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Le Signe des quatre

Le Signe des quatre

de Sir Arthur Conan Doyle

Chapitre 1

La déduction est une science

Sherlock Holmes prit la bouteille au coin de la cheminée puis sortit la seringue hypodermique de son étui de cuir. Ses longs doigts pâles et nerveux préparèrent l’aiguille avant de relever la manche gauche de sa chemise. Un instant son regard pensif s’arrêta sur le réseau veineux de l’avant-bras criblé d’innombrables traces de piqûres. Puis il y enfonça l’aiguille avec précision, injecta le liquide, et se cala dans le fauteuil de velours en poussant un long soupir de satisfaction.

Depuis plusieurs mois j’assistais à cette séance qui se renouvelait trois fois par jour, mais je ne m’y habituais toujours pas. Au contraire, ce spectacle m’irritait chaque jour davantage,et la nuit ma conscience me reprochait de n’avoir pas eu le courage de protester. Combien de fois ne m’étais-je pas juré de délivrer mon âme et de dire ce que j’avais à dire ! Mais l’attitude nonchalante et réservée de mon compagnon faisait de lui le dernier homme avec lequel on pût se permettre une certaine indiscrétion. Je connaissais ses dons exceptionnels et ses qualités peu communes qui m’en imposaient : à le contrarier, je me serais senti timide et maladroit.

Pourtant, cet après-midi-là, je ne pus me contenir. Était-ce labouteille du Beaune que nous avions bue à déjeuner ? Était-cesa manière provocante qui accentua mon exaspération ? En toutcas, il me fallut parler.

« Aujourd’hui, lui demandai-je, morphine oucocaïne ? »

Ses yeux quittèrent languissamment le vieux livre imprimé encaractères gothiques qu’il tenait ouvert.

« Cocaïne, dit-il, une solution à sept pour cent. Vousplairait-il de l’essayer ?

– Non, certainement pas ! répondis-je avec brusquerie. Jene suis pas encore remis de la campagne d’Afghanistan. Je ne peuxpas me permettre de dilapider mes forces. »

Ma véhémence le fit sourire.

« Peut-être avez-vous raison, Watson, dit-il. Peut-êtrecette drogue a-t-elle une influence néfaste sur mon corps. Mais jela trouve si stimulante pour la clarification de mon esprit, queles effets secondaires me paraissent d’une importancenégligeable.

– Mais considérez la chose dans son ensemble ! m’écriai-jeavec chaleur. Votre cerveau peut, en effet, connaître une acuitéextraordinaire ; mais à quel prix ! C’est un processuspathologique et morbide qui provoque un renouvellement accéléré destissus, qui peut donc entraîner un affaiblissement permanent. Vousconnaissez aussi la noire dépression qui s’ensuit : le jeu envaut-il la chandelle ? Pourquoi risquer de perdre pour unsimple plaisir passager les grands dons qui sont en vous.Souvenez-vous que ce n’est pas seulement l’ami qui parle en cemoment, mais le médecin en partie responsable de votresanté. »

Il ne parut pas offensé. Au contraire, il rassembla lesextrémités de ses dix doigts et posa ses coudes sur les bras de sonfauteuil comme quelqu’un s’apprêtant à savourer uneconversation.

« Mon esprit refuse la stagnation, répondit-il ;donnez-moi des problèmes, du travail ! Donnez-moi lecryptogramme le plus abstrait ou l’analyse la plus complexe, et mevoilà dans l’atmosphère qui me convient. Alors je puis me passer destimulants artificiels. Mais je déteste trop la morne routine etl’existence ! Il me faut une exaltation mentale : c’estd’ailleurs pourquoi j’ai choisi cette singulière profession ;ou plutôt, pourquoi je l’ai créée, puisque je suis le seul au mondede mon espèce.

– Le seul détective privé ? dis-je, levant lessourcils.

– Le seul détective privé que l’on vienne consulter,précisa-t-il. En ce qui concerne la détection, la recherche, c’estmoi la suprême Cour d’appel. Lorsque Gregson ou Lestrade, ouAthelney Jones donnent leur langue au chat – ce qui devient unehabitude chez eux, soit dit en passant – c’est moi qu’ils viennenttrouver. J’examine les données en tant qu’expert et j’exprimel’opinion d’un spécialiste. En pareils cas, je ne demande aucunereconnaissance officielle de mon rôle. Mon nom n’apparaît pas dansles journaux. Le travail en lui-même, le plaisir de trouver unchamp de manœuvres pour mes dons personnels sont ma plus hauterécompense. Vous avez d’ailleurs eu l’occasion de me voir à l’œuvredans l’affaire de Jefferson Hope.

– En effet. Et jamais rien ne m’a tant frappé. À tel point quej’en ai fait un petit livre, sous le titre quelque peu fantastiquede Une Étude en rouge. »

Il hocha tristement la tête.

« Je l’ai parcouru, dit-il. Je ne peux honnêtement vous enféliciter. La détection est, ou devrait être, une scienceexacte ; elle devrait donc être constamment traitée avecfroideur et sans émotion. Vous avez essayé de la teinter deromantisme, ce qui produit le même effet que si vous introduisiezune histoire d’amour ou un enlèvement dans la cinquième propositiond’Euclide.

– Mais l’élément romantique existait objectivement !m’écriai-je. Je ne pouvais accommoder les faits à ma guise.

– En pareil cas, certains faits doivent être supprimés ou, toutau moins, rapportés avec un sens équitable des proportions. Laseule chose qui méritait d’être mentionnée dans cette affaire,était le curieux raisonnement analytique remontant des effets auxcauses, grâce à quoi je suis parvenu à la démêler. »

J’étais agacé, irrité par cette critique ; n’avais-je pastravaillé spécialement pour lui plaire ? Son orgueil semblaitregretter que chaque ligne de mon petit livre n’eût pas étéconsacrée uniquement à ses faits et gestes… Plus qu’une fois,durant les années passées avec lui à Baker Street, j’avais observéqu’une légère vanité perçait sous l’attitude tranquille etdidactique de mon compagnon. Je ne répliquai rien, et m’occupai dema jambe blessée. Une balle Jezail l’avait traversée quelque tempsauparavant, et bien que je ne fusse pas empêché de marcher, jesouffrais à chaque changement du temps.

« Ma clientèle s’est récemment étendue aux pays ducontinent, reprit Holmes en bourrant sa vieille pipe de bruyère. Lasemaine dernière François le Villard est venu me consulter. C’estun homme d’une certaine notoriété dans la Police Judiciairefrançaise. Il possède la fine intuition du Celte, mais il luimanque les connaissances étendues qui lui permettraient d’atteindreles sommets de son art. L’affaire concernait un testament etsoulevait quelques points intéressants. J’ai pu le renvoyer à deuxcas similaires, l’un à Riga en 1857, l’autre à Saint-Louis en1871 ; cela lui a permis de trouver la solution exacte. Voicila lettre reçue ce matin me remerciant pour l’aideapportée. »

Il me tendait, en parlant, une feuille froissée d’aspectétrange. Je la parcourus ; il s’y trouvait une profusion desuperlatifs, de magnifique, de coup de maître, de tour de force,qui attestaient l’ardente admiration du Français.

« Il écrit comme un élève à son maître, dis-je.

– Oh ! l’aide que je lui ai apportée ne méritait pas un teléloge ! dit Sherlock Holmes d’un ton badin. Il est lui-mêmetrès doué ; il possède deux des trois qualités nécessaires auparfait détective : le pouvoir d’observer et celui de déduire.Il ne lui manque que le savoir et cela peut venir avec le temps. Ilest en train de traduire en français mes minces essais.

– Vos essais ?

– Oh ! vous ne saviez pas ? s’écria-t-il en riant.Oui, je suis coupable d’avoir écrit plusieurs traités, tous sur desquestions techniques, d’ailleurs. Celui-ci, par exemple, « Surla discrimination entre les différents tabacs ». Cent quarantevariétés de cigares, cigarettes, et tabacs y sont énumérées ;des reproductions en couleurs illustrent les différents aspects descendres. C’est une question qui revient continuellement dans lesprocès criminels. Des cendres peuvent constituer un indice d’uneimportance capitale. Si vous pouvez dire, par exemple, que telmeurtre a été commis par un homme fumant un cigare de l’Inde, celarestreint évidemment votre champ de recherches. Pour l’œil exercé,la différence est aussi vaste entre la cendre noire d’un« Trichinopoly » et le blanc duvet du tabac « Bird’sEye », qu’entre un chou et une pomme de terre.

– Vous êtes en effet remarquablement doué pour les petitsdétails !

– J’apprécie leur importance. Tenez, voici mon essai sur ladétection des traces de pas, avec quelques remarques concernantl’utilisation du plâtre de Paris pour préserver les empreintes… Uncurieux petit ouvrage, celui-là aussi ! Il traite del’influence des métiers sur la forme des mains, avec gravures àl’appui, représentant des mains de couvreurs, de marins, debûcherons, de typographes, de tisserands, et de tailleurs dediamants. C’est d’un grand intérêt pratique pour le détectivescientifique surtout pour découvrir les antécédents d’un criminelet dans les cas de corps non identifiés. Mais je vous ennuie avecmes balivernes !

– Point du tout ! répondis-je sincèrement. Cela m’intéressebeaucoup ; surtout depuis que j’ai eu l’occasion de vous voirmettre vos balivernes en application. Mais vous parliez, il y a uninstant, d’observation et de déduction. Il me semble que l’unimplique forcément l’autre, au moins en partie.

– Bah, à peine ! dit-il en s’adossant confortablement dansson fauteuil, tandis que de sa pipe s’élevaient d’épaisses volutesbleues. Ainsi, l’observation m’indique que vous vous êtes rendu àla poste de Wigmore Street ce matin ; mais c’est par déductionque je sais que vous avez envoyé un télégramme.

– Exact ! m’écriai-je. Correct sur les deux points !Mais j’avoue ne pas voir comment vous y êtes parvenu. Je me suisdécidé soudainement et je n’en ai parlé à quiconque.

– C’est la simplicité même ! remarqua-t-il en riantdoucement de ma surprise. Si absurdement simple qu’une explicationparaît superflue. Pourtant, cet exemple peut servir à définir leslimites de l’observation et de la déduction. Ainsi, j’observe destraces de boue rougeâtre à votre chaussure. Or, juste en face de laposte de Wigmore Street, la chaussée vient d’être défaite ; dela terre s’y trouve répandue de telle sorte qu’il est difficile dene pas marcher dedans pour entrer dans le bureau. Enfin, cetteterre est de cette singulière teinte rougeâtre qui, autant que jesache, ne se trouve nulle part ailleurs dans le voisinage. Toutceci est observation. Le reste est déduction.

– Comment, alors, avez-vous déduit le télégramme ?

– Voyons, je savais pertinemment que vous n’aviez pas écrit delettre puisque toute la matinée je suis resté assis en face devous. Je puis voir également sur votre bureau un lot de timbres etun épais paquet de cartes postales. Pourquoi seriez-vous donc alléà la poste, sinon pour envoyer un télégramme ? Éliminez tousles autres mobiles, celui qui reste doit être le bon.

– C’est le cas cette fois-ci, répondis-je après un moment deréflexion. La chose est, comme vous dites, extrêmement simple… Meprendriez-vous cependant pour un impertinent si je soumettais vosthéories à un examen plus sévère ?

– Au contraire, répondit-il. Cela m’empêchera de prendre unedeuxième dose de cocaïne. Je serais enchanté de me pencher sur unproblème que vous me soumettriez.

– Je vous ai entendu dire qu’il est difficile de se servirquotidiennement d’un objet sans que la personnalité de sonpossesseur y laisse des indices qu’un observateur exercé puisselire. Or, j’ai acquis depuis peu une montre de poche. Auriez-vousla bonté de me donner votre opinion quant aux habitudes ou à lapersonnalité de son ancien propriétaire ? »

Je lui tendis la montre non sans malice : l’examen, je lesavais, allait se révéler impossible, et le caquet de mon compagnons’en trouverait rabattu. Il soupesa l’objet, scruta attentivementle cadran, ouvrit le boîtier et examina le mouvement d’abord àl’œil nu, puis avec une loupe. J’eus du mal à retenir un souriredevant son visage déconfit lorsqu’il referma la montre et me larendit.

« Il n’y a que peu d’indices, remarqua-t-il. La montreayant été récemment nettoyée, je suis privé des traces les plusévocatrices.

– C’est exact ! répondis-je. Elle a été nettoyée avant dem’être remise. »

En moi-même, j’accusai mon compagnon de présenter une excuseboiteuse pour couvrir sa défaite. Quels indices pensait-il tirerd’une montre non nettoyée ?

« Bien que peu satisfaisante, mon enquête n’a pas étéentièrement négative, observa-t-il, en fixant le plafond d’unregard terne et lointain. Si je ne me trompe, cette montreappartenait à votre frère aîné qui l’hérita de votre père.

– Ce sont sans doute les initiales H. W. gravées au dos duboîtier qui vous suggèrent cette explication ?

– Parfaitement. Le W. indique votre nom de famille. La montredate de près de cinquante ans ; les initiales sont aussivieilles que la montre qui fut donc fabriquée pour la générationprécédente. Les bijoux sont généralement donnés au fils aîné,lequel porte généralement de nom de son père. Or, votre père, si jeme souviens bien, est décédé depuis plusieurs années. Il s’ensuitque la montre était entre les mains de votre frère aîné.

– Jusqu’ici, c’est vrai ! dis-je. Avez-vous trouvé autrechose ?

– C’était un homme négligent et désordonné ; oui, fortnégligent. Il avait de bons atouts au départ, mais il les gaspilla.Il vécut dans une pauvreté coupée de courtes périodes deprospérité ; et il est mort après s’être adonné à la boisson.Voilà tout ce que j’ai pu trouver. »

L’amertume déborda de mon cœur. Je bondis de mon fauteuil etarpentai furieusement la pièce malgré ma jambe blessée.

« C’est indigne de vous, Holmes ! m’écriai-je. Je nevous aurais jamais cru capable d’une telle bassesse ! Vousvous êtes renseigné sur la vie de mon malheureux frère : etvous essayez de me faire croire que vous avez déduit cesrenseignements par je ne sais quel moyen de fantaisie.

« Ne vous attendez pas à ce que je croie que vous avez lutout ceci dans une vieille montre ! C’est un procédé peucharitable qui, pour tout dire, frôle le charlatanisme.

– Mon cher docteur, je vous prie d’accepter mes excuses, dit-ilgentiment. Voyant l’affaire comme un problème abstrait, j’ai oubliécombien cela vous touchait de près et pouvait vous être pénible. Jevous assure, Watson, que j’ignorais tout de votre frère et jusqu’àson existence avant d’examiner cette montre.

– Alors, comment, au nom du Ciel, ces choses-là vousfurent-elles révélées ? Tout est vrai, jusqu’au plus petitdétail.

– Ah ! c’est de la chance ! Je ne pouvais dire que cequi me paraissait le plus probable. Je ne m’attendais pas à être siexact.

– Ce n’était pas, simplement, un exercice dedevinettes ?

– Non, non ; jamais je ne devine. C’est une habitudedétestable, qui détruit la faculté de raisonner. Ce qui vous sembleétrange l’est seulement parce que vous ne suivez pas monraisonnement et n’observez pas les petits faits desquels on peuttirer de grandes déductions. Par exemple, j’ai commencé par direque votre frère était négligent. Observez donc la partie inférieuredu boîtier et vous remarquerez qu’il est non seulement légèrementcabossé en deux endroits, mais également couvert d’éraflures ;celles-ci ont été faites par d’autres objets : des clefs oudes pièces de monnaie qu’il mettait dans la même poche. Ce n’estsûrement pas un tour de force que de déduire la négligence chez unhomme qui traite d’une manière aussi cavalière une montre decinquante guinées. Ce n’est pas non plus un raisonnement génial quime fait dire qu’un héritage comportant un objet d’une telle valeura dû être substantiel. »

Je hochai la tête pour montrer que je le suivais.

« D’autre part, les prêteurs sur gages ont l’habitude enAngleterre de graver sur la montre, avec la pointe d’une épingle,le numéro du reçu délivré lors de la mise en gage de l’objet. C’estplus pratique qu’une étiquette qui risque d’être perdue outransportée sur un autre article. Or, il n’y a pas moins de quatrenuméros de cette sorte à l’intérieur du boîtier ; ma loupe lesmontre distinctement. D’où une première déduction : votrefrère était souvent dans la gêne. Deuxième déduction : ilconnaissait des périodes de prospérité faute desquelles il n’auraitpu retirer sa montre. Enfin, je vous demande de regarder dans lecouvercle intérieur l’orifice où s’introduit la clef du remontoir.Un homme sobre ne l’aurait pas rayé ainsi ! En revanche,toutes les montres des alcooliques portent les marques de mains pastrop sûres d’elles-mêmes pour remonter le mécanisme. Que reste-t-ildonc de mystérieux dans mes explications ?

– Tout est clair comme le jour, répondis-je. Je regrette d’avoirété injuste à votre égard. J’aurais dû témoigner d’une plus grandefoi en vos capacités. Puis-je vous demander si vous avez uneaffaire sur le chantier en ce moment ?

– Non. D’où la cocaïne. Je ne puis vivre sans faire travaillermon cerveau. Y a-t-il une autre activité valable dans la vie ?Approchez-vous de la fenêtre, ici. Le monde a-t-il jamais été aussilugubre, médiocre et ennuyeux ? Regardez ce brouillardjaunâtre qui s’étale le long de la rue et qui s’écrase inutilementcontre ces mornes maisons ! Quoi de plus cafardeux et de plusprosaïque ? Dites-moi donc, docteur, à quoi peuvent servir desfacultés qui restent sans utilisation ? Le crime est banal, lavie est banale, et seules les qualités banales trouvent à s’exercerici-bas. »

J’ouvris la bouche pour répondre à cette tirade, lorsqu’onfrappa à la porte ; notre logeuse entra, apportant une cartesur le plateau de cuivre.

« C’est une jeune femme qui désire vous voir, dit-elle àmon compagnon.

– Mlle Mary Morstan, lut-il. Hum ! Je n’ai aucun souvenirde ce nom. Voulez-vous introduire cette personne, madameHudson ? Ne partez pas, docteur ; je préférerais que vousassistiez à l’entrevue. »

Chapitre 2Présentation de l’affaire

Mademoiselle Morstan pénétra dans la pièce d’un pas décidé.C’était une jeune femme blonde, petite et délicate. Sa mise simpleet modeste, bien que d’un goût parfait, suggérait des moyenslimités. La robe, sans ornements ni bijoux, était d’un beige sombretirant sur le gris. Elle était coiffée d’un petit turban, de lamême couleur blanche sur le côté. Sa beauté ne consistait pas dansla régularité des traits, ni dans l’éclat du teint ; ellerésidait plutôt dans une expression ouverte et douce, dans deuxgrands yeux bleus sensibles et profonds. Mon expérience des femmes,qui s’étend à plusieurs pays des trois continents, ne m’avaitjamais montré un visage exprimant mieux le raffinement du cœur.

Elle prit place sur le siège que Sherlock Holmes lui avança. Jeremarquai aussitôt le tremblement de sa bouche et la crispation deses mains ; tous les signes d’une agitation intérieure intenseétaient réunis.

« Je viens à vous, monsieur Holmes, dit-elle, parce quevous avez aidé Mme Cecil Forrester pour qui je travaille, àdémêler une petite complication domestique. Elle a été trèsimpressionnée par votre talent et votre obligeance.

– Mme Cecil Forrester ? répéta-t-il pensivement. Oui,je crois lui avoir rendu un petit service. C’était pourtant, si jem’en souviens bien, une affaire très simple.

– Ce n’est pas son avis. Mais en tout cas, vous n’en direz pasautant de mon histoire. Je puis difficilement en imaginer une plusétrange, plus complètement inexplicable. »

Holmes se frotta les mains. Ses yeux brillèrent. Il pencha enavant dans son fauteuil son profil d’oiseau de proie, et ses traitsfortement dessinés exprimèrent soudain une extraordinaireconcentration.

« Exposez votre cas », dit-il.

Il avait pris le ton d’un homme d’affaires. Ma position étaitembarrassante et je me levai :

« Vous m’excuserez, j’en suis sûr ! »

À ma grande surprise, la jeune femme me retint d’un geste de samain gantée :

« Si votre ami avait l’amabilité de rester, dit-elle, ilpourrait me rendre un grand service. »

Je n’eus plus qu’à me rasseoir.

« Voici brièvement les faits, continua-t-elle. Mon pèreétait officier aux Indes ; il m’envoya en Angleterre quand jen’étais encore qu’une enfant. Ma mère était morte et je n’avaisaucun parent ici. Je fus donc placée dans une pension, d’ailleursexcellente, à Édimbourg, et j’y demeurai jusqu’à dix-sept ans. En1878, mon père, alors capitaine de son régiment, obtint un congé dedouze mois et revint ici. Il m’adressa un télégramme de Londresannonçant qu’il était bien arrivé et qu’il m’attendaitimmédiatement à l’hôtel Langham. Son message était plein detendresse. En arrivant à Londres, je me rendis à Langham ; jefus informée que le capitaine Morstan était bien descendu ici, maisqu’il était sorti la veille au soir et qu’il n’était pas encorerevenu. J’attendis tout le jour, en vain. À la nuit, sur lesconseils du directeur de l’hôtel, j’informai la police. Lelendemain matin, une annonce à ce sujet paraissait dans tous lesjournaux. Nos recherches furent sans résultat ; et depuis cejour je n’eus plus aucune nouvelle de mon malheureux père. Ilrevenait en Angleterre le cœur riche d’espoir pour trouver un peude paix et de réconfort, et au lieu de cela… »

Elle porta la main à la gorge, et un sanglot étrangla saphrase.

« La date ? demanda Holmes, en ouvrant son carnet.

– Il disparut le 3 décembre 1878, voici presque dix ans.

– Ses bagages ?

– Étaient restés à l’hôtel. Mais ils ne contenaient aucunindice ; des vêtements, des livres, et un grand nombre decuriosités des îles Andaman. Il avait été officier de la garnisonen charge des criminels relégués là-bas.

– Avait-il quelque ami en ville ?

– Un seul, que je sache : le major Sholto, du mêmerégiment, le 34e d’infanterie de Bombay. Le major avait pris saretraite un peu auparavant et il vivait à Upper Norwood. Nousl’avons joint, bien entendu ; mais il ignorait même que sonami était en Angleterre.

– Singulière affaire ! remarqua Holmes.

– Je ne vous ai pas encore raconté la partie la plus déroutante.Il y a six ans, le 4 mai 1882, pour être exacte, une annonce parutdans le Times, demandant l’adresse de Mlle Mary Morstan etdéclarant qu’elle aurait avantage à se faire connaître. Il n’yavait ni nom, ni adresse. Je venais d’entrer, alors, commegouvernante dans la famille de Mme Cecil Forrester. Sur lesconseils de cette dame, je fis publier mon adresse dans lesannonces. Le même jour, je recevais par la poste un petit écrin encarton contenant une très grosse perle du plus bel orient ;rien d’autre. Depuis ce jour, j’ai reçu chaque année à la mêmedate, un colis contenant une perle semblable, et sans aucuneindication de l’expéditeur. J’ai consulté un expert : cesperles sont d’une espèce rare, et d’une valeur considérable. Jugezvous-même si elles sont belles ! »

Elle ouvrit une boîte plate, et nous présenta six perles :les plus pures que j’aie jamais vues.

« Votre récit est très intéressant, dit Sherlock Holmes. Ya-t-il eu autre chose ?

– Oui. Pas plus tard qu’aujourd’hui. C’est pourquoi je suisvenue à vous. J’ai reçu une lettre ce matin. La voici.

– Merci, dit Holmes. L’enveloppe aussi, s’il vous plaît.Estampille de la poste : Londres, secteur Sud-Ouest.Date : 7 juillet. Hum ! La marque d’un pouce dans lecoin ; probablement celui du facteur. Enveloppe à six pence lepaquet. Papier à lettres luxueux. Pas d’adresse. « Soyezce soir à sept heures au Lyceum Theater, près du troisième pilieren sortant à partir de la gauche. Si vous n’avez pas confianceconvoquez deux amis. Vous êtes victime d’une injustice qui seraréparée. N’amenez pas la police. Si vous le faisiez, toutéchouerait. Votre ami inconnu. » « Eh bien, voilà untrès joli petit mystère ! Qu’avez-vous l’intention de faire,mademoiselle Morstan ?

– C’est exactement la question que je voulais vous poser.

– Dans ce cas, nous irons certainement au rendez-vous ;vous, moi, et… oui, bien entendu, le docteur Watson. Votrecorrespondant permet deux amis ; le docteur est exactementl’homme qu’il faut. Nous avons déjà travaillé ensemble.

– Mais voudra-t-il venir ? demanda-t-elle d’une voixpressante.

– Je serai fier et heureux, dis-je avec ferveur, si je puis vousêtre de quelque utilité.

– Vous êtes très aimables tous les deux ! répondit-elle. Jemène une vie retirée, et je n’ai pas d’amis à qui je puisse faireappel. Je pense que nous aurons le temps si je reviens ici à sixheures ?

– Pas plus tard, dit Holmes. Une autre question, si vouspermettez. L’écriture sur cette enveloppe est-elle la même quecelle que vous avez vue sur les boîtes contenant lesperles ?

– Je les ai ici, répondit-elle, en montrant une demi-douzaine demorceaux de papier.

– Vous êtes une cliente exemplaire ; vous savezintuitivement ce qui est important. Voyons, maintenant. »

Étalant les papiers sur la table, il les compara d’un regard vifet pénétrant.

« L’écriture est déguisée, sauf sur la lettre, maisl’auteur est certainement une seule et même personne, dit-il.Regardez comment l’e grec réapparaît à la moindreinattention ; et la courbure particulière de l’s final !Je ne voudrais surtout pas vous donner de faux espoirs,mademoiselle Morstan, mais y a-t-il une ressemblance quelconqueentre cette écriture et celle de votre père ?

– Aucune. Elles sont très différentes.

– Je m’attendais à cette réponse. Eh bien, à ce soir six heures,donc ! Permettez-moi de garder ces papiers. Il n’est que troisheures et demie et je peux en avoir besoin avant votre retour. Aurevoir !

– Au revoir », répondit la jeune femme.

Reprenant sa boîte de perles, elle gratifia chacun de nous d’uncharmant sourire et se retira rapidement.

Je la regardai par la fenêtre marcher dans la rue d’un pas vif,jusqu’à ce que le turban gris et la plume blanche se fondissentdans la foule.

« Quelle séduisante jeune femme ! » m’écriai-jeen me retournant vers mon compagnon.

Il avait rallumé sa pipe et s’était renfoncé dans son fauteuil,les yeux fermés.

« Vraiment ? dit-il languissamment. Je n’avais pasremarqué.

– Vous êtes un véritable automate ! dis-je. Une machine àraisonner. Je vous trouve parfois radicalement inhumain. »

Il sourit pour répliquer :

« Il est essentiel que je ne me laisse pas influencer pardes qualités personnelles. Un client n’est pour moi que l’élémentd’un problème. L’émotivité contrarie le raisonnement clair et lejugement sain. La femme la plus séduisante que j’aie connue, futpendue parce qu’elle avait empoisonné trois petits enfants afin detoucher l’assurance vie contractée sur leurs têtes. D’autre part,l’homme le plus antipathique de mes relations est un philanthropequi a dépensé près de 250 000 livres pour les pauvres.

– Dans ce cas particulier, cependant…

– Je ne fais jamais d’exception. L’expression INFIRME la règle.Avez-vous jamais eu l’occasion d’étudier le caractère de quelqu’unà travers son écriture ? Que pensez-vous decelle-ci ?

– Elle est lisible et régulière, répondis-je. Celle d’un hommehabitué aux affaires, et doué d’une certaine force decaractère. »

Holmes secoua la tête.

« Regardez les lettres à bouche : elles sedifférencient à peine du reste. Ce d pourrait être un a, et ce l une. Les hommes de caractère différencient toujours les lettres àbouche, aussi mal qu’ils écrivent. Les k vacillent un peu, et lesmajuscules dénotent une certaine vanité… Bien ! Maintenant, jevais sortir ; j’ai besoin de quelques renseignements.Laissez-moi vous recommander ce livre, Watson ; il estremarquable. C’est Le Martyre de l’Homme, de WinwoodReade. Je serai de retour dans une heure. »

Je pris le volume et m’installai près de la fenêtre, mais mespensées s’éloignèrent bientôt des audacieuses spéculations del’écrivain. Je revoyais la jeune femme, son sourire ;j’entendais à nouveau sa voix flexible et mélodieuse racontantl’étrange mystère qui planait sur sa vie. Si elle avait dix-septans au moment de la disparition de son père, elle en avaitvingt-sept maintenant : le bel âge ! La jeunesse, encoreéclatante, et dépouillée de son égoïsme, tempérée par l’expérience…Ainsi rêvais-je, assis dans mon fauteuil, jusqu’à ce que despensées dangereuses me vinssent à l’esprit : alors, je meprécipitai à mon bureau et me jetai à corps perdu dans le derniertraité de pathologie. Que me croyais-je donc, moi, simplechirurgien militaire affligé d’une jambe faible et d’un compte enbanque encore plus faible, pour me laisser aller à de tellesidées ? Cette jeune femme n’était que l’un des éléments, desfacteurs du problème. Si mon avenir était sombre, mieux valait leregarder en face, comme un homme, plutôt que de le camoufler sousles fantaisies irréelles de l’imagination.

Chapitre 3En quête d’une solution

Holmes ne revint qu’à cinq heures et demie. Alerte et souriant,il paraissait d’excellente humeur (état d’esprit qui alternait,chez lui, avec des accès de dépression profonde).

« Il n’y a pas grand mystère dans cette affaire !dit-il en prenant la tasse de thé que je venais de lui verser. Lesfaits ne semblent admettre qu’une seule explication.

– Quoi ! Vous avez déjà trouvé la solution ?

– Ma foi, ce serait aller trop loin ! J’ai découvert unfait significatif, c’est tout ; mais il est très significatif.Il manque encore les détails. Je viens de trouver en effet, enconsultant les archives du Times, que le major Sholto, deUpper Norwood, ancien officier du 34e régiment d’infanterie, estmort le 28 avril 1882.

– Je suis peut-être très obtus, Holmes, mais je ne vois rien designificatif en cela.

– Non ? Vous me surprenez ! Eh bien, veuillezconsidérer les faits que voici : Le capitaine Morstandisparaît. La seule personne qu’il connaissait à Londres est lemajor Sholto. Or, celui-ci affirme ignorer la présence du capitaineen Angleterre. Quatre ans plus tard, Sholto meurt. Dans lasemaine qui suit sa mort, la fille du capitaine Morstan reçoitun présent d’une grande valeur, lequel se répète chaque année. Lalettre d’aujourd’hui la décrit comme victime d’une injustice. Or,cette jeune femme a-t-elle subi d’autres préjudices que ladisparition de son père ? Et pourquoi les cadeauxcommencent-ils immédiatement après la mort de Sholto, sinon parceque son héritier, sachant quelque chose, veut réparer untort ? À moins que vous n’ayez une autre théorie qui cadreavec tous ces faits !…

– Tout de même, n’est-ce pas une étrange façon de compenser ladisparition d’un père ? Et quelle curieuse manière deprocéder ! Pourquoi, d’autre part, écrire cette lettreaujourd’hui, plutôt qu’il y a six ans ? Enfin, il est questionde réparer une injustice. Comment ? En lui rendant sonpère ? On ne peut admettre qu’il soit encore vivant. Or, cettejeune femme n’est victime d’aucune autre injustice.

– Il y a des difficultés ! Mais notre expédition de ce soirles aplanira toutes. Ah ! voici un fiacre ; Mlle Morstanest à l’intérieur. Êtes-vous prêt ? Alors, descendons, car ilest six heures passées. »

Je pris mon chapeau et ma plus grosse canne. J’observai queHolmes prenait son revolver dans le tiroir et le glissait dans sapoche. Il pensait donc que notre soirée pourrait se compliquer.

Mlle Morstan était enveloppée d’un manteau sombre ; sonvisage fin était pâle, mais calme. Il aurait fallu qu’elle fût plusqu’une femme pour ne pas éprouver un malaise devant l’étrangeexpédition dans laquelle nous nous embarquions. Cependant elleétait très maîtresse d’elle-même, à en juger par les clairesréponses qu’elle fit aux questions que Holmes lui posa.

« Dans ses lettres, papa parlait beaucoup du major Sholto,dit-elle. Ils devaient être amis intimes. Ils s’étaient sans doutetrouvés très souvent ensemble puisqu’ils commandaient les troupesdes îles Andaman. Pendant que j’y pense, un étrange document a ététrouvé dans le bureau de papa. Personne n’a pu le comprendre. Je nepense pas qu’il soit de la moindre importance, mais peut-êtreaimeriez-vous en prendre connaissance. Le voici. »

Holmes déplia soigneusement la feuille de papier et la lissa surson genou. Puis il l’examina à l’aide de sa loupe.

« Le papier a été fabriqué aux Indes, remarqua-t-il. Ilfut, à un moment, épinglé à une planche. Le schéma dessiné sembleêtre le plan d’une partie d’un grand bâtiment pourvu de nombreusesentrées, couloirs et corridors. Une petite croix a été tracée àl’encre rouge ; au-dessus d’elle, il y a : 3, 37 àpartir de la gauche » écrit au crayon. Dans le coingauche, un curieux hiéroglyphe ressemblant à quatre croix alignéesà se toucher. À côté, en lettres malhabiles et grossières, il estécrit : “Le Signe des Quatre. Jonathan Small, MahometSingh, Abdullah Khan, Dost Akbar.”

« Non, j’avoue ne pas voir comment ce document pourrait serattacher à notre affaire. Mais il est certainementimportant ; il a été soigneusement rangé dans un portefeuille,car le verso est aussi propre que le recto.

– Je l’ai en effet trouvé dans son portefeuille.

– Gardez-le précieusement, mademoiselle Morstan ; ilpourrait nous servir. Je commence à me demander si cette affairen’est pas plus profonde et subtile que je ne l’avais d’abordsupposé. Il me faut reconsidérer mes idées. »

Il se rencogna dans le siège de la voiture. À son front plisséet à son regard absent, je devinai qu’il réfléchissait intensément.Mlle Morstan et moi conversâmes à mi-voix sur notre présenteexpédition et ses résultats possibles, mais Holmes se cantonna dansune réserve impénétrable jusqu’à la fin du voyage.

Nous étions en septembre ; la soirée s’annonçait aussilugubre que le jour. Un brouillard dense et humide imprégnait lagrande ville. Des nuages couleur de boue se traînaientmisérablement au-dessus des rues bourbeuses. Le long du Strand, leslampadaires n’étaient plus que des points de lumière diffuse etdétrempée, jetant une faible lueur circulaire sur le pavé gluant.Les lumières jaunes des vitrines éclairaient par placesl’atmosphère moite. Il y avait, me semblait-il, quelque chose defantastique et d’étrange dans cette procession sans fin de visagessurgissant un instant pour disparaître ensuite : visagestristes ou heureux, hagards ou satisfaits. Glissant de la morneobscurité à la lumière pour retomber bientôt dans les ténèbres, ilssymbolisaient l’humanité entière. Je ne suis pas généralementimpressionnable, mais cette ambiance et les bizarreries de notreentreprise s’allièrent pour me déprimer. L’attitude de Mlle Morstanreflétait la mienne. Holmes, lui, pouvait s’élever au-dessusd’influences semblables. Il tenait son carnet ouvert sur son genouet, s’éclairant de sa lampe de poche, il inscrivait de temps àautre des phrases et des chiffres.

Au Lyceum Theater, la foule se pressait devant les entréeslatérales. Le long de la façade, défilait une ligne ininterrompuede fiacres et de voitures particulières qui déchargeaient leurcargaison d’hommes et de femmes en tenue de soirée. À peineétions-nous parvenus au troisième pilier, lieu de notrerendez-vous, qu’un petit homme brun et vif, vêtu en cocher nousaccostait.

« Êtes-vous les personnes qui accompagnent MlleMorstan ? demanda-t-il.

– Je suis mademoiselle Morstan, et ces deux messieurs sont mesamis », dit-elle.

Il leva vers nous un regard étonnamment scrutateur.

« Vous m’excuserez, mademoiselle, dit-il d’un ton plutôtrogue, mais il faut que vous me donniez votre parole d’honneurqu’aucun de ces messieurs n’est un policier.

– Je vous en donne ma parole », répondit-elle.

Il émit un sifflement aigu ; un gamin amena une voituredont il ouvrit la porte. L’homme qui nous avait abordés monta surle banc du conducteur tandis que nous prenions place à l’intérieur.À peine étions-nous installés que le cocher fouetta ses chevaux etnous entraîna dans les rues brumeuses à une allure folle.

Notre situation était curieuse : nous nous rendions dans unendroit inconnu pour des raisons inconnues. Cependant cetteinvitation était, ou bien une mystification complète, hypothèsedifficile à soutenir, ou bien la preuve que des événementsimportants se préparaient. Mlle Morstan paraissait plus résolue etplus décidée que jamais. J’entrepris de la distraire par le récitde certaines de mes aventures en Afghanistan. Mais, à dire vrai,j’étais moi-même si curieux de notre destination, que mes histoiress’embrouillèrent quelque peu. Aujourd’hui encore elle affirme queje lui ai raconté une émouvante anecdote, selon laquelle la gueuled’un fusil ayant surgi à l’intérieur de ma tente au milieu de lanuit, j’aurais empoigné un fusil de chasse et tiré en cettedirection. En tout cas, notre itinéraire m’intéressait plus que cesvieilles histoires. J’avais suivi au début la direction danslaquelle nous allions ; mais, bientôt, le brouillard, lavitesse, et ma connaissance limitée de Londres me fit perdre lefil. Je ne sus plus rien, sinon que nous faisions un long trajet.Mais Sherlock Holmes suivait notre route. Il murmurait le nom desquartiers et des rues tortueuses que notre voiture dévalait à grandbruit.

« Rochester Row, dit-il. Maintenant, Vincent Square. Nousarrivons sur la route du pont de Vauxhall. Apparemment, nous nousdirigeons du côté du Surrey. Oui, c’est ce que je pensais. Noussommes sur le pont, à présent. Vous pouvez apercevoir les refletsdu fleuve. »

Nous pûmes distinguer, en effet, une partie de la Tamise danslaquelle les lampadaires miroitaient faiblement. Mais déjà notrevéhicule s’engageait de l’autre côté dans un labyrinthe derues.

« Wandsworth Road, dit mon compagnon. Priory Road. LarkhallLane. Stockwell Place. Robert Street. Coldharbour Lane. Notreenquête ne semble pas nous mener vers un quartier bienélégant… »

Il est vrai que l’aspect des rues n’était pas encourageant. Lamonotonie des maisons de briques n’était coupée, çà et là, que parles cafés situés aux croisements. Puis apparurent des villas à deuxétages, chacune possédant son jardin miniature. Et ce fut à nouveaul’interminable alignement de bâtiments neufs et criards quiressemblaient à des tentacules monstrueux que la ville géanteaurait lancés dans la campagne environnante. Notre voiture stoppaenfin à la troisième maison d’une rue nouvellement percée. Lesautres immeubles paraissaient inhabités. Celui devant lequel nousnous étions arrêtés était aussi sombre que les autres, mais unefaible lueur brillait à la fenêtre de la cuisine. Dès que l’onfrappa, la porte fut ouverte par un serviteur hindou nanti d’unturban jaune et d’amples vêtements blancs serrés à la taille parune ceinture également jaune. Il y avait quelque chose d’incongrudans cette apparition orientale qui s’encadrait dans la porte d’unebanale maison de banlieue.

« Le sahib vous attend ! » dit-il.

Au même moment, une voix pointue et criarde s’éleva del’intérieur.

« Faites-les entrer, khitmutgar ! cria-t-elle.Introduis-les ici tout de suite ! »

Chapitre 4Le récit de l’homme chauve

Nous suivîmes l’Hindou le long d’un couloir sordide, mal éclairéet encore plus mal meublé ; au bout il ouvrit une porte sur ladroite. L’éclat d’une lampe jaune nous accueillit. Au milieu decette clarté soudaine se tenait un petit homme au crâne immense,nu, étincelant : une couronne de cheveux roux autour de latête évoquait irrésistiblement le sommet d’une montagne surgissantd’entre une forêt de sapins. L’homme, debout, tordait nerveusementses mains. Les traits de son visage s’altéraient sans cesse etl’expression de sa physionomie passait du sourire à la maussaderiesans qu’on sût pourquoi. En outre, il était affligé d’une lèvreinférieure pendante qui laissait voir une rangée de dents jaunes etmal plantées ; il tentait de les dissimuler en promenantconstamment sa main sur la partie inférieure de son visage. Ilparaissait jeune, malgré sa calvitie : de fait, il venaitd’avoir trente ans.

« Je suis votre serviteur, mademoiselle Morstan !répétait-il de sa voix pointue. Votre serviteur, messieurs !Je vous prie d’entrer dans mon petit sanctuaire. Il n’est pasgrand, mademoiselle, mais je l’ai aménagé selon mon goût : uneoasis de beauté dans le criant désert du Sud de Londres. »

Nous fûmes tous abasourdis par l’aspect de la pièce danslaquelle il nous conviait. Elle paraissait aussi déplacée danscette triste maison qu’un diamant de l’eau la plus pure sur unemonture de cuivre. Les murs étaient ornés de tapisseries et derideaux d’un coloris et d’un travail incomparables ; ici etlà, on les avait écartés pour mieux faire ressortir un vaseoriental ou quelque peinture richement encadrée. Le tapis ambre etnoir était si doux, si épais, que le pied s’y enfonçait avecplaisir comme dans un lit de mousse. Deux grandes peaux de tigreajoutaient à l’impression de splendeur orientale. Un grosnarghileh, posé sur un plateau, ne déparait pas l’ensemble.Suspendu au milieu de la pièce par un fil d’or presque invisible,un brûle-parfum en forme de colombe répandait une odeur subtile etpénétrante.

Le petit homme se présenta en sautillant :

« M. Thaddeus Sholto ; tel est mon nom. Vous êtesMlle Morstan, bien entendu ? Et ces messieurs… ?

– Voici M. Sherlock Holmes et le docteur Watson.

– Un médecin, eh ? s’écria-t-il, très excité. Avez-vousvotre stéthoscope ? Pourrais-je vous demander… ?Auriez-vous l’obligeance… ? J’ai des doutes sérieux quant aubon fonctionnement de ma valvule mitrale, et si ce n’était tropabuser… ? Je crois pouvoir compter sur l’aorte, maisj’aimerais beaucoup avoir votre opinion sur la mitrale. »

J’auscultai son cœur comme il me le demandait, mais je netrouvai rien d’anormal, sauf qu’il souffrait d’une peurincontrôlable : il tremblait d’ailleurs de la tête auxpieds.

« Tout semble normal, dis-je. Vous n’avez aucune raison devous inquiéter.

– Vous voudrez bien excuser mon anxiété, mademoiselle Morstan,remarqua-t-il légèrement. Je suis de santé fragile, et depuislongtemps cette valvule me préoccupait. Je suis enchantéd’apprendre que c’était à tort. Si votre père, mademoiselle,n’avait fatigué son cœur à l’excès, il pourrait être encore vivantaujourd’hui. »

J’aurais voulu le gifler. J’étais indigné par cette façongrossière et nonchalante de parler d’un sujet aussi pénible. MlleMorstan s’assit ; une pâleur extrême l’envahit ; seslèvres devinrent blanches.

« Au fond de moi, je savais qu’il était mort !murmura-t-elle.

– Je peux vous donner tous les détails, dit-il. Mieux, je puisvous faire justice. Et je le ferai, quoi qu’en dise mon frèreBartholomew. Je suis très heureux de la présence de vos amis ici.Non seulement parce qu’ils calment votre appréhension, mais aussiparce qu’ils seront témoins de ce que je vais dire et faire. Nousquatre pouvons affronter mon frère Bartholomew. Mais n’y mêlons pasdes étrangers ; ni police, ni d’autres fonctionnaires !S’il n’y a pas d’intervention intempestive, nous parviendrons àtout arranger d’une manière satisfaisante. Rien n’ennuierait plusmon frère Bartholomew que de la publicité autour de cetteaffaire. »

Il s’assit sur un pouf et ses yeux bleus, fables et larmoyants,nous interrogèrent.

« En ce qui me concerne, ce que vous direz n’ira pas plusloin », fit Holmes.

J’acquiesçai d’un signe de tête.

« Voilà qui est bien ! dit l’homme. Très bien !Puis-je vous offrir un verre de chianti, mademoiselleMorstan ? Ou de tokay ? Je n’ai pas d’autre vin.Ouvrirai-je une bouteille ? Non ? J’espère alors que lafumée ne vous incommode pas ? Le tabac d’Orient dégage uneodeur balsamique. Je suis un peu nerveux, voyez-vous, et lenarghileh est pour moi un calmant souverain. »

Il approcha une bougie et bientôt la fumée passa en bullesjoyeuses à travers l’eau de rose. Assis en demi-cercle, tête enavant, le menton reposant sur les mains, nous regardions tous troisle petit homme à l’immense crâne luisant, qui nous faisait face entirant sur sa pipe d’un air mal assuré.

« Après avoir décidé d’entrer en relation directe avecvous, dit-il, j’ai hésité à vous donner mon adresse. Je craignaisque, ne tenant pas compte de ma demande, vous n’ameniez avec vousdes gens déplaisants. Je me suis donc permis de vous donner unrendez-vous de telle manière que Williams puisse d’abord vous voir.J’ai complètement confiance en cet homme. Je lui avais d’ailleursrecommandé de ne pas vous amener au cas où vous lui sembleriezsuspects. Vous me pardonnerez ces précautions, mais je mène une viequelque peu retirée. De plus, rien n’est plus répugnant à masensibilité – que je pourrais qualifier de raffinée – qu’unpolicier. J’ai une tendance naturelle à éviter toute forme dematérialisme grossier ; et c’est rarement que j’entre encontact avec la vulgarité de la foule. Je vis, comme vous pouvez leconstater, dans une ambiance élégante. Je pourrais m’appeler unprotecteur des Arts. C’est ma faiblesse. Ce paysage est un Corotauthentique. Un expert pourrait peut-être formuler quelque réserveen ce qui concerne ce Salvator Rosa ; mais ce Bouguereau, enrevanche, n’offre pas matière à discussion. J’ai un penchant marquépour la récente École française, je l’avoue.

– Vous m’excuserez, monsieur Sholto, dit Mlle Morstan, mais jesuis ici, sur votre demande, pour entendre quelque chose que vousdésirez me dire. Il est déjà très tard, et j’aimerais quel’entrevue soit aussi courte que possible.

– Même si tout va bien, ce sera long ! répondit-il. Il nousfaudra certainement aller à Norwood pour voir mon frèreBartholomew. Nous essaierons tous de lui faire entendre raison. Ilest très en colère contre moi parce que j’ai fait ce qui mesemblait juste. Nous nous sommes presque querellés la nuitdernière. Vous ne pouvez imaginer comme il est terrible lorsqu’ilest en colère.

– S’il nous faut aller à Norwood, nous ferions peut-être aussibien de partir tout de suite ? » hasardai-je.

Il rit au point d’en faire rougir ses oreilles.

« Ce n’est pas possible ! s’écria-t-il. Je ne saiscomment il réagirait si je vous amenais d’une façon aussiimpromptue. Non, je dois d’abord expliquer nos positionsrespectives. Et tout d’abord, il y a plusieurs points que j’ignoremoi-même dans cette histoire. Je puis seulement vous exposer lesfaits tels qu’ils me sont connus.

« Le major John Sholto, qui appartenait à l’armée desIndes, était mon père, comme vous l’avez peut-être deviné. Il pritsa retraite il y a environ onze ans et vint s’installer àPondichery Lodge, situé dans Upper Norwood. Il avait fait fortuneaux Indes ; il en ramena une somme d’argent considérable, unegrande collection d’objets rares et précieux, et enfin quelquesserviteurs indigènes. Il s’acheta alors une maison et vécut d’unemanière luxueuse. Mon frère jumeau Bartholomew et moi étions sesseuls enfants.

« Je me souviens fort bien de la stupéfaction que causa ladisparition du capitaine Morstan. Nous lûmes les détails dans lesjournaux et, sachant qu’il avait été un ami de notre père, nousdiscutâmes librement le cas en sa présence. D’ailleurs, il prenaitpart aux spéculations que nous fîmes pour expliquer le mystère.Jamais, l’un ou l’autre, nous n’avons soupçonné qu’il en gardait lesecret caché en son cœur. Pourtant, il connaissait, et lui seul aumonde, le destin d’Arthur Morstan.

« Ce que nous savions, c’est qu’un mystère, un dangerpositif, pesait sur notre père. Il avait grand-peur de sortir seul,et il avait engagé comme portiers deux anciens professionnels de laboxe. Williams, qui vous a conduit ce soir, était l’un d’eux. Ilfut en son temps champion d’Angleterre des poids légers. Notre pèrene voulait pas nous confier le motif de ses craintes, mais il avaitune aversion profonde pour les hommes à jambe de bois. À tel pointqu’un jour il n’hésita pas à tirer une balle de revolver contrel’un d’eux, qui n’était qu’un inoffensif commis voyageur en quêtede commandes. Il nous fallut payer une grosse somme pour étoufferl’affaire. Mon frère et moi avions fini par penser qu’il s’agissaitd’une simple lubie. Mais les événements qui suivirent nous firentchanger d’avis.

« Au début de 1882, mon père reçut une lettre en provenancedes Indes. Il faillit s’évanouir devant son petit déjeuner en lalisant, et de ce jour il dépérit. Nous n’avons jamais découvert lecontenu de cette lettre, mais je pus voir, au moment où il enprenait connaissance, qu’elle ne comportait que quelques phrasesgriffonnées. Depuis des années mon père souffrait d’une dilatationdu foie ; son état empira rapidement. Vers la fin avril, nousfûmes informés qu’il était perdu et qu’il désirait nous entretenirune dernière fois.

« Quand nous entrâmes dans sa chambre, il était assis,soutenu par de nombreux oreillers, et il respirait péniblement. Ilnous demanda de fermer la porte à clef et de venir chacun d’un côtédu lit. Étreignant nos mains, il nous fit un étrange récit.L’émotion autant que la douleur l’interrompaient. Je vais essayerde vous le dire en ses propres termes :

« En ce dernier instant, dit-il, une seule chose metourmente l’esprit : la manière dont j’ai traité l’orphelinede ce malheureux Morstan. La maudite avarice qui fut mon péchécapital a privé cette enfant d’un trésor dont la moitié au moinslui revenait. Et pourtant, je ne l’ai pas utilisé moi-même, tantl’avarice est aveugle et stupide. Le simple fait de posséderm’était si cher que je répugnais à partager, si peu que ce fût.Voyez-vous ce chapelet de perles à côté de ma bouteille dequinine ? Je n’ai pu me résoudre à m’en séparer ! Etpourtant, je l’ai sorti avec le ferme dessein de le lui envoyer.Vous, mes enfants, vous lui donnerez une part équitable du trésord’Agra. Mais ne lui envoyez rien, pas même le chapelet, avant mamort. Après tout, bien des hommes plus malades que moi se sontrétablis !

« Je vais vous dire comment Morstan est mort,poursuivit-il. Depuis longtemps il souffrait du cœur, mais il nel’avait dit à personne. Moi seul était au courant. Aux Indes, parun concours de circonstances extraordinaires, lui et moi étionsentrés en possession d’un trésor considérable. Je le transportai enAngleterre et dès le soir de son arrivée, Morstan vint me réclamersa part. Il avait marché depuis la gare, et ce fut mon fidèle LalChowder, mort depuis, qui l’introduisit. Nous discutâmes de larépartition du trésor, et une violente querelle éclata. Au comblede la fureur, Morstan s’était levé, mais il porta soudain la mainau côté ; son visage changea de couleur ; il tomba enarrière ; dans la chute sa tête heurta l’angle du coffre autrésor. Quand je me penchai sur lui, je constatai avec horreurqu’il était mort.

Un long moment je restai immobile dans mon fauteuil, le cerveauvidé, sans savoir quoi faire. Ma première pensée fut, bien sûr, decourir chercher de l’aide. Mais n’avais-je pas toutes les chancesd’être accusé de meurtre ? Sa mort était survenue au coursd’une querelle ; et il y avait cette entaille à la tête qu’ils’était faite en tombant : autant de lourdes présomptionscontre moi. De plus, une enquête officielle dévoilerait à propos dutrésor certains faits que je ne tenais nullement à divulguer.Morstan m’avait dit que personne au monde ne savait qu’il s’étaitrendu chez moi ; il ne me paraissait pas nécessaire quequiconque l’apprît jamais.

« J’étais en train de remuer tout cela dans ma tête quand,levant les yeux, je vis Lal Chowder dans l’encadrement de la porte.Il entra sans bruit, et ferma à clef derrière lui.

« Ne craignez rien, sahib ! dit-il. Personne n’abesoin de savoir que vous l’avez tué. Allons le cacher au loin. Quipourrait savoir ?

« – Je ne l’ai pas tué ! »

« Lal Chowder secoua la tête et sourit.

« J’ai entendu, sahib ! dit-il. J’ai entendu ladispute, et j’ai entendu le coup. Mais mes lèvres sont scellées.Tous dorment dans la maison. Emmenons-le au loin. »

« Ces paroles arrachèrent ma décision. Si le plus fidèle demes serviteurs ne pouvait croire en mon innocence, commentconvaincrais-je les douze lourdauds d’un jury ? Lal Chowder etmoi nous fîmes disparaître le corps cette même nuit. Et quelquesjours plus tard, les journaux londoniens s’interrogeaient sur ladisparition mystérieuse du capitaine Morstan. Vous comprenez, parmon récit, que sa mort ne saurait m’être imputée. Ma faute résideen ceci : j’ai caché non seulement le corps, mais aussi letrésor dont une part revenait de droit à Morstan ou à sesdescendants. Je désire donc que vous fassiez une restitution. Veneztout près. Le trésor est caché dans… »

« À cet instant, l’horreur le défigura : ses yeuxs’affolèrent et sa mâchoire tomba.

« Chassez-le ! Au nom du Christ,chassez-le ! » cria-t-il d’une voix que je n’oublieraijamais.

« Nous avons regardé vers la fenêtre sur laquelle sonregard s’était fixé. Un visage surgi des ténèbres nous observait.C’était une tête chevelue et barbue dont le regard cruel, sauvage,exprimait une haine ardente. Nous nous précipitâmes vers lafenêtre, mais l’homme avait disparu. Quand nous revînmes vers notrepère, son menton s’était affaissé, et son pouls avait cessé debattre.

« Nous fouillâmes le jardin cette nuit-là, mais sanstrouver d’autre trace que l’empreinte d’un pied unique dans le litde fleurs. Sans cette marque, peut-être aurions-nous cru que seulenotre imagination avait fait surgir ce visage féroce. Nous eûmescependant une autre preuve, encore plus flagrante, que des ennemisnous entouraient : le lendemain matin, on trouva ouverte lafenêtre de la chambre de notre père ; placards et tiroirsavaient été fouillés ; et sur la poitrine du mort était fixéun morceau de papier avec ces mots griffonnés : le Signedes Quatre. Nous n’avons jamais appris ce que signifiait cetteexpression, ni qui en était l’auteur. À première vue rien n’avaitété dérobé, et pourtant tout avait été mis sens dessus dessous. Monfrère et moi avons fait un rapprochement normal entre ce mystérieuxincident et la peur dont notre père souffrit durant sa vie. Mais lemystère pour nous reste entier. »

Le petit homme s’arrêta pour rallumer son narghileh et il fumaquelques instants en silence. Nous étions tous assis, immobiles,sous le coup de ce récit extraordinaire. Durant les brefs instantsoù la mort de son père avait été décrite, Mlle Morstan étaitdevenue livide et j’avais craint qu’elle ne s’évanouît. Elles’était cependant reprise après avoir bu un verre d’eau que je luiavais discrètement versé d’une carafe vénitienne à ma portée.Sherlock Holmes s’était renfoncé dans son siège dans une attitudeabsente, les yeux à peine ouverts. Je ne pus m’empêcher de penseren le regardant, que le matin même, il s’était plaint de labanalité de l’existence ! Là en tout cas, il tenait unproblème qui allait mettre sa sagacité à l’épreuve… Le regard deM. Thaddeus Sholto allait de l’un à l’autre ;manifestement fier de l’effet produit par son histoire, il enreprit le fil, s’interrompant parfois pour tirer une bouffée.

« Mon frère et moi étions fort intéressés, comme vouspouvez l’imaginer, par ce trésor dont notre père avait parlé.Pendant des semaines et des mois nous avons fouillé et retournéchaque parcelle du jardin sans pourtant trouver la cachette. Lapensée que le secret était sur ses lèvres quand il mourut nousrendait fous de dépit. Nous pouvions préjuger de la splendeur de cetrésor d’après le chapelet de perles qui en faisait partie. Nouseûmes d’ailleurs une discussion à ce sujet, mon frère et moi. Lesperles étaient évidemment d’une grande valeur et Bartholomew nevoulait pas s’en séparer. Il avait hérité, soit dit entre nous, lepenchant de mon père vers l’avarice. Il pensait aussi que lechapelet exciterait la curiosité et pourrait nous attirer desennuis. Tout ce que je pus obtenir de lui fut que je trouveraisl’adresse de mlle Morstan et que je lui enverrais une perle àintervalles réguliers, afin qu’elle ne se trouve jamais dans ledénuement.

– C’était très charitable de votre part, dit la jeune femmespontanément. Je vous en suis très reconnaissante ! »

Le petit homme agita sa main.

« Point du tout ! dit-il. Nous étions votredépositaire. Telle était du moins mon opinion ; mais j’avoueque mon frère Bartholomew ne m’a jamais suivi jusque-là. Nousjouissions nous-même d’une belle aisance. Je ne désirais pas plus.D’ailleurs, il eût été du plus mauvais goût de se montrer aussiladre envers une jeune femme. Le mauvais goût mène aucrime, comme disent les Français non sans élégance… Bref,notre désaccord s’accentua au point que je trouvai préférable dem’installer chez moi. J’ai donc quitté Pondichery Lodge, emmenantavec moi Williams et le vieux khitmutgar. Mais hier j’ai appris unenouvelle de grande importance : le trésor a été découvert.J’ai aussitôt écrit à Mlle Morstan et il ne nous reste plus qu’ànous rendre à Norwood pour réclamer notre part. J’ai déjà exposémon point de vue à mon frère la nuit dernière. Notre visite n’estsans doute pas souhaitée, mais elle est attendue. »

M. Thaddeus Sholto se tut, mais ne cessa pas pour autant des’agiter sur son pouf de luxe. Nous restions tous silencieux pourmieux réfléchir aux nouveaux développements de cette mystérieuseaffaire : Holmes fut le premier à se lever.

« Vous avez fort bien agi, monsieur, du commencement à lafin ! dit-il. Nous serons peut-être à même de vous prouvermodestement notre reconnaissance en éclaircissant ce qui vous estencore obscur. Mais il est tard, comme l’a remarqué Mlle Morstan,et nous ferions bien de ne pas perdre de temps. »

Notre hôte enroula soigneusement le tuyau de son narghileh, puissortit de derrière un rideau un long et lourd manteau pourvu d’uncol et de parements d’astrakan. Il le boutonna soigneusement malgréla douceur oppressante de la nuit, et il ajusta sur sa tête unecasquette en peau de lapin dont les pans se rabattaient sur lesoreilles.

« Ma santé est quelque peu fragile, remarqua-t-il, tout ennous conduisant dans le couloir. Je suis donc obligé de prendre degrandes précautions. »

La voiture nous attendait. Notre voyage était apparemment prévu,car le conducteur partit aussitôt à vive allure. Thaddeus Sholto necessa pas de parler d’une voix de tête qui dominait le bruit desroues sur le pavé.

« Bartholomew est un homme plein d’idées, commença-t-il.Comment pensez-vous qu’il découvrit le trésor ? Il étaitarrivé à la conclusion qu’il se trouvait quelque part dans lamaison. Il se mit donc à calculer les dimensions exactes decelle-ci, puis à les reporter et les vérifier ; de cettemanière pas un seul centimètre de la construction ne pouvaitéchapper à ses investigations. Il s’aperçut, entre autres choses,que la hauteur du bâtiment était de 25 mètres, mais qu’enadditionnant la hauteur des pièces superposées, il ne trouvait que23, 70 mètres, même en tenant largement compte de l’espace entre leplafond et le plancher. Il manquait donc 1, 30 mètre ; cemètre 30 ne pouvait être situé qu’au sommet du bâtiment. Mon frèrefit alors un trou dans le plafond de la plus haute pièce etdécouvrit une petite mansarde ; étant complètement emmurée,elle était restée inconnue de tous. Le coffre au trésor était là,au milieu, reposant sur deux poutres. Il le fit descendre par letrou et prit connaissance du contenu, dont il estime la valeur àcinq cent mille livres sterling, au moins. »

À l’énoncé de cette somme gigantesque, nous nous regardâmes lesyeux écarquillés. Si nous parvenions à assurer ses droits, MlleMorstan, gouvernante dans le besoin, deviendrait la plus richehéritière d’Angleterre ! Un ami loyal ne pouvait évidemmentque se réjouir d’une telle nouvelle. Cependant, je dois avouer,pour ma honte, que mon égoïsme fut le plus fort et que mon cœurdevint de plomb. Je balbutiai quelques mots de félicitations puis,affaissé sur mon siège, la tête baissée, je m’abîmai dans madéception, sans écouter le bavardage de Thaddeus Sholto. C’était unhypocondriaque authentique. Je l’entendais vaguement qui dévidaitun chapelet interminable de symptômes et qui implorait desrenseignements sur la composition et l’action thérapeutiqued’innombrables remèdes de charlatan ; il en avait dans lapoche quelques spécimens soigneusement rangés dans un étui en cuir.J’espère qu’il ne se souvient d’aucune des réponses que je lui aifaites cette nuit-là ! Holmes assure qu’il m’a entendu lemettre en garde contre le danger de prendre plus de deux gouttesd’huile de ricin. J’aurais même, par contre, recommandé lastrychnine en dose massive, comme sédatif ! Quoi qu’il en eûtété, je fus certainement soulagé quand la voiture s’arrêta aprèsune dernière secousse. Le cocher sauta de son siège pour nousouvrir la porte.

« Voici Pondichery Lodge, mademoiselle Morstan », ditThaddeus Sholto en lui tendant la main pour descendre.

Chapitre 5La tragédie de Pondichéry Lodge

Il était près de onze heures. Nous avions laissé derrière nousla brume humide de la grande ville, et la nuit était assez belle.Un vent tiède charriant des nuages lourds et lents soufflait del’ouest à travers le ciel. Une demi-lune faisait des apparitionsintermittentes. La clarté naturelle suffisait pour voir à quelledistance, mais Thaddeus Sholto s’empara d’une des lanternes de lavoiture.

Pondichéry Lodge possédait un vaste jardin ; un très hautmur de pierres hérissé de tessons de bouteilles l’isolaitcomplètement. Une porte étroite renforcée de barres de ferconstituait le seul moyen d’accès. Notre guide frappa suivant uncertain code.

« Qui est là ? cria une voix peu avenante.

– C’est moi, McMurdo. Depuis le temps, vous connaissezcertainement ma façon de frapper, voyons ! »

Il y eut en réponse un bruit inarticulé, puis le cliquetis d’untrousseau de clefs. La porte tourna lourdement sur ses gonds ;un petit homme à la carrure forte se montra dans l’embrasure, nousregardant d’un œil soupçonneux qui clignotait à la lumière de notrelanterne.

« C’est bien vous, monsieur Thaddeus ? Mais qui sontces personnes ? Je n’ai pas d’ordre à leur sujet.

– Non ? Vous m’étonnez, McMurdo ! J’ai prévenu monfrère hier soir que je viendrais avec mes amis.

– Il n’est pas sorti de sa chambre aujourd’hui, monsieurThaddeus, et je n’ai pas reçu d’instructions spéciales. Vous saveztrès bien que les ordres sont stricts. Je peux vous laisser entrer,mais vos amis resteront dehors. »

Devant cet obstacle inattendu, Thaddeus Sholto nous regarda d’unair perplexe.

« Vous faites preuve de mauvaise volonté ! dit-ilenfin au portier. Il devrait vous suffire que je réponde d’eux.Parmi nous il se trouve une jeune dame ; elle ne peut pasattendre sur la route à une heure pareille !

– Je regrette beaucoup, monsieur Thaddeus ! dit l’hommed’une voix inexorable. Ces personnes peuvent être vos amis sansêtre pour autant ceux du patron. Je suis payé, et bien payé, pourexécuter certains ordres : il n’y a pas à sortir de là. Je neles connais pas vos amis, moi !

– Oh, si ! Vous en connaissez un, McMurdo ! s’écriaSherlock Holmes d’une voix avenante. Je ne pense pas que vous ayezpu m’oublier. Ne vous rappelez-vous pas le boxeur amateur quicombattit contre vous pendant trois rounds ? C’était il y aquatre ans, chez Alison, lors de la nuit organisée à votrebénéfice.

– Vous ne voulez pas dire M. Sherlock Holmes ? s’écrial’ancien boxeur. Mais si ! Au nom du Ciel, comment ne vousai-je pas reconnu ? Au lieu de rester là tranquillement, vousauriez dû me donner ce satané crochet du menton. Pour sûr qu’alorsje vous aurais reconnu tout de suite. Ah ! vous avez biengaspillé vos dons, vous, alors ! Vous auriez pu aller loin sivous aviez voulu consacrer au noble art…

– Vous voyez, Watson, que si tout venait à me manquer, il meresterait encore une dernière profession scientifique, dit Holmesen riant. Je suis sûr que maintenant cet ami ne nous laissera pasexposés aux rigueurs de la nuit.

– Entrez, monsieur ! répondit-il. Entrez donc, vous et vosamis… Je suis désolé, monsieur Thaddeus, mais vous savez combienles ordres sont sévères ! Il fallait que je sois bien sûr devos amis avant de les laisser entrer. »

À l’intérieur de l’enceinte, un chemin semé de gravierserpentait à travers un terrain vague jusqu’à une énorme maison àl’architecture banale, plongée dans une obscurité totale sauf en uncoin où le clair de lune se reflétait dans une lucarne. Ce grandbâtiment sombre et silencieux dégageait une atmosphère oppressante.Même Thaddeus semblait mal à l’aise, et la lanterne au bout de sonbras avait des soubresauts singuliers.

« Je ne comprends pas ce qui se passe, dit-il. Il doit yavoir un malentendu. J’avais pourtant dit clairement à Bartholomewque nous viendrions ce soir. Pourquoi n’y a-t-il pas de lumière àsa fenêtre ? Je me demande ce que cela veut dire.

– Fait-il toujours garder l’entrée avec autant devigilance ? s’enquit Holmes.

– Oui, il a conservé les habitudes de mon père. C’était le filspréféré, vous savez, et je me demande parfois s’il ne lui en a pasdit plus long qu’à moi. La fenêtre de Bartholomew est éclairée parla lune à présent ; je ne crois pas qu’il y ait de la lumièreà l’intérieur.

– Non, dit Holmes. Mais j’aperçois une faible clarté à la petitefenêtre du côté de la porte.

– Ah ! c’est la chambre de la femme de charge. La vieilleMme Berstone va pouvoir nous dire ce que tout celasignifie.

« Cependant, vous ne verrez peut-être pas d’objection àm’attendre ici une minute ou deux ? Si elle n’est pas avertiede notre venue et qu’elle nous voie arriver tous, elle prendrapeut-être peur. Mais chut ! Qu’est-ce quecela ? »

Il éleva la lanterne ; sa main tremblait tellement que lecercle de lumière dansait tout autour de nous. Mlle Morstan saisitmon poignet ; nous restâmes tous immobiles, le cœur battant,tendant l’oreille. De la grande maison noire jaillit la pluspitoyable, la plus triste des voix ; elle résonnaitlamentablement dans la nuit silencieuse ; c’était le sanglotd’une femme épouvantée.

« Mme Berstone ! expliqua Sholto. Elle est laseule femme dans la maison. Attendez ici. Je reviens. »

Il se hâta vers la porte et frappa suivant son code. Nous pûmesvoir une grande femme âgée ouvrir et s’ébrouer d’aise en levoyant.

« Oh ! monsieur Thaddeus ! Je suis si heureuse devous voir ! Oui, je suis vraiment bien contente que vous soyezici, monsieur. »

La porte se referma sur eux ; les manifestations desoulagement firent place à un monologue assourdi.

Notre guide nous avait laissé la lanterne. Holmes la balançalentement au bout de son bras, scrutant attentivement la maison etles tas de gravats disséminés sur le terrain. Mlle Morstan et moirestions immobiles l’un près de l’autre la main dans la main.L’amour est décidément d’une subtilité merveilleuse ! Ainsinous, qui ne nous étions jamais vus avant ce jour, nous quin’avions jamais échangé de regard ou de paroles d’affection, nousobéissions à la même impulsion : nos mains se cherchaient. Jem’en suis émerveillé depuis lors, mais ce soir-là, il me paraissaittout naturel de me rapprocher d’elle ; et de son côté, ellem’a confié plus tard qu’elle avait trouvé normal de se tourner versmoi pour obtenir protection et réconfort. Nous étions donc commedeux enfants ; nous nous tenions par la main, et malgré lesténèbres mystérieuses qui nous entouraient de toutes parts, nousconnaissions la paix.

« Quel lieu étrange ! soupira-t-elle.

– On dirait que toutes les taupes de l’Angleterre ont étérassemblées ici, dis-je. J’ai vu quelque chose de similaire sur leflanc d’une colline, près de Ballarat, après une époque deprospection fébrile.

– Et pour les mêmes raisons, intervint Holmes. Ce sont lestraces de la fouille au trésor. Il ne faut pas oublier qu’ils l’ontcherché pendant six ans ; rien d’étonnant à ce que l’endroitressemble à un carreau de mine. »

À ce moment, la porte d’entrée s’ouvrit violemment, et ThaddeusSholto courut vers nous, les bras levés, les yeux emplis deterreur.

« Il doit être arrivé quelque chose à Bartholomew !cria-t-il. J’ai peur ! Mes nerfs n’y résisterontpas. »

Il hoquetait de peur, en effet. Encadré par le grand cold’astrakan, son visage aux traits mous avait l’expressionsuppliante et désespérée d’un enfant terrifié.

« Entrons dans la maison, dit Holmes avec calme etfermeté.

– Oui, s’il vous plaît, dit Thaddeus Sholto. Je ne sais plus cequ’il faut faire. »

Nous le suivîmes tous dans la chambre de la femme de charge,située sur la gauche dans le couloir. La vieille femme arpentait lapièce en se rongeant les ongles. La vue de Mlle Morstan parutcependant l’apaiser.

« Dieu bénisse votre doux visage ! s’écria-t-elled’une voix hystérique. Cela fait du bien de vous voir. J’ai connutant de tourments aujourd’hui ! »

La jeune femme prit sa main émaciée et usée par l’ouvrage enmurmurant quelques mots de réconfort. Sa bienveillance affectueuseramena quelque couleur sur les joues exsangues de la femme decharge.

« Monsieur s’est enfermé et ne veut pas me répondre,expliqua-t-elle. J’ai attendu toute la journée qu’il m’appelle. Jesais qu’il aime rester seul, mais j’ai fini par me demander s’iln’y avait pas quelque chose. Alors je suis montée, il y a environune heure, et j’ai regardé par le trou de la serrure. Il faut quevous y alliez, monsieur Thaddeus. Il faut que vous y alliez, et quevous voyiez vous-même. Depuis dix ans j’ai connuM. Bartholomew Sholto dans la peine et dans la joie, maisjamais je ne l’ai vu avec un tel visage. »

Sherlock Holmes prit la lampe et s’aventura le premier, carThaddeus Sholto, claquant des dents, semblait pétrifié. Je dusl’aider à monter l’escalier : ses jambes se dérobaient souslui. Par deux fois durant notre ascension, Holmes sortit sa loupepour examiner attentivement quelques marques là où je ne voyais quede simples traces de boue sur les fibres de cocotier qui servaientde tapis dans l’escalier. Il gravissait lentement chaque marche,plaçant la lampe contre ceci ou contre cela, et explorant autour delui avec un regard fureteur. Mlle Morstan était restée derrièrenous auprès de la femme de charge.

Le troisième étage aboutissait à un assez long couloir ;sur le mur de droite se trouvait une grande tapisserie desIndes ; trois portes s’alignaient sur la gauche. Nous suivionsimmédiatement Holmes qui avançait de la même manière lente,méthodique. Nos ombres s’étiraient derrière nous. La troisièmeporte était celle qui nous intéressait. Holmes y frappa sansobtenir de réponse, puis, tournant la poignée tenta de l’ouvrir deforce. En approchant la lampe, nous vîmes qu’elle était solidementverrouillée de l’intérieur. La clef engagée dans la serrure ettournée dans le pêne laissait toutefois un espace partiellementlibre. Sherlock Holmes s’accroupit, y plaqua un œil, mais se relevaaussitôt, le souffle coup.

 

« Il y a quelque chose de démoniaque là-dedans, dit-ild’une voix que je n’avais jamais entendue aussi émue. Quepensez-vous que cela signifie, Watson ? »

Je m’accroupis à mon tour devant la serrure, mais je reculaid’horreur. La lune éclairait la pièce d’un rayon pâle etfroid ; alors je vis, me regardant droit dans les yeux, et sedétachant sur les ténèbres, un visage qui paraissait flotter dansl’air ; c’était la reproduction de Thaddeus : même crânehaut et luisant, même teint blafard… Mais les traits s’étaientcrispés cependant sur un horrible sourire ; ce rictus figéétait plus effrayant sous cette clarté lunaire que n’importe quellegrimace. C’était tellement le portrait de notre petit ami que je meretournai pour m’assurer qu’il était bien avec nous. Alors, je mesouvins de l’avoir entendu dire que son frère et lui étaientjumeaux.

« Ceci est terrible ! murmurai-je. Que faut-il faire,Holmes ?

– Il faut que la porte cède ! »

Il s’élança, pesant de tout son poids sur la serrure. La portecrissa, grinça, mais résista. Ensemble, cette fois, nous nousjetâmes à l’assaut. Avec un brusque craquement la porte s’ouvrit etnous fûmes projetés dans la chambre de Bartholomew Sholto.

On aurait dit un laboratoire : une double rangée de flaconsbouclés s’alignait contre le mur en face de la porte ; latable était jonchée de becs Bunsen, d’éprouvettes et de cornues.Dans les angles il y avait des bonbonnes d’acide cercléesd’osier ; l’une d’elle devait être cassée ; de toutefaçon elle fuyait, car un liquide sombre s’en était écoulé quiavait imprégné l’air d’une odeur de goudron particulièrement forte.Dans un coin de la pièce, au milieu d’un tas de gravats, unescabeau montait vers une ouverture du plafond, assez large pourqu’un homme puisse y passer. Au bas de l’escabeau une longue cordegisait en tas.

Près de la table se tenait Bartholomew Sholto, tassé sur unfauteuil, la tête inclinée sur l’épaule gauche et souriant de cemême sourire indéchiffrable. Le corps était raide et froid. La mortremontait à plusieurs heures. Il me sembla que les contorsionssingulières du visage se retrouvaient sur les membres pour conférerau cadavre une apparence fantastique. Sur la table, à portée de samain, je vis un instrument bizarre : une sorte de manche enbois brun, auquel était grossièrement ficelée une masse de pierre.Mais à côté, il y avait une feuille de papier déchirée sur laquellequelques mots étaient griffonnés. Holmes y jeta un coup d’œil, puisme la tendit.

« Vous voyez ! » dit-il en levant les sourcilsd’un air significatif.

J’approchai la lanterne et je tressaillis d’horreur enlisant : Le Signe des Quatre.

« Au nom du Ciel ! Qu’est-ce que tout cela signifiedonc ? demandai-je.

– Un assassinat, répondit-il en se penchant sur l’homme mort…Ah ! je m’y attendais ! Regardez ici… »

Son doigt désignait une sorte de longue épine noire fichée dansla peau, juste au-dessus de l’oreille.

« Cela ressemble à une épine, dis-je.

– C’en est une. Vous pouvez la retirer. Mais faitesattention ; elle est empoisonnée !

Je la saisis entre le pouce et l’index. Elle se détacha trèsfacilement, en ne laissant presque pas de trace. Seule, une petitegouttelette de sang indiquait l’endroit de la piqûre.

« Ce mystère me paraît insoluble ! dis-je. Au lieu des’éclaircir, il s’embrouille de plus en plus.

– Au contraire ! répondit Holmes. L’affaire se simplifie àmesure. Il ne manque que quelques détails pour lacompléter. »

Depuis que nous avions forcé la porte, nous avions presqueoublié Thaddeus. Il se tenait sur le seuil, il tordait ses mains,il gémissait : c’était une vivante image de la terreur. Maissoudain, un cri de rage lui échappa :

« Le trésor n’est plus là ! dit-il. Ils ont volé letrésor ! Voilà l’ouverture par laquelle nous l’avionsdescendu. Je le sais ; je l’ai aidé. Je suis la dernièrepersonne qui l’ait vu ! Il était dans sa chambre et je l’aientendu verrouiller la porte derrière moi.

– Quelle heure était-il, alors ?

– Il était dix heures. Et maintenant, il est mort. Et la policeva venir. Et je serai soupçonné, suspecté, accusé… Oh ! oui,j’en suis sûr ! Mais vous, messieurs, vous ne pensez pas quej’aurais pu… ? Vous ne pensez pas que c’est moi, n’est-cepas ? Je ne vous aurais pas amenés ici, voyons !Oh ! Ciel. Oh ! Ciel. J’en deviendrai fou, je lesais. »

Il agitait les bras, il trépignait ; une sorte de paniquefrénétique le possédait tout entier.

« Vous n’avez aucune raison d’avoir peur, monsieurSholto ! dit Holmes gentiment, en posant sa main sur sonépaule. Suivez mes conseils. Faites-vous conduire au poste depolice. Racontez le meurtre et proposez votre aide. Nous attendronsici votre retour. »

Le petit homme acquiesça d’un air à moitié hébété, et nousl’entendîmes descendre l’escalier d’un pas trébuchant.

Chapitre 6Sherlock Holmes fait une démonstration

« Maintenant, Watson, nous voici avec une demi-heure devantnous, dit Holmes en se frottant les mains. Il s’agit d’en profiter.Mon dossier est, comme je vous l’ai dit, presque complet. Mais nepéchons pas par excès de confiance ! Aussi simple que semblel’affaire à présent, elle peut avoir des ramificationssouterraines.

– Simple ? m’écriai-je.

– Certainement ! dit-il avec l’air d’un professeurd’hôpital s’expliquant devant ses internes. Asseyez-vous dans cecoin-là pour que l’empreinte de vos pas ne complique pas leschoses. Bien. Au travail, maintenant ! Tout d’abord, commentces gens sont-ils venus ? La porte n’a pas été ouverte depuisla nuit dernière. Et la fenêtre ? »

Il l’éclaira avec la lanterne tout en faisant des observationsqui, bien qu’articulées à haute voix, s’adressaient plutôt àlui-même qu’à moi.

« La fenêtre est fermée de l’intérieur. Le châssis estsolide. Pas de gonds sur le côté. Ouvrons… aucune gouttière dans levoisinage. Le toit est tout à fait inaccessible d’ici… Et pourtant,un homme est monté par la fenêtre ; car il est tombé un peu depluie la nuit dernière, et voici l’empreinte d’un pied boueux surle rebord. Là, se trouve une marque terreuse de formecirculaire ; la voici encore sur le plancher, et à nouveauprès de la table. Regardez ici, Watson ! C’est vraiment unetrès jolie démonstration. »

Je me penchai sur l’empreinte bien nette d’une sorte dedisque.

« Cela ne vient pas d’un pied, dis-je.

– C’est beaucoup plus précis et précieux que cela. C’est lamarque d’un pilon de bois. Regardez sur le rebord ; voilà unelourde botte au talon large et ferré ; à côté, se trouve lamarque de l’autre pied, mais circulaire cette fois.

– C’est l’homme à la jambe de bois.

– Exact. Mais il y eut quelqu’un d’autre ; un allié trèscapable et très efficace. Voyons, pourriez-vous escalader cettefaçade, docteur ? »

Je regardai par la fenêtre ouverte. La lune éclairait encorecette face de la maison. Le sol était à plus de vingt mètres. Etmême en écarquillant les yeux, je ne pus distinguer le moindrepoint d’appui ni la moindre faille dans le mur de briques. Jesecouai la tête en déclarant :

« C’est impossible !

– Impossible tout seul, oui. Mais si vous aviez un ami à cettefenêtre, et si cet ami vous faisait descendre cette corde solideque je vois dans le coin, après l’avoir attachée à ce grand crochetdans le mur ? Je crois alors que, si vous étiez tant soit peuen forme, vous parviendriez à vous hisser jusqu’ici, jambe de boiscomprise. Et vous repartiriez, bien entendu, de la même manière.Après quoi votre allié remonterait la corde, la détacherait ducrochet, fermerait la fenêtre, la verrouillerait de l’intérieur, etenfin s’en irait par où il est venu… J’ajouterai un détailsecondaire, poursuivit-il en tripotant la corde. Notre ami à lajambe de bois, bien que bon grimpeur, n’est pourtant pas unmatelot. Il n’a pas les mains calleuses. Ma loupe montre plus d’unetrace de sang, surtout vers la fin. J’en déduis qu’il s’est laisséglisser à une vitesse telle que ses mains en furent écorchées.

– Tout cela est très bien, dis-je. Mais cette histoire est plusincompréhensible que jamais. Quel est donc cet alliémystérieux ? Comment a-t-il pu pénétrer dans cettepièce ?

– Ah ! oui, l’allié ? répéta Holmes, d’un air songeur.Il apporte des éléments intéressants cet allié. Grâce à lui,l’affaire sort de l’ordinaire. Je crois bien que cet alliéintroduit du neuf dans les annales criminelles de ce pays. Des cassimilaires se présentent cependant à l’esprit, notamment en Indeet, si ma mémoire est bonne, en Sénégambie.

– Mais comment est-il venu ? insistai-je. La porte étaitverrouillée, la fenêtre est inaccessible. Serait-ce par lacheminée ?

– La grille est trop petite, répondit-il. J’y avais déjàpensé…

– Alors, qui ? par où ?

– Vous ne voulez donc pas appliquer mes principes ?…Combien de fois vous ai-je dit que, une fois éliminées toutes lesimpossibilités, l’hypothèse restante, aussi improbable qu’ellesoit, doit être la bonne ! Nous savons qu’il n’est venuni par la porte, ni par la fenêtre, ni par la cheminée. Nous avonsaussi qu’il n’était pas dissimulé dans la pièce, puisque celle-cin’offre aucune cachette. D’où, alors, peut-il être venu ?

– Par un trou dans le toit ? m’écriai-je.

– Bien sûr ! Il faut que ce soit par-là. Si vous aviezl’amabilité de me tenir cette lampe, nous pousserions nosrecherches jusqu’à ce grenier secret où le trésor a étédécouvert. »

Il gravit l’escabeau et, après avoir pris appui de ses mains surdeux poutres, il se hissa dans le grenier. Là, s’aplatissant sur leventre, il me débarrassa de la lampe pour que je puisse lesuivre.

La pièce avait à peu près 3, 50 mètres de long sur 2 mètres delarge. Le plancher était formé par des poutres, et il fallaitsauter de l’une à l’autre, car il n’y avait entre elles que deslattes minces. Le toit remontant en angle était évidemment lapartie intérieure du vrai toit de la maison. La pièce étaitabsolument vide. La poussière des ans reposait en couche épaissesur le sol.

« Et nous y voilà ! dit Sherlock Holmes, en mettant samain sur le mur en pente. C’est une tabatière qui donne sur letoit. Je puis la pousser ; le toit apparaît descendant enpente douce. Voici donc le chemin par lequel le Numéro Un estentré. Voyons si nous pouvons trouver d’autres marques quil’identifieraient. »

Il approcha la lampe du plancher et, pour la seconde fois cettenuit-là, je vis son visage prendre une expression de surprisechoquée. Suivant son regard, je sentis ma peau se hérisser sous mesvêtements. Car le plancher était couvert d’empreintes de piedsnus ; elles étaient claires, parfaitement délimitées, maisleur taille ne dépassait pas la moitié de l’empreinte d’un piednormal.

« Holmes ! murmurai-je. Un enfant aurait donc faitcette chose horrible ? »

Il avait tout de suite retrouvé sa maîtrise de soi.

« J’ai été surpris sur le moment ! dit-il. Pourtant iln’y a rien là que de très naturel. Ma mémoire a eu une défaillance,car j’aurais pu le prévoir. Nous n’avons plus rien à découvrir ici.Redescendons.

– Quelle est donc votre théorie concernant ces empreintes ?interrogeai-je lorsque nous fûmes revenus dans la pièce du bas.

– Mon cher Watson, analysez donc un peu vous-même ! dit-ilavec un soupçon d’impatience dans la voix. Vous connaissez mesméthodes. Mettez-les en application. Il sera intéressant decomparer nos résultats.

– Je ne puis concevoir quoi que ce soit qui s’accorde avec lesfaits, répondis-je.

– Tout vous paraîtra bientôt très clair, jeta-t-il avecdésinvolture. Je pense qu’il n’y a plus rien d’important ici, maisje vais m’en assurer. »

Il nettoya sa loupe, sortit son mètre, et se mit à parcourir lapièce à quatre pattes ; il mesurait, comparait, examinait, sonlong nez fin frôlant le parquet ; ses yeux enfoncés dans lesorbites brillaient d’un éclat nacré. Ses mouvements étaientrapides, silencieux et furtifs ; ceux d’un limier cherchantune piste. Et je ne pus m’empêcher de penser qu’il eût fait un biendangereux criminel s’il avait tourné sa sagacité et son énergiecontre la loi, au lieu de les exercer pour sa défense. Iln’arrêtait pas de murmurer inintelligiblement en travaillant.Finalement, il explosa en un grand cri d’allégresse.

« Nous avons le hasard avec nous ! s’écria-t-il. Nousne devrions plus avoir d’ennui, maintenant. Notre Numéro Un a eu lamalchance de marcher dans la créosote. On peut apercevoir lecontour de son petit pied ici, à côté de ce puant gâchis. Labonbonne est cassée, comprenez-vous ? Et son contenu s’estrépandu.

– Et alors ? demandai-je.

– Et bien, nous le tenons, c’est tout ! Je connais un chienqui suivrait une odeur aussi tenace au bout du monde. Nous letenons : c’est aussi mathématique qu’une règle de trois… Mais,qu’est-ce que j’entends ? Les représentants accrédités de laloi, assurément ! »

D’en bas montaient des voix bruyantes : des pas lourdsrésonnèrent ; la porte d’entrée se referma avec fracas.

« Avant qu’ils arrivent, posez votre main sur le bras de cepauvre garçon, dit Holmes. Maintenant là, sur sa jambe. Quesentez-vous ?

– Les muscles sont aussi durs que du bois, répondis-je.

– Tout à fait. Ils sont dans un état d’extrême contraction quidépasse de beaucoup l’ordinaire Ricor Mortis. Ajoutez àcela la distorsion du visage, ce sourire d’Hippocrate, ou RisusSardonicus, comme l’appelaient les anciens. Quelle conclusion,docteur ?

– Mort provoquée par un alcaloïde végétal très puissant,répondis-je sans hésiter. Une substance comme la strychnine quiprovoquerait le tétanos.

– C’est aussi l’idée qui m’est venue, aussitôt que j’ai vul’hypertension des muscles faciaux. En entrant dans la chambre,j’ai cherché tout de suite le moyen par lequel le poison avaitpénétré dans le corps. J’ai découvert une épine qui avait été oupiquée, ou projetée, dans le cuir chevelu, mais en tout cas, sansgrande force ! Vous observerez que, si l’homme était assisdroit dans son fauteuil, la partie atteinte faisait face au troudans le plafond. Maintenant, examinez cette épine. »

Je m’en emparai avec précaution, et la regardai à la lumière dela lanterne. Elle était longue, noire, pointue ; son extrémitéparaissait vernissée, comme si une substance gommeuse y avaitséché ; la pointe émoussée avait été taillée et arrondie aucouteau.

« Est-ce une épine qu’on trouve en Angleterre ?demanda-t-il.

– Non, certainement pas !

Eh bien, avec toutes ces données, vous devriez pouvoir fairequelques inférences correctes. Mais voici les officiels. Les forcesauxiliaires peuvent donc sonner la retraite. »

Comme il parlait, les pas se firent entendre bruyamment dans lecouloir, et un homme trapu, sanguin, corpulent, vêtu d’un costumegris, pénétra lourdement dans la pièce. Il avait le visagegras ; des paupières bouffies, les yeux très petits etclignotants filtraient un regard perçant. Immédiatement derrièrelui, apparurent un inspecteur en uniforme et Thaddeus Sholto quiparaissait toujours aussi ému.

« Bon Dieu, en voilà une affaire ! s’écria le groshomme d’une voix rauque et voilée. Une belle histoire, oui !Mais qui sont ces gens ? Ma parole, cette maison est aussiencombrée qu’un terrier.

– Je crois que vous pouvez me reconnaître, monsieur AthelneyJones, dit Holmes tranquillement.

– Ah ! mais oui. Bien sûr ! fit-il d’une voixessoufflée. Monsieur Sherlock Holmes, le théoricien. Vousreconnaître ? Je n’oublierai jamais la petite conférence quevous nous avez faite à tous sur les causes, inférences, effets,dans l’affaire du joyau de Bishopgate. C’est vrai que vous nousavez mis sur la bonne piste ; mais vous admettrez bien,maintenant, que c’était plus par hasard que par l’effet d’unedécouverte véritable.

– Il suffisait d’un raisonnement très simple.

– Oh ! allons, allons. Il ne faut jamais avoir honted’admettre la vérité. Mais ceci ? Sale affaire ! Saleaffaire, hein ! Des faits précis, n’est-ce pas ? pas deplace pour les théories. Quelle chance j’ai eue de me trouver àNorwood pour une autre affaire ! J’étais au commissariat quandla nouvelle est arrivée. D’après vous, de quoi l’homme est-ilmort ?

– Oh ! c’est une affaire qui ne laisse aucune place pourles théories, dit Holmes sèchement.

– Non, non. Mais enfin, on ne peut nier que vous touchez juste,quelquefois. Mon Dieu ! la porte était verrouillée, m’a-t-ondit. Un demi-million de joyaux disparus. Comment était lafenêtre ?

– Fermée de l’intérieur ; mais il y a des traces de pas surle rebord.

– Bien, bien. Mais si elle était fermée, les pas n’ont rien àvoir dans l’histoire. C’est une question de bon sens. L’homme estpeut-être mort d’une attaque ; seulement les joyaux manquant.Ah ! J’ai une idée. J’ai parfois de ces éclairs. Laissez-moi,inspecteur ; vous aussi, monsieur Sholto. Votre ami peutrester, Holmes. Dites-moi ce que vous pensez de ceci : Sholtoa avoué, de lui-même, qu’il était hier soir avec son frère. Cedernier meurt d’une attaque, et Sholto part avec le trésor. Qu’endites-vous ?

– Après quoi, le mort, craignant sans doute de s’enrhumer, s’estlevé pour verrouiller la porte.

– Hum ! Il y a une faille. Voyons, usons un peu de bonsens. Ce Thaddeus Sholto était avec son frère ; et il y eutune querelle. Cela, nous le savons. Le frère est mort, et lesjoyaux sont disparus. Nous savons aussi cela. Nul n’a vu le frèredepuis le départ de Thaddeus. Le lit n’est pas défait ; lavictime ne s’est donc pas couchée. D’autre part, Thaddeus est, detoute évidence, dans un état d’esprit agité. Il est… voyons,disons : peu sympathique. Vous voyez que je suis en train detisser ma toile. Le filet se resserre autour de lui.

– Vous n’êtes pas encore tout à fait en possession des faits,dit Holmes. Cet éclat de bois que j’ai toutes les raisons de croireempoisonné, était fiché dans le cuir chevelu ; la marque s’ytrouve encore. Cette carte, et l’inscription que vous pouvez yvoir, étaient sur la table à côté de ce curieux instrument forméd’un manche et d’une masse en pierre. Comment tout cecis’applique-t-il à votre théorie ?

– Chaque détail s’en trouve confirmé au contraire !répliqua le gros détective pompeusement. La maison est pleine decuriosités des Indes. Thaddeus a pu apporter cet instrument qui,utiliser à des fins meurtrières cet éclat de bois, si celui-cis’avère empoisonné. La carte est un truc, une fausse piste,probablement. La seule question est : comment est-ilparti ? Ah ! évidemment ! Il y a un trou dans leplafond. »

Il bondit sur l’escabeau, avec une vitesse surprenante pour unhomme aussi corpulent et il se fraya un chemin à traversl’ouverture. Puis, nous l’entendîmes annoncer triomphalement qu’ilavait trouvé la tabatière.

« Il peut découvrir quelque chose, remarqua Holmes, enhaussant les épaules. Il a parfois des lueurs d’intelligence. Iln’y a pas de sots si incommodes que ceux qui ont del’esprit !

– Vous voyez ! dit Jones en redescendant les marches del’escabeau. Les faits valent mieux que les théories après tout. Monopinion sur l’affaire se confirme. Il y a une tabatière qui estmême entrouverte.

– C’est moi qui l’ai ouverte.

– Tiens ! Vous l’aviez donc remarquée ? dit-il enbaissant sa voix d’un ton. Quoi qu’il en soit, cela nous montrecomment notre monsieur est sorti de la pièce. Inspecteur !

– Oui, monsieur, dit une voix dans le couloir.

– Demandez à M. Sholto de venir. Monsieur Sholto, mondevoir me commande de vous informer que tout ce que vous direzpourra se retourner contre vous. Au nom de la reine, je vousarrête, comme étant impliqué dans le meurtre de votre frère.

– Eh bien voilà ! Est-ce que je ne vous l’avais pasdit ? s’écria à notre adresse le pauvre homme en levant lesbras.

– Ne vous inquiétez pas, monsieur Sholto ! dit Holmes. Jevous promets d’apporter la preuve de votre innocence.

– Ne faites pas trop de promesses, monsieur le théoricien !coupa le détective officiel d’un ton cassant. Ne promettez pastrop ! Vous pourriez éprouver plus de difficultés que vous nele pensez à tenir vos engagements.

– Non seulement je le laverai de tout soupçon, monsieur Jones,mais je vais, dès à présent, vous faire un cadeau : le nom etla description de l’une des deux personnes qui pénétrèrent ici lanuit dernière. J’ai toutes raisons de croire qu’il s’appelleJonathan Small. C’est un homme peu instruit, petit, agile et qui aperdu sa jambe droite ; il porte un pilon de bois dont le côtéintérieur est usé. Sa botte gauche possède une semelle épaisse etcarrée avec un fer au talon. C’est un ancien condamné d’âge moyen,à la peau très brunie. Ces quelques indications vous aiderontpeut-être. J’ajouterai encore que la paume de ses mains estensanglantée. Quant à l’autre homme…

– Ah ! l’autre homme ? » demanda Jones enricanant.

Il était néanmoins visible que les manières précises de Holmesl’avaient impressionné.

« C’est un être plutôt curieux ! dit mon ami, entournant les talons. J’espère pouvoir vous les présenter tous deuxd’ici très peu de temps. J’ai un mot à vous dire,Watson. »

Il me conduisit vers l’escalier pour me chuchoter.

« Cet événement imprévu nous a plutôt fait perdre de vue laraison première de notre voyage.

– J’étais en train d’y penser, répondis-je. Il n’est pas bon queMlle Morstan reste dans cette maison de malheur.

– Non. Vous allez la raccompagner. Elle vit chez Mme CecilForrester, dans le Lower Camberwell ; ce n’est donc pas trèsloin. Je vous attendrai ici si vous voulez revenir. Mais peut-êtreserez-vous trop fatigué ?

– Absolument pas. Je serais incapable de me reposer avant d’ensavoir davantage sur cette affaire fantastique. Je connais déjà lavie sous un certain nombre de ses aspects, et non des plustendres ! Mais je vous jure que cette succession rapide decoups de théâtre m’a brisé les nerfs ! Tout de même,j’aimerais bien aller avec vous jusqu’au bout, puisque je suis déjàsi loin…

– Votre présence m’aidera beaucoup ! répondit-il. Nousallons laisser ce Jones se satisfaire de toutes les vessies qu’ilvoudra prendre pour des lanternes, et travailler seuls. J’aimeraisque vous alliez au n° 3, Pinchin Lane, à Lambeth, près du bord del’eau, lorsque vous aurez reconduit Mlle Morstan. La troisièmemaison sur la droite est celle d’un empailleur d’oiseau. Ils’appelle Sherman. Vous verrez à la fenêtre une belette tenant unlapin. Donnez mon meilleur souvenir à ce vieux Sherman et dites-luique j’ai besoin de Toby tout de suite. Vous le ramènerez avec vousdans la voiture.

– Un chien, j’imagine ?

– Oui, un curieux bâtard doué d’un odorat étonnant. Jepréférerais l’aide de Toby à celle de tout Scotland Yard.

– Bon. Je vous ramènerai Toby… Il est une heure du matin. Jedevrais être de retour avant trois heures si je peux changer decheval.

– Et moi, dit Holmes, je vais voir ce qu’il y a à tirer de mmeBerstone et du serviteur hindou. Ce dernier dort dans la mansarde àcôté, m’a dit M. Thaddeus. Puis j’étudierai les méthodes deJones, le grand détective, en écoutant ses sarcasmes peu subtils.« Wir sind gewohnt dass die Menschen verhöhnen was sie nichtverstehen.[1]  » Goethe est décidément toujoursplein de sève. »

Chapitre 7L’épisode du tonneau

La police avait amené une voiture ; je la pris pour ramenerMlle Morstan chez elle.

Selon la manière angélique des femmes, elle avait tout supportéaussi longtemps qu’il lui avait fallu réconforter quelqu’un de plusfaible qu’elle. Je l’avais trouvée placide et souriante aux côtésde la femme de charge qui n’était pas revenue de ses frayeurs. Maisdans la voiture, elle défaillit et fondit en larmes, tant lesaventures de cette nuit l’avaient ébranlée. Elle m’a dit depuisqu’elle m’avait trouvé froid et distant pendant ce voyage… Quelcombat, pourtant, se livrait dans mon cœur ! Et quels effortsdus-je faire pour me contenir ! Mon amour et mon amitiés’élançaient vers elle, tout comme dans le jardin ma main avaitcherché la sienne. Des années d’une vie conventionnelle nem’auraient pas mieux révélé sa nature douce et courageuse que cesquelques heures étranges. Cependant, les mots affectueux nepassaient pas ma bouche ; deux pensées la scellaient. D’abord,elle était faible, sans défense, avec l’esprit désemparé :serait-il correct d’imposer à un tel moment mon amour ? Parailleurs, elle était riche ! Si les recherches de Holmesaboutissaient, elle deviendrait une héritière enviée ;était-il juste, était-il honorable, qu’un chirurgien en demi-soldetirât un tel avantage d’une intimité dont le hasard était seulresponsable ? Ne pourrait-elle me prendre alors pour unvulgaire aventurier ? Qu’une telle idée pût lui traverserl’esprit m’était intolérable. Entre nous se dressait le trésord’Agra, obstacle insurmontable.

Il était près de deux heures quand nous arrivâmes chezMme Forrester. Les domestiques avaient depuis longtemps quittéleur service, mais le message reçu par Mlle Morstan avait tantintrigué Mme Forrester, qu’elle avait veillé. Elle nous ouvritla porte elle-même. C’était une femme gracieuse, d’un certainâge ; elle accueillit la jeune fille d’une voix maternelle etpassa tendrement son bras autour de sa taille. Je pris plaisir àconstater qu’elle n’était pas une simple gouvernante salariée, maisune amie estimée. Je fus présenté, et aussitôt Mme Forresterme pria d’entrer et de lui raconter nos aventures. Mais je luiexpliquai l’importance de ma mission et promis avec sincérité devenir les instruire des progrès que nous pourrions faire. Tandisque la voiture s’éloignait, je me retournai vers elles. Il mesemble encore voir leur petit groupe sous le porche, les deuxgracieuses silhouettes enlacées, la porte entrouverte, la lumièrede l’entrée brillant à travers la vitre de couleurs, le baromètreet la rampe d’escalier luisante. Cette image, même fugitive, d’untranquille intérieur anglais était un entracte reposant dans cettesombre affaire.

Plus j’y réfléchissais d’ailleurs, plus elle me paraissaitcompliquée. Je repassai en revue les événements dans leur ordrechronologique. Pour ce qui était du problème original, il étaitmaintenant clair. La mort du capitaine Morstan, l’envoi des perles,l’annonce dans le journal, la lettre, autant de détailsdébrouillés. Mais nous n’en avions pas moins été conduits vers unmystère encore plus profond et beaucoup plus tragique. Ce trésordes Indes, la curieuse carte trouvée dans les bagages du capitaine,l’apparition au moment de la mort du major Sholto, la redécouvertedu trésor, et celle-ci immédiatement suivie du meurtre de sonauteur, les circonstances fort singulières entourant le crime, lesmarques de pas, l’arme inusitée, les mots sur la feuille de papierqui correspondaient avec la carte du capitaine, il y avait de quoidonner sa langue au chat pour tout homme moins doué que SherlockHolmes.

Pinchin Lane était un alignement de douteuses maisons de briqueà deux étages, dans le bas quartier de Lambeth. Il me fallutfrapper assez longtemps au n° 3 pour obtenir un résultat. La lueurd’une bougie filtra enfin derrière le volet et un visage regardapar la fenêtre supérieure.

« Allons, du vent, poivrot ! gronda une voix. Si tun’arrêtes pas ton tapage, je lâche mes quarante-trois chiens à testrousses !

– C’est exactement ce que je suis venu chercher. Si vous vouliezen laisser sortir un…

– Va te faire voir ailleurs ! répondit la voix. J’ai là unbon morceau de fonte. Du diable si je ne te l’envoie pas sur latête.

– Mais il me faut un chien ! criai-je.

– Pas de discussion ! hurla M. Sherman. Du balai,maintenant ! Je compte jusqu’à trois et je balance mafonte…

– M. Sherlock Holmes… » Commençai-je.

Le nom eut un effet magique. La fenêtre se refermainstantanément, la porte fut déverrouillée et ouverte dans laminute qui suivit. Monsieur Sherman était un long vieillardefflanqué aux épaules tombantes, au cou noueux ; il portaitdes lunettes teintées de bleu.

« Les amis de M. Sherlock Holmes sont toujours lesbienvenus ! prononça-t-il. Entrez donc, monsieur ! Nevous approchez pas du blaireau : il mord. Ah ! méchante,méchante ! Tu voudrais attraper le monsieur,hein ? »

Cette dernière phrase s’adressait à une hermine passant sa têteavide et ses yeux rouges à travers les barreaux de sa cage.

« Ne vous occupez pas de celui-là ! continua-t-il.C’est seulement un lézard. Il n’a pas de crocs ; je le laisseen liberté, car il chasse les scarabées. Il ne faut pas m’envouloir si je ne vous ai pas trop bien reçu tout à l’heure :je suis un peu la tête de turc des gamins, et ils viennent souventm’embêter. Que désire M. Sherlock Holmes ?

– Un de vos chiens.

– Toby, je parie ?

– Oui, c’est bien Toby.

– Il habite au n° 7, ici à gauche. »

Élevant sa bougie, il avança lentement parmi la curieuse fauneanimale qu’il avait rassemblée autour de lui. À la lueur incertaineet dansante de la flamme, je vis, sortant de chaque fente ourecoin, des yeux vifs qui nous regardaient. Même les poutresau-dessus de nos têtes étaient parées de volailles d’alluresolennelle qui, dérangées dans leur sommeil, changeaientparesseusement de position d’une patte sur l’autre.

Toby était vraiment laid ! Il avait les oreilles pendantes,le poil long, et il marchait avec un dandinement trèsdisgracieux ; moitié épagneul, moitié berger, il avait le poilblanc et roux. Il accepta, avec quelque hésitation, le morceau desucre que le vieux naturaliste m’avait remis ; puis, ayantainsi conclu un pacte, il me suivit jusqu’à la voiture et ne fitpas de difficulté pour m’accompagner. L’horloge du Palais sonnaittrois heures lorsque je me retrouvai à nouveau à Pondichery Lodge.J’appris que l’ancien champion de boxe McMurdo avait été arrêtépour complicité, et que M. Sholto et lui avaient été conduitsau commissariat. Deux agents gardaient l’étroite entrée, mais ilsme laissèrent passer avec le chien lorsque je mentionnai le nom dudétective.

Holmes se tenait devant le porche, fumant sa pipe, les mainsdans ses poches.

« Ah ! vous l’avez amené ? dit-il. En voilà unbon chien ! Athelney Jones est parti. Il y a eu un formidabledéploiement d’activité depuis votre départ. Il a mis en arrestationnon seulement notre ami Thaddeus, mais le portier, la femme decharge et le serviteur hindou. Nous avons le champ libre, à partl’agent là-haut. Laissez le chien ici et remontons. »

J’attachai Toby à la table dans l’entrée et le suivi. La pièceétait telle que nous l’avions laissée, sauf qu’un drap avait étéjeté sur la victime. Un brigadier de police à l’air fatigué s’étaitadossé dans un coin.

« Prêtez-moi votre lanterne, brigadier, dit mon compagnon.Maintenant, attachez-la avec ce bout de ficelle autour de mon cou,afin qu’elle pende devant moi. Merci. Il me reste à enleverchaussures et chaussettes. Vous les porterez en bas. Watson. Jem’en vais faire un peu d’escalade. Trempez donc mon mouchoir dansla créosote. C’est parfait. Maintenant, montez un instant avec moidans le grenier. »

Nous nous hissâmes à travers l’ouverture. Holmes approcha ànouveau la lumière des empreintes de pas dans la poussière.

« Je voudrais que vous examiniez attentivement ces marques,dit-il. Voyez-vous quelque chose qui vaut la peine d’êtreremarqué ?

– Elles appartiennent à un enfant ou à une petite femme,dis-je.

– Mais en dehors de leur taille ? N’y a-t-il riend’autre ?

– Elles ressemblent à n’importe quelle autre empreinte depas.

– Absolument pas ! Regardez ici ! Voici l’empreinted’un pied droit. À présent, j’imprime mon pied dans la poussière, àcôté, quelle est la différence essentielle ?

– Vos doigts sont tous resserrés. L’autre empreinte montrechacun des doigts de pied distinctement séparé des autres.

– Exactement. Voilà l’important. Souvenez-vous-en. Maintenant,ayez l’amabilité d’aller près de cette fenêtre et d’en sentir lerebord. Je reste ici, car ce mouchoir dans ma main pourraitbrouiller la piste. »

Je fis ce qu’il me demandait, et je perçus immédiatement uneforte odeur de goudron.

« C’est donc là où il a mis son pied en sortant. Si vouspouvez sentir sa trace, je pense que Toby n’aura pas dedifficultés. Descendez, maintenant ; lâchez le chien et venezvoir l’acrobate. »

Le temps d’arriver dans le jardin, Sherlock Holmes était parvenusur le toit, et je pouvais le suivre, comme un énorme ver luisant,rampant très lentement le long de la crête. Je le perdis de vuederrière un groupe de cheminées, mais il réapparut bientôt, pours’évanouir à nouveau de l’autre côté. Je fis le tour de la maisonet le retrouvai assis tout au bord, à l’angle du toit.

« Est-ce vous, Watson ? cria-t-il.

– Oui.

– Voilà l’endroit. Quelle est cette masse noire, juste enbas ?

– Un tonneau d’eau.

– Avec un couvercle dessus ?

– Oui.

– Pas de trace d’une échelle ?

– Non.

– Quel diable d’homme ! C’est un chemin à se rompre vingtfois le cou. Mais je dois pouvoir descendre par où il est monté. Lagouttière semble solide. En tout cas, allons-y ? »

Il y eut un frottement de pieds, et la lanterne commença dedescendre régulièrement sur le côté du mur. Puis, d’un saut léger,il parvint sur la barrique, et de là atterrit.

« C’était une piste facile, dit-il en remettant ses bas etses chaussures. Les tuiles étaient déplacées tout au long de sacourse. Dans sa hâte, il a laissé tomber ceci, qui confirme mondiagnostic… comme vous dites, vous autres médecins. »

L’objet qu’il me présentait avait l’aspect d’un petitportefeuille ou cartouchière fait d’une sorte de jonc coloré,tressé, et décoré de quelques pierres de couleur. Par la taille etla forme, il rappelait un étui à cigarettes. À l’intérieur, il yavait une demi-douzaine d’épines en bois sombre dont l’une desextrémités était pointue, l’autre arrondie. Elles étaientidentiques à celle qui avait frappé Bartholomew Sholto.

« Ce sont des armes infernales ! dit-il. Faitesattention de ne pas vous piquer. Je suis très content de les avoiren ma possession, car c’est probablement toute sa réserve. Il y amoins à craindre que l’un de nous en reçoive une prochainement dansla peau. Pour ma part, je préférerais encore recevoir une balleexplosive. Êtes-vous d’attaque pour une randonnée de dixkilomètres, Watson ?

– Certainement, répondis-je.

– Votre jambe ira-t-elle jusqu’au bout ?

– Oh ! oui.

– Ah ! vous voilà, mon chien ? Brave vieux Toby !Flaire, Toby ; renifle-le ! »

Il mit sous le nez du chien le mouchoir imbibé de créosote. Tobyse tint immobile, les pattes écartées, la tête inclinée sur le côtéd’une façon tout à fait comique, comme un connaisseur reniflant le« bouquet » d’un cru fameux. Puis Holmes jeta le mouchoirau loin, attacha une corde solide au collier de la bête, et l’amenaà côté du tonneau. Le chien poussa immédiatement une série deglapissements aigus et, le nez au sol, la queue en l’air, prit lapiste à une allure si endiablée que, même freiné par sa laisse, ilnous obligea de marcher aussi vite que possible.

À l’est, le ciel s’étant éclairci peu à peu, et la lumièrefroide et grise de l’aube nous permettait de voir à quelquedistance. L’énorme maison carrée se dressait derrière nous, avecses hautes fenêtres vides et ses grandes façades nues. Notre routeconduisit tout droit à travers un terrain bouleversé de tranchéeset de trous qu’il nous fallut franchir. Avec ses monticules deterre éparpillés, et ses arbustes malingres, toute cette propriétéavait un aspect de mauvais augure qui s’accordait bien avec latragédie qui s’était abattue sur elle.

Atteignant le mur d’enceinte, Toby se mit à le longer, gémissantimpatiemment dans l’ombre ; il s’arrêta finalement dans unangle que masquait un jeune hêtre. À l’intersection des murs,plusieurs briques avaient été descellées ; les marches ainsifaites avaient dû être fréquemment utilisées à en juger par leuraspect usé et poli. Holmes grimpa sur le faîte puis, prenant lechien que je lui tendais, il le laissa retomber de l’autrecôté.

« Voilà la main de l’homme à la jambe de bois,remarqua-t-il, tandis que je le rejoignais au faîte du mur.Voyez-vous les légères traces de sang sur ce plâtre blanc ?Quelle chance qu’il n’y ait pas eu de fortes averses depuishier ! L’odeur restera sur la route en dépit de leursvingt-huit heures d’avance. »

J’avoue que, personnellement, j’avais des doutes. Sur cetteroute de Londres, la circulation avait dû être intense dansl’intervalle. Cependant, mon scepticisme fut vite balayé. Sansjamais hésiter ni faire d’écart, Toby trottait à sa manièredégingandée : l’odeur entêtante de la créosote devait dominertoutes les autres.

« N’allez pas imaginer, dit Holmes que mon succès dépend dupur hasard qui a voulu que l’un de ces individus posât le pied dansla créosote. J’en sais assez maintenant pour retrouver leurs tracesde plusieurs façons. Celle-ci est la plus facile, et j’aurais tortde la négliger puisque la chance l’a mise entre nos mains.Toutefois, elle prive l’affaire d’un savant petit problèmeintellectuel qu’elle promettait tout à l’heure de me poser. J’avoueque sans cette indication vraiment trop évidente, il y aurait eu dumérite à percer l’énigme !

– Mais là où il y a du mérite, et à revendre, c’est dans lamanière dont vous conduisez cette affaire ! dis-je. Je vousassure que je suis encore plus émerveillé que lors du meurtre deJefferson Hope. Cette affaire me semble encore plus profonde etinexplicable. Comment, par exemple, avez-vous pu décrire avec unetelle assurance l’homme à la jambe de bois ?

– Peuh ! c’est la simplicité même, mon cher ami ! Jene cherche pas à faire du théâtre, moi ! Tout est patent, toutest dans les faits. Deux officiers qui commandent un pénitencierapprennent un secret important à propos d’un trésor caché. Unecarte est tracée à leur intention par un Anglais du nom de JonathanSmall. Souvenez-vous que nous avons vu ce nom sur le plan qui setrouvait dans les affaires du capitaine Morstan. Jonathan Small l’asignée en son nom et au nom de ses associés : « Le Signedes Quatre », telle était la désignation quelque peudramatique qu’il avait choisie. À l’aide de ce plan, les officiers– ou peut-être l’un d’eux seulement – s’emparent du trésor et leramènent en Angleterre, mais sans remplir, supposons-le, certainesobligations en échange desquelles le plan leur avait été remis. Etmaintenant, pourquoi Jonathan Small ne s’est-il pas emparé lui-mêmedu trésor ? La réponse est évidente. Le plan est daté d’uneépoque où Morstan se trouvait en contact avec des forçats. JonathanSmall n’a pas pris le trésor parce que ni lui ni ses associés, tousforçats, ne pouvaient se rendre à la cachette pour lerécupérer.

– Mais c’est une simple hypothèse !

– C’est la seule qui jusqu’ici cadre avec les faits. C’est doncplus qu’une hypothèse. Voyons si elle continue de cadrer avec lasuite. Pendant quelques années, le major Sholto vit dans la paix etle bonheur que lui apporte la possession du trésor. Puis il reçoitune lettre des Indes qui lui cause une grande frayeur. Quepouvait-elle contenir ? Elle disait que les hommes qu’il avaittrahis avaient été relâchés ?

« Ou qu’ils s’étaient évadés ! Et cette éventualitéest la plus probable, car il connaissait la durée de leur peine, etsi celle-ci était arrivée à terme, il n’en aurait pas été surpris.Que fait-il au contraire ? Il cherche à se protéger. Il craintpar-dessus tout un homme à la jambe de bois : un homme blanc,notez-le, puisque il va jusqu’à tirer par erreur sur un commisvoyageur anglais !… Bien. Sur le plan, il n’y a qu’unnom ; les autres sont hindous ou mahométans. C’est pourquoinous pouvons affirmer avec confiance que l’homme à la jambe de boiset Jonathan Small sont la même personne. Le raisonnement vousparaît-il avoir quelque défaut ?

 

– Non : il est clair et précis.

– Bon. Maintenant, mettons-nous à la place de Jonathan Small.Voyons les choses de son point de vue. Il vient en Angleterre avecdeux buts : reprendre ce qu’il considère comme son bien, et sevenger de l’homme qui l’a trahi. Il découvre où s’est établi Sholtoet il est fort possible qu’il ait lié connaissance avec quelqu’undans la maison. Il y a par exemple ce Lal Rao, le maître d’hôtel.Mme Berstone m’en a fait une description qui n’est guèreélogieuse. Cependant, Small ne peut découvrir où le trésor estcaché, car personne ne le sait : personne sauf le major et unfidèle serviteur mort depuis. Small apprend soudain que Sholto estsur son lit de mort. Pris de panique à l’idée que le secret dutrésor pourrait être enseveli avec lui, il échappe à lasurveillance des serviteurs et parvient jusqu’à la fenêtre derrièrelaquelle le major agonise ; seule la présence des deux filsl’empêche d’entrer. Sa haine contre le mort le rend fou ; ilpénètre dans la chambre pendant la nuit et il fouille les papierssecrets dans l’espoir de découvrir quelque document ayant trait autrésor. Finalement, il laisse un souvenir de sa visite au moyen desmots inscrits sur la carte. Il avait sans doute prévu que, s’il luiadvenait de tuer le major, il laisserait ce genre de marque pourindiquer qu’il ne s’agissait pas d’un meurtre banal, mais d’un actede justice, du moins du point de vue des quatre associés. Des idéesaussi étranges et baroques sont assez communes dans les annales ducrime ; elles offrent généralement d’utiles indications quantà la personnalité du criminel. Me suivez-vous bien ?

– Très bien.

– Maintenant, que pouvait faire Jonathan Small ? Riend’autre que d’observer discrètement les efforts entrepris pourtrouver le trésor. Peut-être quitta-t-il l’Angleterre pour n’yrevenir que de temps en temps. Mais survient la découverte dugrenier ; il en est immédiatement informé. À nouveau, nousconstatons la présence d’un allié dans la place. Jonathan estincapable, avec sa jambe de bois, d’atteindre la chambre si hautperchée de Bartholomew. Alors, il emmène un complice assezmystérieux qui escalade bien mais trempe son pied nu dans lacréosote ! D’où Toby, et pour un officier en demi-solde avecun tendon d’Achille endommagé, une claudication sur dixkilomètres.

– Mais c’est le complice, et non Jonathan qui a commis lecrime !

– C’est exact. Et Jonathan en fut plutôt furieux, si j’en jugepar la façon dont il arpenta la pièce quand il y fut parvenu. Iln’avait ni haine ni rancune contre Bartholomew Sholto ; ilaurait préféré simplement le bâillonner et le ligoter. Il ne tenaitpas du tout, cet homme, à se mettre la corde au cou ! Mais iln’avait pu empêcher les instincts sauvages de son complice de sedonner libre cours ; le poison avait fait son œuvre. Jonathanlaissa donc sa signature, fit descendre le trésor jusqu’au sol etprit le même chemin. Tel a été l’enchaînement des événements pourautant que j’aie pu les déchiffrer. Quant à son allure personnelle,il doit être évidemment d’un certain âge et fort bruni puisqu’il apurgé sa peine dans un four tel que les Andaman. Sa taille, je l’aiaisément calculée d’après la longueur de ses enjambées ; etnous savons qu’il portait la barbe. Son système pileux fut la seulechose qui impressionna Thaddeus Sholto quand il le vit à lafenêtre. À part cela…

– Le complice ?

– Eh bien, il n’y a pas grand mystère à cela ! Mais bientôtvous saurez tout… Comme l’air du matin est doux ! Regardez cepetit nuage : il flotte comme une plume rose détachée dequelque gigantesque flamant. Maintenant, le bord rouge du disquesolaire se hisse au-dessus de la couche de nuages qui surplombeLondres. Ce soleil brille pour un bon nombre de gens, mais aucun,je parie, n’accomplit une mission plus étrange que la nôtre !Comme nous nous sentons petits, avec nos ambitions aussi mesquinesque nos efforts, en présence des grandes forces élémentaires de lanature ! Êtes-vous bien avancé dans votre Jean-Paul ?

– Assez. Je suis revenu à lui à travers Carlyle.

– C’est remonter le ruisseau jusqu’à la source. Il fait uneremarque curieuse mais profonde : à savoir que la premièrepreuve de la grandeur de l’homme réside dans la perception de sapropre petitesse. Cela implique, voyez-vous, un pouvoir decomparaison et d’appréciation qui sont, en eux-mêmes, une preuve denoblesse. Richter donne beaucoup à penser ! Vous n’avez pas derevolver, n’est-ce pas ?

– J’ai ma canne.

– Il est possible que nous ayons besoin de quelque chose de cegenre si nous parvenons à leur tanière. Je vous abandonneraiJonathan, mais si l’autre devient méchant, je l’abatsraide ! »

Tout en parlant, il avait pris son revolver. Il y introduisitdeux balles puis le remit dans la poche droite de sa veste.

Durant ce temps, Toby nous avait guidés le long de routesbordées de villages et menant vers Londres. Mais nous arrivionsmaintenant dans de véritables rues où dockers et ouvriers serendaient à leur travail ; des femmes d’aspect négligéouvraient leurs volets et balayaient les marches d’entrée. Desbistrots commençaient déjà à sortir des hommes à l’allure rude quis’essuyaient la barbe d’un coup de manche après la lampée matinale.Des chiens minables, qui flânaient, nous observaient avecétonnement ; mais notre Toby, ne regardant ni à droite, ni àgauche, allait de l’avant, le nez au sol, traduisant parfois par ungémissement une nouvelle odeur fraîche.

Nous avions traversé Streatham, Brixton, Camberwell, et nousétions maintenant dans Kennington Lane ; nous avions donc étédéportés par des rues transversales à l’est de l’Oval. Les hommesque nous pourchassions semblaient avoir suivi une route en zigzag,probablement avec l’intention d’éviter d’être repérés. Pas une foisils n’avaient pris une rue importante si une petite rue parallèlese présentait. Au début de Kenningston Lane, ils avaient biaisévers la gauche à travers Bond Street et Miles Street. Toby s’arrêtaà l’endroit où cette dernière rue tourne dans Knight’s Place. Puisil se mit à courir en avant, en arrière, avec une de ses oreillesdressée et l’autre traînante : exactement l’image del’indécision canine ! Enfin, il se mit à trottiner en rond,levant la tête vers nous de temps en temps, comme pour demander quel’on veuille bien comprendre son embarras.

« Qu’est-ce qu’il a, ce chien, nom d’une pipe ? grognaHolmes. Ils n’ont sûrement pas pris de voiture, et ils ne se sontpas envolés en ballon, tout de même.

– Peut-être se sont-ils arrêtés ici un moment ?suggérai-je.

– Ah ! tout va bien : le voilà quirepart ! » dit mon compagnon avec soulagement.

Toby était en effet à nouveau sur la piste. Il avait encore faitun autre tour en reniflant, puis s’était décidé tout d’un coup. Ils’élançait à présent avec une énergie et une détermination qu’iln’avait pas encore déployées. L’odeur apparaissait beaucoup plusfraîche qu’auparavant, car il n’avait même pas besoin de reniflerle sol. Il tirait frénétiquement sur sa laisse et tentait decourir. Je pus voir au regard brillant de Holmes qu’il pensaitarriver à la fin de notre voyage.

Notre route nous conduisait maintenant vers Nine Elma. Nousarrivâmes au grand chantier par l’entrée latérale, où les scieursétaient déjà au travail. Tirant sans relâche, Toby courut à traverssciure et copeaux, fonça dans un chemin, fila entre deux piles debois et, poussant enfin un glapissement de triomphe, il sauta surun gros tonneau encore posé sur le wagonnet qui l’avait amené. Lalangue pendante, les yeux clignotants, Toby trônait sur lecouvercle, nous regardant l’un après l’autre, visiblement en quêted’une approbation. Les douves et les roues du wagonnet étaientenduites d’un liquide noir, et l’air ambiant était saturé del’odeur de créosote.

Sherlock Holmes et moi nous nous regardâmes d’un air déconcerté,pour, tout à coup, éclater d’un fou rire irrépressible.

Chapitre 8Les francs-tireurs de Baker Street

« Et maintenant, demandai-je, Toby s’est trompé ?

– Il a fait ce qu’on lui demandait, dit Holmes en le faisantdescendre du tonneau et en le tirant hors du chantier. Si vousvoulez bien réfléchir à la quantité de créosote qui est charriéedans Londres en un jour, il n’y a rien d’étonnant à ce que notrepiste ait été coupée. On l’emploie beaucoup maintenant, surtoutpour l’apprêt du bois. Le pauvre Toby n’est pas à blâmer.

– Je suppose qu’il nous faut revenir à la première piste.

– Oui. Heureusement, le chemin n’est pas long ! Ce qui adésorienté le chien au coin de Knight’s Place c’est évidemment lefait que deux pistes se croisaient et s’éloignaient dans ladirection opposée. Nous avons pris la mauvaise. Il ne nous restequ’à suivre l’autre. »

Cela n’offrit pas de difficultés. Revenu à l’endroit où il avaitcommis son erreur, Toby effectua un large cercle, puis bondit dansune nouvelle direction.

« Il faudra veiller à ce qu’il ne nous mène pas à l’endroitd’où vient le tonneau de créosote ! observai-je.

– Oui, j’y ai pensé. Mais remarquez qu’il reste sur le trottoiralors que le tonneau était véhiculé sur la chaussée. Non, Watson,nous sommes sur la bonne piste, à présent ! »

Elle se dirigeait du côté du fleuve, passait à travers BelmontPlace et Prince’s Street. À la fin de Bond Street, elle descendittout droit jusqu’au bord de l’eau où se trouvait une petite jetéede bois. Toby nous conduisit jusqu’à son extrémité, et se tint là,gémissant face à l’eau sombre.

« Nous n’avons pas de chance, dit Holmes. Ils ont pris unbateau.

Plusieurs barques et légers esquifs se balançaient sur l’eau aubord de la jetée. Nous guidâmes Toby vers chacun d’entre eux, maisses reniflements vigoureux ne donnèrent aucun résultat.

Non loin du quai rudimentaire, se trouvait une petite maison debrique ; à la deuxième fenêtre était pendue une pancarte enbois. « Mordecai Smith » était imprimé en grosseslettres ; en dessous « Bateaux à louer à l’heure ou à lajournée ». Une deuxième pancarte au-dessus de la porte nousinforma que la maison possédait également une chaloupe à vapeur. Jeremarquai en effet un gros tas de coke près de la jetée. Holmesinspecta les environs avec un regard désabusé.

« Mauvais, mauvais ! fit-il. Ces individus sont plusmalins que je ne le pensais. Ils semblent avoir couvert leurstraces. J’ai peur qu’ils n’aient obéi à un plan soigneusementconcerté d’avance. »

Il s’approchait de la maison, lorsque la porte s’ouvrit ;un petit gamin frisé, d’environ six ans, sortit en courant, suivid’une vigoureuse femme au visage coloré, tenant une grandeéponge.

« Jack, reviens ici te faire laver ! cria-t-elle.Reviens ici, petit diable ! Si ton père revient à la maison ette trouve dans cet état, il nous en fera entendre de belles…

– Quel beau petit garçon ! s’écria Holmes pour établir despositions stratégiques. A-t-on idée d’avoir des joues aussiroses ! Dis-moi, Jack, y a-t-il quelque chose que tu aimeraisavoir ? »

Le marmot réfléchit un moment.

« J’aimerais bien avoir un shilling ! répondit-il.

– Rien d’autre que tu aimerais mieux ?

– Je préférerais deux shillings, répondit le jeune prodige aprèsun instant de réflexion.

– Eh bien, les voilà ! Attrape ! C’est du vif-argentque vous avez là, madame Smith.

– Dieu vous protège, monsieur ! Il est même plus quecela ! Il me donne bien du mal, parfois ; surtout quandmon homme s’en va pendant plusieurs jours.

– Il est donc parti ? dit Holmes, d’une voix déçue. J’ensuis désolé, car je voulais lui parler.

– Il est parti depuis hier matin, mon bon monsieur, et pour direvrai, je commence à m’inquiéter. Mais si c’est au sujet d’unbateau, monsieur, peut-être pourrais-je vous aider ?

– Je voudrais louer sa chaloupe à vapeur.

– Ah ! mon pauvre monsieur, c’est justement dans lachaloupe qu’il est parti. C’est bien ce qui m’étonne, car elle atout juste assez de charbon pour aller à Woolwich et revenir. S’ilétait parti dans la péniche, je n’y penserais même pas : sontravail l’entraîne souvent jusqu’à Gravesend, et quand il y a dequoi faire là-bas, il lui arrive de rester. Mais à quoi peut servirune chaloupe à vapeur sans charbon ?

– Il a pu en acheter à l’un des quais, en descendant lefleuve.

– Peut-être bien, monsieur ; mais ce n’est pas sonhabitude. Combien de fois l’ai-je entendu pester contre les prixqu’ils demandent pour quelques sacs. D’ailleurs, je n’aime pas cethomme à la jambe de bois avec son parler étranger : il a unesale tête ! Pourquoi vient-il toujours rôder parici ?

– Un homme à la jambe de bois ? demanda Holmes d’une voixinnocemment étonnée.

– Oui, monsieur, un type au visage tout brun qu’il en ressembleà un singe ! Il est venu plus d’une fois voir mon homme. C’estlui qui l’a réveillé, l’avant-dernière nuit. Ce qu’il y a de plusfort, c’est que mon homme savait qu’il viendrait, car il avaitchargé la chaudière de la chaloupe. Je vous parlerai sans détours,monsieur : je me fais du souci !

– Mais enfin, ma chère madame Smith, vous vous effrayez sansraison ! dit Holmes en haussant les épaules. D’abord, commentvous est-il possible de dire que c’est bien l’homme à la jambe debois qui est venu la nuit ? Je ne comprends pas comment vouspouvez être aussi affirmative.

– C’est sa voix, monsieur. Je connais sa voix ; elle estcomme qui dirait rauque et voilée. Il a frappé à la fenêtre :ça devait être vers les trois heures du matin : « Deboutlà-dedans », qu’il a dit « il est temps d’aller releverla garde ». Mon homme a réveillé Jim – c’est le fils aîné – etles voilà partis, sans même me dire un mot. J’ai entendu le pilonde bois résonner sur les pierres.

– Et cet homme à la jambe de bois, il était seul ?

– Je ne pourrais dire pour sûr, monsieur ! Je n’ai entendupersonne d’autre.

– Je regrette beaucoup, madame Smith. Je voulais une chaloupe àvapeur, et j’avais entendu dire beaucoup de bien de la… Voyons,comment s’appelle-t-elle déjà ?

– L’Aurore, monsieur.

– Ah ! N’est-ce pas cette vieille chaloupe verte, bordéed’une ligne jaune et très large d’assiette ?

– Non pas du tout ! C’est l’un des bateaux les plusallongés qu’il y ait sur le fleuve. Et elle vient d’être repeinte àneuf toute en noir avec deux bandes rouges.

– Merci. J’espère que vous aurez bientôt des nouvelles demonsieur Smith. Je vais descendre le fleuve et si je voisl’Aurore, je dirai au patron que vous êtes inquiète. Unecheminée noire, disiez-vous ?

– Non, monsieur. Noire avec une bande blanche.

– Ah ! bien entendu ! Ce sont les côtés qui sontnoirs. Au revoir, madame Smith. Voici un batelier et sa barque,Watson. Demandons à traverser le fleuve.

« L’important avec les gens de cette espèce, continuaHolmes comme nous prenions place près du gouvernail del’embarcation, c’est de ne jamais leur donner l’occasion desupposer que ce qu’ils vous racontent présente pour vous del’importance. Autrement, ils se ferment instantanément comme unehuître ! Mais si, par contre, vous feignez de les écouter,pour ainsi dire, contre votre gré, vous avez des chancesd’apprendre ce que vous désirez savoir.

– En tout cas, nous savons ce qu’il nous reste à faire,dis-je.

– Et quel serait votre plan ?

– Louer une chaloupe et descendre la rivière sur les traces del’Aurore.

– Mais, mon cher ami, ce serait une tâche colossale !L’embarcation a pu accoster à n’importe quelle jetée des deux rivesentre ici et Greenwich. Passé le pont, les points d’accostageforment un labyrinthe de plusieurs kilomètres. Il vous faudrait, jene sais combien de jours, pour tout explorer seul.

– Faisons appel à la police, alors.

– Non. Je me mettrai sans doute en rapport avec Athelney Jones,mais au dernier moment seulement. Ce n’est pas un méchant homme, etje ne voudrais rien faire qui puisse lui nuire professionnellement.Mais travailler seul m’amuse beaucoup plus : surtoutmaintenant que nous sommes si avancés !

– Peut-être pourrions-nous alors mettre une annonce demandantdes renseignements aux gardiens des quais ?

– De mal en pis ! Nos hommes sauraient alors que nous lestalonnons, et ils quitteraient immédiatement le pays. Certes, ilspartiront de toute façon, mais tant qu’ils se sentiront en parfaitesécurité, ils ne se presseront pas. L’énergie déployée par Jones,le détective, nous sera utile à ce sujet ! Les quotidiens vontcertainement présenter son point de vue, et nos fuyards croirontque la police est sur une fausse piste.

– Qu’allons-nous donc faire ? demandai-je comme noustouchions terre près de la prison de Millbank.

– Nous allons prendre ce fiacre, rentrer à la maison, nous faireservir un petit déjeuner, et nous coucher une heure. Il est fortprobable que nous soyons sur pied toute la nuit prochaine.Arrêtez-vous au premier bureau de poste sur votre chemin,conducteur ! Toby peut encore nous être utile : nousallons le garder. »

La voiture s’arrêta devant la poste de Great Peter Street, etHolmes descendit envoyer un télégramme.

« À qui croyez-vous que j’aie télégraphié ? medemanda-t-il à son retour.

– Je n’en ai pas la moindre idée.

– Vous souvenez-vous de la police spéciale de BakerStreet ? J’avais fait un appel à eux dans l’affaire JeffersonHope.

– Oui, eh bien ?

– C’est exactement le problème type où leur aide peut nous êtretrès précieuse. S’ils échouent, j’ai d’autres moyens. Mais je vaisd’abord essayer celui-là. Mon télégramme s’adressait à notre petitlieutenant, le dénommé Wiggins. Je pense que lui et sa bandeviendront nous rendre visite avant que nous ayons terminé notrepetit déjeuner. »

Il devait être entre huit et neuf heures, maintenant, et lesévénements de la nuit commençaient à peser lourd. J’étais courbatuet las ; mon esprit s’embrouillait. Je n’avais pas, pour mesoutenir, l’enthousiasme professionnel de mon compagnon, et ilm’était impossible d’ailleurs de considérer abstraitement l’affairecomme un simple problème intellectuel. En ce qui concernaitBartholomew j’avais entendu dire peu de bien sur lui, et sesmeurtriers ne m’inspiraient pas une trop violente aversion. Maispour le trésor c’était une autre histoire ! Il appartenait dedroit, en tout ou en partie, à Mlle Morstan. Tant qu’il resteraitune chance de le recouvrer, je serais prêt à y consacrer mavie ! Pourtant notre réussite placerait probablement la jeunefille hors de ma portée pour toujours. Mais mon amour aurait étébien égoïste et mesquin s’il s’était laissé influencer par unetelle pensée ! Holmes pouvait travailler à la capture descriminels : j’avais, quant à moi, une raison dix fois plusforte de recouvrer le trésor.

Un bain à Baker Street, suivi d’un complet changement de linge,me rafraîchit magnifiquement. Lorsque je descendis de ma chambre,je trouvai le petit déjeuner servi, et Holmes en train de verser lecafé.

« On parle du meurtre, dit-il en désignant un journalouvert. Un journaliste doué d’ubiquité et l’énergique Jones ontarrangé l’affaire entre eux. Mais vous devez en avoir assez decette histoire ! Mangez d’abord vos œufs au jambon. »

Je m’emparai du journal et lus le court article quis’intitulait :

UNE MYSTERIEUSE AFFAIRE À UPPER NORWOOD.

« Hier soir, vers minuit », était-il écrit dans leStandard, « M. Bartholomew Sholto, de PondicheryLodge, Upper Norwood, a été trouvé mort dans sa chambre. Lescirconstances démontraient un acte criminel. »

« Pour autant que nous le sachions, aucune trace deviolence ne fut relevée sur la victime. Mais une précieusecollection héritée de son père, avait disparu. Le crime futdécouvert par M. Sherlock Holmes et le docteur Watson, quis’étaient rendus dans la maison en compagnie de M. ThaddeusSholto, frère du décédé. Une chance singulière a voulu queM. Athelney Jones, le détective bien connu de Scotland Yard,se trouvât justement au commissariat de police de Norwood. Il futainsi sur les lieux moins d’une demi-heure après que l’alerte eutété donnée. Son expérience et son talent se tournèrent aussitôtvers la recherche des criminels. L’heureuse conséquence en futl’arrestation du frère de la victime, Thaddeus Sholto, de la femmede charge, Mrs Berstone, du maître d’hôtel hindou, un dénommé LalRao, et du portier McMurdo. Il est en effet certain que le, ou lesvoleurs connaissaient bien la maison. Les connaissances techniquesréputées de M. Jones s’alliant à ses dons non moins célèbresd’observation, lui ont permis de prouver irréfutablement que lesbandits n’avaient pu pénétrer ni par la porte, ni par lafenêtre ; grimpant sur le toit du bâtiment, ils se sontintroduits par une tabatière dans une pièce s’ouvrant sur lachambre où fut trouvé le corps. L’hypothèse d’un simple cambriolagepar des étrangers se trouve ainsi définitivement écartée. L’actionprompte et énergique des représentants de la loi montre qu’en detelles circonstances il y a grand avantage à ce que l’enquête soitmenée par un seul esprit, vigoureux et maître de ses moyens. Nousne pouvons nous empêcher de penser qu’un tel résultat offre unargument de poids à ceux qui désireraient voir une décentralisationde nos forces de détectives ; ceux-ci se trouveraient alors encontact plus étroit et plus effectif avec les affaires surlesquelles ils doivent enquêter. »

« N’est-ce pas superbe ? dit Holmes en souriantau-dessus de sa tasse de café. Qu’en pensez-vous ?

– Je pense que nous avons nous-mêmes frôlé l’arrestation.

– C’est mon avis. Je n’oserais répondre de notre liberté s’ilest repris tout à coup par une autre crised’énergie ! »

À cet instant précis un coup de sonnette prolongé résonna danstoute la maison. Nous entendîmes Mme Hudson, notre logeuse,pousser des lamentations et de véhémentes imprécations.

« Bonté divine ! m’écriai-je en me soulevant de monsiège. Je crois, Holmes, qu’ils viennent vraiment nous arrêter.

– Non, ce n’est pas aussi terrible que cela ! Je reconnaisma police auxiliaire, les francs-tireurs de BakerStreet. »

De fait, des cris aigus et une galopade de pieds nus retentirentdans l’escalier. Et une douzaine de petits voyous, sales etdéguenillés, firent irruption dans la pièce. Je reconnais quemalgré l’invasion bruyante, ils firent preuve de discipline. Ils semirent immédiatement en rang, et leurs frimousses éveillées nousfirent face. Après quoi l’un d’entre eux s’avança avec unesupériorité nonchalante, fort drôle chez ce jeune garçon aussi peuengageant qu’un épouvantail.

« Bien reçu votre message, monsieur ! dit-il. Je vousles amène au complet. Cela fait trois shillings et six pence defrais de transports.

– Les voilà, dit Holmes en sortant de la monnaie. À l’avenir,ils vous feront leur rapport, et vous me les transmettrez. Il nefaut plus que la maison soit envahie. Cependant, j’aime autant quevous entendiez tous, mes instructions. Je veux découvrir où setrouve une chaloupe à vapeur s’appelant l’Aurore. Le nomdu patron est Mordecai Smith. Le bateau a dû descendre le fleuve ets’arrêter quelque part. Il est noir, bordé de deux lignesrouges ; sa cheminée, noire également, a une bande blanche. Ilfaut que l’un de vous se poste à l’embarcadère de Mordecai Smith,en face de Millbank, pour voir si le bateau revient. Les autresdoivent se partager les deux rives et chacun explorer soigneusementsa portion. Prévenez-moi dès que vous aurez des nouvelles. Est-ceque tout est compris ?

– Oui, mon colonel ! dit Wiggins.

– Ce sera le même tarif que d’habitude, plus une guinée à celuiqui trouvera le bateau. Voici un jour d’avance. Et maintenant, autravail ! »

Il remit un shilling à chacun, puis les gamins dévalèrentl’escalier. Un instant plus tard, je les aperçus filant dans larue.

« Si la chaloupe est au-dessus de l’eau, ils latrouveront ! dit Holmes en se levant de table.

Il alluma sa pipe.

« Ils peuvent aller partout, tout voir, et tout entendre.Je compte qu’ils la découvriront avant ce soir. En attendant, nousne pouvons rien faire. Il faut, pour reprendre la piste, retrouverl’Aurore ou M. Mordecai Smith.

– Je suis sûr que Toby va se régaler de nos restes. Allez-vousvous coucher, Holmes ?

– Non, je ne suis pas fatigué. J’ai une curieuse constitution.Je ne me souviens pas d’avoir jamais été fatigué par le travail. Enrevanche, l’oisiveté m’épuise complètement. Je m’en vais fumer etréfléchir à cette étrange affaire que nous amena une clientecharmante. Si jamais tâche fut facile, la nôtre doit l’être. Leshommes à la jambe de bois ne sont pas légion. Quant à l’autre jepense qu’il est absolument unique en son genre.

– Encore cet autre homme !

– Je ne tiens pas spécialement à jouer au mystérieux,Watson ! Cependant, vous devez bien vous être fait votrepetite opinion, non ? Considérez les données : des petitspieds nus, dont les doigts ne furent jamais compressés par deschaussures ; une massue en pierre ; une grandeagilité ; des fléchettes empoisonnées…

– Un sauvage ! m’exclamai-je. Peut-être l’un de ces Hindousavec lesquels Jonathan Small était associé ?

– C’est fort douteux ! dit-il. J’ai envisagé cetteexplication quand j’ai vu les armes étranges. Mais les empreintessingulières des pieds m’ont fait reconsidérer la question. Certainshabitants des Indes sont en effet petits ; mais aucun n’auraitpu laisser de telles marques. L’Hindou a des pieds longs et minces.Le mahométan n’a que le pouce nettement séparé des autres doigts,car il porte des sandales avec une lanière qui passe entre le pouceet les orteils. De plus ces fléchettes ne peuvent se lancer qued’une seule manière : avec une sarbacane. D’où, alors, peutvenir notre sauvage ?

– De l’Amérique du Sud ? » hasardai-je.

Il leva les bras vers l’étagère, et en tira un gros volume.

« Voici le premier tome d’une encyclopédie en cours depublication. On peut la considérer comme la plus moderne. Qu’est-ceque je lis ? « Les îles Andaman sont situées à cinq centsoixante-dix kilomètres au nord de Sumatra, dans la baie duBengale. » Hum ! Hum ! Qu’est-ce que toutceci ? Voyons : climat humide, récifs de corail, requins,Port Blair, pénitencier, l’île Rutland, plantations de cotonniers…Ah ! nous y voici ! « les indigènes des îles Andamanpourraient prétendre au titre de la race la plus petite sur laterre bien que certains anthropologues le réservent aux Bushmend’Afrique, aux Diggers d’Amérique, et aux habitants de la Terre deFeu. Leur taille moyenne ne dépasse pas un mètre trente, mais denombreux adultes normalement constitués sont beaucoup plus petits.Cette race est farouche et intraitable. Cependant, lorsqu’onparvient à gagner l’amitié de l’un d’eux, il est capable du plusgrand dévouement. » Souvenez-vous de cela Watson. Maintenant,écoutez la suite. « Ils sont d’une apparence hideuse. La têteest volumineuse et déformée ; les yeux sont petits ; lestraits sont déformés ; les pieds et les mains d’une petitesseremarquable. Ils sont si farouches et si intraitables que lesautorités britanniques ont échoué dans tous leurs efforts pourgagner leur confiance. Ils ont toujours été la terreur desnaufragés qu’ils massacrent à l’aide de leurs massues de pierre, oude leurs flèches empoisonnées. Ces tueries se terminentinvariablement par un festin cannibale. » Voilà un peupleamical et paisible, Watson ! Si notre sauvage avait été laissélibre d’agir à sa guise, cette affaire aurait pu prendre unetournure encore plus macabre. J’imagine, pourtant, que même àprésent Jonathan Small paierait cher pour ne l’avoir pasutilisé.

– Mais comment s’est-il procuré un pareil complice ?

– Ah ! je ne saurais vous en dire davantage !Cependant, nous avons déjà déterminé que Small avait séjourné auxAndaman ; il n’y a donc rien de très étonnant à ce qu’il aitpour compagnon un indigène. Nous apprendrons tout cela en tempsvoulu, je n’en doute pas ! Allons, étendez-vous là sur lecanapé, et voyons si je puis vous endormir. »

Il prit son violon, et il commença de jouer tandis que jem’allongeais. C’était un air rêveur et mélodieux ; de sapropre composition certainement, car il savait improviser avecbeaucoup de talent. Je me souviens vaguement de ses bras maigres,de son visage attentif, et du va-et-vient de l’archet. Puis il mesembla que je m’éloignais paisiblement, flottant sur une douce merde sons, pour ensuite atteindre le royaume des rêves où le jolivisage de Mary Morstan se penchait vers moi.

Chapitre 9La chaîne se rompt

L’après-midi était fort avancé quand je me réveillai,reposé ; Sherlock Holmes était toujours assis, exactementcomme je l’avais laissé, sauf qu’il avait mis son violon de côté,et qu’il était plongé dans un livre. Au mouvement que je fis, il meregarda, et je constatai que son visage était sombre et ennuyé.

– Vous avez dormi profondément, dit-il. J’ai eu peur que notreconversation ne vous éveillât.

– Je n’ai rien entendu. Avez-vous donc des nouvellesfraîches ?

– Je n’ai rien appris, malheureusement. J’avoue que je suissurpris et déçu. Je m’attendais à quelque chose de bien défini, àcette heure-ci. Wiggins vient de me faire son rapport. Il dit qu’onn’a pu trouver aucune trace de la chaloupe. C’est un contretempsennuyeux, car chaque heure est importante.

– Puis-je faire quelque chose ? Je suis tout à fait reposéprésent, et tout prêt pour une autre sortie nocturne.

– Non, nous ne pouvons rien faire. Nous ne pouvons qu’attendre.Si nous y allons, un message peut venir en notre absence, etprovoquer un retard. Vous pouvez faire ce qu’il vous plaira, maisje dois rester de garde.

– Alors, j’irai jusqu’à Camberwell rendre visite à madameForrester. Elle m’en a prié hier.

– À madame Cecil Forrester ? interrogea-t-il avec unsourire malicieux dans les yeux.

– Eh bien ! À mademoiselle Morstan aussi, bien sûr. Ellesétaient anxieuses de savoir ce qui arriverait.

– Ne leur en dites pas trop. On ne saurait faire entièrementconfiance aux femmes, pas même aux meilleures d’entre elles.

Je ne m’arrêtai pas à discuter cette appréciationaffligeante.

– Je reviendrai dans une heure ou deux.

– Ça va ! Bonne chance ! Mais, dites-moi, puisque vouspassez de l’autre côté du fleuve, vous pouvez aussi bien reconduireToby car, à mon avis, il n’est pas probable que nous en ayonsencore besoin.

Je pris donc le chien, et je le laissai chez le vieuxnaturaliste de Pinchin Lane, en même temps qu’un demi-souverain. ÀCamberwell, je trouvai mademoiselle Morstan un peu fatiguée par sesaventures de la nuit, mais très anxieuse d’entendre les nouvelles.Madame Forrester aussi était pleine de curiosité. Je leur racontaitout ce que nous avions fait, en omettant toutefois les parties lesplus terribles de la tragédie. Ainsi, après avoir parlé de la mortde monsieur Sholto, je ne dis rien de la manière exacte dont ilavait été tué. En dépit de toutes mes omissions, pourtant, moncompte rendu comportait assez d’éléments pour les faire frémir.

– C’est une histoire romanesque ! s’écria madame Forrester,une dame qu’on a lésée, un trésor d’un demi-million de livres, uncannibale noir et un bandit à jambe de bois. Ces derniersremplacent le conventionnel dragon et le méchant baron.

– Et les deux chevaliers errants viennent à mon secours, ajoutamademoiselle Morstan en me jetant un regard plein de feu.

– Eh bien, Mary, votre fortune dépend maintenant de l’issue deces recherches. Il me semble que vous n’en soyez pas surexcitée.Imaginez ce que ça doit être d’être si riche, et d’avoir le monde àses pieds !

De remarquer qu’à cette perspective mademoiselle Morstan nemanifestait aucun enthousiasme fit courir dans mes veines un petitfrisson de joie. Au contraire, elle agita la tête fièrement, commesi elle ne prenait que peu d’intérêt à tout cela.

– C’est pour monsieur Thaddée Sholto, dit-elle, que je suisinquiète. Rien d’autre n’a d’importance, mais je crois que d’unbout à l’autre sa conduite a été tout à fait bienveillante et trèshonorable. C’est notre devoir de le laver de cette terribleaccusation sans fondement.

Le soir était venu quand je quittai Camberwell, et il faisaittout à fait nuit quand je rentrai à la maison. Le livre et la pipede mon compagnon étaient près de sa chaise, mais lui-même avaitdisparu. Je regardai çà et là dans l’espoir de trouver un billet,mais il n’y en avait pas.

– Je suppose que monsieur Sherlock Holmes est sorti ?dis-je à madame Hudson quand elle monta pour abaisser lesstores.

– Non, monsieur. Il est allé dans sa chambre. Savez vous,monsieur (elle baissait la voix et ce n’était plus qu’un murmureimpressionnant) que j’ai peur pour sa santé ?

– Comment cela, madame Hudson ?

– Eh ! Il est si étrange, monsieur. Après que vous êtesparti, il a arpenté la pièce au point que j’étais fatiguée del’entendre aller et venir. Puis, je l’ai entendu qui parlait toutseul, qui marmonnait, et chaque fois qu’on sonnait il venait sur lepalier et criait :

« Qu’est-ce que c’est, madame Hudson ? »

« Après il a claqué sa porte, mais je peux l’entendre alleret venir dans sa chambre, comme tout à l’heure. Je me suis risquéeà lui toucher deux mots d’une potion calmante, mais il s’estretourné sur moi avec un air tel que je ne sais pas comment je suissortie de la chambre.

– Je ne pense pas, madame Hudson, que vous ayez aucune raisond’être inquiète. Je l’ai déjà vu comme cela. Il a quelque chose quile tracasse et qui l’agite.

Je tentais d’en parler à la légère à la digne madame Hudson. Jeme sentis moi-même un peu inquiet quand, toute la longue nuit,j’entendis encore le bruit de ses pas, et que je devinai à quelpoint son esprit ardent s’irritait de cette inactioninvolontaire.

À l’heure du déjeuner, il avait l’air usé, hagard, avec unepetite rougeur de fièvre aux joues.

– Vous vous éreintez, mon vieux, lui dis-je. Je vous ai entendumarcher toute la nuit.

– Non, je ne pouvais pas dormir. Ce problème infernal me dévore.C’est trop fort d’être coincé par un obstacle aussi insignifiant,quand tout le reste a été débrouillé ! Je connais les hommes,la chaloupe, tout ce qui est important, et pour tant je n’ai pas denouvelles. J’ai mis d’autres agences à l’œuvre, et j’ai employétous les moyens dont je dispose.

La rivière a été entièrement fouillée, des deux côtés, mais onn’a rien obtenu et madame Smith n’a pas entendu parler de son mari.J’en arriverai bientôt à la conclusion qu’ils ont camouflé lachaloupe. Mais il y a des objections à cela.

– Ou que madame Smith nous a mis sur une fausse piste.

– Non. Je crois qu’on peut écarter cette supposition. J’ai prisdes renseignements, il y a bien une chaloupe avec cescaractéristiques.

– Aurait-elle remonté la rivière ?

– J’ai considéré aussi cette possibilité, et il y a un groupe dechercheurs qui ira jusqu’à Richmond. Si rien de nouveau ne meparvient aujourd’hui, je partirai moi-même demain et jerechercherai les hommes plutôt que le bateau. Mais, à coup sûr,nous saurons quelque chose.

Nous n’apprîmes rien, pourtant. Pas un mot ne vint, soit deWiggins, soit des autres agences. Il y avait, dans la plupart desjournaux, des articles sur la tragédie de Norwood. Ils paraissaienttous être plutôt hostiles au malheureux Thaddée Sholto. Dans aucun,on ne trouvait de nouveaux détails, si ce n’est qu’une enquêtejudiciaire devait avoir lieu le lendemain. J’allai jusqu’àCamberwell dans la soirée pour informer ces dames de notre insuccèset, à mon retour, je trouvai Sherlock Holmes déprimé et assezmorose. Il voulut à peine répondre à mes questions, et toute lasoirée il s’occupa d’une analyse chimique délicate, qui impliquaitle chauffage de nombreuses cornues et la distillation de vapeurs,ce qui finit par répandre dans la pièce une odeur qui m’en chassabel et bien. Jusqu’au petit matin, je pus entendre distinctement letintement de ses éprouvettes, qui m’annonçait qu’il était toujoursoccupé à ses expériences malodorantes.

– Je descends à la rivière, Watson, me dit-il. J’ai bien tournéet retourné ça dans ma tête, et je ne vois qu’un moyen d’en sortir.Ça vaut la peine d’essayer, en tout cas.

– Je peux sans doute aller avec vous ?

– Non, vous pouvez m’être beaucoup plus utile si vous voulezbien rester ici pour me représenter. Je m’en vais contrecœur, caril y a de grandes chances pour qu’un message arrive dans lajournée, quoique Wiggins fût déjà assez découragé hier soir. Jevous prie d’ouvrir toutes les lettres, tous les télégrammes, etd’agir suivant votre propre jugement si quelque nouvelle vousparvient. Puis-je compter sur vous ?

– Très certainement.

– J’ai peur que vous ne puissiez me télégraphier, car je peuxdifficilement vous dire où j’ai des chances d’être. Si je suis enveine pourtant, peut-être ne serai-je pas parti trop longtemps.D’une façon ou d’une autre, j’aurai des nouvelles avant derentrer.

À l’heure du déjeuner, je n’avais rien appris le concernant. Enouvrant le Standard, cependant, je trouvai un prolongementà l’affaire.

« En ce qui concerne la tragédie d’Upper Norwood, nousavons des raisons de croire que cette affaire promet d’être pluscompliquée et plus mystérieuse qu’on ne le supposait d’abord. Denouveaux témoignages ont montré qu’il est tout à fait impossibleque monsieur Thaddée Sholto ait pu y être impliqué d’une façonquelconque. Lui et la gouvernante, madame Bernstone, ont été tousdeux remis en liberté hier soir. On croit toutefois que la policeest sur la piste des vrais coupables, piste suivie par monsieurAthelney Jones, de Scotland Yard, avec toute l’énergie et lasagacité qu’on lui connaît. On doit s’attendre, à tout moment, àd’autres arrestations. »

– C’est assez satisfaisant jusqu’ici, pensai-je. L’ami Sholtos’en tire, en tout cas. Je me demande ce que peut être la nouvellepiste, bien que cela semble une formule stéréotypée toutes les foisque la police a fait une gaffe.

Je jetais le journal sur la table quand mon regard tomba sur uneannonce dans la « Petite Correspondance » :

« PERDU : Attendu que Mordecai Smith, batelier, et sonfils Jim ont quitté le quai de Smith vers trois heures du matinmardi dernier dans la chaloupe à vapeur l’Aurore, noireavec deux bandes rouges, cheminée noire à bande blanche, on paierala somme de cinq livres à quiconque pourra donner desrenseignements à madame Smith, au quai de Smith, ou à 221 BakerStreet, concernant les déplacements dudit Mordecai Smith etl’endroit où se trouve la chaloupe Aurore. »

C’était là clairement ce qui se rapportait au travail deSherlock. L’adresse de Baker Street le prouvait assez. Cela meparut plutôt ingénieux, car les fugitifs pouvaient lire cetteannonce sans y voir autre chose que l’anxiété d’une femme pour sonmari disparu.

Ce fut une longue journée. Chaque fois que l’on frappait à laporte de la maison, chaque fois que j’entendais monter l’escalier,je m’imaginais que c’était ou bien Holmes qui rentrait ou uneréponse à son annonce. Je tentais de lire, mais mes penséesvagabondes s’échappaient vers notre étrange enquête, vers ces deuxcanailles mal assorties que nous poursuivions. Y avait-il, medemandais-je, quelque faille radicale dans le raisonnement de moncompagnon ? Ne souffrait-il pas de quelque énorme erreur, parsa propre faute ? N’était-il pas possible que son espritsubtil et spéculatif eût bâti cette théorie fantastique sur defausses prémisses ? Je ne l’avais jamais vu avoir tort, etpourtant le logicien le plus pénétrant peut parfois se tromper. Ilétait vraisemblable, pensais-je, qu’il tombât dans l’erreur par unraffinement exagéré de sa logique, préférant une explicationsubtile et bizarre, alors qu’une autre plus simple, plus terre àterre s’offrait à lui. D’autre part j’avais vu moi-même l’évidencedes preuves et observé sa méthode déductive. Quand je me rappelaisla longue chaîne de circonstances curieuses, plusieurs d’entreelles, banales en elles-mêmes, mais tendant toutes dans la mêmedirection, je ne pouvais me dissimuler à moi-même que sil’explication de Holmes était erronée, la vraie solution devaitêtre également étonnante, voire extraordinaire.

À trois heures de l’après-midi, la sonnette retentit bruyamment.J’entendis dans le vestibule une voix autoritaire et, à ma grandesurprise, je découvris monsieur Athelney Jones qui se présenta àmoi. Il ne ressemblait guère, pourtant, au professeur de senscommun, brusque et supérieur, qui avait pris en charge l’affaired’Upper Norwood. Il arborait un air abattu, montrait une affabilitéinhabituelle, et l’on eût dit qu’il s’excusait.

– Bonjour, monsieur ; monsieur Sherlock Holmes est sorti,je crois.

– Oui, et je ne suis pas sûr de l’heure à laquelle il reviendra.Mais peut-être désirez-vous l’attendre ? Prenez cette chaiseet goûtez un de ces cigares.

– Je vous remercie. J’ai le temps.

Il s’essuyait le visage avec un grand mouchoir de poche.

– Un whisky ?

– Merci, juste un demi-verre. Il fait très chaud pour la saison,et pas mal de choses m’ont ennuyé et fatigué. Vous connaissez mathéorie concernant l’affaire de Norwood ?

– Je me souviens que vous en avez exposé une.

– J’ai dû la réviser. J’avais étroitement resserré mon filetautour de monsieur Sholto, et ne voilà-t-il pas qu’il passe par untrou au beau milieu. Depuis le moment où il a quitté son frère, ily a des gens qui l’ont vu à plusieurs reprises. Ce n’est donc paslui qui a pu monter sur le toit et passer par la trappe. C’est uneaffaire très obscure, et mon renom professionnel est en jeu. Jeserais très heureux d’être un peu aidé.

– Nous avons tous besoin d’aide, parfois.

– Votre ami, monsieur Sherlock Holmes, est un homme étonnant,continua-t-il d’un ton bas et confidentiel. C’est un homme qu’on nepeut battre. J’ai vu cet homme, jeune encore, étudier bien desaffaires, mais je n’en connais pas une sur laquelle il n’ait pujeter quelque lumière. Il est peu conformiste dans ses méthodes, unpeu prompt à sauter sur des théories mais, somme toute, je croisqu’il aurait fait un officier de police plein d’avenir, et je ne mecache pas pour le dire. J’ai reçu ce matin un télégramme de lui,qui me donne à comprendre qu’il tient une piste dans l’affaireSholto. Le voici.

Il tira le télégramme de sa poche et me le passa. Il était datéde Poplar à midi, et disait :

« Allez tout de suite à Baker Street. Si je ne suis pasencore rentré, attendez-moi. Je suis sur les talons de la bandeSholto. Vous pourrez venir avec nous ce soir, si cela vous plaît,pour assister au dénouement. »

– Voilà qui promet ; il a évidemment retrouvé la piste,dis-je.

– Ah ! Il a donc été en défaut lui aussi ! s’écriaJones, manifestement satisfait. Même les meilleurs d’entre nous seperdent quelquefois. Naturellement, ça peut être encore une faussealerte. Mais c’est mon devoir en tant qu’officier de police de nelaisser échapper aucune chance. Mais quelqu’un vient. C’estpeut-être lui.

On entendait un pas lourd dans l’escalier, une respirationbruyante, sifflante, celle d’un individu qui avait bien de la peineà souffler. Une fois ou deux, il s’arrêta comme si la montée étaittrop dure pour lui mais, à la fin, il arriva à notre porte etentra. Son aspect correspondait aux bruits que nous avionsentendus. C’était un homme âgé, vêtu comme un matelot d’une vieillejaquette boutonnée jusqu’au cou. Le dos était voûté, les genouxvacillants, la respiration était pénible et asthmatique. Tandisqu’il s’appuyait sur un gros gourdin en chêne, ses épaules selevaient dans l’effort qu’il faisait pour aspirer l’air dans sespoumons. Il avait un gros cache-nez de couleur autour du cou, et jene voyais guère de son visage qu’une paire d’yeux noirs et vifsqu’ombrageaient des sourcils blancs et touffus. Il portait aussi delongs favoris gris. Dans l’ensemble, il me donnait l’impressiond’un respectable maître marinier, écrasé par les ans et lapauvreté.

– Qu’est-ce que c’est, mon brave ?

Il jeta un regard circulaire dans la chambre, à la façonméthodique des vieillards.

– Monsieur Sherlock Holmes est-il ici ?

– Non, mais je le remplace. Vous pouvez me confier tout messageque vous auriez pour lui.

– C’était à lui-même que je voulais le dire.

– Mais je vous répète que je le remplace. Était-ce à propos dubateau de Mordecai Smith ?

– Oui ; j’sais bien où il est, et j’sais où sont les hommesqu’il cherche. Et j’sais où est le trésor, j’sais tout.

– Alors dites-le-moi, et je lui transmettrai.

– C’est à lui que j’voulais le dire, répéta-t-il, obstiné.

– Alors, il vous faut l’attendre !

– Non, je ne vais pas perdre une journée pour faire plaisir àquelqu’un. Si monsieur Holmes n’est pas ici, alors il devra trouverça tout seul. Et puis, je n’aime pas votre air à tous les deux, etje ne veux pas dire un mot.

Et, traînant les pieds, il se dirigea vers la porte, mais Jonesse plaça en face de lui.

– Attendez un peu, mon ami. Vous avez des renseignementsimportants, et vous ne vous en irez pas. Nous vous garderons, bongré mal gré, jusqu’à ce que notre ami revienne.

Le vieillard s’avança rapidement vers la porte, mais quand Jonesy appuya son large dos, il reconnut l’inutilité de touterésistance.

– Jolie façon de traiter les gens ! cria-t-il en tapant sonbâton sur le plancher. Je viens ici pour voir un gentleman et vousdeux que je n’ai jamais vus de ma vie, vous m’saisissez et vousm’traitez comme ça !

– Vous ne vous en porterez pas plus mal, dis-je. Nous vouspaierons votre journée perdue. Asseyez-vous là, sur le canapé. Vousn’aurez pas à attendre longtemps.

L’air grognon, il revint et s’assit, la tête reposant sur sesmains. Jones et moi nous reprîmes nos cigares et notreconversation. Soudain, la voix d’Holmes éclata :

– Tout de même, vous pourriez bien m’offrir un cigare !Nous sursautâmes sur nos chaises. Holmes était assis près de nous,avec un air de doux amusement.

– Holmes ! m’écriai-je. Vous ici ! Mais où est levieillard ?

– Le voici, dit-il, tenant en main un tas de cheveux blancs.Tout y est : perruque, favoris, sourcils… Je pensais que mondéguisement n’était pas mauvais, mais je doutais qu’il supportebrillamment cette épreuve.

– Ah ! Coquin ! s’écria Jones, enchanté. Vous auriezfait un acteur, et un rare !… Vous avez bien la toux rauquedes vieux de l’asile et ces jambes flageolantes qui vous portaientvalent bien dix livres par semaine. Tout de même, je croyais bienreconnaître l’éclat de vos yeux. Vous ne nous avez pas lâchés sifacilement que ça, hein ?

– J’ai travaillé toute la journée sous ce déguisement. Il y a,vous le savez, beaucoup de gens dans le milieu des criminels quicommencent à me connaître, surtout depuis que notre ami, iciprésent, s’est mis à publier quelques-unes de mes affaires. Aussi,je ne peux partir sur le sentier de la guerre que sous quelquesimple accoutrement comme celui- ci. Vous avez eu montélégramme ?

– Oui, c’est ce qui m’a amené ici.

– Et comment votre affaire a-t-elle marché ?

– Il n’en est rien sorti. J’ai dû relâcher deux de mesprisonniers. Il n’y a aucune preuve contre les deux autres.

– Ne vous en faites pas. Nous vous en donnerons deux autres àleur place, mais vous devrez suivre mes instructions. Je vous cèdevolontiers tout l’honneur officiel du succès, mais vous devrez agirsuivant mes directives. Est-ce convenu ?

– Absolument, si vous voulez m’aider à prendre lescoupables.

– Eh bien, il faudra donc tout d’abord qu’un bateau de lapolice, rapide, une chaloupe à vapeur, se trouve aux escaliers deWestminster, à sept heures, ce soir.

– C’est facile à arranger. Il y en a toujours une par là, maisje pourrais traverser la rue et téléphoner, pour en être sûr.

– Puis, il me faudra deux hommes vigoureux, en cas derésistance.

– Il y en aura deux ou trois dans le bateau. Quoid’autre ?

– Quand nous capturerons les hommes, j’aurai le trésor. Je croisque ce serait un plaisir pour mon ami ici présent d’apporter cetteboîte à la jeune dame à qui revient légalement la moitié ducontenu ; afin qu’elle soit la première à l’ouvrir. Hein,Watson ?

– Ce serait pour moi un grand plaisir.

– C’est une façon de procéder assez irrégulière, dit Jones enbranlant la tête. Toutefois, comme rien n’est régulier dans cetteaffaire, je suppose que nous devrons fermer les yeux. Le trésor,plus tard, sera remis aux autorités jusqu’à la conclusion del’enquête officielle.

– Certainement. Un autre point : j’aimerais fort avoirquelques détails sur cette affaire de la bouche même de JonathanSmall. Vous savez que je tiens à connaître à fond les détails demes enquêtes. Y aurait-il une objection à ce que j’aie avec lui uneentrevue non officielle, soit ici, dans mon appartement, soitn’importe où, pourvu qu’il soit surveillé de façonefficace ?

– Vous êtes maître de la situation. Je n’ai pas eu de preuvesencore de l’existence de ce Jonathan Small. Toutefois, si vous leprenez, je ne vois pas comment je pourrais vous refuser uneentrevue avec lui.

– C ‘est donc entendu ?

– Parfaitement. Quelque chose d’autre encore ?

– Seulement ceci : j’insiste pour que vous dîniez avecnous. Ce sera prêt dans une demi-heure. J’ai des huîtres et unepaire de grouses, avec un bon petit choix de vins blancs. Watson,vous n’avez encore jamais reconnu mes mérites de maître demaison.

Chapitre 10La fin de l’insulaire

Ce fut un joyeux dîner. Holmes, quand il le voulait, était untrès brillant causeur ; ce soir-là, il le voulut. Il semblaitêtre dans un état d’exaltation nerveuse et il se montra étincelant.Passant rapidement d’un sujet à l’autre, « Mystères » duMoyen Age, violons de Stradivarius, bouddhisme à Ceylan, navires deguerre de l’avenir, poterie médiévale, il traitait chacun d’euxcomme s’il en eût fait une étude approfondie. Sa belle humeurcontrastait avec la sombre dépression des deux derniers jours.Athelney Jones s’avéra d’un commerce agréable pendant ces heures dedétente, et c’est en bon vivant qu’il prit part au repas. Quant àmoi, j’étais soulagé à la pensée que nous approchions de la fin del’affaire, et je me laissai aller à la joie communicative deHolmes. Nul d’entre nous ne parla durant le repas du drame qui nousavait réunis.

Lorsque la table fut desservie, Holmes jeta un coup d’œil sur samontre et remplit trois verres de porto.

« Une tournée pour le succès de notre petiteexpédition ! ordonna-t-il… Et maintenant, il est grand tempsde partir. Avez-vous un pistolet, Watson ?

– J’ai mon vieux revolver d’ordonnance dans mon bureau.

– Vous feriez mieux de le prendre. Il faut tout prévoir.J’aperçois la voiture à notre porte. Je l’avais demandée pour sixheures et demie.

C’est un peu après sept heures que nous atteignîmesl’embarcadère de Westminster. Holmes examina d’un œil critique lachaloupe qui nous attendait.

« Y a-t-il quelque chose qui révèle son appartenance à lapolice ?

– Oui, cette lumière verte sur le côté.

– Alors, il faudrait l’enlever. »

Ce petit changement effectué, nous prîmes place dans le bateauet on lâcha les amarres. Jones, Holmes et moi, étions installés àla poupe. Il y avait un homme à la barre, un autre aux machines, etdeux solides inspecteurs à l’avant.

« Où allons-nous ? demanda Jones.

– Vers la Tour. Dites-leur de s’arrêter en face des chantiersJacobson. »

Notre bateau était de toute évidence très rapide. Nousdépassâmes de longs trains de péniches chargées, aussi vite que sicelles-ci étaient amarrées. Holmes eut un sourire de satisfactionen nous voyant rattraper une autre chaloupe et la laisser loinderrière nous.

« Nous devrions pouvoir rattraper n’importe qui sur cefleuve ! dit-il.

– C’est peut-être beaucoup dire. Mais il n’y a pas beaucoup dechaloupes qui puissent nous distancer.

– Il nous faudra intercepter l’Aurore qui a laréputation de filer comme une mouette. Je vais vous expliquercomment j’ai retrouvé le bateau, Watson. Vous souvenez-vous commej’étais ennuyé d’être arrêté par une si petitedifficulté ?

– Oui.

– Eh bien, je me suis complètement délassé l’esprit en meplongeant dans une analyse chimique. Un de nos plus grands hommesd’État a dit que le meilleur repos était un changement de travail.Et c’est exact ! Lorsque je suis parvenu à dissoudrel’hydrocarbone sur lequel je travaillais, je revins au problèmeSholto, et passai à nouveau en revue toute la question. Mes garçonsavaient fouillé sans résultat la rivière tant en amont qu’en aval.La chaloupe ne se trouvait à aucun embarcadère et n’était pointretournée à son port d’attache. Il était improbable qu’elle eût étésabordée pour effacer toute trace. Je gardais cependant cettehypothèse à l’esprit en cas de besoin. Je savais que ce Small étaitun homme assez rusé, mais je ne le croyais pas capable de finesse.Je réfléchissais ensuite au fait qu’il devait se trouver à Londresdepuis quelque temps ; nous en avions la preuve dans l’étroitesurveillance qu’il exerçait sur Pondichery Lodge. Il lui était, ence cas, très difficile de partir sur-le-champ ; il avaitbesoin d’un peu de temps, ne serait-ce que d’une journée, pourrégler ses affaires. C’était tout du moins dans le domaine desprobabilités.

– Cela me semble assez arbitraire ! dis-je. N’était-il pasplus probable qu’il eût tout arrangé avant d’entreprendre soncoup ?

– Non, ce n’est pas mon avis. Sa tanière constituait uneretraite trop précieuse pour qu’il eût songé à l’abandonner avantd’être sûr de pouvoir s’en passer. Et puis il y a un autre aspectde la question : Jonathan a dû penser que le singulier aspectde son complice, difficilement dissimulable de quelque manièrequ’on l’habille, pourrait exciter la curiosité et peut-être mêmeprovoquer dans quelques esprits un rapprochement avec la tragédiede Norwood. Il est bien assez intelligent pour y avoir pensé. Ilsétaient sortis nuitamment de chez eux, et Small devait tenir à êtrede retour avant le jour. Or, il était trois heures passéeslorsqu’ils parvinrent au bateau ; une heure plus tard, ilferait jour, les gens commenceraient à circuler… J’en ai conclu,par voie de conséquence, qu’ils n’étaient pas allés très loin. Ilsont grassement payé Smith pour qu’il tienne sa langue et garde lachaloupe prête pour l’évasion finale ; et ils se sont hâtésavec le trésor vers leur logis. Deux ou trois jours plus tard,après avoir étudié de quelle manière les journaux présentaientl’affaire, et ayant ainsi vérifié si les soupçons s’orientaient deleur côté, ils s’en iraient en chaloupe, sous couvert de la nuit,vers quelque navire mouillé à Gravesend ou Downs ; ils avaientdéjà certainement pris leur billet pour l’Amérique ou lesColonies.

– Mais la chaloupe ? Ils ne pouvaient la prendre chezeux !

– D’accord ! Je décidai donc que la chaloupe ne devait pasêtre loin, bien qu’elle fût invisible. Je me suis mis alors à laplace de Small et j’ai considéré le problème sous son angle, à lui.Il se rendait probablement compte du danger qu’il y aurait àrenvoyer la chaloupe à son port d’attache où à la garder dans unembarcadère si la police venait à découvrir ses traces. Comment,alors, dissimuler le bateau et en même temps le maintenir à saportée, prêt à être utilisé ? Comment ferais-je moi-même à saplace et dans des circonstances analogues ? Je cherchai et jene trouvai qu’un seul moyen : Confier la chaloupe à unchantier de construction ou de réparations, avec ordre d’effectuerune légère modification. L’embarcation se trouverait ainsi sousquelque hangar, et donc parfaitement cachée. Et pourtant, ellepourrait être en quelques heures de nouveau à ma disposition.

– Voilà qui semble assez simple.

– Ce sont précisément les choses très simples qui ont le plus dechances de passer inaperçues. Je décidai donc de mettre cette idéeà l’épreuve. Vêtu de ces inoffensifs vêtements de marin, je m’enfus aussitôt enquêter dans tous les chantiers en aval du fleuve.Résultat nul dans quinze d’entre eux. Mais au seizième, celui deJacobson, j’appris que l’Aurore leur avait été confiéedeux jours auparavant par un homme à la jambe de bois qui seplaignait du gouvernail. « Il n’avait absolument rien, cegouvernail ! me dit le contremaître. Tiens, la voilà, c’techaloupe ; celle avec les filets rouges. »

« À ce moment, qui apparut ? Mordecai Smith, le patrondisparu. Il était complètement soûl. Je ne l’aurais évidemment pasreconnu, s’il n’avait crié à tue-tête son nom et celui de sonbateau. « Il me la faut pour huit heures précises,entendez-vous ? J’ai deux messieurs qui n’attendrontpas. »

« Ils avaient dû le payer généreusement. Il débordaitd’argent et distribua libéralement des shillings aux ouvriers. Jele pris en filature pendant quelque temps, mais il disparut dans unbistrot. Je revins alors au chantier et, rencontrant sur ma routeun de mes éclaireurs, je le postai en sentinelle près de lachaloupe. Je lui dis de se tenir tout au bord de l’eau et d’agiterson mouchoir lorsqu’il les verrait partir. Placés comme nous leserons, il serait bien étrange que nous ne capturions pas toutnotre monde et le trésor.

– Que ces hommes soient, ou non, les bons, vous avez toutpréparé très soigneusement, dit Jones. Mais si j’avais prisl’affaire en main, j’aurais établi un cordon de police autour duchantier de Jacobson et arrêté mes types dès leur venue.

– C’est-à-dire jamais. Car Small est assez astucieux. Il enverraun éclaireur et à la moindre alerte, il se tapira pendant unesemaine.

– Mais vous auriez pu continuer à filer Mordecai Smith etdécouvrir leur retraite, objectai-je.

– Dans ce cas, j’aurais perdu ma journée. Je crois qu’il n’y apas plus d’une chance sur cent pour que Smith connaisse leurretraite. Pourquoi irait-il poser des questions, aussi longtempsqu’il est bien payé et qu’il peut boire ? Ils lui fontparvenir leurs instructions. Non, j’ai réfléchi à toutes lesmanières d’agir et celle-ci est la meilleure. »

Pendant cette conversation, nous avions franchi la longue sériede ponts qui traversent la Tamise. Comme nous passions au cœur dela ville, les derniers rayons du soleil doraient la croix située ausommet de l’église Saint-Paul. Le crépuscule s’étendit avant notrearrivée à la Tour.

« Voici le chantier Jacobson, dit Holmes, en désignant unenchevêtrement de mâts et de cordages du côté de Surrey. Remontonset redescendons le fleuve à vitesse réduite. Croisons sous couvertde ce train de péniches. »

Il sortit une paire de jumelles de sa poche et examina quelquestemps la rive opposée.

« J’aperçois ma sentinelle à son poste, continua-t-il. Maiselle ne tient pas de mouchoir.

– Et si nous descendions un peu le fleuve et les attendionslà ? » proposa Jones avec empressement.

Nous étions tous impatients, maintenant ; même lespoliciers et les mécaniciens qui n’avaient pourtant qu’une trèsvague idée de ce qui nous attendait.

« Nous n’avons pas le droit de prendre le moindre risque,répondit Holmes. Il y a dix chances contre une pour qu’ilsdescendent le fleuve, évidemment, mais nous n’avons aucunecertitude. D’où nous sommes, nous pouvons surveiller l’entrée deschantiers, alors qu’eux peuvent à peine nous distinguer. La nuitsera claire et nous aurons toute la lumière désirable. Il nous fautrester ici. Voyez-vous les gens, là-bas, grouiller sous leslampadaires ?

– Ils sortent du chantier. La journée est finie.

– Ils ont l’air bien dégoûtants ! Et dire que chacun d’euxrecèle en lui une petite étincelle d’immoralité ! À les voir,on ne les supposerait pas : il n’y a pas de probabilité apriori. L’homme est une étrange énigme !

– Quelqu’un dit de l’homme qu’il est une âme cachée dans unanimal, lui dis-je.

– Winwood Read est intéressant sur ce sujet, dit Holmes. Ilremarque que, tandis que l’individu pris isolément est un puzzleinsoluble, il devient, au sein d’une masse, une certitudemathématique. Par exemple, vous ne pouvez jamais prédire ce quefera tel ou tel, mais vous pouvez prévoir comment se comportera ungroupe. Les individus varient, mais la moyenne reste constante.Ainsi parle le statisticien. Mais est- ce que je ne vois pas unmouchoir ? Voilà : il y a là-bas quelque chose de blancqui bouge.

– Oui, c’est votre sentinelle ! criai-je. Je la voisdistinctement.

– Et voici l’Aurore ! s’exclama Holmes. Elle filecomme le diable ! En avant toute, mécanicien !Dirigez-vous vers cette chaloupe avec la lumière jaune. Nom d’unchien ! Je ne me pardonnerais jamais qu’elle fût plus rapideque nous. »

Elle s’était faufilée à travers l’entrée des chantiers, enpassant derrière deux ou trois petites embarcations. Elle avaitainsi atteint sa pleine vitesse, ou presque, avant qu’on l’eûtaperçue. À toute vapeur, elle descendait maintenant le fleuve enlongeant d’assez près la rive. Jones la regarda et secoua latête.

« Elle va très vite ! dit-il. Je doute que nous larattrapions.

– Il faut la rattraper ! cria Holmes. Bourrez leschaudières, mécaniciens ! Faites-leur donner tout ce qu’ellespeuvent ! Il faut qu’on les ait, au risque de brûler lebateau ! »

Nous commencions d’accélérer l’allure, à notre tour. Leschaudières rugissaient, les puissantes machines sifflaient etvibraient comme un grand cœur métallique. La proue acérée coupaitles eaux en rejetant de chaque côté deux vagues mugissantes. Àchaque pulsation des machines, la chaloupe bondissait en frémissantcomme une chose vivante. À l’avant, notre grande lanterne jauneprojetait un long rayon de lumière vacillante. Une tache sombre surl’eau indiquait la position de l’Aurore ; lebouillonnement de l’écume blanche derrière elle était révélatricede son allure forcenée. Nous fonçâmes plus vite. Nous dépassionsles péniches, les remorqueurs, les navires marchands, nous nousglissions derrière celui-ci, nous contournions celui-là. Des voixsurgies de l’ombre nous interpellaient. Mais l’Aurorefilait toujours et toujours nous la poursuivions.

« Allons, les hommes ! Enfournez,enfournez ! » cria Holmes, regardant dans la chambre desmachines en bas ; les chaudières rougeoyantes seréfléchissaient sur son visage impatient. « Donnez toute lavapeur. »

– Je crois que nous la rattrapons un peu, dit Jones, dont leregard ne quittait pas l’Aurore.

– J’en suis sûr ! dis-je. Nous l’aurons rejointe d’iciquelques minutes. »

Juste à ce moment, un remorqueur tirant trois péniches se mitentre nous, comme si un malin génie l’eût placé là, toutexprès ! Nous n’évitâmes la collision qu’en poussant à fond legouvernail. Le temps de contourner le convoi et de remettre le capsur les fugitifs, l’Aurore avait regagné deux centsmètres. Elle restait bien en vue, cependant ! La lumièreincertaine et trouble du crépuscule cédait la place à une nuitclaire et étoilée. Les chaudières donnaient à plein ; l’énormeforce qui nous propulsait faisait vibrer et grincer notre coquelégère.

Nous avions forcé à travers le Pool, dépassé les entrepôts WestIndia, descendu le long de Deptford Reach, et remonté à nouveauaprès avoir contourné l’île des Chiens. Jones pritl’Aurore dans le faisceau de son phare ; nous pûmesalors voir distinctement les silhouettes sur le pont. Un hommeétait assis à la poupe, tenant entre ses jambes un objet noir surlequel il se penchait. À côté de lui, reposait une masse sombre quiressemblait à un terre-neuve. Le fils Smith tenait la barre, tandisque son père, dont la silhouette au torse nu se profilait contre lerougeoiement du brasier, enfournait de grandes pelletées de charbonà une cadence infernale. Peut-être avaient-ils eu des doutes audébut quant à nos intentions ; mais à nous voir imiter chacunde leurs tournants, chacun de leurs zigzags, ils ne pouvaient plusen conserver. À Greeenwich, nous nous trouvions à environ centmètres derrière elle. À Blackwall, nous n’étions pas à plus dequatre-vingts mètres. J’ai, au cours de ma carrière mouvementée,chassé de nombreuses créatures en de nombreux pays, mais jamais lesport ne m’a causé l’excitation sauvage de cette folle chasse àl’homme au milieu de la Tamise. Régulièrement, mètre par mètre,nous nous rapprochions. Dans le silence de la nuit, nous pouvionsentendre le halètement et le martèlement des machines. L’homme surle pont était toujours accroupi ; il bougeait ses bras commes’il était occupé à quelque besogne ; de temps en temps, ilmesurait du regard la distance qui nous séparait encore et quidiminuait implacablement. Jones les héla, et leur cria de stopper.Nous n’étions plus qu’à quatre longueurs. Les deux chaloupesfilaient toujours à une vitesse prodigieuse. Devant nous, le fleuves’étalait librement, avec Barking Level sur un côté et les maraisdésolés de Plumstead de l’autre. À notre appel, l’homme sur le pontsauta sur ses pieds et nous montra les deux poings, tout en jurantd’une voix rauque. Il était d’une bonne taille et puissamment bâti.Comme il nous faisait face, debout, les jambes légèrement écartéespour se maintenir en équilibre, je pus voir que depuis la cuisse sajambe droite n’était qu’un pilon de bois. Au son de ses crisrageurs, la masse sombre à côté de lui se mit à bouger. Il s’endégagea un petit homme noir, le plus petit que j’aie jamaisvu : il avait la tête difforme et une énorme masse de cheveuxébouriffés. Holmes avait déjà sorti son revolver à la vue de cettecréature monstrueuse, et je l’imitai. Le sauvage était enveloppédans une sorte de cape sombre ou de couverture, qui ne laissait àdécouvert que le visage ; mais ce visage aurait suffi àempêcher un homme de dormir. Ses traits étaient profondémentmarqués par la cruauté et la bestialité. Ses petits yeux luisaientet brûlaient d’une sombre lumière ; ses lèvres épaisses setordaient en un rictus abominable ; ses dents grinçaient etclaquaient à notre intention avec une fureur presque animale.

« Faites feu s’il lève la main ! » dit Holmesdoucement.

Nous étions à moins d’une longueur maintenant, et prèsd’atteindre notre proie. Je revois encore les deux hommes telsqu’ils se tenaient alors, à la lumière de notre lanterne :l’homme blanc, les jambes écartées, hurlant insultes etjurons ; et ce gnome avec sa face hideuse, et ses fortes dentsjaunes qui faisaient mine de nous happer.

C’était une chance que nous pussions le voir aussidistinctement ! Car sous nos yeux il sortit de dessous sacouverture un court morceau de bois rond, ressemblant à une règled’écolier, et le porta à ses lèvres. Nos revolvers claquèrent enmême temps. Il tournoya, jeta les bras en l’air, et bomba de côté,dans le courant, avec une sorte de toux étranglée. J’aperçus uninstant ses yeux menaçants parmi le blanc remous des eaux. Mais aumême moment, l’homme à la jambe de bois se jeta sur le gouvernail,et le braqua à fond ; la chaloupe pivota et fila droit sur larive sud, tandis que nous la dépassions, frôlant sa poupe à moinsd’un mètre. Un instant plus tard, nous avions modifié notre course,mais déjà ils avaient presque atteint le rivage. C’était un endroitsauvage et désolé. La lune brillait sur cette grande étenduemarécageuse, pleine de mares stagnantes et de végétationcroupissante. Avec un heurt sourd, la chaloupe s’échoua sur la riveboueuse, proue en l’air, poupe dans l’eau. Le fugitif sauta dubateau, mais son pilon s’enfonça aussitôt dans le sol spongieux. Ilse débattit, se tordit de mille manières ; en vain ! Ilne pouvait ni avancer ni reculer d’un pas. Hurlant de rageimpuissante, il frappait frénétiquement la boue de son autre jambe.Mais ses efforts ne faisaient qu’enfoncer plus profondément lepilon. Lorsque notre chaloupe vint atterrir tout près de lui, ilétait si fermement ancré dans la vase que nous fûmes obligés depasser une corde autour de sa poitrine afin de le tirer et de leramener à nous, comme un poisson. Les deux Smith, père et fils,étaient assis renfrognés, dans leur chaloupe, mais ils montèrenttrès docilement à notre bord lorsque Jones le leur commanda. Puisil fallut tirer l’Aurore, que nous prîmes en remorque. Unsolide coffre de fer, de fabrication indienne, se tenait sur lepont. C’était évidemment celui qui avait contenu le trésor sifuneste de Sholto. Il était d’un poids considérable et nous letransportâmes avec précaution dans notre propre cabine. La serrureétait dépourvue de clef.

Remontant lentement la rivière, nous dirigeâmes notre projecteurtout alentour, mais sans voir la trace du petit monstre. Quelquepart au fond de la Tamise, dans le limon, reposent les os de cetétrange touriste.

« Regardez donc ici ! dit Holmes en désignantl’écoutille boisée. C’est tout juste si nous avons été assezrapides avec nos revolvers ! »

Là, en effet, juste derrière l’endroit où nous nous étionstenus, était fichée l’une de ces fléchettes meurtrières que nousconnaissions si bien. Elle avait dû passer entre nous à l’instantoù nous avions fait feu. Holmes, suivant sa manière tranquille,sourit et se contenta de hausser les épaules. Mais quant à moi,j’avoue que j’eus le cœur retourné à la pensée de l’horrible mortqui nous avait frôlés cette nuit de si près.

Chapitre 11Le grand trésor d’Agra

Notre prisonnier s’assit dans la cabine en face du coffre en ferpour la possession duquel il avait tant attendu et lutté. Il avaitle regard hardi, le teint hâlé. Sa figure était parcourue par unréseau de rides ; ses traits burinés, couleur acajou,indiquaient une dure vie de plein air. Son menton barbu agressiftémoignait qu’il n’était pas un homme à se laisser facilementdétourner de son but. Il devait avoir cinquante ans ; sescheveux noirs bouclés étaient abondamment parsemés de fils gris.Détendu, son visage n’était pas déplaisant ; mais d’épaissourcils et la saillie du menton lui donnaient dans la fureur uneexpression terrible. Menottes aux mains, tête inclinée sur lapoitrine, il était assis, et ses yeux vifs clignotaient vers lecoffre, cause de tous ses méfaits. Dans son maintien rigide etcontrôlé, je crus discerner plus de tristesse que de colère. Illeva les yeux vers moi, une fois ; il y avait comme uneétincelle d’humour dans son regard.

« Eh bien, je regrette que cette affaire en soit venue là,Jonathan Small ! dit Holmes en allumant un cigare.

– Et moi donc, monsieur ! répondit-il. Je ne crois pas queje parviendrai à me disculper du meurtre. Et pourtant je peux vousjurer sur la Bible que je n’ai jamais levé la main surM. Sholto. C’est Tonga, ce chien d’enfer, qui lui a décochéune de ses damnées fléchettes. Je n’y ai absolument pas participé,monsieur ! J’étais aussi désolé que s’il avait été quelqu’unde ma famille. J’ai battu le petit diable avec le bout de lacorde ; mais la chose était faite ; je ne pouvais plus yremédier.

– Tenez, prenez un cigare ! dit Holmes. Et vous feriezmieux d’avaler une gorgée de whisky, car vous êtes trempé. Mais,dites-moi, comment espériez-vous qu’un homme aussi petit et faibleque ce noir puisse s’emparer de M. Sholto et le maintenirpendant que vous grimpiez avec la corde.

– Vous semblez en savoir autant que si vous aviez été là,monsieur. La vérité, c’est que j’espérais trouver la chambre vide.Je connaissais assez bien les habitudes de la maison, etM. Sholto descendait généralement dîner à cette heure-là. Jene veux rien cacher dans cette affaire. Ma meilleure défense estencore de dire la simple vérité. Si ç’avait été le vieux major,c’est le cœur léger que je l’aurais envoyé de l’autre côté. Jel’aurais égorgé avec désinvolture : la même, tenez, que celleavec laquelle je fume ce cigare ! Quelle poisse ! Direque je vais être condamné à cause du jeune Sholto !… Jen’avais vraiment aucun motif de me quereller avec lui !

– M. Athelney Jones, de Scotland Yard, est responsable devous. Il va vous conduire chez moi. Je vous demanderai un récitvéridique de l’histoire. Si vous êtes absolument franc, si vous nedissimulez rien, j’espère pouvoir vous venir en aide. Je pensequ’il me sera possible de prouver que le poison agit d’une manièresi foudroyante que l’homme était mort avant même que vous ayezatteint la chambre.

– Pour cela, il l’était, monsieur ! Jamais de monexistence, je n’ai reçu un tel choc que quand je l’ai vu, la têtesur son épaule, me regardant en ricanant pendant que j’entrais parla fenêtre. Cela m’a bien secoué, monsieur ! J’aurais à moitiétué Tonga s’il ne s’était enfui. C’est pour ça qu’il a laissé samassue et quelques-unes de ses fléchettes, d’après ce qu’il m’adit. Je suis sûr que cela vous a mis sur nos traces, hein ?Quoique je ne voie pas comment vous êtes parvenus à nous suivrejusqu’au bout. Je ne vous en porte pas rancune, vous savez !Mais il est tout de même étrange que me voilà ici, alors que j’aiun droit légitime à posséder un demi-million de livres… J’ai passéla première moitié de ma vie à construire une digue dans lesAndaman ; j’ai une bonne chance de passer la dernière àcreuser des tranchées à Dartmoor ! Funeste jour que celui oùj’ai vu Achmet le marchand et le trésor d’Agra ! Ce trésor,monsieur, a toujours été une malédiction pour ses détenteurs. Lemarchand a été assassiné, le major Sholto a vécu dans la peur et lahonte. Quant à moi, ce trésor ne m’a rapporté que toute une vied’esclavage. »

À ce moment, Athelney Jones passa sa tête ronde :

« Mais c’est une vraie réunion de famille !lança-t-il. Je crois, Holmes, que je vais goûter un peu de votrewhisky. Eh bien, je pense que nous sommes en droit de nousféliciter mutuellement. Il est dommage que nous n’ayons pas prisl’autre vivant ; mais nous n’avions pas le choix ! Entout cas, Holmes, vous avouerez que nous les avons eus de justesse.Il a fallu donner toute la vapeur.

– Tout est bien qui finit bien, dit Holmes. Mais j’ignorais eneffet que l’Aurore était si rapide.

– Smith dit que sa chaloupe est l’une des plus rapides sur lefleuve, et que s’il avait eu un autre homme aux machines pourl’aider, nous ne l’aurions jamais rattrapé. Il jure ne rien savoirdu meurtre de Norwood.

– C’est vrai ! s’écria notre prisonnier. Je ne lui en aipas soufflé mot. J’ai porté mon choix sur sa chaloupe parce quej’avais entendu dire qu’elle filait comme le vent. Mais c’est tout.Je l’ai bien payé, et je lui avais promis une belle récompense s’ilnous amenait à l’Esmeralda, à Gravesend, en instance dedépart pour le Brésil.

– Eh bien, s’il n’a fait rien de répréhensible, nous veilleronsà ce qu’il ne lui arrive pas de mal ! Nous sommes assezrapides lorsqu’il s’agit d’attraper des types, mais nous le sommesmoins pour condamner. »

Il était divertissant de voir Jones se donner déjà des airsimportants, maintenant que la capture était faite. J’aperçus unléger sourire sur le visage de Sherlock Holmes, à qui ce changementd’attitude n’avait pas échappé.

« Nous allons arriver au pont de Vauxhall, dit Jones.Docteur Watson, je vais vous mettre à terre avec le coffre autrésor. Je n’ai pas besoin de vous dire que, ce faisant, j’endosseune très grave responsabilité : ce n’est absolument pas dansles règles ! Mais la chose était convenue ; je ne medédis pas. Mon devoir m’oblige cependant à vous faire accompagnerpar un inspecteur, à cause de la grande valeur de ce coffre. Vousirez en voiture, sans doute ?

– Oui, je me ferai conduire.

– Il est vraiment dommage qu’il n’y ait pas de clef, afin quel’on puisse procéder à un inventaire préliminaire. Vous serezobligé de forcer la serrure. Dites-moi, Small, où est laclef ?

– Au fond de la rivière.

– Hum ! Il était vraiment inutile de nous infliger cettecontrariété supplémentaire : vous nous avez donné assez demal ! En tout cas, docteur, je n’ai pas besoin de vousrecommander la plus grande prudence. Ramenez-nous le coffre à BakerStreet. Nous vous y attendrons avant de nous rendre audépôt. »

Ils me débarquèrent à Vauxhall, moi et le lourd coffre de fer,plus un inspecteur costaud et sympathique. Une voiture nousconduisit chez Mme Cecil Forrester en moins d’un quartd’heure. La femme de chambre parut surprise d’une visite sitardive ; elle expliqua que Mme Forrester était sortipour la soirée et rentrerait probablement très tard. Mais MlleMorstan était dans le salon ; je me fis introduire au salonavec mon coffre ; l’inspecteur accepta de demeurer dans lavoiture.

Elle était assise près de la fenêtre ouverte, habillée d’unerobe blanche diaphane que relevait une touche éclatante au cou et àla taille. Adoucie par l’abat-jour, la lumière de la lampeéclairait harmonieusement son visage délicat et donnait un éclatmétallique aux bouches de son opulente chevelure. Appuyée audossier de son fauteuil en rotin, un de ses bras pendant sur lecôté, elle avait une pose triste et pensive. Pourtant, enm’entendant entrer, elle sauta sur ses pieds, et ses joues pâless’enfiévrèrent de surprise et de plaisir.

« J’avais bien entendu une voiture s’arrêter devant laporte, fit-elle. J’ai pensé que Mme Forrester revenait bientôt, mais je n’aurais jamais cru que ce pût être vous. Quellesnouvelles m’apportez-vous ?

– Mieux que des nouvelles ! » dis-je.

Et je déposai le coffre sur la table.

Mon cœur était lourd, et cependant je m’efforçai à lajovialité.

« Je vous apporte quelque chose qui vaut plus cher quetoutes les nouvelles du monde. Je vous apporte unefortune. »

Elle jeta un coup d’œil sur la cassette.

« Ainsi donc, voilà le trésor ? »demanda-t-elle.

Sa voix exprimait un détachement ineffable.

« Oui, c’est le grand trésor d’Agra. Une moitié revient àThaddeus Sholto, et l’autre vous appartient. Vous aurez chacunquelque deux cent mille livres. Vous représentez-vous ce quec’est ? Il y aura peu de jeunes filles en Angleterre quiseront plus riches que vous. N’est-ce pasmerveilleux ? »

Sans doute avais-je un peu exagéré mes manifestationsd’enthousiasme, et le ton de mes compliments n’était pasentièrement convaincant. Je la vis hausser légèrement le sourcil etme regarder curieusement.

« Si je l’ai, dit-elle, c’est bien grâce à vous ?

– Non pas ! répondis-je. Pas à moi, mais à mon ami SherlockHolmes. Avec la meilleure volonté du monde, je n’aurais jamais pudémêler cet écheveau. D’ailleurs, nous avons bien failli perdre cetrésor en fin de compte…

– Asseyez-vous, docteur Watson. Je vous en prie, racontez-moitout. »

Je lui narrai brièvement les événements tels qu’ils s’étaientdéroulés depuis que je l’avais vue. La nouvelle méthode derecherches qu’avait employée Holmes, la découverte del’Aurore, la venue d’Athelney Jones, nos préparatif, et lacourse folle sur la Tamise. Yeux brillants, lèvres frémissantes,elle écouta le récit de nos aventures. Lorsque je parlai de lafléchette qui nous avait manqués de si peu, elle devint pâle, commesi elle allait s’évanouir.

« Ce n’est rien ! murmura-t-elle, tandis que je luitendais un verre d’eau. Rien qu’un léger malaise : ç’a étépour moi un choc quand j’ai compris que j’avais exposé mes amis àun aussi horrible péril.

– Ce n’est plus que du passé, répondis-je. Laissons de côté cestristes détails. Parlons de quelque chose de plus gai : letrésor est là. Que pourrait-il y avoir de plus gai ? J’aiobtenu l’autorisation de l’amener avec moi, pensant qu’il pourraitvous plaire d’être la première à le voir.

– Cela m’intéresserait beaucoup ! » dit-elle.

Sa voix marquait peu d’empressement. Mais sans doutepensa-t-elle qu’il serait peu aimable de paraître indifférentedevant un trophée qui avait été si difficile à conquérir.

« Quel beau coffre ! fit-elle, en l’examinant. Jesuppose qu’il a été confectionné aux Indes ?

– Oui, à Bénarès.

– Et si lourd ! s’exclama-t-elle en essayant de lesoulever. Le coffre à lui seul doit avoir de la valeur. Où est laclef ?

– Small l’a jetée dans la Tamise, répondis-je. Il va falloiremprunter l’un des tisonniers de Mme Forrester.

Il y avait sur le devant du coffre, un large et solide fermoirqui représentait un Bouddha assis. Je parvins à introduirepar-dessous l’extrémité du tisonnier, et j’exerçai une action delevier. La serrure céda avec un claquement bruyant. D’une maintremblante, je soulevai le couvercle. Nous restâmes tous deuxpétrifiés : le coffre était vide !

Rien d’étonnant à ce qu’il fût si lourd. Le fer forgé, épais deprès de deux centimètres, l’enveloppait complètement : ilétait soigneusement fait, massif, et robuste ; le coffre avaitété certainement fabriqué dans le but de contenir des objets degrand prix. Mais à l’intérieur, pas le moindre fragment, pas leplus petit débris de métal ou de pierre précieuse. Le coffre étaitabsolument et complètement vide.

« Le trésor est perdu », dit Mlle Morstan avec ungrand calme.

Lorsque j’entendis ces mots et que je compris leur plein sens,il me sembla qu’une grande ombre s’éloignait de mon âme. J’ignoraisà quel point ce trésor d’Agra avait pesé sur moi : je ne m’enrendis compte qu’au moment où je le vis enfin écarté. C’étaitégoïste, sans aucun doute ! C’était déloyal, méchant, de mapart ! Mais je ne pensais plus qu’à une seule chose : lemur d’or avait disparu entre nous.

« Merci, mon Dieu ! » m’écriai-je du plus profondde mon cœur.

Elle eut un sourire furtif et me regarda d’un airinterrogateur :

« Pourquoi dites-vous cela ?

– Parce qu’à nouveau vous voici à ma portée, dis-je, en posantma main sur la sienne. Parce que, Mary, je vous aime : aussisincèrement que jamais homme aima une femme. Parce que ce trésoravec toute votre richesse me scellait les lèvres. Maintenant qu’ila disparu, je puis vous dire combien je vous aime. Voilà pourquoi,j’ai dit : « Merci, mon Dieu. »

– Alors dans ce cas, moi aussi, je dis : « Merci, monDieu », murmura-t-elle.

Quelqu’un avait sans doute perdu un trésor cette nuit-là ;mais moi, je venais d’en conquérir un.

Chapitre 12L’étrange histoire de Jonathan Small

C’était sûrement un trésor de patience que devait posséderl’inspecteur qui m’attendait dans la voiture, car je m’attardailongtemps près de la jeune fille. Mais le visage du policiers’assombrit lorsque je lui montrai le coffre vide.

« Zut ! Voilà la récompense disparue ! fit-ild’un ton maussade. Pas d’argent, pas de prime. Le travail de cettenuit aurait bien rapporté dix shillings chacun à Sam Brown et àmoi, si le trésor avait été retrouvé.

– M. Thaddeus Sholto est riche ! dis-je. Il veillera àce que vous soyez récompensés, même sans trésor. »

Mais l’inspecteur secoua la tête d’un air abattu.

« C’est du mauvais travail ! répéta-t-il. EtM. Athelney pensera la même chose. »

Il ne se trompait pas. Le détective pâlit lorsque, parvenu àBaker Street, je lui montrai le coffre vide. Tous trois, Holmes, leprisonnier et lui, venaient d’arriver ; ils avaient modifiéleurs plans et décidé de se présenter à un commissariat sur leurchemin. Mon ami était vautré dans le fauteuil avec sa nonchalancecoutumière, tandis que Small se tenait droit sur sa chaise. Commej’exhibai le coffre vide, il s’adossa confortablement pour éclaterde rire.

« Voilà encore un de vos méfaits, Small ! fit AthelneyJones furieux.

– Oui ! je l’ai planqué dans un endroit d’où vous nepourrez jamais le sortir ! cria-t-il. Ce trésorm’appartient ; puisque je ne pouvais en jouir, j’ai prisbougrement soin à ce que personne ne le récupère… Je vous dis quepas un être humain au monde n’y a droit en dehors de trois bagnardsen train de pourrir aux Andaman, et de moi-même. Je ne peux pas enjour, et eux non plus. J’ai toujours agi pour eux autant que pourmoi ! Le Signe des quatre a toujours existé entre nous. C’estpourquoi je suis sûr qu’ils m’approuveraient d’avoir jeté le trésordans la Tamise plutôt que de le voir tomber entre les mains d’unparent de Sholto ou de Morstan. Ce n’est tout de même pas pour lesrendre riches qu’Achmet est mort ! Vous trouverez le trésor làoù se trouvent déjà la clef et le petit Tonga. Lorsque j’ai comprisque votre chaloupe nous rattraperait sans faute, j’ai lancé lesjoyaux dans la flotte. Résignez-vous, il n’y aura pas de roupiespour vous !

– Vous essayez de nous tromper, Small ! dit Athelney Jonessévèrement. Si vous aviez voulu jeter le trésor dans la Tamise, ilvous aurait été plus facile d’y jeter tout le coffre.

– Plus facile pour moi de le jeter, mais plus facile pour vousde le repêcher, hein ? rétorqua-t-il avec un regard rusé.L’homme qui était assez droit pour m’attraper l’aurait étésuffisamment encore pour retirer du fond du fleuve un coffre enfer. Ce sera plus difficile maintenant, car ils sont éparpillés surplus de huit kilomètres. Dame, j’ai eu le cœur brisé en lesjetant ! J’étais à moitié fou lorsque j’ai vu que vous allieznous rejoindre. Mais il ne servait à rien de se lamenter. Dans mavie, j’ai connu des hauts et des bas, et j’ai appris à ne paspleurer devant les pots cassés.

– Vous avez fait là une chose très grave, Small ! dit ledétective. Si vous aviez aidé la justice au lieu de la contrarierainsi, vous en auriez bénéficié au cours de votrejugement !

– La justice ! gronda l’ancien bagnard. Une belle justice,oui ! À qui appartient ce butin, si ce n’est pas à nous ?Quelle justice est-ce donc qui demande que je l’abandonne à desgens qui n’y ont aucun droit ? Moi, je l’avais gagné !Vingt longues années dans ces marécages dévastés par la fièvre, autravail tout le jour sous les palétuviers, enchaîné toute la nuitdans des baraques repoussantes de saleté, harcelé par lesmoustiques, secoué par les fièvres, malmené par tous ces gardesnoirs trop heureux de s’en prendre aux Blancs : voilà !Voilà comment j’ai conquis le trésor d’Agra. Et vous venez meparler de justice parce que je ne peux supporter l’idée d’avoirtant souffert à seule fin qu’un autre en profite ? Maisj’aimerais mieux être pendu dix fois ou avoir dans la peau une desfléchettes de Tonga, plutôt que de vivre dans une cellule ensachant qu’un autre homme prend ses aises dans un palais grâce àune fortune qui m’appartient ! »

Small s’était départi de son impassibilité. Laissant libre coursà ses sentiments, débitant son discours en un torrent de motsbousculés, il avait des yeux flamboyants ; ses mainss’agitaient avec passion et les menottes s’entrechoquaientbruyamment. À voir cette fureur déchaînée, je compris que laterreur qui avait saisi le major Sholto à l’annonce de son évasionétait fort bien fondée.

« Vous oubliez que nous ne savons rien de tout cela, ditHolmes tranquillement. Nous n’avons pas entendu votre histoire etne pouvons juger si le bon droit était originellement de votrecôté.

– Monsieur, vous m’avez traité avec humanité. Pourtant, c’est àvous que je suis redevable de ces bracelets… Allez, je ne vous enveux pas ! C’est la règle du jeu… Je n’ai aucune raison devous taire mon histoire si vous désirez la connaître. Ce que jevais vous dire est la vérité du Bon Dieu, je vous l’affirme. Oui,merci, posez le verre à côté de moi ; j’aurai peut-être lagorge sèche.

« Je suis né près de Pershore, dans le Worcestershire. Sivous allez y voir, vous trouverez un tas de Small par là-bas. J’aisouvent eu l’idée d’aller faire un tour dans la région ; mais,comme à la vérité je n’ai jamais été un motif d’orgueil pour mafamille, je me demande si l’on aurait été très heureux de merevoir ! Ce sont tous des petits fermiers bien établis, allantà l’église, bien connus, bien respectés dans les environs. Moi, enrevanche, j’ai toujours été un peu tête-brûlée. Enfin, vers l’âgede dix-huit ans, je ne leur ai plus causé d’ennuis. Mêlé à uneviolente bagarre au sujet d’une fille, je ne pus m’en sortir qu’enm’engageant dans le Troisième des Buffs, qui était sur le point departir pour les Indes.

« Cependant, je n’étais pas destiné à demeurer longtempsmilitaire. J’avais juste fini d’apprendre le pas de l’oie et lemaniement de mon mousqueton, lorsque je fus assez fou pour prendreun bain dans le Gange. Heureusement pour moi, John Holder, lesergent de la Compagnie, était dans l’eau au même moment, etc’était l’un des meilleurs nageurs de l’armée. J’étais à mi-cheminde l’autre rive lorsqu’un crocodile m’attrapa la jambe droite qu’ilsectionna au-dessus du genou aussi proprement qu’un chirurgien. Jeme suis évanoui sous le choc, avec l’hémorragie, et j’aurais coulé,si Holder ne m’avait rattrapé et ramené au rivage. Je suis restécinq mois à l’hôpital. Lorsque enfin j’en suis sorti, boitant avecce pilon de bois attaché à mon moignon, je me suis trouvé réforméet inapte à toute occupation active.

« Comme vous voyez, la malchance déjà ne m’épargnait pas.Je n’étais plus qu’un infirme inutile, et je n’avais pourtant pasencore vingt ans. Cependant mon infortune me valut bientôt unbienfait. Un type, Abel White, qui était venu pour des plantationsd’indigo, cherchait un contremaître pour surveiller les indigèneset les faire travailler. C’était un ami de notre colonel, lequels’intéressait à moi depuis mon accident. Abrégeons une longuehistoire : le colonel appuya chaleureusement ma candidature,et, comme le travail se faisait la plupart du temps à cheval, moninfirmité n’entrait pas en ligne de compte ; mon moignon étaiten effet assez long pour me permettre de rester bien en selle. Montravail consistait à parcourir la plantation à cheval, à surveillerles hommes au travail, et à signaler les fainéants. Le salaireétait convenable, mon logement confortable ; dans l’ensemble,je n’aurais pas été mécontent de passer le reste de ma vie dans laplantation d’indigo. M. Abel White était un homme de cœur. Ilvenait souvent me rendre visite et fumer une pipe avec moi, carlà-bas, les Blancs sont plus amicaux les uns envers les autresqu’on ne le sera jamais chez nous.

« Mais il était dit que je n’aurais jamais longtemps lachance pour moi. Soudain, sans signe précurseur, la grande révolteéclata. Le mois précédent, l’Inde était aussi tranquille etpaisible en apparence que le Surrey ou le Kent. Trente jours plustard, le pays était un véritable enfer livré à deux cent millediables noirs. Évidemment, vous connaissez la question,messieurs ; mieux que moi, probablement, car la lecture n’estpas mon fort ! Je sais seulement ce que j’ai vu de mes propresyeux. Notre plantation était située à Muttra, au bord des provincesdu Nord-Ouest. Nuit après nuit, le ciel s’embrasait à la lueur desbungalows en flammes. Jour après jour, de petites caravanesd’Européens passaient à travers notre propriété avec femmes etenfants, en route pour Agra où se trouvaient les troupes les plusproches. Abel White était un homme têtu. Il s’était mis dans latête que les proportions de la révolte avaient été exagérées, etque celle-ci s’éteindrait aussi soudainement qu’elle s’étaitdéclenchée. Assis dans sa véranda, il sirotait tranquillement sonwhisky, fumait ses cigares, tandis que le pays flambait autour delui. Dawson et moi, nous sommes restés avec lui bien sûr !Dawson et sa femme s’occupaient de l’économat et tenaient leslivres. Et puis, un beau jour, vint la catastrophe. J’avais étéinspecter une plantation assez lointaine ; en revenantlentement dans la soirée, mes yeux tombèrent sur une sorte depaquet qui gisait au fond d’un fossé. Je m’approchai pour voir ceque c’était. Je devins glacé jusqu’aux os en reconnaissant la femmede Dawson, complètement lacérée, et à moitié dévorée par leschacals et les chiens sauvages. Un peu plus loin sur la route, jetrouvai Dawson lui-même, étalé le visage dans la poussière, unrevolver vide dans la main. Devant lui il y avait quatre corps decipayes les uns sur les autres. Je tirai sur mes brides, ne sachantplus de quel côté me diriger, lorsque je vis une épaisse fumées’élever du bungalow d’Abel White ; les flammes commençaientmême à passer à travers le toit. Je sus alors que je ne pouvaisplus être d’aucune aide à mon patron, et que je perdrais ma vie àme mêler de l’histoire. D’où je me tenais, je pouvais voir descentaines de ces démons noirs portant encore leur manteau rouge surle dos qui dansaient et hurlaient autour de la maison en flammes.Quelques-uns me montrèrent du doigt et deux balles sifflèrent à mesoreilles. Je partis à travers les rizières et tard dans la nuitj’arrivai en sécurité à l’intérieur d’Agra.

« Sécurité toute relative d’ailleurs ! Le pays entiers’agitait comme un essaim d’abeilles. Chaque fois qu’ils pouvaientse rassembler, les Anglais se contentaient de tenir le terrain sousle feu de leurs armes. Partout ailleurs, c’étaient des fugitifssans défense. Le combat était inégal : des millions contre descentaines ! Le plus cruel de l’affaire était que ces hommescontre qui nous luttions : fantassins, cavaliers, artilleurs,faisaient tous partie des troupes spécialement sélectionnées,entraînées et équipées par nos soins, et qui maintenant utilisaientnos propres armes et jusqu’à nos propres sonneries de clairon. ÀAgra se trouvait le Troisième fusiliers du Bengale, quelques sikhs,deux sections de cavalerie, et une batterie d’artillerie. Un corpsde volontaires composé de marchands et d’employés avait étéconstitué : je m’y fis admettre, moi et ma jambe de bois. Nouseffectuâmes une sortie pour rencontrer les rebelles à Shahgunge, audébut de juillet et nous les repoussâmes pour un temps, mais lapoudre vint à manquer et il nous fallut nous replier dans laville.

« Les pires nouvelles nous arrivaient de tous les côtés. Cen’est d’ailleurs pas étonnant, car si vous regardez sur une carte,vous verrez que nous étions au cœur de l’insurrection. Lucknow estsitué à un peu plus de cent soixante kilomètres à l’est et Cawnporeà environ la même distance au sud. Aux quatre points cardinaux, cen’étaient que tortures, meurtres et brigandages.

« Agra est une grande ville bondée de fanatiques et defarouches adorateurs de toutes croyances. Parmi les ruellesétroites et tortueuses notre poignée d’hommes était inefficace. Lecommandant décida donc de nous faire traverser la rivière et deprendre position dans le vieux fort d’Agra. Je ne sais si l’un devous, messieurs, a jamais lu ou entendu quelque chose se rapportantà cette vieille citadelle. C’est un endroit très étrange, le plusétrange que j’aie connu ; et pourtant, j’ai été dans bien descoins bizarres ! Tout d’abord, ses dimensions sontgigantesques : plusieurs hectares. Il y a une partie modernedans laquelle se réfugièrent garnison, femmes, enfants, provisionset tout le reste, sans pourtant épuiser toute la place. Mais cecoin-là n’est encore rien à côté de la dimension des vieillesparties du fort. Personne n’y va : elles sont abandonnées auxscorpions et aux mille-pattes. C’est plein de grands halls déserts,de passages tortueux, et d’un long labyrinthe de couloirsserpentant dans toutes les directions. On s’y perdait si facilementqu’il était rare que quelqu’un s’y aventurât. De temps en temps,pourtant, un groupe muni de torches partait en exploration.

« Le fleuve coule devant le vieux fort et le protège. Maissur l’arrière et les côtés, il y avait de nombreuses portes, aussibien dans la vieille citadelle que dans la nouvelle ; ilfallait toutes les garder bien entendu ! Nous manquionsd’hommes. Il y en avait à peine assez pour surveiller les anglesdes remparts et servir les pièces d’artillerie. Il était doncimpossible d’organiser une garde conséquente à chacune desinnombrables poternes. Un détachement de réserve fut organisé aumilieu du fort, et chaque porte fut placée sous la garde d’un hommeblanc et de deux ou trois indigènes. Je fus chargé de lasurveillance, une partie de la nuit, d’une petite poterne isolée ausud-ouest. Deux soldats sikhs furent placés sous moncommandement ; ma consigne était de faire feu de monmousqueton en cas de danger. La garde centrale viendrait aussitôt àmon aide. Mais comme le détachement était à plus de deux cents pas,distance coupée de corridors et de passages sinueux, je doutaisfort qu’il puisse arriver à temps pour me secourir en cas d’unevéritable attaque.

« Eh bien, j’étais assez fier d’être chargé de cette petiteresponsabilité ! Dame, j’étais une toute nouvelle recrue etinfirme par-dessus le marché. Pendant deux nuits, j’ai monté lagarde avec mes Punjaubees : deux grands gaillards au regardfarouche ! Mahomet Singh et Abdullah Khan, ainsi senommaient-ils, étaient deux vétérans de la guerre et ils s’étaientbattus contre nous à Chilian Wallah. Ils parlaient assez bienl’anglais mais je ne pouvais en tirer grand-chose. Ils préféraientse tenir à l’écart et jacasser entre eux toute la nuit dans leurétrange dialecte sikh. Quant à moi, je me tenais au-dessus duportail, regardant le large serpentin du fleuve s’étalant encontrebas, ainsi que les lumières clignotantes de la grande ville.Le roulement des tambours et des tam-tams, les cris et leshurlements des rebelles ivres d’opium et de vacarme, se chargeaientde nous rappeler la nuit durant, le danger qui nous guettait del’autre côté du fleuve. Toutes les deux heures, un officier faisaitla ronde pour s’assurer que tout allait bien.

« Pour ma troisième nuit de garde, le temps étaitsombre : il tombait une pluie fine et pénétrante ;c’était pénible ! J’essayai à maintes reprises d’engager laconversation avec les sikhs, mais sans grand succès. À deux heuresdu matin, la ronde passa, dissipant un moment la fatigue de lanuit. Désespérant de faire parler mes deux hommes, je sortis mapipe et posai mon mousqueton à côté de moi pour gratter uneallumette. En un instant, les deux sikhs furent sur moi. L’uns’empara de mon arme et la pointa sur moi, l’autre brandit un grandcouteau près de ma gorge, jurant entre ses dents qu’il m’égorgeraitsi je faisais un pas.

« Ma première pensée fut qu’ils étaient d’accord avec lesrebelles, et que c’était le commencement d’un assaut. Si notreporte passait entre les mains des cipayes, le fort tombait ;quant aux femmes et aux enfants, ils seraient traités comme àCawnpore. Peut-être allez-vous penser, messieurs, que je veux medonner un beau rôle. Je vous jure pourtant que, pensant à ce queserait un tel massacre, j’ouvris la bouche, bien que sentant lapointe du couteau sur la gorge, avec la femme intention de crier,ne serait-ce qu’une fois pour alerter la garde centrale. L’hommequi me tenait sembla lire mes pensées. Au moment où je prenais monsouffle, il murmura : « Pas un bruit ! Rien àcraindre pour le fort. Il n’y a pas de chiens de rebelles de cecôté » Sa voix sonnait sincère. Je savais que si j’élevais lavoix, j’étais un homme mort. Je pouvais le voir dans les yeux brunsde l’homme. J’attendis donc en silence pour savoir ce qu’ils mevoulaient.

« Écoute-moi, sahib, dit Abdullah Khan, le plus grand et leplus féroce des deux. Maintenant, tu vas choisir : ou avecnous, ou la mort. La chose est trop importante pour nous ;nous n’hésiterons devant rien ! Ou bien tu es avec nous, cœuret âme, et tu le jures sur la croix des chrétiens ; ou bien,nous jetterons ton corps dans le fossé et nous rejoindrons nosfrères dans l’armée rebelle. Il n’y a pas d’autre alternative. Quedécides-tu ? La vie ou la mort ! Nous ne pouvons pas tedonner plus de trois minutes, car il faut que tout soit fini avantla prochaine ronde.

« – Comment puis-je décider ! dis-je. Vous ne m’avez pasdit ce que vous voulez de moi. Mais si la sécurité de la forteresseest en jeu, alors vous pouvez m’égorger tout de suite ! Jepréférerais cela.

« – On n’a absolument rien contre la citadelle ! réponditKhan. Nous te demandons d’œuvrer avec nous pour la même chose quiamène ici tes compatriotes. Nous te demandons d’être riche. Si tuacceptes d’être avec nous ce soir, nous te jurons sur la lame dupoignard et par les trois vœux qu’aucun sikh n’a jamaistransgressés, que tu auras une part équitable du butin : il tereviendra un quart du trésor. Nous ne pouvons mieux te dire.

« – De quel trésor s’agit-il donc ? demandai-je. J’aienvie, autant que vous deux, d’être riche. Montre-moi ce qu’il fautfaire.

« – Alors tu vas jurer sur les ossements de ton père, surl’honneur de ta mère, sur la croix de ta foi, de ne parler contrenous ou de lever la main sur nous ni maintenant ni plus tard.

« – Je le jurerai à la condition que le fort ne soit pas endanger.

« – alors mon camarade et moi te jurerons que tu auras un quartdu trésor, lequel sera divisé également entre nous quatre.

« – Mais nous ne sommes que trois ! dis-je.

« – Non, il y a la part de Dost Akbar. J’ai le temps det’expliquer ce dont il s’agit en l’attendant. Tiens-toi à lapoterne, Mahomet Singh et fais le guet. Je vais tout te raconter,sahib, parce que je sais que les Européens tiennent leurs sermentset que je puis avoir confiance en toi. Si tu avais été un de cesvils Hindous et quand bien même tu aurais prêté serment sur tousles faux dieux de leurs temples, mon couteau serait entré dans tagorge, et ton corps précipité dans le fleuve. Mais le sikh connaîtl’Anglais et l’Anglais comprend le sikh. Écoute donc ce que je vaiste dire.

« – Il existe dans les provinces du Nord, un rajah qui possèdede grandes richesses bien que ses terres soient peu étendues. Il endoit la plus grande partie à son père, mais il en a accumulélui-même, car il est avare et il préfère entasser son or plutôt quede le dépenser. Quand commença la rébellion, il s’arrangea pourrester en bons termes avec le lion et le tigre ; avec lescipayes et les Anglais. Bientôt, pourtant, il lui sembla que leshommes blancs allaient être chassés. De l’Inde entière neparvenaient des nouvelles que de leurs défaites et de leurs morts.Mais c’était un homme prudent, et il s’arrangea de telle sorte que,quel que fût le cours des événements, il ne perde pas plus de lamoitié de son trésor. Il garda l’or et l’argent dans les caves deson palais. Mais il mit dans un coffre de fer ses pierres les plusprécieuses et ses plus belles perles ; il les confia à unserviteur fidèle qui devait se présenter ici comme un marchand etgarder la cassette en attendant que la paix soit rétablie. De cettemanière, si les rebelles triomphaient il lui resterait son or. Maissi les Anglais reprenaient le pouvoir, ses joyaux lui resteraient.Après avoir ainsi divisé son magot, il se rangea du côté descipayes qui étaient en force aux frontières de sa province.Remarque bien, sahib, qu’en faisant ainsi, ses biens revenaient dedroit à ceux qui sont restés fidèles.

« – Ce prétendu marchand qui a voyagé sous le nom de Achmet estmaintenant dans la ville d’Agra ; il désire pénétrer dans laforteresse. Il voyage en compagnie de mon frère de lait, DostAkbar, qui connaît son secret. Celui-ci lui a promis de le conduirecette nuit à une des poternes latérales du fort ; il a choisila nôtre. Ils se présenteront donc d’une minute à l’autre.L’endroit est désert, et personne n’est au courant de sa venue. Lemonde n’entendra plus jamais parler du marchand Achmet ; maisle grand trésor du rajah sera partagé entre nous. Qu’en dis-tu,sahib ? »

« Dans le Worcestershire, la vie d’un homme semble sacrée.Mais on ne raisonne plus sous le même angle lorsque le feu et lesang vous cernent de tous côtés et que la mort vous guette à chaquepas. Que le marchand vive ou soit assassiné m’importait aussi peuque le destin d’un insecte. En revanche, l’idée du trésor meconquit. J’imaginais déjà tout ce que je pourrais faire en rentrantau pays ; la famille regarderait avec étonnement ce vaurienqui rentrait des Indes avec les poches pleines d’or. Ma décisionfut vite prise. Mais Abdullah Khan, pendant que j’hésitais, tentade me convaincre.

« Réfléchis, sahib, que si cet homme est pris par lecommandant, il sera pendu ou fusillé et ses joyaux serontconfisqués par le gouvernement. Personne n’en sera plus riche d’uneroupie ! Mais si nous le capturons, nous confisquerons parnous-mêmes le trésor. Les joyaux seront aussi bien dans nos mainsque dans les coffres du gouvernement. Il y en a assez pour faire dechacun de nous un homme riche et puissant. Personne ne connaîtl’affaire ; nous sommes coupés du reste du monde. Quelsrisques courons-nous ? Allons, sahib, dis-moi maintenant si tues avec nous, ou si nous devons te compter comme un ennemi.

« – Je suis avec vous cœur et âme ! dis-je.

« – Voilà qui est bien ! répondit-il en me tendant monmousqueton. Tu vois que nous avons confiance en toi. Je sais queton serment, pas plus que le nôtre, ne peut être délié. Il ne nousreste plus qu’à attendre la venue de mon frère et du marchand.

« – Ton frère sait donc ce que tu vas faire ?demandai-je.

« – C’est lui qui a conçu ce plan. Allons à la porte partager leguet avec Mahomet Singh. »

« La pluie tombait toujours sans interruption ; lamousson commençait ; des nuages lourds et sombres dérivaient àtravers le ciel. Il était difficile de voir à plus d’un jet depierre. Un fossé s’étendait devant la porte que nous gardions, maisil était presque asséché par endroits et on pouvait le franchirfacilement. Je trouvai bizarre d’être là, à côté de ces deuxsauvages Punjaubees, attendant un homme qui courait à la mort.

« J’aperçus soudain, de l’autre côté du fossé, la lueurd’une lanterne voilée. Elle disparut parmi les monticules, puisredevint visible ; elle se rapprocha de nous.

« Les voici ! m’exclamai-je.

« – Tu lanceras le qui-vive, sahib, comme à l’ordinaire,chuchota Abdullah. Ne lui donnons aucune cause d’inquiétude !Envoie-nous à leur rencontre ; nous nous occuperons de luipendant que tu resteras ici à monter la garde. Tiens-toi prêt àdévoiler la lanterne, afin que nous soyons sûrs que c’est bienl’homme. »

« La lumière s’avançait en vacillant, s’arrêtant parfoispuis revenant à nouveau. Je pus enfin distinguer deux silhouettesde l’autre côté du fossé. Je les laissai dégringoler la riveabrupte, patauger à travers la mare, et remonter à demi l’autreversant, avant de lancer le qui-vive.

« Qui va là ? dis-je d’une voix étouffée.

« – Des amis ! » répondit quelqu’un.

« Je découvris la lanterne, jetant sur eux un filet delumière. Le premier était un sikh gigantesque dont la barbe noiredescendait presque jusqu’à la taille. Ailleurs que dans lescirques, je n’ai jamais vu d’hommes aussi grand. Son compagnonétait petit, rond et gras, porteur d’un grand turban jaune sur latête, et à la main il portait un paquet enveloppé d’un châle. Iltremblait de peur ; ses mains frémissaient comme s’il avait lafièvre et sa tête n’arrêtait pas de tourner de tous côtés sespetits yeux vifs aux aguets, à la manière d’une souris s’aventuranthors de son trou. J’eus froid dans le dos à la pensée de tuer cetinnocent, mais la pensée du trésor me redonna un cœur de marbre.Lorsqu’il s’aperçut que j’étais européen, il poussa une petiteexclamation de joie et se mit à courir vers moi.

« Ta protection, sahib ! haleta-t-il. Ta protectionpour le malheureux marchand Achmet. J’ai voyagé à traversRajpootana afin de me mettre sous la protection du fort d’Agra.J’ai été volé et battu et trompé parce que j’étais l’ami desAnglais. Bénie soit cette nuit qui amène à nouveau la sécurité pourmoi et mes pauvres biens.

« – Qu’y a-t-il dans ce paquet ? demandai-je.

« – Une boîte en fer, répondit-il. Elle ne contient qu’une oudeux affaires de famille ; des choses insignifiantes qui n’ontde valeur pour personne, mais que je serais désolé de perdre.Cependant, je ne suis pas un mendiant et je te récompenserai, jeunesahib et ton gouverneur aussi, s’il me donne l’abri que jedemande. »

« Je n’étais plus assez sûr de moi pour lui parler encore.Plus je regardais ce visage bouffi et apeuré, plus il me semblaitdifficile de le tuer ainsi de sang-froid. Il fallait en finir auplus vite.

« Amenez-le à la garde principale, dis-je »

« Les deux sikhs l’encadrèrent, tandis que le géant suivaitderrière. Ils s’engagèrent ainsi dans le sombre passage. Jamaishomme ne fut plus étroitement enserré par la mort. Je demeurai surles remparts avec la lanterne.

« Je pouvais entendre la cadence des pas résonner le longdu corridor désert. Soudain, ce fut le silence ; puis, desvoix, le bruit confus d’une bagarre, des coups assourdis. Uninstant plus tard, j’entendis à ma grande horreur des pasprécipités se dirigeant dans ma direction et la respirationbruyante d’un homme en train de courir. Je dirigeai ma lanterne enbas vers le long passage rectiligne ; et je vis le gros homme,courant comme le vent, le visage ensanglanté ; le grand sikh àla barbe noire le talonnait, bondissant comme un tigre et la lamed’un couteau brillait dans sa main. Je n’ai jamais vu un hommecourir aussi vite que ce petit marchand : il distançait lesikh ! Je me rendis compte que s’il passait et parvenait àl’air libre, il pourrait encore se sauver. Mon cœur compatit pourlui mais, à nouveau, la pensée du trésor m’endurcit de cynisme. Jelançai mon fusil entre ses jambes quand il fila devant moi et ilboula sur lui-même comme un lapin atteint d’une décharge. Avantqu’il ait pu se relever, le sikh était sur lui et lui plongeait pardeux fois le couteau dans le dos. L’homme ne bougea pas, ne poussapas un seul gémissement ; il demeura là où il était tombé.J’ai pensé depuis qu’il s’était peut-être rompu le cou dans sachute. Vous voyez, messieurs, que je tiens ma promesse. Je vousraconte l’affaire exactement comme elle s’est passée, que ce soitou non en ma faveur. »

Il se tut et tendit ses mains attachées vers le verre de whiskyque Holmes lui avait préparé. J’avoue que personnellement, cethomme m’inspirait la plus grande horreur ; non seulement àcause de ce meurtre accompli de sang-froid auquel il avait étémêlé, mais plus encore par la manière nonchalante et dégagée aveclaquelle il nous en avait fait la narration. Quel que fût lechâtiment qui l’attendait, je ne pourrais jamais ressentir pour luila moindre sympathie ! Assis, les coudes sur les genoux,Sherlock Holmes et Jones paraissaient profondément intéressés parl’histoire ; mais la même répulsion était peinte sur leursvisages. Small le remarqua peut-être, car c’est avec un certaindéfi dans la voix qu’il reprit :

« Bien sûr, bien sûr, tout cela est fort blâmable !Mais je voudrais tout de même savoir combien de gens, à ma place,auraient refusé une part du butin en sachant que pour touterécompense de leur vertu, ils seraient égorgés ! D’ailleursdepuis qu’il avait pénétré dans la forteresse, c’était ma vie ou lasienne. S’il s’en était sorti, toute l’affaire aurait été mise enlumière. Je serais passé devant le tribunal militaire etprobablement fusillé, car en ces temps troublés, les gens n’étaientpas très indulgents.

– Continuez votre histoire, coupa Holmes.

– Eh bien, nous transportâmes le corps, Abdullah, Akbar et moi.Et bon poids qu’il faisait, malgré sa petite taille ! MahometSingh fut laissé en garde de la porte. Les sikhs avaient déjàpréparé un endroit. C’était à quelque distance, à travers untortueux passage donnant sur un grand hall vide dont les murs debrique s’effondraient par endroits. Le sol de terre battue s’étaitaffaissé là pour former une tombe naturelle. Nous y laissâmesAchmet le marchand ; nous le recouvrîmes des briquesdescellées. Puis nous retournâmes au trésor.

« Il était resté à l’endroit où l’homme avait été attaquéen premier lieu. Le coffre, c’est celui qui se trouve sur votretable. Une clef pendait, attachée par une corde en soie à cettepoignée forgée sur le dessus. Nous l’ouvrîmes et la lumière de lalanterne se refléta sur une collection de joyaux comme j’en avaisrêvé ou lu l’histoire quand j’étais un petit garçon à Pershore.Leur éclat nous aveuglait. Après nous être rassasié les yeux de cespectacle, nous sortîmes tout du coffre pour établir la liste deson contenu. Il y avait là cent quarante-trois diamants de la plusbelle eau ; l’un d’eux, appelé, je crois, « Le GrandMongol » est considéré comme la seconde plus grosse pierre dumonde. Il y avait également quatre-vingt-dix-sept émeraudes et centsoixante-dix rubis, mais dont certains étaient de petite taille.Nous dénombrâmes en outre deux cent dis saphirs, soixante et uneagates, et une grande quantité de béryls, onyx, turquoises etautres pierres. Je me suis documenté sur les gemmes, mais à cetteépoque j’ignorais la plupart de ces noms. Enfin il y avait près detrois cents perles, toutes très belles ; douze d’entre ellesétaient serties sur une petite couronne d’or. Je ne sais commentces douze-là furent retirées du coffre ; mais je ne les ai pasretrouvées.

« Après avoir compté nos trésors, nous les replaçâmes dansle coffre que nous apportâmes à la poterne afin de les montrer àMahomet Singh. Là, fut renouvelé le serment solennel de garder lesecret et de ne jamais nous trahir. Il fut convenu que le butinserait planqué dans un endroit sûr jusqu’à ce que la paix soitrevenue dans le pays ; après quoi nous le partagerionségalement entre nous. Il était inutile d’effectuer ce partagemaintenant, car si jamais des gemmes d’une telle valeur étaienttrouvées sur nous, cela paraîtrait suspect ; d’autre part,nous ne disposions pas de logements personnels, ni d’aucun endroitoù nous puissions les cacher. Le coffre fut donc transporté dans lehall où reposait le corps d’Achmet ; un trou fut ménagé dansle mur le mieux conservé et le trésor y fut placé et recouvert pardes briques. Après avoir soigneusement repéré l’emplacement, jedessinai le lendemain quatre plans, un pour chacun d’entre nous etmis au bas Le Signe des Quatre ; nous nous étions en effetpromis que chacun agirait toujours pour le compte de tous, afin quel’égalité soit préservée. Voilà un serment que je n’ai jamaisrompu, je puis le jurer la main sur le cœur.

« Il est inutile, messieurs, de vous raconter ce qu’iladvint de la rébellion. Après que Wilson se fut emparé de Delhi etque Sir Colin eut dégagé Lucknow, la révolte eut les reins brisés.Des renforts ne cessaient d’affluer. Une colonne volante sous lesordres du colonel Greathed parvint jusqu’à Agra, et en chassa lesrebelles. La paix semblait lentement s’étendre sur le pays. Nousespérions tous les quatre que le moment était proche où nouspourrions partir en toute sécurité avec notre part du butin. Maisen un instant, nos espoirs s’effondrèrent. Nous fûmes arrêtés pourle meurtre d’Achmet.

« Voici comment cela se produisit. Le rajah avait remis lesjoyaux entre les mains d’Achmet, parce qu’il savait que celui-ciétait un homme dévoué. Mais en Orient, les gens sont très méfiants.Que fit alors le rajah ? Il prit un deuxième serviteur encoreplus digne de confiance et le chargea d’espionner Achmet, de lesuivre comme une ombre et de ne jamais le perdre de vue. Il lesuivit donc cette nuit-là, et le vit passer la poterne du fort.Pensant évidemment qu’il y avait trouvé refuge, il se fit admettrele jour suivant, mais ne parvint pas à retrouver la trace d’Achmet.Cela lui sembla si étrange qu’il en parla à un sergent qui fitparvenir l’histoire jusqu’aux oreilles du commandant. Une rechercheapprofondie fut rapidement organisée et le corps fut découvert.Ainsi, au moment même où nous croyions tout danger écarté, nousfûmes tous quatre saisis et jugés pour meurtre ; trois d’entrenous, parce que nous avions été de garde cette nuit-là et lequatrième parce que l’on savait qu’il avait été en compagnie de lavictime. Il ne fut pas question des joyaux durant tout le procès.Le rajah avait été déposé et exilé et personne ne portait d’intérêtparticulier à cette question. Les trois sikhs furent condamnés à ladétention perpétuelle et moi à la peine de mort ; ma sentencefut ensuite commuée en détention perpétuelle.

« Nous nous trouvions ainsi dans une situation plutôtbizarre ! Nous étions là, tous quatre, enchaînés par lacheville et presque sans espérance alors que nous connaissions unsecret qui, si nous avions pu l’utiliser, nous aurait permis demener une existence de seigneur. Il y avait de quoi se ronger lecœur d’être à la merci des coups de pied et des coups de poing den’importe quel garde imbécile, de boire de l’eau et de ne mangerque du riz, alors qu’une fortune fabuleuse attendait simplementqu’on veuille bien la prendre. Cela aurait pu me rendre fou. Maisj’ai toujours été plutôt obstiné. J’ai tenu bon, attendant desjours meilleurs.

« Ceux-ci semblèrent enfin se dessiner. Je fus transféréd’Agra à Madras et de là à l’île Blair dans les Andaman. Ce campcomptait très peu de bagnards blancs et, comme je m’étais toujoursbien conduit, j’eus bientôt droit à une sorte de régime privilégié.Il me fut donné une hutte à Hope Town, village situé au flanc dumont Harriet, et on m’y laissa relativement tranquille. C’est unendroit morne, dévasté par les fièvres et cerné de toutes parts parla jungle infestée de sauvages toujours prêts à décocher un deleurs dards empoisonnés lorsque l’occasion d’une cible blanche seprésente. Il y avait des tranchées à creuser, des remblais àconstruire, des plantations à aménager et des dizaines d’autreschoses à faire. Nous trimions donc tout le jour, mais le soir onnous laissait un peu de temps libre. Entre autres fonctions,j’étais chargé de distribuer les médicaments ; j’acquis ainsiquelques connaissances médicales. J’étais sans cesse à l’affûtd’une possibilité d’évasion. Mais la plus proche terre était à descentaines de kilomètres de notre île, et le vent souffle rarementpar là. L’entreprise s’avérait donc très difficile.

« Le médecin, docteur Somerton, était un jeune hommesportif et bon enfant. Les autres jeunes officiers se réunissaientsouvent chez lui dans la soirée pour une partie de cartes.L’infirmerie où je préparais mes drogues était située à côté deleur pièce sur laquelle donnait un petit guichet. Souvent, lorsqueje me sentais seul, j’éteignais la lumière de l’infirmerie et mepostais près du guichet d’où je pouvais les entendre et les voirjouer. Il y avait le major Sholto, le capitaine Morstan et lelieutenant Bromley Brown, tous trois commandants des troupesindigènes. Le médecin était là, naturellement, ainsi que deux outrois administrateurs du pénitencier ; ces derniers, joueurshabiles, endurcis, faisaient des parties adroites et sans risque.Cela donnait des réunions bien agréables.

« Une chose me frappa très vite : les civils gagnaienttoujours aux dépens des militaires. Remarquez que je ne dis pasqu’il y avait tricherie, mais le fait est là. Ces fonctionnaires dela prison n’avaient fait que jouer aux cartes depuis leurnomination aux Andaman et chacun connaissait parfaitement la façonde jouer des autres. Les militaires jouaient juste pour passer letemps et jetaient leurs cartes n’importe comment. Nuit après nuit,les officiers sortaient de table un peu plus pauvres et plus ilsperdaient, plus ils s’acharnaient au jeu. Le major Sholto était leplus atteint. Au début, il jouait de l’argent liquide mais bientôt,il s’endetta lourdement et signa des reconnaissances de dettes. Ilgagnait parfois quelques mains, histoire de reprendre courage, puisla chance se retournait à nouveau contre lui : pire qu’avant.Il errait tout le jour, sombre comme un orage ; et il se mit àboire plus qu’il n’aurait dû.

« Une nuit, il perdit encore davantage qu’à l’ordinaire.J’étais assis dans ma hutte lorsque le capitaine Morstan et lui,regagnant leur demeure, passèrent à proximité. C’étaient des amisde cœur, ces deux-là ! On les voyait toujours ensemble. Lemajor se lamentait sur ses pertes.

« C’est la fin, Morstan ! soupira-t-il en passantdevant ma hutte. Il va falloir que je démissionne. Je suis un hommeruiné.

« – Allons, ne dites pas de bêtises, mon vieux ! ditl’autre en lui tapant sur l’épaule. J’ai aussi de la déveine,moi-même, mais… »

« C’est tout ce que je pus entendre ; cela me donna àréfléchir. Deux jours plus tard, le major se promenait sur le bordde la plage ; je tentai ma chance.

« Je désire avoir votre avis, major, dis-je.

« – Oui ! Eh bien, à quel sujet ? demanda-t-il enretirant son cigare de la bouche.

« – Je voudrais vous demander, monsieur, à quelles autoritésdevrait être remis un trésor caché ? Je sais où se trouve plusd’un demi-million. Comme je ne puis l’utiliser moi-même, je penseque la meilleure chose à faire est sans doute de le remettre auxautorités. Ce geste me vaudrait peut-être une réduction depeine ?

« – Un demi-million, Small ? balbutia-t-il tout enm’observant avec attention pour voir si je parlaissérieusement.

« – Au moins cela, monsieur ; en perles et pierresprécieuses. Il est à la portée de n’importe qui. Le plus curieuxest que le vrai propriétaire ayant été proscrit, il n’a plus aucuntitre sur ce trésor, qui appartient ainsi au premier venu.

« – Au gouvernement, Small ! bégaya-t-il. Augouvernement.¨ »

« Mais il le dit d’une manière si peu convaincue que je susavoir gagné la partie.

« Vous pensez, monsieur, que je devrais donc donner tousles renseignements au gouverneur général ? dis-jetranquillement.

« – Ah ! mais il ne faut pas agir avec précipitation ;vous pourriez le regretter. Racontez-moi tout, Small. Quels sontles faits ? »

« Je lui racontai toute l’histoire, changeant toutefoisquelques détails afin qu’il ne puisse identifier les endroits.Lorsque j’eus fini, il resta immobile, perdu dans ses pensées. Jepouvais voir par ses lèvres crispées qu’un combat se déroulait enlui.

« C’est une affaire très importante, Small, dit-il enfin.N’en parlez à personne. Je vous reverrai bientôt. »

« Quarante-huit heures plus tard, le capitaine Morstan etlui vinrent, lanterne à la main, me voir dans ma hutte au plusprofond de la nuit.

« Je voudrais que le capitaine entende l’histoire de votrepropre bouche, Small », dit-il.

« Cela sonne juste, eh ? dit-il. Cela vaut la peined’essayer, non ?

« Le capitaine Morstan opina de la tête.

« Écoutez-moi, Small, dit le major. Nous en avons parlé,mon ami et moi, et nous avons conclu qu’un tel secret ne concernaitvraiment pas le gouvernement. Il me semble que cela vous regardeseul, et que vous avez le droit d’en disposer comme il vous plaît.La question qui se pose est maintenant celle-ci : quelles sontvos conditions ? Nous pourrions peut-être les accepter, outout au moins en discuter pour voir si l’on peut parvenir à unarrangement. »

« Il s’efforçait de parler d’une manière froide etdétachée, mais ses yeux brillaient de convoitise etd’excitation.

« À ce sujet, messieurs, un homme dans ma situation ne peutdemander qu’une seule chose, répondis-je, m’efforçant moi aussi aucalme, mais tout aussi excité que lui. Je vous demanderai dem’aider à gagner ma liberté et celle de mes trois compagnons. Nousvous donnerions alors un cinquième du trésor à vous partager.

« – Hum ! dit-il. Un cinquième ! Cela n’est pas trèstentant.

« – Cela représente tout de même cinquante mille livreschacun ! dis-je.

« – Mais comment pouvons-nous vous donner la liberté ? Voussavez très bien que vous demandez l’impossible.

« – Pas du tout, répondis-je. J’ai réfléchi à la question jusquedans les moindres détails. Le seul obstacle à notre évasion estl’impossibilité d’obtenir un bateau capable d’un tel voyage et desprovisions en quantité suffisante. Or, il y a à Calcutta ou Madrasnombre de petits yachts ou yoles qui nous conviendraientparfaitement. Il vous suffira d’en amener un. Nous monterons à bordpendant la nuit ; et vous n’auriez rien d’autre à faire qu’ànous laisser en un point quelconque de la côte indienne.

« – S’il n’y avait que l’un de vous… murmura-t-il.

« – Ce sera tous les quatre ou personne ! nous l’avonsjuré. Nous devons toujours agir ensemble tous les quatre.

« – Vous voyez, Morstan, dit-il, Small tient ses promesses. Ilreste fidèle à ses amis. Je pense que nous pouvons avoirentièrement confiance en lui.

« – C’est une sale affaire ! répondit l’autre. Mais commevous dites, l’argent nous dédommagera largement de notrecarrière.

« – Eh bien, Small, dit le major, nous devons, je pense, essayerde remplir vos conditions. Mais, bien entendu, il nous faut d’abordêtre certains de la véracité de votre histoire. Dites-moi où estcaché le coffre ; j’obtiendrai une permission et je prendraile navire de ravitaillement pour aller voir sur place.

« – Pas si vite ! protestai-je, car je devenais plusaudacieux à mesure qu’il s’échauffait. Je dois obtenir leconsentement de mes trois camarades. Je vous le dis ; c’estnous quatre ou personne.

« – C’est ridicule ! s’écria-t-il. Qu’est-ce que ces troisNoirs ont à faire avec notre convention ?

« – Noirs ou bleus, dis-je, ils sont avec moi, et nous faisonstout ensemble. »

« Eh bien, l’affaire se termina par une deuxième entrevue àlaquelle participaient Mahomet Singh, Abdullah Khan et Dost Akbar.Nous discutâmes à nouveau la question et les détails furent enfinarrangés. Nous donnerions à chacun des deux officiers un plan de lapartie du fort d’Agra qui nous intéressait, en indiquant le mur etl’emplacement du trésor. Le major Sholto se rendrait aux Indes pourvérifier notre histoire. S’il trouvait le coffre, il devait lelaisser en place et envoyer un petit yacht approvisionné pour unvoyage. L’embarcation mouillerait à quelque distance de l’îleRutland à laquelle il nous faudrait parvenir. Après quoi, le majorreviendrait prendre ses fonctions. Le capitaine Morstan demanderaità son tour une permission pour nous rencontrer à Agra. Le partagefinal du trésor aurait alors lieu là-bas. L’officier prendrait sapart et celle de Sholto. Les plus solennels serments que l’espritpeut concevoir et la bouche proférer scellèrent notre accord. Munide papier et d’encre, je travaillai toute la nuit. Au matin, lesdeux plans étaient faits et paraphés du Signe des Quatre,c’est-à-dire, Abdullah, Akbar, Mahomet et moi.

« Je dois vous lasser avec ma longue histoire, messieurs.Je sais que mon ami, M. Jones, est impatient de me mettre encellule ; aussi je serai aussi bref que possible. L’infâmeSholto partit pour l’Inde, mais ne revint jamais. Le capitaineMorstan, peu de temps après son départ, me montra son nom sur uneliste de passagers en route pour l’Angleterre. Son oncle étaitmort, lui laissant une fortune ; il avait quitté l’armée. Etpourtant, voilà comment il s’abaissa à traiter cinq hommes !Morstan partit pour Agra quelque temps plus tard et découvrir,comme nous le pensions, que le trésor n’était plus là. Le gredinl’avait volé sans remplir les conditions en échange desquelles nouslui avions livré le secret. Depuis ce jour, j’ai vécu seulementpour me venger. J’y pensais le jour et j’en rêvais la nuit. Celadevint chez moi une obsession dévorante. Plus rien nem’importait ; ni les lois, ni la pendaison. M’évader,retrouver Sholto, glisser ma main autour de son cou, je n’avais quecette pensée en tête. Le trésor d’Agra, en comparaison de la hainemeurtrière que je vouais à Sholto, perdait à mes yeux de sonimportance.

« Eh bien, je me suis fixé pas mal de buts dans ma vie, etje les ai toujours atteints ! Mais de longues, longues annéespassèrent avant que l’occasion puisse se présenter. Je vous ai ditque j’avais un peu appris à soigner. Un jour que le docteurSomerton était couché avec les fièvres, un groupe de prisonniersramassa dans les bois un petit insulaire andaman et me l’amena.Gravement malade, il s’était rendu en un endroit isolé pour mourir.Bien qu’il fût aussi venimeux qu’un jeune serpent, je le pris enmain et parvins à le guérir. Deux mois après il parvenait à marchermais, s’étant attaché à moi, il repartit sans plaisir dans les boiset revint sans cesse rôder autour de ma hutte. J’appris un peu sondialecte, ce qui ne fit qu’accroître son affection.

« Tonga, c’est ainsi qu’il s’appelait, possédait un grandcanoë qu’il utilisait à merveille. Lorsque je fus convaincu que cepetit homme m’était tout dévoué et qu’il était prêt à fairen’importe quoi pour me servir, j’entrevis une possibilitéd’évasion. Je lui en parlai. Il lui faudrait amener son bateau lanuit près d’un débarcadère désaffecté qui n’était jamais gardé etemporter plusieurs outres d’eau, le plus possible de yams, noix decoco et patates douces.

« Il était fidèle et sincère, ce petit Tonga ! Jamaishomme n’eut compagnon plus dévoué. Il amena son embarcation au quaila nuit indiquée. Mais le hasard voulut qu’un garde se trouvâtlà ; c’était un vil Pathan qui n’avait cessé de m’insulter etde me nuire. J’avais fait le vœu de me venger et maintenant lachance s’offrait à moi. C’était comme si le destin l’avaitexpressément placé sur mon chemin afin que je puisse payer ma detteavant de quitter l’île. Il se tenait sur le remblai, me tournant ledos, sa carabine en bandoulière. Je cherchai autour de moi un rocavec lequel lui casser la tête, mais je n’en vis aucun.

« Une étrange pensée me traversa alors l’esprit. Je m’assissans bruit dans l’obscurité et défis ma jambe de bois. En troisgrands sauts, je fus sur lui. Il mit sa carabine à l’épaule, maisje le frappai de plein fouet et lui défonçai le crâne. Le pilon estfendu à l’endroit où j’ai tapé, vous pouvez voir. Nous nousécroulâmes tous les deux, car je ne pus garder mon équilibre. Maisquand je me relevai, lui resta étendu. Je me dirigeai vers lebateau ; une heure plus tard nous étions déjà loin en mer.Tonga avait emmené tout ce qu’il possédait sur terre, ses armes etses dieux. Il avait entre autres, une longue lance en bambou etquelques nattes en fibre de cocotier, avec lesquelles jeconfectionnai une sorte de voile. Dix jours durant, nous naviguâmesau hasard, espérant que la chance nous sourirait. Le onzième, uncargo nous récupéra. Il transportait des pèlerins malais deSingapour à Jiddah. C’était une foule étrange ! Tonga et moiparvînmes bientôt à nous mêler à eux. Ils avaient en commun uneprécieuse qualité : ils ne posaient pas de questions et nouslaissaient tranquilles.

« Mais s’il fallait vous raconter toutes les aventures parlesquelles nous sommes passés, mon petit copain et moi, vousdemanderiez grâce, car il me faudrait vous garder ici jusqu’aumatin. Nous voyageâmes un peu partout dans le monde. Il surgissaittoujours quelque chose pour nous empêcher d’arriver à Londres. Maisjamais durant ce temps, je ne perdais de vue mon but. Je rêvais deSholto la nuit. Pourtant, enfin, nous nous trouvâmes un jour enAngleterre ; il y a de cela trois ou quatre ans. Il ne fut pastrès difficile de découvrir où il vivait et je me mis en quête desavoir s’il avait vendu le trésor ou s’il le possédait encore. Jeme liai avec quelqu’un qui pouvait m’aider. Je ne donne pas denoms, car je ne tiens pas à mettre qui que ce soit dans le bain.J’appris bientôt que Sholto avait encore les joyaux. Je tentai debien des façons de parvenir jusqu’à lui ; mais il était rusé,méfiant, et il y avait toujours deux anciens boxeurs, en plus deses fils et de son khitmutgar, pour le garder.

« Puis un jour, j’appris qu’il se mourait. Je me précipitaidans le jardin, furieux qu’il échappe ainsi à mes griffes.Regardant par la fenêtre, je le vis, étendu sur son lit, ses deuxfils de chaque côté. Je serais entré et j’aurais tenté le tout pourle tout contre eux trois, mais je vis sa mâchoire tomber et je susqu’il venait de mourir. Je pénétrai dans sa chambre pendant la nuitpour fouiller ses papiers dans l’espoir d’y trouver une indicationconcernant le trésor. Il n’y avait pas un mot là-dessus ! Jem’en retournai amer et furieux comme vous pouvez le penser. Maisavant de partir, je pensai que mes amis sikhs seraient contents desavoir que j’avais laissé une preuve de notre haine. J’inscrivisdonc le Signe des quatre, comme il était marqué sur les plans, etl’accrochai sur sa poitrine. Ainsi, au moins Sholto ne serait pasenseveli sans être marqué par les hommes qu’il avait volés ettrahis.

« Pour gagner notre vie à cette époque, nous parcourionsles foires et autres endroits où j’exhibais le pauvre Tonga, leNoir cannibale. Il mangeait de la viande crue et exécutait sesdanses guerrières. Nous parvenions ainsi à toujours remplir depetite monnaie mon chapeau en une journée de travail. J’avaisrégulièrement des nouvelles de Pondichery Lodge. Quelques annéespassèrent sans rien d’important ; on cherchait toujours letrésor. Enfin vint le jour attendu si longtemps. Le coffre venaitd’être trouvé dans un faux grenier, au-dessus du laboratoire deM. Bartholomew Sholto. J’accourus immédiatement et inspectailes lieux. Mais je ne voyais pas comment, avec ma jambe de bois, jepourrais me hisser jusque-là. La tabatière sur le toit me donna lasolution. Il m’apparut que la chose serait facile avec l’aide deTonga. Calculant tout en fonction de l’heure du dîner deBartholomew Sholto, j’amenai mon petit copain et lui enroulai unelongue corde autour de la taille. Il pouvait grimper comme un chatet il parvint rapidement sur le toit. La malchance voulut queBartholomew Sholto fût encore dans sa chambre ; cela lui coûtala vie. Tonga crut qu’en le tuant, il faisait quelque chose de trèsbien ; en effet, lorsque je parvins dans la pièce, il sepromenait fier comme un paon. Il fut tout étonné lorsque je meprécipitai sur lui, corde en main et que je le maudis en letraitant de petit démon sanguinaire. Je m’emparai du coffre autrésor, le fis descendre par la fenêtre et suivis le même cheminaprès avoir laissé sur la table Le Signe des Quatre pour montrerque les joyaux était enfin revenus à ceux qui y avaient droit. PuisTonga ramena la corde à l’intérieur, ferma la fenêtre et reprit lechemin par lequel il était venu.

« Je ne vois rien d’autre à vous dire. J’avais entendu unmarin vanter la vitesse de la chaloupe de Smith, l’Aurore.Je pensai qu’elle serait bien pratique pour notre évasion. Jem’arrangeai avec le vieux Smith qui devait recevoir une grossesomme s’il nous amenait en sûreté jusqu’à notre navire. Il sedoutait évidemment qu’il y avait quelque chose de louche, mais sansrien savoir de précis. Tout ceci est la vérité, messieurs. Et si jevous fais ce récit, ce n’est pas pour vous distraire ; je n’aipas à être complaisant après ce que vous m’avez fait. Je penseseulement que la meilleure défense que je puisse adopter est lavérité absolue et sans réticence. Il faut que tout le monde sachecombien le major Sholto m’a abusé et que je suis innocent de lamort de son fils.

– Voilà une histoire remarquable ! dit Sherlock Holmes. Etdont les péripéties concordent parfaitement. Je n’ai absolumentrien appris de neuf dans la dernière partie de votre récit, sinonque vous aviez apporté vous-même la corde ; cela jel’ignorais. Incidemment, j’avais espéré que Tonga avait perdu tousses dards, mais il nous en a décoché un sur le bateau.

– Il les avait tous perdu, monsieur. Mais il lui restait celuiqui se trouvait alors dans sa sarbacane.

– Ah ! oui, bien sûr ! dit Holmes. Je n’avais passongé à cela.

– Avez-vous d’autres questions à me poser ? demandaaffablement le prisonnier.

– Je ne pense pas, merci ! répondit mon compagnon.

– Eh bien, Holmes ! dit Athelney Jones. Vous êtes un hommeà qui on aime faire plaisir et nous avons tous que vous êtes un finconnaisseur du crime. Mais le devoir est le devoir et j’aitransgressé bien des règles pour faire ce que vous et votre amim’avez demandé. Je me sentirai soulagé lorsque notre narrateur seraen sûreté derrière les verrous. La voiture attend toujours et il ya deux inspecteurs en bas. Je vous suis très obligé pour l’aide quevous m’avez apportée tous les deux. Bien entendu, votre présencesera requise lors du procès. Je vous souhaite le bonsoir.

– Bonsoir, messieurs ! dit Small.

– Vous d’abord, Small ! lança Jones prudemment comme ilsquittaient la pièce. Je ne veux pas vous laisser la chanced’utiliser à nouveau votre jambe de bois comme vous l’avez faitavec cet homme aux îles Andaman.

– Eh bien, voilà notre petit drame parvenu à sa conclusion,remarquai-je après un instant de silence. Mais je crains, Holmes,que ceci soit notre dernière affaire : Mlle Morstan m’a faitl’honneur de m’accepter comme son futur mari. »

Il poussa un grognement des plus lugubres.

« J’en avais peur ! dit-il. Je ne peux vraiment pasvous féliciter. »

Je fus un peu peiné.

« Avez-vous quelque raison de trouver mon choixmauvais ? demandai-je.

– Absolument pas : c’est une des plus charmantes jeunesfemmes que j’aie jamais rencontrées ! Je pense qu’elle auraitpu être très utile dans le genre de travail que nous faisons. Ellea certainement des dispositions ; témoin la façon dont elle aconservé ce plan d’Agra entre tous les autres papiers de son père.Mais l’amour est tout d’émotion. Et l’émotivité s’oppose toujours àcette froide et véridique raison que je place au-dessus de tout.Personnellement, je ne me marierai jamais de peur que mes jugementsn’en soient faussés.

– J’espère pourtant que ma raison surmontera cette épreuve,dis-je en riant. Mais vous avez l’air fatigué, Holmes !

– La réaction ! Je vais être comme une épave toute unesemaine.

– Il est étrange, dis-je, que ce que j’appellerais paresse chezun autre homme, alterne chez vous avec ces accès de vigueur etd’énergie, débordantes.

– Oui, répondit-il. Il y a en moi un oisif parfait et ungaillard plein d’allant. Je pense souvent à ces vers du vieuxGœthe : Schade dass die Natur nur einen Mensch aus dirschuf. Den zum würdigen Mann war und üm Schelmen der Stoff.(« Il est dommage que la nature n’ait fait de toi qu’un seulhomme. Toi qui avais l’étoffe d’un saint et d’un brigand. » N.D. T.)

– Mais pendant que j’y pense, Watson, à propos de cette affairede Norwood, vous voyez qu’ils avaient un complice dans la maison.Ce ne peut être que Lal Rao, le maître d’hôtel. Ainsi, Jones pourrase vanter d’avoir capturé tout seul un poisson dans son grand coupde filet.

– Le partage semble plutôt injuste ! C’est vous qui avezfait tout le travail dans cette affaire. À moi, il échoit uneépouse ; à Jones, les honneurs. Que vous reste-t-il donc, s’ilvous plaît ?

– À moi ? répéta Sherlock Holmes. Mais il me reste lacocaïne, docteur !

Et il allongea sa longue main blanche pour se servir.

 

FIN

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