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Le talon de fer

Le talon de fer

de Jack London

1. – Mon aigle

La brise d’été agite les pins géants, et les rides de la Wild-Water clapotent en cadence sur ses pierres moussues. Des papillons dansent au soleil, et de toutes parts frémit le bourdonnement berceur des abeilles. Seule au sein d’une paix si profonde, je suis assise,pensive et inquiète. L’excès même de cette sérénité me trouble et la rend irréelle. Le vaste monde est calme, mais du calme qui précède les orages. J’écoute et guette de tous mes sens le moindre indice du cataclysme imminent. Pourvu qu’il ne soit pas prématuré ! Oh ! pourvu qu’il n’éclate pas trop tôt !

Mon inquiétude s’explique. Je pense, je pense sans trêve et ne puis m’empêcher de penser. J’ai vécu si longtemps au cœur de la mêlée que la tranquillité m’oppresse, et mon imagination revient malgré moi à ce tourbillon de ravage et de mort qui va se déchaîner sous peu. Je crois entendre les cris des victimes, je crois voir, comme je l’ai vu dans le passé, toute cette tendre et précieuse chair meurtrie et mutilée, toutes ces âmes violemment arrachées de leurs nobles corps et jetées à la face de Dieu. Pauvres humains que nous sommes, obligés de recourir au carnage et à la destruction pour atteindre notre but, pour introduire sur terre une paix et un bonheur durables !

Et puis je suis toute seule ! Quand cen’est pas de ce qui doit être, je rêve de ce qui a été, de ce quin’est plus. Je songe à mon aigle, qui battait le vide de ses ailesinfatigables et prit son essor vers son soleil à lui, vers l’idéalresplendissant de la liberté humaine. Je ne saurais rester les brascroisés pour attendre le grand événement qui est son œuvre, bienqu’il ne soit plus là pour en voir l’accomplissement. C’est letravail de ses mains, la création de son esprit[4]. Il ya dévoué ses plus belles années, il lui a donné sa vieelle-même.

Voilà pourquoi je veux consacrer cette périoded’attente et d’anxiété au souvenir de mon mari. Il y a des clartésque, seule au monde, je puis projeter sur cette personnalité, sinoble qu’elle ne saurait être trop vivement mise en relief. C’étaitune âme immense. Quand mon amour se purifie de tout égoïsme, jeregrette surtout qu’il ne soit plus là pour voir l’auroreprochaine. Nous ne pouvons échouer ; il a construit tropsolidement, trop sûrement. De la poitrine de l’humanité terrassée,nous arracherons le Talon de Fer maudit ! Au signal donné vontse soulever partout les légions des travailleurs, et jamais rien depareil n’aura été vu dans l’histoire. La solidarité des masseslaborieuses est assurée, et pour la première fois éclatera unerévolution internationale aussi vaste que le monde[5].

Vous le voyez, je suis obsédée de cetteéventualité, que depuis si longtemps j’ai vécue jour et nuit dansses moindres détails. Je ne puis en séparer le souvenir de celuiqui en était l’âme. Tout le monde sait qu’il a travaillé dur etsouffert cruellement pour la liberté ; mais personne ne lesait mieux que moi, qui pendant ces vingt années de trouble où j’aipartagé sa vie, ai pu apprécier sa patience, son effort incessant,son dévouement absolu à la cause pour laquelle il est mort, voilàdeux mois seulement.

Je veux essayer de raconter simplement commentErnest Everhard est entré dans ma vie, comment son influence surmoi a grandi jusqu’à ce que je sois devenue une partie de lui-même,et quels changements prodigieux il a opérés dans ma destinée ;de cette façon vous pourrez le voir par mes yeux et le connaîtrecomme je l’ai connu moi-même, à part certains secrets trop douxpour être révélés.

Ce fut en février 1912 que je le vis pour lapremière fois, lorsque invité à dîner par mon père[6], il entra dans notre maison àBerkeley[7] ; et je ne puis pas dire que mapremière impression lui ait été bien favorable. Nous avionsbeaucoup de monde, et au salon, où nous attendions que tous noshôtes fussent arrivés, il fit une entrée assez piteuse. C’était lesoir des prédicants, comme père disait entre nous, et certainementErnest ne paraissait guère à sa place au milieu de ces gensd’église.

D’abord ses habits étaient mal ajustés. Ilportait un complet de drap sombre, et, de fait, il n’a jamais putrouver un vêtement de confection qui lui allât bien. Ce soir-làcomme toujours, ses muscles soulevaient l’étoffe, et, par suite desa carrure de poitrine, le paletot faisait des quantités de plisentre les épaules. Il avait le cou d’un champion de boxe[8], épais et solide. Voilà donc, medisais-je, ce philosophe social, ancien maréchal-ferrant, que pèrea découvert : et certainement avec ces biceps et cette gorge,il avait le physique du rôle. Je le classai immédiatement comme unesorte de prodige, un Blind Tom[9] de laclasse ouvrière.

Ensuite il me donna une poignée de main.L’étreinte était ferme et forte, mais surtout il me regardaithardiment de ses yeux noirs… trop hardiment, à mon avis. Vouscomprenez, j’étais une créature de l’ambiance, et, à cetteépoque-là, mes instincts de classe étaient puissants. Cettehardiesse m’eût paru presque impardonnable chez un homme de monpropre monde. Je sais que je ne pus m’empêcher de baisser les yeux,et quand il m’eût dépassée, ce fut avec un soulagement réel que jeme détournai pour saluer l’évêque Morehouse, un de mesfavoris ; homme d’âge moyen, doux et sérieux, avec l’aspect etla bonté d’un Christ, et un savant par dessus le marché.

Mais cette hardiesse que je prenais pour de laprésomption était en réalité le fil conducteur qui devrait mepermettre de démêler le caractère d’Ernest Everhard. Il étaitsimple et droit, il n’avait peur de rien, il se refusait à perdreson temps en manières conventionnelles. – Vous m’aviez plu tout desuite, m’expliqua-t-il longtemps après, et pourquoi n’aurais-je pasrempli mes yeux de ce qui me plaisait ? – Je viens de dire querien ne lui faisait peur. C’était un aristocrate de nature, malgréqu’il fût dans un camp ennemi de l’aristocratie. C’était unsurhomme. C’était la bête blonde décrite par Nietzsche[10], et en dépit de tout cela, c’était unardent démocrate.

Occupée que j’étais à recevoir les autresinvités, et peut-être par suite de ma mauvaise impression,j’oubliai presque complètement le philosophe ouvrier. Il attira monattention une fois ou deux au cours du repas. Il écoutait laconversation de divers pasteurs, et je vis briller dans ses yeuxune lueur d’amusement. J’en conclus qu’il avait l’humeur plaisante,et lui pardonnai presque son accoutrement. Cependant le tempspassait, le dîner s’avançait, et pas une fois il n’avait ouvert labouche, tandis que les révérends discouraient à perte de vue sur laclasse ouvrière, ses rapports avec le clergé et tout ce quel’Église avait fait et faisait encore pour elle. Je remarquai quemon père était contrarié de ce mutisme. Il profita d’une accalmiepour l’engager à donner son opinion. Ernest se contenta de hausserles épaules, et, après un bref « Je n’ai rien à dire »,se remit à croquer des amandes salées.

Mais mon père ne se tenait pas facilement pourbattu ; au bout de quelques instants il déclara :

– Nous avons parmi nous un membre de laclasse ouvrière. Je suis certain qu’il pourrait nous présenter lesfaits à un point de vue nouveau, intéressant et rafraîchissant. Jeveux parler de M. Everhard.

Les autres manifestèrent un intérêt poli etpressèrent Ernest d’exposer ses idées. Leur attitude envers luiétait si large, si tolérante et bénigne qu’elle équivalait à de lacondescendance pure et simple. Je vis qu’Ernest le remarquait ets’en amusait. Il promena lentement les yeux autour de la table, etj’y surpris une étincelle de malice.

– Je ne suis pas versé dans la courtoisiedes controverses ecclésiastiques, commença-t-il d’un airmodeste ; puis il sembla hésiter.

Des encouragements se firent entendre :Continuez ! Continuez ! Et le Dr Hammerfieldajouta :

– Nous ne craignons pas la vérité qu’il ya chez n’importe quel homme… pourvu qu’elle soit sincère.

– Vous séparez donc la sincérité de lavérité ? demanda vivement Ernest, en riant.

Le Dr Hammerfield resta un momentbouche bée et finit par balbutier :

– Le meilleur d’entre nous peut setromper, jeune homme, le meilleur d’entre nous.

Un changement prodigieux s’opéra chez Ernest.En un instant il devint un autre homme.

– Et bien, alors, laissez-moi commencerpar vous dire que vous vous trompez tous. Vous ne savez rien, etmoins que rien, de la classe ouvrière. Votre sociologie est aussierronée et dénuée de valeur que votre méthode de raisonnement.

Ce n’est pas tant ce qu’il disait que le tondont il le disait, et je fus secouée au premier son de sa voix.C’était un appel de clairon qui me fit vibrer toute entière. Ettoute la tablée en fut remuée, éveillée de son ronronnementmonotone et engourdissant.

– Qu’y a-t-il donc de si terriblementerroné et dénué de valeur dans notre méthode de raisonnement, jeunehomme ? demanda le DrHammerfield ; et déjà sonintonation trahissait un timbre déplaisant.

– Vous êtes des métaphysiciens. Vouspouvez prouver n’importe quoi par la métaphysique, et, cela fait,n’importe quel autre métaphysicien peut prouver, à sa propresatisfaction, que vous avez tort. Vous êtes des anarchistes dans ledomaine de la pensée. Et vous avez la folle passion desconstructions cosmiques. Chacun de vous habite un univers à safaçon, créé avec ses propres fantaisies et ses propres désirs. Vousne connaissez rien du vrai monde dans lequel vous vivez, et votrepensée n’a aucune place dans la réalité, sauf comme phénomèned’aberration mentale.

« Savez-vous à quoi je pensais tout àl’heure en vous écoutant parler à tort et à travers ? Vous merappeliez ces scolastiques du moyen âge qui discutaient gravementet savamment combien d’anges pourraient danser sur une pointed’aiguille. Messieurs, vous êtes aussi loin de la vieintellectuelle du XXe siècle que pouvait l’être, voilàune dizaine de mille ans, quelque sorcier peau-rouge faisant desincantations dans une forêt vierge. »

En lançant cette apostrophe, Ernest paraissaitvraiment en colère. Sa figure empourprée, ses sourcils froncés, leséclairs de ses yeux, les mouvements du menton et de la mâchoire,tout dénonçait une humeur agressive. Pourtant c’était là simplementune de ses manières de faire. Elle excitait toujours lesgens : son attaque foudroyante les mettait hors d’eux-mêmes.Déjà nos convives s’oubliaient dans leur maintien. L’évêqueMorehouse, penché en avant, écoutait attentivement. Le visage duDr Hammerfield était rouge d’indignation et de dépit.Les autres aussi étaient exaspérés, et certains souriaient d’un airde supériorité amusée. Quant à moi, je trouvais la scène trèsréjouissante. Je regardai père et crus qu’il allait éclater de rireen constatant l’effet de cette bombe humaine qu’il avait eul’audace d’introduire dans notre milieu.

– Vos termes sont un peu vagues,interrompit le DrHammerfield. Que voulez-vous dire aujuste en nous appelant métaphysiciens ?

– Je vous appelle métaphysiciens, repritErnest, parce que vous raisonnez métaphysiquement. Votre méthodeest l’opposé de celle de la science, et vos conclusions n’ontaucune validité. Vous prouvez tout et vous ne prouvez rien, et iln’y a pas deux d’entre vous qui puissent se mettre d’accord sur unpoint quelconque. Chacun de vous rentre dans sa propre consciencepour s’expliquer l’univers et lui-même. Entreprendre d’expliquer laconscience par elle-même, c’est comme si vous vouliez vous souleveren tirant sur vos propres tiges de bottes.

– Je ne comprends pas, intervint l’évêqueMorehouse. Il me semble que toutes les choses de l’esprit sontmétaphysiques. Les mathématiques, les plus exactes et les plusprofondes de toutes les sciences, sont purement métaphysiques. Lemoindre processus mental du savant qui raisonne est une opérationmétaphysique. Sûrement, vous m’accorderez ce point ?

– Comme vous le dites vous-mêmes, vous necomprenez pas, répliqua Ernest. Le métaphysicien raisonne pardéduction en prenant pour point de départ sa propresubjectivité ; le savant raisonne par induction en se basantsur les faits fournis par l’expérience. Le métaphysicien procède dela théorie aux faits, le savant va des faits à la théorie. Lemétaphysicien explique l’univers d’après lui-même, le savants’explique lui-même d’après l’univers.

– Dieu soit loué de ce que nous ne sommespas des savants, murmura le Dr Hammerfield avec un airde satisfaction béate.

– Qu’êtes-vous donc alors ?

– Nous sommes des philosophes.

– Vous voilà partis, dit Ernest en riant.Vous avez quitté le terrain réel et solide, et vous vous lancez enl’air avec un mot en guise de machine volante. De grâce,redescendez ici-bas et veuillez me dire à votre tour ce que vousentendez exactement par philosophie.

– La philosophie est… (le DrHammerfield s’éclaircit la gorge), quelque chose qu’on ne peutdéfinir d’une façon compréhensive que pour les esprits et lestempéraments philosophiques. Le savant qui se borne à fourrer lenez dans ses éprouvettes ne saurait comprendre la philosophie.

Ernest parut insensible à ce coup de pointe.Mais il avait l’habitude de retourner l’attaque contrel’adversaire, et c’est ce qu’il fit tout de suite, le visage et lavoix débordants de fraternité bénigne.

– En ce cas vous comprendrez certainementla définition que je vais vous proposer de la philosophie.Toutefois, avant de commencer, je vous somme, ou d’en relever leserreurs, ou bien d’observer un silence métaphysique. La philosophieest simplement la plus vaste de toutes les sciences. Sa méthode deraisonnement est la même que celle d’une science particulièrequelconque ou de toutes. Et c’est par cette même méthode deraisonnement, la méthode inductive, que la philosophie fusionnetoutes les sciences particulières en une seule et grande science.Comme dit Spencer, les données de toute science particulière nesont que des connaissances partiellement unifiées ; tandis quela philosophie synthétise les connaissances fournies par toutes lessciences. La philosophie est la science des sciences, la sciencemaîtresse, si vous voulez. Que pensez-vous de cettedéfinition ?

– Très honorable…, très digne de crédit,murmura gauchement le Dr Hammerfield.

Mais Ernest était sans pitié.

– Prenez-y bien garde, dit-il. Madéfinition est fatale à la métaphysique. Si dès maintenant vous nepouvez pas indiquer une fêlure dans ma définition, tout à l’heurevous serez disqualifié pour avancer des arguments métaphysiques.Vous devrez passer votre vie à chercher cette paille et rester muetjusqu’à ce que vous l’ayez trouvée.

Ernest attendit. Le silence se prolongeait etdevenait pénible. Le Dr Hammerfield était aussi mortifiéqu’embarrassé. Cette attaque à coups de marteau de forgeron ledémontait complètement. Son regard implorant fit le tour de latable, mais personne ne répondait pour lui. Je surpris père entrain de pouffer derrière sa serviette.

– Il y a une autre manière dedisqualifier les métaphysiciens, reprit Ernest quand la déconfituredu docteur fut bien avérée, c’est de les juger d’après leursœuvres. Qu’ont-ils fait pour l’humanité, sinon tisser desfantaisies aériennes et prendre pour dieux leurs propresombres ? J’accorde qu’ils ont ajouté quelque chose aux gaîtésdu genre humain, mais quel bien tangible ont-ils forgé pourlui ? Ils ont philosophé – pardonnez-moi ce mot de mauvaisaloi – sur le cœur comme siège des émotions, et pendant ce temps-làdes savants formulaient la circulation du sang. Ils ont déclamé surla famine et la peste comme fléaux de Dieu, tandis que des savantsconstruisaient des dépôts d’approvisionnement et assainissaient lesagglomérations urbaines. Ils décrivaient la terre comme centre del’univers, cependant que des savants découvraient l’Amérique etsondaient l’espace pour y trouver les étoiles et les lois desastres. En résumé, les métaphysiciens n’ont rien fait, absolumentrien fait pour l’humanité. Ils ont dû reculer pas à pas devant lesconquêtes de la science. Et à peine les faits scientifiquementconstatés avaient-ils renversé leurs explications subjectivesqu’ils en fabriquaient de nouvelles sur une échelle plus vaste,pour y faire rentrer l’explication des derniers faits constatés.Voilà, je n’en doute pas, tout ce qu’ils continueront à fairejusqu’à la consommation des siècles. Messieurs, les métaphysicienssont des sorciers. Entre vous et l’Esquimau qui imaginait un dieumangeur de graisse et vêtu de fourrure, il n’y a d’autre distanceque quelques milliers d’années de constatations de faits.

– Cependant la pensée d’Aristote agouverné l’Europe pendant douze siècles, énonça pompeusement leDr Ballingford, et Aristote était un métaphysicien.

Le Dr Ballingford fit des yeux letour de la table et fut récompensé par des signes et des souriresd’approbation.

– Votre exemple n’est pas heureux,répondit Ernest. Vous évoquez précisément une des périodes les plussombres de l’histoire humaine, ce que nous appelons les sièclesd’obscurantisme : une époque où la science était captive de lamétaphysique, où la physique était réduite à la recherche de lapierre philosophale, où la chimie était remplacée par l’alchimie,et l’astronomie par l’astrologie. Triste domination que celle de lapensée d’Aristote !

Le Dr Ballingford eut l’air vexé,mais bientôt son visage s’éclaira et il reprit :

– Même si nous admettons le noir tableauque vous venez de peindre, vous n’en êtes pas moins obligé dereconnaître à la métaphysique une valeur intrinsèque, puisqu’elle apu faire sortir l’humanité de cette sombre phase et la faire entrerdans la clarté des siècles postérieurs.

– La métaphysique n’eut rien à voirlà-dedans, répliqua Ernest.

– Quoi ! s’écria le DrHammerfield, ce n’est pas la pensée spéculative qui a conduit auxvoyages de découverte ?

– Ah ! cher Monsieur, dit Ernest ensouriant, je vous croyais disqualifié. Vous n’avez pas encoretrouvé la moindre paille dans ma définition de la philosophie, etvous demeurez en suspens dans le vide. Toutefois c’est une habitudechez les métaphysiciens, et je vous pardonne. Non, je le répète, lamétaphysique n’a rien eu à faire là-dedans. Des questions de painet de beurre, de soie et de bijoux, de monnaie d’or et de billonet, incidemment, la fermeture des voies de terre commerciales versl’Hindoustan, voilà ce qui a provoqué les voyages de découverte. Àla chute de Constantinople, en 1453, les Turcs ont bloqué le chemindes caravanes de l’Indus, et les trafiquants de l’Europe ont dû enchercher un autre. Telle fut la cause originelle de cesexplorations. Christophe Colomb naviguait pour trouver une nouvelleroute des Indes ; tous les manuels d’histoire vous le diront.On découvrit incidemment de nouveaux faits sur la nature, lagrandeur et la forme de la terre, et le système de Ptolémée jetases dernières lueurs.

Le Dr Hammerfield émit une sorte degrognement.

– Vous n’êtes pas d’accord avecmoi ? demanda Ernest. Alors dites-moi en quoi je faiserreur.

– Je ne puis que maintenir mon point devue, répliqua aigrement le Dr Hammerfield. C’est unetrop longue histoire pour que nous l’entreprenions ici.

– Ici n’y a pas d’histoire trop longuepour le savant, dit Ernest avec douceur. C’est pourquoi le savantarrive quelque part ; c’est pourquoi il est arrivé enAmérique.

Je n’ai pas l’intention de décrire la soiréetoute entière, bien que ce me soit une joie de me rappeler chaquedétail de cette première rencontre, de ces premières heures passéesavec Ernest Everhard.

La mêlée était ardente et les ministresdevenaient cramoisis, surtout quand Ernest leur lançait lesépithètes de philosophes romantiques, projecteurs de lanternemagique et autres du même genre. À tout instant il les arrêtaitpour les ramener aux faits. – C’est un fait, camarade, un faitirréfragable, proclamait-il en triomphe chaque fois qu’il venaitd’assener un coup décisif. Il était hérissé de faits. Il leurlançait des faits dans les jambes pour les faire trébucher, il leurdressait des faits en embuscades, il les bombardait de faits à lavolée.

– Toute votre dévotion se réserve àl’autel du fait, lança le Dr Hammerfield.

– Le fait seul est dieu, etM. Everhard est son prophète, paraphrasa le DrBallingford.

Ernest, souriant, fit un signed’acquiescement.

– Je suis comme l’habitant du Texas,dit-il. Et comme on le pressait de s’expliquer, il ajouta : –Oui, l’homme du Missouri dit toujours « Il faut me montrerça » ; mais l’homme du Texas dit « Il faut me lemettre dans la main ». D’où il appert qu’il n’est pasmétaphysicien.

À un autre moment, comme Ernest venaitd’affirmer que les philosophes métaphysiciens ne pourraient jamaissupporter l’épreuve de la vérité, le Dr Hammerfieldtonna soudain :

– Quelle est l’épreuve de la vérité,jeune homme ? Voulez-vous avoir la bonté de nous expliquer cequi a si longtemps embarrassé des têtes plus sages que lavôtre ?

– Certainement, répondit Ernest aveccette assurance qui les mettait en colère. – Les têtes sages ontété longtemps et pitoyablement embarrassées pour trouver la véritéparce qu’elles allaient la chercher en l’air, là-haut. Si ellesétaient restées en terre ferme, elles l’auraient facilementtrouvée. Oui, ces sages auraient découvert qu’eux-mêmes éprouvaientprécisément la vérité dans chacune des actions et pensées pratiquesde leur vie.

– L’épreuve ! Le critérium !répéta impatiemment le Dr Hammerfield. Laissez de côtéles préambules. Donnez-le-nous et nous deviendrons comme desdieux.

Il y avait dans ces paroles et dans la manièredont elles étaient dites un scepticisme agressif et ironique quegoûtaient en secret la plupart des convives, bien que l’évêqueMorehouse en parût peiné.

– Le Dr Jordan[11] l’a établi très clairement, réponditErnest. Voici son moyen de contrôler une vérité :« Fonctionne-t-elle ? Y confierez-vous votrevie ? »

– Bah ! ricana le DrHammerfield. Vous oubliez dans vos calculs l’évêqueBerkeley[12]. En somme, on ne lui a jamaisrépondu.

– Le plus noble métaphysicien de laconfrérie, dit Ernest en riant, mais assez mal choisi commeexemple. On peut prendre Berkeley lui-même à témoin que samétaphysique ne fonctionnait pas.

Du coup le Dr Hammerfield se mittout à fait en colère, comme s’il eût surpris Ernest en train devoler ou de mentir.

– Jeune homme, s’écria-t-il d’une voixclaironnante, cette déclaration va de pair avec tout ce que vousavez dit ce soir. C’est une assertion indigne et dénuée de toutfondement.

– Me voilà aplati, murmura Ernest aveccomponction. Malheureusement j’ignore ce qui m’a frappé. Il faut mele mettre dans la main, Docteur.

– Parfaitement, parfaitement, balbutia leDr Hammerfield. Vous ne pouvez pas dire que l’évêqueBerkeley a témoigné que sa métaphysique n’était pas pratique. Vousn’en avez pas de preuves, jeune homme, vous n’en savez rien. Elle atoujours fonctionné.

– La meilleure preuve, à mes yeux, que lamétaphysique de Berkeley ne fonctionnait pas, c’est que Berkeleylui-même – Ernest repris tranquillement haleine – avait l’habitudeinvétérée de passer par les portes et non par les murs : c’estqu’il confiait sa vie à du pain et du beurre et du rôtisolides : c’est qu’il se faisait la barbe avec un rasoir quifonctionnait bien.

– Mais ce sont là des choses d’actualité,cria le Docteur, et la métaphysique est une chose de l’esprit.

– Et c’est en esprit qu’elle fonctionne,demanda doucement Ernest.

L’autre fit un signe d’assentiment.

– Et, en esprit, une multitude d’angespeuvent danser sur la pointe d’une aiguille, continua Ernest d’unair pensif. Et il peut exister un dieu poilu et buveur d’huile, enesprit ; car il n’y a pas de preuves du contraire, en esprit.Et je suppose, Docteur, que vous vivez en esprit ?

– Oui, mon esprit, c’est mon royaume,répondit l’interpellé.

– Ce qui est une autre façon d’avouer quevous vivez dans le vide. Mais vous revenez sur terre, j’en suissûr, à l’heure des repas, ou quand il survient un tremblement deterre. Me direz-vous que vous n’auriez aucune appréhension pendantun cataclysme de ce genre, convaincu que votre corps insubstantielne peut être atteint par une brique immatérielle ?

Instantanément et d’une façon tout à faitinconsciente, le DrHammerfield porta la main à sa tête,où une cicatrice était cachée sous ses cheveux. Ernest était tombépar hasard sur un exemple de circonstance. Pendant le grandtremblement de terre[13] leDocteur avait failli être tué par la chute d’une cheminée. Tout lemonde éclata de rire.

– Eh bien ! demanda Ernest quand lagaieté se fut calmée, j’attends toujours les preuves du contraire.– Et dans le silence universel, il ajouta : – Pas mal, cedernier de vos arguments, mais ce n’est pas encore cela.

Le Dr Hammerfield étaittemporairement hors de combat, mais la bataille continua dansd’autres directions. De point en point, Ernest défiait lesministres. Lorsqu’ils prétendaient connaître la classe ouvrière, illeur exposait à son sujet des vérités fondamentales qu’ils neconnaissaient pas et les mettait au défi de le contredire. Il leurservait des faits, toujours des faits, réprimait leurs élans versla lune et les ramenait en terrain solide.

Comme toute cette scène me revient ! Jecrois l’entendre, avec son intonation de guerre, les fouailler d’unfaisceau de faits dont chacun était une verge cinglante. Et ilétait impitoyable. Il ne demandait pas quartier et n’en accordaitpas. Je n’oublierai jamais la raclée finale qu’il leurinfligea.

– Vous avez reconnu ce soir, à plusieursreprises, par vos aveux spontanés ou vos déclarations ignorantes,que vous ne connaissiez pas la classe ouvrière. Je ne vous en blâmepas, car comment pourriez-vous la connaître ? Vous ne vivezpas dans les mêmes localités, vous pâturez dans d’autres prairiesavec la classe capitaliste. Et pourquoi agiriez-vousautrement ? C’est la classe capitaliste qui vous paie, quivous nourrit, qui vous met sur le dos les habits que vous portez cesoir. En retour vous prêchez à vos patrons les bribes demétaphysique qui leur sont particulièrement agréables, et qu’ilstrouvent acceptables parce qu’elles ne menacent pas l’ordre socialétabli.

À ces mots il y eut une rumeur de protestationautour de la table.

– Oh ! je ne mets pas en doute votresincérité, poursuivit Ernest. Vous êtes sincères. Ce que vousprêchez, vous le croyez. C’est en cela que consiste votre force etvotre valeur aux yeux de la classe capitaliste. Si vous songiez àmodifier l’ordre établi, votre prédication deviendrait inacceptablepour vos patrons et vous vous feriez mettre à la porte. De temps entemps, quelques-uns d’entre vous sont ainsi congédiés. N’ai-je pasraison ?[14]

Cette fois, il n’y eut pas de dissentiment.Tous gardèrent un mutisme significatif, à l’exception duDr Hammerfield qui déclara :

– C’est quand leur manière de penser esterronée qu’on leur demande leur démission.

– Ce qui revient à dire, quand leurmanière de penser est inacceptable. Aussi, je vous le dis en toutesincérité, continuez à prêcher et à gagner votre argent, mais, pourl’amour du ciel, laissez la classe ouvrière tranquille. Vous n’avezrien de commun avec elle, vous appartenez au camp ennemi. Vos mainssont blanches parce que d’autres travaillent pour vous. Vosestomacs sont gavés et vos ventres ronds. (Ici le DrBallingford fit une légère grimace et tout le monde regarda sacorpulence prodigieuse. On disait que depuis des années il n’avaitpas vu ses pieds.) Et vos esprits sont bourrés d’un mortier dedoctrines qui sert à cimenter les arcs-boutants de l’ordre établi.Vous êtes des mercenaires, sincères, je vous l’accorde, mais aumême titre que l’étaient les hommes de la Garde suisse sousl’ancienne monarchie française. Soyez fidèles à ceux qui vousdonnent le pain et le sel, et la solde : soutenez de vosprédications les intérêts de vos employeurs. Mais ne descendez pasvers la classe ouvrière pour vous offrir en qualité de faux guides.Vous ne sauriez vivre honnêtement dans les deux camps à la fois. Laclasse ouvrière s’est passée de vous. Croyez-moi, elle continuera às’en passer. Et, en outre, elle s’en tirera mieux sans vous qu’avecvous.

2. – Les défis

À peine les invités partis, mon père se laissatomber dans un fauteuil et s’abandonna aux éclats d’une gaîtépantagruélique. Jamais, depuis la mort de ma mère, je ne l’avaisentendu rire de si bon cœur.

– Je parierais bien que le DrHammerfield n’avait encore rien affronté de pareil de sa vie –dit-il entre deux accès. – La courtoisie des controversesecclésiastiques ! As-tu remarqué qu’il a commencé comme unagneau – c’est d’Everhard que je parle – pour se muer tout à coupen un lion rugissant ? C’est un esprit magnifiquementdiscipliné. Il aurait fait un savant de premier ordre si sonénergie eût été orientée dans ce sens.

Ai-je besoin d’avouer qu’Ernest Everhardm’intéressait profondément, non seulement par ce qu’il avait pudire ou par sa façon de le dire, mais par lui-même, commehomme ? Je n’en avais jamais rencontré de semblable, et c’estpourquoi, je suppose, malgré mes vingt-quatre ans sonnés, jen’étais pas encore mariée. En tout cas, je dus m’avouer qu’il meplaisait, et que ma sympathie reposait sur autre chose que sonintelligence dans la discussion. En dépit de ses biceps, de sapoitrine de boxeur, il me faisait l’effet d’un garçon candide. Sousson déguisement de fanfaron intellectuel je devinais un espritdélicat et sensitif. Ses impressions m’étaient transmises par desvoies que je ne puis définir autrement que comme mes intuitionsféminines.

Il y avait dans son appel de clairon quelquechose qui m’était allé au cœur. Je croyais encore l’entendre et jedésirais l’entendre de nouveau. J’aurais eu plaisir à revoir dansses yeux cet éclair de gaîté qui démentait le sérieux impassible deson visage. D’autres sentiments vagues mais plus profonds remuaienten moi. Déjà je l’aimais presque. Pourtant, si je ne l’avais jamaisrevu, je suppose que ces sentiments imprécis se seraient effacés etque je l’aurais oublié assez facilement.

Mais ce n’était pas ma destinée de ne jamaisle revoir. L’intérêt que mon père éprouvait depuis peu pour lasociologie et les dîners qu’il donnait régulièrement, excluaientcette éventualité. Père n’était pas un sociologue : saspécialité scientifique était la physique, et ses recherches danscette branche avaient été fructueuses. Son mariage l’avait renduparfaitement heureux. Mais, après la mort de ma mère, ses travauxne purent combler le vide. Il s’occupa de philosophie avec unintérêt d’abord mitigé, puis grandissant de jour en jour : ilfut entraîné vers l’économie politique et la science sociale, etcomme il possédait un vif sentiment de justice, il ne tarda pas àse passionner pour le redressement des torts. Je notai avecgratitude ces indices d’un intérêt renaissant à la vie, sans medouter où la nôtre allait être menée. Lui, avec l’enthousiasme d’unadolescent, plongea tête baissée dans ses nouvelles recherches,sans s’inquiéter le moins du monde où elles aboutiraient.

Habitué de longue date au laboratoire, il fitde sa salle à manger un laboratoire social. Des gens de toutessortes et de toutes conditions s’y trouvèrent réunis, savants,politiciens, banquiers, commerçants, professeurs, chefstravaillistes, socialistes et anarchistes. Il les poussait àdiscuter entre eux, puis analysait leurs idées sur la vie et sur lasociété.

Il avait fait la connaissance d’Ernest peu detemps avant « le soir des prédicants ». Après le départdes convives, il me raconta comment il l’avait rencontré. Un soir,dans une rue, il s’était arrêté pour écouter un homme qui, juchésur une caisse à savon, discourait devant un groupe d’ouvriers.C’était Ernest. Hautement prisé dans les conseils du partisocialiste, il était considéré comme un de ses chefs, et reconnupour tel dans la philosophie du socialisme. Possédant le don deprésenter en langage simple et clair les questions les plusabstraites, cet éducateur de naissance ne croyait pas déchoir enmontant sur la caisse à savon pour expliquer l’économie politiqueaux travailleurs.

Mon père s’arrêta pour l’écouter, s’intéressaau discours, prit rendez-vous avec l’orateur, et, la connaissancefaite, l’invita au dîner des révérends. Il me révéla ensuitequelques renseignements qu’il avait pu recueillir sur son compte.Ernest était fils d’ouvriers, bien qu’il descendît d’une vieillefamille, établie depuis plus de deux cents ans en Amérique[15]. À l’âge de dix ans il était allétravailler en manufacture, et, plus tard, il avait fait sonapprentissage de maréchal ferrant. C’était un auto-didacte :il avait étudié seul le français et l’allemand, et à cette époqueil gagnait médiocrement sa vie en traduisant des œuvresscientifiques et philosophiques pour une maison précaire d’éditionssocialistes de Chicago. À ce salaire s’ajoutaient quelques droitsprovenant de la vente restreinte de ses propres œuvres.

Voilà ce que j’appris de lui avant d’aller mecoucher, et je restai longtemps éveillée, écoutant de mémoire leson de sa voix. Je m’effrayai de mes propres pensées. Ilressemblait si peu aux hommes de ma classe, il me paraissait siétranger, et si fort ! Sa maîtrise me charmait et meterrifiait à la fois, et ma fantaisie vagabondait si bien que je mesurpris à l’envisager comme amoureux et comme mari. J’avaistoujours entendu dire que la force chez l’homme est une attractionirrésistible pour les femmes ; mais celui-là était trop fort.– Non, non ! m’écriai-je, c’est impossible ; absurde. –Et le lendemain, en m’éveillant, je découvris en moi le désir de lerevoir, d’assister à sa victoire dans une nouvelle discussion, devibrer encore à son intonation de combat, de l’admirer dans toutesa certitude et sa force, mettant en pièces leur suffisance etsecouant leur pensée hors de l’ornière. Qu’importait safanfaronnade ? Selon ses propres termes, elle fonctionnait,elle produisait des effets. En outre, elle était belle à voir,excitante comme un début de bataille.

Plusieurs jours se passèrent, employés à lireles livres d’Ernest, que père m’avait prêtés. Sa parole écriteétait comme sa pensée parlée, claire et convaincante. Sa simplicitéabsolue vous persuadait lors même que vous doutiez encore. Il avaitle don de la lucidité. Son exposition du sujet était parfaite.Pourtant, en dépit de son style, bien des choses me déplaisaient.Il attachait trop d’importance à ce qu’il appelait la lutte desclasses, à l’antagonisme entre le travail et le capital, au conflitdes intérêts.

Père me raconta joyeusement l’appréciation duDr Hammerfield sur Ernest, « un insolent roquet,gonflé de suffisance par un savoir insuffisant » et qu’il serefusait à rencontrer de nouveau. Par contre, l’évêque Morehouses’était pris d’intérêt pour Ernest, et désirait vivement unenouvelle entrevue. « Un jeune homme fort » avait-ildéclaré, « et vivant, bien vivant ; mais il est trop sûr,trop sûr. »

Ernest revint un après-midi avec père.L’évêque Morehouse était déjà arrivé, et nous prenions le thé sousla véranda. Je dois dire que la présence prolongée d’Ernest àBerkeley s’expliquait par le fait qu’il suivait des cours spéciauxde biologie à l’Université, et aussi parce qu’il travaillaitbeaucoup à un nouvel ouvrage intitulé « Philosophie etRévolution »[16].

Quand Ernest entra, la véranda sembla soudainrapetissée. Ce n’est pas qu’il fut extraordinairement grand – iln’avait que cinq pieds neuf pouces – mais il semblait rayonner uneatmosphère de grandeur. En s’arrêtant pour me saluer, il manifestaune légère hésitation en étrange désaccord avec ses yeux hardis etsa poignée de main ; celle-ci était ferme et sûre : sesyeux ne l’étaient pas moins, mais, cette fois, ils semblaientcontenir une question tandis qu’il me regardait, comme le premierjour, un peu trop longtemps.

– J’ai lu votre « Philosophie desclasses laborieuses », lui dis-je, et je vis ses yeux brillerde contentement.

– Naturellement, répondit-il, vous aureztenu compte de l’auditoire auquel la conférence était adressée.

– Oui, et c’est là-dessus que je veuxvous chercher querelle.

– Moi aussi, dit l’évêque Morehouse, j’aiune querelle à vider avec vous.

À ce double défi, Ernest leva les épaules d’unair de bonne humeur et accepta une tasse de thé. L’évêque s’inclinapour me céder la préséance.

– Vous fomentez la haine des classes,dis-je à Ernest. Je trouve que c’est une erreur et un crime defaire appel à tout ce qu’il y a d’étroit et de brutal dans laclasse ouvrière. La haine de classe est anti-sociale, et, il mesemble, anti-socialiste.

– Je plaide non coupable, répondit-il. Iln’y a de haine de classes ni dans la lettre ni dans l’espritd’aucune de mes œuvres.

– Oh ! m’écriai-je d’un air dereproche. Je saisis mon livre et l’ouvris.

Il buvait son thé, tranquille et souriant,pendant que je le feuilletais.

– Page 132 – je lus à haute voix :« Ainsi la lutte des classes se produit, au stage actuel dudéveloppement social, entre la classe qui paie des salaires et lesclasses qui en reçoivent. »

Je le regardai d’un air triomphant.

– Il n’est pas question de haine declasses là-dedans, me dit-il en souriant.

– Mais vous dites « Lutte declasses ».

– Ce n’est pas du tout la même chose. Et,croyez-moi, nous ne fomentons pas la haine. Nous disons que lalutte des classes est une loi du développement social. Nous n’ensommes pas responsables. Ce n’est pas nous qui la faisons. Nousnous contentons de l’expliquer, comme Newton expliquait lagravitation. Nous analysons la nature du conflit d’intérêts quiproduit la lutte de classes.

– Mais il ne devrait pas y avoir conflitd’intérêts, m’écriai-je.

– Je suis tout à fait de votre avis,répondit-il. Et c’est précisément l’abolition de ce conflitd’intérêts que nous essayons de provoquer, nous autres socialistes.Pardon, laissez-moi vous lire un autre passage. – Il prit le livreet tourna quelques feuillets. – Page 126. « Le cycle desluttes de classes, qui a commencé avec la dissolution du communismeprimitif de la tribu et la naissance de la propriété individuelle,se terminera avec la suppression de l’appropriation individuelledes moyens d’existence sociale. »

– Mais je ne suis pas d’accord avec vous,intervint l’évêque, sa figure pâle d’ascète légèrement teintée parl’intensité de ses sentiments. Vos prémisses sont fausses. Iln’existe pas de conflits d’intérêts entre le travail et le capital,ou du moins il ne devrait pas en exister.

– Je vous remercie, dit gravement Ernest,de m’avoir rendu mes prémisses par votre dernière proposition.

– Mais pourquoi y aurait-ilconflit ? demanda l’évêque avec chaleur.

Ernest haussa les épaules : – Parce quenous sommes ainsi faits, je suppose.

– Mais nous ne sommes pas ainsifaits !

– Est-ce de l’homme idéal, divin etdépourvu d’égoïsme, que vous discutez ? demanda Ernest. Maisil y en a si peu qu’on est en droit de les considérer pratiquementcomme inexistants. Ou parlez-vous de l’homme commun etordinaire ?

– Je parle de l’homme ordinaire.

– Faible, et faillible, et sujet àerreur ?

L’évêque fit un signe d’assentiment.

– Et mesquin et égoïste ?

Le pasteur renouvela son geste.

– Faites attention, déclara Ernest. J’aidit égoïste.

– L’homme ordinaire est égoïste, affirmavaillamment l’évêque.

– Il veut avoir tout ce qu’il peutavoir ?

– Il veut avoir le plus possible ;c’est déplorable, mais vrai.

– Alors je vous tiens. – Et la mâchoired’Ernest claqua comme le ressort d’un piège. – Prenons un homme quitravaille dans les tramways.

– Il ne pourrait pas travailler s’il n’yavait pas de capital, interrompit l’évêque.

– C’est vrai, et vous m’accorderez que lecapital périrait s’il n’y avait pas la main-d’œuvre pour gagner lesdividendes ?

L’évêque ne répondit pas.

– N’êtes-vous pas de mon avis ?insista Ernest.

Le prélat acquiesça de la tête.

– Alors nos deux propositions s’annulentréciproquement et nous nous retrouvons à notre point de départ.Recommençons. Les travailleurs des tramways fournissent lamain-d’œuvre. Les actionnaires fournissent le capital. Par l’effortcombiné du travail et du capital, de l’argent est gagné[17]. Ils se partagent ce gain. La part ducapital s’appelle des dividendes. La part du travail s’appelle dessalaires.

– Très bien, interrompit l’évêque. Et iln’y a pas de raison pour que ce partage ne s’opère pas àl’amiable.

– Vous avez déjà oublié nos conventions,répliqua Ernest. Nous sommes tombés d’accord que l’homme estégoïste, l’homme ordinaire, tel qu’il est. Vous vous lancez enl’air pour établir une distinction entre cet homme-là et les hommestels qu’ils devraient être, mais qu’ils ne sont pas. Revenons surterre ; le travailleur étant égoïste, veut avoir le pluspossible dans le partage. Le capitaliste, étant égoïste, veut avoirtout ce qu’il peut prendre. Lorsqu’une chose existe en quantitélimitée et que deux hommes veulent en avoir chacun le maximum, il ya conflit d’intérêts. C’est celui qui existe entre le travail et lecapital, et c’est un conflit irréconciliable. Tant qu’il existerades ouvriers et des capitalistes, ils continueront à se querellerau sujet du partage. Si vous étiez à San-Francisco cet après-midi,vous seriez obligé d’aller à pied. Pas un train ne circule dans lesrues.

– Encore une grève ? [18] demanda l’évêque d’un ton alarmé.

– Oui, on se chicane sur le partage desbénéfices des chemins de fer urbains.

L’évêque s’emporta.

– On a tort, cria-t-il. Les ouvriers n’yvoient pas plus loin que le bout de leur nez. Comment peuvent-ilsespérer qu’ils conserveront notre sympathie…

– Quand nous sommes forcés d’aller àpied, acheva malicieusement Ernest.

Mais l’évêque ne prit pas garde à cetteproposition complétive.

– Leur point de vue est trop borné,continua-t-il. Les hommes devraient se conduire en hommes et non enbrutes. Il va encore y avoir des violences et des meurtres, et desveuves et des orphelins affligés. Le capital et le travaildevraient être unis. Ils devraient marcher la main dans la main etpour leur mutuel bénéfice.

– Vous voilà reparti en l’air, remarquafroidement Ernest. Voyons, redescendez sur terre et ne perdez pasde vue notre admission que l’homme est égoïste.

– Mais il ne devrait pas l’être !s’écria l’évêque.

– Sur ce point je suis d’accord avecvous. Il ne devrait pas être égoïste, mais il continuera de l’êtretant qu’il vivra dans un système social basé sur une morale àcochons.

Le dignitaire de l’Église fut effaré, et pèrese tordit.

– Oui, une morale à cochons, repritErnest sans remords. Voilà le dernier mot de votre systèmecapitaliste. Et voilà ce que soutient votre Église, ce que vousprêchez chaque fois que vous montez en chaire. Une éthique à porcs,il n’y a pas d’autre nom à lui donner.

L’évêque se tourna comme pour en appeler à monpère, mais celui-ci hocha la tête en riant.

– Je crois bien que notre ami a raison,dit-il. C’est la politique du laisser-faire, du chacun pour soi etque le diable emporte le dernier. Comme le disait l’autre soirM. Everhard, la fonction que vous remplissez, vous autres gensd’Église, c’est de maintenir l’ordre établi, et la société reposesur cette base-là.

– Mais ce n’est pas la doctrine duChrist, s’écria l’évêque.

– Aujourd’hui l’Église n’enseigne pas ladoctrine du Christ, répondit Ernest. C’est pourquoi les ouvriers neveulent rien avoir à faire avec elle. L’Église approuve la terriblebrutalité, la sauvagerie avec laquelle le capitaliste traite lesmasses laborieuses.

– Elle ne l’approuve pas, objectal’évêque.

– Elle ne proteste pas, répliqua Ernest,et dès lors elle approuve, car il ne faut pas oublier que l’Égliseest entretenue par la classe capitaliste.

– Je n’avais pas envisagé les choses sousce jour-là, dit naïvement l’évêque. Vous devez vous tromper. Jesais qu’il y a beaucoup de tristesses et de vilenies en ce monde.Je sais que l’Église a perdu le… ce que vous appelez leprolétariat[19].

– Vous n’avez jamais eu le prolétariat,cria Ernest. Il a grandi en dehors de l’Église et sans elle.

– Je ne saisis pas, dit faiblementl’évêque.

– Je vais vous expliquer. Par suite del’introduction des machines et du système usinier vers la fin duXVIIIe siècle, la grande masse des laboureurs futarrachée à la terre et le mode ancien du travail fut brisé. Lestravailleurs, chassés de leurs villages, se trouvèrent parqués dansles villes manufacturières. Les mères et les enfants furent mis àl’œuvre sur les nouvelles machines. La vie de famille cessa. Lesconditions devinrent atroces. C’est une page d’histoire écrite avecdes larmes et du sang.

– Je sais, je sais, interrompit l’évêqueavec une expression d’angoisse. Ce fut terrible ; mais cela sepassait en Angleterre, il y a un siècle et demi.

– Et c’est ainsi que, voilà un siècle etdemi, naquit le prolétariat moderne, continua Ernest. Et l’Églisel’ignora. Pendant que les capitalistes construisaient ces abattoirsdu peuple, l’Église restait muette, et aujourd’hui elle observe lemême mutisme. Comme dit Austin Lewis[20] enparlant de cette époque, ceux qui avaient reçu le commandement« Paissez mes brebis » virent, sans la moindreprotestation, ces brebis vendues et harassées à mort[21]… Avant d’aller plus loin je vous priede me dire carrément si nous sommes d’accord ou non. L’Églisea-t-elle protesté à ce moment-là ?

L’évêque Morehouse hésita. Pas plus que leDr Hammerfield, il n’était habitué à ce genred’offensive à domicile, selon l’expression d’Ernest.

– L’histoire du XVIIIe siècleest écrite, suggéra celui-ci. Si l’Église n’était pas muette, ondoit trouver trace de sa protestation quelque part dans leslivres.

– Malheureusement, je crois bien qu’elleest restée muette, avoua le dignitaire de l’Église.

– Et elle reste muette encoreaujourd’hui.

– Ici nous ne sommes plus d’accord.Ernest fit une pause, regarda attentivement son interlocuteur, etaccepta le défi.

– Très bien, dit-il, nous allons voir. Ily a à Chicago des femmes qui travaillent toute la semaine pourquatre-vingt-dix cents. L’Église proteste-t-elle ?

– C’est une nouvelle pour moi, fut laréponse. Quatre-vingt-dix cents ! C’est épouvantable.

– L’Église a-t-elle protesté ?insista Ernest.

– L’Église l’ignore. Le prélat sedébattait ferme.

– Cependant l’Église a reçu cecommandement « Paissez mes brebis », dit Ernest avec uneamère ironie. Puis, se reprenant tout de suite : Pardonnez-moice mouvement d’aigreur ; mais pouvez-vous être surpris quenous perdions patience avec vous ? Avez-vous protesté devantvos congrégations capitalistes contre l’emploi d’enfants dans lesfilatures de coton du sud[22] ?Des enfants de six ou sept ans travaillant toutes les nuits enéquipes de douze heures. Ils ne voient jamais la sainte lumière dujour. Ils meurent comme des mouches. Les dividendes sont payés avecleur sang. Et avec cet argent on construit de magnifiques églisesdans la Nouvelle-Angleterre, et vos pareils y prêchent d’agréablesplatitudes devant les ventres replets et luisants des tirelires àdividendes.

– Je ne savais pas, murmura l’évêque dansun souffle défaillant. Son visage était pâle, comme s’il eûtéprouvé des nausées.

– Ainsi vous n’avez pasprotesté ?

Le pasteur eut un faible mouvement dedénégation.

– Ainsi l’Église est muette aujourd’hui,comme elle l’était au XVIIIe siècle ?

L’évêque ne répondit rien, et pour une foisErnest s’abstint d’insister.

– Et, ne l’oubliez pas, toutes les foisqu’un membre du clergé proteste, on le congédie.

– Je trouve que ce n’est guère juste.

– Protesterez-vous ? demandaErnest.

– Montrez-moi, dans notre proprecommunauté, des maux comme ceux dont vous avez parlés, etj’élèverai la voix.

– Je me mets à votre disposition pourvous les montrer, dit tranquillement Ernest, et je vous ferai faireun voyage à travers l’enfer.

– Et moi je désavouerai tout !… Lepasteur s’était redressé dans son fauteuil, et sur son doux visagese répandait une expression de dureté guerrière.

– L’Église ne restera pasmuette !

– Vous serez congédié, avertitErnest.

– Je vous fournirai la preuve ducontraire, fut la réplique. Vous verrez, si tout ce que vous ditesest vrai, que l’Église s’est trompée par ignorance. Et je croismême que tout ce qu’il y a d’horrible dans la société industrielleest dû à l’ignorance de la classe capitaliste. Elle remédiera aumal dès qu’elle recevra le message que le devoir de l’Église est delui communiquer.

Ernest se mit à rire. Son rire était brutal,et je me sentis poussée à prendre la défense de l’évêque.

– Souvenez-vous, lui dis-je, que vous nevoyez qu’une face de la médaille. Bien que vous ne nous fassiezcrédit d’aucune bonté, il y a beaucoup de bon chez nous. L’évêqueMorehouse a raison. Les maux de l’industrie, si terribles qu’ilssoient, sont dus à l’ignorance. Les divisions sociales sont tropaccentuées.

– L’Indien sauvage est moins cruel etmoins implacable que la classe capitaliste, répondit-il, et en cemoment je fus tenté de le prendre en grippe.

– Vous ne nous connaissez pas. Nous nesommes ni cruels ni implacables.

– Prouvez-le, lança-t-il d’un ton dedéfi.

– Comment puis-je vous le prouver, àvous ? Je commençais à être en colère. Il secoua la tête.

– Je ne vous demande pas de me le prouverà moi ; je vous demande de vous le prouver à vous-même.

– Je sais à quoi m’en tenir.

– Vous ne savez rien du tout, répondit-ilbrutalement.

– Allons, allons, mes enfants ! ditpère d’un ton conciliant.

– Je m’en moque, commençai-je avecindignation. Mais Ernest m’interrompit.

– Je crois que vous avez de l’argentplacé dans les filatures de la Sierra, ou que votre père en a, cequi revient au même.

– Qu’est-ce que ceci a de commun avec laquestion qui nous occupe ? m’écriai-je.

– Peu de chose, énonça-t-il lentement,sauf que la robe que vous portez est tachée de sang. Vos alimentsont le goût du sang. Des poutres du toit qui vous abrite dégouttedu sang de jeunes enfants et d’hommes valides. Je n’ai qu’à fermerles yeux pour l’entendre couler goutte à goutte autour de moi.

Joignant le geste à la parole, il se renversadans son fauteuil et ferma les yeux. J’éclatai en larmes demortification et de vanité froissée. Je n’avais jamais été sicruellement traitée de ma vie. L’évêque et mon père étaient aussiembarrassés et bouleversés l’un que l’autre. Ils essayèrent dedétourner la conversation sur un terrain moins brûlant. Mais Ernestouvrit les yeux, me regarda et les écarta du geste. Sa bouche étaitsévère, ses regards aussi, et il n’y avait pas dans ses yeux lamoindre étincelle de gaîté. Qu’allait-il dire, quelle nouvellecruauté allait-il m’infliger ? Je ne le sus jamais, car, à cemoment-là, un homme, passant sur le trottoir, s’arrêta pour nousregarder. C’était un gaillard solide et pauvrement vêtu qui portaitsur le dos une lourde charge de chevalets, de chaises et d’écransfaits de bambou et de ratine. Il regardait la maison comme s’ilhésitait à entrer pour essayer de vendre quelques uns de cesarticles.

– Cet homme s’appelle Jackson, ditErnest.

– Bâti comme il l’est, remarquai-jesèchement, il devrait travailler au lieu de faire le marchandambulant[23].

– Remarquez sa manche gauche, m’avertitdoucement Ernest.

Je jetai un coup d’œil et vis que la mancheétait vide.

– De ce bras vient un peu du sang quej’entendais couler de votre toit, continua-t-il du même ton doux ettriste. Il a perdu son bras aux filatures de la Sierra, et, commeun cheval mutilé, vous l’avez jeté à la rue pour y mourir. Quand jedis « vous », je veux dire le sous-directeur et lespersonnages employés par vous et autres actionnaires pour fairemarcher les filatures en votre nom. L’accident fut causé par lesouci qu’avait cet ouvrier d’épargner quelques dollars à lacompagnie. Son bras fut accroché par le cylindre dentelé de lacardeuse. Il aurait pu laisser passer le petit caillou qu’il avaitaperçu entre les dents de la machine, et qui aurait brisé unedouble rangée de pointes. C’est en voulant le retirer qu’il eut lebras saisi et mis en pièces du bout des doigts à l’épaule. C’étaitla nuit. À la filature, on faisait des heures supplémentaires. Ungros dividende fut payé ce trimestre-là. Cette nuit-là, Jacksontravaillait depuis bien des heures, et ses muscles avaient perduleur ressort et leur vivacité. Voilà pourquoi il fut happé par lamachine. Il avait une femme et trois enfants.

– Et qu’est-ce que la compagnie a faitpour lui ? demandai-je.

– Absolument rien. Oh ! pardon, ellea fait quelque chose. Elle a réussi à le faire débouter de l’actionen dommages et intérêts qu’il lui avait intentée en sortant del’hôpital. La compagnie emploie des avocats très habiles.

– Vous n’avez pas tout raconté, dis-jeavec conviction, ou peut-être vous ne connaissez pas toutel’histoire. Il se peut que cet homme ait été insolent.

– Insolent ! ah ! ah ! –son rire était méphistophélique. – Grands dieux ! insolent,avec son bras déchiqueté ! Néanmoins, c’était un serviteurdoux et humble, et jamais personne n’a dit qu’il ait étéinsolent.

– Mais au tribunal, insistai-je. Lejugement n’aurait pas été rendu contre lui s’il n’y avait pas eudans cette affaire autre chose que ce que vous nous en avezdit.

– Le principal avocat-conseil de laCompagnie est le colonel Ingram, et c’est un homme de loi trèscapable. – Ernest me regarda sérieusement pendant un moment, puiscontinua :

– Je vais vous donner un avis,Mademoiselle Cunnigham : vous pourriez faire votre enquêteprivée sur le cas Jackson.

– J’avais déjà pris cette résolution,répondis-je froidement.

– C’est parfait, dit-il, rayonnant debonne humeur. Et je vais vous dire où trouver l’homme. Mais jefrémis à la pensée de tout ce que vous allez éprouver avec le brasde Jackson.

Et voilà comment l’évêque et moi nousacceptâmes les défis d’Ernest. Mes deux visiteurs s’en allèrentensemble, me laissant toute froissée de l’injustice infligée à macaste et à moi-même. Ce garçon-là était une brute. Je le haïssais àcet instant, et je me consolai à la pensée que sa conduite étaittout ce qu’on pouvait attendre d’un homme de la classeouvrière.

3. – Le bras de Jackson

Je ne me doutais guère du rôle fatal que lebras de Jackson allait jouer dans ma vie. L’homme lui-même, quandje parvins à le trouver, ne me fit pas grande impression. Ilhabitait, dans le voisinage de la baie, au nord des marais, unemasure indescriptible[24],entourée de flaques d’eau croupie et verdâtre qui répandaient uneodeur fétide.

C’était bien le personnage humble etdébonnaire que l’on m’avait décrit. Il s’occupait à un ouvrage deratine et travaillait sans relâche pendant que je causais avec lui.Mais en dépit de sa résignation, je saisis dans sa voix une sorted’amertume naissante quand il me dit :

– Ils auraient tout de même bien pu medonner du boulot comme gardien de nuit[25].

Je ne pus en tirer grand’chose. Il avait unair hébété que démentait son adresse au travail. Ceci me suggéraune question.

– Comment votre bras s’est-il trouvé prisdans la machine ?

Il me regarda d’une manière absente enréfléchissant, puis secoua la tête.

– J’en sais rien : c’est arrivécomme ça.

– Un peu de négligencepeut-être ?

– Non, j’appellerais pas ça comme ça. Jefaisais des heures supplémentaires, et je crois bien que j’étaisfatigué un peu. J’ai travaillé dix-sept ans dans cette usine-là, etj’ai remarqué que la plupart des accidents arrivent juste avant lecoup de sifflet[26]. Je parierais bien qu’il en arriveplus dans l’heure avant la sortie que dans tout le reste de lajournée. Un homme n’est plus si vif quand il a trimé des heuressans arrêter. J’en ai assez vu pour savoir, des bonshommesentaillés, ou rabotés, ou déchiquetés.

– Vous en avez vu tant quecela ?

– Des cents et des cents, et des enfantsdans le tas.

À part certains détails horribles, son récitde l’accident était bien conforme à celui que j’avais déjà entendu.Comme je lui demandais s’il avait enfreint quelque règlement sur laconduite de la machine, il hocha la tête.

– J’ai fait sauter la courroie de la maindroite, et j’ai voulu ôter le caillou avec ma gauche. Je n’ai pasregardé si la courroie était bien dégagée. Je croyais que ma maindroite avait fait le nécessaire, j’allongeai vivement le brasgauche… et pas du tout, la courroie n’était qu’à moitié dégagée… etalors mon bras fut broyé.

– Vous avez dû souffrir atrocement,dis-je avec sympathie.

– Dame, l’écrasement des os, ça n’étaitpas drôle.

Ses idées semblaient un peu confuses au sujetde l’action en dommages-intérêts. La seule chose claire pour lui,c’est qu’on ne lui avait pas accordé la moindre compensation.D’après son impression, cette décision adverse du tribunal reposaitsur le témoignage des contremaîtres et du sous-directeur, qui,selon sa propre expression, n’avaient point dit ce qu’ils auraientdû dire. – Et je résolus d’aller les trouver.

Le plus net de tout cela, c’est que Jackson setrouvait réduit à une situation lamentable. Sa femme était enmauvaise santé, et ce métier de fabricant ambulant ne luipermettait pas de gagner de quoi nourrir sa famille. Il était enretard pour son loyer, et son aîné, un garçon de onze ans,travaillait déjà à la filature.

– Ils auraient tout de même bien pu medonner ce boulot-là comme veilleur de nuit, – furent ses dernièresparoles quand je le quittai.

Après une entrevue avec l’avocat qui avaitplaidé pour Jackson, ainsi qu’avec le sous-directeur et les deuxcontremaîtres entendus comme témoins dans l’affaire, je commençai àme rendre compte que les affirmations d’Ernest étaient bienfondées.

Du premier coup d’œil je jugeai l’homme de loicomme un être faible et insuffisant, et je ne m’étonnai plus queJackson eût perdu son procès. Ma première pensée fut qu’il n’avaitque ce qu’il méritait pour avoir choisi un pareil défenseur. Puisdeux déclarations d’Ernest me revinrent à l’esprit : « Lacompagnie emploie des avocats très habiles » et « Lecolonel Ingram est un homme de loi très capable ». Je me prisà penser que naturellement la compagnie était à même de se payerdes talents de meilleur aloi que ne pouvait le faire un pauvrediable d’ouvrier comme Jackson. Mais ce détail me semblaitsecondaire, et, à mon idée, il devait sûrement y avoir quelquebonne raison pour que Jackson eût perdu la partie.

– Comment se fait-il que vous n’ayez pasgagné ce procès ? – demandai-je.

L’avocat, un moment, parut embarrassé etennuyé, et je me sentis prise de pitié pour cette pauvre créature.Puis il commença à geindre. Je crois qu’il était né pleurnicheur,et appartenait à la race des vaincus dès le berceau. Il se plaignitdes témoins, qui n’avaient fait que des dépositions favorables à lapartie adverse : il n’avait pu leur arracher un mot en faveurde Jackson. Ils savaient de quel côté leur tartine était beurrée.Quant à Jackson, ce n’était qu’un sot. Il s’était laissé intimideret confondre par le colonel Ingram. Celui-ci excellait dans lescontre-interrogatoires. Il avait retourné Jackson avec sesquestions et lui avait arraché des réponses compromettantes.

– Comment ses réponses pouvaient-ellesêtre compromettantes s’il avait la justice de son côté ?demandai-je.

– Qu’est-ce que la justice a à voirlà-dedans ? demanda-t-il en retour. Et me montrant lesnombreux volumes rangés sur les étagères de son pauvrebureau : – Vous voyez tous ces livres : c’est en leslisant que j’ai appris à distinguer entre le droit et la loi.Demandez à n’importe quel basochien. Il faut aller à l’école dudimanche pour savoir ce qui est juste, mais il faut s’adresser àces livres pour apprendre ce qui est légal.

– Voulez-vous me faire entendre queJackson avait le bon droit de son côté et que pourtant il a étébattu ? lui demandai-je avec hésitation. Voulez-vous insinuerqu’il n’y a pas de justice à la cour du juge Caldwell ?

Le petit avocat écarquilla les yeux uninstant, puis toute trace de combativité s’effaça de sonvisage.

Il recommença à se plaindre.

– La partie n’était pas égale pour moi.Ils ont berné Jackson et moi avec. Quelle chance avais-je deréussir ? Le colonel Ingram est un grand avocat. S’il n’étaitun juriste de premier ordre, croyez-vous qu’il aurait entre lesmains les affaires des Filatures de la Sierra, du Syndicat Foncierd’Erston, de la Berkeley Consolidée, de l’Oakland, de la SanLéandro et de Compagnie Électrique de Pleasanton ? C’est unavocat de corporations, et ces gens-là ne sont pas payés pour êtredes sots[27]. Pourquoi les Filatures de la Sierra, àelles seules, lui donnent-elles vingt mille dollars par an ?Vous pensez bien que c’est parce qu’aux yeux des actionnaires ilvaut cette somme-là. Je ne vaux pas ça, moi. Si je le valais, je neserais pas un raté, un crève-la-faim, obligé de me chargerd’affaires comme celle de Jackson. Que pensez-vous que j’auraistouché si j’avais gagné son procès ?

– Je pense que vous l’auriez écorché.

– Naturellement, cria-t-il d’un tonirrité. Il faut bien que je vive[28].

– Il a une femme et des enfants.

– Moi aussi j’ai une femme et desenfants. Et il n’y a pas une âme au monde excepté moi pours’inquiéter s’ils meurent de faim ou pas.

Son visage s’adoucit soudain. Il ouvrit leboîtier de sa montre et me montra la photographie en miniatured’une femme et de deux fillettes.

– Regardez, les voilà. Nous en avons vude dures, on peut le dire. J’avais l’intention de les envoyer à lacampagne si j’avais gagné ce procès-là. Elles ne se portent pasbien ici, mais je n’ai pas les moyens de les faire vivreailleurs.

Quand je me levai pour prendre congé, ilrecommença ses gémissements.

– Je n’avais pas l’ombre d’une chance. Lecolonel Ingram et le juge Caldwell sont une paire d’amis. Je ne dispas que cette amitié aurait fait décider le cas contre nous sij’avais obtenu une déposition comme il faut au contre-examen deleurs témoins, mais je dois ajouter pourtant que le juge Caldwellet le colonel Ingram fréquentent la même loge, le même club. Ilsdemeurent dans le même quartier, où je ne puis pas vivre, moi.Leurs femmes sont toujours fourrées l’une chez l’autre. Et ce n’estentre eux que parties de whist et autres traintrains de cegenre.

– Et vous croyez pourtant que Jacksonavait le bon droit pour lui ?

– Je ne le crois pas, j’en suis sûr. Etmême au premier abord j’ai cru qu’il avait quelques chances pourlui. Mais je ne l’ai pas dit à ma femme, pour ne pas lui donner defaux espoirs. Elle s’était emballée pour un séjour à la campagne.Elle a été assez désappointée comme cela.

À Pierre Donnelly, l’un des contremaîtres quiavaient déposé au procès, je posai la question suivante :

– Pourquoi n’avez-vous pas appelél’attention sur le fait que Jackson avait été blessé en essayantd’éviter une détérioration à la machine ?

Il réfléchit longtemps avant de me répondre.Puis il regarda d’un air inquiet autour de lui etdéclara :

– Parce que j’ai une brave femme et lestrois gosses les plus gentils qu’on puisse voir.

– Je ne comprends pas.

– En d’autres termes, parce qu’il eût étémalsain de parler ainsi.

– Voulez-vous dire…

Il m’interrompit avec passion.

– Je veux dire ce que je dis. Il y a delongues années que je travaille à la filature. J’ai commencé toutgamin sur les broches, et depuis je n’ai cessé de trimer. C’est àforce de travail que je suis arrivé à ma situation actuelle, quiest un emploi privilégié. Je suis contremaître, s’il vous plaît. Etje me demande s’il y a un seul homme à l’usine qui me tendrait lamain pour m’empêcher de me noyer. Jadis, je faisais partie del’Union. Mais je suis resté en service pour la compagnie pendantdeux grèves. On m’a traité de « jaune ». Regardez lescicatrices sur ma tête : j’ai été lapidé à coups de briques.Aujourd’hui pas un homme ne voudrait prendre un verre avec moi sije l’invitais, et il n’y a pas un apprenti aux broches qui nemaudisse mon nom. Mon seul ami, c’est la compagnie. Ce n’est pasmon devoir de la soutenir, mais c’est mon pain et mon beurre et lavie de mes enfants. Voilà pourquoi je n’ai rien dit.

– Jackson était-il à blâmer ? luidemandai-je.

– Il aurait dû obtenir des dommages.C’était un bon travailleur qui n’avait jamais causé d’ennuis àpersonne.

– N’étiez-vous donc pas libre de diretoute la vérité, comme vous aviez juré de le faire ?

Il secoua la tête.

– La vérité, toute la vérité, et rien quela vérité, ajoutai-je d’un ton solennel.

Son visage se passionna de nouveau. Ill’éleva, non pas vers moi, mais vers le ciel.

– Je me laisserais brûler âme et corps àpetit feu dans l’enfer éternel pour l’amour de mes mômes,répondit-il.

Henry Dallas, le sous-directeur, était unindividu à face de renard qui me toisa avec insolence et refusa deparler. Je ne pus en tirer un mot concernant le procès et sa propredéposition.

J’obtins plus de succès près de l’autrecontremaître. James Smith était un homme aux traits durs etj’éprouvai un serrement de cœur en l’abordant. Lui aussi me fitentendre qu’il n’était pas libre, et au cours de la conversation jem’aperçus qu’il dépassait mentalement la moyenne des hommes de sonespèce. D’accord avec Pierre Donnelly, il estimait que Jacksonaurait dû obtenir des dommages. Il alla même plus loin et qualifiade cruauté froide le fait d’avoir jeté ce travailleur à la rueaprès un accident qui le privait de toute capacité. Il raconta, luiaussi, qu’il se produisait de fréquents accidents à la filature etque c’était une politique adoptée par la compagnie de lutter àoutrance contre les actions intentées en pareil cas.

– Cela représente des centaines de milledollars par an pour les actionnaires, fit-il.

Alors je me souvins du dernier dividendetouché par père, qui avait servi à payer une jolie robe pour moi etdes livres pour lui. Je me rappelai l’accusation d’Ernest disantque ma jupe était tachée de sang, et je sentis ma chair frissonnersous mes vêtements.

– Dans votre déposition, vous n’avez pasfait ressortir que Jackson fut victime de l’accident en essayant depréserver la machine d’une détérioration’?

– Non, répondit-il, et ses lèvres sepincèrent amèrement. J’ai témoigné que Jackson avait été blessé parsuite de négligence et d’insouciance et que la Compagnie n’étaitaucunement à blâmer ni responsable.

– Y avait-il eu négligence de la part deJackson ?

– On peut appeler cela de la négligencesi l’on veut, ou employer tout autre terme. Le fait est qu’un hommeest fatigué quand il a travaillé plusieurs heures consécutives.

L’individu commençait à m’intéresser. Il étaitcertainement d’un type moins ordinaire.

– Vous êtes plus instruit que lagénéralité des ouvriers, lui dis-je.

– J’ai passé par l’École Secondaire,répondit-il. J’ai pu suivre les cours en remplissant les fonctionsde portier. Mon rêve était de me faire inscrire à l’Université,mais mon père est mort, et je suis venu travailler à la filature.J’aurais voulu devenir naturaliste, ajouta-t-il avec timidité,comme s’il avouait une faiblesse. J’adore les animaux. Au lieu decela, je suis entré en usine. Une fois promu contremaître, je memariai, puis la famille est venue, et… je n’étais plus monmaître.

– Qu’entendez-vous par là ?

– J’entends expliquer pourquoi j’aitémoigné comme je l’ai fait au procès, pourquoi j’ai suivi lesinstructions données.

– Données par qui ?

– Par le colonel Ingram. C’est lui quiesquissa pour moi la déposition que je devais faire.

– Et qui a fait perdre son procès àJackson. Il fit un signe affirmatif, et la rougeur lui monta auvisage.

– Et Jackson avait une femme et deuxenfants qui dépendaient de lui.

– Je sais, dit-il tranquillement, mais safigure s’assombrit davantage.

– Dites-moi, continuai-je. A-t-il étéfacile à l’être que vous étiez, quand vous suiviez les cours del’École Secondaire, de se transformer en l’homme capable de faireune chose pareille ?

La soudaineté de son accès de colère mesurprit et m’effraya. Il cracha[29] un juronformidable et serra le poing comme pour me frapper.

– Je vous demande pardon, dit-il au boutd’un moment. Non, cela n’a pas été facile… Et maintenant, je croisque vous feriez mieux de vous en aller… Vous avez tiré de moi toutce que vous vouliez. Mais laissez-moi vous avertir d’une choseavant votre départ. Il ne vous servira à rien de répéter ce que jevous ai dit. Je le nierai, et il n’y a pas de témoins. Je nieraijusqu’au moindre mot : et, s’il le faut, je le nierai sousserment à la barre des témoins.

Après cette entrevue, j’allai retrouver père àson bureau dans le bâtiment de la Chimie, et j’y rencontrai Ernest.C’était une surprise inattendue, mais il vint au-devant de moi avecses yeux hardis et sa ferme poignée de main et ce curieux mélanged’aise et de gaucherie qui lui était familier. Il semblait avoiroublié notre dernière réunion et son atmosphère un peuorageuse ; mais aujourd’hui je n’étais pas d’humeur à lui enlaisser perdre le souvenir.

– J’ai approfondi l’affaire Jackson, luidis-je brusquement.

À l’instant, son attention et son intérêt seconcentrèrent sur ce que j’allais dire, et pourtant je devinaisdans ses yeux la certitude que mes convictions antérieures étaientébranlées.

– Il me paraît avoir été bien mal traité,je l’avoue, et je crois qu’un peu de son sang rougit effectivementle plancher de ma demeure.

– Naturellement, répondit-il. Si Jacksonet tous ses camarades étaient traités avec pitié, les dividendesseraient moins considérables.

– Je ne pourrai plus jamais prendreplaisir à mettre une jolie robe, ajoutai-je.

Je me sentais humble et contrite, mais jetrouvais très doux de me représenter Ernest comme une sorte deconfesseur. En ce moment, comme toujours, sa force me séduisait.Elle semblait rayonner comme un gage de paix et de protection.

– Vous n’en prendrez pas davantage àmettre une robe en toile à sac, dit-il gravement. Il y a desfilatures de jute, vous savez, et il s’y passe exactement la mêmechose. C’est partout pareil. Notre civilisation tant vantée estfondée dans le sang, imbibée de sang et ni vous ni moi, ni personnene pouvons échapper à la tache écarlate. Quels sont les hommes avecqui vous avez causé ?

Je lui racontai tout ce qui s’était passé.

– Pas un d’entre eux n’est libre de sesactes, dit-il. Tous sont enchaînés à l’impitoyable machineindustrielle. Et le plus pathétique dans cette tragédie, c’estqu’ils y sont tous attachés par les liens du cœur : leursenfants, toujours cette jeune vie que leur instinct est deprotéger ; et cet instinct est plus fort que toute la moraledont ils disposent. Mon propre père a menti, a volé, a fait toutessortes de choses déshonorantes pour nous mettre du pain dans labouche, à moi et à mes frères et sœurs. C’était un esclave de lamachine ; elle a broyé sa vie, elle l’a usé à mort.

– Mais vous, du moins, interrompis-je,vous êtes un homme libre.

– Pas entièrement, répliqua-t-il. Je nesuis pas attaché par les liens du cœur. Je rends grâce au ciel den’avoir pas d’enfants, bien que je les aime à la folie. Si pourtantje me mariais, je n’oserais pas en avoir.

– C’est certainement là une mauvaisedoctrine, m’écriai-je.

– Je le sais bien, dit-il tristement.Mais c’est une doctrine d’opportunisme. Je suis révolutionnaire, etc’est une vocation périlleuse.

Je me mis à rire d’un air incrédule.

– Si j’essayais d’entrer la nuit dans lamaison de votre père pour lui voler ses dividendes de la Sierra,que ferait-il ?

– Il dort avec un revolver sur latablette à la tête de son lit. Il est très probable qu’il voustirerait dessus.

– Et si moi et quelques autresconduisions un million et demi d’hommes[30], dansles maisons de tous les riches, il y aurait bien des coups de feuéchangés, n’est-ce pas.

– Oui, mais vous ne le faites pas.

– C’est précisément ce que nous sommes entrain de faire. Et notre intention est de prendre non seulement lesrichesses qui sont dans les maisons, mais toutes les sources decette richesse, toutes les mines, les chemins de fer, les usines,les banques et les magasins. La révolution, c’est cela. C’est unechose éminemment dangereuse. Et je crains que le massacre ne soitplus grand encore que nous ne l’imaginons. Mais comme je le disais,personne aujourd’hui n’est tout à fait libre. Nous sommes tous prisdans les engrenages de la machine industrielle. Vous avez découvertque vous y étiez prise vous-même, et que les hommes à qui vousparliez y étaient pris aussi. Interrogez-en d’autres : allezvoir le colonel Ingram ; traquez les reporters qui ont empêchéle cas Jackson de paraître dans les journaux, et les directeurs deces journaux eux-mêmes. Vous découvrirez que tous sont esclaves dela machine.

Un peu plus tard, au cours de notreconversation, je lui posai une simple question au sujet des risquesd’accident encourus par les ouvriers, et il me gratifia d’unevéritable conférence bourrée de statistiques.

– Cela se trouve dans tous les livres,dit-il. On a comparé les chiffres et il est formellement prouvé queles accidents, relativement rares aux premières heures de lamatinée, se multiplient selon une progression croissante à mesureque les travailleurs se fatiguent et perdent leur activitémusculaire et mentale. Peut-être ignorez-vous que votre père atrois fois plus de chances qu’un ouvrier de conserver sa vie et sesmembres intacts. Mais les compagnies d’assurance[31] lesavent. Elles lui prendront quatre dollars et quelque chose deprime annuelle pour une police de mille dollars, pour laquelleelles demandent quinze dollars à un homme de peine.

– Et vous ? demandai-je. Et aumoment même où je posais cette question je me rendis compte quej’éprouvais pour lui une inquiétude plus qu’ordinaire.

– Oh moi, répondit-il négligemment, entant que révolutionnaire, j’ai environ huit chances contre une,pour un ouvrier, d’être tué ou blessé. Aux chimistes experts quimanipulent des explosifs, les compagnies d’assurance demandent huitfois ce qu’elles prennent aux ouvriers. Je crois bien qu’elles nevoudraient pas m’assurer du tout. Pourquoi me demandez-vouscela ?

Mes paupières battirent, et je sentis larougeur me monter au visage, non parce qu’il m’avait surprise dansmon inquiétude, mais parce que je m’y étais surprise moi-même.

Juste à ce moment père entra et se prépara àpartir avec moi. Ernest lui rendit des livres empruntés et sortitle premier. Sur le seuil, il se retourna et me dit :

– Oh ! à propos, puisque vous êtesen train de ruiner votre propre tranquillité d’esprit pendant quej’en fais autant à l’évêque, vous pourriez aller voir mesdamesWickson et Pertonwaithe. Vous savez que leurs maris sont les deuxprincipaux actionnaires de la filature. Comme tout le reste del’humanité, ces deux femmes sont attachées à la machine, maisattachées de telle façon qu’elles siègent tout à fait ausommet.

4.  – Les esclaves de lamachine

Plus je pensais au bras de Jackson, plusj’étais bouleversée. Je me trouvais face à face ici avec quelquechose de concret ; pour la première fois, je voyais la vie. Majeunesse passée à l’Université, l’instruction et l’éducation quej’y avais reçues, restaient en dehors de la vie réelle. Je n’avaisrien appris que des théories sur l’existence et la société, deschoses qui font très bon effet sur le papier ; maintenantseulement, je venais de voir la vie telle qu’elle est. Le bras deJackson était un fait pris sur le vif, et dans ma consciencerésonnait l’apostrophe d’Ernest : « C’est un fait,camarade, un fait irréfragable ! »

Que toute notre société fût fondée dans lesang, cela me semblait monstrueux, impossible. Pourtant Jackson sedressait là, et je ne pouvais y échapper. Ma pensée y revenaitconstamment, comme l’aiguille aimantée vers le pôle. Il avait ététraité d’une façon abominable. On ne lui avait pas payé sa chair,afin de répartir de plus gros dividendes. Je connaissais unevingtaine de familles prospères et satisfaites qui, ayant touchéces dividendes, profitaient pour leur quote-part du sang deJackson. Mais si la société pouvait poursuivre son cours sansprendre garde à cet horrible traitement subi par un seul homme, nedevenait-il pas vraisemblable que beaucoup d’autres eussent ététraités de même ? Je me rappelais ce qu’Ernest avait dit desfemmes de Chicago qui travaillent pour quatre-vingt-dix cents parsemaine, et des enfants en esclavage dans les filatures de coton dumidi. Et je croyais voir leurs pauvres mains, amaigries etvampirisées, tissant l’étoffe dont était faite ma robe ; puisma pensée revenant aux filatures de la Sierra et aux dividendespartagés, faisait ressortir sur ma manche le sang de Jackson. Je nepouvais fuir ce personnage ; toutes mes méditations meramenaient vers lui…

Tout au fond de moi, j’avais l’impressiond’être au bord d’un précipice ; je m’attendais à quelquenouvelle et terrible révélation de la vie. Et je n’étais passeule : tout mon entourage était en train de se retourner sensdessus-dessous. D’abord mon père : l’effet qu’Ernestcommençait à produire sur lui m’était déjà visible. Ensuitel’évêque Morehouse : la dernière fois que je l’avaisrencontré, il m’avait fait l’effet d’un homme malade. Il était dansun état de haute tension nerveuse, et ses yeux trahissaient unehorreur inexprimable. Ses quelques mots me firent comprendrequ’Ernest avait tenu sa promesse de lui faire faire un voyage àtravers l’enfer ; mais je ne pus savoir quelles scènesdiaboliques avaient défilé devant lui, car il était trop interditpour en parler.

À un moment donné, pénétrée que j’étais de cebouleversement de mon petit monde à moi et de l’univers entier, jeme pris à penser qu’Ernest en était cause. Nous étions si heureuxet si paisibles avant sa venue ! L’instant d’après, je comprisque cette idée était une trahison contre la réalité. Ernestm’apparut transfiguré en un messager de vérité, avec les yeuxétincelants et le front intrépide d’un archange livrant bataillepour le triomphe de la lumière et de la justice, pour la défensedes pauvres, des délaissés et des déshérités. Et devant moi sedressa une autre figure, celle du Christ. Lui aussi avait pris leparti de l’humble et de l’opprimé à la face de tous les pouvoirsétablis des prêtres et des pharisiens. Je me souvins de sa mort surla croix, et mon cœur se serra d’angoisse à la pensée d’Ernest.Était-il aussi destiné au supplice, lui, avec son intonation decombat et toute sa belle virilité ?

Et soudain, je reconnus que je l’aimais. Monêtre se fondait dans un désir de le consoler. Je songeai à ce quedevait être sa vie sordide, mesquine et dure. Je pensai à son pèrequi, pour lui, avait menti et volé, s’était éreinté jusqu’à lamort. Et lui-même était entré à la filature à l’âge de dixans ! Mon cœur se gonflait du désir de le prendre dans mesbras, de poser sa tête sur ma poitrine, – sa tête fatiguée de tantde pensées – et de lui procurer un instant de repos, un peu desoulagement et d’oubli, une minute de tendresse.

Je rencontrai le colonel Ingram à uneréception de gens d’église. Je connaissais bien le colonel, etdepuis des années. Je m’arrangeai pour l’attirer derrière descaisses de palmiers et de caoutchoucs, dans un coin où, sans qu’ils’en doutât, il se trouvait pris comme au piège. Notre tête-à-têtedébuta par les plaisanteries et galanteries d’usage. C’était entout temps un homme de façons aimables, plein de diplomatie, detact et d’égards, et au point de vue extérieur, l’homme le plusdistingué de notre société. Même le vénérable doyen de l’Universitéparaissait chétif et artificiel à côté de lui.

En dépit de ces avantages, je découvris que lecolonel Ingram se trouvait dans la même situation que lesmécaniciens illettrés à qui j’avais eu affaire. Ce n’était pas unhomme libre de ses actes. Lui aussi était lié sur la roue. Jen’oublierai jamais la transformation qui s’opéra chez lui quandj’abordai le cas Jackson.

Son sourire de bonne humeur s’évanouit commeun rêve, et une expression effrayante défigura instantanément sestraits d’homme bien élevé. Je ressentis la même alarme que devantl’accès de rage de James Smith. Le colonel ne jura point, et c’estla seule différence qui restât entre l’ouvrier et lui. Il jouissaitd’une réputation d’homme spirituel, mais pour le moment son espritétait en déroute. Sans en avoir conscience, il cherchait à droiteet à gauche une issue pour s’échapper ; mais je le tenaiscomme dans une trappe.

Oh ! ce nom de Jackson le rendait malade.Pourquoi avais-je abordé un pareil sujet ? La plaisanterie luisemblait dépourvue de sel. C’était mauvais goût et manque deconsidération de ma part. Ne savais-je pas que dans sa professionles sentiments personnels ne comptent pour rien ? Il leslaissait chez lui en allant à son bureau, et, une fois là, iln’admettait plus que des sentiments professionnels.

– Jackson aurait-il dû recevoir desdommages ? lui demandai-je.

– Certainement !… Du moins mon avispersonnel est qu’il y avait droit. Mais cela n’a rien à voir avecle point de vue légal de l’affaire.

Il commençait à reprendre en mains ses espritsdispersés.

– Dites-moi, colonel, la loi a-t-ellequelque chose à voir avec le droit, avec la justice, avec ledevoir ?

– Le devoir… le devoir… Il faudraitchanger la première syllabe du mot.

– J’entends : c’est avec le pouvoirque vous avez affaire ?

Il fit un signe d’approbation.

– Et cependant la loi est soi-disantfaite pour nous rendre justice ?

– Ce qu’il y a de plus paradoxal, c’estqu’elle nous la rend.

– En ce moment, vous exprimez une opinionprofessionnelle, sans doute ?

Le colonel Ingram devint cramoisi : ilrougit, positivement, comme un écolier ; et de nouveau ilchercha des yeux un moyen d’évasion ; mais je bloquais laseule issue praticable et je ne faisais pas mine de bouger.

– Dites-moi, continuai-je, quand onabandonne ses sentiments personnels pour ses sentimentsprofessionnels, cet acte ne pourrait-il pas être défini comme unesorte de mutilation spirituelle volontaire ?

Je ne reçus pas de réponse. Le colonel s’étaitdérobé sans gloire, renversant un palmier dans sa fuite.

Ensuite, j’essayai les journaux. Sans passion,avec calme et modération, j’écrivis un simple compte rendu del’affaire Jackson. Je m’abstins de mettre en cause les personnagesavec qui j’avais causé, et même de mentionner leurs noms. Jeretraçais les faits tels qu’ils s’étaient passés, je rappelais leslongues années pendant lesquelles Jackson avait travaillé àl’usine, son effort pour épargner une détérioration à la machine,l’accident qui en était résulté, et sa misérable conditionactuelle. Avec un ensemble parfait, les trois quotidiens et lesdeux hebdomadaires de la localité refusèrent mon article.

Je m’arrangeai pour mettre la main sur PercyLayton. C’était un gradué de l’Université qui voulait se lancerdans le journalisme et qui faisait actuellement son apprentissagede reporter au plus influent des trois quotidiens. Il sourit quandje lui demandai pourquoi les journaux avaient supprimé toutemention de Jackson et de son procès.

– Politique éditoriale, dit-il. Nousn’avons rien à voir là-dedans. C’est l’affaire des directeurs.

– Mais pourquoi cettepolitique ?

– Nous faisons bloc avec lescorporations. Même en payant au prix d’annonces, même en payant dixfois le tarif ordinaire, vous ne pourrez faire insérer cetteinformation dans aucun journal ; et l’employé qui essayeraitde la faire passer en fraude perdrait sa place.

– Et si nous parlions de votre politiqueà vous ? Il me semble bien que votre fonction est de déformerla vérité d’après les ordres de vos patrons, qui, à leur tour,obéissent au bon plaisir des corporations.

– Je n’ai rien à voir là-dedans…

Il parut mal à l’aise pour un instant ;puis sa figure s’éclaira : il venait de trouver unfaux-fuyant.

– Personnellement, je n’écris rien qui nesoit vrai. Je suis en règle avec ma propre conscience.Naturellement, il se présente un tas de choses répugnantes au coursd’une journée de travail ; mais, vous comprenez, tout celafait partie du traintrain quotidien, conclut-il avec une logiqueenfantine.

– Cependant, plus tard, vous comptez vousasseoir dans un fauteuil directorial et suivre unepolitique ?

– D’ici là je serai endurci.

– Puisque vous n’êtes pas encore endurci,dites-moi ce que vous pensez dès maintenant de la politiqueéditoriale en général.

– Je ne pense rien du tout, répondit-ilvivement. Il ne faut pas donner des coups de pied dans lesbas-flancs si l’on veut réussir dans le journalisme. J’ai toujoursappris cela si je ne sais pas autre chose.

Et il hocha d’un air de sagesse sa têtejuvénile.

– Mais que faites-vous de ladroiture ?

– Vous ne comprenez pas les trucs dumétier. Ils sont corrects naturellement, puisque tout se terminetoujours bien, n’est-ce pas ?

– C’est délicieusement vague,murmurai-je.

Mais mon cœur saignait pour cette jeunesse, etje me sentais envie de crier à l’aide ou de fondre en larmes. Jecommençais à percer les apparences superficielles de cette sociétéoù j’avais toujours vécu, et à en découvrir les réalitéseffrayantes et cachées. Une conspiration tacite semblait montéecontre Jackson, et je sentais un frisson de sympathie même pourl’avocat larmoyant qui avait soutenu si piteusement sa cause.Cependant, cette organisation tacite devenait singulièrement vaste.Elle ne visait pas Jackson seulement. Elle était dirigée contretous les ouvriers qui avaient été mutilés dans la filature, et, dèslors, pourquoi pas contre tous les ouvriers de toutes les usines etdes industries de tout genre ?

S’il en était ainsi, la société était unmensonge. Je reculais d’effroi devant mes propres conclusions.C’était trop abominable, trop terrible pour être vrai. Pourtant, ily avait ce Jackson, et son bras, et ce sang qui coulait de mon toitet tachait ma robe. Et il y avait beaucoup de Jacksons ; il yen avait des centaines à la filature, il l’avait dit lui-même. Lebras fantôme ne me lâchait pas.

J’allai voir M. Wickson etM. Pertonwaithe, les deux hommes qui détenaient la plus grossepart des actions. Mais je ne réussis pas à les émouvoir comme lesmécaniciens à leur service. Je m’aperçus qu’ils professaient uneéthique supérieure à celle du reste des hommes, ce qu’on pourraitappeler la morale aristocratique, la morale des maîtres[32]. Ils parlaient en termes larges de leurpolitique, de leur savoir-faire, qu’ils identifiaient avec laprobité. Ils s’adressaient à moi d’un ton paternel, avec des airsprotecteurs vis-à-vis de ma jeunesse et de mon inexpérience. Detous ceux que j’avais rencontrés au cours de mon enquête, ceux-ciétaient bien les plus immoraux et les plus incurables. Et ilsrestaient absolument persuadés que leur conduite était juste :il n’y avait ni doute ni discussion possible à ce sujet. Ils secroyaient les sauveurs de la société, convaincus de faire lebonheur du grand nombre : ils traçaient un tableau pathétiquedes souffrances que subirait la classe laborieuse sans les emploisqu’eux-mêmes, et seuls, pouvaient lui procurer.

En quittant ces deux maîtres, je rencontraiErnest et lui racontai mon expérience. Il me regarda avec uneexpression satisfaite.

– C’est parfait, dit-il. Vous commencez àdéterrer la vérité par vous-même. Vos conclusions, déduites d’unegénéralisation de vos propres expériences, sont correctes. Dans lemécanisme industriel, nul n’est libre de ses actes, excepté le groscapitaliste, et encore il ne l’est pas, si j’ose employer cettetournure de phrase irlandaise[33].

« Les maîtres, vous le voyez, sontparfaitement sûrs d’avoir raison en agissant comme ils le font.Telle est l’absurdité qui couronne tout l’édifice. Ils sont liéspar leur nature humaine de telle façon qu’ils ne peuvent faire unechose à moins de la croire bonne. Il leur faut une sanction pourleurs actes. Quand ils veulent entreprendre quoi que ce soit, enaffaires bien entendu, ils doivent attendre qu’il naisse dans leurcervelle une sorte de conception religieuse, morale, ouphilosophique du bien-fondé de cette chose. Alors ils vont del’avant et la réalisent, sans s’apercevoir que le désir est père dela pensée. À n’importe quel projet ils finissent toujours partrouver une sanction. Ce sont des casuistes superficiels, desjésuites. Ils se sentent même justifiés à faire le mal pour qu’ilen résulte du bien. L’un des plus plaisants de leurs axiomesfictifs, c’est qu’ils se proclament supérieurs au reste del’humanité en sagesse et en efficacité. De par cette sanction, ilss’arrogent le droit de répartir le pain et le beurre pour tout legenre humain. Ils ont même ressuscité la théorie du droit divin desrois, des rois du commerce, en l’espèce[34].

« Le point faible de leur positionconsiste en ce qu’ils sont simplement des hommes d’affaires. Ils nesont pas des philosophes : Ils ne sont ni biologistes nisociologues. S’ils l’étaient, tout irait mieux, naturellement. Unhomme d’affaires qui serait en même temps versé dans ces deuxsciences saurait approximativement ce qu’il faut à l’humanité.Mais, en dehors du domaine commercial, ces gens-là sont stupides.Ils ne connaissent que les affaires. Ils ne comprennent ni le genrehumain ni le monde, et néanmoins ils se posent en arbitres du sortde millions d’affamés et de toutes les multitudes en bloc.L’histoire, un jour, se paiera à leurs dépens un rirehomérique. »

J’étais maintenant préparée à aborderMme Wickson et Mme Pertonwaithe, etl’entretien que j’eus avec elles ne me réservait plus de surprises.C’étaient des dames de la meilleure société[35],habitant de véritables palais. Elles possédaient beaucoup d’autresrésidences un peu partout à la campagne, à la montagne, au bord deslacs ou de la mer. Une armée de serviteurs s’empressait autourd’elles, et leur activité sociale était étourdissante. Ellespatronnaient les universités et les églises, et les pasteurs toutparticulièrement étaient prêts à plier les genoux devantelles[36]. Ces deux femmes constituaient devéritables puissances, avec tout l’argent à leur disposition. Ellesdétenaient à un remarquable degré le pouvoir de subventionner lapensée, comme je devais bientôt l’apprendre grâce auxavertissements d’Ernest.

Elles singeaient leurs maris et discouraientdans les mêmes termes généraux de la politique à suivre, desdevoirs et des responsabilités incombant aux gens riches. Elles selaissaient gouverner par la même éthique que leurs époux, par leurmorale de classe : et elles débitaient des phrases filantesque leurs propres oreilles ne comprenaient pas.

De plus, elles s’irritèrent lorsque je leurdépeignis la déplorable condition de la famille Jackson ; etcomme je m’étonnais qu’elles n’eussent pas établi un fonds deréserve en sa faveur, elles déclarèrent n’avoir besoin de personnepour leur enseigner leurs devoirs sociaux ; quand je leurdemandai carrément de le secourir, elles refusèrent non moinscarrément. Le plus étonnant est qu’elles exprimèrent leur refus entermes presque identiques, bien que je fusse allé les voirséparément et que chacune ignorât que j’avais vu ou devais voirl’autre. Leur réponse commune fût qu’elles étaient heureuses desaisir cette occasion de bien montrer une fois pour toutes qu’ellesn’accorderaient pas de primes à la négligence, et qu’elles nevoulaient pas, en payant les accidents, tenter les pauvres de seblesser volontairement[37].

Et elles étaient sincères, ces deuxfemmes ! La double conviction de leur supériorité de classe etde leur éminence personnelle leur montait à la tête et lesenivrait. Elles trouvaient dans leur morale de caste des sanctionspour tous les actes qu’elles accomplissaient. Une fois remontée envoiture à la porte du splendide hôtel deMme Pertonwaithe, je me retournai pour lecontempler, et je me souvins de l’expression d’Ernest disant queces femmes aussi étaient attachées à la machine, mais de tellefaçon qu’elles siégeaient tout à fait au sommet.

5. – Les PhilomathesMot tiré du grec,signifiant « Les amis de l’étude ». (N. D. T.)

Ernest venait souvent à la maison et cen’était pas seulement mon père, ni les dîners de controverse, quil’attiraient. Dès cette époque je me flattais d’y être pour quelquechose, et je ne tardai guère à être fixée. Car jamais il n’y eut aumonde soupirant pareil à celui-là. De jour en jour son regard et sapoignée de main se firent plus fermes, s’il est possible, et laquestion que j’avais vu poindre dans ses yeux devint de plus enplus impérative.

Ma première impression lui avait étédéfavorable, puis je m’étais sentie attirée. Vint ensuite un accèsde répulsion, le jour où il attaqua ma classe et moi-même avec sipeu de ménagements ; mais bientôt je me rendis compte qu’iln’avait nullement calomnié le monde où je vivais, que tout ce qu’ilavait dit de dur et d’amer était justifié ; et plus que jamaisje me rapprochai de lui. Il devenait mon oracle. Pour moi, ilarrachait le masque à la société, et me laissait entrevoir desvérités aussi incontestables que déplaisantes.

Non, jamais il n’y eut pareil amoureux. Unejeune fille ne peut vivre jusqu’à vingt-quatre ans dans une villeuniversitaire sans qu’on lui fasse la cour. J’avais été courtiséepar d’imberbes sophomores[38] et pardes professeurs chenus, sans compter les athlètes de la boxe et lesgéants du ballon. Mais aucun n’avait mené l’assaut comme le faisaitErnest. Il m’avait enfermée dans ses bras avant que je m’enaperçoive, et ses lèvres s’étaient posées sur les miennes avant quej’aie le temps de protester ou de résister. Devant la sincérité deson ardeur, la dignité conventionnelle et la réserve virginaleparaissaient ridicules. Je perdais pied sous une attaque superbe etirrésistible. Il ne me fit aucune déclaration ni demanded’engagement. Il me prit dans ses bras, m’embrassa, et considéradésormais comme un fait acquis que je serais sa femme. Il n’y eutpas de débat à ce sujet : la seule discussion, qui naquit plustard, devait porter sur la date du mariage.

C’était inouï, invraisemblable, et pourtant,comme son critérium de vérité, ça fonctionnait ; j’y confiaima vie, et je n’eus pas à m’en repentir. Cependant, durant cespremiers jours de notre amour, je m’inquiétais un peu de laviolence et de l’impétuosité de sa galanterie. Mais ces craintesn’étaient pas fondées ; aucune femme n’eut la chance deposséder un époux plus doux et plus tendre. La douceur et laviolence se mêlaient curieusement dans sa passion, comme l’aise etla maladresse dans son maintien. Cette légère gaucherie dans sonattitude ! Il ne s’en débarrassa jamais, et c’était charmant.Sa conduite dans notre salon me suggérait la promenade prudented’un taureau dans une boutique de porcelaine[39].

S’il me restait un dernier doute sur laprofondeur réelle de mes propres sentiments à son égard, c’étaittout au plus une hésitation subconsciente, et elle s’évanouitprécisément à cette époque. C’est au club des Philomathes, en unenuit de bataille magnifique où Ernest affronta les maîtres du jourdans leur propre repaire, que mon amour me fut révélé dans toute saplénitude. Le club des Philomathes était bien le plus choisi quiexistât sur la côte du Pacifique. C’était une fondation de MissBrentwood, vieille demoiselle fabuleusement riche, à qui il tenaitlieu de mari, de famille et de joujou.

Ses membres étaient les plus riches de lasociété et les plus forts esprits parmi les riches, avec,naturellement, un petit nombre d’hommes de science pour donner àl’ensemble une teinture intellectuelle.

Le club des Philomathes ne possédait pas delocal particulier ; c’était un club d’un genre spécial, dontles membres se réunissaient une fois par mois au domicile privé del’un d’entre eux, pour y entendre une conférence. Les orateursétaient généralement payés, mais pas toujours. Lorsqu’un chimistede New York avait fait une découverte au sujet du radium parexemple, on lui remboursait toutes les dépenses de son voyage àtravers le continent et on lui remettait en outre une sommeprincière pour le dédommager de son temps. Il en était de même pourl’explorateur qui revenait des régions polaires et pour lesnouvelles étoiles de la littérature et de l’art. Nul visiteurétranger n’était admis à ces réunions, et les Philomathes s’étaientfait une règle de ne rien laisser transpirer de leurs discussionsdans la presse ; de sorte que, même les hommes d’État – il enétait venu, et des plus grands – pouvaient dire toute leurpensée.

Je viens de déplier devant moi la lettre unpeu fripée qu’Ernest m’écrivit voilà vingt ans, et où je copie lepassage suivant :

« Votre père étant membre du ClubPhilomathique, vous avez vos entrées. Venez à la séance de mardisoir. Je vous promets que vous y passerez un des bons moments devotre vie. Dans vos récentes rencontres avec les maîtres du jour,vous n’avez pas réussi à les émouvoir. Je les secouerai pour vous.Je les ferai grogner comme des loups. Vous vous êtes contentée demettre en question leur moralité. Tant que leur honnêteté seule estcontestée, ils n’en deviennent que plus vaniteux et vous prennentdes airs satisfaits et supérieurs. Moi, je menacerai leur sac àmonnaie. Cela les ébranlera jusqu’aux racines de leurs naturesprimitives. Si vous pouvez venir, vous verrez l’homme des cavernesen habit de soirée, grondant et jouant des dents pour défendre sonos. Je vous promets un beau charivari et un aperçu édifiant sur lanature de la bête.

« Ils m’ont invité pour me mettre enpièces. L’idée vient de Mlle Brentwood. Elle a eula maladresse de me le laisser entrevoir en m’invitant. Elle leur adéjà offert ce genre de divertissement. Leur grand plaisir est detenir devant eux quelque réformateur à l’âme douce et confiante. Lavieille demoiselle croit que je réunis l’innocence d’un petit chatavec le bon naturel et la stupidité d’une bête à cornes. Je doisavouer que je l’ai encouragée dans cette impression. Après avoirsoigneusement tâté le terrain, elle a fini par deviner moncaractère inoffensif. Je recevrai de beaux honoraires, deux centcinquante dollars, ce qu’ils donneraient pour un radical qui auraitposé sa candidature au poste de gouverneur. En outre, l’habit estde rigueur. De ma vie je ne me suis affublé de la sorte. Il faudraque j’en loue un quelque part. Mais je ferais pire pour m’assurerune chance d’avoir les Philomathes. »

De tous les endroits possibles, c’estprécisément la maison Pertonwaithe qui fut choisie pour cetteréunion. On avait apporté un supplément de chaises dans le grandsalon, et il y avait bien deux cents Philomathes assis là pourentendre Ernest. C’étaient vraiment les princes de la bonnesociété. Je m’amusai à calculer mentalement le total des fortunesqu’ils représentaient : il se chiffrait par centaines demillions. Et leurs propriétaires étaient, non pas de ces riches quivivent dans l’oisiveté, mais des hommes d’affaires jouant un rôletrès actif dans la vie industrielle et politique.

Nous étions tous assis quandMlle Brentwood introduisit Ernest. Ils gagnèrenttout de suite l’extrémité de la salle, d’où il devait parler. Ilétait en habit de soirée et avait une allure magnifique, avec seslarges épaules et sa tête royale : et toujours cetteinimitable teinte de gaucherie dans ses mouvements. Je crois quej’aurais pu l’aimer uniquement pour cela. Rien qu’à le regarder,j’éprouvais une grande joie. Je croyais sentir à nouveau le poulsde sa main serrant la mienne, l’attouchement de ses lèvres sur meslèvres. Et j’étais si fière de lui que j’eus envie de me lever etde crier à toute l’Assemblée : « Il est à moi. Il m’atenue dans ses bras, et j’ai rempli cet esprit hanté de si hautespensées ! »

Mlle Brentwood, parvenue auhaut bout de la salle, le présenta au colonel Van Gilbert, à qui jesavais que la présidence de la réunion était réservée. Le colonelétait un grand avocat de groupements. En outre, il étaitimmensément riche. Les plus faibles honoraires qu’il daignâtaccepter étaient de cent mille dollars. C’était un maître enmatière juridique. La loi était une marionnette dont il tenait tousles fils. Il la moulait comme de l’argile, la tordait et ladéformait comme un jeu de patience chinois, selon son propredessein. Ses manières et son élocution étaient un peu vieux jeu,mais son imagination, ses connaissances et ses ressources étaient àla hauteur des statuts les plus récents. Sa célébrité datait dujour où il fit annuler le testament Shadwell[40].Rien que pour cette affaire il avait reçu cinq cent mille dollarsd’honoraires, et à partir de ce moment, son ascension avait étérapide comme celle d’une fusée. On le désignait souvent comme lepremier avocat du pays, avocat de consortiums, bien entendu, etpersonne n’aurait manqué de le classer parmi les trois plus grandshommes de loi des États-Unis.

Il se leva et commença à présenter Ernest enphrases choisies qui comportaient une légère teinte d’ironiesous-entendue. Positivement il y avait une facétie subtile dans laprésentation par le colonel Gilbert de ce réformateur social,membre de la classe ouvrière. Je surpris des sourires dansl’auditoire et j’en fus vexée. Je regardai Ernest et je sentiscroître son irritation. Il semblait n’éprouver aucun ressentimentde ces fines pointes ; qui pis est, il ne me paraissait pass’en apercevoir. Il était assis, tranquille, massif et somnolent.Il avait vraiment l’air bête. Une idée fugitive me traversal’esprit : se laisserait-il intimider par cet étalage imposantde puissance monétaire et cérébrale ? Puis je me pris àsourire. Il ne pouvait pas me tromper, moi : mais il trompaitles autres, comme il avait trompé Mlle Brentwood.Celle-ci occupait un fauteuil au premier rang et plusieurs foiselle tourna la tête vers l’une ou l’autre de ses connaissances pourappuyer d’un sourire les allusions de l’orateur.

Le colonel ayant terminé, Ernest se leva etcommença à parler. Il débuta à voix basse, en phrases modestes etentrecoupées de pauses, avec un embarras évident. Il raconta sanaissance dans le monde ouvrier, son enfance passée dans uneambiance sordide et misérable, où l’esprit et la chair setrouvaient également affamés et torturés. Il décrivit les ambitionset l’idéal de sa jeunesse, et sa conception du paradis où vivaientles gens des classes supérieures.

« Je savais, dit-il, qu’au-dessus de moirégnait un esprit d’altruisme, une pensée pure et noble, une viehautement intellectuelle. Je savais tout cela parce que j’avais lules romans de la Bibliothèque des Bains de mer[41], oùtous les hommes et toutes les femmes, à l’exception du traître etde l’aventurière, pensaient de belles pensées, parlaient un beaulangage et accomplissaient des actes glorieux. Avec autant de foique je croyais au lever du soleil, j’étais certain qu’au-dessus demoi se trouvait tout ce qu’il y a de beau, de noble et de généreuxdans le monde, tout ce qui donnait à la vie de la décence et del’honneur, tout ce qui la rendait digne d’être vécue, tout ce quirécompensait les gens de leur travail et de leur misère. »

Il dépeignait ensuite sa vie à la filature,son apprentissage de maréchal-ferrant et sa rencontre avec lessocialistes. Il avait découvert dans leurs rangs de vivesintelligences et des esprits remarquables, des ministres del’Évangile destitués parce que leur christianisme était trop largepour aucune congrégation d’adorateurs du veau d’or, des professeursbrisés sur la roue de la domesticité universitaire envers lesclasses dominantes. Il définissait les socialistes comme desrévolutionnaires qui luttent pour renverser la société rationnelled’aujourd’hui, afin de construire avec ses matériaux la sociétérationnelle de l’avenir. Il disait beaucoup d’autres choses qu’ilserait trop long d’écrire, mais je n’oublierai jamais comment ildécrivait sa vie parmi les révolutionnaires. Toute hésitation avaitdisparu de son élocution, sa voix s’enflait forte et confiante,s’affirmait éclatante comme lui-même et comme les pensées qu’ilversait à flots.

« Parmi ces révoltés je trouvai aussi unefoi fervente en l’humanité, un idéalisme ardent, les voluptés del’altruisme, de la renonciation et du martyre, toutes les réalitéssplendides et pénétrantes de l’esprit. Ici, la vie était propre,noble et vivante. J’étais en contact avec de grandes âmes quiexaltaient la chair et l’esprit au-dessus des dollars et des cents,et pour qui le faible gémissement de l’enfant souffreteux desbouges a plus d’importance que toute la pompe et l’appareil del’expansion commerciale et de l’empire du monde. Je voyais partoutautour de moi la noblesse du but et l’héroïsme de l’effort, et mesjours étaient ensoleillés et mes nuits étoilées. Je vivais dans lefeu et dans la rosée, et devant mes yeux flamboyait sans cesse lesaint Graal, le sang brûlant et humain du Christ, gage de secourset de salut après la longue souffrance et les mauvaistraitements. »

Je l’avais déjà vu transfiguré devant moi, etcette fois encore il m’apparut tel. Son front resplendissait de sadivinité intérieure, et ses yeux brillaient davantage au milieu durayonnement dont il semblait drapé. Mais les autres ne voyaient pascette auréole, et j’attribuai ma vision aux larmes de joie etd’amour dont mes yeux étaient obscurcis. En tous cas,M. Wickson qui était derrière moi, n’en était pas affecté, carje l’entendis lancer d’un ton ironique l’épithèted’« Utopiste ! »[42].

Cependant Ernest racontait comment il s’étaitélevé dans la société au point d’entrer en contact avec les classessupérieures et de se frotter à des hommes intronisés dans leshautes situations. Alors était venue pour lui la désillusion, et illa dépeignit en termes peu flatteurs pour cet auditoire. La naturegrossière de leur argile l’avait surpris. Ici la vie ne luiapparaissait plus noble et généreuse. Il était épouvanté del’égoïsme qu’il rencontrait. Ce qui l’avait étonné encoredavantage, c’était l’absence de vitalité intellectuelle. Lui quivenait de quitter ses amis révolutionnaires, il se sentait choquépar la stupidité de la classe dominante. Puis, en dépit de leursmagnifiques églises et de leurs prédicateurs grassement payés, ilavait découvert que ces maîtres, hommes et femmes, étaient desêtres grossièrement matériels. Ils babillaient bien sur leur cherpetit idéal et leur chère petite morale, mais en dépit de ceverbiage, la tonique de leur vie était une note matérialiste. Ilsétaient dépourvus de toute moralité réelle, comme celle que leChrist avait prêchée, mais qu’on n’enseignait plus aujourd’hui.

« J’ai rencontré des hommes qui, dansleurs diatribes contre la guerre, invoquaient le nom du Dieu depaix, et qui distribuaient des fusils entre les mains desPinkertons[43] pour abattre les grévistes dans leurspropres usines. J’ai connu des gens que la brutalité des assauts deboxe mettait hors d’eux-mêmes, mais qui se faisaient complices desfraudes alimentaires par lesquelles périssent chaque année plusd’innocents que n’en massacra l’Hérode aux mains rouges. J’ai vudes piliers d’église qui souscrivaient de grosses sommes auxMissions étrangères, mais qui faisaient travailler des jeunesfilles dix heures par jour dans leurs ateliers pour des salaires defamine, et par le fait encourageaient directement laprostitution.

« Tel monsieur respectable, aux traitsaffinés d’aristocrate, n’était qu’un homme de paille prêtant sonnom à des sociétés dont le but secret était de dépouiller la veuveet l’orphelin. Tel autre qui parlait posément et sérieusement desbeautés de l’idéalisme et de la bonté de Dieu, venait de rouler etde trahir ses associés dans une grosse affaire. Tel autre encorequi dotait de chaires les universités et contribuait à l’érectionde magnifiques chapelles, n’hésitait pas à se parjurer devant lestribunaux pour des questions de dollars et de gros sous. Tel magnatdes chemins de fer reniait sans vergogne sa parole donnée commecitoyen, comme homme d’honneur et comme chrétien, en accordant desristournes secrètes, et il en accordait souvent.

« Ce directeur de journal qui publiaitdes annonces de remèdes brevetés me traita de sale démagogue parceque je le mettais au défi de publier un article disant la vérité ausujet de ces drogues[44]. Cecollectionneur de belles éditions qui patronnait la littérature,payait des pots de vin au patron brutal et illettré d’une mécaniquemunicipale[45]. Tel sénateur était l’outil, l’esclave,la marionnette d’un patron de mécanique politique aux sourcilsépais et à la lourde mâchoire ; il en était de même de telgouverneur et de tel juge à la cour suprême. Tous trois voyageaientgratis en chemin de fer ; et, en outre, tel capitaliste à lapeau luisante était le véritable propriétaire de la mécaniquepolitique, du patron de la mécanique et des chemins de fer quidélivraient des laissez-passer.

« Et c’est ainsi qu’au lieu d’un paradis,je découvris l’aride désert du commercialisme. Je n’y aperçus quede la bêtise, sauf en ce qui concerne les affaires. Je nerencontrai personne de propre, de noble et de vivant, si ce n’estde la vie dont grouille la pourriture. Tout ce que j’y trouvai futun égoïsme monstrueux et sans cœur et un matérialisme grossier etglouton, aussi pratiqué que pratique. »

Ernest leur débita beaucoup d’autres véritéssur eux-mêmes et sur ses propres désillusions. Intellectuellement,ils l’avaient ennuyé ; moralement et spirituellement, ilsl’avaient dégoûté ; si bien qu’il revint avec bonheur à sesrévolutionnaires, qui du moins se montraient propres, nobles,vivants, qui étaient tout ce que les capitalistes ne sont pas.

Mais je dois dire que cette terrible diatribeles avait laissés froids. J’examinai leurs visages et je vis qu’ilsconservaient un air de supériorité satisfaite. Je me souvinsqu’Ernest m’avait prévenue : aucune accusation contre leurmoralité ne pouvait les émouvoir. Je pus voir cependant que lahardiesse de son langage avait affectéMlle Brentwood. Elle avait l’air ennuyée etinquiète.

– Et maintenant, déclara Ernest, je vaisvous parler de cette révolution.

Il commença par en décrire l’armée, etlorsqu’il donna le chiffre de ses forces, d’après les résultatsofficiels du scrutin dans les divers pays, l’assemblée commença às’agiter. Une expression d’attention fixa leurs visages, et je visleurs lèvres se serrer. Enfin le gant de combat avait été jeté.

Il décrivit l’organisation internationale quiunissait le million et demi de socialistes des États-Unis auxvingt-trois millions et demi de socialistes répandus dans le restedu monde.

« Une telle armée de la révolution, fortede vingt-cinq millions d’hommes, peut arrêter et retenirl’attention des classes dominantes. Le cri de cette armée, c’est –Pas de quartier ! – Il nous faut tout ce que vous possédez.Nous ne nous contenterons de rien de moins. Nous voulons prendreentre nos mains les rênes du pouvoir et la destinée du genrehumain. Voici nos mains, nos fortes mains ! Elles vousenlèveront votre gouvernement, vos palais et toute votre aisancedorée, et le jour viendra où vous devrez travailler de vos mains àvous pour gagner du pain, comme fait le paysan dans les champs oule commis étiolé dans vos métropoles. Voici nos mains :regardez-les ; ce sont des poignes solides ! »

En disant cela il avançait ses puissantesépaules et allongeait ses deux grands bras, et ses poings deforgeron pétrissaient l’air comme des serres d’aigle. Ilapparaissait comme le symbole du travail triomphant, les mainsétendues pour écraser et déchirer ses exploiteurs. Je saisis dansl’auditoire un mouvement de recul presque imperceptible devantcette figure de la révolution, concrète, puissante et menaçante. Dumoins les femmes se contractèrent et la crainte parut sur leursvisages. Il n’en fut pas de même chez les hommes. Ceux-ciappartenaient à l’ordre, non pas des riches désœuvrés, mais desactifs, des batailleurs. Un grondement profond roula dans leursgorges, fit vibrer l’air un instant, puis s’apaisa. C’était leprodrome de la hurle, et je devais l’entendre plusieurs fois cesoir-là, – la manifestation de la brute s’éveillant dans l’homme,ou de l’homme dans toute la sincérité de ses passions primitives.Et ce bruit, ils n’avaient pas conscience de l’avoir produit.C’était le grondement de la horde, expression de son instinct et sadémonstration réflexe. Dans ce moment, en voyant leurs faces sedurcir et l’éclair de la lutte briller dans leurs yeux, je comprisque ces gens-là ne se laisseraient pas facilement arracher lamaîtrise du monde.

Ernest poursuivit son attaque. Il expliqual’existence de quinze cent mille révolutionnaires aux États-Unis,en accusant la classe capitaliste d’avoir mal gouverné la société.Après avoir esquissé la situation économique des hommes descavernes et des peuples sauvages de nos jours, qui n’avaient nioutils ni machines et ne possédaient que leurs moyens naturels pourproduire l’unité de force individuelle, il traça le développementde l’outillage et de l’organisation jusqu’au point actuel, où lepouvoir producteur de l’individu civilisé est mille fois plus grandque celui du sauvage.

« Cinq hommes suffisent présentement àproduire du pain pour un millier de leurs semblables. Un seul hommepeut produire des cotonnades pour deux cent cinquante personnes,des tricots pour trois cents, des chaussures pour mille. On seraittenté d’en conclure qu’avec une bonne administration de la sociétéle civilisé moderne devrait être beaucoup plus à l’aise que l’hommepréhistorique. En est-il ainsi ? Examinons la question. Il y aaujourd’hui aux États-Unis quinze millions d’hommes[46] vivant dans la pauvreté : et parpauvreté j’entends cette condition où, faute de nourriture etd’abri convenables, le niveau de capacité de travail ne peut êtremaintenu. Aujourd’hui, aux États-Unis, en dépit de toute votreprétendue législation du travail, il y a trois millions d’enfantsemployés comme travailleurs[47]. Leurnombre a doublé en douze ans. Incidemment je vous demande pourquoi,vous les gérants de la société, vous n’avez pas publié les chiffresdu recensement de 1910. Et je réponds pour vous, parce qu’ils vousont effrayés. Les statistiques de la misère auraient pu hâter larévolution qui se prépare.

« J’en reviens à mon accusation. Si lepouvoir de production de l’homme moderne est mille fois supérieur àcelui de l’homme des cavernes, pourquoi donc y a-t-il actuellementaux États-Unis quinze millions de gens qui ne sont pas nourris nilogés convenablement, et trois millions d’enfants quitravaillent ? C’est une accusation sérieuse. La classecapitaliste s’est rendue coupable de mauvaise administration. Enprésence de ce fait, de ce double fait, que l’homme moderne vitplus misérablement que son ancêtre sauvage alors que son pouvoirproducteur est mille fois plus grand, aucune autre conclusion n’estpossible sinon que la classe capitaliste a mal gouverné, que vousêtes de mauvais administrateurs, de mauvais maîtres, et que votremauvaise gestion est un crime imputable à votre égoïsme. Et sur cepoint, ici, ce soir, face à face, vous ne pouvez pas me répondre àmoi, pas plus que votre classe entière ne peut répondre aux quinzecent mille révolutionnaires des États-Unis. Vous ne pouvez pasrépondre, je vous en défie. Et j’ose dire dès maintenant que, quandj’aurai fini, vous ne répondrez pas. Sur ce point-là, votre langueest liée, si agile qu’elle puisse être sur d’autres sujets.

« Vous avez échoué dans votre gérance.Vous avez fait de la civilisation un étal de boucher. Vous vousêtes montrés avides et aveugles. Vous avez eu, et vous avez encoreaujourd’hui, l’audace de vous lever dans nos chambres législativeset de déclarer qu’il serait impossible de faire des bénéfices sansle travail des enfants, des bébés ! Oh ! ne m’en croyezpas sur parole : tout cela est écrit, enregistré contre vous.Vous avez endormi votre conscience avec des bavardages sur votrebel idéal et votre chère morale. Vous voilà engraissés de puissanceet de richesse, enivrés de succès. Eh bien ! contre nous, vousn’avez pas plus de chance que les frelons réunis autour des ruches,quand les abeilles travailleuses s’élancent pour mettre fin à leurexistence repue. Vous avez échoué dans votre direction de lasociété, et votre direction va vous être enlevée. Quinze cent millehommes de la classe ouvrière se font forts de gagner à leur causele reste de la masse laborieuse et de vous ravir la domination dumonde. C’est cela la révolution, mes maîtres. Arrêtez-la si vous enêtes capables ! »

Pendant un laps de temps appréciable, l’échode sa voix résonna dans la grande salle. Puis s’enfla le profondgrondement déjà entendu et une douzaine d’hommes se levèrent enhurlant et gesticulant pour attirer l’attention du président. Jeremarquai que les épaules de Mlle Brentwoods’agitaient d’une façon convulsive, et j’en éprouvai un instantd’irritation, croyant qu’elle riait d’Ernest. Puis je reconnusqu’il s’agissait, non pas d’un accès de rire, mais d’une attaque denerfs. Elle était terrifiée de ce qu’elle avait fait en lançantcette torche ardente au milieu de son cher club desPhilomathes.

Le colonel Van Gilbert ne prenait pas garde àla douzaine d’hommes qui, défigurés par la colère, voulaient qu’illeur accordât la parole. Lui-même se tordait de rage. Il se dressad’un bond en agitant les bras, et pendant un moment, il ne putproférer que des sons inarticulés. Puis un flux verbeux s’échappade sa bouche. Mais ce n’était pas le langage de l’avocat à centmille dollars, ni sa rhétorique un peu surannée.

« Erreur sur erreur ! s’écria-t-il.Jamais de ma vie je n’ai entendu tant d’erreurs proférées en si peude temps ! En outre, jeune homme, vous n’avez rien dit deneuf. J’ai appris tout cela au collège avant votre naissance. Voilàbientôt deux siècles que Jean-Jacques Rousseau a énoncé votrethéorie socialiste. Le retour à la terre ? Peuh ! uneréversion. Notre biologie en démontre l’absurdité. On a bien raisonde dire qu’une petite science est dangereuse, et vous en avez donnéce soir un exemple édifiant avec vos théories écervelées. Erreursur erreur ! Non, jamais de ma vie je n’ai été si dégoûté parun débordement d’erreurs. Tenez, voilà le cas que je fais de vosgénéralisations hâtives et de vos raisonnementsenfantins ! »

Il fit claquer son pouce d’un air de mépris etse disposa à s’asseoir. L’approbation des femmes se manifesta pardes exclamations aiguës, et celle des hommes par des sons rauques.La moitié des candidats à la tribune se mirent à parler sur placeet tous à la fois. C’était une confusion indescriptible, une tourde Babel. Jamais le vaste appartement deMme Pertonwaithe n’avait servi de scène à pareilspectacle. Quoi ! les froides têtes du monde industriel,l’élite de la belle société, c’était cette bande de sauvagesgrondant et grognant ? En vérité, Ernest les avait ébranlés enétendant ses mains vers leurs sacs à monnaie, ces mains qui, àleurs yeux, représentaient celles de quinze cent millerévolutionnaires.

Mais lui ne perdait la tête dans aucunesituation. Avant que le colonel eût réussi à s’asseoir, Ernest futdebout et fit un pas en avant.

– Un seul à la fois ! cria-t-il detoutes ses forces.

Le rugissement de ses vastes poumons domina latempête humaine, et la pure force de sa personnalité leur imposasilence.

– Un seul à la fois, répéta-t-il d’un toncalme. Laissez-moi répondre au colonel Van Gilbert. Après cela, lesautres pourront m’attaquer, mais un seul à la fois,souvenez-vous-en. Nous ne sommes pas ici sur un terrain defootball.

– Quant à vous, continua-t-il en setournant vers le colonel, vous n’avez répondu à rien de ce que j’aidit. Vous avez simplement émis quelques appréciations excitées etdogmatiques sur mon calibre mental. Ces manières-là peuvent vousservir en affaires, mais ce n’est pas à moi qu’il faut parler surce ton. Je ne suis pas un ouvrier venu, la casquette à la main,vous demander d’augmenter mon salaire ou de me protéger contre lamachine dont je me sers. Tant que vous aurez affaire à moi, vous nepourrez pas prendre vos façons dogmatiques avec la vérité.Réservez-les pour vos rapports avec vos esclaves salariés, quin’osent pas vous répondre parce que vous tenez entre vos mains leurpain et leur vie.

« Quant à ce retour à la nature, que vousprétendez avoir appris au collège avant ma naissance, permettez-moide vous faire observer que vous semblez ne rien avoir apprisdepuis. Le socialisme n’a rien de commun avec l’état de nature, pasplus que le calcul différentiel avec le catéchisme. J’avais dénoncéle manque d’intelligence de votre classe en dehors desaffaires : vous venez de fournir, Monsieur, un exempleédifiant à l’appui de ma thèse. »

Cette terrible correction infligée à son cheravocat (de cent mille dollars) fut plus que n’en pouvait supporterMlle Brentwood. Son attaque d’hystérie redoubla deviolence, et on dut l’emmener hors de la salle, pleurant et riant àla fois. Et c’était ce qu’il y avait de mieux pour elle, car le pisrestait à venir.

« Ne me croyez pas sur parole, repritErnest après cette interruption. Vos propres autorités, d’une voixunanime, vous prouveront votre manque d’intelligence. Vos propresfournisseurs de science vous diront que vous êtes dans l’erreur.Consultez le plus humble de vos sociologues en sous-ordre etdemandez-lui la différence entre la théorie de Rousseau et celle dusocialisme : interrogez vos meilleurs économistes orthodoxeset bourgeois ; cherchez dans n’importe quel manuel dormant surles étagères de vos bibliothèques subventionnées ; et detoutes parts il vous sera répondu qu’il n’y a aucune concordanceentre le retour à la nature et le socialisme, mais qu’au contraireles deux théories sont diamétralement opposées. Je vous le répète,ne m’en croyez pas sur parole. La preuve de votre manqued’intelligence est là dans les livres, dans ces livres que vous nelisez jamais. Et en ce qui concerne ce défaut d’intelligence, vousn’êtes qu’un échantillon de votre classe.

« Vous êtes très fort en droit et enaffaires, monsieur le colonel Van Gilbert. Mieux que personne, voussavez vous y prendre pour servir les cartels et augmenter lesdividendes en tournant la loi. Très bien, tenez-vous-en à ce rôleremarquable. Vous êtes un excellent avocat, mais un piètrehistorien. Vous ne connaissez pas le premier mot de la sociologie,et en fait de biologie, vous semblez contemporain de Plinel’Ancien. »

Le colonel se démenait sur son siège. Unsilence absolu régnait dans le salon. Tous les assistants étaientfascinés, médusés. Ce traitement du fameux colonel Van Gilbertétait une chose inouïe, incroyable, inimaginable, – le personnagedevant qui les juges tremblaient lorsqu’il se levait pour parler autribunal. Mais Ernest ne faisait jamais quartier à un ennemi.

« Cela, naturellement, ne comporte aucunblâme contre vous, ajouta-t-il. Chacun son métier. Tenez-vous-en auvôtre, et je m’en tiendrai au mien. Vous vous êtes spécialisé. Tantqu’il s’agit de connaître les lois, de trouver le meilleur moyen deleur échapper ou d’en faire de nouvelles à l’avantage descorporations spoliatrices, je suis dans la poussière à vos pieds.Mais quand il s’agit de sociologie, mon métier à moi, c’est votretour d’être à mes pieds dans la poussière. Souvenez-vous de cela.Rappelez-vous aussi que votre loi est une matière éphémère, et quevous n’êtes pas versé dans les matières qui durent plus d’un jour.En conséquence, vos affirmations dogmatiques et vos généralisationsimprudentes sur des sujets historiques ou sociologiques ne valentpas le souffle que vous dépensez à les énoncer. »

Ernest fit une pause et observa d’un airpensif ce visage assombri et déformé par la colère, cette poitrinehaletante, ce corps qui s’agitait, ces mains qui s’ouvraient et sefermaient convulsivement. Puis il continua :

« Mais vous semblez avoir du souffle àperdre, et je vous offre une occasion de le dépenser. J’aiincriminé votre classe. Montrez-moi que mon accusation est fausse.Je vous ai fait remarquer la condition désespérée de l’hommemoderne, – trois millions d’enfants esclaves aux États-Unis, sansle travail desquels tout bénéfice serait impossible, et quinzemillions de gens mal nourris, mal vêtus et encore plus mal logés. –Je vous ai fait observer que, grâce à l’organisation sociale et àl’emploi des machines, le pouvoir producteur du civilisé actuel estmille fois plus grand que celui du sauvage habitant des cavernes.Et j’ai affirmé que de ce double fait on ne pouvait tirer d’autreconclusion que la mauvaise gestion de la classe capitaliste. Tellea été mon imputation, et nettement et à plusieurs reprises, je vousai défié d’y répondre. Je suis allé plus loin, je vous ai préditque vous ne répondriez pas. Vous auriez pu employer votre souffle àdémentir ma prophétie. Vous avez traité mon discours d’erreur.Montrez-m’en la fausseté, colonel Van Gilbert. Répondez àl’inculpation que moi et mes quinze cent mille camarades avonslancée contre votre classe et vous. »

Le colonel oublia complètement que son rôle deprésident lui commandait de laisser courtoisement la parole à ceuxqui la réclamaient. Il se dressa d’un bond, jetant à tous les ventsses bras, sa rhétorique et son sang-froid ; tour à tour ilmalmenait Ernest pour sa jeunesse et sa démagogie, puis attaquaitsauvagement la classe ouvrière, qu’il essayait de présenter commedénuée de toute capacité et de toute valeur.

Quand cette tirade fut terminée, Ernestrépliqua en ces termes :

– En fait d’hommes de loi, vous êtescertainement le plus difficile à maintenir au point que j’aiejamais rencontré. Ma jeunesse n’a rien à faire avec ce que j’aidit, ni le manque de valeur de la classe ouvrière. J’ai accusé laclasse capitaliste d’avoir mal régi la société. Vous n’avez pasrépondu. Vous n’avez même pas essayé de répondre. Est-ce donc quevous n’ayez pas de réponse ? Vous êtes le champion de cetauditoire. Tout le monde ici, excepté moi, est suspendu à voslèvres : ils attendent de vous cette réponse qu’ils ne peuventpas donner eux-mêmes. Quant à moi, je vous l’ai déjà dit, je saisque non seulement vous ne pouvez pas répondre, mais que vousn’essaierez même pas de le faire.

– Ceci est intolérable, s’écria lecolonel. C’est une insulte !

– Ce qui est intolérable, c’est que vousne répondiez pas, répliqua gravement Ernest. Nul homme ne peut êtreinsulté intellectuellement. L’insulte, de par sa nature, est unechose émotionnelle. Reprenez vos esprits. Donnez une réponseintellectuelle à mon accusation intellectuelle que la classecapitaliste a mal gouverné la société.

Le colonel garda le silence et se renfermadans une expression de supériorité renfrognée, comme quelqu’un quine veut pas se compromettre à discuter avec un vaurien.

– Ne soyez pas abattu, lui décochaErnest. Consolez-vous en songeant qu’aucun membre de votre classen’a jamais pu répondre à cette imputation.

Il se tourna vers les autres, impatients deprendre la parole.

– Et maintenant, voici l’occasion pourvous. Allez-y, et n’oubliez pas que je vous ai défiés tous ici dedonner la réponse que le colonel Van Gilbert n’a pu fournir.

Il me serait impossible de rapporter tout cequi fut dit au cours de cette discussion. Jamais je ne me seraisimaginé la quantité de paroles qui peuvent être prononcées dans lebref espace de trois heures. En tous cas, ce fut superbe. Plus sesadversaires s’enflammaient, plus Ernest jetait de l’huile sur lefeu. Il connaissait à fond un terrain encyclopédique, et d’un motou d’une phrase, comme d’une pointe finement maniée, il lespiquait. Il soulignait et dénommait leurs fautes de raisonnement.Tel syllogisme était faux, telle conclusion n’avait aucun rapportavec les prémisses, telle prémisse était une imposture parcequ’elle avait été adroitement enveloppée dans la conclusion en vue.Ceci était une inexactitude, cela une présomption, et telle autrechose une assertion contraire à la vérité expérimentale impriméedans tous les livres.

Parfois, il abandonnait l’épée pour la massueet assommait leur pensée à droite et à gauche. Toujours ilréclamait des faits, et refusait de discuter des théories. Et lesfaits qu’il citait lui-même étaient désastreux pour eux. Dès qu’ilsattaquaient la classe ouvrière, il répliquait :

– C’est le pot-au-feu reprochant sanoirceur à la bouilloire, mais cela ne vous lave pas de la saletéimputée à votre propre visage.

Et, à chacun et à tous, il disait :

– Pourquoi n’avez-vous pas réfuté monaccusation de mauvaise administration portée contre votreclasse ? Vous avez parlé d’autres choses, et d’autres chosesencore à propos de celles-là, mais vous ne m’avez pas répondu.Est-ce donc que vous ne pouvez pas trouver de réplique ?

Ce fut à la fin de la discussion queM. Wickson prit la parole. Il était le seul qui fut restécalme, et Ernest le traita avec une considération qu’il n’avait pasaccordée aux autres.

« Aucune réponse n’est nécessaire, – ditM. Wickson avec une lenteur voulue. J’ai suivi toute cettediscussion avec étonnement et répugnance. Oui, Messieurs, vous,Membres de ma propre classe, vous m’avez dégoûté. Vous vous êtesconduits comme des nigauds d’écoliers. Cette idée d’introduire dansune pareille discussion vos lieux-communs de morale et le tonnerredémodé du politicien vulgaire ! Vous ne vous êtes conduits nicomme des gens du monde, ni même comme des êtres humains, vous vousêtes laissés entraîner hors de votre classe, voire de votre espèce.Vous avez été bruyants et prolixes, mais vous n’avez fait quebourdonner comme des moustiques autour d’un ours. Messieurs, l’oursest là (montrant Ernest) dressé devant vous, et votre bourdonnementn’a fait que lui chatouiller les oreilles.

« Croyez-moi, la situation est sérieuse.L’ours a sorti ses pattes ce soir pour nous écraser. Il a dit qu’ily a quinze cent mille révolutionnaires aux États-Unis : c’estun fait. Il a dit que leur intention est de nous enlever notregouvernement, nos palais, et toute notre aisance dorée : c’estencore un fait. Il est vrai aussi qu’un changement, un grandchangement se prépare dans la société ; mais, heureusement, cepourrait bien ne pas être le changement prévu par l’ours. L’ours adit qu’il nous écraserait. Eh bien, Messieurs, si nous écrasionsl’ours ? »

Le grognement guttural s’enfla dans le vastesalon. D’homme à homme s’échangeaient des signes d’approbation etd’assurance. Les figures avaient pris une expression décidée.C’étaient bien des combatifs.

De son air froid et sans passion,M. Wickson continua :

« Mais ce n’est pas avec desbourdonnements que nous écraserons l’ours. À l’ours, il faut donnerla chasse. À l’ours on ne répond pas avec des paroles. Nous luirépondrons avec du plomb. Nous sommes au pouvoir : personne nepeut le nier. En vertu de ce pouvoir même, nous yresterons. »

Il fit soudain face à Ernest. L’instant étaitdramatique.

« Voici donc notre réponse. Nous n’avonspas de mots à perdre avec vous. Quand vous allongerez ces mainsdont vous vantez la force pour saisir nos palais et notre aisancedorée, nous vous montrerons ce que c’est que la force. Notreréponse sera formulée en sifflements d’obus, en éclatements deshrapnells et en crépitements de mitrailleuses[48].Nous broierons vos révolutionnaires sous notre talon et nous vousmarcherons sur la face. Le monde est à nous, nous en sommes lesmaîtres, et il restera à nous. Quant à l’armée du travail, elle aété dans la boue depuis le commencement de l’histoire, etj’interprète l’histoire comme il faut. Dans la boue elle resteratant que moi et les miens et ceux qui viendront après nousdemeureront au pouvoir. Voilà le grand mot, le roi des mots, lePouvoir ! Ni Dieu, ni Mammon, mais le Pouvoir ! Cemot-là, retournez-le sur votre langue jusqu’à ce qu’elle vouscuise. Le Pouvoir ! »

– Vous seul m’avez répondu, – dittranquillement Ernest, et c’est la seule réponse qui pouvait êtredonnée. Le Pouvoir ! C’est ce que nous prêchons, nous autresde la classe ouvrière. Nous savons, et nous le savons au prix d’uneamère expérience, qu’aucun appel au droit, à la justice, àl’humanité, ne pourra jamais vous émouvoir. Vos cœurs sont aussidurs que les talons avec lesquels vous marchez sur la figure despauvres. Aussi nous avons entrepris la conquête du pouvoir. Et parle pouvoir de nos votes au jour des élections nous vous enlèveronsvotre gouvernement.

– Et quand même vous obtiendriez lamajorité, une majorité écrasante, aux élections, interrompitM. Wickson, supposez que nous refusions de vous remettre cepouvoir capturé dans les urnes ?

« Cela aussi, nous l’avons prévu,répliqua Ernest, et nous vous répondrons avec du plomb. Le pouvoir,c’est vous qui l’avez proclamé roi des mots. Très bien ! cesera donc une affaire de force. Et le jour où nous aurons remportéla victoire au scrutin, si vous refusez de nous remettre legouvernement dont nous nous serons emparés constitutionnellement etpaisiblement, eh bien, nous vous riposterons du tac au tac, etnotre réponse sera formulée en sifflements d’obus, en éclatementsde shrapnells et en crépitements de mitrailleuses.

« D’une façon ou d’une autre, vous nepouvez nous échapper. Il est vrai que vous avez clairementinterprété l’histoire. Il est vrai que depuis le début del’histoire le travail a été dans la boue. Il est également vraiqu’il restera toujours dans la boue tant que vous demeurerez aupouvoir, vous et les vôtres et ceux qui viendront après vous. Jesouscris à tout ce que vous-avez dit. Nous sommes d’accord. Lepouvoir sera l’arbitre. Il a toujours été l’arbitre. La lutte desclasses est une question de force. Or de même que votre classe arenversé la vieille noblesse féodale, elle sera abattue par maclasse, par la classe des travailleurs. Et si vous voulez bien lirela biologie et la sociologie aussi correctement que vous avez lul’histoire, vous vous convaincrez que cette fin est inévitable. Peuimporte que ce soit dans un an, dans dix ou dans mille, – votreclasse sera renversée. Et elle sera renversée par le pouvoir, parla force. Nous autres de l’armée du travail, nous avons ruminé cemot au point que l’esprit nous en cuit. Le Pouvoir ! C’estvraiment le roi des mots, le dernier mot. »

Et ainsi se termina la soirée desPhilomathes.

6. – Ébauches futuristes

Vers cette époque commencèrent à pleuvoirautour de nous, drus et rapides, les prodromes d’événements àvenir.

Ernest avait déjà exprimé certains doutes surle degré de prudence dont mon père faisait preuve en recevant chezlui des socialistes et travaillistes notoires, ou en assistantouvertement à leurs réunions : mais père n’avait fait que riredu souci qu’il se donnait. Quant à moi, j’apprenais bien des chosesà ce contact avec les chefs et les penseurs de la classe ouvrière.Je voyais le revers de la médaille. J’étais séduite par l’altruismeet le noble idéalisme que je rencontrais chez eux, en même tempsqu’effrayée par l’immensité du nouveau domaine littéraire,philosophique, scientifique et social qui s’ouvrait devant moi. Jem’instruisais rapidement, mais pas assez vite pour comprendre dèslors le péril de notre situation.

Les avertissements ne me manquèrent pas, maisje n’y prenais point garde. Ainsi j’appris queMme Pertonwaithe et Mme Wickson,dont l’influence était formidable dans notre ville universitaire,avaient émis l’opinion que pour une jeune personne, je me montraistrop empressée et trop décidée, avec une fâcheuse tendance à memêler des affaires d’autrui. Je trouvai leur sentiment asseznaturel, étant donné le rôle que j’avais joué près d’elles dans monenquête sur l’affaire Jackson. Mais j’étais loin de comprendrel’importance réelle d’un avis de ce genre, énoncé par des arbitresd’une telle puissance sociale.

Je remarquai bien une certaine réserve dansmon cercle ordinaire de connaissances, mais je l’attribuai à ladésapprobation que soulevait mon projet de mariage avec Ernest.C’est plus tard qu’Ernest me démontra comment cette attitude de monentourage, loin d’être spontanée, était concertée et dirigée pardes ressorts occultes.

– Vous avez abrité chez vous un ennemi devotre classe, me dit-il. Non seulement vous lui avez prêté asile,mais vous lui avez donné votre amour et confié votre personne.C’est une trahison envers le clan auquel vous appartenez ;n’espérez pas en esquiver la punition.

Mais, avant cela, un après-midi qu’Ernestétait avec moi, Père revint tard à la maison, et nous nousaperçûmes qu’il était en colère, ou du moins dans un accèsd’irritation philosophique. Il était rare qu’il sortît de sesgonds, mais il se permettait de temps à autre un certain degré decourroux mesuré. Il appelait cela un tonique.

Nous vîmes donc, dès son entrée dans lachambre, qu’il avait sa dose de colère tonique.

– Que pensez-vous de cela ?demanda-t-il. Je viens de luncher avec Wilcox !

Wilcox était le président en retraite del’Université. Son esprit desséché était un magasin de lieux-communsqui avaient eu cours vers 1870 et qu’il n’avait jamais songé àmettre au point depuis cette époque.

– Il m’a invité. Il m’a envoyéchercher.

Père fit une pause. Nous attendions.

– Oh ! ça s’est passé trèsgentiment, je le reconnais ; mais j’ai été réprimandé.Moi ! Et par ce vieux fossile !

– Je parie savoir pourquoi vous avez étéréprimandé, dit Ernest.

– Je vous le donne à deviner en troiscoups, dit Père en riant.

– Je vais vous le dire du premier coup,répliqua Ernest. Et ce n’est pas une conjecture, mais unedéduction. Vous avez été réprimandé pour votre vie privée.

– C’est cela même ! s’écria Père.Comment diable l’avez-vous deviné ?

– Je sais que cela devait arriver. Jevous en avais déjà averti.

– C’est pourtant vrai, dit Père enréfléchissant. Mais je ne pouvais pas le croire. En tout cas ce nesera qu’un témoignage de plus, et des plus convaincants, à insérerdans mon livre.

– Ce n’est rien en comparaison de ce quivous attend si vous persistez à recevoir chez vous tous cessocialistes et radicaux, y compris moi-même.

– C’est précisément ce que m’a reprochéle vieux Wilcox, avec un tas de commentaires absurdes. Il m’a ditque je faisais preuve d’un goût douteux, que j’allais contre lestraditions et les manières de l’Université, et qu’en tous cas jedépensais mon temps en pure perte. Il a ajouté bien d’autres chosesnon moins vagues. Je n’ai jamais pu l’acculer à rien de défini,mais je l’ai mis en posture bien embarrassante : il ne savaitque se répéter et me dire combien il avait de considération pourmoi et comment tout le monde me respectait en tant que savant. Latâche n’était guère agréable pour lui ; je vis bien qu’elle nelui plaisait pas du tout.

– Il n’est pas libre de ses actes. On nepeut pas toujours traîner son boulet[49] avecgrâce.

– Je le lui ai fait dire. Il m’a déclaréque cette année l’Université a besoin de beaucoup plus d’argent quel’État n’est disposé à lui en donner. Le déficit ne peut êtrecouvert que par les libéralités de gens riches qui prendraientcertainement ombrage en voyant l’Université se départir de sonidéal élevé et de sa poursuite impassible des vérités purementintellectuelles. Quand j’essayai de le mettre au pied du mur en luidemandant en quoi ma vie domestique pouvait détourner l’Universitéde cet idéal, il m’offrit un congé de deux ans avec solde entièrepour un voyage d’agrément et d’étude en Europe. Naturellement, jene pouvais accepter dans ces circonstances.

– C’était pourtant, et de beaucoup, ceque vous aviez de mieux à faire, dit gravement Ernest.

– Mais c’était un appât, une tentative decorruption, protesta Père, et Ernest l’approuva d’un signe. – Lebougre m’a dit aussi qu’on bavardait autour des tables à thé, quel’on critiquait ma fille de s’afficher avec un personnage aussinotoire que vous, et que cette conduite n’était pas en harmonieavec le bon ton et la dignité de l’Université. Non pas quepersonnellement il y trouvât, le moins du monde à redire, maisenfin on causait et je devais sûrement comprendre.

Cette révélation donna à réfléchir à Ernest.Sa figure s’était assombrie : il était grave et courroucé. Ildéclara au bout de quelques instants :

– Il y a bien autre chose là-dessous quel’idéal universitaire. Quelqu’un a fait pression sur le PrésidentWilcox.

– Croyez-vous ? demanda Père avecune expression qui trahissait plus de curiosité que de frayeur.

– Je voudrais vous faire partager uneimpression qui se forme lentement dans mon esprit, – dit Ernest.Jamais, dans l’histoire du monde, la société ne s’est trouvéeemportée dans un flux aussi terrible qu’à l’heure actuelle. Lesrapides modifications de notre système industriel en entraînent denon moins promptes dans toute la structure religieuse, politique etsociale. Une révolution invisible et formidable est en train des’accomplir dans les fibres intimes de notre société. On ne peutsentir que vaguement ces choses-là : mais elles sont dansl’air, en ce moment même. On pressent l’apparition de quelque chosede vaste, de vague et d’effrayant. Mon esprit se refuse à prévoirsous quelle forme cette menace va se cristalliser. Vous avezentendu Wickson l’autre soir : derrière ce qu’il disait sedressaient ces mêmes entités sans nom et sans forme ; etc’était leur conception surconsciente qui inspirait sesparoles.

– Vous voulez dire…, commença Père, quis’arrêta, hésitant.

– Je veux dire qu’une ombre colossale etmenaçante commence dès maintenant à se projeter sur le pays.Appelez cela l’ombre d’une oligarchie, si vous voulez : c’estla définition la plus approximative que j’ose en donner. Je merécuse à imaginer quelle en est au juste la nature[50]. Mais voici ce que je tiens surtout àvous dire. Vous êtes dans une situation dangereuse, dans un périlque ma crainte exagère peut-être parce que je ne puis le mesurer.Suivez mon avis et acceptez les vacances que l’on vous offre.

– Mais ce serait une lâcheté ! serécria Père.

– Pas le moins du monde. Vous êtes unhomme d’âge. Vous avez accompli votre œuvre, et une belle œuvre,dans le monde. Laissez la bataille actuelle à ceux qui sont jeuneset forts. Notre tâche à nous autres de la nouvelle génération resteà accomplir. Notre bien-aimée « Avis » se tiendra à mescôtés quoiqu’il arrive ; elle vous représentera sur le frontde bataille.

– Mais ils ne peuvent me nuire, objectaPère. Dieu merci ! Je suis indépendant. Oh ! je vous priede croire que je me rends compte des terribles persécutions qu’ilspourraient infliger à un professeur dont la vie dépendrait del’Université. Mais la mienne n’en dépend pas. Ce n’est pas pour letraitement que je suis entré dans l’enseignement. Je puis vivre àl’aise avec mes propres revenus, et mon traitement est tout cequ’ils peuvent m’ôter.

– Vous ne voyez pas les choses d’assezloin, répondit Ernest. – Si tout ce que je crains se réalise, vosrevenus privés et même votre capital peuvent vous être enlevésaussi facilement que votre traitement.

Pendant quelques minutes, Père garda lesilence. Il réfléchissait profondément, et je vis une ride dedécision se creuser sur son front. Enfin il reprit d’un tonferme :

– Je n’accepterai pas ce congé. – Il fitune nouvelle pause. – Je continuerai à écrire mon livre[51]. Il se peut que vous vous trompiez.Mais, que vous ayez tort ou raison, je resterai à mon poste.

– Très bien ! dit Ernest. Vousprenez la même route que l’évêque Morehouse, et vous marchez versune catastrophe analogue. Vous serez tous deux réduits à l’état deprolétaires avant d’arriver au but.

La conversation dériva sur le compte duprélat, et nous demandâmes à Ernest de nous raconter ce qu’il avaitfait de lui.

– Il est malade jusqu’à l’âme du voyageoù je l’ai entraîné à travers les régions infernales. Je lui aifait visiter les taudis de quelques-uns de nos ouvriers d’usine. Jelui ai montré les déchets humains que rejette la machineindustrielle, et il les a entendus raconter leur existence. Je l’aiconduit dans les bas-fonds de San-Francisco, et il a pu voir quel’ivrognerie, la prostitution et la criminalité ont une cause plusprofonde que la dépravation naturelle. Il en est resté sérieusementatteint dans sa santé, et, ce qui est pire, il est emballé. Le choca été trop rude pour ce fanatique de morale. Et, comme toujours, iln’a le moindre esprit pratique. Il s’agite à vide parmi toutessortes d’illusions humanitaires et de projets de missions chez lesclasses cultivées. Il sent que c’est pour lui un devoir inéluctablede ressusciter l’ancien esprit de l’église et de communiquer sonmessage aux maîtres du jour. Il est surchauffé : tôt ou tardil va éclater, et je ne puis prédire quelle forme prendra lacatastrophe. C’est une âme pure et enthousiaste, mais si peupratique ! Il me dépasse : je ne puis retenir ses piedsau sol. Il vole vers son jardin des oliviers, et ensuite vers soncalvaire. Car des âmes si nobles sont faites pour lacrucifixion.

– Et vous ? demandai-je avec unsourire qui cachait la sérieuse anxiété de mon amour.

– Moi pas ! répondit-il en riantaussi. Je puis être exécuté ou assassiné, mais je ne serai jamaiscrucifié. Je suis planté trop solidement et trop obstinément surterre.

– Mais pourquoi préparer la mise en croixde l’évêque ? Car vous ne nierez pas que vous en êtescause.

– Pourquoi laisserais-je une âme à l’aisedans le luxe tandis qu’il y en a des millions dans le travail etdans la misère ?

– Alors pourquoi conseillez-vous à Pèred’accepter son congé ?

– Parce que je ne suis pas une âme pureet enthousiaste. Parce que je suis solide et obstiné et égoïste.Parce que je vous aime et dis comme jadis Ruth : « Tonpeuple est mon peuple. » Quant à l’évêque, il n’a pas defille. En outre, si minime que soit le résultat, si faible etinsuffisant que se manifeste son vagissement, il produira quelquebien pour la révolution, et tous les petits morceaux comptent.

Il m’était impossible d’être de cet avis. Jeconnaissais bien la noble nature de l’évêque Morehouse, et je nepouvais m’imaginer que sa voix, s’élevant en faveur de la justice,ne serait qu’un vagissement débile et impuissant. Je ne possédaispas encore sur le bout du doigt, comme Ernest, les dures réalitésde l’existence, il voyait clairement la futilité de cette grandeâme, et les événements prochains allaient me la révéler avec nonmoins de clarté.

Ce fut peu de jours après qu’Ernest meraconta, comme une histoire très drôle, l’offre qu’il avait reçuedu Gouvernement : on lui proposait le poste de secrétaired’État au ministère du Travail. Je fus remplie de joie. Lesappointements étaient relativement élevés, et c’était un appointsolide pour notre mariage. Ce genre d’occupation convenaitcertainement à Ernest, et la jalouse fierté qu’il m’inspirait mefaisait considérer cette avance comme une juste reconnaissance deses capacités.

Tout à coup je remarquai l’étincelle de gaietédans ses yeux : il se moquait de moi.

– Vous n’allez pas… refuser ? dis-jed’une voix tremblante.

– C’est tout simplement une tentative decorruption, dit-il. Il y a là-dedans la fine main de Wickson, et,derrière la sienne, celle de gens encore plus haut placés. C’est untruc aussi ancien que la lutte de classes elle-même, qui consiste àchiper ses capitaines à l’armée du travail. Pauvre travailéternellement trahi ! Si vous saviez combien de ses chefs dansle passé ont été achetés de façon analogue ! Cela revientmoins cher, bien moins cher, de soudoyer un général, que de lecombattre avec toute son armée. Il y a eu… mais je ne veux nommerpersonne. Je me sens déjà suffisamment indigné. Chère et tendreamie, je suis un capitaine du travail : je ne pourrais pas mevendre. À défaut de mille autres raisons, la mémoire de mon pauvrevieux père, exténué jusqu’à la mort, suffirait à m’en empêcher.

Il avait les larmes aux yeux, ce héros, mongrand héros à moi ! Jamais il ne pourrait pardonner la manièredont la conscience de son père avait été déformée, les mensongessordides et les vols mesquins auxquels il avait été réduit pourmettre du pain dans la bouche de ses enfants.

– Mon père était un brave homme, medisait un jour Ernest. – C’était une âme excellente, qui futtordue, mutilée, émoussée par la sauvagerie de sa vie. Ses maîtres,les archi-brutes, en firent une bête accablée. Il devrait êtreencore vivant aujourd’hui, comme votre père. Il était puissammentbâti. Mais il fut pris dans la machine et usé à mort pour produiredes bénéfices. Réfléchissez à cela. Pour produire des bénéfices –le sang de ses veines fut transmué en un souper arrosé de vinsfins, une marotte de clinquant, ou quelque autre orgie sensuellepour les riches oisifs et parasites, ses maîtres, lesarchi-brutes !

7. – La vision de l’évêque

– L’évêque a pris le mors aux dents, –m’écrivait Ernest. Il chevauche en plein vide. C’est aujourd’huiqu’il va commencer à remettre d’aplomb notre misérable monde, enlui communiquant son message. Il m’en a prévenu et je ne peux pasl’en dissuader. C’est lui qui préside ce soir àl’I. P. H.[52] et ildoit incorporer son message dans son allocution de début.

Puis-je passer vous prendre pour allerl’entendre ? Naturellement, son effort est condamné d’avance àl’avortement. Votre cœur en sera brisé, le sien aussi ; maisce sera pour vous une excellente leçon de choses. Vous savez, chèreet tendre amie, combien je suis fier de votre amour, combien jevoudrais mériter votre plus haute appréciation et racheter à vosyeux, dans une certaine mesure ma propre indignité de cet honneur.Mon orgueil désire donc vous persuader que ma pensée est correcteet juste. Mes points de vue sont âpres, la futilité de la noblessed’une telle âme vous démontrera que cette âpreté s’impose. Venez àcette soirée. Si tristes qu’en puissent être les incidents je sensqu’ils vous attireront plus étroitement vers moi. »

L’I. P. H. tenait ce soir-là, àSan-Francisco, une assemblée convoquée pour envisager ledéveloppement de l’immoralité publique et les moyens d’y porterremède. L’évêque Morehouse occupait sur l’estrade le fauteuilprésidentiel, et je remarquai tout de suite son état desurexcitation nerveuse. À ses côtés étaient assis l’évêqueDickinson, le Dr Jones, chef de la section d’éthique à l’Universitéde Californie ; Mme W. W. Hurd, grandeorganisatrice d’œuvres de charité ; M. Philip Ward, autrephilanthrope notoire, et plusieurs astres de moindre grandeur dansle ciel de la morale et de la charité. L’évêque Morehouse se levaet débuta par cet exorde abrupt :

« Je passais en voiture dans les rues. Ilfaisait nuit. De temps à autre, je regardais par les portières.Soudain mes yeux parurent s’ouvrir et je vis les choses tellesqu’elles sont. Mon premier geste fut de porter la main à mon frontpour me cacher l’effrayante réalité, et dans l’obscurité je meposai cette question : Qu’y a-t-il à faire ? Un instantaprès la question se représenta sous cette forme : Qu’auraitfait mon divin maître ? Alors une lumière sembla remplirl’espace, et mon devoir m’apparut avec la clarté du soleil, commeSaül avait vu le sien sur le chemin de Damas.

« Je fis arrêter, je descendis, et aprèsquelques minutes de conversation avec deux femmes publiques, je lespersuadai de monter dans ma voiture avec moi. Si Jésus a dit vrai,ces deux malheureuses étaient mes sœurs, et leur seule chance depurification résidait dans mon affection et ma tendresse.

« Je vis dans un des quartiers les plusagréables de San-Francisco. La maison que j’habite a coûté centmille dollars ; l’ameublement, les livres et les œuvres d’artreviennent à une somme égale. Ma maison est un château où s’agitentde nombreux serviteurs. J’ignorais jusqu’ici à quoi peuvent servirles manoirs : je croyais qu’ils étaient faits pour qu’on yvive. Maintenant je sais. J’ai emmené les deux filles des rues dansmon palais, et elles y resteront avec moi. Et de mes sœurs de cetteespèce j’espère remplir toutes les chambres de marésidence. »

L’auditoire devenait de plus en plus agité, etles figures des gens assis sur l’estrade trahissaient une frayeuret une consternation croissantes. Soudain l’évêque Dickinson seleva, et avec une expression de dégoût, quitta la plateforme et lasalle. Mais l’évêque Morehouse, les yeux remplis de sa vision,oubliait tout le reste et continuait :

« Ô mes sœurs et mes frères, dans cettemanière d’agir je trouve la solution de toutes mes difficultés. Jene me rendais pas compte à quoi pouvaient servir les voitures, maisje le sais maintenant. Elles sont faites pour transporter lesfaibles, les malades et les vieillards ; elles sont faitespour rendre honneur à ceux qui ont perdu jusqu’au sens de lahonte.

« Je ne savais pas pourquoi les palaisétaient bâtis, mais aujourd’hui j’ai découvert leur usage. Lesrésidences ecclésiastiques devraient être converties en hôpitaux etasiles pour ceux qui sont tombés sur le bord du chemin et qui vontpérir. »

Il fit une longue pause, évidemment dominé parl’intensité de sa pensée, et hésitant sur la meilleure manière del’exprimer.

« Je suis indigne, mes chers frères, devous dire quoi que ce soit au sujet de la moralité. J’ai vécu troplongtemps dans une hypocrisie honteuse pour pouvoir aider lesautres : mais mon acte envers ces femmes, envers ces sœurs, memontre que la meilleure voie est facile à trouver. Pour ceux quicroient en Jésus et en son évangile, il ne peut y avoir entrehumains d’autres rapports qu’un lien d’affection. L’amour seul estplus fort que le péché, plus fort que la mort.

« Je déclare donc aux riches parmi vousque leur devoir est de faire ce que j’ai fait, ce que je fais. Quechacun de ceux qui sont dans l’opulence prenne dans sa maison unvoleur et le traite comme un frère ; qu’il y prenne unemalheureuse et la traite comme une sœur ; et San-Franciscon’aura plus besoin de police ni de magistrats ; les prisonsseront remplacées par des hôpitaux, et le criminel disparaîtra avecson crime.

« Nous ne devons pas seulement donnernotre argent, nous devons nous donner nous-mêmes, comme a fait leChrist ; tel est aujourd’hui le message de l’Église. Nous noussommes égarés loin de l’enseignement du Maître. Nous nous sommesconsumés dans notre propre gloutonnerie. Nous avons dressé le veaud’or sur l’autel. J’ai ici une poésie qui résume toute cettehistoire en quelques vers ; je vais vous la lire. Elle futécrite par une âme égarée qui, cependant, voyait les chosesclairement[53]. Il ne faut pas la prendre pour uneattaque contre l’Église catholique. C’est une attaque contre toutesles Églises, contre la splendeur et la pompe de tous les clergésqui se sont éloignés du sentier tracé par le Maître et qui se sontparqués à l’écart de ses brebis. La voici :

Les trompettes d’argent sonnèrent sous ledôme ;

Tout un peuple à genoux restaitsilencieux ;

Et, porté sur des dos humains, devant mesyeux

Passa comme un grand dieu le grand maître deRome.

Comme un prêtre, il portait la robeimmaculée,

Comme un roi, du manteau de pourpre il étaitceint,

Et la triple couronne étagée au frontsaint

Rayonnait aux flambeaux sur sa voieétoilée.

Alors mon cœur franchit les déserts dupassé

Vers ce rivage amer où Jésus délaissé

Pour reposer son front n’avait pas unepierre.

– « Les oiseaux ont leur nid, lesrenards leur tanière :

« Seul, je meurtris mes pieds sur la voieaux douleurs

« Et je bois le vin tiède et salé de mespleurs ! »

L’auditoire était agité, mais non ému.L’évêque Morehouse ne s’en apercevait pas. Il suivait sa voie d’uncœur ferme.

« C’est pourquoi je le dis aux richesd’entre vous, et à vous tous les riches : Vous avezcruellement opprimé les brebis du Maître. Vous avez endurci voscœurs. Vous avez fermé vos oreilles aux voix qui crient dans lacontrée, voix de souffrance et de douleur que vous ne voulez pasentendre, qui cependant seront exaucées quelque jour. C’estpourquoi je le prédis… »

Mais, à cet instant, MM. Jones et Ward,qui depuis un instant s’étaient levés de leurs sièges, prirent lebras de l’évêque et l’entraînèrent hors de l’estrade, tandis quel’auditoire demeurait suffoqué de scandale.

À peine dans la rue, Ernest éclata d’un rireâpre et sauvage, qui me porta sur les nerfs. Mon cœur semblait prèsd’éclater sous l’effort de mes larmes contenues.

– Il leur a communiqué son message, –s’écria mon compagnon. – La force de caractère et la tendresseprofondément cachées dans la nature de leur évêque ont débordédevant les yeux de ses auditeurs chrétiens, qui l’aimaient, etceux-ci en ont conclu qu’il avait l’esprit dérangé. Avez-vous vuavec quelle sollicitude ils lui ont fait quitter l’estrade ?En vérité, l’enfer a dû rire à ce spectacle.

– Néanmoins ce que l’évêque a dit et faitce soir causera une forte impression, remarquai-je.

– Pensez-vous ? demanda Ernest d’unton railleur.

– Ce sera une véritable sensation,affirmai-je. J’ai vu les reporters griffonner comme des fouspendant qu’il parlait.

– Pas une ligne de ce qu’il a dit neparaîtra demain dans les journaux.

– Je ne puis le croire, m’écriai-je.

– Attendez et vous verrez. Pas une ligne,pas une pensée de lui ! La presse quotidienne ? C’estl’escamotage quotidien.

– Mais les reporters ? Je les aivus.

– Pas un mot de ce qu’il a dit ne seraimprimé. Vous comptez sans les directeurs de journaux. Leur salairedépend de leur ligne de conduite, et leur ligne de conduite est dene rien publier qui soit une menace sérieuse pour l’ordre établi.La déclaration de l’évêque constituait un assaut violent contre lamorale courante. C’était une hérésie. On lui a fait quitter latribune pour l’empêcher d’en dire davantage. Les journaux lepurgeront de son schisme par le silence de l’oubli. La presse desÉtats-Unis ? C’est une excroissance parasite qui pousse ets’engraisse sur la classe capitaliste. Sa fonction est de servirl’état de choses en modelant l’opinion publique, et elle s’enacquitte à merveille.

Laissez-moi vous prédire ce qui va arriver.Les journaux de demain raconteront simplement que la santé duprélat laissait à désirer, qu’il s’était surmené, et que ce soir ila été pris de faiblesse. Dans quelques jours, un autre paragrapheannoncera qu’il est dans un état de prostration nerveuse, et queses ouailles reconnaissantes ont souscrit pour qu’il lui soitaccordé un congé. Après cela, il arrivera de deux chosesl’une : ou bien l’évêque reconnaîtra l’erreur qu’il a commiseen prenant la mauvaise route, et reviendra de vacances en hommebien portant qui n’a plus de visions ; ou bien il persisteradans son délire, et dans ce cas vous pouvez vous attendre à voirles journaux nous informer en termes pathétiques et sympathiques,qu’il est devenu fou ; en fin de compte, on lui laisseraconter ses visions à des murs capitonnés.

– Oh ! vous allez trop loin,m’écriai-je.

– Aux yeux de la société, ce seravraiment de la folie, reprit Ernest. Quel honnête homme, s’il étaitsain d’esprit, prendrait dans sa maison des voleurs et desprostituées pour y vivre avec eux comme frères et sœurs ? Ilest vrai que le Christ est mort entre deux larrons, mais ceci estune autre histoire. Folie ? Mais le raisonnement d’un hommeavec qui l’on n’est pas d’accord vous paraît toujours faux ;dès lors, l’esprit de cet homme est dévié. Où est la ligne dedémarcation entre un esprit faux et un esprit fou ? Il estinconcevable qu’un individu de bon sens puisse être en désaccordradical avec vos plus saines conclusions.

« Vous en trouverez un bon exemple dansles journaux de ce soir. Mary M’Kenna habite au sud de MarketStreet. Bien que pauvre, elle est parfaitement honnête. Elle estmême patriote. Seulement elle se fait des idées fausses au sujet dudrapeau américain et de la protection dont il est censément lesymbole. Et voici ce qui lui est arrivé. Son mari, victime d’unaccident, est resté trois mois à l’hôpital. Elle a cherché dublanchissage à faire, mais, en dépit de son travail, elle s’esttrouvée en retard pour son loyer. Hier, on l’a mise dehors.Auparavant, elle avait hissé le drapeau national sur sa porte, et,s’abritant sous ses plis, elle avait acclamé qu’en vertu de cetteprotection, on n’avait pas le droit de la jeter à la rue. Qu’a-t-onfait ? On l’a arrêtée et fait comparaître comme insensée.Aujourd’hui, elle a subi l’examen médical des experts officiels,qui l’ont reconnue folle, et elle a été enfermée, à la Maison deSanté de Napa. »

– Votre exemple est tiré de trop loin.Supposez que je sois en désaccord avec tout le monde sur le styled’une œuvre littéraire : on ne m’enverrait pas dans un asilepour cela.

– Parbleu, répliqua-t-il. Cettedivergence d’avis ne constituerait pas une menace pour la société.C’est là que gît la différence. Les opinions anormales de MaryM’Kenna et de l’évêque sont un péril pour l’ordre établi.Qu’arriverait-il si tous les pauvres refusaient de payer leur loyeren s’abritant sous le drapeau américain ? La propriététomberait en miettes. Les convictions de l’évêque ne sont pas moinsdangereuses pour la société actuelle. Donc, c’est l’asile quil’attend.

Mais je me refusais à le croire.

– Patientez et vous verrez, dit Ernest.Et j’attendis.

Le lendemain matin j’envoyai chercher tous lesjournaux. Pas un mot n’était imprimé de ce qu’avait dit l’évêqueMorehouse. Une ou deux feuilles rapportaient qu’il s’était laissédominer par son émotion. Pourtant les platitudes des orateurs quilui avaient succédé étaient reproduites tout au long.

Plusieurs jours après, un bref paragrapheannonça que le prélat était parti en congé pour se remettre d’unexcès de travail. Jusqu’ici, Ernest avait raison. Pourtant iln’était question ni de fatigue cérébrale, ni même de prostrationnerveuse. Je ne soupçonnais guère la voie douloureuse que ledignitaire de l’Église était destiné à parcourir, cette route dujardin des Oliviers au Calvaire, qu’Ernest avait entrevue pourlui.

8. – Les briseurs de machines

Peu de temps avant qu’Ernest se présentâtcomme candidat au Congrès sur la liste socialiste, Père donna cequ’il appelait à huis-clos la soirée des profits etpertes, et mon fiancé, le soir des briseurs demachines. Ce n’était, en réalité, qu’un dîner d’hommesd’affaires, – le menu fretin, naturellement. Je ne crois pasqu’aucun d’entre eux fût intéressé dans une entreprise dont lecapital dépassât deux cent mille dollars. Ils représentaientparfaitement la classe moyenne du négoce.

Il y avait là M. Owen, de la maisonSilverberg, Owen et C°, une grosse firme d’épicerie avec denombreuses succursales, dont nous étions les clients. Il y avaitles associés du grand dépôt de produits pharmaceutiques Kowalt etWashburn, ainsi que M. Asmunsen, possesseur d’une importantecarrière de granit dans le Comté de Contra Costa, et beaucoupd’autres du même genre, propriétaires ou co-propriétaires depetites manufactures, de petits commerces et de petitesentreprises, en un mot, des petits capitalistes.

C’étaient des gens assez intéressants avecleurs figures rusées et leur langage simple et clair. Ils seplaignaient à l’unanimité des consortiums, et leur mot d’ordreétait : « Crevons les trusts ! » Ceux-ci, poureux, représentaient la source de toute oppression, et tous, sansexception, récitaient la même complainte. Ils auraient voulu que leGouvernement prît possession d’exploitations comme les Chemins deFer, ou les Postes et Télégraphes, et ils préconisaientl’établissement d’impôts énormes et férocement progressifs sur lerevenu, afin de détruire les vastes accumulations de capital. Ilsprônaient aussi, en guise de remède à des misères locales, lapropriété municipale d’entreprises d’utilité publique, telles quel’eau, le gaz, les téléphones et les tramways.

M. Asmunsen fit un récit particulièrementcurieux de ses tribulations en tant que propriétaire d’unecarrière. Il avoua que celle-ci ne lui avait jamais rapporté aucunprofit, malgré l’énorme masse de commandes que lui avait procuréesla destruction de San-Francisco par le grand tremblement de terre.La reconstruction de cette ville avait duré six années, pendantlesquelles le chiffre de ses affaires s’était trouvé quadruplé etoctuplé, mais lui ne s’en trouvait pas plus riche.

– La Compagnie du Chemin de Fer est unpeu mieux que moi au courant de mes affaires, expliqua-t-il. Elleconnaît à un centime près mes dépenses d’exploitation, et elle saitpar cœur les termes de mes contrats. Comment est-elle si bienrenseignée ? Je ne puis que le conjecturer. Elle doit payerdes espions parmi mes employés, et semble avoir accès près de tousmes partenaires. Car, écoutez bien ceci, à peine ai-je signé ungros traité dont les termes me sont favorables et m’assurent uncoquet bénéfice, que les prix de transport à pied d’œuvre sontaugmentés comme par enchantement. On ne me donne pasd’explications. C’est le Chemin de Fer qui prend mon profit. Enpareil cas je n’ai jamais pu décider la Compagnie à réviser sestarifs. Par contre, à la suite d’accidents, ou d’une augmentationde frais d’exploitation, ou après la signature de contrats moinsavantageux pour moi, j’ai toujours réussi à obtenir un rabais. Ensomme, gros ou petits, le Chemin de Fer m’enlève tous mesgains.

Ernest l’interrompit pour demander :

– Ce qui vous en reste, au bout ducompte, équivaut à peu près, sans doute, au salaire que laCompagnie vous accorderait comme directeur si elle étaitpropriétaire de votre carrière ?

– C’est cela même, réponditM. Asmunsen. Il n’y a pas longtemps, j’ai fait faire un relevéde mes comptes pour ces dix dernières années, et j’ai constaté quemes gains revenaient précisément aux appointements d’un directeur.Il n’y aurait eu rien de changé si la Compagnie avait possédé macarrière et m’avait payé pour la faire marcher.

– Avec cette différence, toutefois, ditErnest en riant, qu’elle aurait dû se charger de tous les risquesque vous avez eu l’obligeance d’assumer pour elle.

– C’est très vrai, reconnutM. Asmunsen avec mélancolie.

Ayant laissé chacun exprimer ce qu’il avait àdire, Ernest se mit à poser des questions aux uns et aux autres. Ilentreprit d’abord M. Owen.

– Voilà environ six mois que vous avezouvert une succursale ici à Berkeley ?

– Oui, répondit M. Owen.

– Et depuis lors j’ai remarqué que troispetits épiciers de quartier avaient fermé boutique. C’est sansdoute votre succursale qui en a été cause ?

– Ils n’avaient aucune chance de luttercontre nous, affirma M. Owen avec un sourire satisfait.

– Pourquoi pas ?

– Nous avions plus de capital. Dans ungros commerce la perte est toujours moindre et l’efficacité plusgrande.

– De sorte que votre magasin absorbaitles profits des trois petites boutiques. Je comprends. Mais,dites-moi, que sont devenus les propriétaires decelles-ci ?

– Il y en a un qui conduit nos camions delivraison. J’ignore ce que sont devenus les deux autres.

Ernest se tourna soudain versM. Kowalt.

– Vous vendez souvent à prix de revient,parfois même à perte[54]. Quesont devenus les propriétaires des petites pharmacies que vous avezmis au pied du mur ?

– L’un d’eux, M. Haasfurther, estactuellement à la tête de notre service des ordonnances.

– Et vous avez absorbé les bénéficesqu’ils étaient en train de réaliser.

– Bien sûr ! c’est pour cela quenous sommes dans les affaires.

– Et vous ? dit brusquement Ernest àM. Asmunsen. Vous êtes dégoûté de ce que le Chemin de Fer aitsoutiré vos gains ?

M. Asmunsen fit oui de la tête.

– Ce que vous voudriez, c’est réaliserdes gains vous-même ?

Nouveau signe d’assentiment.

– Aux dépens d’autrui ?

Pas de réponse. Ernest insista :

– Aux dépens d’autrui ?

– C’est comme cela qu’on gagne del’argent, répliqua sèchement M. Asmunsen.

– Ainsi, le jeu des affaires consiste àgagner de l’argent au détriment des autres et à empêcher les autresd’en gagner à vos propres dépens. C’est bien cela, n’est-cepas ?

Ernest dut répéter sa question, etM. Asmunsen finit par répondre :

– Oui, c’est cela, sauf que nous nefaisons pas d’objection à ce que les autres fassent des profits,tant qu’ils ne sont pas exorbitants.

– Par exorbitants, vous entendez gros,sans doute. Pourtant vous ne voyez pas d’inconvénient à faire degros bénéfices vous-même… sûrement non ?

M. Asmunsen avoua de bonne grâce safaiblesse sur ce point. Alors Ernest s’en prit à un autre, uncertain M. Calvin, jadis gros propriétaire de crémeries.

– Il y a quelque temps, vous combattiezle Trust du Lait, lui dit Ernest, et maintenant vous êtes dans lapolitique agricole[55], dans leParti des Granges. Comment cela se fait-il ?

– Oh ! je n’ai pas abandonné labataille, répondit le personnage, qui, en effet, avait l’air assezagressif. Je combats le trust sur le seul terrain où il soitpossible de le combattre, sur le terrain politique. Je vais vousexpliquer. Voilà quelques années, nous autres crémiers menions toutcomme nous l’entendions.

– Cependant vous vous faisiez concurrenceles uns aux autres ? interrompit Ernest.

– Oui, et c’est ce qui maintenait lesbénéfices à un faible niveau. Nous essayâmes de nous organiser,mais il y avait toujours des crémiers indépendants qui perçaient àtravers nos lignes. Puis vint le Trust du Lait.

– Financé par le capital en excédent dela Standard Oil[56], dit Ernest.

– C’est juste, reconnut M. Calvin.Mais nous l’ignorions à cette époque. Ses agents nous abordèrent lamassue à la main. Ils nous posèrent ce dilemme : entrer etnous engraisser, ou rester dehors et dépérir. La plupart d’entrenous entrèrent dans le Trust, et les autres crevèrent de faim.Oh ! ça paya… d’abord. Le lait fut augmenté d’un cent parlitre et un quart de ce cent nous revenait : les autres troisquarts allaient au Trust. Puis le lait fut augmenté d’un autrecent, mais sur celui-ci il ne nous revint rien du tout. Nosplaintes furent inutiles. Le Trust s’était établi en maître. Nousnous aperçûmes que nous étions de simples pions sur l’échiquier. Etfinalement le quart de cent additionnel nous fut retiré. Puis leTrust commença à nous serrer la vis. Que pouvions-nous faire ?Nous fûmes pressurés. Il n’y avait pas de crémiers, il ne restaitqu’un Trust du Lait.

– Mais avec le lait augmenté de deuxcents, il me semble que vous auriez pu soutenir la concurrence,suggéra Ernest avec malice.

– Nous le croyions aussi. Nous avonsessayé. – M. Calvin fit une pause. – Et ce fut notre ruine. LeTrust pouvait mettre le lait sur le marché à plus bas prix quenous. Il pouvait encore réaliser un léger bénéfice alors que nousvendions purement à perte. J’ai perdu cinquante mille dollars danscette aventure. La plupart d’entre nous ont fait faillite[57]. Les crémiers ont été balayés.

– De sorte que le Trust ayant pris vosbénéfices, dit Ernest, vous vous êtes jeté dans la politique pourqu’une législation nouvelle balaye le Trust à son tour et vouspermette de les reprendre ?

La figure de M. Calvin s’éclaira.

– C’est précisément ce que je dis dansmes conférences aux fermiers. Vous venez de concentrer tout notreprogramme dans une coque de noix.

– Et pourtant, le Trust produit du lait àmeilleur marché que les crémiers indépendants ?

– Parbleu, il peut bien le faire, avecl’organisation splendide et l’outillage dernier modèle que luipermettent ses gros capitaux.

– Ceci est hors de discussion. Il peutcertainement le faire, et, qui plus est, il le fait, conclutErnest.

M. Calvin se lança alors dans une vraieharangue politique pour exposer sa manière de voir. Plusieursautres le suivirent avec chaleur, et leur cri à tous était qu’ilfallait détruire les trusts.

– Pauvres simples d’esprit, me chuchotaErnest. Ce qu’ils voient, ils le voient bien ; seulement ilsne voient pas plus loin que le bout de leur nez.

Un peu plus tard il reprit la conduite de ladiscussion, et, selon son habitude caractéristique, la garda pourtout le restant de la soirée.

« Je vous ai tous écoutés avec attention,commença-t-il, et je vois parfaitement que vous menez le jeu desaffaires de façon orthodoxe. Pour vous la vie se résume en profits.Vous avez la conviction ferme et tenace d’avoir été créés et mis aumonde dans l’unique but de gagner de l’argent. Seulement il y a unaccroc. Au plus beau de votre profitable activité survient le trustqui vous enlève vos bénéfices. Vous voilà dans un dilemmeapparemment contraire au but de la création, et vous ne voyezd’autre moyen d’en sortir que l’anéantissement de cetteintervention désastreuse.

« J’ai soigneusement noté vos paroles, etla seule épithète qui puisse vous résumer, je vais vousl’appliquer. Vous êtes des briseurs de machines. Savez-vous ce quece mot-là veut dire ? Permettez-moi de vous l’expliquer. EnAngleterre, au XVIIIe siècle, hommes et femmes,tissaient le drap sur des métiers à main dans leurs propresmaisonnettes. C’était un procédé lent, maladroit et dispendieux, cesystème de manufacture à domicile. Puis vint la machine à vapeuravec son cortège d’engins à économiser le temps. Un millier demétiers assemblés dans une grande usine et actionnés par unemachine centrale tissaient le drap à bien meilleur compte que nepouvaient le faire chez eux les tisserands sur leurs métiers àmain. À l’usine, s’affirmait la combinaison, devant laquelles’efface la concurrence. Les hommes et les femmes qui avaienttravaillé pour eux-mêmes sur des métiers à main venaient maintenantdans les fabriques et trimaient sur les métiers à vapeur, non pluspour eux-mêmes mais pour les propriétaires capitalistes. Bientôt dejeunes enfants peinèrent aux métiers mécaniques, pour des salairesréduits, et y remplacèrent les hommes. Les temps devinrent durspour ceux-ci. Leur niveau de bien-être baissa rapidement. Ilsmouraient de faim. Ils disaient que tout le mal venait desmachines. Alors ils entreprirent de briser les machines. Ils n’yréussirent pas, et ils étaient de pauvres naïfs.

« Vous n’avez pas encore compris cetteleçon, et vous voici, au bout d’un siècle et demi, essayant à votretour de briser les machines. De votre propre aveu, les machines dutrust font un travail plus efficace et à meilleur marché que vous.C’est pour cela que vous ne pouvez lutter contre elles, etnéanmoins vous voudriez les briser. Vous êtes encore plus naïfs queles simples ouvriers d’Angleterre. Et pendant que vous ronchonnezqu’il faut rétablir la concurrence, les trusts continuent à vousdétruire.

« Du premier au dernier, vous racontez lamême histoire, la disparition de la rivalité et l’avènement de lacombinaison. Vous-même, M. Owen, avez détruit la concurrenceici à Berkeley quand votre succursale a fait fermer boutique àtrois petits épiciers, parce que votre association était plusavantageuse. Mais dès que vous sentez sur votre dos la pressiond’autres combinaisons encore plus fortes, celles des trusts, vousvous mettez à pousser les hauts cris. C’est parce que vous n’êtespas une grosse compagnie, tout simplement. Si vous étiez un trustde produits alimentaires pour tous les États-Unis, vous chanteriezune autre chanson, et votre antienne serait : – Bénis soientles trusts ! Et pourtant encore, non seulement votre petitecombinaison n’est pas un consortium, mais vous-même avez consciencede son manque de force. Vous commencez à pressentir votre proprefin. Vous vous apercevez qu’avec toutes vos succursales, vousn’êtes qu’un pion sur le jeu. Vous voyez les intérêts puissants sedresser et croître de jour en jour ; vous sentez leurs mainsgantées de fer s’abattre sur vos profits et en saisir une pincéede-ci, une pincée de-là, le trust des chemins de fer, le trust dupétrole, le trust de l’acier, le trust du charbon ; et voussavez qu’en fin de compte ils vous détruiront, qu’ils vousprendront jusqu’au dernier pourcentage de vos médiocresbénéfices.

« Cela prouve, Monsieur, que vous êtesmauvais joueur. Quand vous avez étranglé les trois épiciers d’ici,vous avez gonflé votre poitrine, vous avez vanté l’efficacité etl’esprit d’entreprise, vous avez envoyé votre épouse en Europe surles profits que vous aviez réalisés en dévorant ces gagne-petit.C’est la doctrine de chien contre chien, et vous n’avez fait qu’unebouchée de vos rivaux. Mais voici qu’à votre tour vous êtes mordupar des molosses, et vous criez comme des putois. Et ce que je disde vous est vrai pour tous ceux qui sont à cette table. Vous hurleztous. Vous êtes en train de jouer une partie perdante, et c’est cequi vous fait brailler.

« Seulement, en vous lamentant, vousn’êtes pas de franc jeu. Vous n’avouez pas que vous aimezvous-mêmes à tirer des profits des autres en les pressurant, et quesi vous faites tout ce tintamarre, c’est parce que d’autres sont entrain de vivre sur votre dos. Non, vous êtes trop malins pour cela.Vous dites tout autre chose. Vous faites des discours politiques depetits bourgeois comme tout à l’heure M. Calvin. Quedisait-il ? Voici quelques-unes de ses phrases que j’airetenues : – Nos principes originels sont solides. Ce qu’ilfaut à ce pays, c’est un retour aux méthodes américainesfondamentales, et que chacun soit libre de profiter des occasionsavec des chances égales… L’esprit de liberté dans lequel est nécette nation… Revenons aux principes de nos aïeux…

« Quand il parlait de l’égalité dechances pour tous, il voulait dire la faculté de pressurer desbénéfices, cette licence qui lui est maintenant enlevée par lesgrands trusts. Et ce qu’il y a d’absurde là-dedans, c’est qu’àforce de répéter ces phrases, vous avez fini par y ajouter foi.Vous désirez l’occasion de piller vos semblables à petites doses,et vous vous hypnotisez au point de croire que vous voulez laliberté. Vous êtes gloutons et insatiables, mais la magie de vosphrases vous persuade que vous faites preuve de patriotisme. Votredésir de gagner de l’argent, qui est de l’égoïsme pur et simple,vous le métamorphosez en sollicitude altruiste pour l’humanitésouffrante. Voyons, ici, entre nous, soyez honnêtes pour une fois.Regardez la chose en face et énoncez-là en termesjustes. »

On voyait autour de la table des facescongestionnées, exprimant une irritation mêlée d’une certaineinquiétude. Ils étaient un peu effrayés de ce jeune homme au visageglabre, de sa manière de balancer et d’assener les mots, et de saterrible façon d’appeler les choses par leurs noms. M. Calvins’empressa de riposter :

– Et pourquoi pas ? demanda-t-il.Pourquoi ne pourrions-nous pas retourner aux usages de nos pèresqui ont fondé cette république ? Vous avez dit beaucoup dechoses vraies, M. Everhard, si pénibles qu’elles aient pu nousparaître à avaler. Mais ici, entre nous, nous pouvons parler net.Rejetons les masques et acceptons la vérité telle queM. Everhard l’a carrément posée. C’est vrai que nous autrespetits capitalistes, faisons la chasse aux profits, et que lestrusts nous les enlèvent. C’est vrai que nous voulons détruire lestrusts afin de pouvoir garder nos gains. Et pourquoi ne leferions-nous pas ? Pourquoi pas, encore une fois, pourquoipas ?

« Ah ! maintenant nous arrivons aufin mot de la question, – dit Ernest d’un air satisfait. – Pourquoipas ? Je vais essayer de vous le dire, bien que ce ne soitguère facile. Vous autres, voyez-vous, vous avez étudié lesaffaires, dans votre cercle restreint, mais vous n’avez pas du toutapprofondi l’évolution sociale. Vous êtes en pleine période detransition dans l’évolution économique, mais vous n’y comprenezrien, et de là vient tout le chaos. Vous me demandez pourquoi vousne pouvez pas revenir en arrière ? Tout simplement parce quec’est impossible. Vous ne pouvez pas faire remonter un fleuve verssa source. Josué arrêta le soleil sur Gibéon, mais vous voudriezsurpasser Josué. Vous rêvez de ramener le soleil en arrière. Vousaspirez à faire marcher le temps à reculons, de midi àl’aurore.

« En présence des machines qui épargnentle travail, de la production organisée, de l’efficacité croissantedes combinaisons, vous voudriez retarder le soleil économique d’uneou plusieurs générations et le faire revenir à une époque où il n’yavait ni grandes fortunes, ni gros outillages, ni voiesferrées ; où une légion de petits capitalistes luttaient l’uncontre l’autre dans l’anarchie industrielle, où la production étaitprimitive, gaspilleuse, coûteuse et inorganisée. Croyez-moi, latâche de Josué était plus facile, et il avait Jéhovah pour l’aider.Mais vous autres, petits bourgeois, vous êtes abandonnés de Dieu.Votre soleil décline : il ne se relèvera jamais ; et iln’est pas même en votre pouvoir de l’arrêter sur place. Vous êtesen perdition, condamnés à disparaître entièrement de la face dumonde.

« C’est le Fiat ! del’évolution, c’est le commandement divin. L’association est plusforte que la rivalité. Les hommes primitifs étaient de chétivescréatures qui se cachaient dans les fentes de rochers, mais ils secoalisèrent pour lutter contre leurs ennemis carnivores. Les fauvesn’avaient que l’instinct de rivalité, tandis que l’homme était douéd’un instinct de coopération, et c’est pourquoi il établit sasuprématie sur tous les animaux. Et, depuis, il n’a faitqu’instituer des combinaisons de plus en plus vastes. La lutte del’organisation contre la concurrence date d’un millier de siècles,et c’est toujours l’organisation qui a triomphé. Ceux quis’enrôlent dans le camp de la concurrence sont destinés àpérir. ».

– Pourtant les trusts eux-mêmes sont nésde la concurrence, interrompit M. Calvin.

– Parfaitement, répondit Ernest. Et cesont les trusts eux-mêmes qui l’ont détruite. C’est précisémentpourquoi, de votre propre aveu, vous n’êtes plus dans la crème.

Des rires coururent autour de la table, pourla première fois de la soirée, et M. Calvin ne fut pas ledernier à partager l’hilarité qu’il avait lui-même provoquée.

– Et maintenant, puisque nous en sommesau chapitre des trusts, éclaircissons un certain nombre de points,reprit Ernest. Je vais vous exposer quelques axiomes, et, s’ils nevous agréent pas, vous n’aurez qu’à le dire. Votre silenceimpliquera votre consentement. Est-il vrai qu’un métier mécaniquetisse le drap en plus grande quantité et à meilleur marché qu’unmétier à main ?

Il fit une pause, mais personne ne prit laparole.

– Par conséquent, n’est-il pasprofondément déraisonnable de briser les métiers mécaniques pour enrevenir au procédé grossier et dispendieux du tissage à lamain ?

Les têtes s’agitèrent en signed’acquiescement.

– Est-il vrai que la combinaison connuesous le nom de trust produit d’une façon plus pratique et pluséconomique qu’un millier de petites entreprises rivales ?

Aucune objection ne s’éleva.

– Donc, n’est-il pas déraisonnable dedétruire cette combinaison économique et pratique ?

Nouveau silence, qui dura un bon moment. PuisM. Kowalt demanda :

– Que faire alors ? Détruire lestrusts est notre seule issue pour échapper à leur domination.

À l’instant, Ernest parut s’animer d’uneflamme ardente.

– Je vais vous en indiquer une autre,s’écria-t-il. Au lieu de détruire ces merveilleuses machines,prenons-en la direction. Profitons de leur bon rendement et de leurbon marché. Évinçons leurs propriétaires actuels et faisons-lesmarcher nous-mêmes. Cela, Messieurs, c’est le socialisme, unecombinaison, plus vaste que les trusts, une organisation socialeplus économique que toutes celles qui ont existé jusqu’ici surnotre planète. Elle continue l’évolution en droite ligne. Nousaffrontons les associations par une association supérieure. Nousavons les atouts en mains. Venez à nous et soyez nos partenaires ducôté gagnant.

Tout de suite se manifestèrent des signes etdes murmures de protestation.

– Vous préférez être des anachronismes,dit Ernest en riant, – c’est votre affaire. Vous préférez jouer lespères nobles. Vous êtes condamnés à disparaître comme tous lesreliquats d’atavisme. Vous êtes-vous jamais demandé ce qui vousarrivera lorsque naîtront des combinaisons encore plus formidablesque les sociétés actuelles ? Vous êtes-vous jamais préoccupésde ce que vous deviendrez lorsque les consortiums eux-mêmes sefusionneront dans le trust des trusts, dans une organisation à lafois sociale, économique et politique ?

Il se tourna inopinément versM. Calvin :

– Dites-moi si je n’ai pas raison. Vousêtes forcé de former un nouveau parti politique parce que les vieuxpartis sont entre les mains des trusts. Ceux-ci constituent leprincipal obstacle à votre propagande agricole, à votre parti desGranges. Derrière chaque embarras que vous rencontrez, chaque coupqui vous frappe, chaque défaite que vous essuyez, il y a la maindes Compagnies. N’est-ce pas vrai ?

M. Calvin se taisait, mal à l’aise.

– Si ce n’est pas vrai, dites-le moi,insista Ernest d’un ton encourageant.

– C’est vrai, avoua M. Calvin. Nousnous étions emparés de la législature d’État de l’Oregon et nousavions fait passer de superbes lois de protection ; mais legouverneur, qui est une créature des trusts, y a opposé son veto.Par contre, au Colorado, nous avions élu un gouverneur, et c’est lepouvoir législatif qui l’a empêché d’entrer en fonctions. Deux foisnous avons fait passer un impôt national sur le revenu, et deuxfois la Cour suprême l’a rejeté comme contraire à la Constitution.Les Cours sont entre les mains des associations ; nous, lepeuple, nous ne payons pas nos juges assez cher. Mais un tempsviendra…

– Où la combinaison des cartels dirigeratoute la législation, interrompit Ernest, – où l’association destrusts sera elle-même le Gouvernement.

– Jamais, jamais ! s’écrièrent lesassistants, tout de suite excités et combatifs.

– Voulez-vous me dire ce que vous ferezquand ce temps sera venu ? demanda Ernest.

– Nous nous soulèverons dans toute notreforce, cria M. Asmunsen, et sa décision fut saluéed’approbations nourries.

– Ce sera la guerre civile, fit observerErnest.

– Guerre civile, soit ! réponditM. Asmunsen, approuvé par de nouvelles acclamations. Nousn’avons pas oublié les hauts faits de nos ancêtres. Pour noslibertés nous sommes prêts à combattre et mourir !

Ernest dit en souriant :

– Ne l’oubliez pas, Messieurs, tout àl’heure nous sommes tombés tacitement d’accord que le mot liberté,dans votre cas, signifie la licence de pressurer autrui pour entirer des bénéfices.

Tous les convives étaient maintenant encolère, animés de dispositions belliqueuses. Mais la voix d’Ernestdomina le tumulte.

– Encore une question : vous ditesque vous vous soulèverez dans toute votre puissance quand leGouvernement sera entre les mains des trusts ; par conséquentle Gouvernement emploiera contre votre force l’armée régulière, lamarine, la milice, la police, en un mot, toute la machine de guerreorganisée des États-Unis. Où sera donc alors votre force àvous ?

La consternation parut sur les visages. Sansleur laisser le temps de se reconnaître, Ernest porta un nouveaucoup droit.

– Il n’y a pas très longtemps,souvenez-vous-en, notre armée régulière n’était que de cinquantemille hommes. Mais ses effectifs ont été augmentés d’année enannée, et elle en compte maintenant trois cents mille.

Il réitéra son attaque.

– Ce n’est pas tout. Pendant que vousvous livriez à une poursuite diligente de votre fantôme favori, leprofit, et que vous improvisiez des homélies sur votre chèremascotte, la concurrence, des réalités encore plus puissantes etcruelles ont été dressées par la combinaison. Il y a la milice.

– C’est notre force ! s’écriaM. Kowalt. Avec elle nous repousserions l’attaque de l’arméerégulière.

– C’est-à-dire que vous entreriez dans lamilice vous-mêmes, répliqua Ernest, et que vous seriez envoyés dansle Maine ou en Floride, aux Philippines ou partout ailleurs, pourécraser vos camarades révoltés au nom de la liberté. Pendant cetemps-là, vos camarades du Kansas, du Wisconsin ou de tout autreÉtat entreraient dans la milice et viendraient en Californie pournoyer dans le sang votre propre guerre civile.

Cette fois ils furent réellement scandaliséset demeurèrent muets. Enfin, M. Owen murmura :

– Nous ne nous enrôlerions pas dans lamilice. C’est tout simple. Nous ne serions pas si naïfs.

Ernest éclata franchement de rire.

– Vous ne comprenez pas du tout lacombinaison qui a été effectuée. Vous ne pourriez pas vous endéfendre. Vous seriez incorporés de force dans la milice.

– Il existe une chose qu’on appelle ledroit civil, insista M. Owen.

– Pas quand le Gouvernement proclamel’état de siège. Au jour où vous parlez de vous lever en masse,votre masse se retournerait contre vous. Vous seriez pris dans lamilice de gré ou de force. Je viens d’entendre quelqu’un prononcerle mot d’habeas corpus. En guise d’habeas corpusvous auriez des post mortem, en fait de garanties, cellede l’autopsie. Si vous refusiez d’entrer dans la milice, ou d’obéirune fois incorporés, vous passeriez devant un conseil de guerreimprovisé et vous seriez fusillés comme des chiens. C’est laloi.

– Ce n’est pas la loi ! – affirmaavec autorité M. Calvin. Il n’existe pas de loi pareille. Toutcela, jeune homme, vous l’avez rêvé. Comment ! Vous parliezd’expédier la milice aux Philippines. Ce serait inconstitutionnel.La Constitution spécifie expressément que la milice ne pourra pasêtre envoyée hors du pays.

– Qu’est-ce que la Constitution vientfaire là-dedans ? demanda Ernest. La Constitution estinterprétée par les Cours, et celles-ci, comme M. Asmunsen l’areconnu, sont les créatures des Trusts. En outre, je l’ai affirmé,c’est la loi. C’est la loi depuis des années, depuis neuf ans,Messieurs.

– C’est la loi, demanda M. Calvind’un air incrédule, – que nous puissions être traînés de force dansla milice… – et fusillés par un Conseil de guerre improvisé si nousrefusons de marcher ?

– Parfaitement, répondit Ernest.

– Comment se fait-il que nous n’ayonsjamais entendu parler de cette loi ? demanda mon père, et jevis bien que pour lui aussi c’était une nouvelle.

– Pour deux raisons, dit Ernest. D’abordparce que l’occasion ne s’est pas présentée de l’appliquer ;s’il y avait eu lieu, vous en auriez entendu parler assez tôt.Ensuite parce que cette loi a passé en vitesse au Congrès et ensecret au Sénat, et, pour ainsi dire, sans discussion.Naturellement, les journaux n’en ont pas soufflé mot. Nous autressocialistes, nous le savions, et nous l’avons publié dans notrepresse. Mais vous ne lisez jamais nos journaux.

– Et moi je soutiens que vous rêvez, ditM. Calvin avec entêtement. Le pays n’aurait jamais permischose pareille.

– Cependant le pays l’a permise en fait,répliqua Ernest. Et pour ce qui est de rêver, dites-moi si ceci estde l’étoffe dont sont faits les rêves.

Il tira de sa poche une brochure, l’ouvrit etse mit à lire :

« Section I, etc., etc. Il est décrété,etc., etc. que la milice se compose de tous les citoyens mâles etvalides âgés de plus de dix-huit ans et de moins de quarante-cinq,habitant les divers États ou territoires ainsi que le district deColombie…

« Section VII… Que tout officier ou hommeenrôlé dans la milice – rappelez-vous, Messieurs, que d’après lasection I vous êtes tous enrôlés, – qui refusera ou négligera de seprésenter devant l’officier de recrutement après y avoir été appelécomme il est prescrit ci-contre, sera traduit devant un Conseil deguerre et passible des peines prononcées par ce conseil…

« Section IX… Que la milice, lorsqu’ellesera convoquée en service actuel pour les États-Unis, sera soumiseaux mêmes règlements et articles de guerre que les troupesrégulières des États-Unis. »

– Voilà où vous en êtes, Messieurs, chersconcitoyens américains et camarades miliciens. Il y a neuf ans,nous autres socialistes, nous pensions que cette loi était dirigéecontre le Travail ; mais il semble bien qu’elle était dirigéeaussi contre vous. Le congressiste Wiley, dans la brève discussionqui fut permise, déclara que le projet de loi « procureraitune force en réserve pour prendre la populace à la gorge – lapopulace, c’est vous, Messieurs, – et pour protéger à tout hasardla vie, la liberté et la propriété ». À l’avenir, quand vousvous soulèverez dans votre force, rappelez-vous que vous vousrévolterez contre la propriété des trusts et contre la libertélégalement accordée aux trusts de vous pressurer. Messieurs, onvous a arraché les crocs, on vous a rogné les griffes. Le jour oùvous vous dresserez dans votre virilité, dépourvus d’ongles et dedents, vous serez aussi inoffensifs qu’une légion demollusques.

– Je n’en crois pas le premier mot !s’écria M. Kowalt. Une telle loi n’existe pas. C’est un canardinventé par vos socialistes.

– Le projet de loi a été présenté à laChambre le 30 juillet 1902 par le représentant de l’Ohio. Il a étédiscuté au galop. Il a été adopté au Sénat le 14 janvier 1903. Etjuste sept jours après, la loi a été approuvée par le Président desÉtats-Unis[58].

9. – Un rêve mathématique

Au milieu de la consternation que sarévélation avait causée, Ernest reprit la parole :

« Une douzaine d’entre vous ont affirméce soir l’impossibilité du socialisme. Puisque vous avez déclaré cequi est impraticable, permettez-moi maintenant de vous démontrer cequi est inévitable : c’est la disparition non seulement devous autres petits capitalistes, mais aussi des gros capitalistes,et des trusts eux-mêmes à un moment donné. Souvenez-vous que lavague de l’évolution ne revient jamais en arrière. Sans reflux,elle progresse de la rivalité à l’association, de la petitecoopération à la grande, des vastes combinaisons aux organisationscolossales, et de là au socialisme, la plus gigantesque detoutes.

« Vous me dites que je rêve. Trèsbien ! je vais vous exposer les mathématiques de mon rêve. Et,d’avance, je vous défie de démontrer la fausseté de mes calculs. Jevais développer le caractère fatal de l’écroulement du systèmecapitaliste et déduire mathématiquement la cause de sa rupture.Allons-y ! et soyez patients si je cherche mon début un peu endehors du sujet.

« Examinons d’abord les procédés d’uneindustrie particulière, et n’hésitez pas à m’interrompre si je disquelque chose que vous ne puissiez admettre. Prenons par exempleune manufacture de chaussures. Cette fabrique achète du cuir et letransforme en souliers. Voici du cuir pour cent dollars. Il passe àl’usine et en sort sous forme de chaussures d’une valeur de deuxcents dollars, mettons. Que s’est-il passé ? Une valeur decent dollars a été ajoutée à celle du cuir. Comment cela ?

« C’est le capital et le travail qui ontaugmenté cette valeur. Le capital a procuré l’usine, les machines,et payé les dépenses. La main-d’œuvre a fourni le travail. Parl’effort combiné du capital et du travail, une valeur de centdollars a été incorporée à la marchandise. Sommes-nousd’accord ?

Les têtes s’inclinèrent affirmativement.

« Le travail et le capital, ayant produitces cent dollars, se mettent en devoir d’en opérer la répartition.Les statistiques des partages de ce genre contiennent toujours denombreuses fractions : mais ici, pour plus de commodité, nousnous contenterons d’une approximation peu rigoureuse, en admettantque le capital prenne pour sa part cinquante dollars et que letravail reçoive comme salaire une somme égale.

Nous ne nous chamaillerons pas sur cettedivision[59] : quels que soient lesmarchandages, elle finit toujours par s’arranger à un taux ou à unautre. Et, ne l’oubliez pas, ce que je dis d’une industries’applique à toutes. Me suivez-vous ?

Les convives manifestèrent leur accord.

« Or, supposons que le travail, ayantreçu ses cinquante dollars, veuille racheter des souliers. Il nepourrait en racheter que pour cinquante dollars. C’est clair,n’est-ce pas ?

« Passons maintenant de cette opérationparticulière à la totalité de celles qui s’accomplissent auxÉtats-Unis, non seulement à propos du cuir, mais des matièresbrutes, des transports et du commerce en général. Disons, enchiffres ronds, que la production totale annuelle de la richesseaux États-Unis est de quatre milliards de dollars. Le travailreçoit donc en salaires une somme de deux milliards par an. Desquatre milliards produits, le travail peut en racheter deux. Aucunediscussion là-dessus, j’en suis certain. Et encore, mon évaluationest très large ; car, grâce à toutes sortes de manigancescapitalistes, le travail ne peut même pas racheter la moitié duproduit total.

« Mais passons là-dessus et admettons quele travail rachète deux milliards. Il est évident dès lors que letravail ne peut consommer que deux milliards. Il reste à rendrecompte de deux autres que le travail ne peut racheter niconsommer. »

– Le travail ne consomme même pas sesdeux milliards, déclara M. Kowalt. S’il les épuisait, iln’aurait pas de dépôts dans les Caisses d’épargne.

« Les dépôts aux Caisses d’épargne nesont qu’une sorte de fonds de réserve, dépensé aussi vitequ’amassé. Ce sont des économies mises de côté pour la vieillesse,les maladies, les accidents et les frais d’enterrement. C’est labouchée de pain gardée sur l’étagère pour la nourriture dulendemain. Non, le travail absorbe la totalité du produit qu’ilpeut racheter par ses salaires.

« Deux milliards sont laissés au capital.Celui-ci, après avoir remboursé ses frais, consomme-t-il lereste ? Le capital dévore-t-il ses deuxmilliards ? »

Ernest s’arrêta et posa nettement la questionà plusieurs individus qui se mirent à hocher la tête.

– Je n’en sais rien, dit franchement l’und’entre eux.

« Mais si, vous le savez, reprit Ernest.Réfléchissez un instant. Si le capital épuisait sa part, la sommetotale du capital ne pourrait s’accroître : elle resteraitconstante. Or, examinez l’histoire économique des États-Unis, vousverrez que le total du capital n’a cessé de grandir. Donc lecapital n’engloutit point sa part. Souvenez-vous de l’époque oùl’Angleterre possédait tant de nos obligations de chemins de fer.Au cours des années, nous les avons rachetées. Que conclure de là,sinon que la part inemployée du capital a permis ce rachat ?Aujourd’hui, les capitalistes des États-Unis possèdent descentaines et des centaines de millions de dollars d’obligationsmexicaines, russes, italiennes ou grecques ; quereprésentent-elles, sinon un peu de cette part que le capital n’apas ingurgitée ? Dès le début même du système capitaliste, lecapital n’a jamais pu avaler toute sa part.

« Et maintenant nous arrivons au point.Quatre milliards de richesse sont produits annuellement auxÉtats-Unis. Le travail en rachète et en consomme pour deuxmilliards. Le capital ne consomme pas les deux autres milliards. Ilreste un gros excédent qui n’est pas détruit. Que peut-on bien enfaire ? Le travail n’en peut rien distraire puisqu’il a déjàdépensé tous ses salaires. Le capital n’épuise pas cette balance,puisque déjà, d’après sa nature, il a absorbé tout ce qu’ilpouvait. Et l’excédent reste là. Qu’en peut-on faire ? Qu’enfait-on ? »

– On le vend à l’étranger, déclaraspontanément M. Kowalt.

– C’est cela même, acquiesça Ernest.C’est de ce surplus que naît notre besoin d’un débouché extérieur.On le vend à l’étranger. On est obligé de le vendre à l’étranger.Il n’y a pas d’autre moyen de s’en débarrasser. Et cet excédentvendu à l’étranger constitue ce que nous appelons la balancecommerciale en notre faveur. Sommes-nous toujoursd’accord ?

– Sûrement, c’est perdre notre temps qued’élaborer cet A B C D du commerce, ditM. Calvin avec humeur. Nous le connaissons tous par cœur.

« Si j’ai mis tant de soin à exposer cetalphabet, c’est que grâce à lui je vais vous confondre, répliquaErnest. C’est là le piquant de l’affaire. Et je vais vous confondreen cinq sec.

« Les États-Unis sont un pays capitalistequi a développé ses ressources. En vertu de son systèmed’industrie, il possède un trop-plein dont il doit se défaire àl’étranger[60]. Ce qui est vrai des États-Unis l’estégalement de tous les pays capitalistes dont les ressources sontdéveloppées. Chacun de ces pays dispose d’un excédent encoreintact. N’oubliez pas qu’ils ont déjà commercé les uns avec lesautres, et que néanmoins ces surplus restent disponibles. Dans tousces pays le travail a dépensé ses gages et ne peut rien enacheter ; dans tous, le capital a déjà consommé tout ce quelui permet sa nature. Et ces surcharges leur restent sur les bras.Ils ne peuvent les échanger entre eux. Comment vont-ils s’endébarrasser ?

– En les vendant aux pays dont lesressources ne sont pas développées, suggéra M. Kowalt.

– Parfaitement : vous le voyez, monraisonnement est si clair et si simple qu’il se déroule tout seuldans vos esprits. Faisons maintenant un pas en avant. Supposons queles États-Unis disposent de leur surplus dans un pays dont lesressources ne sont pas développées, au Brésil par exemple.Souvenez-vous que cette balance est en dehors et en sus ducommerce, les articles de commerce ayant déjà été consommés.Qu’est-ce donc que le Brésil donnera en retour auxÉtats-Unis ?

– De l’or, dit M. Kowalt.

– Mais il n’y a dans le monde qu’unequantité d’or limitée, objecta Ernest.

– De l’or sous forme de nantissements,obligations et autres gages de ce genre, rectifiaM. Kowalt.

– Cette fois vous y êtes. Les États-Unisrecevront du Brésil, en retour de leur excédent, des obligations etdes garanties. Qu’est-ce que cela veut dire, sinon que lesÉtats-Unis entreront en possession de voies ferrées, d’usines, demines et de terrains au Brésil ? Et qu’en résultera-t-ilencore ?

M. Kowalt réfléchit et secoua latête.

« Je vais vous le dire, continua Ernest.Il en résultera ceci, que les ressources du Brésil vont êtredéveloppées. Bien : faisons un pas de plus. Quand le Brésil,sous l’impulsion du système capitaliste, aura développé ses propresressources, il possédera lui-même un surplus non consommé.Pourra-t-il s’en débarrasser aux États-Unis ? Non, puisqu’ilsont leur propre excédent. Les États-Unis pourront-ils faire commeprécédemment et disposer de leur trop-plein au Brésil ? Non,puisque ce pays a maintenant le sien propre.

« Qu’arrive-t-il ? Désormais lesÉtats-Unis et le Brésil doivent tous deux chercher leurs débouchésdans des contrées dont les ressources sont encore inexploitées.Mais, par le fait même qu’ils y déchargent leur surcroît, cesnouvelles régions voient s’accroître leurs ressources. Elles netardent pas à posséder des excédents à leur tour et se mettent àchercher d’autres contrées pour s’y soulager. Or, suivez-moi bien,Messieurs, notre planète n’est pas si grande. Il n’y a qu’un nombrelimité de régions sur la terre. Quand tous les pays du monde,jusqu’au minime et dernier, auront une surcharge sur les bras etseront là à regarder tous les autres pays également surchargés, quese passera-t-il ? »

Il fit une pause et observa ses auditeurs.Leurs airs embarrassés étaient amusants à voir. Mais il y avaitaussi de l’inquiétude sur leurs visages. Parmi des abstractions,Ernest avait évoqué une vision nette. Aussi là, en ce moment, ilsla voyaient distinctement et ils en avaient peur.

– Nous avons commencé parl’A B C D, monsieur Calvin, dit malicieusementErnest, mais maintenant je vous ai donné le reste de l’alphabet. Ilest tout à fait simple : c’est ce qui en fait la beauté.Sûrement, vous avez une réponse toute prête. Eh bien,qu’adviendra-t-il quand tous les pays du monde auront un surplusnon consommé ? Où sera alors votre systèmecapitaliste ?

M. Calvin branlait une tête préoccupée.Évidemment, il cherchait une faute de raisonnement dans cequ’Ernest avait dit antérieurement.

– Repassons rapidement ensemble leterrain déjà parcouru, résuma Ernest. Nous avons commencé par uneopération industrielle quelconque, celle d’une fabrique dechaussures, et nous avons établi que la division du produitconjointement élaboré qui se pratiquait là était similaire à ladivision qui s’accomplit dans la somme totale de toutes lesopérations industrielles. Nous avons découvert que le travail nepeut racheter avec ses salaires qu’une partie du produit et que lecapital n’en consomme pas tout le reste. Nous avons trouvé qu’unefois que le travail avait consommé tout ce que lui permettent sessalaires, et le capital tout ce dont il a besoin, il restait encoreun surplus disponible. Nous avons reconnu qu’on ne pouvait disposerde cette balance qu’à l’étranger. Nous avons convenu quel’écoulement de ce trop-plein dans un pays neuf avait pour effetd’en développer les ressources, de sorte qu’en peu de temps cepays, à son tour, se trouvait surchargé d’un trop-plein. Nous avonsétendu ce procédé à toutes les régions de la planète, jusqu’à ceque chacune s’encombre, d’année en année et de jour en jour, d’unsurplus dont elle ne peut se débarrasser sur aucune autre contrée.Et maintenant, encore une fois, je vous le demande, qu’allons-nousfaire de ces excédents ?

Cette fois encore personne ne répondait.

– Voyons, monsieur Calvin ? provoquaErnest.

– Cela me dépasse, avoual’interpellé.

– Je n’avais jamais rêvé chose pareille,déclara M. Asmunsen. Et pourtant, c’est aussi clair que sic’était imprimé.

C’était la première fois que j’entendaisexposer la doctrine de Karl Marx[61] sur laplus-value, et Ernest l’avait fait si simplement que, moi aussi, jerestais en panne et me sentais incapable de répondre.

– Je vais vous proposer un moyen de vousdébarrasser du surplus, dit Ernest. Jetez-le à la mer. Jetez-ychaque année les centaines de millions de dollars que valent leschaussures, les vêtements, le blé et toutes les richessescommerciales. L’affaire ne serait-elle pas réglée ?

– Elle le serait certainement, réponditM. Calvin. Mais il est absurde à vous de parler de lasorte.

Ernest riposta avec la rapidité del’éclair.

– Êtes-vous moins absurde, monsieur lebriseur de machines, quand vous conseillez le retour aux procédésantédiluviens de vos grands-pères ? Que nous proposez-vouspour nous débarrasser de la plus-value ? D’esquiver leproblème en cessant de produire : de revenir à une méthode deproduction si primitive et imprécise, si désordonnée etdéraisonnable, qu’il devienne impossible de produire le moindreexcédent.

M. Calvin avala sa salive. Le coup depointe avait porté. Il eut un nouveau mouvement de déglutition,puis toussa pour s’éclaircir la gorge.

– Vous avez raison, dit-il. Je suisconvaincu. C’est absurde. Mais il faut bien que nous fassionsquelque chose. C’est une affaire de vie ou de mort pour nous autresde la classe moyenne. Nous refusons de périr. Nous préférons êtreabsurdes et revenir aux méthodes de nos pères, si grossières etdispendieuses qu’elles soient. Nous ramènerons l’industrie à l’étatantérieur des trusts. Nous briserons les machines. Et qu’yvoulez-vous faire vous-mêmes ?

« Mais vous ne pouvez pas briser lesmachines, répliqua Ernest. Vous ne pouvez pas faire refluer lavague de l’évolution. Deux grandes forces s’opposent à vous, dontchacune est plus puissante que la classe moyenne. Les groscapitalistes, les trusts, en un mot, ne vous laisseront pas opérerla retraite. Ils ne veulent pas que les machines soient détruites.Et, plus grande encore que celle des trusts, il y a la puissance dutravail. Il ne vous permettra pas de briser les machines. Lapropriété du monde, y compris les machines, gît sur le champ debataille entre les lignes ennemies des trusts et du travail. Aucunedes deux armées ne veut la destruction des machines, mais chacuneveut leur possession. Dans cette lutte, il n’y a pas de place pourla classe moyenne, pygmée entre deux titans. Ne le sentez-vous pas,pauvre classe moyenne, que vous êtes prise entre deux meules, etqu’elles ont déjà commencé à moudre ?

« Je vous ai démontré mathématiquementl’inévitable rupture du système capitaliste. Quand chaque pays setrouvera excédé d’une surcharge inconsommable et invendable,l’échafaudage ploutocratique cédera sous l’effroyable amoncellementde bénéfices érigé par lui-même. Mais, ce jour-là, il n’y aura pasde machines brisées. Leur possession sera l’enjeu du combat. Si letravail est victorieux, la route vous sera aisée. Les États-Unis,et sans doute le monde entier, entreront dans une ère nouvelle etprodigieuse. Les machines, au lieu d’écraser la vie, la rendrontplus belle, plus heureuse et plus noble. Membres de la classemoyenne abolie, de concert avec la classe des travailleurs – laseule qui subsistera – vous participerez à l’équitable répartitiondes produits de ces merveilleuses machines. Et nous, nous tousensemble, nous en construirons de plus merveilleuses encore. Et iln’y aura plus d’excédent non consommé, parce qu’il n’existera plusde profits. »

– Mais si ce sont les trusts qui gagnentcette bataille pour la possession des machines et du monde ?demanda M. Kowalt.

– En ce cas, répondit Ernest, vous-mêmes,et le travail, et nous tous, nous serons écrasés sous le talon defer d’un despotisme aussi implacable et terrible qu’aucun de ceuxdont furent souillés les pages de l’histoire humaine. Le Talon deFer ! [62] Tel est bien le nom qui conviendra àcette horrible tyrannie.

Il y eut un silence prolongé. Les méditationsde chacun se perdaient dans des avenues profondes et peufréquentées.

– Mais votre socialisme est un rêve, ditenfin M. Calvin ; et il répéta : – Unrêve !

« Alors, je vais vous montrer quelquechose qui n’est pas un rêve, répondit Ernest. – Et ce quelquechose, je l’appellerai l’Oligarchie. Vous l’appelez laPloutocratie. Nous entendons par là les grands capitalistes et lestrusts. Examinons où est le pouvoir aujourd’hui.

« Il y a trois classes dans la société.D’abord vient la ploutocratie, composée des riches banquiers,magnats des chemins de fer, directeurs de grandes compagnies etrois des trusts. Puis vient la classe moyenne, la vôtre, Messieurs,qui comprend les fermiers, les marchands, les petits industriels etles professions libérales. Enfin, troisième et dernière, vient maclasse à moi, le prolétariat, formée des travailleurssalariés[63].

« Vous ne pouvez nier que la possessionde la richesse est ce qui constitue actuellement le pouvoiressentiel aux États-Unis. Dans quelle proportion cette richesseest-elle possédée par ces trois classes ? Voici les chiffres.La ploutocratie est propriétaire de soixante-sept milliards. Sur lenombre total des personnes exerçant une profession aux États-Unis,seulement 0,9 % appartiennent à la ploutocratie, et cependantla ploutocratie possède 70 % de la richesse totale. La classemoyenne détient vingt-quatre milliards. 29 % des personnesexerçant une profession appartiennent à la classe moyenne, etjouissent de 25 % de la richesse totale. Reste le prolétariat.Il dispose de quatre milliards. De toutes les personnes exerçantune profession, 70 % viennent du prolétariat ; et leprolétariat possède 4 % de la richesse totale. De quel côtéest le pouvoir, Messieurs ? »

– D’après vos propres chiffres, nous, lesgens de la classe moyenne, nous sommes plus puissants que letravail, remarqua M. Asmunsen.

« Ce n’est pas en nous rappelant notrefaiblesse que vous améliorerez la vôtre devant la force de laploutocratie, riposta Ernest. D’ailleurs, je n’en ai pas fini avecvous. Il y a une force plus grande que la richesse, plus grande ence sens qu’elle ne peut pas nous être arrachée. Notre force, laforce du prolétariat, réside dans nos muscles pour travailler, dansnos mains pour voter, dans nos doigts pour presser une détente.Cette force, on ne peut pas nous en dépouiller. C’est la forceprimitive, alliée à la vie, supérieure à la richesse, etinsaisissable par elle.

« Mais votre force, à vous, est amovible.Elle peut vous être retirée. En ce moment même la ploutocratie esten train de vous la ravir. Elle finira par vous l’enlever touteentière. Et alors, vous cesserez d’être la classe moyenne. Vousdescendrez à nous. Vous deviendrez des prolétaires. Et ce qu’il y ade plus fort, c’est que vous ajouterez à notre force. Nous vousaccueillerons en frères, et nous combattrons coude à coude pour lacause de l’humanité.

« Le travail lui, n’a rien de concretqu’on puisse lui prendre. Sa part de la richesse nationale consisteen vêtements et meubles, avec, par-ci par-là, dans des cas trèsrares, une maison pas trop garnie. Mais vous, vous avez la richesseconcrète, vous en avez pour vingt-quatre milliards, et laploutocratie vous les prendra. Naturellement, il est beaucoup plusvraisemblable que ce soit le prolétariat qui vous les prenneauparavant. Ne voyez-vous pas votre situation, Messieurs ?Votre classe moyenne, c’est l’agnelet tremblotant entre le lion etle tigre. Si l’un ne vous a pas, l’autre vous aura. Et si laploutocratie vous a la première, le prolétariat aura laploutocratie ensuite ; ce n’est qu’une affaire de temps.

« Et même, votre richesse actuelle nedonne pas la vraie mesure de votre pouvoir. En ce moment, la forcede votre richesse n’est qu’une coquille vide. C’est pourquoi vouspoussez votre piteux cri de guerre : « Revenons auxméthodes de nos pères. » Vous sentez votre impuissance et levide de votre coquille. Et je vais vous en montrer la vacuité.

« Quel pouvoir possèdent lesfermiers ? Plus de cinquante pour cent sont en servage parleur simple qualité de tenanciers ou parce qu’ils sonthypothéqués : et tous sont en tutelle par le fait que déjà lestrusts possèdent ou gouvernent (ce qui est la même chose, en mieux)tous les moyens de mettre les produits sur le marché, telsqu’appareils frigorifiques ou élévateurs, voies ferrées et lignesde vapeurs. En outre, les trusts gouvernent les marchés. Quant aupouvoir politique et gouvernemental des fermiers, je m’en occuperaitout à l’heure en parlant de celui de toute la classe moyenne.

« De jour en jour les trusts pressurentles fermiers comme ils ont étranglé M. Calvin et tous lesautres crémiers. Et de jour en jour les marchands sont écrasés dela même façon. Vous souvenez-vous comment, en six mois de temps, letrust du tabac a balayé plus de quatre cents débits de cigares rienque dans la cité de New York ? Où sont les ancienspropriétaires de charbonnages ? Vous savez, sans que j’aiebesoin de vous le dire, qu’aujourd’hui le trust des chemins de ferdétient ou gouverne la totalité des terrains miniers à anthraciteou à bitume. Le Standard Oil Trust[64] nepossède-t-il pas une vingtaine de lignes maritimes ? Negouverne-t-il pas aussi le cuivre, sans parler du trust des hautsfourneaux qu’il a mis sur pied comme petite entreprisesecondaire ? Il y a dix mille villes aux États-Unis qui sontéclairées ce soir par des Compagnies dépendant du Standard Oil, etil y en a encore autant où tous les transports électriques,urbains, suburbains ou interurbains sont entre ses mains. Lespetits capitalistes jadis intéressés dans ces milliersd’entreprises ont disparu. Vous le savez. C’est la même route quevous êtes en train de prendre.

« Il en est des petits fabricants commedes fermiers ; à tout prendre, les uns et les autres en sontaujourd’hui réduits à la tenure féodale. Et l’on peut en direautant des professionnels et des artistes : à l’époqueactuelle, en tout sauf le nom, ils sont des vilains, tandis que lespoliticiens sont des valets. Pourquoi vous, M. Calvin,passez-vous vos jours et vos nuits à organiser les fermiers, ainsique le reste de la classe moyenne en un nouveau partipolitique ? Parce que les politiciens des vieux partis neveulent rien avoir à faire avec vos idées ataviques ; et ilsne le veulent pas parce qu’ils sont ce que j’ai dit, les valets,les serviteurs de la ploutocratie.

« J’ai dit aussi que les professionnelset les artistes étaient les roturiers du régime actuel. Quesont-ils autre chose ? Du premier au dernier, professeurs,prédicateurs, éditeurs, ils se maintiennent dans leurs emplois enservant la ploutocratie, et leur service consiste à ne propager queles idées inoffensives ou élogieuses pour les riches. Toutes lesfois qu’ils se mettent à répandre des idées menaçantes pourceux-ci, ils perdent leur place ; en ce cas, s’ils n’ont rienmis de côté pour les mauvais jours, ils descendent dans leprolétariat, et végètent dans la misère ou deviennent desagitateurs populaires. Et n’oubliez pas que c’est la presse, lachaire et l’Université qui modèlent l’opinion publique, qui donnentla cadence à la marche mentale de la nation. Quant aux artistes,ils servent simplement d’entremetteurs aux goûts plus ou moinsignobles de la ploutocratie.

« Mais, après tout, la richesse neconstitue pas le vrai pouvoir par elle-même ; elle est lemoyen d’obtenir le pouvoir, qui est gouvernemental par essence. Quidirige le Gouvernement aujourd’hui ? Est-ce le prolétariatavec ses vingt millions d’êtres engagés dans des occupationsmultiples ? Vous-même riez à cette idée. Est-ce la classemoyenne, avec ses huit millions de membres exerçant diversesprofessions ? Pas davantage. Qui donc dirige leGouvernement ? C’est la ploutocratie, avec son chétif quart demillion de personnes occupées. Cependant, ce n’est pas même cequart de million d’hommes qui le dirige réellement, bien qu’ilrende des services de garde volontaire. Le cerveau de laploutocratie, qui dirige le Gouvernement, se compose de sept petitset puissants groupes. Et n’oubliez pas qu’aujourd’hui ces groupesagissent à peu près à l’unisson[65].

« Permettez-moi de vous esquisser lapuissance d’un seul de ces groupes, celui des Chemins de Fer. Ilemploie quarante mille avocats pour débouter le public devant lestribunaux. Il distribue d’innombrables cartes de circulationgratuite aux juges, aux banquiers, aux directeurs de journaux, auxministres du culte, aux membres des universités, des législaturesd’État et du Congrès. Il entretient de luxueux foyers d’intrigue,des lobbies[66] auchef-lieu de chaque État et dans la capitale ; et dans toutesles grandes et petites villes du pays, il emploie une immense arméed’avocassiers et de politicailleurs dont la tâche est d’assisteraux comités électoraux et assemblées de partis, de circonvenir lesjurys, de suborner les juges et de travailler de toutes façons pourses intérêts[67].

« Messieurs, je n’ai fait qu’ébaucher lapuissance de l’un des sept groupes qui constituent le cerveau de laPloutocratie[68]. Vos vingt-quatre milliards derichesse ne vous donnent pas pour vingt-cinq cents de pouvoirgouvernemental. C’est une coquille vide, et bientôt cette coquillemême vous sera enlevée. Aujourd’hui la ploutocratie a tout lepouvoir entre les mains. C’est elle qui fabrique les lois, car ellepossède le Sénat, le Congrès, les Cours et les Législaturesd’États. Et ce n’est pas tout. Derrière la loi, il faut une forcepour l’exécuter. Aujourd’hui, la ploutocratie fait la loi, et pourl’imposer elle a à sa disposition la police, l’armée, la marine etenfin la milice, c’est-à-dire vous, et moi, et noustous. »

La discussion ne dura guère après cela, etbientôt les convives se levèrent de table. Calmés et domptés, ilsbaissaient la voix en prenant congé. On aurait pu les croire encoreépouvantés de la vision d’avenir qu’ils avaient contemplée.

– La situation est certainement sérieuse,dit M. Calvin à Ernest. Je ne vois pas grand’chose à redire àla manière dont vous l’avez dépeinte. Je ne suis en désaccord avecvous que sur la condamnation de la classe moyenne. Nous survivrons,et nous renverserons les trusts…

– Et vous reviendrez aux méthodes de vospères, acheva pour lui Ernest.

– Parfaitement. Je sais bien que noussommes en quelque sorte des briseurs de machines, et que c’est làune absurdité. Mais toute la vie semble absurde aujourd’hui, parsuite des machinations de la ploutocratie. En tous cas, notre façonde briser les machines est du moins pratique et possible, tandisque votre rêve ne l’est pas. Votre rêve socialiste n’est qu’unsonge. Nous ne pouvons pas vous suivre.

– Je voudrais bien vous voir, vous et lesvôtres, quelques notions d’évolution sociologique, répondit Ernestd’un ton soucieux en lui serrant la main. Cela nous épargneraitbien des difficultés.

10 – Le tourbillon

À la suite du dîner des hommes d’affaires, desévénements terriblement importants se succédèrent comme des coupsde foudre ; et ma pauvre petite vie, passée toute entière dansle calme de notre ville universitaire, fut entraînée avec toutesmes aventures personnelles dans le vaste tourbillon des aventuresmondiales. Est-ce mon amour pour Ernest qui fit de moi unerévolutionnaire, ou le clair point de vue sous lequel il m’avaitfait envisager la société dans laquelle je vivais, je ne le saispas au juste : mais révolutionnaire je devins, et je metrouvai plongée dans un chaos d’incidents qui m’eût sembléinconcevable trois mois plus tôt. Les troubles de ma destinéecoïncidèrent avec de grandes crises sociales.

Tout d’abord, mon père fut congédié del’Université. Oh ! il n’en fut pas exclu au sens propre dumot : on lui demanda de donner sa démission, voilà tout. Lachose, en soi, n’avait pas grande importance. À vrai dire, Père enfut enchanté. Son renvoi, accéléré par la publication de son livre« Économie et Éducation », ne faisait, disait-il, queriver sa thèse. Pouvait-on fournir une meilleure preuve du fait quel’instruction publique était dominée par la classecapitaliste ?

Mais cette confirmation ne vit jamais lejour ; personne ne sut qu’il avait été obligé de se retirer del’Université. C’était un savant si éminent qu’une pareillenouvelle, publiée avec le motif de sa démission forcée, eût faitsensation dans le monde entier. Les journaux déversèrent sur satête la louange et l’honneur, le félicitant d’avoir renoncé à lacorvée des conférences pour consacrer tout son temps aux recherchesscientifiques.

Père commença par rire ; puis il sefâcha, – à dose tonique. Alors il advint que son livre futsupprimé. Cette suppression s’opéra dans un tel secret que, toutd’abord, nous n’y comprîmes rien. La publication de l’ouvrage avaitimmédiatement causé quelque émotion dans le pays. Père avait étépoliment malmené par la presse capitaliste : la note généraleexprimait le regret qu’un si grand savant eût quitté son domainepour s’aventurer dans celui de la sociologie, qui lui étaitparfaitement inconnu et où il n’avait pas tardé à s’égarer. Celadura une semaine, pendant laquelle Père badinait en disant qu’ilavait touché un point sensible du capitalisme. Puis, tout à coup,un silence complet se fit dans les journaux et revues critiques,et, d’une façon non moins soudaine, le livre disparut de lacirculation. Impossible d’en trouver le moindre exemplaire chezaucun libraire. Père écrivit aux éditeurs, et il lui fut réponduque les planches avaient été abîmées par accident. Unecorrespondance embrouillée s’ensuivit. Mis au pied du mur, leséditeurs finirent par déclarer qu’ils ne voyaient pas lapossibilité de réimprimer l’œuvre, mais qu’ils étaient toutdisposés à abandonner leurs droits sur elle.

– Dans tout le pays vous ne trouverez pasune autre maison d’édition qui consente à y toucher, dit Ernest. –Et, à votre place, je me mettrais tout de suite à l’abri. Car cecin’est qu’un avant-goût de ce que vous réserve le Talon de Fer.

Mais Père était avant tout un savant, et ne secroyait jamais autorisé à sauter tout de suite aux conclusions.Pour lui, une expérience de laboratoire ne méritait pas ce nom tantqu’elle n’avait pas été poursuivie jusque dans ses moindresdétails. Aussi entreprit-il patiemment une tournée chez leséditeurs. Ils lui fournirent une multitude de prétextes, mais aucunne voulut se charger du livre.

Lorsqu’il fut bien convaincu que son œuvreavait été abolie, Père essaya d’en informer le public, mais sescommuniqués à la presse ne reçurent pas de réponse. À une réunionpolitique socialiste où assistaient de nombreux reporters, il crutavoir trouvé l’occasion de rompre le silence. Il se leva et racontal’histoire de cet escamotage. En lisant les journaux du lendemainil se mit d’abord à rire, puis entra dans une colère d’où toutequalité tonique était éliminée. Les comptes rendus ne soufflaientpas mot de son livre, mais travestissaient sa conduite d’une façondélectable. On avait déformé ses mots et ses phrases, et transforméses remarques sobres et mesurées en un discours d’anarchistebraillard. C’était fait très habilement. Je me souviens enparticulier d’un exemple. Père avait employé le terme de« révolution sociale », et le reporter avait simplementomis le qualificatif. Cette charge fut transmise dans tout le payscomme information de la Presse Associée, et de toutes partss’élevèrent des cris de réprobation. Père fut noté désormais commeanarchiste ou nihiliste, et une caricature largement répandue lereprésenta brandissant un drapeau rouge à la tête d’une bandehirsute et sauvage armée de torches, de couteaux et de bombes dedynamite.

Sa prétendue anarchie fut assaillie par uneterrible campagne de presse, en longs articles de tête semésd’insultes et d’allusions à sa décadence mentale. Ernest nousapprit que cette tactique de la presse capitaliste n’était paschose nouvelle : elle avait l’habitude d’envoyer des reportersà toutes les réunions socialistes avec la consigne d’altérer et dedénaturer ce qui y serait dit, afin d’effrayer la classe moyenne etde la détourner de toute affiliation possible au prolétariat.Ernest insista fortement pour que Père abandonnât la lutte et semît à l’abri.

Cependant la presse socialiste releva le gant,et toute la partie de la classe ouvrière qui lit les journaux sutque le livre avait été supprimé ; mais cette information nedépassa pas le monde du travail. Ensuite une grosse maisond’éditions socialistes, « L’Appel à la Raison »,s’arrangea avec Père pour publier son œuvre. Il en futenthousiasmé, mais Ernest s’en émut.

– Je vous dis que nous sommes au seuil del’inconnu, répétait-il. Il se passe autour de nous des chosesénormes et secrètes. Nous pouvons les sentir. Leur nature nous estinconnue, mais leur présence est certaine. Toute la texture de lasociété en frémit. Ne me demandez pas de quoi il s’agit au juste,je n’en sais rien moi-même. Mais dans cette liquéfaction, quelquechose va prendre forme, est en train de se cristalliser. Lasuppression de votre livre est un précipité. Combien d’autres ontété supprimés ? Nous l’ignorons et ne pouvonsl’apprendre ! Nous sommes dans le noir. Vous pouvez maintenantvous attendre à la suppression de la presse et des maisonsd’éditions socialistes. Je crains qu’elle ne soit imminente. Nousallons être étranglés.

Ernest sentait mieux que le reste dessocialistes le pouls des événements, car, moins de deux joursaprès, le premier assaut fut déclenché. L’Appel à laRaison était un journal hebdomadaire répandu dans leprolétariat, et qui tirait ordinairement à sept cent cinquantemille. En outre, il publiait fréquemment des éditions spéciales dedeux à cinq millions d’exemplaires ; payées et distribuées parla petite armée de travailleurs volontaires qui s’étaient groupésautour de l’Appel. Le premier coup fut dirigé contre ceséditions, et ce fut un coup de massue. L’administration des Postesdécida, par un règlement arbitraire, qu’elles ne faisaient paspartie de la circulation ordinaire du journal, et, sous ceprétexte, refusa de les recevoir dans ses trains-postes.

Une semaine après, le ministère des Postesdécréta que le journal lui-même était séditieux et le rayadéfinitivement de ses transports. C’était une attaque terrible pourla propagande socialiste. L’Appel se trouvait dans unesituation désespérée. Il imagina un plan pour atteindre ses abonnéspar les Compagnies de trains express, mais celles-ci refusèrent d’yprêter la main. C’était le coup de grâce ; pas tout à faitpourtant : l’Appel comptait continuer son entreprised’éditions. Vingt-mille exemplaires du livre de Père étaient à lareliure et d’autres sous presse. Un soir, sans que rien pût lefaire prévoir, une bande de canailles surgit on ne sait d’où ;agitant un drapeau américain et chantant des airs patriotiques, ilsmirent le feu aux vastes ateliers d’imprimerie de l’Appel,qui furent détruits de fond en comble.

Or, la petite ville de Girard, Kansas, étaitune localité absolument tranquille, où il ne s’était jamais produitde troubles ouvriers. L’Appelpayait ses salariés auxtarifs de syndicats. En fait, il constituait l’ossature de laville, car il employait des centaines d’hommes et de femmes.L’attroupement n’était pas composé de citoyens de Girard. Lesémeutiers semblaient être sortis de terre et y être rentrés leurbesogne accomplie, Ernest voyait toute l’affaire sous un jour desplus sinistres.

– Les Cent-Noirs[69] sont envoie d’organisation aux États-Unis, disait-il. Ceci n’est que lecommencement. Nous en verrons bien d’autres. Le Talon de Fers’enhardit.

Ainsi fut anéanti le livre de père. Nousdevions entendre beaucoup parler des Cent-Noirs dans les jours àsuivre. D’une semaine à l’autre, d’autres feuilles socialistesfurent privées des moyens de transport, et, en plusieurs cas, lesCent-Noirs détruisirent leur outillage. Naturellement, les journauxdu pays soutenaient la politique des classes dominantes, et lapresse assassinée fut calomniée et vilipendée, tandis que lesCent-Noirs étaient représentés comme de vrais patriotes et lessauveurs de la société. Ces faux rapports étaient si convaincantsque certains ministres du culte, même sincères, firent en chairel’éloge des Cent-Noirs, tout en déplorant la nécessité de laviolence.

L’Histoire s’écrivait rapidement. Lesélections d’automne approchaient, et Ernest fut désigné par leparti socialiste comme candidat au Congrès. Ses chances étaient desplus favorables. La grève des tramways de San-Francisco avait étébrisée, ainsi qu’une grève subséquente des conducteurs d’attelages.Ces deux défaites avaient été désastreuses pour le travailorganisé. La Fédération du Front de Mer, avec ses alliés duBâtiment, avaient soutenu les charretiers, et tout l’échafaudageainsi étayé s’était écroulé sans profit ni gloire. La grève futsanglante. La police assomma à coups de casse-têtes un grand nombrede travailleurs, et la liste des morts s’allongea par suite del’emploi d’une mitrailleuse.

En conséquence, les hommes étaient sombres,altérés de sang et de revanche. Battus sur le terrain choisi pareux-mêmes, ils étaient prêts à chercher la riposte sur le terrainpolitique. Ils maintenaient leur organisation syndicale, ce quileur donnait de la force pour la lutte ainsi engagée. Les chancesd’Ernest devenaient de plus en plus sérieuses. De jour en jour, denouvelles Unions décidaient de soutenir les socialistes, etlui-même ne put s’empêcher de rire lorsqu’il apprit l’entrée enligne des Auxiliaires des Pompes Funèbres et des Plumeurs deVolaille. Les travailleurs devenaient rétifs. Tandis qu’ils sepressaient avec un fol enthousiasme aux réunions socialistes, ilsrestaient imperméables aux ruses des politiciens du vieux-parti.Les orateurs de celui-ci se démenaient habituellement devant dessalles vides, mais de temps à autre ils devaient affronter dessalles combles où ils étaient malmenés à tel point que plus d’unefois il fallut l’intervention des réserves de police.

L’Histoire s’écrivait de plus en plus vite.L’air était vibrant d’événements actuels ou imminents. Le paysentrait dans une période de crise[70],occasionnée par une série d’années prospères, au cours desquellesil était devenu de jour en jour plus difficile de disposer àl’étranger du surplus non consommé. Les industries travaillaient àheures réduites : beaucoup de grandes usines chômaient enattendant l’écoulement de leurs réserves : et de tous côtéss’opéraient des réductions de salaires.

Une autre grande grève venait d’être brisée.Deux cent mille mécaniciens, avec leurs cinq cent mille alliés dela métallurgie, avaient été vaincus dans le conflit le plussanglant qui eût encore troublé les États-Unis. À la suite debatailles rangées contre les contingents de briseurs degrèves[71] armés par les associations de patrons,les Cent-Noirs, surgissant dans les localités les plus éloignéesles unes des autres, s’étaient livrés à une intense destruction depropriétés ; en conséquence, cent mille hommes de l’arméerégulière des États-Unis furent envoyés pour en finir à la manièreforte. Un grand nombre de chefs travaillistes furent exécutés,beaucoup d’autres condamnés à l’emprisonnement, et des milliers degrévistes ordinaires enfermés dans des parcs à bétail[72] et abominablement traités par lasoldatesque.

Les années de prospérité devaient maintenantse payer. Tous les marchés, encombrés, s’affaissaient, et dansl’effondrement général des prix, celui du travail tombait plus viteque tous les autres. Le pays était convulsé de discordesindustrielles. De-ci, de-là, partout les travailleurs faisaientgrève ; et quand ils ne se mettaient pas en grève, les patronsles jetaient dehors. Les journaux étaient remplis de récits deviolence et de sang. Et dans tout cela, les Cent-Noirs jouaientleur rôle. L’émeute, l’incendie, la destruction à tort et àtravers, telles étaient leurs fonctions, qu’ils accomplissaient degaîté de cœur. Toute l’armée régulière était en campagne, appeléepar les actes des Cent-Noirs[73].

Toutes les villes et cités ressemblaient à descamps militaires, et les travailleurs étaient fusillés comme deschiens. Les briseurs de grèves se recrutaient dans la multitude desgens sans emploi, et quand ils avaient le dessous dans leursbagarres avec les syndiqués, les troupes régulières apparaissaienttoujours à point pour écraser ces derniers. En outre, il y avait lamilice. Jusqu’ici il n’était pas nécessaire de recourir à la loisecrète sur la milice : sa partie régulièrement organiséeentrait seule en action, et elle opérait partout. Enfin, en cettepériode de terreur, l’armée régulière fut augmentée de cent millehommes par le gouvernement.

Jamais le monde du travail n’avait subi unecorrection si sévère. Cette fois, les grands capitainesindustriels, les oligarques, avaient jeté toutes leurs forces dansla brèche pratiquée par les associations de patrons batailleurs.Ceux-ci appartenaient en réalité à la classe moyenne. Stimulés parla dureté des temps et l’écroulement des marchés, et soutenus parles chefs de la Haute Finance, ils infligèrent à l’organisation dutravail une terrible et décisive défaite. Cette ligue était toutepuissante, mais c’était l’alliance du lion avec l’agneau, et laclasse moyenne ne devait pas tarder à s’en apercevoir.

La classe laborieuse manifestait une humeurrevêche et sanguinaire, mais elle était terrassée. Cependant sadébâcle ne mit pas terme à la crise. Les banques, qui constituaientpar elles-mêmes une des forces importantes de l’oligarchie,continuaient à faire rentrer leurs avances. Le groupe deWall-Street[74] transforma le marché des stocks en untourbillon où toutes les valeurs du pays s’écoulèrent presque àzéro. Et sur les désastres et les ruines se dressa la forme del’Oligarchie naissante, imperturbable, indifférente et sûred’elle-même. Cette sérénité et cette assurance étaient quelquechose de terrifiant. Pour atteindre son but, elle employait nonseulement sa propre et vaste puissance, mais encore toute celle duTrésor des États-Unis.

Les capitaines de l’industrie s’étaientretournés contre la classe intermédiaire. Les associations depatrons, qui les avaient aidés à lacérer l’organisation du travail,étaient déchirées à leur tour par leurs anciens alliés. Au milieude cet écroulement des petits financiers et industriels, les truststenaient bon. Non seulement ils étaient solides, mais encoreactifs. Ils semaient le vent sans crainte ni relâche, car eux seulssavaient comment récolter la tempête et en tirer profit. Et quelprofit, quels bénéfices énormes ! Assez forts pour tenir têteà l’ouragan qu’ils avaient largement contribué à déchaîner, ils sedéchaînaient eux-mêmes et pillaient les épaves qui flottaientautour d’eux. Les valeurs étaient pitoyablement et incroyablementratatinées, les trusts élargissaient leurs possessions dans desproportions non moins invraisemblables ; leurs entreprisess’étendaient à de nombreux champs nouveaux, – et toujours auxdépens de la classe moyenne.

Ainsi l’été de 1912 vit l’assassinat virtuelde la classe intermédiaire. Ernest lui-même fut étonné de larapidité avec laquelle le coup de grâce lui avait été porté. Ilhocha la tête d’un air de mauvais augure et vit venir sans illusionles élections d’automne.

– C’est inutile, disait-il, nous sommesbattus d’avance. Le Talon de Fer est là. J’avais mis mon espoir enune victoire paisible, remportée grâce aux urnes. J’avais tort, etc’est Wickson qui avait raison. Nous allons être dépouillés desquelques libertés qui nous restent ; le Talon de Fer nousmarchera sur la face ; il n’y a plus rien à attendre qu’unerévolution sanglante de la classe laborieuse. Naturellement, nousaurons la victoire, mais je frémis de penser à ce qu’elle nouscoûtera.

Dès lors Ernest épingla sa foi au drapeau dela révolution. Sur ce point il se trouvait en avant de son parti.Ses camarades socialistes ne pouvaient le suivre. Ils persistaientà croire que la victoire pouvait être gagnée aux élections. Cen’est pas qu’ils fussent étourdis par les coups déjà reçus. Ils nemanquaient ni de sang-froid ni de courage. Ils étaient incrédules,voilà tout. Ernest ne parvenait pas à leur inspirer une craintesérieuse de l’avènement de l’Oligarchie. Il réussissait à lesémouvoir, mais ils étaient trop sûrs de leur propre force. Il n’yavait pas de place pour l’oligarchie dans leur théorie del’évolution sociale, par conséquent l’oligarchie ne pouvait pasexister.

– Nous vous enverrons au Congrès et toutira bien, – lui dirent-ils à l’une de nos réunions secrètes.

– Et quand ils m’auront enlevé duCongrès, collé au mur et fait sauter la cervelle, – demandafroidement Ernest, – que ferez-vous ?

– Alors nous nous soulèverons dans notrepuissance, – répondirent sur le champ une douzaine de voix.

– Alors vous pataugerez dans votre propresang, – fut la réplique. – Je connais cette antienne : je l’aientendue chanter par la classe moyenne ; et où est maintenantcelle-ci avec sa puissance ?

11. – La grande aventure

M. Wickson n’avait pas cherché à voir monpère. Ils se rencontrèrent accidentellement sur le bac qui mène àSan-Francisco, de sorte que l’avis qu’il lui donna n’était pasprémédité. Si le hasard ne les avait réunis, il n’y aurait pas eud’avertissement. Il ne s’ensuit aucunement, d’ailleurs, que l’issueeût été différente. Père descendait de la vieille et solide souchedu Mayflower[75], et bonsang ne peut mentir.

– Ernest avait raison, me dit-il enrentrant. Ernest est un garçon remarquable, et j’aimerais mieux tevoir sa femme que celle du roi d’Angleterre ou de Rockefellerlui-même.

– Qu’est-il arrivé ? – demandai-jeavec appréhension.

– L’Oligarchie va nous marcher sur lafigure, Wickson me l’a donné clairement à entendre. Il a été trèsaimable, pour un oligarque. Il m’a offert de me rétablir àl’Université. Comment trouves-tu cela ? Lui, Wickson, cesordide grippe-sou, a le pouvoir de décider si j’enseignerai ou nonà l’Université d’État ? Mais il m’a offert encore mieux :il m’a proposé de me faire nommer président d’un grand collège desciences physiques qui est en projet, – il faut bien quel’oligarchie se débarrasse de son surplus d’une façon ou d’uneautre, n’est-ce pas ? – Et il a ajouté :

« Vous rappelez-vous ce que j’ai dit à cesocialiste amoureux de votre fille ? Je lui ai dit que nousfoulerions aux pieds la classe ouvrière. Or, nous allons le faire.En ce qui vous concerne, j’ai pour vous, comme savant, un profondrespect ; mais si vous fusionnez votre destinée avec celle duprolétariat, eh bien, faites attention à votre figure ! C’esttout ce que je puis vous dire. – Puis, me tournant le dos, il estparti.

– Cela veut dire qu’il faudra nous marierplus tôt que vous ne l’aviez projeté.

Tel fut le commentaire d’Ernest quand nous luiracontâmes l’incident.

Je ne pus tout d’abord saisir la logique de ceraisonnement, mais je ne devais guère tarder à la comprendre. C’està cette époque que le dividende trimestriel des Filatures de laSierra fut payé,… ou du moins qu’il aurait dû l’être, car Père nereçut pas le sien. Après plusieurs jours d’attente il écrivit ausecrétaire. La réponse vint immédiatement, disant qu’aucune entréedans les livres de la Compagnie n’indiquait que Père y possédât desfonds, et requérant poliment des renseignements plusexplicites.

– Je vais lui en donner, moi, desrenseignements explicites, à ce bougre-là ! – déclara Père enpartant pour la banque afin de retirer ses titres de soncoffre-fort.

– Ernest est un homme très remarquable, –dit-il une fois revenu, tandis que je l’aidais à ôter sonpardessus. – Je le répète, ma fille, ton jeune amoureux est ungarçon très remarquable.

Je savais, en l’entendant ainsi parlerd’Ernest, que je devais m’attendre à quelque désastre.

– Ils m’ont déjà marché sur la figure. Iln’y avait pas de titres : mon coffre-fort était vide. Ernestet toi, il va falloir vous marier au plus vite.

Père, toujours fidèle à la méthodescientifique, porta plainte et réussit à faire comparaître laCompagnie devant les tribunaux, mais il ne réussit pas à y fairecomparaître ses livres de compte. La Sierra gouvernait lestribunaux, lui pas : cela expliquait tout. Non seulement ilfut débouté, mais la loi sanctionna cette impudenteescroquerie.

Maintenant que tout cela est si loin, je suistentée de rire au souvenir de la façon dont Père fut battu. Ayantrencontré Wickson par hasard dans la rue à San-Francisco, il letraita de vil coquin. De ce fait il fut arrêté pour provocations,condamné à une amende devant le tribunal de simple police, et duts’engager sous caution à se tenir tranquille. C’était si ridiculequ’il ne put s’empêcher d’en rire lui-même. Mais quel scandale dansla presse régionale ! On y parlait gravement du bacille de laviolence infestant tous ceux qui embrassent le socialisme, et Pèreétait cité comme un exemple frappant de la virulence de ce microbe.Plus d’une feuille insinuait que son esprit avait été affaibli parle surmenage des études scientifiques, et laissait entendre qu’ondevrait l’enfermer dans un asile. Et ce n’étaient pas des parolesen l’air : elles dénonçaient un péril imminent. HeureusementPère était assez sage pour s’en apercevoir. L’expérience del’évêque Morehouse était une bonne leçon, et il l’avait biencomprise. Il ne broncha pas sous ce déluge d’injustices, et jecrois que sa patience surprit ses ennemis mêmes.

Vint ensuite l’affaire de notre maison, celleque nous habitions. On nous déclara une hypothèque forclose, etnous dûmes en abandonner la possession. Naturellement, il n’y avaitpas la moindre hypothèque, et il n’y en avait jamais eu : leterrain avait été acheté entièrement, la maison payée sitôtconstruite ; et maison et terrain étaient toujours restéslibres de toute charge. Néanmoins, une hypothèque fut produite,régulièrement et légalement rédigée et signée, avec les reçusd’intérêts versés pendant un certain nombre d’années. Père n’élevapas de protestation : comme on lui avait volé son revenu, onlui volait sa maison, et il n’avait pas de recours possible. Lemécanisme de la société était entre les mains de ceux qui s’étaientjuré de le perdre. Comme au fond c’était un philosophe, il ne semettait même plus en colère.

– Je suis condamné à être brisé, medisait-il. Mais ce n’est pas une raison pour que je n’essaie pasd’être fracassé le moins possible. Mes vieux os sont fragiles, etla leçon a porté ses fruits. Dieu sait que je ne tiens pas à passermes derniers jours dans un asile d’aliénés.

Cela me rappelle que je n’ai pas encoreraconté l’aventure de l’évêque. Mais je dois parler d’abord de monmariage. Comme son importance s’efface dans une série de pareilsévénements, je n’en dirai que quelques mots.

– Maintenant, nous allons devenir devrais prolétaires, dit Père quand nous fûmes chassés de chez nous.J’ai souvent envié à ton futur mari sa parfaite connaissance duprolétariat. Je vais pouvoir observer et me rendre compte parmoi-même.

Père devait avoir le goût de l’aventure dansle sang, car c’est sous ce jour qu’il envisageait notrecatastrophe. Ni la colère ni l’amertume n’avaient prise sur lui. Ilétait trop philosophe et trop simple pour être vindicatif, et ilvivait trop dans le monde de l’esprit pour regretter les aisesmatérielles que nous abandonnions. Quand nous allâmes àSan-Francisco nous établir dans quatre misérables chambres du basquartier au sud de Market Street, il s’embarqua dans cette nouvellevie avec la joie et l’enthousiasme d’un enfant, équilibrés par lavision claire et la vaste compréhension d’un cerveau de premierordre. Il était à l’abri de toute cristallisation mentale et detoute fausse appréciation des valeurs : celles de conventionou d’usage n’avaient aucun sens pour lui ; les seules qu’ilreconnût étaient les faits mathématiques et scientifiques. Mon pèreétait un être exceptionnel : il avait un esprit et une âmecomme en possèdent seuls les grands hommes. Par certains côtés, ilétait supérieur même à Ernest, le plus grand cependant que j’aiejamais rencontré.

J’éprouvai moi-même quelque soulagement de cechangement d’existence, ne fût-ce que la joie d’échapper àl’ostracisme méthodique et progressif que nous avions encouru dansnotre ville universitaire avec l’inimitié de l’oligarchienaissante. À moi aussi cette vie nouvelle apparut comme uneaventure, et la plus grande de toutes, puisque c’était une aventured’amour. Notre crise de fortune avait hâté mon mariage, et c’est enqualité d’épouse que je vins habiter le petit appartement de PellSteet, dans le bas quartier de San-Francisco.

Et de tout cela voici ce qui subsiste :j’ai rendu Ernest heureux. Je suis entrée dans sa vie orageuse, nonpas comme un élément de trouble, mais comme une potentialité depaix et de repos. Je lui apportai le calme : ce fut mon dond’amour pour lui, et pour moi le signe infaillible que je n’avaispoint failli à ma tâche. Provoquer l’oubli des misères ou lalumière de la joie dans ces pauvres yeux fatigués, – quelle plusgrande joie pouvait m’être réservée à moi-même ?

Ces chers yeux lassés ! Il se prodiguacomme peu d’hommes l’ont fait, et toute sa vie ce fut pour lesautres. Telle fut la mesure de sa virilité. C’était un humanitaire,un être d’amour. Avec son esprit de bataille, son corps degladiateur, et son génie d’aigle, il était doux et tendre pour moicomme un poète. C’en était un, qui mettait ses chants en action.Jusqu’à sa mort il chanta la chanson humaine ; il la chantapar pur amour de cette humanité pour laquelle il donna sa vie etfut crucifié.

Et tout cela sans le moindre espoir d’unerécompense future. Dans sa conception des choses, il n’y avait pasde vie à venir. Lui, en qui flamboyait l’immortalité, il se larefusait à lui-même, et c’était là le paradoxe de sa nature. Cetesprit brûlant était dominé par la philosophie glacée et sombre dumonisme matérialiste. J’essayais de le réfuter en lui disant que jemesurais son immortalité d’après les ailes de son âme, et qu’il mefaudrait des siècles sans fin pour apprécier exactement leurenvergure. À ces moments-là il riait, et ses bras s’élançaient versmoi, et il m’appelait sa douce métaphysicienne ; la fatigues’effaçait de ses yeux, et j’y voyais poindre cette heureuse lueurd’amour qui, par elle-même, était une nouvelle et suffisanteaffirmation de son immortalité.

D’autres fois, il m’appelait sa chèredualiste, et m’expliquait comment Kant, au moyen de la raison pure,avait aboli la raison pour adorer Dieu. Il établissait un parallèleet m’accusait d’un tour analogue. Et quand, plaidant coupable, jedéfendais cette manière de penser comme profondément rationnelle,il ne faisait que me serrer plus fort et rire comme seul pourraitle faire un amant élu de Dieu.

Je me refusais à admettre que son originalitéet son génie fussent explicables par l’hérédité et le milieu, ouque les froids tâtonnements de la science réussissent jamais àsaisir, analyser et classer la fuyante essence qui se dissimuledans la constitution même de la vie.

Je soutenais que l’espace est une apparenceobjective de Dieu, et l’âme une projection de sa nature subjective.Et quand Ernest m’appelait sa douce métaphysicienne, je l’appelaismon immortel matérialiste. Et nous nous aimions et nous étionsparfaitement heureux ; je lui pardonnais son matérialisme enfaveur de cette œuvre immense accomplie dans le monde sans souci deprogrès personnel, en faveur aussi de cette excessive modestiespirituelle qui l’empêchait de s’enorgueillir et même d’avoirconscience de son âme princière.

Cependant, il avait sa fierté à lui. Commentun aigle n’en aurait-il pas ? Se sentir divin, raisonnait-il,ce serait beau chez un dieu, sans doute : mais n’est-ce pasencore plus superbe chez l’homme, molécule infime et périssable dela vie ? C’est ainsi qu’il s’exaltait lui-même en proclamantsa propre mortalité. Il se plaisait à réciter certain fragment d’unpoème qu’il n’avait jamais lu tout entier et dont il n’avait jamaispu connaître l’auteur. Je transcris ce fragment non seulement parcequ’il l’aimait, mais parce que c’est un résumé du paradoxe qu’ilétait par lui-même et dans sa conception de sa propre spiritualité.L’homme capable de réciter les vers suivants en frémissant d’unbrûlant enthousiasme, pouvait-il n’être qu’un peu de limoninconsistant, d’énergie fugitive et de forme éphémère ?

Des joies et des joies et des mieux enmieux

Me sont destinés par droit de naissance,

Et je veux clamer à pleine puissance

De mes nombreux jours l’hymne élogieux.

Jusqu’à l’âge extrême où meurent les dieux

Dussé-je souffrir toute mort humaine,

Du moins j’aurai bu jusqu’à perdre haleine

Et j’aurai vidé ma coupe bien pleine

Du vin de mes bonheurs en tous temps et touslieux.

J’aurai tout savouré, la féminité douce,

Et le sel du pouvoir, et l’orgueil et samousse.

J’en boirais bien la lie à genoux ; carl’émoi

Du breuvage est bon, et me donne envie

De boire à la mort, de boire à la vie.

Quand ma vie un jour me sera ravie,

Je passerai ma coupe aux mains d’un autremoi.

L’être que tu chassas du jardin dedélices,

C’était moi Seigneur ! J’étais là,banni.

Et quand s’écrouleront les vastes édifices

De la terre et du ciel, je serai là, béni,

Dans un monde à moi de beauté profonde,

Dans le monde où sont nos chères douleurs,

Depuis nos premiers cris d’enfants venant aumonde

Jusqu’à nos soirs d’amour et nos nuits dedésirs.

Mon sang généreux et tiède est une onde

Où bat le pouls d’un peuple incréé, maisréel ;

Toujours agité du désir d’un monde,

Il éteindrait les feux de ton enfer cruel.

Je suis l’homme ! humain par ma chairentière

Et par ma splendeur d’âme nue et fière,

Et depuis ma nuit tiède au giron maternel

Jusqu’au retour fécond de mon corps enpoussière.

Ce monde, os de nos os et chair de notrechair,

Bondit à la cadence où nous jouons notreair,

Et de l’Éden maudit la soif inassouvie

Jusqu’en ses profondeurs bouleverse lavie.

Quand j’aurai vidé ma coupe de miel

De tous les rayons de son arc-en-ciel,

L’éternel repos d’une nuit sans trêve

Ne suffira pas à tarir mon rêve.

L’homme que tu chassas du jardin dedélices,

C’était moi, Seigneur ! J’étais là,banni.

Et quand s’écrouleront les vastes édifices

De la terre et du ciel, je serai là, béni,

Dans un monde à moi, de forme idéale,

Dans le monde où sont nos plus chersplaisirs,

Depuis nos purs levers d’aurore boréale

Jusqu’à nos soirs d’amour et nos nuits dedésirs[76].

Ernest se surmena toute sa vie. Il n’étaitsoutenu que par sa constitution robuste, qui pourtant n’abolissaitpas la lassitude de son regard. Ses chers yeux fatigués ! Ilne dormait pas plus de quatre heures et demi par nuit ; etmalgré cela il ne trouvait jamais le temps d’accomplir tout cequ’il avait à faire. Pas un instant il n’interrompit son œuvre depropagande, et il était retenu longtemps à l’avance pour desconférences aux organisations ouvrières. Puis vint la campagneélectorale où il se dépensa autant qu’il est humainement possible.La suppression des maisons d’éditions socialistes le priva de sesmaigres droits d’auteur, et il eut beaucoup de peine à trouver dequoi vivre ; car, en sus de tous ses autres travaux, il devaitgagner sa vie. Il faisait beaucoup de traductions, pour des revuesscientifiques et philosophiques. Il rentrait tard la nuit, déjàépuisé par ses efforts dans la lutte électorale, pour s’absorber ence travail, qu’il n’abandonnait guère avant le petit jour. Et,par-dessus tout, il y avait ses études. Il les poursuivit jusqu’àsa mort, et il étudiait prodigieusement.

Malgré tout cela, il trouvait le temps dem’aimer et de me rendre heureuse. Je m’y prêtai en fusionnantcomplètement ma vie avec la sienne. J’appris la sténographie et ladactylographie, et devins sa secrétaire. Il me disait souvent quej’avais réussi à l’alléger de la moitié de sa besogne, et je meremis volontairement à l’école pour arriver à bien comprendre sestravaux. Nous nous intéressions l’un à l’autre, nous travaillionsde concert et nous jouions ensemble.

Et puis nous avions nos instants de tendressedérobés au travail, – un simple mot, une rapide caresse, un regardd’amour ; et ces instants étaient d’autant plus doux qu’ilsétaient plus furtifs. Nous vivions sur les cimes où l’air est vifet pétillant, où l’œuvre s’accomplit pour l’humanité, où ne sauraitrespirer le sordide égoïsme. Nous aimions l’amour, et pour nous ilne se fardait que des couleurs les plus belles. Et il reste acquis,en définitive, que je n’ai pas failli à ma tâche. J’ai apportéquelque repos à cet être qui peinait tant pour les autres, j’aidonné quelque joie à mon cher mortel aux yeux las !

12. – L’évêque

Peu de temps après mon mariage, j’eus lasurprise de rencontrer l’évêque Morehouse. Mais je dois narrer lesévénements dans l’ordre. Après son éclat à la Convention del’I. P. H., le vénérable et doux prélat, cédant auxinstances de ses amis, était parti en congé. Il en était revenuplus décidé que jamais à prêcher le message de l’Église. À lagrande consternation des fidèles, son premier sermon fut en touspoints semblable au discours qu’il avait prononcé devant laConvention. Il répéta, avec maints développements et inquiétantsdétails, que l’Église s’était égarée loin des enseignements duMaître, et que le veau d’or avait été instauré à la place duChrist.

Il en résulta que, de gré ou de force, il futconduit dans une maison de santé privée, pendant que les journauxpubliaient des notes pathétiques sur sa crise mentale et lasainteté de son caractère. Une fois entré dans le sanatorium, il yfut retenu prisonnier. Je m’y présentai à plusieurs reprises, maison refusa de me laisser pénétrer près de lui. Je fus tragiquementimpressionnée par le destin de ce saint homme, absolument sain decorps et d’esprit, écrasé sous la volonté brutale de la société.Car l’évêque était un être normal autant que pur et noble. Comme ledisait Ernest, sa seule faiblesse consistait dans ses notionserronées de biologie et de sociologie, par suite desquelles il s’yétait mal pris pour remettre les choses en place.

Ce qui me terrifiait était l’impuissance de cedignitaire de l’Église. S’il persistait à proclamer la vérité tellequ’il la voyait, il se trouvait condamné à l’internementperpétuel ; et cela sans recours. Ni sa fortune, ni sasituation, ni sa culture ne pouvaient le sauver. Ses vuesconstituaient un péril pour la société, et celle-ci ne pouvaitconcevoir que des conclusions si dangereuses pussent émaner d’unesprit sain. Du moins, telle me semblait l’attitude générale.

Mais l’évêque, en dépit de sa mansuétude et desa pureté d’esprit, ne manquait pas de finesse. Il perçutclairement les dangers de sa situation. Il se vit pris dans unetoile d’araignée, et essaya d’y échapper. Ne pouvant compter surl’aide de ses amis, comme celle que Père, Ernest ou moi-même luiaurions volontiers prodiguée, il était réduit à mener la lutte avecses propres ressources. Dans la solitude forcée de l’asile, ilreprit possession de lui-même. Il recouvra la santé. Ses yeuxcessèrent de contempler des visions ; sa cervelle se purgea decette idée fantaisiste que le devoir de la société était de nourrirles brebis du Maître.

Je l’ai déjà dit, il devint sain, tout à faitsain, et les journaux et gens d’église saluèrent son retour avecjoie. J’assistai à l’un de ses offices. Le sermon était de mêmeordre que ceux qu’il avait prêchés jadis, avant son accèsvisionnaire. J’en fus désappointée et choquée. La correctioninfligée l’avait-elle réduit à la soumission ? Était-il donclâche ? Avait-il abjuré par intimidation ? Ou bien lapression avait-elle été trop forte et s’était-il laissé écraserhumblement par le char de Djaggernat de l’ordre établi ?

J’allai le voir dans sa magnifique demeure. Jele trouvai tristement changé, amaigri, le visage strié de rides queje n’y avais jamais vues. Il fut manifestement déconcerté par mavisite. Tout en parlant, il tirait nerveusement sur ses manches.Ses yeux inquiets se portaient de tous côtés pour éviter derencontrer les miens. Son esprit semblait préoccupé ; saconversation, coupée de pauses étranges, de brusques changements desujets, manquait de suite au point d’être embarrassante. Était-cebien l’homme ferme et calme que j’avais jadis comparé au Christ,avec ses yeux purs et limpides, son regard droit et exempt dedéfaillance comme son âme ? Il avait été manipulé par leshommes et maté par eux ; son esprit était trop doux. Iln’était pas assez fort pour tenir tête à la hurle organisée.

Je me sentais envahie d’une tristesseindicible. Ses explications étaient équivoques, et il appréhendaitsi visiblement ce que je pourrais dire que je n’eus pas le cœur delui faire la moindre représentation. Il me parla de sa maladie d’unton détaché ; nous causâmes à bâtons rompus de l’église, desréparations de l’orgue et de mesquines œuvres de charité. Enfin ilme vit partir avec un soulagement tel que j’en aurais ri si moncœur n’eût été gonflé de larmes.

Pauvre frêle héros ! Si seulement j’avaissu ! Il luttait comme un géant, et je ne m’en doutais pas.Seul, tout seul parmi les millions de ses semblables, il menait lecombat à sa manière. Déchiré entre son horreur de la maison de fouset sa fidélité envers la vérité et la justice, c’est à celles-ciqu’il s’accrochait désespérément ; mais il était si isoléqu’il n’osait même pas se fier à moi. Il avait bien, trop bienappris sa leçon.

Je n’allais pas tarder à être édifiée. Un beaujour l’évêque disparut. Il n’avait prévenu personne de son départ.Les semaines s’écoulaient sans qu’il revint : il y eut desbavardages ; la rumeur courut qu’il s’était suicidé dans unaccès de dérangement mental. Mais ces bruits se dissipèrentlorsqu’on apprit qu’il avait vendu tout ce qu’il possédait, – sarésidence dans la cité, sa maison de campagne à Menlo Park, sestableaux et collections artistiques, et même sa chère bibliothèque.Il avait évidemment réalisé tous ses biens, et en secret, avant dedisparaître.

Cela arriva au moment où nous étionsnous-mêmes en proie aux infortunes, et c’est seulement lorsque nousfûmes établis dans notre nouvelle demeure que nous eûmes le loisirde nous demander ce qu’il était devenu. Puis, soudain, touts’éclaircit.

Un soir, à la brune, au moment où il faisaitencore un peu jour, je traversai la rue afin d’acheter descôtelettes pour le souper d’Ernest. Car, dans notre nouvelleambiance, nous appelions souper le dernier repas dujour.

Juste au moment où je sortais de chez leboucher, un homme émergea de l’épicerie voisine qui formait le coinde la rue. Un étrange sentiment de familiarité me poussa à le mieuxregarder. Mais l’homme tournait déjà le coin et marchait vite. Il yavait, dans la chute des épaules et dans la frange de chevelureargentée entrevue entre le col et le chapeau à bords rabattus, unje ne sais quoi qui éveillait chez moi de vagues souvenirs. Au lieude retraverser la rue, je suivis cet homme. Je pressai le pas,essayant de réprimer les idées qui se formaient malgré moi dans macervelle. Non, – c’était chose impossible. Ce ne pouvait être lui,ainsi vêtu d’une combinaison de toile usagée, trop longue de jambeset éraillée au fond.

Je m’arrêtai, riant de moi-même, et sur lepoint d’abandonner cette folle poursuite. Mais la familiarité de cedos et de ces mèches d’argent me hantait positivement. Je lerattrapai et, en le dépassant, je jetai un coup d’œil de côté surson visage ; puis je fis brusquement demi-tour et me trouvaiface à face avec – l’évêque.

Il s’arrêta brusquement aussi et demeurabouche bée. Un gros sac en papier qu’il tenait à la main tomba surle trottoir, creva, et une pluie de pommes de terre rebondit surses pieds et les miens. Il me regarda avec surprise et effroi, puissembla se recroqueviller ; ses épaules s’affaissèrent et ilpoussa un profond soupir.

Je lui tendis la main. Il la prit, mais lasienne était moite. Il toussotait d’un air embarrassé et je voyaisdes gouttes de sueur se former sur son front. Il était évidemmenttrès alarmé.

– Les pommes de terre ! murmura-t-ild’une voix éteinte. Elles sont précieuses.

Nous les ramassâmes à nous deux et les remîmesdans le sac déchiré qu’il tenait soigneusement à présent dans lecreux de son coude. J’essayai de lui faire comprendre combienj’étais heureuse de le revoir, et l’invitai à venir tout droit à lamaison avec moi.

– Père se réjouira de vous voir, luidis-je. Nous habitons à deux pas d’ici.

– Impossible, répondit-il. Je dois m’enaller. Au revoir.

Il regarda autour de lui d’un air inquiet,comme s’il craignait d’être reconnu, et esquissa un mouvement dedépart.

Puis, me voyant préparée à marcher à ses côtéset décidée à ne pas le lâcher, il ajouta :

– Donnez-moi votre adresse et j’irai vousvoir, plus tard.

– Non, répondis-je avec fermeté. Il fautvenir maintenant.

Il regarda les patates qui s’émancipaient surson bras et les petits paquets qu’il portait de l’autre main.

– Sincèrement, je ne peux pas, dit-il.Pardonnez-moi mon impolitesse ; si vous saviez !

Je crus qu’il allait céder à son émotion, maisl’instant d’après il était redevenu maître de lui-même.

– Et puis, il y a ces victuailles,continua-t-il. Un cas bien touchant, c’est terrible. C’est unevieille femme. Je dois les lui porter tout de suite. Elle a faim.Il faut que j’y coure. Vous comprenez ? Je reviendrai après.Je vous le promets.

– Laissez-moi y aller avec vous,offris-je. Est-ce loin ?

Il poussa un soupir, et capitula.

– Seulement deux pâtés de maisons plusloin, dit-il. Pressons-nous.

Sous la conduite de l’évêque je fisconnaissance avec le quartier que j’habitais. Jamais je n’auraissoupçonné qu’il contînt des misères si pitoyables. Naturellement,mon ignorance venait de ce que je ne m’occupais pas de charités.J’étais convaincue qu’Ernest avait raison quand il comparait labienfaisance à un cautère sur une jambe de bois, et la misère à unulcère qu’il fallait enlever, au lieu d’y coller un emplâtre. Sonremède était simple. Donner à l’ouvrier le produit de son labeur,et une pension à ceux qui ont vieilli honorablement en travaillant,et il n’y aura plus besoin d’aumônes. Persuadée de la justesse dece raisonnement, je travaillais avec lui à la révolution, et je negaspillais pas mon énergie à soulager les misères sociales quirenaissent constamment de l’injustice du système.

Je suivis l’évêque dans une petite chambre dederrière, longue de douze pieds sur dix de large. Nous y trouvâmesune pauvre petite vieille Allemande, âgée de soixante-quatre ans,d’après ce qu’il me dit. Elle fut surprise de me voir, mais fit unsigne de cordiale bienvenue sans s’interrompre de coudre dans unpantalon d’homme qu’elle tenait sur les genoux. Par terre, à côtéd’elle, il y en avait une pile de semblables. L’évêque découvritqu’il ne restait ni bois ni charbon, et sortit pour en acheter.

Je ramassai un pantalon et j’examinai sontravail.

– Six cents, madame, dit-elle en branlantdoucement la tête tout en continuant de coudre. Elle cousaitlentement, mais sans s’arrêter une seconde. Son mot d’ordresemblait être : « coudre, encore coudre, et coudretoujours ».

– Pour tout ce travail-là, c’est tout cequ’ils paient ? demandai-je avec étonnement. Combien de tempscela vous prend-il ?

– Oui, c’est tout ce qu’ils donnent,répondit-elle. Six cents pièce pour la finition : et chacunereprésente deux heures de travail… Mais le patron ne sait pas cela,– ajouta-t-elle vivement, laissant percer sa crainte d’avoir desennuis. – Je ne vais pas vite. J’ai du rhumatisme dans les mains.Les jeunes femmes sont bien plus habiles que moi. Elles mettentmoitié moins de temps à finir la pièce. L’entrepreneur est un bravehomme. Il me laisse emporter le travail chez moi, maintenant que jesuis vieille et que le bruit de la machine m’étourdit. S’il n’étaitpas si gentil, je mourrais de faim…

« Oui, celles qui travaillent en atelieront huit cents. Mais que voulez-vous ? Il n’y a pas assezd’ouvrage pour les jeunes, on n’a pas besoin des vieilles… Souventje n’ai qu’un pantalon à finir. Quelquefois, comme aujourd’hui,j’en ai huit à livrer avant la nuit. »

Je lui demandai combien d’heures elletravaillait, et elle me dit que cela dépendait de la saison.

– En été, quand les commandes affluent,je travaille depuis cinq heures du matin jusqu’à neuf heures dusoir. Mais, en hiver, il fait trop froid. Je n’arrive pas à medégourdir les mains. Alors il faut travailler plus tard,quelquefois jusqu’après minuit.

« Oui, la saison d’été a été mauvaise.Les temps sont durs. Le bon Dieu doit être fâché. C’est le premierouvrage que le patron m’ait donné de la semaine… C’est vrai qu’onne peut pas manger beaucoup quand il n’y a pas de travail. J’y suishabituée. J’ai cousu toute ma vie, dans mon vieux pays autrefois,puis ici à San-Francisco, – depuis trente-trois ans…

« Quand on peut tirer son loyer tout vabien. Le propriétaire est très bon, mais il faut qu’il touche sonterme. C’est bien juste, n’est-ce pas ? Il ne prend que troisdollars pour cette chambre. Ce n’est pas cher. Néanmoins, on a biende la peine à trouver ces trois dollars tous les mois. »

Elle cessa de parler, sans cesser de coudre enremuant la tête.

– Vous devez faire joliment attentionpour vos dépenses avec ce que vous gagnez.

Elle fit un signe de vive approbation.

– Une fois le loyer payé ça ne va pastrop mal. Naturellement on ne peut acheter de viande, ni de laitpour le café. Mais on fait toujours un repas par jour, etquelquefois deux.

Elle avait prononcé ces derniers mots avec unsoupçon de fierté, un vague sentiment de succès. Mais, comme ellecontinuait à coudre en silence, je vis de la tristesse s’amasserdans ses bons yeux et les coins de sa bouche s’abaisser. Son regardétait devenu distant. Elle frotta vivement la buée qui l’empêchaitde coudre.

« Non, ce n’est pas la faim qui vousbrise le cœur, expliqua-t-elle. On s’y habitue. C’est pour monenfant que je pleure. C’est la machine qui l’a tuée. C’est vraiqu’elle travaillait dur, mais je ne peux pas comprendre. Elle étaitforte. Elle était jeune, elle n’avait que quarante ans ; et iln’y avait que trente ans qu’elle travaillait. Elle avait commencéjeune, c’est vrai, mais mon homme était mort. La chaudière de sonusine avait fait explosion. Et que pouvions-nous faire ? Elleavait dix ans, mais elle était très forte pour son âge. C’est lamachine à coudre qui l’a tuée. Oui, elle me l’a tuée : etc’est elle qui travaillait le plus vite dans tout l’atelier. J’aisouvent pensé à cela, et je sais. C’est pourquoi je ne peux plusaller à l’atelier. La machine à coudre me tourne la tête, jel’entends toujours dire : « Je l’ai tuée, je l’aituée ! » Elle chante cela tout le long du jour. Alors jepense à ma fille, et je suis incapable de travailler. »

Ses yeux vieillis s’étaient voilés de nouveau,et elle dut les essuyer avant de reprendre sa couture.

J’entendis l’évêque trébucher dans l’escalier,et j’ouvris la porte. Dans quel état il apparut ! Il portaitsur le dos un demi-sac de charbon surmonté de fagotins. Sa figureétait couverte de poussière, et la sueur provoquée par son effort ytraçait des ruisseaux. Il laissa tomber son fardeau dans le coinprès du poêle et s’épongea la face avec un mouchoir d’indiennegrossière. Je pouvais à peine en croire le témoignage de mes sens.L’évêque noir comme un charbonnier avec une chemise de coton bonmarché à laquelle manquait le premier bouton, et une combinaisoncomme en portent les hommes de peine ! C’était ce qu’il yavait de plus incongru dans son costume, ce sarrau usé au fond,traînant sur les talons et retenu aux hanches par une étroiteceinture de cuir.

Cependant, si l’évêque avait chaud, les mainsgonflées de la pauvre vieille étaient déjà engourdies de froid.Avant de la quitter, l’évêque fit du feu, tandis que je pelais lespommes de terre et les mettais à bouillir. Je devais apprendre avecle temps qu’il y avait beaucoup de cas semblables au sien, etbeaucoup de pires, dissimulés dans les horribles profondeurs deshabitations du quartier.

En rentrant, nous trouvâmes Ernest alarmé demon absence. Lorsque fut calmée la première surprise de larencontre, l’évêque se renversa dans sa chaise, allongea ses jambesculottées de toile bleue, et poussa positivement un soupir d’aise.Nous étions, dit-il, les premiers de ses anciens amis qu’il eûtrevus depuis sa disparition ; et durant ces dernièressemaines, la solitude lui pesait lourdement. Il nous raconta unefoule de choses, mais surtout il exprima la joie qu’il éprouvait àaccomplir les commandements de son divin maître.

– Car maintenant, en vérité, dit-il, jenourris ses brebis. Et j’ai appris une grande leçon. On ne peut passoigner l’âme, tant que l’estomac n’est pas satisfait. Les brebisdoivent être alimentées avec du pain et du beurre, des pommes deterre et de la viande ; c’est après cela seulement que leursesprits sont prêts à recevoir une nourriture plus raffinée.

Il mangea de bon cœur le dîner que j’avaisfait cuire. Jamais il n’avait manifesté un tel appétit à notretable. Nous parlâmes de ces jours anciens, et il nous déclara quede sa vie il n’avait été en aussi bonne santé qu’à l’heureactuelle.

– Je vais toujours à pied maintenant,dit-il, et il rougit au souvenir du temps où il roulait encarrosse, comme si c’était un péché difficile à se fairepardonner.

– Ma santé n’en est que meilleure –ajouta-t-il vivement. – Et je me sens très heureux, en vérité, toutà fait heureux. À présent, enfin, j’ai conscience d’être un desoints du Seigneur.

Cependant, son visage conservait une empreintepermanente de tristesse, parce qu’actuellement il se chargeait dela douleur du monde. Il voyait la vie sous un jour cru, biendifférente de celle qu’il avait entrevue dans les livres de sabibliothèque.

– Et c’est vous qui êtes responsable detout cela, jeune homme, dit-il en s’adressant à Ernest.

Celui-ci parut embarrassé et mal à l’aise.

– Je… je vous avais averti,balbutia-t-il.

– Vous n’y êtes pas, répondit l’évêque.Ce n’est pas un reproche, mais un remerciement que je vous adresse.Je vous dois de la gratitude pour m’avoir montré ma voie. Desthéories sur la vie vous m’avez mené à la vie elle-même. Vous avezécarté les voiles et arraché les masques. Vous avez apporté deslueurs dans ma nuit, et maintenant moi aussi je vois la lumière dujour. Et je me trouve très heureux, à part… – il hésitadouloureusement, et une vive appréhension assombrit son regard – àpart cette persécution. Je ne fais de mal à personne. Pourquoi neme laisse-t-on pas tranquille ? Mais ce n’est pas encore cela,c’est surtout la nature de cette persécution. Il me serait égald’être écorché sous le fouet, brûlé sur un bûcher ou crucifié latête en bas. Mais c’est l’asile qui m’épouvante. Pensez-y :moi, dans une maison d’aliénés ! C’est révoltant. J’ai vuquelques cas au sanatorium, des fous furieux. Mon sang se glacerien que d’y penser. Être emprisonné pour le reste de mes joursparmi des hurlements et des scènes de violence ! Non,non ! pas cela ! c’est trop !

C’était pitoyable. Ses mainstremblaient ; tout son corps frissonnait et se contractaitdevant la vision évoquée. Mais, en un instant, il recouvra soncalme.

– Pardonnez-moi, dit-il simplement. Cesont mes malheureux nerfs. Et si c’est là que doit me mener leservice du Maître, que sa volonté soit faite ! Qui suis-jepour me plaindre ?

Je me sentais prête à crier en leregardant : – Ô grand et bon pasteur ! héros ! hérosde Dieu !

Au cours de la soirée, il nous donna denouveaux renseignements sur ses faits et gestes.

– J’ai vendu ma maison, ou plutôt mesmaisons, et toutes mes autres possessions. Je savais que je devaisle faire en secret, sinon on m’aurait tout pris. C’eût ététerrible. Je suis souvent émerveillé de l’immense quantité depommes de terre, de pain, de viande, de charbon ou de bois qu’onpeut acheter avec deux ou trois cent mille dollars. – Il se tournavers Ernest. – Vous avez raison, jeune homme, le travail est payéterriblement au-dessous de sa valeur. Je n’ai jamais accompli lemoindre labeur dans ma vie, sinon pour adresser des exhortationsesthétiques aux Pharisiens. – Je croyais leur prêcher le message, –et je valais un demi million de dollars. Je ne savais pas ce quesignifiait cette somme avant d’avoir vu combien de victuailles onpeut acheter avec. Et alors j’ai compris quelque chose de plus.J’ai compris que tous ces produits m’appartenaient, et que jen’avais rien fait pour les produire. Il me parut clair dès lors qued’autres avaient travaillé à les produire et en avaient étédépouillés. Et quand je descendis parmi les pauvres, je découvrisceux qui avaient été volés ; ceux qui étaient affamés etmisérables par suite de ce vol.

Nous le remenâmes à son histoire.

– L’argent ? Je l’ai déposé dansbeaucoup de banques diverses et sous différents noms. On ne pourrajamais me l’enlever, car on ne le découvrira jamais. Et c’est sibon, l’argent, ça sert à acheter tant de nourriture !J’ignorais complètement jadis à quoi servait l’argent.

– Je voudrais bien en avoir un peu pourla propagande, dit Ernest d’un air soucieux. – Cela ferait un bienimmense.

– Croyez-vous ? dit l’évêque. Jen’ai pas grande foi dans la politique. J’ai bien peur de n’y riencomprendre.

Ernest était très délicat en pareille matière.Il ne réitéra pas sa suggestion, bien qu’il n’eût que tropconscience de la situation difficile où se débattait le Partisocialiste par suite du manque de fonds.

– Je vis dans des garnis à bon marché, –continua l’évêque, – mais j’ai peur, et je ne reste jamaislongtemps au même endroit. J’ai aussi loué deux chambres dans desmaisons ouvrières en différents quartiers de la ville. C’est unegrosse extravagance, je le sais, mais elle est nécessaire. Je lacompense partiellement en faisant ma cuisine moi-même, maisquelquefois je trouve à manger à bon compte dans des caféspopulaires. Et j’ai fait une découverte : c’est que les« Tamales »[77] sontexcellents quand l’air se refroidit le soir. Seulement ils coûtentcher : j’ai découvert une maison où l’on en donne trois pourdix sous : ils ne sont pas aussi bons qu’ailleurs, mais çaréchauffe.

Et voilà comment j’ai enfin trouvé ma tâche ence monde, grâce à vous, jeune homme. Cette tâche est celle de mondivin Maître. – Il me regarda, et ses yeux brillèrent – Vous m’avezsurpris en train de nourrir ses brebis, vous savez. Etnaturellement vous me garderez le secret tous les deux.

Il disait cela d’un ton dégagé, mais ondevinait une crainte réelle derrière ses paroles. Il promit derevenir nous voir.

Hélas ! dès la semaine suivante, lesjournaux nous informèrent du triste cas de l’évêque Morehouse, quivenait d’être interné à l’asile de Napa, bien que son état laissâtencore quelque espoir. C’est en vain que nous cherchâmes à le voir,et à faire des démarches pour qu’il subît un nouvel examen ou queson cas fît l’objet d’une enquête. Nous ne pûmes rien apprendre deplus à son sujet, en dehors de déclarations réitérées qu’il nefallait pas absolument désespérer de sa guérison.

– Le Christ avait ordonné au jeune hommeriche de vendre tout ce qu’il possédait, – dit Ernest avecamertume. – L’évêque a obéi au commandement et – a été enfermé dansla maison des fous. Les temps sont changés depuis l’époque duChrist. Aujourd’hui, le riche qui donne tout au pauvre est uninsensé. Il n’y a pas à discuter là-dessus. C’est le verdict de lasociété.

13. – La grève générale

Ernest fut élu à la fin de 1912. C’étaitimmanquable, par suite de l’énorme glissement vers le socialismeque venait de déterminer dans une large mesure la suppression deHearst[78]. L’élimination de ce colosse aux piedsd’argile ne fut qu’un jeu d’enfant pour la ploutocratie. Hearstdépensait annuellement dix-huit millions de dollars pour soutenirses nombreux journaux, mais cette somme lui était remboursée, etau-delà, sous forme d’annonces, par la classe moyenne. Toute saforce financière s’alimentait à cette source unique, les trustsn’ayant que faire de la réclame[79]. Pourdémolir Hearst, il leur suffisait donc de lui enlever sapublicité.

La classe moyenne n’était pas encoretotalement exterminée ; elle conservait un squelette massifmais inerte. Les petits industriels et hommes d’affaires quis’obstinaient à survivre, dénués de pouvoir, dépourvus d’âmeéconomique ou politique, étaient à la merci des ploutocrates. Dèsque la haute finance leur en signifia l’ordre, ils retirèrent leurpublicité à la presse de Hearst.

Celui-ci se débattit, vaillamment. Il fitparaître ses journaux à perte, comblant de sa poche un déficitmensuel d’un million et demi de dollars. Il continua à publier desannonces qui ne lui étaient plus payées. Alors, sur un nouveau motd’ordre de la ploutocratie, sa mesquine clientèle le submergead’avertissements lui enjoignant de cesser sa réclame gratuite.Hearst s’entêta. Des sommations lui furent signifiées, et comme ilpersistait dans son refus d’obéir, il fut puni de six mois deprison pour offense envers la Cour, en même temps qu’il étaitacculé à la banqueroute par un déluge d’actions en dommages etintérêts. Il n’avait aucune chance de s’en tirer. La haute banquel’avait condamné, et elle avait les tribunaux en mains pour faireexécuter la sentence. Avec lui s’écroula le Parti Démocrate qu’ilavait si récemment capturé.

Cette double exécution ne laissait à sesadhérents que deux voies à suivre : l’une aboutissait au PartiSocialiste, l’autre au Parti Républicain. C’est ainsi que nousrecueillîmes les fruits de la propagande soi-disant socialiste deHearst ; car la grande majorité de ses fidèles vinrent grossirnos rangs.

L’expropriation des fermiers qui eut lieu àcette époque nous aurait procuré un autre renfort sérieux sans labrève et futile poussée du Parti des Granges. Ernest et les chefssocialistes firent des efforts désespérés pour se concilier lesfermiers. Mais la destruction des journaux et maisons d’éditionssocialistes constituait contre eux un atout formidable, et lapropagande de bouche en bouche n’était pas encore suffisammentorganisée. Il arriva donc que des politiciens du genre deM. Calvin, qui n’étaient eux-mêmes que des fermiers depuislongtemps expropriés, s’emparèrent des paysans et gaspillèrent leurforce politique dans une campagne absolument vaine.

– Pauvres fermiers ! – s’écriaitErnest avec un rire sardonique. – Les trusts les tiennent àl’entrée et à la sortie.

Ce mot dépeignait bien la situation. Les septconsortiums, agissant de concert, avaient fusionné leurs énormessurplus et constitué un cartel des fermes. Les chemins de fer, quigouvernaient les tarifs de transport, et les banquiers etspéculateurs de Bourse, qui gouvernaient les prix, avaient depuislongtemps saigné les fermiers, et les avaient poussés à s’endetterjusqu’au cou. D’autre part, les banquiers et les trusts eux-mêmesavaient prêté de grosses sommes aux campagnards. Ceux-ci étaientdans le filet. Il ne restait qu’à le hisser par-dessus bord, et lacombinaison des fermes s’y activa.

La crise de 1912 avait déjà produit uneffroyable enlisement dans le marché des produits agricoles. Ilsfurent maintenant réduits de propos délibéré à des prix defaillite, tandis que les chemins de fer, à coups de tarifsprohibitifs, brisaient la colonne vertébrale au chameau dupaysan[80]. Ainsi l’on obligeait les fermiers àemprunter de plus en plus, tout en les empêchant de rembourserleurs vieux emprunts. Alors survinrent une forclusion générale deshypothèques et un recouvrement obligatoire des effets souscrits.Les fermiers furent tout simplement forcés d’abandonner leursterres au trust. Après quoi ils furent réduits à travailler pourson compte, en qualité de gérants, surintendants, contremaîtres ousimples manœuvres, tous employés à gages. En un mot, ils devinrentdes vilains, des serfs, attachés au sol pour un salaire de simplesubsistance. Ils ne pouvaient quitter leurs maîtres, quiappartenaient tous à la ploutocratie, ni aller s’établir dans lesvilles, où elle était également souveraine. S’ils abandonnaient laterre, ils n’avaient d’autre alternative que de se faire vagabonds,c’est-à-dire de mourir de faim. Et cet expédient même leur futinterdit par des lois draconiennes votées contre le vagabondage etrigoureusement appliquées.

Naturellement, de-ci de-là, il y eut desfermiers, et même des communautés entières, qui échappèrent àl’expropriation par suite de circonstances exceptionnelles. Maisc’étaient, après tout, des isolés qui ne comptaient guère, et qui,dès l’année suivante, furent repris dans la masse de façon oud’autre[81].

Ainsi s’explique l’état d’esprit dessocialistes de marque à l’automne de 1912. Tous, à l’exceptiond’Ernest, étaient convaincus que le régime capitaliste touchait àsa fin. L’intensité de la crise et la multitude des gens sansemploi, la disparition des fermiers et de la classe moyenne, ladéfaite décisive infligée sur toute la ligne aux syndicats,justifiaient amplement leur croyance à la ruine imminente de laploutocratie et leur attitude de défi vis-à-vis d’elle.

Hélas, que nous nous méprenions sur la forcede nos ennemis ! Partout les socialistes, après un exposéexact de la situation, proclamaient leur prochaine victoire auxurnes. La ploutocratie releva le gant, et c’est elle qui, touteschoses pesées et équilibrées, nous infligea une défaite en divisantnos forces. C’est elle qui, par ses agents secrets, fit crierpartout que le socialisme était une doctrine sacrilège etathée : poussant en ligne les divers clergés, et spécialementl’Église Catholique, elle nous déroba les votes d’un certain nombrede travailleurs. C’est elle qui, toujours par l’entremise de sesagents secrets, encouragea le Parti des Granges et le propageajusque dans les villes et dans les rangs de la classe moyenne enperdition.

Le glissement vers le socialisme se produisitnéanmoins. Mais, au lieu du triomphe qui nous aurait donné despostes officiels et des majorités dans tous les corps législatifs,nous n’avions obtenu qu’une minorité. Cinquante de nos candidatsétaient bien élus au Congrès : mais quand ils prirentpossession de leurs sièges, au printemps de 1913, ils se trouvèrentsans pouvoir d’aucune sorte. Encore étaient-ils plus fortunés queles Grangers, qui avaient conquis une douzaine de Gouvernementsd’États, et à qui on ne permit même pas de prendre possession deleurs fonctions ; les titulaires en charge refusèrent de leurcéder la place, et les Cours étaient entre les mains del’Oligarchie. Mais il ne faut pas anticiper sur les événements, etje dois raconter les troubles de l’hiver de 1912.

La crise nationale avait provoqué une énormeréduction de la consommation. Les travailleurs, sans emploi, sansargent, ne faisaient pas d’achats. Par suite, la ploutocratie setrouvait plus que jamais encombrée d’un excédent de marchandises.Elle était forcée de s’en débarrasser à l’étranger, et elle avaitbesoin de fonds pour réaliser ses plans gigantesques. Ses effortsardents pour disposer de ce surplus sur le marché mondial la mirenten compétition d’intérêts avec l’Allemagne. Les conflitséconomiques dégénéraient habituellement en conflits armés, etcelui-ci ne fit pas exception à la règle. Le grand Seigneur deGuerre allemand se tint prêt ; et les États-Unis sepréparèrent de leur côté.

Cette menace belliqueuse était suspendue commeun sombre nuage, et toute la scène était disposée pour unecatastrophe mondiale ; car le monde entier était le théâtre decrises, de troubles travaillistes, de rivalités d’intérêts ;partout périssaient les classes moyennes, partout défilaient desarmées de chômeurs, partout grondaient des rumeurs de révolutionsociale[82].

L’oligarchie voulait la guerre avecl’Allemagne pour une douzaine de raisons. Elle avait beaucoup àgagner à la jonglerie d’événements que susciterait une mêléepareille, au rebattage des cartes internationales et à laconclusion de nouveaux traités et alliances. En outre, la périoded’hostilités devait consommer une masse d’excédents nationaux,réduire les armées de chômeurs qui menaçaient tous les pays, etdonner à l’oligarchie le temps de respirer, de mûrir ses plans etde les réaliser. Un conflit de ce genre la mettrait virtuellementen possession d’un marché mondial. Elle lui fournirait une vastearmée permanente qu’il ne serait plus nécessaire de licencierdésormais. Enfin, dans l’esprit du peuple, la devise« Amérique contre Allemagne » remplacerait celle de« Socialisme contre Oligarchie ».

Et, en vérité, la guerre aurait produit tousces résultats, s’il n’y avait pas eu les socialistes. Une réunionsecrète des meneurs de l’Ouest fut convoquée dans nos quatrepetites chambres de Peel Street. On y envisagea d’abord l’attitudeque le Parti devait prendre. Ce n’était pas la première fois qu’ilmettait le pied sur une mèche belliqueuse[83], maisc’était la première fois que nous le faisions aux États-Unis. Aprèsnotre réunion secrète nous entrâmes en contact avec l’organisationnationale, et bientôt nos câblogrammes de convention allaient etvenaient à travers l’Atlantique, entre nous et le Bureauinternational.

Les socialistes allemands étaient disposés àagir de concert avec nous. Ils étaient au nombre de plus de cinqmillions, dont beaucoup appartenaient à l’armée permanente, et entermes amicaux avec les syndicats. Dans les deux pays, lessocialistes lancèrent une protestation hardie contre la guerre etune menace de grève générale, et, en même temps, ils se préparèrentà cette dernière éventualité. En outre, les partis révolutionnairesde tous les pays proclamaient hautement ce principe socialiste quela paix internationale devait être maintenue par tous les moyens,fût-ce au prix de révoltes locales et révolutions nationales.

La grève générale fut notre grande et uniquevictoire à nous autres Américains. Le 4 décembre notre ambassadeurfut rappelé de Berlin. Cette nuit-là même, une flotte allemandeattaqua Honolulu, coula trois croiseurs américains et un cotredouanier, et bombarda la capitale. Le lendemain, la guerre étaitdéclarée entre l’Allemagne et les États-Unis, et, en moins d’uneheure, les socialistes avaient proclamé la grève générale dans lesdeux pays.

Pour la première fois le Seigneur de Guerreallemand affronta les hommes de sa nation, ceux qui faisaientmarcher son empire et sans lesquels lui-même ne pouvait pas lefaire marcher. La nouveauté de la situation résidait dans lapassivité de leur révolte. Ils ne combattaient pas : ils nefaisaient rien ; et leur inertie liait les mains de leurKaiser. Il n’eût pas demandé mieux qu’un prétexte pour lâcher seschiens de guerre sur son prolétariat rebelle ; mais cetteoccasion lui fut refusée. Il ne put ni mobiliser son armée pour laguerre étrangère, ni déclencher la guerre civile pour punir sessujets récalcitrants. Aucun rouage ne fonctionnait plus dans sonempire : aucun train ne marchait, aucun message ne courait surles fils, car les télégraphistes et cheminots avaient cessé letravail comme tout le reste de la population.

Et les choses se passèrent aux États-Uniscomme en Allemagne. Le travail organisé avait enfin compris saleçon. Battus définitivement sur le terrain choisi par eux-mêmes,les travailleurs l’abandonnèrent et passèrent sur le terrainpolitique des socialistes ; car la grève générale était unegrève politique. Mais les ouvriers avaient été si cruellementmalmenés que désormais l’étiquette ne leur importait guère. Ils sejoignirent à la grève en pur désespoir de cause. Ils jetèrent leursoutils et quittèrent le travail par millions. Les mécaniciens sedistinguèrent tout particulièrement. Leurs têtes étaient encoreensanglantées, leur organisation apparemment détruite, et néanmoinsils marchèrent en bloc, avec leurs alliés de la métallurgie.

Même les simples manœuvres et tous lestravailleurs libres interrompirent leur tâche. Tout était combinédans la grève générale de façon que personne ne pût travailler. Enoutre, les femmes se manifestèrent comme les plus activespropagandistes du mouvement. Elles firent front contre la guerre.Elles ne voulaient pas laisser partir leurs hommes à la tuerie.Bientôt l’idée de grève générale s’empara de l’âme populaire et yréveilla la corde humoristique : dès lors elle se propageaavec une rapidité contagieuse. Les enfants se mirent en grève danstoutes les écoles, et les professeurs venus pour faire leurs courstrouvèrent les classes désertes. Le chômage universel prit l’allured’un grand pique-nique national. L’idée de solidarité du travail,mise en relief sous cette forme, frappa l’imagination de tous. Endéfinitive, il n’y avait aucun danger à courir dans cette colossaleespièglerie. Qui pouvait-on punir quand tout le monde étaitcoupable ?

Les États-Unis étaient paralysés. Personne nesavait ce qui se passait ailleurs. Il n’y avait plus ni journaux,ni lettres, ni dépêches. Chaque communauté était aussi complètementisolée que si des millions de lieues désertiques l’eussent séparéedu reste du monde. Pratiquement, le monde avait cesséd’exister : et il resta toute une semaine en cet étrangesuspens.

À San-Francisco nous ignorions même ce qui sepassait de l’autre côté de la baie, à Oakland ou à Berkeley.L’effet produit sur les natures sensibles était fantastique,oppressif. Il semblait que quelque chose de grand était mort,qu’une force cosmique venait de disparaître. Le pouls du pays avaitcessé de battre, la nation gisait inanimée. On n’entendait plus leroulement des tramways et des camions dans les rues, ni lessifflets d’usines, ni les murmures électriques dans l’air, ni lescris des vendeurs de journaux, – rien que les pas furtifs de gensisolés qui, par instants, glissaient comme des fantômes, et dont ladémarche même était rendue indécise et irréelle par le silence.

Or, pendant cette grande semaine silencieuse,l’oligarchie apprit sa leçon, et l’apprit bien. La grève était unavertissement. Elle ne devait jamais recommencer. L’oligarchie ytiendrait la main.

Au bout de huit jours, comme il était convenud’avance, les télégraphistes de l’Allemagne et des États-Unisreprirent leurs postes. Par leur intermédiaire, les chefssocialistes des deux pays présentèrent leur ultimatum auxdirigeants. La guerre devait être déclarée nulle et non avenue,sinon la grève continuerait. On ne fut pas longtemps à trouver unarrangement. La déclaration de guerre fut révoquée, et lespopulations des deux pays se remirent au travail.

Ce rétablissement de l’état de paix déterminala signature d’une alliance entre l’Allemagne et les États-Unis. Enréalité, ce dernier traité fut conclu entre l’Empereur etl’Oligarchie en vue de tenir tête à leur ennemi commun, leprolétariat révolutionnaire des deux pays. Et c’est cette allianceque l’Oligarchie brisa si traîtreusement par la suite, lorsque lessocialistes allemands se soulevèrent et chassèrent leur empereur dutrône. Or, précisément, le but que s’était proposé l’Oligarchie enjouant toute cette partie, était de détruire sa grande rivale surle marché mondial. Une fois l’empereur mis au rancart, l’Allemagnen’aurait plus d’excédent à vendre à l’étranger. De par la naturemême d’un état socialiste, la population allemande consommeraittout ce qu’elle fabriquerait. Naturellement, elle échangerait àl’étranger certains de ses produits contre les objets qu’elle neproduirait pas elle-même ; mais cette réserve n’avait pas derapport avec un surplus non consommé.

– Je parie que l’Oligarchie trouvera unejustification, – dit Ernest en apprenant sa trahison enversl’empereur d’Allemagne. – Comme d’habitude, elle sera persuadéequ’elle a bien agi.

Et, de fait, l’Oligarchie plaida qu’elle avaitagi dans l’intérêt du peuple américain, en chassant du marchémondial une rivale abhorrée pour nous permettre d’y disposer denotre surplus national.

– Et le comble de l’absurde, – disaitErnest à ce propos, – c’est que nous sommes réduits à une telleimpuissance que ces idiots-là prennent en mains nos intérêts. Ilsnous ont mis en mesure de vendre davantage à l’étranger, ce quirevient à dire que nous serons obligés de moins consommer cheznous.

14. – Le commencement de la fin

Dès le mois de janvier 1913, Ernest se rendaitparfaitement compte de la tournure que prenaient les choses ;mais il lui fut impossible de faire partager aux autres chefssocialistes son propre point de vue sur l’avènement imminent duTalon de Fer. Ils étaient trop confiants, et les événements seprécipitaient trop rapidement vers leur paroxysme. L’heure avaitsonné d’une crise universelle. Virtuellement maîtresse du marchémondial, l’Oligarchie américaine en fermait la porte à unevingtaine de nations encombrées d’un surplus de marchandisesqu’elles ne pouvaient ni consommer ni vendre ; il ne leurrestait d’autre alternative qu’une réorganisation radicale. Laméthode de production excessive devenant impraticable pour elles,le système capitaliste, en ce qui les concerne, étaitirrémédiablement brisé.

La réorganisation de ces pays prit la formerévolutionnaire. Ce fut une époque de confusion et de violence.Institutions et gouvernements craquaient de toutes parts. Partout,sauf en deux ou trois pays, les ci-devant maîtres, lescapitalistes, luttèrent avec acharnement pour conserver leurspossessions. Mais le gouvernement leur fut enlevé par leprolétariat militant. Enfin se réalisait la prophétie classique deKarl Marx : « Voici que sonne le glas de la propriétéprivée capitaliste, et les expropriateurs sont expropriés à leurtour. » Et à peine les gouvernements capitalistess’étaient-ils effondrés que des républiques coopérativessurgissaient à leur place.

– « Pourquoi les États-Unisrestent-ils en arrière ? – Révolutionnaires américains,réveillez-vous ! – Qu’arrive-t-il donc àl’Amérique ? » Tels étaient les messages que nousenvoyaient les camarades victorieux des autres pays. Mais nous nepouvions pas suivre le mouvement. L’Oligarchie, de sa massemonstrueuse, nous barrait la route.

– Attendez que nous entrions en fonctionsau printemps, répondions-nous ; vous verrez alors !

Notre réponse cachait un secret. Nous avionsfini par gagner les Grangers à notre cause, et, au printemps, unedouzaine d’États passeraient entre leurs mains en vertu desélections de l’automne précédent. Tout de suite après, ces Étatsdevaient être érigés en républiques coopératives. Le reste seraitfacile.

– Mais supposez que les Grangers soientempêchés de prendre possession de leurs fonctions ? demandaitErnest.

Et ses camarades l’appelaient prophète demalheur.

Or, cette impossibilité d’entrer en fonctionsn’était pas le plus grand des dangers qui hantaient son esprit. Cequ’il prévoyait et appréhendait surtout était la défection decertains grands syndicats ouvriers et l’établissement de nouvellescastes.

– Ghent a indiqué aux oligarques lamanière de s’y prendre, disait-il. Je gagerais bien qu’ils ont faitleur livre de chevet de son Féodalisme Bénévole[84].

Jamais je n’oublierai la soirée où, à la suited’une chaude discussion avec une demi-douzaine de chefstravaillistes, Ernest se tourna vers moi et me dittranquillement :

– Tout est consommé ! Le Talon deFer a gagné la partie. La fin est en vue.

Cette petite conférence, tenue chez nous,n’avait pas de caractère officiel ; mais Ernest, de concertavec ses autres camarades, essayait d’obtenir des chefstravaillistes l’assurance qu’ils feraient sortir leurs hommes à laprochaine grève générale. Des six chefs présents, O’Connor,président de l’Association des Mécaniciens, s’était montré le plusobstiné à refuser cette promesse.

– Vous savez pourtant quelle racléeformidable vous a valu votre vieille méthode de grève et deboycottage, avait dit Ernest.

O’Connor et les autres hochaient la tête.

– Et vous avez appris ce qu’on pouvaitfaire avec une grève générale, continuait Ernest. Nous avons arrêtéla guerre avec l’Allemagne. Jamais on n’avait vu si bellemanifestation de la solidarité et de la puissance du travail. Letravail peut et doit régir le monde. Si vous continuez à marcheravec nous, nous mettrons fin au règne du capitalisme. C’est votreseul espoir ; et, qui plus est, vous le savez, il n’y a pasd’autre issue. Quoi que vous fassiez d’après votre vieilletactique, vous êtes condamnés à la défaite, ne fut-ce que pourcette simple raison que les tribunaux sont régis par vosmaîtres[85].

– Vous vous emballez trop vite, réponditO’Connor. Vous ne connaissez pas toutes les issues. Il y en a uneautre. Nous savons ce que nous faisons. Nous en avons plein le dosdes grèves. C’est comme cela qu’ils nous ont battus à platecouture. Mais je ne crois pas que nous ayons jamais besoindésormais de faire sortir nos hommes.

– Quelle est donc votre façon de vous entirer ? demanda brusquement Ernest.

O’Connor se mit à rire en secouant latête.

– Tout ce que je puis vous dire, c’estceci : nous n’avons pas dormi, et nous ne rêvons pas àprésent.

– J’espère qu’il n’y a rien à craindre oudont on puisse rougir, demanda Ernest d’un air défiant.

– Je pense que nous connaissons notreaffaire mieux que personne, fut la réplique.

– Ce doit être une affaire qui redoute lalumière, à en juger d’après vos cachotteries, – dit Ernest, dont lacolère montait.

– Nous avons payé notre expérience avecla sueur et du sang, et nous avons bien gagné tout ce qui nousreviendra, répondit l’autre. – Charité bien ordonnée commence parsoi-même.

– Si vous avez peur de me dire votrefaçon de vous en tirer, je vais vous la dire moi-même. – Lecourroux d’Ernest était excité. – Vous allez prendre part à lacurée. Vous vous êtes entendus avec l’ennemi, voilà ce que vousavez fait. Vous avez vendu la cause du travail, de tout le travail.Vous désertez le champ de bataille comme des lâches.

– Je ne dis rien, répondit O’Connor d’unair bourru. Seulement il me semble que nous savons un peu mieux quevous ce qu’il nous faut.

– Et vous vous moquez absolument de cequ’il faut au reste des travailleurs. D’un coup de pied, vousenvoyez la solidarité dans le fossé.

– Je n’ai rien à dire, répliqua O’Connor,sinon que je suis président de l’Association des Mécaniciens et quec’est mon affaire à moi d’envisager les intérêts des hommes que jereprésente, voilà tout.

Après le départ des chefs travaillistes, commedans l’accalmie qui suit les désastres, Ernest ébaucha pour moi lasérie des événements qui allaient se dérouler.

– Les socialistes prédisaient avec joiel’avènement du jour où le travail organisé, battu sur le terrainindustriel, se joindrait à eux sur le terrain politique. Or, leTalon de Fer a écrasé les syndicats sur leur terrain et les apoussés vers le nôtre ; mais pour nous, au lieu d’une joie cesera une source d’ennuis. Le Talon de Fer a appris sa leçon. Nouslui avons montré notre puissance dans la grève générale. Il a prisses mesures pour empêcher qu’il y en ait une seconde.

– Mais comment peut-il l’empêcher ?demandai-je ?

– Tout simplement en subventionnant lesgrands syndicats. Ceux-ci ne se joindront pas à nous pour laprochaine grève générale. Par conséquent, elle n’aura pas lieu.

– Mais le Talon de Fer ne pourra soutenirindéfiniment une politique si dispendieuse.

– Oh ! il n’a pas soudoyé tous lessyndicats. Ce n’était pas nécessaire. Voici ce qui vaarriver : Les salaires vont être augmentés et les heures detravail diminuées dans les syndicats des chemins de fer, destravailleurs du fer et de l’acier, des machinistes etconstructeurs-mécaniciens. Ces syndicats continueront à prospérerdans les meilleures conditions, et l’affiliation y sera recherchéecomme s’il s’agissait de sièges à retenir en paradis.

– Mais je ne comprends pas bien encore.Que deviendront les autres syndicats ? Il y en a beaucoup plusen dehors de la combinaison que dedans.

– Tous les autres syndicats seront uséset disparaîtront peu à peu, car, remarque-le bien, les cheminots,les mécaniciens et les métallurgistes font toute la besogneabsolument essentielle dans notre civilisation mécanique. Une foisassuré de leur fidélité, le Talon de Fer peut faire claquer sesdoigts au nez de tous les autres travailleurs. Le fer, l’acier, lecharbon, les machines et les transports constituent l’ossature del’organisme industriel.

– Mais le charbon ? demandai-je. Ily a près d’un million de mineurs.

– Ce sont des travailleurs à peu prèssans habileté professionnelle. Ils ne compteront pas. Leurssalaires seront réduits et leurs heures de travail accrues. Ilsseront esclaves comme tout le reste d’entre nous, et deviendrontpeut-être les plus abrutis. Ils seront forcés de travailler toutcomme les fermiers le font maintenant pour les maîtres qui leur ontvolé leurs terres. Et il en sera de même pour les autres syndicatsen dehors de la combinaison. Il faut s’attendre à les voir vacilleret s’émietter. Leurs membres seront condamnés au travail forcé parleur ventre vide et par la loi nationale.

« Sais-tu ce qu’il adviendra deFarley[86] et de ses briseurs de grève ? Jevais te le dire. Leur métier disparaîtra en tant que tel. Car iln’y aura plus de grèves. Il n’y aura que les révoltes d’esclaves.Farley et sa bande seront promus gardes-chiourme. Oh ! l’onn’emploiera pas ces termes-là : On dira qu’ils sont chargés defaire exécuter la loi qui prescrit le travail obligatoire… Cettetrahison des grands syndicats ne fera que prolonger la lutte, maisDieu sait où et quand la révolution triomphera.

– Avec une puissante combinaison commecelle de l’Oligarchie et des grands syndicats, comment espérer quela révolution vienne jamais à triompher ? demandai-je. Cettecombinaison-là peut durer éternellement.

Il hocha la tête négativement.

« C’est une de nos conclusions générales,que tout système basé sur les classes et les castes contient en soiles germes de sa propre décadence. Quand une société est fondée surles classes, comment peut-on empêcher le développement descastes ? Le Talon de Fer ne pourra s’y opposer, et finalementil sera détruit par elles. Les oligarques ont déjà formé une casteentre eux-mêmes ; mais attends que les syndicats favorisésdéveloppent la leur ! Cela ne tardera guère. Le Talon de Ferfera tout son possible pour les empêcher, mais il n’y réussirapas.

« Les syndicats privilégiés contiennentla fleur des travailleurs américains. Ce sont des hommes forts etcapables. Ils sont entrés dans ces syndicats par émulation pourobtenir des emplois. Tous les bons ouvriers des États-Unisambitionneront de devenir membres des Unions privilégiées.L’Oligarchie encouragera ces ambitions et les rivalités qui enrésulteront. Ainsi ces hommes forts, qui sans cela auraient pudevenir des révolutionnaires, seront acquis à l’Oligarchie etemploieront leur force à la soutenir.

« D’autre part, les membres de ces castesouvrières, de ces syndicats privilégiés, s’efforceront detransformer leurs organisations en corporations fermées ; etils y réussiront. La qualité de membre y deviendra héréditaire. Lesfils y succéderont à leurs pères, et le sang nouveau cessera d’yaffluer de ce réservoir de force inépuisable qu’est le commun dupeuple. Il en résultera une dégradation des castes ouvrières, quideviendront de plus en plus faibles. En même temps, commeinstitution, elles acquerront une toute-puissance temporaire,analogue à celle des gardes du palais dans la Rome antique ;il y aura des révolutions de palais, de sorte que la dominationpassera tour à tour aux mains des uns et des autres. Ces conflitsaccéléreront l’inévitable affaiblissement des castes, si bien qu’enfin de compte le jour du peuple surviendra. »

Il ne faut pas oublier que cette esquissed’une lente évolution sociale était tracée par Ernest dans lepremier mouvement d’abattement provoqué par la défection des grandssyndicats. C’est un point de vue que je n’ai jamais partagé, etdont je diffère plus cordialement que jamais en écrivant ceslignes ; car en ce moment même, bien qu’Ernest ait disparu,nous sommes à la veille d’une révolte qui balayera toutes lesoligarchies. J’ai rapporté ici la prophétie d’Ernest parce quec’est lui qui l’a faite. Bien qu’il y ajoutât foi, cela ne l’a pasempêché de lutter comme un géant contre son accomplissement ;et plus que nul homme au monde, c’est lui qui a rendu possible lesoulèvement dont nous attendons le signal[87].

– Mais si l’Oligarchie subsiste, luidemandai-je, que deviendront les énormes surplus dont elles’enrichira d’année en année ?

« Elle devra les dépenser d’une façon oud’autre, et tu peux être certaine qu’elle en trouvera le moyen. Demagnifiques routes seront construites. La science, et surtoutl’art, atteindront un développement prodigieux. Quand lesoligarques auront complètement maté le peuple, ils auront du tempsà perdre pour autre chose. Ils deviendront les adorateurs du Beau,les amants des arts. Sous leur direction, et généreusement payés,les artistes se mettront à l’œuvre. Il en résultera une apothéosede génie, les hommes de talent n’étant plus obligés comme jusqu’icide sacrifier au mauvais goût bourgeois des classes moyennes. Cesera une époque de grand art, je le prédis, et il surgira desvilles de rêve près desquelles les anciennes cités paraîtrontmesquines et vulgaires. Et dans ces villes merveilleuses, lesoligarques résideront et adoreront la Beauté[88].

« Ainsi l’excès de revenu seraconstamment dépensé à mesure que le travail accomplira sa tâche. Laconstruction de ces ouvrages d’art et de ces grandes cités fourniraune ration de famine aux millions de travailleurs ordinaires, carl’énormité du surplus entraînera l’énormité de la dépense. Lesoligarques construiront pendant mille ans, pendant dix mille anspeut-être. Ils bâtiront comme n’ont jamais rêvé de bâtir lesÉgyptiens et les Babyloniens. Et quand ils auront passé, leursvilles prodigieuses demeureront et la Fraternité du Travail foulerales routes et habitera les monuments construits par eux.

« Ces œuvres, les oligarques lesaccompliront parce qu’ils ne pourront faire autrement. C’est sousforme de grands travaux qu’ils devront dépenser leur excès derichesse, comme les classes dominantes de l’Égypte ancienneérigeaient des temples et des pyramides avec le trop plein de cequ’elles avaient volé au peuple. Sous le règne des oligarquesflorira, non pas une caste sacerdotale, mais une caste d’artistes,tandis que les castes ouvrières prendront la place de notrebourgeoisie mercantile. Et, en dessous, il y aura l’abîme, où, dansla famine et la vermine, pourrira et se reproduira constamment lepeuple ordinaire, la grosse masse de la population. Et quelquejour, mais nul ne sait quand, le peuple finira par sortir del’abîme ; les castes ouvrières et l’oligarchie tomberont enruines ; et alors enfin, après le travail des siècles,adviendra le jour de l’homme ordinaire. Ce jour, j’avais espéré levoir ; mais je sais maintenant que je ne le verraijamais. »

Il fit une pause et me regardalonguement ; puis il ajouta :

– L’évolution sociale est désespérémentlente, n’est-ce pas, ma chérie ?

Mes bras se fermèrent autour de lui et sa têtese posa sur ma poitrine.

– Chante pour m’endormir – murmura-t-ilcomme un enfant câlin – j’ai eu une vision, et je voudraisoublier.

15. – Les derniers jours

Ce fut vers la fin de janvier 1913 que semanifesta publiquement le changement d’attitude de l’Oligarchieenvers les syndicats privilégiés. Les journaux annoncèrent uneaugmentation de salaires sans précédent en même temps qu’uneréduction des heures de travail pour les employés des chemins defer, les travailleurs du fer et de l’acier, les mécaniciens et lesmachinistes. Mais les oligarques n’osèrent pas permettre que toutela vérité fût divulguée tout de suite. En réalité, les salairesavaient été élevés beaucoup plus haut, et les privilèges accordésétaient beaucoup plus grands qu’on ne le disait. Cependant lessecrets finissent toujours par transpirer. Les ouvriers favorisésfirent des confidences à leurs femmes, celles-ci bavardèrent, etbientôt tout le monde du travail sut ce qui était arrivé.

C’était le développement logique et simple dece qu’au XIXe siècle on appelait les « parts derabiot ». Dans la mêlée industrielle de cette époque, on avaittâté de la participation ouvrière. C’est-à-dire que descapitalistes avaient essayé d’apaiser les travailleurs en lesintéressant financièrement à leur tâche. Mais la participation auxbénéfices, en tant que système, était absurde et impossible. Ellene pouvait réussir que dans certains cas isolés au sein du conflitgénéral ; car si tout le travail et tout le capital separtageaient les bénéfices, les choses en reviendraient au mêmepoint qu’avant.

Ainsi, de l’idée impraticable de participationaux bénéfices, naquit l’idée pratique de participation à la gratte.« Payez-nous plus cher et rattrapez-vous sur le public »devint le cri de guerre des syndicats prospères. Et cette politiqueégoïste réussit de-ci de-là. En faisant payer le client, on faisaitpayer la grande masse du travail non organisé ou faiblementorganisé. C’étaient, en réalité, ces travailleurs qui fournissaientl’augmentation de salaire de leurs camarades plus forts, membres desyndicats devenus des monopoles. Cette idée, je le répète, futsimplement poussée à la conclusion logique, sur une vaste échelle,par la combinaison des oligarques et des unionsprivilégiées[89].

Dès que fut connu le secret de la défectiondes syndicats favorisés, il se produisit dans le monde du travaildes murmures et grondements. Puis les unions privilégiées seretirèrent des organisations internationales et rompirent toutesleurs affiliations. Alors survinrent des troubles et des violences.Leurs membres furent mis à l’index comme des traîtres ; dansles bars et les maisons publiques, dans les rues et dans lesateliers partout ils furent assaillis par les camarades qu’ilsavaient si perfidement désertés.

Nombre de têtes furent endommagées, et il yeut beaucoup de tués. Aucun des privilégiés n’était en sûreté. Ilsse réunissaient en bandes pour aller au travail et en revenir. Surles trottoirs, ils étaient exposés à avoir le crâne défoncé par desbriques ou des pavés jetés des fenêtres ou des toits. On leur donnal’autorisation de s’armer et les autorités les aidèrent de toutesles manières. Leurs persécuteurs furent condamnés à de longuesannées de prison, où ils furent cruellement traités. Cependant, nulhomme étranger aux syndicats privilégiés n’avait le droit de porterdes armes, et tout manquement à l’observation de cette loi étaitconsidéré comme un grave délit et puni en conséquence.

Le monde du travail, outragé, continua à tirervengeance des renégats. Des castes se dessinèrent automatiquement.Les enfants des traîtres étaient poursuivis par ceux destravailleurs trahis, au point de ne pouvoir jouer dans les rues nise rendre aux écoles. Leurs femmes et leurs familles étaient enbutte à un véritable ostracisme, et l’épicier du coin étaitboycotté s’il leur vendait des provisions.

Le résultat fut que, rejetés de tous côtés sureux-mêmes, les traîtres et leurs familles formèrent des clans.Trouvant impossible de demeurer en sûreté au milieu d’unprolétariat hostile, ils s’établirent dans de nouvelles localitéshabitées exclusivement par leurs pareils. Ce mouvement fut favorisépar les oligarques. À leur usage furent construites des maisonshygiéniques et modernes, entourées de vastes espaces, de jardins etde terrains de jeu. Leurs enfants fréquentèrent des écoles crééespour eux avec des cours spéciaux d’apprentissage manuel et desciences appliquées. Ainsi, dès le début, et d’une façon fatale,une caste naquit de cet isolement. Les membres des syndicatsprivilégiés devinrent l’aristocratie du travail et furent séparésdes autres ouvriers. Mieux logés, mieux vêtus, mieux nourris, mieuxtraités, ils participèrent au rabiot avec frénésie.

Pendant ce temps, le reste de la classeouvrière était traité plus durement que jamais. Beaucoup de sesminces privilèges lui furent enlevés. Ses salaires et son niveauéconomique baissèrent rapidement. Ses écoles publiques ne tardèrentpas à tomber en décadence, et peu à peu l’éducation cessa d’y êtreobligatoire. Le nombre des illettrés s’accrut dangereusement dansla jeune génération.

La mainmise des États-Unis sur le marchémondial avait ébranlé l’ensemble du monde. Les institutions et lesgouvernements s’écroulaient ou se transformaient partout.L’Allemagne, l’Italie, la France, l’Australie et laNouvelle-Zélande étaient en train de s’organiser en républiquescoopératives. L’Empire britannique s’en allait par morceaux.L’Angleterre avait les bras surchargés. L’Inde était en pleinerévolte. Le cri de tout l’Orient était : « L’Asie auxAsiatiques ! » Et du fond de l’Extrême-Orient, le Japonpoussait et soutenait les races jaunes et brunes contre la raceblanche. Tout en rêvant d’un empire continental et en s’efforçantde réaliser son rêve, il anéantissait sa propre révolutionprolétarienne. Ce fut une simple guerre de castes, Coolies contreSamouraïs, et les travailleurs socialistes furent exécutés enmasse. Quarante mille furent tués dans la bataille de rues à Tokioet dans le futile assaut contre le palais du Mikado. À Kobé ce futune boucherie : le massacre des filateurs de coton à coups demitrailleuses est devenu classique comme le plus terrible exempled’extermination accomplie par les machines de guerre modernes. Etl’oligarchie japonaise sortie de là fut la plus sauvage de toutes.Le Japon domina l’Orient et prit pour sa part toute la portionasiatique du marché mondial, à l’exception de l’Inde.

L’Angleterre parvint à écraser la révolutionde ses propres prolétaires et à maintenir l’Inde, mais au prix d’uneffort qui l’épuisa presque. Elle fut obligée de lâcher ses grandescolonies. C’est ainsi que les socialistes réussirent à érigerl’Australie et la Nouvelle-Zélande en républiques coopératives. Etc’est ainsi que le Canada fut perdu pour la mère-patrie. Mais leCanada étouffa sa propre révolution socialiste, avec le concours duTalon de Fer. Celui-ci aidait en même temps le Mexique et Cuba àréprimer leurs révoltes. Le Talon de Fer se trouva donc solidementétabli dans le Nouveau-Monde, après avoir soudé en un seul blocpolitique toute l’Amérique du Nord depuis le canal de Panamajusqu’à l’Océan Arctique.

L’Angleterre, en sacrifiant ses grandescolonies avait tout juste réussi à garder l’Inde : encore cesuccès n’était-il que temporaire ; sa lutte pour l’Inde avecle Japon et le reste de l’Asie se trouvait simplement retardée.Elle était destinée sous peu à perdre cette péninsule, et cetévénement à son tour devait présager une lutte entre l’Asie unifiéeet le reste du monde.

Tandis que la terre entière était déchirée parses conflits, la paix était loin de régner aux États-Unis. Ladéfection des grands syndicats avait empêché la révolte de nosprolétaires, mais la violence était partout déchaînée. Outre lestroubles travaillistes, outre le mécontentement des fermiers et dece qui subsistait des classes moyennes, une renaissance religieuses’allumait et se propageait. Une branche de la secte desAdventistes du Septième Jour venait de surgir et d’atteindre undéveloppement remarquable. Ses fidèles proclamaient la fin dumonde.

– Il ne manquait plus que cela dans laconfusion universelle, – s’écriait Ernest. – Comment espérer que lasolidarité s’établisse au sein de toutes ces tendances divergenteset contraires ?

Et, en vérité, ce mouvement religieux prenaitdes proportions formidables. Le peuple, par suite de sa misère etde sa désillusion de toutes les choses terrestres, était mûr etenflammé de désirs pour un ciel où ses tyrans industrielsentreraient plus difficilement qu’un chameau ne peut passer par letrou d’une aiguille. Des prédicateurs à l’œil torve vagabondaientdans tout le pays ; en dépit de toutes les défenses desautorités civiles et de toutes les poursuites engagées contre lesdélinquants, les flammes de ce fanatisme religieux étaient attiséespar d’innombrables réunions de campement.

Les derniers jours étaient venus,criaient-ils : la fin du monde était commencée. Les quatrevents avaient été déchaînés. Dieu avait agité les nations pour lalutte. Ce fut une époque d’apparitions et de miracles. Les voyantset les prophètes étaient légion. Les gens, par centaines de mille,quittaient le travail et s’enfuyaient vers les montagnes, pour yattendre la descente imminente de Dieu et l’ascension des centquarante quatre mille élus. Mais Dieu n’apparaissait pas, et ilsmouraient de faim en grand nombre. Dans leur désespoir, ilsravageaient les fermes pour trouver des victuailles ; letumulte et l’anarchie, envahissant les districts campagnards, nefaisaient qu’exaspérer le malheur des pauvres fermiersdépossédés.

Mais les fermes et les granges étaient lapropriété du Talon de Fer. De nombreuses troupes furent envoyéesaux champs, et, à la pointe des baïonnettes, les fanatiques furentramenées à leur tâche dans les villes. Ils s’y livrèrent à desémeutes et soulèvements sans cesse renouvelés. Leurs chefs furentexécutés pour sédition ou enfermés dans des maisons de fous. Lescondamnés marchaient au supplice avec toute la joie des martyrs. Lepays traversait une période de contagion mentale. Jusque dans lesdéserts, les fourrés et les marécages, de la Floride à l’Alaska,les petits groupes d’Indiens survivants dansaient à pas de fantômeset attendaient l’avènement d’un Messie de leur cru.

Et au sein de ce chaos, avec une sérénité etune assurance qui avaient quelque chose de formidable, continuait àsurgir la forme de ce monstre des âges, l’Oligarchie. De sa main defer et de son talon de fer, pesant sur ce grouillement de millionsd’êtres, elle faisait sortir l’ordre de la confusion et établissaitses fondations et ses assises sur la pourriture même.

– Attendez que nous soyons installés, –répétaient les Grangers ; M. Calvin nous le disait à nousdans notre appartement de Pell Street. – Voyez les États que nousavons capturés. Avec vous autres socialistes pour nous soutenir,nous leur ferons chanter une autre chanson dès que nous entreronsen fonctions.

– Nous avons pour nous, – disaient lessocialistes, – les millions de mécontents et de pauvres. À nosrangs se sont joints les Grangers, les fermiers, la classe moyenneet les journaliers. Le système capitaliste va tomber en morceaux.Dans un mois nous enverrons cinquante hommes au Congrès. Dans deuxans tous les postes officiels seront à nous, depuis la Présidencenationale jusqu’à l’emploi municipal d’attrapeur de chiens.

Sur quoi Ernest répliquait en hochant latête :

– Combien avez-vous de fusils ?Savez-vous où trouver du plomb en quantité ? Pour ce qui estde la poudre, croyez-moi, les combinaisons chimiques valent mieuxque les mélanges mécaniques.

16. – La fin

Quand le moment fut venu pour Ernest et moi denous rendre à Washington, Père ne voulut pas nous y accompagner. Ils’était épris de la vie prolétarienne. Il considérait notrequartier misérable comme un vaste laboratoire sociologique, etsemblait lancé dans une interminable orgie d’investigations. Ilfraternisait avec les journaliers et était admis sur un piedd’intimité dans nombre de leurs familles. En outre, il s’occupait àdes bricoles, et le travail était pour lui une distraction en mêmetemps qu’une observation scientifique ; il y prenait plaisir,et rentrait les poches bourrées de notes, toujours prêt à raconterquelque aventure nouvelle. C’était le type parfait du savant.

Rien ne l’obligeait à travailler, dès lorsqu’Ernest gagnait, avec ses traductions, de quoi nous entretenirtous les trois. Mais Père s’obstinait à la poursuite de son fantômefavori, qui devait être un Protée, à en juger par la variété de sesdéguisements professionnels. Jamais je n’oublierai le soir où ilnous apporta son éventaire de colporteur de lacets et bretelles, nile jour où, étant entrée pour acheter quelque chose à la petiteépicerie du coin, je fus servie par lui. Après cela j’appris sanstrop de surprise qu’il avait été garçon toute une semaine dans lecafé d’en face. Il fut successivement veilleur de nuit, revendeurambulant de pommes de terre, colleur d’étiquettes dans un magasind’emballage, homme de peine dans une fabrique de boîtes en carton,porteur d’eau dans une équipe employée à la construction d’uneligne de tramways, et se fit même recevoir au syndicat des laveursde vaisselle peu de temps avant sa dissolution.

Je crois qu’il avait été fasciné par l’exemplede l’évêque, ou du moins par son costume de travail, car lui aussiadopta la chemise de coton bon marché et la combinaison de toileavec l’étroite courroie sur les hanches. Mais de son ancienne vieil conserva une habitude, celle de toujours s’habiller pour ledîner, ou plutôt, le souper.

Je pouvais être heureuse n’importe où avecErnest ; le bonheur de mon père, dans ces nouvellesconditions, mettait le comble au mien propre.

– Étant petit, disait-il, j’étais trèscurieux. Je voulais savoir tous les pourquoi et les comment ;c’est ainsi du reste que je suis devenu physicien. Aujourd’hui, lavie me semble aussi curieuse que dans mon enfance ; et aprèstout c’est notre curiosité qui la rend digne d’être vécue.

Il s’aventurait parfois au nord de MarketStreet dans le quartier des magasins et des théâtres ; il yvendait des journaux, faisait des commissions, ouvrait lesportières. Un jour, en fermant celle d’un cab, il se trouva nez ànez avec Wickson. C’est en grande allégresse qu’il nous racontal’incident le soir même.

– « Wickson m’a regardéattentivement au moment où je fermais la portière et amurmuré : « Oh ! le diable m’emporte ! »Oui, c’est ainsi qu’il s’est exprimé : « Oh ! lediable m’emporte ! » Il a rougi et il était si confusqu’il a oublié de me donner un pourboire. Mais il dut recouvrer sesesprits promptement, car après quelques tours de roue la voiturerevint au bord du trottoir. Il se pencha à la portière et s’adressaà moi :

– Comment, vous, Professeur ! Oh,c’est trop fort ! Que pourrais-je bien faire pourvous ?

– J’ai fermé votre portière, répondis-je.D’après la coutume, vous pourriez me donner un petit pourboire.

– Il s’agit bien de ça !grogna-t-il. Je veux dire quelque chose qui en vaille la peine.

– Il était certainement sérieux ; iléprouvait sans doute quelque chose comme un élancement de saconscience pétrifiée. Aussi je fus un bon moment à réfléchir avantde lui répondre. Quand j’ouvris la bouche, il avait l’airprofondément attentif ; mais il fallait le voir quand j’eusfini !

– Eh bien, dis-je, vous pourriezpeut-être me rendre ma maison et mes actions dans les Filatures dela Sierra.

Père fit une pause.

– Qu’a-t-il répondu ? demandai-jeavec impatience.

– Rien. Que pouvait-il répondre ?C’est moi qui repris la parole : « J’espère que vous êtesheureux. – Il me regardait d’un air curieux et surpris.J’insistai : – Dites, êtes-vous heureux ?

« Soudain, il donna l’ordre au cocher departir, et je l’entendis jurer profusément. Le bougre ne m’avaitpas donné de pourboire, encore moins rendu ma maison et mes fonds.Tu vois, chérie, que la carrière de ton paternel comme coureur derues est semée de désillusions. »

Et c’est ainsi que Père resta à notre quartiergénéral de Pell Street pendant qu’Ernest et moi allions àWashington. Virtuellement, l’ancien ordre de chose était mort, etle coup de grâce allait venir plus vite que je ne l’imaginais.Contrairement à notre attente, aucune obstruction ne fut soulevéepour empêcher les élus socialistes de prendre possession de leurssièges au Congrès. Tout semblait marcher sur des roulettes, et jeriais d’Ernest qui voyait dans cette facilité même un sinistreprésage.

Nous trouvâmes nos camarades socialistespleins de confiance dans leurs forces et d’optimisme dans leursprojets. Quelques Grangers élus au Congrès avaient accru notrepuissance et nous élaborâmes conjointement un programme détaillé dece qu’il y avait à faire. Ernest participait loyalement eténergiquement à tous ces travaux, bien qu’il ne pût s’empêcher derépéter de temps à autre et apparemment hors de propos :« Pour ce qui est de la poudre, les combinaisons chimiquesvalent mieux que les mélanges mécaniques, croyez-moi. »

Les choses commencèrent à se gâter pour lesGrangers dans la douzaine d’États dont ils s’étaient emparés auxélections. On ne permit pas aux nouveaux élus de prendre possessionde leurs fonctions. Les titulaires refusèrent de leur céder laplace, et sous le simple prétexte d’irrégularités électorales, ilsembrouillèrent toute la situation dans l’inextricable procédure desronds de cuir. Les Grangers se trouvèrent réduits à l’impuissance.Les tribunaux, leur dernier recours, étaient entre les mains deleurs ennemis.

La minute était dangereuse entre toutes. Toutétait perdu si les Campagnards, ainsi joués, faisaient appel à laviolence. Nous autres socialistes employions tous nos efforts à lesretenir. Ernest passa des jours et des nuits sans fermer l’œil. Lesgrands chefs des Grangers voyaient le danger et s’activaient enparfait accord avec nous. Mais tout cela ne servit à rien.L’Oligarchie voulait la violence et mit en œuvre ses agentsprovocateurs. Ce sont eux, le fait est indiscutable, qui causèrentla révolte des paysans.

Elle s’alluma dans les douze États. Lesfermiers expropriés s’emparèrent par force de leurs gouvernements.Naturellement, ce procédé étant inconstitutionnel, les États-Unismirent leur armée en campagne. Partout les émissaires du Talon deFer excitaient la population, déguisés en artisans, fermiers outravailleurs agricoles. À Sacramento, capitale de la Californie,les Grangers avaient réussi à maintenir l’ordre. Une nuée de policesecrète se rua sur la cité condamnée. Des rassemblements composésexclusivement de mouchards incendièrent et pillèrent diversbâtiments et usines, et enflammèrent l’esprit du peuple jusqu’à cequ’il se joignît à eux dans le pillage. Pour alimenter cetteconflagration, l’alcool fut distribué à flots dans les quartierspauvres. Puis, dès que tout fut à point, entrèrent en scène lestroupes des États-Unis, qui étaient en réalité les soldats du Talonde Fer. Onze mille hommes, femmes et enfants furent fusillés dansles rues de Sacramento ou assassinés à domicile. Le Gouvernementnational prit possession du gouvernement d’État, et tout fut finipour la Californie.

Ailleurs, les choses se passèrent de façonanalogue. Chacun des États Grangers fut nettoyé par la violence etlavé dans le sang. Tout d’abord le désordre était précipité par lesagents secrets et les Cent-Noirs, puis immédiatement les troupesrégulières étaient appelées à la rescousse. L’émeute et la terreurrégnaient dans tous les districts ruraux. Jour et nuit fumaient lesincendies de fermes et magasins, de villages et de villes. Ladynamite fit son apparition.

On fit sauter les ponts et tunnels etdérailler les trains. Les pauvres fermiers furent fusillés etpendus par bandes. Les représailles furent cruelles : nombrede ploutocrates et d’officiers furent massacrés. Les cœurs étaientaltérés de sang et de vengeance. L’armée régulière combattait lesfermiers avec autant de sauvagerie que s’ils eussent été desPeaux-Rouges, et elle ne manquait pas d’excuse. Deux mille huitcents soldats venaient d’être annihilés dans l’Oregon par uneeffroyable série d’explosions de dynamite, et nombre de trainsmilitaires avaient été anéantis de la même façon, si bien que lestroupiers défendaient leur peau tout comme les fermiers.

En ce qui concerne la milice, la loi de 1903fut mise en application, et les travailleurs de chaque État sevirent obligés sous peine de mort, de fusiller leurs camarades desautres États. Naturellement les choses n’allèrent pas sans accrocsau premier abord. Beaucoup d’officiers furent tués, et beaucoupd’hommes exécutés par les conseils de guerre. La prophétie d’Ernestse réalisa avec une effrayante précision dans le cas deM. Kowalt et de M. Asmunsen. Tous deux étaient qualifiéspour la milice et furent enrôlés en Californie pour l’expédition derépression contre les fermiers du Missouri. Tous deux refusèrent leservice. On ne leur donna guère le temps de se confesser. Ilspassèrent devant un conseil de guerre improvisé, et l’affaire netraîna pas. Tous deux moururent le dos tourné au pelotond’exécution.

Beaucoup de jeunes hommes, pour éviter deservir dans la milice, se réfugièrent dans les hautes régions. Ilsy devinrent des hors-la-loi, et ne furent punis qu’en des tempsplus paisibles. Mais ils n’avaient rien perdu pour attendre. Caralors le Gouvernement lança une proclamation invitant tous lescitoyens paisibles à quitter les montagnes pendant une période detrois mois. À la date prescrite, un demi-million de soldats furentenvoyés partout dans les régions montagneuses. Il n’y eut niinstructions ni jugements. Tout homme rencontré était abattu surplace. Les troupes opéraient d’après ce principe que, seuls, lesproscrits étaient restés dans la montagne. Quelques bandes,retranchées dans de fortes positions, résistèrent vaillamment,mais, en fin de compte, tous les déserteurs de la milice furentexterminés.

Cependant, une leçon plus immédiate étaitimprimée dans l’esprit du peuple par le châtiment infligé à lamilice séditieuse du Kansas. Cette importante révolte se produisitau début même des opérations militaires contre les Grangers. Sixmille hommes de la milice se soulevèrent. Depuis plusieurssemaines, ils se montraient turbulents et maussades, et on lesretenait au camp pour cette raison. Mais il est hors de doute quela révolte ouverte fut précipitée par des agents provocateurs.

Dans la nuit du 22 avril les hommes semutinèrent et tuèrent leurs officiers, dont un petit nombreseulement échappèrent au massacre. Ceci dépassait le programme duTalon de Fer, et ses agents avaient trop bien travaillé. Mais toutétait blé à moudre pour ces gens-là. Ils étaient préparés pourl’explosion, et le meurtre de tant d’officiers fournissait unejustification de ce qui allait suivre. Comme par magie, quarantemille hommes de l’armée régulière enveloppèrent le camp, ou plutôtle piège. Les malheureux miliciens s’aperçurent que les cartouchesprises dans les dépôts n’étaient pas du calibre de leurs fusils.Ils hissèrent le drapeau blanc pour se rendre, mais il ne fut pastenu compte de ce geste. Aucun mutin ne survécut. Les six millefurent annihilés jusqu’au dernier. Ils furent d’abord bombardés deloin à coups d’obus et de shrapnels, puis, dans leur chargedésespérée contre les lignes enveloppantes, fauchés à coups demitrailleuses. J’ai causé avec un témoin oculaire : il m’a ditque pas un milicien n’approcha à moins de cent cinquante mètres deces engins meurtriers. Le sol était jonché de cadavres. Dans unecharge finale de cavalerie, les blessés furent abattus à coups desabre et de revolver et écrasés dans la terre sous les sabots deschevaux.

En même temps que la destruction des Grangerseut lieu la révolte des mineurs, dernier spasme de l’agonie dutravail organisé. Au nombre de sept cent cinquante mille, ils semirent en grève. Mais ils étaient trop dispersés dans tout le payspour tirer parti de cette force numérique. Ils furent isolés dansleurs districts respectifs, battus par paquets et obligés de sesoumettre : ce fut la première opération de recrutementd’esclaves en masse. Pocock[90] y gagnases éperons de garde-chiourme en chef, en même temps qu’une haineimpérissable de la part du prolétariat. De nombreux attentatsfurent perpétrés contre sa vie, mais il semblait porter un charmecontre la mort. C’est à lui que les mineurs doivent l’introductiond’un système de passeport à la russe, qui leur enleva la liberté dese transporter d’une partie du pays dans un autre.

Cependant, les socialistes tenaient bon.Pendant que les Campagnards expiraient dans la flamme et le sang,pendant que le syndicalisme était démantelé, nous restions cois etperfectionnions notre organisation secrète. En vain les Grangersnous faisaient des remontrances. Nous répondions avec raison quetoute révolte de notre part équivaudrait au suicide définitif de laRévolution. Le Talon de Fer, d’abord hésitant sur la manière de s’yprendre avec l’ensemble du prolétariat, avait trouvé la tâche plussimple qu’il ne s’y attendait, et n’aurait pas demandé mieux, pouren finir d’un seul coup, qu’un soulèvement de notre part. Mais nousesquivâmes cette conclusion malgré les agents provocateurs quifourmillaient dans nos rangs. Leurs méthodes étaient grossièresdans ces premiers temps ; ils avaient beaucoup à apprendre, etnos Groupes de Combat les évincèrent peu à peu. Ce fut une tâcheâpre et sanglante, mais nous luttions pour notre vie et pour laRévolution, et nous étions obligés de combattre l’ennemi avec sespropres armes. Encore y mettions-nous de la loyauté. Aucun agent duTalon de Fer ne fut exécuté sans jugement. Il se peut que nousayons commis des erreurs, mais s’il y en a eu, elles ont été trèsrares. Nos Groupes de Combat se recrutaient parmi les plus bravesde nos camarades, parmi les plus combatifs et les plus disposés ausacrifice d’eux-mêmes. Un jour, au bout de dix ans, Ernest calcula,d’après les chiffres fournis par les chefs de ces groupes, que ladurée moyenne de la vie ne dépassait pas cinq ans pour les hommeset les femmes qui s’y étaient fait inscrire. Tous les camarades desGroupes de Combat étaient des héros, et ce qu’il y a de plussingulier, c’est qu’il leur répugnait d’attenter à la vie. Cesamants de la liberté faisaient violence à leur propre nature,jugeant qu’aucun sacrifice n’est trop grand pour une si noblecause[91].

La tâche que nous nous étions imposée étaittriple. Nous voulions d’abord sarcler nos propres rangs des agentsprovocateurs : ensuite, organiser les Groupes de Combat, endehors de l’organisation secrète et générale de laRévolution ; en troisième lieu, introduire nos propres agentsoccultes dans toutes les branches de l’Oligarchie, – dans lescastes ouvrières, spécialement parmi les télégraphistes,secrétaires et commis, dans l’armée, parmi les mouchards et lesgardes-chiourme. C’était une œuvre lente et périlleuse, et souventnos efforts n’aboutissaient qu’à de coûteux échecs.

Le Talon de Fer avait triomphé dans la guerreà découvert : mais nous gardions nos positions dans cetteautre guerre souterraine, déconcertante et terrible que nous avionsinstituée. Là, tout était invisible, presque tout imprévu ;pourtant dans cette lutte entre aveugles, il y avait de l’ordre, unbut, une direction. Nos agents pénétraient à travers toutel’organisation du Talon de Fer, tandis que la nôtre était pénétréepar les siens. Tactique sombre et tortueuse, pleine d’intrigues etde conspirations, de mines et de contre-mines. Et derrière toutcela, la mort toujours menaçante, la mort violente et terrible. Deshommes et des femmes disparaissaient, nos meilleurs et nos pluschers camarades. On les voyait aujourd’hui : demain ilss’étaient évanouis : on ne les revoyait jamais plus et noussavions qu’ils étaient morts.

Il ne régnait plus nulle part ni sûreté, niconfiance. L’homme qui complotait avec nous pouvait être un agentdu Talon de Fer. Mais il en était de même des deux côtés ; etnous étions néanmoins obligés de tabler tous nos efforts sur laconfiance et la certitude. Nous fûmes souvent trahis : lanature humaine est faible. Le Talon de Fer pouvait offrir del’argent et des loisirs à dépenser dans ses merveilleuses cités deplaisirs et de repos. Nous n’avions d’autres attraits que lasatisfaction d’être fidèles à un noble idéal, et cette loyautén’attendait d’autre salaire que le danger perpétuel, la torture etla mort.

La mort constituait aussi l’unique moyen dontnous disposions pour punir cette faiblesse humaine, et c’était unenécessité pour nous de châtier les traîtres. Chaque fois que l’undes nôtres nous trahissait, un ou plusieurs fidèles vengeursétaient lancés à ses trousses. Il pouvait nous arriver d’échouerdans l’exécution de nos décrets contre nos ennemis, comme ce fut lecas pour les Pococks ; mais tout échec devenait inadmissiblequand il s’agissait de punir les faux frères. Certains camarades selaissaient acheter avec notre permission pour avoir accès aux citésmerveilleuses et y exécuter nos sentences contre les véritablesvendus. De fait, nous exercions une telle terreur qu’il devenaitplus dangereux de nous trahir que de nous rester fidèles.

La Révolution prenait un caractèreprofondément religieux. Nous adorions à son autel, qui était celuide la Liberté. Son divin esprit nous éclairait. Hommes et femmes seconsacraient à la Cause et y vouaient leurs nouveaux-nés commejadis au service de Dieu. Nous étions les serviteurs del’Humanité.

17. – La livrée écarlate

Pendant la dévastation des États acquis auxGrangers, les élus de ce parti disparurent du Congrès. Oninstruisait leur procès pour haute trahison, et leurs places furentprises par des créatures du Talon de Fer. Les socialistes formaientune piteuse minorité et sentaient approcher leur fin. Le Congrès etle Sénat n’étaient plus que de vains fantoches. Les questionspubliques y étaient gravement débattues et votées selon les formesde tradition, mais ils ne servaient en réalité qu’à timbrer d’uneprocédure constitutionnelle les mandats de l’oligarchie…

Ernest se trouvait au plus fort de la mêléelorsqu’arriva la fin. Ce fut pendant la discussion d’un projetd’assistance aux chômeurs. La crise de l’année précédente avaitplongé de grandes masses du prolétariat au-dessous du niveau defamine, et l’extension et la prolongation des désordres n’avaientfait que les enfoncer davantage. Des millions de gens mouraient defaim, tandis que les oligarques et leurs souteneurs se gorgeaientdu trop-plein de richesses[92].

Nous appelions ces miséreux le peuple del’abîme[93], et c’était en vue d’alléger leursterribles souffrances que les socialistes avaient présenté ceprojet de loi. Mais le Talon de Fer ne le trouvait pas à son goût.Il projetait, selon sa manière à lui, de procurer du travail à desmillions d’êtres ; et, cette façon de voir n’étant pas du toutla nôtre, il avait donné ses ordres pour faire repousser notreprojet. Ernest et ses camarades savaient que leur effortn’aboutirait pas, mais, las d’être tenus en suspens, ils désiraientune solution quelconque. Ne pouvant réaliser quoi que ce soit, ilsn’espéraient rien de mieux que de mettre fin à cette farcelégislative où on leur faisait jouer un rôle involontaire. Nousignorions quelle forme prendrait cette scène finale, mais nous n’enpouvions prévoir de plus dramatique que celle qui se produisit.

Ce jour-là je me trouvais dans une galerieréservée au public. Nous savions tous qu’il allait se passerquelque chose de terrible. Un danger planait dans l’air, et saprésence était rendue visible par les troupes alignées dans lescorridors et les officiers groupés aux portes mêmes de la salle.L’Oligarchie était évidemment sur le point de frapper un grandcoup. Ernest avait pris la parole. Il décrivait les souffrances desgens sans emploi, comme s’il avait caressé le fol espoir de toucherces cœurs et ces consciences ; mais les membres républicainset démocrates ricanaient et se moquaient de lui, l’interrompant pardes exclamations et du bruit. Ernest changea brusquement detactique.

– Je sais bien que rien de ce que jepourrai dire ne saura vous influencer, – déclara-t-il. Vous n’avezpas d’âme à toucher. Vous êtes des invertébrés, des êtres flasques.Vous vous intitulez pompeusement Républicains ou Démocrates. Il n’ya pas de parti de ce nom, il n’y a ni républicains ni démocratesdans cette Chambre. Vous n’êtes que des flagorneurs et desentremetteurs, des créatures de la ploutocratie. Vous discourez àla manière antique de votre amour de la liberté, vous qui portezsur le dos la livrée écarlate du Talon de Fer !

Sa voix fut couverte par les cris : – Àl’ordre, à l’ordre ! – et il attendit d’un air dédaigneux quele tapage fût un peu apaisé. Alors, étendant le bras comme pour lesramasser tous, et se tournant vers ses camarades, il leurcria :

– Écoutez ces mugissements de bêtes bienrepues.

Le vacarme reprit de plus belle. Le présidentfrappait sur la table pour obtenir le silence, et glissait desregards d’expectative vers les officiers massés aux portes. Il yeut des cris de – Sédition ! – et un membre de New York,remarquable par sa rotondité, lança l’épithète –l’Anarchiste ! – L’expression d’Ernest n’était pas des plusrassurantes. Toutes ses fibres combatives semblaient vibrer, et saphysionomie était celle d’un animal agressif ; et cependant ilrestait froid et maître de lui-même.

– Souvenez-vous, – cria-t-il d’une voixqui domina le tumulte, – vous qui ne montrez aucune pitié pour leProlétariat, qu’un jour celui-ci ne vous en montrera pasdavantage.

Les cris de : Séditieux !Anarchiste ! redoublèrent.

– Je sais que vous ne voterez pas ceprojet, continua Ernest. Vous avez reçu de vos maîtres l’ordre devoter contre. Et vous osez me traiter d’anarchiste, vous qui avezdétruit le gouvernement du peuple, vous qui paradez en public sousvotre livrée de honte écarlate ! Je ne crois pas au feud’enfer, mais parfois je le regrette, et je suis tenté d’y croireen ce moment, car le soufre et la poix ne seraient pas de trop pourpunir vos crimes comme ils le méritent. Tant qu’existent vospareils, l’enfer est une nécessité cosmique.

Il se produisit un mouvement aux portes.Ernest, le président et tous les députés regardèrent dans cettedirection.

– Pourquoi ne commandez-vous pas à vossoldats d’entrer et d’accomplir leur besogne, monsieur leprésident ? demanda Ernest. Ils exécuteraient votre plan avecpromptitude.

– Il y a d’autres plans sur pied, fut laréplique. C’est pour cela que les soldats sont ici.

– Des plans à nous, je suppose, raillaErnest. L’assassinat ou quelque chose de ce genre.

Au mot d’assassinat le tumulte recommença.Ernest ne pouvait plus se faire entendre, mais restait debout,attendant une accalmie. C’est alors que la chose se passa. De maplace dans la galerie, je n’aperçus rien que l’éclair del’explosion. Son fracas m’assourdit, et je vis Ernest chanceler ettomber dans un tourbillon de fumée, tandis que les soldats seprécipitaient dans toutes les travées. Ses camarades étaientdebout, fous de colère, prêts à toutes les violences. Mais Ernestse raffermit un instant et agita les bras pour leur imposersilence.

– C’est un complot, prenez garde !leur cria-t-il avec anxiété. Ne bougez pas, ou vous allez êtreanéantis.

Alors il s’affaissa lentement, au moment oùles soldats arrivaient à lui. Un instant après ils firent évacuerles galeries et je ne vis plus rien.

Bien qu’il fût mon mari, on ne me permit pasde l’approcher. Dès que je déclinai ma qualité, je fus mise en étatd’arrestation. En même temps étaient arrêtés tous les membressocialistes du Congrès présents à Washington, y compris lemalheureux Simpson, qu’une fièvre typhoïde clouait au lit, à sonhôtel.

Le procès fut prompt et bref. Tous étaientcondamnés d’avance. Le miracle est qu’Ernest ne fut pas exécuté. Cefut une bévue de la part de l’Oligarchie, et elle lui coûta cher. Àcette époque, elle était trop sûre d’elle-même. Enivrée de succès,elle ne croyait guère que cette poignée de héros possédât lepouvoir de l’ébranler sur sa base. Demain, quand la grande révolteéclatera et que le monde entier résonnera du pas des multitudes enmarche, l’Oligarchie comprendra, mais trop tard, à quel point a pugrandir cette bande héroïque[94].

En tant que révolutionnaire moi-même, etconfidente intime des espérances, des craintes et des plans secretsdes révolutionnaires, je suis mieux qualifiée que personne pourrépondre à l’accusation portée contre eux d’avoir fait explosercette bombe au Congrès. Et je puis affirmer carrément, sans aucunesorte de réserve ni de doute, que les socialistes étaientcomplètement étrangers à cette affaire, tant ceux du Congrès queceux du dehors. Nous ignorons qui jeta l’engin, mais nous sommesabsolument certains que ce n’est personne d’entre nous.

D’autre part, divers indices tendent àdémontrer que le Talon de Fer fut responsable de cet acte.Naturellement, nous ne pouvons pas le prouver, et notre conclusionn’est basée que sur des présomptions. Mais voici les quelques faitsque nous connaissons. Un rapport avait été adressé au président dela Chambre par les agents du service secret du Gouvernement, pourle prévenir que les membres socialistes du Congrès étaient sur lepoint de recourir à une tactique terroriste, et qu’ils avaientdécidé le jour où elle serait mise en action. Ce jour étaitprécisément celui où l’explosion eut lieu. En prévoyance, leCapitole avait été bondé de troupes. Étant donné que nous nesavions rien de cette bombe, qu’une bombe éclata en effet, et queles autorités avaient pris des dispositions en vue de sonexplosion, il est tout naturel de conclure que le Talon de Fer ensavait quelque chose. Nous affirmons en outre que le Talon de Ferfut coupable de cet attentat qu’il prépara et exécuta dans le butde nous en faire porter la responsabilité et de causer notreruine.

Du président l’avertissement transpira à tousles membres de la Chambre qui portaient la livrée écarlate. Pendantle discours d’Ernest, ils savaient qu’un acte de violence était surle point d’être commis. Et, il faut leur rendre cette justice, ilscroyaient sincèrement qu’il allait être commis par les socialistes.Au procès, et toujours de bonne foi, plusieurs témoignèrent qu’ilsavaient vu Ernest s’apprêter à lancer la bombe, et que celle-ciavait éclaté prématurément. Naturellement ils n’avaient rien vu detout cela, mais dans leur imagination enfiévrée par la peur, ilscroyaient avoir vu.

Au tribunal, Ernest fit la déclarationsuivante :

– Est-il raisonnable d’admettre, sij’avais l’intention de jeter une bombe, que j’aurais choisi uneinoffensive petite pièce d’artifice comme celle-là ? Il n’yavait pas même assez de poudre dedans. Elle a fait beaucoup defumée, mais elle n’a blessé personne autre que moi. Elle a éclatéjuste à mes pieds, et elle ne m’a pas tué. Croyez-moi, quand je memêlerai de placer des machines infernales, je ferai du dégât. Il yaura autre chose que de la fumée dans mes pétards.

Le ministère public répliqua que la faiblessede l’engin était une bévue de la part des socialistes, de même queson explosion prématurée, Ernest l’ayant laissé tomber parnervosité. Et cette argumentation était corroborée par letémoignage de ceux qui prétendaient avoir vu Ernest tripoter labombe et la laisser choir.

De notre côté, personne ne savait comment elleavait été lancée ; Ernest me dit qu’une fraction de secondeavant son explosion, il l’avait entendue et vue frapper le sol àses pieds. Il l’affirma au procès, mais personne ne le crut.D’ailleurs l’affaire était « cuisinée » selonl’expression populaire. Le Talon de Fer avait pris la résolution denous détruire, et il n’y avait pas à aller contre.

D’après certain dicton, la vérité finittoujours par transpirer[95]. Jecommence à en douter.

Dix-neuf ans se sont écoulés, et en dépitd’efforts incessants nous n’avons pas réussi à découvrir l’hommequi a jeté la bombe. Évidemment, c’était un émissaire du Talon deFer, mais nous n’avons jamais recueilli le moindre indice sur sonidentité ; et aujourd’hui il ne reste qu’à classer l’affaireparmi les énigmes historiques.

18. – À l’ombre de la Sonoma

Je n’ai pas grand’chose à dire de ce quim’arriva personnellement durant cette période. Je fus gardée sixmois en prison, sans être accusée d’aucun crime. J’étais simplementclassée parmi les suspects, mot terrible qui devait bientôt êtreconnu de tous les révolutionnaires.

Cependant, notre propre service secret, encoreen voie de formation, commençait à fonctionner. Vers la fin de monsecond mois d’emprisonnement, un de mes geôliers se révéla à moicomme révolutionnaire en rapport avec lui. Plusieurs semainesaprès, Joseph Parkhurst, qui venait d’être nommé médecin de laprison, se fit connaître comme membre de l’un de nos groupes decombat.

Ainsi, à travers toute l’organisation del’Oligarchie, la nôtre tissait insidieusement sa toile d’araignée.J’étais tenue au courant de tout ce qui se passait dans le mondeextérieur, et chacun de nos chefs emprisonnés restait en contactavec nos braves camarades déguisés sous la livrée du Talon de Fer.Bien qu’Ernest fût enfermé à trois milles de là, sur la côte duPacifique, je ne cessai pas un instant d’être en communication aveclui, et nous pûmes échanger nos lettres avec une parfaiterégularité.

Nos chefs, prisonniers ou libres, setrouvaient donc en mesure de discuter et de diriger la campagne. Ileût été facile, au bout de quelques mois, d’en faire évaderplusieurs ; mais dès lors que l’emprisonnement n’entravaitpoint notre activité, nous résolûmes d’éviter toute entrepriseprématurée. Il y avait dans les prisons cinquante-deuxreprésentants et plus de trois cents autres meneursrévolutionnaires. Nous décidâmes qu’ils seraient délivréssimultanément. L’évasion d’un petit nombre eût éveillé la vigilancedes oligarques, et peut-être empêché la libération du reste.D’autre part, nous estimions que cette rupture de geôles, organiséedans tout le pays à la fois, aurait sur le prolétariat une énormerépercussion psychologique, et que cette démonstration de notreforce inspirerait confiance à tous.

Il fut convenu, en conséquence, quand je fusrelâchée au bout de six mois, que je devais disparaître et préparerun refuge sûr pour Ernest. Ma disparition même n’était pas chosefacile. À peine étais-je en liberté que les espions du Talon de Fers’attachèrent à mes pas. Il s’agissait de leur faire perdre lapiste et de gagner la Californie. Nous y réussîmes d’une façonassez comique.

Déjà se développait le système des passeportsà la russe. Je n’osais traverser le continent sous mon propre nom.Si je voulais revoir Ernest, je devais faire perdre ma tracecomplètement ; car si j’étais suivie, il serait repris. Je nepouvais pas non plus voyager sous un costume de prolétaire. Il neme restait qu’à me déguiser en membre de l’Oligarchie. LesOligarques suprêmes n’étaient guère qu’une poignée, mais il y avaitdes milliers de personnages de moindre éclat, du genre deM. Wickson, par exemple, qui possédaient quelques millions etformaient comme les satellites de ces astres majeurs. Les femmes etles filles de ces Oligarques mineurs étaient légion, et il futdécidé que je me ferais passer pour l’une d’entre elles. Quelquesannées plus tard, la chose eût été impossible, car le système depasseports devait se perfectionner à tel point que tout homme,femme ou enfant, dans toute l’étendue du territoire, serait inscritet signalé dans ses moindres déplacements.

L’instant venu, mes espions furent détournéssur une fausse piste. Une heure après, Avis Everhard avait cesséd’exister ; tandis qu’une certaine dame Felice Van Verdighan,accompagnée de deux bonnes et d’un chien bichon qui avait lui-mêmeune servante[96], entra dans le salon d’un wagonPulman[97], qui, quelques minutes plus tard,roulait vers l’ouest.

Les trois filles qui m’accompagnaient étaientdes révolutionnaires, dont deux faisaient partie des Groupes deCombat : la troisième entra dans un groupe l’année suivante,et fut exécutée six mois après par le Talon de Fer ; c’estcelle-là qui servait le chien. Des deux femmes de chambre, l’une,Bertha Stole, disparut douze ans plus tard, tandis que l’autre,Anna Roylston, vit encore et joue un rôle de plus en plus importantdans la Révolution[98].

Sans la moindre aventure nous traversâmes lesÉtats-Unis jusqu’en Californie. Quand le train s’arrêta à Oakland,à la gare de la XVIe rue, nous descendîmes, et FeliceVan Verdighan disparut à jamais avec ses deux servantes, son chienet la bonne de son chien. Les filles furent emmenées par descamarades sûrs. D’autres se chargèrent de moi. Une demi-heure aprèsavoir quitté le train j’étais à bord d’un petit bateau de pêchedans les eaux de la baie de San-Francisco.

Il y avait des sautes de vent, et nous errâmesen dérive pendant la majeure partie de la nuit.

Mais je voyais les lumières d’Alcatraz oùErnest était enfermé, et ce voisinage me réconfortait. À l’aurore,à force de rames, nous atteignions les îles Marin. Nous y restâmescachés toute la journée ; la nuit suivante, portés par lamarée et poussés par une fraîche brise, nous traversions en deuxheures la baie de San-Pablo et remontions le Petaluma Creek.

Un autre camarade m’y attendait avec deschevaux, et sans délai nous nous mîmes en route à la clarté desétoiles. Au nord je pouvais voir la masse indistincte de la Sonoma,vers laquelle nous nous dirigions. Nous laissâmes à notre droite lavieille ville du même nom et remontâmes un canyon qui s’enfonçaitentre les premiers contreforts de la montagne. La route charretièredevint une route forestière, qui se rétrécit en une sente àbestiaux et finit par s’effacer dans les pâturages de la régionhaute. Nous franchîmes à cheval le sommet de la Sonoma. C’était lavoie la plus sûre. Il n’y avait personne par là pour remarquernotre passage.

L’aurore nous surprit sur la crête du versantnord, et l’aube grise nous vit débouler à travers les taillis dechênes rabougris[99] dans lesgorges profondes, encore tièdes des souffles de cette fin d’été, oùse dressent les majestueux séquoias. C’était pour moi une contréefamilière et chère, et c’est moi qui maintenant servais de guide.C’était ma cachette, c’est moi qui l’avais choisie. Nous abaissâmesune barrière et traversâmes une haute prairie ; puis, ayantfranchi une faible crête couverte de chênes, nous descendîmes dansune prairie plus petite. Nous remontâmes une autre crête, cettefois sous l’abri des arbousiers cuivrés[100] etdes manzanitas[101] pourprés. Les premiers rayons dusoleil nous frappèrent dans le dos pendant que nous grimpions. Unevolée de cailles s’éleva à grand bruit des taillis. Un gros lapintraversa notre route en bonds rapides et silencieux. Puis un daim àplusieurs cors, le cou et les épaules empourprées par le soleil,franchit la pente devant nous et disparut derrière la crête.

Après un temps de galop à sa poursuite, nousdescendîmes à pic, par une piste en zig-zag qu’il avait dédaignée,vers un magnifique groupe de séquoias entourant un étang aux eauxassombries par les minéraux apportés du flanc de la montagne. Jeconnaissais le chemin dans ses moindres détails. Naguère, unécrivain de mes amis avait possédé la ferme ; lui aussi étaitdevenu révolutionnaire, mais avec moins de chance que moi, car ilavait déjà disparu, et jamais personne ne sut où ni comment ilétait mort. Lui seul connaissait le secret de la cachette verslaquelle je me dirigeais. Il avait acheté le ranch pour sa beautépittoresque et l’avait payé cher, au grand scandale des fermiers dela localité. Il prenait plaisir à me raconter comment, lorsqu’il enmentionnait le prix, ceux-ci hochaient la tête d’un air consterné,et, après une sérieuse opération d’arithmétique mentale,finissaient par déclarer : – Vous ne pourrez pas même en tirerdu six pour cent.

Mais il était mort, et ses enfants n’avaientpas hérité de la ferme. Fait étrange, elle appartenait àM. Wickson, qui possédait actuellement toutes les pentes estet nord de la Sonoma, depuis le domaine des Spreckels jusqu’à laligne de faîte de la vallée Bennett. Il en avait fait un magnifiqueparc à daims, s’étendant sur des milliers d’acres de prairies enpente douce, de taillis et de canyons, où les animaux s’ébattaientavec presque autant de liberté qu’à l’état sauvage. Les ancienspropriétaires du terrain avaient été chassés, et un asile d’Étatpour les faibles d’esprit avait été démoli afin de faire place auxdaims.

Pour couronner le tout, le pavillon de chassedu sieur Wickson était situé à un quart de mille de mon refuge.Mais loin d’être un danger, c’était un gage de sécurité. Nous nousabritions sous l’égide même de l’un des oligarques secondaires.Tout soupçon était détourné par cette situation. Le dernier endroitdu monde où les espions du Talon de Fer songeraient à nouschercher, Ernest et moi, c’était le parc à daims de Wickson.

Nous attachâmes nos chevaux sous les séquoiasprès de l’étang. D’une cachette pratiquée dans le creux d’un troncpourri, mon compagnon tira tout un attirail d’objets divers :un sac de farine de cinquante livres, des boîtes de conserves detoutes sortes, des ustensiles de cuisine, des couvertures, unetoile goudronnée, des livres et de quoi écrire, un gros paquet delettres, un bidon de cinq gallons de pétrole et un gros rouleau deforte corde. Cet approvisionnement était si considérable qu’ilfaudrait de nombreux voyages pour le transporter à notre asile.

Heureusement, le refuge n’était pas loin. Jeme chargeai du paquet de cordes et, prenant les devants, jem’engageai dans un taillis d’arbrisseaux et de vignes entrelacéesqui s’enfonçait comme une allée de verdure entre deux monticulesboisés, et se terminait brusquement à la rive escarpée d’un coursd’eau. C’était un petit ruisseau, alimenté par des sources, que lesplus fortes chaleurs de l’été ne tarissaient pas. De toutes partss’élevaient des monticules boisés : il y en avait tout ungroupe ; ils semblaient jetés là par le geste négligent dequelque Titan. Dépourvus d’ossature rocheuse, ils se dressaient àdes centaines de pieds sur leur base, mais ils n’étaient composésque de terre volcanique rouge, le fameux sol à vignes de la Sonoma.Parmi ces monticules, le petit ruisseau s’était taillé un lit trèsen pente et profondément encaissé.

Il fallut jouer des pieds et des mains pourdescendre jusqu’au lit du ruisseau et, une fois là, pour en suivrele cours sur une centaine de mètres. Alors nous arrivâmes au grandtrou. Rien n’avertissait de l’existence de ce gouffre, qui n’étaitpas un trou au sens ordinaire du mot. On rampait dans uninextricable fouillis de broussailles et d’arbustes, et l’on setrouvait tout au bord d’un abîme de verdure. À travers cet écran,on pouvait estimer qu’il avait cent pieds de long, autant de large,et la moitié à peu près en profondeur. Peut-être à cause de quelquefaille qui s’était produite quand les monticules furent jetés là,et certainement par l’effet d’une érosion capricieuse, l’excavationavait été creusée au cours des siècles par l’écoulement des eaux.La terre nue n’apparaissait nulle part. On ne voyait qu’un tapis deverdure, depuis les menus capillaires appelés cheveux-de-vierge etfougères à revers d’or jusqu’aux imposants séquoias et sapins deDouglas. Ces grands arbres poussaient même sur la muraille dugouffre. Quelques-uns étaient inclinés à quarante-cinq degrés, maisla plupart s’élançaient tout droit du sol mou et presqueperpendiculaire.

C’était une cachette idéale. Personne nevenait jamais là, pas même les gamins du village de Glen Ellen. Sile trou avait été situé dans le lit d’un canyon d’un ou plusieursmilles de long, il eût été bien connu. Mais ce n’était pas uncanyon. D’un bout à l’autre, le cours d’eau n’avait pas plus decinq cents mètres de long. À trois cents mètres en amont du trou,il naissait d’une source au bas d’une prairie plate ; à centmètres en aval, il débouchait en pays découvert, et rejoignait larivière à travers un terrain herbeux et ondulé.

Mon compagnon fit un tour de corde autour d’unarbre et, m’ayant attachée, me fit descendre. En un instant, je fusau fond, et, en un temps relativement court, il m’envoya par lemême chemin toutes les provisions de la cachette. Il hissa lacorde, la dissimula, et, avant de partir, me lança un cordial aurevoir.

Avant d’aller plus loin, je dois dire un motde ce camarade, John Carlson, humble figurant de la Révolution,l’un des innombrables fidèles qui constituaient les rangs de sonarmée. Il travaillait chez Wickson, dans les étables du pavillon dechasse. De fait, c’est sur des chevaux de Wickson que nous avionsfranchi la Sonoma. Depuis près de vingt ans déjà, au moment oùj’écris, John Carlson a été le gardien du refuge, et durant tout cetemps, je suis certaine que pas une pensée déloyale n’a effleuréson esprit, même en rêve. C’était un caractère flegmatique etlourd, à tel point qu’on ne pouvait s’empêcher de se demander ceque la Révolution représentait pour lui. Et pourtant, l’amour de laliberté projetait une lueur tranquille dans cette âme obscure. Àcertains égards, il valait mieux qu’il ne fût pas doué d’uneimagination mobile. Il ne perdait jamais la tête. Il savait obéiraux ordres, et il n’était ni curieux ni bavard. Je lui demandai unjour comment il se faisait qu’il fût révolutionnaire.

– J’ai été soldat dans ma jeunesse,répondit-il. C’était en Allemagne. Là, tous les jeunes gens doiventfaire partie de l’armée. Et dans le régiment auquel j’appartenais,j’avais un camarade de mon âge. Son père était ce que vous appelezun agitateur, et avait été mis en prison pour crime delèse-majesté, c’est-à-dire pour avoir clamé la vérité au sujet del’empereur. Le jeune homme, son fils, m’entretenait souvent dupeuple, du travail, et de la façon dont il est volé par lescapitalistes. Il me fit voir les choses sous un nouveau jour, et jedevins socialiste. Ce qu’il disait était juste et bien, et je nel’ai jamais oublié. Quand je suis venu aux États-Unis, je me suismis en rapport avec les socialistes, je me suis fait recevoirmembre d’une section, – c’était au temps duS. L. P[102].Puis, plus tard, quand est venue la scission, je suis entré dans leS. P. local. Je travaillais alors chez un loueur de chevaux àSan-Francisco. C’était avant le tremblement de terre. J’ai payé mescotisations pendant vingt-deux ans. Je suis toujours membre, et jeverse toujours ma part, bien que tout cela se fasse en grand secretmaintenant. Je continuerai à remplir ce devoir, et quand adviendrala République coopérative, je serai content.

Livrée à moi-même, je fis cuire mon déjeunersur le fourneau à pétrole et mis en ordre ma nouvelle demeure.Plusieurs fois, par la suite, de grand matin ou après la tombée dela nuit, Carlson devait se glisser vers le refuge et venirtravailler pendant une heure ou deux. Je m’abritai d’abord sous latoile goudronnée ; puis nous dressâmes une petite tente ;plus tard, quand nous fûmes assurés de la parfaite sécurité denotre retraite, une petite maison y fut bâtie. Elle étaitcomplètement cachée à tout regard qui pourrait plonger du bord dugouffre. La luxuriante végétation de ce coin abrité formait unécran naturel. D’ailleurs, la maison fut appliquée à la paroiverticale ; et, dans ce mur même, nous creusâmes deux petiteschambres, étayées de forts madriers, bien asséchées et aérées. Jevous prie de croire que nous y avions nos aises. Lorsque, par lasuite, le terroriste allemand Biedenbach vint se cacher avec nous,il installa un appareil fumivore qui nous permit de nous asseoirpendant les soirées d’hiver devant un feu de bois crépitant.

Ici encore, je dois dire un mot en faveur dece terroriste à l’âme tendre, qui fut certainement le plus méconnude tous nos camarades révolutionnaires. Biedenbach n’a jamais trahila Cause. Il n’a pas été exécuté par ses compagnons, comme on lesuppose généralement. C’est un canard lancé par les créatures del’Oligarchie. Le camarade Biedenbach était très distrait et demémoire courte. Il fut tué d’un coup de feu par une de nossentinelles au refuge souterrain de Carmel, parce qu’il avaitoublié les signaux secrets. Ce fut une erreur déplorable, et riende plus. Et il est absolument faux de dire qu’il avait trahi sonGroupe de Combat. Jamais homme plus sincère et loyal n’a travaillépour la Cause[103].

Voilà dix-neuf ans maintenant que le refugechoisi par moi a été presque constamment occupé, et dans tout cetemps-là, à part une seule exception, il n’a jamais été découvertpar un étranger[104].Pourtant, il n’était qu’à un de quart de mille du pavillon dechasse de Wickson, et à un mille à peine du village de Glen Ellen.Tous les matins et tous les soirs, j’entendais le train arriver etpartir, et je réglais ma montre d’après le sifflet de labriqueterie.

19. – Transformation

– Il faut te transformer de fond encomble, m’écrivait Ernest. Il faut cesser d’exister et devenir uneautre femme, non seulement en changeant ta façon de t’habiller,mais en faisant peau neuve sous l’habit. Il faut te refairecomplètement et si bien que moi-même je ne puisse te reconnaître,en modifiant ta voix, tes gestes, tes manières, ton maintien, tadémarche et toute ta personne.

J’obéis à cet ordre. Je m’exerçai, plusieursheures par jour, à enterrer définitivement l’Avis Everhard de jadissous la peau d’une nouvelle femme que je pourrais appeler mon autremoi-même. Ce n’est qu’à force de travail qu’on peut obtenir depareils résultats. Rien qu’aux détails de mon intonation, jem’appliquai presque sans relâche jusqu’à ce que la voix de monnouveau personnage fût fixée et devenue automatique. Cetautomatisme acquis était la condition essentielle pour bien jouermon rôle. Je devais parvenir à me faire illusion à moi-même. Onéprouve quelque chose d’analogue quand on apprend une nouvellelangue, le français, par exemple. Tout d’abord, on le parle d’unefaçon consciente, par un effort de volonté. On pense en anglais, etl’on traduit en français, ou bien on lit en français, mais il fauttraduire en anglais avant de comprendre. Plus tard, l’effortdevient automatique, l’étudiant se sent en terrain solide, il lit,écrit et pense en français, sans recourir du tout àl’anglais.

De même, pour nos déguisements, il étaitnécessaire de nous exercer jusqu’à ce que nos rôles artificielsfussent devenus réels, jusqu’à ce que, pour redevenir nous-mêmes,il nous fallût un effort d’attention et de volonté. Au début,naturellement, nous tâtonnions un peu à l’aveugle et nous nouségarions souvent. Nous étions en train de créer un art nouveau, etnous avions beaucoup à découvrir. Mais le travail progressaitpartout : de nouveaux maîtres se développaient dans cet art,et tout un fonds de trucs et d’expédients s’accumulaient peu à peu.Ce fonds devint une sorte de manuel qui passait de mains en mainset faisait partie, pour ainsi dire, du programme d’études del’école de la Révolution[105].

C’est à ce moment que mon père disparut. Seslettres, qui m’étaient parvenues régulièrement, cessèrentd’arriver. On ne le revit plus à notre quartier central de PellStreet. Nos camarades le cherchèrent partout. Toutes les prisons dupays furent fouillées par notre service secret. Mais il était perduaussi complètement que si la terre l’avait englouti, et jusqu’à cejour on n’a pu découvrir le moindre indice de la manière dont ilpérit[106].

Je passai six mois de solitude dans le refuge,mais ils ne furent pas perdus. Notre organisation marchait à grandspas, et des montagnes de travail s’amoncelaient toujours devantnous. De leurs prisons, Ernest et les autres chefs décidaient cequ’il y avait à faire, et c’était à nous autres du dehors del’accomplir. Le programme comportait, par exemple, la propagande debouche en bouche ; l’organisation de notre systèmed’espionnage avec toutes ses ramifications ; l’établissementde nos imprimeries clandestines : et ce que nous appelionsnotre chemin de fer souterrain, c’est-à-dire la mise encommunication de nos milliers de refuges nouveaux lorsqu’ilmanquait des anneaux dans la chaîne établie à travers tout lepays.

Aussi, comme je le disais, le travail n’étaitjamais fini. Au bout de six mois, mon isolement fut rompu par lavenue de deux camarades. C’étaient des jeunes filles, de bravesâmes, des amantes passionnées de la liberté : Laura Petersen,qui disparut en 1922 et Kate Bierce, qui plus tard épousa DuBois[107], et qui demeure encore avec nous,attendant la prochaine aurore de l’ère nouvelle.

Elles arrivèrent dans l’état de fièvre oùpeuvent se trouver des jeunes filles qui viennent d’échapper à undanger de mort soudaine. Dans l’équipage du bateau de pêche qui lestransportait à travers la baie de San-Pablo, il y avait un espion,une créature du Talon de Fer, qui avait réussi à se faire passerpour révolutionnaire et à pénétrer profondément dans les secrets denotre organisation. Sans doute, il était sur ma trace, car noussavions depuis longtemps que ma disparition avait sérieusementpréoccupé le service secret de l’Oligarchie. Heureusement, comme leprouva la suite des événements, il n’avait révélé ses découvertes àpersonne. Il avait évidemment remis son rapport à plus tard, dansl’espoir de mener tout à bonne fin en trouvant mon asile et ens’emparant de ma personne. Ses renseignements périrent avec lui.Sous un prétexte quelconque, lorsque les jeunes filles débarquèrentà Pétaluna Creek et montèrent à cheval, il s’arrangea pour quitterson bateau.

En cours de route vers la Sonoma, JohnCarlston laissa les jeunes filles aller devant avec son cheval, etrevint à pied sur ses pas. Ses soupçons avaient été éveillés. Ils’empara de l’espion, et d’après son récit, nous pûmes nous faireune idée de ce qui s’était passé, si peu doué d’imagination que futle narrateur.

– Je lui ai fait son affaire, dit-ilsimplement. Je lui ai fait son affaire, répéta-t-il, et une sombrelueur brillait dans ses yeux, et ses mains déformées par le travails’ouvraient et se fermaient éloquemment. Il n’a pas fait de bruit.Je l’ai caché, et cette nuit je retournerai l’enterrerprofondément.

Durant cette période, je m’étonnais souvent dema propre métamorphose. Tour à tour il me semblait invraisemblable,soit que j’eusse jamais vécu dans le calme d’une villeuniversitaire soit que je fusse devenue une révolutionnaireaguerrie à des scènes de violence et de mort. L’une ou l’autre deces deux choses paraissait impossible : si l’une était uneréalité, l’autre devait être un songe, mais laquelle ? Ma vieactuelle de révolutionnaire cachée dans un trou représentait-elleun cauchemar ? Ou bien pouvais-je me croire une révoltéerêvant d’une existence antérieure où elle n’avait connu rien deplus excitant que le thé et la danse, les réunions contradictoireset les salles de conférence ? Mais, après tout, je suppose quec’était là une expérience commune à tous les camarades ralliés sousla rouge bannière de la société humaine.

Je me rappelais souvent des personnages decette autre existence, et, assez curieusement, ils apparaissaientet disparaissaient de temps à autre dans ma vie nouvelle. Tel étaitle cas de l’évêque Morehouse. En vain nous l’avions cherché, aprèsle développement de notre organisation. Il avait été transféréd’asile en asile. Nous avions suivi sa trace de la maison de santéde Napa à celle de Stockton, puis à l’hôpital d’Agnews, dans lavallée de Santa Clara. Mais là se terminait la piste. Son acte dedécès n’existait pas. Il avait dû s’échapper de façon ou d’autre.Je ne me doutais guère des terribles circonstances où je devais lerevoir, ou plutôt l’entrevoir, dans le tourbillon de mort de laCommune de Chicago.

Je ne revis jamais Jackson, l’homme qui avaitperdu un bras aux filatures de la Sierra, et déterminé maconversion à la Révolution ; mais nous savions tous ce qu’ilavait accompli avant de mourir. Il ne s’était jamais joint auxrévolutionnaires. Aigri par son destin, couvant dans son esprit lesouvenir du mal qu’on lui avait fait, il devint anarchiste, non pasau sens philosophique, mais comme un pur animal affolé par la haineet le désir de la vengeance. Et il se vengea bien. Une nuit quetout le monde dormait au palais Pertonwaithe, trompant la vigilancedes gardiens, il le fit sauter en miettes. Pas une âme n’échappa,pas même les gardiens. Et dans la prison où il attendait sonjugement, l’auteur du désastre s’étouffa sous ses couvertures.

Bien différentes de celle-là furent lesdestinées du Dr Hammerfield et du DrBallingford. Ils restèrent fidèles à leur râtelier et en furentrécompensés par des palais épiscopaux où ils vivent en paix avec lemonde. Tous deux sont des apologistes de l’Oligarchie. Tous deuxsont devenus très gras. – « Le Dr Hammerfield,expliquait un jour Ernest, est parvenu à modifier sa métaphysiquede façon à assurer au Talon de Fer la sanction divine, puis aussi ày faire entrer largement l’adoration de la Beauté, et enfin àréduire à l’état de spectre invisible le vertébré gazeux dont parleHaekel, – la différence entre le Dr Hammerfield et leDr Ballingford consiste en ce que ce dernier conçoit leDieu des Oligarques comme un peu plus gazeux et un peu moinsvertébré. »

Peter Donelly, le contremaître jaune desfilatures de la Sierra, que j’avais rencontré au cours de monenquête sur le cas Jackson, nous ménageait à tous une surprise. En1918, j’assistais à une réunion des rouges de Frisco[108]. De tous nos Groupes de Combatc’était le plus formidable, le plus féroce et sans pitié. Il nefaisait pas précisément partie de notre organisation. Ses membresétaient des fanatiques, des fous. Nous n’osions pas encourager unpareil état d’esprit. Cependant, bien qu’ils ne fussent pas desnôtres, nous restions en termes amicaux avec eux. C’était uneaffaire d’importance capitale qui m’avait amenée parmi eux cesoir-là. J’étais, au milieu d’une vingtaine d’hommes, la seulepersonne non masquée. Mon affaire terminée, je fus reconduite parl’un d’eux. En passant dans un corridor sombre, mon guide enflammaune allumette, l’approcha de son visage et se démasqua. J’entrevisles traits passionnés de Peter Donelly, puis l’allumettes’éteignit.

– Je voulais seulement vous montrer quec’était moi, dit-il dans l’obscurité. Vous rappelez-vous Dallas, lesurintendant ?

Je me souvins de la face de renard de cepersonnage.

– Eh bien, je lui ai fait son affaired’abord, dit Donelly avec orgueil. Puis je me suis fait recevoirparmi les Rouges.

– Mais, comment se fait-il que vous soyezici, demandai-je. Votre femme ? Vos enfants ?

– Morts, répondit-il. C’est pour cela…Non, poursuivit-il vivement, ce n’est pas pour les venger. Ils sontmorts tranquillement dans leurs lits… la maladie, vous savez, unjour ou l’autre. Tant que je les avais, ils me liaient lesbras ; et maintenant qu’ils sont partis, c’est la revanche dema virilité flétrie que je cherche. Naguère j’étais Peter Donelly,le contremaître jaune. Mais aujourd’hui, je suis le numéro 27 desRouges de Frisco. Venez, maintenant, je vais vous faire sortir.

J’entendis de nouveau parler de lui plus tard.Il m’avait dit la vérité à sa manière en déclarant que tous lessiens étaient morts. Il lui restait un de ses fils, Timothy, maisle père le considérait comme mort parce qu’il s’était enrôlé parmiles Mercenaires[109] del’Oligarchie.

Chaque membre des Rouges de Frisco s’engageaitpar serment à accomplir douze exécutions par an, et à se suiciders’il ne réussissait pas à atteindre ce nombre. Les exécutionsn’avaient pas lieu au hasard. Ce groupe d’exaltés se réunissaitfréquemment et prononçait des sentences en série contre les membreset serviteurs de l’Oligarchie qui s’étaient signalés à sa vindicte.Les exécutions étaient ensuite distribuées au sort.

L’affaire qui m’avait amenée ce soir-là étaitprécisément un jugement de ce genre. Un de nos camarades qui,depuis plusieurs années, réussissait à se maintenir comme commisdans le bureau local du service secret du Talon de Fer, avaitéveillé la vigilance des Rouges de Frisco, et son jugement sepoursuivait ce jour même. Naturellement il n’était pas présent, etses juges ignoraient qu’il fût un des nôtres. J’avais pour missionde témoigner de son identité et de sa loyauté. On se demanderacomment je pouvais être au courant de cette affaire. L’explicationest très simple. L’un de nos agents secrets faisait partie desRouges de Frisco. Il nous était nécessaire d’avoir un œil ouvertsur les amis comme sur les ennemis, et ce groupe de fanatiquesétait trop important pour échapper à notre surveillance.

Mais revenons à Peter Donelly et à son fils.Tout alla bien pour le père jusqu’au jour où, dans le lotd’exécutions que le sort lui avait attribuées, il trouva le nom deson propre enfant. C’est alors que se réveilla l’esprit de famillequ’il possédait jadis à un si haut degré. Pour sauver son fils iltrahit ses camarades. Ses plans furent en partie contrecarrés, maisnéanmoins une douzaine des Rouges de Frisco furent exécutés, et leGroupe presque anéanti. En représailles, les survivants donnèrent àDonelly la fin que méritait sa trahison.

Son fils ne lui survécut pas longtemps. LesRouges de Frisco s’engagèrent par serment à l’exécuter.L’Oligarchie fit tous ses efforts pour le sauver. Il fut transféréd’une partie du pays à une autre. Trois des Rouges perdirent la vieen vains efforts pour l’avoir. Le groupe ne se composait qued’hommes. À la fin, ils eurent recours à une femme, à une de noscamarades, qui n’était autre qu’Anna Roylston. Notre cercle intimelui défendit d’accepter cette mission, mais elle avait toujours euune volonté à elle et dédaignait toute discipline. En outre, elleavait du génie et attirait l’affection, si bien que l’on ne pouvaiten venir à bout d’aucune manière. Elle formait une classe parelle-même et ne répondait à aucun type de révolutionnaire.

Malgré notre refus de lui permettre cet acte,elle persista à vouloir l’accomplir. Or, Anna Roylston était unecréature tout à fait séduisante, à qui il suffisait d’un signe pourfasciner un homme. Elle avait brisé par douzaines les cœurs de nosjeunes camarades, et en avait capturé d’autres par vingtaines pourles amener à notre organisation. Cependant, elle refusaitobstinément de se marier. Elle aimait tendrement les enfants, maiselle pensait qu’un bébé à elle la détournerait de la Cause, etc’est à la Cause qu’elle avait voué sa vie.

Ce fut un jeu d’enfant pour Anna Roylston degagner le cœur de Timothey Donelly. Elle n’éprouva aucun remords deconscience, car juste à ce moment eut lieu le massacre deNashville, où les Mercenaires, sous les ordres de Donelly,assassinèrent littéralement huit cents tisserands de cette cité.Cependant, elle ne tua pas Donelly de ses propres mains. Elle leremit, prisonnier, à celles des Rouges de Frisco. Cela se passaitl’an dernier seulement, et maintenant elle a été rebaptisée. Lesrévolutionnaires de partout l’appellent « la ViergeRouge »[110].

Le colonel Ingram et le colonel Van Gilbertsont deux personnages plus connus que je devais rencontrer plustard. Le colonel Ingram s’éleva très haut dans l’Oligarchie etdevint ambassadeur d’Allemagne. Il fut cordialement détesté par leprolétariat des deux pays. C’est à Berlin que je le retrouvai,lorsqu’en qualité d’espionne internationale accréditée par le Talonde Fer, il me reçut chez lui et m’accorda une aide précieuse. Jepuis déclarer ici que mon double rôle me permit d’accomplircertaines choses de grande importance pour la Révolution. Lecolonel Van Gilbert devint célèbre sous le nom de « VanGilbert le rageur ». Il joua son rôle le plus important dansl’élaboration du nouveau code après la Commune de Chicago. Maisavant cela, comme juge criminel, il s’était attiré une condamnationà mort par sa méchanceté démoniaque. Je fus l’une des personnes quile jugèrent et le condamnèrent, Anna Roylston mit la sentence àexécution.

Encore un revenant de mon ancienne existence,– l’avocat de Jackson. C’était bien le dernier personnage quej’aurais cru revoir, ce Joseph Hurd, et ce fut une étrangerencontre que la nôtre. Deux ans après la Commune de Chicago, unsoir, très tard, Ernest et moi arrivâmes ensemble au Refuge deBenton Harbour[111], dans le Michigan, sur la rive dulac opposée à Chicago, juste au moment où venait de se terminer lejugement d’un espion. La sentence de mort avait été prononcée, etl’on emmenait le condamné. À peine nous avait-il aperçus que lemalheureux s’arracha aux mains de ses gardiens et se précipita àmes pieds, embrassant mes genoux comme dans un étau et implorant mapitié dans un accès de délire. Quand il leva vers moi sa figureépouvantée, je reconnus Joseph Hurd. De toutes les choses terriblesque j’ai vues, aucune ne m’a éprouvée comme le spectacle de cettecréature affolée demandant grâce. Follement attachée à la vie, ilse cramponnait pitoyablement à moi malgré les efforts d’unedouzaine de camarades. Et lorsqu’enfin on l’entraîna après luiavoir fait lâcher prise, je glissai à terre évanouie. Il est moinspénible de voir mourir des hommes braves que d’entendre un lâcheimplorer la vie.

20. – Un Oligarque perdu

Mais les souvenirs de mon ancienne vie m’ontentraînée trop en avant dans l’histoire de ma vie nouvelle. Ladélivrance en masse de nos amis prisonniers ne s’effectua qu’asseztard dans le courant de 1915. Si compliquée que fut l’entreprise,elle s’accomplit sans accrocs et son succès fut pour nous unhonneur et un encouragement. D’une foule de geôles, de prisonsmilitaires et de forteresses disséminées depuis Cuba jusqu’enCalifornie, nous libérâmes en une seule nuit cinquante et un de nosCongressistes sur cinquante-deux, et plus de trois cents autresmeneurs. Il n’y eut pas le moindre échec. Non seulement touséchappèrent, mais tous gagnèrent des refuges préparés. Le seul denos représentants que nous ne fîmes pas évader fut Arthur Simpson,déjà mort à Cabanyas après de cruelles tortures.

Les dix-huit mois qui suivirent marquentpeut-être l’époque la plus heureuse de ma vie avec Ernest ;pendant tout ce temps-là, nous ne nous sommes pas quittés uninstant, tandis que plus tard, rentrés dans le monde, nous avons dûvivre souvent à part.

L’impatience avec laquelle j’attendaisl’arrivée d’Ernest, ce soir-là, était aussi grande que celle quej’éprouve aujourd’hui devant la révolte imminente. J’étais restéesi longtemps sans le voir que je devenais presque folle à l’idéeque la moindre anicroche à nos plans pourrait le retenir prisonnierdans son île. Les heures semblaient des siècles. J’étais seule.Biedenbach et trois jeunes hommes cachés dans notre asile étaientallés se poster de l’autre côté de la montagne, armés et prêts àtout. Je crois bien que cette nuit-là, dans toute l’étendue dupays, tous les camarades étaient hors de leurs refuges.

Au moment où le ciel pâlissait à l’approche del’aurore, j’entendis le signal donné d’en haut et m’empressai d’yrépondre. Dans l’obscurité je faillis embrasser Biedenbach quidescendait le premier ; l’instant d’après, j’étais dans lesbras d’Ernest. Et je m’aperçus en ce moment, tant ma transformationétait complète, qu’il me fallait un effort de volonté pourredevenir l’Avis Everhard de jadis, avec ses manières, sessourires, ses phrases et ses intonations. C’est seulement à forced’attention que je réussissais à maintenir mon ancienne identité.Je ne pouvais plus me permettre de m’oublier une minute, sil’impératif était devenu l’automatisme de ma personnalitéacquise.

Une fois rentrés dans notre petite cabane, lalumière me permit d’examiner le visage d’Ernest. À part la pâleurrésultant de son séjour en prison, il n’y avait pas de changementchez lui, ou du moins on n’en voyait guère. Il était toujours lemême, mon amant, mon mari, mon héros. Cependant, une sorted’ascétisme allongeait un peu les lignes de son visage. Cetteexpression de noblesse ne faisait d’ailleurs qu’affiner l’excès devitalité tumultueuse qui avait toujours accentué ses traits.Peut-être était-il un peu plus grave que naguère, mais une lueurrieuse scintillait toujours dans ses yeux. Bien qu’il eût maigrid’une vingtaine de livres, il restait magnifiquement en forme. Ilavait continué à exercer ses muscles pendant toute sa détention, etils étaient de fer. En réalité, il était en meilleure conditionqu’à son entrée en captivité. Des heures passèrent avant que satête se posât sur l’oreiller et qu’il s’endormit sous mes caresses.Pour moi, je ne pus fermer l’œil. J’étais trop heureuse, et jen’avais pas partagé les fatigues de son évasion et de sa course àcheval.

Pendant qu’Ernest dormait, je changeai devêtements, j’arrangeai ma coiffure autrement, je repris mapersonnalité nouvelle et automatique. Quand Biedenbach et lesautres camarades s’éveillèrent, ils m’aidèrent à organiser un petitcomplot. Tout était prêt, et nous étions dans la petite chambresouterraine qui servait de cuisine et de salle à manger, lorsqueErnest ouvrit la porte et entra. À ce moment, Biedenbachm’interpella du nom de Marie, et je me tournai pour lui répondre.Je regardai Ernest avec l’intérêt curieux qu’une jeune camarademanifesterait en voyant pour la première fois un héros si connu dela Révolution. Mais le regard d’Ernest se posa à peine sur moi,cherchant quelqu’un d’autre et faisant impatiemment le tour de lachambre. Je lui fus alors présentée sous le nom de MarieHolmes.

Pour compléter la déception, nous avionspréparé un couvert de plus, et en nous mettant à table, nouslaissâmes une chaise inoccupée. J’avais envie de crier de joie enremarquant l’anxiété croissante d’Ernest. Il ne put y tenirlongtemps.

– Où est ma femme ? demanda-t-ilbrusquement.

– Elle dort encore, répondis-je.

C’était l’instant critique. Mais ma voix luiétait étrangère, et il n’y reconnut rien de familier. Le repascontinua. Je parlais beaucoup, et avec exaltation, comme aurait pufaire l’admiratrice d’un héros, et il était manifeste que monhéros, c’était lui. Mon admiration enthousiaste s’emporterapidement au paroxysme, et avant qu’il puisse deviner monintention, je lui jette les bras autour du cou et je l’embrasse surles lèvres. Il m’écarte à bout de bras et promène de tous côtés desregards contrariés et perplexes… Les quatre hommes se mirent à rireaux éclats, et des explications s’en suivirent. Ernest restad’abord sceptique. Il m’examinait minutieusement et paraissait àdemi convaincu, puis il hochait la tête et ne voulait plus croire.C’est seulement quand, redevenant l’Avis Everhard de jadis, je luimurmurai à l’oreille des secrets connus exclusivement d’elle et delui, qu’il finit par m’accepter pour sa vraie femme.

Plus tard dans la journée, il me prit dans sesbras, affectant un grand embarras et s’accusant d’émotionspolygames.

– Tu es ma chère Avis, dit-il, mais aussiquelqu’un d’autre. Étant deux femmes en une, tu constitues monharem. En tout cas, nous sommes en sûreté pour le moment. Mais sijamais les États-Unis deviennent trop chauds pour nous je seraiqualifié pour devenir citoyen en Turquie[112].

Je connus alors le parfait bonheur dans notrerefuge. Nous consacrions de longues heures à des travaux sérieux,mais nous travaillions ensemble. Nous appartenions l’un à l’autrepour une période prolongée, et le temps nous paraissait précieux.Nous ne nous sentions pas isolés, car des camarades venaient ets’en allaient, apportant les échos souterrains d’un monded’intrigues révolutionnaires et le récit des luttes engagées surtout le front de bataille. La gaîté ne nous faisait pas défaut aumilieu de ces sombres conspirations. Nous endurions beaucoup delabeur et de souffrances, mais les vides de nos rangs étaientaussitôt comblés et nous allions toujours de l’avant, et parmi lescoups et les contrecoups de la vie et de la mort nous trouvions letemps de rire et d’aimer. Il y avait parmi nous des artistes, dessavants et des étudiants, des musiciens et des poètes ; dansce terrier florissait une culture plus noble et plus raffinée quedans palais ou cités merveilleuses des oligarques. D’ailleurs,beaucoup de nos camarades s’employaient précisément à embellir cespalais et cités de rêve[113].

Nous n’étions pas non plus confinés dans notrerefuge. Souvent, la nuit, pour prendre de l’exercice, nousparcourions la montagne à cheval, et nous nous servions pour celades montures de Wickson. S’il savait combien de révolutionnairesses bêtes ont transportés ! Nous organisions même despique-niques dans des coins isolés que nous connaissions, où,arrivés avant l’aurore, nous restions tout le jour, pour nerepartir qu’à la tombée de la nuit. Nous nous servions aussi de lacrème et du beurre de Wickson[114] ; et Ernest ne se faisait aucunscrupule d’abattre ses cailles et ses lapins, ou même, àl’occasion, quelque jeune daim.

En vérité, c’était un refuge de tout repos. Jecrois avoir dit cependant qu’il fut découvert une fois, et celam’amène à éclaircir le mystère de la disparition du jeune Wickson.Maintenant qu’il est mort, je puis parler librement. Il y avait aufond de notre grand trou un coin invisible d’en haut, où le soleildonnait pendant plusieurs heures. Nous y avions transporté quelquescharges de sable de rivière, de sorte qu’il y faisait sec et chaud,et qu’on aimait à s’y rôtir au soleil. C’est là qu’un après-midi jem’étais à moitié assoupie, tenant en main un volume deMendenhall[115]. Je me trouvais tellement à l’aise eten sécurité que même son lyrisme enflammé ne réussissait pas àm’émouvoir.

Je fus rappelé à mes sens par une motte deterre tombant à mes pieds. Puis j’entendis là-haut le bruit d’unedégringolade, et l’instant d’après, un jeune homme, après unedernière glissade sur la paroi effritée, atterrit devant moi.C’était Philip Wickson, que je ne connaissais pas alors. Il meregarda tranquillement et siffla doucement de surprise.

– Par exemple ! –s’écria-t-il ; et presque aussitôt, se découvrant, ilajouta : – Je vous demande pardon. Je ne m’attendais pas àtrouver quelqu’un ici.

J’eus moins de sang-froid que lui. J’étaisencore novice quant à la conduite à tenir dans les circonstancesgraves. Plus tard, lorsque je devins une espionne internationale,j’aurais été moins embarrassée, j’en suis sûre. En l’occurrence, jeme levai d’un bond et lançai l’appel de danger.

– Qu’est-ce qui vous prend ?demanda-t-il en me regardant d’un air curieux. Pourquoicriez-vous ?

Il était évident qu’il n’avait eu aucunsoupçon de notre présence en opérant sa descente ; je leconstatai avec un réel soulagement.

– Pourquoi croyez-vous que j’aicrié ? répliquai-je. J’étais décidément maladroite en cetemps-là.

– Je n’en sais rien, répondit-il enhochant la tête, à moins que vous n’ayez des amis par là. En toutcas, ceci demande des explications. Il y a quelque chose de louche.Vous empiétez sur une propriété privée. Ce terrain appartient à monpère, et…

Mais à ce moment Biedenbach, toujours poli etdoux, lui dit de derrière à voix basse :

– Haut les mains, mon jeune monsieur.

Le jeune Wickson leva d’abord les mains, puisse retourna pour voir en face Biedenbach, qui dirigeait vers lui unpistolet automatique de 30.30. Wickson était imperturbable.

– Oh, oh ! remarqua-t-il, – un nidde révolutionnaires, un vrai guêpier, même, ce me semble ! Ehbien, vous ne demeurerez pas longtemps ici, je puis vousl’assurer.

– Peut-être y demeurerez-vous vous-mêmeassez longtemps pour changer d’avis, – répondit tranquillementBiendenbach. En attendant, je dois vous prier de venir àl’intérieur avec moi.

– À l’intérieur ? – Le jeune hommeétait abasourdi. Vous avez donc une catacombe ici ? J’aientendu parler de choses de ce genre.

– Entrez et vous verrez, réponditBiedenbach de son ton le plus exquis.

– Mais c’est illégal, protestal’autre.

– Oui, d’après votre loi, – répondit leterroriste d’une façon significative. Mais suivant notre loi ànous, croyez-moi, c’est parfaitement permis. Il faut bien vousmettre dans la tête que vous êtes entré dans un monde toutdifférent du monde d’oppression et de brutalité où vous avezvécu.

– C’est matière à discussion, murmuraWickson.

– Eh bien ! restez avec nous pourdiscuter la chose.

Le jeune homme se mit à rire et suivit sonravisseur dans la maison. Il fut conduit dans la chambre la plusenfoncée sous terre, et un des camarades fut préposé à sa garde,tandis que nous débattions la situation dans la cuisine.

Biedenbach, les larmes aux yeux, était d’avisque nous devions le tuer, et parut tout soulagé quand la majoritéeut voté contre son horrible proposition. D’autre part, nous nepouvions songer à laisser partir le jeune oligarque.

– Gardons-le et faisons sonéducation.

– Il y a moyen de tout arranger, déclaraErnest.

– Dans ce cas, je demande le privilège del’éclairer sur la jurisprudence, cria Biedenbach.

Tout le monde se rallia en riant à cetteproposition. Nous garderions donc Philip Wickson prisonnier et nouslui enseignerions notre morale et notre sociologie. Mais, enattendant, il y avait quelque chose à faire : il fallaiteffacer toutes les traces du jeune oligarque, en commençant parcelles qu’il avait laissées sur la pente friable du trou. Ce soinéchut à Biedenbach, qui, suspendu d’en haut par une corde,travailla adroitement tout le reste du jour et fit disparaîtrejusqu’au moindre signe. On effaça de même toutes les marques depuisle bord du trou en remontant le canyon. Puis, au crépuscule, arrivaJohn Carlson, qui demanda les souliers du jeune Wickson.

Celui-ci ne voulait pas donner sa chaussure,et se montrait disposé à la défendre en combat singulier… MaisErnest lui fit sentir le poids d’une main de forgeron. Plus tard,Carlson devait se plaindre des nombreuses ampoules et écorchuresque lui avait values l’étroitesse des souliers ; il s’en étaitservi pour une adroite besogne. Partant du point où l’on avaitcessé d’effacer les traces du jeune homme, Carlson, après avoirchaussé les souliers en question, se dirigea vers la gauche. Ilmarcha pendant plusieurs milles, contourna des monticules, franchitdes crêtes, suivit des canyons, et finalement noya la piste dansl’eau courante d’un ruisseau. Là, il se déchaussa, parcourut encorele lit du ruisseau sur une certaine distance, puis remit sespropres chaussures. Une semaine après, le jeune Wickson rentra enpossession des siennes.

Cette nuit-là, la meute de chasse fut lâchée,et l’on ne dormit guère dans le refuge. Plusieurs fois, pendant lajournée du lendemain, les chiens descendirent le canyon en donnantde la voix, mais se lancèrent à gauche sur la fausse piste queCarlson avait préparée pour eux, et leurs abois se perdirent auloin dans les gorges de la montagne. Pendant tout ce temps, noshommes attendaient dans le refuge, les armes à la main ; ilsavaient des revolvers automatiques et des fusils, sans parler d’unedemi-douzaine de machines infernales fabriquées par Biedenbach. Onpeut imaginer la surprise des chercheurs, s’ils s’étaient aventurésdans notre cachette.

J’ai maintenant révélé la vérité sur ladisparition de Philip Wickson, jadis oligarque, et, plus tard,serviteur fidèle de la Révolution. Car nous finîmes par leconvertir. Son esprit était neuf et plastique, et la Nature l’avaitdoué d’une saine moralité. Plusieurs mois après, nous lui fîmesfranchir la Sonoma sur un des chevaux de son père, jusqu’auPetaluma Creek, où il s’embarqua sur une petite chaloupe de pêche.Par étapes faciles, grâce à notre chemin de fer occulte, nousl’envoyâmes au refuge de Carmel.

Il y demeura huit mois, au bout desquels il nevoulait plus nous quitter, pour deux raisons. La première est qu’ilétait tombé amoureux d’Anna Roylston, et la seconde, qu’il étaitdevenu l’un des nôtres. Ce ne fut qu’après s’être bien convaincu del’inutilité de son amour qu’il se soumit à nos désirs et consentità retourner chez son père. Bien qu’il ait joué jusqu’à sa mort lerôle d’oligarque, il fut en réalité l’un de nos agents les plusprécieux. Mainte et mainte fois, le Talon de Fer fut confondu parl’insuccès de ses plans et de ses opérations contre nous. S’ilavait su le nombre de ses membres qui travaillaient pour notrecompte, il se serait expliqué ces échecs. Le jeune Wickson nefléchit jamais dans sa loyauté à la Cause[116]. Samort même fut déterminée par cette fidélité au devoir. Pendant lagrande tempête de 1927, c’est en assistant à une réunion de noschefs qu’il contracta la pneumonie dont il mourut.

21. – Le rugissement de la bête

Durant notre séjour prolongé dans le refuge,nous restâmes parfaitement au courant de tout ce qui se passaitdans le monde extérieur, ce qui nous permit d’apprécier exactementla force de l’Oligarchie contre laquelle nous étions en guerre. Desflottements de cette époque transitoire, les nouvelles institutionsse dégageaient sous des formes plus nettes, avec les caractères etattributs de la permanence. Les Oligarques avaient réussi àinventer une machine gouvernementale aussi compliquée que vaste,mais qui fonctionnait, en dépit de tous nos efforts pour l’entraveret la saboter.

Ce fut une surprise pour beaucoup derévolutionnaires. Ils n’avaient pas conçu une pareille possibilité.Néanmoins, l’activité du pays continuait. Des hommes trimaient auxchamps et dans les mines, – naturellement, ce n’étaient que desesclaves. Quant aux industries essentielles, elles prospéraient surtoute la ligne. Les membres des grandes castes ouvrières étaientsatisfaits et travaillaient de bon cœur. Pour la première fois deleur vie, ils connaissaient la paix industrielle. Ils ne setracassaient plus des heures réduites, des grèves, des fermeturesd’ateliers, ni des timbres de syndicats. Ils vivaient dans desmaisons plus confortables, dans de jolies villes à eux, délicieusesen comparaison des bouges et des ghettos habités jadis. Ils avaientune meilleure nourriture, moins d’heures de travail quotidien, plusde vacances, un choix plus varié de plaisirs et de distractionsintellectuelles. Quant à leurs frères et sœurs moins fortunés, lestravailleurs non favorisés, le peuple surmené de l’Abîme, ils nes’en souciaient pas le moins du monde. Une ère d’égoïsmes’annonçait dans l’humanité. Encore ceci n’est-il pas tout à faitjuste : car les castes ouvrières fourmillaient d’agents ànous, d’hommes qui percevaient, par delà les besoins du ventre, lesradieuses figures de la Liberté et de la Fraternité.

Une autre grande institution qui avait prisforme et fonctionnait parfaitement était celle des Mercenaires. Cecorps de troupes était issu de l’ancienne armée régulière et seseffectifs avaient été portés à un million d’hommes, sans parler desforces coloniales. Les Mercenaires constituaient une race à part.Ils habitaient des villes à eux, administrées par un gouvernementvirtuellement autonome, et jouissaient de nombreux privilèges.C’est eux qui consommaient une grosse part de l’encombrant surplusde richesse. Ils perdirent tout contact sympathique avec le restedu peuple, et développèrent une conscience et une moralité declasse à part. Et, pourtant, nous avions des milliers d’agentsparmi eux[117].

L’Oligarchie elle-même se développa d’unefaçon remarquable et, il faut l’avouer, inattendue. En tant queclasse, elle se disciplina. Chacun de ses membres eut sa tâcheassignée dans le monde et fut obligé de l’accomplir. Il n’y eutplus de jeunes gens riches et oisifs. Leur force était employéepour consolider celle de l’Oligarchie. Ils servaient soit commeofficiers supérieurs dans l’armée, soit comme capitaines oulieutenants dans l’industrie. Ils se faisaient des carrières dansles sciences appliquées, et beaucoup d’entre eux devinrent desingénieurs renommés. Ils entraient dans les nombreusesadministrations du gouvernement, prenaient des emplois dans lespossessions coloniales et étaient reçus par milliers dans lesdivers services secrets. Ils faisaient leur apprentissage, si jepuis dire, dans l’enseignement, les arts, l’Église, la science etla littérature ; et dans ces différentes branches, ilsremplissaient une fonction importante en modelant la mentaliténationale de façon à assurer la perpétuité de l’Oligarchie.

On leur enseignait, et plus tard ilsenseignaient à leur tour, que leur façon d’agir était la bonne. Ilss’assimilaient l’idée aristocratique dès le moment où, toutenfants, ils commençaient à recevoir les impressions du mondeextérieur : elle avait été tissée dans leurs fibres jusqu’à cequ’elle fît partie de leurs os et de leur chair. Ils se regardaientcomme des dompteurs d’animaux, des meneurs de fauves. Sous leurspieds s’élevaient toujours des grondements souterrains de révolte.Au milieu d’eux, à pas furtifs, rôdait sans cesse la mortviolente ; les bombes, les balles et les couteauxreprésentaient les crocs de cette bête rugissante de l’Abîme qu’ilsdevaient dominer pour que l’humanité subsistât. Ils se croyaientles sauveurs du genre humain, et se considéraient comme destravailleurs héroïques se sacrifiant pour son plus grand bien.

Ils étaient convaincus que leur classe étaitl’unique soutien de la civilisation, et persuadés que s’ilsfaiblissaient une minute, le monstre les engloutirait dans sa pansecaverneuse et gluante avec tout ce qu’il y a de beauté et de bonté,de joies et de merveilles au monde. Sans eux, l’anarchie régneraitet l’humanité retomberait dans la nuit primordiale d’où elle euttant de peine à émerger. L’horrible image de l’anarchie étaitconstamment mise sous les yeux de leurs enfants, jusqu’à cequ’obsédés par cette crainte entretenue, ils fussent prêts à enobséder leurs propres descendants. Telle était la bête qu’ilfallait fouler aux pieds, et son écrasement constituait le suprêmedevoir de l’aristocrate. En résumé, eux seuls, par leurs efforts etsacrifices incessants, se tenaient entre la faible humanité et lemonstre dévorant ; ils le croyaient fermement, ils en étaientsûrs.

Je ne saurais trop insister sur cetteconviction de rectitude morale commune à toute la classe desoligarques. Elle a fait la force du Talon de Fer, et beaucoup decamarades ont mis trop de temps ou de répugnance à la comprendre.La plupart ont attribué la force du Talon de Fer à son système derécompenses et de punitions. C’est une erreur. Le ciel et l’enferpeuvent entrer comme facteurs premiers dans le zèle religieux d’unfanatique ; mais, pour la grande majorité, ils sontaccessoires par rapport au bien et au mal. L’amour du bien, ledésir du bien, le mécontentement de ce qui n’est pas tout à faitbien, en un mot, la bonne conduite, voilà le facteur primordial dela religion. Et l’on peut en dire autant de l’Oligarchie.L’emprisonnement, le bannissement, la dégradation d’une part, del’autre, les honneurs, les palais, les cités de merveille, ce sontlà des contingences. La grande force motrice des oligarques estleur conviction de bien faire. Ne nous arrêtons pas auxexceptions : ne tenons pas compte de l’oppression et del’injustice au milieu desquelles le Talon de Fer a pris naissance.Tout cela est connu, admis, entendu. Le point en question est quela force de l’Oligarchie gît actuellement dans sa conceptionsatisfaite de sa propre rectitude[118].

À tout prendre, la force de la révolutionaussi, durant ces vingt dernières et terribles années, a résidéexclusivement dans sa conscience d’être honnête. On ne peutexpliquer autrement nos sacrifices, ni l’héroïsme de nos martyrs.C’est pour cette seule raison que l’âme d’un Mendenhall s’estenflammée pour la Cause et qu’il a écrit son admirable Chant duCygne dans la nuit qui précéda son supplice. C’est pour cette seuleraison qu’Hubert est mort dans les tortures, refusant jusqu’au boutde trahir ses camarades. C’est pour le même motif qu’Anna Roylstona refusé le bonheur de la maternité et que John Carlson est resté,sans rétribution, le fidèle gardien du refuge de Glen Ellen. Qu’oninterroge tous les camarades révolutionnaires, hommes ou femmes,jeunes ou vieux, éminents ou humbles, géniaux ou simples, ontrouvera toujours qu’ils ont eu pour mobile puissant et persistantleur soif de droiture.

Mais revenons à notre histoire. Ernest et moi,avant de quitter notre refuge, nous avions parfaitement compris àquel point s’était développée la puissance du Talon de Fer. Lescastes ouvrières, les Mercenaires, les innombrables agents etpoliciers de tout ordre étaient complètement gagnés à l’Oligarchie.Tout considéré, et abstraction faite de la perte de leur liberté,ils vivaient plus à l’aise que jamais auparavant. D’autre part, lagrande masse désespérée du peuple de l’Abîme s’enfonçait dans unabrutissement apathique et satisfait de sa misère. Toutes les foisque des prolétaires de force exceptionnelle se distinguaient dutroupeau, les Oligarques s’emparaient d’eux en améliorant leurcondition et en les admettant dans les castes ouvrières ou parmiles Mercenaires. Ainsi, tout mécontentement s’apaisait et leprolétariat se trouvait frustré de ses chefs naturels.

La condition du peuple de l’Abîme étaitpitoyable. L’école communale avait cessé d’exister pour eux. Ilsvivaient comme des bêtes dans des ghettos grouillants et sordides,ils pourrissaient dans la misère et la dégradation. Toutes leursanciennes libertés avaient été supprimées. À ces esclaves dutravail, le choix même de ce travail était dénié. On leur refusaitégalement le droit de changer de résidence, et celui de porter oude posséder des armes. Ils étaient serfs, non pas de la terre commeles fermiers, mais de la machine et du labeur. Quand le besoind’eux se faisait sentir pour une tâche extraordinaire, comme laconstruction de grandes routes, lignes aériennes, canaux, tunnels,passages souterrains ou fortifications, des levées étaient opéréesdans les ghettos des travailleurs, et par dizaines de milliers, debonne volonté, ou de force, ils étaient transportés à pied d’œuvre.De véritables armées de serfs travaillent actuellement à laconstruction d’Ardis, parqués dans de misérables cabanes où la viede famille est impossible, d’où la décence est bannie par unebestiale promiscuité. En vérité, elle est bien là dans les ghettos,la bête rugissante de l’Abîme tant redoutée des Oligarques :mais c’est eux-mêmes qui l’ont créée et l’entretiennent, c’est euxqui empêchent la disparition du singe et du tigre dans l’homme.

En ce moment même, le bruit court que denouvelles levées sont projetées pour la construction d’Asgard, lacité-merveille qui doit dépasser toutes les splendeurs d’Ardisaprès l’achèvement de celle-ci[119].C’est nous autres révolutionnaires qui nous chargerons de continuercette grande œuvre, mais elle ne sera pas accomplie par demisérables serfs. Les murs, les tours et les flèches de cette villeféerique s’élèveront au rythme des chansons, et dans sa beautéincomparable seront amalgamés, au lieu de soupirs et degémissements, de l’harmonie et de la joie.

Ernest était follement impatient de seretrouver dans le monde et en pleine activité, car les tempssemblaient mûrs pour notre première révolte, celle qui échoua silamentablement dans la commune de Chicago. Cependant il savaitdiscipliner son âme à la patience, et pendant tout le temps quedura son tourment, pendant qu’Hadly, qu’on avait fait venir dans cebut de l’Illinois, le transformait en autre homme[120], il roulait dans sa tête de grandsprojets d’organisation du prolétariat instruit, et préparait desplans pour maintenir au moins un rudiment d’éducation chez lepeuple de l’Abîme, dans l’éventualité, bien entendu, d’un échec dela première révolte.

Ce n’est qu’en janvier 1917 que nous quittâmesle refuge. Tout était prévu. Nous prîmes place immédiatement commeagents provocateurs dans le jeu du Talon de Fer. Je passais pour lasœur d’Ernest. Cette place nous avait été ménagée par lesoligarques et les camarades en autorité dans leur cercleintime ; nous étions en possession de tous les papiersnécessaires, et notre passé même se trouvait en règle. Avec l’aidedu cercle intime, cela n’était pas si difficile qu’on pourraitcroire, car, dans ce monde d’ombres qu’était le service secret,l’identité restait toujours plus ou moins nébuleuse. Pareils à desfantômes, les agents allaient et venaient, obéissaient à desordres, accomplissaient des devoirs, suivaient les pistes,faisaient des rapports à des officiers souvent inconnus, oucoopéraient avec d’autres agents qu’ils n’avaient jamais vus et nedevaient jamais revoir.

22. – La Commune de Chicago

Non seulement notre qualité d’agentsprovocateurs nous permettait de voyager librement, mais elle nousmettait en contact avec le prolétariat et avec nos camaradesrévolutionnaires. Nous avions pied dans les deux camps à la fois,servant ostensiblement le Talon de Fer, mais travaillant en secretet de tout cœur pour la Cause. Les nôtres étaient nombreux dans lesdivers services secrets de l’Oligarchie, et en dépit de criblageset remaniements incessants, on n’a jamais pu nous en éliminer toutà fait.

Ernest avait contribué pour une large part auplan de la première révolte, dont la date avait été fixée pour ledébut du printemps de 1918. À l’automne de 1917, nous n’étions pasprêts, il s’en faut de beaucoup ; et la révolte, en éclatantprématurément, était vouée à l’échec. Naturellement, dans uncomplot à ce point compliqué, toute précipitation devient fatale.Le Talon de Fer l’avait bien prévu, et avait dressé ses plans enconséquence.

Nous avions projeté de diriger notre premiercoup contre le système nerveux de l’oligarchie. Celle-ci n’avaitpas oublié la leçon de la grève générale, et s’était prémuniecontre la défection des télégraphistes en installant des postessans fil, sous le contrôle des Mercenaires. De notre côté, nousavions pris nos mesures pour parer ce contrecoup. Au signal donné,de tous les refuges du pays, des villes, des agglomérations et desbaraquements, devaient sortir des camarades dévoués qui feraientsauter les stations de T. S. F. Ainsi, dès le premierchoc, le Talon de Fer serait mis à terre et virtuellement privé del’usage de ses membres.

En même temps, d’autres camarades devaientdynamiter les ponts et tunnels et disloquer tout le réseau desvoies ferrées. Des groupes étaient désignés pour s’emparer del’état-major des Mercenaires et de la police, ainsi que de certainsoligarques particulièrement habiles ou remplissant d’importantesfonctions exécutives. De cette façon, les chefs de l’ennemiseraient écartés du champ des batailles qui ne pouvaient manquer des’engager un peu partout.

Beaucoup de choses s’accompliraientsimultanément dès que le mot d’ordre serait lancé. Les patriotescanadiens et mexicains, dont le Talon de Fer était loin desoupçonner la force réelle, s’étaient engagés à seconder notretactique. Puis il y avait les camarades (les femmes, car les hommesseraient employés ailleurs) chargées d’afficher les proclamationssortant de nos presses secrètes. Ceux d’entre nous qui occupaientde hauts emplois dans le Talon de Fer s’arrangeraient pour jeterimmédiatement le désordre et l’anarchie dans tous leurs services.Nous avions des milliers de camarades parmi les Mercenaires. Leurtâche consisterait à faire sauter les magasins et à saboter lesmécanismes délicats de toutes les machines de guerre. Desopérations analogues devraient être perpétrées dans les citésspéciales des Mercenaires et des castes ouvrières.

En un mot, nous voulions asséner un coupsoudain, magistral et étourdissant. Avant que l’oligarchie pût s’enremettre, elle serait détruite. L’opération comportait des heuresterribles et le sacrifice de nombreuses existences, mais nulrévolutionnaire ne se laisse arrêter par de pareillesconsidérations. Et même, bien des choses, dans notre plan,dépendaient du peuple inorganisé de l’Abîme, qui devait être lâchésur les palais et les cités de ses maîtres. Qu’importait la pertedes vies et la destruction des propriétés ? La bête de l’Abîmerugirait, la police et les Mercenaires tueraient ; c’estentendu. Mais la bête de l’Abîme rugissait à tous propos, et lesmassacreurs patentés tueraient de toute façon. Cela revient à direque les divers dangers qui nous menaçaient se neutralisaientréciproquement. Pendant ce temps-là nous accomplirions notrebesogne avec une sécurité relative, et nous prendrions la directionde tout le mécanisme social.

Tel était notre plan ; chaque détailavait d’abord été élaboré en secret, puis, à mesure que l’époqueapprochait, communiqué à un nombre croissant de camarades. Cetélargissement progressif du complot en était le pointdangereux : mais ce point ne fut même pas atteint. Grâce à sonsystème d’espionnage, le Talon de Fer eut vent de la révolteprojetée, et se prépara à nous infliger une nouvelle et sanglanteleçon. Chicago fut le lieu choisi pour la démonstration, et ellefut exemplaire.

De toutes les villes, Chicago était la plusmûre pour la révolution[121] –Chicago jadis appelée la cité de sang, et qui allait de nouveaumériter ce surnom. Trop de grèves y avaient été écrasées à l’époquedu capitalisme, et trop de têtes brisées dans la dernière, pour queles travailleurs fussent disposés à oublier ou pardonner. Larévolte y couvait même parmi les castes ouvrières. Malgré leurchangement de condition et toutes les faveurs accordées, leur hainede la classe dominatrice ne s’était pas éteinte. Cet état d’espritavait contaminé les Mercenaires, dont trois régiments étaient mêmedisposés à se joindre à nous en masse.

Chicago avait toujours été le centre desorages qui éclataient entre le travail et le capital ; villedes combats de rues et des morts violentes, où la conscience declasse et l’organisation étaient aussi développées chez lestravailleurs que chez les capitalistes, où jadis les maîtresd’école eux-mêmes formaient des syndicats affiliés dans laConfédération Américaine du Travail avec ceux des aides-maçons etplâtriers. Chicago devait donc devenir le centre de dépression decet orage prématuré que fut la première révolte.

Le déchaînement du cyclone fut précipité parle Talon de Fer. Ce fut habilement fait. Toute la population, ycompris les castes des travailleurs privilégiés, fut soumise à unesérie de traitements outrageants. Des engagements et des accordsfurent violés, et les punitions les plus rigoureuses prodiguéespour des fautes insignifiantes. Le peuple de l’Abîme fut éveillé deson apathie à coups de fouet. Le Talon de Fer se mit en devoir defaire rugir la bête. En même temps, il faisait montre d’uneincroyable insouciance en ce qui concernait les mesures deprécaution les plus élémentaires. La discipline était relâchéeparmi les Mercenaires restés en garnison, tandis que plusieursrégiments avaient été retirés de la ville et envoyés en diversesparties du pays.

Il ne fallut pas bien longtemps pour faireaboutir ce programme : ce fut l’affaire de quelques semaines.Nous autres révolutionnaires perçûmes quelques rumeurs sur l’étatdes esprits, mais elles étaient trop vagues pour nous fairecomprendre la vérité. Nous pensions que ces dispositions à larévolte étaient spontanées et nous donneraient du fil à retordre,mais nous ne nous doutions pas que le mouvement était préparé depropos délibéré, et préparé si discrètement, dans le cercle duTalon de Fer, que rien n’en avait transpiré chez nous.L’organisation de ce complot en contre-partie fut une merveille, etson exécution en fut une autre.

J’étais à New York quand je reçus l’ordre deme rendre immédiatement à Chicago. L’homme qui me le remit était undes oligarques ; j’en fus certaine en l’entendant parler, bienque je ne connusse pas son nom et que je n’aie pas vu sa figure.Ses instructions n’étaient que trop claires : je lus tout desuite entre les lignes que notre conspiration étaitdécouverte ; la contre-mine n’attendait que l’étincelle pouréclater. Les innombrables agents du Talon de Fer, y comprismoi-même, allaient faire jaillir cette étincelle, à distance ou ense rendant sur place. Je me flatte d’avoir conservé mon sang-froidsous le regard perçant de l’oligarque, mais mon cœur battaitfollement. Avant qu’il eût fini de donner ses ordres implacables,je me sentais prête à hurler et à lui serrer la gorge de mes dixdoigts.

À peine hors de sa présence, je me mis àcalculer l’emploi de mon temps. Si la chance me favorisait, jepouvais disposer de brèves minutes pour entrer en contact avecquelque chef local avant de sauter dans le train. Prenant mesprécautions pour n’être pas suivie, je courus comme une folle àl’Hôpital d’Urgence et j’eus la chance d’être admise immédiatementprès du médecin-chef, le camarade Galvin. Je commençais, horsd’haleine, à lui communiquer la nouvelle, mais ilm’arrêta :

– Je suis au courant, dit-il d’un toncalme, en contraste avec l’éclair de ses yeux d’Irlandais. Jedevinais le but de votre visite. J’ai reçu la communication voilàun quart d’heure et je l’ai déjà transmise. On fera tout lepossible ici pour que les camarades se tiennent tranquilles.Chicago, mais Chicago seul, doit être sacrifié.

– Avez-vous essayé de vous mettre enrapport avec Chicago ? demandai-je.

Il secoua la tête. – Pas de communicationstélégraphiques. Chicago est isolé du monde, et l’enfer va s’ydéchaîner.

Il s’arrêta un instant, et je le vis serrer lepoing. Puis il éclata :

– Par Dieu ! Je voudrais bien yaller !

– Il y a encore une chance d’arrêter biendes choses, dis-je, si mon train n’a pas d’accident et si je puisarriver à temps ; ou si d’autres camarades du service secret,sachant la vérité, pouvaient y être assez tôt.

– Vous autres du cercle intime, vous vousêtes laissés surprendre cette fois, dit-il.

Je hochai la tête en toute humilité.

– Le secret était bien gardé,répondis-je. Seuls les chefs ont dû le connaître avant ce jour.N’ayant pu encore pénétrer jusque-là, nous étions forcément tenusdans l’ignorance. Si seulement Ernest était ici ! Peut-êtreest-il maintenant à Chicago, et alors tout va bien.

Le Dr Galvin fit un signenégatif : – D’après les dernières nouvelles, il venait d’êtreenvoyé à Boston ou à New-Haven. Ce service secret pour l’ennemidoit le gêner énormément, mais cela vaut mieux que de rester terrédans un refuge.

Je me levai pour partir, et Galvin me serravigoureusement la main.

– Ne perdez pas courage, merecommanda-t-il en guise d’adieu. Si la première révolte estperdue, nous en ferons une seconde, et cette fois-là nous seronsplus sages. Au revoir et bonne chance. Je ne sais pas si je vousreverrai jamais. Ça va être terrible là-bas, mais je donnerais biendix années de ma vie pour avoir la chance d’y être.

Le Vingtième-Siècle[122]quittait New York à six heures du soir et était censé arriver àChicago à sept heures du matin. Mais il perdit du temps cettenuit-là. Nous suivions un autre convoi. Parmi les voyageurs de monwagon Pulman se trouvait le camarade Hartman, qui appartenait commemoi au service secret du Talon de Fer. C’est lui qui me parla de cetrain précédant immédiatement le nôtre. C’en était une parfaitereproduction, mais il ne contenait pas de voyageurs. Il étaitdestiné, si l’on essayait de faire sauter le Vingtième-Siècle, àsauter à sa place. Même dans notre train il n’y avait pas grandmonde, et je comptai à peine douze ou treize voyageurs dans notrevoiture.

– Il doit y avoir de gros personnagesdans ce train-ci, dit Hartman en conclusion. J’ai remarqué un wagonprivé à l’arrière.

La nuit était tombée quand nous effectuâmesnotre premier changement de locomotive, et je descendis sur le quaipour respirer un peu d’air pur et tâcher d’observer ce que jepourrais. Par les portières du wagon réservé, j’entrevis troishommes que je connaissais. Hartman avait raison. L’un d’eux étaitle général Altendorff ; les deux autres, Masson et Vanderbold,représentaient le cerveau du service de l’Oligarchie.

C’était une belle nuit de clair de lune, maisj’étais agitée et ne pouvais dormir. À cinq heures du matin, jem’habillai et me levai.

Je demandai à la servante du cabinet detoilette combien le train avait de retard, et elle me répondit deuxheures. C’était une mulâtresse. Je remarquai qu’elle avait lestraits hagards, avec de grands cernes sous les yeux, qui semblaientdilatés par une angoisse persistante.

– Qu’avez-vous ? luidemandai-je.

– Rien, Mademoiselle ; seulement jen’ai pas bien dormi, répondit-elle.

Je la regardai avec plus d’attention etrisquai un de nos signes. Elle y répondit, et je m’assurai qu’elleétait des nôtres.

– Il va se passer à Chicago quelque chosede terrible, dit-elle. Il y a ce faux train devant nous. C’est lui,et les convois de troupes, qui nous retardent.

– Des trains militaires ?demandai-je.

Elle fit un signe affirmatif. – La ligne enest bondée. Nous en avons dépassé toute la nuit. Et tous sedirigent vers Chicago. On les branche sur la ligne aérienne. Celaen dit long… J’ai un bon ami à Chicago, ajouta-t-elle en manièred’excuse. C’est un des nôtres. Il est dans les Mercenaires, et j’aipeur pour lui.

Pauvre fille ! son amoureux appartenait àl’un des trois régiments infidèles.

Hartman et moi déjeunâmes ensemble dans lewagon-restaurant, et je me forçai à manger. Le ciel s’étaitcouvert, et le train filait comme un tonnerre monotone à traversles grisâtres draperies de cette journée qui s’avançait. Les nègresmêmes qui nous servaient savaient qu’un événement tragique sepréparait. Ils avaient perdu leur légèreté habituelle de caractèreet semblaient oppressés : ils se montraient lents dans leurservice, leur esprit était ailleurs, et ils échangeaient desmurmures attristés à l’extrémité du wagon, près de la cuisine.Hartman voyait la situation sous un jour désespéré.

– Que pouvons-nous faire ?demanda-t-il pour la vingtième fois en haussant les épaules. Puis,indiquant la fenêtre :

– Voyez ! tout est prêt ! Vouspouvez être sûre qu’ils en tiennent comme cela jusqu’à une distancede trente ou quarante milles en dehors de la ville, sur toutes lesvoies ferrées.

Il faisait allusion aux trains militairesrangés sur les voies de garage. Les soldats faisaient leur popotesur des feux allumés près des rails, et regardaient curieusementnotre train qui filait sans ralentir son allure foudroyante.

Quand nous entrâmes dans Chicago, tout étaittranquille. Il était évident que rien d’anormal ne s’y passaitencore. Dans les faubourgs on nous distribua les journaux du matin.Ils n’annonçaient rien, et pourtant les gens habitués à lire entreles lignes y pouvaient trouver bien des choses qui échapperaient aulecteur ordinaire. La fine main du Talon de Fer apparaissait danschaque colonne. On laissait entrevoir certains points faibles dansl’armure de l’Oligarchie, mais bien entendu, il n’y avait rien dedéfini : on voulait que le lecteur trouvât son chemin àtravers ces allusions. C’était adroitement fait. Comme romansd’intrigue, ces journaux du matin du 27 octobre étaient deschefs-d’œuvre.

Les dépêches locales manquaient, et rien quecette absence était un coup de maître. Elle enveloppait Chicago demystère, et suggérait au lecteur ordinaire de cette ville l’idéeque l’Oligarchie n’osait pas donner les nouvelles locales. Unerubrique rapportait des rumeurs, fausses, naturellement, d’actesd’insubordination commis un peu partout dans le pays, mensongesgrossièrement déguisés sous des allusions complaisantes aux mesuresde répression à prendre. Une autre énumérait toute une séried’attentats à la dynamite contre des stations de télégraphie sansfil, et les grosses récompenses promises à ceux qui endénonceraient les auteurs. On annonçait beaucoup de forfaitsanalogues, non moins imaginaires, mais cadrant avec les plans desrévolutionnaires. Tout cela avait pour but de créer, dans l’espritdes camarades de Chicago, l’impression qu’une révolte généraledébutait, tout en y jetant la confusion par les détails d’échecspartiels. Pour quelqu’un qui n’était pas au courant il étaitimpossible d’échapper à la sensation vague mais certaine que toutle pays était mûr pour un soulèvement qui avait déjà commencé àéclater.

Un télégramme disait que la défection desMercenaires en Californie était devenue si sérieuse qu’unedemi-douzaine de régiments avaient été débandés et démantelés, etque les soldats avec leurs familles avaient été expulsés de leurscités spéciales et rejetés dans les ghettos de travailleurs. Or,les Mercenaires de Californie étaient, en réalité, les plus fidèlesde tous à leurs employeurs. Mais comment pouvait-on le savoir àChicago, isolée du reste du monde ? Il y avait aussi unedépêche mutilée dans la transmission, décrivant un soulèvement dela populace de New York, avec laquelle les castes ouvrièresauraient fait cause commune, et se terminant par l’affirmation(destinée à être prise pour du bluff) que les troupes étaientmaîtresses de la situation.

Et ce n’est pas seulement par la presse queles oligarques avaient cherché à répandre de trompeusesinformations. Nous apprîmes plus tard qu’à diverses reprises, aucommencement de la nuit, étaient venus des messages télégraphiquesdestinés uniquement à être surpris par les révolutionnaires.

– Je crois que le Talon de Fer n’aura pasbesoin de nos services, remarqua Hartman en posant le journal qu’ilvenait de lire, quand le train entra au dépôt central. Ils ontperdu leur temps en nous envoyant ici. Leurs plans ont évidemmentréussi mieux qu’ils ne s’y attendaient. L’enfer va se déchaînerd’une minute à l’autre.

Il se retourna pour regarder le train que nousvenions de quitter.

– Je le pensais bien, dit-il. Ils ontdécroché le wagon réservé au moment où les journaux ont étéapportés dans le train.

Hartman était complètement abattu. J’essayaide le réconforter, mais il paraissait ignorer mes efforts. Tout àcoup, il se mit à parler très vite et à voix basse pendant que noustraversions la gare. Je ne compris pas tout d’abord.

– Je n’en étais pas sûr, disait-il, et jen’en ai parlé à personne. Voilà des semaines que je tentel’impossible, et je n’ai pas pu arriver à une certitude. Faitesattention à Knowlton. Je le soupçonne. Il connaît le secret d’ungrand nombre de nos refuges. Il tient dans la main la vie decentaines des nôtres, et je crois que c’est un traître. C’est uneimpression plutôt qu’autre chose. Mais j’ai cru remarquer unchangement chez lui depuis quelque temps. Il est possible qu’ilnous ait vendus, ou en tous cas il va nous vendre. J’en suispresque sûr. Je ne voulais pas souffler mot de mes soupçons à âmequi vive, mais, je ne sais pourquoi, je m’imagine que je nequitterai pas Chicago vivant. Ayez l’œil sur Knowlton. Tâchez del’attirer dans un piège. Démasquez-le. Je ne sais rien de plus. Cen’est qu’une intuition, et jusqu’à présent, je n’ai pas réussi àtrouver le fil conducteur.

À ce moment, nous sortions sur letrottoir.

– Souvenez-vous, conclut Hartman d’un tonpressant. Ayez l’œil sur Knowlton.

Et il avait raison. Un mois ne s’était pasécoulé que Knowlton payait sa trahison de sa vie. Il futformellement exécuté par les camarades du Milwaukee.

Tout était calme dans les rues, trop calme.Chicago semblait mort. On n’entendait pas le mouvement desaffaires, il n’y avait même pas de voitures dehors. Les tramways àterre et les aériens ne marchaient pas. À intervalles seulement,sur les trottoirs, on rencontrait de rares passants, qui nes’attardaient guère. Ils filaient très vite et avec un butévidemment bien défini, et cependant on devinait dans leur démarcheune curieuse indécision, ils semblaient appréhender que les maisonsne leur tombent sur la tête ou que le trottoir ne s’enfonce sousleurs pieds. Pourtant, quelques gamins flânaient, et dans leursyeux se lisait une attention contenue comme s’ils s’attendaient àdes événements merveilleux et émouvants.

De quelque part, à une grande distance dans lesud, nous parvint le bruit sourd d’une explosion. Ce fut tout. Lecalme reprit, bien que les gamins, mis en éveil, tendissentl’oreille, comme de jeunes daims, dans la direction du son. Lesportes de tous les bâtiments étaient fermées, les devantures desmagasins abaissées. Mais on voyait en évidence beaucoup depoliciers et de gardes, et, de temps à autre, passait rapidementune patrouille de Mercenaires en automobiles.

Hartman et moi décidâmes d’un commun accordqu’il était inutile de nous présenter aux chefs locaux du servicesecret. Cette omission serait excusée, nous le savions, à la faveurdes événements subséquents. Nous nous dirigeâmes donc vers le grandghetto de travailleurs du quartier sud, dans l’espoir d’entrer encontact avec quelques-uns de nos camarades. Il était trop tard.Nous le savions. Mais nous ne pouvions rester à rien faire dans cesrues horriblement silencieuses. Où était Ernest ? Je me ledemandais. Que se passait-il dans les cités des castes ouvrières etcelles des Mercenaires ? Et à la forteresse ?

Comme en réponse à cette question, unrugissement prolongé s’éleva dans l’air, un grondement un peuassourdi par la distance, mais ponctué d’une série de détonationsprécipitées.

– C’est la forteresse ! s’écriaHartman. Le ciel ait pitié de ces trois régiments !

À un croisement de rues nous remarquâmes, dansla direction des magasins d’approvisionnement, une gigantesquefumée. Au carrefour suivant, nous en vîmes plusieurs autres quimontaient vers le ciel du quartier de l’ouest. Au-dessus de la citédes Mercenaires planait un gros ballon captif ; il éclata aumoment même où nous le regardions, et ses débris enflammésretombèrent de toutes parts. Cette tragédie aérienne ne nousapprenait rien, car nous ne pouvions savoir si le ballon étaitmonté par des amis ou des ennemis. Un bruit vague bourdonnait dansnos oreilles, quelque chose comme le bouillonnement lointain d’unchaudron gigantesque, et Hartman me dit que c’était le crépitementdes mitrailleuses et des fusils automatiques.

Cependant, nous avancions toujours dans unvoisinage tranquille, où n’arrivait rien d’extraordinaire. Il passades agents de police et des patrouilles en automobile, puis unedemi-douzaine de pompes qui revenaient évidemment d’un incendiequelconque. Un officier en automobile héla les pompiers, dont l’unrépondit en criant : « Il n’y a pas d’eau ! Ils ontfait sauter les conduites principales. »

– Nous avons détruit l’approvisionnementd’eau, remarqua Hartman enthousiasmé. Si nous pouvons faire unechose pareille dans une tentative prématurée, isolée et avortéed’avance, que ne ferions-nous pas si l’effort avait mûri etconcerté dans tout le pays ?

L’automobile de l’officier qui avait posé laquestion démarra en vitesse. Soudain éclata un fracasassourdissant. La voiture, avec son chargement humain, fut soulevéedans un tourbillon de fumée, puis s’affaissa en un tas de débris etde cadavres.

Hartman exultait.

– Bravo, bravo ! répétait-il àdemi-voix. Aujourd’hui le prolétariat reçoit une leçon, mais il endonne une aussi.

La police accourait vers le lieu du sinistre.Une autre automobile de patrouille s’était arrêtée. Quant à moi,j’étais comme abasourdie par la soudaineté de l’événement. Je necomprenais pas ce qui venait de se passer sous mes yeux, et jem’étais à peine aperçue que nous avions été saisis par la police.Brusquement, je vis un agent qui se préparait à abattre Hartman.Mais celui-ci, toujours de sang-froid, lui donna les mots depasse ; je vis le revolver braqué vaciller, puis s’abaisser,et j’entendis le policier grommeler d’un air déçu. Il était encolère et maudissait tout le service secret. Il déclarait qu’onavait toujours ces gens-là dans les jambes. Hartman lui répondaitavec la suffisance caractéristique des agents du service derenseignements et lui dénonçait en détail les bévues de lapolice.

Comme au sortir d’un songe, je me rendiscompte de ce qui était arrivé. Tout un groupe s’était formé autourde l’épave, et deux hommes étaient en train de soulever l’officierblessé pour le porter dans l’autre voiture. Une panique soudaineles saisit, et la bande affolée se dispersa dans toutes lesdirections. Les deux hommes avaient laissé retomber rudement leblessé et couraient comme les autres. L’agent grognon se mit àcourir aussi, et Hartman et moi en fîmes autant, sans savoirpourquoi, poussés par une terreur aveugle à nous éloigner au plusvite de cet endroit fatal.

Il ne s’y passait rien de particulier à cemoment, et cependant je m’expliquai tout. Les fuyards revenaienttimidement, mais à chaque instant ils levaient les yeux avecappréhension vers les fenêtres hautes des grandes maisons quidominaient la rue de chaque côté comme les parois d’une gorgeabrupte. De l’une de ces innombrables fenêtres, la bombe avait étélancée, mais de laquelle ? Il n’y avait pas eu de secondebombe, mais on en avait eu la crainte.

Désormais, nous regardâmes les fenêtres d’unemanière avertie. Derrière n’importe laquelle, la mort pouvait êtrebraquée. Tout bâtiment était une embuscade possible. C’était laguerre dans cette jungle moderne qu’est une grande ville. Chaquerue représentant un canyon, chaque construction une montagne. Rienn’était changé depuis les temps de l’homme primordial, en dépit desautomobiles de guerre qui filaient autour de nous.

Au détour d’une rue, nous trouvâmes une femmegisant sur le pavé dans une mare de sang.

Hartman se pencha sur elle. Quant à moi, je mesentais défaillir. Je devais voir bien des morts, ce jour-là, maisce carnage en masse m’affecterait moins que ce premier cadavreabandonné là, à mes pieds, sur le pavé.

– Elle a reçu un coup de revolver dans lapoitrine, déclara Hartman.

Elle serrait sous le bras, comme un enfant, unpaquet d’imprimés. Même en mourant, elle n’avait pas voulu seséparer de ce qui avait causé sa mort. Car lorsque Hartman eutréussi à retirer le paquet, nous vîmes qu’il se composait degrandes feuilles imprimées, les proclamations desrévolutionnaires.

– Une camarade ! m’écriai-je.

Hartman se contenta de maudire le Talon deFer, et nous passâmes notre chemin. Nous fûmes plusieurs foisarrêtés par des agents ou des patrouilles, mais les mots de passenous permirent d’avancer. Il ne tombait plus de bombes desfenêtres, les derniers passants semblaient s’être évanouis, et latranquillité de notre voisinage immédiat était redevenue plusprofonde que jamais. Cependant, le gigantesque chaudron continuaità bouillonner dans le lointain, le bruit de sourdes explosions nousarrivait de tous côtés, et des colonnes de fumée plus nombreusesdressaient plus haut leurs panaches sinistres.

23. – La ruée de l’Abîme

Soudain les choses changèrent d’aspect :un frisson d’animation sembla vibrer dans l’air. Des automobilespassèrent d’un vol rapide, deux, trois, une douzaine, dont lesoccupants nous criaient des avertissements. Au prochain croisementde rues, une des voitures fit une terrible embardée sans ralentir,et l’instant d’après, à l’endroit qu’elle venait de quitter et dontelle était déjà loin, un grand trou fut creusé dans le pavé parl’explosion d’une bombe. Nous vîmes la police disparaître encourant dans les rues transversales, et nous savions que quelquechose d’effroyable approchait, dont nous entendions le grondementcroissant.

– Nos braves camarades arrivent, ditHartman.

Déjà nous pouvions voir leur tête de colonnebarrant la rue d’un mur à l’autre, au moment où fuyait la dernièreautomobile de guerre : celle-ci s’arrêta un instant à notrehauteur. Un soldat en descendit en toute hâte, portant quelquechose qu’il déposa avec précaution dans le ruisseau ; puis ilreprit sa place d’un bond. L’auto s’élança, vira au coin etdisparut. Hartman courut au bord du trottoir et se pencha surl’objet.

– N’approchez pas, me cria-t-il.

Je le vis travailler fébrilement de ses mains.Quand il me rejoignit, la sueur perlait sur son front.

– Je l’ai désamorcée, dit-il, et au bonmoment. Ce soldat est un maladroit. Il la destinait à noscamarades, mais il ne lui avait pas donné assez de temps. Elleaurait éclaté prématurément : maintenant elle ne sauteraplus.

Les événements se précipitaient. De l’autrecôté de la rue, à un demi-pâté de maisons plus loin, aux fenêtressupérieures d’un bâtiment, je distinguai des gens qui regardaient.Je venais à peine de les signaler à Hartman qu’une nappe de flammeset de fumée se déployait sur cette partie de la façade, et l’airfut ébranlé par l’explosion. Le mur de pierres, en partie démoli,laissait voir la charpente de fer à l’intérieur. Un instant après,la façade de la maison d’en face était déchirée par des explosionsanalogues. Dans l’intervalle, on entendait crépiter les pistoletset fusils automatiques. Ce duel aérien dura plusieurs minutes, etfinit par s’apaiser. Évidemment, nos camarades occupaient l’un desbâtiments, les Mercenaires celui d’en face, et ils se battaient àtravers la rue ; mais il nous était impossible de savoir dequel côté étaient les nôtres.

À ce moment, la colonne qui avançait dans larue arrivait presque à notre hauteur. Dès que les premiers rangspassèrent sous les fenêtres des bâtiments rivaux, l’action y repritde plus belle. D’un côté on jetait des bombes dans la rue, del’autre on en lançait sur la maison d’en face, qui ripostait. Dumoins nous savions, cette fois, quelle était la maison occupée parnos amis. Ils faisaient du bon travail, défendant les gens de larue contre les bombes de l’ennemi.

Hartman me saisit le bras et m’entraîna dansune impasse assez large qui servait d’entrée quelque part.

– Ce ne sont pas nos camarades ! mecria-t-il à l’oreille.

Les portes intérieures de ce cul-de-sacétaient fermées et verrouillées. Nous n’avions pas d’issue, car, àce moment, la tête de colonne nous dépassait. Ce n’était pas unecolonne, mais une cohue, un torrent déchaîné qui remplissait larue ; c’était le peuple de l’Abîme affolé par la boisson et lasouffrance, rugissant et se ruant enfin pour boire le sang de sesmaîtres. Je l’avais déjà vu, ce peuple de l’Abîme : j’avaistraversé ses ghettos, et croyais le connaître ; mais il mesemblait aujourd’hui que je le voyais pour la première fois. Samuette apathie s’était évanouie : il représentait à cetteheure une force fascinatrice et redoutable, un flot qui s’enflaiten lames de colère visible, en vagues grondantes et hurlantes, untroupeau de carnivores humains ivres de l’alcool pillé dans lesmagasins, ivres de haine, ivres de la soif du sang ; hommes enhaillons, femmes en guenilles, enfants en loques ; êtres d’uneintelligence obscure et féroce, sur les traits desquels s’étaiteffacé tout ce qu’il y a de divin et imprimé tout ce qu’il y a dedémoniaque dans l’homme ; des singes et des tigres ; despoitrinaires émaciés et d’énormes bêtes poilues ; des visagesanémiés dont tout le suc avait été pompé par une société vampire,et des figures bouffies de bestialité et de vice : des mégèresflétries et des patriarches barbus à têtes de morts : unejeunesse corrompue et une vieillesse pourrie ; faces dedémons, asymétriques et torves, corps déformés par les ravages dela maladie et les affres d’une éternelle famine ; rebut etécume de la vie, hordes vociférantes, épileptiques, enragées,diaboliques !

Et pouvait-il en être autrement ? Lepeuple de l’Abîme n’avait rien à perdre que sa misère et la douleurde vivre. Et qu’avait-il à gagner ? Rien autre chose qu’uneorgie finale et terrible de vengeance. La pensée me vint que dansce torrent de lave humaine, il y avait des hommes, des camarades,des héros, dont la mission avait consisté à soulever la bête del’Abîme pour que l’ennemi fût occupé à la mater.

Alors, il m’arriva une chosesurprenante : une transformation s’opéra en moi. La peur de lamort, pour moi-même ou pour les autres, m’avait quittée. Dans uneétrange exaltation, je me sentais comme un être nouveau dans unenouvelle vie. Rien n’avait d’importance. La Cause était perdue pourcette fois, mais elle revivrait demain, toujours la même, toujoursjeune et ardente. Et, aux horreurs déchaînées pendant les heuressuivantes, je pus désormais prendre un calme intérêt. La mort nesignifiait rien, la vie ne signifiait pas davantage. Tantôtj’observais les événements en spectatrice, attentive, tantôt,entraînée dans leurs remous, j’y participais avec une égalecuriosité. Mon esprit avait bondi à la froide altitude des étoileset saisi, impassible, une nouvelle échelle d’appréciation desvaleurs. Si je ne m’étais accrochée à cette planche de salut, jecrois que je serais morte.

La foule s’était écoulée sur une longueur d’undemi-mille lorsque nous fûmes découverts. Une femme affublée dehaillons invraisemblables, avec des joues caverneuses et des yeuxnoirs percés en trous de vrille, nous aperçut, Hartman et moi. Ellepoussa un glapissement aigu et se précipita contre nous, entraînantune partie de la cohue. Je crois encore la voir, bondissant à unpas devant les autres, ses cheveux gris voltigeant en cordelettesemmêlées ; du sang lui coulait sur le front, provenant d’uneblessure au cuir chevelu. Elle brandissait une hachette ;l’autre main, sèche et ridée, pétrissait convulsivement le videcomme une serre d’oiseau de proie. Hartman s’élança devant moi.L’instant ne se prêtait pas aux explications. Nous étionsconvenablement vêtus, cela suffisait. Son coup de poing atteignitla femme entre les yeux : la force du coup la rejeta enarrière, mais elle rencontra le mur mouvant et rebondit en avant,étourdie et désemparée, tandis que la hachette s’abattait sansforce sur l’épaule d’Hartman.

L’instant d’après, je perdis la notion de cequi arrivait. J’étais submergée par la foule. L’étroit espace oùnous étions était rempli de cris, de hurlements et de blasphèmes.Les coups pleuvaient sur moi. Des mains déchiraient et arrachaientmes habits et ma chair. J’eus la sensation d’être mise en pièces.J’étais sur le point d’être renversée, étouffée. Au plus fort de lapresse, une poigne solide me saisit à l’épaule et me tiraviolemment. Vaincue par la souffrance et l’écrasement, jem’évanouis.

Hartman ne devait pas sortir vivant de cetteallée. Pour me défendre, il avait affronté le premier choc. C’estce qui m’avait sauvée, car, tout de suite après, l’encombrementétait devenu trop dense pour permettre autre chose que d’aveuglesétreintes et tiraillements.

Je repris connaissance au sein d’une agitationeffrénée ; autour de moi, tout était entraîné dans le mêmemouvement. J’étais balayée par une monstrueuse inondation qui meportait je ne sais où. L’air frais me caressait la joue et merâpait un peu les poumons. Languissante et étourdie, je sentaisvaguement qu’un bras solide m’entourait la taille, me soulevait àdemi et m’attirait en avant. Je m’aidais faiblement de mes propresjambes. Je voyais s’agiter devant moi le dos d’un paletot d’homme.Fendu de haut en bas le long de la couture médiane, il battaitcomme un pouls régulier, la fente s’ouvrant et se fermant au rythmedu marcheur. Ce phénomène me fascina un bon moment, pendant que jerecouvrais mes sens. Puis je ressentis mille piqûres d’aiguillesdans les joues et dans le nez, et je m’aperçus que du sang mecoulait sur la figure. Mon chapeau avait disparu, ma cheveluredéfaite flottait au vent. Une douleur cuisante à la tête me rappelaune main qui m’avait arraché les cheveux dans la cohue. Ma poitrineet mes bras étaient couverts de meurtrissures et toutendoloris.

Mon cerveau s’éclaircissait : sansarrêter ma course, je me retournai pour regarder l’homme qui mesoutenait, celui qui m’avait arrachée à la foule et sauvée. Ilperçut mon mouvement.

– Tout va bien, cria-t-il d’une voixrauque. Je vous ai reconnue tout de suite.

Moi, je ne me le remettais pas. Mais, avantd’avoir pu dire un mot, je marchai sur quelque chose de vivant quise contracta sous mon pied. Poussée par ceux qui suivaient, je nepus me baisser pour voir, mais je savais que c’était une femmetombée que des milliers de pieds écrasaient sans relâche sur lepavé.

– Tout va bien, répéta l’homme. Je suisGarthwaite.

Il était barbu, décharné et sale, mais je pusreconnaître en lui le robuste gaillard qui, trois ans auparavant,avait passé quelques mois dans notre refuge de Glen Ellen. Il medonna les mots de passe du service secret du Talon de Fer, pour mefaire comprendre qu’il y était employé lui aussi.

– Je vous tirerai d’ici dès que j’entrouverai l’occasion, me dit-il ; mais marchez avecprécaution, et, sur votre vie, prenez garde de faire un faux pas etde tomber !

Tout arrivait brusquement ce jour-là, et c’estavec une écœurante brusquerie que la foule s’arrêta. Je me heurtaiviolemment contre une grosse femme qui me précédait (l’homme aupaletot fendu avait disparu), et ceux qui me suivaient furentprojetés sur moi. L’enfer était déchaîné dans une cacophonie dehurlements, de malédictions et de cris d’agonie que dominaient lebarattage des mitrailleuses et le crépitement de la fusillade.D’abord, je n’y compris rien. Des gens tombaient à droite, àgauche, tout autour de moi. La femme qui était devant moi se pliaen deux et s’abattit, se serrant le ventre d’une étreinte affolée.Contre mes jambes un homme se débattait dans le spasme de lamort.

Je me rendis compte que nous étions en tête dela colonne. Je n’ai jamais su comment avait disparu le demi-milled’humanité qui nous précédait, et je me demande encore s’il a étéanéanti par quelque effroyable engin de guerre, disloqué et détruitpar morceaux, ou s’il a pu s’échapper en se dispersant. Mais lefait certain est que nous nous trouvions là en tête de la colonneet non au milieu, et qu’en ce moment nous étions balayés par unestridente averse de plomb.

Dès que la mort eut un peu éclairci letassement, Garthwaite, qui ne m’avait pas lâché le bras, seprécipita à la tête d’une poussée de survivants vers le largeporche d’un bâtiment d’affaires. Nous fûmes pressés contre lesportes par une masse de créature pantelantes, haletantes, etdemeurâmes un certain temps dans cette horrible situation.

– J’ai fait du propre, se lamentaitGarthwaite. Je vous ai entraînée dans une belle souricière. Dans larue, nous conservions une chance de jeu, ici nous n’en avonsaucune. Il ne nous reste plus qu’à crier : « Vive laRévolution[123] ! »

Alors commença ce à quoi nous nous attendions.Les Mercenaires tuaient sans faire quartier. L’effroyable pression,d’abord exercée sur nous, diminuait au fur et à mesure de latuerie. Les morts et les mourants, en tombant, faisaient de laplace. Garthwaite mit sa bouche contre mon oreille et me cria desmots que je ne pus saisir dans l’effrayant vacarme. Sans attendredavantage, il me saisit, me jeta à terre et me recouvrit du corpsd’une femme agonisante. Puis, à force de serrer et de pousser, ilse glissa contre moi, me cachant en partie de son propre corps. Unemontagne de morts et de mourants commença à s’empiler sur nous, etsur ce tas, des blessés se traînaient en geignant. Mais cesmouvements cessèrent bientôt, et un demi-silence régna, entrecoupéde plaintes, de soupirs et de râles.

J’aurais été écrasée sans l’aide deGarthwaite, et, malgré ses efforts, il semble inconcevable quej’aie pu survivre à une pareille compression. Pourtant, souffranceà part, j’étais possédée d’un unique sentiment de curiosité.Comment cela allait-il finir ? Qu’est-ce que je ressentiraisen mourant ? C’est ainsi que je reçus mon baptême de sang, monbaptême rouge, dans la boucherie de Chicago. Jusqu’ici,j’envisageais la mort comme une théorie ; mais depuis, ellereprésente pour moi un fait sans importance, tant elle estfacile.

Cependant, les Mercenaires n’étaient pasencore satisfaits. Ils envahirent le porche pour achever lesblessés et rechercher les indemnes qui, comme nous, faisaient lesmorts. J’entendis un homme, arraché d’un monceau, les implorerd’une façon abjecte, jusqu’à ce qu’un coup de revolver lui coupâtla parole. Une femme s’élança d’un autre tas en grondant et entirant des coups de feu. Avant de succomber, elle déchargea sixfois son arme, mais je ne pus savoir avec quel résultat, car nousne suivions ces tragédies que par l’ouïe. À chaque instant nousparvenaient, par bouffées, des scènes du même genre, dont chacunese dénouait par un coup de revolver. Dans les intervalles, nousentendions les soldats parler et jurer en fouillant parmi lescadavres, tandis que leurs officiers les pressaient.

Enfin, ils s’attaquèrent à notre tas, et noussentîmes la pression diminuer à mesure qu’ils enlevaient les mortset les blessés. Garthwaite se mit à prononcer les mots de passe.D’abord on ne l’entendait pas. Il éleva la voix.

– Écoute ça, dit un soldat. Et, aussitôt,s’éleva l’ordre bref d’un officier :

– Attention là ! Allez-ydoucement !

Oh ! Cette première gorgée d’air pendantqu’on nous retirait ! Garthwaite dit le nécessaire tout desuite, mais je dus subir un bref interrogatoire pour prouver quej’étais au service du Talon de Fer.

– Ce sont bien des agents provocateurs,conclut l’officier.

C’était un jeune homme imberbe, un cadet dequelque grande famille d’oligarques.

– Sale métier ! grogna Garthwaite.Je vais donner ma démission et essayer d’entrer dans l’armée. Voustenez le bon bout, vous autres.

– Vous le méritez bien, – répondit lejeune officier ; – je peux vous donner un coup d’épaule ettâcher d’arranger cela. Je n’aurai qu’à dire comment je vous aitrouvé.

Il prit le nom et le numéro de Garthwaite etse tourna de mon côté :

– Et vous ?

– Oh ! moi, je vais me marier,répondis-je d’un ton dégagé, et j’enverrai tout promener.

Ainsi, nous nous mîmes à causertranquillement, pendant qu’on achevait les blessés autour de nous.Tout cela me fait aujourd’hui l’effet d’un rêve, mais, sur lemoment, ce semblait la chose la plus naturelle du monde. Garthwaiteet le jeune officier se perdirent dans une conversation animée surla différence entre les méthodes de guerre moderne et cettebataille de rues et de gratte-ciels engagée dans toute une ville.Je les écoutais attentivement, tout en me recoiffant et épinglantles déchirures de mes jupes. Et, pourtant, tout ce temps, lemassacre des blessés continuait. Parfois, les coups de revolvercouvraient la voix de Garthwaite et de l’officier, et lesobligeaient à se répéter.

J’ai passé trois jours de ma vie dans cettetuerie de la Commune de Chicago, et je puis donner une idée de sonimmensité en disant que, pendant tout ce temps, je n’ai guère vuautre chose que le massacre du peuple de l’Abîme et les bataillesen plein air d’un gratte-ciel à l’autre. En réalité, je n’ai rienaperçu de l’œuvre héroïque accomplie par les nôtres. J’ai entendules explosions de leurs mines et de leurs bombes, j’ai vu la fuméedes incendies allumés par eux, et c’est tout. Cependant, j’ai suiviles épisodes aériens d’une grande action, l’attaque desforteresses, en ballon, par nos camarades. Elle eut lieu le secondjour. Les trois régiments déloyaux avaient été détruits jusqu’audernier homme. Les forteresses étaient bondées de Mercenaires, levent soufflait dans la bonne direction ; et nos aérostatspartaient d’un bâtiment d’affaires dans la Cité.

Notre ami Biedenbach, depuis son départ deGlen Ellen, avait inventé un explosif très puissant, qu’il avaitbaptisé du nom d’expédite, et les ballons étaient munis deses engins. C’étaient de simples montgolfières, gonflées d’airchaud, grossièrement et hâtivement construites, mais qui suffirentà accomplir leur mission. Je vis toute la scène d’un toit voisin.Le premier ballon manqua complètement les forteresses et disparutdans la campagne ; mais nous devions entendre de ses nouvellespar la suite. Il avait pour pilotes Burton et O’Sullivan. Ilsdescendirent à la dérive au-dessus d’une voie ferrée, juste aumoment où passait un train militaire lancé à toute vitesse versChicago. Ils laissèrent tomber toute leur charge d’expédite sur lalocomotive, et les débris obstruèrent la voie pendant plusieursjours. Le plus beau est que le ballon, délesté de sa charged’explosifs, fit un bond dans l’air et ne retomba qu’à une douzainede milles plus loin, de sorte que nos deux héros échappèrent sainset saufs.

La seconde nef échoua désastreusement. Volantmal et flottant trop bas, elle fut percée de coups de fusil commeune écumoire avant d’atteindre les forteresses. Elle était montéepar Hertford et Guinness, qui furent déchiquetés en même temps quele champ où ils s’abattirent. Biedenbach était au désespoir – toutcela nous fut conté plus tard – aussi s’embarqua-t-il tout seuldans le troisième ballon. Lui aussi volait bas, mais la chance lefavorisait, car les soldats ne réussirent pas à le trouersérieusement. Je crois revoir toute la scène comme je la suivisalors du toit du gratte-ciel, – le sac gonflé en dérive et l’hommesuspendu dessous comme un point noir. Je ne pouvais apercevoir laforteresse, mais les gens sur le toit disaient qu’il était justeau-dessus. Je ne vis pas tomber la charge d’expédite ; mais jevis le ballon faire un bond dans le ciel. Au bout d’un instantappréciable une grande colonne de fumée se dressa dans l’air, etc’est seulement après que j’entendis le tonnerre de l’explosion. Letendre Biedenbach venait de détruire une forteresse. Après cela,deux autres sphériques s’élevèrent en même temps. L’un fut mis enmorceaux par l’explosion prématurée de l’expédite ; l’autre,déchiré par le contre-coup, tomba juste dans la forteresse quirestait et la fit sauter. La chose n’eût pas mieux réussi si elleavait été concertée, bien que deux camarades y aient perdu lavie.

Je reviens aux gens de l’Abîme, puisqu’enréalité c’est à eux seuls que j’eus affaire. Ils massacrèrent avecrage et détruisirent tout dans la ville proprement dite, mais ilsne réussirent pas un instant à atteindre dans l’ouest la cité desoligarques. Ceux-ci avaient bien pris leurs mesures de protection.Quelque effroyable que pût être la dévastation au cœur de la ville,eux-mêmes, avec leurs femmes et leurs enfants, devaient s’en tirersans le moindre mal. On dit que, pendant ces terribles journées,leurs enfants s’amusaient dans les parcs, et que le thème favori deleurs jeux était une imitation de leurs aînés foulant aux pieds leprolétariat.

Cependant, les Mercenaires ne trouvèrent pasla tâche facile quand ils eurent non seulement à compter avec lepeuple de l’abîme, mais encore à se battre avec les nôtres. Chicagoresta fidèle à ses traditions, et si toute une génération derévolutionnaires fut balayée, elle entraîna avec elle bien prèsd’une génération d’ennemis. Il va de soi que le Talon de Fer gardasecret le chiffre de ses pertes, mais tout en restant au-dessous dela vérité, on peut estimer à cent trente mille le nombre desMercenaires tués. Malheureusement, les camarades n’avaient aucunechance de succès. Au lieu d’être soutenus par une révolte de toutle pays, ils étaient seuls, et l’oligarchie pouvait disposer contreeux de la totalité de ses forces. En cette occurrence, heure parheure, jour par jour, train sur train, par centaines de mille, lestroupiers furent déversés sur Chicago.

Mais le peuple de l’Abîme aussi étaitinnombrable. Fatigués de tuer, les militaires entreprirent un vastemouvement enveloppant qui devait aboutir à refouler la populace,comme du bétail, dans le lac Michigan. C’est au début de cemouvement que Garthwaite et moi avions rencontré le jeune officier.Si cette tactique échoua, ce fut grâce à l’effort splendide descamarades. Les Mercenaires, qui espéraient réunir toute la masse enun troupeau, ne réussirent pas à précipiter dans le lac plus dequarante mille de ces misérables. À maintes reprises, au moment oùquelque groupe bien en main était ramené vers les quais, nos amiscréaient une diversion, et la foule s’échappait par quelqueouverture pratiquée dans le filet.

Nous en vîmes un exemple peu de temps aprèsnotre rencontre avec le jeune officier. L’attroupement dont nousavions fait partie, et qui avait été repoussé, trouva la retraitecoupée vers le sud et vers l’est par de forts contingents. Lestroupes que nous avions rencontrées les contenaient du côté ouest.Le nord, seul, lui restait ouvert, et c’est vers le nord qu’ilmarcha, c’est-à-dire vers le lac, harcelé des trois autres côtéspar le tir des mitrailleuses et des fusils automatiques. J’ignores’il pressentit sa destination ou si ce fut un sursaut aveugle dumonstre ; mais, en tous cas, la foule s’engouffra soudain dansune rue transversale vers l’ouest, puis tourna au prochaincarrefour, et, revenue sur ses pas, se dirigea au sud vers le grandghetto.

À ce moment précis, Garthwaite et moi nousessayions de gagner vers l’ouest pour sortir de la région descombats de rues, et nous retombâmes en plein dans la mêlée. Entournant un coin, nous vîmes la multitude hurlante qui seprécipitait sur nous. Garthwaite me saisit par le bras et nousallions nous mettre à courir, lorsqu’il me retint juste à tempspour m’empêcher de me jeter sous les roues d’une demi-douzained’automobiles blindées et munies de mitrailleuses qui accouraient àtoute vitesse ; derrière, se trouvaient des soldats armés defusils automatiques. Tandis qu’ils prenaient position, la foulearrivait sur eux et il semblait bien qu’ils allaient être submergésavant d’avoir pu entrer en action.

De ci de là, des soldats déchargeaient leursfusils, mais ces feux individuels étaient absolument sans effet surla tourbe qui continuait à avancer en mugissant de rage. Il y avaitévidemment des difficultés à manœuvrer les mitrailleuses. Lesautomobiles sur lesquelles elles étaient montées barraient la rue,de sorte que les tirailleurs devaient prendre position dessus, ouentre elles, et sur les trottoirs. Il venait de plus en plus desoldats, et nous ne pouvions pas sortir de l’encombrement.Garthwaite me tenait par le bras, et nous nous aplatissions contrela façade d’une maison.

La foule n’était pas à dix mètres quand lesmitrailleuses entrèrent en action. Devant ce mortel rideau de feu,rien ne pouvait survivre. La cohue arrivait toujours, maisn’avançait plus. Elle s’empilait en un énorme tas, en une vaguegrossissante de morts et de mourants. Ceux qui étaient derrièrepoussaient les autres en avant, et la colonne, d’un ruisseau àl’autre, rentrait en elle-même comme un télescope. Des blessés,hommes et femmes, rejetés par dessus la crête de cet horriblemascaret dévalaient en se débattant jusque sous les roues desautomobiles et les pieds des soldats, qui les perçaient de leursbaïonnettes. Je vis pourtant un de ces malheureux se remettre surpieds et sauter sur un soldat qu’il mordit à la gorge. Tous deux,le militaire et l’esclave, roulèrent étroitement enlacés dans lafange.

Le feu cessa. La besogne était accomplie. Lapopulace avait été arrêtée dans sa folle tentative de percée.L’ordre fut donné de dégager les roues des autos blindées. Elles nepouvaient avancer sur ce monceau de cadavres, et on voulait lesdétourner sur la rue transversale. Les soldats étaient en train deretirer les corps d’entre les roues lorsque la chose se passa. Noussûmes, plus tard, comment elle s’était produite. Au bout du pâté demaisons, il y en avait une occupée par une centaine de noscamarades. Ils s’étaient frayés un chemin à travers les toits etles murs, d’une maison à l’autre, et avaient fini par arriver droitau-dessus des mercenaires massés dans la rue. Alors eut lieu lecontre-massacre.

Sans le moindre signe prémonitoire, une aversede bombes tomba du sommet du bâtiment. Les automobiles furentréduites en miettes, ainsi qu’un grand nombre de soldats. Nous nousprécipitâmes avec les survivants dans une course affolée. Àl’extrémité opposée du pâté de maisons, le feu fut ouvert sur nousd’un autre bâtiment. Les soldats avaient tapissé la rue decadavres, ce fut leur tour de servir de tapis. Quant à Garthwaiteet moi, notre vie semblait protégée par un charme. Commeauparavant, nous nous réfugiâmes sous un porche. Mais, cette fois,il n’était pas disposé à s’y laisser prendre. Quand l’éclatementdes bombes s’apaisa, il risqua un œil de droite et de gauche.

– La populace revient, – me cria-t-il. Ilfaut nous tirer d’ici.

Nous courûmes en nous tenant par la main surle pavé ensanglanté, et nous glissions et piétinions en nous hâtantvers le coin le plus proche. Dans la rue transversale, nousaperçûmes quelques soldats qui fuyaient encore. Il ne leur arrivaitrien. La voie était libre. Nous nous arrêtâmes un instant pourregarder en arrière. La foule déferlait lentement. Elle étaitoccupée à s’armer des fusils des morts et à achever les blessés.Nous vîmes la fin du jeune officier qui nous avait porté secours.Il se souleva péniblement sur un coude et se mit à décharger auhasard son pistolet automatique.

– Voilà ma chance de promotion dans lelac ! – dit Garthwaite en riant, au moment où une femmes’élançait sur le blessé en brandissant un couperet de boucherie. –Allons-nous-en ! Nous sommes dans la mauvaise direction, maisnous nous en tirerons de façon ou d’autre.

Nous fuyions vers l’est à travers des ruestranquilles, et à chaque tournant, nous nous tenions prêts à touteéventualité. Vers le sud, un immense incendie remplissait leciel ; c’était le grand ghetto qui brûlait. À la fin, jem’affaissai au bord du trottoir, épuisée, incapable de faire un pasde plus. J’étais meurtrie, brisée et endolorie dans tous mesmembres ; pourtant, je ne pus m’empêcher de sourire quandGarthwaite me dit, en roulant une cigarette :

– Je sais que j’ai fait du gâchis enessayant de vous tirer du pétrin, mais je ne vois ni queue ni têteà la situation. C’est un brouillamini à n’y rien comprendre. Chaquefois que nous essayons d’en sortir, il arrive quelque chose quinous rejette dedans. Nous ne sommes qu’à un ou deux pâtés demaisons de l’endroit où je vous ai tirée de cette impasse. Amis etennemis, tout est confondu. C’est le chaos. On ne peut pas dire parqui sont occupés ces maudits bâtiments. Quand on essaye de lesavoir, il vous tombe une bombe sur la tête. Si l’on passe sonchemin tranquillement, on se bute dans la populace et l’on estfauché par les mitrailleuses, ou bien on donne du nez dans lesMercenaires et l’on est canardé par ses propres camarades postéssur un toit. Et, par dessus le marché, la populace arrive et voustue aussi.

Il secoua mélancoliquement la tête, alluma sacigarette et s’assit à côté de moi.

– Et avec ça, j’ai une de cesfaims ! ajouta-t-il. Je pourrais manger des pavés.

L’instant d’après, il était sur pied pourchercher effectivement un pavé au milieu de la rue. Il le rapportaet s’en servit pour attaquer la fenêtre d’un magasin.

– C’est un rez-de-chaussée et ça ne vautrien, expliqua-t-il en m’aidant à franchir l’ouverture qu’il avaitpratiquée. Mais nous ne pouvons pas chercher mieux. Vous allezfaire un somme et j’irai en reconnaissance. Je finirai bien parvous tirer de là, mais il faut du temps, du temps, un temps infini…et quelque chose à manger.

Nous nous trouvions dans une boutique deharnais, et il m’improvisa un lit avec des couvertures de chevaldans un bureau privé tout au fond du bâtiment. Pour ajouter à mamisère, je sentais venir une épouvantable migraine, et je ne fusque trop heureuse de fermer les yeux pour essayer de dormir.

– Je vais revenir, dit-il en me quittant.Je ne promets pas de trouver une auto, mais sûrement je rapporteraide la boustifaille.

Et je ne devais pas revoir Garthwaite avanttrois ans ! Au lieu de revenir, il fut transporté dans unhôpital avec une balle dans les poumons et une autre dans la partiecharnue du cou.

24. – Cauchemar

J’étais d’autant plus éreintée que, la nuitprécédente, dans le train, je n’avais pas fermé l’œil. Jem’endormis profondément. La première fois que je me réveillai, ilfaisait nuit. Garthwaite n’était pas revenu. J’avais perdu mamontre et j’ignorais absolument l’heure qu’il pouvait être. Jerestai quelque temps couchée, les yeux fermés, et j’entendis encorece même bruit sourd d’explosions lointaines : l’enfer étaittoujours déchaîné. Je me glissai vers le devant du magasin.D’immenses incendies se reflétaient dans le ciel, et dans la rue ony voyait presque aussi clair qu’en plein jour : on aurait pulire facilement les plus petits caractères. De quelques îlots demaisons plus loin venait la pétarade des grenades et desmitrailleuses, et d’une grande distance m’arriva l’écho d’une sériede grosses explosions. Je regagnai mon lit de couvertures et merendormis.

Lorsque je m’éveillai de nouveau, une lumièrejaune et maladive s’infiltrait jusqu’à moi. C’était l’aurore dusecond jour. Je revins vers la façade du magasin. Le ciel étaitrempli d’un nuage de fumée zébré d’éclairs livides. De l’autre côtéde la rue titubait un misérable esclave. D’une main, il secomprimait fortement le flanc, et il laissait derrière lui unetrace sanglante. Ses yeux remplis d’effroi rôdaient de tous côtéset se fixèrent un instant sur moi. Son visage portait l’expressionpathétique et muette d’un animal blessé et traqué. Il me voyait,mais aucun lien d’entente n’existait entre nous, ni, de son côté dumoins, la moindre sympathie. Il se replia sensiblement sur lui-mêmeet se traîna plus loin. Il ne pouvait attendre aucune aide en cemonde. Il était une des proies poursuivie dans cette grande chasseaux ilotes à laquelle se livraient les maîtres. Tout ce qu’ilpouvait espérer, tout ce qu’il cherchait, c’était un trou où ramperet se cacher comme une bête sauvage. Le tintamarre d’une ambulancequi passait au coin le fit sursauter. Les ambulances n’étaient pasfaites pour ses pareils. Avec un grognement plaintif, il se jetasous un porche. Une minute après, il en ressortait et reprenait sonclochement désespéré.

Je retournai à mes couvertures et j’attendispendant une heure encore le retour de Garthwaite. Mon mal de têtene s’était pas dissipé ; au contraire, il augmentait. Il mefallait un effort de volonté pour ouvrir les yeux, et quand jevoulais les fixer sur quelque chose, j’éprouvais une intolérabletorture. Je sentais dans ma cervelle un battement formidable.Faible et chancelante, je sortis par la vitrine brisée et descendisla rue, cherchant d’instinct et au hasard à m’échapper de cetteaffreuse boucherie. Et, à partir de ce moment, je vécus dans uncauchemar. Mon souvenir des heures suivantes est comme celui qu’ongarde d’un mauvais rêve. Beaucoup d’événements sont nettement aupoint dans mon cerveau, images indélébiles séparées par desintervalles d’inconscience pendant lesquels ont dû se passer deschoses que j’ignore et ne saurai jamais.

Je me souviens d’avoir butté au tournantcontre les jambes d’un homme. C’était le pauvre diable de tout àl’heure qui s’était traîné jusque-là et s’était étendu sur le pavé.Je revois distinctement ses pauvres mains noueuses ; ellesressemblaient plus à des pattes cornées et griffues qu’à des mains,toutes tordues et déformées par son labeur quotidien, avec leurspaumes couvertes d’énormes durillons. En reprenant mon équilibrepour me remettre en route, je regardai la figure du misérable et jeconstatai qu’il vivait encore : ses yeux, vaguementconscients, étaient fixés sur moi et me voyaient.

Après cela, survient une de mes bienfaisantesabsences. Je ne savais plus rien, je ne voyais plus rien, je metraînais simplement en quête d’un asile. Puis mon cauchemar secontinue par la vision d’une rue jonchée de cadavres.

J’arrivai là brusquement, comme un touristerencontrant inopinément un cours d’eau rapide. Mais cetterivière-là ne coulait pas. Figée dans la mort, étale et unie, elles’étendait d’un bord à l’autre et recouvrait même lestrottoirs : de distance en distance, tels des glaçonsentassés, des monceaux de corps en brisaient la surface. Pauvresgens de l’Abîme, pauvres serfs traqués, ils gisaient là comme deslapins de Californie après une battue[124].J’observai cette voie funèbre dans les deux sens : il ne s’yproduisait pas un mouvement, pas un bruit. Les bâtiments muetsregardaient la scène de leurs nombreuses fenêtres. Une fois,pourtant, et une fois seulement, je vis un bras remuer dans cefleuve léthargique. Je jurerais que ce bras se convulsa en un gested’agonie, en même temps que se soulevait une tête ensanglantée,spectre d’horreur indicible, qui me baragouina quelque chosed’inarticulé, puis retomba et ne bougea plus.

Je vois encore une autre rue bordée de maisonstranquilles, et je me souviens de la panique qui me rappelaviolemment à mes sens lorsque je me retrouvai devant le peuple del’Abîme ; mais cette fois c’était bien un courant, et il sedéversait dans ma direction. Puis je m’aperçus que je n’avais rienà craindre. Le flot coulait lentement, et de ses profondeurss’élevaient des gémissements, des lamentations, des malédictions,des radotages séniles, des insanités hystériques. Il roulait lestout jeunes et les très vieux, les faibles et les malades, lesimpuissants et les désespérés, toutes les épaves de l’Abîme.L’incendie du grand ghetto du quartier sud les avait vomis dansl’enfer des combats de rue, et je n’ai jamais su où ils allaient nice qu’ils étaient devenus[125].

J’ai le vague souvenir d’avoir brisé unedevanture et de m’être cachée dans une boutique, pour éviter unattroupement poursuivi par des soldats. À un autre moment, unebombe a éclaté près de moi dans une rue paisible où, bien que j’aieregardé dans tous les sens, je n’ai pu entrevoir aucun être humain.Ma prochaine réminiscence distincte débute par un coup defusil : je m’aperçois soudain que je sers de cible à un soldaten automobile. Il m’a manquée, et instantanément je me mets à faireles signes et crier les mots de passe. Mon transport dans cetteautomobile demeure enveloppé d’un nuage, interrompu cependant parune nouvelle éclaircie. Un coup de fusil tiré par le soldat assisprès de moi m’a fait ouvrir les yeux, et j’ai vu George Milford,que j’avais connu dans le temps à Pell Street, s’affaisser sur letrottoir. À l’instant même, le soldat tirait de nouveau, et Milfordse pliait en deux, puis plongeait de l’avant, et s’abattait lesmembres écartés. Le soldat ricanait et l’automobile filait envitesse.

Tout ce que je sais ensuite, c’est que je fustirée d’un profond sommeil par un homme qui se promenait de long enlarge auprès de moi. Ses traits étaient tirés, et la sueur luiroulait du front sur le nez. Il appuyait convulsivement ses deuxmains l’une sur l’autre contre sa poitrine, et du sang coulait parterre à chacun de ses pas. Il portait l’uniforme des Mercenaires. Àtravers un mur, nous parvenait le bruit assourdi d’éclatements debombes. La maison où je me trouvais était évidemment engagée dansun duel avec un autre bâtiment.

Un médecin vint panser le soldat blessé, etj’appris qu’il était deux heures de l’après-midi. Mon mal de têten’allait pas mieux, et le médecin suspendit son travail pour medonner un remède énergique qui devait me calmer le cœur et mesoulager. Je m’endormis de nouveau, et quand je m’éveillai, j’étaissur le toit du bâtiment. La bataille avait cessé dans le voisinage,et je regardais l’attaque des ballons contre les forteresses.Quelqu’un avait un bras passé autour de moi et je m’étais blottiecontre lui. Il me paraissait tout naturel que ce fût Ernest, et jeme demandais pourquoi il avait les sourcils et les cheveuxroussis.

C’est par le plus pur des hasards que nousnous étions retrouvés dans cette horrible ville. Il ne se doutaitmême pas que j’avais quitté New York et, en passant dans la chambreoù je reposais, il ne pouvait pas en croire ses yeux. À dater decette heure, je ne vis plus grand’chose de la Commune de Chicago.Après avoir observé l’attaque des ballons, Ernest me ramena dansl’intérieur du bâtiment, où je dormis tout l’après-midi et toute lanuit suivante. Nous y passâmes la troisième journée, et lequatrième jour nous quittâmes Chicago, Ernest ayant obtenu lapermission des autorités et une automobile.

Ma migraine avait passé, mais j’étais trèsfatiguée de corps et d’âme. Dans l’automobile, adossée contreErnest, j’observais d’un œil indolent les soldats qui essayaient defaire sortir la voiture de la ville. La bataille se prolongeaitseulement dans des localités isolées. Par ci par là, des districtsentiers, encore en possession des nôtres, étaient enveloppés etgardés par de forts contingents de troupes. Ainsi les camarades setrouvaient cernés dans une centaine de trappes isolées pendantqu’on travaillait à les réduire à merci : c’est-à-dire à lesmettre à mort, car on ne leur faisait pas de quartier, et ilscombattirent héroïquement jusqu’au dernier homme[126].

Toutes les fois que nous approchions d’unelocalité de ce genre, les gardes nous arrêtaient et nousobligeaient à un vaste détour. Il arriva, une fois, que le seulmoyen de dépasser deux fortes positions des camarades était defranchir une région ravagée qui se trouvait entre les deux. Dechaque côté, nous entendions le cliquetis et les rugissements de labataille, tandis que l’automobile cherchait sa voie entre desruines fumantes et des murs branlants. Souvent, les routes étaientbloquées par des montagnes de débris dont nous étions forcés defaire le tour. Nous nous égarions dans un labyrinthe de décombres,et notre avance était lente.

Des chantiers (ghetto, ateliers et tout lereste), il ne restait que des ruines où le feu couvait encore. Auloin, sur la droite, un grand voile de fumée obscurcissait le ciel.Le chauffeur nous apprit que c’était la ville de Pullman, ou dumoins ce qui en subsistait après une destruction de fond en comble.Il était allé avec sa voiture y porter des dépêches dansl’après-midi du troisième jour. C’était, disait-il, l’un desendroits où la bataille avait sévi avec le plus de rage ; desrues entières y étaient devenues impraticables par suite del’amoncellement des cadavres.

Au tournant d’une maison démantelée dans lequartier des chantiers, l’auto se trouva arrêtée par un barrage decorps : on aurait juré une grosse vague prête à déferler. Nousdevinâmes facilement ce qui s’était passé. Au moment où la foulelancée à l’attaque tournait le coin, elle avait été balayée à angledroit et à courte distance par des mitrailleuses qui barraient laroute latérale. Mais les soldats n’échappèrent pas au désastre. Unebombe sans doute éclata parmi eux ; car la foule, un instantcontenue par l’entassement des morts et des mourants, avaitcouronné la crête et précipité son écume vivante et bouillonnante.Mercenaires et esclaves gisaient pêle-mêle, déchirés et mutilés,couchés sur les débris des automobiles et des mitrailleuses.

Ernest sauta de la voiture. Son regard venaitd’être attiré par une frange de cheveux blancs surmontant desépaules couvertes seulement d’une chemise de coton. Je ne leregardais pas à ce moment, et c’est seulement quand il fut remontéprès de moi et que la voiture eut démarré qu’il me dit :

– C’était l’évêque Morehouse.

Nous fûmes bientôt en pleine campagne, et jejetai un dernier regard vers le ciel rempli de fumée. Le bruit àpeine perceptible d’une explosion nous arriva de très loin. Alorsj’enfouis mon visage dans la poitrine d’Ernest et je pleuraidoucement la Cause perdue. Son bras me serrait avec amour, pluséloquent que toute parole.

– Perdue, pour cette fois, chérie,murmura-t-il, mais pas pour toujours. Nous avons appris bien deschoses. Demain, la Cause se relèvera, plus forte en sagesse et endiscipline.

L’automobile s’arrêta à une gare du chemin defer où nous devions prendre le train pour New York. Pendant quenous attendions sur le quai, trois rapides lancés vers Chicagopassèrent dans un bruit de tonnerre. Ils étaient bondés demanœuvres en haillons, de gens de l’Abîme.

– Des levées d’esclaves pour lareconstruction de la ville, dit Ernest. Tous ceux de Chicago ontété tués.

25. – Les terroristes

C’est seulement plusieurs semaines après notreretour à New York qu’Ernest et moi pûmes apprécier toute l’étenduedu désastre qui venait de frapper la Cause. La situation étaitamère et sanglante. En divers endroits, dispersés dans tout lepays, il y avait eu des révoltés et des massacres d’esclaves. Laliste des martyrs s’accroissait rapidement. D’innombrablesexécutions avaient lieu un peu partout. Les montagnes et lescontrées désertes regorgeaient de proscrits et de réfugiés traquéssans merci. Nos propres refuges étaient bondés de camarades dont latête était mise à prix. Grâce aux renseignements fournis par lesespions, plusieurs de nos asiles furent envahis par les soldats duTalon de Fer.

Un grand nombre de nos amis, découragés etdésespérés par le recul de leurs espérances, ripostaient par unetactique terroriste. Il surgissait aussi des organisations decombat qui n’étaient pas affiliées aux nôtres et qui nous donnèrentbeaucoup de mal[127]. Ceségarés, tout en prodiguant follement leurs propres vies, faisaientsouvent avorter nos plans et retardaient notre reconstitution.

Et sur toute cette agitation piétinait leTalon de Fer, marchant impassible vers son but, secouant tout letissu social, émondant les Mercenaires, les castes ouvrières et lesservices secrets pour en chasser les camarades, punissant, sanshaine et sans pitié, acceptant toutes les représailles etremplissant les vides aussi vite qu’ils se produisaient dans saligne de combat. Parallèlement, Ernest et les autres chefstravaillaient ferme à réorganiser les forces de la Révolution. Oncomprendra l’ampleur de cette tâche en tenant compte de…[128]

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