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Le Roman de Tristan et Yseut

Le Roman de Tristan et Yseut

de Joseph Bedier

Chapitre 1 LES ENFANCES DE TRISTAN

Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ? C’est de Tristan et d’Iseut la reine. Écoutez comment à grand’ joie, à grand deuil ils s’aimèrent, puis en moururent un même jour, lui par elle, elle par lui.

Aux temps anciens, le roi Marc régnait en Cornouailles. Ayant appris que ses ennemis le guerroyaient,Rivalen, roi de Loonnois, franchit la mer pour lui porter son aide.Il le servit par l’épée et par le conseil, comme eût fait un vassal, si fidèlement que Marc lui donna en récompense la belle Blanchefleur, sa sœur, que le roi Rivalen aimait d’un merveilleux amour.

Il la prit à femme au moutier de Tintagel.Mais à peine l’eut-il épousée, la nouvelle lui vint que son ancien ennemi, le duc Morgan, s’étant abattu sur le Loonnois, ruinait ses bourgs, ses camps, ses villes. Rivalen équipa ses nefs hâtivement et emporta Blanchefleur, qui se trouvait grosse, vers sa terre lointaine. Il atterrit devant son château de Kanoël, confia la reine à la sauvegarde de son maréchal Rohalt, Rohalt que tous, pour sa loyauté, appelaient d’un beau nom, Rohalt le Foi-Tenant ;puis, ayant rassemblé ses barons, Rivalen partit pour soutenir sa guerre.

Blanchefleur l’attendit longuement.Hélas ! il ne devait pas revenir. Un jour, elle apprit que leduc Morgan l’avait tué en trahison. Elle ne le pleura point :ni cris, ni lamentations, mais ses membres devinrent faibles etvains ; son âme voulut, d’un fort désir, s’arracher de soncorps. Rohalt s’efforçait de la consoler :

« Reine, disait-il, on ne peut riengagner à mettre deuil sur deuil ; tous ceux qui naissent nedoivent-ils pas mourir ? Que Dieu reçoive les morts etpréserve les vivants !… »

Mais elle ne voulut pas l’écouter. Trois jourselle attendit de rejoindre son cher seigneur. Au quatrième jour,elle mit au monde un fils, et, l’ayant pris entre sesbras :

« Fils, lui dit-elle, j’ai longtempsdésiré de te voir ; et je vois la plus belle créature quefemme ait jamais portée. Triste j’accouche, triste est la premièrefête que je te fais, à cause de toi j’ai tristesse à mourir. Etcomme ainsi tu es venu sur terre par tristesse, tu auras nomTristan. »

Quand elle eut dit ces mots, elle le baisa,et, sitôt qu’elle l’eut baisé, elle mourut. Rohalt le Foi-Tenantrecueillit l’orphelin. Déjà les hommes du duc Morgan enveloppaientle château de Kanoël : comment Rohalt aurait-il pu soutenirlongtemps la guerre ? On dit justement : « Démesuren’est pas prouesse » ; il dut se rendre à la merci du ducMorgan. Mais, de crainte que Morgan n’égorgeât le fils de Rivalen,le maréchal le fit passer pour son propre enfant et l’éleva parmises fils.

Après sept ans accomplis, lorsque le temps futvenu de le reprendre aux femmes, Rohalt confia Tristan à un sagemaître, le bon écuyer Gorvenal. Gorvenal lui enseigna en peud’années les arts qui conviennent aux barons. Il lui apprit àmanier la lance, l’épée, l’écu et l’arc, à lancer des disques depierre, à franchir d’un bond les plus larges fossés ; il luiapprit à détester tout mensonge et toute félonie, à secourir lesfaibles, à tenir la foi donnée ; il lui apprit diversesmanières de chant, le jeu de la harpe et l’art du veneur ; etquand l’enfant chevauchait parmi les jeunes écuyers, on eût dit queson cheval, ses armes et lui ne formaient qu’un seul corps etn’eussent jamais été séparés. À le voir si noble et si fier, largedes épaules, grêle des flancs, fort, fidèle et preux, tous louaientRohalt parce qu’il avait un tel fils. Mais Rohalt, songeant àRivalen et à Blanchefleur, de qui revivaient la jeunesse et lagrâce, chérissait Tristan comme son fils, et secrètement lerévérait comme son seigneur.

Or, il advint que toute sa joie lui fut ravie,au jour où des marchands de Norvège, ayant attiré Tristan sur leurnef, l’emportèrent comme une belle proie. Tandis qu’ils cinglaientvers des terres inconnues, Tristan se débattait, ainsi qu’un jeuneloup pris au piège. Mais c’est vérité prouvée, et tous lesmariniers le savent : la mer porte à regret les nefs félonnes,et n’aide pas aux rapts ni aux traîtrises. Elle se soulevafurieuse, enveloppa la nef de ténèbres, et la chassa huit jours ethuit nuits à l’aventure. Enfin, les mariniers aperçurent à traversla brume une côte hérissée de falaises et de récifs où elle voulaitbriser leur carène. Ils se repentirent : connaissant que lecourroux de la mer venait de cet enfant ravi à la male heure, ilsfirent vœu de le délivrer et parèrent une barque pour le déposer aurivage. Aussitôt tombèrent les vents et les vagues, le ciel brilla,et, tandis que la nef des Norvégiens disparaissait au loin, lesflots calmés et riants portèrent la barque de Tristan sur le sabled’une grève.

À grand effort, il monta sur la falaise et vitqu’au delà d’une lande vallonnée et déserte, une forêt s’étendaitsans fin. Il se lamentait, regrettant Gorvenal, Rohalt son père, etla terre de Loonnois, quand le bruit lointain d’une chasse à cor età cri réjouit son cœur. Au bord de la forêt, un beau cerf déboucha.La meute et les veneurs dévalaient sur sa trace à grand bruit devoix et de trompes. Mais, comme les limiers se suspendaient déjàpar grappes au cuir de son garrot, la bête, à quelques pas deTristan, fléchit sur les jarrets et rendit les abois. Un veneur laservit de l’épieu. Tandis que, rangés en cercle, les chasseurscornaient de prise, Tristan, étonné, vit le maître veneur entaillerlargement, comme pour la trancher, la gorge du cerf. Ils’écria :

« Que faites-vous, seigneur ?Sied-il de découper si noble bête comme un porc égorgé ?Est-ce donc la coutume de ce pays ?

– Beau frère, répondit le veneur, que fais-jelà qui puisse te surprendre ? Oui, je détache d’abord la têtede ce cerf, puis je trancherai son corps en quatre quartiers quenous porterons, pendus aux arçons de nos selles, au roi Marc, notreseigneur. Ainsi faisons-nous ; ainsi, dès le temps des plusanciens veneurs, ont toujours fait les hommes de Cornouailles. Sipourtant tu connais quelque coutume plus louable, montre-nousla ; prends ce couteau, beau-frère ; nous l’apprendronsvolontiers. »

Tristan se mit à genoux et dépouilla le cerfavant de le défaire ; puis il dépeça la tête en laissant,comme il convient, l’os corbin tout franc ; puis il leva lesmenus droits, le mufle, la langue, les daintiers et la veine ducœur.

Et veneurs et valets de limiers, penchés surlui, le regardaient, charmés.

« Ami, dit le maître veneur, ces coutumessont belles ; en quelle terre les as-tu apprises ?Dis-nous ton pays et ton nom.

– Beau seigneur, on m’appelle Tristan ;et j’appris ces coutumes en mon pays de Loonnois.

–Tristan, dit le veneur, que Dieu récompensele père qui t’éleva si noblement ! Sans doute, il est un baronriche et puissant ? »

Mais Tristan, qui savait bien parler et biense taire, répondit par ruse :

« Non, seigneur, mon père est unmarchand. J’ai quitté secrètement sa maison sur une nef qui partaitpour trafiquer au loin, car je voulais apprendre comment secomportent les hommes des terres étrangères. Mais, si vousm’acceptez parmi vos veneurs, je vous suivrai volontiers, et vousferai connaître, beau seigneur, d’autres déduits de vénerie.

– Beau Tristan, je m’étonne qu’il soit uneterre où les fils des marchands savent ce qu’ignorent ailleurs lesfils des chevaliers. Mais viens avec nous, puisque tu le désires,et sois le bienvenu. Nous te conduirons près du roi Marc, notreseigneur. »

Tristan achevait de défaire le cerf. Il donnaaux chiens le cœur, le massacre et les entrailles, et enseigna auxchasseurs comment se doivent faire la curée et le forhu. Puis ilplanta sur des fourches les morceaux bien divisés et les confia auxdifférents veneurs : à l’un la tête, à l’autre le cimier etles grands filets ; à ceux-ci les épaules, à ceux-là lescuissots, à cet autre le gros des nombles. Il leur apprit commentils devaient se ranger deux par deux pour chevaucher en belleordonnance, selon la noblesse des pièces de venaison dressées surles fourches.

Alors ils se mirent à la voie en devisant,tant qu’ils découvrirent enfin un riche château. Des prairiesl’environnaient, des vergers, des eaux vives, des pêcheries et desterres de labour. Des nefs nombreuses entraient au port. Le châteause dressait sur la mer, fort et beau, bien muni contre tout assautet tous engins de guerre ; et sa maîtresse tour, jadis élevéepar les géants, était bâtie de blocs de pierre, grands et bientaillés, disposés comme un échiquier de sinople et d’azur.

Tristan demanda le nom de ce château.

« Beau valet, on le nomme Tintagel.

– Tintagel, s’écria Tristan, béni sois-tu deDieu, et bénis soient tes hôtes ! »

Seigneurs, c’est là que jadis, à grand’joie,son père Rivalen avait épousé Blanchefleur. Mais, hélas !Tristan l’ignorait.

Quand ils parvinrent au pied du donjon, lesfanfares des veneurs attirèrent aux portes les barons et le roiMarc lui-même.

Après que le maître veneur lui eut contél’aventure, Marc admira le bel arroi de cette chevauchée, le cerfbien dépecé, et le grand sens des coutumes de vénerie. Mais surtoutil admirait le bel enfant étranger, et ses yeux ne pouvaient sedétacher de lui. D’où lui venait cette première tendresse ? Leroi interrogeait son cœur et ne pouvait le comprendre. Seigneurs,c’était son sang qui s’émouvait et parlait en lui, et l’amour qu’ilavait jadis porté à sa sœur Blanchefleur.

Le soir, quand les tables furent levées, unjongleur gallois, maître en son art, s’avança parmi les baronsassemblés, et chanta des lais de harpe. Tristan était assis auxpieds du roi, et, comme le harpeur préludait à une nouvellemélodie, Tristan lui parla ainsi :

« Maître, ce lai est beau entretous : jadis les anciens Bretons l’ont fait pour célébrer lesamours de Graelent. L’air en est doux, et douces les paroles.Maître, ta voix est habile, harpe-le bien ! »

Le Gallois chanta, puis répondit :

« Enfant, que sais-tu donc de l’art desinstruments ? Si les marchands de la terre de Loonnoisenseignent aussi à leurs fils le jeu des harpes, des rotes et desvielles, lève-toi, prends cette harpe, et montre tonadresse. »

Tristan prit la harpe et chanta si bellementque les barons s’attendrissaient à l’entendre. Et Marc admirait leharpeur venu de ce pays de Loonnois où jadis Rivalen avait emportéBlanchefleur.

Quand le lai fut achevé, le roi se tutlonguement.

« Fils, dit-il enfin, béni soit le maîtrequi t’enseigna, et béni sois-tu de Dieu ! Dieu aime les bonschanteurs. Leur voix et la voix de leur harpe pénètrent le cœur deshommes, réveillent leurs souvenirs chers et leur font oublier maintdeuil et maint méfait. Tu es venu pour notre joie en cette demeure.Reste longtemps près de moi, ami !

– Volontiers, je vous servirai, sire, réponditTristan, comme votre harpeur, votre veneur et votre hommelige. »

Il fit ainsi, et, durant trois années, unemutuelle tendresse grandit dans leurs cœurs. Le jour, Tristansuivait Marc aux plaids ou en chasse, et, la nuit, comme ilcouchait dans la chambre royale parmi les privés et les fidèles, sile roi était triste, il harpait pour apaiser son déconfort. Lesbarons le chérissaient, et, sur tous les autres, comme l’histoirevous l’apprendra, le sénéchal Dinas de Lidan. Mais plus tendrementque les barons et que Dinas de Lidan, le roi l’aimait. Malgré leurtendresse, Tristan ne se consolait pas d’avoir perdu Rohalt sonpère, et son maître Gorvenal, et la terre de Loonnois.

Seigneurs, il sied au conteur qui veut plaired’éviter les trop longs récits. La matière de ce conte est si belleet si diverse : que servirait de l’allonger ? Je diraidonc brièvement comment, après avoir longtemps erré par les mers etles pays, Rohalt le Foi-Tenant aborda en Cornouailles, retrouvaTristan, et, montrant au roi l’escarboucle jadis donnée par lui àBlanchefleur comme un cher présent nuptial, lui dit :

« Roi Marc, celui-ci est Tristan deLoonnois, votre neveu, fils de votre sœur Blanchefleur et du roiRivalen. Le duc Morgan tient sa terre à grand tort ; il esttemps qu’elle fasse retour au droit héritier. »

Et je dirai brièvement comment Tristan, ayantreçu de son oncle les armes de chevalier, franchit la mer sur lesnefs de Cornouailles, se fit reconnaître des anciens vassaux de sonpère, défia le meurtrier de Rivalen, l’occit et recouvra saterre.

Puis il songea que le roi Marc ne pouvait plusvivre heureusement sans lui, et comme la noblesse de son cœur luirévélait toujours le parti le plus sage, il manda ses comtes et sesbarons et leur parla ainsi :

« Seigneurs de Loonnois, j’ai reconquisce pays et j’ai vengé le roi Rivalen par l’aide de Dieu et parvotre aide. Ainsi j’ai rendu à mon père son droit. Mais deuxhommes, Rohalt, et le roi Marc de Cornouailles, ont soutenul’orphelin et l’enfant errant, et je dois aussi les appelerpères ; à ceux-là, pareillement, ne dois-je pas rendre leurdroit ? Or, un haut homme a deux choses à lui : sa terreet son corps. Donc, à Rohalt, que voici, j’abandonnerai materre : père, vous la tiendrez et votre fils la tiendra aprèsvous. Au roi Marc, j’abandonnerai mon corps ; je quitterai cepays, bien qu’il me soit cher, et j’irai servir mon seigneur Marcen Cornouailles. Telle est ma pensée ; mais vous êtes mesféaux, seigneurs de Loonnois, et me devez le conseil ; si doncl’un de vous veut m’enseigner une autre résolution, qu’il se lèveet qu’il parle ! »

Mais tous les barons le louèrent avec deslarmes, et Tristan, emmenant avec lui le seul Gorvenal, appareillapour la terre du roi Marc.

Chapitre 2LE MORHALT D’IRLANDE

Quand Tristan y rentra, Marc ettoute sa baronnie menaient grand deuil. Car le roi d’Irlande avaitéquipé une flotte pour ravager la Cornouailles, si Marc refusaitencore, ainsi qu’il faisait depuis quinze années, d’acquitter untribut jadis payé par ses ancêtres. Or, sachez que, selon d’ancienstraités d’accord, les Irlandais pouvaient lever sur laCornouailles, la première année trois cents livres de cuivre, ladeuxième année trois cents livres d’argent fin et la troisièmetrois cents livres d’or. Mais quand revenait la quatrième année,ils emportaient trois cents jeunes garçons et trois cents jeunesfilles, de l’âge de quinze ans, tirés au sort entre les familles deCornouailles. Or, cette année, le roi avait envoyé vers Tintagel,pour porter son message, un chevalier géant, le Morholt, dont ilavait épousé la sœur, et que nul n’avait jamais pu vaincre enbataille. Mais le roi Marc, par lettres scellées, avait convoqué àsa cour tous les barons de sa terre, pour prendre leurconseil.

Au terme marqué, quand les barons furentassemblés dans la salle voûtée du palais et que Marc se fut assissous le dais, le Morholt parla ainsi :

« Roi Marc, entends pour la dernière foisle mandement du roi d’Irlande, mon seigneur. Il te semond de payerenfin le tribut que tu lui dois. Pour ce que tu l’as trop longtempsrefusé, il te requiert de me livrer en ce jour trois cents jeunesgarçons et trois cents jeunes filles, de l’âge de quinze ans, tirésau sort entre les familles de Cornouailles. Ma nef, ancrée au portde Tintagel, les emportera pour qu’ils deviennent nos serfs.Pourtant, – et je n’excepte que toi seul, roi Marc, ainsi qu’ilconvient, – si quelqu’un de tes barons veut prouver par batailleque le roi d’Irlande lève ce tribut contre le droit, j’accepteraison gage. Lequel d’entre vous, seigneurs cornouaillais, veutcombattre pour la franchise de ce pays ? »

Les barons se regardaient entre eux à ladérobée, puis baissaient la tête. Celui-ci se disait :« Vois, malheureux, la stature du Morholt d’Irlande : ilest plus fort que quatre hommes robustes. Regarde son épée :ne sais-tu point que par sortilège elle a fait voler la tête desplus hardis champions, depuis tant d’années que le roi d’Irlandeenvoie ce géant porter ses défis par les terres vassales ?Chétif, veux-tu chercher la mort ? À quoi bon tenterDieu ? » Cet autre songeait : « Vous ai-jeélevés, chers fils, pour les besognes des serfs, et vous, chèresfilles, pour celles des filles de joie ? Mais ma mort ne voussauverait pas. » Et tous se taisaient.

Le Morholt dit encore :

« Lequel d’entre vous, seigneurscornouaillais, veut prendre mon gage ? Je lui offre une bellebataille car, à trois jours d’ici, nous gagnerons sur des barquesl’île Saint-Samson, au large de Tintagel. Là, votre chevalier etmoi, nous combattrons seul à seul, et la louange d’avoir tenté labataille rejaillira sur toute sa parenté. »

Ils se taisaient toujours, et le Morholtressemblait au gerfaut que l’on enferme dans une cage avec depetits oiseaux : quand il y entre, tous deviennent muets.

Le Morholt parla pour la troisième fois :« Eh bien, beaux seigneurs cornouaillais, puisque ce partivous semble le plus noble, tirez vos enfants au sort et je lesemporterai ! Mais je ne croyais pas que ce pays ne fût habitéque par des serfs. »

Alors Tristan s’agenouilla aux pieds du roiMarc, et dit :

« Seigneur roi, s’il vous plaît dem’accorder ce don, je ferai la bataille. »

En vain le roi Marc voulut l’en détourner. Ilétait jeune chevalier : de quoi lui servirait sahardiesse ? Mais Tristan donna son gage au Morholt, et leMorholt le reçut.

Au jour dit, Tristan se plaça sur unecourtepointe de cendal vermeil, et se fit armer pour la hauteaventure. Il revêtit le haubert et le heaume d’acier bruni. Lesbarons pleuraient de pitié sur le preux et de honte sur eux-mêmes.« Ah ! Tristan, se disaient-ils, hardi baron, bellejeunesse, que n’ai-je, plutôt que toi, entrepris cettebataille ! Ma mort jetterait un moindre deuil sur cetteterre !… » Les cloches sonnent, et tous, ceux de labaronnie et ceux de la gent menue, vieillards, enfants et femmes,pleurant et priant, escortent Tristan jusqu’au rivage. Ilsespéraient encore, car l’espérance au cœur des hommes vit dechétive pâture.

Tristan monta seul dans une barque et cinglavers l’île Saint-Samson. Mais le Morholt avait tendu à son mât unevoile de riche pourpre, et le premier il aborda dans l’île. Ilattachait sa barque au rivage, quand Tristan, touchant terre à sontour, repoussa du pied la sienne vers la mer.

« Vassal, que fais-tu ? dit leMorholt, et pourquoi n’as-tu pas retenu comme moi ta barque par uneamarre ?

– Vassal, à quoi bon ? répondit Tristan.L’un de nous reviendra seul vivant d’ici : une seule barque nelui suffit-elle pas ? »

Et tous deux, s’excitant au combat par desparoles outrageuses, s’enfoncèrent dans l’île.

Nul ne vit l’âpre bataille ; mais, partrois fois, il sembla que la brise de mer portait au rivage un crifurieux. Alors, en signe de deuil, les femmes battaient leurspaumes en chœur, et les compagnons du Morholt, massés à l’écartdevant leurs tentes, riaient. Enfin, vers l’heure de none, on vitau loin se tendre la voile de pourpre ; la barque del’Irlandais se détacha de l’île, et une clameur de détresseretentit : « Le Morholt ! le Morholt ! »Mais, comme la barque grandissait, soudain, au sommet d’une vague,elle montra un chevalier qui se dressait à la proue ; chacunde ses poings tendait une épée brandie : c’était Tristan.Aussitôt vingt barques volèrent à sa rencontre et les jeunes hommesse jetaient à la nage. Le preux s’élança sur la grève et, tandisque les mères à genoux baisaient ses chausses de fer, il cria auxcompagnons du Morholt :

«Seigneurs d’Irlande, le Morholt a biencombattu. Voyez : mon épée est ébréchée, un fragment de lalame est resté enfoncé dans son crâne. Emportez ce morceau d’acier,seigneurs : c’est le tribut de laCornouailles ! »

Alors il monta vers Tintagel. Sur son passage,les enfants délivrés agitaient à grands cris des branches vertes,et de riches courtines se tendaient aux fenêtres. Mais quand, parmiles chants d’allégresse, aux bruits des cloches, des trompes et desbuccines, si retentissants qu’on n’eût pas ouï Dieu tonner, Tristanparvint au château, il s’affaissa entre les bras du roi Marc :et le sang ruisselait de ses blessures.

À grand déconfort, les compagnons du Morholtabordèrent en Irlande. Naguère, quand il rentrait au port deWeisefort, le Morholt se réjouissait à revoir ses hommes assemblésqui l’acclamaient en foule, et la reine sa sœur, et sa nièce, Iseutla Blonde, aux cheveux d’or, dont la beauté brillait déjà commel’aube qui se lève. Tendrement elles lui faisaient accueil, et,s’il avait reçu quelque blessure, elles le guérissaient ; carelles savaient les baumes et les breuvages qui raniment les blessésdéjà pareils à des morts. Mais de quoi leur serviraient maintenantles recettes magiques, les herbes cueillies à l’heure propice, lesphiltres ? Il gisait mort, cousu dans un cuir de cerf, et lefragment de l’épée ennemie était encore enfoncé dans son crâne.Iseut la Blonde l’en retira pour l’enfermer dans un coffretd’ivoire, précieux comme un reliquaire. Et, courbées sur le grandcadavre, la mère et la fille, redisant sans fin l’éloge du mort etsans répit lançant la même imprécation contre le meurtrier,menaient à tour de rôle parmi les femmes le regret funèbre. De cejour, Iseut la Blonde apprit à haïr le nom de Tristan deLoonnois.

Mais, à Tintagel, Tristan languissait :un sang venimeux découlait de ses blessures. Les médecins connurentque le Morholt avait enfoncé dans sa chair un épieu empoisonné, etcomme leurs boissons et leur thériaque ne pouvaient le sauver, ilsle remirent à la garde de Dieu. Une puanteur si odieuse s’exhalaitde ses plaies que tous ses plus chers amis le fuyaient, tous, saufle roi Marc, Gorvenal et Dinas de Lidan. Seuls, ils pouvaientdemeurer à son chevet, et leur amour surmontait leur horreur.Enfin, Tristan se fit porter dans une cabane construite à l’écartsur le rivage ; et, couché devant les flots, il attendait lamort. Il songeait : « Vous m’avez donc abandonné, roiMarc, moi qui ai sauvé l’honneur de votre terre ? Non, je lesais, bel oncle, que vous donneriez votre vie pour la mienne ;mais que pourrait votre tendresse ? Il me faut mourir. Il estdoux, pourtant, de voir le soleil, et mon cœur est hardi encore. Jeveux tenter la mer aventureuse… je veux qu’elle m’emporte au loin,seul. Vers quelle terre ? Je ne sais, mais là peut-être où jetrouverai qui me guérisse. Et peut-être un jour vous servirai-jeencore, bel oncle, comme votre harpeur, et votre veneur, et votrebon vassal. »

Il supplia tant, que le roi Marc consentit àson désir. Il le porta sur une barque sans rames ni voile, etTristan voulut qu’on déposât seulement sa harpe près de lui. À quoibon les voiles que ses bras n’auraient pu dresser ? À quoi bonles rames ? À quoi bon l’épée ? Comme un marinier, aucours d’une longue traversée, lance par-dessus bord le cadavre d’unancien compagnon, ainsi, de ses bras tremblants, Gorvenal poussa aularge la barque où gisait son cher fils, et la mer l’emporta.

Sept jours et sept nuits, elle l’entraînadoucement. Parfois, Tristan harpait pour charmer sa détresse.Enfin, la mer, à son insu, l’approcha d’un rivage. Or, cettenuit-là, des pêcheurs avaient quitté le port pour jeter leursfilets au large, et ramaient, quand ils entendirent une mélodiedouce, hardie et vive, qui courait au ras des flots. Immobiles,leurs avirons suspendus sur les vagues, ils écoutaient ; dansla première blancheur de l’aube, ils aperçurent la barque errante.« Ainsi, se disaient-ils, une musique surnaturelle enveloppaitla nef de saint Brendan, quand elle voguait vers les îles Fortunéessur la mer aussi blanche que le lait. » Ils ramèrent pouratteindre la barque : elle allait à la dérive, et rien n’ysemblait vivre, que la voix de la harpe ; mais, à mesurequ’ils approchaient, la mélodie s’affaiblit, elle se tut, et, quandils accostèrent, les mains de Tristan étaient retombées inertes surles cordes frémissantes encore. Ils le recueillirent etretournèrent vers le port pour remettre le blessé à leur damecompatissante qui saurait peut-être le guérir.

Hélas ! ce port était Weisefort, oùgisait le Morholt, et leur dame était Iseut la Blonde. Elle seule,habile aux philtres, pouvait sauver Tristan ; mais, seuleparmi les femmes, elle voulait sa mort. Quand Tristan, ranimé parson art, se reconnut, il comprit que les flots l’avaient jeté surune terre de péril. Mais, hardi encore à défendre sa vie, il suttrouver rapidement de belles paroles rusées. Il conta qu’il étaitun jongleur qui avait pris passage sur une nef marchande ; ilnaviguait vers l’Espagne pour y apprendre l’art de lire dans lesétoiles ; des pirates avaient assailli la nef : blessé,il s’était enfui sur cette barque. On le crut : nul descompagnons du Morholt ne reconnut le beau chevalier de l’îleSaint-Samson, si laidement le venin avait déformé ses traits. Maisquand, après quarante jours, Iseut aux cheveux d’or l’eut presqueguéri, comme déjà, en ses membres assouplis, commençait à renaîtrela grâce de la jeunesse, il comprit qu’il fallait fuir ; ils’échappa, et, après maints dangers courus, un jour il reparutdevant le roi Marc.

Chapitre 3LA QUÊTE DE LA BELLE AUX CHEVEUX D’OR

Il y avait à la cour du roi Marcquatre barons, les plus félons des hommes, qui haïssaient Tristande male haine pour sa prouesse et pour le tendre amour que le roilui portait. Et je sais vous redire leurs noms : Andret,Guenelon, Gondoïne et Denoalen ; or le duc Andret était, commeTristan, un neveu du roi Marc. Connaissant que le roi méditaitde

vieillir sans enfants pour laisser sa terre àTristan, leur envie s’irrita, et, par des mensonges, ils animaientcontre Tristan les hauts hommes de Cornouailles :

« Que de merveilles en sa vie !disaient les félons ; mais vous êtes des hommes de grand sens,seigneurs, et qui savez sans doute en rendre raison. Qu’il aittriomphé du Morholt, voilà déjà un beau prodige ; mais parquels enchantements a-t-il pu, presque mort, voguer seul sur lamer ? Lequel de nous, seigneurs, dirigerait une nef sans ramesni voile ? Les magiciens le peuvent, dit-on. Puis, en quelpays de sortilège a-t-il pu trouver remède à ses plaies ?Certes, il est un enchanteur ; oui, sa barque était fée etpareillement son épée, et sa harpe est enchantée, qui chaque jourverse des poisons au cœur du roi Marc ! Comme il a su dompterce cœur par puissance et charme de sorcellerie ! Il sera roi,seigneurs, et vous tiendrez vos terres d’unmagicien ! »

Ils persuadèrent la plupart des barons :car beaucoup d’hommes ne savent pas que ce qui est du pouvoir desmagiciens, le cœur peut aussi l’accomplir par la force de l’amouret de la hardiesse. C’est pourquoi les barons pressèrent le roiMarc de prendre à femme une fille de roi, qui lui donnerait deshoirs ; s’il refusait, ils se retireraient dans leurs fortschâteaux pour le guerroyer. Le roi résistait et jurait en son cœurqu’aussi longtemps que vivrait son cher neveu, nulle fille de roin’entrerait en sa couche. Mais, à son tour, Tristan qui supportaità grand’honte le soupçon d’aimer son oncle à bon profit, lemenaça : que le roi se rendît à la volonté de sabaronnie ; sinon, il abandonnerait la cour, il s’en iraitservir le riche roi de Gavoie. Alors Marc fixa un terme à sesbarons : à quarante jours de là, il dirait sa pensée.

Au jour marqué, seul dans sa chambre, ilattendait leur venue et songeait tristement : « Où donctrouver fille de roi si lointaine et inaccessible que je puissefeindre, mais feindre seulement, de la vouloir pourfemme ? »

À cet instant, par la fenêtre ouverte sur lamer, deux hirondelles qui bâtissaient leur nid entrèrent en sequerellant, puis, brusquement effarouchées, disparurent. Mais deleurs becs s’était échappé un long cheveu de femme, plus fin quefil de soie, qui brillait comme un rayon de soleil.

Marc, l’ayant pris, fit entrer les barons etTristan, et leur dit :

« Pour vous complaire, seigneurs, jeprendrai femme, si toutefois vous voulez quérir celle que j’aichoisie.

– Certes, nous le voulons, beauseigneur ; qui donc est celle que vous avez choisie ?

– J’ai choisi celle à qui fut ce cheveu d’or,et sachez que je n’en veux point d’autre ;

– Et de quelle part, beau seigneur, vous vientce cheveu d’or ? qui vous l’a porté ? et de quelpays ?

– Il me vient, seigneurs, de la Belle auxcheveux d’or ; deux hirondelles me l’ont porté ; ellessavent de quel pays. »

Les barons comprirent qu’ils étaient railléset déçus. Ils regardaient Tristan avec dépit, car ils lesoupçonnaient d’avoir conseillé cette ruse. Mais Tristan, ayantconsidéré le cheveu d’or, se souvint d’Iseut la Blonde. Il souritet parla ainsi :

« Roi Marc, vous agissez à grandtort ; et ne voyez-vous pas que les soupçons de ces seigneursme honnissent ? Mais vainement vous avez préparé cettedérision : j’irai quérir la Belle aux cheveux d’or. Sachez quela quête est périlleuse et qu’il me sera plus malaisé de retournerde son pays que de l’île où j’ai tué le Morholt ; mais denouveau je veux mettre pour vous, bel oncle, mon corps et ma vie àl’aventure. Afin que vos barons connaissent si je vous aime d’amourloyal, j’engage ma foi par ce serment : ou je mourrai dansl’entreprise, ou je ramènerai en ce château de Tintagel la Reineaux blonds cheveux.»

Il équipa une belle nef, qu’il garnit defroment, de vin, de miel et de toutes bonnes denrées. Il y fitmonter, outre Gorvenal, cent jeunes chevaliers de haut parage,choisis parmi les plus hardis, et les affubla de cottes de bure etde chapes de camelin grossier, en sorte qu’ils ressemblaient à desmarchands ; mais, sous le pont de la nef, ils cachaient lesriches habits de drap d’or, de cendal et d’écarlate, quiconviennent aux messagers d’un roi puissant.

Quand la nef eut pris le large, le pilotedemanda :

« Beau seigneur, vers quelle terrenaviguer ?

– Ami, cingle vers l’Irlande, droit au port deWeisefort. »

Le pilote frémit. Tristan ne savait-il pasque, depuis le meurtre du Morholt, le roi d’Irlande pourchassaitles nefs cornouaillaises ? Les mariniers saisis, il lespendait à des fourches. Le pilote obéit pourtant et gagna la terrepérilleuse.

D’abord, Tristan sut persuader aux hommes deWeisefort que ses compagnons étaient des marchands d’Angleterrevenus pour trafiquer en paix. Mais, comme ces marchands d’étrangesorte consumaient le jour aux nobles jeux des tables et des échecset paraissaient mieux s’entendre à manier les dés qu’à mesurer lefroment, Tristan redoutait d’être découvert, et ne savait commententreprendre sa quête.

Or, un matin, au point du jour, il ouït unevoix si épouvantable qu’on eût dit le cri d’un démon. Jamais iln’avait entendu bête glapir en telle guise, si horrible et simerveilleuse. Il appela une femme qui passait sur leport :

« Dites-moi, fait-il, dame, d’où vientcette voix que j’ai ouïe ? ne me le cachez pas.

– Certes, sire, je vous le dirai sansmensonge. Elle vient d’une bête fière et la plus hideuse qui soitau monde. Chaque jour, elle descend de sa caverne et s’arrête àl’une des portes de la ville. Nul n’en peut sortir, nul n’y peutentrer, qu’on n’ait livré au dragon une jeune fille ; et, dèsqu’il la tient entre ses griffes, il la dévore en moins de tempsqu’il n’en faut pour dire une patenôtre.

– Dame, dit Tristan, ne vous raillez pas demoi, mais dites-moi s’il serait possible à un homme né de mère del’occire en bataille.

– Certes, beau doux sire, je ne sais ; cequi est assuré, c’est que vingt chevaliers éprouvés ont déjà tentél’aventure ; car le roi d’Irlande a proclamé par voix dehéraut qu’il donnerait sa fille Iseut la Blonde à qui tuerait lemonstre ; mais le monstre les a tous dévorés. »

Tristan quitte la femme et retourne vers sanef. Il s’arme en secret, et il eût fait beau voir sortir de la nefde ces marchands si riche destrier de guerre et si fier chevalier.Mais le port était désert, car l’aube venait à peine de poindre, etnul ne vit le preux chevaucher jusqu’à la porte que la femme luiavait montrée. Soudain, sur la route, cinq hommes dévalèrent, quiéperonnaient leurs chevaux, les freins abandonnés, et fuyaient versla ville. Tristan saisit au passage l’un d’entre eux par ses rougescheveux tressés, si fortement qu’il le renversa sur la croupe deson cheval et le maintint arrêté :

« Dieu vous sauve, beau sire ! ditTristan ; par quelle route vient le dragon ? »

Et quand le fuyard lui eut montré la route,Tristan le relâcha.

Le monstre approchait. Il avait la tête d’uneguivre, les yeux rouges et tels que des charbons embrasés, deuxcornes au front, les oreilles longues et velues, des griffes delion, une queue de serpent, le corps écailleux d’un griffon.

Tristan lança contre lui son destrier d’unetelle force que, tout hérissé de peur, il bondit pourtant contre lemonstre. La lance de Tristan heurta les écailles et vola en éclats.Aussitôt le preux tire son épée, la lève et l’assène sur la tête dudragon, mais sans même entamer le cuir. Le monstre a sentil’atteinte, pourtant ; il lance ses griffes contre l’écu, lesy enfonce, et en fait voler les attaches. La poitrine découverte,Tristan le requiert encore de l’épée, et le frappe sur les flancsd’un coup si violent que l’air en retentit. Vainement : il nepeut le blesser. Alors, le dragon vomit par les naseaux un doublejet de flammes venimeuses : le haubert de Tristan noircitcomme un charbon éteint, son cheval s’abat et meurt. Mais, aussitôtrelevé, Tristan enfonce sa bonne épée dans la gueule dumonstre : elle y pénètre toute et lui fend le cœur en deuxparts. Le dragon pousse une dernière fois son cri horrible etmeurt.

Tristan lui coupa la langue et la mit dans sachausse. Puis, tout étourdi par la fumée âcre, il marcha, pour yboire, vers une eau stagnante qu’il voyait briller à quelquedistance. Mais le venin distillé par la langue du dragon s’échauffacontre son corps, et, dans les hautes herbes qui bordaient lemarécage, le héros tomba inanimé.

Or, sachez que le fuyard aux rouges cheveuxtressés était Aguynguerran le Roux, le sénéchal du roi d’Irlande,et qu’il convoitait Iseut la Blonde. Il était couard, mais telleest la puissance de l’amour que chaque matin il s’embusquait, armé,pour assaillir le monstre ; pourtant, du plus loin qu’ilentendait son cri, le preux fuyait. Ce jour-là, suivi de ses quatrecompagnons, il osa rebrousser chemin. Il trouva le dragon abattu,le cheval mort, l’écu brisé, et pensa que le vainqueur achevait demourir en quelque lieu. Alors, il trancha la tête du monstre, laporta au roi et réclama le beau salaire promis.

Le roi ne crut guère à sa prouesse ; maisvoulant lui faire droit, il fit semondre ses vassaux de venir à sacour, à trois jours de là : devant le barnage assemblé, lesénéchal Aguynguerran fournirait la preuve de sa victoire.

Quand Iseut la Blonde apprit qu’elle seraitlivrée à ce couard, elle fit d’abord une longue risée, puis selamenta. Mais, le lendemain, soupçonnant l’imposture, elle pritavec elle son valet, le blond, le fidèle Perinis, et Brangien, sajeune servante et sa compagne, et tous trois chevauchèrent ensecret vers le repaire du monstre, tant qu’Iseut remarqua sur laroute des empreintes de forme singulière : sans doute, lecheval qui avait passé là n’avait pas été ferré en ce pays. Puiselle trouva le monstre sans tête et le cheval mort ; iln’était pas harnaché selon la coutume d’Irlande. Certes, unétranger avait tué le dragon ; mais vivait-ilencore ?

Iseut, Perinis et Brangien le cherchèrentlongtemps ; enfin, parmi les herbes du marécage, Brangien vitbriller le heaume du preux. Il respirait encore. Perinis le pritsur son cheval et le porta secrètement dans les chambres desfemmes. Là, Iseut conta l’aventure à sa mère, et lui confial’étranger. Comme la reine lui ôtait son armure, la langueenvenimée du dragon tomba de sa chausse. Alors la reine d’Irlanderéveilla le blessé par la vertu d’une herbe, et lui dit :

« Étranger, je sais que tu es vraiment letueur du monstre. Mais notre sénéchal, un félon, un couard, lui atranché la tête et réclame ma fille Iseut la Blonde pour sarécompense. Sauras-tu, à deux jours d’ici, lui prouver son tort parbataille ?

– Reine, dit Tristan, le terme est proche.Mais, sans doute, vous pouvez me guérir en deux journées. J’aiconquis Iseut sur le dragon ; peut-être je la conquerrai surle sénéchal. »

Alors la reine l’hébergea richement, et brassapour lui des remèdes efficaces. Au jour suivant, Iseut la Blondelui prépara un bain et doucement oignit son corps d’un baume que samère avait composé. Elle arrêta ses regards sur le visage dublessé, vit qu’il était beau, et se prit à penser :« Certes, si sa prouesse vaut sa beauté, mon champion fourniraune rude bataille ! » Mais Tristan, ranimé par la chaleurde l’eau et la force des aromates, la regardait, et, songeant qu’ilavait conquis la Reine aux cheveux d’or, se mit à sourire. Iseut leremarqua et se dit : «Pourquoi cet étranger a-t-ilsouri ? Ai-je rien fait qui ne convienne pas ? Ai-jenégligé l’un des services qu’une jeune fille doit rendre à sonhôte ? Oui, peut-être a-t-il ri parce que j’ai oublié de parerses armes ternies par le venin. »

Elle vint donc là où l’armure de Tristan étaitdéposée : « Ce heaume est de bon acier, pensa-t-elle, etne lui faudra pas au besoin. Et ce haubert est fort, léger, biendigne d’être porté par un preux. » Elle prit l’épée par lapoignée : « Certes, c’est là une belle épée, et quiconvient à un hardi baron. »

Elle tire du riche fourreau, pour l’essuyer,la lame sanglante. Mais elle voit qu’elle est largement ébréchée.Elle remarque la forme de l’entaille : ne serait-ce point lalame qui s’est brisée dans la tête du Morholt ? Elle hésite,regarde encore, veut s’assurer de son doute. Elle court à lachambre où elle gardait le fragment d’acier retiré naguère du crânedu Morholt. Elle joint le fragment à la brèche ; à peinevoyait-on la trace de la brisure.

Alors elle se précipita vers Tristan, et,faisant tournoyer sur la tête du blessé la grande épée, ellecria :

« Tu es Tristan de Loonnois, le meurtrierdu Morholt, mon cher oncle. Meurs donc à ton tour ! »

Tristan fit effort pour arrêter sonbras ; vainement ; son corps était perclus, mais sonesprit restait agile. Il parla donc avec adresse :

« Soit, je mourrai ; mais, pourt’épargner les longs repentirs, écoute. Fille de roi, sache que tun’as pas seulement le pouvoir, mais le droit de me tuer. Oui, tu asdroit sur ma vie, puisque deux fois tu me l’as conservée et rendue.Une première fois, naguère : j’étais le jongleur blessé que tuas sauvé quand tu as chassé de son corps le venin dont l’épieu duMorholt l’avait empoisonné. Ne rougis pas, jeune fille, d’avoirguéri ces blessures : ne les avais-je pas reçues en loyalcombat ? ai-je tué le Morholt en trahison ? ne m’avait-ilpas défié ? ne devais-je pas défendre mon corps ? Pour laseconde fois, en m’allant chercher au marécage, tu m’as sauvé.Ah ! c’est pour toi, jeune fille, que j’ai combattu le dragon…Mais laissons ces choses : je voulais te prouver seulementque, m’ayant par deux fois délivré du péril de la mort, tu as droitsur ma vie. Tue-moi donc, si tu penses y gagner louange et gloire.Sans doute, quand tu seras couchée entre les bras du preuxsénéchal, il te sera doux de songer à ton hôte blessé, qui avaitrisqué sa vie pour te conquérir et t’avait conquise, et que tuauras tué sans défense dans ce bain. »

Iseut s’écria :

« J’entends merveilleuses paroles.Pourquoi le meurtrier du Morholt a-t-il voulu me conquérir ?Ah ! sans doute, comme le Morholt avait jadis tenté de ravirsur sa nef les jeunes filles de Cornouailles, à ton tour, parbelles représailles, tu as fait cette vantance d’emporter comme taserve celle que le Morholt chérissait entre les jeunes filles…

– Non, fille de roi, dit Tristan. Mais un jourdeux hirondelles ont volé jusqu’à Tintagel pour y porter l’un detes cheveux d’or. J’ai cru qu’elles venaient m’annoncer paix etamour. C’est pourquoi je suis venu te quérir par delà la mer. C’estpourquoi j’ai affronté le monstre et son venin. Vois ce cheveucousu parmi les fils d’or de mon bliaut ; la couleur des filsd’or a passé : l’or du cheveu ne s’est pas terni. »

Iseut regarda la grande épée et prit en mainsle bliaut de Tristan. Elle y vit le cheveu d’or et se tutlonguement ; puis elle baisa son hôte sur les lèvres en signede paix et le revêtit de riches habits.

Au jour de l’assemblée des barons, Tristanenvoya secrètement vers sa nef Perinis, le valet d’Iseut, pourmander à ses compagnons de se rendre à la cour, parés comme ilconvenait aux messagers d’un riche roi : car il espéraitatteindre ce jour même au terme de l’aventure. Gorvenal et les centchevaliers se désolaient depuis quatre jours d’avoir perduTristan ; ils se réjouirent de la nouvelle.

Un à un, dans la salle où déjà s’amassaientsans nombre les barons d’Irlande, ils entrèrent, s’assirent à lafile sur un même rang, et les pierreries ruisselaient au long deleurs riches vêtements d’écarlate, de cendal et de pourpre. LesIrlandais disaient entre eux : « Quels sont ces seigneursmagnifiques ? Qui les connaît ? Voyez ces manteauxsomptueux, parés de zibeline et d’orfroi ! Voyez au pommeaudes épées, au fermail des pelisses, chatoyer les rubis, les béryls,les émeraudes et tant de pierres que nous ne savons même pasnommer ! Qui donc vit jamais splendeur pareille ? D’oùviennent ces seigneurs ? À qui sont-ils ? » Mais lescent chevaliers se taisaient et ne se mouvaient de leurs siègespour nul qui entrât.

Quand le roi d’Irlande fut assis sous le dais,le sénéchal Aguynguerran le Roux offrit de prouver par témoins etde soutenir par bataille qu’il avait tué le monstre et qu’Iseutdevait lui être livrée. Alors Iseut s’inclina devant son père etdit :

«Roi, un homme est là, qui prétend convaincrevotre sénéchal de mensonge et de félonie. À cet homme prêt àprouver qu’il a délivré votre terre du fléau et que votre fille nedoit pas être abandonnée à un couard, promettez-vous de pardonnerses torts anciens, si grands soient-ils, et de lui accorder votremerci et votre paix ? »

Le roi y pensa et ne se hâtait pas derépondre. Mais ses barons crièrent en foule :

« Octroyez-le, sire,octroyez-le ! »

Le roi dit :

« Et je l’octroie ! »

Mais Iseut s’agenouilla à ses pieds :«Père, donnez-moi d’abord le baiser de merci et de paix, en signeque vous le donnerez pareillement à cet homme ! »

Quand elle eut reçu le baiser, elle allachercher Tristan et le conduisit par la main dans l’assemblée. À savue, les cent chevaliers se levèrent à la fois, le saluèrent lesbras en croix sur la poitrine, se rangèrent à ses côtés, et lesIrlandais virent qu’il était leur seigneur. Mais plusieurs lereconnurent alors, et un grand cri retentit : « C’estTristan de Loonnois, c’est le meurtrier du Morholt ! »Les épées nues brillèrent et des voix furieuses répétaient :« Qu’il meure ! »

Mais Iseut s’écria :

« Roi, baise cet homme sur la bouche,ainsi que tu l’as promis ! »

Le roi le baisa sur la bouche, et la clameurs’apaisa.

Alors Tristan montra la langue du dragon, etoffrit la bataille au sénéchal, qui n’osa l’accepter et reconnutson forfait. Puis Tristan parla ainsi :

«Seigneurs, j’ai tué le Morholt, mais j’aifranchi la mer pour vous offrir belle amendise. Afin de racheter leméfait, j’ai mis mon corps en péril de mort et je vous ai délivrésdu monstre, et voici que j’ai conquis Iseut la Blonde, la belle.L’ayant conquise, je l’emporterai donc sur ma nef. Mais, afin quepar les terres d’Irlande et de Cornouailles se répande non plus lahaine, mais l’amour, sachez que le roi Marc, mon cher seigneur,l’épousera. Voyez ici cent chevaliers de haut parage prêts à jurersur les reliques des saints que le roi Marc vous mande paix etamour, que son désir est d’honorer Iseut comme sa chère femmeépousée, et que tous les hommes de Cornouailles la serviront commeleur dame et leur reine. »

On apporta les corps saints à grand’joie, etles cent chevaliers jurèrent qu’il avait dit vérité.

Le roi prit Iseut par la main et demanda àTristan s’il la conduirait loyalement à son seigneur. Devant sescent chevaliers et devant les barons d’Irlande, Tristan lejura.

Iseut la Blonde frémissait de honte etd’angoisse. Ainsi Tristan, l’ayant conquise, la dédaignait ;le beau conte du Cheveu d’or n’était que mensonge, et c’est à unautre qu’il la livrait… Mais le roi posa la main droite d’Iseutdans la main droite de Tristan, et Tristan la retint en signe qu’ilse saisissait d’elle, au nom du roi de Cornouailles.

Ainsi, pour l’amour du roi Marc, par la ruseet par la force, Tristan accomplit la quête de la Reine aux cheveuxd’or.

Chapitre 4LE PHILTRE

Quand   le tempsapprocha de remettre Iseut aux chevaliers de Cornouailles, sa mèrecueillit des herbes, des fleurs et des racines, les mêla dans duvin, et brassa un breuvage puissant. L’ayant achevé par science etmagie, elle le versa dans un coutret et dit secrètement àBrangien :

« Fille, tu dois suivre Iseut au pays duroi Marc, et tu l’aimes d’amour fidèle. Prends donc ce coutret devin et retiens mes paroles. Cache-le de telle sorte que nul œil nele voie et que nulle lèvre ne s’en approche. Mais, quand viendrontla nuit nuptiale et l’instant où l’on quitte les époux, tu verserasce vin herbé dans une coupe et tu la présenteras, pour qu’ils lavident ensemble, au roi Marc et à la reine Iseut. Prends garde, mafille, que seuls ils puissent goûter ce breuvage. Car telle est savertu : ceux qui en boiront ensemble s’aimeront de tous leurssens et de toute leur pensée, à toujours, dans la vie et dans lamort. »

Brangien promit à la reine qu’elle feraitselon sa volonté.

 

La nef, tranchant les vagues profondes,emportait Iseut. Mais, plus elle s’éloignait de la terre d’Irlande,plus tristement la jeune fille se lamentait. Assise sous la tenteoù elle s’était renfermée avec Brangien, sa servante, elle pleuraitau souvenir de son pays. Où ces étrangers l’entraînaient-ils ?Vers qui ? Vers quelle destinée ? Quand Tristans’approchait d’elle et voulait l’apaiser par de douces paroles,elle s’irritait, le repoussait, et la haine gonflait son cœur. Ilétait venu, lui le ravisseur, lui le meurtrier du Morholt ; ill’avait arrachée par ses ruses à sa mère et à son pays ; iln’avait pas daigné la garder pour lui-même, et voici qu’ill’emportait, comme sa proie, sur les flots, vers la terreennemie ! « Chétive ! disait-elle, maudite soit lamer qui me porte ! Mieux aimerais-je mourir sur la terre où jesuis née que vivre là-bas !… »

Un jour, les vents tombèrent, et les voilespendaient dégonflées le long du mât. Tristan fit atterrir dans uneîle, et, lassés de la mer, les cent chevaliers de Cornouailles etles mariniers descendirent au rivage. Seule Iseut était demeuréesur la nef, et une petite servante. Tristan vint vers la reine ettâchait de calmer son cœur. Comme le soleil brûlait et qu’ilsavaient soif, ils demandèrent à boire. L’enfant chercha quelquebreuvage, tant qu’elle découvrit le coutret confié à Brangien parla mère d’Iseut. « J’ai trouvé du vin ! » leurcria-t-elle. Non, ce n’était pas du vin : c’était la passion,c’était l’âpre joie et l’angoisse sans fin, et la mort. L’enfantremplit un hanap et le présenta à sa maîtresse. Elle but à longstraits, puis le tendit à Tristan, qui le vida.

À cet instant, Brangien entra et les vit quise regardaient en silence, comme égarés et comme ravis. Elle vitdevant eux le vase presque vide et le hanap. Elle prit le vase,courut à la poupe, le lança dans les vagues et gémit :

« Malheureuse ! maudit soit le jouroù je suis née et maudit le jour où je suis montée sur cettenef ! Iseut, amie, et vous, Tristan, c’est votre mort que vousavez bue ! »

De nouveau, la nef cinglait vers Tintagel. Ilsemblait à Tristan qu’une ronce vivace, aux épines aiguës, auxfleurs odorantes, poussait ses racines dans le sang de son cœur etpar de forts liens enlaçait au beau corps d’Iseut son corps ettoute sa pensée, et tout son désir. Il songeait :« Andret, Denoalen, Guenelon et Gondoïne, félons quim’accusiez de convoiter la terre du roi Marc, ah ! je suisplus vil encore, et ce n’est pas sa terre que je convoite !Bel oncle, qui m’avez aimé orphelin avant même de reconnaître lesang de votre sœur Blanchefleur, vous qui me pleuriez tendrement,tandis que vos bras me portaient jusqu’à la barque sans rames nivoile, bel oncle, que n’avez-vous, dès le premier jour, chassél’enfant errant venu pour vous trahir ? Ah ! qu’ai-jepensé ? Iseut est votre femme, et moi votre vassal. Iseut estvotre femme, et moi votre fils. Iseut est votre femme, et ne peutpas m’aimer. »

Iseut l’aimait. Elle voulait le haïr,pourtant : ne l’avait-il pas vilement dédaignée ? Ellevoulait le haïr, et ne pouvait, irritée en son cœur de cettetendresse plus douloureuse que la haine.

Brangien les observait avec angoisse, pluscruellement tourmentée encore, car seule elle savait quel mal elleavait causé. Deux jours elle les épia, les vit repousser toutenourriture, tout breuvage et tout réconfort, se chercher comme desaveugles qui marchent à tâtons l’un vers l’autre, malheureux quandils languissaient séparés, plus malheureux encore quand, réunis,ils tremblaient devant l’horreur du premier aveu.

Au troisième jour, comme Tristan venait versla tente, dressée sur le pont de la nef, où Iseut était assise,Iseut le vit s’approcher et lui dit humblement :

« Entrez, seigneur.

– Reine ; dit Tristan, pourquoi m’avoirappelé seigneur ? Ne suis-je pas votre homme lige, aucontraire, et votre vassal, pour vous révérer, vous servir et vousaimer comme ma reine et ma dame ? »

Iseut répondit :

« Non, tu le sais, que tu es mon seigneuret mon maître ! Tu le sais, que ta force me domine et que j esuis ta serve ! Ah ! que n’ai-je avivé naguère les plaiesdu jongleur blessé ! Que n’ai-je laissé périr le tueur dumonstre dans les herbes du marécage ! Que n’ai-je assené surlui, quand il gisait dans le bain, le coup de l’épée déjàbrandie ! Hélas ! je ne savais pas alors ce que je saisaujourd’hui !

– Iseut, que savez-vous doncaujourd’hui ? Qu’est-ce donc qui vous tourmente ?

– Ah ! tout ce que je sais me tourmente,et tout ce que je vois. Ce ciel me tourmente, et cette mer, et moncorps, et ma vie ! »

Elle posa son bras sur l’épaule deTristan ; des larmes éteignirent le rayon de ses yeux, seslèvres tremblèrent. Il répéta :

« Amie, qu’est-ce donc qui voustourmente ? »

Elle répondit :

« L’amour de vous.»

Alors il posa ses lèvres sur les siennes.Mais, comme pour la première fois tous deux goûtaient une joied’amour, Brangien, qui les épiait, poussa un cri, et, les brastendus, la face trempée de larmes, se jeta à leurs pieds :

« Malheureux ! arrêtez-vous, etretournez, si vous le pouvez encore ! Mais non, la voie estsans retour, déjà la force de l’amour vous entraîne et jamais plusvous n’aurez de joie sans douleur. C’est le vin herbé qui vouspossède, le breuvage d’amour que votre mère, Iseut, m’avait confié.Seul, le roi Marc devait le boire avec vous ; mais l’Ennemis’est joué de nous trois, et c’est vous qui avez vidé le hanap. AmiTristan, Iseut amie, en châtiment de la male garde que j’ai faite,je vous abandonne mon corps, ma vie ; car, par mon crime, dansla coupe maudite, vous avez bu l’amour et la mort ! »

Les amants s’étreignirent ; dans leursbeaux corps frémissaient le désir et la vie. Tristan dit.

« Vienne donc la mort ! »

Et, quand le soir tomba, sur la nef quibondissait plus rapide vers la terre du roi Marc, liés à jamais,ils s’abandonnèrent à l’amour.

Chapitre 5BRANGIEN LIVRÉE AUX SERFS

Le roi Marc accueillit Iseut laBlonde au rivage. Tristan la prit par la main et la conduisitdevant le roi ; le roi se saisit d’elle en la prenant à sontour par la main. À grand honneur il la mena vers le château deTintagel, et, lorsqu’elle parut dans la salle au milieu desvassaux, sa beauté jeta une telle clarté que les murss’illuminèrent, comme frappés du soleil levant. Alors le roi Marcloua les hirondelles qui, par belle courtoisie, lui avaient portéle cheveu d’or ; il loua Tristan et les cent chevaliers qui,sur la nef aventureuse, étaient allés lui quérir la joie de sesyeux et de son cœur. Hélas ! la nef vous apporte, â vousaussi, noble roi, l’âpre deuil et les fortstourments.

À dix-huit jours de là, ayant convoqué tousses barons, il prit à femme Iseut la Blonde. Mais, lorsque vint lanuit, Brangien, afin de cacher le déshonneur de la reine et pour lasauver de la mort, prit la place d’Iseut dans le lit nuptial. Enchâtiment de la male garde qu’elle avait faite sur la mer et pourl’amour de son amie, elle lui sacrifia, la fidèle, la pureté de soncorps ; l’obscurité de la nuit cacha au roi sa ruse et sahonte.

Les conteurs prétendent ici que Brangienn’avait pas jeté dans la mer le flacon de vin herbé, non tout àfait vidé par les amants ; mais qu’au matin, après que sa damefut entrée à son tour dans le lit du roi Marc, Brangien versa dansune coupe ce qui restait du philtre et la présenta aux époux ;que Marc y but largement et qu’Iseut jeta sa part à la dérobée.Mais sachez, seigneurs, que ces conteurs ont corrompu l’histoire etl’ont faussée. S’ils ont imaginé ce mensonge, c’est faute decomprendre le merveilleux amour que Marc porta toujours à la reine.Certes, comme vous l’entendrez bientôt, jamais, malgré l’angoisse,le tourment et les terribles représailles, Marc ne put chasser deson cœur Iseut ni Tristan ; mais sachez, seigneurs, qu’iln’avait pas bu le vin herbé. Ni poison, ni sortilège ; seule,la tendre noblesse de son cœur lui inspira d’aimer.

Iseut est reine et semble vivre en joie. Iseutest reine et vit en tristesse. Iseut a la tendresse du roi Marc,les barons l’honorent, et ceux de la gent menue la chérissent.Iseut passe le jour dans ses chambres richement peintes et jonchéesde fleurs. Iseut a les nobles joyaux, les draps de pourpre et lestapis venus de Thessalie, les chants des harpeurs, et les courtinesoù sont ouvrés léopards, alérions, papegauts et toutes les bêtes dela mer et des bois. Iseut a ses vives, ses belles amours, etTristan auprès d’elle, à loisir, et le jour et la nuit ; car,ainsi que veut la coutume chez les hauts seigneurs, il couche dansla chambre royale, parmi les privés et les fidèles. Iseut tremblepourtant. Pour quoi trembler ? Ne tient-elle pas ses amourssecrètes ? Qui soupçonnerait Tristan ? Qui doncsoupçonnerait un fils ? Qui la voit ? Qui l’épie ?Quel témoin ? Oui, un témoin l’épie, Brangien ; Brangienla guette ; Brangien seule sait sa vie, Brangien la tient ensa merci ! Dieu ! si, lasse de préparer chaque jour commeune servante le lit où elle a couché la première, elle lesdénonçait au roi ! si Tristan mourait par sa félonie !…Ainsi, la peur affole la reine. Non, ce n’est pas de Brangien lafidèle, c’est de son propre cœur que vient son tourment. Écoutez,seigneurs, la grande traîtrise qu’elle médita ; mais Dieu,comme vous l’entendrez, la prit en pitié ; vous aussi,soyez-lui compatissants !

Ce jour-là, Tristan et le roi chassaient auloin, et Tristan ne connut pas ce crime. Iseut fit venir deuxserfs, leur promit la franchise et soixante besants d’or, s’ilsjuraient de faire sa volonté. Ils firent le serment.

« Je vous donnerai donc, dit-elle, unejeune fille ; vous l’emmènerez dans la forêt, loin ou près,mais en tel lieu que nul ne découvre jamais l’aventure : là,vous la tuerez et me rapporterez sa langue. Retenez, pour me lesrépéter, les paroles qu’elle aura dites. Allez ; à votreretour, vous serez des hommes affranchis et riches. »

Puis elle appela Brangien :

«Amie, tu vois comme mon corps languit etsouffre ; n’iras-tu pas chercher dans la forêt les plantes quiconviennent à ce mal ? Deux serfs sont là, qui teconduiront ; ils savent où croissent les herbes efficaces.Suis les donc ; sœur, sache-le bien, si je t’envoie à laforêt, c’est qu’il y va de mon repos et de ma vie ! »

Les serfs l’emmenèrent. Venue au bois, ellevoulut s’arrêter, car les plantes salutaires croissaient autourd’elle en suffisance. Mais ils l’entraînèrent plus loin :

« Viens, jeune fille, ce n’est pas ici lelieu convenable. »

L’un des serfs marchait devant elle, soncompagnon la suivait. Plus de sentier frayé, mais des ronces, desépines et des chardons emmêlés. Alors l’homme qui marchait lepremier tira son épée et se retourna ; elle se rejeta versl’autre serf pour lui demander aide ; il tenait aussi l’épéenue à son poing et dit :

« Jeune fille, il nous faut tetuer. »

Brangien tomba surl’herbe et ses bras tentaient d’écarter la pointe des épées. Elledemandait merci d’une voix si pitoyable et si tendre, qu’ilsdirent :

« Jeune fille, si la reine Iseut, ta dameet la nôtre, veut que tu meures, sans doute lui as-tu fait quelquegrand tort. »

Elle répondit :

« Je ne sais, amis ; je ne mesouviens que d’un seul méfait. Quand nous partîmes d’Irlande, nousemportions chacune, comme la plus chère des parures, une chemiseblanche comme la neige, une chemise pour notre nuit de noces. Surla mer, il advint qu’Iseut déchira sa chemise nuptiale, et pour lanuit de ses noces je lui ai prêté la mienne. Amis, voilà tout letort que je lui ai fait. Mais puisqu’elle veut que je meure,dites-lui que je lui mande salut et amour, et que je la remercie detout ce qu’elle m’a fait de bien et d’honneur, depuis qu’enfant,ravie par des pirates, j’ai été vendue à sa mère et vouée à laservir. Que Dieu, dans sa bonté, garde son honneur, son corps, savie ! Frères, frappez maintenant ! »

Les serfs eurent pitié. Ils tinrent conseilet, jugeant que peut-être un tel méfait ne valait point la mort,ils la lièrent à un arbre.

Puis ils tuèrent un jeune chien : l’und’eux lui coupa la langue, la serra dans un pan de sa gonelle, ettous deux reparurent ainsi devant Iseut.

« A-t-elle parlé ? demanda-t-elle,anxieuse.

– Oui, reine, elle a parlé. Elle a dit quevous étiez irritée à cause d’un seul tort : vous aviez déchirésur la mer une chemise blanche comme neige que vous apportiezd’Irlande, elle vous a prêté la sienne au soir de vos noces.C’était là, disait-elle, son seul crime. Elle vous a rendu grâcespour tant de bienfaits reçus de vous dès l’enfance, elle a priéDieu de protéger votre honneur et votre vie. Elle vous mande salutet amour. Reine, voici sa langue que nous vous apportons.

– Meurtriers ! cria Iseut, rendez-moiBrangien, ma chère servante ! Ne saviez-vous pas qu’elle étaitma seule amie ? Meurtriers, rendez-la moi !

– Reine, on dit justement : « Femmechange en peu d’heures ; au même temps, femme rit, pleure,aime, hait. » Nous l’avons tuée, puisque vous l’avezcommandé !

– Comment l’aurais-je commandé ? Pourquel méfait ? n’était-ce pas ma chère compagne, la douce, lafidèle, la belle ? Vous le saviez, meurtriers : jel’avais envoyée chercher des herbes salutaires, et je vous l’aiconfiée pour que vous la protégiez sur la route. Mais je dirai quevous l’avez tuée, et vous serez brûlés sur des charbons.

Reine, sachez donc qu’elle vit et que nousvous la ramènerons saine et sauve. »

Mais elle ne les croyait pas et, comme égarée,tour à tour maudissait les meurtriers et se maudissait elle-même.Elle retint l’un des serfs auprès d’elle, tandis que l’autre sehâtait vers l’arbre où Brangien était attachée.

« Belle, Dieu vous a fait merci, et voilàque votre dame vous rappelle ! »

Quand elle parut devant Iseut, Brangiens’agenouilla, lui demandant de lui pardonner ses torts ; maisla reine était aussi tombée à genoux devant elle, et toutes deux,embrassées, se pâmèrent longuement.

Chapitre 6LE GRAND PIN

Ce n’est pas Brangien la fidèle,c’est eux-mêmes que les amants doivent redouter. Mais comment leurscœurs enivrés seraient-ils vigilants ? L’amour les presse,comme la soif précipite vers la rivière le cerf sur ses fins ;ou tel encore, après un long jeûne, l’épervier soudain lâché fondsur la proie. Hélas ! amour ne se peut celer. Certes, par laprudence de Brangien, nul ne surprit la reine entre les bras de sonami ; mais, à toute heure, en tout lieu, chacun ne voit-il pascomment le désir les agite, les étreint, déborde de tous leurs sensainsi que le vin nouveau ruisselle de lacuve ?

Déjà, les quatre félons de la cour, quihaïssaient Tristan pour sa prouesse, rôdent autour de la reine.Déjà, ils connaissent la vérité de ses belles amours. Ils brûlentde convoitise, de haine et de joie. Ils porteront au roi lanouvelle : ils verront la tendresse se muer en fureur, Tristanchassé ou livré à la mort, et le tourment de la reine. Ilscraignaient pourtant la colère de Tristan ; mais, enfin, leurhaine dompta leur terreur ; un jour, les quatre baronsappelèrent le roi Marc à parlement, et Andret lui dit :

« Beau roi, sans doute ton cœurs’irritera, et tous quatre nous en avons grand deuil ; maisnous devons te révéler ce que nous avons surpris. Tu as placé toncœur en Tristan, et Tristan veut te honnir. Vainement nous t’avionsaverti ; pour l’amour d’un seul homme, tu fais fi de taparenté et de ta baronnie entière, et tu nous délaisses tous. Sachedonc que Tristan aime la reine : c’est la vérité prouvée, etdéjà l’on en dit mainte parole. »

Le noble roi chancela et répondit :

« Lâche ! Quelle félonie as-tupensée ! Certes, j’ai placé mon cœur en Tristan. Au jour où leMorholt vous offrit la bataille, vous baissiez tous la tête,tremblants et pareils à des muets ; mais Tristan l’affrontapour l’honneur de cette terre, et par chacune de ses blessures sonâme aurait pu s’envoler. C’est pourquoi vous le haïssez, et c’estpourquoi je l’aime, plus que toi, Andret, plus que vous tous, plusque personne. Mais que prétendez-vous avoir découvert ?qu’avez-vous vu ? qu’avez-vous entendu ?

– Rien, en vérité, seigneur, rien que tes yeuxne puissent voir, rien que tes oreilles ne puissent entendre.Regarde, écoute, beau sire ; peut-être il en est tempsencore. »

Et, s’étant retirés, ils le laissèrent àloisir savourer le poison.

Le roi Marc ne put secouer le maléfice. À sontour, contre son cœur, il épia son neveu, il épia la reine. MaisBrangien s’en aperçut, les avertit, et vainement le roi tentad’éprouver Iseut par des ruses. Il s’indigna bientôt de ce vilcombat, et, comprenant qu’il ne pourrait plus chasser le soupçon,il manda Tristan et lui dit :

« Tristan, éloigne-toi de cechâteau ; et, quand tu l’auras quitté, ne sois plus si hardique d’en franchir les fossés ni les lices. Des félons t’accusentd’une grande traîtrise. Ne m’interroge pas : je ne sauraisrapporter leurs propos sans nous honnir tous les deux. Ne cherchepas des paroles qui m’apaisent : je le sens, elles resteraientvaines. Pourtant, je ne crois pas les félons : si je lescroyais, ne t’aurais-je pas déjà jeté à la mort honteuse ?Mais leurs discours maléfiques ont troublé mon cœur, et seul tondépart le calmera. Pars ; sans doute je te rappelleraibientôt ; pars, mon fils toujours cher ! »

Quand les félons ouïrent lanouvelle :

« Il est parti, dirent-ils entre eux, ilest parti, l’enchanteur, chassé comme un larron ! Que peut-ildevenir désormais ? Sans doute il passera la mer pour chercherles aventures et porter son service déloyal à quelque roilointain ! »

Non, Tristan n’eut pas la force departir ; et quand il eut franchi les lices et les fossés duchâteau, il connut qu’il ne pourrait s’éloigner davantage ; ils’arrêta dans le bourg même de Tintagel, prit hôtel avec Gorvenaldans la maison d’un bourgeois, et languit, torturé par la fièvre,plus blessé que naguère, aux jours où l’épieu du Morholt avaitempoisonné son corps. Naguère, quand il gisait dans la cabaneconstruite au bord des flots et que tous fuyaient la puanteur deses plaies, trois hommes pourtant l’assistaient : Gorvenal,Dinas de Lidan et le roi Marc. Maintenant, Gorvenal et Dinas setenaient encore à son chevet ; mais le roi Marc ne venaitplus, et Tristan gémissait :

« Certes, bel oncle, mon corps répandmaintenant l’odeur d’un venin plus repoussant, et votre amour nesait plus surmonter votre horreur. »

Mais, sans relâche, dans l’ardeur de lafièvre, le désir l’entraînait, comme un cheval emporté, vers lestours bien closes qui tenaient la reine enfermée ; cheval etcavalier se brisaient contre les murs de pierre ; mais chevalet cavalier se relevaient et reprenaient sans cesse la mêmechevauchée.

Derrière les tours bien closes, Iseut laBlonde languit aussi, plus malheureuse encore : car, parmi cesétrangers qui l’épient, il lui faut tout le jour feindre la joie etrire ; et, la nuit, étendue aux côtés du roi Marc, il lui fautdompter, immobile, l’agitation de ses membres et les tressauts dela fièvre. Elle veut fuir vers Tristan. Il lui semble qu’elle selève et qu’elle court jusqu’à la porte ; mais, sur le seuilobscur, les félons ont tendu de grandes faulx : les lamesaffilées et méchantes saisissent au passage ses genoux délicats. Illui semble qu’elle tombe et que, de ses genoux tranchés, s’élancentdeux rouges fontaines.

Bientôt les amants mourront, si nul ne lessecourt. Et qui donc les secourra, sinon Brangien ? Au périlde sa vie, elle s’est glissée vers la maison où Tristan languit.Gorvenal lui ouvre tout joyeux, et, pour sauver les amants, elleenseigne une ruse à Tristan.

Non, jamais, seigneurs, vous n’aurez ouïparler d’une plus belle ruse d’amour.

Derrière le château de Tintagel, un vergers’étendait, vaste et clos de fortes palissades. De beaux arbres ycroissaient sans nombre, chargés de fruits, d’oiseaux et de grappesodorantes. Au lieu le plus éloigné du château, tout auprès despieux de la palissade, un pin s’élevait, haut et droit, dont letronc robuste soutenait une large ramure. À son pied, une sourcevive : l’eau s’épandait d’abord en une large nappe, claire etcalme, enclose par un perron de marbre ; puis, contenue entredeux rives resserrées, elle courait par le verger et, pénétrantdans l’intérieur même du château, traversait les chambres desfemmes. Or, chaque soir, Tristan, par le conseil de Brangien,taillait avec art des morceaux d’écorce et de menus branchages. Ilfranchissait les pieux aigus, et, venu sous le pin, jetait lescopeaux dans la fontaine. Légers comme l’écume, ils surnageaient etcoulaient avec elle, et, dans les chambres des femmes, Iseut épiaitleur venue. Aussitôt, les soirs où Brangien avait su écarter le roiMarc et les félons, elle s’en venait vers son ami.

Elle s’en vient, agile et craintive pourtant,guettant à chacun de ses pas si des félons se sont embusquésderrière les arbres. Mais, dès que Tristan l’a vue, les brasouverts, il s’élance vers elle. Alors la nuit les protège etl’ombre amie du grand pin.

« Tristan, dit la reine, les gens de mern’assurent-ils pas que ce château de Tintagel est enchanté et que,par sortilège, deux fois l’an, en hiver et en été, il se perd etdisparaît aux yeux ? Il s’est perdu maintenant. N’est-ce pasici le verger merveilleux dont parlent les lais de harpe : unemuraille d’air l’enclôt de toutes parts ; des arbres fleuris,un sol embaumé ; le héros y vit sans vieillir entre les brasde son amie et nulle force ennemie ne peut briser la murailled’air ? »

Déjà, sur les tours de Tintagel, retentissentles trompes des guetteurs qui annoncent l’aube.

« Non, dit Tristan, la muraille d’air estdéjà brisée, et ce n’est pas ici le verger merveilleux. Mais, unjour, amie, nous irons ensemble au Pays Fortuné dont nul neretourne. Là s’élève un château de marbre blanc ; à chacune deses mille fenêtres brille un cierge allumé ; à chacune, unjongleur joue et chante une mélodie sans fin ; le soleil n’ybrille pas, et pourtant nul ne regrette sa lumière : c’estl’heureux pays des vivants. »

Mais, au sommet des tours de Tintagel, l’aubeéclaire les grands blocs alternés de sinople et d’azur.

Iseut a recouvré la joie : le soupçon deMarc se dissipe et les félons comprennent, au contraire, queTristan a revu la reine. Mais Brangien fait si bonne garde qu’ilsépient vainement. Enfin, le duc Andret, que Dieu honnisse !dit à ses compagnons :

«Seigneurs, prenons conseil de Frocin, le nainbossu. Il connaît les sept arts, la magie et toutes manièresd’enchantements. Il sait, à la naissance d’un enfant, observer sibien les sept planètes et le cours des étoiles, qu’il conte paravance tous les points de sa vie. Il découvre, par la puissance deBugibus et de Noiron, les choses secrètes. Il nous enseignera, s’ilveut, les ruses d’Iseut la Blonde. »

En haine de beauté et de prouesse, le petithomme méchant traça les caractères de sorcellerie, jeta ses charmeset ses sorts, considéra le cours d’Orion et de Lucifer, etdit :

« Vivez en joie, beaux seigneurs ;cette nuit vous pourrez les saisir. »

Ils le menèrent devant le roi.

«Sire, dit le sorcier, mandez à vos veneursqu’ils mettent la laisse aux limiers et la selle aux chevaux ;annoncez que sept jours et sept nuits vous vivrez dans la forêt,pour conduire votre chasse, et vous me pendrez aux fourches si vousn’entendez pas, cette nuit même, quel discours Tristan tient à lareine. »

Le roi fit ainsi, contre son cœur. La nuittombée, il laissa ses veneurs dans la forêt, prit le nain encroupe, et retourna vers Tintagel. Par une entrée qu’il savait, ilpénétra dans le verger, et le nain le conduisit sous le grandpin.

« Beau roi, il convient que vous montiezdans les branches de cet arbre. Portez là-haut votre arc et vosflèches : ils vous serviront peut-être. Et tenez-vouscoi : vous n’attendrez pas longuement.

– Va-t’en, chien de l’Ennemi ! »répondit Marc.

Et le nain s’en alla, emmenant le cheval. Ilavait dit vrai : le roi n’attendit pas longuement. Cette nuit,la lune brillait, claire et belle. Caché dans la ramure, le roi vitson neveu bondir par-dessus les pieux aigus. Tristan vint sousl’arbre et jeta dans l’eau les copeaux et les branchages. Mais,comme il s’était penché sur la fontaine en les jetant, il vit,réfléchie dans l’eau, l’image du roi. Ah ! s’il pouvaitarrêter les copeaux qui fuient ! Mais non, ils courent,rapides, par le verger. Là-bas, dans les chambres des femmes, Iseutépie leur venue ; déjà, sans doute, elle les voit, elleaccourt. Que Dieu protège les amants !

Elle vient. Assis, immobile, Tristan laregarde, et, dans l’arbre, il entend le crissement de la flèche,qui s’encoche dans la corde de l’arc.

Elle vient, agile et prudente pourtant, commeelle avait coutume. « Qu’est-ce donc ? pense-t-elle.Pourquoi Tristan n’accourt-il pas ce soir à ma rencontre ?aurait-il vu quelque ennemi ? »

Elle s’arrête, fouille du regard les fourrésnoirs ; soudain, à la clarté de la lune, elle aperçut à sontour l’ombre du roi dans la fontaine. Elle montra bien la sagessedes femmes, en ce qu’elle ne leva point les yeux vers les branchesde l’arbre :

« Seigneur Dieu ! dit-elle tout bas,accordez-moi seulement que je puisse parler la première !»

Elle s’approche encore. Écoutez comme elledevance et prévient son ami :

«Sire Tristan, qu’avez-vous osé ?M’attirer en tel lieu, à telle heure ! Maintes fois déjà vousm’aviez mandée, pour me supplier, disiez-vous. Et par quelleprière ? Qu’attendez-vous de moi ? Je suis venue enfin,car je n’ai pu l’oublier, si je suis reine, je vous le dois. Mevoici donc : que voulez-vous ?

– Reine, vous crier merci, afin que vousapaisiez le roi ! »

Elle tremble et pleure. Mais Tristan loue leSeigneur Dieu, qui a montré le péril à son amie.

« Oui, reine, je vous ai mandée souventet toujours en vain ; jamais, depuis que le roi m’a chassé,vous n’avez daigné venir à mon appel. Mais prenez en pitié lechétif que voici ; le roi me hait, j’ignore pourquoi ;mais vous le savez peut-être ; et qui donc pourrait charmer sacolère, sinon vous seule, reine franche, courtoise Iseut, en quison cœur se fie ?

– En vérité, sire Tristan, ignorez-vous encorequ’il nous soupçonne tous les deux ? Et de quelletraîtrise ! faut-il, par surcroît de honte, que ce soit moiqui vous l’apprenne ? Mon seigneur croit que je vous aimed’amour coupable. Dieu le sait pourtant, et, si je mens, qu’ilhonnisse mon corps ! jamais je n’ai donné mon amour à nulhomme, hormis à celui qui le premier m’a prise, vierge, entre sesbras. Et vous voulez, Tristan, que j’implore du roi votrepardon ? Mais s’il savait seulement que je suis venue sous cepin, demain il ferait jeter ma cendre aux vents ! »

Tristan gémit :

« Bel oncle, on dit : « Nuln’est vilain, s’il ne fait vilenie. » Mais en quel cœur a punaître un tel soupçon ?

– Sire Tristan, que voulez-vous dire ?Non, le roi mon seigneur n’eût pas de lui-même imaginé tellevilenie. Mais les félons de cette terre lui ont fait accroire cemensonge, car il est facile de décevoir les cœurs loyaux. Ilss’aiment, lui ont-ils dit, et les félons nous l’ont tourné à crime.Oui, vous m’aimiez, Tristan ; pourquoi le nier ? nesuis-je pas la femme de votre oncle et ne vous avais-je pas deuxfois sauvé de la mort ? Oui, je vous aimais en retour ;n’êtes-vous pas du lignage du roi, et n’ai-je pas ouï maintes foisma mère répéter qu’une femme n’aime pas son seigneur tant qu’ellen’aime pas la parenté de son seigneur ? C’est pour l’amour duroi que je vous aimais, Tristan ; maintenant encore, s’il vousreçoit en grâce, j’en serai joyeuse. Mais mon corps tremble, j’aigrand’peur, je pars, j’ai trop demeuré déjà. »

Dans la ramure, le roi eut pitié et souritdoucement. Iseut s’enfuit, Tristan la rappelle :

« Reine, au nom du Sauveur, venez à monsecours, par charité ! Les couards voulaient écarter du roitous ceux qui l’aiment ; ils ont réussi et le raillentmaintenant. Soit ; je m’en irai donc hors de ce pays, au loin,misérable, comme j’y vins jadis : mais, tout au moins, obtenezdu roi qu’en reconnaissance des services passés, afin que je puissesans honte chevaucher loin d’ici, il me donne du sien assez pouracquitter mes dépenses, pour dégager mon cheval et mes armes.

– Non, Tristan, vous n’auriez pas dûm’adresser cette requête. Je suis seule sur cette terre, seule ence palais où nul ne m’aime, sans appui, à la merci du roi. Si jelui dis un seul mot pour vous, ne voyez-vous pas que je risque lamort honteuse ? Ami, que Dieu vous protège ! Le roi voushait à grand tort ! Mais, en toute terre où vous irez, leSeigneur Dieu vous sera un ami vrai. »

Elle part et fuit jusqu’à sa chambre, oùBrangien la prend, tremblante, entre ses bras. La reine lui ditl’aventure ; Brangien s’écrie :

« Iseut, ma dame, Dieu a fait pour vousun grand miracle ! Il est père compatissant et ne veut pas lemal de ceux qu’il sait innocents. »

Sous le grand pin, Tristan, appuyé contre leperron de marbre, se lamentait :

« Que Dieu me prenne en pitié et réparela grande injustice que je souffre de mon cherseigneur ! »

Quand il eut franchi la palissade du verger,le roi dit en souriant :

« Beau neveu, bénie soit cetteheure ! Vois la lointaine chevauchée que tu préparais cematin, elle est déjà finie ! »

Là-bas, dans une clairière de la forêt, lenain Frocin interrogeait le cours des étoiles. Il y lut que le roile menaçait de mort ; il noircit de peur et de honte, enfla derage, et s’enfuit prestement vers la terre de Galles.

Chapitre 7LE NAIN FROCIN

Le roi Marc a fait sa paix avecTristan. Il lui a donné congé de revenir au château, et, commenaguère, Tristan couche dans la chambre du roi, parmi les privés etles fidèles. À son gré, il y peut entrer, il en peut sortir :le roi n’en a plus souci. Mais qui donc peut longtemps tenir sesamours secrètes ? Hélas ! amour ne se peutceler !

Marc avait pardonné aux félons, et comme lesénéchal Dinas de Lidan avait un jour trouvé dans une forêtlointaine, errant et misérable, le nain bossu, il le ramena au roi,qui eut pitié et lui pardonna son méfait.

Mais sa bonté ne fit qu’exciter la haine desbarons ; ayant de nouveau surpris Tristan et la reine, ils selièrent par ce serment : si le roi ne chassait pas son neveuhors du pays, ils se retireraient dans leurs forts châteaux pour leguerroyer. Ils appelèrent le roi à parlement :

«Seigneur, aime-nous, hais-nous, à tonchoix : mais nous voulons que tu chasses Tristan. Il aime lareine, et le voit qui veut ; mais nous, nous ne le souffrironsplus. »

Le roi les entend, soupire, baisse le frontvers la terre, se tait.

« Non, roi, nous ne le souffrirons plus,car nous savons maintenant que cette nouvelle, naguère étrange,n’est plus pour te surprendre et que tu consens à leur crime. Queferas-tu ? Délibère et prends conseil. Pour nous, si tun’éloignes pas ton neveu sans retour, nous nous retirerons sur nosbaronnies et nous entraînerons aussi nos voisins hors de ta cour,car nous ne pouvons supporter qu’ils y demeurent. Tel est le choixque nous t’offrons ; choisis donc !

– Seigneurs, une fois j’ai cru aux laidesparoles que vous disiez de Tristan, et je m’en suis repenti. Maisvous êtes mes féaux, et je ne veux pas perdre le service de meshommes. Conseillez-moi donc, je vous en requiers, vous qui me devezle conseil. Vous savez bien que je fuis tout orgueil et toutedémesure.

– Donc, seigneur, mandez ici le nain Frocin.Vous vous défiez de lui, pour l’aventure du verger. Pourtant,n’avait-il pas lu dans les étoiles que la reine viendrait cesoir-là sous le pin ? Il sait maintes choses ; prenez sonconseil. »

Il accourut, le bossu maudit, et Denoalenl’accola. Écoutez quelle trahison il enseigna au roi :

«Sire, commande à ton neveu que demain, dèsl’aube, au galop, il chevauche vers Carduel pour porter au roiArtur un bref sur parchemin, bien scellé de cire. Roi, Tristancouche près de ton lit. Sors de ta chambre à l’heure du premiersommeil, et, je te le jure par Dieu et par la loi de Rome, s’ilaime Iseut de fol amour, il voudra venir lui parler avant sondépart : mais, s’il y vient sans que je le sache et sans quetu le voies, alors tue-moi. Pour le reste, laisse-moi menerl’aventure à ma guise et garde-toi seulement de parler à Tristan dece message avant l’heure du coucher.

– Oui, répondit Marc, qu’il en soit faitainsi ! »

Alors le nain fit une laide félonie. Il entrachez un boulanger et lui prit pour quatre deniers de fleur defarine qu’il cacha dans le giron de sa robe. Ah ! qui se fûtjamais avisé de telle traîtrise ? La nuit venue, quand le roieut pris son repas et que ses hommes furent endormis par la vastesalle voisine de sa chambre, Tristan s’en vint, comme il avaitcoutume, au coucher du roi Marc.

« Beau neveu, faites ma volonté :vous chevaucherez vers le roi Artur jusqu’à Carduel, et vous luiferez déplier ce bref. Saluez-le de ma part et ne séjournez qu’unjour auprès de lui.

– Roi, je le porterai demain.

– Oui, demain, avant que le jour se lève.«

Voilà Tristan en grand émoi. De son lit au litde Marc il y avait bien la longueur d’une lance. Un désir furieuxle prit de parler à la reine, et il se promit en son cœur que, versl’aube, si Marc dormait, il se rapprocherait d’elle. Ah !Dieu ! la folle pensée ! Le nain couchait, comme il enavait coutume, dans la chambre du roi. Quand il crut que tousdormaient, il se leva et répandit entre le lit de Tristan et celuide la reine la fleur de farine : si l’un des deux amantsallait rejoindre l’autre, la farine garderait la forme de ses pas.Mais, comme il l’éparpillait, Tristan, qui restait éveillé, levit :

« Qu’est-ce à dire ? Ce nain n’a pascoutume de me servir pour mon bien ; mais il sera déçu :bien fou qui lui laisserait prendre l’empreinte de sespas ! »

À la mi-nuit, le roi se leva et sortit, suividu nain bossu. Il faisait noir dans la chambre : ni ciergeallumé, ni lampe. Tristan se dressa debout sur son lit. Dieu !pourquoi eut-il cette pensée ? Il joint les pieds, estime ladistance, bondit et retombe sur le lit du roi. Hélas ! laveille, dans la forêt, le boutoir d’un grand sanglier l’avait navréà la jambe, et, pour son malheur, la blessure n’était point bandée.Dans l’effort de ce bond, elle s’ouvre, saigne ; mais Tristanne voit pas le sang qui fuit et rougit les draps. Et dehors, à lalune, le nain, par son art de sortilège, connut que les amantsétaient réunis. Il en trembla de joie et dit au roi :

« Va, et maintenant, si tu ne lessurprends pas ensemble, fais-moi pendre ! »

Ils viennent donc vers la chambre, le roi, lenain et les quatre félons. Mais Tristan les a entendus : il serelève, s’élance, atteint son lit… Hélas ! au passage, le sanga malement coulé de la blessure sur la farine.

Voici le roi, les barons, et le nain qui porteune lumière. Tristan et Iseut feignaient de dormir ; ilsétaient restés seuls dans la chambre avec Permis, qui couchait auxpieds de Tristan et ne bougeait pas. Mais le roi voit sur le litles draps tout vermeils et, sur le sol, la fleur de farine trempéede sang frais.

Alors les quatre barons, qui haïssaientTristan pour sa prouesse, le maintiennent sur son lit, et menacentla reine et la raillent, la narguent et lui promettent bonnejustice. Ils découvrent la blessure qui saigne :

« Tristan, dit le roi, nul démenti nevaudrait désormais ; vous mourrez demain. »

Il lui crie :

«Accordez-moi merci, seigneur ! Au nom duDieu qui souffrit la Passion, seigneur, pitié pour nous !

– Seigneur, venge-toi ! Répondent lesfélons.

– Bel oncle, ce n’est pas pour moi que je vousimplore ; que m’importe de mourir ? Certes, n’était lacrainte de vous courroucer, je vendrais cher cet affront auxcouards qui, sans votre sauvegarde, n’auraient pas osé toucher moncorps de leurs mains ; mais, par respect et pour l’amour devous, je me livre à votre merci ; faites de moi selon votreplaisir. Me voici, seigneur, mais pitié pour lareine ! »

Et Tristan s’incline et s’humilie à sespieds.

«Pitié pour la reine, car s’il est un homme enta maison assez hardi pour soutenir ce mensonge que je l’ai aiméed’amour coupable, il me trouvera debout devant lui en champ clos.Sire, grâce pour elle, au nom du Seigneur Dieu ! »

Mais les trois barons l’ont lié de cordes, luiet la reine. Ah ! s’il avait su qu’il ne serait pas admis àprouver son innocence en combat singulier, on l’eût démembré vifavant qu’il eût souffert d’être lié vilement.

Mais il se fiait en Dieu et savait qu’en champclos nul n’oserait brandir une arme contre lui. Et, certes, il sefiait justement en Dieu. Quand il jurait qu’il n’avait jamais aiméla reine d’amour coupable, les félons riaient de l’insolenteimposture. Mais je vous appelle, seigneurs, vous qui savez lavérité du philtre bu sur la mer et qui comprenez, disait-ilmensonge ? Ce n’est pas le fait qui prouve le crime, mais lejugement. Les hommes voient le fait, mais Dieu voit les cœurs, et,seul, il est vrai juge. Il a donc institué que tout homme accusépourrait soutenir son droit par bataille, et lui-même combat avecl’innocent. C’est pourquoi Tristan réclamait justice et bataille etse garda de manquer en rien au roi Marc. Mais, s’il avait puprévoir ce qui advint, il aurait tué les félons. Ah !Dieu ! Pour quoi ne les tua-t-il pas ?

Chapitre 8LE SAUT DE LA CHAPELLE

Par la cité, dans la nuit noire,la nouvelle court : Tristan et la reine ont été saisis ;le roi veut les tuer. Riches bourgeois et petites gens, touspleurent.

«Hélas ! Nous devons bien pleurer !Tristan, hardi baron, mourrez-vous donc par si laidetraîtrise ? Et vous, reine franche, reine honorée, en quelleterre naîtra jamais fille de roi si belle, si chère ? C’estdonc là, nain bossu, l’œuvre de tes devinailles ? Qu’il nevoie jamais la face de Dieu, celui qui, t’ayant trouvé, n’enfoncerapas son épieu dans ton corps ! Tristan, bel ami cher, quand leMorholt, venu pour ravir nos enfants, prit terre sur ce rivage, nulde nos barons n’osa armer contre lui, et tous se taisaient, pareilsà des muets. Mais vous, Tristan, vous avez fait le combat pour noustous, hommes de Cornouailles, et vous avez tué le Morholt ; etlui vous navra d’un épieu dont vous avez manqué mourir pour nous.Aujourd’hui, en souvenir de ces choses, devrions-nous consentir àvotre mort ? »

Les plaintes, les cris montent par la cité,tous courent au palais. Mais tel est le courroux du roi qu’il n’y ani si fort ni si fier baron qui ose risquer une seule parole pourle fléchir.

Le jour approche, la nuit s’en va. Avant lesoleil levé, Marc chevauche hors de la ville, au lieu où il avaitcoutume de tenir ses plaids et de juger. Il commande qu’on creuseune fosse en terre et qu’on y amasse des sarments noueux ettranchants et des épines blanches et noires, arrachées avec leursracines.

À l’heure de prime, il fait crier un ban parle pays pour convoquer aussitôt les hommes de Cornouailles. Ilss’assemblent à grand bruit ; nul qui ne pleure, hormis le nainde Tintagel. Alors le roi leur parla ainsi :

« Seigneurs, j’ai fait dresser ce bûcherd’épines pour Tristan et pour la reine, car ils ontforfait. »

Mais tous lui crièrent :

« Jugement, roi ! le jugementd’abord, l’escondit et le plaid ! Les tuer sans jugement,c’est honte et crime. Roi, répit et merci poureux ! »

Marc répondit en sa colère :

« Non, ni répit, ni merci, ni plaid, nijugement ! Par ce Seigneur qui créa le monde, si nul m’oseencore requérir de telle chose il brûlera le premier sur cebrasier ! »

Il ordonne qu’on allume le feu et qu’on aillequérir au château Tristan d’abord. Les épines flambent, tous setaisent, le roi attend.

Les valets ont couru jusqu’à la chambre où lesamants sont étroitement gardés. Ils entraînent Tristan par sesmains liées de cordes. Par Dieu ! ce fut vilenie de l’entraverainsi ! Il pleure sous l’affront ; mais de quoi luiservent les larmes ? On l’emmène honteusement ; et lareine s’écrie, presque folle d’angoisse :

« Être tuée, ami, pour que vous soyezsauvé, ce serait grande joie ! »

Les gardes et Tristan descendent hors de laville, vers le bûcher. Mais, derrière eux, un cavalier seprécipite, les rejoint, saute à bas du destrier encorecourant : c’est Dinas, le bon sénéchal. Au bruit del’aventure, il s’en venait de son château de Lidan, et l’écume, lasueur et le sang ruisselaient aux flancs de son cheval :

« Fils, je me hâte vers le plaid du roi.Dieu m’accordera peut-être d’y ouvrir tel conseil qui vous aideratous deux ; déjà il me permet du moins de te servir par unemenue courtoisie. Amis, dit-il aux valets, je veux que vous lemeniez sans ces entraves, – et Dinas trancha les cordeshonteuses ; s’il essayait de fuir, ne tenez-vous pas vosépées ?»

Il baise Tristan sur les lèvres, remonte enselle, et son cheval l’emporte.

Or, écoutez comme le Seigneur Dieu est pleinde pitié. Lui qui ne veut pas la mort du pécheur, il reçut en gréles larmes et la clameur des pauvres gens qui le suppliaient pourles amants torturés. Près de la route où Tristan passait, au faîted’un roc et tournée vers la bise, une chapelle se dressait sur lamer.

Le mur du chevet était posé au ras d’unefalaise, haute, pierreuse, aux escarpements aigus ; dansl’abside, sur le précipice, était une verrière, œuvre habile d’unsaint. Tristan dit à ceux qui le menaient :

« Seigneurs, voyez cette chapelle ;permettez que j’y entre. Ma mort est prochaine, je prierai Dieuqu’il ait merci de moi, qui l’ai tant offensé. Seigneurs, lachapelle n’a d’autre issue que celle-ci ; chacun de vous tientson épée ; vous savez bien que je ne puis passer que par cetteporte, et quand j’aurai prié Dieu, il faudra bien que je me remetteentre vos mains ! »

L’un des gardes dit :

« Nous pouvons bien le luipermettre. »

Ils le laissèrent entrer. Il court par lachapelle, franchit le chœur, parvient à la verrière de l’abside,saisit la fenêtre, l’ouvre et s’élance… Plutôt cette chute que lamort sur le bûcher, devant telle assemblée !

Mais sachez, seigneurs, que Dieu lui fit bellemerci : le vent se prend en ses vêtements, le soulève, ledépose sur une large pierre au pied du rocher. Les gens deCornouailles appellent encore cette pierre le « Saut deTristan ».

Et devant l’église les autres l’attendaienttoujours. Mais pour néant, car c’est Dieu maintenant qui l’a prisen sa garde. Il fuit : le sable meuble croule sous ses pas. Iltombe, se retourne, voit au loin le bûcher : la flamme bruit,la fumée monte. Il fuit.

L’épée ceinte, à bride abattue, Gorvenals’était échappé de la cité : le roi l’aurait fait brûler enplace de son seigneur. Il rejoignit Tristan sur la lande, etTristan s’écria :

« Maître, Dieu m’a accordé sa merci.Ah ! chétif, à quoi bon ? Si je n’ai Iseut, rien ne mevaut. Que ne me suis-je plutôt brisé dans ma chute ! J’aiéchappé, Iseut, et l’on va te tuer. On la brûle pour moi ;pour elle je mourrai aussi. »

Gorvenal lui dit :

« Beau sire, prenez réconfort, n’écoutezpas la colère. Voyez ce buisson épais, enclos d’un largefossé ; cachons-nous là : les gens passent nombreux surcette route ; ils nous renseigneront, et, si l’on brûle Iseut,fils, je jure par Dieu, le fils de Marie, de ne jamais coucher sousun toit jusqu’au jour où nous l’aurons vengée.

– Beau maître, je n’ai pas mon épée.

– La voici, je te l’ai apportée.

– Bien, maître ; je ne crains plus rien,fors Dieu.

– Fils, j’ai encore sous ma gonelle tellechose qui te réjouira : ce haubert solide et léger, qui pourrate servir.

– Donne, beau maître. Par ce Dieu en qui jecrois, je vais maintenant délivrer mon amie.

– Non, ne te hâte point, dit Gorvenal. Dieusans doute te réserve quelque plus sûre vengeance. Songe qu’il esthors de ton pouvoir d’approcher du bûcher ; les bourgeoisl’entourent et craignent le roi ; tel voudrait bien tadélivrance, qui, le premier, te frappera. Fils, on dit bien :Folie n’est pas prouesse… Attends… »

Or, quand Tristan s’était précipité de lafalaise, un pauvre homme de la gent menue l’avait vu se relever etfuir. Il avait couru vers Tintagel et s’était glissé jusqu’en lachambre d’Iseut :

« Reine, ne pleurez plus. Votre ami s’estéchappé !

– Dieu, dit-elle, en soit remercié !Maintenant, qu’ils me lient ou me délient, qu’ils m’épargnent ouqu’ils me tuent, je n’en ai plus souci ! »

Or, les félons avaient si cruellement serréles cordes de ses poignets que le sang jaillissait. Mais,souriante, elle dit :

– Si je pleurais pour cette souffrance, alorsqu’en sa bonté Dieu vient d’arracher mon ami à ces félons, certes,je ne vaudrais guère ! »

Quand la nouvelle parvint au roi que Tristans’était échappé par la verrière, il blêmit de courroux et commandaà ses hommes de lui amener Iseut.

On l’entraîne ; hors de la salle, sur leseuil, elle apparaît ; elle tend ses mains délicates, d’où lesang coule. Une clameur monte par la rue : « O Dieu,pitié pour elle ! Reine franche, reine honorée, quel deuil ontjeté sur cette terre ceux qui vous ont livrée ! Malédictionsur eux ! »

La reine est traînée jusqu’au bûcher d’épines,qui flambe. Alors, Dinas, seigneur de Lidan, se laissa choir auxpieds du roi :

« Sire, écoute-moi : je t’ai servilonguement, sans vilenie, en loyauté, sans en retirer nulprofit : car il n’est pas un pauvre homme, ni un orphelin, niune vieille femme, qui me donnerait un denier de ta sénéchaussée,que j’ai tenue toute ma vie. En récompense, accorde-moi que turecevras la reine à merci. Tu veux la brûler sans jugement :c’est forfaire, puisqu’elle ne reconnaît pas le crime dont tul’accuses. Songes-y, d’ailleurs. Si tu brûles son corps, il n’yaura plus de sûreté sur ta terre : Tristan s’estéchappé ; il connaît bien les plaines, les bois, les gués, lespassages, et il est hardi. Certes, tu es son oncle, et il nes’attaquera pas à toi ; mais tous les barons, tes vassaux,qu’il pourra surprendre, il les tuera. »

Et les quatre félons pâlissent àl’entendre : déjà ils voient Tristan embusqué, qui lesguette.

« Roi, dit le sénéchal, s’il est vrai queje t’ai bien servi toute ma vie, livre-moi Iseut ; jerépondrai d’elle comme son garde et son garant. »

Mais le roi prit Dinas par la main et jura parle nom des saints qu’il ferait immédiate justice.

Alors Dinas se releva :

« Roi, je m’en retourne à Lidan et jerenonce à votre service. »

Iseut sourit tristement. Il monte sur sondestrier et s’éloigne, marri et morne, le front baissé.

Iseut se tient debout devant la flamme. Lafoule, à l’entour, crie, maudit le roi, maudit les traîtres. Leslarmes coulent le long de sa face. Elle est vêtue d’un étroitbliaut gris, où court un filet d’or menu ; un fil d’or esttressé dans ses cheveux, qui tombent jusqu’à ses pieds. Quipourrait la voir si belle sans la prendre en pitié aurait un cœurde félon. Dieu ! comme ses bras sont étroitementliés !

Or, cent lépreux, déformés, la chair rongée ettoute blanchâtre, accourus sur leurs béquilles au claquement descrécelles, se pressaient devant le bûcher, et, sous leurs paupièresenflées, leurs yeux sanglants jouissaient du spectacle.

Yvain, le plus hideux des malades, cria au roid’une voix aiguë ;

« Sire, tu veux jeter ta femme en cebrasier, c’est bonne justice, mais trop brève. Ce grand feu l’auravite brûlée, ce grand vent aura vite dispersé sa cendre. Et, quandcette flamme tombera tout à l’heure, sa peine sera finie. Veux-tuque je t’enseigne pire châtiment, en sorte qu’elle vive, mais àgrand déshonneur, et toujours souhaitant la mort ? Roi, leveux-tu ? »

Le roi répondit :

« Oui, la vie pour elle, mais à granddéshonneur et pire que la mort… Qui m’enseignera un tel supplice,je l’en aimerai mieux.

–Sire, je te dirai donc brièvement ma pensée.Vois, j’ai là cent compagnons. Donne-nous Iseut, et qu’elle noussoit commune ! Le mal attise nos désirs. Donne-la à teslépreux, jamais dame n’aura fait pire fin. Vois, nos haillons sontcollés à nos plaies, qui suintent. Elle qui, près de toi, seplaisait aux riches étoffes fourrées de vair, aux joyaux, auxsalles parées de marbre, elle qui jouissait des bons vins, del’honneur, de la joie, quand elle verra la cour de tes lépreux,quand il lui faudra entrer sous nos taudis bas et coucher avecnous, alors Iseut la Belle, la Blonde, reconnaîtra son péché etregrettera ce beau feu d’épines ! »

Le roi l’entend, se lève, et longuement resteimmobile. Enfin, il court vers la reine et la saisit par la main.Elle crie :

«Par pitié, sire, brûlez-moi plutôt,brûlez-moi ! »

Le roi la livre. Yvain la prend et les centmalades se pressent autour d’elle. À les entendre crier et glapir,tous les cœurs se fondent de pitié ; mais Yvain estjoyeux ; Iseut s’en va, Yvain l’emmène. Hors de la citédescend le hideux cortège.

Ils ont pris la route où Tristan est embusqué.Gorvenal jette un cri :

« Fils, que feras-tu ? Voici tonamie ! »

Tristan pousse son cheval hors dufourré :

« Yvain, tu lui as assez longtemps faitcompagnie ; laisse-la maintenant, si tu veuxvivre ! »

Mais Yvain dégrafe son manteau.

« Hardi, compagnons ! À vosbâtons ! À vos béquilles ! C’est l’instant de montrer saprouesse !»

Alors, il fit beau voir les lépreux rejeterleurs chapes, se camper sur leurs pieds malades, souffler, crier,brandir leurs béquilles : l’un menace et l’autre grogne. Maisil répugnait à Tristan de les frapper ; les conteursprétendent que Tristan tua Yvain : c’est dire vilenie ;non, il était trop preux pour occire telle engeance. Mais Gorvenal,ayant arraché une forte pousse de chêne, l’assena sur le crâned’Yvain ; le sang noir jaillit et coula jusqu’à ses piedsdifformes.

Tristan reprit la reine : désormais, ellene sent plus nul mal. Il trancha les cordes de ses bras, et,quittant la plaine, ils s’enfoncèrent dans la forêt du Morois. Là,dans les grands bois, Tristan se sent en sûreté comme derrière lamuraille d’un fort château.

Quand le soleil pencha, ils s’arrêtèrent aupied d’un mont ; la peur avait lassé la reine ; ellereposa sa tête sur le corps de Tristan et s’endormit.

Au matin, Gorvenal déroba à un forestier sonarc et deux flèches bien empennées et barbelées et les donna àTristan, le bon archer, qui surprit un chevreuil et le tua.Gorvenal fit un amas de branches sèches, battit le fusil, fitjaillir l’étincelle et alluma un grand feu pour cuire lavenaison ; Tristan coupa des branchages, construisit une hutteet la recouvrit de feuillée ; Iseut la joncha d’herbesépaisses.

Alors, au fond de la forêt sauvage, commençapour les fugitifs l’âpre vie, aimée pourtant.

Chapitre 9LA FORÊT DU MOROIS

Au fond de la forêt sauvage, àgrand ahan, comme des bêtes traquées, ils errent, et rarement osentrevenir le soir au gîte de la veille. Ils ne mangent que la chairdes fauves et regrettent le goût de sel. Leurs visages amaigris sefont blêmes, leurs vêtements tombent en haillons, déchirés par lesronces. Ils s’aiment, ils ne souffrent pas.

Un jour, comme ils parcouraient ces grandsbois qui n’avaient jamais été abattus, ils arrivèrent par aventureà l’ermitage du Frère Ogrin.

Au soleil, sous un bois léger d’érables,auprès de sa chapelle, le vieil homme, appuyé sur sa béquille,allait à pas menus.

«Sire Tristan, s’écria-t-il, sachez quel grandserment ont juré les hommes de Cornouailles. Le roi a fait crier unban par toutes les paroisses. Qui se saisira de vous recevra centmarcs d’or pour son salaire, et tous les barons ont juré de vouslivrer mort ou vif. Repentez-vous, Tristan ! Dieu pardonne aupécheur qui vient à repentance.

–Me repentir, sire Ogrin ? De quelcrime ? Vous qui nous jugez, savez-vous quel boire nous avonsbu sur la mer ? Oui, la bonne liqueur nous enivre, etj’aimerais mieux mendier toute ma vie par les routes et vivred’herbes et de racines avec Iseut, que sans elle être roi d’un beauroyaume.

– Sire Tristan, Dieu vous soit en aide, carvous avez perdu ce monde-ci et l’autre. Le traître à son seigneur,on doit le faire écarteler par deux chevaux, le brûler sur unbûcher, et là où sa cendre tombe, il ne croît plus d’herbe et lelabour reste inutile ; les arbres, la verdure y dépérissent.Tristan, rendez la reine à celui qu’elle a épousé selon la loi deRome !

– Elle n’est plus à lui ; il l’a donnée àses lépreux ; c’est sur les lépreux que je l’ai conquise.Désormais, elle est mienne ; je ne puis me séparer d’elle, nielle de moi. »

Ogrin s’était assis ; à ses pieds, Iseutpleurait, la tête sur les genoux de l’homme qui souffre pour Dieu.L’ermite lui redisait les saintes paroles du Livre ; mais,toute pleurante, elle secouait la tête et refusait de lecroire.

« Hélas ! dit Ogrin, quel réconfortpeut-on donner à des morts ? Repens-toi, Tristan, car celuiqui vit dans le péché sans repentir est un mort.

– Non, je vis et ne me repens pas. Nousretournons à la forêt, qui nous protège et nous garde. Viens,Iseut, amie ! »

Iseut se releva ; ils se prirent par lesmains. Ils entrèrent dans les hautes herbes et les bruyères ;les arbres refermèrent sur eux leurs branchages ; ilsdisparurent derrière les frondaisons.

Écoutez, seigneurs, une belle aventure.

Tristan avait nourri un chien, un brachet,beau, vif, léger à la course : ni comte, ni roi n’a son pareilpour la chasse à l’arc. On l’appelait Husdent. Il avait fallul’enfermer dans le donjon, entravé par un billot suspendu à soncou ; depuis le jour où il avait cessé de voir son maître, ilrefusait toute pitance, grattant la terre du pied, pleurait desyeux, hurlait. Plusieurs en eurent compassion.

« Husdent, disaient-ils, nulle bête n’asu si bien aimer que toi ; oui, Salomon a dit sagement :« Mon ami vrai, c’est mon lévrier.»

Et le roi Marc, se rappelant les jours passés,songeait en son cœur : « Ce chien montre grand sens àpleurer ainsi son seigneur : car y a-t-il personne par toutela Cornouailles qui vaille Tristan ? »

Trois barons vinrent au roi :

« Sire, faites délier Husdent : noussaurons bien s’il mène tel deuil par regret de son maître ; sinon, vous le verrez, à peine détaché, la gueule ouverte, la langueau vent, poursuivre, pour les mordre, gens et bêtes. »

On le délie. Il bondit par la porte et court àla chambre où naguère il trouvait Tristan. Il gronde, gémit,cherche, découvre enfin la trace de son seigneur. Il parcourt pas àpas la route que Tristan a suivie vers le bûcher. Chacun le suit.Il jappe clair et grimpe vers la falaise. Le voici dans lachapelle, et qui bondit sur l’autel ; soudain il se jette parla verrière, tombe au pied du rocher, reprend la piste sur lagrève, s’arrête un instant dans le bois fleuri où Tristan s’étaitembusqué, puis repart vers la forêt. Nul ne le voit qui n’en aitpitié.

« Beau roi, dirent alors les chevaliers,cessons de le suivre ; il nous pourrait mener en tel lieu d’oùle retour serait malaisé. »

Ils le laissèrent et s’en revinrent. Sousbois, le chien donna de la voix et la forêt en retentit. De loin,Tristan, la reine et Gorvenal l’ont entendu : « C’estHusdent ! » Ils s’effrayent : sans doute le roi lespoursuit ; ainsi il les fait relancer comme des fauves par deslimiers !… Ils s’enfoncent sous un fourré. À la lisière,Tristan se dresse, son arc bandé. Mais quand Husdent eut vu etreconnu son seigneur, il bondit jusqu’à lui, remua sa tête et saqueue, ploya l’échine, se roula en cercle. Qui vit jamais tellejoie ? Puis il courut à Iseut la Blonde, à Gorvenal, et fitfête aussi au cheval. Tristan en eut grande pitié :

« Hélas ! par quel malheur nousa-t-il retrouvés ? Que peut faire de ce chien, qui ne sait setenir coi, un homme harcelé ? Par les plaines et par les bois,par toute sa terre, le roi nous traque : Husdent nous trahirapar ses aboiements. Ah ! c’est par amour et par noblesse denature qu’il est venu chercher la mort. Il faut nous garderpourtant. Que faire ? Conseillez-moi. »

Iseut flatta Husdent de la main etdit :

«Sire, épargnez-le ! J’ai ouï parler d’unforestier gallois qui avait habitué son chien à suivre, sansaboyer, la trace de sang des cerfs blessés. Ami Tristan, quellejoie si on réussissait, en y mettant sa peine, à dresser ainsiHusdent ! »

Il y songea un instant, tandis que le chienléchait les mains d’Iseut. Tristan eut pitié et dit :

« Je veux essayer ; il m’est tropdur de le tuer. »

Bientôt Tristan se met en chasse, déloge undaim, le blesse d’une flèche. Le brachet veut s’élancer sur la voiedu daim, et crie si haut que le bois en résonne. Tristan le faittaire en le frappant ; Husdent lève la tête vers son maître,s’étonne, n’ose plus crier, abandonne la trace ; Tristan lemet sous lui, puis bat sa botte de sa baguette de châtaignier,comme font les veneurs pour exciter les chiens ; à ce signal,Husdent veut crier encore, et Tristan le corrige. En l’enseignantainsi, au bout d’un mois à peine, il l’eut dressé à chasser à lamuette : quand sa flèche avait blessé un chevreuil ou un daim,Husdent, sans jamais donner de la voix, suivait la trace sur laneige, la glace ou l’herbe ; s’il atteignait la bête sousbois, il savait marquer la place en y portant des branchages ;s’il la prenait sur la lande, il amassait des herbes sur le corpsabattu et revenait, sans un aboi, chercher son maître.

L’été s’en va, l’hiver est venu. Les amantsvécurent tapis dans le creux d’un rocher : et sur le sol durcipar la froidure, les glaçons hérissaient leur lit de feuillesmortes. Par la puissance de leur amour, ni l’un ni l’autre nesentit sa misère.

Mais quand revint le temps clair, ilsdressèrent sous les grands arbres leur hutte de branches reverdies.Tristan savait d’enfance l’art de contrefaire le chant des oiseauxdes bois ; à son gré, il imitait le loriot, la mésange, lerossignol et toute la gent ailée ; et, parfois, sur lesbranches de la hutte, venus à son appel, des oiseaux nombreux, lecou gonflé, chantaient leurs lais dans la lumière.

Les amants ne fuyaient plus par la forêt, sanscesse errants ; car nul des barons ne se risquait à lespoursuivre, connaissant que Tristan les eût pendus aux branches desarbres. Un jour, pourtant, l’un des quatre traîtres, Guenelon, queDieu maudisse ! entraîné par l’ardeur de la chasse, osas’aventurer aux alentours du Morois. Ce matin-là, sur la lisière dela forêt, au creux d’une ravine, Gorvenal, ayant enlevé la selle deson destrier, lui laissait paître l’herbe nouvelle ; là-bas,dans la loge de feuillage, sur la jonchée fleurie, Tristan tenaitla reine étroitement embrassée, et tous deux dormaient.

Tout à coup, Gorvenal entendit le bruit d’unemeute : à grande allure les chiens lançaient un cerf, qui sejeta au ravin. Au loin, sur la lande, apparut un veneur ;Gorvenal le reconnut : c’était Guenelon, l’homme que sonseigneur haïssait entre tous. Seul, sans écuyer, les éperons auxflancs saignants de son destrier et lui cinglant l’encolure, ilaccourait. Embusqué derrière un arbre, Gorvenal le guette : ilvient vite, il sera plus lent à s’en retourner.

Il passe. Gorvenal bondit de l’embuscade,saisit le frein, et, revoyant à cet instant tout le mal que l’hommeavait fait, l’abat, le démembre tout, et s’en va, emportant la têtetranchée.

Là-bas, dans la loge de feuillée, sur lajonchée fleurie, Tristan et la reine dormaient étroitementembrassés. Gorvenal y vint sans bruit, la tête du mort à lamain.

Lorsque les veneurs trouvèrent sous l’arbre letronc sans tête, éperdus, comme si déjà Tristan les poursuivait,ils s’enfuirent, craignant la mort. Depuis, l’on ne vint plus guèrechasser dans ce bois.

Pour réjouir au réveil le cœur de sonseigneur, Gorvenal attacha, par les cheveux, la tête à la fourchede la hutte : la ramée épaisse l’enguirlandait.

Tristan s’éveilla et vit, à demi cachéederrière les feuilles, la tête qui le regardait. Il reconnaîtGuenelon ; il se dresse sur ses pieds, effrayé. Mais sonmaître lui crie :

« Rassure-toi, il est mort. Je l’ai tuéde cette épée. Fils, c’était ton ennemi ! »

Et Tristan se réjouit ; celui qu’ilhaïssait, Guenelon, est occis.

Désormais, nul n’osa plus pénétrer dans laforêt sauvage : l’effroi en garde l’entrée et les amants ysont maîtres. C’est alors que Tristan façonna l’arc Qui-ne-faut,lequel atteignait toujours le but, homme ou bête, à l’endroitvisé.

Seigneurs, c’était un jour d’été, au temps oùl’on moissonne, un peu après la Pentecôte, et les oiseaux à larosée chantaient l’aube prochaine. Tristan sortit de la hutte,ceignit son épée, apprêta l’arc Qui-ne-faut et, seul, s’en futchasser par le bois. Avant que descende le soir, une grande peinelui adviendra. Non, jamais amants ne s’aimèrent tant et nel’expièrent si durement.

Quand Tristan revint de la chasse, accablé parla lourde chaleur, il prit la reine entre ses bras.

« Ami, où avez-vous été ?

– Après un cerf qui m’a tout lassé. Vois, lasueur coule de mes membres, je voudrais me coucher etdormir. »

Sous la loge de verts rameaux, jonchéed’herbes fraîches, Iseut s’étendit la première ; Tristan secoucha près d’elle et déposa son épée nue entre leurs corps. Pourleur bonheur, ils avaient gardé leurs vêtements. La reine avait audoigt l’anneau d’or aux belles émeraudes que Marc lui avait donnéau jour des épousailles ; ses doigts étaient devenus si grêlesque la bague y tenait à peine. Ils dormaient ainsi, l’un des brasde Tristan passé sous le cou de son amie, l’autre jeté sur son beaucorps, étroitement embrassés ; leurs lèvres ne se touchaientpoint. Pas un souffle de brise, pas une feuille qui tremble. Àtravers le toit de feuillage, un rayon de soleil descendait sur levisage d’Iseut qui brillait comme un glaçon.

Or, un forestier trouva dans le bois une placeoù les herbes étaient foulées ; la veille, les amantss’étaient couchés là ; mais il ne reconnut pas l’empreinte deleurs corps, suivit la trace et parvint à leur gîte. Il les vit quidormaient, les reconnut et s’enfuit, craignant le réveil terriblede Tristan. Il s’enfuit jusqu’à Tintagel, à deux lieues de là,monta les degrés de la salle, et trouva le roi qui tenait sesplaids au milieu de ses vassaux assemblés.

« Ami, que viens-tu quérir céans, horsd’haleine comme je te vois ? On dirait un valet de limiers quia longtemps couru après les chiens. Veux-tu, toi aussi, nousdemander raison de quelque tort ? Qui t’a chassé de maforêt ? »

Le forestier le prit à l’écart et, tout bas,lui dit :

« J’ai vu la reine et Tristan. Ilsdormaient, j’ai pris peur.

– En quel lieu ?

– Dans une hutte du Morois. Ils dorment auxbras l’un de l’autre. Viens tôt, si tu veux prendre tavengeance.

– Va m’attendre à l’entrée du bois, au pied dela Croix Rouge. Ne parle à nul homme de ce que tu as vu ; jete donnerai de l’or et de l’argent, tant que tu en voudrasprendre. »

Le forestier y va et s’assied sous la CroixRouge. Maudit soit l’espion ! Mais il mourra honteusement,comme cette histoire vous le dira tout à l’heure.

Le roi fit seller son cheval, ceignit sonépée, et, sans nulle compagnie, s’échappa de la cité. Tout enchevauchant, seul, il se ressouvint de la nuit où il avait saisison neveu : quelle tendresse avait alors montrée pour TristanIseut la Belle, au visage clair ! S’il les surprend, ilchâtiera ces grands péchés ; il se vengera de ceux qui l’onthonni…

À la Croix Rouge, il trouva leforestier :

« Va devant ; mène-moi vite etdroit. »

L’ombre noire des grands arbres les enveloppe.Le roi suit l’espion. Il se fie à son épée, qui jadis a frappé debeaux coups. Ah ! si Tristan s’éveille, l’un des deux, Dieusait lequel ! restera mort sur la place. Enfin le forestierdit tout bas :

« Roi, nous approchons. »

Il lui tint l’étrier et lia les rênes ducheval aux branches d’un pommier vert. Ils approchèrent encore, etsoudain, dans une clairière ensoleillée, virent la huttefleurie.

Le roi délace son manteau aux attaches d’orfin, le rejette, et son beau corps apparaît. Il tire son épée horsde la gaine, et redit en son cœur qu’il veut mourir s’il ne lestue. Le forestier le suivait ; il lui fait signe de s’enretourner.

Il pénètre, seul, sous la hutte, l’épée nue,et la brandit… Ah ! quel deuil s’il assène ce coup ! Maisil remarqua que leurs bouches ne se touchaient pas et qu’une épéenue séparait leurs corps :

« Dieu ! se dit-il, que vois-jeici ? Faut-il les tuer ? Depuis si longtemps qu’ilsvivent en ce bois, s’ils s’aimaient de fol amour, auraient-ilsplacé cette épée entre eux ? Et chacun ne sait-il pas qu’unelame nue, qui sépare deux corps, est garante et gardienne dechasteté ? S’ils s’aimaient de fol amour, reposeraient-ils sipurement ? Non, je ne les tuerai pas ; ce serait grandpéché de les frapper ; et si j’éveillais ce dormeur et quel’un de nous deux fût tué, on en parlerait longtemps, et pour notrehonte. Mais je ferai qu’à leur réveil ils sachent que je les aitrouvés endormis, que je n’ai pas voulu leur mort, et que Dieu lesa pris en pitié. »

Le soleil, traversant la hutte, brûlait laface blanche d’Iseut. Le roi prit ses gants parés d’hermine :« C’est elle, songeait-il, qui, naguère, me les apportad’Irlande !… » Il les plaça dans le feuillage pour fermerle trou par où le rayon descendait ; puis il retira doucementla bague aux pierres d’émeraude qu’il avait donnée à lareine ; naguère il avait fallu forcer un peu pour la luipasser au doigt ; maintenant ses doigts étaient si grêles quela bague vint sans effort : à la place, le roi mit l’anneaudont Iseut, jadis, lui avait fait présent. Puis il enleva l’épéequi séparait les amants, celle-là même – il la reconnut – quis’était ébréchée dans le crâne du Morholt, posa la sienne à laplace, sortit de la loge, sauta en selle, et dit auforestier :

« Fuis maintenant, et sauve ton corps, si tupeux ! »

Or, Iseut eut une vision dans sonsommeil : elle était sous une riche tente, au milieu d’ungrand bois. Deux lions s’élançaient sur elle et se battaient pourl’avoir… Elle jeta un cri et s’éveilla : les gants parésd’hermine blanche tombèrent sur son sein. Au cri, Tristan se dressaen pieds, voulut ramasser son épée et reconnut, à sa garde d’or,celle du roi. Et la reine vit à son doigt l’anneau de Marc. Elles’écria :

« Sire, malheur à nous ! Le roi nousa surpris !

– Oui, dit Tristan, il a emporté monépée ; il était seul, il a pris peur, il est allé chercher durenfort ; il reviendra, nous fera brûler devant tout lepeuple. Fuyons !… »

Et, à grandes journées, accompagnés deGorvenal, ils s’enfuirent vers la terre de Galles, jusqu’auxconfins de la forêt du Morois. Que de tortures amour leur auracausées !

Chapitre 10L’ERMITE OGRIN

À trois jours de là,comme Tristan avait longuement suivi les erres d’un cerf blessé, lanuit tomba, et sous le bois obscur, il se prit àsonger :

«Non, ce n’est point par crainte que le roinous a épargnés. Il avait pris mon épée, je dormais, j’étais à samerci, il pouvait frapper ; à quoi bon du renfort ? Ets’il voulait me prendre vif, pourquoi, m’ayant désarmé, m’aurait-illaissé sa propre épée ? Ah ! je t’ai reconnu, père :non par peur, mais par tendresse et par pitié, tu as voulu nouspardonner. Nous pardonner ? Qui donc a pourrait, sanss’avilir, remettre un tel forfait ? Non, il n’a pointpardonné, mais il a compris. Il a connu qu’au bûcher, au saut de lachapelle, à l’embuscade contre les lépreux, Dieu nous avait pris ensa sauvegarde. Il s’est alors rappelé l’enfant qui, jadis, harpaità ses pieds, et ma terre de Loonnois, abandonnée pour lui, etl’épieu du Morholt, et le sang versé pour son honneur. Il s’estrappelé que je n’avais pas reconnu mon tort, mais vainement réclaméjugement, droit et bataille, et la noblesse de son cœur l’a inclinéà comprendre les choses qu’autour de lui ses hommes ne comprennentpas : non qu’il sache ni jamais puisse savoir la vérité denotre amour ; mais il doute, il espère, il sent que je n’aipas dit mensonge, il désire que par jugement je trouve mon droit.Ah ! bel oncle, vaincre en bataille par l’aide de Dieu, gagnervotre paix, et, pour vous, revêtir encore le haubert et leheaume ! Qu’ai-je pensé ? Il reprendrait Iseut : jela lui livrerais ? Que ne m’a-t-il égorgé plutôt dans monsommeil ! Naguère, traqué par lui, je pouvais le haïr etl’oublier : il avait abandonné Iseut aux malades ; ellen’était plus à lui, elle était mienne. Voici que par sa compassionil a réveillé ma tendresse et reconquis la reine. La reine ?Elle était reine près de lui, et dans ce bois elle vit comme uneserve. Qu’ai-je fait de sa jeunesse ? Au lieu de ses chambrestendues de draps de soie, je lui donne cette forêt sauvage ;une hutte, au lieu de ses belles courtines ; et c’est pour moiqu’elle suit cette route mauvaise. Au seigneur Dieu, roi du monde,je crie merci et je le supplie qu’il me donne la force de rendreIseut au roi Marc. N’est-elle pas sa femme, épousée selon la loi deRome, devant tous les riches hommes de sa terre ? »

Tristan s’appuie sur son arc, et longuement selamente dans la nuit.

Dans le fourré clos de ronces qui leur servaitde gîte, Iseut la Blonde attendait le retour de Tristan. À laclarté d’un rayon de lune, elle vit luire à son doigt l’anneau d’orque Marc y avait glissé. Elle songea :

« Celui   quipar       belle courtoisie m’a donnécet anneau d’or n’est pas l’homme irrité qui me livrait auxlépreux ; non, c’est le seigneur compatissant qui, du jour oùj’ai abordé sur sa terre, m’accueillit et me protégea. Comme ilaimait Tristan ! Mais je suis venue, et qu’ai-je fait ?Tristan ne devrait-il pas vivre au palais du roi, avec centdamoiseaux autour de lui, qui seraient de sa mesnie et leserviraient pour être armés chevaliers ? Ne devrait-il pas,chevauchant par les cours et les baronnies, chercher soudées etaventures ? Mais, pour moi, il oublie toute chevalerie, exiléde la cour, pourchassé dans ce bois, menant cette viesauvage !… »

Elle entendit alors sur les feuilles et lesbranches mortes s’approcher le pas de Tristan. Elle vint à sarencontre comme à son ordinaire, pour lui prendre ses armes. Ellelui enleva des mains l’arc Qui-ne-faut et ses flèches, et dénouales attaches de son épée.

« Amie, dit Tristan, c’est l’épée du roiMarc. Elle devait nous égorger, elle nous a épargnés. »

Iseut prit l’épée, en baisa la garded’Or ; et Tristan vit qu’elle pleurait.

« Amie, dit-il, si je pouvais faireaccord avec le roi Marc ! S’il m’admettait à soutenir parbataille que jamais, ni en fait, ni en paroles, je ne vous ai aiméed’amour coupable, tout chevalier de son royaume depuis Lidanjusqu’à Durham qui m’oserait contredire me trouverait armé en champclos. Puis, si le roi voulait souffrir de me garder en sa mesnie,je le servirais à grand honneur, comme mon seigneur et monpère ; et, s’il préférait m’éloigner et vous garder, jepasserais en Frise ou en Bretagne, avec Gorvenal comme seulcompagnon. Mais partout où j’irais, reine, et toujours, jeresterais vôtre. Iseut, je ne songerais pas à cette séparation,n’était la dure misère que vous supportez pour moi depuis silongtemps, belle, en cette terre déserte.

– Tristan, qu’il vous souvienne de l’ermiteOgrin dans son bocage ! Retournons vers lui, et puissions-nouscrier merci au puissant roi céleste, Tristan, ami ! »

Ils éveillèrent Gorvenal ; Iseut montasur le cheval, que Tristan conduisit par le frein, et, toute lanuit, traversant pour la dernière fois les bois aimés, ilscheminèrent sans une parole.

Au matin, ils prirent du repos, puismarchèrent encore, tant qu’ils parvinrent à l’ermitage. Au seuil desa chapelle, Ogrin lisait en un livre. Il les vit, et, de loin, lesappela tendrement :

« Amis ! comme amour vous traque demisère en misère ! Combien durera votre folie ?Courage ! repentez-vous enfin ! »

Tristan lui dit :

« Écoutez, sire Ogrin. Aidez-nous pouroffrir un accord au roi. Je lui rendrais la reine. Puis, je m’enirais au loin, en Bretagne ou en Frise ; un jour, si le roivoulait me souffrir près de lui, je reviendrais et le serviraiscomme je dois. »

Inclinée aux pieds de l’ermite, Iseut dit àson tour, dolente :

« Je ne vivrai plus ainsi. Je ne dis pasque je me repente d’avoir aimé et d’aimer Tristan, encore ettoujours ; mais nos corps, du moins, seront désormaisséparés. »

L’ermite pleura et adora Dieu :« Dieu, beau roi tout-puissant ! Je vous rends grâces dem’avoir laissé vivre assez longtemps pour venir en aide àceux-ci ! » Il les conseilla sagement, puis il prit del’encre et du parchemin et écrivit un bref où Tristan offrait unaccord au roi. Quand il y eut écrit toutes les paroles que Tristanlui dit, celui-ci les scella de son anneau.

« Qui portera cebref ? demanda l’ermite.

– Je le porterai moi-même.

– Non, sire Tristan, vous ne tenterez pointcette chevauchée hasardeuse ; j’irai pour vous, je connaisbien les êtres du château.

– Laissez, beau sire Ogrin ; la reinerestera en votre ermitage ; à la tombée de la nuit, j’iraiavec mon écuyer, qui gardera mon cheval. »

Quand l’obscurité descendit sur la forêt,Tristan se mit en route avec Gorvenal. Aux portes de Tintagel, ille quitta. Sur les murs, les guetteurs sonnaient leurs trompes. Ilse coula dans le fossé et traversa la ville au péril de son corps.Il franchit comme autrefois les palissades aiguës du verger, revitle perron de marbre, la fontaine et le grand pin, et s’approcha dela fenêtre derrière laquelle le roi dormait. Il l’appela doucement.Marc s’éveilla :

« Qui es-tu, toi qui m’appelles dans lanuit, à pareille heure ?

– Sire, je suis Tristan, je vous apporte unbref ; je le laisse là, sur le grillage de cette fenêtre.Faites attacher votre réponse à la branche de la Croix Rouge.

– Pour l’amour de Dieu, beau neveu,attends-moi ! »

Il s’élança sur le seuil, et, par trois fois,cria dans la nuit :

« Tristan ! Tristan ! Tristan,mon fils ! »

Mais Tristan avait fui. Il rejoignit sonécuyer et, d’un bond léger, se mit en selle :

« Fou ! dit Gorvenal, hâte-toi,fuyons par ce chemin. »

Ils parvinrent enfin à l’ermitage où ilstrouvèrent, les attendant, l’ermite qui priait, Iseut quipleurait.

Chapitre 11LE GUÉ AVENTUREUX

Marc fit éveiller son chapelain etlui tendit la lettre. Le clerc brisa la cire et salua d’abord leroi au nom de Tristan ; puis, ayant habilement déchiffré lesparoles écrites, il lui rapporta ce que Tristan lui mandait. Marcl’écouta sans mot dire et se réjouissait en son cœur, car il aimaitencore la reine.

Il convoqua nommément les plus prisés de sesbarons, et, quand ils furent tous assemblés, ils firent silence etle roi parla :

«Seigneurs, j’ai reçu ce bref. Je suis roi survous, et vous êtes mes féaux. Écoutez les choses qui me sontmandées ; puis conseillez-moi, je vous en requiers, puisquevous me devez le conseil. »

Le chapelain se leva, délia le bref de sesdeux mains, et, debout devant le roi :

«Seigneurs, dit-il, Tristan mande d’abordsalut et amour au roi et à toute sa baronnie. « Roi,ajoute-t-il, quand j’ai eu tué le dragon et que j’eus conquis lafille du roi d’Irlande, c’est à moi qu’elle fut donnée ;j’étais maître de la garder, mais je ne l’ai point voulu : jel’ai amenée en votre contrée et vous l’ai livrée. Pourtant, à peinel’aviez-vous prise pour femme, des félons vous firent accroireleurs mensonges. En votre colère, bel oncle, mon seigneur, vousavez voulu nous faire brûler sans jugement. Mais Dieu a été pris decompassion : nous l’avons supplié, il a sauvé la reine, et cefut justice ; moi aussi, en me précipitant d’un rocher élevé,j’échappai, par la puissance de Dieu. Qu’ai-je fait depuis, quel’on puisse blâmer ? La reine était livrée aux malades, jesuis venu à sa rescousse, je l’ai emportée : pouvais-je doncmanquer en ce besoin à celle qui avait failli mourir, innocente, àcause de moi ? J’ai fui avec elle par les bois :pouvais-je donc, pour vous la rendre, sortir de la forêt etdescendre dans la plaine ? N’aviez-vous pas commandé qu’onnous prît morts ou vifs ? Mais, aujourd’hui comme alors, jesuis prêt, beau sire, à donner mon gage et à soutenir contre toutvenant par bataille que jamais la reine n’eut pour moi, ni moi pourla reine, d’amour qui vous fût une offense. Ordonnez lecombat : je ne récuse nul adversaire, et, si je ne puisprouver mon droit, faites-moi brûler devant vos hommes. Mais si jetriomphe et qu’il vous plaise de reprendre Iseut au clair visage,nul de vos barons ne vous servira mieux que moi ; si, aucontraire, vous n’avez cure de mon service, je passerai la mer,j’irai m’offrir au roi de Gavoie ou au roi de Frise, et vousn’entendrez plus jamais parler de moi. Sire, prenez conseil et, sivous ne consentez à nul accord, je ramènerai Iseut en Irlande, oùje l’ai prise ; elle sera reine en son pays. »

Quand les barons cornouaillais entendirent queTristan leur offrait la bataille, ils dirent tous au roi :

Sire reprends la reine : ce sont desinsensés qui l’ont calomniée auprès de toi. Quant à Tristan, qu’ils’en aille, ainsi qu’il l’offre guerroyer en Gavoie ou près du roide Frise. Mande-lui de te ramener Iseut, à tel jour etbientôt. »

Le roi demanda par trois fois :

Nul ne se lève-t-il pour accuserTristan ? »

Tous se taisaient. Alors il dit auchapelain :

Faites donc un bref au plus vite ; vousavez ouï ce qu’il faut y mettre ; hâtez-vous de rire :Iseut n’a que trop souffert en ses jeunes années ! Et que lacharte soit suspendue à la branche de la Croix Rouge avant cesoir ; faites vite ! »

Il ajouta :

Vous direz encore que je leur envoie à tousdeux salut et amour. »

 

Vers la mi-nuit Tristan traversa la BlancheLande, trouva le bref et l’apporta scellé à l’ermite Ogrin.L’ermite lui lut les lettres : Marc consentait, sur le conseilde tous ses barons à reprendre Iseut, mais non à garder Tristancomme soudoyer ; pour Tristan, il lui faudrait passer la mer,quand, à trois jours de là, au Gué Aventureux, il aurait remis lareine entre les mains de Marc.

« Dieu ! dit Tristan, quel deuil devous perdre, amie ! Il le faut, pourtant, puisque lasouffrance que vous supportiez à cause de moi, je puis maintenantvous l’épargner. Quand viendra l’instant de nous séparer, je vousdonnerai un présent, gage de mon amour. Du pays inconnu où je vais,je vous enverrai un messager ; il me redira votre désir, amie,et, au premier appel, de la terre lointaine,j’accourrai. »

Iseut soupira et dit :

« Tristan, laisse-moi Husdent, ton chien.Jamais limier de prix n’aura été gardé à plus d’honneur. Quand jele verrai, je me souviendrai de toi et je serai moins triste. Ami,j’ai un anneau de jaspe vert, prends-le pour l’amour de moi,porte-le à ton doigt : si jamais un messager prétend venir deta part, je ne le croirai pas, quoi qu’il fasse ou qu’il dise, tantqu’il ne m’aura pas montré cet anneau. Mais, dès que je l’aurai vu,nul pouvoir, nulle défense royale ne m’empêcheront de faire ce quetu m’auras mandé, que ce soit sagesse ou folie.

– Amie, je vous donne Husdent.

– Ami, prenez cet anneau enrécompense. »

Et tous deux se baisèrent sur les lèvres.

Or, laissant les amants à l’ermitage, Ogrinavait cheminé sur sa béquille jusqu’au Mont ; il y acheta duvair, du gris, de l’hermine, draps de soie, de pourpre etd’écarlate, et un chainse plus blanc que fleur de lis, et encore unpalefroi harnaché d’or, qui allait l’amble doucement. Les gensriaient à le voir dispenser, pour ces achats étranges etmagnifiques, ses deniers dès longtemps amassés ; mais le vieilhomme chargea sur le palefroi les riches étoffes et revint auprèsd’Iseut :

« Reine, vos vêtements tombent enlambeaux ; acceptez ces présents, afin que vous soyez plusbelle le jour où vous irez au Gué Aventureux ; je crainsqu’ils ne vous déplaisent : je ne suis pas expert à choisir detels atours. «

Pourtant, le roi faisait crier par laCornouailles la nouvelle qu’à trois jours de là, au Gué Aventureux,il ferait accord avec la reine. Dames et chevaliers se rendirent enfoule à cette assemblée ; tous désiraient revoir la reineIseut, tous l’aimaient, sauf les trois félons qui survivaientencore.

Mais, de ces trois, l’un mourra par l’épée,l’autre périra transpercé par une flèche, l’autre noyé ; et,quant au forestier, Perinis, le Franc, le Blond, l’assommera àcoups de bâton, dans le bois. Ainsi Dieu, qui hait toute démesure,vengera les amants de leurs ennemis.

Au jour marqué pour l’assemblée, au GuéAventureux, la prairie brillait au loin, toute tendue et parée desriches tentes des barons. Dans la forêt, Tristan chevauchait avecIseut, et, par crainte d’une embûche, il avait revêtu son haubertsous ses haillons. Soudain, tous deux apparurent au seuil de laforêt et virent au loin, parmi les barons, le roi Marc.

« Amie, dit Tristan, voici le roi votreseigneur, ses chevaliers et ses soudoyers ; ils viennent versnous ; dans un instant nous ne pourrons plus nous parler. Parle Dieu puissant et glorieux, je vous conjure : si jamais jevous adresse un message, faites ce que je vous manderai !

– Ami Tristan, dès que j’aurai revu l’anneaude jaspe vert, ni tour, ni mur, ni fort château ne m’empêcheront defaire la volonté de mon ami.

– Iseut, Dieu t’en sache gré ! »

Leurs deux chevaux marchaient côte àcôte : il l’attira vers lui et la pressa entre ses bras.

« Ami, dit Iseut, entends ma dernièreprière : tu vas quitter ce pays ; attends du moinsquelques jours ; cache-toi, tant que tu saches comment metraite le roi, dans sa colère ou sa bonté !… Je suisseule : qui me défendra des félons ? J’ai peur ! Leforestier Orri t’hébergera secrètement ; glisse-toi la nuitjusqu’au cellier ruiné : j’y enverrai Perinis pour te dire sinul me maltraite.

– Amie, nul n’osera. Je resterai caché chezOrri : quiconque te fera outrage, qu’il se garde de moi commede l’Ennemi ! »

Les deux troupes s’étaient assez rapprochéespour échanger leurs saluts. À une portée d’arc en avant des siens,le roi chevauchait hardiment ; avec lui, Dinas de Lidan.

Quand les barons l’eurent rejoint, Tristan,tenant par les rênes le palefroi d’Iseut, salua le roi etdit :

« Roi, je te rends Iseut la Blonde. Devant leshommes de ta terre, je te requiers de m’admettre à me défendre enta cour. Jamais je n’ai été jugé. Fais que je me justifie parbataille : vaincu, brûle-moi dans le soufre ; vainqueur,retiens-moi près de toi ; ou, si tu ne veux pas me retenir, jem’en irai vers un pays lointain. »

Nul n’accepta le défi de Tristan. Alors, Marcprit à son tour le palefroi d’Iseut par les rênes, et, la confiantà Dinas, se mit à l’écart pour prendre conseil.

Joyeux, Dinas fit à la reine maint honneur etmainte courtoisie. Il lui ôta sa chape d’écarlate somptueuse, etson corps apparut gracieux sous la tunique fine et le grand bliautde soie. Et la reine sourit au souvenir du vieil ermite, quin’avait pas épargné ses deniers. Sa robe est riche, ses membresdélicats, ses yeux vairs, ses cheveux clairs comme des rayons desoleil.

Quand les félons la virent belle et honoréecomme jadis, irrités, ils chevauchèrent vers le roi. À ce moment,un baron, André de Nicole, s’efforçait de le persuader :

«Sire, disait-il, retiens Tristan près detoi ; tu seras, grâce à lui, un roi plus redouté. »

Et, peu à peu, il assouplissait le cœur deMarc. Mais les félons vinrent à l’encontre et dirent :

« Roi, écoute le conseil que nous tedonnons en loyauté. On a médit de la reine ; à tort, nous tel’accordons ; mais si Tristan et elle rentrent ensemble à tacour, on en parlera de nouveau. Laisse plutôt Tristan s’éloignerquelque temps ; un jour, sans doute, tu lerappelleras. »

Marc fit ainsi : il fit mander à Tristanpar ses barons de s’éloigner sans délai. Alors, Tristan vint versla reine et lui dit adieu. Ils se regardèrent. La reine eut honte àcause de l’assemblée et rougit.

Mais le roi fut ému de pitié, et parlant à sonneveu pour la première fois :

« Où iras-tu, sous ces haillons ?Prends dans mon trésor ce que tu voudras, or, argent, vair etgris.

– Roi, dit Tristan, je n’y prendrai ni undenier, ni une maille. Comme je pourrai, j’irai servir à grand’joiele riche roi de Frise. »

Il tourna bride et descendit vers la mer.Iseut le suivit du regard, et, si longtemps qu’elle putl’apercevoir au loin, ne se détourna point.

À la nouvelle de l’accord, grands et petits,hommes, femmes et enfants, accoururent en foule hors de la ville àla rencontre d’Iseut ; et, menant grand deuil de l’exil deTristan, ils faisaient fête à leur reine retrouvée. Au bruit descloches, par les rues bien jonchées, encourtinées de soie, le roi,les comtes et les princes lui firent cortège ; les portes dupalais s’ouvrirent à tous venants ; riches et pauvres purents’asseoir et manger, et, pour célébrer ce jour, Marc, ayantaffranchi cent de ses serfs, donna l’épée et le haubert à vingtbacheliers qu’il arma de sa main.

Cependant, la nuit venue, Tristan, comme ill’avait promis à la reine, se glissa chez le forestier Orri, quil’hébergea secrètement dans le cellier ruiné. Que les félons segardent !

Chapitre 12LE JUGEMENT PAR LE FER ROUGE

Bientôt, Denoalen, Andret etGondoîne se crurent en sûreté : sans doute, Tristan traînaitsa vie outre la mer, en pays trop lointoin pour les atteindre.Donc, un jour de chasse, comme le roi, écoutant les abois de sameute, retenait son cheval au milieu d’un essart, tous troischevauchèrent vers lui :

« Roi, entends notre parole. Tu avaiscondamné la reine sans jugement, et c’était forfaire. Aujourd’huitu l’absous sans jugement : n’est-ce pas forfaireencore ? Jamais elle ne s’est justifiée, et les barons de tonpays vous en blâment tous deux. Conseille-lui plutôt de réclamerelle-même le jugement de Dieu. Que lui en coûtera-t-il, innocente,de jurer sur les ossements des saints qu’elle n’a jamaisfailli ? Innocente, de saisir un fer rougi au feu ? Ainsile veut la coutume, et par cette facile épreuve seront à jamaisdissipés les soupçons anciens. »

Marc, irrité, répondit :

« Que Dieu vous détruise, seigneurscornouaillais, vous qui sans répit cherchez ma honte ! Pourvous j’ai chassé mon neveu : qu’exigez-vous encore ? Queje chasse la reine en Irlande ? Quels sont vos griefsnouveaux ? Contre les anciens griefs, Tristan ne s’est-il pasoffert à la défendre ? Pour la justifier, il vous a présentéla bataille et vous l’entendiez tous : que n’avez-vous priscontre lui vos écus et vos lances ? Seigneurs, vous m’avezrequis outre le droit ; craignez donc que l’homme pour vouschassé, je ne le rappelle ici ! »

Alors les couards tremblèrent ; ilscrurent voir Tristan revenu, qui saignait à blanc leurs corps.

« Sire, nous vous donnions loyal conseil,pour votre honneur, comme il sied à vos féaux ; mais nous noustairons désormais. Oubliez votre courroux, rendez-nous votrepaix ! »

Mais Marc se dressa sur ses arçons :

« Hors de ma terre, félons ! Vousn’aurez plus ma paix. Pour vous j’ai chassé Tristan ; à votretour, hors de ma terre !

– Soit, beau sire !Nos      châteaux sont forts, bien clos depieux, sur des rocs rudes à gravir ! »

Et, sans le saluer, ils tournèrent bride.

Sans attendre limiers ni veneurs, Marc poussason cheval vers Tintagel, monta les degrés de la salle, et la reineentendit son pas pressé retentir sur les dalles.

Elle se leva, vint à sa rencontre, lui pritson épée, comme elle avait coutume, et s’inclina jusqu’à ses pieds.Marc la retint par les mains et la relevait, quand Iseut, haussantvers lui son regard, vit ses nobles traits tourmentés par lacolère : tel il lui était apparu jadis, forcené, devant lebûcher.

« Ah ! pensa-t-elle, mon ami estdécouvert, le roi l’a pris ! »

Son cœur se refroidit dans sa poitrine, etsans une parole, elle s’abattit aux pieds du roi. Il la prit dansses bras et la baisa doucement ; peu à peu, elle seranimait :

« Amie, amie, quel est votretourment ?

– Sire, j’ai peur ; je vous ai vu sicourroucé !

– Oui, je revenais irrité de cette chasse.

– Ah ! seigneur, si vos veneurs vous ontmarri, vous sied-il de prendre tant à cœur des fâcheries dechasse ? »

Marc sourit de ce propos :

« Non, amie, mes veneurs ne m’ont pasirrité, mais trois félons, qui dès longtemps nous haïssent. Tu lesconnais : Andret, Denoalen et Gondoïne. Je les ai chassés dema terre.

– Sire, quel mal ont-ils osé dire demoi ?

– Quet’importe ? Je les ai chassés.

– Sire, chacun a le droit de dire sa pensée.Mais j’ai le droit de connaître le blâme jeté sur moi. Et de quil’apprendrais-je, sinon de vous ? Seule en ce pays étranger,je n’ai personne, hormis vous, sire, pour me défendre.

– Soit. Ils prétendaient donc qu’il teconvient de te justifier par le serment et par l’épreuve du ferrouge. « La reine, disaient ils, ne devrait-elle pas requérirelle-même ce jugement ? Ces épreuves sont légères à qui sesait innocent. Que lui en coûterait-il ?… Dieu est vraijuge ; il dissiperait à jamais les griefs anciens… »Voilà ce qu’ils prétendaient. Mais laissons ces choses. Je les aichassés, te dis-je. »

Iseut frémit ; elle regarda leroi :

« Sire, mandez-leur de revenir à votrecour. Je me justifierai par serment.

– Quand ?

– Au dixième jour.

– Ce terme est bien proche, amie !

– Il n’est que trop lointain. Mais je requiersque d’ici là vous mandiez au roi Artur de chevaucher avecMonseigneur Gauvain, avec Girflet, Ké le sénéchal et cent de seschevaliers jusqu’à la marche de votre terre, à la Blanche-Lande,sur la rive du fleuve qui sépare vos royaumes. C’est là, devanteux, que je veux faire le serment, et non devant vos seulsbarons : car, à peine aurais-je juré, vos barons vousrequerront encore de m’imposer une nouvelle épreuve, et jamais nostourments ne finiraient. Mais ils n’oseront plus, si Artur et seschevaliers sont les garants du jugement. »

Tandis que se hâtaient vers Carduel leshérauts d’armes, messagers de Marc auprès du roi Artur, secrètementIseut envoya vers Tristan son valet, Perinis le Blond, leFidèle.

Perinis courut sous les bois, évitant lessentiers frayés, tant qu’il atteignit la cabane d’Orri leforestier, où, depuis de longs jours, Tristan l’attendait. Perinislui rapporta les choses advenues, la nouvelle félonie, le terme dujugement, l’heure et le lieu marqués :

« Sire, ma dame vous mande qu’au jourfixé, sous une robe de pèlerin, si habilement déguisé que nul nepuisse vous reconnaître, sans armes, vous soyez à laBlanche-Lande : il lui faut, pour atteindre le lieu dujugement, passer le fleuve en barque ; sur la rive opposée, làoù seront les chevaliers du roi Artur, vous l’attendrez. Sansdoute, alors, vous pourrez lui porter aide. Ma dame redoute le jourdu jugement : pourtant elle se fie en la courtoisie de Dieu,qui déjà sut l’arracher aux mains des lépreux.

– Retourne vers la reine, beau doux ami,Perinis : dis-lui que je ferai sa volonté. »

Or, seigneurs, quand Perinis s’en retournavers Tintagel, il advint qu’il aperçut dans un fourré le mêmeforestier qui, naguère, ayant surpris les amants endormis, lesavait dénoncés au roi. Un jour qu’il était ivre, il s’était vantéde sa traîtrise. L’homme, ayant creusé dans la terre un trouprofond, le recouvrait habilement de branchages, pour y prendreloups et sangliers. Il vit s’élancer sur lui le valet de la reineet voulut fuir. Mais Perinis l’accula sur le bord dupiège :

« Espion, qui as vendu la reine, pourquoit’enfuir ? Reste là, près de ta tombe, que toi-même tu as prisle soin de creuser ! »

Son bâton tournoya dans l’air en bourdonnant.Le bâton et le crâne se brisèrent à la fois, et Perinis le Blond,le Fidèle, poussa du pied le corps dans la fosse couverte debranches.

Au jour marqué pour le jugement, le roi Marc,Iseut et les barons de Cornouailles, ayant chevauché jusqu’à laBlanche-Lande, parvinrent en bel arroi devant le fleuve, et, massésau long de l’autre rive, les chevaliers d’Artur les saluèrent deleurs bannières brillantes.

Devant eux, assis sur la berge, un pèlerinmiséreux, enveloppé dans sa chape, où pendaient des coquilles,tendait sa sébile de bois et demandait l’aumône d’une voix aiguë etdolente.

À force de rames, les barques de Cornouaillesapprochaient. Quand elles furent près d’atterrir, Iseut demanda auxchevaliers qui l’entouraient :

« Seigneurs, comment pourrais-jeatteindre la terre ferme, sans souiller mes longs vêtements danscette fange ? Il faudrait qu’un passeur vîntm’aider. »

L’un des chevaliers héla le pèlerin.

« Ami, retrousse ta chape, descends dansl’eau et porte la reine, si pourtant tu ne crains pas, cassé commeje te vois, de fléchir à mi-route. »

L’homme prit la reine dans ses bras. Elle luidit tout bas : « Ami ! » Puis, tout basencore : « Laisse-toi choir sur le sable. »

Parvenu au rivage, il trébucha et tomba,tenant la reine pressée entre ses bras. Écuyers et mariniers,saisissant les rames et les gaffes, pourchassaient le pauvrehère.

« Laissez-le, dit la reine ; sansdoute un long pèlerinage l’avait affaibli. »

Et, détachant un fermail d’or fin, elle lejeta au pèlerin.

Devant le pavillon d’Artur, un riche drap desoie de Nicée était étendu sur l’herbe verte, et les reliques dessaints, retirées des écrins et des châsses, y étaient déjàdisposées. Monseigneur Gauvain, Girflet et Ké le sénéchal lesgardaient.

La reine, ayant supplié Dieu, retira lesjoyaux de son cou et de ses mains et les donna aux pauvresmendiants ; elle détacha son manteau de pourpre et sa guimpefine, et les donna ; elle donna son chainse et son bliaut etses chaussures enrichies de pierreries. Elle garda seulement surson corps une tunique sans manches, et, les bras et les pieds nus,s’avança devant les deux rois. À l’entour, les barons lacontemplaient en silence, et pleuraient. Près des reliques brûlaitun brasier. Tremblante, elle étendit la main droite vers lesossements des saints, et dit :

« Roi de Logres, et vous, roi deCornouailles, et vous, sire Gauvain, sire Ké, sire Girflet, et voustous qui serez mes garants, par ces corps saints et par tous lescorps saints qui sont en ce monde, je jure que jamais un homme néde femme ne m’a tenue entre ses bras, hormis le roi Marc, monseigneur, et le pauvre pèlerin qui, tout à l’heure, s’est laisséchoir à vos yeux. Roi Marc, ce serment convient-il ?

– Oui, reine, et que Dieu manifeste son vraijugement !

– Amen ! » dit Iseut.

Elle s’approcha du brasier, pâle etchancelante. Tous se taisaient ; le fer était rouge. Alors,elle plongea ses bras nus dans la braise, saisit la barre de fer,marcha neuf pas en la portant, puis, l’ayant rejetée, étendit sesbras en croix, les paumes ouvertes. Et chacun vit que sa chairétait plus saine que prune de prunier.

Alors de toutes les poitrines un grand cri delouange monta vers Dieu.

Chapitre 13LA VOIX DU ROSSIGNOL

Quand Tristan, rentré dans lacabane du forestier Orri, eut rejeté son bourdon et dépouillé sachape de pèlerin, il connut clairement en son cœur que le jourétait venu pour tenir la foi jurée au roi Marc et de s’éloigner dupays de Cornouailles.

Que tardait-il encore ? La reine s’étaitjustifiée, le roi la chérissait, il l’honorait. Artur au besoin laprendrait en sa sauvegarde, et, désormais, nulle félonie neprévaudrait contre elle. Pourquoi plus longtemps rôder auxalentours de Tintagel ? Il risquait vainement sa vie, et lavie du forestier, et le repos d’Iseut. Certes, il fallait partir,et c’est pour la dernière fois, sous sa robe de pèlerin, à laBlanche-Lande, qu’il avait senti le beau corps d’Iseut frémir entreses bras.

Trois jours encore il tarda, ne pouvant sedéprendre du pays où vivait la reine. Mais, quand vint le quatrièmejour, il prit congé du forestier qui l’avait hébergé et dit àGorvenal :

« Beau maître, voici l’heure du longdépart : nous irons vers la terre de Galles. »

Ils se mirent à la voie, tristement, dans lanuit. Mais leur route longeait le verger enclos de pieux oùTristan, jadis, attendait son amie. La nuit brillait, limpide. Audétour du chemin, non loin de la palissade, il vit se dresser dansla clarté du ciel le tronc robuste du grand pin.

« Beau maître, attends sous le boisprochain ; bientôt je serai revenu.

– Où vas-tu ? Fou, veux-tu sans répitchercher la mort ? »

Mais déjà, d’un bond assuré, Tristan avaitfranchi la palissade de pieux. Il vint sous le grand pin, près duperron de marbre clair. Que servirait maintenant de jeter à lafontaine des copeaux bien taillés ? Iseut ne viendraitplus ! À pas souples et prudents, par le sentier qu’autrefoissuivait la reine, il s’approcher du château.

Dans sa chambre, entre les bras de Marc dormi,Iseut veillait. Soudain, par la croisée entr’ouvert où se jouaientles rayons de la lune, entra la voix d’un rossignol.

Iseut écoutait la voix sonore qui venaitenchanter la nuit, et la voix s’élevait plaintive et telle qu’iln’est pas de cœur cruel, pas de cœur de meurtrier, qu’elle n’eûtattendri. La reine songea : « D’où vient cettemélodie ?… » Soudain elle comprit : « Ah !c’est Tristan ! ainsi dans la forêt du Morois il imitait pourcharmer les oiseaux chanteurs. Il part, et voici son dernier adieu.Comme il se plaint ! Tel le rossignol quand il prend congé, enfin d’été, à grande tristesse. Ami, jamais plus je n’entendrai tavoix ! »

La mélodie vibra plus ardente.

« Ah ! qu’exiges-tu ? Que jevienne ? Non ! Souviens-toi d’Ogrin l’ermite, et desserments jurés. Tais-toi, la mort nous guette… Qu’importe lamort ? Tu m’appelles, tu me veux, je viens ! »

Elle se délaça des bras du roi et jeta unmanteau fourré de gris sur son corps presque nu. Il lui fallaittraverser la salle voisine, où chaque nuit dix chevaliersveillaient à tour de rôle : tandis que cinq dormaient, lescinq autres, en armes, debout devant les huis et les croisées,guettaient au dehors. Mais, par aventure, ils s’étaient tousendormis, cinq sur des lits, cinq sur les dalles. Iseut franchitleurs corps épars, souleva la barre de la porte : l’anneausonna, mais sans éveiller aucun des guetteurs. Elle franchit leseuil. Et le chanteur se tut.

Sous les arbres, sans une parole, il la pressacontre sa poitrine ; leurs bras se nouèrent fermement autourde leurs corps, et jusqu’à l’aube, comme cousus par des lacs, ilsne se déprirent pas de l’étreinte. Malgré le roi et les guetteurs,les amants mènent leur joie et leurs amours.

Cette nuitée affola les amants ; et lesjours qui suivirent, comme le roi avait quitté Tintagel pour tenirses plaids à Saint-Lubin, Tristan, revenu chez Orri, osa chaquematin, au clair de lune, se glisser par le verger jusqu’auxchambres des femmes.

Un serf le surprit et s’en fut trouver Andret,Denoalen et Gondoïne :

« Seigneurs, la bête que vous croyezdélogée est revenue au repaire.

– Qui ?

– Tristan.

– Quand l’as-tu vu ?

– Ce matin, et je l’ai bien reconnu. Et vouspourrez pareillement, demain, à l’aurore, le voir venir, l’épéeceinte, un arc dans une main, deux flèches dans l’autre.

– Où le verrons-nous ?

– Par telle fenêtre que je sais. Mais, si jevous le montre, combien me donnerez-vous ?

– Trente marcs d’argent, et tu seras un manantriche.

– Donc, écoutez, dit le serf. On peut voirdans la chambre de la reine par une fenêtre étroite qui la domine,car elle est percée très haut dans la muraille. Mais une grandecourtine tendue à travers la chambre masque le pertuis. Que demainl’un de vous trois pénètre bellement dans le verger ; ilcoupera une longue branche d’épine et l’aiguisera par lebout ; qu’il se hisse alors jusqu’à la haute fenêtre et piquela branche, comme une broche, dans l’étoffe de la courtine ;il pourra ainsi l’écarter légèrement, et vous ferez brûler moncorps, seigneurs, si, derrière la tenture, vous ne voyez pas alorsce que je vous ai dit. »

Andret, Gondoïne et Denoalen débattirentlequel d’entre eux aurait le premier la joie de ce spectacle, etconvinrent enfin de l’octroyer d’abord à Gondoïne. Ils seséparèrent : le lendemain, à l’aube, ils se retrouveraient.Demain, à l’aube, beaux seigneurs, gardez-vous deTristan !

Le lendemain, dans la nuit encore obscure,Tristan, quittant la cabane d’Orri le forestier, rampa vers lechâteau sous les épais fourrés d’épines. Comme il sortait d’unhallier, il regarda par la clairière et vit Gondoïne qui s’envenait de son manoir. Tristan se rejeta dans les épines et se tapiten embuscade :

« Ah ! Dieu ! fais que celuiqui s’avance là-bas ne m’aperçoive pas avant l’instantfavorable ! »

L’épée au poing, il l’attendait ; mais,par aventure, Gondoïne prit une autre voie et s’éloigna. Tristansortit du hallier, déçu, banda son arc, visa ; hélas !l’homme était déjà hors de portée.

À cet instant, voici venir au loin, descendantdoucement le sentier, à l’amble d’un petit palefroi noir, Denoalen,suivi de deux grands lévriers. Tristan le guetta, caché derrière unpommier. Il le vit qui excitait ses chiens à lever un sanglier dansun taillis. Mais, avant que les lévriers l’aient délogé de sabauge, leur maître aura reçu telle blessure que nul médecin nesaura le guérir. Quand Denoalen fut près de lui, Tristan rejeta sachape, bondit, se dressa devant son ennemi. Le traître voulutfuir ; vainement : il n’eut pas le loisir de crier :« Tu me blesses ! » Il tomba de cheval. Tristan luicoupa la tête, trancha les tresses qui pendaient autour de sonvisage et les mit dans sa chausse : il voulait les montrer àIseut pour en réjouir le cœur de son amie. «Hélas !songeait-il, qu’est devenu Gondoïne ? Il s’est échappé :quen’ai-je pu lui payer même salaire ! »

Il essuya son épée, la remit en sa gaine,traîna sur le cadavre un tronc d’arbre, et, laissent le corpssanglant, il s’en fut, le chaperon en tête, vers son amie.

Au château de Tintagel, Gondoïne l’avaitdevancé : déjà, grimpé sur la haute fenêtre, il avait piqué sabaguette d’épine dans la courtine, écarté légèrement deux pans del’étoffe, et regardait au travers la chambre bien jonchée. D’abord,il n’y vit personne que Perinis ; puis, ce fut Brangien, quitenait encore le peigne dont elle venait de peigner la reine auxcheveux d’or.

Mais Iseut entra, puis Tristan. Il portaitd’une main son arc d’aubier et deux flèches ; dans l’autre, iltenait deux longues tresses d’homme.

Il laissa tomber sa chape, et son beau corpsapparut. Iseut la Blonde s’inclina pour le saluer, et comme elle seredressait, levant la tête vers lui, elle vit, projetée sur latenture, l’ombre de la tête de Gondoïne. Tristan lui disait.

« Vois-tu ces belles tresses ? Cesont celles de Denoalen. Je t’ai vengée de lui. Jamais plus iln’achètera ni ne vendra écu ni lance !

– C’est bien, seigneur ; mais tendez cetarc, je vous prie ; je voudrais voir s’il est commode àbander. »

Tristan le tendit, étonné, comprenant à demi.Iseut prit l’une des deux flèches, l’encocha, regarda si la cordeétait bonne, et dit, à voix basse et rapide :

« Je vois chosequi me déplaît. Vise bien, Tristan ! »

Il prit la pose, leva la tête et vit, tout auhaut de la courtine, l’ombre de la tête de Gondoïne.

« Que Dieu, fait-il, dirige cetteflèche ! » Il dit, se retourne vers la paroi, tire. Lalongue flèche siffle dans l’air, émerillon ni hirondelle ne vole sivite, crève l’œil du traître, traverse sa cervelle comme la chaird’une pomme, et s’arrête, vibrante, contre le crâne. Sans un cri,Gondoïne s’abattit et tomba sur un pieu.

Alors Iseut dit à Tristan :

« Fuis maintenant, ami ! Tu le vois,les félons connaissent ton refuge ! Andret survit, ill’enseignera au roi ; il n’est plus de sûreté pour toi dans lacabane du forestier ! Fuis, ami ! Perinis le Fidèlecachera ce corps dans la forêt, si bien que le roi n’en saurajamais nulles nouvelles. Mais toi, fuis de ce pays, pour ton salut,pour le mien ! »

Tristan dit :

« Comment pourrais-je vivre ?

– Oui, ami Tristan, nos vies sont enlacées ettissées l’une à l’autre. Et moi, comment pourrais-je vivre ?Mon corps reste ici, tu as mon cœur.

– Iseut, amie, je pars, je ne sais pour quelpays. Mais, si jamais tu revois l’anneau de jaspe vert, feras-tu ceque je te manderai par lui ?

– Oui, tu le sais : si je revois l’anneaude jaspe vert, ni tour, ni fort château, ni défense royale nem’empêcheront de faire la volonté de mon ami, que ce soit folie ousagesse !

– Amie, que le Dieu né en Bethléem t’en sachegré !

– Ami, que Dieu te garde ! »

Chapitre 14LE GRELOT MERVEILLEUX

Tristan se réfugia en Galles, surla terre du noble duc Gilain. Le duc était jeune, puissant,débonnaire ; il l’accueillit comme un hôte bienvenu. Pour luifaire honneur et joie, il n’épargna nulle peine ; mais ni lesaventures ni les fêtes ne purent apaiser l’angoisse deTristan.

Un jour qu’il était assis aux côtés du jeuneduc, son cœur était si douloureux qu’il soupirait sans même s’enapercevoir. Le duc, pour adoucir sa peine, commanda d’apporter danssa chambre privée son jeu favori, qui, par sortilège, aux heurestristes, charmait ses yeux et son cœur. Sur une table recouverted’une pourpre noble et riche, on plaça son chien Petit-Crû. C’étaitun chien enchanté : il venait au duc de l’île d’Avallon ;une fée le lui avait envoyé comme un présent d’amour. Nul nesaurait par des paroles assez habiles décrire sa nature et sabeauté. Son poil était coloré de nuances si merveilleusementdisposées que l’on ne savait nommer sa couleur ; son encoluresemblait d’abord plus blanche que neige, sa croupe plus verte quefeuille de trèfle, l’un de ses flancs rouge comme l’écarlate,l’autre jaune comme le safran, son ventre bleu comme lelapis-lazuli, son dos rosé ; mais, quand on le regardait pluslongtemps, toutes ces couleurs dansaient aux yeux et muaient, tourà tour blanches et vertes, jaunes, bleues, pourprées, sombres oufraîches. Il portait au cou, suspendu à une chaînette d’or, ungrelot au tintement si gai, si clair, si doux, qu’à l’ouïr, le cœurde Tristan s’attendrit, s’apaisa, et que sa peine se fondit. Il nelui souvint plus de tant de misères endurées pour la reine ;car telle était la merveilleuse vertu du grelot : le cœur, àl’entendre sonner, si doux, si gai, si clair, oubliait toute peine.Et tandis que Tristan, ému par le sortilège, caressait la petitebête enchantée qui lui prenait tout son chagrin et dont la robe, autoucher de sa main, semblait plus douce qu’une étoffe de samit, ilsongeait que ce serait là un beau présent pour Iseut. Mais quefaire ? le duc Gilain aimait Petit-Crû par-dessus toute chose,et nul n’aurait pu l’obtenir de lui, ni par ruse, ni parprière.

Un jour, Tristan dit au duc :

« Sire, que donneriez-vous à quidélivrerait votre terre du géant Urgan le Velu, qui réclame de vousde si lourds tributs ?

– En vérité, je donnerais à choisir à sonvainqueur, parmi mes richesses, celle qu’il tiendrait pour la plusprécieuse ; mais nul n’osera s’attaquer au géant.

– Voilà merveilleuses paroles, reprit Tristan.Mais le bien ne vient jamais dans un pays que par les aventures,et, pour tout l’or de Pavie, je ne renoncerais pas à mon désir decombattre le géant.

– Alors, dit le duc Gilain, que le Dieu néd’une Vierge vous accompagne et vous défende de lamort ! »

Tristan atteignit Urgan le Velu dans sonrepaire. Longtemps ils combattirent furieusement. Enfin la prouessetriompha de la force, l’épée agile de la lourde massue, et Tristan,ayant tranché le poing droit du géant, le rapporta auduc :

« Sire, en récompense, ainsi que vousl’avez promis, donnez-moi Petit-Crû, votre chienenchanté !

– Ami, qu’as-tu demandé ? Laisse-le-moiet prends plutôt ma sœur et la moitié de ma terre.

– Sire, votre sœur est belle, et belle estvotre terre ; mais c’est pour gagner votre chien-fée que j’aiattaqué Urgan le Velu. Souvenez-vous de votre promesse !

– Prends-le donc ; mais sache que tu m’asenlevé la joie de mes yeux et la gaieté de mon cœur !

Tristan confia le chien à un jongleur deGalles, sage et rusé, qui le porta de sa part en Cornouailles. Lejongleur parvint à Tintagel et le remit secrètement à Brangien. Lareine s’en réjouit grandement, donna en récompense dix marcs d’orau jongleur et dit au roi que la reine d’Irlande, sa mère, envoyaitce cher présent. Elle fit ouvrer pour chien, par un orfèvre, uneniche précieusement incrustée d’or et de pierreries et, partout oùelle allait, le portait avec elle en souvenir de son ami. Et,chaque fois qu’elle le regardait, tristesse, angoisse, regretss’effaçaient de sen cœur.

Elle ne comprit pas d’abord lamerveille ; si elle trouvait une telle douceur à le contemplerc’était, pensait-elle, parce qu’il lui venait de Tristan ;c’était, sans doute, la pensée de son ami qui endormait ainsi sapeine. Mais un jour elle connut que c’était un sortilège, et queseul le tintement du grelot charmait son cœur.

Ah ! pensa-t-elle, convient-il que jeconnaisse le réconfort, tandis que Tristan est malheureux ? Ilaurait pu garder ce chien hanté et oublier ainsi toutedouleur ; par belle courtoisie, il a mieux aimé me l’envoyer,donner sa joie et reprendre sa misère. Mais il ne sied pas qu’il ensoit ainsi ; Tristan, je veux souffrir aussi longtemps que tusouffriras. »

Elle prit le grelot magique, le fit tinter unedernière fois, le détacha doucement ; puis, par la fenêtreouverte, elle le lança dans la mer.

Chapitre 15ISEUT AUX BLANCHES MAINS

Les amants ne pouvaient ni vivreni mourir l’un sans l’autre. Séparés, ce n’était pas la vie, ni lamort, mais la vie et la mort à la fois.

Par les mers, les îles et les pays, Tristanvoulut fuir sa misère. Il revit son pays de Loonnois, où Rohalt leFoi-Tenant reçut son fils avec des larmes de tendresse ; mais,ne pouvant supporter de vivre dans le repos de sa terre, Tristans’en fut par les duchés et les royaumes, cherchant les aventures.Du Loonnois en Frise, de Frise en Gavoie, d’Allemagne en Espagne,il servit maints seigneurs, acheva maintes emprises. Hélas !pendant deux années, nulle nouvelle ne lui vint de la Cornouailles,nul ami, nul message.

Alors il crut qu’Iseut s’était déprisé de luiet qu’elle l’oubliait.

Or, il advint qu’un jour, chevauchant avec leseul Gorvenal, il entra sur la terre de Bretagne. Ils traversèrentune plaine dévastée : partout des murs ruinés, des villagessans habitants, des champs essartés par le feu, et leurs chevauxfoulaient des cendres et des charbons. Sur la lande déserte,Tristan songea :

« Je suis las et recru. De quoi meservent ces aventures ? Ma dame est au loin, jamais je ne lareverrai. Depuis deux années, que ne m’a-t-elle fait quérir par lespays ? Pas un message d’elle. À Tintagel, le roi l’honore etla sert ; elle vit en joie. Certes, le grelot du chienenchanté accomplit bien son œuvre ! Elle m’oublie, et peu luichaut des deuils et des joies d’antan, peu lui chaut du chétif quierre par ce pays désolé. À mon tour, n’oublierai-je jamais cellequi m’oublie ? Jamais ne trouverai-je qui guérisse mamisère ? »

Pendant deux jours, Tristan et Gorvenalpassèrent les champs et les bourgs sans voir un homme, un coq, unchien. Au troisième jour, à l’heure de none, ils approchèrent d’unecolline où se dressait une vieille chapelle, et, tout près,l’habitacle d’un ermite. L’ermite ne portait point de vêtementstissés, mais une peau de chèvre avec des haillons de laine surl’échine. Prosterné sur le sol, les genoux et les coudes nus, ilpriait Marie-Madeleine de lui inspirer des prières salutaires. Ilsouhaita la bienvenue aux arrivants, et tandis que Gorvenalétablait les chevaux, il désarma Tristan, puis disposa le manger.Il ne leur donna point de mets délicats, mais de l’eau de source etdu pain d’orge pétri avec de la cendre. Après le repas, comme lanuit était tombée et qu’ils étaient assis autour du feu, Tristandemanda quelle était cette terre ruinée.

« Beau seigneur, dit l’ermite, c’est laterre de Bretagne, que tient le duc Hoël. C’était naguère un beaupays, riche en prairies et en terres de labour : ici desmoulins, là des pommiers, là des métairies. Mais le comte Riol deNantes y a fait le dégât ; ses fourrageurs ont partout boutéle feu, et de partout enlevé les proies. Ses hommes en sont richespour longtemps : ainsi va la guerre.

– Frère, dit Tristan, pourquoi le comte Riola-t-il ainsi honni votre seigneur Hoël ?

– Je vous dirai donc, seigneur, l’occasion dela guerre. Sachez que Riol était le vassal du duc Hoël. Or, le duca une fille, belle entre les filles de hauts hommes, et le comteRiol voulait la prendre à femme. Mais son père refusa de la donnerà un vassal, et le comte Riol a tenté de l’enlever par la force.Bien des hommes sont morts pour cette querelle.

Tristan demanda :

« Le duc Hoël peut-il encore soutenir saguerre ?

– À grand’peine, seigneur. Pourtant, sondernier château, Carhaix, résiste encore, car les murailles en sontfortes, et fort est le cœur du fils du duc Hoël, Kaherdin, le bonchevalier. Mais l’ennemi les presse et les affame :pourront-ils tenir longtemps ? »

Tristan demanda à quelle distance était lechâteau de Carhaix.

« Sire, à deux millesseulement. »

Ils se séparèrent et dormirent. Au matin,après que l’ermite eut chanté et qu’ils eurent partagé le paind’orge et de cendre, Tristan prit congé du prud’homme et chevauchavers Carhaix.

Quand il s’arrêta au pied des muraillescloses, il vit une troupe d’hommes debout sur le chemin de ronde,et demanda le duc. Hoël se trouvait parmi ces hommes avec son filsKaherdin. Il se fit connaître et Tristan lui dit :

« Je suis Tristan, roi de Loonnois, etMarc, le roi de Cornouailles, est mon oncle. J’ai su, seigneur, quevos vassaux vous faisaient tort et je suis venu pour vous offrirmon service.

– Hélas ! sire Tristan, passez votre voieet que Dieu vous récompense ! Comment vous accueillircéans ? Nous n’avons plus de vivres ; point de blé, rienque des fèves et de l’orge pour subsister.

– Qu’importe ? dit Tristan. J’ai vécudans une forêt, pendant deux ans, d’herbes, de racines et devenaison, et sachez que je trouvais bonne cette vie. Commandezqu’on m’ouvre cette porte. »

Kaherdin dit alors :

« Recevez-le, mon père, puisqu’il est detel courage, afin qu’il prenne sa part de nos biens et de nosmaux. »

Ils l’accueillirent avec honneur. Kaherdin fitvisiter à son hôte les fortes murailles et la tour maîtresse, bienflanquée de bretèches palissadées où s’embusquaient lesarbalétriers. Des créneaux, il lui fit voir dans la plaine, auloin, les tentes et les pavillons plantés par le comte Riol. Quandils furent revenus au seuil du château, Kaherdin dit àTristan :

« Or, bel ami, nous monterons à la salleoù sont ma mère et ma sœur. »

Tous deux, se tenant par la main, entrèrentdans la chambre des femmes. La mère et la fille, assises sur unecourtepointe, paraient d’orfroi un palle d’Angleterre et chantaientune chanson de toile : elles disaient comment Belle Dœtte,assise au vent sous l’épine blanche, attend et regrette Doon sonami, si lent à venir. Tristan les salua et elles le saluèrent, puisles deux chevaliers s’assirent auprès d’elles. Kaherdin, montrantl’étole que brodait sa mère :

« Voyez, dit-il, bel ami Tristan, quelleouvrière est ma dame : comme elle sait à merveille orner lesétoles et les chasubles, pour en faire aumône aux moutierspauvres ! et comme les mains de ma sœur font courir les filsd’or sur ce samit blanc ! Par foi, belle sœur, c’est à droitque vous avez nom Iseut aux Blanches Mains ! »

Alors Tristan, connaissant qu’elle s’appelaitIseut, sourit et la regarda plus doucement.

Or, le comte Riol avait dressé son camp àtrois milles de Carhaix, et, depuis bien des jours, les hommes duduc Hoël n’osaient plus, pour l’assaillir, franchir les barres.Mais, dès le lendemain, Tristan, Kaherdin et douze jeuneschevaliers sortirent de Carhaix, les hauberts endossés, les heaumeslacés, et chevauchèrent sous des bois de sapins jusqu’aux approchesdes tentes ennemies ; puis, s’élançant de l’aguet, ilsenlevèrent par force un charroi du comte Riol. À partir de ce jour,variant maintes fois ruses et prouesses, ils culbutaient ses tentesmal gardées, attaquaient ses convois, navraient et tuaient seshommes et jamais ils ne rentraient dans Carhaix sans y ramenerquelque proie. Par là, Tristan et Kaherdin commencèrent à se porterfoi et tendresse, tant qu’ils se jurèrent amitié et compagnonnage.Jamais ils ne faussèrent cette parole, comme l’histoire vousl’apprendra.

Or, tandis qu’ils revenaient de ceschevauchées, parlant de chevalerie et de courtoisie, souventKaherdin louait à son cher compagnon sa sœur Iseut aux BlanchesMains, la simple, la belle.

Un matin, comme l’aube venait de poindre, unguetteur descendit en hâte de sa tour et courut par les salles encriant :

« Seigneurs, vous avez trop dormi !Levez-vous, Riol vient faire l’assaillie ! »

Chevaliers et bourgeois s’armèrent etcoururent aux murailles : ils virent dans la plaine brillerles heaumes, flotter les pennons de cendal, et tout l’ost de Riolqui s’avançait en bel arroi. Le duc Hoël et Kaherdin déployèrentaussitôt devant les portes les premières batailles de chevaliers.Arrivés à la portée d’un arc, ils brochèrent les chevaux, lancesbaissées, et les flèches tombaient sur eux comme pluie d’avril.

Mais Tristan s’armait à son tour avec ceux quele guetteur avait réveillés les derniers. Il lace ses chausses,passe le bliaut, les houseaux étroits et les éperons d’or ; ilendosse le haubert, fixe le heaume sur la ventaille ; ilmonte, éperonne son cheval jusque dans la plaine et paraît, l’écudressé contre sa poitrine, en criant :« Carhaix ! » Il était temps : déjà les hommesd’Hoël reculaient vers les bailes. Alors il fit beau voir la mêléedes chevaux abattus et des vassaux navrés, les coups portés par lesjeunes chevaliers, et l’herbe qui, sous leurs pas, devenaitsanglante. En avant de tous, Kaherdin s’était fièrement arrêté, envoyant poindre contre lui un hardi baron, le frère du comte Riol.Tous deux se heurtèrent des lances baissées. Le Nantais brisa lasienne sans ébranler Kaherdin, qui, d’un coup plus sûr, écartelal’écu de l’adversaire et lui planta son fer bruni dans le côtéjusqu’au gonfanon. Soulevé de selle, le chevalier vide les arçonset tombe.

Au cri que poussa son frère, le comte Riols’élança contre Kaherdin, le frein abandonné. Mais Tristan luibarra le passage. Quand ils se heurtèrent, la lance de Tristan serompit à son poing, et celle de Riol, rencontrant le poitrail ducheval ennemi, pénétra dans les chairs et l’étendit mort sur lepré. Tristan, aussitôt relevé, l’épée fourbie à la main :

« Couard, dit-il, la male mort à quilaisse le maître pour navrer le cheval ! Tu ne sortiras pasvivant de ce pré !

– Je crois que vous mentez ! »répondit Riol en poussant sur lui son destrier.

Mais Tristan esquiva l’atteinte, et, levant lebras, fit lourdement tomber sa lame sur le heaume de Riol, dont ilembarra le cercle et emporta le nasal. La lame glissa de l’épauledu chevalier au flanc du cheval, qui chancela et s’abattit à sontour. Riol parvint à s’en débarrasser et se redressa ; à piedtous deux, l’écu troué, fendu, le haubert démaillé, ils serequièrent et s’assaillent ; enfin Tristan frappe Riol surl’escarboucle de son heaume. Le cercle cède, et le coup était sifortement assené que le baron tombe sur les genoux et sur lesmains :

« Relève-toi, si tu peux, vassal, luicria Tristan ; à la male heure es-tu venu dans ce champ ;il te faut mourir ! »

Riol se remet en pieds, mais Tristan l’abatencore d’un coup qui fendit le heaume, trancha la coiffe etdécouvrit le crâne. Riol implora merci, demanda la vie sauve etTristan reçut son épée. Il la prit à temps, car de toutes parts lesNantais étaient venus à la rescousse de leur seigneur. Mais déjàleur seigneur était recréant.

Riol promit de se rendre en la prison du ducHoël, de lui jurer de nouveau hommage et foi, de restaurer lesbourgs et les villages brûlés. Par son ordre, la bataille s’apaisa,et son ost s’éloigna.

Quand les vainqueurs furent rentrés dansCarhaix, Kaherdin dit à son père :

« Sire,   mandez Tristan, etretenez-le ; il n’est pas de meilleur chevalier, et votre paysa besoin d’un baron de telle prouesse. »

Ayant pris le conseil de ses hommes, le ducHoël appela Tristan :

« Ami, je ne saurais trop vous aimer, car vousm’avez conservé cette terre. Je veux donc m’acquitter envers vous.Ma fille, Iseut aux Blanches Mains, est née de ducs, de rois et dereines. Prenez-la, je vous la donne.

– Sire, je la prends », dit Tristan.

Ah ! seigneurs, pourquoi dit-il cetteparole ? Mais, pour cette parole, il mourut.

Jour est pris, terme fixé. Le duc vient avecses amis, Tristan avec les siens. Le chapelain chante la messe.Devant tous, à la porte du moutier, selon la loi de sainte Eglise,Tristan épouse Iseut aux Blanches Mains. Les noces furent grandeset riches. Mais la nuit venue, tandis que les hommes de Tristan ledépouillaient de ses vêtements, il advint que, en retirant lamanche trop étroite de son bliau, ils enlevèrent et firent choir deson doigt son anneau de jaspe vert, l’anneau d’Iseut la Blonde. Ilsonne clair sur les dalles.

Tristan regarde et le voit. Alors son ancienamour se réveille, et Tristan connaît son forfait.

Il lui ressouvint du jour où Iseut la Blondelui avait donné cet anneau : c’était dans la forêt, où, pourlui, elle avait mené l’âpre vie. Et, couché auprès de l’autreIseut, il revit la hutte du Morois. Par quelle forsennerie avait-ilen son cœur accusé son amie de trahison ? Non, elle souffraitpour lui toute misère, et lui seul l’avait trahie.

Mais il prenait aussi en compassion Iseut, safemme, la simple, la belle. Les deux Iseut l’avaient aimé à la maleheure. À toutes les deux il avait menti sa foi.

Pourtant, Iseut aux Blanches Mains s’étonnaitde l’entendre soupirer, étendu à ses côtés. Elle lui dit enfin, unpeu honteuse :

« Cher seigneur, vous ai-je offensé enquelque chose ? Pourquoi ne me donnez-vous pas un seulbaiser ? Dites-le-moi, que je connaisse mon tort, et je vousen ferai belle amendise, si je puis.

– Amie, dit Tristan, ne vous courroucez pas,mais j’ai fait un vœu. Naguère, en un autre pays, j’ai combattu undragon, et j’allais périr, quand je me suis souvenu de la Mère deDieu : je lui ai promis que, délivré du monstre par sacourtoisie, si jamais je prenais femme, tout un an jem’abstiendrais de l’accoler et de l’embrasser…

– Or donc, dit Iseut aux Blanches Mains, je lesouffrirai bonnement. »

Mais quand les servantes, au matin, luiajustèrent la guimpe des femmes épousées, elle sourit tristement,et songea qu’elle n’avait guère droit à cette parure.

Chapitre 16KAHERDIN

À quelques jours delà, le duc Hoël, son sénéchal et tous ses veneurs, Tristan, Iseutaux Blanches Mains et Kaherdin sortirent ensemble du château pourchasser en forêt. Sur une route étroite, Tristan chevauchait à lagauche de Kaherdin, qui de sa main droite retenait par les rênes lepalefroi d’Iseut aux Blanches Mains. Or, le palefroi buta dans uneflaque d’eau. Son sabot fit rejaillir l’eau si fort sous lesvêtements d’Iseut qu’elle en fut toute mouillée et sentit lafroidure plus haute que son genou. Elle jeta un cri léger, et d’uncoup d’éperon enleva son cheval en riant d’un rire si haut et siclair que Kaherdin, poignant après elle et l’ayant rejointe, luidemanda :

« Belle sœur, pourquoiriez-vous ?

– Pour un penser qui me vint, beau frère.Quand cette eau a jailli vers moi, je lui ai dit : « Eau,tu es plus hardie que ne fut jamais le hardi Tristan ! »C’est de quoi j’ai ri. Mais déjà j’ai trop parlé, frère, et m’enrepens. »

Kaherdin, étonné, la pressa si vivementqu’elle lui dit enfin la vérité de ses noces. Alors Tristan lesrejoignit, et tous trois chevauchèrent en silence jusqu’à la maisonde chasse. Là, Kaherdin appela Tristan à parlement et luidit :

« Sire Tristan, ma sœur m’a avoué lavérité de ses noces. Je vous tenais à pair et à compagnon. Maisvous avez faussé votre foi et honni ma parenté. Désormais, si vousne me faites droit, sachez que je vous défie. »

Tristan lui répondit :

« Oui, je suis venu parmi vous pour votremalheur. Mais apprends ma misère, beau doux ami, frère etcompagnon, et peut-être ton cœur s’apaisera. Sache que j’ai uneautre Iseut, plus belle que toutes les femmes, qui a souffert etqui souffre encore pour moi maintes peines. Certes, ta sœur m’aimeet m’honore ; mais, pour l’amour de moi, l’autre Iseut traiteà plus d’honneur encore que ta sœur ne me traite un chien que jelui ai donné. Viens ; quittons cette chasse, suis-moi où je temènerai ; je te dirai la misère de ma vie. »

Tristan tourna bride et brocha son cheval.Kaherdin poussa le sien sur ses traces. Sans une parole, ilscoururent jusqu’au plus profond de la forêt. Là, Tristan dévoila savie à Kaherdin. Il dit comment, sur la mer, il avait bu l’amour etla mort ; il dit la traîtrise des barons et du nain, la reinemenée au bûcher, livrée aux lépreux, et leurs amours dans la forêtsauvage ; comment il l’avait rendue au roi Marc, et comment,l’ayant fuie, il avait voulu aimer Iseut aux Blanches Mains ;comment il savait désormais qu’il ne pouvait vivre ni mourir sansla reine.

Kaherdin se tait et s’étonne. Il sent sacolère qui, malgré lui, s’apaise.

« Ami, dit-il enfin, j’entendsmerveilleuses paroles, et vous avez ému mon cœur à pitié : carvous avez enduré telles peines dont Dieu garde chacun etchacune ! Retournons vers Carhaix : au troisième jour, sije puis, je vous dirai ma pensée. »

En sa chambre, à Tintagel, Iseut la Blondesoupire à cause de Tristan qu’elle appelle. L’aimer toujours, ellen’a d’autre penser, d’autre espoir, d’autre vouloir. En lui esttout son désir, et depuis deux années elle ne sait rien de lui. Oùest-il ? En quel pays ? Vit-il seulement ?

En sa chambre, Iseut la Blonde est assise, etfait un triste lai d’amour. Elle dit comment Guron fut surpris ettué pour l’amour de la dame qu’il aimait sur toute chose, etcomment par ruse le comte donna le cœur de Guron à manger à safemme, et la douleur de celle-ci.

La reine chante doucement ; elle accordesa voix à la harpe. Les mains sont belles, le lai bon, le ton baset douce la voix.

Or, survient Kariado, un riche comte d’une îlelointaine. Il était venu à Tintagel pour offrir à la reine sonservice, et, plusieurs fois depuis le départ de Tristan, il l’avaitrequise d’amour. Mais la reine rebutait sa requête et la tenait àfolie. Il était beau chevalier, orgueilleux et fier, bien emparlé,mais il valait mieux dans les chambres des dames qu’en bataille. Iltrouva Iseut, qui faisait son lai. Il lui dit en riant :

« Dame, quel triste chant, triste commecelui de l’orfraie ! Ne dit-on pas que l’orfraie chante pourannoncer la mort ? C’est ma mort sans doute qu’annonce votrelai : car je meurs pour l’amour de vous !

– Soit, lui dit Iseut. Je veux bien que monchant signifie votre mort, car jamais vous n’êtes venu céans sansm’apporter une nouvelle douloureuse. C’est vous qui toujours avezété orfraie ou chat-huant pour médire de Tristan. Aujourd’hui,quelle male nouvelle me direz-vous encore ? »

Kariado lui répondit :

Reine, vous êtes irritée, et je ne sais dequoi ; mais bien fou qui s’émeut de vos dires ! Quoiqu’il advienne de la mort que m’annonce l’orfraie, voici donc lamale nouvelle que vous apporte le chat-huant : Tristan, votreami, est perdu pour vous, dame Iseut. Il a pris femme en autreterre. Désormais, vous pourrez vous pourvoir ailleurs, car ildédaigne votre amour. Il a pris femme à grand honneur, Iseut auxBlanches Mains, la fille du duc de Bretagne. »

Kariado s’en va, courroucé. Iseut la Blondebaisse la tête et commence à pleurer.

Au troisième jour, Kaherdin appelleTristan :

« Ami, j’ai pris conseil en mon cœur.Oui, si vous m’avez dit la vérité, la vie que vous menez en cetteterre est forsennerie et folie, et nul bien n’en peut venir ni pourvous, ni pour ma sœur Iseut aux Blanches Mains. Donc entendez monpropos. Nous voguerons ensemble vers Tintagel : vous reverrezla reine, et vous éprouverez si toujours elle vous regrette et vousporte foi. Si elle vous a oublié, peut-être alors aurez-vous pluschère Iseut ma sœur, la simple, la belle. Je vous suivrai : nesuis-je pas votre pair et votre compagnon ?

– Frère, dit Tristan, on dit bien : lecœur d’un homme vaut tout l’or d’un pays. »

Bientôt Tristan et Kaherdin prirent le bourdonet la chape des pèlerins, comme s’ils voulaient visiter les corpssaints en terre lointaine. Ils prirent congé du duc Hoël. Tristanemmenait Gorvenal, et Kaherdin un seul écuyer. Secrètement ilséquipèrent une nef, et tous quatre ils voguèrent vers laCornouailles.

Le vent leur fut léger et bon, tant qu’ilsatterrirent un matin, avant l’aurore, non loin de Tintagel, dansune crique déserte, voisine du château de Lidan. Là, sans doute,Dinas de Lidan, le bon sénéchal, les hébergerait et saurait cacherleur venue.

Au petit jour, les quatre compagnons montaientvers Lidan, quand ils virent venir derrière eux un homme quisuivait la même route au petit pas de son cheval. Ils se jetèrentsous bois, et l’homme passa sans les voir, car il sommeillait enselle. Tristan le reconnut :

« Frère, dit-il tout bas à Kaherdin,c’est Dinas de Lidan lui-même. Il dort. Sans doute il revient dechez son amie et rêve encore d’elle : il ne serait pascourtois de l’éveiller, mais suis-moi de loin. »

Il rejoignit Dinas, prit doucement son chevalpar la bride, et chemina sans bruit à ses côtés. Enfin, un faux pasdu cheval réveilla le dormeur. Il ouvre les yeux, voit Tristan,hésite.

« C’est toi, c’est toi, Tristan !Dieu bénisse l’heure où je te revois : je l’ai si longtempsattendue !

– Ami, Dieu vous sauve ! Quellesnouvelles me direz-vous de la reine ?

– Hélas ! de dures nouvelles. Le roi lachérit et veut lui faire fête ; mais depuis ton exil ellelanguit et pleure pour toi. Ah ! pourquoi revenir prèsd’elle ? Veux-tu chercher encore ta mort et la sienne ?Tristan, aie pitié de la reine, laisse-la à son repos !

– Ami, dit Tristan, octroyez-moi un don :cachez-moi à Lidan, portez-lui mon message et faites que je larevoie une fois, une seule fois ! »

Dinas répondit :

« J’ai pitié de ma dame, et ne veux faireton message que si je sais qu’elle t’est restée chère par-dessustoutes les femmes.

– Ah ! sire, dites-lui qu’elle m’estrestée chère par-dessus toutes les femmes, et ce sera vérité.

– Or donc, suis-moi, Tristan : jet’aiderai en ton besoin. »

À Lidan, le sénéchal hébergea Tristan,Gorvenal, Kaherdin et son écuyer, et quand Tristan lui eut conté depoint en point l’aventure de sa vie, Dinas s’en fut à Tintagel pours’enquérir des nouvelles de la cour. Il apprit qu’à trois jours delà, la reine Iseut, le roi Marc, toute sa mesnie, tous ses écuyerset tous ses veneurs quitteraient Tintagel pour s’établir au châteaude la Blanche-Lande, où de grandes chasses étaient préparées. AlorsTristan confia au sénéchal son anneau de jaspe vert et le messagequ’il devait redire à la reine.

Chapitre 17DINAS DE LIDAN

Dinas retourna donc à Tintagel,monta les degrés et entra dans la salle. Sous le dais, le roi Marcet Iseut la Blonde étaient assis à l’échiquier. Dinas prit placesur un escabeau près de la reine, comme pour observer son jeu, etpar deux fois, feignant de lui désigner les pièces, il posa sa mainsur l’échiquier : à la seconde fois, Iseut reconnut à sondoigt l’anneau de jaspe. Alors, elle eut assez joué. Elle heurtalégèrement le bras de Dinas, en telle guise que plusieurs paonnetstombèrent en désordre.

« Voyez, sénéchal, dit-elle, vous aveztroublé mon jeu, et de telle sorte que je ne saurais lereprendre. »

Marc quitte la salle, Iseut se retire en sachambre et fait venir le sénéchal auprès d’elle :

« Ami, vous êtes messager deTristan ?

– Oui, reine, il est à Lidan, caché dans monchâteau.

– Est-il vrai qu’il ait pris femme enBretagne ?

– Reine, on vous a dit la vérité. Mais ilassure qu’il ne vous a point trahie ; que pas un seul jour iln’a cessé de vous chérir pardessus toutes les femmes ; qu’ilmourra, s’il ne vous revoit… une fois seulement : il voussemond d’y consentir, par la promesse que vous lui fîtes le dernierjour où il vous parla. »

La reine se tut quelque temps, songeant àl’autre Iseut. Enfin, elle répondit :

« Oui, au dernier jour où il me parla,j’ai dit, il m’en souvient : «Si jamais je revois l’anneau dejaspe vert, ni tour, ni fort château, ni défense royale nem’empêcheront de faire la volonté de mon ami, que ce soit sagesseou folie… »

– Reine, à deux jours d’ici, la cour doitquitter Tintagel pour gagner la Blanche-Lande ; Tristan vousmande qu’il sera caché sur la route, dans un fourré d’épines. Ilvous mande que vous le preniez en pitié.

– Je l’ai dit : ni tour, ni fort château,ni défense royale ne m’empêcheront de faire la volonté de monami. »

Le surlendemain, tandis que toute la cour deMarc s’apprêtait au départ de Tintagel, Tristan et Gorvenal,Kaherdin et son écuyer revêtirent le haubert, prirent leurs épéeset leurs écus et, par des chemins secrets, se mirent à la voie versle lieu désigné. À travers la forêt, deux routes conduisaient versla Blanche-Lande : l’une belle et bien ferrée, par où devaitpasser le cortège, l’autre pierreuse et abandonnée. Tristan etKaherdin apostèrent sur celle-ci leurs deux écuyers ; ils lesattendraient en ce lieu, gardant leurs chevaux et leurs écus.Eux-mêmes se glissèrent sous bois et se cachèrent dans un fourré.Devant ce fourré, sur la route, Tristan déposa une branche decoudrier où s’enlaçait un brin de chèvrefeuille.

Bientôt, le cortège apparaît sur la route.C’est d’abord la troupe du roi Marc. Viennent en belle ordonnanceles fourriers et les maréchaux, les queux et les échansons,viennent les chapelains, viennent les valets de chiens menantlévriers et brachets, puis les fauconniers portant les oiseaux surle poing gauche, puis les veneurs, puis les chevaliers et lesbarons ; ils vont leur petit train, bien arrangés deux pardeux, et il fait beau les voir, richement montés sur chevauxharnachés de velours semé d’orfèvrerie. Puis le roi Marc passa, etKaherdin s’émerveillait de voir ses privés autour de lui, deux deçàet deux delà, habillés tous de drap d’or ou d’écarlate.

Alors s’avance le cortège de la reine. Leslavandières et les chambrières viennent en tête, ensuite les femmeset les filles des barons et des comtes. Elles passent une àune ; un jeune chevalier escorte chacune d’elles. Enfinapproche un palefroi monté par la plus belle que Kaherdin aitjamais vue de ses yeux : elle est bien faite de corps et devisage, les hanches un peu basses, les sourcils bien tracés, lesyeux riants, les dents menues ; une robe de rouge samit lacouvre ; un mince chapelet d’or et de pierreries pare sonfront poli.

« C’est la reine, dit Kaherdin à voixbasse.

– La reine ? dit Tristan ; non,c’est Camille, sa servante. »

Alors s’en vient, sur un palefroi vair, uneautre damoiselle, plus blanche que neige en février, plus vermeilleque rose ; ses yeux clairs frémissent comme l’étoile dans lafontaine.

« Or, je la vois, c’est la reine !dit Kaherdin.

– Eh ! non, dit Tristan, c’est Brangienla Fidèle. »

Mais la route s’éclaira tout à coup, comme sile soleil ruisselait soudain à travers les feuillages des grandsarbres, et Iseut la Blonde apparut. Le duc Andret, que Dieuhonnisse ! chevauchait à sa droite.

À cet instant, partirent du fourré d’épinesdes chants de fauvettes et d’alouettes, et Tristan mettait en cesmélodies toute sa tendresse. La reine a compris le message de sonami. Elle remarque sur le sol la branche de coudrier où lechèvrefeuille s’enlace fortement, et songe en son cœur :« Ainsi va de nous, ami ; ni vous sans moi, ni moi sansvous. » Elle arrête son palefroi, descend, vient vers unehaquenée qui portait une niche enrichie de pierreries ; là,sur un tapis de pourpre, était couché le chien Petit-Crû :elle le prend entre ses bras, le flatte de la main, le caresse deson manteau d’hermine, lui fait mainte fête. Puis, l’ayant replacédans sa châsse, elle se tourne vers le fourré d’épines et dit àvoix haute :

« Oiseaux de ce bois, qui m’avez réjouiede vos chansons, je vous prends à louage. Tandis que mon seigneurMarc chevauchera jusqu’à la Blanche-Lande, je veux séjourner dansmon château de Saint-Lubin. Oiseaux, faites-moi cortègejusque-là ; ce soir, je vous récompenserai richement, comme debons ménestrels. »

Tristan retint ses paroles et se réjouit. Maisdéjà Andret le Félon s’inquiétait. Il remit la reine en selle, etle cortège s’éloigna.

Or, écoutez une male aventure. Dans le tempsoù passait le cortège royal, là-bas, sur l’autre route où Gorvenalet l’écuyer de Kaherdin gardaient les chevaux de leurs seigneurs,survint un chevalier en armes, nommé Bleheri. Il reconnut de loinGorvenal et l’écu de Tristan : « Qu’ai-je vu ?pensa-t-il ; c’est Gorvenal et cet autre est Tristanlui-même. » Il éperonna son cheval vers eux et cria :« Tristan ! » Mais déjà les deux écuyers avaienttourné bride et fuyaient. Bleheri, lancé à leur poursuite,répétait :

« Tristan, arrête, je t’en conjure par taprouesse ! »

Mais les écuyers ne se retournèrent pas. AlorsBleheri cria :

« Tristan, arrête, je t’en conjure par lenom d’Iseut la Blonde ! »

Trois fois il conjura les fuyards par le nomd’Iseut la Blonde. Vainement : ils disparurent, et Bleheri neput atteindre qu’un de leurs chevaux, qu’il emmena comme sacapture. Il parvint au château de Saint-Lubin au moment où la reinevenait de s’y héberger. Et, l’ayant trouvée seule, il luidit :

« Reine, Tristan est dans ce pays. Jel’ai vu sur la route abandonnée qui vient de Tintagel. Il a pris lafuite. Trois fois je lui ai crié de s’arrêter, le conjurant au nomd’Iseut la Blonde ; mais il avait pris peur, il n’a pas osém’attendre.

– Beau sire, vous dites mensonge etfolie : comment Tristan serait-il en ce pays ? Commentaurait-il fui devant vous ? Comment ne se serait-il pasarrêté, conjuré par mon nom ?

– Pourtant, dame, je l’ai vu, à tellesenseignes que j’ai pris l’un de ses chevaux. Voyez-le toutharnaché, là-bas, sur l’aire. »

Mais Bleheri vit Iseut courroucée. Il en eutdeuil, car il aimait Tristan et la reine. Il la quitta, regrettantd’avoir parlé.

Alors, Iseut pleura et dit :« Malheureuse ! j’ai trop vécu, puisque j’ai vu le jouroù Tristan me raille et me honnit ! Jadis, conjuré par monnom, quel ennemi n’aurait-il pas affronté ? Il est hardi deson corps : s’il a fui devant Bleheri, s’il n’a pas daignés’arrêter au nom de son amie, ah ! c’est que l’autre Iseut lepossède ! Pourquoi est-il revenu ? Il m’avait trahie, ila voulu me honnir par surcroît ! N’avait-il pas assez de mestourments anciens ? Qu’il s’en retourne donc, honni à sontour, vers Iseut aux Blanches Mains ! »

Elle appela Perinis le Fidèle, et lui reditles nouvelles que Bleheri lui avait portées. Elle ajouta :

« Ami, cherche Tristan sur la routeabandonnée qui va de Tintagel à Saint-Lubin. Tu lui diras que je nele salue pas, et qu’il ne soit pas si hardi que d’oser approcher demoi, car je le ferais chasser par les sergents et lesvalets. »

Perinis se mit en quête, tant qu’il trouvaTristan et Kaherdin. Il leur fit le message de la reine.

« Frère, s’écria Tristan, qu’as-tudit ? Comment aurais-je fui devant Bleheri, puisque, tu levois, nous n’avons pas même nos chevaux ? Gorvenal et unécuyer les gardaient, nous ne les avons pas retrouvés au lieudésigné, et nous les cherchons encore. »

À cet instant revinrent Gorvenal et l’écuyerde Kaherdin : ils confessèrent leur aventure.

« Perinis, beau doux ami, dit Tristan,retourne en hâte vers ta dame. Dis-lui que je lui envoie salut etamour, que je n’ai pas failli à la loyauté que je lui dois, qu’ellem’est chère par-dessus toutes les femmes ; dis-lui qu’elle terenvoie vers moi me porter sa merci ; j’attendrai ici que tureviennes. »

Perinis retourna donc vers la reine et luiredit ce qu’il avait vu et entendu. Mais elle ne le crutpas :

« Ah ! Perinis, tu étais mon privéet mon fidèle, et mon père t’avait destiné, tout enfant, à meservir. Mais Tristan l’enchanteur t’a gagné par ses mensonges etses présents. Toi aussi, tu m’as trahie ;va-t’en ! »

Perinis s’agenouilla devant elle :

« Dame, j’entends paroles dures. Jamaisje n’eus telle peine en ma vie. Mais peu me chaut de moi :j’ai deuil pour vous, dame, qui faites outrage à mon seigneurTristan, et qui trop tard en aurez regret.

– Va-t’en, je ne te crois pas ! Toiaussi, Perinis, Perinis le Fidèle, tu m’as trahie ! »

Tristan attendit longtemps que Perinis luiportât le pardon de la reine. Perinis ne vint pas.

Au matin, Tristan s’atourne d’une grande chapeen lambeaux. Il peint par places son visage de vermillon et de broude noix, en sorte qu’il ressemble à un malade rongé par la lèpre.Il prend en ses mains un hanap de bois veiné à recueillir lesaumônes, et une crécelle de ladre.

II entre dans les rues de Saint-Lubin, et,muant sa voix, mendie à tous venants. Pourra-t-il seulementapercevoir la reine ?

Elle sort enfin du château ; Brangien etses femmes, ses valets et ses sergents l’accompagnent. Elle prendla voie qui mène à l’église. Le lépreux suit les valets, faitsonner sa crécelle, supplie à voix dolente :

« Reine, faites-moi quelque bien ;vous ne savez pas comme je suis besogneux ! »

À son beau corps, à sa stature, Iseut l’areconnu. Elle frémit toute, mais ne daigne baisser son regard verslui. Le lépreux l’implore, et c’est pitié de l’ouïr ; il setraîne après elle :

« Reine, si j’ose approcher de vous, nevous courroucez pas ; ayez pitié de moi, je l’ai bienmérité ! »

Mais la reine appelle les valets et lessergents :

« Chassez ce ladre ! » leurdit-elle.

Les valets le repoussent, le frappent. Il leurrésiste, et s’écrie :

« Reine, ayez pitié ! »

Alors Iseut éclata de rire. Son rire sonnaitencore quand elle entra dans l’église. Quand il l’entendit rire, lelépreux s’en alla. La reine fit quelques pas dans la nef dumoutier ! mais ses membres fléchirent ; elle tomba surles genoux, puis sa tête se renversa en arrière et buta contre lesdalles.

Le même jour, Tristan prit congé de Dinas, àtel déconfort qu’il semblait avoir perdu le sens, et sa nefappareilla pour la Bretagne.

Hélas ! bientôt la reine se repentit.Quand elle sut par Dinas de Lidan que Tristan était parti à teldeuil, elle se prit à croire que Perinis lui avait dit lavérité ; que Tristan n’avait pas fui, conjuré par sonnom ; qu’elle l’avait chassé à grand tort. « Quoi !pensait-elle, je vous ai chassé, vous, Tristan, ami ! Vous mehaïssez désormais, et jamais je ne vous reverrai. Jamais vousn’apprendrez seulement mon repentir, ni quel châtiment je veuxm’imposer et vous offrir comme un gage menu de monremords ! »

De ce jour, pour se punir de son erreur et desa folie, Iseut la Blonde revêtit un cilice et le porta contre sachair.

Chapitre 18TRISTAN FOU

Tristan revit la Bretagne,Carhaix, le duc Hoël et sa femme Iseut aux Blanches Mains. Tous luifirent accueil, mais Iseut la Blonde l’avait chassé : rien nelui était plus. Longuement, il languit loin d’elle ; puis, unjour, il songea qu’il voulait la revoir, dût-elle le faire encorebattre vilement par ses sergents et ses valets. Loin d’elle, ilsavait sa mort sûre et prochaine ; plutôt mourir d’un coup quelentement, chaque jour ! Qui vit à douleur est tel qu’un mort.Tristan désire la mort, il veut la mort : mais que la reineapprenne du moins qu’il a péri pour l’amour d’elle ; qu’ellel’apprenne, il mourra plus doucement.

Il partit de Carhaix sans avertir personne, nises parents, ni ses amis, ni même Kaherdin, son cher compagnon. Ilpartit misérablement vêtu, à pied : car nul ne prend garde auxpauvres truands qui cheminent sur les grandes routes. Il marchatant qu’il atteignit le rivage de la mer.

Au port, une grande nef marchandeappareillait : déjà les mariniers halaient la voile etlevaient l’ancre pour cingler vers la haute mer.

« Dieu vous garde, seigneurs, etpuissiez-vous naviguer heureusement ! Vers quelle terreirez-vous ?

– Vers Tintagel.

– Vers Tintagel ! Ah ! seigneurs,emmenez-moi ! »

Il s’embarque. Un vent propice gonfle lavoile, la nef court sur les vagues. Cinq nuits et cinq jours ellevogua droit vers la Cornouailles, et le sixième jour jeta l’ancredans le port de Tintagel.

Au-delà du port, le château se dressait sur lamer, bien clos de toutes parts : on n’y pouvait entrer que parune seule porte de fer, et deux prud’hommes la gardaient jour etnuit. Comment y pénétrer ?

Tristan descendit de la nef et s’assit sur lerivage. Il apprit d’un homme qui passait que Marc était au châteauet qu’il venait d’y tenir une grande cour.

« Mais où est la reine ? etBrangien, sa belle servante ?

– Elles sont aussi à Tintagel, et récemment jeles ai vues : la reine Iseut semblait triste, comme à sonordinaire. »

Au nom d’Iseut, Tristan soupira et songea que,ni par ruse, ni par prouesse, il ne réussira à revoir sonamie : car le roi Marc le tuerait…

« Mais qu’importe qu’il me tue ?Iseut, ne dois-je pas mourir pour l’amour de vous ? Et quefais-je chaque jour, sinon mourir ? Mais vous pourtant, Iseut,si vous me saviez ici, daigneriez-vous seulement parler à votreami ? Ne me feriez-vous pas chasser par vos sergents ?Oui, je veux tenter une ruse… je me déguiserai en fou, et cettefolie sera grande sagesse. Tel me tiendra pour assoté qui seramoins sage que moi, tel me croira fou qui aura plus fou dans samaison. »

Un pêcheur s’en venait, vêtu d’une gonelle debure velue, à grand chaperon. Tristan le voit, lui fait un signe,le prend à l’écart.

« Ami, veux-tu troquer tes draps contreles miens ? Donne-moi ta cotte, qui me plaît fort. »

Le pêcheur regarda les vêtements de Tristan,les trouva meilleurs que les siens, les prit aussitôt et s’en allabien vite, heureux de l’échange.

Alors Tristan tondit sa belle chevelureblonde, au ras de la tête, en y dessinant une croix. Il enduisit saface d’une liqueur faite d’une herbe magique apportée de son pays,et aussitôt sa couleur et l’aspect de son visage muèrent siétrangement que nul homme au monde n’aurait pu le reconnaître. Ilarracha d’une haie une pousse de châtaignier, s’en fit une massueet la pendit à son cou ; les pieds nus, il marcha droit versle château.

Le portier crut qu’assurément il était fou, etlui dit :

« Approchez ; où donc êtes-vousresté si longtemps ? »

Tristan contrefit sa voix etrépondit :

« Aux noces de l’abbé du Mont, qui est demes amis. Il a épousé une abbesse, une grosse dame voilée. DeBesançon jusqu’au Mont tous les prêtres, abbés, moines et clercsordonnés ont été mandés à ces épousailles : et tous sur lalande, portant bâtons et crosses, sautent, jouent et dansent àl’ombre des grands arbres. Mais je les ai quittés pour venirici : car je dois aujourd’hui servir à la table duroi. »

Le portier lui dit :

« Entrez donc, seigneur, fils d’Urgan leVelu ; vous êtes grand et velu comme lui, et vous ressemblezassez à votre père. »

Quand il entra dans le bourg, jouant de samassue, valets et écuyers s’amassèrent sur son passage, lepourchassant comme un loup :

« Voyez le fol ! hu ! hu !et hu ! »

Ils lui lancent des pierres, l’assaillent deleurs bâtons ; mais il leur tient tête en gambadant et selaisse faire : si on l’attaque à sa gauche, il se retourne etfrappe à sa droite.

Au milieu des rires et des huées, traînantaprès lui la foule ameutée, il parvint au seuil de la porte où,sous le dais, aux côtés de la reine, le roi Marc était assis. Ilapprocha de la porte, pendit la massue à son cou et entra. Le roile vit et dit :

« Voilà un beau compagnon ;faites-le approcher. »

On l’amène, la massue au cou :

« Ami, soyez lebienvenu ! »

Tristan répondit, de sa voix étrangementcontrefaite :

« Sire, bon et noble entre tous les rois,je le savais, qu’à votre vue mon cœur se fondrait de tendresse.Dieu vous protège, beau sire !

– Ami, qu’êtes-vous venu quérircéans ?

– Iseut, que j’ai tant aimée. J’ai une sœurque je vous amène, la très belle Brunehaut. La reine vous ennuie,essayez de celle-ci : faisons l’échange, je vous donne masœur, baillez-moi Iseut ; je la prendrai et vous servirai paramour. »

Le roi s’en rit et dit au fou :

« Si je te donne la reine, qu’envoudras-tu faire ? Où l’emmèneras-tu ?

– Là-haut, entre le ciel et la nue, dans mabelle maison de verre. Le soleil la traverse de ses rayons, lesvents ne peuvent l’ébranler ; j’y porterai la reine en unechambre de cristal, toute fleurie de roses, toute lumineuse aumatin quand le soleil la frappe. »

Le roi et ses barons se dirent entreeux :

« Voilà un bon fou, habile enparoles ! »

Il s’était assis sur un tapis et regardaittendrement Iseut.

« Ami, lui dit Marc, d’où te vientl’espoir que ma dame prendra garde à un fou hideux comme toi.

– Sire, j’y ai bien droit : j’ai accomplipour elle maint travail, et c’est par elle que je suis devenufou.

– Qui donc es-tu ?

– Je suis Tristan, celui qui a tant aimé lareine, et qui l’aimera jusqu’à la mort. »

À ce nom, Iseut soupira, changea de couleuret, courroucée, lui dit :

« Va-t’en ! Qui t’a fait entrercéans ? Va-t’en, mauvais fou ! »

Le fou remarqua sa colère et dit :

« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas dujour, où, navré par l’épée empoisonnée du Morholt, emportant maharpe sur la mer, j’ai été poussé vers vos rivages ? Vousm’avez guéri. Ne vous en souvient-il plus, reine ?»

Iseut répondit :

« Va-t’en d’ici, fou ; ni tes jeuxne me plaisent, ni toi. »

Aussitôt, le fou se retourna vers les barons,les chassa vers la porte en criant :

« Folles gens, hors d’ici !Laissez-moi seul tenir conseil avec Iseut ; car je suis venucéans pour l’aimer. »

Le roi s’en rit, Iseut rougit :

« Sire, chassez ce fou ! »

Mais le fou reprit, de sa voixétrange :

« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas dugrand dragon que j’ai occis en votre terre ? J’ai caché salangue dans ma chausse, et, tout brûlé par son venin, je suis tombéprès du marécage. J’étais alors un merveilleux chevalier ! …et j’attendais la mort, quand vous m’avez secouru.»

Iseut répond :

« Tais-toi, tu fais injure auxchevaliers, car tu n’es qu’un fou de naissance. Maudits soient lesmariniers qui t’apportèrent ici, au lieu de te jeter à lamer ! »

Le fou éclata de rire et poursuivit :

« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas dubain où vous vouliez me tuer de mon épée ? et du conte ducheveu d’or qui vous apaisa ? et comment je vous ai défenduecontre le sénéchal couard ?

– Taisez-vous, méchant conteur ! Pourquoivenez-vous ici débiter vos songeries ? Vous étiez ivre hiersoir sans doute, et l’ivresse vous a donné ces rêves.

– C’est vrai, je suis ivre, et de telleboisson que jamais cette ivresse ne se dissipera. Reine Iseut, nevous souvient-il pas de ce jour si beau, si chaud, sur la hautemer ? Vous aviez soif, ne vous en souvient-il pas, fille deroi ? Nous bûmes tous deux au même hanap. Depuis, j’aitoujours été ivre, et d’une mauvaise ivresse… »

Quand Iseut entendit ces paroles qu’elle seulepouvait comprendre, elle se cacha la tête dans son manteau, se levaet voulut s’en aller. Mais le roi la retint par sa chape d’hermineet la fit rasseoir à ses côtés :

« Attendez un peu, Iseut, amie, que nousentendions ces folies jusqu’au bout. Fou, quel métier sais-tufaire ?

– J’ai servi des rois et des comtes.

– En vérité, sais-tu chasser aux chiens ?aux oiseaux ?

– Certes, quand il me plaît, de chasser enforêt, je sais prendre, avec mes lévriers, les grues qui volentdans les nuées ; avec mes limiers, les cygnes, les oies bisesou blanches, les pigeons sauvages ; avec mon arc, lesplongeons et les butors ! »

Tous s’en rirent bonnement, et le roidemanda :

« Et que prends-tu, frère, quand tuchasses au gibier de rivière ?

– Je prends tout ce que je trouve : avecmes autours, les loups des bois et les grands ours ; avec mesgerfauts, les sangliers ; avec mes faucons, les chevreuils etles daims ; les renards, avec mes éperviers ; leslièvres, avec mes émerillons. Et quand je rentre chez quim’héberge, je sais bien jouer de la massue, partager les tisonsentre les écuyers, accorder ma harpe et chanter en musique, etaimer les reines, et jeter par les ruisseaux des copeaux bientaillés. En vérité, ne suis-je pas bon ménestrel ?Aujourd’hui, vous avez vu comme je sais m’escrimer dubâton. »

Et il frappe de sa massue autour de lui.

« Allez-vous-en d’ici, crie-t-il,seigneurs cornouaillais ! Pourquoi rester encore ?N’avez-vous pas déjà mangé ? N’êtes-vous pasrepus ? »

Le roi, s’étant diverti du fou, demanda sondestrier et ses faucons et emmena en chasse chevaliers etécuyers.

« Sire, lui dit Iseut, je me sens lasse etdolente. Permettez que j’aille reposer dans ma chambre ; je nepuis écouter plus longtemps ces folies. »

Elle se retira toute pensive en sa chambre,s’assit sur son lit, et mena grand deuil :

« Chétive ! pourquoi suis-jenée ? J’ai le cœur lourd et marri. Brangien, chère sœur, mavie est si âpre et si dure que mieux me vaudrait la mort ! Ily a là un fou, tondu en croix, venu céans à la male heure : cefou, ce jongleur est chanteur ou devin, car il sait de point enpoint mon être et ma vie ; il sait des choses que nul ne sait,hormis vous, moi et Tristan ; il les sait, le truand, parenchantement et sortilège.»

Brangien répondit :

« Ne serait-ce pas Tristanlui-même ?

– Non, car Tristan est beau et le meilleur deschevaliers ; mais cet homme est hideux et contrefait. Mauditsoit-il de Dieu ! maudite soit l’heure où il est né, etmaudite la nef qui l’apporta, au lieu de le noyer là-dehors, sousles vagues profondes !

– Apaisez-vous, dame, dit Brangien. Vous saveztrop bien, aujourd’hui, maudire et excommunier ! Où doncavez-vous appris un tel métier ? Mais peut-être cet hommeserait-il le messager de Tristan ?

– Je ne crois pas, je ne l’ai pas reconnu.Mais allez le trouver, belle amie, parlez-lui, voyez si vous lereconnaîtrez. »

Brangien s’en fut vers la salle où le fou,assis sur un banc, était resté seul. Tristan la reconnut, laissatomber sa massue et lui dit :

« Brangien, franche Brangien, je vousconjure par Dieu, ayez pitié de moi !

– Vilain fou, quel diable vous a enseigné monnom ?

– Belle, dès longtemps je l’ai appris !Par mon chef, qui naguère fut blond, si la raison s’est enfuie decette tête, c’est vous, belle, qui en êtes cause. N’est-ce pas vousqui deviez garder le breuvage que je bus sur la haute mer ?J’en bus à la grande chaleur dans un hanap d’argent, et je letendis à Iseut. Vous seule l’avez su, belle : ne vous ensouvient-il plus ?

– Non ! » répondit Brangien, et,toute troublée, elle se rejeta vers la chambre d’Iseut ; maisle fou se précipita derrière elle criant : «Pitié ! »

Il entre, il voit Iseut, s’élance vers elle,les bras tendus, veut la serrer sur sa poitrine ; mais,honteuse, mouillée d’une sueur d’angoisse, elle se rejette enarrière, l’esquive ; et, voyant qu’elle évite son approche,Tristan tremble de vergogne et de colère, se recule vers la paroi,près de la porte ; et, de sa voix toujourscontrefaite :

« Certes, dit-il, j’ai vécu troplongtemps, puisque j’ai vu le jour où Iseut me repousse, ne daignem’aimer, me tient pour vil ! Ah ! Iseut, qui bien aimetard oublie ! Iseut, c’est une chose belle et précieuse qu’unesource abondante qui s’épanche et court à flots larges etclairs ; le jour où elle se dessèche, elle ne vaut plusrien : tel un amour qui tarit. »

Iseut répondit :

« Frère, je vous regarde, je doute, jetremble, je ne sais, je ne reconnais pas Tristan.

– Reine Iseut, je suis Tristan, celui qui vousa tant aimée. Ne vous souvient-il pas du nain qui sema la farineentre nos lits ? et du bond que je fis et du sang qui coula dema blessure ? et du présent que je vous adressai, le chienPetit-Crû au grelot magique ? Ne vous souvient-il pas desmorceaux de bois bien taillés que je jetais auruisseau ? »

Iseut le regarde, soupire, ne sait que dire etque croire, voit bien qu’il sait toutes choses, mais ce seraitfolie d’avouer qu’il est Tristan ; et Tristan luidit :

« Dame reine, je sais bien que vous vousêtes retirée de moi et je vous accuse de trahison. J’ai connu,pourtant, belle, des jours où vous m’aimiez d’amour. C’était dansla forêt profonde, sous la loge de feuillage. Vous souvient-ilencore du jour où je vous donnai mon bon chien Husdent ?Ah ! celui-là m’a toujours aimé, et pour moi il quitteraitIseut la Blonde. Où est-il ? Qu’en avez-vous fait ? Lui,du moins, il me reconnaîtrait.

– Il vous reconnaîtrait ? Vous ditesfolie ; car, depuis que Tristan est parti, il reste là-bas,couché dans sa niche, et s’élance contre tout homme qui s’approchede lui. Brangien, amenez-le-moi. »

Brangien l’amène.

« Viens çà, Husdent, dit Tristan ; tuétais à moi, je te reprends. »

Quand Husdent entend sa voix, il fait voler salaisse des mains de Brangien, court à son maître, se roule à sespieds, lèche ses mains, aboie de joie.

« Husdent, s’écrie le fou, bénie soit,Husdent, la peine que j’ai mise à te nourrir ! Tu m’as faitmeilleur accueil que celle que j’aimais tant. Elle ne veut pas mereconnaître : reconnaîtra-t-elle seulement cet anneau qu’elleme donna jadis, avec des pleurs et des baisers, au jour de laséparation ? Ce petit anneau de jaspe ne m’a guèrequitté : souvent je lui ai demandé conseil dans mes tourments,souvent j’ai mouillé ce jaspe vert de mes chaudeslarmes. »

Iseut a vu l’anneau. Elle ouvre ses bras toutgrands :

« Me voici ! Prends-moi,Tristan ! »

Alors Tristan cessa de contrefaire savoix :

« Amie, comment m’as-tu si longtemps puméconnaître, plus longtemps que ce chien ? Qu’importe cetanneau ? Ne sens-tu pas qu’il m’aurait été plus doux d’êtrereconnu au seul rappel de nos amours passées ? Qu’importe leson de ma voix ? C’est le son de mon cœur que tu devaisentendre.

– Ami, dit Iseut, peut-être l’ai-je entenduplus tôt que tu ne penses ; mais nous sommes enveloppés deruses : devais-je, comme ce chien, suivre mon désir, au risquede te faire prendre et tuer sous mes yeux ? Je me gardais etje te gardais. Ni le rappel de ta vie passée, ni le son de ta voix,ni cet anneau même ne me prouvent rien, car ce peuvent être lesjeux méchants d’un enchanteur. Je me rends pourtant, à la vue del’anneau : n’ai-je pas juré que, sitôt que je le reverrais,dussé-je me perdre, je ferais toujours ce que tu me manderais, quece fût sagesse ou folie ? Sagesse ou folie, me voici ;prends-moi, Tristan ! »

Elle tomba pâmée sur la poitrine de son ami.Quand elle revint à elle, Tristan la tenait embrassée et baisaitses yeux et sa face. II entre avec elle sous la courtine. Entre sesbras il tient la reine.

Pour s’amuser du fou, les valets l’hébergèrentsous les degrés de la salle, comme un chien dans un chenil. Ilendurait doucement leurs railleries et leurs coups, car parfois,reprennent sa forme et sa beauté, il passait de son taudis à lachambre de la reine.

Mais, après quelques jours écoulés, deuxchambrières soupçonnèrent la fraude ; elles avertirent Andret,qui aposta devant les chambres des femmes trois espions bien armés.Quand Tristan voulut franchir la porte :

« Arrière, fou, crièrent-ils, retourne tecoucher sur ta botte de paille !

– Eh quoi ! beaux seigneurs, dit le fou,faut-il pas que j’aille ce soir embrasser la reine ? Nesavez-vous pas qu’elle m’aime et qu’elle m’attend ? »

Tristan brandit sa massue ; ils eurentpeur et le laissèrent entrer. Il prit Iseut entre sesbras :

« Amie, il me faut fuir déjà, car bientôtje serais découvert. Il me faut fuir et jamais sans doute je nereviendrai. Ma mort est prochaine : loin de vous, je mourraide mon désir.

– Ami, ferme tes bras et accole-moi siétroitement que, dans cet embrassement, nos deux cœurs se rompentet nos âmes s’en aillent ! Emmène-moi au pays fortuné dont tuparlais jadis : au pays dont nul ne retourne, où des musiciensinsignes chantent des chants sans fin. Emmène-moi !

– Oui, je t’emmènerai au pays fortuné desVivants. Le temps approche ; n’avons-nous pas bu déjà toutemisère et toute joie ? Le temps approche ; quand il seratout accompli, si je t’appelle, Iseut, viendras-tu ?

– Ami, appelle-moi, tu le sais bien que jeviendrai !

– Amie ! que Dieu t’enrécompense ! »

Lorsqu’il franchit le seuil, les espions sejetèrent contre lui. Mais le fou éclata de rire, fit tourner samassue et dit :

« Vous me chassez, beaux seigneurs ;à quoi bon ? Je n’ai plus que faire céans, puisque ma damem’envoie au loin préparer la maison claire que je lui ai promise,la maison de cristal, fleurie de roses, lumineuse au matin quandreluit le soleil !

– Va-t’en donc, fou, à la maleheure !

Les valets s’écartèrent, et le fou, sans sehâter, s’en fut en dansant.

Chapitre 19LA MORT

À peine était-ilrevenu en Petite-Bretagne, à Carhaix, il advint que Tristan, pourporter aide à son cher compagnon Kaherdin, guerroya un baron nomméBedalis. Il tomba dans une embuscade dressée par Bedalis et sesfrères. Tristan tua les sept frères. Mais lui-même fut blessé d’uncoup de lance, et la lance était empoisonnée.

Il revint à grand’peine jusqu’au château deCarhaix et fit appareiller ses plaies. Les médecins vinrent ennombre, mais nul ne sut le guérir du venin, car ils ne ledécouvrirent même pas. Ils ne surent faire aucun emplâtre pourattirer le poison au dehors ; vainement ils battent et broientleurs racines, cueillent des herbes, composent des breuvages :Tristan ne fait qu’empirer, le venin s’épand par son corps ;il blêmit et ses os commencent à se découvrir.

Il sentit que sa vie se perdait, il compritqu’il fallait mourir. Alors il voulut revoir Iseut la Blonde. Maiscomment aller vers elle ? Il est si faible que la mer letuerait ; et si même il parvenait en Cornouailles, comment yéchapper à ses ennemis ? Il se lamente, le venin l’angoisse,il attend la mort.

Il manda Kaherdin en secret pour lui découvrirsa douleur, car tous deux s’aimaient d’un loyal amour. Il voulutque personne ne restât dans sa chambre, hormis Kaherdin et même quenul ne se tînt dans les salles voisines. Iseut, sa femme,s’émerveilla en son cœur de cette étrange volonté. Elle en fut touteffrayée et voulut entendre l’entretien. Elle vint s’appuyer endehors de la chambre, contre la paroi qui touchait au lit deTristan. Elle écoute ; un de ses fidèles, pour que nul ne lasurprenne, guette au dehors.

Tristan rassemble ses forces, se redresse,s’appuie contre la muraille ; Kaherdin s’assied près de lui,et tous deux pleurent ensemble tendrement. Ils pleurent le boncompagnonnage d’armes, si tôt rompu, leur grande amitié et leursamours ; et l’un se lamente sur l’autre.

« Beau doux ami, dit Tristan, je suis surune terre étrangère, où je n’ai ni parent, ni ami, vous seulexcepté ; vous seul, en cette contrée, m’avez donné joie etconsolation. Je perds ma vie, je voudrais revoir Iseut la Blonde.Mais comment, par quelle ruse lui faire connaître mon besoin ?Ah ! si je savais un messager qui voulût aller vers elle, elleviendrait, tant elle m’aime ! Kaherdin, beau compagnon, parnotre amitié, par la noblesse de votre cœur, par notrecompagnonnage, je vous en requiers : tentez pour moi cetteaventure, et si vous emportez mon message, je deviendrai votrehomme lige et vous aimerai par-dessus tous les hommes. »

Kaherdin voit Tristan pleurer, se déconforter,se plaindre ; son cœur s’amollit de tendresse ; il réponddoucement, par amour :

« Beau compagnon, ne pleurez plus, jeferai tout votre désir. Certes, ami, pour l’amour de vous je memettrais en aventure de mort. Nulle détresse, nulle angoisse nem’empêchera de faire selon mon pouvoir. Dites ce que vous voulezmander à la reine, et je fais mes apprêts. »

Tristan répondit :

« Ami, soyez remercié ! Or, écoutezma prière. Prenez cet anneau : c’est une enseigne entre elleet moi. Et quand vous arriverez en sa terre, faites-vous passer àla cour pour un marchand. Présentez-lui des étoffes de soie, faitesqu’elle voie cet anneau : aussitôt elle cherchera une rusepour vous parler en secret. Alors, dites-lui que mon cœur lasalue ; que, seule, elle peut me porter réconfort ;dites-lui que, si elle ne vient pas, je meurs ; dites-luiqu’il lui souvienne de nos plaisirs passés, et des grandes peines,et des grandes tristesses, et des joies, et des douleurs de notreamour loyal et tendre ; qu’il lui souvienne du breuvage quenous bûmes ensemble sur la mer ; ah ! c’est notre mortque nous avons bue ! Qu’il lui souvienne du serment que je luifis de n’aimer jamais qu’elle : j’ai tenu cettepromesse ! »

Derrière la paroi, Iseut aux Blanches Mainsentendit ces paroles ; elle défaillit presque.

« Hâtez-vous, compagnon, et revenezbientôt vers moi ; si vous tardez, vous ne me reverrez plus.Prenez un terme de quarante jours et ramenez Iseut la Blonde.Cachez votre départ à votre sœur, ou dites que vous allez quérir unmédecin. Vous emmènerez ma belle nef ; prenez avec vous deuxvoiles, l’une blanche, l’autre noire. Si vous ramenez la reineIseut, dressez au retour la voile blanche ; et, si vous ne laramenez pas, cinglez avec la voile noire. Ami, je n’ai plus rien àvous dire : que Dieu vous guide et vous ramène sain etsauf ! »

Il soupire, pleure et se lamente, et Kaherdinpleure pareillement, baise Tristan et prend congé.

Au premier vent il se mit en mer. Lesmariniers halèrent les ancres, dressèrent la voile, cinglèrent parun vent léger, et leur proue trancha les vagues hautes etprofondes. Ils emportaient de riches marchandises : des drapsde soie teints de couleurs rares, de la belle vaisselle de Tours,des vins de Poitou, des gerfauts d’Espagne, et par cette ruseKaherdin pensait parvenir auprès d’Iseut. Huit jours et huit nuits,ils fendirent les vagues et voguèrent à pleines voiles vers laCornouailles.

Colère de femme est chose redoutable, et quechacun s’en garde ! Là où une femme aura le plus aimé, làaussi elle se vengera le plus cruellement. L’amour des femmes vientvite, et vite vient leur haine ; et leur inimitié, une foisvenue, dure plus que l’amitié. Elles savent tempérer l’amour, maisnon la haine. Debout contre la paroi, Iseut aux Blanches Mainsavait entendu chaque parole. Elle avait tant aimé Tristan !…Elle connaissait enfin son amour pour une autre. Elle retint leschoses entendues : si elle le peut un jour, comme elle sevengera sur ce qu’elle aime le plus au monde ! Pourtant, ellen’en fit nul semblant, et dès qu’on ouvrit les portes, elle entradans la chambre de Tristan, et, cachant son courroux, continua dele servir et de lui faire belle chère, ainsi qu’il sied à uneamante. Elle lui parlait doucement, le baisait sur les lèvres, etlui demandait si Kaherdin reviendrait bientôt avec le médecin quidevait le guérir. Mais toujours elle cherchait sa vengeance.

Kaherdin ne cessa de naviguer, tant qu’il jetal’ancre dans le port de Tintagel. Il prit sur son poing un grandautour, il prit un drap de couleur rare, une coupe bienciselée : il en fit présent au roi Marc et lui demandacourtoisement sa sauvegarde et sa paix, afin qu’il pût trafiquer ensa terre, sans craindre nul dommage de chambellan ni de vicomte. Etle roi le lui octroya devant tous les hommes de son palais.

Alors, Kaherdin offrit à la reine un fermailouvré d’or fin :

« Reine, dit-il, l’or en estbon » ; et, retirant de son doigt l’anneau de Tristan, ille mit à côté du joyau : «Voyez, reine, l’or de ce fermail estplus riche, et pourtant l’or de cet anneau a bien sonprix. »

Quand Iseut reconnut l’anneau de jaspe vert,son cœur frémit et sa couleur mua, et, redoutant ce qu’elle allaitouïr, elle attira Kaherdin à l’écart près d’une croisée, comme pourmieux voir et marchander le fermail. Kaherdin lui ditsimplement :

« Dame, Tristan est blessé d’une épéeempoisonnée et va mourir. Il vous mande que, seule, vous pouvez luiporter réconfort. Il vous rappelle les grandes peines et lesdouleurs que vous avez subies ensemble. Gardez cet anneau, il vousle donne. »

Iseut répondit, défaillante :

« Ami, je vous suivrai. Demain, au matin,que votre nef soit prête à l’appareillage ! »

Le lendemain, au matin, la reine dit qu’ellevoulait chasser au faucon et fit préparer ses chiens et sesoiseaux. Mais le duc Andret, qui toujours guettait, l’accompagna.Quand ils furent aux champs, non loin du rivage de la mer, unfaisan s’enleva. Andret laissa aller un faucon pour leprendre ; mais le temps était clair et beau : le faucons’essora et disparut.

« Voyez, sire Andret, dit la reine :le faucon s’est perché là-bas, au port, sur le mât d’une nef que jene connaissais pas. À qui est-elle ?

– Dame, fit Andret, c’est la nef de cemarchand de Bretagne qui hier vous présenta un fermail d’or.Allons-y reprendre notre faucon. »

Kaherdin avait jeté une planche, comme unponceau, de sa nef au rivage. Il vint à la rencontre de lareine :

« Dame, s’il vous plaisait, vousentreriez dans ma nef, et je vous montrerais mes richesmarchandises.

– Volontiers, sire », dit la reine.

Elle descend de cheval, va droit à la planche,la traverse, entre dans la nef. Andret veut la suivre, et s’engagesur la planche : mais Kaherdin, debout sur le plat-bord, lefrappe de son aviron ; Andret trébuche et tombe dans la mer.Il veut se reprendre ; Kaherdin le refrappe à coups d’avironet le rabat sous les eaux, et crie :

« Meurs, traître ! Voici ton salairepour tout le mal que tu as fait souffrir à Tristan et à la reineIseut ! »

Ainsi Dieu vengea les amants des félons quiles avaient tant haïs ! Tous quatre sont morts :Guenelon, Gondoïne, Denoalen, Andret.

L’ancre était relevée, le mât dressé, la voiletendue. Le vent frais du matin bruissait dans les haubans etgonflait les toiles. Hors du port, vers la haute mer toute blancheet lumineuse au loin sous les rais du soleil, la nef s’élança.

À Carhaix, Tristan languit. Il convoite lavenue d’Iseut. Rien ne le conforte plus, et s’il vit encore, c’estqu’il l’attend. Chaque jour, il envoyait au rivage guetter si lanef revenait, et la couleur de sa voile ; nul autre désir nelui tenait plus au cœur. Bientôt il se fit porter sur la falaise dePenmarch, et, si longtemps que le soleil se tenait à l’horizon, ilregardait au loin la mer.

Écoutez, seigneurs, une aventure douloureuse,pitoyable à ceux qui aiment. Déjà Iseut approchait ; déjà lafalaise de Penmarch surgissait au loin, et la nef cinglait plusjoyeuse. Un vent d’orage grandit tout à coup, frappe droit contrela voile et fait tourner la nef sur elle-même. Les marinierscourent au lof, et contre leur gré virent en arrière. Le vent faitrage, les vagues profondes s’émeuvent, l’air s’épaissit enténèbres, la mer noircit, la pluie s’abat en rafales. Haubans etboulines se rompent, les mariniers baissent la voile et louvoientau gré de l’onde et du vent. Ils avaient, pour leur malheur, oubliéde hisser à bord la barque amarrée à la poupe et qui suivait lesillage de la nef. Une vague la brise et l’emporte.

Iseut s’écrie :

« Hélas ! chétive ! Dieu neveut pas que je vive assez pour voir Tristan, mon ami, une foisencore, une fois seulement ; il veut que je sois noyée encette mer. Tristan, si je vous avais parlé une fois encore, je mesoucierais peu de mourir après. Ami, si je ne viens pas jusqu’àvous, c’est que Dieu ne le veut pas, et c’est ma pire douleur. Mamort ne m’est rien, puisque Dieu la veut, je l’accepte ; mais,ami, quand vous l’apprendrez, vous mourrez, je le sais bien. Notreamour est de telle guise que vous ne pouvez mourir sans moi, ni moisans vous. Je vois votre mort devant moi en même temps que lamienne. Hélas ! ami, j’ai failli à mon désir : il étaitde mourir dans vos bras, d’être ensevelie dans votrecercueil ; mais nous y avons failli. Je vais mourir seule, et,sans vous, disparaître dans la mer. Peut-être vous ne saurez pas mamort, vous vivrez encore, attendant toujours que je vienne. Si Dieule veut, vous guérirez même… Ah ! peut-être après moi vousaimerez une autre femme, vous aimerez Iseut aux Blanches Mains., Jene sais ce qui sera de vous : pour moi, ami, si je vous savaismort, je ne vivrais guère après. Que Dieu nous accorde, ami, ou queje vous guérisse, ou que nous mourions tous deux d’une mêmeangoisse ! »

Ainsi gémit la reine, tant que dura latourmente. Mais, après cinq jours, l’orage s’apaisa. Au plus hautdu mât, Kaherdin hissa joyeusement la voile blanche, afin queTristan reconnût de plus loin sa couleur. Déjà Kaherdin voit laBretagne… Hélas ! presque aussitôt le calme suivit la tempête,la mer devint douce et toute plate, le vent cessa de gonfler lavoile, et les mariniers louvoyèrent vainement en amont et en aval,en avant et en arrière. Au loin, ils apercevaient la côte, mais latempête avait emporté leur barque, en sorte qu’ils ne pouvaientatterrir. À la troisième nuit, Iseut songea qu’elle tenait en songiron la tête d’un grand sanglier qui honnissait sa robe de sang,et connut par là qu’elle ne reverrait plus son ami vivant.

Tristan était trop faible désormais pourveiller encore sur la falaise de Penmarch, et depuis de longsjours, enfermé loin du rivage, il pleurait pour Iseut qui ne venaitpas. Dolent et las, il se plaint, soupire, s’agite ; peu s’enfaut qu’il ne meure de son désir.

Enfin, le vent fraîchit et la voile blancheapparut. Alors, Iseut aux Blanches Mains se vengea.

Elle vient vers le lit de Tristan etdit :

« Ami, Kaherdin arrive. J’ai vu sa nef enmer : elle avance à grand’peine ; pourtant je l’aireconnue ; puisse-t-il apporter ce qui doit vousguérir ! »

Tristan tressaille :

« Amie belle, vous êtes sûre que c’est sanef ? Or, dites-moi comment est la voile.

– Je l’ai bien vue, ils l’ont ouverte etdressée très haut, car ils ont peu de vent. Sachez qu’elle esttoute noire. »

Tristan se tourna vers la muraille etdit :

« Je ne puis retenir ma vie pluslongtemps. » Il dit trois fois : « Iseut,amie ! » À la quatrième, il rendit l’âme.

Alors, par la maison, pleurèrent leschevaliers, les compagnons de Tristan. Ils l’ôtèrent de son lit,l’étendirent sur un riche tapis et recouvrirent son corps d’unlinceul.

Sur la mer, le vent s’était levé et frappaitla voile en plein milieu. Il poussa la nef jusqu’à terre. Iseut laBlonde débarqua. Elle entendit de grandes plaintes par les rues, etles cloches sonner aux moutiers, aux chapelles. Elle demanda auxgens du pays pourquoi ces glas, pourquoi ces pleurs.

Un vieillard lui dit :

« Dame, nous avons une grande douleur.Tristan le franc, le preux, est mort. Il était large aux besogneux,secourable aux souffrants. C’est le pire désastre qui soit jamaistombé sur ce pays. »

Iseut l’entend, elle ne peut dire une parole.Elle monte vers le palais. Elle suit la rue, sa guimpe déliée. LesBretons s’émerveillaient à la regarder ; jamais ils n’avaientvu femme d’une telle beauté. Qui est-elle ? D’oùvient-elle ?

Auprès de Tristan, Iseut aux Blanches Mains,affolée par le mal qu’elle avait causé, poussait de grands cris surle cadavre. L’autre Iseut entra et lui dit :

« Dame, relevez-vous, et laissez-moiapprocher. J’ai plus de droits à le pleurer que vous, croyez-m’en.Je l’ai plus aimé. »

Elle se tourna vers l’orient et pria Dieu.Puis elle découvrit un peu le corps, s’étendit près de lui, tout lelong de son ami, lui baisa la bouche et la face, et le serraétroitement : corps contre corps, bouche contre bouche, ellerend ainsi son âme ; elle mourut auprès de lui pour la douleurde son ami.

Quand le roi Marc apprit la mort des amants,il franchit la mer et, venu en Bretagne, fit ouvrer deux cercueils,l’un de calcédoine pour Iseut, l’autre de béryl pour Tristan. Ilemporta sur sa nef vers Tintagel leurs corps aimés. Auprès d’unechapelle, à gauche et à droite de l’abside, il les ensevelit endeux tombeaux. Mais, pendant la nuit, de la tombe de Tristanjaillit une ronce verte et feuillue, aux forts rameaux, aux fleursodorantes, qui, s’élevant par-dessus la chapelle, s’enfonça dans latombe d’Iseut. Les gens du pays coupèrent la ronce : aulendemain elle renaît, aussi verte, aussi fleurie, aussi vivace, etplonge encore au lit d’Iseut la Blonde. Par trois fois ilsvoulurent la détruire ; vainement. Enfin, ils rapportèrent lamerveille au roi Marc : le roi défendit de couper la roncedésormais.

Seigneurs, les bons trouvères d’antan, Béroulet Thomas, et monseigneur Eilhart et maître Gottfried, ont conté ceconte pour tous ceux qui aiment, non pour les autres. Ils vousmandent par moi leur salut. Ils saluent ceux qui sont pensifs etceux qui sont heureux, les mécontents et les désireux, ceux quisont joyeux et ceux qui sont troublés, tous les amants.Puissent-ils trouver ici consolation contre l’inconstance, contrel’injustice, contre le dépit, contre la peine, contre tous les mauxd’amour !

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