Chapitre 1
C’était au début de l’année 1812… J’avais,comme beaucoup d’autres, par peur des gendarmes qui parcouraient la campagne, obéi à la conscription, périlleux devoir auquel échappaient généralement les fils de la bourgeoisie, soit par des rachats, soit par mille ruses et mille complicités.
Je dois avouer que je n’avais aucun goût pour le métier militaire. J’avais toujours mené une existence paisible entre mon père et ma mère, deux braves paysans que je faisais vivre de mon travail, et mon départ les eût laissés dans le plus complet dénuement si l’un de mes oncles qui était herbager aux environs de Beaumont n’avait promis de leur venir en aide.
Cet oncle, que nous appelions familièrement« Cadet », était un fervent admirateur de Napoléon ;aussi me félicita-t-il avec chaleur, quand il apprit que je partais pour l’armée. Il prit pour une vraie vocation ce qui n’était de ma part que simple crainte d’être arrêté un beau matin, et conduit comme réfractaire à la prison de Cherbourg, ainsi que cela était arrivé à deux de nos voisins que la gloire des armes ne tentait guère. Il me donna quelque argent et promit de subvenir aux besoins de mes parents, ce qu’il fit d’ailleurs jusqu’au jour où je pus enfin revenir au pays, après le désastre de Waterloo.
– Va, mon garçon, me dit l’oncle Cadet… varejoindre les défenseurs de la France et n’oublie pasqu’aujourd’hui le moindre soldat a peut-être un bâton de maréchaldans sa giberne.
Mon ambition n’allait pas si loin.J’accomplissais mon devoir par nécessité, comme beaucoup decitoyens, et j’espérais que l’Empereur, après tant de victoiresretentissantes, renoncerait bientôt à faire la guerre àl’Europe.
Si j’avais pu prévoir que les bataillesallaient, pendant trois années, se succéder presque sansinterruption, j’eusse été moins confiant et peut-être aurais-jefait comme certains jeunes gens qui, pour éviter la conscription,s’étaient réfugiés dans les îles. J’aurais emmené mes parents avecmoi, et nous aurions vécu soit à Aurigny, soit à Guernesey, jusqu’àla fin des hostilités. Mais tout le monde était persuadé quelorsque l’Empereur aurait réduit l’Angleterre, ce qui ne pouvaittarder, la paix régnerait de nouveau sur le monde.
Ce ne fut point sans regret que je quittai mesparents pour suivre un sergent recruteur, sorte de soudard toujoursivre, aux façons grossières et brutales, qui arborait avec orgueilun uniforme tout rapiécé, rempli de taches, un bicorne cabossé etdes bottes éculées. Malgré l’état sordide de ses vêtements, il nemanquait cependant pas d’allure avec son grand nez busqué, sessourcils broussailleux et sa longue moustache jaune toujours humidede vin. Il s’appelait Rossignol et était originaire de l’Anjou. Ilavait combattu à Savenay, à Quiberon, pendant la guerre de Vendée,avait fait Jemmapes, Fleurus, Wœrth et Coblentz… puis, après le 18Brumaire, Marengo, Hohenlinden, Ulm, Austerlitz, Eylau. Blesséquatre fois, il eût pu prendre une retraite bien gagnée, mais,soldat de carrière, n’ayant pas de métier, il avait refusé deredevenir un « affreux péquin » comme il disait ets’était fait recruteur.
Il visitait les campagnes dans unemaringote[1] et, avec l’aide des gendarmes, levait desconscrits, besogne qui n’était guère pénible et lui permettait defaire de longues stations dans les cabarets. Comme il supportaitfort bien la boisson, il grisait ceux qu’il voulait enrôler, etquand ils étaient ivres, leur faisait signer un engagement, car ilavait toujours sur lui des feuilles toutes prêtes où il suffisaitd’apposer un paraphe… Quant aux récalcitrants, il les faisaitempoigner par la maréchaussée. Il touchait, paraît-il, une primepour chaque « levée », ce qui lui permettait d’êtretoujours entre deux vins.
Deux garçons du pays devaient partir en mêmetemps que moi.
Bien que nous ne fussions que trois conscrits,Rossignol, qui menait tout militairement, fit battre la caisse parle garde-champêtre à l’heure du rassemblement.
Jusqu’alors, il s’était montré bon diable,mais une fois que nous fûmes sous ses ordres, il changea d’attitudeet se mit à nous injurier en sacrant comme un damné. Nous devionsnous rendre à Cherbourg par étapes.
Il nous fit mettre en ligne de trois et exigeaque nous marchions au pas. Quand la cadence ralentissait, il noustraitait de clampins, de coïons ou de veaux et hurlait de sonaffreuse voix enrouée : « une… deusse ! une…deusse !… »
Dans les villages où nous passions, ils’arrêtait toujours pour s’humecter le gosier (à nos frais, bienentendu) et vers le soir, nous logions dans quelque grange pourrepartir le lendemain au lever du soleil. Bien qu’il y eût despompes et des citernes dans les endroits où nous campions, lesergent ne songeait jamais à se laver le visage ni les mains, car,disait-il pour son excuse, il avait l’eau en horreur.
En nous voyant faire nos ablutions, il nousdécochait des plaisanteries stupides : « Vous allez voususer la peau. » « Pas besoin de tant vous bichonner, mesagneaux, l’Empereur ne donne pas de bal, ce soir. »« Allons, assez d’eau comme ça, laissez-en un peu àl’habitant. »
Mes deux camarades riaient de ces réflexionsineptes, mais moi je n’avais pas le cœur à la joie.
Je me représentais sans cesse les mines éplorées de mes pauvresparents que mon départ navrait, et qui me voyaient déjà sur unchamp de bataille, parmi les boulets et les balles. Je songeaisaussi à ma pauvre Cécile, la fille du père Heurteloup, une adorablecréature que je m’apprêtais à demander en mariage. Nous nousconnaissions depuis notre enfance et nous avions vécu jusqu’alorsavec l’idée que nous serions un jour mari et femme… Notreséparation avait été navrante, et je puis dire que ce fut lapremière grande douleur de ma vie. Nous nous étions promis de nousécrire, car je croyais alors que les correspondances parvenaientrégulièrement aux armées !…
On se représente sans peine ma détresse…Parfois, j’avais les larmes aux yeux en pensant à ma Cécile, etj’étais sûr que la pauvre fille souffrait autant que moi.
À cette heure, je l’avoue, je détestais ceNapoléon qui enlevait ainsi les jeunes hommes à leurs fiancées pourles lancer à la conquête du monde. Je me le représentais comme unbourreau ivre de sang, foulant sans pitié, monté sur son cheval,des monceaux de cadavres, dans des plaines ravagées par les chargesde cavalerie, la mitraille et l’incendie.
Si jamais j’ai maudit la guerre, ce fut bienpendant les dures étapes que je fis avec mes deux compagnons, sousla conduite de ce sergent recruteur qui nous traitait comme desanimaux. Il ne comprenait rien aux peines de cœur, celui-là !Pour lui, la vie consistait à manger, boire, dormir et sebattre.
J’étais vite devenu le point de mire de sesplaisanteries. Il m’avait baptisé « la Tristesse », et necessait de me harceler. Mes deux compagnons, au lieu de meplaindre, semblaient prendre plaisir à faire chorus avec lui, sansdoute pour se mettre dans ses bonnes grâces. J’ai remarquéd’ailleurs que les soldats n’ont aucune pitié pour un camarademalheureux. Dès qu’on a revêtu l’uniforme, si l’on ne change pasaussitôt de caractère, si l’on ne devient pas grossier, gouailleur,impertinent, agressif, on est aussitôt la tête de Turc des autres,et le jour où l’on veut réagir, se rebeller, il est trop tard, lepli est pris, on est classé parmi les « geignards »… Iln’y a guère qu’une action d’éclat qui puisse vous réhabiliter, maison ne devient pas un héros à son gré… il faut pour cela un hasard,une circonstance, et j’ai appris par la suite que le courage n’estpas toujours une question de volonté.
Nous arrivâmes enfin à Cherbourg.
Là, nous fûmes conduits dans un bâtiment situéprès de la mer et où une quarantaine de conscrits étaient déjàrassemblés.
C’étaient pour la plupart des Normands commemoi, parmi lesquels il y avait fort peu de volontaires. Presquetous avaient été levés par les gendarmes, mais faisaient contremauvaise fortune bon cœur. Ils étaient là depuis huit jours, et secroyaient déjà des « anciens », ce qui les autorisait,paraît-il, à brimer les nouveaux. Ils nous bousculaient, nousappelaient blancs-becs et nous donnaient à entendre que si nousvoulions être traités en égaux, nous devions payer notrebienvenue.
Nous nous exécutâmes, et on nous laissatranquilles ; d’ailleurs, d’autres recrues ne tardèrent pas àarriver. Mes deux compagnons et moi fûmes de cette façon promus aurang d’anciens et eûmes, à notre tour, le droit d’exercer desreprésailles sur les nouveaux venus.
Le sergent Rossignol nous avait quittés pouraller reprendre ses tournées dans la campagne, car l’Empereuravait, paraît-il, besoin de beaucoup d’hommes.
On disait que la Russie faisait, depuisquelque temps, de grands préparatifs et qu’elle concentrait uneimmense quantité de troupes sur les frontières de la Pologne. Elleouvrait ses ports aux marchandises anglaises et foulait aux piedsle traité de Tilsitt.
Les Russes avaient bien choisi leur momentpour nous attaquer, car nous avions alors de nombreuses troupesoccupées en Espagne, ce qui diminuait de beaucoup les ressourcesdont Napoléon aurait pu disposer pour soutenir la guerre dans lenord.
Certains prétendaient que l’on nous exerceraittrès vite et que nous ne tarderions pas à entendre siffler lesballes.
Il y avait parmi nous beaucoup de fanfaronsqui se disaient impatients d’aller au feu, mais je crois qu’ilseussent préféré, comme moi, demeurer dans leurs foyers.
On devait nous conduire à Paris où s’opéraitla concentration et je n’envisageais pas sans inquiétude les duresétapes qu’il nous faudrait fournir avant d’arriver au terme de celong voyage.
Un matin, nous nous mîmes en route. Nousétions environ une centaine. On nous fit placer par quatre. Deuxsergents et trois caporaux marchaient en serre-file.
Tout alla bien d’abord.
Plusieurs d’entre nous avaient arboré à leursrevers des cocardes multicolores achetées à Cherbourg surlesquelles se détachaient en lettres dorées les mots :« Honneur et Patrie ».
De temps à autre, quand nous arrivions dansune ville ou un village, les sergents nous forçaient à crier :« Vive l’Empereur ! » et cet enthousiasme decommande semblait faire impression sur l’habitant.
J’avais pour voisin de droite un grandgaillard au poil roux du nom de Martinvast, qui me bourraitcontinuellement de coups de coude. Comme j’étais de fort méchantehumeur, je le bourrai à mon tour, et cela dégénéra en dispute, puisen pugilat, ce que voyant, un sergent s’approcha et nousdit :
– S’pèces de marouflards, vous saurez quec’est pas à coups de poing que des soldats vident leurs querelles…c’est bon pour les péquins… Vous autres qui avez l’honneur deservir l’Empereur, c’est à l’arme blanche que vous devez régler ça…Vos noms ?…
– Bucaille.
– Martinvast.
– C’est bon…, vous vous alignerez sur leterrain quand nous serons à Paris…, et nous verrons un peu si vousavez du cœur au ventre…
À notre arrivée à Paris, nous fûmes logés à lacaserne du Champ de Mars située dans les terrains de l’ancienneÉcole royale militaire.
Napoléon, à sa sortie de Brienne, y avait étéélève, ainsi que Clarke et Davout, et d’autres encore qu’il devaitretrouver plus tard dans ses états-majors.
Les bâtiments n’étaient guère entretenus,depuis que l’on était en guerre, sauf ceux qui abritaient lesrégiments de la Garde, lesquels devenaient de plus en plusnombreux.
Cette garde formée d’abord de vieux régimentsde grenadiers et de chasseurs avait été, depuis peu, renforcée pardes recrues de fusiliers auxquels on ajouta bientôt destirailleurs, des voltigeurs, des flanqueurs et des pupilles.
Nous occupions un vaste rez-de-chaussée voisindu quartier des grenadiers de la Garde que nous voyions passer etrepasser devant nous en frac bleu, gilet de basin, culotte denankin et bas de coton écru.
Ils nous regardaient avec dédain, et l’un denous s’étant permis d’adresser la parole à un grand grenadiercoiffé de son monumental bonnet à poil, s’était vu traiter de« paysan », ce qui était, à l’époque, le terme le plusméprisant qu’un soldat pût donner à un autre.
Les hommes de la Garde faisaient d’ailleursbande à part, car ils se considéraient comme supérieurs au reste del’armée, et le soldat, à l’exemple de ses chefs, se croyait, debeaucoup, au-dessus des autres troupiers. L’armée entière redoutaitle contact de ce corps gâté par les faveurs, par l’extrêmeindulgence de l’Empereur. Cependant, pour entrer dans cette gardeorgueilleuse, il n’était besoin que d’avoir quelques années deservice, une taille avantageuse et, autant que possible, unphysique agréable.
En campagne, la Garde était toujours des mieuxravitaillées et obtenait les meilleurs cantonnements. Alors que sesmoindres voitures étaient attelées de six chevaux, de maigresharidelles souvent privées de fourrage traînaient pièces etcaissons d’artillerie.
Cette partialité de l’Empereur en faveur de cecorps d’élite fut toujours une des causes les plus constantes dumécontentement et du découragement de l’armée.
…… … … … … . .
J’avais été incorporé comme fusilier à la3e du 2e du 48e. On nous équipa lelendemain de notre arrivée.
Quelques mois auparavant, Napoléon, par uneidée bizarre, avait adopté l’habit blanc pour l’infanterie. Tousles conscrits étaient vêtus en « Jean-Jean », comme onles appelait, ce qui faisait un contraste assez curieux lorsqu’ilsse trouvaient mêlés aux autres soldats habillés de bleu. Bienentendu, les « Jean-Jean » ne tardèrent pas à devenir sisales avec leur uniforme clair que l’Empereur supprima cettetenue.
Je reçus une capote bleue, un shako, uneveste, une culotte, des guêtres, d’énormes souliers, une immensegiberne et un sac en peau de vache, surmonté d’une couvertureroulée et tenue par des courroies. Peu après, on nous donna unfusil et une baïonnette.
Nos uniformes mal taillés, trop larges ou tropétroits étaient fort incommodes, mais ce qui faisait surtout notredésespoir c’était la culotte qui serrait fortement le jarret etempêchait de marcher librement. De plus, le genou recouvert d’unegrande guêtre qui se boutonnait par-dessus, était encore serré parune épaisse jarretière. Plus tard, je m’en aperçus, les soldats,pour éviter le supplice que leur infligeaient ces guêtres et cesculottes, les abandonnaient en plein champ, et ne gardaient sousleurs capotes que leur caleçon de toile.
C’est probablement ce qui faisait dire àl’empereur Alexandre « que Napoléon n’avait plus assezd’argent pour acheter des culottes à ses soldats ».
Dès que nous fûmes équipés, on nous répartitpar groupes de vingt, et un sergent nous initia au maniementd’armes.
Il n’était guère patient notre instructeur, etne se gênait point pour nous allonger quelque coup de pied ouquelque taloche lorsque nous avions mal exécuté un mouvement. Quantaux mots dont il se servait pour nous injurier, je ne puis lesreproduire ici.
Nous devions être bien ridicules sous notrenouvel accoutrement, car les soldats de la Garde, qui nousregardaient manœuvrer, nous criblaient d’épithètes empruntées auvocabulaire le plus grossier.
Après chaque pause, notre sergent toussait,fronçait le sourcil et répétait invariablement :
– Est-ce que vous ne trouvez pas que lesroutes sont sèches ?
Nous savions ce que cela voulait dire, et ceuxqui avaient quelque argent l’emmenaient à la cantine. À la fin dela manœuvre, comme il avait beaucoup de peine à articuler sescommandements, il nous faisait former les faisceaux, et nouslaissait la main dans le rang, immobiles et raides comme desbonshommes en bois, mais dès que se montrait un officier, il nousfaisait reprendre nos armes et nous entraînait au pas de chargederrière les bâtiments de la caserne où nous nous trouvions àl’abri des regards.
Là, on reformait de nouveau les faisceaux etle sergent, adossé à la muraille, cuvait béatement son vin, pendantque nous bavardions entre nous.
Un jour, le pauvre sergent qui se croyait bientranquille avec ses recrues, derrière un baraquement, fut surprispar un général qui lui dit d’un ton furieux :
– C’est ainsi que vous instruisez voshommes ?
Le sergent, tout penaud, ne savait querépondre. Il était pris en faute et attendait la punition que legénéral allait lui infliger. Celui-ci nous regarda un instant, puisnous fit mettre sur deux rangs et passa l’inspection.
– Dieu ! que ces hommes sont sales,dit-il…, non seulement leurs uniformes sont pleins de taches et depoussière, mais encore ils sont affreusement crasseux… Et ilssentent mauvais, ces bougres-là, ils puent comme des boucs… Vous meferez le plaisir, sergent, de les faire laver… Je repasseraidemain…
Et, sur ces mots, le général s’en alla, enfaisant siffler sa cravache…
C’était le général Dorsenne, le « beauDorsenne », comme on le surnommait par un juste hommage renduautant à son souci d’élégance qu’à ses avantages physiques. Ilavait été fait colonel de grenadiers de la Garde à son retourd’Égypte, d’où il était revenu couvert de blessures. C’était unsuperbe soldat auquel on pouvait passer ce travers d’être aussiscrupuleusement soucieux de sa toilette au jour d’un combat que lesoir d’un bal aux Tuileries, tant il montrait en campagned’intrépidité dans l’action et de stoïque courage. Il est des motsde lui qui sont d’une simplicité héroïque. À Austerlitz, un bouleten éclatant le couvrit de terre et le jeta à bas de soncheval ; il se releva, et s’époussetant à coups dechiquenaudes, n’eut que ces mots de dépit :« Goujats !… me voilà propre,maintenant ! »
Le soir même, le sergent nous faisait conduireà la buanderie, et nous pouvions enfin faire un peu de toilette,toilette bien sommaire à la vérité, car nous ne disposions que d’unpetit morceau de savon pour vingt hommes…
L’Empereur s’occupait peu de la propreté deses soldats ; il laissait ce soin à ses officiers quirepassaient la consigne aux sergents lesquels, on a pu le voir, nese lavaient généralement que le gosier.
…… … … … … . .
Notre instruction se poursuivait avec assez delenteur ; nous n’avions pas encore fait d’exercices de tir,mais, en revanche, nous nous étions beaucoup exercés à labaïonnette.
Le 48e auquel j’appartenaiss’était, dans maintes batailles, signalé à l’arme blanche, ettenait, on le conçoit, à conserver sa réputation.
On se répétait, d’homme à homme, cette phraseque l’on attribuait à l’Empereur : « Ça va mal, faitesdonner le 48e ».
Et nous étions fiers d’appartenir à cerégiment d’élite ; déjà l’orgueil militaire s’emparait denous. Nous soignions davantage notre tenue, et tenions dans lescabarets des propos de vieux grognards. Certains régiments (on nesait pourquoi) se détestaient entre eux, mais nos grands ennemisétaient les cavaliers. Ils affectaient de nous traiter avec mépris,quand ils nous rencontraient, et leur grand plaisir était de nousheurter avec leurs sabres pour nous faire tomber… Cela donnaitlieu, bien entendu, à des rixes, dans lesquelles les « royalcrottin » n’avaient pas toujours le dessus.
Il y avait aux environs de notre caserne desétablissements louches où nous nous rencontrions quelquefois, etc’étaient alors des batailles après lesquelles on comptait denombreux blessés. Il est juste de reconnaître que les officiersentretenaient d’ailleurs cette haine entre cavaliers et fantassins.De là venait sans doute cette émulation qui fit en maintescirconstances accomplir des merveilles à certains régiments.
La vie de caserne que nous menions était loind’être gaie, mais nous ne devions pas tarder à la regretter.
Quand nous n’étions pas à la manœuvre ou quenous étions consignés, nous lisions des livres à demi déchirés quitraînaient dans les chambres. Souvent l’un de nous faisait lalecture à haute voix et nous écoutions avec plaisir les merveilleuxrécits de Cartouche, de Mandrin ou de La Ramée, non que nouséprouvions pour les voleurs une réelle sympathie, mais parce quenous estimions que la vie aventureuse de ces brigands avaitnéanmoins quelque rapport avec les épisodes et les dangers de notrecarrière.
Chaque jour, un homme mieux renseigné que lesautres nous annonçait que nous allions bientôt nous mettre enroute. Il tenait toujours la nouvelle d’un officier supérieur quiavait fait des confidences à un lieutenant, lequel avait dit à sonordonnance de préparer sa cantine.
Cependant, les semaines s’écoulaient et nousétions toujours là, vivant dans un complet désœuvrement.
Quelques anciens dont nous avions faitconnaissance, et qui ne dédaignaient plus de frayer avec nous àcondition que nous les abreuvions copieusement, nous faisaient lerécit de leurs exploits et se donnaient toujours des rôles dehéros.
Ils nous initiaient aussi aux petites roueriesdu métier, c’est-à-dire au chapardage, et nous citaient nombred’officiers réputés pour leur habileté à piller les maisons. Ilsnous parlaient aussi de l’Empereur qui les avait tous empaumés.Dire qu’ils lui étaient dévoués, cela serait exagéré. Pour ceshommes irréligieux, habitués à bivouaquer dans les églises,d’esprit frondeur et qui, entre eux, avaient à l’adresse de leursofficiers des sarcasmes et des injures, l’Empereur n’apparaissaitpas comme une force obscure ou une divinité lointaine. C’était ungénie bienveillant qui les séduisait tour à tour par des gestesépiques et une familiarité bourrue, dont les colères s’abattaientsur les chefs, alors qu’il tutoyait le soldat en lui pinçantl’oreille. Génie tutélaire aussi et qu’ils savaient de taille àcontraindre la victoire. Quand, à la veille d’une bataille,Napoléon se promenait dans les rangs, l’armée entière sentaitgrandir sa force. Lorsque le jour baissait, les soldats tournaientles yeux d’instinct vers le feu de bivouac de l’Empereur dont laflamme montait dans l’ombre, petite lumière obstinée qui brillaitdans la nuit. Mais, en dehors du péril et des bombances, cessoldats reprenaient vite leur libre allure, grognaient contre lasolde en retard, les gratifications promises et rarement données,les distributions incertaines ou nulles, la faim, la soif, tous lestourments supportés.
Au reste, pour plus de sûreté, Napoléon,sachant leur goût des victuailles et des interminables beuveries,les mettait dans la nécessité de vaincre.
Le soldat savait qu’il devait vivre sur lepays, que la guerre devait nourrir la guerre… Et les arméesravageaient tout, comme un fléau. Par un accord tacite, rapts,pillages, tout était toléré ; c’était une suite d’orgiescoupées de marches et de combats d’avant-garde.
Bientôt, tassées sur un étroit espace, lestroupes ne trouvaient plus à vivre sur le pays épuisé. C’est alorsque l’Empereur leur présentait la bataille, les soulevait d’un éland’enthousiasme par des proclamations d’un lyrisme éperdu, leurmontrait la gloire toute proche et la ripaille qui les attendaitdans les villes conquises.
Ils admiraient cet homme qui les grisait deparoles aux heures tragiques, mais quand la voix du canon s’étaittue, ils recommençaient à grogner, et se montraient furieux contrecelui qui, après leur avoir promis un prompt retour au foyer, leslançait de nouveau à travers les plaines d’Europe.
Un matin, l’un des sergents qui nous avaitaccompagnés de Cherbourg à Paris, entra dans notre chambre, et dit,en tortillant sa moustache d’une main et en caressant le pommeau deson sabre de l’autre :
– Paraît qu’il y en a ici qui ont un compte àrégler… si j’ai bonne mémoire.
Et comme nous le regardions sans comprendre,il ajouta, en faisant le geste de piquer quelque chose dans levide :
– Va-t-il falloir, N… de D… que je vous prennepar l’oreille pour vous conduire sur le terrain… allons. Bucailleet Martinvast, à l’ordre !…
J’avais complètement oublié mon altercationavec Martinvast. Nous étions d’ailleurs devenus deux amis, etn’avions nulle envie de nous couper la gorge…
– Suivez-moi, dit le sergent.
Force nous fut d’obéir. Il nous conduisitalors à la salle d’armes qui se trouvait située juste au-dessous denotre chambre. J’avoue que je n’en menais pas large. Martinvast etmoi, nous nous regardions d’un air inquiet, nous demandant s’il neserait pas possible d’amadouer le sergent en l’emmenant à lacantine.
Mais Rebattel (c’était le nom dusous-officier) ne semblait guère d’humeur à écouter nospropositions.
Quand nous fûmes dans la salle d’armes, il dità un prévôt qui se trouvait là :
– Picassou, donne deux sabres à ces conscritsqui ont un petit différent à régler entre eux…
Picassou, un gros garçon à la mine réjouie,coula vers nous un coup d’œil narquois, et alla décrocher deuxsabres…
– Sergent, dit Martinvast… Bucaille et moinous ne nous en voulons plus et…
– Quoi, tu as peur, clampin, rugit le sergentRebattel… Une piqûre t’effraie… qu’est-ce que tu diras alors quandtu te trouveras en face des Allemands ou des Autrichiens ?…Fichu soldat, ma foi… Si nous n’avions que des oiseaux comme toi,les ennemis ne seraient pas longs à nous reconduire à la frontièreà coups de pied dans le cul… Il y a un règlement… je vais te lelire et, si tu hésites encore, tu recevras de la savate[2]… sais-tu ce que c’est que lasavate ? non… eh bien, tu l’apprendras… et tu deviendras lahonte de l’armée…
Rebattel tira alors de sa poche un carnetjaune tout graisseux, et lut d’une voix rauque : « Quanddeux hommes en seront venus aux mains au vu et au su de tous, ilsdevront vider leur querelle sur le terrain, en présence de deuxtémoins et du maître d’armes. Le combat cessera au premiersang ; tout manquement aux lois de l’honneur sera déféré aucapitaine de compagnie qui prendra les mesures nécessaires etdécidera de la peine à infliger aux adversaires ».
Le prévôt Picassou avait déposé les deuxsabres sur un banc. Il les prit l’un après l’autre, en examina lapointe, passa son pouce sur le tranchant, et dit d’un airsatisfait :
– Ceux-là iront…
Et il appela :
– Bartissol !… Bartissol !
Un petit homme mal éveillé sortit d’une piècevoisine, et s’avança en boutonnant sa veste.
– Tu vas servir de témoin.
Bartissol et Picassou étaient deux tambours.Dans les régiments, les tambours étaient généralement maîtresd’armes ou tout au moins prévôts. Ne portant point de fusil,n’ayant pour toute arme qu’un sabre, ils s’en servaient mieux queles autres soldats. Tant qu’il était en garnison, le tambourportait le « briquet » d’ordonnance, mais au moment où ilentrait en campagne, il abandonnait cette arme vulgaire pour mettreà la place un « carrelet » qu’il avait soin de monter enquarte. C’est à ce signe que l’on reconnaissait lesprévôts-tambours : ils avaient tous la poignée du sabred’ordonnance, mais une épée longue d’une aune venait frapper leurstalons. Ils étaient généralement assez entraînés à l’escrime, car,outre le maniement des baguettes, ils s’exerçaient chaque jour à« essayer des bottes » sous la surveillance d’un sergent,pourfendeur renommé, qui avait fait ses preuves et tirait vanité deses nombreux duels.
Le duel était fort en honneur à cette époque,et beaucoup d’officiers se croyaient obligés d’avoir une affairechaque mois. Nous avions aussi des généraux qui tiraient l’épéesous le prétexte le plus futile. Tuer un homme en duel était poureux un passe-temps. Presque tous pratiquaient l’épée, mais il y enavait aussi qui maniaient fort adroitement le pistolet et l’oncitait comme le plus habile tireur le général Bellavenne,gouverneur de l’École militaire de Fontainebleau, qui se faisaitfort de couper des balles sur la lame d’un couteau et de tuer desmoineaux au vol.
Martinvast me regardait, je le regardais, etnous faisions, je dois l’avouer, assez piteuse figure, mais lesergent Rebattel qui tenait, sans doute, pour se distraire, à voirdeux conscrits s’aligner, commanda d’un ton bref :
– Ôtez votre veste et votre chemise, torse nu,sacrées femmelettes, et prenez-moi un air crâne, nom d’uneschabraque !… montrez que vous avez du poil aux yeux…
D’autres sous-officiers, friands d’assister àune rencontre, étaient entrés dans la salle d’armes etplaisantaient à haute voix.
– Les « Jeannots » n’ont pas l’airtrès belliqueux, dit l’un… c’est pas encore ceux-là qui relèverontle prestige du 48e.
– Attends un peu, riposta un autre… laisse-lesse mettre en train et tu vas voir… on ne pourra plus lesarrêter.
– Sergent, dis-je… permettez-moi de…
– Mais oui, c’est entendu, répondit Rebattelsans me laisser terminer ma phrase, je te permets de te mettre engarde… Allons !
Bartissol et Picassou nous remirent à chacunun sabre, et je me trouvai placé presque de force devant Martinvastqui avait comme moi mis bas veste et chemise.
Pourfendre un homme à qui l’on n’en veut pas,comme cela, froidement, c’est une chose que je ne concevais point,n’ayant pas encore fait la guerre, et ne me sentant d’ailleursaucun goût pour le métier d’assassin. Cependant, il fallaits’exécuter ; des hommes étaient là, qui avaient les yeux fixéssur nous, et sous peine de passer pour un lâche et de recevoir lasavate, je devais tirer du sang à mon adversaire.
– En garde ! commanda Rebattel… etn’oubliez pas que les coups de manchette sont interdits.
J’ignorais ce qu’étaient ces coups demanchette, comme j’ignorais tout d’ailleurs des bottes et desparades.
Cependant (voyez comme l’homme est un étrangeanimal), dès que j’eus commencé à ferrailler avec Martinvast, je merappelai les propos qu’il m’avait tenus sur la route de Cherbourg àParis, et les bourrades dont il m’avait gratiné pour un motif desplus futiles. Je l’avais d’abord attaqué assez mollement, et il sedéfendait de même, mais peu à peu, je m’excitai, et lui, de soncôté, me fit la partie dure.
– Bravo !… bravo !… criait Rebattel,ils tiennent leurs sabres comme des cannes, mais ils y mettent dufeu… Ça va… ça va !… ah ! le fichu maladroit… il pouvaitplacer un joli coup de pointe, et il a retiré le bras…
Nous frappions comme des sourds ; noslames se heurtaient, se froissaient, nous nous précipitions l’unsur l’autre comme des chats enragés, et aujourd’hui encore, je medemande comment nous ne nous sommes pas transpercés jusqu’à lagarde. Il faut croire qu’il y a un dieu pour les duellistesinexpérimentés, comme il y en a un pour les ivrognes. Finalement,Martinvast lâcha soudain son sabre, et poussa un grognement dedouleur. En frappant d’estoc et de taille, je l’avais atteint àl’avant-bras et le sang coulait jusque sur le pommeau de sonarme.
– Halte ! commanda Rebattel.
Aussitôt, Picassou s’approcha, enroulavivement une bande autour du bras de mon adversaire, endisant :
– Ça ne sera rien que ça, une coupure toutsimplement… Dans quelques jours, il n’y paraîtra plus. Allons,serrez-vous la main, vous voilà maintenant amis jusqu’à lamort.
Il était en effet de tradition dans l’arméeque deux hommes qui avaient croisé le fer ensemble devinssent ceque l’on appelait des « inséparables », et se tinssenttoujours à côté l’un de l’autre, à l’heure du combat, prêts à sesecourir dans les circonstances critiques.
Néanmoins, comme certains joueurs qui ontperdu la partie, Martinvast semblait me garder rancune del’estafilade que je lui avais faite, bien malgré moi, je lereconnais, et il me serra la main sans enthousiasme.
Rebattel et les deux tambours reconnurent quenous nous étions bien comportés et décidèrent d’un commun accordque nous devions leur offrir un flacon de vin, pour qu’ils pussentainsi boire à notre santé. C’était ordinairement le vaincu qui« arrosait » les témoins, mais j’estimai que je devaisbien une compensation à mon adversaire, et c’est moi qui payai leflacon… les flacons devrais-je dire, car nos assistants, trèsaltérés de nature, commandaient sans vergogne, ne s’inquiétant passi nous aurions de quoi payer.
Cette régalade me coûta deux sitnomen[3], somme énorme pour un simple fusiliercomme moi. Cependant, si nos témoins s’étaient copieusementrafraîchi la « plaque de four », Martinvast et moi nousavions aussi fait honneur au petit « giclard » de lacantinière, de sorte que nous étions très excités. Une discussiondes plus vives ne tarda pas à s’élever entre nous, puis nous fîmesla paix et nous embrassâmes en pleurant. Après quoi, Rebattel, quiétait un homme à principes, déclara qu’il fallait sceller par unenouvelle tournée cette touchante réconciliation.
Lorsque nous retournâmes dans notre chambrée,nous fûmes accueillis avec transport par nos camarades, mais leursfélicitations ne nous émouvaient guère. Nous nous considérionsmaintenant bien au-dessus d’eux, et les tenions pour de vulgaires« blancs-becs » qui n’avaient pas encore fait leurspreuves. Quand on a été félicités comme nous par un sergent et deuxprévôts, des durs à cuire à la peau tannée par dix ans decampagnes, peut-on s’enorgueillir des éloges de simples conscritsqui n’ont encore donné de coups de sabre et de baïonnette que dansle vide.
Nous autres, nous avions fait nos preuves…Nous étions ceux qui se sont battus à l’arme blanche et qui ont,pendant un moment, risqué leur vie.
Martinvast et moi avions maintenant des minesfarouches, et ne parlions que d’étriper les gens. Hier encore, nousn’étions que deux pauvres moutons, perdus dans le troupeau,aujourd’hui nous nous croyions de vieux« grognards » ; la brutalité et la vantardisemilitaires avaient mis sur nous leur empreinte et déjà nous nerêvions que charges et carnage. Nous nous étions d’un coup haussésde plusieurs toises et les sergents du 48e ne nousdésignaient plus que sous le nom des deux« flambards ».
Ce qui tend à prouver que la gloire s’acquiertparfois bien facilement et souvent sans que l’on ait rien fait pourla mériter.
L’imminence d’une nouvelle lutte dont lapréparation mystérieuse avait quelque chose d’implacable, lacontinuation de la guerre d’Espagne et de Portugal, où l’Angleterreemployait à profusion ses trésors, ses armées et ses flottes,avaient, paraît-il, absorbé toutes les forces militaires de laFrance.
Il fallait donc pourvoir au remplacement deces troupes. En conséquence, le 10 mars, l’Empereur soumit à lasanction du Sénat un projet de sénatus-consulte qui divisait entrois bans la levée nationale : le premier comprenait leshommes de vingt à vingt-six ans, le second ceux de vingt-six àquarante, le troisième les hommes de quarante à soixante.
Nous quittâmes notre caserne et fûmes dirigésd’abord sur Mayence, où nous devions, paraît-il, établir noscantonnements. Les dures étapes que nous eûmes à fournir, lesprivations, la fatigue nous avaient considérablement déprimés, etnotre bel enthousiasme du départ avait bientôt fait place à unmécontentement général.
Les aides de camp, les estafettes, lesordonnances à cheval se croisaient en tous sens pour faire hâterles détachements qu’ils rencontraient. Beaucoup de femmes suivaientleurs maris à l’armée, soit que, par tendresse conjugale, elles nevoulussent point se séparer d’eux, soit que leur modeste fortune neleur permît point de vivre chez elles. Cependant quand nousentrions en campagne elles restaient au dépôt. Ces damesvoyageaient en cabriolet, en calèche, et marchaient avec leséquipages. On doit se douter que leurs chastes oreilles enentendaient de raides, et que leurs yeux voyaient souvent desspectacles assez indécents. Elles étaient, ainsi que nous, exposéesaux surprises, mais certaines d’entre elles se montraient trèsbraves ; j’en ai vu qui ne craignaient pas de s’emparer dufusil d’un blessé, et de faire le coup de feu avec nous.
La femme d’un colonel de hussards, tombée unjour dans une embuscade, défendit le convoi avec cinquante hommes,et bien qu’elle eût été blessée continua de tenir jusqu’à l’arrivéede renforts. D’autres, il est vrai, se montraient moinsbelliqueuses, et poussaient des cris de terreur dès qu’ellesentendaient siffler les balles.
Nous appelions ces équipages de femmes, les« chars d’amour », car certaines d’entre elles n’étaientpas insensibles aux œillades de quelque beau sous-officier…
Quand nous les retrouvions dans uncantonnement, elles venaient causer avec nous et ne dédaignaientpas d’accepter un verre de gros vin. Elles avaient presque toutesadopté des costumes moitié civils, moitié militaires, qui serapprochaient autant que possible de ceux de leurs maris. On disaitque la concorde ne régnait pas toujours entre elles. Cela étaitfatal, car il arrivait fréquemment que les femmes légitimes serencontrassent avec les maîtresses. Nous eûmes souvent à apaiserdes conflits, et à séparer de belles combattantes qui se crêpaientle chignon avec une rage folle et cherchaient à s’arracher lesyeux.
Ces dames n’étaient guère aimées descantinières dont elles réclamaient sans cesse les services, et dontelles eussent voulu faire leurs femmes de chambre.
Napoléon avait un moment interdit ces convoisde femmes, mais s’il parvenait à se faire obéir de ses officiers,il ne trouvait pas autant de soumission auprès de leursépouses ; elles n’avaient tenu aucun compte des ordresimpériaux et, comme l’Empereur ne pouvait tout de même pas lesfaire fusiller, il avait laissé faire. Il voyait cependant d’unmauvais œil cette invasion féminine et évitait de s’approcher deleurs équipages, craignant les reproches et les réclamations.
À Châlons, où nous bivouaquâmes en attendantde nouveaux ordres, car il régnait un peu de confusion dans lesarmées, nous nous installâmes dans une grande plaine crayeuse, àfaible distance de la ville. Malheureusement l’endroit où nous noustrouvions avait été ravagé par les troupes qui y avaient passéavant nous. Il n’offrait plus aucune ressource, et je puis direqu’il fallait du génie pour se procurer la subsistance de chaquejour, car les voitures de ravitaillement étaient toujours en retardet arrivaient régulièrement cinq ou six heures après que nousavions levé le camp…
La nuit, nous nous répandions dans la campagneet faisions main basse sur tout ce que nous pouvions trouver. C’estdans ces occasions que se distinguaient vraiment les« anciens ». Ils avaient toutes les ruses, péchaientpoules et canards au moyen d’hameçons, s’introduisaient même dansles maisons, au grand effroi de l’habitant qu’ils rançonnaient sansvergogne.
Malheur à ceux qui défendaient tropjalousement leur bien, car on ne les ménageait guère.
À vrai dire, nous nous conduisions tous commede vrais brigands, mais c’était la guerre, et nous estimions quepuisque nous défendions les terres des paysans, ils devaient enéchange nous approvisionner de pain, de viandes, de volailles et devin.
L’art de faire vivre une armée en campagneétait inconnu à cette époque. Une nuée d’employés avec grand etpetit état-major s’occupaient avant tout de faire leur fortune et yréussissaient sans peine. Leur soin principal était de pourvoir laGarde, et le reste s’arrangeait comme il pouvait.
Napoléon, qui a tout prévu, semble cependants’être désintéressé du service de ravitaillement ; iln’ignorait pas d’ailleurs que ses soldats savaient fort bien sedébrouiller eux-mêmes, et fermait les yeux sur leurs rapines etleurs déprédations.
En territoire étranger, le pillage et le volpouvaient à la rigueur se comprendre, mais en France la conduitedes troupiers était un scandale continuel, et les paysans nousredoutaient autant que l’ennemi.
En résumé, pour nous nourrir, nous affamionsl’habitant. Moi qui suis fils de cultivateurs et qui sais parexpérience combien ces pauvres gens ont de peine à vivre, tout entravaillant beaucoup, je m’insurgeai d’abord contre ces procédés,mais quand j’eus faim et que j’eus compris qu’il fallait voler ouse résigner à mourir, je fis comme les autres et devins un habile« chapardeur ».
Pour notre excuse, nous n’employions jamais leverbe voler ; nous le remplacions par le verbe« trouver »… En effet, un soldat ne vole jamais, il« trouve ».
Un soir, il m’en souvient, il nous arriva àMartinvast et à moi une assez désagréable aventure. Nous nousétions introduits dans la cour d’une petite maison, située enbordure de la route, et nous apprêtions à partir, quand un hommeparut, fusil à la main. Il nous invita à abandonner notre prise,mais nous ne tînmes aucun compte de cet ordre…
– Rendez-moi mes lapins, cria-t-il, ou je vousenvoie une charge de plomb.
Et il fit comme il disait, mais nous manqua àcause de l’obscurité. Nous feignîmes d’avoir été atteints, et nousnous mîmes à geindre de façon pitoyable. Le paysan s’approcha, nousnous jetâmes sur lui, et après l’avoir étourdi de coups, et luiavoir enlevé son fusil dont nous brisâmes la crosse sur le sol,nous pénétrâmes dans la maison. Elle était assez bien pourvue, etnous y trouvâmes de nombreuses bouteilles rangées dans un petitcellier. Comme la course de la nuit nous avait fort altérés, nousbûmes sans doute plus que de raison, car lorsque nous voulûmesrepasser le mur, cela nous fut impossible. Nous goûtâmes encore aupetit vin du bonhomme, et nous ne tardâmes pas à perdre la notiondes choses. Quand nous nous éveillâmes, nous nous trouvions étendusdans une charrette remplie de paille qui cheminait en grinçant surses essieux derrière notre compagnie.
De temps à autre la toile de la voitures’écartait, et la figure joviale du sergent Rebattel se montraitdans l’ouverture :
– Ah ! mes cochons, disait-il, c’estcomme ça que vous buvez seuls… vous ne pouviez donc pas faire signeà votre sergent… Vous apprendrez, fils de Bacchus, que lorsqu’ontrouve un bon endroit, faut toujours avertir son supérieur.
Nous étions un peu honteux, mais nous netardâmes point à nous apercevoir que cette aventure nous avait faitmonter dans l’estime du sergent et des hommes de la compagnie. Tousnous enviaient et nous fûmes promus au rang de gaillardsdélurés.
Comme on le voit, petit à petit, je devenaisun « dur à cuire », et ceux qui m’avaient pris pour unniais reconnaissaient maintenant que j’avais toutes les qualitésrequises pour faire un bon soldat, c’est-à-dire un habilechapardeur.
Nous ne savions pas au juste où nous allions.Nous avions cru tout d’abord que l’on nous dirigeait sur Mayence,mais des camarades bien informés (il y en a toujours dans unecompagnie) soutenaient que nous étions désignés pour garder lafrontière, explication bien vague, car il eût été difficile de direoù commençait et finissait la frontière… La France était partout,nous le croyions du moins.
Jusqu’à présent nous n’avions pas encore vul’Empereur dont on nous annonçait l’arrivée à chaque instant. Nousmarchions toujours ; nos étapes étaient longues, et plus nousavancions plus nous trouvions le pays dévasté. Les portes desvillages se fermaient à notre approche, et nous avions beau cogner,personne ne consentait à nous ouvrir. Avec nos uniformespoussiéreux, nos mines défaites, nous avions l’air de véritablesbandits, et nous avions beau crier : « Vivel’Empereur », nos voix demeuraient sans écho.
Le beau soldat de France, naguère popularisépar l’image, n’inspirait plus confiance ; seule la Garde quin’était point, comme nous, obligée de piller pour vivre, conservaitencore quelque prestige.
Jusqu’alors le temps avait été assez beau maisil se gâta vite, et nous fûmes assaillis par une pluie maussade quine cessait ni jour ni nuit.
Nous avions pu, de temps à autre, nous abriterdans des granges ou dans des hangars mais, à présent, nous noustrouvions sur une grand’route où l’on ne rencontrait pour ainsidire plus d’habitations. Il nous fallait parcourir des lieues avantde dénicher un abri, et nous étions, souvent obligés de camper enpleins champs, sur la terre mouillée, ou dans la boue. Nousn’avions pas de tentes, car nos armées marchaient d’un tel trainqu’elles n’auraient pu emporter tout le bagage nécessaire sansnuire à la vitesse de leurs mouvements.
Ah ! où étaient-ils ces anciens camps,ces villes de bois et de paille bien alignées, avec leurs ruesgrandes ou petites, le tout maintenu dans une excessive propreté. Àprésent nous ne connaîtrions plus que les nuits à la belle étoile,sous un froid qui était souvent assez vif, bien que nous fussionsen mai.
Le découragement commençait à se mettre dansnos rangs, et quelques désertions ne tardèrent pas à seproduire.
Nos officiers nous réunirent un beau matin, etl’un d’eux nous lut un ordre du jour dans lequel il était ditque : « tout soldat qui abandonnerait la colonne seraitrecherché aussitôt et passé par les armes ».
La discipline devenait de jour en jour plussévère, car on craignait les défections en masse comme cela s’étaitdéjà produit en 1811.
Les soldats ne demandaient qu’à livrerbataille, et l’inaction dans laquelle ils étaient tenus lesénervait à tel point qu’ils étaient de plus en plus difficiles àconduire.
Certains régiments dont les officiers étaientjustes et bienveillants obéissaient encore, mais d’autres, menéspar des sabreurs qui traitaient leurs hommes comme des chiens,commençaient à murmurer.
Nous voulions tous savoir où nous allions, etpersonne ne pouvait nous renseigner. J’ai su plus tard qu’au momentoù nous nous dirigions vers l’est, une conférence avait lieu àDresde entre Napoléon, l’empereur d’Autriche et le roi dePrusse.
…… … … … … . .
Nous avancions toujours.
Maintenant nous étions en Allemagne.L’Empereur nous précédait. De Dresde, il avait traversé l’Oder àGlogau, et avait gagné Dantzig, ville dont il avait fait augmenterles fortifications et qui devait lui servir de principal dépôt pourl’expédition qu’il allait entreprendre. Les différents corps quicomposaient l’armée avaient reçu l’ordre de se porter vers lafrontière de Russie.
La vieille Prusse où passa la plus grandepartie de l’armée fut aussi durement traitée qu’un pays ennemi.Indépendamment des réquisitions qu’on y leva, le manque de magasinsforça les corps d’armée, qui tous maintenant marchaient en masse, àvivre en partie de maraude, dont on sait que le pillage est unesuite ordinaire.
Avant d’atteindre le Niémen, chaque régiments’était procuré par violence des troupeaux et des voitures chargéesde vivres.
L’Empereur était déjà au hameau de Nogariskysitué à droite de la route de Kovno, à une lieue et demie de cetteville. Les hostilités allaient commencer. Les corps de Davout,Oudinot et Murat étaient campés à peu de distance du Niémen, demanière toutefois à ne pas être aperçus de la rive droite. C’étaitDavout qui devait le premier passer le fleuve ; la Gardeoccupait les hauteurs de Nogarisky ; Ney celles de Pilony.
Napoléon avait gardé un secret si profond surses desseins, et avait marché avec une telle rapidité que leshabitants des rives du Niémen furent surpris de son arrivée. LesRusses n’étaient pas mieux informés. La guerre leur semblaitinévitable, mais ils croyaient que l’Empereur la déclarerait avantde commencer les hostilités.
Nous appartenions au corps Delzons et nousnous dirigions à marches forcées sur Vilna.
La route que nous suivions depuis Kovno esttrès sauvage, et bordée de bois. Les chemins généralement mauvaisdans un pays marécageux suffisent aux besoins des habitants parceque l’hiver on y voyage en traîneau et l’été sur des voitureslégères ; mais pendant le dégel ils sont à peu prèsimpraticables. Tous les corps en marche eurent beaucoup à souffrirdu mauvais état du terrain. Quantité de chevaux périrent. Quelquessoldats succombèrent aussi. Nous souhaitions tous le combat,espérant que si la victoire nous était favorable, nous pourrionsenfin nous ravitailler et nous reposer dans quelque ville.
Un matin, après une marche épuisante, lesergent Rebattel nous dit en faisant pirouetter sonsabre :
– Conscrits, le moment est arrivé. Vous allezbientôt entendre bourdonner les abeilles et sentir au-dessus de vostêtes le vent des boulets… Tâchez de vous distinguer, carl’Empereur aura l’œil sur vous…
L’Empereur !… on nous annonçait toujoursqu’il était dans les parages où nous nous trouvions, et jamais onne le voyait. Nous avions déjà aperçu les généraux Murat, Davout,Macdonald, mais l’Empereur ne s’était pas encore montré, et celaétonnait beaucoup d’entre nous qui se figuraient qu’à l’heure de labataille il devait se tenir à la tête de ses troupes.
Le soir, les deux armées, séparées par laLuczissa, bivouaquèrent en présence. Eugène et Ney étaient enpremière ligne. On s’attendait à une sanglante bataille, mais aumatin les Russes avaient disparu.
Ce ne fut que le 13 juillet, aux environs deKliastitza que mon régiment reçut le baptême du feu.
Le grand calme de la campagne fut soudaintroublé par des grondements qui ressemblaient à des coups detonnerre, et l’air s’emplit de fumée.
L’action commençait.
Je remarquai que le bruit du canon provoquaitchez certains de mes camarades un mal étrange se traduisant par uneviolente colique qui les forçait à s’accroupir un moment dans laplaine…
Jusqu’alors le tir de l’artillerie, beaucouptrop court, n’arrivait pas jusqu’à nous, mais bientôt il s’allongeaet ce fut un épouvantable concert.
Les boulets passaient parfois au-dessus denous, et instinctivement nous courbions la tête.
– J’en vois qui saluent, s’écria Rebattel…Retenez bien, bougres de trembleurs, que le soldat doit toujoursregarder le feu le front haut…
Et ce disant, il se dressait de toute sahauteur, aussi calme que s’il eût été dans la cour de la caserne,en train de faire manœuvrer les recrues.
C’était un rude homme que le sergent Rebattel,et si nous l’avions parfois trouvé un peu ridicule, aujourd’hui ilnous émerveillait, et nous nous efforcions de régler notre attitudesur la sienne.
Jusqu’alors aucun projectile ne s’était abattusur nous, quand, tout à coup, il y eut un sifflement suivi d’unevive confusion dans nos rangs. Trois soldats avaient roulé sur lesol où ils se débattaient en hurlant… Un autre, près de moi, setenait le bras et nous regardait, avec de grands yeux vagues où ily avait de la douleur et de l’effroi…
Plusieurs d’entre nous étaient pâles, maisfaisaient malgré tout bonne contenance…
On a beau être courageux, quand on voit pourla première fois tomber autour de soi des camarades, qu’on lesentend se plaindre en se traînant dans une mare sanglante, on sentun frisson vous courir le long des reins, et on se serreinstinctivement l’un contre l’autre, comme si l’on espérait, enfaisant masse, mieux résister à la mitraille… On ne se dit pas quece groupement offre plus de prise au boulet qui arrive déjàpeut-être, et l’on continue à se « tasser » comme desmoutons qu’effraie l’orage.
Ce qui rendait notre situation terrible, c’estque nous demeurions là, l’arme au pied, attendant des ordres qui nevenaient pas… Au loin on se battait ; la cavalerie de Muratchargeait les Russes sur la droite ; à gauche, deux régimentsétaient toujours engagés, mais notre compagnie que l’on réservaitsans doute pour une action décisive marquait le pas dans la boue, àcôté d’un bataillon de voltigeurs dont nous apercevions les shakosderrière un long remblai que les projectiles émiettaient parinstants.
– Qu’est-ce qu’on fait là ? demanda unhomme.
– On se repose, répondit Rebattel… De quoidonc que tu te plains, conscrit ?…
Un nouveau boulet faucha de flanc toute uneligne d’hommes. Un lieutenant eut les deux jambes emportées. À côtéde lui notre capitaine, qui venait tranquillement d’allumer sapipe, fronça le sourcil et, menaçant du poing les lignes ennemies,laissa tomber ces mots :
– Salauds ! vous allez voir ça tout àl’heure !
Il se pencha vers le lieutenant et, aidé d’unsoldat, le porta jusqu’au remblai où il l’adossa.
– J’en étais sûr, balbutia le blessé d’unevoix éteinte… J’étais marqué… adieu, camarades !…
Sa tête retomba en avant, et il ne bougeaplus…
– Qu’on le porte à l’ambulance, dit lecapitaine…
Comme deux hommes s’apprêtaient à le soulever,le pauvre lieutenant murmura :
–Inutile… c’est fini !… Je veux rester avec vous.
Le sang coulait à flots de ses blessures, maisl’officier ne laissait échapper aucune plainte… Il s’appelaitPostel… c’était un vieux de la vieille qui se battait depuisFleuras. Nous l’aimions, car il était très doux et ne noustracassait jamais. Au repos, on le voyait toujours un livre à lamain, et certains disaient qu’il s’instruisait pour obtenir un jourun haut grade.
Quant à notre capitaine, le père« Cassoulet », comme on l’appelait – je ne sais pourquoi– c’était le type de l’officier bon vivant, dont les misères et lesprivations n’arrivaient point à altérer la belle humeur. Ilplaisantait sans cesse, traitait ses hommes en égaux, mais savaitcependant « garder ses distances ».
Rebattel, qui avait assez mauvaise langue,prétendait que le père « Cassoulet » avait toujours danssa cantine un flacon de schnaps, mais qu’il buvait seul, et secachait pour « s’humecter la plaque de four ». C’était,en tous cas, un fumeur enragé. On ne le voyait jamais que la pipe àla bouche, une petite pipe en bois qu’il avait baptisée« Adélaïde ». Il y tenait comme à sa croix, et ne laquittait que pour dormir.
Les projectiles continuaient de pleuvoir, maisils passaient maintenant au-dessus de nous. Les Russes avaientallongé leur tir, et contrebattaient avec vigueur notre artillerieinstallée à un quart de lieue, devant un ravin.
Là-bas, la bataille faisait rage ; maisla fumée qui formait dans la plaine un épais brouillard nousmasquait le mouvement des troupes. L’ennemi défendait ses positionsavec vigueur ; il paraît qu’on cherchait à l’entourer, maisdeux charges conduites par Murat n’avaient pas réussi, et bientôton fit appel aux cavaliers polonais. Pendant ce temps, Davoutenvoyait l’ordre à deux régiments, qui étaient en échelons, devenir le joindre et forçait enfin les Russes à abandonner leurposition.
Notre régiment demeurait toujours en réserve.Ce ne fut qu’à la nuit que nous avançâmes. Devant nous, le terrainétait déblayé.
Les Russes battaient en retraite.
– Ça sera pas encore pour ce coup-ci,conscrits, nous dit le sergent Rebattel… mais consolez-vous. Avantpeu vous pourrez piquer dans le tas…
Notre pauvre lieutenant vivait toujours malgréses horribles blessures. Des brancardiers le relevèrent et letransportèrent à l’ambulance, pendant que nous allions de l’avant.Les autres blessés furent aussi emportés. Ils étaient au nombre detrente-deux… Quant aux morts, nous en comptâmes vingt-trois… Notrepauvre compagnie avait été, on le voit, assez éprouvée, bienqu’elle n’eût pas pris part à l’action.
Nous avions reçu le baptême du feu et jementirais en disant que mon cœur n’avait pas battu plus fort qued’habitude.
Les Russes fuyaient maintenant devantnous.
L’intention de l’Empereur était, paraît-il, decontinuer à les poursuivre, mais la pluie, la fatigue d’une marcherapide, le forcèrent à s’arrêter. Peu de soldats auraient pu suivreleurs drapeaux et il était, de plus, nécessaire de compléterl’attelage des batteries.
Le repos fut très court, et les opérationsrecommencèrent bientôt avec une nouvelle vigueur.
Cependant, Napoléon se retira à Vilna. Ilavait avec lui Maret, duc de Bassano, son ministre des relationsextérieures, et le comte Daru, son secrétaire d’État. Il ordonna deconstruire un camp retranché sur la rive droite de la Wilia, enface de Vilna, mais ces travaux furent vite abandonnés pour mettreKovno à l’abri d’un coup de main. Cette ville était son principalentrepôt de vivres ; ils y arrivaient par eau, maisparvenaient rarement jusqu’à nous. Nous étions souvent oubliés etdevions chercher notre nourriture où nous pouvions.
Nous vivions dans un état d’énervement tel quenous souhaitions plus que jamais de marcher au feu.
Ce ne fut que le 27 juillet que nous pûmesenfin nous rendre compte de ce qu’est une bataille. Nous avionsd’ailleurs le pressentiment que ça « allait chauffer »,car le sergent Rebattel était d’une gaîté folle, et ne cessait derépéter :
– Nous allons les voir à l’œuvre lesconscrits… et nous saurons bientôt ce qu’ils ont dans leventre.
Pour nous exciter, sans doute, il nousracontait les diverses batailles auxquelles il avait assisté, etson récit se terminait invariablement par cette phrase qu’ilsemblait affectionner : « Alors, nous fonçons sur eux àla baïonnette, et je crois bien qu’il n’en est pas resté unseul. » Eux, c’étaient tour à tour les Autrichiens, lesAnglais, les Espagnols ou les Turcs, des « sacréscochons » comme il disait, qui se mettaient toujours dixcontre un.
Et il fallait le voir, son sabre à la main,mimant une charge en hurlant comme un possédé. Les yeux luisortaient de la tête, et sa longue moustache se hérissait jusqu’àson nez. La nuit, nous rêvions de charges à la baïonnette, detueries et de victoires.
C’était vraiment un rude entraîneur d’hommesque ce sergent, et avec lui nous nous sentions en confiance. Ilnous semblait qu’en marchant à ses côtés nous n’aurions rien àredouter.
« La mort ne veut pas de moi »,affirmait-il.
Et comme quelqu’un lui faisait remarquer qu’ilpourrait bien la rencontrer un jour, il répondit en riant :« Ce jour-là, nous serons deux ».
Que pouvait craindre un tel homme ?
Je ne puis oublier que si, plus tard, je suisdevenu ce qu’on appelle un « flambard », c’est à Rebattelque je le dois.
Pour l’instant, je n’étais qu’unpauvre conscrit, qui saluait encore les boulets et les balles.
Un matin, nous apprîmes que les Russes étaientembusqués près d’un bois, à une lieue environ de Vitebsk, mais,pour les atteindre, il fallait traverser un ravin sur lequel onavait jeté un petit pont.
Dès que nous approchâmes, la mitraille se mità pleuvoir sur nous, et à peine le pont était-il franchi que deslanciers russes sortant de derrière le bois nous chargeaient enfourrageurs. Nous avions avec nous comme soutien deux centsvoltigeurs parisiens du 9e de ligne, des soldatsaguerris qui nous communiquaient leur entrain.
Il me serait bien difficile aujourd’hui dedécrire cette bataille. Tout ce que je puis dire c’est qu’une sortede folie s’était emparée de moi (et de mes camarades aussiprobablement). Grisé par l’odeur de la poudre, par le bruit descoups de feu, les hurlements gutturaux de l’ennemi, je me lançaisen avant, enfonçais ma baïonnette dans des corps d’hommes ou dechevaux, en poussant des cris furieux. Mon front ruisselait, mesmains aussi, mais ce n’était pas de sueur, c’était de sang. Je fusrenversé deux fois, j’entendis au-dessus de moi un galop furieux,et je ne sais comment je me retrouvai debout, le fusil à la main,piquant avec frénésie tout ce qui était devant moi, autour de moi,tout ce que je sentais au bout de ma pointe.
Les Russes avaient fui, et je frappaistoujours dans le vide, croyant encore faire face à l’ennemi.
– Bravo, conscrit, me dit une voix que jereconnus pour celle du sergent Rebattel… Pour un début tu t’es biencomporté… nous reparlerons de ça…
Dégrisé, je regardai autour de moi, et ne visque des cadavres ou des corps qui s’agitaient désespérément…
Rebattel, rouge de sang, pareil à un démon, setenait droit, son sabre fiché en terre… Une trentaine de fusiliersl’entouraient, les yeux brillants, les dents serrées, l’uniforme enlambeaux… Le capitaine Cassoulet, tête nue, sans hausse-col,l’habit sans boutons, s’appuyait sur un homme, en riant d’un airfarouche.
C’était tout ce qui restait de notrecompagnie. Je cherchai Martinvast et l’aperçus enfin à quelquespas. Il était assis par terre et s’entourait la main d’un lambeaud’étoffe.
Je lui touchai l’épaule, mais il ne mereconnut pas tout d’abord.
– Ah ! c’est toi, dit-il enfin… tu en esrevenu, t’as de la chance et moi aussi… N… de D… quellesuée !
– Tu es blessé ?
– J’sais pas… ma main m’fait mal… un coup desabre probablement…
Et avisant un voltigeur qui semblait leregarder :
– Qu’est-ce qu’il a celui-là, grogna-t-il…C’est-y qu’il voudrait que j’lui f… un coup de baïonnette à luiaussi…
L’homme à qui il en avait était debout, adosséà une pile de cadavres, tenant à la main un fusil brisé. Il nebougeait point et son regard fixe, sa face crispée avaient quelquechose de narquois et d’effrayant.
– Tu vois donc pas qu’il est mort, dit uncamarade.
– Tant mieux pour lui, murmura Martinvast, carje lui aurais appris comment que je m’appelle…
Une sorte de folie s’était emparée des raressurvivants de notre compagnie… ce n’étaient plus des hommes, maisdes fauves qui, pour un mot, se seraient entre-tués.
– Allons, les enfants, dit le capitaineCassoulet qui venait de bourrer son éternelle pipe, par quatre eten avant !…
Et d’une voix fausse, horriblement enrouée, ilentonna sur le rythme d’une marche de tambour cette chansontraditionnelle que j’avais entendue tant de fois sur lesroutes :
En avant ! fils de la grenade
Amorcez ! voilà l’ennemi !
En joue ! feu… à l’escalade !
Il ne faut pas vaincre à demi.
Entraînés par ce chant, les débris de la3e du 2 s’en allèrent, au pas, dans la grande plainejonchée de cadavres d’hommes et de chevaux.
Bientôt nous nous mêlions aux autres soldatset regagnions la réserve du 48e.
Notre exaltation était tombée : unegrande lassitude s’était emparée de nous… Seuls le capitaine et lesergent Rebattel tenaient toujours bon, en vieux briscards rompus àces sortes d’affaires.
Le père Cassoulet tirait énergiquement sur sapipe et le sergent, de ses doigts rouges de sang, roulait calmementles pointes de ses moustaches.
Il paraît que le courage et l’énergie dontnous avions fait preuve n’avaient pas échappé à l’Empereur qui, salorgnette aux yeux, avait suivi du haut d’un monticule toutes lesphases du combat.
Le lendemain soir, Rebattel, que nous n’avionspas vu de la journée, vint nous retrouver dans la maison en ruinesoù nous nous étions réfugiés, avant de reprendre notre marche enavant.
Il était à moitié ivre, et dès son entrée,s’écria d’une voix de tonnerre :
– Ça y est, les enfants, j’ai le« brimborion »…
Et comme nous le regardions,surpris :
– Ben quoi, ça vous étonne… c’est-y que vousseriez jaloux de votre sergent, par hasard ? Vous voudrieztout de même pas qu’après quatre mois de service, on vousrécompense comme les vieux briscards… Vous n’étiez pas à Fleuras,j’suppose, ni à Lodi, ni à Hohenlinden, ni à Marengo, ni àAusterlitz… moi, j’y étais, et ça chauffait quasiment plus durqu’hier… Alors quoi ?… est-ce que vous supposeriez que j’aipas mérité le brimborion… Allons, debout, conscrits, et rendez leshonneurs à votre sergent !
Il s’était adossé à la muraille, la maingauche sur le pommeau de son sabre, tandis que de la droite, ilcaressait en souriant une belle croix de la Légion d’honneur quipendait au bout d’un ruban rouge sur le côté gauche de sapoitrine.
C’était cette croix qu’il appelait lebrimborion.
Nous ignorions ce terme militaire, et jamaisil ne nous serait venu à l’esprit que l’on pût donner un tel nom àune récompense si enviée. Mais il était de tradition dans l’arméede désigner la croix sous ce vocable assez ridicule… et presqueméprisant.
Cela venait de ce qu’à l’origine, les croix dela Légion d’honneur étaient distribuées avec parcimonie. Ceux quine l’avaient pas obtenue, semblaient en faire fi comme d’un objetsans valeur et riaient, jusqu’à ce qu’ils l’eussent obtenu, de ce« brimborion » qu’ils brûlaient cependant dedécrocher.
Il en est toujours ainsi. Les choses neprennent réellement de valeur que lorsqu’on les possède enfin,après les avoir longtemps convoitées. D’année en année le mots’était propagé, mais on n’y attachait plus maintenant le senspéjoratif du début. Brimborion avait dévié de son vrai sens, etétait devenu un terme courant qui n’avait rien d’irrespectueux…
L’Empereur lui-même n’hésitait pas àl’employer et il lui arrivait souvent de dire à un homme décoré, enlui pinçant l’oreille, suivant son habitude :
– Où as-tu gagné ton brimborion ?
Le sergent Rebattel attendait la croix depuislongtemps. Il l’avait méritée autant que bien d’autres qui, plusheureux, l’avaient obtenue assez vite.
La première fois qu’il avait été blessé, ilcroyait bien l’avoir, la deuxième fois, il y comptait, mais à latroisième blessure, il avait abandonné tout espoir.
Il était furieux au fond, mais n’en laissaitrien paraître et se moquait de ceux qui l’arboraient sur leurpoitrine. « Encore un qui a su « manœuvrer »,disait-il. Une fois cependant il avait eu une émotion. À une revue,l’Empereur s’était arrêté devant lui. Rebattel avait vu trouble. Ilcroyait déjà sentir la main du « Petit Caporal »épinglant le « brimborion » sur sa capote, mais Napoléonlui avait dit simplement :
– Je te reconnais, toi… tu étais à Marengo… Etil avait passé, raide dans sa redingote grise, les mains audos.
Rebattel avait éprouvé une vive déception, etavait fini par croire que quelque officier l’avait desservi auprèsde l’Empereur. Ses soupçons s’étaient d’abord portés sur uncommandant qui s’appelait de Boigneville, et ensuite sur un colonelqui l’avait, un jour, pris en faute : « C’est cechameau-là qui me nuit », ne cessait-il de répéter. Cependant,à Eylau, ce colonel avait été tué, et Rebattel attendait toujoursle « brimborion ».
Après l’affaire de Vitebsk l’Empereur, entouréde son état-major, avait décerné de nombreuses récompenses pourapaiser un peu l’armée qui commençait à murmurer, et, cette fois,Rebattel avait obtenu la croix des braves :
– Voyez-vous, nous dit-il, vaut mieux tard quejamais… le mérite finit toujours par être récompensé car le PetitTondu a l’œil à tout, et il voit tout ce qui se passe sur le champde bataille. (La veille encore, il accusait l’Empereur de se f… deses soldats comme de sa première culotte). Faut croire qu’ilm’avait remarqué, car il m’a dit en épinglant le brimborion :« Tu es un brave ». Pour ça, je crois qu’il ne setrompait pas… Il a même ajouté « et tes hommes aussi sont deslapins ». Quand il a appris par un grand type qui se tenait àcôté de lui et dont j’ignore le nom, que vous n’étiez que desconscrits, il a dit comme ça : « Faut les récompenser,eux aussi »… Oh ! croyez pas qu’il va vous f… la croix,non… vous êtes encore trop jeunes, mais il va s’occuper de vousquand même… On m’a demandé les noms des plus méritants et, ma foi,j’ai répondu que vous l’étiez tous les uns autant que les autres…j’pouvais pas dire autrement, s’pas ?… Cependant, j’ai donnéton nom, Bucaille, parce que c’est toi qui as occis le plus deRusses… J’étais à côté de toi, et j’ai bien vu, N… de D… commentque tu les houspillais ; J’ai cité également Boivin etMartinvast… Vous désolez pas les autres, vous aurez votre touraussi, car les occasions ne vont pas manquer… Paraît que l’Empereurva tenter un grand coup… Je l’sais, mais motus, ça neregarde personne… Allons, c’est pas tout ça, si quelques-unsd’entre vous ont de l’argent de reste, je pense qu’ils ne vont paslésiner pour arroser la décoration de leur sergent… c’est dansl’ordre… et la maman Gertrude ne demandera pas mieux que derecevoir vos sit nomen. Allons… par le flanc droit, enavant… arrche !…
Et Rebattel, plus crâne que jamais, nousentraîna vers la voiture de notre cantinière.
En campagne, pendant le repos, les cantinièresse tenaient près du dépôt du régiment auquel ellesappartenaient.
C’était un assez bon métier que celui decantinière. Ces dames commençaient ordinairement par suivre unsoldat qui leur avait inspiré de tendres sentiments. On les voyaitd’abord cheminer à pied, avec un petit baril d’eau-de-vie ensautoir, mais bientôt elles avaient une voiture et un cheval, quine leur avaient rien coûté bien entendu, et que leur avaientprocurés des soldats « débrouillards ». Trouver unevoiture et un cheval, rien n’est plus simple, lorsque l’on est enguerre. Quant aux provisions : vin, cervelas, fromage etconfitures, elles les « achetaient » aussi, la plupart dutemps, sans bourse délier. Les cantinières (cela arrivaitquelquefois) servaient assez fréquemment de complices auxmaraudeurs en mettant dans leurs voitures les objets volés.
Pendant quelque temps, on infligea à cellesqui étaient prises prêtant la main aux « chapardeurs »une punition qui était exactement celle qu’on infligeait, sousl’ancien régime, aux filles de mauvaise vie ; elles étaienttondues et condamnées à passer toutes nues à califourchon sur unâne devant le front du régiment.
Cela avait amusé tout d’abord, mais n’avaitpas tardé à indigner les soldats parmi lesquels les cantinièresavaient beaucoup d’amis.
D’ailleurs la liberté du pillage devenait dejour en jour plus grande, et on finit par fermer les yeux sur lespetits trafics de ces dames. Elles ne vendaient pas seulement àboire, elles prêtaient aussi de l’argent. Au camp, la tente de lacantinière servait de salon de compagnie, d’estaminet, de café. Ony jouait, on y buvait, on y fumait et l’on s’y tenait au courantdes petits potins de régiment.
Le jeu en honneur était le loto, et une amendeétait infligée à celui qui ne désignait pas les numéros par lespériphrases d’usage : le numéro un était appelé lecommencement du monde ; le 2, la petite poulette ; le 3,l’oreille du juif ; le 4, le chapeau du commissaire ; le5, l’alène du cordonnier ; le 7, la potence ; le 22, lescanards du Mein[4], le 33, les deux bossus ; le 89,la Révolution, etc.…
Les cantinières rendaient de grands services àl’armée, tout en faisant leur fortune. Douées d’une énergie peucommune, bravant le chaud, le froid, la pluie et la neige, comme devrais soldats, elles suivaient les troupes. Beaucoup avaient labravoure de vieux grenadiers.
La maman Gertrude, que nous appelions« Finette » (je ne sais pourquoi) portait de l’eau-de-vieaux hommes au milieu des balles et des boulets. Elle avait étéblessée deux fois. Et ne croyez pas que ce fût l’amour du gain quilui fît affronter le danger, non, c’était un sentiment plus noble,puisque les jours de bataille, elle ne demandait pas d’argent.
D’autres cantinières l’imitaient, mais pasavec la même crânerie.
Beaucoup d’entre elles étaient mariées, et jen’ai pas besoin de dire que leurs pauvres maris en voyaient dedures. Quand leur présence devenait gênante, certainssous-officiers ne manquaient jamais de saisir un prétexte pour lespunir et les faire coucher à la garde du camp.
La maman Gertrude était la veuve d’ungrenadier tué à Iéna. Elle avait environ quarante ans, et étaitdemeurée jolie femme, mais elle avait une façon de s’habiller quila faisait paraître plus vieille qu’elle n’était. C’est sans doutepour cela qu’on lui donnait ce nom de « maman » qui eûtmieux convenu à d’autres beaucoup moins jeunes et bien moinsappétissantes.
Les mauvaises langues prétendaient que« la Finette » avait le cœur sur la main et ne savaitrien refuser aux sous-officiers et aux soldats, à conditiontoutefois qu’ils lui plussent. Elle avait toujours un favoriqu’elle gardait huit jours, quelquefois plus, mais rarement, et cefavori était généralement un gars solide. Très brune, légèrementmoustachue, avec de grands yeux à damner un saint, la mamanGertrude avait le don du commandement. Elle vous remettait lesfarceurs à leur place, fallait voir, et se débarrassait desivrognes en un tournemain.
Le sergent Rebattel passait pour avoir obtenuses faveurs, mais aujourd’hui il était simplement le camarade, etlorsque, pris de boisson, il se montrait trop entreprenant, la« Finette » lui appliquait une vigoureuse gifle et iln’insistait pas.
Quand nous arrivâmes auprès de sa voiture,elle était en conversation avec un sous-officier de voltigeurs quila regardait amoureusement, en tortillant sa longue moustache.
Nous mîmes fin à ce tête-à-tête, au grandmécontentement du voltigeur qui s’en alla en grommelant.
– Finette, s’écria le sergent Rebattel, devinece qui nous amène ?
– Parbleu, répondit la cantinière, vous avezenvie de vous rincer le bec.
– Ça oui, et sérieusement… mais y a autrechose…
Et tout en parlant, le sergent tenait sa largepaume sur sa poitrine pour dissimuler sa croix.
– Et quoi donc ? demanda lacantinière.
– Devine…
– Tu as découvert un chargement devin ?
– Non.
– Une cargaison de volailles ?
– Tu n’y es pas.
– Tu as peut-être déniché un trésor dans unemaison en ruines ?
Le sergent souriait en nous regardant.
– Voyons, parle…
Rebattel laissa tomber sa main, et ditsimplement :
– Regarde.
La Finette demeura un moment interdite, puisse précipitant vers le sergent, l’embrassa sur les deux joues endisant :
– Eh bien, Gaspard… tu ne l’as pas volée… y alongtemps que tu devrais l’avoir… vrai je suis contente, oui là,bien contente…
– Moi aussi, murmura Rebattel… On a beau fairefi de ces machins-là, un coup qu’on les a, on a de la satisfactionquand même… Un vieux briscard comme moi qui n’a pas le brimborionpasse pour un jean-f… aux yeux de ses soldats… Allons, pour arroserça, verse-nous du giclard et du meilleur, c’est les conscrits quipayent…
– Pas du tout, c’est moi… approchez, lesenfants…
Et la cantinière, grimpant dans sa voitureavec la légèreté d’une jeune fille, nous distribua des« moques » d’un petit vin blanc qu’elle tenait en réservepour les grandes occasions.
Rebattel pérorait, cherchant ses mots, car ilétait déjà passablement gris, bien qu’il supportât merveilleusementla boisson, mais depuis le matin, il avait copieusement arrosé sacroix avec les camarades… Il devenait galant, et cherchait àembrasser la Finette. Celle-ci le repoussait en riant auxéclats.
Le sergent crut sans doute que c’était notreprésence qui empêchait la cantinière de répondre à son ardeur, caril nous dit, en bégayant :
– Vous autres… allez voir au cantonnement sij’y suis… et n’oubliez pas que vous devez toujours une tournée… çasera pour demain… Tâchez moyen de conserver de la pécune… ou sansça… oui parfaitement… comprenez…
Nous partîmes.
De loin nous apercevions le pauvre sergent quifaisait de grands gestes, mais la cantinière pour mettre fin auxexpansions de l’ivrogne, fouetta son cheval et Rebattel demeura surle chemin, ahuri, titubant, le shako en arrière…
Nous ne le revîmes que le soir, mais dans quelétat, grand Dieu !… Ce n’était plus un homme, mais un paquetde boue…
« Vive l’Empereur ! Vive l’Em… pe…reur ! bégayait-il entre deux hoquets… salauds de Russes…cochons de Russes !… Revenez-y, n… de D… revenez-y pourvoir !… »
Et avec son sabre, il exécutait de siterribles moulinets que nous dûmes nous écarter de lui.
Je ne sais où il passa la nuit ; lelendemain, il était complètement dégrisé. Il avait lavé sa capoteet ses guêtres et fourbi le fourreau de son sabre. Il semblait nese souvenir de rien et nous évitâmes, bien entendu, de faireallusion à la petite scène de la veille.
Des estafettes couraient de tous côtés. Lesordres se précipitaient, nous allions reprendre notre marche enavant.
Rebattel nous fit aligner, prit un air grave,et prononça :
– Bucaille… Martinvast… Boivin ! sortezdes rangs.
Nous nous avançâmes. Le capitaine Cassoulettira de sa poche une feuille de papier et lut à hautevoix :
« Par décision, en date de ce jour, lesnommés Bucaille, Boivin et Martinvast sont nommés caporaux, enraison de leur brillante conduite au combat de Vitebsk… Ilsdevront… »
Une colonne qui s’avançait l’obligead’interrompre sa lecture.
– En avant ! arrche ! commanda-t-il…Nous n’allons pas nous laisser passer dessus par ces clampins… Pasaccéléré !… Plus vite, n… de D… !
Notre compagnie, très éprouvée, on le sait,avait besoin d’être reformée et on s’apprêtait à la compléter avecdes réserves qui venaient d’arriver.
L’Empereur avait, paraît-il, reçu de mauvaisesnouvelles, et allait, à marches forcées, se transporter versMoscou.
C’était là qu’il espérait signer la paix.
Le lendemain, nous nous trouvions dans unerégion marécageuse où la marche devenait des plus difficiles. Onnous dit que nous nous dirigions sur Kobrin. Une ville ou une autrecela importait peu ; nous n’avions aucune idée de la régiondans laquelle nous nous trouvions, et ne pouvions supposer que lesdistances que nous avions encore à parcourir fussent sigrandes.
Un caporal de notre compagnie qui passait pourtrès instruit avait, quelques jours auparavant, déployé une cartedevant nous, et en voyant sur cette carte combien les villes et lesvillages étaient rapprochés les uns des autres, nous en avionsconclu que nous n’étions pas loin de Moscou.
– C’est l’affaire de deux jours, avait ditRebattel avec assurance… Tenez… v’là la route à suivre.
Ce qu’il prenait pour une route était unfleuve, mais le brave sergent qui ne voulait point avouer sonignorance, répétait à chaque instant :
– Parbleu… j’la connaissais la route… J’avaisdéjà lorgné la carte… pas besoin d’être officier d’état-major pours’y reconnaître sur ces machins-là…
Quand il vit que nous pataugions dans desmarécages, et qu’il fallait souvent marcher trois ou quatre joursavant de rencontrer un centre habité, il ne se démonta pas pour sipeu.
– Parfaitement ! dit-il, les officiersnous font faire un détour pour surprendre les Russes… vous allezvoir qu’avant peu nous allons leur tomber dessus à cessaligauds-là…
L’armée russe se retirait toujours devantnous.
Le 8 août, après un vif combat à Inkowo,Napoléon qui conservait encore une grande supériorité sur sonadversaire, devait pourtant considérer que s’il continuait à faireaux Russes le même genre de guerre, l’avantage du nombre qu’ilavait encore s’évanouirait bientôt, car ses pertes en hommes et enchevaux étaient infiniment plus fortes que les secours qui luiarrivaient, tandis que chez les Russes, c’était tout le contraire.Il avait laissé en arrière les troupes autrichiennes et prussiennesdont il se défiait en cas de revers.
Pendant que nous nous avancions sur Moscou,Poniatowski et le prince Eugène suivaient la même direction par deschemins de traverse. Napoléon avait appris, paraît-il, que Barklayavait pris position avec la totalité de son armée et faitconstruire des retranchements en avant de Dorogobuj, et l’Empereuravait conçu l’espoir d’obtenir enfin la grande bataille qu’ildésirait. Il avait à la hâte fait partir sa Garde dans la nuit avecordre de se rendre aux avant-postes.
L’armée avec laquelle il allait combattreBarklay comptait cent cinquante mille hommes environ. Mais il étaitdit que les Russes, par une tactique que nous devions bientôtcomprendre, éviteraient d’en venir à une affaire générale ;ils fuyaient continuellement devant nous. Nous trouvâmes la villede Dorogobuj abandonnée ; tous ses habitants avaient disparu,en ne laissant presque rien dans leurs maisons.
Où nous croyions nous ravitailler, nous netrouvâmes que du bois et de l’eau. Nous nous mîmes alors à explorertoutes les habitations.
Avec Martinvast, je partis en reconnaissance.Après avoir erré pendant près de quatre heures, nous ne rapportâmesqu’un quartier de cheval. Beaucoup de chevaux, épuisés par lafatigue et les privations mouraient en cours de route. Ils étaientimmédiatement découpés à coups de sabre, et l’on se battait parfoispour obtenir un morceau de la pauvre bête.
Cabassou, notre cuisinier, nous attendait avecimpatience. Il avait déjà allumé du feu et installé ses marmitesdans une vieille maison de bois d’une saleté repoussante.
– Je voudrais bien savoir, grognait le sergentRebattel, quels sont les cochons qui habitaient ici.
Et tout en disant cela il se grattaitfurieusement. Nous fîmes bientôt comme lui ; nous eûmes beaunous déshabiller, secouer nos effets, la vermine revenaitcontinuellement à l’assaut.
Les villages russes sont d’une malpropretédont rien ne peut donner idée ; dès qu’on y pénètre on esttout de suite incommodé par une odeur de charogne écœurante. Desfumiers à demi liquides stagnent devant les portes, et il n’est pasrare de trouver des excréments jusque dans les chambres.
Nous étions, depuis longtemps, habitués àvivre dans la malpropreté, mais j’avoue que cette fois nouséprouvâmes des nausées en pénétrant dans ces demeures que lesRusses appellent « izbas » et où vivent des gens àdemi-sauvages.
Quand la soupe au cheval fut prête, Cabassounous annonça que nous pouvions nous mettre à table.
Nous nous assîmes en cercle autour de lamarmite, et commençâmes à plonger nos cuillers de bois dans leliquide fumant.
– Pas trop mauvais le bouillon, dit Rebattel,en faisant claquer sa langue… ça manque de sel et de poivre, maisenfin, ça peut aller… n’est-ce pas, les enfants ?
Même si le bouillon eût été détestable, dumoment que le sergent le déclarait mangeable, nous devions être deson avis. Il avait cependant un goût bizarre de chair faisandée, etpourtant le quartier de cheval que nous avions apporté était frais.J’attribuai ce mauvais goût à l’eau dont s’était servi Cabassou etqui devait être corrompue. Pour attraper un morceau de viande dansla marmite, nous piquions au hasard avec nos baïonnettes.
Le cuisinier avait eu soin de partager entranches le morceau de viande, afin que chacun en eût sa part.Celui qui avait ramené une languette s’en tenait là, et ne devaitpas piquer une seconde fois, mais Rebattel, en sa qualité desergent, avait droit à double part. Il venait de plonger pour ladeuxième fois sa baïonnette dans la marmite, quand il poussa uneffroyable juron.
Tous les regards se tournèrent vers lui etnous vîmes qu’il agitait au bout de son « aiguille àtricoter » quelque chose de grisâtre avec deux oreilles,quatre pattes et une queue.
C’était un rat !
– Pouah ! hurla Rebattel rouge de colère,en empoignant Cabassou par la manche de sa capote, c’est toi qui asfait ça, cochon, salaud, dégoûtant ! Tu as cru faire une bonneplaisanterie, mais ça va te coûter cher, je t’en réponds… À partirde demain, au lieu de te vautrer dans ta voiture, tu marcheras avecla colonne, sac au dos, chargement complet… Si tu en crèves, tantpis !… ça t’apprendra à f… des rats dans la soupe, histoire det’amuser.
– Sergent ! sergent ! un autre rat,s’écria un homme qui venait de piquer dans le bouillon.
Nous étions tous écœurés et certains netardèrent pas à restituer ce qu’ils avaient ingurgité l’instantd’avant… On a beau ne pas être délicat, il y a quand même des casoù le cœur se révolte.
– Salaud !… Cosaque !… ne cessait derépéter le sergent Rebattel en secouant l’infortuné Cabassou…Ah ! tu t’en souviendras… c’est un cas de conseil. Attendsvoir que j’en réfère au capitaine… Ton compte est bon… va…tentative d’empoisonnement… faudra que ça se règle bientôt.
Cabassou protestait avec énergie, jurant sesgrands dieux qu’il n’avait pas mis de rats dans la soupe… Ilpleurait, se frappait la poitrine, menaçant même de se passer sabaïonnette au travers du corps si on s’obstinait à le croirecoupable…
C’était un brave garçon que Cabassou, et je lecroyais incapable d’une si répugnante action.
– Où as-tu pris l’eau pour faire la soupe,demandai-je.
– Là, répondit le malheureux en m’indiquant ungros tonneau posé sur deux traverses le long du mur de la maison…J’ai puché là-dedans avec un seau… y faisait à moitié nuit… j’airien vu.
Nous basculâmes le tonneau et y trouvâmesquatre rats morts…
Dans beaucoup de fermes, en Russie, pour sedébarrasser des rats qui sont fort nombreux, surtout aux environsdes plaines, on se sert d’une cuve à demi remplie d’eau ;quelques petites planches sont placées au-dessus. On y met du lard,de la farine ou un appât quelconque. Dès que les rats s’aventurentsur les planchettes, elles basculent, et les rongeurs senoient.
L’innocence de Cabassou fut reconnue.Toutefois, Rebattel, estimant qu’une telle négligence de la partd’un cuisinier exigeait une punition, fit attacher un des rats dansle dos du pauvre garçon, avec défense de le lui enlever avant qu’ilen eût donné l’ordre…
Bientôt toute la compagnie était au courant del’incident, et Cabassou en vit de dures pendant vingt-quatreheures.
À partir de ce jour, dès que nous apercevionsun rat, nous appelions Cabassou et l’invitions à se mettre à lapoursuite de l’animal pour le jeter dans sa marmite. Nous nel’appelions plus que Cabassou-le-Rat, et ce surnom le suivit duranttoute la campagne.
Jusqu’alors, nous n’avions aperçu que quelquesrats de temps à autre. Bientôt, une véritable armée de ces rongeursdevait nous suivre. Malheur à celui qui s’abattait vaincu par lafatigue ! Il ne tardait pas à devenir la proie de cesaffreuses bêtes, qui ne trouvant plus rien à manger dans les villeset les villages dévastés par l’incendie, glissaient en noirsbataillons sur les traces des armées.
Souvent, nous voyions pâlir un camarade qui,se sentant à bout de forces, s’accrochait à nous désespérément, caril savait bien que s’il tombait, il était perdu.
Les rats, je dois le reconnaître, furent, enmaintes circonstances, les auxiliaires de l’Empereur et empêchèrentbien des défaillances et aussi bien des désertions. L’ennemi quenous avions devant nous, nous le redoutions certes moins que celuiqui nous suivait trottant menu, dans les grandes plainesdésertes…
Nous poursuivions toujours les Russes. L’arméecontinuait de marcher sur trois colonnes. Celle du centre, quiétait la plus forte, suivait les routes praticables ; elleétait composée de la cavalerie de Murat, qui formait l’avant-garde,et des corps de Davout et de Ney.
Poniatowski et le prince Eugène marchaientdans l’intérieur des terres, le premier sur la droite, le secondsur la gauche. Ils se tenaient, autant que possible, à hauteur del’avant-garde.
Nous avancions à grandes journées vers Moscou.Le 2 septembre au matin (je me rappelle parfaitement la date) notrecapitaine nous apprit qu’une grande bataille allait enfin selivrer, mais elle n’eut pas lieu, et nous continuâmes d’aller del’avant.
Les soldats murmuraient.
On leur avait si souvent répété que lorsquel’on serait à Moscou, la campagne serait terminée, qu’ils avaienthâte d’atteindre cette ville où ils croyaient trouver des vivres enabondance, et un repos bien gagné.
Jusqu’à présent, ma compagnie n’avait donnéque trois fois, et n’avait point pris part à la fameuse bataille dela Moskowa.
Enfin le 14 septembre à une heure del’après-midi, nous arrivions à la suite de Murat sur une éminenceappelée « la Butte des Moineaux ». De là, on découvraitMoscou à une demi-lieue devant soi.
– Regardez, les enfants, nous dit le sergentRebattel, nous y sommes !
Et de son sabre tendu, il menaçaitl’horizon.
Le spectacle était féerique. Nous apercevionsdes palais, des églises avec des dômes de différentes couleurs…C’était Moscou ! Cette ville nous parut immense ; elles’étendait à l’infini coupée par un fleuve aux eaux bleues où sejouait un soleil magnifique.
Rebattel souriait en hochant lentement latête, et nous l’entourions ivres de joie, comme des marins qui,après un long et périlleux voyage, aperçoivent enfin le port.
– Y en a là-dedans, murmura Rebattel… y en ade quoi se remplir le ventre et les poches… nous allons enfin êtrepayés de nos peines…
– Et après ? demanda un homme.
– Après, mon fils, nous reprendrons la routede France.
Nous étions persuadés que nous allions le jourmême pénétrer dans Moscou, mais l’Empereur, sans doute pour éviterle pillage, fit établir par deux brigades de cavalerie légère, unechaîne de postes le long de la Moskowa, afin de fermer l’entrée dela ville. De l’antre côté du fleuve, une nombreuse cavalerieennemie semblait vouloir nous barrer le passage, mais bientôt nousvîmes fuir des convois, des troupes et des chevaux.
Les Russes continuaient toujours leurmouvement de retraite.
– Ils se voient perdus, et ils f… le camp, ditRebattel… ah ! les salauds… ils doivent joliment regretterd’avoir attaqué l’Empereur… Ils auraient cependant dû se douter querien ne lui résiste… Il sait faire la guerre celui-là, c’est pascomme leurs généraux de pacotille, les Kutusof, les Barklay, lesMilarodowitz, un tas de noms à coucher dehors… C’était bon qu’àparader dans les salons avec des duchesses, mais quand ils ont eule Petit Caporal au cul, ils ont vivement décampé… Y a que lesCosaques qui ont bien donné, mais j’crois qu’il ne doit plus enrester beaucoup, car on a sérieusement tapé dans l’tas.
Rebattel était comme nous : il ignoraitjusqu’où pouvait aller la perfidie des Russes. Nous nous croyionsvictorieux, et le plus grand des désastres nous menaçait.
À peine l’Empereur eut-il pénétré dans Moscouqu’il fut frappé de la solitude qui y régnait. Il le fut davantageencore en ne voyant point paraître la députation qu’il attendait etqui devait venir implorer sa clémence.
Cet acte de soumission des vaincus flattaittoujours son orgueil. Il n’en persista pas moins à exiger que cettedéputation se présentât, et Murat lui amena une dizaine demarchands et quelques individus de la dernière classe dupeuple.
Il apprit bientôt ce qu’il n’aurait jamaissoupçonné, que la ville, abandonnée par tous les fonctionnairespublics et par la plus grande partie de ses habitants, était à peuprès déserte.
L’Empereur voyait ainsi s’évanouir toutes lesespérances qu’il avait fondées. Il pénétra dans le faubourg deSmolensk, et s’arrêta pour voir défiler ses troupes.
Jusqu’alors, nous ne l’avions aperçu que deloin, au milieu de généraux chamarrés d’or. Pour la première fois,nous pûmes le contempler à loisir. Il montait un cheval blanc quidevait être comme nous bien fatigué, car il baissait la tête etsemblait dormir. Quant à son maître, il n’avait rien d’imposant. Levisage à demi enfoui dans le col de sa redingote grise, coiffé d’unchapeau qui faisait sur son front une ombre noire, il nousregardait défiler, la main droite dans le revers de son habit.C’est à peine s’il semblait entendre les acclamations que nouspoussions en passant devant lui. Il me parut petit, étriqué ;Murat, qui se tenait à côté de lui, énorme, la poitrine bombantsous son dolman à brandebourgs, l’écrasait de toute sa taille.
Ainsi, c’était ce petit homme au teint jaune,aux membres grêles, tassé sur son cheval qui paraissait trop grandpour lui, c’était ce petit homme qui avait lancé un défi à l’Europeentière, et qui entraînait à travers les villes des milliers desoldats.
J’éprouvai, je l’avoue, une vive désillusion,et l’idée que je m’étais faite de l’Empereur se trouva du coupmodifiée. C’était ridicule, je l’avoue, mais nous nous étionshabitués à voir grand, et nous nous figurions que seul un géantpouvait nous conduire à la victoire.
Plus tard, cette impression s’effaça, tant ilest vrai que l’on ne doit jamais se fier à son premiersentiment.
L’Empereur croyait signer la paix à Moscou,mais cette paix ne dépendait plus maintenant du tsar Alexandre, nide son chancelier Romanzoff… La Russie entière était debout ;les Cosaques s’armaient au fond de l’Ukraine… une fièvrepatriotique s’était emparée de la nation…
Presque toute la population avait fui Moscou,et les Russes, résolus à tout sacrifier pour ôter à l’ennemi lapossibilité d’une retraite qui lui permît de s’organiser etd’établir ses quartiers d’hiver, s’apprêtaient à se protéger partous les moyens.
Jusqu’à la nuit, on parvint à maintenirl’ordre parmi les troupes ; plus tard, cela devintimpossible.
On ne put empêcher des hommes qui mouraient defaim et de fatigue de se procurer des secours qu’ils avaient sousla main ; les officiers eux-mêmes donnaient l’exemple de ladésobéissance.
Nous nous répandîmes dans Moscou pour ychercher des aliments, et cela donna lieu à des scènessanglantes.
Avec Rebattel, Martinvast et une vingtained’hommes de notre compagnie, nous nous étions introduits dans unesuperbe maison qui semblait inhabitée. Les portes étaient grandesouvertes et nous espérions trouver là quelques vivres. La faim noustenaillait l’estomac, et nous étions prêts à tout.
– Puisqu’on nous oublie, dit le sergentRebattel, servons-nous nous-mêmes.
Nous étions dans une vaste antichambre ornéede statues de marbre et de tableaux représentant les traits depersonnage inconnus, tous en grand uniforme, la poitrine constelléede décorations.
– Qu’est-ce que c’est que tous cesCosaques-là ? s’écria Rebattel… en crevant les tableaux àcoups de sabre…
Excités par son exemple, nous saccagions tout.Un besoin, une folie de destruction s’étaient emparés de nous. Nouspassions sur des tableaux et des objets d’art la rage qui noustenait au cœur… nous étions heureux de tout briser, de toutdémolir.
Quand l’antichambre eut été dévastée, nousmontâmes un grand escalier de marbre en haut duquel on voyait troisportes garnies de vitraux.
Rebattel qui nous précédait ouvrit l’une deces portes d’un coup de talon, et nous nous trouvâmes dans unevaste salle à manger où le couvert était mis. Sur une nappedamassée, éblouissante de blancheur, il y avait des assiettes, desverres de cristal, des cuillers, des fourchettes en argent, et uneénorme bouilloire en cuivre qui contenait un liquide encore chaud.C’était ce que les Russes appellent un samovar.
Le sergent souleva le couvercle, reniflabruyamment, puis dit d’un ton méprisant :
– Pouah ! du thé ! c’est bon pourles malades… laissons ça… nous allons trouver mieux, je suppose. Ilouvrit un placard, et nous vîmes, rangées sur une tablette, degrosses bouteilles ventrues, d’autres longues et minces, et desflacons de grès portant des étiquettes bizarres.
– Voilà de quoi, dit Rebattel.
Et avec le pommeau de son sabre il brisa legoulot d’un de ces flacons. Il goûta et déclara, en faisant claquersa langue :
– Ça, mes enfants, c’est du nectar…
– Attention ! lui dis-je… voyez-vous queles habitants de cette maison aient empoisonné ces fioles…
Rebattel eut un haussementd’épaules :
– On voit bien, dit-il, que ces flacons n’ontjamais été débouchés…
Et il ingurgita une large régalade.Quelques-uns d’entre nous qui s’étaient répandus dans les autrespièces, revenaient bientôt, rapportant des jambons, et de grandesgalettes plates que les Russes appellent « trilkas »…
– Parbleu ! fit Rebattel, je me doutaisbien que les particuliers qui habitaient ici devaient avoir desréserves… À table, les enfants !… pour une fois, nous allonsnous remplir à en éclater…
Il s’assit au milieu de la table, à la placed’honneur, posa à côté de lui son shako, dégrafa son hausse-col,déboutonna sa capote, et, avec son sabre, se mit à partager unénorme jambon dont il nous jetait les tranches, en agrémentantchaque geste d’une grossière plaisanterie.
Vers le milieu du repas, il voulut nous faireun discours, mais il bredouillait déjà affreusement et mangeait lamoitié des mots…
– Je crois… dit-il pour terminer… que c’est…le moment… le moment… de… de boire… à la santé de… del’Empereur.
Il se leva, s’appuya d’une main à la table, etde l’autre, leva son verre en hurlant d’une voix cassée :
– Vive l’Empereur !
Nous répétâmes tous ce cri, en frappant leparquet de nos bottes, et en lançant dans les vitres les bouteillesvides et les assiettes. Nous nous excitions de plus en plus, etnous continuions de boire… Plusieurs d’entre nous avaient déjàroulé sous la table, d’autres, rendus fous furieux parl’eau-de-vie, brisaient tout à coups de crosse…
Rebattel qui supportait merveilleusement laboisson, conservait encore toute sa lucidité…
Soudain, il se leva, et martelant la table deson énorme poing :
– La fête a assez duré… dit-il… partagez-vousles fourchettes et les cuillers… fouillez partout, liberté depillage… Je prends tout sur moi.
Ces paroles nous dégrisèrent. Nous explorâmesla maison de fond en comble, et fîmes main basse sur tout ce quinous semblait avoir quelque valeur. J’eus pour ma part un splendidemanteau doublé de fourrure, un bonnet de poil, un sabre recourbédont la poignée devait être en or, et que j’échangeai bientôtcontre une paire de bottes fourrées en assez mauvais étatd’ailleurs. Rebattel avait déniché dans une armoire une paire depistolets qu’il passa gravement dans son ceinturon et une sorte decolback qu’il coiffa aussitôt pour remplacer son shako sans fond etsans visière.
D’autres s’étaient emparés d’effetsbizarres : vestes à brandebourgs, culottes de cheval,talpacks, gilets de velours, vestes de peau, etc.… Les armoires àlinge furent vidées en un clin d’œil. Depuis longtemps nousn’avions plus de chemises, aussi fut-ce avec une réelle volupté quenous enfilâmes des chemises blanches, sans nous soucier sic’étaient des chemises d’homme ou de femme. Nous déchirâmes desdraps de lit pour nous entourer les pieds, et certains se firent delarges ceintures en découpant avec leurs sabres des tentures develours.
Quand il s’agit de se partager une dizaine debottes et de guêtres de cuir, qu’un de nous venait de découvrirdans une armoire, des contestations s’élevèrent, et quelques-uns envinrent aux mains. Rebattel rétablit l’ordre en faisant lui-même ladistribution.
Nous croyions trouver de l’argent, mais aprèsavoir brisé cassettes et coffrets, nous ne recueillîmes en tout etpour tout qu’une vingtaine de pièces d’or que Rebattel s’adjugea ensa qualité de sergent, ce qui souleva, on se l’imagine, de vivesprotestations.
– Je verserai ça à la caisse de la compagnie,dit-il, pour calmer les mécontents. Mais il faut croire qu’ilmanquait de mémoire, car nous n’entendîmes plus jamais parler decette somme.
Le pillage terminé, nous retournâmes dans lasalle à manger, pour nous rafraîchir encore un peu, car nous étionstoujours fort altérés, et nous nous mîmes en mesure de vider lesflacons qui restaient.
Nous n’avions aucune idée de l’heure qu’ilpouvait être, car nous vivions dans une sorte de rêve.
– Allons, les enfants, dit Rebattel… enroute !…
Nous descendîmes le grand escalier de marbre,traversâmes l’antichambre où nous avions tout brisé, quand, à notregrande surprise, nous trouvâmes fermée la porte par laquelle nousétions entrés…
– Quel est l’enfant de salaud, grommela lesergent, qui nous a joué ce vilain tour ?…
Cette porte était énorme et toute bardée defer. Nous l’attaquâmes à coups de crosse, mais elle ne bougea mêmepas.
Cependant, nous nous obstinions à frapper avecrage.
Rebattel tira deux coups de pistolet dans lesserrures, mais sans résultat.
– Tiens, s’écria tout à coup un soldat,quelqu’un a allumé, là-haut…
En effet, une lueur rouge qui semblaitprovenir de la salle à manger, éclairait maintenant les marches del’escalier.
La maison était donc habitée ?
Pourtant, nous n’avions rencontré personne, aucours de notre perquisition. Il est vrai que nous n’avions pasvisité les sous-sols. Nous remontâmes tous en trombe le grandescalier de marbre, décidés à empoigner les gens qui se tenaientlà-haut, et à nous faire ouvrir, en employant au besoin la force.Parvenus dans la salle à manger, nous reconnûmes que la lueurvenait du dehors.
En face, dans la rue, une maison brûlait, etles flammes venaient lécher les murailles de la pièce où nous noustrouvions… Une vive chaleur arrivait jusqu’à nous, et déjà nousentendions crépiter et craquer les vitres…
– Si nous restons ici dix minutes de plus, ditRebattel maintenant complètement dégrisé, nous allons être rôtiscomme des volailles… Y a pas à hésiter, puisque la porte d’en basest fermée, passons par les fenêtres !
Nous nous trouvions au premier étage, mais cetétage était situé à quinze pieds au moins du pavé de la rue. Aumoyen de la nappe de la salle à manger, des tentures et des rideauxnous confectionnâmes une sorte de corde le long de laquelle nousnous laissâmes glisser.
Il était temps, les flammes commençaient àatteindre l’endroit que nous venions de quitter.
– Ça flambe dur, dit Rebattel… Y a doncpersonne dans ce sacré N. de D. de pays pour éteindre lesincendies ?
À peine avions-nous tourné le coin de la rueque nous aperçûmes devant nous d’autres maisons qui brûlaient…
– Ah ! j’comprends, s’écria le sergent,ces salauds de Russes, avant de partir, ont foutu le feu aux quatrecoins de la ville…
Partout, c’était un effroyable tumulte. Onentendait, à la fois, le pétillement des flammes, l’affaissementdes bâtiments, les cris des animaux qui y avaient été abandonnés,les imprécations des soldats disputant au feu le butin qu’ilsavaient découvert.
Le pillage et l’incendie marchaient de front.Une clarté sinistre se répandait maintenant sur la ville destsars.
De tous les spectacles qu’offrit le sinistrede Moscou, le plus horrible fut certainement celui de l’incendiedes hôpitaux russes. Il n’y était resté que des soldats grièvementblessés, tous ceux qui pouvaient marcher ayant fui à l’approche del’armée française.
Aussitôt que le feu eût atteint les salles oùils étaient entassés, on les vit se traîner le long des créneaux ouse précipiter par les fenêtres. Nous parvînmes, non sans danger, àen sauver quelques-uns.
Pendant trois jours, l’incendie continua sesravages avec la même violence.
Des magasins d’habillement, d’équipement et devivres, qui auraient été si utiles à notre armée, furent la proiedes flammes.
L’Empereur avait cru, tout d’abord, que cesincendies résultaient d’accidents. Dès le 15, il s’était rendu auKremlin et s’y était installé avec sa suite. L’infanterie de lavieille Garde faisait le service près de sa personne.
Cependant, les incendies se multipliaient avecune telle rapidité qu’il n’était plus possible de les considérercomme des accidents ordinaires. Leur véritable cause fut bientôtconnue. Des incendiaires furent pris en flagrant délit, et Napoléoninstitua pour les juger une commission militaire. Ils avouèrentqu’ils avaient agi sur les ordres de Rostopchine. On les condamna àmort et ils furent exécutés sur-le-champ.
J’eus le triste devoir de faire partie d’unpeloton d’exécution, et j’avoue que j’éprouvai quelque répugnance àfaire feu sur des hommes désarmés, bien qu’ils fussent d’horriblescriminels. L’un d’eux fit preuve d’un courage étonnant. Il refusade se laisser bander les yeux, et jusqu’à ce qu’il tombât chanta unair lugubre qui nous faisait froid dans le dos.
Ces exécutions n’arrêtèrent point lesincendies. Dans la nuit du 16, ils redoublèrent d’intensité. Unvent impétueux activait les flammes, et Moscou offrait leterrifiant spectacle d’une mer de flammes en furie. De la terrassedu Kremlin, Napoléon pouvait contempler ce désastre. Il voyait avecdouleur la destruction d’une ville sur la possession de laquelle ilavait fondé ses espérances, et il paraît (c’est un de nos officiersqui nous rapporta ces paroles) qu’on l’entendit s’écrier :« Moscou ! Moscou !… Moscou n’est plus !… jeperds la récompense que j’avais promise à ma bravearmée. »
Je ne pourrais garantir l’exactitude de cesparoles, mais il y a de fortes chances pour qu’il les ait en effetprononcées.
Le soldat désirait ardemment la paix, nonpoint pour échapper aux dangers, car on a vu qu’il les bravaitgaîment, mais à cause des fatigues et des privations qui excédaientses forces. Il avait compté trouver des vivres dans Moscou, s’yreposer quelques semaines, et il ne rencontrait devant lui que desdébris fumants, des cadavres d’hommes et d’animaux carbonisés, desvivres à demi consumés.
On avait cependant découvert dans les cavesdes denrées qui n’avaient pas trop souffert : du vin, desliqueurs, du sucre, du café, des poissons secs et des légumes, maisen quantité insuffisante pour nourrir toute l’armée.
L’Empereur, incommodé par la chaleur del’incendie et une pluie de feu qui tombait continuellement sur lesbâtiments du Kremlin, était allé s’installer dans le châteauimpérial de Peterskoë, qui est situé sur la route deSaint-Pétersbourg, à une demi-lieue de Moscou.
Il ne reparut au Kremlin que quatre joursaprès. On disait déjà que, désespéré de son désastre, il avaitregagné la France, en abandonnant son armée, et cette nouvelledonna lieu à des manifestations hostiles que les officiers eurentbeaucoup de peine à apaiser.
Les Russes avaient continué leur retraite etsans qu’on eût pu le prévoir s’étaient dirigés vers le sud. Ilspassèrent à un moment près de la ville en flammes et la vue del’incendie les mit dans un état de fureur indescriptible. On leuravait laissé ignorer que c’était Rostopchine qui avait fait mettrele feu à Moscou, et les officiers entretenaient la haine dessoldats en leur disant : « Les Français ont porté unemain sacrilège sur la Ville Sainte, ils veulent la destruction denotre nation et de notre religion. »
L’Empereur, comprenant qu’il lui étaitimpossible de rester à Moscou, qui ne pouvait plus être une basemilitaire, allait nous ramener entre Smolensk, Mohilow, Minsk etVitebsk. Il espérait de là, appuyé sur la Pologne, menacer auprintemps la ville de Saint-Pétersbourg. Il avait rassemblé sixlignes de dépôts et de magasins pourvus d’approvisionnements, et ilcomptait tenir six mois dans sa nouvelle position.
Qu’on ne s’attende pas à trouver ici desdescriptions stratégiques, des renseignements militaires. Commetous mes camarades, je ne savais rien de ce qui se préparait, et necherchais point d’ailleurs à le savoir. On nous disait d’avancer,nous avancions ; on nous ordonnait de reculer, nous reculionssans nous rendre compte de ce qui allait se passer.
Jusque-là nous avions eu confiance enl’Empereur, car nous savions qu’il n’entreprenait rien à la légère.Ses projets nous échappaient, mais nous ne cherchions pas à lespénétrer.
Seul, le sergent Rebattel qui croyait être aucourant de tout (je ne sais où il puisait ses informations… dans satête, probablement) se livrait de temps à autre à des appréciationsqui nous faisaient généralement sourire : « Je croissavoir, disait-il, que l’Empereur a l’intention de frapper un grandcoup, mais je ne puis rien dire ».
Quand l’événement s’était produit, il nemanquait jamais de s’écrier : « Voyez, ce que je vousdisais l’autre jour. » Nous n’avions garde de le contrarier,et semblions toujours prendre pour argent comptant tout ce qu’ilnous annonçait. Depuis qu’il avait obtenu la croix, il ne cessaitde faire l’éloge de l’Empereur « un rude homme »,« un fier lapin », « une tête solide ».
Auparavant, il en allait autrement et il seplaisait à ravaler le mérite de Napoléon qu’il appelait avec dédain« ce petit lieutenant d’artillerie ».
Pouvait-on lui reprocher ce subitrevirement ? Rebattel était comme beaucoup d’autres quel’Empereur avait décorés ; ils étaient fiers de leur croix etreconnaissants envers le maître qui la leur avait donnée.
Pourtant lorsqu’il avait faim ou soif (celanous arrivait souvent) il grognait comme les autres, mais n’osantplus, comme autrefois, s’en prendre à l’Empereur, il se rattrapaitsur le service des subsistances qui, je l’ai dit, laissait fort àdésirer, « sur ces saligauds de riz-pain-sel qui commençaientpar se servir et laissaient crever les autres ».
Lorsque l’ordre arriva de quitter Moscou,Rebattel qui nous avait annoncé le matin même qu’il allait « yavoir du nouveau », nous dit en frisant sa moustache :« Hein ?… vous voyez que j’étais bienrenseigné. »
Nous lui passions volontiers ces petitstravers, car, malgré son aspect brutal, c’était un brave homme, etnous l’aimions tous, bien qu’il nous baptisât de noms d’animaux lesplus variés. Il semblait avoir pour moi une affection particulièreet daignait quelquefois me consulter.
Rebattel ne savait pas lire, aussi, quandarrivait un ordre ou une circulaire, disait-il invariablement en metendant le papier : « Toi, Bucaille, qui n’as pas eucomme moi les yeux brûlés par la poudre, lis-moi ça. »
Il me faisait généralement lire trois ouquatre fois, car, prétendait-il, il avait l’oreille dure « àforce d’avoir entendu siffler les balles », mais je lesurprenais quelques instants après, le papier à la main, répétantde mémoire ce que je lui avais appris, et il avait l’air ainsi d’unhomme qui sait lire, ce dont il était très fier.
À défaut d’instruction, il pouvait trèsfacilement calculer de tête, et ne se trompait jamais dans sescomptes. Pour tenir sa « comptabilité », il se servait depetits cailloux de différentes couleurs qu’il avait ramassés je nesais où, et qu’il gardait précieusement dans ses poches.
Au fond, il souffrait beaucoup d’être un« illettré », et jetait sur les livres un regard deconvoitise. Où il était amusant, c’était lorsqu’il voulaitconsulter une carte. Il l’étalait sur le sol, se mettait à platventre et, la tête entre les mains, se plongeait dans une profondeméditation.
Un jour, il m’en souvient, il fut surpris danscette position par un officier d’état-major qui lui demanda enriant pourquoi il tenait sa carte à l’envers.
Rebattel ne se démonta pas.
– C’est, répondit-il, parce que j’étudie laroute du retour.
…… … … … … . .
Le 5 octobre, à huit heures du matin, nousquittâmes Moscou. On ne peut s’imaginer la joie qui s’était emparéede tous les régiments. Nous supposons que la guerre était finie etque nous regagnions la France.
Nous avions attaché des fleurettes aux canonsde nos fusils, et nous chantions le fameux refrain :
En avant, fils de la grenade !
Il ne faut pas vaincre à demi
Réellement, nous nous croyions victorieux,mais nous ne tardâmes pas à comprendre que nous nous leurrions.Kutusof tenait toujours, et ce que nous avions pris pour une fuiten’était que ruse de guerre. Les Russes, après un vif combat près deWinwowo, avaient repassé la Nara et occupaient de solidesretranchements établis sur la rive droite de cette rivière.
Nous avions l’impression qu’une batailleallait se livrer, mais Rebattel (toujours bien renseigné) affirmaitque les Russes n’oseraient pas nous attaquer.
– Vous comprenez, disait-il, l’Empereur lessurveille, et vous allez voir comment il va vous les cerner… Avantquarante-huit heures, nous nous serons emparés de tous leursconvois de vivres et de munitions… C’est une« taltique ».
Nous voyions autour de nous de grandsmouvements de cavalerie. L’artillerie arrivait avec un traind’enfer.
Un officier qui passait à cheval lança cesmots : « Les Cosaques sont derrièrenous ! »
Rebattel eut un geste de mépris… Les Cosaques,est-ce que ça existait maintenant !
Et il répétait, en faisant tournoyer sonsabre : « Qu’ils y viennent, et je leur mettrai ma botteau cul aux Cosaques… oui, ma botte au cul, vousentendez ! »
La nuit venue, nous campâmes dans une plaineremplie de chevaux morts qui répandaient une odeur infecte. Il yavait eu à cet endroit, quelques jours auparavant, un combatd’avant-postes. Le sol était encore jonché de cadavres parmilesquels nous reconnûmes des lanciers polonais. Quand la lune seleva et éclaira ce champ de carnage, nous éprouvâmes tous une viveémotion. Bien peu dormirent cette nuit-là.
Camper sur un champ de bataille, se coucherdans le voisinage des morts, respirer continuellement cette odeurde charogne qui monte des corps en décomposition, cela a quelquechose de terriblement impressionnant. On préfère à un pareilspectacle l’horreur d’une mêlée, la lutte corps à corps, parcequ’alors on est excité, grisé par la poudre, à demi fou ; maislorsqu’on est de sang-froid on réfléchit, et le soldat en campagnene doit jamais réfléchir, car alors il germe dans son esprit detrop mauvaises pensées.
Au matin, nous nous remîmes en marche. Unbataillon de voltigeurs était venu nous rejoindre. Ils nousapprirent que les Russes nous avaient tournés et que sur l’arrièreils avaient détruit un régiment de fusiliers. Nous sûmes plus tardqu’il n’y avait rien de vrai dans tout cela.
On ne saurait s’imaginer avec quelle rapiditése propagent les mauvaises nouvelles. Quelqu’un lance une phrase,on la commente, on la dénature, et ce qui n’était souvent qu’unevague supposition devient une certitude.
Pour le moment, nous croyions, dur comme fer,ce que l’on venait de nous annoncer, et nous regardions sans cessederrière nous, croyant à chaque minute voir apparaîtrel’ennemi.
Peu s’en fallut que l’on ne prît pour desCosaques des lanciers polonais qui formaient l’arrière-garde etchassaient devant eux les traînards.
Notre capitaine, son éternelle pipe à labouche, finit par nous rassurer un peu, mais nous n’en demeurâmespas moins convaincus que l’on nous cachait quelque chose pour nepas nous alarmer.
Ah ! nous étions certes moins gais quelorsque nous avions quitté Moscou, car nous prévoyions que nousaurions encore bien des assauts à repousser, avant de revoir laFrance.
Nous étions en octobre, et le froid commençaitdéjà à se faire sentir. Il était cependant supportable, surtoutpour moi qui avais réussi, on le sait, à m’emparer d’une pelisse etde bottes fourrées, pendant notre séjour à Moscou.
Tant que la température avait été clémente,personne n’avait fait attention à cette pelisse, mais quand çacommença « à piquer », elle devint le point de mire detoute la compagnie.
– Mon garçon, me dit un matin Rebattel, jecrois que tu ne conserveras pas longtemps ton manteau de poil… il ya des officiers qui le reluquent, et on finira bien par t’endélester, sous prétexte qu’un soldat n’a pas le droit de faire du« lusque » en campagne… À ta place, sais-tu ce que jeferais ? Eh bien, je le couperais et en ferais des gilets quel’on pourrait facilement glisser sous nos capotes… Ce soir, si tuveux, nous nous occuperons de ça.
Le sergent avait raison. J’étais non seulementridicule avec cette pelisse qui avait dû appartenir à quelqueseigneur russe… mais encore j’avais l’air, aux yeux de nosofficiers, de faire le « fanfaron ».
Un lieutenant nommé Hurtu, qui avait remplacéce pauvre Postel à notre compagnie, ne cessait de répéter,lorsqu’il passait à côté de moi : « Combien tapelisse ?… je te l’achète le prix qu’elle t’acoûté. »
Je comprenais fort bien ce que celasignifiait…. Un de ces jours, il la « réquisitionnerait »et je n’aurais rien à dire.
Autour de moi, mes camarades ne cessaient derépéter que ma « pelure » faisait scandale et qu’on netarderait pas à m’en débarrasser.
Cela n’arriva pas, heureusement, car je suivisle conseil de ce bon Rebattel… La nuit même, tandis que tout lemonde dormait, le sergent fit avec son sabre trois parts du manteauet confectionna assez habilement trois gilets sans manches, bienentendu, avec deux trous pour y passer les bras. Nous glissâmeschacun un gilet sous notre capote que nous fermâmes au moyen d’unecourroie de sac. Nous étions bien un peu gênés dans cette nouvelletenue, car notre capote était devenue des plus justes, et nousn’arrivions plus à la boutonner, mais quand on veut avoir chaud ilfaut endurer quelques petits inconvénients.
Nous offrîmes le troisième gilet au capitaineCassoulet qui fut charmé de ce cadeau, car, en sa qualité d’hommedu Midi, il était très frileux. Il fit arranger ce vêtement parCorneloup, le tailleur de notre compagnie, qui lui confectionna unpetit surtout dont il se montrait très fier et qui le faisaitressembler à un officier de hussards. Le plus vexé ce fut lelieutenant Hurtu qui s’était bien promis de s’offrir ma pelisse,mais il était arrivé trop tard, et n’osa rien dire, car il noussentait soutenus par le capitaine. Il se rabattit plus tard sur unepeau de mouton qu’il s’entortillait autour de la poitrine, mais quidevait être fort incommode en marche, car elle remontaitcontinuellement et lui raclait les joues et le menton.
Nous faisions route vers Kalouga… Jusqu’au 6novembre le temps avait été assez beau et notre mouvement deretraite s’était exécuté en bon ordre. Le 7, la neige commença àtomber et le froid devint très vif. Chaque nuit beaucoup d’hommeset de chevaux mouraient au bivouac…
Le thermomètre marquait déjà dix-huitau-dessous.
Pour les Russes, c’était, paraît-il, un froidtrès supportable, mais nous qui n’étions pas habitués à une telletempérature, nous souffrions énormément. Les routes étaientcouvertes de verglas ; les chevaux n’avançaient plus quedifficilement, et tombaient, parfois, pour ne plus se relever.Notre artillerie et nos transports se trouvèrent bientôt privés deleurs attelages et il fallut abandonner et détruire une bonnepartie de nos pièces et de nos munitions de guerre et debouche.
Cette armée, si belle encore quelques joursauparavant, était bien différente dès le 14, presque sanscavalerie, sans artillerie, sans transports. Sans cavalerie, nousne pouvions nous faire éclairer, sans artillerie, nous ne pouvionsrisquer une bataille et attendre les Russes de pied ferme. Ilfallait marcher pour ne pas être contraints à une lutte que ledéfaut de munitions nous empêchait de désirer. Les hommes avaientperdu leur gaieté, leur belle humeur et ne parlaient que demalheurs et de catastrophes.
L’ennemi profitant de ce désarroi envoyaitderrière nous ses Cosaques qui enlevaient les convois etmassacraient les traînards.
Le duc d’Elchingen, avec trois mille hommes,se tenait à l’arrière-garde. Il avait fait sauter les remparts deSmolensk, mais nous apprîmes qu’il se trouvait cerné et dans uneposition des plus critiques. Cependant, après avoir tenu l’ennemiéloigné de lui pendant la journée du 18, et l’avoir constammentrepoussé avec cette intrépidité qu’on lui connaît, il parvint, lanuit, à faire un mouvement par le flanc droit et à passer un fleuvequi s’appelle, je crois, le Borysthène[5]. Le 19,l’armée passa également ce fleuve ; les Russes furent obligésd’évacuer la tête de pont de Borisow et de se réfugier derrière laBérésina, poursuivis par le 4e cuirassiers quecommandait le général Berkeim.
L’ennemi ne trouva son salut qu’en brûlant lepont qui avait plus de trois cents toises de longueur.
Nous commencions à reprendre confiance, etRebattel (toujours au courant des mouvements qui se préparaient)annonçait à qui voulait l’entendre que les Russes jouaient leurva-tout et qu’ils allaient bientôt signer la paix… Alors, on leurdemanderait des sommes énormes, des chevaux, des vivres, desmunitions, et l’on regagnerait la France, après avoir établi dansune grande ville nos quartiers d’hiver.
Le capitaine Cassoulet, lui, se montrait pluspessimiste… Depuis près de quinze jours sa provision de tabac étaitépuisée, et il voyait tout en noir. Quand il ne pouvait plus fumer,le pauvre capitaine, il perdait la moitié de ses moyens. Il avaitremisé « Adélaïde » dans sa cantine, d’où il la sortaitquelquefois. Alors, il la regardait tristement, la sentait, portaitle tuyau froid à ses lèvres, tirait quelques bouffées imaginaires,et la replaçait dans son étui, un petit sac en peau de porc, qu’ilavait confectionné lui-même, et sur lequel il avait écrit engrosses lettres le nom de sa fidèle compagne.
Le froid était de plus en plus vif, et j’enressentais cruellement les atteintes, malgré mon gilet defourrure.
Beaucoup de nos camarades succombaient ;une furieuse envie de dormir s’emparait d’eux, et on avait beau lessecouer, ils se laissaient tomber sur le sol où la mort ne tardaitpas à s’emparer d’eux.
Au bivouac, nous parvenions de temps à autre àallumer quelques feux, mais à peine commençaient-ils à flamber quetout le monde se précipitait vers les foyers ; on s’écrasait,on se battait pour approcher de la flamme, et il arrivait souventque, sous de sauvages et violentes poussées, les bûchers étaientpiétines, écrasés, détruits.
Partout, les malades étaient nombreux ;on les dirigeait sur Wilna, mais les convois avaient tant de peineà avancer que beaucoup de ces malheureux mouraient en route. Quandon les retirait des chariots, ils étaient raidis, contractés,effrayants à voir.
…… … … … … . .
Si notre compagnie a, elle aussi, beaucoupsouffert du froid, elle a été jusqu’alors assez bien ravitaillée.Dès qu’un cheval tombe, épuisé et que l’on voit qu’il ne serelèvera plus, on l’achève aussitôt, et chacun se met à taillerdans sa chair fumante. Les morceaux sont entassés dans une prolongequi fait partie de notre matériel, et aux étapes, Cabassou, protégépar la compagnie en armes, prépare le repas, qu’il nous fautparfois défendre à la baïonnette contre des affamés qui ne fontplus aucune différence entre les Cosaques et nous.
Nous sommes pour le moment campés à unecentaine de toises de la Bérésina, qui charrie d’énormes glaçons etdont les bords sont couverts de marais. Le bruit court que nousallons traverser ce fleuve sur des troncs d’arbres, et nousfrissonnons déjà à la pensée que nous devrons tremper nos jambesdans ces eaux glacées… Des escadrons de hussards et de dragons ontdéjà essayé d’atteindre l’autre rive en poussant courageusementleurs montures dans le fleuve ; mais, pris entre les glaces,emportés par le courant, ils ont subi des pertes énormes, et ceuxqui sont parvenus à rallier le bord sont dans un état si pitoyablequ’ils ne tardent pas à s’affaisser sur leurs chevaux dont lesflancs et le poitrail labourés par les glaçons saignent de façoneffroyable.
L’Empereur qui, depuis quelque temps, avaittoujours marché au milieu de sa Garde avec le duc d’Istrie et leduc de Dantzig, blâma vivement cette tentative accomplie sans sonordre, et fit aussitôt évacuer sur Wilna les héroïques cavaliersdont beaucoup ne virent jamais cette ville.
Cependant, il fallait à toute force traverserle fleuve ; le salut de l’armée était à ce prix. Il paraîtqu’on avait trouvé un gué près de Stoudzianka. Napoléon ordonnaaussitôt aux généraux Chasseloup et Éblé de partir avec lespontonniers, les sapeurs et les caissons d’outils. Pendant cetemps, le duc de Bellune[6] marchaitsur Wettgenstein pour empêcher les Cosaques de nous devancer à laBérésina.
C’est là que l’Empereur fit une fois de pluspreuve de génie. Pour tromper l’ennemi, il ordonna au duc deReggio[7] de faire toutes les démonstrationspossibles vers Stoudzianka, mais les Russes s’étaientrenforcés ; la masse noire d’une armée ondulait de l’autrecôté du fleuve. Cependant, Tchitchagoff, trompé par des attaques etdes feintes admirablement conçues auxquelles avaient pris partMortier et le duc de Reggio, avait emmené avec lui la plus grandepartie de ses forces au-delà de Stoudzianka vers un point que nousmenacions avec opiniâtreté.
L’Empereur, de son coup d’œil d’aigle, a vuque c’était le moment de profiter de la situation. Le 26, de grandmatin, un escadron de la brigade Corbineau traverse la rivière à lanage, chaque cavalier portant un fantassin en croupe ; enattendant que les ponts soient terminés, la division Dombrowskipasse sur des radeaux.
La rive gauche est à nous ; les Cosaquess’enfuient, chassés par nos troupes qui, maintenant, se sontengagées sur le pont construit par le général Éblé… Bientôt, deuxcent cinquante bouches à feu avec leurs caissons roulent sur lepont ; les chevalets s’enfoncent sous le poids d’une si énormecharge.
La présence de l’Empereur stimule lesénergies.
L’ennemi affolé, qui ne s’attendait pas àcette surprise, se retire vers la tête de pont de Borisow.
Ma compagnie était maintenant sur la rivegauche de la Bérésina, à la suite du duc de Reggio. L’ennemicherchait à présent à déborder notre droite, et le combat devintdes plus vifs.
– Petit, me dit Rebattel, nous avons jolimentdu monde devant nous… Je crois que ce sera notre dernier combat,mais il sera dur. L’Empereur nous observe… Si tu veux gagner tesgalons de sergent, voilà le moment.
Ces mots étaient à peine prononcés qu’unrégiment de Cosaques arrivait sur nous. Avec une compagnie devoltigeurs qui nous suivait depuis le passage de la rivière, nousavions formé le carré. Le capitaine Cassoulet, Rebattel, Martinvastet moi étions au premier rang. Nous voyions venir à une vitessefolle chevaux et cavaliers.
Quand ils ne furent plus qu’à vingt-cinqtoises, nous ouvrîmes sur eux un feu de peloton.
– Les chevaux… visez les chevaux, clamaitnotre capitaine.
Cette première décharge rompit pour un instantla ruée des Cosaques, qui se reformèrent vite, et foncèrent denouveau sur notre carré. Malgré notre feu, ils parvinrent jusqu’ànous.
Ce fut alors une lutte atroce, formidable… Ilssabraient avec rage, pendant que leurs chevaux mordaient et ruaientde tous côtés, se frayant un passage dans nos rangs qui diminuaientà vue d’œil… Nous étions perdus, nous le sentions bien, mais ledésespoir décuplait notre énergie… Nous nous abritions sous leschevaux, nous nous en servions comme de remparts, et plongions nosbaïonnettes dans le ventre des Cosaques… On entendait mêlés auxcoups de feu, le sifflement des sabres s’abattant sur les shakos,sur les têtes, les épaules. Des hommes se trouvaient écrasés entreles chevaux ; d’autres, suspendus aux crinières des bêtesaffolées, cherchaient à désarçonner les cavaliers. Debout sur uncheval mort, Rebattel luttait avec un courage farouche, prodiguantaux ennemis les plus basses injures. Le sang giclait de touscôtés ; des hommes, la figure déchirée, les mains rougess’agitaient comme des démons, se prenaient corps à corps, roulaientensemble sur les cadavres… Combien étions-nous encore de notrecompagnie ? Qui eût pu le dire dans cette confusion de bras,de têtes, d’épaules qui ondulaient, se tordaient en convulsionsfrénétiques ? Nous savions que nous allions mourir, et nous nesongions qu’à tuer le plus d’ennemis possible avant de nous abattresur ce champ de carnage…
Soudain, il y eut un grand piétinement, legalop d’une charge frénétique, et nous crûmes que c’étaient denouveaux escadrons de Cosaques qui arrivaient, quand, à notregrande joie, nous reconnûmes les casques de nos cuirassiers.
Ce qui restait de Cosaques ne tarda pas à êtreanéanti. Nous étions sauvés, grâce au général Doumerc. Nous voyantprès de succomber, il avait envoyé à notre secours le 4ecuirassiers qui venait déjà d’enfoncer un carré de Russes établi àcinq cents toises du fleuve…
Nous croyons que c’est la victoire…Hélas ! C’est le commencement de la déroute. Les ponts sontencombrés ; cavaliers et fantassins luttent pour obtenir lepassage et pendant que les Russes nous guettent, les Français,affolés, surexcités, se battent entre eux comme des forcenés.Napoléon veut que s’effectue au plus vite le passage de l’arméeentière. Le prince Eugène et le prince d’Echmuhl doivent franchirla rivière successivement, le duc de Bellune doit fermer la marcheet achever de mettre la Bérésina entre son armée et les Russes. Demauvaises nouvelles circulent. On ignore ce qu’est devenue ladivision Parthouneaux, laissée à Borizow pour garder le chemin deStoudzianka. La nuit s’écoule. Au matin, on apprend par desestafettes que Wittgenstein a opéré sa jonction avec l’avant-gardede Kutusof. Bientôt, nous sommes attaqués sur les deux rives de laBérésina. Alors un affreux désordre se répand sur le pont où sepresse le reste de l’armée.
L’Empereur a quitté son quartier général, et,placé à la tête de sa Garde, dirige tous les mouvements. Unebatterie russe, qui est parvenue à s’installer sur le bord de larivière, écrase à la fois de son tir les combattants et lamultitude inerte des traînards entassés à l’entrée des ponts.
Il restait en effet sur la rive gauche ungrand nombre de militaires isolés, d’employés, de domestiques, devivandiers et quelques familles fugitives qui nous suivaient depuisMoscou. La plupart auraient pu passer pendant la nuit, enabandonnant chevaux et voitures, mais un grand nombre d’entre euxétaient blessés ou malades, et les terribles souffrances qu’ilsavaient endurées les avaient plongés dans une sorte d’apathie.Victor et le général Éblé firent tout ce qui dépendait d’eux pourles tirer des bivouacs où ils s’étaient installés. Pour les déciderà partir, ils firent mettre le feu aux voitures. Cette mesureproduisit son effet. Victor commença de faire passer sonarrière-garde. Éblé avait reçu l’ordre de brûler les ponts à huitheures du matin, mais il ne commença cette opération qu’à huitheures et demie.
Alors se produisit le spectacle le pluslamentable qu’il soit possible d’imaginer. Tous les traînards,hommes, femmes, enfants se précipitèrent sur les ponts en flammes,d’autres se hasardèrent sur la glace qui, trop faible, céda sousleur poids et les engloutit.
À neuf heures, les Cosaques arrivaient. Ilsfirent prisonniers environ cinq mille personnes de tout sexe et detout âge demeurées sur la rive…
Ce fut seulement quand s’effondra le dernierpont que parurent les troupes de Wittgenstein…
Et il ne faut pas oublier que pendant que seproduisait cette ruée d’une foule affolée sur la rive où ellecroyait trouver le salut, la batterie russe continuait sur cesmalheureux son tir meurtrier.
Des quatre-vingt-dix mille hommes qu’il avaitsur les rives de la Bérésina, l’Empereur en ramena à peine soixantemille que le froid, la fatigue, la faim allaient peu à peu égrenersur les routes couvertes de neige.
Rebattel et le capitaine Cassoulet avaientbeaucoup perdu de leur belle confiance du début… Quant à nous, lessoldats, nous comprenions que c’était la débâcle, et noussouffrions dans notre amour-propre de Français d’être obligésmaintenant de fuir comme un troupeau affolé devant les bandes deCosaques qui fonçaient sur nous la nuit, et disparaissaient aprèsnous avoir massacré plusieurs centaines d’hommes et s’être emparésde quelques voitures de ravitaillement.
Nous étions tous confondus : des dragons,des chasseurs, des cuirassiers à pied marchaient à côté degrenadiers, de voltigeurs et de fusiliers. L’esprit de corpsn’existait plus ; nous fraternisions tous dans un commundésespoir. Ceux qui étaient parvenus à garder leurs chevauxévitaient de s’approcher de nous de peur que nous ne prissionsleurs montures. Ils trottaient sur notre flanc, mais leur nombrediminua rapidement. Les bêtes ne pouvaient se nourrir de neige, etne tardaient pas à s’abattre. Alors, nous nous jetions sur ellespour les dépecer, et, faute de pouvoir faire du feu, nous dévorionscrus des morceaux de viande saignante et encore chaude.
Notre cantinière, la pauvre« Finette », était malgré tout parvenue à nous suivre.Bien que blessée, elle conduisait encore sa voiture à peu près videde provisions. Quand elle voyait un homme près de tomber en chemin,elle appelait l’un de nous et nous disait d’aller chercher lemalheureux que nous hissions dans sa « roulotte », etelle lui versait dans la bouche quelques gouttes d’eau-de-vie. Elleen avait encore un petit tonneau à moitié plein qu’elle cachaitsoigneusement, depuis Moscou, et elle avait dû user d’adresse et deruse pour le dissimuler aux yeux des traînards qui l’avaientplusieurs fois arrêtée en route.
C’était tout ce qui lui restait à la pauvre« Finette », mais le précieux liquide allait vites’épuiser, et elle n’aurait même plus la satisfaction de ranimerceux que guettait la mort…
Comme elle était gelée, la malheureusecantinière, Rebattel lui avait fait cadeau de son fameux gilet etun autre lui avait donné un colback volé dans quelque palais deMoscou. À l’affaire de la Bérésina, elle avait reçu dans le brasune balle que le chirurgien était parvenu à extraire, mais lepansement qu’on lui avait appliqué avait gelé sur elle et étaitdevenu aussi dur qu’un carton. Elle devait beaucoup souffrir, maisn’en laissait rien paraître, car cette femme avait un couragemerveilleux…
Jusqu’alors, nous étions parvenus à nourrirtant bien que mal « Marengo », le cheval de Finette, maisla maigre provision de fourrage et d’avoine que nous avions pu nousprocurer finit par s’épuiser. Nous étions à présent au milieu degrandes plaines où poussaient de place en place quelques bouleauxet de maigres sapins. Pendant quelques jours nous apportâmes aucheval de l’écorce de bouleau qu’il mangeait sans répugnance, maiscette nourriture n’était qu’illusoire, et la pauvre bêtemaigrissait à vue d’œil.
Rebattel, qui avait consulté sa carte,prétendait que nous arriverions bientôt dans une ville où nousdécouvririons certainement du fourrage, mais on sait que le pauvresergent n’entendait rien à la topographie, et il parut tout étonnéquand le capitaine lui fit remarquer que la ville en question setrouvait au moins à dix jours de marche.
Nous apprîmes plus tard que notre capitaine setrompait, lui aussi, et qu’il avait confondu les verstes avec lestoises. Il était bien excusable, après tout, le brave homme, tousles officiers ne peuvent appartenir à l’état-major. Il avaitd’ailleurs le plus profond mépris pour les cartes, « des boutsde papier, disait-il, qui ne servent qu’à vous égarer la plupart dutemps ». Seul, Rebattel croyait à l’utilité des cartes, maisvoilà… il ne savait pas les lire !
…… … … … … . .
Notre misère devenait de jour en jour plusgrande. Ce qui restait de notre belle armée offrait un aspect plusmisérable que jamais… Le froid sévissait toujours avec une rigueureffrayante, et nous étions dénués de ce qui pouvait en rendre lesatteintes moins rudes.
Nous manquions surtout de chaussures. Cellesque nous avions pu nous procurer à Smolensk ou à Moscou, brûléespar les neiges au milieu desquelles on marchait constamment,étaient entièrement usées. Nous étions obligés de nous envelopperles pieds de chiffons, de morceaux de couvertures ou de peauxd’animaux qu’on assujettissait avec des liens de paille ou desficelles. Mais tous ces moyens étaient bien loin de remplacer lesbottes et les souliers ; ils rendaient, au contraire, lamarche très lente et très pénible, et ne garantissaient quemédiocrement du froid.
Le reste de notre accoutrement était,hélas ! en rapport avec la chaussure. Quand nous nousavancions, surchargés de guenilles ignobles et grotesquementdisparates, la tête couverte des coiffures les plus bizarres, labarbe longue et sale, les yeux caves, les joues décharnées, ons’enfuyait à notre approche.
Malgré tout ce que nous faisions pour mitigerles effets du froid, en nous entourant de ce qui pouvait servir devêtements, nous n’échappions point à la congélation. Combien eurentle nez, les oreilles et les pieds gelés ! J’ai vu desmalheureux, dont les membres avaient perdu toute sensibilité,s’approcher des feux que l’on parvenait quelquefois à allumer… Bienloin de procurer le soulagement qu’ils recherchaient, l’actionsubite de la flamme donnait lieu à de vives douleurs et déterminaitparfois la gangrène.
Ai-je besoin de dire que la désorganisation etla démoralisation étaient portées au dernier degré. Toute idée decommandement et d’obéissance avait disparu. Il n’existaitmaintenant entre nous aucune différence de rang ni de fortune.
Bientôt, les plus sauvages instincts allaientse déchaîner…
Un matin, après une nuit glaciale, nous nousapprêtions à nous remettre en route, quand nous entendîmes descris, bientôt suivis de gémissements.
Depuis longtemps déjà, nous étions habitués àces plaintes ; rien ne pouvait plus nous émouvoir ; lessouffrances d’autrui nous laissaient indifférents. Nous nousapprochâmes néanmoins et aperçûmes la Finette, agenouillée sur laneige. Quelques soldats l’entouraient.
Nous comprîmes aussitôt ce qui se passait.Marengo, le brave cheval de la cantinière était étendu, le ventredéjà gonflé, les pattes raidies. Il avait résisté longtemps, secontentant d’une maigre nourriture mais, à bout de forces, ilvenait de s’abattre, et faisait entendre une sorte de ronflementsinistre qui ressemblait à un râle humain.
La Finette, tout en larmes, avait posé sa mainsur la tête décharnée de la pauvre bête, et lui parlait doucement,d’une voix entrecoupée de sanglots.
Elle avait fait appeler un vétérinaire,pensant qu’il pourrait peut-être sauver l’animal, mais commentrappeler à la vie un cheval épuisé par les privations et le froid…Marengo mourait de faim tout simplement, comme étaient morts déjàtant de ses frères dans ces régions maudites, qui s’étendaient àl’infini sous un ciel bas, couleur de cendre.
– Allons, dit Rebattel, en forçant Finette àse relever… tu vois qu’il n’y a rien à faire, viens.
Mais la cantinière résistait, s’obstinant àdemeurer près de Marengo qui la regardait douloureusement de sesgros yeux déjà voilés par l’approche de la mort. Elle l’appelait,le caressait et le pauvre animal, à la voix de sa maîtresse,essayait de se soulever, égratignant la neige de ses sabots,tendant les reins dans un dernier effort… Une buée chaude sortaitde ses naseaux et se transformait immédiatement en petits glaçonsqui tremblotaient sous son souffle rauque. Bientôt, tout le corpsfut paralysé ; il ne restait plus que les yeux de vivants,mais une taie bleuâtre les voila définitivement, et la bête nerespira plus.
La Finette, tout en larmes, déposa un baisersur la tête glacée de l’animal, et nous entraînâmes la pauvre femmevers sa voiture aux brancards de laquelle pendaient encore lesharnais.
Déjà une bande d’hommes affamés s’étaientjetés sur le pauvre Marengo qu’ils découpaient à grands coups desabre, se bousculant, se battant comme des corbeaux sur uncadavre…
– Marengo !… mon pauvre Marengo ! necessait de répéter la cantinière… une si brave bête, si douce… siaffectueuse… Il ne lui manquait que la parole… Sûr qu’ellecomprenait tout… Ah ! Quelle misère ! Que sommes-nousvenus faire dans ce pays de malheur !…
Nous hissâmes la Finette dans sa voiture etnous nous attelâmes aux brancards, mais bientôt nous fûmes obligésde nous arrêter. Une roue qui ne tenait plus que par miracle venaitde céder…
Nous fîmes descendre la cantinière qui selamentait toujours, et nous nous remîmes en marche, en la soutenantà tour de rôle. Elle souffrait beaucoup de son bras, mais unchirurgien que nous consultâmes déclara qu’il était impossible derefaire le pansement qui avait gelé sur la plaie et s’était colléaux chairs.
Tout ce qu’il put faire, ce fut deconfectionner une écharpe avec un lambeau d’étoffe, afin que lablessée pût y tenir son bras à plat. Cela parut la soulager un peu,du moins elle le disait, mais, par instants, nous voyions sa figurese contracter sous l’effet de la douleur.
C’était une femme courageuse que la Finette,et je sais bien des hommes qui n’auraient pas eu son endurance.Elle oubliait sa douleur par un effort d’énergie merveilleux, maissongeait toujours à son pauvre Marengo, dont il ne restait plusmaintenant qu’une masse informe, une carcasse sanguinolente surlaquelle s’acharnaient les rats, dont les noirs bataillonsformaient derrière nous de grandes lignes sombres, pareilles à desflots d’encre répandus sur la neige…
Bientôt, des silhouettes grises se montrèrentà l’horizon, rapides, inquiétantes, puis se rejoignirent, formantune masse compacte, qui se rapprochait peu à peu.
– Les loups !… les loups !…
À ce cri sinistre, ceux qui étaient restés en« arrière, et qui n’avançaient plus qu’avec peine,retrouvaient quelque vigueur, comme des bêtes fourbues que l’onfouette, et s’efforçaient de courir, mais tout à coup, ils sesentaient défaillir ; de profonds soupirs sortaient de leurspoitrines, leurs yeux se remplissaient de larmes, leurs jambesfléchissaient, ils chancelaient pendant quelques instants ettombaient enfin pour ne plus se relever, en poussant des crisaffreux.
Je dois rendre hommage ici à nos officiers quisouffraient autant que nous, mais conservaient cependant assez devolonté pour nous redonner du courage.
– Encore un petit effort, mes enfants, nousdisaient-ils, nous serons bientôt à Smorgoni. Là, nous trouveronsde quoi nous ravitailler et des maisons où nous pourrons faire dufeu…
Smorgoni !
Ce nom évoquait à notre esprit une villesplendide, avec d’énormes cheminées où brûlaient des troncsd’arbre, des poêles qui répandaient une chaleur bienfaisante, degrandes cuisines où rôtissaient des quartiers de viande, deschambres, des lits et aussi des caves remplies de bouteilles et detonneaux.
Quelques-uns s’informaient auprès desofficiers et venaient nous répéter ce qu’on leur avait dit.
Smorgoni était une grande ville où l’Empereuravait, en prévision d’une retraite, accumulé vivres et fourrages,une cité de rêve dans laquelle nous allions nous remettre de toutesnos fatigues, reprendre enfin des forces pour regagner la route deFrance.
Une sorte d’enivrement s’était emparé de nous,les figures s’étaient illuminées, et, pour la première fois, depuislongtemps, les cris répétés de « Vive l’Empereur ! »montèrent de ces bandes de soldats en loques, qui, quelques heuresauparavant, appelaient la mort de tous leurs vœux.
Au découragement le plus profond avait succédél’enthousiasme des premiers jours.
Le maréchal Ney parut avec son état-major, etnous l’acclamâmes comme un sauveur…
Bientôt, ce fut l’Empereur à la tête de saGarde. Il passa au pas de son cheval entre une double haie d’hommesqui ressemblaient plutôt à des bandits qu’à des soldats, mais quel’espoir avait transfigurés et qui étaient presque beaux sous leursguenilles.
– Vive l’Empereur ! Vivel’Empereur !…
Ces cris jaillissaient de toutes lespoitrines, éclatants, formidables et les bandes de loups qui noussuivaient s’arrêtèrent, épouvantées.
Quand l’Empereur arriva devant nous,impassible, le regard pointé vers les lointains sombres, des hommesse précipitèrent vers lui : ils embrassaient ses bottes, sesétriers, son sabre et jusqu’à son cheval. C’était du délire…J’observai Napoléon ; j’étais tout près de lui, et je crusvoir une larme glisser sur ses joues pâles…
Nous attendions qu’il nous adressât la parole,mais il se dégagea et rejoignit les cavaliers qui étaient devantlui… Il me parut amaigri, très triste, et tassé comme un petitvieux sur sa selle. Son regard n’avait plus cette acuité quim’avait frappé quelques mois auparavant ; il était vague,lointain, et bien qu’il se tournât vers nous, en s’efforçantparfois de sourire, on voyait bien que sa pensée étaitailleurs.
À cette époque (nous l’apprîmes plus tard) ilvenait de recevoir d’inquiétantes nouvelles de France. Ilconnaissait déjà la conspiration du général Mallet et il avait bâtede regagner Paris où sa puissance était menacée.
Nous attribuâmes sa tristesse à la peine qu’iléprouvait en voyant sa belle armée réduite à quelques milliersd’hommes, et nous lui sûmes gré de ce sentiment de compassion…
Nous continuions d’avancer. Pendant deux joursencore nous fûmes pleins de courage ; nous marchions avec leplus de rapidité possible, mais quand nous constatâmes que lesnuits succédaient aux jours, sans qu’apparût à l’horizon la villevers laquelle nous nous dirigions et que nous croyions atteindre entrois ou quatre étapes, nous perdîmes tout espoir.
Des bruits fâcheux ne tardèrent pas àcirculer : on nous avait trompés. Smorgoni n’existait pas,c’était un nom que l’on avait lancé pour nous redonner del’énergie.
Des officiers qui avaient consulté la cartes’obstinaient à nous dire que le salut était proche, mais nous neles croyions plus. Des murmures couraient dans les groupes ;bientôt nous chargeâmes de malédictions et l’Empereur et sesgénéraux. Le maréchal Ney qui nous avait souvent réconfortés par demâles paroles, demeurait invisible… On eût dit qu’il redoutait dese trouver en notre présence.
Jusqu’alors, nous avions été un misérabletroupeau allant droit devant lui sans se plaindre… Maintenant nousétions une bande de furieux que les souffrances et les déceptionsrendaient fous… Nous devenions cruels.
Quand un de nos camarades, après avoir luttélongtemps contre la faim et le froid, tombait enfin accablé etqu’on était sûr qu’il avait usé tous les ressorts de la vie, on letraitait déjà comme un cadavre… Avant qu’il eût rendu le derniersoupir, ses camarades se jetaient sur lui pour lui arracher lesmisérables vêtements qui le couvraient ; en peu d’instants, ilétait dépouillé, et on le laissait expirer sur la neige…
Nous en étions arrivés là !
Si quelques-uns d’entre nous (et je me flatted’avoir été de ce nombre) montraient assez de courage et d’énergiepour ne point se livrer à ces atrocités, la plupart manquaient deforce morale et sentaient leur raison s’égarer. Frappés del’horreur de leur position, et effrayés du sort qui les menaçaitils perdaient tout espoir d’échapper à tant de maux, et tombaientdans un profond accablement. Persuadés que tous leurs efforts nedevaient aboutir qu’à prolonger de quelques heures leurssouffrances, ils devenaient incapables de la moindre réaction.Sourds à toutes les représentations et à toutes les instances, ilspersistaient à se croire perdus, et refusant obstinément decontinuer leur route, se couchaient sur le sol glacé, abattus,minés par le désespoir…
D’autres, je dois le reconnaître, doués d’uneâme plus forte, se raidissaient ; nous voyions marcher à côtéde nous des misérables qui s’efforçaient comme des convalescents demettre un pied devant l’autre. Tout à coup, ils se sentaientdéfaillir, chancelaient pendant quelques instants, puis tombaientpour ne plus se relever. Nous n’avions plus la force de lessoutenir, tant nous étions faibles, nous-mêmes. Les jeunes, ceuxque la vie n’avait pas encore trop déprimés, résistaient mieux queles vétérans, les vieux briscards fourbus par dix années decampagne.
Un très grand nombre d’entre nous étaient dansun véritable état de démence ; l’œil hagard, le regard fixe ethébété, ils marchaient comme des automates, les lèvres serrées, latête en avant. Quand on les interpellait on ne pouvait tirer d’euxque des réponses sans suite. Ils étaient insensibles à tout… Detemps à autre, leur bouche s’ouvrait et lançait le cri de« Vive l’Empereur ! » mais pour eux ces deux motsn’avaient plus aucun sens… C’était une exclamation sans portée, unesorte de réminiscence comme en ont parfois les aliénés.
Je marchais à côté de Rebattel et deMartinvast et à nous trois, nous continuions de soutenir la Finettedont l’énergie était étonnante. Derrière nous venait un groupe detrois dragons, que rejoignit bientôt un petit voltigeur, le torseserré dans une couverture de cheval. Les dragons se tenaient par lebras et avançaient, sans mot dire, traînant les pieds. Bientôt ilsnous devancèrent et je remarquai que leurs bottes n’avaient plus desemelles. Quant au petit voltigeur il essayait de les rejoindremais, à bout de forces, il s’accrocha à moi en disant :« Soutiens-moi, camarade… je n’en puis plus ».
– Mon pauvre Blanchonnet, soupira la Finettequi le connaissait… te voilà aussi !…
– Oui… me v’là, répondit le voltigeur… maispas pour longtemps…
– T’as t’nu jusqu’ici, grogna Rebattel…t’arriveras avec les autres…
– J’ai faim.
Rebattel tira de dessous sa houppelande unmorceau de cheval saignant et le tendit au voltigeur :
– Mange pas tout… faut en laisser pour lesautres.
Le voltigeur mordit avidement dans la vianderouge puis la rendit en disant :
– Merci !
Ce quartier de cheval était tout ce qui nousrestait comme provisions de bouche. Quand nous l’aurions dévoré,nous ne pourrions plus nous en procurer un autre, car maintenant iln’y avait plus que quelques chevaux qui suivaient encore la colonneet que leurs cavaliers avaient bien de la peine à protéger contrela bande d’affamés qui les entourait. Chaque bête étaitguettée : à peine tombée, elle était aussitôt dépecée.
Le froid était de plus en plus vif ; parinstants, des rafales de neige nous cinglaient le visage. Chaquenuit, au bivouac, nombre d’hommes mouraient de froid. Notre armée(ou du moins ce qui en restait) fondait d’heure en heure.
Un matin, nous fûmes de nouveau attaqués parles Cosaques. Ney et Victor dépensèrent tout ce qui leur restait demunitions et parvinrent à repousser l’ennemi.
Cette dernière bataille mit fin auxsouffrances de pauvres soldats qui, se sentant perdus, combattirentavec l’énergie du désespoir. Du beau corps d’armée du maréchal Ney,il ne restait plus que cinq cents combattants ; celui deVictor en comptait un peu plus, un millier peut-être.
Trois cent mille hommes avaient trouvé la mortdans cette désastreuse retraite ! et cent mille étaientprisonniers.
Ainsi finit la seconde grande armée. Lapremière, celle d’Austerlitz, avait fondu en Espagne.
…… … … … … . .
Nous arrivâmes enfin à Smorgoni où noustrouvâmes quelques provisions dont beaucoup étaient avariées.
Un grand désordre régnait dans cette ville. Leservice des subsistances s’était dirigé sur Wilna, de sorte que lesvivres furent distribués sans aucun discernement.
On avait espéré que les corps dissous sereformeraient d’eux-mêmes pour venir à la distribution, mais nousétions tous disséminés et il était impossible de reformer lesescadrons et les compagnies où les généraux faisaient fonctions decapitaines, et les colonels celles de sous-officiers. Notrecavalerie était tellement démontée que l’on n’arriva point sanspeine, en réunissant les officiers auxquels il restait un cheval, àformer quatre pauvres compagnies de cent cinquante hommes. Etc’était cet escadron sacré qui, sous les ordres du roi de Naples,formait maintenait la garde de L’Empereur.
Quand je me présentai avec Rebattel,Martinvast et la Finette pour recevoir quelques provisions, on nousrépondit que l’on ne distribuait rien aux militaires isolés.
– Alors, dit Rebattel, les militaires isolésdoivent crever de faim ?
D’autres soldats qui nous avaient rejoints età qui on fit la même réponse prirent fort mal cette décision.Malgré la vive résistance des « riz-pain-sel », ilspénétrèrent dans le magasin aux vivres. Nous les imitâmes, et lescommis débordés durent nous céder la place. Je vous prie de croireque l’on se servit copieusement. Au bout d’une heure, il ne restaitplus rien dans le magasin.
Rebattel avait retrouvé toute sa gaieté. Ilnous entraîna à travers la ville. Dans une rue nous trouvâmes unecharrette attelée d’un gros cheval gris pommelé.
– V’là une voiture qui nous attendait, dit-il…Montez, la Finette, je vous l’offre.
La cantinière ne se fit pas prier. Elle montadans la carriole, mais comme elle ne pouvait tenir les guides, àcause de sa blessure, ce fut le sergent qui remplit l’office deconducteur, jusqu’à ce qu’il eût trouvé un muletier qui consentît àprendre sa place.
Nous n’envisagions pas sans plaisir laperspective de nous faire véhiculer pour continuer notre route,mais un colonel que nous rencontrâmes nous fit tous descendre àl’exception du muletier et de la Finette, et nous enjoignit de nousrendre au rassemblement qui avait lieu sur une place voisine.
Nous trouvâmes là des militaires de toutesarmes et de tous grades, qui attendaient, en battant la semelle,que l’on voulût bien leur donner des instructions.
Et les conversations, allaient leur train.
– Camarades, s’écria tout à coup un cuirassierqui arrivait, savez-vous la nouvelle ? L’Empereur nous alâchés… oui, il est parti… il en a assez, il retourne enFrance.
Ce fut de toutes parts un concert demalédictions :
– Il fuit… il f… le camp comme en Égypte…
– Il nous abandonne après nous avoirsacrifiés !
– Il retourne se chauffer aux Tuileries…
– Et il nous laisse crever ici !…
Ces plaintes étaient assez naturelles de lapart d’hommes qui avaient mis toute leur confiance en l’Empereur,et qui se voyaient abandonnés, mais étaient-elles justes ?
La conduite de Napoléon, s’il n’eût été quegénéral, aurait été infâme ; comme chef d’un grand peuple,elle lui était tracée par la politique, car les circonstancesexigeaient impérieusement sa présence au sein de ses États. Elle yétait nécessaire soit qu’il voulût continuer la guerre ou traiterla paix. À quels dangers d’ailleurs son absence nel’exposerait-elle pas, lorsqu’on apprendrait ses désastres, puisquele général Mallet, avant qu’ils fussent connus, et avec si peu demoyens, avait mis en péril le gouvernement.
Cependant, les soldats qui n’étaient aucourant de rien et qui ne comprenaient guère les choses de lapolitique manifestaient leur mécontentement de façon brutale et lesofficiers étaient impuissants à les calmer.
Comme l’armée ne pouvait demeurer sans chef,ce fut le prince Eugène qui en prit le commandement. Il parvint àrétablir la discipline, réunit les faibles troupes qui restaient,et leur donna le temps de se reposer et de se refaire. Il fit saretraite avec ordre, atteignit Posen, et, le 21 février, iloccupait Berlin.
Quand je revins à Paris, en congé deconvalescence, à la suite d’une fièvre maligne contractée enAllemagne, l’aspect de la capitale n’était plus celui que j’avaisconnu à mon départ pour l’armée. Paris, accoutumé depuis quinze ansà des chants de victoire, était maintenant d’une tristesse morne.Et cependant, chaque soir, il y avait fête aux Tuileries[8].
On a beaucoup reproché à l’Empereur ces fêteset ces bals qui détonnaient au milieu de la désolation générale,mais il s’efforçait ainsi de redonner confiance au peuple, ilvoyait pâlir son étoile et affectait une tranquillité qu’il étaitloin d’avoir, car, à ce moment, l’horizon s’assombrissait de plusen plus…
De mauvaises nouvelles arrivaient de laVieille-Prusse, et les royalistes, qui avaient vu avec quellefacilité le général Mallet avait failli s’emparer du pouvoir,commençaient à comprendre que le « colosse » qui avaitterrorisé l’Europe n’était pas invulnérable…
Le procès de Mallet avait aussi révélé biendes choses que l’on ne soupçonnait pas, et les factieux caressaientle secret espoir de détrôner celui qu’ils affectaient avec méprisd’appeler « Monsieur Buonaparte ».
Les récits des officiers et des soldatsrevenus de Russie avaient singulièrement refroidi l’enthousiasmepopulaire, mais tout s’oublie, aussi bien les succès que lesdéfaites, et peu à peu l’Empereur sentit renaître sa force.
On n’abat pas une idole du jour aulendemain.
J’avais réintégré la caserne du Champ-de-Marsoù arrivaient chaque jour de nouvelles recrues. Pour ces conscritsj’étais maintenant un vieux grognard… j’étais celui qui revenait deRussie, le dur à cuire qui avait résisté aux pires calamités.
On me pressait de questions, et je répondais,heureux, malgré tout, de montrer que j’avais joué un rôle dansl’affreuse tragédie.
Quelques anciens qui avaient, eux aussi, prispart à la campagne, renchérissaient sur ce que je disais, exagérantà plaisir et, ne voulant pas être en reste, j’inventais millepéripéties toutes plus atroces les unes que les autres et quifaisaient frissonner les conscrits.
Presque malgré lui, le soldat est vantard, etquand on l’interroge sur ses campagnes, il a une tendance à toutamplifier, à tout surcharger. Les escarmouches, les petits combatsd’avant-postes auxquels il a pris part deviennent, dans son récit,de véritables batailles, et les batailles des drames terribles quel’imagination rend plus effarants encore.
Quand on est sorti indemne du déluge demitraille au milieu duquel on a passé, on ressent une certainefierté de pouvoir dire : « Lorsque ça chauffait si fort àX… j’étais là. »
Cet orgueil militaire est en somme bienexcusable ; il fait partie du patrimoine du soldat, c’est luiqui entretient l’esprit dans des dispositions belliqueuses et créeparfois des héros.
Pendant la retraite de Russie, j’avais étéparmi les grognards ceux qui accusaient l’Empereur de tous les mauxqui fondaient sur eux ; aujourd’hui j’excusais toutes sesfautes, et me sentais prêt à marcher de nouveau à la conquête dumonde…
Et tous les anciens étaient comme moi.
Dès que nous nous trouvions ensemble, nous nenous gênions point pour critiquer Napoléon, mais devant lesconscrits nous en parlions maintenant avec enthousiasme, carrabaisser l’Empereur c’eût été nous diminuer…
Je faisais toujours partie du 48eque l’on reformait entièrement avec des conscrits et d’autressoldats venus d’un peu partout.
Rebattel nous avait rejoints, et je revis avecjoie le vieux sergent.
Dès qu’il m’aperçut, il se jeta dans mes bras,en s’écriant :
– Bonjour, mon fils… on se retrouve enfin.Ah ! on en a vu de dures ensemble, et ça n’est pas fini, carje sais qu’il se prépare encore quelque chose.
Suivant son habitude, Rebattel voulaittoujours paraître bien renseigné. Je le trouvai vieilli ; lesquelques cheveux qui lui restaient étaient presque blancs, et sagrosse moustache grisonnait. Son visage était ridé, amaigri, et sesépaules s’étaient voûtées. Dame, le coup avait été rude pour lui.Rebattel avait cinquante ans passés, et c’était miracle qu’il eûtsupporté si vaillamment les terribles fatigues que nous venionsd’endurer. Il m’apprit que notre capitaine était mort à Dresded’une chute de cheval, et que Martinvast avait succombé à l’hôpitalde Posen… Quant à la « Finette », elle était complètementrétablie, mais on avait dû lui couper le bras.
– On croyait après ça, dit Rebattel, que labrave femme quitterait l’armée… ah bien ouiche ! elle est plusen train que jamais, et nous la reverrons avant peu… Si celle-làn’a pas le « brimborion » qu’est-ce qui l’auraalors ? Paraît que Murat doit parler de la chose à l’Empereur…et nous arroserons bientôt ça, je l’espère. Ah ! c’est unegaillarde que notre Finette, et il serait à souhaiter que bien deshommes soient aussi courageux qu’elle… J’étais là quand on lui afait l’opération. Elle a supporté ça d’une façon étonnante… Je luitenais la tête pendant que le chirurgien la charcutait, et elle nebronchait pas… Elle me regardait et je t’assure que j’étais plusému qu’elle… Quand la scie a attaqué l’os, elle a serré les dentset fermé les yeux… Sa figure était devenue si pâle que j’ai biencru qu’elle allait s’évanouir, mais elle a tenu bon. C’estqu’après, quand ç’a été fini qu’elle a tourné de l’œil. Ah !sacré mâtin ! j’ai eu une rude suée, je t’assure… mais elleavait tenu à ce que je sois là, j’pouvais pas lui refuser,s’pas ? Elle a toujours eu de l’affection pour moi, tu lesais. Si on s’est parfois un peu chamaillés, ça n’tirait pas àconséquence…
L’arrivée de Rebattel fut, comme on doit lepenser, fêtée joyeusement, et les conscrits firent les frais decette petite fête.
– C’est égal, ne cessait de répéter le bravesergent, pendant qu’on remplissait son verre toujours vide, on estmieux ici que chez les Cosaques, hein Bucaille ? Ah ! lessalauds ! ce qu’on les a houspillés… s’il en reste unecinquantaine c’est tout.
Pendant huit jours, le sergent ne dessoûlapas, mais quand, enfin, les sit nomen des conscrits furentépuisés, il revint à son état normal… Pour cet homme habitué àguerroyer, la vie de caserne était insipide. Il allait et venaitcomme une âme en peine, ne sachant à quoi employer sa journée, endehors des heures d’exercice (car il avait été chargé del’instruction d’une vingtaine de conscrits).
Un soir que nous étions tous deux attablésdans un cabaret voisin de la caserne où fréquentaienthabituellement des grenadiers de la Garde, Rebattel me dit, encaressant sa longue moustache :
– Vois-tu, fils, j’ai une idée.
Il sembla réfléchir, puis reprit au bout d’uninstant :
– Est-ce que ça te dirait d’entrer dans laGarde ?
– Ma foi oui… mais voudra-t-onm’accepter ?
– T’occupe pas de ça, je m’en charge…
– Et vous y entreriez aussi ?
– Naturellement…
– Il faudrait des protections ?
– J’en ai… tu penses bien que si je te dis ça,c’est que je suis sûr de mon affaire… Un sergent décoré comme moine voudrait pas s’exposer à un échec…
– Mais moi qui ne suis ni sergent nidécoré ?
– Il suffira que je te recommande… La Garde aété très éprouvée en Russie, on est en train de la reformer et lemaréchal Ney cherche des lapins, des gaillards qui aient fait leurspreuves… Je sais qu’il doit venir ici demain pour passer en revueles conscrits… je lui parlerai.
– Vous le connaissez ?
Rebattel eut un signe de tête affirmatif.
Entrer dans la Garde, cela ne me déplaisaitpas. Je savais la prédilection de l’Empereur pour ce corps d’éliteet j’estimais que les chances d’avancement sont moins rareslorsqu’on a le bonheur de se trouver près du« Soleil ».
Il ne me déplaisait pas non plus de troquermon vilain uniforme contre le frac bleu, le gilet de basin blanc,la culotte de nankin et le bonnet à poil des grenadiers de laGarde. Je n’ignorais pas que ce régiment était toujours mieuxravitaillé que les autres, j’en avais eu la preuve en Russie, caralors que nous commencions à serrer nos ceintures, les soldats dela Garde étaient encore amplement pourvus de vivres et demunitions. Puisque je ne pouvais abandonner l’armée, autant valaitservir dans un corps d’élite.
– Ne dis rien, fit Rebattel… les autres n’ontpas besoin de savoir… ils voudraient tous faire comme nous et çaserait l’encombrement… Une fois que nous serons admis, ils ferontce qu’ils voudront… Trouve-toi demain à la porte de la caserne,après la revue. Allons, au revoir, j’ai une démarche à faire ducôté de Vaugirard.
Nous nous séparâmes.
Je la connaissais la démarche qu’allait fairele brave sergent. Il avait du côté de Vaugirard un ancien camaraderetraité à la suite de blessures, qui tenait un petit débit devins…
C’était là que, depuis notre retour, Rebattelpassait ses journées à boire et à jouer au loto. Sans famille, sansrelations, il avait pris l’habitude de vivre sur le commun, et s’ilse rendait toujours seul à Vaugirard, c’est parce qu’il ne voulaitpas que l’on sût qu’il abusait un peu trop de la générosité de sonami.
Bien qu’il n’eût jamais un liard vaillant,Rebattel était très fier, et comme tous les vieux briscards, untant soit peu vaniteux. À l’entendre, il connaissait beaucoup demonde, et fréquentait même chez des officiers.
Cela le posait aux yeux des soldats, maisquand il rentrait ivre, il ne manquait jamais de raconter tout cequ’il avait fait dans la journée, de sorte que nous étions presquetous au courant de sa vie, une vie bien modeste à la vérité, commecelle de la plupart des sous-officiers, qui, à la caserne,voulaient tenir un certain rang (le grade oblige) et dont lesmaigres ressources n’étaient pas à la hauteur des appétits.
Ils étaient obligés de faire des dettes qu’ilsoubliaient d’ailleurs avec une extrême facilité et qu’ils croyaientéteintes par la prescription au retour d’une nouvelle campagne.
Le lendemain, après la revue des conscrits, jeme trouvais, comme convenu, devant la grand’porte de lacaserne.
Rebattel arriva bientôt.
Il avait fait toilette, c’est-à-dire qu’ilavait astiqué ferme les boutons de sa capote, son hausse-col,l’aigle de son shako et le fourreau de son sabre. Quant à sonuniforme, il l’avait lavé sans parvenir à en enlever les taches.Ses bottes bien cirées laissaient apercevoir par de nombreux trousla peau de ses pieds qui semblaient moins nets que sonfourniment.
Il m’inspecta d’un coup d’œil, tira ma capotequi plissait un peu dans le dos, rajusta mon col et donna d’un tourde main une position verticale à mon shako qui penchait un peu surla droite.
– Tu comprends, me dit-il, faut pas avoirl’air d’un cascadeur, le maréchal n’aime pas ça…
Il se mit au garde à vous, m’ordonna d’enfaire autant, et nous demeurâmes sur place, raides comme deuxsoldats de bois.
Une batterie de tambours à laquelle succédaune rapide sonnerie de clairons annonçait que la revue étaitterminée.
Le factionnaire de garde à la porte, étonné denous voir ainsi la main dans le rang, risqua une plaisanterie queRebattel prit fort mal. Il remit vertement le soldat à sa place, etcomme l’autre ripostait, il lui cloua le bec par cette simplephrase : « Ceux qui n’ont pas fait la retraite de Russien’ont pas le droit d’élever la voix. »
Bientôt le maréchal Ney parut. C’était unhomme de haute taille, solidement bâti, à la figure bon enfant, àla démarche un peu lourde. Il était loin d’arborer, comme Murat, ununiforme éblouissant. Un ample manteau gris bleu, un bicornequelque peu défraîchi, des bottes à revers en cuir gras surlesquelles battait un grand sabre recourbé, telle était sa tenue.Quand son manteau s’ouvrait, au hasard de la marche, on apercevaitun habit sombre et une culotte de nankin moulant d’énormes cuisses.Il était accompagné d’un colonel de hussards qui semblait un enfantà côté de lui.
Dès qu’il franchit la porte de la caserne,Rebattel avança de trois pas, salua d’un geste automatique etprononça d’une voix que faisait trembler l’émotion :
– Mon… sieur le maré… chal !…
Le maréchal le regarda en souriant, ledétailla d’un coup d’œil et lui dit :
– Qu’y a-t-il, mon ami… uneréclamation ?
– Non… monsieur le maréchal, veuillezm’excuser si…
– Tu es tout excusé, parle…
– Monsieur le maréchal, si c’était un effet devotre bonté. Je voudrais… pardon, je désirerais entrer dans laGarde… et le caporal que voilà serait heureux, lui aussi, d’obtenirla même faveur, grâce à votre haute bienveillance que… je… que nousconnaissons tous, vu que… dans différentes circonstances dont…auxquelles… nous avons pu apprécier…
Le malheureux sergent bafouillait, il étaitrouge, roulait de gros yeux, cherchant la phrase qui ne venaitpas.
Le maréchal, qui vit son embarras, lui frappafamilièrement sur l’épaule :
– Tu reviens de là-bas, dit-il, je tereconnais… il ne doit plus en rester beaucoup de ton pauvre48e.
– Nous sommes encore vingt-deux, monsieur lemaréchal…
Ney hocha tristement la tête, et se tournavers le colonel qui l’accompagnait, en murmurant :
– Les pauvres enfants !
Et s’adressant à Rebattel :
– Tu tiens beaucoup à entrer dans laGarde ?
– Oui, monsieur le maréchal…
– C’est entendu… adresse-moi une demande… jel’appuierai auprès de l’Empereur…
– Nous sommes deux, monsieur le maréchal… lecaporal ici présent, que j’en réponds comme de moi-même, voudraitaussi permuter… Il était là-bas… avec moi… et je vous garantisqu’il les a houspillés ferme ces sacrés Cosaques… même qu’on l’anommé caporal après l’affaire de Vitebsk… qui… vous savez… que… çachauffait dur…
– C’est bien… adressez-moi une demande tousles deux…
– Merci, monsieur le maréchal… fit Rebattel,en saluant, les talons joints…
Ney eut un sourire, et nous l’entendîmes quidisait au colonel : « N’est-ce pas qu’ils sont beaux, mesgrognards ? »
Quand il se fut éloigné, le sergentm’entraîna :
– L’affaire est dans le sac… Tu as vu… il m’abien reconnu, le maréchal… Parbleu ! ce n’est pas la premièrefois qu’il me voit… S’il ne m’en a pas dit plus long, c’est à causede toi… mais si j’avais été seul… Enfin, ça va… nous échangeronsbientôt notre « marmite » contre le bonnet à poil…J’avoue que ça m’ennuiera bien un peu de quitter notre bon48e, mais il existe si peu maintenant… avant un mois, cesera un nouveau régiment, un régiment neuf où nous ne connaîtronspresque personne… Je m’occuperai aussi de la Finette… et je verraià la faire, elle aussi, entrer dans la Garde… comme ça, nous nousretrouverons tous ensemble… Dommage que Martinvast se soit laisséglisser, il aurait fait un beau grenadier, l’animal, avec ses cinqpieds six pouces…
Rebattel aimait à se donner des airsprotecteurs. Il ne connaissait pas plus que moi le maréchal Ney,mais il finit, après cette brève entrevue, par se figurer que leduc d’Elchingen le tenait en haute estime, et qu’il l’avait àdiverses reprises remarqué sur le champ de bataille.
Je n’eus garde de le désillusionner.
– Maintenant, c’est pas tout ça, dit Rebattel…faudrait voir à écrire nos demandes… nous tâcherons de bien tournerça, pour qu’on voie que nous ne sommes pas des coïons…
Nous achetâmes aux environs de la caserne dupapier blanc, des enveloppes, de l’encre et des plumes d’oie, etallâmes nous installer dans un cabaret de la rue de Saxe, voisinedu Champ de Mars.
Là, nous nous assîmes, après avoir commandé unflacon de bourgogne, et Rebattel qui n’avait jamais voulu avouerqu’il ne savait pas écrire, me dit, après avoir étalé une feuilleblanche sur la table :
– Passe-moi une plume.
Quand il l’eut entre les mains, il réfléchitun instant, puis se pencha sur le papier, mais s’écria avec ungeste de colère :
– N. de D. !… mes sacrés yeux !…toujours mes sacrés yeux ! je croyais que ça se remettrait,mais depuis Marengo où que j’ai eu quasiment la vue brûlée, je voistrouble… Prends la plume, mon fils, et écris pour moi… maisattention, hein ? faudrait pas que ta demande et la mienne, çasoye la même écriture… Ah ! quel malheur que je n’y voie pasassez… Attends que j’essaye encore un coup… eh bien, non… y a pasmoyen ! ça va de mal en pis… pourvu que ça ne s’aggrave pas…manquerait plus qu’une fois dans la Garde j’y voie plus assez pourpiquer dans l’tas…
J’avais l’air d’ajouter foi à ce qu’ildisait ; je crus même devoir le plaindre.
Cette petite comédie dura quelques instants,puis je m’apprêtai à écrire :
– Oh !… fit le sergent, pas si vite… fautd’abord savoir ce que nous allons dire… inutile de gâcher dupapier… Voyons… c’est à l’Empereur que nous nous adressons… Commentque tu crois qu’on devrait l’appeler ? Sire ou SaMajesté ?
– À mon avis, c’est Sire qu’il fautmettre…
– C’est pas un peu sec… si on disait parexemple…
Il réfléchit, puis ne trouvant rien :
– Va pour Sire, dit-il… Tu crois que c’estassez respectueux ?
– C’est la formule ordinaire des suppliques etdes demandes…
– Eh bien, vas-y…
– Ça y est.
– Bon… à présent, tu sais ce qu’il fautmettre ?
– Ma foi oui : « Sire, j’ail’honneur de solliciter de votre haute bienveillance…
– Parfait… oui… tu y es… votre hautebienveillance, c’est ce que j’aurais mis… C’est toujours ainsi queje commençais autrefois, quand j’avais de bons yeux comme toi…Donc… continue.
– La faveur d’être admis…
– Oui… c’est correct… mais faut bien« espécifier », dans quel régiment de la Garde nousvoulons entrer…
– N’avez-vous pas parlé des grenadiers de laGarde ?
– Oui… je crois qu’il n’y a pas mieux,n’est-ce pas ?… Nous ne pouvons songer à la cavalerie…d’ailleurs, moi, j’ai la cavalerie en horreur… Un soldat ne doitavoir qu’à s’occuper de ses armes et de sa personne… s’il fautencore qu’il s’occupe de son cheval, il est obligé de négliger lereste… Écris : « d’être admis dans les grenadiers de laGarde ».
Et Rebattel se pencha vers moi, comme s’ilvoulait s’assurer que je ne commettais pas d’erreur…
Aussitôt que la demande fut écrite, je la luilus, et il se déclara satisfait.
– Maintenant, dit-il, à toi… et tâche de faireune autre écriture…
– Soyez tranquille.
Lorsque j’eus terminé il compara les deuxdemandes, en fronçant le sourcil, puis laissa tomber cesmots :
– Les deux « coligraphies » sontbien dissemblables. L’Empereur n’y verra que du feu.
Je glissai les deux feuilles sous enveloppe,et écrivis de ma plus belle main, en modifiant toutefois monécriture : « À Sa Majesté l’Empereur, en son palais desTuileries ».
Rebattel s’empara des enveloppes et ne leslâcha plus. Quand nous fûmes dehors, il les tint ostensiblement àla main, et aux camarades qu’il rencontrait, il disaitinvariablement : « Je viens d’écrire àl’Empereur… »
Un peu avant de rentrer à la caserne, nousrencontrâmes un ancien caporal que connaissait Rebattel… Ils’appelait Ravignac, et venait tout récemment d’entrer dans laGarde. Il arborait avec orgueil un bel uniforme tout neuf, etmarchait avec dignité, comme s’il eût porté le Saint-Sacrement.C’était un superbe gaillard qui, avec son bonnet à poil, semblaitd’une taille gigantesque.
– Mes compliments, lui dit Rebattel !… tev’là joliment bien tourné… De loin, j’te prenais pour un officier…Tu ne m’avais pas dit que tu avais l’intention de lâcher le3e voltigeurs ». Et c’est dur d’entrer dans laGarde ?
– Oui… assez… faut des protections… Si le cœurt’en dit, j’peux te recommander au colonel de Moronval…
– J’ai mieux que ça, répondit Rebattel !…On n’a pas fait la campagne de Russie sans se créer quelquesrelations…
– C’est vrai, tu reviens de chez les Cosaques…paraît que ça a chauffé là-bas…
– Pas en revenant, à coup sûr… si t’avais eucomme nous dix-huit degrés « sensigrades » sur le dos,t’en aurais fait une tête, mon vieux Ravignac…
– J’ai vu autant que ça ?
– Et où donc ?
– En Autriche…
Rebattel eut un sourire indulgent :
– Tu dois te tromper, dit-il… jamais enAutriche vous n’avez eu vingt-huit degrés… comme nous…
– Tiens, tu disais dix-huit…
– La langue m’a fourché… C’est vingt-huitqu’on a eus… et y a même une semaine où qu’il a fait trente-huit…ma moustache était comme un glaçon, et j’avais les pieds que je neles sentais plus… demande plutôt au caporal qu’est avec moi, ilpourra te le dire…
– Parfaitement, appuyai-je, le sergent araison…
Ravignac n’insista plus. Il prêtait d’ailleurspeu d’attention à ce que nous lui disions, occupé qu’il était àfrotter une tache qu’il venait de remarquer sur sa manche.
Rebattel lui frappa sur l’épaule :
– Et alors, fit-il, c’est tout ce que t’as ànous dire… j’croyais que dans la Garde on arrosait aussi sabienvenue…
– Si tu veux, répondit Ravignac… j’suis pasencore à un sit nomen près… venez…
Et il nous entraîna, rue de Babylone, dans undébit de vins où il semblait fort connu. Dès que nous entrâmes, uncaporal de voltigeurs se leva et vint lui serrer la main…
Ravignac nous le présenta, et nous nousattablâmes, tous quatre, devant un flacon de vin vieux…
Comme tous les gens du Midi, Ravignac avait lalangue bien pendue…
Tout en continuant de frotter la maudite tachequi s’obstinait à ne pas disparaître, il nous parlait de sonnouveau régiment qui avait été, la veille, présenté à l’Empereur,dans la cour des Tuileries, et nous nommait tous les officiers quiétaient là… À l’entendre, il n’y avait jamais eu pareilenthousiasme à aucune revue. L’Empereur avait fait une distributionde croix, et la foule massée aux abords des Tuileries poussait desvivats formidables.
– Le peuple était content de revoirl’Empereur, dit-il, vous comprenez… après l’affaire… et lesmauvaises nouvelles qui nous arrivaient de Russie.
– Oui, fit le caporal de voltigeurs, nousavions fini, nous aussi, par croire qu’il était mort… Tout le mondele disait déjà… et s’en est fallu de peu qu’en revenant il netrouve sa place prise… Ah ! c’est pas pour dire, mais legénéral Mallet avait joliment manœuvré…
– C’était un traître, s’écria Ravignac, et iln’a eu que ce qu’il méritait…
– Bien sûr… mais c’était quand même un brave…dommage qu’il ait mal tourné… oui… c’était un brave…
– C’est vrai, t’en sais quelque chose.
– Oui, malheureusement, je faisais partie dupeloton d’exécution comme vétéran… Jusqu’au dernier moment, j’aicru que je ne serais pas désigné, mais je suis tombé au sort… Fautvous dire que personne ne s’était présenté quand on avait demandédes volontaires, alors l’adjudant Laborde a fait mettre cinquantenoms dans un shako…
– Oui, fit Ravignac, c’est dur quand même detirer sur un général, un ancien commandant à l’armée du Rhin et àl’armée d’Italie…
Le sort m’avait désigné, continua le caporalde voltigeurs, fallait obéir, s’pas ?
– Il est bien mort à ce qu’on dit ?
– Pour ça oui… Ah ! tant que je vivrai,je me rappellerai cette exécution-là… C’était le 29 octobre…j’oublierai jamais la date… Il tombait une petite pluie fine… Onnous avait dirigés, dès deux heures de l’après-midi, sur la plainede Grenelle. Chacun des corps en garnison à Paris à ce moment avaitenvoyé un fort détachement de troupes. La Garde soldée et ladixième cohorte étaient rassemblées au grand complet et sans armes.Les compagnies dont les officiers allaient être fusillés avaientleur habit retourné… Toutes les troupes s’étaient formées en troisfronts… Au milieu on avait placé deux pelotons de vétérans, lepremier composé de cent vingt hommes et le second, le peloton deréserve, de trente seulement ; moi je faisais partie de cedernier et j’espérais bien que nous n’aurions pas à intervenir.
– Vous étiez tous des vétérans ? demandaRebattel.
– Oui…
– La foule ne tarda pas à arriver, toutes lesfenêtres des maisons et des guinguettes qui bordent la chaussée duboulevard étaient encombrées de spectateurs parmi lesquels onremarquait beaucoup de femmes…
– Qu’est-ce qu’elles venaient f… là, grognaRebattel !… c’est-y un spectacle pour les femmes !…
– Nous pataugions toujours dans la boue quand,tout à coup, nous avons entendu un grand murmure parmi la foule.C’étaient les condamnés qui arrivaient. Alors, des gens se sont misà crier : « Chapeaux bas ! Chapeauxbas ! » et nous avons vu déboucher de la barrière deGrenelle un piquet de gendarmes qui arrivaient au grand trot, sabrenu… Derrière eux, il y avait six voitures dans lesquelles setrouvaient les condamnés.
– Ils étaient donc plusieurs ?
– Attendez, sergent, vous allez voir. Oui, ilsétaient plusieurs… y avait d’abord, le général Mallet, puisLahorie, Guidal, Soulier, Piquerel et Boecchamp ou Bonchamp, etd’autres, je ne sais plus bien. Quand les condamnés eurent étéconduits à la place où ils devaient être fusillés, on les fit tousplacer sur une ligne, le général Mallet au milieu… Alors, lecapitaine de gendarmerie fit ouvrir le ban, et l’officierrapporteur se mit à lire le jugement de la commission militaire… Lapluie continuait de tomber et le papier qu’il tenait entre lesmains était tout trempé. Quand il a eu fini, le général Mallets’est écrié, j’entends encore sa voix : « Monsieurl’officier de gendarmerie, en ma qualité de général, et comme chefde ceux qui vont mourir ici pour moi, je demande à commander lefeu ».
– Ça c’était crâne, murmura Ravignac.
– Alors, le peloton s’est préparé.« Attention, que s’est écrié le général : portez…armes !… apprêtez armes !… en joue… feu !… »Tous les condamnés sont tombés, excepté lui… il n’était que blessé,paraît-il…
« Eh bien ! quoi, qu’il a dit, etmoi, mes amis, vous m’avez oublié ?… À moi le peloton deréserve !… »
– C’était à votre tour maintenant, ditRebattel…
– Oui… et je vous assure que mon cœur battaitune fameuse charge… Ah ! il avait la vie dure, legénéral ! Pensez donc, après notre feu de peloton… il n’étaitpas encore mort, et un adjudant a été obligé de l’achever à boutportant…
– Faut croire, dit Ravignac, que vous nel’aviez pas tous visé… vous étiez trente… vous n’auriez pas dû lemanquer…
– C’est vrai, fit le caporal de voltigeurs,mais y en a dans le tas qui ont tiré à côté…
– Et tu étais du nombre ?
Le caporal ne répondit pas.
– C’est triste tout de même des choses commeça, ajouta-t-il, au bout d’un instant…
– Oui, dit Rebattel… mais l’Empereur nepouvait pas faire autrement…
– Il aurait peut-être pu l’exiler.
– Pour qu’il fasse comme un général que je neveux pas nommer et qu’il aille offrir ses services à l’ennemi…L’Empereur s’est défendu, et il a bien fait. Vois-tu qu’en revenantde Russie, il ait trouvé sa place occupée.
– Ah ! il s’en est fallu de peu… sansl’intervention de M. Pasques, l’inspecteur général de policequi a vu clair dans le jeu de Mallet, ça y était.
– Pour un moment, peut-être, mais il y avaitd’autres troupes, elles n’auraient pas toutes marché…
– Pourquoi pas ? du moment qu’ellescroyaient que l’Empereur était mort…
Il y eut un silence.
– Ah ! fit Ravignac, parlons d’autrechose, si vous voulez bien… à votre santé !…
– Et à la santé de l’Empereur ! ajoutaRebattel…
– Oui, à la santé de l’Empereur !
Rebattel, allumé par le petit vin, était,suivant son habitude, devenu très loquace… Il finit par montrer àRavignac nos deux demandes qu’il tenait toujours à la main, et quiétaient déjà passablement froissées.
– T’arrives un peu tard, dit Ravignac… Presquetoute la Garde a été reformée et si tu n’as pas un sérieux appui,tu risques de demeurer longtemps sergent au 48e.
– On s’occupe de nous, fit Rebattel avec unpetit hochement de tête… Tu penses bien qu’on n’est pas desenfants…
– Ah ! ricana le caporal de voltigeurs,vous voulez entrer dans la Garde… j’aime mieux que ça soit vous quemoi. Vous n’aurez plus un moment de tranquillité… À chaque instantce seront des revues, des prises d’armes… et un astiquage je nevous dis que ça…
Ravignac protesta avec véhémence. La Garden’était pas ce qu’on prétendait. Elle avait, en temps de paix, plusde liberté que les autres corps, on y était considéré, bien nourriet, en campagne, on ne manquait de rien.
– Ces régiments-là, c’est bon à faire dufla-fla, rien de plus.
Rebattel protesta, comme s’il faisait déjàpartie de la Garde, Ravignac vint à la rescousse, et le malheureuxcaporal de voltigeurs fut mis à l’amende, c’est-à-dire qu’il dutpayer un flacon de vin à ceux qu’il avait outragés.
Après une vive discussion, on se sépara bonsamis.
Avant de nous quitter, Ravignac, très allumé,nous fit une foule de recommandations et offrit encore de nousprotéger, ce qui choqua fortement Rebattel, lequel ne pouvaitadmettre qu’un simple grenadier de la Garde, sur la poitrine duquelne brillait point la croix des braves, semblât le prendre pour uninférieur…
Le soir, nous portâmes nos deux demandes auxTuileries, et nous rentrâmes à la caserne beaucoup moins confiantsque le matin.
Si le maréchal Ney allait nousoublier !
Il ne nous oublia pas.
Huit jours après, Rebattel et moi étionsconvoqués par le colonel de Merville du 2e grenadiers dela Garde, qui nous annonçait que nos demandes avaient été agrééespar le maréchal du palais et que nous comptions, dès maintenant, àl’effectif de ce régiment.
Par une faveur spéciale, que nous devions sansnul doute au maréchal Ney, nous conservions nos grades.
Rebattel ne se tenait plus de joie et fit, cejour-là, de si copieuses libations, aux frais des jeunes recrues,que je dus le porter dans sa chambre, où il se jeta tout habillésur son lit, en répétant d’une voix pâteuse : « Vivel’Em… pereur !… Vive le… Maré… chal… le Maré… chal ».
Il ne tarda pas à s’endormir, et je regagnaimon quartier, très excité, moi aussi.
J’étais maintenant soldat dans l’âme, et je nesouhaitais qu’une chose : repartir promptement en campagne. Jene rêvais plus que batailles, charges à la baïonnette, fusilladeset combats de corps à corps.
Qui aurait pu reconnaître aujourd’hui le petitconscrit qui, l’année précédente, suivait à contrecœur le sergentRossignol ? Ce que c’est tout de même que l’orgueilmilitaire ! Il se développe sans qu’on y prenne garde, etl’ancien réfractaire devient peu à peu le modèle des soldats. Dujour où l’on endosse l’uniforme, on est tout de suite un autrehomme, et l’on en arrive à considérer les civils comme des êtresinférieurs que l’on est obligé de protéger, parce qu’ils nesauraient le faire eux-mêmes. Je n’irai pas jusqu’à dire que l’on apour eux du mépris, ce qui serait exagéré, mais on estime que ceuxqui se font tuer, pendant que les bourgeois demeurent bientranquillement chez eux, les pieds sur les chenets, méritent toutde même d’être placés au-dessus des « péquins ».
Maintenant, j’étais grenadier et, qui plusest, caporal de grenadiers de la Garde. Nul sort ne me paraissaitplus enviable, et je me voyais déjà sergent, avec la croixd’honneur sur la poitrine. Il s’agissait de la gagner, cette croix,mais je ne désespérais pas de l’obtenir.
Quand je fus équipé, vêtu d’un bel uniformeneuf, j’éprouvai le besoin de me montrer et, avec Rebattel, quin’était pas moins fier que moi de sa nouvelle tenue, nous nouspromenâmes dans Paris, l’air hautain, lorgnant avec un sourireavantageux les femmes que nous croisions, et regardant insolemmentles hommes. Nous parlions haut, mais j’éprouvais, de temps à autre,quelque embarras, quand Rebattel qui parlait plus fort que moi, ensa qualité de sergent, lançait quelque bourde ou prononçait une deces phrases qui dénotaient son manque absolu d’éducation.
Comme tous les ignorants, il affectionnait lesgrands mots, les écorchait à plaisir et leur donnait un sensridicule. Parfois, pour montrer aux passants qu’il n’était pas unillettré, il s’arrêtait devant une affiche, me disait de la luilire, et la commentait ensuite à haute voix avec des« cuirs » épouvantables.
Lorsque nous pénétrions dans un café, ilprenait aussitôt un ton de commandement pour se faire servir, etbientôt on n’entendait plus que lui. Si quelqu’un s’avisait desourire, il le prenait aussitôt à partie, et parlait de lepourfendre.
Et il fallait l’entendre alors dégoiser toutesles injures qu’il savait. J’étais souvent fort gêné d’être en sacompagnie, mais il s’était accroché à moi, et il m’était impossiblede m’en débarrasser.
Je n’avais un peu de tranquillité quelorsqu’il était ivre et allait se coucher. Cependant nos nouveauxofficiers, qui étaient très stricts sur la discipline, lui firentcomprendre que s’il voulait demeurer dans la Garde, il devaitchanger de conduite.
Rebattel se le tint pour dit.
À partir de ce jour, il fut d’une sobriétéexemplaire, mais perdit sa gaieté. Il demeurait des journéesentières assis dans sa chambre ; pour le distraire je luifaisais la lecture ; mais il ne s’intéressait guère à ce queje lui lisais.
De temps à autre il m’interrompait, endisant :
– Tout ça, c’est de la roupie de sansonnet…tâche donc de te procurer un journal pour voir si quelque chose seprépare… L’Empereur m’a l’air de s’endormir, c’est pas naturel…
Il n’y avait que deux journaux à l’époque, leMoniteur et le Journal de l’Empire. À partir du1er nivôse, le Moniteur avait été divisé endeux parties, l’une politique et officielle, soumise chaque jour aucontrôle d’État ; l’autre consacrée aux sciences, aux arts, àla littérature et aux bulletins de guerre. Quant au Journal del’Empire[9] c’était une feuille officieuse, qui nefaisait que répéter ce que disait le Moniteur…
Nous ne trouvions guère de renseignements surles projets de Napoléon. Et pourtant le bruit courait qu’unenouvelle campagne se préparait.
Un soir, on nous annonça que l’Empereurpasserait le lendemain en revue les régiments de la Garde. Nousemployâmes une partie de la nuit à astiquer, briquer nos cuivres,polir nos armes.
– Ça va chauffer bientôt me souffla Rebattel…car, chaque fois que l’Empereur passe sa Garde en revue, on se meten route quelques jours après.
Si une revue est un spectacle agréable pourles gens qui y assistent, pour les acteurs c’est une réellecorvée.
Lorsque Napoléon devait passer une revue àmidi, dès neuf heures les colonels faisaient prendre les armes àleur régiment. Les chefs de bataillon, qui voulaient auparavants’assurer que tout était bien, alignaient leurs hommes à huitheures et ainsi de suite dans une proportion décroissante jusqu’aucaporal qui mettait son escouade sur pied à cinq heures dumatin.
Toutes ces prises d’armes successivesfatiguaient plus le soldat qu’un jour de bataille.
La revue devait avoir lieu dans la cour desTuileries.
À onze heures, nous étions tous alignésimmobiles, l’arme au pied. Des officiers passaient et repassaientdevant nous, affairés, inquiets, puis se groupaient à unsignal.
« Sa Majesté va arriver, leur dit uncolonel qui se trouvait tout près de notre compagnie, j’espère quevos soldats ne feront pas comme la dernière fois, et qu’ilscrieront : « Vive l’Empereur !… » C’est à vous,messieurs les capitaines et lieutenants, que je m’en prendrai sitout le monde ne crie pas franchement. »
Enfin les tambours battirent aux champs surtoute la ligne.
L’Empereur arrivait ! Son petit chapeau,son frac vert de chasseur à cheval le distinguaient au milieu deson escorte de princes et de généraux brodés sur toutes lescoutures.
Une formidable clameur monta de nosrangs :
– Vive l’Empereur ! Vivel’Empereur !
Quand elle s’apaisait, nos officiers nousordonnaient de crier de nouveau et cet enthousiasme de commande secommuniquait bientôt aux spectateurs qui faisaient chorus avecnous.
L’Empereur était demeuré à cheval etparcourait le front de bandière. De temps à autre, il s’arrêtait,adressait quelques mots à un soldat, et allait plus loins’entretenir avec un autre.
Il avait l’habitude, aux revues, d’interpellerles hommes, de leur parler comme s’il les connaissait. Il luiarrivait souvent de demander à un officier : « Comments’appelle ce sergent que je vois là au premier rang, et qui setrouve le troisième dans l’alignement ? « L’officiernommait le sergent, et l’Empereur disait au brave sous-officier« Eh bien, un tel, tu as fait du chemin depuisAusterlitz ». Le sergent, interloqué, demeurait bouche bée, ourépondait d’une voix émue. Alors l’Empereur allait à un autre quin’était pas moins surpris que le premier en s’entendant appeler parson nom.
Ces petits dialogues avaient toujours beaucoupde succès, et les grognards étaient persuadés que l’Empereur lesconnaissait tous.
Une fois la revue terminée, nous rentrâmes àla caserne, nous nous débarrassâmes de notre fourniment et courûmesà la cantine.
Là, je rencontrai un certain Davon qui faisaitfonctions de vaguemestre, et que je connaissais un peu pour luiavoir demandé plusieurs fois s’il n’avait pas de lettres pour moi…Ah ! elles étaient rares les lettres depuis mon départ.J’avais écrit cinq ou six fois, mais n’avais jamais reçu deréponse, ce qui ne m’étonnait que médiocrement, car, je croisl’avoir déjà dit, le service de la poste aux armées était des plusrudimentaires. L’Empereur avait bien essayé de l’établir, mais ils’était heurté à de telles difficultés qu’il y avait renoncé. Entemps de paix, dans les villes de garnison, ce service fonctionnaitcependant assez bien.
À mon retour de Russie, j’avais envoyé unenouvelle lettre à mes parents, en leur donnant mon adresse, etj’attendais anxieusement une réponse quand Davon me dit :« Ah ! Bucaille, j’ai quelque chose pour toi ». Ilfouilla dans son sac et me remit une enveloppe sur laquelle jereconnus l’écriture de Cécile… Pauvre Cécile ! elle ne m’avaitpas oublié… je m’en doutais bien, mais je comptais si peu revenir,quand je guerroyais là-bas au pays des Cosaques, que tous lesprojets que j’avais formés étaient pour moi de bien vaguessouvenirs. Peut-on songer à l’avenir quand on se dit que bientôtpeut-être une balle vous rayera du nombre des vivants ?
Aujourd’hui que j’avais retrouvé tout moncalme, je ne voyais plus les choses sous le même jour. Je melaissais de nouveau bercer par les beaux rêves d’autrefois ;je reprenais contact avec la réalité, après avoir longtemps vécudans une sorte de semi-conscience.
Je lus la lettre de Cécile, et me trouvaiaussitôt transporté au pays natal où mon long silence avait étébien pénible pour ceux que j’avais quittés. Ils étaient tous enbonne santé, fort heureusement, mais avaient vécu des heuresterribles pendant la campagne qui venait de finir. En phrasessimples, mais émues, Cécile me retraçait leur angoisse (et lasienne) et me suppliait de demander un congé pour les voir.
Un congé ! j’y avais bien pensé déjà,mais une note parue dans le Moniteur, quelques joursauparavant, annonçait que tous les congés étaient supprimés jusqu’ànouvel ordre.
Je répondis en donnant le texte de cette note,et promis de me rendre à Beaumont, dès que l’interdiction seraitlevée.
Je ne pensais pas qu’elle le fût de sitôt, carles revues qui se multipliaient, les recrues qui arrivaient chaquejour à Paris, les convois qui tous les matins traversaient laville, tout cela présageait une prochaine levée de troupes.
On ne nous avait encore rien dit, mais nousnous doutions bien que le départ était proche.
Les revers de Napoléon en Russie avaientsuscité un réveil général contre sa domination.
Déjà les Russes avaient pour alliéesl’Angleterre et la Suède où régnait cependant un Français, lemaréchal Bernadotte.
À peine la Prusse s’était-elle vue délivrée dela crainte de son vainqueur qu’elle s’était déclarée contre lui.L’Allemagne, elle aussi, se levait en masse ; quant àl’Autriche, toujours prudente, elle attendait la tournure queprendraient les événements.
L’Empereur, qui prévoyait l’attaque,réorganisait à la hâte son armée, mais cela n’allait point,paraît-il, sans difficultés. Le peuple des villages et descampagnes commençait à murmurer, en voyant qu’on lui enlevaitchaque jour ses enfants pour les lancer dans la fournaise.Cependant Napoléon, sans se laisser émouvoir par les manifestationshostiles, créait une nouvelle armée. Il incorpora dans sesbataillons cent mille hommes de la garde nationale. Cent milleautres furent appelés sur les anciennes conscriptions de 1809 à1812. La classe de 1813 avait déjà été appelée, une partie de cellede 1814 le fut également.
Toutes ces levées donnaient un effectif deplus de cinq cent mille hommes ; malheureusement elles secomposaient en majorité de soldats au-dessous de vingt ans, qui neseraient peut-être pas capables de supporter les fatigues de laguerre.
Les régiments de la Garde avaient été, euxaussi, considérablement augmentés, et c’est ce qui expliquepourquoi l’on m’avait si facilement admis dans ce corps où l’on nepouvait entrer régulièrement qu’après quatre années de service.
Il y avait, chaque jour, de grands mouvementsde troupes, et les anciens étaient chargés d’instruire rapidementles recrues. Rebattel et moi en eûmes quarante pour notre part,quarante pauvres petits conscrits qui trouvaient le fusil bienlourd, et dont certains ployaient sous le poids du sac. Ils étaientpleins de bonne volonté cependant, et rivalisaient entre euxd’émulation.
Rebattel les menait durement, les traitait declampins, de femmelettes, de mal bâtis… Il les faisait évoluer desheures entières, et quand je lui disais qu’il pourrait bien leuraccorder quelque repos, il me répondait avec cette brutalité quilui était coutumière : « On ne nous les a pas donnés pourles mettre dans une boîte, n’est-ce pas ?… Il faut qu’ilsmarchent ou qu’ils crèvent. »
Certains de ces malheureux avaient les piedsen sang, et quelques-uns, soumis à une trop rude épreuve, tombèrentmalades.
Rebattel comprit que s’il continuait à êtreaussi dur, il verrait bientôt toutes ses recrues partir pourl’hôpital, et finit par se montrer un peu plus humain.
Je dois dire pour son excuse qu’il avait étélui-même mené très durement lorsqu’il était entré au service, et ildemeurait persuadé que, pour faire de bons soldats, il faut dès ledébut employer la « manière forte ».
Si je lui faisais remarquer que ces pauvresjeunes gens ne tenaient plus debout, il me répondait :« Qu’est-ce que je dirais, moi ! Eux sont pleins devigueur et peuvent pivoter. »
D’ailleurs, les autres instructeurs ne semontraient guère plus doux pour les conscrits et semblaient mêmeuniquement préoccupés de vérifier leur « force derésistance ».
Les officiers faisaient de longues pauses dansla cour de la caserne et regardaient manœuvrer les « petitsjeunes ». La régularité et la précision des mouvements lesintéressaient peu, ce qu’ils voulaient c’était que les recruesapprissent très vite l’escrime à la baïonnette. Quant aux exercicesde tir, ils n’avaient lieu qu’une fois par semaine. Nous allionsdans la plaine de Grenelle où l’on avait préparé des silhouettesque l’on relevait dès qu’elles avaient été abattues. Cessilhouettes qui étaient faites de planches peintes en noir et enblanc se trouvaient disposées sur une seule ligne, à quatre piedsenviron les unes des autres. Elles étaient en général au nombre devingt-quatre et chaque conscrit était tenu d’abattre la sienne, aucommandement.
Ils visaient bien mal, nos pauvres« petits », et leur maladresse mettait les officiers enrage. Il arrivait souvent que sur les vingt-quatre silhouettes cinqou six seulement fussent abattues. Les artilleurs ne pointaient pasmieux, et cela ne laissait pas d’inquiéter sérieusement noschefs…
Chaque jour, il arrivait de nouvelles recrues.Napoléon qui avait plus que jamais besoin d’hommes avait forcé lesjeunes gens des familles aisées, qui s’étaient rachetés du service,à entrer dans un nouveau corps de cavalerie d’élite, formé sous lenom de garde d’honneur.
L’heure du départ approchait, mais nousmanquions à peu près de tout. Cependant, le moral de l’armées’était remonté très vite. Les conscrits désolés et irrités audébut se montraient maintenant pleins d’entrain, et les vieuxgrognards de Russie les stimulaient de leur mieux. Un très beau ettrès généreux mouvement se manifestait, qui attestait de nouveau lepuissant ressort de l’âme française.
Un matin, l’ordre arriva. Nous allions entreren campagne. Les régiments composés de conscrits et de soldatsexercés se mirent en route d’abord ; la garde à cheval suivit,puis les grenadiers dont je faisais partie.
Dois-je dire que j’éprouvai une assez vivedésillusion ! Je ne retrouvais plus dans mon nouveau corpscette franche camaraderie, cette familiarité qui existaient au48e. Les soldats et les officiers de la Garde croyaientdevoir adopter un air grave et des façons de grands seigneurs.
Et rien n’était plus ridicule que de voir ceshommes qui manquaient non seulement d’instruction, mais encored’éducation, plastronner, parader, en tenant des propos quifaisaient sourire ceux qui les entendaient.
Ne fallait-il pas qu’un régiment d’élite sesingularisât et se montrât en tout supérieur aux autres ?
Qu’on ne s’attende pas à lire ici le récitdétaillé de nos dures étapes. Elles furent ce qu’étaient cescourses rapides auxquelles Napoléon avait habitué son armée. DeMayence où nous arrivâmes, après deux ou trois contre-ordres quiretardèrent un peu notre marche, nous nous dirigeâmes surWeissenfels, franchîmes la Saale et là les conscrits de notreavant-garde reçurent avec bravoure le choc de la cavalerie russequ’ils chassèrent devant eux avec une ardeur étonnante.
Nous assistâmes de loin à l’action, et nousfûmes, je dois le dire, émerveillés de l’intrépidité de ces enfantsque l’Empereur (on ne comprenait pas pourquoi) avait tenu à placerà l’avant-garde.
– Fameux, les petiots, dit Rebattel. Ils onttenu à montrer qu’ils ont du poil aux yeux, s’ils n’en ont pas sousle nez. Ça va bien… avec des lapins comme ça, on va fortementétriller les Cosaques.
Pour Rebattel, les Russes étaient toujours desCosaques. Il ne les désignait jamais autrement. Et il fallaitentendre comme il les traitait ! Les Prussiens nel’intéressaient point ; c’étaient les Cosaques qui étaienttoujours en jeu. Dès qu’une attaque se dessinait, il fronçait lesourcil et me disait : « J’espère bien qu’on va nousenvoyer contre ces mangeurs de chandelles. » Mais jusqu’alorsnous n’avions pas encore « donné ». Il faut croire qu’onnous réservait pour le « coup final ».
Nous nous portions en trois colonnes surLeipzig, afin de tourner les coalisés et de les acculer auxmontagnes de Bohême. Le 1er mai, nos braves petitsconscrits repoussèrent de nouveau la cavalerie ennemie dans laplaine de Lutzen, en présence de Napoléon.
Ce fut lors de cet engagement que trouva lamort le maréchal Bessières, un de nos plus vaillants officiers decavalerie. Au moment où il allait reconnaître une position dans ledéfilé de Rippach, un boulet le traversa de part en part.
Le lendemain, notre armée poursuivait samarche en avant. Il y eut, pour la possession des villages quedéfendait le corps du maréchal Ney, une lutte furieuse, opiniâtre,désespérée. Ces villages furent plusieurs fois pris et repris.Blücher, à un moment, parvint à percer notre centre, mais il futrefoulé par Lobau et par Ney.
L’Empereur Alexandre envoya aussitôt sesréserves, et Napoléon lança contre lui sa Garde…
Rebattel qui attendait ce moment avecimpatience me dit en se serrant contre moi :
– Allons-y, mon fils !…
La nuit tombait. Protégés par l’artillerie quiavait ouvert sur l’ennemi un feu d’enfer, nous nous précipitâmes àla baïonnette, mais bientôt nous fûmes entourés, criblés demitraille et formâmes le carré ; une charge furieuse passa surnous : j’entendis des hurlements de douleur, des commandementslancés en une langue étrangère, puis… plus rien…
Quand, au matin, je revins à moi, je metrouvais avec Rebattel et quatre autres grenadiers de la Garde dansune maison délabrée, dont le toit avait été crevé par les boulets.Nous étions étendus sur de la paille. Un soldat russe, fusil surl’épaule, se tenait dans l’encadrement de la porte…
Nous étions prisonniers.
Je voulus me soulever, une horrible douleur merabattit sur le sol. Je me tâtai par tout le corps, et ressentis àla poitrine du côté droit, une vive cuisson en même temps que jeramenais ma main pleine de sang. Quand je ne bougeais pas, je nesouffrais pas trop, mais au moindre mouvement c’était une affreusetorture qui m’arrachait des cris.
À côté de moi, Rebattel, étendu sur le dos, levisage aussi blanc qu’un linge, la bouche entr’ouverte, demeuraitimmobile.
Je l’appelai. Il répondit par ungrognement.
Ah ! ils étaient tristes nos débuts dansla Garde ! Les quatre autres grenadiers qui étaient avec nousgeignaient à fendre l’âme, et l’un d’eux répétait sans cesse :« De l’eau ! de l’eau ! »
La sentinelle qui nous gardait ne semblait pasl’entendre.
Le canon tonnait au loin, et quand ils’arrêtait on percevait le bruit d’une fusillade. Je n’avais pas lamoindre idée de l’heure qu’il pouvait être. Cela n’avait nulleimportance, mais, par une sorte d’aberration d’esprit, je nesongeais qu’à me renseigner.
Un grenadier qui se trouvait à ma droite, del’autre côté de Rebattel, ne cessait de sacrer. Par instants, il sesoulevait, agitait une main rouge de sang et injuriait lefactionnaire, immobile devant la porte.
Malgré ma blessure, je parvins à me penchervers Rebattel, qui ne bougeait toujours pas.
Quand il me vit, il murmura :
– Vaudrait mieux être crevés que d’êtreici.
– Où sommes-nous ?
– Sais pas…
– Près de Bautzen, bien sûr, lança unblessé.
– Qu’est-ce qui nous a amenés ici ?
Personne ne répondit.
– Souffrez-vous ? demandai-je àRebattel.
Il eut une légère inclination de tête…
– Et toi ? demanda-t-il.
– Moi aussi.
– Ah ! sacrés cochons de Cosaques, sijamais j’en reviens, ils me payeront ça…
– Oui… si on en revient, fit un grenadier…
Au loin, le canon s’était tu. La batailleétait finie. Étions-nous victorieux ? Non, sans doute, puisquenous étions toujours prisonniers dans cette cabane. Qu’allait-onfaire de nous ? Où allait-on nous conduire ? Nous vîmesla nuit venir pour la deuxième fois.
– Ils vont nous laisser crever ici, leschameaux ! dit un de nos camarades…
– Bien sûr, grogna un autre…
L’obscurité avait envahi l’étroit espace danslequel nous nous trouvions… Au dehors, on entendait le roulementlointain des chariots et de l’artillerie. Cela s’éloignait, puisreprenait bientôt. Jusqu’au milieu de la nuit ce fut un défiléininterrompu.
– De l’eau ! de l’eau ! clamaittoujours un de nos compagnons, mais personne ne lui répondait. Cemalheureux devait souffrir atrocement, car, par instants, ilpoussait de sourds gémissements.
Et rien n’était plus lugubre que cette plainteen pleine nuit. Le blessé qui geignait ainsi s’appelait Romieu (unde ses camarades nous avait dit son nom). Il avait reçu plusieurscoups de sabre et avait tellement perdu de sang qu’il ne tarda pasà délirer.
Jamais je n’ai assisté à plus navrante agonie.Le pauvre Romieu, qui allait certainement mourir, évoquait, d’unevoix qui s’affaiblissait de plus en plus, les souvenirs qui luitenaient particulièrement au cœur. Un nom de femme, toujours lemême, sortait continuellement de ses lèvres ; parfois ilproférait des injures, puis hurlait d’une façon affreuse. J’essayaide lui parler, mais il ne dut pas m’entendre, car il continua devociférer en s’agitant. Tout à coup, il poussa un cri formidable,puis on n’entendit plus rien.
Nous écoutions, angoissés…
Quelqu’un dit à haute voix :
– Romieu ! Eh ! Romieu !…
Il n’obtint pas de réponse… Quelques secondess’écoulèrent.
– Romieu… m’entends-tu ?
Même silence.
– Il est mort !…
L’agonie de ce camarade nous avaitprofondément troublés. Nous demeurions haletants, croyant que laterrible plainte allait reprendre, mais rien !…
– Comment qu’vous l’appeliez ? demandaRebattel, qui ne faisait que sommeiller depuis que nous étions là,étendus sur la paille.
– Romieu !
– Ah !… connais pas !…
Et il retomba dans une sorte de torpeur d’oùil ne sortait que pour menacer les Cosaques.
Nous étions blessés, et sérieusement, il fautcroire, puisque nous étions incapables de faire un mouvement, maisl’idée que nous pourrions mourir ne nous venait pas à l’esprit. Cequi nous préoccupait avant tout c’était de savoir que nous étionsprisonniers…
On nous avait raconté tant de choses sur lestraitements que les Russes faisaient endurer à leurs prisonniersque nous nous demandions déjà si on n’allait pas nous laissermourir de faim dans cette maison où on nous avait transportés. Unsoir, on nous embarqua dans deux mauvaises voitures et nous fûmesconduits dans une ville où se trouvait un hôpital. Oùétions-nous ? nous n’en savions toujours rien. Les gens quenous interrogions ne comprenaient point ce que nous leurdisions.
Un médecin-major, qui nous soignait et quibaragouinait quelques mots de français, nous apprit que nous étionsà Gôrlitz. J’aurais désiré obtenir quelques renseignements sur ladernière bataille que nous avions livrée, mais il était inutile d’ysonger. Tout ce que nous pûmes apprendre, c’est que nous avions étéramassés sur le champ de bataille parmi des centaines decadavres.
Je me rappelais vaguement que nous avions à uncertain moment essuyé plusieurs charges de cavalerie, et quefinalement notre carré avait été rompu.
Là s’arrêtaient mes souvenirs.
Deux jours après notre arrivée à l’hôpital deGôrlitz (qui était assez bien aménagé) nous reçûmes la visite d’unofficier russe, un général, qui, après nous avoir regardés, nousdit avec un accent singulier :
– Vous êtes des braves… on aura soin de vous…nous respectons le courage, et c’est pourquoi nous vous avonsrecueillis sur le champ de bataille.
Comme nous le regardions étonnés, ilajouta :
– Oui… nous respectons le courage.
Et se tournant vers les officiers quil’accompagnaient, il leur parla, pendant quelques instants, maisnous ne pûmes comprendre ce qu’il leur disait. Cet officier, je lesus plus tard, était le général Benningsen, qui commandait laréserve russe. Grâce à lui, nous fûmes bien traités et surtout biensoignés. Nous guérîmes, sauf un de nos camarades trop gravementatteint, qui, comme le pauvre Romieu, rendit l’âme, huit joursaprès notre entrée à l’hôpital.
Nous n’étions donc plus que quatre…
Quand nous pûmes sortir dans le jardin del’hôpital, qui était entouré d’une grille posée sur un mur de cinqpieds environ, nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que nousétions gardés à vue. L’un de nous, ayant voulu ouvrir une petiteporte, trouva en face de lui un factionnaire en armes qui le menaçade sa baïonnette.
Nous comprîmes que toute tentative de fuiteétait impossible, du moins pour l’instant.
– Mes enfants, nous dit Rebattel, m’est avisque ces chameaux de Cosaques ne vont pas nous lâcher comme ça… Ilssont bien trop heureux d’avoir des prisonniers, ils voudront lesmontrer… Je connais ça… À Spandau, où j’étais prisonnier avec unecentaine de camarades, on nous forçait à sortir tous les jours,pour nous montrer aux populations comme des bêtes curieuses. Çasera la même chose ici, vous verrez. Mais j’espère bien que nous nemoisirons pas dans cette ville de malheur. À la première occasion,nous filerons et au grand trot encore…
– Nous sommes bien surveillés, lui fis-jeremarquer.
Il esquissa dans le vide un gestemagnifique :
– Avant quinze jours, dit-il, nous auronsrejoint l’armée…
Et cela était dit avec une telle assurance quepersonne n’osa élever la moindre objection.
Les deux camarades qui étaient prisonniersavec nous s’appelaient Larivière et Dumontel. L’un était caporal,l’autre simple grenadier.
Larivière était un joyeux vivant qui avaittoujours un bon mot à dire ; Dumontel, d’un caractère plusréservé, n’ouvrait la bouche que pour répondre quand onl’interrogeait. Il semblait réfléchir sans cesse, mais peut-être nepensait-il à rien. Rebattel le prenait toujours à témoin quand ilaffirmait une chose qui pouvait paraître invraisemblable, etDumontel l’approuvait d’une inclination de tête, en répétantinvariablement « C’est juste ».
Larivière et Dumontel avaient fait, eux aussi,la campagne de Russie. Tous deux étaient fanatiques de l’Empereur,et ne toléraient point que l’on critiquât ses actes. Tout ce qu’ilavait fait était bien fait… C’était un « homme » et sesgénéraux ne lui venaient pas à la cheville.
Ils étaient persuadés, eux aussi, que nous netarderions pas à nous évader. Larivière, qui avait été prisonnieren Autriche, se faisait fort de nous indiquer la façon dont on peuts’enfuir d’un camp ou d’une forteresse.
Nous nous remettions assez vite de nosblessures, et le moment était proche où nous allions sortir del’hôpital. Parmi les autres malades, il y avait environ unetrentaine de prisonniers. Presque tous, à part sept ou huit,appartenaient à la cavalerie, et nous ne les fréquentions pas.L’antagonisme qui régnait entre les troupes à pied et les troupes àcheval subsistait toujours, même en captivité. C’était stupide, jele reconnais aujourd’hui, mais cette haine était traditionnelle, etje n’ai pas remarqué qu’elle se fût atténuée à l’époque où jeretrace ces souvenirs.
Nous eûmes la chance de sortir de l’hôpitaltous ensemble… c’est-à-dire avec Larivière et Dumontel. Nous étionsdevenus des camarades, et nous aurions été fort marris de nous voirséparés. On nous conduisit dans une sorte de caserne abandonnéesituée sur une hauteur d’où nous dominions la ville.
L’officier qui nous reçut, un gros hommeborgne, aux favoris roux, nous dit avec un fort accentgermanique :
– Fous êtes brisonniers de guerre… Tant quevotre fou d’Empereur ne se décidera pas à faire la baix… fousresterez ici. Che fous bréviens que si fous tentiez de fous enfuir,fous seriez vusillés… avez gompris ?
Et comme nous ne répondions pas, il ajouta endardant sur nous son œil vert :
– Oui… vusillés… tâchez pas oublier ça…
Il prit nos noms qu’il écorchait à plaisir,puis s’adressant à Rebattel :
– Fous, zergent, resbonsable de toutmanquement à la discipline…
Rebattel écumait, et je vis le moment où ilallait dire son fait à l’officier, mais il se contint.
– Fous surveillerez vos hommes… Si fous avezune réclamation à adresser, c’est à moi que fous devez barler… Fousn’aurez qu’à temander le commandant Rickling.
Sur ces mots, l’officier tourna les talons, ets’en alla, en faisant siffler sa cravache.
– Sale Cosaque ! murmura Rebattel… nousne verrons pas longtemps ta sale gueule… va !
La caserne où l’on nous avait parqués avec lesautres prisonniers se composait de trois corps de bâtiment presqueen ruines. À droite s’élevait une grande tour avec un toit enpoivrière, dont les murs étaient crevés par endroits. Des poutressoutenaient deux échauguettes qui menaçaient de s’écrouler ;quant à la porte donnant accès à cette tour, elle avait étécondamnée au moyen de pièces de bois cimentées dans le mur. Unelongue bâtisse de trois étages aux fenêtres grillagées était reliéepar des ponts de briques à deux bâtiments dont l’un servait demagasin à fourrage et l’autre d’écuries. Un mur haut de vingtpieds, percé d’étroites meurtrières entourait une cour mal pavée oùl’herbe croissait de place en place excepté aux endroits où l’onpassait chaque jour. Nous étions parqués au rez-de-chaussée dubâtiment attenant à la tour, dans une grande salle dallée où l’onavait disposé des paillasses avec de vieilles couvertures grises.Dans le couloir deux sentinelles montaient la garde jour et nuit.Il flottait dans notre réduit où le soleil ne pénétrait jamais uneodeur écœurante de fumier, et le vent glissait sournoisement parles fenêtres dont la plupart étaient veuves de vitres.
Le premier jour tous les prisonniers avaientété réunis dans cette salle du rez-de-chaussée, mais le lendemainde notre arrivée on nous répartit par groupes de dix dans deschambres du premier étage habitées jusqu’alors par les rats.Rebattel, Larivière et moi nous avions été réunis à sept autresprisonniers appartenant à divers corps. Quant à Dumontel, ilfaisait partie d’un autre groupe.
Tous ceux qui se trouvaient avec nous étaientde simples soldats. Ils devaient par conséquent obéir à Rebattel.Tout alla bien d’abord, mais des discussions ne tardèrent pas às’élever entre nous, et ce furent alors des disputes quotidiennes.Le commandant Rickling venait deux fois par jour faire sa ronde, eten profitait pour nous tenir des discours ridicules dans lesquelsil daubait ferme sur l’Empereur et ses généraux.
Il s’efforçait surtout de semer ledécouragement parmi nous.
– Votre Embereur, disait-il, a été obligé dese replier sur Mayence… nous le regonduisons en Vrance, et pientôtil devra céder sa place au Roi… Ah ! ah ! ah ! ilest bien dégonflé votre Napoléon. Il se figurait qu’il allaitgonquérir l’Europe… Enfin, réjouissez-vous, il sera avant peu forcéde faire la baix, et vous serez libres…
C’était chaque fois le même discours, car lecommandant Rickling n’avait guère d’imagination.
Cependant, on ne pouvait nous laisser ainsiinoccupés. Un matin, on nous fit tous sortir dans la cour, et nousy trouvâmes des soldats en armes qui nous emmenèrent hors de laville. Il y avait là des marais que nous fûmes chargés de combleravec de la terre et des immondices. Seuls, les simples soldatsétaient employés à ce travail répugnant. Les sergents et lescaporaux étaient exempts de corvée ; leur rôle consistait àstimuler l’ardeur des hommes qui, on l’imagine, montraient peud’entrain dans l’accomplissement de leur tâche.
Un officier allemand qui avait un bras demoins était chargé de la surveillance générale, et comme il nesavait pas un mot de français, il se servait d’un interprète pourtransmettre ses ordres.
Les relents pestilentiels qui se dégageaientde ces terrains pourris nous donnaient des nausées. Les hommes netardèrent pas à contracter la fièvre paludéenne, et chaque jour, lenombre des travailleurs diminua.
Ceux qui se sentaient pris de faiblesseétaient reconduits à la caserne par deux ou trois soldats.Jusqu’alors, Rebattel, Larivière et moi, nous avions échappé à lacontagion, mais il était probable que nous ne résisterions paslongtemps.
Un soir que nous revenions, troupeaulamentable, sur le chemin sablonneux qui conduisait à notre camp,Rebattel nous dit à voix basse :
– Ça m’est égal de crever, mais je ne veux paslaisser ma peau dans cette saleté de pays-là… Faudrait voir, mesenfants, à prendre une décision.
Comme je lui faisais remarquer qu’il nousserait bien difficile de nous enfuir avec nos uniformes, ilréfléchit un moment, et reprit :
– Ça peut s’arranger.
Il n’en dit pas plus. Peut-être avait-il uneidée. Huit jours passèrent. Le nombre des travailleurs diminuait àvue d’œil. Trois déjà étaient morts, et une quinzaine, en proie àla fièvre, gisaient sans soins sur leurs paillasses humides.
Rebattel était plus soucieux que jamais. Quandje l’interrogeais, il se contentait de répondre :
– Faudra voir…
En attendant, nous dépérissions chaque jour etla nourriture qu’on nous donnait n’était point de nature à nousréconforter. Le matin, à onze heures, on nous servait une soupeécœurante où nageaient des morceaux de viande avariée, et, à cinqheures, nous recevions une écuelle de légumes sans sel. Pourboisson nous avions une eau croupie qui nous soulevait le cœur.
Le découragement s’était emparé de nous…Rebattel lui-même ne disait plus : « faudravoir ».
Je ne sais ce qui serait arrivé, si unévénement que nous étions loin de prévoir ne fût venu brusquementchanger la face des choses.
Un matin, nous entendîmes une sonnerie declairons, puis ce furent des cris, des vivats. Que se passait-ildonc ? Le major Rickling se chargea de nousl’apprendre :
– Votre Empereur, dit-il, est pourchassé commeun cerf par la meute de nos braves soldats… Il est gontraint defuir… Le golosse s’effondre… L’Europe va retrouver satranquillité.
Il ne nous donna pas d’explications et s’enalla en sifflant un air de marche.
Il était heureux, le major Rickling, iljubilait et les troupes placées sous ses ordres semblaient partagersa joie. La ville elle-même était en fête ; on entendait àchaque instant éclater des pétards ; des musiques entonnaientdes hymnes de triomphe. Les soldats reçurent d’amples distributionsde bière et d’eau-de-vie si bien que, vers le soir, l’ivressepatriotique avait dégénéré en une autre qui fut écœurante.
Les deux sentinelles qui montaient la gardedevant nos chambres cessèrent tout à coup d’aller et venir, ets’effondrèrent dans le couloir.
Depuis le matin, Rebattel était d’unenervosité singulière. Quand tous les bruits se furent éteints dansla caserne, il s’approcha de Larivière et de moi :
– C’est le moment, dit-il… venez.
Il ouvrit la porte et se glissa dans lecouloir. Nous le suivîmes. Nos autres compagnons dormaient,terrassés par la fièvre. Bientôt nous heurtions des corps étendussur les dalles. C’étaient ceux de nos sentinelles.
Rebattel se baissa, leur enleva leur manteauet leur casque, prit leur sabre, et nous dit :
– Jetez ces manteaux sur vos épaules, coiffezces casques… bouclez les sabres à votre ceinture…
Au moment où nous mettions les pieds dans lacour, un grand soldat se dressa devant nous, titubant. Rebattell’étourdit d’un coup de poing, lui enleva son casque, son sabre etson manteau, et nous nous trouvâmes tous trois vêtus en soldatsprussiens.
La difficulté consistait maintenant à sortirde la caserne en passant devant le poste. On allait certainementnous interpeller, et comme nous ne savions pas un mot d’allemand,nous serions en bien dangereuse posture… Tout alla pour le mieux.Les soldats du poste étaient ivres et dormaient. Seul lefactionnaire veillait, mais de copieuses libations avaient dû luitroubler la vue ; il nous regarda et lança une phrase quidevait être une joyeuse plaisanterie, car il se mit ensuite à rireaux éclats.
Nous étions libres.
Il s’agissait maintenant de sortir de la villeet de nous orienter. À notre droite, nous apercevions, sous lalune, la masse noire d’une montagne. Deux routes convergeaient versune petite place sur laquelle se trouvait le« Rathaus »…
– Prenons à gauche, dit Rebattel.
En chemin, nous croisâmes quatre soldats quinous regardèrent, puis l’un d’eux s’approcha, et nous dit quelquesmots. Rebattel répondit par un bredouillement, mais l’hommeinsista. Larivière et moi nous nous étions rapprochés dusergent.
Les soldats nous regardaient avec méfiance,quand l’un d’eux s’écria :
– Gefangenen !…Gefangenen ! (Prisonniers !… Prisonniers !)
Tous quatre dégainèrent, mais déjà Rebattel,d’un terrible coup de pointe en pleine poitrine, en avait étendu unsur le sol… Larivière et moi abattîmes chacun le nôtre, et lequatrième s’enfuit à toutes jambes.
– Mauvais cela, dit Rebattel, en essuyant avecune touffe d’herbe sa lame rouge de sang… voilà un oiseau qui vadonner l’alarme…
Larivière et moi nous nous élançâmes à lapoursuite du fugitif, mais il nous fut impossible de le rejoindre.Le drôle qui se sentait menacé s’était à la hâte réfugié dans unemaison où nous ne pouvions le suivre.
Nous revînmes vers Rebattel.
– Mes enfants, nous dit-il, je crois que nousn’allons pas tarder à avoir une bande de Cosaques à nostrousses…
Nous quittâmes la route pour nous réfugier damun bois de sapins auquel on accédait par un petit sentiersablonneux. Nous ne nous dissimulions pas que nous serions bientôtrejoints, mais nous étions prêts à tout. Notre cas était grave… cequi nous attendait c’était le peloton d’exécution, car nous neserions pas seulement considérés comme des fuyards, mais aussicomme des meurtriers.
Rebattel nous entraînait en faisant d’énormesenjambées, mais le sentier que nous suivions devint bientôtimpraticable. Il était envahi par les ronces et rempli de crevassesque nous étions obligés, à chaque instant, de franchir, au risquede nous rompre le cou. Nous arrivâmes enfin à une clairière d’oùl’on dominait la ville et la route que nous avions quittéel’instant d’avant.
Tout était calme. Le soldat avait dû cependantalerter les postes. Comment se faisait-il que les Prussiensn’eussent pas encore fait leur apparition ? Est-ce qu’ilsétaient trop pris de boisson pour se déplacer ? En ce cas, ileût fallu admettre que les officiers étaient dans le même état queleurs hommes, ce qui n’aurait rien eu d’extraordinaire, car lesréjouissances et les libations avaient duré toute la journée.
– Allons… dépêchons, ne cessait de nous direRebattel…
Ses exhortations étaient bien inutiles, carnous tenions autant que lui à échapper à nos ennemis. Nous nesavions pas où nous allions. Nous nous étions lancée au hasard,mais la direction que nous avions prise était-elle la bonne ?Devait-elle nous conduire vers l’ouest ?… Nous n’avions aucuneidée de la position géographique de Gorlitz.
Larivière prétendait que nous ne devions pasêtre très éloignés de Dresde, et nous espérions que si nousparvenions à atteindre cette ville nous retrouverions là lestroupes françaises. Nous savions que c’était à Dresde quel’Empereur avait établi son quartier général, mais y était-ilencore ? Le bois d’où nous croyions bientôt sortir seprolongeait indéfiniment. Parfois, les sapins s’éclaircissaient etnous supposions que nous approchions de la plaine, mais bientôt ilsdevenaient plus nombreux, et nous nous retrouvions au milieu desronces et des broussailles.
– Arrêtons-nous, dit Rebattel.
Nous ne demandions pas mieux, car nous netenions plus sur nos jambes. Épuisés par une dure captivité, malremis de nos blessures, nous n’avions plus cette belle résistancequi nous avait permis naguère d’accomplir des marches forcées dequinze lieues par jour. Nous fléchissions sur nos jarrets etressentions parfois des étourdissements.
Nous nous étendîmes sur l’herbe, roulés dansnos manteaux, et ne tardâmes pas à nous endormir. Cependant, lefroid nous réveilla bientôt, un froid âpre, piquant qui vousglaçait jusqu’aux moelles. Une bise sournoise glissait à ras dusol, et faisait tourbillonner des nuées de feuilles mortes. Unesonnerie de clairons nous parvint, portée par le vent…
Nous la connaissions bien cette sonneriemélancolique que nous avions entendue tant de fois lorsque nousétions parqués dans la caserne de Gorlitz.
– On dirait que l’on nous a oubliés, murmuraLarivière.
– Hier, répondit Rebattel, ils étaient tropsaouls pour s’occuper de nous, mais la poursuite va commencer dèsqu’il fera jour, vous allez voir ça…
Nous nous étions levés, car nous grelottions,et nous battions la semelle pour nous réchauffer, quand notreattention fut soudain attirée par une lumière qui brillait entreles branches. Cette lumière vacillait dans le brouillard, et nouscrûmes un moment qu’elle venait vers nous, mais nous reconnûmesbientôt qu’elle était immobile…
– Faudrait voir un peu, dit Rebattel.
Nous nous glissâmes à travers les buissons,nous écorchant aux épines les mains et le visage, et nous arrivâmesenfin devant une petite maison de bois percée de deux fenêtres dontl’une était éclairée. Nous nous approchâmes sur la pointe despieds, et aperçûmes à travers des vitres craquelées une pièceexiguë dans laquelle se tenaient un homme et une femme. Dans uncoin on voyait une hache posée sur un tas de fagots.
– Entrons, dit Rebattel à voix basse.
Et il fit jouer le loquet de la porte. L’hommeet la femme s’étaient levés, surpris, mais en reconnaissant dessoldats portant le casque et le manteau des Prussiens, ils serassurèrent. Nous nous trouvions dans une de ces cabanes debûcherons, comme on en voit beaucoup dans les forêts allemandes.Elles sont généralement habitées par deux ou trois personnes qui nedescendent en ville que lorsque la neige les force à interrompreleurs travaux.
L’homme salua et nous adressa la parole enallemand, et comme aucun de nous ne pouvait lui répondre, il setourna vers sa femme, et tous deux nous regardèrent avec méfiance.Je savais heureusement quelques mots que j’avais appris àGorlitz :
– Brot ! dis-je, en portant mamain à ma bouche.
Et comme les paysans ne bougeaient pas, jerépétai en enflant la voix :
– Brot !…
Cette fois, la femme intimidée par mon tonautoritaire alla chercher dans un coffre un de ces gros pains bisque les Saxons appellent Roggenküchen, et en coupa troistranches qu’elle nous tendit d’un geste brusque, pendant que sonmari nous observait à la dérobée.
Nous ingurgitâmes en un rien de temps nosmorceaux de pain, et Rebattel, par une expressive mimique, fitcomprendre qu’il voulait boire.
La femme disparut dans un petit cellierattenant à la cabane, et revint bientôt avec un pot de bière.
Les braves gens étaient maintenant rassurés…et sans doute avaient-ils deviné qui nous étions, car l’homme semit à sourire.
– Gefangenen… nous dit-il.
– Ia, répondis-je.
Il eut un geste vague et prononça une phrase àlaquelle je ne compris rien.
– Dresde ! dit Rebattel.
Le bûcheron étendit le bras dans la directionde l’ouest et hocha la tête… Désignant ensuite du doigt nos casqueset nos manteaux, il bredouilla quelques paroles.
Comme nous ne comprenions pas, il nous montrases habits.
– Qu’est-ce qu’il raconte ? ditRebattel…
– Il nous explique qu’avec nos uniformes nousserons vite reconnus.
– Tu crois ?
– Oui, c’est sûrement cela qu’il veutdire.
Je tirai de la doublure de mon gilet un écuque j’étais parvenu à conserver et le montrai au bonhomme.
Ses petits yeux bleus s’éclairèrent. Il ditquelques mots à sa femme qui alla chercher dans un coffre de vieuxhabits de toile usagés que nous enfilâmes sur nos uniformes aprèsnous être débarrassés de nos manteaux et de nos ceinturons. Jeremis l’écu au bûcheron et il nous fit signe de le suivre… Noussortîmes avec lui, tenant sous notre bras nos défroques allemandes.Nous n’étions guère rassurés. Où nous conduisait-il ?…
Enfin, nous nous arrêtâmes devant un monticulesous lequel couvait un feu de braise. C’était ce que les bûcheronsappellent un four à charbon de bois. Nous jetâmes nos casques etnos manteaux dans ce four, et enfouîmes en terre nos trois sabres.Nous étions à présent transformés en paysans… il ne nous manquaitque des coiffures.
Nous retournâmes chez le brave homme, et safemme nous confectionna rapidement trois bonnets avec des peaux delièvre. Nul n’eût pu maintenant reconnaître en nous des prisonniersde guerre. Restait la question la plus grave : rejoindre leslignes françaises sans éveiller les soupçons des soldatsprussiens.
Notre but, je l’ai dit, était d’atteindreDresde. Le bûcheron nous avait indiqué du geste le pointapproximatif où se trouvait cette ville, mais nous ignorionscombien de lieues il nous faudrait parcourir avant d’y arriver.
Il s’agissait d’abord de sortir de ce bois (ouplutôt de cette forêt) qui était beaucoup plus vaste que nous nel’avions supposé.
Nous fûmes heureusement servis par lachance.
Depuis les derniers combats, il régnait surles routes une grande confusion. Les paysans qui avaient étéchassés de leurs villages à l’heure de la bataille, y revenaientsoit en voiture, soit à pied. Des groupes de soldats séparés deleur corps se mêlaient à cette foule et faisaient route avec elle.Lorsque nous sortîmes enfin de la forêt, nous nous trouvâmesaussitôt en compagnie. Nous étions sauvés. Dans ces groupes desoldats et de paysans, nous trouvâmes un homme qui baragouinaitquelques mots de français. Afin de ne pas éveiller ses soupçons,nous lui dîmes que nous étions déserteurs, et il nous approuvad’avoir abandonné la cause de l’Empereur qui, selon lui, étaitperdu, et venait de demander un armistice afin de préparer untraité de paix.
Vous sûmes plus tard qu’à cette époque, aprèsla grande bataille de Leipzig qui avait duré trois jours, et oùnous avions eu cinquante mille hommes tués, blessés ou prisonniers,l’Empereur avait en effet entamé des négociations avec ses ennemis,mais ceux-ci, qui se sentaient en force, étaient devenus tellementexigeants qu’il avait dû s’en remettre encore au sort desarmes.
Il voyait ainsi s’évanouir son rêve de lamonarchie universelle.
Déjà les Russes et leurs alliés, après s’êtrefait précéder d’un manifeste qui séparait la cause de Napoléon decelle de la nation, et qui promettait à la France l’intégrité deson ancien territoire, avaient passé le Rhin sur divers points à lafois. La Franche-Comté, l’Alsace, la Bourgogne et la Lorraineallaient être envahies.
De Dresde nous étions rentrés en France àmarches forcées, et on nous avait dirigés sur Châlons.
Là, nous retrouvâmes le maréchal Ney qui nouspassa en revue. Arrivé devant Rebattel qu’il reconnut, il luidit :
– Ah ! te voilà, mon brave… Tu étais àLeipzig ?
– Non, monsieur le maréchal… à Bautzen, c’estlà que j’ai été blessé et fait prisonnier.
Le maréchal lui donna une petite tape surl’épaule en disant :
– Il n’en est pas resté beaucoup de votrecompagnie ?
– Je crois, monsieur le maréchal, que nous nesommes plus bien nombreux à présent… On nous a ramassés sur lechamp de bataille et faits prisonniers… mais on s’est évadés… et onest encore solides au poste… je vous assure.
Le maréchal se tourna vers un colonel de laGarde qui l’accompagnait, causa quelques instants avec lui, puis setournant vers nous, dit à haute voix :
– Les trois évadés, sortez des rangs.
Nous fîmes quatre pas en avant et demeurâmesimmobiles face au maréchal. Celui-ci nous félicita en présence destroupes et nous dit :
– À partir de ce jour le sergent Rebattel estnommé sous-lieutenant à la 2e compagnie des grenadiers de la Gardeet les caporaux Bucaille et Larivière feront fonctions de sergent àla même compagnie…
Rebattel chancelait d’émotion. Il était trèspâle ; il voulut prononcer quelques phrases de remerciement,mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge.
Nous reprîmes nos places dans le rang et,quand la revue fut terminée, nous nous dirigeâmes vers la cantinedu camp. Là, Rebattel fit découdre ses galons de sergent et me lesremit en disant :
– Tiens, mon fils… prends ces galons… ils sontun peu défraîchis… mais je suis sûr qu’ils te porteront bonheurcomme à moi…
Et il ajouta, mais plus bas :
– Tu sais, pour toi je suis toujours lesergent Rebattel… c’est pas mes galons de sous-lieutenant quipourront me faire oublier que tu es un ami… Espérons qu’un jour,toi aussi, tu auras de l’avancement… et ça ne tardera peut-êtrepas, car je sais qu’il se prépare quelque chose de soigné… Onattend l’Empereur… paraît qu’il va les remettre au pas tous cesCosaques…
– S’il n’avait affaire qu’aux Cosaques, mais,malheureusement, il a contre lui les Prussiens, les Autrichiens etles Russes.
– Tant mieux, il se débarrassera d’eux d’uncoup. Ah ! ils ne savent pas ce qui les attend… Ils ont eu letoupet de venir chez nous, mais ça va leur coûter cher…
– Ça pourrait tourner mal, dit un voltigeurqui se trouvait dans la cantine…
Rebattel le regarda :
– Qu’est-ce que tu dis, toi ?…
– Je dis, fit le soldat, que ça ne s’annoncepas bien… Les alliés arrivent de tous côtés… J’ai entendu unofficier qui disait tout à l’heure qu’avant quinze jours ilsseraient à Paris.
Rebattel faillit suffoquer…
– À Paris ! rugit-il… à Paris !…oui, s’il n’y avait que des clampins comme toi… Heureusement quenous avons des briscards, des durs à cuire… et même des conscritsqui ne se laissent pas marcher dessus… F… le camp… je ne sais cequi me retient de…
Le voltigeur s’était éclipsé. Pendant prèsd’une demi-heure, Rebattel ne fit que grogner et pester contre« ce vaurien, ce trembleur, ce porteur de faussesnouvelles ».
– À Paris !… ah ! ah !ah ! faudrait voir… S’ils y arrivent un jour, c’est quel’Empereur ne sera plus… qu’un boulet l’aura envoyé adpatres, mais tant qu’il sera là… on ne verra jamais une chosepareille… non… jamais !…
Larivière et moi parvînmes à le calmer. Lesconscrits qui se trouvaient en notre compagnie avaient offert unerégalade pour arroser nos galons et Rebattel qui, depuis longtemps,n’avait pas eu l’occasion de « s’humecter la plaque defour », retrouva vite toute sa gaîté fanfaronne.
J’ai dit que l’Empereur avait formé denouveaux régiments de la Garde dans lesquels entraient environ untiers de recrues. Ces « jeunes », qui se trouvaientencadrés de vieux briscards, allaient bientôt recevoir le baptêmedu feu. Chaque jour de nouvelles troupes arrivaient à Châlons… Ilrégnait dans le camp une agitation intense ; à chaque instantdes estafettes passaient et repassaient au galop ; desofficiers d’état-major se pressaient vers la tente où se trouvaientréunis maréchaux et généraux. On attendait Napoléon qui devaitvenir de Paris où il avait confié à la fidélité de la gardenationale l’Impératrice et le petit Roi de Rome.
Il arriva le 25 janvier dans l’après-midi, etaussitôt tout fut en branle au quartier général. Le lendemain matinil passa en revue ses régiments, et ce fut de nouveaul’enthousiasme des grands jours.
L’Empereur avait retrouvé son armée.
Les soixante mille hommes réunis à Châlonsétaient prêts à marcher à l’ennemi avec une ardeur nouvelle, carcette fois il s’agissait de défendre le sol de la France.
Dès le lendemain, commencèrent des manœuvresqui amenèrent une série de succès. Le 29, nous culbutions uneavant-garde ennemie à Brienne, et deux jours après, Blücher étaitbattu et manquait d’être pris avec son état-major. Ce combat avaitété dur. Blücher qui communiquait avec les Autrichiens parBar-sur-Aube avait voulu se maintenir à Brienne jusqu’à leurarrivée. Il s’était établi sur une colline : ses plus bellestroupes occupaient les terrasses du château, et les Russes tenaientle bas de la ville. Ma compagnie eut l’honneur de donner le premierassaut ; le général Château qui s’était mis à la tête de lacolonne nous entraîna avec une telle fougue que la position futenlevée en un clin d’œil, et Blücher eut à peine le temps de sesauver.
Dans la soirée, Napoléon après avoir donné desordres retournait à son quartier général, suivi de quelquesofficiers. La nuit était fort obscure, et il fallait être trèsrapproché pour pouvoir distinguer les uniformes et sereconnaître.
Tout à coup, une bande de Cosaques arrive,parvient jusqu’à la route et se jette brusquement sur l’escorte del’Empereur. Bientôt celui-ci est menacé, mais Corbineau et Gourgaudse jettent au-devant de lui, et Gourgaud d’un coup de pistolet abatun cavalier qui allait transpercer l’Empereur. Les ennemis battenten retraite, mais reviennent bientôt, et tombent sur un escadron decarabiniers de la Garde qui les massacrent jusqu’au dernier.
Ce guet-apens, qui avait failli coûter la vieà l’Empereur, le rendit désormais plus prudent, et il ne s’aventuraplus, le soir, dans la plaine, qu’avec une forte escorte decavaliers.
Malgré l’énergie déployée par nos généraux,malgré les combats acharnés qui se livrent chaque jour, l’ennemiqui nous est supérieur en nombre s’avance sur Paris. Napoléon semontre alors d’une décision et d’une habileté remarquables. Ilécrase une division russe à Champaubert, coupe l’armée de Silésieen deux, bat Sacken à Montmirail, et met en déroute le corps dugénéral Yorck, à Château-Thierry.
Quelques jours après, nous marchions sur Meauxavec le corps de Macdonald. Nous joignons alors Victor et Oudinotdéjà aux prises avec Schwarzenberg qui se dirigeait sur Paris avecune armée de cent cinquante mille hommes. Le surlendemain nous luilivrons bataille devant Nangis et nous lui faisons éprouver le mêmesort qu’à Blücher. Son armée est battue, et il fait demander unarmistice.
L’Empereur qui se sent sûr de lui ne veut riensigner. Nous étions persuadés que Victor allait, comme il en avaitreçu l’ordre, s’emparer de Montereau, mais il n’en fit rien, etnous dûmes marcher sur cette ville. L’ennemi, qui avait une bonneartillerie, labourait furieusement le plateau sur lequel nous noustrouvions.
C’est à cette heure que Napoléon fit preuved’un beau sang-froid. Voyant que les canonniers n’arrivaient pas àcontre-battre les batteries ennemies, il pointa lui-même plusieurspièces, sous un feu terrible, et comme ses officiers le suppliaientde se retirer, il leur répondit sans s’émouvoir : « Necraignez rien… le boulet qui doit me tuer n’est pas encorefondu. »
Cependant, malgré notre tir, les Autrichiensavançaient et allaient arriver sur le plateau. Notre compagnie, quiavait déjà été fort éprouvée, reçut l’ordre de se porter en avant.Un demi-escadron du 5e lanciers se précipita surl’ennemi, entraîné par le baron Thévenot, qui criait :« Hardi ! Hardi ! mes amis, sabrez-moi cetteracaille ». Et à la tête de ses hommes, le sabre à la main, ils’élança au galop, mais avant qu’il eût fait dix toises, il étaitfrappé d’une balle au front, vidait les étriers, et tombait decheval. Privés de leur chef, entourés par les Autrichiens, leslanciers allaient être massacrés. C’est alors que notre compagnie,qui ne se composait plus que de cinquante hommes, entra en action,commandée par le capitaine Lorillot. Il fut tué presque aussitôt.Rebattel prit alors le commandement.
D’une voix de tonnerre, il s’écria enbrandissant son sabre :
– Foncez dedans, mes enfants… culbutez-moitous ces Cosaques.
Ces Cosaques étaient des Autrichiens, mais, jel’ai déjà dit, pour Rebattel tout ennemi était un Cosaque. Nousnous jetons sur les tuniques blanches avec furie, en hurlant commedes démons… Rebattel, blessé, continue de sabrer avecfrénésie ; je me tiens à côté de lui, et frappe de droite etde gauche. Une balle m’enlève mon bonnet à poil, un coup debaïonnette me traverse le bras gauche ; ma fureur s’accroît,je suis fou furieux, et je sens mon sabre qui s’enfonce dans de lachair encore, encore et toujours.
Enfin les ennemis s’éclaircissent autour denous ; des piles de cadavres nous entourent et nous voyons lesAutrichiens qui fuient devant un escadron de réserve qui descend duplateau.
Rebattel s’appuie alors sur moi. Il est rougede sang.
– Mon fils, me dit-il, je crois que cettefois, j’ai mon compte… mais c’est égal… nous les avons bousculésles Cosaques.
Six hommes seulement sont debout à nos côtés,horribles, sanglants, les habits en lambeaux… C’est tout ce quireste de notre pauvre compagnie déjà si éprouvée…
Rebattel fléchit, il va tomber… J’appelle ungrenadier, et à nous deux, bien que mon bras me fasse horriblementsouffrir, nous le ramenons dans nos lignes.
Au moment où nous débouchons sur le plateau,nous nous trouvons face à face avec l’Empereur. Rebattel, que noussoutenons toujours, se met au garde à vous… Nous l’imitons.L’Empereur nous regarde. Nous sommes, sans compter Rebattel, septhommes, souillés de sang, affreux, méconnaissables…
Et Napoléon, qui vient d’appeler un de sesofficiers d’ordonnance, épingle lui-même sur les sept poitrines lacroix de la Légion d’honneur…
À cette minute, je ne sens plus ma blessure…je ne vois que le visage de l’Empereur, un visage grave, un peutriste, qui semble resplendir dans une auréole lumineuse. Le bruitdu canon m’empêche d’entendre ce qu’il dit… je ne saisis quequelques mots : « Bravoure… honneur… laFrance !… »
Rebattel a tenu autant qu’il a pu, mais ilvient de s’évanouir. On le transporte à l’ambulance où je vaismoi-même me faire soigner avec les six camarades qui ont survécu àl’affreux carnage et qui sont tous blessés, eux aussi. Larivièren’est point parmi eux… Le brave garçon est resté là-bas dans laplaine…
Rebattel avait été sérieusement atteint, et lechirurgien conservait peu d’espoir de le sauver. Quant à mablessure, elle n’offrait aucune gravité, mais je serais condamné aurepos pendant plusieurs semaines, et cela au moment où je brûlaisd’envie de me distinguer encore.
J’étais devenu un vrai grognard.
Le métier des armes, qui me répugnaitautrefois, me semblait maintenant le plus enviable des métiers etj’aurais provoqué en duel quiconque m’eût soutenu le contraire.J’avais aussi le plus profond mépris pour ceux qui se réjouissaientd’avoir attrapé ce qu’ils appelaient la « bonneblessure », celle qui vous immobilise dans une ambulance, àquelques lieues de la ligne de feu.
Faut-il le dire ? Je me considéraismaintenant comme un rouage nécessaire, presque indispensable, et jemaudissais le sort qui faisait de moi un infirme quand l’Empereuravait besoin de tous ses hommes pour repousser l’envahisseur.
J’avais été, avec Rebattel et plusieursautres, évacué sur Melun. Les grands blessés voyageaient encharrette, mais ceux qui, comme moi, pouvaient marcher faisaient laroute à pied. C’était en vérité un triste cortège que celui de tousces éclopés se traînant sous la conduite d’officiers blessés, euxaussi, jusqu’à l’étape où ils devaient trouver des soins et lerepos.
De temps à autre, nous nous cramponnions àl’arrière des charrettes et nous nous laissions traîner.
La nuit, nous nous étendions le long deschemins, et ceux qui étaient plus valides que les autres allaientmendier quelque nourriture chez les paysans. Ceux-ci se montraienten général fort peu généreux et avaient toujours de bonnes rainonsà invoquer pour refuser des vivres. Il fallait que les officiersintervinssent et nous obtenions alors par la menace ce que nousn’avions pu obtenir par la persuasion.
Le canon tonnait toujours derrière nous, etsemblait se rapprocher. Des fuyards arrivaient à chaque instant, etpropageaient les plus mauvaises nouvelles. Selon eux, l’Empereurétait battu et se repliait en hâte vers Paris ; d’autres nousaffirmaient qu’il avait été fait prisonnier par Schwarzenberg. À lavérité Napoléon, croyant devancer l’ennemi, avait quitté en hâteson quartier général pour marcher au secours de la capitale. Ilavait envoyé à franc étrier le général Dejean pour annoncer sonarrivée aux Parisiens.
Quand nous atteignîmes Melun, où nous croyionsnous reposer enfin, l’ordre arriva de nous expédier sur Paris, etnous montâmes dans des voitures réquisitionnées par un général dontje n’ai jamais su le nom…
Au relais de Fontainebleau nous trouvâmesl’Empereur. On nous installa dans une ambulance de fortune oùquelques chirurgiens refirent tant bien que mal les pansements deceux qui étaient le plus gravement atteints.
Je m’informai aussitôt de Rebattel, et finispar le découvrir dans une annexe de l’ambulance.
Ah ! il était bien mal en point, lepauvre Rebattel ! Son visage, encore noir de poudre, lefaisait ressembler à un nègre, et la souffrance avait tellementaltéré ses traits que je n’aurais pu le reconnaître si un infirmierne me l’eût désigné.
Je m’approchai et lui pris la main. Il poussaun grognement, ouvrit les yeux et murmura d’une voix que je nereconnaissais plus :
– Ah !… c’est toi, mon fils… blesséaussi ?
– Oui…
Il essaya de se soulever en s’arc-boutant surles coudes, mais n’y put parvenir, et se laissa retomber engrinçant :
– Je suis foutu !…
– Mais non… vous en reviendrez.
– Je suis foutu !…
Il tourna vers moi sa pauvre face ravagée oùseuls ses petits yeux gris vivaient encore :
– Je te dis que je suis foutu… La bête étaitsolide, mais, cette fois, elle a son compte… Fallait que ça arrive,mais c’est égal, c’est trop tôt quand même… J’aurais voulu voir lafin de cette affaire-là… Où en est-on ?… J’espère qu’on les arefoulés ces salauds de Cosaques, et que l’Empereur va les forcer àsigner la paix…
Il poussa un soupir, promena un instant samain sur sa poitrine, et reprit, hachant ses mots, commençant desphrases dont il ne trouvait pas la fin :
– Tas d’idiots… ils croyaient qu’ils allaientcomme ça culbuter le Petit Tondu… Ils ne savaient donc pas…Ah ! oui… c’est une « tête » à qui on n’en fait pasvoir… Tu te rappelles comme il les a bottés les Cosaques ?…Blücher… ça n’existe pas… et l’autre le Schwar… c’est pas desgénéraux… Y se sont mis toute l’Europe contre Lui… toute l’Europe,tu entends… eh bien, moi, je te dis… oui, je te dis…
Il se tut, épuisé par l’effort qu’il venait defaire, et demeura immobile, le visage crispé, le souffle rauque… Jevoulus dégager ma main qu’il avait prise l’instant d’avant, etqu’il tenait toujours, mais il me retint :
– T’en va pas, mon fils, bégaya-t-il…Ah ! les salauds ! Ils ont vu, hein ?… etmaintenant… maintenant… c’est de la pourriture à corbeaux… Toi, tut’en tires… moi… j’monte dans la barque au « charon »… N…de D… ! c’est rageant tout de même… sous-lieutenant… et s’enaller… s’en aller !… Pas le temps seulement d’voir roussir sesgalons… Tu le seras aussi… officier toi… oui… t’as l’étoffe… j’aivu ça…
L’infirmier me dit à l’oreille :
– Laissez-le… ça le fatigue de parler… vousvoyez bien qu’il n’a plus que le souffle…
Je dégageai doucement ma main, et m’enallai…
Arrivé près de la porte, je me retournai,cherchai encore des yeux mon pauvre ami, puis je sortis. Je n’avaisjamais été si ému… Pauvre Rebattel !… oui, il avait raison,cette fois il n’en reviendrait pas… il était touché à mort… Etcependant je ne pouvais m’imaginer qu’il pût mourir. Il avait étéblessé tant de fois !… Ne plus le voir à côté de moi, ne plusentendre sa grosse voix claironnante, il me semblait que c’était làune chose impossible… et pourtant tout indiquait que sa fin étaitproche… J’aimais cet être brutal, mais si franc, si brave, siloyal… je l’aimais comme s’il eût été mon père… Il m’avait dressé,avait fait de moi un grognard comme lui, je lui devais mes galons,ma croix et cet esprit militaire qui me faisait, au début,complètement défaut. Il avait été un rude éducateur, mais je luiétais reconnaissant de l’intérêt qu’il m’avait porté. Sous sonapparence rude et grossière, il avait un cœur d’or… c’était unsentimental et certaines confidences qu’il m’avait faites m’avaientappris à le connaître… Il était de ces bourrus qui craignent deparaître ridicules en épanchant leur cœur dans le sein d’un ami,mais je savais bien qu’il avait pour moi une vive sympathie etlorsqu’il me rudoyait en s’efforçant de prendre une mine sévère, onsentait que c’était une attitude qu’il se donnait. Il y avait deuxhommes en lui : l’homme extérieur qui sacrait continuellementen roulant de gros yeux, et l’homme intérieur qui avait pour ceuxqu’il avait distingués une tendresse de grand frère.
J’étais rentré à l’ambulance où venaientd’arriver de nouveaux blessés qui, ceux-là, n’étaient pas tendrespour l’Empereur. Ils l’accusaient d’avoir, comme en Russie,abandonné l’armée lorsqu’il avait vu que cela tournait mal. Ilsignoraient les raisons qui avaient poussé Napoléon à se diriger surParis.
Cependant, à notre grand étonnement, il étaitmaintenant à Fontainebleau. Que faisait-il ?Qu’attendait-il ? Une chaise de poste étant venue se rangerdevant une maison, nous crûmes un moment qu’il allait partir, maisnon… il restait toujours là.
J’ai su peu après, par Constant, son valet dechambre, qu’au moment où l’Empereur se préparait à partir pourParis, le général Belliard lui avait fait observer qu’il s’exposaità être fait prisonnier par les alliés, et que la garde nationalesur laquelle il comptait serait impuissante à le défendre. AlorsNapoléon, la mort dans l’âme, s’était décidé à envoyer le duc deVicence à Bondy où se trouvait le quartier général de l’EmpereurAlexandre et à attendre à Fontainebleau le résultat de cettetentative de négociation. Il disposait encore de cinquante-quatremille hommes, prêts à mourir pour lui.
Le général Mortier devait protéger lequartier-général de l’Empereur.
Nous ne nous rendions pas compte de ce qui sepassait. Nous étions persuadés que d’autres troupes allaientarriver à Fontainebleau, et que lorsque l’Empereur aurait réuni unearmée suffisante, il marcherait sur Paris.
Pendant ce temps, à Paris, la garde nationaleet la population résistaient aux alliés, mais Marmont, voulantéviter à la capitale les horreurs d’un massacre, et jugeant qu’ilfallait renoncer à une défense inutile et périlleuse, demanda àtraiter. Il paraît qu’à ce moment Napoléon lui envoyait l’ordre dese défendre à outrance jusqu’à l’arrivée des secours qu’ilamenait.
Mais il était trop tard, la capitulation étaitsignée.
L’Empereur se soumit à l’arrêt de ladestinée.
Onze jours après, exactement, il abdiquait,comprenant qu’il ne remonterait plus le courant. Le 13, il signaitun traité qui le séparait pour toujours de sa femme et de son fils,et qui lui donnait la souveraineté dérisoire de l’île d’Elbe avecune garde de six cents hommes.
Accablé par le malheur, séparé à jamais de cequ’il avait de plus cher au monde, l’Empereur tenta de se tuer, enabsorbant un poison, mais le remède énergique qui lui fut aussitôtadministré par le docteur Yvan le sauva de la mort. Quand lanouvelle se répandit que l’Empereur avait voulu attenter à sesjours, ce fut dans l’armée une consternation dont rien ne peutdonner idée. Les soldats se portaient en masse vers le château danslequel ils voulaient pénétrer à toute force.
– On l’a empoisonné, disaient les uns…
– C’est les royalistes qui ont fait le coup,affirmaient les autres.
– Vengeons-le…
– Oui… oui… Mort aux traîtres !…
Ce ne fut que lorsqu’un valet de chambre vintaffirmer que l’Empereur était sain et sauf, et qu’il se montreraitbientôt à ses troupes que l’effervescence se calma un peu.Néanmoins une méfiance persistait, et les plus mauvais bruitscontinuèrent à courir jusqu’à ce que l’Empereur parût à une desfenêtres du château… J’étais aux premiers rangs… PauvreEmpereur !… qu’il était changé ! Son visage était d’uneaffreuse pâleur, et sa main qu’il agitait pour répondre à nosacclamations, une petite main maigre et blanche, ressemblait à unemain d’enfant.
C’était donc là l’homme qui, pendant dix-septans, avait étonné le monde !… Malgré moi, je fus pris d’unecrise de larmes ; beaucoup, autour de moi, pleuraientaussi.
La fenêtre se referma… l’Empereur avaitdisparu !…
Dans l’après-midi de ce jour, je me rendis denouveau à l’ambulance où se trouvait mon pauvre Rebattel.
– Si tu veux le voir encore en vie,dépêche-toi, me dit l’infirmier.
Je m’approchai. Rebattel, étendu sur le dos,la bouche entr’ouverte, ne faisait pas un mouvement. Je lui pris lamain. À ce contact, il tourna vers moi ses yeux à demi voilés…
– C’est moi, lui dis-je… Bucaille…
– Ah !… murmura-t-il d’une voixsifflante… c’est toi, mon fils…
Il fit effort pour reprendre sa respiration etarticula faiblement :
– Ça y est… Je vais passer l’arme à gauche…j’te disais bien que j’étais foutu… Ça se sent ces choses-là… Lesmédecins ont beau dire… on sait bien… Triste tout de même !…s’en aller comme ça quand on a besoin de vous pour botter lesCosaques… salauds de Cosaques !…
Il se tut un instant et reprit :
– Quelles nouvelles ? Ce cochon deBlücher, et ce… tu sais bien… l’autre… Schwar… Schwar…
– Schwarzenberg ?
– Oui… On les a étrillés, hein ?… Ilssont en train de f… le camp… L’Empereur les a matés encore unefois, n’est-ce pas ?
– Oui, répondis-je, ne voulant pas luiapprendre l’affreuse vérité…
– Ah !… tant mieux !… Je savaisbien, parbleu !… Je pars content…
Sa voix s’affaiblissait de plus en plus… Seslèvres remuaient comme s’il mâchonnait quelque chose ; déjàl’ombre de la mort s’étendait sur lui. Il me pressa la main à deuxreprises, bredouilla quelques mots que je ne compris pas, puisréunissant tout ce qui lui restait de forces, il me dit :
– Je ne te vois plus… Adieu, mon fils… Tu asété un bon ami… toujours… on pouvait se fier à toi… Écoute, quandje serai fini, tu prendras ma croix… là, sur ma poitrine… tu laconserveras bien soigneusement, et quand tu… retrouveras laFinette, tu lui diras… tu lui diras… « V’là ce que Rebattelm’a chargé de vous remettre… c’est tout ce qu’il avait de plus cherau monde… il ne pouvait pas vous donner mieux… » et tul’embrasseras de ma part… de ma part… entends-tu ? Ellecomprendra… Tu me promets ?…
– Oui, répondis-je.
– Merci !… Tiens, prends-la tout desuite, ma croix, ça vaudra mieux… on ne sait pas…
Je détachai sa croix.
– Non. Donne-la moi… je veux la… tenirjusqu’au dernier moment… après… après.
Et il la tint sur sa bouche pendant quelquesinstants, la baisant avec ferveur…
– On aurait pu m’enterrer avec, oui… mais onl’aurait oubliée… tandis que la Finette, la Finette la conservera…Tu lui diras aussi… tu entends mon fils, tu lui diras…
Déjà, il ne trouvait plus ses mots, sa voixn’était plus qu’un souffle…
– Approche-toi… plus près… encore plusprès…
À partir de ce moment, il divagua… Des phrasessans suite dans lesquelles revenaient les mots de Cosaques, deBlücher, de Moscou… de Finette sortaient de sa gorge comme unrâle…
– C’est la fin, dit l’infirmier qui s’étaitapproché…
Le moribond ouvrit encore une fois les yeux,ses pauvres yeux qui ne voyaient plus rien, sa main gauche se portasur sa poitrine à l’endroit où il croyait peut-être encore trouversa croix, et il expira en murmurant :
– Vive… l’Em… pereur !
Ainsi s’envola cette âme simple, esclave dudevoir, fidèle jusqu’au bout au Maître qui pour elle passait avanttout, même avant Dieu.
Le visage tourmenté de Rebattel avait reprissa sérénité, son masque anguleux, si dur autrefois, était empreintmaintenant d’une douceur infinie… Un sourire errait sur ses lèvres…Il était parti tranquille, le pauvre ami, certain que nos arméesétaient victorieuses et que la gloire de Napoléon n’avait pas étéentamée.
…… … … … … . .
Une vingtaine de blessés suivirent la petitecharrette qui emmenait à sa dernière demeure le sous-lieutenantRebattel. Ce fut une cérémonie rapide. Il mourait tant d’hommes,chaque jour, que l’on n’avait pas le temps de s’apitoyer sur ceuxqui s’en allaient. Il fut enterré dans un champ, proche de laville. Je plantai sur sa tombe une branche de sapin, et m’enretournai, le cœur bien gros, me sentant seul désormais, sans amis.J’avais toujours cru que ce serait moi qui partirais le premier,car je m’étais habitué à considérer Rebattel comme invulnérable… Ilavait toujours eu une telle chance ! On eût dit que lesbiscaïens, les balles et les boulets ne pourraient jamaisl’atteindre. N’avait-il pas coutume de répéter qu’il avait la peautrop dure pour qu’on pût l’endommager sérieusement. Hélas ! ilavait compté sans la fatalité qui choisit ses victimes à son jouret à son heure…
Ma blessure ne me faisait presque plussouffrir et je pouvais maintenant enfiler mon habit, quejusqu’alors je jetais sur mes épaules comme un manteau… J’allais detemps à autre rôder autour du château où se tenait l’Empereur, etje recueillais, de-ci, de-là, quelques renseignements. Il devaitbientôt partir, et comme on savait qu’il emmenait six cents hommesavec lui, c’était à qui obtiendrait la faveur d’être du bataillonqui l’accompagnerait. Plusieurs allèrent même le trouver et firentvaloir leurs titres. Les soldats qui, comme moi, avaient fait lacampagne de Russie furent classés dans les premiers rangs, mais ilsétaient nombreux, et ceux qui pouvaient le mieux intriguerpassèrent sur le dos des autres.
Un matin que je me tenais devant le Palais, ilen sortit un général qui me regarda et me posa quelques questions.Quand il apprit que j’avais fait Moscou, Bautzen, et que j’avaisété blessé à l’affaire de Montereau, il me dit : « Tuvoudrais sans doute suivre l’Empereur, mon ami ? »
Il m’était bien difficile de répondre par lanégative.
C’eût été avouer que les malheurs de Celui quinous avait menés tant de fois à la victoire ne me touchaientguère.
– Oui, mon général, répondis-je…
– Ton nom ?
– Bucaille, sergent au 2egrenadiers de la Garde.
– Où as-tu gagné ta croix ?
– À Montereau, mon général…
– Tu es blessé ?
– Oh !… je vais mieux…
– Trouve-toi demain matin, en grande tenue,dans la cour du château.
Je remerciai, en faisant le salut militaire,et l’officier s’éloigna. C’était le général Bertrand qui avaitsuccédé à Duroc comme maréchal du Palais.
Je fus un peu surpris qu’il m’eût ainsi abordépour me proposer de partir avec l’Empereur, mais je sus peu aprèsque celui-ci recherchait de préférence, pour composer sa garded’exil, les hommes qui étaient décorés de la Légion d’honneur.
C’est ainsi que je me trouvai incorporé dansle bataillon d’élite qui allait bientôt partir pour l’île d’Elbe.J’avoue que cet honneur auquel je ne m’attendais pas ne mesatisfaisait qu’à demi. J’étais, on l’a vu, devenu un fanatique del’Empereur car, à l’école de Rebattel, j’avais appris à l’aimer,mais la perspective d’aller me retirer dans une île pour y mener lavie de caserne ne me souriait guère. J’avais déjà fait des projetset, deux jours auparavant, j’avais écrit chez moi, à Beaumont, pourannoncer à mes parents que je serais bientôt libéré. Je ne voulaispas servir les Bourbons et par conséquent je devais quitterl’armée.
Le hasard en avait décidé autrement… Ilfallait se résigner. D’ailleurs, la revue qui eut lieu le lendemain20 avril ranima l’enthousiasme que je sentais faiblir en moi dejour en jour, depuis la mort de Rebattel.
L’Empereur, avant de partir, avait tenu àfaire ses adieux à ceux de la Garde qu’il laissait en France… Cefut une cérémonie émouvante que je n’oublierai jamais de ma vie.Nous étions tous rangés dans la cour du château et l’Empereurretrouva là ce qui restait de sa gloire passée, les fierssurvivants d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, de Madrid et deWagram… Je le vois encore descendant les degrés du palais, puiss’avançant vers nous. Quand il fut au centre de ses troupes, ilpromena sur ses vieux grognards un regard attendri et, d’une voixqui tremblait d’émotion, prononça, en scandant bien ses phrases,les paroles suivantes, qui firent vibrer tous les cœurs et tirèrentdes larmes à ceux qui peut-être n’avaient jamais pleuré.
« Officiers, sous-officiers et soldats dema vieille Garde.
« Je vous fais mes adieux. Depuis vingtans que nous sommes ensemble, je suis content de vous. Je vous aitoujours trouvés sur le chemin de la gloire. Toutes les puissancesde l’Europe se sont armées contre moi ; quelques-uns de mesgénéraux ont trahi leur devoir et la France elle-même a voulud’autres destinées. Avec vous et les braves qui me sont restésfidèles, j’aurais pu entretenir la guerre civile, mais la Franceeût été malheureuse. Soyez fidèles à votre nouveau roi, soyezsoumis à vos nouveaux chefs, et n’abandonnez point notre chèrepatrie. Ne plaignez pas mon sort ; je serai heureux lorsque jesaurai que vous l’êtes vous-mêmes. J’aurais pu mourir. Si j’aiconsenti à survivre, c’est pour servir encore votre gloire.J’écrirai les grandes choses que nous avons faites. Je ne puis vousembrasser tous, mais j’embrasse votre général. Venez, généralPetit, que je vous presse sur mon cœur. Qu’on m’apporte l’aigle queje l’embrasse aussi. Ah ! chère aigle, puisse le baiser que jete donne retentir dans la postérité ! Adieu, mes enfants. Mesvœux vous accompagneront toujours. Gardez monsouvenir ! »
C’est à peine si l’Empereur put achever, caril pleurait… nous pleurions tous, et cette douleur commune de ceuxqui restaient et de celui qui s’en allait avait quelque chose desublime.
Une heure après, l’Empereur montait en voitureavec le général Bertrand ; une faible escortel’accompagnait.
Ceux qui devaient le suivre en exil se mirenten route le lendemain. Partout, sur notre passage, nous fûmesacclamés, excepté dans certaines villes où triomphait déjà leroyalisme. Le danger augmentait à mesure que nous avancions versles provinces méridionales. Nous apprîmes que l’Empereur, qui nousprécédait, n’était pas entré dans Avignon où quelques énergumènesle guettaient pour l’assassiner. À Orgon, il avait été, paraît-il,sérieusement menacé. Il parvint cependant à s’embarquer dans leport de Saint-Raphaël et ce fut une frégate anglaise qui transportadans son île celui qui avait commandé au monde entier.
Cette frégate, si j’ai bonne mémoire,s’appelait l’Intrépide !Six jours après, ildébarquait à Porto-Ferrajo qui est, comme on sait, le chef-lieu del’île d’Elbe.
Quant à nous, qui avions été considérablementretardés en cours de route, noue n’arrivâmes dans ce port qu’unmois après.
La traversée fut longue et pénible : jesouffris beaucoup du mal de mer. Nous étions parqués sur le pont dubateau comme des bestiaux, et nous recevions de temps à autre despaquets de mer, de sorte que nous étions presque continuellementdans l’eau.
J’avoue qu’à ce moment je fis de bien tristesréflexions. Pourquoi avais-je quitté la France ? Pour allermener dans une île une existence monotone. Si encore j’avais eul’espoir de revenir bientôt, mais je pouvais demeurer longtemps enexil, car c’était un exil que je m’étais imposé volontairement poursuivre l’Empereur. S’il s’était agi de le protéger, de veiller surlui à toute heure du jour et de la nuit, la décision que j’avaisprise aurait eu au moins une raison d’être ; mais non, je neserais là-bas qu’un inutile, un soldat dont la valeur militaire necompterait plus…
N’aurais-je pas dû me faire renvoyer dans mesfoyers, où j’aurais mené auprès des miens une existencepaisible ?
Cécile devait toujours m’attendre et sonsouvenir, qui s’était presque effacé de mon esprit, redevenait plusvivace maintenant que je n’étais plus entraîné dans la ruée folledes batailles et que je pouvais enfin rassembler mes idées.
Depuis deux ans, j’avais pour ainsi dire vécudans un rêve peuplé d’affreux cauchemars, et bien loin de tout cequi est la vie normale.
Une fièvre, ou plutôt une sorte de fureurguerrière m’entraînait aux pires excès : le carnage, l’odeurde la poudre, le bruit de la fusillade et du canon me faisaienttout oublier. Quand, par hasard, un souvenir du pays se présentaità mon esprit, je le chassais bien vite de peur de me laisseramollir par le regret. Le brave Rebattel se chargeait d’ailleurs deme rappeler à la réalité.
Quand il s’apercevait que je« rêvassais », comme il disait, il me tirait aussitôt dela torpeur qui commençait à m’envahir, en sacrant à outrance, et enme parlant des grandes choses que nous allions entreprendre.
Pauvre Rebattel ! Je lui dois de grandessatisfactions d’amour-propre, et l’honneur d’avoir été reconnu pourun héros. Sans lui, sans l’exemple de courage qu’il me donnaitchaque jour, il est probable que je serais toujours demeuré legrenadier Bucaille, vague individualité perdue au milieu de lamasse. Mais il en est de l’héroïsme comme du reste… une fois passéela tourmente, l’excitation nerveuse apaisée, il s’évanouit vite,n’est bientôt plus qu’un souvenir et l’on se demande même si cesouvenir est bien réel tant il semble merveilleux.
…… … … … … . .
Peu après notre arrivée dans l’île, l’Empereurnous organisa, comme si nous devions connaître encore l’âpre joiedes batailles. Il nous forma en un bataillon qu’il divisa en sixcompagnies, avec un état-major, une compagnie de marins, et unescadron de lanciers polonais. C’était une bien petite armée à lavérité et nous avions conscience de n’être plus que des figurantsdestinés à donner à l’ancien souverain le spectacle de sa gloirepassée, peut-être l’illusion d’une revanche.
Bien que séparé de sa famille qu’il aimaitvraiment, quoi qu’en aient dit certains, il montrait un visagecalme, une tranquillité d’esprit qui n’était sans doutequ’apparente mais il avait une telle force d’âme qu’il savaitdominer la douleur morale comme la douleur physique.
Maintenant, nous le voyions assez souvent, ilvenait même causer avec nous, et se montrait ;particulièrement aimable envers les légionnaires (et nous étionsnombreux dans l’île). Trois fois par semaine, nous faisionsl’exercice, et, tous les dimanches, il y avait une revue. N’étaitle décor nouveau qui nous entourait, on se serait cru transportédans la cour du Carrousel, au temps de la toute-puissance duMaître. Tout se passait comme autrefois, aux mêmes heures, et lesmêmes vivats le saluaient quand il paraissait. À force de crier,nous arrivions à nous griser et à oublier pour un instant que nousn’étions que des soldats de parade dont les armes ne serviraientplus à rien. L’Empereur suivait nos manœuvres avec une grandeattention.
Parfois nous le rencontrions dans l’île où ilfaisait sa promenade accompagné de quelques officiers.
Un jour que j’étais assis prés d’un champd’oliviers, il vint à passer, sur la route, à quelques pas de moi.Je me levai aussitôt et le saluai. Il me regarda en souriant,s’approcha et me dit, en me pinçant l’oreille, ce qui était chezlui une marque d’amitié :
– Eh bien, sergent, que fais-tu là ? Tut’ennuies, n’est-ce pas ?
– Non, Sire.
– Voyons, sois franc.
– J’avoue que je ne m’amuse pas beaucoup…
– Il faut prendre le temps comme il vient… etsavoir attendre… savoir attendre… tout est là !
Il rejoignit un groupe d’officiers et s’enalla avec eux dans la direction de la mer.
Un de mes camarades, qui avait assisté de loinà ma courte entrevue avec l’Empereur, me dit en merejoignant :
– Il t’a parlé, hein ?
– Oui.
– À moi aussi il m’a parlé, pas plus tardqu’hier et il m’a dit… sais-tu ce qu’il m’a dit ?
– Comment le saurais-je ?
– Eh bien, il m’a dit : « Patiente,tu ne resteras pas longtemps ici. » Veux-tu parier qu’ilprojette quelque chose… Avec ce diable d’homme, il faut s’attendreà tout…
– Que peut-il faire maintenant, tout le mondel’a abandonné en France… même ses généraux ?…
– Tous heureusement ne sont pas commeAugereau… Ah ! oui, celui-là a été plus ingrat que les autres,et pourtant, à certain moment, si l’Empereur avait voulu… tuconnais l’affaire des fourgons ?… Enfin, ne parlons pas de ça…Pour en revenir à ce que m’a dit l’Empereur, je suis sûr qu’ilmijote quelque affaire… Tu n’as pas remarqué qu’il est toujours aubord de la mer… On dirait qu’il attend quelque chose… Parbleu, ilne va pas rester ici toute sa vie… surtout qu’il ne roule pas surl’or à ce qu’il paraît.
– Qui t’a dit cela ?
– Son premier valet de chambre… C’est uncamarade, nous sommes du même pays… Il a entendu une discussionentre l’Empereur et le résident anglais, tu sais ce grandescogriffe à favoris. Paraîtrait qu’on n’aurait pas tenu lespromesses du traité de Fontainebleau… On devait lui verser deuxmillions de pension, mais on n’en a rien fait… Tu penses,maintenant qu’il est là, et qu’on ne le craint plus, on lui tientla dragée haute…[10] mais ilva leur jouer le tour, tu verras…
Celui qui tenait ces propos était un sergentde grenadiers du nom de Bacheville. Il se disait parent d’un de nosofficiers, Barthélemy Bacheville, qui avait eu les pieds gelés enRussie et qui portait toujours de drôles de chaussures. CeBacheville (je parle du sergent) avait vaillamment fait son devoirdepuis 1809, date à laquelle il était entré dans l’armée. Il avaitla croix, c’était un brave, mais il était généralement détestéparce qu’il se vantait beaucoup et traitait durement ses hommes. Jel’avais peu vu jusqu’alors, et nous ne nous étions parlé que deuxou trois fois. J’eusse peut-être évité sa compagnie, mais comme ilavait beaucoup connu Rebattel, j’étais heureux de parler avec luide mon pauvre ami.
J’avais plus de sympathie pour un autresergent, un Parisien nommé Manjoux, que l’on avait surnommé« Trompe-la-Mort » à cause de sa maigreur. Celui-là étaitun joyeux vivant qui, sans en avoir l’air, était d’un courage àtoute épreuve. Il avait pris un drapeau autrichien à la bataille deWagram et avait été, pour ce fait, décoré par l’Empereur sur lechamp de bataille Nous nous rencontrions souvent. Manjoux étaittoujours très gai, et avait une façon, si comique de débiter seshistoires que l’Empereur lui-même prenait souvent plaisir àl’entendre.
Chaque fois qu’il le rencontrait, il luidisait :
– Eh bien, Manjoux, quand prends-tu un nouveaudrapeau ?
– Cela ne dépend que de vous, Sire, répondaitinvariablement le joyeux drille.
Une certaine familiarité s’était établie entreeux. L’Empereur adorait les gens gais et ne dédaignait pas deplaisanter. Il était assez enjoué de sa nature et très taquin, maisses accès de gaîté ne duraient guère et il était vite repris parses préoccupations.
Sa mère et la princesse Pauline Borghèseétaient venues partager son exil, mais la vie n’était pas gaie àl’île d’Elbe ; aussi ces dames, pour se distraire,donnaient-elles quelquefois des bals auxquels assistaient lesofficiers.
L’Empereur avait d’abord protesté contre cesréjouissances, mais Pauline avait tellement insisté, et de façon sicaressante, qu’il avait laissé faire. Il finit même pas assister àces soirées, ce qui fit dire au résident Niel Campbell « queNapoléon prenait fort bien son exil et qu’il oubliait facilementles milliers d’hommes qu’il avait fait tuer ».
Niel Campbell avait manqué deperspicacité ; il aurait dû, au contraire, se méfier de cettegaîté qui n’était qu’apparente et cachait peut-être d’obscursprojets. Son gouvernement ne manqua pas, dans la suite, de lui enfaire la remarque.
L’Empereur était tenu au courant de ce qui sepassait en France par des officiers de tous grades qui venaient luirendre visite à l’île d’Elbe. On lui apportait régulièrement leMoniteur.
Un dimanche soir, un inconnu débarqua àPorto-Ferrajo et se rendit auprès de Napoléon. Je n’ai jamais pusavoir quel était cet homme, qui ne resta que peu de temps dansl’île. Après son départ, les manœuvres et les revues reprirent deplus belle.
– M’est avis, me dit un matin Manjoux, qu’ilse prépare un coup. L’Empereur est toujours en conférence avec sesofficiers, et le général Bertrand ne fait qu’aller et venir du portà la ville…
– Tu crois à une prochaine manifestation, luidis-je, mais que veux-tu que fasse l’Empereur ?…
– Je te dis qu’il se prépare… Depuis un mois,il y a des bateaux qui abordent ici la nuit… L’autre soir on acommandé des hommes pour aller chercher des caisses à bord d’unbâtiment… Tu verras, avant peu, y aura de« l’ognon »[11].
– Tant mieux, car la vie devient monotone ici.Les gens nous regardent d’un mauvais œil… on dirait qu’ils seméfient de nous.
– Et ils n’ont pas tout à fait tort, car il ya pas mal de chapardeurs parmi nos camarades et plusieursréclamations ont déjà été adressées au Résident…
…… … … … … . .
Manjoux était bien renseigné ; desnavires venant de Naples, de Gênes et d’Alger débarquaientfréquemment des caisses qui disparaissaient aussitôt. Un mouvementinaccoutumé régnait autour de nous. L’Empereur se montrait plusfréquemment et paraissait fort agité. Il y eut, une après-midi,inspection générale des armes.
– Je t’avais bien dit, fit Manjoux, que l’onpréparait quelque chose…
– Tu ne supposes pas que nous allons nousembarquer pour la France ?
– Qui sait ?
– Mais ici l’Empereur est surveillé.
– On supprimera s’il le faut ceux qui lesurveillent…
– Ça sera difficile.
– Certes, mais ce qui sera plus difficile cesera de débarquer en France, car tu penses bien que les côtes sontgardées…
– On ne peut tout de même pas mettre destroupes tout le long du littoral… Enfin, on verra… moi je suisprêt.
– Et moi aussi, parbleu !… Mais celui quirisque gros dans tout cela, c’est l’Empereur… S’il manquait soncoup, cette fois, on l’enverrait dans une île au bout du monde.
Un mois passa. Le calme était revenu et jesupposai que l’Empereur avait renoncé à son projet. D’ailleursavait-il jamais eu l’intention de quitter l’île d’Elbe ?Peut-être lui avions-nous prêté des desseins qu’il n’avait pas.Cependant, en y réfléchissant bien, il semblait inadmissible qu’ilse résignât à vivre en exil… Cet homme au caractère impétueux, quiavait fait trembler le monde, devait finir par un coup d’éclat. Ilétait impossible d’admettre qu’il attendrait tranquillement la mortdans la retraite qu’on lui avait imposée.
Manjoux, qui rôdait partout, et était au mieuxavec un des valets de chambre de l’Empereur, essayait bien derecueillir quelques renseignements, mais rien ne transpirait desprojets de Napoléon. Tout était maintenant mystérieux et cependantnous pressentions qu’un grand événement allait se produite.
Il se produisit, en effet, et plus tôt quenous ne le supposions. Une nuit (c’était, il m’en souvient, ledimanche 26 février), la princesse Pauline donnait un bal où tousles officiers se trouvaient réunis ; dans l’après-midi, lerésident anglais, Niel Campbell, était parti pour Livourne.Napoléon n’était plus surveillé que par les officiers anglais quiavaient été conviés au bal… Celui-ci battait son plein, etl’Empereur se tenait dans les salons, distribuant des poignées demain, ayant un mot aimable pour chacun, quand nous fûmesbrusquement alertés.
Les officiers circulaient dans nos chambres etdisaient : « Prenez vos armes… prenez tout votrefourniment de campagne… nous partons !… »
Pendant ce temps, le bal continuait ; onentendait la musique et l’on voyait, derrière les fenêtresbrillamment illuminées, passer et repasser les couples desdanseurs… Nous fûmes à la hâte dirigés vers le port où un grandbrick et d’autres bateaux attendaient et nous embarquâmes à lalueur des falots.
Nous ne nous doutions pas à ce moment quel’Empereur était au milieu de nous. Quand nous le reconnûmes, ilnous dit d’un ton décidé : « Grenadiers, nous allons enFrance… » Et il ajouta, presque aussitôt : « àParis ». Quelques exclamations de joie s’étant élevées, ilnous recommanda le silence. J’étais tout près de lui, et jel’entendis qui disait au général Bertrand : « Le sort enest jeté ! »
Au loin, la musique du bal continuait à sefaire entendre ; elle nous arrivait portée par le vent.
Bientôt le brick se mit en marche, toutesvoiles dehors, suivi de quatre autres bâtiments. C’était un fortbateau qui s’appelait l’Inconstant. Lorsque nous lesentîmes glisser silencieusement sur la mer, nous nous mîmes àdanser de joie… Nous nous embrassions, nous faisions milleextravagances, comme de véritables enfants.
Les lumières de la ville disparurent peu àpeu, et le brick, poussé par une brise favorable, se mit à filer àbelle allure. Nous apercevions l’Empereur, assis dans la cabine ducapitaine faiblement éclairée ; il avait avec lui les générauxDrouot et Bertrand qui se penchaient de temps à autre, sans doutepour consulter quelque carte.
– Tu vois, me dit Manjoux, ça y est… Tu pensesbien que toutes ces allées et venues que nous avions remarquéesavaient un but… Le capitaine Hector vient de m’apprendre que lebateau est plein de munitions… Tout cela est venu de Gênes etd’Alger… Nous sommes pourvus et nos fusils ne manqueront pas depoudre… Paraît même que nous avons des canons… Ah ! mon vieux,tu t’imagines la surprise des « Cocardes blanches » quandelles nous verront débarquer. Ce gros poussah de comte de Provenceest en ce moment bien tranquille aux Tuileries, mais il ne se doutepas de ce qui va lui tomber dessus…
– Tu oublies, répondis-je, que nous ne sommesqu’une poignée d’hommes…
Manjoux cligna de l’œil d’un airmalicieux.
– Tu dois bien supposer que l’Empereur sait cequ’il fait… Dans l’île, il n’était pas sans nouvelles de Paris…Souvent y a des officiers qui sont venus lui rendre visite… ils ontdû le mettre au courant, lui dire qu’on l’attendait, sans quoi ilne se serait pas risqué à tenter un coup pareil. À peineserons-nous débarqués qu’on le portera en triomphe…
– Nous ne sommes pas encore arrivés…Maintenant, c’est la nuit, tout marche à souhait, mais au jour nouspourrions bien faire de mauvaises rencontres.
– Eh bien, on se défendra… À quoi ça nousservirait-il alors d’avoir des fusils ?…
– Les autres auront sans doute des canons…
– Bah ! nous aussi nous en avons,paraît-il.
– Je ne les ai pas vus…
– Ils doivent être dans l’entrepont.
– Oui, dit un grenadier qui se trouvait prèsde nous, je les ai vus… et ils ont un ventre, je ne vous dis queça…
– Et des canonniers ?
– Y en a parmi nous et de raides.
La nuit se passa en conversations. Chacunvoulait donner son avis sur l’événement, et certains, qui seprétendaient renseignés, émettaient des suppositions stupides.
Cependant le vent devint contraire et, àl’aube, nous n’avions parcouru que six à sept lieues. Au loin, nousapercevions des navires. Il y eut parmi les marins une certaineagitation et l’un d’eux murmura : « Nous allons êtreobligés de retourner à Porto-Ferrajo ».
Ah ! celui-là ne connaissait pasl’Empereur ! Il irait jusqu’au bout quoi qu’il dût arriver. Iljouait sa dernière carte. Depuis quelque temps, il se tenait àl’avant, sa longue-vue à la main…
Son attention était retenue par des naviresqui se trouvaient à une assez grande distance. Nous crûmes toutd’abord qu’ils venaient sur nous, mais ils se perdirent bientôtdans l’est. L’Empereur retourna dans sa cabine, et nous nousécartâmes pour le laisser passer. Il était tout souriant, et répétaà trois ou quatre reprises : « Patience, mes enfants,nous arriverons bientôt ». De chaudes acclamationsaccueillirent ces paroles, mais il y eut peu après une vive émotionà bord… On venait d’apercevoir deux frégates et un bâtiment deguerre français, que l’on reconnut pour être le Zéphyr,venait droit sur nous. L’Empereur, que l’on avait prévenu, reparutsur le pont, regarda quelques instants, et nous donna l’ordred’enlever nos bonnets à poil qui nous signalaient de loin àl’ennemi, car, si étrange que cela pût paraître, ce navire françaisétait maintenait un ennemi. Quand il se fut rapproché, l’Empereur,qui ne le quittait pas des yeux, dit à Drouot : « Faitescoucher les hommes sur le tillac ».
Et il attendit, le visage à demi enfoui dansle collet d’une redingote brune qu’il avait adoptée pour le voyage.Bientôt les deux bâtiments furent presque bord à bord. Le capitainesalua :
– Vous venez de l’île d’Elbe ?
– Oui… répondit le commandant del’Inconstant.
– Comment se porte l’Empereur ?
– Très bien.
– Ah ! tant mieux !
Et le brick s’éloigna. L’Empereur rit beaucoupde cet incident.
– Les voilà, maintenant, dit-il, renseignéssur ma santé…
La nuit était venue. Nous nous étendîmes surle pont, enroulés dans nos manteaux ; d’autres descendirentdans la batterie. Le froid était vif, le temps couvert…L’Inconstant qui avait maintenant vent arrière coupaitvictorieusement l’eau de son étrave ; mais, vers le matin, labrise changea tout à coup et il dut su remettre à louvoyer. Nousn’aimions guère cette allure qui nous faisait parfois penchertantôt d’un côté, tantôt de l’autre, ce qui nous obligeait à nouscramponner à tout ce qui se trouvait sous notre main. Un de noscamarades, qui se tenait debout près du bastingage, faillit même,dans un coup de roulis, être emporté à la mer et, si un matelot nel’eût retenu, il prenait un bain qui eût pu lui être fatal.
– Eh bien, mon vieux, lui dit ce farceur deManjoux, tu voulais donc nous quitter…
L’homme qui appartenait à la garde à chevalpolonaise prit mal cette innocente plaisanterie, et se mit àvociférer en protestant de façon ridicule de son dévouement àl’Empereur.
Il régnait d’ailleurs une certaine animositéentre les Polonais et nous. Ils se montraient très fiers de leursbeaux uniformes, et méprisaient les autres soldats, mais surtoutles fantassins… Je dois reconnaître qu’en certaines affaires ilss’étaient bien comportés, mais rien ne les autorisait cependant àse croire supérieurs à nous. Ils étaient de plus très susceptibles,ainsi qu’on a pu le voir, et comme ils comprenaient imparfaitementnotre langue, cela donnait lieu très souvent à de vivesdiscussions, quelquefois même à des rixes.
Le lendemain matin, nous découvrîmes encore unnavire, mais il passa assez loin de nous.
Vers dix heures, l’Empereur sortit de sacabine et demanda quels étaient ceux qui savaient écrire Je meprésentai. Nous n’étions pas nombreux.
– Mes enfants, dit-il, vous allez écrire sousma dictée.
Nous nous procurâmes, non sans peine, plumeset crayons. Un Parisien ingénieux fabriqua de l’encre avec unmélange quelconque ; ceux qui n’avaient pas de plumes enconfectionnèrent avec de petits morceaux de bois qu’ils taillèrentà leur extrémité.
L’Empereur commença de dicter. Quand nous,eûmes terminé, nous passâmes nos feuilles à d’autres camarades quiles recopièrent à plusieurs exemplaires.
Et le spectacle était curieux de tous ceshommes écrivant, les uns couchés à plat ventre, les autres tenantleurs feuilles sur le dessus de leurs shakos.
Ces proclamations étaient datées du Golfe Juanoù nous allions débarquer.
Quand elles furent toutes prêtes, le généralDrouot les recueillit, les examina, corrigea certaines fautes, puisles fit placer dans une grande sacoche de cuir.
Au fur et à mesure que nous approchions de lacôte, notre inquiétude grandissait car nous nous demandions si l’onn’était pas déjà au courant en France du retour de Napoléon, et sinous n’allions pas trouver des canons braqués sur nous à l’heure dudébarquement.
Quelle honte pour l’Empereur si, à peine àterre, il allait être saisi et fait prisonnier… Pour s’emparer delui, il faudrait nous passer sur le corps et nous tuer jusqu’audernier, mais l’affaire n’en serait pas moins manquée.
Manjoux à qui je communiquai mes craintesétait plus confiant que moi.
Il était persuadé que les troupes, quis’étaient vues obligées d’adopter la cocarde blanche, nemanqueraient pas, lorsqu’elles apercevraient l’Empereur, d’arborerl’aigle et la cocarde tricolore.
Je voulais, moi aussi, espérer que la vue decelui qui les avait conduits tant de fois à la victoire soulèveraitchez les soldats l’enthousiasme d’autrefois, mais il fallaitcompter sans les nouvelles recrues, celles qui n’avaient pas encorevu Napoléon, et qui obéissaient à des chefs choisis parmi lesofficiers royalistes.
Beaucoup de généraux, nous le savions, avaientabandonné l’Empereur après son abdication… Consentiraient-ilsaujourd’hui à appuyer une tentative dont le résultat semblait assezdouteux ?
– Rappelle-toi, me dit Manjoux, commentl’Empereur sait parler à ses troupes… Dès qu’il aura seulementouvert la bouche, tu verras toutes les cocardes blanches tomber àterre comme de la neige… Si nous avons la chance d’atteindre unegrande ville, sans être arrêtés, nous irons jusqu’à Paris, et nousserons bientôt plus de cent mille.
L’Empereur, qui se trouvait derrière nous etque nous n’avions pas entendu venir, posa soudain sa main surl’épaule de Manjoux :
– Tu as raison, lui dit-il… nous serons mêmeplus de cent mille…
Nous saluâmes, un peu gênés, mais l’Empereurqui vit notre trouble nous rassura en disant :
– Avec des gaillards comme vous, nousn’aurions même pas besoin d’être cent mille pour reconquérir laFrance…
Le 1er mars, nous abordâmes la côtefrançaise au Golfe Juan et établîmes notre bivouac dans un champd’oliviers.
Les paysans, étonnés d’abord, se rassurèrentpeu à peu.
Il y avait parmi nous quatre grenadiers quiétaient d’Antibes, et qui se chargèrent de les renseigner, enemployant leur patois. Bientôt l’Empereur reçut une délégation à latête de laquelle se trouvait un ancien sergent de voltigeurs quiavait perdu une jambe à Eylau. Il voulait à toute force noussuivre, malgré son infirmité, et quand on lui eut fait comprendreque c’était impossible, il pria l’Empereur d’engager son neveu, unjeune homme de dix-huit ans qui fut agréé aussitôt.
– Voilà déjà du renfort, me dit Manjoux enriant…
L’Empereur voulut d’abord s’assurer lagarnison d’Antibes, et envoya une trentaine de grenadiers enparlementaires, avec la consigne de se présenter comme déserteurset de séduire les troupes, mais on les attendit vainement. Sansdoute s’étaient-ils mal acquittés de leur mission ou avaient-ilsété suspects dès leur arrivée. Il fallut renoncer à s’adjoindre lessoldats d’Antibes.
À la nuit, nous nous mîmes en route ; leslanciers polonais qui nous accompagnaient portaient leur selle surle dos, en attendant qu’ils pussent trouver des chevaux. Nous fîmesle premier jour dix lieues sans nous arrêter, étapeparticulièrement difficile dans un pays fort accidenté. Bien quenous eussions perdu à l’île d’Elbe l’habitude de la marche, nousaccomplîmes cependant ce tour de force, car c’en était un.
Le 5, nous arrivions à Gap et, là, l’Empereurfaisait imprimer les proclamations qu’il avait dictées à bord del’Inconstant.
Il y en avait deux : une à l’armée, uneautre au peuple français.
Je ne reproduirai ici que celle quis’adressait aux soldats, et qui est peut-être une des plus bellesque l’Empereur ait lancées :
« Soldats !
Nous n’avons pas été vaincus. Des hommessortis de nos rangs ont trahi nos lauriers, leur pays, leur prince,leur bienfaiteur. Dans mon exil, j’ai entendu votre voix ; jesuis arrivé à travers tous les obstacles et tous les périls. Nousdevons oublier que nous avons été les maîtres des nations, maisnous ne devons pas souffrir qu’aucune se mêle de nos affaires. Quiprétendrait être le maître chez nous ? Reprenez ces aigles quevous aviez à Ulm, à Austerlitz, à Iéna, à Montmirail ! Lesvétérans de l’armée de Sambre-et-Meuse, du Rhin, d’Italie,d’Égypte, de l’Ouest, de la gendarmerie sont humiliés. Venez vousranger sous les drapeaux de votre chef, et la victoire marcheraencore au pas de charge. L’aigle avec les couleurs nationalesvolera de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame. Dansvotre vieillesse, entourés et considérés de vos concitoyens, ilsvous entendront avec respect raconter vos hauts faits, et vouspourrez dire avec orgueil : « Et moi aussi je faisaispartie de cette grande armée qui est entrée deux fois dans les mursde Vienne, dans ceux de Rome, de Berlin, de Madrid, de Moscou, quia délivré Paris de la souillure que la trahison et la présence del’ennemi y ont empreinte ».
Quand il affirmait que « l’aigleimpériale volerait de clocher en clocher jusqu’aux tours deNotre-Dame », il disait vrai.
Accueilli d’abord avec plus d’étonnement qued’enthousiasme, il vit les populations s’animer au fur et à mesurequ’il avançait. Lorsqu’il eut traversé la Durance, il commença àrecevoir des renforts.
Le 7, comme nous entrions dans le départementde l’Isère, nous rencontrâmes un bataillon qui nous accueillitbientôt avec transport. Ce bataillon hésitait d’abord. Napoléons’approcha, et découvrant sa poitrine : « S’il en est unqui veuille tuer son Empereur, il le peut, me voici ! »,s’écria-t-il.
Des cris de : « Vivel’Empereur ! Vive Napoléon ! » lui répondirent.Manjoux exultait.
– Hein ? me dit-il, tu constates quej’avais raison, quand je te disais que notre voyage de la côteméditerranéenne à Paris serait un voyage triomphal… Partout où nouspasserons, nous serons reçus à bras ouverts, et les officiersroyalistes ne parviendront pas à retenir leurs troupes.
– Oui, répondis-je, tu avais raison, maist’es-tu demandé ce qui arrivera une fois que nous serons àParis ?
– Parbleu ! c’est bien simple !l’Empereur réorganisera son armée et courra sus aux Russes, auxAutrichiens… et aux Prussiens. Ah ! nous assisterons encore àde beaux combats, tu peux en être sûr… et qui sait, nousdécrocherons peut-être bientôt nos galons d’officier.
– Oh ! moi, je me contente de mes deuxsardines et de ma croix.
– Alors, tu ne voudrais pas êtreofficier ?
– À quoi bon ? Comme sergent, j’estimeque je rends autant de services. Pour être officier, vois-tu, ilfaut des qualités que je n’ai pas.
Manjoux haussa les épaules :
– Les seules qualités pour un officier,dit-il, c’est d’avoir du courage et de l’audace… Vois donc ceux quiont obtenu de hauts grades, est-ce que tu crois que ce sont deshommes autres que nous ?… Aujourd’hui les grades nes’obtiennent plus par faveur, mais à la force du poignet. Lemoindre fils du peuple peut devenir maréchal de France… et lapreuve… nous l’avons eue plus d’une fois sous les yeux :Augereau, fils d’un domestique ; Lefebvre, fils d’unmeunier ; Murat, fils d’un laboureur ; Drouot, fils d’unboulanger ; Masséna, fils d’un vigneron… et j’en oublie…
– Mon cher Manjoux, tu me sembles bienambitieux.
– Oh ! moi, vois-tu, je vise toujoursplus haut… ça n’est pas défendu, n’est-ce pas ?
– Bien sûr… On te verra peut-être un jourmaréchal de France, et duc de quelque chose…
– Ne te moque pas de moi, Bucaille… je n’aipas tant de prétentions, mais je deviendrais chef de bataillon ousimplement capitaine, que cela ne me déplairait pas… En tout cas,si j’obtiens les galons de lieutenant, ça me permettra de vider unevieille querelle…
– Que veux-tu dire ?
Un ordre lancé par notre commandant noussépara l’un de l’autre.
Nous approchions de Grenoble, il fallait êtreprêts à toute éventualité.
C’était, nous l’apprîmes, le général Marchandqui défendait cette ville.
Bientôt nous vîmes approcher des troupes.Est-ce que celles-là allaient aussi faire leur soumission ?Quand elles ne furent plus qu’à une centaine de mètres, le colonelqui les commandait arbora l’aigle et la cocarde tricolore et sonrégiment nous rejoignit en criant : « Vivel’Empereur ! »
Ce régiment était le 7e de ligne,et son colonel, François Huchet de La Bedoyère, que les Bourbonsdevaient faire fusiller quelques mois plus tard. Dès que nousarrivâmes à Grenoble, les portes de cette ville étaient fermées,mais la garnison nous attendait. Il y avait là le 4ed’artillerie, dans lequel l’Empereur avait été officier, etl’esprit qui animait ce régiment ne pouvait qu’être favorable.Bientôt ce fut de la frénésie : les portes de la ville avaientété brisées par les habitants eux-mêmes ; soldats et civilsfraternisaient.
Napoléon était maintenant sûr du succès, etnous arriverions à Paris sans tirer un coup de fusil.
Dans l’espace de six jours, nous avions faitquatre-vingts lieues, sur des routes souvent défoncées, et dans unesaison où la pluie et la boue ne sont point rares. Il y a, jecrois, peu d’exemples dans l’histoire d’une marche aussirapide.
Avant de quitter Grenoble, l’Empereur passa enrevue la garnison. Quand il fut devant le front du 4ed’artillerie, il s’arrêta et s’adressant aux canonniers :« C’est parmi vous, dit-il, que j’ai commencé le métier de laguerre ; je vous aime tous comme d’anciens camarades. Je vousai suivis sur le champ de bataille, et j’ai toujours été content devous ; vous et toute l’armée serez contents de moi. Lessoldats ont retrouvé en moi un père ; ils peuvent compter surles récompenses qu’ils ont méritées. »
En un instant toutes les troupes avaientarboré la cocarde tricolore et ce n’étaient point des cocardesneuves, mais des vieilles, salies, usées qui avaient vu plus d’unefois le feu de l’ennemi. Chaque soldat avait naguère caché lasienne dans son sac, comme une relique et tous étaient heureux depouvoir la montrer maintenant, pour prouver à l’Empereur qu’ilscomptaient bien le revoir à leur tête.
Nous continuâmes notre marche, acclamés parles populations.
Partout, à notre approche, dans les moindresvillages comme dans les plus grandes villes, les cloches sonnaienten notre honneur.
Un enthousiasme que nous n’avions peut-êtrejamais ressenti nous emportait tous, nous soulevait d’un soufflehéroïque. Nous étions fiers de suivre l’Empereur, et pas un de nousmaintenant ne doutait de la victoire.
Manjoux était venu me rejoindre, et nousmarchions tous deux côte à côte…
– Eh bien, lui dis-je, et cettequerelle ?
Il me regarda, étonné, puis sesouvenant :
– Ah ! oui… c’est vrai, je n’ai pas finimon histoire… tu tiens à la connaître ?
– Dis toujours, cela fera passer le temps.
– Oui… Eh bien ! si je tiens tant àavancer en grade, et à décrocher au moins les galons de lieutenant,c’est pour demander raison à un homme que tu connais.
– Et qui donc ?
– Le lieutenant Gérard…
– Bien sûr que je le connais, nous l’avonsmême à quelques pas devant nous… Il n’a pas la réputation d’être unméchant homme… Que t’a-t-il fait ?
– Cela remonte à 1809… c’est-à-dire à six ansdéjà… c’était la veille de la bataille de Wagram… Gérard étaitsergent, et moi simple caporal… nous avions été bien ensemblejusqu’alors, mais voilà-t-il pas qu’il s’avise de me donner unordre, et comme je n’avais pas entendu, il se met à m’en débiter,fallait voir… j’ai riposté comme de juste, et alors, tu ne sais pasce qu’il m’a dit… il m’a dit : « J’ai bien tort dediscuter avec un idiot comme toi ». Idiot, ma foi, c’était pasun compliment, bien sûr, mais enfin j’aurais passé là-dessus, quandil a ajouté : « C’est pas dans les voltigeurs que tudevrais servir (à ce moment je n’étais pas encore dans la Garde) tudevrais appartenir au régiment des riz-pain-sel ».
Pour une injure, c’en était une… il avaitl’air de me dire que j’étais bon à rien, quoi ! C’est deschoses qu’on n’oublie pas quand on a un peu de cœur au ventre… Lelendemain j’enlevais un drapeau autrichien… c’était une bonneréponse, hein ? J’aurais cru que Gérard m’aurait au moinscomplimenté, mais sais-tu ce qu’il m’a dit… Oh ça ! parexemple, c’était le comble… il a dit « que les Autrichiensavaient f… le camp, en abandonnant leur drapeau sur le champ debataille, et que je n’avais eu qu’à le ramasser. » Alors, jelui ai répondu : « Si nous avions le même grade, vous merendriez raison de ce que vous venez de me dire, ça viendrapeut-être un jour. » Comprends-tu, maintenant, pourquoi jedésire si vivement avancer en grade ? Quand il a vu qu’on menommait sergent et qu’on me donnait la croix, il a failli en faireune maladie… car lui, il ne l’a pas la croix… je ne sais même pascomment il est parvenu à se faire nommer lieutenant… On dit qu’ilest protégé par le prince Eugène… Depuis, il a cherché à renoueravec moi, parce qu’il sait bien que je le retrouverai un jour, maismoi je n’ai pas oublié… M’accuser d’avoir ramassé un drapeau, quandj’ai attrapé quatre blessures pour m’en emparer, et que j’ai failliavoir le poignet coupé !… Ça se paye, ces choses-là. Est-ceque tu n’es pas de mon avis ?
– Je ne puis que t’approuver.
– Eh bien ! avant peu, tu verras un beauduel… Ah ! je ne le ménagerai pas, je te prie de le croire… etil le sait bien, l’animal, car, pendant que nous étions à l’îled’Elbe, il ne quittait pas la salle d’armes.
– Il se peut que tu attendes longtempsencore.
– Non… À la prochaine affaire, je décrocheraimes galons… j’en suis sûr… l’Empereur me connaît, tu as vu que,là-bas, il ne dédaignait pas de causer avec moi… Un jour, il m’amême demandé : « Qu’est-ce que tu désirerais,Manjoux ? » « Moi, Sire, que je lui ai répondu, jedésirerais devenir officier. » Alors, il a souri, et a ditcomme ça : « C’est dans les choses possibles, monbrave. »
– Donc, tu as des chances…
– Oui, n’est-ce pas ? À la prochainebataille je veux faire une action d’éclat ou crever.
Là-bas, à Paris, quand on avait apprisl’arrivée de Napoléon, le Roi avait rendu une ordonnance quimettait « l’Usurpateur hors la loi » et le duc d’Orléans,secondé par le maréchal Macdonald, était parti en toute hâte pourLyon.
Le duc d’Angoulême, le maréchal Masséna, lesgénéraux Marchand et Duvernet devaient de leur côté couper laretraite à l’Empereur…
Le 11 mars, tandis qu’on annonçait à Paris queNapoléon avait été battu, il entrait à Lyon à la tête de l’arméeenvoyée pour le combattre.
Il établit dans cette ville son quartiergénéral et nous pûmes enfin prendre un peu de repos.
Le succès était maintenant assuré. Chaque jourles royalistes se voyaient abandonnés. Le maréchal Ney se trouvaità Lons-le-Saunier et avait reçu l’ordre de marcher contrel’Empereur, mais celui-ci lui fit écrire par le général Bertrand,et le « brave des braves » publiait bientôt un ordre dujour dans lequel il « engageait ses troupes à se rallier àNapoléon ».
Le 20 mars, nous entrions dans Paris que leRoi venait de quitter précipitamment. L’Empereur reprenaitpossession de sa bonne ville, au milieu des vivats et desacclamations. Le peuple était dans les rues formant la haie sur lepassage des troupes, et nous saluait des cris de : « ViveNapoléon !… Vive l’armée !… »
Le captif de Fontainebleau, le fugitif del’île d’Elbe triomphait de ses ennemis.
Le lendemain, il passait ses troupes en revue,entouré des généraux Bertrand, Cambronne et Drouot, qui l’avaientsuivi en exil.
« Soldats, dit-il, en s’avançant sur lefront de bandière, je suis venu avec six cents hommes en France,parce que je comptais sur l’amour du peuple et sur le souvenir desvieux soldats. Je n’ai pas été trompé dans mon attente. Soldats, jevous remercie. La gloire de ce que nous venons de faire est tout aupeuple et à vous. La mienne se réduit à vous avoir connus etappréciés. »
Nous étions revenus aux beaux jours del’Empire. Napoléon était bien décidé, paraît-il, à conserver lapaix, mais les armées alliées n’étaient pas encore licenciées.
La coalition fut bientôt reformée, et onzecent mille hommes s’avançaient contre la France, pendant que Muratqui venait de perdre son royaume accourait auprès de l’Empereur, enlui demandant pardon de l’avoir abandonné dans sa disgrâce et enjurant de lui rester fidèle.
Forcé de faire la guerre, Napoléon se préparaavec une extraordinaire rapidité. Il publia un décret rappelantsous les drapeaux tous les hommes qui les avaient quittés. Lesmilitaires en retraite furent invités à entrer dans des bataillonsspéciaux. On procéda ensuite à la levée des conscrits de 1815. Le1er Juin, l’armée comptait 277,000 hommes présents sousles drapeaux. La coalition, de son côté, avait plus d’un million desoldats. Les chances de l’Empereur consistaient dans le déploiementexagéré des armées ennemies qui ne leur permettait pas de se masserrapidement sur un point donné.
Pendant que se faisaient tous ces préparatifs,les « vieux », c’est-à-dire ceux qui, comme moi, avaientdéjà combattu, étaient à peu près libres. Nous nous promenions dansParis, avec autant de fierté qu’à notre retour de campagne.
Je dois dire cependant que dans certainsquartiers nous recevions un accueil des moins sympathiques. Sil’Empereur avait dans la population parisienne de nombreuxpartisans, il avait aussi pas mal d’ennemis.
Pendant les quelques semaines qu’il étaitdemeuré au pouvoir, Louis XVIII n’avait pas ménagé les faveurs, etbeaucoup avaient obtenu des places et des sinécures que l’arrivéede l’Empereur leur faisait perdre.
Un jour que Manjoux et moi étions entrés dansun café de la rue Saint-Honoré, nous nous vîmes insultés par unedizaine d’individus qui, à en juger par leur mise, devaient êtredes bourgeois aisés :
– Pas de traîneurs de sabres ici, ditl’un.
– À la porte les soldats del’Usurpateur !…
Peut-être eût-il été plus sage de battre enretraite, mais la colère nous emporta, et nous répondîmes à nosinsulteurs en termes plutôt vifs.
Plusieurs d’entre eux qui avaient été soldatsnous provoquèrent, et je ne sais ce qui serait arrivé si la gardeque le patron du café était allé prévenir n’avait fait sonapparition. Cependant, Manjoux et moi ne voulions pas abandonner laplace, et il fallut toute la persuasion de l’officier de policepour que nous nous retirions.
Il arrivait aussi que dans la rue des gensarborassent devant nous, en manière de défi, des cocardes blanchesà leurs chapeaux. C’étaient les femmes qui se montraient en généralles plus acharnées contre l’Empereur, les mères qui avaient perduun fils à la guerre, les jeunes filles dont le fiancé avait ététué. Les préparatifs que l’on faisait, les recrues qui arrivaientchaque jour, effrayaient ceux qui avaient cru la paix revenue…
L’enthousiasme du début se refroidissait peu àpeu ; l’étoile de l’Empereur commençait à pâlir. Il étaittemps qu’il remportât victoire sur victoire.
À l’École militaire, où j’étais caserné, ilarrivait chaque jour, en même temps que les jeunes recrues, desvolontaires ou des militaires rappelés par le décret. Nousreconnaissions parfois d’anciens camarades, des hommes à lamoustache grise qui venaient reprendre du service. Je fis un matin,dans la cour, la rencontre d’un nommé Lebras, qui était venu avecnous en Russie ; il avait revêtu son vieil uniforme auxboutons ternis, mais semblait néanmoins très fier de sa tenue. Nousnous serrâmes la main ; il venait de Châlons et, en passantdans cette ville, il avait rencontré la Finette.
– Elle sera bientôt ici me dit-il. Elle atrouvé moyen d’acheter une voiture et un cheval, et bien qu’ellen’ait plus qu’un bras, faut voir comme elle conduit son attelage.Pendant l’exil de l’Empereur elle s’était retirée à Nangis, saville natale, car elle ne voulait pas servir sous les ordres duRoi… Ah ! c’est qu’elle est patriote, la Finette… mais àprésent on va la revoir sur les champs de bataille… car je croisque ça va chauffer encore, hein ?
– C’est probable.
– Tu ne sais rien ?
– Non… tout ce que je sais c’est qu’on seprépare ferme, et que nous allons bientôt entrer en campagne.
– Moi, j’ai répondu à l’appel de l’Empereur,et y en aura plus d’un comme moi… On ne pouvait pas l’abandonnertout de même, surtout au moment où il a besoin de tous ses soldats…Oh ! mais dis donc Bucaille, j’avais pas remarqué, t’as lebrimborion…
– Oui, je l’ai gagné à Montereau…
– C’est bien, ça… moi aussi, j’aurais pul’avoir le brimborion, mais chaque fois que j’accomplissais uneaction d’éclat, y avait jamais un officier pour me signaler… Dansces choses-là, comme dans tout, y a une question de chance,vois-tu.
– Bien sûr, fis-je en souriant…
– Et moi, j’ai jamais eu de chance, mais ça nem’a pas empêché tout de même d’accourir au premier appel… Le devoiravant tout, s’pas ? et Rebattel ?
– Mort !
– Ah ! le pauvre gars !… etglorieusement ?
– Peux-tu en douter ?
– C’était un dur à cuire, celui-là… il n’a pasprofité longtemps de ses galons de sous-lieutenant…
– Non… C’est souvent quand on a obtenu cequ’on désirait que l’on disparaît…
Lebras me demanda encore des nouvelles dequelques camarades, et nous nous séparâmes.
Je ne tenais guère à renouer avec lui, carc’était un garçon jaloux et médisant, et Rebattel, qui jugeait bienles hommes, ne l’aimait guère. Il appartenait de plus à cettecatégorie de soldats qui parlent beaucoup, mais font peu debesogne.
Ah ! mes amis… ils étaient devenusrares !… je n’avais plus que Manjoux aujourd’hui et je doisdire que, depuis que je le connaissais, je n’avais rien relevé chezlui qui pût me mettre en défiance… Il disait toujours carrément cequ’il pensait, et je ne l’avais jamais entendu tenir de mauvaispropos sur qui que ce fût.
Le hasard qui nous avait rapprochés devaitnous réunir longtemps peut-être, car Manjoux faisait partiemaintenant de notre compagnie. Je ne m’en plaignais pas :c’était un joyeux compagnon, toujours prêt à faire une partie ouune promenade, et nous devînmes deux inséparables.
Je remarquai toutefois que, du jour où je fusl’ami de Manjoux, le lieutenant Gérard, qui semblait autrefois biendisposé à mon égard, montra une certaine froideur et me fit mêmequelques réflexions que j’eus l’air de ne pas entendre, pour évitertoute discussion avec un supérieur.
L’Empereur continuait de reformer son armée,et l’on disait que s’il n’était pas attaqué avant le 1eroctobre il pourrait mettre sur pied huit cent mille hommes… Songénie infatigable et fécond ne l’avait pas abandonné dans laterrible crise qui se préparait. Son dessein était d’attendrel’ennemi, de manœuvrer avec cent cinquante mille soldats sur lesrives de la Seine et de la Marne, tandis que le camp retranché deParis fortifié par le général Haxo serait protégé par cent millehommes.
Malheureusement, au lieu de s’en tenir à ceplan qui avait été approuvé par les tacticiens, il écouta lesconseils de ceux qui l’entouraient et qui le pressaient d’ouvrir lepremier les hostilités.
Il s’en repentit plus tard, et l’on se demandecomment il a pu se laisser entraîner à ouvrir la campagne avec unearmée presque insuffisante. Il convient d’ajouter que la Vendée,excitée par l’Angleterre, s’était insurgée comme sous laRépublique. Il fallut envoyer vingt mille hommes contre cesnouveaux ennemis, et ce fut le général Lamarque qui prit ladirection de la campagne. Ces vingt mille hommes nous eussent étébien nécessaires, et peut-être leur appui aurait-il pu fairechanger la face des choses, mais on eût dit que déjà toutcontribuait à s’acharner contre l’Empereur.
Le 8 juin, au matin, nous apprîmes que nousallions partir.
Vers deux heures de l’après-midi, au moment oùnous nous apprêtions à quitter l’École militaire, j’aperçus dans lacour une charrette de cantinière, et, m’étant approché, je reconnusla Finette. Je sautai dans la voiture et embrassai la brave femme.Elle n’en revenait point et ne trouvait pas de mots pour exprimersa joie…
– Ce cher Bucaille, dit-elle enfin, vrai… çame fait joliment plaisir de te revoir… je ne connais presque pluspersonne parmi tous ceux qui sont là… Ils sont rares les vieux deRussie… Et Rebattel, est-ce qu’il est ici ?
– Non, répondis-je.
La Finette avait compris.
– Pauvre gars ! murmura-t-elle. Et sesyeux s’embuèrent de larmes.
– Il n’a pas souffert au moins ?
– Si… son agonie a été longue et douloureuse…La mort a eu bien de la peine à s’emparer de lui… J’ai assisté àses derniers moments.
Il y eut un silence. Nous nous regardions, laFinette et moi. Je tirai de ma poche la croix du défunt :
– Voilà, fis-je, ce qu’il m’a chargé de vousremettre… et il m’a dit : « Tu donneras cela à laFinette… c’est tout ce que j’ai de plus cher au monde… je ne peuxpas lui donner mieux… et tu l’embrasseras de ma part. »
La Finette éclata en sanglots.
Bien qu’elle affectât autrefois de rudoyerRebattel, elle avait toujours eu un faible pour ce grand gars, quiétait, devant elle, timide comme un enfant. Elle s’efforçait autantqu’elle le pouvait de réprimer le fâcheux penchant qu’il avait pourla boisson, et était presque arrivée, dans les derniers temps, à lerendre sinon sobre, du moins plus « décent », carempêcher complètement Rebattel de boire, il n’y fallait pas songer.Que de fois elle avait mis de l’eau dans l’eau-de-vie ou le vinqu’elle versait au pauvre sergent, mais, pour l’amour d’elle, ilavait l’air de ne pas s’en apercevoir, car il supportait tout de laFinette qui était pour lui la femme rêvée, celle à qui il espéraits’unir un jour, quand les guerres seraient finies.
La Finette avait pris la croix. Elle la baisaavec ferveur, comme on baise une médaille bénite… puis la tint surson cœur, en murmurant :
– Pauvre ami !… pauvre ami !… jecroyais cependant bien le revoir…
– Vous venez avec nous ? demandai-je,pour couper court à ce pénible entretien.
– Oui… pensais-tu que j’abandonnerais mesbraves, soldats et notre Empereur… Je vais vous suivre… mais ce queje vais te dire va peut-être t’étonner… eh bien… (elle hésita unmoment), eh bien, je ne crois plus à l’étoile de l’Empereur…
– Et pourquoi cela ?
– Je ne saurais le dire… c’est une idée quej’ai comme ça… il me semble qu’il n’est plus ce qu’il a été… etpuis il ne peut plus compter sur ses généraux… Tu as vu comme ilsl’ont abandonné, après l’abdication… Oui, presque tous, même lemaréchal Ney, le brave des braves…
– C’est vrai, mais le maréchal s’est rallié àl’Empereur… vous devez le savoir…
– Oui, pardi, j’ai appris ça… mais voyons,est-ce qu’il aurait jamais dû accepter de servir le Roi et mettre àson chapeau la cocarde blanche ?… Vois-tu, quand on faute unefois… on peut fauter deux… et moi je n’y crois pas beaucoup à tousceux qui ont tourné casaque et sont revenus après… À la bonneheure, Bertrand, Drouot et Cambronne… ceux-là sont des bons, desfidèles… Ah ! c’est égal, de la part du maréchal Ney, jen’aurais jamais cru chose pareille…
On se mettait en marche. Je serrai les mainsde la Finette et sautai à bas de la voiture en disant :
– Nous nous retrouverons là-bas…
– Oui, dit-elle… et tu sais, mon garçon, tupeux toujours compter sur moi… S’il ne reste qu’une goutte detafia, ce sera pour toi… Tu as toujours été un bon camarade… etpuis, tu étais son ami.
Elle ne prononça pas le nom de Rebattel, maisune larme perla de nouveau à sa paupière…
– Allons… au revoir !
Et du bras qui lui restait, la Finette saisitles rênes en criant :
– Hue, Grenadier !
Cinq jours après, nous arrivions à Avesnes.Les autres corps d’armée étaient en marche versPhilippeville[12].
L’ennemi n’était pas très loin. Wellington àla tête de cent dix mille hommes, avait établi son quartier généralà Bruxelles. Blücher était à Namur. Ses cantonnements occupaientles environs de Huy, Charleroi et Fleurus.
Napoléon, renseigné sur les positions des deuxgénéraux, avait calculé qu’il leur faudrait au moins deux jourspour opérer leur jonction, et il avait résolu de les attaquerséparément. Il devait réussir, et le 14 au soir, Blücher allaitêtre surpris, quand le général de Bourmont qui commandait unedivision du quatrième corps passa à l’ennemi avec le colonel dugénie Clouet et le chef d’escadron Villoutrey, écuyer del’Empereur.
Qui eût pu supposer chose semblable de la partdu général de Bourmont qui avait fait la campagne de Russie, celled’Allemagne, et qui, en 1811, au combat de Nogent avait, par savaleur, mérité le grade de général de division !
Pauvre Empereur ! Au moment où il auraiteu besoin de tous ses officiers, voilà qu’il était déjà trahi partrois d’entre eux !
Blücher, sur qui nous devions tomber àl’improviste, se trouva ainsi prévenu par ces transfuges, et sehâta de se rapprocher de l’armée anglaise, ce qui obligea Napoléonà modifier son plan d’attaque.
Nous marchions sur Charleroi avec l’Empereur,tandis que le général Pajol qui formait l’avant-garde nousprécédait avec Vandamme.
Le 15 nous campâmes dans une vaste plaineentre les deux armées ennemies que nous avions surprises, et dontnous gênions les communications.
Je retrouvai ce soir-là la Finette qui nousavait suivis, car on sait que la brave femme accompagnait toujoursles soldats jusque sur le champ de bataille.
Elle me reconnut à la lueur du falot suspenduà l’avant de sa voiture :
– Approche un peu, Bucaille, me dit-elle. Etelle me tendit un verre d’eau-de-vie. Comme d’autres s’étaientprécipités et réclamaient aussi leur part, elle leur dit :
– Chacun son tour, les enfants !… D’abordceux qui ont fait la campagne de Russie, les autres viendrontaprès…
Pour elle, les vétérans et ceux de Moscouétaient sacrés ; et elle estimait qu’ils devaient passer avantles autres.
Je lui présentai Manjoux qu’elle accueillitfort bien quand elle apprit qu’il avait enlevé un drapeau auxAutrichiens…
La distribution terminée (car la cantinièren’entendait pas verser à boire à d’autres que ceux du 2egrenadiers) elle me fit monter dans sa voiture avec Manjoux, etnous donna à chacun une tranche de pain beurré.
La plaine était obscure ; on n’apercevaitçà et là que quelques maigres falots qui répandaient une lueurterne à travers les lambeaux d’étoffe dont on les avait entourés.L’ennemi ignorait encore notre présence, il ne fallait pas qu’ilpût se douter que nous étions là.
– Tu vois, me dit la Finette… ça commence mal…Le pauvre Empereur, il aura bien de la peine à s’en tirer !…Paraît qu’il a encore été trahi.
– Oh ! ça n’a pas d’importance, réponditManjoux… ce n’est pas parce que deux ou trois incapables l’ontabandonné qu’il va perdre la partie… Il s’en tirera, vousverrez.
La Finette ne semblait pas convaincue. Elleavait de mauvais pressentiments, comme elle disait, et nous racontaun rêve qu’elle avait fait, la nuit précédente, pendant qu’elledormait dans sa roulotte. Elle avait vu l’Empereur entouré d’ungrand cercle de feu… Il était tête nue, sans épée, et l’aiglegisait, brisée, à ses pieds. Autour de lui, il n’y avait que desmorts, et encore des morts… Il était seul… et le cercle de feuavançait toujours.
– Bah ! fit Manjoux, s’il fallait croireaux rêves, on n’en finirait plus. Tenez, moi qui vous parle, j’aibien rêvé plus de dix fois que j’étais mort, et vous voyez, je suisencore là… Pour moi, les rêves, c’est de la blague… Si on pense àune chose dans la journée, il arrive qu’on y songe encore endormant…
La Finette secoua la tête d’un airentendu :
– Y a des choses, dit-elle, que nous necomprenons pas… Personne ne peut expliquer ça… Quand Théophile, monpauvre mari, est mort à Iéna, eh bien, la veille, j’avais étéavertie par un songe… Et vous savez bien, vous autres, que souvent,dans la nuit qui précède une bataille, y a des hommes qui voientdéjà la mort… Et ceux qui l’ont vue, qui ont été marqués par Elle,ne vivent pas vingt-quatre heures… C’est des faits prouvés, ça…
Nous nous gardâmes bien de contredire la bravefemme. Ce qu’elle racontait, nous avions d’ailleurs pu le constaterplusieurs fois, mais nous ne pouvions en tirer une précision.
– Bah ! fit Manjoux, si on doit y rester…un peu plus tôt, un peu plus tard, ça n’a pas d’importance… J’avouecependant que ça m’ennuierait joliment de passer de l’autre côté,avant de savoir le résultat de la grande affaire qui seprépare…
– Moi aussi, dis-je… Enfin, ne nous lamentonspas d’avance… Allons nous coucher…
– Oui, fit Manjoux, car demain, m’est avisqu’il y aura de « l’ognon ».
Nous prîmes congé de la cantinière etretournâmes au bivouac de notre compagnie. Nos camarades dormaientdéjà roulés dans leurs capotes.
– Ah ! vous voilà, vous, fit une voixrude… Je croyais que vous aviez déserté.
Celui qui nous parlait était le lieutenantGérard, la bête noire de Manjoux.
– Y a jamais eu de déserteurs dans ma famille,grommela ce dernier.
– Ni dans la mienne non plus, répondis-je…
Nous nous étendîmes sur le sol.
– Oh ! me dit Manjoux à voix basse, quelplaisir j’aurais à lui trouer la peau…
– Calme-toi, lui dis-je…
– Je suis calme, crois-le bien… mais je n’airien oublié…
Le lieutenant était couché à quelques pas denous. Un silence effrayant planait sur le camp. Tout à coup, unhomme se dressa, marmotta quelques paroles, puis se rendormit. Bienque nous fussions en juin, la nuit était fraîche, car il avait plula veille. Je ne parvenais pas à fermer les yeux… Manjoux non plusn’arrivait pas à dormir. Ce que nous avait dit la Finette, nousavait un peu troublés. On a beau ne pas être superstitieux, quandon vit continuellement dans le voisinage de la mort, on finit paravoir de sombres pressentiments. Enfin, la fatigue nous terrassa,et nous nous endormîmes.
Nous fûmes peu après réveillés par unépouvantable vacarme. Les hommes s’étaient levés, avaient sauté surleurs armes, et couraient dans toutes les directions croyant à uneattaque. Il fallut toute l’autorité et tout le sang-froid desofficiers pour rétablir le calme. La panique avait été provoquéepar un incident ridicule. Deux chevaux qui étaient parvenus à sedétacher de leurs piquets parcouraient le camp au grand galop.Surpris dans leur sommeil, les hommes s’étaient imaginé que c’étaitune charge qui arrivait. J’avais déjà été témoin à Châlons d’unepanique semblable. Une nuit que nous étions campés aux environs dela ville, un officier s’avisa pour chasser les puces dont sacouverture était remplie de l’étendre sur une corde et de frapperdessus à coups de bâton, ce qui produisait un bruit assez semblableà une fusillade lointaine… Les soldats, réveillés en plein sommeil,après deux terribles journées de bataille, se dispersèrent danstoutes les directions, et on parvint difficilement à lesrallier.
Ces exemples de panique ne sont pas rares.Quand le soldat est au repos, et que ses nerfs surexcités par derécents combats commencent à se calmer, si un incident du genre deceux dont je viens de parler se produit, les pires complicationssont à craindre.
…… … … … … . .
Le lendemain, nous franchissions la Sambre, àla suite de l’Empereur. On disait que Blücher voulait livrer labataille, et que Wellington s’apprêtait à occuper la position desQuatre-Bras.
Dès que Napoléon eut été renseigné par unofficier de lanciers qui revenait d’une reconnaissance, il envoyaau maréchal Ney l’ordre de s’avancer sur l’aile gauche et decontenir les troupes venant de Bruxelles, pendant que luimarcherait sur Fleurus.
Nous voyions à chaque instant passer etrepasser des officiers d’état-major à cheval, et peu après descavaliers et des fantassins se mettaient en route.
– Ça se prépare, me dit Manjoux… quand il y aun tel mouvement autour de la tente de l’Empereur, c’est quel’orage va éclater… Un officier de voltigeurs prétendait hier quenous allons avoir en face de nous une armée formidable, avec despièces de canons en veux-tu en voilà… mais faut pas s’émouvoir deça… C’est souvent qu’on nous a dit que l’ennemi nous étaitsupérieur en nombre et chaque fois on l’a culbuté… C’est,paraît-il, les Prussiens que nous allons avoir en face de nous, ehbien, ce sont de vieilles connaissances, et nous les battrons unefois de plus…
Manjoux ne doutait pas de la victoire, maisune conversation que j’avais surprise, quelques heures auparavant,entre le général Flahaut et un de ses officiers ne laissait pas dem’inquiéter. Le général avait dit : « Nous tâcherons detenir, mais nous n’avons que deux cents pièces d’artillerie,l’ennemi dispose de près de trois cents, et peut nous opposerenviron cent mille hommes. »
Manjoux à qui je rapportai ce propos ne fitqu’en rire :
– Les pièces de canon, dit-il, nous netarderons pas à les faire taire… avec quelques bonnes charges decavalerie, et les canonniers f… le camp comme à Bautzen… Tout àl’heure, je voyais passer l’Empereur… il était calme et souriant…Sûrement qu’il a de quoi parer la botte, sans ça il ne serait passi tranquille… Cet homme-là, il a la tactique dans le sang, et toutce que peuvent préparer les Blücher, les Wellington et autres, ils’en moque, car il est sûr de son affaire… Il vous prend une carte,marque au crayon l’emplacement des troupes ennemies, voit commentil peut les surprendre ou les tourner, et lance ses soldats sur lespoints qu’il a désignés d’avance… Si l’ennemi se déplace, s’il faitun à-droite ou un à-gauche, l’Empereur a prévu le coup, et n’estjamais surpris. Ce qu’il faut, par exemple, c’est que ses générauxne lambinent pas et exécutent ses ordres avec la rapidité de lafoudre… Autrefois, pour ces attaques brusquées, Murat, Masséna etMacdonald étaient bons… Espérons qu’aujourd’hui Kellermann etMilhau, avec leurs cuirassiers et la grosse cavalerie de la Garde,Ney, avec ses grognards, ne se laisseront pas damer le pion par cescochons d’alliés… Tu vas voir… Moi, j’ai hâte que la dansecommence…
Manjoux, on le voit, arrangeait les choses àsa façon ; ce qu’il disait était évidemment très sensé, maisil avait compté sans les circonstances et cette série de menusincidents qui compromettent parfois les plus habilescombinaisons.
Vers le milieu de l’après-midi, l’Empereur,persuadé que Ney avait exécuté les ordres qu’il lui avait transmispar l’intermédiaire du général Flahaut, s’était mis en marche. Nousarrivâmes à proximité de Ligny où un terrible combat s’engageait.Nous parvînmes à nous emparer de ce village, l’ennemi le reprit,nous le lui enlevâmes et les Prussiens commençaient à faiblir,quand on annonça qu’une colonne de trente mille hommes s’avançaitsur Fleurus. On sut peu après que cette colonne était celle ducomte d’Erlon. Alors, l’ordre de marcher en avant nous est donné denouveau. Un ravin s’ouvre devant nous. Nous le passons appuyés parles cuirassiers de Milhau. Nous nous élançons à la baïonnette surles réserves de l’ennemi, et le centre de sa ligne esttraversé.
Blücher, se voyant ainsi entamé, arrive pournous arrêter, mais sa cavalerie est culbutée et lui-même, enveloppédans une terrible charge de nos cuirassiers, est renversé de chevalet demeure sur le champ de bataille, confondu avec les morts et lesblessés. Il parvint cependant, à la faveur de la nuit, à s’enfuir,tout meurtri par les sabots des chevaux…
Notre régiment avait vaillamment combattu etle 2e grenadiers se trouvait une fois encoreterriblement éprouvé. J’avais eu la chance de ne pas être blessé,bien que j’eusse, je puis le dire, vigoureusement payé de mapersonne, mais mon pauvre Manjoux était parmi les morts avec lelieutenant Gérard, son mortel ennemi.
Tous deux avaient voulu rivaliser de courageet s’emparer d’un drapeau ennemi. Manjoux était parvenu à en saisirun, Gérard le lui avait enlevé des mains et, pendant qu’ils se ledisputaient, l’ennemi les avait criblés de coups de sabre et debaïonnette.
Ils étaient tombés l’un à côté del’autre ; Manjoux tenait encore dans ses mains crispées unfragment de hampe et le lieutenant un morceau d’étoffe toutefroissée…
La rivalité qui existait entre ces deux hommess’était éteinte avec la mort…
Pauvre Manjoux !… Il avait l’âme d’unhéros, celui-là !
Sa disparition m’affligea profondément et,pour la seconde fois, je me trouvai sans un ami, mais je n’eusguère le temps de m’abandonner à la douleur, car l’action quis’était un peu ralentie, après l’affaire de Ligny, reprit de plusbelle. Une division de l’armée ennemie s’était portée sur lesQuatre-Bras ; des troupes anglaises arrivaient sur leschaussées de Nivelles et de Bruxelles. Wellington, qui venaitd’apprendre notre victoire de Ligny, commençait cependant àcéder.
L’Empereur était maintenant à la ferme desQuatre-Bras et, sous une pluie battante, canonnait l’artillerieanglaise. Nous attendions toujours le maréchal Ney. Il parut enfin.À six heures du soir, le mouvement de retraite qu’avait commencé àesquisser l’ennemi se ralentit, mais l’on ne tarda pas à apprendreque de nouveaux renforts lui étaient arrivés. Il était trop tardpour attaquer. L’Empereur nous fit prendre position en avant dePlanchenoit et établit son quartier général à deux mille quatrecents toises du Mont-Saint-Jean.
J’eus l’occasion, cette nuit-là, par un tempsaffreux de revoir la Finette qui n’avait pas voulu abandonner le2e grenadiers.
La brave femme était parvenue à le rejoindre àtravers des terres détrempées où sa roulotte s’était enlisée plusd’une fois…
– Ah ! te voilà, Bucaille, me dit-elle.Il paraît que vous venez de repousser les Prussiens…
– Oui… mais à présent, ils se reforment, et onsignale des troupes de tous côtés. L’Empereur avait bien manœuvrémais ses ordres ont été mal exécutés.
– Bah ! il s’en tirera peut-être.
– Je n’en sais rien.
– Quoi, c’est toi qui doutes de la victoiremaintenant ?
– Que voulez-vous !… ils sonttrop !…
– C’est souvent que vous avez eu à combattreun contre cinq… et même contre dix… Est-ce que tu crois que lessoldats d’aujourd’hui ne valent pas ceux d’hier ?
– Écoutez, la Finette, ceux d’aujourd’hui sontaussi braves que ceux d’hier, du moins, je le crois, mais il n’y aplus parmi les troupes cette belle confiance qui leur faisaitaccomplir des merveilles… Notre vieille Garde a été bien éprouvéeet les « jeunes » que l’on a recrutés pour combler lesvides ne me semblent pas avoir les qualités des vieux briscards… Cen’est pas le courage qui leur manque, mais l’habitude de se battre…Songez donc, il y en a là-dedans qui ne sont sous les drapeaux quedepuis un mois à peine…
– C’est vrai… et un officier de voltigeurs medisait hier qu’il y en a parmi eux qui tombent sur les routes,épuisés, à côté de leur sac… Ah ! on n’aurait pas vu çaautrefois…
À ce moment, la pluie redoublait, transformantles champs en marécages. J’étais monté à côté de la Finette etm’abritais sous la bâche de sa voiture.
Nous demeurions sans parler, écoutanttristement tomber l’eau.
– Les mouvements seront difficiles sur ceterrain boueux, dis-je enfin… La cavalerie arrivera encore àcharger, mais l’artillerie aura bien du mal à se déplacer…
– Il est vrai que ce sera la même chose pourl’ennemi, répondit la Finette.
– Oui… mais lui occupe de meilleures positionsque nous… il s’agira de l’en déloger…
– Au matin, le soleil paraîtra peut-être…
– Il ne pourra sécher la plaine en quelquesheures…
– Il faut espérer encore…
– Allons, la Finette, au revoir ouadieu !… Je regagne le bivouac…
– Au revoir, mon garçon… Tiens, bois encore cepetit coup d’eau-de-vie, ça te réchauffera.
Une rafale fit trembler la bâche de la voitureet nous crûmes qu’elle allait l’emporter. Elle ne fit que ladéplacer sur ses cerceaux que je consolidai au moyen d’unecorde.
– Ne craignez rien, ça tiendra.
Et avant de quitter la Finette, jel’embrassai… c’était la seule amie qui me restâtmaintenant !
Courbé en deux sous la pluie, je regagnai lecamp qui n’était qu’à faible distance.
Là-bas, sous une tente battue par le vent, unepetite lumière s’obstinait à briller, pâle étoile qui semblaitnoyée dans une eau trouble…
L’Empereur veillait !
À chaque instant, il expédiait des ordres…J’ai su que, cette nuit-là, il avait envoyé dépêches sur dépêches àGrouchy pour lui faire savoir que le lendemain il y aurait unegrande bataille, et qu’il lui ordonnait de détacher de son corpsd’armée, avant que le jour parût, une division de huit mille hommesavec seize pièces de canon. Il croyait Grouchy à Wavres et celui-cise trouvait à Gembloux.
Grouchy de son côté ignorait où se tenaitBlücher, et il n’en était qu’à trois lieues…
Ainsi une succession d’ordres qui neparvinrent pas, ou qui furent exécutés trop tard, contribuèrentpour une grande part à la glorieuse défaite dont je m’efforceraiplus loin de retracer les phases.
Personne ne dormit, cette nuit-là. D’ailleurs,il était impossible de s’étendre dans la boue qui recouvrait laplaine… Nous demeurions debout, arc-boutés les uns contre lesautres, en faisceaux pour ainsi dire.
La pluie claquait autour de nous avec un bruitsec, ininterrompu.
Des grognements, des malédictions partaient àchaque instant de ces groupes d’hommes transis et grelottants, quele découragement commençait à gagner. Nos officiers allaient etvenaient, échangeant entre eux de brèves paroles, et nous tâchionsd’entendre ce qu’ils disaient.
Deux heures avant le jour, nous essayâmes defaire la soupe ; une accalmie s’était produite et nousparvînmes à allumer quelques foyers, mais la pluie reprit de plusbelle et les éteignit tous.
L’Empereur envoyait toujours des ordres.
Les cavaliers passaient de temps à autre, nouséclaboussant de boue, et se perdaient dans l’obscurité.
– Saleté de temps, dit un capitaine qui setrouvait près de nous et dont le manteau ruisselait… ah ! ilsont la chance pour eux, ces cochons !… ce sont toujours leséléments qui les ont aidés. En Russie, le froid et le dégel ;ici une pluie qui n’en finit plus…
– C’est la fatalité, dit un homme.
– Qui est-ce qui parle de fatalité ?grogna un lieutenant…
– Y a pas de fatalité, dit une voix… c’est desmots…
– Des murmures s’élevèrent :
– Taisez-vous, canards du Mein, lança unautre.
– Les canards du Mein sont dans ta peau,clampin…
La discussion s’envenimait.
Tous ces hommes énervés par l’attente,souffrant du froid et de la faim, en seraient peut-être venus auxmains, si l’ordre de départ n’était arrivé.
Enfin les compagnies et les escadrons semirent en marche.
Les chemins détrempés étaient couverts d’uneboue gluante dans laquelle on enfonçait jusqu’aux chevilles. Lacavalerie qui ne pouvait passer dans les champs et les terreslabourées empruntait la route que nous suivions et nous obligeait ànous jeter dans de vrais marécages. Nous apercevions dans lelointain de faibles lumières qui vacillaient dans lebrouillard.
L’Empereur parut. Il était à cheval ; legénéral Bertrand galopait à côté de lui.
Aucune acclamation ne le salua à sonpassage.
Au point du jour, la pluie cessa enfin, et letemps s’éclaircit, mais il fallut attendre, avant d’engagerl’action, que le sol se fût un peu raffermi.
Nous avions fait halte. L’Empereur parcourutnos lignes, lança quelques paroles que nous n’entendîmes pas.Bientôt, notre armée s’ébranlait en onze colonnes, et le combats’engageait.
On nous avait dirigés sur le bois d’Hougomont,dont nous parvînmes à nous emparer, après une lutte opiniâtre. Nousnous portâmes ensuite sur une hauteur où nous trouvâmes les gardesanglaises. Ce fut une mêlée folle, furieuse, une suite de charges àla baïonnette. Soudain, je m’affaissai sur un monceau de morts etde blessés, et je m’évanouis.
Quand je revins à moi, j’entendis uneeffrayante canonnade. Des troupes protégées par la cavalerie seheurtaient aux lignes anglaises… c’était une série de chargeshéroïques que je suivais des yeux, adossé à un arbre dont la cimeavait été fauchée par la mitraille. L’ennemi disputait le terrainpied à pied, afin de n’être pas anéanti dans une retraiteprécipitée. Les Anglais, dont je distinguais nettement lesuniformes, commençaient à se désorganiser et opéraient déjà unmouvement rétrograde, dans une grande confusion. Les régimentsécossais arrivèrent à la rescousse, dans une houle de bonnets àpoil, un scintillement de baïonnettes. Des hurlements se mêlaientau bruit de la fusillade. Une émotion m’étreignit. La Garde entraiten ligne, dispersant l’ennemi qui fuyait en désordre.
Pourtant il se ressaisit, se reforma en carrésqui furent aussitôt enfoncés et sabrés.
– La victoire est à nous, dit un blessé, prèsde moi.
C’est un caporal du 2egrenadiers ; son plastron est éclaboussé de sang, et sa maindroite qu’il tend dans la direction de la plaine n’est plus qu’unaffreux moignon sanglant. Comme moi, le pauvre garçon oublie sesblessures ; il ne voit qu’une chose : le triomphe de nosarmes ; une fièvre patriotique le soulève, et il se met àhurler : « Vive l’Empereur ! Vivel’Empereur !… » Je crie avec lui, et j’essaie de memettre debout, mais la douleur me rejette contre mon troncd’arbre.
Oui… la victoire est à nous !… Là-bas,les routes sont encombrées de fuyards, de caissons abandonnés.
Wellington est perdu… Bientôt Grouchy vaparaître, on l’attend, il va couper la retraite aux Anglais… Lesoleil s’est montré, comme à Austerlitz… il éclaire la déroute del’ennemi.
Le caporal et moi nous nous sommesrapprochés ; un même élan nous jette dans les bras l’un del’autre… nous pleurons de joie.
Soudain, le canon qui s’était tu tonne denouveau…
Et nos yeux, avidement, scrutent la plaine.Tout d’abord nous ne distinguons qu’un grand mouvement qui s’étendsur la droite et sur la gauche ; nos troupes qui s’étaientportées en avant reculent au milieu d’un grand vacarme demitraille. Les bataillons de la Garde s’égrènent, se replient versla cavalerie de réserve massée près du village de la Haie.
C’est Blücher qui arrive avec un corps d’arméede trente mille hommes. Alors Wellington, qui l’instant d’avantétait en déroute, rassuré maintenant par l’arrivée des Prussiens,lance toute sa cavalerie qui tourne les carrés que forme laGarde.
L’Empereur n’a plus autour de lui que quatreescadrons, il les fait charger, mais ils ne tardent pas à êtreculbutés par des forces dix fois supérieures. L’armée anglaise estmaîtresse du plateau.
Je me suis dressé, malgré la douleur que mefait éprouver ma blessure, et je regarde, affolé, cette horriblemêlée. La cavalerie ennemie multiplie ses charges contre lesbataillons rompus et dispersés. C’est la confusion, ledésordre ; les lignes se disloquent, la déroute commence.
À ce spectacle mon cœur se serre, et je pleurecomme un enfant… Assister à une défaite en combattant estcertainement une chose moins pénible que d’y assister de loin, d’ensuivre toutes les phases…
Cependant, les bataillons de la Garde ontformé le carré… nous apercevons des généraux à cheval qui cherchentà rallier les fuyards, mais la nuit tombe… À la clarté du feu del’ennemi, nous voyons les carrés qui diminuent, tout en ripostantavec fureur… Je me laisse glisser à bas du tertre où je suis, jerampe sur le sol, je veux arriver jusqu’aux bataillons qui luttentencore et mourir avec eux, mais une violente douleur m’immobilise,et je perds de nouveau la notion des choses.
Quand le jour se leva, j’aperçus à mes côtésdes cadavres et des blessés que des rôdeurs sortis on ne sait d’oùétaient en train de détrousser. Ces misérables s’étaient, après labataille, abattus comme des corbeaux sur les héroïques victimes decette sanglante journée. L’un d’eux m’aperçut et déjà il s’avançaitvers moi, mais il comprit sans doute que je n’étais pas disposé àme laisser dévaliser, car il disparut… L’arrivée des ambulanciersmit en fuite ces misérables. Plusieurs furent arrêtés et fusillésséance tenante.
Comme j’avais repris quelques forces, je pusme diriger à pied vers un poste de secours. Là, je retrouvaiquelques grenadiers de la Garde. Tous étaient très excités, et l’und’eux, un sergent, ne cessait de répéter :
– Nous avons été trahis !… nous avons ététrahis !…
Et les autres l’approuvaient.
– Nous devions vaincre, affirmait-il, mais ily en a qui n’ont pas exécuté les ordres qu’on leur avait donnés…Ah ! si tous les généraux avaient été comme Ney etCambronne.
Ce sergent qui se nommait Jolibois avait eul’honneur de combattre jusqu’à la fin… Il faisait partie du derniercarré, de celui que commandait Cambronne.
– Ah ! mes amis, nous dit-il… ceux quin’ont pas vu notre Empereur à la fin de la bataille n’ont rien vu…Comprenant qu’il n’arriverait pas à ramener les fuyards, il seplace au milieu de notre carré… on veut le forcer à s’en aller,mais il refuse… « La mort ne veut pas de vous, lui disaientles officiers… retirez-vous ». Mais il ne voulait rienentendre. Il voulait périr avec nous… On parvint à l’entraîner… Jele vois encore s’en allant sous la mitraille, tête nue, accompagnéde quelques fidèles… Sûr qu’il voulait mourir avec nous…[13] Quand on nous a sommés de nous rendre,Cambronne leur a répondu et vertement, je vous prie de le croire.Alors nous nous sommes tous terrés contre l’aigle… et ceux quipouvaient encore se tenir debout, malgré leurs blessures, tiraienttoujours.
– Et l’Empereur, qu’est-il devenu ?demanda un blessé.
– L’Empereur, répondit quelqu’un… on ne saitpas… Peut-être bien qu’il est prisonnier…
– Prisonnier… lui !… jamais de lavie ! On m’a affirmé qu’il était mort…
Mort ! L’Empereur ! Cela noussemblait impossible… Nous ne pouvions pas non plus nous imaginerqu’il eût été fait prisonnier.
On espérait encore… on croyait toujours en luimalgré l’écrasante défaite qui nous avait coûté tant d’hommes.
– Vous verrez, fit le sergent, qu’il n’a pasdit son dernier mot… Ah ! N… de D… ! tout blessé que jesuis je partirais bien d’ici si je savais qu’il a besoin encore unefois de tous ses hommes…
– Tu partirais sur une patte, alors, ricana unvoltigeur.
– Parfaitement, sur une patte…
L’exaltation morbide de tous ces malheureuxtorturés par la fièvre leur faisait débiter les piresinsanités…
Les uns parlaient de se tuer, ne voulant passurvivre à la défaite, les autres soutenaient que nous n’avions pasété battus et que l’Empereur avait dû reformer son armée.
Certains allaient même jusqu’à prétendre qued’énormes renforts nous étaient arrivés de Paris, et que Napoléontenait maintenant Blücher et Wellington comme dans un étau. Nousétions, on le voit, partagés en deux camps : ceux quicroyaient au désastre irrémédiable, et ceux qui comptaient encoresur une éclatante revanche.
Les chirurgiens et leurs aides nousprodiguaient des soins, emprisonnant les membres brisés dans desappareils faits à la hâte.
Le linge manquait pour les pansements, et lesinfirmiers utilisaient tout ce qui leur tombait sous la main. Quandun bras ou une jambe étaient trop gangrenés, on procédaitimmédiatement à l’amputation. Le blessé était étendu sur une tableet pendant que quatre hommes le tenaient pour l’immobiliser, lechirurgien coupait, sciait, tranchait, avec le plus de rapiditépossible. Les patients mettaient en général un point d’honneur à nepas hurler sous la douleur, mais il y en avait qui tournaient del’œil dès que l’acier commençait à mordre leur chair. L’opérationterminée, on entourait le moignon de feuilles et d’herbes imbibéesd’eau-de-vie ou de vin, et on maintenait le pansement au moyen decordes disposées en croix.
Beaucoup succombaient, quelques heures aprèsl’opération, au milieu d’atroces souffrances. Seuls résistaientceux qui n’avaient pas perdu trop de sang, ou qui étaient douésd’une santé robuste, mais les vétérans affaiblis par des campagnessuccessives ne résistaient généralement point.
…… … … … … . .
Le sergent Jolibois supporta avec un couragehéroïque les souffrances de l’amputation. Pendant qu’on lui coupaitla jambe, il trouvait la force de plaisanter, mais lorsque tout futfini, il laissa retomber sa tête en murmurant : « Adieu,camarades, ça y est… je suis cuit ».
Et il expira presque aussitôt.
Le chirurgien qui me pansa était un jeunehomme assez inexpérimenté ; il me fit horriblement souffrirpour m’extraire la balle que j’avais dans l’épaule… Il s’y reprit àplusieurs fois et enfin retira un lingot de plomb tout déformé oùse voyaient de petites déchirures.
Les ennemis mâchaient leurs balles pour lesrendre plus meurtrières.
Je fus le surlendemain évacué sur Laon, où jedemeurai quelques jours. J’ignorais encore ce qu’était devenul’Empereur. Un officier blessé m’apprit qu’il s’était, sur lesconseils de ses généraux, décidé à partir pour Paris. Tout n’étaitpeut-être pas perdu… Waterloo n’avait pas anéanti notrearmée ; les pertes de l’ennemi avaient été plus considérablesque les nôtres, et beaucoup croyaient que Napoléon pouvait, avecles troupes qui lui restaient, résister à la coalition.
L’Empereur espérait encore, mais toutconspirait contre lui.
Quand il arriva à Paris, il fut l’objet de lapart du peuple d’un accueil assez froid. La Chambre desreprésentants que présidait Lanjuinais était nettement contre lui.La Chambre des pairs ne tarda pas, elle aussi, à se montrerhostile, et il comprit qu’il n’avait plus qu’à abdiquer. « Onveut que j’abdique, dit-il, mais si je le fais, il n’y aura plusd’armée dans deux jours… Il ne s’agit pas de moi, mais de laFrance. Je n’aurais qu’à vouloir, et, dans une heure la chambrerebelle n’existerait plus… mais je ne suis pas revenu de l’îled’Elbe pour faire couler le sang dans Paris. »
Après avoir tenu un grand conseil dont Josephet Lucien, ses frères, faisaient partie, il déclara que puisquel’on jugeait son abdication nécessaire, il n’avait plus qu’à céder,et il adressa au peuple français la déclaration suivante :
« En commençant la guerre pourl’indépendance nationale, je comptais sur la réunion de tous lesefforts, de toutes les volontés et le concours de toutes lesautorités nationales. J’étais fondé à en espérer le succès, etj’avais bravé toutes les déclarations des puissances contre moi.Les circonstances me paraissent changées. Je m’offre en sacrifice àla haine des ennemis de la France ; puissent-ils être sincèresdans leurs déclarations et n’en avoir voulu seulement qu’à mapersonne. Ma vie politique est terminée et je proclame mon filssous le titre de Napoléon II, empereur des Français. Les ministresactuels formeront provisoirement le conseil du gouvernement.L’intérêt que je porte à mon fils m’engage à inviter les Chambres àorganiser sans délai la Régence par une loi. Unissez-vous tous pourle salut public, et pour rester une nation indépendante. »
Et pendant qu’il signait cette déclaration,Grouchy arrivait à Paris avec quarante mille hommes et centcinquante pièces de canon.
L’Empereur avait quitté le palais de l’Élyséeet s’était rendu à La Malmaison… Ce fut de là qu’il nous adressases derniers adieux…
J’étais revenu à Paris, et je suivais tous cesévénements avec une émotion que l’on doit comprendre. Comme nouscommencions à être mal vus d’une certaine partie de la population,nous fûmes bientôt obligés de demeurer à la caserne. Nous étionsassez inquiets. Qu’allait-on faire de nous ? quels chefsallaient nous commander ?
Enfin, un matin, nous lûmes le placardsuivant, qui avait été affiché devant l’École militaire :
« 1° Il y a suspension d’armes ;
« 2° Demain, 14 juillet, l’arméefrançaise commencera à se mettre en marche pour se porter derrièrela Loire. Là elle sera dissoute ;
« 3° Le service intérieur de Paris serafait par la garde nationale et par le corps de la gendarmeriemunicipale ;
« 4° Les troupes des puissances alliéesvont occuper la Capitale. »
C’était la défaite !… la honte,l’humiliation !… Nous avions cru un moment que l’Empereur seressaisirait et se mettrait de nouveau à la tête de ses troupes,mais il n’y fallait plus compter. Quelle raison avais-je maintenantde demeurer soldat ?
Ainsi, on allait nous emmener comme untroupeau de moutons, nous pousser vers la Loire et là, nous enlevernos armes. Nous serions considérés comme des ennemis de la France,des traîtres, des bandits. Notre héroïsme passé deviendrait unetare, et cette croix de la Légion d’honneur que je portais sur lapoitrine me désignerait aux yeux des royalistes comme unennemi.
Un ancien colonel de la Garde, devenu généraldepuis quelques jours, entreprit de nous convertir. Un matin, ilnous réunit dans la cour de la caserne, et nous adressa un discoursdans lequel il nous assurait que le Roi saurait oublier que nousl’avions combattu et qu’il ne verrait plus en nous que des Françaisprêts à le servir loyalement.
Ces paroles demeurèrent sans écho.
Le lendemain l’ordre arrivait de nous évacuersur la Loire. On craignait sans doute que nous ne répondions àl’appel de certains officiers demeurés fidèles à l’Empereur. Il estcertain que si, à ce moment, un homme énergique s’était mis à notretête, nous nous serions tous ralliés autour de l’aigle impériale,mais ceux qui devaient leur fortune à Napoléon l’avaientabandonné ! Masséna, Davoust, Jourdan étaient pourvus depostes honorifiques ; d’autres sur lesquels on comptait encorene tardèrent pas à faire leur soumission.
L’Empereur n’avait plus qu’à céder et c’est cequ’il fit.
Et cependant, je suis persuadé que s’il avaittrouvé autour de lui les concours sur lesquels il avait un momentcompté, il serait parvenu à repousser l’envahisseur. Blücher quiétait séparé de l’armée anglaise ne pouvait manquer d’être tailléen pièces avec toutes ses forces. C’eût été ensuite le tour deWellington, mais il n’y eut que Carnot pour approuver les nouveauxprojets de l’Empereur.
Napoléon, comprenant que son étoile s’étaitdéfinitivement éteinte, quitta La Malmaison et partit pourRochefort après avoir adressé à ses fidèles soldats cetteproclamation que quelques-uns furent seuls à connaître :
« Quand je cède à la nécessité qui meforce à m’éloigner de la brave armée française, j’emporte avec moil’heureuse certitude qu’elle justifiera par les services éminentsque la patrie attend d’elle les éloges que nos ennemis eux-mêmes nepeuvent pas lui refuser.
« Soldats, je suivrai vos pas, quoiqueabsent ; je connais tous les corps et aucun d’eux neremportera un avantage signalé que je ne rende justice au couragequ’il aura déployé. Des hommes indignes d’apprécier vos travaux ontvu dans les marques d’attachement que vous m’aviez données un zèledont j’étais seul l’objet ; que vos succès futurs leurapprennent que c’était la patrie par-dessus tout que vous serviezen m’obéissant, et que si j’ai quelque part à votre affection, jela dois à mon ardent amour pour la France, notre mère commune.Soldats, soyez jusqu’à la fin tels que je vous ai connus et vousserez invincibles. »
Avec plusieurs de mes camarades, nous avionsrésolu de quitter l’armée et de retourner dans nos foyers, mais unordre parut enjoignant aux troupes de rester fidèles au nouveaugouvernement, sous peine de sanctions prévues par la législationmilitaire.
Certains régiments, au lieu d’être dirigés surla Loire, furent maintenus à Paris, et le 2e grenadiersfut parmi ceux qui restèrent.
Je ne sais ce que l’on voulait faire denous.
Espérait-on nous tenir par des promessesd’avancement ?
Tous nos officiers appartenaient maintenant auparti royaliste, et nous étions surveillés, épiés comme desconspirateurs.
On avait aussi introduit parmi nous des hommesqui avaient fait leur soumission au nouveau régime ; c’étaientpour la plupart des Vendéens auxquels le nom de l’Empereur étaitodieux.
Un jour, un sergent du nom de Guérand me prità partie sans raison :
– Il y a ici, dit-il, des sous-officiers quiont la croix d’honneur, mais on sait comment ils l’ont gagnée.
Et, en disant cela, il me regardaitinsolemment. Je m’approchai et à voix basse :
– Si tu n’es pas un lâche, tu vas me rendreraison sur l’heure…
– Je suis prêt, répondit-il.
– C’est bien, trouve-toi à sept heures dans laplaine de Grenelle, près du magasin des subsistances…
Je pris comme témoins les sergents Hamel etRivière qui acceptèrent avec joie de me seconder…
Le soir même, nous étions au rendez-vous, maisau lieu d’y rencontrer mon adversaire et ses amis, nous noustrouvâmes en face d’un officier de gendarmerie et de dix de seshommes.
Voilà quelles étaient les nouvelles mœursinstituées dans l’armée !
Cette affaire me valut trente jours deprison ; quant à Hamel et à Rivière ils s’en tirèrent avecquinze jours d’arrêts de rigueur…
L’affaire fut portée devant notre colonel etl’on m’enleva mes galons de sergent. J’eus la honte d’être dégradédevant les troupes assemblées mais, après la parade d’exécution,beaucoup de mes camarades vinrent me serrer la main.
Vous devez penser ce que fut ma vie après cetincident… Mon ancien adversaire qui m’était maintenant supérieur engrade m’infligea les pires humiliations et les officiers, loin dele blâmer, semblaient lui donner raison.
Le sergent Hamel qui n’était guère mieuxtraité que moi me dit un soir :
– Notre place n’est plus ici, Bucaille, noussommes traités en ennemis et, un jour ou l’autre, il nous arriveraquelque fâcheuse histoire. Il vient de paraître un décret quiautorise les militaires blessés au cours des campagnes del’Empereur à demander leur congé… Faisons une demande qui seracertainement agréée, car le gouvernement cherche autant quepossible à se débarrasser des « mauvaises têtes ». Nousn’avons plus rien à espérer, nos chances d’avancement sont tropcompromises, et puis j’estime que c’est une trahison que de servirun Roi qui s’est fait l’allié des ennemis de la France.
– Je t’approuve, répondis-je, nous nous étionsengagés à servir l’Empereur, mais puisqu’il n’y a plus d’Empereur,nous sommes déliés de notre serment.
Nous rédigeâmes nos deux demandes, et au boutde cinq mois seulement nous fûmes enfin autorisés à quitterl’armée.
J’avoue que ce n’est pas sans un serrement decœur que je dis adieu à mon vieux régiment.
J’avais souvent, au début de monincorporation, maudit l’Empereur, mais peu à peu, je m’étais pris àl’aimer et je l’aimais encore plus depuis que je le savaismalheureux. Je n’ai pas à apprécier sa politique. S’il a eu destorts, je veux les oublier.
Pour nous autres soldats, il fut le chef quinous menait à la victoire, et nous ne demandions pas autre chose.Il nous grisait de proclamations et de promesses, et nous lesuivions, parfois en rechignant, mais nous le suivions quand même,car il avait su réveiller en nous cet instinct combatif quisommeille au cœur de tout militaire.
Il a été l’artisan de sa propre ruine. Aprèsavoir étonné le monde, il a laissé la France plus petite qu’il nel’avait trouvée, mais on ne peut lui reprocher d’avoir méconnu lagrande idée de patrie.
Le 7 décembre 1815, je quittai avec Hamel lacaserne du Champ de Mars.
Il régnait dans Paris une vive agitation. Desgroupes se formaient çà et là et nous nous demandions si l’Empereurn’était pas remonté sur sa bête, et s’il n’allait pas bientôtrallier autour de lui les débris de son armée, quand nous apprîmesl’affreuse vérité.
Le matin même, à huit heures, le maréchal Neyavait été fusillé avenue de l’Observatoire. Hamel et moi nous nousserrâmes les mains avec émotion, et les larmes nous vinrent auxyeux car nous aimions tous le maréchal qui était vraiment un pèrepour ses hommes.
Des gens bien informés racontaient sesderniers moments. Il avait montré, comme on devait s’y attendre, uncourage héroïque.
Labédoyère avait subi le même sort. Lavaletten’avait dû son salut qu’au dévouement de sa femme et à lagénérosité de trois officiers anglais : Wilson, Bruce etHukingston. Le maréchal Soult s’était enfui en Allemagne pour ymettre sa tête à l’abri.
Dans plusieurs villes du Midi, des sicairesavaient organisé l’assassinat. Le général Brune avait été tué àAvignon, le général Ramel à Toulouse.
Une innombrable armée étrangère foulait leterritoire, en attendant que l’on eût réglé l’énorme contributionque les puissances exigeaient de nous. Leur police officieuseveillait dans l’ombre ; tout paraissait séditieux.
La France était dans la stupeur. Et déjà,celui qui avait été notre maître languissait àSainte-Hélène !
…… … … … … . .
Je suis maintenant rentré dans mes foyers. Jeme suis marié et j’essaie peu à peu de reprendre la vie calme demes ancêtres, mais je suis encore comme étourdi du fracas desbatailles et, l’avouerai-je, moi qui n’avais jadis aucun goût pourle métier de soldat, je me prends parfois à regretter le bruit dela fusillade et du canon. Parfois aussi, tout en labourant meschamps avec mon père, il me semble apercevoir dans le lointain unepetite silhouette grise sur un cheval blanc… et, comme dans unrêve, je vois défiler des bataillons qui poussent ce cri que j’aientendu si souvent :
– Vive l’Empereur !…
FIN