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Le Tour d’écrou

Le Tour d’écrou

d’ Henry James

PRÉFACE

Après des années et des années d’attente, voici que l’œuvre de Henry JAMES commence de pénétrer en France. S’il n’avait tenu qu’à nous, la chose eût été faite depuis longtemps.

Il y a dans tout œuvre littéraire une fraîcheur, un duvet, comme sur la joue des jeunes filles :fraîcheur et duvet ont la même fragilité. Il est à craindre que,pour le lecteur français, les livres de Henry James n’aient pas tout à fait aujourd’hui le même prix qu’il y a vingt ou trente ans.Il en est de même pour George Meredith que l’on nous fait connaître aussi trop tard. Ces deux grands romanciers eussent gagné à être répandus avant la diffusion de l’œuvre de Proust. Celle-ci, en effet, sans leur ressembler, sans avoir été influencée par la leur,est allée plus loin qu’elle dans une certaine voie. Beaucoup, enlisant Meredith et James, auront l’impression de quelque chose de retardataire s’ils les comparent à cette acquisition magistrale que représentent les plus récentes et les plus vives des découvertes de Marcel Proust. Si je parle ainsi, c’est pour mettre en garde les lecteurs contre un risque de déception, et pour les prier justement de ne pas s’arrêter à cette première impression, mais de chercher ce qu’il y a de typique et de prodigieusement fécond dans l’œuvredu psychologue américain. Il faut se représenter aussi que sonmérite n’est pas seulement d’être un psychologue, mais encore unartiste très spécial, un artiste en quelque sorte à la mode latine,et qui a découvert et approfondi peu à peu un procédé de narrationqui convenait étroitement à sa façon de penser, et à laquelle plusd’un imitateur a depuis lors fréquemment eu recours.

Si j’avais à résumer en deux motsl’essence du génie de Henry James, je dirais qu’il y a chez lui unmélange unique de l’esprit d’aventure américaine et de la pudeurpuritaine. Si les personnages de Henry James avaient le courage etla force de s’exprimer tout entiers, si les circonstances lesautorisaient à le faire, il n’y aurait pour ainsi dire pas desituation de James. La plupart des drames qu’il a imaginés ont pourorigine le fait que quelqu’un a un secret à garder, et quequelqu’un a intérêt à le connaître. Mais il ne s’agit pas deroman-feuilleton. Ce secret est bien au contraire d’ordreuniquement mental ; ce secret est un véritable secret,c’est-à-dire une configuration mystérieuse de l’esprit, un détourcaché de l’intelligence, un refuge presque inabordable de l’âme. Etl’intérêt de celui qui veut savoir garde également un caractèrepurement spéculatif. Et ce secret est parfois tout un amour,parfois toute la vie d’un être. Avec les livres de Henry James, ilsemble que tout se passe dans le silence, sauf au moment où lesilence se brise, et avec lui, parfois, la vie de celui qui legarde. Henry James est profondément humain et, dans un sens, d’unehumanité plus grande que les romanciers qui sont venus avant luiparce que sa philosophie romanesque repose sur ce faitd’observation que deux cerveaux sont construits d’une manièrediamétralement opposée, et que le langage de chacun de nous, levrai langage intérieur, est essentiellement incommunicable. D’oùcette âpre lutte où l’on voit engager des personnages de HenryJames vers un but souvent obscur et dans des circonstances quiparaissent anormales. Ils ont tous l’air de penser qu’il y aquelque chose quelque part qui ne veut pas être dit, et ce quelquechose leur semble de plus de prix que tout ce qu’ils possèdent.C’est ainsi que Henry James a été amené à interposer entre sonsujet même et son lecteur une série de figures intermédiaires quine sont pas tout à fait les héros de son livre, mais qui sontchargées d’en réfracter les images, de telle sorte qu’un roman delui, pourrait-on dire, est une série de petits romans, isolant etexpliquant une figure centrale dont nous ne saurons quelquefoisjamais autre chose que ces interprétations diverses, fragmentaireset contradictoires.

Il me semble que c’est là le caractèreessentiel de la littérature de Henry James. On peut voir aussi enlui le peintre d’une société mondaine et cosmopolite, américained’origine, évoluant entre New York, Londres, Paris, Saint-Moritz,Rome et Florence, société absolument différente de la sociétécosmopolite contemporaine, et dont on peut trouver l’imageparallèle dans Cosmopolis ou Une idylle tragiquede M. Paul Bourget, ou dans certains romans de Mrs. EdithWharton. Henry James aimait personnellement cette société danslaquelle il a vécu et qui l’a beaucoup estimé. Elle était aussiesthétique que mondaine, et l’amour de l’Italie et de l’art desprimitifs jouait un grand rôle dans ses préférences. À lire Henry James, ilsemblerait qu’elle ait été traversée par des êtres particulièrementdélicats et fragiles, dont la sensibilité et le sens artistiquecouraient de graves risques dans ce monde brutal qu’est le nôtre.Ce n’est pas seulement dans ces romans-ci que l’on voit desfantômes. Il semble que tous les personnages de Henry James aientquelque chose de spectral. Et je le dis dans les deux sens du mot.Ce sont des projections de l’esprit sur d’autres projections del’esprit, et il y a dans leurs passions, même les plus ardentes,quelque chose de glacé et d’étrange, parfois même d’inhumain, quitout d’un coup nous fait souvenir que Henry James, après tout, aété le compatriote d’Edgar Poe. Tout cela compose un art captivantet singulier qui demande à l’intelligence une certaine applicationet qui l’en récompense par l’intérêt technique qui demeure attachéau récit et par la richesse intérieure de chacun d’eux.

Henry James était né en 1843. Son pèreétait un théologien de haute culture. Il vint très jeune en Europe,accompagné de son frère William qui est, comme l’on sait, un desplus grands psychologues du XIXe siècle. Il y fit laplus grande partie de ses études et lui demeura profondémentattaché. Et dès lors, dans une partie de son œuvre, il s’acharna àconfronter la nouvelle civilisation américaine avec sa vieille sœureuropéenne. Ce serait là un troisième aspect de son œuvre quiserait à étudier à part. Henry James finit par venir habiterl’Angleterre qu’il aima à tel point qu’en 1914, au moment de laguerre européenne, il voulut se faire naturaliser citoyen anglais.Cette guerre fut d’ailleurs un grand chagrin dans sa vie, car ellelui montrait la fragilité de cette société cultivée et courtoisequ’il avait chérie par-dessus tout, et qu’il chérissait surtoutpeut-être, parce qu’elle seule autorisait ces drames de conscienceet ces aventures intellectuelles qui forment la trame délicate etaérienne de ses romans et de ses contes. Il mourut en 1916, sansvoir le triomphe des Alliés.

Un des vœux les plus chers d’Henry Jamesétait d’être connu en France et d’y être apprécié. Il était souventvenu à Paris ; il avait écrit d’admirables pages surquelques-uns de nos écrivains. Il avait fréquenté Flaubert,Tourgueneff, les Goncourt, Daudet, Zola, Maupassant. Aucun n’avaiteu la curiosité de connaître son œuvre, et Henry James, sans sortirde sa discrétion habituelle, s’est plaint, dans sa correspondance,de cet involontaire dédain où le laissaient des écrivains qu’ilpénétrait si bien ; il eut cependant un grand ami en France,M. Paul Bourget, qui, lui, le comprit et l’admira. Noussouhaitons que les lecteurs français, en rendant à Henry James letribut d’admiration qui lui est dû, permettent la traduction, sinonde toute son œuvre qui est considérable, du moins des meilleurs deses livres, de ceux qui assurent outre-Manche et outre-mer uneplace d’élite parmi les écrivains qui, à l’aide d’une forme pure etraffinée, ont essayé, eux aussi, d’arracher à l’âme humainequelques-uns de ses secrets éternels.

Edmond JALOUX

(1929)

I

Bien que l’histoire nous eût tenus haletantsautour du feu, en dehors de la remarque – trop évidente – qu’elleétait sinistre, ainsi que le doit être essentiellement touteétrange histoire racontée la nuit de Noël dans une vieille maison,je ne me rappelle aucun commentaire jusqu’à ce que quelqu’unhasardât que c’était, à sa connaissance, le seul cas où pareilleépreuve eût été subie par un enfant. Dans le cas en question (je ledis en passant), il s’agissait d’une apparition dans une vieillemaison semblable à celle où nous nous trouvions rassemblés,apparition, d’une horrible espèce, à un petit garçon qui couchaitdans la chambre de sa mère. Pris de terreur, il laréveillait ; et la mère, avant d’avoir pu dissiper la terreurde l’enfant et le rendormir, se trouvait tout à coup, elle aussi,face à face avec le spectacle qui l’avait bouleversé.

Ce fut cette observation qui attira – pasimmédiatement, mais un peu plus tard dans la soirée – une certaineréplique de Douglas, laquelle provoqua l’intéressante conséquencesur laquelle j’appelle votre attention. Une autre personne se mit àraconter une histoire assez banale, et je remarquai qu’il nel’écoutait pas. À ce signe, je compris que lui-même avait quelquechose à dire : il n’y avait qu’à patienter. De fait, il nousfallut attendre deux soirées. Mais ce même soir, avant de nousséparer, il nous révéla ce qui le préoccupait.

« Je reconnais bien – pour ce qui est dufantôme de Griffin ou tout ce que vous voudrez que ce soit – que lefait d’apparaître d’abord à un petit garçon d’un âge si tendreajoute à l’histoire un trait particulier. Mais ce n’est pas, à maconnaissance, la première fois qu’un exemple de ce genre délicieuxs’applique à un enfant. Si cet enfant donne un tour de vis de plusà votre émotion, que direz-vous de deux enfants ?

– Nous dirons, bien entendu, s’écriaquelqu’un, que deux enfants donnent deux tours… et que nous voulonssavoir ce qui leur est arrivé. »

Je vois encore Douglas ; il s’était levéet, adossé à la cheminée, les mains dans les poches, il regardaitson interlocuteur de haut en bas.

« Il n’y a jusqu’ici que moi qui l’aiejamais su. C’est par trop horrible. »

Naturellement, plusieurs voix s’élevèrent pourdéclarer que ceci donnait à la chose un attrait suprême. Notre ami,préparant son triomphe avec un art paisible, regarda son auditoireet poursuivit :

« C’est au-delà de tout. Je ne sais rienau monde qui en approche.

– Comme effet de terreur ? »demandai-je.

Il sembla vouloir dire que ce n’était pas sisimple que cela, mais qu’il ne pouvait trouver des termes exactspour s’exprimer. Il passa sa main sur ses yeux, eut une petitegrimace douloureuse :

« Comme horreur. Comme horreur –horrible !

– Oh ! c’est délicieux ! »s’écria une femme.

Il ne parut pas entendre. Il me regardait,mais comme s’il voyait à ma place ce dont il parlait.

« Comme un ensemble de hideur, de douleuret d’horreur infernales.

– Eh bien, lui dis-je alors, veuillez vousasseoir et commencer. »

Il se retourna vers le feu, repoussa une bûchedu pied et la contempla un instant. Puis, revenant ànous :

« Je ne peux pas commencer. Il faudra quej’envoie en ville. »

À ces mots, un grognement général se fitentendre, accompagné de maints reproches. Il laissa passer, puiss’expliqua, toujours de son air préoccupé :

« L’histoire est écrite. Elle est dans untiroir fermé à clef. Elle n’en est pas sortie depuis des années.Mais je pourrais écrire à mon domestique et lui envoyer laclef : il m’enverrait le paquet tel qu’il est. »

Il semblait m’adresser cette proposition enparticulier, il semblait presque implorer mon aide pour mettre finà ses hésitations. La couche de glace était brisée quil’emprisonnait, amoncelée par tant d’hivers. Il avait eu sesraisons pour garder ce long silence. Les autres regrettaient leretard, mais moi, je m’enchantais de ses scrupules mêmes. Jel’adjurai d’écrire par le premier courrier, et de s’entendre avecnous pour convenir d’une prompte lecture. Et je lui demandai sil’expérience en question avait été proprement la sienne. Sa réponsene se fit pas attendre :

« Non, grâce à Dieu !

– Et le récit est-il de vous ? Vous aveznoté la chose vous-même ?

– Je n’ai noté que mon impression. Je l’aiinscrite là – et il se toucha le cœur. – Je ne l’ai jamaisperdue.

– Alors votre manuscrit ?

– L’encre en est vieille et pâlie… l’écritureadmirable…

De nouveau, il tournait autour du sujet, avantde répondre :

– C’est une écriture de femme, d’une femmemorte depuis vingt ans. Sur le point de mourir, elle m’envoya lespages en question. »

Nous écoutions tous maintenant et,naturellement, il se trouva quelqu’un pour faire le plaisantin, ou,du moins, tirer de ces phrases l’inévitable conséquence. Mais s’ilécarta la conséquence sans sourire, il ne montra non plus aucuneirritation.

« C’était une personne délicieuse, maisde dix ans plus âgée que moi. Elle était l’institutrice de ma sœur,dit-il doucement. Je n’ai jamais rencontré, dans cette situation,de femme plus agréable. Elle était digne d’occuper n’importelaquelle. Il y a longtemps de cela : et l’épisode en questionavait eu lieu encore plus longtemps auparavant. J’étais alors àTrinity, et en arrivant pour les vacances, l’été de la secondeannée, je la trouvai à la maison. J’y restai beaucoup, cetteannée-là. L’année fut splendide. Je me souviens de nos tours dejardin et de nos conversations à ses heures de liberté,conversations où elle m’apparaissait si intelligente et siagréable ! Mais oui, ne ricanez pas. Elle me plaisait beaucoupet je suis content, aujourd’hui encore, de penser que je luiplaisais aussi. Si je ne lui avais pas plu, elle ne m’aurait pasraconté l’histoire. Elle ne l’avait jamais racontée à personne. Etce n’est pas seulement parce qu’elle me le disait que je lecroyais… mais je savais qu’elle n’en avait jamais rien dit. J’enétais sûr : ça se voyait. Vous comprendrez pourquoi quand vousm’aurez entendu.

– Parce que l’affaire l’avait tropbouleversée ? »

Il continua de me regarder fixement.

« Vous comprendrez tout de suite,répéta-t-il, oui, vous comprendrez. »

À mon tour, je me mis à le regarderfixement.

« Je vois ce que c’est. Elle étaitamoureuse. »

Il rit alors pour la première fois.

« Ah ! que vous êtes malin !oui, elle était amoureuse. C’est-à-dire qu’elle l’avait été. Celasautait aux yeux : elle ne pouvait pas raconter l’histoiresans que cela sautât aux yeux. Je m’en aperçus, et elle s’aperçutque je m’en apercevais. Mais aucun de nous n’en parla. Je merappelle le temps et le lieu, le bout de la pelouse, l’ombre desgrands hêtres, et les longs et chauds après-midi d’été. Ce n’étaitpas un décor tragique – et cependant… ! »

Il s’éloigna du feu et retomba sur sonsiège.

« Vous recevrez le paquet jeudimatin ? lui demandai-je.

– Pas avant le second courrier,probablement.

– Non. Alors, après dîner…

– Je vous retrouverai tousici ? »

Et, de nouveau, son regard se posait surchacun de nous.

« Personne ne s’en va ? »

Il prononça ces mots presque sur un tond’espoir.

« Mais tout le monde veutrester !

– Moi, je reste…moi, je reste !…s’écrièrent des dames qui avaient annoncé leur départ. Mrs.Griffin, cependant, déclara que quelques éclaircissements luiétaient nécessaires :

– De qui était-elle amoureuse ?

– L’histoire vous le dira, me risquai-je àrépondre.

– Oh ! je ne peux pas attendrel’histoire !

– Et l’histoire ne le dira pas, reprisDouglas. Du moins, d’une façon littérale et vulgaire.

– Tant pis, alors ! Car c’est la seulefaçon dont je comprenne les choses.

– Mais vous, Douglas, ne nous le direz-vouspas ? », demanda un autre de nous.

Il se leva brusquement.

« Oui, demain. Maintenant, il faut quej’aille me coucher. Bonsoir. »

Et, saisissant son bougeoir, il nous laissalà, légèrement ahuris.

De l’extrémité du grand hall aux boiseriessombres où nous étions réunis, nous entendîmes son pas décroîtresur l’escalier ; alors Mrs. Griffin parla :

« Eh bien ! si je ne sais pas de qui« elle » était amoureuse, je sais bien de qui« lui » l’était !

– Elle était de dix ans plus âgée que lui,observa son mari.

– Raison de plus ! À l’âge qu’il avait…Mais c’est vraiment gentil un silence gardé si longtemps !

– Quarante ans, nota brièvement Griffin.

– Et son explosion finale.

– L’explosion, répliquai-je, va faire de lasoirée de jeudi quelque chose de formidable. »

Tous furent tellement d’accord avec moi querien ne réussit plus à nous intéresser. Cette histoire de Griffin,toute incomplète qu’elle eût été, avec son allure de prologuedestiné à piquer notre curiosité, fut la dernière de la soirée.Nous échangeâmes poignées de main et « poignées debougeoirs », comme le dit quelqu’un, et nous allâmes nouscoucher.

Je sus le lendemain qu’une lettre, contenantsa clé, était partie par le premier courrier à l’adresse del’appartement de Londres. Mais, en dépit – ou peut-être justement àcause – de la diffusion subséquente de ce renseignement, nouslaissâmes Douglas absolument tranquille jusqu’après le dîner, ensomme jusqu’à l’heure qui s’accordait le mieux au genre d’émotionque nous recherchions. Il devint alors aussi communicatif que nouspouvions le désirer, et alla jusqu’à nous livrer la bonne raisonqu’il avait de l’être. Nous recueillîmes sa parole dans le hall,devant le feu, là même où, la veille, s’étaient éveillés nosétonnements ingénus. Il apparut que la narration qu’il avait promisde nous lire avait besoin, pour être comprise, de quelques mots deprologue. Qu’il me soit permis de dire ici nettement, afin den’avoir plus à y revenir, que cette narration, exactementtranscrite par moi beaucoup plus tard, est ce que vous allez liretout à l’heure. Quand il se sentit près de mourir, le pauvreDouglas me remit ce manuscrit qu’il avait demandé et qui lui étaitparvenu au bout de trois jours. Il en commença la lecture lelendemain soir, dans ce même cadre déjà décrit. Et sur notre petitcercle, suspendu à ses lèvres, l’effet fut prodigieux.

Les dames qui avaient déclaré qu’ellesresteraient, ne restèrent pas, naturellement. Dieu merci !Elles partirent obligées de tenir leurs engagements antérieurs, etenflammées d’une curiosité qui était due, assurèrent-elles, auxdétails avec lesquels il nous avait déjà surexcités. Le petitauditoire final n’en fut que plus intime et plus choisi, serréautour du foyer, dans une même attente d’émotion passionnée. Lepremier de ces détails intéressants nous avait appris que le récitdu manuscrit commençait lorsque l’histoire, en somme, était déjàengagée. Pour la comprendre, il fallait savoir comment sa vieilleamie, l’institutrice de sa sœur, y avait été mêlée. La plus jeunefille d’un pauvre pasteur de campagne, elle débutait dansl’enseignement à vingt ans, quand elle se décida, un beau jour, àse rendre en toute hâte à Londres, sur la demande de l’auteur d’uneannonce à laquelle elle avait déjà brièvement répondu. Pour seprésenter à ce patron en puissance, elle se rendit à une maison deHarley Street qui lui parut vaste et imposante. Et il se trouvaqu’un parfait gentleman la reçut, un célibataire à la fleur del’âge, un type, enfin, tel que jamais, sauf dans un rêve ou unroman d’autrefois, il n’aurait pu en apparaître à une timide etanxieuse enfant, fraîchement échappée de son presbytère duHampshire. Le type est d’une description facile : car, fortheureusement, c’en est un qui ne disparaît point. L’homme étaitbeau, hardi et séduisant, gentiment familier, plein d’entrain et debonté. Comme cela ne pouvait manquer, il la frappa par ses manièresde galant homme, par sa grande allure, mais ce qui la séduisit leplus et lui inspira le courage qu’elle déploya plus tard, fut safaçon de lui présenter la chose : c’était une grâce à luifaire, une obligation dont il serait heureux de lui conserver uneéternelle gratitude. Elle l’estima riche, mais d’une extravagancefolle. Il lui apparaissait avec l’auréole de la dernière mode, d’unphysique séduisant, d’une prodigalité facile et habituelle, demanières exquises envers les femmes. La vaste maison où il larecevait était remplie des dépouilles de l’étranger, rapportées deses voyages, et de ses trophées de chasse. Mais c’était à sa maisonde campagne – vieille demeure familiale du comté d’Essex – qu’ildésirait qu’elle se rendît immédiatement.

Il était tuteur d’un petit neveu et d’unepetite nièce dont les parents étaient morts aux Indes. Leur père,son frère cadet, avait embrassé la carrière militaire. Il étaitmort deux ans auparavant.

Ces enfants, qui lui tombaient sur les braspar le plus grand hasard, étaient un pesant fardeau pour un hommedans sa situation, sans aucune expérience en la matière et pas pourun sou de patience. Ç’avait été une série d’ennuis, etcertainement, de sa part, une suite d’erreurs. Mais les pauvresmioches lui inspiraient une immense pitié et il faisait pour euxtout ce qu’il pouvait. Par exemple, il les avait envoyés dans sonautre demeure, la campagne étant évidemment ce qui leur convenaitle mieux, et les avait confiés, dès le début, au personnel le plusqualifié, le meilleur qu’il avait pu trouver, allant jusqu’à seséparer, à leur profit, de ses propres serviteurs, et se rendantauprès d’eux aussi souvent que possible voir comment allaient leschoses. Le gros ennui était que, pratiquement parlant, ilsn’avaient pas d’autre parent que lui, et ses propres affaires luiprenaient tout son temps. Il les avait installés à Bly, dont lasécurité et la salubrité étaient indiscutables, Ils y étaient commechez eux ; pour diriger leur intérieur (mais seulement aupoint de vue matériel), il y avait placé une excellente femme, Mrs.Grose, ancienne femme de chambre de sa mère, qui plairaitcertainement à sa jeune visiteuse. Elle servait de femme de chargeet remplissait pour le moment le rôle d’une espèce de gouvernanceauprès de la petite fille, à laquelle, fort heureusement, elleétait extrêmement attachée, n’ayant pas d’enfants à elle. Lepersonnel était nombreux ; mais, bien entendu, la jeunepersonne qu’il enverrait en qualité d’institutrice aurait la hautemain sur tout ce monde. Pendant les vacances elle aurait aussi àsurveiller le petit garçon, qui était au collège depuis untrimestre – bien que très jeune. Mais qu’y avait-il de mieux àfaire, Les vacances étant près de commencer, il devait arriver d’unmoment à l’autre.

Les enfants avaient eu tout d’abord auprèsd’eux une jeune fille qu’ils avaient eu le malheur de perdre.C’était une personne des plus recommandables, – elle avait faitadmirablement l’affaire jusqu’à sa mort, dont le grand contretemps,justement, n’avait pas laissé d’autre alternative que de mettre lepetit Miles au collège. À partir de ce moment, Mrs Grose avait faitde son mieux pour veiller aux bonnes manières de Flora et ne lalaisser manquer de rien. En outre il y avait une cuisinière, unefemme de chambre, une fille de ferme, un vieux poney, un vieuxpalefrenier et un vieux jardinier, tout cela éminemmentrecommandable.

Douglas en était là de son récit, quand on luiposa cette question :

« Et de quoi cette première institutriceétait-elle morte ? De tant de respectabilité ? »

La réponse ne se fit pas attendre.

« Cela viendra à son heure. Je ne veuxpas anticiper.

– Pardonnez-moi. Je croyais que c’étaitjustement ce que vous étiez en train de faire.

– À la place du successeur, suggérai-je,j’aurais désiré savoir si la situation entraînait…

– Un danger de mort, – Douglas compléta mapensée – Oui, elle désira le savoir, et elle le sut, en effet,comme vous l’apprendrez demain. En attendant, les choses luiparurent, il est vrai, se présenter sous un jour un peu inquiétant.Elle était jeune, intimidée, inexpérimentée, il s’ouvrait devantelle une perspective de graves devoirs, dans un entourage fortrestreint. Elle allait, en somme, au-devant d’une grande solitude.Elle hésita pendant deux jours, elle réfléchit, elle prit conseil.Mais le salaire offert dépassait tout ce qu’elle pouvait espérer,et après une seconde entrevue, elle signa sonengagement. »

Douglas fit une pause dont je profitai pourlancer cette remarque, au plus grand bénéfice de lasociété :

« La morale de tout ceci est que le beaujeune homme exerçait une séduction irrésistible, à laquelle ellesuccomba. »

Il se leva et, comme la soirée précédente,s’approchant du feu, il repoussa une bûche du pied, et demeura uninstant le dos tourné.

« Elle ne le vit que deux fois.

– Oui, mais c’est justement ce qui fait labeauté de la passion. »

M’entendant parler ainsi, Douglas, à mon légerétonnement, se retourna vers moi :

« Oui, c’est ce qui en fit la beauté.D’autres, continua-t-il, n’y avaient pas succombé. Il lui déclarafranchement les difficultés qu’il éprouvait dans sarecherche ; à plusieurs candidates, les conditions avaientparu impossibles : elles en semblaient effrayées, en quelquesorte ; et encore davantage, quand on apprenait la principalecondition.

– Qui était ?…

– Qu’elle ne devait jamais venir le troublerpour quoi que ce fût, mais jamais, jamais ; ni l’appeler, nise plaindre, ni lui écrire, mais résoudre soi-même toutes lesdifficultés qui se présenteraient, recevoir de son notaire l’argentnécessaire, se charger de tout et le laisser tranquille. Elle lelui promit, et elle m’a avoué que lorsque, soulagé et ravi, il tintun instant ses mains dans les siennes, la remerciant de sonsacrifice, elle s’était déjà sentie récompensée.

– Mais fut-ce là toute sa récompense ?demanda une dame.

– Elle ne le revit jamais.

– Oh ! » dit la dame. Et notre aminous ayant quittés immédiatement après, ce fut le dernier motsignificatif prononcé sur ce sujet, jusqu’au soir suivant, où,assis dans le meilleur fauteuil, au coin du feu, il ouvrit un mincealbum à la couverture d’un rouge fané, aux tranches dorées àl’ancienne mode.

La lecture prit plus d’une soirée, mais à lapremière occasion, la même dame posa une autre question :

« Quel est votre titre ?

– Je n’en ai pas.

– Oh bien, j’en ai un, moi », dis-je.Mais Douglas, sans m’entendre, avait commencé de lire, avec unearticulation nette et pure, qui rendait comme sensible à l’oreillel’élégance de l’écriture de l’auteur.

II

Je ne me rappelle tout ce commencement quecomme une succession de hauts et de bas, un va-et-vient d’émotionsdiverses, tantôt bien naturelles et tantôt injustifiées. Après lesursaut d’énergie qui m’avait entraînée, en ville, à accepter sademande, j’eus deux bien mauvais jours à passer ; tous mesdoutes s’étaient réveillés, je me sentais sûre d’avoir pris lemauvais parti. Ce fut dans cet état d’esprit que je passai leslongues heures du voyage dans une diligence cahotante et malsuspendue qui m’amena à la halte désignée. J’y devais rencontrerune voiture de la maison où je me rendais, et je trouvai, en effet,vers la fin d’un après-midi de juin, un coupé confortable quim’attendait. En traversant à une telle heure, par un jour radieux,un pays dont la souriante beauté semblait me souhaiter une amicalebienvenue, toute mon énergie me revint et, au tournant de l’avenue,m’inspira un optimisme ailé qui ne pouvait être que la réaction àun bien profond découragement. Je suppose que j’attendais, oucraignais, quelque chose de si lamentable que le spectacle quim’accueillait était une exquise surprise. Je me rappellel’excellente impression que me fit la grande façade claire, toutesfenêtres ouvertes, les deux servantes qui guettaient monarrivée ; je me rappelle la pelouse et les fleurs éclatantes,le crissement des roues sur le gravier, les cimes des arbres qui serejoignaient et au-dessus desquelles les corneilles décrivaient degrands cercles, en criant dans le ciel d’or. La grandeur de lascène m’impressionna. C’était tout autre chose que la modestedemeure où j’avais vécu jusqu’ici. Une personne courtoise, tenantune petite fille par la main, apparut, sans tarder, à laporte ; elle me fit une révérence aussi cérémonieuse que sij’eusse été la maîtresse de la maison, ou un hôte de premièreimportance. L’impression qui m’avait été donnée de l’endroit àHarley Street était beaucoup plus modeste : je me rappelle quele propriétaire m’en parut encore plus gentilhomme, et cela me fitpenser que les agréments de la situation pourraient être supérieursà ce qu’il m’avait laissé entendre.

Je n’eus aucune déception jusqu’au joursuivant, car je passai des heures triomphantes à faire laconnaissance de ma plus jeune élève. Cette petite fille, quiaccompagnait Mrs. Grose, me frappa sur-le-champ comme une créaturetellement exquise que c’était un véritable bonheur d’avoir às’occuper d’elle. Jamais je n’avais vu plus bel enfant, et, plustard, je me demandai comment il se faisait que mon patron ne m’eneût pas parlé.

Je dormis peu, cette première nuit :j’étais trop agitée, et cela me frappa, je m’en souviens, m’obséda,s’ajoutant à l’impression causée par la générosité de l’accueil quim’était offert. Ma grande chambre imposante, – l’une des plusbelles de la maison, – son grand lit, qui me paraissait un lit deparade, les lourdes tentures à ramages, les hautes glaces danslesquelles, pour la première fois, je me voyais de la tête auxpieds, – tout me frappait (de même que l’étrange attrait de mapetite élève), comme étant un ordre de choses naturel ici. Ce futaussi, dès le premier jour, une chose toute naturelle que mesrapports avec Mrs. Grose : j’y avais réfléchi avec inquiétudependant mon voyage en diligence. Le seul motif, qui, à premièrevue, aurait pu renouveler cette inquiétude, était sa joie anormalede mon arrivée. Dès la première demi-heure, je la sentis contenteau point qu’elle se tenait positivement sur ses gardes – c’étaitune forte femme, simple, nette et saine – pour ne pas trop lemontrer. Je m’étonnai même un peu, à ce moment, qu’elle préférâts’en cacher, et à la réflexion, évidemment, quelque soupçon auraitpu s’élever en moi à ce sujet et me causer du malaise.

Mais c’était un réconfort de penser qu’aucunmalaise ne pouvait surgir de cette vision béatifique qu’étaitl’image radieuse de ma petite fille, vision dont l’angélique beautéétait, plus que tout le reste probablement, la cause de cetteagitation qui, dès avant le jour, me fit me lever et marcher àtravers ma chambre, avec le désir de me pénétrer davantage du décoret de la vue tout entière, de guetter, de ma fenêtre, l’aurorecommençante d’un jour d’été, de découvrir les autres parties de lamaison que ma vue ne pouvait embrasser, et, tandis que dans l’ombrefinissante les oiseaux commençaient à s’appeler, entendre peut-êtrede nouveau certains sons moins naturels et venant, non du dehors,mais du dedans, et que je me figurais avoir entendu. Un moment,j’avais cru reconnaître, faible et dans l’éloignement, un crid’enfant ; à un autre, j’avais tressailli presqueinconsciemment, comme au bruit d’un pas léger qui se serait faitentendre devant ma porte. Mais de telles imaginations n’étaient pasassez accusées pour n’être pas aisément repoussées, et ce n’estqu’à la lumière – ou plutôt à l’ombre – des événements postérieurs,qu’elles me reviennent à la mémoire.

Surveiller, instruire, « former » lapetite Flora, c’était là, à n’en pas douter, l’œuvre d’une vieheureuse et utile. Nous avions convenu, après le souper, qu’aprèsla première nuit, elle coucherait, bien entendu, dans ma chambre,son petit lit blanc y étant déjà tout arrangé à cet effet. Jedevais me charger d’elle complètement, et elle ne restait unedernière fois auprès de Mrs. Grose que par déférence pour mondépaysement inévitable et sa timidité naturelle.

En dépit de cette timidité, je me sentais sûred’être vite aimée d’elle. Chose bizarre, l’enfant s’était expliquéefranchement et bravement à ce sujet ; elle nous avait laissé,sans aucun signe de malaise, – avec véritablement la douce etprofonde sécurité d’un ange de Raphaël, – en discuter, l’admettreet nous y soumettre. Une part de ma sympathie pour Mrs. Grosevenait du plaisir que je lui voyais éprouver devant mon admirationet mon émerveillement, tandis que j’étais assise avec mon élèvedevant un souper de pain et de lait, éclairé de quatre hautesbougies, l’enfant en face de moi sur sa haute chaise, en tablier àbavette. En présence de Flora, naturellement, il y avait bien deschoses que nous ne pouvions nous communiquer que par des regardsjoyeux et significatifs, ou des allusions indirectes etobscures.

« Et le petit garçon, luiressemble-t-il ? est-il aussi trèsremarquable ? »

Il ne convenait pas, ainsi que nous nousl’étions déjà dit, de flatter trop ouvertement les enfants.

« Oh ! mademoiselle, des plusremarquables ! Vous trouvez cette petite-là gentille… »et elle se tenait debout, une assiette à la main, regardant avec unsourire rayonnant la petite fille, dont les doux yeux célestesallaient de l’une à l’autre de nous, sans que rien en eux nousportât à cesser nos louanges.

« Eh bien ! si, en effet, jetrouve…

– Vous allez être « emballée » parle petit monsieur.

– Il me semble vraiment que je ne suis venueici que pour cela… pour « m’emballer » sur tout. Je croiscependant reconnaître, ajoutais-je, comme malgré moi, que jem’emballe un peu trop facilement. À Londres, aussi, je me suisemballée ! »

Je vois encore le large visage de Mrs. Grose,tandis qu’elle pénétrait le sens de mes paroles.

« À Harley Street ?

– À Harley Street !

– Eh bien ! mademoiselle, vous n’êtes pasla première, et vous ne serez pas la dernière, non plus.

– Oh ! répondis-je, en réussissant àrire, je n’ai pas la prétention d’être la seule. En tout cas, monautre élève, à ce que j’ai compris, arrive demain ?

– Pas demain, mademoiselle, vendredi. Ilarrivera comme vous, par la diligence, sous la surveillance duconducteur ; on lui enverra la même voiture qu’àvous. »

Je hasardai alors la question de savoir s’ilne serait pas convenable, autant que gentil et amical, de metrouver avec sa petite sœur à l’arrivée de la voiture publique.Mrs. Grose accéda si cordialement à cette proposition qu’elle medonna l’impression de prendre, pour ainsi dire, l’engagementréconfortant – il fut toujours fidèlement tenu. Dieu merci ! –d’être de mon avis sur tous les sujets. Qu’elle était donc contenteque je fusse là !

Ce que j’éprouvai, le jour suivant, ne peutvraiment pas s’appeler une réaction contre l’allégresse de monarrivée. Ce n’était probablement, au pire, qu’une légèreoppression, due à une observation plus précise des circonstancesqui m’entouraient, lorsque, pour ainsi dire, j’en fis le tour, jeles examinai, je m’en pénétrai. Elles avaient, ces circonstances,une étendue et une masse auxquelles je n’étais pas préparée. Enface d’elles, je me sentis tout d’abord vaguement décontenancée,autant qu’assez fière. Les leçons proprement dites souffrirentcertainement de mon agitation : je pensai que mon premierdevoir était de créer une intimité entre l’enfant et moi, en usantde toutes les séductions en mon pouvoir. Je passai donc la journéedehors avec elle. À sa grande satisfaction, il fut convenu entrenous que ce serait elle, elle seule, qui me ferait visiter lamaison. Elle me la fit visiter pas à pas, pièce à pièce, cachettepar cachette, m’entretenant de son amusant et délicieux bavardageenfantin, qui eut pour résultat, au bout d’une demi-heure, de fairede nous une paire d’amies. Tout enfant qu’elle était, elle mefrappa, pendant notre tournée, par son courage et son assurance.Toute sa façon d’être, dans les chambres vides et dans les sombrescorridors, dans les escaliers en vis où j’étais, moi, obligée parmoments de m’arrêter, – et jusque sur le sommet d’une vieille tourà mâchicoulis qui me donnait le vertige, – oui, son ramaged’aurore, son penchant à donner des explications plutôt qu’à endemander, toute sa manière d’être, exultante et dominatrice,m’étourdissait et m’entraînait. Je n’ai jamais revu Bly depuis lejour où je le quittai, et, sans doute, paraîtrait-il bien diminué àmes yeux vieillis et blasés. Mais tandis que ma petite conductrice,avec ses cheveux d’or et sa robe d’azur, bondissait devant moi auxtournants des vieux murs, et sautillait le long des corridors, ilme semblait voir un château de roman, habité par un lutin aux jouesde rose, un lieu auprès duquel pâliraient les contes de fées et lesplus belles histoires d’enfants. Tout ceci n’était-il pas un conte,sur lequel je sommeillais et rêvassait ? Non : c’étaitune grande maison vieille et laide, mais commode, qui avaitconservé quelques parties d’une construction plus ancienne, à demidétruite, à demi utilisée. Notre petit groupe m’y apparaissaitpresque aussi perdu qu’une poignée de passagers sur un grandvaisseau à la dérive. Et c’était moi qui tenais legouvernail !

III

Je m’en rendis bien compte quand, deux joursplus tard, nous allâmes, en voiture, à la rencontre du petitmonsieur comme disait Mrs. Grose, et d’autant plus qu’un incidentsurvenu le second soir, m’avait profondément déconcertée. Cepremier jour dans son ensemble, comme je l’ai dit, avait étérassurant. Mais je devais voir son ton changer. Le courrier de cesoir-là – qui arriva tard – apportait une lettre pour moi. Elleétait écrite par mon patron, mais ne contenait que peu de mots, eten renfermait une autre adressée à lui-même, dont le cachet n’étaitpas rompu. « Je reconnais ceci comme venant du directeur ducollège, et ce directeur est un horrible raseur. Veuillez enprendre connaissance, traitez la question avec lui, et, par-dessustout, ne m’en parlez pas. Pas un mot. Je pars ! »

Il me fallut faire un grand effort pour briserle cachet : un tel effort, que je fus longtemps avant de medécider. Enfin j’emportai la lettre, toujours cachetée, dans machambre, et ne l’attaquai que juste avant de me coucher. J’auraismieux fait d’attendre jusqu’au lendemain, car elle me procura uneseconde nuit sans sommeil. N’ayant personne à qui demander avis, jeme sentais fort anxieuse, le jour suivant, et, finalement, monanxiété s’accrut à un tel point, que je me décidai à me confier aumoins à Mrs. Grose.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? Lepetit est renvoyé du collège ? »

Je fus frappée du regard qu’elle melança ; puis, visiblement, avec une indifférence rapidementreconquise, elle essaya de se rattraper.

« Mais tous les élèves ne sont-ilspas… ?

– Renvoyés chez eux ? Oui, mais seulementpour la durée des vacances. Miles, lui, ne devra plus retourner aucollège. »

Sous mon regard attentif, elle perdit sonassurance et rougit.

« Ils ne veulent pas le garder ?

– Ils s’y refusent absolument. »

À ces mots, elle leva sur moi ses yeux,qu’elle avait détournés : je les vis pleins de bonneslarmes.

« Qu’a-t-il fait ? »

J’hésitai : puis je jugeai que le mieuxétait de lui communiquer le document. Je le lui tendis, ce qui eutpour effet de lui faire mettre très simplement les mains derrièrele dos, sans le prendre. Elle secoua tristement la tête.

« Ces choses-là ne sont pas faites pourmoi, mademoiselle… »

Ma conseillère ne savait pas lire !

Je tressaillis de surprise et, atténuant mafaute de mon mieux, je rouvris la lettre pour la lui lire, puis,toute balbutiante d’émotion, je la repliai de nouveau et la remisdans ma poche.

« Est-ce vraiment un mauvaisgarçon ? »

Ses yeux étaient toujours pleins delarmes.

« Ces messieurs le disent-ils ?

– Ils ne donnent aucun détail. Ils exprimentsimplement leur regret de ce qu’il leur est impossible de legarder. Il n’y a qu’un sens à cela. »

Mrs. Grose m’écoutait dans un silenceému ; elle ne se permit pas de me demander quel était ce sens,de sorte que pour donner plus de cohérence à la chose et la rendreplus présente à mon esprit, en lui en faisant part, jecontinuai :

« Parce qu’il ferait du mal auxautres. »

À ces mots, avec un de ces brusques sursautsdes gens simples, elle s’enflamma subitement :

« Mr. Miles ? Lui, faire dumal ? »

Il y avait un tel accent de bonne foi dans sesparoles, que bien que je n’eusse pas encore vu l’enfant, je mesentis poussée – et par ma crainte même – à trouver en effet cettepensée absurde. Abondant aussitôt dans le sens de mon amie, jesoulignai, sarcastiquement :

« Faire du mal à ses pauvres petitscamarades innocents !

– C’est trop affreux, s’écria Mrs. Grose, dedire de cruautés pareilles ! Mais il a dix ans àpeine !

– Mais oui. C’est impossible àcroire. »

Elle me fut évidemment reconnaissante de cettedéclaration.

« Voyez-le d’abord, mademoiselle, etcroyez cela après si vous voulez ! »

De nouveau, je me sentis une grande impatiencede le voir. Un sentiment de curiosité s’éveillait en moi, quidevait pendant les heures suivantes, croître jusqu’à lasouffrance.

Mrs. Grose, je m’en aperçus, vit l’impressionqu’elle m’avait faite, et insista avec assurance.

« Vous pourriez en dire autant alors dela petite demoiselle. Dieu la bénisse ! ajouta-t-elle,regardez-la ! »

Je me retournai : à la porte ouverte,Flora, que j’avais installée, dix minutes auparavant, dans la salled’études, avec une feuille de papier blanc, un crayon et une bellecopie de beaux « o » biens ronds à me faire, Flora seprésentait à notre vue. Avec ses petites manières enfantines, ellemontrait un détachement extraordinaire pour ce qui l’ennuyait. Maiscependant, son regard, plein de ce grand rayonnement lumineux del’enfance, semblait donner simplement comme explication de saconduite l’affection qu’elle avait conçue pour moi, et qui l’avaitforcée de me suivre. Que fallait-il de plus pour me faire sentirtoute la justesse de la comparaison de Mrs. Grose ? Aussi jeserrai mon élève dans mes bras, en la couvrant de baisers auxquelsje mêlai un sanglot de pénitence. Néanmoins, tout le reste du jour,je guettai l’occasion de joindre ma collègue, d’autant plus que,vers le soir, il me sembla qu’elle cherchait à m’éviter. Je larattrapai, je m’en souviens, dans l’escalier ; nousdescendîmes ensemble, et, arrivée à la dernière marche, je laretins en posant ma main sur son bras.

« Je conclus, n’est-ce pas, d’après ceque vous m’avez dit ce matin, que vous ne l’avez jamais vu se malconduire ? »

Elle rejeta la tête en arrière :manifestement, elle avait, à cette heure, pris le parti de secomposer une attitude.

« Oh ! … jamais vu… ! je neprétends pas cela ! »

De nouveau, je me sentis extrêmementtroublée.

« Alors, vous l’avez vu ?…

– Mais oui, mademoiselle, Dieumerci ! »

Après réflexion, je ne protestai point contrecette réponse.

« Vous voulez dire qu’un garçon qui,jamais…

– Ce n’est pas ce que j’appelle ungarçon. » Je la serrai de plus près.

« Vous aimez cet entrain des mauvaissujets… »

Puis, anticipant sa réponse :

« Moi aussi, déclarai-je passionnément,mais pas au point de contaminer…

– De contaminer ?

Ce grand mot l’égarait : je le luiexpliquai.

– De corrompre, veux-je dire. »

Elle ouvrit de grands yeux quand, à la fin,elle comprit. Et cela la fit rire, d’un rire singulier :

« Craignez-vous qu’il vous corrompevous-même ? »

Elle me posa la question avec une belle humeursi hardie que je me mis, pour toute réponse, à rire aussi, un peuniaisement, sans doute, et je cédai à la crainte du ridicule.

Mais le lendemain, vers le moment où je devaismonter en voiture, je tombai sur elle, dans un autre coin de lamaison.

« Dites-moi, qu’était-ce que cette jeunefemme qui était ici avant moi ?

– La dernière institutrice ? elle aussiétait jeune et jolie… presque aussi jeune et presque aussi jolieque vous, mademoiselle.

– Ah bien ! j’espère alors que sajeunesse et sa beauté lui auront servi à quelque chose,répondis-je, il m’en souvient, à l’étourdie. Il me semble qu’ilnous préfère jeunes et jolies !

– Pour cela oui, dit Mrs. Grose. C’était cequ’il recherchait chez tout le monde. »

À peine eut-elle prononcé ces mots qu’elletenta de les rattraper.

« Je veux dire que tel est son goût, – legoût de notre maître. »

J’étais saisie.

« Mais de qui parliez-vous alors, tout àl’heure ? »

Ses yeux demeurèrent sans expression, maiselle rougit.

« De lui, donc.

– De notre maître ?

– De quel autre pourrais-jeparler ? »

Il était tellement évident que ce ne pouvaitêtre de personne d’autre que, l’instant après, j’avais oubliél’impression que, par mégarde, elle en avait dit plus qu’elle nevoulait. Je demandai seulement ce qui m’intéressait :

« Et elle, vit-elle jamais chez lepetit…

– Quelque chose qui ne fût pas bien ?elle ne me l’a jamais dit. »

Je dominai un scrupule pourpoursuivre :

« Était-elle attentive ?délicate ? »

Mrs. Grose feignit de s’appliquer à faire uneréponse consciencieuse :

« Sur certains points, oui.

– Mais pas sur tous ? »

Elle réfléchit de nouveau.

« Voyons, mademoiselle, elle n’est pluslà, je ne veux pas faire de rapports sur elle.

– Je comprends parfaitement votresentiment », me hâtai-je de répliquer. Mais, un moment plustard, je ne crus pas contredire cette concession enpoursuivant :

« Elle est morte ici ?

– Non. Elle avait quitté. »

Je ne sais pourquoi ces brèves réponses deMrs. Grose me frappaient comme ambiguës.

« Elle avait quitté… pour allermourir ? »

Mrs. Grose regardait par la fenêtre, droitdevant elle, mais je sentais que, par définition, j’avais le droitde savoir comment étaient traitées les jeunes personnes engagées àBly.

« Vous voulez dire qu’elle est tombéemalade, et qu’elle est retournée chez elle ?

– Elle n’était pas tombée malade ici, – à lavoir. À la fin de l’année, elle partit passer chez elle de courtesvacances, à ce qu’elle dit. Étant donné le temps qu’elle avaitpassé ici, elle y avait, certes, bien droit. Nous avions alorsdepuis quelque temps, une jeune bonne qui s’occupait des enfantssous ses ordres ; c’était une brave fille, qui savait bien sonaffaire, et elle se chargea d’eux pendant son absence. Mais notrejeune institutrice ne revint jamais. Au moment même où jem’attendais à son retour, notre maître m’apprit qu’elle venait demourir. »

Je me remis à rêver là-dessus.

« Mais… de quoi ?

– Il ne me l’a pas dit. Mais, s’il vous plaît,mademoiselle, dit Mrs. Grose, il faut que je retourne à monouvrage. »

Et elle me tourna le dos.

IV

Fort heureusement pour les préoccupations quime tourmentaient, à juste titre, ce geste impertinent ne pouvaitarrêter la croissance de notre estime mutuelle. Après que j’eusramené le petit Miles à la maison, nous nous rencontrâmes plusintimement que jamais, sur le terrain de ma stupéfaction, de monémotion ; de l’émotion qui me secouait toute, tellement il mesemblait monstrueux qu’on pût mettre en interdit un enfant tel quecelui dont je venais de faire la connaissance. Je m’étais mise unpeu en retard pour aller le prendre, et il se tenait à la porte del’auberge où la diligence l’avait déposé, attendant pensivement monarrivée : je sentis instantanément, à sa vue, que cette mêmeéclatante fraîcheur, ce même véritable parfum de pureté quej’avais, dès le premier moment, respiré auprès de sa sœur,l’environnaient et le pénétraient aussi ; il étaitincroyablement beau, et Mrs. Grose avait dit vrai : en saprésence, tout sentiment s’abolissait, pour ne plus laisser placequ’à une sorte de tendresse passionnée.

Ce qui, sur-le-champ, me prit le cœur, futquelque chose de divin que je n’ai jamais rencontré au même degréchez aucun autre enfant : un indescriptible petit air de nerien savoir de ce monde, hors l’amour. On ne pouvait porter unemauvaise réputation avec une grâce plus innocente, et lorsquej’atteignis Bly avec lui, je me sentais absolument confondue – pourne pas dire outragée – à l’idée du sous-entendu de l’horriblelettre que je tenais sous clé dans un tiroir de la chambre.

Aussitôt que je pus, dans le privé, échangerquelques mots avec Mrs. Grose, je lui déclarai que c’étaitgrotesque.

Elle me comprit immédiatement.

« Vous voulez parler de cette affreuseaccusation…

– Elle ne tient pas debout. Ma chère dame,regardez-le donc ! »

Elle sourit à ma prétention de découvrir soncharme.

« Je ne fais pas autre chose, je vousassure, mademoiselle ! Qu’allez-vous dire, alors ?ajouta-t-elle immédiatement.

– En réponse à cette lettre ? »

Mon parti était pris.

« Rien du tout.

– Et à son oncle ? »

Ma réponse fut sèche.

« Rien du tout.

– Et au petit lui-même ? »

Je ne me reconnaissais plus.

« Rien du tout. »

Elle s’essuya vivement le visage avec sontablier.

« Alors, je vous soutiens. Nous ironsjusqu’au bout !

– Nous irons jusqu’au bout, » répétai-jeardemment, comme un écho. Et je lui tendis la main pour scellernotre contrat. Elle me la retint un moment… puis, de nouveau, letablier remonta vivement vers son visage.

« M’en voudriez-vous, mademoiselle, si jeprenais la liberté…

– De m’embrasser ? Oh non ! – Et jesaisis la bonne créature dans mes bras, et après nous êtreembrassées comme deux sœurs, je me sentis plus énergique et plusindignée que jamais.

Les choses en restèrent là pendant un certaintemps. Mais un certain temps si rempli que, pour discerneraujourd’hui la marche des événements, il me faut appeler tout monart à mon secours. Ce qui me remplit maintenant de stupeur, c’estd’avoir accepté une pareille situation. J’avais entrepris avec macompagne de tirer la chose au clair, et nous étions décidées àaller jusqu’au bout. Un charme, apparemment, me tenait sous soninfluence et dissimulait à mes propres yeux les graves etlointaines conséquences de cette tâche. J’étais soulevée par uneimmense vague de passion et de pitié. Dans mon ignorance, monaveuglement, – peut-être aussi ma fatuité, – je trouvais toutsimple d’assumer la direction d’une éducation de garçon, qui, àtout prendre, n’en était encore qu’à ses débuts. Je suis mêmeincapable de me rappeler aujourd’hui ce que je comptais faire, à lafin des vacances, pour la reprise de ses études. En théorie, ilétait admis entre nous que je lui donnerais des leçons pendant toutce bel été, mais je me rends compte, maintenant, que, durant dessemaines, ce fut plutôt moi qui pris les leçons. J’appris tout desuite une chose que ne m’avait pas enseignée ma vie modeste etétouffée : j’appris à m’amuser, même à être amusante, et à nepas songer au lendemain. C’était la première fois, en quelquesorte, que je jouissais de l’espace, de l’air, de la liberté, detoute la musique de l’été et de tout le mystère de la nature. Etpuis, il y avait cette considération dont on m’entourait, et laconsidération est si douce à savourer ! Ah ! c’était unpiège, – non pas préparé, mais dangereux, – un piège tendu à monimagination, à ma délicatesse, peut-être à ma vanité, à tout ce quiétait de plus vulnérable en moi. En un mot, je n’étais plus jamaissur mes gardes : je m’abandonnais les yeux fermés.

Les petits me donnaient si peu de mal !Ils étaient d’une douceur si extraordinaire ! Je me demandais,parfois, – mais sans jamais sortir de ma rêverie décousue, –comment le brutal avenir – tout avenir est brutal – les traiterait,les blesserait peut-être. En eux brillait la fleur de la santé etdu bonheur. Et cependant, comme s’ils eussent été de petitesaltesses, des princes du sang autour desquels pour être dansl’ordre, tout doit être enclos, discipliné et arrangé, la seuleforme d’existence que mon imagination voyait les années futuresleur apporter, était dans un prolongement romantique, et vraimentroyal, de leurs jardins et de leur parc. Il se peut, bien entendu,que ce soit surtout au choc qui, subitement, brisa tout, que soitdû le charme de paix profonde qui, rétrospectivement, pare, à mesyeux, cette première période. Elle m’apparaît comme noyée dans lemystère où les choses se préparent et se rassemblent : lechangement qui se produisit fut exactement semblable aubondissement d’un fauve.

Les premières semaines s’étaient écouléespendant la saison des longs jours : souvent, à leur plus beaumoment, j’avais pu jouir de ce que j’appelais « mon heure àmoi », l’heure pendant laquelle, les enfants ayant pris leurthé et ayant été se coucher, je pouvais m’accorder un bref entracteavant de me retirer moi-même. Quelle que fût mon affection pour monentourage, cette heure était le moment que je préférais. Et ce queje préférais à tout, c’était, quand le jour tombait, – je devraisdire plutôt : quand il s’attardait et que les derniers appelsdes derniers oiseaux s’échangeait dans les vieux arbres sous leciel enflammé, – c’était de faire un tour dans les parterres et dejouir, avec un sentiment de propriétaire qui me flattait etm’amusait, de la noblesse et de la beauté de ces lieux. C’était unplaisir de me sentir là, tranquille, ayant une tâche àremplir ; sans doute, c’en était un, aussi, de penser que madiscrétion, mon simple bon sens et, d’une façon générale, lacorrection et l’élévation de mon caractère faisaient plaisir – sielle y pensait jamais – à la personne au désir de qui j’avais cédé.Ce que je faisais maintenant c’était ce qu’il avait ardemmentdésiré, ce qu’il m’avait demandé dès le premier abord, et que jefusse capable de le faire me causait une joie plus grande même queje n’avais osé l’espérer. Je m’apparaissais sans doute, à mespropres yeux, comme une jeune femme remarquable, et la pensée que,tôt ou tard, cela se saurait publiquement, m’était d’un grandréconfort. Eh bien oui, il fallait être remarquable pour affronterles événements remarquables qui allaient se présenter.

Ce fut, un jour, au beau milieu de mon heurede récréation ; les enfants étaient bordés dans leurs lits, etj’étais sortie faire mon tour. L’une des pensées quim’accompagnaient dans ces flâneries – je ne rougis nullement de ledire aujourd’hui – était que ce serait charmant, aussi charmantqu’un roman, de rencontrer subitement quelqu’un.

Quelqu’un apparaîtrait là, au tournant d’uneallée, devant moi, et, avec un sourire, me donnerait sonapprobation. Je n’en demandais pas davantage : qu’il« sût », seulement ; et la seule façon d’êtrecertaine qu’il sût, serait de le lire sur son beau visage, lumineuxet bon.

Tout cela était exactement présent à mes yeux– je veux dire l’image que je suscitais – la première fois que seproduisit un de ces remarquables événements. C’était à la fin d’unlong jour du mois de juin : je m’arrêtais net, au tournantd’un massif, en vue de la maison. Ce qui m’avait clouée au sol, enproie à un bouleversement qu’aucune vision ne suffisait àexpliquer, était la sensation que mon imagination, en un éclair,avait pris corps. Il était là ! mais très haut, au-delà de lapelouse, au sommet de la tour où m’avait conduite la petite Flora,le premier matin. Cette tour faisait pendant à une autre toursemblable ; c’étaient deux constructions carrées, à créneaux,sans aucun rapport avec le reste de l’architecture ; pour uneraison à moi inconnue, on les dénommait, l’une, l’ancienne,l’autre, la nouvelle tour. Elles flanquaient deux côtés opposés dela maison, et n’étaient probablement que deux aberrationsd’architecte, sauvées tout de même un peu, en ce qu’elles n’étaientpas tout à fait isolées, ni d’une élévation tropprétentieuse ; leur fausse antiquité, d’ailleurs, datait del’époque romantique, déjà devenue du respectable passé. Je lesadmirais, j’en rêvais même, car elles nous frappaient tous, surtoutquand elles surgissaient dans l’ombre, par la proportion démesuréede leurs créneaux. Néanmoins, ce n’était pas à cette hauteurinsolite que la figure, si souvent invoquée par moi, semblait lemieux à sa place. Elle produisit en moi, cette figure, dans leclair crépuscule, je m’en souviens, deux vagues d’émotion biendistinctes. En somme, elles ne furent que le sursaut qui suivit mapremière, puis ma seconde surprise. La seconde fut la perceptionviolente de l’erreur de la première. L’homme que je voyais n’étaitpas la personne que j’avais précipitamment cru devoir être là. J’enéprouvai un bouleversement de mes facultés visuelles, tel qu’aprèstant d’années écoulées je ne puis en trouver l’équivalent. Un hommeinconnu, dans un lieu solitaire, constitue, on l’admettra, un objetpropre à effrayer une jeune personne élevée dans le sein de safamille, et la figure qui se dressait devant moi – quelquessecondes suffirent à m’en assurer – ressemblait aussi peu à touteautre personne de ma connaissance qu’à celle dont l’imageremplissait mon esprit. Je ne l’avais pas vue à Harley Street, jene l’avais vue nulle part. De plus, le lieu même, de la façon laplus étrange du monde, s’était transformé, en un instant et par lefait de l’apparition, en une solitude absolue. Et pour moi, tout aumoins, – pour moi qui m’applique à recomposer mes impressionsd’alors avec une réflexion délibérée que je n’y ai encore jamaisapportée, – la sensation de ce jour-là me revient tout entière.C’était, – tandis que je m’imprégnais avidement de tout ce que messens pouvaient saisir, – c’était comme si tout le reste de la scèneeût été frappé de mort. Tandis que j’écris ceci, j’entends denouveau l’intense silence où s’évanouirent les bruits du soir. Lescorneilles ne croassèrent plus dans le ciel d’or, et, pendant uneindicible minute, l’heure exquise n’eut plus de voix. Mais il n’yavait point d’autre changement dans la nature, à moins que ce n’enfût un de voir, comme je voyais maintenant, avec une si étrangenetteté. L’or demeurait dans le ciel, la transparence dansl’atmosphère, et l’homme qui me regardait par-dessus les créneauxétait aussi distinct qu’un portrait dans son cadre. C’est ce qui mefit penser, avec une rapidité extraordinaire, à toutes lespersonnes qu’il aurait pu être et qu’il n’était pas. Nous nousconfrontâmes, à travers l’espace, assez longtemps pour qu’il me fûtloisible de me demander intensément qui donc il était, et pouréprouver, devant mon incapacité à me répondre un étonnement d’unecroissante intensité.

La grande question – du moins l’une desquestions qui se pose plus tard à l’égard de certains faits, c’est,je le sais, d’évaluer le temps qu’ils ont duré. Eh bien ! pourle fait en question, il dura – vous pouvez en penser ce que vousvoudrez – le temps qu’une douzaine de suppositions (à mon avis, pasmeilleures les unes que les autres) se présentassent à mon esprit,pour expliquer l’existence, dans la maison, – et surtout depuisquand ? – d’une personne que je n’y soupçonnais pas. Il durale temps de me froisser un peu, en songeant que, dans ma situation,une telle ignorance, non plus qu’une telle présence, n’étaientadmissibles. Il dura, en tout cas, le temps que ce visiteur (marqueétrange de familiarité, il ne portait point de chapeau, je m’ensouviens), que ce visiteur pût, de sa place, sembler me fixer, enm’adressant juste la même question, le même regard scrutateur queprovoquait sa propre présence. Nous étions trop éloignés l’un del’autre pour nous parler, mais il vint un moment où, eussions-nousété plus rapprochés, une apostrophe quelconque, rompant le silence,serait certainement résultée de notre façon, mutuelle et sansdétour, de nous dévisager. Il se tenait à l’angle le plus éloignéde la maison, très droit, je le remarquai, ses deux mains appuyéesau parapet. C’est ainsi que je le vis, comme je vois les lettresque je trace sur cette page. Puis, exactement une minute plus tard,comme pour renforcer le spectacle, il changea lentement de place,et passa – sans me quitter de son regard fixe – au coin opposé dela plate-forme. Oui, je sentis intensément que, pendant cedéplacement, il ne cessa pas de me regarder, et, à cette heure, jevois encore comment, à mesure qu’il marchait, sa main se posait surles créneaux, les uns après les autres. Arrivé à l’autre angle, ils’arrêta, mais moins longtemps ; et, tout en s’en allant, ilcontinua de me fixer avec insistance. Il s’en alla. Et ce futtout.

V

Ce n’était pas que je m’attendisse à ce queles choses en restassent là, car j’étais hors de moi-même aussibien qu’émue. Y avait-il un secret à Bly ? Un mystèred’Udolphe, ou quelque parent aliéné, ou scandaleux séquestré dansune cachette insoupçonnée ? Je ne saurais dire combien detemps, partagée entre la curiosité et la terreur, je demeurai là oùle coup m’avait été porté. Je me rappelle seulement que, lorsque jerentrai dans la maison, la nuit était tout à fait venue. Dansl’intervalle, j’avais certainement été la proie d’une agitation quim’avait entraînée à mon insu, car j’avais dû faire trois milles, entournant presque sur place. Je devais plus tard connaître desangoisses tellement pires, que je puis dire que mon inquiétude –elle n’en était, ce jour-là, qu’à son aurore – ne me causait qu’unfrisson tout humain. Ce qu’il y avait de plus bizarre dans moninquiétude – d’ailleurs l’aventure entière l’avait été – me futrévélé quand je rencontrai Mrs. Grose dans le hall. Dans leflot de mes souvenirs, cette image revient : l’impression queje reçus, à mon retour de ce lieu brillamment éclairé, si vaste,avec ses panneaux blancs, ses portraits et son tapis rouge, – et dubon regard étonné de mon amie, qui me dit immédiatement que je luiavais beaucoup manqué. À son contact, je me sentis intimementpersuadée que, dans sa simple cordialité, elle avait éprouvé uneinquiétude très naturelle, qui s’apaisa à ma vue, et ne savaitabsolument rien qui eût un rapport quelconque avec l’incident queje tenais là, tout prêt pour elle. Je n’avais pas prévu que sabonne figure me remettrait d’aplomb, et je mesurai, en quelquesorte, la gravité de ce que j’avais vu, à l’hésitation quej’éprouvais à le raconter. Presque rien, dans toute cette histoire,ne me paraît si singulier que mon double sentiment d’alors :une sensation de vraie peur qui commençait à m’envahir, marchant depair si je puis dire, avec l’instinct d’épargner ma compagne.

En conséquence, là, sur-le-champ, dans ce hallaccueillant, et sous son regard, il s’accomplit en moi – pour uneraison que j’eusse été alors bien en peine d’exprimer – unerévolution intérieure : je donnai un vague prétexte à monretard, et, invoquant la beauté de la nuit, l’abondante rosée etmes pieds mouillés, je m’en allai aussi vite que possible dans machambre.

Là, ce fut une autre affaire ; là,pendant bien des jours, ce fut une assez drôle d’affaire. Il mefallait quotidiennement, à certaines heures, – du moins à certainsmoments, et cela au détriment de mes devoirs les plus élémentaires,– il me fallait aller m’enfermer dans ma chambre, pour y réfléchir.Ce n’était pas tant que mon état nerveux excédât ma force derésistance : mais j’éprouvais une crainte extrême d’en arriverlà, car la vérité, qu’il me fallait maintenant contempler soustoutes ses faces, était, simplement et clairement, que je nepouvais, en aucune façon, identifier le visiteur avec lequelj’étais entrée en rapport d’une façon si inexplicable, et,cependant, à ce qu’il me semblait, si intime. Je m’étais vite renducompte qu’il ne me serait pas difficile de percer à jour uneintrigue domestique, sans même mener d’enquête formelle, sanséveiller de soupçons. Le choc que j’avais subi avait dû aiguisermes facultés : au bout de trois jours, après avoir simplementobservé les choses de plus près, je fus convaincue que lesdomestiques ne m’avaient ni trompée, ni prise pour but d’uneplaisanterie et que, quel que pût être celui dont je savaisl’existence, rien n’en était connu autour de moi. Une seuleconclusion raisonnable s’imposait : quelqu’un avait pris, ici,une liberté presque monstrueuse.

C’était cela que j’allais me répéter dans machambre, quand j’y courais irrésistiblement m’y enfermer à clé, uninstant. Tous, collectivement, nous avions subi l’invasion d’unintrus. Quelque voyageur sans scrupule, curieux de vieillesbâtisses, avait pénétré ici, inaperçu, était monté jouir de la vue,de l’endroit le plus favorable, et reparti comme il était venu.S’il m’avait dévisagée si froidement et si audacieusement, celafaisait partie de ses mauvaises manières. Après tout, le bon côtéde cette affaire était qu’on ne le reverrait jamais.

Là était évidemment le bon côté des choses,mais ce ne l’était pas assez pour m’empêcher de reconnaître que cequi, par-dessus tout, rejetait le reste dans l’ombre, était lecharme extrême de ma tâche. Car ma tâche charmante était de vivreavec Miles et Flora, et rien ne pouvait me la faire aimer davantageque de sentir que, plus je m’y donnais, plus j’échappais à monsouci. La séduction de mes petits élèves m’était une joieperpétuelle, et elle suscitait constamment en moi un étonnementnouveau, quand je me ressouvenais de mes vaines craintes du début,du dégoût que m’avait d’abord inspiré ma situation avec ses griseset prosaïques probabilités. Mais il ne devait y avoir ni prosegrise, ni meule à tourner. Comment un travail n’aurait-il pas étécharmant qui se présentait comme une œuvre de quotidiennebeauté ? C’était tout le romanesque de l’enfance, toute lapoésie des salles d’études. Je ne veux pas, bien entendu, direpar-là que nous n’étudions que vers et que fiction : je veuxdire qu’il n’y a point d’autres termes pour exprimer le genred’intérêt que m’inspiraient mes compagnons. Comment décrire cela,sinon en disant qu’au lieu de tomber auprès d’eux dans la mortellemonotonie de l’accoutumance – et quel prodige chez uneinstitutrice, j’en appelle à la confrérie ! – je faisais deperpétuelles découvertes. Évidemment, il y avait une direction oùmes pas s’arrêtaient : une profonde obscurité continuait des’étendre sur la région du séjour au collège. Je l’avais déjà dit,j’avais, dès la première heure, reçu la grâce de pouvoir envisagerle mystère sans angoisse. Il serait peut-être plus près de lavérité de dire que l’enfant lui-même, sans prononcer une parole,avait tout éclairci.

Il avait ramené l’accusation à l’absurde, etmes conclusions pouvaient s’épanouir à l’aise, et aussi soninnocence couleur de rose : il n’était que trop délicat ettrop loyal pour le vilain petit monde malpropre des collèges – etil l’avait payé cher.

J’avais fait l’amère réflexion que de donnerla sensation d’une individualité différente des autres, de semontrer d’une qualité supérieure, finit toujours par provoquer unevengeance de la majorité, – qui peut même comprendre des directeursde collège, s’ils sont stupides et intéressés.

Ces enfants possédaient tous deux une douceur– c’était leur seul défaut – qui les rendait – comment pourrais-jedire ? – presque impersonnels, et certainement impossibles àpunir. Ils étaient – moralement du moins – comme ces chérubins del’anecdote, où il n’y avait rien à fouetter. Je me rappelle toutparticulièrement avoir eu de Miles l’impression qu’il ne lui étaitjamais arrivé la plus infinitésimale histoire. Nous n’attendonsd’un enfant que peu d’« antécédents », mais il y avaitchez ce ravissant petit garçon quelque chose d’extraordinairementsensible, et en même temps d’extraordinairement heureux, qui mefrappait, – plus qu’en aucune autre créature de son âge que j’aiejamais rencontrée, – comme renaissant de nouveau chaquematin : non, il n’avait jamais souffert, fût-ce une seconde.C’était pour moi une preuve positive à opposer à l’idée qu’unchâtiment réel lui eût jamais été infligé. S’il s’était malconduit, il aurait été sérieusement « attrapé » – et moiaussi, par contre-coup, – j’aurais retrouvé la trace, j’auraissenti la blessure et le déshonneur ; mais je ne pouvais rienreconstituer du tout, donc c’était un ange. Il ne parlait jamais deson collège, ne citait jamais un maître ou un camarade, et moi, demon côté, j’étais trop dégoûtée de tout cela pour y faire lamoindre allusion.

Évidemment, j’étais sous le charme, et lemerveilleux de l’affaire est que je savais parfaitement, même à cemoment-là, que je l’étais : mais je m’y abandonnais, c’étaitun antidote à la souffrance, et j’en avais de plus d’une sorte. Jerecevais alors de chez moi des lettres inquiétantes, tout n’ymarchait pas bien. Mais auprès de la joie que m’étaient mesenfants, quelle chose m’importait au monde ? C’était laquestion que je me posais pendant mes hâtives retraites :j’étais éblouie, enivrée de leur beauté.

Un certain dimanche, – il faut avancer, toutde même, – la pluie tomba si fort et si longtemps que nous nepûmes, comme d’habitude, nous rendre processionnellement àl’église. Aussi, comme le jour s’avançait, je convins avecMrs. Grose, que si le temps s’embellissait, nous irionsensemble à l’office du soir. La pluie cessa heureusement, et je mepréparai pour notre promenade, qui, à travers le parc et par lagrande route, jusqu’au village, était l’affaire de vingt minutes.Comme je descendais pour rejoindre ma collègue, dans le hall, je mesouvins d’une paire de gants qui avaient eu besoin de quelquespoints et les avaient reçus – avec une publicité peu édifiantepeut-être, – tandis que j’étais assise à leur thé avec les enfants.On le servait, le dimanche, par exception, dans ce temple, net etfroid, en cuivre et en acajou, qu’était la salle à manger desgrandes personnes. C’était là que j’avais laissé tomber mes gants,et j’y retournai les prendre.

Quoique le jour fût assez gris, la lumière del’après-midi n’était pas disparue, et me permit, en passant leseuil, non seulement de reconnaître, sur une chaise, près de lagrande fenêtre alors fermée, l’objet que je cherchais, mais depercevoir, de l’autre côté de cette fenêtre, une personne quiregardait droit dans la pièce. Un seul pas dans la chambre mesuffit : la vision fut instantanée, tout y était. La personnequi regardait droit dans la pièce était celle qui m’était déjàapparue.

Ainsi, il m’apparaissait de nouveau avec, jene peux pas dire plus de netteté, c’était impossible, mais avec uneproximité qui dénotait un progrès dans nos rapports. Devant cetterencontre, je perdis la respiration, je me sentis glacée de la têteaux pieds. Il était le même, il était tout le même, et cette foisencore, je ne le voyais qu’à partir de la taille, car bien que lasalle à manger fût au rez-de-chaussée, la fenêtre ne descendait pasjusqu’à la terrasse sur laquelle il se tenait. Son visage étaitcontre la vitre, je le voyais donc bien mieux : l’étrangeeffet, pourtant, de ce second coup d’œil, fut de me faire surtoutsentir combien le premier avait été intense. Il ne resta quequelques secondes, assez pour me convaincre que, lui aussi, m’avaitvue et reconnue : pour moi, c’était comme si j’avais passé desannées à le regarder, comme si je l’avais toujours connu.

Quelque chose, cependant, arriva, qui nes’était pas produit l’autre fois : son regard, appuyé sur moià travers la vitre, et du bout de la chambre, était bien aussiprofond, aussi fixe qu’alors, mais il me quitta un instant, pendantlequel je pus le suivre, et le voir se poser successivement surplusieurs objets. Sur-le-champ, le choc d’une certitude foudroyantevint s’ajouter à mon angoisse : ce n’était pas pour moi qu’ilétait là, il y était venu pour quelqu’un d’autre.

Cette conviction – qui me traversa comme unéclair – car c’était bien une conviction, bien que troublée parl’angoisse, produisit en moi le plus singulier effet : unevibration soudaine de courage, de devoir à accomplir, m’ébranlatout entière. Je dis « courage », car, indubitablement,je ne me possédais déjà plus. Je bondis hors de la salle à manger,gagnai la porte d’entrée de la maison et, en un instant, je fusdehors ; longeant la terrasse, en courant aussi vite que je lepouvais, je tournai le coin et embrassai toute la façade d’un coupd’œil. Mais le coup d’œil ne me révéla rien : mon visiteurs’était évanoui.

Je m’arrêtai net : dans mon soulagement,je tombai presque par terre. Mais toute la scène me demeuraitprésente : j’attendais, lui donnant le temps deréapparaître.

Du temps, dis-je, mais combien de temps ?Je ne peux vraiment pas, aujourd’hui, évaluer avec exactitude ladurée de ces événements. Sans doute, j’avais alors perdu la notionde la mesure : ils n’ont pu durer le temps qu’ils m’ont semblédurer. La terrasse et tout ce qui l’entourait, la pelouse et lejardin, tout ce que je pouvais voir du parc, étaient vides, d’unvide immense. Il y avait des taillis, et de grands arbres, mais jeme rappelle ma certitude intérieure bien nette qu’il n’y étaitpoint caché. Il était ici, ou nulle part ; si je ne le voyaispas, c’est qu’il n’était pas là. Je m’attachai énergiquement àcette idée, puis, instinctivement, au lieu de retourner commej’étais venue, j’allai à la fenêtre ; je sentais confusémentqu’il fallait aller me placer, là même où il s’était mis. Je lefis. J’appuyai mon visage contre la vitre, et regardai, comme lui,dans la chambre. Juste à ce moment, comme pour me faire jugerquelle avait été la portée de son regard, Mrs. Grose, ainsique j’avais fait, entra, venant du hall. J’eus ainsi la répétitionparfaire de la scène qui s’était passée. Elle me vit, comme j’avaisvu mon propre visiteur. Elle s’arrêta net, comme j’avais fait. Jelui faisais éprouver quelque chose comme le choc qui m’avaitfrappée moi-même. Bref, elle regarda de tous ses yeux, puis seretira, exactement comme moi, et je compris qu’elle sortait de lamaison pour me rejoindre et que j’allais la voir. Je demeurai là oùje me trouvais et, tandis que je l’attendais, plus d’une pensée metraversa l’esprit. Mais je n’en veux citer qu’une : je medemandais pourquoi, elle aussi, était bouleversée.

VI

Oh ! elle me renseigna, aussitôt qu’elleémergea, à mes yeux, au coin de la maison.

« Qu’est-il arrivé, au nom duciel ? »

Elle était toute rouge et hors d’haleine.

Je ne dis rien avant qu’elle ne fût toutprès.

« … Arrivé à moi ? »

Sans doute, j’avais une figureextraordinaire.

« Cela se voit-il ?

– Vous êtes pâle comme un linge… effrayante àvoir. »

Je réfléchis : je pouvais, sans scrupule,avec un tel prétexte, affronter l’innocence la plus intacte.Mrs. Grose, dans toute la fleur de la sienne, ne pouvait pluscompter sur mon désir de la respecter : ce sentiment avaitglissé, comme un manteau, de mes épaules, sans qu’un froissement deses plis donnât l’éveil, et si j’hésitai un instant, ce ne fut pasavec l’idée de cacher ce que je savais.

Je lui tendis la main, elle la prit ; jem’y cramponnai, me plaisant à la sentir près de moi. Ce fut uneespèce de soutien pour moi que le soupir timide exhalé par sasurprise.

« Vous venez me prendre pour aller àl’église, mais je ne puis y aller.

– Est-il arrivé quelque chose ?

– Oui. Il faut, maintenant, que vous lesachiez. Avais-je l’air très bizarre ?

– Derrière la vitre ? Oh ! vousétiez effrayante !

– Voilà, dis-je. C’est que j’ai étéeffrayée. »

Les yeux de Mrs. Grose exprimèrentclairement qu’elle n’avait aucune envie de l’être à son tour, maisque, néanmoins, elle savait trop bien les obligations de sonservice pour se dérober au partage avec moi de quelque ennui que cefût. Oh ! oui, c’était bien mon intention qu’elle lepartageât.

« C’est à cela qu’est due mon émotion,mon bouleversement : ce que vous avez vu, enfin, tout àl’heure, en me regardant de la salle à manger. Mais ce que j’ai vumoi, immédiatement avant, était bien pis. »

Sa main me serra plus fort.

« Qu’est-ce que c’était ?

– Un homme extraordinaire qui regardait.

– Quel homme extraordinaire ?

– Je n’en ai pas la moindre idée. »

Mrs. Grose jeta vainement les yeux autourd’elle.

« Alors… où est-il allé ?

– Je le sais encore moins.

–L’avez-vous vu déjà ?

– Oui… une fois… sur la vieilletour. »

Elle me regarda encore plus fixement.

« Vous voulez dire que c’est uninconnu ?

– Oh ! absolument.

– Et, cependant, vous ne m’en avez riendit ?

– Non… pour des raisons… Mais maintenant quevous avez deviné… »

Les yeux ronds de Mrs. Grose supportèrentsans ciller cette affirmation.

« Ah ! je n’ai pas deviné, dit-elle,très simplement. Comment le pourrais-je, si vous-même n’imaginezpas…

– Non. Je ne puis rien imaginer du tout.

– Et vous ne l’avez jamais vu ailleurs que surla tour ?

– Et, tout à l’heure, là où noussommes. »

Mrs. Grose regarda de nouveau autourd’elle.

« Que faisait-il sur la tour ?

– Rien que s’y tenir et me regarder enbas. »

Elle réfléchit un instant.

« Est-ce un gentleman ? »

Je n’eus pas besoin de réfléchir, ce mesemble.

« Oh ! non. »

Elle me considérait avec une stupeurcroissante.

« Alors… ce n’est pas non plus personnede la maison ?… personne du village ?

– Personne… personne… Je ne vous en ai pasparlé, mais je m’en suis assurée. »

Elle respira, vaguement soulagée. Chosesingulière, cela valait donc mieux ? Guère mieux,pourtant…

« S’il n’est pas un gentleman…

– Ce qu’il est ? Uneabomination !

– Une abomination ?

– Il est… Dieu me pardonne si je sais ce qu’ilest ! »

Et une fois de plus, Mrs. Grose regardaautour d’elle : elle fixa les yeux sur les lointains quis’obscurcissaient, puis, revenant à elle, se tourna vers moi, avecune totale inconséquence.

« Il est temps d’aller àl’église !

– Oh ! je suis incapable d’aller àl’église !

– Cela ne vous fera-t-il pas dubien ?

– Cela ne « leur »en fera pas. Etd’un signe de tête, j’indiquai la maison.

– Aux enfants !

– Je ne puis les quitter maintenant.

– Vous avez peur ? »

Je répondis hardiment : « J’ai peurde lui. »

Sur le large visage de Mrs. Groseapparut, pour la première fois, la lointaine et faible lueur d’uneintelligence qui s’éveillait ; il en surgit, pour moi-même,comme l’aube retardée d’une idée qui ne lui venait pas de moi, etqui, d’ailleurs, me demeurait encore tout obscure.

Je me rappelle avoir pensé immédiatement qu’ily avait là quelque chose dont je pourrais tirer parti, et quec’était lié à ce désir qu’elle montra aussitôt d’en savoirdavantage.

« Quand cela se passa-t-il… sur latour ?

– Vers le milieu de ce mois. À la mêmeheure.

– Presque à la nuit ?

– Oh ! non ! loin de là. Je levoyais comme je vous vois.

– Alors, comment a-t-il pus’introduire ?

– Et comment a-t-il pu s’enaller ? »

Je me mis à rire.

« Je n’ai pas eu l’occasion de le luidemander. Ce soir, vous voyez, il n’a pas su s’introduire.

– Il ne fait que regarder ?

– J’espère qu’il en resteralà ! »

Elle avait lâché la main. Elle se détourna unpeu. J’attendis un instant, puis je déclarai :

« Allez à l’église. Adieu. Moi, je doisveiller. »

Elle se tourna lentement vers moi.

« Craignez-vous quelque chose poureux ? »

De nouveau, nous échangeâmes un longregard.

« Pas vous ? »

Au lieu de me répondre, elle s’approcha de lafenêtre, et appliqua son visage contre la vitre.

« Voilà comme il pouvait voir »,continuai-je.

Elle ne bougea pas, mais :

« Combien de temps est-il resté ? medemanda-t-elle.

– Jusqu’à ce que j’arrive ici. J’étais sortiepour aller le trouver. »

Mrs. Grose se retourna enfin, son visageétait de plus en plus expressif.

« Je n’aurais pas pu sortir.

– Moi non plus !… – et je me mis à rire –si je n’avais pas eu mon devoir à remplir.

– J’ai aussi le mien, répliqua-t-elle, puiselle ajouta :

– À quoi ressemble-t-il ?

– Je meurs d’envie de vous le dire. Maiscomment faire ? il ne ressemble à personne.

– À personne ? répéta-t-elle.

– Il ne porte pas de chapeau. – Et voyant à safigure, que déjà, à ceci, elle reconnaissait, avec une émotioncroissante, un signe caractéristique, j’ajoutai rapidement auportrait touche après touche : – Il a les cheveux roux, frisésserrés, et un visage pâle, d’une coupe allongée, avec des traitsréguliers et droits, et de petits favoris assez bizarres, rouxcomme ses cheveux. Les sourcils sont un peu plus foncés : ilssont particulièrement arqués et paraissent très mobiles. Les yeuxsont pénétrants, étranges, horriblement étranges. Mais tout ce queje puis affirmer, c’est qu’ils sont plutôt petits et très fixes. Sabouche est grande et ses lèvres minces, et, à l’exception despetits favoris, il est entièrement rasé. Il me donne un peul’impression de ressembler à un acteur.

– À un acteur ? »

Il était, en tout cas, impossible de moinsressembler à l’un d’eux que Mrs. Grose à ce moment.

« Je n’en ai jamais vu, mais je supposequ’ils sont comme ça. Il est grand, souple, droit, continuai-je,mais un gentleman, oh ! cela, jamais ! »

La figure de ma compagne, tandis que jeparlais, était devenue toute blanche : ses yeux rondsbattirent, et sa bouche s’ouvrit toute grande.

« Un gentleman ? balbutiait-elle,confondue, stupéfaire, lui, un gentleman ?

– Vous le connaissez donc ? »

Elle essaya, visiblement, de se maîtriser.

« Tout de même, il estbeau ? »

Je compris qu’il fallait l’encourager.

« Remarquablement.

– Et habillé ?

– Avec les vêtements d’un autre. Ils sontélégants, mais ce ne sont pas les siens. »

Dans un souffle, elle laissa échapper ungémissement affirmatif :

« Ce sont ceux de notremaître. »

Je saisis la balle au bond.

« Vous le connaissezdonc ? »

Elle défaillit – une seconde seulement.

« Quint ! s’écria-t-elle.

– Quint ?

– Peter Quint. Son propre domestique, sonvalet de chambre, quand il était ici.

– Quand notre maître étaitici ? »

Encore hors d’elle-même, mais désireuse dem’éclairer, elle accumulait les détails.

« Il ne portait jamais de chapeau, maisil portait… – enfin, plusieurs gilets ont disparu. Ils étaient ici,tous deux, l’année dernière. Puis notre maître s’en alla, et Quintresta, seul. »

Je suivais, un peu haletante.

« Seul ?

– Seul avec nous. – Et, comme d’une régionplus profonde, elle tira ces mots : – Pour le service.

– Et qu’advint-il de lui ? »

Elle retarda si longtemps sa réponse, que jeme sentis de plus en plus gagnée par le sentiment du mystère.

« Il partit aussi, finit-elle par medire.

– Pour aller où ? »

À ces mots, son expression devint tout à faitextraordinaire.

« Dieu sait où ! Il est mort.

– Il est mort ! »

Je poussai presque un hurlement. Elle sembla,pour ainsi dire, se carrer dans sa résolution, se planter fermementsur ses pieds pour mieux exprimer l’étrangeté du fait :

« Oui. Mr. Quint est mort. »

VII

Bien entendu, il nous fallut plus d’unentretien comme celui-ci pour nous pénétrer de ce que avec quoi ilnous fallait vivre de notre mieux, désormais : ma terribleréceptivité des visions du genre dont il a été donné de sisaisissants exemples, et la connaissance, maintenant acquise par macompagne, – connaissance faite à la fois de consternation et depitié, – de cette réceptivité.

Ce soir-là après la révélation qui m’avaitlaissée prostrée pendant près d’une heure, il n’y avait eu qu’unpetit office de larmes, de vœux, de prières et de promesses, apogéed’une série de serments et d’engagements mutuels, directement issuede notre retraite à la salle d’études, où nous nous étionsenfermées pour nous expliquer à fond. Le résultat de cetteexplication fut simplement de réduire la situation à l’extrêmerigueur de ses éléments. Elle, pour son propre compte, n’avait rienvu, pas l’ombre d’une ombre, et, en dehors de l’institutrice,personne, dans la maison, n’avait à subir l’épreuve. Cependant,sans paraître douter de ma raison, elle accepta la vérité, telleque je la lui affirmais, et, finalement, elle me témoigna, en cettecirconstance, une tendresse mêlée de crainte, une déférence enversmon douteux privilège, dont le souffle léger demeure en ma mémoirecomme la caresse de la plus exquise des charités humaines.

Il fut donc, ce soir-là, définitivement admisentre nous que nous pensions pouvoir supporter, ensemble, ce quel’avenir nous réservait : et je n’étais pas convaincue que sapart fût la meilleure, en dépit de son exemption du don fatal.Quant à moi, je crois bien que je savais alors, autant que je lesus plus tard, ce que j’étais de force à affronter pour laprotection de mes élèves : mais il me fallut quelque tempspour être tout à fait sûre que mon honnête compagne réalisaitpleinement ce que pourrait exiger d’elle un engagement siformidable. J’étais pour elle une étrange société, aussi étrangeque celle que je recevais moi-même. Mais, revenant sur ces heurespassées, je vois que nous trouvions grand réconfort à nousrejoindre sur un terrain commun, dans la seule idée qui, par unechance unique, pouvait nous apporter le calme. Cette idée, cesecond mouvement, me tirèrent, pour ainsi dire, hors de la chambresecrète de mon inquiétude. Je pouvais toujours aller prendre l’airdans la cour, et Mrs. Grose pouvait toujours m’y rejoindre. Jeme rappelle parfaitement comment un peu de force me revint, avantque nous nous séparassions pour la nuit.

Nous nous étions dit et redit chaque trait del’aventure.

« Il cherchait quelqu’un,dites-vous ? Quelqu’un qui n’était pas vous ?

– Il cherchait le petit Miles. – Une lumièreprodigieuse m’inondait. – Voilà ce qu’il cherchait.

– Mais comment le savez-vous ?

– Je le sais, je le sais, je le sais ! –Mon exaltation croissait. – Et vous le savez aussi, machère ! »

Elle ne le nia point, mais je sentais que jen’avais même pas besoin de cette assurance. Un moment après, ellereprit :

« Et s’il le voyait ?

– Le petit Miles ? C’est ce qu’ildésire ? »

De nouveau, elle parut profondémentbouleversée.

« L’enfant ?

– Dieu nous en garde ! Non, l’homme. Ilveut leur apparaître. »

Qu’il pût y arriver, était une conceptioneffroyable, et cependant, en une certaine façon, je pouvaisl’annihiler ; ce que d’ailleurs, tandis que nous nousattardions là, je réussissais à prouver pratiquement. J’avais lacertitude absolue que je reverrais encore ce que j’avais déjà vu,mais quelque chose en moi me disait qu’en m’offrant bravement commeseul sujet à cette expérience, en acceptant, en provoquant, ensurmontant tout ce qui pouvait arriver, je servirais de victimeexpiatoire et préserverais la tranquillité de tous les autresmembres du foyer. Pour les enfants, en particulier, je parerais lescoups et les sauverais complètement. Je me rappelle une desdernières choses que je dis à Mrs. Grose ce soir-là.

« Je suis frappée de ce fait que mesélèves ne parlent jamais… »

Elle me regarda fixement tandis que jem’arrêtais, pensive.

« De lui, et du temps qu’il a passé iciavec eux ?

– Ni du temps qu’il a passé avec eux, ni deson nom, de sa présence, de son histoire, en aucune façon. Ils n’yfont jamais allusion.

– Oh ! la petite demoiselle ne peut passe rappeler. Elle n’a jamais rien vu, ni rien su.

– Des circonstances de samort ? »

Je réfléchis avec une certaine intensité.

« Peut-être pas. Mais Miles devrait s’ensouvenir, il devrait savoir.

– Ah ! ne l’interrogez pas, » laissaéchapper Mrs. Grose.

Je lui rendis le regard qu’elle m’avaitlancé.

« N’ayez pas peur. – Je continuais àréfléchir. – C’est plutôt curieux.

– Qu’il n’ait jamais fait la moindreallusion ? Vous me dites qu’ils étaient grands amis ?

– Oh ! pas « lui ! »déclara Mrs. Grose avec intention. C’était le genre de Quint…de jouer avec lui… je veux dire, de le gâter. – Elle se tut, uninstant, puis ajouta : – Quint prenait trop delibertés. »

À ces mots, évoquant subitement une vision deson visage, – de quel visage ! – j’éprouvai une nausée dedégoût.

« Des libertés avec mon garçon !

– Des libertés, avec tout lemonde ! »

Pour le moment, je renonçai à analyser cettedéclaration, et je me fis simplement la réflexion qu’elle pouvaits’appliquer à plusieurs membres de la maisonnée, à la demi-douzainede servantes et de valets qui appartenaient encore à notre petitecolonie. Mais il y avait pourtant un motif de crainte dans ce fait,en lui-même heureux, qu’aucune histoire gênante, aucuneperturbation ancillaire n’avait, de mémoire d’homme, existé dans labonne vieille demeure. Elle n’avait ni mauvais renom, ni réputationscandaleuse, et Mrs. Grose, bien évidemment, ne désirait quese cramponner à moi et frissonner en silence. Je la mis cependant àl’épreuve, au dernier moment de la journée. Il était minuit, elleavait la main sur le bouton de la porte, dans la salle d’études,pour prendre congé.

« Ainsi, vous m’assurez – c’est d’unetrès grande importance – que sa conduite était indiscutablementmauvaise, et que c’était une chose admise ?

– Oh ! ce n’était pas une chose admise.Moi, je savais… mais pas notre maître.

– Et vous ne l’en avez jamaisinformé ?

– Oh bien ! il n’aimait pas lesrapporteurs, détestait les plaintes. Il coupait court à toutes lesaffaires de ce genre, et si on remplissait son devoir enverslui…

– Il ne voulait pas être ennuyé avec lereste ? »

Ceci cadrait assez bien avec l’impressionqu’il m’avait donnée : ce n’était pas un monsieur à rechercherles tracas, et il n’était pas toujours très difficile en ce quiconcernait quelques personnes de son entourage.

Tout de même, j’insistai auprès de moninformatrice.

« Je vous réponds que je lui en auraisparlé, moi ! »

Elle sentit la justesse de cet avis.

« J’ai eu tort, je ne dis pas. Mais lavérité, c’est que j’avais peur.

– Peur de quoi ?

– Des choses que pouvait faire cet homme. Ilétait si habile, Quint, si ténébreux ! »

Ces mots me frappèrent plus que, j’imagine, jene laissai paraître.

« Vous n’aviez pas peur d’autrechose ? Pas de son action ?…

– De son action ?… » répéta-t-elleavec anxiété et l’air d’attendre autre chose, tandis que jebalbutiais :

« De son action sur d’innocentescréatures, sur de précieuses petites existences. Elles vous étaientconfiées.

– Non, elles ne l’étaient pas !répliqua-t-elle, franchement et douloureusement. Notre maître avaitfoi en lui et l’avait installé ici, parce qu’on le croyait d’unemauvaise santé, et que la campagne lui serait salutaire. Et ainsi,il disait son mot sur tout. Oui, – elle l’avouait, – même en ce quiles concernait.

– Eux ? Cette créature ? –J’étouffai un cri d’horreur. – Et vous pouviez supportercela ?

– Non, je ne le pouvais pas – et mêmemaintenant, je ne le puis pas ! »

Et la pauvre femme fondit en larmes.

À partir du lendemain, ainsi que je l’ai dit,une surveillance rigoureuse les suivit partout : néanmoins,combien de fois, pendant cette semaine, ne revînmes-nous pas,passionnément, sur ce sujet ? Bien que nous l’eussions discutéà perte de vue, ce dimanche soir, je fus encore hantée, surtout auxpremières heures de la nuit, – car l’on peut imaginer si je dormis,– hantée du soupçon qu’elle ne m’avait pas tout dit. Pour ma part,je n’avais rien dissimulé, mais Mrs. Grose me cachait quelquechose.

D’ailleurs, vers le matin, je me persuadai quece n’était pas manque de franchise, mais parce que les périls nousenvironnaient.

Oui, passant et repassant au crible toutes ceschoses, il me semble que lorsque le soleil fut haut dans le ciel,j’avais, dans mon trouble et mon agitation, tiré des faits presquetout le sens que, plus tard, de plus cruelles circonstancesdevaient mettre en lumière. Ce que j’y voyais, avant tout, c’étaitla sinistre figure de l’homme alors vivant, – le mort pouvaitattendre, – et des mois qu’il avait passés à Bly ;additionnés, ils représentaient un formidable total. Cette tristepériode ne s’était close qu’à l’aube d’un jour d’hiver, lorsque,sur la route partant du village, Peter Quint, froid comme lapierre, fut trouvé par un laboureur qui se rendait au travail. Lacatastrophe fut expliquée, superficiellement du moins, par uneblessure visible à la tête, blessure qui pouvait être produite – etqui, d’après les témoignages, l’avait réellement été – par un fatalfaux pas, qu’une complète erreur sur le chemin à suivre lui avaitfait faire, la nuit, en quittant le cabaret, sur la pente raide,couverte de glace, au pied de laquelle il avait été trouvégisant.

La pente glacée, l’erreur de route commiseaprès boire, expliquaient bien des choses ; pratiquement,elles expliquèrent tout, en fin de compte, après l’enquête etd’interminables bavardages. Mais, dans sa vie, il y avait eu un tasde choses : d’étranges périls courus en d’étrangescirconstances, de secrets désordres, des vices plus que soupçonnésqui auraient expliqué infiniment plus.

Je sais à peine comment tirer de mon histoireun récit capable de faire comprendre mon état d’esprit :durant cette période, je trouvais littéralement de la joie àm’abandonner à l’envolée héroïque que l’occasion exigeait de moi.Je voyais maintenant qu’un service difficile et admirable m’avaitété demandé, qu’il y aurait quelque grandeur à montrer – à qui dedroit, bien entendu – que je réussirais là où mainte autre auraitéchoué. Ce me fut un immense secours – j’avoue que je m’enapplaudis quand je porte mes regards en arrière – d’avoir envisagési fortement et si simplement ma responsabilité. J’étais là pourprotéger et pour défendre les petites créatures les plusabandonnées et les plus touchantes du monde, dont la faiblesseappelait à l’aide d’une façon trop explicite à mes yeux, etdemeurait une profonde et constante souffrance pour l’affection queje leur avais vouée. Ensemble, nous étions isolés du monde :nous étions unis dans le même danger. Ils n’avaient que moi…, etmoi… eh bien, moi, je les avais. En un mot, c’était une occasionmagnifique. Cette occasion se présentait à moi sous une imageessentiellement concrète : j’étais un écran, il me fallait metenir devant eux. Ils verraient d’autant moins de choses que j’enverrais davantage. Je me mis à les observer, dans une attenteétranglée, pour ainsi dire, une tension dissimulée qui aurait bienpu, à la longue, me conduire à la folie. Ce qui me sauva, je levois maintenant, ce fut le tour différent que prirent les choses.L’attente ne dura pas : elle fut remplacée par des preuvesépouvantables… Des preuves – oui, je dis des preuves – quim’apparurent telles, à partir du moment où je réalisai pleinementla situation.

Ce moment data d’une certaine heured’après-midi que je passai dans les parterres avec seulement maplus jeune élève. Nous avions laissé Miles à la maison, sur lecoussin rouge d’une profonde embrasure de fenêtre ; il avaitdésiré finir son livre, et j’avais été fort heureuse d’encouragerune disposition si louable chez un jeune homme dont le seul défautétait une certaine mobilité irrépressible. Sa sœur, au contraire,s’était montrée ravie de sortir, et je me promenai avec elle unedemi-heure, recherchant l’ombre, car le soleil était encore haut,et la journée exceptionnellement chaude. Je remarquai, une fois deplus, tandis que nous allions, combien, comme son frère – etc’était un don charmant de ces deux enfants, – elle savait melaisser à moi-même sans paraître m’abandonner, et m’accompagnersans me gêner le moins du monde. Jamais importuns, ils n’étaientcependant jamais désœuvrés. Toute ma surveillance se bornait à lesvoir s’amuser énormément sans mon secours : il semblait qu’ilspréparassent avec passion un spectacle, et j’y avais un emploid’ardent admirateur. Je vivais dans un monde de leurinvention : ils n’avaient jamais besoin de recourir à lamienne. Je n’étais requise que pour représenter quelqu’un ouquelque chose de remarquable dans le jeu du moment, et grâce à masituation supérieure et respectée, ce n’était jamais qu’unesinécure fort douce et extrêmement distinguée. J’ai oublié ce quej’étais, ce jour-là, je me rappelle seulement que c’était unpersonnage très important et très paisible, et que Flora jouaitintensément. Nous étions au bord du lac, et comme nous avionsrécemment commencé l’étude de la géographie, le lac était la merd’Azov. Tout à coup, au milieu de ces éléments divers, surgit enmoi la conscience qu’un spectateur intéressé nous observait del’autre côté de la mer d’Azov. La façon dont cette conceptions’enracina en moi fut bien la chose la plus étrange du monde… laplus étrange, à l’exception, toutefois, de celle beaucoup plusétrange encore, en laquelle elle se mua bientôt. J’étais assise, unouvrage quelconque dans les mains, – car j’étais je ne sais plusquoi qui pouvait logiquement s’asseoir.

J’étais assise sur le vieux banc de pierred’où l’on contemplait le lac, et, ainsi posée, je commençai àpercevoir avec certitude – cependant sans vision directe – laprésence, assez lointaine, d’une troisième personne.

Les vieux arbres, l’épais taillis, donnaientune ombre profonde et délicieuse, mais tout baignait dans l’éclatde l’heure, chaude et tranquille. Rien d’ambigu en quoi que cefût ; dans tous les cas, rien dans la conviction qui se formaen moi, instantanément, sur ce que je verrais au-delà du lac, si jelevais les yeux. Ils étaient rivés à la couture qui m’occupait, etje sens encore le spasme de mon effort pour les y maintenir jusqu’àce que je me sentisse suffisamment calmée pour décider de ce quej’allais faire. Il y avait là un objet étranger, une figure dont jecontestai le droit à être là, immédiatement et passionnément. Je merappelle comment je m’énumérai tous les cas possibles, remarquanten moi-même que, par exemple, rien n’était plus naturel que laprésence en cet endroit d’un des hommes attachés à la propriété, oumême d’un messager, d’un facteur, du garçon, d’un fournisseur duvillage. Mais cette remarque fit aussi peu d’impression sur maconviction présente – j’en étais certaine, sans avoir encore levéles yeux – que sur le caractère et l’attitude de notre visiteur.Rien n’était plus naturel que ces choses fussent justement cequ’elles n’étaient absolument pas.

Pour que je m’assurasse de l’identité positivede l’apparition, il aurait fallu que l’heure de l’action eût sonnéà la pauvre horloge de mon courage ; en attendant, avec uneffort qui me coûta déjà beaucoup, je transférai mon regard sur lapetite Flora, qui, à ce moment, jouait à dix mètres de moi. Uninstant, mon cœur cessa de battre, de terreur et d’anxiété, tandisque je me demandais si elle aussi voyait quelque chose ; et jeretenais mon souffle, attendant ce qu’un cri, ce qu’un signe naïfet subit, soit de surprise, soit d’alarme, allait me révéler.J’attendis : mais rien ne vint ; puis – et il y a là, jele sens, quelque chose de plus sinistre que dans tout le reste – jefus envahie tout d’abord par le sentiment que, depuis une minute,elle était tombée dans un silence absolu ; j’observai ensuiteque, depuis une minute également, elle avait, dans son jeu, tournéle dos à l’étang. Quand je me décidai enfin à lever les yeux surelle, avec la conviction assurée que nous étions toujours, toutesdeux, soumises à une observation directe et personnelle, voiciqu’elle était exactement sa posture : elle avait ramassé unpetit bout de bois plat, percé d’un petit trou, qui lui avaitévidemment suggéré l’idée d’y enfoncer un autre fragment simulantun mât, et pouvant ainsi lui servir de bateau.

Ce second morceau, tandis que je l’observais,elle essayait, avec un soin et une attention incroyables, de lefaire tenir en place. Quand j’eus vraiment compris ce qu’ellefaisait, je me sentis soulevée au point que, quelques secondes plustard, je savais que je pouvais, maintenant, aller plus avant.Alors, une fois de plus, mes yeux changèrent de direction :j’affrontai ce qu’il me fallait affronter.

VIII

Aussitôt que je le pus, je sautai surMrs. Grose, et je ne puis rendre compte, d’une manièreintelligible, de l’angoisse qui me déchira dans l’intervalle.Cependant, je m’entends encore lui crier, en me jetant, pour ainsidire, dans ses bras :

« Ils savent ! c’estmonstrueux ! ils savent ! ils savent !

– Et que savent-ils, pour l’amour deDieu… ? »

Tandis qu’elle m’étreignait, je la sentaisincrédule.

– « Mais tout ce que nous savons et Dieusait quoi de plus. »

Puis son étreinte se relâcha, et je commençaimon explication : peut-être seulement alors m’expliquai-je leschoses à moi-même avec une complète cohérence.

« Il y a deux heures, au jardin, – àpeine pouvais-je articuler, – Flora a vu ! »

Mrs. Grose reçut ceci comme elle auraitreçu un coup en pleine poitrine.

« Elle vous l’a dit ?murmura-t-elle, suffoquée.

– Pas un mot. C’est cela qui en faitl’horreur. Elle a gardé cela pour elle. Un enfant de huit ans,cette enfant ! »

Ma stupeur ne pouvait s’exprimer.

Naturellement, l’ébahissement deMrs. Grose ne faisait que grandir.

« Alors, comment savez-vous ?

– J’étais là, j’ai vu, de mes yeux. J’ai vuqu’elle se rendait parfaitement compte…

– Vous voulez dire de sa présence àlui ?

– Non : de sa présence à elle. »

Je savais bien que mon expression, en parlant,révélait de prodigieux sous-entendus, car je les voyais seréfléchir lentement sur le visage de ma compagne.

« C’était une autre personne, cettefois-ci, mais encore une figure aussi immanquablement vouée au malet à l’horreur… une femme en noir, pâle et effrayante, et avec unetelle expression, un tel visage… de l’autre côté du lac. J’étaislà, avec la petite, bien tranquille pour le moment, et puis, ellearriva.

– Elle arriva ? Comment, et d’oùcela ?

– De là d’où ils viennent ! Elle apparuttout simplement, et se tint debout, mais pas tout près.

– Et sans s’approcher ?

– Oh ! pour la sensation et l’effetproduits, c’était comme si elle eût été aussi près que vousl’êtes. »

Mon amie, cédant à une impulsion singulière,recula d’un pas.

« Est-ce quelqu’un que vous n’avez jamaisvu ?

– Non. Jamais. Mais la petite, elle, laconnaît. Vous aussi. – Et pour lui prouver que j’avais réfléchi etabouti à une conclusion : – C’est ma devancière, celle qui estmorte.

– Miss Jessel ?

– Miss Jessel. Vous ne me croyez pas ? »insistai-je.

Dans sa détresse, elle se tournait de droiteet de gauche.

« Comment pouvez-vous en êtresûre ? »

Dans l’état où étaient mes nerfs, cettequestion provoqua chez moi un accès d’impatience.

« Eh bien ! demandez à Flora :elle en est sûre, elle. »

Mais je n’avais pas plus tôt prononcé cesmots, que je me repris vivement.

« Non, pour l’amour de Dieu, n’en faitesrien, elle vous dirait que non, elle mentirait ! »

Mrs. Grose n’avait pas assez perdu latête pour ne pas protester.

« Oh ! commentpouvez-vous ?…

– Parce que je suis franche. Flora ne désirepas que je sache.

– Elle ne le fait que pour vous épargner.

– Non, non, il y a là des abîmes, desabîmes ! Plus j’y réfléchis, plus j’y vois de choses, et plusj’y vois de choses, plus elles me font frémir. Je ne puis dire ceque je n’y vois pas – ce que je ne redoute pas. »

Mrs. Grose tenta de me suivre.

« Vous voulez dire que vous craignez dela revoir ?

– Oh non ! Cela, maintenant, à mes yeux …n’est rien. »

Et j’expliquai :

« Non, ce n’est pas l’idée de la revoirqui me fait peur. »

Mais ma compagne demeurait toujours pâle.

« Je ne vous comprends pas.

– Ce que je crains, c’est que la petite soitcapable de garder cela pour elle – sûrement, c’est ce qu’elle fera– sans que j’en sache rien. »

Devant une telle hypothèse, Mrs. Grose,un instant, parut vaincue : mais bientôt, elle se ressaisit,comme poussée par la force positive de l’idée que, si nousreculions d’un pas, où ne serions-nous pas entraînées ?

« Voyons, voyons, il ne faut pas perdrela tête ! Après tout, si cela lui est égal… – Elle essaya mêmeune plaisanterie sinistre : – Peut-être cela luiplaît-il ?

– De telles choses, lui plaire, à ce boutd’enfant ?

– N’est-ce pas justement une preuve de soninnocence bénie ? » demanda bravement mon amie.

Un instant, elle me gagna à son avis.

« Oui, il faut admettre cela ! nousy cramponner ! Si ce n’est pas la preuve de ce que vous dites,c’est la preuve de Dieu sait quoi ! Car cette femme est lapire des horreurs. »

Mrs. Grose tint une minute ses yeux fixésà terre : puis, les relevant enfin :

« Comment le savez-vous ? medit-elle.

– Vous admettez donc qu’elle l’est ?m’écriai-je.

– Dites-moi comment vous le savez ?répéta-t-elle simplement.

– Comment je l’ai su ? En lavoyant ! À sa façon d’être.

– À sa façon de vous regarder, voulez-vousdire, si vicieusement ?

– Ma foi non ! cela j’aurais pu lesupporter. Elle ne m’a pas jeté un coup d’œil : elle fixaitseulement la petite. »

Mrs. Grose essaya de se représenter lascène.

« Elle la fixait ?

– Avec quels yeux effrayants ! »

Elle me dévisagea comme si les miens eussentpu leur ressembler.

« Ses yeux exprimaient l’aversion,voulez-vous dire ?

– Plût à Dieu… non… beaucoup pire !

– Pire que l’aversion ? »

Elle n’y comprenait plus rien.

« Avec des yeux d’une déterminationincroyable, indescriptible, qui exprimaient une sorte d’intentionfurieuse. »

Cela la fit pâlir.

« Comme une intention ?

– Une intention de s’emparerd’elle. »

Les yeux de Mrs. Grose rencontrèrent lesmiens un instant, elle frissonna et marcha vers la fenêtre. Ettandis qu’elle s’y tenait, regardant au-dehors, je terminai monrécit :

« Voilà ce que sait Flora. »

Peu après, elle se retourna :

« Cette personne était en noir,m’avez-vous dit ?

–Elle était en deuil, un deuil assez pauvre,presque râpé. Mais – oui vraiment – une beautéextraordinaire. »

Je comprenais maintenant où, pas à pas,j’avais amené la victime de ma confidence : car, visiblement,ces derniers mots la frappèrent particulièrement.

« Oui, vraiment belle, insistai-je,étonnamment belle. Mais infâme. »

Elle s’approcha lentement de moi.

« Miss Jessel… était infâme. »

De nouveau, elle prit ma main entre lessiennes, la tenant serrée comme pour me fortifier contrel’accroissement de frayeur qu’une telle révélation pouvait mecauser.

« Ils étaient infâmes, tous deux, »dit-elle finalement.

Et une fois de plus, nous regardâmes la véritéen face, un peu de temps. Et ce me fut vraiment un secours de voirmaintenant les choses sous leur véritable jour.

« J’apprécie à sa valeur, lui dis-je,l’extrême pudeur qui, jusqu’ici, vous a empêché de parler. Maisl’heure est certainement venue de me révéler tout. »

Elle sembla acquiescer à mes paroles, maisnéanmoins toujours en silence. Ce que voyant, jecontinuai :

« Il faut me le dire maintenant. De quoiest-elle morte ? Allons, il y avait quelque chose entreeux.

– Il y avait… tout.

– En dépit de la différence ?…

– De leurs classes, oui, de leurs conditions.– Elle en faisait douloureusement l’aveu. – Elle était, elle, unedame. »

Je rêvai là-dessus, et je compris.

« Oui, repris-je, elle était unedame.

– Et lui, tellement au-dessousd’elle ! » dit Mrs. Grose.

Je sentis qu’il était inutile, en pareillecompagnie, d’insister sur la place qu’occupe un domestique dansl’échelle sociale ; mais rien ne m’empêchait d’accepter letaux auquel ma compagne évaluait la déchéance de miss Jessel. Il yavait la manière, et je l’eus, d’autant plus aisément que j’avaisnettement devant les yeux la vision – trop réelle – du valetparticulier qui avait été au service de notre patron. Intelligent,oui, et beau garçon : mais, aussi, impudent, pleind’assurance, gâté, dépravé.

« Cet individu était unebrute. »

Mrs. Grose réfléchit comme si c’était unpeu une affaire de nuances.

« Je n’ai jamais vu personne comme lui,il faisait ce qu’il voulait.

– D’elle ?

– D’eux tous. »

C’était maintenant comme si miss Jessel eûtapparu aux yeux mêmes de mon amie. À moi aussi, pour un instant,elle parut aussi distincte que lorsque je l’avais vue auprès del’étang, et je déclarai avec une grande décision :

« C’était sans doute qu’elle le désiraitaussi. »

Le visage de Mrs. Grose signifia quellel’avait désiré, sans doute, mais elle ajouta :

« Pauvre femme ! elle l’a bienpayé !

– Alors vous savez de quoi elle estmorte ? demandai-je.

– Non, je ne sais rien, je désirais ne riensavoir, j’étais bien contente de n’avoir rien su, et je remercie leciel qu’elle fût hors d’ici !

– Cependant vous aviez alors votreidée ?

– Quant à la vraie cause de son départ ?Pour cela, oui ! Elle ne pouvait pas rester. Pensez donc, uneinstitutrice, – ici même ! Plus tard, je m’imaginai – jem’imagine encore… et ce que je m’imagine est affreux.

– Pas si affreux que ce que je m’imagine,moi ! » répliquai-je. Et, sans doute, je lui laissai voir– car ma conviction n’était que trop profonde – une physionomieempreinte du sentiment de la plus amère défaite. Alors, encorecette fois, elle me témoigna la plus touchante compassion, et àcette nouvelle démonstration de bonté, toute ma force de résistancem’abandonna : je fondis en larmes – tout de même que jel’avais fait fondre, elle, l’autre fois. – Elle me serra sur sonsein maternel et mes plaintes débordèrent.

« Je n’y arrive pas ! sanglotais-je,désespérément. Je ne les sauve pas, je ne les protège pas. C’estpis que tout ce que j’avais pu rêver. Ils sontperdus ! »

IX

C’était vrai, en somme, ce que j’avais dit àMrs. Grose : il y avait dans cette affaire des abîmes,des possibilités, que je n’avais pas le courage de sonder ; desorte que, lorsque une fois de plus, après que nous nous fûmesunies dans ce sentiment de stupeur que nous inspirait toutel’aventure, nous reconnûmes d’un commun accord qu’il était de notredevoir de résister aux fantaisies extravagantes d’imagination. Ilfallait au moins garder son sang-froid, si tout le reste nouséchappait, – bien que cela fût difficile devant ce qui, dans cetteprodigieuse aventure, semblait le moins discutable.

Tard dans la soirée, alors que toute la maisonétait plongée dans le sommeil, nous causâmes de nouveau dans machambre ; et elle alla jusqu’à reconnaître, sans doute aucun,que j’avais vu, réellement vu, ce que j’avais vu.

Pour l’en convaincre formellement, je n’avaisqu’à lui demander comment, si j’avais inventé l’histoire, ilm’avait été possible de faire de chacune des personnes quim’étaient apparues un portrait révélant dans les moindres détailsles signes particuliers, portraits à l’exhibition desquels elle lesavait instantanément reconnus et nommés. Elle désirait,naturellement, – on ne pouvait le lui reprocher, – étouffer toutel’histoire, et je me hâtai de l’assurer que l’intérêt que j’yportais moi-même avait pris maintenant la forme de la rechercheardente d’un moyen pour y échapper.

Je me rangeai cordialement à son opinion que,vraisemblablement, les visions se répétant, – et nous étionscertaines qu’elles se répéteraient, – je m’habituerais au danger,déclarant ouvertement que mon risque était subitement devenu lemoindre de mes soucis. C’était mon dernier soupçon qui étaitintolérable, et cependant, à cette complication même, les dernièresheures de la journée avaient apporté un soulagement.

En la quittant, après mon premier accès dedésespoir, j’étais naturellement retournée auprès de mes élèves,associant le remède propre à guérir mon bouleversement à cetteimpression de charme qu’ils dégageaient, impression que j’avaisdéjà reconnue être une ressource sur laquelle je pouvais compter etqui ne m’avait encore jamais failli. En d’autres termes, je m’étaissimplement replongée dans la société particulière de Flora, etalors je m’aperçus – ce fut presque une ivresse – que sa petitemain consciente savait se poser sur le point douloureux. Ellem’avait regardée avec une tendre curiosité, puis m’avait accusée,les yeux dans les yeux, d’avoir pleuré. Je supposais que lesvilaines traces de larmes étaient effacées, mais dans l’effusion decette charité infinie, je me réjouis, littéralement, qu’ellesn’eussent pas entièrement disparu. Contempler le bleu profond desyeux de l’enfant, et déclarer leur beauté un piège de précocehabileté, aurait été se rendre coupable d’un cynisme auquel,naturellement, je préférais sacrifier mon jugement, et, autant quefaire se pouvait, mon inquiétude. On ne peut sacrifier son jugementsimplement parce qu’on le désire, mais l’on pouvait dire – ainsique je me le répétai mainte et mainte fois jusqu’à l’aube – qu’avecla voix de nos jeunes amis résonnant dans l’air, leurs petits corpsserrés sur le cœur et leurs visages embaumés contre la joue, toutdans l’univers s’évanouissait, – tout, excepté leur enfance et leurbeauté. – C’était dommage – je le dis une fois pour toutes – que,tout de même, il me fallût faire entrer en ligne de compte lesgestes subtils qui, l’après-midi, près du lac, avaient rendumiraculeuse ma maîtrise de moi-même. C’était dommage d’êtrecontrainte d’analyser de nouveau la réalité de ce moment-là, et derépéter que je m’étais sentie envahie par la révélation que cetteinconcevable communion, surprise par moi, devait être, pour toutesdeux, chose d’habitude. C’était dommage que j’eusse à balbutier denouveau les raisons qui ne m’avaient pas laissé hésiter un instantà croire que la petite fille voyait notre visiteuse aussi bien queje voyais actuellement Mrs. Grose elle-même, et qu’elledésirait, pour autant qu’elle avait cette vision, me faire croirequ’elle ne l’avait pas, – et en même temps, sans rien démasquerd’elle-même, arriver à deviner si, moi, j’avais vu quelque chose. –C’était dommage qu’il me fallût récapituler les inquiétantespetites manœuvres avec lesquelles elle avait cherché à divertir monattention : le très perceptible accroissement de son activité,la plus grande intensité de son jeu, sa chanson, son babillagepuéril et son invitation à gambader.

C’était dommage… et cependant, si je nem’étais pas laissée aller à cet examen, – dans le but de me prouverqu’il n’y avait rien, – j’aurais laissé échapper les deux ou troisvagues motifs de réconfort qui me restaient. Par exemple, jen’aurais pas pu réitérer à mon amie l’assurance que j’étaiscertaine au moins de ne pas m’être trahie – ce qui était autant degagné. – Je n’aurais pas, sous l’empire de ma détresse d’esprit, demon besoin désespéré de savoir, – je ne sais vraiment commentm’exprimer, – je n’aurais pas de nouveau imploré un éclaircissementqui ne se pouvait obtenir qu’en mettant ma compagne au pied du mur.Petit à petit, pressée par moi, elle m’en avait déjà dit beaucoup.Mais il restait un mauvais petit coin noir, dont l’ombre venaitencore, par moment, me frôler comme une aile de chauve-souris. Etje me rappelle comment, saisissant l’occasion, – la maison étaitendormie et la conjonction de notre risque et de notre veillesemblaient me venir en aide, – je sentis toute l’importance qu’il yavait maintenant à soulever le dernier pli du rideau.

« Je ne crois à rien de si épouvantable,dis-je (je m’en souviens) ; non, non, ma chère, que ce soitclairement établi entre nous, je ne le crois pas. Mais si je lecroyais, vous savez, il y a quelque chose que j’exigerais de vous,maintenant, et sans vous épargner le moins du monde, – mais non,absolument pas, pourquoi donc ? À quoi pensiez-vous quand,pleine d’émotion à la lecture de la lettre, avant que Miles fûtrevenu du collège, vous me répondîtes, cédant à mon insistance, quevous ne pourriez pas jurer qu’il ne s’était jamais malconduit ? Il ne s’est jamais mal conduit pendant ces dernièressemaines que j’ai passées avec lui, en le surveillant de si près,il n’a été qu’un imperturbable petit prodige de ravissante etadorable sagesse. Donc, vous auriez très bien pu me donner votreparole, – si vous n’aviez pas, comme il apparaît, su qu’il y avaitune exception. Qu’était-ce que cette exception, et à quellecirconstance de votre expérience personnelle faisiez-vousallusion ? »

C’était une question assez directe, mais nousn’étions pas en veine de légèretés. En tout cas, avant que nous nereçussions de l’aube grise l’avis d’avoir à nous séparer, j’avaisma réponse. Ce qu’avait pensé ma compagne cadrait étrangement avecle reste de l’aventure. C’était – ni plus, ni moins – le fait que,pendant une période de plusieurs mois, Quint et le petit avaientété perpétuellement ensemble. Un incident avait eu lieu, qui étaitle témoignage le plus approprié qu’on pût concevoir. Elle s’étaitrisquée à critiquer la convenance, à signaler l’incongruité d’uneintimité pareille, et, à ce sujet, elle avait été aussi loin qu’unedéclaration explicite à miss Jessel le lui avait permis. MissJessel l’avait pris de très haut, en la priant de se mêler de sesaffaires, et la brave femme, là-dessus, avait entrepris directementle petit Miles. Ce qu’elle lui dit – je finis par le lui arracher –fut qu’elle aimait bien voir les jeunes messieurs ne pas oublierleur rang.

Après cela, je tins encore davantage à luiarracher la suite.

« Vous lui avez rappelé que Quint n’étaitqu’un vulgaire mercenaire ?

– Si vous voulez ! Et sa réponse, enpremier lieu, ne fut pas belle.

– Et en second lieu ? – J’attendis. – Ilrépéta à Quint vos paroles ?

– Non. Pas ça. C’est justement ce qu’iln’aurait fait pour rien au monde. – Elle tenait à me le faireremarquer. – En tout cas, reprit-elle, je suis certaine qu’il neles répéta pas. Mais il nia certaines circonstances.

– Quelles circonstances ?

– Celles où ils se comportaient comme si Quintétait son précepteur, – et un précepteur de haute volée, – et commesi miss Jessel n’était chargée que de la petite demoiselle. Je veuxdire quand il s’en allait avec cet individu et passait des heuresentières avec lui.

– Il a éludé votre question ? Il a ditqu’il ne l’avait pas fait ? »

Son acquiescement fut assez clair pour mepermettre d’ajouter un moment après :

« Je vois : il a menti.

– Oh ! » murmuraMrs. Grose.

Ce murmure suggérait que la chose importaitpeu, et elle le fortifia de la remarque suivante :

« Voyez-vous, après tout, c’étaitindifférent à miss Jessel, elle ne lui défendait pas. »

Je réfléchis.

« Vous présenta-t-il cela comme unejustification ? »

Elle lâcha pied, encore une fois.

« Non, il ne m’en a jamais parlé.

– Il ne vous a jamais parlé d’elle par rapportà Quint ? »

Elle rougissait visiblement, voyant où jevoulais en venir.

« Enfin jamais il ne montra qu’il savaitquelque chose à ce sujet. Il nia, répéta-t-elle, il nia. »

Seigneur, comme je la pressaismaintenant !

« Ainsi vous vous rendiez compte qu’ilsavait ce qui se passait entre ces deux misérables ?

– Je ne sais pas, je ne sais pas, gémit lapauvre femme.

– Si, vous savez, ma pauvre amie,répliquai-je, seulement vous n’avez pas ma terrible audaced’imagination et vous cachez – par timidité, par pudeur et pardélicatesse – jusqu’à cette impression qui, dans le passé, quand,toute seule, vous soupçonniez et tâtonniez en silence, vous rendaitplus malheureuse que tout le reste ! Mais je finirai bien parvous l’arracher. Il avait donc quelque chose, le petit,continuai-je, qui vous faisait croire qu’il couvrait et dissimulaitleurs relations ?

– Oh ! il ne pouvait pas empêcher…

– Que vous n’appreniez la vérité ? Je lepense bien. Mais, grand Dieu ! – et ma pensée m’emportait, –comme cela montre ce qu’ils avaient pu arriver à faire delui !

– Ah ! rien qui ne soit redevenu bienaujourd’hui ! plaida lugubrement Mrs. Grose.

– Je ne m’étonne plus de votre air étrange,continuai-je, lorsque je vous parlai de la lettre envoyée par lecollège !

– Je me demande si j’avais l’air aussi étrangeque vous, rétorqua-t-elle avec une énergie familière. Et s’il étaitalors aussi mauvais que vous voulez bien le dire, comment sefait-il qu’il soit maintenant un ange ?

– C’est vrai – s’il était un misérable àl’école… – Comment, comment cela se peut-il ? Eh bien !lui dis-je éperdue, il faudra me le redemander, bien qu’il faillelaisser passer quelque temps avant que je puisse vous répondre.Mais redemandez-le-moi – criai-je, de telle façon qu’elle meregarda, stupéfaite, il y a des directions où je ne veux pasm’engager pour le moment, – et je revins au premier exemple citépar elle, celui auquel elle venait de faire allusion : lapossibilité, rassurante chez notre garçon, de commettre une faute àl’occasion. – Si Quint, – je pense à la remontrance que vous fîtesau moment dont vous parliez, – si Quint était un vulgairemercenaire, je devine que l’une des choses que Miles vous réponditfut que vous en étiez une autre. »

Là encore, son acquiescement fut tel que jecontinuai :

« Vous lui avez pardonné cela ?

– Ne l’auriez-vous pas fait ?

– Oh si ! » et, dans la paixnocturne, quelque étrange que put paraître une telle hilarité, nousne pûmes nous empêcher de rire. Puis je continuai :

« En tout cas, pendant qu’il était avecl’homme…

– Miss Flora était avec la femme et ça leurconvenait à tous. »

Et, à moi aussi, cela n’allait que tropbien : j’entends que cela me semblait aller trop bien avec lesoupçon mortel que je travaillais justement à étouffer. Mais jeréussis à brider l’expression de ma pensée si bien que, pourl’instant, je ne donnerai point d’autre éclaircissement que madernière phrase à Mrs. Grose : « Je vous avoue quece que vous me dites de son mensonge et de son insolence mesemblent des symptômes moins encourageants que je n’espérais de larévélation en lui de la nature humaine. Tout de même, fis-je,rêveuse, j’en tiendrai compte, car, plus que jamais, je sens qu’ilfaut veiller. »

L’instant d’après, je me surpris à rougir envoyant, à l’expression du visage de mon amie, combien elle luiavait plus complètement pardonné que son anecdote ne portait mapropre tendresse à le faire. Elle marqua plus particulièrement cesentiment, quand, à la porte de la salle d’études, elle mequitta.

« Sûrement, vous ne l’accusez pas…

– D’entretenir un commerce qu’il medissimule ? Ah ! rappelez-vous que, jusqu’à nouvel ordre,je n’accuse personne, – et avant de refermer sur la porte, – ellese préparait à rejoindre son propre domicile :

– Je n’ai qu’à attendre », prononçai-je,en manière de conclusion.

X

Et j’attendis. J’attendis, et les jours, enpassant, emportaient un peu de ma consternation. De fait, un trèspetit nombre de ces jours – pendant lesquels je ne quittai pas mesélèves de vue, et qui furent d’ailleurs dépourvus d’incidents –suffirent pour passer sur les rêveries amères, et même sur lesodieux souvenirs, comme un coup d’éponge. J’ai parlé de lafascination de leur extraordinaire grâce enfantine comme d’unsentiment auquel je me sentais intimement sollicitée dem’abandonner, et l’on peut croire si je négligeai d’aller quérir àcette source le baume désiré. Mon effort pour lutter contre lalumière qui se faisait dans mon cerveau était plus étrange que jene puis dire. Cependant la tension eût été plus grande encore si lesuccès ne l’eût pas si fréquemment récompensée. Je me demandaissouvent comment mes petits élèves ne devinaient pas que je pensaisd’eux de singulières choses ; le fait que ces singulièreschoses les rendaient plus intéressants encore ne m’aidait pas à lesconserver dans l’ignorance. Je tremblais qu’ils ne s’aperçussentcombien plus immensément intéressants ils étaient devenus. En toutcas, même en mettant les choses au pire, ainsi que je n’y étais quetrop encline, toute ombre jetée sur leur innocence – pauvrespetites créatures prédestinées ! – ne constituait qu’unenouvelle raison d’aller au-devant des responsabilités.

Il y avait des moments où, poussée par uneimpulsion irrésistible, je ne pouvais m’empêcher de les saisir etde les serrer dans mes bras ; et aussitôt, je songeais :« Que vont-ils penser ? Ne me suis-je pastrahie ? » Discuter jusqu’à quel point je pouvais melivrer ne m’entraînerait-il pas en de tristes et follescomplications ?

La vraie raison, je le sentais, des heures depaix que je goûtais encore, était que le charme personnel de mespetits camarades exerçait son ensorcellement, même s’il étaiteffleuré du soupçon d’hypocrisie. Car, s’il ne m’échappait pas queles brèves explosions de ma tendresse pouvaient, à l’occasion,exciter leurs soupçons, je me souviens aussi de m’être demandé s’iln’y avait pas quelque chose de singulier dans le développementindéniable de leurs propres démonstrations. Ils furent pour moi,pendant cette période, d’une tendresse extravagante etanormale ; ce n’était, après tout, me disais-je, que lagracieuse réplique d’enfants habitués tant à l’adoration qu’àl’admiration. Cet hommage, dont ils étaient si prodigues, eut lemême excellent effet sur ma nervosité que si jamais je ne les eusse– si j’ose dire – pris la main dans le sac. Jamais, je crois, ilsne m’avaient témoigné un tel désir de faire quelque chose pour leurpauvre protectrice : je veux dire, – bien qu’ils eussent deplus en plus de zèle pour leurs leçons, ce qui, naturellement, luiétait le plus sensible des plaisirs, – je veux dire leur ardeur àla distraire, à l’amuser, à lui préparer des surprises ; onlui faisait la lecture de certains passages, on lui racontait deshistoires, on lui jouait des charades, on sautait sur elle sousdivers déguisements, – animaux ou personnages historiques, – etpar-dessus tout, la surprenant par les « morceaux »secrètement appris par cœur qu’ils pouvaient réciterinterminablement. Je n’arriverais jamais – même si je me laissaisemporter par le flot de mes souvenirs – à reproduire le prodigieuxcommentaire secret dont j’accompagnais, à les faire déborder, lesheures déjà si pleines de notre vie commune. Dès le début, ilsavaient montré une facilité, une disposition à tout apprendre, qui,sous une impulsion nouvelle, produisait des fruits remarquables.Ils accomplissaient avec amour leurs tâches enfantines, ilss’amusaient – pour le plaisir d’exercer leur don – à de menusmiracles de mémoire que je ne leur aurais jamais imposés. Cen’était pas seulement des tigres ou des Romains qui surgissaientdevant moi, mais des personnages de Shakespeare, des astronomes,des navigateurs. Le cas était tellement particulier qu’ilcontribua, pour beaucoup sans doute, à me mettre dans un étatd’esprit que j’ai peine aujourd’hui à m’expliquer autrement. Jefais ici allusion à la quiétude anormale dans laquelle je laissaisdormir la question d’une nouvelle école pour Miles. Tout ce que jeme rappelle, en effet, à ce sujet, c’est que je me contentais, pourle moment, de laisser cette question de côté, et que cecontentement devait naître de l’impression produite en moi par sespreuves perpétuelles et frappantes d’intelligence ; il étaittrop doué, trop intelligent pour qu’une pauvre petite institutrice,une modeste fille de pasteur pût lui nuire : et le plusétrange, sinon le plus brillant des fils de la tapisserie mentaledont je viens de parler, était la sensation qui, si j’avais osél’analyser, se serait ainsi nettement formulée : il étaitsoumis à une influence qui agissait comme un ferment prodigieuxdans sa jeune vie spirituelle.

S’il était aisé d’admettre, cependant, qu’ungarçon comme celui-là pût retarder sans inconvénient son entréedans un collège, il était au moins aussi évident que le fait deflanquer à la porte un garçon comme celui-là constituait un mystèreinexplicable. J’ajoute que, dans leur société, – et j’avais soinmaintenant de ne presque jamais les quitter, – je ne pouvais suivrelongtemps aucune piste. Nous vivions dans un tourbillon de musique,de tendresse, de réussite et de représentations théâtrales. Lesdispositions musicales des deux enfants étaient des plusremarquables, mais l’aîné avait tout particulièrement le donmerveilleux de se rappeler et de répéter ce qu’il avait entendu. Lepiano de la salle d’études résonnait de mille fantastiquesimprovisations, et, à défaut de musique, c’était des conciliabulesdans les coins, puis l’un d’eux, au comble de l’animation,disparaissait pour revenir sous un aspect nouveau. J’avais eumoi-même des frères, et ce n’était pas une révélation pour moi quel’esclavage idolâtre des petites filles envers les petits garçons.Ce qui était plus surprenant, c’était qu’il y eût au monde ungarçon qui éprouvât tant de considération pour un âge, un sexe etune intelligence inférieurs. Ils étaient extraordinairement unis,et dire qu’ils ne se plaignaient jamais l’un de l’autre, ni ne sedisputaient, n’est que donner une louange bien grossière à leurexquise intimité. Quelquefois, peut-être, – quand je me laissaisaller à une défiance vulgaire, – je découvrais chez eux des tracesde petits complots grâce auxquels l’un me tenait occupée pendantque l’autre s’échappait. Dans toute diplomatie il y a, je suppose,un côté naïf, et si mes élèves se jouaient de moi, c’était sûrementavec le minimum de vilenie ; mais alors, ce fut dans l’autrerégion que la vilenie se manifesta.

Je vois bien que je m’attarde ; maisenfin il me faut faire mon horrible plongeon. En poursuivant lerécit de ce que je vis de hideux à Bly, non seulement je mets àl’épreuve les plus généreuses confiances, – de cela je me souciepeu, – mais (et ceci est autre chose) je renouvelle mon anciennesouffrance ; de nouveau, je suis jusqu’au bout la terribleroute. Il vint, soudainement, une heure après laquelle, quand jeregarde en arrière, tout me paraît n’avoir plus été quedouleur ; mais me voici enfin au cœur du drame, et, pourachever ma tâche, le mieux est, sans doute, de marcherfranchement.

Un soir, – rien ne vint m’avertir, rien ne meconduisit là, – un soir, de nouveau, je sentis passer sur moi cesouffle glacé du premier soir de mon arrivée. La sensation, lapremière fois, avait été beaucoup plus légère, et elle ne m’auraitsans doute laissé aucun souvenir, mon séjour postérieur n’eût-ilpas été si troublé. Je ne m’étais pas couchée : je lisais,assise, à la lueur de deux bougies. Il y avait à Bly une chambreentière remplie de vieux livres, parmi lesquels se trouvaientquelques romans du dix-huitième siècle. Assez célèbres pour queleur mauvaise réputation ne pût plus être mise en doute, ils nel’étaient pas assez cependant pour avoir pénétré, fût-ce sous laforme d’un exemplaire dépareillé, jusqu’à mon foyer écarté. Ilsavaient excité en moi une curiosité inavouée et juvénile. Je mesouviens que le livre que je tenais était l’Amelia de Fielding, etque j’étais tout à fait éveillée. Je me souviens aussi d’avoir euune vague idée qu’il était horriblement tard, et que je ne voulaispas interroger ma montre, et puis, je me représente encore lesrideaux blancs enveloppant, à la mode de ce temps-là, la tête dupetit lit de Flora, et protégeant, ainsi que je m’en étais déjàassurée, la parfaite tranquillité de son sommeil enfantin. En unmot, je me rappelle qu’en dépit du vif intérêt que je prenais à malecture, je me trouvai, comme je venais de tourner une page, avoirperdu subitement le fil de l’histoire, et fixant la porte de machambre, les yeux levés de dessus mon livre. Un instant, jedemeurai aux écoutes : cette vague sensation, éprouvée lapremière nuit, que quelque chose d’indéfinissable remuait dans lamaison, me revenait à l’esprit…

À travers la fenêtre ouverte, une brise légèreagitait doucement le store à demi baissé. Alors, avec toutes lesmarques d’un sang-froid qui eût été magnifique à constater, siquelqu’un se fût trouvé là pour l’admirer, je posai mon livre, melevai, et, prenant un bougeoir, je sortis tout droit de lachambre ; lorsque je fus dans le corridor, dont ma lumièredissipait à peine les ténèbres, je tirai silencieusement la porte àmoi, et la fermai à clef.

Je ne puis, actuellement, dire à quel mobilej’obéissais, ni quel but je poursuivais, mais je m’avançai toutdroit le long du corridor, tenant mon bougeoir élevé, jusqu’à ceque j’arrivasse en vue de la haute fenêtre qui dominait le vastetournant de l’escalier. Alors, tout d’un coup, je me rendis comptede trois choses : pratiquement parlant, ma perception en futsimultanée, cependant ces éclairs se succédèrent. À la suite d’unbrusque mouvement, ma bougie s’était éteinte, et, par la fenêtredépourvue de rideaux, je m’aperçus que la nuit finissait, et que lejour naissant la rendait inutile. Sans elle, un moment après, jesavais qu’il y avait une forme humaine dans l’escalier. Je parle desuccessions d’idées, mais il ne me fallut pas un grand nombre desecondes pour me remettre en état d’affronter une troisièmerencontre avec Quint. L’apparition avait atteint le palier dumilieu de l’étage, elle était par conséquent à l’endroit le plusproche de la fenêtre, quand, à ma vue, elle s’arrêta net. C’étaitbien Quint. Il me dévisagea, exactement comme il m’avait dévisagéedu haut de la tour et à travers les vitres du rez-de-chaussée. Ilme reconnut, de même que je l’avais reconnu, et ainsi, nousdemeurâmes en face l’un de l’autre, dans l’aube froide et grise,une lueur tombant de la haute fenêtre et une autre qui venait duparquet de chêne luisant, nous fixant l’un l’autre avec la mêmeintensité. À ce moment, il était, au sens le plus absolu, unevivante, une détestable, une dangereuse présence. Mais ce n’étaitpas là la merveille des merveilles : ce rang éminent, je leréserve à une tout autre constatation : que la peur,indiscutablement, m’avait quittée, et qu’aucune puissance, en moi,ne se refusait à le rencontrer et à l’affronter.

Après ce moment extraordinaire, j’eus, certes,bien des angoisses, mais Dieu merci, jamais plus de terreur. Et ilsavait que je n’en avais point : au bout d’un instant, j’enpossédais la magnifique certitude. Je sentis, avec une confianceardente et indestructible, que si je pouvais tenir une minute, jecesserais – au moins pour un temps – d’avoir rien à craindre delui, et, de fait, pendant cette minute, cela fut aussi vivant,aussi atroce qu’une rencontre réelle. Atroce justement parce quec’était naturel, aussi naturelle qu’eût pu l’être, à ces heuresmatinales, dans une maison endormie, la rencontre d’un ennemi, d’unaventurier, d’un criminel. Seul, le mortel silence de ce longregard, si proche, que nous fixions l’un sur l’autre, donnait àtoute cette horreur, si monstrueuse qu’elle fût, son unique touchede surnaturel. Eussé-je rencontré un assassin à cette heure, et ence lieu, au moins nous serions-nous parlé. Quelque chose de vivantse serait passé entre nous. Si rien ne s’était passé, l’un, aumoins aurait bougé.

Ce moment se prolongea tellement, qu’il s’enfallait de peu que je ne me misse à douter d’être moi-même en vie.Je ne puis exprimer ce qui s’ensuivit qu’en disant que le silencemême, – ce qui, en un certain sens, témoigne de mon énergie, – lesilence devint l’élément au sein duquel je vis sa formedisparaître. Je la vis se détourner, – comme j’aurais pu voir faireau misérable à qui elle avait appartenu, au reçu d’un ordre, – jela vis, – mes yeux attachés sur le dos ignoble qu’aucune gibbositén’aurait pu défigurer davantage, – je la vis passer tout le long del’escalier et gagner l’ombre, dans laquelle le tournant seperdait.

XI

Je demeurai quelque temps en haut del’escalier, et, peu à peu, pénétra dans mon intelligence la notionque, mon visiteur étant parti, il n’était réellement plus là. Puisje retournai dans ma chambre. La première chose qui frappa ma vue,à la lumière de la bougie que j’avais laissée allumée, fut que lepetit lit de Flora était vide ; et ceci me coupa net larespiration, et me frappa de toute la terreur que, cinq minutesauparavant, j’avais réussi à maîtriser. Je bondis là où je l’avaislaissée couchée, – le petit couvre-pieds de soie et les drapsétaient dérangés, – les rideaux blancs avaient été soigneusementtirés dans le but de me tromper ; au bruit de mes pas – quelinexprimable soulagement ! – un autre bruit répondit : jeremarquai que le store de la fenêtre remuait, et l’enfant, baisséecomme pour jouer, émergea toute rose, de l’autre côté. Elle setenait là, avec sa toute petite chemise de nuit et sa très grandecandeur ; ses pieds étaient roses, et ses cheveux d’orbrillant. Elle avait un air intensément grave, et, jamais encore,je n’avais ressenti de telle façon l’impression de perdre unavantage récemment acquis (cet avantage dont le frisson vainqueuravait été si prodigieux), que lorsque j’eus compris qu’ellem’adressait ce reproche : « Méchante que vous êtes, oùavez-vous été ? » Au lieu d’accuser son indiscipline,c’était moi qui me trouvais sur la sellette, et qui donnait desexplications. D’ailleurs, ses propres explications à ce sujetétaient pleines de la simplicité la plus charmante et la plusanimée. Elle s’était soudainement rendu compte que je n’étais pluslà, et avait sauté de son lit pour voir ce que j’étais devenue.Saisie de joie en la revoyant, je tombai sur une chaise, sentantpour la première fois un peu de faiblesse, et elle courut gentimentjusqu’à moi, grimpant sur mes genoux, livrant à la pleine lumièrede la bougie son merveilleux petit visage encore gonflé de sommeil.Je me vois, fermant les yeux un instant, exprès, volontairement,devant l’excès de beauté que me versaient ses prunelles bleues.

« Vous cherchiez à me voir à travers lafenêtre ? dis-je. Vous pensiez que je me promenais dans lejardin ?

– Eh bien ! vous savez… je pensais qu’ily avait quelqu’un. » Elle me décocha cette phrase toutesouriante, sans broncher. Ah ! comme je laregardais !

« Et avez-vous vu quelqu’un ?

– Ah ! non ! » répliqua-t-elle.privilège de l’inconséquence enfantine, elle semblait en êtrepresque fâchée, bien qu’à sa légère accentuation du« non » se mêlât une douceur prolongée.

À ce moment, et dans mon état nerveux, j’étaisconvaincue qu’elle mentait et je fermai les yeux de nouveau, dansmon trouble d’avoir à choisir parmi les trois ou quatre réponsesqui me venaient à l’esprit. L’une me tenta un instant, avec uneforce si singulière, que, pour y résister, je serrai ma petitefille d’une étreinte furieuse, qu’elle subit, d’une façonsurprenante, sans un cri ou un signe de frayeur. Pourquoi ne pasm’expliquer avec elle, et en finir ? Pourquoi ne pas luilancer tout en plein visage, le ravissant et lumineux petitvisage ?

« Vous voyez, vous voyez – vous ne pouveznier que vous voyez – vous soupçonnez déjà que je le crois. Alorspourquoi ne pas vous confesser franchement, de sorte qu’au moinsnous puissions porter le secret ensemble ? et, peut-être, dansl’étrangeté de notre destin, découvrir où nous en sommes et ce quecela signifie ? »

Hélas ! cette sollicitation tomba commeelle était venue. Si j’y avais immédiatement succombé – ehbien !… – je me serais épargné ce que vous verrez. Au lieu desuccomber, je sautai de nouveau sur mes pieds, regardai son lit etm’engageai dans un lamentable juste milieu.

« Pourquoi avez-vous tiré les rideauxpour me faire croire que vous étiez encore là ? »

Flora réfléchit candidement, puis, avec sondivin petit sourire :

« Parce que je n’aime pas vous fairepeur.

– Mais si, selon votre idée, j’étaissortie ? »

Elle refusa absolument de se laissertroubler : elle regardait la flamme de la bougie comme si laquestion était aussi hors de propos – ou tout au moins aussiimpersonnelle – que de savoir quoi mettre au corbillon ou combienfont neuf fois neuf. « Oh ! répondit-elle enfin, avec unbon sens inattaquable, vous savez bien que vous pouviez revenird’un moment à l’autre, ma bonne, et c’est ce que vous avezfait. »

Et peut après, lorsqu’elle se fut recouchée,je dus, pour lui donner la preuve de l’utilité de mon retour,demeurer longtemps assise presque sur elle, en lui tenant lamain.

Vous pouvez vous représenter ce que furent mesnuits à partir de ce jour. Il m’arrivait fréquemment de resterdebout jusqu’à je ne sais quelle heure, je saisissais les momentsoù l’enfant dormait, à n’en point douter, pour me glisser dehors etparcourir silencieusement le corridor. J’allai même jusqu’àl’endroit où j’avais rencontré Quint la dernière fois. Mais je nel’y rencontrai plus jamais, et, aussi bien, je puis dire tout desuite que je ne le vis plus jamais dans la maison. Je faillis,cependant, rencontrer sur l’escalier une autre aventure. Ilm’arriva, une fois, tandis que, d’en haut, j’y plongeais mesregards, de reconnaître la présence d’une femme, assise sur l’unedes dernières marches ; elle me tournait le dos : soncorps plié en deux et sa tête dans ses mains avaient l’attitude dela douleur.

Je n’étais là que depuis un instant, quandelle disparut sans me regarder. Malgré cela, je savais exactementquel affreux visage elle aurait pu montrer. Et je me demandai si,me trouvant au-dessous d’elle au lieu d’être au-dessus, j’auraismarché à sa rencontre avec le même sang-froid que j’avais déployédernièrement envers Quint. Ah ! les occasions de montrer sonsang-froid ne manquaient pas ! La onzième nuit après marencontre avec ce monsieur, – je les comptais maintenant, – j’eusune alerte qui faillit dépasser mes forces. Ce fut vraiment, par saqualité particulière d’inattendu, le bouleversement le plus violentque j’eusse encore éprouvé. C’était justement la première nuit decette période, où, lassée de mes veilles répétées, j’avais cruqu’il m’était loisible de me coucher à mon ancienne heure, sansêtre taxée de négligence.

Je dormis immédiatement, et, ainsi que je lesus plus tard, jusqu’à une heure environ. Mais, après m’êtreréveillée, je m’assis soudainement sur mon lit aussi éveillée quesi quelqu’un était venu me secouer.

J’avais laissé une lumière allumée, elle étaitéteinte, et je sentis en moi la certitude que c’était Flora quil’avait soufflée. Cela me jeta en bas de mon lit, et, dansl’obscurité, j’allai droit jusqu’au sien : je m’aperçusqu’elle l’avait quitté. Un regard vers la fenêtre m’éclairadavantage – et une allumette que je frottai compléta letableau.

L’enfant s’était levée, une fois deplus ; cette fois-ci, en soufflant la lumière, et de nouveau,soit pour regarder quelque chose, soit pour répondre à quelqu’un,s’était blottie sous le store, et guettait dans la nuit. Qu’ellefût maintenant en train de voir quelque chose, – ce qui n’avait paseu lieu la dernière fois, je m’en étais assurée, – me fut prouvépar le fait que rien ne la dérangea : ni la lumière quej’avais rallumée, ni les mouvements précipités avec lesquels jepassai mes pantoufles et m’enveloppai d’un manteau. Cachée,protégée, absorbée, elle s’appuyait, évidemment, sur le rebord dela fenêtre – laquelle s’ouvrait en dehors – et se livrait, toutentière. Une grande lune paisible lui venait en aide et ç’avait étéune raison de plus pour hâter ma décision. Elle était face à faceavec l’apparition que nous avions rencontrée près du lac, etpouvait communiquer avec elle comme elle n’avait alors pas pu lefaire. Quant à moi, il me fallait, maintenant, atteindre à traversle corridor, sans déranger l’enfant, une autre fenêtre avec la mêmevue. Je gagnai la porte sans être entendue, je sortis, la fermai,et, de l’autre côté, j’écoutai si quelque son se faisaitentendre.

Tandis que j’étais là, dans le couloir, mesyeux tombèrent sur la porte de son frère, qui n’était qu’à dix pas,et qui, d’une manière inexprimable, éveillait de nouveau en moicette étrange impulsion que j’ai appelée ma tentation.Qu’arriverait-il si j’entrais tout droit et allais à sa fenêtre àlui ? Si, me risquant à dévoiler le motif de ma conduite à sastupéfaction de gamin, je me trouvais jeter le lasso de mon audaceà travers le reste du mystère ? J’étais possédée de cette idéeau point de m’avancer jusqu’à son seuil. Là je m’arrêtai, denouveau.

L’oreille tendue à l’extrême limite de mesforces, je me figurais des choses prodigieuses ; je medemandais si son lit aussi était vide, et lui aussi secrètement auguet. Cela dura une minute silencieuse et profonde, à l’expirationde laquelle l’impulsion m’avait abandonnée. Il était tranquille. Ilpouvait être innocent. Le risque était monstrueux : je medétournai. Oui, certes, il y avait une figure au milieu desparterres : une figure qui rôdait pour obtenir un regard, unvisiteur auquel Flora répondait. Mais ce visiteur n’avait pasaffaire à mon garçon. De nouveau, j’hésitai – mais pour d’autresraisons – et seulement quelques secondes : mon choix étaitfait.

Les chambres vides ne manquaient pas à Bly,toute la question était de choisir la bonne. Tout à coup, je merendis compte que la meilleure était la chambre d’en bas – encoreassez élevée au-dessus des jardins – et située dans cet anglemassif de la maison que j’ai déjà désigné sous le nom de vieilletour. C’était une grande chambre carrée, meublée avec pompe enchambre à coucher, que ses dimensions extravagantes rendaient siincommode qu’on ne l’avait pas occupée depuis des années, mais,toujours entretenue par Mrs. Grose, elle était dans un ordremerveilleux. Je l’avais souvent admirée, et j’en connaissais ladisposition. Après avoir dominé la petite angoisse que me causa lapremière bouffée d’air froid, je traversai la chambre abandonnéepour aller tout tranquillement déverrouiller l’un des voletsintérieurs. Ceci fait, je relevai le store sur la vitre, sansbruit, et, y appliquant mon visage, il me fut facile, l’obscuritéde dehors étant beaucoup moins profonde que celle de la chambre, deconstater que la place était bien choisie. Ensuite, je vis quelquechose de plus.

La lune rendait la nuit extraordinairementclaire, et me laissa voir, sur la pelouse, une personne, diminuéepar l’éloignement, qui se tenait immobile et comme fascinée,regardant le coin où j’étais apparue, – et non pas tant vers moique vers quelque chose qui, apparemment, était au-dessus de moi. Ilétait clair que quelqu’un était là, quelqu’un sur la tour. Mais laprésence sur la pelouse n’était pas le moins du monde celle quej’avais soupçonnée, et à la rencontre de laquelle je me précipitaisavec une telle certitude. Cette présence sur la pelouse, – je mesentis défaillir à le constater, – c’était le malheureux petitMiles lui-même.

XII

Ce ne fut que tard dans la journée dulendemain que je parlai à Mrs. Grose, car le soin que jemettais à ne pas perdre mes élèves de vue me rendait difficiles lesentretiens privés avec elle ; d’autant plus que chacune denous sentait la nécessité de ne provoquer – tant chez lesdomestiques que chez les enfants – aucun soupçon d’une secrèteagitation ou de la poursuite d’un mystère. Rien que son aspectpaisible me donnait une grande sécurité à ce sujet. Son visagereposé ne révélait rien à personne de mes horribles confidences.Elle me croyait complètement, j’en étais sûre. Si elle ne l’eûtfait, je ne sais ce que je serais devenue, car je n’aurais pu,seule, supporter une telle épreuve. Mais elle rendait un magnifiquetémoignage à cette bénédiction qu’est l’absence d’imagination, etne voyant dans les enfants que leur charme et leur beauté, leuraspect heureux et leur intelligence, les causes de mon souci ne luiétaient pas directement sensibles. Si la moindre trace d’abattementou de flétrissure se fût révélée chez les petits, sans doute, sontrouble eût égalé le leur, en sachant la source malsaine ;mais, dans l’état actuel des choses, je sentais – tandis qu’elleles surveillait, ses gros bras blancs croisés et la sérénitérépandue sur toute sa personne – qu’elle remerciait le Seigneur dece que, ses trésors fussent-ils en miettes, les morceaux, au moins,en seraient encore bons. La flamme de la fantaisie se transformaitchez elle en un paisible feu de foyer, et je commençais àm’apercevoir qu’à mesure que le temps marchait sans nouvelaccident, croissait en elle la conviction que nos jeunes oiseauxétaient bien capables de se tirer d’affaire tout seuls, et samajeure sollicitude s’appliquait au triste cas de leur mandataireet gardienne. C’était, pour moi, une réelle simplification, jepouvais bien m’engager à ce que mon visage ne révélât rien, maisç’aurait été un gros souci de plus que d’avoir à me préoccuper dusien.

À l’heure dont je parle, cédant à mesinstances, elle m’avait rejointe sur la terrasse, où, dans cettesaison plus avancée, le soleil était maintenant agréable, et nous yétions assises ensemble, tandis que devant nous, à une certainedistance cependant et à portée de notre voix, les enfants allaientet venaient, d’une humeur si facile ! Ils marchaientlentement, à l’unisson l’un de l’autre, sur la pelouse quis’étendait à nos pieds, lui, lisant tout haut un livre de contes,un bras autour de sa sœur, comme pour l’avoir bien à soi…Mrs. Grose les observait, avec une placidité sincère ;puis je perçus chez elle, bien que réprimée, cette inclinaisonmentale avec laquelle elle se penchait vers moi pour obtenir unevue de l’envers de la tapisserie. J’avais fait d’elle le réceptaclede choses à faire frémir, mais sa connaissance bizarre de masupériorité – tant à cause de mes talents qu’à cause de masituation – se révélait dans la patience qu’elle témoignait à mapeine. Elle présentait proprement son esprit à mes confidencescomme si, eussé-je désiré composer un bouillon de sorcière et lelui offrir avec assurance, elle m’eût tendu une belle saucièreblanche. Telle elle était, exactement, quand, dans mon récit desévénements de la nuit, j’en arrivai à la réponse que m’avait faitMiles, lorsque, après l’avoir vu à une heure aussi phénoménale, aulieu même où, pour ainsi dire, il était actuellement, j’étaisdescendue le chercher. Je m’étais décidée à prendre ce moyen plutôtqu’un autre plus bruyant, mettant au-dessus de tout la nécessité den’alarmer personne de la maison. Je lui avais déjà laissé entendremon peu d’espoir d’arriver – en dépit de sa réelle sympathie – àlui faire saisir mon impression devant la magnifique inspirationavec laquelle, lorsque nous fûmes rentrés à la maison, le gaminaccueillit mon défi, enfin nettement articulé. Aussitôt que j’étaisapparue, au clair de lune, sur la terrasse, il s’était avancé versmoi sans hésiter ; je lui avais pris la main sans riendire ; je l’avais mené, à travers l’obscurité, le long de cetescalier où Quint avait rôdé, tout affamé de sa présence, – le longdu couloir où j’avais écouté et tremblé, – et ainsi, jusqu’à sachambre désertée.

Pas un son, chemin faisant, n’avait étéproféré par aucun de nous, et je m’interrogeais – oh ! combienje me dévorais ! – pour savoir si, dans son effrayant petitesprit, il cherchait une explication qui fût plausible et pas tropgrotesque. Cela lui donnerait du mal, certainement, et cettefois-ci, à l’idée de son réel embarras, un frémissement de triomphecourut dans mes membres. Le piège était habilement tendu à ungibier jusqu’ici vainqueur. Il ne pourrait plus affecter cetteparfaite correction, – ni même s’y essayer. Alors, comment diableallait-il se tirer de là ? À la vérité, en même temps que lapulsation passionnée de cette question, battait aussi dans mesveines la silencieuse angoisse de savoir comment diable je ferais,moi aussi. Je me trouvais enfin affronter dans toute sa rigueur lerisque que comportait, même encore maintenant, l’exécution de mapropre partie.

De fait, je me rappelle que, tandis que nouspénétrions dans sa petite chambre, dont le lit n’était pas défait,et où la fenêtre ouverte, laissant librement passer les rayons dela lune, rendait la chambre si claire qu’il était inutile defrotter une allumette, – je me rappelle comment, subitement, jedéfaillis, et me laissai tomber sur le bord du lit, vaincue parcette idée qu’il devait savoir, maintenant, combien vraiment ilm’« avait eue », comme on dit. Armé de sa viveintelligence, il ferait tout ce qu’il voudrait aussi longtemps queje continuerais de soutenir cette vieille tradition de laculpabilité des maîtres de l’enfance qui entretiennent des terreurset des superstitions. Oui, il me tenait, on pouvait le dire, etdans un étau : car qui m’absoudrait jamais, qui me sauveraitde la corde, si, par la plus légère allusion, j’introduisais, lapremière, un élément aussi atroce dans nos relations sinormales ? Non, non, vraiment, il était inutile d’essayer defaire entendre à Mrs. Grose – presque autant que d’essayer dele traduire ici – combien, pendant notre duel rapide et amer, là,dans le noir, il éveilla en moi presque de l’admiration. Je fus,naturellement, pleine de douceur et de bonté. Jamais encore mesmains ne s’étaient posées avec autant de tendresse sur ses jeunesépaules, tandis que je m’appuyais à son lit. Je n’avais pas d’autrealternative que de lui poser la question, – lui en poser une, dumoins : « Il faut me parler maintenant, me dire lavérité. Pourquoi êtes-vous sorti ? Et que faisiez-vousdehors ? »

Je vois encore son étonnant sourire, le blancde ses yeux magnifiques, et l’éclat de ses dents briller dans ledemi-jour.

« Si je vous le dis,comprendrez-vous ? »

Mon cœur me battait dans la gorge :allait-il me dire le pourquoi ?

La voix me manqua pour l’en presser, et je merendis compte que ma seule réponse fut un vague et grimaçanthochement de tête. Il était la douceur même, et tandis que je metenais devant lui, en continuant ce malheureux hochement, ilsemblait, plus que jamais, un jeune prince de conte de fées. Oui,ce fut sa sérénité qui me donna du répit. Si vraiment ils’apprêtait à me faire sa confession, en aurait-il montré unepareille ?

« Eh bien, dit-il, à la fin, tout exprèspour que vous fassiez ça.

– Que – pour changer – vous pensiez du mal demoi ! »

Jamais je n’oublierai la gentillesse, lagaieté avec laquelle il prononça ses mots, ni comment, pour lescouronner, il se pencha et m’embrassa. Et ce fut la fin de tout. Jelui rendis son baiser et tandis que je le serrais dans mes bras, ilme fallut un effort prodigieux pour ne pas pleurer. Il me rendaitcompte de sa conduite exactement de la façon qui me permettait lemoins de lui en demander davantage, et je ne fis que confirmer monacquiescement à ses paroles lorsque, ayant jeté un coup d’œil dansla chambre, je lui demandai :

« Alors, vous ne vous étiez pasdéshabillé ? »

Je puis dire que, littéralement, à ce moment,il étincela dans la pénombre.

« Pas du tout. Je veillais et jelisais.

– Et quand êtes-vous descendu ?

– À minuit ! Ah ! quand je me mêled’être mauvais, j’y vais franchement !

– Je vois, je vois. C’est tout à faitcharmant. Mais comment pouviez-vous être sûr que je lesaurais ?

– Oh ! j’avais tout arrangé avecFlora. »

Ses réponses m’arrivaient avec uneprestesse !

« Elle devait se lever et regarder par lafenêtre.

– Et c’est ce qu’elle fit. »

C’était moi qui tombait dans lepiège !

« Ainsi, elle vous a tracassée et pourvoir ce qu’elle regardait, vous avez regardé aussi – et vous avezvu.

– Tandis que vous, répliquai-je, vousattrapiez la mort à être dehors en pleine nuit. »

Il s’épanouissait tellement devant la réussitede son exploit, qu’il pouvait bien se permettre d’en tomberradieusement d’accord.

« Sans cela, demanda-t-il, aurais-je étéaussi méchant que je le désirais ? »

Et après un nouvel embrassement, l’incident,comme notre colloque, furent clos, sur ma reconnaissance formellede toutes les réserves de sagesse qu’il avait dû amasser pour sepermettre une pareille plaisanterie.

XIII

Mon impression particulière, je le répète, meparut, le lendemain, difficile à faire partager à Mrs. Grose,bien que je la fortifiasse d’une autre remarque qu’il m’avaitfaite, avant que nous ne nous séparions.

« Tout tient en quelques mots, luidis-je, en six mots qui règlent la question : « Pensez unpeu à tout ce que je pourrais faire », voilà ce qu’il m’alancé pour me prouver quel bon petit garçon il est. Il sait à fondce qu’il peut faire. C’est de ça qu’il leur a donné une idée aucollège.

– Eh Seigneur ! comme vous avezchangé ! s’écria mon amie.

– Je n’ai pas changé du tout. J’explique leschoses, tout simplement. Tous les quatre, vous pouvez en être sûre,se rencontrent perpétuellement. Si, l’un de ces dernières nuits,vous eussiez été avec l’un ou l’autre des enfants, vous auriez toutcompris bien facilement. Plus j’ai observé, plus j’ai attendu, plusj’ai senti qu’à défaut d’autre preuve, leur silence systématique, àtous les deux, serait suffisant. Jamais rien ne leur a échappé, pasune allusion, pas une phrase commencée à propos de leurs anciensamis, pas plus que, de la part de Miles, à propos de son renvoi.Oui, oui, nous pouvons nous asseoir tranquillement à les regarder,et ils peuvent, tant qu’il leur plaira, nous en faireaccroire ; mais dans le moment même qu’ils prétendent êtreabsorbés dans leur conte de fées, ils s’enfoncent dans la vision deces morts qui reviennent à eux. Il n’est pas du tout en train delui faire la lecture, déclarai-je. Ils parlentd’« eux » ! Ils disent des choses horribles. Je saisbien que je vous parais folle : c’est bien un miracle si je nele suis pas. À ma place, voyant ce que j’ai vu, vous le seriezdevenue ; mais cela ne m’a rendue que plus lucide et m’a faitcomprendre bien d’autres choses. »

Certes, ma lucidité devait semblereffrayante : mais les exquises créatures qui en étaientvictimes, passant et repassant devant nous dans leur gracieuxenlacement, donnaient à l’incrédulité de ma compagne un vigoureuxappui. Et je vis combien elle s’y fiait, lorsque, sans broncherdevant le feu de ma passion, elle continua de les couvrir de sonmême regard :

« Quelles autres choses avez-vouscomprises ?

– Mais toutes celles qui m’ont enchantée,fascinée, – et cependant, au fond, – je le vois si étrangement àprésent, – qui m’avaient mystifiée et troublée. Leur beauté plusqu’humaine, leur sagesse absolument anormale… Tout cela n’est quejeu, continuai-je, c’est une manière d’être, une affectation et unefraude !

– De la part des petits chéris ?

– Qui ne sont guère encore que de ravissantsbébés ? Mais oui, tout insensé que celaparaisse ! »

Le fait même de l’exprimer m’aida vraiment àanalyser mon impression… à remonter jusqu’à sa source etreconstituer le tout.

« Ce n’était pas qu’ils fussentsages : ils étaient absents, voilà tout. S’il a été si facilede vivre avec eux, c’est qu’ils vivent une existence à part de lanôtre. Ils ne sont pas à moi… à nous. Ils sont à lui – et àelle !

– À Quint et à cette femme ?

– À Quint et à cette femme. Ils veulent lesreprendre. »

Ah ! comment les regarda alorsMrs. Grose ! « Mais pourquoi ?

– Pour l’amour du mal qu’en ces joursterribles le couple leur a inculqué ; leur insuffler encore ettoujours ce mal, soutenir et poursuivre leur œuvre démoniaque,voilà ce qui ramène les autres ici.

– Ah ! là ! là ! » dit monamie, tout bas. L’exclamation était populaire, mais,involontairement, elle me révélait son acquiescement à cette preuvenouvelle qu’il avait dû se passer ici un drame, pendant les mauvaisjours : car il y avait eu des jours pires que ceux-ci. Rien nepouvait me convaincre davantage que ce simple assentiment, accordépar son expérience à la dépravation, quelque profonde que je pussele soupçonner, de notre paire de canailles. La soumission de samémoire se révéla dans ces mots qu’elle laissa échapper :

« Pour des fripouilles, c’en était !– Mais que peuvent-ils faire maintenant ? poursuivit-elle.

– Faire ? » répétai-je comme unécho, et si fort que Miles et Flora, passant au loin, s’arrêtèrentun moment et nous regardèrent. « Vous ne trouvez pas qu’ils enfassent assez ? » demandai-je d’une voix plus basse,après que les enfants qui nous avaient souri et fait signe de lamain eurent repris leur comédie. Un moment, elle nous fascina.Puis, je lui répondis :

« Ils peuvent nous lesdétruire ! »

Cette fois, ma compagne se tourna vers moi,mais son appel resta silencieux et le silence me rendit plusexplicite.

« Ils ne savent pas bien encore commentfaire – mais ils essayent de toutes leurs forces. On ne les voitencore qu’au-delà d’une chose ou d’une autre, et d’un peu loin,dans des endroits bizarres et des lieux élevés, au sommet destours, sur les toits des maisons, à l’extérieur des fenêtres, del’autre bord des étangs, mais des deux côtés, un dessein est àl’œuvre pour raccourcir la distance et surmonter l’obstacle :ainsi le triomphe des tentateurs n’est qu’une question de temps.Ils n’ont qu’à continuer leurs dangereuses suggestions !

– Et les enfants iront ?

– Et périront dansl’entreprise ! »

Mrs. Grose se leva lentement, etj’ajoutai, prise de scrupules :

« À moins, bien entendu, que nous nel’empêchions. »

Debout, devant moi toujours assise, elletentait, visiblement, d’analyser la situation.

« C’est leur oncle qui doit empêcher ça.Il faut qu’il les emmène.

– Et qui l’en persuadera ? »

Elle m’avait semblé scruter l’horizon, maispencha alors vers moi un visage un peu sot :

« Vous, mademoiselle.

– En lui écrivant que sa maison estempoisonnée et que son neveu et sa nièce sont fous ?

– Mais s’ils le sont, mademoiselle ?

– Si je le suis moi-même, voulez-vousdire ? Ce sont de charmantes nouvelles à lui envoyer, de lapart d’une personne qui jouit de sa confiance et dont la premièreraison d’être est de lui éviter tout ennui. »

Mrs. Grose, songeuse, suivait les enfantsdes yeux.

« Oui, il n’aime pas les ennuis. C’a étéla principale raison…

– Pour laquelle ces monstres ont pu le trompersi longtemps ? Sans doute, bien que tout de même il lui aitfallu une terrible indifférence. Comme je ne suis pas un traîtremoi, en tout cas, je ne le tromperai pas. »

Après un moment, ma compagne, pour touteréponse, s’assit de nouveau et me saisit le bras.

« En tout cas, appelez-le àvous. »

Je la regardai, stupéfaite.

« À moi ? »

J’eus une peur soudaine de ce qu’elle seraitcapable de faire.

« Lui ?

– Il devrait être ici, il devrait nousaider. »

Je me levai d’un bond et je crois lui avoiralors montré une plus sincère figure que jamais :

« Vous me voyez l’invitant à me faire unevisite ? »

Non, les yeux dans les yeux, évidemment, ellene me voyait pas. Et même, au lieu de cela – comme une femme quisait lire dans une autre femme – elle vit ce que je voyaismoi-même : sa dérision, son divertissement, son mépris pourmon manque de résignation à la solitude, et la belle histoireprésentée de façon à attirer son attention sur mes attraitsnégligés. Elle ne savait pas – ni personne au monde – combienj’avais été fière de le servir et d’observer fidèlement notrecontrat, mais néanmoins, elle estima à sa juste mesure, je crois,l’avertissement que je lui donnai : « Si jamais vousperdiez la tête au point d’avoir recours à lui en mafaveur… »

Elle fut réellement effrayée !

« Alors, mademoiselle… ?

– Je vous quitterais sur l’heure, lui, etvous. »

XIV

C’était très bien d’avoir pu garder le contactavec eux, mais leur parler se révéla, autant que jamais, un effortau-dessus de mes forces. Vue de près, la situation d’aujourd’hui meprésentait des difficultés aussi insurmontables que lesprécédentes. Cette situation dura un mois, avec de nouvellesaggravations, des traits particuliers, dont le plus saisissant, quis’accentua de jour en jour, était l’ironie, consciente et légère,de mes élèves. Ce n’était pas – j’en suis aussi certaineaujourd’hui qu’alors – l’effet seulement de mon infernaleimagination ! il était facile de discerner qu’ils étaient aucourant de mes embarras, et que nos étranges relationstransformaient, en une certaine manière, l’atmosphère dans laquellevous vivions – et cela dura longtemps. Je ne veux pas dire qu’ilsclignaient de l’œil ou qu’ils fissent rien de vulgaire, car, pourcela, il n’y avait rien à craindre d’eux. Ce que je veux dire, dumoins, c’est que l’élément innommé et insaisissable grandissaitentre nous aux dépens de tout le reste et que, pour éviter avectant de bonheur les occasions scabreuses, il fallait entre nous unbien fort consentement tacite.

Les choses se passaient comme si, par moments,nous arrivions en vue d’objets devant lesquels il nous fallaittourner court, abandonnant subitement des routes qu’on s’apercevaitêtre des impasses, fermant, avec un bruit qui attirait nos regardsles uns sur les autres, – car, comme tous les bruits, c’étaittoujours plus fort que nous ne l’aurions voulu, – des portesindiscrètement ouvertes. Tous les chemins mènent à Rome et, àcertains moments, il semblait que tous les sujets d’études et tousles thèmes de conversation frôlassent le terrain défendu. Leterrain défendu, c’était, d’une façon générale, le retour des mortssur terre, et, tout spécialement, la discussion de ce qui peutsurvivre, dans la mémoire, d’amis perdus par de jeunes enfants. Ily avait des jours où j’aurais juré que l’un poussait l’autre d’uncoup de coude invisible, et lui disait : « Elle croitqu’elle y est, cette fois-ci, mais elle n’y arriverapas ! » « Y être » aurait été de se permettre,par exemple, une fois par hasard, une allusion à la dame qui lesavait préparés à ma direction.

Ils avaient un appétit, insatiable etcharmant, pour certaines anecdotes de mon existence dont je lesavais régalés mainte et mainte fois… Ils savaient tout ce quim’était jamais arrivé, possédaient, dans les moindres détails,l’histoire de mes plus petites aventures, ainsi que de celles demes frères, de mes sœurs, du chien et du chat de la maison aussibien que beaucoup d’autres sur les manies originales de mon père,le mobilier et la disposition de notre demeure, et la conversationdes vieilles femmes de mon village. En comptant tout, il y avaitpas mal de choses à propos desquelles on pouvait bavarder, pourvuque l’on allât vite, qu’on se s’attardât pas et que l’on sûtinstinctivement quand et où il fallait moduler. Ils avaient un artparticulier pour tirer les ficelles de mon imagination ou de mamémoire ; et quand toutes ces circonstances me reviennent, ilme semble que rien ne me donnait davantage l’impression que j’étaisguettée d’un abri soigneusement caché. En tout cas, ce n’était quelorsqu’il s’agissait de ma propre vie, de mon propre passé et demes propres amis que nous nous sentions à l’aise : état dechoses qui les amenait parfois, sans nécessité, à évoquer, parsociabilité pure, des souvenirs puérils.

J’étais invitée, sans qu’une liaison d’idéesnous y eût amenés, à répéter le mot célèbre de Gros-Pierre, ou àconfirmer des détails déjà connus sur l’intelligence du poney dupresbytère.

C’était tantôt à de semblables moments, tantôtà d’autres, tout à fait différents, que mon « épreuve »,ainsi que je l’ai appelée, me devenait, avec la tournure actuelledes événements, plus amère et plus difficile. Le fait que les jourss’écoulaient sans m’apporter de nouvelle rencontre aurait dû,semble-t-il, verser quelque apaisement à mes nerfs surexcités.

Depuis la légère émotion de cette secondenuit, où, du palier, j’avais reconnu la présence d’une femme sur lapremière marche d’en bas, je n’avais rien vu, dehors ou dedans lamaison, qu’il eût mieux valu ne pas voir. Je m’étais attendue àvoir Quint à plus d’un tournant, et maintes fois, la situation,simplement par je ne sais quelle atmosphère sinistre, m’avait parupropre à une apparition de miss Jessel. L’été avait tourné, l’étéétait passé, l’automne s’était abattu sur Bly, y éteignant à deminotre belle lumière. Ce beau lieu, sous le ciel gris, avec sescorbeilles flétries, ses espaces dénudés et ses feuilles morteséparses, paraissait un théâtre où la pièce est finie de jouer,quand les programmes froissés jonchent le sol. Je retrouvaisexactement l’état de l’atmosphère, les nuances de sonorité et desilence, l’indicible, l’inexprimable impression d’être arrivée au« moment voulu », tout un ensemble de circonstances quime rendait de nouveau – assez longtemps pour que je la puisse noter– cette sensation de médium où j’étais plongée, ce beau soir dejuin, lorsque Quint m’était apparu pour la première fois ;dans laquelle aussi, après l’avoir vu derrière la vitre, je l’avaisvainement cherché dans les taillis environnants. Oui, jereconnaissais les signes, les présages, je reconnaissais le temps,le lieu. Mais tout demeurait vide et inanimé, et moi-même indemne,respectée, – si l’on peut dire « respectée » une jeunefemme dont la sensibilité à été, non pas amoindrie, mais exaspérée,de la façon la plus extraordinaire !

Dans ma conversation avec Mrs. Grose àpropos de cette horrible scène de Flora, près de l’étang, jel’avais rendue perplexe en lui disant que, maintenant, jeregretterais bien plus de perdre mon étrange pouvoir que de leconserver ; et je lui avais longuement expliqué l’idée qui medominait : que les enfants vissent les spectres ou non, –puisque d’ailleurs il n’était pas encore définitivement prouvéqu’ils les vissent, – je préférais infiniment, pour leursauvegarde, courir le risque à moi seule. J’étais prête au pire. Cequi m’avait alors transpercée comme d’un poignard, était la penséeque mes yeux pussent être scellés tandis que les leurs eussent étégrands ouverts. Eh bien ! mes yeux étaient scellés à présent,il le semblait bien – conclusion pour laquelle il paraissaitblasphématoire de ne pas remercier Dieu. – Hélas ! il y avaitune difficulté à cela : je l’eusse remercié de toute mon âme,n’eût été la conviction – égale à cette reconnaissance – que mesenfants avaient un secret.

Comment, aujourd’hui, retracer les étrangesétapes de mon obsession ? À certains moments, quand nousétions ensemble, j’aurais pu jurer que, littéralement, – en maprésence, mais sans que j’en eusse la sensation directe, – ilsrecevaient des visiteurs qu’ils connaissaient et accueillaientcordialement. À ces moments-là, si je n’eusse été retenue par lacrainte que le remède ne fût pire que le mal qu’il voulaitcombattre, mon exaltation se serait donné libre cours :« Ils sont là, ils sont là, petits malheureux, me serais-jeécriée, vous ne pouvez pas le nier, maintenant ! ». Maisles petits malheureux niaient tout avec les forces unies de leursociabilité et de leur tendresse, dans les abîmes cristallinsdesquelles – tel l’éclair d’une écaille de poisson dans le torrent– scintillait ironiquement l’avantage qu’ils avaient sur moi. À lavérité, mon trouble avait été plus profond que je ne croyais, cettenuit où, à la recherche sous les étoiles de Peter Quint ou de missJessel, j’avais découvert l’enfant sur le repos duquel j’étaischargée de veiller, et qui était rentré avec moi, conservant sonmême regard si doux : ce doux regard, qu’il avait, dès lepremier moment, et sur le lieu même, dirigé tout droit surmoi ; ce doux regard levé au ciel, avec lequel, des créneauxqui nous dominaient, se plaisait à jouer la hideuse apparition deQuint. Pour un bouleversement, on peut dire que ma découverte, àcette occasion, en avait été un plus profond qu’aucun autre, etc’était essentiellement d’un état d’âme bouleversé que je tiraisles conclusions présentes. J’en étais quelquefois harassée à un telpoint que je m’enfermais pour répéter à haute voix : c’était àla fois un soulagement inexplicable et un renouvellement dedésespoir – la scène qui me permettrait d’aborder le fond de laquestion. J’en approchais, tantôt d’un côté et tantôt d’un autre,tout en parcourant ma chambre avec agitation, mais toujours, aumoment affreux d’articuler les noms propres, mon couragem’abandonnait.

Tandis que les syllabes mouraient sur meslèvres, je me disais que j’allais peut-être les aider à se formerune image infâme, si, en les prononçant, ces noms hideux, jeviolais l’instinctive délicatesse la plus rare que jamais sansdoute eût connue salle d’études. Quand je me disais :« Eux ont assez de tact pour se taire, et toi, avec toute laconfiance qu’on te témoigne, assez de vilenie pour vouloirparler », je me sentais devenir écarlate, et je me couvrais lafigure de mes mains.

Après ces scènes secrètes, je bavardais plusque jamais, pleine de volubilité, jusqu’au moment où survenait unde nos prodigieux et tangibles silences, – je ne puis les qualifierautrement, – une étrange sensation d’étourdissement,d’entraînement, – je cherche les termes justes – enveloppée dans uncalme, une suspension absolue de toute manifestation de vie. Ellen’avait pas de rapport avec le plus ou moins de tapage que nouspouvions être en train de faire, et je pouvais la percevoir, àtravers n’importe quel éclat de gaieté, quelle récitation plusrapide, ou quel accord bruyant du piano. Alors, alors, les autres,les intrus étaient là. Bien qu’ils ne fussent pas des anges, ils« passaient », comme on dit en France, me faisant frémir,tant que durait leur présence, de la crainte qu’ils n’adressassentà leurs jeunes victimes quelque message plus infernal, ou quelquevision plus ardente que ce qu’ils avaient jugé assez bon pourmoi.

L’idée qu’il m’était le plus difficiled’éloigner était celle, si cruelle, que, quoique j’eusse vu, Mileset Flora voyaient davantage : choses terribles, impossibles àdeviner, et qui surgissaient des affreux moments de leur viecommune d’autrefois. De telles choses, naturellement, laissaientdans l’atmosphère, pour quelque temps, comme une glacesuperficielle que nous nous refusions à reconnaître, vociférant àl’unisson ; et, tous trois, après maintes répétitions, avionsacquis un tel entraînement, que, chaque fois, pour indiquer la finde l’incident, nous exécutions automatiquement les mêmesmouvements. En tout cas, il était frappant que les enfants vinssentrégulièrement, sans la moindre raison, m’embrasser comme des fous,et ne manquassent jamais, l’un ou l’autre, de poser la précieusequestion qui nous avait fait traverser plus d’un passagepérilleux : « Quand pensez-vous qu’il viendra ? Necroyez-vous pas que nous devrions lui écrire ? » Rien –l’expérience nous l’avait appris – ne valait cette demande pourchasser tout embarras. « Il », bien entendu, c’étaitl’oncle de Harley Street, et nous vivions dans la convention,abondamment exprimée, qu’il pouvait à tout instant arriver et semêler à notre cercle. Il était impossible de donner moinsd’encouragement à une doctrine qu’il ne l’avait fait à celle-ci,mais si nous n’avions pas eu le soutien de cette doctrine, nousnous serions privés, les uns et les autres, de quelques-unes de nosplus belles mystifications. Il ne leur écrivait jamais :c’était peut-être égoïste, mais cela faisait partie de la confianceflatteuse qu’il avait placée en moi, car la façon dont un hommerend à une femme son hommage le plus flatteur a tendance à n’êtreque l’accomplissement souriant d’une des lois sacrées de sonconfort personnel. Ainsi j’étais persuadée que je restais fidèle àma promesse de ne jamais le troubler en donnant à entendre à nosjeunes amis que leurs lettres n’étaient que d’aimables exerciceslittéraires : elles étaient trop jolies pour être mises à laposte. Je les conservais pour moi ; je les possède encoretoutes, à cette heure. Cette règle que je m’étais imposée neservait qu’à augmenter l’effet satirique de leur perpétuellesupposition, qu’à tout instant il pouvait apparaître au milieu denous. C’était exactement comme si nos jeunes camarades se rendaientcompte du point auquel une telle visite, plus que tout le reste,aurait été embarrassante pour moi.

D’ailleurs, regardant en arrière, rien ne meparaît plus extraordinaire que le simple fait de n’avoir jamaisperdu patience avec eux, en dépit de mes nerfs tendus et de leurtriomphe latent. Adorables, oui, vraiment, ils devaient l’être, jele sens maintenant, puisqu’en ces jours passés je ne les haïssaispoint. Cependant, si le soulagement ne fût point survenu, monexaspération, à la longue, ne m’eût-elle pas trahie ? Ceciimporte peu, car le soulagement vint. Je le nomme« soulagement », bien que ce ne fût que celui que procurela rupture d’une corde trop tendue, ou le coup de tonnerre, un jourd’orage. Enfin, au moins, c’était un changement : et il arrivacomme un éclair.

XV

Je me rendais à l’église, un certain dimanchematin, avec Miles à côté de moi ; sa sœur, bien en vue,marchait en avant, avec Mrs. Grose. C’était un jour clair etsec, le premier de ce genre, depuis quelque temps. Il avait gelélégèrement, pendant la nuit, et l’air automnal, étincelant et vif,rendait les sonneries de cloches de l’église presque gaies. Parquelle suite bizarre de mes pensées en arrivai-je, à ce moment, àme dire que mes élèves me montraient vraiment une obéissance dontje ne pouvais qu’être frappée – aussi bien quereconnaissante ? Pourquoi ne se révoltaient-ils jamais contremon inexorable, ma perpétuelle société ? Je ne sais quoim’avait fait comme toucher du doigt ce fait que, pour ainsi dire,j’avais cousu le gamin à mes jupes, et que dans la manière dont noscompagnons marchaient au pas militaire devant moi, je pouvaissembler me prémunir contre quelque rébellion. J’étais comme ungeôlier dont l’œil surveille les surprises et les évasionspossibles. Mais tout ceci – je veux dire leur magnifique petitecondescendance – appartenait justement à l’ensemble des faits lesplus profondément mystérieux de notre aventure. Soigneusementhabillé de sa tenue du dimanche, par les soins du tailleur de sononcle à qui on avait laissé les coudées franches et qui savaitapprécier la valeur d’un gilet élégant et la tournurearistocratique de son petit client, Miles donnait une telleimpression d’indépendance, de droits qu’exigeaient son sexe et sasituation, qu’eût-il réclamé sa liberté, je n’aurais rien eu àdire. Par la plus étrange des coïncidences, j’étais en train de medemander comment je pourrais lui résister, lorsque, à ne pouvoirs’y tromper, la révolution se produisit. Je l’appelle« révolution » parce que je vois maintenant comment, avecles mots qu’il prononça, le rideau se leva sur le dernier acte demon terrible drame, et, dès lors, la catastrophe se précipita.

« Dites-moi, ma chère, débuta-t-ilgentiment, quand diable vais-je retourner aucollège ? »

Transcrite ici, la phrase paraît assezinoffensive, d’autant plus qu’elle était prononcée avec le timbreclair et caressant grâce auquel ses intonations semblaient autantde roses négligemment jetées à son interlocuteur – surtout lorsqueson interlocuteur était son éternelle institutrice. – Elles avaientquelque chose de « prenant », et, de fait, je fus alorstellement saisie, que je m’arrêtai court, comme si l’un des arbresdu parc se fût abattu en travers de la route. Quelque chose denouveau venait de surgir là, entre nous, et il se rendaitparfaitement compte que je le comprenais, bien que, pour ce faire,il n’eût pas besoin d’abandonner un atome de sa candeur et de saséduction habituelles. Je sentais déjà, rien qu’en ne trouvant rienà lui répliquer immédiatement, qu’il jouissait de l’avantage gagné.J’étais si lente à trouver n’importe quoi à dire, qu’il eut tout letemps, après une minute écoulée, de continuer, avec son souriresuggestif, mais indulgent : « Vous savez, ma chère, qued’être toujours seul avec une dame… » Il avait toujours ce« ma chère » sur les lèvres, en s’adressant à moi, etrien ne pouvait exprimer plus exactement la nuance du sentiment queje désirais inspirer à mes élèves, que ce terme de tendrefamiliarité. C’était si librement respectueux !

Mais, mon Dieu ! comme je sentais qu’ilme fallait maintenant peser mes paroles ! je me rappelle que,pour gagner du temps, je feignis de rire, – et je me vis, dans lebeau visage qui m’observait, si vilaine et si bizarre !

« Et… toujours avec la mêmedame ? » rétorquai-je.

Il ne pâlit, ni ne sourcilla. Tout étaitpratiquement dévoilé entre nous.

« Ah ! bien sûr, elle est unecharmante personne, une vraie dame. Mais, voyez-vous, je suis ungarçon qui… eh bien ! qui avance en âge ! »

Je m’arrêtai un instant, le considérant avecquelle tendresse !

« Oui, vous avancez ! » Combienje me sentais perdue… et encore aujourd’hui, je reste persuadée decette petite idée qui vint me percer le cœur. Il le savait et s’enfaisait un jeu cruel envers moi.

« Et vous ne pouvez pas dire que je n’aipas été rudement gentil, hein ? »

Je posai ma main sur son épaule, car bien queje sentisse qu’il eût été bien préférable de nous remettre enroute, je n’en étais pas encore tout à fait capable.

« Non, je ne peux pas dire cela,Miles.

– Excepté juste cette nuit, voussavez !

– Cette seule nuit ? »

Mais je ne pouvais pas regarder aussi droitque lui.

« Oui, quand je suis descendu, quand jesuis sorti de la maison.

– Ah oui ! mais j’ai oublié pour quelleraison vous aviez fait cela.

– Vous avez oublié pourquoi ? – Ilparlait avec la gentille exubérance qui anime les reproches desenfants. – Mais c’était justement pour vous montrer que je pouvaisle faire !

– Oh oui ! vous pouviez bien lefaire !

– Et je pourrais le faire encore. »

Je constatais qu’après tout, il m’étaitpossible de ne pas perdre absolument la tête.

« Certainement. Mais vous ne le ferezpas.

– Non, pas encore cela : ce n’était riendu tout.

– Rien du tout, dis-je. Mais, marchons,maintenant. »

Il reprit sa marche auprès de moi, passant sonbras sous le mien.

« Alors, quand donc dois-je retourner aucollège ? »

Je pris mon air le plus soucieux, enréfléchissant à sa demande.

« Étiez-vous très heureux aucollège ? »

Il réfléchit un instant.

« Oh ! je me trouve assez bienpartout !

– Eh bien ! alors, – ma voix tremblaitmalgré moi, – si vous êtes aussi content ici qu’ailleurs…

– Ah ! mais ce n’est pas tout ! Bienentendu, vous savez un tas de choses…

– Mais vous voulez dire que vous en savezpresque autant ? risquai-je, tandis qu’il s’arrêtait.

– Je ne sais pas la moitié de ce que jevoudrais savoir, avoua Miles honnêtement. Mais ce n’est pas tantcela.

– Qu’est-ce que c’est, alors ?

– Eh bien ! … je voudrais voir davantagede la vie.

– Je vois, je vois. »

Nous étions arrivés en vue de l’église et deplusieurs personnes, parmi lesquelles quelques membres de ladomesticité de Bly qui s’y rendaient, et se groupaient près de laporte pour nous voir entrer. Je hâtai le pas : je voulais yarriver avant que la question ne devînt trop embarrassante. Jesavais bien qu’une fois là, il aurait à garder le silence pendantune heure. Je pensais avec envie à l’ombre relative de notre bancclos, et au secours presque spirituel que m’apporterait le coussinoù s’appuieraient mes genoux. Il me semblait littéralement que jelui disputais une course désespérée, mais je sentis qu’il arrivaitbon premier, quand, avant d’entrer dans le cimetière qui précédaitl’église, il me jeta ces mots :

« J’ai besoin de mespareils ! »

Cela me fit littéralement bondir.

« Il n’y a guère de vos pareils, Miles,dis-je en riant. Excepté la petite Flora chérie, peut-être.

– Vraiment, vous me comparez à un bébé ?– qui est une fille ? »

Je me sentais singulièrement désarmée.

« Est-ce que nous n’aimez pas notrepetite Flora ?

– Si je ne l’aimais pas… et vous aussi… Si jene l’aimais pas… » répéta-t-il, en reculant comme pour prendreson élan, et cependant laissant sa pensée tellement inachevée,qu’après avoir franchi la barrière, un autre arrêt, qu’il m’imposapar une pression de son bras sur le mien, était devenu inévitable.Mrs. Grose et Flora avaient pénétré dans l’église, les autresfidèles avaient suivi, et pour l’instant, nous étions seuls parmiles vieilles tombes rustiques. Nous nous étions arrêtés – dansl’allée qui partait de la barrière – auprès d’une tombe, basse etoblongue comme une table.

« Eh bien, si vous ne nous aimiezpas ?… »

Il regardait les tombes, tandis quej’attendais sa réponse.

« Eh bien ! vous savezquoi ! »

Mais il ne bougea pas, et, présentement, meservit quelque chose qui me fit m’asseoir brusquement sur lapierre, comme prise d’un besoin subit de repos.

« Mon oncle pense-t-il ce que vouspensez ? »

Je pris un temps bien marqué.

« Comment savez-vous ce que jepense ?

– Ah ! bien sûr, je ne le sais pas :car je m’aperçois maintenant que vous ne me le dites jamais. Maisje veux dire : le sait-il ?

– Sait-il quoi, Miles ?

– Eh bien, ce que je fais. »

Je me rendis rapidement compte que je nepouvais faire à cette question aucune réponse qui ne comportât enquelque manière le sacrifice de mon patron. Cependant je songeaique nous nous étions tous, à Bly, suffisamment sacrifiés pour quecette faute ne fût que vénielle.

« Je ne crois pas que votre oncle s’ensoucie beaucoup. »

Miles, là-dessus, me considéra longuement.

« Et ne croyez-vous pas qu’on pourraitl’amener à s’en soucier ?

– Comment cela ?

– Mais s’il venait ici.

– Et qui le fera venir ici ?

– Je le ferai, moi ! » dit l’enfant,avec un éclat et un accent de volonté extraordinaires. Il me lançaencore un regard plein de cette même expression, puis marcha versl’église, et y entra, seul !

XVI

La scène se conclut d’elle-même, par le faitque je ne l’y suivis point. C’était céder déplorablement à sesnerfs, mais m’en rendre nettement compte ne m’aida pas du tout àretrouver le calme. Je ne pouvais que rester là, assise sur matombe, et essayer, à travers les paroles prononcées par mon jeuneami, de deviner leur sens entier. Lorsque je fus parvenue àl’embrasser entièrement, j’avais aussi décidé de fournir commeprétexte à mon absence ma confusion de donner un tel exemple deretard à mes élèves et au reste de l’assemblée. Mais ce que je meredisais par-dessus tout, était que Miles m’avait arraché unavantage, et qu’il en aurait justement la preuve dans cettemaladroite absence. Il m’avait fait avouer que j’avais grande peurd’une certaine chose, et, probablement, il profiterait de cettecrainte pour obtenir plus de liberté. La peur que j’éprouvais,c’était d’avoir à traiter de la question intolérable de son renvoide l’école, puisque cela n’était, au fond, que la question desabominations qui s’y rattachaient. Que son oncle en arrivât àtraiter de ces choses avec moi, c’était une solution qu’enelle-même j’eusse dû désirer maintenant. Mais il m’était tellementimpossible d’en envisager la laideur et la peine, que je me bornaisimplement à remettre ma décision à plus tard, et me contentai devivre au jour le jour. L’enfant, à ma profonde confusion, étaitgrandement dans son droit, et dans une situation à pouvoir medire : « Ou bien vous tirerez au clair avec mon tuteurcette mystérieuse interruption de mes études, ou bien vous cesserezde vous attendre à me voir mener auprès de vous une vie aussianormale pour un garçon. » Ce qui était très anormal chez legarçon dont il s’agissait en particulier, c’était cette révélationsoudaine qu’il avait à la fois conscience de la gravité de son cas– et un plan pour le résoudre.

C’est cela qui me bouleversait, quim’empêchait d’entrer dans l’église. J’en faisais le tour,hésitante, inquiète. La réflexion, déjà, me venait, qu’à ses yeux,je m’étais irrémissiblement découverte. Je ne pouvais donc plusrien réparer, et c’était un trop pénible effort que d’aller prendreplace auprès de lui sur le banc où nous nous serrions les unscontre les autres. Je le voyais, plus que jamais, prêt à glisserson bras sous le mien et me tenir là, pendant une heure, en étroitet silencieux contact avec son commentaire intime de notreconversation. Pour la première fois depuis son arrivée, jesouhaitais m’éloigner de lui. Je m’étais arrêtée sous la hautefenêtre de l’est, à écouter les chants religieux qui venaient del’intérieur. Une impulsion me saisie, qui, je le sentis, allait medominer complètement, pour peu que je l’encourageasse : jepouvais facilement mettre fin à mon épreuve en prenant la fuite.J’avais l’occasion sous la main : personne n’était là pourm’arrêter ; je pouvais renoncer à toute l’affaire, y tournerle dos et m’échapper. Il n’y avait qu’à rentrer vite à la maison, –laissée vide, pour ainsi dire, grâce à la présence de l’église dela plupart des domestiques, – et à y effectuer mes préparatifs dedépart. En somme, personne ne pourrait me blâmer si je m’enfuyais,poussée par le désespoir. À quoi bon me séparer d’eux, maintenant,si je devais le retrouver à dîner ? Il aurait lieu dans deuxheures. Alors, – j’en avais la perception aiguë, – mes jeunesélèves joueraient la comédie d’un innocent étonnement de ne pasm’avoir vue les suivre.

« Qu’avez-vous été faire, vilaine,méchante ? Était-ce vraiment pour nous tourmenter, – et nouscauser des distractions, vous savez, – que vous nous avezabandonnés, juste à la porte ? » Ces questions, je nepouvais les affronter, ni, pendant qu’ils les posaient, leurs beauxyeux menteurs ; cependant, tout cela, c’était si exactement ceque j’aurais à affronter que, devant l’image trop nette que monesprit se représentait, je cédai enfin à mon désir : jepartis.

Je partis, en tant qu’il s’agissait du momentprésent. Je sortis du cimetière, et, réfléchissant profondément, jerepris le même chemin qu’à l’aller, à travers le parc. Lorsquej’eus atteint la maison, il me sembla que mon parti était prisd’exécuter mon cynique projet de départ. Le calme dominical quirégnait, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du château, où je nerencontrai personne, me frappa comme m’offrant une occasion unique.Si, à cette heure, je partais rapidement, je disparaissais sans unescène, sans un mot… Mais il me fallait déployer une rapiditémerveilleuse, et puis la question de l’indispensable véhicule étaitla plus difficile à résoudre. Dans le hall, anxieuse et tourmentéepar les obstacles et les difficultés, je le laissai tomber,épuisée, sur la première marche de l’escalier ; puis, par uneviolente réaction, je me rappelai que c’était là, exactement, –plus d’un mois auparavant, dans les ténèbres de la nuit, etcourbée, de même, sous le poids des pensées mauvaises, – quej’avais vu le spectre de la plus horrible des femmes. alors cela meredressa : je finis de monter les marches du premier étage, jeme dirigeai, en proie à un étrange bouleversement, vers la salled’études, où il y avait des objets à moi que je désirais prendre.J’ouvris la porte : en un éclair, une fois de plus, mes yeuxse dessillèrent. Devant le spectacle qui m’accueillit, je vacillai,mais pour me reprendre aussitôt. Assise à ma propre table, dans laclaire lumière de midi, je vis une personne que, sans monexpérience antérieure, j’aurais prise, au premier moment, pour uneservante laissée à la garde de la maison, qui aurait profité dumanque, si rare, de surveillance, autant que du papier et desplumes de la salle d’études, pour s’appliquer à l’effortconsidérable d’écrire une lettre à son bon ami. Il y avait del’effort dans la manière dont ses mains, avec une lassitudeévidente, supportaient sa tête penchée, tandis que ses brass’appuyaient sur la table. Mais, tandis que je faisais cetteobservation, je m’étais déjà rendu compte du fait singulier que monentrée ne modifiait en rien son attitude. L’instant d’après, ellechangea de position, et ce fut alors, dans ce mouvement même, que,comme en un jet de flamme, jaillit son identité. Elle se leva, noncomme si elle m’eût entendue, mais avec une grande etindescriptible mélancolie, faite d’indifférence et de détachement,et, à une douzaine de pas de moi, se tint là, debout, toute droite,elle, la vile miss Jessel. Tragique et déshonorée, elle était toutentière devant moi. Mais comme je la fixais et assurais son imagedans ma mémoire, l’affreuse apparition passa, disparut. Sombrecomme la nuit dans sa robe noire, sa beauté hagarde et sa douleurindicible, elle m’avait regardée assez longtemps pour sembler medire que son droit de s’asseoir à ma table était aussi bon que lemien de m’asseoir à la sienne. Vraiment, je frémis d’horreurpendant ces instants, soudainement envahie par ce sentiment quel’intruse, c’était moi. Dans une protestation passionnée, jem’étais directement adressée à elle : « O terrible etmisérable femme ! » m’étais-je entendue crier, – et leson, par la porte ouverte, s’en était allé résonner le long ducorridor et dans la maison vide. Elle me regarda, mais je m’étaisreconquise, et l’atmosphère s’assainissait autour de moi. Uneminute plus tard, il n’y avait plus que des rayons de soleil dansla chambre, que des rayons de soleil – et la conviction que jedevais rester.

XVII

Je m’attendais tellement à ce que le retourdes autres s’accompagnât d’une demande d’explication, que jeressentis un trouble nouveau en ne rencontrant chez eux quediscrétion et mutisme au sujet de mon absence. Au lieu dem’accabler gaiement et de me câliner, ils ne firent aucune allusionà ma désertion, et, pour le moment, je n’eus plus – m’apercevantqu’elle aussi ne disait rien – qu’à me livrer à l’étude du visagede Mrs. Grose.

Le résultat de cette étude m’apporta laconviction que, d’une façon ou d’une autre, ils l’avaient persuadéede garder le silence, silence que j’étais bien décidée à rompre,dès notre premier entretien privé.

Cette occasion se présenta avant l’heure duthé. Je m’arrangeai pour la saisir cinq minutes, dans la pièce quilui était réservée, où, dans le crépuscule et l’odeur du painchaud, mais tout bien en ordre autour d’elle, je la trouvai assisedevant le feu, paisible, quoique mélancolique. Et c’est ainsi queje la vois, que je la vois le mieux : assise toute droite sursa chaise, regardant la flamme, qui éclaire la pièce à demi obscureet bien cirée, – une bonne grosse image bien propre de chosesrangées, d’armoires fermées à clef, – de repos inéluctable etobligatoire.

« Oui, ils m’ont demandé de ne rien dire,et, pour leur faire plaisir, – au moment où ils étaient là,naturellement, – j’ai promis. Mais que vous est-ilarrivé ?

– Je ne pouvais faire avec vous que lapromenade, dis-je. Il me fallait revenir pour recevoir uneamie. »

Elle s’étonna.

« Une amie, vous ?

– Mais oui, j’en ai une paire. – Et je me misà rire. – Mais… les enfants vous ont-ils donné uneraison ?

– Pour ne pas faire d’allusion à votreabsence ? Oui. Ils m’ont dit que vous le préfériez. Lepréférez-vous ? »

L’expression de mon visage l’avaitsoudainement inquiétée.

« Non. Je le regrette. – J’ajoutai, unmoment après : – Vous ont-ils dit pourquoi je lepréférais ?

– Non. Master Miles dit seulement :« Il ne faut faire que ce qui lui plaît. »

– Je voudrais vraiment qu’il se conformât à ceconseil ! Et Flora, que dit-elle ?

– Miss Flora ? Elle est tropgentille ! Elle dit seulement : « Bien sûr, biensûr » – et moi aussi. »

Je réfléchis un moment.

« Vous aussi, vous avez été tropgentille. Je crois vous entendre tous les trois. Enfin, tout estdit, maintenant, entre Miles et moi.

– Tout ? »

Quel ébahissement chez ma compagne !

« Tout. Mais peu importe ! Je saisce que j’ai à faire. Ma chère, continuai-je, je suis rentrée à lamaison pour causer avec miss Jessel. »

J’avais pris l’habitude de ne pas introduirece nom dans la conversation sans avoir d’abord Mrs. Grose bienen main ; de sorte que, maintenant, elle cligna bravement desyeux, au signal terrifiant donné par mes paroles, mais je pus lamaintenir dans un état relativement calme.

« Causer ? Voulez-vous dire qu’ellea parlé ?

– Cela revient au même. À mon retour, je l’aitrouvée dans la salle d’études.

– Et qu’a-t-elle dit ? »

J’entends encore la brave femme, l’accent desa stupeur candide.

« Qu’elle souffre lestourments… »

À ce trait, elle reconstitua tout le tableau –et blêmit.

« Voulez-vous dire, murmura-t-elle, lestourments des âmes… perdues ?

– Des âmes perdues. Damnées. Et c’est pour leslui faire partager, oui, c’est pour cela… »

À mon tour, d’horreur, la voix me manqua. Macompagne, douée de moins d’imagination, me soutint :« Pour les lui faire partager ?…

– … qu’elle veut Flora. »

À ces mots, Mrs. Grose m’aurait échappé,si je ne m’y fusse attendue. Mais je la maintins sur place, luiprouvant ma prévision.

« Ainsi que je vous l’ai dit, celaimporte peu.

– Parce que vous avez pris votre parti ?Lequel.

– Je suis prête à tout.

– Qu’appelez-vous« tout » ?

– Mais, faire venir ici leur oncle.

– Ah ! mademoiselle, faites-le, parpitié, s’exclama mon amie.

– Je le ferai, oui, je le ferai. C’est monunique branche de salut. Je vous ai déclaré tout à l’heure :tout est dit entre Miles et moi. Eh bien ! après laconversation que nous avons eue tous deux, si Miles croit que j’aipeur de faire venir son oncle, – et s’il se fait des idées sur cequ’il gagne à cela, – il verra qu’il se trompe. Oui, oui, son oncleentendra de ma bouche, ici même, – devant le petit, si c’estnécessaire, – que s’il y a un reproche à m’adresser pour ne m’êtrepas préoccupée de cette question d’une nouvelle école…

– Oui, mademoiselle… et alors ? insistama compagne.

– Eh bien ! c’est à cause de cettehorrible raison. »

Il y en avait tant, maintenant, de ceshorribles raisons, que ma compagne était excusable de demeurer dansle vague.

« Mais laquelle ?

– Eh bien ! cette lettre de son anciencollège.

– Vous la montrerez à Monsieur ?

– J’aurais dû le faire sur-le-champ.

– Oh non ! dit Mrs. Grose avecdécision.

– Je lui exposerai, continuai-je, inexorable,qu’il m’est impossible de m’occuper de cette question quand ils’agit d’un enfant renvoyé…

– Pour des motifs dont nous ne nous doutonspas ! déclara Mrs. Grose.

– Pour mauvaise conduite. Car autrement, pourquel motif ? puisqu’il est tellement remarquable, ravissant etparfait ? Est-il stupide ? A-t-il de mauvaisesmanières ? Est-il infirme ? A-t-il mauvaiscaractère ? Il est délicieux. Donc, ce ne peut être que… cela.Et cela éclaircit tout. Après tout, c’est la faute de leur oncle.S’il jugeait bon de laisser ici de telles gens…

– À la vérité, il ne les connaissait pas lemoins du monde. La faute est la mienne. » Elle était devenuetrès pâle.

« Vous n’aurez pas à en souffrir,répondis-je.

– Et les enfants non plus »,répliqua-t-elle solennellement.

Je gardai le silence. Nous nous regardâmes. Jerepris :

« Alors, que faut-il lui dire ?

– Vous n’aurez besoin de rien lui dire. Cesera moi qui parlerai. »

Je pesai à part moi la valeur de cetteréponse.

« Vous voulez dire que vous luiécrirez ? – Puis me rappelant son ignorance, je rattrapai maphrase :

– Comment communiquez-vous ?

– Je m’adresse au régisseur. Et il écrit.

– Aimerez-vous beaucoup lui faire écrire notrehistoire ? »

Il y avait dans ma question plus de sarcasmeque je n’avais voulu en mettre ; le moment d’après, elleéclatait en sanglots inconséquents. Ses yeux étaient encore pleinsde larmes, lorsqu’elle me dit :

« Ah ! mademoiselle, écrivez,vous !

– Eh bien ! ce soir ! »répondis-je, enfin.

Là-dessus, nous nous séparâmes.

XVIII

Dans la soirée, j’osai commencer ma lettre. Letemps avait tourné, un grand vent soufflait, et sous la lampe, dansma chambre, Flora paisiblement endormie près de moi, je restailongtemps assise devant ma page blanche, écoutant le clapotis de lapluie et les gémissements du vent. Finalement, je sortis, unbougeoir à la main : je traversai le corridor et écoutai uneminute à la porte de Miles. Ce que mon incessante observation mepoussait à chercher d’entendre, était un signe quelconque qui meprouvât qu’il était encore éveillé, et tout à coup, il en survintun, mais nullement sous la forme que j’attendais. Sa voix argentinechantait :

« Dites-donc, vous là-bas, entrez, s’ilvous plaît. »

Quelle gaieté, en plein drame ! J’entraiavec ma lumière et le trouvai au lit, complètement éveillé,néanmoins parfaitement à son aise :

« Eh bien ! qu’est-ce qui vousarrive ? » me demanda-t-il avec cette grâce familière,qui me fit soudainement penser que Mrs. Grose aurait peine àvoir là une preuve que tout eût été dit entre nous.

J’étais debout devant lui, ma bougie à lamain.

« Comment avez-vous su que j’étaislà ?

– Mais je vous ai entendue, naturellement.Vous figurez-vous que vous ne faites pas de bruit ? C’étaitcomme un escadron qui passait ! » Et il se mit à rire –si délicieusement !

« Alors, vous ne dormiez pas ?

– Guère. Je reste éveillé, et jepense. »

J’avais posé exprès mon bougeoir un peu plusloin, puis comme il me tendait la main, – sa pauvre petite pattechérie, – je m’assis sur le bord du lit.

« À quoi ? lui dis-je,pensez-vous ?

– Et à qui, au monde, ma chère, si ce n’est àvous ?

– Mais la fierté que me cause votreappréciation ne demande pas cela du tout. J’aimerais tellementmieux vous savoir endormi !

– Eh bien ! je pense aussi, vous savez, ànotre drôle d’affaire. »

Je remarquai la fraîcheur de sa petite mainénergique.

« À quelle drôle d’affaire,Miles ?

– Mais la façon dont vous m’élevez, – et toutle reste. »

Le souffle faillit me manquer et cependant latremblotante lueur de la bougie me le montrait souriant, au creuxde son oreiller.

« Que voulez-vous dire par « tout lereste » ?

– Oh ! vous savez, voussavez ! »

Pendant une minute, je ne pus rien dire, bienque je sentisse – tandis que je tenais sa main et que nos yeux serencontraient – que mon silence avait tout l’air d’admettre lavérité de ce qu’il venait de dire, et que rien au monde, dans lemonde des réalités, n’était peut-être, à cette heure, si fabuleuxque nos relations actuelles.

« Mais certainement vous retournerez aucollège, dis-je, si c’est cela qui vous tourmente. Mais pas àl’ancien : il faudra en trouver un autre, un meilleur. Commentpouvais-je deviner qu’elle vous tourmentait, cette question,puisque jamais vous ne me l’avez dit – vous ne m’en avez jamaisparlé ? »

Son clair visage attentif, encadré deblancheur immaculée, le rendait, à ce moment, aussi pitoyable qu’unpensif petit malade d’hôpital d’enfants : et quand cettesimilitude me vint à l’esprit, je pensai que je donneraisvolontiers tout ce que je possédais au monde, pour être, pour debon, l’infirmière ou la sœur de charité qui aiderait à le guérir…Allons ! peut-être arriverais-je tout de même à quelquechose !

« Savez-vous bien que vous ne m’avezjamais dit un mot de votre école ? J’entends l’ancienne ;que jamais, à aucun propos, vous ne m’en avezparlé ? »

Il sembla s’en étonner, rêveusement, etcontinua de garder son charmant sourire. Évidemment, il voulaitgagner du temps. Il attendait, il espérait d’être guidé,entraîné.

« N’en ai-je jamais parlé,vraiment ? »

Non, ce n’était pas à moi de l’aider,maintenant : c’était à « l’autre ».

Quelque chose dans son ton et l’expression deson visage, tandis que je l’écoutais, m’avait percé le cœur d’unesouffrance nouvelle ; indiciblement touchant était lespectacle de son petit cerveau tourmenté et la mise en œuvre detous ses petits moyens pour jouer – sous la contrainte del’envoûtement qui pesait sur lui – un rôle d’innocence et delogique.

« Mais non, jamais. À partir du moment oùvous êtes arrivé, jamais vous n’avez prononcé le nom d’un maître,d’un camarade, jamais raconté la moindre chose qui vous seraitarrivé au collège. Jamais, mon petit Miles, non, jamais, vous nem’avez donné la moindre indication sur rien de ce qui a pu vous yarriver. Vous pouvez donc vous imaginer mon ignorance à ce sujet.Avant votre confidence de ce matin, je ne vous ai jamais entendufaire la moindre allusion à aucun événement de votre existence,précédant votre arrivée ici. Vous sembliez accepter si parfaitementle temps présent. »

C’était extraordinaire comme ma convictionabsolue de sa secrète précocité le rendait, à mes yeux, aussi aptequ’une grande personne à me comprendre, bien qu’une ombre légère,répandue sur son visage, révélât son trouble intérieur. Cettesecrète précocité, – ou quoi que ce fût que j’appelais de ce nom,et qui n’était, à proprement parler, que son empoisonnement par uneinfluence que je n’osais nommer qu’à demi, – m’obligeait à letraiter comme un égal – et un égal intelligent.

« Je pensais que vous préfériez que leschoses en restassent là », continuai-je.

Il me sembla le voir rougir – très légèrement.En tout cas, ainsi qu’un convalescent fatigué, il secoualanguissamment la tête.

« Mais non, mais non… j’ai envie de m’enaller.

– Vous avez assez de Bly ?

– Oh non ! J’aime Bly.

– Alors…

– Oh ! vous savez bien, vous, ce qu’ilfaut à un garçon ! »

Je sentis que je ne le savais pas si bien queMiles et me réfugiai provisoirement à l’abri de cettequestion :

« Vous désirez aller chez votreoncle ? »

À ces mots, il remua de nouveau sa tête surl’oreiller, son doux visage toujours ironique.

« Ah ! vous ne vous en tirerez pascomme ça ! »

Je gardai le silence, et ce fut alors moi, jecrois, qui changeai de couleur.

« Mon chéri, je n’ai pas envie de m’entirer !

– Vous ne le pouvez pas, même si vous en avezenvie. Vous ne le pouvez pas, vous ne le pouvezpas ! »

Ah ! ces grands yeux rêveurs, dans cepetit corps allongé !

« Il faut que mon oncle vienne, et quevous régliez tout avec lui.

– Si nous faisons cela, répliquai-je, avec unecertaine audace, soyez sûr qu’on vous éloignera tout à faitd’ici.

– Eh bien ! ne comprenez-vous pas quec’est à quoi je travaille ? exactement ? Vous serezobligée de lui dire la façon dont vous avez tout lâché – vous enaurez à lui dire ! »

Son accent de triomphe, en prononçant cesparoles, était tel qu’il me poussa à lui en faire diredavantage :

« Et vous, Miles, combien n’en aurez-vouspas à lui raconter ? Il aura certaines choses à vousdemander ! »

Ceci le fit réfléchir.

« Bien probablement. Mais quelleschoses ?

– Les choses que vous ne m’avez jamais dites.Afin qu’il sache ce qu’il devra faire de vous. Il ne peut pas vousrenvoyer là où…

– Je n’ai pas envie d’y retourner,interrompit-il. Je veux voir du nouveau. »

Il parlait avec une sérénité parfaire, avecune gaieté sincère et inattaquable. Et cela, pour moi, évoqua de lafaçon la plus poignante la tragédie enfantine hors nature queserait son retour probable à la maison, après trois mois d’absence,y rapportant toute sa bravade et encore plus de déshonneur.Débordée, accablée, je sentais maintenant que je ne pourrais pas lesupporter, et je ne pus me contenir. Je me jetai sur lui, et avectoute la tendresse d’une immense pitié, je l’enlaçai :

« Mon cher, mon cher petitMiles ! »

Mon visage touchait le sien, et il me laissaitl’embrasser, prenant la chose tout simplement, avec une bonnehumeur indulgente.

« Et alors, ma vieille ?

– N’y a-t-il rien au monde, rien que vousn’ayez envie de me dire ? »

Il se détourna un peu vers le mur, élevant samain pour la regarder, comme l’on voit faire aux enfantsmalades.

« Je vous l’ai dit, je vous l’ai dit cematin. »

Comme je souffrais pour lui !

« … que tout ce que vous désirez, c’est que jene me tracasse pas. »

Il me regarda comme quelqu’un qui se voitenfin compris : puis, le plus doucement du monde :« … que vous me laissiez tranquille », dit-il.

Il y mettait jusqu’à une étrange petitedignité, quelque chose qui me contraignit à me lever, et cependant,lorsque je fus debout, me retint encore près de lui. Dieu sait queje ne voulais pas le persécuter, mais je sentais que lui tourner ledos, après sa petite phrase, c’était l’abandonner, ou, plusexactement, le perdre.

« Je viens de commencer une lettre àvotre oncle, dis-je.

– Eh bien, finissez-la, maintenant. »

J’attendis une minute.

« Qu’était-il arrivéavant ? »

Il leva les yeux sur moi :

« Avant quoi ?

– Avant votre retour ici. Et avant votredépart, aussi. »

Il garda quelque temps le silence, mais ne mequitta pas des yeux.

« Ce qui était arrivé ? »

Elle m’émut à un tel point, l’intonation deces mots, où il me sembla pour la première fois reconnaître lafaible, la mince palpitation d’une conscience renaissante, – ellem’émut à un tel point que je tombai à genoux près du lit, jouant madernière chance de le reprendre jamais :

« Cher petit Miles, cher petit Miles, sivous saviez combien je désire vous aider ! Mais cela, celaseulement, et j’aimerais mieux mourir que vous faire de la peine,ou un tort, j’aimerais mieux mourir que toucher un cheveu de votretête sans votre aveu. Cher petit Miles, – oui, je m’avançaijusque-là, dussent les bornes être dépassées, – ce que je veux,c’est que vous m’aidiez à vous sauver ! »

Mais, l’instant d’après, je savais que j’avaisété trop loin. Je reçus instantanément une réponse à mon appel,mais elle vint sous la forme d’un souffle formidable, d’une boufféed’air glacé et d’une secousse de toute la chambre, comme si, cédantau vent sauvage, la fenêtre s’y fût abattue.

Le petit jeta un grand cri aigu qui, perdudans ce fracas, pouvait passer indistinctement, quoique je fussebien près de lui, pour une exclamation, soit de jubilation, soit deterreur. Je sautai sur mes pieds et me trouvai dans l’obscurité.Nous demeurâmes ainsi un moment, tandis que je jetais les yeux,tout égarée, autour de moi : je vis alors que les rideauxtirés étaient immobiles et la fenêtre fermée.

« Mais la bougie est éteinte,m’écriai-je.

– C’est moi qui l’ai soufflée, ma chère, » ditMiles.

XIX

Le lendemain, nos leçons terminées,Mrs. Grose trouva un moment pour venir me demanderdoucement : « Avez-vous écrit, mademoiselle ?

– Oui, j’ai écrit. »

Mais je n’ajoutai pas – pour le moment – quema lettre, adressée et cachetée, était encore dans ma poche.J’avais du temps devant moi avant que le messager vînt prendre lecourrier. Du reste, jamais mes élèves n’avaient montré plus desagesse, plus de zèle que ce matin-là. C’était exactement comme sitous deux avaient à cœur d’effacer la trace d’une querelle récente.Ils accomplissaient des tours de force d’arithmétique, planant bienau-dessus de mon humble sphère, et perpétraient, d’humeur plusjoyeuse que jamais, leurs farces historiques et géographiques. Bienentendu, c’était particulièrement Miles qui semblait vouloir memontrer combien il pouvait facilement me dépasser. Dans messouvenirs, cet enfant vit vraiment dans une atmosphère de beauté etde détresse qu’aucune parole ne saurait traduire ; unedistinction qui n’appartenait qu’à lui se révélait à chacune de sesinitiatives. Jamais petite créature humaine – paraissant toutefranchise et liberté aux yeux mal informés – ne fut, au fond, unplus extraordinaire et plus ingénieux homme du monde. Il me fallaitperpétuellement me tenir en garde contre l’émerveillement de lecontempler où m’entraînait ma vision initiée ; il me fallaitsuspendre le regard distrait et le soupir découragé avec lesquels,constamment et successivement, j’attaquais et j’abandonnaisl’énigme de savoir ce qu’avait bien pu faire un gentilhomme aussiaccompli pour mériter une telle punition. Je pouvais bien me direque par la vertu du sombre prodige dont je possédais le secret,l’imagination du mal tout entier lui avait été révélée : lajustice néanmoins souffrait, au-dedans de moi, de n’avoir pas lapreuve qu’un acte positif n’eût pas été commis.

En tout cas, jamais ne s’était-il montré aussigentilhomme que le soir affreux où, après notre dîner tôt fini, ils’approcha de moi, et me demanda si j’aimerais qu’il me fît un peude musique. David, jouant de la harpe pour Saül, n’avait pas montréun sens plus juste de l’occasion. C’était réellement unemanifestation charmante de tact, de magnanimité, une équivalenceexacte du discours qu’il aurait pu tenir : « Les vraischevaliers, dont nous aimons à lire l’histoire, ne poussent jamaistrop loin leur avantage. Je sais ce que vous voulez dire :vous voulez dire que, pour votre propre paix et pour ne pas êtretracassée, vous cesserez de me tourmenter et de m’espionner, vousne me garderez plus toujours près de vous, vous me laisserez alleret venir ; aussi je viens, comme vous voyez, mais je ne m’envais pas. Il viendra un temps pour cela. Je prends vraiment le plusgrand plaisir à votre société, et je voulais seulement vous montrerque je luttais pour le principe. »

On peut imaginer si je résistai à cet appel,si je manquai de l’accompagner, sa main dans la mienne, à la salled’études. Il s’assit au vieux piano, et joua comme jamais iln’avait joué. Si quelques personnes pensent qu’il aurait mieux valuqu’il allât lancer de bons coups de pied au ballon de football, jene puis dire qu’une chose, c’est que je suis entièrement de leuravis. Car au bout d’un certain temps, dont je ne puis évaluer ladurée, ayant sous sa subtile influence, perdu toute nation demesure, je me secouai tout à coup avec l’étrange sensation dem’être, littéralement endormie à mon poste. Ceci se passait aprèsle dîner de midi, auprès du feu de la salle d’études, et cependantje n’avais nullement dormi, au vrai sens du mot ; j’avaisseulement fait pire, je m’étais oubliée. Où était Flora pendanttout ce temps ?

Lorsque je posai la question à Miles, ilcontinua de jouer, pendant une minute, avant de me répondre, puisne put que me dire : « Mais, ma chère, comment lesaurai-je ? » s’abandonnant ensuite à un rire toutheureux, qu’immédiatement après il prolongeait en une chansonfantaisiste et incohérente. J’allai droit à ma chambre : sasœur n’y était pas. Avant de descendre, j’allai voir dans plusieursautres. Puisqu’elle n’était pas là, elle devait être avecMrs. Grose, à la recherche de laquelle je me mis. Je latrouvai à la même place que la veille, mais elle ne présenta à monenquête qu’une ignorance totale et stupéfaite. Elle supposait quej’avais emmené les deux enfants après le repas, et en cela elleavait absolument raison, car c’était bien la première fois que jepermettais à la petite fille de s’éloigner de ma vue sans uneraison particulière. Elle pouvait avoir été retrouver les femmes dechambre ; la première chose à faire était donc de se mettre àsa recherche, sans paraître inquiètes. Ceci fut rapidement convenuentre nous. Mais quand, dix minutes plus tard, selon ce que nousnous étions promis, nous nous retrouvâmes dans le hall, nous nepûmes que nous rapporter l’un à l’autre que nous n’avions trouvéaucune trace d’elle. Là, pendant une minute, et hors de touteobservation, nous confrontâmes silencieusement nos muettes alarmes,et mon amie me rendit alors, avec un intérêt considérable, la sommed’inquiétudes dont, la première, je l’avais comblée.

« Elle doit être là-haut, dit-elle aubout d’un certain temps, dans une chambre où vous n’avez pasregardé.

– Non. Elle est loin. – Maintenant, j’avaiscompris. – Elle est sortie. »

Mrs. Grose n’en revenait pas.

« Sans son chapeau ? »

Le regard que je lui jetai était plein desous-entendus.

« Cette femme n’est-elle pas toujourstête nue ?

– Elle est… avec elle ?

– Elle est avec elle, déclarai-je. Il faut quenous les trouvions. »

Je lui avais pris le bras, mais devant cetaspect de la question elle négligea de répondre à ma pression. Maisau contraire, debout et immobile, son malaise la possédait toutentière.

« Et où est Master Miles ?

– Oh ! lui, il est avec Quint. Dans lasalle d’études, probablement.

– Bon Dieu, mademoiselle ! »

Je me rendais compte que jamais encore mavision – et par conséquent, je suppose, ma voix – n’avait atteintun tel degré d’assurance.

« La farce a été bien jouée,continuai-je, ils ont bien exécuté leur plan. Il a trouvé le plusdivin petit moyen de me faire tenir tranquille, pendant qu’elle sesauvait.

– Divin ? répéta, en écho,Mrs. Grose, abasourdie.

– Infernal, si vous voulez, répliquai-je,presque gaiement. Il s’est sauvé aussi bien qu’elle. Mais,venez. »

Elle jeta un regard désespéré vers l’étagesupérieur :

« Vous le laissez…

– Si longtemps avec Quint ? Oui. Celam’est égal, maintenant. »

Elle finissait toujours, à de pareils moments,par me prendre la main, et de cette façon, elle put, encore cettefois, me retenir près d’elle.

Muette d’étonnement devant ma subiterésignation, ce ne fut qu’un moment plus tard qu’elle put, d’unevoix ardente, me demander : « … parce que vous« lui » avez écrit ? »

Pour toute réponse, je tâtai rapidement mapoche, en tirai ma lettre, la lui montrai, puis, me libérant de sonétreinte, j’allai la déposer sur la grande table du hall.

« Luc la prendra », dis-je enrevenant.

J’allai à la porte d’entrée, jel’ouvris : j’avais déjà le pied sur la première marche. Macompagne demeurait en arrière ; l’orage de la nuit, lespremières heures de la matinée étaient passées, mais l’après-midiétait humide et sombre. J’avais atteint l’avenue, qu’elle étaitencore sur le seuil.

« Vous sortez sans rien mettre survous ?

– Qu’est-ce que cela me fait, du moment que lapetite n’a rien non plus ? Je ne peux pas perdre de temps àm’habiller, m’écriai-je, et si vous voulez le faire, je vous laisselà. Vous pourrez vous occuper là-haut.

– Avec « eux » ?… »

Oh ! là-dessus, la pauvre femme courutbien vite me rejoindre.

XX

Nous allâmes droit au lac, ainsi qu’on disaità Bly, et à juste titre, peut-être, bien qu’il se puisse que cettenappe d’eau fût, en somme, moins remarquable que mes yeux ignorantsle supposaient. Je n’avais que peu d’expérience des nappes d’eau,et l’étang de Bly, en tout cas, m’avait toujours frappée par sonétendue et l’agitation de ses eaux, à chacune des occasions oùj’avais consenti, sous la protection de mes élèves, à y naviguerdans le vieux bateau à fond plat attaché au bord pour notre usage.L’endroit habituel où nous nous embarquions était à un bondemi-mille de la maison, mais ma conviction intime me disait queFlora, quelle que fût la direction qu’elle avait prise, étaitcertainement loin. Ce n’était pas pour une aventure de rien qu’elleavait pris la clé des champs et depuis le jour où j’en avais couruune fort considérable avec elle, près de l’étang, j’avais remarqué,pendant nos promenades, le côté où la portait son inclination.C’était la raison pour laquelle je dirigeais les pas deMrs. Grose dans une direction aussi précise, direction àlaquelle, quand elle s’en aperçut, elle opposa une résistance quime prouva qu’une fois de plus elle ne comprenait pas où je voulaisen venir.

« Vous allez vers l’étang,mademoiselle ? Vous croyez qu’elle est dedans ?

– Cela se pourrait, bien que la profondeur, jecrois, ne soit bien grande nulle part. Mais ce qui me paraît leplus vraisemblable, c’est qu’elle soit à l’endroit d’où, l’autrejour, nous avons vu, ensemble, ce que je vous ai raconté.

– Quand elle prétendit ne pas voir ?…

– Avec quelle étonnante maîtrised’elle-même ! J’ai toujours été convaincue qu’elle désirait yretourner seule. Et son frère a arrangé les choses pourelle. »

Mrs. Grose restait toujours là où elles’était arrêtée.

« Vous croyez que vraiment« ils » en parlent ? »

À ceci, je pouvais répondre avecassurance.

« Ils disent des choses, qui, si nouspouvions les entendre, nous feraient frémir, tout simplement.

– Et si Flora est là ?

– Oui ?

– Alors… miss Jessel y est ?

– Sans aucun doute, vous verrez.

– Oh ! merci beaucoup ! »s’écria mon amie, tellement enracinée au sol, que, renonçant àl’ébranler, je continuai ma route sans l’attendre. Mais, lorsquej’atteignis l’étang, elle était là, tout près de moi, et je comprisque, malgré l’appréhension qui la possédait du danger que jepouvais courir, le risque auquel elle s’exposait en s’attachant àmes pas lui semblait encore un moindre danger. Elle exhala unsoupir de soulagement quand, à la fin, ayant embrassé du regard laplus grande partie de l’étang, nous n’aperçûmes nulle part l’enfantque nous cherchions. Aucune trace de Flora sur cette berge la plusproche, là où elle m’avait fourni l’occasion de ma plus saisissanteobservation ; pas davantage à l’autre bord, où, sauf sur unespace d’une vingtaine de mètres, d’épaisses broussaillesdescendaient jusque dans l’eau. Cette extrémité du lac, de formeoblongue, était si étroite, par rapport à sa longueur, que, lesdeux bouts hors de vue, on aurait pu croire qu’il y avait là unepetite rivière. Nous regardâmes cet espace vide, et je sentisqu’une suggestion me venait des yeux de mon amie. Je compris, maisje secouai la tête : « Non, non, attendez : elle apris le bateau. »

Ma compagne jeta un regard stupéfait à laplace – vide en effet – où, d’habitude, la vieille barque étaitattachée. Puis elle le reporta sur le lac.

« Où serait-il donc ?

– La preuve la plus manifeste qu’elle l’a prisest que nous ne le voyons pas. Elle l’a pris pour traverser, etpuis, a réussi à le cacher.

– Cette enfant ?… à elle seule ?

– Elle n’est pas seule et, à de tels instants,elle n’est pas une enfant : elle est une vieille, très vieillefemme. »

J’inspectai toute la berge alors visible,tandis que Mrs. Grose faisait de nouveau un de ses habituelsplongeons obéissants dans l’élément bizarre que je lui présentais.Je suggérai que le bateau avait pu trouver refuge dans un coincaché de l’étang, une dentelure, masquée, du côté où nous étions,par la projection de la berge, et un bouquet d’arbres qui s’élevaittout près de l’eau.

« Mais si le bateau est là, où peut-elleêtre, pour l’amour du ciel ? me demanda anxieusement macollègue.

– C’est justement ce que nous avons àdécouvrir. »

Et je me remis en marche.

« Vous allez faire tout le tour dulac ?

– Certainement, quelque long que ce puisseêtre. D’ailleurs, cela ne nous prendra que dix minutes. Cependant,cela a pu paraître assez loin à la petite pour qu’elle ait préféréne pas marcher. Elle a traversé tout droit.

– La la la la ! » s’écria de nouveaumon amie : l’impitoyable chaîne de ma logique lui était tropdure. Cependant, je continuai à la tirer derrière moi, prisonnièredocile, et lorsque nous fûmes à mi-chemin du but, – l’entrepriseétait fatigante, nous ne pouvions marcher droit sur ce terraininégal, dans un sentier encombré de broussailles, – je m’arrêtaipour lui laisser reprendre haleine. Je lui prêtai le support d’unbras reconnaissant, lui répétant qu’elle me serait d’un grandsecours : et ceci nous fit si bien repartir de nouveau, qu’aubout de quelques minutes, nous atteignîmes un point d’où nousdécouvrîmes le bateau, là même où j’avais supposé qu’il pouvaitêtre. Il avait été mis, avec intention, aussi hors de vue quepossible, et était attaché à l’un des pieux d’une palissade quitouchait juste le bord de l’eau, ce qui avait facilité ledébarquement. J’appréciai l’effort prodigieux fait par la petitefille en observant la paire de rames, épaisses et courtes, qu’elleavait soigneusement relevées. Mais à cette heure, j’avais, depuistrop longtemps déjà, vécu parmi les prodiges, et mon cœur avaitbattu à de trop chaudes alertes : la palissade avait uneporte, par laquelle nous passâmes, et, sitôt après, nous noustrouvâmes en plein champ. Alors : « Lavoilà ! » laissâmes-nous échapper en même temps.

Flora, à peu de distance de nous, se tenaitdebout, sur l’herbe, et souriait comme si son entreprise étaitmaintenant achevée. La première chose qu’elle fit, cependant, futde se baisser, et de cueillir – tout à fait comme si elle n’étaitvenue que pour cela – une grande vilaine tige de fougère fanée. Jecompris immédiatement qu’elle sortait du taillis. Elle m’attendit,sans faire elle-même un pas, et je me rendais compte de l’étrangesolennité avec laquelle nous approchions d’elle. Elle souriaittoujours ; nous la rejoignîmes ; mais tout ceci se passadans un silence devenu franchement tragique. Mrs. Grose, lapremière, rompit l’enchantement : elle se jeta à genoux et,attirant l’enfant, enlaça d’une longue étreinte le tendre petitcorps obéissant. Pendant que dura cette convulsion muette, je nepouvais que l’observer ; ce que je fis d’autant plusintensément que je vis le visage de Flora tourné vers moi,par-dessus l’épaule de notre compagne : il était devenusérieux, son sourire l’avait quitté, et cela rendit plus amèrel’angoisse avec laquelle, à ce moment, j’enviai la simplicité d’âmeque Mrs. Grose apportait à leurs rapports. Et il ne se passarien de plus, sinon que Flora laissa tomber sa sotte tige defougère. Ce qui s’était virtuellement dit entre elle et moi étaitque toute dissimulation, maintenant, était inutile. QuandMrs. Grose se releva, à la longue, elle garda la main del’enfant dans la sienne ; je les avais toutes deux devant moi,et la réticence singulière de notre réunion était d’autant plusmarquée par le franc regard qu’elle m’adressa : « Je veuxêtre pendue, disait-il, si je parle la première ! »

Ce fut Flora qui, me considérant de la têteaux pieds avec un étonnement candide, ouvrit le feu.

« Où donc sont vos affaires ?

– Là où sont les vôtres, ma chère »,repartis-je, promptement.

Sa gaieté lui était déjà revenue et cela luiparut une réponse suffisante.

« Et où est Miles ? »continua-t-elle.

Il y avait dans cette énergie enfantinequelque chose qui m’acheva. Ces mots sortis de sa bouche furent,l’espace d’un éclair, comme l’éclat d’une lame sortie du fourreau,l’ébranlement de cette coupe que, depuis des semaines, ma mainmaintenait élevée, pleine jusqu’aux bords, et que maintenant, avantmême que j’eusse parlé, je sentais déborder comme un déluge.

« Je vous le dirai, si vous medites… » – je m’entends prononcer ces paroles et, ensuite, lechevrotement où elles se brisèrent.

« Quoi donc ? »

L’angoisse de Mrs. Grose eut beau melancer un fulgurant éclair, c’était trop tard, et j’amenai la choseà une belle allure :

« Où, mon amour, est missJessel ? »

XXI

Tout à fait comme dans le cimetière avecMiles, nous nous trouvions maintenant au pied du mur. Bien que jem’attendisse à l’effet que ne pouvaient manquer de produire lessyllabes de ce nom, qui n’avait jamais été prononcé entre nous, lasubite expression de rage blessée que revêtit alors le visage del’enfant fit, pour ainsi dire, ressembler ma brusque interruptiondu silence à un fracas de vitres brisées. Cela vint s’ajouter aucri que Mrs. Grose, atterrée par ma violence, jeta comme pours’interposer entre nous et atténuer le coup que je frappais.C’était celui d’une créature bouleversée, – blessée plutôt, – et,quelques secondes plus tard, à mon tour, je faisais entendre ungémissement sourd. Je saisis ma collègue par lebras : » Elle est là, elle est là ! »

Miss Jessel se tenait debout sur le bordopposé, exactement comme l’autre fois. Chose bizarre ! Je merappelle que le premier sentiment que sa vue éveilla en moi fut unfrémissement de joie d’avoir enfin obtenu une preuve indéniable.Elle était là : mes accusations étaient donc justifiées ;elle était là, je n’étais donc ni cruelle, ni folle. Elle étaitlà ; la pauvre Mrs. Grose, éperdue d’angoisse, seraitconvaincue ; et avant tout, je voyais Flora confondue :aucun moment de cette période monstrueuse de ma vie ne futpeut-être si extraordinaire que celui où je lui adressaipositivement – avec la conviction que, tout pâle et insatiabledémon qu’elle fût, elle le recevrait et le comprendrait – unmessage inarticulé de gratitude. Elle se dressait, toute droite,sur le lieu même que mon amie et moi, venions de quitter, et, surtout le long parcours de son désir, pas un atome de sa malignité nemanquait son but. Cette première acuité de vision et d’émotion nedura que quelques secondes, pendant lesquelles je fus frappée parl’expression des yeux clignotants et stupéfaits de Mrs. Grose.Voyait-elle enfin, elle aussi, le prodige que je lui désignaisobstinément du doigt ? Je reportai précipitamment mes regardssur l’enfant.

La révélation de la manière dont Florasubissait cette épreuve me saisie, à vrai dire, infiniment plus quesi je l’eusse trouvée, elle aussi, tout simplement en proie à unecertaine agitation. Je n’allais pas, bien entendu, jusqu’àm’attendre, de sa part, à un trouble révélateur. Notre poursuitel’avait préparée et mise sur ses gardes, elle saurait réprimertoute émotion capable de la trahir. Mais je me sentis fort émue aupremier symptôme d’une attitude à laquelle je ne m’attendais pas.De la voir, – sans qu’un muscle remuât dans ce petit visage rose, –non pas même feindre de regarder dans la direction du prodige quej’annonçais, mais, au lieu de cela, se tourner vers moi avec uneexpression de gravité calme et sévère, une expression absolumentnouvelle et sans précédent, qui semblait lire à travers moi,m’accuser et me juger, – c’était là un trait qui, en quelque sorte,transformait la petite fille elle-même en une image de menace et depéril.

Son calme m’ébahissait, bien que, plus quejamais à ce moment-là, je fusse certaine qu’elle voyait tout,qu’elle savait tout. Alors, poussée par la nécessité immédiate deme défendre, j’en appelai passionnément à son témoignage.

« Elle est là, petite malheureuse, là,là, là, et vous le savez aussi bien que moi ! »

J’avais, peu de temps auparavant, dit àMrs. Grose qu’à ces moments-là elle n’était plus une enfant,mais une vieille, vieille femme, et rien ne pouvait confirmer cettedéclaration d’une manière plus évidente que la façon avec laquelle,pour toute réponse, elle prenait, sans condescendre à la moindreémotion, une attitude de réprobation de plus en plus manquée qui,tout à coup, se figea totalement.

J’étais alors – s’il m’est possible derassembler les traits épars de cette scène – plus épouvantée par ceque je puis proprement appeler « son jeu » que par toutle reste, bien que, simultanément, je m’aperçusse que j’avaismaintenant Mrs. Grose formidablement contre moi. En tout cas,le moment d’après, tout s’effaçait, pour ne me laisser sensiblequ’au visage enflammé et à la bruyante protestation scandalisée dema vieille compagne, où éclatait sa violente désapprobation :« Est-il possible d’avoir une si horrible disposition,mademoiselle ! Mais où voyez-vous la moindrechose ? »

Je ne pus que la saisir brusquement, carpendant même qu’elle parlait, la hideuse, la vile présence étaitlà, claire comme le jour, et indomptable. Cela avait déjà duré uneminute, et cela dura tandis que je continuais – tenant ferme macollègue, la poussant vers elle, la lui présentant – à la luidésigner du doigt : » Vous ne la voyez pas ?comme nous, nous la voyons ? vous dites que non ? encorenon ? maintenant ? Mais c’est aussi éclatant qu’un feuardent ! Mais regardez donc, oh chère, chère amie, regardezseulement ! »

Elle regardait, comme je regardais moi-même,et avec son profond gémissement qui exprimait la négation, larépulsion, la compassion, avec le mélange de sa pitié pour moi etd’un grand soulagement de son heureux aveuglement, elle me donnaitl’impression dont je fus, même alors, profondément touchée, qu’ellem’aurait soutenue, si elle l’avait pu. J’aurais eu grand besoin dece secours, car, au coup fatal que me portait cette preuve que sesyeux étaient scellés sans aucun espoir, se joignait l’impression del’écroulement de ma propre situation ; je sentais, je voyaisla livide miss Jessel, de sa position inexpugnable, précipiter madéfaite, et plus que tout, la stupéfiante petite attitude de Florame fit instantanément mesurer ce qui m’attendait désormais. Etvoici que Mrs. Grose, violemment et complètement, adoptaitcette même attitude, se répandant en un torrent de parolesrassurantes et essoufflées, cependant qu’au fond de moi-même, àtravers le sentiment de ma ruine, perçait celui de mon prodigieuxtriomphe personnel.

« Elle n’est pas là, chère petitedemoiselle, personne n’est là, et vous ne voyez rien, pauvrechérie. Comment la pauvre miss Jessel pourrait-elle… puisqu’elleest morte et enterrée, la pauvre miss Jessel ? Nous le savonsbien, nous, – n’est-ce pas, mon amour ? » – Etbalbutiante, elle suppliait l’enfant. « Tout ça, c’est uneerreur, c’est une blague, des histoires, et nous allons rentrer leplus vite que nous pourrons. »

Notre jeune compagne acquiesça à ceci avec sonétrange sécheresse toute confite de convenance, et, de nouveau, –Mrs. Grose s’étant relevée, – je les voyais debout, unies, àce qu’il semblait, contre moi, dans une scandaleuse opposition.Flora continuait à me fixer, avec son petit masque froid, donttoute affection avait disparu. Je l’ai déjà dit :littéralement, hideusement figée, elle était devenue commune,presque laide.

« Je ne sais pas ce que vous voulez dire.Je ne vois personne. Je ne vois rien. Je n’ai jamais rien vu. Jevous trouve méchante, je ne vous aime plus. »

Et, après cette sortie, qui aurait pu être lefait d’une impertinente et vulgaire petite fille des rues, elleétreignit Mrs. Grose plus fort et enfouit dans ses jupes sonhorrible petit visage. De cet asile, elle éclata en une lamentationpresque furieuse.

« Emmenez-moi, emmenez-moi, oh !emmenez-moi loin d’elle !

– Loin de moi ? demandai-je,haletante.

– Loin de vous, de vous ! »cria-t-elle.

Mrs. Grose elle-même parutdéconcertée ; pour moi, il ne me restait plus qu’à renouvelermes communications avec la figure qui, du bord opposé, – sans unmouvement, rigidement attentive comme si nos voix lui parvenaient àtravers l’intervalle qui nous séparait, – assistait à toute cettescène, présence aussi formidable pour présider à ma défaite qu’ellel’était peu pour mon service. La misérable enfant avait parléexactement comme si elle puisait à une source étrangère chacun deses petits mots acérés. Aussi, désespérée de tout ce qu’il mefallait subir sans pouvoir répliquer, je me bornai à secouertristement la tête. « Si j’avais jamais douté, mon doutedisparaîtrait aujourd’hui : j’ai vécu longtemps avec l’amèrevérité – et maintenant elle me presse de toutes parts. – Oui, jevous perds ; j’ai voulu agir, et vous avez su, sous sadirection, – de nouveau j’affrontai, au-delà de l’étang, l’infernaltémoin, – employer le moyen facile et parfait de m’en empêcher.J’ai fait de mon mieux, mais je vous perds. Adieu. » ÀMrs. Grose, j’adressai, impérativement, et presque hors demoi-même, un « Partez, partez ! » auquel elle sesoumit avec un air de profonde détresse ; mais, prenantpossession de la petite fille, silencieusement et nettementconvaincue, en dépit de sa cécité, que quelque chose d’affreuxvenait de se passer, et que quelque cataclysme nous engloutissait,elle se retira, avec toute la rapidité possible, par le même cheminque nous avions pris pour venir.

De ce qui se passa, immédiatement après que jefus seule, je n’ai pas gardé le souvenir… Tout ce que je sais,c’est qu’au bout d’un quart d’heure, peut-être, une sensationd’humidité odorante et de rudesse, qui pénétrait ma douleur d’unfrisson glacé, me fit comprendre que j’avais dû me jeter la facecontre terre, en m’abandonnant à l’égarement de mon chagrin.J’avais dû rester longtemps prostrée, pleurant et gémissant, carlorsque je relevai la tête, le jour avait presque disparu. Je memis debout, je regardai, dans le crépuscule, l’étang grisâtre etses sombres bords hantés, puis je repris ma triste et péniblecourse vers la maison. Lorsque j’eus atteint la petite portepratiquée dans la barrière, je découvris, à mon vif étonnement, quele bateau n’était plus là, ce qui m’incité à de nouvellesréflexions sur l’extraordinaire présence d’esprit de Flora. Ellepassa la nuit, par une tacite – et, si l’épithète n’était pas sigrotesquement hors de saison, par une heureuse – entente avecMrs. Grose. Je ne vis ni l’une ni l’autre à mon retour, maisd’un autre côté, par une compensation assez ambiguë, je vis Milesabondamment. Sa compagnie me fut octroyée en une telle« quantité », – je ne puis user d’un autre terme, – queje puis presque dire qu’elle prit, dans nos rapports, uneimportance jamais encore atteinte. Aucune de mes soirées à Bly nedevait revêtir l’inquiétante couleur de celle-là : mais malgrécela, – et aussi malgré le profond abîme de consternation quivenait de s’ouvrir sous mes pieds, – il y eut dans le reflux, ledéclin de ce soir-là, une triste et incroyable douceur. En arrivantà la maison, je ne m’étais même pas inquiétée du petit, j’étaisallée tout droit à ma chambre, je ne fis que changer de vêtements,mais, d’un coup d’œil, je saisis néanmoins maint témoignagematériel de ma rupture avec Flora. Toutes ses petites affairesavaient été enlevées. Un peu plus tard, mon thé me fut apporté parla servante, dans la salle d’études, auprès du feu ; je ne fisaucune enquête au sujet de mon autre élève. Qu’il usât de saliberté maintenant ! Il l’avait conquise.

Eh bien ! il l’avait conquise, en effet.Et elle lui servit – du moins partiellement – à se présenter vershuit heures et venir s’asseoir silencieusement auprès de moi. Aprèsque le thé eut été enlevé, j’avais soufflé les bougies et tiré monfauteuil plus près de la cheminée ; j’étais pénétrée d’unfroid mortel et il me semblait que je ne me réchaufferais jamais.Il s’arrêta un moment à la porte, comme pour me regarder :j’étais assise auprès du feu, livrée à mes pensées ; commes’il voulait les partager, il vint à l’autre angle de la cheminéeet se posa sur une chaise. Nous demeurâmes là, assis, dans uneimmobilité absolue. Néanmoins, je sentais qu’il désirait êtreauprès de moi.

XXII

Avant qu’un jour nouveau eût lui pour de bondans ma chambre, mes yeux s’ouvrirent sur Mrs. Grose, quim’apportait, au lit, les pires nouvelles. Flora était dans un étatde fébrilité qui pouvait présager une maladie ; elle avaitpassé une nuit sans repos, agitée surtout par la crainte, non deson ancienne, mais de son actuelle institutrice. Ce n’était pascontre le retour possible de miss Jessel sur la scène qu’elleprotestait : clairement et passionnément, c’était contre lemien. D’un bond, je fus sur pied, et les questions se pressaientsur mes lèvres ; elles s’y pressaient d’autant plus que monamie, à ce qu’il était aisé de voir, avait ceint ses reins enprévision de notre rencontre. Je sentis cela aussitôt que jel’interrogeai au sujet de la sincérité de l’enfant, en oppositionavec la mienne.

« Elle persiste à vous soutenir qu’ellen’a vu et n’a jamais vu personne ? »

Évidemment, le trouble de ma visiteuse étaitgrand.

« Ah ! mademoiselle, c’est un sujetsur lequel je ne puis guère la pousser. Et cependant, je dois ledire, je n’aurais pas beaucoup à faire. Cette histoire l’a vraimentvieillie, de la tête aux pieds.

– Oh ! je la vois d’ici. Elle estoffensée, comme le serait une petite personne de haut parage, dusoupçon porté sur sa sincérité, et, en somme, sonhonorabilité : « Quoi, miss Jessel, et avecmoi ! » Ah ! ce qu’elle peut jouer de sonhonorabilité, ce petit bout de femme ! l’impression qu’ellem’a donnée là-bas, hier, a été, je vous assure, ce que j’ai éprouvéde plus bizarre au monde. Cela dépasse tout. Elle ne m’adresseraplus jamais la parole. »

Tant de choses hideuses et obscures tinrentMrs. Grose silencieuse un court instant. Puis elle abonda dansmon sens avec une franchise qui me fit pressentir qu’elle ne s’entiendrait pas là.

« Je ne le crois pas, en effet,mademoiselle. Elle le prend de si haut, là-dessus !

– Et ces manières hautaines, conclussé-je,sont actuellement ce qui la tracasse. »

Oh ! ces manières hautaines ! jelisais sur le brave visage de ma visiteuse qu’il y avait aussi pasmal d’autres choses de plus – et non des moindres.

« Elle me demande toutes les troisminutes si vous allez venir.

– Je vois, je vois. »

De mon côté, j’avais facilement deviné, etau-delà, ce qu’il en était.

« Depuis hier, – et sauf pour répudiertout rapport avec une vilenie pareille, – vous a-t-elle dit un seulmot sur miss Jessel ?

– Non, mademoiselle. Et naturellement, voussavez, ajouta mon amie, j’ai cru ce qu’elle m’a dit près du lac,qu’à cet endroit et à ce moment du moins, il n’y avaitpersonne.

– Comment donc ! et, bien entendu, vousvous en tenez toujours à ce qu’elle vous dit.

– Je ne la contredis pas. Que puis-je faired’autre ?

– Rien au monde ! Vous êtes en présencede la petite personne la plus maligne qui soit. Ils les ont amenés– je parle de leurs deux amis – à un degré supérieur à celui où lanature les avait placés. Et c’était un terrain merveilleux. Floratient maintenant sa plainte, et elle s’en servira pour atteindreson but.

– Oui, mademoiselle. Mais quel but ?

– Quel but ? Celui de parler de moi à sononcle, évidemment. Elle me représentera comme la plus vile descréatures… »

Je défaillis, rien qu’à voir, pour ainsi dire,la scène se peindre sur le visage de Mrs. Grose : pendantun instant, elle parut les avoir réellement là, sous les yeux.

« Lui qui pense tant de bien devous ?

– Il a une singulière façon, j’y pense tout àcoup, – et je mis à rire, – de le prouver. Mais cela n’est rien. Ceque veut Flora, bien entendu, c’est d’être débarrassée demoi. »

Ma compagne me fit bravementconcurrence :

« Ne jamais plus poser les yeux seulementsur vous !

– C’est donc pour cela que vous êtes venue metrouver ? lui demandai-je… pour hâter mondépart ? »

Avant qu’elle eût eu le temps de me répondre,toutefois, je lui damai le pion :

« J’ai une idée meilleure… résultat demes réflexions. Mon départ semble tout indiqué, et, dimanche,j’étais terriblement près de l’exécuter. Pourtant, ce n’est pas àfaire. C’est vous qui partirez : il faut que vous emmeniezFlora d’ici. »

À ces mots, ma visiteuse fut abasourdie.

« Et en quel lieu du monde ?…

– Loin d’ici. Loin « d’eux ». Loin,surtout maintenant, de moi. Droit chez son oncle.

– Seulement pour aller raconter sur votrecompte…

– Non, pas seulement ; mais, de plus,pour me laisser avec mon remède. »

Elle demeurait dans le vague :

« Qu’est-ce donc que votreremède ?

– Votre loyauté, pour commencer. Et puis,celle de Miles. »

Elle me regarda fixement :

« Croyez-vous que ?…

– Qu’il ne se tournera pas contre moi, s’il ena l’occasion ? Oui, j’en conserve encore l’espoir. En toutcas, j’ai envie d’essayer. Allez-vous-en avec sa sœur aussitôt quevous le pourrez, et laissez-moi seule avec lui. »

J’étais moi-même étonnée des réservesd’énergie que je possédais encore, et à cause de cela, peut-être,d’autant plus déconcertée de l’hésitation qu’elle laissa voir, endépit de mon brillant exemple.

« Bien entendu, il y a une conditionindispensable, continuai-je. Ils ne doivent pas se voir, fût-cetrois secondes, avant qu’elle parte. »

Il me vint alors à l’esprit que, malgrél’isolement probable de Flora depuis son retour de l’étang,peut-être était-il déjà trop tard.

« Voulez-vous dire, demandai-jeanxieusement, qu’ils se sont déjà vus ? »

Elle devint toute rouge.

« Ah ! mademoiselle, je ne suis pastout de même si bête que ça ! Quand j’étais obligée de laquitter, – cela est arrivé trois ou quatre fois, – j’ai toujourslaissé une bonne auprès d’elle, et, actuellement, bien qu’elle soitseule, la porte est fermée à clé. Mais… mais… »

Elle en avait trop à dire.

« Mais… mais quoi ?

– Eh bien ! êtes-vous absolument sûre dupetit monsieur ?

– Je ne suis sûre de rien que de vous. Maisdepuis hier soir, un nouvel espoir m’est venu. Je crois qu’ilcherche une occasion. Je crois vraiment qu’il a envie – pauvrepetit misérable ! – de parler. Hier soir, près du feu, et dansle silence, il est resté deux heures avec moi, comme si cela allaitvenir. »

À travers la fenêtre, Mrs. Grose fixa leslueurs grises du jour naissant.

« Et… est-ce venu ?

– Non. Bien que je l’attendisse dans melasser, je dois avouer que cela ne vint pas, et nous nousembrassâmes à la fin, en nous souhaitant le bonsoir, sans avoirrompu le silence, ni avoir fait la moindre allusion à l’état de sasœur et à son absence. Tout de même, continuai-je, si son oncle lavoit, elle, je ne puis admettre qu’il voie son frère avant que lepetit – surtout puisque les choses se sont tant gâtées – n’ait euun peu plus de temps pour se reprendre. »

Mon amie opposait à cette idée une répugnanceincompréhensible pour moi.

« Qu’entendez-vous par plus detemps ?

– Eh bien, un jour ou deux – le temps del’amener à se confesser, – car, alors, il sera de mon côté, et vousvoyez l’importance que cela aurait. Si je n’en obtiens rien,j’aurai échoué, tout simplement. Et, au pire, vous m’aureznéanmoins aidée, en faisant à votre arrivée en ville tout ce quepourrez en ma faveur. »

Je lui présentais les choses ainsi, mais elledemeurait perdue dans ses réflexions adverses, au point qu’il mefallut de nouveau l’aider à en sortir.

« À moins, conclussé-je, que vous nepréfériez réellement ne pas partir. »

Je vis son visage s’éclairer, enfin. Elle metendit la main, comme pour sceller un engagement. « Jepartirai, ce matin même. » Mais je voulais montrer uneimpartialité absolue.

« Si vous désirez rester un peu, je puism’engager à ne pas la voir.

– Non, non. C’est cet endroit lui-même qu’illui faut quitter. »

Elle me considéra un moment, d’un regard lourdd’inquiétudes, puis lâcha le paquet :

« Votre idée est la bonne, mademoiselle,car, moi-même…

– Eh bien ?

– Je ne puis rester ici. »

Le regard dont elle accompagna ces parolesm’entraîna à des conclusions précipitées.

« Vous voulez dire que, depuis hier, vousavez vu… »

Elle secoua dignement la tête :

« J’ai « entendu »…

– Entendu ?

– De la bouche de cette enfant… deshorreurs ! Là ! – Elle exhala un soupir tragique. – Surmon honneur, mademoiselle, elle dit des choses… »

Mais après cette évocation, elle tournacourt : avec une soudaine exclamation, elle tomba sur moncanapé, et, ainsi que je lui avais déjà vu faire, s’abandonna,vaincue par l’angoisse.

Ce fut dans un tout autre sens que je melaissai aller, moi aussi.

« Que Dieu soit béni ! »

Elle se redressa vivement, gémissante, enessuyant ses yeux.

« Que Dieu soit béni ?

– C’est ma justification !

– C’est vrai, mademoiselle ! »

Je ne pouvais désirer un accent plus solennel,et cependant, j’attendais encore quelque chose.

« Elle est si horrible quecela ? »

Je voyais bien que ma collègue n’arrivait pasà formuler sa pensée.

« Tout à fait inconvenante.

– Et en parlant de moi ?

– En parlant de vous, mademoiselle. Je vous ledis, puisque vous m’interrogez. Cela dépasse tout ce que l’on peutrêver, venant d’une demoiselle. Et je me demande où elle a bien puprendre…

– Ce langage effroyable qu’elle emploie à monsujet ? Je peux vous le dire, moi ! » Et l’éclat derire que je poussai était suffisamment significatif. Mais, à lavérité, il ne servit qu’à rendre mon amie plus grave encore.

« Eh bien, peut-être le pourrais-jeaussi, puisque je l’ai entendu autrefois ; cependant, je nepeux pas le supporter, – continua la pauvre femme, tandis qu’ellejetait un regard sur ma montre, posée sur ma table à coiffer. –Mais il faut que je m’en aille. »

Je la retins :

« Si vous ne pouvez lesupporter !…

– Vous vous demandez comment je pourrai resterauprès d’elle ? Eh bien, justement, pour cette raison :il faut l’emmener… Loin d’ici…, poursuivit-elle, loin d’eux…

– Elle pourrait être toute autre ? selibérer ? – Je la pressais, presque joyeusement. – En dépit dela journée d’hier, vous croyez… ?

– À ces « choses »là ? »

Ce terme simple, éclairé par l’expression deson visage, ne demandait pas d’autre développement, et elle serendit, tout entière, comme jamais encore elle n’avaitfait :

« J’y crois. »

Oui, j’étais joyeuse. De nouveau, nous noussentions coude à coude. S’il m’était donné de poursuivre mon œuvre,assurée de sa confiance, peu m’importait ce qui pouvait arriver.Elle serait mon soutien devant le désastre, comme elle l’avait étéen ces premières heures d’isolement où j’avais soif d’uneconfidente ; puisqu’elle répondait de ma loyauté, jerépondais, moi, de tout le reste. Néanmoins, sur le point deprendre congé d’elle, je me sentis quelque peu embarrassée.

« Il y a une chose – cela me revient –qu’il ne faut pas oublier. Ma lettre – cette lettre où je donnaisl’alarme – vous aura devancée. »

Alors je sentis, plus que jamais, combien elleavait, jusque-là, battu les buissons, et l’extrême lassitudequ’elle en éprouvait.

« Votre lettre ne m’aura pas devancée.Elle n’est pas partie.

– Qu’est-elle devenue, alors ?

– Dieu sait ! Master Miles…

– Voulez-vous dire qu’il l’a…prise ? » haletai-je.

Elle hésita d’abord, puis domina sarépugnance :

« Je veux dire qu’hier, en rentrant avecmiss Flora, j’ai vu que votre lettre n’était plus là où vousl’aviez mise. Dans la soirée, ayant eu l’occasion d’interroger Luc,il me déclara qu’il ne l’avait ni aperçue, ni touchée. »

Nous ne pûmes qu’échanger un regard qui endisait long, et ce fut Mrs. Grose qui, la première, tira laconclusion du discours avec une interjection presquesatisfaite : « Vous voyez !

– Oui, je vois que si Miles l’a prise, ill’aura probablement lue, et détruite.

– Vous ne voyez rien d’autre ? »

Je la regardai, en souriant tristement.

« Il me semble que maintenant vos yeuxsont aussi clairvoyants, sinon plus, que les miens. »

Ils l’étaient, en effet, mais elle rougissaitpresque de l’avouer.

« Je devine maintenant ce qu’il a dûfaire au collège. – Et elle hocha la tête, d’un mouvement presquecomique dans sa désillusion : toute sa simplicité perspicaces’y révélait : – Il a volé ! »

Ceci me donna à réfléchir : je voulusdéployer mon impartialité : « Eh bien…peut-être… »

Mon calme l’étonnait, évidemment :« Il a volé – des lettres ! »

Elle ne pouvait connaître les raisons de cecalme, d’ailleurs assez artificiel : je lui en fis donc uneprésentation aussi favorable que possible : « J’espèrealors que c’était pour un résultat plus intéressantqu’aujourd’hui ! En tout cas, poursuivis-je, le billet quej’avais déposé hier sur la table ne lui aura procuré qu’un sifaible avantage – il ne contenait qu’une simple demande derendez-vous – qu’il est déjà confus d’avoir tant risqué pour gagnersi peu, et ce qui pesait sur son esprit hier était précisément lebesoin de s’en confesser. »

Un instant, il me sembla avoir dominé lasituation et l’embrasser tout entière.

« Laissez-nous, laissez-nous ! – luidis-je à la porte, la poussant dehors. – J’en tirerai ce que jeveux. Il me cédera. Il avouera. S’il avoue, il est sauvé. Et s’ilest sauvé…

– Vous l’êtes aussi ? »

Là-dessus, la chère femme m’embrassa et pritcongé.

« Je vous sauverai sans qu’il s’enmêle », me cria-t-elle en s’en allant.

XXIII

Ce fut après son départ – elle me manqua, toutde suite – que la grande épreuve m’assaillit. Quoi que j’eusseespéré tirer de mon tête-à-tête avec Miles, je reconnus bien viteque j’en tirerais au moins un point de comparaison. De fait, aucuneheure de mon séjour ne fut si chargée d’appréhension que celle où,étant descendue, j’appris que la voiture qui emmenaitMrs. Grose et ma plus jeune élève avait déjà passé la grille.Maintenant, me dis-je à moi-même, maintenant me voici face à faceavec les éléments, et, pendant une grande partie de ce jour, touten luttant contre ma faiblesse, je m’avouais à moi-même que jem’étais montrée bien téméraire. Le champ clos se rétrécissaitautour de moi, et la situation me semblait d’autant plus menaçanteque, pour la première fois, je voyais, sur d’autres visages, uneréflexion confuse de la crise. Ce qui s’était passé répandaitnaturellement un vif étonnement : dans la soudaineté de ladécision de ma compagne, nous n’avions pu expliquer que trop peu dechoses, quelque peine que nous eussions prise. Hommes et femmes deservice semblaient stupéfaits, et ma nervosité s’en aggravad’autant, jusqu’au moment où je compris la nécessité de tirer delà, au contraire, un secours positif. En un mot, je n’évitai lenaufrage total qu’en me cramponnant au gouvernail. Et je devins, cematin-là, très hautaine et très sèche, simplement pour pouvoirsupporter l’épreuve. J’entretins avec joie le sentiment de mesmultiples responsabilités, et je laissai entendre que, livrée àmoi-même, j’allais montrer une fermeté remarquable. Pendant uneheure ou deux, je maintins cette attitude, allant et venant àtravers la maison : je devais avoir l’air d’une personnepréparée à tous les assauts. Et ainsi, au bénéfice de tous ceux quecela pouvait concerner, je paradais, le cœur plein d’inquiétude. Lapersonne que cela semblait le moins concerner, ce fut, jusqu’àl’heure du dîner, le petit Miles lui-même. Mes allées et venues nenous avaient pas mis en présence, mais elles avaient contribué àrendre plus manifeste le changement survenu dans nos relations,conséquence naturelle de la façon dont, le jour précédent, en meretenant auprès du piano, il m’avait, en faveur de Flora, jouée etensorcelée. L’éclat de la publicité avait, naturellement,accompagné la claustration de la petite fille et son départ, – etle changement de nos relations se révélait par l’abandon durèglement de la salle d’études. Miles avait déjà disparu, lorsque,me rendant au rez-de-chaussée, j’avais ouvert sa porte, – etj’appris, en bas, qu’il avait déjeuné, en présence de deuxservantes, avec Mrs. Grose et sa sœur. Puis il était sorti,pour faire un tour, avait-il dit ; et rien ne pouvait exprimerplus clairement, à ce qu’il me semblait, l’opinion bien franchequ’il professait sur la brusque transformation de mon rôle. Cequ’il lui permettrait d’être, ce rôle, désormais, restait àrégler : il y avait au moins un soulagement bizarre – je parlepour moi – à renoncer à une prétention. Bien des choses avaient, dutréfonds, surgi à la surface ; mais ce n’est peut-être pastrop fort de dire que celle qui avait surgi jusqu’à dominer toutesles autres était l’absurdité de prolonger la fiction que j’avaisquelque chose à lui enseigner.

L’évidence n’était pas niable : parcertaines petites manœuvres tacites, où il se montrait plussoucieux encore que moi-même de ma propre dignité, il m’avait falluen appeler à lui pour me dispenser de chercher à atteindre savéritable personnalité.

En tout cas, il la possédait maintenant, saliberté ; jamais plus je n’y porterais atteinte. Je l’avaislargement prouvé, le soir précédent, quand il m’avait rejointe dansla salle d’études, et que je n’avais fait aucune allusion, poséaucune question sur ce qui s’était passé pendantl’après-midi ; car à partir de ce moment, j’étais toute à mesautres idées ; et cependant, lorsqu’il arriva, enfin, ladifficulté de les appliquer éclata à mes yeux, devant sa ravissantepetite présence, sur laquelle tout ce qui était arrivé n’avaitencore, à le voir, laissé ni ombre ni tache.

Afin de signaler à la domesticité la grandeallure que je voulais faire régner, j’avais décrété que les repasque je prenais avec le petit seraient servis « en bas »,ainsi que nous disions ; c’est pourquoi je m’installai, pourl’attendre, dans la pompe auguste de cette pièce, hors de lafenêtre de laquelle j’avais reçu de Mrs. Grose, ce premierdimanche si bouleversé, un éclair de ce qui ne pouvaitqu’improprement s’appeler lumière. Ici, à présent, je sentais denouveau – combien de fois ne l’avais-je pas senti ! – que monéquilibre dépendait de la victoire de mon impassible volonté… de mavolonté de fermer les yeux, aussi complètement que possible, àcette vérité : le cas que j’avais à traiter était révoltant etcontre nature. Je ne pouvais tenir qu’en appelant, pour ainsi dire,« la nature » à mon secours et en me fiant à elle, en medisant que ma monstrueuse épreuve me poussait dans une directionanormale, sans doute, et déplaisante, – mais qu’elle ne demandait,après tout, pour y opposer un front serein, qu’un tour de vissupplémentaire à l’humaine et quotidienne vertu. Aucune entreprise,néanmoins, n’exigeait plus de tact que celle-ci, de suppléer à soiseule toute la nature. Et comment introduire un atome seulement decette denrée, s’il fallait s’interdire toute allusion à ce quis’était passé ? Et, d’un autre côté, toute allusion nem’entraînerait-elle pas à plonger de nouveau dans l’obscur etabominable abîme ? Eh bien ! après quelque temps, uneespèce de réponse se fit entendre ; et j’en trouvai laconfirmation dans la perception aiguisée de ce qu’il y avaitd’exceptionnel chez mon petit compagnon – et qui me frappa au pointde n’en pouvoir douter, lorsqu’il me rejoignit. Il semblaitvraiment qu’il eût trouvé, à cette heure même, comme il l’avait sisouvent fait à ses heures de travail, encore une nouvelle etdélicate manière de faciliter nos rapports. Ce fait, qui semanifesta dans notre solitude à deux avec un rayonnementparticulier encore jamais atteint, n’apportait-il pas lalumière ? Ce fait qu’il serait absurde – puisque l’occasion,la précieuse occasion, était enfin là – de mépriser, auprès d’unenfant ainsi doué, le secours qui pouvait être arraché à sasouveraine intelligence ? Pour quelle fin son intelligence luiavait-elle été donnée, sinon pour son salut ? N’était-il paslicite, pour atteindre son esprit, de risquer un coup de main hardisur son honneur ? Face à face dans la salle à manger, c’était,littéralement, comme s’il me montrait le chemin. Le rôti de moutonétait sur la table, et j’avais congédié tout service. Miles, avantde s’asseoir, resta un instant debout, les mains dans les poches,regardant le rôti, à propos duquel il sembla prêt de faire quelquejoyeuse plaisanterie. Mais ses paroles furent celles-ci :

« Dites-donc, ma chère, est-elle vraimentsi malade ?

– La petite Flora ? Pas si malade qu’ellene puisse bientôt se sentir beaucoup mieux. Londres la remettra.Bly ne lui convenait plus. Venez donc manger votremouton. »

Il m’obéit, alertement, posa soigneusement sonassiette devant lui, et quand il fut installé, continua :

« Est-ce que Bly est devenu si mauvaistout d’un coup ?

– Pas si subitement que vous pourriez croire.On voyait cela venir depuis quelque temps.

– Alors pourquoi ne l’avez-vous pas faitpartir avant ?

– Avant quoi ?

– Avant qu’elle ne soit devenue trop maladepour voyager. »

Je fus prompte à la riposte.

« Mais elle n’est pas trop malade pourvoyager. Elle le serait seulement devenue si elle était restée ici.C’était juste le moment à saisir. Le voyage dissipera la mauvaiseinfluence – oh ! l’aplomb ne me faisait pas défaut – … etemportera tout.

– Je vois, je vois. »

Pour ce qui était d’avoir de l’aplomb, Milesen possédait également. Il commença son repas, avec cette exquise« tenue à table » qui, dès le premier jour de sonarrivée, l’avait dispensé de toute admonestation vulgaire à cesujet. Quel que fût le motif de son expulsion du collège, cen’était pas qu’il mangeât mal. Aujourd’hui, comme toujours, ilétait irréprochable, mais, indubitablement, plus affecté. Il étaitclair qu’il essayait de considérer comme convenues plus de chosesqu’il ne lui était possible d’admettre sans explication. Et ils’enfonça dans un paisible silence, tandis qu’il tâtait lasituation. Le repas fut des plus courts : pour ma part, il nefut qu’une feinte, et je fis rapidement desservir. Tant que celadura, Miles se tint de nouveau debout, les mains dans les poches,me tournant le dos, regardant hors de la grande fenêtre à traverslaquelle ce jour fatal, j’avais aperçu ce qui devait faire de moiune autre femme. Nous restâmes silencieux tant que la servante futlà, – aussi silencieux, pensais-je ironiquement, qu’un jeune coupleen voyage de noces qui se sent intimidé par la présence du garçon.Miles ne se retourna que quand le « garçon » nous eutquittés :

« Eh bien ! nous voilà doncseuls !

– Oh ! plus ou moins ! »

J’imagine que mon sourire devait être plutôtpâle.

« Pas absolument. Nous n’aimerions pascela, continuai-je.

– Non, je ne le pense pas. Bien entendu, lesautres sont là.

– Les autres sont là – oui, les autres sontlà, répondis-je, suivant sa pensée.

– Mais bien qu’ils soient là, reprit-il,toujours les mains dans les poches et planté devant moi, ils necomptent pas beaucoup, n’est-ce pas ? »

Je luttais de mon mieux, mais je me sentaisépuisée.

« Cela dépend de ce que vous appelez« beaucoup ».

– Oui… » Puis, avec la plus extrêmeconciliation : « Tout dépend de ça… »

Là-dessus, cependant, il se retourna denouveau vers la fenêtre, et l’atteignit d’un pas indécis, nerveuxet troublé. Il y resta un peu, le front appuyé à la vitre,contemplant ces imbéciles de massifs que je connaissais bien ettoutes les mélancolies de novembre. J’avais toujours sous la mainl’hypocrisie de mon « ouvrage », sous la protectionduquel je gagnai le sofa. Je m’y installai, en essayant de mecalmer, ainsi que j’avais fait souvent en ces moments d’angoisseque j’ai décrits, ces moments où je savais que les enfants selivraient à quelque chose d’où j’étais exclue ; et,docilement, je repris mon habituelle attente du pire. Mais commemes regards s’attachaient sur le petit garçon, obstinément appuyé àla vitre, une impression extraordinaire se dégagea de ce dostourné : et ce n’était rien moins que l’impression d’avoircessé d’être exclue – en quelques minutes elle crût jusqu’à uneintensité aiguë – et qui semblait doublée, en quelque sorte, de laperception que c’était positivement lui qui l’était. L’encadrement,les carreaux de la grande fenêtre lui étaient une espèce d’imaged’une espèce d’échec. En tout cas, je le sentais arrêté devant uneporte verrouillée – porte d’entrée, ou porte de sortie ? – Ilétait admirable, mais pas à son aise ; je m’en aperçus avec unfrisson d’espérance.

Ne cherchait-il pas, à travers la vitrehantée, quelque chose qu’il ne réussissait pas à voir ? etn’était-ce pas, en toute cette affaire, la première fois que cettevision lui manquait ? Cela rendait son attitude anxieuse, bienqu’il se surveillât : il avait été mieux toute la journée, et,même à table, en dépit de ses gracieuses petites manièreshabituelles, il lui avait fallu tout son étrange génie enfantinpour masquer sa déconvenue. Quand enfin il se tourna vers moi, legénie semblait presque vaincu.

« Eh bien ! vraiment, je suiscontent que Bly me convienne, à moi !

– Vous me paraissez en avoir goûté, depuisvingt-quatre heures, pas plus mal que d’habitude. J’espère,continuai-je, bravement, que vous y avez pris plaisir.

– Oh ! oui, j’ai été loin, loin… à deslieues et des lieues d’ici. Je n’avais jamais été silibre. »

Vraiment, il avait un aplomb tout particulier,et je ne pouvais qu’essayer de me maintenir à son niveau.

« Eh bien ! aimez-vouscela ? »

Il sourit, puis, enfin, dans deux mots :« Êtes-vous ? » mit plus de profondeur que jamais jen’avais entendu mettre dans deux mots. Avant que j’eusse le tempsde parer cette attaque, il continua comme s’il sentait avoir commisune impertinence qui devait être réparée :

« Rien ne peut être plus aimable quevotre façon de prendre les choses : car naturellement, dansnotre solitude de maintenant, c’est vous qui êtes le plussolitaire. Mais j’espère, ajouta-t-il, que cela vous importepeu.

– D’avoir affaire à vous ? demandai-je.Cher enfant, comment cela m’importerait-il peu ? Bien quej’aie renoncé à exiger votre compagnie, – vous me dépasseztellement, – j’en jouis, du moins, infiniment. Pour quelle autreraison resterais-je ? »

Il me regarda plus directement, etl’expression de son visage, devenue plus grave, me frappa comme laplus belle que j’eusse encore vue.

« Vous ne restez que pour cela ?

– Certainement. Je reste ici comme votre amie,et pour l’immense intérêt que je vous porte, jusqu’à ce que quelquechose puisse être fait pour vous qui en vaille davantage la peine.Il ne faut pas vous en étonner. »

Ma voix tremblait au point qu’il m’étaitimpossible de le dissimuler.

« Ne vous rappelez-vous pas que je vousai dit, le soir de l’orage, quand je suis venue m’asseoir sur lebord de votre lit, qu’il n’y avait rien dans le monde que je nefisse pour vous ?

– Oui, oui. »

De plus en plus nerveux il devait maîtriser savoix. Mais, plus habile que moi, il pouvait rire, en dépit de sagravité, feignant que nous ne faisions que plaisanter.

« Oui… seulement, je croyais que vous medisiez cela pour arriver à me faire faire quelque chose pourvous.

– C’était, en partie, pour vous faire fairequelque chose, concédai-je, mais vous savez bien que vous n’en avezrien fait ?

– Ah oui ? – s’écria-t-il, avec uneardeur aussi vive qu’artificielle. – Vous désiriez que je vous disequelque chose !

– C’est bien ça…, franchement et sansbaraguigner : me dire ce qui vous tourmente, vous savez.

– Ah ! c’est donc pour cela que vous êtesrestée ? »

Il parlait avec une gaieté à travers laquelleje saisissais encore une trace légère de colère et de rancune. Maiscomment expliquer l’effet produit par l’implication – quelqueéloignée qu’elle fût – de sa reddition ? C’était comme si ceque j’avais tant désiré ne fût enfin venu que pour m’étonner.« Eh bien ! oui, je puis l’avouer. C’est précisément pourcela. » Il demeura silencieux un si long temps que je supposaiqu’il cherchait comment ruiner l’espérance sur laquelle je fondaisma conduite. Mais enfin, il dit, simplement :

« Vous voudriez que je vous le disemaintenant… ici ?

– Nous ne saurions trouver mieux, ni commeheure, ni comme lieu. »

Il regarda autour de lui avec malaise, etj’eus la rare – et bien curieuse – impression qu’apparaissait enlui le premier symptôme de l’approche d’une certaine crainte. Ilsemblait qu’il eût, soudainement, peur de moi : et je pensaique c’était peut-être le meilleur sentiment à lui inspirer.Pourtant, dans l’angoisse même de mon effort, ce fut en vain que jetentai d’être dure, et – avec une douceur qui touchait au grotesque– je m’entendis prononcer :

« Vous désirez tant que cela sortir denouveau ?

– Horriblement. » Et il me sourithéroïquement, son touchant courage d’enfant souligné par la subiterougeur qui révélait sa souffrance. Il avait ramassé son chapeau,qu’il avait apporté avec lui en entrant, et le tortillait d’unefaçon qui me remplit – au moment de toucher au port – d’une horreurperverse pour ce que je faisais : quelque moyen quej’employasse, je commettais un acte de violence, car quefaisais-je, sinon pénétrer d’une idée de grossièreté et deculpabilité une petite créature sans défense qui m’avait révélé lapossibilité de rapports délicieux ? N’y avait-il pas de labassesse à créer dans cet être exquis un malaise absolumentétranger à sa nature ? Je crois que je vois maintenant dans lasituation une netteté qu’elle n’avait pas alors, car la lueur queje distingue dans nos pauvres yeux prophétisait une angoisse quiétait encore à venir. Ainsi nous tournions dans un cercle, chargésde terreurs et de scrupules, lutteurs qui n’osaient pas en veniraux mains. Mais c’était pour l’autre que chacun craignait !Cela nous laissa un peu plus longtemps dans l’attente et sansblessures.

« …Je vous dirai tout, dit Miles, je veuxdire que je vous dirai tout ce que vous désirez. Vous resterez avecmoi, et tout ira bien, et je vous dirai – oui, je vous dirai tout.Mais pas maintenant.

– Pourquoi pas maintenant ? »

Mon insistance le détourna de moi et le ramenaune fois de plus à la fenêtre : un tel silence régnait entrenous qu’on eût entendu tomber une épingle. Puis, il vint de nouveauà moi avec l’air de quelqu’un attendu au-dehors par une personneavec qui il fallait compter.

« Il faut que je voie Luc. »

Jamais encore je ne l’avais contraint àproférer un mensonge aussi bas, et je me sentis envahie d’uneconfusion proportionnée. Mais, tout horribles qu’ils fussent, sesmensonges contribuaient à faire la vérité. Songeuse, j’achevaiquelques mailles de mon tricot.

« Eh bien ! allez trouver Luc, etj’attendrai ce que vous me promettez : seulement, en revanche,contentez, avant de me quitter, une requête beaucoup plusmodeste. »

Il me regarda, comme si le sentiment d’avoirremporté un si grand succès lui permettait de marchander :

« Beaucoup plus modeste ?

– Oui… à peine la fraction d’un entier.Dites-moi… – j’étais très calme, toute occupée de mon ouvrage, etje jetai négligemment : – … si hier après-midi, sur la tabledu hall, vous auriez pris, vous savez bien, malettre ? »

XXIV

Ma perception de l’effet produit sur lui parcette demande, subit, – pendant l’espace d’une minute, – ce que jene puis décrire que comme une violente fissure de mon attention,comme un coup qui, d’abord, tandis que je me dressais, toutedroite, ne me permit que le mouvement naturel de le saisir, de leserrer contre moi, – en cherchant au hasard un appui sur le premiermeuble venu, – et le maintenir instinctivement le dos tourné à lafenêtre. Inéluctable, l’apparition à laquelle j’avais déjà euaffaire se manifestait. Peter Quint était là, comme une sentinelleà la porte d’une prison. La seconde chose que je vis, c’est qu’ilavait atteint la fenêtre du dehors, et puis ce fut sa face pâle dedamné qui s’offrit à ma vue, collée à la vitre, et dardant surl’intérieur de la chambre ses prunelles hagardes. Dire qu’en uneseconde ma décision fut prise ne fait que reproduire grossièrementce qui se passa alors en moi ; et cependant, je crois quejamais femme aussi bouleversée ne recouvrit, en un temps aussicourt, la maîtrise de ses actes. Dans l’horreur même de cetteprésence immédiate, il me vint à l’esprit que, voyant et affrontantce que je voyais et affrontais, la chose à faire était d’empêcherle petit de rien apercevoir.

L’inspiration – je ne puis lui donner un autrenom – m’insuffla une volonté transcendante, et capable d’y arriver.C’était comme si je livrais à un démon un combat pour une âme, etaprès avoir pensé cela, je vis l’âme humaine – que je tenais aubout de mes bras tendus et tremblants – baignée de sueur, sur undoux front d’enfant. La face juvénile, voisine de la mienne, étaitaussi pâle que la face collée à la vitre ; et puis, j’entendisune petite voix, à l’intonation non pas sourde, ni faible, maiscomme venant de régions très lointaines, dire ces mots que je buscomme un souffle embaumé :

« Oui, je l’ai prise. »

Alors, avec un gémissement de bonheur, jel’enlaçai, je le pressai, éperdument, – et pendant que je le tenaissur mon sein, qui sentait battre, dans la fièvre soudaine du petitcorps, la pulsation formidable de son petit cœur, mes yeux nequittaient pas cette chose à la fenêtre, et la virent se mouvoir etchanger de posture. Je l’ai comparée à une sentinelle, mais sonlent va-et-vient rappela plutôt, pendant un instant, l’allure de labête frustrée. Mon courage surexcité était tel que, pour ne pas melaisser entraîner, il me fallut, pour ainsi dire, voila ma flamme.Et, de nouveau, le regard sinistre luisait à la fenêtre, lemisérable nous fixait comme décidé à épier et à attendre. Mais,maintenant, sûre de moi si j’avais à l’affronter, positivementconvaincue aussi de l’inconscience de l’enfant, je poursuivisl’interrogatoire :

« Pourquoi avez-vous fait cela ?

– Pour voir ce que vous disiez de moi.

– Vous avez ouvert la lettre ?

– Je l’ai ouverte. »

J’avais desserré mon étreinte et mes euxconsidéraient le visage de Miles, où l’ironie disparue laissaitvoir à quel point le malaise le ravageait. C’était prodigieux desentir, enfin grâce à ma victoire, ses sens scellés, et lacommunication rompue. Il se sentait en une présence étrangère, maisil ignorait laquelle, et encore bien davantage que j’y étais aussi,– et que je le savais. D’ailleurs, qu’importait son trouble,puisque mes yeux, revenant à la fenêtre, n’y virent plus que l’airtransparent, puisque, grâce à mon triomphe personnel, l’influencemauvaise était vaincue ! Il n’y avait plus rien. Je sentis quej’avais cause gagnée, et que ma conquête serait totale.

« Et vous n’avez rien trouvé ! »

Je donnais libre cours à ma joie.

Il fit, de la tête, le plus mélancolique, leplus pensif petit hochement :

« Rien.

– Rien ! rien ! »

Je criais presque, sans pouvoir réprimer montransport.

« Rien ! rien ! »répétait-il, tristement.

Je baisai son front ; il étaitruisselant.

« Et qu’en avez-vous fait ?

– Je l’ai brûlée.

– Brûlée ?… – Allons… c’était maintenantou jamais. – C’est cela que vous avez fait aucollège ? »

Ah ! la conséquence de cesparoles !

« Au collège ?

– Y avez-vous pris des lettres ? – oud’autres choses ?

– D’autres choses ? »

Il avait l’air, maintenant, de penser àquelque chose de très lointain, qui ne l’atteignait qu’à travers lepoids de son inquiétude. Cependant, cela l’atteignit.

« Si j’ai volé ? »

Je me sentis rougir jusqu’à la racine descheveux, en même temps que je me demandais quel était le plusétrange, de poser une telle question à un gentleman, ou de le voirl’accueillir avec une tranquillité qui donnait la mesure de sadéchéance.

« Était-ce à cause de cela que vous nepouviez pas y retourner ? »

Tout ce qu’il éprouva fut une espèce de petitesurprise pénible.

« Vous saviez que je ne pouvais pas yretourner ?

– Je sais tout. »

Il me lança un long et étrangeregard :

« Tout ?

– Tout… Donc… avez-vous… »

Mais je ne pus répéter le mot.

Miles le fit, tout simplement.

« Non. Je n’ai pas volé. »

Il put lire sur mon visage que je le croyaisabsolument. Et cependant mes mains – mais c’était tendresse pure –le secouaient comme pour lui demander pourquoi, s’il n’y avaitrien, il m’avait condamnée à ces mois de torture.

« Alors, qu’est-ce que vous avezfait ? »

Il regardait tout autour de lui, du plancherau plafond, avec une espèce de vague souffrance, puis il respira,avec effort, deux ou trois fois de suite. On l’aurait cru au fondde la mer, essayant de voir au travers du glauque crépuscule.

« Eh bien ! j’ai dit des choses…

– Et c’est tout ?

– On a trouvé que c’était suffisant.

– Pour vous renvoyer ? »

Vraiment jamais victime d’un renvoi ne semontra moins prodigue d’explications que cet étrange petitbonhomme ! Il sembla peser ma question, mais d’une façon toutà fait détachée, comme irresponsable.

« Eh bien ! je suppose que jen’aurais pas dû.

– Mais à qui les avez-vousdites ? »

Il essaya évidemment de se le rappeler, maisrenonça, – il en avait perdu le souvenir.

« Je ne sais pas ! »

Il alla presque jusqu’à me sourire dans ladésolation du sentiment de sa défaite. À la vérité, sa défaiteétait maintenant si achevée que j’aurais dû laisser les choses là.Mais j’étais ivre, aveuglée par la victoire, bien que, dès alors,sa conséquence même, loin de le rapprocher de moi, ne faisaitqu’accentuer notre séparation.

« Était-ce à tout le monde ?demandai-je.

– Non. Seulement à… – Mais il secoua la têted’un air las. – Je ne me rappelle plus leurs noms.

– Y en avait-il donc tant ?

– Non. Quelques-uns seulement. Ceux qui meplaisaient. »

Ceux qui lui plaisaient ? Il me semblaque je planais, non dans la lumière, mais dans une obscuritéaccrue, et, tout à coup, de ma pitié même pour le pauvre petit,surgit l’affreuse inquiétude de penser qu’il était peut-êtreinnocent. Pour le moment, l’énigme était confuse et sans fond… cars’il était innocent, grand Dieu, qu’étais-je donc, moi ?L’ombre seule d’une telle pensée paralysa et desserra monétreinte ; je le laissai aller. Avec un profond soupir, il sedétourna de moi. Il regarda la fenêtre vide, ce que je souffrissans protester, sachant bien qu’il n’y avait plus rien à craindrede ce côté.

« Et ont-ils répété ce que vous leuraviez dit ? » continuai-je, après un silence.

Il était à une certaine distance de moi, ilrespirait avec effort et avait de nouveau – mais cette fois sanscolère – cet air de quelqu’un qui est séquestré contre son gré. Unefois de plus, – je lui avais déjà vu faire cela, – il contemplaitla lumière grise, comme si, de tout ce qui l’avait soutenujusqu’ici, plus rien ne restait qu’une indicible anxiété.

« Oh ! oui, répondit-il cependant,ils ont dû le répéter. À ceux qui leur plaisaient, à« eux » », ajouta-t-il.

Ceci était moins clair que je ne m’yattendais. Je réfléchis un peu.

« Et… ces choses, parvinrent… ?

– Aux maîtres ? Oh ! oui,répondit-il, très simplement. Mais je ne savais pas qu’ils lesrépéteraient.

– Les maîtres ? Ils ne l’ont pas fait –ils n’ont jamais rien dit. C’est pour cela que je vousinterroge. »

Il tourna vers moi son beau visagefébrile.

« Oui, c’était trop vilain.

– Trop vilain ?

– Ce que je suppose avoir dit quelquefois.Trop vilain à faire savoir à la maison. »

Je ne puis exprimer le pathétique indicible dela contradiction qu’une telle bouche donnait à de telles paroles.Tout ce que je sais, c’est que, l’instant d’après, je déclarais,avec une énergie familière : « Sottises que toutcela ! » Mais bien vite je repris l’accent sévère qu’ilfallait pour demander :

« Qu’étaient donc ceschoses ? »

Ma sévérité allait tout entière à ses juges,ses bourreaux. Cependant elle le porta à me repousser de nouveau. Àce mouvement, d’un seul bond, avec un cri irrépressible, je sautaisur lui. Car là-bas, encore, derrière la vitre, comme pour flétrirsa confession et suspendre sa réponse, était le hideux auteur denotre misère, – la face pâle du damné. Devant cette négation de mavictoire, à ce recommencement de la bataille, un étourdissement mesaisit : si bien que mon bondissement affolé me trahitcomplètement. Mais tandis que je me trahissais moi-même, je visqu’il ne comprenait que par divination ce qui me troublait. Alors,bien convaincue que, même à cette heure, il en était réduit àdeviner la scène, que la fenêtre demeurait toujours vide à sesyeux, je laissai ma secrète inspiration jaillir comme une flamme,afin d’arracher à l’apogée de son bouleversement la preuve même desa délivrance.

« Jamais plus, jamais plus, jamaisplus ! » criai-je à l’apparition, tandis que jem’efforçais de serrer l’enfant dans mes bras.

« Est-elle là ? »

Miles haletait. En dépit de ses yeux scellés,il avait compris le sens de mes paroles. Puis, cet étrange pronom,« elle », m’ayant bouleversée au point que, hors de moi,je le répétais, en écho : « Miss Jessel, missJessel ! » me cria-t-il, pris d’une soudaine fureur.

Stupéfaite, je saisis, tout à coup, ce qu’ilvoulait dire : il supposait une réédition de la conduite quenous avions tenue avec Flora. Cela ne fit qu’accroître en moi ledésir de lui montrer que c’était encore bien mieux.

« Ce n’est pas miss Jessel ! Mais ilest à la fenêtre – droit devant nous. Il est là, – le lâche,l’horreur immonde, – là, pour la dernière fois ! »

À ces mots, – après une seconde d’arrêt où satête imita le mouvement du chien vexé qui perd la trace, – toute sapetite personne fut secouée d’un spasme délirant, comme pourobtenir à tout prix de l’air et du jour : puis, dans un accèsde rage muette, il se jeta sur moi, affolé, jetant vainement detous côtés des regards furieux, et ne trouvant nulle part – bienqu’à mon sens la chambre en fût maintenant imprégnée tout entière,comme d’une saveur empoisonnée – la grande puissancedominatrice.

« C’est lui ? »

J’étais maintenant si déterminée à obtenir lapreuve entière, que je me muai en une statue de glace pour ledéfier.

« De qui voulez-vous parler ?

– Peter Quint ! Ah ! Démon ! –Son visage adressait à toute la pièce sa supplicationconvulsive : – Où est-il ? »

J’entends encore résonner à mes oreilles laréédition suprême du nom fatal et l’hommage rendu à mondévouement.

« Qu’est-ce que cela fait maintenant, montrésor ? qu’est-ce que cela pourra jamais faire ? Je vousai eu, lançai-je à la bête immonde, mais lui vous a perdu àjamais ! » Et pour parfaire la démonstration de monœuvre : « Là, là ! » dis-je à Miles.

Déjà il avait jailli de mes bras, explorant,s’exaspérant, – mais il ne voyait toujours que le jour paisible.Sous le coup de cette perte, dont j’étais si fière, il poussa lehurlement d’une créature projetée au-delà d’un abîme, et l’étreinteavec laquelle je le ressaisis aurait pu vraiment arrêter une tellechute. Je le saisis : oui, je le tenais bien, on peut imagineravec quelle passion, – mais au bout d’une minute, je commençai àm’apercevoir de ce que je tenais réellement.

Nous étions seuls dans le jour paisible, et lepetit cœur, enfin délivré, avait cessé de battre.

FIN.

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