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Le Roman d’un enfant

Le Roman d’un enfant

de Pierre Loti

À SA MAJESTÉ LA REINE
ÉLISABETH DE ROUMANIE

Préface

Décembre 188….

Il se fait presque tard dans ma vie, pour que j’entreprenne ce livre : autour de moi, déjà tombe une sorte de nuit : où trouverai-je à présent des mots assez frais, des mots assez jeunes ?

Je le commencerai demain en mer ; au moins essaierai-je d’y mettre ce qu’il y a eu de meilleur en moi, à une époque où il n’y avait rien de bien mauvais encore.

Je l’arrêterai de bonne heure, afin que l’amour n’y apparaisse qu’à l’état de rêve imprécis.

Et, à la souveraine de qui me vient l’idée de l’écrire, je l’offrirai comme un humble hommage

De mon respect charmé,

PIERRE LOTI.

I

C’est avec une sorte de crainte que je touche à l’énigme de mes impressions du commencement de la vie, –incertain si bien réellement je les éprouvais moi-même ou si plutôt elles n’étaient pas des ressouvenirs mystérieusement transmis… J’ai comme une hésitation religieuse à sonder cet abîme…

Au sortir de ma nuit première, mon esprit ne s’est pas éclairé progressivement, par lueurs graduées ; mais par jets de clartés brusques – qui devaient dilater tout à coup mes yeux d’enfant et m’immobiliser dans des rêveries attentives – puis qui s’éteignaient, me replongeant dans l’inconscience absolue des petits animaux qui viennent de naître, des petites plantes à peine germées.

Au début de l’existence, mon histoire serait simplement celle d’un enfant très choyé, très tenu, très obéissant et toujours convenable dans ses petites manières, auquel rienn’arrivait, dans son étroite sphère ouatée, qui ne fût prévu, etqu’aucun coup n’atteignait qui ne fût amorti avec une sollicitudetendre.

Aussi voudrais-je ne pas écrire cette histoirequi serait fastidieuse ; mais seulement noter, sans suite nitransitions, des instants qui m’ont frappé d’une étrange manière, –qui m’ont frappé tellement que je m’en souviens encore avec unenetteté complète, aujourd’hui que j’ai oublié déjà tant de chosespoignantes, et tant de lieux, tant d’aventures, tant de visages.J’étais en ce temps-là un peu comme serait une hirondelle, néed’hier, très haut à l’angle d’un toit, qui commencerait à ouvrir detemps à autre au bord du nid son petit œil d’oiseau ets’imaginerait, de là, en regardant simplement une cour et une rue,voir les profondeurs du monde et de l’espace, – les grandesétendues de l’air que plus tard il lui faudra parcourir. Ainsi,durant ces minutes de clairvoyance, j’apercevais furtivement toutessortes d’infinis, dont je possédais déjà sans doute, dans ma tête,antérieurement à ma propre existence, les conceptionslatentes ; puis, refermant malgré moi l’œil encore trouble demon esprit, je retombais pour des jours entiers dans ma tranquillenuit initiale.

Au début, ma tête toute neuve et encoreobscure pourrait aussi être comparée à un appareil de photographerempli de glaces sensibilisées. Sur ces plaques vierges, les objetsinsuffisamment éclairés ne donnent rien ; tandis que, aucontraire, quand tombe sur elles une vive clarté quelconque, ellesse cernent de larges taches claires, où les choses inconnues dudehors viennent se graver. – Mes premiers souvenirs en effet sonttoujours de plein été lumineux, de midis étincelants, – ou bien defeux de branches à grandes flammes roses.

II

Comme si c’était d’hier, je me rappelle lesoir où, marchant déjà depuis quelque temps, je découvris tout àcoup la vraie manière de sauter et de courir, et me grisai jusqu’àtomber, de cette chose délicieusement nouvelle.

Ce devait être au commencement de mon secondhiver, à l’heure triste où la nuit vient. Dans la salle à manger dema maison familiale – qui me paraissait alors un lieu immense –j’étais, depuis un moment sans doute, engourdi et tranquille sousl’influence de l’obscurité envahissante. Pas encore de lampeallumée nulle part. Mais, l’heure du dîner approchant, une bonnevint, qui jeta dans la cheminée, pour ranimer les bûches endormies,une brassée de menu bois.

Alors ce fut un beau feu clair, subitement unebelle flambée joyeuse illuminant tout, et un grand rond lumineux sedessina au milieu de l’appartement, par terre, sur le tapis, surles pieds des chaises, dans ces régions basses qui étaientprécisément les miennes.

Et ces flammes dansaient, changeaient,s’enlaçaient, toujours plus hautes et plus gaies, faisant monter etcourir le long des murailles les ombres allongées des choses…Oh ! alors je me levai tout droit, saisi d’admiration… car jeme souviens à présent que j’étais assis, aux pieds de magrand-tante Berthe (déjà très vieille en ce temps-là), quisommeillait à demi dans sa chaise, près d’une fenêtre par oùfiltrait la nuit grise ; j’étais assis sur une de ces hauteschaufferettes d’autrefois, à deux étages, si commodes pour les toutpetits enfants qui veulent faire les câlins, la tête sur les genouxdes grands-mères ou des grands-tantes… Donc, je me levai, enextase, et m’approchai de la flamme ; puis, dans le cerclelumineux qui se dessinait sur le tapis, je me mis à marcher enrond, à tourner, à tourner toujours plus vite, et enfin, sentanttout à coup dans mes jambes une élasticité inconnue, quelque chosecomme une détente de ressorts, j’inventai une manière nouvelle ettrès amusante de faire : c’était de repousser le sol bienfort, puis de le quitter des deux pieds à la fois pendant unedemi-seconde, – et de retomber, – et de profiter de l’élan pourm’élever encore, et de recommencer toujours, pouf pouf, en faisantbeaucoup de bruit par terre, et en sentant dans ma tête un petitvertige particulier très agréable… De ce moment, je savais sauter,je savais courir !

J’ai la conviction que c’était bien lapremière fois, tant je me rappelle nettement mon amusement extrêmeet ma joie étonnée.

– Ah ! mon Dieu, mais qu’est-ce qu’il ace petit, ce soir ? disait ma grand-tante Berthe un peuinquiète.

Et j’entends encore le son de sa voixbrusque.

Mais je sautais toujours. Comme ces petitesmouches étourdies, grisées de lumière, qui tournoient le soirautour des lampes, je sautais toujours dans ce rond lumineux quis’élargissait, se rétrécissait, se déformait, dont les contoursvacillaient comme les flammes.

Et tout cela m’est encore si bien présent, quej’ai gardé dans mes yeux les moindres rayures de ce tapis surlequel la scène se passait. Il était d’une certaine étoffeinusable, tissée dans le pays par les tisserands campagnards, etaujourd’hui tout à fait démodée, qu’on appelait« nouïs ». (Notre maison d’alors était restée telle quema grand-mère maternelle l’avait arrangée lorsqu’elle s’étaitdécidée à quitter l’île pour venir se fixer sur le continent. – Jereparlerai un peu plus tard de cette île qui prit bientôt, pour monimagination d’enfant, un attrait si mystérieux. – C’était unemaison de province très modeste, où se sentait l’austéritéhuguenote, et dont la propreté et l’ordre irréprochables étaient leseul luxe.)

… Dans le cercle lumineux qui, décidément, serétrécissait de plus en plus, je sautais toujours. Mais, tout ensautant, je pensais, et d’une façon intense qui, certainement, nem’était pas habituelle. En même temps que mes petites jambes, monesprit s’était éveillé ; une clarté un peu plus vive venait dejaillir dans ma tête, où l’aube des idées était encore si pâle. Etc’est sans doute à cet éveil intérieur que ce moment fugitif de mavie doit ses dessous insondables ; qu’il doit surtout lapersistance avec laquelle il est resté dans ma mémoire, gravéineffaçablement. Mais je vais m’épuiser en vain à chercher des motspour dire tout cela, dont l’indécise profondeur m’échappe… Voici,je regardais ces chaises, alignées le long des murs, et je merappelais les personnes âgées, grands-mères, grands-tantes ettantes, qui y prenaient place d’habitude, qui tout à l’heureviendraient s’y asseoir… Pourquoi n’étaient-elles pas là ? Ence moment, j’aurais souhaité leur présence autour de moi comme uneprotection.

Elles se tenaient sans doute là-haut, ausecond étage, dans leurs chambres ; entre elles et moi, il yavait les escaliers obscurs, les escaliers que je devinais pleinsd’ombre et qui me faisaient frémir… Et ma mère ?

J’aurais surtout souhaité sa présence àelle ; mais je la savais sortie dehors, dans ces rues longuesdont je ne me représentais pas très bien les extrémités, lesaboutissements lointains. J’avais été moi-même la conduire jusqu’àla porte, en lui demandant : « Tu reviendras,dis ? » Et elle m’avait promis qu’en effet ellereviendrait. (On m’a conté plus tard qu’étant tout petit, je nelaissais jamais sortir de la maison aucune personne de la famille,même pour la moindre course ou visite, sans m’être assuré que sonintention était bien de revenir. « Tu reviendras,dis ? » était une question que j’avais coutume de poseranxieusement après avoir suivi jusqu’à la porte ceux qui s’enallaient.) Ainsi, ma mère était sortie… cela me serrait un peu lecœur de la savoir dehors… Les rues !… J’étais bien content dene pas y être, moi, dans les rues, où il faisait froid, où ilfaisait nuit, où les petits enfants pouvaient se perdre…

Comme on était bien ici, devant ces flammesqui réchauffaient ; comme on était bien, dans sa maison.Peut-être n’avais-je jamais compris cela comme ce soir ;peut-être était-ce ma première vraie impression d’attachement aufoyer – et d’inquiétude triste, à la pensée de tout l’immenseinconnu du dehors. Ce devait être aussi mon premier instantd’affection consciente pour ces figures vénérées de tantes et degrands-mères qui ont entouré mon enfance et que, à cette heure devague anxiété crépusculaire, j’aurais désiré avoir toutes, à leursplaces accoutumées, assises en cercle autour de moi… Cependant lesbelles flammes folles dans la cheminée avaient l’air de semourir : la brassée de menu bois était consumée et, comme onn’avait pas encore allumé de lampe, il faisait plus noir. J’étaisdéjà tombé une fois, sur le tapis de nouïs, sans me faire de mal,et j’avais recommencé de plus belle. Par instants, j’éprouvais unejoie étrange à aller jusque dans les recoins obscurs, où meprenaient je ne sais quelles frayeurs de choses sans nom ;puis à revenir me réfugier dans le cercle de lumière, en regardantavec un frisson si rien n’était sorti derrière moi, de ces coinsd’ombre, pour me poursuivre. Ensuite, les flammes se mourant tout àfait, j’eus vraiment peur ; tante Berthe, trop immobile sur sachaise et dont je sentais le regard seul me suivre, ne me rassuraitplus. Les chaises même, les chaises rangées autour de la salle,commençaient à m’inquiéter, à cause de leurs grandes ombresmouvantes qui, au gré de la flambée à l’agonie, montaient derrièreelles, exagérant la hauteur des dossiers le long des murs. Etsurtout il y avait une porte, entre ouverte sur un vestibule toutnoir – lequel donnait sur le grand salon plus vide et plus noirencore… oh ! cette porte, je la fixais maintenant de mespleins yeux, et, pour rien au monde, je n’aurais osé lui tourner ledos. C’était le début de ces terreurs des soirs d’hiver qui, danscette maison pourtant si aimée, ont beaucoup assombri mon enfance.Ce que je craignais de voir arriver par-là n’avait encore aucuneforme précise ; plus tard seulement, mes visions d’enfantprirent figure. Mais la peur n’en était pas moins réelle etm’immobilisait là, les yeux très ouverts, auprès de ce feu quin’éclairait plus, quand tout à coup, du côté opposé, par une autreporte, ma mère entra… Oh ! alors je me jetai sur elle ;je me cachai la tête, je m’abîmai dans sa robe : c’était laprotection suprême, l’asile où rien n’atteignait plus, le nid desnids où l’on oubliait tout… Et, à partir de cet instant, le fil demon souvenir est rompu, je ne retrouve plus rien.

III

Après l’image ineffaçable laissée par cettepremière frayeur et cette première danse devant une flambéed’hiver, des mois ont dû passer sans que rien se gravât plus dansma tête. Je retombai dans cette demi-nuit des commencements de lavie que traversaient à peine d’instables et confuses visions,grises ou roses sous des reflets d’aube.

Et je crois que l’impression suivante futcelle-ci, que je vais essayer de traduire : impression d’été,de grand soleil, de nature, et de terreur délicieuse à me trouverseul au milieu de hautes herbes de juin qui dépassaient mon front.Mais ici les dessous sont encore plus compliqués, plus mêlés dechoses antérieures à mon existence présente ; je sens que jevais me perdre là dedans, sans parvenir à rien exprimer…

C’était dans un domaine de campagne appelé« la Limoise », qui a joué plus tard un grand rôle dansma vie d’enfant. Il appartenait à de très anciens amis de mafamille, les D***, qui, en ville, étaient nos voisins, leur maisontouchant presque la nôtre. Peut-être, l’été précédent, étais-jedéjà venu à cette Limoise, – mais à l’état inconscient de poupéeblanche que l’on avait apportée au cou. Ce jour dont je vais parlerétait certainement le premier où j’y venais comme petit êtrecapable de pensée, de tristesse et de rêve.

J’ai oublié le commencement, le départ, laroute en voiture, l’arrivée. Mais, par un après-midi très chaud, lesoleil déjà bas, je me revois et me retrouve si bien, seul au fonddu vieux jardin à l’abandon, que des murs gris, rongés de lierre etde lichen, séparaient des bois, des landes à bruyères, descampagnes pierreuses d’alentour. Pour moi, élevé à la ville, cejardin très grand, qu’on n’entretenait guère et où les arbresfruitiers mouraient de vieillesse, enfermait des surprises et desmystères de forêt vierge. Ayant sans doute franchi les buis debordure, je m’étais perdu au milieu d’un des grands carrés incultesdu fond, parmi je ne sais quelles hautes plantes folles, – desasperges montées, je crois bien, – envahies par de longues herbessauvages. Puis, je m’étais accroupi, à la façon de tous les petitsenfants, pour m’enfouir davantage dans tout cela qui me dépassaitdéjà grandement quand j’étais debout. Et je restais tranquille, lesyeux dilatés, l’esprit en éveil, à la fois effrayé et charmé. Ceque j’éprouvais, en présence de ces choses nouvelles, était encoremoins de l’étonnement que du ressouvenir ; la splendeur desplantes vertes, qui m’enlaçait de si près, je savais qu’elle étaitpartout, jusque dans les profondeurs jamais vues de lacampagne ; je la sentais autour de moi, triste et immense,déjà vaguement connue ; elle me faisait peur, mais ellem’attirait cependant, et, pour rester là le plus longtemps possiblesans qu’on vînt me chercher, je me cachais encore davantage, ayantpris sans doute l’expression de figure d’un petit Peau-Rouge dansla joie de ses forêts retrouvées.

Mais tout à coup je m’entendis appeler :« Pierre ! Pierre ! mon petit Pierrot ! »Et sans répondre, je m’aplatis bien vite au ras du sol, sous lesherbages et les fines branches fenouillées des asperges.

Encore : « Pierre !Pierre ! » C’était Lucette ; je reconnaissais biensa voix, et même, à son petit ton moqueur, je comprenais qu’elle mevoyait dans ma cache verte. Mais je ne la voyais point, moi ;j’avais beau regarder de tous les côtés : personne !

Avec des éclats de rire, elle continuait dem’appeIer, en se faisant des voix de plus en plus drôles. Où doncpouvait-elle bien être ?

Ah ! là-bas, en l’air ! perchée surla fourche d’un arbre tout tordu, qui avait comme des cheveux grisen lichen.

Je me relevai alors, très attrapé d’avoir étéainsi découvert.

Et en me relevant, j’aperçus au loin,par-dessus le fouillis des plantes agrestes, un coin des vieux murscouronnés de lierre qui enfermaient le jardin. (Ils étaientdestinés à me devenir très familiers plus tard, ces murs-là ;car, pendant mes jeudis de collège, j’y ai passé bien des heures,perché, observant la campagne pastorale et tranquille, et rêvant,au bruit des sauterelles, à des sites encore plus ensoleillés depays lointains.) Et ce jour-là, leurs pierres grises, disjointes,mangées de soleil, mouchetées de lichen, me donnèrent pour lapremière fois de ma vie l’impression mal définie de la vétusté deschoses ; la vague conception des durées antérieures àmoi-même, du temps passé.

Lucette D***, mon aînée de huit ou neuf ans,était déjà presque une grande personne à mes yeux : je nepouvais pas la connaître depuis bien longtemps, mais je laconnaissais depuis tout le temps possible. Un peu plus tard, jel’ai aimée comme une sœur ; puis sa mort prématurée a été unde mes premiers vrais chagrins de petit garçon.

Et c’est le premier souvenir que je retrouved’elle, son apparition dans les branches d’un vieux poirier.

Encore ne s’est-il fixé ainsi qu’à la faveurde ces deux sentiments tout nouveaux auxquels il s’est trouvémêlé : l’inquiétude charmée devant l’envahissante nature verteet la mélancolie rêveuse en présence des vieux murs, des chosesanciennes, du vieux temps…

IV

Je voudrais essayer de dire maintenantl’impression que la mer m’a causée, lors de notre premièreentrevue, – qui fut un bref et lugubre tête-à-tête.

Par exception, celle-ci est une impressioncrépusculaire ; on y voyait à peine, et cependant l’imageapparue fut si intense qu’elle se grava d’un seul coup pour jamais.Et j’éprouve encore un frisson rétrospectif, dès que je concentremon esprit sur ce souvenir.

J’étais arrivé le soir, avec mes parents, dansun village de la côte saintongeaise, dans une maison de pêcheurslouée pour la saison des bains. Je savais que nous étions venus làpour une chose qui s’appelait la mer, mais je ne l’avais pas encorevue (une ligne de dunes me la cachait, à cause de ma très petitetaille) et j’étais dans une extrême impatience de la connaître.Après le dîner donc, à la tombée de la nuit, je m’échappai seuldehors. L’air vil âpre, sentait-je ne sais quoi d’inconnu, et unbruit singulier, à la fois faible et immense, se faisait derrièreles petites montagnes de sable auxquelles un sentierconduisait.

Tout m’effrayait, ce bout de sentier inconnu,ce crépuscule tombant d’un ciel couvert, et aussi la solitude de cecoin de village… Cependant, armé d’une de ces grandes résolutionssubites, comme les bébés les plus timides en prennent quelquefois,je partis d’un pas ferme…

Puis, tout à coup, je m’arrêtai glacé,frissonnant de peur. Devant moi, quelque chose apparaissait,quelque chose de sombre et de bruissant qui avait surgi de tous lescôtés en même temps et qui semblait ne pas finir ; une étendueen mouvement qui me donnait le vertige mortel… Évidemment c’étaitça ; pas une minute d’hésitation, ni même d’étonnement que cefit ainsi, non, rien que de l’épouvante : je reconnaissais etje tremblais. C’était d’un vert obscur presque noir ; çasemblait instable, perfide, engloutissant ; ça remuait et çase démenait partout à la fois, avec un air de méchanceté sinistre.Au-dessus, s’étendait un ciel tout d’une pièce, d’un gris foncé,comme un manteau lourd.

Très loin, très loin seulement, àd’inappréciables profondeurs d’horizon, on apercevait unedéchirure, un jour entre le ciel et les eaux, une longue fentevide, d’une claire pâleur jaune…

Pour la reconnaître ainsi, la mer, l’avais-jedéjà vue ?

Peut-être, inconsciemment, lorsque, vers l’âgede cinq ou six mois, on m’avait emmené dans l’île, chez unegrand-tante, sœur de ma grand-mère. Ou bien avait-elle été sisouvent regardée par mes ancêtres marins, que j’étais né ayant déjàdans la tête un reflet confus de son immensité.

Nous restâmes un moment l’un devant l’autre,moi fasciné par elle. Dès cette première entrevue sans doute,j’avais l’insaisissable pressentiment qu’elle finirait un jour parme prendre, malgré toutes mes hésitations, malgré toutes lesvolontés qui essayeraient de me retenir… Ce que j’éprouvais en saprésence était non seulement de la frayeur, mais surtout unetristesse sans nom, une impression de solitude désolée, d’abandon,d’exil… Et je repartis en courant, la figure très bouleversée, jepense, et les cheveux tourmentés par le vent, avec une hâte extrêmed’arriver auprès de ma mère, de l’embrasser, de me serrer contreelle ; de me faire consoler de mille angoisses anticipées,inexpressibles, qui m’avaient étreint le cœur à la vue de cesgrandes étendues vertes et profondes.

V

Ma mère !… Déjà deux ou trois fois, dansle cours de ces notes, j’ai prononcé son nom, mais sans m’yarrêter, comme en passant. Il semble qu’au début elle n’ait étépour moi que le refuge naturel, l’asile contre toutes les frayeursde l’inconnu, contre tous les chagrins noirs qui n’avaient pas decause définie.

Mais je crois que la plus lointaine fois oùson image m’apparaît bien réelle et vivante, dans un rayonnement devraie et ineffable tendresse, c’est un matin du mois de mai, oùelle entra dans ma chambre suivie d’un rayon de soleil etm’apportant un bouquet de jacinthes roses. Je relevais d’une de cespetites maladies d’enfant, – rougeole ou bien coqueluche, je nesais quoi de ce genre, – on m’avait condamné à rester couché pouravoir bien chaud, et, comme je devinais, à des rayons quifiltraient par mes fenêtres fermées, la splendeur nouvelle dusoleil et de l’air, je me trouvais triste entre les rideaux de monlit blanc ; je voulais me lever, sortir ; je voulaissurtout voir ma mère, ma mère à tout prix…

La porte s’ouvrit, et ma mère entra,souriante. Oh ! je la revois si bien encore, telle qu’ellem’apparut là, dans l’embrasure de cette porte, arrivant accompagnéed’un peu du soleil et du grand air du dehors. Je retrouve tout,l’expression de son regard rencontrant le mien, le son de sa voix,même les détails de sa chère toilette, qui paraîtrait si drôle etsi surannée aujourd’hui. Elle revenait de faire quelque coursematinale en ville. Elle avait un chapeau de paille avec des rosesjaunes et un châle en barége lilas (c’était l’époque du châle) seméde petits bouquets d’un violet plus foncé. Ses papillotes noires –ses pauvres bien-aimées papillotes qui n’ont pas changé de forme,mais qui sont, hélas ! éclaircies et toutes blanchesaujourd’hui – n’étaient alors mêlées d’aucun fil d’argent.

Elle sentait une odeur de soleil et d’été,qu’elle avait prise dehors. Sa figure de ce matin-là, encadrée dansson chapeau à grand bavolet, est encore absolument présente à mesyeux.

Avec ce bouquet de jacinthes roses, ellem’apportait aussi un petit pot à eau et une petite cuvette depoupée, imités en extrême miniature de ces faïences à fleurs qu’ontles bonnes gens dans les villages.

Elle se pencha sur mon lit pour m’embrasser,et alors je n’eus plus envie de rien, ni de pleurer, ni de melever, ni de sortir ; elle était là, et cela mesuffisait ; je me sentais entièrement consolé, tranquillisé,changé, par sa bienfaisante présence…

Je devais avoir un peu plus de trois anslorsque ceci se passait, et ma mère, environ quarante-deux. Maisj’étais sans la moindre notion sur l’âge de ma mère ; l’idéene me venait seulement jamais de me demander si elle était jeune ouvieille ; ce n’est même qu’un peu plus tard que je me suisaperçu qu’elle était bien jolie.

Non, en ce temps-là, c’était elle, voilàtout ; autant dire une figure tout à fait unique, que je nesongeais à comparer à aucune autre, d’où rayonnaient pour moi lajoie, la sécurité, la tendresse, d’où émanait tout ce qui étaitbon, y compris la foi naissante et la prière…

Et je voudrais, pour la première apparition decette figure bénie dans ce livre de souvenir, la saluer avec desmots à part, si c’était possible, avec des mots faits pour elle etcomme il n’en existe pas ; des mots qui à eux seuls feraientcouler les larmes bienfaisantes, auraient je ne sais quelle douceurde consolation et de pardon ; puis renfermeraient aussil’espérance obstinée, toujours et malgré tout, d’une réunioncéleste sans fin…

Car, puisque je touche à ce mystère et à cetteinconséquence de mon esprit, je vais dire ici en passant que mamère est la seule au monde de qui je n’aie pas le sentiment que lamort me séparera pour jamais.

Avec d’autres créatures humaines, que j’aiadorées de tout mon cœur, de toute mon âme, j’ai essayé ardemmentd’imaginer un après quelconque, un lendemain quelque part ailleurs,je ne sais quoi d’immatériel ne devant pas finir ; mais non,rien, je n’ai pas pu et toujours j’ai eu horriblement conscience dunéant des néants, de la poussière des poussières. Tandis que, pourma mère, j’ai presque gardé intactes mes croyances d’autrefois. Ilme semble encore que, quand j’aurai fini de jouer en ce monde monbout de rôle misérable ; fini de courir, par tous les cheminsnon battus, après l’impossible ; fini d’amuser les gens avecmes fatigues et mes angoisses, j’irai me reposer quelque part où mamère, qui m’aura devancé, me recevra ; et ce sourire desereine confiance, qu’elle a maintenant, sera devenu alors unsourire de triomphante certitude. Il est vrai, je ne vois pas bience que sera ce lieu vague, qui m’apparaît comme une pâle visiongrise, et les mots, si incertains et flottants qu’ils soient,donnent encore une forme trop précise à ces conceptions de rêve. Etmême (c’est bien enfantin ce que je vais dire là, je le sais), etmême, dans ce lieu, je me représente ma mère ayant conservé sonaspect de la terre, ses chères boucles blanches, et les lignesdroites de son joli profil, que les années m’abîment peu à peu,mais que j’admire encore. La pensée que le visage de ma mèrepourrait un jour disparaître à mes yeux pour jamais, qu’il neserait qu’une combinaison d’éléments susceptibles de se désagrégeret de se perdre sans retour dans l’abîme universel, cette pensée,non seulement me fait saigner le cœur, mais aussi me révolte, commeinadmissible et monstrueuse. Oh ! non, j’ai le sentiment qu’ily a dans ce visage quelque chose d’à part que la mort ne toucherapas. Et mon amour pour ma mère, qui a été le seul stable des amoursde ma vie, est d’ailleurs si affranchi de tout lien matériel, qu’ilme donne presque confiance, à lui seul, en une indestructiblechose, qui serait l’âme ; et il me rend encore, par instants,une sorte de dernier et inexplicable espoir…

Je ne comprends pas très bien pourquoi cetteapparition de ma mère auprès de mon petit lit de malade, ce matin,m’a tant frappé, puisqu’elle était presque constamment avec moi. Ily a là encore des dessous très mystérieux ; c’est comme si, àce moment particulier, elle m’avait été révélée pour la premièrefois de ma vie.

Et pourquoi, parmi mes jouets d’enfantconservés, ce pot à eau de poupée a-t-il pris, sans que je leveuille, une valeur privilégiée, une importance derelique ?

Tellement qu’il m’est arrivé, au loin, surmer, à des heures de danger, d’y repenser avec attendrissement etde le revoir, à la place qu’il occupe depuis des années, dans unecertaine petite armoire jamais ouverte, parmi d’autresdébris ; tellement que, s’il disparaissait, il me manqueraitune amulette que rien ne me remplacerait plus.

Et ce pauvre châle de barège lilas, reconnudernièrement parmi des vieilleries qu’on voulait donner à desmendiantes, pourquoi l’ai-je fait mettre de côté comme un objetprécieux ?… Dans sa couleur, aujourd’hui fanée, dans sespetits bouquets rococos d’un dessin indien, je retrouve encorecomme une protection bienfaisante et un sourire ; je croismême que j’y retrouve du calme, de la confiance douce, presque dela foi ; il s’en échappe pour moi toute une émanation de mamère enfin, mêlée peut-être aussi à un regret mélancolique pour cesmatins de mai d’autrefois qui étaient plus lumineux que ceux de nosjours…

En vérité, je crains qu’il ne paraisse bienennuyeux à beaucoup de gens, ce livre – le plus intime d’ailleursque j’aie jamais écrit.

En le notant, au milieu de ces calmes desveillées qui sont favorables aux souvenirs, j’ai constammentprésente à ma pensée l’exquise reine à laquelle j’ai voulu ledédier ; c’est comme une longue lettre que je lui adresserais,avec la certitude d’être compris jusqu’au bout, et compris même audelà, dans ces dessous profonds que les mots n’expriment pas.

Peut-être comprendront-ils aussi, mes amisinconnus, qui me suivent avec une bonne sympathie lointaine. Et dureste tous les hommes qui chérissent ou qui ont chéri leur mère, nesouriront pas des choses enfantines que je viens de dire, j’en suistrès sûr.

Mais, pour tant d’autres auxquels un pareilamour est étranger, ce chapitre semblera certainement bienridicule.

Ils n’imaginent pas, ceux-ci, en échange deleur haussement d’épaules, tout le dédain que je leur offre.

VI

Pour en finir avec les images tout à faitconfuses des commencements de ma vie, je veux encore parler d’unrayon de soleil – rayon triste cette fois, – qui a laissé enmoi-même sa marque ineffaçable et dont le sens ne me sera jamaisexpliqué.

Au retour du service religieux, un dimanche,ce rayon m’apparut ; il entrait dans un escalier de la maison,par une fenêtre entrebâillée, et s’allongeait d’une certainemanière bizarre sur la blancheur d’un mur.

J’étais revenu du temple seul avec ma mère, etje montais l’escalier en lui donnant la main ; la maisonpleine de silence avait cette sonorité particulière aux midis trèschauds de l’été ; ce devait être en août ou en septembre et,suivant l’usage de nos pays, les contrevents à demi fermésentretenaient une espèce de nuit pendant l’ardeur du soleil.

Dès l’entrée, il me vint une conception déjàmélancolique de ce repos du dimanche qui, dans les campagnes etdans les recoins paisibles des petites villes, est comme un arrêtde la vie. Mais quand j’aperçus ce rayon de soleil plongeantobliquement dans cet escalier par cette fenêtre, ce fut uneimpression bien autrement poignante de tristesse ; quelquechose de tout à fait incompréhensible et de tout à fait nouveau, oùentrait peut-être la notion infuse de la brièveté des étés de lavie, de leur fuite rapide, et de l’impassible éternité des soleils…Mais d’autres éléments plus mystérieux s’y mêlaient aussi, qu’il meserait impossible d’indiquer même vaguement.

Je veux seulement ajouter à l’histoire de cerayon une suite qui pour moi y est intimement liée. Des années etdes années passèrent ; devenu homme, ayant vu les deux boutsdu monde et couru toutes les aventures, il m’arriva d’habiter,pendant un automne et un hiver, une maison isolée au fond d’unfaubourg de Stamboul. Là, sur le mur de mon escalier, chaque soir àla même heure, un rayon de soleil, arrivé par une fenêtre, glissaiten biais ; il éclairait une sorte de niche qui était creuséedans la pierre et où j’avais posé une amphore d’Athènes. Eh bien,jamais je n’ai pu voir descendre ce rayon sans repenser à l’autre,celui de ce dimanche d’autrefois, et sans éprouver la même,précisément la même impression triste, à peine atténuée par letemps et toujours aussi pleine de mystère. Puis, quand le momentvint où il me fallut quitter la Turquie, quitter ce petit logisdangereux de Stamboul que j’avais adoré, à tous les déchirements dudépart se mêla par instants cet étrange regret : jamais plusje ne reverrai le soleil oblique de l’escalier descendre sur laniche du mur et sur l’amphore grecque…

Évidemment, dans les dessous de tout cela ildoit y avoir, sinon des ressouvenirs de préexistences personnelles,au moins des reflets incohérents de pensées d’ancêtres, touteschoses que je suis incapable de dégager mieux de leur nuit et deleur poussière…

D’ailleurs je ne sais plus, je ne voisplus ; me voici de nouveau entré dans le domaine du rêve quis’efface, de la fumée qui frit, de l’insaisissable rien…

Et tout ce chapitre, presque inintelligible,n’a d’autre excuse que d’avoir été écrit avec un grand effort desincérité, d’être absolument vrai.

VII

Au printemps, à la toute fraîche splendeur demai, sur un chemin solitaire appelé : la route desFontaines…

J’ai cherché à mettre à peu près par ordre dedate ces souvenirs ; je pense que je pouvais avoir cinq anslorsque ceci se passait.) Donc, assez grand déjà pour me promeneravec mon père et ma sœur, j’étais là, un matin de rosée, extasié devoir tout devenu si vert, de voir si promptement les feuillesélargies, les buissons touffus ; sur les bords du chemin, lesherbes montées toutes ensemble, comme un immense bouquet sorti enmême temps de toute la terre, étaient fleuries d’un délicieuxmélange de géraniums roses et de véroniques bleues ; et j’enramassais, j’en ramassais de ces fleurs, ne sachant auxquellescourir, piétinant dessus, me mouillant les jambes de rosée,émerveillé de tant de richesses à ma discrétion, voulant prendre àpleines mains et tout emporter. Ma sœur, qui déjà tenait une gerbed’aubépines, d’iris, de longues graminées comme des aigrettes, sepenchait vers moi, me tirant par la main, disant :

« Allons, c’est assez, à présent ;nous ne pourrons jamais tout cueillir, tu vois bien. » Mais jen’écoutais pas, absolument grisé par la magnificence de tout cela,ne me rappelant pas avoir jamais vu rien de pareil.

C’était le commencement de ces promenades avecmon père et ma sœur qui, pendant longtemps (jusqu’à l’époquemaussade des cahiers, des leçons, des devoirs), se firent presquechaque jour, tellement que je connus de très bonne heure leschemins des environs et les variétés des fleurs qu’on y pouvaitmoissonner.

Pauvres campagnes de mon pays, monotones maisque j’aime quand même ; monotones, unies, pareilles ;prairies de foins et de marguerites où, en ces temps-là, jedisparaissais, enfoui sous les tiges vertes ; champs de blé,avec des sentiers bordés d’aubépines… Du côté de l’ouest, au boutdes lointains, je cherchais des yeux la mer qui, parfois, quand onétait allé très loin, montrait au-dessus de ces lignes déjà siplanes, une autre petite raie bleuâtre plus complètement droite, –et attirante, attirante à la longue comme un grand aimant patient,sûr de sa puissance et pouvant attendre.

Ma sœur, et mon frère dont je n’ai pas parléencore, étaient de bien des années mes aînés, de sorte qu’ilsemblait, alors surtout, que je fusse d’une générationsuivante.

Donc, ils étaient pour me gâter, en plus demon père et de ma mère, de mes grands-mères, de mes tantes etgrands-tantes. Et, seul enfant au milieu d’eux tous, je poussaiscomme un petit arbuste trop soigné en serre, trop garanti, tropignorant des halliers et des ronces…

VIII

On a avancé que les gens doués pour bienpeindre (avec des couleurs ou avec des mots) sont probablement desespèces de demi-aveugles, qui vivent d’habitude dans une pénombre,dans un brouillard lunaire, le regard tourné en dedans, et quialors, quand par hasard ils voient, sont impressionnés dix foisplus vivement que les autres hommes.

Cela me semble un peu paradoxal.

Mais il est certain que la pénombre dispose àmieux voir ; comme dans les panoramas, par exemple, cetteobscurité des vestibules qui prépare si bien au grand trompe-l’œilfinal.

Au cours de ma vie, j’aurais donc été moinsimpressionné sans doute par la fantasmagorie changeante du monde,si je n’avais commencé l’étape dans un milieu presque incolore,dans le coin le plus tranquille de la plus ordinaire des petitesvilles : recevant une éducation austèrement religieuse ;bornant mes plus grands voyages à ces bois de la Limoise, qui mesemblaient profonds comme les forêts primitives, ou bien à cesplages de l’« île » qui me mettaient un peu d’immensitédans les yeux lors de mes visites à mes vieilles tantes deSaint-Pierre-d’Oléron.

C’était surtout dans la cour de notre maisonque se passait le plus clair de mes étés ; il me semblait quece fût là mon principal domaine, et je l’adorais…

Bien jolie, il est vrai, cette cour ;plus ensoleillée et aérée, et fleurie que la plupart des jardins deville.

Sorte de longue avenue de branches vertes etde fleurs, bordée au midi par de vieux petits murs bas d’oùretombaient des rosiers, des chèvrefeuilles, et que dépassaient destêtes d’arbres fruitiers du voisinage. Longue avenue très fleuriedonnant des illusions de profondeur, elle s’en allait enperspective fuyante, sous des berceaux de vigne et de jasmin,jusqu’à un recoin qui s’élargissait comme un grand salon deverdure, – puis elle finissait à un chai, de construction trèsancienne, dont les pierres grises disparaissaient sous des treilleset du lierre.

Oh ! que je l’ai aimée, cette cour, etque je l’aime encore !

Les plus pénétrants premiers souvenirs quej’en aie gardés, sont, je crois, ceux des belles soirées longues del’été. – Oh ! revenir de la promenade, le soir, à cescrépuscules chauds et limpides qui étaient certainement bien plusdélicieux alors qu’aujourd’hui ; rentrer dans cette cour, queles daturas, les chèvrefeuilles remplissaient des plus suavesodeurs, et, en arrivant, apercevoir dès la porte toute cette longueenfilade de branches retombantes !… Par-dessous un premierberceau, de jasmin de la Virginie, une trouée dans la verdurelaissait paraître un coin encore lumineux du rouge couchant. Et,tout au fond, parmi les masses déjà assombries des feuillages, ondistinguait trois ou quatre personnes bien tranquillement assisessur des chaises ; – des personnes en robe noire, il est vrai,et immobiles – mais très rassurantes quand même, très connues, trèsaimées : mère, grands-mère et tantes.

Alors je prenais ma course pour aller me jetersur leurs genoux, – et c’était un des instants les plus amusants dema journée.

IX

Deux enfants, deux tout petits, assis bienprès l’un de l’autre, sur des tabourets bas, dans une grandechambre qui s’emplissait d’ombre à l’approche d’un crépuscule demars. Deux tout petits de cinq à six ans, en pantalons courts,blouses et tabliers blancs par-dessus, à la mode de cetemps-là ; bien tranquilles, après avoir fait le diable,s’amusant dans un coin avec des crayons et des bouts de papier, –l’esprit inquiété d’une vague crainte cependant, à cause de lalumière mourante.

Des deux bébés, un seul dessinait, c’étaitmoi.

L’autre – un ami invité pour la journée parexception – regardait faire, du plus près qu’il pouvait.

Avec difficulté, mais en confiance cependant,il suivait les fantaisies de mon crayon, que je prenais soin de luiexpliquer à mesure. Et, de fait, les explications devaient êtrenécessaires, car j’exécutais deux compositions de sentiment quej’intitulais, l’une, le Canard heureux ; l’autre, le Canardmalheureux.

La chambre où cela se passait avait dû êtremeublée vers 1805, quand s’était mariée la pauvre très vieillegrand-mère qui L’habitait encore et qui, ce soir-là, assise dansson fauteuil de forme Directoire, chantait toute seule sans prendregarde à nous.

C’est confusément que je m’en souviens decette grand-mère, car sa mort est survenue peu après ce jour. Etcomme je ne rencontrerai même plus guère son image vivante dans lecours de ces notes, je vais ouvrir ici une parenthèse pourelle.

Il paraît que jadis, au milieu de toutessortes d’épreuves, elle avait été une vaillante et admirable mère.Après des revers comme on en éprouvait en ces temps-là, ayant perduson mari tout jeune à la bataille de Trafalgar, et ensuite son filsaîné au naufrage de la Méduse, elle s’était mise résolument àtravailler pour élever son second fils – mon père – jusqu’au momentoù, lui, avait pu en échange l’entourer de soins et de bien-être.Vers ses quatre-vingts ans (qui n’étaient pas loin de sonner quandje vins au monde) l’enfance sénile avait tout à coup terrassé sonintelligence ; je ne l’ai donc guère connue qu’ainsi, lesidées perdues, l’âme absente. Elle s’arrêtait longuement devantcertaine glace, pour causer, sur le ton le plus aimable, avec sonpropre reflet qu’elle appelait « ma bonne voisine », ou« mon cher voisin ». Mais sa folie consistait surtout àchanter avec une exaltation excessive, la Marseillaise, laParisienne, le Chant du Départ, tous les grands hymnes detransition qui, au temps de sa jeunesse, avaient passionné laFrance ; cependant elle avait été très calme, à ces époquesagitées, ne s’occupant que de son intérieur et de son fils, – et ontrouvait d’autant plus singulier cet écho tardif des grandestourmentes d’alors, éveillé au fond de sa tête à l’heure oùs’accomplissait pour elle le noir mystère de la désorganisationfinale. Je m’amusais beaucoup à l’écouter ; souvent j’enriais, – bien que sans moquerie irrévérencieuse, – et jamais ellene me faisait peur, parce qu’elle était restée absolumentjolie : des traits fins et réguliers, le regard bien doux, demagnifiques cheveux à peine blancs, et, aux joues, ces délicatescouleurs de rose séchée que les vieillards de sa génération avaientsouvent le privilège de conserver. Je ne sais quoi de modeste, dediscret, de candidement honnête était dans toute sa petite personneencore gracieuse, que je revois le plus souvent enveloppée d’unchâle de cachemire rouge et coiffée d’un bonnet de l’ancien temps àgrandes coques de ruban vert.

Sa chambre, où j’aimais venir jouer parcequ’il y avait de l’espace et qu’il y faisait soleil toute l’année,était d’une simplicité de presbytère campagnard : des meublesdu Directoire en noyer ciré, le grand lit drapé d’une épaissecotonnade rouge ; des murs peints à l’ocre jaune, auxquelsétaient accrochées, dans des cadres d’or terni, des aquarellesreprésentant des vases et des bouquets. De très bonne heure, je merendais compte de tout ce que cette chambre avait d’humble etd’ancien dans son arrangement ; je me disais même que la bonnevieille aïeule aux chansons devait être beaucoup moins riche quemon autre grand-mère, plus jeune d’une vingtaine d’années ettoujours vêtue de noir, qui m’imposait bien davantage…

À présent, je reviens à mes deux compositionsau crayon, les premières assurément que j’aie jamais jetées sur lepapier : ces deux canards, occupant des situations sociales sidifférentes.

Pour le Canard heureux j’avais représenté,dans le fond du tableau, une maisonnette et, près de l’animallui-même, une grosse bonne femme qui l’appelait pour lui donner àmanger.

Le Canard malheureux, au contraire, nageaitseul, abandonné sur une sorte de mer brumeuse que figuraient deuxou trois traits parallèles, et, dans le lointain, on apercevait lescontours d’un morne rivage. Le papier mince, feuillet arraché àquelque livre, était imprimé au revers, et les lettres, les lignestransparaissaient en taches grisâtres qui subitement produisirent àmes yeux l’impression des nuages du ciel ; alors ce petitdessin, plus informe qu’un barbouillage d’écolier sur un mur declasse, se compléta étrangement de ces taches du fond, prit tout àcoup pour moi une effrayante profondeur ; le crépusculeaidant, il s’agrandit comme une vision, se creusa au loin comme lessurfaces pâles de la mer. J’étais épouvanté de mon œuvre, ydécouvrant des choses que je n’y avais certainement pas mises etqui d’ailleurs devaient m’être à peine connues. – « Oh !disais-je avec exaltation, la voix toute changée, à mon petitcamarade qui ne comprenait pas du tout ; oh ! vois-tu… jene peux pas le regarder ! » Je le cachais sous mesdoigts, ce dessin, mais j’y revenais toujours. Et le regardais siattentivement au contraire, qu’aujourd’hui, après tant d’années, jele revois encore tel qu’il m’apparut là, transfiguré : unelueur traînait sur l’horizon de cette mer si gauchement esquissée,le reste du ciel était chargé de pluie, et cela me semblait être unsoir d’hiver par grand vent ; le canard malheureux, seul, loinde sa famille et de ses amis, se dirigeait (sans doute pour s’yabriter pendant la nuit) vers ce rivage brumeux là-bas, sur lequelpesait la plus désolée tristesse… Et certainement, pendant uneminute furtive, j’eus la prescience complète de ces serrements decœur que je devais connaître plus tard au cours de ma vie de marin,lorsque, par les mauvais temps de décembre, mon bateau entrerait lesoir, pour s’abriter jusqu’au lendemain, dans quelque baieinhabitée de la côte bretonne, ou bien et surtout, aux crépusculesde l’hiver austral, vers les parages de Magellan, quand nousviendrions chercher un peu de protection pour la nuit auprès de cesterres perdues qui sont là-bas, aussi inhospitalières, aussiinfiniment désertes que les eaux d’alentour…

Quand l’espèce de vision fut partie, dans lagrande chambre nue et envahie d’ombre où ma grand-mère chantait, jeme retrouvai, comme devant, un tout petit être n’ayant encore rienvu du vaste monde, ayant peur sans savoir de quoi, et ne comprenantmême plus bien comment l’envie de pleurer lui était venue.

Depuis, j’ai souvent remarqué du reste que desbarbouillages rudimentaires tracés par des enfants, des tableauxaux couleurs fausses et froides, peuvent impressionner beaucoupplus que d’habiles ou géniales peintures, par cela précisémentqu’ils sont incomplets et qu’on est conduit, en les regardant, à yajouter mille choses de soi-même, mille choses sorties des tréfondsinsondés et qu’aucun pinceau ne saurait saisir.

X

Au-dessus de chez la pauvre vieille grand-mèrequi chantait la Marseillaise, au second étage, dans la partie denotre maison qui donnait sur des cours et des jardins, habitait magrand-tante Berthe. De ses fenêtres, par-dessus quelques maisons etquelques murs bas garnis de rosiers ou de jasmins, on apercevaitles remparts de la ville, assez voisins de nous avec leurs arbrescentenaires et au delà, un peu de ces grandes plaines de notrepays, qu’on appelle des prées, qui l’été se couvrent de hautsherbages, et qui sont unies, monotones comme la mer voisine.

De là-haut, on voyait aussi la rivière. Auxheures de la marée, quand elle était pleine jusqu’au bord, elleapparaissait comme un bout de lacet argenté dans la prée verte, etles bateaux, grands ou petits, passaient dans le lointain sur cemince filet d’eau, remontant vers le port ou se dirigeant vers lelarge. C’était du reste notre seule échappée de vue sur la vraiecampagne ; aussi ces fenêtres de ma grand-tante Berthe avaientelles pris, de très bonne heure, un attrait particulier pour moi.Surtout le soir, à l’heure où se couchait le soleil, dont on voyaitde là si bien le disque rouge s’abîmer mystérieusement derrière lesprairies… Oh ! ces couchers de soleil, regardés des fenêtresde tante Berthe, quelles extases et quelles mélancolies quelquefoisils me laissaient, les couchers de l’hiver qui étaient d’un rosepâle à travers les vitres fermées, ou les couchers de l’été, ceuxdes soirs d’orage, qui étaient chauds et splendides et qu’onpouvait contempler longuement, en ouvrant tout, en respirant lasenteur des jasmins des murs… Non, bien certainement, il n’y a plusaujourd’hui des couchers de soleils comme ceux-là… Quand ilss’annonçaient plus spécialement magnifiques ou extraordinaires, etque je n’y étais pas, tante Berthe, qui n’en manquait pas un,m’appelait en hâte : « Petit !… petit !… viensvite ! » D’un bout à l’autre de la maison, j’entendaiscet appel et je comprenais ; alors je montais quatre à quatre,comme un petit ouragan dans les escaliers ; je montaisd’autant plus vite, que ces escaliers commençaient à se remplird’ombre et que déjà, dans les tournants, dans les coinss’esquissaient ces formes imaginaires de revenants ou de bêtes qui,la nuit, manquaient rarement de courir après moi sur les marches, àma grande terreur…

La chambre de ma grand-tante Berthe étaitégalement très modeste, avec des rideaux de mousseline blanche. Lesmurs, tapissés d’un papier à vieux dessins du commencement de cesiècle, étaient ornés d’aquarelles, comme chez grand-mère d’en bas.Mais ce que je regardais surtout, c’était un pastel représentant,d’après Raphaël, une Vierge drapée de blanc, de bleu et de rose.Précisément les derniers rayons du soleil l’éclairaient toujours enplein (et j’ai déjà dit que l’heure du couchant était parexcellence l’heure de cette chambre-là). Or, cette Viergeressemblait à tante Berthe ; malgré la grande différence desâges, on était frappé de la similitude des lignes si droites et sirégulières de leurs deux profils.

À ce même second étage, mais du côté de larue, habitaient mon autre grand-mère, celle qui s’habillaittoujours en noir, et sa fille, ma tante Claire, la personne de lamaison qui me gâtait le plus. L’hiver, j’avais coutume de me rendrechez elles, en sortant de chez tante Berthe, après le soleilcouché. Dans la chambre de grand-mère, où je les trouvaisgénéralement toutes deux réunies, je m’asseyais près du feu, surune chaise d’enfant placée là à mon usage, pour passer l’heuretoujours un peu pénible, un peu angoissante du « chien etloup ». Après tous les remuements, tous les sauts de lajournée, cette heure grise m’immobilisait presque toujours surcette même petite chaise, les yeux très ouverts, inquiets, guettantles moindres changements dans la forme des ombres, surtout du côtéde la porte, entrebâillée sur l’escalier obscur. Évidemment, si onavait su quelles tristesses et quelles frayeurs les crépuscules mecausaient, on eût allumé bien vite pour me les éviter ; maison ne le comprenait pas, et les personnes, presque toutes âgées,qui m’entouraient, avaient coutume, quand le jour baissait, derester ainsi longtemps tranquilles à leurs places, sans éprouver lebesoin d’une lampe.

Quand la nuit s’épaississait davantage, ilfallait même que l’une des deux, grand-mère ou tante, avançât sachaise tout près, tout près, et que je sentisse sa protectionimmédiatement derrière moi ; alors, complètement rassuré, jedisais : « Raconte-moi des histoires de l’île, àprésent !… » L’« île », c’est-à-dire l’îled’Oléron, était le pays de ma mère, et le leur, qu’elles avaientquitté toutes les trois, une vingtaine d’années avant ma naissance,pour venir s’établir ici sur le continent. Et c’est singulier lecharme qu’avaient pour moi cette île et les moindres choses qui envenaient.

Nous n’en étions pas très loin, puisque, decertaine lucarne du toit de notre maison, on l’apercevait par lestemps clairs, tout au bout, tout au bout des grandes plainesunies : une petite ligne bleuâtre, au-dessus de cette autremince ligne plus pâle qui était le bras de l’Océan la séparant denous. Mais pour s’y rendre, c’était tout un voyage, à cause desmauvaises voitures campagnardes, des barques à voiles danslesquelles il fallait passer, souvent par grande brise d’ouest. Àcette époque, dans la petite ville de Saint-Pierre-d’Oléron,j’avais trois vieilles tantes, qui vivaient très modestement desrevenus de leurs marais salants, – débris de fortunes dissipées, –et de redevances annuelles que des paysans leur payaient encore ensacs de blé. Quand on allait les voir à Saint-Pierre, c’était pourmoi une joie, mêlée de toutes sortes de sentiments compliqués,encore à l’état d’ébauche, que je ne débrouillais pas bien.L’impression dominante, c’était que leurs personnes, l’austéritéhuguenote de leurs allures, leur manière de vivre, leur maison,leurs meubles, tout enfin datait d’une époque passée, d’un siècleantérieur ; et puis il y avait la mer, qu’on devinait toutautour, nous isolant ; la campagne encore plus plate, plusbattue par le vent ; les grands sables, les grandesplages…

Ma bonne était aussi de Saint-Pierre-d’Oléron,d’une famille huguenote dévouée de père en fils à la nôtre, et elleavait une manière de dire « dans l’île » qui me faisaitpasser, dans un frisson, toute sa nostalgie de là-bas.

Une foule de petits objets venus del’« île » et très particuliers avaient pris place cheznous. D’abord ces énormes galets noirs, pareils à des boulets decanon, choisis entre mille parmi ceux de la grande côte, polis etroulés pendant des siècles sur les plages. Ils faisaient partie dupetit train régulier de nos soirées d’hiver ; aux veillées, onles mettait dans les cheminées où flambaient de beaux feux debois ; ensuite on les enfermait dans des sacs d’indienne àfleurs, également venus de l’île, et on les portait dans les lits,où, jusqu’au matin, ils tenaient chauds les pieds des personnescouchées.

Et puis, dans le chai, il y avait desfourches, des jarres ; il y avait surtout une quantité degrandes gaules droites, en ormeau, pour tendre les lessives, quiétaient de jeunes arbres choisis et coupés dans les bois degrand-mère. Toutes ces choses jouissaient à mes yeux d’un rareprestige.

Ces bois, je savais que grand-mère ne lespossédait plus, ni ses marais salants, ni ses vignes ; j’avaisentendu qu’elle s’était décidée à les vendre peu à peu, pour placerl’argent sur le continent, et qu’un certain notaire peu délicatavait, par de mauvais placements, réduit à très peu de chose cetavoir. Quand j’allais dans l’île, quand d’anciens sauniers,d’anciens vignerons de ma famille, toujours fidèles et soumis,m’appelaient « notre petit bourgeois » (ce qui signifienotre petit maître), c’était donc par pure politesse et déférencede souvenir. Mais j’avais déjà un regret de tout cela ; cettevie passée à surveiller des vendanges ou des moissons, qui avaitété la vie de plusieurs de mes ascendants, me semblait bien plusdésirable que la mienne, si enfermée dans une maison de ville.

Les histoires de l’île, que me contaientgrand-mère et tante Claire, étaient surtout des aventures de leurenfance, et cette enfance me paraissait lointaine, lointaine,perdue dans des époques que je ne pouvais me représenter qu’à demiéclairées comme les rêves ; des grands-parents y étaienttoujours mêlés, des grands oncles jamais connus, morts depuis biendes années, dont je me faisais dire les noms et dont les aspectsm’intriguaient, me plongeaient dans des rêveries sans fin. Il yavait surtout un certain aïeul Samuel, qui avait vécu au temps despersécutions religieuses et auquel je portais un intérêt tout àfait spécial.

Je ne tenais pas à ce que ce fût varié, ceshistoires ; souvent même j’en faisais recommencer de déjàracontées qui m’avaient plus particulièrement captivé.

En général, c’étaient des voyages (sur cespetits ânes qui jouaient un rôle si important jadis dans la vie desbonnes gens de l’île), pour aller visiter des propriétés éloignées,des vignes, ou bien pour traverser les sables de la grandcôte ; ensuite, sur le soir de ces expéditions, sedéchaînaient des orages terribles, qui obligeaient à camper pour lanuit dans des auberges, dans des fermes…

Et quand mon imagination était bien tenduevers ces choses d’autrefois, dans l’obscurité tout à fait épaissiedont je n’avais plus conscience : drelin, drelin, la sonnettedu dîner !… Je me levais en sautant de joie.

Nous descendions ensemble, dans la salle àmanger, où je retrouvais toute la famille réunie, la lumière, lagaieté, et où je me jetais tout d’abord sur maman pour me cacher lafigure dans sa robe.

XI

Gaspard, un petit chien courtaud, lourd, pasbien de sa personne, mais qui était tout en deux grands yeux pleinsde vie et bonne amitié. Je ne sais plus comment il avait étérecueilli chez nous, où il passa quelques mois et où je l’aimaitendrement.

Or, un soir, pendant une promenade d’hiver,Gaspard m’avait quitté. On me consola en me disant qu’il rentreraitcertainement seul, et je revins à la maison assez courageusement.Mais quand la nuit commença de tomber, mon cœur se serrabeaucoup.

Mes parents avaient à dîner ce jour-là unvioloniste de talent et on m’avait permis de veiller plus tard pourl’entendre. Aux premiers coups de son archet, dès qu’il commença defaire gémir je ne sais quel adagio désolé, ce fut pour moi commeune évocation de routes noires dans les bois, de grande nuit oùl’on se sent abandonné et perdu ; puis, je vis très nettementGaspard errer sous la pluie, à un carrefour sinistre, et, ne sereconnaissant plus, partir dans une direction inconnue pour nerevenir jamais… Alors les larmes me vinrent, et comme on ne s’enapercevait point, le violon continua de lancer dans le silence sesappels tristes, auxquels répondaient, du fond des abîmes d’endessous, des visions qui n’avaient plus de forme, plus de nom, plusde sens.

Ce fut ma première initiation à la musique,évocatrice d’ombres. Des années se passèrent ensuite avant que j’ycomprisse de nouveau quelque chose, car les petits morceaux depiano, « remarquables pour mon âge », disait-on, que jecommençais à jouer moi-même, n’étaient encore rien qu’un bruit douxet rythmé à mes oreilles.

XII

Ceci maintenant est une angoisse causée parune lecture qu’on m’avait faite. Je ne lisais jamais moi-même etdédaignais beaucoup les livres.) Un petit garçon très coupable,ayant quitté sa famille et son pays, revenait visiter seul lamaison paternelle, après quelques années pendant lesquelles sesparents et sa sœur étaient morts. Cela se passait en novembre,naturellement, et l’auteur décrivait le ciel gris, parlait du ventqui secouait les dernières feuilles des arbres.

Dans le jardin abandonné, sous un berceau auxbranches dégarnies, l’enfant prodigue, en se baissant vers la terremouillée, reconnut parmi toutes ces feuilles d’automne, une perlebleue qui était restée à cette place depuis le temps où il venaits’amuser là, avec sa sœur…

Oh ! alors je me levai, demandant qu’oncessât de lire, sentant les sanglots qui me venaient… J’avais vu,absolument vu, ce jardin solitaire, ce vieux berceau dépouillé, et,à moitié cachée sous ces feuilles rousses, cette perle bleue,souvenir d’une sœur morte… Tout cela me faisait mal, affreusement,me donnait la conception de la fin languissante des existences etdes choses, de l’immense effeuillement de tout…

Il est étrange que mon enfance si tendrementchoyée m’ait surtout laissé des images tristes.

Évidemment, ces tristesses étaient les trèsrares exceptions, et je vivais d’ordinaire dans l’insouciance gaiede tous les enfants ; mais sans doute, les jours de complètegaieté, précisément parce qu’ils étaient habituels, ne marquaientrien dans ma tête, et je ne les retrouve plus.

J’ai aussi beaucoup de souvenirs d’été, quisont tous les mêmes, qui font comme des taches claires de soleilsur la confusion des choses entassées dans ma tête.

Et toujours, la grande chaleur, les trèsprofonds ciels bleus, les étincellements de nos plages de sable, laréverbération de la lumière sur les chaux blanches des maisonnettesdans nos petits villages de l’« île », me causaient cesimpressions de mélancolie et de sommeil, que j’ai retrouvéesensuite, avec une intensité plus grande, dans les pays d’Islam…

XIII

« Or, à minuit, il se fit un cri,disant : “Voici, l’Époux vient, Sortez au-devant de lui.” Etles vierges qui étaient prêtes, entrèrent avec lui aux noces ;puis la porte fut fermée. Après cela, les vierges folles vinrentaussi et dirent : “Seigneur, Seigneur, ouvre-nous !” Maisil leur répondit : “En vérité, je vous dis que je ne vousconnais point. Veillez donc, car vous ne savez ni le jour nil’heure en laquelle le Fils de l’Homme viendra…” » Après cesversets, lus à haute voix, mon père ferma la Bible ; il se fitun mouvement de chaises dans le salon, où nous étions tousassemblés, y compris les domestiques, et chacun se mit à genouxpour la prière.

Suivant l’usage des anciennes famillesprotestantes, c’était ainsi tous les soirs, – avant le moment oùl’on se séparait pour la nuit.

« Puis la porte fut fermée… »Agenouillé, je n’écoutais plus la prière, car les vierges follesm’apparaissaient… Elles étaient vêtues de voiles blancs, quiflottaient pendant leur course angoissée, et elles tenaient à lamain des petites lampes aux flammes vacillantes, – qui toutaussitôt s’éteignirent, les laissant à jamais dans les ténèbres dudehors, devant cette porte fermée, fermée irrévocablement pourl’éternité !…

Ainsi, un moment pouvait donc venir où ilserait trop tard pour supplier, où le Seigneur, lassé de nospéchés, ne nous écouterait plus !… Je n’avais encore jamaispensé que cela fût possible. Et une crainte, sombre et profonde,que rien dans ma foi de petit enfant n’avait pu me causer jusqu’àce jour, me prit tout entier, en présence de l’irrémissibledamnation.

Longtemps, pendant des semaines et pendant desmois, la parabole des vierges folles hanta mon sommeil. Et chaquesoir, dès que l’obscurité tombait, je repassais en moi ces paroles,à la fois douces et effroyables : « Veillez donc, carvous ne savez ni le jour ni l’heure en laquelle le Fils de l’Hommeviendra. » – S’il venait cette nuit, pensais-je ; sij’allais être réveillé par les eaux faisant grand bruit, par latrompette de l’ange sonnant dans l’air l’immense épouvante de lafin du monde… Et je ne m’endormais pas sans avoir longuement faitma prière et demandé grâce au Seigneur.

Je ne crois pas, du reste, que jamais petitêtre ait eu une conscience plus timorée que la mienne ; àpropos de tout, c’étaient des excès de scrupules, qui, souventincompris de ceux qui m’aimaient le plus, me rendaient le cœur trèsgros. Ainsi, je me rappelle avoir été tourmenté pendant desjournées entières par la seule inquiétude d’avoir dit quelquechose, d’avoir fait un récit qui ne fût pas rigoureusement exact. Àtel point que presque toujours, quand j’avais fini de raconter oud’affirmer, on m’entendait balbutier à voix basse, du ton dequelqu’un qui marmotte sur un rosaire, cette même phraseinvariable : « Après tout, je ne sais peut-être pas trèsbien comment ça s’est passé. » C’est encore avec une sorted’oppression rétrospective que je songe à ces mille petits remordset craintes du péché, qui, de ma sixième à ma huitième année, ontjeté du froid, de l’ombre sur mon enfance.

À cette époque, si l’on me demandait ce que jevoulais être dans l’avenir, sans hésiter je répondais :

« Je serai pasteur », – et mavocation religieuse semblait tout à fait grande. Autour de moi, onsouriait à cela, et sans doute on trouvait, puisque je le désirais,que c’était bien.

Le soir, la nuit surtout, je songeaisconstamment à cet après, qui se nommait de ce nom déjà plein deterreurs : l’éternité. Et mon départ de ce monde, – de cemonde à peine vu pourtant, et rien que dans un de ses petitsrecoins les plus incolores, – me paraissait une chose trèsprochaine. Avec un mélange d’impatience et d’effroi mortel, je mereprésentais, pour bientôt, une vie en resplendissante robeblanche, à la grande lumière radieuse, assis avec des multitudesd’anges et d’élus, autour du « trône de l’Agneau », en uncercle immense et instable qui oscillerait lentement,continuellement, à donner le vertige, au son des musiques, dans levide infini du ciel…

XIV

« Une fois, une petite fille… en ouvrantun fruit des colonies très gros… il en était sorti une bête, unebête verte… qui l’avait piquée… et puis ça l’avait faitmourir. » C’est ma petite amie Antoinette (six ans et moisept) qui me raconte cette histoire, à propos d’un abricot que nousvenons d’ouvrir pour le partager. Nous sommes au fond de sonjardin, au beau mois de juin, sous un abricotier touffu, assis ànous toucher sur le même tabouret, dans une maison grande comme uneruche d’abeilles que, pour notre usage personnel, nous avonsconstruite nous-mêmes avec de vieilles planches, et couverte avecdes nattes exotiques ayant jadis emballé du café des Antilles. Àtravers notre toit en grossier tissu de paille, des petits rayonsde soleil tombent sur nous ; ils dansent sur nos tabliersblancs, sur nos figures, – à cause des feuilles de l’arbre voisinqu’une brise chaude remue. (Pendant deux étés pour le moins, ce futnotre amusement préféré, de bâtir ainsi des maisons de Robinsondans des coins qui nous paraissaient solitaires, et de nous yasseoir, bien cachés, pour faire nos causeries.) Dans l’histoire dela petite fille piquée par une bête, ce passage à lui seul m’avaitsubitement jeté dans une rêverie : « … un fruit descolonies très gros ». Et une apparition m’était venued’arbres, de fruits étranges, de forêts peuplées d’oiseauxmerveilleux.

Oh ! ce qu’il avait de troublant et demagique, dans mon enfance, ce simple mot : « lescolonies », qui, en ce temps-là, désignait pour moi l’ensembledes lointains pays chauds, avec leurs palmiers, leurs grandesfleurs, leurs nègres, leurs bêtes, leurs aventures. De la confusionque je faisais de ces choses, se dégageait un sentiment d’ensembleabsolument juste, une intuition de leur morne splendeur et de leuramollissante mélancolie.

Je crois que le palmier me fut rappelé pour lapremière fois par une gravure des Jeunes Naturalistes, de madameUlliac-Trémadeure, un de mes livres d’étrennes dont je me faisaislire des passages le soir.

(Les palmiers de serre n’étaient pas encorevenus dans notre petite ville, en ce temps-là.) Le dessinateuravait représenté deux de ces arbres inconnus au bord d’une plagesur laquelle des nègres passaient. Dernièrement, j’ai eu lacuriosité de revoir cette image initiatrice dans le pauvre livrejauni, piqué par l’humidité des hivers, et vraiment je me suisdemandé comment elle aurait pu faire naître le moindre rêve en moi,si ma petite âme n’eût été pétrie de ressouvenirs…

Oh ! « les colonies ! »Comment dire tout ce qui cherchait à s’éveiller dans ma tête, auseul appel de ce mot ! Un fruit des colonies, un oiseau delà-bas, un coquillage, devenaient pour moi tout de suite des objetspresque enchantés.

Il y avait une quantité de choses des colonieschez cette petite Antoinette : un perroquet, des oiseaux detoutes couleurs dans une volière, des collections de coquilles etd’insectes. Dans les tiroirs de sa maman, j’avais vu de bizarrescolliers de graines pour parfumer ; dans ses greniers, oùquelquefois nous allions fureter ensemble, on trouvait des peaux debêtes, des sacs singuliers, des caisses sur lesquelles se lisaientencore des adresses de villes des Antilles ; et une vaguesenteur exotique persistait dans sa maison entière.

Son jardin, comme je l’ai dit, n’était séparéde nous que par des murs très bas, tapissés de rosiers, de jasmins.Et un grenadier de chez elle, grand arbre centenaire, nous envoyaitses branches, semait dans notre cour, à la saison, ses pétales decorail.

Souvent nous causions, à la cantonade, d’unemaison à l’autre : Est-ce que je peux venir m’amuser,dis ? Ta maman veut-elle ?

– Non, parce que j’ai été méchante, je suis enpénitence. (Ça lui arrivait souvent.) Alors je me sentais trèsdéçu ; mais moins encore à cause d’elle, je dois l’avouer,qu’à cause du perroquet et des choses exotiques.

Elle-même y était née, aux colonies, cettepetite Antoinette, et, – comme c’était curieux ! – ellen’avait pas l’air de comprendre le prix de cela, elle n’en étaitpas charmée, elle s’en souvenait à peine… Moi qui aurais donné toutau monde pour avoir eu, une seule fois, dans les yeux, un reflet,même furtif de ces contrées si éloignées, – si inaccessibles, je lesentais bien…

Avec un regret presque angoissant, avec unregret d’ouistiti en cage, je songeais hélas ! que, dans mavie de pasteur, si longue que je pusse la supposer, je ne lesverrais jamais, jamais…

XV

Je vais dire le jeu qui nous amusa le plus,Antoinette et moi, pendant ces deux mêmes délicieux étés.

Voici : au début, on était deschenilles ; on se traînait par terre, péniblement sur leventre et sur les genoux, cherchant des feuilles pour manger. Puisbientôt on se figurait qu’un invincible sommeil vous engourdissaitles sens et on allait se coucher dans quelque recoin sous desbranches, la tête recouverte de son tablier blanc : on étaitdevenu des cocons, des chrysalides.

Cet état durait plus ou moins longtemps etnous entrions si bien dans notre rôle d’insecte en métamorphose,qu’une oreille indiscrète eût pu saisir des phrases de ce genre,échangées entre nous sur un ton de conviction complète :

– Penses-tu que tu t’envolerasbientôt ?

– Oh ! je sens que ça ne sera pas longcette fois ; dans mes épaules, déjà ça se déplie… (Ça,naturellement, c’était les ailes.) Enfin on se réveillait ; ons’étirait, en prenant des poses et sans plus rien se dire, commepénétré du grand phénomène de la transformation finale…

Puis, tout à coup, on commençait des coursesfolles, – très légères, en petits souliers minces toujours ; àdeux mains on tenait les coins de son tablier de bébé, qu’onagitait tout le temps en manière d’ailes ; on courait, oncourait, se poursuivant, se fuyant, se croisant en courbes brusqueset fantasques ; on allait sentir de près toutes les fleurs,imitant le continuel empressement des phalènes ; et on imitaitleur bourdonnement aussi, en faisant : « Hou ouou !… » la bouche à demi fermée et les joues biengonflées d’air…

XVI

Les papillons, ces pauvres papillons de plusen plus démodés de nos jours, ont joué un rôle de longue haleinedans ma vie d’enfant, je suis confus de l’avouer ; et, aveceux, les mouches, les scarabées, les demoiselles, toutes lesbestioles des fleurs et de l’herbe.

Bien que cela me fit de la peine de les tuer,j’en composais des collections, et on me voyait constamment lapapillonnette en main. Ceux qui volaient dans ma cour, à partquelques égarés venus de la campagne, n’étaient pas très beaux, ilest vrai ; mais j’avais le jardin et les bois de la Limoisequi, tout l’été, constituaient pour moi des territoires de chassepleins de surprises et de merveilles.

Pourtant les caricatures de Töpffer sur cesujet me donnaient à réfléchir, et quand Lucette, me rencontrantavec quelque papillon au chapeau, m’appelait de son airincomparablement narquois : « Monsieur Cryptogame »,cela m’humiliait beaucoup.

XVII

La pauvre vieille grand-mère aux chansonsallait mourir.

Nous étions auprès de son lit, tous, à latombée d’un jour de printemps. Il y avait à peine quarante huitheures qu’elle était alitée, mais, à cause de son grand âge, lemédecin avait déclaré que c’était pour elle la fin trèsprochaine.

Son intelligence venait tout à coup des’éclaircir ; elle ne se trompait plus dans nos noms ;elle nous appelait, nous retenait près d’elle d’une voix douce etposée – sa voix de jadis, probablement, – que je ne lui avaisjamais connue.

Debout à côté de mon père, je promenais mesyeux sur l’aïeule mourante et sur sa modeste grande chambre auxmeubles anciens. Je regardais surtout ces tableaux des murs,représentant des fleurs dans des vases.

Oh ! ces aquarelles qui étaient chezgrand-mère, pauvres petites choses naïves ! Elles portaienttoutes cette dédicace : « Bouquet à ma mère », etau-dessous, une respectueuse poésie à elle dédiée, un quatrain,qu’à présent je savais lire et comprendre. Et c’étaient des œuvresd’enfance ou de première jeunesse de mon père, qui, à chaqueanniversaire de fête, embellissait ainsi l’humble logis d’untableau nouveau. Pauvres petites choses naïves, comme ellestémoignaient bien de cette vie si modeste d’alors et de cettesainte intimité du fils avec la mère, – au vieux temps, après lesgrandes épreuves, au lendemain des terribles guerres, des corsairesanglais et des « brûlots »… Pour la première foispeut-être je songeais que grand-mère avait été jeune ; quesans doute, avant ce trouble survenu dans sa tête, mon père l’avaitchérie comme moi je chérissais maman, et que son chagrin de laperdre allait être extrême ; j’avais pitié de lui et je mesentais plein de remords pour avoir ri des chansons, pour avoir rides causeries avec l’image de miroir…

On m’envoya en bas. Sous différents prétextes,on me tint constamment éloigné pendant la fin de la journée sansque je comprisse pourquoi ; puis on me conduisit chez nosamis, les D***, pour dîner avec Lucette.

Mais quand je fus ramené par ma bonne, vershuit heures et demie, je voulus monter tout droit chezgrand-mère.

Dès l’abord, je fus frappé de l’ordre parfaitqui était rétabli dans les choses, de l’air de paix profonde quecette chambre avait pris… Dans la pénombre du fond, mon père étaitassis immobile, au chevet du lit, dont les rideaux ouverts sedrapaient correctement et, sur l’oreiller, bien au milieu,j’apercevais la tête de ma grand-mère endormie ; sa pose avaitje ne sais quoi de trot régulier, – de définitif pour ainsi dire,d’éternel.

l’entrée, presque à la porte, ma mère et masœur travaillaient de chaque côté d’une chiffonnière, à la placequ’elles avaient adoptée pour veiller, depuis que grand-mère étaitmalade. Sitôt que j’avais paru, elles m’avaient fait signe de lamain : « Doucement, doucement ; pas de bruit, elledort. » L’abat-jour de leur lampe projetait la lumière plusvive sur leur ouvrage, qui était un fouillis de petits carrés desoie, verts, bruns, jaunes, gris et où je reconnaissais desmorceaux de leurs anciennes robes ou de leurs anciens rubans dechapeaux.

Dans le premier moment, je crus que c’étaientdes objets qu’il était d’usage de préparer ainsi pour les personnesmourantes ; mais, comme je questionnais tout bas, un peuinquiet, elles m’expliquèrent : c’était simplement des sachetsqu’elles taillaient et qu’elles allaient coudre, pour une vente decharité.

Je leur dis qu’avant de me coucher je voulaism’approcher de grand-mère, pour essayer de lui souhaiter lebonsoir, et elles me laissèrent faire quelques pas vers lelit ; mais, comme j’arrivais au milieu de la chambre, seravisant subitement après un coup d’œil échangé :

– Non, non, dirent-elles à voix toujoursbasse, reviens, tu pourrais la déranger.

Du reste, je venais de m’arrêter de moi-même,saisi et glacé : j’avais compris… Malgré l’effroi qui meclouait sur place, je m’étonnais que grand-mère fût si peudésagréable à regarder ; n’ayant encore jamais vu de morts, jem’étais imaginé jusqu’à ce jour que, l’âme étant partie, ilsdevaient faire tous, dès la première minute, un grimacementdécharné, inexpressif, comme les têtes de squelettes.

Et au contraire, elle avait un sourireinfiniment tranquille et doux ; elle était jolie toujours, etcomme rajeunie, en pleine paix…

Alors passa en moi une de ces tristes petiteslueurs d’éclair, qui traversent quelquefois la tête des enfants,comme pour leur permettre d’interroger d’un furtif coup d’œil desabîmes entrevus, et je me fis cette réflexion : Commentgrand-mère pourrait-elle être au ciel, comment comprendre cedédoublement-là, puisque ce qui reste pour être enterré esttellement elle-même, et conserve, hélas ! jusqu’à sonexpression ?… Après, je me retirai sans questionner personne,le cœur serré et l’âme désorientée, n’osant pas demander laconfirmation de ce que j’avais deviné si bien, et préférant ne pasentendre prononcer le mot qui me faisait peur…

Longtemps, les petits sachets en soierestèrent liés pour moi à l’idée de la mort…

XVIII

Je retrouve dans ma mémoire les impressionsencore pénibles, angoissantes presque si j’y concentre mon esprit,d’une maladie assez grave que je fis vers ma huitième année. Celas’appelait la fièvre scarlatine, m’avait-on dit, et ce nom lui-mêmeme semblait avoir une physionomie diabolique.

C’était à l’époque âpre et mauvaise desgiboulées de mars, et, chaque soir, quand la nuit tombait, si parhasard ma mère n’était pas là, bien près, une détresse me prenaitau fond de l’âme. (Encore cette oppression des crépuscules, que lesanimaux, ou les êtres compliqués comme je suis, éprouvent à undegré presque égal.) Mes rideaux ouverts laissaient voir, aupremier plan, toujours la même petite table attristante, avec destasses de tisane, des fioles de remèdes.

Et tandis que je regardais cet attirail demalade, qui s’assombrissait, devenait plus vague, se déformait surle fond obscurci de la chambre silencieuse, c’était dans ma tête undéfilé d’images dépareillées, morbides, inquiétantes…

Deux soirs successifs, je fus visité, entrechien et loup, dans mon demi-assoupissement de fièvre, par despersonnages différents qui me causèrent une extrême terreur.

D’abord, une vieille dame, bossue et trèslaide, d’une laideur doucereuse, qui s’approcha de moi sans fairede bruit, sans que j’aie entendu la porte s’ouvrir, sans que j’aievu les personnes qui me veillaient se lever pour la recevoir. Elles’éloigna tout aussitôt, avant de m’avoir seulement parlé ;mais, en se retournant, elle me présenta sa bosse : or cettebosse était percée à la pointe, et il en sortait la figure verted’une perruche, que la dame avait dans le corps et qui medit : « Coucou ! » d’une petite voix de guignolen sourdine lointaine, puis qui rentra dans le vieux dos affreux…Oh ! quand j’entendis ce « Coucou ! » une sueurfroide me perla au front ; mais tout venait de s’évanouir etje compris moi-même que c’était un rêve.

Le lendemain parut un monsieur, long et mince,en robe noire comme un prêtre. Il ne s’approcha pas de moi,celui-là ; mais il se mit à tourner autour de ma chambre, enrasant les murs, très vite et sans bruit, son corps tout penché enavant ; ses vilaines jambes, comme des bâtons, faisant raidirsa soutane pendant sa course empressée. Et – comble de terreur – ilavait pour tête un crâne blanc d’oiseau à long bec – qui étaitl’agrandissement monstrueux d’un crâne de mouette blanchi à la mer,ramassé par moi l’été précédent sur une plage de l’île… Je croisque la visite de ce monsieur coïncida avec le jour où je fus leplus malade, presque un peu en danger.) Après un tour ou deuxexécutés dans le même empressement et le même silence, il commençade s’élever de terre… Il courait maintenant sur les cimaises, enjouant toujours de ses jambes maigres, – puis plus haut encore, surles tableaux, sur les glaces, – jusqu’à se perdre dans le plafonddéjà envahi par la nuit…

Eh bien, pendant deux ou trois années, l’imagede ces visiteurs devait me poursuivre. Les soirs d’hiver, jerepensais à eux avec crainte, en montant les escaliers qu’onn’avait pas encore l’habitude d’éclairer à cette époque. S’ilsétaient là, pourtant, me disais-je ; derrière des portessournoisement entrebâillées, s’ils me guettaient l’un ou l’autrepour me courir après ; si j’allais les voir paraître derrièremoi, allongeant les mains de marche en marche, pour m’attraper lesjambes…

Et vraiment je ne suis pas bien sûr que, dansces mêmes escaliers, en y mettant un peu de bonne volonté, jen’arriverais pas à m’en inquiéter encore aujourd’hui, de cemonsieur et de cette dame ; ils ont été si longtemps à la têtede toutes mes frayeurs d’enfant, si longtemps ils ont mené lecortège de mes visions et de mes mauvais rêves !…

Bien d’autres apparitions sombres ont hantéles premières années de ma vie, si exceptionnellement doucespourtant. Et bien des rêveries sinistres me sont venues, lessoirs : impressions de nuit sans lendemain, d’avenirfermé ; pensées de prochaine mort. Trop tenu, trop choyé, avecun certain surchauffage intellectuel, j’avais ainsi desétiolements, des amollissements subits de plante enfermée. Ilm’aurait fallu autour de moi des petits camarades de mon âge, despetites brutes écervelées et tapageuses, – et au lieu de cela, jene jouais quelquefois qu’avec des petites filles ; – toujourscorrect, soigné, frisé au fer, ayant des mines de petit marquis duXVIIIe siècle.

XIX

Après cette fièvre si longue, au nom siméchant, je me rappelle délicieusement le jour où l’on me permitenfin de prendre l’air dehors, de descendre dans ma cour. C’étaiten avril, et on avait choisi pour cette première sortie une journéeradieuse, un ciel rare. Sous les berceaux de jasmins et dechèvrefeuilles, j’éprouvai des impressions d’enchantementparadisiaque, d’Éden.

Tout avait poussé et fleuri ; à mon insu,pendant que j’étais cloîtré, la merveilleuse mise en scène durenouveau s’était déployée sur la terre. Elle ne m’avait pas encoreleurré bien des fois cette fantasmagorie éternelle, qui berce leshommes depuis tant de siècles et dont les vieillards seulspeut-être ne savent plus jouir. Et je m’y laissais prendre toutentier, moi, avec une ivresse infinie… Oh ! cet air pur,tiède, suave ; cette lumière, ce soleil ; ce beau vertdes plantes nouvelles, cet épaississement des feuilles donnantpartout de l’ombre toute neuve. Et en moi-même, ces forces quirevenaient, cette joie de respirer, ce profond élan de la vierecommencée.

Mon frère était alors un grand garçon de vingtet un ans, qui avait carte blanche dans la maison pour sesentreprises. Tout le temps de ma maladie, je m’étais préoccupéd’une chose qu’il arrangeait dans la cour et que je mourais d’enviede voir. C’était au fond, dans un recoin charmant, sous un vieuxprunier, un lac en miniature ; il l’avait fait creuser etcimenter comme une citerne ; ensuite, de la campagne, il avaitfait apporter des pierres rongées et des plaques de mousse pourcomposer des rivages romantiques alentour, des rochers et desgrottes.

Et tout était achevé, ce jour-là ; on yavait déjà mis les poissons rouges ; le jet d’eau jouait même,pour la première fois, en mon honneur…

Je m’approchai avec ravissement ; celadépassait encore tout ce que mon imagination avait pu concevoir deplus délicieux. Et quand mon frère me dit que c’était pour moi,qu’il me le donnait, j’éprouvai une joie intime qui me sembla nedevoir finir jamais. Oh ! la possession de tout cela, quelbonheur inattendu ! En jouir tous les jours, tous les jours,pendant ces beaux mois chauds qui allaient venir !… Etrecommencer à vivre dehors, à s’amuser comme l’été dernier, danstous les recoins de cette cour ainsi embellie…

Je restai longtemps là, au bord de ce bassin,ne me lassant pas de regarder, d’admirer, de respirer l’air tièdede ce printemps, de me griser de cette lumière oubliée, de cesoleil retrouvé, – tandis que, au-dessus de ma tête, le vieilarbre, le vieux prunier, planté jadis par quelque ancêtre et déjàun peu à bout de sève, tendait sur le bleu du ciel le rideau ajouréde ses nouvelles feuilles, – et que le jet d’eau continuait songrésillement léger, à l’ombre, comme une petite musique de viellefêtant mon retour à la vie…

Aujourd’hui, ce pauvre prunier, après avoirlangui de vieillesse, a fini par mourir, et son tronc seul encoredebout, conservé par respect, est coiffé, comme une ruine, d’unetouffe de lierre.

Mais le bassin, avec ses rives et ses îlots,est demeuré intact ; le temps n’a pu que lui donner un air deparfaite vraisemblance, ses pierres verdies jouent la vétustéextrême ; les vraies mousses d’eau, les petites plantesdélicates des sources s’y sont acclimatées, avec des joncs, desiris sauvages, – et les libellules égarées en ville viennent s’yréfugier. C’est un tout petit coin de nature agreste qui estinstallé là et qu’on ne trouble jamais.

C’est aussi le coin du monde auquel je restele plus fidèlement attaché, après en avoir aimé tantd’autres ; comme nulle part ailleurs, je m’y sens en paix, jem’y sens rafraîchi, retrempé de prime jeunesse et de vie neuve.C’est ma sainte Mecque, à moi, ce petit coin-là ; tellementque, si on me le dérangeait, il me semble que cela déséquilibreraitquelque chose dans ma vie, que je perdrais pied, que ce seraitpresque le commencement de ma fin.

La consécration définitive de ce lieu lui estvenue, je crois, de mon métier de mer ; de mes lointainsvoyages, de mes longs exils, pendant lesquels j’y ai repensé etl’ai revu avec amour.

Il y a surtout l’une de ces grottes enminiature à laquelle je tiens d’une façon particulière : ellem’a souvent préoccupé, à des heures d’affaissement et demélancolie, au cours de mes campagnes… Après que le souffled’Azraël eut passé cruellement sur nous, après nos revers de toutesorte, pendant tant d’années tristes où j’ai vécu errant par lemonde, où ma mère veuve et ma tante Claire sont restées seules àpromener leurs pareilles robes noires dans cette chère maisonpresque vide et devenue silencieuse comme un tombeau, – pendant cesannées-là, je me suis plus d’une fois senti serrer le cœur à lapensée que le foyer déserté, que les choses familières à monenfance se délabraient sans doute à l’abandon ; et je me suisinquiété par-dessus tout de savoir si la main du temps, si la pluiedes hivers, n’allaient pas me détruire la voûte frêle de cettegrotte ; c’est étrange à dire, mais s’il y avait eu éboulementde ces vieux petits rochers moussus, j’aurais éprouvé presquel’impression d’une lézarde irréparable dans ma propre vie.

À côté de ce bassin, un vieux mur grisâtrefait, lui aussi, partie intégrante de ce que j’ai appelé ma sainteMecque ; il en est, je crois, le cœur même. J’en connais dureste les moindres détails : les imperceptibles lichens qui ypoussent, les trous que le temps y a creusés et où des araignéeshabitent ; – c’est qu’un berceau de lierre et de chèvrefeuilley est adossé, à l’ombre duquel je m’installais jadis pour faire mesdevoirs, aux plus beaux jours des étés, et alors, pendant mesflâneries d’écolier peu studieux, ses pierres grises occupaienttoute mon attention, avec leur infiniment petit monde d’insectes etde mousses. Non seulement je l’aime et le vénère, ce vieux mur,comme les Arabes leur plus sainte mosquée ; mais il me semblemême qu’il me protège ; qu’il assure un peu mon existence etprolonge ma jeunesse. Je ne souffrirais pas qu’on m’y fit lemoindre changement, et, si on me le démolissait, je sentirais commel’effondrement d’un point d’appui que rien ne me revaudrait plus.C’est, sans doute, parce que la persistance de certaines choses, detout temps connues, arrive à nous leurrer sur notre proprestabilité, sur notre propre durée ; en les voyant demeurer lesmêmes, il nous semble que nous ne pouvons pas changer ni cesserd’être. – Je ne trouve pas d’autre explication à cette sorte desentiment presque fétichiste.

Et quand je songe pourtant, mon Dieu, que cespierres-là sont quelconques, en somme, et sortent je ne saisd’où ; qu’elles ont été assemblées, comme celles de n’importequel mur, par les premiers ouvriers venus, un siècle peut-êtreavant qu’il fût question de ma naissance, – alors je sens combienest enfantine cette illusion que je me fais malgré moi d’uneprotection venant d’elles ; je comprends sur quelle instablebase, composée de rien, je me figure asseoir ma vie…

Les hommes qui n’ont pas eu de maisonpaternelle, qui, tout petits, ont été promenés de place en placedans des gîtes de louage, ne peuvent évidemment rien comprendre àces vagues sentiments-là.

Mais, parmi ceux qui ont conservé leur foyerfamilial, il en est beaucoup, j’en suis sûr, qui, sans se l’avouer,sans s’en rendre compte, éprouvent à des degrés différents desimpressions de ce genre : en imagination, ils étayent commemoi leur propre fragilité sur la durée relative d’un vieux mur dejardin aimé depuis l’enfance, d’une vieille terrasse toujoursconnue, d’un vieil arbre qui n’a pas changé de forme…

Et peut-être, hélas ! avant eux, lesmêmes choses avaient déjà prêté leur même protection illusoire àd’autres, à des inconnus maintenant retournés à la poussière, quin’étaient seulement pas de leur sang, pas de leur famille.

XX

C’est après cette grande maladie, vers lemilieu de l’été, que se place mon plus long séjour dans l’île. Onm’y avait envoyé avec mon frère, et avec ma sœur qui était alorspour moi comme une autre mère. Après un arrêt de quelques jourschez nos parentes de Saint Pierre-d’Oléron (ma grand-tante Claireet les deux vieilles demoiselles ses filles), nous étions allésdemeurer tous trois seuls à la grande côte, dans un village depêcheurs absolument ignoré et perdu en ce temps-là.

La grande côte ou la côte Sauvage est toutecette partie de l’île qui regarde le large, les infinis del’Océan ; partie sans cesse battue par les vents d’ouest. Sesplages s’étendent sans aucune courbure, droites, infinies, et lesbrisants de la mer, arrêtés par rien, aussi majestueux qu’à la côtesaharienne, y déroulent, sur des lieues de longueur, avec de grandsbruits, leurs tristes volutes blanches. Région âpre, avec desespaces déserts ; région de sables, où de tout petits arbres,des chênes verts nains s’aplatissent à l’abri des dunes. Une florespéciale, étrange et, tout l’été, une profusion d’œillets roses quiembaument. Deux ou trois villages seulement, séparés par dessolitudes ; villages aux maisonnettes basses, aussi blanchesde chaux que des kasbah d’AIgérie et entourées de certaines espècesde fleurs qui peuvent résister au vent marin. Des pêcheurs bruns yhabitent : race vaillante et honnête, restée très primitive àl’époque dont je parle, car jamais baigneurs n’étaient venus dansces parages.

Sur un vieux cahier oublié, où ma sœur avaitécrit (à ma manière absolument) ses impressions de cet été-là, jetrouve ce portrait de notre logis :

C’était au milieu du village, sur la place,chez M. le maire.

Car la maison de M. le maire avait deuxailes, bien étendues sans mesurer l’espace, Elle éclairait ausoleil, éblouissante de chaux ; ses contrevents massifs, tenuspar de gros crochets de fer, étaient peints en vert foncé suivantl’usage de l’île. Un parterre était planté en guirlande toutalentour, poussant vigoureusement dans le sable : desbelles-de-jour, qui dépassaient de leurs jolies têtes jaunes, rosesou rouges, des fouillis de résédas, et qui s’épanouissaient à midi,avec une douce odeur d’oranger.

En face, un petit chemin creux ensablédescendait rapidement à la plage.

De ce séjour à la grand côte date ma premièreconnaissance vraiment intime, avec les varechs, les crabes, lesméduses, les mille choses de la mer.

Et ce même été vit aussi mon premier amour,qui fut pour une petite fille de ce village. Mais ici encore, pourque le récit soit plus fidèle, je laisse la parole à ma sœur et,dans le vieux cahier, je copie simplement :

À la douzaine, tous bruns et hâlés, trottinantavec leurs petits pieds nus, ils (les enfants des pêcheurs)suivaient Pierre, ou bravement le précédaient, se retournant detemps à autre, et écarquillant leurs beaux yeux noirs… C’est qu’àcette époque, un petit monsieur, c’était chose assez rare dans lepays pour qu’il valût la peine de se déranger.

Par le sentier creux, ensablé, Pierredescendait ainsi chaque jour à la plage accompagné de son cortège.Il courait aux coquilles, qui étaient ravissantes sur cette partiede la côte : jaunes, roses, violettes, de toutes les couleursvives et fraîches, de toutes les formes les plus délicates. – Il entrouvait qui faisaient son admiration – et les petits, toujourssilencieux, qui suivaient, lui en apportaient aussi plein leursmains, sans rien dire.

Véronique était une des plus assidues. À peuprès de son âge, un peu plus jeune peut-être, six ou sept ans. Unpetit visage doux et rêveur, au teint mat, avec deux admirablesyeux gris ; tout cela abrité sous une grande kichenote blanche(kichenote, un très vieux mot du pays, désignant une très vieillecoiffure : espèce de béguin carronné, qui s’avance comme lescornettes des bonnes sœurs, pour abriter du soleil), Véronique seglissait tout près de Pierre, finissait par s’emparer de sa main etne la quittait plus. Ils marchaient comme les bébés qui seplaisent, se tenant ferme à pleins doigts, ne parlant pas et seregardant de temps en temps… Puis, un baiser, par-ci par-là.Voudris ben vous biser (je voudrais bien vous embrasser),disait-elle en lui tendant ses petits bras avec une tendressetouchante. Et Pierre se laissait embrasser et le lui rendait bienfort, sur ses bonnes petites joues rondes.

Petite Véronique courait s’asseoir à notreporte le matin dès qu’elle était levée ; elle s’y tenait tapiecomme un gentil caniche et elle attendait. Pierre en s’éveillantpensait bien qu’elle était là ; pour elle, il se faisaitmatinal ; vite il fallait se laver, peigner ses cheveuxblonds, et il courait retrouver sa petite amie. Ils s’embrassaientet se parlaient de leurs trouvailles de la veille ;quelquefois même, Véronique, avant de venir là s’asseoir, avaitdéjà fait un tour à la plage et rapportait des merveilles, cachéesdans son tablier.

Un jour, vers la fin d’août, après une longuerêverie, pendant laquelle il avait sans doute pesé et résolu lesdifficultés provenant des différences sociales, Pierre dit :« Véronique, nous nous marierons tous deux ; jedemanderai la permission à mes parents là-bas. »

Puis, ma sœur raconte ainsi notredépart :

Au 15 septembre, il fallut quitter le village.Pierre avait fait des monceaux de coquilles, d’algues, d’étoiles,de cailloux marins ; insatiable, il voulait toutemporter ; et il rangeait cela dans des caisses ; ilempaquetait, avec Véronique qui l’aidait de tout son pouvoir.

Un matin, une grande voiture arriva deSaint-Pierre pour nous chercher, ameutant le village paisible parses bruits de grelots et ses coups de fouet. Pierre y fit mettreavec sollicitude ses paquets personnels, et nous y prîmes placetous trois ; ses yeux, déjà pleins de tristesse, regardaientpar la portière le chemin creux ensablé par lequel on descendait àla plage – et sa petite amie qui sanglotait.

Et enfin je transcris, textuellement aussi,cette réflexion de ma sœur, que je trouve à cette même date d’été,au bas du cahier déjà fané par le temps :

Alors je me sentis prise – et non point pourla première fois sans doute – d’une rêverie inquiète en regardantPierre. Je me demandai : « Que sera-ce de cetenfant ? Que sera-ce aussi de sa petite amie, dont lasilhouette apparaît, persistante, au bout du chemin ?

« Qu’y a-t-il de désespérance dans cetout petit cœur ; qu’y a-t-il d’angoisse, en présence de cetabandon ?

« Que sera-ce de cet enfant ?Oh ! mon Dieu, rien autre chose que ce qui en a été cejour-là ; dans l’avenir, rien de moins, rien de plus. Cesdéparts, ces emballages puérils de mille objets sans valeurappréciable, ce besoin de tout emporter, de se faire suivre d’unmonde de souvenirs, – et surtout ces adieux à des petites créaturessauvages, aimées peut-être précisément parce qu’elles étaientainsi, – ça représente toute ma vie, cela… »

Les deux ou trois journées que dura le voyagede retour, arrêt compris chez nos vieilles tantes de l’île, mesemblèrent d’une longueur sans fin. L’impatience d’embrasser mamanm’ôtait le sommeil. Près de deux mois passés sans la voir ! Masœur, en ce temps-là, était bien la seule personne au monde qui pûtme faire supporter une séparation si longue !

Quand nous fûmes de retour sur le continent,après trois heures de route depuis la plage où une barque nousavait déposés, quand la voiture qui nous ramenait franchit lesremparts de la ville, j’aperçus enfin ma mère qui nous attendait,je revis son regard, son bon sourire… Et, dans les lointains dutemps, c’est une des images très nettes et à jamais fixées que jeretrouve, de son cher visage encore presque jeune, de ses cherscheveux encore noirs.

En arrivant à la maison, je courus visiter monpetit lac et ses grottes ; puis le berceau derrière lui,adossé au vieux mur. Mais mes yeux venaient de s’habituerlonguement à l’immensité des plages et de la mer ; alors toutcela me parut rapetissé, diminué, enfermé, triste.

Et puis les feuilles avaient jauni ; jene sais quelle impression hâtive d’automne était déjà dans l’air,pourtant très chaud. Avec crainte je songeai aux jours sombres etfroids qui allaient revenir, et très mélancoliquement je me mis àdéballer dans la cour mes caisses d’algues ou de coquillages, prisd’un regret désolé de ne plus être dans l’île. Je m’inquiétaisaussi de Véronique, de ce qu’elle ferait seule pendant l’hiver, ettout à coup un attendrissement jusqu’aux larmes me vint au souvenirde sa pauvre petite main hâlée de soleil qui ne serait plus jamaisdans la mienne…

XXI

Le commencement des devoirs, des leçons, descahiers, des taches d’encre, ah ! quel assombrissement subitdans mon histoire !

De tout cela, j’ai les souvenirs les plusplatement maussades, les plus mortellement ennuyeux. Et, si j’osaisêtre tout à fait sincère, j’en dirais autant, je crois, desprofesseurs eux-mêmes.

Oh ! mon Dieu, le premier qui me fitcommencer le latin (rossa, la rose ; cornu, la corne ;tonitru, le tonnerre), un grand vieux voûté, mal tenu, triste àregarder comme une pluie de novembre ! Il est mort à présent,le pauvre : que la paix la plus sereine soit à son âme !Mais il me semblait le type réalisé du « monsieur Ratin »de Töpffer ; il en avait tout, même la verrue avec les troispoils, au bout de son vieux nez d’une complication de lignesinimaginable ; il était pour moi la personnification dudégoûtant, de l’horrible.

Tous les jours, à midi précis, ilarrivait ; je me sentais glacer par son coup de sonnette, quej’aurais reconnu entre mille.

Après son départ, j’assainissais moi-même lapartie de ma table où ses coudes s’étaient posés, en l’essuyantavec des serviettes que j’allais ensuite clandestinement porter aulinge sale. Et cette répulsion s’étendait ensuite aux livres, déjàpeu attrayants par eux-mêmes, qu’il avait touchés ; j’enarrachais certains feuillets, suspects de contacts trop prolongésavec ses mains… Toujours pleins de taches d’encre, meslivres ; toujours salis, traînés, couverts de barbouillages,de dessins quelconques comme on en fait quand l’esprit voyageailleurs. Moi qui étais un enfant si soigneux et si propret entoutes choses, j’avais un tel dédain pour ces livres obligatoiresque je devenais commun avec eux et mal élevé. Même – ce qui estplus étonnant encore – tous mes scrupules m’abandonnaient quand ils’agissait de mes devoirs, toujours faits à la dernière minute, àla diable : mon aversion pour le travail a été la premièrechose qui m’ait fait transiger avec ma conscience. Cependant, celaallait tout de même à peu près ; mes leçons, sur lesquelles jejetais un coup d’œil à toute extrémité, étaient presque sues. Et,en général, M. Rotin écrivait bien ou allez bien sur le cahierde notes que je devais chaque soir présenter à mon père. Mais jecrois que si lui ou les autres professeurs qui lui succédèrent,avaient pu soupçonner la vérité, se douter qu’en dehors de leurprésence mon esprit ne s’arrêtait peut-être pas cinq minutes parjour à ce qu’ils m’enseignaient, d’indignation leurs honnêtescervelles auraient éclaté.

XXII

Dans le courant de l’hiver qui suivit monséjour à la côte de l’île, un grand événement traversa notre vie defamille : le départ de mon frère pour sa premièrecampagne.

Il était, comme je l’ai dit, mon aînéd’environ quatorze ans. Peut-être n’avais-je pas eu le tempsd’assez le connaître, d’assez m’attacher à lui, car la vie de jeunehomme l’avait pris de bonne heure, le séparant un peu de nous. Jen’allais guère dans sa chambre, où m’épouvantaient les quantités degros livres épars sur les tables, l’odeur des cigares, et lescamarades à lui qu’on risquait d’y rencontrer, officiers ouétudiants.

J’avais entendu aussi qu’il n’était pastoujours bien sage, qu’il se promenait quelquefois tard lesoir ; qu’il fallait le sermonner, et intérieurement jedésapprouvais sa conduite.

Mais l’approche de son départ doubla monaffection et me causa de vraies tristesses.

Il allait en Polynésie, à Tahiti, juste aubout du monde, de l’autre côté de la terre, et son voyage devaitdurer quatre ans, ce qui représentait près de la moitié de mapropre vie, autant dire une durée presque sans fin…

Avec un intérêt tout particulier je suivaisles préparatifs de cette longue campagne : ses malles ferréesqu’on arrangeait avec tant de précautions ; ses galons dorés,ses broderies, son épée, qu’on enveloppait d’une quantité depapiers minces, avec des soins d’ensevelissement, et qu’onenfermait ensuite comme des momies dans des boîtes de métal. Toutcela augmentait l’impression que j’avais déjà, des lointains et despérils de ce long voyage.

On sentait du reste qu’une mélancolie pesaitsur la maison tout entière, et devenait de plus en plus lourde àmesure qu’approchait le jour de la grande séparation. Nos repasétaient silencieux ; des recommandations seulements’échangeaient, et j’écoutais avec recueillement sans riendire.

La veille de son départ, il s’amusa à meconfier ce qui m’honorait beaucoup – différents petits bibelotsfragiles de sa cheminée, me priant de les lui garder avec soinjusqu’à son retour.

Puis il me fit cadeau d’un grand livre doré,qui était précisément un Voyage en Polynésie, à nombreusesimages ; et c’est le seul livre que j’aie aimé dans mapremière enfance. Je le feuilletai tout de suite avec une curiositéempressée. En tête, une grande gravure représentait une femmebrune, assez jolie, couronnée de roseaux et nonchalamment assisesous un palmier ; on lisait au-dessous : « Portraitde S. M. Pomaré IV, reine de Tahiti. » Plus loin,c’étaient deux belles créatures au bord de la mer, couronnées defleurs et la poitrine nue, avec cette légende : « Jeunesfilles tahitiennes sur une plage. » Le jour du départ, à ladernière heure, les préparatifs étant terminés et les grandesmalles fermées, nous étions tous dans le salon, réunis en silencecomme pour un deuil. On lut un chapitre de la Bible et on fit laprière en famille… Quatre années ! et bientôt l’épaisseur dumonde entre nous et celui qui allait partir !

Je me rappelle surtout le visage de ma mèrependant toute cette scène d’adieux ; assise dans un fauteuil,à côté de lui, elle avait gardé d’abord son sourire infinimenttriste, son expression de confiance résignée, après laprière ; mais un changement que je n’avais pas prévu se fittout à coup dans ses traits ; malgré elle, les larmesvenaient ; et je n’avais jamais vu pleurer ma mère, et cela mefit une peine affreuse.

Pendant les premiers jours qui suivirent, jeconservai le sentiment triste du vide qu’il avait laissé ;j’allais de temps en temps regarder sa chambre, et quant auxdifférentes petites choses qu’il m’avait données ou confiées, ellesétaient devenues tout à fait sacrées pour moi.

Sur une mappemonde, je m’étais fait expliquersa traversée qui devait durer environ cinq mois. Quant à sonretour, il ne m’apparaissait qu’au fond d’un inimaginable et irréelavenir ; et ce qui me gâtait très étrangement cetteperspective de le revoir, c’était de me dire que j’aurais douze outreize ans, que je serais presque un grand garçon quand ilreviendrait.

À l’encontre de tous les autres enfants, – deceux d’aujourd’hui surtout, – si pressés de devenir des espèces depetits hommes, j’avais déjà cette terreur de grandir, qui s’estencore accentuée, un peu plus tard ; je le disais même, jel’écrivais, et quand on me demandait pourquoi, je répondais, nesachant pas démêler cela mieux : « Il me semble que jem’ennuierai tant, quand je serai grand ! » Je crois quec’est là un cas extrêmement singulier, unique peut-être, cet effroide la vie, dès le début : je n’y voyais pas clair surl’horizon de ma route ; je n’arrivais pas à me représenterl’avenir d’une façon quelconque ; en avant de moi, rien que dunoir impénétrable, un grand rideau de plomb tendu dans desténèbres…

XXIII

Gâteaux, gâteaux, mes bons gâteaux toutchauds !. Cela se chante, sur un air naïvement plaintifcomposé par une vieille marchande qui, pendant les dix ou quinzepremières années de ma vie, passa régulièrement sous nos fenêtres,aux veillées d’hiver.

Et quand je pense à ces veillées-là, il y atout le temps ce petit refrain mélancolique, à la cantonade, dansles coulisses de ma mémoire.

C’est surtout à des souvenirs de dimanches quela chanson des gâteaux tout chauds ! demeure le plusintimement liée ; car, ces soirs-là, n’ayant pas de devoirs àfaire, je restais avec mes parents, dans le salon, qui était aurez-de-chaussée, sur la rue, et alors, quand la bonne vieillepassait sur le trottoir, au coup de neuf heures, lançant sa chansonsonore dans le silence des nuits de gelée, je me trouvais là toutprès pour l’entendre.

Elle annonçait le froid, comme les hirondellesannoncent le printemps ; après les fraîcheurs d’automne, lapremière fois qu’on entendait sa chanson, on disait :« Voici l’hiver qui nous est arrivé. » Le salon de cesveillées, tel que je l’ai connu alors, était grand et me paraissaitimmense. Très simple, mais avec un certain bon goûtd’arrangement : les murs et les bois des portes, bruns avecdes filets d’or mat ; des meubles de velours rouge, quidevaient dater de Louis-Philippe ; des portraits de famille,dans des cadres austères, noir et or ; sur la cheminée, desbronzes d’aspect grave ; sur la table au milieu, à une placed’honneur, une grosse Bible du XVIe siècle, relique vénérabled’ancêtres huguenots persécutés pour leur foi ; et des fleurs,toujours des corbeilles et des vases de fleurs, à une époque oùcependant la mode n’en était pas encore répandue commeaujourd’hui.

Après dîner, c’était pour moi un instantdélicieux que celui où on venait s’installer là, en quittant lasalle à manger ; tout avait un bon air de paix et deconfort ; et quand toute la famille était assise, grand-mèreet tantes, en cercle, je commençais par gambader au milieu, sur letapis rouge, dans ma joie bruyante de me sentir entouré, et ensongeant avec impatience à ces petits jeux auxquels on allait jouerpour moi tout à l’heure. Nos voisins, les D***, venaient tous lesdimanches passer la soirée avec nous ; c’était de traditiondans les deux familles, liées par une de ces anciennes amitiés deprovince, qui remontent à des générations précédentes et setransmettent comme un bien héréditaire. Vers huit heures, quand jereconnaissais leur coup de sonnette, je sautais de plaisir et je nepouvais me tenir de prendre ma course pour aller au devant d’eux àla porte de la rue, surtout à cause de Lucette, ma grande amie, quivenait aussi avec ses parents, cela va sans dire.

Hélas ! avec quel recueillement triste jeles passe en revue, ces figures aimées ou vénérées, bénies, quim’entouraient ainsi les dimanches soir ; la plupart ontdisparu et leurs images, que je voudrais retenir, malgré moi seternissent, s’embrument, vont s’en aller aussi…

Donc, on commençait les petits jeux, pour mefaire plaisir, à moi, seul enfant ; on jouait aux mariages, àla toilette à madame, au chevalier cornu, à la belle bergère, aufuret ; tout le monde consentait à s’en mêler, y compris lespersonnes les plus âgées ; grand-tante Berthe, la doyenne, s’ymontrait même la plus irrésistiblement drôle.

Et tout à coup je faisais silence, jem’arrêtais, attentif, quand dans le lointain j’entendais :« Gâteaux, gâteaux, mes bons gâteaux tout chauds ! »Cela se rapprochait rapidement, car la chanteuse trottait,trottait, menu mais vite ; presque aussitôt elle était sousnos fenêtres, répétant de tout près, à pleine voix fêlée, sacontinuelle chanson.

Et c’était mon grand amusement, non point d’enfaire acheter, de ces pauvres gâteaux, – car ils étaient un peugrossiers et je ne les aimais guère, – mais de courir moi-même,quand on me le permettait, sur le pas de la porte, accompagné d’unetante de bonne volonté, pour arrêter au passage la marchande.

Avec une révérence, elle se présentait, labonne vieille, fière d’être appelée, et posait un pied sur lesmarches du seuil ; son costume propret était rehaussé toujoursde fausses manches blanches. Puis, tandis qu’elle découvrait sonpanier, je jetais longuement au dehors mon regard d’oiseau en cage,le plus loin possible dans la rue froide et déserte. Et c’était làtout le charme de la chose : respirer une bouffée d’air glacé,prendre un aperçu du grand noir extérieur, et, après, rentrer,toujours courant, dans le salon chaud et confortable, – tandis quele refrain monotone s’éloignait, s’en allait se perdre, chaque soirdu même côté, dans les mêmes rues basses avoisinant le port et lesremparts… Le trajet de cette marchande était invariable, – et je lasuivais par la pensée avec un intérêt singulier, aussi longtempsque sa chanson, de minute en minute reprise, s’entendaitencore.

Dans cette attention que je lui prêtais, il yavait de la pitié pour elle, pauvre vieille ainsi errante toutesles nuits ; – mais il y avait aussi un autre sentiment quis’ébauchait, – oh ! si confus encore, si vague, que je vaislui donner trop d’importance, rien qu’en l’indiquant de la façon laplus légère. Voici : j’avais une sorte de curiosité inquiètepour ces quartiers bas, vers lesquels la marchande se rendait sibravement, et où on ne me conduisait jamais. Vieilles rues aperçuesde loin, solitaires le jour, mais où, de temps immémorial, lesmatelots faisaient leur tapage les soirs de fête, envoyantquelquefois le bruit de leurs chants jusqu’à nous. Qu’est-ce quipouvait se passer là-bas ? Comment étaient ces gaietésbrutales qui se traduisaient par des cris ? À quoi doncs’amusaient-ils, ces gens revenus de la mer et des lointains paysoù le soleil brûle ? Quelle vie plus rude, plus simple et pluslibre était la leur ? – Évidemment, pour mettre au point toutce que je viens de dire, il faudrait l’atténuer beaucoup,l’envelopper comme d’un voile blanc.

Mais déjà le germe d’un trouble, d’uneaspiration vers je ne sais quoi d’autre et d’inconnu, était plantédans ma petite tête ; en rentrant, avec mes gâteaux à la main,dans ce salon où on parlait si bas, il m’arrivait, pendant uninstant d’une durée à peine appréciable, de me sentir étiolé etcaptif.

À neuf heures et demie, rarement plus tard àcause de moi, on servait le thé et les très minces tartinesbeurrées d’un beurre exquis et taillées avec ces soins qu’on n’aplus le temps d’apporter à quoi que ce soit, de nos jours. Ensuite,vers onze heures, après la lecture de la Bible et la prière, onallait se coucher.

Dans mon petit lit blanc, j’étais plus agitéle dimanche que les autres jours. D’abord il y avait la perspectivede M. Ratin, qui demain allait reparaître, plus pénible à voiraprès ce temps de répit ; je regrettais que ce jour de reposfût déjà fini, fini si vite, et je m’ennuyais par avance de cesdevoirs qu’il faudrait faire pendant toute une semaine avantd’atteindre le dimanche suivant. Puis quelquefois, dans lelointain, une bande de matelots passait en chantant, et alors mesidées changeaient de cours, s’en allaient vers les colonies ou lesnavires ; il me prenait même une sorte d’envie imprécise etsourde – latente, si j’ose employer ce mot – de courir moi aussidehors, à l’amusante aventure, dans l’air vif des nuits d’hiver, ouau grand soleil des ports exotiques, et, à tue-tête comme eux, dechanter la simple joie de vivre…

XXIV

« Alors j’entendis un ange qui volait parle milieu du ciel et qui dirait à haute voix : “Malheur,malheur, malheur aux habitants de la terre” »

… En plus de la lecture du soir faite enfamille, chaque matin dans mon lit je lisais un chapitre de laBible, avant de me lever.

Ma Bible était petite et d’un caractère trèsfin. Il y avait, entre les pages, des fleurs séchées auxquelles jetenais beaucoup ; surtout une branche de pieds d’alouetteroses, magnifiques, qui avaient le don de me rappeler trèsnettement les « gleux » de l’île d’Oléron où je les avaiscueillis.

Je ne sais pas comment cela se dit enfrançais, des « gleux » : ce sont les tiges quirestent, des blés moissonnés ; ce sont ces champs de paillesjaunes, tondues court, que dessèche et dore le soleil d’août. – Audessus des « gleux » de l’île, habités par lessauterelles, remontent et refleurissent très haut de tardifsbleuets et surtout des pieds-d’alouette, blancs, violets ouroses.

Donc, les matins d’hiver, dans mon lit, avantde commencer ma lecture, je regardais toujours cette branche defleurs d’une teinte encore fraîche, qui me donnait la vision et leregret des champs d’Oléron, chauffés au soleil d’été…

« Alors j’entendis un ange, qui volaitpar le milieu du ciel et qui disait à haute voix : Malheur,malheur, malheur aux habitants de la terre ! Puis le cinquièmeange sonna de la trompette et je vis une étoile qui tomba du cielen la terre, et la clef du puits de l’abîme lui fit donnée. »Quand je lisais ma Bible seul, ayant le choix des passages, c’étaittoujours la Genèse grandiose, la séparation de la lumière et desténèbres, ou bien les visions et les émerveillementsapocalyptiques ; j’étais fasciné par toute cette poésie derêve et de terreur qui n’a jamais été égalée, que je sache, dansaucun livre humain… La bête à sept têtes, les signes du ciel, leson de la dernière trompette, ces épouvantes m’étaientfamilières ; elles hantaient mon imagination et la charmaient.– Il y avait un livre du siècle dernier, relique de mes ascendantshuguenots, dans lequel je voyais vivre ces choses : uneHistoire de la Bible avec d’étranges images apocalyptiques où tousles lointains étaient noirs. Ma grand-mère maternelle gardaitprécieusement, dans un placard de sa chambre, ce livre qu’elleavait rapporté de l’île, et, comme j’avais conservé l’habitude demonter mélancoliquement chez elle, l’hiver, dès que je voyaistomber la nuit, c’était presque toujours à ces heures de clartéindécise que je lui demandais de me le prêter, pour le feuilletersur ses genoux ; jusqu’au dernier crépuscule, je tournais lesfeuillets jaunis, je regardais les vols d’anges aux grandes ailesrapides, les rideaux de ténèbres présageant les fins de mondes, lesciels plus noirs que la terre, et, au milieu des amoncellements denuées, le triangle simple et terrible qui signifie Jéhovah.

XXV

L’Égypte, l’Égypte antique, appelée aussi àexercer sur moi, un peu plus tard, une sorte de fascination bienmystérieuse, je la retrouvai pour la première fois, sans hésitationni étonnement, dans une gravure du Magasin pittoresque. Je saluaicomme d’anciennes connaissances deux dieux à tête d’épervier quiétaient là, inscrits de profil sur une pierre de chaque côté d’unétrange zodiaque, et, bien que ce fût par une journée sombre, il mevint, j’en suis très sûr, l’impression subite d’un chaud et mornesoleil.

XVI

Après le départ de mon frère, pendant l’hiverqui suivit, je passai beaucoup de mes heures de récréation dans machambre, à peindre les images du Voyage en Polynésie qu’il m’avaitdonné. Avec un soin extrême, je coloriai d’abord les branches defleurs, les groupes d’oiseaux. Le tour des bonshommes vintensuite.

Quant à ces deux jeunes filles tahitiennes aubord de la mer, pour lesquelles le dessinateur s’était inspiré denymphes quelconques, je les fis blanches, oh ! blanches etroses, comme les plus suaves poupées. Et je les trouvairavissantes, ainsi.

L’avenir se réservait de m’apprendre que leurteint est différent et leur charme tout autre…

Du reste mon sentiment sur la beauté s’estbien modifié depuis cette époque, et on m’eût beaucoup étonné alorsen m’apprenant quelles sortes de visages j’arriverais à trouvercharmants dans la suite imprévue de ma vie. Mais tous les enfantsont sous ce rapport le même idéal, qui change ensuite dès qu’ils sefont hommes. À eux, qui admirent en toute pureté naïve, il faut destraits doucement réguliers et des teints fraîchement roses ;plus tard, leur manière d’apprécier varie, suivant leur cultured’esprit et surtout au gré de leurs sens.

XXVII

Je ne sais plus bien à quelle époque je fondaimon musée qui m’occupa si longtemps. Un peu au-dessus de la chambrede ma grand-tante Berthe, était un petit galetas isolé, dontj’avais pris possession complète ; le charme de ce lieu luivenait de sa fenêtre, donnant aussi de très haut sur le couchant,sur les vieux arbres du rempart ; sur les prairies lointaines,où des points roux, semés çà et là au milieu du vert uniforme,indiquaient des bœufs et des vaches, des troupeaux errants.

– J’avais obtenu qu’on me fit tapisser cegaletas, d’un papier chamois rosé qui y est encore ; – qu’onm’y plaçât des étagères, des vitrines. J’y installais mespapillons, qui me semblaient des spécimens très précieux ; j’yrangeais des nids d’oiseaux trouvés dans les bois de laLimoise ; des coquilles ramassées sur les plages del’« île » et d’autres, des « colonies »,rapportées autrefois par des parents inconnus, et dénichées augrenier au fond de vieux coffres où elles sommeillaient depuis desannées sous de la poussière. Dans ce domaine, je passais des heuresseul, tranquille, en contemplation devant des nacres exotiques,rêvant aux pays d’où elles étaient venues, imaginant d’étrangesrivages.

Un bon vieux grand-oncle, parent éloigné, maisqui m’aimait bien, encourageait ces amusements. Il était médecin etayant, dans sa jeunesse, longtemps habité la côte d’Afrique, ilpossédait un cabinet d’histoire naturelle plus remarquable que biendes musées de ville. D’étonnantes choses étaient là, qui mecaptivaient : des coquilles rares et singulières, desamulettes, des armes encore imprégnées de ces senteurs exotiquesdont je me suis saturé plus tard ; d’introuvables papillonssous des vitres. Il demeurait dans notre voisinage et je levisitais souvent. Pour arriver à son cabinet, il fallait traverserson jardin où fleurissaient des daturas, des cactus, et où setenait un perroquet gris du Gabon, qui disait des choses en languenègre. Et quand le vieil oncle me parlait du Sénégal, de Corée, dela Guinée, je me grisais de la musique de ces mots, pressentantdéjà quelque chose de la lourdeur triste du pays noir. Il avaitprédit, mon pauvre oncle, que je deviendrais un savant naturaliste,– et il se trompait bien, comme du reste tant d’autres quipronostiquèrent de mon avenir ; il y était moins quepersonne ; il ne comprenait pas que mon penchant pourl’histoire naturelle ne représentait qu’une déviation passagère deces petites idées encore flottantes ; que les froidesvitrines, les classifications arides, la science morte, n’avaientrien qui pût longtemps me retenir. Non, ce qui m’attirait sipuissamment était derrière ces choses glacées, derrière etau-delà ; était la nature elle-même, effrayante, et aux millevisages, l’ensemble inconnu des bêtes et des forêts…

XXVIII

Cependant, je passais aussi de longues heures,hélas ! à faire soi-disant mes devoirs.

Töpffer, qui a été le seul véritable poète desécoliers, en général si incompris, les divisait en troisgroupes :

1° ceux qui sont dans les collèges ;

2° ceux qui travaillent chez eux, leur fenêtredonnant sur quelque fond de cour sombre avec un vieux figuiertriste ;

3° ceux qui, travaillant aussi au logis, ontune petite chambre claire, sur la rue.

J’appartenais à cette dernière catégorie, queTöpffer considère comme privilégiée et devant fournir plus tard leshommes les plus gais. Ma chambre d’enfant était au premier sur larue : rideaux blancs, tapisserie verte semée de bouquets deroses blanches ; près de la fenêtre, mon bureau de travail,et, au-dessus, ma bibliothèque toujours très délaissée.

Tant que duraient les beaux jours, cettefenêtre était ouverte, – les persiennes demi-closes, pour mepermettre d’être constamment à regarder dehors sans que mesflâneries fussent remarquées ni dénoncées par quelque voisinmalencontreux. Du matin au soir, je contemplais donc ce bout de ruetranquille, ensoleillé entre ces blanches maisonnettes de provinceet s’en allant finir là-bas aux vieux arbres du rempart ; lesrares passants, bientôt tous connus de visage ; les différentschats du quartier, rôdant aux portes ou sur les toits ; lesmartinets tourbillonnant dans l’air chaud, et les hirondellesrasant la poussière du pavé…

Oh ! que de temps j’ai passé à cettefenêtre, l’esprit en vague rêverie de moineau prisonnier, tandisque mon cahier taché d’encre restait ouvert aux premiers mots d’unthème qui n’aboutissait pas, d’une narration qui ne voulait passortir…

L’époque des niches aux passants ne tarda pasà survenir ; c’était du reste la conséquence fatale de cedésœuvrement ennuyé et souvent traversé de remords.

Ces niches, je dois avouer que Lucette, magrande amie, y trempait quelquefois très volontiers. Déjà jeunefille, de seize ou dix-sept ans, elle redevenait aussi enfant quemoi-même à certaines heures. « Tu sais, tu ne le diras pas aumoins ! » me recommandait-elle, avec un clignementimpayable de ses yeux si fins (et je le dis, à présent que lesannées ont passé, que l’herbe d’une vingtaine d’étés a fleuri sursa tombe).

Cela consista d’abord à préparer de gentilspaquets, bien enveloppés de papier blanc et bien attachés defaveurs roses ; dedans, on mettait des queues de cerises, desnoyaux de prunes, de petites vilenies quelconques ; on jetaitle tout sur le pavé et on se postait derrière les persiennes pourvoir qui le ramasserait.

Ensuite, cela devint des lettres, – deslettres absolument saugrenues et incohérentes, avec dessins àl’appui intercalés dans le texte, – qu’on adressait aux habitantsles plus drolatiques du voisinage et qu’on déposait sournoisementsur le trottoir à l’aide d’un fil, aux heures où ils avaientcoutume de passer…

Oh ! les fous rires que nous avions, encomposant ces pièces de style ! – D’ailleurs, depuis Lucette,je n’ai jamais rencontré quelqu’un avec qui j’ai pu rire d’aussibon cœur, – et presque toujours à propos de choses dont la drôlerieà peine saisissable n’eût déridé aucun autre que nous-mêmes. Enplus de notre bonne amitié de petit frère à grand-sœur, il y avaitcela entre nous : un même tour de moquerie légère, un accordcomplet dans notre sentiment de l’incohérence et du ridicule. Aussilui trouvais-je plus d’esprit qu’à personne, et, sur un seul motéchangé, nous riions souvent ensemble, aux dépens de notre prochainou de nous-mêmes, en fusée subite, jusqu’à en être pâmés, jusqu’ànous en jeter par terre. Tout cela ne cadrait guère, je lereconnais, avec les sombres rêveries apocalyptiques et les gravescontroverses religieuses. Mais j’étais déjà plein de contradictionsà cette époque…

Pauvre petite Lucette ou Luçon (Luçon était unnom propre masculin Singulier que je lui avais donné ; jedisais : Mon bon Luçon) ; pauvre petite Lucette, elleétait pourtant un de mes professeurs, elle aussi ; mais unprofesseur par exemple qui ne me causait ni dégoût ni effroi ;comme M. Ratin, elle avait un cahier de notes, sur lequel elleinscrivait des bien ou des très bien et que j’étais tenu de montrerà mes parents le soir. – Car j’ai négligé de dire plus tôt qu’elles’était amusée à m’apprendre le piano, de très bonne heure, encachette, en surprise, pour me faire exécuter un soir, à l’occasiond’une solennité de famille, l’air du Petit Suisse et l’air duRocher de Saint Malo. – Il en était résulté qu’on l’avait priée decontinuer son œuvre si bien commencée, et que mon éducationmusicale resta entre ses mains jusqu’à l’époque de Chopin et deLiszt.

La peinture et la musique étaient les deuxseules choses que je travaillais un peu.

La peinture m’était enseignée par masœur : mais je ne me rappelle plus mes commencements, tant ilsfurent prématurés ; il me semble que de tout temps j’ai su,avec des crayons ou des pinceaux, rendre à peu près sur le papierles petites fantaisies de mon imagination.

XXIX

Chez grand-mère, au fond de ce placard auxreliques où se tenait le livre des grandes terreursd’Apocalypse : l’Histoire de la Bible, il y avait aussiplusieurs autres choses vénérables. D’abord un vieux psautier,infiniment petit entre ses fermoirs d’argent, comme un livre depoupée, et qui avait dû être une merveille typographique à sonépoque. Il était ainsi en miniature, me disait-on, pour pouvoir sedissimuler sans peine ; à l’époque des persécutions, desancêtres à nous avaient dû souvent le porter, caché sous leursvêtements. Il y avait surtout, dans un carton, une liasse delettres sur parchemin timbrées de Leyde ou d’Amsterdam, de 1702 à1710, et portant de larges cachets de cire dont le chiffre étaitsurmonté d’une couronne de comte. Lettres d’aïeux huguenots qui, àla révocation de l’édit de Nantes, avaient quitté leurs terres,leurs amis, leur patrie, tout au monde, pour ne pas abjurer. Ilsécrivaient à un vieux grand-père, trop âgé alors pour prendre lechemin de l’exil, et qui avait pu, je ne sais comment, resterignoré dans un coin de l’île d’Oléron. Ils étaient soumis etrespectueux envers lui comme on ne l’est plus de nos jours ;ils lui demandaient conseil ou permission pour tout, – même pourporter certaines perruques dont la mode venait à Amsterdam en cetemps-là. Puis ils contaient leurs affaires, sans un murmurejamais, avec une résignation évangélique ; leurs biens étantconfisqués, ils étaient obligés de s’occuper de commerce pour vivrelà-bas ; et ils espéraient, disaient-ils, avec l’aide de Dieu,avoir toujours du pain pour leurs enfants.

En plus du respect qu’elles m’inspiraient, ceslettres avaient pour moi le charme des choses très anciennes ;je trouvais si étrange de pénétrer ainsi dans cette activitéd’autrefois, dans cette vie intime, déjà vieille de plus d’unsiècle et demi.

Et puis, en les lisant, une indignation mevenait au cœur contre l’Église romaine, contre la Rome papale,souveraine de ces siècles passés et si clairement désignée, – à mesyeux du moins, – dans cette étonnante prophétieapocalyptique : « … Et la bête est une ville, et ses septtêtes sont sept collines sur lesquelles la ville est assise. »grand-mère, toujours austère et droite dans sa robe noire, ainsiprécisément que l’on est convenu de se représenter les vieillesdames huguenotes, avait été inquiétée, elle aussi, pour sa foi,sous la Restauration, et, bien qu’elle ne murmurât jamais, elle nonplus, on sentait qu’elle gardait de cette époque un souveniroppressant.

De plus, dans l’« île », à l’ombred’un petit bois enclos de murs attenant à notre ancienne habitationfamiliale, on m’avait montré la place où dormaient plusieurs de mesancêtres, exclus des cimetières pour avoir voulu mourir dans lareligion protestante.

Comment ne pas être fidèle, après tout cepassé ? Il est bien certain que si l’Inquisition avait étérecommencée, j’aurais subi le martyre joyeusement comme un petitilluminé.

Ma foi était même une foi d’avant-garde etj’étais bien loin de la résignation des mes ascendants ;malgré mon éloignement pour la lecture, on me voyait souvent plongédans des livres de controverse religieuse ; je savais par cœurdes passages des Pères, des décisions des premiers conciles ;j’aurais pu discuter sur les dogmes comme un docteur, j’étaisretors en arguments contre le papisme.

Et cependant un froid commençait par instantsà me prendre ; au temple surtout, du gris blafard descendaitdéjà autour de moi. L’ennui de certaines prédications dudimanche ; le vide de ces prières, préparées à l’avance, ditesavec l’onction convenue et les gestes qu’il faut ; etl’indifférence de ces gens endimanchés, qui venaient écouter, –comme j’ai senti de bonne heure, – et avec un chagrin profond, unedéception cruelle – l’écœurant formalisme de tout cela ! –L’aspect même du temple me déconcertait : un temple deville ; neuf alors avec une intention d’être joli, sans oserl’être trop ; je me rappelle surtout certains petits ornementsdes murs que j’avais pris en abomination, qui me glaçaient àregarder. C’était un peu de ce sentiment que j’ai éprouvé plus tardà l’excès dans ces temples de Paris visant à l’élégance et où l’ontrouve aux portes des huissiers avec des nœuds de ruban surl’épaule… Oh ! les assemblées des Cévennes ! oh !les pasteurs du désert !

De si petites choses, évidemment, ne pouvaientpas ébranler beaucoup mes croyances, qui semblaient solides commeun château bâti sur un roc ; mais elles ont causé la premièreimperceptible fissure, par laquelle, goutte à goutte, une eauglacée a commencé d’entrer.

Où je retrouvais encore le vrai recueillement,la vraie et douce paix de la maison du Seigneur, c’était dans levieux temple de Saint-Pierre-d’Oléron ; mon aïeul Samuel, autemps des persécutions, avait dû y prier souvent, puis ma mère yétait venue pendant toute sa jeunesse… Et j’aimais aussi ces petitstemples de villages, où nous allions quelquefois les dimanchesd’été : bien antiques pour la plupart, avec leurs murs toutsimples, passés à la chaux blanche ; bâtis n’importe où, aucoin d’un champ de blé, des fleurettes sauvages alentour ; oubien retirés au fond de quelque enclos, au bout d’une vieille alléed’arbres. – Les catholiques n’ont rien qui dépasse en charmereligieux ces humbles petits sanctuaires de nos côtes protestantes,– même pas leurs plus exquises chapelles de granit, perdues au fonddes bois bretons, que j’ai tant aimées plus tard…

Je voulais toujours être pasteur,assurément ; d’abord il me semblait que ce fut mon devoir. Jel’avais dit, je l’avais promis dans mes prières ; pouvais-je àprésent reprendre ma parole donnée ?

Mais, quand je cherchais, dans ma petite tête,à arranger cet avenir, de plus en plus voilé pour moid’impénétrables ténèbres, ma pensée se portait de préférence surquelque église un peu isolée du monde, où la foi de mon troupeauserait encore naïve, où mon temple modeste serait consacré par toutun passé de prières…

Dans l’île d’Oléron, par exemple ! Dansl’île d’Oléron, oui, c’était là, au milieu des souvenirs de mesaïeux huguenots, que j’entrevoyais plus facilement et avec moinsd’effroi, ma vie sacrifiée à la cause du Seigneur.

XXX

Mon frère était arrivé dans l’îledélicieuse.

Sa première lettre datée de là-bas, trèslongue, sur un papier mince et léger jauni par la mer, avait misquatre mois à nous parvenir.

Elle fut un événement dans notre vie defamille ; je me rappelle encore, pendant que mon père et mamère la décachetaient en bas, avec quelle joyeuse vitesse je montaiquatre à quatre au second étage, pour appeler dans leurs chambresma grand-mère et mes tantes.

Sous l’enveloppe si remplie, toute couverte detimbres d’Amérique, il y avait un billet particulier pour moi et,en le dépliant, j’y trouvai une fleur séchée, sorte d’étoile à cinqfeuilles d’une nuance pâle, encore rose.

Cette fleur, me disait mon frère, avait pousséet s’était épanouie près de sa fenêtre, à l’intérieur même de samaison tahitienne, qu’envahissaient les verdures admirables delà-bas. Oh ! avec quelle émotion singulière, – quelle avidité,si je puis dire ainsi, – je la regardai et la touchai cettepervenche, qui était une petite partie encore colorée, encorepresque vivante, de cette nature si lointaine et si inconnue…

Ensuite je la serrai, avec tant de précautionsque je la possède encore.

Et, après bien des années, quand je vins faireun pèlerinage à cette case que mon frère avait habitée sur l’autreversant du monde, je vis qu’en effet le jardin ombreux d’alentourétait tout rose de ces pervenches-là ; qu’elles franchissaientmême le seuil de la porte et entraient, pour fleurir dansl’intérieur abandonné.

XXXI

Après mes neuf ans révolus, on parla uninstant de me mettre au collège, afin de m’habituer aux misères dece monde, et, tandis que cette question s’agitait en famille, jevécus quelques jours dans la terreur de cette prison-là, dont jeconnaissais de vue les murs et les fenêtres garnies de treillagesen fer.

Mais on trouva, après réflexion, que j’étaisune petite plante trop délicate et trop rare pour subir le contactde ces autres enfants, qui pouvaient avoir des jeux grossiers, devilaines manières ; on conclut donc à me garder encore.

Cependant je fus délivré de M. Ratin. Unbon vieux professeur, à figure ronde, lui succéda, – qui medéplaisait moins, mais avec lequel je ne travaillais pas davantage.L’après-midi, quand approchait l’heure de son arrivée, ayant bâclémes devoirs à la hâte, j’étais toujours posté à ma fenêtre, pour leguetter derrière mes persiennes, avec mon livre de leçons ouvert aupassage qu’il fallait apprendre ; dès que je le voyaispoindre, à un tournant, tout au bout de la rue là-bas, jecommençais à étudier…

Et en général, quand il entrait, je savaisassez pour mériter au moins la note « assez bien » qui neme faisait pas gronder.

J’avais aussi mon professeur d’anglais quivenait tous les matins, – et que j’appelais Aristogiton (je n’aijamais su pourquoi). D’après la méthode Robertson, il me faisaitparaphraser l’histoire du sultan Mahmoud. C’était du reste le seulqui vît clair dans la situation ; sa conviction intime étaitque je ne faisais rien, rien, moins que rien ; mais ilmontrait le bon goût de ne pas se plaindre, et je lui en avais unereconnaissance qui devint bientôt affectueuse.

L’été, pendant les très chaudes journées,c’était dans la cour que je faisais mine de travailler ;j’encombrais, de mes cahiers et de mes livres tachés d’encre, unetable verte abritée sous un berceau de lierre, de vigne et dechèvrefeuille. Et comme on était bien là, pour flâner dans unesécurité absolue : à travers les treillages et les branchesvertes, sans être vu, on voyait de si loin venir les dangers…J’avais toujours soin d’emporter avec moi, dans cette retraite, uneprovision de cerises, ou de raisins, suivant la saison, et vraimentj’aurais passé là des heures de rêverie tout à fait délicieuse, –sans ces remords obstinés qui me revenaient à chaque instant, cesremords de ne pas faire mes devoirs…

Entre les feuillages retombants, j’apercevais,de tout près, ce frais bassin, entouré de grottes lilliputiennes,pour lequel j’avais un culte depuis le départ de mon frère. Sur sapetite surface réfléchissante remuée par le jet d’eau, dansaientdes rayons de soleil, – qui remontaient ensuite obliquement etvenaient mourir à ma voûte de verdure, à l’envers des branches,sous forme de moires lumineuses sans cesse agitées.

Ce berceau était un petit recoin d’ombretranquille, où je me faisais des illusions de vraie campagne ;par-dessus les vieux murs bas j’écoutais chanter les oiseauxexotiques dans les volières de la maman d’Antoinette, et aussi lesoiseaux libres, les hirondelles au rebord des toits, ou les plussimples moineaux, dans les arbres des jardins.

Quelquefois je m’étendais de tout mon long,sur les bancs verts qui étaient là, pour regarder, par les trous duchèvrefeuille, les nuages blancs passer sur le ciel bleu. Jem’initiais aux mœurs intimes des moustiques, qui toute la journéetremblotent sur leurs longues pattes, posés à l’envers desfeuilles. Ou bien je concentrais mon attention captivée sur levieux mur du fond où se passaient, entre insectes, des dramesterribles : des araignées sournoises, brusquement sorties deleur trou, attrapaient de pauvres petites bestioles étourdies, –que je délivrais presque toujours, en intervenant avec un brin depaille.

J’avais aussi, j’oubliais de le dire, lacompagnie d’un vieux chat, tendrement aimé, que j’appelais laSuprématie, et qui fut le compagnon fidèle de mon enfance.

La Suprématie, sachant les heures où je metenais là, arrivait discrètement sur la pointe de ses pattes develours, mais ne sautait sur moi qu’après m’avoir interrogé d’unlong regard.

Il était très laid, le pauvre, tachébizarrement sur une seule moitié de la figure ; de plus, unaccident cruel lui avait laissé la queue de travers, cassée à angledroit. Aussi devint-il bientôt un sujet de continuelle moqueriepour Lucette, chez qui au contraire d’adorables chattes angora sesuccédaient en dynastie.

Quand j’allais la voir, après s’être informéede toutes les personnes de ma famille, elle manquait rarementd’ajouter, avec une impayable condescendance qui suffisait à medonner le fou rire : « Et… ton horreur de chat… est-il enbonne santé, mon enfant ? »

XXXII

Cependant mon musée faisait de grands progrès,et il avait fallu y placer des étagères nouvelles.

Le grand-oncle, visité très souvent et de plusen plus intéressé à mon penchant pour l’histoire naturelle,trouvait dans ses réserves de coquilles une quantité de doublerdont il me faisait cadeau. Avec une bonté et une patienceinfatigables, il m’apprenait les savantes classifications deCuvier, Linné, Lamarck ou Bruguières, et je m’étonne de l’attentionque j’y prêtais.

Sur un petit bureau très ancien, qui faisaitpartie du mobilier de mon musée, j’avais un cahier où, d’après sesnotes, je recopiais, pour chaque coquille étiquetée soigneusement,le nom de l’espèce, du genre, de la famille, de la classe, – puisdu lieu d’origine.

Et là, dans le demi-jour atténué qui tombaitsur ce bureau, dans le silence de ce petit recoin haut perché,isolé, rempli déjà d’objets venus des plus extrêmes lointains dumonde ou des derniers fins fonds de la mer, quand mon esprits’était longuement inquiété du changeant mystère des formesanimales et de l’infinie diversité des coquilles, – avec quelleémotion je transcrivais sur mon cahier, en face du nom d’unSpirifire ou d’un Térébratule, des mots comme ceux-ci, enchantés etpleins de soleil : « Côte orientale d’Afrique, côte deGuinée, mer des Indes ! »

Dans ce même musée, je me rappelle avoiréprouvé par une après-midi de mars, un des plus singulierssymptômes de ce besoin de réaction qui, plus tard, à certainespériodes de complète détente, devait me pousser vers le bruit, lemouvement, la gaieté simple et brutale des matelots.

C’était le mardi gras. Au beau soleil, j’étaissorti avec mon père, pour voir un peu les mascarades dans lesrues ; et puis, rentré de bonne heure, je m’étais tout desuite rendu là-haut, pour m’amuser à mes classifications decoquillages. Mais les cris lointains des masques et le bruit deleurs tambours venaient me poursuivre jusque dans ma retraite dejeune savant et m’y apportaient une insupportable tristesse.C’était, en beaucoup plus pénible, une impression dans le genre decelle que me causait le chant de la vieille marchande de gâteaux,quand elle allait se perdre du côté des rues basses et desremparts, les nuits d’hiver. Cela devenait une vraie angoisse,subite, inattendue, – mais fort mal définie.

Confusément, je souffrais d’être enfermé, moi,et penché sur des choses arides, bonnes pour des vieillards, quanddehors les petits garçons du peuple, de tous les âges, de toutesles tailles, et les matelots, plus enfants qu’eux, couraient,sautaient, chantaient à plein gosier, ayant sur la figure desmasques de deux sous. Je n’avais aucune envie de les suivre, celava sans dire ; j’en sentais même l’impossibilité avec ledégoût le plus dédaigneux. Et je tenais beaucoup à rester là, ayantà finir de mettre en ordre la famille multicolore des Purpurifères,vingt-troisième des Gastéropodes.

Mais, c’est égal, ils me troublaient bienétrangement, ces gens de la rue !… Et alors, me sentant endétresse, je descendis chercher ma mère, la prier avec instance demonter me tenir compagnie. Étonnée de ma demande (car je neconviais jamais personne dans ce sanctuaire), étonnée surtout demon air anxieux, elle me dit d’abord en plaisantant que c’étaitridicule de la part d’un garçon de dix ans bientôt accomplis ;mais elle consentit tout de suite à venir, et s’installa, presqueun peu inquiète, auprès de moi dans mon musée, une broderie à lamain.

Oh ! alors, rasséréné, réchauffé par sabienfaisante présence, je me remis à l’ouvrage sans plus me soucierdes masques, et en regardant seulement de temps à autre son cherprofil se découper en silhouette sur le carré clair de ma petitefenêtre, tandis que baissait le jour de mars.

XXXIII

Je m’étonne de ne plus me rappeler par quelletransformation, lente ou subite, ma vocation de pasteur devint unevocation plus militante de missionnaire.

Il me semble même que j’aurais dû trouver celabeaucoup plus tôt, car de tout temps je m’étais tenu au courant desmissions évangéliques, surtout de celles de l’Afrique australe, aupays des Bassoutos. Et, depuis ma plus petite enfance, j’étaisabonné au Messager, journal mensuel, dont l’image d’en-tête m’avaitfrappé de si bonne heure. Cette image, je pourrais la ranger enpremière ligne parmi celles dont j’ai parlé précédemment et quiarrivent à impressionner en dépit du dessin, de la couleur ou de laperspective. Elle représentait un palmier invraisemblable, au bordd’une mer derrière laquelle se couchait un soleil énorme, et, aupied de cet arbre, un jeune sauvage regardant venir, du bout del’horizon, le navire porteur de la bonne nouvelle du salut. Dansmes commencements tout à fait, quand, au fond de mon petit nidrembourré d’ouate, le monde ne m’apparaissait encore que déformé etgrisâtre, cette image m’avait donné à rêver beaucoup ; j’étaiscapable à présent d’apprécier tout ce qu’elle avait d’enfantincomme exécution, mais je continuais de subir le charme de cetimmense soleil, à demi abîmé dans cette mer, et de ce petit bateaudes missions arrivant à pleines voiles vers ce rivage inconnu.

Donc, quand on me questionnait maintenant, jerépondais : « Je serai missionnaire. » Mais jebaissais la voix pour le dire, comme quand on ne se sent pas trèssûr de ses forces, et je comprenais bien aussi qu’on ne me croyaitplus. Ma mère elle-même accueillait cette réponse avec un souriretriste ; d’abord c’était dépasser ce qu’elle demandait de mafoi ; – et puis elle pressentait sans doute que ce ne seraitpoint cela, que ce serait autre chose, de plus tourmenté et de toutà fait impossible à démêler pour le moment.

Missionnaire ! Il semblait cependant quecela conciliait tout. C’étaient bien les lointains voyages, la vieaventureuse et sans cesse risquée, – mais au service du Seigneur etde sa sainte cause. Cela mettait pour un temps ma conscience enrepos.

Ayant imaginé cette solution-là, j’évitais d’yarrêter mon esprit, de peur d’y découvrir encore quelque épouvante.Du reste, l’eau glacée des sermons banals, des redites, du patoisreligieux, continuait de tomber sur ma foi première. Et parailleurs, ma crainte ennuyée de la vie et de l’avenir s’augmentaittoujours ; en travers de ma route noire, le voile de plombdemeurait baissé, impossible à soulever avec ses grands plislourds.

XXXIV

Dans ce qui précède, je n’ai pas assez parléde cette Limoise, qui fut le lieu de ma première initiation auxchoses de la nature. Toute mon enfance est intimement liée à cepetit coin du monde, à ses vieux bois de chênes, à son sol pierreuxque recouvrent des tapis de serpolet, ou des bruyères.

Pendant dix ou douze étés rayonnants, j’ypassais tous mes jeudis d’écolier, et de plus j’en rêvais, d’unjeudi à l’autre, pendant les ennuyeux jours du travail.

Dès le mois de mai, nos amis les D***s’installaient dans cette maison de campagne, avec Lucette, pour yrester, après les vendanges, jusqu’aux premières fraîcheursd’octobre, – et on m’y conduisait régulièrement tous les mercredissoir.

Rien que de s’y rendre me paraissait déjà unechose délicieuse. Très rarement en voiture – car elle n’était guèrequ’à cinq ou six kilomètres, cette Limoise, bien qu’elle me semblâttrès loin, très perdue dans les bois.

C’était vers le sud, dans la direction despays chauds.

(J’en aurais trouvé le charme moins grand sic’eût été du côté du nord.) Donc, tous les mercredis soir, audéclin du soleil, à des heures variables suivant les mois, jepartais de la maison en compagnie du frère aîné de Lucette, grandgarçon de dix-huit ou vingt ans qui me faisait l’effet alors d’unhomme d’âge mûr. Autant que possible, je marchais à son pas, plusvite par conséquent que dans mes promenades habituelles avec monpère et ma sœur ; nous descendions par les tranquillesquartiers bas, pour passer devant cette vieille caserne desmatelots dont les bruits bien connus de clairons et de tamboursvenaient jusqu’à mon musée, les jours de vent de sud ; puisnous franchissions les remparts, par la plus ancienne et la plusgrise des portes, – une porte assez abandonnée, où ne passent plusguère que des paysans, des troupeaux, – et nous arrivions enfin surla route qui mène à la rivière.

Deux kilomètres d’une avenue bien droite,bordée en ce temps-là de vieux arbres rabougris, qui étaientabsolument jaunes de lichen et qui portaient tous la chevelureinclinée vers la gauche, à cause des vents marins, soufflantconstamment de l’ouest dans les grandes prairies videsd’alentour.

Pour les gens qui ont sur le paysage des idéesde convention, et auxquels il faut absolument le site de vignette,l’eau courante entre des peupliers et la montagne surmontée duvieux château, pour ces gens-là, il est admis d’avance que cettepauvre route est très laide.

Moi, je la trouve exquise, malgré les lignesunies de son horizon. De droite et de gauche, rien cependant, rienque des plaines d’herbages où des troupeaux de bœufs se promènent.Et en avant, sur toute l’étendue du lointain, quelque chose quisemble murer les prairies, un peu tristement, comme un longrempart : c’est l’arête du plateau pierreux d’en face, au basduquel la rivière coule ; c’est l’autre rive, plus élevée quecelle-ci et d’une nature différente, mais aussi plane, aussimonotone. Et dans cette monotonie réside précisément pour moi lecharme très incompris de nos contrées ; sur de grands espaces,souvent la tranquillité de leurs lignes est ininterrompue etprofonde.

Dans nos environs, cette vieille route est dureste celle que j’aime le plus, probablement parce que beaucoup demes petits rêves d’écolier sont restés posés sur ses lointainsplats, où de temps en temps il m’arrive de les retrouver encore…Elle est la seule aussi qu’on ne m’ait pas défigurée avec desusines, des bassins ou des gares. Elle est absolument à moi, sansque personne s’en doute, ni ne songe par conséquent à m’encontester la propriété.

La somme de charme que le monde extérieur nousfait l’effet d’avoir, réside en nous-mêmes, émane denous-mêmes ; c’est nous qui la répandons, – pour nous seuls,bien entendu, – et elle ne fait que nous revenir. Mais je n’ai pascru assez tôt à cette vérité pourtant bien connue. Pendant mespremières années toute cette somme de charme était donc localiséedans les vieux murs ou les chèvrefeuilles de ma cour, dans nossables de l’île, dans nos plaines d’herbages ou de pierres.

Plus tard, en éparpillant cela partout, jen’ai réussi qu’à en fatiguer la source. Et j’ai, hélas !beaucoup décoloré, rapetissé à mes propres yeux ce pays de monenfance – qui est peut-être celui où je reviendrai mourir ; jen’arrive plus que par instants et par endroits à m’y faire lesillusions de jadis ; j’y suis poursuivi, naturellement, par detrop écrasants souvenirs d’ailleurs…

… J’en étais à dire que, tous les mercredissoir, je prenais, d’un pas joyeux, cette route-là pour me dirigervers cette assise lointaine de rochers qui fermait là-bas lesprairies, vers cette région des chênes et des pierres, où laLimoise est située et que mon imagination d’alors grandissaitétrangement.

La rivière qu’il fallait traverser était aubout de l’avenue si droite de ces vieux arbres, que rongeaient leslichens couleur d’or et que tourmentaient les vents d’ouest. Trèschangeante, cette rivière, soumise aux marées et à tous lescaprices de l’Océan voisin. Nous la passions dans un bac ou dansune yole, toujours avec les mêmes bateliers de tout temps connus,anciens matelots aux barbes blanches et aux figures noircies desoleil.

Sur l’autre rive, la rive des pierres, j’avaisl’illusion d’un recul subit de la ville que nous venions de quitteret dont les remparts gris se voyaient encore ; dans ma petitetête, les distances s’exagéraient brusquement, les lointainsfuyaient. C’est qu’aussi tout était changé, le sol, les herbes, lesfleurettes sauvages et les papillons qui venaient s’y poser ;rien n’était plus ici comme dans ces abords de la ville, marais etprairies, où se faisaient mes promenades des autres jours de lasemaine. Et ces différences que d’autres n’auraient pas aperçuesdevaient me frapper et me charmer beaucoup, moi qui perdais montemps à observer si minutieusement les plus infimes petites chosesde la nature, qui m’abîmais dans la contemplation des moindresmousses. Même les crépuscules de ces mercredis avaient je ne saisquoi de particulier que je définissais mal ; généralement, àl’heure où nous arrivions sur cette autre rive, le soleil secouchait, et, ainsi regardé, du haut de l’espèce de plateausolitaire où nous étions, il me paraissait s’élargir plus que decoutume, tandis que s’enfonçait son disque rouge derrière lesplaines de hauts foins que nous venions de quitter.

La rivière ainsi franchie, nous laissions toutde suite la grand route pour prendre des sentiers à peine tracés,dans une région, odieusement profanée aujourd’hui mais exquise ence temps-là, qui s’appelait « les Chaumes ».

Ces Chaumes étaient un bien communal,dépendant d’un village dont on apercevait là-bas l’antiqueéglise.

N’appartenant donc à personne, ils avaient pugarder intacte leur petite sauvagerie relative. Ils n’étaientqu’une sorte de plateau de pierre d’un seul morceau, légèrementondulé et couvert d’un tapis de plantes sèches, courtes, odorantes,qui craquaient sous les pas ; tout un monde de minusculespapillons, de microscopiques mouches, vivait là, bizarrementcoloré, sur des fleurettes rares.

On rencontrait aussi quelquefois des troupeauxde moutons, avec des bergères qui les gardaient, bien pluspaysannes, plus noircies au grand air que celles des environs de laville. Et ces Chaumes mélancoliques, brûlés de soleil, étaient pourmoi comme le vestibule de la Limoise ; ils en avaient déjà leparfum de serpolet et de marjolaine.

Au bout de cette petite lande apparaissait lehameau du Frelin. – Or, j’aimais ce nom de Frelin, il me semblaitdériver de ces gros frelons terribles des bois de la Limoise, quinichaient dans le cœur de certains chênes et qu’on détruisait auprintemps en allumant de grands feux alentour. Trois ou quatremaisonnettes composaient ce hameau. Toutes basses, comme c’estl’usage dans nos pays, elles étaient vieilles, vieilles,grisâtres ; des fleurons gothiques, des blasons à moitiéeffacés surmontaient leurs petites portes rondes.

Presque toujours entrevues à la même heure, àla lumière mourante, à la tombée du crépuscule, elles évoquaientdans mon esprit le mystère du temps passé ; surtout ellesattestaient l’antiquité de ce sol rocheux, très antérieur à nosprairies de la ville qui ont été gagnées sur la mer, et où rien neremonte beaucoup plus loin que l’époque de Louis XIV.

Après le Frelin, je commençais à regarder enavant de moi dans les sentiers, car en général on ne tardait pas àapercevoir Lucette, venant à notre rencontre, en voiture ou à pied,avec son père ou sa mère. Et dès que je l’avais reconnue, jeprenais ma course pour aller l’embrasser.

On franchissait le village, en longeantl’église – une antique petite merveille, du XIIe siècle, du styleroman le plus reculé et le plus rare ; – alors, le crépuscules’éteignant toujours, on voyait surgir devant soi une haute bandenoire : les bois de la Limoise, composés surtout de chênesverts, dont le feuillage est si sombre. Puis on s’engageait dansles chemins particuliers du domaine ; on passait devant lepuits où les bœufs attendaient leur tour pour boire. Et enfin onouvrait le vieux petit portail ; on pénétrait dans la premièrecour, espèce de préau d’herbe, déjà plongé dans l’ombre tout à faitobscure de ses arbres de cent ans.

L’habitation était entre cette cour et ungrand jardin un peu à l’abandon, qui confinait aux bois de chênes.En entrant dans les appartements très anciens, aux muraillespeintes à la chaux blanche et aux boiseries d’autrefois, jecherchais d’abord des yeux ma papillonnette, toujours accrochée àla même place, prête pour les chasses du lendemain…

Après dîner, on allait généralement s’asseoirau fond du jardin, sur les bancs d’un berceau adossé aux vieux mursd’enceinte, – adossé à tout l’inconnu de la campagne noire oùchantaient les hiboux des bois.

Et tandis qu’on était là, dans la belle nuittiède semée d’étoiles, dans le silence sonore plein de musiques degrillons, tout à coup une cloche commençait à tinter, très loinmais très clair, là-bas dans l’église du village.

Oh ! l’Angelus d’Échillais, entendu dansce jardin, par ces beaux soirs d’autrefois ! Oh ! le sonde cette cloche, un peu fêlée mais argentine encore, comme ces voixtrès vieilles, qui ont été jolies et qui sont restées douces !Quel charme de passé, de recueillement mélancolique et de paisiblemort, ce son-là venait répandre dans l’obscurité limpide de lacampagne !…

Et la cloche tintait longtemps, inégale dansle lointain, tantôt assourdie, tantôt rapprochée, au gré dessouffles tièdes qui remuaient l’air. Je songeais à tous les gensqui devaient l’écouter, dans les fermes isolées ; je songeaissurtout aux endroits déserts d’alentour, où il n’y avait personnepour l’entendre, et un frisson me venait à l’idée des bois prochesvoisins, où sans doute les dernières vibrations devaientmourir…

Un conseil municipal, composé d’espritssupérieurs, après avoir affublé le pauvre vieux clocher roman d’unepotence avec un drapeau tricolore, a supprimé maintenant cetAngelus. Donc, c’est fini ; on n’entendra plus jamais, lessoirs d’été, cet appel séculaire…

Aller se coucher ensuite était une chose trèségayante, surtout avec la perspective du lendemain jeudi quiprédisposait à s’amuser de tout. J’aurais sans doute eu peur, dansles chambres d’amis qui étaient au rez-de-chaussée de la grandemaison solitaire ; aussi, jusqu’à ma douzième annéem’installait-on en haut, dans l’immense chambre de la mère deLucette, derrière des paravents qui me faisaient un logisparticulier. Dans mon réduit se trouvait une bibliothèque Louis XV,vitrée, remplie de livres de navigation du siècle dernier, dejournaux de marine fermés depuis cent ans. Et sur la chaux blanchedu mur, il y avait, tous les étés, les mêmes imperceptibles petitspapillons, qui entraient dans le jour par les fenêtres ouvertes etqui dormaient là posés, les ailes étendues. Des incidents, quicomplétaient la soirée, survenaient toujours au moment où on allaits’endormir : une intempestive chauve-souris qui faisait sonentrée, tournoyant comme une folle autour des flambeaux ; ouune énorme phalène bourdonnante qu’il fallait chasser avec unaranteloir. Ou bien encore, quelque orage se déchaînait,tourmentant les arbres voisins qui battaient le mur de leursbranches ; rouvrant les vieilles fenêtres qu’on avait fermées,ébranlant tout !

J’ai un souvenir effrayant et magnifique deces orages de la Limoise, tels qu’ils m’apparaissaient, à cetteépoque où tout était plus grand qu’aujourd’hui et palpitait d’unevie plus intense…

XXXV

C’est vers le moment où j’en suis rendu, – maonzième année environ, – que se place l’apparition d’une nouvellepetite amie, appelée à être bientôt en très haute faveur enfantineauprès de moi. (Antoinette avait quitté le pays ; Véroniqueétait oubliée.) Elle s’appelait Jeanne et elle était d’une familled’officiers de marine liée à la nôtre, comme celle des D***, depuisun bon siècle. Son aîné de deux ou trois ans, je n’avais guère prisgarde à elle au début, la trouvant trop bébé sans doute.

Elle avait d’ailleurs commencé par montrer unepetite figure de chat très drôle ; impossible de savoir ce quisortirait de son minois trop fin, impossible de deviner si elleserait vilaine ou jolie ; puis, bientôt, elle passa par unecertaine gentillesse, et finit par devenir tout à fait mignonne etcharmante sur ses huit ou dix ans. Très malicieuse, aussi sociableque j’étais sauvage ; aussi lancée dans les bals et lessoirées d’enfants que j’en étais tenu à l’écart, elle me semblaitalors posséder le dernier mot de l’élégance mondaine et de lacoquetterie comme il faut.

Et malgré la grande intimité de nos familles,il était manifeste que ses parents voyaient nos relations d’unmauvais œil, trouvant mal à propos sans doute qu’elle eût pourcamarade un garçon. J’en souffrais beaucoup, et, les impressionsdes enfants sont si vives et si persistantes qu’il a fallu desannées passées, il a fallu que je devinsse presque un jeune hommepour pardonner à son père et à sa mère les humiliations que j’enavais ressenties.

Il en résultait pour moi un désir d’autantplus grand d’être admis à jouer avec elle. Et elle, alors, sentantcela, faisait sa petite princesse inaccessible de contes defées ; raillait impitoyablement mes timidités, mes gaucheriesde maintien, mes entrées manquées dans des salons ; c’étaitentre nous un échange de pointes très comiques, ou d’impayablespetites galanteries.

Quand j’étais invité à passer une journée chezelle, j’en jouissais à l’avance, mais j’en avais généralement desdéboires après, car je commettais toujours des maladresses danscette famille, où je me sentais incompris.

Et chaque fois que je voulais l’avoir à dînerà la maison, il fallait que ce fût négocié de longue main pargrand-tante Berthe, qui faisait autorité chez ses parents.

Or, un jour qu’elle revenait de Paris, cettepetite Jeanne me conta avec admiration la féerie de Peau d’Ânequ’elle avait vu jouer.

Elle ne perdit pas son temps, cette fois-là,car Peau d’Âne devait m’occuper pendant quatre ou cinq années, meprendre les heures les plus précieuses que j’aie jamais gaspilléesdans le cours de mon existence.

En effet, nous conçûmes ensemble l’idée demonter cela sur un théâtre qui m’appartenait. Cette Peau d’Âne nousrapprocha beaucoup. Et, peu à peu, ce projet atteignit dans nostêtes des proportions gigantesques ; il grandit, granditpendant des mois et des mois, nous amusant toujours plus, à mesureque nos moyens d’exécution se perfectionnaient. Nous brossions defantastiques décors ; nous habillions, pour les défilés,d’innombrables petites poupées. Vraiment, je serai obligé dereparler plusieurs fois de cette féerie, qui a été une des chosescapitales de mon enfance.

Et même après que Jeanne s’en fut lassée, jecontinuai seul, surenchérissant toujours, me lançant dans desentreprises réellement grandioses, de clairs de lune,d’embrasements, d’orages. Je fis aussi des palais merveilleux, desjardins d’Aladin. Tous les rêves d’habitations enchantées, de luxesétranges que j’ai plus ou moins réalisés plus tard, dans diverscoins du monde, ont pris forme, pour la première fois, sur cethéâtre de Peau d’Âne ; au sortir de mon mysticisme descommencements, je pourrais presque dire que toute la chimère de mavie a été d’abord essayée, mise en action sur cette très petitescène-là. J’avais bien quinze ans, lorsque les derniers décorsinachevés s’enfermèrent pour jamais dans les cartons qui leurservent de tranquille sépulture.

Et, puisque j’en suis à anticiper ainsi surl’avenir, je note ceci, pour terminer : ces dernières années,avec Jeanne devenue une belle dame, nous avons formé vingt fois leprojet de rouvrir ensemble les boîtes où dorment nos petitespoupées mortes, – mais la vie à présent s’en va si vite que nousn’en avons jamais trouvé le temps, ni ne le trouverons jamais.

Nos enfants, peut-être, plus tard ? – ou,qui sait, nos petits-enfants ! Un jour futur, quand on nepensera plus à nous, ces successeurs inconnus, en furetant au fonddes plus mystérieux placards, feront l’étonnante découverte delégions de petits personnages, nymphes, fées et génies, qui furenthabillés par nos mains…

XXXVI

Il paraît que certains enfants du pays duCentre ont une préoccupation grande de voir la mer. Moi, quin’étais jamais sorti de nos plaines monotones, je rêvais de voirdes montagnes. Je me représentais de mon mieux ce que cela pouvaitêtre ; j’en avais vu dans plusieurs tableaux, j’en avais mêmepeint dans des décors de Peau d’Âne. Ma sœur, pendant un voyageautour du lac de Lucerne, m’en avait envoyé des descriptions, m’enavait écrit de longues lettres, comme on n’en adresse pasd’ordinaire à des enfants de l’âge que j’avais alors. Et mesnotions s’étaient complétées de photographies de glaciers, qu’ellem’avait rapportées pour mon stéréoscope. Mais je désirais ardemmentvoir la réalité de ces choses.

Or, un jour, comme à souhait, une lettrearriva, qui fut tout un événement dans la maison. Elle était d’uncousin germain de mon père, élevé jadis avec lui fraternellement,mais qui, pour je ne sais quelles causes, n’avait plus donné signede vie depuis trente ans.

Quand je vins au monde, on avait déjàcomplètement cessé de parler de lui dans la famille, aussiignorais-je son existence. Et c’était lui qui écrivait, demandantque le lien fût renoué ; il habitait, disait-il, une petiteville du Midi, perdue dans les montagnes, et il annonçait qu’ilavait des fils et une fille, dans les âges de mon frère et de masœur. Sa lettre était très affectueuse, et on lui répondit de même,en lui apprenant notre existence à tous les trois.

Puis, la correspondance ayant continué, il futdécidé qu’on m’enverrait passer les vacances chez eux, avec ma sœurqui jouerait là, comme pendant nos voyages dans l’île, son rôle demère auprès de moi.

Ce Midi, ces montagnes, cet agrandissementsubit de mon horizon, – et aussi ces nouveaux cousins tombés duciel, – tout cela devint l’objet de mes constantes rêveriesjusqu’au mois d’août, moment fixé pour notre départ.

XXXVII

La petite Jeanne était venue passer la journéeà la maison ; c’était à la fin de mai, pendant ce mêmeprintemps d’attente, et j’avais douze ans. Toute l’après-midi, nousavions fait manœuvrer sur la scène des poupées de cinq à sixcentimètres de long, en porcelaine articulée ; nous avionspeint des décors ; nous avions travaillé à Peau d’Âne, enfin,– mais à Peau d’Âne première manière – au milieu d’un grandfouillis de couleurs, de pinceaux, de retailles de carton, depapier doré et de morceaux de gaze. Puis, l’heure de descendre à lasalle à manger approchant, nous avions serré nos précieux travauxdans une grande caisse, qui y fut consacrée depuis ce jour-là – etdont l’intérieur, en sapin neuf, avait une odeur résineuse trèspersistante.

Après dîner, pendant le long crépusculetranquille, on nous emmena tous deux ensemble à la promenade.

Mais – surprise qui commença de m’attristerdehors il faisait presque froid, et ce ciel de printemps avait unvoile qui rappelait l’hiver. Au lieu de nous conduire hors de villevers les allées et les routes toujours animées de promeneurs, cefut du côté du grand jardin de la Marine, lieu plus comme il faut,mais solitaire tous les soirs après le soleil couché.

En nous y rendant, par une longue rue droiteoù il n’y avait aucun passant, comme nous arrivions près de lachapelle des Orphelines, nous entendîmes sonner et psalmodier pourle mois de Marie ; puis un cortège sortit : des petitesfilles en blanc, qui semblaient avoir froid sous leurs mousselinesde mai. Après avoir fait un tour dans le quartier désert et avoirchanté une ritournelle mélancolique, la modeste procession, avecses deux ou trois bannières, rentra sans bruit ; personne nel’avait regardée dans la rue, où, d’un bout à l’autre, nous étionsseuls ; le sentiment me vint que personne ne l’avait regardéenon plus dans ce ciel tendu de gris, qui devait être égalementvide. Cette pauvre petite procession d’enfants abandonnées avaitachevé de me serrer le cœur, en ajoutant à mon désenchantement surles soirées de mai la conscience de la vanité des prières et dunéant de tout.

Dans le jardin de la Marine, ma tristesses’augmenta encore. Il faisait froid décidément, et nousfrissonnions, tout étonnés, sous nos costumes de printemps.

Il n’y avait du reste pas un seul promeneurnulle part.

Les grands marronniers fleuris, les arbresfeuillus, feuillus, d’une nuance fraîche et éclatante, se suivaienten longues enfilades touffues, absolument vides ; lamagnificence des verts s’étalait pour les regards de personne, sousun ciel immobile, d’un gris pâle et glacé. Et le long desparterres, c’était une profusion de roses, de pivoines, de lis, quisemblaient s’être trompés de saison et frissonner comme nous, sousce crépuscule subitement refroidi.

J’ai souvent trouvé du reste que lesmélancolies des printemps dépassent celles des automnes, sans douteparce qu’elles sont un contresens, une déception sur la seule chosedu monde qui devrait au moins ne jamais nous manquer.

Dans le désorientement où ces aspects mejetaient, l’envie me prit de faire à Jeanne une niche de gamin.

Il me venait parfois de ces tentations-là avecelle, pour me venger de son esprit, plus précocement appointé etmoqueur que le mien. Je l’engageai donc à sentir de près des lisqui étaient charmants, et, tandis qu’elle se penchait, d’une trèslégère poussée derrière les cheveux, je lui mis le nez en pleindans les fleurs, pour la barbouiller de pollen jaune. Elle futindignée !

Et le sentiment d’avoir commis un acte demauvais goût acheva de me rendre pénible notre retour depromenade.

Les belles soirées de mai !… J’avaispourtant gardé, de celles des années précédentes, un souvenirautrement doux ; elles étaient donc ainsi ?… Ce froid, ceciel couvert, cette solitude des jardins ? Et si vite, si malfinie, cette journée d’amusement avec Jeanne !

En moi-même, je conclus à ce mortel :« Ce n’est que ça ! » qui est devenu dans la suiteune de mes plus ordinaires réflexions, et que j’aurais aussi bienpu prendre pour devise…

En rentrant, j’allais inspecter dans le coffrede bois notre travail de l’après-midi, et je sentis l’odeurbalsamique des planches, qui avait imprégné tous nos objets dethéâtre. Eh bien, pendant très longtemps, pendant un an, deux ans,ou plus, cette même senteur du coffre de Peau d’Âne me rappelaobstinément cette soirée de mai, et son immense tristesse qui futune des plus singulières de ma vie d’enfant. Du reste, dans ma vied’homme, je n’ai plus guère retrouvé ces angoisses sans causeconnue et doublées de cette anxiété de ne pas comprendre, de sesentir perdre pied toujours dans les mêmes insondablesdessous ; je n’ai plus guère souffert sans savoir au moinspourquoi. Non, ces choses-là ont été spéciales à mon enfance, et celivre aurait aussi bien pu porter ce titre (dangereux, je lereconnais) : « Journal de mes grandes tristessesinexpliquées, et des quelques gamineries d’occasion par lesquellesj’ai tenté de m’en distraire. »

XXXVIII

C’est aussi vers cette époque que j’adoptaid’une façon presque exclusive la chambre de tante Claire pour fairemes devoirs et travailler à Peau d’Âne. Je m’installai là comme enpays conquis, encombrant tout et n’admettant pas la possibilitéd’être gênant.

D’abord tante Claire était la personne qui megâtait le plus. Et si soigneuse de mes petites affaires !propos d’un étalage de choses extraordinairement fragiles oususceptibles de s’envoler au moindre souffle – comme par exempleles ailes de papillon ou les élytres de scarabée qui devaient ornerles costumes des nymphes de la féerie, – quand une fois je luiavais dit : « Je te confie tout ça, bonnetante ! » je pouvais m’en aller tranquille, personne n’ytoucherait.

Et puis une des attractions du lieu étaitl’ours aux pralines : j’entrais souvent rien que pour luirendre visite. Il était en porcelaine et habitait un coin de lacheminée, assis sur son arrière-train. D’après une conventionpassée avec tante Claire, chaque fois qu’il avait la tête tournéede côté (et il la tournait plusieurs fois par jour), c’est qu’ilcontenait dans son intérieur une praline ou un bonbon à monintention. Quand j’avais mangé, je lui remettais soigneusement lafigure au milieu pour indiquer mon passage, et je m’en allais.

Tante Claire s’employait aussi à Peaud’Âne ; elle travaillait dans les costumes et je lui donnaissa tâche chaque jour. Elle avait surtout l’entreprise de lacoiffure des fées et des nymphes ; sur leurs têtes deporcelaine grosses comme le bout du petit doigt, elle posait despostiches de soie blonde, qu’elle frisait ensuite en boucleséparses au moyen d’imperceptibles fers…

Puis, quand je me décidais à commencer mesdevoirs, dans la fièvre de la dernière demi-heure, après avoirgaspillé mon temps en flâneries de tous genres, c’était encoretante Claire qui venait à mon secours ; elle prenait en mainl’énorme dictionnaire qu’il fallait, et me cherchait mes mots pourles thèmes ou les versions. Elle s’était habituée même à lire legrec, afin de m’aider à apprendre mes leçons dans cette langue. Et,pour cet exercice, je l’entraînais toujours dans un escalier, où jem’étendais aussitôt sur les marches, les pieds plus hauts que latête : deux ou trois années durant, ce fut ma pose classiquependant la récitation de la Cyropédie ou de l’Iliade.

XXXIX

C’était une grande joie quand, le jeudi soir,quelque orage terrible se déchaînait sur la Limoise, rendant leretour impossible.

Et cela arrivait ; on en avait vu desexemples ; je pouvais donc à la rigueur me bercer de cetteespérance, les jours où mes devoirs n’étaient pas finis…

(Car un professeur sans pitié avait inauguréles devoirs du jeudi ; il fallait maintenant traîner avec soilà-bas des cahiers, des livres ; mes pauvres journées de pleinair en étaient tout assombries.) Or, un soir que l’orage désiréétait venu avec une violence superbe, vers huit heures nous noustenions, Lucette et moi, pas trop rassurés, dans le grand salonsonore, aux murs un peu nus ornés seulement de deux ou troisbizarres vieilles gravures dans de vieux cadres ; elle,mettant la dernière main à une réussite, sous les regards de samaman ; moi, jouant en sourdine un rigaudon de Rameau sur unpiano de campagne aux sons vieillots, et trouvant délicieuse cettemusiquette du temps passé, ainsi mêlée au fracas lourd des grandscoups de tonnerre…

La réussite finie, Lucette feuilleta mescahiers de devoirs qui traînaient sur une table, et après avoir,d’un clignement d’yeux, constaté pour moi seul que je n’avais rienfait, me dit tout à coup : « Et ton Histoire de Duruy, oùl’as-tu mise ? »- Mon Histoire de Duruy ?… En effet,où était-il, ce livre ? Un livre tout neuf, à peine barbouilléencore… – Ah ! mon Dieu !… là-bas, oublié au fond dujardin, dans les derniers carrés d’asperges !… (Pour faire mesétudes historiques, j’avais adopté ces carrés d’asperges, qui, enété, deviennent des espèces de bocages d’une haute verdure herbacéetrès légère ; de même que certaine allée de noisetiers,touffue, impénétrable, ombreuse comme un souterrain vert, était lelieu choisi pour le travail incomparablement plus pénible de laversification latine.) Cette fois, par exemple, je fus grondé parla maman de Lucette, et on décida d’aller, séance tenante, ausecours de ce livre.

Une expédition s’organisa : en tête, undomestique portant une lanterne d’écurie ; derrière lui,Lucette et moi, en sabots, tenant à grand peine un parapluie que levent d’orage nous retournait sans cesse.

Dehors, plus aucune frayeur ; maisj’ouvrais bien grands mes yeux et j’écoutais de toutes mesoreilles.

Oh ! qu’il me paraissait étonnant etsinistre ce fond de jardin, vu par ces grandes lueurs de feuxverts, qui tremblaient, clignotaient, puis de temps en temps nouslaissaient aveuglés dans la nuit noire. Et quelle impression mevenait des bois de chênes voisins, où se faisait un bruit continuelde fracassement de branches…

Dans les carrés d’asperges, nous retrouvâmes,toute trempée d’eau, tout éclaboussée de terre, cette Histoire deDuruy. Avant l’orage, des escargots, émoustillés sans doute par lapluie prochaine, l’avaient même visitée en tous sens, y dessinantdes arabesques avec leur bave luisante…

Eh bien ! ces traînées d’escargots sur celivre ont persisté longtemps, préservées par mes soins sous desenveloppes de papier. C’est qu’elles avaient le don de me rappelermille choses, – grâce à ces associations comme il s’en est fait detout temps dans ma tête, entre les images même les plus disparates,pourvu qu’elles aient été rapprochées une seule fois, à un momentfavorable, par un simple hasard de simultanéité.

La nuit, regardés à la lumière, ces petitszigzags luisants, sur cette couverture de Duruy, me rappelaienttout de suite le rigaudon de Rameau, le vieux son grêle du pianodominé par le bruit du grand orage ; et ils ramenaient aussiune apparition qui m’était venue ce soir-là (aidée par une gravurede Teniers accrochée à la muraille), une apparition de petitspersonnages du siècle passé dansant à l’ombre, dans des bois commeceux de la Limoise ; ils renouvelaient toute une évocation,qui s’était faite en moi, de gaietés pastorales du vieux temps, àla campagne, sous des chênes.

XL

Cependant les retours du jeudi soir auraienteu aussi un grand charme quelquefois, n’eût été le remords de cesdevoirs jamais finis.

On me reconduisait en voiture, ou à âne, ou àpied jusqu’à la rivière. Une fois sorti du plateau pierreux de larive sud, une fois repassé sur l’autre bord, je trouvais toujoursmon père et ma sœur venus à ma rencontre, et avec eux je reprenaisgaiement la route droite qui menait au logis, entre les grandesprairies ; je rentrais d’un bon pas, dans la joie de revoirmaman, les tantes et la chère maison.

Quand on entrait en ville, par la vieilleporte isolée, il faisait tout à fait nuit, nuit d’été ou deprintemps ; en passant devant la caserne des équipages, onentendait les musiques familières de tambours et de claironsannonçant l’heure hâtive du coucher des matelots.

Et, en arrivant au logis, c’était généralementau fond de la cour que je retrouvais les chères robes noires,assises, à la belle étoile ou sous les chèvrefeuilles.

Au moins, si les autres étaient rentrées,j’étais sûr de trouver là tante Berthe, seule, toujoursindépendante de caractère, et dédaigneuse des rhumes du soir, desfraîcheurs du serein ; après m’avoir embrassé, elle flairaitmes habits, en reniflant un peu pour me faire rire, etdisait : « Oh ! tu sens la Limoise,petit ! »

Et, en effet, je sentais la Limoise. Quand onrevenait de là-bas, on rapportait toujours avec soi une odeur deserpolet, de thym, de mouton, de je ne sais quoi d’aromatique, quiétait particulier à ce recoin de la terre.

XLI

À propos de Limoise, j’ai la vanité de conterun de mes actes, qui fut vraiment héroïque comme obéissance, commefidélité à une parole donnée.

Cela se passait un peu avant ce départ pour leMidi, dont mon imagination était si préoccupée ; parconséquent, vers le mois de juillet qui suivit mes douze ansaccomplis.

Un certain mercredi, après m’avoir fait partirde meilleure heure que de coutume, afin d’être sûr que j’arriveraisavant la nuit, on se borna, sur mes instances pressantes, à meconduire hors de ville ; puis on me permit, pour une fois, decontinuer jusqu’à la Limoise seul, comme un grand garçon.

Au passage de la rivière, je tirai de mapoche, déjà avec une indicible honte devant les vieux batelierstannés par la mer, la cravate de soie blanche que j’avais promis deme mettre au cou, par précaution contre la fraîcheur de l’eau.

Et une fois sur les Chaumes, lieu sans ombre,toujours brûlé par un ardent soleil, j’exécutai le serment qu’onavait exigé de moi au départ : j’ouvris un en tout cas !– Oh ! je me sentis rougir, je me trouvai amèrement ridicule,quand une petite bergère était là, tête nue, gardant ses moutons.Pour comble, arrivaient du village quatre garçons, qui sortaient del’école sans doute et qui, de loin, me regardaient avec étonnement.Mon Dieu ! je me sentais faiblir ; aurais-je bien lecourage vraiment de tenir jusqu’au bout ma parole !…

Ils passèrent à côté de moi, regardant deprès, sous le nez, ce petit monsieur qui craignait tant les coupsde soleil ; l’un dit cette chose, qui n’avait aucun sens, maisqui me cingla comme une mortelle injure : « C’est lemarquis de Carabas ! » et ils se mirent tous à rire.Cependant je continuai ma route sans broncher, sans répondre,malgré le sang qui m’affluait aux joues, me bourdonnait auxoreilles, et je gardai mon en-tout-cas ouvert ! Dans la suitedes temps, il devait m’arriver maintes fois de passer mon cheminsans relever des injures lancées par de pauvres gens ignorants descauses ; mais je ne me rappelle pas en avoir souffert. Tandisque cette scène !… Non, ma conscience ne m’a jamais faitaccomplir rien d’aussi méritoire. Mais je suis convaincu, parexemple, qu’il ne faut pas chercher autre part l’origine de cetteaversion pour les parapluies qui m’a suivi dans l’âge mûr. Etj’attribue aux foulards, aux calfeutrages, aux précautionsexcessives dont on m’entourait jadis, le besoin qui me prit, plustard, quand vint la période des réactions extrêmes, de noircir mapoitrine au soleil et de l’exposer à tous les vents du ciel.

XLII

La tête à la portière d’un wagon qui filaittrès vite, je demandais à ma sœur, assise en face de moi :

– Est-ce que ce ne sont pas déjà desmontagnes ?

– Pas encore, répondait-elle, ayant toujoursen tête le souvenir des Alpes. Pas encore. De grandes collines toutau plus !

La journée d’août était chaude et radieuse. Untrain rapide de la ligne du Midi nous emportait.

Nous étions en route pour chez nos cousinsinconnus !…

– Oh ! mais ça ?… voyons !repris – je avec un accent de triomphe, apercevant de mes yeuxécarquillés quelque chose de plus haut que tout, qui se dessinaiten bleu sur l’horizon pur.

Elle se pencha :

– Ah ! dit-elle, oui ; cette fois,par exemple, je t’accorde ; pas très élevées cependant, maisenfin…

Tout nous amusa, le soir à l’hôtel, dans uneville où il fallut nous arrêter jusqu’au jour suivant, et je merappelle la nuit splendide qui survint, tandis que nous étionsaccoudés à notre balcon de louage, regardant s’assombrir lesmontagnes bleuâtres et écoutant les grillons chanter.

Le lendemain, troisième jour de notre voyagequi se faisait par étapes, nous frétâmes une voiture drôle, pournous faire conduire dans la petite ville, bien perdue en cetemps-là, où nos cousins habitaient.

Par des défilés, des ravins, des traverses,cinq heures de route, pendant lesquelles tout fut enchantement pourmoi. En plus de la nouveauté de ces montagnes, il y avait aussi deschangements complets dans toutes choses : le sol, les pierresprenaient une ardente couleur rouge ; au lieu de nos villages,toujours si blancs sous leur couche de chaux neigeuse, et toujourssi bas, comme n’osant pas s’élever au milieu de l’immenseuniformité des plaines, ici les maisons, rougeâtres autant que lesrochers, se dressaient en vieux pignons, en vieilles tourelles, etse perchaient bien haut, sur les sommets des collines ; lespaysans plus bruns parlaient un langage incompréhensible, et jeregardais surtout ces femmes qui marchaient avec un balancement dehanches inusité chez nos paysannes, portant sur leur tête desfardeaux, des gerbes, ou de grandes buires de cuivre brillant.Toute mon intelligence était tendue, vibrante, dangereusementcharmée par cette première révélation d’aspects étrangers etinconnus.

Vers le soir, au bord d’une de ces rivières duMidi qui bruissent sur des lits plats de galets blancs, nousarrivâmes à la petite ville singulière qui était le but de notrevoyage. Elle avait encore ses vieilles portes ogivales, ses hautsremparts à mâchicoulis, ses rues bordées de maisons gothiques, etle rouge de sanguine était la teinte générale de ses murailles.

Un peu intrigués et émus, nous cherchions desyeux ces cousins dont nous ne connaissions même pas les portraits,et qui sans doute guettaient notre arrivée, viendraient à notrerencontre… Tout à coup, nous vîmes paraître un grand jeune hommedonnant le bras à une jeune fille en robe de mousselineblanche ; alors, sans la moindre hésitation réciproque, nouséchangeâmes un signe de reconnaissance : nous nous étionsretrouvés.

À leur porte, sur les marches de leur seuil,l’oncle et la tante nous attendaient, accueillants, et tous deuxayant conservé dans leur vieillesse déjà grise les traces d’uneremarquable beauté. Ils avaient une vieille maison Louis XIII, àl’angle d’une de ces places régulières entourées de porches commeon en voit dans beaucoup de petites villes du Midi. On entraitd’abord dans un vestibule dallé de pierres un peu roses et ornéd’une énorme fontaine de cuivre rouge. Un escalier des mêmespierres, très large comme un escalier de château, avec une curieuserampe en fer forgé, menait aux appartements en boiseries anciennesde l’étage supérieur. Et le passé dont ces choses évoquaient lesouvenir, je le sentais différent de celui de la Saintonge et del’île, – le seul avec lequel je me fusse un peu familiarisé jusqu’àce jour.

Après dîner, nous allâmes nous asseoir tousensemble au bord de la rivière bruissante, sur une prairie, parmides centaurées et des marjolaines qu’on devinait dans l’obscurité àleur pénétrante odeur. Il faisait très chaud, très calme, etd’innombrables grillons chantaient. Il me sembla aussi que jen’avais encore vu nuit si limpide, ni tant d’étoiles dans du bleusi profond. La différence en latitude n’était cependant pas biengrande, mais les brises marines, qui attiédissent nos hivers,embrument aussi parfois nos soirées d’été ; donc, ce cielétoilé pouvait être plus pur en effet que celui de mon pays, plusméridional. Et autour de moi, montaient dans l’air de grandessilhouettes bleuâtres que je ne pouvais me lasser decontempler : les montagnes jamais vues, me donnant cetteimpression de dépaysement que j’avais tant désirée, m’indiquant quemon premier petit rêve était bien réellement accompli…

Je devais revenir passer plusieurs étés dansce village et m’y acclimater au point d’apprendre le patoisméridional que les bonnes gens y parlaient. En somme les deux paysde mon enfance ont été la Saintonge et celui-là, ensoleillés tousdeux.

La Bretagne, que beaucoup de gens me donnentpour patrie, je ne l’ai vue que bien plus tard, à dix-sept ans, etj’ai été très long à l’aimer, – ce qui fait sans doute que je l’aiaimée davantage. Elle m’avait causé d’abord une oppression et unetristesse extrêmes ; ce fut mon frère Yves qui commença dem’initier à son Charme mélancolique, de me faire pénétrer dansl’intimité de ses chaumières et de ses chapelles des bois. Etensuite, l’influence qu’une jeune fille du pays de Tréguier exerçasur mon imagination, très tard, vers mes vingt-sept ans, décidatout à fait mon amour pour cette patrie adoptée.

XLIII

Le lendemain de mon arrivée chez l’oncle duMidi on me présenta comme camarades les petits Peyral, quiportaient, suivant l’usage du pays, des surnoms précédés d’unarticle déterminatif. C’étaient la Maricette et la Titi, deuxpetites filles de dix à onze ans (toujours des petites filles), etle Médou, leur frère cadet, presque un bébé qui comptait peu.

Comme j’étais en somme plus enfant que mesdouze ans, – malgré ces aperçus que j’avais peut-être sur deschoses situées au-delà du champ ordinaire de la vue des petits, –nous formâmes tout de suite une bande des plus sympathiques, etnotre association dura même plusieurs étés.

Sur tous les coteaux d’alentour, le père deces petits Peyral possédait des bois, des vignes, où nous devînmesles maîtres absolus ; personne n’y contrôlait nos entreprises,même les plus saugrenues. Dans ce village en pleine campagne, oùnos familles étaient si respectées par les paysans d’alentour, onjugeait qu’il n’y avait aucun inconvénient à nous laisser errer àl’aventure.

Nous partions donc tous les quatre dès lematin, pour des expéditions mystérieuses, pour des dînettes dansles vignes éloignées ou des chasses aux papillonsintrouvables ; enrôlant même quelquefois des petits paysansquelconques, toujours prêts à nous suivre avec soumission. Et,après la surveillance de tous les instants à laquelle j’avais étéhabitué jusque-là, une liberté pareille devenait un changementdélicieux. Une vie toute nouvelle d’indépendance et de grand aircommençait pour moi dans ces montagnes ; mais je pourraispresque dire que c’était la continuation de ma solitude, carj’étais l’aîné de ces enfants qui partageaient mes jeux trèsfantasques, et il y avait des abîmes entre nous dans le domaine desconceptions intellectuelles, du rêve…

J’étais d’ailleurs le chef incontesté de latroupe ; la Titi seule avait quelques révoltes tout de suiteapaisées ; gentiment ils ne songeaient tous qu’à me faireplaisir, et cela m’allait, de dominer ainsi.

C’est la première petite bande que j’aiemenée. Plus tard, pour mes amusements, j’en ai eu bien d’autres,moins faciles à conduire ; mais, de tout temps, j’ai préféréles composer ainsi d’êtres plus jeunes que moi, plus jeunesd’esprit surtout, plus simples, ne contrôlant pas mes fantaisies etne souriant jamais de mes enfantillages.

XLIV

Comme devoirs de vacances on m’avaitsimplement imposé de lire Télémaque (mon éducation, on le voit,avait des côtés un peu surannés). C’était dans une petite éditiondu XVIIe siècle, en plusieurs volumes. Et, par extraordinaire, celane m’ennuyait pas trop ; je voyais assez nettement la Grèce,la blancheur de ses marbres sous son ciel pur, et mon esprits’ouvrait à une conception de l’antiquité qui était bien pluspaïenne sans doute que celle de Fénelon : Calypso et sesnymphes me charmaient…

Pour lire, je m’isolais des petits Peyralquelques instants chaque jour, dans deux endroits deprédilection : le jardin de mon oncle et son grenier.

Sous la haute toiture Louis XIII, dans toutela longueur de la maison, s’étendait ce grenier immense, auxlucarnes toujours fermées, constamment obscur.

Les vieilleries des siècles passés, quidormaient là, sous de la poussière et des arantèles, m’avaientattiré dès les premiers jours ; puis, peu à peu, j’avais prisl’habitude d’y monter clandestinement, avec mon Télémaque, après ledîner de midi, sûr qu’on ne viendrait pas m’y chercher. À cetteheure d’ardent soleil, il semblait, par contraste, qu’il y fitpresque nuit. J’ouvrais sans bruit l’auvent d’une des lucarnes,d’où jaillissait alors un flot d’éblouissante lumière ; puis,m’avançant sur le toit, je m’accoudais contre les vieilles ardoiseschaudes garnies de mousses dorées, et je me mettais à lire. Àportée de ma main, séchaient sur ce même toit des milliers deprunes d’Agen, provisions d’hiver étalées dans des claies enroseaux ; surchauffées au soleil, ridées, cuites et recuites,elles étaient exquises ; elles embaumaient tout le grenier deleur odeur ; et des abeilles, des guêpes, qui en mangeaient àdiscrétion comme moi, tombaient alentour, les pattes en l’air,pâmées d’aise et de chaleur. Et, sur tous les toits centenaires duvoisinage, entre tous les vieux pignons gothiques, d’autres claiessemblables apparaissaient, jusque dans le lointain, couvertes desmêmes prunes, visitées par les mêmes bourdonnantes abeilles.

On voyait aussi, en enfilade, les deux ruesqui aboutissaient à la maison de mon oncle ; bordées demaisons du Moyen Âge, elles se terminaient chacune par une porteogivale percée dans le haut mur d’enceinte en pierres rouges. Toutle village était alourdi et chaud, silencieux dans la torpeur dumidi d’été ; on n’entendait que le bruit confus desinnombrables poules et des innombrables canards, picorant lesimmondices desséchées des rues. Et au loin, les montagnes, inondéesde soleil, s’élevaient dans l’immobile ciel bleu.

Je lisais Télémaque à très petitesdoses ; trois ou quatre pages suffisaient à ma curiosité, etmettaient du reste ma conscience en repos pour la journée ;puis, vite je descendais retrouver mes petits amis, et nouspartions ensemble pour les vignes et pour les bois.

Ce jardin de mon oncle, dont je faisais aussiun lieu de retraite, n’attenait pas à la maison ; il était,comme tous les autres jardins, situé en dehors des rempartsgothiques du village. Des murs assez hauts l’entouraient, et on yentrait par une antique porte ronde que fermait une énorme clef. Àcertains jours, j’allais m’isoler là, emportant Télémaque et mapapillonnette.

Il y avait plusieurs pruniers, d’où tombaient,trop mûres, sur la terre brûlante, ces mêmes délicieuses prunesqu’on mettait sécher sur les toits ; le long des vieillesallées couraient des vignes dont les raisins musqués étaientdévorés par des légions de mouches et d’abeilles. Et tout le fond,– car il était très grand, ce jardin, – était abandonné à desluzernes, comme un simple champ.

Le charme de ce vieux verger était de s’ysentir enclos, enfermé à double tour, absolument seul dans beaucoupd’espace et de silence.

Et enfin il me faut parler de certain berceauqui s’y trouvait et où se passa, deux étés plus tard, le faitcapital de ma vie d’enfant. Il était adossé au mur d’enceinte etcouvert d’une treille de muscat toujours grillée par le soleil. Ilme donnait, sans que je pusse bien définir pourquoi, une impressionde « pays chaud ». (Et en effet, dans des jardinets descolonies, j’ai vraiment retrouvé plus tard ces mêmes senteurslourdes et ces mêmes aspects.) Il était visité de temps en tempspar des papillons rares, jamais rencontrés ailleurs, qui, vus deface, étaient tout simplement jaunes et noirs, mais qui, regardésen côté, luisaient de beaux reflets de métal bleu, tout à faitcomme ces exotiques de la Guyane, piqués dans les vitrines del’oncle au musée. Très méfiants, très difficiles à attraper, ils seposaient un instant sur les graines parfumées des muscats, puis sesauvaient par-dessus le mur ; moi, alors, mettant un pied dansune brèche des pierres, je me hissais jusqu’au faîte, pour lesregarder fuir, à travers la campagne accablée et silencieuse ;et je restais là un long moment accoudé en contemplation deslointains : tout autour de l’horizon s’élevaient les montagnesboisées, ayant çà et là des débris de châteaux, des tours féodalessur leurs cimes ; et en avant, au milieu des champs de maïs oude blé noir, apparaissait le domaine de Borie, avec son vieuxporche cintré, le seul des environs qui fût blanchi à la chauxcomme une entrée de ville d’Afrique.

Ce domaine, m’avait-on dit, appartenait auxpetits de Sainte-Hermangarde, de futurs compagnons de jeux dont onm’annonçait l’arrivée prochaine, mais que je redoutais presque devoir venir, tant ma bande avec les petits Peyral me semblaitsuffisante et bien choisie.

XLV

Castelnau ! c’est un nom ancien quiévoque pour moi des images de soleil, de lumière pure sur deshauteurs, de calme mélancolique dans des ruines, de recueillementdevant des splendeurs mortes ensevelies depuis des siècles.

Sur une des montagnes boisées environnantes,ce vieux château de Castelnau était perché, découpant en l’airl’amas rougeâtre de ses terrasses, de ses remparts, de ses tours etde ses tourelles.

Du jardin de mon oncle on le voyait, passantsa tête lointaine au-dessus des murs d’enceinte.

C’était du reste le point marquant dans toutle pays d’alentour, la chose qu’on regardait malgré soi departout : cette dentelure de pierres de couleur de sanguineémergeant d’un fouillis d’arbres, cette ruine posée en couronne surun piédestal garni d’une belle verdure de châtaigniers et dechênes.

Dés le jour de mon arrivée, j’avais aperçucela du coin de l’œil, très étonné et attiré par ce vieux nidd’aigle, qui avait dû être tellement superbe, au sombre Moyen Âge.Or, c’était précisément une coutume d’été dans la famille de mononcle de s’y rendre deux ou trois fois par mois, pour dîner etpasser la journée chez le propriétaire : un vieux prêtre, quihabitait là-haut un pavillon confortable accroché au flanc desruines.

Il y avait fête et féerie pour moi, cesjours-là.

Tous ensemble, on partait, assez matin pourêtre sorti de la plaine chaude avant les heures ardentes.

Aussitôt arrivé à la base de la montagne, ontrouvait la fraîcheur et l’ombre de ce bois qui la couvrait de sonbeau manteau vert. Sous une voûte de grands chênes, sous unefeuillée touffue, on montait, on montait, par des chemins enzigzags, toute la famille à la file et à pied, formant serpent,comme ces pèlerins qui se rendent à des abbayes solitaires sur descimes, dans les dessins Moyen Âge de Gustave Doré. Çà et là, entredes fougères, des petites sources suintaient et formaient desruisseaux sur la terre rougeâtre ; entre les arbres, oncommençait à avoir par instants des échappées de vue trèsprofondes. Enfin, atteignant le sommet, on traversait le plus vieuxet le plus étrange des villages, qui se tenait perché là depuis dessiècles ; et on sonnait au petit portail du prêtre. Sonjardinet et sa maison étaient surplombés par le château, par toutle chaos des murailles et des tours rouges, ébréchées, fendillées,croulantes. Une immense paix semblait sortir de ces ruinesaériennes, un immense silence semblait s’en dégager, qui planait,intimidant, sur toutes les choses du voisinage…

Toujours très longs, les dîners que donnait cebon vieux prêtre ; souvent même, c’étaient des bombancesméridionales auxquelles plusieurs des notables de la région étaientconviés. Dix ou quinze plats se succédaient, accompagnés des fruitsles plus dorés, les plus beaux, et des vins les plus choisis parmiceux que la contrée produisait si abondamment en ce temps-là.

On restait à table plusieurs heures d’affiléepar les chaudes après-midi d’août ou de septembre, et moi, seulenfant dans la compagnie, je ne tenais pas en place, troublésurtout par le voisinage écrasant de ce château : dès lesecond service, je demandais la permission de m’en aller. Unevieille servante sortait alors avec moi et venait m’ouvrir lapremière porte des murailles féodales de Castelnau ; puis elleme confiait les clefs des immenses ruines et je m’y enfonçais seul,avec une délicieuse crainte, par un chemin déjà familier,franchissant des portes à pont-levis, des remparts qui sesuperposaient.

Donc, j’étais seul et pour de longs moments,assuré de ne voir paraître personne avant une heure ou deux ;libre d’errer au milieu de ce dédale, maître dans ce haut et tristedomaine. Oh ! les moments de rêve que j’y ai passés !…D’abord je faisais le tour des terrasses, surplombant l’abîme desbois vus par en dessus ; des étendues infinies se déroulaientde tous côtés ; des rivières traçaient çà et là sur leslointains des lacets d’argent, et, à travers l’atmosphère limpidede l’été, mes yeux plongeaient jusque dans des provinces voisines.Beaucoup de calme semblait répandu sur ce recoin de France, quivivait de sa petite vie propre, un peu comme au bon vieux temps, etqu’aucune ligne de chemin de fer ne traversait encore…

Puis, je pénétrais dans l’intérieur desruines, dans les cours, les escaliers, les galeries vides ; jemontais dans les tours, faisant lever des vols de pigeons, ou biendérangeant de leur sommeil des chauves-souris et des chouettes. Ily avait au premier étage des enfilades de salles immenses, encorecouvertes, obscures, auvents toujours fermés, où je m’enfonçai avecde délicieuses terreurs, écoutant le bruit de mes pas dans cettesonorité sépulcrale ; je passais en revue les étrangespeintures gothiques, les fresques effacées, ou les ornements encoredorés, chimères et guirlandes de bizarres fleurs, ajoutés là àl’époque de la Renaissance ; tout un passé de fantastique etfarouche magnificence, agrandi jusqu’à l’épouvante, m’apparaissaitalors noyé dans un vague de lointain, mais très éclairé, par cemême soleil du Midi qui chauffait autour de moi les pierres rougesde ces ruines abandonnées. Et, à présent que je remets ce Castelnauà son vrai point, le regardant en souvenir avec mes yeux qui ontentrevu toutes les splendeurs de la terre, je continue de penserque ce château enchanté de mon enfance était bien, dans son sitecharmant, un des plus somptueux débris de la France féodale…

Oh ! dans une tour, certaine chambre avecpoutrelles bleu de roi semées de rosaces et de blasons d’or !…Aucun lieu ne m’a jamais apporté une plus intime impression deMoyen Âge ! au milieu de ce silence de nécropole, accoudé là,seul, à une petite fenêtre aux épaisses parois, je contemplais leslointains verdoyants d’en dessous, cherchant à me représenter, surces sentiers aperçus à vol d’oiseau, des chevauchées d’hommesd’armes, ou des cortèges de nobles châtelaines en hennin… Et, pourmoi, élevé dans les plaines unies, un des plus singuliers charmesde ce lieu était ce grand vide bleuâtre des lointains, qu’onapercevait par toutes les ouvertures, meurtrières, trousquelconques des appartements ou des tours, et qui, tout de suite,me donnait le sentiment si nouveau des excessives hauteurs.

XLVI

Les lettres de mon frère, écrites serré surleur papier très mince, continuaient d’arriver de temps à autre,sans régularité, au hasard des navires à voiles qui passaient parlà-bas, dans le Grand Océan. Il y en avait de particulières pourmoi, de bien longues même, avec d’inoubliables descriptions. Déjàje savais plusieurs mots de la langue d’Océanie aux consonancesdouces ; dans les rêves de mes nuits, je voyais souvent l’îledélicieuse et m’y promenais ; elle hantait mon imaginationcomme une patrie chimérique, désirée ardemment mais inaccessible,située sur une autre planète.

Or, pendant notre séjour chez les cousins duMidi, une de ces lettres à mon adresse me parvint, réexpédiée parmon père.

J’allais la lire sur le toit du grenier, ducôté où séchaient les prunes. Il me parlait longuement d’un lieuappelé Fataüa, qui était une vallée profonde entre d’abruptesmontagnes ; « une demi-nuit perpétuelle y régnait, sousde grands arbres inconnus, et la fraîcheur des cascades yentretenait des tapis de fougères rares »… oui… j’entrevoyaiscela très bien, beaucoup mieux, à présent que j’avais, moi aussi,autour de moi des montagnes et des vallées humides remplies defougères… Du reste, c’était décrit d’une façon précise etcomplète : il ne se doutait pas, mon frère, de la séductiondangereuse que ses lettres exerçaient déjà sur l’enfant qu’il avaitlaissé si attaché au foyer familial, si tranquille, sireligieux…

« C’était seulement dommage, me disait-ilen terminant, que l’île délicieuse n’eût pas une porte de sortiedonnant quelque part sur la cour de notre maison, sur le grandberceau de chèvrefeuille, par exemple, derrière les grottes dubassin… » Cette idée d’une sortie dérobée ouvrant dans le murde notre fond de cour, ce rapprochement surtout entre ce petitbassin construit par mon frère et la lointaine Océanie, mefrappèrent singulièrement et, la nuit suivante, voici quel fut monrêve :

J’entrais dans cette cour ; c’était parun crépuscule de mort, comme après que le soleil se serait éteintpour jamais ; il y avait dans les choses, dans l’air, une deces indicibles désolations de rêve, qu’à l’état de veille on n’estmême plus capable de concevoir.

Arrivé au fond, près de ce petit bassin tantaimé, je me sentis m’élever de terre comme un oiseau qui prend sonvol. D’abord, je flottai indécis comme une chose trop légère, puisje franchis le mur vers le sud-ouest, dans la direction del’Océanie ; je ne me voyais point d’ailes, et je volais couchésur le dos, dans une angoisse de vertige et de chute ; jeprenais une effroyable vitesse, comme celle des pierres de fronde,des astres fous tournoyant dans le vide ; au-dessous de moifuyaient des mers et des mers, blêmes et confuses, toujours par cemême crépuscule de monde qui va finir… Et, après quelques secondes,subitement, les grands arbres de la vallée de Fataüa m’entourèrentdans l’obscurité : j’étais arrivé.

Là, dans ce site, je continuai de rêver, maisen cessant de croire à mon rêve, – tant l’impossibilité d’êtrejamais réellement là-bas s’imposait à mon esprit, – et puis, tropsouvent, j’avais été dupe de ces visions-là, qui s’en allaienttoujours avec le sommeil.

Je redoutais seulement de me réveiller, tantcette illusion, même incomplète, me ravissait ainsi. Cependant, lestapis de fougères rares étaient bien là ; dans la nuit plusépaisse, presque à tâtons, j’en cueillais, en me disant :« Au moins ces plantes, elles doivent être réelles après tout,puisque je les touche, puisque je les ai dans ma main ; ellesne pourront pas s’envoler quand mon rêve s’évanouira. » Et jeles serrais de toutes mes forces, pour être plus sûr de lesretenir…

Je me réveillai. Le beau jour d’été selevait ; dans le village, les bruits de la vie étaientcommencés : le continuel jacassement des poules, déjà enpromenade par les rues, et le va-et-vient du métier des tisserands,me rendant du premier coup la notion du lieu où j’étais. Ma mainvide restait encore fermée, crispée, les ongles presque marqués surla chair, pour mieux garder l’imaginaire bouquet de Fataüa,l’impalpable rien du rêve…

XLVII

Très vite je m’étais attaché à mon grandcousin et à ma grande cousine de là-bas, les tutoyant comme si jeles avais toujours connus. Je crois qu’il faut le lien du sang pourcréer de ces intimités d’emblée, entre gens qui, la veille,ignoraient même l’existence les uns des autres. J’aimais aussi mononcle et ma tante ; ma tante surtout, qui me gâtait un peu,qui était extrêmement bonne et belle à regarder encore, malgré sessoixante ans, malgré ses cheveux tout gris, sa mise de grand-mère.Elle était une personne comme il n’en existera bientôt plus, ànotre époque où tout se nivelle et tout se ressemble. Née dans lesenvirons, d’une des familles les plus anciennes, elle n’étaitjamais sortie de cette province de France ; ses manières, sonhospitalité aimable, sa courtoisie, portaient un cachet local, etce détail était pour me plaire.

Par opposition avec mon petit passé calfeutré,je vivais ici complètement dehors, dans les chemins, sur lesportes, dans les rues.

Et elles étaient étranges et charmantes pourmoi, ces rues étroites, pavées de cailloux noirs comme en Orient,et bordées de maisons gothiques ou Louis XIII.

Je connaissais à présent tous les recoins,places, carrefours, ruelles de ce village, et la plupart des bonnesgens campagnards qui y habitaient.

Ces femmes qui passaient devant la maison demon oncle, paysannes avec des goitres, revenant des champs et desvignes avec des corbeilles de fruits sur la tête, s’arrêtaienttoujours pour m’offrir les raisins les plus dorés, les plusdélicieuses pêches.

Et j’étais charmé aussi de ce patoisméridional, de ces chants montagnards, de tout cet incontestabledépaysement, dont l’impression me revenait de partout à lafois.

Encore aujourd’hui, quand il m’arrive de jeterles yeux sur quelqu’un de ces objets que je rapportais de là-baspour mon musée, ou sur quelqu’une de ces petites lettres quej’écrivais chaque jour à ma mère, je sens tout à coup comme dusoleil, de l’étrangeté neuve, des odeurs de fruits du Midi, del’air vif de montagne, et je vois bien alors qu’avec mes longuesdescriptions, dans ces pages mortes, je n’ai rien su mettre de toutcela.

XLVIII

Ces petits de Sainte-Hermangarde, dont onm’avait depuis si longtemps parlé, arrivèrent à la mi-septembre.Leur château de Sainte-Hermangarde était situé au nord, du côté dela Corrèze ; et ils venaient tous les ans passer icil’automne, dans un très vieil hôtel délabré qui touchait àl’habitation de mon oncle.

Deux garçons cette fois, et un peu mes aînés.Mais, contrairement à ce que j’avais craint, leur compagnie me pluttout de suite. Habitués à vivre une partie de l’année à la campagnesur leurs terres, ils avaient déjà des fusils, de la poudre ;ils chassaient. Ils apportèrent donc dans mes jeux une note tout àfait nouvelle.

Leur domaine de Borie devint un de nos centresd’opérations ; là tout était à nos ordres, les gens, les bêteset les granges. Et un de nos amusements favoris pendant cette finde vacances fut de construire d’énormes ballons de papier de deuxou trois mètres de haut que nous gonflions en brûlant au-dessousdes gerbes de foin, et puis que nous regardions s’élever, partir,se perdre au loin dans les champs ou les bois.

Mais ces petits de Sainte-Hermangarde étaient,eux aussi, des enfants un peu à part, élevés par un précepteur dansdes idées différentes de celles qui se prennent au lycée ;quand il y avait divergence d’avis entre nous pour ces jeux,c’était à qui céderait par courtoisie ; et alors leur contactne pouvait guère me préparer aux froissements de l’avenir.

Or, un jour, ils vinrent gentiment me fairecadeau d’un papillon fort rare : le« citron-aurore », qui est d’un jaune pâle un peu vert,comme le « citron » commun, mais qui porte, sur les ailessupérieures, une sorte de nuage délicieusement rose, d’une teintede soleil levant. C’était, disaient-ils, dans leur domaine deBorie, sur les regains d’automne, qu’ils venaient de le prendre –avec tant de précautions du reste qu’aucune trace de leurs doigtsn’apparaissait sur ses couleurs fraîches. Et quand je le reçus deleurs mains, vers midi, dans le vestibule de la maison de mononcle, toujours fermé dans la journée à cause de la lourde chaleurdu dehors, on entendait, à la cantonade, mon grand cousin quichantait, d’une voix atténuée en fausset plaintif de montagnard. Ilse faisait quelquefois cette voix-là, qui me causait maintenant unemélancolie étrange dans le silence des derniers midis de septembre.Et c’était toujours pour recommencer la même vieille chanson :« Ah ! ah ! la bonne histoire… » qu’il laissaitaussitôt mourir sans l’achever jamais. À partir de ce moment donc,le domaine de Borie, le papillon aurore, et le petit refrainmélancolique de la « bonne histoire » furentinséparablement liés dans mon souvenir…

Vraiment, je crains de parler trop souvent deces associations incohérentes d’images qui m’étaient jadis sihabituelles ; c’est la dernière fois, je n’y reviendrai plus.Mais on verra combien il était important, pour ce qui va suivre, denoter encore cette association-là.

XLIX

Nous revînmes au commencement d’octobre. Maisun événement bien pénible pour moi marqua ce retour : on memit au collège ! Comme externe bien entendu ; et encoreallait-il sans dire que je serais toujours conduit et ramené, parcrainte des mauvaises fréquentations. Mon temps d’étudesuniversitaires devait se réduire à quatre années de l’externat leplus libre et le plus fantaisiste.

Mais c’est égal, à partir de cette datefatale, mon histoire se gâte beaucoup.

La rentrée était à deux heures del’après-midi, et par une de ces délicieuses journées d’octobre,chaudes, tranquillement ensoleillées, qui sont comme un adieu trèsmélancolique de l’été. Il eût fait si beau, hélas ! là-bas,sur les montagnes, dans les bois effeuillés, dans les vignesroussies !

Au milieu d’un flot d’enfants qui parlaienttous à la fois, je pénétrai dans ce lieu de souffrance. Ma premièreimpression fut toute d’étonnement et de dégoût, devant la laideurdes murs barbouillés d’encre, et devant les vieux bancs de boisluisants, usés, tailladés à coups de canif, où l’on sentait quetant d’écoliers avaient souffert. Sans me connaître, ils metutoyaient, mes nouveaux compagnons, avec des airs protecteurs oumême narquois ; moi, je les dévisageais timidement, lestrouvant effrontés et, pour la plupart, fort mal tenus.

J’avais douze ans et demi, et j’entrai entroisième ; mon professeur particulier avait déclaré quej’étais de force à suivre, si je voulais, bien que mon petit savoirfut très inégal. On composait ce premier jour, en version latine,pour le classement d’entrée, et je me rappelle que mon pèrem’attendait lui-même assez anxieusement à la sortie de cette séanced’essai. Je lui répondis que j’étais second sur une quinzaine,étonné qu’il parût attacher tant d’importance à une chose quim’intéressait si peu. Ça m’était bien égal à moi !

Navré comme j’étais, en quoi ce détailpouvait-il m’atteindre ?

Plus tard, du reste, je n’ai pas connudavantage l’émulation. Être dernier m’a toujours paru le moindredes maux qu’un collégien est appelé à souffrir.

Les semaines qui suivirent furent affreusementpénibles. Vraiment je sentais mon intelligence se rétrécir sous lamultiplicité des devoirs et des pensums ; même le champ de mespetits rêves se fermait peu à peu. Les premiers brouillards, lespremières journées grises ajoutaient à tout cela leur désoléetristesse. Les ramoneurs savoyards étaient aussi revenus, poussantleur cri d’automne, qui déjà, les années précédentes, me serrait lecœur à me faire pleurer. Quand on est enfant, l’approche d’un hiveramène des impressions irraisonnées de fin de toutes choses, de mortpar le sombre et par le froid ; les durées semblent silongues, à cet âge, qu’on n’entrevoit même pas le renouveau d’aprèsqui ramènera tout.

Non, c’est quand on est déjà pas mal avancédans la vie et qu’il faudrait au contraire faire plus de cas de sessaisons comptées, c’est seulement alors qu’on regarde un hivercomme rien.

J’avais un calendrier où j’effaçais lentementles jours ; vraiment, au début de cette année de collège,j’étais oppressé par la perspective de tant de mois, et de moisinterminables comme ils étaient alors, dont il faudrait subir lepassage avant d’atteindre seulement ces vacances de Pâques, cerépit de huit jours dans l’ennui et la souffrance ; j’étaissans courage, parfois j’avais des instants de désespoir, devant lalongueur traînante du temps.

Bientôt le froid, le vrai froid vint,aggravant encore les choses. Oh ! ces retours du collège, lesmatins de décembre, quand pendant deux mortelles heures on s’étaitchauffé à l’horrible charbon de terre, et qu’il fallait subir levent glacé de la rue pour rentrer chez soi !

Les autres petits gambadaient, sautaient, sepoussaient, savaient faire des glissades quand par hasard lesruisseaux étaient gelés… Moi, je ne savais pas, et puis cela m’eûtsemblé de la plus haute inconvenance ; du reste on me ramenaitet je revenais posément, transi ; humilié d’être conduit,raillé quelquefois par les autres, pas populaire parmi ceux de maclasse, et dédaigneux de ces compagnons de chaîne avec lesquels jene me sentais pas une idée commune.

Le jeudi même, il y avait des devoirs quiduraient tout le jour. Des pensums aussi, d’absurdes pensums, queje bâclais d’une affreuse écriture déformée, ou par lesquelsj’essayais toutes les ruses écolières, décalages et porte-plumes àcinq becs.

Et dans mon dégoût de la vie, je ne mesoignais même plus ; je recevais maintenant des remontrancespour être mal peigné, pour avoir les mains sales (d’encres’entend)… Mais si j’insistais, je finirais par mettre dans monrécit tout le pâle ennui de ce temps-là.

L

« Gâteau. gâteaux. mes bons gâteaux toutchauds. » Elle avait repris ses courses nocturnes, son pasrapide et son refrain, la bonne vieille marchande. Régulière commeun automate, elle passait, avec le même empressement, aux mêmesheures. Et les longues veillées d’hiver étaient recommencées,pareilles à celles de tant d’années précédentes, pareilles encore àcelles de deux ou trois années qui suivirent.

À huit heures toujours, les dimanches soir,arrivaient nos voisins les D***, avec Lucette, et d’autres voisinsaussi, avec une toute petite fille appelée Marguerite qui venait dese glisser dans mon intimité.

Cette année-là, un nouveau divertissement futinauguré, pour la clôture de ces soirées des dimanches d’hiver surlesquelles flottait plus attristante que jamais la pensée desdevoirs du lendemain. Après le thé, quand je pressentais quec’était fini, qu’on allait partir, j’entraînais cette petiteMarguerite dans la salle à manger, et nous nous mettions à courircomme des fous autour de la table ronde, faisant à qui attraperaitl’autre, avec une espèce de rage. Elle était tout de suiteattrapée, cela va sans dire, moi presque jamais ; aussiétait-ce toujours elle qui poursuivait, et avec acharnement, enfrappant des mains sur la table, en criant, en menant un tapaged’enfer. À la fin, les tapis étaient retournés, les chaisesdérangées, tout au pillage. Nous trouvions cela stupide, nous lespremiers, – et c’était du reste beaucoup plus enfant que mon âge.Je ne savais même rien de mélancolique comme ce jeu des fins dedimanche, sur lequel planait l’effroi de recommencer demain matinla pénible série des classes. C’était simplement une manière deprolonger in extremis cette journée de trêve ; une manière dem’étourdir à force de bruit. C’était aussi comme un défi jeté à cesdevoirs qui n’étaient jamais faits, qui pesaient sur ma conscience,qui troubleraient bientôt mon sommeil, et qu’il faudrait bâcleravec fièvre demain matin dans ma chambre, à la lueur d’une bougie,ou à l’aube grise et glacée, avant l’heure odieuse de repartir pourle collège.

On était un peu consterné, au salon,d’entendre de loin cette bacchanale ; de voir surtout qu’ellem’amusait maintenant plus que les sonates à quatre mains, plus quela « belle bergère » ou les « proposdiscordants ».

Et ce tournoiement triste autour de cettetable fut recommencé tous les dimanches, sur la pointe de sixheures et demie, pendant au moins deux hivers… Le collège ne mevalait rien décidément, et encore moins les pensums ; toutcela, qui m’avait pris trop tard et à rebours, me diminuait,m’éteignait, m’abêtissait.

Même au point de vue du frottement avec mespareils, le but qu’on avait cru atteindre était manqué aussicomplètement que possible. Peut-être, si j’avais partagé leurs jeuxet leurs bousculades… Mais je ne les voyais jamais qu’en classe,sous la férule des professeurs, c’était insuffisant ; j’étaisdéjà devenu un petit être trop spécial pour rien prendre de leurmanière ; alors je m’enfermais et m’accentuais encore plusdans la mienne. Presque tous plus âgés et plus développés que moi,ils étaient beaucoup plus délurés aussi, et plus avancés pour leschoses pratiques de la vie ; de là chez eux une sorte de pitiéet d’hostilité vis-à-vis de moi, que je leur rendais en dédain,sentant combien ils auraient été incapables de me suivre danscertaines envolées de mon imagination.

Avec les petits paysans des montagnes ou lespetits pêcheurs de l’île je n’avais jamais été fier ; nousnous entendions par des côtés communs de simplicité un peuprimitive et d’extrême enfantillage ; à l’occasion, j’avaisjoué avec eux comme avec des égaux. Tandis que j’étais fier avecces enfants du collège, qui, eux, me trouvaient bizarre et poseur.Il m’a fallu bien des années pour corriger cet orgueil, pourredevenir simplement quelqu’un comme tout le monde ; surtoutpour comprendre qu’on n’est pas au-dessus de ses semblables, parceque – pour son propre malheur on est prince et magicien dans ledomaine du rêve…

LI

Le théâtre de Peau d’Âne, très agrandi enprofondeur, avec une série prolongée de portants, était maintenantmonté à poste fixe chez tante Claire. La petite Jeanne, plusintéressée depuis les nouveaux déploiements de mise en scène,venait plus souvent ; elle peignait des fonds, sous mesordres, et j’aimais ces moments-là où je reprenais sur elle toutema supériorité. Nous possédions maintenant, dans nos réserves, depleines boîtes de personnages ayant chacun leur nom et leur rôle,et, pour les défilés fantastiques, des régiments de monstres, debêtes, de gnomes, modelés en pâte et peints à l’aquarelle.

Je me souviens de notre satisfaction, de notreenthousiasme, le jour où fut essayé le grand décor circulaire sansportants qui représentait le « vide ». Des petits nuagesroses, éclairés par côté au jour frisant, erraient dans une étenduebleue que des voiles de gaze rendaient indécise. Et le char d’unefée aux cheveux de soie, traîné par deux papillons, s’avançait aumilieu, soutenu par d’invisibles fils.

Cependant rien n’aboutissait complètement,parce que nous ne savions pas nous borner ; c’étaient chaquefois des conceptions nouvelles, toujours de plus étonnants projets,et la répétition générale était reculée de mois en mois, jusquedans un avenir improbable…

Toutes les entreprises de ma vie auront, ouont eu déjà, le sort de cette Peau d’Âne…

LII

Parmi ces professeurs qui sévirent sicruellement contre moi pendant mes années de collège – et quiavaient tous des surnoms – les plus terribles, sans contredit,furent le Bœuf Apis et le Grand-Singe Noir. J’espère que s’ilslisaient ceci, ils comprendraient à quel point de vue enfantin jeme replace pour l’écrire. Si je les retrouvais aujourd’hui, j’iraissans nul doute à eux la main tendue, en m’excusant d’avoir été leurélève très indocile.) Oh ! le Grand-Singe surtout, je lehaïssais ! Quand du haut de sa chaire il laissait tomber cettephrase :

« Vous me ferez cent lignes, vous, lepetit sucré là-bas ! » je lui aurais sauté à la figurecomme un chat outragé. Il a, le premier, éveillé en moi cesviolences soudaines qui devaient faire partie de mon caractèred’homme et que rien ne laissait prévoir chez l’enfant plutôtpatient et doux que j’étais.

Et cependant, il serait inexact de dire quej’aie été tout à fait un mauvais élève ; inégal plutôt, àsurprises ; un jour premier, dernier le lendemain, maisrestant en somme dans une moyenne acceptable, avec toujours, à lafin de l’année, les prix de version.

Rien que ceux-là, par exemple, – et jem’étonnais que tout le monde ne les eût pas, tant cela me semblaitfacile. J’avais au contraire le thème extrêmement rebelle ; lanarration, encore davantage.

Je désertais de plus en plus mon proprebureau, et c’était chez tante Claire, à côté de l’ours auxpralines, que je subissais avec plus de résignation la torture desdevoirs ; sur le mur, dans un recoin caché de la boiserie decette chambre, un portrait à la plume du Grand-Singe subsisteencore, avec d’autres bonshommes de fantaisie ; l’encre apâli, jauni, mais on les a respectés et, quand je les regarde, jeretrouve encore du mortel ennui, de l’étouffement glacé, – desimpressions de collège, enfin.

Tante Claire était plus que jamais maressource, par ces temps durs, cherchant toujours mes mots dans lesdictionnaires et se condamnant même souvent à faire à ma place,d’une écriture imitée, les pensums du Grand-Singe.

LIII

– Apporte-moi, je te prie, le… deuxième… non,le troisième… tiroir de ma chiffonnière.

C’est maman qui parle, s’amusant elle-même deces tiroirs qu’elle me demande chaque jour depuis des années, – etquelquefois pour le seul plaisir de me les demander, sans en avoirun besoin bien réel. (C’était un des premiers services que j’avaissu lui rendre étant tout petit : lui apporter suivant les casl’un ou l’autre de ces tiroirs en miniature. Et la tradition nousen est longtemps restée.) À l’époque de ma vie où j’en suis arrivé,c’est généralement le soir que se passe cette promenade de tiroirs,à mon retour du collège, quand déjà le jour baisse ; maman estassise à sa place accoutumée, causant ou brodant près de safenêtre, sa corbeille à ouvrage devant elle ; et lachiffonnière, dont les différents compartiments lui deviennent tourà tour utiles, est située assez loin, dans l’antichambre.

Une chiffonnière Louis XV, bien vénérable pouravoir appartenu à nos grand-grands-mères. On y trouve de trèsanciennes petites boîtes peinturlurées qui ont dû être là de touttemps et que les doigts des aïeules touchaient sans doute chaquejour. Il va sans dire que je connais tous les secrets de cescompartiments maintenus dans un ordre immuable ; il y al’étage des soies, qui sont classées dans des sacs en rubans ;il y a celui des aiguilles, celui des petites soutaches et celuides petits crochets. Et l’arrangement de ces choses est tel encoresans doute que l’avaient conçu les aïeules dont ma mère a continuéla sainte activité.

Apporter ces tiroirs de chiffonnière, a étéune des joies, un des orgueils de ma première enfance, et rien n’achangé dans leur organisation depuis cette époque-là. Ils m’ontinspiré de tout temps le plus tendre respect ; ils sontabsolument mêlés pour moi à l’image de ma mère et à tout ce que cesmains bienfaisantes, si agiles au travail, ont fabriqué de joliespetites choses, – jusqu’à la dernière de ses broderies, qui fut unmouchoir pour moi.

Vers mes dix-sept ans, après de terriblesrevers – à une époque tourmentée que ce récit n’embrassera pas,mais dont je puis bien parler puisque j’ai déjà tant de fois, dansde précédents chapitres, empiété sur l’avenir – il m’a fallu,pendant quelques mois, envisager la terreur de me séparer de cettemaison familiale et de ce qu’elle contenait de si précieux ;alors, dans les moments où je me mettais à passer en revue, avec unrecueillement funèbre, tous les souvenirs qui allaient m’êtrearrachés, une de mes cruelles angoisses était de me dire :« Jamais plus je ne reverrai l’antichambre où était cettechiffonnière, jamais plus je ne pourrai apporter à maman ces cherstiroirs… » Et sa corbeille à ouvrage, toujours celled’autrefois, que je l’ai priée de ne jamais changer, même malgré unpeu d’usure, – et les différents petits bibelots qui s’y trouvent,étuis, boîtes pour les aiguilles, écrous pour tenir lesbroderies ! – L’idée que je pourrai connaître un temps où lesmains bien-aimées qui touchent journellement ces choses ne lestoucheront jamais plus, m’est une épouvante horrible contrelaquelle je ne me sens aucun courage. Tant que je vivrai,évidemment, on conservera tout tel quel, dans une tranquillité dereliques ; mais après, à qui écherra cet héritage qu’on necomprendra plus ; que deviendront ces pauvres petits riens queje chéris ?

Cette corbeille à ouvrage de maman et cestiroirs de chiffonnière, c’est sans doute ce que j’abandonneraiavec le plus de mélancolie et d’inquiétude, quand il faudra m’enaller de ce monde…

Très puéril en vérité, et j’en suisconfus ; – cependant je crois que je pleure presque, enécrivant cela…

LIV

Avec le tracas toujours croissant des devoirs,depuis bien des mois je n’avais plus le temps de lire ma Bible, àpeine de faire le matin ma prière.

Je continuais d’aller très régulièrement autemple chaque dimanche ; du reste nous y allions tousensemble. Je respectais le banc de famille, depuis si longtempsconnu, – et cette place conservera même toujours pour moi quelquechose d’à part, qui lui vient de ma mère.

C’était là cependant, au temple, que ma foi necessait de recevoir les atteintes les plus redoutables :celles du froid et de l’ennui. En général, les commentaires, lesraisonnements humains, m’amoindrissaient toujours la Bible etl’Évangile, m’enlevaient des parcelles de leur grande poésie sombreet douce. Il était déjà très difficile de toucher à ces choses,devant un petit esprit comme le mien, sans les abîmer. Le culte dechaque soir en famille ramenait seul en moi un vrai recueillementreligieux parce qu’alors les voix qui lisaient ou qui priaientm’étaient chères, et cela changeait tout.

Et puis, de mes contemplations continuellesdes choses de la nature, de mes méditations devant les fossilesvenus des montagnes ou des falaises et entassés dans mon musée,naissait déjà, au fin fond de moi-même, un vague panthéismeinconscient.

En somme, ma foi, encore très enracinée, trèsvivante, était couverte à présent d’un voile de sommeil, qui lalaissait capable de se réveiller à certaines heures, mais qui, entemps ordinaires, en annulait presque les effets. D’ailleurs, je mesentais troublé pour prier ; ma conscience, restée timorée,n’était jamais tranquille quand je me mettais à genoux, – à causede mes malheureux devoirs toujours plus ou moins escamotés, à causede mes rébellions contre le Bœuf Apis ou le Grand-Singe, quej’étais obligé de cacher, de déguiser quelquefois jusqu’à friser lemensonge. J’avais de cuisants remords de tout cela, des instants dedétresse morale et alors, pour y échapper, je me jetais plusqu’autrefois dans des jeux bruyants et des fous rires ; à mesheures de conscience plus particulièrement troublée, n’osant pasaffronter le regard de mes parents, c’était avec les bonnes que jeme réfugiais, pour jouer à la paume, sauter à la corde, fairetapage.

Il y avait bien deux ou trois ans que j’avaiscessé de parler de ma vocation religieuse et je comprenais àprésent combien tout cela était fini, impossible ; mais jen’avais rien trouvé d’autre pour mettre à la place.

Et quand des étrangers demandaient à quellecarrière on me destinait, mes parents, un peu anxieux de monavenir, ne savaient que répondre ; moi encore bien moins…

Cependant mon frère, qui se préoccupait, luiaussi, de cet avenir indéchiffrable, émit un jour l’idée – dans unede ses lettres qui pour moi sentaient toujours les lointains paysenchantés – que le mieux serait de faire de moi un ingénieur, àcause de certaine précision de mon esprit, de certaine facilitépour les mathématiques, qui était, du reste, une anomalie dans monensemble. Et, après qu’on m’eut consulté et que j’eus répondunégligemment : « Je veux bien, ça m’est égal », lachose parut décidée.

Cette période pendant laquelle je fus destinéà l’École polytechnique dura un peu plus d’un an. Là ou ailleurs,qu’est-ce que cela pouvait me faire ?

Quand je regardais les hommes d’un certain âgequi m’entouraient, même ceux qui occupaient les positions les plushonorables, les plus justement respectées auxquelles je pusseprétendre, et que je me disais : il faudra un jour être commel’un d’eux, vivre utilement, posément, dans un lieu donné, dans unesphère déterminée, et puis vieillir, et ce sera tout… alors unedésespérance sans bornes me prenait ; je n’avais envie de riende possible ni de raisonnable ; j’aurais voulu plus que jamaisrester un enfant, et la pensée que les années fuyaient, qu’ilfaudrait bientôt, bon gré, mal gré, être un homme, demeurait pourmoi angoissante.

LV

Deux jours par semaine, pendant les classesd’histoire, j’étais mêlé aux élèves des cours de Marine, quiportaient des ceintures rouges pour se donner des airs de matelotset qui dessinaient sur leurs cahiers des ancres ou des navires.

Je ne songeais point à cette carrière-là pourmoi-même ; à peine deux ou trois fois y avais-je arrêté monesprit, mais plutôt avec inquiétude : c’était la seulecependant qui pût m’attirer par tout son côté de voyages etd’aventures ; mais elle m’effrayait aussi plus qu’aucuneautre, à cause de ses longs exils que la foi ne m’aiderait plus àsupporter comme au temps de ma vocation de missionnaire.

S’en aller comme mon frère ; quitter pourdes années ma mère et tous ceux que j’aimais ; pendant desannées, ne pas voir ma chère petite cour reverdir au printemps, niles roses fleurir sur nos vieux murs, non, je ne me sentais pas cecourage.

Surtout, il me semblait établi a priori, àcause sans doute de mon genre d’éducation, qu’un tel métier, sirude, ne pouvait être pour moi. Et je savais très bien d’ailleurs,par quelques mots prononcés en ma présence, que si l’idée follem’en venait jamais, mes parents repousseraient cela bien loin, n’yconsentiraient à aucun prix.

LVI

Très nostalgiques à présent, les impressionsque me causait mon musée, quand j’y montais les jeudis d’hiver,après avoir fini mes devoirs ou mes pensums, et toujours un peutard ; la lumière baissant déjà, l’échappée de vue sur lesgrandes plaines s’embrumant en un gris rosé extrêmement triste.Nostalgie de l’été, nostalgie du soleil et du Midi, amenée par tousces papillons du jardin de mon oncle, qui étaient rangés là sousdes verres, par tous ces fossiles des montagnes, qui avaient étéramassés là-bas en compagnie des petits Peyral.

C’était l’avant-goût de ces regretsd’ailleurs, qui plus tard, après les longs voyages aux pays chauds,devaient me gâter mes retours au foyer, mes retours d’hiver.

Oh ! il y avait surtout le papillon« citron-aurore » !

À certains moments, j’éprouvais un amerplaisir à le fixer, pour approfondir et chercher à comprendre lamélancolie qui me venait de lui. Il était dans une vitrine dufond ; ses deux nuances si fraîches et si étranges, commecelle d’une peinture de Chine, d’une robe de fée, s’avivaient l’unepar l’autre, formaient un ensemble lumineux quand venait lecrépuscule gris et quand déjà les autres papillons ses voisinsparaissaient ne plus être que de vilaines petites chauves-sourisnoirâtres.

Dès que mes yeux s’arrêtaient sur lui,j’entendais la chanson traînante, somnolente, en faussetmontagnard : « Ah ! ah ! la bonnehistoire !…  » puis je revoyais le porche blanchi dudomaine de Borie, au milieu d’un silence de soleil et d’été. Alorsun immense regret me prenait des vacances passées ; tristementje constatais le recul où elles étaient déjà dans les tempsaccomplis et le lointain où se tenaient encore les vacances àvenir ; puis d’autres sentiments inexpressibles m’arrivaientaussi, sortis toujours des mêmes insondables dessous, et complétantun bien étrange ensemble.

Ce rapprochement du papillon, de la chanson etde Borie, continua longtemps de me causer des tristesses que toutce que j’ai essayé de dire n’explique pas suffisamment ; celadura jusqu’à l’époque où un grand vent d’orage passa sur ma vie,emportant la plupart de ces petites choses d’enfance.

Quelquefois, en présence du papillon, dans lecalme gris des soirs d’hiver, j’allais jusqu’à chanter moi-même lepetit refrain plaintif de la « bonne histoire » en mefaisant la voix très flûtée qu’il fallait ; alors le porche deBorie m’apparaissait plus nettement encore, lumineux et désolé, parun midi de septembre ; c’était un peu comme l’association quis’est faite plus tard dans ma tête entre les chants en faussetplaintif des Arabes et les blancheurs de leurs mosquées, lessuaires de chaux de leurs portiques…

Il existe encore, ce papillon, dans toutl’éclat de ses deux nuances bizarres, momifié sous sa vitre, aussifrais qu’autrefois, et il est resté pour moi une sorte de gri-griauquel je tiens beaucoup. Ces petits de Sainte-Hermangarde, – quej’ai perdus de vue depuis des années et qui sont maintenantattachés d’ambassade quelque part en Orient, – s’ils lisent ceci,seront bien étonnés sans doute d’apprendre quel prix lescirconstances ont donné à leur cadeau.

LVII

De ces hivers, empoisonnés maintenant par lavie de collège, l’événement capital était toujours la fête desétrennes.

Dès la fin de novembre, nous avions coutume,ma sœur, Lucette et moi, d’afficher chacun la liste des choses quinous faisaient envie ; dans nos deux familles, tout le mondenous préparait des surprises, et le mystère qui entourait cescadeaux était mon grand amusement des derniers jours de l’année.Entre parents, grands-mères et tantes, commençaient, pourm’intriguer davantage, de continuelles conversations à motscouverts ; des chuchotements, qu’on faisait mine d’étoufferdès que je paraissais…

Entre Lucette et moi, cela devenait même unvrai jeu de devinettes. Comme pour les « Mots à doublesens », on avait le droit de se poser certaines questionsdéterminées, – par exemple, la très saugrenue que voici :« Ça a-t-il des poils de bête ? » Et les réponsesétaient dans ce genre : – Ce que ton père te donne (unnécessaire de toilette en peau) en a eu, mais n’en a plus ;cependant, à quelques parties de l’intérieur (]es brosses), on acru devoir en ajouter des postiches. Ce que ta maman te donne (unefourrure avec un manchon) en a quelques-uns encore. Ce que ta tantete donne (une lampe) aide à mieux voir ceux qu’ont les bêtes sur ledos ; mais… attends, oui, je crois bien que ça n’en a passoi-même…

Par les crépuscules de décembre, entre chienet loup, quand on était assis sur les petits tabourets bas, devantles feux de bois de chêne, on poursuivait la série de ces questionsde jour en jour plus palpitantes, jusqu’au 31, jusqu’au grand soirdes mystères dévoilés…

Ce soir-là, les cadeaux des deux familles,enveloppés, ficelés, étiquetés, étaient réunis sur des tables, dansune salle dont l’entrée nous avait été interdite, à Lucette et àmoi, depuis la veille. À huit heures, on ouvrait les portes et toutle monde pénétrait en cortège, les aïeules les premières, chacunvenant chercher son lot dans ce fouillis de paquets blancs attachésde faveurs. Pour moi, entrer là était un moment de joie telle que,jusqu’à douze ou treize ans, je n’ai jamais pu me tenir de fairedes sauts de cabri, en manière de salut, avant de franchir leseuil.

On faisait ensuite un souper de onze heures,et quand la pendule de la salle à manger sonnait minuit,tranquillement, de son même timbre impassible, on se séparait, auxpremières minutes d’une de ces années d’autrefois, enfouies àprésent sous la cendre de tant d’autres.

Je me couchais ce soir-là avec toutes mesétrennes dans ma chambre auprès de moi, gardant même sur mon litles préférées. Je m’éveillais ensuite de meilleure heure que decoutume pour les revoir ; elles enchantaient ce matin d’hiver,premier de l’année nouvelle.

Une fois, il y eut dans le nombre un grandlivre à images, traitant du monde antédiluvien.

Les fossiles avaient commencé de m’initier auxmystères des créations détruites.

Je connaissais déjà plusieurs de ces sombresbêtes, qui, aux temps géologiques, ébranlaient les forêtsprimitives de leurs pas lourds ; depuis longtemps, jem’inquiétais d’elles, – et je les retrouvai là toutes, dans leurmilieu, sous leur ciel de plomb, parmi leurs hautes fougères.

Le monde antédiluvien, qui déjà hantait monimagination, devint un de mes plus habituels sujets de rêve ;souvent, en y concentrant toute mon attention, j’essayais de mereprésenter quelque monstrueux paysage d’alors, toujours par lesmêmes crépuscules sinistres, avec des lointains pleins deténèbres ; puis, quand l’image ainsi créée arrivait tout àfait au point comme une vision véritable, il s’en dégageait pourmoi une tristesse sans nom, qui en était comme l’âme exhalée, – etaussitôt c’était fini, cela s’évanouissait.

Bientôt aussi un nouveau décor de Peau-d’Ânes’ébaucha, qui représentait un site de la période dulias :

c’était, dans une demi-obscurité, sousd’accablantes nuées, un morne marécage, où parmi des prêles et desfougères, remuaient lentement des bêtes disparues.

Du reste, Peau-d’Âne commençait à ne plus êtrePeau-d’Âne ; je renonçais peu à peu aux personnages, qui mechoquaient maintenant par leurs inadmissibles attitudes depoupées ; ils dormaient déjà, les pauvres petits, reléguésdans ces boîtes d’où sans doute on ne les exhumera jamais.

Mes nouveaux décors n’avaient plus rien decommun avec la pièce : des dessous de forêts vierges, desjardins exotiques, des palais d’Orient nacrés et dorés ; tousmes rêves enfin, que j’essayais de réaliser là avec mes petitsmoyens d’alors, en attendant mieux, en attendant l’improbable mieuxde l’avenir…

LVIII

Cependant, après ce pénible hiver passé sousla coupe du Bœuf Apis et du Grand-Singe, le printemps revintencore, très troublant toujours pour les écoliers, qui ont desenvies de courir, qui ne tiennent plus en place, que les premiersjours tièdes mettent hors d’eux-mêmes. Les rosiers poussaientpartout sur nos vieux murs ; ma chère petite cour devenait denouveau bien tentante, au soleil de mars, et je m’y attardaislonguement à regarder s’éveiller les insectes et voler les premierspapillons, les premières mouches.

Peau d’Âne même en était négligée.

On ne venait plus me conduire au collège nim’y chercher ; j’avais obtenu la suppression de cet usage, quime rendait ridicule aux yeux de mes pareils. Et souvent, pour m’enrevenir, je faisais un léger détour par les remparts tranquilles,d’où l’on voyait les villages et un peu des lointains de lacampagne.

Je travaillais avec moins de zèle que jamais,ce printemps-là ; le beau temps qu’il faisait dehors memettait la tête à l’envers.

Et une des parties où j’étais le plus nulétait assurément la narration française ; je rendaisgénéralement le simple « canevas » sans avoir trouvé lamoindre « broderie » pour l’orner. Dans la classe, il yen avait un qui était l’aigle du genre et dont on lisait toujours àhaute voix les élucubrations. Oh ! tout ce qu’il glissait làdedans de jolies choses ! (Il est devenu, dans un village demanufactures, le plus prosaïque des petits huissiers.) Un jour quele sujet proposé était : « Un naufrage », il avaittrouvé des accents d’un lyrisme !… et j’avais donné, moi, unefeuille blanche avec le titre et ma signature. Non, je ne pouvaispas me décider à développer les sujets du Grand-Singe : uneespèce de pudeur instinctive m’empêchait d’écrire les banalitéscourantes, et quant à mettre des choses de mon cru, l’idée qu’ellesseraient lues, épluchées par ce croque-mitaine, m’arrêtait net.

Cependant j’aimais déjà écrire, mais pour moitout seul par exemple, et en m’entourant d’un mystère inviolable.Pas dans le bureau de ma chambre, que souillaient mes livres et mescahiers de collège, mais dans le très petit bureau ancien quifaisait partie du mobilier de mon musée, existait déjà quelquechose de bizarre qui représentait mon journal intime, premièremanière. Cela avait des aspects de grimoire de fée ou de manuscritd’Assyrie ; une bande de papier sans fin s’enroulait sur unroseau ; en tête, deux espèces de sphinx d’Égypte, à l’encrerouge, une étoile cabalistique, – et puis cela commençait, tout enlongueur comme le papier, et écrit en une cryptographie de moninvention. Un an plus tard seulement, à cause des lenteurs que cescaractères entraînaient, cela devint un cahier d’écritureordinaire, mais je continuai de le tenir caché, enfermé sous clefcomme une œuvre criminelle. J’y inscrivais, moins les événements dema petite existence tranquille, que mes impressions incohérentes,mes tristesses des soirs, mes regrets des étés passés et mes rêvesde lointains pays…

J’avais déjà ce besoin de noter, de fixer desimages fugitives, de lutter contre la fragilité des choses et demoi-même, qui m’a fait poursuivre ainsi ce journal jusqu’à cesdernières années… Mais, en ce temps-là, l’idée que quelqu’unpourrait un jour y jeter les yeux m’était insupportable ; àtel point que, si je partais pour quelque petit voyage dans l’îleou ailleurs, j’avais soin de le cacheter et d’écrire solennellementsur l’enveloppe : « C’est ma dernière volonté que l’onbrûle ce cahier sans le lire. » Mon Dieu, j’ai bien changédepuis cette époque.

Mais ce serait beaucoup sortir du cadre de cerécit d’enfance, que de conter par quels hasards et par quelsrevirements dans ma manière, j’en suis venu à chanter mon mal et àle crier aux passants quelconques, pour appeler à moi la sympathiedes inconnus les plus lointains ; – et appeler avec plusd’angoisse à mesure que je pressens davantage la finale poussière…Et, qui sait ? en avançant dans la vie, j’en viendraipeut-être à écrire d’encore plus intimes choses qu’à présent on nem’arracherait pas, – et cela pour essayer de prolonger, au delà dema propre durée, tout ce que j’ai été, tout ce que j’ai pleuré,tout ce que j’ai aimé…

LIX

Ce même printemps-là, il y eut un retour dupère de la petite Jeanne qui me frappa beaucoup. Depuis quelquesjours, sa maison était sens dessus dessous, dans les préparatifs etla joie de cette arrivée prochaine. Et, la frégate qu’il commandaitétant rentrée dans le port un peu plus tôt qu’on n’avait supposé,je le vis de ma fenêtre un beau soir, qui revenait chez lui, seul,se hâtant dans la rue pour surprendre son monde… Il arrivait de jene sais quelle colonie éloignée après deux ou trois ans d’absence,et il me parut qu’il n’avait pas changé d’aspect… On rentrait doncau foyer tout de même ! Elles finissaient donc, ces annéesd’exil, qui aujourd’hui du reste me faisaient déjà l’effet d’êtremoins longues qu’autrefois !… Mon frère lui aussi, à l’automneprochain, allait nous revenir ; ce serait bientôt comme s’ilne nous avait jamais quittés.

Et quelle joie, sans doute, que cesretours ! Et quel prestige environnait ceux qui arrivaient desi loin !

Le lendemain, chez Jeanne, dans sa cour, jeregardais déballer d’énormes caisses en bois des paysétrangers ; quelques-unes étaient recouvertes de toilesgoudronnées, débris de voiles sans doute, qui sentaient la bonneodeur des navires et de la mer ; deux matelots à large colbleu s’empressaient à déclouer, à découdre ; et ils retiraientde là dedans des objets d’apparence inconnue qui avaient dessenteurs de « colonies » ; des nattes, desgargoulettes, des potiches ; même des cocos et d’autres fruitsde là-bas…

Le vieux grand-père de Jeanne, ancien marinlui aussi, était à côté de moi, surveillant du coin de l’œil cedéballage, et tout à coup, d’entre des planches que l’on séparait àcoups de masse, nous vîmes s’échapper de vilaines petites bêtesbrunes, empressées, sur lesquelles les deux matelots sautèrent àpieds joints pour les tuer :

– Des cancrelats, n’est-ce pas,commandant ? demandai-je au grand-père.

– Comment ! tu connais ça, toi, petitterrien ? me répondit-il en riant.

À vrai dire, je n’en avais jamais vu ;mais des oncles à moi, qui avaient habité dans leur compagnie, m’enavaient beaucoup parlé. Et j’étais ravi de faire une premièreconnaissance avec ces bêtes, qui sont spéciales aux pays chauds etaux navires…

LX

Le printemps ! le printemps !

Sur les murs de ma cour, les rosiers blancsétaient fleuris, les jasmins étaient fleuris, les chèvrefeuillesretombaient en longues guirlandes, délicieusement odorantes.

Je recommençais à vivre du matin au soir, dansl’intimité des plantes et des vieilles pierres, écoutant le jetd’eau bruire à l’ombre du grand prunier, examinant les graminées etles mousses des bois égarées sur les bords de mon bassin, et, ducôté ardent, où donnait tout le jour le soleil, comptant lesboutons des cactus.

Les départs du mercredi soir pour la Limoiseétaient aussi recommencés, – et j’en rêvais, cela va sans dire,d’une semaine à l’autre, au grand détriment des leçons et desdevoirs.

LXI

Je crois que le printemps de cette année-làfut vraiment le plus radieux, le plus grisant des printemps de monenfance, par contraste sans doute avec le si pénible hiver pendantlequel avait tout le temps sévi le Grand-Singe.

Oh ! la fin de mai, les hauts foins, puisles fauchages de juin ! Dans quelle lumière d’or je revoistout cela !

Les promenades du soir, avec mon père et masœur, se continuaient comme dans mes premières années ; ilsvenaient maintenant m’attendre à la sortie du collège, à quatreheures et demie, et nous partions directement pour les champs.Notre prédilection, ce printemps-là, se maintint pour certainesprairies pleines d’amourettes roses ; et au retour jerapportais toujours des gerbes de ces fleurs.

Dans cette même région, venait d’éclore unepeuplade éphémère de toutes petites phalènes noires et roses (dumême rose que les amourettes) qui dormaient posées partout sur leslongues tiges des herbes, et qui s’envolaient comme uneffeuillement de pétales de fleurs, dès qu’on agitait ces foins.C’est à travers d’exquises limpidités d’atmosphère de juin, que meréapparaît tout cela… Pendant la classe de l’après-midi, l’idée deces grandes prairies qui m’attendaient, me troublait encore plusque l’air tiède et les senteurs printanières entrant à pleinesfenêtres.

Mais j’ai surtout gardé le souvenir d’un soiroù ma mère nous avait promis, par exception, d’être de lapromenade, pour voir, elle aussi, ces champs d’amourettes. Cettefois-là, plus distrait que de coutume, j’avais été menacé deretenue par le Grand-Singe, et tout le temps de la classe jem’étais cru puni. Cette retenue du soir, qui nous gardait une heurede plus par ces beaux temps de juin, était toujours un cruelsupplice. Mais surtout j’avais le cœur serré en songeant que mamanviendrait précisément là m’attendre, – et que les printemps étaientcourts, qu’on allait bientôt faucher les foins, que peut-être uneautre soirée aussi radieuse ne se retrouverait plus de l’année…

Aussitôt la classe finie, j’allai anxieusementconsulter la liste fatale, entre les mains du maîtred’études :

je n’y étais pas ! Le Grand-Singe-Noirm’avait oublié, ou fait grâce !

Oh ! ma joie alors de sortir en courantde ce collège, d’apercevoir maman qui avait tenu sa promesse, etqui m’attendait là, souriante, avec mon père et ma sœur… L’airqu’on respirait dehors était plus exquis que jamais, d’une tiédeurembaumée, et la lumière avait un resplendissement de pays chaud. –Quand je repense à ce moment-là, à ces près d’amourettes, à cesphalènes roses, il se mêle à mon regret une espèce d’anxiétéindéfinissable, comme du reste chaque fois que je me retrouve enprésence de choses qui m’ont frappé et charmé par des dessousmystérieux, avec une intensité que je ne m’explique pas.

LXII

J’ai déjà dit que j’avais toujours étébeaucoup plus enfant que mon âge. Si on pouvait mettre en présencele personnage que j’étais alors et quelques-uns de ces petitsParisiens de douze ou treize ans élevés par les méthodes les plusperfectionnées et les plus modernes, qui déjà déclament, pérorent,ont des idées en politique, me glacent par leurs conversations,comme ce serait drôle et avec quel dédain ils metraiteraient !

Je m’étonne moi-même de la dose d’enfantillageque je conservais pour certaines choses, car, en fait d’art et derêve, malgré le manque de procédé, le manque d’acquis, j’allaisbien plus loin et plus haut qu’à présent, c’estincontestable ; et, si ce grimoire enroulé sur un roseau, dontje parlais tout à l’heure, existait encore, il vaudrait vingt foisces notes pâles, sur lesquelles il me semble déjà qu’on a secoué dela cendre.

LXIII

Ma chambre, où je ne m’installais plus jamaispour travailler, où je n’entrais plus guère que le soir pourdormir, redevint pendant ce beau mois de juin mon lieu de délices,après le dîner, par les longs crépuscules tièdes et charmants.C’est que j’avais inventé un jeu, un perfectionnement du rat enguenilles que les gamins vulgaires font courir au bout d’uneficelle, le soir, dans les jambes des passants. Et cela m’amusait,mais d’une façon inouïe, sans lassitude possible. Cela m’amuseraitencore autant, si j’osais, et je souhaite que mon invention soitimitée par tous les petits auxquels on aura l’imprudence de laisserlire ce chapitre.

Voici : de l’autre côté de la rue, justeen face de ma fenêtre et au premier étage aussi, demeurait unebonne vieille fille appelée mademoiselle Victoire (avec de grandsbonnets à ruche du temps passé et des lunettes rondes). J’avaisobtenu d’elle l’autorisation de fixer à l’arrêtoir de soncontrevent une ficelle qui traversait la rue, et venait chez mois’enrouler en pelote sur un bâton.

Le soir, dès que le jour baissait, un oiseaude ma fabrication – espèce de corbeau saugrenu charpenté en fil defer avec des ailes de soie noire – sortait sournoisement d’entremes persiennes, aussitôt refermées, et descendait, d’une alluredrôle, se poser au milieu de la rue sur les pavés. Un anneau auquelil était suspendu pouvait courir librement le long de la ficelle,devenue invisible au crépuscule, et, tout le temps, je le faisaissautiller, sautiller par terre, dans une agitation comique.

Et quand les passants se baissaient pourregarder quelle était cette invraisemblable bête qui se trémoussaittant, – crac ! je tirais bien fort le bout gardé dans mamain : l’oiseau alors remontait très haut en l’air, après leuravoir sauté au nez.

Oh ! derrière mes persiennes, me suis-jeamusé, ces beaux soirs-là ; ai-je ri, tout seul, des cris, deseffarements, des réflexions, des conjectures. Ce qui m’étonne,c’est qu’après le premier moment de frayeur, les gens prenaient leparti de rire autant que moi ; il est vrai, la plupart étaientdes voisins, qui devinaient de qui cette mystification devait leurvenir, – et j’étais aimé dans mon quartier en ce temps-là. Ou bienc’étaient des matelots, passants de bonne composition, qui semontrent en général indulgents aux enfantillages – et pourcause.

Mais ce qui restera pour moi incompréhensible,c’est que, dans ma famille, où on péchait plutôt par excès deréserve, on ait pu fermer les yeux là-dessus, tolérer mêmetacitement ce jeu pendant tout un printemps ; je ne me suisjamais expliqué ce manque de correction, et les années, au lieu dem’éclaircir ce mystère, n’ont fait que me le rendre plus surprenantencore.

Cet oiseau noir est naturellement devenu unede mes nombreuses reliques : de loin en loin, tous les deux outrois ans, je le regarde : un peu mité, mais me rappelanttoujours les belles soirées des mois de juin disparus, lesgriseries délicieuses des anciens printemps.

LXIV

Les jeudis de Limoise, à la rage du soleil,quand tout dormait accablé dans la campagne silencieuse, j’avaispris l’habitude de grimper sur le vieux mur d’enceinte, au fond dujardin, et d’y rester longtemps, à califourchon, immobile à la mêmeplace, les touffes de lierre me montant jusqu’aux épaules, toutesles mouches et toutes les sauterelles bruissant autour de moi.Comme du haut d’un observatoire, je contemplais la campagne chaudeet morne, les bruyères, les bois, et les légers voiles blancs dumirage, que l’extrême chaleur agitait sans cesse d’un petitmouvement tremblant de surface de lac. Ces horizons de la Limoiseconservaient encore pour moi l’espèce de mystère d’inconnu que jeleur avais prêté pendant les premiers étés de ma vie. La région unpeu solitaire qu’on voyait du haut de ce mur, je me la représentaiscomme devant se continuer indéfiniment ainsi, par des landes et desbois, en vrai site de contrée primitive ; j’avais beau trèsbien savoir, à présent, qu’au delà se trouvaient, comme ailleurs,des routes, des cultures et des villes, je réussissais à garderl’illusion de la sauvagerie de ces lointains.

Du reste, pour mieux me tromper moi-même,j’avais soin de cacher, avec mes doigts repliés en longue-vue, toutce qui pouvait me gâter cet ensemble désert : une vieilleferme là-bas, avec un coin de vigne labourée et un bout de chemin.Et là, tout seul, distrait par rien dans ce silence plein debourdonnements d’insectes, dirigeant toujours le creux de ma mainvers les parties les plus agrestes d’alentour, j’arrivais très bienà me donner des impressions de pays exotiques et sauvages.

Des impressions de Brésil surtout. Je ne saispas pourquoi c’était plutôt le Brésil, que le bois voisin mereprésentait, dans ces moments de contemplations.

Et il me faut dire en passant comment est cebois, le premier de tous les bois de la terre que j’aie connu etcelui que j’ai le plus aimé : de très vieux chênes verts,arbres aux feuilles persistantes et d’une couleur sombre, formantun peu colonnade de temple avec leurs troncs élancés ; etlà-dessous, aucune broussaille, mais un sol à part, constammentsec, recouvert toute l’année de la même petite herbe exquise,courte et très fine comme un duvet ; çà et là seulementquelques bruyères, quelques filipendules, quelques rares fleurettesd’ombre.

LXV

… En classe, on expliquait l’Iliade, – quej’aurais sans doute aimée, mais qu’on m’avait rendue odieuse avecles analyses, les pensums, les récitations de perroquet ; – ettout à coup je m’arrêtai plein d’admiration devant les versfameux :

Bê dakeôn thina polufloisboio thalassés

qui finit comme le bruit d’une lame de maréemontante étalant sa nappe d’écume sur les galets d’une plage.

– Remarquez, dit le Grand-Singe, remarquezl’harmonie imitative.

– Oh ! oui, va, j’avais remarqué. Pasbesoin de me mettre les oints sur les i pour de telles choses.

Une de mes grandes admirations, moinsjustifiée peut-être, fut ensuite pour ces vers deVirgile :

Hinc adeo media est nobis via ; namquesepulerum Incipit apparere Bianoris..

Depuis le commencement de l’églogue, du reste,je suivais avec intérêt les deux bergers cheminant dans la campagneantique. Et je me la représentais si bien, cette campagne romained’il y a deux mille ans : chaude, un peu aride, avec desbroussailles de phyllireas et de chênes verts, comme ces régionspierreuses de la Limoise, auxquelles précisément je trouvais uncharme pastoral, un charme d’autrefois.

Ils cheminaient, les deux bergers, etmaintenant ils s’apercevaient que la moitié de leur route étaitfaite, « parce que le tombeau de Bianor leur apparaissaitlà-bas… » Oh ! comme je le vis surgir, ce tombeau deBianor ! Ses vieilles pierres marquaient une tache blanche surles chemins roux couverts de petites plantes un peu brûlées,serpolets ou marjolaines, avec çà et là des arbustes maigres aufeuillage sombre… Et la sonorité de ce mot Bianoris finissant laphrase, évoqua pour moi, tout à coup, avec une extraordinairemagie, l’impression des musiques que les insectes devaient faireautour des deux voyageurs, dans le silence d’un midi très chaudéclairé par un soleil plus jeune, dans la sereine tranquillité d’unmois de juin antique. Je n’étais plus en classe ; j’étais danscette campagne, en la société de ces bergers, marchant sur desfleurettes un peu brûlées, sur des herbes un peu roussies, par unejournée d’été très lumineuse, – mais cependant atténuée et vue dansun certain vague, comme regardée avec une lunette d’approche aufond des âges passés…

Qui sait ! si le Grand-Singe avait devinéce qui me causait ce moment de distraction, cela eût peut-êtreamené un rapprochement entre nous.

LXVI

Un certain jeudi soir, à la Limoise, tandisqu’arrivait l’heure inexorable de s’en aller, j’étais monté seuldans la grande chambre ancienne du premier étage où j’habitais.D’abord, je m’étais accoudé à la fenêtre ouverte, pour regarder lesoleil rouge de juillet s’abaisser au bout des champs pierreux etdes landes à fougères, dans la direction de la mer, invisible etpourtant voisine. Toujours mélancoliques, ces couchers de soleil,sur la fin de mes jeudis…

Puis, à la dernière minute avant le départ,une idée, que je n’avais jamais eue, me vint de fureter dans cettevieille bibliothèque Louis XV qui était près de mon lit. Là, parmiles livres aux reliures d’un autre siècle, où les vers, jamaisdérangés, perçaient lentement des galeries, je trouvai un cahier engros papier rude d’autrefois, et je l’ouvris distraitement…J’appris alors, avec un tressaillement d’émotion, que de midi àquatre heures du Soir, le 20 juin 1813, par 110 degrés de longitudeet 15 degrés de latitude australe (entre les tropiques parconséquent et dans les parages du Grand Océan), il faisait beautemps, belle mer, jolie brise de Sud-est qu’il y avait au cielplusieurs de ces petits nuages blancs nommés « queues dechat » et que, le long du navire, des dorades passaient…

Morts sans doute depuis longtemps, ceux quiavaient noté ces formes fugitives de nuages et qui avaient regardépasser ces dorades… Ce cahier, je le compris, était un de cesregistres appelés « journaux de bord », que les marinstiennent chaque jour ; je ne m’en étonnai même pas comme d’unechose nouvelle, bien que n’en ayant encore jamais eu entre lesmains.

Mais c’était étrange et inattendu pour moi, depénétrer ainsi tout à coup dans l’intimité de ces aspects du cielet de la mer, au milieu du Grand Océan, et à une date si précised’une année déjà si lointaine… Oh ! voir cette mer« belle » et tranquille, ces « queues de chat »jetées sur l’immensité profonde de ce ciel bleu, et ces doradesrapides traversant les solitudes australes !…

Dans cette vie de marins, dans leur métier quim’effrayait et qui m’était défendu, que de choses devaient êtrecharmantes ! Je ne l’avais jamais si bien senti que cesoir.

Le souvenir inoubliable de cette petitelecture furtive a été cause que, pendant mes quarts à la mer,chaque fois qu’un timonier m’a signalé un passage de dorades, j’aitoujours tourné les yeux pour les regarder ; et toujours j’aitrouvé une espèce de charme à noter ensuite l’incident sur lejournal du bord, – si peu différent de celui que ces marins de juin1813 avaient tenu avant moi.

LXVII

Aux vacances qui suivirent, le départ pour leMidi et pour les montagnes m’enchanta plus que la premièrefois.

Comme l’année précédente, nous nous mîmes enroute, ma sœur et moi, au commencement d’août ; ce n’étaitplus une course à l’aventure, il est vrai ; mais le plaisir derevenir là et d’y retrouver tout ce qui m’avait tant charmé,dépassait encore l’amusement de s’en aller à l’inconnu.

Entre le point où s’arrêtait le chemin de feret le village où nos cousins demeuraient, pendant le long trajet envoiture, notre petit cocher de louage prit des traverses risquées,ne se reconnut plus et nous égara, dans les recoins du reste lesplus délicieux. Il faisait un temps rare, splendide. Et avec quellejoie je saluai les premières paysannes portant sur la tête lesgrands vases de cuivre, les premiers paysans bruns parlant patois,le commencement des terrains couleur de sanguine et des genévriersde montagne…

Vers le milieu du jour, pendant une halte pourfaire reposer nos chevaux au creux d’une vallée d’ombre, dans unvillage perdu appelé Vayrac, nous nous assîmes au pied d’unchâtaignier, – et là nous trimes attaqués par les canards del’endroit, les plus hardis, les plus mal élevés du monde,s’attroupant autour de nous avec des cris de la plus hauteinconvenance. Au départ donc, quand nous fûmes remontés dans notrevoiture, ces bêtes s’acharnant toujours à nous poursuivre, ma sœurse retourna vers eux et, avec la dignité du voyageur antiqueoutragé par une population inhospitalière, s’écria :« Canards de Vayrac, soyez maudits ! » – Même aprèstant d’années, je ne puis penser de sang-froid à mon fou rired’alors.

Surtout je ne puis me rappeler cette journéesans regretter ce resplendissement de soleil et de ciel bleu, commeà présent je ne sais plus en voir…

À l’arrivée, nous étions attendus sur laroute, au pont de la rivière, par nos cousins et par les petitsPeyral qui agitaient leurs mouchoirs.

Je retrouvai avec bonheur ma petite bande aucomplet. Nous avions un peu grandi les uns et les autres, nousétions plus hauts de quelques centimètres ; mais nous vîmestout de suite qu’à part cela nous n’avions pas changé, que nousétions aussi enfants, et disposés aux mêmes jeux.

Il y eut un orage effroyable à la tombée de lanuit.

Et, pendant qu’il tonnait à tout briser, commesi on eût tiré des salves d’artillerie sur le toit de la maison demon oncle ; pendant que toutes les vieilles gargouilles duvillage vomissaient de l’eau tourmentée et que des torrentscouraient sur les pavés en galets noirs des rues, nous nous étionsréfugiés, les petits Peyral et moi, dans la cuisine, pour y fairetapage plus à notre aise et y danser des rondes.

Très grande, cette cuisine ; garniesuivant la mode ancienne d’un arsenal d’ustensiles en cuivre rouge,séries de poêles et de chaudrons, accrochés aux murailles par ordrede grandeur, et brillant comme des pièces d’armure. Il faisaitpresque noir ; on commençait à sentir la bonne odeur del’orage, de la terre mouillée, de la pluie d’été ; et par lesépaisses fenêtres Louis XIII, grillées de fer, entraient de minuteen minute les grandes lueurs vertes aveuglantes qui nousobligeaient, malgré nous, de cligner des yeux. Nous tournions, noustournions comme des fous, en chantant à quatre voix :« L’astre des nuits dans son paisible éclat… », unechanson sentimentale qui n’a jamais été faite pour danser, mais quenous scandions drôlement par moquerie, pour l’accommoder en air deroute.

Cela dura je ne sais combien de temps, cettesarabande de joie, l’orage nous portant sur les nerfs, l’excès debruit et de vitesse tournante nous grisant comme de petitsderviches ; c’était la fête de mon retour célébrée ;c’était une manière d’inaugurer dignement les vacances, de narguerle Grand-Singe, d’ouvrir la série des expéditions et enfantillagesde toutes sortes qui allaient recommencer demain pis quejamais.

LXVIII

Le lendemain, je m’éveillai au petit jour,entendant un bruit cadencé dont mon oreille s’étaitdéshabituée : le tisserand voisin, commençant déjà, dèsl’aube, le va-et-vient de ses métiers centenaires !… Alors, lapremière minute d’indécision une fois passée, je me rappelai avecune joie débordante que je venais d’arriver chez l’oncle duMidi ; que c’était le matin du premier jour ; que j’avaisen perspective tout un été de grand air et de librefantaisie : août et tout septembre, deux de ces mois qui mepassent à présent comme des jours, mais qui me semblaient alorsavoir de très respectables durées… Avec ivresse, au sortir d’un bonsommeil, je repris conscience de moi-même et des réalités de mavie ; j’avais « de la joie à mon réveil »…

De je ne sais plus quelle histoire, luel’hiver précédent, sur les Indiens des Grands-Lacs, j’avais retenuceci qui m’avait beaucoup frappé : un vieux chef Peau-Rouge,dont la fille se languissait d’amour pour un Visage-Pâle, avaitfini par consentir à la donner à cet étranger, afin qu’elle eûtencore de la joie à ses réveils.

De la joie à ses réveils !… En effetj’avais remarqué depuis bien longtemps que le moment du réveil esttoujours celui où l’on a plus nettement l’impression de ce qui estgai ou triste dans la vie, et où l’on trouve plus particulièrementpénible d’être sans joie ; mes premiers petits chagrins, mespremiers petits remords, mes anxiétés de l’avenir, c’était à cemoment toujours qu’ils revenaient plus cruels, – pour s’évanouirtrès vite, il est vrai, en ce temps-là.

Plus tard, ils devaient bien s’assombrir, mesréveils !

Et ils sont devenus aujourd’hui l’instant delucidité effroyable où je vois pour ainsi dire les dessous de lavie dégagés de tous ces mirages encore amusants qui, dans le jour,reviennent me les cacher ; l’instant où m’apparaissent lemieux la rapidité des années, l’émiettement de tout ce à quoij’essaie de raccrocher mes mains, et le néant final, le grand troubéant de la mort, là tout près, que rien ne déguise plus.

Ce matin-là donc, j’eus de la joie à monréveil, et je me levai de bonne heure, ne pouvant tenir en paixdans mon lit, empressé d’aller courir, me demandant même par oùj’allais commencer ma tournée d’arrivée.

Tous les recoins du village à revoir, et lesremparts gothiques, et la délicieuse rivière. Et le jardin de mononcle où, depuis l’an passé, les plus improbables papillons avaientpu élire domicile. Et des visites à faire, dans de vieilles maisonscurieuses, à toutes les bonnes femmes du voisinage, – qui l’étédernier m’avaient comblé, comme par redevance, des plus délicieuxraisins de leurs vignes ; – une certaine madame Jeannesurtout, vieille paysanne riche, qui s’était prise d’adoration pourmoi, qui faisait toutes mes volontés, et qui, chaque fois qu’ellepassait, revenant du lavoir comme Nausicaa, roulait d’impayablesregards en coulisse du côté de la maison de mon oncle, à monintention… Et les vignes et les bois d’alentour, et tous lessentiers de montagnes, et Castelnau là-bas, dressant ses tourscrénelées sur son piédestal de châtaigniers et de chênes,m’appelant dans ses ruines !…

Où courir d’abord, et comment se lasser d’untel pays !

La mer, où du reste on ne me conduisaitpresque plus, en était même pour le moment complètementoubliée.

Après ces deux mois charmants, la péniblerentrée des classes, à laquelle je ne pouvais m’empêcher de songer,devait avoir pour grande diversion le retour de mon frère. Sesquatre ans n’étaient pas tout à fait révolus, mais nous savionsqu’il venait déjà de quitter l’« île mystérieuse » pournous revenir, et nous l’attendions en octobre. Pour moi, ce seraitpresque une connaissance entièrement à faire ; je m’inquiétaisde savoir s’il m’aimerait en me revoyant, s’il me trouverait à songoût, si mille petites choses de moi, – comme par exemple mamanière de jouer Beethoven, – lui plairaient.

Je pensais constamment à son arrivéeprochaine ; je m’en réjouissais tellement et j’en attendais untel changement dans ma vie, que j’en oubliais complètement mafrayeur habituelle de l’automne.

Mais je me proposais aussi de le consulter surmille questions troublantes, de lui confier toutes mes angoissesd’avenir ; et je savais du reste que l’on comptait sur sesavis pour prendre un parti définitif à mon sujet, pour me dirigervers les sciences et décider de ma carrière : là était lepoint noir de son retour.

En attendant cet arrêt redoutable, j’allais aumoins m’amuser et m’étourdir le plus possible sans souci de rien,m’en donner librement et plus que jamais, pendant ces vacances queje considérais comme les dernières de ma vie de petit enfant.

LXIX

Après le dîner de midi, il était d’usage chezmon oncle de se tenir pendant une heure ou deux à l’entrée de lamaison, dans le vestibule dallé de pierres et orné d’une grandefontaine guillochée, en cuivre rouge :

c’était le lieu le plus frais, au moment de lalourde chaleur du jour. On y maintenait l’obscurité en fermanttout, et deux ou trois petites raies de soleil, où dansaient desmouches, filtraient seulement à travers les joints de la grosseporte Louis XIII. Dans le village silencieux, où personne nepassait, on n’entendait toujours que le même éternel jacassement depoules, toutes les autres bêtes semblant s’être endormies.

Moi, je n’y restais point, dans ce vestibulefrais.

L’accablant soleil du dehors m’attirait, et àpeine d’ailleurs était-on installé là, en cercle, qu’on entendait« Pan ! pan ! » à la porte de la rue : lespetits Peyral, qui venaient me chercher, et qui secouaient toustrois le vieux frappoir de fer, chauffé à brûler les doigts.

Alors, chapeaux baissés, nous partions chaquejour pour quelque entreprise nouvelle, avec des marteaux, desbâtons, des papillonnettes. D’abord, les petites rues gothiquespavées de cailloux ; puis les premiers sentiers alentour duvillage, toujours couverts d’un matelas de balle de blé, où onenfonçait jusqu’aux chevilles et qui entrait dans lessouliers ; puis enfin la campagne, les vignes, les chemins quigrimpaient vers les bois ; ou bien encore la rivière, guéablepour nous, avec ses îlots pleins de fleurs.

Comme revanche de mon calfeutrage et de ma vietrop immobile, trop correcte de toute l’année, c’était assezcomplet ; mais il y manquait toujours la compagnie d’autresgarçons de mon âge, les froissements, – et puis cela ne durait quedeux mois.

LXX

Un jour, l’idée me vint même, par saugrenuité,par bravade, par je ne sais quoi, de faire une chose extrêmementmalpropre. Et, après avoir cherché toute une matinée ce que cepourrait bien être, je trouvai.

On sait les nuées de mouches qu’il y a, lesétés, dans le Midi, souillant tout, en vrai fléau. Au milieu de lacuisine de la maison de mon oncle, je connaissais un piège qui leurétait tendu, une sorte de gargoulette traîtresse, d’une formespéciale, au fond de laquelle toutes venaient infailliblementtrouver la mort dans de l’eau de savon. Or, ce jour-là, j’avisai aufond de ce vase une horrible masse noirâtre, qui représentait desmilliers de mouches, toute la noyade des deux ou trois joursprécédents, et je songeai qu’on pourrait en composer un plat, unecrêpe par exemple, ou bien une omelette.

Vite, vite, et avec un dégoût qui allaitjusqu’à la nausée, je versai dans une assiette la pâte noire, etl’emportai clandestinement chez la vieille madame Jeanne, monamoureuse, la seule au monde qui fût capable de tout pour moi.

– Une omelette aux mouches ! oh !mais, comment donc ! Quoi de plus simple ! dit-elle. Toutde suite du feu, une poêle, des œufs, – et la chose immonde,préalablement bien battue, fut mise à cuire dans sa haute cheminéeMoyen Âge, tandis que je regardais, épouvanté et consterné demoi-même.

Puis les trois petits Peyral survinrent, quime réconfortèrent en s’extasiant de mon idée comme toujours, et,quand le mets fut à point, servi chaud dans un plat, nous allâmesle montrer en triomphe à nos familles, marchant tous les quatre encortège, par rang de taille, et chantant « L’astre desnuits » à grosse voix rauque, comme pour porter le diable enterre.

LXXI

Les fins d’étés surtout étaient délicieuseslà-bas, quand les plaines devenaient toutes violettes de crocus, aupied des bois déjà jaunis. Alors commençaient les vendanges, quiduraient bien quinze jours et qui nous enchantaient. Dans desrecoins de bois ou de prairies, avoisinant ces vignes des petitsPeyral où nous passions alors toutes nos journées, nous faisionsdes dînettes de bonbons et de fruits, après avoir dressé surl’herbe les couverts les plus élégants, que nous entourions àl’antique de guirlandes de fleurs et dont les assiettes étaientcomposées de pampres jaunes ou de pampres rouges. Des vendangeursvenaient là nous apporter des grappes exquises, choisies entremille, et, la chaleur aidant, nous étions vraiment un peu grisquelquefois, non pas même de vin doux, car nous n’en buvions pas,mais de raisins seulement, comme se grisent, au soleil sur lestreilles, les guêpes et les mouches.

Un matin de la fin de septembre, par un tempspluvieux et déjà frais qui sentait mélancoliquement l’automne,j’étais entré dans la cuisine, attiré par un feu de branches quiflambait gaiement dans la haute cheminée ancienne.

Et puis là, désœuvré, contrarié de cettepluie, j’imaginai pour me distraire de faire fondre une assietted’étain et de la précipiter, toute liquide et brûlante, dans unseau d’eau.

Il en résulta une sorte de bloc tourmenté, quiétait d’une belle couleur d’argent clair et qui avait un certainaspect de minerai. Je regardai cela longuement, très songeur :une idée germait dans ma tête, un projet d’amusement nouveau, quiallait peut-être devenir le grand charme de cette fin devacances…

Le soir même, en conférence tenue sur lesmarches du grand escalier à rampe forgée, je parlais aux petitsPeyral de présomptions qui m’étaient venues, d’après l’aspect duterrain et des plantes, qu’il pourrait bien y avoir des minesd’argent dans le pays. Et je prenais, pour le dire, de ces airsentendus de coureur d’aventures, comme en ont les principauxpersonnages, dans ces romans d’autrefois qui se passent auxAmériques.

Chercher des mines, cela rentrait bien dansles attributions de ma bande, qui partait si souvent avec despelles et des pioches à la découverte des fossiles ou des caillouxrares.

Le lendemain donc, à mi-montagne, comme nousarrivions dans un chemin, délicieusement choisi du reste,solitaire, mystérieux, dominé par des bois et très encaissé entrede hautes parois moussues, j’arrêtai ma bande, avec un flair dechef Peau-Rouge : ça devait être là ; j’avais reconnu laprésence des gisements précieux, – et, en effet, en fouillant à laplace indiquée, nous trouvâmes les premières pépites (l’assiettefondue que, la veille, j’étais venu enfouir).

Ces mines nous occupèrent sans trêve pendanttoute la fin de la saison. Eux, absolument convaincus, émerveillés,et moi, qui pourtant fondais tous les matins des couverts et desassiettes de cuisine pour alimenter nos filons d’argent, moi-mêmearrivant presque à m’illusionner aussi.

Le lieu isolé, silencieux, exquis, où cesfouilles se passaient, et la mélancolie sereine de l’été finissant,jetaient un charme rare sur notre petit rêve d’aventuriers. Noustenions, du reste, nos découvertes dans le plus amusantmystère ; il y avait maintenant entre nous comme un secret detribu. Et, dans un vieux coffre ignoré du grenier de mon oncle, nosrichesses, mêlées d’un peu de terre rouge de montagne,s’entassaient comme en une caverne d’Ali-Baba.

Nous nous étions promis de les y laisserdormir pendant tout l’hiver, jusqu’aux vacances prochaines, où nouscomptions bien continuer de grossir ce trésor.

LXXII

Aux premiers jours d’octobre, une joyeusedépêche de mon père nous rappela en toute hâte ; mon frère,qui rentrait en Europe par un paquebot de Panama, venait dedébarquer à Southampton ; nous n’avions donc que le temps denous rendre, si nous voulions être à la maison pour lerecevoir.

Et, en effet, le soir du surlendemain, nousarrivâmes tout juste à point, car on l’attendait lui-même quelquesheures après par un train de nuit. Rien que le temps de remettredans sa chambre, à leurs places d’autrefois, les différents petitsbibelots qu’il m’avait confiés quatre années auparavant, et il futl’heure de partir pour la gare à sa rencontre. Moi, cela ne mesemblait pas une chose réelle, ce retour, surtout annoncé sibrusquement, – et je n’en avais pas dormi depuis deux nuits.

Aussi tombais-je de sommeil à cette gare,malgré mon impatience extrême, et ce fut comme dans un rêve que jele vis reparaître, que je l’embrassai, intimidé de le retrouver sidifférent de l’image qui m’était restée de lui : noirci, labarbe épaissie, la parole plus brève, et m’examinant avec uneexpression moitié souriante, moitié anxieuse, comme pour constaterce que les années avaient commencé à faire de moi et démêler cequ’elles en pourraient tirer plus tard…

En rentrant à la maison, je dormais debout,d’un de ces sommeils d’enfant fatigué par un long voyage contrelesquels il n’y a pas de résistance, et on m’envoya coucher.

LXXIII

M’éveillant le lendemain matin, avec lesouvenir en soubresaut de quelque chose d’heureux, avec de la joietout au fond de moi-même, je vis d’abord un objet à silhouetteextraordinaire, qui était dans ma chambre sur une table : unepirogue de là-bas, évidemment, très svelte et très étrange, avecson balancier et ses voiles ! Puis mes yeux rencontrèrentd’autres objets inconnus : des colliers en coquilles enfilésde cheveux humains, des coiffures de plumes, des ornements d’unesauvagerie primitive et sombre, accrochés un peu partout, comme sila lointaine Polynésie fut venue à moi pendant mon sommeil… Donc,il avait commencé de faire ouvrir ses caisses, mon frère, et ilavait dû entrer sans bruit pendant que je dormais encore, pours’amuser à grouper autour de moi ces cadeaux destinés à monmusée.

Je me levai bien vite pour aller leretrouver : je l’avais à peine vu la veille ausoir !…

LXXIV

Et je le vis à peine aussi, pendant lesquelques semaines agitées qu’il passa parmi nous. De cette période,qui dura si peu, je n’ai que des souvenirs troubles comme on enconserve des choses regardées pendant une course trop rapide.Vaguement je me rappelle un train de vie plus gai et plus jeuneramené à la maison par sa présence. Je me rappelle aussi qu’ilsemblait par instants avoir des préoccupations absorbantes à proposde choses tout à fait en dehors de notre sphère de famille ;peut-être des regrets pour les pays chauds, pour l’« îledélicieuse », ou bien des craintes de trop prochaindépart ?…

Quelquefois je le retenais captivé auprès demon piano, avec cette musique hallucinée de Chopin que je venaistout récemment de découvrir. Il s’en inquiéta même, disant quec’était trop, que cela m’énervait.

Venant à peine d’arriver au milieu de nous, ilse trouvait en situation de juger mieux et il comprenait peut-êtreque je subissais un réel surmenage intellectuel, en fait d’arts’entend ; que Chopin et Peau d’Âne m’étaient aussi dangereuxl’un que l’autre ; que je devenais d’un raffinement excessif,malgré mes accès incohérents d’enfantillage, et que presque tousmes jeux étaient des jeux de rêve. Un jour donc, il décréta, à magrande joie, qu’il fallait me faire monter à cheval ; mais cefut le seul changement laissé par son passage dans mon éducation.Quant à ces graves questions d’avenir que je voulais tant traiteravec lui, je les reculais toujours, effrayé d’aborder ces sujets,préférant gagner du temps, ne pas prendre de décision encore etprolonger pour ainsi dire mon enfance.

Cela ne pressait pas, du reste, puisqu’ilétait pour des années avec nous…

… Et un beau matin, quand on comptait si bienle garder, l’ordre lui arriva du ministère de la Marine avec unnouveau grade, de partir sans délai pour l’Extrême-Orient où uneexpédition s’organisait.

Après quelques journées encore, qui sepassèrent en préparatifs pour cette campagne imprévue, il s’enalla, comme emporté par un coup de vent.

Les adieux cependant furent moins tristescette fois, parce que son absence, pensions-nous, ne durerait quedeux années… En réalité, c’était son départ éternel, et on devaitjeter son corps quelque part là-bas au fond de l’océan Indien, versle milieu du golfe de Bengale …

Quand il fut parti, le bruit de la voiture quil’emportait s’entendant encore, ma mère se tourna vers moi avec uneexpression de regard qui d’abord m’attendrit jusqu’aux fibresprofondes ; et puis elle m’attira à elle, en disant, d’unaccent de complète confiance : « Grâce à Dieu, au moinsnous te garderons, toi ! » Me garder moi !… On megarderait !… Oh !… je baissai la tête, en détournant mesyeux qui durent changer et devenir un peu sauvages. Je ne trouvaisplus un mot ni une caresse pour répondre à ma mère.

Cette confiance si sereine de sa part mefaisait mal, car, précisément, en entendant ce qu’elle venait de medire : « Nous te garderons, toi ! » jecomprenais pour la première fois de ma vie tout le chemin déjàparcouru dans ma tête par ce projet à peine conscient de m’en alleraussi, de m’en aller même plus loin que mon frère, et plus partout,par le monde entier.

Cette Marine m’épouvantait toujourspourtant ; je ne l’aimais pas encore, oh ! non ;rien qu’y penser faisait saigner mon cœur de petit être tropattaché au foyer, trop enlacé de mille liens très doux. Puisd’ailleurs, comment avouer à mes parents une telle idée, commentleur faire cette peine, et entrer ainsi en rébellion contreeux !… Mais renoncer à cela, se confiner tout le temps dans unmême lieu, passer sur la terre et n’en rien voir, quel avenir dedésenchantement ; à quoi bon vivre, à quoi bon grandir,alors ?…

Et dans ce salon vide, où les fauteuilsdérangés, une chaise tombée, laissaient l’impression triste desdéparts, tandis que j’étais là, tout près de ma mère, serré contreelle, mais les yeux toujours détournés et l’âme en détresse, jerepensais tout à coup au journal de bord de ces marins d’autrefois,lu au soleil couchant, le printemps dernier à la Limoise ; lespetites phrases, écrites d’une encre jaunie sur le papier ancien,me revinrent lentement l’une après l’autre, avec un charme berceuret perfide comme doit être celui des incantations demagie :

« Beau temps… belle mer… légère brise desud-est… Des bancs de dorades… passent par bâbord. » Et avecun frisson de crainte presque religieuse, d’extase panthéiste, jevis en esprit tout autour de moi le morne et infiniresplendissement bleu du Grand Océan austral.

LXXV

Un grand calme triste succéda à ce départ demon frère, et les jours reprirent pour moi une monotonieextrême.

On me destinait toujours à l’Écolepolytechnique, bien que ce ne fût pas décidé d’une façonirrévocable.

Et quant à cette idée d’être marin, quim’était venue comme malgré moi, elle me charmait et m’épouvantait àun degré presque égal ; par manque de courage pour trancherune question si grave, je reculais toujours d’en parler ;j’avais fini même par me dire que je réfléchirais encore jusqu’auxvacances prochaines, m’accordant à moi-même ces quelques mois commedernier délai d’irrésolution et d’insouciance enfantine.

Et je vivais aussi solitairequ’autrefois ; le pli qu’on m’en avait donné était bien prismaintenant, difficile à changer, malgré mes troubles, malgré mesenvies latentes de courir au loin et au large. Le plus souvent jegardais la maison, occupé à peindre d’étranges décors, ou bien àjouer du Chopin, du Beethoven, tranquille d’apparence et absorbédans des rêves ; et plus que jamais je m’attachais à ce foyer,à tous ses recoins, à toutes les pierres de ses murs. Il est vrai,maintenant je montais à cheval, mais toujours seul avec despiqueurs, jamais avec d’autres enfants de mon âge ; jecontinuais à n’avoir point de camarades de jeux.

Cependant cette seconde année de collège meparaissait déjà moins pénible que la première, moins lente àpasser, et j’avais fini du reste par me lier avec deux grands de laclasse, mes aînés d’un ou deux ans, les seuls qui l’annéeprécédente ne m’avaient pas traité en petit personnage impossible.La première glace une fois rompue, c’était devenu tout de suiteentre nous trois une grande amitié, sentimentale au possible ;nous nous appelions même par nos noms de baptême, ce qui est tout àfait contraire aux belles manières des collèges. Et, comme nous nenous voyions jamais qu’en classe, obligés de causer mystérieusementbas, sous la férule des maîtres, nos relations étaient, par celaseul, maintenues dans une courtoisie inaltérable et neressemblaient pas aux relations ordinaires des enfants entre eux.Je les aimais de très bon cœur ; pour eux, je me serais faitcouper en quatre, et m’imaginais vraiment que cela durerait ainsitoute la vie.

Exclusif à l’excès, je considérais le reste dela classe comme n’existant pas ; cependant un certain moisuperficiel, pour le besoin des relations sociales, se formait déjàcomme une mince enveloppe, et commençait à savoir se maintenir àpeu près en bons termes avec tous, tandis que le vrai moi du fondcontinuait de leur échapper absolument.

En général, je trouvais moyen d’être assisentre mes deux amis, André et Paul. Et, si on nous séparait, nouséchangions de continuels billets à mots couverts, en unecryptographie dont nous avions seuls la clef. Toujours desconfidences d’amour, ces lettres-là :

« Je l’ai vue aujourd’hui ; elleportait une robe bleue avec de la fourrure grise, et une toque avecune aile d’alouette, etc., etc. » – Car nous avions chacunfait choix d’une jeune fille, qui formait le sujet ordinaire de nostrès poétiques causeries.

Un peu de ridicule et de bizarrerie se mêleinfailliblement à cette époque transitoire de l’âge des garçons, etil me faut bien indiquer cette note en passant.

En passant aussi, je vais dire que mestransitions à moi ont duré plus longtemps que celles des autreshommes, parce qu’elles m’ont mené d’un extrême à l’autre, – en mefaisant toucher, du reste, à tous les écueils du chemin, – aussiai-je conscience d’avoir conservé, au moins jusqu’à vingt-cinq ans,des côtés bizarres et impossibles…

À présent, je vais faire la confidence de nostrois amours.

André brûlait pour une grande jeune fille,d’au moins seize ans, qui allait déjà dans le monde, – et je croisqu’il y avait du vrai dans son cas.

Moi, c’était Jeanne, et mes deux amis seulsconnaissaient ce secret de mon cœur. Pour faire comme eux, tout entrouvant cela un peu niais, j’écrivais son nom en cryptographie surmes couvertures de cahiers ; par goût, par genre, je cherchaisà me persuader moi même de mon amour, mais je dois avouer qu’ilétait un peu factice, car au contraire, entre Jeanne et moi,l’espèce de petite coquetterie comique des débuts tournaitsimplement en bonne, et vraie amitié, – amitié héréditaire, pourainsi dire, et reflet de celle que nos grands-parents avaient eue.Non, mon premier amour véritable, que je conterai tout à l’heure etqui date de cette même année, fut pour une vision de rêve.

Quant à Paul, – oh ! j’avais trouvé celabien choquant d’abord, surtout avec mes idées de cetemps-là !

– Lui, c’était une petite parfumeuse, qu’ilapercevait les dimanches de sortie derrière une vitre demagasin.

À la vérité, elle s’appelait d’un nom commestella ou Olympia, qui la relevait beaucoup, – et puis, il avaitsoin d’entourer cet amour d’un lyrisme éthéré pour nous le rendreacceptable. Sur des bouts de papier mystérieux, il nous faisaitpasser constamment les rimes les plus suaves à elle dédiées et oùson nom en a revenait fréquemment comme un parfum decosmétique.

Malgré toute mon affection pour lui, cespoésies me faisaient sourire de pitié agacée. Elles ont été enpartie cause que jamais, jamais, à aucune époque de ma vie, l’idéene m’est venue de composer un seul vers, – ce qui est assezparticulier, je crois, peut-être même unique. Mes notes étaientécrites toujours en une prose affranchie de toutes règles,farouchement indépendante.

LXXVI

Ce Paul, il savait des vers, d’un poètedéfendu appelé Alfred de Musset, qui me troublaient comme quelquechose d’inouï, de révoltant et de délicieux. En classe il me lesdisait à l’oreille, d’une voix imperceptible, et, avec un remords,je les lui faisais recommencer :

Jacques était immobile et regardait Marie.

Je ne sais ce qu’avait cette femme endormieD’étrange dans ses traits, de grand, de déjà vu.

Dans le cabinet de travail de mon frère, – oùj’allais de temps en temps m’isoler, retrouvant le regret de sondépart, – j’avais vu sur un rayon de la bibliothèque un gros volumedes œuvres de ce poète, et la tentation m’était souvent venue de leprendre ; mais on m’avait dit : « Tu ne toucheras àaucun des volumes qui sont là sans nous prévenir », et maconscience m’arrêtait encore.

Quant à en demander la permission, je savaistrop bien qu’elle me serait refusée…

LXXVII

Ceci est un rêve qui date du quatorzième moisde mai de ma vie. Il me vint par une de ces nuits tièdes et doucesqui succèdent à de longs crépuscules délicieux.

Dans ma chambre d’enfant, je m’étais endormiau son lointain de ces airs de danse ronde que chantent lesmatelots et les petites filles autour des « bouquets deMai », dans les rues. Jusqu’à l’instant du sommeil profond,j’avais écouté ces très vieux refrains de France que ces gens dupeuple redisaient là-bas à voix pleine et libre, et quim’arrivaient assourdis, fondus, poétisés, à travers du tranquillesilence ; j’avais été bercé un peu étrangement par le bruit deces gaietés de vivre, de ces débordantes joies, comme en ont,pendant leur jeunesse très éphémère, ces êtres plus simples quenous et plus inconscients de la mort.

Et, dans mon rêve, il faisait une demi-nuit,qui n’était pas triste, mais douce au contraire comme la vraie nuitde mai du dehors, douce, tiède et pleine des bonnes odeurs duprintemps ; j’étais dans la cour de ma maison, dont l’aspectn’avait rien de déformé ni d’étrange, et, le long des murs toutfleuris de jasmins, de chèvrefeuilles, de roses, je m’avançaisindécis et troublé, cherchant je ne sais quoi, ayant conscience dequelqu’un qui m’attendait et que je désirais ardemment voir, oubien de quelque chose d’inconnu qui allait se passer, et qui paravance m’enivrait…

À un point où se trouve un rosier très vieux,planté par un ancêtre et gardé respectueusement, bien qu’il donne àpeine tous les deux ou trois ans une seule rose, j’aperçus unejeune fille, debout et immobile avec un sourire de mystère.

L’obscurité devenait un peu lourde,alanguissante.

Il faisait de plus en plus sombre partout, etcependant, sur elle seule, demeurait une sorte de vague lumièrecomme renvoyée par un réflecteur, qui dessinait son contournettement avec une mince ligne d’ombre.

Je devinais qu’elle devait être extrêmementjolie et fraîche ; mais son front et ses yeux restaient perdussous un voile de nuit ; je ne voyais tout à fait bien que sabouche, qui s’entre ouvrait pour sourire dans l’ovale délicieux deson bas de visage. Elle se tenait tout contre le vieux rosier sansfleurs, presque dans ses branches. – La nuit, la nuits’assombrissait toujours.

Elle était là comme chez elle, venue je nesais d’où, sans qu’aucune porte eût été ouverte pour la faireentrer ; elle semblait trouver naturel d’être là, comme moi,je trouvais naturel qu’elle y fût.

Je m’approchai bien près pour découvrir sesyeux qui m’intriguaient, et alors tout à coup je les vis très bien,malgré l’obscurité toujours plus épaisse et plus alourdie :ils souriaient aussi, comme sa bouche ; – et ils n’étaient pasquelconques, – comme si, par exemple, elle n’eût représenté qu’uneimpersonnelle statue de la jeunesse ; – non, ils étaient trèsparticuliers au contraire ; ils étaient les yeux dequelqu’un ; de plus en plus je me rappelais ce regard déjàaimé et je le retrouvais, avec des élans de tendresse infinie…

Réveillé alors en sursaut, je cherchai àretenir son fantôme, qui fuyait, qui fuyait, qui devenait plusinsaisissable et plus irréel, à mesure que mon esprit s’éclairaitdavantage, dans son effort pour se souvenir.

Était-ce bien possible, pourtant, qu’elle nefût et n’eût jamais été qu’un rien sans vie, replongé maintenantpour toujours dans le néant des choses imaginaires, effacées… Jedésirais me rendormir, pour la revoir ; l’idée que c’étaitfini, rien qu’un rêve, me causait une déception, presque unedésespérance.

Et je fus très long à l’oublier ; jel’aimais, je l’aimais tendrement ; dès que je repensais àelle, c’était avec une commotion intérieure, à la fois douce etdouloureuse ; tout ce qui n’était pas elle me semblait, pourle moment, décoloré et amoindri. C’était bien l’amour, le vraiamour, avec son immense mélancolie et son immense mystère, avec sonsuprême charme triste, laissé ensuite comme un parfum à tout cequ’il a touché ; ce coin de la cour, où elle m’était apparue,et ce vieux rosier sans fleurs qui l’avait entourée de sesbranches, gardaient pour moi quelque chose d’angoissant et dedélicieux qui leur venait d’elle.

LXXVIII

Juin rayonnait. C’était le soir, l’heureexquise du crépuscule. Dans le cabinet de mon frère, j’étais seul,depuis un long moment ; par la fenêtre, grande ouverte sur unciel tout en or rose, on entendait les martinets pousser leurs crisaigus, en tourbillonnant par nuées au-dessus des vieux toits.

Personne ne me savait là, et jamais je nem’étais senti plus isolé dans ce haut de maison, ni plus tentéd’inconnu…

Avec un battement de cœur, j’ouvris ce volumede Musset :

Don Paez !…

Les premières phrases rythmées, musicales, mefurent comme chantées par une dangereuse voix d’or :

———————

Sourcils noirs, blanches mains, et, pour lapetitesse De ses pieds, elle était Andalouse et comtesse.

Quand la nuit de printemps fut tout à faitvenue, quand mes yeux, baissés bien près du volume, nedistinguèrent plus, des vers charmeurs, que de petites lignesgrises rangées sur le blanc des pages, je sortis, seul par laville.

Dans les rues presque désertes, et pas encoreéclairées, des rangs de tilleuls ou d’acacias fleuris faisaientl’ombre plus épaisse et embaumaient l’air. Ayant rabattu monchapeau de feutre sur mes yeux, comme don Paez, je marchais d’unpas souple et léger, relevant la tête vers les balcons, etpoursuivant je ne sais quels petits rêves enfantins de nuitsd’Espagne, de sérénades andalouses…

LXXIX

Les vacances revinrent encore ; le voyagedans le Midi eut lieu pour la troisième fois, et là-bas, au beausoleil d’août et de septembre, tout se passa comme aux précédentesannées : mêmes jeux avec ma bande fidèle, mêmes expéditionsdans les vignes et les montagnes, mêmes rêveries de Moyen Âge dansles ruines de Castelnau, et, aux abords du sentier solitaire oùgisaient nos filons d’argent, même ardeur à fouiller le sol rouge,en prenant des airs d’aventuriers, – bien que, chez les petitsPeyral, la foi en ces mines n’y fut vraiment plus.

Ce recommencement toujours semblable des étésme donnait parfois l’illusion que ma vie d’enfant pourraitindéfiniment se prolonger ainsi ; cependant, je n’avais plusde joie à mes réveils ; une espèce d’inquiétude, semblable àcelle que laisse un devoir non accompli, me reprenait chaque matin,de plus en plus péniblement, à la pensée que le temps fuyait, queles vacances allaient finir et que je n’avais pas encore eu lecourage de décider de ma vie.

LXXX

Et un jour, comme on avait déjà dépassé lami-septembre, je compris, à l’anxiété particulièrement grande demon réveil, qu’il n’y avait plus à reculer ; le terme que jem’étais assigné à moi-même était venu.

Ma décision, – elle était déjà plus d’à moitiéprise au fond de moi-même ; pour la rendre effective, il ne merestait plus guère qu’à en faire l’aveu, et je me promis à moi-mêmeque la journée ne passerait pas sans que cela fût accompli,courageusement. C’était à mon frère que je voulais me confierd’abord, pensant qu’il commencerait, lui aussi, par s’opposer à monprojet de toutes ses forces, mais qu’il finirait par prendre monparti et m’aiderait à gagner ma cause.

Donc, après le dîner de midi, à la rageardente du soleil, j’emportai dans le jardin de mon oncle du papieret une plume, – et là, je m’enfermai pour écrire cette lettre (celaentrait dans mes habitudes d’enfant d’aller ainsi travailler oufaire ma correspondance en plein air, et souvent même dans lesrecoins les plus singulièrement choisis, en haut des arbres, surles toits).

Une après-midi de septembre brûlante et sansun nuage. Il faisait triste, dans ce vieux jardin plus silencieuxque jamais, plus étranger aussi peut-être, me donnant bien plus quede coutume l’impression et le regret d’être loin de ma mère, depasser toute une fin d’été sans voir ma maison, ni les fleurs de machère petite cour. – Du reste, ce que j’étais sur le point d’écrireaurait pour résultat de me séparer encore davantage de tout ce quej’aimais tant, et j’en avais l’impression mélancolique. Il mesemblait même qu’il y eût, dans l’air de ce jardin, je ne sais quoid’un peu solennel, comme si les murs, les pruniers, les treilleset, là-bas, les luzernes se fussent intéressés à ce premier actegrave de ma vie, qui allait se passer sous leurs yeux.

Pour m’installer à écrire, j’hésitai entredeux ou trois places, toutes brûlantes, avec très peu d’ombre.

– C’était encore une manière de gagner dutemps, de retarder cette lettre qui, avec mes idées d’alors,rendrait pour moi la décision irrévocable, une fois qu’elle seraitainsi déclarée. Sur la terre sèche, il y avait déjà des pampresroussis, beaucoup de feuilles mortes ; des passe-roses, desdahlias devenus hauts comme des arbres, fleurissaient plusmaigrement au bout de leurs tiges longues ; l’ardent soleilachevait de dorer ces raisins à grosses graines qui mûrissenttoujours sur le tard et qui ont une senteur musquée ; malgréla grande chaleur, la grande limpidité bleue du ciel, on avait bienl’impression de l’été finissant.

Ce fut le berceau du fond que je choisis enfinpour m’y établir ; les vignes y étaient très effeuillées, maisles derniers papillons à reflet de métal bleu y venaient encore,avec les guêpes, se poser sur les sarments des muscats.

Là, dans un grand calme de solitude, dans ungrand silence d’été rempli de musiques de mouches, j’écrivis etsignai timidement mon pacte avec la marine.

De la lettre elle-même, je ne me souviensplus ; mais je me rappelle l’émotion avec laquelle je lacachetai, comme si, sous cette enveloppe, j’avais scellé pourjamais ma destinée.

Après un temps d’arrêt encore et de rêverie,je mis l’adresse : le nom de mon frère et le nom d’un paysd’Extrême-Orient où il se trouvait alors. – Rien de plus à fairemaintenant, que d’aller porter cela au bureau de poste duvillage ; mais je restai là longtemps assis, très songeur,adossé au mur chaud sur lequel couraient des lézards et gardant surmes genoux, avec épouvante, le petit carré de papier où je venaisde fixer mon avenir. Puis, l’envie me prenant de jeter les yeux surl’horizon, sur l’espace, je mis le pied dans cette brèche familièredu mur par laquelle je montais pour regarder fuir les papillonsimprenables, et je me hissai des deux mains jusqu’au faîte, où jedemeurai accoudé. Les mêmes lointains connus m’apparurent, lescoteaux couverts de leurs vignes déjà rousses, les montagnes dontles bois jaunis s’effeuillaient, et, là-bas, haut perchée, lagrande ruine rougeâtre de Castelnau. En avant de tout cela, étaitle domaine de Borie, avec son vieux porche arrondi, peint à lachaux blanche, et, dès que je le regardai, la chansonplaintive : « Ah ! ah ! la bonnehistoire !… » me revint à l’esprit, étrangement chantée,en même temps que me réapparut ce papillon« citron-aurore » qui était piqué depuis deux ans là-bas,sous une vitre de mon petit musée…

L’heure approchait où la vieille diligencecampagnarde allait partir, emportant les lettres au loin. Jedescendis de ce mur, je sortis du vieux jardin que je refermai àclef, et me dirigeai lentement vers le bureau de poste.

Un peu comme un petit halluciné, je marchaiscette fois-là sans prendre garde à rien ni à personne. Mon espritvoyageait partout, dans les forêts pleines de fougères de l’îledélicieuse, dans les sables du sombre Sénégal où avait habitél’oncle au musée, et à travers le Grand Océan austral où desdorades passaient.

La réalité assurée et prochaine de tout celam’enivrait ; pour la première fois, depuis que j’avaiscommencé d’exister, le monde et la vie me semblaient grands ouvertsdevant moi ; ma route s’éclairait d’une lumière toutenouvelle : – une lumière un peu morne, il est vrai, un peutriste, mais puissante et qui pénétrait tout, jusqu’aux horizonsextrêmes avoisinant la vieillesse et la mort.

Puis, des petites images très enfantines semêlaient aussi de temps en temps à mon rêve immense ; je mevoyais en uniforme de marin, passant au soleil sur des quaisbrûlants de villes exotiques ; ou bien revenant à la maison,après de périlleux voyages ; rapportant des caisses quiétaient remplies d’étonnantes choses – et desquelles des cancrelatss’échappaient, comme dans la cour de Jeanne, pendant les déballagesd’arrivée de son père…

Mais tout à coup mon cœur recommença de seserrer : ces retours de campagnes lointaines, ils nepourraient avoir lieu que dans bien des années… et alors, lesfigures qui me recevraient au foyer, seraient changées par letemps… Je me les représentai même aussitôt, ces figureschéries ; dans une pâle vision, elles m’apparurent toutesensemble : un groupe qui m’accueillait avec des sourires dedouce bienvenue, mais qui était si mélancolique à regarder !Des rides marquaient tous les fronts ; ma mère avait sesboucles blanches comme aujourd’hui… Et grand-tante Berthe, déjà sivieille, pourrait-elle être là encore ?… J’en étais à fairerapidement, avec crainte, le calcul de l’âge de grand-tante Berthe,quand j’arrivai au bureau de la poste…

Cependant, je n’hésitai pas ; d’une mainqui tremblait seulement un peu, je glissai ma lettre dans la boîte,et le sort en fut jeté.

LXXXI

J’arrête là ces notes, parce que d’abord lasuite n’est pas encore assez loin de moi dans le temps pour êtrelivrée aux lecteurs inconnus. Et puis, il me semble que mon enfancepremière a vraiment pris fin ce jour où j’ai ainsi décidé monavenir.

J’avais alors quatorze ans et demi ;trois années me restaient par conséquent pour me préparer à l’Écolenavale ; c’était donc dans les choses très raisonnables ettrès possibles.

Cependant je devais me heurter encore à biendes refus, à des difficultés de toutes sortes avant d’entrer auBortla. Et ensuite je devais traverser bien des annéesd’hésitations, d’erreurs, de luttes ; monter à bien descalvaires ; payer cruellement d’avoir été élevé en petitesensitive isolée ; à force de volonté, refondre et durcir matrempe physique, aussi bien que morale, – jusqu’au jour où, versmes vingt-sept ans, un directeur de cirque, après avoir vu commemes muscles se détendaient maintenant en ressorts d’acier, laissatomber dans son admiration ces paroles, les plus profondes quej’aie entendues de ma vie : « Quel dommage, monsieur, quevotre éducation ait été commencée si tard ! »

LXXXII

Nous croyions, ma sœur et moi, revenir encorel’été suivant dans ce village…

Mais Azraël passa sur notre route ; deterribles choses imprévues bouleversèrent notre tranquille et doucevie de famille.

Et ce ne fut que quinze années plus tard,après avoir couru le monde entier, que je revis ce coin de laFrance.

Tout y était bien changé ; l’oncle et latante dormaient au cimetière ; les grands cousins étaientdispersés ; la cousine, qui avait déjà quelques fils d’argentmêlés à ses cheveux, se préparait à quitter pour toujours ce pays,cette maison vide où elle ne voulait plus rester seule ; et laTiti, la Maricette (qui ne s’appelaient plus ainsi) étaientdevenues de grandes jeunes filles en deuil que je ne savais plusreconnaître.

Entre deux longs voyages, pressé commetoujours, ma vie allant déjà son train de fièvre, je revenais là,moi, pour quelques heures seulement, en pèlerinage de souvenir,voulant revoir encore une fois cette maison de l’oncle du Midi,avant qu’elle fût livrée à des mains étrangères.

C’était en novembre ; un ciel sombre etfroid changeait complètement les aspects de ce pays, que je n’avaisjamais connu qu’au beau soleil des étés.

Ayant passé mon unique matinée à revoir millechoses, avec une mélancolie toujours croissante, sous ces nuagesd’hiver, – j’avais oublié ce vieux jardin et ce berceau de vigne àl’ombre duquel s’était décidée ma vie, et je voulus y courir, à ladernière minute avant le départ de la voiture qui allait m’emporterpour jamais.

« Vas-y seul, alors ! » me ditla cousine, empressée elle aussi à faire fermer des caisses. Etelle me remit la grosse clef, la même grosse clef que j’emportaisautrefois quand je m’en allais en chasse, ma papillonnette à lamain, aux heures lumineuses et brûlantes des jours passés…Oh ! les étés de mon enfance, qu’ils avaient été merveilleuxet enchanteurs…

Pour la dernière des dernières fois, j’entraidans ce jardin, qui me parut tout rapetissé, sous le ciel gris.

J’allai d’abord à ce berceau du fond, –effeuillé, désolé aujourd’hui, – où j’avais écrit à mon frère malettre solennelle, et, à l’aide toujours de cette même brèche dumur qui me servait jadis, je me hissai sur le faîte, pour regarderfurtivement la campagne d’alentour, lui dire à la hâte un suprêmeadieu : le domaine de Borie m’apparut, alors, singulièrementrapproché et rapetissé lui aussi ; méconnaissable, comme dureste ces montagnes du fond qui avaient l’air de s’être abaisséespour n’être plus que de petites collines. Et tout cela, que j’avaisvu jadis si ensoleillé, était sinistre aujourd’hui sous ces nuagesde novembre, sous cette lumière terne et grise. J’eus l’impressionque l’arrière automne était commencé dans ma vie, en même temps quesur la terre.

Et du reste, le monde aussi, – le monde que jecroyais si immense et si plein d’étonnements charmeurs, le jour oùje m’étais accoudé sur ce même mur, après ma grande décision prise,– le monde entier ne s’était-il pas décoloré et rétréci à mes yeuxautant que ce pauvre paysage ?…

Oh ! surtout cette apparition du domainede Borie, semblable à un fantôme de lui-même sous un ciel d’hiver,me causait une mélancolie sans bornes.

Et en le regardant, je repensai au papillon« citron-aurore » qui existait toujours sous sa vitre, aufond de mon musée d’enfant ; qui était resté à sa même place,avec des couleurs aussi fraîches, pendant que j’avais couru partoutes les mers… Depuis bien des années, j’avais oubliél’association de ces deux choses, et, dès que le papillon jaune mefut revenu en mémoire, ramené par le porche de Borie, j’entendis enmoi-même une petite voix qui reprenait tout doucement :

« Ah ! ah ! la bonnehistoire !… » Et la petite voix était flûtée etbizarre ; surtout elle était triste, triste à faire pleurer,triste comme pour chanter, sur une tombe, la chanson des annéesdisparues, des étés morts.

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Tags: Pierre Loti