Le Roman de Tristan et Yseut

Chapitre 6LE GRAND PIN

Ce n’est pas Brangien la fidèle,c’est eux-mêmes que les amants doivent redouter. Mais comment leurscœurs enivrés seraient-ils vigilants ? L’amour les presse,comme la soif précipite vers la rivière le cerf sur ses fins ;ou tel encore, après un long jeûne, l’épervier soudain lâché fondsur la proie. Hélas ! amour ne se peut celer. Certes, par laprudence de Brangien, nul ne surprit la reine entre les bras de sonami ; mais, à toute heure, en tout lieu, chacun ne voit-il pascomment le désir les agite, les étreint, déborde de tous leurs sensainsi que le vin nouveau ruisselle de lacuve ?

Déjà, les quatre félons de la cour, quihaïssaient Tristan pour sa prouesse, rôdent autour de la reine.Déjà, ils connaissent la vérité de ses belles amours. Ils brûlentde convoitise, de haine et de joie. Ils porteront au roi lanouvelle : ils verront la tendresse se muer en fureur, Tristanchassé ou livré à la mort, et le tourment de la reine. Ilscraignaient pourtant la colère de Tristan ; mais, enfin, leurhaine dompta leur terreur ; un jour, les quatre baronsappelèrent le roi Marc à parlement, et Andret lui dit :

« Beau roi, sans doute ton cœurs’irritera, et tous quatre nous en avons grand deuil ; maisnous devons te révéler ce que nous avons surpris. Tu as placé toncœur en Tristan, et Tristan veut te honnir. Vainement nous t’avionsaverti ; pour l’amour d’un seul homme, tu fais fi de taparenté et de ta baronnie entière, et tu nous délaisses tous. Sachedonc que Tristan aime la reine : c’est la vérité prouvée, etdéjà l’on en dit mainte parole. »

Le noble roi chancela et répondit :

« Lâche ! Quelle félonie as-tupensée ! Certes, j’ai placé mon cœur en Tristan. Au jour où leMorholt vous offrit la bataille, vous baissiez tous la tête,tremblants et pareils à des muets ; mais Tristan l’affrontapour l’honneur de cette terre, et par chacune de ses blessures sonâme aurait pu s’envoler. C’est pourquoi vous le haïssez, et c’estpourquoi je l’aime, plus que toi, Andret, plus que vous tous, plusque personne. Mais que prétendez-vous avoir découvert ?qu’avez-vous vu ? qu’avez-vous entendu ?

– Rien, en vérité, seigneur, rien que tes yeuxne puissent voir, rien que tes oreilles ne puissent entendre.Regarde, écoute, beau sire ; peut-être il en est tempsencore. »

Et, s’étant retirés, ils le laissèrent àloisir savourer le poison.

Le roi Marc ne put secouer le maléfice. À sontour, contre son cœur, il épia son neveu, il épia la reine. MaisBrangien s’en aperçut, les avertit, et vainement le roi tentad’éprouver Iseut par des ruses. Il s’indigna bientôt de ce vilcombat, et, comprenant qu’il ne pourrait plus chasser le soupçon,il manda Tristan et lui dit :

« Tristan, éloigne-toi de cechâteau ; et, quand tu l’auras quitté, ne sois plus si hardique d’en franchir les fossés ni les lices. Des félons t’accusentd’une grande traîtrise. Ne m’interroge pas : je ne sauraisrapporter leurs propos sans nous honnir tous les deux. Ne cherchepas des paroles qui m’apaisent : je le sens, elles resteraientvaines. Pourtant, je ne crois pas les félons : si je lescroyais, ne t’aurais-je pas déjà jeté à la mort honteuse ?Mais leurs discours maléfiques ont troublé mon cœur, et seul tondépart le calmera. Pars ; sans doute je te rappelleraibientôt ; pars, mon fils toujours cher ! »

Quand les félons ouïrent lanouvelle :

« Il est parti, dirent-ils entre eux, ilest parti, l’enchanteur, chassé comme un larron ! Que peut-ildevenir désormais ? Sans doute il passera la mer pour chercherles aventures et porter son service déloyal à quelque roilointain ! »

Non, Tristan n’eut pas la force departir ; et quand il eut franchi les lices et les fossés duchâteau, il connut qu’il ne pourrait s’éloigner davantage ; ils’arrêta dans le bourg même de Tintagel, prit hôtel avec Gorvenaldans la maison d’un bourgeois, et languit, torturé par la fièvre,plus blessé que naguère, aux jours où l’épieu du Morholt avaitempoisonné son corps. Naguère, quand il gisait dans la cabaneconstruite au bord des flots et que tous fuyaient la puanteur deses plaies, trois hommes pourtant l’assistaient : Gorvenal,Dinas de Lidan et le roi Marc. Maintenant, Gorvenal et Dinas setenaient encore à son chevet ; mais le roi Marc ne venaitplus, et Tristan gémissait :

« Certes, bel oncle, mon corps répandmaintenant l’odeur d’un venin plus repoussant, et votre amour nesait plus surmonter votre horreur. »

Mais, sans relâche, dans l’ardeur de lafièvre, le désir l’entraînait, comme un cheval emporté, vers lestours bien closes qui tenaient la reine enfermée ; cheval etcavalier se brisaient contre les murs de pierre ; mais chevalet cavalier se relevaient et reprenaient sans cesse la mêmechevauchée.

Derrière les tours bien closes, Iseut laBlonde languit aussi, plus malheureuse encore : car, parmi cesétrangers qui l’épient, il lui faut tout le jour feindre la joie etrire ; et, la nuit, étendue aux côtés du roi Marc, il lui fautdompter, immobile, l’agitation de ses membres et les tressauts dela fièvre. Elle veut fuir vers Tristan. Il lui semble qu’elle selève et qu’elle court jusqu’à la porte ; mais, sur le seuilobscur, les félons ont tendu de grandes faulx : les lamesaffilées et méchantes saisissent au passage ses genoux délicats. Illui semble qu’elle tombe et que, de ses genoux tranchés, s’élancentdeux rouges fontaines.

Bientôt les amants mourront, si nul ne lessecourt. Et qui donc les secourra, sinon Brangien ? Au périlde sa vie, elle s’est glissée vers la maison où Tristan languit.Gorvenal lui ouvre tout joyeux, et, pour sauver les amants, elleenseigne une ruse à Tristan.

Non, jamais, seigneurs, vous n’aurez ouïparler d’une plus belle ruse d’amour.

Derrière le château de Tintagel, un vergers’étendait, vaste et clos de fortes palissades. De beaux arbres ycroissaient sans nombre, chargés de fruits, d’oiseaux et de grappesodorantes. Au lieu le plus éloigné du château, tout auprès despieux de la palissade, un pin s’élevait, haut et droit, dont letronc robuste soutenait une large ramure. À son pied, une sourcevive : l’eau s’épandait d’abord en une large nappe, claire etcalme, enclose par un perron de marbre ; puis, contenue entredeux rives resserrées, elle courait par le verger et, pénétrantdans l’intérieur même du château, traversait les chambres desfemmes. Or, chaque soir, Tristan, par le conseil de Brangien,taillait avec art des morceaux d’écorce et de menus branchages. Ilfranchissait les pieux aigus, et, venu sous le pin, jetait lescopeaux dans la fontaine. Légers comme l’écume, ils surnageaient etcoulaient avec elle, et, dans les chambres des femmes, Iseut épiaitleur venue. Aussitôt, les soirs où Brangien avait su écarter le roiMarc et les félons, elle s’en venait vers son ami.

Elle s’en vient, agile et craintive pourtant,guettant à chacun de ses pas si des félons se sont embusquésderrière les arbres. Mais, dès que Tristan l’a vue, les brasouverts, il s’élance vers elle. Alors la nuit les protège etl’ombre amie du grand pin.

« Tristan, dit la reine, les gens de mern’assurent-ils pas que ce château de Tintagel est enchanté et que,par sortilège, deux fois l’an, en hiver et en été, il se perd etdisparaît aux yeux ? Il s’est perdu maintenant. N’est-ce pasici le verger merveilleux dont parlent les lais de harpe : unemuraille d’air l’enclôt de toutes parts ; des arbres fleuris,un sol embaumé ; le héros y vit sans vieillir entre les brasde son amie et nulle force ennemie ne peut briser la murailled’air ? »

Déjà, sur les tours de Tintagel, retentissentles trompes des guetteurs qui annoncent l’aube.

« Non, dit Tristan, la muraille d’air estdéjà brisée, et ce n’est pas ici le verger merveilleux. Mais, unjour, amie, nous irons ensemble au Pays Fortuné dont nul neretourne. Là s’élève un château de marbre blanc ; à chacune deses mille fenêtres brille un cierge allumé ; à chacune, unjongleur joue et chante une mélodie sans fin ; le soleil n’ybrille pas, et pourtant nul ne regrette sa lumière : c’estl’heureux pays des vivants. »

Mais, au sommet des tours de Tintagel, l’aubeéclaire les grands blocs alternés de sinople et d’azur.

Iseut a recouvré la joie : le soupçon deMarc se dissipe et les félons comprennent, au contraire, queTristan a revu la reine. Mais Brangien fait si bonne garde qu’ilsépient vainement. Enfin, le duc Andret, que Dieu honnisse !dit à ses compagnons :

«Seigneurs, prenons conseil de Frocin, le nainbossu. Il connaît les sept arts, la magie et toutes manièresd’enchantements. Il sait, à la naissance d’un enfant, observer sibien les sept planètes et le cours des étoiles, qu’il conte paravance tous les points de sa vie. Il découvre, par la puissance deBugibus et de Noiron, les choses secrètes. Il nous enseignera, s’ilveut, les ruses d’Iseut la Blonde. »

En haine de beauté et de prouesse, le petithomme méchant traça les caractères de sorcellerie, jeta ses charmeset ses sorts, considéra le cours d’Orion et de Lucifer, etdit :

« Vivez en joie, beaux seigneurs ;cette nuit vous pourrez les saisir. »

Ils le menèrent devant le roi.

«Sire, dit le sorcier, mandez à vos veneursqu’ils mettent la laisse aux limiers et la selle aux chevaux ;annoncez que sept jours et sept nuits vous vivrez dans la forêt,pour conduire votre chasse, et vous me pendrez aux fourches si vousn’entendez pas, cette nuit même, quel discours Tristan tient à lareine. »

Le roi fit ainsi, contre son cœur. La nuittombée, il laissa ses veneurs dans la forêt, prit le nain encroupe, et retourna vers Tintagel. Par une entrée qu’il savait, ilpénétra dans le verger, et le nain le conduisit sous le grandpin.

« Beau roi, il convient que vous montiezdans les branches de cet arbre. Portez là-haut votre arc et vosflèches : ils vous serviront peut-être. Et tenez-vouscoi : vous n’attendrez pas longuement.

– Va-t’en, chien de l’Ennemi ! »répondit Marc.

Et le nain s’en alla, emmenant le cheval. Ilavait dit vrai : le roi n’attendit pas longuement. Cette nuit,la lune brillait, claire et belle. Caché dans la ramure, le roi vitson neveu bondir par-dessus les pieux aigus. Tristan vint sousl’arbre et jeta dans l’eau les copeaux et les branchages. Mais,comme il s’était penché sur la fontaine en les jetant, il vit,réfléchie dans l’eau, l’image du roi. Ah ! s’il pouvaitarrêter les copeaux qui fuient ! Mais non, ils courent,rapides, par le verger. Là-bas, dans les chambres des femmes, Iseutépie leur venue ; déjà, sans doute, elle les voit, elleaccourt. Que Dieu protège les amants !

Elle vient. Assis, immobile, Tristan laregarde, et, dans l’arbre, il entend le crissement de la flèche,qui s’encoche dans la corde de l’arc.

Elle vient, agile et prudente pourtant, commeelle avait coutume. « Qu’est-ce donc ? pense-t-elle.Pourquoi Tristan n’accourt-il pas ce soir à ma rencontre ?aurait-il vu quelque ennemi ? »

Elle s’arrête, fouille du regard les fourrésnoirs ; soudain, à la clarté de la lune, elle aperçut à sontour l’ombre du roi dans la fontaine. Elle montra bien la sagessedes femmes, en ce qu’elle ne leva point les yeux vers les branchesde l’arbre :

« Seigneur Dieu ! dit-elle tout bas,accordez-moi seulement que je puisse parler la première !»

Elle s’approche encore. Écoutez comme elledevance et prévient son ami :

«Sire Tristan, qu’avez-vous osé ?M’attirer en tel lieu, à telle heure ! Maintes fois déjà vousm’aviez mandée, pour me supplier, disiez-vous. Et par quelleprière ? Qu’attendez-vous de moi ? Je suis venue enfin,car je n’ai pu l’oublier, si je suis reine, je vous le dois. Mevoici donc : que voulez-vous ?

– Reine, vous crier merci, afin que vousapaisiez le roi ! »

Elle tremble et pleure. Mais Tristan loue leSeigneur Dieu, qui a montré le péril à son amie.

« Oui, reine, je vous ai mandée souventet toujours en vain ; jamais, depuis que le roi m’a chassé,vous n’avez daigné venir à mon appel. Mais prenez en pitié lechétif que voici ; le roi me hait, j’ignore pourquoi ;mais vous le savez peut-être ; et qui donc pourrait charmer sacolère, sinon vous seule, reine franche, courtoise Iseut, en quison cœur se fie ?

– En vérité, sire Tristan, ignorez-vous encorequ’il nous soupçonne tous les deux ? Et de quelletraîtrise ! faut-il, par surcroît de honte, que ce soit moiqui vous l’apprenne ? Mon seigneur croit que je vous aimed’amour coupable. Dieu le sait pourtant, et, si je mens, qu’ilhonnisse mon corps ! jamais je n’ai donné mon amour à nulhomme, hormis à celui qui le premier m’a prise, vierge, entre sesbras. Et vous voulez, Tristan, que j’implore du roi votrepardon ? Mais s’il savait seulement que je suis venue sous cepin, demain il ferait jeter ma cendre aux vents ! »

Tristan gémit :

« Bel oncle, on dit : « Nuln’est vilain, s’il ne fait vilenie. » Mais en quel cœur a punaître un tel soupçon ?

– Sire Tristan, que voulez-vous dire ?Non, le roi mon seigneur n’eût pas de lui-même imaginé tellevilenie. Mais les félons de cette terre lui ont fait accroire cemensonge, car il est facile de décevoir les cœurs loyaux. Ilss’aiment, lui ont-ils dit, et les félons nous l’ont tourné à crime.Oui, vous m’aimiez, Tristan ; pourquoi le nier ? nesuis-je pas la femme de votre oncle et ne vous avais-je pas deuxfois sauvé de la mort ? Oui, je vous aimais en retour ;n’êtes-vous pas du lignage du roi, et n’ai-je pas ouï maintes foisma mère répéter qu’une femme n’aime pas son seigneur tant qu’ellen’aime pas la parenté de son seigneur ? C’est pour l’amour duroi que je vous aimais, Tristan ; maintenant encore, s’il vousreçoit en grâce, j’en serai joyeuse. Mais mon corps tremble, j’aigrand’peur, je pars, j’ai trop demeuré déjà. »

Dans la ramure, le roi eut pitié et souritdoucement. Iseut s’enfuit, Tristan la rappelle :

« Reine, au nom du Sauveur, venez à monsecours, par charité ! Les couards voulaient écarter du roitous ceux qui l’aiment ; ils ont réussi et le raillentmaintenant. Soit ; je m’en irai donc hors de ce pays, au loin,misérable, comme j’y vins jadis : mais, tout au moins, obtenezdu roi qu’en reconnaissance des services passés, afin que je puissesans honte chevaucher loin d’ici, il me donne du sien assez pouracquitter mes dépenses, pour dégager mon cheval et mes armes.

– Non, Tristan, vous n’auriez pas dûm’adresser cette requête. Je suis seule sur cette terre, seule ence palais où nul ne m’aime, sans appui, à la merci du roi. Si jelui dis un seul mot pour vous, ne voyez-vous pas que je risque lamort honteuse ? Ami, que Dieu vous protège ! Le roi voushait à grand tort ! Mais, en toute terre où vous irez, leSeigneur Dieu vous sera un ami vrai. »

Elle part et fuit jusqu’à sa chambre, oùBrangien la prend, tremblante, entre ses bras. La reine lui ditl’aventure ; Brangien s’écrie :

« Iseut, ma dame, Dieu a fait pour vousun grand miracle ! Il est père compatissant et ne veut pas lemal de ceux qu’il sait innocents. »

Sous le grand pin, Tristan, appuyé contre leperron de marbre, se lamentait :

« Que Dieu me prenne en pitié et réparela grande injustice que je souffre de mon cherseigneur ! »

Quand il eut franchi la palissade du verger,le roi dit en souriant :

« Beau neveu, bénie soit cetteheure ! Vois la lointaine chevauchée que tu préparais cematin, elle est déjà finie ! »

Là-bas, dans une clairière de la forêt, lenain Frocin interrogeait le cours des étoiles. Il y lut que le roile menaçait de mort ; il noircit de peur et de honte, enfla derage, et s’enfuit prestement vers la terre de Galles.

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