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Le Roman d’un spahi

Le Roman d’un spahi

de Pierre Loti

INTRODUCTION

I

En descendant la côte d’Afrique, quand on a dépassé l’extrémité sud du Maroc, on suit pendant des jours et des nuits un interminable pays désolé.

C’est le Sahara, la « grande mer sans eau » que les Maures appellent aussi« Bled-el-Ateuch », le pays de la soif.

Ces plages du désert ont cinq cents lieues de long, sans un point de repère pour le navire qui passe, sans une plante, sans un vestige de vie.

Les solitudes défilent, avec une monotonie triste, les dunes mouvantes, les horizons indéfinis, – et la chaleur augmente d’intensité chaque jour.

Et puis enfin apparaît au-dessus des sables une vieille cité blanche, plantée de rares palmiers jaunes ;c’est Saint-Louis du Sénégal, la capitale de la Sénégambie.

Une église, une mosquée, une tour, des maisons à la mauresque. Tout cela semble dormir sous l’ardent soleil, comme ces villes portugaises qui fleurissaient jadis sur la côte du Congo, Saint-Paul et Saint-Philippe de Benguéla.

On s’approche, et on s’étonne de voir que cette ville n’est pas bâtie sur la plage, qu’elle n’a même pas de port, pas de communication avec l’extérieur ; la côte, basse et toujours droite, est inhospitalière comme celle du Sahara, et une éternelle ligne de brisants en défend l’abord aux navires.

On aperçoit aussi ce que l’on n’avait pas vu du large : d’immenses fourmilières humaines sur le rivage, des milliers et des milliers de cases de chaume, des huttes lilliputiennes aux toits pointus, où grouille une bizarre population nègre. Ce sont deux grandes villes yolofes, Guet-n’daret N’dartoute, qui séparent Saint-Louis de la mer.

Si on s’arrête devant ce pays, on voit bientôt arriver de longues pirogues à éperon, à museau de poisson, à tournure de requin, montées par des hommes noirs qui rament debout.Ces piroguiers sont de grands hercules maigres, admirables de formes et de muscles, avec des faces de gorilles. En passant les brisants, ils ont chaviré dix fois pour le moins. Avec une persévérance nègre, une agilité et une force de clowns, dix fois de suite ils ont relevé leur pirogue et recommencé le passage ;la sueur et l’eau de mer ruissellent sur leur peau nue, pareille àde l’ébène verni.

Ils sont arrivés, cependant, et sourient d’unair de triomphe, en montrant de magnifiques râteliers blancs.

Leur costume se compose d’une amulette et d’uncollier de verre ; leur chargement, d’une boîte de plombsoigneusement fermée : la boîte aux lettres.

C’est là que se trouvent les ordres dugouverneur pour le navire qui arrive ; c’est là que se mettentles papiers à l’adresse des gens de la colonie.

Lorsqu’on est pressé, on peut sans crainte seconfier aux mains de ces hommes, certain d’être repêché toujoursavec le plus grand soin, et finalement déposé sur la grève.

Mais il est plus confortable de poursuivre saroute vers le sud, jusqu’à l’embouchure du Sénégal, où des bateauxplats viennent vous prendre, et vous mènent tranquillement àSaint-Louis par le fleuve.

Cet isolement de la mer est pour ce pays unegrande cause de stagnation et de tristesse ; Saint-Louis nepeut servir de point de relâche aux paquebots ni aux naviresmarchands qui descendent dans l’autre hémisphère. On y vient quandon est forcé d’y venir ; mais jamais personne n’y passe, et ilsemble qu’on s’y sente prisonnier, et absolument séparé du reste dumonde.

II

Dans le quartier nord de Saint-Louis, près dela mosquée, était une vieille petite maison isolée, appartenant àun certain Samba-Hamet, trafiquant du haut fleuve. Elle était touteblanche de chaux ; ses murs de brique lézardés, ses planchesracornies par la sécheresse, servaient de gîte à des légions determites, de fourmis blanches et de lézards bleus. Deux maraboutshantaient son toit, claquant du bec au soleil, allongeant gravementleur cou chauve au-dessus de la rue droite et déserte, quand parhasard quelqu’un passait. Ô tristesse de cette terred’Afrique !

Un frêle palmier à épines promenait lentementchaque jour son ombre mince tout le long de la muraillechaude ; c’était le seul arbre de ce quartier, où aucuneverdure ne reposait la vue. Sur ses palmes jaunies venaient souventse poser des vols de ces tout petits oiseaux bleus ou roses qu’onappelle en France des bengalis. Autour, c’était du sable, toujoursdu sable. Jamais une mousse, jamais un frais brin d’herbe sur cesol, desséché par tous les souffles brûlants du Sahara.

III

En bas, une vieille négresse horrible, nomméeCoura-n’diaye, ancienne favorite d’un grand roi noir, habitait aumilieu des débris de sa fortune ; elle avait installé là sesloques bizarres, ses petites esclaves couvertes de verroteriesbleues, ses chèvres, ses grands moutons cornus et ses maigreschiens jaunes.

En haut, était une vaste chambre carrée, hautede plafond, à laquelle on arrivait par un escalier extérieur, enbois vermoulu.

IV

Chaque soir, un homme en veste rouge, coiffédu fez musulman, un spahi, montait dans la maison de Samba-Hamet, àl’heure du coucher du soleil. Les deux marabouts de Couran’diaye leregardaient de loin venir ; depuis l’autre extrémité de laville morte, ils reconnaissaient son allure, son pas, les couleursvoyantes de son costume, et le laissaient entrer sans témoignerd’inquiétude, comme un personnage depuis longtemps connu.

C’était un homme de haute taille, portant latête droite et fière ; il était de pure race blanche, bien quele soleil d’Afrique eût déjà fortement basané son visage et sapoitrine. Ce spahi était extrêmement beau, d’une beauté mâle etgrave, avec de grands yeux clairs, allongés comme des yeuxd’Arabe ; son fez, rejeté en arrière, laissait échapper unemèche de cheveux bruns qui retombaient au hasard sur son largefront pur.

La veste rouge seyait admirablement à sataille cambrée ; il y avait dans toute sa tournure un mélangede souplesse et de force.

Il était d’ordinaire sérieux et pensif ;mais son sourire avait une grâce féline et découvrait des dentsd’une rare blancheur.

V

Un soir, l’homme en veste rouge avait plus quede coutume l’air rêveur, en montant l’escalier de bois deSamba-Hamet.

Il entra dans l’appartement haut, qui était lesien, et parut surpris de le trouver vide.

C’était un logis bizarre que celui du spahi.Des banquettes couvertes de nattes meublaient cette chambrenue ; des parchemins écrits par les prêtres du Maghreb, etdivers talismans pendaient au plafond.

Il s’approcha d’un grand coffret à pieds, ornéde lames de cuivre et bariolé de couleurs éclatantes, comme ceuxdont se servent les Yolofs pour serrer leurs objets précieux. Ilessaya de l’ouvrir et le trouva fermé.

Alors il s’étendit sur un tara, sortede sofa en lattes légères que fabriquent les nègres des bords de laGambie ; puis il prit dans sa veste une lettre qu’il se mit àlire, après l’avoir baisée à l’endroit de la signature.

VI

C’était une lettre d’amour, sans doute, écritepar quelque belle, – quelque fine Parisienne peut-être, ou bienencore quelque romanesque señora – à ce beau spahi d’Afrique, quisemble taillé pour jouer les grands rôles d’amoureux demélodrame.

Ce papier, probablement, doit nous donner lenœud de quelque très dramatique aventure, par laquelle cettehistoire va commencer…

………………………

VII

La lettre sur laquelle le spahi avait posé seslèvres portait le timbre d’un village perdu des Cévennes. Elleétait écrite par une pauvre vieille main tremblante et malexercée ; les lignes chevauchaient les unes sur les autres, etles fautes ne manquaient pas.

La lettre disait :

« Mon cher fils,

« La présente est pour te donner desnouvelles de notre santé, qui, pour le moment, est assez bonne,nous en remercions le bon Dieu. Mais ton père dit qu’il se sentvieillir, et, vu que ses yeux baissent beaucoup, c’est moi, tavieille mère, qui prends la plume pour te parler de nous ; tum’excuseras, sachant que je ne peux pas mieux écrire.

« Mon cher fils, c’est pour te dire quenous sommes bien dans la peine depuis quelque temps. Depuis troisans que tu es parti, rien ne nous réussit plus ; laprospérité, ainsi que la joie, nous ont quittés avec toi. L’annéeest dure, par rapport à la forte grêle qui est tombée dans lechamp, et qui a à peu près tout perdu, sauf du côté du chemin.Notre vache est tombée malade, et nous a coûté très cher à fairesoigner ; les journées de ton père manquent quelquefois,depuis qu’il est revenu au pays des hommes jeunes, qui fontl’ouvrage plus vite que lui ; enfin, il a fallu faire réparerune partie du toit de chez nous, qui menaçait de tomber par suitedes pluies. Je sais qu’on n’est pas bien riche au service, mais tonpère dit que, si tu peux nous envoyer ce que tu nous as promis,sans te priver, ça nous sera bien utile.

« Les Méry pourraient bien nous enprêter, eux qui en ont beaucoup ; mais nous ne voudrions pasleur en demander, surtout pour ne pas avoir l’air de pauvres gensauprès d’eux. Nous voyons souvent ta cousine Jeanne Méry ;elle embellit tous les jours. C’est son grand bonheur de venir noustrouver pour parler de toi ; elle dit qu’elle ne demanderaitpas mieux que d’être ta femme, mon cher Jean ; mais c’est sonpère qui ne veut plus qu’on parle de mariage, parce qu’il dit quenous sommes pauvres, et aussi que tu as été un peu mauvais sujetdans les temps. Je crois pourtant que, si tu gagnais les galons demaréchal des logis, et si on te voyait revenir dans le pays avecton beau costume de militaire, il finirait peut-être par se décidertout de même. Je pourrais mourir contente si je vous voyais mariés.Vous feriez bâtir une maison près de la nôtre, qui ne serait plusassez belle pour vous. Nous faisons bien souvent des projetslà-dessus, le soir, avec Peyral.

« Sans faute, mon cher fils, envoie-nousun peu d’argent, car je t’assure que nous sommes bien dans lapeine ; nous n’avons pas pu nous rattraper cette année, commeje t’ai dit, par rapport à cette grêle et à la vache. Je vois queton père s’en fait un grand tourment, même que je vois bien souventla nuit, au lieu de dormir, qu’il y songe et se retourne bien desfois. Si tu ne peux pas nous envoyer la grosse somme, envoie-nousce que tu pourras.

« Adieu, mon cher fils ; les gens duvillage s’informent beaucoup de toi, et de quand tureviendras ; les voisins te disent un grand bonjour ;pour moi, tu sais que je n’ai plus de joie depuis que tu esparti.

« Je termine en t’embrassant, et Peyralaussi. Ta vieille mère qui t’adore,

« FRANÇOISE PEYRAL »

VIII

Jean s’accouda à la fenêtre, et se mit rêveren regardant vaguement le grand décor africain qui se déroulaitdevant lui.

Les silhouettes pointues des cases yolofes,massées par centaines à ses pieds ; – au loin, la mer agitéeet la ligne éternelle des brisants d’Afrique – un soleil jaune,près de disparaître, éclairant encore d’une lueur terne le désertperte de vue, le sable sans fin ; – une caravane lointaine deMaures, des nuées d’oiseaux de proie planant dans l’air, – et,là-bas, un point où se fixaient ses yeux : le cimetière deSorr, où déjà il avait conduit quelques-uns de ses camarades,montagnards comme lui, morts de la fièvre, sous ce climatmaudit.

– Oh ! retourner là-bas, près de sesvieux parents ! habiter une petite maison avec Jeanne Méry,tout auprès du modeste toit paternel !… Pourquoi l’avait-onexilé sur cette terre d’Afrique ?… Quoi de commun entre lui etce pays ? Et ce costume rouge et ce fez arabe, dont on l’avaitaffublé, et qui pourtant lui donnaient si grand air, – queldéguisement pour lui, pauvre petit paysan des Cévennes !

Et il resta là longtemps à songer ; ilrêvait de son village, le pauvre guerrier du Sénégal…

Le soleil couché, la nuit tomba, et ses idéess’en allèrent tout à fait au triste. Du côté deN’dartoute, les coups précipités du tam-tam appelaient lesnègres à la bamboula, et des feux s’allumaient dans les casesyolofes. C’était un soir de décembre, un vilain vent d’hiver seleva, chassant quelques tourbillons de sable, et fit courir unfrisson, une impression inusitée de froid sur ce grand paysbrûlé…

………………………

La porte s’ouvrit, et un chien fauve, auxoreilles droites, à la mine de chacal, un chien indigène de la racelaobê, entra bruyamment et vint sauter autour de sonmaître.

En même temps, une jeune fille noire parut,gaie et rieuse, à la porte du logis ; elle fit un petit salutà ressort, révérence de négresse, brusque et comique, et dit :Kéou ! (Bonjour !)

IX

Le spahi lui jeta un regarddistrait :

– Fatou-gaye, dit-il, dans un mélange defrançais créole et d’yolof, ouvre le coffre, que j’y prenne monargent ?

– Tes khâliss !… (tes piècesd’argent !), répondit Fatou-gaye, en ouvrant de grands yeuxblancs dans les paupières noires. Tes khâliss !… répéta-telle,avec ce mélange de frayeur et d’effronterie des enfants pris enfaute qui craignent d’être battus.

Et puis elle montra ses oreilles, auxquellespendaient trois paires de boucles en or admirablementtravaillées,

C’étaient de ces bijoux en or pur de Galam,d’une délicatesse merveilleuse, que les artistes noirs ont lesecret de façonner à l’ombre de petites tentes basses, souslesquelles ils travaillent mystérieusement, accroupis dans le sabledu désert.

Fatou-gaye venait d’acheter ces objets depuislongtemps convoités, et là étaient passés les khâliss duspahi : une centaine de francs amassés petit à petit, le fruitde ses pauvres économies de soldat, qu’il destinait à ses vieuxparents.

Les yeux du spahi jetèrent un éclair, – et ilprit sa cravache pour frapper, – mais son bras tomba désarmé. Il secalma vite, Jean Peyral ; il était doux, surtout avec lesfaibles.

Des reproches, il n’en fit pas ; il lessavait inutiles. C’était sa faute aussi ; pourquoi n’avait-ilpas mieux caché cet argent qu’il lui faudrait maintenant à toutprix trouver ailleurs ?

Fatou-gaye savait quelles caresses de chattefaire à son amant ; elle savait comment l’enlacer de ses brasnoirs cerclés d’argent, beaux comme des bras de statue ;comment appuyer sa gorge nue sur le drap rouge de sa veste, pourexciter bientôt les désirs fiévreux qui amèneraient le pardon de safaute…

Et le spahi se laissa nonchalamment tomber surle tara, auprès d’elle, remettant au lendemain de chercher l’argentqu’on attendait là-bas, dans la chaumière de ses vieux parents…

………………………

PREMIÈRE PARTIE

I

Il y avait trois ans que Jean Peyral avait misle pied sur cette terre d’Afrique, – et depuis qu’il était là, unegrande transformation s’était faite en lui. Il avait passé parplusieurs phases morales ; – les milieux, le climat, la natureavaient exercé peu à peu sur sa tête jeune toutes leurs influencesénervantes ; – lentement, il s’était senti glisser sur despentes inconnues ; – et, aujourd’hui, il était l’amant deFatou-gaye, jeune fille noire de race khassonkée, qui avait jetésur lui je ne sais quelle séduction sensuelle et impure, je ne saisquel charme d’amulette.

L’histoire du passé de Jean n’était pas biencompliquée.

A vingt ans, le sort l’avait pris àsa vieille mère qui pleurait. Il était parti comme d’autres enfantsde son village, – en chantant très fort pour ne pas fondre enlarmes.

Sa haute taille l’avait fait désigner pour lacavalerie. L’attrait mystérieux de l’inconnu lui avait fait choisirle corps des spahis.

Son enfance s’était passée dans les Cévennes,– dans un village ignoré, au milieu des bois.

Au grand air pur des montagnes, il avaitpoussé comme un jeune chêne.

Les premières images gravées dans sa têted’enfant avaient été saines et simples : son père et sa mère,deux figures chéries ; – et puis le foyer, une petite maison àla mode de l’ancien temps, sous des châtaigniers.

Dans son souvenir, tout cela était inscritineffaçable, à une place profonde et sacrée. Et puis il y avait lesgrands bois, les courses à l’aventure dans les sentiers pleins demousse, – la liberté.

Pendant les premières années de sa vie, endehors de ce village perdu où il était né, il ne connaissait riendu reste du monde ; pour lui, il n’y avait alentour que lacampagne sauvage habitée par les pâtres, les jeteurs de sort de lamontagne.

Dans ces bois où il allait vagabonder tout lejour, il avait des rêveries de petit solitaire, des contemplationsde petit berger, – et puis tout à coup des envies folles de courir,de grimper, de casser des branches d’arbre, d’attraper desoiseaux.

Un mauvais souvenir, c’était l’école duvillage : un lieu noir où il fallait rester tranquille entredes murs. On avait renoncé à l’y envoyer : il s’échappaittoujours.

Le dimanche, on lui donnait ses beaux habitsde montagnard et il s’en allait à l’église avec sa mère, – endonnant la main à la petite Jeanne, qu’on prenait en passant chezl’oncle Méry. Après cela, il allait jouer aux boules dans un grandpréau communal, sous des chênes.

Il savait qu’il était plus beau que les autresenfants et plus fort ; dans les jeux, c’était à lui qu’onobéissait, et il était habitué à trouver partout cettesoumission.

Quand il était devenu plus grand, sonindépendance et ce besoin continuel de mouvement qu’il avaits’étaient beaucoup accentués. Il n’en faisait plus qu’à satête ; il était toujours en dommage, – détachait les chevauxpour aller galoper au loin, – braconnait en tout temps avec unvieux fusil qui ne partait pas, – et s’attirait des démêlésfréquents avec le garde champêtre, au grand désespoir de son oncleMéry, qui avait rêvé de lui apprendre un métier et de faire de luiun homme tranquille.

C’était vrai, il avait réellement été« un peu mauvais sujet dans les temps », et, au pays, ons’en souvenait toujours.

On l’aimait pourtant, même ceux qui en avaientle plus pâti, – parce qu’il avait le cœur franc et ouvert. On nepouvait pas lui en vouloir bien sérieusement quand on voyait sonbon sourire ; et puis, d’ailleurs, en lui parlant doucement,quand on savait le prendre, on le menait comme un enfant docile.L’oncle Méry, avec ses sermons et ses menaces, n’avait sur luiaucune influence ; mais quand sa mère le grondait et qu’ilétait sûr de lui avoir fait de la peine, il avait le cœur trèsgros, – et on voyait ce grand garçon, qui avait déjà l’air d’unhomme, baisser la tête avec l’envie de pleurer.

Il était indompté, mais non libertin.

Sa mine d’adolescent large et fort était fièreet un peu sauvage. Dans son village, on était à l’abri descontagions malsaines, des dépravations précoces des étiolés de laville. Si bien que, quand ses vingt ans vinrent à sonner et qu’ilfallut entrer au service, Jean était aussi pur et presque aussiignorant des choses de la vie qu’un tout petit enfant.

II

Mais, après, les étonnements de toute sorteavaient commencé pour lui.

Il avait suivi ses nouveaux camarades dans deslieux de débauche, où il avait appris à connaître l’amour au milieude tout ce que la prostitution des grandes villes peut offrir deplus abject et de plus révoltant. La surprise, le dégoût, – etaussi l’attrait dévorant de cette nouveauté qui venait de lui êtrerévélée, avaient beaucoup bouleversé sa jeune tête.

Et puis, après quelques jours d’une vietroublée, un navire l’avait emporté loin, bien loin sur la mercalme et bleue, – pour le déposer, étourdi et dépaysé, sur la côtedu Sénégal.

III

Un jour de novembre, – à l’époque où lesgrands baobabs laissent tomber sur le sable leurs dernièresfeuilles, – Jean Peyral était venu là jeter son premier regard decuriosité sur ce coin de la terre où le hasard de sa destinée lecondamnait à passer cinq ans de sa vie.

L’étrangeté de ce pays avait frappé d’abordson imagination toute neuve. Et puis il avait senti très vivementle bonheur d’avoir un cheval ; – de friser sa moustache, quiallongeait très vite ; – de porter un bonnet d’Arabe, uneveste rouge et un grand sabre.

Il s’était trouvé beau, et cela lui avaitplu.

IV

Novembre, – c’était la belle saison,correspondant à notre hiver de France ; la chaleur était moinsforte, et le vent sec du désert avait succédé aux grands orages del’été.

Quand la belle saison commence au Sénégal, onpeut, en toute sécurité, camper en plein air, sans toit à sa tente.Pendant six mois, pas une goutte d’eau ne tombera sur cepays ; chaque jour, sans trêve, sans merci, il sera brûlé parun soleil dévorant.

C’est la saison aimée des lézards ; –mais l’eau manque dans les citernes, les marais se dessèchent,l’herbe meurt, – et les cactus même, les nopals épineux n’ouvrentplus leurs tristes fleurs jaunes. Pourtant les soirées sontfroides ; au coucher du soleil, se lève régulièrement unegrande brise de mer qui fait gronder les éternels brisants desplages d’Afrique et secoue sans pitié les dernières feuillesd’automne.

Triste automne, qui n’amène avec lui ni leslongues veillées de France, ni le charme des premières gelées, niles récoltes, ni les fruits dorés.

Jamais un fruit dans ce pays déshérité deDieu ; les dattes du désert même lui sont refusées ; rienn’y mûrit, rien que les arachides et les pistaches amères.

Cette sensation de l’hiver qu’on éprouve là,par une chaleur encore torride, cause à l’imagination uneimpression étrange.

Grandes plaines chaudes, mornes, désolées,couvertes d’herbes mortes, où se dressent par-ci, par-là, à côtédes maigres palmiers, les colossaux baobabs, qui sont comme lesmastodontes du règne végétal et dont les branches nues sonthabitées par des familles de vautours, de lézards et dechauves-souris.

V

L’ennui était venu vite trouver le pauvreJean. C’était une sorte de mélancolie qu’il n’avait jamaiséprouvée, vague, indéfinissable, la nostalgie de ses montagnes quicommençait, la nostalgie de son village et de la chaumière de sesvieux parents tant aimés.

Les spahis, ses nouveaux compagnons, avaientdéjà traîné leur grand sabre dans différentes garnisons de l’Indeet : de l’Algérie. Dans les estaminets des villes maritimes oùils avaient promené leur jeunesse, ils avaient pris ce tourd’esprit gouailleur et libertin qu’on ramasse en courant lemonde ; ils possédaient, en argot, en sabir, en arabe, decyniques plaisanteries toutes faites qu’ils jetaient à la face detoute chose. Braves garçons dans le fond, et joyeux camarades, ilsavaient des façons d’être que Jean ne comprenait guère, et desplaisirs qui lui causaient une répugnance extrême.

Jean était rêveur, par nature de montagnard.La rêverie est inconnue à la populace abêtie et gangrenée desgrandes villes. Mais, parmi les hommes élevés aux champs, parmi lesmarins, parmi les fils de pêcheurs qui ont grandi dans la barquepaternelle au milieu des dangers de la mer, on rencontre des hommesqui rêvent, vrais poètes muets, qui peuvent tout comprendre.Seulement ils ne savent pas donner de forme à leurs impressions etrestent incapables de les traduire.

Jean avait de grands loisirs à la caserne, etil les employait à observer et à songer.

Chaque soir, il suivait la plage immense, lessables bleuâtres illuminés par des couchers de soleilinimaginables.

Il se baignait dans les grands brisants de lacôte d’Afrique, s’amusant, comme un enfant qu’il était encore, à sefaire rouler par ces lames énormes qui le couvraient de sable.

Ou bien il marchait longtemps, pour le seulplaisir de se remuer, d’aspirer à pleine poitrine l’air salé quisoufflait de la mer. Et puis aussi, cette platitude sans fin legênait ; elle oppressait son imagination, habituée àcontempler des montagnes ; il éprouvait comme un besoind’avancer toujours, comme pour élargir son horizon, comme pour voirau delà.

La plage, au crépuscule, était couverted’hommes noirs qui revenaient aux villages chargés de gerbes demil. Les pêcheurs aussi ramenaient leurs filets entourés de bandesbruyantes de femmes et d’enfants.

C’étaient toujours des pêches miraculeuses queces pêches du Sénégal : les filets se rompaient sous le poidsde milliers de poissons de toutes les formes ; les négressesen emportaient sur leur tête des corbeilles toutes pleines ;les bébés noirs rentraient au logis, tous coiffés d’une couronne degros poissons grouillants, enfilés par les ouïes. Il y avait là desfigures extraordinaires arrivant de l’intérieur, des caravanespittoresques de Maures ou de Peuhles qui descendaient la langue deBarbarie ; des tableaux impossibles à chaque pas, chauffés àblanc par une lumière invraisemblable.

Et puis les crêtes des dunes bleues devenaientroses ; de dernières lueurs horizontales couraient sur tout cepays de sable ; le soleil s’éteignait dans des vapeurssanglantes, et alors tout ce peuple noir se jetait la face contreterre pour la prière du soir.

C’était l’heure sainte de l’Islam ;depuis la Mecque jusqu’à la côte saharienne, le nom de Mahomet,répété de bouche en bouche, passait comme un souffle mystérieux surl’Afrique ; il s’obscurcissait peu à peu à travers le Soudanet venait mourir là sur ces lèvres noires, au bord de la grande meragitée.

Les vieux prêtres yolofs, en robe flottante,tournés vers la mer sombre, récitaient leurs prières, le front dansle sable, et toutes ces plages étaient couvertes d’hommesprosternés. Le silence se faisait alors, et la nuit descendait,avec la rapidité propre aux pays du soleil.

A la tombée du jour, Jean rentrait au quartierdes spahis, dans le sud de Saint-Louis.

Dans la grande salle blanche, ouverte au ventdu soir, tout était silencieux et tranquille ; les litsnumérotés des spahis étaient alignés le long des muraillesnues ; la tiède brise de mer agitait leurs moustiquaires demousseline. Les spahis étaient dehors ; Jean rentrait àl’heure où les autres se répandaient dans les rues désertes,courant à leurs plaisirs, à leurs amours.

C’est alors que le quartier isolé lui semblaittriste, et qu’il songeait le plus à sa mère.

VI

Il y avait dans le sud de Saint-Louis devieilles maisons de brique, d’un aspect arabe, qui s’éclairaient lesoir et jetaient encore sur les sables des traînées de lumièrerouge, aux heures où tout dormait dans la ville morte. Il sortaitde là d’étranges odeurs de nègre et d’alcool, le tout mélangé etdéveloppé par la chaleur torride ; il en sortait aussi la nuitdes bruits d’enfer. Là, les spahis régnaient en maîtres ; là,les pauvres guerriers en veste rouge allaient faire tapage ets’étourdir ; absorber, par besoin ou par bravade,d’invraisemblables quantités d’alcool, user comme à plaisir lapuissante sève de leur vie.

L’ignoble prostitution mulâtre les attendaitdans ces bouges, et il se passait là d’extravagantes bacchanales,enfiévrées par l’absinthe et par le climat d’Afrique.

Mais Jean évitait avec horreur ces lieux deplaisir. Il était très sage et mettait de côté ses petites épargnesde soldat, les réservant déjà pour l’instant bienheureux duretour.

Il était très sage, et cependant ses camaradesne le raillaient point.

Le beau Muller, grand garçon alsacien quifaisait école au quartier des spahis, en raison de son passé deduels et d’aventures, le beau Muller l’avait pris en haute estime,et tout le monde était toujours du même avis que Fritz Muller. Maisle véritable ami de Jean, c’était Nyaor-fall, le spahi noir, ungéant africain de la magnifique race Fouta-Diallonké :singulière figure impassible, avec un fin profil arabe et unsourire mystique à demeure sur ses lèvres minces : une bellestatue de marbre noir.

Celui-là était l’ami de Jean ; ill’emmenait chez lui, dans son logis indigène de Guet-n’dar ;il le faisait asseoir entre ses femmes sur une natte blanche et luioffrait l’hospitalité nègre le kousskouss et les gourous.

VII

Chaque soir, à Saint-Louis, c’était le trainde vie monotone des petites villes coloniales. La belle saisonramenait un peu d’animation dans ces rues de nécropole ; aprèsle coucher du soleil, quelques femmes que la fièvre avait épargnéespromenaient des toilettes européennes sur la place du Gouvernementou dans l’allée des palmiers jaunes de Guet-n’dar ; celajetait une impression d’Europe dans ce pays d’exil.

Sur cette grande place du Gouvernement, bordéede symétriques constructions blanches, on eût pu se croire dansquelque ville européenne du Midi, à part cet immense horizon desable, cette platitude infinie, qui dessinait au loin sa ligneimplacable.

Les rares promeneurs se connaissaient et sedévisageaient entre eux. Jean regardait ce monde, et ce monde aussile regardait. Ce beau spahi qui se promenait seul, avec un air sigrave et si sévère, intriguait les gens de Saint-Louis, quisupposaient dans sa vie quelque aventure de roman.

Une femme surtout regardait Jean, une femmequi était plus élégante que les autres et plus jolie.

C’était une mulâtresse, disait-on, mais siblanche, si blanche, qu’on eût dit une Parisienne.

Blanche et pâle, d’une pâleur espagnole, avecdes cheveux d’un blond roux, – le blond des mulâtres, – et degrands yeux cerclés de bleu, qui se fermaient à demi, quitournaient lentement, avec une langueur créole.

C’était la femme d’un riche traitant dufleuve. Mais, à Saint-Louis, on la désignait par son prénom, commeune fille de couleur, on l’appelait dédaigneusement Cora.

Elle revenait de Paris, les autres femmespouvaient le voir à ses toilettes. Jean, lui n’était pas encorecapable de définir cela, mais il s’apercevait bien que ses robestraînantes, même lorsqu’elles étaient simples, avaient quelquechose de particulier, une grâce que les autres n’avaient pas.

Il voyait surtout qu’elle était très belle,et, comme elle l’enveloppait toujours de son regard, il éprouvaitune espèce de frisson quand il la rencontrait.

– Elle t’aime, Peyral, avait déclaré le beauMuller, avec son air entendu d’homme à bonnes fortunes et decoureur d’aventures.

VIII

Elle l’aimait en effet, à sa manière demulâtresse ; et, un jour, elle le manda dans sa maison pour lelui dire

…………………………

Pauvre Jean, les deux mois qui suivirents’envolèrent pour lui au milieu de rêves enchantés.

Ce luxe inconnu, cette femme élégante,parfumée, tout cela troublait étrangement sa tête ardente et soncorps vierge. L’amour dont on ne lui avait montré jusque-là qu’uneparodie cynique, maintenant l’enivrait…

Et tout cela lui avait été donné sansréserves, en une fois, comme les grandes fortunes des contes defées. Cette pensée l’inquiétait pourtant ; cet aveu de cettefemme, cette impudeur le révoltaient un peu quand il ysongeait.

Mais il y songeait rarement, et, auprèsd’elle, il était tout grisé d’amour.

Lui aussi, il s’essayait à des recherches detoilette ; lui aussi se parfumait, soignait sa moustache etses cheveux bruns. Il lui semblait, comme à tous les amants jeunes,que la vie venait de s’ouvrir pour lui du jour où il avaitrencontré sa maîtresse, et que toute son existence passée n’étaitrien.

IX

Cora aussi l’aimait ; mais le cœur avaitpeu de part dans cet amour-là.

Mulâtresse de Bourbon, elle avait été élevéedans l’oisiveté sensuelle et le luxe des créoles riches, mais tenueà l’écart par les femmes blanches, avec un impitoyable dédain,repoussée partout comme fille de couleur. Le même préjugé de racel’avait suivie à Saint-Louis, bien qu’elle fût la femme d’un desplus considérables traitants du fleuve ; on la laissait decôté, comme une créature de rebut.

A Paris, elle avait eu nombre d’amants trèsraffinés : sa fortune lui avait permis de faire en France unefigure convenable, de goûter au vice élégant et comme il faut.

A présent, elle avait assez des fines mainsgantées, des airs étiolés des dandys, des mines romanesques etfatiguées. Elle avait pris Jean parce qu’il était large etfort ; elle aimait à sa façon cette belle planteinculte ; elle aimait ses manières rudes et naïves, et jusqu’àla grosse toile de sa chemise de soldat.

X

L’habitation de Cora était une immense maisonde briques, ayant cet aspect un peu égyptien des vieux quartiers deSaint-Louis, et blanche comme un caravansérail arabe.

En bas, de grandes cours, où venaients’accroupir dans le sable les chameaux et les Maures du désert, oùgrouillait un bizarre mélange de bétail, de chiens, d’autruches etd’esclaves noirs.

En haut, d’interminables vérandas, soutenuespar de massives colonnes carrées, comme les terrasses deBabylone.

On montait aux appartements par des escaliersextérieurs en pierre blanche, d’un aspect monumental.

Tout cela, délabré, triste comme tout ce quiest à Saint-Louis, ville qui a déjà son passé, colonie d’autrefoisqui se meurt.

Le salon avait un certain air de grandeur,avec ses dimensions seigneuriales et son ameublement du siècledernier.

Les lézards bleus le hantaient ; leschats, les perruches, les gazelles privées s’y poursuivaient surles fines nattes de Guinée ; les servantes négresses, qui letraversaient d’un pas dolent en traînant leurs sandales, ylaissaient d’âcres senteurs de soumaré et d’amulettes musquées.Tout cela respirait je ne sais quelle mélancolie d’exil et desolitude ; tout cela était triste, le soir surtout, quand lesbruits de la vie se taisaient pour faire place à la plainteéternelle des brisants d’Afrique.

Dans la chambre de Cora, tout était plus riantet plus moderne. Les meubles et les tentures, récemment arrivés deParis, y étalaient une élégance fraîche et confortable ; on ysentait des odeurs d’essences très fashionables, achetées chez lesparfumeurs du boulevard.

C’était là que Jean passait ses heuresd’ivresse. Cette chambre lui faisait l’effet d’un palais enchanté,dépassant tout ce que son imagination avait pu rêver de plusluxueux et de plus charmant.

Cette femme était devenue sa vie, tout sonbonheur. Par un raffinement de créature blasée sur le plaisir, elleavait désiré posséder l’âme de Jean en même temps que soncorps ; avec une chatterie de créole, elle avait joué, pourcet amant plus jeune qu’elle, une irrésistible comédie d’ingénuitéet d’amour. Elle avait réussi : il lui appartenait bien toutentier.

XI

Une petite négresse très comique, à laquelleJean ne prenait pas garde, habitait la maison de Cora en qualité decaptive. Cette petite fille était Fatou-gaye.

Elle avait été tout dernièrement amenée àSaint-Louis et vendue comme esclave par des Maures Douaïch, quil’avaient capturée, dans une de leurs razzias, au pays desKhassonkés.

Sa haute malice et son indépendance farouchelui avaient fait assigner un emploi très effacé dans la domesticitéde la maison. On la considérait comme une petite peste, boucheinutile et acquisition déplorable.

N’ayant pas encore tout à fait l’âge nubileauquel les négresses de Saint-Louis jugent convenable de se vêtir,elle allait généralement toute nue, avec un chapelet de grigris aucou, et quelques grains de verroterie autour des reins. Sa têteétait rasée avec le plus grand soin, sauf cinq toutes petitesmèches, cordées et gommées, cinq petites queues raides, plantées àintervalles réguliers depuis le front jusqu’au bas de la nuque.Chacune de ces mèches se terminait par une perle de corail, à partcelle du milieu, qui supportait un objet plus précieux :c’était un sequin d’or fort ancien qui avait dû jadis arriverd’Algérie par caravane et dont les pérégrinations à travers leSoudan avaient été sans doute très longues et très compliquées.

Sans cette coiffure saugrenue, on eût étéfrappé de la régularité des traits de Fatou-gaye. Le type khassonkédans toute sa pureté : une fine petite figure grecque, avecune peau lisse et noire comme de l’onyx poli, des dents d’uneblancheur éclatante, une extrême mobilité dans les yeux, deuxlarges prunelles de jais sans cesse en mouvement, roulant de droiteet de gauche sur un fond d’une blancheur bleuâtre, entre deuxpaupières noires.

Quand Jean sortait de chez sa maîtresse, ilrencontrait souvent cette petite créature.

Dès qu’elle l’apercevait, elle s’enroulaitdans un pagne bleu – son vêtement de luxe, – et s’avançait ensouriant ; avec cette petite voix grêle et flûtée desnégresses, en prenant des intonations douces et câlines, enpenchant la tête, en faisant des minauderies de ouistiti amoureux,elle disait

–May man coper, souma toubab (Donne-moicuivre, mon blanc). Traduisez : « Donne-moi un sou,donne-moi cuivre, mon blanc. »

C’était le refrain de toutes les petitesfilles de Saint-Louis ; Jean y était habitué.

Quand il était de bonne humeur et qu’il avaitun sou dans sa poche, il le donnait à Fatou-gaye.

Là n’était pas le singulier del’aventure ; ce qui n’était pas ordinaire, c’est queFatou-gaye, au lieu de s’acheter un morceau de sucre, comme lesautres eussent pu le faire, allait se cacher dans un coin, et semettait à coudre très soigneusement, dans les sachets de sesamulettes, les sous qui lui venaient du spahi.

XII

Une nuit de février, Jean eut un soupçon.

Cora l’avait prié de se retirer à minuit, –et, au moment de partir, il avait cru entendre marcher dans unechambre voisine, comme s’il y eût là quelqu’un qui attendait

A minuit, il s’en alla, – et puis il revint àpas de loup, marchant sans bruit dans le sable. Il escalada un mur,un balcon, – et regarda dans la chambre de Cora, par la porteentrebâillée de la terrasse…

………………………

Quelqu’un avait pris sa place auprès de samaîtresse : un tout jeune homme, en costume d’officier demarine. Il était là comme chez lui, à demi couché dans un fauteuil,avec un air d’aisance et de dédain

Elle était debout, et ils causaient…

D’abord, il semblait à Jean qu’ils parlaientune langue inconnue… C’étaient des mots français pourtant, mais ilne comprenait pas… Ces courtes phrases qu’il envoyaient du bout deslèvres lui faisaient l’effet d’énigmes moqueuses, n’ayant pas desens à sa portée… Cora aussi n’était plus la même, son expressionavait changé ; une espèce de sourire passait sur ses lèvres, –un sourire comme il se rappelait en avoir vu à une grande filledans un mauvais lieu…

………………………

Et Jean tremblait… Il lui semblait que toutson sang descendait et refluait au cœur ; dans sa tête, ilentendait un bourdonnement, comme le bruit de la mer ; sesyeux devenaient troubles…

Il avait honte d’être là ; il voulaitrester pourtant, – et comprendre…

Il entendit son nom prononcé ; – onparlait de lui… Il se rapprocha, appuyé au mur, et saisit des motsplus distincts :

– Vous avez tort, Cora, disait le jeune hommed’une voix très tranquille, avec un sourire à souffleter. – D’abordil est très beau, ce garçon, – et puis il vous aime, lui…

– C’est vrai, mais j’en voulais deux. – Jevous ai choisi parce que vous vous appelez Jean comme lui ; –sans cela, j’aurais été capable de me tromper de nom en luiparlant : je suis très distraite…

………………………

Et puis elle s’approcha du nouveau Jean.

Elle avait changé encore de ton et devisage ; avec toutes les câlineries traînantes, grasseyantesde l’accent créole, elle lui dit tout bas des mots d’enfant, et luitendit ses lèvres, encore chaudes des baisers du spahi…

………………………

Mais lui avait vu la figure pâle de JeanPeyral, qui les regardait par la porte entr’ouverte, et, pour touteréponse, il le montra de la main à Cora…

Le spahi était là, immobile, pétrifié, fixantsur eux ses grands yeux hagards…

Et, quand il se vit regardé à son tour, ilrecula simplement dans l’ombre… Brusquement, Cora s’était avancéevers lui, – avec une expression hideuse de bête qu’on a dérangéedans ses amours ; – cette femme lui faisait peur… Elle étaitpresque à le toucher… Elle ferma sa porte avec un geste de rage,poussa un verrou derrière, – et tout fut dit…

La mulâtresse, petite-fille d’esclave, venaitde reparaître là avec son cynisme atroce, sous la femme éléganteaux manières douces ; elle n’avait eu ni remords, ni peur, nipitié…

La femme de couleur et son amant entendirentcomme le bruit d’un corps s’affaissant lourdement sur la terre, ungrand bruit sinistre dans ce silence de la nuit ; – et puis,plus tard, vers le matin, un sanglot derrière cette porte, – etcomme un frôlement de mains qui cherchent dans l’obscurité

Le spahi s’était relevé, et s’en allait àtâtons dans la nuit…

………………………

XIII

Marchant devant lui sans but comme un hommeivre, enfonçant jusqu’à la cheville dans le sable des ruesdésertes, Jean s’en alla jusqu’à Guet-n’dar, la ville nègre auxmilliers de huttes pointues. – Il heurtait du pied, dansl’obscurité, des hommes et des femmes endormis par terre, roulésdans des pagnes blancs, qui lui faisaient l’effet d’un peuple defantômes… Il marchait toujours, sentant sa tête perdue…

Bientôt il se trouva au bord de la mer sombre.Les brisants faisaient grand bruit ; – avec un frissond’horreur, il distinguait le grouillement des crabes, qui fuyaienten masses compactes devant ses pas. – Il se souvenait d’avoir vu uncadavre roulé à la plage, déchiqueté et vidé par eux. Il ne voulaitpoint de cette mort-là…

Pourtant ces brisants l’attiraient ; ilse sentait comme fasciné, par ces grandes volutes brillantes, déjàargentées par la lueur indécise du matin, qui se déroulaient àperte de vue tout le long des grèves immenses… Il lui semblait queleur fraîcheur serait douce à sa tête qui brûlait, et que, danscette humidité bienfaisante, la mort serait moins cruelle…

………………………

XIV

Il était grand jour depuis deux heures, – etJean continuait de dormir.

Il rêvait de son enfance et des bois desCévennes. Il faisait sombre dans ces bois, sombres de lamystérieuse obscurité des rêves ; les images étaient confusescomme les lointains souvenirs… Il était là, enfant, avec sa mère, àl’ombre des chênes séculaires ; – sur le sol couvert delichens et de graminées fines, il ramassait des campanules bleueset des bruyères…

………………………

Et quand il s’éveilla, il regarda autour delui, égaré…

Les sables étincelaient sous le soleiltorride ; des femmes noires, ornées de colliers etd’amulettes, cheminaient sous le soleil brûlant, en chantant desairs étranges ; de grands vautours passaient et repassaientsilencieusement dans l’air immobile, les sauterelles faisaientgrand bruit…

XV

Il vit alors que sa tête était abritée sous untendelet d’étoffe bleue, que maintenaient une série de petitsbâtons piqués dans le sable, – le tout projetant sur lui, avec descontours bizarres, une ombre nette et cendrée…

Il lui sembla que les dessins de ce pagne bleului étaient déjà connus. – Il tourna la tête, et aperçut derrièrelui Fatou-gaye assise, roulant ses prunelles mobiles.

C’était elle qui l’avait suivi, et qui avaittendu sur lui son pagne de luxe.

Sans cet abri, certainement, il eût pris uneinsolation mortelle, à dormir sur ce sable…

C’était elle qui, depuis plusieurs heures,était là accroupie, en extase, – baisant tout doucement lespaupières de Jean quand personne ne passait ; – craignant del’éveiller, de le faire partir et de ne plus l’avoir pour elletoute seule ; – tremblant aussi, par instant, que Jean ne fûtmort, – et heureuse, peut-être, s’il l’eût été ; – car, alors,elle l’aurait traîné loin, bien loin, et serait restée là tout letemps, jusqu’à mourir près de lui, – en le tenant bien, pour qu’onne les séparait plus…

– C’est moi, dit-elle, mon blanc, j’ai faitcela parce que je connais que le soleil de Saint-Louis n’est pasbon pour les toubabs de France… – Je le savais bien, continua lapetite créature, dans un jargon impayable, avec un sérieuxtragique, – qu’il y avait un autre toubab qui venait la voir… Je nem’étais pas couchée cette nuit pour entendre. J’étais cachée dansl’escalier sous les calebasses. Quand tu es tombé à la porte, jet’ai vu. – Tout le temps je t’ai gardé. – Et puis, quand tu eslevé, je t’ai suivi…

Jean leva sur elles ses grands yeux étonnés,pleins de douceur et de reconnaissance. – Il était touché jusqu’aufond du cœur.

– Ne le dis pas, petite… Rentre vite àprésent, et ne le dit pas, que je suis venu me coucher sur laplage. – Retourne chez ta maîtresse tout de suite, petiteFatou ; moi aussi, je vais m’en retourner dans la maison desspahis…

Et il la caressait, la flattait tout doucementde la main, – absolument comme s’il prenait pour gratter la nuquedu gros matou câlin qui, à la caserne, venait la nuit se pelotonnersur son lit de soldat…

Elle, frissonnant sous la caresse innocent deJean, la tête baissée, les yeux à demi fermés, la gorge pâmée,ramassa son pagne de luxe, le plia avec soin, et s’en alla toutetremblante de plaisir.

XVI

Pauvre Jean ! Souffrir était pour lui unechose nouvelle ; il se révoltait contre cette puissanceinconnue qui venait éteindre son cœur dans d’écrasants anneaux defer.

Rage concentrée, rage contre ce jeune hommequ’il eût voulu briser dans ses mains, rage contre cette femmequ’il eût aimé meurtrir à coups d’éperons et de cravache ; iléprouvait tout cela en même temps que je ne sais quel besoin trèsmatériel de mouvement et de course folle à se briser la tête.

Et puis tous ces spahis aussi le gênaient etl’irritaient ; il sentait sur lui ces regards curieux,interrogateurs déjà, et qui demain deviendraient ironiquespeut-être.

Vers le soir, il demanda et obtint de partiravec Nyaor-fall, pour aller essayer des chevaux, dans le nord de lapointe de Barbarie.

Ce fut, par un temps sombre, une galopadevertigineuse dans le sable du désert. Un ciel d’hiver, il y alà-bas aussi des ciels d’hiver, plus rares que les nôtres,étonnants et sinistres sur ce pays désolé : des nuages toutd’une pièce, si noirs et si bas, que là-dessous la plaine étaitblanche, le désert semblait une steppe de neige sans fin.

Et, quand les deux spahis passaient, avecleurs burnous, emportés par la course de leurs bêtes emballées, lesvautours énormes qui se promenaient par terre en famillesparesseuses prenaient un vol effaré et se mettaient à décrire dansl’air au-dessus d’eux des courbes fantastiques.

………………………

A la nuit, Jean et Nyaor rentrèrent auquartier, baignés de sueur, avec leurs chevaux exténués.

XVII

Mais, après cette surexcitation d’un jour, lelendemain vint la fièvre.

Le lendemain, on le coucha inerte dans unbrancard, sur son pauvre petit matelas gris, pour le porter àl’hôpital.

………………………

XVIII

Midi ! L’hôpital est silencieux comme unegrande maison de la mort.

Midi !… La sauterelle crie. La femmenubienne chante de sa voix grêle la chanson somnolente et vague.Sur toute l’étendue des plaines désertes du Sénégal le soleil darded’aplomb la lumière torride, les grands horizons miroitent ettremblent.

………………………

Midi !… L’hôpital est silencieux commeune grande maison de la mort. Les longues galeries blanches, leslongs couloirs sont vides. Au milieu de la haute muraille nue,teinte de chaux éblouissante, l’horloge marque midi de ses deuxlentes aiguilles de fer ; autour du cadran, pâlit au soleil latriste inscription grise : Vitae fugaces exhibethoras. Les douze coups sonnent péniblement, de ce timbreaffaibli, connu des mourants, de ce timbre que tous ceux qui sontvenus là mourir entendaient dans leurs insomnies fébriles, comme unglas qui tinterais dans un air trop chaud pour conduire dessons.

Midi !… L’heure morne, où les maladesmeurent. On respire dans cet hôpital des lourdeurs de fièvre, commed’indéfinissables effluves de mort.

………………………

En haut, dans une salle ouverte, des voix quichuchotent tout bas, des bruits légers à peine perceptibles, despas discrets de bonne sœur, marchant avec précaution sur desnattes. Elle va et vient d’un air agité, la sœur Pacôme, pâle etjaunie sous sa grande cornette.

Il y a là aussi un médecin et un prêtre assisauprès d’un lit qu’entoure une moustiquaire blanche.

Au dehors, par les fenêtres ouvertes, dusoleil et du sable, du sable et du soleil, de lointaines lignesbleues et des étincellements de lumière.

Passera-t-il, le spahi ?… Est-ce lemoment où l’âme de Jean va s’envoler, là, dans l’air accablant demidi ?… Si loin du foyer, où ira-t-elle se poser dans cesplaines désertes ?… où ira-t-elle s’évanouir ?…

………………………

Mais non. Le médecin, qui est resté làlongtemps à attendre ce départ suprême, vient de se retirerdoucement.

L’heure plus fraîche du soir est venue, et levent du large apporte aux mourants son apaisement. Ce sera pourdemain peut-être. Mais Jean est plus calme et sa tête est moinsbrûlante.

En bas, dans la rue, devant la porte, il yavait une petite négresse accroupie sur le sable, qui jouait auxosselets avec des cailloux blancs, pour se donner une contenancequand quelqu’un passait. Elle était là depuis le matin, cherchant àne pas attirer l’attention, se dissimulant, de peur d’être chassée.Elle n’osait rien demander à personne ; mais elle savait bienque, si le spahi mourait, il passerait par cette porte pour allerau cimetière de Sorr.

XIX

Il eut encore la fièvre pendant une semaine,avec du délire chaque jour, à l’heure de midi. On avait peurencore, au redoublement de l’accès. Mais le danger était passécependant, la maladie était vaincue.

Oh ! ces heures chaudes du milieu dujour, les heures qui pèsent le plus aux malades ! Ceux-là quiont eu la fièvre au bord de ces fleuves d’Afrique les connaissent,ces heures mortelles d’engourdissement et de sommeil. Un peu avantmidi, Jean s’endormait. C’était une sorte d’état de non-être, hantépar des visions confuses, avec une impression persistante desouffrance. Et puis, de temps à autre, il éprouvait la sensation demourir et perdait pour un instant toute conscience de lui-même.C’étaient ses moments de calme.

Vers quatre heures, il s’éveillait etdemandait de l’eau ; les visions s’effaçaient, se reculaientdans les coins éloignés de la chambre, derrière les rideaux blancs,s’évanouissaient. Il n’y avait plus que la tête qui lui faisaitgrand mal, comme si on y eût coulé du plomb brûlant ; maisl’accès était passé.

Parmi ces figures, douces ou grimaçantes,réelles ou imaginaires qui flottaient autour de lui, deux ou troisfois il avait cru reconnaître l’amant de Cora, qui, debout près dulit, le regardait avec douceur, et disparaissait dès que lui, Jean,levait ses yeux sur les siens. C’était un rêve, sans doute, commeces gens de son village qu’il avait cru voir là, avec des minesétranges, des airs vagues et déformés. Mais, chose singulière,depuis qu’il lui avait semblé le voir ainsi, il ne se sentait plusde haine contre lui.

Un soir, mais non, il ne rêvait pas, cesoir-là, il le voyait bien là, devant lui avec le même uniformequ’il portait chez Cora, ses deux galons d’officier brillant sur samanche bleue. Il le regarda de ses grands yeux, en soulevant un peula tête, et étendit son bras affaibli, comme pour toucher s’il yavait bien là quelqu’un.

Alors le jeune homme, voyant qu’il étaitreconnu, avant de disparaître comme de coutume, prit la main deJean et la serra en disant :

– Pardon !

Des larmes, les premières, vinrent aux yeux duspahi, et cela lui fit du bien.

XX

La convalescence ne fut pas longue. Une foisla fièvre passée, la jeunesse et la force eurent bientôt fait dereprendre le dessus. Mais c’est égal, il ne pouvait pas oublier, lepauvre Jean, et il souffrait bien. Il avait par instants dans satête des désespoirs fous, des idées de vengeance presquesauvages ; et puis cela tombait vite, et il se disait ensuitequ’il serait capable de passer par toutes les humiliations qu’ellevoudrait, pour la revoir et la posséder comme autrefois.

Son nouvel ami, l’officier de marine, revenaitde temps en temps s’asseoir auprès de son lit. Il lui parlait unpeu comme on parle à un enfant malade, bien qu’il fût à peine deson âge.

– Jean, dit-il un jour très doucement… Jean,vous savez, cette femme… si cela peut vous calmer, que je vous ledise, je vous donne ma parole d’honneur que je ne l’ai pas revue…depuis cette nuit que vous vous rappelez. Il y a bien des choses,voyez-vous, que vous ne savez pas encore, mon cher Jean ; plustard, vous comprendrez, vous aussi, qu’il ne faut pas se faireautant de chagrin pour si peu. – D’ailleurs pour ce qui est decette femme, je veux vous faire aussi le serment de ne la revoirjamais…

Ce fut entre eux la seule allusion faite àCora, et cette promesse, en effet, calma Jean.

Oh ! oui, il comprenait bien maintenant,le pauvre spahi, qu’il devait y avoir beaucoup de choses qu’ilne savait pas encore ; qu’il devait y avoir, – à l’usagesans doute des gens d’un monde plus avancé que le sien, – desperversités tranquilles et raffinées qui dépassaient sonimagination. Peu à peu pourtant il se mettait à aimer cet ami qu’ilne pouvait comprendre, – qui était doux après avoir été cynique, –qui envisageait toute chose avec un calme, une aisanceinexplicables, et qui venait lui offrir sa protection d’officiercomme compensation des angoisses qu’il lui avait causées.

Mais lui n’avait que faire desprotections ; ni l’avancement ni rien ne le touchaitplus ; son cœur, encore bien jeune, était tout rempli del’amertume de ce premier désespoir.

………………………

XXI

C’était chez dame Virginie-Scolastique (lesmissionnaires ont quelquefois pour leurs néophytes de ces noms quisont des trouvailles). Une heure de la nuit ; le cabaret étaitgrand et sombre ; il était, comme d’ordinaire les mauvaislieux, fermé par d’épaisses portes garnies de fer.

Une petite lampe fétide éclairait un amasconfus de choses, qui grouillaient péniblement dans l’atmosphèreépaissie ; des vestes rouges et des nudités de chair noire,des enlacements étranges ; sur les tables, par terre, desverres brisés avec des bouteilles brisées ; des bonnets rougeset des boubous de nègre, traînant avec des sabres de spahi, dansdes mares de bière et d’alcool.

Dans le bouge, il régnait une températured’étuve, une chaleur à rendre fou, avec des fumées noires oulaiteuses, des odeurs d’absinthe, de musc, d’épices, de soumaré etde sueur nègre.

La fête avait dû être joyeuse, et bruyantesurtout ; à présent, c’était fini, – finis les chants et letapage ; – c’était la période d’affaissement, l’abrutissementaprès boire. Les spahis étaient là, les uns, l’œil morne, le fronttombant sur la table, avec des sourires bêtes ; d’autres,encore dignes, se raidissant contre l’ivresse, relevant la têtequand même ; de belles figures aux traits énergiques dontl’œil éteint restait grave, avec je ne sais quelle expression detristesse et d’écœurement.

Parmi eux, pêle-mêle, répartis au hasard, il yavait toute la séquelle de Virginie-Scolastique : des petitesnégresses de douze ans, et aussi des petits garçons !

Et, au dehors en prêtant l’oreille, on eût puentendre dans le lointain le cri des chacals rôdant autour de cecimetière de Sorr, où plusieurs de ceux qui étaient là avaient leurplace déjà marquée sous le sable.

Dame Virginie, cuivrée et lippue, ses cheveuxcrépus dans un madras rouge, – ivre elle aussi, – épongeait du sangsur une tête blonde. Un grand spahi, à la figure jeune et rose, auxcheveux dorés comme les blés mûrs, était là étendu sansconnaissance, avec une fente à la tête, et dame Virginie, aidéed’une goton noire, plus ivre qu’elle, épongeait avec de l’eaufraîche et des compresses vinaigrées. Ce n’était pas parsensibilité, oh ! non, mais par crainte de la police. Elleétait vraiment inquiète, Virginie-Scolastique : le sangcoulait toujours, il avait rempli tout un plat, il ne s’arrêtaitpas, et la peur la dégrisait, la vieille…

Jean était assis dans un coin, le plus ivre detous, mais raide sur son banc, l’œil fixe et vitré. C’était lui quiavait fait cette blessure, avec un loquet de fer arraché crispée àune porte, et il tenait encore ce loquet dans sa main crispée,inconsciente du coup qu’elle avait porté.

………………………

Depuis un mois qu’il était guéri, on le voyaitchaque soir traîner dans les bouges, au premier rang des débrailléset des ivres, s’essayant à de grands airs cyniques et débauchés. Ily avait encore beaucoup d’enfantillage dans son cas ; maisc’est égal, il avait parcouru un chemin terrible, depuis ce mois desouffrance.

Il avait dévoré des romans où tout étaitnouveau pour son imagination, et il s’en était assimilé lesextravagances malsaines. Et puis il avait parcouru le cercle desconquêtes faciles de Saint-Louis, mulâtresses ou blanches, dont sabeauté lui avait assuré la possession sans résistance.

Et puis surtout il s’était mis àboire !…

Oh ! vous qui vivez de la vie régulièrede la famille, assis paisiblement chaque jour au foyer, ne jugezjamais les marins, les spahis, ceux que leur destinée a jetés, avecdes natures ardentes, dans des conditions d’existence anormales,sur la grande mer ou dans les lointains pays du soleil, au milieude privations inouïes, de convoitises, d’influences que vousignorez. Ne jugez pas ces exilés ou ces errants, dont lessouffrances, les joies, les impressions tourmentées vous sontinconnues,

Donc, Jean s’était mis à boire, et il buvaitplus que les autres, il buvait effroyablement.

– Comment peut-il faire, disait-on autour delui, lui qui n’en a pas l’habitude ?

C’était justement parce qu’il n’en avaitpas l’habitude, que sa tête était plus forte, et que, pour lemoment, il pouvait absorber davantage. Et cela le posait bien auxyeux de ses camarades.

Par exemple, il était resté presque chaste, lepauvre Jean, malgré ses airs débraillés de grand enfant sauvage. Iln’avait pu se faire à l’ignoble prostitution noire, et, quand lespensionnaires de dame Virginie égaraient leurs mains sur lui, illes écartait du bout de sa cravache comme des animaux immondes, etles malheureuses petites créatures le considéraient comme une sorted’homme-fétiche, dont elles n’approchaient plus.

Mais il était méchant quand il avait bu, ilétait terrible, avec sa tête perdue et sa grande force physiquedéchaînée. Il avait frappé tout à l’heure pour une phrase moqueusejetée au hasard sur ses amours, et puis il ne s’en souvenait plus,et restait là immobile, le regard atone, tenant toujours en mainson loquet de porte sanglant.

………………………

Tout à coup son œil jeta un éclair ;c’était à la vieille qu’il en voulait maintenant, sansmotif connu, pris d’une rage insensée d’homme ivre, et il se levaità demi, furieux et menaçant. Elle poussa un cri rauque, lavieille, elle eut une minute d’épouvantehorrible :

– Tenez-le ! gémit-elle, aux êtresinertes qui dormaient déjà sous les tables…

Quelques têtes se soulevèrent, des mainsmolles, sans force, essayèrent de retenir Jean par sa veste. Lesecours n’était pas efficace…

– A boire, vieille sorcière !disait-il ; à boire, vieux diable de nuit !… Horreur devieille, à boire !…

– Oui ! oui ! répondit-elle de savoix étranglée par la peur. Oui ! c’est cela, à boire ! –Sam ! vite de l’absinthe pour le finir, de l’absinthecoupée d’eau-de-vie !

Elle ne regardait pas à la dépense, dans cescas-là, dame Virginie.

Jean but d’un trait, lança son verre au mur,et retomba comme foudroyé…

Il était fini, réussi, comme disaitla vieille ; il n’était plus dangereux.

Elle était forte, la vieille Scolastique,solidement charpentée, – et puis tout à fait dégrisée ; – avecl’aide de sa goton noire et de ses petites filles, elle enleva Jeancomme une masse inerte, et puis, après avoir fait une visite rapidede ses poches pour enlever les dernières pièces de monnaie qu’ellespouvaient contenir, elle ouvrit la porte et le jeta dehors. Jeantomba comme un cadavre, les bras étendus, la figure dans le sable,– et la vieille, vomissant un torrent d’injures monstrueuses,d’ordures sauvages, tira sa porte, qui se referma lourdement avecun grand bruit de fer.

Le calme se fit. Le vent partait ducimetière ; et, dans le grand silence du milieu de la nuit, onentendait distinctement la note aiguë des chacals, le concertsinistre des déterreurs de morts.

XXII

FRANÇOISE PEYRAL A SON FILS

« Mon cher fils,

Nous ne recevons pas de réponse à notrelettre, et Peyral dit qu’il commence à être bien temps qu’il nousarrive quelque chose ; je vois qu’il pâlit beaucoup chaquefois que Toinou passe avec sa boîte et qu’il lui dit comme ça qu’iln’y a rien pour nous. Moi aussi, je m’en fais bien du souci. Maisje crois toujours que le bon Dieu garde mon cher garçon, comme jelui demande tant, et qu’il ne peut point lui arriver mal ni rien,par mauvaise conduite ni punition ; si c’était ça, je seraistrop malheureuse.

« Ton père te fait dire qu’il lui passedes idées en tête, de ce qu’il a été, lui aussi, autrefois dansl’armée ; et, quand il était en garnison, il dit qu’il en a vurudes pour les jeunes gens qui ne sont pas bien raisonnables, parrapport à des camarades qui les entraînent à la boisson et à deméchantes femmes qui se tiennent là exprès pour les faire tomberdans le mal. Je te dis ça pour lui faire plaisir ; mais, moi,je sais que mon cher garçon est sage et qu’il a des idées dans lecœur qui l’éloigneront pour sûr de toutes ces vilaines choses.

« Le mois prochain, nous t’enverronsencore un peu d’argent ; je pense que, là-bas, il faut que tupayes bien des petites choses ; je sais bien que tu nedépenses point inutilement quand tu penses à la peine que prend tonpère ; quant à moi, la peine des femmes n’est pas grand’chose,et je parle pour lui, le cher homme. On cause toujours de toi à laveillée et aux noix ; on ne passe guère de soiréesans causer de notre Jean ; tous les voisins te disent ungrand bonjour.

« Mon cher fils, ton père et moi, noust’embrassons de cœur : que le bon Dieu te garde !

« Ta mère,

FRANÇOISE PEYRAL. »

Ce fut dans la prison du quartier, où il étaitenfermé pour ivresse et s’être fait rapporter par la garde, queJean reçut cette lettre. – Par bonheur, la blessure du spahi àcheveux blonds n’était pas trop grave, et ni le blessé ni sescamarades n’avaient voulu dénoncer Peyral. – Jean, les vêtementsmaculés et pleins de sang, la chemise en lambeaux, avait encoredans la tête des fumées d’alcool ; il lui passait des brumesdevant les yeux, et à peine il pouvait lire… Et puis il y avaitmaintenant un voile, épais sur ses affections d’enfance et defamille ; ce voile, c’était Cora, son désespoir et sespassions. (Cela arrive ainsi à certaines périodes d’éblouissementet de vertige, – et puis le voile se dissipe et on en revient toutdoucement à ce que l’on avait aimé.)

Malgré cela, cette pauvre lettre, siconfiante, n’eut pas de peine à trouver le chemin de soncœur ; il la baisa pieusement et se mit à pleurer.

Et puis il se jura de ne plus boire ; –et, comme l’habitude n’était pas invétérée, il put strictement setenir à lui-même sa promesse : jamais il ne se grisa plus.

XXIII

A quelques jours de là, une circonstanceimprévue vint apporter dans la vie de Jean une diversion heureuseet nécessaire. L’ordre fut donné aux spahis d’aller s’établir,bêtes et gens, pour changer d’air, au campement de Dialamban, – àplusieurs milles dans le sud de Saint-Louis, près de l’embouchuredu fleuve.

Le jour du départ, Fatou-gaye vint auquartier, avec son beau pagne bleu, faire une visite d’adieu à sonami, qui l’embrassa, pour la première fois, sur ses deux petitesjoues noires, – et, à la tombée de la nuit, les spahis se mirent enmarche.

Quant à Cora, les premiers moments desurexcitation et de dépit passés, elle regretta ses amants – à lavérité, elle les aimait tous deux, les deux Jean ; ilsparlaient également à ses sens. – Traitée comme une divinité par lespahi, cela la changeait d’être traitée par l’autre comme cequ’elle était, comme une fille. – Personne encore ne lui avaittémoigné un mépris aussi calme, aussi complet – cette nouveauté luiplaisait.

Mais on ne la vit plus, à Saint-Louis,promener ses longues traînes sur le sable ; – un jour, ellepartit en sourdine, expédiée par son mari, sur le conseil del’autorité, pour un des comptoirs les plus éloignés du Sud. –Fatou-gaye avait parlé, sans doute, et, à Saint-Louis, on s’étaitému du dernier scandale de cette femme.

XXIV

Une nuit calme de la fin de février, vraienuit d’hiver, – calme et froide, après une journée brûlante.

La colonne des spahis, en route pourDialamban, traverse au pas les plaines de Legbar. – La débandadeest permise au goût et à la fantaisie de chacun, et Jean, qui s’estattardé à l’extrême arrière, chemine tranquillement en compagnie deson ami Nyaor…

Le Sahara et le Soudan ont de ces nuitsfroides, qui ont la splendeur claire de nos nuits d’hiver, avecplus de transparence et de lumière.

Un silence de mort règne sur tout ce pays. Leciel est d’un bleu vert, sombre, profond, étoilé à l’infini. Lalune éclaire comme le plein jour, et dessine les objets avec uneétonnante netteté, dans des teintes roses…

Au loin, à perte de vue, des marécages,couverts de la triste végétation des palétuviers : ainsi esttout ce pays d’Afrique, depuis la rive gauche du fleuve jusqu’auxconfins inaccessibles de la Guinée.

Sirius se lève, la lune est au zénith, – lesilence fait peur.

Sur le sable rose s’élèvent les grandeseuphorbes bleuâtres ; leur ombre est courte et dure, la lunedécoupe les moindres ombres des plantes avec une netteté figée etglaciale, pleine d’immobilité et de mystère.

Des brousses par-ci par-là, des fouillisobscurs, de grandes taches sombres sur le fond lumineux et rosé dessables ; – et puis des nappes d’eau croupissantes, avec desvapeurs qui planent au-dessus comme des fumées blanches des miasmesde fièvre, plus délétères et plus subtils que ceux du jour. – Onéprouve une pénétrante sensation de froid, – étrange après lachaleur de la journée ; – l’air humide est tout imprégné del’odeur des grands marais…

Çà et là, le long du chemin, de grandssquelettes contournés par la douleur ; des cadavres dechameaux, baignant dans un jus noir et fétide. – Ils sont là, enpleine lumière, riant à la lune, étalant avec impudence leur flancdéchiqueté par les vautours, leur éventrement hideux.

………………………

De temps à autre, un cri d’oiseau de marais,au milieu du calme immense.

………………………

De loin en loin, un baobab étend dans l’airimmobile ses branches massives, comme un grand madrépore mort, unarbre de pierre, et la lune accuse avec une étonnante dureté decontours sa structure rigide de mastodonte, donnant à l’imaginationl’impression de quelque chose d’inerte, de pétrifié et defroid.

Au milieu de leurs branches polies sont poséesdes masses noires : toujours les vautours ! De confiantesfamilles de vautours sont là, lourdement endormies ; elleslaissent approcher Jean avec leur aplomb d’oiseaux fétiches, Et lalune jette sur leurs grandes ailes repliées des reflets bleus desluisants de métal.

Et Jean s’étonne de voir pour la première foistous les détails intimes de ce pays en pleine nuit.

………………………

A deux heures, un concert de cris, comme ceuxdes chiens qui hurlent à la lune, mais quelque chose deplus fauve, de plus grinçant, de plus étrangement sinistre. Dansces nuits de Saint-Louis, quand le vent venait du côté descimetières, quelquefois Jean avait cru entendre, de très loin, desgémissements pareils. Mais, ce soir, c’était là tout près, dans labrousse, que se chantait ce concert lugubre des glapissementslamentables de chacals, mêlés à des miaulements suraigus etstridents d’hyènes.

Une bataille entre deux bandes errantes, enmaraude pour les chameaux morts.

– Qu’est-ce que c’est ? dit Jean au spahinoir.

Pressentiment peut-être, une sorte d’horreurs’emparait de lui.

C’était bien là, tout près, dans la brousse,et le timbre de ces voix lui faisait passer des frissons dans lachair et dresser les cheveux sur la tête.

– Ceux qui sont morts, répondit Nyaor-fall,avec une pantomime expressive, ceux qui sont morts par terre, cesbêtes les cherchent pour les manger…

Et, pour dire les manger, il faisaitle simulacre de mordre son bras noir avec ses dents fines etblanches.

Jean comprit et trembla. Depuis, chaque foisqu’il entendait, la nuit, les concerts lugubres, il se rappelaitcette explication si clairement donnée par la mimique de Nyaor etlui qui, en plein jour, n’avait pas peur de grand’chose, ilfrissonnait et se sentait glacer par une de ces terreurs vagues etsombres de montagnard superstitieux.

Le bruit s’apaise, se perd dansl’éloignement ; il s’élève encore, plus voilé, d’un autrepoint de l’horizon, puis il s’éteint, et tout retombe dans lesilence.

Sur les eaux dormantes, les vapeurs blanchess’épaississent à l’approche du matin, on se sent pénétré et transipar l’humidité glacée des marais.

Sensation étrange : dans ce pays, il faitfroid. La rosée tombe. La lune peu à peu s’abaisse à l’occident, sevoile et s’éteint. La solitude serre le cœur.

Et puis enfin, là-bas à l’horizon,apparaissent des pointes de chaume, le village de Dialamban, où, aupetit jour, les spahis doivent camper.

XXV

Le pays était désert aux environs du campementde Dialamban ; de grands marais d’eaux mortes qui n’enfinissaient plus, ou bien de plaines de sable aride, où croissaientdes mimosas rabougris.

Jean y faisait de longues promenadessolitaires, avec son fusil sur l’épaule, – chassant ou rêvant, –toujours ses vagues rêveries de montagnard.

Il aimait aussi à remonter en pirogue lesberges du fleuve aux eaux jaunes, ou à s’enfoncer dans le dédaledes marigots sénégalais.

Des marais à perte de vue, où dormaient deseaux chaudes et tranquilles ; des rives où le sol traîtreétait inaccessible au pied humain.

Des aigrettes blanches s’y promenaientgravement au milieu de la verdure monotone des humidespalétuviers ; – de gros lézards-souffleurs y rampaient sur lavase ; – de gigantesques nénuphars, des lotus blancs ou rosess’y épanouissaient au soleil tropical, pour le plus grand plaisirdes yeux des caïmans et des aigles-pêcheurs.

………………………

Jean Peyral commençait presque à aimer cepays.

XXVI

 

Le mois de mai était arrivé.

Les spahis pliaient gaîment bagage. Ilsramassaient avec ardeur leurs tentes et leurs fourniments. Ilsallaient rentrer à Saint-Louis, reprendre possession de leur grandecaserne blanche, réparée et repeinte à la chaux vive, et retrouvertous leurs plaisirs : les mulâtresses et l’absinthe.

Le mois de mai ! dans notre pays deFrance, le beau mois de la verdure et des fleurs ! Mais, dansles campagnes mornes de Dialamban, rien n’avait verdi. Arbres ouherbages, tout ce qui n’avait pas pied dans l’eau jaune des maraisrestait flétri, desséché et sans vie. Depuis six mois, pas unegoutte de pluie n’était tombée du ciel, et la terre avaitaffreusement soif.

Pourtant la température s’élevait, les grandesbrises régulières du soir avaient cessé, et la saison d’hivernageallait commencer, la saison des chaleurs lourdes et des pluiestorrentielles, la saison que, chaque année, les Européens duSénégal voient revenir avec frayeur, parce qu’elle leur apporte lafièvre, l’anémie, et souvent la mort.

Cependant il faut avoir habité le pays dela soif pour comprendre les délices de cette première pluie,le bonheur qu’on éprouve à se faire mouiller par les larges gouttesde cette première ondée d’orage.

Oh ! la première tornade !…Dans un ciel immobile, plombé, une sorte de dôme sombre, un étrangesigne du ciel monte de l’horizon.

Cela monte, monte toujours, affectant desformes inusitées, effrayantes. On dirait d’abord l’éruption d’unvolcan gigantesque, l’explosion de tout un monde. De grands arcs sedessinent dans le ciel, montent toujours, se superposent avec descontours nets, des masses opaques et lourdes ; on dirait desvoûtes de pierre près de s’effondrer sur le monde et tout celas’éclaire par en dessous de lueurs métalliques, blêmes, verdâtresou cuivrées, et monte toujours.

Les artistes qui ont peint le déluge,les cataclysmes du monde primitif, n’ont pas imaginé d’aspectsaussi fantastiques, de ciels aussi terrifiants.

Et toujours, pas un souffle dans l’air, pas unfrémissement dans la nature accablée.

………………………

Puis tout à coup une grande rafale terrible,un coup de fouet formidable couche les arbres, les herbes, lesoiseaux, fait tourbillonner les vautours affolés, renverse tout surson passage. C’est la tornade qui se déchaîne, tout tremble ets’ébranle ; la nature se tord sous la puissance effroyable dumétéore qui passe.

Pendant vingt minutes environ, toutes lescataractes du ciel sont ouvertes sur la terre ; une pluiediluvienne rafraîchit le sol altéré d’Afrique, et le vent souffleavec furie, jonchant la terre de feuilles, de branches et dedébris.

………………………

Et puis, brusquement tout s’apaise. C’estfini. Les dernières rafales chassent les derniers nuages auxteintes de cuivre, balayent les derniers lambeaux déchiquetés ducataclysme, le météore est passé et le ciel redevient pur, immobileet bleu.

La première tornade surprit les spahis enroute, et ce fut une débandade bruyante et joyeuse.

Le village de Touroukambé était là sur lechemin ; on y courut en désordre.

Les femmes qui pilaient le mil, les enfantsqui jouaient dans la brousse, les poules qui picoraient, les chiensqui dormaient au soleil, tous, rentrés précipitamment, entasséssous les minces toits pointus,

Et les cases, déjà trop étroites, envahies parles spahis, qui marchent dans les calebasses, qui chavirent leskousskouss ; les uns embrassant les petites filles ; lesautres mettant, comme de grands enfants, le nez dehors pour leplaisir de se faire mouiller, de sentir l’eau du ciel ruisseler surleur tête chaude et écervelée ; et les chevaux, amarrés à ladiable, hennissant, piaffant et ruant de peur ; et les chiensjappant, et les chèvres, les moutons, tous les bestiaux du villagese serrant aux portes, bêlant, sautant, poussant de la tête et descornes, pour entrer, eux aussi, et réclamer leur part de protectionet d’abri.

Un discordant tapage, des cris, des éclats derire de négresses, le bruit sifflant du vent de la tempête, et letonnerre couvrant le tout de son artillerie formidable. Une grandeconfusion sous un ciel noir ; l’obscurité en plein jour,déchirée par de rapides et fulgurantes lueurs vertes ; et lapluie à torrents, le déluge dégringolant à plaisir, entrant partoutes les fentes du chaume desséché, jetant par-ci par-là unegrande douche inattendue sur le dos d’un chat perché, d’une pouleeffarée, ou sur la tête d’un spahi.

………………………

Quand la tornade fut passée et l’ordrerétabli, on se remit en route, par les sentiers détrempés.

Dans le clair ciel bleu s’enfuyaient encore dederniers petits nuages bizarres, qui semblaient des chosescompactes, des lambeaux déchirés, tordus et papillotés de draperiesbrunes. De puissantes senteurs inconnues sortaient de la terrealtérée au contact de ces premières gouttes d’eau. La nature allaitcommencer ses enfantements.

XXVII

A l’entrée de Saint-Louis, Fatou-gaye étaitpostée depuis le matin, pour ne pas manquer l’arrivée de lacolonne.

Quand elle vit Jean passer, elle le salua d’un« kéou » discret, accompagné d’une petite révérence trèscomme il faut. Elle ne voulut pas l’inquiéter davantage dans lesrangs et eut le bon goût d’attendre deux grandes heures pour venirlui présenter ses compliments au quartier.

Fatou avait beaucoup changé. En trois mois,elle avait grandi et s’était développée tout d’un coup, comme fontles plantes de son pays.

Elle ne demandait plus de sous. Elle avaitmême acquis une certaine grâce de timidité qui sentait la jeunefille.

Un boubou de mousseline blanchecouvrait maintenant sa poitrine arrondie, comme cela est d’usagepour les petites filles qui deviennent nubiles. Elle sentait trèsbon le musc et le soumaré.

Plus de petites queues raides sur latête ; elle laissait pousser ses cheveux, qui allaient dansquelque temps être livrés aux mains habilés des coiffeuses pourdevenir l’échafaudage compliqué qui doit surmonter la tête d’unefemme africaine.

Pour le moment, trop courts encore, ilss’épanouissaient en masses ébouriffées et crépues, et celachangeait absolument sa physionomie, qui, de gentille et comique,était devenue gracieuse et originale, presque charmante.

Mélange de jeune fille, d’enfant et dediablotin noir, très bizarre petite personne !

– Elle est jolie, la petite, sais-tu,Peyral ! disaient en souriant les spahis.

Jean s’en était bien aperçu qu’elle étaitjolie ; mais, pour le moment, cela lui était à peu prèségal.

Il essaya de reprendre tranquillement sontrain de vie d’autrefois, ses promenades à la plage et ses longuescourses dans la campagne.

Ces mois de calme et de rêverie qu’il venaitde passer au campement lui avaient fait du bien. Il avait à peuprès retrouvé son équilibre moral ; l’image de ses vieuxparents, de sa toute jeune fiancée l’attendant, confiante, auvillage, avait repris sur lui tout leur charme honnête, tout leurempire. Il avait bien fini ses enfantillages et ses bravades, et, àprésent, il ne s’expliquait plus comment dame Virginie avait pu lecompter parmi ses clients. Non seulement il s’était juré de ne plusboire d’absinthe, mais aussi de rester maintenant fidèle à safiancée, jusqu’au bienheureux jour de leur mariage.

XXVIII

L’air était chargé d’effluves lourds etbrûlants de senteurs vitales, de parfums de jeunes plantes. – Lanature se dépêchait d’accomplir ses enfantements prodigieux.

Autrefois Jean, aux premiers moments de sonarrivée, avait jeté un même regard de dégoût sur cette populationnoire : à ses yeux, tous se ressemblaient ; c’étaittoujours pour lui le même masque simiesque, et, sous ce polid’ébène huilé, il n’eût pas su reconnaître un individu d’unautre.

Peu à peu pourtant il s’était fait à cesvisages ; maintenant il les distinguait ; en voyantpasser les filles noires aux bracelets d’argent, il lescomparait : il trouvait celle-ci laide, celle-là jolie, –celle-ci fine, celle-là bestiale ; – les négresses avaientpour lui une physionomie tout comme les femmes blanches, et luirépugnaient moins.

XXIX

JUIN ! – C’était bien un printemps – maisun printemps de là-bas, rapide, enfiévré, avec des odeursénervantes, des lourdeurs d’orage.

C’était le retour des papillons, des oiseaux,de la vie ; les colibris avaient quitté leur robe grise pourreprendre leurs couleurs éclatantes de l’été. – Tout verdissaitcomme par enchantement ; – un peu d’ombre tiède et molledescendait maintenant des arbres feuillus sur le sol humide ;les mimosas, fleuris à profusion, ressemblaient à d’énormesbouquets, à de grosses houppes roses ou orangées, dans lesquellesles colibris chantaient de leur toute petite voix douce, pareille àla voix des hirondelles qui jaseraient en sourdine ; – leslourds baobabs eux-mêmes avaient revêtu pour quelques jours unfrais feuillage, d’un vert pâle et tendre. Dans la campagne, le sols’était couvert de fleurs singulières, de graminées folles, dedaturas aux larges calices odorants ; – et les ondées quitombaient sur tout cela étaient chaudes et parfumées – et, le soir,sur les hauts herbages nés de la veille dansaient en rond leslucioles éphémères, semblables à des étincelles de phosphore…

Et la nature s’était tant hâtée d’enfantertout cela, qu’en huit jours elle avait tout donné.

XXX

Chaque soir, toujours, Jean rencontrait surson chemin la petite Fatou, avec sa tête ébouriffée de mouton noir.Les cheveux poussaient vite, – comme les herbes, – et bientôt lescoiffeuses habiles allaient pouvoir en tirer parti.

XXXI

On se mariait beaucoup, à ce printemps. –Souvent, le soir, pendant ces nuits énervantes de juin, Jeanrencontrait de ces cortèges de noces, qui s’en allaient défilantsur le sable en longues processions fantastiques ; – tout cemonde, chantait, et le concert de toutes ces voix de faussetsimiesques était accompagné à contretemps par des battements demains et des coups de tam-tam. – Ces chants, cette gaîté nègreavaient quelque chose de lourdement voluptueux et de bestialementsensuel.

Jean visitait souvent à Guet-n’dar son amiNyaor, – et ces scènes d’intérieur yolof, de vie en commun, letroublaient aussi… Comme il se sentait seul, lui, isolé de sessemblables sur cette terre maudite !… Il songeait à cellequ’il aimait d’un chaste amour d’enfance, à Jeanne Méry…Hélas ! – six mois seulement qu’il était en Afrique !…Attendre encore plus de quatre années avant de la revoir !… Ilcommençait à se dire que le courage lui manquerait peut-être pourcontinuer de vivre seul, que bientôt à toutes forces il luifaudrait quelqu’un pour l’aider à passer son temps d’exil… Maisqui ?…

Fatou-gaye peut-être ?… Allonsdonc !… Quelle profanation de lui-même !… Et puisressembler à ses camarades, les clients de la vieilleVirginie !… Violer comme eux des petites filles noires !– Il avait une sorte de dignité, de pudeur instinctive, lui, quil’avait préservé jusque-là de ces entraînements de sensualitépervertie ; – jamais il ne pourrait descendre aussi bas.

XXXII

Il se promenait chaque soir, il marchaitbeaucoup…

– Les ondées d’orage continuaient à tomber… –Les grands marais fétides, les eaux stagnantes, saturées de miasmesde fièvre, gagnaient du terrain chaque jour ; une hautevégétation herbacée couvrait maintenant ce pays de sable… – Lesoir, le soleil était comme pâli par un excès débilitant de chaleuret d’émanations délétères… Aux heures où se couchait ce soleiljaune, quand Jean se trouvait seul au milieu de ces marécagesdésolés où tout était neuf et étrange pour son imagination, unetristesse inexplicable s’emparait de lui… Il promenait ses regardstout autour du grand horizon plat sur lequel pesaient des vapeursimmobiles ; il ne comprenait pas bien ce qu’il y avait, danscette physionomie des choses, de morne et d’anormal qui pût luiserrer ainsi le cœur.

Au-dessus des graminées humides couraient desnuées de libellules aux grandes ailes tachées de noir, – en mêmetemps que des oiseaux dont le chant lui était inconnu s’appelaientplaintivement sous les hautes herbes… Et l’éternelle tristesse dela terre de Cham planait sur tout cela.

A ces heures crépusculaires, ces maraisd’Afrique au printemps avaient une tristesse qu’on ne sauraitexprimer avec des mots d’aucune langue humaine.

XXXIII

ANAMALIS fobil ! – hurlaient lesGriots en frappant sur leur tam-tam, – l’œil enflammé, lesmuscles tendus, le torse ruisselant de sueur…

Et tout le monde répétait en frappant desmains, avec frénésie : Anamalis fobil ! –Anamalis fobil !… la traduction en brûlerait cespages… Anamalis fobil ! les premiers mots, ladominante et le refrain d’un chant endiablé, ivre d’ardeur et delicence, – le chant des bamboulas du printemps !…

Anamalis fobil ! hurlement de désireffréné, – de sève noire surchauffée au soleil et d’hystérietorride… alléluia d’amour nègre, hymne de séduction chanté aussipar la nature, par l’air, par la terre, par les plantes, par lesparfums !

Aux bamboulas du printemps, les jeunes garçonsse mêlaient aux jeunes filles qui venaient de prendre en grandepompe leur costume nubile et, sur un rythme fou, sur des notesenragées, – ils chantaient tous, en dansant sur le sable :Anamalis fobil !…

………………………

XXXIV

ANAMALIS fobil ! – Tous les grosbourgeons laiteux des baobabs s’étaient épanouis en feuillestendres !…

Et Jean sentait que ce printemps nègre luibrûlait le sang, qu’il courait comme un poison dévorant dans sesveines… Le renouveau de toute cette vie l’énervait, lui, – parceque cette vie n’était pas la sienne chez les hommes, le sang quibouillonnait était noir ; chez les plantes, la sève quimontait était empoisonnée ; les fleurs avaient des parfumsdangereux, et les bêtes étaient gonflées de venin… Chez lui aussi,la sève montait, la sève de ses vingt-deux ans, – mais d’unemanière fiévreuse qui en fatiguait la source, – et à la longue, ilse serait senti mourir de ce renouveau terrible…

Anamalis fobil !… Comme ceprintemps marchait vite !… Juin allait à peine finir, et déjà,sous l’influence d’une chaleur mortelle, dans une atmosphère quin’était plus viable, déjà les feuilles étaient jaunies, les plantesétaient mourantes, et les graminées trop mûres retombaient sur lesol…

XXXV

ANAMALIS fobil !… Il est de cefruits âcres, amers, des pays chauds, – les gourous duSénégal, par exemple, – détestables sous nos latitudes pâles, maisqui sont appropriés là-bas à certains états de soif ou desouffrance, que l’on peut convoiter avec ardeur, et qui voussemblent étrangement exquis… Ainsi était cette petite créature,avec sa tête ébouriffée de mouton noir, le modelé de marbre de sachair, – et ses yeux d’émail qui savaient déjà ce qu’ilsdemandaient de Jean, et qui pourtant s’abaissaient devant lui parun jeu enfantin de timidité et de pudeur.

– Fruit savoureux du Soudan, mûri hâtivementpar le printemps tropical, gonflé de sucs toxiques, rempli devoluptés malsaines, enfiévrées, inconnues…

XXXVI

ANAMALIS fobil !

Jean avait fait à la hâte, un peu comme unfou, sa toilette du soir.

Le matin, il avait dit à Fatou d’aller à lanuit tombante l’attendre au pied d’un certain baobab isolé, dansles marais de Sorr.

………………………

Et puis, avant de s’en aller, il s’étaitaccoudé, la tête fort troublée, à l’une des grandes fenêtres de lacaserne – pour réfléchir encore un moment, – réfléchir si possibleen respirant un peu d’air moins lourd. Il tremblait de ce qu’ilallait faire.

S’il avait résisté quelques jours, c’était parsuite des sentiments très compliqués qui luttaient enlui-même : une sorte d’horreur instinctive se mêlait encore àl’entraînement terrible de ses sens. Et puis il y avait de lasuperstition un peu aussi, superstition d’enfant montagnard, –vague frayeur de sorts et d’amulettes, crainte de je ne sais quelsenchantements, quels liens ténébreux.

Il lui semblait qu’il allait franchir un seuilfatal, signer avec cette race noire une sorte de pactefuneste ; – que des voiles plus sombres allaient descendreentre lui et sa mère et sa fiancée, et tout ce qu’il avait laissélà-bas de regretté et de chéri,

Un chaud crépuscule tombait sur lefleuve ; la vieille ville blanche devenait rose dans seslumières et bleue dans ses ombres ; de longues files dechameaux cheminaient dans la plaine, prenant au nord la route dudésert.

On entendait déjà le tam-tam desgriots et le chant des désirs effrénés qui commençait dansle lointain : Anamalis fobil ! – Faramatahi !…

L’heure fixée à Fatou-gaye était presquepassée, et Jean partit en courant pour la rejoindre au marais deSorr.

………………………

Anamalis fobil ! Faramata hi !…

Sur leur hyménée étrange un baobab isoléjetait son ombre, le ciel jaune étendait sa voûte immobile, morne,irrespirable, chargée d’électricité, d’émanations terrestres, desubstances vitales.

Il faudrait, pour peindre cette couchenuptiale, prendre des couleurs si chaudes, qu’aucune palette n’enpourrait fournir de semblables, – prendre des mots africains, –prendre des sons, des bruissements et surtout du silence, – prendretoutes les senteurs du Sénégal, – prendre de l’orage et du feusombre, – de la transparence et de l’obscurité.

Et pourtant il n’y avait là qu’un baobabsolitaire, au milieu d’une grande plaine d’herbages.

Et Jean, dans son délire d’ivresse, éprouvaitencore une sorte d’intime horreur, en voyant sur ce fondd’obscurité crépusculaire trancher le noir plus intense del’épousée, – en voyant là, tout près de ses yeux à lui, brillerl’émail mouvant des yeux de Fatou.

De grandes chauves-souris passaient au-dessusd’eux sans bruit ; leur vol soyeux semblait un papillonnementrapide d’étoffe noire. – Elles les approchaient jusqu’à leseffleurer ; – leur curiosité de chauves-souris était trèsexcitée, – parce que Fatou avait un pagne blanc qui tranchait surl’herbe rousse…

………………………

Anamalis fobil !… Faramata hi !…

………………………

DEUXIÈME PARTIE

I

 

Trois ans avaient passé…

Trois fois étaient revenus le printempsterrible et l’hivernage, trois fois, la saison de la soifavec les nuits froides et le vent du désert…

…Jean dormait, étendu sur son tara, dans sonlogis blanc de la maison de Sambat-Hamet ; – sonlaobé jaune était couché près de lui, – les pattes dedevant allongées, le museau tendu sur les pattes, la languependante et altérée, – immobile, avec les yeux ouverts, – ayantl’attitude et l’expression des chacals hiératiques dans les templeségyptiens…

Et Fatou-gaye était aux pieds de Jean, parterre.

Midi, l’heure silencieuse de la sieste… Ilfaisait chaud, chaud, étrangement chaud… Rappelez-vous les midisécrasants de juillet, et imaginez beaucoup plus de chaleur encoreet plus de lumière… – C’était une journée de décembre. Le vent dudésert soufflait tout doucement, avec sa régularité inévitable dechaque jour. – Et tout était desséché et mort. – Et sur ce sable,ce vent traçait à l’infini des milliers et des milliers de petitesstries ondulées, mouvantes, qui étaient comme les vagues minusculesde la grande mer-sans-eau…

………………………

Fatou-gaye était couchée sur le ventre,appuyée sur ses coudes ; elle avait le torse nu, – costumed’intérieur, – et son dos poli se relevait en courbe gracieuse,depuis ses reins cambrés jusqu’à l’extraordinaire édifice d’ambreet de corail qui composait sa coiffure.

Autour de la case de Samba-Hamet, du silence,d’imperceptibles bruissements de lézards ou de moucherons, – deséblouissements de sable…

Et, le menton reposant dans ses deux mains,Fatou à moitié endormie chantait tout bas. Elle chantait des airsque jamais nulle part elle n’avait entendus, mais que pourtant ellene composait pas. C’étaient sa rêverie énervée, son assoupissementvoluptueux qui se traduisaient d’eux-mêmes en sons de musique,somnolents et bizarres – action réflexe ; – effet produit surson cerveau de petite fille noire par tout cet accablement deschoses, – qui débordait sous forme de chant…

Oh ! dans cette sonorité de midi, dans cedemi-sommeil fébrile de la sieste, – comme vibre et pleure un chantvague, inconscient, résultat des choses, – paraphrase dusilence et de la chaleur, – de la solitude et de l’exil !

………………………

…Entre Jean et Fatou la paix est faite. – Jeana pardonné, comme toujours, – l’histoire des khâliss etdes boucles d’oreilles en or de Galam est absolument finie.

L’argent est trouvé d’ailleurs, et parti pourla France. – C’est Nyaor qui l’a prêté – en grosses pièces blanchesà effigies fort anciennes qu’il tenait, avec beaucoup d’autres,enfermées dans un coffre de cuivre. – On les lui rendra quand onpourra ; – c’est une préoccupation pour Jean, il est vrai, –mais, au moins, ses chers vieux parents qui avaient compté sur luin’en manqueront pas et seront tranquilles.

Le reste est secondaire.

Endormi sur son tara, avec son esclave couchéeà ses pieds, Jean a je ne sais quelle nonchalance superbe, quelfaux air de prince arabe. – Plus rien du petit montagnard desCévennes. – Il a pris quelque chose de la majesté pauvre desfils de la tente.

Ces trois années de Sénégal, qui ont fauchédeçà et delà dans les rangs des spahis, l’ont épargné lui. – Il abeaucoup bruni seulement, mais sa force s’est développée, sestraits se sont épurés, accentués encore dans tout ce qu’ils avaientde fin et de beau…

Une sorte d’atonie morale, des périodesd’indifférence et d’oubli, une sorte de sommeil du cœur avec, toutà coup, des réveils de souffrance, c’est là tout ce que ces troisannées ont pu faire. Le climat du Sénégal n’a pas eu autrementprise sur sa nature puissante.

Il est devenu peu à peu un soldat modèle,ponctuel, vigilant et brave. Et pourtant il n’a encore sur samanche que de modestes galons de laine. Les galons dorés demaréchal des logis qu’on a souvent fait briller à ses yeuxlui ont toujours été refusés. Pas de protecteurs, d’abord, et puissurtout, oh ! scandale, vivre avec une femme noire !…

S’enivrer, faire tapage, se faire rapporter latête fendue, donner la nuit dans les rues, étant gris, des coups desabre aux passants, traîner dans tous les bouges, user de toutesles prostitutions, tout cela est fort bien. – Mais avoir, pour soitout seul, détourné du sentier de la vertu une petite captive debonne maison, munie du sacrement du baptême, – voilà qui ne sauraitêtre admis…

Sur ce sujet-là, Jean avait autrefois reçu deses chefs des admonestations très violentes, avec des menacesterribles et des injures. – Devant l’orage, il avait découvert satête fière, et puis il avait écouté avec le stoïcisme commandé parla discipline, dissimulant, sous un certain air de contrition,l’envie folle qui le prenait de se servir de sa cravache. – Mais,après, il n’en avait fait ni plus ni moins…

Un peu plus de dissimulation peut-être pendantquelques jours, – mais il avait gardé Fatou.

Ce qui se passait dans son cœur au sujet decette petite créature était si compliqué, que de plus habiles quelui eussent perdu leur peine en cherchant à s’y reconnaître. – Luis’abandonnait sans comprendre, comme à un charme perfided’amulette. Il était sans force pour se séparer d’elle. Les voiless’épaississaient peu à peu sur son passé et ses souvenirs ; ilse laissait maintenant conduire sans résistance où le menait soncœur troublé, indécis, dévoyé par la séparation et l’exil…

…Et, tous les jours, tous les jours, cesoleil !…

Tous les matins, le voir se lever avec unerégularité inexorable, à la même heure, sans nuages et sansfraîcheur, ce large soleil jaune ou rouge, que les horizons platspermettaient de voir surgir tout d’en bas comme sur la mer, et qui,à peine levé, commençait à envoyer à la tête, aux tempes,l’impression pénible et lourde de son flamboiement.

………………………

Il y avait deux ans que Jean et Fatouhabitaient ensemble la maison de Samba-Hamet Au quartier desspahis, on avait fini, de guerre lasse, par admettre ce qu’onn’avait pu empêcher. – Jean Peyral, en somme, était un spahiexemplaire ; seulement il était bien entendu qu’à perpétuitéil resterait voué à ses modestes galon, de laine, qu’il n’iraitjamais plus loin.

Fatou, dans la maison de Cora, était captiveet non esclave, distinction essentielle établie par les règlementsde la colonie, et que de très bonne heure elle avait saisie. –Captive, elle avait le droit de s’en aller, bien qu’on n’eût pascelui de la chasser. – Mais, une fois dehors de sa propre volonté,elle était libre, – et elle avait usé de ce droit-là.

En outre, elle était baptisée, et c’était uneliberté de plus. Dans sa petite tête, rusée comme celle d’un jeunesinge, tout cela était bien entré et bien compris. Pour une femmequi n’a pas abjuré la religion du Maghreb, se donner à un hommeblanc est une action ignominieuse, punie par toutes les huéespubliques. – Mais pour Fatou, ce préjugé terrible n’existaitplus.

Il est vrai que ses pareilles quelquefoisl’appelaient : Keffir ! – et cela lui étaitsensible, à la singulière petite. – Quand elle voyait arriver del’intérieur ces bandes de Khassonkés qu’elle reconnaissaitde loin à leur haute coiffure, elle accourait, intimidée et émue,tournant autour de ces grands hommes à crinière, cherchant àengager la conversation dans la langue aimée du pays… (Les nègresont l’amour du village, de la tribu, du coin du sol où ils sontnés.) – Et quelquefois, sur un mot d’une méchante petite compagne,les hommes noirs du pays khassonké détournaient la tête avecmépris, en lui jetant avec un sourire et un plissement de lèvresintraduisibles, ce mot de keffir (infidèle), qui est leroumi des Algériens, ou le giaour desOrientaux.

– Alors elle s’en allait, honteuse et le cœurgros, la petite Fatou…

Mais, tout de même, elle aimait encore mieuxêtre keffir, et posséder Jean…

………………………

…Pauvre Jean, dors bien longtemps sur ton taraléger, que ce repos du jour, ce sommeil lourd et sans rêve seprolonge encore, car l’instant du réveil est sombre !…

Oh ! ce réveil, après l’engourdissementdu sommeil de midi, – d’où provenait-elle cette lucidité étrange,qui faisait de cet instant une épouvante ?…

Les idées s’éveillaient, tristes, confusesd’abord, dépareillées, désassorties ; c’étaient, au début desconceptions ténébreuses, pleines de mystère, comme des traces d’uneexistence antérieure à celle de ce monde… Puis, tout à coup, desconceptions plus nettes, d’une netteté navrante ; dessouvenirs radieux d’autrefois, impressions d’enfance reparaissant,s’éclairant comme du fond d’un passé irrévocable ; souvenirsdes chaumières ; des Cévennes les soirs d’été, se mêlant à desbruissements de sauterelles d’Afrique ; angoisse desséparations, du bonheur perdu ; synthèse rapide, navrante, detoute l’existence ; les choses de la vie vues par en dessousavec leurs aspects d’outre-tombe ; – l’autre côté de ce quiest, l’envers du monde…

…Surtout dans ces moments-là, il semblait quil eût conscience de la marche rapide et inexorable du temps, quel’atonie de son esprit ne lui permettait pas habituellement desaisir… Il s’éveillait, entendant contre le tara sonore le faiblebruit du battement des artères de son front, et il lui semblaitentendre les pulsations du temps, les battements d’une grandehorloge mystérieuse de l’éternité, et il sentait le tempss’envoler, filer, filer avec une vitesse de chose qui tombe dans levide, et sa vie s’écouler avec lui sans qu’il pût la retenir…

…Et il se relevait brusquement, s’éveillanttout à fait, avec une envie folle de partir, une rage de désespoiren présence de ces années qui le séparaient encore du retour.

………………………

Fatou-gaye comprenait vaguement que ce réveilétait un instant dangereux, un instant critique où l’homme blanclui échappait. Aussi elle guettait ce réveil, et quand elle voyaitJean ouvrir ses yeux mélancoliques, et puis se redresser tout àcoup le regard effaré, vite elle s’approchait, à genoux pour leservir, ou bien elle lui passait autour du cou ses brassouples :

– Qu’as-tu, mon blanc ?… disait-elle,d’une voix qu’elle faisait douce et languissante comme le son de laguitare d’un griot.

…Mais ces impressions de Jean n’étaient pas delongue durée. Quand il était bien éveillé, son atonie habituellereprenait son cours, – et il recommençait à voir les choses sousleurs aspects accoutumés.

II

C’était une opération très importante et trèscompliquée que de coiffer Fatou ; – cela avait lieu chaquesemaine une fois, et, cette fois-là, toute la journée ypassait.

Dès le matin, elle se mettait en route pourGuet-n’dar, la ville nègre, – où habitait, dans une case pointuefaite de chaume et de roseaux secs, la coiffeuse en renom des damesnubiennes.

Elle restait là plusieurs heures durant,accroupie sur le sable, s’abandonnant aux mains de cette artistepatiente et minutieuse.

La coiffeuse défaisait d’abord, – désenfilaitune à une les perles, – détressait, démêlait les mèchesépaisses ; – puis reconstruisait ensuite cet édifice trèssurprenant, dans lequel entraient du corail, des pièces d’or, despaillettes de cuivre, des boules de jade vert et des boulesd’ambre.

– Des boules d’ambre grosses comme des pommes,– héritage maternel, précieux joyaux de famille rapportés encachette dans la terre d’esclavage.

Et le plus compliqué à peigner, c’était encorele derrière de la tête, la nuque de Fatou. – Là, il fallait diviserles masses crépues en des centaines de petits tire-bouchons empeséset rigides, soigneusement alignés, qui ressemblaient à des rangs defranges noires.

On roulait chacun de ces tire-bouchonsséparément autour d’un long brin de paille, on les couvrait d’uneépaisse couche de gomme, – et, pour laisser à cet enduit le tempsde sécher, les pailles devaient, jusqu’au lendemain, rester enplace. – Fatou rentrait chez elle avec toutes ces brindilles tenantà sa chevelure ; elle avait l’air, ce soir-là, de s’êtrecoiffée dans la peau d’un porc-épic.

Mais, le lendemain, quand les pailles étaientenlevées, quel bel effet !…

On jetait par là-dessus, à la mode khassonkée,une sorte de gaze du pays, très transparente, qui enveloppait letout comme une toile d’araignée bleue ; et cette coiffure,solidement établie, durait nuit et jour pendant toute unesemaine.

Fatou-gaye se chaussait d’élégantes petitessandales de cuir, maintenues par des lanières qui passaient entrel’orteil et le premier doigt, – comme des cothurnes antiques.

Elle portait le pagne étriqué et collant queles Egyptiennes du temps des Pharaons léguèrent à la Nubie. –Par-dessus, elle mettait un boubou : grand carré demousseline ayant un trou pour passer la tête, et retombant enpéplum jusqu’au-dessous du genou.

Sa parure se composait de lourds anneauxd’argent, rivés aux poignets et aux chevilles ; et puisd’odorants colliers de soumaré, – la fortune de Jean nelui permettant pas l’usage des colliers d’ambre ou d’or.

Les soumarés sont des tresses faitesde plusieurs rangs enfilés de petites graines brunes ; cesgraines qui mûrissent sur les bords de la Gambie ont une senteurpénétrante et poivrée, un parfum sui generis, une desodeurs les plus caractéristiques du Sénégal.

Elle était bien jolie, Fatou-gaye, avec cette,haute coiffure sauvage, qui lui donnait un air de divinité hindoue,parée pour une fête religieuse. Rien de ces faces épatées etlippues de certaines peuplades africaines qu’on a l’habitude enFrance de considérer comme le modèle générique de la race noire.Elle avait le type khassonké très pur : un petit nez droit etfin, avec des narines minces, peu pincées et très mobiles, unebouche correcte et gracieuse, avec des dents admirables ; etpuis, surtout, de grands yeux d’émail bleuâtre, remplis, suivantles moments, d’étrangeté grave, ou de mystérieuse malice.

III

Fatou ne travaillait jamais, – c’était unevraie odalisque que Jean s’était offerte là.

Elle savait comment s’y prendre pour blanchiret réparer ses boubous et ses pagnes. – Elle étaittoujours propre comme une chatte noire habillée de blanc, – parinstinct de propreté d’abord, et puis parce qu’elle avait comprisque Jean ne la supporterait pas autrement. Mais, en dehors de cessoins de sa personne, elle était incapable d’aucun travail.

Depuis que les pauvres vieux Peyral nepouvaient plus envoyer à leur fils les petites économies que, piècepar pièce, ils mettaient de côté pour lui ; depuis que« rien ne leur réussissait plus », comme écrivait lavieille Françoise, et qu’ils avaient même été obligés de recourir àla bourse modeste du spahi, le budget de Fatou allait devenir fortdifficile à équilibrer.

Heureusement, Fatou était une petite personnesobre, dont la vie matérielle ne coûtait pas cher.

Dans tous les pays du Soudan, la femme estplacée, vis-à-vis de l’homme, dans des conditions d’inférioritétrès grande. – Plusieurs fois dans le courant de sa vie, elle estachetée et revendue comme une tête de bétail, à un prix qui diminueen raison inverse de sa laideur, de ses défauts et de son âge.

Jean demandait un jour à son amiNyaor :

« Qu’as-tu fait de Nokhoudounkhoullé, tafemme, – celle qui était si belle ? »

Et Nyaor répondit avec un souriretranquille :

« Nokhoudounkhoulé était trop bavarde etje l’ai vendue. – Avec le prix qu’on m’en a donné, j’ai achetétrente brebis qui ne parlent jamais. »

C’est à la femme que revient le plus durtravail des indigènes, celui de piler le mil pour lekousskouss.

Du matin au soir, dans toute la Nubie, depuisTombouctou jusqu’à la côte de Guinée, dans tous les villages dechaume, sous le soleil dévorant, les pilons de bois des négressesretombent bruyamment dans les mortiers de caïlcédra. Des milliersde bras cerclés de bracelets s’épuisent à ce travail, et lesouvrières, bavardes et querelleuses, mêlent à ce bruit monotone leconcert de leurs voix aiguës qui semblent sortir de gosiers desinges. – Il en résulte un vacarme très caractéristique qui annoncede loin, dans les halliers, dans le désert, l’approche de cesvillages d’Afrique.

Le produit de ce pilage éternel, qui use desgénérations de femmes, est une grossière farine de mil, aveclaquelle on confectionne une bouillie sans saveur, lekousskouss.

Le kousskouss est la base de l’alimentationdes peuples noirs.

Fatou-gaye échappait à ce travail légendairedes femmes de sa race ; – chaque soir, elle, descendait chezCoura-n’diaye, la vieille poétesse du roi El Hadj, la femmegriote. – Là, moyennant une faible redevance mensuelle,elle avait le droit de s’asseoir parmi les petites esclaves del’ancienne favorite, autour des grandes calebasses où fumait lekousskouss tout chaud, – et de manger au gré de son appétit deseize ans.

Du haut de son tara, étendue sur de finesnattes au tissu compliqué, la vieille déchue présidait avec unedignité impassible.

Et pourtant, c’étaient des scènes trèsbruyantes et très impayables que ces repas : ces petitescréatures nues, accroupies par terre, en rond autour de calebassesénormes, pêchant à même dans la bouillie spartiate, toutesensemble, avec leurs doigts. – C’étaient des cris, des mines, desgrimaces, des espiègleries nègres à rendre des points à desouistitis ; – et des arrivées intempestives de gros moutonscornus ; – et des pattes de chat allongées en tapinois, – puisplongées sournoisement dans la bouillie ; – des intrusions dechiens jaunes, fourrant dans le plat leur museau pointu, – et puis,des éclats de rire d’un comique impossible montrant des rangéesmagnifiques de dents blanches, dans des gencives d’un gros rouge depivoine.

Fatou était toujours rhabillée et les mainsnettes quand Jean, qui avait dû rentrer à la caserne à quatreheures, revenait après l’appel de retraite. Elle avait repris, soussa haute coiffure d’idole, une expression sérieuse, presquemélancolique ; ce n’était plus la même créature.

C’était triste le soir, dans ce quartier mort,isolé au bout d’une ville morte.

Jean restait souvent accoudé à la grandefenêtre de sa chambre blanche et nue. – La brise de la mer faisaitpapillonner au plafond les parchemins des prêtres, que Fatou avaitpendus là par de longs fils pour veiller sur leur sommeil.

Devant lui, il avait les grands horizons duSénégal, – la pointe de Barbarie, – une immensité plate, sur leslointains de laquelle pesaient de sombres vapeurs decrépuscule : l’entrée profonde du désert.

Ou bien il s’asseyait à la porte de la maisonde Samba-Hamet, devant ce carré de terrain vague que bordaient devieilles constructions de briques en ruines, – sorte de place aumilieu de laquelle croissait ce maigre palmier jaune, de l’espèce àépines, qui était l’arbre unique du quartier.

Il s’asseyait là et fumait des cigarettesqu’il avait appris à Fatou à lui faire,

Hélas ! cette distraction même, il allaitfalloir songer à la supprimer bientôt – faute d’argent pour enacheter.

Il suivait de ses grands yeux bruns devenusatones, le va-et-vient de deux ou trois petites négresses qui sepoursuivaient, gambadaient follement au vent du soir, – dans ledemi-jour crépusculaire, comme des phalènes,

En décembre, le coucher du soleil amenaitpresque toujours sur Saint-Louis des brises fraîches et de grandsrideaux de nuages qui, tout à coup, assombrissaient le ciel, maisne crevaient jamais. – Ils passaient bien haut, et s’en allaient. –Jamais une goutte de pluie, jamais une impression d’humidité ;c’était la saison sèche, et, dans toute la nature, onn’eût pas trouvé un atome de vapeur d’eau. – On respirait pourtant,ces soirs de décembre ; c’était un répit, cette fraîcheurpénétrante, cela causait une sensation de soulagement physique, –mais, en même temps, je ne sais quelle impression plus grande demélancolie.

Et, quand Jean était assis, à la tombée de lanuit, devant sa porte isolée, – sa pensée s’en allait au loin.

Ce trajet à vol d’oiseau, que ses yeuxfaisaient chaque jour sur les grandes cartes géographiques penduesaux murs dans la caserne des spahis, il le parcourait souvent enesprit, – le soir surtout, – sur une sorte de panorama imaginaire,de représentation qu’il s’était faite du monde.

Traverser d’abord ce grand désert sombre, quicommençait là, derrière sa maison.

Cette première partie du voyage était celleque son esprit accomplissait le plus lentement, – s’attardant dansun infini de solitudes mystérieuses, où tous ces sablesralentissaient sa marche.

Et puis franchir l’Algérie, et laMéditerranée, – arriver aux côtes de France ; remonter lavallée du Rhône, – et parvenir enfin à ce point que la cartemarquait de petites hachures noires, – et que lui se représentaiten hautes cimes bleuâtres dans des nuages : les Cévennes.

Des montagnes ! Il y avait si longtempsque ses yeux étaient faits aux solitudes plates ! – silongtemps qu’il n’en avait pas vu, qu’il en avait presque perdu lanotion.

Et des forêts ! Les grands bois dechâtaigniers de son pays, – qui étaient humides et qui étaientpleins d’ombre, – où couraient de vrais ruisseaux d’eau vive, où lesol était de la terre, avec des tapis de fraîches mousses etd’herbes fines !… Il lui semblait qu’il aurait éprouvé unsoulagement, rien qu’en voyant un peu de terre humide et moussue, –au lieu de toujours ce sable aride, promené par le vent dudésert.

Et son cher village, que dans son voyage idéalil apercevait d’abord de haut, comme en planant, – la vieilleéglise, – sur laquelle il s’imaginait de la neige, la clochesonnant l’Angelus, probablement – (il était sept heures dusoir), – et sa chaumière auprès ! – Tout cela bleuâtre et dansla vapeur, – par un soir de décembre bien froid, – avec un pâlerayon de lune glissant dessus.

Etait-ce possible ? – A cet instant même,à l’heure qu’il était, en même temps que ce qui l’entourait, – toutcela existait bien réellement quelque part ; ce n’était passeulement un souvenir, une vision du passé ; – celaexistait ; – cela n’était même pas très loin ; – à cetteheure même, il y avait des gens qui y étaient, – et il étaitpossible d’y aller.

Que faisaient-ils ses pauvres vieux parents, àcette heure où il pensait à eux ? – Assis au coin du feu, sansdoute, devant la grande cheminée, où flambaient gaîment desbranches ramassées dans la foret.

Il revoyait là tous les objets familiers à sonenfance, – la petite lampe des veillées d’hiver, les vieux meubles,– le chat endormi sur un escabeau. – Et, au milieu de toutes ceschoses amies, il cherchait à placer les hôtes bien-aimés de lachaumière.

Sept heures à peu près ! C’était biencela ; le repas du soir terminé, ils étaient assis au coin dufeu, – vieillis sans doute, – son vieux père dans son attitudehabituelle, appuyant sur sa main sa belle tête grise, – une têted’ancien cuirassier redevenu montagnard ; – et sa mère,tricotant probablement, faisant glisser très vite ses grandesaiguilles entre ses braves mains vives et laborieuses, – ou bientenant droite sa quenouille de chanvre, et filant.

Et Jeanne, – elle était avec euxpeut-être !

– Sa mère lui avait écrit qu’elle venaitsouvent leur tenir compagnie aux veillées d’hiver. Commentétait-elle maintenant ? – Changée et encore embellie,lui avait-on dit. – Comment était sa figure de grande jeune fille,qu’il n’avait pas vue ?

………………………

Auprès du beau spahi en veste rouge, il yavait Fatou-gaye assise, avec sa haute coiffure d’ambre àpaillettes de cuivre.

La nuit était venue, et, sur la placesolitaire, les petites négresses continuaient à se poursuivre,passant et repassant dans l’obscurité, – l’une toute nue, – lesdeux autres avec de longs boubous flottants, ayant l’air de deuxchauves-souris blanches. Ce vent froid les excitait à courir ;elles étaient comme ces jeunes chats qui, chez nous, éprouvent lebesoin de faire des gambades folles quand souffle ce vent d’estbien sec qui nous apporte la gelée.

IV

DIGRESSION PÉDANTESQUE SUR LA MUSIQUE ET SURUNE CATÉGORIE DE GENS APPELÉS GRIOTS

L’art de la musique est confié, dans leSoudan, à une caste d’hommes spéciaux, appelés griots, quisont, de père en fils, musiciens ambulants et compositeurs dechants héroïques.

C’est aux griots que revient le soin de battrele tam-tam pour les bamboulas, et de chanter, pendant les fêtes,les louanges des personnages de qualité.

Lorsqu’un chef éprouve le besoin d’entendreexalter sa propre gloire, il mande ses griots, qui viennents’asseoir devant lui sur le sable, et composent sur-le-champ, enson honneur, une longue série de couplets officiels, accompagnantleur aigre voix des sons d’une petite guitare très primitive, dontles cordes sont tendues sur des peaux de serpent.

Les griots sont les gens du monde les plusphilosophes et les plus paresseux ; ils mènent la vie erranteet ne se soucient jamais du lendemain. – De village en village, ilss’en vont, seuls ou à la suite des grands chefs d’armée, – recevantpar-ci par-là des aumônes, traités partout en parias, comme enEurope les gitanos ; – comblés quelquefois d’or et de faveurs,comme chez nous les courtisanes ; – exclus, pendant leur vie,des cérémonies religieuses, et, après leur mort, des lieux desépulture.

Ils ont des romances plaintives, aux parolesvagues et mystérieuses ; – des chants héroïques, qui tiennentde la mélopée par leur monotonie, de la marche guerrière par leurrythme scandé et nerveux : – des airs de danse pleins defrénésie ; – des chants d’amour, qui semblent des transportsde rage amoureuse, des hurlements de bêtes en délire. – Mais, danstoute cette musique noire, la mélodie se ressemble ; commechez les peuples très primitifs, elle est composée de phrasescourtes et tristes, sortes de gammes plus ou moins accidentées, quipartent des notes les plus hautes de la voix humaine, et descendentbrusquement jusqu’aux extrêmes basses, en se traînant ensuite commedes plaintes.

Les négresses chantent beaucoup entravaillant, ou pendant ce demi-sommeil nonchalant qui compose leursieste. Au milieu de ce grand calme de midi, plus accablant là-basque dans nos campagnes de France, ce chant des femmes nubiennes ason charme à lui, mêlé à l’éternel bruissement des sauterelles. –Mais il serait impossible de le transporter en dehors de son cadreexotique de soleil et de sable ; entendu ailleurs, ce chant neserait plus lui-même.

Autant la mélodie semble primitive,insaisissable à force de monotonie, autant le rythme est difficileet compliqué. – Ces longs cortèges de noces qu’on rencontre lanuit, cheminant lentement sur le sable, chantent, sous la conduitede griots, des chœurs d’ensemble d’une allure bien étrange, dontl’accompagnement est un contretemps persistant, et qui semblenthérissés, comme à plaisir, de difficultés rythmiques et debizarreries.

Un instrument très simple, et réservé auxfemmes, remplit dans cet ensemble un rôle important : c’estseulement une gourde allongée, ouverte à l’une de ses extrémités, –objet qu’on frappe de la main tantôt à l’ouverture, tantôt sur leflanc, et qui rend ainsi deux sons différents l’un sec, et l’autresourd ; on n’en peut tirer rien de plus, et le résultat ainsiobtenu est cependant surprenant. – Il est difficile d’exprimerl’effet sinistre, presque diabolique, d’un bruit lointain de voixnègres, à demi couvertes par des centaines de semblablesinstruments.

Un contretemps perpétuel des accompagnateurs,et des syncopes inattendues, parfaitement comprises et observéespar tous les exécutants, sont les traits les plus caractéristiquesde cet art – inférieur peut-être, mais assurément très différent dunôtre, – que nos organisations européennes ne nous permettent pasde parfaitement comprendre.

V

BAMBOULA

Un griot qui passe frappe quelques coups surson tam-tam. – C’est le rappel, et on se rassemble autour delui.

Des femmes accourent, qui se rangent en cercleserré, et entonnent un de ces chants obscènes qui les passionnent.– L’une d’elles, la première venue, se détache de la foule ets’élance au milieu, dans le cercle vide où résonne letambour ; elle danse avec un bruit de grigris et deverroterie ; – son pas, lent au début, est accompagné degestes terriblement licencieux ; il s’accélère bientôt jusqu’àla frénésie ; on dirait les trémoussements d’un singe fou, lescontorsions d’une possédée.

A bout de forces, elle se retire, haletante,épuisée, avec des luisants de sueur sur sa peau noire ; sescompagnes l’accueillent par des applaudissements ou par deshuées ; – puis une autre prend sa place, et ainsi de suite,jusqu’à ce que toutes y aient passé.

Les vieilles femmes se distinguent par uneindécence plus cynique et plus enragée. – L’enfant que souventelles portent, attaché sur leur dos, – affreusement ballotté,pousse des cris perçants ; – mais les négresses ont perdu, enpareil cas, jusqu’au sentiment maternel, et rien ne les arrêteplus.

Dans toutes les contrées du Sénégal, leslevers de pleine lune sont des moments particulièrement consacrés àla bamboula, des soirs de grande fête nègre ; – et il sembleque la lune se lève là-bas, sur ce grand pays de sable, dansl’infini de ces horizons chauds, – plus rouge et plus énormequ’ailleurs.

A la tombée du jour, les groupes se forment. –Les femmes mettent, pour de telles occasions, des pagnes de couleuréclatante, se parent de bijoux en or fin de Galam, – ornent leursbras de lourds anneaux d’argent, – leur cou d’une étonnanteprofusion de grigris, de verroterie, d’ambre et de corail.

Et, quand le disque rouge apparaît, toujoursagrandi et déformé par le mirage, jetant sur l’horizon de grosseslueurs sanglantes, – un vacarme furieux se lève de toute cettefoule : – la fête commence.

A certaines époques de l’année, devant lamaison de Samba-Hamet, la place solitaire devenait le théâtre debamboulas fantastiques.

Dans ces occasions, Coura-n’diaye prêtait àFatou quelques-uns de ses bijoux précieux pour aller à la fête.

Quelquefois elle y paraissait elle-même commeaux anciens jours.

Et alors c’était un grand bruissementd’admiration, quand la vieille griotte s’avançait, couverte d’or,la tête haute, avec une flamme étrange rallumée dans ses yeuxéteints.

– Elle avait le torse effrontément nu ;sur sa poitrine ridée de momie noire, sur ses mamelles quipendaient comme de grandes peaux vides et mortes, s’étalaient lesprésents merveilleux d’El-Hadj le conquérant : des colliers dejade pâle d’un vert d’eau tendre, – et puis des rangs et des rangsde grosses boules d’or fin, d’un travail rare et inimitable. – Elleavait de l’or plein les bras, de l’or aux chevilles, des baguesd’or à tous les doigts de pied, et, sur la tête, un antique édificed’or.

La vieille idole parée se mettait àchanter ; peu à peu elle s’animait en agitant ses bras desquelette, qui avaient peine à soulever le poids de leursbracelets. – Sa voix, rauque et caverneuse, résonnait au débutcomme au fond d’une carcasse vide, puis devenait vibrante à fairefrémir. – On retrouvait un écho posthume de la poétesse d’El-Hadjet, dans ses yeux dilatés, éclairés par en dedans, il semblaitqu’on vît passer des reflets des grandes guerres mystérieuses del’intérieur, des grands jours d’autrefois : les arméesd’El-Hadj volant dans le désert ; les grands égorgementslaissant des peuplades entières aux vautours ; – l’assaut deSégou-Koro ; – tous les villages du Massina, sur des centainesde lieues de pays, brûlant au soleil, de Médine à Tombouctou, commedes feux d’herbes dans la plaine.

………………………

Coura-n’diaye était très fatiguée quand elleavait fini ses chansons. – Elle rentrait chez elle toute tremblanteet s’étendait sur son tara.

– Quand ses petites esclaves l’avaientdépouillée de ses bijoux et massée tout doucement pour la fairedormir, on la laissait tranquille comme une morte, et elle restaitcouchée pendant deux jours.

VI

Guet-N’dar, la ville nègre, bâtie en paillesur le sable jaune. – Des milliers, des milliers de petites huttesrondes, à moitié cachées derrière des palissades de roseaux secs,et coiffées toutes d’un grand bonnet de chaume.

– Et les milliers de pointes de ces milliersde toits affectant les formes les plus extravagantes et les pluspointues, – les unes droites, menaçant le ciel, – les autres detravers, menaçant leurs voisines, – les autres, enfin, racornies,ventrues, défoncées, ayant l’air fatigué d’avoir tant séché ausoleil, – paraissant vouloir se recroqueviller, s’enrouler comme devieilles trompes d’éléphant.

– Et tout cela à perte de vue, découpant debizarres perspectives de choses cornues sur l’uniformité du cielbleu.

Au milieu de Guet-n’dar, partageant la cité endeux, du nord au sud, une large rue de sable, bien régulière etbien droite, s’ouvrant au loin toute grande sur le désert. – Ledésert pour campagne et pour horizon.

De chaque côté de cette vaste tranchée, undédale de petites ruelles tortueuses, contournées comme lessentiers d’un labyrinthe.

C’est dans ces quartiers que Fatou conduitJean ; – et, pour le conduire, à la manière nègre, elle luitient un doigt dans sa ferme petite main noire, ornée de bagues decuivre.

On est en janvier. – Il est sept heures dumatin, et le soleil se lève à peine. – L’heure est agréable etfraîche, même au Sénégal.

Jean marche de son pas fier et grave, – touten souriant intérieurement de l’expédition drôle que Fatou-gaye luifait faire, et du personnage auquel il va rendre visite.

Il se laisse conduire de bonne grâce ;cette promenade l’intéresse et l’amuse.

Il fait beau ; cet air pur du matin, lebien-être physique apporté par cette rare fraîcheur, tout celainflue doucement sur lui. – Et puis, en ce moment, Fatou-gaye luiparaît fort mignonne, et il l’aime presque.

C’est un de ces moments fugitifs etsinguliers, où chez lui le souvenir est mort, où ce pays d’Afriquesemble sourire, – où le spahi s’abandonne sans arrière-penséesombre à cette vie qui depuis trois ans le berce et l’endort d’unsommeil lourd et dangereux, hanté par des rêves sinistres.

L’air du matin est frais et pur. Derrière lespalissades grises en roseaux qui bordent les petites rues deGuet-n’dar, on commence à entendre les premiers coups sonores despilons à kousskouss, mêlés à des éclats de voix nègres quis’éveillent, à des bruits de verroterie qu’on remue ; – à tousles coins du chemin, des crânes de moutons cornus, – (pour ceux quisont au courant des usages nègres : les égorgés de latabaski), plantés au bout de longs bâtons, et regardantpasser le monde, avec des airs de tendre leur cou de bois pourmieux voir. – Et, posés partout, de gros lézards fétiches, au corpsbleu de ciel, dandinant perpétuellement de droite et de gauche, parsuite d’un singulier tic de lézard qu’ils ont, leur tête d’un beaujaune qui semble faite en peau d’orange.

Des odeurs de nègres, d’amulettes de cuir, dekousskouss et de soumaré.

Des négrillons, commençant à paraître auxportes avec leur gros ventre orné d’un rang de perles bleues, –avec leur nombril pendant, leur sourire fendu jusqu’aux oreilles,et leur tête en poire, rasée à trois petites queues. Touss’étirent, regardent Jean d’un air étonné avec leurs gros yeuxd’émail, – et disant quelquefois, les plus osés :« Toubah !

toubah !… toubah !bonjour ! »

………………………

Tout cela sent bien la terre d’exil, etl’éloignement de la patrie ; les moindres détails des moindreschoses sont étranges. Mais il y a une telle magie dans ces leversde soleil des tropiques, une telle limpidité ce matin-là dansl’air, un tel bien-être dans cette fraîcheur inusitée, – que Jeanrépond gaîment aux bonjours des bébés noirs, sourit aux réflexionsde Fatou, et s’abandonne et oublie…

Le personnage chez lequel se rendaient Jean etFatou était un grand vieillard à l’œil rusé et matois quis’appelait Samba-Latir.

Quand ils furent tous deux assis par terre surdes nattes dans la case de leur hôte, Fatou prit la parole etexpliqua son cas, qui était, comme on va le voir, grave etcritique :

Depuis plusieurs jours, elle rencontrait, à lamême heure, une certaine vieille, très laide, qui la regardaitd’une façon singulière, – du coin de l’œil, sans tourner latête !… Hier au soir enfin, elle était rentrée chez elle touten larmes, déclarant à Jean qu’elle se sentait ensorcelée.

Et, toute la nuit, elle avait été obligée dese tenir la tête dans l’eau, pour atténuer les premiers effets dece maléfice.

Dans la collection d’amulettes dont elle étaitpourvue, il y en avait contre toute sorte de maux ou d’accidentscontre les mauvais rêves et les poisons des plantes, contre leschutes dangereuses et le venin des bêtes, contre les infidélités ducœur de Jean et les dégâts des fourmis blanches, contre le mal deventre et contre le caïman.

– Il n’y en avait point encore contre lemauvais œil et les sorts que les gens vous jettent au passage.

Or c’était là une spécialité reconnue àSamba-Latir, et voila pourquoi Fatou-gaye était venue recourir àlui.

Samba-Latir avait justement la chose toutefaite. Il tira d’un vieux coffre mystérieux un petit sachet rougefixé à un cordon de cuir ; il le mit au cou de Fatou-gaye enprononçant les paroles sacramentelles, – et l’esprit malin setrouva conjuré.

Cela ne coûtait que deux khâlissd’argent (dix francs). – Et le spahi, qui ne savait pas marchander,pas même une amulette, paya sans murmurer. – Pourtant il sentit lesang lui monter aux tempes, en voyant partir ces deux pièces, nonpas qu’il tînt à l’argent ; – jamais même il n’avait pus’habituer à en connaître la valeur ; – mais pourtant, deuxkhâliss, c’était beaucoup dans ce moment pour sa pauvre bourse despahi. Et surtout il se disait, avec un remords et un serrement decœur, que ses vieux parents se privaient sans doute de beaucoup dechoses qui coûtaient moins de deux khâliss, – et qui assurémentétaient plus utiles que les amulettes de Fatou.

VII

LETTRE DE JEANNE MÉRY A SON COUSIN JEAN

« Mon cher Jean,

Voila tantôt trois ans de passés depuis tondépart, et j’attends toujours pour que tu me parles de tonretour ; moi j’ai bien foi en toi, vois-tu, et je sais que tun’es pas pour me tromper ; mais ça n’empêche pas que le tempsme dure ; il y a des fois la nuit où le chagrin me prend, etil me passe toute sorte d’idées. – Avec ça, mes parents me disentque si tu avais bien voulu, tu aurais pu avoir un congé pour venirfaire un tour vers chez nous. – Je crois bien aussi qu’il y en aici, au village, qui leur montent la tête, mais c’est vrai pourtantque notre cousin Pierre est revenu deux fois au pays, lui, pendantle temps qu’il était soldat.

« Il y en a qui font courir le bruit queje vais épouser le grand Suirot. – Crois-tu ? quelle drôle dechose d’épouser ce grand benêt qui fait le monsieur ; jelaisse dire, car je sais qu’il n’y a rien dans le monde pour moicomme mon cher Jean. – Tu peux être bien tranquille, il n’y a pasde danger qu’ils m’attrapent à aller au bal ; ça m’est égalqu’ils me disent que je fais des manières ; pour danser avecSuirot ou ce gros nigaud de Toinon, ou d’autres comme ça, nonvraiment ; je m’assieds bien tranquille le soir sur la barre(1) de chez Rose, devant la porte, et là je pense et je repense demon cher Jean, qui vaut mieux que tous les autres, et pour sûr jene m’ennuie pas quand je pense à lui.

« Je te remercie de ton portrait ;c’est bien toi, quoiqu’on dise ici que tu as joliment changé ;moi je trouve que c’est bien toujours ta même figure, – seulementque tu ne regardes pas le monde tout à fait de la même manière. –Je l’ai mis sur la grande cheminée et, tout alentour, mon rameau dePâques, ce qui fait que, quand j’entre dans la chambre, c’est lepremier qui me regarde.

« Mon cher Jean, je n’ai pas encore oséporter ce beau bracelet fait par les nègres que tu m’asenvoyé ; – de peur d’Olivette et de Rose ; elles trouventdéjà que je fais la demoiselle, ça serait bien pire. – Quand tuseras là et que nous serons mariés, ce sera autre chose ; jeporterai aussi la belle chaîne à jaseron de la tante Tounelle et sachaîne de ciseaux. – Viens seulement, car, vois-tu, je languis biende ne pas te voir ; j’ai l’air de rire quelquefois avec lesautres, mais après, le chagrin me monte si fort, si fort, que je mecache pour pleurer.

« Adieu, mon cher Jean ; jet’embrasse de tout cœur.

« JEANNE MÉRY. »

(1) Banc devant la porte.

VIII

Les mains de Fatou, qui étaient d’un beau noirau dehors, avaient le dedans rose.

Longtemps cela avait fait peur au spahi :il n’aimait pas voir le dedans des mains de Fatou, qui lui causait,malgré lui, une vilaine impression froide de pattes de singe.

Ces mains étaient pourtant petites, délicates– et reliées au bras rond par un poignet très fin. – Mais cettedécoloration intérieure, ces doigts teintés mi-partie, avaientquelque chose de pas humain qui était effrayant.

Cela, et certaines intonations d’un faussetétrange qui lui échappaient quelquefois quand elle était trèsanimée ; cela et certaines poses, certains gestesinquiétants ; cela rappelait de mystérieuses ressemblances quitroublaient l’imagination…

A la longue pourtant, Jean s’y était habitué,et ne s’en préoccupait plus. Dans les moments où Fatou lui semblaitgentille et où il l’aimait encore, il l’appelait même, en riant,d’un bizarre nom yolof qui signifiait : petite fillesinge.

Elle était très mortifiée, Fatou, de ce nomd’amitié, et prenait alors des airs posés, des mines sérieuses quiamusaient le spahi.

Un jour – (il faisait exceptionnellement beauce jour-là : un temps presque doux, avec un ciel très pur), –un jour Fritz Muller, qui se rendait en visite chez Jean, étaitmonté sans bruit et s’était arrêté sur le seuil.

Là, il se divertit beaucoup, en assistant dela porte à la scène suivante :

Jean, souriant d’un bon sourire d’enfant quis’amuse, paraissait examiner Fatou avec une attention extrême, –lui étirant les bras, la retournant, l’inspectant sans rien diresur toutes ses faces ; – et puis tout à coup, d’un airconvaincu, il exprimait ainsi ses conclusions :

– Toi tout â fait même chose commesinge !…

Et Fatou, très vexée

– Ah !

Tjean ! Toi n’y a pas dire ça, monblanc ! D’abord, singe, lui, n’y a pas connaît manière pourparler, – et moi connais très bien !

Alors Fritz Muller partit d’un grand éclat derire, – et puis Jean aussi, en voyant surtout l’air digne et commeil faut que Fatou-gaye s’efforça de prendre, afin de protester parson maintien contre ces conclusions impolies.

– Très joli petit singe, dans tous lescas ! dit Muller, qui admirait beaucoup la beauté de Fatou. –(Il avait longtemps habité le pays noir et s’y connaissait enbelles filles du Soudan.)

– Très joli petit singe !

Si tous ceux des bois de Galam étaientpareils, on pourrait encore s’acclimater dans ce pays maudit, quin’a sûrement jamais reçu la visite du bon Dieu !

IX

Une salle blanche, tout ouverte au vent de lanuit ; – deux lampes suspendues, que de gros éphémères affoléspar la flamme viennent battre de leurs ailes ; – une tabléebruyante d’hommes habillés de rouge, – et des maritornes trèsnoires s’empressant alentour : – un grand souper despahis.

Le jour, il y a eu fête à Saint-Louis : –fête militaire, revue au quartier, courses de chevaux du désert, –courses de chameaux, – courses de bœufs montés et course depirogues. – Tout le programme habituel des réjouissances d’unepetite ville provinciale, – avec, en plus, la note étrange apportéepar la Nubie.

Par les rues, on a vu circuler en uniformetous les hommes valides de la garnison, marins, spahis outirailleurs. – On a vu des mulâtres et des mulâtresses en habitsdes grands jours ; les vieilles signardes du Sénégal(métis de distinction), raides et dignes avec leurs haute coiffurede foulard madras et leurs deux papillotes en tire-bouchon à lamode de 1820 ; – et les jeunes signardes, entoilettes de notre époque, – drôles et fanées, sentant la côted’Afrique. – Puis deux ou trois femmes blanches en toilettesfraîches ; et, derrière elles, comme repoussoirs, la foulenègre couverte de grigris et d’ornements sauvages : toutGuet-n’dar en tenue de fête.

Tout ce que Saint-Louis peut déployerd’animation et de vie ; tout ce que la vieille colonie peutmettre de monde dans ses rues mortes ; – tout cela dehors pourun jour, – et prêt à rentrer demain dans l’assoupissement de sesmaisons silencieuses, enveloppées d’un suaire uniforme de chauxblanche.

Et les spahis qui ont, par ordre, paradé toutela journée sur la place du Gouvernement, sont très réveillés ettrès excités par ce mouvement insolite. – Ils fêtent ce soir desnominations et des médailles qui leur sont arrivées par le derniercourrier de France ; et Jean, qui d’ordinaire fait un peubande à part, assiste avec eux à ce souper qui est un repas decorps.

Elles ont eu fort à faire, les maritornesnoires, pour servir les spahis ; non pas qu’ils aient mangébeaucoup, mais ils ont bu effroyablement, et ils sont tousgris.

Un grand nombre de toasts ont étéportés ; – beaucoup de propos, extravagants de naïveté ou decynisme, ont été tenus ; – beaucoup d’esprit a été dépensé, –d’un esprit de spahis, très originalement cru, à la fois trèssceptique et très enfantin. – Beaucoup de chansons singulières,affreusement risquées, venues on ne sait d’où, de l’Algérie, del’Inde ou d’ailleurs, ont été chantées, – les unes en solicomiquement discrets, – les autres en chœurs terribles,accompagnés de bris de verres et de coups de poing à casser lestables. – On a débité de vieilles facéties ingénues et ressassées,qui ont excité des rires jeunes et joyeux ; on a aussi lancédes mots capables de faire monter le rouge au front du diablemême.

Et tout à coup, voilà qu’un spahi, au milieude ce débordement d’insanités tapageuses, lève un verre dechampagne et porte ce toast inattendu :

– A ceux qui sont tombés à Mecké et àBobdiarah !

Bien bizarre, ce toast, que l’auteur de cerécit n’a pas inventé ; bien imprévue, cette santéportée !… Hommage de souvenir, ou plaisanterie sacrilège àl’adresse de ceux qui sont morts ?… Il était très ivre, lespahi qui avait porté ce toast funèbre, et son œil flottant étaitsombre.

………………………

Hélas ! dans quelques années, qui s’ensouviendra, de ceux qui sont tombés dans la déroute, àBobdiarah et à Mecké – et dont les os ont déjà blanchi sur lesable du désert ?

Les gens de Saint-Louis qui les ont vus partiront retenu leurs noms peut-être… Mais, dans quelques années, quis’en souviendra et qui pourra les redire encore ?…

………………………

Et les verres furent vidés à la mémoire deceux qui sont tombés à Mecké et à Bobdiarah. – Mais ce toastétrange avait amené pour un instant un grand silence d’étonnement,et jeté comme un crêpe noir sur le dîner de corps des spahis.

Jean surtout, dont les yeux s’étaient animésau contact de cette gaîté des autres, et qui, ce soir-là, parhasard, riait de tout son cœur, – Jean redevint rêveur et grave,sans trop pouvoir démêler pourquoi… – Tombés là-bas dans ledésert !… Il n’était pas maître de cela, mais cette imagevenait de le glacer, comme un son de voix de chacal ; elleavait fait courir un frisson dans sa chair…

Bien enfant encore, le pauvre Jean ; pasassez aguerri, pas assez soldat ! – Il était très brave,pourtant ; – il n’avait pas peur, pas du tout peur de sebattre. – Quand on parlait de Boubakar-Ségou, qui rôdait alors avecson armée presque aux portes de Saint-Louis, dans le Cayor, – ilsentait son cœur bondir ; il en rêvait quelquefois ; illui semblait que cela lui ferait du bien et le réveillerait,d’aller enfin voir le feu, même le feu contre un roi nègre ;par moments, il en mourait d’envie…

C’était bien pour se battre qu’il s’était faitspahi, – et non pour aller languir, atone, dans une petite maisonblanche, sous les sortilèges d’une fille khassonkée !…

………………………

Pauvres garçons, qui buvez à la mémoire desmorts, riez, chantez, soyez bien gais et bien fous, profitez del’instant joyeux qui passe !… Mais les chants et le bruitsonnent faux sur cette terre du Sénégal, – et il doit avoir encorelà-bas, dans le désert, des places marquées pour quelques-uns devous.

X

En Galam !… Qui comprendra tout ce queces mots peuvent éveiller d’échos mystérieux au fond d’une âmenègre exilée !

La première fois que Jean avait demandé àFatou (il y avait bien longtemps de cela, – c’était dans la maisonde sa maîtresse) :

– D’où es-tu, toi, petite ?

Fatou avait répondu d’une voix émue :

– Du pays de Galam…

Pauvres nègres du Soudan, exilés, chassés duvillage natal par les grandes guerres ou les grandes famines, partoutes les grandes dévastations de ces contrées primitives ! –Vendus, emmenés en esclavage, – quelquefois ils ont parcouru àpied, sous le fouet du maître, des étendues de pays plus profondesque l’Europe entière ; – mais au fond de leur cœur noir,l’image de la patrie est demeurée gravée, ineffaçable…

C’est quelquefois la lointaine Tombouctou, ouSégou-Koro, mirant dans le Niger ses grands palais de terreblanche ; – ou simplement un pauvre petit village de paille,qui était perdu quelque part dans le désert, ou bien caché dansquelque pli ignoré des montagnes du Sud, – et dont le passage duconquérant a fait un tas de cendres et un charnier pour lesvautours…

– En Galam !… mots répétés avecrecueillement et mystère.

– En Galam, disait Fatou, Tjean, un jour jet’emmènerai avec moi, en Galam !…

Vieille terre sacrée de Galam, que Fatouretrouvait en fermant les yeux ; – terre de Galam ! paysde l’or et de l’ivoire, pays où, dans l’eau tiède, dorment lescaïmans gris, à l’ombre des hauts palétuviers, – où l’éléphant quicourt dans les forêts profondes frappe lourdement le sol de sonpied rapide !

Jean en avait rêvé autrefois, de ce pays deGalam. – Fatou lui en avait fait des récits très extraordinaires,qui avaient excité son imagination accessible au prestige dunouveau et de l’inconnu. – A présent, c’était passé ; sacuriosité sur tout ce pays d’Afrique s’était émoussée etlassée ; il aimait mieux continuer à Saint-Louis sa viemonotone et être là tout prêt, pour ce moment bienheureux où ils’en retournerait dans ses Cévennes.

Et puis s’en aller là-bas, dans ce pays deFatou, – si loin de la mer, qui est encore une chosefroide, d’où viennent des brises rafraîchissantes, – qui,surtout, est la voie par où l’on communique avec le reste dumonde ; s’en aller dans ce pays de Galam, où l’air devait êtreplus chaud et plus lourd ; – s’enfoncer dans ces étouffementsde l’intérieur. Non, il n’y tenait plus ; il eût refusé àprésent si on lui eût proposé d’aller voir ce qui se passait enGalam. Il rêvait de son pays à lui, de ses montagnes et de sesfraîches rivières. Rien que de songer au pays de Fatou, cela luidonnait plus chaud et lui faisait mal à la tête…

XI

Fatou ne pouvait apercevoir un ngabou(un hippopotame) sans courir les risques de tomber raidemorte ; – c’était un sort jeté jadis sur sa famille par unsorcier du pays de Galam ; – on avait essayé de tous lesmoyens pour le conjurer. Elle avait dans ses ascendants de nombreuxexemples de personnes ainsi tombées raides, au seul aspect de cesgrosses bêtes, et ce maléfice les poursuivait sans merci depuisplusieurs générations.

C’est, du reste, un genre de sortassez fréquent dans le Soudan certaines famille ne peuventvoir le lion ; d’autres, le lamantin ; d’autres, – lesplus malheureuses, celles-là, – le caïman.

Et c’est une affliction d’autant plus grande,que les amulettes mêmes n’y peuvent rien.

On s’imagine les précautions auxquellesétaient astreints les ancêtres de Fatou dans le pays deGalam : éviter de se promener dans la campagne aux heures queles hippopotames affectionnent, et surtout n’approcher jamais desgrands marais d’herbages où ils aiment à prendre leurs ébats.

Quant à Fatou, ayant appris que, dans certainemaison de Saint-Louis, vivait un jeune hippopotame apprivoisé, ellefaisait toujours un détour enorme pour ne pas passer dans cequartier, de peur de succomber à une terrible démangeaison decuriosité qu’elle avait d’aller voir le visage de cette bête, dontelle se faisait faire tous les jours par ses amies des descriptionsminutieuses : – curiosité, comme on le devine sans peine, quitenait, elle aussi, du maléfice.

XII

Les jours s’écoulaient lentement dans leurmonotonie chaude ; tous se ressemblaient.

– Même service régulier au quartier desspahis, même soleil sur ses murs blancs, même silence alentour. Desbruits de guerre contre Boubakar-Ségou, fils d’El Hadj, défrayantles conversations des hommes en veste rouge, mais n’aboutissantjamais. Aucun événement dans la ville morte, et les bruits d’Europearrivant de loin, comme éteints par la chaleur.

Jean passait par différentes phasesmorales : il avait des hauts et des bas ; le plus souventil n’éprouvait plus qu’un vague ennui, une lassitude de touteschoses ; et puis, de temps à autre, le mal du pays, quisemblait endormi dans son cœur, le reprenait pour le fairesouffrir !

L’hivernage approchait : les brisants dela côte s’étaient calmés, il y avait déjà de ces journées où l’airmanquait aux poitrines, où la mer chaude était molle et polie commede l’huile, reflétant dans son miroir immense la puissante lumièretorride…

………………………

Jean aimait-il Fatou-gaye ?

Il n’en savait trop rien lui-même, le pauvrespahi. Il la considérait, du reste, comme un être inférieur, l’égalà peu près de son laobé jaune ; il ne se donnaitguère la peine de chercher à démêler ce qu’il pouvait bien y avoirau fond de cette petite âme noire, noire, – noire comme sonenveloppe de Khassonkée.

Elle était dissimulée et menteuse, la petiteFatou, avec une dose incroyable de malice et de perversité ;Jean connaissait cela depuis longtemps. Mais il avait conscienceaussi de ce dévouement de chien pour son maître, adoration de nègrepour son fétiche ; et, sans savoir positivement quel degréd’héroïsme ce sentiment était capable d’atteindre, – il en étaittouché et attendri.

Quelquefois sa grande fierté se réveillait, sadignité d’homme blanc se révoltait. La foi promise à safiancée, et trahie pour une petite fille noire, se dressait aussidevant sa conscience honnête ; il avait honte d’être sifaible.

Mais elle était devenue bien belle,Fatou-gaye. Quand elle marchait, souple et cambrée, avec cebalancement de hanches que les femmes africaines semblent avoiremprunté aux grands félins de leur pays ; quand elle passait,avec une draperie de blanche mousseline jetée en péplum sur sapoitrine et ses épaules rondes, elle était d’une perfectionantique ; quand elle dormait, les bras relevés au-dessus de latête, elle avait une grâce d’amphore. Sous cette haute coiffured’ambre, sa figure fine et régulière prenait par instants quelquechose de la beauté mystérieuse d’une idole en ébène poli ; sesgrands yeux d’émail bleu qui se fermaient à demi, son sourire noir,découvrant lentement ses dents blanches, tout cela avait une grâcede nègre, un charme sensuel, une puissance de séduction matérielle,quelque chose d’indéfinissable, qui semblait tenir à la fois dusinge, de la jeune vierge et de la tigresse, – et faisait passerdans les veines du spahi des ivresses inconnues.

Jean avait une sorte d’horreur superstitieusepour toutes ces amulettes ; il y avait des instants où toutecette profusion de grigris le gênait, lui pesait, à la fin. Il n’ycroyait pas, assurément ; mais en voir partout, de cesamulettes noires, et savoir qu’elles avaient presque toutes pourvertu de le retenir et de l’enlacer ; en voir à son plafond, àses murailles ; en trouver de cachées sous ses nattes, sousson tara ; – de tapies partout, avec des airs malfaisants etdes formes bizarres de petites choses vieilles et ensorcelées, – ens’éveillant le matin, en sentir de sournoisement glissées sur sapoitrine… il lui semblait qu’à la fin tout cela tissait autour delui, dans l’air, des entraves invisibles et ténébreuses.

Et puis l’argent manquait aussi.

Bien décidément il se disait qu’il allaitrenvoyer Fatou. – Il emploierait ces deux dernières années à gagnerenfin ses galons dorés ; il enverrait chaque mois à ses vieuxparents une petite somme pour leur rendre la vie plus douce ;et il pourrait encore faire des économies pour rapporter desprésents de noce à Jeanne Méry et subvenir lui-même convenablementaux dépenses de leur fête de mariage.

Mais, était-ce puissance d’amulettes, – ouforce de l’habitude, – ou inertie de sa volonté endormie par toutesles lourdeurs de l’air ? Fatou continuait à le tenir sous sapetite main, – et il ne la chassait point.

Sa fiancée… il y songeait souvent… S’il eûtfallu la perdre, il lui semblait que sa vie eût été brisée. – Il yavait comme un rayonnement autour de son souvenir. Il entouraitd’une auréole cette grande jeune fille dont lui parlait samère, – qui embellissait tous les jours, lui avait-onécrit, – Il cherchait à se représenter sa figure de femme, endéveloppant les traits de l’enfant de quinze ans qu’il avaitquittée… Il rapportait à elle tous ses projets d’avenir et debonheur… Mais c’était une chose précieuse qu’il savait posséderlà-bas, bien loin, bien en sûreté, l’attendant au foyer.

– Son image était déjà un peu affaiblie dansle passé, – encore un peu lointaine dans l’avenir, – et il laperdait de vue par instants.

Et ses vieux parents, qu’il les aimait aussi,ceux-là !… Il avait pour son père un amour filial bienprofond, – une vénération qui était presque un culte.

Mais peut-être la place la plus tendre dansson cœur était-elle encore pour sa mère.

Prenez les matelots, les spahis, – tous cesabandonnés, tous ces jeunes hommes qui dépensent leur vie au loinsur la grande mer ou dans les pays d’exil, au milieu des conditionsd’existence les plus rudes et les plus anormales ; – prenezles plus mauvaises têtes ; – choisissez les plus insouciants,les plus débraillés, les plus tapageurs ; – cherchez dans leurcœur, dans le recoin le plus sacré et le plus profond :souvent dans ce sanctuaire vous trouverez une vieille mère assise,– une vieille paysanne de n’importe où, – une Basque en capulet delaine, – ou une brave bonne femme de Bretonne en coiffeblanche.

………………………

XIII

Pour la quatrième fois l’hivernage est arrivé.Des journées accablantes, sans un souffle dans l’atmosphère. – Leciel, terne et plombé, se reflète dans une mer unie comme del’huile, où s’ébattent de nombreuses familles de requins ; et,tout le long de la côte d’Afrique, la ligne monotone des sablesprend, sous la réverbération du soleil, une teinte éclatante deblancheur.

Ce sont les jours des grands combats depoissons.

Tout à coup la surface molle et polie se ridesans cause appréciable sur une étendue de plusieurs centaines demètres, s’émiette et grésille en petites gouttelettes tourmentées.– C’est un banc immense de fuyards qui détale à fleur d’eau detoute la vitesse de ses millions de nageoires, devant la voracitéd’une troupe de requins.

Ce sont aussi les jours aimés des piroguiersnoirs, les jours choisis pour les traversées longues et les coursesde vitesse.

Dans ces journées où il semble que, pour nosorganes européens, cet air lourd ne soit plus respirable, que lavie nous échappe, que le mouvement nous devienne impossible ;– dans ces jours-là, si vous dormez sur quelque bateau du fleuve, àl’ombre d’une tente mouillée, – souvent au milieu de votre péniblesommeil du midi, vous serez éveillé par les cris et les sifflementsdes rameurs, – par un grand bruit d’eau qui fuit, battuefiévreusement à coups de pagaye.

– C’est une bande de pirogues qui passe, unejoute furieuse sous un soleil de plomb.

Et la population noire est là, debout, quis’est éveillée et attroupée sur la plage. – Les spectateursexcitent les concurrents par un grand vacarme, – et là-bas, commechez nous, les vainqueurs sont accueillis par des battements demains, les vaincus par des huées.

XIV

Jean ne paraissait au quartier des spahis quele temps qu’exigeait strictement l’exécution de son service ;encore ses camarades le remplaçaient-ils souvent. – Ses chefsfermaient les yeux sur ces arrangements qui lui permettaient depasser dans son logis particulier presque toutes ses journées.

Maintenant tout le monde l’aimait ; lecharme d’intelligence et d’honnêteté qui se dégageait de lui ;le charme de son extérieur, de sa voix, de ses allures, avaitexercé peu à peu sur tous son influence inconsciente, Jean avaitfini, malgré tout, par conquérir la confiance et l’estime, par secréer une sorte de situation à part, qui lui donnait presquel’indépendance et la liberté ; il avait trouvé le moyen d’êtreun soldat ponctuel et correct, tout en étant presque un hommelibre.

XV

Un soir, il rentrait pour un appel deretraite. Le vieux quartier n’avait plus son aspect d’accablementhabituel. – Dans la cour, des groupes causaient bruyamment ;il y avait des spahis qui montaient ou descendaient les escaliersquatre à quatre, – comme sous l’influence d’une joie folle. Ondevinait du nouveau dans l’air.

– Grande nouvelle pour toi, Peyral ! luicria Muller l’Alsacien, – tu pars demain, – tu pars pour Alger,heureux garçon que tu es !

Douze spahis nouveaux étaient arrivés deFrance par le bateau de Dakar ; douze des plus anciensallaient partir – (et Jean était du nombre) – pour aller par faveurfinir en Algérie leur temps de service.

On partait le lendemain soir pour Dakar.

A Dakar, on prendrait le paquebot de France, àdestination de Bordeaux ; de là, on rejoindrait Marseille parles lignes du Midi, – avec des délais de route, permettant decirculer, de faire une apparition au pays, – pour ceux quiavaient un pays et un foyer ; – puis à Marseille on prendraitle paquebot d’Alger, – ville de cocagne pour les spahis, – et lesdernières années de service passeraient comme un rêve !

XVI

Jean s’en retournait chez lui, longeant lesberges tristes du fleuve. – La nuit étoilée tombait sur le Sénégal,chaude, lourde, étonnante de calme et de lumineuse transparence. –De légers bruits de courant dans l’eau du fleuve ; – et,assourdi dans le lointain, le tambour, l’anamalis fobil duprintemps, qu’il entendait dans ce même lieu pour la quatrièmefois, – qui était mêlé aux souvenirs de ses premières voluptésénervantes du pays noir, – et qui, maintenant, venait saluer sondépart…

Le croissant mince de la lune ; lesgrosses étoiles qui scintillaient dans des vapeurs lumineuses, toutbas, près de l’horizon plat, les feux allumés sur l’autre rive,dans le village nègre de Sorr, – tout cela traçant sur l’eau tièdede vagues traînées de lueurs ; – de la chaleur immobiliséedans l’air, de la chaleur couvant sous les eaux, desphosphorescences partout : la nature ayant l’air saturé dechaleur et de phosphore ; un calme plein de mystère sur lesbords du Sénégal, une tranquille mélancolie des choses…

C’était bien vrai, cette grande nouvelleinattendue ! – Il avait été aux renseignements : –c’était exact ; son nom était sur la liste de ceux quiallaient partir ; demain soir, il allait descendre ce fleuvepour ne revenir jamais…

Ce soir, rien à faire pour ce départ ; auquartier, les bureaux étaient fermés, tout le monde étaitdehors ; à demain les préparatifs de voyage ; – rien àfaire ce soir qu’à songer, – à rassembler ses idées, – à se laisseraller à toutes sortes de rêves, – à dire adieu à tout dans la terred’exil.

Il y avait dans sa tête un grand trouble depensées, d’impressions incohérentes.

Dans un mois peut-être, faire une apparitionrapide dans son village, embrasser en passant ses bien-aimés vieuxparents, – voir Jeanne changée en grande fille sérieuse, –apercevoir tout cela en courant, – comme dans un rêve !…C’était là l’idée dominante qui revenait de minute en minute, luidonnant chaque fois au cœur une grande commotion qui le faisaitbattre plus vite…

Pourtant il n’était pas préparé à cetteentrevue ; il y avait toute sorte de réflexions pénibles quivenaient se mêler à cette grande joie inespérée.

Quelle figure ferait-il, reparaissant au boutde trois années, sans avoir seulement gagné ses modestes galons desergent, – sans rien apporter pour personne de son long voyage,dénué comme un pauvre hère, n’ayant ni sou ni maille ; – sansavoir eu le temps seulement de se munir d’une tenue neuve etconvenable pour faire son entrée au village !

Non, vraiment, c’était trop précipité, cedépart : – cela le grisait ; cela l’enivrait, – maispourtant on eût bien dû lui laisser devant lui quelques jours.

Et puis cette Algérie qu’il ne connaissait pasne lui disait rien. – Aller encore s’acclimater ailleurs !Puisque, à toute force, il fallait achever loin du foyer ces annéesretranchées de son existence, autant les finir ici même, au bord dece grand fleuve triste, dont la tristesse maintenant lui étaitfamilière.

Hélas ! il aimait son Sénégal, lemalheureux ; il s’en apercevait bien maintenant ; il yétait attaché par une foule de liens intimes et mystérieux.

Il était comme fou de joie à l’idée de ceretour ; – mais il tenait au pays de sable, à la maison deSamba-Hamet, – même à toute cette grande tristesse morne, – même àces excès de chaleur et de lumière,

Il n’était pas préparé à s’en aller sivite.

………………………

Des effluves de tout ce qui l’entoure se sontinfiltrés peu à peu dans le sang de ses veines ; il se sentretenu, enlacé par toute sorte de fils invisibles, d’entravesténébreuses, d’amulettes noires.

Les idées s’embrouillent à la fin dans sa têtetroublée ; la délivrance inattendue lui fait peur. – Dansl’accablement de cette nuit chaude, qu’on sent pleine d’émanationsd’orage, des influences étranges et mystérieuses sont en lutteautour de lui : on dirait les puissances du sommeil et de lamort se débattant contre celles du réveil et de la vie…

………………………

XVII

C’est brusque, les départs militaires. Lelendemain soir – tout son bagage empaqueté à la hâte, tous sespapiers en règle – Jean est accoudé au bastingage d’un navire quidescend le fleuve. En fumant sa cigarette, il regarde Saint-Louiss’éloigner.

Fatou-gaye est accroupie près de lui sur lepont. Avec tous ses pagnes, tous ses grigris, emballés à la hâtedans quatre grandes calebasses, – elle a été prête à l’heure dite.– Jean a dû payer son passage jusqu’à Dakar, avec les dernierskhâliss de sa solde. Il l’a fait de bon cœur, heureux delui passer cette dernière fantaisie, et aussi de la garder un peuplus longtemps auprès de lui. – Les larmes qu’elle a versées, lescris de veuve qu’elle a poussés, suivant l’usage de sonpays, tout cela était sincère et déchirant. – Jean a été touchéjusqu’au fond du cœur par ce désespoir ; il a oublié qu’elleétait méchante, menteuse et noire.

A mesure que son cœur s’ouvre à la joie duretour, il se prend pour Fatou de plus de pitié, même d’un peu detendresse. – Il l’emmène à Dakar toujours ; c’est du temps degagné, pour réfléchir à ce qu’il pourra faire d’elle.

XVIII

Dakar, une sorte de ville coloniale ébauchéesur du sable et des roches rouges. – Un point de relâche improvisépour les paquebots à cette pointe occidentale de l’Afrique quis’appelle le cap Verd. – De grands baobabs plantés çà et là sur desdunes désolées. – Des nuées d’aigles pêcheurs et de vautoursplanant sur le pays.

Fatou-gaye est là, – provisoirement installéedans une case de mulâtres.

– Elle a déclaré qu’elle ne voulait plusrevoir Saint-Louis ; là se bornent ses projets ; elle nesait pas ce qu’elle va devenir, – ni Jean non plus. – Il a eu beauchercher, Jean, il n’a rien trouvé, rien imaginé pour elle, – et iln’a plus d’argent !…

C’est le matin, – le paquebot qui emporterales spahis doit partir dans quelques heures. – Fatou-gaye est làaccroupie auprès de ses pauvres quatre calebasses qui contiennentsa fortune, – ne disant plus rien, ne répondant même plus, les yeuxfixes, immobilisée dans une sorte de désespoir morne et abruti, –mais si réel et si profond, qu’il fend le cœur.

Et Jean est auprès d’elle debout, tourmentantsa moustache et ne sachant que faire.

La porte s’ouvre bruyamment tout à coup, et ungrand spahi entre comme le vent, ému, les yeux animés, l’airanxieux et bouleversé.

C’est Pierre Boyer, qui a été pendant deuxannées à Saint-Louis le camarade de Jean, son voisin de chambrée. –Ils ne se parlaient guère, très renfermés qu’ils étaient tous deux,– mais ils s’estimaient, et quand Boyer est parti pour aller servirà Gorée, ils se sont serré les mains cordialement.

En ôtant son bonnet, Pierre Boyer murmure uneexcuse rapide, pour être entré ainsi comme un fou ; et puis,avec effusion, il prend les mains de Jean :

– Oh ! Peyral, dit-il, je te cherchedepuis avant le jour !… écoute-moi un moment, causons :j’ai une grande chose à te demander.

« Ecoute d’abord tout ce que je vais tedire, et ne te presse pas pour me répondre…

« Tu vas en Algérie, toi !… Demain,hélas ! moi, je pars pour le poste de Gadiangué, dansl’Ouankarah, – avec quelques autres de Gorée. – Il y a la guerrelà-bas. – Trois mois à y passer à peu près, – et de l’avancement àgagner sans doute, – ou la médaille.

« Nous avons le même temps à faire tousdeux, nous sommes du même âge. Cela ne changerait rien pour tonretour… Peyral, veux-tu permuter avec moi ?… »

Jean avait déjà compris, et tout deviné dèsles premiers mots. – Ses yeux s’ouvraient tout grands dans levague, comme dilatés par la tourmente intérieure. – Un flottumultueux de pensées, d’indécisions, de contradictions, luimontait déjà à la tête ; – il songeait, les bras croisés, lefront penché vers la terre, – et Fatou, qui comprenait, elle aussi,s’était redressée, haletante, attendant l’arrêt qui allait tomberde la bouche de Jean.

Puis l’autre spahi continuait, parlant avecvolubilité, comme pour ne pas permettre à Jean de prononcer cenon qu’il tremblait d’entendre

– Ecoute, Peyral, tu ferais une bonne affaire,je t’assure.

– Les autres, Boyer ?…

Leur as-tu demandé, aux autres ?…

– Oui, ils m’ont refusé. Mais je lesavais : ils ont des raisons, eux ! Tu feras une bonneaffaire, vois-tu, Peyral. Le gouverneur de Gorée s’intéresse àmoi ; il te promet sa protection si tu acceptes. Nous avionspensé à toi d’abord (regardant Fatou), parce que tu aimes cepays-ci, c’est connu… Au retour de Gadiangué, on t’enverrait finirton temps à Saint-Louis, c’est convenu avec le gouverneur :cela se ferait, je te jure.

–…Nous n’aurons jamais le temps d’ailleurs,interrompit Jean qui se sentait perdu, et qui voulait tenter de seraccrocher à une impossibilité.

– Si !… dit Pierre Boyer avec déjà unelueur de joie. Nous aurons le temps, Peyral, tout l’après-mididevant nous. Tu n’auras à t’occuper de rien, toi. Tout est arrangéavec le gouverneur, les papiers sont prêts. Ton consentementseulement, ta signature là-dessus, – et je repars pour Gorée, jereviens dans deux heures, et tout est fait. – Ecoute, Peyral :voici mes économies, trois cents francs, ils sont à toi. Celapourra toujours t’aider, à ton retour à Saint-Louis, pourt’installer, te servir à quelque chose, à ce que tu voudras.

– Oh !… merci !… réponditJean ; on ne me paye pas, moi !…

Il tourna la tête avec dédain, – et Boyer, quicomprit qu’il avait fait fausse route, lui prit la main endisant : « Ne te fiche pas, Peyral ! Et il garda lamain de Jean dans la sienne, et tous deux restèrent là, l’un devantl’autre, anxieux et ne parlant plus…

Fatou, elle, avait compris qu’elle pouvaittout perdre en disant un mot. Seulement elle s’était remise àgenoux, récitant tout bas une prière noire, enlaçant de ses brasles jambes du spahi, et se faisant traîner par lui.

Et Jean, qui s’ennuyait d’étaler cette scèneaux yeux de cet autre home, lui disait rudement :

– Allons, Fatou-gaye, laisse-moi, je te prie.Es-tu devenu folle, maintenant ?…

Mais Pierre Boyer ne les trouvait pasridicules ; au contraire, il était ému.

Et un rayon de soleil matinal, en glissant surle sable jaune, entrait par l’ouverture de la porte, illuminant enrouge les vêtements des deux spahis, – éclairant leurs jolies têtesénergiques, égarées de trouble et d’indécision, – faisant brillerles anneaux d’argent sur les bras souples de Fatou, qui setordaient comme des couleuvres aux genoux de Jean, – accusant lanudité triste de cette case africaine de bois et de chaume, où cestrois êtres jeunes et abandonnés allaient décider de leursdestinées…

Peyral, continua tout bas l’autre spahi d’unevoix douce, Peyral, c’est que vois-tu, je suis Algérien, moi. Tusais ce que c’est : j’ai là-bas, à Blidah, mes braves vieuxparents qui m’attendent ; ils n’ont plus que moi. Tu dois biencomprendre ce que c’est, toi, que de rentrer au pays.

………………………

– Eh bien, oui ! dit Jean en rejetant enarrière son bonnet rouge, en frappant du pied par terre. – Allons,oui !… J’accepte, je permute, je reste !…

………………………

Le spahi Boyer le serra dans ses bras etl’embrassa.

Et Fatou, toujours roulée par terre, eut uncri de triomphe, puis se cacha la figure contre les genoux de Jean,avec une espèce de râlement de fauve, terminé en éclat de rirenerveux, et suivi par des sanglots…

………………………

XIX

Il fallait se presser. Pierre Boyer partitcomme il était venu, comme un fou, emportant à Gorée le précieuxpapier sur lequel le pauvre Jean avait mis sa grosse signature desoldat, bien correcte et bien lisible.

A la dernière heure, tout se trouvarégularisé, contresigné, parafé ; les bagages transbordés, lasubstitution opérée ; – tout cela bâclé si vite qu’à peine lesdeux spahis avaient eu le temps de penser.

A trois heures précises, le paquebot se mit enroute emportant Pierre Boyer.

Et Jean resta.

XX

Mais, quand ce fut fini, irrévocable, et qu’ilse retrouva là, sur la plage de sable, voyant ce navire quipartait, – il lui vint au cœur un désespoir fou ; – uneaffreuse angoisse, dans laquelle il y avait de la terreur de cequ’il venait de faire, de la rage contre Fatou-gaye, de l’horreurpour la présence de cette fille noire, et comme un besoin de lachasser loin de lui ; – et tout un immense et profond amourréveillé pour son foyer chéri, pour les êtres bien-aimés quil’attendaient là-bas et qu’il n’allait plus voir…

Il lui semblait qu’il venait de signer uneespèce de pacte à mort avec ce pays sombre et que c’était fini delui… Et il partit en courant sur les dunes, sans trop savoir où ilallait, – pour respirer de l’air, pour être seul, pour suivre desyeux surtout, le plus longtemps possible, ce navire quis’enfuyait…

………………………

Le soleil était encore haut et brûlant quandil se mit en route, et ces plaines désertes, en grande lumière,avaient une saisissante majesté. Il marcha longtemps le long de lacôte sauvage, sur la crête des dunes de sable, pour voir plus loin,ou sur le haut des falaises rouges. Un grand vent passait sur satête, et agitait à ses pieds toute l’immensité de cette mer, où lenavire fuyait toujours.

Il ne sentait plus brûler le soleil, tant satête était perdue.

Rivé encore pour deux années de plus à cepays, quand il eût pu être là-bas, s’en allant sur la mer, en routepour son cher village !… Quelles influences ténébreuses,sortilèges, quelles amulettes l’avaient retenu là, monDieu !

Deux années ! cela finirait-il jamais, yaurait-il réellement un terme, une délivrance à cetexil ?…

Et il courait vers le nord, dans la directiondu navire, pour ne pas encore le perdre de vue. Il se déchirait auxplantes épineuses, et il lui arrivait dans la poitrine comme unegrêle de grandes sauterelles folles, qu’il dérangeait en passantdans les hautes herbes de l’hivernage…

………………………

Il était très loin, seul au milieu de cetteâpre campagne du cap Verd, silencieuse et morne.

Il voyait devant lui, depuis longtemps, ungrand arbre isolé, plus grand même que les baobabs, avec unfeuillage épais et sombre, quelque chose de si immense qu’on eûtdit un de ces géants de la flore de l’ancien monde, oublié là parles siècles.

Il s’assit épuisé sur le sable, sous ce granddôme d’ombre, et, baissant la tête, il se mit à pleurer…

Quand il se releva, le navire avait disparu,et c’était le soir.

Le soir, la tristesse plus calme et plusfroide. A cette heure crépusculaire, le grand arbre était une masseabsolument noire, se dressant au milieu de l’immense solitudeafricaine.

Devant lui, au loin, les infinis tranquillesde la mer apaisée. En bas, à ses pieds, les falaises en terrassesjusqu’au grand cap Verd, des plans de terrain monotones, déchirésde ravines régulières sans végétation, – paysage profond, d’unaspect navrant.

Par derrière, du côté de l’intérieur, à pertede vue, des plis mystérieux de collines basses, des silhouetteslointaines de baobabs, semblables à de silhouettes demadrépores.

Plus un souffle dans l’épaisse atmosphère. Lesoleil déjà éteint s’affaisse dans des vapeurs lourdes, son disquejaune étrangement grandi et déformé par le mirage… Partout, dans lesable, des daturas ouvrent au soir leurs grands calicesblancs ; ils alourdissent l’air d’un parfum malsain, l’air estchargé de senteurs malfaisantes de belladone. Les phalènes courentsur les fleurs empoisonnées.

On entend partout dans les hautes herbes lerappel plaintif des tourterelles.

Toute cette terre d’Afrique est couverte d’unevapeur de mort, l’horizon est déjà vague et sombre.

Là-bas, derrière lui, c’est l’intérieurmystérieux qui le faisait rêver autrefois… à présent il n’est plusrien jusqu’à Podor ou Médine, jusqu’à la terre de Galam, ou jusqu’àla mystérieuse Tombouctou, rien qu’il désire voir.

Toutes ces tristesses, tous ces étouffements,il les connaît ou il les devine. Sa pensée est ailleurs maintenant,– et tout ce pays à la fin lui fait peur.

Il ne désire plus que se dégager de tous cescauchemars, – s’en aller, – partir à tout prix !

………………………

De grands bergers africains à tête farouchepassent, chassant devant eux, vers les villages, leurs maigrestroupeaux de bœufs bossus.

Cette image du soleil que la Bible eût appeléeun signe du ciel disparaît lentement, comme un pâlemétéore. Voici la nuit. Tout s’assombrit dans la vapeur malsaine,et le silence se fait profond… Sous le grand arbre, c’est comme untemple.

Et Jean songe à sa chaumière à cette heure dessoirs d’été, – et à sa vieille mère, et à sa fiancée, – et il luisemble que tout est fini, – il rêve qu’il est mort, et qu’il ne lesreverra plus…

………………………

XXI

Le sort en était jeté maintenant, il fallaitsuivre sa destination.

Deux jours après, Jean s’embarqua, à la placede son ami, sur un petit bâtiment de la marine de guerre, pour serendre au poste lointain de Gadiangué, dans l’Ouankarah. Onenvoyait un peu de monde et de munitions pour renforcer ce posteperdu. Dans le pays d’alentour, les affaires s’embrouillaient, lescaravanes ne passaient plus ; il y avait ces démêlésd’intérêts nègres, entre peuplades rapaces, entre rois pillards. Etl’on pensait que cela finirait avec l’hivernage, et, dans trois ouquatre mois, au retour, suivant la promesse faite au spahi Boyerpar le gouverneur de Gorée, Jean serait de nouveau dirigé surSaint-Louis et terminerait là son temps de service.

Il y avait beaucoup de monde entassé sur cepetit bateau. Il y avait d’abord Fatou, qui avait réussi à se faireadmettre, à force de persistance et de ruse, en passant pour lafemme d’un tirailleur noir. Elle était là, elle suivait,avec ses quatre calebasses et tout son bagage.

Il y avait une dizaine de spahis de lagarnison de Gorée, qu’on envoyait camper pour une saison dans cetexil. Et puis une vingtaine de tirailleurs indigènes, quitraînaient après eux toute leur famille.

Ils emmenaient, ceux-ci, une smalahcurieuse : plusieurs femmes pour chacun et plusieursenfants ; comme provisions de bouche, du mil dans descalebasses ; puis les vêtements, le ménage, – toujours dansdes calebasses ; – en outre, des amulettes par monceaux, etune foule d’animaux domestiques.

Au départ, c’était à bord une grande agitationet un grand encombrement. A première vue, on se disait que jamaison ne se dépêtrerait de tant de monde et de tant d’objets.

Erreur cependant ; après une heure deroute, tout était merveilleusement tassé et immobile. Les négressespassagères dormaient à terre sur le pont, roulées dans leurspagnes, aussi serrées et aussi tranquilles que des poissons dansune boîte de conserves, et le navire filait doucement vers le sud,s’enfonçant peu à peu dans des régions de plus en plus chaudes etbleues.

XXII

Une nuit de calme sur la mer équatoriale. Unabsolu de silence, au milieu duquel les plus légers frôlements devoiles deviennent perceptibles ; – de temps à autre, sur lepont, on entend gémir quelque négresse qui rêve ; les voixhumaines vibrent avec des sons effrayants.

Une tiède torpeur des choses. Dansl’atmosphère, les immobilités stupéfiantes du sommeil d’unmonde.

Un immense miroir reflétant de la nuit, de latransparence chaude ; – une mer laiteuse pleine dephosphore.

On dirait qu’on est entre deux miroirs qui seregardent, et se reflètent l’un l’autre sans fin ; on diraitqu’on est dans le vide : il n’y a plus d’horizon. Au loin, lesdeux nappes se mêlent, tout est fondu, le ciel et les eaux, dansdes profondeurs cosmiques, vagues, infinies.

Et la lune est là, très basse, – comme un grosrond de feu rouge sans rayons, en suspension au milieu d’un mondede vapeurs d’un gris de lin pâle et phosphorescent.

Aux premiers âges géologiques, avant quele jour fût séparé des ténèbres, les choses devaientavoir, de ces tranquillités d’attente.

Les repos entre les créations devaient avoirde ces immobilités inexprimables, – aux époques où les mondesn’étaient pas condensés, où la lumière était diffuse et indéfiniedans l’air, où les nues suspendues étaient du plomb et du ferincréés, où toute l’éternelle matière était sublimée par l’intensechaleur des chaos primitifs.

………………………

XXIII

On est en route depuis trois jours.

Au lever du soleil, tout est noyé dans uneéclatante nuance d’or.

Et, en se levant, le soleil de cette quatrièmejournée éclaire dans l’est une grande ligne verte – d’abord d’unvert tout doré aussi, puis d’un vert si invraisemblable et si vert,qu’on la dirait tracée avec une peinture chinoise, avec une fine etprécieuse couleur d’éventail.

Cette ligne, c’est la côte de Guinée.

On est arrivé à l’embouchure du Diakhallémé,et le navire qui porte les spahis se dirige vers l’entrée large dufleuve.

Le pays est là aussi plat qu’au Sénégal, maisla nature est différente : c’est déjà la région où lesfeuilles ne tombent plus.

Partout une verdure surprenante, une verduredéjà équatoriale, d’une jeunesse éternelle, celle-là, et d’un vertd’émeraude, d’un de ces verts que nos arbres n’atteignent jamais,même dans la splendeur de nos mois de juin.

A perte de vue, ce n’est qu’une même forêtsans fin, d’une platitude uniforme, se mirant dans l’eau inerte etchaude, – une forêt malsaine, au sol humide, où les reptilesfourmillent.

XXIV

C’était encore triste et silencieux, cepays-là, et pourtant cela reposait la vue, après tous ces sables dudésert.

Au village de Poupoubal sur le Diakhallémé, lenavire s’arrêta, ne pouvant remonter plus haut.

Les passagers furent débarqués, pour attendreles canots ou les pirogues qui devaient les conduire jusqu’à leurdestination.

XXV

Une nuit de juillet, à neuf heures, Jean pritplace avec Fatou et les spahis de Gorée, dans un canot monté pardix rameurs noirs, sous la conduite de Samba-Boubou, patron habileet pilote éprouvé des rivières de Guinée, pour remonter jusqu’auposte de Gadiangué, situé en amont à une distance de plusieurslieues.

Cette nuit était sans lune, mais sans nuages,chaude et étoilée, – une vraie nuit de l’équateur. – Ils glissaientsur la rivière calme avec une étonnante vitesse, emportés versl’intérieur par un courant rapide et par l’infatigable effort deleurs rameurs.

Et les deux rives défilaient mystérieusementdans l’obscurité ; les arbres, massés par la nuit passaientcomme de grandes ombres, et les forêts fuyaient après lesforêts.

Samba-Boubou conduisait le chant des rameursnoirs ; sa voix triste et grêle donnait une note haute, d’untimbre sauvage, et puis se traînait en plainte jusqu’aux extrêmesbasses, et le chœur reprenait alors, d’une voix lente etgrave ; et, pendant de longues heures, on entendit la mêmephrase étrange, suivie de la même réponse des rameurs… Ilschantèrent longtemps les louanges des spahis, celles de leurschevaux, même celles de leurs chiens, ensuite les louanges desguerriers de la famille Soumaré, et celles encore de Saboutané, unefemme légendaire des bords de la Gambie.

Et, quand la fatigue ou le sommeil,ralentissait le mouvement régulier des rames, Samba-Boubou sifflaitentre ses dents, et ce sifflement de reptile répété par tousranimait leur ardeur comme par magie…

Ils glissèrent ainsi en pleine nuit tout lelong des grands bois sacrés de la religion mandingue, dontles arbres antiques étendaient au-dessus de leurs têtes de massivesramures grises ; des structures anguleuses, des aspectsgigantesques d’ossements, de grandes rigidités de pierre, sedessinant vaguement à la lueur diffuse des étoiles, – et puispassant…

Au chant des noirs, au bruit de l’eau quifuyait, se mêlait la voix sinistre des singes hurleurs dans lesbois, ou des cris d’oiseaux de marais : tous les appels, tousles tristes cris de la nuit dans la sonorité des forêts… Des crishumains aussi parfois, des cris de mort dans le lointain, desfusillades et des coups sourds de tam-tam de guerre… De grandeslueurs d’incendie s’élevaient de loin en loin au-dessus des forêts,quand on passait dans les parages d’un village africain ; – onse battait déjà dans tout ce pays : Sarakholés contreLandoumans, Nalous contre Toubacayes, et tous les villagesbrûlaient.

Et puis, pendant des lieues, tout retombaitdans le silence, silence de la nuit et des forêts profondes. Ettoujours même chant monotone, même bruit de rames fendant l’eaunoire, même course fantastique, comme dans le pays desombres ; l’eau les emportait toujours dans son courantrapide ; toujours des silhouettes de hauts palmiers passantsur leurs têtes, toujours des forêts s’enfuyant après des forêts…Leur course semblait s’accélérer d’heure en heure ; la rivières’était singulièrement rétrécie, ce n’était plus qu’un ruisseau quicourait dans les bois, et les entraînait vers l’intérieur ; lanuit était profonde.

Les noirs continuaient de chanter leurslouanges ; Samba-Boubou, de pousser son étrange note de têtemêlée à la voix des singes hurleurs, – et le chœur, de faire sasombre réponse ; ils chantaient comme dans une espèce de rêve,ils ramaient avec fureur, comme galvanisés, avec la fièvred’arriver, avec une force surhumaine…

………………………

La rivière s’encaisse enfin entre deux rangsde collines boisées. Des lumières s’agitent là-haut sur un grandrocher qui se dessine devant eux, les lumières semblent courir etdescendre sur les berges.

Samba-Boubou allume une torche et pousse uncri de ralliement. Ce sont les gens de Gadiangué qui viennent àleur rencontre ; – ils sont arrivés.

Gadiangué est perché là au sommet de ce rochervertical. Ils y montent par des sentiers ardus et des noirs leséclairent avec des torches, et s’endorment là-haut sur des nattes,dans une grande case qu’on leur a préparée, en attendant le jour,qui ne tardera pas à paraître.

XXVI

Éveillé le premier, après une heure à peine desommeil, Jean, en ouvrant les yeux, vit les blancheurs du jour quicommençaient à filtrer dans une case de planches, éclairant desjeunes hommes à moitié nus qui reposaient à terre, la tête surleurs vestes rouges des Bretons, des Alsaciens, des Picards, –presque tous des têtes blondes du Nord, – et Jean avait en cemoment, au réveil, une sorte de conception illuminée, de vued’ensemble triste et mystérieuse, de toutes ces destinées d’exilés,follement dépensées, et guettées par la mort.

Et puis, tout près de lui, une forme gracieusede femme, deux bras noirs cerclés d’argent qui s’arrondissaientvers lui comme pour l’enlacer. Alors, peu à peu, il se rappelaqu’il était arrivé la nuit dans un village de la Guinée, perdu aumilieu d’immenses régions sauvages, qu’il était là plus loin quejamais de la patrie, dans un lieu où les lettres même n’arrivaientplus.

Sans bruit, pour ne pas troubler Fatou et lesspahis qui dormaient encore, il s’approcha de la fenêtre ouverte,et regarda ce pays inconnu.

Il dominait un précipice de cent mètres dehaut. Cette case où il était semblait suspendue au-dessus, dansl’air. A ses pieds, un paysage de l’intérieur, à l’aube matinale, àpeine éclairé encore de lueurs pâles.

Des collines abruptes, sur lesquelles étaientmassées des verdures qu’il n’avait jamais vues.

En bas, tout au fond, le fleuve qui l’avaitamené, se traînant en long ruban argenté sur la vase, à demi voilépar un blanc nuage de vapeurs matinales, – les caïmans posés surles berges paraissant de petits lézards, vus de si haut ; –une senteur inconnue dans l’air.

Les rameurs exténués dormaient là, en dessous,à la place où ils étaient restés la veille, couchés dans leurcanot, sur leurs rames.

XXVII

Un ruisseau limpide courait sur un lit depierres sombres, entre deux murailles de roches humides et polies.Des arbres faisaient voûte au-dessus ; tout cela si frais,qu’on se serait cru partout ailleurs que dans un recoin ignoré aumilieu de l’Afrique.

Partout des femmes nues, de la même nuance queces rochers, d’un brun rouge elles-mêmes, et la tête chargéed’ambre, – étaient là qui lavaient des pagnes et se racontaient,avec animation, les combats, les événements de la nuit. – Desguerriers passaient à gué, armés de pied en cap, s’en allant enguerre.

………………………

Jean faisait sa première promenade autour dece village où sa destinée nouvelle venait de l’amener, pour untemps dont il ignorait la durée. Les affaires décidéments’embrouillaient, et le petit poste de Gadiangué prévoyait lemoment où il fermerait ses portes pour laisser à la politique nègrele temps de s’apaiser, – comme on ferme sa fenêtre pour une aversequi passe.

Mais tout cela était mouvementé, vivant,original à l’excès. Il y avait de la verdure, des forêts, desfleurs, des montagnes et des eaux vives, une grande splendeurterrible dans la nature…

Tout cela n’était pas triste, et tout celaétait inconnu.

………………………

Dans le lointain, le bruit du tam-tam. Unemusique de guerre qui se rapproche. La voici tout près,assourdissante, et les femmes qui lavaient dans le ruisseau clair,et Jean avec elles, lèvent la tête et regardent en haut, dans latrouée bleue encadrée par les roches polies.

C’est un chef allié qui passe, au-dessusd’eux, – à la manière des singes, sur des troncs d’arbresrenversés, en grande pompe, musique en tête… Et les armes et lesamulettes des guerriers de sa suite brillent au soleil, et toutcela défile d’un pas alerte et léger, sous l’accablantechaleur.

Il est près de midi quand Jean remonte auvillage, par des sentiers de verdure.

Parmi les grands arbres, les cases deGadiangué sont groupées à l’ombre ; elles sont hautes, presqueélégantes, sous leurs grands toits de chaume. Des femmes dorment àterre sur des nattes ; d’autres assises sous des vérandasbercent des petits enfants avec des chansons lentes. Et desguerriers, armés de pied en cap, se racontent leurs exploits de laveille, en essuyant leurs grands couteaux de fer…

………………………

Non, tout cela n’est pas triste,décidément.

Cet air si chaud est d’une lourdeurterrible ; mais pourtant ce n’est plus cet accablement mornedes rives du Sénégal, et la puissante sève équatoriale circulepartout.

Jean regarde, et se sent vivre. Il ne regretteplus d’être venu maintenant ; son imagination n’avait riensoupçonné de pareil.

Plus tard, au pays, quand il sera de retour,il sera heureux d’avoir mis le pied dans cette région lointaine, etde s’en souvenir.

Il entrevoit ce séjour dans l’Ouankarah commeun temps de liberté à passer dans un merveilleux pays de chasse, deverdure et de forêts ; il l’accepte comme un répit àl’écrasante monotonie du temps, – à la régularité mortelle del’exil.

XXVIII

Jean avait une pauvre vieille montre d’argentà laquelle il tenait comme Fatou à ses amulettes ; – la montrede son père qu’au moment de son départ celui-ci lui avait donnée.Avec une médaille qu’il portait sur sa poitrine, attachée à son coupar une chaîne, c’était ce à quoi il tenait le plus au monde,

La médaille était à l’effigie de la Vierge.Elle avait été mise là par sa mère, une fois qu’il avait étémalade, étant tout enfant, tout petit… Il s’en souvenait pourtant,du jour où cette médaille avait été mise à cette place qu’ellen’avait jamais quittée.

Il était dans son premier petit lit, atteintde je ne sais quelle maladie d’enfant, – la seule qu’il ait euedans sa vie. – En se réveillant une fois, il avait vu sa mèreauprès de lui, pleurant ; c’était une après-midi d’hiver, il yavait de la neige qu’on voyait par la fenêtre, comme un manteaublanc sur la montagne… Sa mère, en soulevant tout doucement sapetite tête, lui avait passé au cou cette médaille ; puis ellel’avait embrassé et il s’était rendormi.

Il y avait de cela plus de quinze ans ;depuis, le cou avait beaucoup grossi, et la poitrine s’étaitbeaucoup élargie, mais la médaille était toujours restée à saplace, – et il n’avait jamais tant souffert qu’une, fois, lapremière nuit qu’il avait passée dans un mauvais lieu : lesmains de je ne sais quelle fille avaient rencontré la médaillesacrée, – et la créature s’était mise à rire en la touchant…

Quant à la montre, il y avait quelque quaranteans qu’elle avait été achetée, – pas neuve, – par son père, dutemps qu’il était au service, avec ses premières économies desoldat.

Elle avait été autrefois, paraît-il, unemontre très remarquable ; mais à présent elle était un peudémodée et grosse et renflée, à sonnerie, accusant un âge trèsvénérable.

Son père la considérait encore comme un objetd’un rare mérite. (Les montres n’étaient pas très répandues parmiles montagnards de son village). L’horloger d’un bourg voisin quil’avait réparée au moment du départ de Jean pour le service, enavait déclaré le mouvement très remarquable ; – et son vieuxpère lui avait confié avec toute sorte de recommandations cettecompagne de sa jeunesse.

Jean l’avait portée d’abord ; mais voilàqu’au régiment, quand il regardait l’heure, il entendait des éclatsde rire. On avait fait des plaisanteries si déplacées sur cetoignon, que le pauvre Jean en était devenu, deux ou trois fois,tout rouge de colère et de chagrin. Entendre manquer de respect àcette montre, il eût mieux aimé recevoir toute sorte d’injures pourlui-même, et des soufflets en plein visage qu’il eût pu rendre.Cela lui faisait d’autant plus de peine que, intérieurement, ilavait bien été forcé de reconnaître, lui aussi, qu’elle était unpeu ridicule, cette pauvre chère vieille montre. Il s’était mis àl’en aimer davantage ; cela lui faisait une peine inexprimablede la voir ainsi conspuée, – et surtout de la trouver si drôlelui-même.

Alors il avait cessé de la porter, pour luiépargner ces affronts. Même il ne la remontait plus, pour ne pas lafatiguer ; d’autant qu’après les secousses de ce voyage, etsous l’influence de ce climat très chaud auquel elle n’était pashabituée, elle s’était mise à indiquer les heures les plusinvraisemblables, – à battre tout à fait la campagne.

Il l’avait serrée avec amour dans une boîte oùétaient ses objets les plus précieux, ses lettres, ses petitssouvenirs du pays. Cette boîte était la boîte aux fétiches, une deces boîtes absolument sacrées, comme en ont toujours les matelots,et quelquefois les soldats.

Fatou avait défense formelle d’y toucher.

Cependant cette montre l’attirait.

Elle avait trouvé le moyen d’ouvrir le coffretprécieux, elle avait appris toute seule à remonter la montre, quandJean n’était pas là, et à faire tourner les aiguilles et marcher lasonnerie ; et, en l’approchant tout près de son oreille, elleécoutait ces petits bruits fêlés avec des mines curieuses deouistiti qui aurait trouvé une boîte à musique.

XXIX

Jamais à Gadiangué on n’avait une sensation defraîcheur ni de bien-être ; même plus de nuits fraîches, commeau Sénégal les nuits d’hiver.

Dès le matin, sous ces verdures admirables,même température lourde et mortelle ; dès le matin, avant lelever du soleil, dans ces forêts habitées par les singes tapageurs,les perroquets verts, les colibris rares ; dans ces sentierspleins d’ombre, dans ces hautes herbes mouillées où glissaient desserpents, toujours, toujours, à toute heure et partout, mêmechaleur d’étuve, humide, accablante, empoisonnée… Les lourdeurschaudes de l’équateur concentrées toutes les nuits sous lefeuillage des grands arbres, et, partout, la fièvre dans l’air…

Au bout de trois mois, comme on l’avait prévu,le pays était calmé. La guerre, les égorgements noirs étaientfinis. Les caravanes recommençaient à passer, apportant àGadiangué, du fond de l’Afrique, l’or, l’ivoire, les plumes, tousles produits du Soudan et de la Guinée intérieure.

Et, l’ordre ayant été donné de faire rentrerles renforts, un navire vint attendre les spahis à l’entrée dufleuve pour les ramener au Sénégal.

Hélas ! ils n’étaient plus tous là, lespauvres spahis ! Sur douze qui étaient partis, deux manquaientà l’appel du retour ; deux étaient couchés dans la terrechaude de Gadiangué, emportés par la fièvre.

Mais l’heure de Jean n’était pas venue, et, unjour, il refit en sens inverse la route qu’il avait parcourue troismois auparavant dans le canot de Samba-Boubou.

XXX

C’était en plein midi, cette fois, dans unepirogue mandingue, à l’abri d’une tente mouillée.

On longeait les verdures épaisses de la rive,on passait sous les branches et sous les racines pendantes desarbres, pour profiter d’un peu d’ombre chaude et dangereuse quitombait là sur l’eau.

Cette eau semblait stagnante et immobile, elleétait lourde comme de l’huile, – avec de petites vapeurs de fièvrequ’on voyait planer çà et là sur sa surface polie.

Le soleil était au zénith ; il éclairaitdroit d’aplomb, au milieu d’un ciel d’un gris violacé, d’un grisd’étain, qui était tout terni par des miasmes de marais.

C’était quelque chose de si terrible, lachaleur qu’il faisait, que les rameurs noirs étaient obligés de sereposer malgré tout leur courage. L’eau tiède n’apaisait plus leursoif ; ils étaient épuisés et comme fondus en sueur.

Et alors, quand ils s’arrêtaient, la pirogue,entraînée tout doucement par un courant presque insensible,continuait son chemin à la dérive. Et les spahis pouvaient voir detout près ce monde à part, – le monde de dessous les palétuviers,qui peuple les marais de toute l’Afrique équatoriale.

A l’ombre, dans les fouillis obscurs desgrandes racines, ce monde dormait.

Là, à deux pas d’eux qui passaient sans bruit,qui glissaient lentement sans éveiller même les oiseaux, – à lestoucher, il y avait des caïmans glauques, allongés mollement sur lavase, bâillant, la gueule béante et visqueuse, l’air souriant etidiot ; – il y avait de légères aigrettes blanches quidormaient aussi, roulées en boule neigeuse au bout d’une de leurslongues pattes, et posées, pour ne pas se salir, sur le dos mêmedes caïmans pâmés ; – il y avait des martins-pêcheurs de tousles verts et de tous les bleus, qui faisaient la sieste au ras del’eau dans les branches, en compagnie des lézards paresseux ;– et de grands papillons surprenants, éclos dans des températuresde chaudière, qui s’ouvraient et se fermaient lentement, posésn’importe où, – ayant l’air de feuilles mortes quand ils étaientfermés, et tout brillants comme des écrins mystérieux quand ilsétaient ouverts, tout étincelants de bleus nacrés et d’éclats demétal.

Il y avait surtout des racines de palétuviers,des racines et des racines, pendant partout comme des gerbes defilaments ; il y en avait de toutes les longueurs, de tous lescalibres, s’enchevêtrant et descendant de partout, on eût dit desmilliers de nerfs, de trompes, de bras gris, voulant tout enlaceret tout envahir : d’immenses étendues de pays étaient couvertsde ces enchevêtrements de racines. Et sur toutes les vases, surtoutes les racines, sur tous les caïmans, il y avait des famillespressées de gros crabes gris qui agitaient perpétuellement leurunique pince d’un blanc d’ivoire, comme cherchant à saisir en rêvedes proies imaginaires. Et le mouvement de somnambule de tous cescrabes était, sous l’épaisse verdure, le seul grouillementperceptible de toute cette création au repos.

………………………

Quand les rameurs noirs avaient retrouvé leurhaleine, ils reprenaient en sourdine leur chanson sauvage etramaient avec fureur. Alors la pirogue des spahis fendait l’eaumolle du Diakhallémé et descendait le cours sinueux du fleuve, enfilant très vite au milieu des forêts.

A mesure qu’on se rapprochait de la mer, lescollines et les grands arbres de l’intérieur disparaissaient.C’était de nouveau l’immense pays plat, sur lequel un tissuinextricable de palétuviers était jeté comme un uniforme manteauvert.

L’accablement de midi était passé, et quelquesoiseaux volaient.

Pourtant c’était silencieux toujours, cepays ; à perte de vue, même uniformité, mêmes arbres, mêmecalme. Plus qu’une monotone bordure de palétuviers, rappelant dansles lointains les formes connues des peupliers de nos rivières deFrance.

A droite et à gauche s’ouvraient, de distanceen distance, d’autres cours d’eau aussi silencieux, qui s’enallaient se perdre au loin, bordés par les mêmes rideaux de la mêmeverdure. Il fallait l’expérience consommée de Samba-Boubou, pour sereconnaître dans le dédale de ces rivières.

On n’entendait aucun bruit ni aucun mouvement,excepté, de loin en loin, le plongeon énorme d’un hippopotame quedérangeait le bruit cadencé des rameurs, et qui s’en allait, enlaissant sur le miroir des eaux ternes et chaudes de grands remousconcentriques.

Aussi fermait-elle bien les yeux, Fatou,couchée tout au fond de la pirogue pour plus de sûreté, avec undouble abri de feuilles et de toiles mouillées sur la tête.

C’est qu’elle avait pris à l’avance sesinformations, et savait quels hôtes on peut s’attendre à apercevoirsur ces bords.

Quand elle arriva à Poupoubal, elle avaitaccompli le voyage entier sans avoir osé rien regarder le long dela route. Jean, pour la décider à bouger dut lui affirmer que trèspositivement on était arrivé ; que d’ailleurs il faisait nuitnoire, et que le danger par conséquent n’existait plus.

Elle était tout engourdie au fond de sapirogue, et répondait d’une voix dolente d’enfant câlin. Ellevoulait que Jean la prît dans ses bras, et la mît lui-même à borddu navire de Gorée, ce qui fut fait. Ces manières réussissaientassez bien auprès du pauvre spahi, qui se laissait aller parinstants à gâter Fatou, – par besoin de chérir quelqu’un – parbesoin de tendresse, et faute de mieux.

XXXI

Le gouverneur de Gorée se souvint de lapromesse qu’il avait faite au spahi Pierre Boyer : à sonretour, Jean fut de nouveau dirigé sur Saint-Louis, pour y acheverson temps d’exil.

Il éprouva une émotion, Jean, en voyantreparaître le pays du sable et la ville blanche ; il y étaitattaché, comme on l’est à tous les lieux où l’on a souffert et véculongtemps. Et puis il eut un certain bonheur, aux premiers moments,à retrouver presque une ville, presque la civilisation,avec les habitudes et les amis d’autrefois ; toutes chosesdont il avait fallu qu’il fût quelque temps privé, pour en faire auretour le moindre cas.

Les loyers sont peu courus à Saint-Louis duSénégal. La maison de Samba-Hamet n’avait pas trouvé de nouveauxhabitants ; Coura-n’diaye vit revenir Jean et Fatou, et leurrouvrit la porte de leur ancien logis.

Les jours reprirent, pour le spahi, leur coursmonotone d’autrefois.

XXXII

Rien de changé dans Saint-Louis. Mêmetranquillité dans leur quartier. Les marabouts privés quihabitaient leur toit claquaient du bec en se pâmant au soleil, avecle même son de bois sec, d’engrenage de moulin à vent.

Les négresses pilaient toujours leur éternelkousskouss. Partout mêmes bruits familiers, même silence monotone,– même calme de la nature accablée.

Mais Jean était de plus en plus fatigué detoutes ces choses.

De jour en jour aussi, il se détachait deFatou ; il était absolument dégoûté de sa maîtresse noire.

Elle était devenue plus exigeante et plusmauvaise aussi, Fatou-gaye, – depuis surtout qu’elle avait euconscience de son empire sur l’esprit de Jean, – depuis qu’il étaitresté à cause d’elle.

Il y avait fréquemment des scènes entreeux ; elle l’exaspérait quelquefois, à force de perversité etde malice. Alors il avait commencé à frapper à coups de cravache,pas bien fort au début, puis plus durement par la suite. Sur le dosnu de Fatou, les coups laissaient quelquefois des marques, commedes hachures, – noir sur noir. – Après il le regrettait, il enavait honte.

Un jour, en rentrant au logis, il avait vu deloin un khassonké, une espèce de grand gorille noir,déguerpir prestement par la fenêtre. – Il n’avait même rien ditcette fois-là ; cela lui était égal, après tout, ce qu’ellepouvait faire…

C’était absolument fini des sentiments depitié, ou peut-être de tendresse qu’il avait pu avoir un momentpour elle ; il en avait assez ; il en était lassé,écœuré. Par inertie seulement, il la gardait encore.

La dernière année était entamée ; toutcela sentait la fin, le départ. Il commençait à compter parmois !

Le sommeil l’avait fui, comme cela arrive à lalongue, dans ces pays énervants. – Il passait des heures de nuit,accoudé à sa fenêtre, – respirant avec volupté les fraîcheurs deson dernier hiver, – et surtout rêvant du retour.

La lune, en achevant sa course tranquille surle désert, le trouvait généralement là, à sa fenêtre. Il aimait cesbelles nuits des pays chauds, ces clartés roses sur le sable, cestraînées argentées sur l’eau morne du fleuve, – chaque nuit, levent lui apportait, des plaines de Sorr, le cri lointain deschacals – et même ce cri lugubre lui était devenu un bruitfamilier.

Et quand il songeait que bientôt il allaitquitter tout cela pour toujours, – voilà maintenant que cettepensée jetait comme une tristesse vague sur la joie de revenir.

XXXIII

Il y avait plusieurs jours que Jean n’avaitpas ouvert sa boîte aux choses précieuses, et pas vu sa vieillemontre.

Il était au quartier, occupé à son service, –quand tout à coup il y songea avec un sentiment d’inquiétude.

Il rentra chez lui en marchant plus vite quede coutume, et, en arrivant, il ouvrit sa boîte.

Il sentit un coup au cœur ; il ne voyaitplus la montre !… Il déplaça fiévreusement les objets… Non,elle n’y était plus !…

Fatou chantonnait d’un air indifférent, en leregardant de coin. Elle enfilait des verroteries, combinant deseffets de tons pour ses colliers ; grands préparatifs pour lesfêtes du lendemain, les bamboulas de la Tabaski auxquelles ilfallait paraître belle et parée,

– C’est toi qui l’as changée de place ?Dis, vite, Fatou… Je te l’avais défendu, d’y toucher ! Oùl’as-tu mise ?…

– Ram !… (Je ne sais pas !)répondit Fatou avec indifférence.

Une sueur froide commençait à perler au frontde Jean, égaré d’anxiété et de colère. Il prit Fatou, la secouantrudement par le bras :

– Où l’as-tu mise ?… Allons, disvite ?

– Ram !…

Alors tout à coup une lueur lui vint. Ilvenait d’apercevoir un pagne neuf, à zigzags bleus et roses, pliésoigneusement, caché dans un coin, préparé pour la fête dulendemain !…

Il comprit, saisit le pagne, le déplia, et, lelançant par terre

– Tu l’as vendue, cria-t-il, la montre !Allons vite, Fatou, dis la vérité !…

Il la jeta à genoux sur le plancher, dans unerage folle, et prit sa cravache.

Elle savait bien, Fatou, qu’elle avait touchélà un fétiche précieux, et que ce serait grave.

– Mais elle avait l’audace del’impunité : elle en avait déjà tant fait, et Jean avait tantpardonné.

Pourtant, jamais encore elle n’avait vu Jeancomme cela ; elle poussa un cri, elle eut peur ; – ellese mit à embrasser ses pieds :

– Pardon, Tjean !… Pardon !…

………………………

Jean ne sentait pas sa force dans ces momentsde fureur. Il avait de ces violences un peu sauvages des enfantsqui ont grandi dans les bois. Il frappait rudement sur le dos nu deFatou, marquant des raies d’où jaillissait le sang, et sa rages’excitait en frappant…

Et puis il eut honte de ce qu’il avait fait,et, jetant sa cravache à terre, il se laissa tomber sur sontara…

XXXIV

Un moment après, Jean s’en allait en courantau marché de Guet-n’dar.

Fatou avait avoué à la fin, et donné le nom dumarchand nègre auquel elle l’avait vendue.

Il espérait bien qu’elle était là encore etqu’il pourrait la racheter, sa pauvre vieille montre ; ilvenait de toucher son mois et cet argent devait suffire.

Il marchait très vite, il courait ; trèspressé d’arriver, – comme si, justement pendant le trajet, quelqueacheteur noir était là, la marchandant, prêt à l’emporter.

………………………

A Guet-n’dar, sur le sable, tapage, confusionde tous les types, babel de toutes les langues du Soudan. – Là setient perpétuellement le grand marché, plein de gens de tous lespays, où l’on vend de tout, des choses précieuses et des chosessaugrenues, – des denrées utiles et des denrées extravagantes, –des objets invraisemblables, – de l’or et du beurre, – de la viandeet des onguents, – des moutons sur pied et des manuscrits, – descaptifs et de la bouillie, – des amulettes et des légumes.

D’un côté, fermant le tableau, un bras dufleuve avec Saint-Louis derrière : ses lignes droites et sesterrasses babyloniennes ; ses blancheurs bleuâtres de chaux,tachées de rougeurs de briques, – et, çà et là, le panache jaunid’un palmier montant sur le ciel bleu,

De l’autre côté, Guet-n’dar, la fourmilièrenègre aux milliers de toits pointus.

Auprès, des caravanes qui stationnent, deschameaux couchés dans le sable, des Maures déchargeant leursballots d’arachides, – leurs sacs-fétiches en cuir ouvragé.

Marchands et marchandes accroupis dans lesable, riant ou se disputant ; bousculés, piétinés, eux etleurs produits, par les acheteurs.

– Hou ! dièndé m’pât !… (marchandesde lait aigre, contenu dans des peaux de bouc cousues retournées lepoil en dedans.)

–– Hou ! dièndé nébam !… (marchandesde beurre, – de race peuhle, – avec de grands chignons tricornesplaqués de cuivre, – pêchant leur marchandise à pleines mains dansdes outres poilues ; – la roulant dans leurs doigts en petitesboulettes sales à un sou la pièce, – et s’essuyant les pattes aprèsdans leurs cheveux).

– Hou ! dièndé kheul !… dièndékhorompolé !… (marchandes de simples, de petits paquetsd’herbes ensorcelées, de queues de lézards et de racines àpropriétés magiques).

– Hou ! dièndé tchiakhkha !… dièndédjiarab !… (marchandes accroupies, de grains d’or ; degrains de jade, de perles d’ambre, de ferronnières d’argent ;– tout cela étalé par terre sur des linges sordides, – et piétinépar les clients).

– Hou ! dièndé guerté !… dièndékhankhel !… dièndé iap-nior !… – (marchandes depistaches, – de canards en vie, – de comestibles insensés, – deviandes séchées au soleil, de pâtes au sucre mangées par lesmouches).

Marchandes de poisson salé, marchandes depipes, marchandes de tout ; – marchandes de vieux bijoux, devieux pagnes crasseux et pouilleux, sentant le cadavre ; – debeurre de Galam pour l’entretien crépu de la chevelure ; – devieilles petites queues, coupées ou arrachées sur des têtes denégresses mortes, et pouvant resservir telles quelles, toutestressées et gommées, toutes prêtes.

Marchandes de grigris, d’amulettes, de vieuxfusils, de crottes de gazelles, de vieux corans annotéspar les pieux marabouts du désert ; – de musc, de flûtes, devieux poignards à manche d’argent, de vieux couteaux de fer ayantouvert des ventres, – de tam-tams, de cornes de girafes et devieilles guitares.

Et la truanderie, la haute pouillerie noire,assise alentour, sous les maigres cocotiers jaunes : devieilles femmes lépreuses tendant leurs mains pleines d’ulcèresblancs pour demander l’aumône, – et de vieux squelettes à moitiémorts, les jambes gonflées d’éléphantiasis, avec de grosses mouchesgrasses et des vers pompant leurs plaies sur le vif.

Et des fientes de chameau par terre, et desfientes nègres, des débris de toutes sortes et des tas d’ordures. –Et là-dessus, tombant d’aplomb, un de ces soleils brûlants qu’onsentait là tout près de soi, dont le rayonnement cuisait commecelui d’un brasier trop rapproché.

Et toujours, et toujours, pour horizon ledésert ; la platitude infinie du désert.

………………………

C’était là, devant l’étalage d’un certainBob-Bakary-Diam, que Jean s’arrêta, interrogeant d’un regardanxieux et rapide, avec un battement de cœur, le monceau d’objetshétéroclites qui s’éparpillaient devant lui.

– Ah ! oui, mon blanc, ditBob-Bakary-Diam, en yoloff, avec un sourire tranquille, – la montrequi sonne ? – Il y a quatre jours, la jeune fille est venue mela vendre pour trois khâliss d’argent. – Bien fâché, mon blanc, –mais, comme elle sonnait, je l’ai vendue dès le même jour, – à unchef de Trarzas, qui est parti en caravane pour Tombouctou.

………………………

Allons, c’était fini !… Il n’y fallaitplus penser, la pauvre vieille montre !…

Il en éprouvait un désespoir, le pauvre Jean,un déchirement de cœur, comme s’il eût perdu par sa faute unepersonne bien-aimée.

Si encore il eût pu aller embrasser son vieuxpère, et lui demander pardon, cela l’aurait un peu consolé. – Siencore elle était tombée dans la mer, la montre, – ou dans lefleuve, ou dans quelque coin du désert, – mais ainsi vendue,profanée par cette Fatou !… Ça, c’était trop !… Il auraitpleuré presque, s’il ne s’était pas senti tant de rage au cœurcontre cette créature.

C’était cette Fatou qui depuis quatre ans luiprenait son argent, sa dignité, sa vie !… Pour la garder ilavait perdu son avancement, tout son avenir de soldat ; – pourelle il était resté en Afrique, pour cette petite créature méchanteet perverse, noire de figure et d’âme, entourée d’amulettes et desortilèges ! – Et il se montait la tête, en marchant ausoleil ; contre ses maléfices il était pris d’une sorted’horreur superstitieuse ; contre sa méchanceté et sonimpudence, et l’audace de ce qu’elle venait de faire, il était prisd’une fureur insensée. – Et il rentrait chez lui, marchant vite, lesang bouillonnant, – exaspéré de chagrin et de colère, – la tête enfeu.

XXXV

Elle attendait, elle, avec une grande anxiétéce retour.

Dès qu’il entra, elle vit bien qu’il nel’avait pas retrouvée, la vieille montre qui sonnait.

Il avait l’air si sombre, qu’elle pensa queprobablement il allait la tuer.

Elle comprenait cela ; – elle, si on luiavait pris une certaine amulette racornie, la plus précieusequ’elle avait, que sa mère lui avait donnée quand elle était toutepetite, en Galam, – oh ! elle se serait jetée sur le voleur,et l’aurait tué si elle avait pu.

Elle comprenait bien qu’elle avait fait làquelque chose de très mal, poussée par les mauvais esprits, par songrand défaut de trop aimer la parure. – Elle savait bien qu’elleétait méchante. – Elle était fâchée d’avoir fait tant de peine àJean ; cela lui était égal d’être tuée, – mais elle auraitvoulu l’embrasser.

Quand il la battait, elle aimait presque celamaintenant, parce qu’il n’y avait guère que dans ces moments-làqu’il la touchait, et qu’elle pouvait le toucher, elle, en seserrant contre lui pour demander grâce. – Cette fois, quand ilallait la prendre pour la tuer, comme elle n’aurait plus rien àrisquer, elle mettrait toutes ses forces pour l’enlacer, et tâcherd’arriver jusqu’à ses lèvres ; après elle se cramponnerait àlui en l’embrassant jusqu’à ce qu’elle fût morte, – et cela luiserait égal.

………………………

S’il avait pu déchiffrer, le pauvre Jean, cequi se passait dans ce petit cœur sombre, sans doute, pour sonmalheur, il aurait pardonné encore ; – ce n’était pasdifficile de l’attendrir, lui.

Mais Fatou ne parlait pas, parce qu’ellecomprenait que tout cela ne pouvait pas s’exprimer, et l’idée decette lutte suprême où elle allait le tenir et l’embrasser, etmourir par lui, ce qui finirait tout, – cette idée luiplaisait ; – et elle attendait, fixant sur lui ses grands yeuxd’émail, avec une expression de passion et de terreur.

Mais Jean était rentré, et il ne lui disaitrien ; – il ne la regardait même pas, – alors elle necomprenait plus.

Il avait même jeté sa cravache en entrant, –parce qu’il était honteux d’avoir été brutal avec une petite filleet qu’il ne voulait pas recommencer.

Seulement il s’était mis à arracher toutes lesamulettes pendues aux murs et les jetait par les fenêtres.

Puis il prit les pagnes, les colliers, lesboubous, les calebasses – et, sans rien dire toujours, il leslançait, dehors sur le sable.

Et Fatou commençait à comprendre ce quil’attendait ; elle devinait que tout était fini, et elle étaitatterrée.

Quand tout ce qui était à elle fut dehors,éparpillé sur la place, Jean lui montra la porte, en disantsimplement, entre ses dents blanches serrées, d’une voix sourde quin’admettait pas de réplique

– Va-t’en ! ! !

Et Fatou, la tête baissée, s’en alla sans riendire. Non, elle n’avait rien imaginé d’aussi horrible que d’êtrechassée ainsi. Elle se sentait devenir folle, – et elle s’en allaitsans oser lever la tête, sans trouver un cri à pousser, ni un mot àdire, ni une larme à verser.

XXXVI

Alors Jean se mit à ramasser avec calme toutce qui était à lui, à plier ses effets soigneusement, comme pourfaire son sac de soldat ; il empaquetait avec soin, parhabitude d’ordre prise malgré lui au régiment, – et se dépêchaittout de même, de peur d’être pris de regret, et de faiblir.

Il se sentait un peu consolé par cetteexécution terrible, par cette satisfaction donnée à la mémoire dela vieille montre ; – heureux d’avoir eu définitivement cecourage, se disant que bientôt il embrasserait son père, luiconterait tout pour avoir son pardon.

Puis, quand il eut fini, il descendit chezCoura-n’diaye, la griote. – Il vit Fatou qui s’était réfugiée là,immobile, accroupie dans un coin. – Les petites esclaves avaientramassé ses affaires dehors, et les avaient mises dans lescalebasses près d’elle.

Jean ne voulut même pas la regarder. – Ils’approcha de Coura-n’diaye, paya son mois en prévenant qu’il nereviendrait plus ; puis il jeta son léger bagage sur sesépaules, et sortit.

………………………

Pauvre vieille montre. Son père lui avaitdit : « Jean, elle est un peu ancienne, mais c’est unetrès bonne montre, et on n’en fait peut-être plus d’aussi bonnesaujourd’hui. Quand tu seras riche, plus tard, tu t’en achèteras uneà la mode si tu veux, mais tu me rendras celle-là ; il y aquarante ans qu’elle est avec moi, je l’avais au régiment, – etquand on m’enterrera, si tu n’en veux plus, ne manque pas de lafaire mettre dans ma bière ; elle me tiendra compagnielà-bas… »

………………………

Coura-n’diaye avait pris l’argent du spahisans faire de réflexions sur ce congé brusque, avec sonindifférence de vieille courtisane revenue de tout.

Quand Jean fut dehors, il appela son chienlaobé qui le suivit l’oreille basse comme comprenant la situation,et fâché de partir. Puis il s’en alla sans tourner la tête,descendant les longues rues de la ville morte, dans la direction duquartier.

………………………

TROISIÈME PARTIE

I

Lorsque Jean eut ainsi définitivement expulséFatou-gaye, il éprouva un grand soulagement d’avoir fait cetteexécution. – Lorsqu’il eut convenablement arrangé dans son armoirede soldat tout son mince bagage, rapporté de la maison deSamba-Hamet, il se trouva plus libre et plus heureux.

Cela lui paraissait un acheminement vers ledépart, vers ce bienheureux congé définitif qui n’étaitplus éloigné que de quelques mois.

Il avait eu pitié d’elle, cependant. Il avaitvoulu encore une fois lui envoyer l’argent de sa solde, pour luifaciliter une installation nouvelle ou un départ.

Mais, comme il aimait mieux ne pas la revoir,il avait chargé le spahi Muller de cette commission.

Muller s’était rendu dans la maison deSamba-Hamet, chez la griote. – Mais Fatou était partie.

– Elle a eu beaucoup de chagrin, dirent lespetites esclaves, en yoloff, – faisant cercle et parlant toutes àla fois.

Le soir, elle n’a pas voulu manger lekouss-kouss que nous lui avions préparé.

– La nuit, dit la petite Sam-Lélé, je l’aientendue qui parlait tout haut en rêvant, – et même les laobés ontjappé, ce qui est très mauvais signe. – Mais je n’ai pu comprendrece qu’elle a dit.

Il était certain qu’elle était partie, –emportant ses calebasses sur la tête, – un peu avant le soleillevé.

Une macaque nommée Bafoufalé-Diop, femme chefdes esclaves de la griote, personne très curieuse par nature, –l’avait suivie de loin, et l’avait vue tourner par le pont de boissur le petit bras du fleuve, se dirigeant sur N’-dartoute –ayant l’air de très bien savoir où elle allait.

On croyait dans le quartier qu’elle avait dûaller demander asile à un certain vieux marabout très riche deN’-dar-toute, qui l’admirait beaucoup. – Elle était bien assezbelle, d’ailleurs, pour n’être pas en peine de sa personne, quoiquekeffir.

Quelque temps encore, Jean évita de passerdans les quartiers de Coura-n’diaye.

Et puis bientôt il n’y pensa plus.

Il lui semblait d’ailleurs qu’il avaitretrouvé sa dignité d’homme blanc, souillée par le contactde cette chair noire ; ces enivrements passés, cette fièvredes sens surexcités par le climat d’Afrique, ne lui inspiraientplus, quand il regardait en arrière, qu’un dégoût profond.

Et il se bâtissait toute une existencenouvelle, de continence et d’honnêteté.

A l’avenir, il vivrait au quartier,comme un homme sage.

Il ferait des économies pour rapporter àJeanne Méry une foule de souvenirs du Sénégal de belles nattes quiseraient plus tard l’ornement de leur logis rêvé ; des pagnesbrodés dont les riches couleurs feraient l’admiration des gens deson pays, et qui, dans leur ménage, leur serviraient de tapis detable magnifiques ; – et puis surtout des boucles d’oreilleset une croix en or fin de Galam qu’il commanderait exprès pour elleaux plus grands artistes noirs.

– Elle les mettrait pour se parer, ledimanche, en allant à l’église avec les Peyral, et certes dans levillage aucune autre jeune femme n’aurait des bijoux aussibeaux.

………………………

Ce pauvre grand spahi à l’air si grave formaitainsi dans sa jeune tête inculte une foule de projets presqueenfantins, rêves naïfs de bonheur, de vie de famille et de paisiblehonnêteté.

Jean avait alors près de vingt-six ans. On luieût donné un peu plus que son âge, comme cela arrive souvent pourles hommes qui ont mené la vie rude aux champs, à la mer ou àl’armée. – Ces cinq ans de Sénégal l’avaient beaucoup changé ;ses traits s’étaient accentués ; il était plus basané et plusmaigre ; il avait pris l’air plus militaire et plusarabe ; ses épaules et sa poitrine s’étaient beaucoupélargies, bien que sa taille fût restée mince et souple ; ilmettait son fez et retournait sa longue moustache brune avec unecoquetterie de soldat qui lui allait à ravir.

– Sa force et son extrême beauté inspiraientune sorte de respect involontaire à ceux qui l’approchaient. On luiparlait autrement qu’aux autres.

Un peintre l’eût choisi comme type accompli decharme noble et de perfection virile.

II

Un jour, sous une même enveloppe portant letimbre de son village, Jean trouva deux lettres, – l’une de sachère vieille mère, – l’autre de Jeanne.

Lettre de Françoise Peyral à son fils.

« Mon cher fils,

« Il y a bien du nouveau depuis madernière lettre, et tu vas avoir bien de l’étonnement. – Mais ne tetourmente pas tout d’abord ; il faut faire comme nous, moncher fils, prier le bon Dieu et avoir toujours bon espoir. – Jecommencerai par te dire qu’il est venu dans le pays un jeunehuissier nouveau, M. Prosper Suirot, qui n’est pas très aiméchez nous, vu qu’il est dur avec les pauvres gens et qu’il a l’âmesournoise ; mais c’est un homme qui a une belle position, onne peut pas dire le contraire. – Donc, ce monsieur Suirot a demandéla main de Jeanne à ton oncle Méry, qui l’a accepté pour songendre.

– Maintenant, Méry est venu nous faire unescène ici un soir ; il avait fait prendre des renseignementssur ton compte auprès de tes colonels sans nous le dire, et on luia donné des renseignements mauvais, à ce qu’il parait. – On dit quetu as une femme nègre là-bas ; que tu l’as gardée tout de mêmecontre les observations de tes chefs ; que c’est cela qui t’aempêché de passer maréchal des logis ; qu’il y a de mauvaisbruits là-bas sur ton compte ; beaucoup de choses, mon cherfils, que je n’aurais jamais pu croire, mais c’était écrit sur unpapier imprimé qu’il nous a montré, et sur lequel on avait marquéles cachets de ton régiment. – Maintenant, Jeanne est venue sesauver chez nous tout en pleurs, disant qu’elle n’épouserait jamaisle Suirot, qu’elle ne serait jamais que ta femme à toi, mon cherJean, et qu’elle aimerait mieux s’en aller dans un couvent. – Ellet’a écrit une lettre que je t’envoie, où elle te marque ce que tudois faire ; elle est majeure et elle a beaucoup de tête, faisbien tout ce qu’elle te dira et écris poste pour poste à ton oncle,comme elle te le commande. – Tu vas nous revenir dans dix mois, moncher fils ; avec de la conduite jusqu’à la fin de ton congé eten priant beaucoup le bon Dieu, cela pourra sans doute s’arrangerencore ; mais nous sommes bien tourmentés, comme tu dois lepenser ; nous avons peur aussi que Méry ne défende à Jeanne derevenir chez nous, et alors ce serait bien malheureux.

« Peyral se joint à moi, mon cher fils,pour t’embrasser et te prier de nous écrire au plus vite.

« Ta vieille mère qui t’adore pour lavie.

« FRANÇOISE PEYRAL. »

Jeanne Méry à son cousin Jean.

« Mon cher Jean,

« Je m’ennuie tant, vois-tu, que jevoudrais passer (1) tout de suite. J’ai trop de malheur que tu nesois pas rendu et que tu ne parles pas de revenir bientôt.

Voilà maintenant que mes parents, d’accordavec mon parrain, veulent me marier avec ce grand Suirot dont jet’ai causé déjà ; on me casse la tête pour me dire qu’il estriche et que je dois avoir de l’honneur qu’il m’ait demandée. Jedis non, tu penses, et je me mine les yeux à pleurer.

(1) Passer, mourir (cévenol).

« Mon cher Jean, je suis bien malheureused’avoir tout le monde contre moi, Olivette et Rose rient de me voirtoujours les yeux rouges ; je crois qu’elles, ellesépouseraient très volontiers le grand Suirot si seulement ilvoulait d’elles. Moi, rien que d’y penser, ça me fait unfrisson ; non bien sûr que je ne l’épouserai jamais, et que jeleur échapperai à tous pour entrer au couvent de Saint-Bruno, s’ilsme poussent à bout.

« Si seulement je pouvais aller chez toiquelquefois, ça me remonterait de causer avec ta mère, pour quij’ai bien du respect et de l’amitié comme si j’étais safille ; mais on me fait déjà de gros yeux parce que j’y vaistrop souvent, et qui sait si bientôt on ne me le défendra pas toutà fait.

« Mon cher Jean, il faut que tu fassestout ce que je vais te dire. J’entends qu’il y a des méchantsbruits sur toi ; je me dis qu’ils les font courir à seule finde m’influencer, mais je ne crois pas un mot de tous ces contes, çan’est pas possible, et pas un ici ne te connaît comme moi. Tout demême je serai contente si tu me dis un petit mot là-dessus, et situ me parles de ton amitié : tu sais ça fait toujours plaisirquand même on sait bien que c’est vrai. Et puis écris tout de suiteà mon père pour me demander en mariage, surtout fais-lui bien lapromesse que tu te conduiras toujours au pays comme un homme sageet rangé sur qui on n’aura jamais rien à dire, quand tu seras monmari ; – après ça je le supplierai à genoux. – Le bon Dieu aitpitié de nous, mon bon Jean !

« Ta fiancée pour la vie,

« JEANNE MÉRY. »

Au village, on n’apprend guère à exprimer lessentiments du cœur ; les jeunes filles élevées aux champssentent très vivement quelquefois, – mais les mots leur manquentpour rendre leurs émotions et leurs pensées, le vocabulaire raffinéde la passion est fermé pour elles ; ce qu’elles éprouvent,elles ne savent le traduire qu’à l’aide de phrases naïves ettranquilles ; là est toute la différence.

Il fallait que Jeanne eût senti bien vivementpour avoir écrit cette lettre, – et Jean, qui parlait lui aussi celangage simple, comprit tout ce qu’il y avait là-dessous derésolution et d’amour. – En présence de cette fidélité ardente desa fiancée, il eut confiance et espoir ; il mit dans saréponse tout ce qu’il y sut mettre de tendresse et dereconnaissance, il adressa à son oncle Méry une demande en forme,accompagnée de serments bien sincères de sagesse et de bonneconduite ; – et puis il attendit sans trop d’inquiétude leretour du courrier de France…

M. Prosper Suirot était un jeune huissierétroit et voûté, doublé d’un libre-penseur farouche, bavant desinepties athées sur toutes les choses saintes d’autrefois, –gratteur de papier à la vue basse, dont les petits yeux rougiss’abritaient sous des lunettes fumées. – Ce rival eût fait pitié àJean, qui éprouvait une répulsion instinctive pour les êtres laidset mal bâtis.

Séduit par la dot et la figure de Jeanne, lepetit huissier croyait, dans sa bêtise bouffie, faire beaucoupd’honneur à la jeune paysanne en lui offrant sa laide personne etson infime position sociale ; il avait même décidé qu’après lemariage, pour se mettre à sa hauteur, Jeanne, devenuedame, se coifferait d’un chapeau.

………………………

III

Six mois avaient passé. Et les courriers deFrance n’avaient apporté au pauvre Jean – rien de bien mauvais, àla vérité, – mais rien de bien bon non plus.

L’oncle Méry restait inflexible ; – maisJeanne l’était aussi, et, dans les lettres de la vieille Française,elle glissait toujours, pour son fiancé, quelques mots de fidélitéet d’amour.

Jean, lui, était plein d’espoir, et ne doutaitplus que, à son arrivée au pays, tout ne pût facilements’arranger.

Il se perdait plus que jamais en projetsdélicieux… Après ces cinq années d’exil, ce retour au village luiapparaissait sous des couleurs d’apothéose.

Tous ces rêves de pauvre abandonné leramenaient à cet instant radieux : monter, avec ses grandsburnous de spahi, dans la diligence de son village, – voirreparaître les Cévennes, les silhouettes familières de sesmontagnes, – la route connue, – puis le clocher aimé, – puis letoit paternel au bord du chemin, et serrer dans ses bras, avec unejoie folle, ses vieux parents chéris…

Alors, ensemble, tous trois, ils s’en allaientchez les Méry… Dans le village, les bonnes gens, les jeunes filles,sortaient sur leurs portes pour le voir passer ; on letrouvait beau, avec son costume étranger et ses grandes alluresd’Afrique… Il montrait à son oncle Méry ses galons de maréchal deslogis, qu’on venait enfin de lui donner et dont l’effet seraitirrésistible… Il était bon, après tout, son oncle Méry ;autrefois, il avait beaucoup grondé Jean, c’est vrai, mais ill’avait aimé aussi ; Jean s’en souvenait très bien maintenant,il en était très sûr… (De loin, dans l’exil, on revoit toujourssous des couleurs plus douces ceux qui sont restés au foyer ;on se les rappelle affectueux et bons ; on oublie les défauts,les duretés et les rancunes.) Donc, il était impossible que l’oncleMéry ne se laissât pas fléchir, quand il verrait là ses deuxenfants le suppliant ensemble ; il s’attendrirait biencertainement… et mettrait la main de Jeanne toute tremblante danscelle de Jean !… Et alors, que de bonheur, quelle vie belle etdouce, quel paradis sur la terre !…

………………………

Par exemple, Jean ne se voyait pas très bien,vêtu comme les hommes de son village, ni, surtout, coiffé dumodeste chapeau campagnard. Ce changement était un sujet sur lequelil n’aimait pas arrêter sa pensée ; il lui semblait qu’il neserait plus lui-même, le fier spahi, sous cet accoutrementd’autrefois. C’était sous le costume rouge qu’il avait appris lavie, c’était sur le sol d’Afrique qu’il s’était fait homme, et,plus qu’il ne le croyait ; il aimait tout cela : ilaimait son fez arabe, son sabre, son cheval, – son grand paysmaudit, son désert.

Il ne savait pas, Jean, quelles déceptionsattendent quelquefois les jeunes hommes, – marins, soldats, spahis,– quand ils rentrent à ce village tant rêvé, qu’ils ont quittéencore enfants, et que, de loin, ils voyaient à travers des prismesenchantés.

Hélas ! quelle tristesse souvent, et quelennui monotone attendent au pays le retour de ces exilés !

De pauvres spahis, comme lui, acclimatés,énervés dans ce pays d’Afrique, ont pleuré quelquefois les rivesdésolées du Sénégal.

Les longues courses à cheval, et la vie pluslibre, et la grande lumière, et les horizons démesurés, tout celamanque, quand on s’y est habitué et qu’on ne l’a plus ; dansla tranquillité du foyer, on éprouve quelque chose comme le besoindu soleil dévorant et de l’éternelle chaleur, le regret du désert,la nostalgie du sable.

IV

Cependant Boubakar-Ségou, le grand roi noir,faisait des siennes dans le Diambour et le pays de Djiagabar. Levent était à une expédition de guerre : on en parlait àSaint-Louis dans les cercles d’officiers ; cela étaitcommenté, discuté de mille façons parmi les soldats, spahis,tirailleurs, ou troupiers d’infanterie de marine. C’était le bruitdu jour, et chacun espérait y gagner sa part, de l’avancement, unemédaille ou un grade.

Jean, lui, qui allait finir son service, sepromettait de racheter là tout ce qu’on avait pu lui reprocher sursa conduite passée ; il rêvait d’attacher à sa boutonnière lepetit ruban jaune des braves, la médaille militaire ; ilvoulait faire ses adieux éternels au pays noir par quelque belleaction de valeur, qui laisserait son nom ineffaçable au quartierdes spahis, dans ce coin de la terre où il avait tant vécu et tantsouffert.

Entre les casernes, le commandement de lamarine et le gouvernement, un rapide échange de correspondanceavait lieu chaque jour. Il arrivait chez les spahis de grands pliscachetés qui faisaient rêver les hommes en veste rouge ; onprévoyait une expédition longue et sérieuse et le momentapprochait.

Les spahis aiguisaient leur grand sabre decombat, et astiquaient leur fourniment, avec force paroles etbravoure, verres d’absinthe et joyeux propos.

V

On était aux premiers jours d’octobre.

Jean, qui circulait par ordre depuis le matinpour remettre de droite et de gauche des papiers de service, allaiten dernier lieu au palais du Gouvernement, porter une grandeenveloppe officielle.

Dans la longue rue droite, aussi vide et aussimorte qu’une rue de Thèbes ou de Memphis, il vit venir à lui, dansle soleil, un autre homme rouge qui lui montrait une lettre. Il eutune appréhension triste, une crainte vague, et il pressa lepas.

C’était le sergent Muller, qui apportait auxspahis le courrier de France, arrivé depuis une heure de Dakar, parcaravane.

– Tiens, pour toi, Peyral ! dit-il en luitendant l’enveloppe au timbre de son pauvre cher village.

VI

Cette lettre que Jean attendait depuis un moislui brûlait les mains, et il hésitait à la lire. Il résolutd’attendre d’avoir fini sa mission pour la décacheter.

Il arriva à la grille du Gouvernement, dont laporte était ouverte, et il entra.

Dans le jardin, même animation que dans larue. Une grande lionne privée s‘étirait au soleil, avec des minesde chatte amoureuse. Des autruches dormaient par terre, auprès dequelques rigides aloès bleuâtres.

Midi, – personne, – un silence de nécropole,et de grandes terrasses blanches sur lesquelles les palmiers jaunesdessinaient des ombres immobiles.

Jean, cherchant à qui parler, arriva jusqu’àun bureau où il trouva le gouverneur entouré des différents chefsdu service colonial.

Là, par extraordinaire, on travaillait avecanimation ; on semblait discuter des choses graves, à cetteheure traditionnelle du repos de la sieste.

En échange du pli qu’apportait Jean, on lui enremit un autre, à l’adresse du commandant des spahis.

C’était l’ordre définitif de mise en marchequi, dans l’après-midi, fut communiqué officiellement à toutes lestroupes de Saint-Louis.

VII

Quand Jean se retrouva dans la rue solitaire,il n’y put tenir, et, en frémissant, il ouvrit sa lettre.

Il y trouva cette fois l’écriture seule de savieille mère, écriture plus tremblée que jamais, – avec des tachesde larmes.

Il dévora les lignes, – il eut unéblouissement, le pauvre spahi, – et porta ses mains à sa tête ens’appuyant au mur.

………………………

C’était très pressé, avait dit le gouverneur,ce pli qu’il portait ; il embrassa pieusement le nom de lavieille Françoise, et s’en alla comme un homme ivre.

………………………

Etait-ce bien possible, cela ? C’étaitfini, fini à jamais ! On lui avait pris sa fiancée, au pauvreexilé, – sa fiancée d’enfance, que ses vieux parents lui avaientchoisie !

………………………

« Les bans sont publiés, la noce serafaite avant un mois. Je m’en doutais bien, mon cher fils, dès lemois dernier ; Jeanne ne revenait plus nous voir. Mais jen’osais pas te le dire encore, pour ne pas te tourmenter, puisquenous ne pouvions rien y faire.

« Nous sommes dans un granddésespoir.

Maintenant, mon fils, il est venu hier àPeyral une idée qui nous fait peur : c’est que tu ne voudrasplus revenir au pays, et que tu resteras en Afrique.

« Nous sommes bien vieux tous lesdeux ; mon bon Jean, mon cher fils, ta pauvre mère t’ensupplie à genoux, que cela ne t’empêche pas d’être sage, et de nousrevenir bientôt comme nous t’attendions.

Autrement, j’aimerais mieux mourir tout desuite, et Peyral aussi. »

………………………

Des pensées incohérentes, tumultueuses, sepressaient dans la tête de Jean.

Il fit un rapide calcul de dates. Non, cen’était pas fini encore, ce n’était pas un fait accompli. Letélégraphe !

Mais non, à quoi donc pensait-il ! Il n’yavait point de télégraphe entre la France et le Sénégal.

Et, quand même, qu’aurait-il pu leur dire deplus ?

S’il avait pu partir en laissant toutderrière, partir sur quelque navire à grande vitesse, et arriverencore à temps ; en se jetant à leurs pieds, avecsupplications, avec larmes, il aurait peut-être encore pu lesattendrir. Mais, si loin, quelles impossibilités, quelleimpuissance ! Tout serait consommé avant qu’il ait seulementpu leur envoyer un cri de douleur.

Et il lui semblait qu’on serrait sa tête dansdes mains de fer, qu’on pressait sa poitrine dans des étauxterribles.

Il s’arrêta encore pour relire, et puis, sesouvenant qu’il portait un ordre pressé du gouverneur, il replia salettre et se remit à marcher.

………………………

Autour de lui, tout était au grand calme dumilieu du jour. – Les vieilles maisons à la mauresque s’alignaientcorrectement, avec leur blancheur laiteuse, sous le ciel bleuintense du ciel. – Parfois, en passant, on entendait derrière leursmurs de brique quelque plaintive et somnolente chanson denégresse ; – ou bien, sur le pas des portes, on rencontraitquelque négrillon bien noir, qui dormait le ventre au soleil, toutnu, avec un collier de corail, – et marquait une tache foncée aumilieu de toute cette uniformité de lumière. – Sur le sable uni desrues, les lézards se poursuivaient avec de petits balancements detête comiques, – et traçaient, en traînant leur queue, une infinitéde zigzags fantasques, compliqués comme des dessins arabes. – Unbruit lointain de pilons à kousskouss, monotone et régulier commesorte de silence, arrivait de Guet-n’dar, amorti par les coucheschaudes et lourdes de l’atmosphère de midi…

Cette tranquillité de la nature accabléesemblait vouloir narguer l’exaltation du pauvre Jean, et exaspérersa douleur ; elle l’oppressait comme un mal physique, ellel’étouffait comme un suaire de plomb.

Ce pays lui faisait tout à coup l’effet d’unvaste tombeau.

Il s’éveillait, le spahi, comme d’un pesantsommeil de cinq années. – Une immense révolte se faisait en lui,révolte contre tout et contre tous !…

Pourquoi l’avait-on pris à son village, à samère, pour l’ensevelir au plus beau temps de sa vie sur cette terrede mort ?… De quel droit avait-on, fait de lui cet être à partqu’on appelle spahi, traîneur de sabre à moitié Africain,malheureux déclassé, – oublié de tous, – et finalement renié par safiancée !…

Il se sentait une rage folle au cœur, et nepouvait pleurer ; il éprouvait le besoin de s’en prendre àquelqu’un ou à quelque chose, – le besoin de torturer, d’étreindre,d’écraser quelqu’un de ses semblables dans ses bras puissants…

Et rien, rien autour de lui, – que le silence,la chaleur et le sable.

………………………

Hélas pas un ami non plus dans tout ce pays, –pas même un camarade de cœur à qui conter sa peine… Il était doncbien abandonné, mon Dieu !… et bien seul au monde !…

VIII

Jean courut au quartier et jeta au premiervenu le pli qui lui était confié ; – puis il s’en alla, etcommença au hasard une course rapide et sans but ; – c’étaitsa manière à lui d’étouffer sa douleur.

Il passa le pont de Guet-n’dar et tourna ausud vers la pointe de Barbarie, comme la nuit où, quatre ansauparavant, il avait quitté en désespéré la maison de Cora…

Mais, cette fois, son désespoir était undésespoir d’homme, profond et suprême, – et sa vie étaitbrisée…

Il marcha longtemps vers le sud, perdant devue Saint-Louis et les villages noirs, – et s’assit exténué, aupied d’un monticule de sable qui dominait la mer…

Ses idées étaient sans suite. – Tout ce soleildu jour l’avait affolé…

Il s’aperçut qu’il n’était encore jamais venulà – et se mit à promener autour de lui des regards distraits…

Ce monticule était tout hérissé de grandspieux bizarres, qui portaient des inscriptions dans la langue desprêtres du Maghreb. – Des ossements blanchis gisaient pêle-mêle,déterrés jadis par les chacals. – Il y avait aussi quelquesbranches de verdure, comme perdues au milieu de l’ariditéabsolue ; – c’étaient des guirlandes de liserons d’une grandefraîcheur, qui couraient au milieu des vieux crânes, des vieuxbras, des vieilles jambes, ouvrant çà et là leurs larges calicesroses…

De loin en loin, d’autres monticulesfunéraires s’élevaient dans la plaine unie, avec des aspectslugubres.

Sur les plages se promenaient de grandestroupes de pélicans d’un blanc rosé, auxquels le miragecrépusculaire prêtait dans le lointain des formes régulières, desdimensions invraisemblables…

Le soir était arrivé, le soleil était descendudans l’océan, et un vent plus frais soufflait du large…

Jean prit la lettre de sa mère, et recommençaà la lire…

………………………

« …Maintenant, mon fils, il est venu hierà Peyral une idée qui nous fait peur : c’est que tu ne voudrasplus revenir au pays, et qu tu resteras en Afrique.

« Nous sommes bien vieux tous lesdeux ; mon bon Jean, mon cher fils, ta pauvre mère t’ensupplie à genoux, que cela ne t’empêche pas d’être sage et de nousrevenir bientôt comme nous t’attendions… Autrement, j’aimeraismieux mourir tout de suite, et Peyral aussi… »

………………………

Alors, le pauvre Jean sentit son cœur sebriser, – des sanglots soulevèrent sa poitrine, et toute sa révoltese fondit dans les larmes…

IX

Deux jours après, tous les bâtiments de lamarine, requis pour l’expédition, étaient groupés dans le nord deSaint-Louis, au coude du fleuve, près de Pop-n’kior.

L’embarquement des troupes s’opérait au milieud’un grand concours de monde et d’un grand vacarme. – Toutes lessmalahs des tirailleurs noirs, femmes et enfants, encombraient lesberges, – hurlant au soleil comme des forcenés. – Des caravanes deMaures, qui arrivaient du fond du Soudan, faisaient cercle pourvoir, avec leurs chameaux, leurs sacs de cuir, leurs monceaux debagages hétéroclites, – et leurs belles jeunes femmes.

Vers trois heures, toute la flottille, quidevait remonter le fleuve jusqu’à Dialdé en Galam, s’ébranla avecson chargement d’hommes, – et se mit en route par une chaleuratroce.

X

Saint-Louis s’éloignait… Ses alignementsréguliers s’abaissaient, s’effaçaient en bandes bleuâtres dans lessables dorés…

De chaque côté du fleuve s’étendaient à pertede vue de grandes plaines insalubres, désertes, éternellementchaudes, éternellement mornes…

Et cela encore n’était que l’entrée de cegrand pays oublié de Dieu, – le vestibule des grandes solitudesafricaines…

Jean et les spahis avaient été embarqués surla Falémé, qui marchait en tête, et devait bientôt prendreune avance de deux jours.

Au moment de partir, il avait répondu à lahâte à la pauvre vieille Françoise. – Après réflexion, il avaitdédaigné d’écrire à sa fiancée ; mais, dans cette lettre à samère, il avait mis toute son âme, pour la consoler, lui rendre latranquillité et l’espoir.

« … D’ailleurs, avait-il écrit,elle était trop riche pour nous… Nous trouverons bien aupays une autre jeune fille qui voudra de moi ; nous nousarrangerons d’habiter dans notre vieille maison, et comme cela,nous serons encore plus près de vous… Mes chers parents, je n’aiplus d’autre pensée tous les jours que le bonheur de vousrevoir ; encore trois mois et je serai de retour, et je vousjure que jamais, jamais je ne vous quitterai plus… »

………………………

C’était bien son intention en effet, et il ypensait bien chaque jour, à ses vieux parents bien-aimés…

Mais partager toute son existence avec uneautre que Jeanne Méry, cela décolorait tout ; – c’était uneaffreuse pensée, qui jetait sur le retour un épais voile de deuil…Il avait beau faire pour reprendre courage, – il lui semblaitmaintenant qu’il n’avait plus guère de but dans la vie, et que,devant lui, l’avenir était à jamais fermé…

A côté de lui, sur le pont de laFalémé, était assis le géant Nyaor-fall, le spahi noirauquel il avait confié sa peine comme à son plus fidèle ami.

Nyaor ne s’expliquait guère ces sentiments,lui qu’on n’avait jamais aimé, – lui qui possédait sous son toit dechaume trois femmes achetées, et qui comptait les revendre quandelles auraient cessé de lui plaire.

Cependant il comprenait que son ami Jean étaitmalheureux. – Il lui souriait avec douceur et lui faisait, pour ledistraire, des contes nègres à dormir debout…

XI

La flottille remontait le fleuve avec toute lavitesse possible, s’amarrant au coucher du soleil et se remettanten route au petit jour.

A Richard-Toll, le premier poste français, onavait encore embarqué des hommes, des négresses et du matériel.

A Dagana, on s’arrêta pour deux jours, et laFalémé reçut l’ordre de continuer seule sa route surPodor, le dernier poste avant le pays de Galam où quelquescompagnies de tirailleurs étaient déjà rassemblées.

XII

La Falémé cheminait toujours dans ledésert immense, elle s’enfonçait rapidement dans l’intérieur, – ensuivant l’étroit fleuve aux eaux jaunes qui sépare le Sahara mauredu grand continent mystérieux habité par les hommes noirs.

Et Jean regardait mélancoliquement lessolitudes qui passaient après les solitudes. – Il suivait des yeuxl’horizon qui s’enfuyait, – le ruban sinueux du Sénégal quiderrière lui se perdait dans des lointains infinis. – Ces plainesmaudites, se déroulant sans fin sous sa vue, lui causaient uneimpression pénible, un indéfinissable serrement de cœur – comme si,à mesure, tout ce pays se refermait sur lui et qu’il ne dût plusrevenir.

Sur les rives mornes, par-ci par-là,marchaient gravement de grands vautours noirs ou quelques maraboutschauves rappelant des silhouettes humaines. – Quelquefois un singecurieux écartait des broussailles de palétuviers pour regarderfiler le navire ; – ou bien encore, d’une bouillée de roseaux,sortait une fine aigrette blanche, – un martin-pêcheur nuancéd’émeraude et de lapis, – dont le vol éveillait un caïman paresseuxendormi sur la vase.

Sur la rive sud, – la rive des fils de Cham, –de loin en loin passait un village, perdu dans cette grandedésolation.

La présence de ces habitations d’hommes étaittoujours annoncée de fort loin par deux ou trois gigantesquespalmiers à éventail, – sortes de grands arbres-fétiches, quigardaient les villes.

Au milieu de l’immense platitude nue, cespalmiers avaient l’air de colosses postés au guet dans le désert. –Leurs troncs d’un gris rose, bien droits, bien polis, étaientrenflés comme des colonnes byzantines, et portaient, tout en haut,de maigres bouquets de feuilles aussi raides que des palettes defer.

Et bientôt, en s’approchant davantage, ondistinguait une fourmilière nègre, des huttes pointues groupées enmasses compactes à leur pied ; – tout un ensemble gris sur dessables toujours jaunes.

Elles étaient très grandes quelquefois cescités africaines ; toutes étaient entourées tristement detatas épaisses, de murs de terre et de bois qui lesdéfendaient contre les ennemis ou les bêtes fauves ; – et unlambeau d’étoffe blanche, flottant sur un toit plus élevé que lesautres, indiquait la demeure de leur roi.

Aux portes de leurs remparts apparaissaient desombres figures ; de vieux chefs, de vieux prêtres couvertsd’amulettes, avec de grands bras noirs qui tranchaient sur lablancheur de leurs longues robes. – Ils regardaient passer laFalémé, dont les fusils et l’artillerie étaient prêts, aumoindre mouvement hostile, à faire feu sur eux.

On se demandait de quoi vivaient ces hommes aumilieu de l’aridité de ce pays, – quelles pouvaient bien être leurexistence et leurs occupations derrière ces murailles grises, – àces êtres qui ne connaissaient rien au dehors, rien que lessolitudes et l’implacable soleil.

………………………

Sur la rive nord, – celle du Sahara, – plus desable encore et une autre physionomie de la désolation.

Au loin, tout au loin, de grands feuxd’herbages allumés par les Maures ; des colonnes de fumées’élevant toutes droites, à d’étonnantes hauteurs, dans l’airimmobile. – A l’horizon, des chaînes de collines absolument rougescomme des charbons enflammés, simulant, avec toutes ces fumées, desbrasiers sans bornes.

Et là où il n’y avait que sécheresse et sablesbrûlants, un mirage continuel faisait apparaître de grands lacs, oùtout cet incendie se reflétait la tête en bas.

De petites vapeurs tremblotantes, comme cellesqui s’élèvent des fournaises, jetaient sur tout cela leurs réseauxmobiles ; ces paysages trompeurs miroitaient et tremblaientsous la chaleur intense ; – puis on les voyait se déformer etchanger comme des visions ; – l’œil en était ébloui etlassé.

De temps à autre apparaissaient sur cette rivedes groupes d’hommes de pure race blanche, – fauves et bronzés, ilest vrai, – mais régulièrement beaux, avec de grands cheveuxbouclés qui leur donnaient des airs de prophètes bibliques. – Ilsallaient tête nue sous ce soleil, vêtus de longues robes d’un bleusombre, – Maures de la tribu des Braknas ou des Tzarazas, – banditstous, pillards, détrousseurs de caravanes, – la pire de toutes lesraces africaines.

XIII

La brise d’est, qui est comme la respirationpuissante du Sahara, s’était levée peu à peu et augmentaitd’intensité à mesure qu’on s’éloignait de la mer.

Un vent desséchant, chaud comme un souffle deforge, passait maintenant sur le désert.

– Il semait partout une fine poussière desable et apportait avec lui la soif ardente duBled-el-Ateuch.

On jetait continuellement de l’eau sur lestentes qui abritaient les spahis ; – un nègre traçait avec unjet de pompe des arabesques rapides qui disparaissaient à mesure, –vaporisées presque subitement dans l’atmosphère altérée.

Cependant on approchait de Podor, l’une desplus grandes villes du fleuve, – et la rive du Saharas’animait.

C’était l’entrée du pays des Douaïch, pasteursenrichis par leurs razzias de bétail faites en pays nègre. CesMaures passaient le Sénégal à la nage en longues caravanes,chassant devant eux dans le courant, à la nage aussi, des bestiauxvolés.

Des campements commençaient à paraître dans laplaine sans fin. – Les tentes en poil de chameau, raidies sur despieux de bois, ressemblaient à de grandes ailes de chauves-souristendues sur le sable ; – elles formaient des dessins bizarresd’une grande intensité de noir, – au milieu d’un pays jaune,toujours aussi uniformément jaune.

Un peu plus d’animation partout, – un peu plusde mouvement et de vie.

Sur les berges, des groupes plus nombreuxaccourant pour regarder. – Des femmes mauresques, des bellescuivrées à peine vêtues, ayant au front des ferronnières de corail,trottant à califourchon sur des petites vaches bossues ; – etsouvent, derrière elles, des enfants gambadant à cheval sur de toutpetits veaux rétifs, – des enfants nus, la tête rasée avec degrandes houppes en crinière, – et le corps fauve et musclé comme dejeunes satyres.

………………………

XIV

Podor, – un poste français important sur larive sud du Sénégal, – et l’un des points les plus chauds de laterre.

Une grande forteresse, fendillée par lesoleil.

Une rue presque ombragée, le long du fleuve,avec quelques maisons déjà anciennes, d’un aspect sombre. – Destraitants français, jaunis par la fièvre et l’anémie ; desmarchands, maures ou noirs, accroupis sur le sable ; tous lescostumes, toutes les amulettes d’Afrique ; – des sacsd’arachides, des ballots de plumes d’autruches, – de l’ivoire et dela poudre d’or.

Derrière cette rue à moitié européenne, unegrande ville nègre en chaume, partagée comme un gâteau d’abeillespar des rues larges et droites ; chaque quartier bordéd’épaisses tatas de bois, fortifié comme une citadelle.

Jean s’y promena le soir, en compagnie de sonami Nyaor. – Les chants tristes qui partaient de derrière ces murs,ces voix étranges, ces aspects inusités, ce vent chaud quisoufflait toujours malgré la nuit, lui causaient une sorte deterreur vague, d’angoisse inexpliquée, faite de nostalgie, desolitude et aussi de désespérance.

Jamais, même dans les postes lointains duDiakhallénée, il ne s’était senti si isolé ni si perdu.

Tout autour de Podor, des champs de mil ;quelques arbres rabougris, quelques broussailles et un peud’herbe.

En face, sur la rive maure, on était en pleindésert. – Et pourtant, à l’entrée d’une route à peine commencée,qui bientôt se perdait au nord dans les sables, un écriteau portaitcette inscription prophétique : Route d’Alger.

XV

Il était cinq heures du matin ; le soleilterne et rouge allait se lever sur le pays des Douïch ; – Jeanrejoignait la Falémé, qui se disposait à repartir.

Les négresses passagères étaient déjà étenduessur le pont, roulées dans leurs pagnes bigarrés ; – si serréesles unes contre les autres, qu’on ne voyait plus par terre qu’unemasse confuse d’étoffes dorées par la lumière matinale, – au-dessusdesquelles s’agitaient quelques bras noirs, chargés de pesantsbracelets.

Jean, qui passait au milieu d’elles, se sentitretenu tout à coup par deux bras souples, qui lui enlaçaient lajambe comme deux serpents.

La femme se cachait la tête et lui embrassaitles pieds.

– Tjean ! Tjean !… disait une petitevoix bizarre, de lui bien connue, – Tjean !… je t’ai suivi depeur que tu ne gagnes le paradis (que tu ne meures) à laguerre ! – Tjean !… ne veux-tu pas regarder tonfils ?

Et les deux bras noirs soulevaient un enfantbronzé, qu’ils tendaient au spahi.

– Mon fils ?… mon fils ?… répétaJean, avec sa brusquerie de soldat, – mais d’une voix qui tremblaitpourtant, – mon fils ?… qu’est-ce que tu me chantes-là…Fatou-gaye ?

………………………

– C’est pourtant vrai, dit-il, avec uneémotion étrange, en se baissant pour le voir, – c’est pourtantvrai… il est presque blanc !…

………………………

L’enfant n’avait pas voulu du sang de sa mère,il était tout entier de celui de Jean ; – il était bronzé,mais blanc comme le spahi ; il avait ses grands yeux profonds,il était beau comme lui. – Il tendait les mains, et regardait, enfronçant ses petits sourcils, avec une expression déjà grave, –comme cherchant à comprendre ce qu’il était venu faire dans la vie,et comment son sang des Cévennes se trouvait mêlé à cette impurerace noire.

Jean se sentait vaincu par je ne sais quelleforce intérieure, pleine de trouble et de mystère ; il sepencha vers son fils et l’embrassa doucement, avec une tendressesilencieuse. – Des sentiments jusqu’alors inconnus le pénétraientjusqu’au fond de son âme.

La voix de Fatou-gaye aussi avait réveillédans son cœur une foule d’échos endormis ; la fièvre des sens,l’habitude de la possession, avaient noué entre eux ces lienspuissants d’une grande persistance, que la séparation peut à peinedétruire.

Et puis elle lui était fidèle au moins,celle-là, à sa manière ; – et lui d’ailleurs, – il était siabandonné !…

Il la laissa lui passer autour du cou uneamulette d’Afrique, – et partagea avec elle sa ration du jour.

………………………

XVI

Le navire continuait sa route. Le fleuvecourait plus au sud, et le pays changeait. Des arbustes maintenantsur les deux rives, de frêles gommiers, des mimosas, des tamarisaux feuilles légères, – de l’herbe et des pelouses vertes. – Plusrien de la flore tropicale ; on eût dit la végétation délicatedes climats du nord. – A part cet excès de chaleur et de silence,rien ne rappelait plus qu’on était au cœur de l’Afrique ; – onse fût cru sur quelque paisible rivière d’Europe.

Pourtant quelques idylles nègres venaient àpasser.

Sous ces bosquets où toutes les bergeries deWatteau eussent trouvé place, on rencontrait quelquefois unamoureux couple africain, couvert de grigris et de verroteries,faisant paître de maigres zébus ou des troupeaux de chèvres. Etplus loin, – d’autres troupeaux, – que personne ne gardait,ceux-là, – des caïmans gris, dormant au soleil par centaines, leventre à demi plongé dans l’eau chaude. Et Fatou-gaye souriait. –Ses yeux s’illuminaient d’une joie singulière. – Elle reconnaissaitl’approche de son pays de Galam !

Une chose l’inquiétait pourtant ; quandelle rencontrait de grands marais herbeux, de grands étangs tristesbordés de palétuviers, – elle fermait les yeux, – de peur de voirsortir des eaux stagnantes quelque mufle noir de ngabou(d’hippopotame), – dont l’apparition eût été, pour elle et lessiens, un signe de mort. On ne saurait dire tout ce qu’elle avaitdéployé de ruse, de persistance, d’insinuation, pour être admise àprendre passage sur ce navire où elle avait su qu’on avait embarquéJean. Où s’était-elle réfugiée en quittant la maison de lagriote ? Dans quel gîte était-elle allée se cacher, pourmettre au monde l’enfant du spahi ? A présent, elle étaitheureuse : elle retournait en Galam, et elle y retournait aveclui, – c’était son rêve accompli.

………………………

XVII

Dialdé était situé au confluent du Sénégal etd’une rivière sans nom qui arrivait du sud. Il y avait là unvillage noir de peu d’importance, gardé par un petit blockhaus deconstruction française, qui rappelait les forts détachés del’Algérie intérieure. C’était le point le plus rapproché du pays deBoubakar-Ségou ; c’était là que les forces françaises devaientse réunir et camper avec l’armée alliée des Bambaras, au milieu depeuplades encore amies. Aux environs du village, le pays plat avaitcette monotonie et cette aridité qui caractérisent les bords duSénégal inférieur.

Pourtant on y rencontrait aussi quelquesbouquets d’arbres, quelques forêts même, qui rappelaient déjà qu’onvenait d’entrer dans le pays de Galam, dans les régions boisées ducentre.

XVIII

Une première reconnaissance, – à l’est ducampement de Dialdé, dans la direction de Djidiam (Jean, le sergentMuller et le grand Nyaor).

Au dire des vieilles femmes peureuses de latribu alliée, on avait vu sur le sable les empreintes toutesfraîches d’une troupe nombreuse d’hommes et de cavaliers, qui nepouvait être autre que l’armée du grand roi noir.

Depuis deux heures, les trois spahispromenaient en tous sens leurs chevaux dans la plaine, sansrencontrer aucune empreinte humaine par terre, aucune trace dupassage d’une armée.

Le sol, en revanche, était criblé d’empreintesde toutes les bêtes d’Afrique, – depuis le gros trou rond quecreuse l’hippopotame de son pied pesant, jusqu’au petit triangledélicat que la gazelle, dans sa course légère, trace du bout de sonsabot. – Le sable, durci par les dernières pluies de l’hivernage,gardait avec fidélité parfaite tous les dessins que lui confiaientles habitants du désert. On y reconnaissait des mains de singes, –de grands pas dégingandés de girafes, – des traînées de lézards etde serpents, – des griffes de tigres et de lions ; on auraitpu suivre les allées et venues cauteleuses des chacals, – les bondsprodigieux des biches poursuivies ; – on devinait toutel’animation terrible amenée par l’obscurité dans ces déserts, quidemeurent silencieux tant que le soleil y promène son grand œilflamboyant ; on reconstituait tous les sabbats nocturnes de lavie sauvage.

Les trois spahis faisaient lever devant leurschevaux tout le gibier caché dans les halliers ; – on eût faitdans ce pays des chasses miraculeuses. Les perdrix rougess’envolaient au bout de leurs fusils, – et les poules-pharaons, –et les geais bleus et les geais roses, – et les merles métalliques,et les grandes outardes. Eux les laissaient tous partir, cherchanttoujours des traces d’hommes, et n’en trouvant aucune.

Le soir approchait, et des vapeurs épaissess’entassaient à l’horizon. Le ciel avait ces aspects lourds etimmobiles que l’imagination prête aux couchers du soleilantédiluvien, – aux époques où l’atmosphère, plus chaude et pluschargée de substances vitales, couvait sur la terre primitive cesgermes monstrueux de mammouths et de plésiosaures..

Le soleil s’abaissa doucement dans ces voilesétranges ; il devint terne, – livide, – sans rayons ; ilse déforma, – s’agrandit démesurément, – puis s’éteignit.

Nyaor, qui jusque-là avait suivi Muller etJean avec son insouciance habituelle, déclara que la reconnaissancedevenait imprudente, et que les deux toubabs ses amis seraientinutilement téméraires s’ils la prolongeaient davantage.

Le fait est que toutes les surprises étaientpossibles, qu’autour d’eux tout était à redouter. De plus, lesempreintes de lions étaient partout fraîches et nombreuses ; –les chevaux commençaient à s’arrêter, flairant ces cinq griffes sinettes sur le sable uni, et tremblants de frayeur…

Jean et le sergent Muller, ayant tenu conseil,se décidèrent à tourner bride, et bientôt les trois chevauxvolaient comme le vent dans la direction du blockhaus, laissantflotter derrière eux les burnous blancs de leurs cavaliers. Dans lelointain, on commençait à entendre cette formidable voix caverneuseque les Maures comparent au tonnerre : la voix du lion enchasse.

Ils étaient braves, ces trois hommes quigalopaient là, – et pourtant ils subissaient cette sorte de vertigeque donne la vitesse, – cette peur contagieuse qui faisait bondirleurs bêtes affolées. – Les joncs qui se couchaient sous leurpassage, les branches qui fouettaient leurs jambes, – leursemblaient des légions de lions du désert lancés à leurtrousse…

Ils aperçurent bientôt la rivière qui lesséparait des tentes françaises, du monde habité, et le petitblockhaus arabe du village de Dialdé, éclairé encore de dernièreslueurs rouges.

Ils firent passer leurs chevaux à la nage etrentrèrent au camp…

XIX

C’était l’heure de la grande mélancolie dusoir. Le coucher du soleil amenait dans ce village perdu uneanimation originale. Les bergers noirs faisaient rentrer leurstroupeaux ; les hommes de la tribu, s’apprêtant au combat,aiguisaient leurs couteaux de guerre, fourbissaient leurs fusilspréhistoriques ; les femmes préparaient des provisions dekousskouss pour l’armée ; elles trayaient leurs brebis etleurs maigres femelles de zébus. On entendait un murmure confus devoix nègres, auquel les chèvres mêlaient leurs notes tremblantes,et les chiens laobés leurs aboiements plaintifs…

Et Jean, le cœur serré de solitude, vints’asseoir auprès d’elle et prit son enfant sur ses genoux, –attendri devant sa famille noire, heureuse encore, et ému detrouver à Dialdé en Galam quelqu’un qui l’aimât.

A côté d’eux, des griots répétaient des chantsde guerre ; ils chantaient doucement, avec des voix de faussettristes et s’accompagnaient sur de petites guitares primitives, àdeux cordes tendues sur des peaux de serpent, qui faisaient unmaigre bruit de sauterelles ; – ils chantaient de ces airsd’Afrique qui s’harmonisent bien avec la désolation de ce pays, –qui ont leur charme, – avec leur rythme insaisissable et leurmonotonie…

C’était un délicieux bébé que le fils de Jean,mais il était très sérieux, et rarement on le voyait sourire. Ilétait habillé d’un boubou bleu et d’un collier, comme un enfantyoloff ; mais sa tête n’était pas rasée avec de petitesqueues, ainsi que c’est l’usage pour les enfants du pays ;comme il était un petit blanc, sa mère avait laissé pousser sescheveux frisés, dont une boucle retombait sur son front comme chezle spahi…

Jean resta là longtemps, assis à la porte dublockhaus, à jouer avec son fils. Et les dernières lueurs du jouréclairaient ce tableau d’un caractère singulièrementremarquable : l’enfant avec sa petite figure d’ange, – lespahi avec sa belle tête de guerrier, jouant tous deux à côté deces sinistres musiciens noirs. Fatou-gaye était assise à leurspieds ; elle les contemplait l’un et l’autre avec adoration,par terre devant eux, comme un chien couché aux pieds de sesmaîtres ; elle était comme en extase devant la beauté de Jean,qui avait recommencé à lui sourire…

Il était resté bien enfant, le pauvre Jean,comme cela arrive presque toujours aux jeunes hommes qui ont menéla vie rude, et auxquels un développement physique précoce a donnéde bonne heure l’air mûr et très sérieux. Il faisait sauter sonfils sur ses genoux avec une gaucherie de soldat, – et riait à toutinstant d’un rire frais et jeune… Mais il ne voulait pas beaucouprire, lui, le fils du spahi ; il passait ses bras ronds autourdu cou de son père, se serrait contre sa poitrine, – et regardaittout d’un air très grave… La nuit venue, Jean les installa tousdeux en sécurité dans l’intérieur du blockhaus, – puis il donna àFatou-gaye tout l’argent qui lui restait, – trois khâliss,quinze francs !…

– Tiens, dit-il, demain matin tu achètera dukousskouss pour toi, – et du bon lait pour lui…

………………………

XX

Ensuite il prit le chemin du campement, pouraller, lui aussi, s’étendre et dormir.

Il fallait passer par le camp allié desBambaras pour gagner les tentes françaises. La nuit étaittransparente et lumineuse, avec partout des bruissementsd’insectes ; on sentait qu’il y en avait des milliers et desmilliers, de grillons et de cigales, sous toutes les herbes, danstous les petits trous de sable ; parfois cet ensemble debruissements s’enflait, devenait strident, assourdissant, – commesi toute l’étendue de ce pays eût été couverte d’un nombre infinide petites sonnettes et de petites crécelles ; – et puis, parinstants, cela semblait s’apaiser, comme si tous les grillons sefussent donné le mot pour chanter plus bas ; cela semblaits’éteindre.

Jean s’en allait en songeant ; il étaittrès rêveur, ce soir-là… Et, tout en rêvant, sans regarder devantses pas il se trouva englobé tout à coup dans une grande ronde quitournoyait autour de lui en cadence.

(La ronde est la danse aimée desBambaras.)

C’étaient des hommes de très haute taille, cesdanseurs, qui avaient de longues robes blanches et de hautsturbans, blancs aussi, à deux cornes noires.

Et, dans la nuit transparente, la rondetournait presque sans bruit, – lente, mais légère comme une ronded’esprits ; – avec des frôlements de draperies flottantes,comme des frôlements de plumes de grands oiseaux…

Et les danseurs prenaient tous ensemble desposes diverses : sur la pointe d’un pied, se penchant en avantou en arrière ; lançant tous en même temps leurs longs bras,qui déployaient, comme des ailes transparentes, les mille plis deleurs vêtements de mousseline.

Le tam-tam battait doucement, comme ensourdine ; les flûtes tristes et les trompes d’ivoire avaientdes sons voilés et comme lointains. Une musique monotone, quisemblait une incantation magique, menait la danse ronde desBambaras.

Et, en passant devant le spahi, ilsinclinaient la tête tous en signe de reconnaissance ; – ensouriant, disaient :

– Tjean ! entre dans la ronde !…

Jean aussi les reconnaissait presque tous sousleurs vêtements de luxe des spahis noirs ou des tirailleurs, quiavaient repris le long boubou blanc, et s’étaient coiffésde la temba-sembé des fêtes.

En souriant, il leur disait au passage :« Bonsoir, Niodagal. – Bonsoir, Imobé-Fafandoul – Bonsoir,Dempa-Taco et Samba-Fail ! – Bonsoir, grandNyaor ! » – Nyaor était là, lui aussi, un des plus grandset des plus beaux…

Mais il pressait le pas tout de même, Jean,pour sortir de ces longues chaînes de danseurs blancs, qui sedénouaient et se renouaient toujours autour de lui… Celal’impressionnait, la nuit, cette danse, – et cette musique quisemblait n’être pas une musique de ce monde.

………………………

Et, en disant toujours :« Tjean ! entre dans la ronde ! » ilscontinuaient de passer autour de lui comme des visions, s’amusant àentourer le spahi, faisant exprès d’allonger leur chaîne tournante,pour l’empêcher d’en sortir…

XXI

Quand le spahi fut couché sous sa tente, il semit à bâtir dans sa tête une foule de plans nouveaux.

Certes il allait retourner d’abord voir sesvieux parents ; rien ne lui ferait différer ce départ.

Mais, après, il lui faudrait bien revenir enAfrique, à présent qu’il y avait un fils… Il sentait bien qu’ill’aimait déjà de tout son cœur, ce petit enfant, et que pour rienau monde il ne pourrait se décider à l’abandonner…

………………………

Au dehors, dans le camp des Bambaras, onentendait, à intervalles réguliers, la voix des griots quichantaient, sur trois notes lamentables, le cri de guerreconsacré. Ils jetaient ce chant de hibou sur les tentes endormies,et berçaient le premier sommeil des guerriers noirs en leurrecommandant d’être braves et de mettre dans leurs carabinesplusieurs balles à la fois quand viendrait le jour du combat… Onsentait que ce jour approchait, et que Boubakar-Ségou n’était pasloin.

………………………

Que faire à Saint-Louis, quand il y viendraitretrouver son petit enfant, après son congé terminé ?… Serengagerait-il ou bien tenterait-il la fortune par quelque procédéaventureux ?…

Traitant du fleuve peut-être ? – Maisnon, il se sentait un éloignement invincible pour tout autre métierque celui des champs ou celui des armes.

………………………

Tous les bruits de la vie s’étaient éteintsmaintenant dans le village de Dialdé, et le campement, lui aussi,était silencieux. On entendait au loin la voix du lion, – et, parinstants, le cri le plus lugubre qu’il y ait au monde leglapissement du chacal. C’était comme un accompagnement funèbre auxrêves du pauvre spahi !…

………………………

C’est égal, la présence de ce petit enfantchangeait bien tous ses projets, – et compliquait beaucoup pour luitoutes les difficultés de l’avenir…

………………………

– Tjean !… entre dans laronde !…

Jean dormait à demi, fatigué par ses longuescourses du jour, – et tout en songeant à son avenir, – en rêve ilvoyait encore tournoyer lentement autour de lui, la ronde desBambaras. Ils passaient et repassaient avec des gestes mous, desattitudes mourantes, – au son d’une musique indécise qui n’étaitplus de la Terre.

– Tjean !… entre dans laronde !…

Leurs têtes, qui se penchaient pour saluerJean, semblaient fléchir sous le poids de leurs hautes coiffures defête… Maintenant, c’étaient même des figures grimaçantes, desfigures mortes qui s’inclinaient avec des airs de connaissance, etdisaient tout bas, avec des sourires de fantômes :« Tjean !… entre dans la ronde !… »

………………………

Et puis, la fatigue vint peu à peu acheverd’engourdir la tête de Jean, – et il s’endormit d’un profondsommeil sans rêves, – avant d’avoir rien décidé…

XXII

C’était le grand jour, le jour du combat. Atrois heures du matin, tout s’agitait au campement de Dialdé ;– spahis, tirailleurs, Bambaras alliés, se disposaient à se mettreen route, avec leurs armes et leurs munitions de guerre.

Les marabouts avaient fait de grandesprières ; beaucoup de talismans avaient été distribués. – Dansles carabines des guerriers noirs, on avait mis, par ordre deschefs, comme aux jours de grandes batailles, de la poudre jusqu’àmoitié des canons, et du plomb jusqu’à la gueule ; – tant etsi bien que la plupart éclatèrent à la première décharge, commecela arrive fréquemment dans les guerres du pays nègre.

On devait se diriger vers le village deDjidiam, où, au dire des espions indigènes, Boubakar-Ségou setenait enfermé avec son armée, derrière d’épaisses murailles debois et de boue. Djidiam était la grande forteresse de cepersonnage presque légendaire, l’effroi du pays, – sorte de mythedont la force était de fuir, de se cacher toujours au fond de sonpays meurtrier, et de demeurer introuvable.

On devait camper dans l’après-midi sous degrands bois avoisinant le quartier général de l’ennemi, – et, pouren finir, tomber la nuit sur Djidiam, mettre le feu au village, quibrûlerait au clair de lune comme un autodafé de paille ; –puis s’en retourner victorieusement à Saint-Louis, avant que lafièvre eût achevé de décimer la colonne.

La veille, Jean avait écrit à ses vieuxparents une lettre bien tendre, – pauvre lettre au crayon qui, lejour même, descendit le fleuve sur la Falémé, – et dutêtre douce, là-bas, au cœur de sa vieille mère…

Un peu avant le lever du soleil, il embrassason petit enfant, – endormi dans les bras de Fatou-gaye, – et montaà cheval.

XXIII

Dès le matin, Fatou-gaye aussi se mit en routeavec son fils. – Elle alla à Nialoumbaé, un village de la tribualliée, où résidait un grand marabout, prêtre fameux dans l’art desprédictions et des sorts.

Elle se fit conduire à la hutte de cevieillard centenaire, qu’elle trouva affaissé sur sa natte etmarmottant, comme un mourant, des prières à son Dieu.

Ensemble ils eurent un long entretien, à lasuite duquel le prêtre remit à la jeune fille un petit sac de cuirqui semblait renfermer une chose d’un grand prix et qu’elle serrasoigneusement dans sa ceinture.

Après cela, le marabout fit prendre à l’enfantde Jean un breuvage pour l’endormir ; – et Fatou-gaye offriten échange trois grosses pièces d’argent, – les dernierskhâliss du spahi, que le vieillard serra dans sabourse ; et puis, dans un pagne brodé, elle enveloppa avecamour son fils, qui déjà dormait d’un sommeil magique ; – elleattacha sur son dos ce fardeau précieux, – et se fit indiquer ladirection des bois où, dans la soirée, les Français devaientcamper.

XXIV

Sept heures du matin. – Un site perdu du paysde Diambour. – Un marais plein d’herbages renfermant un peud’eau.

– Une colline basse bornait l’horizon du côtédu nord ; – du côté opposé de la plaine, à perte de vue, lesgrands champs de Dialakar.

Tout est silencieux et désert ; – lesoleil monte tranquillement dans le ciel pur.

Des cavaliers apparaissent dans ce paysageafricain qui eût trouvé aussi bien sa place dans quelque contréesolitaire de l’ancienne Gaule. – Fièrement campés sur leurschevaux, ils sont beaux tous, avec leurs vestes rouges, leurspantalons bleus, leurs grands chapeaux blancs rabattus sur leursfigures bronzées.

Ils sont douze, douze spahis envoyés enéclaireurs, sous la conduite d’un adjudant, – et Jean est parmieux.

Aucun présage de mort, rien de funèbre dansl’air, – rien que le calme et la pureté du ciel.

– Dans le marais, les hautes herbes, humidesencore de la rosée de la nuit, brillent au soleil ; leslibellules voltigent, avec leurs grandes ailes tachetées denoir ; les nénuphars ouvrent sur l’eau leurs larges fleursblanches.

La chaleur est déjà lourde ; les chevauxtendent le col pour boire, ouvrant leurs naseaux, flairant l’eaudormante. – Les spahis s’arrêtent un instant pour tenirconseil ; ils mettent pied à terre pour mouiller leurschapeaux et baigner leurs fronts.

………………………

Tout à coup, dans le lointain, on entend descoups sourds, – comme le bruit de grosses caisses énormes résonnanttoutes à la fois.

– Les grands tam-tams ! dit lesergent Muller, qui avait vu plusieurs fois la guerre au paysnègre.

Et, instinctivement, tous ceux qui étaientdescendus coururent à leurs chevaux.

Mais une tête noire venait de surgir prèsd’eux dans les herbages ; un vieux marabout avait fait, avecson bras maigre, un signe bizarre, comme un commandement magiqueadressé aux roseaux du marais, – et une grêle de plomb s’abattaitsur les spahis.

………………………

Les coups, pointés patiemment, sûrement, dansla sécurité de cette embuscade, avaient tous porté. – Cinq ou sixchevaux s’étaient abattus ; les autres, surpris et affolés, secabraient, en renversant sous leurs pieds leurs cavaliers blessés,– et Jean s’était affaissé, lui aussi, sur le sol avec une balledans les reins.

En même temps, trente têtes sinistresémergeaient des herbes, trente démons noirs, couverts de boue,bondissaient, en grinçant de leurs dents blanches, comme des singesen fureur.

Ô combat héroïque qu’eût chanté Homère et quirestera obscur et ignoré, comme tant d’autres de ces combatslointains d’Afrique ! Ils firent des prodiges de valeur et deforce, les pauvres spahis, dans leur défense suprême. – La lutteles enflammait, comme tous ceux qui sont courageux par nature etqui sont nés braves ; ils vendirent cher leur vie, ces hommesqui tous étaient jeunes, vigoureux et aguerris ! – Et dansquelques années, à Saint-Louis même, ils seront oubliés. – Quiredira encore leurs noms, – à ceux qui sont tombés au pays deDiambour, dans les champs de Dialakar ?

………………………

Cependant le bruit des grands tam-tams serapprochait toujours.

Et tout à coup, pendant la mêlée, les spahis,comme en rêve, virent passer sur la colline une grande troupenoire ; des guerriers, à moitié nus, couverts de grigris,courant dans la direction de Dialdé, en masses échevelées ; –des tam-tams de guerre énormes, que quatre hommes ensemble avaientpeine à entraîner dans leur course ; – de maigres chevaux dudésert qui semblaient pleins de feu et de fureur, harnachésd’oripeaux singuliers, tout pailletés de cuivre, – avec de longuesqueues, de longues crinières, teintes en rouge sanglant, – tout undéfilé fantastique, démoniaque ; – un cauchemar africain, plusrapide que le vent.

C’était Boubakar-Ségou qui passait !

Il allait s’abattre là-bas sur la colonnefrançaise. – Il passait sans même prendre garde aux spahis, – lesabandonnant à la troupe embusquée qui achevait de lesexterminer.

On les poussait toujours, loin des herbages etde l’eau, on les poussait dans les sables arides, là où une chaleurplus accablante, une réverbération plus terrible les épuisait plusvite.

On n’avait pu recharger les armes ; – onse battait avec des couteaux, des sabres, des coups d’ongle et desmorsures ; – il y avait partout de grandes blessures ouverteset des entrailles saignantes.

Deux hommes noirs s’étaient acharnés aprèsJean. – Lui était plus fort qu’eux ; il les roulait et leschavirait avec rage, – et toujours ils revenaient.

A la fin, ses mains n’avaient plus de prisesur le noir huileux de leur peau nue ; ses mains glissaientdans du sang ; – et puis il s’affaiblissait par toutes sesblessures.

Il perçut confusément ces dernières images sescamarades morts, tombés à ses côtés, – et le gros de l’armée nègrequi courait toujours, prête à disparaître ; – et le beauMuller qui râlait près de lui, en rendant du sang par labouche ; – et, là-bas, déjà très loin, le grand Nyaor qui sefrayait un chemin dans la direction de Saldé, en fauchant à grandscoups de sabre dans un groupe noir.

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Et puis, à trois ils le terrassèrent, ils lecouchèrent sur le côté, lui tenant les bras, – et l’un d’eux appuyacontre sa poitrine un grand couteau de fer.

Une minute effroyable d’angoisse, pendantlaquelle Jean sentit la pression de ce couteau contre son corps. Etpas un secours humain, rien, tous tombés, personne !

Le drap rouge de sa veste et la grosse toilede sa chemise de soldat, et sa chair, faisaient matelas etrésistaient : le couteau était mal aiguisé !

Le nègre appuya plus fort. – Jean poussa ungrand cri rauque et tout à coup son flanc se creva. – La lame, avecun petit crissement horrible, plongea dans sa poitrineprofonde ; – on la remua dans le trou, – puis on l’arracha àdeux mains, – et l’on repoussa le corps du pied.

………………………

C’était lui le dernier. – Les démons noirsprirent leur course en poussant leur cri de victoire ; en uneminute, ils avaient fui comme le vent dans la direction de leurarmée.

On les laissa seuls, les spahis, – et le calmede la mort commença pour eux.

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XXV

Le choc des deux armées eut lieu plusloin ; il fut très meurtrier, bien qu’il ait fait peu de bruiten France.

Ces combats, livrés en pays si lointain, et oùsi peu d’hommes sont engagés, passent inaperçus de la foule ;ceux-là seuls s’en souviennent qui y ont perdu un fils ou unfrère.

La petite troupe française faiblissait, quandBoubakar-Ségou reçut, presque à bout portant, un paquet dechevrotines dans la tempe droite. La cervelle du roi nègre jaillitau dehors en bouillie blanche ; – au son du tabala et descymbales de fer, il tomba au milieu de ses prêtres, empêtré dansses longs chapelets d’amulettes – et ce fut pour ses tribus lesignal de la retraite.

L’armée noire reprit sa course vers lescontrées impénétrables de l’intérieur, et on la laissa fuir. LesFrançais n’étaient plus en état de la poursuivre.

On rapporta à Saint-Louis le serre-tête rougedu grand chef rebelle. – Il était tout brûlé et criblé de trous demitraille.

Une longue écharpe de talismans y étaitattachée : c’étaient des sachets diversement brodés,renfermant des poudres mystérieuses, des dessins cabalistiques etdes prières dans la langue du Maghreb.

Cette mort produisit un effet moral assezconsidérable sur les populations indigènes.

Le combat fut suivi de la soumission deplusieurs chefs insurgés, et on put le considérer comme unevictoire.

La colonne rentra promptement àSaint-Louis ; on conféra plusieurs grades et décorations, àtous ceux qui y avaient pris part, – mais les rangs s’étaient bienéclaircis chez les pauvres spahis !…

XXVI

 

Jean, se traînant sous les tamaris aufeuillage grêle, chercha un endroit où sa tête fût à l’ombre, ets’y installa pour mourir.

Il avait soif, une soif ardente, et de petitsmouvements convulsifs commençaient à agiter sa gorge.

Souvent il avait vu mourir de ses camaradesd’Afrique, et il connaissait ce signe lugubre de la fin, que lepeuple appelle le hoquet de la mort.

Le sang coulait de son côté, et le sable aridebuvait ce sang comme une rosée.

Pourtant il souffrait moins : à partcette soif, toujours qui le brûlait, il ne souffrait presqueplus.

Il avait des visions étranges, le pauvrespahi : la chaîne des Cévennes, les sites familiersd’autrefois, et sa chaumière dans la montagne.

C’étaient surtout des paysages ombreux qu’ilvoyait là, beaucoup d’ombre, de mousses, de fraîcheurs et d’eauxvives, – et sa chère vieille mère qui le prenait doucement, pour leramener par la main, comme dans son enfance.

Oh !… une caresse de sa mère !…oh ! sa mère, là, caressant son front dans ses pauvresvieilles mains tremblantes, et mettant de l’eau fraîche sur sa têtequi brûlait

Eh ! quoi, plus jamais une caresse de samère, plus jamais entendre sa voix !… Jamais, jamaisplus !… C’était la fin de toutes choses ?… Seul, toutseul, mourir là, au soleil, dans ce désert ! Et il sesoulevait à demi, ne voulant pas mourir.

………………………

– Tjean ! entre dans la ronde !

Devant lui, comme une rafale tournante, commeun vent furieux d’orage, une ronde de fantômes passa.

Du frôlement de ce tourbillon contre lesgraviers brûlants, des étincelles jaillissaient.

Et les danseurs diaphanes, montant en spiralesrapides comme une fumée balayée par le vent, se perdirent tout enhaut, dans l’embrasement de l’éther bleu.

Et Jean eut la sensation de les suivre, lasensation d’être enlevé par des ailes terribles, et il pensa quec’était la minute suprême de la mort.

Mais ce n’était qu’une crispation de sesmuscles un grand spasme horrible de la douleur.

Un jet de sang rose sortit de sa bouche, unevoix dit encore, en sifflant contre sa tempe :

– Tjean ! entre dans la ronde !

Et, plus calme, souffrant moins, il s’affaissade nouveau sur son lit de sable.

………………………

Des souvenirs de son enfance revivaientmaintenant en foule dans sa tête, avec une netteté étrange.

Il entendait une vieille chanson du pays, aveclaquelle jadis sa mère l’endormait, tout petit enfant dans sonberceau ; et puis, tout à coup, la cloche de son villagesonnait bruyamment, au milieu du désert, l’Angelus du soir.

Alors, des larmes coulèrent sur ses jouesbronzées ; ses prières d’autrefois lui revinrent à la mémoire,et lui, le pauvre soldat, se mit à prier avec une ferveurd’enfant ; il prit dans ses mains une médaille de la Vierge,attachée à son cou par sa mère ; il eut la force de la porterà ses lèvres, et l’embrassa avec un immense amour. Il pria de touteson âme cette Vierge des douleurs, que priait chaque soir pour luisa mère naïve ; il était tout illuminé des illusions radieusesde ceux qui vont mourir, – et, tout haut, dans le silence écrasantde cette solitude, sa voix qui s’éteignait répétait ces motséternels de la mort : « Au revoir, au revoir dans leciel ! »

………………………

Il était alors près de midi. Jean souffrait demoins en moins ; le désert, sous l’intense lumière tropicale,lui apparaissait comme un grand brasier de feu blanc, dont lachaleur ne le brûlait même plus.

Pourtant sa poitrine se dilatait comme pouraspirer plus d’air, sa bouche s’ouvrait comme pour demander del’eau.

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Et puis la mâchoire inférieure tomba tout àfait, la bouche s’ouvrit toute grande pour la dernière fois, etJean mourut assez doucement, dans un éblouissement de soleil.

………………………

XXVII

Quand Fatou-gaye revint du village du grandmarabout, rapportant un objet mystérieux dans un sac de cuir, lesfemmes de la tribu alliée lui dirent que la bataille étaitfinie.

Elle revint au camp, anxieuse, haletante,épuisée, marchant d’un pas fiévreux sur le sable chaud, portant surle dos son petit enfant toujours endormi, roulé dans une pièced’étoffe bleue.

Le premier qu’elle aperçut, ce fut le musulmanNyaor-fall, le spahi noir, qui la regardait gravement venir, enégrenant son long chapelet du Maghreb.

Dans la langue du pays, elle dit ces troismots saccadés : « Où est-il ?… »

Et Nyaor, d’un geste recueilli, étendit sonbras vers le sud du pays de Diambourg, dans la direction des champsde Dialakar.

– Là-bas !… fit-il. Il a gagné leparadis !…

XXVIII

Tout le jour, Fatou-gaye marcha fiévreusementdans les halliers, dans les sables, traînant toujours son toutpetit enfant endormi sur son dos… Elle allait, venait, courait parinstants, avec des allures folles de panthère qui aurait perdu sespetits ; – elle cherchait toujours, sous l’ardent soleil,sondant les buissons, fouillant les brousses épineuses.

Vers trois heures, dans une plaine aride, elleaperçut un cheval mort, – puis une veste rouge, – puis deux, puistrois… C’était le champ de la déroute, – c’était là qu’ils étaienttombés, les spahis !…

Par-ci par-là, de maigres broussailles demimosas et de tamaris dessinaient sur le sol jaune des ombresténues, qui semblaient émiettées par le soleil… Tout au loin, aubout de cette platitude sans bornes, la silhouette d’un village auxhuttes pointues apparaissait dans le profond horizon bleu.

Fatou-gaye s’était arrêtée, tremblante,terrifiée… Elle l’avait reconnu, lui, là-bas, étendu avec les brasraidis et la bouche ouverte au soleil, – et elle récitait je nesais quelle invocation du rite païen, en touchant les grigrispendus à son cou noir…

Elle resta là longtemps, à parler tout bas,avec des yeux hagards, dont le blanc s’était injecté de tachesrouges…

Elle voyait de loin venir de vieilles femmesde la tribu ennemie qui se dirigeaient vers les morts, – et elle sedoutait de quelque chose d’horrible…

Les vieilles négresses, hideuses et luisantessous le soleil torride, traînant une acre odeur de soumaré,s’approchèrent des jeunes hommes avec un cliquetis de grigris et deverroteries ; elles les remuèrent du pied, avec des rires, desattouchements obscènes, des paroles burlesques qui semblaient descris de singes ; – elles violaient ces morts avec unebouffonnerie macabre…

Et puis elles les dépouillèrent de leursboutons dorés, qu’elles mirent dans leurs cheveux crépus ;elles prirent leurs éperons d’acier, leurs vestes rouges, leursceintures…

Fatou-gaye était tapie derrière son buisson,ramassée sur elle-même, comme une chatte en arrêt ; – quandvint le tour de Jean, elle bondit, les ongles en avant, en poussantdes cris de bête, injuriant les femelles noires dans une langueinconnue… Et l’enfant, qui s’était réveillé, se cramponnait au dosde sa mère furieuse et terrible…

Elles eurent peur, les femelles noires, etreculèrent…

Leurs bras, d’ailleurs, étaient assez chargésde butin ; elles pensèrent que, demain, elles pourraientrevenir… Elles échangèrent des paroles que Fatou-gaye ne savait pascomprendre – et s’éloignèrent, en se retournant encore pour luiadresser des rires féroces, des moqueries de chimpanzés.

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Quand Fatou-gaye fut seule, accroupie tout àcôté de Jean, elle l’appela par son nom… Elle cria troisfois : « Tjean !… Tjean ! Tjean !… »d’une voix grêle qui retentissait dans cette solitude comme la voixde la prêtresse antique appelant les morts… Elle était là accroupiesous l’implacable soleil d’Afrique, les yeux fixes, regardant auloin, sans voir, le grand horizon brûlant et morne ; – elleavait peur de regarder la figure de Jean.

Les vautours abattaient impudemment leur volprès d’elle, fouettant l’air lourd de leurs grands éventails noirs…Ils rôdaient autour des cadavres, – ils n’osaient pas encore… lestrouvant trop frais.

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Fatou-gaye aperçut la médaille de la Viergedans la main du spahi ; elle comprit qu’en mourant il avaitprié… Elle aussi avait des médailles de la Vierge et un scapulaire,mêlés aux grigris qui pendaient à son cou ; à Saint-Louis, desprêtres catholiques l’avaient baptisée, – mais ce n’était pas enceux-là qu’elle avait foi.

Elle prit une amulette de cuir, que jadis,dans le pays de Galam, une femme noire, sa mère, lui avaitdonnée…

C’était là le fétiche qu’elle aimait etqu’elle embrassa avec amour.

Et puis elle se pencha sur le corps de Jean etlui souleva la tête.

De la bouche ouverte, d’entre les dentsblanches, sortaient des mouches bleues, – et un liquide déjà fétidedécoulait des blessures du thorax.

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XXIX

Alors elle prit son petit enfant pourl’étrangler.

Comme elle ne voulait pas entendre ses cris,elle lui remplit la bouche de sable.

Elle ne voulait pas non plus voir la petitefigure convulsionnée par l’asphyxie ; – avec rage elle creusaun trou dans le sol, – elle y enfouit la tête, et la couvrit encorede sable.

Et puis, de ses deux mains, elle serra lecou ; elle serra, serra bien fort, jusqu’à ce que les petitsmembres vigoureux qui se raidissaient sous la douleur fussentretombés inertes.

Et, quand l’enfant fut mort, elle le couchasur la poitrine de son père.

Ainsi mourut le fils de Jean Peyral… –Mystère !

– Quel Dieu l’avait poussé dans la vie,celui-là, l’enfant du spahi ?… qu’était-il venu chercher surla terre, et où s’en retournait-il ?

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Fatou-gaye pleura alors des larmes de sang, –et ses gémissements retentirent, déchirants, sur les champs deDialakar… Et puis elle prit le sac de cuir du marabout, elle avalaune pâte amère qui y était contenue, – et son agonie commença, –une agonie longue et cruelle…

Longtemps elle râla au soleil, avec deshoquets horribles, déchirant sa gorge de ses ongles, arrachant sescheveux mêlés d’ambre.

Les vautours étaient autour d’elle, laregardant finir.

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XXX

Quand le soleil jaune se coucha sur lesplaines du Diambour, le râle était fini, l’enfant ne souffraitplus.

Elle gisait, étendue sur le corps de jean,serrant dans ses bras raidis son fils mort.

Et la première nuit descendit sur cescadavres, chaude, étoilée, – avec le sabbat de la vie sauvage,commencé mystérieusement en sourdine, sur tous les points de lasombre terre d’Afrique.

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Le même soir, le cortège de noces de Jeannepassait là-bas, au pied des Cévennes, devant la chaumière des vieuxPeyral.

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XXXI

APOTHÉOSE

C’est d’abord comme un gémissement lointain,parti de l’extrême horizon du désert ; – puis le concertlugubre se rapproche dans l’obscurité transparente :glapissements tristes de chacals, miaulements aigus d’hyènes et dechats-tigres.

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Pauvre mère, pauvre vieille femme !…Cette forme humaine qu’on voit vaguement dans l’ombre, – qui est làétendue, au milieu de cette solitude, la bouche ouverte sous leciel tout semé d’étoiles, – qui dort là à l’heure où s’éveillentles bêtes fauves, – et qui ne se relèvera plus, – pauvre mère,pauvre vieille femme !… ce cadavre abandonné, – c’est votrefils !…

– Jean !… entre dans la ronde !

La bande affamée arrive doucement dans lanuit, frôlant les halliers, rampant sous les hautes herbes ; –à la lueur des étoiles, elle entame les corps des jeunes hommes, etcommence le repas voulu par l’aveugle nature : – tout ce quivit se repaît, sous une forme ou sous une autre, de ce qui estmort.

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L’homme, dans sa main endormie, tient toujourssa médaille ; – la femme, son grigri de cuir… Veillez bien sureux, ô précieuses amulettes.

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Demain, de grands vautours chauvescontinueront l’œuvre de destruction, – et leurs os traîneront surle sable, éparpillés par toutes les bêtes du désert, – et leurscrânes blanchiront au soleil, fouillés par le vent et par lessauterelles.

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Vieux parents au coin du feu, – vieux parentsdans la chaumière, – père courbé par les ans, qui rêvez à votrefils, au beau jeune homme en veste rouge, – vieille mère qui priezle soir pour l’absent, – vieux parents, – attendez votre fils, –attendez le spahi !…

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