, suivit docilement en promenadeM. Pitancet jusqu’au jour où, bien convaincu de sonaccoutumance, le patron lui retira la laisse et le laissa libredans la maison.

Chapitre 8

 

 

Trois fois de suite il s’échappa et, sanshésitations, s’en vint revoir Lisée. Les trois fois son maître,s’étant aperçu presque aussitôt de sa disparition, et aussi patientet aussi entêté que lui, partit sans délai le rechercher. Ilarrivait à Longeverne deux heures après le chien, et invariablementle retrouvait dans la cuisine ou le poêle de Lisée. Rendu prudentpar l’expérience du premier jour et craignant les ruses del’animal, il l’enchaînait immédiatement pour le reconduire àl’auberge où il avait remisé sa voiture. Après avoir laissé soncheval le temps de souffler un peu, de se reposer et de manger uneavoine, lui-même se restaurant légèrement, il remmenait Miraut quiavait à peine eu le temps de voir le pays et, à deux reprisesconsécutives, n’eut même pas la chance d’apercevoir Lisée, absentdu village ces jours-là.

À la troisième fugue il fut plusheureux ; mais, craignant la Guélotte, il n’était pas venujapper sous les fenêtres ; il s’était caché aux alentours,attendant pour s’aventurer de voir son ami ou d’entendre son pas,afin d’être bien sûr qu’il se trouvait à la maison et de ne pasavoir visage de bois.

Un instinct tout-puissant lui disait quemalgré tout il ne devait pas désespérer de vaincre un jour sarésistance inexplicable. Après deux heures d’attente, sa patiencefut récompensée et ce fut Lisée en personne qui sortit sur le pasde sa porte.

En quatre bonds il fut à lui et lui témoignaaussi follement qu’il put son affection et la joie qu’il avait dele retrouver enfin. Obéissant lui aussi à son cœur, sans réfléchirle moins du monde, Lisée lui rendait ses caresses et lui parlaitavec amour lorsque M. Pitancet apparut tout à coup dans lesentier du verger. Il vit toute la scène et, avant même desouhaiter le bonjour au chasseur, ne put, sans une certaineaigreur, lui marquer l’ennui qu’il éprouvait à faire tant devoyages consécutifs qui n’avaient pas de raison de finir.

– Vous m’aviez promis de ne pas le rattirer,ajouta-t-il, en saisissant prudemment le chien par son collier eten l’attachant de nouveau. Pourquoi le caressez-vous ? S’ilsent que vous êtes avec lui et qu’il sera bien reçu, il reviendratoujours, il faut en finir une bonne fois. Là-bas, il est bien et atout ce qu il lui faut, il nous connaît, il commence à s’attacher àla maison : promettez-moi que, si jamais il revient, vous nele recevrez pas, vous le gronderez et vous le renverrez en lemenaçant du bâton. Vous comprenez bien que si je l’ai payé si cher,c’est pour l’avoir à moi, non pas pour qu’il revienne ici et que jefasse continuellement la navette entre les deux patelins. S’il enétait ainsi, j’aimerais mieux y renoncer et que nous défassions lemarché.

La Guélotte, arrivant à la cuisine, avaitentendu les dernières paroles de l’acheteur. Une appréhensionterrible la gagna que M. Pitancet ne redemandât les troiscents francs versés, et peut-être, mais très légèrement, quoiqu’elle en eût dit, écornés pour le paiement de la dernière amende.Et puis elle avait eu le dessus, elle ne voulait à aucun prixreprendre cette charogne à la maison. Ce fut elle qui fit laréponse :

– Vous avez bien raison, monsieur, tout cequ’il y a de plus raison. C’est le vôtre et je vous l’aurais ditplus tôt sans la crainte de vous blesser, mais il vaut mieux, pourvous comme pour nous, que nous ne lui donnions plus rien à mangeret que nous ne le laissions plus entrer, parce que, sans cela,malgré vos voyages et vos bons traitements qu’il ne mérite pas, ilreviendra toujours.

– C’est donc entendu, conclut l’autre, et jecompte sur vous.

– Pour ce qui est de moi, affirma-t-elle, vouspouvez être sûr et certain d’une chose, c’est que chaque fois qu’ilapprochera de ma cuisine, c’est du balai que je lui donnerai aulieu de soupe, oh ! sans lui faire de mal, soyez tranquille,je sais bien à quels endroits on peut taper. Quant à celui-ci,continua-t-elle en désignant d’un geste de mépris son époux, c’estune vraie andouille, ça n’a pas plus de nerfs qu’un lapin, maisj’arriverai bien à lui faire entendre raison.

Lisée, à cette apostrophe, commença par priersa femme de fermer son bec et vivement, si elle ne voulait pointsavoir ce que pesait son poing ; ensuite, ne voulant paspasser aux yeux d’un étranger pour un homme d’une sensibilitéridicule, malgré sa profonde douleur et son envie de garder Miraut,il affirma à M. Pitancet qu’il n’aurait point à se plaindre delui et que le chien ne trouverait plus asile dans sa maison d’où ille repousserait sans le battre.

M. Pitancet prit acte de cettedéclaration ; il remercia le chasseur, dit qu’il comptait sursa parole, sur son honnêteté et finalement remmena Miraut, lequelcommençait à s’habituer à ces petits voyages et, ferme en sesdesseins, se préparait d’ores et déjà à recommencer à la premièreoccasion.

Cette occasion ne tarda guère.

Pour le règlement d’une vieille et importanteaffaire, M. Pitancet fut appelé pour quelques jours às’absenter. Il partit après avoir recommandé à sa femme de veillersoigneusement à ne pas laisser s’échapper le chien, ce quin’empêcha nullement ce dernier de casser sa chaîne, d’enfoncer uncarreau et de revenir dare dare à Longeverne où la Guélotte seréjouissait déjà de ne plus le revoir.

Lisée et sa femme étaient au jardin quand ilarriva. Voyant son maître et ami, il n’hésita point à venir à luimalgré la présence de l’ennemie.

– Revoilà encore cette sale viôce !glapit-elle en le reconnaissant. J’espère bien cette fois que tuvas le recevoir de la belle façon, si tu n’es pas une poulemouillée comme tu le prétends. Tu sais ce que tu as promis àM. Pitancet. Allez, ouste ! fous le camp !continua-t-elle en brandissant son râteau dans la direction deMiraut.

– Va-t’en ! ajouta Lisée au chienabasourdi de cet accueil ; va-t’en !

Miraut, arrêté dans son élan, resta stupidedevant ces injonctions, puis ne voulant point croire que c’étaitpossible, il resta là sur place, le cou tendu, semblant interrogerencore et demander des précisions.

– Veux-tu bien foutre ton camp ! repritla femme en s’élançant sur lui, tandis que Lisée – c’était lapremière fois – ne faisait rien, ne disait rien pour ledéfendre.

À quelque cinquante mètres de la maison, surle revers du coteau, Miraut se retira et s’assit sans mot dire,regardant avec étonnement du côté du jardin, espérant toujoursqu’un mot de Lisée, mettant un terme à cette comédie, lerappellerait enfin.

Mais Lisée, sombre et morne, ne fit pas ungeste, ne proféra pas une parole et rentra à la cuisine sans mêmejeter un coup d’œil de son côté.

Le soir tomba et il ne le revit pas. Alors ilvint rôder autour de la maison et aboyer sous les fenêtres pourqu’on lui ouvrît : ainsi agissait-il après les chasses et lespromenades lorsqu’il trouvait portes closes.

– Je vais lui ouvrir, décida Lisée, on ne peutpas le laisser coucher dehors.

– Je te le défends, protesta la Guélotte, jene veux pas qu’il remette les pattes ici ; ce n’est plus tonchien, tu n’as pas le droit de le recevoir ou bien tu n’es qu’unvoleur.

C’était pourtant exact que le véritable maîtrede Miraut, celui qui l’avait payé de ses deniers ou plutôt de sesbillets bleus, lui avait interdit de l’accueillir désormais etqu’il avait promis de le repousser : il baissa la tête ets’alla coucher.

Mais il ne dormit point et il put entendreMiraut qui aboya longtemps. Las et affamé sans doute, il ne cessases appels que pour faire un tour par le village et chercher sanourriture. Pourtant, le lendemain matin, quand la Guélotte ouvritla porte, elle le trouva couché sur la levée de grange.

Elle se hâta de l’expulser en lui jetant despierres, et le chien, s’éloignant à regret, revint se poster aumilieu du coteau à la même place que la veille, attendant Lisée,espérant toujours et quand même être recueilli.

Dès que le chasseur sortait, il se redressait,tremblant de tous ses membres, les yeux brillants, le cou tendu,attendant qu’il regardât de son côté pour multiplier sessupplications muettes et lui dire avec tout son cœur et toute sonâme : « Voyons, puis-je aller près de toi ? »Mais Lisée, bien que le sachant là, ne faisait pas mine de leremarquer et, le cœur serré, rentrait bientôt à la cuisine oùl’accueillaient les sourires et les haussements d’épaule méprisantsde sa femme.

Trois jours de suite, Miraut erra autour de lamaison, aboyant, demandant asile, demandant à manger, rôdant lanuit par le village. Il s’acharnait, il espérait envers et malgrétout espoir, et Lisée, lui aussi, vécut trois jours d’angoisses etde souffrances atroces, répondant à peine aux gens, voisins et amisqui lui parlaient de ce chien, louaient sa fidélité ets’extasiaient sur un attachement si tenace et si singulier à leursyeux.

M. Pitancet, absent du Val, n’était pasvenu chercher son chien, bien que la Guélotte, qui ignorait cedétail, eût écrit dès le second jour. Elle s’inquiéta un peu audébut de ne pas le voir accourir aussitôt, puis, sa nature égoïstereprenant le dessus, elle se dit : « Après tout, qu’ilcrève de faim ou qu’il lui arrive malheur, je m’en moque, ce n’estplus le nôtre. »

Cependant, Miraut ne mangeant guère que devagues rogatons ainsi que quelques saletés dénichées à grand’peineau hasard de ses recherches nocturnes par les fumiers et lesordures, rongé par un souci tenace, dévoré par le chagrin,maigrissait de plus en plus. Il était là, passant ses joursaccroupi dans une attitude de sphinx miteux, car tant que la maisonn’était pas fermée, que les lumières n’étaient pas éteintes, ilattendait, espérant encore que son maître l’appellerait et lereprendrait. Son poil qu’il ne lustrait plus se hérissait, secollait, devenait sale ; il était crotté, boueux, minable,avait un air harassé, se levait à peine craintivement lorsquequelqu’un passait à proximité, fuyait les gosses qu’il connaissait,regardait tout le monde avec méfiance et marchait comme rattroupé,l’échine à demi cintrée, ainsi qu’un infirme ou un petit vieux.

Et Lisée se mangeait le sang, se disant que ceM. Pitancet n’était au fond qu’une brute et une salle rossepuisqu’il avait le courage ou la lâcheté de laisser ainsi unepauvre bête si longtemps à l’abandon.

« D’ailleurs, pensait le braconnier,reste à savoir si maintenant Miraut se laissera remettre la main aucollet. Chez nous, c’était facile, mais au milieu du communal, cesera une autre paire de manches. Si, après cette saleté-là, lemonsieur compte sur moi pour la chose, il peut se fouiller. Ils’arrangera avec la vieille puisqu’ils ont voulu manigancerl’affaire ensemble et je n’ai pas peur, malgré sa maigreur desquelette et sa fatigue, le chien n’en reste pas moins un fameuxtrotteur. »

– Pauvre bête ! si ce n’est pasmalheureux ! Ah ! je n’aurais jamais dû le vendre,ajoutait-il.

Voyant Lisée sortir et aller au village,Miraut, efflanqué, à bout de forces, se leva quand même ets’approcha, résolu à faire une tentative encore et une suprêmedémarche.

Un combat affreux se livra en l’homme. Quefaire ? Le nourrir, le laisser revenir ? Quelles scènesnouvelles à la maison ! Ce serait intenable ! Et l’autre,la brute du Val, pensait-il, avait sa promesse.

D’autre part, il sentit que si le chien venaitjusqu’à lui, le caressait seulement, il n’aurait plus le courage dele renvoyer et, la mort dans l’âme, de loin, sans oser regarder, ilfit un geste qui lui interdisait d’approcher davantage.

Miraut, qui ne le quittait pas des yeux,comprit et s’arrêta. Un immense désespoir de bête, un désespoir queles humains ne peuvent pas comprendre ni concevoir parce qu’ils onttoujours, eux, pour atténuer les leurs, des raisons que les chiensn’ont pas, le gonfla comme une voile sous l’orage. Il s’assit surson derrière et regarda encore, regarda longuement Lisée qui, lesjambes flageolantes et le dos rond, disparaissait au coin de larue, derrière les maisons.

Longtemps, comme ahuri, ne semblant pasvouloir comprendre encore ni se résigner, il resta là, stupide, àmi-chemin. Et il vit Lisée revenir et il se redressa de nouveau,secoué d’un frisson, ému d’une espérance.

Le chasseur se redemandait ce qu’il ferait. Lalutte en lui n’était pas finie. Peut-être allait-il céder à soncœur, à son sentiment, à son désir ; mais la Guélotteparut.

– Encore cette sale carne ! hurla-t-elle,en ramassant des cailloux.

Et l’homme laissa faire.

Miraut comprit que tout était fini, qu’iln’avait plus rien à attendre ni à espérer et, ne voulant malgrétout point retourner au Val où il retrouverait pourtant la niche etla pâtée, ne voulant point déserter ce village qu’il connaissait,ces forêts qu’il aimait, ne pouvant se plier à d’autres habitudes,se faire à d’autres usages, il s’en alla sombre, triste, honteux,la queue basse et l’œil sanglant jusqu’à la corne du petit bois dela Côte où il s’arrêta.

Alors il se retourna, regarda le village et,debout sur ses quatre pattes, il se mit à hurler, à hurlerlonguement, à hurler au perdu, à hurler au loup, à hurler à lamort, ainsi qu’il avait fait autrefois aux heures tragiques de savie, comme jadis à Bémont lorsque l’avait recueilli Narcisse, commenaguère à Longeverne le soir où Clovis Baromé s’était tué.

Et sa plainte sonna comme un glas, et lesautres chiens y répondirent, et tout le monde s’en émut, et c’étaitvraiment lugubre et désespéré.

Chapitre 9

 

 

En entendant les cris et les lamentations deson chien, Lisée de rage serra les poings, puis pâlit et, entre lesdents, mâchonna un juron furieux ; toutefois, sous le regardhaineux, sombre et féroce de sa femme, il se contint, plia quandmême et se tut. Mais incapable d’écouter ainsi les manifestationsde cette immense douleur dont il se sentait responsable, et navré àla pensée qu’une bête qu’il aimait tant allait crever misérablementde son attachement pour lui, lié par de terribles promesses, liépar la pénurie d’écus, il ne put tenir plus longtemps chez lui et,sans mot dire, fila à l’auberge noyer son chagrin dans l’alcool etle vin.

– Apporte-moi une chopine ! commanda-t-ilà Fricot, en entrant dans la salle de débit.

– N’est-ce pas ton Miraut qui hurle commeça ? répliqua l’aubergiste. Vrai, son patron devrait bienvenir le rechercher. On n’a pas idée de laisser ainsi souffrir desbêtes.

– Apporte-moi à boire ! réitéra Lisée quine voulait pas alimenter une conversation au cours de laquelleeussent éclaté sa colère, sa rage et sa douleur.

Lorsqu’un paysan tel que Lisée commence pardemander une simple chopine, on peut être certain qu’il ne s’entiendra pas là. Une chopine, c’est juste bon pour se mettre entrain ; un gosier de buveur réclame plus que ça : lesbistros campagnards ne l’ignorent point. Lorsque les clients, dupremier coup, commandent deux ou trois litres, c’est qu’ils n’ontpas l’intention d’aller plus loin, qu’ils ont jaugé leur soif etont déterminé ce qu’il faut pour l’apaiser.

Aussi, une demi-heure après, Lisée, plussombre et plus désespéré que jamais, avait liquidé troischopines ; au bout d’une heure, il en avait avalé six, etpourtant le chagrin dominait tout, l’ivresse consolatrice nevoulait pas venir et il souffrait comme un damné.

Tout à coup, la porte s’ouvrit et deux hommesentrèrent. Il ne s’en émut pas, ne bougea pas, ne tourna même pasla tête, absorbé qu’il était par ses pensées.

– Eh bien ! interpella l’un desarrivants, on ne dit même plus bonjour aux amis ?

Lisée, dévisageant ses interlocuteurs,reconnut le gros et Pépé, son cher et fidèle Pépé, enfin valide, etson cœur, il ne sut pourquoi, s’emplit d’un espoir immense, tel lenaufragé perdu en mer, qui aperçoit de son radeau les feux dubâtiment sauveteur.

– Mes pauvres vieux, c’est vous ?s’exclama-t-il.

– Oui, c’est nous, c’est moi, je fais mapremière grande sortie aujourd’hui, déclara Pépé. Ah ! il y apourtant longtemps, plus d’un mois que je désirais venir et quej’aurais voulu tout apprendre de ta bouche, mais cette sacréeguibolle m’immobilisait là-bas. Aujourd’hui le gros est venu mevoir et je me suis dit qu’avec lui j’arriverais sûrement jusqu’iciet que si je me sentais trop fatigué pour le retour, Philomen mereconduirait avec sa voiture. Nous venons de passer chez lui :c’est lui qui nous a dit que tu ne devais pas être à la maison,mais ici, et nous sommes venus directement te retrouver.

– Mes pauvres vieux ! mes pauvresvieux ! balbutiait Lisée : vous l’avez entendu ?

– Oui, et il continue. Mais pourquoi l’as-tuvendu aussi, pourquoi ne pas nous avoir prévenus ?

– Il n’y avait plus le sou à la maison ;la vieille a tant gueulé qu’on allait être obligé de vendre unevache, que ce serait la misère, que ça continuerait, que ceci, quecela, et j’ai cédé ; mais, mes vieux, si c’était àrefaire…

– Si tu m’avais seulement envoyé un mot !Pourquoi, bon Dieu ! n’être pas venu me voir ?

– J’ai été pris à l’improviste. Je ne medoutais pas que cet imbécile du Val monterait comme ça sansprévenir. Mais il nous est tombé dessus, a offert trois centsfrancs ; la femme m’a dit que j’étais un idiot, elle a entaméles lamentations et j’ai laissé faire. Je suis un lâche !Écoutez cette bête et dites-moi si elle ne vaut pas mieux que Liséequi a osé la vendre.

– L’autre ne vient pas larechercher ?

– Non. Ah ! c’est fini. Il va crever, monMiraut, mon pauvre vieux Miraut !

– Si tu nous avais dit que ce n’était qu’unequestion d’écus, j’en ai toujours une petite réserve, et, bonDieu ! si tu en as besoin aujourd’hui, je ne me suis pas amenésans ça !

– C’est trop tard, j’ai promis de ne pas leramasser.

– Tu n’as pas juré de le laisser crever.Rembourse-lui le prix de son chien. Tiens, voilà cent francs. Si tun’en as pas assez et si tu en as besoin encore, tu n’as qu’à dire,nous ne sommes pas des loups, cré nom de nom ! et pour leremboursement, ne t’inquiète pas : je ne te demande pas debillet ; tu me les rendras quand tu pourras.

– C’est plus qu’il ne m’en faut avec ce quireste, affirma Lisée. Ah ! tu as raison ! C’est ça !Merci, mon vieux. Merci !

– Pour ce qui est de ta femme…, commença legros.

– Ma femme, nom de Dieu ! tu vasvoir.

– En attendant, coupa Pépé, tu vas écrire sansretard à ton particulier du Val qui n’est qu’un salaud, soit ditentre nous.

Et séance tenante, Lisée tenant la plume, lestrois amis, de concert, rédigèrent à M. Pitancet une lettrequi n’était pas dans un sac.

Là-dessus, les traits durcis, le front barréd’un pli têtu, les yeux flamboyants, Lisée se leva,décidant :

– Vous allez aller prendre Philomen et venirme retrouver à la maison ; je vais pendant ce temps arrangermoi-même mes affaires.

– Bon ! Entendu ! acquiescèrent lesdeux autres.

Et, marchant à grands pas, Lisée arriva chezlui, ouvrit brusquement la porte, traversa les pièces, allant aumur où était appendue sa corne de chasse qu’il décrocha vivement deson clou.

– Où vas-tu ? interpella sa femme,soupçonneuse, en le voyant repasser, l’instrument d’appel à lamain.

– Ça ne te regarde pas !

– Ça ne me regarde pas, grand voyou, grandsoulaud ! Essaie de la rappeler, cette rosse, et tu vasvoir ! Ce n’est pas la tienne et elle peut bien crever. Tu espayé et je te défends bien…

– Si je suis payé, tu ne l’es pas encore, tuvas fermer ton bec et vivement ! continua Lisée.

– Je ne veux pas que tu passes,s’époumona-t-elle, rouge de colère, se campant devant son mari etlui barrant le passage.

– Ah ! tu ne veux pas ! ah, tu neveux pas ! sacré chameau ! Eh bien ! je vais tefaire un peu voir et comprendre qui est-ce qui est le maîtreici.

Et d’un violent coup de poing, appuyé d’unebourrade puissante, il l’écarta.

– Grande brute, assassin, voleur dechien ! râla-t-elle en se précipitant, griffes dardées surlui.

– Ah ! tu n’as pas compris encore et tune veux pas te taire, non ! Ce n’est pas assez de nous avoirfait souffrir comme des damnés, moi et cette brave bête, de lefaire crever, lui, et de me faire blanchir en trente jours plus queje ne l’avais fait en dix ans ; ce n’est pas assez, il fautque tu sois la maîtresse ici, et que je plie comme un gosse et quej’obéisse comme un roquet ! Eh bien ! nous allonsvoir.

Et saisissant sa femme par le bras, il luilança à toute volée une calotte terrible qui la fit pivoter surelle-même et lui démolit le chignon. Elle voulut riposter,furieuse, mais lui, monté autant que le jour où il châtial’empoisonneur de Finaud, saturé de vieilles rancœurs, farci devieilles haines, redoubla de gifles et de coups de poing et decoups de pied, tapant comme un sourd, abattant le bras comme unfléau, lançant les jambes comme des bielles, criant, s’excitant,hurlant, tonnant, prouvant enfin qu’il était le maître et que cequ’il voulait, nom de Dieu ! il le voulait.

– Dis voir encore un mot ! menaça-t-ilaprès cinq minutes d’une telle danse.

– Oui, oui, grande fripouille, assassin,lâche ! continua-t-elle.

Mais ce disant, elle se sauvait au poêle,montait à la chambre haute, se barricadant en jurant que cette foisc’était bien fini et qu’elle s’en irait, oui, elle s’en irait…

– Attends seulement un petit peu, menaçaLisée, je vais te faire ton paquet !

Et il sortit, la corne à la main.

À peine arrivé sur le seuil, il embouchal’instrument et rappela un long coup son chien qui, entendant ceson familier, s’arrêta net dans son hurlement.

Un nouvel appel pressant succéda au premier enmême temps que la voix de Lisée criait presque aussitôt :

– Viens, Miraut ! viens, mon petit !viens vite !

Ahuri, mais plein de joie et d’espoir, Mirautsortit du bois et apparut à deux ou trois cents pas de là, hésitantencore après tant d’événements incompréhensibles, regardant de tousses yeux, demandant si c’était bien vrai, et si cela ne cachaitpoint encore une embûche.

– Viens, Miraut ! répéta Lisée enfrappant son genou de la main, geste qui lui était familier pourappeler son compagnon de chasse.

Miraut ne pouvait plus douter.

Allongeant comme un fou, de toute sa longueuret jappotant, et pleurant, et riant, il arriva aux pieds de Liséeet s’y roula, lui lécha les souliers, les genoux, les mains, luisauta au visage, lui peigna la barbe, lui parlant, ne sachantcomment faire, comment se tordre et battre du fouet assez vite pourlui dire toute sa joie, tout son bonheur.

Et pour compléter cette joie, pour affirmercette reprise, pour sceller cette réconciliation, voici quePhilomen et Pépé et le gros apparurent encore, devisant joyeusementdans le sentier du clos.

Pépé avait mis leur ami dans le secret, luiavait annoncé la volonté de Lisée de garder le chien et d’enrembourser le prix au richard du Val qui ne reparaissait pas. Toutà l’heure, ils lui avaient écrit une lettre tapée où, entre autreschoses plus ou moins dures, Lisée disait que Miraut était à bout,prêt à crever, qu’il serait lâche et criminel de laisser mourir unesi bonne bête, que le chien et lui ne pouvaient se passer l’un del’autre, que c’était folie de croire que Miraut pourrait s’habituerà un autre maître, que l’expérience des derniers jours le prouvaitmieux que n’importe quoi et que, dans le courant de la semaine,lui, Lisée, irait reporter à M. Pitancet les trois centsfrancs que ce dernier lui avait remis comme prix de Miraut.

Le chien naturellement les reconnut tous etleur fit fête à eux aussi, mais il revint de nouveau à sonmaître.

– Pauvre vieux ! il crève de faim !Dire que j’ai pu le laisser jeûner si longtemps : viensmanger, mon petit. Asseyez-vous un instant, vous autres,demanda-t-il à ses amis.

Et il prépara immédiatement au chien qui lesuivait comme son ombre, ne le quittait pas d’une semelle, necessait de lui japper, de lui miauler des mots d’amitié, une bonne,plantureuse et réconfortante gamelle de soupe.

Miraut était tellement content que, malgré samisère, il y toucha à peine d’abord, trempant le nez, avalant unegoulée, puis regardant de nouveau son maître comme s’il eût craintencore qu’il ne l’abandonnât.

– N’aie pas peur, mon beau, n’aie paspeur ! rassurait Lisée. C’est fini maintenant, nous ne nousquitterons plus.

Et pour qu’il arrivât à manger sa pâtée, ildut délaisser quelques instants ses amis et rester à côté de lui àlui parler et à le caresser, à lui faire des discours et desprotestations, jusqu’à ce qu’il eût fini.

Les trois témoins étaient très émus.

– Entrez, mes vieux, entrez donc, invitaLisée, nous allons boire une bouteille. Ce ne serait pas la peinesi un jour comme aujourd’hui on ne buvait pas au moins un boncoup.

– Ce n’est pas de sitôt qu’il repartiramaintenant chasser tout seul, annonça Pépé en désignant Miraut.Cette aventure-là, mon ami, aura eu du moins l’avantage del’assagir et de le corriger de ce défaut qui n’en serait pas unsans les gardes et les cognes. Tu verras, prédit-il, que maintenantil ne te lâchera plus : après une pareille secousse, tupourras aller avec lui n’importe où, à la foire ou ailleurs, il nerisquera pas de se perdre.

On entra au poêle et Lisée, après avoir priéses amis de s’asseoir, apporta sur la table du pain, des couteaux,des verres et une assiette de gruyère ; ensuite il descendit àla cave, toujours suivi du chien, et en remonta d’abord deuxbouteilles poussiéreuses.

– Coupez du pain, et prenez du fromage, invitat-il.

Ils ne se firent point prier, et l’on causa detout ce qui les intéressait, tandis que Miraut, les deux pattes surla cuisse de Lisée, le mufle humide, les yeux langoureux, écoutaitgravement ses amis deviser et mangeait de temps à autre des boutsde pain et des couennes de fromage.

On parla des foins qui poussaient drus, desfruits qui nouaient bien, de la moisson qui s’annonçaitbelle ; on parla du gibier qui pullulait dans le pays, descompagnies de perdreaux qu’on connaissait, des nids de gelinottesqu’on savait et des lièvres surtout, des lièvres que tout le mondevoyait.

– C’en est tout « roussot »,affirmait Philomen, et ce n’est pas malin à comprendre : on ena tué si peu l’année dernière. Il n’y a guère que Lisée qui aitfait à peu près une chasse convenable, mais toi, Pépé, avec taquille en morceaux, tu n’as rien pu faire et le gros non plus, etmoi, ça me faisait saigner le cœur d’aller à la chasse, parce que,chaque fois, cela me faisait penser à ma pauvre Bellone.

– Cet automne nous ferons tous ensemblel’ouverture, proposa Pépé ; le gros viendra coucher la veilleet on la fera sur Velrans. C’est moi qui ai amodié la chassecommunale, et comme je suis le seul fusil, il y a encore plus degibier là-bas que sur Longeverne et sur Rocfontaine.

– Mais, ta femme, interrompit Philomen,comment a-t-elle pris la chose ?

– Comment elle l’a prise ? Eh bien, monvieux, elle a pris tout simplement quelque chose pour songrade ! Ne voulait-elle pas m’empêcher encore de rappelerMiraut ? Une sacrée grande charogne qui a toujours voulu memener par le bout du nez, dont je n’ai jamais pu rien obtenir parla douceur et la bonne volonté ; non, je n’ai jamais rien pufaire, ni acheter quelque chose sans recevoir des observations ousubir des reproches. C’en est assez. Je lui ai fichu une danse dontelle se rappellera, je l’espère, et tu sais, je suis prêt àrecommencer à toute occasion, fermement décidé à ne pas me laissermarcher dessus, et la première fois, oui, la première fois qu’ellenous embêtera, moi ou Miraut, gare la trique et les coups dechaussons !

– Où est-elle ? s’inquiétèrent lesamis.

– Que sais-je ? à la chambre haute,probablement, en train de ruminer je ne sais quoi. Elle m’a menacéde foutre le camp ! Qu’elle s’en aille bien au diable, si elleveut ! Mais je suis bien tranquille de ce côté, et il n’y apas de danger qu’elle me débarrasse de sa sale gueule.

– Il vaut mieux tâcher de s’arranger, émitPhilomen. Je dirai ce soir à ma femme de venir la voir, de laraisonner, de lui faire comprendre…

– Si elle y arrive, mon vieux, interrompitLisée, si elle peut lui faire admettre ce qu’elle ne veut passaisir, cette sacrée sale bête de mule, je veux bien qu’on mecoupe… tout ce qu’on voudra et te payer les prunes à Noël.

– Tout arrive pourtant par se tasser à lalongue et par s’arranger, philosopha Pépé. Le garde, les gendarmes,le père Martet qui est un brave homme finiront par oublier, s’ilsne l’ont pas déjà fait ; une préoccupation chasse l’autre,d’autant que, je te le répète, Miraut ne se mettra plus dans le casde se faire dresser contravention pour courir les lièvres sanstoi.

– Il suffit qu’il marche toujours bien quandnous serons tous ensemble, ajouta le gros pour dire quelque choselui aussi.

– En tout cas, gronda Lisée, parlant très hautde façon que sa femme elle-même pût entendre ; en tout cas,reprit-il, la main posée sur la tête de son cher ami et compaing dechasse retrouvé, comme que je sois pauvre, n’aurais-je plus qu’unecroûte à partager avec lui, advienne ce qu’il voudra, tant que jeserai ici et vivant, mon chien y restera avec moi, et m… pour ceuxqui ne seront pas contents !

FIN

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