Categories: Romans

Le Signe Rouge des Braves

Le Signe Rouge des Braves

de Stephen Crane

Chapitre 1

Lentement, comme à contrecœur, le froid abandonna la terre et les brumes révélèrent, en se retirant, une armée éparpillée sur les collines, au repos. Cependant que le paysage sombre passait au vert, l’armée s’éveillait excitée par le bruit des rumeurs. Les regards se tournaient vers les chemins, qui de longs canaux de boue liquide s’élargissaient en de convenables routes. Une rivière aux teintes d’ambre sous ses rives ombragées,coulait, murmurante, aux pieds de l’armée ; et la nuit, quand ses flots devenaient d’un noir triste, on pouvait y voir la lueur rouge, comme celle d’un œil, des feux de camps hostiles allumés aux versants bas des collines distantes.

Il arriva qu’un certain soldat de grande taille, pris de vertu, aille résolument laver une chemise. Volant presque, il revint du ruisseau en agitant son vêtement comme une bannière. Il était enthousiasmé par l’histoire qu’il venait d’entendre de la part d’un ami sûr, qui l’avait entendu d’un cavalier digne de foi ; qui lui-même la tenait d’un frère en qui l’on pouvait avoir toute confiance : un des officiers d’ordonnance du QG. Il adoptait l’air important du héraut chamarré de rouge et d’or. « Nous allons faire mouvement demain… c’est sûr », dit-il pompeusement à un groupe d’une compagnie d’infanterie. « Nous allons remonter la rivière, la traverser,et les contourner par l’arrière ».

Pour son attentive audience il dessina de manière tapageuse le plan détaillé d’une très brillante campagne.Quand il eut fini, les hommes en tuniques bleues se dispersèrent en petits groupes, entre les rangées de huttes brunes et basses ;les commentaires allaient bon train. Un conducteur de chariot nègre qui dansait sur une caisse à munition, sous les encouragements gais et bruyants d’une quarantaine de soldats, se retrouva bientôt seul.Il se rassit d’un air triste. De la fumée s’élevait paresseusement d’une multitude de cheminées pittoresques.

– « C’est un mensonge ! etc’est tout !… un énorme mensonge ! » dit tout hautun soldat au doux visage enflammé, qui fourrait les mains dans lespoches de son pantalon, comme pour mieux contenir sa rage. Ilprenait la chose comme un affront personnel. « Je ne crois pasque notre chère vieille armée va jamais se mettre en mouvement.Nous sommes cloués ici. Huit fois je me suis préparé à partirdurant les deux semaines écoulées, et nous sommes encorelà. »

Le soldat de grande taille se sentit amené àdéfendre une rumeur qu’il avait lui-même introduite. Lui et lesoldat à la voix forte furent sur le point de se battre à cepropos.

Un caporal se mit à jurer devant lerassemblement. Il venait tout juste de mettre un plancher coûteuxdans sa cabane, disait-il. Au cours du printemps dernier il s’étaitgardé d’ajouter plus largement au confort qui l’entourait, car ilsentait que l’armée pouvait partir à tout moment. Mais récemment ilfinit néanmoins par avoir l’impression d’être dans un campementdurable.

La plupart des hommes s’engagèrent dans devifs débats. L’un d’eux soulignait de manière originale et lucidetous les plans du QG. Il fut contredit par des hommes quiplaidaient pour d’autres plans de campagne. Ils déclamaientbruyamment les uns contre les autres, la plupart en de futilesessais pour attirer l’attention de tous. Cependant que le soldatqui avait colporté la rumeur s’agitait tout autour, l’airimportant. Il était continuellement assailli de questions.

– « Qu’est-ce qui se prépareJim ? »

– « L’armée va se mettre enmouvement. »

– « Ha ! de quoi tu parlestoi ? Qu’en sais-tu ? »

– « Hé bien vous pouvez m’en croireou pas, c’est comme vous voulez. Je m’en balance. Je vous ai dit ceque je sais, prenez-le comme vous voulez. Ça ne fait pas dedifférence pour moi. »

Il y avait matière à penser dans sa façon derépondre. Il les convainquit presque en dédaignant à fournir despreuves. Ils en devinrent plus excités.

Un jeune soldat écoutait avec une oreilleattentive les paroles du soldat de grande taille, et lescommentaires variés de ses camarades. Après en avoir eut assez desdiscussions à propos des marches et des attaques, il regagna sacabane, en rampant à travers l’ouverture compliquée qui lui servaitde porte. Il désirait être seul avec les réflexions neuves quil’obsédaient depuis peu.

Il s’étendit sur une large paillasse quioccupait tout le fond de la pièce. À l’autre bout, serrées autourde la cheminée, se trouvaient les caisses à munitions vides,servant de mobilier. Une gravure provenant d’un hebdomadaireillustré était accrochée au mur en bois brut, ainsi que troisfusils bien parallèles sur leurs crochets. Les équipements étaientsuspendus à portée de mains, et quelques assiettes de zinc setrouvaient sur une petite pile de bois de chauffage. Pliée en formede tente une bâche servait de toiture, qui sous les rayons directsdu soleil, brillait comme un store jaune. Une petite fenêtre jetaitun carré oblique de lumière blanchâtre sur le sol jonché. La fumée,par moments, négligeait la cheminée en terre et serpentait dans lapièce : ces maigres ouvrages d’argile et de bois menaçaientconstamment de mettre le feu à tout le camp.

L’adolescent était dans un état de profondeperplexité. Ainsi, ils allaient finalement se battre. Le lendemain,peut-être, il y aurait une bataille et il y serait. Un moment, ileut de la peine à s’en convaincre. Il ne pouvait accepter sanshésitation cette annonce qu’il était sur le point de se mêler àl’une des grandes affaires en ce monde.

Il avait, bien sûr, rêvé de bataille toute savie : ces vagues conflits sanglants qui l’excitaient avec leurruée et leur feu. En rêve il s’était vu dans nombre de combats. Ilimaginait les gens à l’abri sous l’ombre de ses prouesses d’aigle.Mais une fois éveillé, il considérait les batailles comme destaches écarlates sur les pages du passé. Il les classait comme deschoses d’une époque perdue, avec ses images toutes faites decouronnes imposantes et de châteaux inaccessibles. Il y avait unepartie de l’histoire du monde qu’il considérait comme une époqueguerrière ; mais, pensait-il, il y a longtemps qu’elle estpassée au-delà de l’horizon et a disparu à jamais.

Chez lui ses yeux encore jeunes voyaient avecméfiance la guerre dans son propre pays. Ce devait être une sortede jeu. Longtemps il désespéra d’assister à une bataille pareille àcelle des Grecs. De telles luttes ne seront plus jamais sedisait-il. Les hommes sont meilleurs, ou peut-être plus timides.Une éducation séculaire et religieuse aura effacé l’instinct de seprendre à la gorge ; à moins qu’une économie plus stable n’eûtréfréné les passions.

Maintes fois, il brûla de s’engager. Deshistoires de mouvements importants secouaient le pays. Les combatsne devaient manifestement pas être homériques, mais ilsparaissaient pleins de gloire. Il avait lu sur les marches, lessièges, les batailles, et il désirait voir tout cela. Son espritagité lui dessinait de grands tableaux aux couleurs extravagantes,qui le fascinaient avec des hauts faits à vous couper lesouffle.

Mais sa mère l’avait découragé. Elle affectaitde voir avec quelques mépris la qualité de son ardeur guerrière etson patriotisme. Elle pouvait calmement s’asseoir, et sansdifficultés apparentes, lui donner des centaines de raisons pourlesquelles il était, lui, d’une plus grande importance à la fermeque sur un champ de bataille. Elle avait une certaine manière des’exprimer qui lui disait que ses affirmations sur le sujetvenaient d’une conviction profonde. De plus, il voyait que de sonpoint de vue à elle, la motivation morale de son argument étaitinattaquable.

À la fin cependant, il s’était mis en fermerébellion contre cette flétrissure jetée sur ses ambitions hautesen couleurs. Les journaux, les discussions du village, ses propresreprésentations, l’avaient soulevé à une ardeur sans frein.Finalement, ils y étaient dans de vrais combats dans le coin.Presque chaque jour, les journaux imprimaient les comptes rendusd’une victoire décisive.

Une nuit qu’il était couché dans son lit, lesvents charrièrent les tintements fiévreux d’une cloched’église : quelque exalté tirait sur la corde avec frénésiepour annoncer les nouvelles orageuses d’une grande bataille. Cettevoix du peuple se réjouissant dans la nuit le fit frissonner, et lemit dans un état d’excitation prolongée qui atteignait à l’extase.Un moment plus tard il descendit vers la chambre de sa mère et luiparla ainsi : « M’an je vais m’engager. »

– « Henri, ne fait pasl’idiot ! » répondit sa mère, qui remonta alors lacouverture sur son visage. Ce qui mit fin à la question cettenuit-là.

Néanmoins, le lendemain matin il partit versune ville proche de la ferme de sa mère, et s’enrôla dans unecompagnie qui se formait là-bas. Quand il fut revenu chez lui samère trayait la vache pie. Quatre autres vaches attendaientdebout.

– « M’an, je me suis engagé »,lui dit-il avec une voix mal assurée. Il y eut un courtsilence.

– « Que la volonté de Dieu soitfaite, Henri », avait-elle finalement répondu, et puis ellecontinua de traire la vache pie.

Quand il se tint debout sur le seuil de lamaison, avec sa tenue de soldat sur le dos, et une lueur d’attenteet d’excitation dans les yeux qui gagnait presque celle du regretde rompre les attaches de la maison maternelle, il vit deux larmescouler sur les joues apeurées de sa mère.

Pourtant, elle l’avait déçu, en refusant dedire quoi que ce soit sur la perspective d’un retour glorieux oud’une mort au champ de bataille. Au fond de lui-même, ils’attendait à une belle scène d’adieu. Il avait préparé certainesphrases qu’il pensait pouvoir utiliser avec un effet touchant. Maisce qu’elle dit ruina tous ses préparatifs. Elle s’obstinait àéplucher des pommes de terre en lui disant :

– « Prend garde Henri, et fais bienattention à toi dans ces affaires de batailles. Prend garde et faisbien attention à toi. Ne vas pas penser qu’on peut battre toutel’armée rebelle dès le début, parce qu’on peut pas. Tu n’es qu’unp’tit gars parmi tant d’autres, et tu dois te tenir tranquille, etfaire ce qu’ils te diront. Je sais comment que t’es Henri.

Je t’ai tricoté huit paires de chaussettes,Henri, et je t’ai mis toutes tes meilleures chemises ; car jeveux que mon garçon soit aussi confortable et au chaud quen’importe qui d’autre dans l’armée. Si elles sont abîmées, je veuxque tu me les envoies aussitôt pour que je les raccommode.

Sois toujours sur tes gardes, et choisis bientes compagnons. Il y a beaucoup de mauvais types dans l’armée,Henri. L’armée les rend farouches, et ils n’aiment pas mieux qued’entraîner de jeunes gars comme toi, qui n’ont jamais été loin dechez eux et ont toujours eu leur maman à leurs côtés, pour leurapprendre à boire et à jurer. Tiens-toi loin de ces gens, Henri. Jene veux pas que tu fasses jamais quelque chose, Henri, dont tuaurais honte que je sache. Pense seulement que je suis toujoursavec toi. Si tu gardes ceci en tête, toujours, je crois que tu t’ensortiras très bien.

Les jeunes gens dans l’armée deviennentterriblement négligents, Henri. Ils sont loin de chez eux, et ilsn’ont personne qui s’en occupe. J’ai peur pour toi à propos de ça.Tu n’as jamais pris l’habitude de faire les choses par toi-même.Ainsi, tu dois continuer à m’écrire sur l’état de tesvêtements.

Tu dois toujours te rappeler ton père aussi,mon enfant, et te souvenir qu’il n’a jamais bu une goutte d’alcooldans toute sa vie, et qu’il jurait rarement et de façoninnocente.

Je ne sais pas quoi te dire de plus, Henri,excepté que tu ne dois jamais faire aucun manquement au devoir, monenfant, qui retomberait sur moi. Si tu te retrouves face à la mortou s’il t’arrive de faire une chose méprisable, hé bien, Henri, nepense à rien d’autre sinon ce qui est juste ; parce qu’il y abeaucoup de choses qu’une femme doit supporter par les temps quicourent, et le Seigneur prendra soin de nous tous… N’oublie pas dem’envoyer tes chaussettes dès qu’elles seront abîmées, et voilà unepetite Bible que je veux que tu prennes avec toi, Henri. Je nesuppose pas que tu seras assis à la lire tout le jour, mon enfant,non rien de la sorte. La plupart du temps tu oublieras qu’elle estavec toi, je n’en doute pas. Mais tu auras pas mal d’occasions,Henri, quand tu auras besoin d’un conseil mon garçon, ou quelquechose comme ça, et qu’il n’y aura personne autour de toi peut-êtrepour te dire quoi faire. Alors si tu la consultes mon garçon, tu ytrouveras la sagesse ; tu y trouveras la sagesse, Henri, sansque tu aies besoin d’y chercher longtemps.

N’oublie pas à propos des chaussettes et deschemises mon enfant ; et j’ai mis un pot de confitures demûres dans ton ballot, parce que je sais que tu les aimespar-dessus tout. Au revoir, Henri, prends garde à toi, et sois unbrave garçon. »

Bien sûr il fut impatienté par l’épreuve de cediscours. Ce ne fut pas tout à fait ce qu’il attendait, et il lesupporta avec un air irrité. Il s’en alla en ressentant un vaguesoulagement.

Pourtant, quand il se retourna sur le seuild’entrée, et vit sa mère, – maigre silhouette tremblante,agenouillée parmi les épluchures de pommes de terre, sa face brunelevée, inondée par les larmes –, il baissa la tête et s’en alla, sesentant soudain honteux de ce qu’il allait entreprendre.

De la maison il regagna le séminaire, pourfaire ses adieux à ses camarades d’école. Ils s’étaient amassésautour de lui, émerveillés et admiratifs. Il sentait l’abîme qu’ily avait maintenant entre lui et eux, ce qui l’emplissait d’unecalme fierté. Lui et quelques amis qui s’enrôlèrent avec les bleus,furent tout à fait inondés de faveurs durant tout l’après-midi, etce fut très délicieux. Ils paradaient.

Une fille aux cheveux blonds avait fait devives démonstrations de joie devant son air martial, mais il y enavait une autre, un peu brune, qu’il avait fixé du regard ; ilpensa que la vue de sa tunique bleue et ses épaulettes dorées larendait plutôt triste et réservée. Comme il descendait le cheminentre une rangée de chênes, il tourna la tête et la surprit quisuivait des yeux son départ depuis une fenêtre. Aussitôt qu’ill’eut aperçue, elle leva immédiatement son regard au ciel quiperçait à travers les hautes branches. Il vit dans ses mouvementsune grande nervosité et une grande hâte quand elle changea sonmaintien. Il y pensait souvent.

Sur le chemin de Washington, son moral étaitau plus haut. Le régiment était caressé et dorloté à chaque halte,si bien que l’adolescent finit par croire qu’il devait être unhéros déjà. Il y avait une large dépense de pain, de viandesfroides, de café, de cornichons et de fromage. Tandis qu’il étaitcaressé par le sourire des jeunes filles, et que les vieux lecomplimentaient avec des tapes amicales sur l’épaule, il sentait selever en lui la force de réaliser de hauts faits d’armes.

Après un voyage compliqué et plein de haltes,vinrent les mois d’une vie de camp monotone. Il avait cru que lavraie guerre était une série de luttes à mort, avec très peu detemps pour le sommeil et les repas ; mais depuis que sonrégiment était en campagne, l’armée n’avait rien fait que d’essayerde se tenir tranquille et au chaud.

Graduellement il fut ramené à ses vieillesidées : les luttes à la façon grecque ne sont plus possibles…Les hommes sont meilleurs ou plus timides… L’éducation séculaire etreligieuse aura effacé l’instinct de se prendre à la gorge… Oupeut-être une économie plus stable aura-t-elle réfréné lespassions…

Il finissait par se considérer comme la partinfime d’une vaste manœuvre des bleus. Sa tâche se limitait àprendre soin, autant qu’il le pouvait, de son confort personnel.Pour se distraire il pouvait se tourner les pouces et spéculer surles pensées qui devaient agiter l’esprit des généraux. De même, ilfit des exercices et passa en revue ; des exercices, et encoredes exercices et des revues.

Les seuls ennemis qu’il vit furent quelquespiquets de gardes le long de la rivière. Un lot de philosophestannés par le soleil, qui, de temps à autre, tiraientphilosophiquement sur les sentinelles des bleus. Quand on leurreprochait ceci plus tard ils exprimaient habituellement un profondregret, et juraient par tous les dieux que les coups étaient partissans leur permission. Une nuit qu’il était de garde, l’adolescents’entretint avec l’un d’entre eux par delà la rivière. Celui-ciétait quelque peu en haillons, crachait habilement entre sesbottes, et possédait un grand fond d’assurance enfantine etennuyeuse. En tant que personne l’adolescent le trouvaitsympathique.

– « Yankee, » lui avoual’autre, « tu es le vrai modèle du bon garçon ».

Ce sentiment qui flotta vers lui à traversl’air tranquille, lui fit regretter la guerre pour un moment.

De nombreux vétérans lui racontaient deshistoires. Quelques-uns parlaient de ces hordes moustachues etgrises, qui, jurant sans arrêt et mâchant du tabac, avançaient avecune bravoure indicible ; de terribles et féroces corps detroupe qui se déplaçaient comme les Huns. D’autres parlaientd’hommes en haillons, toujours affamés qui tiraient des coups defeu désespérés. « Ils fonceraient à travers le feu, le souffreet l’enfer pour tenir quelque chose dans leur havresac, de pareilsestomacs n’attendent pas longtemps », lui disait-on. Par ceshistoires, l’adolescent imaginait leurs corps décharnés et rouges,saillant à travers les déchirures de leurs uniformes usés.

Toutefois, il ne pouvait croire tout à fait àce que racontaient les vétérans, car les nouvelles recrues étaientleurs proies. Ils parlaient beaucoup de fumée, de feu et de sang.Mais il ne pouvait dire la part de mensonge qu’il y avait. Ils luicriaient avec insistance « bleusaille ! ». Iln’était pas raisonnable de leur faire confiance.

Cependant, il se rendait maintenant comptequ’il importait peu de connaître le genre de soldat avec qui onallait se battre du moment que l’on se battait ; un fait quepersonne ne peut contester. Il y avait un problème plus sérieux.Étendu sur sa paillasse, il y réfléchissait. Il essayait de seprouver mathématiquement qu’il ne déserterait pas le champ debataille.

Auparavant il ne s’était jamais senti obligéde traiter la question d’une manière trop sérieuse. Au cours de savie il avait tenu certaines choses pour assurées, ne doutant jamaisde sa foi quant au succès final, et s’inquiétant très peu desmoyens pour y parvenir. Mais ici il était confronté à quelque chosed’important. Il lui paraissait subitement que peut-être lors d’unebataille il pourrait déserter. Il était forcé d’admettre que tantque la guerre n’était pas là, il n’en saurait rien.

À une époque suffisamment lointaine, il eutfacilement écarté ce problème hors de sa conscience ; maismaintenant il se sentait contraint de l’examiner de façonsérieuse.

Une peur panique grandissait quelque peu enlui. Comme son imagination allait de l’avant au combat, il vit dehideuses perspectives. Il considéra les menaces à l’affût dans lefutur, et faillit dans son courage à se voir debout au milieud’elles. Il se rappela ses visions où la gloire lui étaitsoumise ; mais à l’ombre de l’imminent tumulte, il lessuspecta de n’être que d’impossibles rêves.

Vivement il se leva de sa paillasse, etcommença à faire nerveusement les cent pas. « Mon Dieuqu’est-ce qui me prend ? » dit-il tout haut.

Il sentait que, dans cette crise, ses règlesde vie étaient inutiles. Quoiqu’il put apprendre sur lui-même, icic’était sans valeur ; il ne se reconnaissait plus… Il voyaitbien qu’il était encore obligé de passer par l’expérience comme ille faisait dans sa prime jeunesse. Il devait accumuler lesinformations par lui-même ; et en attendant, il résolut derester sur ses gardes au cas où ces choses, dont il ne savait rien,ne le mettent en disgrâce éternelle. « Mon Dieu ! »répétait-il désespéré.

Un moment plus tard le soldat de grande taillese glissa habilement par l’ouverture, suivit de la voix forte. Ilsse querellaient bruyamment.

– « C’est très bien ! »dit l’échalas en entrant. Il secouait la main de manièreexpressive. « Tu peux me croire où pas, c’est juste comme tuveux. Tout ce que t’as à faire est de t’asseoir, de te tenirtranquille et d’attendre. Alors très bientôt tu sauras que j’avaisraison ».

Son camarade grogna d’un air obstiné. Durantun moment il parut chercher quelque formidable réplique.Finalement, il dit : « Hé bien, tu ne peux pas savoirtout ce qui se passe n’est-ce pas ? »

– « Ai-je dit que je savaistout ? » répliqua l’autre d’un ton coupant. Et ilcommença de mettre divers articles bien enveloppés dans son sac àdos.

L’adolescent, mettant une pause à sa marchenerveuse, se mit à regarder la silhouette occupée de l’échalas.« C’est sûr qu’il y aura une bataille ici, Jim ? »demanda-t-il.

– « Bien sûr que oui ! »répondit l’autre. « Bien sûr que oui. T’as qu’à attendredemain, et tu verras l’une des plus grandes batailles qui futjamais. T’as qu’à attendre. »

– « Tonnerre ! » ditl’adolescent.

– « Oh ! tu verras la bagarrecette fois mon garçon, tu verras ce que c’est qu’un combat completet bien régulier », ajouta l’échalas, avec l’air d’un hommesur le point d’exhiber une bataille rien que pour le bénéficed’instruire ses amis.

– « Peuh ! » dit le ténordepuis son coin.

– « Alors », insistal’adolescent, « cette histoire n’est pas une fausse alertecomme les autres ? »

– « Pas du tout, » réponditl’échalas exaspéré, « pas du tout ! La cavalerien’est-elle pas toute partie ce matin ? » Il jeta desregards furieux autour de lui. Personne ne contesta ce fait.« La cavalerie est partie ce matin, » continua-t-il.« On dit qu’il n’en est guère resté dans le camp. Ils allaientà Richmond, ou quelque part par là ; tandis que nous, nousnous battrons avec les sudistes. C’est un retrait stratégique ouquelque chose comme ça. Le régiment a reçu des ordres aussi, c’estce que m’a dit tout à l’heure un type qui les a vu arriver au QG.Et ils allument le feu à travers tout le camp : chacun peut levoir. »

– « Tu parles ! » dit lagrosse voix.

L’adolescent resta silencieux un moment.Enfin, il s’adressa au soldat de grande taille :« Jim ! »

– « Quoi ? »

– « Comment penses-tu que lerégiment va se comporter ? »

– « Oh ! ils se battront bienje crois, une fois qu’ils y seront, » dit l’autre d’un tonfroid. Il sut utiliser la troisième personne avec finesse.« Il y a eut des tas de blagues qu’on leur a jeté dessus parcequ’ils sont novices, bien sûr et tout ça ; mais je croisqu’ils se battront bien. »

– « Penses-tu qu’il y aura desdéserteurs ? » insista l’adolescent.

– « Oh ! il y aura peut-êtrequelques-uns d’entre eux qui fuiront, il y en a de ces types danschaque régiment, spécialement quand ils vont au feu pour lapremière fois » dit l’autre de manière indulgente. « Biensûr il peut arriver que tout le bazar se défile, si une grandebataille tombe dès le début, et alors il faudra à nouveau resterpour se battre comme à l’entraînement. Mais on n’est jamais sûrd’avance. Bien qu’ils n’aient jamais été sous le feu encore, etqu’il soit improbable qu’ils battent toute l’armée rebelle d’unseul coup, dès la première rencontre, je pense qu’ils se battrontmieux que certains, même si c’est pire que d’autres. C’est ainsique je me figure la chose. Ils appellent le régiment« bleusaille » et tout ça, mais les gens ont de lavaleur ; et la plupart d’entre eux se battront comme desdiables, dès qu’on se sera mis à tirer », ajouta-t-il avec ungrand accent de fierté sur les derniers mots.

– « Oh ! tu croissavoir… », commença le stentor avec mépris.

L’autre se retourna vers lui avec une vivacitéde bête féroce. Ils eurent une rapide altercation, au cours delaquelle ils se collèrent l’un à l’autre d’étranges épithètes.

À la fin l’adolescent les interrompit :« As-tu jamais pensé que toi-même tu déserterais,Jim ? », demanda-t-il. En terminant la phrase il ritcomme s’il avait voulu dire une plaisanterie. De même, la voixforte se mit à ricaner.

L’échalas secoua la main : « Hébien, » dit-il d’un ton pénétré, « j’avais pensé que çaallait chauffer pour Jim Conklin dans l’une de ces grandesmêlées ; et si tout un tas de gars allait se mettre à fuir, hébien je suppose que je me serais tiré. Et si une fois je me mets àcourir, je courrai comme le diable, y a pas d’erreur ! Mais sitout le monde tient le coup et se bat, hé bien ! je tiendraile coup et je me battrai. Je le ferai que diable ! Jeparierais là-dessus. »

– « Ha ! » dit leténor.

Le jeune héros de cette histoire ressentit dela gratitude pour les paroles de son camarade. Il avait eu peur quetous les hommes inexpérimentés comme lui ne possédassent une grandeet ferme confiance en soi. Dans une certaine mesure, il étaitmaintenant rassuré.

Chapitre 2

 

Le lendemain matin l’adolescent découvrait queson grand camarade avait été le messager hâtif d’une erreur. Il yeut beaucoup de moqueries sur ce dernier de la part de ceux qui,hier, étaient les fermes adhérents de ses vues ; il y avaitmême quelque mépris ironique de la part de ceux qui n’avaientjamais cru à la rumeur. L’échalas se battit avec un homme deChatfield Corners et lui donna une sévère raclée.

L’adolescent sentait, toutefois, que sonproblème demeurait entier. Au contraire, il se prolongeait demanière irritante. Cette histoire avait fait naître en lui un grandintérêt pour soi. Maintenant avec cette question nouvelle sur laconscience, il était acculé à revenir à sa vieille considération den’être qu’une part de la vaste manœuvre des bleus.

Pendant des jours, il fit d’incessantscalculs, mais ils étaient tous diantrement peu satisfaisants. Iltrouvait qu’il ne pouvait rien établir de sûr. Il conclutfinalement que le seul moyen de se donner une preuve était d’allerau feu, et alors, de voir, métaphoriquement, ses jambes découvrirleur mérite ou leur blâme. Il admettait à contrecœur qu’il nepouvait s’asseoir tranquillement et tirer une réponse par laréflexion, comme pour un calcul mental. Pour avoir cette réponse,il devait passer par le risque, le sang et le feu, qui sont commeces ingrédients nécessaires au chimiste pour ses tests dangereux.Dans l’attente, il se rongeait les sangs.

En attendant, il essayait continuellementd’estimer sa valeur relativement à ses camarades. L’échalas luidonnait un peu de confiance en tout cas. Le sang-froid et lasérénité de cet homme le rassuraient dans une certainemesure ; car il le connaissait depuis l’enfance, et de cetteintime connaissance il ne voyait pas comment il pourrait fairequoique ce soit, dont il ne serait pas capable, lui. Pourtant ilpensa que son camarade, lui, pouvait se tromper sur son compte.D’autre part, il pouvait être un homme destiné jusque-là à resterobscur et en paix, alors qu’en réalité il était fait pour brillerau champ de bataille.

L’adolescent aurait voulu découvrir quelqu’und’autre qui doutât de lui-même. C’eût été une joie pour lui detrouver une autre pensée intime qui sympathiserait avec lasienne.

Il essayait parfois de sonder ses camaradesavec des questions pièges. Il chercha à trouver des hommes dansl’état d’âme appropriée. Toutes ses tentatives pour amener neserait-ce qu’une phrase qui ressemblerait de manière ou d’une autreà la sorte de confession du doute qu’il avait intimement reconnu enlui-même, échouèrent. Il avait peur de faire l’aveu direct de soninquiétude, craignant de mettre quelque confident sans scrupule auniveau d’une grande intimité, ce qui lui permettrait de le tourneren ridicule.

En accord avec sa détresse, sa penséeoscillait entre deux opinions à l’égard de ses camarades. Quelquesfois il inclinait à croire qu’ils étaient tous des héros. En fait,à part lui, il admettait souvent un meilleur développement de ceshautes qualités chez les autres. Il pouvait concevoir que leshommes allassent de par le monde, insignifiants, portant en euxleur grand courage sans que cela parût ; et quoiqu’il aitconnu nombre de ses camarades depuis l’enfance, il commençait àcraindre que son jugement sur eux ait été aveugle. Mais parfois, ildédaignait ces hypothèses, et se persuadait que tous ses compagnonss’inquiétaient et tremblaient au fond d’eux-mêmes.

Ces sentiments lui donnaient une sensationétrange en présence d’hommes qui parlaient de la prochaine bataillede manière excitée, comme d’un drame dont ils seraient sur le pointd’être les témoins ; avec, sur leur visage, rien d’apparent,si ce n’est une grande impatience et une avide curiosité. Souventil les soupçonnait d’être des menteurs.

Il ne laissait pas passer de pareilles penséessans que généralement il ne se condamnât sévèrement. Parfois ils’assommait de reproches : s’étant lui-même convaincu denombreux délits honteux contre les saints usages de latradition.

Dans sa grande anxiété, son cœur tempêtaitcontre cette lenteur des généraux qu’il considérait commeintolérable. Ils paraissaient contents de percher tranquillementsur les berges de la rivière, le laissant ployer tout seul sous lepoids d’un grand problème. Il le voulait immédiatement résoudre. Ilne pouvait plus supporter un tel poids, se disait-il. Quelquefoissa colère contre les chefs atteignait l’aigu, et il murmurait avecfureur par tout le camp comme un ancien.

Un matin cependant, il se retrouva dans lesrangs de son régiment prêt à partir. Les hommes murmuraient desopinions et répétaient de vieilles rumeurs. Dans les ténèbres quiles enveloppaient juste avant l’aube, leurs uniformes brillaientd’une légère teinte pourprée et sombre. Par delà la rivière, lesyeux rouges des feux de camp ennemis veillaient toujours.

Dans le ciel à l’orient, il y avait une largebande jaune, mise comme un tapis sous les pieds du soleil qui selevait ; et tout contre elle, noire, bien dessinée comme unmodèle, dominait la gigantesque silhouette du colonel sur son grandcheval.

Dans les ténèbres on entendait le bruit despas. L’adolescent pouvait parfois voir des ombres denses qui semouvaient en formes monstrueuses. Le régiment fit une halte quiparut longue. L’adolescent s’impatientait. C’était intolérable lafaçon dont ces affaires étaient menées. Il se demanda combien detemps ils seraient tenus d’attendre.

Alors qu’il regardait pensivement les ténèbresinquiétantes qui l’environnaient il se mit à croire qu’à toutmoment l’espace menaçant qui les séparait de l’ennemi pouvaitprendre feu ; et le tonnerre roulant d’un engagement parvenaitdéjà à ses oreilles. Et comme il regardait les points rouges pardelà la rivière, il les imagina grandir, comme les orbes d’unerangé de dragons qui avançaient. Se tournant vers le colonel il levit qui levait sa grande main pour lisser calmement samoustache.

Enfin, il entendit, venant de la route au piedde la colline, le claquement de sabots d’un cheval au galop. Il sepourrait que cela soit l’arrivée des ordres. Il se pencha versl’avant, respirant à peine. Le claquement excité, à mesure qu’ildevenait plus fort, paraissait rouler sur son cœur. À présent lecavalier, dont l’équipement tintait fort, tirait sur les rênes deson cheval juste devant le colonel du régiment. Les deux hommestinrent une conversation brève et sèche. Aux rangs les plusavancés, les hommes étiraient le cou pour mieux entendre.

Alors qu’il venait de tourner bride et s’enallait au galop, le cavalier se retourna pour crier par-dessusl’épaule : « N’oubliez pas la boîte àcigares ! » Pour toute réponse le colonel eut un murmure.L’adolescent se demanda ce qu’une boîte à cigares avait à voir avecla guerre.

Un moment plus tard, le régiment, monstremouvant qui serpentait sur d’innombrables pattes, s’en allaitglissant à travers les ténèbres. L’air était lourd, froid et encorechargé d’humidité. La masse d’herbe mouillée qu’on piétinaitcrissait comme de la soie.

Par moments des éclairs et des lueursmétalliques apparaissaient sur le dos de ces énormes corps quirampaient comme des reptiles. Des craquements et des grognementsparvenaient de la route, comme si quelques fusils réfractairesétaient traînés le long du chemin.

Les hommes trébuchaient dans leur marche,spéculant toujours à voix basse. Le débat faiblissait. Un hommetomba, et comme il tentait d’atteindre son fusil un camarade qui nel’avait pas vu, lui piétina la main. La victime dont les doigtsfurent écrasés jura haut et fort. Un rire bas et étouffé couruparmi ses camarades.

Maintenant ils prenaient une grande route etavançaient plus aisément, à grands pas. La masse sombre d’unrégiment marchait devant eux, et à l’arrière leur parvenait letintement des équipements portés par les hommes qui avançaient.

Derrière eux l’or jaillissant du jour.

Quand enfin les rayons du soleil tombèrentavec douceur et plénitude sur la terre, l’adolescent vit le paysagestrié de deux longues colonnes maigres et noires, qui, vers l’avantdisparaissaient dans le versant d’une colline, et vers l’arrièredans la forêt. Elles ressemblaient, ces colonnes, à deux serpentsqui rampaient hors des cavernes de la nuit.

La rivière n’était plus visible. Le soldat dehaute taille se mit soudain à louer ce qu’il pensait être sonpouvoir de prédiction : « Je vous l’avais bien ditn’est-ce pas ? »

Quelques-uns de ses compagnons s’écriaientavec force qu’eux aussi ils avaient affirmé la même chose, et ilsse félicitèrent réciproquement sur cela. Mais d’autres disaient quele plan de l’échalas n’était pas du tout le vrai. Ils persistaientà croire d’autres hypothèses. Il y eut une vigoureusediscussion.

L’adolescent n’y prit aucune part. Comme ilavançait à l’écart de ses camarades en rang, il reprit son éterneldébat avec lui-même. Il ne pouvait s’empêcher de s’y lover.Découragé et sombre, il jetait des coups d’œils inquiets autour delui. À mesure qu’ils avançaient, il regardait devant lui,s’attendant à tout instant à entendre le crépitement des coups defeu.

Mais le long serpent rampait doucement decolline en colline sans le moindre coup de feu ni la moindre fumée.Sur la droite flottait un nuage de poussière aux teintes terreuses,le ciel au dessus était d’un bleu féerique.

L’adolescent examinait le visage de sescompagnons, toujours à guetter la moindre manifestation defaiblesse similaire à la sienne. Mais il fut vivement désappointé.Une vivacité dans l’air qui faisait que les vétérans menaient lamarche avec allégresse, presque en chantant, passa au régiment desnovices. Les hommes se mirent à parler de victoire comme d’unechose familière. De même, l’échalas fut confirmé dans sesestimations : on allait certainement contourner l’ennemi parl’arrière. On exprima de la pitié pour cette part de l’armée qui setrouvait sur le bord de la rivière, se félicitant de faire partiedes invités indésirables qui vont leur tomber dessus comme lafoudre.

L’adolescent, qui se considérait à part, fûtattristé par les paroles insouciantes et gaies qui volaient entretous les rangs. Les farceurs de la compagnie firent tous de leurmieux. Le régiment marchait sur le ton de la rigolade.

L’effronté soldat à la voix de stentor faisaitfréquemment se convulser de rire des lignes entières, avec sesmordants sarcasmes dirigés sur l’échalas.

Il ne fallut pas beaucoup de temps pour queles soldats parussent oublier leur mission : des brigadesentières et des régiments entiers riaient à l’unisson.

Un soldat un peu gros tenta de voler un chevaldevant le portail d’une cour. Il entendait lui faire porter son sacà dos. Il filait avec son butin, quand une jeune fille surgit de lamaison et agrippa la crinière du cheval. Une luttes’ensuivit : la jeune fille, les joues roses, l’œil enflammé,tint bon comme la statue même du courage.

Les hommes du régiment qui observaient aurepos au bord de la route, se mirent aussitôt à hurlerd’excitation ; ils étaient pour la jeune fille de tout leurcœur. L’attention des hommes fut si absorbée par cette altercationqu’ils en oubliaient leur grande guerre. Ils se moquaient du soldatqui voulait faire le pirate, et attiraient l’attention sur lesmultiples défauts de sa personne. Ils soutenaient la jeune filleavec un enthousiasme sauvage.

De loin, on jetait quelques conseils hardis àla fille : « Tape dessus avec un bâton ! »

Quand il battit en retraite sans le cheval onl’arrosa d’un caquetage moqueur et de sifflets humiliants. Lerégiment se réjouissait de sa défaite. De bruyantes félicitationsfurent hurlées en direction de la demoiselle, qui, essoufflée,continuait à regarder les troupes avec défi.

À la tombée de la nuit, la colonne sedispersa, formant des régiments qui campèrent dans les champs.Comme d’étranges plantes, les tentes jaillissaient, et les feux decamp, comme de singulières floraisons rouges, pointèrent dans lanuit.

L’adolescent évitait de s’adresser à sescompagnons, autant que le permettaient les circonstances. Le soiril fit quelques pas dans les ténèbres. À courte distance, tous cesfeux, avec la silhouette noire des hommes qui allaient et venaientdevant ces lueurs pourpres, donnaient une atmosphère étrange etsatanique.

Il s’étendit sur l’herbe, dont les feuilles sepressaient tendrement contre sa joue. Accrochée sur un arbre, lalune brillait comme une lampe. Le fluide paisible de la nuittranquille qui l’enveloppa lui inspirait une grande pitié pourlui-même. Il y avait une caresse dans la douce brise ; ettoute cette ténèbre mélancolique, pensa-t-il, sympathisait avec sadétresse.

Sans réserve, il souhaita être à nouveau chezlui, faisant les allées et venues sans fin entre la maison, lagrange et les champs. Il se souvint avoir fréquemment juré contrela vache pie et ses compagnes, quelquefois il avait jeté le banc àtraire avec violence. Mais, à présent, son point de vue avaitchangé : un halo de bonheur entourait chacune de leurs têtes,et il aurait sacrifié tous les gallons du monde pour la possibilitéde leur revenir. Il se disait n’avoir pas été formé pour êtresoldat. Et il s’attardait sérieusement à considérer les différencesradicales qu’il y avait entre lui et ces hommes qui s’agitaientautour du feu comme autant de petits diables.

Alors qu’il ruminait ces pensées, il entenditl’herbe craquer ; et en tournant la tête, il vit le soldat àla voix de stentor. Il l’interpella : « HéWilson ! »

Ce dernier, s’approchant, se pencha sur luipour le regarder de plus près :

– « Hé bien, salut Henri, est-cetoi ? Que fais-tu là ? »

– « Oh ! je pense, » ditl’adolescent.

L’autre s’assit et alluma une pipe avecsoin :

– « T’as le cafard mon gars. Turegardes comme si t’espionnais furieusement. Que diable teprend-t-il ? »

– « Oh ! rien, » ditl’adolescent.

La voix de stentor lança alors la discussionautour du combat à venir :

– « Oh ! on les amaintenant ! » Comme il parlait, son visage enfantin setordait en un joyeux sourire, et sa voix portait des accentsexaltés. « Oh ! on les a maintenant. Par les foudreséternelles, on les battra à plate couture ! »

– « À la vérité, » ajouta-t-ild’un ton plus sobre, « ils nous ont battus à chaque rencontrejusqu’à maintenant ; mais cette fois… cette fois on lesbattra ! »

– « Je pensais que tu étais contrecette marche, il y a quelque temps » dit l’adolescent avecdétachement.

– « Oh, ce n’était pas ça »expliqua l’autre. « Je n’ai rien contre la marche s’il y acombat à la fin. Ce que je déteste c’est d’être déplacé ici et làsans que rien de bon n’en sorte, comme je le vois jusqu’à présent,à part des pieds meurtris et une ration diminuée. Hé bien !Cette fois, Jim Conklin dit qu’on va avoir plein de combats. Jepense qu’il a raison pour une fois, quoique je ne voie pas commentça va arriver. Cette fois, nous y serons dans une grande bataille,et nous en tiendrons le bon bout, c’est sûr et certain.Mazette ! Comment qu’on va les rosser ! »

Excité, il se leva et commença d’aller etvenir. La chaleur de son enthousiasme rendait son pas souple. Ilétait plein d’entrain, d’énergie, et sa foi au succès l’enflammait.Il voyait nettement le futur avec un regard fier, et jurait à lafaçon d’un vieux soldat.

L’adolescent le regarda un moment en silence.Quand il parla sa voix était amère comme le fiel : « Ah,tu vas faire de grandes prouesses, je suppose ! »

Le stentor, pensif, souffla un nuage de fuméede sa pipe.

– « Oh ! Je ne saispas ! », remarqua-t-il avec dignité. « Je ne saispas. Je suppose faire aussi bien que les autres. J’essayerai debien me battre comme la foudre. » Il se complimentaitévidemment par cette affirmation modeste.

– « Comment sais-tu que tu ne vaspas fuir quand le moment viendra ? » demandal’adolescent.

– « Fuir ? » dit lestentor, « fuir ?… bien sûr que non ! » il semit à rire.

– « Bien sûr », poursuivitl’adolescent « pas mal de bons gars avaient pensé faire degrandes choses avant le combat, mais quand vint le moment, ilsdétalèrent comme des lapins. »

– « Oh ! c’est tout à faitvrai, je suppose », répliqua l’autre, « mais je ne vaispas détaler comme un lapin. L’homme qui pariera sur ma fuite perdrason argent, c’est tout. » Il secouait la tête avecassurance.

– « Oh ! ça va ! »dit l’adolescent « tu n’es pas le plus brave des hommesn’est-ce pas ? »

– « Non, je ne le suis pas »,s’exclama le stentor avec indignation. « Et je n’ai pas ditque j’étais le plus brave des hommes non plus. J’ai dit quej’allais prendre ma part des combats… c’est ce que j’ai dit. Et jele pense ! Qui es-tu après tout ? Tu parles comme si tute prenais pour Napoléon Bonaparte. » Un moment il fixa unregard furieux sur l’adolescent et s’en alla à grands pas.

Celui-ci cria avec véhémence après soncamarade : « Hé bien tu n’as pas besoin de t’affoler pourça ! » Mais l’autre continua son chemin sansrépondre.

Quand son camarade blessé dans son amourpropre eut disparu, il se sentit plus seul au milieu des champs.Son échec à trouver la moindre ressemblance de points de vue entreeux, le rendit encore plus misérable qu’auparavant. Nul ne semblaitse débattre avec un problème personnel aussi effrayant. Il sesentait moralement exilé.

L’adolescent rentra lentement dans sa tente ets’étendit sur la couverture à côté de l’échalas qui ronflait. Dansles ténèbres il vit la peur dotée d’innombrables bouches quimurmuraient sans arrêt dans son dos pour qu’il déserte, tandis queles autres feraient leur devoir pour leur pays avec sang-froid. Iladmettait son incapacité à faire face à ce monstre. Il sentait quechacun des nerfs de son corps écouterait ces voix, alors que lesautres hommes resteraient impassibles et sourds.

Et tandis qu’il transpirait sous ces penséesdouloureuses, il entendait ces phrases, tranquillement dites à voixbasse : « Je parie cinq »… « Je monte àsix »… « Sept »… « Sept je passe »…

Il contempla le reflet rouge et tremblant d’unfeu sur la façade blanche de sa tente, jusqu’à ce que, rendu maladeet épuisé par la monotonie de sa souffrance, il s’endormit.

Chapitre 3

 

La nuit suivante les colonnes, comme deslignes pourpres, traversaient deux pontons. Un brasier intensedonnait à la rivière des teintes vineuses. Ses rayons, serépercutant sur la masse mouvante des troupes, jetaient ça et là debrefs éclairs d’or et d’argent. Au dessus de l’autre rive, unesombre et mystérieuse rangée de collines s’incurvait tout contre leciel. La nuit solennelle et ses voix d’insectes, chantait.

Après cette traversée l’adolescent étaitconvaincu qu’à tout moment ils pouvaient subir un assaut violent etsoudain du fond de ces bois aux branches basses. Sur le qui-vive,il scruta les ténèbres.

Mais son régiment arriva sans heurt dans uncampement, et les soldats dormirent du bon sommeil d’hommesharassés par la fatigue. Au matin il se remit en route avec unenouvelle vigueur, et l’on pressa le pas le long d’un chemin étroitqui menait tout droit au plus profond de la forêt.

C’est durant cette marche forcée que lerégiment commença à donner quelques signes de lassitude : ondésespérait de faire autre chose que marcher. Les hommescommençaient à compter les kilomètres sur les doigts, et ils sefatiguaient :

– « Des pieds meurtris et cesdamnées rations diminuées, c’est tout ce qu’on gagne ! »dit la voix de stentor. On grognait et l’on transpirait. Un momentaprès, on commença à se délester de son sac à dos. Quelques-uns lejetaient au sol avec négligence ; d’autres le cachaientsoigneusement avec la ferme intention de revenir le chercher entemps voulu. On se débarrassait des sous-vêtements trop chauds. Àprésent, on ne portait que les vêtements nécessaires, lescouvertures, l’havresac, les gamelles, les armes et lesmunitions.

– « Tu peux manger, boire, dormir ettirer à l’aise maintenant ! » dit l’échalas àl’adolescent. « C’est tout ce dont t’as besoin. Qu’est-ce quetu veux… porter une auberge ? »

Il y eut un changement soudain. Le corpsd’infanterie passa de la forme lourde imposée par le règlement à laforme vive et légère nécessitée par la pratique sur le terrain.Soulagé d’un grand poids le régiment recevait ainsi une nouvelleimpulsion. Mais on avait perdu pas mal de bons sacs à dos et desous-vêtements qui, après tout, étaient excellents.

Mais le régiment n’avait pas l’apparence decelui des vétérans, qui avait plutôt l’air de petits attroupementsd’hommes. Quand ils arrivèrent pour la première fois sur le champde bataille, des vétérans qui passaient sans but apparent,remarquèrent la longueur de leur colonne et les interpellèrentainsi :

– « Hé les gars, quelle est cettebrigade ? »

Et quand on leur répondit que c’était là unrégiment et non une brigade, les anciens se mirent à rire endisant : « Mon Dieu ! »

De même, les casquettes étaient quelque peuidentiques. L’état des casquettes d’un régiment devrait proprementreprésenter l’histoire de la coiffure militaire au cours d’unepériode. Et de plus, en parlant des étendards leurs lettres d’orn’avaient pas encore subi la patine des ans ; ils étaientencore neufs et beaux, et le porte-drapeau nettoyait soigneusementleurs mats.

À présent, l’armée était à nouveau au repos,comme pour réfléchir. Les hommes respiraient l’odeur pacifique despins. Un bruit monotone de coups de hache parcourait la forêt, etles insectes somnolents sur leurs perchoirs chantonnaient comme devieilles femmes. L’adolescent reprit sa vieille idée de vastemanœuvre d’entraînement des bleus.

Pourtant, par une aube grise, il fut poussé aupied par l’échalas ; alors, avant qu’il ne fût tout à faitéveillé, il se retrouva à courir en bas d’un chemin boisé, aumilieu d’hommes essoufflés par la course. Sa gamelle lui battaitrythmiquement la cuisse, et son havresac rebondissait mollement surson dos ; tandis que le mousqueton sautait un peu plus hautque l’épaule, et rendait incertaine la position de son képi sur satête.

Il pouvait entendre les hommes souffler cesphrases entrecoupées : « Dis… à propos de quoi… toutça ? » ; « pourquoi mille tonnerres est-ce…nous… fuyons… ainsi ? » ; « Billie… écarte-toide mon chemin… tu cours… comme une vache ! » On pouvaitentendre la voix aiguë du stentor : « Pourquoi diablecourt-on comme ça ? »

L’adolescent pensa que le brouillard humide dumatin avait disparu sous la ruée furieuse d’un grand corps detroupe. On entendit soudain une lointaine salve de coups defeu.

Il perdit la tête. Alors qu’il courait avecses camarades, il essaya avec fermeté de réfléchir, mais tout cequ’il sut, était que s’il tombait, ceux qui arrivaient derrière lepiétineraient. Toutes ses facultés se limitaient à le conduire et àpasser les obstacles. Il se sentait comme entraîné par unefoule.

Le soleil se leva versant sa lumière, et unpar un les régiments jaillissaient devant le regard comme si laterre venait d’enfanter ces hommes armés. L’adolescent sentait quele moment était venu. Il allait enfin se connaître. Un moment il sesentit tout petit face à la grande épreuve, et la chair quirecouvrait son sein parut très mince. Il trouva le temps deregarder autour de lui pour faire ses estimations.

Mais il sut à l’instant qu’il lui seraitimpossible de déserter le régiment : de toute part celui-cil’enfermait. Et les lois d’airain de la justice et de la traditionl’encerclaient. Il se trouvait dans une cage mouvante.

Prendre conscience de ce fait lui fitcomprendre qu’il n’avait jamais désiré partir à la guerre. Il nes’était pas engagé de sa propre volonté. Il fut entraîné par ungouvernement cruel. Et maintenant ils l’emmenaient au massacre.

Le régiment glissa le long d’une berge, et, àmoitié immergé, traversa un petit ruisseau. L’eau coulait avec unelenteur de deuil, et couvertes d’ombres noires, quelques bullesblanches semblaient fixer les hommes comme des pupilles.

Tandis qu’ils grimpaient une colline plusloin, l’artillerie commença de tonner. Là, alors qu’il sentaitl’impulsion d’une curiosité soudaine, l’adolescent oublia sespréoccupations. Il remonta la berge presque à quatre pattes, avecune vivacité que n’égalerait pas celle d’un homme assoiffé desang.

Il s’attendait à une scène de bataille.

Il y avait quelques petits terrainscomplètement bordés par la forêt. Éparpillés sur l’herbe etderrière les troncs d’arbres, il pouvait voir des groupes, et leslignes mouvantes des avant-postes qui couraient çà et là, tirantdes salves à travers champs. Une ligne de bataille sombres’étendait dans une clairière baignée de soleil et pleine dereflets orange. Un étendard flottait.

D’autres régiments pataugeaient le long de laberge. La brigade se formait en ligne de bataille, et après unepause, avança lentement à travers bois, derrière des avants postesbien abrités ; qui se confondaient constamment avec le paysagepour réapparaître plus en avant.

Constamment occupés comme des bourdons, ilsétaient profondément absorbés par leurs échauffourées.

L’adolescent essayait de tout observer. Il nefaisait aucune attention pour éviter les arbres ni les branches, etse heurtait constamment les pieds contre les pierres, s’accrochaità la bruyère. Il prenait conscience que ces bataillons avec leurtumulte, striaient d’un rouge criard la douce toile du paysageverdoyant. Ce n’était pas le bon endroit pour un champ debataille.

Les avants postes en action le fascinaient.Leurs tirs dans les buissons et sur les arbres qui dominaient auloin, lui parlaient de tragédies… secrètes, mystérieuses,solennelles.

La ligne du régiment arriva sur le corps d’unsoldat tué. Couché sur le dos il fixait le ciel. Il portait unetenue bizarre de couleur brun jaune. L’adolescent pouvait voir queles semelles de ses bottes étaient si usées qu’elles avaient laminceur d’une feuille de papier ; et le pied du mort saillaitpiteusement par l’ouverture béante de l’une d’entre elles. Comme sile destin trahissait le soldat : dans la mort il exposait àses ennemis cette pauvreté que, vivant, il eut peut-être caché àses amis mêmes.

Les rangs s’ouvraient discrètement pour éviterle cadavre. L’homme mort devenait invulnérable et forçait lerespect. L’adolescent fixa intensément le visage au teint decendre. Le vent souleva la barbe fauve. Elle remuait comme si unemain la caressait. Un vague désir le poussait à tourner encore etencore autour du cadavre pour voir : désir inconscient del’homme qui essaye de lire dans les yeux morts la réponse à lagrande question.

Très vite l’ardeur acquise par l’adolescentpendant la marche, quand le champ de bataille n’était pas en vue,s’évanouit. Aisément sa curiosité fut tout à fait satisfaite. Siune intense bagarre l’avait pris dans ses secousses furieuses aumoment où il parvenait au sommet de la berge, il se fut jeté dansla mêlée en rugissant. Ce progrès sur la Nature était trop simple.Il avait la possibilité de réfléchir. Il avait tout le temps des’interroger sur soi, et d’essayer de mettre ses sentiments àl’épreuve.

Des idées absurdes l’envahirent. Il pensa nepas aimer le paysage. Il était menaçant. Il eut froid dans ledos ; et c’est vrai que son pantalon ne paraissait pas du toutconvenir à ses jambes.

Une maison paisible, debout dans les champslointains, prenait pour lui un air menaçant. L’ombre des bois étaiteffrayante. Il était certain que ce décor abritait des êtres auxregards féroces. Une pensée lui traversa l’esprit que les générauxne savaient pas très bien ce qu’ils faisaient. Tout ça était unpiège. Des canons de fusils pouvaient subitement jaillir de cesbois proches. Et derrière, des brigades d’airain apparaîtraient.Ils allaient tous être sacrifiés. Les généraux sont stupides.L’ennemi n’allait faire qu’une bouchée de tout le front. Il regardaintensément autour de lui, s’attendant à voir l’approche sournoisede sa propre mort.

Il pensa devoir sortir des rangs pourharanguer ses camarades. Ils ne devaient pas tous être abattuscomme des moutons ; et il était sûr que c’est ce quiarriverait : à moins qu’ils ne prennent conscience du danger.Les généraux étaient des idiots, ils les envoyaient droit dans unesouricière. Mais il n’y avait, dans tout le corps de troupe, queses yeux pour le voir. Il aurait voulu s’avancer et faire undiscours. Des paroles vibrantes et passionnées lui vinrent à labouche.

La ligne du régiment, fragmentée par le reliefdu terrain, avançait calmement à travers champs et bois.L’adolescent regardait les hommes les plus proches de lui, et vit,chez la plupart, des expressions profondément intéressées :comme si quelque chose accaparait toute leur attention.Quelques-uns marchaient avec des airs de bravoure exagérés, commes’ils étaient déjà plongés dans la guerre. D’autres semblaientmarcher sur des œufs. Et la plupart de ces hommes, qui n’avaientpas encore connu l’épreuve du feu, avaient l’air tranquille etabsorbé. Ils allaient voir la guerre de près… La guerre : lacréature rouge, le dieu buveur de sang. Oui ils avaient l’airprofondément absorbé durant la marche.

En regardant autour de lui l’adolescent ravalases cris. Il voyait bien que même si les hommes tremblaient depeur, ils riraient de sa mise en garde. On se moquerait de lui, et,si possible, on le lapiderait. En admettant qu’il fasse erreur, unefrénétique déclamation de ce genre le rendrait ridicule.

Alors, il assuma l’air de quelqu’un qui seulest condamné à porter le fardeau d’une responsabilité inavouable.Il marchait avec lenteur en jetant des regards tragiques auciel.

Le jeune lieutenant de sa compagnie le surpriten le battant avec le plat de son épée, n’y allant pas de mainmorte, et lui criant à haute et insolente voix :

– « Allez jeune homme, rentre dansles rangs ! Personne ne se défile ici ».

L’adolescent se hâta de remettre son pas aurythme voulu. Et il haït le lieutenant qui ne savait pas estimerles beaux esprits : ce n’était qu’une simple brute.

Un moment plus tard, la brigade fit halte dansune forêt dont la lumière douce rappelait celle d’une cathédrale.Les postes avancés étaient toujours très occupés par leursescarmouches. À travers les ailes de la forêt, on pouvait voir lafumée de leurs fusils qui flottait. Par moments elle montait en unepetite bouffée blanche et compacte comme un ballon.

Durant cette halte de nombreux soldats durégiment se mirent à ériger devant eux de petits monticules. Ilsutilisaient des pierres, des branches, de la terre, et tout cequ’ils croyaient pouvoir détourner une balle. Quelques un enbâtissaient de relativement grands, alors que d’autres paraissaientse contenter d’abris plus modestes.

Cette activité provoqua un débat parmi leshommes. Quelques-uns voulaient se battre en duellistes, pensantqu’il était plus correct de se mettre debout et de se donner ainsipour cible des pieds à la tête. Ils affirmaient mépriserl’appareillage des prudents. Mais les autres s’en moquaient enmontrant du doigt les anciens sur les ailes, qui creusaient le solcomme des Terriers. En un moment une véritable barricade s’érigeasur tout le front du régiment. Pourtant l’instant d’après on donnal’ordre de se retirer de l’endroit.

Ce qui étonna fort l’adolescent. Il oubliaitses bouillonnements de colère sur l’avancée des troupes :

– « Hé bien, alors pourquoi nousont-ils fait marcher jusqu’ici ? » demanda-t-il àl’échalas. Ce dernier commença une longue explication avec unecalme confiance, malgré qu’il fût contraint d’abandonner la petiteprotection de débris et de pierres, pour laquelle il dépensa tantd’art et d’attention.

Quand le régiment s’éloigna vers une autreposition, le soin que tout homme se doit pour sa survie fit naîtreune autre ligne de tranchées ; et ils prirent leur déjeunerderrière une troisième. On les déplaça encore de celle-ci. On lesfaisait marcher d’un endroit à un autre sans but apparent.

On avait appris à l’adolescent qu’un hommedevenait autre dans la bataille. Dans un tel changement, il voyaitson salut. Depuis, l’attente fut pour lui une dure épreuve. Ilétait dans une impatience fiévreuse. Il considéra que tout cecidénotait un manque de décision de la part des généraux. Il s’enplaignit au soldat de grande taille :

– « Je ne peux supporter ça pluslongtemps » s’écria-t-il. « Qu’est-ce qu’on gagne à nousexténuer les jambes pour rien. »

Il souhaitait revenir au camp, puisque cetteaffaire n’était qu’une manœuvre des bleus ; ou alors qu’onaille au combat, et il saurait qu’il était idiot de douter de savaleur, et qu’en vérité il était digne du courage de ses pères. Iltrouvait intolérable la tension qu’il subissait dans lescirconstances présentes.

L’échalas, en bon philosophe, prit un morceaude porc et de biscuit sec, et l’avala de manièrenonchalante :

– « Oh, je suppose qu’on doit fairedes reconnaissances dans le pays, juste pour les tenir à distanceou pour les envelopper, ou quelque chose dans ce genre ».

– « Ha ! » dit la voix destentor.

– « Hé bien ! » s’écrial’adolescent, toujours agité. « Je ferais n’importe quoi,plutôt que de me balader tout le jour dans le pays, ne faisant riende bon, juste pour nous crever de fatigue. »

– « Et moi donc ! » dit lavoix de stentor. « Ce n’est pas juste. Je vais vous dire, siquelqu’un de sensé dirigeait cette armée, il… »

– « Oh ! la ferme ! »rugit l’échalas. « Tu n’es qu’un petit idiot, un maudit gamin.Tu n’as pas encore porté cette tenue depuis six mois, et tu parlescomme si… »

– « Hé bien, j’veux me battre detoute façon » interrompit l’autre. « Je ne suis pas venuici pour me promener. Si je l’avais voulu, j’aurais pu le fairechez moi autour de la grange. »

L’échalas, le visage cramoisi avala un autremorceau comme s’il prenait du poison par désespoir.

Mais graduellement, à mesure qu’il mâchait,son visage retrouvait à nouveau le calme et le contentement. Il nepouvait éclater en de furieux arguments avec de tels morceaux à labouche. Durant ses repas il avait toujours un air contemplatif,comme s’il bénissait la nourriture qu’il avalait ; alors, sonesprit paraissait communier avec elle.

Avec un grand sang-froid, il acceptait lenouvel environnement, ainsi que la situation qui en découlait,prenant de la nourriture de son havresac à chaque occasion. Aucours de la marche, il avançait avec le pas d’un chasseur, nefaisant d’objection ni pour l’allure, ni pour la distanceparcourue. Et il n’avait pas élevé la voix quand on lui donnal’ordre de quitter successivement les trois petits monticules dedébris et de terre, dont chacun fut une prouesse technique qui eutmérité d’être dédiée à la mémoire d’un aïeul.

L’après-midi, le régiment avança sur le mêmeterrain parcouru dans la matinée. Le paysage cessa alors d’être unemenace pour l’adolescent. Il le sentait proche et lui devenaitfamilier.

Quand ils commencèrent, pourtant, à passerdans une nouvelle région, ses craintes quant à l’incompétence et lastupidité de ses supérieurs l’assaillirent à nouveau ; maiscette fois il s’entêta à les laisser murmurer tant qu’ellesvoulaient. Il était occupé par son problème, et dans son désarroiil conclut que la stupidité des chefs n’avait aucuneimportance.

Il finit par penser qu’il lui seraitpréférable d’être tué d’un coup, et que ses ennuis prennent fin. Dece point de vue la mort n’était rien d’autre qu’un repos ; unmoment il s’étonna qu’il eut dû faire tout cet extraordinairetumulte à propos du simple fait d’être tué. Il serait mort etpartirait dans quelque endroit où on le comprendrait. Il étaitinutile de s’attendre à ce qu’un homme comme le lieutenantappréciât la profondeur et la finesse de ses sentiments. C’est dansle tombeau qu’on le comprendrait enfin.

L’échange de tirs incessants des avants postess’élargit en un long craquement sonore, à quoi se mêlaient delointaines huées. Une batterie de canon tonnait.

Au même moment, l’adolescent pouvait voircourir les hommes de première ligne. Ils étaient poursuivis par destirs de mousqueterie. Un moment après les flammèches brûlantes etmeurtrières des fusils étaient visibles. Comme des fantômes enobservation les nuages de fumée passaient avec lenteur et insolenceau dessus du champ de bataille. Le bruit assourdissant montacrescendo, comme le rugissement d’un train qui arrive.

Une brigade devant eux sur la droite, se miten action avec un fracas déchirant. Ce fut comme si elle avaitelle-même explosé. Et tout de suite après, elle se tenait àdistance derrière un long mur gris, qu’on devait regarder à deuxfois pour s’assurer que c’était de la fumée.

L’adolescent, oubliant le net dessein de sefaire tuer, regardait avec fascination, les yeux écarquillés, labouche grande ouverte, la scène qui se déroulait devant lui.

Il sentit subitement une main pesante ettriste se poser sur son épaule. Sortant de son état d’observateurfasciné il se retourna et vit le soldat à la voix de stentor.

– « C’est ma première et dernièrebataille mon vieux » dit ce dernier, avec un air très sombre.Il était très pâle et ses lèvres féminines tremblaient.

– « Hé ? » murmural’adolescent avec un grand étonnement.

– « C’est ma première et dernièrebataille mon vieux » poursuivit le stentor, « quelquechose me dit… »

– « Quoi ? »

– « Je suis cuit dès cette premièrefois et… et je… v… veux que tu prennes ces choses-là… à… mes…parents » finit-il dans tremblant soupir de pitié pour soi. Iltendit à l’adolescent un petit paquet emballé dans une enveloppejaune.

– « Pourquoi, que diable… »commença l’adolescent à nouveau.

Mais l’autre lui jeta comme un regardd’outre-tombe, leva sa main molle de manière prophétique et sedétourna.

Chapitre 4

 

La brigade était positionnée à la lisière d’unpetit bois. Les hommes s’accroupirent parmi les arbres, en pointantleurs fusils inquiets vers les champs. Ils essayaient de voir àtravers la fumée.

Derrière ce voile ils pouvaient voir deshommes courir. Quelques-uns faisaient des gestes et criaient desmises en garde en courant.

Les novices du régiment regardaient etécoutaient d’un air avide, tandis que leurs langues couraient dansun incessant bavardage autour de la bataille. Dans leurs bouchesvolaient les rumeurs surgies du néant…

– « On dit que Perry a été repousséavec de grosses pertes… »

– « Oui Carott est à l’infirmerie.Il dit être malade. Ce joli lieutenant commande la compagnie G. Lesgars disent qu’ils ne veulent plus être sous ses ordres, quitte àtous finir par déserter. Ils ont toujours su qu’ilétait… »

– « L’artillerie de Hannisses a étéprise. »

– « C’est pas vrai non plus. J’ai vul’artillerie de Hannisses plus loin sur la gauche, y a pas plus dequinze minutes. »

– « Hé bien… »

– « Le général dit qu’il va prendreles commandes de toute la 304e, quand on va entrer en action ;alors il dit qu’on se battra comme aucun régiment ne l’afait. »

– « Il paraît qu’ils vont noustomber dessus par la gauche. On dit que l’ennemi pousse nos lignesdans de sacrés marécages, et que l’artillerie de Hannisses a étéprise. »

– « Rien de tout ça n’est vrai.L’artillerie de Hannisses était le long de ce côté il n’y a pas uneminute. »

– « Le jeune Hasbrouk, il fait untrès bon officier. Il ne craint rien. »

– « J’ai rencontré quelqu’un de la148è, les gars du Maine, qui a vu sa brigade combattre toutel’armée rebelle pendant quatre heures entières, là-bas aucroisement des routes, et tuer au moins cinq milles d’entre eux. Ildit qu’une autre bataille comme ça et s’en serait fini de laguerre. »

– « Bill aussi n’avait pas peur.Non-monsieur ! pas du tout ! Bill ne s’effraie pasfacilement. Il est seulement toqué, c’est ce qu’il est. Quand cetype lui a marché sur la main, il s’est levé et dit qu’il étaitvolontaire pour donner sa main pour son pays, mais qu’on lui coupela langue s’il allait permettre à tout idiot de soldat embusqué delui marcher dessus en silence sans rien dire. C’est pourquoi il estallé à l’infirmerie sans se soucier de combattre. Il avait troisdoigts écrasés. Ce cher docteur a voulu les lui amputer, et Bill,il lança un terrifiant rugissement que j’ai entendu. C’est un typedrôle. »

– « Écoutez ce que le vieux colonel,il dit les gars. Il dit qu’il abattra le premier qui feravolte-face pour s’enfuir. »

– « Il n’a qu’à essayer. Je voudraisbien le voir me tirer dessus. »

– « Il veut seulement voir parlui-même. Il ne parle pas pour ne rien dire. »

– « On dit que la division Perryleur est tombée dessus comme la foudre. »

– « Ed Williams, là-bas dans lacompagnie A, il a vu les rebelles qui lâchaient toutes leurs armeset fuyaient en braillant quand on leur donnait un bon assaut dès ledébut. »

– « Hé diantre ! Ed Williamsqu’est-ce qu’il en sait ? Depuis qu’on lui a tiré dessus quandil était de garde, il se défile des combats. »

– « Hé bien, il… »

– « Entendu les nouvelles lesgars ? Corkright a écrasé toute l’aile droite des rebelles, etcapturé deux divisions entières. Demain on passera par le pluscourt pour revenir à nos quartiers d’hiver. »

– « J’vous l’dis, j’ai été dans lesecteur où se trouve l’aile droite de l’armée rebelle, et c’est lapartie la plus dégueulasse de la ligne ennemie. C’est tout unmélange de collines, de maudits petits ruisseaux. Je parie machemise que Corkright ne les a jamais inquiétés là-bas. »

– « Hé bien c’est un fiercombattant, et s’il y a quelqu’un qui peut les battre c’estlui. »

L’énorme vacarme issu des premières lignesenfla jusqu’à atteindre au niveau d’un terrifiant concert.L’adolescent et ses camarades restaient figés, en silence. Ilspouvaient voir un drapeau secoué avec rage dans la fumée. Tout prèss’agitait la forme confuse des troupes. Un flot turbulent d’hommesarrivait à travers champs. Une batterie de canons changea deposition dans un galop frénétique, éparpillant les soldatsdispersés à gauche et à droite de son passage.

Un obus hurlant la mort passa par-dessus lestêtes baissées des réservistes. Il atterrit dans le petit bois, etl’explosion souleva la terre en jetant une lueur rouge. Il y eutune petite averse d’aiguilles de pin.

Les balles commencèrent de siffler parmi lesbranches, et, se plantaient dans les troncs d’arbres. Des feuilleset de petites branches tombaient avec lenteur. C’était comme si unmillier de haches minuscules et invisibles eussent été habilementutilisées. Beaucoup faisaient de brusques écarts en rentrant latête.

Le lieutenant de la compagnie de l’adolescentfut touché à la main. Il lâcha de si formidables jurons que desrires nerveux coururent le long de la ligne du régiment. Lesblasphèmes de l’officier paraissaient ne pas franchir la limite desconvenances. Ce qui soulagea les sens tendus des novices. Comme sichez lui il se fut tapé sur les doigts avec un marteau. Il tint lemembre blessé soigneusement éloigné de lui de manière à ce que lesang ne s’égouttât pas sur son pantalon.

Le capitaine de la compagnie, serrant son épéesous le bras, tira un mouchoir et serra avec la blessure dulieutenant. Ils discutèrent sur la façon de mettre le bandage.

À distance l’étendard s’agitait follement aumilieu de la bataille. Il paraissait lutter pour se libérer d’uneagonie. Les volutes de fumée étaient striées d’éclairshorizontaux.

De cet écran de fumée, des hommes émergèrentau pas de course. Leur nombre augmentait jusqu’à ce qu’on compritque toute la ligne de front fuyait. Soudain le drapeau tomba commes’il venait de mourir. Sa chute avait l’air d’un actedésespéré.

Des cris sauvages parvenaient de derrièrel’écran de fumée. Le tableau en gris et rouge se transformait enune sorte de masse humaine qui galopait comme des chevauxsauvages.

Les régiments des anciens à droite et à gauchedu 304e commencèrent immédiatement leurs moqueries. Au chantpassionné des balles, et aux hululements perçants des obus, semêlaient les sifflets moqueurs et les conseils facétieux concernantles abris sûrs.

Mais le régiment des novices, horrifié avaitle souffle coupé.

– « Mon Dieu Saunders estenfoncé ! » souffla un homme à côté de l’adolescent. Ilsse reculèrent et s’accroupirent comme s’ils étaient contraints desubir la vague.

L’adolescent jeta un regard rapide le long desrangs de son régiment. Les profils étaient immobiles,sculptés ; plus tard il se souvint que le sergent qui portaitle drapeau se tenait debout les jambes écartées, comme s’ils’attendait à être renversé.

La masse des fuyards se jeta comme untourbillon autour des flancs de l’armée. Ça et là des officiersexaspérés étaient entraînés comme des éclats de bois sur uncourant. Ils frappaient autour d’eux de leurs épées, de leurspoings, assommant toute tête qu’ils pouvaient atteindre. Ilsjuraient comme des bandits de grands chemins.

Un officier à cheval manifesta la colèrefurieuse d’un enfant gâté. Tous les membres de son corpstremblaient de rage. Un autre, le commandant de la brigade,galopait tout autour en vociférant. Il n’avait plus de casquette etsa tenue était de travers. Il ressemblait à un homme qui venaitdirectement du saut du lit pour aller au feu. Les sabots de soncheval menaçaient fréquemment la tête des fuyards, mais ilsesquivaient avec un singulier bonheur. Dans cette ruée ilsparaissaient tous être aveugles et sourds. Ils ne firent seulementpas attention aux longs et larges jurons qu’on déversait sur eux detoute part.

Souvent, dominant le tumulte, on pouvaitentendre les plaisanteries grinçantes des vétérans, toujours trèscritiques ; mais les hommes qui battaient en retraiten’étaient, apparemment, même pas conscients qu’ils avaient uneaudience.

Ces effets de la bataille qui parurent sur laface des hommes de ce torrent fou, firent sentir à l’adolescent queles mains puissantes de la providence n’eussent pas été capables dele tenir en place, même s’il avait pu raisonnablement maîtriser sesjambes.

Sur ces visages, il y avait une empreinteterrifiante. La fumée avait comme amplifié la lutte sur ces jouespâles et ces yeux fous remplis d’un unique désir.

La vue de cette débandade était comme la forceentraînante d’un fleuve en crue capable d’emporter les hommes,comme les arbres et les pierres. Les réservistes devaient tenirbon. Ils s’affermissaient, ils pâlissaient, ils rougissaient, ilstremblaient.

L’adolescent au milieu de ce chaos se permitune petite pensée. Le monstre composite qui avait fait fuir lesautres troupes n’apparaissait pas encore. Il résolut d’en voir unbout, et alors, pensa-t-il, il pourrait probablement courir mieuxque le meilleur d’entre eux.

Chapitre 5

 

Il y eut un long moment d’attente.L’adolescent se rappelait la rue de son village juste avant laparade du cirque, un jour de printemps. Il se revoyait debout,petit garçon tout excité, prêt à suivre la dame aux couleurssombres sur son cheval blanc, ou l’orchestre sur son chariotdécati. Il revoyait le chemin ocre jaune, la ligne des gens quiattendaient, et les maisons impassibles. Il se souvenaitparticulièrement d’un vieux type qui avait l’habitude de s’asseoirsur une caisse à munition en face de la grande épicerie, et quifeignait de mépriser pareilles exhibitions. Des formes, descouleurs ainsi qu’un millier de détails lui revenaient à l’esprit.Au milieu de tout ça, la figure du vieux type sur la caisse àmunitions paraissait dominante…

Quelqu’un s’écria : « les voilà quiarrivent ! »

Il y eut un tumulte, et un brouhaha de parolesconfuses s’éleva parmi les hommes. On montrait le désir fiévreuxd’avoir le plus de cartouches prêtes sous la main. Les boîtes àmunitions furent tirées, mises tout autour dans différentespositions, et rangées avec une grande attention. Comme si toutesces boîtes contenaient des bonnets neufs qu’on était sur le pointd’essayer.

Le soldat de grande taille ayant préparé sonfusil, produisit une espèce de mouchoir rouge. Il s’occupait à lenouer autour de la gorge avec une attention soignée, quand le crid’alerte fût répété tout le long de la ligne, en un rugissementétouffé : « Les voilà qui arrivent ! Les voilà quiarrivent ! ». On entendit les claquements secs des fusilsqu’on charge.

À travers les champs enfumés arrivait l’essaimd’hommes en tenue sombre, qui couraient en jetant des cris aigus.Ils avançaient la tête penchée et le fusil qui balançaitviolemment. Un étendard, incliné vers l’avant courait tout près dela ligne d’attaque.

Quand il les vit, l’adolescent fûtmomentanément secoué par l’idée que peut-être son fusil n’était paschargé. Il essaya de rassembler ses esprits afin de se rappeler lemoment où il l’avait fait, mais sans y arriver.

Un général décoiffé mit son cheval à l’arrêtprès du colonel de la 304è. Il agita le poing devant le visage dece dernier :

– « Vous devez lesretenir ! » criait-il sauvagement. « Vous devez lesretenir ! »

Dans son désarroi le colonel balbutia :« C’est… c’est… bon mon général. Tout va bien par Dieu !…Nous… nous… nous fe… ferons de notre mieux mon général. » Legénéral fit un geste passionné, et s’éloigna au galop. Le colonel,saisissant l’occasion pour se remonter le moral, commença àréprimander comme un perroquet qui vient de recevoir un sceaud’eau. L’adolescent se retournant vivement pour s’assurer que lesarrières n’étaient pas inquiétés, le vit qui regardait ses hommesavec un air de profond mépris, comme s’il regrettait par-dessustout de s’associer à eux.

L’homme à ses côtés parlait comme pourlui-même : « Oh ! nous y sommes maintenant !Oh ! nous y sommes maintenant ! »

À l’arrière, le capitaine de la compagniefaisait des va-et-vient nerveux. À la manière d’un maître d’école,il adressait des propos affectueux aux soldats comme s’il était enprésence d’élèves à leur première classe. Il répétait sans fin« Ne gaspillez pas votre tir… ne tirez que lorsque je vous ledirais… économisez vos coups de feu… attendez jusqu’à ce qu’ilssoient à votre portée… ne faites pas les idiots… »

Le visage sale inondé par la sueur,l’adolescent ressemblait à un mioche qui pleurait. Avec un gestenerveux, il essuyait fréquemment les yeux avec le manche de saveste ; la bouche toujours entre ouverte.

Dès qu’il vit l’essaim ennemi envahir le champen face de lui, il cessa aussitôt de se demander si le fusil étaitchargé ou pas. Avant qu’il ne fût prêt de commencer, – avant qu’ilne se dise à lui-même être sur le point de se battre –, il jeta enposition le fusil docile et bien équilibré, et tira avec rage unpremier coup de feu. Immédiatement après il manœuvrait son armeavec l’automatisme d’un ancien.

Il perdait soudain tout intérêt pour lui-même,il oubliait même de faire face au destin menaçant. Il n’était plusun homme isolé, mais le membre d’un tout, et sentait que ce toutdont il faisait partie, – un régiment, une armée, une cause ou unpays –, était en crise. Il était soudé à une entité dominée par ununique désir. Pour le moment il ne pouvait fuir de même qu’un doigtne peut se retrancher d’une main par lui-même.

S’il eut pensé que le régiment était sur lepoint d’être anéanti, peut-être aurait-il pu s’en libérer. Mais lebruit qu’il faisait lui redonna confiance. Comme un feu d’artifice,un régiment une fois allumé, domine, jusqu’à ce que sa puissance defeu décroisse. Les sifflements et les explosions témoignaient d’uneformidable puissance. Il voyait le terrain devant eux déjà jonchéde soldats déconfits.

Toujours il avait la conscience de sescamarades présents autour de lui. Il sentait cette subtilefraternité dans le combat, plus important que la cause pourlaquelle on se battait. Cette mystérieuse fraternité qui naissaitsous le feu, le risque et la mort.

Il avait une tache à accomplir ; comme unmenuisier qui fabriquait des boîtes, et encore des boîtes ;seulement, il y avait une furieuse hâte dans ses mouvements. Luidans ses pensées vadrouillait dans d’autres endroits, tout à faitcomme le menuisier qui, pendant qu’il travaille, sifflote et penseà ses ennemis ou ses amis, son chez-soi ou le bar du coin. Et cesrêves entremêlés ne lui paraissaient jamais clairs après-coup, maisrestaient une masse confuse de formes effacées.

À présent il commençait à sentir les effetsd’une atmosphère de bataille : une sueur d’enfer, etl’impression que ses pupilles dilatées allaient se fendre comme dela pierre brûlante. Un bourdonnement chaud lui emplissait lesoreilles.

Après cela une rage terrible suivit. Ilsentait monter en lui la forte exaspération d’une bête harcelée,d’une vache paisible qu’une meute de chiens dérange. Il s’emportafollement contre son fusil qui ne pouvait abattre qu’un homme à lafois. Il souhaitait se ruer à l’attaque pour mieux lutter avec sesmains : il désirait sérieusement posséder le pouvoir qui luipermettrait de balayer, dans un grand geste, tout ce beau mondevers l’arrière. Il sentit son impuissance, ce qui le fit ragercomme une bête acculée dans un piège.

Sous la fumée des tirs, sa colère visait moinsles hommes qui se ruaient vers lui, que cette fumée même, qui, ennappes fantomatiques et tourbillonnantes, l’étouffait ens’infiltrant le long de sa gorge sèche. Il se battit avec frénésiepour gagner un répit à ses sens, pour respirer, comme un nourrissonqui se débattrait contre la couverture qui l’étouffemortellement.

Une expression concentrée mêlée d’uneformidable fureur était manifeste sur tous les visages. Nombreuxétaient ceux qui parlaient à voix basse ; et ces acclamations,ces moqueries, ces imprécations et ces prières lâchées à mi-voix,faisaient comme un refrain barbare et sauvage, qui courait comme lebruit étrange et souterrain d’un chant, sous les accords puissantsde la marche guerrière. L’homme à côté de l’adolescent parlait sansarrêt, avec le ton doux et tendre d’un monologue d’enfant.L’échalas jurait à voix haute. De sa bouche sortait une noire etcurieuse procession de jurons. Brusquement quelqu’un éclata dans unton querelleur, comme un homme qui aurait perdu son chapeau :« Hé ! pourquoi qu’on ne nous appuie pas ? Pourquoin’envoient-ils pas des renforts ? Pensent-ils que… »

Luttant contre une envie de dormir,l’adolescent écoutait tout cela comme quelqu’un qui somnole.

Il y avait une singulière absence d’attitudeshéroïques : les hommes qui se soulevaient et se penchaientdans la hâte et la fureur avaient des poses impossibles. Lesbaguettes en acier claquaient avec un bruit incessant et fort,tandis que les hommes chargeaient les canons brûlants de leursarmes avec fureur. Les boîtes à cartouches étaient toutes ouverteset sautillaient à chaque mouvement. Une fois chargé, le fusil étaitépaulé, et l’on tirait sans but apparent dans la fumée ; ousur l’une des formes confuses et mouvantes dont le nombre sur lechamp qui faisait face au régiment augmentait de plus en plus,comme des marionnettes issues de la main d’un magicien.

Les officiers, dans leurs positions àl’arrière, négligeaient de prendre de belles attitudes. Ilssautillaient d’avant en arrière rugissant des directives et desencouragements. L’ampleur de leurs hurlements était extraordinaire.Ils s’époumonaient avec une grande prodigalité. Et souvent il leurarrivait de se tenir presque la tête en bas, dans leur soucid’observer l’ennemi de l’autre côté de la fumée qui retombait.

Le lieutenant de la compagnie de l’adolescentalla à la rencontre d’un soldat qui s’était mis à fuir en criantdès les premières volées de tir de ses camarades. Derrière leslignes une petite scène en duo se déroula. L’homme pleurait commeune madeleine en fixant avec un regard d’agneau le lieutenant qui,l’ayant empoigné par le col le bourrait de coups avec le pommeau deson épée. Il le remit dans les rangs après l’avoir pas mal battu.Le soldat avançait machinalement avec tristesse, en gardant sesyeux de bête affolée sur l’officier. Peut-être que pour lui quelquedivinité s’exprimait par la voix du lieutenant : grave, dure,sans nulle trace de peur en elle. Il essaya de charger son fusil,mais ses mains tremblantes l’en empêchèrent. Le lieutenant dûl’assister.

Ça et là les hommes tombaient comme despaquets. Le capitaine de la compagnie de l’adolescent fût tué autout début de l’action. Son corps était allongé dans la positiond’un homme qui se repose d’une grande fatigue ; mais il yavait sur son visage un air étonné et triste, comme s’il pensaitqu’un ami venait de lui jouer un mauvais tour. Le soldat quiparlait sans arrêt, fut éraflé par une balle, et le sang coulaabondamment sur son visage. Il se tint la tête à deux mains, endisant : « Oh ! » il se mit à courir. Un autregrogna subitement, comme quelqu’un qui aurait reçu un coup de batteen plein estomac. Il s’assit et fixa l’espace devant lui avec unegrande peine dans le regard. Dans ses yeux il y avait un reprochemuet et mal défini. Plus haut sur la ligne de front un homme,debout derrière un arbre, eut le genou éclaté par une balle. Illâcha immédiatement son fusil et s’agrippa au tronc à deux mains.Et il resta ainsi désespérément accroché, criant au secours afinqu’on le libérât.

Enfin, un grand cri d’allégresse parcourut laligne comme un frisson. Les tirs décrurent, passant d’un fracasassourdissant à un dernier et vindicatif coup de feu. Alors que lesderniers tourbillons de fumée s’évanouissaient, l’adolescent vitque la charge avait été repoussée. L’ennemi était dispersé enquelques groupes récalcitrants. Il vit un homme grimper sur lesommet d’une barrière, marcher dessus un moment en tirant undernier coup de feu avant de fuir. La vague d’assaut se retirait enlaissant derrière elle de noirs débris.

Quelques-uns dans le régiment commencèrent àlancer des cris frénétiques. Beaucoup restaient silencieux.Apparemment ils essayaient de réfléchir.

Après que la fièvre du combat l’eut quitté,l’adolescent crut qu’il allait finalement étouffer. Il prenaitconscience de la lourde atmosphère dans laquelle il s’était battu.Il se sentait terriblement crasseux, et suait comme un laboureurprit dans une fondrière. Il prit sa gourde et bu une longue gorgéed’eau attiédie.

Avec quelques variations, une phrase courut lelong de la ligne de front :

– « Hé bien nous les avonsrepoussés. Nous les avons repoussés, du diable si nous ne l’avonspas fait ! » Les hommes la répétaient comme unebénédiction, se regardant les uns les autres, leur visagebarbouillé et sale illuminé par un sourire.

L’adolescent se retourna pour regarderderrière lui, puis sur ses côtés. Il éprouvait la joie d’un hommequi enfin était libre de ses mouvements.

Au sol il y avait quelques formes immobiles etspectrales. Elles étaient couchées dans de fantastiquescontorsions. Les bras étaient repliés et les têtes tournées demanière incroyable. Il semblait que ces hommes eussent dû tomber dequelque grande hauteur pour avoir de telles poses ; comme sion les avait balancés du ciel.

Dans une position derrière un petit bois unebatterie de canons tirait des obus. Au début l’éclair des tirs fitsursauter l’adolescent. Il les crut directement pointés sur lui. Àtravers les arbres, il voyait les silhouettes noires des artilleursqui manœuvraient avec vivacité et concentration. Leur travailparaissait une chose très compliquée. Il se demanda comment ilsarrivaient à se rappeler le procédé à suivre au sein de laconfusion.

Les canons étaient accroupis en un seul rangcomme les chefs d’une tribu sauvage. Leurs arguments abrupts etviolents déroulaient un sinistre tonnerre ; tandis que leursdiligents serviteurs s’affairaient çà et là.

Une petite procession de blessés se dirigeaitd’un air sombre vers les arrières : c’était un flot de sangqui coulait du corps déchiré de la brigade.

Vers la droite comme vers la gauche on voyaitles lignes sombres des autres troupes. Loin vers l’avant il crutvoir des masses plus faibles qui saillaient de quelques points dela forêt. Elles suggéraient la présence de plusieurs milliersd’hommes.

Un moment il vit une petite pièce d’artillerieconduite avec fracas le long de la ligne d’horizon. Les minusculessilhouettes des cavaliers fouettaient leurs minuscules chevaux.

Depuis une colline élevée leur parvint lebruit de coups de feu et de hourras. Un écran de fumée s’élevadoucement entre les branches des arbres.

Les batteries de canons s’exprimaient avec untonnant effort oratoire. Ça et là des étendards flottaient. Celuirayé de bandes rouges dominait. Ils jetaient des taches de couleurschaudes sur les lignes sombres des troupes.

À la vue de l’emblème, l’adolescent ressentità nouveau de l’enthousiasme. L’étendard était comme un bel oiseauétrangement indifférent sous la tempête.

En écoutant le vacarme qui lui parvenait ducôté de la colline, et cette autre profonde pulsation orageuse quiarrivait de loin par la gauche, ainsi que la clameur plus faiblequi semblait venir de toute part, l’adolescent comprenait que l’onse battait encore ici et là. Alors, il crut que toute la bataillese déroulait sous son nez.

Comme il regardait autour de lui, l’adolescentparut un instant étonné à la vue du ciel bleu et pur, de la lumièrequi brillait à travers les arbres et sur les champs. Il étaitsurprenant de voir la nature poursuivre tranquillement son chemindoré au milieu de tant de mal.

Chapitre 6

 

L’adolescent s’éveilla avec lenteur.Graduellement il reprenait position de façon à pouvoir se regarder.Un moment il scruta sa personne d’un air stupéfait, comme s’il nes’était jamais vu avant. Alors il prit sa casquette posée au sol,et gigota dans sa veste pour être plus à l’aise ; puis semettant à genoux il relaça ses bottes. Ensuite il s’essuyapensivement les traits qui dégageaient une forte odeur.

Ainsi, c’était enfin fini ! Le testsuprême était passé. Les formidables et infernales difficultés dela guerre ont été vaincues.

L’adolescent était dans un contentement de soiqui touchait à l’extase. Il éprouvait les sensations les plusdélicieuses de sa vie. Debout, comme hors de lui-même, ilcontemplait la scène qui venait de se dérouler. Il sentait quel’homme qui s’était battu ainsi ne pouvait qu’être magnifique.

Il se sentait un type bien. Il se voyait mêmeporteur de ces idéaux qu’il croyait si loin de lui. Il sourit avecune profonde gratitude.

Il irradiait la tendresse et la bonne volontéenvers ses camarades.

– « Hou ! ça a chaufféhein ? » dit-il d’un ton affable à un homme quis’essuyait le visage ruisselant avec la manche de sa veste.

– « Tu parles ! » ditl’autre, en souriant d’un air amical. « Je n’ai jamais vupareille chaleur ». Il s’allongea sur le sol les membresvoluptueusement étendus. « Ah oui ! Et j’espère qu’il n’yaura plus de combats au moins jusqu’à la semaineprochaine. »

On se serrait la main en échangeant desamabilités sincères avec les hommes dont les traits étaientfamiliers ; mais avec qui maintenant l’adolescent sentait senouer les liens du cœur. Il vint à l’aide d’un camarade blessé autibia, et qui jurait, pour lui panser sa blessure.

Mais subitement des cris étonnés éclatèrent lelong des rangs du régiment des novices : « Les voilà quiarrivent encore ! Les voilà qui arrivent encore ! »L’homme qui se prélassait au sol se remit debout en lâchant :« Seigneur ! »

L’adolescent jeta des regards rapides sur leschamps. Il distinguait des formes qui s’élargissaient en massesdepuis les bois distants. Il revit l’étendard penché qui couraitsus devant.

Les obus qui pour un temps avaient cesséd’inquiéter le régiment, vinrent tournoyer encore ; ilséclataient sur les champs et au pied des arbres en faroucheséclosions qui jaillissaient comme des fleurs guerrières.

Les hommes gémissaient. La joie disparue deleurs regards. Leurs visages souillés exprimaient maintenant unprofond dépit. Leurs corps raidis bougeaient avec lenteur, et ilsfixaient la frénétique approche de l’ennemi d’un air sombre.Esclaves qui peinaient à mort dans le temple du dieu Mars, ilscommençaient à ressentir de la révolte contre les rudes tâchesqu’il leur imposait.

Ils se plaignaient et s’inquiétaient :« Oh ! ç’en est trop ! Pourquoi n’envoie ton pas desrenforts ? »

– « On va jamais t’nir cettedeuxième volée. Je ne suis pas venu ici pour me battre contre toutela damnée armée rebelle ! »

Quelqu’un jeta un cri plaintif :« J’aurais souhaité que Bill Smithers me marche sur lesdoigts, plutôt que moi sur les siens. » Les jointuresendolories du régiment craquèrent quand il se jeta péniblement enposition pour repousser l’assaut.

L’adolescent avait le regard fixe. Sûrement,pensa-t-il, cette chose impossible n’allait pas se produire. Ils’attendait à ce que l’ennemi subitement s’arrête, et se retire ens’inclinant jusqu’à terre en guise d’excuse. Tout cela était uneerreur.

Mais le tir commença quelque part sur la lignede front, et se propagea comme une longue déchirure des deux côtésopposés. Les flammèches horizontales des tirs produisaient degrands nuages de fumée, qui retombaient en se balançant un momentsous la brise, tout près du sol, puis roulaient à travers les rangscomme par des ouvertures. Les rayons du soleil les teintaientd’ocre jaune, et l’ombre d’un bleu triste. Le drapeau était parmoment avalé par cette masse vaporeuse, mais le plus souvent ilrejaillissait, resplendissant sous le soleil.

L’adolescent avait le regard d’un chevalfourbu. Sa nuque tremblait de fatigue nerveuse, et les muscles deses bras étaient engourdis et comme exsangues. Ses mains aussiparaissaient grandes et maladroites, comme s’il portait desmitaines invisibles. Et il y avait une grande incertitude quant àses genoux. Les paroles dites par ce camarade juste avant d’ouvrirle feu, commençaient à lui revenir : « Oh ! dit,c’en est trop ! Pour qui nous prennent-ils ?… pourquoiqu’on ne nous envoie pas de renforts… J’suis pas ici pour me battrecontre toute la damnée armée rebelle. »

Il commençait à exagérer l’endurance,l’habilité et la valeur de l’ennemi qui arrivait. Vacillant presquede fatigue, il s’étonnait au-delà de toute mesure devant une telleinsistance au combat. Comme s’ils dussent être des machinesd’acier. Il était déprimant de lutter contre de telles choses,condamnés, peut-être, à se battre jusqu’au coucher du soleil.

Il leva doucement son fusil, et après un coupd’œil sur la masse éparpillée sur les champs, tira sur un groupequi avançait au pas de course. Alors il s’arrêta et, autant qu’ille pouvait, se mit à scruter la fumée. Il eut une vue changeante deterrains couverts d’hommes, qui couraient en hurlant comme depetits diables pris en chasse.

Pour l’adolescent, c’était là un assaut dedragons redoutables. Il devenait comme cet homme du conte quiperdait ses jambes à l’approche du monstre rouge et vert. Ilrestait dans une sorte d’écoute horrifiée. Il paraissait fermer lesyeux, attendant d’être avalé.

Un homme à ses côtés, qui jusqu’à présentavait actionné son fusil avec fièvre, s’arrêta soudain et se mit àfuir avec les hauts cris. Un jeune homme dont le visage portait uneexpression de courage exalté, – la majesté de celui qui ne craintpas de donner sa vie –, fût en un instant frappé d’abjection. Ilblêmit comme quelqu’un qui soudain prend conscience qu’il se trouveau bord d’une falaise à minuit. Ce fût une révélation. Lui aussijeta son arme à terre et prit la fuite. Son visage ne portait nullehonte. Il détala comme un lièvre.

D’autres commencèrent à se défiler sous lafumée. L’adolescent tourna la tête, et, sortant de sa transe, – àce mouvement qui lui donnait l’impression que le régimentl’abandonnait –, vit les quelques silhouettes qui fuyaient.

Il jeta alors un cri de terreur et tourna surlui-même. Durant un moment, au milieu de toute cette clameur, ilfût comme le froussard proverbial. La destruction menaçait de toutepart.

Aussitôt il se mit à courir à grandesenjambées vers l’arrière. Il avait perdu son fusil et sa casquette,et sa veste déboutonnée enflait sous le vent. Son sac à cartoucherebondissait furieusement, et sa gourde s’entortillait dans son dosau bout de sa corde mince. Sur son visage il y avait toutel’horreur des choses imaginées.

Le lieutenant surgit devant lui en vociférant.L’adolescent vit ses traits cramoisis déformés par la colère, et ille vit qui donnait un coup du plat de son épée. Sa seule penséedurant l’incident fut que le lieutenant devait être une créaturesingulière pour s’intéresser à pareille chose en pareil moment.

Il courut en aveugle. Deux ou trois fois, iltomba ; et il se heurta l’épaule si lourdement contre unarbre, qu’il s’écroula tête en avant.

Depuis qu’il avait tourné le dos au combat, sapeur avait pris une ampleur extraordinaire. La mort qui pouvaitl’atteindre dans le dos était de loin plus effrayante que celle quil’avait menacé de face. Quand il y pensa plus tard, il pritconscience qu’il était préférable de faire face à ce fantômeeffrayant, plutôt que de le fuir en restant toujours à sa portée.Les bruits de la bataille étaient comme autant de pierres qui lelapidaient, et il savait qu’elles allaient l’écraser.

Alors qu’il courait, il se mêla avec d’autres.Vaguement il vit des hommes à ses côtés, et entendit des bruits depas derrière lui. Il crut que tout le régiment fuyait, poursuivitpar le fracas menaçant de la bataille.

Le bruit des pas qui l’accompagnaient dans safuite, furent pour lui l’unique et maigre soulagement. Il sentaitvaguement que la mort devait choisir d’abord les hommes les plusproches : les premiers morceaux offerts au monstre étaientdonc ceux qui le suivaient. Aussi il déploya le zèle d’un coureurfou pour les maintenir derrière lui. Il y eut une véritablecourse.

Comme, toujours en tête, il traversait unpetit champ, il se retrouva dans un terrain ciblé par les obus.Avec de longs sifflements aigus, ils passaient à une vitesseeffrayante au dessus de sa tête. En les entendant, il les imaginapourvus de rangées de dents cruelles qui grimaçaient. L’un d’entreeux atterrit devant lui, et l’éclair livide de l’explosion luibarra en effet le chemin qu’il suivait. Il rampa à quatre pattessur le sol, puis se relevant poursuivit sa course à travers lesbuissons.

Quand il arriva en vue d’une batterie enaction, il fût grandement étonné et intrigué. Ici les hommessemblaient poursuivre tranquillement leur routine, tout a faitinconscients de leur destruction imminente. La batterie sedisputait avec un lointain antagoniste, et les artilleurs étaienten admiration devant leurs propres tirs. Ils se penchaient tout letemps sur leurs canons avec des gestes attendris. Tout en leurdonnant des tapes affectueuses, ils semblaient les encourager avecdes paroles tendres. Les canons, indomptables et fermess’exprimaient avec une égale bravoure.

Les canonniers, précis dans leurs manœuvres,avaient l’enthousiasme tranquille. À chaque occasion ils levaientles yeux vers la petite colline masquée par la fumée, et d’où leurrépondait la batterie hostile. L’adolescent les prit en pitié etpoursuivit sa course. Idiots méthodiques ! Imbécilesautomates ! Le plaisir de planter des obus au milieu de laformation ennemie paraîtra si peu de chose, quand l’infanterieviendra de la forêt, balayant tout sur son passage.

L’air calme d’un jeune cavalier qui faisaitbondir son cheval excité, comme s’il était dans la paisible courd’une ferme, l’impressionna profondément. Il savait qu’il regardaitun homme sur le point de mourir.

Il ressentait de la pitié aussi pour lescanonniers, debout, six bons camarades en formation courageuse.

Il vit une brigade arriver en renfort poursoulager ses compagnons harcelés. Escaladant un monticule, il lavit glisser avec aisance, se maintenant en bon ordre malgré lesdifficultés du terrain. La ligne bleue des troupes, parseméed’éclats métalliques portait la projection de brillants étendards.Les officiers hurlaient.

Cette vue l’emplissait d’étonnement. Quellesorte d’hommes composait cette brigade qui se hâtait vivement pourtomber dans la bouche infernale du dieu de la guerre ? Ah, ilsdevaient être d’une extraordinaire espèce ! À moins qu’ilsn’aient rien compris… les imbéciles !

Un ordre furieux provoqua l’agitation dansl’artillerie. Un officier sur son cheval cabré faisait des gestesde maniaque avec ses bras. Les chariots quittaient les arrières ense balançant, les pièces d’artillerie faisaient demi-tour, et labatterie détala. Les canons, le nez pointé au sol, grognaient commedes hommes résolus et braves qui rechignent à courir.

L’adolescent poursuivit son chemin, modérantle pas depuis qu’il avait quitté la zone des tumultes.

Plus tard il arriva devant un général dedivision sur son cheval, dont l’oreille tendue paraissaits’intéresser à la bataille. Le cuir brillant et finement travailléde la selle et de la bride jetait des éclats d’or. Sur un sisplendide destrier, l’homme tranquillement assis sur la selleparaissait terne.

Un groupe de cavaliers galopait ici et là avecdes tintements sonores. Par moment le général était entouré decavaliers, et d’autres fois il était tout à fait seul. Ilparaissait très sollicité, comme un homme d’affaires dans un marchéinstable.

L’adolescent tourna discrètement autour del’endroit. Il n’osa s’approcher de trop près pour écouter ce qui sedisait. Peut-être que le général, incapable de comprendre lasituation chaotique, allait-il faire appel à lui pour s’informer.Ce qu’il pouvait faire : il savait tout ce qui se passait.Certainement que les troupes au combat étaient dans une positiontrès difficile ; et n’importe quel imbécile pouvait voir ques’ils ne battaient pas en retraite pendant qu’il en était encoretemps… hé bien…

Il ressentait le désir de se jeter sur legénéral, ou du moins s’en approcher pour dire crûment ce qu’ilpensait exactement de lui. C’était criminel de rester calmementdans cet endroit sans rien faire pour arrêter le massacre. Ildéambula dans une impatience fiévreuse, s’attendant à ce que lecommandant de la division fasse appel à lui.

Alors qu’il tournait en rond avec prudence, ilentendit le général irrité qui appelait : « Tompkins,file voir Taylor, et dit lui de pas tant se presser, dit lui destationner sa brigade à la lisière du bois, et de détacher unrégiment… Je pense que le centre va céder si on ne le soutient pasun peu, dit lui de faire vite. »

Un jeune homme svelte sur un élégant chevalalezan, saisit ces brèves paroles de la bouche de son supérieur.Dans sa hâte de remplir sa mission, il fit bondir son cheval du pasau galop dans un nuage de poussière.

Un moment plus tard, l’adolescent vit legénéral se redresser brusquement sur sa selle : « Oui,par le ciel, ils ont réussi ! » L’officier se pencha enavant, son visage enflammé par l’excitation. « Oui par leciel, ils les ont stoppés ! Ils les ontstoppés ! »

Il se mit à rugir avec vivacité à sonéquipe : « Nous allons les battre maintenant. Nous allonsles battre maintenant. On les aura c’est certain ». Il setourna brusquement vers un aide de camp : « Hé là… toiJones… vite… cavale derrière Tompkins… va voir Taylor… dit lui defoncer dedans… sans jamais reculer… comme les flammes… n’importecomment ».

Tandis que l’autre officier galopait derrièrele premier messager, le général rayonnait comme un soleil. Dans sonregard il y avait le désir de chanter un hymne triomphal. Ilrépétait sans arrêt : « Ils les ont arrêtés par leciel ! »

Son excitation fit ruer son cheval, etjoyeusement il le talonna en jurant contre lui. Le général fit unepetite fête à dao de cheval.

Chapitre 7

 

L’adolescent se sentit honteux comme uncriminel découvert. Par le ciel, ils ont gagné après tout ! Laligne d’imbéciles a tenu, et remporté la victoire. Il pouvaitentendre les hourras.

Il se leva sur la pointe des pieds et regardaen direction de la bataille. Un brouillard de fumée jaunâtrestationnait au dessus des arbres, et sous cette masse on entendaitles éclats secs de la mousqueterie. Des cris rauques exprimaientl’avancée des troupes.

Perplexe et irrité, l’adolescent fitdemi-tour. Il sentait qu’on l’avait trompé.

Il avait fui, se disait-il, carl’anéantissement était proche. Il avait bien fait de sauver se viepuisqu’il était une part de l’armée. Il avait cru, se dit-il, lemoment venu où il était du devoir de chacune de ces parcelles de sesauver si possible. Après les officiers remettront ces piècesensemble pour reconstituer un front de bataille. Si aucune de cesparcelles n’est assez avisée en pareil moment pour se sauver de laruée mortelle, hé bien qu’en serait-il de l’armée alors ? Ilétait tout à fait clair qu’il avait agi en accord avec lesrecommandations les plus justes. Son action fût sagace et pleined’un sens inné de la stratégie ; on ne pouvait qu’admirerl’œuvre de ses jambes. Il pensa à ses camarades. La ligne fragiledes bleus avait tenu bon sous les assauts répétés, et gagné. Il endevenait amer. Apparemment il avait été trahi par l’ignoranceaveugle et la stupidité de ceux qui l’entouraient, renversé etécrasé par leur faiblesse morale à tenir leur position, quand uneréflexion intelligente les eût convaincus que c’était impossible.Lui l’homme éclairé qui voyait au plus profond des ténèbres, avaitfui à cause de sa perception supérieure, de son savoir. Ilressentait une grande colère contre ses camarades. Il savait qu’onpouvait montrer qu’ils avaient été des idiots.

Il se demanda ce qu’on remarquerait quand plustard il allait réapparaître au camp. Son esprit entendait déjà descris moqueurs. Il était écrit qu’on ne comprendrait jamais sa façonélaborée de voir les choses.

L’adolescent commençait à se prendre en grandepitié. On l’avait trompé. Il avait été piétiné par une impitoyableinjustice. Il avait agi avec sagesse, motivé par ce qu’il y avaitde plus juste sous le ciel, pour seulement être trahi par descirconstances hostiles.

Une révolte vague, quasi instinctive, contreses compagnons, la guerre en général et le destin, grandit en lui.Il marcha, le pas incertain, le cerveau agité par la douleur et ledésespoir. Quand il releva un peu la tête, tremblant à chaquebruit, il avait le regard d’un criminel dont la culpabilité estgrande, et qui attend un châtiment exemplaire sans pouvoirs’expliquer ; quelqu’un qui par sa souffrance, pense avoirconnu le fond des choses, et su que le jugement d’un homme estfragile comme une feuille sous le vent.

Il quitta les champs pour entrer dans uneépaisse forêt, comme s’il avait résolu de s’enterrer vivant. Ilsouhaitait se mettre hors de portée des bruits de coups de feu, quiétaient pour lui comme autant de voix.

Sur le sol parsemé de plantes grimpantes et debuissons, les arbres poussaient comme des bouquets, tellement ilsétaient serrés. Il fût obligé de se frayer un chemin à grandsbruits. Les lianes qui lui accrochaient les pieds protestaientd’une voix rauque à mesure que leurs pousses étaient arrachées destroncs d’arbres. Le bruissement des jeunes arbres indiquait saprésence au monde. Il ne put disposer la forêt en sa faveur :elle protestait sans cesse contre lui à mesure qu’il avançait.Quand il séparait l’arbre et la plante enlacés, le feuillageperturbé secouait ses membres, et ses feuilles étaient comme autantde visages qui se tournaient vers lui. Il craignit que sa marchebruyante n’indiquât sa présence au régiment, qui se mettraitaussitôt à le chercher. Alors, il pénétra plus avant dans la forêt,recherchant les parties les plus sombres et les plus touffues.

Un moment plus tard, le bruit de lamousqueterie avait considérablement baissé, et la voix des canonsparut plus lointaine. Le soleil subitement visible, brûlait commeun feu entre les arbres. Les insectes faisaient des bruitscadencés ; comme s’ils grinçaient des dents tous ensemble. Unpic-vert plantait son impudent bec sur tout le côté d’un arbre. Unoiseau s’envola d’un coup d’aile joyeux.

Là-bas la mort grondait. Mais ici la Natureparaissait indifférente et sourde. Cette forêt lui redonnaitconfiance : simplement et honnêtement elle entretenait lavie ; la paix était son credo. Elle mourrait si l’on forçaitses regards timides à voir le sang qui coulait là-bas. Il concevaitla Nature comme une femme dotée d’une profonde aversion pour latragédie.

Il lança une pomme de pin sur un écureuiljovial qui s’enfuit en tremblant de peur. Arrivé au sommet d’unarbre il s’arrêta, et, pointant la tête avec précaution derrièreune branche, regarda vers le bas d’un air agité.

Ce spectacle fit naître un sentiment detriomphe chez l’adolescent. Il y avait donc bien une loi dans lanature. Elle venait de lui donner un signe. L’écureuilimmédiatement après avoir reconnu le danger, avait pris ses jambesà son cou sans hésiter. Il n’est pas resté impassible, encaissantle projectile avec la fourrure de son ventre, pour ensuite mouriren jetant un dernier regard au ciel compatissant. Au contraire, ilavait fui aussi vite que ses jambes le permettaient ; etpourtant, ce n’était qu’un écureuil ordinaire, sans doute pas unphilosophe dans son genre. L’adolescent poursuivit son chemin d’unpas plus tranquille, se sentant en harmonie avec la nature, quiconfirmait son choix avec des preuves tangibles et vivantes sous lesoleil.

Il faillit se perdre dans un marécage, et futcontraint de marcher sur les touffes d’herbe parsemées sur le solspongieux, en évitant soigneusement les sables mouvants. S’arrêtantun moment pour se repérer, il vit plus loin un animal plonger dansl’eau trouble et en ressortir aussitôt avec un poisson quibrillait.

L’adolescent rejoignit à nouveau les épaisbuissons. Les branches froissées par son passage noyaient par leurbruit le son lointain du canon. Il avançait vers une obscurité plusépaisse.

Finalement, il atteignit un endroit où leshautes branches voûtées formaient comme une chapelle. Il écartadoucement le feuillage qui en fermait l’entrée comme une porte, ets’avança. Les aiguilles de pin formaient un tapis brun très doux.Il y avait là un demi-jour au ton sacral.

Sur le seuil il s’arrêta, frappé d’horreur àla vue de la chose.

Un homme mort le fixait, le dos appuyé contreun arbre droit comme une colonne. Le cadavre portait un uniformequi fût jadis bleu, mais qui maintenant avait une légère teinteverte et mélancolique. Les yeux qui le fixaient étaient ceux d’unpoisson mort. La rougeur de la bouche grande ouverte avait viré aujaune sinistre. Sur le visage au ton cendré couraient de petitesfourmis. L’une d’elles traînait une lourde charge le long de lalèvre supérieure.

L’adolescent lâcha un cri strident, et durantun bon moment resta figé comme la pierre devant la chose. Ildemeura là à fixer ces yeux glauques. Entre le mort et le vivant,un long regard fût échangé. Alors l’adolescent leva la mainderrière lui avec précaution, et s’accota à un arbre ; et ens’y appuyant il recula, pas à pas, le visage tourné toujours versla chose. Il eut peur qu’en lui tournant le dos, le corps ne selève d’un bond et ne se mette furtivement à sa poursuite.

Les branches qui le repoussaient, menacèrentde le renverser sur le mort. Ses pas mal assurés, en s’empêtrantdans les fourrés aggravaient les choses, et tout semblait luisuggérer subtilement de toucher le cadavre. À cette seule pensée,il trembla par tout le corps.

Finalement, rompant le charme qui lemaintenait en place, il s’enfuit en courant, sans faire attentionaux branches basses ; hanté par la vue de ces fourmis noiresqui essaimaient voracement sur le visage de cendre, s’aventuranthorriblement tout près des yeux.

Après un temps il s’arrêta de courir,essoufflé, et se mit à l’écoute. Il imaginait qu’une étrange voixsortant de la gorge du mort, s’était mise à hurler dans son dosd’horribles menaces.

Les arbres près du portique de la chapelleremuèrent plaintivement sous une douce brise. Un silence tristepesait sur le petit mausolée du soldat.

Chapitre 8

 

Les arbres commencèrent doucement leur hymneau crépuscule qui tombait ; et d’obliques rayons de bronzefrappèrent la forêt quand le soleil se coucha. Il y eut uneaccalmie dans le bourdonnement des insectes, comme s’ils baissaientleurs trompes et faisaient une pause pour la prière. Tout étaitsilencieux, excepté le chant répété des arbres.

Alors, sur cette quiétude, éclata subitementun fracas de bruits épouvantables. Un roulement furieux arrivait deloin.

L’adolescent s’arrêta. Il était saisi par ceterrifiant éclat de bruits confus : c’était comme si l’ondéchirait le monde. Au bruit crépitant de la mousqueterie semêlaient les terribles éclats des batteries de canons.

Son esprit partait dans tous les sens. Ilimaginait les deux armées dressées l’une contre l’autre comme deuxpanthères. Pendant un temps, il resta à l’écoute. Alors, il se mità courir en direction de la bataille. Il voyait bien l’ironie de lachose, à courir ainsi vers ce qu’il avait évité avec tant depeines. Mais il se dit en substance, que si la terre et la luneétaient sur le point de se heurter l’une contre l’autre, beaucoupde gens penseraient sans doute à se mettre sur les toits pour voirla collision.

En courant il prenait conscience que la forêtavait cessé son chant. Comme si finalement elle était capabled’entendre les bruits extérieurs. Les arbres cessèrent leurschuchotements et se tinrent immobiles. Tout semblait écouter lescrépitements, le fracas, et le tonnerre assourdissant : chorusqui jetait ses hurlements terribles sur la terre tranquille.

L’adolescent prenait conscience subitement quele combat, où il fut présent, n’avait été, après tout, qu’un simpleexercice de tir. En écoutant à présent ce fracas énorme, il doutaavoir été le témoin de vraies scènes de batailles. L’assourdissanttumulte parlait de batailles célestes, comme si des hordes de dieuxse jetaient aux prises dans les airs.

En y réfléchissant, il trouvait drôle que,lors de la dernière rencontre, lui et ses camarades aient pu croirequ’ils allaient décider du sort de la bataille : ils s’étaientpris, et avaient pris l’ennemi trop au sérieux. Chacun d’entre euxavait dû penser qu’il traçait profondément son nom dansd’éternelles tablettes dorées, ou qu’il élevait sa réputation pourtoujours à l’autel de gloire, dans le cœur de sesconcitoyens ; alors qu’en réalité l’affaire tiendrait dans desbulletins imprimés aux titres humbles et laconiques. Mais iltrouvait cela bien ; sinon, se dit-il, à chaque bataille toutle monde se défilerait, si ce n’était l’espoir et les choses de cegenre.

Il se mit à avancer rapidement. Il souhaitaitarriver à temps à la lisière de la forêt pour voir ce qui sepassait.

Alors qu’il se hâtait, l’image de conflitsextraordinaires traversa sa pensée ; qui, à force de ressasserde tels sujets, s’était habituée à imaginer leurs scènes. Le fracasde la bataille était comme la voix d’un être éloquent quidécrivait.

Quelquefois les taillis s’enchaînaient en unépais rideau qui semblait essayer de l’arrêter dans sa marche, etles arbres paraissaient se mettre sur son chemin, lui interdisantde passer en étendant leurs branches. Après l’hostilité déjàmanifestée, cette nouvelle résistance de la forêt l’emplit d’uneamertume aiguë. Il lui parût que la Nature n’était pas encore prêteà le sacrifier.

Mais il s’obstina à prendre des cheminsdétournés, et à présent, de là où il se trouvait, il pouvait voirde longs rideaux de fumée grise, qui indiquaient les lignes debataille. La voix des canons le fit trembler, la mousqueterierésonna en longs éclats irréguliers qui lui crevaient le tympan. Ils’arrêta un moment à regarder en direction du combat. Ses yeuxavaient une expression de frayeur, il était bouche bée.

Maintenant il avançait droit devant lui. Pourlui la bataille était comme la meule d’une immense et terriblemachine. Ses complications, sa puissance, et ses sinistres procédésle fascinaient. Il devait s’en approcher et la voir produire sescadavres.

L’adolescent arriva à une barrière et passapar-dessus. Au loin, le sol était jonché de vêtements et de fusils.Un journal replié, traînait dans la boue. Un soldat mort étendu detout son long, avait le visage caché par son bras. Plus loin il yavait un groupe de quatre ou cinq cadavres tenant une tristeassemblée. Le soleil brûlant avait déjà fait son œuvre.

Dans cet endroit l’adolescent se sentait commeun intrus. Cette partie oubliée du champ de bataille appartenaitaux morts. Il se hâta, dans la vague appréhension que l’un descorps déjà enflé ne se lève pour le sommer de partir.

Il parvint finalement à une route, d’où ilpouvait voir au loin de sombres corps de troupes qui s’agitaient,entourés par la fumée. Sur le chemin il y avait une foule d’hommesensanglantés qui affluaient vers les arrières. Les blessésjuraient, grognaient et gémissaient. Sans interruption les bruitsprenaient des proportions si énormes que la terre entière semblaiten vibrer : aux paroles tonnantes des canons et aux phrasescrachotantes de la mousqueterie se mêlaient des hourrasfrénétiques. Et de cette zone orageuse coulait le flot ininterrompudes blessés.

L’un d’eux avait une botte pleine de sang, ilsautillait comme un écolier qui joue. Son rire étaithystérique.

Un autre jurait avoir été touché au bras àcause de la mauvaise gestion de l’armée par le commandementgénéral. Un autre encore marchait au pas en imitant l’air sublimede quelque tambour major, sur ses traits il y avait un mélangemalsain de joie et de douleur. En marchant, il chantait ce coupletburlesque, d’une haute et tremblante voix :

« Chante,chante victoire !

Une poignée deballes

Vingt-cinqhommes morts

Cuits comme…une tarte. »

Une part de la procession boitait et vacillaiten écoutant ce refrain.

Un des blessés avait déjà le cachet livide dela mort sur le visage. Ses lèvres se retroussaient en lignes dures,et ses dents étaient serrées. Ses mains étaient ensanglantées parles blessures sur lesquelles elles se posaient. Il paraissaitdevoir attendre le moment de tomber la tête en avant. Il marchaitraide comme un spectre, et ses yeux brillaient d’un regard déjàtourné vers l’au-delà.

Il y en avait qui avançaient le pas grave,très irrités par leurs blessures, prêts à prendre n’importe quoipour la cause obscure de leur malheur.

Un officier porté par deux soldats s’énervaitet criait : « Ne secoue pas comme ça Johnson !idiot ! », « tu crois que mes jambes sont enfer ? » « Si tu peux pas me porter convenablement,repose-moi et laisse quelqu’un d’autre le faire. »

Il vociféra sur la foule titubante quibloquait la marche rapide des porteurs : « Hé !laissez passer là ! Entendez-vous ? Laissez passer que lediable vous emporte tous ! »

À contrecœur, ils s’écartaient prenant lesbords du chemin. Et comme il passait devant eux ils lui jetaientdes remarques impertinentes. Quand il répondit en vociférant pardes menaces, ils lui dirent d’aller au diable.

L’un des porteurs qui avançait à pas lourdsheurta pesamment de son épaule le soldat à l’air spectral quiregardait vers l’inconnu.

L’adolescent rejoignit cette foule et se mit àla suivre. Ces corps déchirés parlaient de l’horrible appareil dedestruction où les hommes s’étaient pris.

De temps à autre, des officiers d’ordonnanceet des courriers traversaient la foule au galop, poursuivis par leshurlements des blessés, qu’ils éparpillaient sur les côtés de laroute. La procession mélancolique était constamment perturbée parles messagers, et parfois par de bruyantes pièces d’artillerie quiarrivaient sur eux en balançant et battant lourdement le sol, avecles officiers qui criaient des ordres pour libérer la voie.

À côté de l’adolescent marchait un homme enhaillons, rendu méconnaissable par la poussière, les tâches de sanget de poudre, qui le souillaient des pieds à la tête. Il écoutaitavec beaucoup d’attention et d’humilité les descriptionsfascinantes d’un sergent barbu. Ses traits maigres exprimaient à lafois la crainte et l’admiration. Il était comme ces gens quiaimaient écouter les merveilleuses histoires racontées parmi lestonneaux à sucre dans un magasin de campagne. Il regardait leconteur avec un étonnement indicible, la bouche qui baillait à lamanière d’un paysan émerveillé.

Le sergent, s’en apercevant, fit une pause àson histoire détaillée en donnant ce commentaire sardonique :« Fais attention mon cher, tu vas attraper desmouches ».

Alors l’homme aux haillons se recula, confuset honteux.

Après un temps il commença une tentatived’approche du côté de l’adolescent, et, avec un changement dansl’attitude, essaya de s’en faire un ami. Sa voix devint tendrecomme celle d’une jeune fille et ses yeux suppliants. L’adolescentvit avec surprise que le soldat portait deux blessures ; l’uneà la tête, bandée d’un haillon gorgé de sang, et l’autre au brasqui pendait comme une branche à moitié cassée.

Après un bon moment de marche ensemble,l’homme aux haillons rassembla assez de courage pour dire :« On s’est bien battu, n’est-ce pas ? » dit-iltimidement. L’adolescent, noyé dans ses pensées, leva les yeux surla triste figure ensanglantée avec un regard d’agneau et dit :« Quoi ? »

– « On s’est bien battu n’est-cepas ? »

– « Oui » répondit sèchementl’adolescent. Il accéléra son pas.

Mais l’autre se mit à sautiller derrière luiavec peine. Il y avait comme un air d’excuses dans ses manières, etde toute évidence il pensait seulement avoir besoin de parlerpendant un moment, et alors l’adolescent verrait bien qu’il étaitun bon gars.

– « On s’est bien battu, n’est-cepas ? hein ? » Commença-t-il encore avec une petitevoix, et alors il eut le courage de poursuivre.

– « Que je sois damné si j’ai jamaisvu des types se battre comme ça. Sapristi ! Faut voir commentqu’ils se sont battus ! Je savais comment que les gars secomporteraient, une fois qu’ils y seraient en plein dedans. Jusqu’àmaintenant les gars ils n’avaient pas la chance, mais cette foi-ciils ont montré ce qu’il étaient. Je savais que cela tourneraitcomme ça. Nos gars, tu peux pas les battre. Non-monsieur !C’est des combattants, c’est ce qu’ils sont. »

Humble et admiratif, il termina la phrase enaspirant profondément l’air. Plusieurs fois il se tourna versl’adolescent pour recevoir des encouragements. Il n’en reçu aucun,mais graduellement il parut comme absorbé par son sujet.

– « Je parlais, à un garçon de laGéorgie, par delà les piquets de garde une fois ; et ce garçonil me disait : « Vos types détaleront comme des lièvresdès qu’ils entendront le canon » qu’il disait.

– « Peut-être bien que oui »que je répondais. « Mais je n’en crois rien » que je luidisais. « Allez au diable ! C’est p’ être vos types quivont s’défiler quand ils entendront le canon » que je luidisais.

Il s’esclaffa : « Hé bien, ils ne sesont pas défilés aujourd’hui, n’est-ce pas, hein ?Non-monsieur ! Ils se sont battus encore etencore ! »

Sa face laide était inondée de tendresse pourl’armée, qui pour lui était chose belle et puissante.

Après un temps il se tourna versl’adolescent : « Où qu’t’as été touché mon pov’gars ? » demanda-t-il d’un ton fraternel.

Instantanément l’adolescent se sentit pris depanique à cette question, quoiqu’au début il n’en mesurât pastoutes les conséquences.

– « Quoi ? »demanda-t-il.

– « Où qu’t’as ététouché ? » répéta l’homme aux haillons.

– « Hé bien… » commençal’adolescent « Je… Je… C’est pourquoi… Je… »

Il se détourna subitement, et glissa à traversla foule. Il avait le front cramoisi, et ses doigts tripotaientnerveusement l’un des boutons de sa veste. Il pencha la tête, et lefixa des yeux avec une grande attention, comme s’il y avait là unpetit problème.

L’homme aux haillons le suivit avec des yeuxétonnés.

Chapitre 9

 

L’adolescent laissa passer la processionjusqu’à ce que le soldat en haillons ne soit plus en vue. Ce n’estqu’alors qu’il se remit à marcher avec les autres.

Mais il était parmi les blessés. La fouled’hommes saignait. À cause de la question du soldat en haillons, ilsentait maintenant que sa honte était visible. Tout le temps iljetait des regards de côté pour voir si les hommes voyaient soncrime écrit en lettres brûlantes sur son front.

Par moments il considérait ces blessés avecune certaine envie : il concevait qu’on puisse êtresingulièrement heureux avec un corps déchiré. Il souhaita lui aussiavoir sa blessure, l’insigne rouge de son courage.

Comme la figure même du reproche, il y avait àses côtés le soldat qui marchait à grands pas, raide comme unspectre. Les yeux de l’homme restaient toujours fixés surl’inconnu. Sa face effrayante et grise attirait l’attention de lafoule, et les hommes ralentissaient leur marche pour se mettre aurythme de son pas triste. Ils discutaient de son état lamentable,lui posant des questions et lui donnant des conseils. D’un airbuté, il les repoussait, leur faisant signe de s’en aller et de lelaisser tranquille. Les cernes de son visage noircissaient et seslèvres serrées paraissaient retenir le cri d’une grande détresse.La sorte de raideur dans les mouvements de son corps semblait dueau fait qu’il prenait d’infinies précautions pour ne pas réveillerses blessures douloureuses. Alors qu’il avançait, il paraissaitchercher un endroit, comme quelqu’un qui va choisir sontombeau.

Quelque chose dans le geste de l’homme, quandil chassa les soldats ensanglantés qui s’apitoyaient, fit sursauterl’adolescent comme si on l’avait mordu. Il cria d’horreur. Entitubant, il avança et posa sa main tremblante sur le bras del’homme. Alors que ce dernier tournait lentement sa figure de cirevers lui, l’adolescent hurla : « Mon Dieu ! JimConklin ! »

Le soldat de grande taille tenta un petitsourire poli : « Salut Henri, » dit-il.

L’adolescent, balançant sur ses jambes, lefixa avec des yeux fous. Il bégayait, il balbutiait :« Oh… Jim… Oh… Jim. »

Le soldat de grande taille tendit sa mainensanglantée, portant un curieux mélange de noir et de rouge, dû ausang frais qui coulait sur les caillots déjà secs.

– « Où as-tu été Henri ? »dit-il. Et poursuivant d’une voix monotone : « j’ai cruque peut-être tu avais été tué. On a encaissé un sacré coupaujourd’hui. Je me suis beaucoup inquiété. »

L’adolescent se lamentait toujours :« Oh Jim… Oh… Jim… »

– « Tu sais » dit le soldat degrande taille, « j’étais là-bas », il fit un geste avecprécaution. « Et, mon Dieu, quel cirque !… Et crénom j’aiété touché… J’ai été touché. Oui crénom j’ai été touché ». Ilrépétait la chose d’un air égaré, comme s’il ne comprenait pascomment cela ait pu arriver.

L’adolescent l’entoura de ses bras anxieuxpour lui venir en aide, mais le soldat de grande taille avançaitd’un pas ferme comme si une force le poussait. Depuis que le jeunehomme veillait sur son ami, les autres blessés ne manifestaientplus autant d’intérêt pour lui. À nouveau ils s’occupaient àtraîner leur propre malheur vers l’arrière du front.

Comme ils avançaient, soudain le soldat degrande taille parut submergé de terreur. Son visage tournait tout àfait à la cire grise. S’agrippant aux bras de l’adolescent ilregarda tout autour de lui, comme s’il avait peur d’être entendu.Alors, il commença à parler dans un murmure tremblant :

– « Je te dirais de quoi j’ai peur?Henri… Je te dirais de quoi j’ai peur… J’ai peur de tomber… etalors tu sais… leurs damnés chariots d’artillerie… ils aimeraientme passer dessus. C’est ce qui me fait peur… »

L’adolescent se mit à crier,hystérique :

– « Je prendrais soin de toiJim ! Je prendrais soin de toi ! Je jure par Dieu que jele ferais ! »

– « Sûr… que tu le feras,Henri ? » supplia le grand soldat.

– « Oui… oui… je te dis… Jeprendrais soin de toi, Jim ! » protesta l’adolescent. Ilne put s’exprimer clairement à cause de sa gorge nouée.

Mais le soldat de grande taille continuait àsupplier à voix basse. Maintenant il se penchait comme un enfant aubras de son ami. Dans sa terreur ses yeux roulaient avecfrénésie.

– « J’ai toujours été un bon ami àtoi, n’est-ce pas Henri ? J’ai toujours été un brave type,n’est-ce pas ? On n’insistait pas trop avec moi pour que jerende service, non ? On n’avait qu’à me demander pour que jeme mette aussitôt en route ; je l’ai fait pour toi, n’est-cepas, Henri ? »

Il fit une pause, attendant anxieusement laréponse de son ami.

L’adolescent avait atteint un tel degréd’angoisse que ces soupirs l’écorchaient. Il s’efforça d’exprimersa loyauté, mais il ne pu que faire des gestes fantasques.

Pourtant, le soldat de grande taille parutsoudainement oublier toutes ses peurs. Il reprenait sa formespectrale, raide et triste. Il continua d’avancer comme une statuede pierre. L’adolescent voulait que son ami s’appuyât sur lui, maisl’autre secouait toujours la tête et protestait de façonétrange :

– « Non… non… non… laisse-moi…laisse-moi. »

À nouveau son regard se fixait sur l’inconnu.Il avançait avec une intention mystérieuse, écartant toute offred’aide de la part de l’adolescent : « Non… non…laisse-moi… laisse-moi… »

L’adolescent n’avait qu’à suivre.

À présent ce dernier entendait une voix quilui parlait à l’épaule. Se retournant il vit que c’était le soldaten haillon :

– « Tu ferais mieux de le pousserhors du chemin, compagnon. Il y a une batterie qui arrive à untrain d’enfer, et elle va le renverser. Il tiendra pas cinq minutesde toutes façons… tu peux le voir. Tu ferais mieux de l’écarterhors du chemin. D’où diable tire-t-il ses forces. »

– « Dieu seul le sait ! »s’écria l’adolescent en secouant les mains avec détresse. Il courutdevant et s’agrippa au bras du soldat de grande taille.

– « Jim ! Jim ! »supplia-t-il d’un ton plaintif, « viens avec moi. »

Le soldat de grande taille tenta faiblement dese libérer : « Hein ? » dit-il d’un air absent.Un moment il fixa l’adolescent du regard. Il dit enfin, comme s’ilcomprenait vaguement : « Oh ! Dans les champs ?Oh »

Il piqua à travers champ en aveugle.

L’adolescent se retourna pour voir lescavaliers qui fouettaient, et la batterie de canons quirebondissait avec violence. L’homme aux haillons jeta un cri aiguqui le fit se détourner en sursaut :

– « Mon Dieu ! il est en trainde courir ! »

Tournant vivement la tête, l’adolescent vitson ami qui courait en vacillant, comme sur le point de tomber,vers un amas de buissons. À cette vue il eut un haut-le-cœur, etlâcha un gémissement douloureux. L’homme aux haillons et luientamèrent la poursuite. Ce fut une course singulière.

Quand il rattrapa le soldat de grande taille,il commença de l’implorer avec tous les mots qu’il pûttrouver :

– « Jim… Jim. Que fais-tu… pourquoifais-tu ça… tu vas te faire mal. »

Son visage était animé par le même but. Ilprotesta d’un air buté, gardant les yeux rivés sur le mystiqueendroit vers où son intention le menait.

– « Non… non… ne me touche pas…laisse-moi, laisse-moi. »

L’adolescent, horrifié et perplexe devant sonami, recommença à lui poser des questions en tremblant :

– « Où que tu vas Jim ? À quoique tu penses ? Où que tu vas ? Tu veux pas me le direJim ? »

Le soldat de grande taille leur fit face,comme s’il avait affaire à d’implacables poursuivants. Il y avaitun grand appel dans ses yeux.

– « Laisse-moi tranquilleveux-tu ? Laisse-moi tranquille une minute ! »

L’adolescent se recula : « PourquoiJim ? » dit-il d’un air stupéfait. « Qu’est-ce quite prend ? »

L’autre se détourna et, penchantdangereusement, continua sa marche. L’adolescent et le soldat enhaillons suivirent, la tête basse comme s’ils recevaient lefouet ; se sentant incapables de faire face à l’homme blessé àmort, s’il les confrontait à nouveau. Ils pensaient suivre quelquecérémonie solennelle. Il y avait une sorte de rituel dans lesmouvements du soldat condamné, qui ressemblait à quelque fanatiqued’une religion de fous. Une religion qui suçait le sang, déchiraitles muscles et broyait les os. Ils ne pouvaient le comprendre.Horrifiés ils avaient peur, et se tenaient à distance derrière lui,comme s’il tenait quelque effroyable arme à sa disposition.

Enfin, ils le virent qui s’arrêtait, debout,immobile. S’approchant en hâte, ils virent son visage exprimerqu’enfin il avait trouvé l’endroit pour lequel il avait lutté. Samaigre silhouette était droite, ses mains ensanglantéestranquillement tenues le long du corps. Il attendit avec patiencece quelque chose qu’il était venu rencontrer. Il était aurendez-vous. Ils firent une pause, et restèrent debout dansl’expectative.

Il y eut un silence.

Finalement, la poitrine du soldat condamné semit à se soulever à grand effort. Mouvement qui devint si violentqu’on eût dit qu’un animal était à l’intérieur, qui remuait et sedébattait furieusement afin de se libérer.

Le spectacle de cet étranglement graduel fitse tordre l’adolescent, et quand son ami roula des yeux, ce qu’ilvit le fit s’écrouler par terre en hurlant. Il éleva la voix dansun appel suprême : « Jim… Jim… Jim… »

Le soldat de grande taille ouvrit les lèvreset dit en faisant un geste :

– « Laisse-moi… ne me touche pas…laisse-moi… »

Il y eut un autre silence, une autreattente.

Sa forme se raidit et se redressa soudain.Alors, une fièvre prolongée le secoua. Il jeta un regard devantlui. Pour les deux témoins, il y avait une curieuse et profondedignité dans les traits fermes de sa face effrayante.

Doucement, une sourde étrangeté l’envahissaitet l’enveloppait. Un moment le tremblement de ses jambes lui fitdanser une sorte de hideuse ritournelle, et il se mit à tapersauvagement les bras contre sa tête, dans une expressiond’enthousiasme démoniaque. Puis sa grande silhouette se tendit danstoute sa hauteur. Il y eut un léger bruit de déchirure. Alors ilcommença à pencher droit devant lui lent et raide comme un arbrequi tombe. Une rapide contorsion musculaire fit que l’épaule gauchetoucha le sol en premier.

Le corps paru rebondir quelque peu sur lesol.

– « Mon Dieu ! » dit lesoldat en haillons.

L’adolescent avait suivit, comme ensorcelé,cette sorte de cérémonial ponctuel et à l’endroit voulu. Son visagese tordait dans toutes les expressions d’agonies qu’il imaginaitavoir été ressenties par son ami.

Se remettant sur pied, il s’approcha etregarda avec attention le visage de cire. La bouche était ouverte,découvrant les dents en un sourire.

Comme le pan de veste de sa tenue bleues’était écarté, il put voir que tout le côté semblait avoir étédévoré par les loups.

L’adolescent se retourna subitement, livide derage, vers le champ de bataille. Il secoua le poing, comme s’ilallait donner quelque oraison vindicative :

– « Maudits… »

Le soleil rouge s’écrasait au fond del’horizon comme une hostie cruelle.

Chapitre 10

 

L’homme en haillons resta debout, rêveur.

– « Hé bien, c’était un sacré bonsoldat pour ce qui est du cran, n’est-ce pas » dit-ilfinalement d’une voix quelque peu craintive. « Un sacré bonsoldat. » L’air pensif, il poussa du pied l’une des mains quiremua docilement. « Je me demande d’où il puisait ses forces?Je n’ai jamais vu un homme faire ça avant. C’était une drôle dechose. Hé bien c’était un sacré brave. »

L’adolescent voulait crier sa détresse. Il sesentait poignardé, mais sa langue resta comme morte dans le caveaude sa bouche. Il se jeta à nouveau au sol et recommença à agiter desombres pensées.

L’homme en haillons avait toujours cet airprofondément absorbé.

– « Écoute voir compagnon, »dit-il après un moment, – en parlant il gardait les yeux rivés surle cadavre –, « Il nous a quittés, n’est-ce pas ? Et nouspourrions aussi bien chercher le diable à rester là. C’est terminéici. Il nous a quittés non ? Il est bien là où il est.Personne ne le dérangera ici. Et je dois dire que je ne me portepas très bien moi-même en ce moment. »

L’adolescent s’éveilla en écoutant le ton decette voix, et leva un regard rapide vers l’homme. Il vit qu’ilbalançait de manière incertaine sur ses jambes et que son visageprenait une légère teinte bleuâtre.

– « Mon Dieu ! »s’écria-t-il « tu ne vas pas toi… pas toi aussi. »

L’homme aux haillons secoua la main :« J’abandonne jamais » dit-il. « Tout ce que je veuxc’est une bonne soupe de pois, et un bon lit. Une bonne soupe depois, » répéta-t-il d’un ton rêveur.

L’adolescent se releva : « Je medemande d’où il vient. Je l’avais laissé par là. » dit-il enpointant vers une direction. « Et maintenant je le retrouveici. De plus il venait par là », et il montra une autredirection. Ils se tournèrent tous deux vers le corps comme pour luiposer la question.

– « Hé bien » dit finalementl’homme aux haillons, « il ne sert à rien de rester là àessayer de lui demander quoi que ce soit. »

L’adolescent acquiesça d’un signe de tête aveclassitude. Ils se mirent tous deux à considérer le cadavre durantun bon moment.

L’adolescent murmura quelque chose.

– « Hé bien, c’était un sacré brave,n’est-ce pas ? » dit l’homme aux haillons comme enréponse.

Ils se détournèrent et s’en allèrent. Durantun moment ils avancèrent d’un pas furtif, comme s’ils marchaientsur la pointe des pieds. Le cadavre continuait à sourire dansl’herbe.

– « Je commence à me sentir vraimentmal, » dit l’homme aux haillons, coupant court aux raressilences qu’il autorisait. « Je commence à me sentir très malen point. »

L’adolescent gémit :« Seigneur ! » Il se demandait s’il allait être letémoin malheureux d’un autre rendez-vous sinistre. Mais soncompagnon agita la main pour le rassurer : « Oh, je nevais pas mourir, pas encore ! Il y a trop de choses quidépendent de moi pour que je meure ! Non-monsieur ! Je necèderai pas ! Je ne peux pas me le permettre ! Tu devraisvoir la bande d’enfants que j’ai, et tout le reste. »

L’adolescent jeta un bref regard à soncompagnon, il put voir grâce à l’ombre qui couvrait son sourire,que l’homme essayait de plaisanter.

Alors qu’ils poursuivaient leur péniblemarche, l’homme aux haillons continuait de parler :

– « De plus, si je meurs, je nemourrais pas comme ce type. Quelle drôle de chose. Je m’écrouleraisvoilà tout, c’est tout ce que je ferais. J’ai jamais vu quelqu’unmourir comme ce type. Tu connais Tom Jamison, c’est mon voisin, ilhabite juste à côté de chez moi. C’est un brave type, ça oui, etnous avons toujours été bons amis. Vif aussi. Vif comme un pièged’acier. Hé bien quand nous nous battions l’après-midi, soudain iléclate en malédictions et injures en me criant : « Tu asété touché maudit imbécile, » qu’il me dit en juranthorriblement. Je me touche la tête, et quand je vois mes doigts, jecomprends que je suis touché, y pas de doute. Je lance un grand criet me mets à fuir, mais avant que je puisse m’éloigner, je fustouché au bras et la balle me fit presque tourner sur moi-même.J’avais peur avec tous ces tirs derrière moi, et je courus pour memettre hors de portée ; mais j’avais salement encaissé. Jecrois bien que j’aurais continué à me battre si ce n’est TomJamison. »Alors, il déclara calmement : « J’en aideux, – des petites –, mais elles commencent maintenant à metaquiner drôlement. Je ne crois pas pouvoir marcher plusloin. »

Ils avançaient lentement et en silence.

– « Tu parais très mal en point toiaussi » dit enfin l’homme aux haillons. « Je parie quet’en as pris une plus méchante que tu ne crois. Tu ferais mieux deprendre soin de ta blessure. Faut pas négliger pareille chose.Elles peuvent être intérieures la plupart du temps, et c’est commeça que ça fait plus de dégâts. Où as-tu été touché ? »Mais il poursuivit sa harangue sans attendre de réponse.« J’ai vu un type qui avait reçu un pruneau dans la tête,quand mon régiment était tranquillement à attendre une fois. Ettout le monde qui lui criait : « t’as été touchéJohn ? C’est grave ? », « non » qu’ilrépondait. Il paraissait agréablement surpris, leur racontantcomment il se trouvait. Il dit qu’il ne ressentait rien. Mais monDieu ! la première chose que ce type a su, c’est qu’il étaitmort. Oui il était mort, raide mort. Alors prends garde veux-tu. Tupeux avoir quelque blessure vicieuse toi aussi. On peut jamaisdire. Où c’est qu’elle se trouve la tienne ? »

Depuis le début de cet entretien, l’adolescentperdait le pas, marchait de manière sinueuse. Exaspérer il lâcha uncri en faisant un furieux mouvement de la main :« Oh ! ne m’embête pas ! » dit-il.

Il enrageait tellement contre l’homme auxhaillons qu’il aurait pu l’étrangler. Ses compagnons paraissaienttoujours prendre des rôles intolérables : à chaque fois ilsfaisaient se lever le fantôme de sa honte avec leur curiosité. Ilse tourna vers l’homme aux haillons comme quelqu’un aux abois.« Maintenant ne m’embête plus » répéta-t-il avec un airmenaçant et désespéré.

– « Hé bien, Dieu m’est témoin queje ne veux embêter personne » dit l’autre. Il y avait un légeraccent de désespoir dans sa voix quand il répondit. « Dieusait que j’ai assez d’ennuis comme ça. »

L’adolescent qui tenait un amer débat aveclui-même, en jetant des regards de haine et de reproches surl’homme, dit alors d’une voix dure :« Adieu ! »

L’homme aux haillons le regarda avec unprofond étonnement.

– « Hé !… Hé compagnon, où quetu vas ? » demanda-t-il d’un air hésitant. L’adolescenten le regardant voyait bien que lui aussi, comme l’autre commençaità agir de manière stupide et bête : ses penséess’embrouillaient dans sa tête.

– « Maintenant… là… écoute voir… là…toi, Tom Jamison… là maintenant… J’en veux pas… ça ne sert àrien ; où que tu vas ? »

L’adolescent indiqua vaguement :« Par là » répondit-il.

– « Hé bien… maintenant écoute voir…maintenant » dit l’homme, délirant à la manière d’un idiot. Satête était penchée vers l’avant et ses paroles incohérentes.« Tu peux pas faire ça maintenant… ça se peut pas… je teconnais va maudit tête de cochon. Tu veux t’en aller, et marcheravec une méchante blessure. C’est pas bon… maintenant… Tom Jamison…c’est pas bon. Tu veux bien me laisser prendre soin de toi TomJamison. C’est pas bon… pour toi… d’aller comme ça… avec une aussiméchante blessure… c’est pas bon… c’est pas juste… c’est pasbon… »

Pour toute réponse l’adolescent grimpapar-dessus une clôture, et s’en alla. Il pouvait entendre l’hommeaux haillons qui gémissait plaintivement. Il se retourna vers luiet dit avec colère : « Quoi ? »

– « Écoute voir… maintenant TomJamison… maintenant… c’est pas bon. »

L’adolescent s’en alla. Se retournant, il vitde loin l’homme en détresse qui tournait en rond sans savoir oùaller.

Maintenant il souhaitait qu’il fût mort. Ilcroyait envier ces hommes dont les corps étaient éparpillés surl’herbe des champs et les feuilles mortes de la forêt.

Les simples questions de l’homme aux haillonsfurent pour lui comme autant de coups de couteau. Ils disaient quela société chercherait cruellement son secret jusqu’à le dévoilerau grand jour. L’insistance tout à fait inopinée du compagnon qu’ilvenait de quitter lui fit sentir qu’il ne pouvait garder son crimesecrètement enfoui dans son sein. Sûr d’être amené au grand jourpar l’un de ces traits qui assombrissent le ciel, et qui sontconstamment à piquer, découvrir et proclamer tout haut ces chosesqu’on aurait voulu tenir à jamais cachées. Il admettait ne paspouvoir se défendre contre une telle vigilance. C’était au-delà deses capacités.

Chapitre 11

 

Il prenait conscience que le vrombissement defournaise de la bataille devenait de plus en plus fort. De grandsnuages sales flottaient devant lui très haut dans l’air calme. Lebruit approchait. Les hommes se déversaient hors des bois etparsemaient les champs.

Comme il contournait un petit monticule, ilvit que la route maintenant n’était plus qu’une masse hurlante defourgons, de chariots et d’hommes. De la masse confuse quigrandissait jaillissaient exhortations, ordres et imprécations. Ettout ça était balayé par la peur. Les fouets claquaient etmordaient et les chevaux ruaient et tiraient. Les grands fourgons àdos blancs se tendaient et s’empêtraient dans leurs efforts commedes moutons trop gras.

Dans une certaine mesure, l’adolescent sesentait réconforté par ce qu’il voyait : ils battaient tous enretraite. Peut-être alors n’était-il pas si mauvais après tout. Ils’assit, et se mit à contempler les fourgons frappés deterreur : ils fuyaient comme des bêtes disgracieuses etdociles. Tous ces hommes qui rugissaient et fouettaient l’aidaientà grandir les dangers et l’horreur de l’engagement, afin qu’il pûtessayer de se prouver à lui-même que la chose dont les hommespourraient l’accuser, était en vérité justifiable. Il suivait duregard avec un grand plaisir la marche sauvage qui lui donnaitraison.

Sur la route apparaissait maintenant la têted’une colonne d’infanterie, qui avançait calmement droit devantelle. Elle glissait rapidement, en évitant les obstacles, etprenait ainsi le mouvement sinueux du serpent. Les hommes de têtepoussaient les mules avec la crosse de leurs mousquetons. Ilspiquaient les attelages, indifférents aux cris des conducteurs. Ceshommes forçaient le passage au niveau des parties les plus densesde la masse : butée, la tête de colonne poussait droit devantelle. Les conducteurs de chariots enragés lâchèrent pas mal dejurons terribles.

L’ordre de se faire un passage donnait à lacolonne une aura imposante : ces hommes avançaient vers lecœur du vacarme. Ils allaient confronter la ruée avide de l’ennemi.Ils ressentaient la fierté de leur avancée irrésistible, alors quele reste de l’armée se poussait et piétinait le long de la route.Ils renversaient gaiement des chariots avec le sentiment que celaétait sans importance du moment que leur colonne arriverait à tempsau front. Cette priorité leur donnait un air grave et sombre. Lesofficiers avaient le dos très raide.

Comme il les regardait, l’adolescent sentaitrevenir le noir fardeau de son malheur. Il avait le sentiment devoir passer une procession d’hommes d’élite. L’abîme qui leséparait d’eux était aussi grand que s’ils dussent être des dieuxarmés de flammes et portant des bannières de soleil. Il ne pourraitjamais être comme eux ; il aurait pu pleurer tellement ildésirait l’être.

Il chercha en lui-même la malédictioncorrespondante à la cause indéfinie, sur laquelle les hommesjettent les mots de l’opprobre éternel. Cette chose, – quellequ’elle soit –, était responsable et non lui, se dit-il. C’est làqu’est la faute.

Cette colonne qui avait hâte d’arriver à lazone des combats, parut à l’adolescent abandonné à lui-même,quelque chose de plus beau qu’une héroïque bataille. On ne pouvaitblâmer ces héros, pensa-t-il, en voyant leur longue ligne ardente.Ils pouvaient se retirer avec un parfait respect de soi, en faisantla révérence aux étoiles.

Il se demandait ce que ces hommes avaient bienpu prendre pour qu’ils soient dans une telle hâte à forcer leurpassage vers les sombres hasards de la mort. En les contemplant,son envie augmenta au point qu’il désira échanger sa vie contrecelle de l’un d’entre eux. Il aurait aimé avoir une forceprodigieuse, se dit-il, se débarrasser de soi pour être meilleur.De rapides tableaux de lui-même, solitaire, – toujours le même –,se déroulèrent en lui ; silhouette bleue prenant désespérémentla tête de charges enflammées, le pied en avant, et l’épée briséemais hautement levée ; ou faisant face à un assaut de pourpreet d’acier, se faisant tuer calmement sur une place élevée, devanttous les regards. Il pensa au magnifique pathos que sa mortsusciterait.

Ces pensées le soulagèrent quelque peu. Ilsentait le frisson du désir de se battre. Dans ses oreilles ilentendait le chant de la victoire. Il connut l’excitation d’unecharge rapide et triomphale. La musique des pas cadencés, des voixcoupantes, du claquement des armes de la colonne toute proche, luifaisait prendre essor sur les ailes rouges de la guerre. Durant decourts instants, il se sentit sublime.

Il pensa être sur le point d’aller au front.Vraiment il se vit, poussiéreux, le regard vide, essoufflé courantau front, arrivant au moment propice pour saisir à la gorge lanoire et libidineuse sorcière des calamités.

Puis les difficultés de la chose commencèrentà lui venir en tête. Il hésita, balançant sur ses pieds d’un airembarrassé.

Il n’avait pas de fusil : il ne pouvaitse battre avec ses mains, se dit-il avec amertume en réponse à sesrêves. Mais alors, les fusils on pouvait les ramasser : il yen avait en extraordinaire profusion.

De même, se dit-il encore, ce serait unmiracle s’il pouvait retrouver son régiment… Hé bien il pourrait sebattre avec n’importe lequel.

Il se mit à avancer lentement. Il marchaitcomme s’il avait peur de mettre le pied sur une mine. Il luttaitavec ses doutes.

Il serait vraiment un moins que rien si l’unde ses camarades le voyait revenir ainsi, avec les preuves de safuite. Mais il se consolait en se disant que les hommes, tout àleurs combats, ne font pas attention à ce qui se passe à l’arrière,pourvu qu’aucune silhouette hostile ne vienne de là. Dans la mêléeil passerait aussi inaperçu qu’un homme sous une cape.

Mais quand la lutte connaîtra un momentd’accalmie, se dit-il, alors son destin inexorable lui amènera unhomme qui lui demandera des explications. En imagination ilressentait déjà le regard scrutateur de ses compagnons, alors qu’ilpeinait douloureusement sur quelque mensonge.

Finalement, ces délibérations et cesobjections finirent par lasser son courage, et absorber toute sonardeur. En examinant soigneusement bien la chose, il ne pouvaits’empêcher d’admettre leur importance ; cependant, l’échec deson plan ne l’avait pas complètement découragé.

Par ailleurs, des douleurs variéescommençaient à se faire entendre. Leur présence l’empêchait deplaner haut sur les ailes de la guerre ; il lui étaitimpossible de se voir en héros illuminé. Il tomba la tête enavant.

Il ressentit une soif brûlante. Son visageétait si terne et si sec qu’il crût que sa peau craquelait. Chacunde ses os était douloureux, et paraissait sur le point de se briserau moindre de ses mouvements. Il avait les pieds meurtris, et soncorps criait famine. C’était plus fort qu’une faim directe. Ilavait une sensation imprécise, comme un poids à l’estomac ; etquand il essaya de marcher, sa tête balança et il se mit à tituber.Il ne pouvait voir distinctement, de petites buées vertesflottaient devant ses yeux.

Secoué par toutes ces émotions il n’avait paseu conscience de ses douleurs. Maintenant elles l’assiégeaient àgrands cris ; et comme il fût forcé de les écouter son méprisde soi grandit. En désespoir de cause il se dit n’être pas commeles autres. Il admettait l’impossibilité pour lui de jamais devenirun héros. Il n’était qu’un niais et un lâche. Ces visions de gloireétaient si pitoyables ! Il gémit du fond du cœur et avança entitubant.

Quelque chose en lui le forçait à rester àproximité du champ de bataille, comme le phalène autour du feu. Ildésirait grandement voir et s’informer. Il voulait savoir lequelgagnait.

Il se dit que malgré les souffrances sansprécédent qu’il endurait, sa soif de victoire était intacte ;quoique, se dit-il en manière de semi-excuse, il savait qu’àprésent une défaite de son armée voudrait dire tant de choses en safaveur. Les assauts de l’ennemi disperseraient les régiments enfragments, et ainsi de nombreux hommes de courage, estima-t-il,seraient obligés de déserter les couleurs en fuyant comme despoules. On le prendrait pour l’un d’entre eux. Ils seraient desfrères attristés par un commun malheur, et lui pourrait aisémentadmettre n’avoir pas fui plus vite ni plus loin qu’eux. Et silui-même pouvait croire en la perfection de ses vertus, il pensaitqu’il n’aurait pas de problème à convaincre les autres.

Il se dit en manière d’excuse pour cet espoir,qu’auparavant l’armée avait rencontré de grandes défaites, – et enquelques mois leur avait fait verser le sang et poussé à abandonnerles croyances admises sur la guerre –, réémergeant à nouveau aussibrave et fraîche qu’au premier jour, rejetant dans l’oubli lesouvenir du désastre, et réapparaissant avec la valeur etl’assurance des légions non conquises. La voix aigre des gensrestés chez eux sifflera tristement pendant un temps, mais lesgénéraux sont souvent contraints à écouter ces complaintes. Lui,bien sûr, n’aurait aucune mauvaise conscience à proposer un généralen sacrifice, sans qu’il puisse dire lequel ; aussi nepouvait-il ressentir de la pitié pour lui. Le peuple était loin etil ne concevait pas que l’opinion publique pût être juste à silongue distance. Il était tout à fait probable qu’on fasse du mal àun homme par erreur ; et qui, après être sorti de sonétonnement dépensera peut-être le reste de sa vie à écrire desrépliques aux chansons faites à propos de son échec hypothétique.Ce serait très malheureux, sans doute, mais un général dans ce casétait sans importance pour l’adolescent.

Une défaite justifierait son comportement. Ilpensa que cela prouverait, d’une certaine manière, qu’il avait fuitdès le début à cause de son pouvoir supérieur de perception.Quelques qui prédit sérieusement une inondation devrait être lepremier à grimper sur un arbre. Ce qui prouverait vraiment qu’ilest un prophète.

Une justification morale était considérée parl’adolescent comme une chose très importante. Sans ce baume, il nepouvait, pensa-t-il, porter durant toute sa vie l’insignedouloureux de son déshonneur. Avec un cœur qui lui assuraitconstamment qu’il était méprisable, il ne pouvait vivre sans qu’àtravers ses actes, cela soit évident pour tous les hommes.

Si l’armée avançait victorieuse, il étaitperdu ; si le fracas de la bataille indiquait que les drapeauxde son armée pointaient vers l’avant, il n’était plus qu’unmisérable condamné. Il serait contraint de s’enfermer à jamais dansla solitude, et le pied indifférent des hommes piétinerait seschances d’avoir une vie accomplie.

Comme ces pensées traversaient rapidement sonesprit, il s’en détourna et essaya de les écarter. Il se dénonçaitcomme traître, et se disait être le plus indicible égoïste aumonde. Sa conscience lui donnait l’image de soldats mettant leurscorps par défi devant la lance des démons hurlants desbatailles ; et en voyant leurs cadavres saigner dans ce champde bataille imaginaire, il se dit être leur meurtrier.

À nouveau il eût préféré mourir, au pointd’envier un cadavre. En pensant aux tués, il nourrit un grandmépris pour quelques-uns d’entre eux, comme s’ils étaient coupablesde leur mort. Ils pouvaient avoir été tués par le plus chanceux deshasards, se dit-il, avant qu’ils n’eussent eu l’opportunité defuir, ou avant qu’ils ne fussent réellement testés. Pourtant, ilsrecevront le traditionnel laurier. Il cria amèrement que leurscouronnes étaient volées, et leurs robes de glorieuse mémoireimméritées. Néanmoins, il se dit encore que c’était une grandepitié qu’il ne fût pas comme eux.

Une défaite de l’armée lui aurait donné lesmoyens d’éviter les conséquences de sa fuite. Néanmoins, ilconsidérait à présent qu’il était inutile de penser à une tellepossibilité. On lui avait appris que le succès pour cetteformidable machine des bleus était certain, qu’elle réaliserait desvictoires comme un appareil produirait des boutons. À présent il sedébarrassait de toutes ces spéculations, et se tournait vers lecredo du bon soldat.

En se convainquant de l’impossibilité pourl’armée de subir une défaite, il se fit une belle histoire avecquoi il pût revenir au régiment et détourner les traits de ladérision qui ne manqueraient pas. Mais il craignait si mortellementces traits qu’il lui fût impossible d’inventer une histoirecrédible. Il examina de nombreuses possibilités, mais les rejetaune par une comme inconsistantes. Immédiatement il voyait ce qu’ily avait de vulnérable en eux.

Par ailleurs, il craignait beaucoup qu’uneflèche méprisante ne lui mît le moral au plus bas avant qu’il n’aiteu le temps de s’expliquer.

Il imagina tout le régiment qui disait :« Où est Henri Flemming ? Il a déserté c’est ça ?Oh, mon Dieu ! » Il se rappela les différentes personnesdont il était tout à fait sûr qu’elles ne le laisseraient pas enpaix pour ça. Sans doute ils l’interrogeraient en se moquant etriraient en le voyant hésiter à répondre en tremblant. Au prochainengagement, ils le surveilleraient pour voir s’il fuiraitencore.

Où qu’il aille dans le camp, il rencontreraitdes regards insolents qui s’attarderaient cruellement sur lui. Ens’imaginant passer devant un groupe de camarades, il pouvaitentendre quelqu’un dire : « Le voilà quipart ! » Alors comme toutes les têtes se tourneraient enmême temps vers lui, il voyait leur large rire moqueur. Il croyaitentendre quelqu’un faire une remarque drôle à voix basse, sur quoiles autres se mettraient à crier comme des coqs et à caqueter commedes poules. Il n’était plus qu’une figure de la déchéance.

Chapitre 12

 

La colonne qui avait si résolument forcé lesobstacles sur sa route était à peine hors de vue, que l’adolescentvit de noires vagues d’hommes glisser hors des bois et envahir leschamps. Il sut aussitôt que leurs cœurs avaient perdu leurs fibresd’acier. Ils se débarrassaient de leurs équipements et de leurstenues comme autant de pièges où ils s’étaient empêtrés. Ilschargeaient sur lui comme des bisons affolés.

Derrière eux s’élevait une fumée bleue,formant un nuage sur les sommets des arbres ; et à travers lesbuissons, il pouvait voir de temps à autre une lointaine lueurrose. La voix des canons éclatait dans un chorus interminable.

L’adolescent était frappé d’horreur, etsuivait d’un regard perplexe et douloureux. Il en oubliait sonpropre combat contre la création. Il écartait les railleries quinaissaient en lui, à propos de la philosophie des déserteurs et lesrègles de conduite pour damnés. Il perdait tout intérêt pourlui-même.

La bataille était perdue. Les monstresarrivaient à grands pas irrésistibles ; l’armée sans secoursdans les épais taillis et rendue aveugle par la nuit qui tombait,allait être avalée. La guerre, ce monstre rouge, la guerre, ce dieugorgé de sang allait être rassasié.

Quelque chose en lui voulait crier.Impulsivement il voulut faire un discours de ralliement, chanter unhymne de bataille, mais il ne put qu’à peine ouvrir la bouche pourlâcher : « Pourquoi… pourquoi… qu’est-ce qui sepasse ? »

Bientôt il se retrouva au milieu d’eux, quibondissaient et couraient ; leurs faces livides brillaient aucrépuscule. Ils paraissaient pour la plupart des hommes trèsrobustes. Pendant qu’ils galopaient, le regard du jeune hommepassait de l’un à l’autre. Ses questions incohérentes étaientignorées. Ils ne faisaient pas attention à ses appels. Ils neparaissaient pas le voir.

Quelques-uns balbutiaient comme des fous. Unénorme gaillard demandait au ciel : « Dis-moi où est laroute du salut? Où est la route du salut ? » Comme s’ilavait perdu un enfant. Il pleurait dans sa douleur et sadétresse.

À présent les hommes couraient dans toutes lesdirections. L’artillerie qui bombardait un peu partout fit seconfondre toute idée de coin abrité, que ce soit vers l’avant,l’arrière, ou sur le flanc. Les repères s’étaient évanouis dans lesténèbres qui s’amassaient. L’adolescent commençait à s’imaginer aucentre du terrible conflit, et il ne voyait aucune issue. De labouche des hommes qui fuyaient sortaient des questions furieusespar millier, mais aucun d’eux ne donnait de réponse.

L’adolescent après s’être malmené pour rien enjetant des questions aux bandes de l’infanterie qui battaient enretraite sans lui donner la moindre attention, agrippa finalementle bras d’un homme. Ils pivotèrent sous l’élan de la course, et seretrouvèrent face à face.

– « Pourquoi… pourquoi… »balbutia l’adolescent, luttant avec sa langue réfractaire. L’hommes’écria : « Lâche-moi ! Lâche-moi ! » Saface était livide et ses yeux roulaient furieusement. Essoufflé, ilrespirait bruyamment. Il tenait encore son fusil, peut-êtreavait-il oublié de le jeter. Il tirait avec frénésie sur le bras del’adolescent, courbé et entraîné à plusieurs pas :« Lâche-moi ! Lâche-moi ! »

– « Pourquoi… pourquoi… »bredouillait l’adolescent.

– « Hé bien alors » rugitl’homme dans une grande colère. Adroitement il balança son fusilqui s’écrasa avec violence sur la tête de l’adolescent ets’enfuit.

Ses doigts mollirent sur le bras de l’autre.Ses muscles avaient perdu toute vigueur. Il crut voir la foudres’abattre sur lui et le tonnerre gronder sourdement dans sa tête.Il ne sentit soudain plus ses jambes, et il s’écroula au sol en setordant de douleur. Il tenta de se relever. Dans ses efforts contrele mal qui l’abattait, il paraissait lutter avec une créatureinvisible. Le combat fut sinistre.

Par moments il se mettait presque à moitiédebout, battait l’air un instant, puis retombait à nouveau,s’agrippant à l’herbe. Son visage était d’une moiteur pâle. Desgémissements profonds et douloureux sortaient de lui.

Finalement en se contorsionnant il se remitsur les genoux et les mains ; et ainsi, comme un enfant quiapprend à marcher, se remit sur ses pieds. Les mains pressées surses tempes il marcha sur l’herbe en vacillant. Il lutta intensémentavec son corps : ses sens engourdis poussaient àl’évanouissement et il s’y opposait obstinément, se représentantpar l’esprit les dangers inconnus et les mutilations s’il venait àtomber dans ce champ. Il se raidit, imitant la manière du soldat degrande taille. Il pensa aux endroits retirés où il pourraits’étendre sans risques. Pour en chercher un il lutta contre lesvagues douloureuses qui l’assaillaient.

Mettant la main sur le sommet de sa tête, iltoucha timidement la blessure. La douleur brûlante qui suivit luifit faire une longue aspiration au travers de ses dents serrées.Ses doigts étaient tachés de sang, il les fixa du regard.

Autour de lui il pouvait entendre le roulementdes canons, violemment secoués, qui étaient traînés vers le frontpar des chevaux fouettés au galop. Un jeune officier sur undestrier couvert de boue faillit le renverser. Se retournant il vitcette masse de canons, d’hommes et de chevaux glisser le long d’unelarge courbe vers l’ouverture d’une barrière. De sa main gantée,l’officier faisait des mouvements excités. Les canons suivaient leschariots contre leur gré, à cause du fait qu’ils étaient traînéspar les talons sans doute.

Quelques officiers de l’infanterie éparpilléepestaient et juraient comme des charretiers. Leurs voix grondeusespouvaient s’entendre par-dessus le vacarme énorme. Parmil’indescriptible mêlée qui se trouvait sur la route chevauchait unescadron de cavalerie. Le jaune passé de leurs revers luisaitfièrement. Il y eut une terrible querelle.

L’artillerie s’assemblait comme pour un granddébat.

La brume bleutée du soir descendait sur leschamps. Les lignes de la forêt étaient de longues ombres pourpres.Un nuage étendu le long de la partie ouest atténuait un peu cetterougeur du ciel.

Comme l’adolescent laissait derrière lui cettescène, il entendit les canons soudainement rugir. Il les imaginasecoués d’une colère noire. Ils crachotaient et hurlaient comme desmonstres d’acier défendant une porte. La douceur du crépusculeétait saturée par ces terribles remontrances. À cela s’ajoutait lefracas déchirant de l’infanterie adverse. Se retournant derrièrelui, il vit des éclats de lumière orange illuminer l’ombredistante. De soudains et délicats éclairs apparaissaient dans leciel lointain. Par moments il crut voir des masses d’hommes qui selevaient.

Dans la nuit qui tombait, il hâta son pas. Lejour s’éteignit au point qu’il pouvait à peine distinguer unendroit où mettre les pieds. La ténèbre pourpre était pleined’hommes qui conféraient dans un roulement confus de voix. Ilpouvait les entrevoir qui gesticulaient tout contre le bleu sombredu ciel. Il semblait y avoir une grande mêlée d’hommes et d’armeséparpillés tout autour dans la forêt et les champs.

La petite route étroite était à présent commesans vie. Il y avait des fourgons renversés comme des éboulis derivière séchant au soleil : le lit du dernier torrent étaitrempli de chevaux morts et de morceaux éclatés d’armes deguerre.

Finalement, il sentit sa blessure se calmer ets’alléger. Néanmoins, il s’empêcha d’aller plus vite, craignant dela réveiller. Il évita le moindre mouvement à sa tête, prenant denombreuses précautions afin d’éviter un faux pas. Il était trèsanxieux, et par anticipation son visage s’étirait en pensant à ladouleur atroce qui suivrait tout faux pas dans les ténèbres.

En marchant, ses pensées se concentraientintensément sur sa blessure. Il y avait tout autour une sensationliquide et fraîche ; et il imagina le sang couler lentementpar ses cheveux. Sa tête parut avoir gonflé au point qu’il pensaque son cou n’était plus fait pour elle.

Cesser d’avoir mal l’inquiétait davantage. Lespetites voix aiguës de la douleur, pensait-il, qui criaient depuisle sommet de sa tête, exprimaient clairement le danger. Par ellesil croyait pouvoir mesurer l’étendue de son mal. Mais quand ellesgardèrent un silence menaçant, il s’en effraya, imaginant desdoigts terribles qui lui agrippaient le cerveau.

Ce qui ne l’empêcha pas de penser àdifférentes choses qu’il avait faites dans le passé. Il serappelait certains repas que sa mère avait cuisinés à la maison, etceux dont il raffolait particulièrement occupaient la placed’honneur. Il voyait la table mise, les murs en bois de sapin quiluisaient doucement à la lumière du foyer. Il se rappelait aussil’habitude qu’ils avaient prise, ses compagnons et lui, d’aller surla berge ombragée d’un étang, à leur sortie d’école. Il voyait sesvêtements jetés en désordre sur l’herbe de la rive. Il sentait leséclaboussures de l’eau parfumée sur son corps. Le feuillage del’érable qui les surplombait bruissait sous le vent la mélodie d’unété plein de jeunesse et de fraîcheur.

À présent une lassitude irrésistiblel’envahissait. Sa tête penchait vers l’avant et ses épauless’affaissaient comme s’il portait une lourde charge. Ses piedstraînaient sur le sol.

Il tenait sans cesse des arguments : secoucherait-il en s’étendant dans quelque endroit proche, ou seforcerait-il à marcher jusqu’à ce qu’il atteignît quelque havre. Ilessayait de se débarrasser de la question, mais son corpspersistait toujours dans la désobéissance et ses sens l’ennuyaientconstamment.

Enfin, il entendit une voix réconfortante toutprès de son épaule :

– « Tu parais dans un sale état mongarçon ? »

L’adolescent ne leva pas la tête, maisacquiesça, la bouche épaisse : « Oui !… »

L’homme à la voix riante le prit fermement parle bras : « Hé bien, » dit-il avec un gros rire,« je vais dans ta direction. Toute l’équipée va dans tadirection. Et je crois que je peux te donner un coup demain. » En marchant, il avait l’air d’un homme ivre aux brasd’un ami.

Comme ils avançaient, l’homme interrogeal’adolescent et l’aida dans ses réponses comme s’il parlait à unenfant. Parfois il introduisait des anecdotes.

– « De quel régiment es-tu ?Hein ? Lequel est-ce ? Le 304e de New York ? Hé biende quel corps est-ce ? Oh, c’est ça ? Je croyais qu’ilsne s’étaient pas battus aujourd’hui… ils sont là-bas vers lecentre. Oh, ils y ont été hein ? Alors, presque tout le mondea eu sa part du combat aujourd’hui. Par Dieu ! Je me suisdonné pour mort pas mal de fois. On tirait, on hurlait departout ; il faisait un noir d’enfer, au point où je ne savaisplus de quel côté j’étais pour sauver mon âme. Parfois je croyaissûrement me trouver avec ceux de l’Ohio, parfois je jurais être duméchant bout, avec ceux de Floride. C’était la situation la plusdiablement confuse que j’aie jamais vue. Et dans toute cette forêt,il y avait une pagaille énorme et constante. Ce serait un miraclesi l’on retrouve nos régiments cette nuit. Mais très bientôt on varencontrer des tas de gardes et de gendarmes, et je ne sais quoid’autres. Hé ! En voilà qui partent avec un officier, jecrois. Regarde sa main qui traîne. Je parie que des combats il en aeu jusque-là. Il ne voudra plus beaucoup parler de sa réputation ettout quand ils vont lui scier la jambe. Pauvre type ! Monfrère porte la même moustache. Au fait comment que t’as fait pourte retrouver par là ? Ton régiment est loin d’ici n’est-cepas ? Hé bien je crois qu’on peut le retrouver. Tu sais il y aeut un garçon qui a été tué dans ma compagnie aujourd’hui, et celam’a fait penser à ce monde et tout. Jack était un bon gars. Par lediable, ça te frappe comme la foudre de voir le vieux Jack justeabattu comme ça. Nous étions là à attendre les ordres bienpeinards, quoiqu’il y avait des hommes qui couraient dans tous lessens tout autour de nous ; et pendant que nous étions àattendre ainsi, arriva un type grand et gros. Il commença partapoter le coude de Jack en disant : « Hé dis-moi, par oùqu’c’est le chemin de la rivière ? » Et Jack ne faisaitaucune attention à lui, et le type qui continuait à tapoter sur soncoude, en répétant : « Hé dis-moi, par où qu’c’est lechemin de la rivière ? » Jack, tout le temps regardaitdroit devant lui essayant de guetter l’arrivée des sudistes àtravers le bois ; et un bon moment il n’a fait nulle attentionà ce type, mais il se tourna finalement et dit : « Oh vaau diable et trouve-le toi-même ce chemin vers larivière ! » Et juste alors, une balle lui éclataviolemment le côté de la tête. Il était sergent. Ce furent là sesderniers mots. Tonnerre ! J’espère qu’on va sûrement retrouvernos régiments cette nuit. Ça va être une longue chasse. Mais jecrois qu’on peut le faire. »

Durant la quête qui suivit, l’homme à la voixenjouée parut au jeune soldat en possession d’une baguette magique.Il marchait dans le labyrinthe de l’épaisse forêt avec un étrangebonheur. Lors des rencontres avec les gardes et les patrouilles ilfit montre d’une finesse de détective, doublée d’une audace degamin des rues. Ce qui paraissait un obstacle devenait une aide.Alors que son compagnon usait de tous les moyens pour les sortir deleur triste situation, l’adolescent, le menton sur la poitrine, setenait raide comme une planche.

La forêt ressemblait à une vaste ruche où leshommes bourdonnaient en des cercles frénétiques ; mais sonenthousiaste compagnon le conduisît sans erreur, jusqu’à cequ’enfin il se mit à glousser de satisfaction et de joie :« Ah ! c’est là que vous êtes ! tu vois cefeu ? » L’adolescent acquiesça d’un signe de têtestupide.

– « Hé bien, c’est là qu’est tonrégiment. Et maintenant adieu mon vieux, et bonnechance ! »

Durant un instant une main chaleureuse etforte serra les doigts alanguis de l’adolescent, et alors ilentendit un sifflement enthousiaste et brave tandis que l’hommes’éloignait à grands pas. Alors que cet homme qui fût si amicalpour lui sortait de sa vie, l’adolescent se rendit soudain comptequ’il n’avait pas une seule fois vu son visage.

Chapitre 13

 

L’adolescent se mit à avancer lentement versle feu que lui avait indiqué l’ami qui s’en allait. Comme ilvacillait, il repensa à la bienvenue que lui réserverait sescamarades. Il était convaincu que bientôt son cœur épuiséressentirait les traits acérés du ridicule. Il n’avait pas la forced’inventer un mensonge pour se protéger, il serait une ciblefacile.

Il eut l’idée de se cacher dans les ténèbresde la forêt, mais la douleur et l’épuisement l’en dissuadèrent. Sesdouleurs aiguës l’obligeaient à chercher un endroit où il puissemanger et se reposer, à n’importe quel prix.

En avançant vers le feu il vacilla au risquede tomber. Il pouvait voir des silhouettes d’hommes jeter desombres noires contre la lueur rouge du feu ; et comme ils’approchait il se rendait peu à peu compte que le sol étaitparsemé d’hommes endormis.

Subitement il se trouva face à une noire etmonstrueuse silhouette. Des éclairs jaillirent du canon d’unfusil : « Halte ! Halte ! » Un moment ilperdit la tête, mais à présent il lui semblait reconnaître cettevoix nerveuse. Comme il titubait debout, face au canon du fusil, illâcha : « Hé bien, salut Wilson, toi… toiici ? » Le canon fût prudemment abaissé et le soldat à lavoix forte s’avança lentement. Il scruta le visage del’adolescent : « C’est toi Henri ? »

– « Oui c’est… c’est moi. »

– « Hé bien, hé bien monvieux » dit l’autre, « par le diable, je suis heureux dete voir ! Je t’ai cru mort. Sûrement mort. » L’émotionlui faisait perdre la voix.

Maintenant l’adolescent sentait qu’il pouvaità peine se tenir sur ses jambes. Subitement ce qui lui restait deforce l’abandonnait. Il pensa devoir se hâter à produire unmensonge pour se protéger des traits déjà sur les lèvres de sonredoutable camarade. Aussi, tout en vacillant devant le soldat à lavoix forte, il commença par dire : « Oui, oui… j’ai… j’aipassé d’horribles moments. J’ai été un peu partout. Je viens de cecôté sur la droite. Des combats terribles par là. J’ai passéd’horribles moments… J’ai été séparé de mon régiment. Par là sur ladroite. J’ai été touché. À la tête. Je n’ai jamais vu pareilcombat. C’était terrible. Je ne vois pas comment j’ai pu êtreséparé de mon régiment. J’ai été touché, oui. »

Son ami s’était vivement rapproché :« Quoi ? Touché ? Pourquoi ne l’avoir pas ditd’abord ? Pauvre vieux, on doit… patiente un moment, qu’est-ceque je fais. Je vais appeler Simpson. »

À ce moment-là, une autre silhouette se dressadans l’obscurité. Ils reconnurent le caporal.

– « À qui parles-tuWilson ! » demanda-t-il. Il y avait de la colère dans savoix « À qui parles-tu ? Maudite sentinelle que t’es… hébien… salut Henri, c’est toi ça alors, je t’ai pris pour mort il ya un bon moment ! Sainte Jérusalem, à chaque quart d’heure oupresque on en voit un qui réapparaît ! En comptant bien nousavions perdu quarante-deux hommes, mais s’ils se mettent à revenircomme ça, au matin on aura déjà toute la compagnie au grandcomplet. Où étais-tu ? »

– « Par là à droite. J’ai étéséparé… » commença l’adolescent avec précipitation. Mais sonami l’interrompit vivement : « Oui, et il a été touché àla tête, il est mal en point, on doit l’examinerimmédiatement. » Mettant son fusil sous son aisselle gauche,de son bras droit il soutint l’adolescent par l’épaule.

– « Hou ! ça doit faire trèsmal, » dit-il.

L’adolescent pencha lourdement sur sonami : « Oui ça fait mal… ça fait très mal, »répondit-il. Sa voix trembla.

– « Oh, » dit le caporal. Ilsoutint l’adolescent par le bras pour l’aider à avancer.« Allez viens, Henri, je prendrais soin de toi. »

Comme ils avançaient, le soldat à la voix destentor cria après eux : « Simpson, laisse-le dormir dansmes couvertures. Et… attends une minute… voilà une gourde. Elle estremplie de café. Regarde sa tête à la lueur du feu, et vois de quoiça a l’air. Peut-être que ç’en est une de mauvaise. Quand je seraisrelevé dans quelques minutes, je viendrais pour veiller surlui. »

L’adolescent avait les sens si engourdis quela voix de son ami résonna comme dans le lointain, et qu’il pouvaità peine sentir la pression du bras du caporal. Il se soumettaitpassivement à la direction ferme de ce dernier. Comme auparavant,sa tête s’affaissait sur sa poitrine et ses genoux tremblaient. Lecaporal le conduisit près d’un grand feu : « Maintenant,Henri » dit-il « voyons un peu ta vieilletête. »

L’adolescent s’assit avec obéissance, et lecaporal, mettant son fusil de côté, commença à farfouiller dans lachevelure touffue de son camarade. Il fût obligé de lui tourner latête de façon à ce que la lueur du feu tombe directement sur elle.Il tordait la bouche d’un air sceptique ; serrant les lèvreset sifflant entre ses dents, quand ses doigts furent en contactavec les taches de sang et la légère blessure.

– « Ah, nous y voilà ! »dit-il. Il poussa maladroitement son investigation plus loin.« Juste ce que je pensais, » ajouta-t-il. « Uneballe t’a éraflé. Ça a levé une drôle de bosse, juste comme si untype t’avait cogné la tête avec une grosse matraque. Il y a un bonmoment que ça s’est arrêté de saigner. Le pire avec ça, c’est qu’aumatin tu verras qu’un képi à ta taille ne t’ira pas. Et ta têtesera toute agitée et brûlante de fièvre. Et tu te sentiraspeut-être très malade demain au réveil. On ne peut jamais savoir.Encore que je n’y crois pas trop. C’est juste un sacré coup sur latête et rien d’autre. Maintenant tu n’as qu’à t’asseoir ici sansbouger, pendant que je vais dénicher quelque chose pour tesoulager. Alors je t’enverrais Wilson pour qu’il prenne soin detoi. »

Le caporal s’en alla. L’adolescent restaimmobile au sol comme un paquet. Il fixait les flammes d’un regardvide.

Après un moment il reprit quelque peuconscience, et les choses autour de lui commencèrent à prendreforme. Dans les profondes ténèbres, il vit que le sol était parseméd’hommes étendus dans toutes les postures imaginables. Scrutant lesténèbres plus lointaines il vit, en quelques coups d’œil rapides,apparaître des visages pâles et fantomatiques, doués d’une lueurphosphorescente. Les traits de ces visages exprimaient la profondetorpeur des soldats rompus par la fatigue. Ce qui leur donnaitl’air d’hommes enivrés par le vin. Ce coin de forêt aurait puparaître, pour un promeneur invisible, comme une scène venant aprèsquelque effrayante débauche.

De l’autre côté du feu l’adolescent observa unofficier endormi, assis le dos tout à fait droit appuyé contre unarbre. Il y avait quelque chose de risqué dans sa position.Perturbé par des rêves, peut-être, il vacillait en sursautant et enfaisant de petits bonds, comme un grand-père dans son coin decheminée agité par les effets d’un grog. Son visage étaitpoussiéreux et souillé de taches. Sa mâchoire inférieure pendaitcomme si elle n’avait plus la force d’assumer une position normale.Il était l’image même du soldat exténué après une orgieguerrière.

De toute évidence, il s’était couché avec sonépée sur le bras. Et l’homme et l’épée s’étaient endormis danscette embrassade, et le moment arriva où l’épée glissa au sol sansqu’il ne s’en rendît compte. La poignée dorée était posée encontact avec l’une des bordures du feu.

Dans le périmètre éclairé par la lumièreorangée et rose du bois qui brûlait il y avait d’autres soldats,ronflant et respirant avec bruit, ou étendus comme dans un sommeilde morts. Quelques paires de pieds pointaient, rigides et droits.Les bottes montraient la boue ou la poussière des marches ; etdes bouts de pantalons roulés, sortant des couvertures, montraientdes lambeaux et des déchirures dues aux accrocs, lors des passagesprécipités à travers les denses fourrés.

Le craquement du feu avait comme un rythmemusical. Une légère fumée s’en dégageait. Le feuillage des arbresremuait doucement au dessus des têtes, et les feuilles dont la faceétait tournée vers le feu portaient, de manière intermittente, desteintes d’argent fréquemment borées de rouge. Plus loin sur ladroite à travers une ouverture dans la forêt, on pouvait voir unepoignée d’étoiles, posées comme des pierres scintillantes surl’écran noir de la nuit.

Par moment, dans cette sorte de salle à lavoûte basse, un soldat se levait et changeait de position ;l’expérience du sommeil lui ayant appris le caractère inégal etincommode du sol sur lequel il se trouvait. Ou peut-être semettait-il sur son séant, pour regarder le feu un moment enclignant des yeux d’un air bête et en jetant des coups d’œilsrapides à son compagnon prostré, se blottissait alors à nouveauavec le grognement satisfait d’un homme repris par le sommeil.

L’adolescent resta assis comme un tasabandonné, jusqu’à ce que son ami, le jeune homme à la voix destentor, revienne, balançant deux gourdes par leurs finscolliers : « Hé bien, alors Henri mon vieux » dit cedernier. « Dans juste une minute nous allonst’arranger. »

Il avait les manières intempestives d’uninfirmier amateur. Il s’activa nerveusement autour du feu, remuantles branches pour avoir le maximum de clarté. Il fit abondammentboire à son malade de la gourde contenant le café. Ce furent pourl’adolescent des gorgées délicieuses. Il penchait la tête loin enarrière et tenait longuement la gourde sur ses lèvres. La fraîchemixture descendit comme une caresse le long de sa gorge irritée.Ayant fini, il soupira avec un grand soulagement de plaisir.

Le jeune homme à la voix de stentorcontemplait son camarade avec satisfaction. Un moment plus tard, iltira un énorme mouchoir de sa poche. Il le plia en manière debandage, et versa un peu d’eau de l’autre gourde juste au milieu.Il mit ce pansement grossier sur la tête de l’adolescent, attachantles bouts en un nœud bizarre sur la nuque.

– « Voyons, » dit-il, enreculant un peu pour estimer son ouvrage. « T’as l’air d’unsacré diable, mais je parie que tu te sens mieux. »

L’adolescent contempla son ami avecreconnaissance. Sur sa tête enflée et douloureuse, le tissu froidétait comme la tendre main d’une femme.

– « Tu ne dois ni crier, ni riendire, » remarqua son ami satisfait. « Je sais que je suismaladroit à soigner les malades, mais tu n’as pas rouspété. T’es unbon malade Henri. La plupart d’entre nous seraient depuis longtempsà l’infirmerie… Une balle qu’on reçoit sur la tête, on plaisantepas avec. »

L’adolescent ne fit aucun commentaire, maiscommença à tripoter les boutons de sa jaquette.

– « Allons, viens maintenant »continua son ami, « viens. Je dois te mettre au lit, et faireen sorte que tu aies une bonne nuit de repos. »

L’autre se releva avec précaution, et le jeunesoldat à la voix forte le mena parmi les formes endormies pargroupes ou par rangées. À présent il se penchait pour prendre sescouvertures. Il étendit celle en caoutchouc sur le sol, et couvritles épaules de l’adolescent avec celle qui est en laine.

– « Voilà, maintenant, »dit-il, « étends-toi et dors un peu. »

L’adolescent obéissant et docile, se penchaavec précaution comme une vieille femme. Il s’étendit avec unmurmure de soulagement et de réconfort. Le sol parut comme la plusdouillette des couches. Mais subitement il lâcha :« Attend une minute ! où vas-tu te couchertoi ? »

Son ami secoua la main avec impatience :« Juste là à côté de toi. »

– « Oui, mais attend, »continua l’adolescent, « sur quoi vas-tu dormir ? J’aiton… »

Le soldat à la voix forte grogna entre sesdents : « Couche-toi et la ferme. Ne sois pas un damnéimbécile » dit-il sévèrement.

Après cette réprimande, l’adolescent ne ditplus rien. Une exquise somnolence l’envahissait. La chaleurréconfortante de la couverture l’enveloppait d’une douce langueur.Sa tête s’affaissa sur ses bras repliés, et ses lourdes paupièress’abaissèrent sur ses yeux. Entendant un lointain éclat demousqueterie, il se demanda machinalement si ces hommes dormaientparfois. Il lâcha un long soupir, se lova confortablement dans sescouvertures, et en un moment il était endormi comme sescamarades.

Chapitre 14

 

Quand l’adolescent s’éveilla, il lui semblaavoir dormi pendant des siècles et il se sentit ouvrir les yeux surun monde neuf et surprenant. Des nappes de brouillard grisâtre sedéplaçaient devant les efforts des premiers rayons de soleil. Etl’orient était sur le point de dévoiler sa splendeur. Des gouttesde givre lui glaçaient le visage, et immédiatement à son réveil ilse lova tout au fond des couvertures. Il fixa un moment lefeuillage au dessus de sa tête, qui remuait sous le soufflehéraldique du jour.

Dans le lointain se faisaient entendre legrondement et les explosions d’une bataille. Il y avait dans cesbruits étouffés une insistance déprimante, comme s’ils n’avaientpas commencé et n’allaient pas finir.

Autour de lui les rangées et les groupesd’hommes vaguement aperçus durant la nuit, profitaient desdernières bouffées de sommeil avant de se lever. La douce lumièrede l’aube mettait en évidence les traits exténués et maigres, etles visages poussiéreux : mais donnait des teintes presquecadavériques à la peau des hommes, et faisait apparaître sans vieleurs membres emmêlés. L’adolescent se leva avec un petit cri quandses yeux glissèrent une première fois sur cette masse d’hommespâles et sans mouvements, éparpillés sur le sol en tas serrés, dansdes postures étranges. Son esprit perturbé lui faisait voir lesous-bois comme un charnier. Un instant il se crût parmi les morts,et n’osa bouger de peur que ces cadavres ne se lèvent et se mettentbruyamment à crier et gémir. Toutefois, il retrouva ses esprits enune seconde, et lança un juron compliqué sur lui-même. Ilcomprenait que le sombre tableau qu’il vit n’était pas la réalitéprésente, mais une simple vision.

Alors, il entendit le crépitement sec d’uneflamme dans l’air froid, et tournant la tête, il vit son ami occupéà se démener autour d’un petit feu. Quelques autres silhouettesrares se mouvaient dans le brouillard, et il entendit le craquementsec et fort de coups de hache.

Il y eut soudain le son creux d’un roulementde tambour. Un cor lointain chanta vaguement. Les mêmes sonorités,variant dans leur puissance selon leur éloignement, arrivaient pardelà la forêt. Les cors s’appelaient les uns les autres comme descoqs de combat. Le tonnerre proche des tambours du régimentroula.

La masse humaine se trouvant dans le boisremua. Les têtes se levèrent ensemble. Un long murmure de voixéclata dans l’air, rempli de jurons lâchés à voix basse. Ons’adressa à d’étranges déités pour condamner ces heures matinalessi nécessaires pour redresser le conflit. La voix de ténorpéremptoire d’un officier résonna pour activer les mouvementsengourdis des hommes. Les membres se démêlèrent. Les visages auxteintes cadavériques étaient cachés par des poignées se tortillantlentement sur des yeux : c’était le bain matinal dusoldat.

L’adolescent se mit sur son séant, et donnalibre cours à un bâillement énorme :« Tonnerre ! »lâcha-t-il d’un air maussade. Il sefrotta les yeux, et alors levant la main, il tâta avec précautionle bandage de sa blessure. Son ami, s’apercevant qu’il s’étaitlevé, s’éloigna du feu :

– « Hé bien, mon vieux Henri,comment te sens-tu ce matin ? » demanda-t-il.

L’adolescent bailla encore, puis il allongeales lèvres en une petite moue. Sa tête en vérité il la sentaitprécisément comme un melon, et il avait une sensation désagréable àl’estomac.

– « Oh, Seigneur, je ne me sens pasbien, » dit-il.

– « Tonnerre ! » s’exclamal’autre. « J’espérais que tu te sentirais mieux ce matin.Laisse-moi voir le bandage… Je crois que ça a glissé. »Ilcommença par essayer d’y remédier de façon malhabile sans yparvenir, jusqu’à ce que l’adolescent explose : « Bonsang ! » dit-il d’une voix irritée et coupante,« t’es l’homme le plus pendable que j’ai jamais vu ! T’asdes moufles dans les mains ou quoi. Pourquoi, pour l’amour du ciel,n’y vas-tu pas plus doucement ? Si tu continues comme ça tuvas m’achever. Maintenant, vas-y doucement, et ne fait pas comme situ allais accrocher un tapis. »

Il s’enflammait en commandant son ami avecinsolence, mais ce dernier répondait avec douceur :« Allons, allons, viens maintenant, et prend un peu denourriture », dit-il. « Alors peut-être tu te sentirasmieux. »

Près du feu, le jeune soldat à la voix forteveilla aux besoins de son camarade avec soin et tendresse. Il étaittrès occupé à mettre en ordre les petites tasses noires en fer, quierraient ça et là, y versant une mixture fluide aux tonsmétalliques prise dans un petit sceau en fer noirci par la fumée.Il avait un peu de viande fraîche, qu’il grilla en hâte sur unebaguette. Il s’assit alors et contempla gaiement l’adolescent quimangeait avec appétit. Ce dernier pris note du remarquablechangement de son camarade, depuis ces jours de vie de camp au bordde la rivière. Il ne semblait plus si occupé par l’ampleur de sesprouesses personnelles. Les petits mots qui blessaient sa façon devoir ne le rendaient plus si furieux. Il n’était plus ce jeunesoldat à la voix tonnante. Maintenant il y avait tout autour de luiun air de belle confiance. Il montrait une foi tranquille en sescapacités à poursuivre un but. Et cette confiance intérieure luipermettait de toute évidence d’être indifférent aux petits motsblessants que les autres lui jetaient.

L’adolescent était pensif. Il avait prisl’habitude de voir son camarade en enfant tapageur d’une audace dueà son inexpérience, à son manque de réflexion, son entêtement, sajalousie ; tout ça avec un courage de carton-pâte. Un arrogantbambin habitué à parader devant le portail de sa maison.L’adolescent se demandait d’où lui venait ce nouveau regard, alorsque son camarade faisait la grande découverte que tellementd’hommes eussent refusé de se soumettre à ses soins. Apparemmentl’autre avait grimpé sur un sommet de la sagesse, d’où il sepercevait comme une chose très insignifiante. Et l’adolescent vitque désormais il lui serait plus facile de vivre dans sonvoisinage.

Son camarade posa la tasse de café, – sinoircie qu’elle paraissait d’ébène –, en équilibre sur sesgenoux : « Hé bien Henri, » dit-il. « Qu’est-ceque tu penses des chances qu’on a ? Tu crois qu’on va lesbattre ? »

L’adolescent resta un moment pensif :« Avant-hier » répondit-il finalement, avec un airprovocant, tu aurais parié battre tout le bazar rien qu’à toi toutseul. »

Son ami le regarda quelque peu étonné :« L’ai-je dis ? » demanda-t-il. Il se mit àréfléchir. « Hé bien, peut-être que je l’ai dit »décida-t-il enfin. Du regard il fixa humblement les flammes.

L’adolescent était tout à fait déconcerté parce surprenant accueil fait à sa remarque.

« Oh, non de toute façon tu n’aurais paspu, » dit-il, essayant de se reprendre. Mais l’autre fit ungeste désapprobateur : « Oh, tu n’as pas à t’en faireHenri, » dit-il. « Je vois que j’étais un joli grandniais en ce temps-là. » Comme s’il parlait d’un laps de tempsqui se comptait en années.

Il y eut une petite pause.

– « Tous les officiers disent qu’ontient les rebelles dans un joli coin serré » dit son ami, sedégageant la voix pour avoir l’air naturel. « Ils semblenttous penser qu’on les a là où on a voulu qu’ils soient. »

– « Sur ça je n’en sais rien, »répondit l’adolescent. « Ce que j’ai vu là-bas sur la droiteme fait plutôt penser le contraire. Hier de là où j’étais, ça avaitl’air comme si nous recevions une sacrée volée.

– « Tu crois ? » s’enquitson ami. « Je pensais que nous les avions rudement secouéshier. »

– « Pas le moins du monde, »dit l’adolescent. « Mon Dieu ! mon ami, des combats tun’as rien vu. Hé bien !… » Alors une pensée lui vintsubitement : « Oh ! Jim Conklin estmort ! »

Son ami eut un sursaut :« Quoi ? C’est vrai ? Jim Conklin ? »

L’adolescent parla lentement :« Oui. Il est mort. Touché au flanc. »

– « Ne me dis pas que c’est vrai.Jim Conklin… pauvre type ! »

Tout autour d’eux, il y avait d’autres petitsfeux de camp, entourés d’hommes avec leurs petits ustensilesnoircis. Depuis l’un de ces feux proches arriva soudainl’enchaînement continu d’éclats de voix coupantes. Il apparut quedeux soldats agiles embêtaient un énorme barbu, lui faisantrenverser du café sur sa tenue, au niveau du genou. Enragé, l’hommese mit à jurer en long et en large. Piqués par son langage, sestourmenteurs s’étaient immédiatement dressés contre lui,l’abreuvant d’insultes aussi vindicatives qu’injustes. Probablementune bagarre allait suivre.

L’ami se leva vers eux, faisant avec ses brasdes gestes pacificateurs.

– « Hé là, les gars, à quoi ça sertmaintenant de faire ça ? » dit-il. « Nous allonsêtre en face des rebelles dans moins d’une heure. Quel bien ya-t-il à se battre entre nous ? »

L’un des soldats agiles se tourna vers luiavec violence, le visage cramoisi : « Tu n’as pas besoinde venir par ici avec tes prêches. Je suppose que tu n’approuvesplus les bagarres depuis que Charlie Morgan t’a donné uneraclée ; et je ne vois pas de quoi tu te mêles, ou un autreque toi. »

– « Hé bien, oui, » dit l’amiavec douceur. « Mais je n’aime pas voir… »

C’était un argument confus.

– « Hé bien, c’est lui… »dirent les deux soldats, indiquant leur adversaire avec des doigtsaccusateurs.

L’énorme soldat était tout à fait rouge decolère. Il indiqua les deux autres avec sa grande main tendue commeune serre : « Hé bien, ils… »

Pendant ce temps qui passa en argumentation,le désir d’échanger des coups parut avoir passé, malgré qu’ils sedirent encore beaucoup de mal. Finalement, l’ami revint à sa place,et il ne passa pas beaucoup de temps pour que ces adversairespussent être vus ensemble formant un groupe amical.

– « Jimmie Rogers dit que je dois mebattre avec lui aujourd’hui après la bataille, » dit l’ami ense rasseyant. « Il dit qu’il ne permet pas qu’on s’occupe deses affaires. Je n’aime pas que les gars se battent entreeux. »

L’adolescent dit avec un rire :« T’as pas mal changé. Tu n’es plus du tout comme tu étais. Jeme rappelle quand toi et cet irlandais… » il s’arrêta et semit à rire à nouveau.

– « Non, je n’étais pas commeça, » dit son ami pensivement. « C’est assezvrai. »

– « Hé bien je ne voulais pasdire… » commença l’adolescent.

L’ami fit un autre geste désapprobateur :« Oh, tu n’as pas à t’en faire, Henri. »

Il y eut une autre petite pause.

– « Le régiment avait perdu plus dela moitié des hommes hier, » remarqua finalement l’ami.« J’ai pensé, bien sûr, qu’ils étaient tous morts, maisSeigneur ! La nuit dernière ils continuaient à arriver jusqu’àce qu’il paraît qu’après tout, nous n’en avions pas perdu beaucoup.Ils étaient éparpillés dans les environs, à se promener dans lesbois, à se battre avec d’autres régiments et tout. Juste comme t’asfait. »

– « Ah oui ? » ditl’adolescent.

Chapitre 15

 

Le régiment se tenait en formation au bordd’un chemin, attendant l’ordre de marche, quand subitementl’adolescent se rappela le petit paquet, mis dans une envelopped’un jaune passé, que le jeune soldat à la voix forte lui avaitconfié avec des mots lugubres. Ce qui le fit tressaillir. Il lâchaune exclamation et se tourna vers son camarade :« Wilson ! »

– « Quoi ? »

Son ami à côté de lui regardait pensivementvers le sol. Pour une raison ou pour une autre son expression à cemoment-là était très soumise. L’adolescent qui le regardait debiais se vit contraint de changer d’avis : « Ohrien, » dit-il.

Son ami tourna la tête vers lui quelque peusurpris : « Hé bien, qu’est-ce que tu allaisdire ? »

– « Oh rien » répétal’adolescent.

Il décida de ne pas lui faire ce coup. Ilsuffit que la chose l’ait mis de bonne humeur. Il n’était pasnécessaire de lui jeter ce paquet à la tête aussimaladroitement.

Plus que son ami il fut possédé par la peur,il avait vu combien c’était facile de blesser les sentiments avecdes questions. En voyant son ami si changé, il s’était rassuréqu’il ne le mettrait pas au supplice avec une curiositéinsistante ; mais il était sûr qu’aux premiers moments dedétente il lui demanderait de lui raconter ses aventures del’avant-veille. À présent il se réjouissait d’avoir une petitearme, avec quoi il figerait son camarade aux premiers signes d’uneenquête serrée. Il maîtrisait la situation. C’était plutôt lui quipouvait lancer les traits de la dérision.

Dans un moment de faiblesse, l’ami avait parléde sa propre mort avec des sanglots. Il avait délivré une oraisonfunèbre avant son terme, et sans doute mis dans son paquet delettres des souvenirs variés destinés à ses parents. Mais iln’était pas mort, et ainsi s’était livré aux mains de l’adolescent.Ce dernier se sentait immensément supérieur à son ami, mais ilinclinait à la condescendance, et adoptait avec lui un air de bonnehumeur protectrice.

Maintenant il avait retrouvé toute sa fierté.À l’ombre de cette renaissance florissante, il se tenait debout, lepas ferme et confiant ; et comme rien à présent ne pouvaitêtre découvert, il ne craignait pas de confronter le regard de sesjuges, et ne permettait à aucune de ses propres pensées de legarder d’être virile. Il avait commis ses fautes dans l’ombre, ilétait donc encore un homme.

En vérité, quand il se rappela ses aventuresd’hier et les considéra avec du recul, il commença d’y voir quelquechose d’admirable. Il pouvait faire le fier et se comporter envétéran.

Il écarta de sa vue les douleurs oppressantesdu passé. Il pensait à présent aux longues tirades contre lanature, comme des sottises nées des conditions où il se trouvait.Il ne les rejetait pas entièrement parce qu’il ne se rappelait pastout ce qu’il avait dit. Il inclinait à voir ses révoltes passéesavec un sourire indulgent. Peut-être qu’elles furent bonnes en leurpériode.

À présent il se disait que seuls les mauditset les damnées rageaient de bonne foi contre les circonstances.Rares sont ceux qui le font jamais. Un homme qui a l’estomac biensolide et du respect pour ses compagnons, n’a pas à reprocher quoique ce soit qu’il considère comme erroné dans le déroulement dumonde ; ou même celui de la société. Laissons les malheureuxrailler, quant au reste ils peuvent s’amuser en paix.

Depuis qu’il se sentait à l’aise et content,il n’avait aucun désir de remettre les choses en ordre. En véritéil ne protestait plus qu’elles ne le fussent. Comment toutn’allait-il pas bien quand toute sa joie de vivre lui étaitrevenue. Lentement s’affirmait en lui la conviction que dans tousses discours de révolte il s’était ridiculement mépris. La natureétait chose admirable fonctionnant avec une magnifique justice. Lemonde était juste, merveilleux et grand. Le ciel qui souriaittendrement était doux et plein d’encouragement pour lui.

À présent quelque poète recevait son mépris.Hier, dans sa misère il avait pensé à certains auteurs. Les versdont il se souvenait, lui revenaient brisés, détachés, parfragments. Pour ces gens, il avait ressenti à ce moment-là, unregard chaleureux et fraternel. Ils avaient sillonné les chemins dela douleur, et ils avaient décrit des paysages sombres de façon qued’autres puissent en jouir avec eux. En ce moment-là, il était sûrque leur esprit contemplatif et sage sympathisait avec lui, faisaitpleurer les nuages sur lui. Il marchait seul, mais il y avait làcette pitié, antérieure.

Dans une certaine mesure, il était maintenantun homme qui avait réussi, et il ne pouvait désormais tolérer enlui-même un quelconque esprit de camaraderie avec les poètes. Illes abandonna. Leurs litanies sur les sombres paysages n’avaientplus d’importance pour lui depuis que son regard neuf lesilluminait. Les gens qui parlent de sombres paysages sont desidiots.

Il finit par exprimer un formidable méprispour une telle race de pleurnichards.

Il se sentait l’enfant de la force. À traversla paix du cœur, il voyait la terre comme un jardin où la mauvaiseherbe de la souffrance ne croissait pas. Ou, peut-être, le peuqu’il y en avait se trouvait dans les coins obscurs, où personnen’était obligé de les voir, jusqu’à ce qu’une enquête ridicule sefasse. Et de toute façon, il s’en faisait de superficielle.

Il revenait à sa vieille foi en le succèsfinal et extraordinaire de sa vie. Comme d’habitude, il n’était pastroublé par les procédés à suivre. C’était écrit, parce qu’il étaitun être accompli. Il voyait bien qu’il était choisi par les dieux.À travers les chemins effrayants et merveilleux, il était conduitvers la gloire. Bien sûr, il était satisfait de son mérite.

Il ne pensait pas beaucoup aux batailles quise déroulaient directement devant lui. Il n’était pas essentielqu’il les prît en considération dans ce qu’il avait à faire. On luiavait enseigné que bon nombre d’obligations dans la vie peuventêtre aisément évitées. Les leçons d’hier disaient que la récompenseétait lente et aveugle. Avec ces faits devant les yeux, il ne crutpas nécessaire de s’enfiévrer à propos des perspectives quis’offraient durant les vingt quatre heures à venir. Il pouvaitlaisser le hasard faire les choses. De plus, il y avait cette foien lui-même qui avait secrètement fleuri. La confiance, comme unepetite fleur grandissait en lui. Il était un homme d’expériencemaintenant. Il avait été parmi les dragons, se dit-il, et ils’était assuré qu’ils n’étaient pas aussi hideux qu’il se l’étaitimaginé. De plus, ils étaient inefficaces, leurs coups étaientimprécis. Le plus souvent un homme de cœur les défierait, et lesdéfiant en réchapperait.

Par ailleurs, comment pouvaient-ils le tuerlui l’élu des dieux destiné à la grandeur ?

Il se rappelait comment ces hommes avaient fuila bataille. Alors qu’il revoyait leurs faces terrorisées, ilressentit du mépris pour eux. Ils avaient mis dans leur fuite plusd’affolement qu’il n’était nécessaire. Ils s’étaient comportés enfaibles mortels. Quant à lui, il avait fui de manière digne etdiscrète.

Il fût éveillé de ces rêveries par son ami,qui après s’être nerveusement agité dans les alentours épiant unmoment les arbres, s’était mis à tousser en manière d’introductionet dit : « Fleming ? »

– « Oui ? »

L’ami mit la main à sa bouche et toussa ànouveau. Il s’agita nerveusement sous sa veste.

– « Hé bien, » déglutit-ilenfin, « je crois que tu pourrais aussi bien me les rendre ceslettres. » Son regard s’assombrit et le sang inonda ses joueset son front.

– « Très bien Wilson, » ditl’adolescent. Il ouvrit deux boutons de sa veste, y fourra la mainet retira le paquet. Comme il le tendait à son ami, ce dernierdétourna son visage.

Il fut lent à produire le paquet, parce quedurant cet acte il avait essayé d’inventer un commentaire insignesur ça. Il ne put rien concevoir qui fut remarquable. Il étaitcontraint de laisser son ami s’en tirer sans être inquiété avec sonpaquet. Il s’estima considérablement pour cela. C’était généreux desa part.

À côté de lui son ami paraissait souffrir unegrande honte. En le regardant, l’adolescent sentait son cœurdevenir plus courageux et plus fort. Il n’avait jamais été poussé àrougir comme ça pour ses actes, il était un individu aux qualitésextraordinaires.

Il pensa avec une pitié condescendante :« Mauvais ça ! très mauvais ! le pauvre diable, ilest dans une mauvaise passe ! »

Après cet incident, et en revoyant les scènesde bataille dont il fût témoin, il se sentait tout à fait en mesurede retourner chez lui, pour faire battre le cœur des gens avec deshistoires de guerre. Il se voyait dans l’atmosphère chaleureused’une pièce, racontant des histoires à des auditeurs. Il pourraitexhiber les lauriers. Les siens seraient insignifiants, quoiquedans un district où ils sont rares, ils pourraient briller.

Il voyait son audience fascinée, l’imaginantcomme la figure centrale de scènes enflammées. Et il imaginait laconsternation et les interjections de sa mère ainsi que de la jeunefemme du séminaire, buvant ses récits. Leur vague et féminine foien la personne aimée, réalisant des actes de bravoure au champ debataille sans risquer sa vie, serait détruite.

Chapitre 16

 

Les rafales de mousqueterie s’entendaienttoujours. Plus tard, les canons se joignirent à la dispute. Dansl’air brumeux, leurs voix avaient une sonorité étouffée. Lesrésonances étaient continues. Cette partie du monde menait uneétrange et batailleuse existence.

Le régiment de l’adolescent fût envoyé pourrelever des troupes installées depuis longtemps dans des tranchéeshumides. Les hommes avaient pris position derrière la ligne courbedes nids de mitrailleuses qui pointaient vers le haut, comme degrands socs de charrue, tout le long de la ligne des bois. Devanteux une étendue plate peuplée de souches courtes et déformées. Plusloin depuis les bois, parvenaient les coups de feu étouffés destireurs avancés et des piquets de garde tirant à travers lebrouillard. Par la droite arrivait le bruit d’un fracasterrifiant.

Les hommes se nichèrent derrière un petittalus, et se mirent à l’aise, attendant leur tour.

Nombre d’entre eux avaient le dos au feu.L’ami de l’adolescent s’étendit, enfonça son visage dans ses bras,et presque instantanément, selon toute apparence, s’endormit dansun profond sommeil.

L’adolescent appuya sa poitrine tout contre laboue brune, et scruta les bois d’un bout à l’autre de la ligne. Desrideaux d’arbres faisaient écran à sa vue. Il pouvait voir la lignebasse des tranchées qui se trouvaient à courte distance seulement.Quelques drapeaux désœuvrés étaient plantés sur les monticulesboueux. Et derrière eux il y avait des rangées de corps sombres,avec quelques têtes émergeant avec curiosité du sommet destranchées.

Le bruit des échanges de tir sporadiquesvenait toujours des bois, par devant et sur la gauche ; sur ladroite le vacarme avait pris des proportions effrayantes. Lescanons tonnaient sans un instant de répit. On avait l’impressionque leurs coups venaient de toute part, qu’ils s’étaient engagésdans un stupéfiant accrochage. Il devenait impossible de se faireentendre.

L’adolescent souhaita lancer une plaisanterie,une citation des journaux. Il voulait dire : « Tout estcalme sur le Rappahannock », mais les canons refusaient depermettre ne serait-ce qu’un commentaire sur leur tonnant discours.Il ne put jamais finir sa phrase. Mais enfin les canonss’arrêtèrent, et parmi les hommes dans les tranchées volaient ànouveau, les rumeurs ; mais pour la plupart, elles étaientmaintenant des oiseaux noirs qui battaient tristement de l’aile,collées au sol sans qu’un vent d’espoir les aidât à s’élever. Laface des hommes se fermait en interprétant ces augures. On parlaitd’hésitations et d’incertitudes de la part des responsables hautplacés. Des histoires de désastres confirmés par des preuvesvenaient à l’esprit de ces hommes. Ce fracas de mousqueterie sur ladroite, qui grandissait comme si les portes de l’enfer s’ouvraient,exprimait en la soulignant la situation désespérée de l’armée.

Le cœur des hommes flanchait, et ilscommençaient à marmonner. Ils faisaient des gestes expressifs endisant : « Ah, que peut-on faire de plus ? » Etl’on pouvait voir qu’ils étaient désorientés par les prétenduesnouvelles, et ne pouvaient vraiment comprendre la défaite.

Avant que les brumes grises ne soientcomplètement effacées par les rayons du soleil, le régiment encolonnes dispersées se retirait à travers bois avec précaution. Parmoments les lignes rapides et désordonnées de l’ennemi pouvaientêtre vues plus bas à travers le bouquet d’arbres et les petitschamps. Ils lâchaient des cris perçants et enthousiastes.

À cette vue l’adolescent oublia sespréoccupations personnelles et fût pris d’une grande rage. Ilexplosait en phrases bruyantes : « Par Dieu ! Noussommes menés par un lot de têtes vides ! »

– « Plus d’un type dit çaaujourd’hui, » observa quelqu’un.

Son ami, qui venait de s’éveiller, étaitencore engourdi. Il regarda derrière lui jusqu’à ce que son espriteut saisi la signification du mouvement. Alors il soupira :« Oh, hé bien, je suppose qu’on est battu, »remarqua-t-il tristement.

L’adolescent pensa qu’il n’était pas juste decondamner aussi facilement les autres. Il tenta de se retenir, maissa bouche était trop amère. À présent il entamait une longue ettortueuse dénonciation du chef des forces armées :

– « P’ être, c’est pas entièrementsa faute… non pas tout à fait. Il a fait ce qu’il pouvait. C’estnotre destin d’être souvent battu » dit son ami d’un tonfatigué. Ce dernier avançait péniblement, les épaules basses, et leregard qui se dérobait comme quelqu’un qu’on aurait battu à coupsde canne et chassé à coups de pieds.

– « Hé bien, est-ce qu’on ne se batpas comme des diables ? Est-ce qu’on ne fait pas tout ce quel’on peut ? » Demanda l’adolescent à voix haute.

Secrètement à part lui, il était stupéfaitd’exprimer ce sentiment. Un moment son visage perdit de sabravoure, et il regarda autour de lui avec un air coupable. Maispersonne ne mettait en doute son droit à tenir de tels propos, lecourage lui revenait. Il alla répétant une phrase qu’il avaitentendu courir entre les groupes ce matin au camp : « Legénéral dit qu’il n’avait jamais vu un régiment de novices sebattre comme on l’a fait hier, n’est-ce pas ? Et on n’a pasfait mieux que beaucoup d’autres régiments, n’est-ce pas ? Hébien alors, tu peux pas dire que c’est la faute à l’armée,non ? »

Pour répondre, l’ami prit un ton sévère :« Bien sûr que non, » dit-il. « Personne n’oseraitdire qu’on s’est pas battu comme des diables. Personne n’oserajamais le dire. Les gars se sont battus comme des damnés del’enfer. Mais pourtant… pourtant… on n’a pas de chance. »

– « Hé bien alors, si on se batcomme des diables et qu’on ne gagne jamais, ça doit être la fauteau général » dit l’adolescent avec hauteur, et d’un airtranchant. « Et je ne vois pas la raison de se battre, et sebattre encore, et pourtant perdre, à cause de quelque chère têtevide de général. »

Un homme qui marchait à côté de l’adolescent,dit avec flegme et d’un ton sarcastique : « P’ être qu’tucrois qu’t’étais là durant toute la bataille hier, Fleming »remarqua-t-il.

Ces mots transpercèrent l’adolescent. En sonfor intérieur, il se sentait réduit à n’être qu’une chair molle etabjecte par ces paroles jetées au hasard. Ses jambes tremblèrentdiscrètement. Il jeta un regard rapide et apeuré vers le railleurcruel.

– « Hé bien non » se hâta-t-ilde dire d’une voix conciliante. « Je ne crois pas que j’étaislà durant toute la bataille hier. »

Mais l’autre semblait innocent de toutearrière-pensée. Apparemment il ne savait rien. Ce n’était que safaçon de parler : « Oh ! » répondit-il dans lemême ton de calme dérision.

Néanmoins, l’adolescent sentit une menace. Sonesprit rebutait à s’approcher trop près du danger, et depuis cemoment là il se tenait silencieux. La signification des parolesdites par l’homme avec ce ton sarcastique, le privait de toutel’humeur exaltante qui le distinguait des autres : ilredevenait soudain une personne modeste.

On parlait à voix basse parmi les troupes. Lesofficiers étaient impatients et irritables, leurs faces ombrageusesannonçaient le malheur. En traversant la forêt, les troupes avaientl’air sinistre. Quand le rire d’un homme résonna dans la compagniede l’adolescent, aussitôt une douzaine de soldats tournèrent leursvisages vers lui, en fronçant les sourcils l’air vaguementmécontent.

Le bruit des coups de feu collait aux bruitsde leurs pas. Parfois cela paraissait s’éloigner un peu plus loin,mais ça revenait toujours avec une insolence accrue. Les hommesmurmuraient et juraient, jetant des regards noirs en direction destirs.

Les troupes firent enfin halte dans un espacedégagé. Les régiments et les brigades, séparés durant la traverséedes épais taillis, se rassemblaient à nouveau en lignes faisantface aux fusils de l’infanterie ennemie qui aboyaient derrièreeux.

Ces bruits qui les poursuivaient comme leshurlements acharnés de lévriers de fer, s’accrurent jusqu’àatteindre un puissant et joyeux éclat ; et alors que le soleilmontait sereinement, illuminant les sombres fourrés, le bruitdevenait un roulement de tonnerre continu. Comme incendiés les boisse mirent à craquer.

– « Hou, Seigneur ! » ditun homme. « Nous y voilà ! Tout le monde se bat sangDieux ! »

– « J’étais prêt à parier qu’ilsattaqueraient aussitôt que le soleil se sera montré » affirmafurieusement le lieutenant qui commandait la compagnie del’adolescent. Il tiraillait impitoyablement sur sa petitemoustache, en allant et venant à grands pas avec une sombre dignitéderrière ses hommes ; ces derniers étaient couchés derrièren’importe quelle protection qu’ils purent trouver.

Une batterie fût roulée en position àl’arrière et bombardait avec attention dans le lointain. Lerégiment, pas encore inquiété, attendait le moment où les ombresgrises des bois devant eux seraient fendues par une ligne de feu.On jurait et l’on grognait beaucoup.

– « Bon Dieu, » grommelal’adolescent, « nous avons toujours été chassés dans lesenvirons comme des rats ! ça me rend malade. Personne neparaît savoir où nous allons et pourquoi, on reçoit juste des coupsde feu d’un tronc d’arbre à l’autre ; on est battu ici et là,et personne ne sait à quoi ça sert. Ça vous rend un homme comme unchaton enfermé dans un sac. Maintenant je voudrais savoir pourquoi,par les foudres éternelles, on nous a fait marcher dans ces boisaprès tout ; à moins que ce soit pour nous donner en cibleparfaite aux rebelles. On est venu ici, et tout le temps ons’emmêlait les jambes dans cette maudite bruyère, et puis oncommence à se battre et les rebelles en prennent à leur aise. Ne medites pas que c’est juste de la chance ! Je sais ce qui enest. C’est ce cher vieux… »

L’ami paraissait éreinté, mais il interrompitson camarade avec une calme assurance : « Tout finira parrentrer dans l’ordre » dit-il.

– « Oh du diable si ça val’être ! Tu parles tout le temps comme un maudit pasteur. Neme dit rien ! je sais… »

À ce moment-là, il y eut une interruption dela part du lieutenant coléreux, qui fût contraint de donner librecourt à quelques-unes de ses frustrations intérieures sur la têtede ses hommes : « Vous les gars, la fermeimmédiatement ! Vous n’avez pas besoin de gaspiller votresouffle en d’interminables arguments sur rien. Vous caquetez commede vieilles poules. Tout ce que vous avez à faire est de vousbattre, et ça vous allez en avoir plein les bras dans environs dixminutes. Moins vous parlerez et plus vous ferez attention aucombat, et c’est le mieux pour vous les gars. Je n’ai jamais vud’imbéciles aussi bavards ! »

Il fit une pause, prêt à sauter sur celui quiaurait la témérité de répondre. Nul mot n’ayant été dit, ilpoursuivit ses allées et venues avec dignité.

– « Il y a plus de bla-bla que debataille dans cette guerre, après tout » leur dit-il entournant la tête en guise de remarque finale.

Le jour devenait plus lumineux, jusqu’à ce quele soleil eût déversé tout son rayonnement sur la forêt envahie parles hommes. Une sorte de vent de bataille balaya cette partie de laligne où se trouvait le régiment de l’adolescent. Et la ligne defront remua quelque peu pour y faire face. Il eut une attente. Lesmoments intenses qui précèdent la tempête passèrent lentement surcette partie du champ de bataille.

Le tir isolé d’un fusil éclaira un buissonface au régiment. En un instant, il fut suivi par de nombreuxautres. Il y eut un formidable chant de craquements et de coupssecs, qui balaya tout le bois. À l’arrière, les canons éveillés etmis en colère par les obus qui arrivaient sur eux en vrombissant,entrèrent soudain dans une hideuse altercation avec un autre groupede canons. Le rugissement de la bataille atteignait au roulement detonnerre continu, unique, incessant.

Dans le régiment les hommes exprimaient parleurs attitudes, une façon d’hésiter particulière. Ils étaientfatigués, exténués, ayant dormi peu et peiné longuement. Ilsroulèrent des yeux vers la bataille qui avançait comme s’ilss’attendaient à en subir le choc. Quelques-uns reculèrent etflanchèrent. Ils restaient figés sur place.

Chapitre 17

 

L’avance de l’ennemi paraissait à l’adolescentcomme une impitoyable chasse. Il commença à fulminer de rage etd’exaspération. Il tapait du pied au sol, et grimaçait de hainevers la fumée tourbillonnante qui approchait comme un déferlementde spectres. Il y avait quelque chose d’affolant dans cetteapparente résolution de l’ennemi à ne lui laisser aucun repos,aucun moment pour s’asseoir et penser. Hier il s’était battu ettrès vite s’était enfui. Il y eut pas mal d’aventures. Maisaujourd’hui il sentait qu’il avait gagné le droit à un repos durantlequel il pourrait réfléchir à loisir. Il aurait pu prendre plaisirà décrire pour des auditeurs non initiés, les différentes scènesdont il fût le témoin ou discuter habilement sur le déroulement desbatailles avec d’autres hommes qui ont fait leurs preuves. Ilfaudrait qu’il ait le temps de récupérer physiquement, c’étaitimportant aussi. Il avait le corps douloureux et engourdi par toutce qui lui était arrivé. Il avait eu toute sa part de peines, et ilsouhaitait se reposer.

Mais les autres hommes ne paraissaient jamaisconnaître la fatigue, ils se battaient avec leur rapiditécoutumière. Il eut une haine sauvage contre l’implacable ennemi.Hier quand il s’était imaginé que tout l’univers était contre lui,il l’avait haï avec tous ses dieux ; aujourd’hui c’étaitl’armée ennemie qu’il haïssait en grand. Il n’allait pas se laissertordre le cou comme un chat poursuivi par des gamins, se dit-il. Iln’était pas bien de pousser les hommes à leurs dernièresextrémités, à ces moments-là ils peuvent mordre et griffer.

Il se pencha sur son ami et lui parla àl’oreille, faisant un geste menaçant vers les bois :« S’ils continuent à nous faire la chasse, par Dieu, ils n’ontqu’à faire bien attention. On peut pas tout supporter. »

L’ami tourna la tête et fit une calmeréponse : « S’ils continuent à nous faire la chasse, ilsnous jetteront tous dans la rivière. »

L’adolescent lâcha un cri sauvage en entendantcette réponse. Il se mit à plat ventre derrière un petit arbre, lesyeux allumés par la haine, et les dents serrées en une furieusegrimace. Le grossier pansement était encore sur sa tête, et ausommet, au niveau de la blessure, il y avait une tache de sangcoagulée. Ses cheveux étaient extraordinairement emmêlés, etquelques mèches égarées, mouvantes, pendaient par-dessus le bandagesur le front. La veste de sa tenue, ainsi que sa chemise, étaientouvertes au col et exposaient son jeune cou bronzé. On pouvait voirla pomme d’Adam qui remontait en déglutitions spasmodiques.

Ses doigts s’agrippaient nerveusement autourde son fusil. Il souhaita qu’il fût un engin ayant le pouvoird’anéantir. Il sentait que le reproche et la dérision qui pesaientsur eux, venaient de la sincère conviction que ses compagnons etlui étaient débiles et chétifs. De savoir son incapacité à rendrel’affront, à se venger, faisait grandir sa rage comme un spectresombre, qui prenait impétueusement possession de lui, le faisantrêver d’abominables cruautés. Ses tourmenteurs étaient des mouchesqui buvaient son sang avec insolence, et il pensa qu’il auraitdonné sa vie pour le plaisir de les voir en de pitoyablesdifficultés.

Les vents de la bataille tournoyaient autourdu régiment, jusqu’à ce qu’un fusil, puis d’autres, enflamment lefront. Un moment après le régiment rugissait sa brutale etvaleureuse réplique. Un écran de fumée dense s’installa doucement,qui fut taillé en pièce par les flammèches des fusils, longuescomme des épées.

Pour l’adolescent, les combattantsressemblaient à des bêtes jetées dans un puits sombre pour unelutte à mort. Il avait l’impression que ses compagnons et lui, auxabois, repoussaient sans cesse les assauts féroces de créaturesglissantes qui revenaient toujours. L’éclat pourpre de leurs fusilsne semblait avoir aucune prise sur le corps de ces ennemis, quiparaissaient les éviter avec une aisance et une habileté que rienne pouvait opposer.

Quand il eut l’impression, comme dans un rêve,que son fusil n’était qu’un bâton inutile, il perdit le sens detout, sauf celui de sa haine, de son désir de transformer enbouillie le brillant sourire victorieux qu’il sentait sur le visagede ses ennemis.

La ligne enfumée des bleus roulait et setordait comme un serpent écrasé, qui lancerait ses deux bouts iciet là dans une rage et une peur aiguës.

L’adolescent n’avait pas conscience d’êtredebout sur ses pieds, il ne savait même plus où se trouvait le sol.En vérité il arriva jusqu’à perdre la notion même d’équilibre ettomba lourdement. Immédiatement après le voilà debout encore, etune pensée traversa le désordre de sa tête. Il se demanda s’ilétait tombé parce qu’il avait été touché. Mais ses soupçonss’envolèrent aussitôt, et il n’y repensa plus.

Il avait pris une position avancée derrière lepetit arbre, avec la ferme détermination de la tenir envers etcontre tout. Il n’avait pas cru que son armée puisse gagner cejour-là, et à cause de cela il trouva en lui les capacités de sebattre plus rudement. Mais la foule surgissait de partout, au pointoù il perdait tout repère et toute direction, sauf celle del’ennemi lui-même.

Les flammes de son fusil le mordirent, lafumée chaude lui brûla la peau. Le canon de son fusil devenait sichaud qu’en temps normal il n’eut pu le prendre entre les mains,mais il continuait à mettre la poudre et à bourrer avec la baguettequi tintait et se tordait. S’il visait quelques formes changeantesà travers la fumée, il tirait sur la gâchette avec un grognementféroce, comme s’il donnait des coups de poing de toutes sesforces.

Quand l’ennemi parut battre en retraite devantlui et ses camarades, il s’avança aussitôt comme un chien qui,voyant ses ennemis se relâcher, se retourne sur eux et insiste àêtre pourchassé. Et quand il fut à nouveau contraint à la retraite,il le fit lentement, sombrement, le pas comme chargé de colère etde désespoir.

Dans sa haine intense, il fut presque seul àtirer encore quand tous ceux qui étaient à côté de lui avaientcessé. Il était si absorbé par l’action qu’il ne prît pasconscience de l’accalmie.

Il fût rappelé à l’ordre par un rire enroué,et une phrase qui lui parvint à l’oreille dans une voix de reprocheétonnée : « Toi ! l’infernal idiot, ne sais-tu pasqu’il faut abandonner quand il n’y a rien sur quoi tirer ? bonDieu ! »

Il se tourna alors et, faisant une pause, lefusil à moitié baissé, regarda la ligne bleue de ses camarades.Durant ce moment de détente, ils paraissaient tous le fixer duregard en spectateurs étonnés. Se tournant encore vers le front ilvit sous la fumée qui s’élevait un terrain désert.

Un moment il eut l’air complètementégaré ; alors apparut sur son regard vitreux et vacant, unéclair d’intelligence : « Oh » dit-il comprenantenfin.

Il revint vers ses camarades et se jeta ausol. Il s’était couché comme un homme qu’on aurait battu.Étrangement sa chair était en feu, et le bruit de la bataillecontinuait à résonner dans ses oreilles. Il tâtonna en aveugle verssa gourde.

Le lieutenant faisait le fier. Il paraissaitenivré par la bataille. Il cria à l’adolescent : « Par leciel, si j’avais dix mille chats sauvages comme toi, en moins d’unesemaine j’en aurais fini avec cette guerre ! ». En disantcela, il gonflait la poitrine avec un air de grande dignité.

Quelques hommes murmuraient en jetant desregards quelque peu intimidés vers l’adolescent. Il était évidentqu’ils avaient eu le temps de le voir charger et tirer en jurant,et sans reprendre haleine. Et maintenant ils le considéraient commeun diable de guerrier.

L’ami vint vers lui en titubant. Il y avait dela peur et de la détresse dans sa voix : « Ça va bienFleming ? Tu te sens bien ? Il n’y a rien qui cloche avectoi Henri, n’est-ce pas ? »

– « Non » dit l’adolescent avecdifficulté. Sa gorge était nouée et sèche.

Ces incidents donnèrent à réfléchir àl’adolescent. Il se rendait compte d’avoir été un barbare, unebête. Il s’était battu comme un fanatique qui défendait sa secte.Toute considération faite, ce fut plein de fureur et de beauté, etaussi, en quelque façon, aisé. Sa silhouette fut sans douteterrible. Par cette lutte il avait franchi des obstacles qu’ilprenait pour des montagnes. Elles tombèrent devant lui comme dessommets de carton, et maintenant il était ce qu’on appelle unhéros. Il n’avait aucune conscience du cheminement suivi. Ils’était endormi, et en se réveillant, se retrouvait ennoblichevalier.

Il se laissait admirer par les regardsoccasionnels de ses camarades, dont les visages variaient en degréde noirceur à cause de la poudre brûlée. Quelques-uns étaientcomplètement barbouillés. Ils fumaient sous l’effet de latranspiration, et leur respiration était difficile et sifflante,tandis que leurs faces noircies le regardaient.

– « Bon travail ! Bontravail ! » criait le lieutenant comme en délire. Ilmarchait le long de la ligne sans repos, avide de recommencer.Parfois sa voix pouvait s’entendre en un rire incompréhensible etsauvage.

Quand il avait une pensée particulièrementprofonde sur l’art de la guerre, il s’adressait toujoursinconsciemment à l’adolescent.

Il y avait parmi les hommes une réjouissancequelque peu sinistre : « Mille tonnerres ! Je parieque cette armée ne verra pas de sitôt un régiment de novices commele nôtre ! »

– « Tu parles ! »

– « Un chien, une femme et unnoisetier. »

Plus vous les battez, et mieux ils s’entrouvent ! »

– « C’est comme nousautres ! »

– « Ils ont perdu pas mal d’hommes,oui. Si on balayait la forêt, on en ramasserait une bonnepelletée ! »

– « Oui, et dans environ une heure,il y en aura une autre pelletée à prendre. »

La forêt était encore remplie de clameurs. Auloin sous les arbres parvenait le roulement sec de la mousqueterie.Chaque fourré distant apparaissait comme hérissé de flammes. Unnuage de fumée noire, comme issu de ruines fumantes s’éleva vers lesoleil, maintenant brillant et gai dans l’émail bleu du ciel.

Chapitre 18

 

La ligne des bleus, en désordre, eut quelquesminutes de répit ; mais durant cette pause, la lutte dans laforêt devenait si formidable que les arbres parurent secoués parles tirs et le sol trembler sous la ruée des hommes. Les coups decanon s’y mêlaient en une longue et interminable succession. Ilsemblait difficile de vivre sous pareille atmosphère. La poitrineoppressée, la gorge serrée, les hommes désiraient ardemment del’eau et un peu de fraîcheur.

Quand l’accalmie tomba, on entendit s’éleverun cri de lamentation amer : quelqu’un avait reçu une ballequi lui traversa le corps. Peut-être criait-il durant le combat,mais à ce moment-là, personne ne l’avait entendu. À présent leshommes tournaient en direction des malheureuses complaintes dublessé étendu au sol. « Qui est-ce ? Quiest-ce ? ». « C’est Jimmie Rogers. JimmieRogers. »

Quand dans un premier temps les regardstombèrent sur lui, on fit un arrêt soudain, comme si l’on craignaitde s’en approcher. Lui se débattait sur l’herbe, en frissonnant eten se tordant le corps en d’étranges postures. Il hurlait trèsfort. Cet instant d’hésitation manifesté par ses camarades parût leremplir d’un formidable et extraordinaire mécontentement, et il lesmaudissait avec des cris perçants.

L’ami de l’adolescent croyait savoir où setrouvait un cours d’eau, et il obtint la permission d’aller enchercher. Immédiatement les gourdes plurent sur lui. « Remplisla mienne veux-tu ? »… « Ramène-m’en à moiaussi. » « Et moi aussi »… Il s’en alla, chargé.L’adolescent accompagna son ami, se sentant le désir de jeter soncorps brûlant dans le ruisseau, et là, bien immergé, boire jusqu’àplus soif.

Ils firent une rapide recherche du cours d’eausupposé, mais ne le trouvèrent pas. « Il n’y a pas d’eauici » dit l’adolescent. Ils revinrent aussitôt sur leurspas.

Depuis leur position, quand à nouveau ilsfirent face à la zone des combats, ils purent mieux comprendre ledéroulement de la bataille, que lorsque leur vision était occultéepar la fumée déversée par la ligne de front. Ils pouvaient voir desétendues sombres qui serpentaient à travers champs, et dans unespace dégagé il y avait une rangée de canons qui lâchaient unnuage de fumée grise, illuminé de grands éclats de flamme orange.Par delà un feuillage, ils pouvaient distinguer le toit d’unemaison. Une fenêtre, éclairée d’une profonde teinte rouge sang,brillait nettement à travers les feuilles. Du bâtiment la fumée,comme une haute tour penchée, s’élevait très haut vers le ciel.

En cherchant du regard leurs propres troupes,ils virent des masses confuses qui se mettaient en ordre. Lesaciers bien polis faisaient des points brillants sous le soleil. Auloin vers l’arrière on apercevait une route qui tournait vers unehauteur. Elle était encombrée par l’infanterie battant en retraite.Depuis la forêt dense s’élevaient la fumée et la fureur de labataille. L’air était constamment chargé d’une rumeurassourdissante.

Près de l’endroit où ils se tenaient, les obuspassaient en vrombissant et hurlant. Des balles perdues sifflaientdans l’air et se plantaient dans les troncs d’arbres. Des blesséset des hommes égarés glissaient furtivement à travers bois.

Regardant en bas vers une aile de la forêt,l’adolescent et son compagnon virent un général irrité, suivit deses aides, qui chevaucha presque sur le corps d’un blessé avançantà quatre pattes. Le général tira fortement les rennes de soncoursier qui écumait la gueule ouverte, et en cavalier habile évital’homme. Ce dernier toujours à quatre pattes s’était mis à avancerdans une hâte fébrile et pénible. De toute évidence, ses forcesl’abandonnèrent quand il atteignit un endroit abrité. Un de sesbras faiblit soudain, et il tomba en roulant sur le dos. Il restaallongé en respirant doucement.

Un moment plus tard, la petite et bruyantecavalcade s’arrêtait juste devant les deux soldats. Un autreofficier chevauchant avec l’habileté et l’insouciance d’un cow-boyvint s’arrêter face au général. Les deux soldats d’infanterieallaient manifestement partir, mais désirant entendre laconversation ils s’attardèrent tout près. Peut-être, pensèrent-ils,que quelque chose d’important et de secret allait se dire.

Le général, que les garçons connaissaientcomme étant le commandant de leur division, regarda l’autreofficier et parla froidement, comme s’il critiquait sa tenue :« L’ennemi se reforme là-bas, pour une autre charge »,dit-il. « Elle sera dirigée contre Whiterside, et je crainsqu’ils n’enfoncent par là, à moins que l’on se démène comme desdiables pour les arrêter. »

L’autre jura contre son cheval rétif, ets’éclaircit la gorge. Il fit un geste vers son képi :« Ça nous coûtera diablement cher à vouloir les arrêter »dit-il brièvement.

– « C’est ce que je crois »remarqua le général. Alors, il commença à parler rapidement et àvoix basse. Il illustrait fréquemment son propos en pointant dudoigt. Les deux hommes d’infanterie ne purent rien entendre jusqu’àce qu’il demande finalement : « Quelles troupespouvez-vous tenir en réserve ? »

L’officier qui montait en cow-boy réfléchit uninstant : « Hé bien » dit-il. « Il me faudradonner l’ordre à la 12e de renforcer la 76e, et je n’ai pasvraiment de quoi. Mais il y a la 304è. Ils se sont battus comme untas de muletiers. Je peux les tenir en réserve, c’est mieux querien. »

L’adolescent et son ami échangèrent desregards étonnés.

Le général dit d’un ton coupant :« Tenez-les prêts alors. Je vais voir d’ici comment vontévoluer les choses, et je vous enverrais des ordres pour les mettreen action. Ça va arriver dans cinq minutes. »

Comme l’autre officier saluait et tournait soncheval pour partir, le général l’appela et lui dit d’une voixgrave : « Je ne crois pas que beaucoup de vos muletierss’en retourneront. »

L’autre cria quelque chose pour toute réponse.Il souriait.

Avec la peur au ventre, l’adolescent et soncompagnon revinrent à leur ligne. Ces évènements avaient occupé untemps incroyablement court, durant lequel pourtant l’adolescent sesentit vieilli. Il voyait différemment les choses. Et le plussurprenant était d’apprendre qu’on est sans importance. L’officieravait parlé du régiment comme s’il se référait à un balayeur.Quelque partie du bois avait besoin d’être nettoyée peut-être, etil désignait négligemment un balayeur pour ça, dans un toncomplètement indifférent à son destin. C’est la guerre sans doute,mais cela paraissait étrange.

Comme les deux garçons approchaient de laligne, le lieutenant les aperçut et se mit en colère :« Fleming… Wilson… combien de temps il vous faut pour trouverde l’eau, n’importe… où étiez-vous passés ? »

Mais il cessa son discours quand il vit leursregards, chargés de nouvelles importantes.

– « On va attaquer… on vaattaquer ! » cria l’ami, se hâtant de lâcher lesnouvelles.

– « Attaquer ? » dit lelieutenant. « Attaquer ? Bien, par Dieu ! Maintenantc’est la vraie bataille. » Un fier sourire traversa son visagebarbouillé. « Attaquer ? Bien, par Dieu ! »

Un petit groupe de soldats entoura les deuxamis.

– « On y va, tu es bien sûr ?Hé bien que je sois pendu ! Attaquer ? Pourquoi ?Qui ?

Wilson tu mens ! »

– « Que j’aille enenfer ! » dit l’adolescent, haussant la voix jusqu’aufurieux reproche, « aussi sûr qu’un fusil tire, je vousdis. »

Et son ami ajouta pour confirmer :« Il ne parle pas à tort, il ne ment pas. On les a entenduparler. »

Ils aperçurent deux silhouettes montées, àcourte distance. L’une était celle du colonel du régiment, l’autrecelle de l’officier qui reçut les ordres du chef de division. Ilsgesticulaient l’un vers l’autre. Les pointant du doigt, le soldatinterpréta la scène.

Un homme objecta finalement :« Comment est-ce que tu peux les entendre ? » Maisles hommes, pour la plupart d’entre eux, faisaient des signes detête affirmatifs admettant que les deux amis avaient dit lavérité.

Ils se remirent en position avec l’air d’avoiraccepté la chose, la considérant sous toutes les façons possibles.Elle absorbait toutes leurs pensées. Beaucoup serraient la ceintureet arrangeaient leur pantalon.

Un moment après, les officiers commencèrent àse démener parmi les hommes, les poussant dans des masses pluscompactes, et un meilleur alignement. Ils poursuivaient ceux quin’étaient pas dans les rangs, et fulminaient contre ceux quimontraient par leurs attitudes qu’ils avaient décidé de rester làoù ils étaient. Ils avaient l’air de bergers pointilleux, ayantmaille à partir avec leurs troupeaux.

À présent le régiment paraissait se remettresur pied, et prendre une longue respiration. Aucun visage nereflétait de grandes pensées. Les soldats étaient penchés comme descoureurs attendant le signal. Sur ces faces lugubres,d’innombrables yeux étincelaient, épiant le rideau d’arbre, tout aufond du bois. Ils paraissaient profondément engagés dans descalculs de temps et de distance.

Ils étaient entourés par les bruits de lamonstrueuse altercation entre les deux armées. Apparemment le resteétait trop occupé ailleurs, et le régiment devait régler sa petiteaffaire tout seul.

L’adolescent, se détournant, jeta un bref etrapide regard interrogateur sur son ami. Ce dernier lui donna laréplique avec la même curiosité dans les yeux. Ils partageaient unintime secret : « Des muletiers… ça va nous coûter cher…ne croyez pas que beaucoup s’en retourneront… »Un secret amer.Pourtant, ils ne virent nulle hésitation sur leurs visagesrespectifs, et ils donnèrent leur assentiment muet quand un hommehirsute à côté d’eux dit d’une voix faible : « Nousallons être submergés. »

Chapitre 19

 

L’adolescent considéra l’étendue qui luifaisait face. Ces frondaisons paraissaient maintenant cacher lapuissance et l’horreur. Il était conscient des préparatifs del’attaque, pourtant il vit du coin des yeux un officier quiarrivait au galop en agitant son képi, comme un gamin à cheval.Soudain il sentit une tension et une palpitation courir parmi leshommes. La ligne se jeta en avant avec lenteur, comme un mur quitombe, lâchant une respiration convulsive qui se voulait un cri deguerre ; et le régiment entama son parcours. L’adolescent fûtpoussé et secoué un moment avant qu’il ne comprenne tout lemouvement, mais aussitôt après il plongea vers l’avant et se mit àcourir.

Il fixa du regard un bouquet d’arbres distantet élevé, où il estima que l’ennemi pouvait se rencontrer, et il ycourut comme vers une cible. Il crut vraiment que la question étaitde se débarrasser au plus vite d’un sujet déplaisant ; et ilcourut désespérément, comme un criminel en fuite. Son visagedurcissait et se tendait sous l’effort. Ses yeux fixes avaient uneflamme sombre et menaçante. Avec sa tenue sale et en désordre, sestraits rouges et enflammés surmontés par le chiffon crasseux ettaché de sang, son fusil qui balançait furieusement et letintamarre du reste de son attirail, il avait l’air d’un soldatfou.

Comme le régiment quittait sa position et semettait à découvert, les bois et les taillis devant luis’éveillèrent. Les flammes bondissaient de toute part. La forêtfaisait une terrible dénégation à son approche.

Pendant un temps la ligne avança en un élanrégulier. Puis l’aile droite bondit en avant, dépassée à son tourpar l’aile gauche. Ensuite le centre rua vers le front, jusqu’à ceque le régiment prenne la forme d’un coin à fendre ; mais uninstant après les buissons qui faisaient obstacles, les arbres, etl’inégalité du sol fit éclater la tête, l’éparpillant en groupesdétachés.

L’adolescent, agile, prenait inconsciemment del’avance ; fixant toujours du regard le bouquet d’arbres. Toutprès de là, on pouvait entendre le cri de ralliement de l’ennemi,et les petites flammes des fusils qui en jaillissaient. Les ballessifflaient, et les obus passaient en vrombissant au dessus desarbres. L’un d’eux tomba directement au milieu d’un groupe quicourait, explosant dans une fureur pourpre. Le temps d’une secondeon vit un homme, presque au dessus de l’explosion, se couvrir levisage des mains pour se protéger les yeux.

D’autres hommes fauchés par des balles,agonisaient de façon grotesque. Le régiment laissait derrière luiune consistante traînée de corps.

Ils passèrent dans une atmosphère plusdégagée. La nouveauté du paysage devant eux leur fit l’effet d’unerévélation. Quelques hommes manœuvrant furieusement une batterie decanons, apparaissaient pleinement devant eux, et les lignesd’infanterie qui leur faisaient face étaient marquées par lesécrans et les franges de fumée grise.

L’adolescent avait l’impression de tout voir.Chaque brin d’herbe verte était clair et bien marqué. Il crut êtreconscient du moindre changement dans la fine et transparente vapeurqui flottait par masses indolentes. La moindre rugosité sur lestroncs d’arbres gris ou marron était visible. Ainsi que les hommesdu régiment, avec leurs yeux affolés, leur visage en sueur, courantcomme des fous, ou tombant comme s’ils eussent été jetés la tête lapremière en tas de cadavres bizarres, – tout était compris dans savision. Son cerveau enregistrait toutes ces impressions de manièreautomatique mais forte ; si bien que plus tard tout étaitclairement visible et compréhensible pour lui, sauf ce que lui-mêmefaisait là.

Il y avait une frénésie dans cette ruéefurieuse. Les hommes, piquant droit devant de manière folle,éclataient en cris de guerre dignes d’une foule barbare ; maishurlés de façon si étrange qu’ils éveilleraient le veule comme lestoïque. Ce qui donnait en apparence un enthousiasme qu’on nepouvait réfréner, même par le feu et le fer. C’était le genre dedélire inconscient et aveugle aux obstacles, qui finissait parrencontrer le désespoir et la mort. Le moment sublime d’une absenced’égoïsme. C’est pourquoi, peut-être, l’adolescent se demandera,plus tard, la raison de sa présence en cet endroit.

À présent l’effort déployé dans la courseavait absorbé l’énergie des hommes. Comme par un accord tacite ceuxqui étaient en tête commencèrent à ralentir le pas. Les volées deballes dirigées contre eux avaient eu l’effet d’un coup de ventcontraire. Le régiment s’ébroua et souffla, parmi les arbresimpassibles il commença à hésiter et faiblir. Les hommes, le regardtendu, se mirent à attendre que l’un des écrans de fumée distantsse déplaçât et découvrît la scène devant eux. Après les grosefforts déployés, le souffle court, ils revenaient à la prudence. Ànouveau ils redevenaient de simples hommes.

L’adolescent crut vaguement avoir parcouru desmilles, et pensa être maintenant de quelque manière, dans une terrenouvelle et inconnue.

Depuis le moment où le régiment cessad’avancer les rafales hostiles de la mousqueterie devenaient unrugissement continu. De longues et nettes franges de fumées’épanchaient. Du sommet d’une petite colline, des flammes jaunes,vomies au ras du sol, jetaient des sifflements inhumains dansl’air.

Les hommes en arrêt, eurent l’occasion de voirquelques-uns de leurs camarades tomber avec des cris et desgémissements. D’autres, peu nombreux, étaient à leurs pieds,inertes ou hurlants de douleur. Et durant un instant, les hommesdebout, l’étreinte sur leurs fusils relâchée, virent le régimentqui diminuait. Ils paraissaient perplexes et stupides. Ce spectaclesemblait les avoir paralysés, subjugués par une fascination fatale.Très raides, ils suivaient les scènes qui se déroulaient autourd’eux, et s’entre-regardaient en baissant les yeux. Leur haltesilencieuse avait quelque chose d’étrange.

Alors, par-dessus le tumulte de bruits qui lesentouraient, s’éleva le rugissement du lieutenant. Il s’élançasoudain à grands pas vers l’avant, ses traits enfantins noirs derage :

– « En avant, banded’idiots ! » vociféra-t-il. « En avant ! vousne pouvez pas rester ici. Vous devez avancer » dit-il encore,mais on ne comprenait pas la moitié de ce qu’il disait.

Il se mit à courir vers l’avant, la têtetournée vers ses hommes : « En avant ! »criait-il. Les hommes le regardaient avec des yeux vides et rondscomme des citrouilles. Il fût obligé de s’arrêter et revenir surses pas. Il se tint alors debout le dos à l’ennemi, et lâchad’énormes malédictions à la face de ses hommes. Tout son corpsvibrait sous le poids et la force de ses imprécations. Et il putenchaîner les jurons avec la facilité d’une jeune fille enfilantdes perles.

L’ami de l’adolescent s’éveilla. Se jetantsoudainement en avant, il se mit à genoux, et tira un coup enragévers les bois d’où l’on continuait à faire feu. Cette action secouales hommes de leur torpeur. Ils ne se massaient plus comme desmoutons. Paraissant soudain prendre conscience de leurs armes, ilscommencèrent aussitôt à tirer. Aiguillonnés par leurs officiers,ils se mirent à avancer. Comme une charrette prise dans une ornièreboueuse, le régiment démarra abruptement avec pas mal de secousses.Les hommes à présent s’arrêtaient presque à chaque pas pour chargeret tirer ; de cette manière, ils avançaient lentement d’arbreen arbre.

La résistance enflammée qui leur faisait frontgrandissait à mesure qu’ils s’approchaient, jusqu’à ce que touteavance parut arrêtée par les maigres et jaillissantes langues defeu ; et plus loin sur la droite une menaçante démonstrationde force pouvait parfois être vaguement aperçue. La récente fuméeémise devenait un nuage si dense, que cela rendait difficile pourle régiment de progresser intelligemment. En traversant chacune deces masses ondoyantes, l’adolescent se demandait ce qui lui feraitface de l’autre côté.

Les hommes de tête avançaient péniblementjusqu’à ce qu’un espace à découvert s’interposa entre eux et leslignes embrasées. Là, accroupis et craintifs derrière quelquesarbres, les hommes s’accrochaient désespérément, comme menacés parune vague. Ils avaient l’air farouche, et comme surpris par lafurieuse perturbation qu’ils avaient déclenchée. Ils avaient uneexpression d’ironique importance durant la tempête. Leurs visagesmontraient aussi l’absence d’un quelconque sentiment deresponsabilité quant à leur présence à cet endroit. C’était commesi on les y avait entraînés. Dans ces moments suprêmes, l’instinctanimal dominant ne leur permettait plus de se rappeler les causesmajeures des situations dans lesquelles ils se trouvaient. Toutel’affaire paraissait incompréhensible à bon nombre d’entre eux.

Comme ils étaient ainsi en arrêt, lelieutenant à nouveau commença à vociférer des blasphèmes. Sansprendre garde à la menace vindicative des balles, il continuait àsupplier, réprimander et maudire. Ses lèvres, d’une courburenaturellement enfantine et douce, prenaient à présent descontorsions malsaines. Il jurait par toutes les divinitéspossibles.

Un moment il agrippa l’adolescent par lebras : « Avance, tête de lard ! » rugit-il.« En avant ! Nous allons tous être tués si on reste ici.Nous n’avons qu’à passer ce groupe. Et alors… Le reste de son idéedisparut dans un sombre voile de malédictions.

L’adolescent tendit le bras :« Passer par là ? » Sa bouche faisant une mouedubitative et horrifiée.

– « Certainement. Juste passerpar-dessus ce groupe ! On peut pas rester ici » cria lelieutenant. Il approcha son visage tout près de celui del’adolescent secouant sa main bandée : « Enavant ! » À présent il s’accrochait à lui comme pour unebagarre. Comme s’il avait l’intention de traîner l’adolescent àl’assaut par l’oreille.

Le soldat ressentit une soudaine et indicibleindignation contre son officier. D’une torsion farouche il sedébarrassa de lui : « Allons-y ensemblealors ! » hurla-t-il. Il y avait un amer défi dans savoix.

Ils coururent ensemble le long de la ligne durégiment. L’ami se précipita derrière eux. Faisant face auxétendards, les trois hommes commencèrent à hurler : « Enavant ! En avant ! » Ils dansaient et tournaientcomme des sauvages en délire.

Le drapeau, obéissant à l’appel, pencha saforme scintillante et glissa vers eux. La masse d’hommes ondula unmoment indécise, et alors avec un long hurlement de détresse, lerégiment amoindri se lança en avant pour entamer sa nouvelleétape.

La masse se mit à courir à travers champs.C’était une poignée d’hommes inutilement jetée à la face del’ennemi. Les flammèches jaunes jaillirent instantanément vers eux.Une énorme quantité de fumée bleue étaient en suspension devanteux. Les explosions étaient formidables et assourdissantes.

L’adolescent couru comme un fou pour atteindrele bois avant qu’une balle ne le touche. Il rentrait la tête commeun joueur de football. Dans sa hâte il avait les yeux presquefermés, et la scène devant lui n’était que confusion et violence.Sa bouche écumante portait un dépôt de salive à la commissure deslèvres.

En lui-même, pendant qu’il se ruait en avant,naquit un amour, une tendresse désespérée pour cet étendard à côtéde lui. C’était une création belle et invulnérable. Une déitéradieuse qui penchait sa forme sur lui, le geste impérieux. Unefemme en rouge et blanc, à la fois aimante et vindicative, quil’appelait de sa voix espéranto : puisqu’aucun mal ne pouvaitl’atteindre, il lui conférait la puissance. Comme si le drapeaupouvait sauver des vies, il courut tout près, et un cri desupplication lui vint à l’esprit.

Dans la folle précipitation il prit conscienceque le sergent qui portait les couleurs avait soudain flanché,comme frappé d’une matraque. Il resta à l’arrière sans mouvements,excepté ses genoux qui tremblaient.

Il fit un bon et s’accrocha au mat. Au mêmeinstant, son ami s’en saisit par l’autre côté. Ils tirèrent dessusfurieusement, de toutes leurs forces, mais le porte-drapeau étaitmort, et le cadavre ne voulut pas se dessaisir de son dépôt. Unmoment il y eut un face à face sinistre. Le mort se balançant ledos penché, paraissait tirer obstinément, de manière ridicule ethorrible, pour garder le drapeau.

Cela ne dura qu’un instant. Ils dégagèrentfurieusement le drapeau des mains du mort, et comme ils sedétournèrent à nouveau, le cadavre se tortilla en avant la têtepenchée. Un bras balança vers le haut, et la main à moitié ferméeretomba comme une lourde protestation sur l’épaule de l’ami, qui nes’en rendit même pas compte.

Chapitre 20

 

Quand les deux jeunes amis se retournèrentavec le drapeau, ils virent qu’une bonne part du régiment étaittombé, et le reste démoralisé revenait vers l’arrière. Les hommess’étant rués vers l’avant comme des projectiles, avaient épuiséleurs forces. Ils battaient lentement en retraite, leurs visagesencore tournés vers les bois qui crachaient toujours le feu, etleurs fusils répondant au vacarme. De nombreux officiers donnaientdes ordres, leurs voix étaient perçantes.

– « Où diableallez-vous ? » demandait le lieutenant dans un hurlementsarcastique. Et un officier à la barbe rousse, dont la voix detrompette pouvait pleinement s’entendre, commandait :« Tirez sur eux ! tirez sur eux ! Que Dieu lesdamne ! » Il y eut une confusion de cris stridents, etl’on ordonna aux hommes de faire des choses contradictoires etimpossibles.

L’adolescent et son ami eurent une petitelutte confuse autour du drapeau.

– « Donne-le-moi ! »« Non laisse-moi-le tenir ! » Chacun était satisfaitqu’il soit en possession de l’autre, mais tenait à manifester savolonté de prendre plus de risques pour lui-même en portantl’emblème. L’adolescent repoussa son ami avec rudesse.

Le régiment recula vers les arbresimpassibles. Là il s’arrêta un moment pour faire feu sur quelquesformes sombres qui s’étaient furtivement mises sur ses traces. Àprésent il reprenait sa marche, contournant les troncs d’arbres. Aumoment où le régiment amoindri atteignit de nouveau l’espacedécouvert, il essuya un feu rapide et impitoyable. Il paraissaitentouré par une multitude d’assaillants.

La plus grande part des hommes, découragés,l’esprit épuisé par tout ce tumulte, agissaient en somnambules. Ilsacceptaient les volées de balles l’air exténué et soumis. Il étaitinutile de se battre contre des murs en granite. Et en prenantconscience qu’ils avaient tenté de conquérir l’impossible, ilssemblaient envahis par le sentiment d’avoir été trahis. Ilsfronçaient dangereusement les sourcils vers quelques-uns desofficiers, plus particulièrement sur celui à la barbe rousse et savoix de trompette.

Néanmoins, l’arrière du régiment était cercléd’hommes qui continuaient à tirer avec colère sur l’avance ennemie.Ils paraissaient prêts à en découdre. Le jeune lieutenant étaitpeut-être le seul qui échappait au désarroi général. Il oubliaitqu’il avait le dos tourné vers l’ennemi. Son bras touché pendaitraide le long de son corps. Par moment, il cessait de s’en rendrecompte, et était sur le point de souligner un juron d’un grandgeste de ce même bras. La douleur qui augmentait le faisait jureravec une incroyable force.

L’adolescent avançait en glissant d’un pasincertain. Il surveillait ses arrières, un froncement de colère etd’amertume sur le visage. Il pensait prendre une belle revanche surl’officier qui les avait traités, ses compagnons et lui, demuletiers. Mais il voyait bien que cela n’arriverait pas. Ses rêvess’étaient écroulés quand les « muletiers », diminuantrapidement en nombre, avaient balancé d’hésitation dans la petiteclairière, et alors s’étaient rétractés. À présent leur retraiteétait pour lui une marche de la honte.

De sa face noircie, un regard aigu comme unedague pointait vers l’ennemi, mais sa plus grande haine était rivéesur l’homme, qui sans le connaître l’avait traité de muletier.

Quand il sut que lui et ses camarades avaientéchoué à réussir quoique ce soit, avec le succès qui aurait donné àl’officier quelques petites morsures de remords, l’adolescent selaissa envahir par la rage d’un homme trompé. Cet officier, froidcomme un monument, qui lâchait des épithètes avec tantd’insouciance, il ferait un joli cadavre, pensa-t-il. Il estimaitcela si cruel qu’il fut incapable de vraiment trouver en lui unsarcasme en guise de réponse.

Il s’était imaginé une curieuse revanche enlettres rouges. « Nous sommes des muletiers, n’est-cepas ? » Et maintenant il était contraint de s’endébarrasser.

À présent il se couvrait le cœur du manteau desa fierté, et tenait l’étendard debout. Il haranguait sescompagnons, leur poussant la poitrine de sa main libre. À ceuxqu’il connaissait bien il fit de frénétiques appels, les suppliantpar leurs noms. Entre lui et le lieutenant qui grondait et rageaità en perdre la tête, on sentait une camaraderie et une égalitésubtile. La voix rauque ils se supportaient l’un l’autre en hurlantet protestant de toutes les manières possibles.

Mais le régiment était une machine usée. Lesdeux hommes parlaient inutilement à des êtres sans force. Lessoldats qui avaient le cœur d’y aller, le faisaient lentement,étant continuellement secoués dans leur résolution de savoir leurscamarades glisser rapidement vers les lignes arrières. Il étaitdifficile de penser à sa réputation quand d’autres ne pensaientqu’à leur peau. Les blessés furent abandonnés hurlants le long dusinistre trajet.

Les franges de fumée et les flammes fusaienttoujours. L’adolescent, regardant attentivement au travers d’uneouverture subite dans le nuage de fumée, vit une masse de troupesbrunes, qui se mêlait et grossissait jusqu’à ce qu’elle parût faitede milliers d’hommes. Un étendard aux couleurs ardentes jaillitcomme un éclair devant sa vue.

Immédiatement, – comme si l’écart de la fuméel’annonçait –, les troupes aperçues éclatèrent dans un hurlementrauque, et une centaine de flammes jaillirent vers le groupe quibattait en retraite. Un nuage gris roula encore et s’interposacomme le régiment répliquait avec hargne. L’adolescent devait ànouveau compter sur son ouïe malmenée, qui tremblait et bourdonnaità cause du tumulte des cris et des tirs de mousqueterie.

Le chemin parut interminable. Dans la brume etla fumée, les hommes furent pris de panique à l’idée que lerégiment perdait son chemin, et avançait dans une directionpérilleuse. Un moment les hommes à la tête de la sauvage processionse retournèrent et revinrent pousser leurs camarades, hurlant qu’onleur avait tiré dessus depuis des endroits qu’ils croyaient être ducôté de leurs propres lignes. À ce cri, une peur hystérique et unedétresse envahirent les troupes. Un soldat, – qui jusqu’à présentavait eu l’ambition de tout faire pour que le régiment soit unpetit groupe sage, qui progressât calmement au milieu des énormesdifficultés qui surgissaient –, s’écroula soudain et enfouit sonvisage dans ses bras avec l’air de se soumettre à son destin. Unautre éclata en lamentations aiguës et sonores, rempliesd’illusions naïves à propos d’un général. Les hommes couraient danstous les sens cherchant des yeux un chemin de salut. Avec une calmerégularité, comme si leurs trajectoires étaient prévues d’avance,les balles entraient sourdement dans le corps des hommes.

L’adolescent marchait, impassible au milieu dela foule, et le drapeau dans les mains, il fit un arrêt, comme s’ils’attendait à une tentative pour le faire tomber au sol.Inconsciemment il assumait l’attitude du porte-drapeau durant lecombat de la veille. Il passa une main tremblante sur le front. Sonsouffle était pénible. Il étouffait durant cette courte attente dumoment de crise.

Son ami vint vers lui : « Hé bienHenri, je crois que c’est le moment de se dire adieu…

– « Oh, la ferme damnéidiot ! » répliqua l’adolescent, sans vouloir leregarder.

Les officiers peinèrent comme des politiciensen campagne électorale, afin d’amener la masse du régiment dans uncercle propre à faire face aux attaques. Le terrain était inégal etaccidenté. Les hommes se nichaient dans les dépressions, et setenaient le plus à l’aise possible derrière tout se qui étaitsusceptible d’arrêter une balle.

L’adolescent nota avec une vague surprise quele lieutenant était debout, muet, les jambes écartées et l’épéetenue à la façon d’une canne. Il se demandait ce qui avait puarriver à ses cordes vocales pour qu’il ne maudisse plus.

Il y avait quelque chose de curieux dans cettepetite pause concentrée du lieutenant. Il avait l’air d’un bébéqui, ayant pleuré tout son saoul, levait des yeux fixes sur unjouet hors d’atteinte. Il était complètement absorbé par sacontemplation, et sa douce lèvre inférieure remuait sous les motsqu’il se murmurait à lui-même.

Une fumée indolente roula lentement, avecindifférence. Les hommes s’abritant des balles, attendaientanxieusement qu’elle se levât et découvrît la situation désespéréedu régiment.

Les rangs silencieux frissonnèrent soudainsous la voix impatiente du jeune lieutenant, qui hurla :« Les voilà qui arrivent ! Droit sur nous parDieu ! » Le reste de sa phrase fût noyé par le roulementde tonnerre meurtrier des fusils de ses hommes.

Les yeux de l’adolescent s’étaientinstantanément tournés dans la direction indiquée par le lieutenantéveillé qui s’agitait, et il vit les brumes traîtresses dévoiler uncorps de soldats ennemi. Ils étaient si proches qu’il pouvaitdistinguer leurs visages. Comme il regardait, il sentit de l’estimepour eux. Il percevait aussi avec un étonnement vague que leursuniformes étaient plutôt d’apparence gaie, avec leur gris clairsouligné de revers aux teintes brillantes. Ces tenues semblaienttoutes neuves.

Apparemment ces troupes s’étaient mises àavancer avec précautions, leurs fusils prêts à tirer, quand lejeune lieutenant les eut signalés et leur mouvement fut arrêté parla volée de tir du régiment des bleus. De cet aperçu bref, on suqu’ils ne savaient pas la proximité de l’ennemi à la tuniquesombre, ou qu’ils s’étaient trompés de direction. Presqueinstantanément ils disparurent complètement à la vue del’adolescent sous la fumée due à la riposte énergique de sescompagnons. Il écarquilla les yeux pour connaître l’effet de leurtir, mais la fumée resta suspendue devant lui.

Les deux corps de troupe rapprochéséchangeaient les coups comme des boxeurs sur un ring. Des coups defeu irrités et rapides partaient successivement des deux camps. Dufait de leur situation désespérée les hommes en bleu, plusconcentrés, saisissaient l’occasion de se venger, étant à portée detir. Le tonnerre de leurs coups de feu augmentait en force et endétermination. La ligne incurvée de leur front s’illuminad’éclairs, et l’endroit résonna du vacarme des baguettes desfusils. L’adolescent esquivait en se déplaçant et en baissant latête ; et durant un moment il put avoir quelques vuesdécevantes sur l’ennemi. Ils apparaissaient nombreux etrépliquaient vivement. Pas à pas ils semblaient avancer vers lerégiment des bleus. L’adolescent s’assit tristement au sol ledrapeau entre les genoux.

Comme il remarquait la méchante humeur de sescamarades, qui se battaient comme des loups cernés dans un bois,l’adolescent eut la douce pensée que si l’ennemi était sur le pointde submerger ce régiment, – avec qui on avait voulu faire le ménagedans les bois –, et en faire un captif, il aurait la consolation dese rendre la tête haute.

Mais les tirs de l’adversaire commencèrent àfaiblir. Il y avait moins de balles qui déchiraient l’air ; etenfin, quand les hommes cessèrent le tir pour voir où en était lecombat, ils purent seulement voir une sombre fumée qui flottait. Lerégiment resta silencieux et observa. À présent un capricieuxhasard faisait que l’écran de fumée dense qui les ennuyaitconstamment, commençait à se rétracter et disparaître. Les hommesvirent un terrain vidé de ses combattants. La scène eut étécomplètement déserte si ce n’était les quelques cadavres jetés là,tordus en des formes fantastiques sur le gazon.

À la vue de ce tableau, de nombreux hommes enbleu bondirent de derrière leurs abris, et firent quelques pas dedanse joyeuse et maladroite. Leurs yeux étaient enflammés, et descris d’exaltation rauques jaillirent de leurs gorges sèches.

Ils commençaient à comprendre que lesévènements essayaient de prouver leur impotence. Ces petitesbatailles avaient, de toute évidence, tenté de montrer que leshommes ne savaient pas se battre. Quand sur le point de confirmerces opinions, durant le petit duel, ils avaient montré qu’il n’yavait rien d’impossible, qu’ils pouvaient rendre coup pourcoup ; et ainsi, ils avaient pris revanche sur l’ennemi, etsurmonté leur peur.

L’élan d’enthousiasme était à nouveau en eux.Ils regardaient autour d’eux avec un air de grande fierté,ressentant une nouvelle confiance dans les armes graves, maistoujours sûres qu’ils tenaient en main. C’était des hommes.

Chapitre 21

 

À présent ils savaient qu’aucune bataille neles menaçait. Les routes s’ouvraient encore une fois devant eux.Les lignes bleues et poussiéreuses de leurs camarades étaientvisibles à courte distance. Au loin le vacarme était énorme, maisdans cette partie du terrain il y avait une tranquillitésoudaine.

Ils s’aperçurent qu’ils étaient libres. Legroupe affaibli et réduit aspira une longue bouffée de soulagement,et se rassembla en une seule masse pour continuer son trajet.Durant cette dernière partie du parcours, les hommes commencèrent àexprimer d’étranges émotions. Ils se hâtaient avec une peurpanique. Ceux qui furent sombres et sans peur dans les moments lesplus noirs, ne pouvaient maintenant cacher une folle anxiété.Peut-être qu’ils craignaient d’être tués de manière insignifiante,après que le moment de mourir dignement au combat eut passé. Ou,pensaient-ils ; peut-être qu’il serait trop ridicule de mourirau seuil de la délivrance. Ils se hâtèrent en jetant des regardsinquiets derrière eux.

Comme ils s’approchaient de leurs propreslignes, quelques sarcasmes leur furent lancés par les hommesétiques et bronzés d’un régiment au repos à l’ombre des arbres. Ilsfurent assaillis de questions :

– « Où étiez-vous quediable ? »

– « Pourquoi est-ce que vousrevenez ? »

– « Pourquoi qu’vous ne restez paslà-bas ? »

– « Ça a chauffé là-bas,fiston ? »

– « On s’en retourne chez soi lesgars ? »

Quelqu’un s’écria dans une mimiqueprovocante : « Oh, maman, viens vite voir les jolissoldats ! »

Il n’y eut aucune réplique de la part durégiment meurtri et battu, à part qu’un homme distribua largementdes défis autour de lui pour se battre à coups de poings, et quel’officier à barbe rousse passa plutôt prêt d’un capitaine degrande taille le défiant d’un regard de matamore. Mais lelieutenant fit taire l’homme qui voulait se battre à coups depoings, et le grand capitaine, rougissant à la voix de fanfare del’officier roux, détourna les yeux et fixa intensément lesarbres.

La sensibilité de l’adolescent fûtprofondément piquée par ces remarques. Le front plissé, il fronçaitles sourcils en jetant des regards de haine vers les railleurs. Ilmédita sur quelque revanche. Dans le régiment pourtant, nombreuxétaient ceux qui baissèrent la tête comme des criminels, et semirent laborieusement en marche avec une lourdeur soudaine, commes’ils portaient sur leurs épaules affaissées le poids de leurdéshonneur. Alors, le jeune lieutenant, se ressaisissant, commençaà murmurer en douceur de noires malédictions.

Quand ils parvinrent à leur position initiale,ils se retournèrent pour voir le terrain sur lequel ils avaientchargé.

À cette vue l’adolescent fût frappé d’un grandétonnement. Il découvrit que les distances franchies, comparées auxbrillantes estimations de son esprit, étaient faibles et mêmeridicules. Les arbres impassibles, là où presque tout s’étaitpassé, paraissaient incroyablement proches. Maintenant qu’il ypensait le temps aussi, il voyait bien qu’il avait été court. Ils’émerveillait sur le nombre d’émotions et d’évènements qui semassèrent en foule dans de tels espaces réduits. Sa fantasmagoriqueimagination a dû tout exagérer et tout agrandir, se dit-il.

Il lui parut alors qu’il y avait une amèrejustice dans les paroles des vétérans étiques et bronzés. Il voilaun regard de dédain envers ses camarades étalés au sol, étouffantsous la poussière, rouges tellement ils transpiraient, les yeuxembués, les cheveux en désordre.

Ils buvaient de leurs gourdes à grands traits,avides d’en tirer jusqu’à la moindre goutte ; et s’essuyaientles traits enflés et mouillés avec la manche de leur veste ainsique des poignées d’herbes.

Néanmoins, l’adolescent éprouvait une joieconsidérable à revoir ses performances durant l’attaque. Auparavantil n’avait eu que très peu de temps pour s’apprécier, aussi, enréfléchissant tranquillement à ce qu’il avait fait, il ressentaitmaintenant une grande satisfaction. Il se rappela ces actionscolorées, qui dans la confusion s’étaient imprimées à son insu dansses sens éprouvés.

Alors que le régiment était allongé à souffleraprès le terrible effort déployé, l’officier qui les avait taxés demuletiers arriva en galopant le long de la ligne. Il avait perduson képi. Ses cheveux en désordre ondulaient furieusement, et sonvisage était noir de colère et de vexation. Sa fureur semanifestait plus clairement dans sa manière de traiter soncheval : il secouait la bride et la tordait de sauvagefaçon ; arrêtant la bête essoufflée près du colonel durégiment en tirant furieusement sur les rênes. Il explosaimmédiatement en reproches qui arrivaient sans peine à l’oreilledes hommes. Ils devinrent aussitôt alertes, étant toujours curieuxd’entendre une dispute verbale entre officiers.

– « Ah, sacré tonnerre ! MacChesney, quelle terrible boutade tu nous as faite là ! »Commença l’officier. Il baissa le ton, mais son indignation permità quelques hommes de saisir le sens de ses mots. « Quelleterrible pagaille tu as faite ! Seigneur, mon vieux, tu t’esarrêté à cent pieds en deçà d’un vrai petit succès ! Si teshommes étaient allés cent pieds plus loin, tu aurais réussi unegrande attaque, mais les choses étant ce qu’elles sont… quellebande d’éboueurs tu as eue après tout ! »

Les hommes écoutant le souffle court,tournaient maintenant des regards curieux sur le colonel. Ilsavaient l’air de gamins de rue ameutés par une dispute.

On voyait le colonel qui se redressait etmettait les mains en avant de façon oratoire. Il avait l’air blesséd’un diacre accusé de vol. Les hommes se trémoussaient dans undélire d’excitation.

Mais subitement les manières du colonelpassèrent de celles du diacre accusé à celles d’un Français touchédans son amour propre. Il haussa les épaules : « Hé biengénéral on est allé aussi loin qu’on a pu », dit-ilcalmement.

– « Aussi loin que vous avezpu ? n’est-ce pas ! Seigneur ! » raillal’autre. « Hé bien, ça n’a pas été très loin, n’est-cepas ? » Ajouta-t-il, en fixant l’autre d’un regard defroid mépris. « Pas très loin, je pense. Vous étiez supposéfaire diversion en faveur de Whiterside. À quel point vous avezréussi, vos propres oreilles vous le diront maintenant. » Iltourna son cheval et chevaucha au loin avec raideur. Le colonelconvié à entendre le désagréable vacarme d’un engagement vers lagauche, éclata en vagues malédictions.

Le lieutenant qui avait assisté à l’entrevueavec un air de rage impuissante, s’exprima soudain avec un tonferme et indomptable : « Je n’aurais garde d’écouterl’homme – qu’il soit général ou pas –, qui dira que les gars ne sesont pas bien battus là-bas, ce n’est qu’un damné idiot. »

– « Lieutenant » commença lecolonel, sévère, « ceci est ma propre affaire, et je vousprierais… »

Avec un geste de soumission le lieutenantdit : « Très bien colonel, très bien colonel, »dit-il, et il se rassit content de lui-même.

La nouvelle que le régiment était réprimandé,courut le long de la ligne. Les hommes en restèrent un momentstupéfaits. « Tonnerre ! » éclatèrent-ils, fixant lasilhouette du général qui s’éloignait. Ils crurent qu’il y avait làune grosse méprise.

Mais néanmoins, ils commençaient à croire àprésent qu’on taxait bel et bien leurs efforts de maigres…L’adolescent voyait bien que cette accusation pesait sur tout lerégiment, leur donnant l’air de forçats maudits et enchaînés, maisquand même rétifs.

L’adolescent fût rejoint par son ami, desgriefs plein le regard : « Je me demande ce qu’ilveut »dit-il. « Il doit croire qu’on est allé là-basjouer aux billes ! Je n’ai jamais vu un typepareil ! »

Pour expliquer la colère du général,l’adolescent développa une tranquille philosophie : « Hébien, » dit-il en réponse à son ami, « il n’aprobablement rien vu, et en est devenu fou furieux, concluant quenous n’étions qu’un tas de moutons, juste parce qu’on n’a pas faitce qu’il a voulu qu’on fasse. C’est une pitié que le bon vieux pèreHenderson fut tué hier… Il aurait su qu’on a fait de notre mieux,et que nous nous sommes bien battus. C’est seulement notre terriblemalchance c’est tout. »

– « Je dois dire que c’est ça »répondit l’ami, qui paraissait profondément blessé par l’injustice.« Je dois dire que nous avons une terrible malchance !C’est pas drôle de se battre pour des gens quand tout ce que tufais, – n’importe quoi –, va de travers. Je crois bien que laprochaine fois je resterais à l’arrière et les laisserais faireleur charge de vieux décrépis tout seuls, et qu’ils aillent audiable ! »

L’adolescent essaya de réconforter soncamarade : « Hé bien, nous nous sommes bien comportéstous les deux. Je voudrais bien voir l’idiot qui dirait qu’on n’apas fait du mieux qu’on a pu ! »

– « Et comment ! » déclarason ami fièrement. « Et je lui tordrais le cou au type, mêmes’il est aussi grand qu’un portail d’église. Mais on est bien vu detoute façon, car j’ai entendu un type dire que tous les deux ons’est le mieux battu dans le régiment, et ils se sont longuementquerellés à propos de ça. Bien sûr, un autre type s’est levé et adit que c’était un mensonge… qu’il avait vu tout ce qui s’étaitpassé, et il ne nous a jamais vu depuis de début jusqu’à la fin. Etd’autres encore s’en sont mêlés pour dire que ce n’était pas unmensonge, qu’on s’était battus comme des diables, et qu’ils noussaluaient. Mais ce que je ne peux supporter c’est les vieux soldatsqui rient toujours entre les dents et s’amusent ; et en plusce général, est-il fou ! »

L’adolescent s’exclama, soudainexaspéré : « C’est une tête de lard ! Il me rendfou. Je souhaite qu’il vienne par là la prochaine fois. Nous luimontrerons… »

Il se tut, car un groupe d’hommes arrivait encourant. Leurs visages exprimaient l’importance des nouvellesqu’ils apportaient.

– « Hé Flem, tu dois entendreça ! » s’écria l’un d’entre eux avec impatience.

– « Entendre quoi ? » ditl’adolescent.

– « Tu dois entendreça ! » répéta l’autre, et il se mit à l’aise pour direles nouvelles. Les autres, tout excités, se mirent en cercle.

– « Hé bien, monsieur, le colonelétait avec votre lieutenant juste à côté de nous, c’était la chosela plus surprenante que j’ai jamais entendue, et il dit :« Hum ! Hum ! » qu’il dit, « MonsieurHasbrouk ! à propos, qui était le jeune homme qui portait ledrapeau ? » qu’il dit. Alors Fleming, qu’est-ce que t’enpenses ? « Qui était le jeune homme qui portait ledrapeau ? » qu’il dit, et le lieutenant qui répondaussitôt : « C’est Fleming, un fonceur » qu’il dittout de go. Quoi ? Je vous dis que si. « Unfonceur » qu’il dit… ce sont ses propres mots. Oui c’est ça.J’ai bien dit que c’était ça. Si tu peux raconter la chose mieuxque moi, vas-y dis – là… Hé bien alors ferme-là. Le lieutenantqu’il dit : « C’est un fonceur », et le colonel quirépond : « Hum ! Hum ! Il l’est en vérité,c’est bien de l’avoir ce gars-là, hum ! Il a gardé le drapeaupointé droit sur le front d’attaque. Je l’ai vu. C’est un bon gars,dit le colonel », « c’est juste, » dit lelieutenant, « lui et un type nommé Wilson étaient à la tête dela charge, et ils hurlaient tout le temps comme des indiens »qu’il dit. « À la tête de la charge tout le temps » qu’ildit, « un type nommé Wilson » qu’il dit. Ça mon braveWilson tu la mets dans une lettre, et tu l’envoies en express à tamère hein ? « Un type nommé Wilson, » qu’il dit. Etle colonel il dit : « Au fait où sont-ils ?Hum ! Hum ! Mon Dieu ! » qu’il dit. « À latête du régiment » qu’il dit. « Oui mon colonel »dit le lieutenant. « Mon Dieu ! » dit le colonel. Ilajouta : « Hé bien, hé bien » qu’il dit, « cesdeux gamins ! ». « Oui mon colonel » dit lelieutenant. « Hé bien, hé bien » dit le colonel,« ils méritent le grade de général-major ! » qu’ildit. « Ils méritent le grade degénéral-major ! »

L’adolescent et son ami dirent :« Ho ! », « tu mens Thompson ! »,« Ho, va au diable ! », « il n’a jamais ditça », « oh ! quel gros mensonge ! »,« ho ! ». Mais malgré ces embarras et ces railleriesd’adolescents, ils savaient qu’ils rougissaient très fort, à lafois de plaisir et d’excitation. Les deux amis échangèrent undiscret regard de joie et de félicitation.

Rapidement ils oublièrent pas mal de choses.Le passé ne portait plus aucune image d’erreur ou de déception. Ilsétaient très heureux et leur cœur se gonfla d’affection et degratitude pour le colonel et le jeune lieutenant.

Chapitre 22

 

Quand à nouveau les bois commencèrent à livrerpassage aux troupes halées de l’ennemi, l’adolescent se sentitserein et confiant. Il eut un bref sourire quand il vit les hommesfaire mouvement pour esquiver en baissant la tête les obus parpoignées énormes qui leur passaient dessus avec de longs hurlementsstridents. Il se tint droit et calme, examinant le début del’attaque en une partie de la ligne de front, qui faisait unecourbe bleue le long d’un versant de colline adjacente. Sa vuen’étant pas gênée par la fumée due aux tirs de ses compagnons, ileut largement la possibilité de voir une partie du dur combat. Cefut un soulagement de savoir enfin d’où venait ces quelques-unsbruits qui grondaient à ses oreilles.

À courte distance il vit deux régiments menerune petite bataille isolée avec deux autres. C’était dans un espacedécouvert, un peu à l’écart. Ils s’enflammaient comme des parieurs,donnant et recevant d’effroyables volées. Les tirs étaientincroyablement féroces et rapides. Ces régiments étaient si prispar leur combat qu’ils oubliaient toute autre opération plus vastede la bataille, et s’assommaient réciproquement avec une égaleforce.

Dans une autre direction, il vit une brigadequi avançait admirablement avec l’intention d’entraîner l’ennemihors d’un bois. Ils passèrent hors de vue, et à présent il y avaitdans le bois un vacarme des plus effrayant. Le bruit étaitindescriptible. Ayant provoqué ce prodigieux tintamarre, etapparemment l’ayant trouvé trop excessif, la brigade, après unmoment, ressortit du bois le pas léger, en gardant sa belleformation pas le moins du monde dérangée. Il n’y avait pas trace dehâte dans ses mouvements. La brigade joyeuse, elle paraissaittendre fièrement le poing vers le bois qui hurlait.

Sur une élévation vers la gauche, il y avaitune longue rangée de canons, rébarbatifs et hystériques, dénonçantl’ennemi, qui, en bas dans la forêt, se mettait en formation pourune autre attaque… L’impitoyable monotonie de tout conflit. Lesdécharges rondes et furieuses des canons donnaient des flammespourpres et une grande et épaisse fumée. On pouvait avoir quelquesbrefs aperçus de groupes d’artilleurs très occupés. Derrière cetterangée de canons, une maison se tenait debout, blanche et calme, aumilieu des obus qui explosaient. Des chevaux groupés et attachés àune longue barrière, tiraient frénétiquement sur leurs brides. Deshommes couraient ça et là.

La bataille isolée entre les quatre régimentsdura un bon moment. Le hasard fît qu’ils poursuivirent, seuls, leurdispute, aucune intervention extérieure ne s’étant manifestée.Pendant quelques minutes ils se donnèrent des coups forts etsauvages, puis les régiments aux teintes plus claires flanchèrentet se retirèrent, laissant les lignes bleu sombre poursuivre leurstirs. L’adolescent pouvait voir les deux drapeaux comme secoués parun rire parmi les restes de fumée.

À présent il y avait une accalmie chargée demenaces. Les lignes bleues firent mouvement, et changèrent quelquepeu leur position ; et dans l’expectative, firent face auxbois silencieux et aux champs qui s’étendaient devant eux. Lesilence était solennel et sacral, excepté une batterie distantequi, de toute évidence, incapable de rester tranquille, envoyaitson faible roulement de tonnerre par-dessus le terrain. Celairritait comme le bruit que feraient des gamins que rienn’impressionne. Les hommes s’imaginaient que cela empêcherait leursoreilles aux aguets d’entendre les premiers bruits de la prochainebataille.

Subitement les canons sur les positionsélevées rugirent des mises en gardes. Un bruit de rafalescommençait à s’entendre dans les bois. Il augmenta avec uneétonnante rapidité, jusqu’à devenir une profonde clameur de bruitsqui enveloppait toute la terre ; et les craquements déchirantsglissèrent le long des lignes jusqu’à atteindre un rugissementinterminable. Pour ceux qui étaient au milieu du bruit, ce futcomme si l’univers entier explosait. C’était les vrombissements etles concussions d’une gigantesque machinerie, si complexe que lesétoiles en paraissaient insignifiantes. Les oreilles del’adolescent en étaient pleines. Il ne pouvait plus rienentendre.

Sur une pente où serpentait une route, il vitdes ruées sauvages et désespérées d’hommes, vers l’avant et versl’arrière, en des surgissements d’émeutes répétés. Ces partsd’armées qui s’opposaient étaient comme deux longues vagues quidéferlaient l’une sur l’autre, follement, en des points ordonnés.Ces vagues enflaient d’avant en arrière. Parfois un côté proclamaitdes coups décisifs par ses hourras et ses hurlements, mais unmoment après c’était l’autre côté qui criait son triomphe.L’adolescent vit un jaillissement de formes légères courir commedes lévriers vers les lignes ondulantes des bleus. Il y eut pas malde hurlements, et à présent ils se retiraient avec une grandequantité de prisonniers. À nouveau encore, il vit une vague desbleus déferler avec une si grande force contre une obstruction destuniques grises, qu’elle parût les faire disparaître du sol, et nerien laisser qu’un gazon piétiné. Durant leurs mortelles et rapidesruées d’avant en arrière, les hommes hurlaient tout le temps commedes fous.

On disputa âprement quelques endroits abrités,– partie de barrière, groupe d’arbres –, comme si c’était là destrônes d’or ou des lits de perles. À chaque instant apparemment,ces endroits choisis subissaient un assaut désespéré, et la plupartd’entre eux passaient comme des jouets entre les mains des deuxforces en lutte. L’adolescent ne pouvait dire, d’après lesétendards qui volaient dans toutes les directions, comme de l’écumepourpre, quelles couleurs triomphaient.

Son régiment amoindrit s’ébranla en avant avecune férocité intacte quand son tour arriva. Et lorsqu’à nouveau leshommes furent assaillis par les balles, ils éclatèrent en des crisbarbares à la fois de douleur et de rage. Ils baissaient la têtecomme pour accompagner de leur intense haine les obus quicontinuaient à pilonner l’ennemi. Les baguettes faisaient unfurieux tintamarre comme leurs mains impatientes bourraient leursfusils de cartouches. La ligne de front du régiment n’était plusqu’un écran de fumée opaque traversée par des points brillants enjaune et rouge.

Déjà souillés par le précédent combat, ils lefurent encore et complètement en un temps étonnamment court. Pasune fois ils ne furent aussi barbouillés et sales. Se balançantd’avant en arrière, tendus par l’effort, balbutiant sans cesse, ilsavaient l’air, – avec leurs corps vacillants, leurs faces noircieset leurs regards fiévreux –, d’étranges et affreux démons quidansaient lourdement la gigue dans la fumée.

Le lieutenant de retour, après être allé sefaire un pansement, produisit depuis un fond caché de son esprit,des jurons nouveaux et remarquables pour l’urgente situation. Ilbalança des chapelets de superlatifs comme un fouet sur le dos deses hommes ; et il était évident que ses efforts précédentsn’avaient pas le moins du monde entamés ses ressources.

L’adolescent, encore porteur du drapeau, ne sesentait pas inoccupé. Il était profondément absorbé en tant quespectateur. Les chutes et les incertitudes du grand drame lefaisaient se pencher vers l’avant, le regard intense, les traits duvisage légèrement contorsionnés. Parfois il balbutiait, les motslui venaient en exclamations inconscientes et grotesques. Il ne serendait pas même compte qu’il respirait, que le drapeau pendaitsilencieusement au dessus de lui, tellement il était absorbé.

Une formidable ligne ennemie approchadangereusement à portée de tir. On pouvait nettement lesapercevoir : des hommes grands et maigres, le visage excité,qui couraient à grands pas vers une barrière abandonnée.

À la vue du danger les hommes cessèrentimmédiatement leurs malédictions dites d’un ton monocorde. Il y eutun moment de silence tendu avant qu’ils n’épaulent leurs fusils, etne tirent une consistante volée vers leurs ennemis. On ne leuravait pas donné l’ordre de tirer ; les hommes en reconnaissantla menace, avaient immédiatement donné libre court à leurs flots deballes sans attendre le mot d’ordre.

Mais l’ennemi fut rapide à gagner la ligne deprotection formée par la clôture abandonnée. Ils glissèrentderrière elle avec une remarquable célérité, et depuis cetteposition ils commencèrent vivement à tailler en pièce les hommes enbleu.

Ces derniers concentrèrent leurs énergies pourune grande lutte. Des dents serrées et blanches brillaientfréquemment sur les faces poussiéreuses. En grand nombre, les têtessurgissaient vers l’avant et vers l’arrière, flottant dans une merde fumée livide. Ceux qui étaient derrière la clôture criaient ethululaient fréquemment de manière provocante et railleuse, mais lerégiment maintenait un silence tendu. Peut-être qu’à ce nouvelassaut les hommes se rappelèrent ils leur surnom d’éboueurs, ce quirendait leur situation trois fois plus amère. Pour tenir leurposition et repousser ce joyeux corps de troupe ennemi, ils seconcentraient à en perdre haleine. Ils se battaient avec unevivacité et une sauvagerie manifeste dans leurs expressions.

L’adolescent avait résolu de ne pas bougerquoiqu’il arrive. Les quelques traits de mépris qui s’étaientprofondément lovés dans son cœur avaient généré une haine étrangeet indicible. C’était clair pour lui que sa revanche finale etdéfinitive devait se parfaire par son corps couché, mort ;contorsionné mais splendide sur le champ de bataille. Ce serait uneréplique poignante pour l’officier qui les avait traités demuletiers, et puis d’éboueurs ; car dans toutes les tentativesforcenées de son esprit à trouver quelqu’un qui serait responsablede ses souffrances, et ses tumultueuses agitations, il saisissaittoujours l’homme qui l’avait si ridiculement surnommé. Et c’étaitson idée, vaguement formulée, que son cadavre serait pour cesyeux-là un grand et amère reproche.

Le régiment saignait abondamment. Les bleuscommençaient à tomber par grappes avec de sourds gémissements. Lesergent d’ordonnance de la compagnie de l’adolescent fût touché àla joue. Ses tendons ayant été arrachés, sa mâchoire pendait trèsbas, découvrant l’antre large de sa bouche qui n’était plus qu’unebouillie sanguinolente et pulsante de chair et de dents. Et avectout ça il essayait de crier. Dans ses tentatives il y avait unegravité effrayante, comme s’il croyait qu’un seul grand cri lesoulagerait.

L’adolescent le voyait à présent qui allaitvers l’arrière. Sa force ne paraissait pas le moins du mondeamoindrie. Il courait vite, jetant des yeux fous pour avoir dusecours.

D’autres encore tombèrent aux pieds de leurscompagnons. Quelques-uns des blessés rampèrent au loin vers lesarrières, mais beaucoup restèrent inertes, leurs corps tordus endes formes impossibles.

L’adolescent chercha des yeux son ami unmoment. Il vit un jeune homme véhément, barbouillé de poudre,repoussant de saleté, et il sut que c’était lui. Le lieutenantaussi n’était pas touché dans sa position à l’arrière. Ilcontinuait à jurer, mais maintenant c’était avec l’air de quelqu’unqui usait de sa dernière réserve.

Car le tir du régiment avait commencé àdécroître, jusqu’aux coups sporadiques et la voix robuste, quivenait étrangement de rangs si mince, faiblissait rapidement.

Chapitre 23

 

Le colonel arriva au galop derrière la ligne,suivi par d’autres officiers. « On doit lescharger ! » criaient-ils. « On doit lescharger ! » criaient-ils avec hargne, comme s’ilsprévenaient un refus d’obéissance de la part des hommes.

L’adolescent en entendant les cris, commença àestimer la distance entre lui et l’ennemi. Il fit de vaguescalculs. Il voyait bien que pour faire preuve de courage lessoldats devaient aller de l’avant. Ce serait la mort de rester danscet endroit-ci, et avec tout ce qui s’était passé un recul feraitla joie de pas mal de gens. Leur espoir était de pousser leursagaçants adversaires loin de la clôture.

Il s’attendait à ce que ses compagnons,exténués et engourdis, doivent être entraînés à l’assaut ;mais comme il se tournait vers eux, il s’aperçut, avec une certainesurprise, qu’ils furent rapides à exprimer leur assentiment sansfrein. Il y eut une fracassante et terrible annonce de l’attaque,quand les couteaux des baïonnettes raclèrent sur les canons desfusils. Aussitôt qu’on hurla l’ordre de charger, les soldatsbondirent en avant à grands pas avides. Il y avait une forcenouvelle et inattendue dans le mouvement du régiment. Sachant sonétat exténué et déplorable on comprenait l’attaque comme unparoxysme d’effort, la démonstration de force qui précède lafaiblesse définitive. Les hommes couraient avec une hâte fiévreuseet folle, comme s’ils voulaient achever une réussite éclair, avantque leur ivre exaltation ne finisse. Ce fût la ruée aveugle etdésespérée d’une formation d’hommes, en tenues délabrées etpoussiéreuses, sur le gazon vert et sous le ciel de saphir, versune barrière vaguement délimitée par la fumée, et derrière laquellecrachotaient les rafales furieuses des fusils ennemis.

L’adolescent garda le brillant étendard pointévers le front d’attaque. Il agitait sa main libre en des cerclesfurieux, pendant qu’il hurlait comme un fou des appels et des crisaigus, pressant ceux qui n’en avaient nullement besoin ; caril semblait que la troupe des bleus, qui se jetait carrément sur ledangereux groupe de fusils, était subitement à nouveau exaltée parl’enthousiasme du sacrifice. Le feu nourri qu’on leur adressait nesemblait à peine réussir qu’à semer un grand amas de cadavre entreleur position de départ et la barrière. Mais l’état frénétique danslequel ils étaient, à cause peut-être des vanités oubliées, donnaitun spectacle de sublime témérité. Manifestement ils ne se posaientpas de questions, ne prévoyaient rien, n’imaginaient rien. Onn’avait, apparemment considéré aucune échappatoire. Il semblait queles ailes rapides de leurs désirs auraient tenté de forcer mêmel’impossible.

Lui-même ressentait son esprit d’une audace etd’une sauvagerie digne d’une secte de fous. Il était capable deprofonds sacrifices, il aurait supporté la plus terrible des morts.Il n’avait pas le temps pour l’analyse, mais il savait que lesballes n’étaient que des choses qui pouvaient l’empêcherd’atteindre le but de ses efforts. D’avoir un tel moral, il enressentait de subtils élans de joie.

Il tendit toutes ses forces. Sa vue étaittroublée et aveuglée par la tension de son esprit et de son corps.Il ne voyait rien excepté la brume due à la fumée, éventrée par lespetites lames de feu ; mais il savait qu’en son sein setrouvait la vieille clôture d’un fermier disparu, protégeant lescorps blottis des hommes en gris.

Comme il courait, la pensée du choc quisuivrait le contact se fit jour dans son esprit. Il s’attendait àune grande secousse lors de la collision entre les deux corps detroupe. Pensée noyée par sa furieuse folie guerrière. Il pouvaitressentir autour de lui l’élan du régiment qui avançait, et ilconcevait que la frappe écrasante comme la foudre rendrait touterésistance inutile, et jetterait le désarroi et la consternationdans un rayon de plusieurs milles. Le régiment qui volait presque,allait tomber sur l’ennemi comme le projectile d’une catapulte. Sesvisions le faisaient courir plus vite que ses camarades, quidonnaient libre court à des hourras frénétiques et râpeux.

Mais à présent il pouvait voir que la plupartdes hommes en gris n’avaient pas l’intention d’encaisser le coup.La fumée qui s’écarta en roulant, découvrît des hommes en fuite levisage encore tourné vers l’ennemi. Les fuyards grossirent vite enfoule qui se repliait avec un air intraitable. Plusieurs foisquelques-uns se retournaient pour tirer une balle sur la vague desbleus.

Mais en une partie de leur ligne, il y avaitun groupe sombre et buté qui ne fit pas un seul mouvement de recul.Ils étaient fermement campés derrière des poteaux et des barrières.Un drapeau furieusement agité flottait au dessus d’eux, et leursfusils tonnaient avec fureur.

La tornade des bleus s’approcha très près, etil devint évident qu’il allait y avoir une mêlée terrible etserrée. L’expression dédaigneuse du petit groupe fit que leshourras des bleus devinrent des hurlements de colère dirigés surdes personnes. Les cris des deux partis n’étaient plus maintenantqu’un brouhaha d’insultes blessantes.

Les bleus montraient les dents, leurs yeuxbrillaient comme des lampes. Ils se jetèrent comme s’ils allaientprendre à la gorge ceux qui résistaient. L’espace entre eux décrutet devint insignifiant.

L’adolescent se concentrait de toute son âmesur le drapeau adverse. Il serait très fier de le prendre. Celaexprimerait le sang qui se mêlait au sang, près des coups échangés.Il ressentait une grande haine pour ceux qui faisaient d’énormesdifficultés et créaient des complications, le rendant comme untrésor mythique et convoité, suspendu hors d’atteinte parmi lespérils.

Il plongea vers le drapeau comme un chevalfou. Il était résolu à ne pas le laisser échapper même s’il étaitprotégé par le plus féroce et le plus téméraire des ennemis. Sonpropre emblème tremblant et comme enflammé volait vers l’autre. Ilsemblait près d’y avoir une étrange collusion de becs et de serres,comme celle de deux aigles.

Dans sa lancée le corps des bleus fit unehalte soudaine à portée de tir désespérément proche, et rapidementlâcha une rageuse volée de balles. Le groupe des hommes en gris futcoupé et brisé par ce feu, mais son corps criblé continuait à sebattre. Les hommes en bleus hurlèrent à nouveau et foncèrentdessus.

L’adolescent vit dans ses bonds, comme àtravers un brouillard, l’image de quatre ou cinq hommes étendus ausol, ou se tordant à genoux, tête baissée, comme s’ils eussent étéfrappés par la foudre. Titubant parmi eux se trouvait leporte-drapeau rival, que l’adolescent avait vu avoir été touchégravement lors de la dernière volée de balles. Il sentait quel’homme menait son ultime combat : la lutte de quelqu’un dontles jambes sont déjà prises par les anges de la mort. Ce fût uncombat sinistre. Sur sa face la pâleur de la mort, mais dominée parles lignes dures et sombres d’une cause désespérée. Avec unegrimace terrible et résolue, il serrait contre lui son précieuxdrapeau, trébuchant et vacillant, avec l’intention de se dirigervers un endroit où il pourrait l’abriter.

Mais ses blessures faisaient sans cesseparaître ses pieds en retard, cloués au sol, et il mena une luttesinistre, comme avec d’invisibles goules avidement accrochées à sesmembres. Dans cette course folle des bleus, ceux qui étaient enavant, hurlant de triomphe, bondirent sur la barrière. Au moment oùil se tournait vers eux le porte-drapeau eut le regard désespéréd’un homme irrémédiablement perdu.

L’ami de l’adolescent passa à traversl’obstacle d’une masse confuse, et bondit sur le drapeau comme unepanthère sur sa proie. Il tira dessus, et l’arrachant d’unetorsion, leva d’un coup le drapeau rouge et brillant, avec un cride folle exaltation ; au moment même où le porte-drapeau,hoquetant, s’écroulait dans dernier râle, et après quelquesconvulsions tournait son visage mort vers le sol. Il y avaitbeaucoup de sang sur l’herbe.

À l’endroit même du succès commença uneclameur de triomphe encore plus sauvage. Les hommes gesticulaientet vociféraient dans l’extase. Ils parlaient comme si leurinterlocuteur se trouvait à un mille plus loin. Ce qui leur restaitde képis et de casquettes fût jeté très haut dans le ciel.

Dans une partie de la ligne, quatre hommesfurent pris durant l’assaut, et maintenant ils étaient assis enprisonniers. Quelques hommes en bleu faisaient cercle autour d’eux,les détaillant avec une curiosité avide. Les soldats avaient prisau piège d’étranges volatiles, et les examinaient. L’air étaitchargé d’un flot rapide de questions.

L’un des prisonniers soignait une légèreblessure au pied. Il l’étreignait comme pour la calmer, et levaitfréquemment la tête en maudissant avec une complète aisance, droitsous le nez de ses geôliers. Il les recommandaient aux régionsinfernales et faisait appel à la colère et la malédictiond’étranges dieux. Et avec ça il était singulièrement dédaigneuxquant aux règles de conduite d’un prisonnier de guerre. Comme si ungars stupide et maladroit lui ayant piétiné l’orteil, ilconsidérait que c’était son privilège, son droit, d’user de juronsénormes et vindicatifs.

Un autre qui avait l’âge d’un enfant, prenaitson malheur avec un grand calme et en apparence avec bonhomie. Ildiscutait avec les hommes en bleu, les dévisageant d’un regardbrillant et vif. Ils parlèrent de batailles et de conditions.Durant cet échange de points de vue, il y avait un grand intérêtsur tous les visages. Il semblait y avoir une grande satisfaction àentendre des voix, là où il n’y avait eut que ténèbres etspéculations.

Un troisième prisonnier était assis avec unair morose. Il gardait une attitude froide et stoïque. À toutes lesavances il répliquait sans varier : « Ah ! allez audiable ! »

Le dernier des quatre gardait le silence, etla plupart du temps, détournait la tête de façon à éviter d’êtredérangé. D’après ce qu’il avait pu en voir, il parut à l’adolescentdans un état profondément démoralisé. La honte était sur lui, et leprofond regret, peut-être, qu’il ne serait plus compté dans lesrangs de ses compagnons. L’adolescent ne vit rien dans sonexpression qui lui permette de croire que l’autre ait quelquepensée quant à son futur proche : la vue d’une geôle,peut-être, la famine et la brutalité, que l’imagination dérouledans ce cas. Tout ce qu’on pouvait voir était la honte d’êtrecaptif, et le regret d’avoir perdu le droit de se battre.

Après que les hommes eurent suffisammentfestoyé, ils s’installèrent derrière la vieille clôture, du côtéopposé à celui d’où l’ennemi fut chassé. Quelques-uns tirèrent pourla forme sur des cibles distantes.

L’herbe était haute. L’adolescent s’y installapour se reposer, usant d’une barrière comme support convenable pourle drapeau. Son ami, l’air glorieux et réjoui, tenant fièrement sontrésor, vint vers lui. Ils s’assirent côte à côte et sefélicitèrent mutuellement.

Chapitre 24

 

L’incessant roulement de tonnerre qui couraittout le long de la lisière de la forêt, devenait intermittent etfaiblissait. La voix de stentor de l’artillerie se poursuivait dansquelque lointaine rencontre, mais les rafales de mousqueteries’étaient presque tout à fait arrêtées. L’adolescent et son amilevèrent la tête subitement, ressentant une sombre détresse à cesbruits qui décroissaient, et qui étaient devenus une part de leurexistence. Ils pouvaient voir des changements se faire parmi lestroupes. Il y avait des marches d’un côté et de l’autre. Unebatterie se mit lentement en branle. Sur la crête d’une colline, ily avait les reflets mats des fusils de l’infanterie quipartait.

L’adolescent se leva : « Hé bien,qu’est-ce qu’on fait maintenant, je me le demande ? »dit-il. Son ton semblait indiquer qu’il se préparait à affronterquelque nouvelle monstruosité, dans un parcours semé de fracas etde ruines. Il mit sa main sale en écran sur ses yeux et regardalonguement à travers champs.

Son ami aussi s’était levé et regardait :« Je parie que nous allons sortir de là et revenir pourrepasser la rivière » dit-il.

– « Ça me plairait bien » ditl’adolescent.

Ils attendirent en observateurs. Après uncourt délai, le régiment reçut l’ordre de rebrousser chemin. Leshommes se levèrent en grognant de l’herbe, regrettant la douceur durepos. Ils secouèrent leurs jambes engourdies, et allongèrent lesbras au dessus de leur tête. Un homme jura en se frottant les yeux.Ils gémissaient tous : « Oh Seigneur ! » Ilseurent autant d’objection à ce changement de lieu qu’ils enauraient eu à une nouvelle bataille qu’on leur aurait proposée.

Ils rebroussèrent chemin d’un pas lourd etlent, à travers ce champ qu’ils venaient de traverser dans unecourse folle. La clôture désertée, reprise, avec ses poteauxpenchés et ses planches disjointes, son air de tranquille et ruralabandon. Plus loin derrière elle, quelques cadavres étaientétendus. Le plus visible étant le corps contorsionné duporte-drapeau en gris, dont l’étendard était emporté par l’ami del’adolescent.

Le régiment avança jusqu’à rejoindre sescompagnons. La brigade, reformée en colonne, prit la direction dela route en traversant le bois. Aussitôt ils devinrent une masse detroupes poussiéreuses, se traînant le long d’un chemin parallèle àla ligne ennemie, telle qu’elle se trouvait lors de la précédentemêlée.

Ils passèrent en vue d’une impassible maisonblanche, et virent devant sa façade des groupes de camarades quiattendaient couchés derrière une tranchée bien faite. Une rangée decanons tirait sur un lointain ennemi. Les obus qui arrivaient enréponse, soulevaient des nuages de poussière et d’éclats. Descavaliers fonçaient le long de la ligne des tranchées.

Comme ils passèrent près d’autres troupes, leshommes du régiment décimé obtinrent de Wilson le drapeau captif, etle lançant très haut dans l’air, criaient tumultueusement leurshourras, pendant qu’il tournoyait lentement plusieurs fois, commemalgré lui.

En ce point de parcours, la division contournales champs, et alla serpentant en direction de la rivière. Quand lasignification du mouvement s’imprima en lui l’adolescent tourna latête et regarda par-dessus l’épaule, vers le terrain défoncé etjonché de débris. Il respira, à nouveau satisfait. Finalement, ildonna un léger coup de coude à son ami : « Hé bien, jecrois que c’est fini » lui dit-il.

Son ami regarda en arrière : « ParDieu, c’est vrai ! » approuva-t-il, et ils devinrentsilencieux et pensifs.

Pendant un moment l’adolescent fût amené àréfléchir de manière confuse et hésitante. Il y avait un changementsubtil en lui. Il lui fallut un bon moment pour rejeter sesmanières batailleuses et reprendre ses pensées habituelles.Graduellement son cerveau émergeait de brumes épaisses, et pouvaitfinalement saisir au plus près ses actes et les circonstances quiles entouraient.

Il comprit alors que cette vie d’incessantscombats était passée. Il avait été dans une étrange contrée detroubles et de violents bouleversement et s’en est sorti. Il avaitété là où le sang coulait à flots, où les passions étaientfrénétiques, et il s’en était échappé. À ces considérations, il nepensa d’abord qu’à s’en réjouir.

Plus tard il commença à réfléchir sur sesexploits, ses échecs et ce qu’il avait accompli. Ainsi, à peinesorti de ces scènes, où ses habituels schémas de réflexions furentinutiles, et où il s’était comporté comme un mouton, il s’efforçade rassembler tous ses actes.

Finalement, ils défilèrent nettement devantlui. De son point de vue actuel, il fût capable de les considérer àla manière d’un spectateur, et de les critiquer avec une certainejustesse, car dans sa nouvelle situation il avait déjà rejetécertaines attaches.

Son ami aussi semblait pris dans quelqueintrospection, car subitement il fit un geste et dit :« Oh Seigneur ! »

– « Quoi ? » demandal’adolescent.

– « Oh Seigneur ! » répétason ami. « Tu connais Jimmie Rogers ? Hé bien…Seigneur ! Quand il était blessé, je suis parti lui chercherun peu d’eau, et malédiction ! Je ne l’ai plus revu depuis cemoment-là… J’ai complètement oublié ce que je… dites moi, est-ceque quelqu’un a vu Jimmie Rogers ? »

– « L’ai vu ? Non ! il estmort » lui répondit-on.

L’ami lâcha un juron.

Mais l’adolescent, considérant la processionqui défilait dans sa mémoire, se sentit heureux et sans regret, carses exploits devant tous y paradaient sur une grande et brillanteéminence. Ces performances dont ses compagnons furent les témoins,défilaient maintenant dans la pourpre et l’or à foison ; avecde nombreuses variations. Ils avançaient gaiement en musique.C’était un plaisir de les contempler. Il passa des minutesdélicieuses à voir ces images dorées de sa mémoire.

Il voyait qu’il était bon. Il se rappela avecun frisson de joie les commentaires respectueux de ses compagnonssur sa conduite. Il se dit encore la phrase du lieutenantfou : « Si j’avais dix mille chats sauvages comme toi,j’en aurais fini avec cette guerre en moins d’une semaine. »C’était un petit couronnement.

Néanmoins, le fantôme de sa fuite lors dupremier engagement lui apparut et dansa devant lui. Les échos deson terrible combat contre les forces conjuguées de l’universparvinrent à ses oreilles. De petits cris dans son cerveaurésonnaient à propos de la chose. Durant un moment il rougit et lalumière de son âme vacilla sous le poids de la honte.

Pourtant, il se trouvait à présent uneexplication et une excuse. Il se dit que ces moments de tempêtesétaient les furieux errements et les erreurs d’un novice qui nesavait pas. Il n’avait été qu’un homme simple qui protestait contresa condition, mais maintenant, il en était sorti et pouvait voirque tout était juste et convenable. À tout chose malheur est boncomme on dit. En vérité la Providence fût bonne pour lui, ellel’avait gentiment poignardé et diligemment assommé pour son proprebien. Dans sa révolte il fût très impressionnant sans doute, etsincèrement anxieux pour le sort des hommes ; mais maintenantqu’il était sauf, sans avoir été blessé, il fût clair pour luisubitement qu’il avait eu tort de n’avoir pas embrassé le poignardet de ne s’être pas soumis à la massue de la providence : ils’était sottement défilé.

Mais le ciel lui pardonnera. Il est vrai,admit-il, qu’il est courant de crier au diable quand des personnesrefusent de se soumettre au destin qu’ils ne comprennent pas, mais,pensa-t-il, au ciel les étoiles réagissent autrement. Le soleilimperturbable rayonne indifféremment sur l’offense comme surl’adoration.

Comme Fleming fraternisait ainsi à nouveauavec la nature, il sentit sur lui l’ombre d’un reproche. Et là sedressait le souvenir tenace du soldat aux haillons, lui qui,transpercé de balles et défaillant d’avoir perdu tellement de sang,s’inquiétait pour la blessure imaginaire d’un autre. Lui qui avaitdonné ses dernières forces et tout ce qui lui restait d’esprit pourconforter le soldat de grande taille ; lui qui, aveuglé par ladouleur et la fatigue, fût abandonné seul dans un champ.

Un instant il ressentit une sueur froide, etse sentit misérable à la pensée qu’on pourrait avoir connaissancede la chose. Comme ce fantôme persistait à hanter sa vue, il donnalibre cours à un cri aigu de douleur et d’irritation.

Son ami se retourna : « Qu’est-cequ’il y a Henri ? » demanda-t-il. Pour toute réponsel’adolescent éclata en malédictions rageuses.

Comme il marchait le long de la bretelle quisuivait la grand-route, parmi ses compagnons qui babillaient, lascène cruelle le hanta. Elle s’accrochait tout le temps à lui,assombrissait ses visions d’exploits en pourpre et en or. Dansquelque sens que sa pensée se tournât, elle était poursuivie par lesombre fantôme de cette désertion dans les champs. Il regardaitfurtivement ses compagnons, sûr qu’ils devaient discerner sur sonvisage les signes de cette hantise. Mais ils avançaient lourdementdans une tenue déplorable, discutant sans arrêt sur lesaccomplissements de la récente bataille.

– « Oh, si quelqu’un venait medemander ce qui s’était passé, je dirais qu’on a reçu une sacréebonne raclée… »

– « Raclée !… mon œil ! Onn’a pas été corrigé fiston. Nous allons descendre par ces chemins,faire un détour, et tomber sur eux par derrière. »

– « Oh la ferme avec ton tomber sureux par l’arrière. On en a assez vu. Ne me parle pas de leur tomberdessus par l’arrière. »

– « Bill Smithers, il dit qu’ilpréfère plutôt participer à cent batailles que d’être dans cethôpital de campagne. Il dit qu’on leur tire dessus la nuit, et queles obus leur tombent droit dessus dans cet hôpital. Il dit n’avoirjamais entendu autant de cris. »

– « Hasbrouk ? C’est lemeilleur officier de ce régiment. C’est un grand ! »

– « Je t’avais pas dit que nousallions les prendre par derrière ? Ne te l’avais-je pasdit ? On… »

– « Oh la ferme ! »

– « Tu me rends malade. »

– « Rentre chez toiimbécile ! »

Durant un temps ces souvenirs du soldat auxhaillons qui le poursuivaient, éteignirent toute la félicité queson âme ressentait. Il voyait si vivement son erreur qu’il craignitqu’elle ne lui restât sur la conscience toute sa vie. Il ne prenaitparti dans aucune discussion de ses camarades, de même qu’il ne lesregardait ni semblait les reconnaître, sauf quand il lessoupçonnait subitement de voir ses pensées et scruter chaque détailde la scène avec le soldat en haillons.

Pourtant, il rassembla graduellement sesforces et écarta ce péché au loin. Et alors, il le considéra avecce qu’il prenait pour un grand calme. Il conclut enfin qu’il yvoyait des comportements capricieux et bizarres. Il se dit quel’importance de la chose serait grande pour lui si plus tard ellepouvait réfréner les élans de son égoïsme. Cela le rendrait pluséquilibré et plus sobre, devenant en somme une bonne part delui-même. Il porterait souvent la conscience d’une grande faute, etserait amené à se comporter avec douceur et attention. Il serait unhomme enfin.

L’intention d’utiliser cette faute à bonescient ne lui donna pas une joie complète, mais c’était lemeilleur sentiment qu’il pu exprimer en les circonstances ; etquand cela fût mis à côté de sa réussite, ou ses exploits devanttous, il sût être tout à fait satisfait. Et ses yeux s’ouvraient àdes voies nouvelles. Il sut qu’il pouvait reconsidérer son premiercantique sur les gallons dorés et les parades, et les voir sousleur vrai jour. Il fut heureux de savoir que maintenant il lesméprisait.

Il émergea de ses luttes avec une grandesympathie pour l’univers entier. Avec ce nouveau regard, il voyaitque les coups manifestes aussi bien que secrets qu’on recevait aumonde avec une si divine prodigalité, étaient en vérité desbénédictions. Une divinité l’entourait pour le corriger.

Les malédictions qu’il lançait contre ceschoses s’étaient perdues quand la tourmente eut cessé. Il n’oseraitplus se tenir fièrement dans l’erreur, maudissant les lointainesplanètes. Il appréhendait son insignifiance, mais aussi qu’iln’était point indifférent au soleil. Dans cet énorme brassage del’univers, les graines comme lui ne seraient point perdues.

Avec cette conviction vint une confortableassurance. En lui, il ressentait une humanité tranquille,incertaine, mais d’un sang fort et vigoureux. Il savait qu’il netremblerait plus devant ses guides, là où ils lui diraient d’aller.Près de toucher la mort, il sut qu’elle n’était, après tout, pourlui comme pour les autres, que la mort. Il était un hommeenfin.

Ainsi, comme il s’éloignait péniblement del’endroit où la colère et le sang avaient jailli il arriva que sonâme se transformât. Il venait de prendre sa part d’infernal labour,et allait vers la perspective d’un bosquet paisible ; et cefût comme si ce qu’il venait de quitter n’avait jamais eu lieu. Lesblessures s’évanouirent aussi vite qu’une fleur qui se fane.

Il se mit à pleuvoir. La procession dessoldats exténués devenait un train délabré, murmurant et triste,qui avançait avec un violent effort dans des sentiers de boueliquide et brune, sous un ciel triste et bas. Pourtant,l’adolescent souriait, car il voyait qu’il avait sa place dans cemonde, malgré que bon nombre n’y voyaient que jurons etbastonnades. Il s’était débarrassé du mal infernal de la guerre. Lecauchemar étouffant était passé. Il avait été une bête écorchée etsuante dans la chaleur et la douleur des batailles. Il se tournaitmaintenant avec une soif d’amoureux vers les images de cieuxpaisibles, de vers pâturages, de frais ruisseaux… en somme une viede paix et de douceur éternelles.

Par-dessus la rivière, un rayon d’or traversaune foule de nuages aux teintes plombées et chargés de pluie.

FIN

Share